Dans la soirée, le bailli Corde fit chercher Dekkeret et Dinitak à leur hostellerie, et les fit escorter au palais du comte pour un banquet officiel, le premier de ceux prévus à l’occasion du séjour de Dekkeret à Normork.
Dekkeret avait souvent vu le palais au cours de son enfance : un bâtiment massif de pierre grise, lourd et presque sans fenêtres, qui était collé au mur de la cité, comme une énorme moule sur un rocher, là où le mur formait une large boucle vers l’extérieur pour contourner un éperon du Mont du Château. C’était un endroit sombre et sinistre, ressemblant à une forteresse, peu attrayant. Même les six minarets étroits qui s’élevaient sur son toit, dont l’architecte avait sans doute pensé qu’ils apporteraient une touche de légèreté à l’aspect du palais, ne paraissaient rien d’autre qu’une rangée de lances barbelées.
L’intérieur était tout aussi sombre que l’extérieur. L’édifice avait l’air deux fois plus grand de l’intérieur, et peut-être encore quatre fois plus laid. Dekkeret et Dinitak furent conduits à travers d’ahurissants couloirs longs et obscurs, uniquement éclairés par des torches fumantes et de médiocres tubes lumineux, par des carrefours d’où partaient, comme autant de rayons, des couloirs aux murs de pierre nue, passant devant des salles aux murs de brique noire sans autre décoration que, de loin en loin, la grotesque statue de quelque ancien personnage important, ou des tapisseries grossières représentant des seigneurs et dames de la cité, depuis longtemps oubliés, occupés à des divertissements seigneuriaux ; puis, enfin, ils parvinrent dans la salle de banquets du comte Considat, sombre et pleine de courants d’air, où un assortiment de notables de Normork les attendait.
La soirée fut lugubre. Considat prit le premier la parole, souhaitant un bon retour à l’enfant le plus célèbre de la ville. Le comte était jeune et n’avait hérité de son titre que l’année précédente ; c’était un homme aimable, qui semblait presque manquer d’assurance, plus attirant par son physique et ses manières que son père, sans savoir-vivre, ne l’avait été. Mais c’était un orateur ennuyeux, qui ne cessait de parler, d’un ton monotone, comme s’il n’avait su de quelle façon terminer son discours, déversant un torrent de platitudes stupides. À un moment, Dekkeret s’assoupit et fut rappelé à l’ordre d’un coup de coude de Dinitak sous la table.
Puis ce fut au tour de Dekkeret de s’exprimer, pour transmettre les compliments de lord Prestimion, et, puisque c’était le prétexte officiel de cette visite, ses félicitations au comte et à la comtesse pour la naissance de leur fils. Il présenta les regrets de lord Prestimion de ne pouvoir être présent en personne. Les cadeaux envoyés par lord Prestimion furent apportés par les hommes de Dekkeret. Le bailli Corde fit un discours. Ainsi que plusieurs autres hauts fonctionnaires de la cour, visiblement désireux de faire grande impression au futur Coronal, dans un style profus et assommant. Puis le comte reprit la parole, sans plus d’éloquence que la première fois, mais du moins plus brièvement. Dekkeret, légèrement surpris, improvisa une réponse. Ensuite, et ensuite seulement, le repas fut enfin servi, une triste succession de viandes trop cuites et peu épicées, de légumes mous et de vins trop verts. Les discours d’après dîner suivirent. Dekkeret vint au bout de cette cérémonie interminable en faisant appel à toute sa patience et sa discipline.
Il ne comprenait que trop bien que de nombreuses autres soirées comme celle-ci l’attendaient dans les années à venir. Jadis, quand il était beaucoup plus jeune, il avait cru que la vie d’un Coronal devait consister en une prestigieuse succession de tournois, banquets et festivités, interrompue çà et là par la prise de grandes décisions spectaculaires, affectant la vie de plusieurs millions de gens. Il était plus avisé à présent.
Le jour suivant, n’ayant pas de fonctions officielles prévues avant la tombée de la nuit, Dekkeret fit visiter la ville à Dinitak, eux deux, seuls avec une douzaine de gardes du corps. C’était une matinée claire et chaude, avec l’air doux et parfumé de l’éternel printemps du Mont du Château, et un soleil fort et brillant. Les rochers à pic du Mont, aux aspérités s’élançant vers le ciel, s’élevaient au-delà du mur de la cité de tous côtés de Normork, brillant comme du bronze rougeoyant sous cette lumière éclatante.
Les visiteurs de Normork commentaient souvent le contraste entre l’écrin d’une merveilleuse beauté de la ville et l’aspect sombre et hermétique de la cité elle-même, cette multitude de bâtiments gris entassés en vrac, blottis dans l’ombre du colossal mur noir. Dekkeret, élevé là, trouvait naturel le sombre caractère dominant de Normork, sans rien y trouver d’anormal, en fait sans même le remarquer ; mais là, pour la première fois, il commença à voir sa ville avec les yeux des critiques. Peut-être toutes ces années où il avait habité les plus hauts niveaux du Mont du Château commençaient-elles à modifier son attitude vis-à-vis de cet endroit, songea-t-il.
Le mur de la cité était presque impossible à escalader de l’extérieur. Toutefois, dans toute la ville, des escaliers de pierre adossés contre sa face intérieure menaient au sommet. Ils donnaient facilement accès à la large voie, assez vaste pour permettre à dix personnes de marcher de front, qui suivait le bord du mur. Dekkeret et Dinitak, accompagnés de leur inévitable petite troupe de protection, y montèrent par l’escalier en face de leur hôtel.
En silence, ils prirent la direction de l’ouest sur le périmètre de la ville. Au bout d’un moment, Dekkeret fit signe à son compagnon de le suivre vers le bord extérieur du mur. Se penchant fort au-dessus, il dit :
— Vois-tu la route, là, en dessous de nous ? Cette chose qui ressemble à un ruban blanc s’étendant loin à l’est ? C’est celle qui monte de Dundilmir, Stilpool et les autres cités de ce niveau du Mont. Cette route est le principal accès à Normork, à partir de ces villes et de toutes celles qui se situent en contrebas. Mais tu remarqueras qu’elle n’entre pas dans Normork, en nul endroit. Elle ne le peut pas, parce qu’elle arrive du mauvais côté de la ville. Tu as déjà vu que l’unique entrée de la ville se trouve de l’autre côté, du côté de Normork qui fait face au sommet de la pente. Dinitak regarda et acquiesça.
— Oui, elle vient jusqu’au mur en dessous de l’endroit où nous nous trouvons, mais il n’y a aucun moyen d’entrer par ici. Donc elle tourne à gauche et continue le long du mur, qu’elle suit jusqu’à l’autre côté j’imagine, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce qu’elle atteigne cette ridicule petite porte ?
— Exactement. De l’autre côté, elle rejoint la route par laquelle nous sommes descendus du Château, et elles forment une route unique qui rentre dans Normork par l’Œil de Stiamot.
— Et cela oblige les voyageurs venant du bas de la pente à faire tout le tour de la ville pour entrer par le côté en amont ? Quel aménagement brouillon !
— C’est ainsi. Mais des changements se préparent.
— Ah ?
— Je t’ai dit que j’avais des projets pour cette ville, déclara solennellement Dekkeret. Nous nous trouvons exactement au-dessus de l’endroit où j’ai l’intention de percer un jour une seconde entrée dans le mur.
Il balaya d’un ample geste le titanesque rempart de pierre noire pour y représenter une vaste voie.
— Écoute ça, Dinitak ! La porte que j’ai l’intention de bâtir sera quelque chose de véritablement majestueux, rien à voir avec le pitoyable petit trou par lequel nous sommes entrés hier. Je vais lui donner quinze mètres de haut et douze de large, ou peut-être même plus, afin que même un Skandar se sente petit lorsqu’il la franchira. Je la ferai faire dans un bois noir d’une espèce que je connais à Zimroel, un bois rare et coûteux qui, une fois poli, aura un tel brillant qu’il chatoiera comme un miroir dans la lumière matinale, et je la ceindrai de grosses barres d’acier, les gonds aussi seront en acier ; et selon mon décret le plus sacré, elle restera grande ouverte en tout temps, sauf si la cité est en danger, si cela advient jamais. Alors, qu’en dis-tu ?
Dinitak resta silencieux un moment, sourcils froncés.
— Je me pose des questions, dit-il finalement.
— Continue.
— Je vous accorde que tout ceci sonne bien. Mais croyez-vous qu’ils veuillent sincèrement une telle porte ici, Dekkeret ? Je ne suis là que depuis moins d’une journée et demie, mais j’ai déjà la nette impression que la principale préoccupation des gens de Normork est la sécurité. Ils la désirent au-delà de toute raison. Ils sont les plus prudents du monde. Et cet énorme mur noir inexpugnable qu’ils vénèrent autant est le symbole de cette obsession. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle la seule ouverture du mur est si petite, et pourquoi ils prennent soin de la fermer et de la verrouiller chaque soir au coucher du soleil. Pensez-vous que le confort des voyageurs venant des cités du bas de la pente les intéresse, à côté de la sécurité de leurs propres petites personnes ? Si vous venez faire un trou béant dans leur mur, croyez-vous que cet acte vous vaudra leur amour ?
— Je serai alors Coronal. Le premier Coronal à être né à Normork.
— Il n’empêche…
— Non. Ils accepteront ma porte, j’en suis certain. Ils adoreront ma porte. Peut-être pas tout de suite, non, je t’accorde qu’ils auront besoin de temps pour s’y habituer. Mais il s’agira d’une porte absolument splendide, le nouveau symbole de la cité, quelque chose que les gens viendront voir de tout le Mont du Château. Et les citoyens la montreront et diront : voici la porte que lord Dekkeret a fait construire pour nous, la plus magnifique porte que l’on puisse trouver au monde.
— Et le fait qu’elle reste ouverte tout le temps… ?
— Même ainsi. Un signe de confiance municipale. Quels ennemis ont-ils à craindre, de toute façon ? Le monde est en paix. Aucune armée d’envahisseurs ne va marcher sur le Mont du Château. Non, Dinitak… peut-être marmonneront-ils et grogneront-ils au début, mais très vite, ils reconnaîtront que la nouvelle porte est la construction la plus merveilleuse qui ait été édifiée ici depuis le mur lui-même.
— Vous avez absolument raison, commenta Dinitak, avec juste le plus léger soupçon d’ironie.
Dekkeret l’entendit. Mais il ne se laissa pas arrêter.
— Je sais que j’ai raison. Cette porte sera mon monument. La Porte Dekkeret, c’est ainsi que les gens l’appelleront dans les siècles à venir. Tous ceux qui arriveront depuis le bas du Mont passeront par cette porte et la contempleront bouche bée, et ils se diront les uns aux autres que cette magnifique porte, la plus célèbre au monde, fut construite il y a longtemps par un Coronal lord du nom de Dekkeret, qui était originaire de cette cité de Normork.
Il ne put retenir un sourire devant l’extravagante prétention de ses propres paroles. Son monument ? Un Coronal de Majipoor devait-il vraiment se soucier de savoir si on l’oublierait un jour ? Tout ce qu’il venait de dire se mit à lui paraître un rien idiot, alors que les derniers mots résonnaient encore. Dinitak avait souvent cet effet sur lui. Le réalisme chèrement acquis du petit homme coriace était fréquemment un antidote utile aux folles envolées romantiques de Dekkeret.
Mais pas cette fois, se jura-t-il. En dépit des doutes de Dinitak, la Porte Dekkeret serait construite. Elle ne serait probablement pas son premier grand projet une fois qu’il serait Coronal, mais tôt ou tard, il le réaliserait. C’était son rêve depuis de nombreuses années. Rien de ce que Dinitak pourrait dire ne l’en détournerait.
Ils reprirent leur marche le long du sommet du mur.
— C’est le palais du comte, non ? demanda Dinitak en indiquant un bâtiment derrière le parapet intérieur. Il est très différent sous cet angle. Mais toujours aussi hideux.
— Peut-être. Peut-être.
Dekkeret sentit son humeur s’assombrir brusquement. Une pulsation se mit à vibrer dans ses tempes. Il avança vers le garde-fou pour mieux voir, et se retrouva face à deux des gardes en uniformes sombres du comte Considat. Il gesticula si violemment qu’ils durent penser qu’il allait les balancer sur le côté. Ils reculèrent précipitamment.
Dekkeret regarda fixement l’esplanade devant le palais. Son visage blêmit. Ses lèvres se crispèrent. Il appuya le bout de ses doigts de chaque côté de sa tête et massa lentement un endroit juste au-dessus de ses pommettes.
— Que se passe-t-il ? demanda Dinitak, au bout d’un moment, comme il ne disait rien.
— Nous aurions une vue parfaite de la tentative d’assassinat, d’ici, déclara Dekkeret et il se mit à brosser la scène pour Dinitak en brusques gestes de la main. Lord Prestimion vient d’arriver sur l’esplanade. Voilà son flotteur, arrêté juste là. Il en descend. Gialaurys marche à sa gauche, Akbalik à sa droite. Tu n’as pas connu Akbalik, n’est-ce pas ? Il est mort à peu près au moment où tu nous as rejoints à Stoien pour l’assaut final contre Dantirya Sambail. Akbalik était un homme merveilleux. C’est lui qui devrait être sur le point de devenir Coronal, pas moi… Et voilà le comte Meglis sur les marches du palais, à trois ou quatre marches du pied de l’escalier. Cet abruti de bâtard reste là, attendant que Prestimion le rejoigne, alors que ce doit être l’inverse. Prestimion est déconcerté. Il attend que Meglis descende les dernières marches, mais celui-ci ne le fait pas et, pendant un bon moment, aucun d’eux ne bouge. Dekkeret se tut.
— Et où étiez-vous ? demanda Dinitak. Vous m’avez dit que vous étiez là ce jour-là, que vous aviez assisté à toute la scène.
— Oui. Oui. Il y avait une grande foule, là-bas, à gauche, où l’esplanade rejoint le grand boulevard. Des milliers de gens. Les gardes nous contiennent. Je suis quasiment devant, de ce côté. Au deuxième rang.
Dekkeret soupira. Un nouveau silence morne suivit.
— Et ensuite ? L’assassin surgit de la foule, brandissant sa faucille ? Quelqu’un hurle pour avertir le Coronal. Les gardes interviennent et l’abattent, continua Dinitak.
— Non. Une jeune fille avance d’abord…
— Une jeune fille ?
— Une belle jeune fille, très grande, aux boucles roux doré. Seize ans. Son nom était Sithelle. Ma cousine. Juste devant moi, contre la corde qui retient la foule. Elle adorait lord Prestimion. Nous nous étions levés à l’aube pour être bien placés, devant. Elle portait un bouquet qu’elle avait tressé elle-même, des centaines de fleurs. Je croyais qu’elle comptait le jeter en direction du Coronal. Mais non. Non.
La voix de Dekkeret était devenue basse, monocorde et sourde.
— Elle se penche, se glisse sous la corde et passe entre les gardes pour pouvoir remettre les fleurs à Prestimion. Un acte totalement insensé. Mais il est amusé. Il fait signe aux gardes de la laisser approcher. Il accepte les fleurs. Lui pose une ou deux questions. Et alors…
— L’homme à la faucille ?
— Oui. Un maigrichon avec une barbe. Le regard fou. Il surgit de nulle part, fonce droit sur Prestimion, Sithelle ne le voit pas arriver, mais elle entend des pas je pense, elle se retourne et il la frappe avec sa faucille pour l’écarter, dit Dekkeret en claquant des doigts. Juste comme ça. Du sang partout… sa gorge…
— Il tue votre cousine ? demande Dinitak d’une voix étouffée.
— Elle a dû mourir sur le coup.
— Et ensuite les gardes le tuent.
— Non, dit Dekkeret. C’est moi qui le tue.
— Vous ?
— L’assassin se tenait à cinq ou six pas sur ma gauche. Je suis sorti de la foule en courant et me suis jeté sur lui ; j’ignore comment j’ai franchi la corde maintenant la foule, je ne me souviens pas de ça, seulement que j’étais là, que je voyais Sithelle la main sur sa gorge essayant de refermer la blessure en tombant, et Prestimion qui restait figé devant l’homme qui levait sa faucille, Gialaurys et Akbalik qui se mettaient en mouvement sur les côtés, mais pas assez vite. J’ai saisi le bras de l’assassin et l’ai tordu jusqu’à ce qu’il casse. Puis j’ai mis le bras autour de son cou et le lui ai brisé aussi. Ensuite, j’ai ramassé Sithelle… elle était déjà morte, je le savais… et j’ai traversé la foule avec elle, suivant le Boulevard Spurifon, dans la Vieille Ville. Personne ne m’a arrêté. Les gens s’écartaient de moi lorsque j’approchais. J’étais couvert de son sang. Je l’ai ramenée chez elle et j’ai expliqué à ses parents ce qui s’était passé. Ce fut l’heure la plus atroce de ma vie. Elle m’accompagne depuis.
— Vous l’aimiez ? Vous vouliez l’épouser ? Vous étiez promis l’un à l’autre ?
— Oh, non ! Rien de tel. Je l’aimais bien entendu, mais pas comme ça. Nous étions cousins, souviens-toi. Élevés quasiment comme frère et sœur. Nos familles voulaient nous marier, mais je ne l’avais jamais sérieusement envisagé.
— Et elle ?
Dekkeret eut un pauvre sourire.
— Elle rêvait peut-être d’épouser lord Prestimion. Je sais qu’elle avait des portraits de lui accrochés un peu partout dans sa chambre. Mais rien n’en serait jamais sorti, et elle le savait probablement. Il est bien possible qu’elle ait été amoureuse de moi, j’imagine. Nous étions alors si jeunes… que savions-nous l’un et l’autre… ?
Il baissa de nouveau les yeux vers l’esplanade. Était-ce son sang qui tachait encore les pavés de l’esplanade ?
Non. Non, se dit-il, ne sois pas ridicule !
— En fait, vous étiez amoureux d’elle, je crois, dit Dinitak.
— Non. Je suis sûr que non, pas à l’époque. Mais… le Divin me vienne en aide, Dinitak ! Quelque chose s’est peu à peu emparé de moi depuis. Elle ne quitte pas mes pensées. Je regarde en arrière, par-delà les années, et je la vois, son visage, ses yeux, ses cheveux, sa façon de se tenir, la manière dont elle montait et descendait en courant ces escaliers, l’espièglerie de son regard… et je me dis : si seulement elle avait vécu, si seulement nous avions eu une chance de grandir un peu…
Dekkeret secoua violemment la tête.
— Il n’empêche. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle n’a désormais pas plus de réalité qu’un personnage qui t’apparaît en rêve. Viens, quittons cet endroit.
— Je suis désolé d’avoir réveillé tout cela, Dekkeret.
— Ne t’en fais pas. C’est toujours en moi. Voir l’endroit où c’est arrivé a juste rendu les choses un peu plus pénibles pendant un instant… Le même après-midi, tu sais, Akbalik m’a retrouvé, je ne sais comment, et m’a emmené voir Prestimion, qui a proposé de m’enrôler comme chevalier-initié au Château en remerciement pour lui avoir sauvé la vie, et tout ce qui m’est arrivé depuis a été la conséquence directe de ce qui s’est passé ce terrible jour. J’entends encore Prestimion dire à Akbalik : « Qui sait ? Aujourd’hui, nous avons peut-être trouvé le prochain Coronal. » Ce sont ses propres paroles. Bien sûr, à ce moment-là, il plaisantait.
— Mais il avait raison.
— Oui. On le dirait. Une ligne droite, reliant le jeune garçon qui a fendu la foule pour sauver lord Prestimion, à l’homme qui prendra un jour la succession de Prestimion sur le Trône de Confalume. Moi, lord Dekkeret ! N’est-ce pas ahurissant, Dinitak ? fit amèrement Dekkeret.
— Pas à mes yeux. Mais j’ai parfois l’impression que vous avez du mal à croire que vous serez effectivement Coronal.
— N’en aurais-tu pas aussi, s’il s’agissait de toi ?
— Mais il ne s’agit pas de moi, et ce ne sera jamais le cas, grâce au Divin. Je suis tout à fait satisfait d’être ce que je suis.
— Moi aussi, Dinitak. Je ne suis pas pressé de remplacer Prestimion. S’il était encore Coronal pour les vingt prochaines années, ce serait parfait pour…
Dinitak attrapa la manche de Dekkeret.
— Attendez une seconde. Regardez… Il se passe quelque chose d’étrange là-bas.
Il suivit le bras de Dinitak. Oui, il semblait y avoir un début d’altercation à quelque quinze mètres plus bas, au pied du mur, à l’extérieur du cercle protecteur des forces de sécurité de Considat. Une demi-douzaine de gardes entouraient quelqu’un. Des bras s’agitaient. On entendait beaucoup de cris furieux et incohérents.
— Il serait invraisemblable qu’il y ait une nouvelle tentative d’assassinat, fit Dinitak.
— Tu as fichtrement raison. Mais ces imbéciles… Dekkeret se hissa sur la pointe des pieds pour mieux voir. Un hoquet d’indignation lui échappa.
— Par la Dame, c’est après un messager du Château qu’ils en ont ! Suis-moi, Dinitak !
Ils se précipitèrent.
— Un étranger suspect, mon seigneur. Nous avons tenté de l’interroger, mais… commença un garde à l’air excédé, s’interposant devant Dekkeret.
— Crétin, ne reconnais-tu pas l’insigne des courriers du Coronal ? Recule !
Le courrier n’était pas un de ceux connus de Dekkeret, mais la constellation dorée, insigne de sa fonction, était suffisante. L’homme, bien que plus très frais après l’intervention des gardes, se ressaisit vaillamment et tendit à Dekkeret une enveloppe au sceau de cire écarlate bien visible du Haut Conseiller Septach Melayn.
— Seigneur Dekkeret, je vous apporte ce message… sur ordre du prince Teotas, au nom du Conseil, j’ai chevauché nuit et jour depuis le Château pour vous le remettre…
Dekkeret le lui arracha, jeta un coup d’œil au sceau et ouvrit l’enveloppe en la déchirant. Elle ne contenait qu’une feuille griffonnée, de l’écriture épaisse, carrée et enfantine de Teotas. Dekkeret parcourut rapidement les mots des yeux, une fois, puis deux, puis trois.
— Mauvaises nouvelles ? demanda Dinitak au bout d’un moment.
Dekkeret acquiesça.
— En effet. Le Pontife est malade. Il a peut-être eu une attaque.
— Est-il mourant ?
— Le terme n’est pas utilisé. Mais comment cela ne traverserait-il pas l’esprit, lorsqu’un homme de quatre-vingt-dix ans est malade ? Je suis immédiatement rappelé au Château.
Dekkeret eut un rire forcé.
— Eh bien, au moins nous n’aurons pas à subir un autre des ennuyeux banquets du comte Considat ce soir ; grâces soient rendues au Divin pour ses petites attentions. Mais ce qui risque de se produire ensuite…
Il regarda au loin. Il ne savait que penser. Un flot étourdissant de sentiments contradictoires faisait rage en lui : tristesse, excitation, désarroi, euphorie, incrédulité, peur.
Confalume malade. Peut-être mourant. Voire déjà mort.
Prestimion le savait-il ? Il était censé être aussi en voyage en ce moment. Comme à son habitude. Dekkeret se demanda quel genre de scène pouvait se dérouler, là-bas au Château, en l’absence à la fois du Coronal et du Coronal-désigné.
— Ce n’est peut-être rien, dit-il.
Sa voix, d’ordinaire sonore, était caverneuse et rauque.
— Les personnes âgées sont parfois malades. Ce qui semble être une attaque n’en est pas toujours une. Et on ne meurt pas forcément d’une attaque.
— Tout cela est vrai, répondit Dinitak. Mais cependant…
Dekkeret leva la main.
— Non. Ne le dis pas.
Dinitak ne voulut pas s’arrêter.
— Vous disiez, il y a un instant, espérer que Prestimion soit encore Coronal pendant les vingt prochaines années. Et je sais que vous étiez sincère en formulant ce vœu. Mais vous ne croyiez pas sérieusement qu’il le serait encore, non ?