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— Ainsi, voilà la salle du trône impérial ! Je m’étais toujours demandé à quoi elle pouvait ressembler, s’exclama Dekkeret.

Prestimion fit un geste grandiose et extravagant.

— Regardez bien. Ce sera à vous un jour.

— Ayez pitié, monseigneur ! répondit Dekkeret avec un sourire triste. Je suis à peine habitué à porter la robe de Coronal, et vous voilà déjà en train de m’ouvrir les portes du Labyrinthe !

— Je vois que vous continuez à m’appeler « monseigneur ». Ce titre est le vôtre, maintenant, monseigneur. Je suis « Votre Majesté ».

— Oui, Votre Majesté.

— Merci, monseigneur.

Aucun des deux hommes ne tenta de réprimer son éclat de rire. C’était leur première rencontre officielle en tant que Pontife et Coronal, et ni l’un ni l’autre ne pouvaient envisager l’ampleur du fait sans une certaine dose d’amusement.

Ils se trouvaient dans le niveau le plus profond du Labyrinthe, lieu de la résidence privée du Pontife et des grandes salles publiques de la branche impériale de la monarchie, la salle du trône, la Grande Salle du Pontife, la Cour des Trônes, et tout le reste. Dekkeret était arrivé dans la capitale souterraine tard le soir précédent. Il n’avait jamais eu de raison de se rendre dans le Labyrinthe auparavant, même s’il en avait entendu parler tout au long de sa vie : son aspect sinistre, l’absence d’air pur, l’impression qu’il donnait d’être coupé de la vie et de la nature, condamné à vivre en profondeur, hors de vue du monde, dans un royaume où régnait une nuit éternelle, éclairé par des lampes à l’éclat dur.

Au premier abord, cependant, l’endroit le frappa comme étant beaucoup moins rébarbatif qu’il ne se l’était imaginé. Les niveaux supérieurs avaient la vitalité riche et affairée d’une puissante métropole, ce qu’était, après tout, le Labyrinthe : la capitale du monde. Et ensuite, il y avait ces merveilles architecturales plus bas, la myriade de bizarreries dont dix mille ans de Pontifes avaient paré leur cité. Enfin, il y avait la grandeur et la richesse du secteur impérial lui-même, où une telle magnificence avait été prodigalement déployée qu’elle faisait de l’ombre même à l’opulence du Château.

Dekkeret avait passé la nuit dans les appartements réservés aux Coronals durant leurs visites à la cour de l’aîné des monarques. C’était la première fois qu’il occupait une résidence du Coronal quelle qu’elle soit. Il s’était arrêté un instant, saisi de respect à la vue de l’immense porte de la suite qui était désormais sienne, avec ses sculptures complexes, les volutes des symboles de la constellation en or et le monogramme royal répété encore et encore, LPC, LPC, LPC, lord Prestimion Coronal, qui serait bientôt remplacé par le LDC de sa propre élévation. Il ne restait qu’une étape avant cela. Il avait été proclamé par Prestimion, il avait été confirmé par le Conseil ; il ne lui restait plus qu’à retourner au Château pour la cérémonie du sacre. Mais les funérailles de Confalume et le couronnement du nouveau Pontife avaient la préséance.

Le nouveau Pontife avait déjà accompli l’antique rite de prise de possession de sa nouvelle demeure, puisque Prestimion voyageait déjà sur le Glayge lorsque la nouvelle de la mort de Confalume lui était parvenue, il était retourné au Labyrinthe par le fleuve ; mais au lieu de pénétrer dans la capitale par l’Entrée des Eaux, l’habituelle entrée depuis le Glayge, la tradition exigeait que cette fois il fasse tout le tour de la cité pour arriver du côté faisant face au désert méridional, et passe par l’Entrée des Lames, beaucoup moins sympathique.

Il s’agissait simplement d’un austère trou béant dans le sol du désert, entouré de poutres nues pour empêcher le sable porté par le vent de le boucher. Devant étaient alignées d’anciennes épées rouillées, dont on disait qu’elles étaient vieilles de milliers d’années, plantées pointes en l’air dans une matrice de béton. Derrière cette entrée peu accueillante attendaient les sept gardiens masqués du Labyrinthe : par tradition, deux Hjorts, un Ghayrog, un Skandar et même un Lii se trouvaient parmi eux, qui suivirent sobrement le rituel consistant à s’enquérir des raisons amenant Prestimion en cet endroit, s’entretinrent avec ostentation entre eux pour décider s’ils allaient le laisser entrer, puis lui demandèrent la traditionnelle offrande d’entrée, qui devait être un objet de son choix. Prestimion avait apporté la grande cape que les gens de Gamarkaim lui avaient offerte comme cadeau de couronnement lorsqu’il était devenu Coronal, faite de plumes bleu de cobalt de scarabées de feu géants entrelacées, et réputée protéger celui qui la portait du feu des flammes. En la remettant ici pour qu’elle soit déposée à jamais au musée où étaient conservés de tels dons, il déclarait qu’à l’intérieur du Labyrinthe, il serait toujours à l’abri de toute menace extérieure.

Puis il entra ; la coutume voulait à présent qu’il descendît à pied tous les niveaux de la cité en spirale. Ce n’était pas une petite affaire. Varaile parcourut à ses côtés toute la distance, ainsi que ses trois fils et sa fille, même si lady Tuanelys, trop jeune pour soutenir l’allure, fut portée sur le dos d’un garde Skandar pendant la plus grande partie du trajet. À chaque étape, d’immenses foules se rassemblaient autour de lui, formant en l’air le symbole du Labyrinthe du bout de leurs doigts, et criant son nouveau nom : « Prestimion Pontife ! Prestimion Pontife ! » Il n’était plus lord Prestimion.

Entre-temps, son accession au trône suprême avait été proclamée dans chacun des étages inférieurs, d’abord dans la Cour des Colonnes, puis sur la Place des Masques, ensuite dans la Salle des Vents, la Cour des Pyramides, puis était remontée jusqu’à l’Entrée des Lames. Ainsi chaque endroit était déjà consacré à son règne lorsqu’il y arrivait. Puis, enfin, Prestimion atteignit le secteur impérial, où il s’agenouilla d’abord devant la dépouille embaumée de son prédécesseur, Confalume, qui reposait en grand apparat sur l’estrade de la Cour des Trônes, avant de se rendre dans sa nouvelle résidence, et d’y recevoir du porte-parole du Pontificat l’emblème en spirale de sa fonction et la robe noir et écarlate. Le reste ne pouvait être accompli avant que Dekkeret n’arrive.

À présent, Dekkeret était là. La coutume antique voulait que Prestimion reçoive le nouveau Coronal dans la salle du trône impérial. Ainsi, le porte-parole Haskelorn fit quérir Dekkeret dans la suite du Coronal le matin suivant son arrivée, et ils parcoururent ensemble dans un petit flotteur les couloirs longs et sinueux du secteur impérial, par un tunnel qui allait en se rétrécissant au point que, finalement, même le petit véhicule ne put plus passer. Marchant désormais côte à côte, ils avancèrent dans un passage scellé tous les quinze mètres par des portes de bronze, jusqu’à ce qu’ils parviennent à la dernière porte, portant le blason du Labyrinthe et le monogramme fraîchement gravé du Pontife Prestimion, là où, seulement quelques heures plus tôt, se trouvait celui de Confalume. Le vieil Haskelorn posa sa paume sur le monogramme et la porte s’ouvrit en grand, découvrant Prestimion, souriant.

— Laissez-nous, dit-il à Haskelorn. Cette réunion ne concerne que nous deux.

 

Prestimion fit d’abord voir la chambre du trône à Dekkeret.

C’était une immense salle en forme de globe, aux parois incurvées recouvertes du sol au plafond de tuiles brun-jaune lisses et étincelantes, qui semblaient briller d’une lumière intérieure. Mais la seule illumination de la salle du trône provenait d’un unique et massif flotteur luisant, qui planait en l’air et émettait une luminosité régulière couleur rubis. Le trône Pontifical se trouvait juste en dessous, sur une estrade que l’on atteignait en gravissant trois larges marches : un énorme fauteuil à haut dossier avec de longues pattes élancées aux extrémités en forme de serres implacables, ressemblant aux pattes de quelque oiseau géant. Il était entièrement recouvert de feuilles d’or, ou peut-être, pour ce qu’en savait Dekkeret, taillé dans un bloc du métal inestimable. Au milieu de la simplicité de la gigantesque salle, le trône paraissait rayonner d’une puissance redoutable.

On imaginait facilement Confalume dessinant cette salle du Labyrinthe, car elle faisait pendant à la resplendissante salle du trône que Confalume s’était fait construire au Château, lorsqu’il était Coronal. Mais cette pièce n’était pas l’œuvre de Confalume. Elle ne portait pas la marque du penchant du regretté monarque pour le style extravagant du baroque. La salle du trône du Labyrinthe était une pièce si ancienne que personne ne savait réellement qui l’avait construite : la croyance générale était qu’elle remontait à une époque encore antérieure au règne de Stiamot.

L’effet était quelque peu grotesque, tout en inspirant le respect en même temps.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Prestimion.

Dekkeret dut contenir de nouveaux gloussements.

— C’est extrêmement… majestueux, dirais-je. Majestueux, c’est le mot qui convient. Confalume a dû l’adorer. Vous n’allez pas vraiment l’utiliser, n’est-ce pas ?

— Je le dois, répondit Prestimion. Pour certaines hautes fonctions et cérémonies sacrées. Haskelorn va me rédiger un guide. Nous devons prendre ces détails au sérieux, Dekkeret.

— Oui. J’imagine que oui. J’ai remarqué depuis longtemps avec quel sérieux vous preniez le Trône de Confalume. Combien de fois vous ai-je vu vous y asseoir, au fil des années… cinq ? Huit ?

Prestimion eut l’air quelque peu froissé.

— Mais je prenais vraiment le Trône de Confalume au sérieux. C’est le symbole de la grandeur et du pouvoir du Coronal. Un peu trop grand à mon propre goût, ce qui est la raison pour laquelle je préférais utiliser l’ancienne salle du trône de Stiamot, la plupart du temps. Je n’aurais jamais construit une chose comme le Trône de Confalume, Dekkeret. Mais cela ne signifie pas que je sous-estime l’importance de l’affirmation du pouvoir et de la majesté du gouvernement. Et vous ne le devriez pas non plus.

— Je n’avais pas l’intention de suggérer que je le ferais. Seulement que, lorsque je nous imagine : vous, ici, sur cet immense fauteuil d’or, et moi, là-haut au Château, perché sur le gros bloc d’opale du vieux Confalume…

Il secoua la tête.

— Par le Divin, Prestimion, nous ne sommes que des hommes, des hommes que leur vessie fait souffrir si nous restons trop longtemps sans uriner, et dont l’estomac grogne quand nous ne le remplissons pas à l’heure.

— Oui, nous sommes cela, répondit doucement Prestimion. Mais nous sommes également des Puissances du Royaume, deux des trois. Je suis l’empereur du monde, et vous en êtes le roi, et pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes tape-à-l’œil et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.

Puis, comme s’il réalisait que son ton était devenu trop acerbe, Prestimion eut un large sourire.

— Nous et les cinquante millions d’insignifiants fonctionnaires qui ont la charge effective d’accomplir tout ce que, dans notre grandeur, nous leur commandons de faire… Venez, laissez-moi vous montrer le reste de ce palais.

Ce fut une visite complète. Prestimion la conduisit rapidement. Bien que les jambes de Dekkeret aient été d’une longueur considérablement supérieure à celles de Prestimion, il eut fort à faire pour se maintenir à la hauteur de son aîné, qui menait une allure conforme à une vie entière d’agitation et d’impulsivité.

Ils franchirent d’abord une porte dissimulée, à l’arrière de la chambre du trône, puis suivirent un long couloir jusqu’à un vaste espace obscur connu sous le nom de Cour des Trônes, où de sombres murs de pierre noire se rejoignaient majestueusement très haut au-dessus des têtes en voûtes pointues. La seule lumière de la Cour des Trônes était fournie par une demi-douzaine de cierges de cire le long des murs, très éloignés les uns des autres, dans des appliques en forme de mains levées. Les deux grands trônes en bois de gamba qui donnaient son nom à la salle, pas aussi étonnamment grands que celui de la salle du trône, mais tout de même imposants à leur manière, se dressaient côte à côte sur une estrade surélevée au fond de la salle. L’un portait le symbole de la constellation du Coronal, et l’autre, le plus grand, le labyrinthe en spirale, qui était le signe du Pontife.

— Cela ressemble davantage à une salle des tortures qu’à une salle des trônes, si vous voulez mon avis, déclara Dekkeret en haussant les épaules.

— En vérité, je suis d’accord avec vous. Je n’ai pas de bons souvenirs de cette salle : c’est l’endroit où les sorciers de Korsibar nous ont embrouillé l’esprit, et alors que nous étions étourdis par leur sorcellerie, il s’est emparé de la couronne et l’a mise sur sa propre tête. J’en frémis encore à chaque fois que je viens ici.

— Ces événements ne se sont jamais produits, Prestimion. Demandez à n’importe qui, c’est ce que l’on vous répondra. Tout cet épisode a disparu de la mémoire de tout le monde. Vous devriez également vous le sortir de l’esprit.

— Si seulement je le pouvais ! J’ai découvert que certains souvenirs pénibles refusent de disparaître. À mes yeux, c’est encore très réel.

Prestimion passa nerveusement la main dans ses cheveux dorés, fins et soyeux. Son expression était lugubre. Il sembla s’extirper par la seule force de sa volonté de cette réminiscence du passé.

— Enfin, c’est là que nous nous assiérons, tous les deux, d’ici une paire de jours, et je vous coifferai moi-même de la couronne.

— Je devrais saisir cette occasion de vous dire, commença Dekkeret, qu’une fois sur le trône, j’ai l’intention de demander à votre frère Teotas d’être mon Haut Conseiller.

— Vous présentez la chose comme si vous m’en demandiez la permission. Le Coronal désigne qui il souhaite à ce poste, Dekkeret, dit Prestimion d’un ton empreint d’une certaine brusquerie.

— Vous le connaissez mieux que quiconque. Si vous pensez qu’il a en lui quelque défaut que je n’ai pas remarqué…

— Il est très coléreux, répondit Prestimion. Mais il ne s’agit pas d’un défaut que l’on ne puisse remarquer en passant cinq minutes en sa compagnie. Autrement, il est parfait. Sage choix, Dekkeret. Je l’approuve. Il fera très bien l’affaire. C’est ce que vous vouliez m’entendre dire, n’est-ce pas ?

Il était clair, à son impatience durant cette discussion, que Prestimion avait d’autres idées en tête. Ou peut-être voulait-il simplement cacher le plaisir qu’il ressentait à voir un si grand honneur échoir à son frère.

— Regardez par ici, maintenant. Il y a là quelque chose que vous devez absolument voir.

Dekkeret suivit Prestimion dans l’ombre d’une alcôve sur la gauche, dans laquelle il aperçut une sorte d’autel recouvert de damas blanc, puis, en se rapprochant, une silhouette couchée dessus, sur le dos, les mains croisées sur la poitrine.

— Confalume, murmura Prestimion sur le ton le plus bas. Reposant là où je reposerai moi-même, d’ici vingt ou trente ans, et vous-même ensuite, vingt ou quarante ans plus tard. Ils l’ont embaumé pour qu’il soit préservé une centaine de siècles ou davantage. Il existe une crypte secrète dans le Labyrinthe, où les cinquante derniers Pontifes sont enterrés. Le saviez-vous, Dekkeret ? Non. Moi non plus. Une très longue rangée de sépultures impériales, chacune avec sa petite marque personnelle. Demain, nous mettrons Confalume dans la sienne.

Prestimion s’agenouilla et toucha respectueusement du front le côté de l’autel. Au bout d’un moment, Dekkeret en fit autant.

— Je l’ai rencontré une fois, lorsque j’étais enfant ; vous l’ai-je jamais dit ? demanda Dekkeret, lorsqu’ils se relevèrent. J’avais neuf ans. C’était à Bombifale. Nous nous trouvions là, parce que mon père y présentait des échantillons de sa marchandise : des outils agricoles, je crois, le négoce auquel il se livrait à cette époque-là, au régisseur du domaine de l’Amiral Gonivaul, et lord Confalume était à ce moment-là l’invité de Gonivaul. Je les ai vus se promener dans le grand flotteur de Gonivaul. Ils sont passés juste devant moi, sur la route, j’ai fait signe de la main, Confalume a souri et m’a fait signe aussi. Sa seule vue m’a fait trembler. Il paraissait si fort, Prestimion, si radieux : quasiment divin. Son sourire : cette chaleur, cette puissance. C’est un instant que je n’oublierai jamais. Et ensuite, cet après-midi-là, mon père et moi sommes allés au Palais de Bombifale, le Coronal était entouré de sa cour, et une fois de plus, il m’a souri…

Il interrompit son histoire et regarda la silhouette immobile, voilée, reposant sur l’autel. Il était difficile d’accepter le fait qu’un monarque d’une telle force, d’une telle grandeur, puisse disparaître de la surface du monde entre un instant et, le suivant, ne laissant que son enveloppe corporelle derrière lui.

— Il a peut-être été le plus grand de tous, déclara Prestimion. Il n’était pas parfait, non. Avec sa vanité, son amour du luxe, sa faiblesse pour les sorciers et les devins. Mais il s’agissait de défauts insignifiants, alors que ses réalisations ont été merveilleuses ! Diriger le monde pendant soixante ans : cette puissance héroïque, comme vous disiez, presque divine. L’histoire sera bienveillante avec lui. Espérons que l’on se souviendra de nous avec ne serait-ce que la moitié de la chaleur qu’il suscitera, Dekkeret.

— Oui. Je prie pour cela.

 

Prestimion se dirigea vers la sortie de la grande salle. Mais en atteignant la porte, il s’arrêta et désigna une fois de plus les deux trônes, à l’autre extrémité de la pièce, d’un rapide signe de tête crispé, puis reporta son regard vers l’alcôve où reposait le Pontife décédé.

— Le pire moment de son règne s’est déroulé ici, juste devant ces trônes, lorsque Korsibar s’empara de la couronne de la constellation.

Dekkeret suivit le bras tendu de Prestimion.

— Je regardais Confalume, à cet instant. Il semblait paralysé. Atterré… brisé, anéanti. Ils ont dû lui prendre le coude, lui faire monter les marches, et l’asseoir sur le trône Pontifical, avec son fils assis là-haut à côté de lui. Là. Il s’agissait de ces trônes.

Il y avait si longtemps, songea Dekkeret. De l’histoire ancienne, enterrée et oubliée de tout le monde. Excepté Prestimion, apparemment.

Celui-ci était à présent pris par sa propre histoire.

— J’ai eu un entretien avec Confalume, un ou deux jours plus tard, et il paraissait toujours abasourdi par ce qu’avait fait Korsibar. Il semblait vieux… faible… vaincu. J’étais furieux de m’être fait souffler le trône, et qu’il ait consenti à ce vol ; pourtant, en le voyant dans cet état, je n’ai pu m’empêcher de ressentir de la compassion pour lui. Je lui ai demandé de faire donner la troupe contre l’usurpateur, et j’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer, parce que je voulais qu’il lance une guerre contre son propre fils. Il a refusé, bien entendu. Il m’a dit qu’il reconnaissait que c’est moi qui aurais dû devenir Coronal, mais qu’il n’avait plus d’autre choix que d’accepter le coup d’État de Korsibar. Il m’a demandé grâce ! Grâce, Dekkeret ! Et par pitié pour lui, je suis reparti sans insister.

Il y eut soudain une surprenante expression tourmentée dans les yeux de Prestimion.

— Voir un si grand homme brisé, comme ça, Dekkeret, le puissant Confalume avec lequel je parlais n’était désormais plus que l’ombre pathétique d’un roi…

Ainsi, il ne renoncera pas, pensa Dekkeret : l’usurpation et toutes ses conséquences résonnaient toujours dans l’esprit de Prestimion, jusqu’à ce moment même.

— Quelle affreuse épreuve cela a dû être pour vous, commenta-t-il, sentant qu’il devait dire quelque chose, alors qu’ils arrivaient dans le vestibule.

— C’était un supplice pour moi. Et pour Confalume aussi, je pense… Enfin, au bout du compte mes sorciers ont extirpé de son esprit, et de celui de tout le monde en même temps, tout souvenir de la petite bêtise de Korsibar et il est redevenu lui-même et a vécu heureux de nombreuses années par la suite. Mais j’en ai gardé le souvenir dans mon âme. Si seulement j’avais pu l’oublier aussi !

— Il est des souvenirs douloureux qui refusent de disparaître, c’est ce que vous m’avez dit, il y a seulement une minute.

— C’est assez vrai.

Dekkeret réalisa avec désarroi qu’un souvenir douloureux venait de se réveiller inopinément en lui. Il essaya de le renvoyer d’où il venait. Mais il résistait.

Prestimion, l’air plus enjoué à présent, ouvrit une autre porte. Un gigantesque garde Skandar se trouvait juste derrière. Prestimion l’écarta d’un geste.

— À partir d’ici, dit-il d’un ton plus léger, commencent les appartements privés du Pontife. Ils s’étendent en longueur : des dizaines de pièces, au moins une soixantaine. Je n’en ai pas encore fait le tour. Les collections de Confalume sont là, les voyez-vous ?… tous ses jouets magiques, ses peintures, ses statues, les artéfacts préhistoriques, les monnaies anciennes, les oiseaux empaillés et les insectes montés.

Cet homme s’est intéressé à toutes sortes d’objets que l’on pouvait tenir à deux mains tout au long de sa vie et tout se trouve ici. Il a tout légué à la nation. Nous lui consacrerons une aile entière du nouveau bâtiment des Archives, au Château. Regardez là, voyez-vous ceci, Dekkeret ?

— J’ai également un souvenir pénible qui refuse de disparaître, dit Dekkeret, qui l’écoutait à peine.

— Et de quoi s’agit-il ? demanda Prestimion. Il semblait déconcerté par cette interruption.

— Vous étiez présent lorsque c’est arrivé. Ce jour à Normork, où le dément a tenté de vous assassiner, et où ma cousine Sithelle est morte à votre place… ?

— Ah ! Oui, fit Prestimion, sur un ton un peu distrait, comme si en vingt ans, il n’avait pas accordé une pensée à cet incident. Cette charmante jeune fille. Oui. Bien entendu.

Tout lui revint une fois de plus en un instant.

— J’ai parcouru les rues en la portant, son sang coulant sur moi, morte dans mes bras. Le pire moment de ma vie, sans exception. Ce sang. Ce visage blême, ces yeux fixes. Et plus tard, ce jour-là, on m’a conduit devant vous, parce que je vous avais sauvé la vie, vous m’avez remercié d’un poste de chevalier-initié, et tout a commencé pour moi à partir de cet instant. J’avais tout juste dix-huit ans. Mais je n’ai jamais pu me libérer totalement de la douleur causée par la mort de Sithelle. Pas réellement. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai réalisé à quel point je l’aimais.

Dekkeret hésita. Il n’était pas sûr, même après en avoir dit autant, de vouloir partager cela avec Prestimion, en dépit du fait que son aîné avait été son guide et son mentor ces presque vingt dernières années. Mais ensuite, les mots sortirent en se bousculant, comme de leur propre chef.

— Savez-vous, Prestimion, que je crois que c’est à cause de Sithelle que je me suis lié avec Fulkari ? Je pense que j’ai été attiré, dès le début, et encore maintenant, parce qu’en la regardant elle, je vois Sithelle.

Prestimion ne semblait toujours pas saisir la profondeur de ses sentiments. Pour lui, il s’agissait d’une simple conversation.

— Vous le pensez vraiment ? C’est intéressant que cette ressemblance soit si grande.

Il ne semblait pas intéressé le moins du monde.

— Mais bien sûr, je ne suis pas en mesure de le savoir. Je n’ai vu votre cousine que cette fois-là, et cela n’a duré qu’un instant. C’était il y a longtemps… tout se passait tellement vite…

— Oui. Comment pourriez-vous vous en souvenir ? Mais s’il était possible de les placer côte à côte, je suis certain que vous penseriez qu’elles doivent être sœurs. À mes yeux, Fulkari ressemble davantage à Sithelle qu’à sa véritable sœur. Et ainsi… les origines de mon obsession pour elle…

— Obsession ?

Prestimion plissa les yeux de surprise.

— Attendez un instant ! Je croyais que vous étiez amoureux d’elle, Dekkeret. L’obsession, c’est un tout autre sentiment, un sentiment loin d’être aussi beau et pur. Ou êtes-vous en train de me dire que vous pensez que les deux termes sont synonymes ?

— Ils peuvent l’être, oui. Oui. Et dans ce cas précis, je sais qu’ils le sont.

Il n’était plus possible de faire demi-tour, désormais.

— Je le jure, Prestimion, ce qui m’a attiré vers Fulkari était sa ressemblance avec Sithelle, et rien d’autre. Je ne savais rien d’elle. Je ne lui avais jamais adressé la parole. Mais je l’ai vue, et j’ai pensé : La voilà qui m’est rendue, et c’est comme si un piège s’était refermé sur moi. Un piège que je me serais moi-même tendu.

— Ainsi, vous ne l’aimez pas ? Vous vous servez seulement d’elle, comme remplaçante de quelqu’un que vous avez perdu il y a longtemps ?

Dekkeret secoua la tête.

— Je refuse de penser que c’est la vérité. Je l’aime, oui. Mais il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Cependant, je reste avec elle malgré tout, parce que me trouver avec elle semble ramener Sithelle à la vie. Ce qui n’est vraiment pas une raison. Je dois m’en libérer, Prestimion !

Prestimion semblait perplexe.

— Pas une femme pour vous ? Pourquoi donc ?

— Elle ne veut pas être l’épouse d’un Coronal. Tout dans cette idée la terrifie… les obligations, le temps qu’elles nous prendront, à elle comme à moi…

— Elle vous l’a dit ?

— Exactement en ces termes. Je lui ai demandé de m’épouser, et elle a répondu qu’elle accepterait, mais seulement si je refusais d’être intronisé Coronal.

— C’est ahurissant, Dekkeret. Non seulement vous dites l’aimer pour de mauvaises raisons, mais elle n’est de toute façon pas destinée à être votre reine… et cependant, vous excluez de rompre avec elle ? Vous le devez, mon vieux.

— Je sais. Mais je n’en trouve pas la force.

— À cause des souvenirs de votre regrettée Sithelle.

— Oui.

— Vos hésitations aboutissent à une situation réellement malsaine, Dekkeret. Sithelle et Fulkari sont deux personnes distinctes.

La voix de Prestimion était grave et plus paternelle que Dekkeret ne l’avait jamais entendue.

— Sithelle a disparu à tout jamais. En aucun cas Fulkari ne peut être Sithelle pour vous. Ôtez-vous cela de l’esprit. De plus, elle ne constitue même pas un bon choix comme épouse, de son propre aveu, semble-t-il.

— Que suis-je censé faire, alors ?

— La quitter. Une rupture totale.

Les mots de Prestimion tombèrent comme un couperet.

— Il y a de nombreuses autres femmes à la cour, qui seraient heureuses de vous fréquenter jusqu’à ce que vous décidiez de vous marier. Mais il faut mettre un terme à cette relation. Vous devriez remercier le Divin que Fulkari vous ait dit non. Elle n’est manifestement pas faite pour vous. Et cela n’a aucun sens de vouloir épouser une femme simplement parce qu’elle vous rappelle quelqu’un d’autre.

— Ne croyez-vous pas que j’en sois conscient ? Je le sais. Je le sais. Et cependant…

— Cependant, vous ne pouvez vous libérer de votre obsession pour elle.

Dekkeret détourna la tête. Cette discussion devenait mortifiante. Il s’était cruellement rabaissé aux yeux de Prestimion, il le savait.

— Non, je ne peux pas. Et il vous est impossible de le comprendre, n’est-ce pas, Prestimion ? dit-il, d’une petite voix qui n’avait rien de royal.

— Au contraire. Je crois que je le peux.

Il y eut un silence embarrassé pendant quelques instants. Pendant tout ce temps, ils avaient continué d’avancer parmi les rangées de vitrines de trésors de Confalume, sans qu’aucun des deux regarde quoi que ce soit.

— Je peux comprendre à quel point la distinction entre l’amour et l’obsession peut être trouble, reprit Prestimion sur un ton différent, plus intime. Jadis, il y a également eu une femme dans ma vie, que j’ai aimée et qui m’a été enlevée par la violence : elle était la fille de Confalume, la sœur jumelle de Korsibar, c’est une longue histoire, une très longue histoire…

Prestimion paraissait avoir du mal à trouver ses mots.

— Elle a été tuée dans la dernière heure de la guerre civile, assassinée sur le champ de bataille par le traître mage de Korsibar. Je l’ai pleurée pendant des années, puis, je l’ai plus ou moins laissée derrière moi. Du moins, je croyais l’avoir fait. Avec le temps, j’ai rencontré Varaile, qui me convient à tous égards, et tout se passa bien. Excepté que Thismet, c’était son nom, Thismet, continue à me hanter. À peine un mois se passe sans que je rêve d’elle. Et me réveille couvert d’une sueur froide, hurlant de douleur. Je n’ai jamais expliqué à Varaile de quoi il s’agit. Personne n’est au courant. Personne, à part vous, désormais.

Dekkeret ne s’attendait pas à une telle confession. C’était stupéfiant.

— Je vois que nous traînons tous nos fantômes. Qui ne lâcheront pas leur emprise sur nos âmes, qu’importe le nombre d’années passées.

— Oui. Je vous remercie de m’avoir fait partager vos pensées intimes, Dekkeret.

— Je n’ai pas baissé dans votre estime, malgré ce que je vous ai dit ?

— Pourquoi auriez-vous baissé dans mon estime ? Vous êtes humain, non ? Nous n’attendons pas de nos Coronals qu’ils soient parfaits en toute chose. Sinon, nous mettrions des statues de marbre sur le trône. Et peut-être votre souffrance peut-elle être guérie. Je pourrais demander à Maundigand-Klimd d’essayer de débarrasser votre mémoire de tout souvenir de votre regrettée cousine.

— Comme il a débarrassé la vôtre de Thismet ? répliqua immédiatement Dekkeret d’un ton acerbe.

Prestimion lui lança un regard surpris. Dekkeret comprit qu’au plus profond de sa honte, il avait soudain ressenti le besoin de se venger de l’homme qui cherchait précisément à apaiser sa douleur, et que ses paroles irréfléchies avaient été blessantes.

— Pardonnez-moi. C’était cruel de ma part.

— Non, Dekkeret. C’était la vérité. Vous étiez en droit de le dire.

Prestimion voulut passer le bras autour des épaules de Dekkeret, mais son cadet était trop grand. Il serra donc légèrement le poignet de Dekkeret.

— Cette conversation est inestimable : c’est l’une des plus importantes que nous ayons eues. Je vous connais beaucoup mieux maintenant qu’auparavant, au cours de toutes ces années.

— Et pensez-vous qu’un homme qui porte un tel fardeau soit digne de devenir Coronal ?

— Je pense que je vais faire comme si vous n’aviez rien dit.

— Merci, Prestimion.

— Par ailleurs, ma remarque au sujet de Maundigand-Klimd, il y a un instant, vous a visiblement bouleversé. J’en suis désolé. Comme vous l’avez dit, nous traînons tous nos fantômes. Et peut-être est-il vrai que nous sommes condamnés à les conserver jusqu’à la fin de nos jours. Mais je voulais simplement dire que ces souvenirs de votre cousine morte semblent vous apporter une grande douleur, et que vous avez un monde à gouverner, une épouse à choisir, et beaucoup d’autres circonstances vous attendent, désormais, qui requerront toutes vos facultés, sans inattention. Je pense que Maundigand-Klimd pourrait vous guérir de votre perte. Mais il se peut que vous ne vouliez pas renoncer aux souvenirs de Sithelle en dépit de la douleur qu’ils vous causent… tout comme j’imagine, je veux m’accrocher à ce qui me reste de Thismet. Alors, n’en parlons plus, d’accord ? Je suis sûr que vous guérirez vous-même, à votre façon. Et que vous réglerez correctement ce problème concernant Fulkari, également.

— Je l’espère.

— Vous le ferez. Vous êtes roi, maintenant. L’indécision est un luxe accordé uniquement aux gens du commun.

— J’en étais un, autrefois, dit Dekkeret. Ce n’est pas quelque chose à quoi on peut totalement échapper.

Puis il sourit.

— Mais vous avez raison : je dois désormais apprendre à être roi. C’est un sujet que je passerai le reste de ma vie à étudier, je le crains.

— En effet, et vous n’aurez jamais l’impression de le maîtriser. Ne vous en inquiétez pas. J’ai eu le même sentiment, et Confalume avant moi, et Prankipin, très vraisemblablement, aussi, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Stiamot et aux rois qui l’ont précédé. Cela fait partie de la fonction. Nous sommes tous des gens du commun, Dekkeret, sous nos robes et nos couronnes. Notre épreuve consiste à voir dans quelle mesure nous arrivons à nous élever au-dessus de cette condition. Mais vous pourrez vous adresser à moi, lorsque vous aurez des doutes.

— Je le sais, Prestimion. J’en rends grâce chaque jour…

— Et j’ai également pris mes dispositions pour que mon chambellan, Zeldor Luudwid, soit à votre service, lorsque vous retournerez au Château. Il en sait plus que moi sur le comportement d’un Coronal. Si vous rencontrez un problème, parlez-lui-en, tout simplement. Il est mon cadeau.

— Je vous remercie… Votre Majesté.

— Je vous en prie… monseigneur.