7

 

— Le sabre aujourd’hui ? demanda Audhari, surpris, en entrant dans la salle du gymnase où Keltryn et lui faisaient leur séance d’escrime deux fois par semaine. Toi et moi ne nous sommes jamais affrontés au sabre auparavant.

— Nous le ferons aujourd’hui, déclara Keltryn, d’une voix dure et tendue par la colère.

Elle était arrivée dans la salle d’escrime avec cinq minutes d’avance pour choisir son arme et se familiariser avec sa longueur et son poids plus importants. Septach Melayn avait pensé qu’elle était trop frêle pour travailler le sabre. Peut-être avait-il raison à ce sujet. Elle avait essayé une ou deux fois sans y faire montre de beaucoup d’aptitude, et il l’avait ensuite dispensée des exercices au sabre.

Mais ce jour-là, elle n’avait pas envie des poses et affectations élégantes des exercices à la rapière. Ce jour-là, elle voulait une arme lourde. Elle voulait taillader, rudoyer et percuter, infliger des dégâts et en subir s’il le fallait. Ce désir de violence n’avait rien à voir avec Audhari. Elle bouillait de rage contre Dinitak, et celle-ci montait encore et encore jusqu’à déborder, et c’est ce qui la poussait ce jour-là à l’action.

Keltryn avait perdu le compte du nombre de semaines écoulées depuis que Dinitak était parti dans l’Ouest avec le Coronal et Fulkari. Était-ce quatre semaines ? Cinq ? Elle ne pouvait le dire. Elle avait l’impression que c’était il y a plus d’une éternité. Quelle qu’en soit la durée, cela paraissait un espace de temps beaucoup plus long que celui qu’avait duré toute sa petite idylle avec Dinitak.

Ces quelques étranges semaines avec Dinitak semblaient désormais n’être rien de plus qu’un rêve. Avant qu’il n’arrive, elle avait défendu son corps comme s’il avait été un temple dont elle aurait été la grande prêtresse. Ensuite, elle n’était même pas sûre de savoir pourquoi – était-ce une véritable attirance physique, ou bien l’impatience de son corps en plein épanouissement, ou encore quelque chose d’aussi banal que le désir de faire finalement ses premiers pas dans le genre d’existence que menait sa sœur depuis si longtemps ? –, elle s’était finalement livrée à Dinitak, et lui avait permis de pénétrer dans tous les sens du terme dans son sanctuaire, et il l’avait conduite dans des royaumes de plaisir et d’excitation bien au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé dans ses fantasmes virginaux.

Mais il y avait davantage que du sexe dans cette relation, du moins l’avait-elle cru. Pendant ces quelques semaines, elle avait enfin cessé de penser à elle-même sous forme de je et avait commencé à devenir nous.

Et ensuite, avec autant de désinvolture que si elle avait été un vêtement usé, il s’était débarrassé d’elle. Débarrassé. Aucun autre mot n’était applicable, en ce qui la concernait. Aller se balader comme ça dans l’Ouest avec Dekkeret et Fulkari, et la laisser derrière parce qu’il était – que lui avait dit Fulkari ? –, parce qu’il était « politiquement incorrect » pour lui d’être accompagné d’une femme célibataire lorsqu’il voyageait dans l’entourage du Coronal…

Il était difficile de croire qu’un homme en proie aux passions du début d’une histoire d’amour adopterait une telle position. Dinitak était connu pour son franc-parler, pour son honnêteté bourrue : il était sûrement capable de dire ce qu’il pensait, même à lord Dekkeret, et de lui déclarer : « Je suis désolé, Votre Seigneurie, mais si Keltryn n’y va pas, moi non plus. »

Mais il n’avait rien dit de tel. Elle doutait que le Coronal aurait été le moins du monde dérangé par sa présence lors de ce voyage. C’était l’idée de Dinitak de la laisser en arrière, Dinitak, Dinitak, Dinitak. Comment pouvait-il faire une telle chose ? se demandait Keltryn. Et la réponse, déplaisante, ne se fit pas attendre : Parce qu’il en a déjà assez de moi. Je dois être trop ardente, trop exigeante, trop… jeune. Et c’est sa façon de me jeter.

— Tu as totalement tort, avait dit Fulkari. Il est fou de toi, Keltryn. Je t’assure, il déteste te laisser ainsi au Château. Mais il est simplement trop collet monté pour emmener une jeune femme comme toi avec lui dans un déplacement officiel. Il dit que ce serait dégradant pour toi, que cela te donnerait l’air d’une concubine.

— Une concubine !

— Tu sais qu’il a des idées extrêmement démodées.

— Pas démodées au point de refuser de coucher avec moi, Fulkari.

— Tu m’as toi-même dit qu’il semblait assez hésitant sur ce sujet aussi.

— Eh bien…

Keltryn dut admettre que Fulkari marquait un point. Elle avait quasiment dû se jeter sur Dinitak, ce jour-là à la piscine, avant qu’il ne soit finalement prêt à accepter ce qu’elle lui offrait. Et même à ce moment-là, il y avait eu cette singulière réaction de consternation et de dépit, ensuite, lorsqu’il avait réalisé qu’elle lui avait offert sa virginité. Il est vraiment trop compliqué pour moi, avait décidé Keltryn. Mais cela ne l’aidait pas à surmonter sa rage d’être exclue de l’excursion dans l’Ouest, ou d’être séparée pendant autant de semaines de l’homme qu’elle aimait, alors que leur histoire en était encore à la passion de ses tout débuts.

Dans les jours qui suivirent, sa colère contre lui fut intermittente. Parfois elle pensait avoir cessé de s’intéresser à lui, que Dinitak n’avait été qu’une phase de la fin de son adolescence sur laquelle elle se retournerait à la longue avec amusement et nostalgie. En de tels moments, elle se sentait absolument calme pendant des heures d’affilée. Mais ensuite elle devenait furieuse à l’idée qu’il avait gâché sa vie. Elle lui avait donné plus que son innocence, se disait-elle : elle lui avait donné son amour. Et il le lui avait renvoyé au visage de façon narquoise.

Ce jour-là était un de ces jours de colère. Keltryn avait fait de lui un rêve très frappant, où ils étaient ensemble ; elle avait imaginé qu’il était avec elle dans son lit, elle avait tendu les bras vers lui avec avidité, pour découvrir qu’elle était seule. Et s’était réveillée dans un brouillard rouge de frustration et de rage.

Ce jour-là, elle devait faire de l’escrime avec Audhari. Le sabre, pensa-t-elle. Oui. Taillader, rudoyer et percuter. Elle déchargerait sa colère en ferraillant avec une lourde lame.

Le grand jeune homme de Stoienzar au visage couvert de taches de rousseur eut l’air déconcerté et stupéfié par son désir d’utiliser cette arme lourde. Non seulement elle n’avait aucune expérience de son maniement, mais sa taille et sa force à lui lui donneraient un avantage infiniment plus conséquent au sabre qu’à la rapière ou au bâton, où la technique et la rapidité du temps de réaction comptaient autant que la force pure. Mais elle ne se laissa pas contrarier.

— En garde ! cria-t-elle.

— Rappelle-toi, Keltryn, au sabre on utilise le tranchant autant que la pointe. Et tu dois protéger ton bras de…

Elle baissa son masque et lui lança un regard flamboyant.

— Ne sois pas condescendant avec moi, Audhari. J’ai dit : en garde !

Mais la partie était néanmoins inégale. Le sabre était bien un peu trop lourd pour son bras mince. Et elle n’avait qu’une idée des plus vagues quant à la technique correcte. Elle savait que les escrimeurs devaient se tenir plus loin l’un de l’autre que lorsqu’ils utilisaient la rapière, mais cela signifiait qu’il lui était impossible de l’atteindre d’une simple botte. Elle devait avoir recours à de grossiers et inélégants balayages latéraux qui auraient sûrement arraché des glapissements d’indignation à Septach Melayn, s’il avait été là pour voir ce spectacle.

C’était satisfaisant, d’une certaine façon. Elle pouvait en effet donner libre cours à une partie de son courroux. Mais ce qu’elle faisait n’était absolument pas de l’escrime. Il n’y avait aucun style, aucune manière, aucune forme. Elle aurait atteint exactement le même résultat en saisissant une hachette et en coupant du bois pour le feu. Audhari, désorienté par ses assauts frénétiques, dut abandonner sa technique bien maîtrisée et parer comme il le pouvait. Chaque fois qu’il interceptait sa lame lors de l’assaut, le choc envoyait dans la main et le bras de Keltryn un tressaillement déchirant de douleur. Et finalement il bloqua si brutalement l’une de ses charges que son sabre tomba avec fracas sur le sol.

Elle s’agenouilla pour le ramasser et resta encore un moment à genoux pour reprendre son souffle.

— Que se passe-t-il ici aujourd’hui ? demanda Audhari.

Il repoussa son masque et s’approcha d’elle.

— Tu sembles être dans tous tes états. Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Toi ? Non… Non… Audhari…

— Alors, de quoi s’agit-il ? Tu as choisi une arme qui est de toute évidence trop lourde pour toi, et tu la balances comme une hache d’armes au lieu d’essayer de tirer convenablement le sabre avec moi. Les meilleurs sabreurs l’utilisent quasiment comme une rapière, tu sais. Ils font dans la légèreté et la vitesse, pas dans la puissance brute.

— J’imagine que je ne serai jamais un bon sabreur, alors, dit-elle d’un air renfrogné en accentuant la terminaison masculine.

Elle aussi avait retiré son masque.

— Il n’y a guère de honte à avoir, cependant. Écoute, Keltryn, oublions cette histoire de sabre et essayons quelque chose de plus léger, et…

— Non. Attends.

Elle le fit taire d’un geste impatient de la main. Une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.

Il est temps de passer à l’après-Dinitak.

Dinitak avait rempli son rôle dans sa vie. Quoi qu’il ait pu exister entre eux, c’était fini et bien fini, comme il le découvrirait lorsqu’il reviendrait de son voyage dans l’Ouest. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle serait idiote de continuer à soupirer ainsi après un homme qui pouvait l’abandonner d’un cœur aussi léger.

— Peut-être devrions-nous simplement oublier l’escrime ce matin, dit-elle à Audhari. Nous pourrions faire d’autres choses.

Son ton était espiègle mais sans ambiguïté. Audhari la dévisagea sans comprendre, plissant les yeux comme si elle parlait une langue d’un autre monde. Keltryn le regarda droit dans les yeux et lui adressa un sourire d’une ardeur si appuyée qu’elle était certaine qu’il ne pourrait l’interpréter que d’une seule façon. Il semblait à présent que la lumière se faisait en lui.

Sa propre impudence la surprit. Mais il était très agréable de jouer à ce jeu, et de le faire de sa propre initiative, sans pour une fois compter sur les conseils de Fulkari. Elle était à présent heureuse que Fulkari ne soit pas au Château. L’heure était venue, comprit-elle, d’apprendre à faire son chemin dans le tourbillon de la vie.

— Viens, Audhari ! s’écria-t-elle. Montons !

— Keltryn…

Audhari paraissait totalement abasourdi. Il était tout rouge du col de sa veste d’escrime jusqu’à la racine des cheveux. Ses lèvres remuèrent, mais aucune réponse n’en sortit.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle enfin. Tu n’en as pas envie, c’est cela ?

Il secoua la tête.

— Tu es tellement bizarre ce matin, Keltryn !

— Je ne suis pas attirante, c’est cela ? Tu trouves que je suis laide ? C’est ce que tu penses, Audhari ? Je ne voudrais pas m’imposer à un homme qui me trouve peu séduisante, tu sais.

Il n’était que trop évident qu’à ce moment précis Audhari aurait préféré être dans les profondeurs du Labyrinthe plutôt que d’avoir cette conversation.

— Tu es l’une des plus belles filles que j’aie jamais vues, Keltryn.

— Alors, quel est le problème ?

— Le problème est que ce n’est pas suffisant. Quoi que nous puissions faire à l’étage, ce serait totalement dénué de sens. Tu n’as jamais montré le moindre intérêt pour moi, de ce genre-là, je le sais et je le respecte. Et maintenant tu changes d’avis comme ça ? Ce n’est pas normal. Ça ne tient pas debout. On dirait que tu veux seulement te servir de moi.

— Et alors, si c’était le cas ? Tu peux te servir de moi aussi. Serait-ce si terrible ?

— Je ne suis pas comme ça, Keltryn. Et il n’en sortirait rien de bon. Pas plus que ta tentative de pratiquer l’escrime avec un sabre.

C’était à présent elle qui était abasourdie. Après tout ce qu’elle avait entendu en grandissant sur les hommes qui n’étaient que des monstres de luxure, pourquoi fallait-il qu’elle ait la malchance de ne tomber que sur ceux qui se souciaient autant de moralité, de respectabilité et de bienséance ? Pourquoi était-il si difficile de trouver un peu de débauche pure et simple quand elle en avait envie ?

— S’il te plaît, poursuivit Audhari, toujours empourpré, pouvons-nous tout simplement abandonner cette conversation, d’accord ? S’il te plaît. Si tu veux tirer l’épée, allons-y, sinon, non. Mais nous sommes de très bons amis depuis si longtemps, et maintenant, ce que tu fais en ce moment est si fichtrement déroutant, Keltryn ! Je t’en supplie, arrête. Arrête.

Elle lui lança un regard noir. C’était la dernière chose à laquelle elle se serait attendue.

— Oh, je te déroute, hein ? Bien, bien. Je te demande humblement de me pardonner, dit-elle d’un ton glacial. Je ne voudrais en aucun cas avoir l’impression d’être coupable d’avoir dérouté mon cher et tendre ami Audhari.

Remettant son sabre sur le râtelier des armes, elle sortit de la pièce sans un mot de plus.

Elle savait qu’elle était cruelle, et que c’était elle qui était déroutée. Cela n’avait aucune importance. Elle le détestait de l’avoir repoussée dans un moment de…

Besoin ? Dépit ? Elle ne savait pas de quoi il s’agissait. Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle comprenait beaucoup moins les hommes qu’elle ne le croyait quelques mois plus tôt.

Elle bouillait toujours de rage, une demi-heure plus tard, lorsqu’elle traversa la Cour Pinitor et aperçut Polliex d’Estotilaup, son ancien partenaire du cours d’escrime, venant de la direction opposée. Alors qu’il approchait, il lui sourit machinalement, de façon impersonnelle, mais sans montrer de signe de vouloir s’arrêter pour lui parler. Depuis son dernier refus, particulièrement catégorique, d’une invitation à le rejoindre pour un week-end d’amusement et d’ébats dans la cité des plaisirs de High Morpin, il avait adopté une attitude de bienséance la plus rigoureuse lors des contacts sporadiques qu’ils avaient eus. Il était, après tout, fils de duc et savait comment se comporter après avoir été éconduit.

Mais Polliex savait aussi comment se comporter lorsqu’une séduisante jeune femme, même une qui l’avait traité plus tôt avec dédain, indiquait plus tard que ses attentions seraient les bienvenues. Keltryn le salua avec une chaleur sur laquelle elle se doutait qu’il ne se méprendrait pas, et il réagit très calmement sans révéler le moindre soupçon de surprise lorsqu’elle se mit à parler de High Morpin, ses tunnels d’énergie, ses glisse-glaces et ses mastodontes, et exprima le regret de n’avoir jamais trouvé le temps d’y aller ne serait-ce qu’une fois depuis qu’elle était sur le Mont du Château.

Polliex était remarquablement beau, et ses façons courtoises et raffinées étaient extrêmement agréables comparées aux manières gamines et maladroites d’Audhari, et à la vertu rigoureuse et stricte de Dinitak. Ses trois jours et nuits avec lui à High Morpin furent remplis de délices. Mais pourquoi, se demanda-t-elle, ne pouvait-elle, comme elle le découvrit à plusieurs reprises, apprécier pleinement ce que Polliex lui offrait ? Et pourquoi le souvenir de Dinitak se glissait-il dans son esprit, même à ce moment, même à cet endroit, même alors qu’elle était avec quelqu’un d’autre ? Elle en avait fini avec Dinitak. Et cependant… Oh, qu’il soit maudit ! pensa-t-elle. Qu’il soit maudit !