Prestimion fit lui-même des rêves cette nuit-là.
Pas des cauchemars, pas lui, car il était certain que l’intrigant goûteur de Zimroel n’oserait pas s’approcher de l’esprit du Pontife Prestimion. Il s’agissait de rêves produits par son propre esprit. Mais il s’agissait tout de même de rêves épuisants, car il y gravissait les blanches falaises de l’Ile du Sommeil toujours et encore, grimpant continuellement, sans jamais atteindre le sommet, un voyage sans fin et frustrant qui durait toute la journée de terrasse en terrasse, et qui se terminait immanquablement en le ramenant exactement à l’endroit d’où il était parti. Au matin, Prestimion se sentait dans le même état que s’il avait passé toute sa vie à escalader la muraille de cette île. Mais il dissimula cette nuit de sommeil agité à Varaile. Elle était préoccupée par Tuanelys : elle était allée dans la chambre de la petite fille plus d’une fois au cours de la nuit, bien qu’il se soit avéré, à chaque fois, que Varaile avait imaginé entendre Tuanelys crier, alors que l’enfant dormait profondément.
Il était à présent temps pour eux de commencer leur ascension pour de bon. Le Divin nous accorde un voyage plus facile que ceux que j’ai faits toute la nuit, pria Prestimion.
Il tint lady Tuanelys sur ses genoux dans le flotteur qui allait les emmener au sommet du mur vertical qu’était la paroi de la Première Falaise. Varaile s’assit d’un côté de lui, la Dame Taliesme de l’autre, et les garçons derrière. Lorsque le flotteur commença son ascension étourdissante, Tuanelys, effrayée, se tortilla pour enfouir son visage contre le torse de son père ; mais Prestimion entendit un sifflement appréciateur de la part du prince Akbalik, alors qu’ils s’élançaient silencieusement et rapidement vers le haut à l’encontre de l’attraction de la gravité. Ce qui le fit sourire : Akbalik était d’habitude si sérieux et maître de lui. Mais peut-être le garçon commençait-il à changer, en entrant dans l’adolescence.
Sur l’aire d’atterrissage, au sommet, Prestimion montra du doigt le port de Numinor, loin en contrebas, et les bras avancés de la digue où le ferry les avait débarqués. Tuanelys ne voulut pas regarder. Les deux garçons les plus jeunes étaient éblouis, cependant, de l’altitude à laquelle ils s’étaient élevés.
— Ce n’est rien, dit dédaigneusement Taradath. Nous n’avons que commencé l’ascension.
Prestimion trouvait que les enfants étaient une distraction bienvenue au cours de ce long trajet. Il s’inquiétait à l’idée que Taliesme ait pu cacher les détails les plus alarmants de la santé de la Dame Therissa, et il ne voulait pas réfléchir trop profondément à ce qui l’attendait en haut. Il prenait donc grand plaisir à observer Taradath, qui avait déjà vu tout cela, endosser le rôle de guide touristique pour ses frères et sa sœur, et leur expliquer avec condescendance, qu’ils veuillent ou non le savoir, qu’ici se trouvait la Terrasse de l’Évaluation, où tous les pèlerins de l’île étaient conduits en premier lieu, là la Terrasse des Commencements, et là encore la Terrasse des Miroirs, et ainsi de suite tout au long de la journée. Il était également amusant de voir à quel point les trois autres se souciaient peu d’être instruits par leur je-sais-tout de frère aîné.
— Nous nous arrêtons toujours ici pour la nuit, sur la Terrasse des Miroirs, dit solennellement Taradath, comme s’il s’agissait d’un voyage qu’il faisait tous les six mois ou presque. Demain à la première heure, nous monterons à la Deuxième Falaise. Cela donne le vertige, on le fait si vite. Mais la vue de là-haut est fantastique. Attendez de voir.
Du coin de l’œil, Prestimion surprit le prince Simbilon faisant une grimace à Taradath dans le dos de celui-ci, et sourit.
Taradath aurait bientôt dix-sept ans, songea Prestimion. Il prit mentalement note de discuter avec Varaile de son renvoi au Château l’année suivante, comme chevalier-initié. Il n’y avait aucune raison obligeant le fils adulte d’un Pontife à rester avec sa famille dans le Labyrinthe ; et cela ferait probablement du bien à Taradath que d’autres jeunes hommes du Château lui rabattent le caquet. Prestimion avait fait de son mieux pour apprendre à Taradath qu’une fois qu’il serait entré dans la vie adulte, il ne bénéficierait d’aucun privilège ou égard particulier pour la seule raison qu’il était le fils du Pontife, mais peut-être la leçon serait-elle mieux retenue si elle était donnée par ses pairs.
Des flotteurs les attendaient pour les transporter de l’aire d’atterrissage de la Deuxième Falaise jusqu’au dernier terminal au pied de la Troisième Falaise. Ils traversèrent rapidement les Terrasses de la Deuxième Falaise, où les pèlerins achevaient leur formation afin de pouvoir devenir acolytes au plus haut niveau de l’île, et d’assister la Dame dans sa tâche. Là-haut, sur la Troisième Falaise, le nombreux personnel de la Dame ceignait chaque nuit les diadèmes d’argent qui permettaient à un esprit d’en toucher un autre à distance, et envoyaient leurs esprits guérir par des rêves bienveillants ceux dont les âmes étaient en peine : pour les guider, les conseiller, les consoler. Lors de ses visites précédentes, Prestimion, émerveillé, avait observé les légions de la Dame au travail. Mais cette fois, il n’aurait pas le temps pour de telles distractions.
Les voyageurs atteignirent le dernier dépôt de flotteurs en milieu de matinée. À présent le saut final allait les amener au sommet plat de l’île, à des centaines de mètres au-dessus de leur point de départ, au niveau de la mer.
Les garçons les plus jeunes étaient enthousiasmés par l’incroyable limpidité de l’air de la Troisième Falaise, et la luminosité du soleil qui donnaient à tout un étrange éclat céleste. Dès que le flotteur eut atterri, ils se précipitèrent dehors et se mirent à se pourchasser autour du dépôt de flotteurs, tandis que Taradath criait.
— Hé, attention vous deux ! L’air est raréfié à cette hauteur !
Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Le sommet du Mont du Château était infiniment plus haut que celui-ci, après tout. Mais l’air du Mont du Château était artificiel : ce qu’ils respiraient ici était naturel, avec un taux d’oxygène réduit par l’altitude, et bientôt Simbilon et Akbalik en ressentirent les effets, ralentirent et, à présent tout essoufflés, chancelèrent de vertige.
Prestimion, qui se tenait à côté de Taradath, se pencha vers lui et murmura :
— Ne le dis pas.
Taradath parut ne pas comprendre.
— Ne pas dire quoi, père ?
— « Je vous l’avais bien dit. » Ne le dis pas, c’est tout.
Prestimion mit un peu de verve dans sa voix.
— D’accord ? Ils savent maintenant que l’air est différent ici. Tu n’as pas besoin de remuer le couteau dans la plaie.
Taradath cligna plusieurs fois des yeux.
— Oh, dit-il, et le rouge lui monta aux joues, lorsqu’il commença à saisir le message de Prestimion. Bien sûr, je ne le ferai pas, père.
— Bien.
Prestimion se détourna et mit la main devant sa bouche pour cacher son sourire. Un autre petit pas dans l’éducation du garçon, se dit-il. Mais il y en aurait encore beaucoup à faire.
La Terrasse des Ombres, où la Dame Therissa avait établi sa résidence depuis qu’elle avait renoncé aux pouvoirs qui avaient été les siens, était située à l’intérieur du mur qui séparait l’enceinte du sanctuaire qu’était le Temple Intérieur du reste de la Troisième Falaise. Varaile et les enfants restèrent en arrière, dans le pavillon des invités de la Troisième Falaise.
— La maison de votre mère se trouve de l’autre côté du Temple Intérieur, dit Taliesme à Prestimion.
Elle le conduisit dans le jardin impeccable qui entourait le charmant bâtiment octogonal en marbre qui était à présent sa demeure, à travers une pelouse verdoyante et bien entretenue, et un secteur boisé au-delà duquel Prestimion n’était jamais allé auparavant.
Aucun bâtiment n’était visible de là : seulement une rangée incurvée d’arbres assez petits, d’une espèce qu’il ne reconnut pas, qui se dressait droit devant lui. Ils avaient un tronc épais, lisse et d’un brun roux, qui était bizarrement renflé au milieu, et une couronne touffue de feuilles bleu-vert brillantes et redressées si bien que l’on eût cru des mains levées. Les arbres avaient été plantés si serré, un gros tronc enflé blotti contre le suivant, qu’ils constituaient pour ainsi dire un mur. Il ne restait qu’un espace étroit en un seul endroit, marqué par des dalles de marbre blanc, qui permettait d’entrer dans le secteur très privé qui s’étendait derrière ce bosquet.
— Venez, Majesté, dit Taliesme en faisant signe à Prestimion de la suivre.
C’était sombre et mystérieux à l’intérieur. Prestimion se retrouva dans un autre jardin, de forme moins régulière, et pas aussi soigneusement manucuré que celui qui entourait le Temple Intérieur. Il était surtout planté d’arbres qui ressemblait à des palmiers : ils avaient de minces troncs striés qui s’élevaient à une hauteur phénoménale sans branchage, et explosaient loin au-dessus des têtes en énormes grappes de feuilles en forme d’éventail, si gigantesques qu’elles semblaient devoir empêcher les rayons du soleil de percer le bouclier qu’elles formaient. Pourtant, ces feuilles gigantesques étaient attachées à des tiges tendineuses et frémissantes qui s’agitaient considérablement à la plus légère brise, si bien que des trouées s’ouvraient en permanence dans la voûte feuillue au-dessus des têtes, et permettaient à de vifs traits de lumière chatoyants de pénétrer en salves de flèches, créant un motif changeant d’ombres en dessous.
— Voici la maison de votre mère, dit Taliesme, en désignant une villa basse et étendue droit devant eux.
C’était une belle construction au toit plat qui avait été bâtie avec la même pierre lisse et blanche qui avait été utilisée pour l’édification du Temple Intérieur. Des bâtiments secondaires, de conception similaire, la flanquaient : les habitations des domestiques, supposa Prestimion. D’autres maisons étaient vaguement visibles plus loin. Il s’agissait des foyers des hiérarques les plus âgées, lui expliqua Taliesme.
— La Dame Therissa vous attend. La hiérarque Zenianthe, qui est sa dame de compagnie, vous mènera à elle.
Zenianthe, une femme pleine de dignité, mince, aux cheveux blancs, qui paraissait avoir environ l’âge de sa mère, l’attendait sous un portique bordé de fougères en pots. Elle fit à Prestimion le symbole du Labyrinthe et lui fit gracieusement signe d’entrer.
La maison était plus petite vue de l’intérieur qu’elle ne le paraissait de dehors, et modestement meublée : le foyer de quelqu’un qui a renoncé aux fastes de la vie à l’extérieur. La hiérarque mena Prestimion le long d’un corridor étonnamment simple, dépassant plusieurs petites pièces qui semblaient au premier coup d’œil être quasiment vides, puis dans une sorte de serre au cœur de la maison, au toit de verre, avec un petit bassin rond en son centre et des pots de verdure disposés sur son rebord. La mère de Prestimion était tranquillement debout au bord du bassin.
Leurs yeux se rencontrèrent. Le choc qu’il ressentit à ce premier regard fut beaucoup plus grand que celui auquel il s’attendait.
Il avait fait ce qu’il avait pu pour se préparer à cette rencontre. La Dame Therissa avait à présent cinq ans de plus que la dernière fois qu’il l’avait vue ; elle avait subi une perte accablante avec la mort de son plus jeune fils, et elle était par ailleurs victime des supplices diaboliques, quels qu’ils soient, qu’exerçait Mandralisca contre elle la nuit. Prestimion savait que les conséquences de tout ceci seraient certainement tristes à voir.
Il pensait cependant avoir réussi à se blinder contre les pires surprises ; mais à présent qu’il était enfin en sa présence, aux prises avec la vision qu’il avait, il se rendait compte qu’aucune préparation, aussi poussée soit-elle, n’aurait sans doute pu suffire.
Le plus étrange était que sa grande beauté semblait n’avoir pas souffert. Elle avait toujours eu l’air beaucoup plus jeune que son âge : une femme mince, majestueuse, d’une grâce et d’une élégance magnifiques, célèbre pour sa peau pâle et lisse, ses cheveux sombres et brillants, son esprit calme et inébranlable.
Ces détails, savait Prestimion, étaient les manifestations extérieures de la perfection de son âme. D’autres femmes pouvaient entretenir une jeunesse éternelle en ayant recours aux incantations et potions des sorciers, mais en aucun cas la Dame Therissa. Elle gardait la même allure, au fil des années, parce qu’elle était elle-même. Ni son veuvage prématuré, ni la guerre civile qui avait failli priver son fils aîné, Prestimion, de la couronne qui était légitimement sienne, ni la mort de son fils puîné, Taradath, dans cette même guerre, ni les grandes responsabilités qui lui avaient été dévolues lorsqu’elle était devenue Dame de l’île, ni l’ultérieur ébranlement qui avait secoué le monde durant la période de la vague de folie, n’avaient été capables de laisser sur elle la moindre marque externe.
À présent, il était merveilleux de le voir, ses cheveux étaient presque toujours aussi noirs, et sans artifice, Prestimion en était certain. Son visage, bien que les rides aient commencé à y apparaître des années plus tôt, n’était pas flétri : c’était le visage de la plus belle des femmes, rendu encore plus charmant, si cela était possible, par l’œuvre du temps. Et alors qu’il contournait le bassin et s’avançait pour la saluer, elle se tenait en l’attendant aussi droite que jamais, son maintien tout entier aussi digne d’une reine. En tout point, la Dame Therissa semblait être une femme de vingt ou trente ans plus jeune qu’elle ne l’était en réalité.
Puis, la regardant de près dans les yeux, il vit où avaient eu lieu les véritables changements.
Son regard. C’était le seul endroit : nulle part ailleurs que dans son regard. Une autre personne, n’ayant jamais plongé son regard dans le sien, aurait pu ne rien y remarquer d’absent. Mais pour Prestimion, la transformation du regard de sa mère présentait une amplitude si stupéfiante et atterrante qu’il pouvait à peine en croire ses yeux.
Dans ce visage encore beau, son regard était devenu d’une singularité flamboyante, effroyable, qui démentait la beauté dans laquelle il était inséré. C’était le regard d’une femme qui a vécu cent ans, mille ans. Profondément enfoncés à présent, bordés d’un réseau complexe de fines ridules, ces yeux transformés le regardaient avec froideur et fixité, sans ciller, brillant d’une intensité anormale, surnaturelle, les yeux de quelqu’un qui a vu les murs du monde s’écarter pour révéler quelque royaume d’horreurs inimaginables qui existe derrière lui.
Disparus à présent l’expression d’incroyable sérénité, le merveilleux éclat, la manifestation extérieure de la perfection intérieure qui était, pour lui, sa caractéristique la plus significative. Prestimion voyait à présent une angoisse terrifiante dans les yeux de sa mère. Il y voyait une souffrance énorme : une souffrance intolérable, mais néanmoins supportée. Il lui fallut faire appel à toute la puissance de sa volonté pour éviter de se soustraire au regard étincelant et terrible de ces yeux désespérés.
Il prit ses mains dans les siennes. Un tremblement qui n’existait pas avant agitait ses doigts. Ses mains étaient froides au toucher. Il prit alors totalement conscience de son âge et de son épuisement.
Cette faiblesse le surprit. Il l’avait toujours considérée comme son ultime source de force. Il en avait été ainsi au cours de la guerre contre Korsibar, il en avait été ainsi lorsqu’il avait écrasé la rébellion de Dantirya Sambail. À présent, il comprenait que cette source était tarie. J’obtiendrai vengeance pour ceci, se dit Prestimion.
— Mère…, sa voix était rauque, voilée, indistincte.
— Te fais-je peur, Prestimion ?
Résolu à ne pas lui laisser voir la consternation qu’il éprouvait, il se força à sourire et affecta un ton jovial.
— Bien sûr que non, mère.
Se penchant, il l’embrassa légèrement.
— Comment pourrais-tu me faire peur ?
Elle ne s’y trompa pas.
— Je l’ai vu sur ton visage dès que tu as été assez près de moi pour bien me regarder. Tu as eu un petit mouvement rapide d’un côté de la bouche : cela m’a tout fait comprendre.
— Peut-être ai-je été un peu surpris, concéda-t-il. Mais effrayé ? Non. Non. Tu sembles un peu plus âgée, j’imagine. Eh bien, moi aussi. Et tout le monde aussi. Cela arrive. Ce n’est pas important.
Elle sourit et la dureté glaciale de son regard s’adoucit juste un peu.
— Oh, Prestimion, Prestimion, Prestimion, est-ce bien le moment, pour toi ou pour moi, que tu commences à mentir à ta mère ? Ne crois-tu pas qu’il y ait des miroirs dans cette maison ? Je me fais parfois peur à moi-même, lorsque je les regarde.
— Mère… oh, mère…
Il renonça à toute comédie et l’attira à lui, la prit dans ses bras et l’enlaça doucement, lui apportant tout le réconfort qu’il pouvait.
Elle était devenue très mince, découvrit Prestimion. Presque fragile, comme si elle n’avait plus que la peau sur les os : il eut peur de la serrer trop fort, craignant de la blesser d’une façon ou d’une autre. Mais elle s’appuya avec plaisir contre lui. Il entendit ce qui aurait pu être un sanglot, un son qu’il ne l’avait jamais entendue émettre auparavant, de toute sa vie ; mais peut-être n’était-ce qu’une inspiration, pensa-t-il.
Lorsqu’il la lâcha et s’écarta, il fut satisfait de voir que le regard fixe et dur s’était encore un peu relâché, et qu’un peu de son ancien éclat chaleureux était revenu dans ses yeux.
Elle lui fit signe de la suivre et le conduisit dans une antichambre voisine très simple, où un flacon de vin et deux coupes les attendaient sur une petite table de pierre avec une incrustation de nacre brillante sur le pourtour. Prestimion remarqua que sa main tremblait légèrement lorsqu’elle leur versa du vin.
Ils burent leurs premières gorgées en silence. Il la dévisageait et ne tentait plus d’éviter ses yeux, aussi pénible que ce soit pour lui.
— Est-ce le fait de perdre Teotas qui t’a fait cela, mère ?
Elle répondit d’une voix ferme et inébranlable.
— J’ai perdu un fils, auparavant, Prestimion. Il n’y a rien de pire pour une mère que de survivre à son enfant ; mais je sais maintenant comment gérer le chagrin.
Elle secoua la tête.
— Non, Prestimion. Non. Ce n’est pas seulement à cause de Teotas que j’ai autant vieilli.
— J’ai été informé des rêves que tu fais. Taliesme m’en a parlé.
— Tu ne sais rien de ces rêves, Prestimion. Rien.
Son visage s’était assombri, et sa voix semblait à présent plus basse d’une octave.
— Tant que tu n’en as pas vécu un toi-même, tu ne peux pas savoir. Et je prie le Divin qu’il t’épargne quoi que ce soit de ce genre… Tu n’en as pas, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas. Je rêve de Thismet, parfois. Ou que j’erre dans une étrange partie du Château où je suis perdu. La nuit d’avant-hier, j’ai rêvé que je gravissais encore et encore la Troisième Falaise en flotteur, sans jamais parvenir ici. Mais tout le monde fait des rêves de ce genre, mère. De simples rêves banals et agaçants que l’on préférerait ne pas faire, mais que l’on sait que l’on oubliera dans les cinq minutes, une fois réveillé.
— Mes rêves sont d’un tout autre genre. Ils affectent profondément ; et ils perdurent. Laisse-moi te parler de mes rêves, Prestimion. Et alors, peut-être comprendras-tu.
Elle but une longue gorgée de vin et baissa les yeux vers sa coupe, qu’elle fit tourner doucement. Prestimion attendit, sans dire un mot. Il avait une vague idée de ce qu’avaient dû être les rêves mortels de Teotas, ceux de Varaile, et même, jusqu’à un certain point, de Tuanelys. Mais il voulait d’abord entendre ce que sa mère avait à dire de ses propres rêves, avant de lui parler de ces autres cas.
Elle resta un moment silencieuse. Puis, enfin, la Dame Therissa le regarda à nouveau. Ses yeux avaient repris le regard froid, dur, féroce, qu’ils avaient lorsqu’il avait plongé dedans la première fois. S’il n’avait été aussi averti, il aurait pu penser qu’il s’agissait des yeux d’une folle.
— Voilà comment cela se déroule, Prestimion. Je me couche, je ferme les yeux, je me laisse glisser dans le sommeil comme je le fais chaque nuit depuis plus d’années que je n’ai envie d’y penser.
Elle parlait doucement, calmement, de façon impersonnelle, comme si elle racontait une simple histoire, quelque fable concernant une personne ayant vécu cinq cents ans plus tôt.
— Et, cela survient peut-être une fois par semaine, ou deux, parfois trois, peu après l’endormissement je ressens une étrange chaleur derrière mon front, une chaleur qui augmente encore et encore au point que je crois que mon esprit est en feu. J’ai des élancements dans la tête, ici et là… Elle toucha ses tempes et le sommet de son crâne.
— Une sensation également d’un rayon lumineux brillant et brûlant qui me traverse le front et s’y enfonce profondément. S’enfonce dans mon âme, Prestimion.
— Oh… mère…, c’est épouvantable, mère…
— Ce que je t’ai décrit jusqu’ici est la partie la plus facile. Après la chaleur, la douleur, vient le rêve lui-même. Je suis dans un tribunal. Je passe en jugement devant une foule hurlante. Je suis accusée d’abus de confiance de l’espèce la plus répugnante, des mensonges les plus écœurants, de trahison contre ceux que j’ai été choisie pour servir. C’est une destitution, Prestimion. On me démet de mes fonctions de Dame de l’île pour avoir négligé mes devoirs.
Elle s’interrompit alors, et but un peu de vin, le sirotant sans se presser. L’effort qu’elle faisait pour lui parler de tout cela la vidait manifestement de ses forces.
Prestimion était désormais pratiquement certain que ce qui l’affligeait devait être des messages de Mandralisca. Mais une partie de lui ne voulait pas y croire : voulait s’accrocher à la vaine illusion que le goûteur n’avait pas réussi à établir de contact avec l’esprit de sa mère.
— Pardonne-moi de te le dire, mère, mais je ne vois que peu de différence entre ce rêve et l’un de ceux dans lesquels je poursuis Thismet dans un couloir où claquent un millier de portes, dit-il, se raccrochant désespérément à un semblant d’espoir. Nos esprits endormis génèrent des absurdités ridicules pour nous torturer. Mais lorsque je me réveille du rêve de Thismet, je sais qu’elle est morte depuis longtemps, et le rêve se volatilise comme le songe creux qu’il est ; et lorsque tu te réveilles du rêve où tu es passée en jugement, tu devrais savoir que tu n’as jamais…
— Non.
L’unique syllabe trancha ses mots comme un couteau.
— Ton rêve, je suis d’accord, n’est rien de plus que la résurgence des décombres branlants du passé, comme un objet dérivant dans le courant. Tu te réveilles et c’est terminé, ne laissant qu’un résidu inquiétant qui ne s’attarde qu’un instant. Le mien est tout autre, Prestimion. Il a la force de la réalité. Je me réveille convaincue de ma propre culpabilité et de mon déshonneur, totalement et inébranlablement convaincue. Et ce sentiment subsiste longtemps. Il se répand en moi comme le venin d’un serpent. Je reste allongée, transpirant, tremblant, sachant que j’ai trahi le peuple de Majipoor, que durant la période où j’ai été Dame de l’île, je n’ai rien fait de bien, mais seulement un mal incalculable, à des millions de gens.
— Tu en es convaincue.
— C’est absolument indiscutable. Cela devient davantage qu’un rêve. Cela devient un élément de mon existence, aussi réel pour moi que le nom et le visage de ton père. Une partie de moi fondamentale, que rien ne pourrait supprimer.
Les derniers doutes de Prestimion sur la nature et l’origine des sombres rêves de sa mère s’évanouirent. Comment pouvait-il continuer à nier l’évidence ? Il avait déjà entendu parler d’impressions fort semblables, par Dekkeret, décrivant les rêves de Teotas. La culpabilité, la honte, un sentiment dominant d’indignité, d’échec, d’avoir trahi ceux que l’on avait juré de servir…
Elle l’observait. Ces yeux… ces yeux… !
— Tu ne dis rien, Prestimion. Comprends-tu de quelque façon ce que je te dis ?
Il acquiesça d’un signe de tête las.
— Oui. Oui, je comprends. Je comprends très bien. Ce sont des messages que tu reçois, mère. Une force malveillante atteint ton esprit depuis l’extérieur et y implante ces idées, plus ou moins comme la Dame de l’île implante des rêves chez ceux qu’elle sert. Mais la Dame n’envoie que des rêves bienveillants qui n’ont d’autre force que celle de la suggestion. Tes rêves ont une puissance bien supérieure. Ils ont la force de la réalité. Ils sont quelque chose que tu n’as d’autre choix que de croire réel.
La Dame Therissa parut légèrement surprise.
— Ainsi donc, tu es déjà au courant !
De nouveau, il acquiesça.
— Et je sais aussi qui les envoie.
— Comme je le sais.
Elle toucha son front du bout des doigts.
— J’ai toujours le diadème que je portais lorsque j’étais Dame de l’île. Je l’ai utilisé pour atteindre la source de mes rêves et l’identifier. C’est Mandralisca, une fois de plus à sa tâche maléfique.
— Je sais.
— Il a tué Teotas, je pense, en lui envoyant des rêves qu’il n’était pas en mesure de supporter.
— Je le sais également, dit Prestimion. Dekkeret l’a découvert, petit à petit, avec l’aide de son ami, Dinitak Barjazid. Il y a un autre Barjazid en liberté dans la nature, le frère de celui que j’ai tué à Stoienzar. Il s’est allié au goûteur, qui est lui-même allié à la parentèle de Dantirya Sambail, et ces casques diaboliques qui permettent de contrôler les pensées sont à nouveau fabriqués. Ils ont été utilisés contre Teotas et contre toi, et aussi, à mon avis, Varaile, et même, peut-être, contre ma petite fille, Tuanelys.
— Mais, jusqu’ici, pas contre toi.
— Non. Et je ne pense pas que cela se produise. Je pense qu’il a peut-être peur de me défier ouvertement. Attaquer le Pontife c’est attaquer Majipoor : le peuple ne le suivrait pas. Non, mère, ce qu’il veut c’est m’intimider en frappant ceux qui me sont chers, à mon avis, en espérant pouvoir me forcer à conclure un accord d’une sorte ou d’une autre avec lui et les gens qu’il sert. Pour leur accorder le contrôle politique de Zimroel, peut-être. Pour les rétablir au pouvoir que j’ai retiré au Procurateur Dantirya Sambail.
— Il te tuera s’il le peut, dit la Dame Therissa.
Prestimion balaya cette idée d’un geste de la main.
— C’est une éventualité qui ne me fait absolument pas peur. Je doute qu’il le tente ; je sais que s’il essayait, il n’y parviendrait pas.
Il quitta son siège et s’accroupit à côté d’elle, posant légèrement une main sur son avant-bras et levant la tête vers ses yeux dévastés.
— Celui qui mourra, mère, est Mandralisca, ajouta-t-il d’une voix tendue. Tu peux en être certaine. Je le tuerais, rien que pour ce qu’il a fait à Teotas. Mais maintenant que je sais ce qu’il t’a fait à toi…
— Ton plan est donc de lui livrer bataille, dit-elle, présentant cela comme une affirmation, non une question.
— Oui.
— De lever une armée, d’envahir Zimroel et de détruire cet homme de tes propres mains ? C’est ce que j’entends dans ta voix. Est-ce ce que tu as l’intention de faire, Prestimion ?
— Pas moi-même, répondit rapidement Prestimion, car il voyait où elle voulait en venir.
Ses sentiments contradictoires transparaissaient clairement sur son visage, sa farouche répugnance envers Mandralisca et tout ce qu’il représentait d’un côté, contre ses craintes pour la vie de son fils aîné de l’autre.
— Ah, ce que je donnerais pour être celui qui l’abattra ! Je n’essaierai pas de t’abuser à ce sujet. Mais l’époque où je combattais est révolue depuis longtemps, j’en ai bien peur, mère. Dekkeret est mon épée, maintenant.