6

 

Dekkeret était au seizième jour de son voyage à travers la large plaine centrale d’Alhanroel vers la grande cité de la côte nord-ouest, Alaisor. Il se trouvait à présent dans la cité de Shabikant, sur la rivière Haggito, un cours d’eau limoneux coulant en direction du sud depuis le Iyann. La seule information que connaissait Dekkeret sur Shabikant était que c’était à cet endroit que poussaient les célèbres arbres du Soleil et de la Lune.

— Nous devrions aller les voir tant que nous en avons l’occasion, dit-il à Fulkari. Il se peut que nous ne repassions jamais par ici.

Ainsi que Prestimion l’avait suggéré, le Coronal et sa suite avaient emprunté la voie de terre vers Alaisor. Il aurait été beaucoup plus rapide de descendre le Mont du Château par bateau en suivant l’Uivendak et ses affluents jusqu’au rapide fleuve Iyann, qui les aurait emmenés jusqu’aux rivages de la Mer Intérieure. Mais il n’y avait nul besoin de se hâter, puisque Prestimion ferait la longue traversée jusqu’à l’Ile avant de revenir à Alhanroel, et que Dekkeret et lui étaient convenus qu’il y aurait des avantages à ce que le nouveau Coronal se présente officiellement aux diverses cités les plus importantes sur son chemin vers l’ouest, plutôt qu’en passant rapidement devant elles par bateau, sans rien d’autre qu’un geste de la main et un sourire pour les millions de gens devant lesquels il passerait.

Par conséquent, il avait pris la Grand Route Occidentale jusqu’au sinistre centre commercial de Sisivondal, au cœur des terres arides et sèches de Camaganda, un parcours excessivement laid mais qui leur évitait la difficile traversée des Montagnes Trikkala aux contours déchiquetés, puis de Sisivondal, par le sein incurvé de Majipoor en traversant Skeil, Kessilroge, Gannamunda et Hunzimar jusqu’au verdoyant Val de Gloyn, où de gigantesques troupeaux d’animaux étranges paissaient placidement dans d’immenses savanes d’herbe gattaga couleur cuivrée, et au-delà de Gloyn, à mi-chemin entre le Mont du Château et Alaisor, plus ou moins en direction du nord-nord-ouest, s’arrêtant ici et là pour honorer de la présence du nouveau Coronal tel duc de province ou tel maire de village. Sans jamais dire un mot à quiconque, bien entendu, des troubles croissants à Zimroel. Pour le moment, ce n’était l’affaire de personne, hormis du Coronal. Ces bonnes gens du centre ouest d’Alhanroel n’avaient certes pas besoin d’être informés de l’agitation mineure sur l’autre continent.

Dinitak, en ceignant chaque jour son casque, donnait connaissance à Dekkeret de ce qui se passait là-bas. Les cinq neveux de Dantirya Sambail étaient revenus de leur errance dans le désert, et avaient installé leur quartier général dans la cité de Ni-moya, ce qu’il ne leur était pas formellement interdit de faire, mais n’en constituait pas moins une provocation. Et il s’avéra qu’ils avaient pris le contrôle de Ni-moya et de ses environs immédiats, ce qui, si les rapports que Dinitak établissait en écumant les esprits étaient exacts, violait bel et bien le décret pris par Prestimion vingt ans plus tôt pour retirer à jamais à Dantirya Sambail et à ses héritiers tout pouvoir politique sur Zimroel.

Dekkeret n’avait pas l’impression que ceci exigeât une réaction gouvernementale instantanée. Il s’attendait à recevoir rapidement confirmation des rapports de Dinitak par des canaux plus orthodoxes, avec de plus amples informations sur ce qui se passait réellement, et il attendrait que ces rapports lui parviennent. Ensuite, Prestimion et lui, lorsqu’ils se seraient retrouvés ainsi qu’ils l’avaient prévu dans le mois à venir ou le suivant, dans la cité côtière de Stoien, pourraient établir ensemble une stratégie adaptée pour s’occuper de ces agitateurs de Ni-moya.

Le groupe royal atteignit Shabikant peu après midi, alors que la cité, s’étalant devant eux sur des kilomètres au nord et au sud dans la large plaine sablonneuse qui bordait la rive orientale de l’Haggito, était baignée par la lumière chaude et brillante du soleil du cœur du pays.

Shabikant était une cité de quatre ou cinq millions d’habitants, à l’évidence une sorte de métropole par rapport aux autres cités de la région : un bel endroit avec des bâtiments gracieux de stuc rose ou bleu coiffés de toits de tuiles vertes très ornementés. Le maire et un comité de représentants municipaux s’avancèrent pour saluer Dekkeret et ses compagnons, et il y eut force révérences, symboles de la constellation et beaux discours avant qu’ils ne soient finalement escortés en ville.

Le maire – son titre était héréditaire et en grande partie honorifique, murmura à Dekkeret l’un de ses assistants – était un petit homme replet, rubicond, aux yeux verts, du nom de Kriskinnin Durch, qui semblait, dans l’ensemble, comblé à l’idée de jouer l’hôte du Coronal lord de Majipoor. Apparemment, lord Dekkeret était le premier Coronal à avoir visité Shabikant depuis plusieurs siècles. Kriskinnin Durch paraissait incapable de revenir du fait que ce grand événement se déroulait pendant son propre mandat. Mais il ne laissa toutefois pas passer l’occasion de faire savoir à Dekkeret que lui-même descendait du côté de sa mère de l’un des plus jeunes frères du Pontife Ammirato, un monarque pas spécialement marquant de quatre siècles plus tôt, se souvenait Dekkeret.

— En ce cas, vous êtes d’une lignée bien plus distinguée que la mienne, lui dit aimablement Dekkeret, amusé plutôt que contrarié par la prétention éhontée de l’homme. Car je ne descends de personne de particulier.

Kriskinnin Durch parut ne pas avoir la moindre idée de la façon de réagir à une déclaration aussi narquoise sur ses origines modestes venant du Coronal lord de Majipoor. Il choisit par conséquent de faire comme si Dekkeret n’avait rien dit.

— Vous irez, bien sûr, voir les Arbres du Soleil et de la Lune, pendant votre séjour parmi nous ? poursuivit-il.

— C’était bien mon intention, dit Dekkeret.

— Il semble que tous ces maires de coins perdus descendent de frères de Pontifes du côté de leur mère, dit Fulkari, parlant de façon que lui seul l’entende. Et de mendiants, de voleurs et de faussaires par leur père ; mais l’un compense l’autre, n’est-ce pas ?

— Chut, lui fit Dekkeret, avec un rapide clin d’œil et en lui serrant légèrement la main.

En guise d’hostellerie royale, Fulkari et lui eurent droit à une charmante villa aux murs roses tout au bord de la rivière, qui d’habitude devait probablement servir à loger les maires des cités avoisinantes et autres fonctionnaires régionaux du même genre lorsque ceux-ci venaient rendre visite à Kriskinnin Durch. Dinitak et le reste du personnel de Dekkeret furent conduits vers des logements plus modestes à proximité.

— J’espère sincèrement que vous trouverez tout à votre convenance, monseigneur, dit obséquieusement le maire, et, reculant, il s’éloigna en faisant la révérence et les laissa seuls.

Ses appartements, constata Dekkeret, étaient vastes mais leur conception manquait d’élégance. Ils étaient meublés dans un style surchargé qui avait été populaire près d’un siècle plus tôt, dans les premières années du règne de lord Prankipin : chaque meuble recouvert de tapisserie de lourd brocart et reposant sur des pieds courtauds et disgracieux. Quelques tableaux grossiers et ternes, qui devaient assurément être l’œuvre d’artistes locaux, décoraient les murs, la plupart pendus légèrement de guingois. Cet endroit tout entier était presque exactement tel qu’il s’y attendait. Pittoresque, pensa Dekkeret, très pittoresque.

Le maire avait avec délicatesse attribué à lord Dekkeret et lady Fulkari des suites séparées, puisque aucune rumeur de mariage royal n’avait atteint la cité de Shabikant, et que les gens avaient tendance à se montrer très tatillons sur de telles questions dans ces provinces agricoles. Mais les deux suites étaient, au moins, adjacentes et il y avait une porte de communication, verrouillée, qu’il ne fut en rien difficile d’ouvrir. Dekkeret commença à penser que le maire n’était peut-être pas tout à fait aussi stupide qu’il le paraissait de prime abord.

— Que sont ces Arbres du Soleil et de la Lune ? lui demanda Fulkari, lorsqu’ils eurent fini de s’installer dans leurs chambres et que les différents chambellans et dames d’honneur eurent rejoint leurs propres quartiers.

Dekkeret avait repoussé les verrous et était entré dans la suite de Fulkari où il l’avait trouvée en train de se prélasser dans une immense baignoire de pierre bleue, se frottant avec indolence le dos avec une énorme brosse, dont le long manche avait une forme en zigzag si étrange qu’il aurait tout aussi bien pu être une sorte d’instrument de sorcellerie.

— D’après ce que j’ai compris, dit-il, il s’agit d’un couple d’arbres phénoménalement vieux qui sont supposés avoir le don d’oracle. Non que quiconque les ait entendus au cours des quelque trois mille dernières années, je m’empresse de l’ajouter. Mais à un moment donné de cette époque, un Coronal du nom de Kolkalli est venu ici en faisant un Grand Périple, est allé voir les arbres, et précisément au coucher du soleil l’arbre mâle a parlé et dit…

— Ces arbres ont un sexe ?

— L’Arbre du Soleil est masculin et l’Arbre de la Lune est féminin. Je ne saurais dire comment on le sait. Qu’importe, le Coronal est allé voir les arbres au coucher du soleil et leur a demandé de lui prédire l’avenir, et au moment où le soleil sombrait derrière l’horizon, l’arbre mâle a prononcé treize mots dans une langue que le Coronal n’a pas comprise. Kolkalli s’est beaucoup agité et a demandé aux prêtres des arbres de les lui traduire, mais ils ont prétendu que personne à Shabikant ne parlait plus la langue des arbres. En réalité, ils la comprenaient, mais ils avaient peur de le dire, car ce que l’arbre avait annoncé était une prophétie sur la mort imminente du Coronal. Laquelle survint trois jours plus tard, lorsqu’il fut piqué au doigt par un gijimong venimeux et mourut en cinq minutes environ, ce qui est pour l’essentiel le seul fait que l’on se rappelle sur le Coronal lord Kolkalli.

— Tu crois à cela ? demanda Fulkari.

— Que le Coronal fut piqué au doigt par un gijimong et mourut ? Cela figure dans les livres d’histoire.

L’un des règnes les plus courts de l’histoire de Majipoor.

— Que l’arbre parla réellement, et que ce fut pour une prophétie de sa mort ?

— Verkausi raconte cette histoire dans l’un de ses poèmes. Je me rappelle l’avoir appris à l’école. J’avoue que je ne vois pas bien comment un arbre pourrait avoir le don de la parole, mais qui sommes-nous pour discuter de vraisemblance avec le sans pareil Verkausi ? J’adopte quant à moi une position neutre sur ce sujet.

— Eh bien, si les arbres disent effectivement quelque chose ce soir, Dekkeret, tu ne devras pas laisser les gens du cru escamoter la traduction du message.

Fulkari brandit les poings en un simulacre d’attitude féroce.

— « Traduisez sinon…» leur diras-tu ! « Traduisez ou mourez ! Votre Coronal vous l’ordonne ! »

— Et s’ils m’apprennent que l’arbre vient de dire qu’il me reste trois jours à vivre ? Que fais-je ensuite ?

— Je me tiendrais à l’écart des gijimongs, pour commencer, répliqua Fulkari.

Elle tendit un long bras mince vers lui.

— Aide-moi à sortir de la baignoire, veux-tu ? Le fond est très glissant.

Il lui prit la main et elle sauta agilement par-dessus le bord de la baignoire, dans l’immense serviette qu’il lui tenait. Doucement, tendrement, il la sécha tandis qu’elle se blottissait contre lui. Puis il jeta la serviette.

Pour la cinquantième fois de la journée, Dekkeret fut frappé par sa beauté radieuse, l’éclat de ses cheveux, l’étincelle de ses yeux, la force et la vigueur de ses traits, l’harmonieux compromis auquel son corps était parvenu entre sveltesse athlétique et volupté féminine. Et elle était par ailleurs une compagne tellement merveilleuse : intelligente, vive, sensible et pétulante.

Il était en permanence ébahi à l’idée qu’ils avaient failli se séparer. Il entendait encore, bien trop souvent, l’écho des paroles qui avaient alors été prononcées : Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal, lui avait-elle déclaré dans le bosquet de la forêt du Mont du Château. Et lui, à Prestimion, dans la Cour des Trônes du Labyrinthe : Il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Il était difficile à présent de croire qu’ils avaient pu prononcer de telles paroles. Mais ils l’avaient fait. Ils l’avaient fait. Aucune importance, pensa Dekkeret : le temps avait passé et les circonstances étaient différentes à présent. Ils se marieraient dès que cette fâcheuse histoire avec Mandralisca serait terminée.

Leurs yeux se rencontrèrent, et il vit une lueur friponne dans les siens.

— Mais nous n’avons pas le temps maintenant, dit-il d’un ton plaintif. Nous devons nous habiller. Son Excellence le maire nous attend pour déjeuner, faire le tour de la ville, et au coucher du soleil nous devons aller voir les célèbres arbres parlants.

— Tu vois ? Tu vois ? Il est tout le temps question de travail, pour le Coronal et son épouse !

— Pas tout le temps, dit Dekkeret, parlant très doucement, enfouissant son visage dans le creux de son épaule.

Elle était chaude et parfumée par le bain. Il fit légèrement courir ses mains le long de son dos mince, sur son doux postérieur, le long de ses flancs. Elle frémissait contre lui. Mais elle se maîtrisait, tout comme lui.

— Lorsque les beaux discours d’aujourd’hui seront terminés, dit-il, il n’y aura que nous deux ici, et nous aurons toute la nuit pour nous. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui. Oh, oui, Dekkeret, je sais ! Mais d’abord, le devoir nous appelle !

Elle frotta doucement ses lèvres contre les siennes pour lui dire qu’elle s’était réconciliée avec cette idée, qu’elle comprenait que le plaisir d’un roi devait attendre que le devoir d’un roi soit accompli.

Puis elle se glissa hors de son étreinte et lui ouvrit la porte séparant leurs suites, souriant largement, faisant de petits gestes pour le chasser de là, et le renvoyer dans ses appartements pendant qu’elle s’occupait de s’apprêter pour les événements publics qui les attendaient. Il lui envoya un baiser et partit s’habiller lui aussi : la robe royale aux couleurs verte et dorée emblématiques de son haut statut, l’anneau, le pendentif, tous les petits signes et symboles extérieurs qui le désignaient comme le roi du monde.

Elle a changé, songea-t-il. Elle est entrée dans son rôle. Nous serons très heureux ensemble.

Mais d’abord, comme l’avait dit Fulkari, le devoir les appelait.

L’après-midi était déjà fort entamé lorsque toutes les cérémonies publiques de la visite royale à Shabikant furent terminées : le déjeuner du maire à l’hôtel de ville s’était, évidemment, avéré être un interminable banquet auquel assistaient tous les notables de la ville, avec une succession de discours de bienvenue et de vœux pour un règne long et glorieux, puis enfin, Dekkeret et Fulkari, accompagnés de Dinitak et de plusieurs assistants de Dekkeret, furent ramenés vers la rivière pour voir la plus grande attraction de Shabikant : les Arbres du Soleil et de la Lune. Le maire, Kriskinnin Durch, qui ne se tenait quasiment plus de joie, trottait à côté d’eux. Une demi-douzaine de dignitaires qui se trouvaient au banquet l’accompagnaient, portant à présent de larges cordons pourpres en travers de la poitrine qui les désignaient, leur expliqua le maire, comme les représentants de l’ordre des arbres. C’était une distinction purement honorifique à présent, ajouta-t-il : puisque les arbres étaient restés silencieux depuis des milliers d’années et que le culte de leur vénération était tombé en désuétude, « l’ordre » était en fait devenu une confrérie mondaine pour les hommes les plus en vue de Shabikant.

Fulkari, laissant un petit éclair de malice traverser son visage, prétendait à présent avoir des doutes quant à cette visite.

— Crois-tu que ce soit si sage, Dekkeret ? Et s’ils décident de parler de nouveau, après tout ce temps, et te disent quelque chose que tu aurais préféré ne pas entendre ?

— Je crois que la langue des arbres est sans doute oubliée maintenant, non ? Mais sinon, nous pouvons toujours choisir de ne pas écouter la traduction. Et s’il s’agit d’une prophétie réellement mauvaise, les prêtres prétendront certainement qu’ils ne comprennent pas ce que dit l’arbre, tout comme ils l’ont fait avec Kolkalli.

Le crépuscule était à présent proche. Le soleil, d’un vert de bronze à cette heure, était bas au-dessus de l’Haggito, et, sous ces latitudes, donnait l’illusion d’être curieusement élargi et aplati dans les derniers moments de sa descente vespérale dans le ciel occidental.

Les arbres étaient enclos dans un petit parc oblong au bord de la rivière. Une palissade de poteaux métalliques noirs terminés par des pointes aiguisées les protégeait. Ils se tenaient côte à côte, deux silhouettes solitaires découpées sur le ciel s’assombrissant, dans un terrain autrement vide.

Le maire se livra à toute une cérémonie pour déverrouiller la porte et faire entrer les invités du Mont du Château.

— L’Arbre du Soleil est à gauche, déclara-t-il d’un ton vibrant de fierté. L’Arbre de la Lune est à droite.

Les arbres étaient des myrobolans, découvrit Dekkeret, mais ils étaient de loin les plus grands qu’il ait jamais vus, des titans de leur espèce, et devaient assurément être très anciens en vérité. Très vraisemblablement, ils devaient déjà être extrêmement impressionnants à l’époque de lord Kolkalli.

Mais il était facile de voir que ces deux arbres gigantesques arrivaient finalement au terme de leur existence.

Les motifs vifs et distincts à rayures vertes et blanches qui marquaient le tronc des myrobolans en bonne santé avaient perdu leur éclat et s’étaient déformés sur ces deux-là en taches informes et floues, et les grands et épais troncs avaient eux-mêmes développé d’inquiétantes courbures, l’Arbre du Soleil penchant dangereusement vers le sud, l’Arbre de la Lune allant dans l’autre direction. Leurs couronnes aux nombreuses branches étaient quasiment nues, avec seulement quelques rares feuilles grises en forme de croissant pour les couvrir. L’érosion du sol au pied des deux arbres avait dénudé leurs racines noueuses brunes, bien qu’une tentative ait été faite pour les dissimuler en jonchant la zone autour de chaque arbre de petites bannières, de rubans et de tas de talismans. L’aspect tout entier de cet endroit paraissait triste, voire pathétique, à Dekkeret.

Fulkari et lui furent gratifiés de talismans pour contribuer à l’amoncellement. À l’instant précis du coucher du soleil, ils étaient censés s’avancer et les offrir aux arbres, qui pourraient alors réagir – ici le maire fit un grand clin d’œil – par des déclarations sibyllines. Ou, dit-il, ils ne le feraient pas.

Le bord inférieur du soleil touchait à présent la rivière. Il commença à s’y enfoncer doucement. Dekkeret attendit, en se représentant mentalement l’immense masse de la planète tournant pesamment sur son axe, emmenant inexorablement cette région dans l’obscurité. Le soleil avait à présent à moitié disparu. Il n’en restait désormais plus que l’éclat cuivré de son croissant supérieur. Dekkeret retint son souffle. Toute conversation avait cessé chez les citadins. L’air paraissait soudain étrangement immobile. Il y avait une certaine intensité dramatique dans cette scène, dut-il admettre.

Le maire leur indiqua d’un signe de tête qu’ils devaient se préparer à avancer dans un instant.

Dekkeret jeta un regard à Fulkari et ils avancèrent solennellement vers les arbres, lui vers l’arbre féminin, elle vers l’arbre masculin, s’agenouillèrent et déposèrent leurs talismans sur les monticules, juste au moment où le dernier miroitement du soleil s’évanouissait à l’ouest. Dekkeret inclina la tête. Le maire lui avait donné pour instruction de s’adresser aux arbres dans le secret de son cœur et de leur demander conseil.

Un silence profond s’ensuivit alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient dans le ciel. Personne dans le groupe de citadins debout derrière lui ne paraissait ne serait-ce que respirer.

Et dans ce silence, Dekkeret, stupéfait, pensa effectivement entendre quelque chose : un son grinçant, rouillé, si faible qu’il passait à peine le seuil de son audition, un son qui aurait pu s’élever du sol par les racines de l’arbre devant lequel il était agenouillé. L’énorme vieil arbre oscillait-il dans la première brise de la soirée ? Ou bien l’oracle – comment cela était-il possible ? – avait-il réellement parlé, offrant au nouveau Coronal quelques syllabes murmurées d’une inintelligible sagesse ?

Il jeta un regard à Fulkari. Il y avait une expression étrange dans ses yeux, comme si elle aussi avait entendu quelque chose.

Mais alors Kriskinnin Durch rompit le charme par des applaudissements joyeux et vigoureux.

— Très bien, monseigneur, très bien ! Les arbres se réjouissent de vos présents, et vous ont, je l’espère, transmis leur sagesse ! Quel honneur pour nous, après toutes ces années, qu’un Coronal rende hommage à nos arbres merveilleux ! Quel honneur extraordinaire !

— Tu n’as rien entendu de réel, n’est-ce pas ? demanda Fulkari à voix basse, tandis qu’elle et Dekkeret s’éloignaient.

Avait-il entendu ? Non. Non. Bien sûr que non, décida-t-il.

— Le murmure du vent, voilà ce que j’ai entendu, dit-il. Et peut-être un mouvement dans les racines. Mais tout cela est très théâtral, n’est-ce pas ? Et même effrayant.

— Oui, répondit Fulkari. Effrayant.