— Même un jardin s’entretenant seul nécessite une certaine quantité de soins, expliqua Dumafice Moal à son neveu en visite, alors qu’ils se mettaient en route pour la terrasse la plus élevée du magnifique parc que lord Havilbove avait dessiné trois mille ans plus tôt. D’où mon activité permanente, mon cher neveu. Si le parc était réellement aussi parfait que les gens le croient communément, je vendrais des saucisses dans les rues de Dundilmir, aujourd’hui.
Le jardin s’étendait sur soixante-cinq kilomètres de long sur le bas des pentes du Mont du Château. Il commençait à Bibiroon Sweep, sous la cité de Bibiroon, dans l’anneau des Cités Libres, et descendait en s’enroulant sur le Mont en une large courbe orientée à l’est, vers les cités les plus hautes de l’ensemble des Cités des Pentes, approchant, en son point le plus bas, les villes de Kazkas, Stilpool et Dundilmir. Le site occupé par le jardin était connu sous le nom de Barrière de Tolingar, bien qu’il n’y ait désormais plus de barrière. Jadis, c’était une zone quasiment infranchissable de tertres hérissés de pointes acérées noires, les vestiges affleurant d’une coulée de lave, vieille d’un million d’années, d’une veine volcanique dans les profondeurs du Mont. Mais le Coronal lord Havilbove, qui avait consacré une grande partie de son règne à la réalisation de ce jardin, avait fait pulvériser les collines de lave de la Barrière de Tolingar en un fin sable noir, qui s’avéra être un sol fertile pour l’immense jardin qui serait planté là.
Lord Havilbove, natif de la cité de Palaghat, dans les basses terres de la vallée du Glayge, était un homme pointilleux et méthodique qui adorait les plantes de toutes sortes, mais détestait la facilité et la rapidité avec lesquelles même les plus beaux jardins devenaient rapidement indisciplinés et s’écartaient des plans, s’ils n’étaient pas constamment et scrupuleusement soignés. Ainsi, tandis que ses bataillons d’ouvriers musclés peinaient à pulvériser les champs de lave de la Barrière de Tolingar, dans les ateliers du Château des artisans s’efforçaient, en multipliant les expériences d’hybridation contrôlée, de créer des plantes, des arbustes et des arbres qui ne nécessiteraient aucune intervention des cisailles du jardinier pour entretenir leurs formes gracieuses.
C’était à une époque où la science de tels miracles biologiques était encore pratiquée sur Majipoor. Les efforts des techniciens de lord Havilbove furent couronnés de succès. Les plantes prévues pour son jardin parvinrent à une symétrie parfaite en grandissant, et lorsqu’elles atteignirent une taille appropriée, par rapport aux plantes les entourant, elles conservèrent définitivement cette taille.
Les feuilles superflues, et même des branches entières, inutiles, tombaient automatiquement, et se désagrégeaient rapidement en compost qui accroissait la fertilité du sol de lave. Des enzymes contenus dans leurs racines empêchaient la croissance des mauvaises herbes. Chaque plante portait des fleurs, mais les graines produites par ces fleurs étaient stériles ; ce n’est que lorsqu’une plante parvenait à la fin naturelle de son cycle de vie qu’elle engendrait des graines fertiles, afin qu’elle puisse être remplacée par une autre qui serait bientôt de taille et de forme identiques. Ainsi, le jardin conservait le même équilibre immuable.
Chaque fois qu’il entendait parler d’un bel arbre ou arbuste, quelque part dans le monde, lord Havilbove en envoyait chercher des spécimens, avec les racines et le sol autour, et les confiait aux chirurgiens génétiques du Château, pour qu’ils puissent être modifiés afin de s’entretenir eux-mêmes. Des chargements de minéraux de décoration aux nuances vives arrivèrent également dans le jardin : la pierre vert jaunâtre connue sous le nom de chrysocolla, la bleue appelée cœur-d’azur, le cinabre rouge, le crusca doré et des dizaines d’autres. Chacune d’elles était utilisée comme couverture sur un niveau différent, leurs différentes couleurs déployées par Havilbove avec un œil de peintre, de sorte qu’une personne debout sur le pic de Bibiroon Sweep et regardant la totalité du jardin voyait une grande tache cramoisi pâle ici, une autre jaune vif là, et des zones pourpre, bleue, verte, toutes avec des plantations aux couleurs complémentaires à celle du terrain.
Le successeur de lord Havilbove, lord Kanaba, s’était tout autant dévoué au jardin, et lord Sirruth, qui l’avait suivi, était assez bien disposé pour maintenir le personnel en place et même augmenter le budget. Puis était venu le Coronal lord Thraym, qui avait d’abord été préoccupé par d’ambitieux projets de construction de son cru au Château, mais était tombé amoureux du jardin de lord Havilbove lors de sa première visite. Il veilla à ce que des fonds soient prévus pour le mener jusqu’à son stade ultime de perfection. Ainsi, il avait fallu un siècle ou plus pour réaliser l’immense jardin ; mais ensuite, il était définitivement resté l’un des trésors du Mont, un paysage renommé que chaque habitant de Majipoor espérait avoir le privilège de contempler au moins une fois dans sa vie.
Dumafice Moal était né à Dundilmir, juste en dessous de la pointe la plus basse du jardin, et dès l’enfance, il l’avait visité à chaque fois qu’il en avait eu l’occasion. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant au fait que son destin était de faire partie du personnel du jardin : et à présent, à l’âge de soixante ans, il avait plus de quarante ans de bons et loyaux services à son actif.
Bien que le jardin s’entretienne lui-même, il nécessitait toutefois un personnel considérable. Des millions de gens visitant le jardin chaque année, une certaine quantité de dégâts était inévitable : les sentiers et fontaines devaient être réparés, les esplanades ornementales nettoyées, les plantes volées remplacées. Le jardin n’était pas davantage à l’abri d’animaux en maraude venus de l’extérieur. Il y avait nombre de grands espaces vides sur le Mont du Château dans les régions entre les Cinquante Cités, où les créatures sauvages continuaient à prospérer. Les pentes forestières du Mont grouillaient de bêtes de toutes sortes, des loups-hryssas, jakkaboles et sournois noomanossi aux longs crocs, aux moindres créatures, telles que les sigimoins, mintuns et drôles aux yeux en boutons de bottine. Les jakkaboles et loups-hryssas, aussi dangereux soient-ils, ne constituaient pas une menace pour les élégantes plantations. Mais une bande de petits drôles fouisseurs, enfonçant leurs longs museaux pleins de dents dans le sol, à la recherche de larves, pouvaient déraciner tout un parterre d’eldirons ou de tanigales entre minuit et l’aube. Une infestation de verdefers pouvait étendre d’horribles dais de soie grossière sur un kilomètre de thwales en fleur et réduire rapidement les plantes à des arbustes nus. Une volée de vulgis affamés s’installant dans la cime des arbres pour construire leurs nids… ou un essaim de ganganels… ou d’épisodiques cujus…
La tâche quotidienne de Dumafice Moal consistait donc à patrouiller dans le jardin, dès le lever du soleil, à la recherche des ennemis des plantes. C’était une guerre permanente. Il portait un lanceur d’énergie à longue poignée en guise d’arme, réglé sur la puissance la plus faible, et lorsqu’il arrivait sur quelque ouvrage de destruction en cours, il appliquait juste la chaleur nécessaire pour chasser les forces destructrices, sans endommager les plantes elles-mêmes.
— Cela commence souvent très discrètement, dit-il à son neveu. Une piste de terre retournée te conduit à un minuscule défilé de petits insectes rouges, et si tu le suis, tu découvres un petit monticule, quelque chose à quoi les visiteurs n’accorderaient pas réellement d’attention… mais ceux d’entre nous qui savent quoi chercher comprennent qu’il s’agit de chenilles de harpilan, qui si on le laisse faire, va ah… regarde par ici, mon garçon…
Il frappa la bordure d’une rangée de khemibors de Bailemoon avec l’extrémité de son lanceur d’énergie.
— Vois-tu ceci, Theriax… juste ici ?
Le garçon secoua la tête. Cet enfant, commençait à croire Dumafice Moal, n’avait pas particulièrement le sens de l’observation.
C’était le fils de sa plus jeune sœur, qui habitait à Canzilaine, littéralement au pied du Mont. Dumafice Moal ne s’était lui-même jamais marié : sa dévotion allait au jardin, mais il venait d’une grande famille avec des frères, sœurs et cousins éparpillés de Bibiroon et Sikkal jusqu’en bas du Mont, à Amblemorn, Dundimer et plusieurs autres Cités des Pentes. De temps à autre, l’un de ses parents venait voir le jardin. Dumafice Moal aimait les emmener pour une visite privée, tôt le matin, avant que les portes ne soient ouvertes au public, pendant qu’il faisait sa tournée matinale.
Les khemibors étaient une espèce méridionale aux fleurs d’un bleu lumineux et aux feuilles vernissées de la même couleur, ils avaient été plantés sur des parterres de pierre orange vif, produisant un effet visuel merveilleux. Le regard exercé de Dumafice Moal avait remarqué un certain manque d’éclat de la surface brillante des feuilles des plantes les plus près du sentier, signe certain que des himmis avaient élu domicile en dessous. Il glissa le lanceur d’énergie sous la rangée la plus proche, vérifia soigneusement que le bouton de réglage était sur la puissance la plus faible.
— Des himmis, dit-il en les désignant du doigt. Nous avions coutume de les pulvériser, mais cela n’a jamais été très efficace. Donc nous les cuisons, maintenant. Regarde comment je procède pour rendre la situation brûlante pour ces petites vermines.
Alors qu’il commençait à déplacer le long bâton, une étrange sensation derrière le crâne se mit à le faire souffrir.
C’était très bizarre. On aurait dit une démangeaison, mais pas totalement. Il sentait une légère chaleur à cet endroit, puis quelque chose de moins léger. Une douleur aiguë et cuisante ensuite, comme si un insecte déplaisant l’attaquait. Mais lorsqu’il se frotta l’arrière de la tête de sa main libre, il ne trouva rien.
Il continua à balayer le sol sous les khemibors de son lanceur d’énergie. La sensation cuisante s’intensifiait. Elle devenait à présent violente et brûlante, très localisée : comme un rayon brûlant de lumière concentré sur un seul point de sa tête, drillant, essayant de se forer un chemin dans…
— Theriax ? appela-t-il, vacillant, manquant de tomber.
— Mon oncle ? Est-ce que tu vas bien ?
Le garçon tendit le bras pour le retenir. Dumafice Moal l’écarta d’un haussement d’épaules. Il commençait à ressentir une autre sorte de douleur : intérieure celle-ci, une détresse déconcertante qu’il ne pouvait décrire que comme une douleur de l’âme. Le sentiment de son impuissance, d’avoir mal accompli sa tâche tout au long de sa vie, d’avoir failli au jardin.
Comme c’est étrange, songea-t-il. J’ai toujours travaillé si dur.
Mais il ne pouvait échapper au sentiment de honte qui s’insinuait désormais dans chaque recoin de son esprit. Il était totalement submergé, il s’y enfonçait comme dans une fosse profonde et sombre, un abîme de culpabilité.
— Mon oncle ? répéta le garçon, de très loin. Mon oncle, je crois que vous risquez de brûler les…
— Chut. Laisse-moi tranquille.
Il ne voyait que trop clairement avec quelle médiocrité il avait effectué son travail. Le jardin était désespérément infesté d’ennemis voraces. Des nuisibles de toutes sortes étaient tapis partout : la nielle, la moisissure, la rouille, le charbon, les créatures mastiquant, les créatures suçant, les créatures irritant, les créatures fouissant, les créatures mordant. Des essaims de mouches, des nuages de moucherons, des armées d’insectes, des légions de vers. Le bruit de tonnerre d’un milliard de minuscules mâchoires s’activant bruyamment en même temps rugissait dans ses oreilles. Où qu’il regarde, il en voyait davantage, et d’autres encore dans l’intervalle : des œufs, des cocons, des nids prêts à lâcher de nouveaux prédateurs par millions. Et tout cela par sa faute à lui… lui… lui…
Ils doivent tous brûler.
— Mon oncle ?
Brûlez ! Brûlez !
Dumafice Moal régla le lanceur d’énergie sur une puissance plus forte, puis une plus forte encore. Un rougeoiement terne et rosâtre jaillit du parterre de khemibors. Brûlez ! Que les himmis se débrouillent avec ça ! Il passa rapidement de rangée en rangée, de parterre en parterre, de terrasse en terrasse. Des spirales de grasse fumée bleue commencèrent à s’élever des tas de cendres nouvellement créés. Les troncs des arbres devenaient noirs des cicatrices de combustion. Les vignes pendaient en boucles anguleuses, désordonnées.
Il y avait beaucoup à faire. C’était son devoir de purifier le jardin tout entier, sur-le-champ. Il y passerait toute la journée et une bonne partie de la nuit si nécessaire, et continuerait à l’aube suivante. Comment pourrait-il autrement faire face à l’insupportable poids de la culpabilité qui troublait les replis les plus profonds de son âme ?
Il avançait, encore et encore, faisant flamber ceci, mettant le feu à cela. Les nuages de cendres s’élevaient à présent à chaque pas qu’il faisait. Une brume noire voilait le soleil du matin. Un goût âcre de brûlé lui envahissait les narines. Le garçon le suivait, abasourdi, sidéré.
Quelqu’un lui criait, d’une terrasse au-dessus :
— Dumafice Moal, êtes-vous devenu fou ? Arrêtez ça ! Arrêtez !
— Je dois le faire, répondit-il. Ce jardin me fait honte. J’ai manqué à mes devoirs.
Des étincelles volaient à présent de tous côtés. Les arbres se transformaient en flammes vives. Ici et là, de grosses branches embrasées se détachaient et s’effondraient, enveloppées de rouge, sur les plantations en dessous. Il était conscient de causer des ravages dans les jardins, mais beaucoup moins que ces insectes, animaux et nuisibles fongueux n’en avaient causé. Et il s’agissait de ravages nécessaires, de ravages purgatifs. Ce n’est que par le feu que le jardin serait purifié… qu’il pourrait être absous pour sa faute…
Il continua, au-delà des alluailes et des arbres-vessie, loin dans les buissons de navindombe, à présent. Derrière lui s’élevait un brouillard sombre, moucheté de rouge, des braises fumantes. Il dirigeait son lanceur d’énergie là, là, là. Les arbres au loin se fracassaient. D’énormes branches atterrissaient avec le doux soupir d’impact du bois qui a brûlé de l’intérieur : des branches de rêve, une lumière de rêve. Les cendres craquaient sous le pied. La cendre était une poudre noire, épaisse et douce qui s’élevait en bouffées étouffantes. Le ciel devenait rouge. Une obscurité primitive régnait partout. Il ne ressentait plus la douleur au sommet de son crâne, ne ressentait plus la honte, même, de son échec : seulement la joie de ce qu’il accomplissait à présent, le triomphe d’avoir restauré la pureté de ce qui était devenu impur, d’avoir nié la négation.
Des voix furieuses criaient derrière lui.
Il se retourna. Il vit des visages stupéfaits, des yeux exorbités.
— Voyez-vous ? leur demanda-t-il fièrement. Comme c’est beaucoup mieux à présent ?
— Qu’avez-vous fait, Dumafice Moal ?
Ils se précipitèrent à travers les couches de cendres vers lui. Le saisirent par les bras. Le jetèrent au sol, lui lièrent pieds et mains, tandis qu’il protestait tout ce temps que son travail n’était pas terminé, qu’il restait encore beaucoup à faire, qu’il ne pourrait se reposer avant d’avoir sauvé la totalité du jardin de ses ennemis.