6

 

Trois des quatre enfants de Varaile l’attendaient dans la salle du matin lorsqu’elle y pénétra. Ils se levèrent à son entrée. Prendre le premier repas de la journée avec elle était une tradition familiale.

Le prince Taradath, l’aîné, accompagnant son père dans son voyage actuel, ce fut par conséquent le deuxième fils, le prince Akbalik, qui la conduisit cérémonieusement à son fauteuil. À douze ans, il était déjà grand et solide : il avait hérité de la chevelure blonde et de la robuste constitution de son père, mais il avait la taille de sa mère. D’ici deux ou trois ans, il serait plus grand que ses parents. Cependant, ses yeux doux et ses manières réfléchies faisaient mentir sa taille et sa corpulence : il était destiné à devenir un érudit, ou peut-être un poète, mais certainement pas un athlète ni un guerrier.

Le prince Simbilon, dix ans, qui avait toujours le visage rond d’un bambin, l’attitude d’une terrible solennité, suffisante même, offrit avec attention à Varaile le plateau de fruits qui constituait habituellement son premier plat. Lady Tuanelys, quant à elle, huit ans et un désintérêt manifeste pour les usages de la politesse, n’accorda à sa mère qu’un signe de tête des plus brefs et retourna à sa place, et à l’assiette recouverte de fromage nappé de miel qu’elle s’était déjà servie. Attendre de la courtoisie de la part de Tuanelys était une folie. C’était une enfant charmante, aux cheveux dorés formant un voile ravissant qu’elle portait sous une résille ornée de perles, ses traits délicats prédisaient la beauté qui serait sienne dans six ou sept ans ; mais pour le moment, son petit corps était maigre, aussi long et droit qu’une baguette. C’était une coureuse, une grimpeuse, une bagarreuse, un véritable garçon manqué.

— As-tu bien dormi, mère ? demanda le prince Akbalik.

— Comme toujours. Et toi ? Mais ce fut Tuanelys qui répondit :

— J’ai rêvé d’un endroit où les arbres poussaient à l’envers, mère. Leurs feuilles étaient dans le sol et leurs racines se dressaient dans le ciel. Et les oiseaux…

— Mère parlait à Akbalik, enfant, intervint le prince Simbilon avec hauteur.

— Oui, mais Akbalik n’a jamais rien d’intéressant à raconter. Toi non plus, Simbilon.

Lady Tuanelys lui tira la langue. Simbilon rougit, mais ne répondit pas. Fiorinda, qui observait cette scène familiale sur le côté, commença à glousser.

— J’ai très bien dormi, mère, répondit alors Akbalik, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.

Puis il se mit à lui donner son emploi du temps de la journée, les cours d’histoire et de poésie épique le matin, et la leçon de tir à l’arc l’après-midi, comme s’il s’agissait d’événements de la plus haute importance pour le monde. Lorsqu’il eut terminé, le prince Simbilon expliqua en détail ses propres occupations pour la journée à venir, ponctué à deux reprises par lady Tuanelys demandant qu’on lui passe les plats. Tuanelys n’avait rien d’autre à dire. C’était souvent ainsi. Pour le moment, sa vie semblait presque entièrement consacrée à la natation ; chaque jour elle passait des heures, autant qu’elle pouvait en prendre sur ses études, à nager éperdument d’un bout à l’autre de la piscine dans le gymnase de l’aile est, comme un petit cambeliot affolé. Il y avait quelque chose de fanatique dans l’intensité avec laquelle elle accomplissait ses longueurs. Son moniteur disait qu’il fallait l’arrêter au bout d’un certain temps, sinon elle nageait jusqu’à épuisement, car elle ne s’arrêtait jamais d’elle-même.

Ce matin-là, l’égocentrisme de ses enfants paraissait moins amusant que d’habitude à Varaile. Le rapport inquiétant en provenance du Labyrinthe jetait une ombre sinistre sur tout. Comment réagiraient-ils, se demandait-elle, s’ils savaient que leur père pourrait se retrouver soudain beaucoup plus près de devenir Pontife qu’il ne l’avait jamais été, et qu’ils allaient tous être arrachés à la belle vie du Château et forcés d’aller vivre, d’ici peu, dans le sinistre Labyrinthe souterrain, le siège du Pontife, loin au sud ? Varaile s’obligea à balayer de telles pensées. Que Prestimion devienne un jour Pontife était inévitable depuis l’instant où il avait été oint Coronal et où la couronne de la constellation avait été placée sur sa tête. Confalume était très âgé. Il pouvait mourir aujourd’hui, le mois prochain, l’année prochaine ; mais tôt ou tard, et vraisemblablement plus tôt que tard, son heure sonnerait. Indubitablement, Akbalik et Simbilon devaient très bien comprendre ce que cela signifierait pour eux tous. Quant à Tuanelys, si elle ne le savait pas encore, elle devrait l’apprendre. Et l’accepter. Avec un haut rang venait l’obligation de se conduire de façon royale, même lorsqu’on n’était qu’une enfant.

Quand elle eut terminé son repas, Varaile se sentit de nouveau tout à fait maîtresse d’elle-même. Il était à présent l’heure de la conférence matinale avec les ministres de Prestimion : pendant son absence du Château, c’était elle qui faisait office de régente remplaçant le Coronal.

Teotas l’attendait devant la salle du petit déjeuner.

Ce jour-là, son visage était encore plus sérieux qu’à l’accoutumée, et ses plis et rides semblaient s’être accentués pendant la nuit. Autrefois, il ressemblait tant à son frère aîné, Prestimion, que quelqu’un ne les connaissant pas bien aurait presque pu les prendre pour des jumeaux, bien qu’en vérité ils aient une différence d’âge de dix ans. Mais Teotas avait un caractère brusque, emporté et maussade qui faisait défaut chez Prestimion, et là, dans la cinquantaine, des ravines s’étaient creusées dans son visage qui le faisaient paraître beaucoup plus vieux qu’il n’était, alors que la peau de Prestimion était toujours lisse. On ne pouvait plus confondre Teotas et le Coronal, mais il était difficile de croire que Teotas était le plus jeune.

— Fiorinda vous a transmis le message du Labyrinthe ?

— En fin de compte, oui. Je pense qu’elle aurait préféré me le cacher.

— Nous aimerions tous nous le cacher, je crois, dit Teotas. Mais il n’y a pas de dérobade possible face à certaines situations, hein, Varaile ?

— Va-t-il mourir ?

— Nul ne le sait. Mais ce dernier incident, quel qu’il soit, le rapproche indéniablement de la fin. Je crois cependant qu’il nous reste encore un peu de temps ici.

— Dites-vous cela parce que vous savez que c’est ce que je veux entendre, Teotas ? Ou avez-vous effectivement des informations concrètes ? Le Pontife a-t-il réellement eu une attaque, ou pas ?

— S’il en a eu une, elle était très légère. Il a eu quelques problèmes au niveau d’une jambe et d’un bras… il a perdu conscience pendant un instant…

— Fiorinda m’a parlé de la jambe et du bras. Pas de la perte de conscience. Continuez, quoi d’autre ?

— C’est tout. Ses mages s’occupent de lui à présent.

— Et aussi un praticien ou deux, j’espère ?

— Vous connaissez Confalume, répondit Teotas en haussant les épaules. Peut-être a-t-il un médecin auprès de lui, ou peut-être pas. Mais l’encens doit brûler à toute heure du jour et de la nuit, cela j’en suis sûr, et les sortilèges doivent être jetés les uns après les autres. Pourvu qu’ils soient efficaces.

— Je le souhaite, maugréa Varaile d’un ton railleur.

Ils marchaient rapidement dans les couloirs sinueux qui conduisaient à la salle du trône de Stiamot, où la réunion aurait lieu. Leur chemin les fit passer devant le vestiaire royal et la superbe salle des jugements que Prestimion avait fait construire à partir d’un dédale de petites pièces adjacentes à la grandiose salle du trône de lord Confalume.

Chaque Coronal apposait sa marque sur le Château partie nouvelles constructions. La salle des jugements, cette magnifique pièce voûtée aux immenses fenêtres en arches de verre dépoli et aux gigantesques lustres scintillants, était la principale contribution de Prestimion à la partie la plus profonde du Château, même s’il avait également fait édifier les magnifiques Archives de Prestimion, un musée qui rassemblait un trésor de merveilles historiques, le long du bord extérieur du secteur central connu sous le nom de Château Intérieur. Et il avait encore d’autres projets de construction ambitieux, savait Varaile, si seulement le Divin voulait lui accorder un plus long séjour sur le trône du Coronal.

Néanmoins, malgré toute la splendeur ahurissante de la glorieuse salle des jugements, et de la salle du trône de lord Confalume, à côté, depuis le début de son règne, Prestimion avait préféré rejeter ces décors imposants et exercer autant de fonctions officielles qu’il le pouvait dans l’ancienne salle du trône de Stiamot, une petite pièce simple, austère même, au sol pavé qui était censée être restée quasiment inchangée depuis les premiers temps du Château.

En y pénétrant, Varaile vit que la quasi-totalité des grands pairs du royaume s’y tenait : le Haut Conseiller Septach Melayn, le Grand Amiral Gialaurys, le mage Maundigand-Klimd, Navigorn de Hoikmar, le duc Dembitave de Tidias et trois ou quatre autres, ainsi que le légat du Pontificat, Phraatakes Rem et la Hiérarque Bernimorn, représentant la Dame de l’île au Château. Ils se levèrent à son arrivée et, du bout des doigts, Varaile leur fit signe de se rasseoir.

Des personnages importants du royaume, seul manquait l’autre frère de Prestimion, le prince Abrigant. Au cours des premières années du règne de Prestimion. Abrigant avait joué un rôle considérable dans les affaires du gouvernement : c’était sa découverte des riches mines de fer de Skakkenoir qui avait été à l’origine de la majeure partie de la grande prospérité du royaume sous l’empire de Prestimion… Mais dernièrement, il s’était retiré dans le domaine familial de Muldemar, sur la pente, dont il avait hérité de la responsabilité, et il y passait la plupart de son temps. Mais tous les autres étaient rassemblés. La présence de tant de grands dignitaires ce jour-là à la réunion du Conseil renforça les appréhensions de Varaile.

Rapidement, elle traversa la pièce jusqu’au petit trône de marbre blanc grossièrement taillé qui était le siège du Coronal, et ce jour-là, en l’absence du Coronal, le sien en tant que régente. Elle jeta un œil sur sa gauche, où était assis Septach Melayn, l’élégant escrimeur aux longs membres qui était le meilleur ami de Prestimion depuis son enfance, et qui était, après Varaile elle-même, le conseiller dont il respectait le plus l’avis. Septach Melayn rencontra le regard de Varaile avec gêne, presque tristement. Gialaurys… Navigorn… Dembitave… paraissaient être mal à l’aise aussi. Seul l’imposant mage Su-suheris, Maundigand-Klimd, était impénétrable, comme toujours.

— Je suis déjà au courant, commença-t-elle, que le Pontife est malade. Quelqu’un peut-il me dire à quel point exactement ?

Elle porta son attention vers le légat pontifical.

— Phraatakes Rem, ces nouvelles ont été transmises par vous, ai-je raison ?

— Oui, madame.

C’était un petit homme soigné, aux cheveux gris, qui représentait officiellement le Pontife au Château depuis neuf ans… pour l’essentiel, un ambassadeur du monarque le plus âgé auprès du plus jeune. La spirale dorée compliquée, qui était le symbole du Labyrinthe, était fixée sur la poitrine de sa souple tunique gris-vert à l’aspect velouté.

— Le message est arrivé la nuit dernière. Il n’y en a pas eu d’autre depuis. Nous ne savons rien de plus que ce que vous avez sûrement déjà appris.

— Une attaque, c’est cela ? demanda Varaile sans ambages.

Elle n’était pas du genre à mâcher ses mots. Le légat pontifical se tortilla légèrement sur son siège. Il était troublant de voir ce diplomate accompli, toujours si onctueux et sûr de lui, manifester de tels signes de détresse.

— Sa Majesté a ressenti un certain vertige… un engourdissement au niveau de la main, une faiblesse dans la jambe gauche. Il a été mis au lit et ses mages sont à son chevet. Nous attendons d’autres nouvelles.

— Cela ressemble fort à une attaque, fit Varaile.

— Je ne peux me prononcer à ce sujet, madame.

— Une attaque n’est pas forcément fatale, lady Varaile. D’aucuns ont vécu de nombreuses années après en avoir eu une, commenta Yegan de Low Morpin, un prince flegmatique et sans grand humour, dont la présence au Conseil avait longtemps laissé Varaile perplexe.

— Merci de cette observation, prince Yegan. Diriez-vous que le Pontife était en bonne santé jusqu’à présent, cette saison ? reprit-elle à l’attention de Phraatakes Rem.

— En effet, madame, actif et énergique. Compte tenu de son âge, naturellement. Mais il a toujours été un homme extrêmement vigoureux.

— Quel âge a-t-il d’ailleurs ? demanda Septach Melayn. Quatre-vingt-cinq ans ? Quatre-vingt-dix ?

Il se leva et se mit à faire nerveusement les cent pas dans la petite pièce, ses longues jambes le portant d’un côté à l’autre en seulement quelques enjambées.

— Sans doute davantage, fit Yegan.

— Il a été Coronal pendant une quarantaine d’années, avança Navigorn de Hoikmar, d’une voix rauque.

Il avait autrefois été un homme puissant, un grand commandant militaire en son temps, mais dernièrement, il était devenu gras et lent.

— Et ensuite Pontife, depuis maintenant vingt ans, c’est exact ? Par conséquent…

— Oui. Par conséquent, il doit être très âgé, coupa brusquement Varaile.

Elle luttait pour contenir son impatience. Ces hommes avaient tous dix ou vingt ans de plus qu’elle, et l’époque de leur détermination était révolue ; sa nature vive s’irritait facilement lorsqu’ils s’égaraient dans ces longues digressions.

— La Dame a-t-elle été informée ? demanda-t-elle à la Hiérarque Bernimorn.

— Nous avons déjà transmis le message à l’Ile, répondit la Hiérarque, une femme mince et pâle d’un âge considérable, qui réussissait à paraître à la fois fragile et impérieuse.

— Bien. Qu’en est-il de lord Prestimion ? Il se trouve à Deepenhow Vale, je crois. Ou Bombifale, ajouta-t-elle à l’adresse de Dembitave.

— Lord Prestimion est actuellement dans la ville de Fa, madame. Un messager se prépare en ce moment à partir pour Fa lui apporter la nouvelle.

— Qui allez-vous envoyer ? demanda Navigorn d’une voix voilée, brutale, presque belliqueuse.

— Eh bien… Comment le saurais-je ? L’un des messagers habituels du Château va y aller, je suppose, répondit Dembitave en regardant, intrigué, le vieux guerrier.

— De telles nouvelles ne devraient pas être annoncées par un étranger. Je porterai le message moi-même.

Le rouge monta aux joues pâles de Dembitave. Il était le cousin de Septach Melayn, le duc de Tidias, un homme de soixante ans, fier et quelque peu susceptible. Lui et Navigorn ne s’étaient jamais beaucoup aimés. À l’évidence, il prenait son intervention comme une sorte de reproche. Pendant quelques instants, il ne fit aucune réponse, puis il dit avec raideur :

— Comme il vous plaira, seigneur Navigorn.

— Et le prince Dekkeret ? demanda Varaile. On pourrait penser qu’il devrait être informé, lui aussi.

Il y eut un second silence embarrassé dans la pièce. Varaile fixa un visage confus après l’autre. La réponse n’était que trop claire. Personne n’avait songé à prévenir l’héritier présomptif que le Pontife était peut-être mourant.

— J’ai appris qu’il était parti pour Normork, avec son ami Dinitak, rendre visite à sa mère, reprit Varaile d’un ton cassant. Il devrait lui aussi être averti. Teotas…

Il se mit au garde-à-vous.

— Je m’en occupe immédiatement, répondit-il, et il sortit de la pièce.

Et maintenant ? Qu’était-elle censée faire ensuite ? Improvisant rapidement, elle déclara au légat pontifical :

— Vous transmettrez bien entendu notre vive inquiétude au sujet de la santé de Sa Majesté, notre consternation face à sa maladie et notre souhait profond que cet épisode ne soit qu’une faiblesse passagère…

Elle chercha d’autres expressions de sympathie n’en trouva aucune appropriée et laissa sa voix se briser au milieu de sa phrase.

Cependant, Phraatakes Rem, enchaînant adroitement sa réplique, répondit doucement :

— Je le ferai, n’ayez crainte… Mais je vous en prie, madame, ne dramatisons pas. Il n’y avait pas de réelle urgence dans la formulation du message que j’ai reçu. Si le porte-parole avait eu l’impression que la mort de Sa Majesté était imminente, il aurait présenté les événements d’une tout autre façon. Je comprends la détresse que peut ressentir madame vis-à-vis du prochain bouleversement de l’administration, et bien sûr chacun de nous ici doit ressentir la même, sachant que son rôle dans le gouvernement pourrait bientôt arriver à son terme, mais cependant…

Le grondement grave et râpeux qu’était la voix du Grand Amiral Gialaurys, solennel et de forte carrure, trancha sur le ton mesuré du légat du Pontificat.

— Et si le Pontife était réellement mal en point ? Je signale que nous avons parmi nous un mage qui voit clairement les événements à venir. Ne devrions-nous pas le consulter ?

— Pourquoi pas ? s’écria Septach Melayn avec chaleur. Pourquoi devrions-nous rester dans l’ignorance ?

Sa répugnance envers la sorcellerie sous toutes ses formes était aussi connue que la foi naïve du Grand Amiral dans la puissance de la magie. Mais ces deux-là, qui avaient été les principaux soutiens de Prestimion dans la guerre contre l’usurpateur Korsibar, étaient depuis longtemps parvenus à une acceptation amicale des abîmes qui séparaient leurs personnalités et leurs croyances.

— Bien sûr, demandons au grand mage ! Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ? Le vieux Confalume va-t-il nous quitter ou pas ?

— Oui, reprit Varaile. Prédisez-nous l’avenir du Pontife, Maundigand-Klimd. Son avenir et le nôtre.

Tous les yeux se tournèrent vers le Su-suheris, qui comme à l’accoutumée, se tenait à l’écart des autres, silencieux, perdu dans des ruminations étrangères, au-delà des perceptions des êtres ordinaires.

Il avait une silhouette menaçante, dépassant les deux mètres vingt, resplendissant dans sa robe d’un pourpre vif et au col incrusté de joyaux qui attestait de son rang de mage prééminent à la cour. Ses deux têtes pâles et glabres se dressaient majestueusement au sommet de la longue colonne de son cou qui se divisait en forme de fourche, comme deux globes de marbre allongés, et ses quatre petits yeux émeraude étaient comme toujours enveloppés d’un mystère insondable.

De toutes les races non humaines qui étaient venues s’installer sur Majipoor, les Su-suheris étaient de loin les plus énigmatiques. La plupart des gens, troublés par leurs manières glaciales et leur inquiétante apparence détachée des contingences de ce monde, les considéraient comme des monstres et les craignaient. Même les Su-suheris qui, comme Maundigand-Klimd, se mêlaient facilement aux gens d’autres espèces n’avaient jamais de véritable intimité d’aucune sorte avec eux. Cependant, leurs indéniables talents de mage et de devin leur donnaient accès aux plus hauts cercles.

Maundigand-Klimd avait un jour expliqué à Prestimion la technique par laquelle il voyait l’avenir. En établissant une sorte de lien entre ses deux esprits, il parvenait à créer un vortex de forces neurales qui le projetait brièvement sur la rivière du temps, un voyage dont il revenait avec des aperçus, aussi brumeux et ambigus qu’ils puissent être, de ce qui allait se passer. Il entra alors dans cette transe divinatoire.

Varaile le fixait intensément. Elle n’avait pas une grande foi dans la valeur de la sorcellerie, pas plus que Prestimion et Septach Melayn, mais elle faisait confiance à Maundigand-Klimd et considérait ses divinations comme beaucoup plus fiables que la plupart de celles de ses confrères. S’il annonçait que le Pontife était à l’article de la mort… Mais le Su-suheris dit simplement, au bout d’un certain temps :

— Il n’y a pas de raison immédiate de s’inquiéter, madame.

— Confalume va vivre ?

— Il n’est pas en danger de mort dans l’immédiat. Varaile laissa échapper un profond soupir et se laissa aller en arrière sur le trône.

— Très bien, dit-elle au bout d’un moment. Nous avons droit à un sursis, semble-t-il. L’accepterons-nous sans autre question et passerons-nous à autre chose ? Oui. Faisons cela.

Elle se tourna vers Belditan le Jeune de Gimkandale, le chancelier du Conseil, qui tenait l’ordre du jour des réunions du Conseil.

— Si vous pouviez avoir la bonté de nous rappeler les sujets réclamant notre attention aujourd’hui, comte Belditan…

Le légat pontifical et la Hiérarque Bernimorn, dont la présence à cette réunion n’était plus requise, se firent excuser et se retirèrent. Varaile se plongea alors dans les affaires courantes du royaume avec une fougue joyeuse.

Un sursis, voilà ce que c’était. Un répit devant l’inévitable. Ils n’auraient pas à quitter la magnificence baignée de soleil du Château et du haut Mont pour descendre dans les sombres profondeurs du Labyrinthe. Pas tout de suite, du moins. Pas pour le moment. Pas maintenant. Pas encore.

 

Mais à la fin de la réunion, lorsqu’ils en eurent terminé avec la masse de sujets insignifiants qui étaient parvenus à être portés à l’attention des grands de ce monde, ce matin-là, Septach Melayn s’attarda dans la salle du trône après le départ des autres. Il prit doucement la main de Varaile et prit un ton compatissant.

— C’est un avertissement, j’en ai bien peur. Sans le moindre doute, la fin est proche pour Confalume. Vous devez vous préparer à de grands changements, madame. Comme nous tous.

— Je le ferai, Septach Melayn. Je sais que je le dois.

Elle leva les yeux vers lui. Bien qu’elle fût grande, il se dressait haut au-dessus d’elle, sa grande silhouette dégingandée ressemblant à une araignée, les bras et les jambes extraordinairement fins et le corps élancé, avait, même maintenant que l’âge se faisait sentir, une grâce et une fluidité dans le mouvement admirables.

Au cours des dernières années, Septach Melayn était devenu encore plus anguleux. Il ne semblait pas y avoir une once de chair superflue sur son ossature fine ; mais il irradiait toujours une beauté d’un genre peu fréquent chez un homme. Tout en lui était élégance : son attitude, sa mise, la cascade de boucles artistement arrangées de ses cheveux, toujours dorés après toutes ces années, sa petite barbe en pointe et sa moustache soigneusement taillée. C’était un maître entre tous parmi les fines lames, il n’avait jamais été près d’être battu dans un duel, et n’avait été blessé qu’en une seule occasion, alors qu’il luttait contre quatre hommes en même temps, lors d’une horrible bataille de la guerre contre Korsibar. Depuis longtemps, Prestimion l’aimait comme un frère pour son esprit taquin et sa nature dévouée ; et Varaile en était venue à ressentir la même affection pour lui.

— Pensez-vous, lui demanda-t-elle, qu’au fond de lui, Prestimion soit prêt à devenir Pontife ?

— Ne le sauriez-vous pas mieux que moi, madame ?

— Je n’en parle jamais avec lui.

— Alors, laissez-moi vous dire, répondit Septach Melayn, qu’il est aussi prêt qu’on puisse l’être. Pendant toutes ces décennies, à vivre d’abord comme Coronal-désigné puis comme Coronal, il savait que le Pontife se coucherait un jour pour ne plus se réveiller. Il a pris cela en compte. Il s’est battu pour devenir Coronal, souvenez-vous. Cela ne lui est pas échu facilement. Pendant deux années entières, il a combattu Korsibar, l’a défait et a récupéré le trône dont il s’était emparé. Aurait-il lutté si farouchement pour la couronne de la constellation s’il ne s’était pas déjà fait à l’idée que le Labyrinthe l’attendait, une fois terminé son règne au Château ?

— J’espère que vous avez raison, Septach Melayn.

— Je sais que j’ai raison, gente dame. Et vous le savez aussi.

— Peut-être.

— Prestimion ne considère pas le fait de devenir Pontife comme une tragédie. C’est une partie de ses devoirs… Les devoirs qui sont devenus les siens dans l’heure où Confalume l’a désigné pour être le prochain Coronal. Et vous savez qu’il ne s’est jamais dérobé à ses obligations en aucune sorte.

— Oui, bien sûr. Mais pourtant… pourtant…

— Je sais, madame.

— Le Château… nous avons été si heureux ici…

— Aucun Coronal n’aime le quitter. Son épouse non plus. Mais il en a été ainsi depuis des milliers d’années, après avoir été Coronal, il faut devenir Pontife, descendre dans le Labyrinthe et passer le reste de ses jours sous la surface de la terre, et…

Septach Melayn vacilla soudain. Varaile, saisie, vit un voile tomber sur ses perçants yeux bleu clair.

Lui aussi quitterait le Château, naturellement, lorsque le moment serait venu pour Prestimion. Il le suivrait jusque dans le Labyrinthe, comme les autres. Pour lui aussi cette prise de conscience était douloureuse ; et pendant un instant, juste un instant, il fut manifeste que Septach Melayn était incapable de dissimuler cette douleur.

Puis le moment de tristesse passa. Son sourire brillant de dandy réapparut, il toucha du bout des doigts les boucles dorées sur son front et dit :

— Vous devez m’excuser, à présent, lady Varaile. C’est l’heure de mon cours d’escrime, et mes élèves m’attendent.

Il se leva pour partir.

— Attendez, dit-elle. Une chose encore. Vous me rappelez une question au sujet de votre classe d’escrime.

— Madame ?

— Avez-vous de la place dans cette classe pour un disciple de plus ? Car j’en ai un pour vous : son nom est Keltryn de Sipermit, récemment arrivé au Château.

L’expression de Septach Melayn refléta sa confusion.

— Keltryn n’est généralement pas considéré comme un nom d’homme, madame.

— Ce n’en est pas un, en effet. Je parle de lady Keltryn, la jeune sœur de la Fulkari de Dekkeret. Elle s’est adressée à moi avant-hier, en faveur de sa sœur. Elle dit que cette Keltryn est très douée dans le maniement des armes, et souhaite maintenant profiter de l’entraînement unique que vous seul pouvez dispenser.

— Une femme ? bafouilla Septach Melayn. Une fille ?

— Je ne vous demande pas d’en faire votre maîtresse, vous savez. Seulement de l’accepter dans vos cours.

— Mais pour quelle raison une femme voudrait-elle apprendre l’escrime ?

— Je n’en ai aucune idée. Sans doute pense-t-elle que c’est un talent utile. Je suggère que vous le lui demandiez vous-même.

— Et si elle est blessée par l’un de mes jeunes hommes ? Je n’ai pas de novices dans mon groupe. Nous utilisons des armes à pointes émoussées, mais même ainsi, elles peuvent causer des dommages considérables.

— Rien de plus grave qu’une ou deux ecchymoses, j’espère. Elle devrait pouvoir le supporter. Vous n’envisagez certainement pas de rejeter d’emblée cette jeune fille, Septach Melayn. Qui sait ? Elle pourrait vous apprendre sur notre sexe deux ou trois choses que vous ignoriez auparavant. Acceptez-la, Septach Melayn. Je vous le demande personnellement.

— En ce cas, comment pourrais-je refuser ? Envoyez-moi cette lady Keltryn et j’en ferai la plus redoutable épée que ce monde ait connue. Je m’y engage, madame. Et maintenant… si vous m’autorisez à me retirer…

Varaile acquiesça. Il lui fit un large sourire en baissant la tête, se retourna et s’éloigna en bondissant comme le garçon aux longues jambes qu’il était tant d’années auparavant, la laissant seule avec ses pensées dans la salle du trône à présent déserte.

Elle y resta un moment, laissant ses idées s’évacuer.

Puis, lentement, elle quitta la pièce et prit à gauche le dédale de couloirs qui conduisait au vieux et curieux édifice aux cinq tours connu sous le nom de Beffroi de lord Arioc, duquel on avait une vue fabuleuse sur tout le Château Intérieur… la Cour Pinitor, le bassin aux reflets de lord Siminave avec la Rotonde de lord Haspar derrière, les balcons en dentelle éthérée que lord Vildivar avait fait construire en cette même ère incroyablement ancienne, et tout le reste.

Comme tout cela était beau ! Comme ce salmigondis de constructions étranges, rassemblées là en sept mille ans, s’accordait à merveille avec cet immense et sans égal chef-d’œuvre d’architecture ! Très bien, pensa Varaile.

Prestimion est toujours Coronal, et je réside toujours ici au Château, du moins pour l’instant.

Enfin, l’heure viendrait où le devoir inexorable les pousserait vers le Labyrinthe : c’était la règle, et elle n’avait pas changé depuis l’époque de la fondation du monde. Chaque Coronal devait passer par cette épreuve, ainsi que chaque épouse de Coronal.

Le Divin protège le Pontife Confalume, pria-t-elle.

Il était cependant indubitable que la fin approchait pour le Pontife. Mais que nous ayons d’abord un peu plus de temps ici, au Château. Juste un peu. Quelques mois. Un an. Deux, peut-être. Ce que nous pourrons avoir.