— Le Lord Gaviral requiert respectueusement votre présence en son palais, comte Mandralisca, dit Jacomin Halefice.
Mandralisca releva la tête.
— Est-ce ainsi qu’il l’a formulé, Jacomin ? « Requiert respectueusement » ?
Halefice sourit, pendant peut-être une demi-seconde.
— L’expression était de moi, Votre Grâce. J’ai pensé que cela serait plus élégant de le présenter ainsi.
— Oui. C’est bien possible. Cela ne ressemblait pas du tout au style de Gaviral… Eh bien, dis-lui que j’y serai dans cinq minutes. Non, disons plutôt dix, à mon avis.
Que Gaviral attende respectueusement. Mandralisca reporta son regard sur le casque de Barjazid, posé devant lui sur le bureau en un petit tas chatoyant. Il avait joué avec tout l’après-midi, le mettant et envoyant son esprit de par le monde, testant les pouvoirs de cet engin, essayant d’en tirer davantage de connaissances sur ses possibilités, et il voulait un peu de temps pour passer en revue ce qu’il avait accompli.
Il avait si peu de contrôle dessus, pour l’instant. Il ne pouvait l’orienter vers une région particulière du monde, et ne pouvait pas non plus choisir d’établir le contact avec un individu spécifique. Barjazid l’avait assuré à plusieurs reprises qu’ils finiraient par résoudre ce problème de directivité. Diriger le pouvoir du casque sur une personne précise semblait être un défi plus difficile, mais Barjazid paraissait penser qu’avec le temps ce serait également faisable. Assurément, les deux fonctions avaient été possibles avec les modèles précédents, tel celui utilisé par Prestimion pour abattre le frère de Barjazid, Venghenar. Celui-ci, plus récent, avait une plus grande portée et une action plus sensible : c’était une rapière, non un sabre, capable non seulement d’infliger une grande blessure, mais aussi de provoquer de légères déviations dans les esprits qu’il touchait, mais certaines autres qualités de précision avaient été perdues.
Pendant ce temps, disait Barjazid, ce serait une bonne idée que Mandralisca s’entraîne chaque jour à utiliser le casque, pour s’habituer à son fonctionnement, pour se construire la souplesse mentale nécessaire pour résister aux tensions subies par l’utilisateur. C’est ce qu’il avait fait. Jour après jour, il avait rendu visite aux citoyens de Majipoor, au hasard, se glissant dans leur esprit, titillant leur âme avec de petites suggestions désagréables. Il était intéressant de voir quel genre d’effet on pouvait obtenir, même sur un esprit bien protégé.
Il s’était aperçu qu’il pouvait entrer quasiment en n’importe quelle personne sur qui se portait son choix, même si les esprits endormis étaient beaucoup plus vulnérables que ceux éveillés. Il pouvait percer les défenses de l’âme par quelques coups bien placés, exactement comme il savait le faire si magnifiquement au temps de ses duels au bâton, lorsque la souplesse de ses mouvements et ses réflexes supérieurs lui avaient fait remporter championnat sur championnat dans les tournois, et, ce qui avait encore plus de valeur, la grande approbation de Dantirya Sambail. Utiliser le casque était très similaire. Dans les tournois, on ne maniait pas le bâton comme un gourdin ; on déroutait et déconcertait son adversaire avec, le harcelant tellement de petits coups, vifs comme l’éclair, du bâton en bois flexible de noctiflore, qu’il laissait une ouverture pour l’attaque ultime. Là aussi, avait découvert Mandralisca, il valait mieux saper la résolution et le sentiment de sécurité de la victime par quelques légers petits coups, et la laisser achever elle-même le processus de destruction. Le jardinier du parc de lord Havilbove, le gardien du palais de bambou d’Ertsud Grand, l’infortuné conservateur du calendrier du village Hjort, et tous les autres : que cela avait été facile, vraiment, et si plaisant !
Tiens, aujourd’hui encore.
Mais le Lord Gaviral avait respectueusement requis sa présence au palais, se rappela Mandralisca. On ne doit pas laisser les Lords de Zimroel attendre trop longtemps, ou ils deviennent irritables. Il glissa le casque dans la bourse sur sa hanche, qui était sa place lorsqu’il n’était pas utilisé, et se mit en route sur le sentier menant au palais de Gaviral, au sommet de la colline.
Les palais des Cinq Lords paraissaient impressionnants, vus de l’extérieur, mais leur intérieur reflétait non seulement la hâte avec laquelle tout l’avant-poste avait été construit, mais aussi le mauvais goût général des frères. L’architecte, un Ghayrog de Dulorn, du nom de Hesmaan Thrax, les avait dessinés pour inspirer une crainte révérencielle à ceux qui les voyaient en venant du bas : chacun des cinq édifices était un immense dôme de tuiles lisses et parfaitement assemblées, grises avec le dessous rouge, s’élevant à une grande hauteur et surmonté du croissant de lune rouge, qui était l’emblème du clan Sambailid. À l’intérieur, cependant, ils n’étaient que salles nues et remplies d’échos, aux murs grossiers et mal finis, aux meubles bizarrement dépareillés et mal placés.
La demeure de Gaviral était la mieux lotie de ce triste assemblage. Sa salle principale était un vaste espace haut de plafond, où un grand homme tel que Confalume se serait développé facilement, et qu’il aurait encore rehaussé de sa propre grandeur, il n’avait jamais paru déplacé au milieu de l’immensité de la salle du trône qu’il s’était fait construire au Château, mais une insignifiante créature telle que Gaviral y était diminuée. Il paraissait déplacé, comme un ajout après coup, dans sa propre grande salle.
En tant que fils aîné de Gaviundar, le frère de Dantirya Sambail, il avait eu droit au premier choix dans les riches biens qui avaient jadis orné le superbe palais du Procurateur à Ni-moya. C’est à lui qu’étaient revenus les plus admirables statues et tentures, les tapissés à partir de fourrures de haigus et de steetmoy, les étranges sculptures en os d’animaux que Dantirya Sambail avait rapportées de quelque expédition dans les glaciales Marches de Khyntor dans le nord de Zimroel. Mais tous ces objets précieux avaient souffert des outrages du temps, particulièrement dans les années qui avaient suivi la mort de Dantirya Sambail, lorsque l’énorme Gaviundar avait habité la procuratie. Beaucoup des plus belles pièces étaient bosselées, ébréchées, tachées, les supports étaient défoncés, des fissures étaient apparues sur des objets délicats et irremplaçables. Et à présent que Gaviral en avait hérité, ils étaient disposés avec négligence, presque au hasard, dispersés çà et là dans les gigantesques salles remplies d’échos du bâtiment, comme les jouets abandonnés d’un enfant indifférent.
Gaviral lui-même se prélassait au milieu de cet étalage désordonné et miteux dans un large fauteuil aux allures de trône, qui semblait avoir été conçu pour l’un de ses quatre frères, tous plus massifs que lui. Quelques-unes de ses femmes étaient accroupies à ses pieds. Les cinq Sambailid s’étaient chacun constitué un harem, au mépris de toutes les lois et convenances. Sa main agrippait un flacon de vin. Comparé à ses frères, Gaviral était un modèle de sobriété et de correction ; mais il n’en restait pas moins un gros buveur, comme tous ceux de sa tribu.
Derrière l’épaule gauche de Gaviral se tenait un des autres frères. Il s’agissait du Lord Gavdat à la mâchoire lourde, gras, ineffablement stupide, qui aimait jouer au sorcier et au pronostiqueur. Il était ce jour-là absurdement vêtu, à la manière d’un géomancien de la Cité Haute de Tidias, loin de là, sur le Mont du Château : grand casque de cuivre, robe en riche brocart, cape minutieusement décorée. Mandralisca ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait vu quelque chose d’aussi ridicule.
Il fit un salut cérémonieux et protocolaire.
— Milord Gaviral. Milord Gavdat.
Gaviral brandit son flacon.
— Veux-tu du vin, Mandralisca ?
Après tout ce temps, ils n’avaient toujours pas réussi à comprendre qu’il détestait le vin. Mais il refusa poliment, avec des remerciements. Il était inutile d’essayer d’expliquer de telles choses à ces gens. Gaviral lui-même but longuement et, avec une courtoisie dont Mandralisca l’aurait cru incapable, tendit le flacon à son grossier frère aux pieds traînants. Gavdat renversa la tête si loin en arrière que Mandralisca s’étonna que son casque de cuivre ne tombe pas, vida presque entièrement le flacon et le jeta indolemment sur le côté, où il répandit ses dernières gouttes sur ce qui était autrefois un tapis en steetmoy d’un blanc éblouissant.
— Eh bien ! dit enfin Gaviral.
Ses petits yeux vifs voletaient d’un côté à l’autre, de cette façon typique, si semblable à celle d’un petit rongeur. Il brandit d’une main des papiers froissés.
— Tu as appris les nouvelles du Labyrinthe, Mandralisca ?
— Que le Pontife est sérieusement malade, suite à une attaque, milord ?
— Que le Pontife est mort, dit Gaviral. La première attaque n’a pas été mortelle, mais il y en a eu une seconde. Il est mort immédiatement, disent ces rapports, qui ont mis quelque temps à nous parvenir. Prestimion a déjà été installé comme son successeur.
— Et Dekkeret comme nouveau Coronal ?
— Le couronnement aura bientôt lieu, répondit Gavdat, prononçant ces paroles comme s’il transmettait les messages de quelque esprit invisible. J’ai étudié les auspices. Il aura un règne court et malheureux.
Mandralisca attendit. Ces remarques ne paraissaient appeler de commentaires.
— Peut-être, dit le Lord Gaviral, passant ses doigts dans sa chevelure rousse clairsemée, serait-ce le moment favorable pour nous de proclamer l’indépendance de Zimroel sous notre autorité. Le redoutable Confalume sorti de scène, Prestimion occupé à établir son gouvernement au Labyrinthe, un nouvel homme inexpérimenté prenant le commandement au Château… qu’en dis-tu, Mandralisca ? Nous faisons nos bagages et retournons à Ni-moya, pour faire savoir que le continent occidental a assez longtemps vécu sous la coupe d’Alhanroel, hein ? Nous les plaçons devant le fait accompli, hop ! et les mettons au défi d’élever une objection.
Avant que Mandralisca n’ait pu répondre, on entendit un grand fracas résonner dans la salle extérieure, ainsi que des cris rauques. Mandralisca supposa que ces bruits étaient le présage de l’arrivée du fanfaron et bestial Lord Gavinius, mais à sa légère surprise, le nouveau venu était le corpulent et costaud Gavahaud, lui qui se figurait être un parangon d’élégance et de grâce. L’interruption était la bienvenue : elle lui donnait un moment pour trouver la façon la plus diplomatique de formuler sa réponse. Gavahaud entra en marmonnant quelque chose au sujet d’une rencontre avec un obstacle inattendu dans la salle des sculptures à l’extérieur. Puis, voyant Mandralisca, il lança un regard à Gaviral et demanda :
— Alors ? Est-il d’accord ?
Une chose était sûre : ils bouillaient d’envie de déclencher leur guerre contre Prestimion et Dekkeret. Ils n’attendaient de lui qu’un tapotement sur la tête, et des louanges pour leurs grandes ambitions et leur âme belliqueuse.
Les trois frères concentraient à présent toute leur attention sur lui : les yeux perçants de Gaviral, injectés de sang de Gavahaud, humides du stupide Gavdat. C’en était presque poignant, pensa Mandralisca, de voir à quel point ils dépendaient de lui, ils étaient terriblement désireux de l’entendre approuver les pitoyables bribes de stratégie qu’ils étaient parvenus à élaborer seuls.
— Si vous voulez savoir, milord, si je conviens que c’est le moment opportun pour déclarer notre indépendance du gouvernement impérial, ma réponse est que je ne le crois pas, dit-il.
Chacun des trois réagit à sa manière à la déclaration tranquille de Mandralisca. Celui-ci observa d’un seul coup d’œil ces trois réactions et les trouva instructives.
Gavdat sembla reculer sous le choc, sa tête revenant en arrière si brusquement que ses joues molles ballottèrent comme de la gelée. Vraisemblablement, il avait fait usage de ses instruments de prédiction et était arrivé à une tout autre prévision. L’arrogant Gavahaud, visiblement aussi ahuri et déçu, regarda Mandralisca avec stupéfaction, comme si celui-ci lui avait craché au visage. Seul Gaviral prit calmement la réponse de Mandralisca, regardant d’abord l’un de ses frères, puis l’autre d’une façon satisfaite et suffisante qui ne pouvait signifier qu’une chose : Voilà ! Ne vous l’avais-je pas dit ? Il est important d’attendre, et de tout vérifier avec Mandralisca. C’était le signe de la prééminence intellectuelle de Gaviral, dans cette bande de frères à l’esprit obtus et rustre, que lui seul ait une lueur de conscience, une connaissance, peut-être, de leur degré stupidité, et de leur besoin désespéré des indications leur conseiller privé, pour tout sujet d’importance.
— Puis-je te demander, dit avec circonspection Gaviral, pourquoi tu as cette impression ? Pour plusieurs raisons, milord. Il les énuméra sur ses doigts.
— La première : c’est une période de deuil général à travers tout Majipoor, si je me rappelle bien la réaction à la mort du Pontife Prankipin il y a vingt ans. Même à Zimroel, le Pontife est un personnage vénéré et adoré, et dans ce cas le Pontife était Confalume, le monarque le plus estimé depuis des siècles. Je crois que cela paraîtrait de mauvais goût et choquant d’entreprendre une rupture révolutionnaire avec le gouvernement impérial au moment même où de tous côtés les gens expriment, comme je n’en doute pas une seconde, leur chagrin suite à la mort de Confalume. Cela nous ferait perdre une grande part de sympathie parmi nos propres citoyens, et susciterait une certaine colère préjudiciable parmi le peuple d’Alhanroel.
— Peut-être bien, concéda Gaviral. Continue.
— La deuxième : une proclamation d’indépendance doit être accompagnée de la démonstration que nous pouvons tenir nos promesses. Je veux dire par là que nous n’en sommes qu’aux tout premiers stades d’organisation de notre armée, si tant est que nous en soyons aux premiers stades. Par conséquent…
— Tu prévois une guerre avec Alhanroel, n’est-ce pas ? demanda le Lord Gavahaud, d’un ton dédaigneux. Est-il possible qu’ils osent nous attaquer ?
— Oh oui, milord ! Je pense vraiment qu’ils oseraient nous attaquer. Prestimion le bien-aimé est en fait un homme sujet à de grands emportements et à une rage folle quand on le contrarie : j’en ai eu de solides preuves suite à l’aventure de votre célèbre oncle Dantirya Sambail. Et lord Dekkeret, d’après ce que je sais de lui, ne voudra pas commencer son règne en laissant la moitié de son royaume faire sécession. Vous pouvez être tout à fait certains que les impériaux enverront une force militaire chez nous dès qu’ils auront digéré notre proclamation et pourront lever un corps d’armée.
— Mais les distances sont si grandes… ils devraient naviguer de nombreuses semaines, rien que pour atteindre Piliplok… et ensuite, traverser un territoire hostile jusqu’à Ni-moya… fit Gavdat.
C’était une remarque raisonnable. Peut-être Gavdat n’était-il pas tout à fait aussi bête qu’il en avait l’air, pensa Mandralisca.
— Vous avez raison, milord, mettre en place une chaîne d’approvisionnement s’étirant à travers la Mer Intérieure, du Mont du Château à Ni-moya, sera une véritable gageure. C’est pourquoi je pense que nous réussirons notre rébellion en fin de compte. Mais ils n’auront d’autre choix, je pense, que d’essayer de reconquérir leur pouvoir sur nous. Nous devons être totalement prêts. Nous devons avoir des troupes les attendant à Piliplok et dans tous les autres ports importants de notre côte orientale, peut-être jusqu’à Gihorna, au sud.
— Mais il n’y a pas de port suffisant pour un débarquement en force à Gihorna ! objecta Gavahaud.
— Exactement. C’est pourquoi ils pourraient essayer : pour nous prendre par surprise. Il n’y a pas de grand port, là-bas, mais il y en a de petits de haut en bas de la province. Ils pourraient procéder à plusieurs débarquements simultanés dans des endroits si obscurs qu’ils ne s’attendront pas à ce que nous y soyons. Nous devons fortifier toute la côte. Nous devons avoir une deuxième ligne de défense à l’intérieur des terres, et une troisième à Ni-moya même. Et, en premier lieu, nous aurons besoin de rassembler une flotte pour les rencontrer en mer dans l’espoir de les empêcher d’atteindre nos rivages. Tout ceci prendra du temps. Nous devrions être bien avancés dans notre tâche avant de dévoiler notre jeu.
— Il faut que tu saches, dit Gavdat, que j’aie étudié les runes très soigneusement, et qu’elles prédisent le succès de tous nos efforts.
— Nous n’attendons pas d’autre résultat, répondit sereinement Mandralisca. Mais les runes seules ne peuvent nous assurer la victoire. Il faut également une bonne organisation.
— Oui, dit Gaviral. Oui. Vous comprenez cela, mes frères, non ?
Les deux autres le regardèrent avec gêne. Peut-être sentaient-ils vaguement que le vif petit Gaviral était en train de les circonvenir, de s’allier soudain à la voix de la prudence, à présent qu’il réalisait que cette prudence était peut-être requise.
— Il y a une troisième raison à prendre en considération, ajouta Mandralisca.
Il les laissa attendre. Il n’avait aucune envie de surmener leurs esprits en accumulant les arguments trop vite.
— Il se trouve que j’expérimente une nouvelle arme, une arme capitale pour nos espoirs de victoire, dit-il ensuite. Il s’agit du casque que ce petit homme, Khaymak Barjazid, m’a apporté, une version de celui qui fut utilisé, sans succès, hélas, par Dantirya Sambail dans sa lutte contre Prestimion, il y a longtemps. Nous apportons des améliorations à cette arme. Je perfectionne ma maîtrise avec, jour après jour. Elle provoquera de terribles destructions, lorsque je serai prêt à la déchaîner. Mais je ne le suis pas encore complètement, messeigneurs. Par conséquent, je vous demande plus de temps. Je vous demande assez de temps pour assurer la grande victoire que milord Gavdat a si précisément prédite comme une certitude.