Mandralisca ôta le casque de sa tête. Khaymak Barjazid était assis en face de lui, l’observant avec avidité. Jacomin Halefice était debout près de la porte du bureau de Mandralisca, le Lord Gaviral à côté de lui. Mandralisca secoua la tête, cligna plusieurs fois des yeux, se frotta le milieu du front du bout des doigts. Ses oreilles bourdonnaient et sa poitrine était oppressée.
Pendant un moment, nul ne dit mot, enfin, Barjazid prit la parole.
— Alors, Votre Grâce ? Comment était-ce ?
— Une expérience forte. Combien de temps ai-je gardé cet appareil ?
— Environ quinze secondes. Peut-être une demi-minute, tout au plus.
— C’est tout ? dit Mandralisca, caressant nonchalamment la lisse toile métallique. Bizarre. Cela m’a paru plus, beaucoup plus long.
Les sensations qui venaient de le secouer résonnaient toujours dans son esprit. Il se rendit compte qu’il n’était pas encore tout à fait remis de son excursion.
La répercussion immédiate de cette expérience fut qu’une étrange excitation nerveuse s’empara de lui. Chaque nerf était sensible. Il sentait la chaleur torride du soleil frapper les murs du bâtiment, entendait le sifflement du vent du désert traversant la plaine des pungatans, loin en dessous, ressentait le caractère oppressant de l’atmosphère épaisse et musquée autour de lui, à l’intérieur.
Se levant, il fit les cent pas tout autour de la salle circulaire, comme un fauve en cage. Halefice, et même Gaviral, s’écartèrent précipitamment de son chemin, lorsqu’il arriva sur eux à grands pas. Mandralisca les remarqua à peine. Dans l’état d’exaltation où il se trouvait alors, à ses yeux ils ne semblaient être rien d’autre que de petits animaux détalant devant lui des drôles, des mintuns, des hiktigans, d’insignifiantes créatures de la forêt. Voire des insectes. De simples insectes.
D’une certaine façon il était entré dans ce petit casque métallique. Son esprit entier s’y était glissé ; et ensuite, d’une manière qu’il ne pouvait concevoir, il avait pu se propulser à l’extérieur, comme une lance de feu s’élevant dans le ciel…
— Avez-vous une idée de la distance ou de la direction dans laquelle vous êtes allé ? demanda Barjazid.
— Non. Aucune.
Qu’il était curieux d’avoir une conversation avec un insecte. Mais il s’obligea à prêter attention à la question de Barjazid.
— J’ai eu l’impression d’une distance considérable, mais pour ce que j’en sais, ce n’était peut-être pas plus loin que la cité sur l’autre rive du fleuve.
— C’était probablement plus éloigné, Votre Grâce. La portée est illimitée, voyez-vous : il ne faut pas plus d’efforts pour atteindre Alaisor, Tolaghai ou Piliplok que pour aller dans la pièce voisine. C’est la directivité que nous n’arrivons pas à contrôler. Du moins, pas encore.
— Pourrait-on atteindre le Château, à votre avis ? demanda le Lord Gaviral.
— Comme je viens de le dire à sa grâce le comte Mandralisca, répondit Barjazid, la portée est illimitée.
Mandralisca remarqua que Barjazid avait déjà appris à se montrer extrêmement patient avec Gaviral. Ce qui est une excellente idée, lorsque l’on a affaire à quelqu’un d’une grande stupidité mais qui détient une considérable autorité sur vous.
— Donc, nous pourrions arriver jusqu’à Prestimion et le blesser ? demanda Gaviral avec avidité. Ou Dekkeret ?
— Nous pourrions, avec le temps, répondit Barjazid. Ainsi que je l’ai également fait observer, nous n’avons pas encore de véritable directivité. Nous pouvons seulement frapper au hasard pour l’instant.
— Mais au bout du compte, reprit Gaviral. Oh oui, au bout du compte… !
Mandralisca eut toutes les peines du monde à se retenir d’interrompre Gaviral d’une remarque méprisante. Arriver jusqu’à Prestimion et le blesser ? L’imbécile. L’imbécile. C’était la dernière chose qu’ils voulaient faire. Le jeune Thastain faisait preuve de plus de perspicacité en matière de stratégie politique que n’importe lequel de ces cinq frères sans cervelle. Mais ce n’était pas le moment de provoquer une brouille avec l’un des hommes qui étaient, en théorie du moins, ses maîtres.
Il réfléchit à ce que le casque de Barjazid venait de lui permettre d’accomplir. Cela présentait davantage d’intérêt pour lui que tout ce que ces gens pouvaient avoir à dire.
Il avait projeté son esprit et fait souffrir quelqu’un avec le casque. De cela, il était certain. Il ne savait pas vraiment qui, ni où ; mais il n’avait aucun doute quant au fait d’avoir touché un autre esprit, quelque part, au loin, une sorte de prêtre, peut-être, en tout cas quelqu’un qui officiait lors d’un rituel, de l’avoir pénétré, et de l’avoir corrompu. Peut-être de l’avoir anéanti. Certainement de lui avoir fait très mal. Il savait ce que cela faisait de blesser quelqu’un : c’était une sensation très particulière de plaisir, presque de nature sexuelle, qu’il avait ressentie de nombreuses fois au cours de sa vie. Il venait de la ressentir à l’instant, avec une intensité nouvelle et ahurissante. Un étranger éloigné, se recroquevillant de douleur et d’horreur devant son attaque…
… il avait volé comme une lance, une lance de feu traversant la moitié du monde…
Comme un dieu.
— Votre frère ne m’a jamais permis d’essayer le casque, confia Mandralisca à Khaymak Barjazid.
Retournant à son bureau, il y laissa tomber l’appareil au milieu.
— Je le lui ai demandé plus d’une fois, tandis que nous étions en Stoienzar. Juste pour découvrir à quoi cela ressemblait, vous savez. Le genre de sensation que cela procurait. « Non, disait-il. Je ne prendrai pas ce risque, Mandralisca. Sa puissance est trop grande. » Il voulait dire que j’aurais pu me blesser, croyais-je. Mais en y repensant, j’ai trouvé un autre sens à son expression. « Son pouvoir est trop grand pour que je vous le confie », voilà ce qu’il disait réellement. Je pense qu’il craignait que je n’aille fureter dans son esprit.
— Il avait en permanence peur d’une éventualité comme celle-ci : que le casque puisse être utilisé contre lui.
— N’étais-je pas son allié ?
— Non. Mon frère n’a jamais considéré personne comme un allié. Tout le monde était dangereux. Souvenez-vous, son propre fils s’est retourné contre lui au cours de la révolte de Dantirya Sambail, et a apporté l’un des casques à Prestimion et Dekkeret. Personne n’aurait pu convaincre Venghenar de laisser un autre que lui s’approcher du casque après cela.
— J’ai observé Prestimion le détruire avec le casque que Dinitak lui avait donné, fit Mandralisca.
Sa voix semblait étrange à ses propres oreilles. Il comprit qu’il ne devait pas encore s’être entièrement libéré de l’effet induit par le port du casque. Ces trois hommes lui paraissaient toujours être des insectes. Ils n’avaient pas la moindre importance.
— Votre frère, continua-t-il, s’adressant à Barjazid comme si les deux autres n’étaient pas dans la pièce, se trouvait juste à côté de moi, portant son propre casque. Prestimion et lui se livraient à une sorte de duel au moyen de leurs casques, à des centaines de kilomètres de distance, peut-être. Je l’ai vu se préparer pour l’assaut final ; mais avant qu’il n’ait pu le déclencher, Prestimion l’a frappé avec toute la puissance du casque et l’a mis à genoux. « Prestimion », a dit Venghenar, commençant à gémir, et Prestimion l’a frappé une ou deux fois de plus, et j’ai vu que son esprit était totalement détruit. Une ou deux heures plus tard, Septach Melayn et Gialaurys nous sont tombés dessus. L’un d’eux s’est jeté sur lui et l’a assassiné.
— Comme nous assassinerons Prestimion, déclara le Lord Gaviral sur un ton grandiloquent.
Mandralisca fit comme si Gaviral n’avait rien dit. Assassiner Prestimion ? Ce n’était pas une solution au problème de la libération du continent occidental. Contraindre Prestimion, oui. Le contrôler. L’utiliser. Voilà ce qu’accomplirait le casque, en temps et lieu. Mais pourquoi le tuer ? Cela ne ferait que placer Dekkeret sur le haut siège du pouvoir dans le Labyrinthe, et amènerait un autre Coronal au sommet du Mont du Château, et ils devraient recommencer tout le processus visant à tirer Zimroel des griffes d’Alhanroel. Il était cependant vain d’attendre d’aucun des Cinq Lords qu’il assimile de telles notions si on ne les lui expliquait pas d’abord.
— Le casque nous donnera notre revanche, oui, reprit Khaymak Barjazid.
Mandralisca ignora aussi cette déclaration. C’était un tel lieu commun. Et ce n’était même pas sincère, songea Mandralisca. Barjazid ne faisait preuve d’aucun intérêt pour la vengeance. La mort de son frère, de la main de Prestimion, ne semblait pas compter beaucoup pour lui. Il se serait tout aussi volontiers vendu aux assassins de son frère qu’aux ennemis des assassins de son frère, si le prix avait été correct. Les affaires étaient tout ce qui importait. Ce qui intéressait ce Barjazid c’était l’argent, la sécurité, le confort : trois petites choses insignifiantes. Il y avait en Barjazid une brillante étincelle de malveillance qu’appréciait Mandralisca, une intelligence pernicieuse et froide, mais l’homme était de nature frivole, un petit paquet d’inhabituelles compétences négociables et d’appétits très ordinaires.
La surexcitation de Mandralisca le reprenait. La puanteur de la chair d’autres humains dans cette pièce devenait à présent insupportable. La chaleur. La pression d’autres consciences trop près de la sienne.
Il ramassa le piètre petit casque et le rangea, comme de la menue monnaie, dans une bourse accrochée sur sa hanche.
— Je sors, dit-il. Trop chaud ici. Un peu d’air frais. Les longues ombres de l’après-midi commençaient à ramper vers l’ouest sur les falaises. Les palais des Cinq Lords, là-haut au sommet de la colline dominant le village, étaient baignés d’une lumière rougeâtre. Mandralisca traversa le village à grandes enjambées, sans destination particulière en tête. Les trois hommes lui emboîtèrent le pas, s’efforçant de se maintenir à son rythme.
De si petits hommes, songea-t-il. Gaviral, Halefice, Barjazid. Petits par la taille, petits par l’âme également. Halefice, en ce qui le concernait, en était conscient : il ne cherchait qu’à servir. Gaviral rêvait de régner en roi sur Zimroel, et n’était pas davantage fait pour cela que ne le serait un singe des rochers. Et le vilain petit Barjazid… eh bien, il avait ses qualités, il était dur et rusé, au moins. Mandralisca ne le méprisait pas totalement. Mais dans le fond, il n’était rien. Rien.
— Votre Grâce ?
Halefice l’avait rattrapé. L’aide de camp poursuivit :
— Je vous demande pardon, Votre Grâce, mais peut-être l’utilisation de cet appareil vous a-t-elle fatigué plus que vous ne le pensez, et vous devriez vous reposer un instant au lieu de…
— Merci, Jacomin. Je vais bien.
Mandralisca continua d’avancer, sans même se tourner vers Halefice pour lui parler. Ils se trouvaient dans le cœur du village, à présent, au milieu des forgerons et des potiers, les boutiques des marchands de vin, juste derrière, puis le marché aux pains et aux viandes.
Construire un village vivant en autarcie, là dans ce pays sec et désolé, où les récoltes devaient être obtenues à force de cajoleries d’une terre rouge hostile, à l’aide d’une eau pompée goutte par goutte dans l’exaspérant fleuve inaccessible juste derrière la colline, n’avait pas été une tâche facile, mais ils y étaient parvenus. Il y était parvenu. Il ne connaissait rien à l’agriculture, rien à l’élevage du bétail, rien à la création d’un village à partir du néant, mais il l’avait fait, il avait tiré les plans, donné les ordres, et l’avait fait naître, même chose pour les palais des Cinq Lords au sommet de la falaise, et à présent, arpentant tout cela par cet étrange après-midi, il ressentait… quoi ?
Un sentiment de plaisir anticipé. L’impression de se trouver sur le seuil d’un nouvel endroit, un endroit étonnant et merveilleux.
Déjà, il tenait les Cinq Lords entre ses mains, qu’ils en aient ou non conscience. Bientôt, il tiendrait également Prestimion et Dekkeret. Il serait le maître de tout Majipoor. N’était-ce pas une belle réussite, pour un jeune campagnard des Gonghars enneigés qui avait débuté dans la vie sans autres atouts que son esprit vif et la rapidité foudroyante de ses réflexes ?
Il dépassa les boutiques des marchands de vin, écartant les flacons que les commerçants le suppliaient ardemment de prendre, et continua à travers le marché aux pains. L’un des vendeurs lui mit un biscuit dans la main en faisant une révérence respectueuse et en murmurant une prière. Il y avait de la crainte révérencielle dans ses yeux, comme si c’était lui, et non Gavial, le Lord de Zimroel. Les marchands de vin et les vendeurs de pain savaient, songea Mandralisca, où résidait le véritable pouvoir en cet endroit. Il mordit dans le biscuit : c’était l’un des petits ronds appelés cuirasses, avec une crête sur le dessus, qui les faisait ressembler à une couronne. Un bon choix, pensa Mandralisca. Il le dévora en trois bouchées.
À l’autre bout du marché aux pains, la falaise s’élevait brutalement jusqu’à une éminence d’où l’on pouvait voir le fleuve, loin en contrebas, bouillonnant et se jetant contre le pied de l’à-pic. Il se dirigea à grandes enjambées dans cette direction. Halefice le suivait toujours sur sa gauche, un ou deux pas en arrière. Barjazid se trouvait de l’autre côté. Le Lord Gaviral ne semblait pas les avoir suivis au-delà du marché sur la colline.
Mandralisca regarda le fleuve un long moment, sans rien dire. Puis il sortit le casque de sa bourse. Il tenait dans la paume de sa main la petite masse de toile métallique repliée. Barjazid lui jeta un œil inquiet, comme s’il se demandait si Mandralisca pourrait avoir dans l’idée de le jeter dans l’eau en dessous.
— Barjazid, avez-vous jamais voulu tuer votre père ? demanda-t-il brusquement à l’homme de Suvrael.
Ce qui lui valut un regard ahuri.
— Mon père était un homme bon, Votre Grâce. Un marchand dans le négoce du cuir et du bœuf séché, dans la cité de Tolaghai. Il ne me serait jamais venu à l’esprit…
— C’est venu au mien, mille fois par jour. Si mon père était encore en vie aujourd’hui, je mettrais ce casque et j’essaierais de le tuer à l’instant.
Barjazid était trop ébahi pour répondre. Halefice et lui le regardaient tous deux d’un air bizarre.
Mandralisca n’avait jamais abordé ce sujet avec personne. Mais ces quelques secondes d’utilisation du casque de Barjazid avaient apparemment ouvert une porte dans son âme.
— Il était également commerçant, commença-t-il.
Il regardait droit dans la gorge du fleuve, et le passé abhorré flottait devant ses yeux.
— À Ibykos, qui est une petite ville insignifiante et boueuse dans la contrée escarpée des Gonghars, à cent cinquante kilomètres à l’ouest de Velathys. Il y pleut tout l’été et neige tout l’hiver. Il était dans le négoce du vin et des spiritueux, et était son meilleur client ; lorsqu’il avait bu, ce qui était quasiment toujours le cas, il vous battait aussi facilement qu’il vous regardait. C’est ainsi qu’il s’exprimait, avec ses mains. C’est au cours de mon enfance que j’ai appris à me déplacer aussi rapidement. À sauter vite en arrière… hors de sa portée.
Même au bout de près de quarante ans, Mandralisca voyait encore en imagination le visage sinistre, si semblable au sien à présent. La longue mâchoire maigre, les lèvres serrées, la mine sombre et renfrognée, les sourcils rapprochés au point de n’en dessiner qu’un seul ; et la main impitoyable, frappant comme l’éclair, rapide comme le fouet d’un pungatan, pour vous fendre la lèvre, vous faire enfler la joue ou vous mettre un œil au beurre noir. Quelquefois, les corrections s’enchaînaient, à la moindre occasion, ou sans raison du tout. Mandralisca pouvait à peine évoquer un souvenir de sa mère, timide et pâle, mais le père, irascible, brutal, monstrueux se dressait toujours dans sa mémoire, semblable à une montagne. Des années et des années de ce traitement ; les jurons, les gifles du revers de la main, les brusques coups de doigt, de coude et les claques, non seulement de son père, mais aussi des trois autres, ses frères aînés, qui imitaient leur père en frappant tous ceux qui étaient plus petits qu’eux. Il ne s’était jamais passé de jour sans ecchymose, sans son petit lot de douleur et d’humiliation.
Il referma son poing sur le casque, le serra.
— Chaque nuit, je m’endormais en imaginant que je l’avais assassiné ce jour-là. Un couteau dans le ventre, du vin empoisonné, ou un fil tendu dans l’obscurité et un nœud coulant dissimulé, je le tuais de cinquante façons différentes. Jusqu’au jour où je lui ai dit à voix haute ce que je ferais si j’en avais l’occasion, et où j’ai cru qu’il allait me tuer moi sur-le-champ. Mais j’étais trop rapide pour lui, et lorsqu’il m’eut pourchassé d’un bout à l’autre de la ville, il renonça, m’avertissant qu’il me briserait en deux la prochaine fois qu’il mettrait la main sur moi. Mais il n’y eut jamais de prochaine fois. Une charrette passa, qui se rendait à Velathys, et m’emmena, et je n’ai plus revu les Gonghars depuis lors. J’ai appris, de nombreuses années plus tard, que mon père était mort dans une rixe avec un client ivre dans sa boutique. Mes frères aussi sont morts, je crois. Ou du moins, je le souhaite de tout mon cœur.
— Êtes-vous entré directement au service de Dantirya Sambail, ensuite ? lui demanda Halefice.
— Pas à cette époque, non.
Sa langue était déliée, désormais. Son visage lui donnait l’impression d’être étrangement empourpré.
— Je suis d’abord allé dans les territoires de l’Ouest, à Narabal, dans le Sud, sur la côte : je voulais avoir chaud, je ne voulais plus jamais voir de neige, puis à Til-omon, dans la Dulorn des Ghayrogs, et beaucoup d’autres endroits, jusqu’à ce que je me retrouve à Ni-moya et que le Procurateur me choisisse pour lui servir d’échanson. Je faisais alors partie de sa garde, et il m’a remarqué lors d’une démonstration au bâton ; je suis rapide avec un bâton, vous savez, rapide avec toutes sortes d’armes de duel, et il a demandé à me parler après que j’eus battu six de ses gardes du corps à la suite. Il a dit : « J’ai besoin d’un échanson, Mandralisca. Accepteras-tu ce travail ? »
— On ne disait pas non à un homme tel que Dantirya Sambail, commenta Halefice avec dévotion.
— Pourquoi aurais-je refusé ? Est-ce que je pensais que cette tâche était indigne de moi ? J’étais un jeune campagnard, Jacomin. Il était le maître de Zimroel ; et je me tiendrais à ses côtés et lui verserais son vin, ce qui signifiait que je serais en permanence en sa présence. Lorsqu’il rencontrait les grands de ce monde, les ducs, comtes, maires, ou même les Coronals et les Pontifes, j’étais là.
— Et vous êtes ensuite devenu son goûteur, alors ?
— C’est arrivé plus tard. Cette saison-là, le bruit a couru que le Procurateur serait assassiné par l’un des fils de son cousin, qui avait été régent lorsque Dantirya Sambail était jeune, et que celui-ci avait écarté. Ce serait par le poison, disait-on, du poison dans son vin. Cette rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles du Procurateur ; et lorsque je lui ai tendu son verre de vin la fois suivante, il l’a regardé, puis moi, et j’ai su qu’il n’avait pas confiance. Alors j’ai déclaré de mon propre chef, parce que ma vie n’avait aucune importance à mes yeux et que la sienne en avait énormément : « Laissez-moi y goûter d’abord, seigneur Procurateur, au nom de la sécurité. » Je n’ai aucun goût pour le vin, à cause de mon père, vous comprenez. Mais je l’ai goûté, tandis que Dantirya Sambail m’observait, et nous avons attendu, et je ne suis pas tombé raide mort. Par la suite, j’ai goûté chaque verre de vin jusqu’à la fin de ses jours. C’était une habitude entre nous, même s’il n’y eut plus jamais d’autres menaces contre sa vie. C’était un contrat passé entre nous, je prenais une gorgée de son vin avant de lui donner son verre. C’est le seul vin que j’aie jamais bu, le vin que je goûtais pour le compte de Dantirya Sambail.
— Vous n’aviez pas peur ? demanda Khaymak Barjazid.
Mandralisca se tourna vers lui avec un sourire méprisant.
— Si j’étais mort, quelle importance pour moi ? Le risque était bon à prendre. La vie que je menais m’était-elle si précieuse que je ne l’aurais pas risquée dans le but de devenir le compagnon de Dantirya Sambail ? Le fait d’être vivant est-il un phénomène si merveilleux que l’on veuille s’y accrocher comme des avares s’accrochent à leurs sacs de royaux ? Ce ne fut jamais mon opinion… De toute façon, il n’y avait pas de poison dans le vin, à l’évidence, ni alors, ni jamais. Et par la suite, je suis toujours resté à ses côtés.
S’il avait jamais aimé quelqu’un, songea Mandralisca, cette personne était Dantirya Sambail. C’était comme s’ils s’étaient partagé un unique esprit dans deux corps. Bien que le Procurateur ait déjà réussi à placer la totalité de Zimroel sous son autorité avant que Mandralisca n’entre à son service, c’est Mandralisca qui l’avait encouragé dans la bien plus vaste entreprise consistant à inciter le fils de Confalume, Korsibar, à s’emparer du trône de Majipoor. Avec Korsibar comme Coronal, redevable à Dantirya Sambail pour sa couronne, Dantirya Sambail aurait été le personnage le plus puissant du monde.
Eh bien, ce plan n’avait pas marché, et Korsibar et le Procurateur étaient tous deux morts depuis longtemps. Dantirya Sambail avait joué et perdu, c’était ainsi. Mais pour Mandralisca, il restait encore d’autres parties à jouer. Il caressa doucement le casque dans sa main.
D’autres parties à jouer, oui. C’est tout ce à quoi se résumait la vie : un jeu. Lui seul en avait vu la vérité, ce que les autres négligeaient de voir. On vit un temps, on joue le jeu de la vie, et au bout du compte on perd, et ensuite il n’y a plus rien. Mais pendant que l’on joue, on joue pour gagner. Les grandes richesses, les biens précieux, les palais imposants, les banquets, les plaisirs de la chair et tout le reste, ces choses ne signifiaient rien pour lui, et même moins que rien. Ils n’étaient que les témoignages du degré de réussite ; ils n’avaient aucune valeur en eux et par eux-mêmes. Même l’exercice du pouvoir en soi était secondaire, un moyen plutôt qu’une fin.
Tout ce qui importait était de gagner, pensa-t-il, aussi longtemps que l’on pouvait. Jouer et gagner jusqu’au moment où, inévitablement, on perdait. Et si cela signifiait prendre le risque de boire du poison destiné au Procurateur, si c’était le prix à payer pour entrer dans la partie, eh bien, sûrement le risque valait la récompense ! Que d’autres hommes ceignent les couronnes et accumulent de gigantesques réserves de trésors. Que d’autres hommes s’entourent de femmes minaudières et s’abrutissent de vin piquant. Ce n’étaient pas des choses dont il avait besoin. Lorsqu’il était enfant, tout ce qui avait compté pour lui, lui avait été refusé, et il avait appris à vivre sans rien. À présent, il ne désirait quasiment rien, excepté veiller à ce que plus personne ne puisse le mettre dans une situation où on pourrait lui refuser quoi que ce soit.
Barjazid le dévisageait à nouveau comme s’il lisait dans ses pensées. Mandralisca réalisa qu’il avait, une fois de plus, trop révélé de lui-même. La colère se fit en lui. C’était une faiblesse qu’il ne s’était jamais permise auparavant. Il en avait dit assez, et plus qu’assez. Se retournant brusquement, il dit :
— Retournons à mon bureau.
Si je le surprends un jour à utiliser son casque sur moi, se dit Mandralisca, je l’emmènerai dans le désert et l’attacherai entre deux pungatans.
— Je vais essayer à nouveau votre jouet, je pense, dit-il à Barjazid.
Il glissa rapidement le casque sur son front, sentit sa force s’emparer de lui et projeta son esprit jusqu’à ce qu’il établisse un contact avec un autre, sans se soucier de savoir s’il appartenait à un humain, un Ghayrog, un Skandar ou un Lii. Il le sonda pour trouver un point d’entrée. Le pénétra alors, tranchant comme une épée. Le taillada. Le laissa en miettes. Maîtrise. Extase.