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Les terres humides et moites au-delà de la Trouée de Kinslain étaient un territoire Hjort. Peu d’autres gens auraient voulu vivre sur de telles terres, mais les Hjorts étaient originaires d’un monde humide au sol spongieux et au brouillard permanent et torride, et ils trouvaient ces conditions idéales. En outre, ils se savaient peu appréciés des autres races habitant Majipoor, qui trouvaient leur apparence déplaisante et leurs manières caustiques et irritantes ; ils préféraient donc avoir une province à eux, où ils pouvaient vivre leur vie comme il leur plaisait.

Leur centre principal était la petite cité ramassée de Santhiskion, à la population de deux millions de personnes, peut-être même plus. Santhiskion était un vivier de bureaucrates mineurs, car il y avait quelque chose dans le tempérament des Hjorts urbains, bien éduqués, qui leur faisait considérer d’un bon œil de devenir contrôleurs des douanes, agents recenseurs, inspecteurs du bâtiment, et autres professions du même style. Des Hjorts d’un genre différent vivaient dans la vallée de la Kulit, à l’ouest de la ville : pour la plupart, des gens simples, villageois, fermiers, qui se tenaient à l’écart et vaquaient patiemment à leurs tâches, cultivant des plantes telles que le grayven, les baies à cidre et le ganyn, qu’ils expédiaient par bateau aux cités très peuplées de l’ouest d’Alhanroel.

De même que les Hjorts de la cité de Santhiskion étaient naturellement enclins à la tâche laborieuse d’établir des listes, de tenir des registres et de rédiger des rapports, les Hjorts ruraux de la vallée étaient passionnés de rituels et de cérémonies. Leurs vies étaient articulées autour de leurs fermes et de leurs produits ; partout autour d’eux étaient tapis d’invisibles dieux, démons et sorcières, qui pouvaient constituer des menaces pour les récoltes en train de mûrir, il était nécessaire de constamment se concilier les êtres bienveillants et de se prémunir contre les déprédations de ceux qui étaient hostiles, en accomplissant les rites appropriés selon le jour de l’année. Dans chaque village, un commissaire avait la charge du calendrier des rites, et chaque matin il annonçait les propitiations adaptées pour la semaine à venir. Savoir tenir le calendrier n’était pas chose facile ; cela impliquait une longue formation, et le conservateur du calendrier était respecté pour ses compétences, de la même façon qu’un prêtre ou un chirurgien l’eût été.

Dans le village d’Abon Airair, le conservateur du calendrier s’appelait Erb Skonarij, un homme si vieux que sa peau grenue, jadis couleur de cendre, s’était décolorée et n’était plus que bleu pâle, et ses yeux, autrefois magnifiquement grands et brillants, étaient désormais ternes et enfoncés dans son front. Mais son esprit était toujours aussi alerte et il effectuait ses tâches éphémérides extrêmement alambiquées avec une précision qui ne se démentait pas.

— Aujourd’hui est le dixième jour de Mapadik, le quatrième jour de Iyap et le neuvième jour de Tjatur, annonça Erb Skonarij, lorsque les anciens du village vinrent le trouver au matin pour entendre les calculs de la journée. Le démon Rangda Geyak est lâché parmi nous. Par conséquent, il nous incombe de jouer la pièce des geyaks ennemis, ce soir.

Et le conteur, dont c’était la responsabilité de narrer l’histoire des geyaks ennemis, se mit aussitôt à se préparer pour le spectacle, car chez les Hjorts de la Vallée de Kulit, on n’établissait pas de distinction entre les rites et le théâtre.

Ils avaient apporté de leur monde natal un calendrier complexe, ou plutôt un ensemble de calendriers, qui n’avait aucun rapport avec la révolution de Majipoor autour de son soleil, ni avec les mouvements d’aucun corps céleste : leur année comportait 240 jours, divisés en huit mois de trente jours d’après l’un des calendriers, mais également en douze mois de vingt jours selon un autre calcul, et de la même façon en six mois de quarante jours, vingt-quatre mois de dix jours, et cent vingt mois de deux jours.

Ainsi, tout jour de l’année correspondait à cinq dates différentes de cinq calendriers distincts ; et lors de certaines conjonctions spécifiques, notamment celles impliquant les mois nommés Tjatur du calendrier de douze mois, Iyap dans le calendrier de huit mois, et Mapadik dans le calendrier de vingt-quatre mois, des rites particulièrement importants devaient être célébrés. Cette nuit-là, la conjonction de dates faisait que le rite de Ktut, le récit de la guerre entre les démons, devait être mimé.

Les gens d’Abon Airair commencèrent à se rassembler sur le tertre du conteur au crépuscule, et lorsque le soleil se fut couché derrière le Mont Prezmyr, le village entier était réuni, les musiciens et les acteurs étaient en place, le conteur perché sur son haut fauteuil.

Un grand feu de joie flambait dans la fosse à feu. Tous les yeux étaient tournés vers Erb Skonarij ; et au moment précis où survint l’heure connue sous le nom de Pasang Gjond, il donna le signal de début.

— Depuis maintenant de nombreux mois, récita le conteur, les deux factions de geyaks sont en guerre…

Cette vieille, vieille histoire. Tout le monde la connaissait par cœur.

Les musiciens levèrent leurs kempinongs, leurs heftii, leurs tjimpins et jouèrent les mélodies familières, les choristes aux sacs vocaux dilatés entonnèrent l’habituel bourdonnement grave et répétitif qui persisterait sans interruption tout au long de la représentation, et les danseurs, aux costumes recherchés, s’avancèrent pour mimer les événements dramatiques de la légende.

— Grande est la douleur dans le village, alors que les démons se livrent bataille, chanta le conteur. Nous avons vu des flammes vertes transpercer la nuit au milieu des arbres gerribong. Des flammes bleues ont dansé au sommet des pierres tombales dans le cimetière. Des flammes blanches ont circulé le long des poutres de nos toits. Un grand tort nous a été causé. Nombre d’entre nous sont tombés malades, et des enfants sont morts. Le garryn que nous avions récolté a été détruit. Les champs de grayven sont dévastés. L’époque de la moisson sera bientôt là et il n’y aura pas de grayven à rentrer. Et tout ceci nous est arrivé parce que le péché est entré dans le village, et que les pécheurs ne se sont pas livrés pour être purifiés. Le démon Rangda Geyak est parmi nous…

Rangda Geyak se déplaçait au milieu d’eux pendant que le conteur parlait : une énorme silhouette hideuse costumée de façon à ressembler à une très vieille femme de la race humaine, avec une tignasse blanc sale, de longs seins pendants et de grandes dents jaunes et recourbées qui ressortaient comme des crocs. Des flammes rouges se détachaient de ses cheveux ; des flammes jaunes jaillissaient du bout de ses doigts. Elle allait et venait au sommet du tertre, menaçant ceux assis dans les premiers rangs.

— Mais, voilà que survient le sorcier Tjal Goring Geyak, et il se bat contre elle…

Un deuxième démon, cette fois-ci un géant possédant les quatre bras d’un Skandar, sortit de l’ombre en se pavanant et affronta le premier. Ils dansaient désormais ensemble, en cercle, face à face, se raillant et persiflant, tandis que le conteur récitait les détails de leur combat, décrivant la façon dont ils se lançaient des arbres embrasés, provoquaient la formation d’immenses cratères sur la place du village, faisaient déborder les eaux de la placide rivière Kulit de son lit et inonder la ville.

Le fond de l’histoire était que la lutte faisant rage entre les geyaks apportait un grand malheur et la désolation au village, car les démons ne se souciaient pas des dommages collatéraux qu’ils causaient en se battant du haut en bas de la ville et dans les champs environnants. Ce n’est que lorsque les pécheurs qui avaient attiré cette calamité sur les gens de la ville s’avançaient et confessaient leurs crimes que les démons cessaient leur guerre et se retournaient contre les scélérats, prenant des fléaux et les brandissant comme des armes pour les conduire hors du village.

Les trois danseurs qui devaient interpréter les pécheurs pleins de remords étaient assis sur le côté, regardant le spectacle avec tout le monde. Leur tour d’entrer en scène ne viendrait pas avant plusieurs heures ; le conteur devait d’abord relater avec force détails l’arrivée d’autres démons, l’oiseau à une seule aile, le dragon unijambiste, la créature qui dévorait ses propres entrailles, et beaucoup d’autres encore. Il devait parler des orgies démoniaques et de l’absorption de sang. Il devait rapporter les transformations, les bêtes qui échangeaient leurs formes. Il devait raconter l’histoire de cette belle jeune femme qui, sans prononcer un mot, faisait des propositions obscènes aux jeunes hommes sur les routes isolées, tard la nuit. Il devait…

Alors que la vieille légende se déroulait, Erb Skonarij, observant depuis le siège privilégié qui était le sien au nom des décennies passées en tant que conservateur du calendrier du village, ressentit une soudaine douleur fulgurante dans le crâne, comme si un cercle d’acier brûlant lui avait enserré le cerveau.

C’était une sensation épouvantable. Il n’avait jamais éprouvé une telle douleur.

Il commença par penser que l’heure de sa mort avait enfin sonné. Mais ensuite, tandis que cela continuait sans répit, l’idée lui vint que peut-être il n’allait pas mourir, qu’il allait seulement devoir souffrir ainsi pour l’éternité.

Et il s’agissait, comprit-il au bout d’un moment, non pas d’un supplice physique mais mental.

Quelque chose plantait un couteau dans son âme. Quelque chose fouettait le tréfonds de son être avec un fouet de feu. Quelque chose martelait son essence même avec un énorme rocher déchiqueté.

C’était lui le pécheur. Lui qui avait attiré la furie de démons sur le village. Lui, lui, lui, le conservateur du calendrier, le gardien des cérémonies : il avait failli à sa tâche, il avait manqué à ses obligations, il avait trahi ceux qui se reposaient sur lui, et à moins qu’il ne confesse sa faute sur-le-champ, le village tout entier souffrirait à cause de ses perfidies.

Quittant la place d’honneur, il avança en chancelant jusqu’au centre de la scène.

— Arrêtez ! s’écria-t-il. C’est moi ! Je dois être puni ! Pour moi les fléaux ! Pour moi les fouets ! Conduisez-moi hors d’ici ! Rejetez-moi de votre compagnie !

La musique mourut en une cacophonie confuse. Le bourdonnement des choristes se tut. La voix rythmée du conteur s’interrompit au milieu d’une phrase. Ils le dévisageaient tous. Erb Skonarij regarda le public et vit lui aussi les yeux écarquillés, perplexes, les bouches bées.

L’élancement sous son crâne était inexorable. Il le faisait atrocement souffrir.

Quelqu’un posa la main sur son bras. Une voix près de sa membrane otique droite se fit entendre.

— Il faut vous asseoir, vieil homme. La cérémonie sera gâchée. Vous plus que tout autre…

— Non ! s’écria Erb Skonarij en se libérant. C’est moi ! J’ai attiré les démons ! Il montra du doigt le conteur, qui le fixait, frappé de stupeur et d’effroi. Dites-le ! Dites-le ! Dites la trahison du conservateur du calendrier ! Libérez-moi, je vous en prie ! Libérez-nous tous ! Je ne peux plus supporter cette douleur !

Pourquoi ne l’écoutaient-ils pas ?

Un vacillement désespéré l’amena devant les deux démons, Rangda Geyak et Tjal Goring Gevak. Ils avaient à présent cessé leur danse. Erb Skonarij ramassa les fléaux qu’ils devaient utiliser au point culminant de la cérémonie, et les leur mit de force dans la main.

— Frappez-moi ! Fouettez-moi ! Conduisez-moi à l’extérieur !

Les deux silhouettes masquées restaient immobiles. Erb Skonarij appuya ses mains sur son front lancinant. Cette douleur, cette douleur ! Est-ce que personne ne comprenait ? Ils étaient en présence du péché véritable : ils devaient l’expulser du village, car tous souffriraient, et lui plus que tout autre, aussi longtemps que ce ne serait pas fait. Mais personne ne bougeait. Personne.

Il poussa un cri de désespoir étouffé et se précipita vers le feu de joie rugissant. Ce n’était pas bien, il le savait. Le pécheur ne devait pas se punir lui-même. Il devait être rejeté de force de leur sein sous les efforts conjugués de tous les villageois, ou l’exorcisme serait sans effet pour le village. Mais ils ne le faisaient pas ; et il ne pouvait plus supporter la douleur, sans parler de la honte et du chagrin.

Il fut stupéfait de l’apaisement apporté par la chaleur des flammes. Des mains le saisirent, mais il les écarta violemment. Le feu… Le feu… Il chantait pour lui le pardon et la paix.

Il se jeta dedans.