Endormi dans le lit de la pension royale de la Cité Tutélaire de Fa, Prestimion rêvait qu’il était de retour dans l’immense et incroyable rassemblement de bâtiments pullulant au sommet du Mont du Château, connu sous le nom de Château de lord Prestimion. Il errait comme un spectre dans des couloirs poussiéreux qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il suivait des chemins inconnus qui le conduisaient dans des parties du Château dont il ignorait jusqu’à l’existence.
Un petit fantôme avançait devant lui, une petite silhouette flottant haut devant lui, l’entraînant toujours plus loin dans les entrailles du labyrinthe qu’était le Château.
— Par ici, monseigneur. Par ici ! Suivez-moi !
Le minuscule revenant avait la forme d’un Vroon, l’un des nombreux peuples non humains qui résidaient sur Majipoor, pratiquement depuis les premiers jours de l’occupation de la planète géante par les humains. Ils étaient de la taille d’une poupée, légers comme le vent, avec une myriade de tentacules caoutchouteux et de grands yeux ronds et dorés de chaque côté d’un bec jaune crochu et acéré. Les Vroons avaient le don de seconde vue, lisaient facilement dans les esprits, et déterminaient infailliblement la bonne route à suivre dans une région totalement inconnue. Mais ils ne flottaient pas à trois mètres au-dessus du sol, comme celui-ci. La partie de l’esprit endormi de Prestimion qui restait indépendante, observant l’évolution de ses propres rêves, sut à ce seul détail qu’il était en train de rêver.
Et il sut également, sans y trouver aucun plaisir qu’il s’agissait d’un rêve qu’il avait déjà fait à maintes reprises par le passé, sous une variante ou une autre.
Il pouvait presque reconnaître les secteurs du Château à travers lesquels le Vroon le conduisait. Ces piliers en ruine, en grès rouge effrité, auraient pu faire partie du Bastion de Balas, où des chemins menaient à l’aile septentrionale peu utilisée. Ce pont étroit était peut-être la Passerelle de lady Thiin, auquel cas ce rempart en spirale revêtu de brique verte devrait mener à la Tour des Trompettes et à la façade extérieure du Château.
Mais qu’était ce long ensemble impressionnant de basses masures de pierre aux tuiles noires ? Prestimion ne pouvait leur donner un nom. Et cette tour isolée, circulaire et sans fenêtres, dont les murs d’un blanc approximatif étaient incrustés de rangées de silex bleus taillés, côté tranchant à l’extérieur ? Ce désert en forme de losange de plaques grises à l’intérieur d’une palissade de pointes de marbre rose ? Ce hall voûté sans fin, qui disparaissait dans un lointain infini, éclairé par des candélabres géants de la taille d’un tronc d’arbre ? Ces endroits ne pouvaient être des parties réelles du Château. Le Château était si gigantesque qu’il faudrait une éternité pour le voir en entier, et même Prestimion, qui y vivait depuis qu’il était jeune, savait qu’il devait y avoir de nombreuses zones dans lesquelles il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer. Mais ces endroits où son moi endormi vagabondait en ce moment n’avaient certainement aucune existence dans le monde réel. Il devait s’agir d’inventions oniriques et rien de plus.
Il descendait de plus en plus bas par un escalier tournant fait de planches d’un bois écarlate brillant qui flottait, tel le Vroon, sans qu’aucun support visible semble le maintenir en l’air. Il était évident pour lui qu’il devait avoir quitté les niveaux supérieurs et relativement familiers du Château, et descendait à présent dans les zones auxiliaires plus basses du Mont, où étaient logés les milliers de gens dont les services étaient essentiels à la vie du Château : les gardes, serviteurs, jardiniers, cuisiniers, archivistes, commis, cantonniers, maçons, gardes-chasse, etc. Que ce soit en rêve ou éveillé, il n’avait jamais passé beaucoup de temps là-bas. Mais ces niveaux faisaient aussi partie du Château. Le Château, si grand soit-il, grandissait encore d’année en année. À cet égard, il était comme une créature vivante. Le secteur royal de l’immense bâtiment était niché au sommet des rochers escarpés du Mont, mais il y avait des couches superposées de voûtes souterraines en dessous, taillées profondément dans le cœur de pierre de la montagne géante. Et il y avait également des zones extérieures, s’étendant vers le bas sur des kilomètres sur chaque face du Mont, depuis le sommet, comme de gigantesques bras traînants, poussant toujours plus loin sur les pentes.
— Monseigneur ? appela le Vroon, chantant doucement vers lui au-dessus de sa tête. Par ici ! Par ici !
Des Hjorts à la face bouffie étaient désormais alignés le long du chemin, s’inclinant avec empressement, et de grands Skandars à l’épaisse fourrure formaient le symbole de la constellation avec l’étourdissante multiplicité qu’offraient leurs quatre bras, des saluts sifflés lui étaient envoyés par les Ghayrogs reptiliens, les petits Lii au visage plat à trois yeux le reconnaissaient également, ainsi qu’une cohorte de Su-suheris pâles et hautains… des représentants de toutes les races étrangères qui partageaient la vaste Majipoor avec ses maîtres humains. Il y avait aussi des Métamorphes, semblait-il, des êtres furtifs aux longues jambes qui se glissaient dans ou hors de l’ombre de chaque côté. Mais, se demanda Prestimion, que faisaient ceux-là au Mont du Château, où les peuples aborigènes étaient interdits de séjour depuis l’époque lointaine de lord Stiamot ?
— Et maintenant, par ici, dit le Vroon, le conduisant à un édifice qui ressemblait à un château à l’intérieur du Château, une sorte d’hôtel avec des milliers de pièces disposées le long d’un unique couloir, qui disparaissait dans le lointain et se déroulait sans fin devant lui comme une route vers les étoiles ; mais le Vroon n’en était plus un.
Il s’agissait de la version du rêve que Prestimion redoutait le plus.
Il y avait eu une transformation. Son guide était à présent la brune lady Thismet, fille du Coronal lord Confalume et jumelle du prince Korsibar, Thismet qu’il avait aimée et perdue si longtemps auparavant. Aussi légère que le Vroon et tout aussi vive, elle dansait devant lui sur ses pieds nus à une dizaine de centimètres au-dessus du sol, restant toujours juste hors de portée, se retournant de temps à autre pour l’encourager d’un sourire lumineux, un brillant clin d’œil noir, un bref mouvement du bout des doigts. Sa beauté sans égale le transperçait comme une épée.
— Attends-moi ! cria-t-il, mais elle lui répondit qu’il devait avancer plus vite.
Cependant, aussi vite qu’il aille, elle filait toujours plus vite, silhouette mince et souple, ondulant dans sa robe blanche, ses luisants cheveux noir de jais s’étalant dans son dos alors qu’elle reculait devant lui dans le couloir sans fin.
— Thismet ! appela-t-il. Attends, Thismet ! Attends ! Attends ! Attends !
Il courait à présent avec une ardeur désespérée, atteignant les limites de sa résistance. Devant lui, les portes s’ouvraient, de chaque côté du corridor sans fin ; des têtes se penchaient, souriaient, clignaient de l’œil, lui faisaient signe. Elles étaient Thismet elles aussi, chacune d’elles, Thismet encore et encore, des centaines, des milliers de Thismet, mais chaque fois qu’il arrivait devant une pièce, la porte se refermait en claquant, ne lui laissant que le rire tintant de Thismet derrière. Et la Thismet qui le guidait continuait d’avancer sereinement, se retournant constamment pour l’attirer plus loin, mais sans jamais se laisser rattraper.
— Thismet ! Thismet ! Thismet !
Sa voix devint une clameur énorme, un rugissement d’angoisse, de rage et de frustration.
— Monseigneur ?
— Thismet ! Thismet !
— Monseigneur, êtes-vous malade ? Parlez-moi ! Ouvrez les yeux, monseigneur ! C’est moi, Diandolo ! Réveillez-vous, monseigneur. Je vous en prie, monseigneur…
— This… met…
Les lumières étaient allumées à présent. Prestimion, clignant des yeux, hébété, vit le jeune page Diandolo penché sur le lit, les yeux écarquillés, le regardant bouche bée, bouleversé. D’autres silhouettes étaient visibles derrière lui, quatre, cinq, six personnes : gardes du corps, serviteurs, et autres dont les visages lui étaient totalement inconnus. Il s’efforça de se réveiller complètement.
La silhouette robuste de Falco apparut alors, poussant Diandolo sur le côté, se penchant sur Prestimion. Il était le grand écuyer de Prestimion dans tous ses déplacements officiels, vingt-cinq ans environ, un beau grand gaillard de Minimool, dont la chevelure noire épaisse et luisante, la merveilleuse voix mélodieuse et chantante et le regard brillant d’une invincible bonne humeur faisaient l’envie.
— Ce n’était qu’un rêve, monseigneur.
Prestimion acquiesça. Sa poitrine et ses bras étaient couverts de sueur. Sa gorge était rauque et irritée à force d’avoir crié. Il avait une barre brûlante qui lui traversait le front.