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La dernière fois que Dekkeret s’était trouvé dans la cité de Stoien, c’était lors de la deuxième ou troisième année du règne de Prestimion comme Coronal ; à l’époque il n’était qu’un jeune et sérieux nouveau venu dans les cercles intérieurs du Mont du Château, sans le moindre espoir de devenir lui-même Coronal un jour. Stoien éveillait de vieux souvenirs en lui, et ils n’étaient pas tous plaisants.

La beauté surnaturelle et inoubliable de la cité, au milieu d’un site incomparable sur cent cinquante kilomètres de superbes plages blanches, au bord de la Péninsule de Stoienzar : tout était resté bien vivace dans son esprit au cours de ces années. Et Stoien n’avait absolument pas changé. Ses cieux étaient toujours sans nuages. Ses étranges bâtiments, s’élevant partout au-dessus du sol plat de la péninsule sur des plate-formes artificielles de trois mètres à plusieurs dizaines de mètres de haut, éblouissaient toujours autant le regard qu’autrefois, sa végétation luxuriante, la densité des omniprésents fourrés aux feuilles brillant d’éclats asymétriques d’indigo, de topaze, de saphir, de cobalt, de bordeaux et de vermillon, enflammait toujours l’âme de plaisir. Les dommages qu’avaient pu causer les incendies déclenchés par les fous durant le chaos de l’épidémie de folie avaient depuis longtemps été réparés.

Mais c’était à Stoien que Dekkeret avait pour la dernière fois pris congé de son cher ami et mentor Akbalik de Samivole, Akbalik qui avait été son guide pendant ses toutes premières années au service de Prestimion au Château. Akbalik que Dekkeret avait aimé plus qu’aucun autre homme, même Prestimion, Akbalik qui, selon toute probabilité, serait à présent Coronal, s’il avait vécu ; c’était là, à Stoien, qu’Akbalik était venu, claudiquant et souffrant d’une morsure d’un crabe des marais qu’il avait reçue en pourchassant le fugitif Dantirya Sambail dans l’étuve des jungles à l’est de la cité, et qui le tuerait peu de temps après. « Cette blessure n’est rien », avait dit Akbalik à Dekkeret lorsque celui-ci était arrivé à Stoien après un passage à l’île, où il était allé, porteur de messages urgents pour lord Prestimion. « Cette blessure guérira. »

Mais peut-être Akbalik savait-il qu’il n’en serait rien, car il avait également extorqué à Dekkeret un serment, la promesse qu’il s’élèverait contre tout ce que lord Prestimion pourrait vouloir faire qui mettrait sa vie en danger, comme de pourchasser Dantirya Sambail dans cette même jungle où Akbalik avait été mordu : « Même s’il doit sortir de ses gonds, même si tu dois mettre ta carrière en péril, tu dois le dissuader de commettre une telle folie. » Ce que Dekkeret avait promis, même si, en son for intérieur, il trouvait que ce devrait être la tâche d’Akbalik, non la sienne, de parler de la sorte au Coronal ; et ensuite, Akbalik s’était mis en route vers l’Est, traversant Alhanroel depuis Stoien, escortant lady Varaile, alors enceinte du futur prince Taradath, jusqu’au Mont du Château. Mais il n’était pas allé plus loin que Sisivondal, sur le plateau intérieur, avant que le poison de sa blessure ne le tue.

Tous ces événements s’étaient passés fort longtemps auparavant. À présent, les aléas de la fortune avaient fait de Dekkeret le Coronal. Seules les personnes d’âge mûr se rappelaient le prince Akbalik de Samivole. Le seul prince Akbalik que connaissaient la plupart des gens était le fils cadet de Prestimion, nommé ainsi en l’honneur de cet autre Akbalik. Mais la vue de cette myriade de tours étranges et merveilleuses de Stoien lui ramena en mémoire, comme s’il était là, le premier Akbalik, cet homme calme, sage, aux yeux gris, qui avait tant compté pour Dekkeret, et une grande tristesse l’envahit à ce souvenir.

Pour aggraver encore la situation, Prestimion et sa famille étaient installés exactement dans les mêmes appartements que lors de cette première occasion, la suite royale du Pavillon de Cristal, et on y avait également mis Dekkeret et ses compagnons. Rien n’aurait pu être mieux conçu pour l’obliger à revivre les épuisants derniers moments de la guerre contre Dantirya Sambail, lorsque Prestimion, faisant usage du casque de Barjazid, avait frappé le Procurateur depuis ce même édifice, assisté dans la mesure du possible par un Dinitak, Maundigand-Klimd, la Dame Therissa et Dekkeret lui-même.

Mais il n’y avait pas d’autre possibilité, vraiment. Le Pavillon de Cristal était le plus important bâtiment de Stoien, le seul endroit de la cité convenable pour loger un monarque en visite. Ou, dans le cas présent, deux monarques : car le Coronal et le Pontife se trouvaient tous deux à Stoien au même moment, circonstance qui ne s’était jamais produite auparavant, et qui avait, Dekkeret l’apprit alors qu’il était depuis moins de dix minutes à Stoien, jeté les fonctionnaires de la municipalité dans un tel état de panique et de confusion qu’ils n’auraient pas trop du reste de leur vie pour s’en remettre.

La soirée était déjà bien avancée lorsque Dekkeret et sa suite arrivèrent. Il fut légèrement pris au dépourvu en découvrant que Prestimion voulait le rencontrer sur-le-champ. Dekkeret avait eu un voyage mouvementé en descendant la côte depuis Alaisor : il n’avait pas prévu que Prestimion reviendrait si vite de l’Ile sur le continent, et il réclama une heure ou deux de répit, pour se reposer et se rafraîchir avant de voir le Pontife.

Fulkari voulut savoir pourquoi il était nécessaire de tenir immédiatement une conférence.

— Est-ce réellement si urgent ? Ne pouvons-nous d’abord avoir le temps de dîner puis une bonne nuit de sommeil ?

— Peut-être est-il survenu de nouveaux événements que j’ignore à Zimroel, dit Dekkeret. Mais je ne pense pas. C’est tout simplement sa nature, mon amour. Tout est urgent avec Prestimion. Il est l’homme le plus impatient qui soit.

Elle accepta la situation de mauvaise grâce, et lorsqu’il se fut baigné, il monta aux appartements de Prestimion. Septach Melayn et Gialaurys se trouvaient avec lui, ce à quoi Dekkeret ne s’attendait pas.

Il ne s’attendait pas non plus à la rapidité avec laquelle le Pontife en vint au sujet de la réunion. Prestimion l’étreignit avec chaleur, comme un père pourrait embrasser un fils depuis longtemps perdu, mais presque aussitôt ils étaient plongés dans une discussion sur la question de Zimroel. Prestimion ne se souciait guère d’entendre raconter le voyage de Dekkeret à travers le continent, ses étranges aventures à Shabikant, Thilambaluc et les autres endroits obscurs sur sa route vers l’Ouest. Deux ou trois questions brutales, suivies de brèves interruptions pour les réponses de Dekkeret, et ils se retrouvèrent à discuter de Mandralisca et des Cinq Lords, et de la façon dont Prestimion pensait que devait être résolue la crise à Zimroel.

Ce qui consistait, apprit rapidement Dekkeret, à envoyer une grande armée de l’autre côté de l’océan, une armée conduite par le Coronal lord Dekkeret en personne, pour mettre bon ordre à la situation par la force, si nécessaire.

— Nous devons enfin briser Mandralisca et le briser de telle sorte qu’il ne puisse jamais s’en remettre, dit Prestimion.

Alors qu’il prononçait ces paroles, ses traits subirent une extraordinaire transformation, son intense regard vert glauque à présent étrangement enflammé d’une colère froide que Dekkeret n’y avait jamais vue auparavant, ses lèvres minces serrées dans une grimace tendue, ses narines s’enflant d’une étonnante rage vindicative.

— Qu’il n’y ait pas de malentendu à ce sujet : nous devons le détruire, sans regarder à la dépense, ainsi que tous ceux qui suivent sa bannière. Il n’y aura pas d’espoir de paix dans le monde, tant que cet homme n’aura pas rendu son dernier souffle.

Le ton de Prestimion était incroyablement belliqueux, inflexible, farouche. Dekkeret en resta interdit, même s’il fit de son mieux pour dissimuler sa surprise et son désarroi au Pontife. Assurément, Prestimion savait, mieux que nul autre homme, ce que signifiait une guerre civile sur Majipoor. Et pourtant, il était là, tremblant d’une fureur à peine maîtrisée, donnant pour instruction à son Coronal d’embraser tout Zimroel, si nécessaire, dans le but de mettre fin à la rébellion des Sambailid !

Peut-être ai-je mal compris, pensa Dekkeret, espérant en dépit de toute probabilité.

Peut-être ne préconise-t-il pas une véritable guerre, mais seulement un impressionnant étalage de pompe et de force impériales, à la faveur duquel nous pourrons encercler pacifiquement Mandralisca et l’enlever.

C’était Dekkeret lui-même qui le premier avait suggéré, quelques mois plus tôt, qu’il pourrait s’avérer nécessaire qu’il se rende à Zimroel et mette un terme aux troubles qui s’y préparaient. Et Prestimion avait convenu que cela pourrait être une bonne idée. Mais Dekkeret avait eu l’impression qu’ils envisageaient tous deux un Grand Périple ou quelque chose du même style : le Coronal effectuant une visite d’État officielle sur le continent occidental, avec tout l’apparat qu’une telle visite entraînait, et par conséquent, rappelant au peuple de Zimroel l’antique convention par laquelle toutes les régions du monde vivaient ensemble en paix. Au cours de cette visite, Dekkeret serait à même de juger de l’importance de l’insurrection de Mandralisca et, par le pouvoir et l’autorité de sa seule présence, de prendre des mesures, des mesures politiques, des mesures diplomatiques, pour y mettre fin.

Mais Prestimion venait de parler d’envoyer une armée, une grande armée, à Zimroel pour s’occuper de Mandralisca.

Il n’avait jamais été question, pour autant que Dekkeret s’en souvienne, qu’il entreprenne le voyage à Zimroel à la tête d’une quelconque sorte de force militaire. Quand la réflexion de Prestimion était-elle passée de l’utilisation de moyens pacifiques contre les rebelles à une guerre totale ? Dekkeret était curieux de savoir ce qui avait transformé si brutalement le Pontife en attiseur de feu. Personne n’avait davantage de raisons que Prestimion de haïr la guerre, et pourtant… pourtant… ce regard dans ses yeux… le crépitement de colère dans sa voix… pouvait-il y avoir le moindre doute sur leur signification ? Il doit y avoir une guerre, était l’essence de ce que disait Prestimion. Et vous serez celui qui la fera pour nous. Cela ressemblait beaucoup à une consigne : un ordre direct du monarque suprême.

Dekkeret se demanda comment il allait résoudre ce problème.

Assurément, Mandralisca devait être écarté : il n’y avait aucun doute à ce sujet. Mais la guerre était-elle la seule solution ? Brusquement, Dekkeret sentit son esprit tourbillonner dans un torrent de conflits agités. La guerre était pour lui un concept tout aussi répugnant que pour n’importe quel être doué de raison. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que son règne pourrait, comme celui de Prestimion, débuter sur le champ de bataille.

Il lança un rapide coup d’œil pour chercher conseil auprès de Septach Melayn et Gialaurys. Mais le visage à la forte mâchoire de Gialaurys était un masque de pierre sévère et sombre de froide détermination, et même le désinvolte et badin Septach Melayn avait à ce moment précis un étrange air sérieux. Ils étaient tous deux résolus à la guerre, réalisa Dekkeret. Peut-être ces deux-là, les plus vieux amis de Prestimion, étaient-ils justement ceux qui avaient amené le Pontife à cette attitude.

Dekkeret s’exprima prudemment, espérant que Prestimion ne remarquerait pas l’ambiguïté de la formulation.

— Je prends l’engagement, Votre Majesté, de faire tout ce qui devra être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel.

Prestimion acquiesça. Il semblait à présent plus calme, le visage moins empourpré qu’un instant plus tôt, un peu de tension s’en étant évacuée.

— Je suis persuadé que vous le ferez, Dekkeret. Et pour ce qui est d’un plan d’action précis… ?

— Dès que possible, Majesté.

Encore plus d’ambiguïté, mais Prestimion ne parut pas en éprouver de contrariété.

— Il ne serait pas sage que je prenne de décisions à la va-vite en ce moment. La mort de votre frère m’a privé de mon Haut Conseiller, et je n’ai pas eu l’occasion d’en désigner un nouveau. Par conséquent, Votre Majesté…

— Vous êtes bien cérémonieux avec moi aujourd’hui, Dekkeret.

— Si je le suis, c’est parce que nous discutons de sujets aussi importants que la guerre et la paix. Vous avez été mon ami pendant de nombreuses années ; mais vous êtes aussi mon Pontife, Prestimion. Et – il fit un signe vers Septach Melayn – nous sommes également en présence de votre porte-parole.

— Oui. Oui, bien sûr. C’est une affaire sérieuse et qui réclame du sérieux… Je vous en prie, Dekkeret prenez quelques jours pour réfléchir à tout ceci.

Prestimion sourit pour la première fois au cours de cette réunion.

— Du moment que vous choisissez une voie qui me débarrasse de Mandralisca.

 

Fulkari dut se rendre immédiatement compte, lorsque Dekkeret revint dans leur appartement, à l’étage en dessous de celui de Prestimion, de l’effet qu’avait eu sur lui l’entretien avec le Pontife. Elle lui versa rapidement une coupe de vin et attendit sans rien dire pendant qu’il la buvait d’un trait.

— Il y a des problèmes, n’est-ce pas ? dit-elle ensuite.

— Apparemment, oui.

Il pouvait à peine se résoudre à en parler. Il se sentait un peu étourdi par la lassitude, la faim et la fatigue causée par cet entretien bizarre et tendu.

— À Zimroel ?

— À Zimroel, oui.

Fulkari le dévisageait étrangement. Il n’avait jamais vu un air de si profonde inquiétude dans ses beaux yeux gris. Dekkeret savait qu’il devait être effrayant à voir. Tout son corps était crispé. Il avait des élancements derrière les yeux. Les muscles de ses joues étaient douloureux : trop de sourires hypocrites, supposa-t-il. Il accepta une deuxième coupe de vin et la but presque aussi vite que la première.

— Veux-tu en parler ? s’enquit-elle doucement, lorsqu’un moment se fut écoulé en silence.

— Non. Je ne peux pas. Je ne le peux pas, Fulkari. Il s’agit de hautes affaires d’État.

Dekkeret était à présent devant la fenêtre et lui tournait le dos, regardant dans la nuit. Toute la mystérieuse beauté de la cité de Stoien se déployait devant lui, les bâtiments élancés sur leurs hauts socles de brique, les variations de niveau, les collines artificielles s’élevant au loin, l’éblouissante profusion de la végétation tropicale, Fulkari, quelque part à l’autre bout de la pièce, ne dit rien. Il savait qu’il l’avait blessée par la dureté de ses paroles. Elle était après tout sa compagne dans la vie. Elle n’était pas encore son épouse, mais elle le serait, dès que les pressions de cette crise inattendue se relâcheraient suffisamment longtemps pour qu’un mariage royal puisse avoir lieu. Et cependant, il lui avait parlé comme si elle n’était qu’une simple passade pour la soirée, avec laquelle il était inimaginable de partager la moindre information sur ce qui s’était passé entre le Pontife et le Coronal. Il prit conscience qu’il lui demandait de supporter tous les fardeaux d’une épouse royale sans la mettre dans le secret des défis quotidiens de ses fonctions.

Il laissa passer quelques instants.

— Très bien, dit-il alors. Ça ne rime à rien de te le cacher. Prestimion est si bouleversé par cette histoire avec Mandralisca, cette rébellion, qu’il compte la réprimer par la force. Il parle d’envoyer une armée à Zimroel pour l’écraser. Sans même lancer d’ultimatum, si je l’ai bien compris : juste envahir et attaquer.

— Et tu n’es pas d’accord, c’est cela ?

Dekkeret se retourna pour lui faire face.

— Évidemment que je ne suis pas d’accord ! Qui conduirait cette armée, à ton avis ? Qui aurait la charge de faire débarquer les troupes à Piliplok, puis de remonter le fleuve jusqu’à Ni-moya ? Ce n’est pas Prestimion qui le fera, Fulkari. Ce n’est pas Prestimion qui se tiendra devant les portes de Ni-moya, exigera qu’on les lui ouvre, et devra les faire fracasser dans le cas contraire.

Elle le regardait à présent avec sérieux et assurance.

— Bien sûr, dit-elle d’une voix calme. De telles fonctions seraient la responsabilité du Coronal. Je le comprends.

— Et crois-tu que le peuple de Zimroel va saluer une armée d’invasion les bras ouverts, avec affection et effusions ?

— Ce serait une sale histoire, je suis d’accord, Dekkeret. Mais quelle alternative y a-t-il ? Je sais une partie de ce que Dinitak t’a rapporté : le casque que cet homme, ce Mandralisca, utilise, ce qu’il fait avec, la façon dont il a incité ces cinq horribles frères à proclamer l’indépendance de Zimroel. Que peut faire d’autre le Pontife, face à une rébellion ouverte, que d’envoyer une armée pour redresser la situation ? Et s’il y a des victimes… eh bien, que peut-on y faire ? L’État doit être protégé.

C’était à présent lui qui la dévisageait.

Il était là en présence d’une Fulkari qu’il n’avait jamais entièrement vue auparavant ; lady Fulkari de Sipermit, une femme de haute lignée aristocratique, qui faisait remonter ses ancêtres de génération en génération jusqu’à lord Makhario. Naturellement, elle ne trouvait rien de mal à écraser la rébellion des Sambailid par le recours à la force armée. Il lui apparut avec la force brutale de la révélation, qu’après toutes ces années de vie au Château, même après être lui-même devenu Coronal, il voyait pour la première fois, discernait réellement la différence essentielle entre les aristocrates du Mont et un roturier comme lui.

Mais il n’en dit rien.

— Je ne veux pas faire la guerre à Zimroel, répondit-il simplement. Je ne veux pas tuer d’innocentes personnes. Je ne veux pas brûler des villes et des villages. Je ne veux pas abattre les portes de Ni-moya.

— Et Mandralisca ?

— Doit être arrêté. Détruit, pour employer les mots de Prestimion. Je n’ai rien à redire à cela. Mais je veux trouver un autre moyen d’y parvenir, autrement qu’en menant une guerre totale contre le peuple de Zimroel.

Dekkeret regarda du côté du buffet et du reste de vin, mais décida de ne pas prendre une troisième coupe.

— Je vais faire chercher Dinitak. J’ai besoin de discuter avec lui.

— Maintenant ? demanda Fulkari, en lui accordant un regard de feinte horreur.

— Il aura des conseils précieux à me donner. Il est ce que j’ai de plus proche d’un Haut Conseiller, en ce moment, Fulkari.

— Tu m’as moi, également. Et je te donne ce haut conseil : il y a maintenant deux heures et demie que nous sommes arrivés ici, ou un peu plus, et nous n’avons toujours pas réussi à trouver le temps de manger quelque chose. La nourriture est une bonne solution lorsque l’on a faim. La nourriture est importante. La nourriture est une notion agréable.

— Nous l’inviterons à se joindre à nous, dans ce cas.

— Non, Dekkeret ! Non.

— Qu’est-ce que c’est ? Avons-nous là une provocation ouverte ? dit-il, plus amusé qu’ennuyé par son audace.

Les yeux de Fulkari aussi brillaient d’une lueur d’amusement.

— Ce pourrait bien être le mot. En dehors de cette pièce, tu es mon Coronal lord, oui, mais ici… ici… oh, Dekkeret, ne sois pas si bête ! Tu ne peux pas être Coronal à chaque instant de la journée. Même un Coronal a besoin d’un peu de repos, et nous avons voyagé tout le jour. Tu es trop fatigué pour réfléchir correctement à la situation, ou pour en discuter avec Dinitak. Je propose que nous nous fassions préparer à souper, enfin. Puis que nous allions au lit.

Une nouvelle sorte d’éclat apparut dans son regard.

— Que nous dormions là-dessus. Prions pour un rêve utile. Tu pourras parler à Dinitak dans la matinée.

— Mais Prestimion espère…

— Chut.

Elle mit sa main sur sa bouche. Elle s’appuya contre lui et, malgré lui, il la prit dans ses bras et fondit dans son étreinte. Elle leva ses lèvres vers les siennes. Il fit descendre ses mains sur son dos doux et lisse.

Fulkari a raison, pensa-t-il. Rien n’exige que je sois Coronal à chaque instant de la journée.

Dinitak peut attendre. Prestimion peut attendre. Et Mandralisca aussi peut attendre.

 

Pendant la nuit, alors que Dekkeret dormait, des fragments de souvenirs remontèrent du fin fond de sa mémoire et vinrent danser dans son esprit, de petits morceaux du passé récent qui paraissaient tenter de s’assembler en un tout cohérent.

Il est à Shabikant, à genoux devant les deux arbres oracles, les très vieux Arbres du Soleil et de la Lune. Et de ces arbres montent les sons les plus faibles, un son lointain, grinçant, rouillé, comme si les arbres, après des siècles de silence, essayaient une fois de plus de rassembler leurs forces pour parler au roi nouvellement couronné et lui dire quelque chose qu’il doit savoir.

 

* * *

 

Il est à Kesmakuran, dans le tombeau du premier Pontife, Dvorn, cette fois-ci agenouillé devant l’immense statue souriante de l’ancien monarque, et la douce brume de fumée des herbes brûlant dans le trou devant lui lui emplit les poumons et envahit son esprit, il ferme les yeux et entend une voix dans sa tête lui parler d’une façon étrange, sans paroles, lui dire avant de se dissoudre en un boum, boum, boum, sans signification, qu’il est destiné à apporter un grand changement, qu’il accomplira une transformation du monde presque aussi formidable que celle qu’a accomplie Dvorn lui-même lorsqu’il a créé le Pontificat.

 

* * *

 

Il est sur la place du marché de Thilambaluc, lui et Dinitak, et un astrologue de marché miteux dit l’avenir à Dinitak pour le prix de cinquante pesants, mais le diseur de bonne aventure a à peine commencé quand les yeux lui sortent de la tête sous le coup de l’horreur et de la peur, il remet brutalement ses pièces dans la main de Dinitak, en prétendant ne pas pouvoir faire de prédiction sur son avenir et ne pas vouloir prendre son argent, puis s’éloigne rapidement en courant. « Je ne comprends pas, dit Dinitak. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ? »

 

* * *

 

Il erre seul dans le Château, les premiers jours de son règne, il se tient devant la salle des jugements qu’a fait construire lord Prestimion et le mage Su-suheris Maundigand-Klimd arrive vers lui, lui demande une audience privée et lui dit qu’il a eu une révélation mystérieuse dans laquelle il a vu les Puissances du Royaume réunies devant le Trône de Confalume pour accomplir un rituel de grande importance, mais une mystérieuse quatrième Puissance était présente dans la vision du Su-suheris à côté du Pontife, du Coronal et de la Dame de l’île. Dekkeret en reste perplexe, car comment peut-il y avoir une quatrième Puissance du Royaume ? Et Maundigand-Klimd déclare : « J’ai un autre détail à ajouter, monseigneur. » L’aura de cette inconnue quatrième porte également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid, dit le Su-suheris.

 

Dans l’esprit en train de rêver de Dekkeret, ces fragments de souvenirs tournèrent encore et encore, jusqu’à ce que soudain, ils s’assemblent en un unique enchaînement et que le dessin devienne clair : le son mystérieux et lointain venant d’un mouvement dans les racines des arbres oracles, les propos sans paroles de la statue du premier Pontife, la peur dans les yeux de l’astrologue du marché, la révélation faite à Maundigand-Klimd…

Oui.

Il s’assit d’un seul coup, complètement réveillé, aussi éveillé qu’il l’avait jamais été, le cœur battant, la sueur coulant de chacun de ses pores.

— Une quatrième Puissance ! s’écria-t-il. Un Roi des Rêves ! Oui ! Oui !

Fulkari, couchée à côté de lui, s’agita et ouvrit les yeux.

— Dekkeret ? demanda-t-elle confusément. Que se passe-t-il, Dekkeret ? Quelque chose ne va pas ?

— Debout ! Prends un bain, habille-toi, Fulkari ! Je dois parler immédiatement à Dinitak.

— Mais nous sommes au milieu de la nuit. Tu as promis, Dekkeret…

— J’ai promis de dormir là-dessus et de prier pour un rêve utile. C’est ce que j’ai fait, et le rêve est venu. Et m’a apporté quelque chose qui ne peut attendre jusqu’à demain matin.

Il était sorti du lit et cherchait son peignoir. Fulkari était à présent assise, clignant des yeux et se frottant les paupières, marmonnant entre ses dents. Il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et partit dans le couloir trouver le maître d’hôtel de nuit.

— Allez me chercher Dinitak Barjazid, cria Dekkeret. Je veux le voir à l’instant !

Dinitak ne mit pas longtemps à arriver. Il était entièrement habillé et parfaitement réveillé. Dekkeret se demanda s’il avait même dormi. Dinitak était un tel ascète, dans tant de domaines : le sommeil devait lui paraître une perte de temps.

— Je t’aurais fait venir aussitôt après avoir vu Prestimion, commença Dekkeret, mais Fulkari a su me convaincre d’attendre d’avoir eu la possibilité de me reposer un peu. Ce qui était aussi bien.

Rapidement, il esquissa pour Dinitak un résumé de sa conférence avec Prestimion la nuit précédente. Dinitak ne parut surpris de rien, ni de la haine non dissimulée de Prestimion envers Mandralisca, ni du farouche désir du Pontife d’anéantir la rébellion des Sambailid par la force des armes. C’était, dit-il, exactement ce à quoi l’on pouvait s’attendre de la part d’un homme qui avait été éprouvé par le clan Sambailid autant que le Pontife Prestimion l’avait été.

— Je te le dis franchement, je déteste l’idée de partir en guerre contre Zimroel, déclara Dekkeret. La Dame Taliesme y sera certainement opposée aussi. Je pense que Prestimion ressent secrètement le même sentiment.

— Je soupçonne qu’il est possible que vous ayez raison sur ce point. Il n’a pas de passion pour la guerre.

— Mais il est si inquiet des attaques contre sa propre famille que l’oblitération de Mandralisca est sa plus haute priorité et il ne se soucie pas de la façon de procéder. Allez à Zimroel, Dekkeret, m’a-t-il dit. Prenez la plus grande armée possible. Redressez la situation là-bas. Et détruisez Mandralisca. La guerre, voilà ce qu’il veut, Dinitak. J’ai espoir de pouvoir fléchir sa décision à ce sujet.

— Vous devrez lutter sur ce point, à mon avis.

— Je le pense aussi. Le Pontife n’est pas réputé pour sa patience. Il a l’impression que son règne en tant que Coronal a été entaché par les complots de ses ennemis, et il croit, sans doute avec raison, que cet homme, ce Mandralisca, était derrière la plupart, voire derrière tous ces ennuis. Maintenant que les problèmes ont à nouveau éclaté, il veut être débarrassé de Mandralisca, une bonne fois pour toutes. Eh bien, qui ne le voudrait pas ? Mais la guerre, pour moi, est le dernier recours. Et c’est moi qui devrais commander les troupes, après tout, pas Prestimion.

— Cela ne lui importerait pas. Vous êtes le Coronal. Le Pontife décrète la politique, et le Coronal exécute les décrets. Il en a toujours été ainsi.

Dekkeret haussa les épaules.

— Néanmoins, si je peux éviter cette guerre, je le ferai, Dinitak. J’irai à Zimroel, oui. Et je veillerai à ce qu’il soit mis fin aux jours de ce fauteur de troubles de Mandralisca, exactement comme le souhaite Prestimion. C’est de ce qui se produira après que Mandralisca sera éliminé de la scène que je veux discuter avec toi maintenant.

La porte de la chambre s’ouvrit et Fulkari en sortit, vêtue d’une belle robe de matinée verte. Elle accorda un aimable sourire à Dinitak, comme pour lui signifier qu’elle ne voyait rien de mal à ce que Dekkeret tienne une conférence politique à cette heure de la nuit. Dekkeret lui fit un clin d’œil reconnaissant. Tranquillement elle s’assit sur un fauteuil près de la fenêtre. Les faibles premières lueurs pourpres de l’aube étaient visibles à l’est.

— Pacifiquement ou autrement, dit Dekkeret, le problème Mandralisca a été résolu, supposons-nous. L’insurrection des cinq Sambailid a été contenue, et on leur a fait comprendre qu’ils feraient mieux de ne plus avoir de telles idées à l’avenir. Sans Mandralisca pour réfléchir à leur place, ils ne le feront sans doute pas. Très bien. La question qui reste posée, Dinitak, est celle-ci : que pouvons-nous faire pour éviter l’émergence de futurs Mandralisca ? Lui et son maître Dantirya Sambail ont apporté au monde une génération entière de conflits. Nous ne pouvons pas laisser une telle situation se produire à nouveau. Et ainsi… une idée, une idée très étrange, au milieu de la nuit…