Le flotteur sortit de la dernière courbe de l’abrupte Crête de Normork, et l’immense muraille de pierre de la cité de Normork surgit soudain devant eux, en plein milieu de la route qui les avait amenés du Château jusqu’à ce niveau inférieur du flanc du Mont. Le mur constituait une gigantesque et écrasante barrière de mégalithes rectangulaires noirs empilés sur une hauteur stupéfiante. La ville qu’il protégeait était totalement cachée à la vue, derrière.
— Nous y voilà, Normork, fit Dekkeret.
— Et qu’est-ce que cela ? demanda Dinitak Barjazid.
Dekkeret et lui voyageaient souvent ensemble, mais c’était sa première visite de la ville natale de Dekkeret.
— Ce petit passage est-il la porte ? Notre flotteur va-t-il vraiment pouvoir la franchir ? reprit-il.
Frappé de stupeur, il regardait le misérable trou minuscule, ridiculement hors de proportion, comme rajouté après coup au pied de l’imposant rempart. Il semblait à peine assez large pour laisser passer un chariot de grande taille. Des gardes vêtus de cuir vert étaient figés au garde-à-vous de chaque côté. On n’avait de la cité cachée qu’un aperçu décevant encadré dans la petite ouverture : ce qui paraissait être des entrepôts et une paire de tours grises aux angles multiples. Dekkeret sourit.
— L’Œil de Stiamot, c’est le nom de cette porte. Un bien grand nom pour un orifice si insignifiant. Ce que tu vois est la seule et unique entrée de la célèbre cité de Normork. Impressionnant, n’est-ce pas ? Mais ce sera suffisant pour nous, oui. Pas de beaucoup, mais nous passerons.
— Étrange, fit Dinitak, alors qu’ils franchissaient l’arche en ogive et pénétraient dans la ville. Un mur aussi gigantesque et une porte aussi minable et dérisoire. Cela ne donne pas spécialement aux étrangers l’impression d’être les bienvenus, non ?
— J’ai des plans pour y remédier, quand l’occasion se présentera. Tu verras ça demain, répondit Dekkeret.
La raison de sa visite était la naissance du fils de l’actuel comte de Normork, répondant au nom de Considat. Normork n’étant pas une ville particulièrement importante, ni Considat un personnage clé de la hiérarchie du Mont du Château, d’ordinaire la seule manifestation officielle du Coronal, suite à la naissance de l’enfant, aurait consisté en un mot de félicitations et un joli cadeau. Elle n’aurait certes pas donné lieu à une visite d’État. Toutefois Dekkeret, qui n’avait pas vu Normork depuis de nombreux mois, avait demandé l’autorisation d’aller présenter personnellement les félicitations du Coronal, et avait emmené Dinitak pour lui tenir compagnie.
— Pas Fulkari ? s’était étonné Prestimion.
Car Dekkeret et Fulkari formaient un couple inséparable depuis deux ou trois ans. À quoi Dekkeret avait répondu que le comte Considat étant un homme aux manières conservatrices, il n’estimait pas convenable de lui rendre visite accompagné d’une femme qui n’était pas son épouse. Il irait avec Dinitak. Prestimion n’avait pas insisté. Il avait entendu les rumeurs – comme tout un chacun à la cour, à ce moment-là – rapportant que, dernièrement, tout n’allait pas pour le mieux entre le prince Dekkeret et lady Fulkari, même si Dekkeret n’en avait dit mot à personne.
Dinitak et lui étaient les meilleurs amis du monde depuis des années, bien que leur style et leur tempérament soient très différents. Dekkeret était un homme fort, à la poitrine et aux épaules larges, d’une énergie sans limite, au caractère bien trempé et à la curiosité insatiable, dont les paroles avaient tendance à jaillir en un rugissement retentissant et enjoué. Les événements de sa vie l’avaient jusque-là prédisposé à l’optimisme, à l’espoir et à un enthousiasme sans bornes.
Dinitak Barjazid, plus jeune de quelques années, était un homme au visage mince et étroit, au regard sombre, étincelant et sceptique, mesurant une demi-tête de moins que lui, et d’une constitution somme toute de moindre échelle, la charpente ramassée et musculeuse, l’air prêt à entrer en action. Sa peau était encore plus foncée que ses yeux, du teint hâlé de qui a vécu pendant des années sous le terrible soleil du continent méridional. Dinitak parlait beaucoup plus doucement que Dekkeret et avait généralement une vision plus pessimiste du monde. C’était un homme pragmatique et astucieux, élevé dans un pays brûlé par un soleil implacable par une crapule de père qui était dur, rusé et d’un genre particulièrement fuyant. Il y avait souvent un côté interrogateur dans ce que Dinitak disait qui amenait Dekkeret à y réfléchir à deux fois, et parfois même plus. Il était également gouverné par un sens strict et bien arrêté de la justice, un ensemble de farouches impératifs moraux, comme s’il avait décidé très tôt d’adopter comme règle de vie de systématiquement prendre le contre-pied des actes et convictions de son père.
Ils se tenaient mutuellement dans la plus haute estime. Dekkeret avait fait le serment qu’à mesure qu’il gagnerait en importance dans le gouvernement royal de Majipoor, Dinitak s’élèverait avec lui, même si, dans l’immédiat, il ne savait pas comment il y parviendrait, compte tenu du passé notoirement trouble du père de Dinitak et de sa parentèle. Mais il trouverait un moyen.
— J’imagine que voilà notre comité d’accueil, fit remarquer Dinitak avec un petit geste du pouce.
À l’intérieur des murs se trouvait une place pavée triangulaire, bordée de chaque côté d’un corps de garde en bois. L’émissaire du comte de Normork les attendait là, un petit homme frêle à la barbe noire, qui semblait devoir s’envoler à la première bonne bourrasque de vent. Il leur fit la révérence à leur descente du flotteur, se présenta comme le bailli Corde, et fit en phrases fleuries le plus chaleureux accueil au prince Dekkeret et à son compagnon de voyage. Le bailli désigna une douzaine d’hommes en armes et en uniformes de cuir vert qui se tenait à peu de distance.
— Ces hommes assureront votre protection pendant votre séjour, déclara-t-il.
— Pourquoi ? demanda Dekkeret. J’ai mon propre garde du corps.
— C’est le souhait du comte Considat, répliqua le bailli Corde sur un ton indiquant que ce sujet ne prêtait pas vraiment à discussion. Je vous en prie… si vous et vos hommes voulez bien me suivre, Votre Excellence…
— De quoi s’agit-il ? souffla Dinitak alors qu’ils avançaient à pied, escortés par les gardes vêtus de sombre, dans les ruelles tortueuses et étroites de cette ville ancienne jusqu’à l’endroit où ils allaient loger. Je ne pense pas que nous courions de danger ici.
— Exact. Mais alors que Prestimion était ici en visite d’État, peu après être devenu Coronal, un fou a tenté de l’assassiner devant le palais du comte. Cela s’est passé du temps du comte Meglis, le père de Considat. La folie était un phénomène très courant de par le monde à cette époque, tu t’en souviens peut-être. Chaque province en connaissait une épidémie.
Dinitak grogna de surprise.
— Assassiner le Coronal ? Tu n’es pas sérieux. Qui commettrait un tel crime ?
— Crois-moi, Dinitak, c’est arrivé, et il s’en est même fallu de peu. Je vivais encore à Normork à ce moment-là et je l’ai vu de mes propres yeux. C’était un dément, balançant une faucille à la lame affûtée. Il a surgi de la foule sur l’esplanade, et s’est précipité droit sur Prestimion. Il a été intercepté juste à temps sinon l’histoire aurait été très différente.
— Incroyable. Qu’est-il advenu de l’assassin ?
— Il a été tué, sur-le-champ.
— Ce n’était que justice, fit Dinitak.
Dekkeret sourit en entendant ce commentaire. Très fréquemment, Dinitak laissait voir le féroce moraliste qu’il était. Ses jugements, motivés par un profond sens du bien et du mal, étaient souvent sévères et sans concession, parfois de façon surprenante. Dekkeret lui en avait fait la remarque, au début de leur amitié. Pour toute réponse, Dinitak lui avait demandé s’il aurait préféré qu’il ressemble à son père dans sa manière d’être, et Dekkeret n’avait pas insisté. Mais il se disait régulièrement qu’il devait être pénible pour Dinitak de voir systématiquement l’oisiveté, la faute et la dépravation partout, même chez ceux qu’il aimait.
— Prestimion, bien entendu, n’a pas été blessé.
Mais cet événement fut un terrible embarras pour Meglis, et il a passé le reste de sa vie à tenter de le faire oublier. En dehors de Normork, personne n’y pense, mais ici, depuis presque vingt ans, c’est une souillure sur la réputation de la ville entière. Et même s’il est peu probable que pareil événement se reproduise, j’imagine que Considat veut être absolument certain qu’aucune personne brandissant un instrument tranchant ne puisse s’approcher de l’héritier du trône pendant que nous serons ici.
— C’est insensé. Pense-t-il sérieusement que sa ville est un nid d’assassins enragés ? Quelle maudite plaie, cette troupe autour de nous partout où nous allons.
— Tout à fait d’accord. Mais s’il a le sentiment de devoir se démener au nom de la prudence, nous devons nous y plier. Protester le froisserait sans raison.
Dinitak haussa les épaules et laissa tomber. Dekkeret n’était que trop conscient du peu de tolérance de son ami envers l’extravagance sous toutes ses formes, et à l’évidence cette histoire de gardes fournis inutilement aux visiteurs du Mont du Château relevait de cette catégorie. Mais Dinitak comprenait que la présence de ces gardes ne serait qu’un désagrément inoffensif. Et il savait quand se plier aux décisions de Dekkeret en matière de protocole officiel.
Ils s’installèrent rapidement dans leur hostellerie, où Dekkeret se vit attribuer le vaste appartement généralement réservé au Coronal, et Dinitak un logement plus modeste, mais confortable, un étage en dessous. En début d’après-midi, ils se mirent en route pour leur première visite, la mère de Dekkeret, lady Taliesme. Dekkeret ne l’avait pas vue depuis de longs mois. Bien que la situation d’héritier désigné du Coronal de son fils lui donne droit à une suite au Château, elle préférait rester à Normork la plupart du temps… vivant toujours, par le fait, dans la même petite habitation de la Vieille Ville que leur famille occupait quand Dekkeret était enfant.
Elle y vivait seule, désormais. Le père de Dekkeret, un voyageur de commerce qui avait rencontré des fortunes diverses en colportant ses sacoches de marchandises de l’une à l’autre des Cinquante Cités, était mort une décennie plus tôt encore relativement jeune, mais usé, défait même, par la longue et laborieuse lutte qu’avait été sa vie. Il n’avait jamais vraiment pu se convaincre que son fils Dekkeret avait d’une façon ou d’une autre attiré l’attention de lord Prestimion lui-même, et s’était fait une place dans le cercle des petits seigneurs entourant le Coronal au Château. Que Dekkeret ait été fait chevalier-initié dépassait presque son entendement ; et lorsque le Coronal l’avait élevé au rang de prince, son père avait tout bonnement pris la nouvelle comme une plaisanterie bizarre.
Dekkeret se demandait souvent comment il aurait réagi s’il était venu lui annoncer : « Père, j’ai été désigné pour être le prochain Coronal. » Il aurait sans doute ri au nez de son fils. Ou l’aurait giflé, même, pour s’être moqué de son père en racontant de telles inepties. Mais il n’avait pas vécu assez longtemps pour cela.
Taliesme, en revanche, avait accueilli l’improbable ascension de son fils, et la stupéfiante élévation de sa propre situation qui l’avait nécessairement accompagnée, avec une remarquable sérénité. Ce n’est pas qu’elle se soit attendue à ce que Dekkeret devienne un chevalier du Château, a fortiori un prince. Et même dans ses rêves, elle ne l’avait sans doute jamais imaginé Coronal. Elle n’était pas non plus le genre de mère en adoration devant son enfant, qui accepte sans émotion la réussite de son fils comme si elle lui était due, inévitable et bien méritée.
Mais une foi simple et forte en le Divin l’avait guidée tout au long de sa vie. Elle ne luttait pas contre le destin. C’est pourquoi rien ne la surprenait jamais ; quoi qu’il lui arrive, douleur, chagrin ou gloire au-delà de toute mesure, il s’agissait d’une chose réglée d’avance, que l’on devait accepter sans se plaindre d’une part, sans montrer d’étonnement de l’autre. À l’évidence, il devait être prévu depuis le commencement du monde que Dekkeret serait Coronal un jour… et que, par conséquent, elle-même finirait sa vie en tant que Dame de l’Ile du Sommeil, une des Puissances du Royaume. La mère du Coronal occupait toujours cette fonction hautement privilégiée. Très bien : qu’il en soit ainsi. Assurément, elle n’avait rien escompté de tel ; mais si cela se produisait, eh bien, ces événements devaient être rétrospectivement considérés comme des phénomènes aussi naturels et sans surprise que le lever du soleil chaque jour à l’est !
Ce qui ébahit Dinitak fut la pauvreté du logis de dame Taliesme, une petite maison de guingois dont les châssis des fenêtres bâillaient, au milieu d’un enchevêtrement de petites bâtisses qui pouvaient être vieilles de cinq cents ans, dans une rue sombre et tortueuse aux pavés gris-vert inégaux près du cœur de la Vieille Ville. Quel domicile pour la mère du prochain Coronal !
— Oui, je sais, fit Dekkeret en grimaçant. Mais elle se plaît ici. Elle a vécu quarante ans dans cette maison et, à ses yeux, celle-ci compte davantage que dix Châteaux. Je lui ai acheté de nouveaux meubles, plus précieux que ce qu’il y avait ici, et désormais elle porte des vêtements que mon père n’aurait jamais pu lui offrir, mais autrement rien n’a changé. Ce qui est précisément ce qu’elle veut.
— Et les gens qui l’entourent ? Ne savent-ils pas qu’ils habitent à côte de la future Dame de l’île ? Ne le sait-elle pas elle-même ?
— J’ignore ce que savent les voisins. Je soupçonne que pour eux, elle est simplement Taliesme, la veuve du marchand Orvan Pettir. Quant à elle…
La porte s’ouvrit.
— Dekkeret, dit lady Taliesme. Dinitak. Quel plaisir de vous revoir tous les deux !
Dekkeret enlaça sa mère tendrement et précautionneusement, comme si elle était délicate et fragile, et risquait de se briser si on l’étreignait avec trop d’enthousiasme. Il savait qu’en réalité elle n’était pas moitié aussi fragile qu’il se le figurait ; mais c’était néanmoins une femme de frêle constitution, menue et à l’ossature légère. Le père de Dekkeret n’était pas gros non plus. Dès l’enfance, Dekkeret avait eu l’impression d’être une espèce de monstre grossier et qui a trop grandi, qu’un sort facétieux avait inexplicablement déposé dans le foyer de ces deux êtres minuscules.
Taliesme portait une robe en soie ivoire sans ornement, et ses cheveux brillants et argentés étaient retenus par un simple bandeau d’or fin. Dekkeret lui avait apporté des cadeaux du même style austère, un petit pendentif scintillant en dent de dragon, un foulard chatoyant et fin comme une toile d’araignée fabriqué dans la lointaine Gabilorn, une petite bague en jade pourpre et lisse de Vyrongimond, et deux ou trois autres babioles du même genre. Elle reçut le tout avec un plaisir et une gratitude manifestes, mais les rangea aussi vite que la politesse le permettait. Taliesme n’avait jamais convoité de tels trésors du temps où ils étaient pauvres, et à présent elle ne semblait pas leur accorder plus qu’un léger intérêt.
Ils discutèrent tranquillement de la vie au Château, autour d’un thé et de petits gâteaux ; elle s’enquit de lord Prestimion, lady Varaile et leurs enfants et – brièvement, très brièvement – mentionna aussi lady Fulkari ; elle parla de Septach Melayn et d’autres membres du Conseil, et interrogea Dekkeret sur ses fonctions actuelles à la cour, tout à fait comme si, dans chaque fibre de son corps, elle était elle-même un élément de la cour, plutôt que la simple veuve d’un insignifiant marchand de province. Elle fit également allusion, d’un air entendu, à de récents événements au palais de Normork, le limogeage d’un ministre qui appréciait trop le vin, la naissance de l’héritier du comte Considat et d’autres sujets de la sorte ; vingt ans plus tôt, elle n’aurait pas davantage eu connaissance de ces événements que des conversations privées entre les sorciers Changeformes dans leur capitale d’osier de la lointaine Piurifayne.
Dekkeret prenait grand plaisir à voir la façon dont lady Taliesme se glissait doucement dans le rôle que le destin lui imposait. Il avait à présent passé la moitié de sa vie parmi les princes du Château, et n’était plus le jeune garçon provincial qu’il avait été, ce jour lointain à Normork où Prestimion l’avait remarqué pour la première fois. Sa mère n’avait pas eu la même occasion de se former aux usages des puissants. Cependant, elle apprenait, d’une manière ou d’une autre. Fondamentalement, elle était restée naturelle et sans prétention ; mais elle allait néanmoins devenir, dans un avenir assez proche, une Puissance du Royaume, et il constatait la facilité avec laquelle elle s’adaptait à la singulière, et totalement inattendue, amélioration de sa condition qui se profilait.
Une conversation agréable et courtoise, donc : une mère, son fils en visite, l’ami du fils. Mais petit à petit Dekkeret prit conscience de tensions contenues dans la pièce, comme si une seconde discussion, tacite et refoulée, flottait furtivement au-dessus de leurs têtes :
— Le Pontife vivra-t-il encore longtemps, à ton avis ?
— Tu sais que c’est une question à laquelle je n’ose penser, mère.
— Mais tu y penses tout de même. Comme moi. On ne peut s’en empêcher.
Il était certain qu’elle se tenait intérieurement une telle conversation, là au milieu du tintement des tasses à thé et des plateaux de biscuits que l’on se passait poliment. Aussi calme, raisonnable, équilibrée et sereine qu’elle soit face aux décrets du destin, même elle ne pouvait éviter de projeter ses pensées vers l’extraordinaire transformation que le sort allait bientôt apporter au fils du colporteur de Normork et à sa mère. La couronne à la constellation pour lui, et la Troisième Falaise de l’île du Sommeil pour elle. Elle n’aurait pas été humaine si de telles idées ne l’avaient effleurée une douzaine de fois par jour.