3

 

Keltryn se trouvait dans la petite chambre de son appartement de la Galerie Setiphon, disposant les cartes pour ce qu’elle pensait être sa trois millième partie de solitaire depuis que le Pontife avait fait appeler Dinitak au manoir de Muldemar pour les funérailles de Teotas.

Quatre de Comètes. Six de Constellations. Dix de Lunes.

Pourquoi était-il nécessaire que Dinitak assiste aux funérailles de Teotas ? Dinitak n’avait aucun poste officiel dans le gouvernement, et n’était pas non plus membre de l’aristocratie du Mont du Château. Son seul rôle au Château était d’être l’ami de Dekkeret et son occasionnel compagnon de voyage. Et, pour ce qu’en savait Keltryn, Teotas et Dinitak n’étaient que de vagues connaissances, rien de plus, jusque très récemment. Il n’avait aucune raison d’assister aux funérailles. Il n’avait jamais été question que Dinitak se rende au manoir de Muldemar, lorsque les obsèques avaient été organisées.

Mais ensuite, juste la veille des funérailles, un messager en uniforme Pontifical était brusquement arrivé, disant que Prestimion requérait immédiatement la présence de Dinitak Barjazid à Muldemar. Pourquoi ?

Avec un délai si court, pensait Keltryn, il était peu vraisemblable que Dinitak puisse parvenir là-bas à temps pour la cérémonie. Il devait donc s’agir de quelque chose d’autre. Et pourquoi le message convoquant Dinitak venait-il du Pontife, plutôt que de son bon ami lord Dekkeret ? Dekkeret aussi se trouvait là-bas, après tout. Tout ceci était bien mystérieux. Et elle espérait que Dinitak se presserait de rentrer, à présent que les funérailles étaient terminées, supposait-elle, et que Teotas était en sécurité dans sa tombe.

Avec mauvaise humeur, elle distribua les cartes.

Pontife des Nébuleuses. Quelle barbe ! Elle avait déjà le Coronal des Nébuleuses sur la table. Le Pontife n’aurait pas pu sortir cinq minutes plus tôt ? Neuf des Lunes. Valet des Nébuleuses. Elle glissa le Valet sous le Coronal des Nébuleuses. Trois de Comètes. Keltryn fit la grimace. Même lorsque les cartes sortaient dans le bon ordre elle n’y prenait aucun plaisir. Elle en avait assez du solitaire. Elle voulait Dinitak. Cinq des Lunes. Reine des Constellations. Sept de… Quelqu’un frappa !

— Keltryn ? Keltryn, tu es là ! Elle balaya les cartes sur le sol.

— Dinitak ! Tu es enfin de retour !

Elle courut vers la porte, se souvint au dernier moment qu’elle ne portait rien d’autre que sa culotte, et saisit hâtivement un peignoir. Dinitak était si horriblement pointilleux sur de tels détails, si moral. Malgré tout ce qui s’était passé entre eux depuis qu’ils étaient devenus amants, il serait choqué qu’elle vienne ouvrir la porte quasiment nue. Le peignoir devait être sur elle avant d’être enlevé : voilà comment il était. Par ailleurs, Dekkeret pourrait se trouver avec lui. Ou le Pontife Prestimion, pour ce qu’elle en savait.

Elle ouvrit la porte. Il était là, seul. Elle lui saisit le poignet et le tira à l’intérieur, puis elle se retrouva dans ses bras enfin, enfin, enfin. Elle le couvrit de baisers. Elle avait l’impression qu’il était parti depuis au moins six mois.

— Eh bien ! dit-elle, finalement, en le relâchant. Es-tu heureux de me voir ?

— Tu sais que oui.

Ses yeux brillaient d’ardeur, luisaient comme des flambeaux dans son visage étroit et anguleux. Il s’humecta la lèvre inférieure d’un mouvement rapide de la langue. Aussi collet monté et âme noble qu’il puisse parfois se montrer, il paraissait pour le moment tout à fait prêt à lui ôter son peignoir.

Elle fut prise d’une humeur friponne. Elle décida de le faire attendre un peu. Cela mettrait à l’épreuve leur force d’âme, à l’un comme à l’autre.

— Ton ami le Pontife et toi aviez-vous beaucoup de choses intéressantes à vous raconter ? demanda-t-elle en reculant de quelques pas.

Dinitak parut très mal à l’aise. Ses paupières battirent trois ou quatre fois très rapidement, presque comme s’il avait eu un tic, et un muscle se contracta dans l’une de ses joues maigres et brunies par le soleil.

— Ce… n’est pas un sujet dont je peux réellement discuter, dit-il. Pas maintenant, en tout cas.

Sa voix semblait forcée et rauque.

— Nous avons eu des réunions, le Pontife, le Coronal et moi, il y a des problèmes, des problèmes politiques pour lesquels ils veulent que je fournisse une assistance technique…

Il continuait à la convoiter du regard pendant tout ce temps. Keltryn adorait cela, cette façon ardente dont il la regardait. Ces yeux sombres et brillants, ce regard ferme, cette intensité formidable en lui, la puissante force magnétique qui émanait de lui, la tension semblable à celle d’un ressort : ces facettes qui l’avaient fascinée depuis le début.

— Et les funérailles ? demanda-t-elle, continuant délibérément à le maintenir à distance. Comment se sont-elles déroulées ?

— Je suis arrivé trop tard pour cela. Mais c’était sans importance. Ce n’est pas pour les obsèques qu’ils m’avaient demandé de descendre, tu sais. C’était pour cette autre chose, la mission technique.

— La chose dont tu ne veux pas me parler.

— La chose dont je ne peux pas te parler.

— Très bien, ne me dis rien. Cela m’est égal. C’est probablement atrocement ennuyeux, de toute façon. Fulkari m’a parlé de toutes ces choses officielles que lord Dekkeret fait à longueur de journée, maintenant qu’il est Coronal. Elles sont colossalement ennuyeuses. Je ne voudrais pas être Coronal pour tout l’or du monde. On pourrait agiter devant moi la couronne de la constellation, le collier de Vildivar, l’anneau de lord Moazlimon et tout le reste des joyaux de la couronne, je ne voudrais toujours pas…

Tout à coup elle en eut assez de ce jeu.

— Oh, Dinitak, Dinitak, tu m’as tellement manqué tout ce temps où tu étais à Muldemar ! Et ne dis pas que ça n’a duré que quelques jours. Pour moi ça semblait des siècles.

— Pour moi aussi, dit-il. Keltryn… Keltryn…

Il tendit les bras vers elle et elle s’avança spontanément vers lui. Le peignoir tomba. Il fit courir ses mains sur son corps avec avidité alors qu’elle l’attirait sur le sol couvert de tapis.

Leur couple était encore assez jeune pour que la partie physique de leur relation ait une urgence fougueuse, presque compulsive. Keltryn, pour qui tout cela n’avait rien de familier, ne ressentait pas seulement l’excitation qui accompagnait la libération de désirs refoulés mais aussi le sentiment puissant de vouloir rattraper le temps perdu, à présent qu’elle s’était enfin autorisée à vivre cet aspect de la vie d’adulte.

Il y aurait suffisamment d’occasions plus tard, elle le savait, pour les conversations profondes et sérieuses, les longues promenades main dans la main dans les couloirs tranquilles du Château, les dîners aux chandelles, etc. Il restait en elle suffisamment de l’ancienne Keltryn aux manières de garçon manqué, de l’élève en escrime vierge qui était si experte pour garder les garçons à distance, pour qu’elle se dise de temps à autre qu’ils ne devraient pas permettre que leurs rapports soient entièrement faits de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées ; mais à présent qu’elle avait eu un avant-goût de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées, elle se sentait tout à fait prête à renvoyer ces conversations profondes et sérieuses, ces longues promenades main dans la main, à quelque future étape de leur relation.

Dinitak, en dépit de tout l’ascétisme qui semblait faire partie intégrante de son tempérament, paraissait penser la même chose. Son propre appétit pour l’amour physique, désormais déchaîné après qui savait quelle longue période de restriction, était au moins aussi grand que le sien. Avec plaisir ils se poussèrent mutuellement au bord de l’épuisement, et au-delà.

Mais établir ce genre de relations n’avait pas été aisé à réaliser. Pendant les deux premières semaines suivant leur rencontre initiale accidentelle à l’extérieur de la Rotonde de lord Haspar, ils s’étaient vus quasiment chaque jour, mais il n’avait jamais rien fait qui puisse s’apparenter à des avances, et Keltryn n’avait pas la moindre idée de la façon d’en susciter. Elle n’était devenue que trop coutumière des attentions non sollicitées de camarades de classe tels que Polliex et Toraman Kanna ; mais comment provoquait-on des attentions désirées ? Elle commençait à se demander si Dinitak n’était pas le même genre d’homme que Septach Melayn, et si son destin personnel serait de ne tomber amoureuse que d’hommes qui par leur nature innée n’étaient pas disponibles pour elle.

Elle n’avait aucun doute quant au fait qu’elle était amoureuse de lui. Dinitak ne ressemblait à aucune autre personne de sa connaissance, ni durant son enfance à Sipermit, ni au Château. Sa beauté ténébreuse et tourmentée, son allure maigre et tendue d’homme de Suvrael, qui lui venait de sa jeunesse sous le soleil brûlant et implacable du continent désertique, exerçaient sur elle un charme puissant, presque irrésistible. Qu’il soit mince, presque trop léger, d’une ossature et d’une stature à peine supérieures aux siennes ne la dérangeait pas. Lorsqu’elle le regardait, elle sentait, dans ses genoux, dans sa poitrine, dans ses reins, une sensation d’attraction insurmontable d’un genre qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant.

Il était étrange d’autres façons également. Il y avait une brusquerie, une rudesse même, dans sa manière de traiter les gens qui devait tenir à son éducation à Suvrael, pensait Keltryn. C’était un roturier, d’une part ; ce qui le rendait très différent des garçons avec lesquels elle avait grandi. Mais il y avait autre chose. Elle en savait très peu sur ses origines, mais il circulait des rumeurs selon lesquelles son père avait été un criminel quelconque, que ce père avait tenté de jouer un mauvais tour à Dekkeret, lorsque celui-ci était un jeune homme en voyage à Suvrael, et que Dinitak, consterné par les machinations de son père, s’était retourné contre lui et avait aidé Dekkeret à le faire prisonnier.

Keltryn ne savait absolument pas si c’était vrai ou faux, mais cela donnait l’impression d’être vrai. D’après plusieurs déclarations que Dinitak avait faites, à elle et à d’autres gens au Château, elle savait qu’il avait de la vie une vision réaliste et sévère, qu’il n’avait aucune patience envers les comportements irréguliers, dans un éventail allant de la simple paresse et la négligence à un bout de l’échelle, à la criminalité de l’autre, il semblait conduit par un impératif moral puissant : en réaction, disaient d’aucuns, au manque de respect de son père pour la loi. Il était idéaliste, honnête au point d’en être parfois brutal. Il était prompt à dénoncer les manques de vertu des autres, et à son grand crédit, il ne semblait en commettre aucun lui-même.

Une telle personne, pensait Keltryn, n’aurait que trop facilement pu devenir prude, moralisatrice et satisfaite de soi. Cependant, bizarrement, Dinitak ne lui faisait pas l’effet d’être ainsi. Il était de bonne compagnie, sémillant, amusant et gracieux à sa façon, et pouvait faire preuve d’un esprit acéré. Il n’était pas étonnant que lord Dekkeret l’apprécie autant. Quant au puissant sens du bien et du mal de Dinitak, il fallait admettre qu’il vivait selon ses propres principes : il était aussi dur envers lui-même qu’envers les autres, et n’en attendait pas de louanges. Il semblait naturellement droit et incorruptible. C’était simplement sa façon d’être. Il fallait prendre une personne telle que lui comme elle était. Mais une telle personne, se demandait-elle, était-elle trop noble pour se laisser aller à la passion physique ? Car elle avait elle-même finalement décidé qu’il était temps de donner libre cours à une telle passion, et avait finalement trouvé quelqu’un avec qui elle aimerait s’abandonner, et lui semblait absolument inconscient des sentiments qu’elle éprouvait.

Dans son désespoir, elle finit par penser qu’elle avait un expert en ce domaine dans sa propre famille. Et elle consulta donc sa sœur, Fulkari.

— Tu pourrais essayer de le mettre dans une situation qui ne lui laisserait vraiment que peu de choix et voir comment il réagit, suggéra Fulkari.

À l’évidence, Fulkari savait comment s’y prendre ! Ainsi donc, un après-midi, Keltryn invita Dinitak à venir nager avec elle à la piscine de la Galerie Setiphon ce soir-là. Quasiment personne ne semblait utiliser la piscine à ce moment-là, et absolument personne, Keltryn l’avait vérifié, n’y allait le soir. Afin d’en être certaine, cependant, elle prit la peine de verrouiller la porte de la piscine de l’intérieur, une fois que Dinitak et elle s’y trouvèrent.

Il avait naturellement apporté un maillot de bain. Maintenant ou jamais, pensa Keltryn. Alors qu’il se dirigeait vers l’un des vestiaires, elle dit :

— Oh, nous n’avons pas réellement besoin de mettre de maillot de bain ici, non ? Je n’en apporte jamais. Je n’en ai pas pris ce soir.

Et elle se glissa rapidement hors des quelques vêtements qu’elle portait, courut gaiement devant lui, le cœur battant si violemment qu’elle crut qu’il allait lui briser les côtes, et exécuta un plongeon parfait dans le bassin de porphyre rose. Dinitak n’hésita qu’un instant. Puis il se déshabilla également – elle le regarda depuis la piscine, admirant avec émerveillement et crainte la beauté de son corps mince à la taille étroite – et sauta derrière elle.

Ils barbotèrent un moment dans l’eau chaude au parfum de cannelle. Elle le défia à la course, et ils nagèrent côte à côte d’un bout à l’autre du bassin, finissant à ce qu’ils ne purent que qualifier d’égalité. Puis elle se hissa hors de la piscine, trouva quelques serviettes à étendre sur le rebord carrelé et lui fit signe de venir la rejoindre.

— Et si quelqu’un vient ? demanda-t-il.

Elle ne tenta pas de dissimuler la gaieté malicieuse qui la gagnait.

— Personne ne viendra. J’ai verrouillé la porte.

Elle n’aurait pu mieux lui faire comprendre, allongée ainsi nue sur une pile de serviettes moelleuses, dans la salle humide et chaude qu’ils avaient pour eux seuls, qu’elle l’avait amené ici afin de se donner à lui. S’il la dédaignait à présent, ce serait le signe on ne peut plus manifeste qu’il n’éprouvait aucun intérêt à devenir son amant, qu’il la trouvait physiquement peu séduisante, ou qu’il n’était pas un homme sensible aux femmes, ou encore que sa propre sensibilité morale hyper-développée ne lui permettait pas d’apprécier les plaisirs charnels de façon émancipée.

Aucune de ces possibilités n’était exacte. Dinitak s’allongea près d’elle, la prit tranquillement et expertement dans ses bras, posa ses lèvres sur les siennes, laissa une de ses mains errer sur ses petits seins fermes puis vers l’endroit où se rejoignaient ses cuisses, et Keltryn sut que ça allait enfin lui arriver, qu’elle était sur le point de traverser la frontière immense qui sépare les jeunes filles des femmes, que Dinitak allait l’initier ce soir aux mystères qu’elle n’avait jamais osé explorer auparavant.

Elle se demanda si cela lui ferait mal. Elle se demanda si elle saurait s’y prendre.

Mais il s’avéra qu’il n’y avait pas besoin de penser à la façon de s’y prendre. Dinitak savait visiblement ce qu’il faisait, elle suivit son exemple facilement, et au bout d’un moment elle put se contenter de laisser son propre instinct prendre la suite. Quant à la douleur, elle ne dura qu’un court instant, rien de semblable à ce qu’elle avait craint, bien que ce fût un peu alarmant pendant une seconde et qu’elle laissât effectivement un petit cri sortir de ses lèvres. Ensuite il n’y eut plus de problèmes. Ce qui se produisait était une impression bizarre, oui. Mais très agréable. Fantastique. Inoubliable. Il lui sembla qu’elle venait de franchir un seuil qui l’avait conduite dans un nouveau monde totalement inconnu, où tout luisait d’une aura brillante de délice.

Cet unique petit cri mena cependant à quelques complications par la suite. Lorsque tout fut terminé, Keltryn se renversa dans un brouillard confus de plaisir et de stupéfaction, et ce n’est que petit à petit qu’elle se rendit compte que Dinitak la dévisageait d’un air abasourdi, comme s’il était frappé d’horreur.

— Quelque chose ne va pas ? murmura-t-elle au bord des larmes. T’ai-je déplu ?

— Oh, non, non, non ! Tu étais merveilleuse ! répondit-il. Plus que merveilleuse. Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était la première fois ?

Son front était noué par l’angoisse. C’était donc ça ! Sa maudite moralité encore !

— Cette idée ne me serait jamais venue à l’esprit. Si tu te le demandais, j’imagine que tu pouvais toujours poser la question.

— On ne pose pas de telles questions, déclara-t-il sévèrement.

On aurait dit qu’elle avait fait quelque chose de terriblement inconvenant, pensa-t-elle. Comment tout ceci était-il devenu sa faute à elle ?

— D’ailleurs, continua-t-il, je n’avais aucune raison de le soupçonner. Pas alors que tu m’avais ainsi attiré à la piscine, avais jeté tes vêtements de façon si impudique… et…

Il chercha ses mots, ne parut pas en trouver d’appropriés et bafouilla finalement.

— Tu aurais dû m’en parler, Keltryn ! Tu aurais dû me le dire !

C’était déconcertant. Elle commença à sentir la colère monter en elle.

— Pourquoi ? Quelle différence y aurait-il-eue à ce que tu le saches ?

— Parce que je me sens tellement coupable de ce qui s’est passé, maintenant. Consciemment ou pas, j’ai fait quelque chose que je ne peux pas me pardonner. Prendre la virginité d’une jeune femme, Keltryn… c’est une sorte de vol, d’une certaine façon…

Elle avait l’impression que la situation devenait de plus en plus aberrante.

— Tu ne m’as rien pris. Je te l’ai donnée.

— Il n’empêche… on ne fait tout simplement pas une telle chose.

— On ne fait pas ? Tu veux dire que toi, tu ne le fais pas. Tu parles vraiment comme un homme préhistorique, Dinitak. Crois-tu que le Château soit un sanctuaire sacré de la pureté ? J’ai passé des mois au milieu d’une bande de garçons stupides, qui bavaient littéralement à l’idée de faire avec moi exactement ce que toi et moi venons de faire, et je leur ai dit non à tous, et la première fois où je décide de dire oui, tu me reproches de ne pas t’avoir informé à l’avance que je… que…

Les larmes lui montaient à nouveau aux yeux, mais il s’agissait cette fois-ci de larmes de rage, non de peur. L’imbécile ! Comment osait-il se sentir coupable dans un moment aussi merveilleux ? Quel droit avait-il de s’attendre à ce qu’elle lui donne des détails sur son expérience sexuelle ?

Mais elle savait qu’elle devait repousser sa colère et faire quelque chose pour réparer ce malentendu, et vite, sinon leur amitié n’y survivrait jamais.

— Je ne veux pas que tu penses avoir fait quoi que ce soit de mal, Dinitak, dit Keltryn du ton le plus doux qu’elle put adopter. En ce qui me concerne, ce que tu as fait était bien à cent pour cent. Oui, j’étais vierge, et je ne saurais te dire à quel point j’en avais assez de le rester, et je pense que je serais devenue folle si je l’étais demeurée une heure de plus.

Mais cette explication ne fit qu’aggraver la situation. À présent, c’est lui qui était furieux.

— Je vois. Tu voulais te débarrasser de cette gênante innocence qui était la tienne, et par conséquent tu as trouvé un instrument pratique pour t’aider à en disposer. Eh bien, je suis ravi d’avoir pu me rendre utile.

— Instrument ? Non ! Non ! Quelle horrible chose à dire. Tu ne comprends rien, n’est-ce pas ?

— Vraiment ?

— Je t’en prie. Tu es en train de tout gâcher. Tout cet outrage pieux. Cette vertueuse indignation déchaînée. Je sais que tu ne peux pas t’en empêcher, que tu prends toutes ces questions de morale extrêmement au sérieux. Mais regarde la pagaïe que tu es en train de semer entre nous ! C’est tellement stupide et inutile !

Il voulut répondre, mais elle lui mit la main sur la bouche.

— Ne comprends-tu pas que je t’aime, Dinitak ? Que c’est pour cette raison que tu es ici avec moi ce soir, et non Polliex, Toraman Kanna ou un autre garçon du cours d’escrime de Septach Melayn ? Toutes ces semaines que nous avons passées ensemble, où tu n’as jamais fait le moindre geste, où j’étais assise à prier désespérément que tu le fasses, mais tu étais soit trop timide, soit trop pur, soit trop autre chose, alors, finalement… finalement… ce soir, nous deux à la piscine, j’ai pensé : je vais le mettre dans une situation où il ne pourra pas me résister, et voir ce qui se passe… Enfin il comprit.

— Je t’aime, Keltryn. C’est la seule raison pour laquelle j’attendais. Je pensais que le moment pour ce genre de choses n’était pas encore venu. Je ne voulais pas déprécier notre amitié en me comportant comme tous les autres. Et là je suis désolé de m’être autant trompé.

Keltryn sourit largement.

— Ne le sois pas. Tout est réglé et terminé. Et maintenant…

— Maintenant…

Il tendit le bras vers elle. Elle échappa à ses mains, roula sur le bord de la piscine, se jeta à l’eau dans une gerbe sonore. Il plongea derrière elle. Elle nagea jusqu’au milieu du bassin de toutes ses forces, trait rose fendant l’eau rose, et Dinitak la suivit à toute allure. À l’autre bout, elle se hissa de nouveau sur le rebord, en riant, et tendit les bras vers lui.

 

Ce fut le début. Tout fut beaucoup moins compliqué pour eux par la suite. Keltryn commença à comprendre que son côté singulièrement puritain avait ses propres limites, que le rigoureux code de valeurs selon lequel il vivait ne pouvait être représenté en simples tons de noir et de blanc. Dinitak n’était pas un ascète. Loin de là ; la passion et le désir n’étaient certes pas étrangers à son caractère. Mais il fallait que tout se passe selon son sens unique de ce qui était convenable, et Keltryn prit conscience qu’elle ne saurait pas toujours prévoir en quoi cela consistait.

Au cours des semaines suivantes, ils passèrent nuit après nuit dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’il parût souhaitable de se réserver un peu de temps pour dormir. Le voyage de Dinitak à Muldemar fournit cette occasion. En fournit une trop grande occasion, trouva Keltryn, le deuxième jour de son absence. Elle n’en avait jamais assez de lui ni, semblait-il, lui d’elle.

Elle continuait ses séances d’escrime, deux fois par semaine, avec Audhari de Stoienzar. Après le départ de Septach Melayn pour le Labyrinthe, la classe d’escrime s’était dispersée, mais Audhari et elle poursuivaient leurs rencontres, malgré tout. Fulkari avait un temps été convaincue qu’une idylle était en train de se former ; mais Fulkari avait tort à ce sujet. Keltryn n’avait jamais considéré le grand et facile à vivre Audhari autrement que comme un ami.

Il devina immédiatement que quelque chose avait changé dans sa vie. Peut-être étaient-ce les cernes sombres sous ses yeux, ou bien un certain ralentissement de ses réflexes qui s’était manifesté, à présent qu’elle s’accordait si peu de sommeil. Ou encore, pensait Keltryn, peut-être y avait-il une sorte d’émanation qui se dégageait chez les filles qui avaient commencé à coucher avec des hommes, une aura visible de lascivité, que tout homme pouvait facilement déceler.

Et finalement, il lui en toucha un mot.

— Il y a quelque chose de différent en toi ces temps-ci, observa Audhari, alors qu’ils s’affrontaient au fleuret.

— Vraiment ? Et de quoi pourrait-il s’agir ?

— Je ne pourrais le dire.

Ils abandonnèrent le sujet là. Il parut regretter de l’avoir soulevé, et elle n’avait certes pas envie de prolonger cette conversation.

Elle s’interrogea, cependant, sur ses paroles ambiguës. Pourquoi ne pouvait-il le dire ? Était-ce parce qu’il n’avait sincèrement pas idée de ce qui avait changé en elle ? Ou se sentait-il mal à l’aise de lui en parler ? Bien qu’il n’y fit pas d’autre référence, elle eut cependant l’impression qu’un ton plus personnel avait commencé à se glisser dans ses remarques : flirteur même. Il remarqua qu’elle ne paraissait pas dormir autant qu’elle en avait besoin. Il fit observer qu’il y avait une nouvelle sensualité dans sa démarche. Il ne lui avait jamais fait de telles réflexions auparavant.

Elle questionna Fulkari à ce sujet. Fulkari lui répondit que les hommes changent souvent leur manière de s’adresser à une femme, lorsqu’ils décident qu’elle est devenue plus disponible qu’elle ne l’était.

— Mais je ne suis pas disponible ! déclara-t-elle avec indignation. Pas pour lui, du moins.

— Il n’empêche. Ta façon d’être est différente, à présent. Il a peut-être observé cela.

Keltryn n’aimait pas beaucoup l’idée que tous les hommes du Château puissent se rendre compte d’un seul coup d’œil qu’elle couchait avec quelqu’un. Elle était encore trop néophyte dans le monde des hommes et des femmes mûrs pour s’y sentir complètement à l’aise ; elle voulait couver jalousement sa relation avec Dinitak, ne partager son passage à l’âge adulte avec personne, excepté, peut-être, sa sœur. L’idée qu’Audhari, ou n’importe qui d’autre, puisse la regarder et savoir immédiatement qu’elle l’avait fait avec quelqu’un, et par conséquent qu’elle pourrait pour une raison ou une autre avoir envie de le faire avec lui aussi, était insultant et gênant pour elle.

Peut-être, pensa Keltryn, avait-elle mal compris. Elle espérait que c’était le cas. La dernière chose dont elle avait envie, à présent, était que son ami Audhari, gentil et honnête, se mette à lui faire des avances romantiques.

Sur une suggestion de sa servante, cependant, elle se rendit un Steldi dans les bas niveaux du Château, dans le secteur du marché, et acheta à un vendeur d’articles de sorcellerie une petite amulette de fil de fer délicatement soudé connue sous le nom de focalo, qui avait la propriété de prévenir les attentions non désirées des hommes. Elle l’épingla au col de sa veste d’escrime lors de sa rencontre suivante avec Audhari. Il le remarqua immédiatement et rit.

— À quoi sert cet objet, Keltryn ?

Elle s’empourpra violemment.

— C’est seulement quelque chose que j’ai commencé à porter, c’est tout.

— Quelqu’un t’a-t-il importunée ? C’est généralement pour cette raison que les jeunes filles portent des focalos, non ? Pour envoyer le message « n’approchez pas ».

— Eh bien…

— Allez. Ce ne peut être moi qui t’inquiète, Keltryn !

— En réalité, dit-elle, se sentant à présent indiciblement embarrassée, mais comprenant qu’elle n’avait pas d’autre choix que de le lui dire, je commençais à penser que les événements prenaient une tournure un peu bizarre entre nous ces derniers temps. Du moins, c’est ce qu’il me semblait. Tu m’as dit que je marchais de façon plus sensuelle maintenant, des choses comme ça. Peut-être suis-je dans l’erreur, mais… oh, Audhari, je ne sais pas ce que j’essaye de te dire…

Il était plus amusé que contrarié.

— Je ne pense pas le savoir non plus, en fait. Mais il y a une chose dont je suis sûr : tu n’as pas besoin de focalo avec moi. J’ai bien vu dès le début que je ne t’intéressais pas.

— Si, comme ami. Et comme partenaire d’escrime.

— Oui. Mais rien de plus. C’était très facile à voir… De toute façon, tu as un amant à présent, non ? Alors pourquoi voudrais-tu t’engager avec moi ?

— Tu peux voir cela aussi ?

— C’est écrit sur ton visage, Keltryn. Un enfant de dix ans pourrait s’en apercevoir. Très bien, tant mieux pour toi, voilà ce que j’en dis ! Quel qu’il soit, il a beaucoup de chance.

Audhari mit son masque.

— Mais nous devrions vraiment nous mettre au travail, maintenant, je crois. En garde, Keltryn ! Une ! Deux ! Trois !

 

— Je ne voudrais pas m’ingérer dans ta vie privée, Dinitak, dit Dekkeret. Mais Fulkari m’a appris que tu as souvent vu sa sœur ces dernières semaines.

— C’est exact. Keltryn et moi avons passé beaucoup de temps ensemble récemment. Vraiment beaucoup.

— Keltryn est une fille charmante.

— Oui. Oui. J’avoue que je la trouve absolument fascinante.

Ils dînaient ensemble sur l’invitation de Dekkeret, seuls tous les deux, dans les appartements privés du Coronal. Le grand écuyer de Dekkeret avait disposé un repas somptueux devant eux, bols de poissons épicés, champignons doux aux teintes pastel de Kajith Kabulon, et cuissot rôti de bilantoon cuisiné avec des baies de thokka de la lointaine Narabal, accompagné d’un vin généreux et de caractère de la région de Sandaraina. Dekkeret mangea copieusement ; Dinitak, agité et crispé, ne semblait pas avoir faim du tout. Il ne fit que picorer sa nourriture et ne goûta pas au vin.

Dekkeret l’examina attentivement. De temps à autre au cours des années passées, il le savait, Dinitak avait eu une aventure avec telle ou telle femme, mais elles n’avaient jamais mené nulle part. Il avait l’impression que Dinitak ne l’avait pas souhaité, qu’il était un homme ayant peu besoin de relations suivies avec une femme. Mais d’après ce que lui avait dit Fulkari, quelque chose de totalement différent semblait à présent en cours.

— En réalité, dit Dinitak, je compte la voir ce soir, après vous avoir quitté. Donc, si vous n’avez pas à discuter affaires avec moi, Dekkeret…

— Si. Mais je promets de ne pas te retenir trop tard. Je ne voudrais pas que des questions d’affaires se mettent en travers de l’amour véritable.

— Un tel sarcasme est indigne de vous, monseigneur.

— Étais-je sarcastique ? Je croyais dire la simple vérité. Mais passons aux affaires sérieuses, de toute façon. Ce qui concerne Keltryn, d’ailleurs.

— Vraiment ? De quelle manière ? demanda Dinitak, sourcils froncés.

— Les plans, tels que je les entends, expliqua Dekkeret, sont que nous nous mettions en route pour les provinces occidentales Terdi prochain. Puisque nous serons absents pour plusieurs mois, voire plus, peut-être même beaucoup plus, la raison pour laquelle je voulais discuter avec toi ce soir est que je veux te demander si tu aimerais inviter Keltryn à nous accompagner dans ce voyage.

Dinitak eut l’air stupéfait. Il se leva à demi de son siège et son visage prit une teinte écarlate sous son hâle sombre de Suvrael.

— Je ne peux faire cela, Dekkeret !

— Je ne suis pas sûr de te comprendre. Que veux-tu dire par : « Je ne peux faire cela » ?

— Je veux dire que c’est absolument hors de question. L’idée est scandaleuse !

— Scandaleuse ? répéta Dekkeret, plissant les yeux d’un air dérouté.

Au bout de plus de vingt ans d’amitié, il était toujours incapable de prédire à quel moment il risquait de toucher quelque bizarre nerf de morale tatillonne chez Dinitak.

— Pour quelle raison ? Que n’ai-je pas vu ? D’après Fulkari, Keltryn et toi êtes absolument fascinés l’un par l’autre. Mais lorsque je te propose un moyen d’éviter une séparation longue, et sans doute pénible, tu t’emportes comme si j’avais suggéré quelque chose de monstrueusement obscène.

Dinitak parut se calmer, mais il était encore visiblement bouleversé.

— Réfléchissez à ce que vous dites, Dekkeret. Comment puis-je possiblement emmener Keltryn avec moi dans ce voyage ? Cela indiquerait à tout le monde que je ne la considère comme rien de plus qu’une concubine.

Dekkeret ne l’avait jamais vu aussi obtus. Il eut envie de se pencher par-dessus la table et de le secouer.

— Comme une compagne, Dinitak. Pas une concubine. Je vais emmener Fulkari avec moi, tu le sais. Crois-tu que je la considère également comme une concubine ?

— Chacun sait que vous épouserez Fulkari, une fois la période de deuil de Teotas terminée. Dans la pratique, elle est déjà votre femme. Mais Keltryn et moi… il n’y a rien d’établi entre nous. J’ai le double de son âge, Dekkeret. Je ne suis même pas sûr qu’il soit convenable de faire ce que nous faisons. En aucun cas je ne pourrais envisager de faire un voyage prolongé à travers le continent en compagnie d’une jeune fille célibataire.

Dekkeret secoua la tête.

— Tu m’ébahis, Dinitak.

— Vraiment ? Eh bien, alors je vous ébahis. Ainsi soit-il. Elle ne peut venir avec nous. Je ne le permettrai pas.

Ce n’était en rien ce qu’avait prévu Dekkeret. En fait, au début du repas, il s’était demandé si Dinitak finirait, avec hésitation et embarras, par amener la conversation sur une requête autorisant Keltryn à se joindre à eux dans leur expédition. La faire venir avec eux lui semblait parfaitement logique. La fille était très jeune, oui, mais au dire de tous, elle était plus posée que son âge et mûrissait rapidement. En outre, Fulkari et elle n’étaient pas seulement sœurs mais amies intimes, et il aurait été utile que Keltryn tienne compagnie à Fulkari pendant que Dinitak et lui auraient été occupés aux véritables tâches de leur mission. Et l’on aurait pu supposer que Dinitak aurait trouvé plaisir à l’idée qu’elle soit tout près pendant le trajet. Mais il n’aurait pu se tromper davantage.

Sans l’ombre d’un doute, Dinitak était sérieux sur cette histoire de concubine, aussi folle soit-elle. Dekkeret était trop avisé pour essayer de discuter avec lui une question de subtilités morales. Lorsque de tels sujets se présentaient, Dinitak vivait dans un monde à part.

Dekkeret soupira.

— Comme tu le voudras, dit-il. La petite reste à la maison.

 

C’est à Fulkari que revint la tâche d’annoncer la nouvelle à Keltryn. Dekkeret et elle étaient convenus que s’ils laissaient Dinitak s’en charger, ses explications maladroites rendraient Keltryn furieuse à un point tel que leur relation n’y survivrait pas.

Mais elle fut néanmoins furieuse.

— L’imbécile ! s’écria-t-elle. Le petit saint grotesque ! Si pieux que je ne peux voyager avec lui, c’est bien cela ? Très bien, alors. Je lui épargnerai cette honte. Je ne veux plus jamais le revoir !

— Mais si, répondit Fulkari.