Fulkari traversait les Balcons de Vildivar, en direction de la Cour de Pinitor, lorsque survint le moment qu’elle redoutait depuis des semaines. Par les portes donnant du Château Intérieur sur les Balcons, à l’autre bout, arriva le Coronal lord Dekkeret, magnifique dans sa robe de fonction et entouré, ainsi qu’il l’était toujours à cette époque, par un petit groupe d’hommes à l’air important, le cercle intime de sa cour. Le seul chemin possible la conduisait droit vers lui. Il n’y avait aucun moyen de l’éviter, à présent : ils allaient inévitablement se retrouver face à face.
Dekkeret et elle ne s’étaient pas dit un mot au cours des semaines qui s’étaient écoulées depuis son accession au trône. En fait, elle ne l’avait vu que quelques fois, et seulement de très loin, lors de cérémonies officielles à la cour, auxquelles les jeunes dames de haute naissance telles que Fulkari, descendantes d’anciennes familles royales des siècles passés, devaient assister. Il n’y avait eu aucun contact entre eux. Il avait à peine regardé dans sa direction. Il s’était comporté comme si elle était invisible. Et elle avait également évité toute possibilité de contact. Une fois, lors d’une réception royale, alors qu’il semblait que le chemin qu’il suivait à travers la grande salle du trône les mettrait sans aucun doute en présence l’un de l’autre, elle avait pris soin de se glisser dans la foule avant qu’il n’approche. Elle avait peur de ce qu’il pourrait lui dire.
Il était évident pour tout le monde que, quelque relation qu’il ait pu y avoir auparavant entre eux, celle-ci était terminée. Peut-être n’était-il pas disposé à le lui dire franchement, mais Fulkari était certaine que tout était fini. Seul le fait qu’il ne se soit pas encore résolu à une rupture formelle avec elle lui permettait d’y croire encore. Elle savait cependant à quel point c’était idiot. Ils s’étaient fréquentés pendant trois ans, et à présent ils ne s’adressaient plus la parole. Qu’y aurait-il pu y avoir de plus clair ? Dekkeret lui avait demandé de l’épouser et elle avait refusé. Point final. Était-il réellement nécessaire, se demandait-elle, qu’il reconnaisse officiellement une situation qui était évidente pour tout un chacun ?
Pourtant, il était là, à moins de cent mètres d’elle et se dirigeant droit sur elle.
Continuerait-il à prétendre qu’elle était invisible, lorsqu’ils se rencontreraient sur cet étroit balcon ? Ce serait atroce, songea Fulkari. Être humiliée de la sorte devant Dinitak, le prince Teotas, les ministres du Conseil Dembitave et Vandimain et tous ces autres hommes. Un tourment de son propre fait, elle n’avait aucun doute à ce sujet, mais un tourment quand même, la désignant comme rien de plus qu’une maîtresse royale rejetée. Et même moins que cela, en fait. Dekkeret n’était pas encore devenu Coronal, la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Donc elle était seulement quelqu’un qui avait été l’amante du nouveau Coronal alors qu’il n’était encore qu’un simple particulier, une des nombreuses femmes qui étaient passées dans son lit au cours des années.
Elle résolut d’aborder la situation franchement. Je ne suis pas une simple concubine rejetée, pensa-t-elle. Je suis lady Fulkari de Sippermit, dans les veines de laquelle coule le sang du Coronal lord Makhario, qui était roi de ce Château, il y a cinq siècles. Que faisaient les ancêtres de Dekkeret, il y a cinq siècles ? Connaissait-il seulement leurs noms ?
Dekkeret et elle n’étaient plus qu’à quinze mètres l’un de l’autre. Fulkari regarda droit vers lui. Leurs yeux se rencontrèrent, et ce n’est qu’au prix d’un grand effort qu’elle ne détourna pas les siens ; mais elle continua à le regarder.
Dekkeret avait l’air tendu et las. Circonspect, également : disparu à présent le visage ouvert et riant de l’homme enjoué qui avait été son amant ces trois dernières années. Il semblait désormais surmené. Ses lèvres étaient étroitement serrées, son front plissé, il avait une sorte de tressaillement agitant sa joue gauche. Étaient-ce les soucis de sa haute fonction qui en étaient la cause, ou réagissait-il simplement à l’embarras de leur rencontre accidentelle devant tous ses compagnons ?
— Fulkari, dit-il, lorsqu’ils furent plus proches.
Il parlait doucement et sa voix paraissait aussi sévère et strictement contrôlée que l’expression de son visage.
— Monseigneur.
Fulkari inclina la tête et lui fit le symbole de la constellation.
Il s’arrêta devant elle. Elle était assez près de lui, là, dans les limites étroites de la petite promenade des balcons pour observer une fine trace de transpiration sur sa lèvre supérieure. Les deux qui marchaient le plus près du Coronal, Dinitak et Vandimain, reculèrent et parurent se fondre dans le décor. Le prince Teotas, qui paraissait terriblement fatigué et tendu lui aussi, les yeux injectés de sang, hagards, la regardait comme si elle était une espèce de fantôme.
Puis Teotas, Dinitak et Vandimain semblèrent reculer encore plus, au point de disparaître totalement, et Fulkari ne vit plus que Dekkeret, occupant un immense espace au centre de sa conscience. Elle se tint bien droite devant lui. Bien qu’elle ait été une femme de grande taille, elle lui arrivait à peine à la poitrine.
Il y eut un silence qui parut se prolonger infiniment. Si seulement il pouvait tendre la main vers elle, se dit-elle, elle se jetterait dans ses bras devant ces autres hommes, tous ces grands du royaume, ces princes, comtes et ducs. Mais il ne tendit pas la main.
Au lieu de quoi, il dit de la même voix tendue, après ce qui lui sembla des années mais n’avait vraisemblablement duré que cinq ou six secondes.
— J’avais l’intention de vous envoyer chercher, Fulkari. Nous devons discuter, savez-vous ?
Mots fatidiques. Les mots qu’elle espérait ne pas entendre.
Nous devons discuter ? De quoi, monseigneur ? Que nous reste-t-il à dire ?
C’est ce qu’elle aurait voulu pouvoir dire. Puis le dépasser et continuer rapidement son chemin. Mais son regard resta calme et son ton posé et très formel lorsqu’elle répondit.
— Oui, monseigneur. Quand vous le souhaiterez monseigneur.
Le front de Dekkeret luisait maintenant de transpiration. Ce devait être aussi difficile pour lui que pour elle, réalisa Fulkari.
Il se tourna vers son chambellan.
— Vous arrangerez une audience privée pour lady Fulkari demain après-midi, Zeldor Luudwid. Nous nous retrouverons dans le Couloir Methirasp.
— Très bien, monsieur, dit le chambellan.
— Il veut me voir, Keltryn ! dit Fulkari.
Elles se trouvaient dans l’appartement modeste et encombré de Keltryn, dans la Galerie de Setiphon, deux étages plus bas que la suite plus imposante qu’occupait Fulkari. Elle s’était rendue directement chez Keltryn après sa rencontre avec Dekkeret.
— Je passais par l’un des Balcons de Vildivar, et il arrivait à l’autre bout avec Vandimain, Dinitak et un tas d’autres gens, et nous ne pouvions faire autrement que de marcher droit l’un sur l’autre.
Rapidement elle décrivit leur brève rencontre. Le malaise de Dekkeret, ses émotions contradictoires à elle, le caractère distant de leur brève conversation, le rendez-vous pour le voir le jour suivant.
— Eh bien, pourquoi ne voudrait-il pas te voir ? demanda Keltryn. Tu n’es pas plus vilaine que tu n’étais le mois dernier, et même un homme aussi occupé que le Coronal aime avoir quelqu’un à côté de lui dans son lit de temps à autre, j’imagine. Donc il t’a vue là devant lui, et il a pensé, « Ah, oui, Fulkari… je me souviens de Fulkari…»
— Quelle enfant tu fais, Keltryn !
Keltryn sourit largement.
— Tu ne crois pas que j’ai raison ?
— Bien sûr que non. Cette idée est absolument indigne. Manifestement tu dois penser que lui et moi sommes des gens complètement frivoles, qu’il ne voit en moi rien de plus qu’un jouet disponible pour les nuits solitaires, et qu’il lui suffirait de claquer des doigts pour que je coure le rejoindre…
— Mais tu vas bien le voir, non ?
— Bien entendu. Suis-je censée dire au Coronal de Majipoor que je n’ai pas envie d’accepter son invitation ?
— Eh bien, dans ce cas, tu découvriras bien assez tôt si j’ai raison ou pas, dit Keltryn.
Ses yeux brillaient de triomphe. Elle se divertissait beaucoup.
— Va le voir. Écoute ce qu’il a à te dire. Je prédis qu’en cinq minutes il promènera ses mains partout sur toi. Et tu fondras alors entre ses bras.
Fulkari dévisagea sa sœur avec un mélange de colère et d’amusement. Elle était une telle enfant, après tout. Que savait-elle des hommes, elle qui ne s’était jamais abandonnée à l’un d’eux ? Et pourtant, pourtant, regardant de l’extérieur toutes ces histoires suantes d’hommes et de femmes, Keltryn avait peut-être bien une perspective que ne voyait pas Fulkari, empêtrée au cœur de cette liaison.
Après tout, à dix-sept ans, Keltryn n’était pas si inexpérimentée et novice que cela. Il y avait en elle une sagesse pleine de bon sens que Fulkari commençait à respecter. C’était une erreur de continuer à la considérer comme une éternelle petite fille. Des changements survenaient. On pouvait le voir à son visage :
Fulkari fut très surprise de voir qu’elle semblait moins garçonnière, brusquement, comme si elle avait finalement accompli la transition entre la fille sans expérience et la véritable féminité.
Fulkari errait dans la pièce, prenant et reposant nerveusement l’une après l’autre les bouteilles en cristal taillé dont Keltryn faisait collection. Un flot de pensées contradictoires hurlait en elle.
Enfin, elle se retourna et s’expliqua, les mots sortant sur un ton haut perché et flûté qui lui donna une fois encore l’impression étrange que c’était Keltryn l’aînée, et elle la cadette.
— Comment peut-il sérieusement vouloir tout recommencer, Keltryn ? Après ce que je lui ai dit lorsqu’il m’a demandé de l’épouser ? Non. Non, c’est tout simplement impossible. Il sait que ce n’est pas la peine de tout remuer une seconde fois. Et s’il recherche simplement une partenaire, sans complication, le Château est plein d’autres femmes, beaucoup plus indiquées que moi, qui seraient ravies de se plier à ses désirs. Lui et moi avons une trop longue histoire pour nous permettre de laisser une telle situation se produire à présent.
Keltryn la regarda les yeux écarquillés, sérieuse.
— Et s’il te veut toujours, malgré tout ? N’est-ce pas aussi ce que tu veux ?
— Je ne sais pas ce que je veux. Tu sais que je l’aime.
— Oui.
— Mais il cherche une épouse, et j’ai déjà dit que je ne veux pas épouser un Coronal.
Fulkari secoua la tête. Elle sentait un peu de clarté revenir dans son esprit troublé.
— Non, Keltryn, tu as tort. La dernière chose que souhaite Dekkeret, c’est de reprendre sa liaison avec moi. Je pense que la raison pour laquelle il m’a demandé d’aller le voir est qu’il s’est aperçu qu’il ne m’a jamais dit officiellement que c’était terminé, et il a des remords à ce sujet, car il me doit bien cela, au moins. Il a été si occupé à être Coronal qu’il m’a laissée en suspens, parfaitement, et il est temps qu’il fasse ce qu’il a à faire. Et lorsque nous sommes tombés l’un sur l’autre sur le balcon, il a dû penser : « Oh, eh bien, je ne peux vraiment pas laisser la situation traîner plus longtemps. »
— Peut-être. Et que ressens-tu à ce sujet ? Qu’il te fait venir juste pour mettre un point final à votre relation ? Honnêtement ?
— Honnêtement ?
Fulkari n’hésita qu’un instant.
— Je déteste cette idée. Je ne veux pas que ce soit fini. Je te l’ai dit : je l’aime toujours, Keltryn.
— Et pourtant, tu lui as dit que tu ne l’épouserais pas. Qu’espères-tu qu’il fasse ? Il doit poursuivre sa vie. Il n’a plus besoin d’une maîtresse maintenant : il a besoin d’une femme.
— Je n’ai pas refusé de l’épouser. J’ai refusé d’épouser le Coronal.
— Oui. Oui. Tu n’arrêtes pas de le répéter. Mais c’est pareil, non, Fulkari ?
— Ça ne l’était pas, lorsque je l’ai dit. Il n’avait pas encore été proclamé officiellement. J’imagine que j’espérais qu’il renoncerait à tout pour moi. Mais bien entendu, il ne l’a pas fait.
— C’était une demande idiote, tu sais.
— Je m’en rends compte. Il s’est préparé ces quinze dernières années à succéder à lord Prestimion, et lorsque le moment arrive, je lui dis : « Non, non, je suis beaucoup plus importante que tout cela, n’est-ce pas Dekkeret ? » Comment ai-je pu être aussi stupide ?
Fulkari se détourna. Elle en avait la migraine. Elle avait couru chez Keltryn, comprit-elle, avec une espèce de frénésie, d’excitation de petite fille aux idées confuses, « Il veut me voir ! », et Keltryn avait méthodiquement révélé l’étendue de sa confusion. Ce qui était d’une aide précieuse mais également très douloureux. Elle ne voulait pas poursuivre cette discussion.
— Fulkari ? dit Keltryn après un moment de silence. Tu vas bien ?
— Plus ou moins, oui… Et si nous allions nager ?
— J’allais justement suggérer la même chose.
— Bien, dit Fulkari. Allons-y. Continues-tu tes leçons d’escrime, maintenant que Septach Melayn est au Labyrinthe ? ajouta-t-elle ensuite, pour changer de sujet.
— En quelque sorte, répondit Keltryn. Je rencontre deux fois par semaine au gymnase l’un des garçons de la classe de Septach Melayn.
— Audhari, c’est cela ? Celui dont tu m’as parlé, qui vient de Stoienzar ?
— Audhari, oui.
Voilà qui était intéressant. Fulkari attendit que Keltryn en dise davantage sur Audhari, mais rien ne vint. Elle étudia attentivement le visage de Keltryn, se demandant si un signe révélateur d’embarras ou de malaise allait le traverser, un détail qui indiquerait que sa petite sœur vierge avait finalement pris un amant. Mais rien de tel n’était visible. Soit Keltryn était une actrice plus accomplie que Fulkari ne l’aurait cru, soit il ne se passait rien de plus que d’innocents exercices d’escrime entre elle et cet Audhari.
Dommage, pensa-t-elle. Il était temps qu’une petite idylle trouve sa place dans la vie de Keltryn.
— Dis-moi, Fulkari, lança ensuite abruptement Keltryn, alors qu’elles arrivaient à la piscine. Connais-tu bien Dinitak Barjazid ? Fulkari fronça les sourcils.
— Dinitak ? Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Je te le demande parce que je te le demande. Et alors, à son immense surprise, Fulkari vit les signes de tension qui ne s’étaient pas manifestés lorsque le nom d’Audhari avait été mentionné.
— Est-ce un de tes amis ? dit Keltryn.
— Au sens large du terme, oui. On ne peut passer beaucoup de temps avec Dekkeret sans en venir à connaître également Dinitak. Il n’est généralement pas loin de Dekkeret, tu sais. Mais lui et moi n’avons jamais été particulièrement proches. Des connaissances, en fait, plus que des amis… Vas-tu me dire de quoi il s’agit, Keltryn ? Ou est-ce quelque chose que je ne suis pas censée savoir ?
Keltryn affichait désormais un masque d’indifférence appliquée.
— Il m’intéresse, c’est tout. Il se trouve que je suis tombée sur lui, hier, dans la Rotonde de lord Haspar, alors que je me rendais à mon entraînement d’escrime, et nous avons discuté quelques minutes. Rien de plus. Ne te fais pas d’idées, Fulkari. Nous n’avons fait que discuter.
— Des idées ? De quelles idées parles-tu ?
— Il est très… différent, je trouve, dit Keltryn. Elle semblait peser ses mots avec beaucoup de soin.
— Il y a quelque chose de farouche en lui… quelque chose de mystérieux et grave. J’imagine que c’est parce qu’il vient de Suvrael. Tous les gens de Suvrael que j’ai rencontrés sont un peu étranges. Ce doit être dû à ce soleil torride. Mais il est étrange d’une façon intéressante, si tu vois ce que je veux dire.
— Je pense que oui, répondit Fulkari, jaugeant la lueur qui venait d’apparaître dans les yeux de sa sœur.
Elle savait aussi bien que n’importe qui ce que signifiait une telle lueur dans les yeux d’une fille de dix-sept ans.
Dinitak ? Comme c’était bizarre. Comme c’était intéressant. Comme c’était inattendu.
— Je te dois des excuses, Fulkari, dit Dekkeret.
Fulkari, hors d’haleine après sa longue course folle dans les interminables tours et détours de la Bibliothèque de lord Stiamot, mit du temps à répondre. Elle était arrivée avec vingt minutes de retard à son audience avec le Coronal, s’étant trompée de chemin de nombreuses fois dans la collection s’étendant sur des kilomètres interminables. Elle n’avait jamais vu autant de livres de sa vie qu’en courant dans ces couloirs. Elle n’avait pas idée qu’il existait autant de livres. Quelqu’un en avait-il déjà lu, au moins ? N’y avait-il pas de fin à ces milliers d’étagères ? Finalement, un très vieux bibliothécaire ressemblant à un fossile la prit en pitié, et la guida dans ce dédale jusqu’au petit bureau isolé de lord Dekkeret, dans le Long Couloir de Methirasp.
— Des excuses ? répéta-t-elle enfin, ne serait-ce que pour dire quelque chose.
Le bureau de Dekkeret édifiait une barrière entre eux. Il était recouvert de hautes piles de documents officiels, de longs parchemins festonnés de rubans et de sceaux impressionnants. Ils semblaient défiler vers lui sur la surface brillante et polie du bureau, une armée s’avançant pour réclamer son attention.
Dekkeret paraissait fatigué et mal à l’aise. Ce jour-là il ne portait pas de magnifique robe royale, juste une simple tunique grise, avec une ceinture lâche à la taille.
— Des excuses, oui, Fulkari.
Il semblait devoir forcer les mots à sortir.
— Pour t’avoir attirée dans une relation aussi malheureuse et impossible.
Elle trouva sa déclaration déconcertante.
— Impossible ? Peut-être. Mais c’est moi qui l’ai rendue telle. Pourquoi aurais-tu l’impression de devoir t’excuser de quoi que ce soit ? Et pourquoi la qualifier de « malheureuse », Dekkeret ? Était-ce réellement une relation si malheureuse ? Est-ce ainsi qu’elle te paraît ?
— Pas depuis longtemps. Mais tu dois admettre qu’elle s’est terminée de façon malheureuse.
La phrase se répéta dans l’âme de Fulkari. Elle s’est terminée. Elle s’est terminée. Elle s’est terminée.
Oui. Bien sûr qu’elle s’était terminée. Mais elle n’était pas prête à entendre ces mots. Ces quelques syllabes tranchantes, prononcées à haute voix, avaient l’irrévocabilité d’un couperet s’abattant.
Fulkari attendit un moment que le choc s’atténue.
— Il n’empêche, dit-elle. Je ne comprends toujours pas de quoi tu ressens le besoin de t’excuser.
— Tu ne peux pas savoir. Mais c’est pour cette raison que je t’ai demandé de venir aujourd’hui. Je ne peux plus te dissimuler la vérité plus longtemps.
— De quoi parles-tu, Dekkeret ? dit-elle avec impatience.
Elle le voyait chercher ses mots, s’efforçant de structurer sa réponse.
Il semblait avoir vieilli de cinq ans, depuis leur dernière rencontre. Son visage était pâle et tiré, il avait des cernes sous les yeux, et ses épaules étaient voûtées comme si se tenir droit avait été un trop grand effort pour lui ce jour-là. Elle n’avait jamais vu ce Dekkeret auparavant, cet homme fatigué, brusquement indécis. Elle voulut tendre la main vers lui, lui caresser le front pour lui apporter un peu de réconfort.
— La première fois que je t’ai vue, Fulkari, j’ai immédiatement été attiré par toi, dit-il avec hésitation. T’en souviens-tu ? J’ai dû avoir l’air d’un homme qui a été frappé par la foudre.
Fulkari sourit.
— Je m’en souviens, oui. Tu me regardais fixement, encore et encore. Tu me fixais si intensément que j’ai commencé à penser qu’il y avait un problème avec ma tenue.
— Il n’y avait aucun problème. Je ne pouvais cesser de te regarder, c’est tout. Puis tu as poursuivi ton chemin, j’ai demandé à quelqu’un qui tu étais, et je me suis arrangé pour te faire inviter à une réception que donnait lady Varaile la semaine suivante. Où je t’ai fait avancer pour que tu me sois présentée.
— Et tu m’as dévisagée encore un peu.
— Oui. Je l’ai certainement fait. Te souviens-tu ce que je t’ai dit alors ?
Elle n’en avait pas de souvenir précis. Quoi qu’il lui ait dit à ce moment-là, cela s’était perdu, balayé dans la confusion et l’excitation de ces premiers instants.
— Tu as voulu savoir si tu pouvais me revoir, j’imagine, répondit-elle de façon hésitante.
— C’était plus tard. Que t’ai-je dit en premier lieu ?
— Crois-tu vraiment que je puisse me souvenir de tout avec autant de détails ? C’était il y a si longtemps, Dekkeret !
— Eh bien, je m’en souviens, déclara-t-il. Je t’ai demandé si tu étais du sang de Normork. Non, as-tu répondu : de Sipermit. Je t’ai alors dit que tu me rappelais beaucoup quelqu’un que j’avais connu à Normork longtemps avant, ma cousine Sithelle, en fait. Cela te rappelle-t-il quelque chose ? Une ressemblance extraordinaire, tes yeux, tes cheveux, ta bouche, ton menton, tes longs bras, tes jambes ; si semblable à Sithelle que j’ai cru voir son fantôme.
— Sithelle est morte, alors ?
— Depuis vingt ans. Assassinée dans les rues de Normork par un meurtrier qui essayait d’atteindre Prestimion. J’étais là. Elle est morte dans mes bras. Je n’ai réellement compris à quel point je l’aimais que des années plus tard. Aussi, quand je t’ai vue ce jour-là à la cour, te regardant sans rien savoir de toi, pensant seulement : Voilà Sithelle rendue à moi…
Il s’interrompit. Il détourna le regard, confus. Fulkari sentit ses joues s’empourprer. C’était pire qu’humiliant : c’était enrageant.
— Ce n’est pas par moi que tu étais attiré ? demanda-t-elle.
Il y avait aussi de la passion dans sa voix, qu’elle ne pouvait réprimer.
— Tu n’as été attiré par moi qu’à cause de ma ressemblance avec quelqu’un que tu avais connu autrefois ? Oh, Dekkeret… Dekkeret… !
— Je t’ai dit que je te devais des excuses, Fulkari, dit-il d’une voix à peine audible.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, des larmes de rage.
— Ainsi je n’ai jamais été autre chose pour toi qu’une sorte de réplique en chair et en os d’une autre personne que tu ne pouvais avoir ? Quand tu me regardais, tu voyais Sithelle, et quand tu m’embrassais, tu embrassais Sithelle et quand tu couchais avec moi, tu…
— Non, Fulkari. Ce n’était pas du tout comme cela. Dekkeret parlait avec plus de force à présent. Quand je te disais que je t’aimais, c’est à toi que je le déclarais, Fulkari de Sipermit. Quand je te tenais dans mes bras, c’est Fulkari de Sipermit que j’enlaçais. Sithelle et moi n’avons jamais été amants. Nous ne l’aurions sans doute jamais été, même si elle avait vécu. Quand je t’ai demandé de m’épouser, c’est à toi que je l’ai proposé, pas au fantôme de Sithelle.
— Alors pourquoi tout ce discours sur les excuses ?
— Parce que ce que je ne peux nier, c’est que, à l’origine, j’ai été attiré vers toi pour de mauvaises raisons, quoi qu’il se soit passé ensuite. L’attirance immédiate que j’ai ressentie, avant que nous n’ayons échangé le moindre mot, c’était parce qu’une partie de moi murmurait stupidement que tu étais Sithelle réincarnée, qu’une seconde chance m’était donnée. Je savais à ce moment même que c’était idiot. Mais j’étais piégé, coincé dans mes propres fantasmes ridicules. Et je t’ai poursuivie. Pas parce que tu étais toi, pas au départ, mais parce que tu ressemblais tant à Sithelle. La femme dont je suis tombé amoureux, c’était toi. La femme à qui j’ai demandé de m’épouser : toi. Toi. Fulkari.
— Et lorsque Fulkari t’a repoussé, était-ce comme de perdre Sithelle une seconde fois ? demanda-t-elle.
Son ton était seulement celui de la simple curiosité. Elle fut surprise de la rapidité avec laquelle sa colère commençait à s’évanouir.
— Non. Non. Ce n’était pas du tout pareil, dit Dekkeret. Sithelle était comme une sœur pour moi : je ne l’aurais jamais épousée. Quand tu m’as repoussé – et je savais que tu le ferais ; tu m’en avais déjà donné un million d’indices – j’ai été déchiré, parce que je savais que j’allais te perdre toi. Et je me suis rendu compte que ma folie originelle de vouloir t’utiliser comme remplaçante de Sithelle m’avait conduit, pas à pas, à tomber amoureux d’une femme vivante et bien réelle qui ne se trouvait pas vouloir devenir ma femme. J’ai gaspillé trois années de nos vies, Fulkari. C’est de cela que je suis désolé. Ce qui m’a attiré vers toi en premier lieu était un fantasme, un feu follet, mais je me suis retrouvé pris dedans comme dans un piège de métal ; et il m’a retenu suffisamment longtemps pour que je tombe amoureux de la véritable Fulkari, qui ne pouvait me rendre cet amour, et ainsi… un gâchis, Fulkari, un vrai gâchis…
— Ce n’est pas vrai, Dekkeret.
Elle parlait avec fermeté, et croisa son regard avec calme et sérénité. Toute trace de colère avait disparu. Une nouvelle assurance l’habitait.
— Tu ne le crois pas ?
— Peut-être était-ce un gâchis pour toi. Mais pas pour moi. Ce que je ressentais pour toi était réel. L’est toujours.
Fulkari ne s’interrompit qu’un instant, puis se lança audacieusement. Qu’y avait-il à perdre ?
— Je t’aime, Dekkeret. Et pas parce que tu me rappelles quelqu’un d’autre.
Il sembla étonné.
— Tu m’aimes encore ?
— Quand ai-je dit que j’avais cessé de t’aimer ?
— Tu semblais furieuse, il y a quelques instants, lorsque je t’ai dit que ce qui m’avait d’abord conduit à te poursuivre était l’image de Sithelle que je gardais encore en mémoire.
— Quelle femme serait heureuse d’entendre une telle confession ? Mais pourquoi devrais-je lui permettre de compter encore ? Sithelle est morte depuis longtemps. Ainsi que le garçon qui était peut-être, ou peut-être pas, amoureux d’elle, même s’il n’en était pas sûr, il y a longtemps. Mais toi et moi sommes toujours là.
— Pour ce que cela change, dit Dekkeret.
— Peut-être cela change-t-il beaucoup de choses, en réalité, fit Fulkari. Dis-moi une chose, Dekkeret : à ton avis, quelle difficulté y aurait-il réellement à être l’épouse du Coronal ?