— Vous m’avez demandé, Votre Grâce ? fit Thastain.
Mandralisca fit un bref signe de tête.
— Amenez-moi le Changeforme, si vous le voulez bien, mon bon duc.
— Mais il est parti, monsieur.
— Parti ? Parti ?
Mandralisca ressentit un accès passager de rage et de désarroi, d’une intensité si violente que sa force le surprit. Seulement pour un instant ; mais pendant cet instant, il lui sembla qu’il était balayé dans l’air face à un ouragan. C’était une réaction disproportionnée et effrayante, et pas la première de son espèce au cours des derniers jours.
Il détestait ces périodes de vertige de l’âme qui avaient commencé à le prendre récemment. Il se détestait d’y succomber. Elles étaient une marque de faiblesse.
Le garçon devait l’avoir remarqué également. Il le dévisageait.
Mandralisca se força à continuer plus calmement.
— Parti où, Thastain ?
— Reparti à Piurifayne, je pense, monsieur. Rappelé chez lui par la Danipiur pour lui remettre son rapport, je crois.
Stupéfiant. Mandralisca sentit un nouveau tourbillon rugir dans son esprit à ces nouvelles.
Il chercha à tâtons sa cravache qui était toujours posée sur son bureau, agrippa son manche jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent et la jeta de côté. Pour se maîtriser, il alla à la fenêtre et regarda dehors. Mais cela ne fit qu’empirer son humeur, car il se retrouva en train de regarder la pluie tomber. Depuis trois jours, Ni-moya connaissait de surprenantes pluies battantes, un déluge dépassant tout ce à quoi l’on aurait pu s’attendre si tard dans l’été, alors que la longue saison sèche de l’automne et de l’hiver devrait arriver. Derrière la fenêtre, tout n’était qu’un mur gris aveugle. Le fleuve, bien qu’il se trouvât juste en contrebas, était totalement invisible. On ne voyait que du gris, du gris et encore du gris. Et le tambourinement incessant de la pluie sur l’immense fenêtre de quartz commençait déjà à le rendre fou. Encore une journée et il se mettrait à hurler.
Du calme. Reste calme.
Mais comment ? Dekkeret, la nouvelle venait de lui parvenir, avait débarqué en toute tranquillité à Piliplok, avec de nombreuses troupes. Et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était reparti à Piurifayne pour bavarder avec sa reine.
— Il est parti, dit Mandralisca, sans que j’en sois avisé ? Et pour quelle raison ? Nous avions lui et moi une importante réunion prévue aujourd’hui.
La colère montait de nouveau en un flux rouge.
— L’ambassadeur Métamorphe prend inopinément le chemin du retour sans se donner la peine de s’arrêter à mon bureau pour prendre congé du conseiller privé, et personne ne m’en informe !
— Je ne… savais pas, monsieur… je n’ai jamais pensé…
— Tu n’as jamais pensé ! Tu n’as jamais pensé ! Exactement Thastain : tu n’as jamais pensé.
Il avait voulu que les mots sonnent d’un ton glacial, mais ils sortirent en une espèce de cri rauque et étranglé. Mandralisca avait l’impression que sa tête allait exploser. Khaymak Barjazid lui avait encore dit l’autre jour qu’il était risqué d’utiliser le casque autant qu’il le faisait. Peut-être en était-il ainsi ; peut-être cela le rendait-il un peu instable, pensa-t-il. Ou peut-être s’agissait-il de la tension qu’il ressentait, à présent que l’heure de la guerre d’indépendance dont il rêvait depuis si longtemps approchait. Mais il n’avait jamais eu autant de difficultés à garder son sang-froid. Et ce n’était pas le moment de perdre sa maîtrise. Pas avec Dekkeret à Piliplok. Et l’ambassadeur Métamorphe parti.
Pour la seconde fois en une minute et demie, Mandralisca résista à ses émotions surmenées et lutta pour examiner la situation par le menu.
Le plan de fortifier la totalité de la côte contre le Coronal avait depuis longtemps été abandonné. En fin de compte, Mandralisca avait renoncé à cette idée, au motif qu’inviter le peuple de Zimroel à rejoindre les souverains de Ni-moya dans une déclaration d’indépendance générale était une chose, et que c’en était une autre de leur demander, si tôt dans le soulèvement, de véritablement lever la main sur un Coronal oint. Mieux valait laisser les Changeformes assoiffés de vengeance s’occuper de Dekkeret, avait finalement décidé Mandralisca, après des semaines de débats intérieurs. Mais soudain cette décision commençait à prendre des allures d’erreur stratégique, de pari qui tournait mal. La force des guérilleros Changeformes dont Mandralisca avait négocié le positionnement dans les forêts le long de l’itinéraire probable de Dekkeret n’existait plus. Et à présent, l’ambassadeur des Changeformes lui-même s’était évaporé. Son indispensable allié. Son arme secrète contre le gouvernement d’Alhanroel.
La Danipiur connaissait déjà l’essence de la proposition de Mandralisca, la liberté civile pour son peuple en échange de leur assistance militaire contre Dekkeret. Peut-être Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était-il simplement rentré pour discuter avec la Danipiur des dernières affectations nécessaires pour le déploiement de troupes que demandait Mandralisca.
Peut-être.
Pourquoi, cependant, le Changeforme ne lui en avait-il pas parlé en premier lieu ? Il se passait probablement quelque chose de plus inquiétant : du style changement d’avis des Changeformes sur l’opération tout entière. Ce qui avait paru si simple auparavant commençait à présenter des défis inattendus.
Mais la colère n’était pas la réaction appropriée, il le savait. La peur, le désespoir, l’angoisse : tout ceci ne servait à rien. On était beaucoup trop tôt dans la campagne pour céder à la panique. Il y aurait toujours des surprises, des revers, des mauvais calculs.
— J’aurais dû être averti sur-le-champ, Thastain, dit Mandralisca du ton le plus doux qu’il put. Je regrette de ne pas l’avoir été. Mais on ne peut plus rien y changer maintenant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Thastain ?
— Non, Votre Grâce. Le plus faible murmure.
Le garçon était blême et tremblant. Il paraissait avoir le plus grand mal à soutenir le regard de Mandralisca. S’attendait-il à être frappé pour sa négligence ? La cravache, peut-être ? Mandralisca n’avait pas vu Thastain si apeuré depuis les premiers jours au quartier général dans le désert de la Plaine des Fouets.
Mais terroriser les subalternes n’avait à présent aucune utilité. Le brusque départ de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp pouvait ou non être un événement grave, même s’il ne faisait que soulever la possibilité de sérieuses complications et de confusion. Mais qu’importe ce que pouvait manigancer le Changeforme, se dit Mandralisca, il était en ce moment fort peu sensé de s’aliéner des membres de valeur de son propre personnel. Et Thastain était de valeur. Ce garçon était loyal, ce garçon était serviable, ce garçon était intelligent.
— Ce que je veux que tu fasses, maintenant, Thastain, reprit Mandralisca, c’est que tu ailles au grand bazar, que tu parles à un des commerçants et lui dises que je veux qu’il te mette en contact avec un membre haut placé de la Guilde des Voleurs… Tu connais la guilde des voleurs officiels de Ni-moya, Thastain ? La façon dont ils opèrent dans le bazar en coopération avec les marchands, prélevant un certain pourcentage déterminé de marchandises pour eux-mêmes, et en échange ils protègent l’endroit contre les voleurs indépendants et cupides qui ne comprennent pas quand le taquet est atteint ?
— Oui, monsieur.
— Bien. Parle aux voleurs, donc. Ils sont en relation avec la communauté locale de Changeformes. Cette cité grouille de Changeformes, tu sais. Ils sont plus nombreux que tu ne le croirais, tapis partout. Entre en rapport avec eux. Utilise mon nom. Si tu dois distribuer de l’argent, distribue-le sans compter. Dis-leur que j’ai un besoin urgent de transmette un message à la Danipiur par leur entremise, un besoin urgent, Thastain, et lorsque tu trouveras quelqu’un de disposé à transporter ce message pour moi, amène-le-moi ici. Est-ce clair, Thastain ?
Thastain acquiesça. Mais il y avait une expression étrange sur son visage.
— Tu n’aimes pas beaucoup les Changeformes, n’est-ce pas, Thastain ? fit Mandralisca. Eh bien, qui les aime ? Mais nous avons besoin d’eux. Nous avons besoin d’eux, tu comprends ? Leur coopération est nécessaire à la cause. Alors bouche-toi le nez et file au bazar, sans perdre de temps.
Il sourit. La tempête intérieure semblait passer ; il se sentait presque lui-même à nouveau.
— Oh, et pendant que ta y seras, dis à Khaymak Barjazid que je veux le voir ici, sur-le-champ.
Barjazid regarda le paquet ramassé de dentelle métallique qu’était le casque permettant de contrôler les pensées, dans la main de Mandralisca, puis Mandralisca, puis de nouveau le casque. Il n’avait rien répondu à la requête que venait de faire Mandralisca.
— Eh bien, Barjazid ? Vous ne dites rien et j’attends. Tenez, prenez le casque. Mettez-vous au travail.
— Une attaque directe contre l’esprit de lord Dekkeret ? Croyez-vous que ce soit sage, Votre Excellence ?
— Vous l’aurais-je demandé si je ne le pensais pas ?
— C’est un changement de plan important. Nous étions convenus, je le croyais, qu’aucune tentative ne serait effectuée contre les Puissances elles-mêmes.
— Il y a eu plusieurs changements de plan importants, récemment, dit Mandralisca. Certaines concessions aux réalités financières et politiques ont dû être faites. Nous n’avons pas installé de blocus en mer pour empêcher la flotte de Dekkeret de débarquer, bien que nous en ayons parlé à un moment donné. Nous n’avons pas non plus établi d’avant-postes tout le long de la côte. Et nous avons supposé que nous obtiendrions l’assistance non négligeable des troupes de Changeformes, mais il semble brusquement qu’il y ait des doutes sur ce point également. Ainsi Dekkeret est maintenant à Piliplok et se dirigera très bientôt vers nous. Il a amené une armée avec lui.
— Puis-je vous rappeler, Votre Grâce, que nous avons une armée nous aussi ?
— Ah, mais va-t-elle combattre ? Voilà toute la question, Khaymak, va-t-elle combattre ? Que se passera-t-il si Dekkeret s’avance vers nos frontières et déclare « Me voici, je suis votre Coronal lord » et que nos hommes s’agenouillent et se mettent à lui faire le symbole de la constellation ? C’est un risque que je n’ai pas très envie de courir. Pas alors que nous disposons de ceci.
Il ouvrit son poing et tendit le casque.
— En l’utilisant, j’ai conduit le frère de Prestimion au-delà des limites de la folie, et de nombreux autres également. Il est temps de travailler sur Dekkeret. Prenez-le, Khaymak. Mettez-le. Envoyez votre esprit à Piliplok, attachez-le à celui de Dekkeret et commencez à le mettre en pièces. Ce pourrait être notre seul espoir.
Une fois de plus, Khaymak Barjazid regarda le casque dans la main de Mandralisca, mais ne fit aucun geste pour s’en saisir.
— Il est clair depuis longtemps, Votre Excellence, que vos propres capacités à faire fonctionner le casque sont supérieures aux miennes, dit-il doucement. Votre plus grande intensité de concentration, votre plus grande force de caractère…
— Êtes-vous en train de me dire que vous refusez de le faire, Khaymak ?
— Contre un centre d’énergie aussi puissant que doit assurément l’être l’esprit de lord Dekkeret, il serait peut-être souhaitable que ce soit vous qui…
Mandralisca sentit les tourbillons recommencer en lui. Je ne dois pas permettre cela, pensa-t-il, en y mettant un frein. Reste calme. Calme. Calme.
— Vous m’avez signalé, il y a seulement quelques jours, que j’utilisais peut-être trop le casque, dit-il d’un ton froid et cinglant. Et je constate effectivement chez moi certains signes de tension qui pourraient bien en être la conséquence.
Sa main s’égara vers la cravache.
— Ne gaspillez pas davantage mon énergie en discutant, Khaymak. Prenez le casque. Maintenant. Et occupez-vous de Dekkeret.
— Oui, Votre Grâce, dit Barjazid, l’air véritablement très malheureux.
Soigneusement, il attacha le casque, ferma les yeux, parut entrer dans l’état pour ainsi dire de transe dans lequel on faisait fonctionner l’appareil. Mandralisca l’observa, fasciné. Même à présent, le casque de Barjazid lui semblait toujours être une sorte de miracle : un si fragile petit réseau de fils dorés, et pourtant on pouvait l’utiliser pour parcourir des milliers de kilomètres, pénétrer l’esprit d’autres personnes, n’importe quel esprit, même celui d’un Pontife ou d’un Coronal, et lui imposer sa volonté… en prendre le contrôle…
Plusieurs minutes s’étaient à présent écoulées. Barjazid transpirait. Son visage avait rougi sous son fort hâle de Suvrael. Sa tête était inclinée, ses épaules voûtées en signe manifeste de tension. Avait-il atteint Dekkeret ? Envoyait-il des rayons de fureur rouge dans l’esprit impuissant du Coronal ? Encore une minute… une autre… Barjazid releva la tête. Les mains tremblantes, il ôta le casque de son front.
— Alors ? demanda Mandralisca.
— Très étrange, Votre Grâce. Très. Sa voix était rauque et hachée. J’ai bien atteint Dekkeret. Je suis sûr de l’avoir fait. L’esprit d’un Coronal… ce n’est certes semblable à nul autre. Mais il était… défendu. C’est le seul terme que je puisse utiliser. C’était comme s’il s’abritait, je ne sais comment, contre ma pénétration.
— Est-ce possible, techniquement parlant ?
— Oui, bien sûr : s’il porte également un casque, et sait comment s’en servir. Et il a, bien entendu, accès aux casques, ceux confisqués à mon frère il y a longtemps, qui ont été mis sous clef au Château. Il est évidemment possible que Dekkeret en ait apporté un avec lui. Mais qu’il sache s’en servir avec une telle maîtrise… qu’il sache même s’en servir tout simplement…
— Et que par hasard il le porte précisément au moment où vous essayez de l’attaquer, dit Mandralisca. Oui. Une telle coïncidence est des plus improbables. Peut-être aviez-vous raison, à l’instant, en disant que vous n’aviez pas assez de puissance intérieure, de force mentale, quel que soit son nom, pour briser les défenses de Dekkeret. J’imagine que je dois essayer.
Barjazid ne fut que trop content de rendre le casque.
Mandralisca le tint dans ses mains en coupe pendant un moment, se demandant si tout ceci était réellement une bonne idée. Toute la journée il avait été évident que les pressions de la campagne commençaient à affaiblir considérablement sa vitalité. Utiliser le casque impliquait une forte ponction d’énergie. En consommer davantage en ce moment pourrait bien être préjudiciable.
Mais il pourrait être encore plus préjudiciable de laisser voir à Barjazid à quel point il était las. Et s’il pouvait réussir, d’un grand coup de force mentale, à anéantir l’esprit de l’ennemi qui autrement se dirigerait bientôt vers lui depuis Piliplok…
Il mit le casque. Ferma les yeux. Entra en transe.
Envoya son esprit rôder vers le sud, vers l’est, vers Piliplok.
Dekkeret.
Assurément c’était lui. Une boule d’énergie d’un rouge ardent, comme un second soleil, là-bas sur la côte.
Dekkeret. Dekkeret. Dekkeret.
Et maintenant… frapper…
Mandralisca fit appel à la moindre parcelle de vigueur en lui. Il s’agissait de l’acte dont il s’était abstenu si longtemps, de l’attaque directe contre son adversaire principal, de l’assaut brutal contre le seul homme qui rassemblait les forces royales. Pour des raisons qui n’avaient jamais été claires, même pour lui – prudence, stratégie, voire même peur ? –, il n’avait pas frappé Prestimion lorsque celui-ci était Coronal, et il n’avait pas non plus frappé Dekkeret. Il avait cherché à atteindre ses buts par des moyens plus détournés, petit à petit, plutôt que par un coup d’État scandaleux. Telle était, supposait-il, sa nature : silence, patience, fourberie. Mais toutes ces hésitations tombaient à présent. Le moment était venu de toucher Dekkeret et de le détruire. Le moment… de… frapper… Le moment… le moment…
Il frappait, mais rien ne se passait. Cette boule d’un rouge ardent était impossible à atteindre. Ce n’était pas une question de force insuffisante, il en était certain. Mais ses éclairs furieux ricochaient comme de faibles fléchettes frappant la roche. Il en lança encore et encore ; et chaque fois il fut repoussé.
Puis son dernier réservoir de force fut épuisé. Il balaya le casque de son front et se pencha en avant sur son bureau, tendu, frémissant, appuyant la tête sur ses bras.
Au bout d’un moment il releva la tête. L’expression du visage de Khaymak Barjazid était épouvantable. Le petit homme le regardait, les yeux exorbités d’horreur et de saisissement.
Votre Grâce… vous sentez-vous bien, Votre Grâce.
Mandralisca acquiesça d’un signe de tête, hébété de fatigue.
— Que s’est-il passé, Votre Grâce ?
— Protégé… exactement comme vous l’avez dit. Impossible de s’approcher de lui. Entièrement défendu.
Il appuya le bout de ses doigts contre ses yeux douloureux.
— Peut-il être une sorte de surhomme, à votre avis ? Je ne connais ce Dekkeret, ce Coronal, que de réputation, nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais rien de ce que j’ai entendu dire à son sujet ne me conduit à penser qu’il ait des pouvoirs mentaux particuliers. Et pourtant… la façon dont il m’a détourné… cette facilité…
Khaymak Barjazid secoua la tête.
— Je n’ai connaissance d’aucun pouvoir mental humain qui puisse parer les bottes du casque. Plus vraisemblablement, ils ont mis au point une nouvelle version de l’appareil. Mon neveu, Dinitak, vous savez, se trouve dans l’entourage du Coronal. Il s’y connaît en casques. Et il peut en avoir modifié un de façon à pouvoir l’utiliser pour protéger son maître.
— Évidemment, dit Mandralisca. Tout était parfaitement clair désormais.
— Dinitak, qui a vendu son propre père à Prestimion en lui apportant les casques, et qui recommence vingt ans plus tard. Ce neveu à vous a toujours été une source d’irritation constante pour moi. Il m’a causé grand tort : et grande sera sa souffrance quand je commencerai enfin à lui rendre la monnaie de sa pièce, Khaymak !
Thastain rentra à la tombée de la nuit, chiffonné et sali après sa journée passée dans le dédale de tunnels, de galeries et de passages étroits qui constituait le Grand Bazar de Ni-moya, et trempé jusqu’à la moelle par la pluie implacable. Mandralisca vit immédiatement que le garçon devait avoir échoué dans sa mission, car il semblait à la fois triste et craintif et était revenu seul, au lieu de ramener un Changeforme avec lui, comme Mandralisca l’avait ordonné. Mais il écouta avec une sorte de patience lasse le long récit de Thastain : sa tournée dans le vaste marché labyrinthique, ses conversations avec tel et tel marchand, jusqu’à ce qu’enfin il obtienne la coopération d’un certain Gaziri Venemm, négociant en fromages et huiles, qui après maintes hésitations et circonlocutions accepta, après versement d’une bourse pleine de royaux, de faire le nécessaire pour que Thastain soit conduit à un de ses collègues dont on pensait, pensait, qu’il s’agissait d’un Changeforme se faisant passer pour un homme de la cité de Narabal.
Et en effet, rapporta Thastain, le supposé homme de Narabal paraissait bien, à ses façons fuyantes et à son accent incertain, être un Métamorphe déguisé. Mais il refusa, à tout prix, d’accepter d’entreprendre une mission auprès de la Danipiur.
— J’ai mentionné votre nom, Votre Grâce. Cela l’a laissé indifférent. J’ai mentionné le nom de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Il a tenté de prétendre qu’il n’avait jamais entendu ce nom auparavant. Je lui ai montré une bourse de royaux. Tout a été vain.
— Et est-il le seul Changeforme du bazar ? demanda Mandralisca.
— J’ai parlé à quatre autres, dit Thastain, et d’après son expression de dégoût, Mandralisca vit que c’était vrai, et que cela n’avait pas été une tâche agréable. Ils refusent de le faire. Deux ont nié, très indignés, être des Métamorphes ; et j’ai bien vu qu’ils mentaient et qu’ils savaient que je savais qu’ils mentaient, et ne s’en souciaient pas. Un troisième a allégué des problèmes de santé. Un quatrième a tout simplement refusé avant que j’aie dit six mots. Je peux retourner au bazar demain, Votre Excellence, et peut-être alors, trouverai-je…
— Non, l’interrompit Mandralisca. Ce n’est pas la peine. Il s’est passé quelque chose. L’ambassadeur de la Danipiur a décidé de ne pas nous aider, et est retourné à Piurifayne le lui dire. J’en suis certain.
Il fut surpris de son propre sang-froid. Peut-être était-il sorti de la zone de turbulences, à présent.
— Va me chercher Halefice, dit-il.
— Il y a de nouvelles difficultés, Jacomin, déclara immédiatement Mandralisca lorsque l’aide de camp arriva.
— Autres que l’arrivée de Dekkeret et la disparition du Métamorphe, Votre Excellence ?
— Autres que celles-là, oui.
Mandralisca lui fournit un bref résumé de ses propres tentatives contrecarrées contre Dekkeret avec le casque, et de la recherche infructueuse d’un Métamorphe coopératif dans le bazar par Thastain.
— Très bientôt, j’imagine, le Coronal se dirigera vers nous. L’assistance Changeforme sur laquelle je comptais ne se matérialisera à l’évidence pas. Quant aux forces militaires que nous avons pu lever nous-mêmes, elles sont suffisantes pour défendre Ni-moya, j’imagine, mais pas pour nous permettre d’aller au-delà du périmètre des terres que nous détenons déjà.
Halefice eut une expression affligée.
— Alors, qu’allons-nous faire, Votre Grâce ?
— J’ai un nouveau plan.
Mandralisca fit passer son regard de Halefice à Barjazid, de Barjazid à Thastain, laissant ses yeux s’attarder sur chacun d’eux, les éprouvant attentivement, cherchant à évaluer leur loyauté.
— Vous trois serez les premiers à l’entendre, et vous serez également les derniers. Le voici : le Lord Gaviral invitera Dekkeret à des pourparlers à un endroit à mi-chemin de Piliplok et Ni-moya, lui disant que nous voulons parvenir à une solution pacifique à nos différends, un compromis qui prenne en compte les doléances de Zimroel, sans endommager la structure du gouvernement impérial. Je sais que cela le séduira. Nous nous assiérons ensemble autour d’une table et essaierons de régler la situation. Nous lui ferons part de nos conditions et écouterons les siennes.
— Et ensuite ?
— Et ensuite, reprit Mandralisca, juste au moment où les négociations se passeront aussi bien que possible, Jacomin, nous le tuerons.