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— Tu es toujours éveillé ? demanda Fiorinda.

Teotas, à côté d’elle, répondit par un murmure affirmatif.

— Quelle heure est-il, au fait ?

— Je ne sais pas. Il est très tard. Qu’est-ce qui te tient éveillé ?

— Trop de vin, j’imagine, répondit-il.

Le banquet d’avant le couronnement s’était éternisé ce soir-là, chacun se comportant en crétin ivre et rugissant, Prestimion et Dekkeret côte à côte à la table haute, avec Septach Melayn, Gialaurys, Dembitave, Navigorn et une demi-douzaine d’autres membres du Conseil, tous d’une rare bonne humeur. Abrigant était venu de Muldemar pour l’occasion, apportant avec lui dix caisses de vin d’illustres millésimes remontant loin dans le règne de lord Confalume et il ne faisait aucun doute que les dix caisses ne contenaient plus que des bouteilles vides, à présent.

Mais la réponse était évasive. Teotas savait que le vin n’était pas responsable de son insomnie. Il avait bu autant que les autres, pensait-il. L’ironie de la chose était que ce vin avait été gâché en ce qui le concernait, lui, un prince de Muldemar, membre de la famille qui produisait les vins les plus fins du monde ! Il aurait aussi bien pu boire de l’eau. Son âme exaltée, bouillonnante, brûlait l’alcool aussi vite qu’il l’avalait : il n’avait absolument aucun effet sur lui. Il n’avait jamais été réellement ivre de toute sa vie, jamais même agréablement éméché, et c’était un lourd prix à payer pour être également dispensé de gueule de bois. Ce qui l’inquiétait, il le savait, n’avait rien à voir avec la débauche de la nuit précédente. C’était, pour une bonne part, un malaise face à l’immensité des changements qui allaient être apportés à son existence, à présent que le temps de Prestimion en tant que Coronal était révolu et que la nouvelle vie de son frère allait commencer au Labyrinthe.

En théorie, pensait Teotas, lui-même n’en ressentirait pas de grosses conséquences. Il était le plus jeune des quatre frères princes de Muldemar, sans obligations héréditaires, libre de vivre sa vie comme il l’entendait. Prestimion, l’aîné, avait toujours été le favori des dieux, s’élevant rapidement et inéluctablement vers le trône du monde. Taradath, le brillant deuxième frère, avait péri au cours de la guerre contre Korsibar. Le fief familial de Muldemar était revenu au robuste Abrigant, le troisième, qui vivait désormais au manoir de Muldemar, comme l’avaient fait depuis des siècles les princes de Muldemar, présidant les vignerons et dispensant la justice à ses citoyens en adoration.

Teotas, quant à lui, avait vécu la vie d’un simple citoyen jusqu’à ce que Prestimion le choisît au Conseil. Il avait pris femme, l’excellente lady Fiorinda de Stee, une amie d’enfance de l’épouse de Prestimion, Varaile, et ensemble ils avaient élevé trois admirables enfants ; et lorsque Prestimion l’avait nommé au Conseil, il en était devenu l’un des membres les plus compétents. L’un dans l’autre, il s’était fait une vie satisfaisante, même s’il y avait cette malheureuse bizarrerie de son caractère l’empêchant de prendre vraiment plaisir à l’accomplissement ultime de son ambition et de ses désirs.

Et à présent… à présent…

Les allées et venues de ces cérémonies du couronnement arrivaient enfin à leur terme. Bientôt, chacun serait installé à sa place. Pour Prestimion et Varaile, cette place serait au Labyrinthe. Et Varaile voulait que Fiorinda, sa belle-sœur et sa première dame d’honneur, vive là-bas avec elle.

Varaile comprenait-elle que, pour Fiorinda, cela signifierait déraciner toute sa famille ? Bien sûr que oui. Mais les deux femmes étaient des amies inséparables. Il devait sembler à Fiorinda, comme à Varaile, qu’il valait mieux pour Fiorinda et sa famille aller s’installer dans la capitale souterraine du Sud, plutôt que d’être séparées.

Teotas, pourtant, avait vécu au Château depuis qu’il était enfant. Il ne connaissait pas d’autre foyer, excepté la propriété familiale du manoir de Muldemar, et elle appartenait à Abrigant, désormais. Les milliers de pièces du Château étaient comme des extensions de sa peau. Il parcourait en tous sens la prairie à l’extérieur, chassait dans les réserves forestières de Halanx, appréciait les plaisirs étourdissants des mastodontes et des glisse-glaces de High Morpin, il allait de temps à autre flâner à Muldemar pour évoquer le bon vieux temps avec Abrigant. Ou bien encore il voyageait de par les villes du Mont, allait admirer le vol nuptial des oiseaux de pierre de Furible, les charmantes tours orange foncé de Bombifale, et le festival des canaux enflammés de Hoikmar. Le Mont du Château était toute sa vie. Le Labyrinthe n’avait aucun attrait pour lui. Ce n’était un secret pour personne.

Il avait toujours cédé à tous les caprices de Fiorinda. Là, il s’agissait de davantage qu’un caprice : mais il s’y prêterait également, s’il le pouvait. Cette fois-ci, en revanche, ce serait très difficile.

Il y avait un dernier développement dans la situation qui rendait sa reddition quasi impossible. Dekkeret, à son retour du couronnement de Prestimion, lui avait demandé d’être son Haut Conseiller du Royaume.

— Cela permettra une continuité, avait dit Dekkeret. Le propre frère de Prestimion, occupant la seconde position au Château, et qui d’autre serait mieux qualifié que vous, un membre-clé du Conseil de Prestimion… ?

Oui, c’était logique. Teotas était honoré et flatté.

Mais Dekkeret était-il au courant que Varaile avait déjà requis la compagnie de Fiorinda au Labyrinthe ? Apparemment pas. Et les deux nominations étaient inconciliables.

Comment pourrait-il être le Haut Conseiller de lord Dekkeret au Château, tandis que Fiorinda serait la première dame d’honneur de lady Varaile au Labyrinthe ? Dekkeret et Varaile s’attendaient-ils à ce qu’ils mettent tout simplement fin à leur mariage ? Ou étaient-ils censés diviser leur temps, la moitié de l’année dans une capitale et la seconde dans l’autre ? Cela ne pouvait tout simplement pas fonctionner. Le Coronal avait besoin que son Haut Conseiller soit à ses côtés en permanence, et non en train de converser intimement avec le Pontife pendant des mois dans le Labyrinthe. Varaile ne voudrait pas être séparée de Fiorinda aussi longtemps, non plus.

L’un d’entre eux devrait faire un grand sacrifice. Mais lequel ?

Jusque-là, Teotas avait répugné à discuter de ce sujet avec Fiorinda, espérant tristement qu’une solution miracle et accommodante se présenterait d’elle-même. Il savait à quel point c’était improbable. Il avait toujours eu une propension à céder à ses souhaits, oui. Mais décliner le poste de Haut Conseiller… ce serait presque une trahison ; Dekkeret avait besoin de lui et le voulait, il n’y avait pas d’autre choix logique.

Varaile pouvait sûrement trouver d’autres dames d’honneur. Ce n’était pas comme si… mais, d’un autre côté…

Il ne voyait pas de solution, et en était déchiré. C’était une partie de l’angoisse qui rongeait Teotas. Mais il y avait aussi les rêves.

Nuit après nuit, des cauchemars si abominables qu’il en était venu à redouter de s’endormir, car une fois qu’il plongeait dans le pays sombre au-delà de son oreiller, il devenait la proie des horreurs les plus monstrueuses. Il ne lui était d’aucun secours de se dire, une fois réveillé, que ce n’était rien de plus qu’un rêve. Il y avait toujours quelque chose de plus dans les rêves. Teotas savait que les rêves avaient une grande signification : qu’ils étaient les messagers du monde invisible, se signalant et demandant à être admis à l’intérieur des limites de nos âmes. Et des rêves sombres comme les siens ne pouvaient qu’être le signe de démons, de forces menaçantes derrière les nuages, les êtres anciens qui dominaient autrefois ce monde, et risquaient un jour de le reprendre à ceux qui étaient venus se l’approprier.

Le sommeil le terrifiait à présent. Éveillé, il pouvait se défendre contre n’importe quoi. Endormi, il était aussi désarmé qu’un enfant. C’était exaspérant de n’avoir aucune défense. Mais il ne pouvait combattre le sommeil éternellement, aussi fort qu’il l’essayât. Celui-ci le prenait, à présent, en dépit de tout.

— Oui, Teotas, oui, dors…

Fiorinda lui caressait le front, les joues, la gorge.

— Détends-toi. Laisse-toi aller, Teotas, fais le vide.

Que pouvait-il dire ? Je n’ose pas dormir. J’ai peur des démons, Fiorinda ? Je ne veux pas m’en remettre à leur merci ?

Son étreinte était douce et apaisante. Il appuya la tête contre sa poitrine tendre et chaude. À quoi bon lutter ? Le sommeil était nécessaire. Le sommeil était inéluctable. Le sommeil était…

Une culbute en avant, une chute libre, un plongeon bon gré mal gré.

 

Et il se retrouve en train de traverser un plateau nu et noirci, un endroit fait de scories et de cendre, de crevasses béantes, d’arbres morts désolés, il devient plus vieux, beaucoup plus vieux, à chaque pas qu’il fait. Il inhale le grand âge comme une émanation toxique. Sa peau se plisse, devient crevassée et ridée. Un grossier pelage blanc lui pousse sur la poitrine, le ventre et les reins. Ses veines font saillie. Ses chevilles protestent. Ses yeux deviennent chassieux. Ses genoux plient. Son cœur bat de façon inégale. Ses narines sifflent.

Il avance péniblement, luttant contre sa transformation, et perdant constamment, perdant, perdant. Le pâle soleil commence à glisser derrière l’horizon. Le chemin qu’il suit, sans qu’il sache pourquoi, s’élève, maintenant. Chaque pas est un supplice. Sa gorge est sèche, et sa langue enflée est comme un vieux morceau de tissu dans sa bouche. De la chassie gluante coule des coins de ses yeux et dégoutte sur sa poitrine. Ses tempes battent et il a une boule froide dans les tripes.

Des créatures, qui ne sont guère plus que des vapeurs légères, dansent dans l’air devant lui. Elles le montrent du doigt, elles rient, elles le huent. Poltron, lui crient-elles. Imbécile. Insecte. Pauvre créature rampante.

Faiblement, il brandit le poing vers elles. Leur rire devient plus rauque. Leurs insultes se font plus vicieuses. Elles dévoilent son absence totale de valeur, de cinquante manières différentes, et la force lui manque pour les contredire, au bout d’un moment, il sait qu’il n’y a pas de contradiction possible, car elles disent la simple vérité.

Puis, comme si elles ne pouvaient soutenir plus longtemps leur intérêt pour une entité aussi insignifiante et méprisable que lui, elles se dissipent et disparaissent, ne laissant derrière elles qu’un nuage traînant de tintements joyeux.

Il continue en chancelant. Par deux fois il tombe, et deux fois il se remet péniblement debout, sent le frottement rude os contre os, le bruissement épais du sang sombre se frayant un chemin dans des artères rétrécies. Il n’aurait pas cru qu’être vieux puisse être un tel martyre. L’obscurité vient rapidement. Il se retrouve au plus profond d’une nuit sans lune et sans étoiles, et est reconnaissant de ne plus avoir à voir son propre corps.

— Fiorinda ? croasse-t-il, mais il n’y a pas de réponse.

Il est seul. Il n’a jamais été autrement que seul.

Une lumière apparaît maintenant au loin en clignotant, et s’intensifie rapidement pour devenir un cône lumineux vert, s’élargit jusqu’à remplir les cieux, geyser de pâle rayonnement jaillissant dans le ciel. Le vent le balaye, il provoque des volutes de couleur plus grise, tourbillons de lumière dans la lumière. Accompagnant cette explosion de brillance un chuchotis pressé, comme le murmure d’une eau lointaine. Il entend aussi ce qui semble être un rire souterrain, sonore, insaisissable. Il avance, pénétrant dans une sorte de nuage vert qui filtre du sol. L’air est électrique. Ses pores lui cuisent. Une odeur aigre lui monte aux narines. Son corps, courbé et douloureux, transpire et fume. Il y a ce qui paraît être une montagne devant, mais alors qu’il avance au milieu du nuage, Teotas s’aperçoit que ce qu’il voit est une chose vivante colossale, lourde, énorme, incompréhensible, assise toute droite sur une sorte de trône.

Un dieu ? Un démon ? Une idole ? Sa peau brune, tannée, est épaisse et luisante, ridée comme un cuir de reptile. Son corps massif est bas et long, le museau aplati, les yeux ronds, avec un dos haut et voûté, de larges flancs, un ventre pansu, une partie inférieure semblable à un piédestal. Teotas n’a jamais vu une créature si gigantesque. Rien que la bouche-Cette bouche-Cette bouche bée…

Teotas est incapable de s’arrêter. La bouche bâille comme l’entrée de la caverne des cavernes, et il poursuit sa marche, ne se déplaçant plus avec difficulté : glissant, plutôt, filant vers la bouche, se précipitant vers elle.

De plus en plus large, la caverne immense remplit le ciel. Un hurlement terrible en sort, assez fort pour secouer la terre. Un glissement de terrain commence ; les rochers tombent en avalanches grondantes, il n’y a pas d’endroit où se réfugier, excepté à l’intérieur de la bouche, cette bouche qui attend, cette bouche éternellement bée…

Teotas se précipite dans l’obscurité.

— Tout va bien, dit quelqu’un. Un rêve, ce n’est qu’un rêve ! Teotas… s’il te plaît, Teotas…

 

Il était baigné de sueur, frissonnant, une masse recroquevillée. Fiorinda le berçait dans ses bras, murmurant un flot sans fin de mots apaisants. Petit à petit, il se sentit sortir de ce cauchemar, bien que ses bribes, telles des nappes d’huile, clapotent toujours aux limites de son esprit.

— Ce n’était qu’un rêve, Teotas ! Pas la réalité !

Il acquiesça. Que pourrait-il dire, comment expliquer ?

— Oui. Ce n’était qu’un rêve.