10

 

— Cette fois, c’en est enfin terminé de tous ces agréables festivals et divertissements. Maintenant commence le vrai travail, n’est-ce pas, Dekkeret ? dit Prestimion.

Ces semaines de cérémonies officielles, qui marquaient la fin du règne précédent et le commencement d’un nouveau, l’avaient ramené vers des jours anciens. Il était déjà passé par tout cela, seulement à cette époque, c’était lui dont on avait célébré l’accession au trône. L’afflux de cadeaux de couronnement venus de toutes les parties du monde – avait-il d’ailleurs déballé plus qu’une fraction de ces myriades de boîtes et de caisses ? –, le rite du transfert de la couronne, le banquet du couronnement, les récits du Livre des Changements, les chants du Livre des Puissances, les verres de vin qui passaient et repassaient, les seigneurs du royaume rassemblés se levant pour faire le symbole de la constellation et criant le salut au nouveau Coronal…

— Prestimion ! avaient-ils crié. Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !

Il y avait si longtemps ! Il lui semblait à cet instant que tout son règne de Coronal était passé en un clin d’œil, et il se retrouvait là, mystérieusement transformé en homme d’âge mûr, plus aussi enjoué et impulsif qu’il l’était autrefois, ni d’aussi bonne humeur, un peu grincheux parfois, en fait, il l’admettait, et voilà qu’ils avaient tout recommencé, les rituels immémoriaux exécutés à nouveau, mais cette fois, le nom qu’ils avaient crié était celui de Dekkeret, Dekkeret, lord Dekkeret, tandis que lui regardait sur le côté, souriant cédant de bonne grâce sa part de gloire au nouveau monarque.

Mais une partie de lui resterait toujours Coronal, il le savait.

Le jeune garçon qu’il avait été se tenait face à lui dans le miroir de sa mémoire comme une autre personne, ce jeune et agile Prestimion d’il y avait vingt ans : ce jeune homme à la résistance à toute épreuve, qui avait survécu à l’humiliation de l’usurpation de Korsibar et à l’épouvantable carnage de la guerre civile, et était malgré tout devenu Coronal. Comme il s’était battu pour cela ! Cela lui avait coûté un frère et une amante, et beaucoup de souffrances physiques en plus ; des nuits à camper sur des rives boueuses, des journées passées à traverser péniblement le désert le plus implacable de ce côté de Suvrael, des montures abattues sous lui sur le champ de bataille, des blessures dont il portait toujours les cicatrices. Dekkeret avait de la chance de s’être vu épargner tout cela, sans parler d’une répétition de ces épreuves. Son élévation au trône s’était passée normalement, dans les règles. C’était une façon bien plus simple de devenir roi.

Tout aurait dû être simple pour moi aussi, pensa Prestimion. Mais ce n’était pas le destin que me réservait le Divin.

Il se tenait avec Dekkeret, lord Dekkeret, dans la salle du trône de Confalume, eux deux seulement, au milieu des échos. Tandis qu’ils regardaient le parquet de brillant bois jaune de gurna allant jusqu’au trône, ce bloc massif d’opale noire veinée de rubis se dressant en haut de plusieurs marches sur un piédestal en acajou noir, Dekkeret déclara :

— Il va vous manquer, j’en suis sûr. Allez, Prestimion, montez-y une dernière fois si vous le voulez. Je n’en parlerai jamais.

Prestimion sourit.

— Je n’ai jamais aimé m’asseoir dessus, lorsque j’étais Coronal. Je me sentirais encore plus mal en m’y asseyant maintenant.

— Mais vous avez pris place sur ce trône assez souvent lorsque vous étiez roi, et vous y faisiez bonne figure, alors.

— C’était mon travail d’y faire bonne figure, Dekkeret. Mais maintenant, ce travail est le vôtre. Je n’ai plus rien à faire là-haut, pas même au nom des sentiments.

Il continua cependant à observer le gigantesque trône pendant un moment. Même à présent, il ne pouvait s’empêcher de trouver amusante la prétention de cette salle du trône au coût ahurissant, que Confalume avait avec une telle grandeur imposée au cœur du Château, et le trône lui-même qui en était le joyau. Mais en même temps, il l’honorait comme le symbole du pouvoir légitime qu’il représentait, et cela lui ramena à l’esprit le souvenir de Confalume lui-même, qui d’une certaine façon avait été un père pour lui, davantage que le sien propre.

— Vous savez, Dekkeret, dit-il enfin, nous devons prendre le trône tape-à-l’œil du vieil homme très au sérieux lorsque nous nous trouvons dessus. Nous avons besoin de croire en chaque fibre de notre être à sa majesté. Car la vérité est que nous sommes des comédiens, savez-vous, et ceci est notre scène. Et pendant le peu de temps où nous nous pavanons sur cette scène nous devons croire que la pièce est réelle et importante : car si nous-mêmes ne paraissons pas le croire, qui d’autre sera disposé à le faire ?

— Oui. Oui, je le comprends bien, Prestimion.

— Mais maintenant, j’ai une autre scène à moi, et personne ne me verra m’agiter dessus… Sortons de cet endroit, voulez-vous ?

Prestimion accorda au gigantesque trône un dernier regard, presque attendri.

Ils passèrent de la salle du trône à la salle des jugements, une pièce de sa conception. C’était une splendeur également, dans une mesure qui n’avait rien de négligeable. Penserait-on, un jour, que le vieux lord Prestimion avait été un homme aussi enclin à l’ostentation et aux manifestations grandioses que son prédécesseur lord Confalume ? Eh bien, que l’on pense ainsi, alors. Ce n’était pas une question dont il avait à se soucier. L’histoire inventerait son propre Prestimion, comme elle avait inventé son propre Stiamot, son propre Arioc, son propre Guadeloom. C’était un processus dans lequel aucun homme ne pouvait interférer. Il était probablement déjà bien avancé sur le chemin de devenir une légende.

— Ces pièces, au-delà de ce point, je vais les supprimer et construire une chapelle pour le Coronal, je pense. J’ai l’impression qu’elle est nécessaire ici, dit Dekkeret.

— Bonne idée.

— Une chapelle à cet endroit, voulez-vous dire ?

— L’idée en général de construire des choses. Il me plaît que vous ayez déjà cela en tête. Si vous voulez une chapelle ici, construisez-en une. Apposez votre empreinte sur le Château, Dekkeret. Prenez-le en main. Façonnez-le selon votre volonté. Cet endroit est la somme de tous les rois qui y ont vécu. Nous n’aurons jamais terminé de le construire. Aussi longtemps que durera le monde, il y aura de nouvelles constructions ici.

— Oui. C’est ce que Majipoor attend de nous. Prestimion apprécia de faire cette dernière visite de ces pièces sacrées avec l’homme solide et déterminé qu’il avait désigné pour lui succéder. Dekkeret serait un superbe Coronal, de cela il était sûr. Il était nécessaire pour lui de savoir qu’il avait accordé au monde un tel successeur. Aussi grands qu’aient été ses propres hauts faits, l’Histoire ne lui aurait pas pardonné d’avoir donné à Majipoor une mauviette ou un idiot comme roi.

De grands Coronals avaient commis de telles erreurs par le passé. Mais Prestimion était certain que personne ne porterait jamais une telle accusation contre lui. Dekkeret se montrerait à la hauteur de toutes les espérances. Il serait un roi différent de son prédécesseur, oui, sérieux et honnête, là où Prestimion avait souvent compté sur la ruse et la manipulation. Et Dekkeret était un personnage grand et héroïque, qui inspirait le respect simplement en entrant dans une pièce, alors que Prestimion, créé par le Divin sur une échelle beaucoup plus petite, avait l’impression de devoir parvenir à la majesté uniquement grâce à sa personnalité.

Eh bien, ces différences permettraient aux gens de les distinguer plus facilement l’un de l’autre, dans les années à venir, en tout cas. « Du temps de Prestimion et Dekkeret », diraient-ils, revenant à cette époque comme s’il s’agissait d’un âge d’or, de la façon dont les gens parlaient parfois de l’époque de Thraym et Vildivar, Signor et Melikand, ou Agis et Klain. Mais ces rois n’existaient qu’en tant que paire de noms interchangeables, non comme des individus en tant que tels. Prestimion espérait un sort plus agréable. Il était si différent de Dekkeret que ceux qui vivraient dans les temps à venir verraient nécessairement en imagination l’image du vif et souple petit Prestimion, le maître archer, le grand planificateur, et la silhouette aux larges épaules et au grand corps de Dekkeret à côté de lui, et ils sauraient, à jamais, lequel était qui. Du moins Prestimion l’espérait-il.

— Pousserons-nous jusqu’au Parapet de Morvendil ? demanda-t-il en désignant d’un geste la porte du nord-ouest. J’ai souvent apprécié la vue que l’on y a la nuit.

— Et vous l’apprécierez encore, souvent, fit Dekkeret. Vous viendrez bien souvent ?

— Aussi souvent qu’il est approprié pour un Pontife de montrer son nez au Château, j’imagine. Mais ce n’est pas très souvent, n’est-ce pas ? Et vous ne voudrez pas de moi ici, de toute façon. Quels que puissent être vos sentiments aujourd’hui, vous ne voudrez pas me voir fureter en ces lieux, une fois que vous commencerez à croire que cet endroit est vraiment à vous.

Dekkeret eut un petit rire, mais ne répondit rien.

 

Ils traversèrent rapidement les couloirs dans l’obscurité. Des gardes distants les saluèrent. D’autres, de vagues silhouettes qui auraient pu être des princes du royaume, les observèrent de loin également, mais personne n’osa s’approcher : qui aurait interrompu une conférence privée entre le Pontife et le Coronal ? Un passage couvert portant une inscription du temps de lord Dulcinon les mena à la Cour de Gaznivin, qui comportait un balcon à son extrémité la plus basse qui donnait accès au Parapet de lord Morvendil.

Quelle sorte de souverain avait été lord Morvendil ou même à quelle époque il avait vécu étaient des questions auxquelles Prestimion n’avait pas de réponse, mais le parapet lui-même, une longue et étroite rambarde en pierre noire de Velathys, avait longtemps été l’un des refuges privés de Prestimion, loin des soucis de la couronne. À cet endroit, le Mont s’achevait en une pointe étroite, chutant sous le mur du Château en une pente raide qui offrait une vue spectaculaire sur plusieurs des Cités Hautes et une partie de l’anneau des Cités Intérieures, juste en dessous. L’obscurité tombait rapidement là-bas, et des îlots de lumières surgissaient sur le flanc de la montagne gigantesque. Il était toujours instructif de songer que cette petite tache de lumière, à gauche, était en réalité une cité de six millions d’habitants, et ce point de lumière, là, le foyer de sept millions de plus. Et celui-ci, en bas, confortablement appuyé contre le versant de la montagne et entouré d’un demi-cercle d’une noirceur d’encre, était le charmant Muldemar de Prestimion.

Des souvenirs remontaient en lui de sa jeunesse dans cette belle ville, son heureuse vie de famille ; la mère chaleureuse et aimante, le père noble et fort, si vite emporté par la mort, qui paraissait aussi royal que n’importe quel Coronal. Quelle chaleureuse communauté, quelle existence plaisante ! Il n’avait jamais connu un moment de tristesse ou de désespoir. Si le Château ne l’avait appelé, il serait à ce jour prince de Muldemar, affairé et satisfait au milieu des grappes et des caves à vin.

Mais il lui avait semblé normal et naturel de quitter le sein de sa famille et ses responsabilités princières envers la cité de sa naissance pour le service de l’humanité. Ainsi le désir lui était venu d’être Coronal et d’entourer Majipoor dans une chaleureuse étreinte familiale, lui le centre des rêves de chacun, lui le guide bienveillant, lui le père du monde.

Était-ce ainsi qu’il l’avait vu à l’époque, ou était-ce simplement la soif de pouvoir qui l’avait poussé vers le trône ? Il ne pouvait le dire. Il y avait eu, bien entendu, une partie de désir de maîtrise dans son ascension dans la hiérarchie du Château. Mais cela avait été loin d’être sa raison principale, il en était certain, très loin. Prestimion avait appris cela pendant la guerre contre Korsibar.

Il s’était alors battu pour le trône, oui, battu désespérément, mais pas tant parce qu’il le voulait simplement, comme Korsibar, mais parce qu’il était convaincu de le mériter, d’y être indispensable, qu’il était le seul et unique homme essentiel de son ère. Nul doute que de nombreux tyrans redoutables et de monstrueux renégats n’aient eu exactement les mêmes sentiments que lui, au cours de la longue histoire de l’humanité, en remontant jusqu’aux temps oubliés de la Vieille Terre. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Prestimion avait foi en son propre entendement de ses motivations personnelles. Et Majipoor, également, il le savait. Il était aimé de tous, et c’était la confirmation de tout. Il avait servi avec compétence en tant que Coronal, il servirait de même, à présent qu’il était Pontife.

Il tourna la tête vers Dekkeret, qui se tenait un peu en retrait, manifestement peu disposé à s’immiscer dans ses réflexions.

— Avez-vous déjà mûrement réfléchi à la façon dont vous allez commencer ?

— De nouveaux décrets et lois, voulez-vous dire ? Pour annuler d’antiques précédents, révoquer le protocole existant, et mettre le monde sens dessus dessous ? J’ai pensé que je pourrais attendre un peu avant de m’engager sur cette voie.

Prestimion rit.

— Sage position, je crois. Le Coronal qui gouverne le plus sagement est celui qui gouverne le moins. Lord Prankipin a remis le monde sur les rails en diminuant l’emprise du gouvernement ; Confalume a marché sur ses traces, et moi aussi. Les bénéfices se voient de tous côtés… Mais non, non, je ne parlais pas de questions législatives, seulement de sujets symboliques. Avez-vous l’intention de vous enfermer au Château jusqu’à ce que vous soyez totalement habitué à vos fonctions, ou allez-vous vous montrer au peuple ?

— Si je me cache ici en attendant de me sentir totalement habitué à mes fonctions, je risque d’être vieux et mort avant que le monde ne voie mon visage. Mais il est assurément trop tôt pour un Grand Périple, Prestimion !

— C’est aussi mon opinion. Gardez le Périple pour le traditionnel cinquième anniversaire, à moins que les circonstances ne vous y obligent plus tôt. Mais après être devenu Coronal, je n’ai pas perdu de temps pour visiter les cités voisines, faute d’aller plus loin. Bien sûr, j’étais un homme remuant, vous vous satisfaites plus facilement de voir les mêmes portes et fenêtres plusieurs semaines d’affilée, je pense. Cependant, il y a des avantages pour un Coronal à s’échapper du Château aussi souvent que les convenances le permettent. On a une vision sacrément étroite du monde, à cinquante kilomètres d’altitude.

— J’imagine, oui, répondit Dekkeret. Où êtes-vous allé au cours des premiers mois ?

— Tout au début, je me suis tout simplement glissé dehors avec Septach Melayn et Gialaurys, sans rien dire à personne, me rendant de nuit dans des endroits comme Banglecode, Greel ou Bibiroon. Nous portions des perruques et de fausses barbes, même, gardions les oreilles grandes ouvertes, et avons appris beaucoup sur le monde qui nous avait été donné à gouverner. Le marché de minuit de Bombifale… ah, c’était le bon temps ! Nous avons goûté des mets que jamais un Coronal n’avait mangés auparavant. Nous avons rendu visite aux marchands d’articles de sorcellerie. C’est là que j’ai rencontré Maundigand-Klimd, qui n’a eu aucun mal à percer mon déguisement… Non que je vous recommande un tel subterfuge.

— Non. Les accessoires tels que les perruques et les fausses barbes ne sont pas mon style, j’imagine.

— Un peu plus tard, j’ai voyagé de façon plus officielle. J’emmenais Teotas ou Abrigant avec moi, Gialaurys, Navigorn, différents membres de mon Conseil. Et je visitais les cités du Mont : Peritole, Strave, Minimool, en descendant le Mont jusqu’à Gimkandale, sans jamais m’imposer longtemps dans une ville, à cause des dépenses que cela occasionnait pour elle, simplement, j’arrivais, faisais un ou deux discours, écoutais les griefs, promettais des miracles, et repartais. C’est à cette époque de mon règne que je suis allé à Normork, vous vous en souvenez peut-être.

— Comment pourrai-je jamais l’oublier, fit Dekkeret avec gravité.

— Trouver Maundigand-Klimd lors d’un voyage, vous lors d’un autre, et il y eut un troisième voyage, une visite à Stee, où j’ai rencontré lady Varaile. Des rencontres fortuites, toutes les trois, les plus purs des hasards, et cependant comme elles ont transformé mon règne et ma vie ! Alors que si vous restez enfermé au Château…

Dekkeret acquiesça d’un signe de tête.

— Oui, je vois bien ce que vous voulez dire.

— Une dernière question, puis nous devrons rentrer, dit Prestimion. Maundigand-Klimd est allé vous trouver, n’est-ce pas, avec le récit de sa perception d’un Barjazid en Puissance du Royaume ? Que pensez-vous de son histoire ?

— Eh bien, pas grand-chose, voire rien. Dekkeret manifesta de la surprise que Prestimion fasse ne serait-ce que mentionner une idée si invraisemblable.

— Les trois fonctions sont occupées, et espérons qu’il n’y ait pas de vacance avant de nombreuses années.

— Vous donnez à ses paroles un sens très littéral, je vois.

— Le Su-suheris m’a fait exactement la même remarque. Mais comment pourrais-je considérer des paroles autrement que comme des choses pourvues de sens ? Vous semblez trouver divertissant de prêter de temps à autre l’oreille aux murmures des sorciers, mais pour moi ils ne sont que de vains oisifs et des parasites, même votre cher Maundigand-Klimd, et leurs prédictions ne sont que du vent pour moi. Si un mage vient me trouver pour me dire qu’il a vu dans ses rêves un Barjazid avec l’aura d’une Puissance du Royaume, pourquoi devrais-je y chercher une signification cachée et des subtilités enfouies ? J’étudie d’abord le message lui-même. Ce message particulier me semble une idiotie. Donc je l’écarte de mon esprit.

— Vous vous faites du tort en ignorant l’avertissement de Maundigand-Klimd.

Une certaine note d’exaspération apparut dans la voix de Dekkeret.

— Nous ne devrions pas nous quereller un jour aussi heureux, Prestimion. Mais, pardonnez-moi, quel sens peut-on trouver à sa prophétie ? Les Barjazid sont tous de détestables crapules, à l’exception de mon ami Dinitak. Le monde ne les prendrait jamais comme rois.

— Mais peut-être Dinitak, à votre avis ?

— Ce serait très tiré par les cheveux. Je vous accorde que je pourrais décider de le nommer mon successeur, ce qui ferait bel et bien de lui une Puissance du Royaume, et si je le faisais, je pense qu’il serait un souverain compétent, bien que peut-être un peu sévère. Mais je vous assure sans le moindre doute, Prestimion, qu’il se passera de nombreuses années avant que je ne me mette à me tourmenter pour trouver mon remplaçant, et lorsque je le ferai, je doute sérieusement que mon choix se porte jamais sur Dinitak. Deux roturiers à la suite seraient peut-être plus que le système ne peut en supporter. Dinitak a de nombreuses qualités et est, je crois, mon meilleur ami, mais il n’a, à mon avis, pas l’âme assez généreuse pour être considéré, même pour plaisanter, comme un Coronal potentiel. C’est un homme dur, qui n’est guère charitable. Par conséquent…

Prestimion leva une main.

— Assez ! Je vous en supplie, Dekkeret, écartons toute la partie sur la Puissance du Royaume de cette prophétie. Vous venez d’exclure Dinitak, et quant à Khaymak Barjazid, j’ai autant de mal que vous à l’imaginer Coronal. Concentrez-vous plutôt sur l’avertissement de Maundigand-Klimd annonçant des difficultés au début de votre règne, et le fait qu’un Barjazid y sera mêlé.

— Je suis prêt à m’occuper de tout ce qui surviendra. Mais que cela survienne d’abord.

— Vous resterez cependant sur vos gardes ?

— Bien entendu. Cela va sans dire. Mais je ne prendrai pas les armes contre des fantômes, malgré tout ce que vous me dites de la sagesse de votre mage. Et je vous précise, Prestimion, que je serai toujours réticent à prendre les armes, quelque problème qui puisse surgir, si je dispose d’une solution pacifique… Abandonnerons-nous cette conversation, maintenant, Prestimion ? Nous devons nous préparer pour notre dîner d’adieu.

— Oui. En effet.

De toute façon, Prestimion se rendait compte qu’il ne servait à rien de continuer ainsi. Il était clair pour lui que ce qu’il essayait de faire était à peu près aussi utile que de se cogner la tête contre la gigantesque muraille de Normork. Cognez autant qu’il vous plaira : la muraille ne cédera jamais. Dekkeret non plus.

Peut-être suis-je trop sensible sur ce point, pensa Prestimion, ayant dû subir deux insurrections coup sur coup dans les premières années de mon règne. Je suis conditionné par mes propres expériences malheureuses à toujours m’attendre à des problèmes ; lorsqu’il n’y en a pas, comme ce fut le cas depuis de nombreuses années, depuis la mort de Dantirya Sambail, je me méfie de leur absence. Dekkeret a un caractère plus enjoué, laissons-le traiter la sombre prophétie de Maundigand-Klimd comme il l’entend. Peut-être le Divin lui accordera-t-il effectivement un heureux début de règne malgré tout. Et le dîner attend.