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À Kesmakuran, une petite cité élégante de quelque cinq cent mille âmes, à huit cents kilomètres plus à l’intérieur dans l’Ouest, avec rangées après rangées de maisons basses aux toits carrés construites principalement en belle pierre doré rosâtre, Dekkeret s’arrêta pour aller se recueillir devant le tombeau de Dvorn, le premier Pontife. Se rendre sur le lieu de sa sépulture était l’idée de Zeldor Luudwid.

— Dvorn est très vénéré dans ces régions, dit le chambellan. Il pourrait bien être considéré comme sacrilège, ou tout au moins une insulte sérieuse, que le Coronal vienne par ici sans aller déposer une gerbe sur sa tombe.

— Le tombeau de Dvorn, répéta Dekkeret émerveillé. Est-ce réellement possible ? J’ai toujours pensé que Dvorn était un personnage entièrement mythique.

— Il a bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife, remarqua Fulkari.

— Je te l’accorde. Il aurait même pu s’appeler Dvorn, j’imagine. Cela ne signifie toujours pas que tout ce que nous savons de lui a le moindre fond de vérité, cependant. Pas au bout de treize mille ans. Nous parlons d’une personne qui a vécu presque aussi longtemps avant l’époque de lord Stiamot que Stiamot est éloigné de nous.

Mais Zeldor Luudwid était persuasif à sa façon tranquille et effacée, et Dekkeret était trop avisé pour ignorer ses conseils. En sa qualité de premier rapporteur de l’administration de lord Prestimion, il était mieux versé dans les menus détails du royaume que nul autre dans l’entourage du nouveau Coronal.

Et, selon Zeldor Luudwid, le Pontife Dvorn était pratiquement adoré comme un dieu dans cette région, l’endroit présumé de sa naissance. Le culte de Dvorn avait des adeptes dans un rayon de mille cinq cents kilomètres. C’était précisément là, à Kesmakuran, prétendait-on, que Dvorn avait lancé son insurrection contre le nébuleux gouvernement pré-pontifical, quel qu’il ait été, qui existait au début de l’occupation de Majipoor par les colons humains ; et il avait été enterré là après un règne remarquable de presque cent ans. Des pèlerins venaient en permanence sur son tombeau, l’informa Zeldor Luudwid, et s’agenouillaient devant les vases sacrés où étaient conservés quelques-uns de ses cheveux et même une de ses dents, et suppliaient le grand Pontife d’intercéder auprès du Divin afin de préserver le bien-être et la sécurité des citoyens de Majipoor.

Dekkeret n’en avait jamais entendu parler auparavant. Mais il était impossible pour un Coronal de se familiariser avec la multitude de cultes qui avaient surgi depuis que Prankipin avait commencé sa politique d’encouragement des superstitions de toute nature.

Ce que Dekkeret connaissait en revanche c’étaient les histoires légendaires : comment en une époque troublée, cinq ou six cents ans après l’arrivée des premiers colons humains sur Majipoor, un dirigeant provincial du nom de Dvorn avait rassemblé une armée quelque part dans l’Ouest et traversé province après province, prêchant pour une unité et une stabilité planétaire, et obtenant l’allégeance de tous ceux qui s’étaient inquiétés des conflits entre un district et un autre, jusqu’à ce qu’il se soit rendu maître de tout le continent d’Alhanroel. Il avait pris le titre de Pontife, utilisant un mot qui signifiait « bâtisseur de pont » dans l’une des langues de l’Ancienne Terre, et avait choisi Barhold, un jeune officier de l’armée, pour gouverner le monde en association avec lui, avec le titre de Coronal lord. C’était Dvorn qui avait décrété qu’à la mort du Pontife, le Coronal lord lui succéderait à cette fonction et désignerait un nouveau Coronal pour prendre sa place. Ainsi, il veillait à ce que la monarchie ne devienne jamais héréditaire : chaque Pontife choisirait le membre le plus qualifié de son entourage comme successeur, s’assurant que le monde resterait entre des mains compétentes, de génération en génération.

Tout ceci était raconté dans le troisième chant de l’immense poème épique qui était le cauchemar de tous les écoliers, Le Livre des Changements, d’Aithin Furvain. Mais il était clair que Dvorn n’était qu’un nom, même pour Furvain. Nulle part dans le troisième chant, ni ailleurs, le poète ne faisait la moindre tentative pour le décrire en tant qu’individu. Il ne fournissait aucun indice sur ce à quoi pouvait avoir ressemblé Dvorn, il ne rapportait aucune anecdote qui donnât un aperçu du caractère de Dvorn. Dvorn n’existait dans le poème qu’à travers sa fonction de fondateur du gouvernement et législateur originel.

En ce qui concernait Dekkeret, Dvorn était purement mythique, un héros culturel traditionnel, une figure emblématique que quelqu’un avait inventée pour expliquer les origines du système Pontifical. Dekkeret soupçonnait que les historiens médiévaux, ressentant le besoin d’attacher un nom à un guerrier, par ailleurs inconnu, qui avait permis d’instaurer ce système, et dont la vie, les actes et même l’identité s’étaient depuis longtemps perdus dans les brumes du fond des âges, avaient décidé de l’appeler Dvorn.

Comme Fulkari l’avait évoqué, il avait bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife. Alors, appelons-le Dvorn. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Dekkeret qu’il puisse exister un véritable tombeau de Dvorn en quelque endroit reculé du centre-ouest d’Alhanroel, pourvu de véritables reliques du corps du premier Pontife (plusieurs de ses dents, disait-on, une ou deux phalanges, et aussi – au bout de treize mille ans ! – quelques-uns de ses cheveux), ou qu’il soit vénéré comme une sorte de dieu par les gens de la région.

Et pourtant, le Coronal lord Dekkeret se trouvait là, à Kesmakuran, debout devant l’authentique tombeau du Pontife Dvorn, se préparant à se présenter devant la statue de l’ancien monarque, et à demander humblement la bénédiction de Dvorn sur son règne.

Il se sentait incroyablement stupide. Prestimion ne l’avait jamais prévenu qu’être Coronal pourrait impliquer de voyager dans le pays et de s’agenouiller devant des idoles de province, des arbres oracles sacrés et toutes sortes d’autres idioties invraisemblables, demandant la miséricorde à des choses inanimées. Il en voulait à Zeldor Luudwid de l’avoir entraîné dans cette comédie. Mais il n’était plus temps de se dérober : il était de son devoir, en sa qualité de Coronal, supposait-il, de participer aux croyances et observances de son peuple, chaque fois qu’il décidait de quitter la tranquillité du Mont du Château et de se montrer parmi eux ; peu importait à quel point ces croyances et observances pouvaient être ineptes.

Le tombeau était une caverne artificielle qui avait été creusée, personne ne semblait savoir combien de temps auparavant, dans le flanc d’une montagne de basalte noir de belle taille, juste en dehors de la ville. Deux étranges structures de bois qui ressemblaient beaucoup à des cages étaient fixées au mur de la grotte de chaque côté de l’entrée du tombeau, haut au-dessus du sol et uniquement accessibles par une étroite échelle de barreaux de bois reliés par des cordes. Chaque cage contenait une roue de bois installée à la verticale, semblable à la roue hydraulique qu’utiliserait un meunier.

Deux jeunes femmes, ne portant rien d’autre qu’un pagne, escaladaient en permanence les aubes de ces roues, les faisant tourner sans cesse. Leurs corps minces et nus luisaient de transpiration, mais elles marchaient inlassablement, maintenant une allure cadencée, comme si elles étaient de simples rouages de la machinerie qui les entourait. Leurs visages arboraient l’expression figée des somnambules ; leurs yeux regardaient très loin, dans d’autres univers.

Deux autres femmes habillées tout aussi sommairement se tenaient en dessous, près des échelles de cordes, surveillant attentivement le couple peinant sur les roues. Dekkeret avait appris plus tôt qu’un corps de femmes consacrées, au nombre de huit au total, travaillait jour et nuit pour garder ces roues perpétuellement en mouvement. Chacune des opératrices de la roue marchait pendant une période longue de plusieurs heures, sans jamais s’arrêter pour manger ni même boire une gorgée d’eau. Les deux au pied des échelles étaient les femmes de l’équipe suivante, attendant là, prêtes à prendre leur service en avance, au cas où l’une des femmes dans les cages se fatiguerait et chancellerait ne serait-ce qu’un instant.

Dekkeret comprit que servir sur ces roues était une distinction des plus honorifiques à Kesmakuran. Chaque jeune femme de la cité aspirait à être l’une de celles qui seraient désignées pour une durée d’un an à l’intérieur des cages de bois. Le rite, l’avait-il appris, était une prière ininterrompue au Pontife Dvorn, l’implorant de maintenir une tranquillité permanente dans l’État qu’il avait créé. Même la plus courte interruption dans leur ascension incessante, la plus légère altération du rythme de leurs pas, pourrait mettre en danger la survie du monde.

Dekkeret ne put cependant trop s’attarder à observer leur remarquable performance. Le moment était venu pour lui d’entrer dans le tombeau. Les six Gardiens du Tombeau – ils ne se donnaient pas le nom de prêtres – se tenaient à ses côtés, trois à sa droite, trois à sa gauche. Les gardiens étaient des hommes de grande taille, presque aussi grands que Dekkeret lui-même, qui portaient des robes noires avec une bordure écarlate, les couleurs du Pontife. Ils étaient apparemment frères, leur âge allant de cinquante à soixante ans, se ressemblant si fortement que Dekkeret avait du mal à se souvenir qui était qui. Il était capable de distinguer le Gardien Principal des autres, uniquement parce que celui-ci portait la gerbe tressée et très ornée que Dekkeret allait placer devant la statue de Dvorn.

Il avait lui-même revêtu sa robe de fonction pour l’occasion, et il portait le petit diadème doré qui lui tenait lieu de couronne à la constellation à la place de la version complète lors de ce voyage. Fulkari et Dinitak ne l’accompagneraient pas à l’intérieur ; il leur jeta à chacun un regard alors qu’il s’apprêtait à entrer, et leur fut à tous deux reconnaissant de garder une expression figée du plus grand sérieux. Un espiègle petit clin d’œil de Fulkari, ou une rapide grimace de scepticisme de Dinitak aurait immédiatement brisé l’allure hautement solennelle que Dekkeret s’efforçait si difficilement de garder.

Il pénétra dans le tombeau par une entrée rectangulaire imposante de quelque six mètres de haut et au moins neuf de large. Un épais tapis de pétales rouges au doux parfum avait été étalé sur le sol. Des dizaines de flotteurs lumineux dérivant au-dessus des têtes fournissaient une douce lumière verdâtre qui illuminait les reliefs picturaux détaillés qui avaient été sculptés dans les murs, du sol au plafond. Des scènes de la vie de Dvorn, devina Dekkeret : des représentations des triomphes militaires du grand monarque, de son couronnement comme Pontife, de l’élévation de Barhold au rang de Coronal. Ils semblaient très bien faits et Dekkeret aurait souhaité pouvoir les examiner de plus près. Mais les six Gardiens marchaient d’un pas ferme et soutenu à côté de lui, leurs visages tournés avec raideur vers l’avant, et il lui parut mieux valoir d’en faire autant, ainsi, tout ce qu’il vit de ces reliefs fut ce qu’il put en apercevoir du coin de l’œil.

Puis Dvorn lui-même, dans toute sa grandeur et sa magnificence royale, se dressa devant lui, silhouette colossale de marbre patiné couleur crème, enchâssée dans une grande niche au fond de la caverne.

La représentation assise du Pontife faisait trois mètres de haut, voire plus, une noble statue dont la main gauche reposait sur son genou, et la main droite était levée et tendue vers l’entrée de la grotte. L’expression du visage sculpté de Dvorn était d’une sublime placidité et bienveillance : pas seulement un visage royal mais tout simplement divin, les traits sereins et souriants parfaitement composés, calmes, rassurants, réconfortants.

C’était, songea Dekkeret, une sculpture absolument magistrale. Il était surpris qu’un tel chef-d’œuvre soit si peu connu en dehors de sa propre région.

C’était ainsi que l’on aurait pu représenter le visage du Divin, se dit-il, à condition qu’un artiste ait décidé de considérer le Divin comme un être humain, plutôt que comme l’esprit abstrait et éternellement inconnaissable de la création. Mais personne n’avait jamais tenté de dépeindre le Divin sous une apparence si concrète. Une telle chose était-elle ce que l’auteur inconnu de cette magnifique œuvre avait à l’esprit : montrer Dvorn comme une véritable divinité ? Il y avait assurément là quelque chose de presque sacrilège dans la sérénité quasi divine dont le sculpteur avait doté le visage du Pontife Dvorn.

À droite et à gauche de l’immense statue se trouvaient deux niches plus petites, situées haut dans le mur de la caverne, qui contenaient de larges coupes d’agate polie brillant comme des miroirs. Celles-ci, soupçonna Dekkeret, étaient les vases dans lesquels étaient conservées les reliques du Pontife Dvorn : les cheveux, la dent, les phalanges et le reste. Il ne se proposait toutefois pas de s’enquérir de ce genre d’informations.

Le Gardien Principal tendit la gerbe à Dekkeret. Elle était constituée de roseaux de diverses couleurs et textures, entrelacés en un schéma complexe et déconcertant qui devait avoir demandé de nombreuses heures de travail au tisseur qui l’avait réalisée, et liée tous les dix centimètres environ par de fines bandelettes de métal sur lesquelles étaient inscrits des caractères d’un genre très ancien et inintelligible pour Dekkeret. Il était censé déposer la gerbe dans un trou peu profond qui avait été taillé dans le sol de la grotte directement devant la statue, et y mettre le feu à l’aide d’une torche que le Gardien Principal lui tendrait. Ensuite, tandis qu’elle se consumerait lentement, il avait pour instruction de s’agenouiller, d’entrer en phase de contemplation, et de remettre son âme au soin du grand Pontife fondateur.

Ce serait un acte singulier à exécuter pour lui, un homme qui n’accordait aucune foi aux événements surnaturels. Mais les paroles de Prestimion quelques mois plus tôt, alors qu’ils se tenaient tous deux dans l’immensité de la salle du trône Pontifical dans les profondeurs du Labyrinthe, lui revenaient à présent :

Pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.

Qu’il en soit ainsi, pensa Dekkeret. Telle était la tâche requise du Coronal lord de Majipoor ce jour-là. Il n’en discuterait pas.

Il déposa la gerbe dans son trou, accepta la torche du Gardien Principal et toucha du bout de la flamme le sommet des roseaux.

S’agenouilla ensuite. Inclina la tête devant la statue.

Les Gardiens reculèrent, disparaissant dans les ombres derrière lui. Rapidement Dekkeret perdit conscience de leur présence. Même le clic-clac continu des roues à prières tournant à l’extérieur de la grotte, qu’il avait encore entendu quelques instants plus tôt, s’évanouit du crible de ses perceptions.

Il était seul avec le Pontife Dvorn.

Bien, et ensuite ? Prier Dvorn ? Comment pouvait-il faire cela ? Dvorn était un mythe, un être fabuleux, un vague personnage des premiers chants du Livre des Changements. Même dans l’intimité de ses pensées Dekkeret était incapable de se résoudre à prier un mythe. Il n’était d’ailleurs pas habitué à prier du tout.

Il avait foi en le Divin, oui. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était le fils de sa mère. Mais il ne s’agissait pas d’une foi très profonde. Comme n’importe qui d’autre, peut-être même Mandralisca, il adressait de petites requêtes au Divin dans les conversations courantes et remerciait le Divin pour telle ou telle faveur accordée. Mais il ne s’agissait que d’une banale façon de parler. Aux yeux de Dekkeret, le Divin était la grande force créatrice de l’univers, une puissance distante et incompréhensible, guère susceptible de prêter attention aux insignifiantes requêtes individuelles d’aucune des créatures de cet univers. Ni les prières pressantes du Coronal lord de Majipoor, ni les cris de panique d’un bilantoon effrayé poursuivi par un haigus vorace dans la forêt ne susciteraient de merci particulière du Divin, qui avait fait naître toutes les créatures dans des desseins dépassant les connaissances des êtres mortels, et les avait laissées faire toutes seules leur chemin dans la vie, jusqu’à ce que l’heure vienne pour elles d’être rappelées à la Source.

Mais pourtant… il sentait qu’il se passait là quelque chose… quelque chose d’étrange…

La gerbe brûlait à présent, lançant des flammes dansantes bleuâtres et pourpres, et des anneaux emmêlés de fumée noire. Un doux parfum, qui rappelait à Dekkeret l’arôme du vin jaune pâle de Stoienzar, lui emplit les narines. Il le respira profondément. Cela paraissait être approprié. Et alors qu’il se répandait dans ses poumons, il fut pris d’un puissant vertige.

Il regarda pendant un temps infini, interminable, le serein visage de pierre qui se dressait là devant lui. Regarda le visage merveilleux, regarda encore et encore, regarda. Et brusquement il lui parut nécessaire de fermer les yeux.

Il lui semblait à présent entendre une voix dans sa tête, qui parlait non avec des mots, mais avec des enchaînements abstraits de sensations. Dekkeret n’aurait pu les traduire en phrases claires ; mais il n’en était pas moins certain qu’ils renfermaient une sorte de signification conceptuelle, ainsi qu’une faculté d’oracle manifeste. Qui, quoi, qui lui parlât en esprit, l’avait reconnu comme étant Dekkeret de Normork, Coronal lord de Majipoor, qui serait un jour Pontife dans la lignée directe de Dvorn.

Et il lui disait que de grands labeurs l’attendaient et qu’à la fin de ces labeurs, il était destiné à apporter une transformation de l’État, un changement dans le monde presque aussi formidable que celui qu’avait accompli Dvorn lui-même, lorsqu’il avait créé le système de gouvernement Pontifical. La nature de ce changement ne fut pas précisée. Mais ce serait lui, Dekkeret de Normork, semblait indiquer la voix, qui accomplirait cette formidable transformation.

Ce qui se répandait dans son esprit avait la force de la révélation authentique. Sa force était irrésistible. Dekkeret resta immobile pendant ce qui aurait pu être des semaines, des mois ou des années, incliné devant la statue, la laissant envahir son âme.

Au bout d’un moment, sa puissance se mit à refluer. Il ne devinait plus rien d’essentiel dans ce qu’il sentait. Il était toujours plus ou moins en contact avec la statue, mais ce qui en émanait désormais n’était plus qu’un écho primitif et lointain qui se répétait jusque dans les recoins de son esprit, boum, boum, boum, un son qui était emphatique, puissant et d’une certaine façon lourd de sens, mais qui ne véhiculait aucune signification qu’il puisse comprendre. Il se fit de moins en moins fréquent puis disparut.

Il ouvrit les yeux.

La gerbe était presque carbonisée, à présent. Les minces anneaux de métal qui l’avaient auparavant liée étaient éparpillés au milieu d’une fine couche de cendres à l’odeur âcre.

Boum, une fois de plus. Et après un instant, de nouveau, boum. Puis plus rien. Mais Dekkeret resta là où il était, à genoux devant la statue de Dvorn, incapable ou peut-être simplement non désireux de se relever déjà.

Tout ceci était très étrange, songeait-il : venir ici en se sentant idiot de participer à une telle mômerie, et ensuite, alors que l’événement se déroulait, se découvrir pris d’un sentiment très proche de la crainte religieuse.

Alors que son esprit commençait à s’éclaircir, il se retrouva en train de réfléchir à ce qu’avait été ce singulier voyage à travers le continent. Les arbres oracles de Shabikant qui lui avaient, peut-être, parlé au moment du coucher du soleil. L’astrologue, sur la place du marché de Thilambaluc, qui avait jeté cet unique regard dans les yeux de Dinitak et s’était enfui frappé d’horreur. Et maintenant ceci. Mystère après mystère, une succession de présages et de prémonitions inexplicables. Il perdait pied. Brusquement Dekkeret eut envie de quitter cet endroit, de reprendre son chemin vers la côte et de rejoindre Prestimion, le bon, robuste et sceptique Prestimion, qui trouverait une explication rationnelle à tous ces incidents. Mais pourtant… pourtant… il restait fasciné par ce qu’il venait de vivre, ce sentiment écrasant de crainte révérencielle, cette voix à vous donner le frisson, silencieuse et sans parole sonnant dans son esprit.

 

Lorsqu’il émergea de la caverne, il fut manifeste que Fulkari et Dinitak se rendirent compte au premier coup d’œil qu’il lui était arrivé quelque chose d’inhabituel. Ils prirent rapidement place à ses côtés de la façon dont on se dirige vers un homme qui semble sur le point de tomber à terre. Dekkeret leur fit signe de s’écarter, déclarant avec insistance qu’il allait bien. Fulkari, l’air inquiet, lui demanda ce qui s’était passé dans la grotte, mais il ne répondit que par un haussement d’épaules. Il ne s’agissait pas d’un sujet dont il avait envie de discuter si tôt, ni avec elle, ni avec quiconque. Qu’y avait-il à dire ? Comment pourrait-il expliquer un événement qu’il avait à peine compris lui-même ? Et même cela, pensa-t-il, était inexact. Il s’agissait, en réalité, d’un événement qu’il n’avait absolument pas compris.