15

 

— Voici le plan, dit Dekkeret à Fulkari, deux heures plus tard. Nous allons appeler cela un Grand Périple, tout simplement. Ce ne sera en aucun cas présenté comme une expédition militaire. Mais il s’agira d’un Grand Périple qui ressemblera beaucoup à une expédition militaire. Le Coronal sera non seulement accompagné de sa propre garde, mais d’un contingent de troupes Pontificales, un nombre substantiel de troupes Pontificales. Ce qui donne à toute l’entreprise l’aspect d’une mission de maintien de la paix, puisqu’un Grand Périple ne comporterait normalement que du personnel du Château, et que les forces du Pontife n’y prendraient pas place. Le message que nous transmettrons ainsi sera : « Voici votre nouveau Coronal, saluez-le comme votre roi. Mais si quiconque parmi vous a des idées de trahison, d’insurrection, vous êtes prévenus qu’une armée se tient là, derrière lui, qui vous ramènera à la raison. »

— Était-ce l’idée de Prestimion ou la tienne ?

— La mienne. Fondée sur sa suggestion, il y a longtemps, qu’une bonne façon d’obtenir des informations de première main sur la situation à Zimroel était de m’y rendre sous le prétexte d’un Grand Périple. J’ai réussi à l’instant à le convaincre que nous ferions mieux de conserver l’option d’une véritable guerre comme dernier recours, que nous pourrons toujours utiliser si j’ai droit à une mauvaise réception lorsque je serai là-bas.

— Zimroel ! s’écria Fulkari, secouant la tête d’étonnement. C’est un endroit que je n’ai même jamais rêvé de voir. On ne pouvait se tromper sur l’éclat d’excitation de ses yeux. C’était comme si elle ne l’avait pas entendu mentionner la perspective d’être mêlé à une guerre. Nous irons à Ni-moya, bien entendu. Et Dulorn ? On dit que Dulorn semble tout droit sorti d’un conte de fées, une cité entière construite en cristal blanc. Et Pidruid ? Til-omon ? Oh Dekkeret, quand prenons-nous la mer ?

— Pas avant quelque temps, j’en ai peur.

— Mais s’il s’agit d’une situation aussi urgente…

— Même ainsi. C’est à Alaisor que les bateaux à destination de Zimroel embarquent leurs passagers, nous devrons donc retourner là-bas d’abord. La flotte devra être constituée, les troupes impériales rassemblées. Cela prendra du temps, peut-être tout le reste de l’été. Entre-temps, les proclamations officielles d’un Grand Périple seront établies et expédiées à chaque cité de Zimroel où je me rendrai, afin qu’ils soient à même de me recevoir avec tout le faste avec lequel les Coronals sont généralement reçus lorsqu’ils arrivent dans une ville.

Il sourit.

— Oh, un dernier détail : toi et moi devons nous marier, aussi. Vers la fin de la semaine, c’est probablement le meilleur moment. Prestimion lui-même a accepté de célébrer…

— Nous marier ? Oh, Dekkeret… !

Il y avait un mélange de plaisir et de perplexité dans sa voix. Mais c’était la perplexité qui dominait. Sa lèvre inférieure tremblait un peu.

— Ici, à Stoien ? Nous n’aurons pas un mariage au Château ? Tu sais que je t’épouserai où tu voudras. Mais pourquoi un si court délai, cependant ?

Il prit ses mains entre les siennes.

— Les gens de Zimroel ont tendance à être très conventionnels, à ce que l’on m’a dit. Il ne leur semblerait tout simplement pas convenable que le Coronal se présente lors de son premier Grand Périple accompagné de… d’une…

— Une concubine ? Est-ce le mot que tu cherches ?

Fulkari recula et rit.

— Dekkeret tu parles exactement comme Dinitak, maintenant. Indécent ! Inconvenant ! Honteux !

— Disons « maladroit », dans ce cas. La situation à Zimroel est si délicate que je ne peux pas risquer d’embarras politique lorsque je serai là-bas. Mais si la réponse est non, Fulkari, mieux vaudrait me le dire maintenant.

— La réponse est oui, Dekkeret, répondit-elle sans hésiter. Oui, oui, oui ! Tu le savais.

Puis la lueur radieuse disparut de ses yeux, elle détourna la tête et poursuivit sur un ton très différent.

— Mais, néanmoins… j’ai toujours pensé… la façon dont se déroule une noce, tu sais, au Château, dans la Chapelle de lord Apsimar, où les Coronals sont censés se marier, et la réception ensuite dans la cour du Clos de Vildivar…

Dekkeret comprit. C’était la lointaine arrière-petite-fille de lord Makhario qui parlait, lady Fulkari de Sipermit, chez qui les coutumes de l’aristocratie du Château étaient une seconde nature. Craignant à présent d’être inexplicablement spoliée de la splendide et magnifique cérémonie de mariage qu’elle avait toujours imaginée être la sienne depuis le moment de leurs fiançailles.

— Nous pourrons nous marier à nouveau au Château plus tard, dit-il gentiment. En grand tralala, je te le promets, Fulkari, avec tout le cérémonial dû à l’événement, avec ta sœur comme demoiselle d’honneur et Dinitak comme garçon d’honneur, la cour entière y assistant, et une seconde lune de miel à High Morpin dans l’appartement réservé au Coronal pour ses loisirs privés. Mais nous passerons notre première lune de miel à Ni-moya. Et un mariage célébré par le Pontife lui-même, ici et maintenant, avant qu’il ne prenne le chemin du retour pour le Labyrinthe… Qu’en dis-tu ?

— Eh bien, évidemment, le Coronal lord de Majipoor ne peut pas accomplir le Grand Périple en compagnie d’une quelconque petite traînée, n’est-ce pas ? Je t’en prie, officialisons notre situation, dans ce cas. Je t’épouserai où et quand tu voudras, comme tu penseras que c’est le mieux.

Cette adorable étincelle de ravissement et de malice était revenue dans ses yeux.

— Mais ensuite, monseigneur, lorsque nous serons rentrés au Château : satin et velours, la Chapelle de lord Apsimar et la cour du Clos de Vildivar…

 

Ce fut une cérémonie simple, presque pour la forme, de façon si absurde pour un rite d’État aussi solennel que le mariage d’un Coronal : elle se tint dans la suite de Prestimion, le Pontife officiant, Varaile et Dinitak servant de témoins, Septach Melayn et Gialaurys jouant les spectateurs.

Le tout ne dura pas plus de cinq minutes. Prestimion portait bien sa robe de cérémonie écarlate et noir, et la couronne de la constellation ceignait le front de Dekkeret, mais pour le reste, il aurait aussi bien pu s’agir du mariage d’un commerçant et de sa jeune et jolie vendeuse dans le bureau du magistrat municipal. Toutes les personnes présentes comprenaient la raison d’une telle hâte. Un mariage royal digne de ce nom suivrait en temps et lieu, oui : une fois qu’il aurait été répondu au défi des Cinq Lords de Zimroel. Mais pour le moment, les convenances élémentaires auraient été respectées. Lord Dekkeret et lady Fulkari se rendraient à Zimroel avec des anneaux de mariage au doigt, et nul sur le continent occidental ne pourrait piper mot sur la dépravation de la moralité du Château.

Le banquet du mariage, en tout cas, fut carrément somptueux, avec des vins de cinq couleurs, et une succession de plateaux d’huîtres de Stoienzar, de viande fumée et de fruits piquants au vinaigre dont les habitants de ces territoires tropicaux raffolaient. Septach Melayn chanta l’ancien hymne de mariage d’une voix de ténor honorable bien que nasillarde, et Fulkari, un peu éméchée, donna à Prestimion un baiser si passionné et inattendu que les yeux du Pontife s’écarquillèrent et que lady Varaile applaudit dans une feinte admiration ; et au moment approprié, Dekkeret prit son épouse dans ses bras et l’emporta dans leur suite, à l’étage au-dessous, en affichant une ardeur puérile d’une telle pétulance que l’on aurait aisément pu penser que ce serait la toute première nuit qu’ils passeraient ensemble.

Quelques jours plus tard, le Pontife et sa suite se mirent en route pour retourner au Labyrinthe : par bateau le long de la côte nord de la Péninsule de Stoienzar jusqu’à Treymone et ses célèbres maisons-arbres, et à partir de là par voie de terre à travers la Vallée de Velalisier et le Désert du Labyrinthe jusqu’à la capitale impériale. Dekkeret se tenait avec Prestimion sur le quai royal du port de Stoien pour de brefs adieux tandis que Varaile et les enfants du Pontife embarquaient dans leur vaisseau. Septach Melayn et Gialaurys restèrent avec tact à l’écart. Sur la requête de Dekkeret, ils l’accompagneraient à Zimroel dans son Grand Périple.

Dekkeret exprima brièvement ses regrets pour les paroles dures qu’ils avaient échangées peu de temps auparavant ; mais Prestimion les écarta en disant qu’il regrettait au moins autant sa propre colère pendant la réunion du petit déjeuner, et qu’il valait mieux se sortir cet épisode entier de l’esprit. Il en avait résulté, souligna-t-il, un accord global entre eux sur l’une des questions d’État les plus importantes qu’un Coronal et un Pontife aient jamais eues à considérer.

Prestimion n’eut pas besoin d’ajouter qu’il laissait l’ensemble de tactiques particulières à employer pour régler le problème de Zimroel entre les mains de Dekkeret. Ils le savaient tous deux : il s’agissait de la tâche du Coronal, pas de celle du Pontife.

Quant à l’avènement de la quatrième Puissance du Royaume et à la désignation de Dinitak comme Roi des Rêves, ils en passèrent également le résumé sous silence. Dekkeret savait que Prestimion n’était toujours pas à l’aise avec ce concept, mais qu’il ne constituerait pas un obstacle à son exécution… au bout du compte. Prestimion avait eu son entretien avec Dinitak, bien qu’aucun des deux hommes n’ait discuté avec Dekkeret de ce qui s’était dit. À l’évidence, tout s’était bien passé, en conclut Dekkeret. La campagne contre Mandralisca avait la priorité, cependant.

À la fin, ils s’embrassèrent, avec cordialité, même si, comme à l’accoutumée, ce fut une affaire délicate à cause de leur différence de taille. Prestimion prit congé de Dekkeret, le félicita une fois de plus de son mariage, lui souhaita un bon Grand Périple, et lui dit qu’ils se verraient de nouveau au Château une fois que le travail en cours aurait été accompli. Puis il se retourna et embarqua avec toute sa dignité impériale à bord du vaisseau qui le transporterait à Treymone, sans un regard en arrière.

 

Dekkeret lui-même, son épouse, ses compagnons, Dinitak Barjazid, Septach Melayn et Gialaurys, ainsi que le reste de l’entourage royal se mirent en route cinq jours plus tard. Eux aussi commencèrent leur voyage par bateau, voguant vers le nord de Stoien en traversant le Golfe jusqu’au petit port tranquille de Kimoise sur la côte occidentale. Des flotteurs rapides les attendaient là pour leur faire remonter la côte jusqu’à Alaisor en passant par Klai, Kikil et Steenorp, la reconstitution à l’envers de l’itinéraire qu’ils avaient suivi pour descendre à Stoien pour le rendez-vous de Dekkeret avec le Pontife. Mais il y aurait une longue attente à Alaisor pendant que la flotte serait rassemblée et les troupes mobilisées.

Car il s’agissait bien d’une mobilisation. Dekkeret ne se faisait aucune illusion à ce sujet. Il savait qu’il devait effectuer la traversée jusqu’à Zimroel en étant prêt à faire la guerre. Mais le grand test de son règne serait de savoir s’il réussirait à éviter cette guerre. Serait-ce possible ? Il l’espérait du fond du cœur. Il était le Coronal lord de Zimroel tout autant que celui d’Alhanroel, mais il ne voulait pas gagner la loyauté des citoyens du continent occidental par l’épée.

Il s’agissait de la quatrième visite de Dekkeret à Alaisor, la principale métropole du centre de la côte occidentale. Mais il n’avait jamais eu le temps lors de ses trois séjours précédents de véritablement visiter l’immense cité.

Lors de sa première visite, se rendant à Zimroel avec Akbalik de Samivole, des années plus tôt alors qu’il n’était encore qu’un jeune chevalier-initié, il s’était arrêté là juste le temps d’attraper le bateau qui leur ferait traverser la Mer Intérieure. Il était à nouveau passé par Alaisor, un ou deux ans plus tard, cette fois pour une durée encore plus brève, car c’était au moment de frénésie où il traversait toute la planète pour rejoindre l’île du Sommeil, et informer lord Prestimion que Venghenar Barjazid s’était échappé de la prison du Château et avait l’intention de remettre au rebelle Dantirya Sambail ses casques permettant de contrôler les pensées. Lors de sa visite la plus récente, à peine quelques mois plus tôt, Dekkeret n’avait séjourné là que quelques jours avant de recevoir la nouvelle de l’arrivée à Stoien de Prestimion qui requérait sa présence immédiate. Il avait à peine eu l’occasion de déposer une gerbe sur la tombe de lord Stiamot, avant qu’il ne soit nécessaire de reprendre son chemin.

À présent, cependant, il avait plus que largement le temps de découvrir les merveilles d’Alaisor. Dekkeret aurait été ravi de se mettre sans délai en route pour Zimroel. Mais il y avait des bateaux à faire venir d’autres ports, de nouveaux à construire, des soldats à enrôler dans les provinces environnantes. Que cela lui plaise ou non, son séjour à Alaisor allait être prolongé cette fois.

La cité était superbement située, un port de mer idéal. Le fleuve Iyann, coulant vers l’ouest dans la partie supérieure d’Alhanroel, rejoignait à cet endroit la mer. En creusant un lit profond au milieu d’une haute ligne d’abruptes falaises de granit noir qui se dressait parallèlement au littoral, le fleuve avait créé une liaison entre les régions de l’intérieur et la grande baie en forme de croissant au pied des montagnes. Cette baie à l’embouchure du Iyann était devenue le port d’Alaisor. La cité elle-même s’était à l’origine élevée le long de la bande côtière, avec des vrilles de colonies urbaines s’enfonçant dans les collines pour former le faubourg exceptionnellement situé des Hauts d’Alaisor.

Dekkeret et Fulkari étaient logés dans l’appartement de quatre étages construit sur le toit de la tour de trente étages de la Bourse du commerce d’Alaisor, où séjournaient habituellement les membres de la famille royale en visite. De leurs fenêtres, ils pouvaient voir les rayons noirs des grands boulevards qui se dirigeaient vers le front de mer depuis tous les coins de la cité, convergeant juste en dessous d’eux dans le cercle délimité par six obélisques monumentaux qui signalaient l’emplacement de la sépulture de lord Stiamot. Stiamot était en route pour Zimroel à un âge avancé, disait l’histoire, pour demander le pardon de la Danipiur des Métamorphes pour la guerre qu’il avait menée contre son peuple, lorsqu’il était tombé mortellement malade à Alaisor. Il avait demandé à être enterré face à la mer. Du moins, c’est ce que racontait l’histoire.

— Je me demande s’il est réellement enterré ici, fit Dekkeret, alors qu’ils observaient d’en haut l’antique tombeau.

Des gens d’Alaisor se déplaçaient entre les obélisques, répandant des poignées de fleurs de couleurs vives. La tombe était ornée de fleurs fraîches chaque jour.

— Et d’ailleurs, a-t-il même jamais existé ?

— Ainsi tu doutes aussi de lui, de la même façon dont tu doutais de Dvorn lorsque nous étions devant son tombeau ?

— La question est la même. J’admets que quelqu’un dont le nom était Dvorn a probablement été Pontife à une époque ou à une autre, il y a longtemps. Mais était-il celui qui a fondé le Pontificat ? Qui le sait ? Cela se passait il y a treize mille ans ; au bout de tant d’années, disposons-nous d’un moyen sûr pour distinguer l’Histoire du mythe ? De même pour lord Stiamot : tout ça remonte à si longtemps que nous ne pouvons être sûrs de rien.

— Comment peux-tu parler ainsi ? Il a vécu il y a seulement sept mille ans. Sept c’est très différent de treize. Par rapport à Dvorn, il est presque notre contemporain !

— Vraiment ? Sept mille ans… treize mille ans… ce sont des nombres incroyables, Fulkari.

— Alors, il n’y a jamais eu de lord Stiamot ?

Dekkeret sourit.

— Oh, d’accord, il y a eu un lord Stiamot. Et soit lui, soit quelqu’un du même nom, a probablement été celui qui a vaincu les Métamorphes et les a envoyés vivre à Piurifayne, j’imagine. Mais est-ce l’homme qui est enterré sous ces obélisques noirs ? Ou bien, a-t-on simplement enterré quelqu’un ici, il y a cinq ou six mille ans, quelqu’un d’important à cette époque, et petit à petit, l’idée s’est répandue que la personne dans cette tombe était lord Stiamot ?

— Tu es terrible, Dekkeret !

— Seulement réaliste. Crois-tu que le véritable Stiamot ressemblait en quoi que ce soit à l’homme que nous décrivent les poètes ? Le héros surhumain, traversant la planète d’un bout à l’autre, de la façon dont toi ou moi traverserions la rue ? D’après moi, le lord Stiamot du Livre des Changements est une fable à quatre-vingt-quinze pour cent.

— Et penses-tu que la même chose t’arrivera ? Le lord Dekkeret des poèmes qui seront écrits dans cinq mille ans sera-t-il une fable à quatre-vingt-quinze pour cent ?

— Bien sûr. Lord Dekkeret et lady Fulkari aussi. Quelque part dans Le Livre des Changements, Aithin Furvain déclare lui-même que Stiamot entendit un jour quelqu’un chanter une ballade sur l’une de ses victoires sur les Métamorphes, et pleura parce que tout ce que l’on disait de lui dans cette chanson était faux. Et même cela est probablement une fable. Varaile m’a dit une fois que sur la place du marché des chansons étaient chantées sur la lutte de Prestimion contre Dantirya Sambail, et que le Prestimion qu’elles chantaient ne ressemblait absolument pas au Prestimion qu’elle connaissait. Il en sera de même pour nous un jour, Fulkari. Tu peux me faire confiance sur ce point.

Les yeux de Fulkari brillaient.

— Imagine cela : des poèmes sur nous, Dekkeret, dans cinq mille ans d’ici ! La saga héroïque de ta grande campagne contre Mandralisca et les Cinq Lords ! J’adorerais en lire un… pas toi ?

— J’adorerais savoir ce que le poète nous apprend du dénouement de la situation pour lord Dekkeret, en tout cas, dit Dekkeret, baissant sombrement les yeux vers la sépulture ancienne sur l’esplanade en contrebas. La saga s’achève-t-elle sur une fin heureuse pour le vaillant Coronal, je me le demande ? Ou bien est-ce une tragédie ?

Il haussa les épaules.

— Enfin, au moins, nous n’aurons pas à attendre cinq mille ans pour le découvrir.

 

Il ne fut pas possible d’échapper à une nouvelle cérémonie sur la tombe cette fois, ni à une visite du temple de la Dame au sommet des Hauts d’Alaisor, le second lieu le plus sacré de la Dame sur la planète, et un grand dîner dans la célèbre Salle des Topazes dans le palais du maire d’Alaisor, Manganan Esheriz. Puis alors que les semaines passaient, il y eut également d’autres événements officiels, en une succession étourdissante, tandis qu’Alaisor profitait pleinement du phénomène extraordinaire de la présence prolongée du Coronal en ses murs.

Mais Dekkeret passa le plus de temps possible à planifier son expédition à Zimroel : le débarquement à Piliplok, la remontée du Zimr, l’entrée à Ni-moya. Il apprit les noms des fonctionnaires locaux, il étudia les cartes, il chercha à identifier les poches d’agitation potentielle sur la route. L’astuce consisterait à arriver à la tête d’une immense armée, tout en continuant à entretenir l’illusion qu’il ne s’agissait que d’un pacifique Grand Périple, entrepris dans le but de présenter le nouveau Coronal à ses sujets occidentaux. Bien entendu, s’il trouvait une armée rebelle l’attendant lorsqu’il débarquerait à Piliplok, ou si Mandralisca avait été jusqu’à bloquer la mer devant lui, il n’aurait d’autre choix que de répondre à la force par la force. Mais cela restait à voir.

L’été se passa. Dekkeret savait que bientôt viendrait le moment où, avec le changement de saison, les vents tourneraient et deviendraient contraires, soufflant si violemment depuis l’ouest que ce départ devrait être reporté pour de nombreux mois. Il se demanda s’il avait mal calculé la durée nécessaire, avait passé tant de temps à assembler sa flotte que l’invasion devrait être retardée jusqu’au printemps, ce qui donnerait autant de délai à ses ennemis pour se retrancher.

Mais enfin, tout sembla propice au départ, et les vents étaient toujours favorables.

Son vaisseau amiral s’appelait le Lord Stiamot. Évidemment : le héros local, le Coronal dont le nom était synonyme de triomphe. Dekkeret soupçonna que le bateau devait avoir eu précédemment un nom moins ronflant et avait été rebaptisé en toute hâte en son honneur, mais il n’y vit pas de mal.

— Que ce nom soit le présage de notre succès à venir, s’exclama Gialaurys avec une exubérance bourrue, en désignant les lettres dorées sur la coque alors qu’ils embarquaient. Le conquérant ! Le plus grand des guerriers !

— En effet, dit Dekkeret.

 

Gialaurys se montra également exubérant, en fait il fut le seul à l’être, lorsque le port de Piliplok fut finalement en vue, de nombreuses semaines plus tard, après une lente et venteuse traversée de la Mer Intérieure, rendue remarquable par la présence d’une grande troupe de dragons de mer qui resta tout près pendant la majeure partie du temps. Les gigantesques animaux aquatiques qui folâtraient et s’ébattaient jour après jour autour de la flotte de Dekkeret avec une alarmante espièglerie, cinglant la mer bleu-vert légèrement agitée de leur énorme nageoire caudale, s’élevant parfois au-dessus de l’eau, la queue la première, pour montrer presque en entier leur corps impressionnant. Leur spectacle était à la fois passionnant et effrayant. Mais enfin les dragons disparurent à tribord, s’évanouissant vers l’étape suivante des mystérieux trajets, quels qu’ils soient, qu’avaient coutume de suivre les dragons de mer au cours de leurs interminables tours du monde.

Puis la couleur de la mer changea, s’assombrissant en un gris boueux, car les voyageurs avaient atteint le point du large où les premières traces de sédiments et de débris déversés par le Zimr dans l’océan étaient décelables. Au cours de sa traversée de Zimroel, longue de onze mille kilomètres, l’immense fleuve charroyait des tonnes incalculables de tels matériaux vers l’est. Dans sa gigantesque embouchure large de cent kilomètres et plus, toute sa formidable charge était répandue dans la mer, la teignant sur des centaines de kilomètres depuis la côte. Voir cette tache signifiait que la cité de Piliplok ne pouvait plus se trouver bien loin.

Et enfin, le littoral de Zimroel apparut. Le promontoire crayeux d’un kilomètre et demi de haut, juste au nord de Piliplok, qui signalait l’endroit où la grande embouchure du Zimr rencontrait la mer se dressait brillamment sur l’horizon.

Gialaurys fut le premier à apercevoir la cité elle-même.

— Piliplok en vue ! brailla-t-il. Piliplok ! Piliplok !

Piliplok, oui. Une flotte hostile l’attendait-elle, se demanda Dekkeret.

Il n’en paraissait rien. Les seuls vaisseaux visibles étaient des marchands, vaquant à leurs occupations comme si de rien n’était. À l’évidence Mandralisca, à moins qu’il n’ait gardé une surprise en réserve, n’avait pas l’intention de contester au Coronal de Majipoor le droit de débarquer sur le sol de Zimroel. Défendre la totalité du périmètre du continent contre une invasion était après tout une tâche énorme, probablement au-delà des moyens des rebelles. Mandralisca devait établir une ligne plus près de Ni-moya, décida Dekkeret.

Gialaurys pouvait à peine contenir son plaisir en voyant apparaître le lieu de sa naissance. Il applaudit joyeusement.

— Ah, voilà une cité pour vous, Dekkeret ! Admirez, monseigneur ! N’est-ce pas ce que l’on appelle une cité, hein, monseigneur ?

Eh bien, il avait les meilleures raisons de sourire au spectacle de sa cité natale. Mais Dekkeret, qui s’était déjà rendu à Piliplok lors de son voyage avec Akbalik, savait à quoi s’attendre, et il salua la ville sans rien de l’allégresse du vieux Grand Amiral. Piliplok ne correspondait pas à sa conception de la beauté urbaine. C’était une cité que seuls ses habitants pouvaient aimer.

Et Fulkari eut carrément le souffle coupé de saisissement lorsqu’ils entrèrent dans le port et qu’elle la vit pour la première fois.

— Je savais qu’elle n’était pas censée être belle, mais il n’empêche, Dekkeret, il n’empêche, est-ce possible qu’un dément ait conçu cette ville ? Un mathématicien fou, amoureux de ses propres plans insensés ?

Dekkeret avait eu la même réaction, cette autre fois, et la cité n’avait pas embelli au cours des vingt et quelques années de son absence. Du point central de son superbe port se déployaient ses onze grands axes en rayons parfaitement rectilignes, traversés avec une précision infaillible par des rangées de rues incurvées. Chaque rangée délimitait un secteur à la fonction distincte : les entrepôts maritimes, le quartier commerçant, la zone d’industrie légère, les faubourgs résidentiels, et cetera, et à l’intérieur de chaque secteur, tous les bâtiments étaient du même style architectural particulier à ce secteur, chaque structure ressemblant exactement à ses voisines. Le style dominant de chaque secteur n’avait qu’un seul point commun avec le style de ses voisins, qui était qu’ils étaient tous caractérisés par une conception singulièrement lourde et laide qui accablait l’œil et oppressait le cœur.

— À Suvrael, où pratiquement aucun arbre ou arbuste des continents septentrionaux ne peut survivre à la chaleur et à la puissante lumière de notre soleil, commenta Dinitak, nous plantons ce que nous pouvons, des palmiers, de robustes plantes grasses, et même les pauvres végétaux décharnés du désert, dans le but d’apporter quelque beauté à nos cités. Mais ici, sous ce climat côtier bienveillant, où absolument n’importe quoi peut pousser, les bonnes gens de Piliplok choisissent de ne rien cultiver du tout ! Secouant la tête, il désigna le littoral.

— Voyez-vous une tige quelque part, Dekkeret, une branche, une feuille, une fleur ? Rien. Rien !

— C’est partout pareil, confia Dekkeret. Des chaussées, des chaussées et encore des chaussées. Des immeubles, des immeubles et encore des immeubles. Du béton, du béton et encore du béton. Je me souviens d’avoir vu un ou deux arbustes, la dernière fois. Sans aucun doute, ils les auront enlevés maintenant.

— Bah, nous ne sommes pas venus en tant que colons, n’est-ce pas ? fit Septach Melayn avec légèreté. Alors faisons semblant d’adorer cet endroit, si on nous le demande, et ensuite partons d’ici le plus vite possible.

— J’appuie cette motion, déclara Fulkari.

— Regardez, fit Dekkeret. Voici notre comité d’accueil.

Une demi-douzaine de vaisseaux avaient quitté le port. Dekkeret, toujours inquiet, fut soulagé de voir qu’ils n’avaient pas l’air de bâtiments militaires : il reconnut les bateaux de pêche à l’aspect étrange de Piliplok qui portaient le nom de dragonniers, somptueusement ornés de figures de proue bizarres aux longs crocs et aux sinistres queues hérissées de pointes, avec des rangées de dents blanches et d’yeux écarlates et jaunes peints de façon criarde sur les flancs, avec une mâture multiple et complexe portant des voiles noires et cramoisies, où des pavillons de bienvenue se déployaient, arborant les couleurs vert et or symbolisant l’autorité du Coronal.

Il pouvait, bien sûr, s’agir d’une manœuvre trompeuse de Mandralisca, soupçonna Dekkeret. Mais il en doutait. Et il ressentit davantage de réconfort en entendant une forte voix résonner à travers les eaux dans un tuyau acoustique, criant le salut traditionnel.

— Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret !

Il s’agissait sans conteste du grave grondement de la voix d’un Skandar. Il y avait une plus forte concentration de ces gigantesques êtres à quatre bras à Piliplok que nulle part ailleurs sur la planète. Dekkeret savait que le maire de Piliplok lui-même, du nom de Kelmag Volvol, était un Skandar.

Et c’était indiscutablement Kelmag Volvol, une immense silhouette hirsute de quelque deux mètres soixante-dix, vêtue de la tenue rouge de maire, debout sur l’étrave du premier dragonnier, faisant des bouquets de symboles de la constellation, quatre à la fois, et indiquant par signes qu’il souhaitait monter à bord du Lord Stiamot pour une discussion. S’il s’agissait d’un piège, songea Dekkeret, le maire de la cité aurait-il accepté de l’appâter de sa propre personne ?

Les deux vaisseaux amiraux s’alignèrent flanc contre flanc. Kelmag Volvol se hissa péniblement dans une nacelle de transport en osier. Une corde épaisse qui se terminait par un massif crochet à lard incurvé, normalement utilisé pour dépecer les dragons de mer, fut descendue du gréement et le crochet fut attaché à la nacelle. La corde fut ensuite montée sur des poulies afin que la nacelle contenant le maire Kelmag Volvol puisse être hissée et passée par-dessus le bastingage. Lentement et régulièrement elle traversa l’espace séparant les vaisseaux, Kelmag Volvol restant tout ce temps bien droit et solennel, puis le déposa adroitement à côté du cabestan de proue sur le Lord Stiamot.

Dekkeret leva les deux mains en signe de bienvenue. L’imposant Skandar, presque une fois et demie plus grand que le Coronal, s’agenouilla devant lui et le salua à nouveau.

— Monseigneur, soyez le bienvenu à Piliplok. Notre cité se réjouit de votre présence.

Le protocole requérait à présent un échange de petits cadeaux. Le Skandar avait apporté un collier étonnamment délicat d’os de dragon habilement entrelacés, que Dekkeret mit au cou de Fulkari, et Dekkeret lui offrit un magnifique manteau de brocart de la manufacture de Makroposopos, pourpre et vert avec le monogramme et la constellation royale au centre.

Le partage cérémoniel de nourriture dans la cabine du Coronal était le rituel suivant. Ce qui posa certains problèmes techniques, étant donné que le Lord Stiamot n’avait pas été conçu à l’intention des Skandars, et que Kelmag Volvol réussit à peine à négocier l’escalier des cabines qui menait sous le pont. Et il dut se pencher et tendre le cou pour tenir dans la cabine royale elle-même, assez spacieuse pour Dekkeret et Fulkari, mais que le maire Kelmag Volvol remplissait presque jusqu’à déborder. Septach Melayn et Gialaurys, qui les avaient accompagnés sous le pont, furent forcés de rester dans la coursive, dehors.

— Je dois commencer cette réunion par des nouvelles pénibles, monseigneur, dit le Skandar, dès que les formalités furent accomplies.

— Concernant Ni-moya, c’est cela ?

— Concernant Ni-moya, oui, dit Kelmag Volvol.

Il lança un regard embarrassé vers les deux hommes à l’extérieur.

— Il s’agit d’une affaire extrêmement délicate, monseigneur.

— Rien qui ne doive être dissimulé au Grand Amiral Gialaurys et au porte-parole Septach Melayn, je pense, répondit Dekkeret.

— Eh bien, en ce cas.

Kelmag Volvol avait l’air profondément mal à l’aise.

— Il en est ainsi et je regrette d’être le porteur de telles informations. La poursuite de votre voyage vers Ni-moya : je dois vous la déconseiller. Un cordon a été disposé tout autour de la cité et du territoire immédiatement avoisinant, sur une distance de quelque cinq cents kilomètres dans toutes les directions.

Dekkeret hocha la tête. Il avait deviné juste : Mandralisca avait revu à la baisse son grandiose projet initial de revendiquer tout Zimroel dès le début, et restreignait la sphère de sa rébellion à une région qu’il pouvait facilement défendre. Mais il n’empêche qu’une rébellion est une rébellion.

— Un cordon, répéta Dekkeret pensivement, comme si ce n’était qu’un son absurde qui ne lui disait rien. Et que signifie, je vous prie, ce cordon autour de Ni-moya ?

La douleur dans les yeux cerclés de rouge de Kelmag Volvol était indubitable. Ses quatre épaules remuaient sous le coup de l’embarras.

— Une zone, monseigneur, protégée par des forces militaires, dans laquelle les représentants du gouvernement impérial ne peuvent entrer, parce qu’elle est maintenant sous l’administration du Lord Gaviral, Pontife de Zimroel.

Un grognement d’étonnement parvint de Septach Melayn.

— Pontife, lui ! De Zimroel !

— Nous l’écorcherons et clouerons sa peau sur la porte de son propre palais, monseigneur ! Nous…, commença Gialaurys.

Dekkeret leur fit signe à tous deux de se calmer.

— Pontife, répéta-t-il du même ton songeur. Pas simplement Procurateur, le titre que son oncle Dantirya Sambail se contentait de porter, mais Pontife ? Pontife ! Ah, très bien ! Très audacieux ! Il ne revendique pas le propre trône de Prestimion, si ? Il se contente de gouverner le continent occidental, notre nouveau Pontife, en commençant par le territoire autour de Ni-moya ? Eh bien, dans ce cas, j’applaudis sa retenue !

Les Skandars, se souvint Dekkeret une seconde trop tard, n’avaient littéralement aucune disposition à l’ironie. Kelmag Volvol réagit aux paroles enjouées de Dekkeret par une telle manifestation bafouillante d’ahurissement et de détresse qu’il fut immédiatement nécessaire de lui assurer que le Coronal considérait effectivement les événements de Ni-moya avec la plus grande inquiétude.

— Lequel des frères est-ce, ce Gaviral ? demanda Dekkeret à Septach Melayn, qui avait récemment rassemblé des renseignements concernant les neveux de Dantirya Sambail.

— L’aîné. Un petit homme rusé, avec une certaine intelligence rudimentaire. Les quatre autres sont à peine plus que des brutes avinées.

— Oui, dit Dekkeret. Comme leur père Gaviundar, le frère du Procurateur. Je l’ai rencontré une fois, lorsqu’il est venu au Château du temps où Prestimion était Coronal, pleurnichant pour une faveur au sujet de terres. C’était un animal. Un gigantesque animal, énorme et vulgaire, hideux et puant abominablement.

— Qui nous a trahis lors de la bataille de Stymphinor pendant la guerre contre Korsibar, dit sombrement Gialaurys, lorsque Navigorn a failli réduire notre armée en pièces, et que Gaviundar et son frère Gaviad, alors nos alliés, ont honteusement retenu leurs troupes. Et sa progéniture revient nous hanter aujourd’hui !

Dekkeret se retourna vers le Skandar, qui avait l’air déconcerté par toutes ces histoires de batailles inconnues, mais luttait pour cacher sa confusion.

— Dites-moi la suite. Quelles sont véritablement les revendications territoriales de ce Gaviral ? Seulement Ni-moya, ou n’est-ce qu’un début ?

— D’après ce que nous en savons, ici, reprit Kelmag Volvol, le Lord Gaviral – c’est le titre qu’il utilise, le Lord Gaviral – a décrété l’indépendance de tout ce continent vis-à-vis du gouvernement impérial. Ni-moya est apparemment déjà passée sous son contrôle. Maintenant, il envoie des ambassadeurs dans les districts environnants, expliquant ses intentions et réclamant des serments d’allégeance. Une nouvelle constitution sera prochainement publiée. Le Lord Gaviral choisira bientôt le premier Coronal de Zimroel. On pense qu’il nommera l’un de ses frères à cette fonction.

— Le nom d’un certain Mandralisca a-t-il été mentionné ? demanda Dekkeret. Figure-t-il dans tout ceci d’une manière ou d’une autre ?

— Sa signature était sur la proclamation que nous avons reçue, répondit Kelmag Volvol. Comte Mandralisca de Zimroel, oui, en tant que conseiller privé de Sa Majesté le Lord Gaviral.

— Comte, pas moins, marmonna Septach Melayn. Comte Mandralisca ! Conseiller privé de Sa Majesté le Pontife Lord Gaviral ! Il en a fait du chemin, celui-là, depuis l’époque où il goûtait le vin du Procurateur pour vérifier s’il était empoisonné !