Le Pontife Prestimion ne s’attendait pas à retourner si tôt au Château, il n’avait pas non plus prévu que ce serait pour une occasion aussi triste que les funérailles d’un frère. Il remontait cependant en toute hâte du Labyrinthe par le fleuve, une fois de plus, étouffant de chagrin, pour les obsèques de Teotas. La cérémonie n’aurait pas lieu au Château même, mais au manoir de Muldemar, le domaine familial, l’endroit où Teotas était né et où il reposerait désormais à jamais, aux côtés de la longue lignée de ses ancêtres princiers.
Cela faisait des années que Prestimion n’était pas allé à Muldemar. Il n’avait aucune véritable raison de s’y rendre. Il y était souvent allé, du temps où il était un prince du Château, pour rendre visite à sa mère, lady Therissa, mais son accession au trône de Coronal lui avait automatiquement octroyé le titre et les devoirs de Dame de l’île du Sommeil, et elle résidait sur cette île depuis lors. De la même façon, l’accession au trône de Prestimion avait fait du manoir de Muldemar le domaine de son frère Abrigant, et Prestimion ne désirait pas éclipser l’autorité de son frère dans sa propre maison.
Puis était arrivée la nouvelle ahurissante, déchirante, de la mort de Teotas ; et Prestimion était revenu précipitamment à la demeure ancestrale. Abrigant lui-même, silhouette impressionnante en pourpoint bleu sombre et cape rayée noir et blanc, portant un ruban jaune de deuil sur l’épaule, l’accueillit lorsque le groupe Pontifical arriva aux portes de la cité de Muldemar. Ses yeux étaient rouges et irrités par le chagrin. Il était de grande taille, le plus grand d’une tête et des épaules des quatre frères qui avaient grandi là ensemble, des décennies plus tôt, et quand il embrassa le Pontife dans une étreinte longue et puissante, il l’étouffa presque.
Il lâcha Prestimion et recula.
— Je te souhaite la bienvenue, mon frère. Considère cet endroit comme la maison qui n’a jamais cessé d’être la tienne.
— Tu sais à quel point j’apprécie tes paroles, Abrigant.
— Et maintenant que tu es là, nous pouvons procéder à l’enterrement.
Prestimion eut un sourire sombre.
— A-t-on des nouvelles de notre mère ?
— Elle nous envoie un message chaleureux avec tout son amour, et dit se joindre à nous dans notre peine. Mais elle ne pourra être parmi nous.
Cette nouvelle n’avait rien de surprenant. Il n’avait jamais été vraisemblable que Lady Therissa puisse assister à la cérémonie. Elle était à présent trop âgée pour le pénible voyage par mer puis par terre, de l’île du Sommeil jusqu’au Mont du Château, et de toute manière, la distance était si vaste qu’elle n’aurait pu la parcourir assez rapidement. Abrigant avait déjà considérablement retardé les rites, pour permettre à Prestimion d’être présent. Lady Therissa pleurerait son plus jeune fils de loin.
Prestimion fut saisi de voir à quel point Abrigant semblait avoir vieilli depuis leur dernière rencontre. Elle avait eu lieu lors du couronnement de Dekkeret, pas si longtemps auparavant. Tout comme Teotas, Abrigant avait commencé très tôt à faire son âge. Il se tenait un peu voûté, à présent. Le lustre des cheveux dorés brillants d’Abrigant paraissait s’être beaucoup terni au cours des tout derniers mois, et les rides verticales de l’âge qui avaient commencé à apparaître de chaque côté de son nez semblaient désormais très profondément gravées. Visiblement il se ressentait fortement de la mort de Teotas. Abrigant et Teotas, les troisième et quatrième fils, avaient été extrêmement proches, surtout au cours des dernières années, lorsque les responsabilités royales de Prestimion l’avaient tenu éloigné des deux autres.
— Il ne reste plus que nous deux, maintenant, dit Abrigant avec une espèce d’étonnement dans la voix, comme s’il ne pouvait croire ses propres paroles.
Son ton était sombre et sépulcral, comme le souffle d’une lointaine bourrasque de vent.
— Il est tellement étrange, tellement injuste que nos frères aient dû mourir si jeunes ! Quel âge avait Taradath lorsqu’il est tombé au cours de la guerre contre Korsibar ? Vingt-quatre ans ? Vingt-cinq ? Et maintenant Teotas, qui était pourtant plus jeune que moi, et qui nous a quittés si longtemps avant son heure…
L’expression égarée dans les yeux d’Abrigant était terrible à voir.
— As-tu la moindre idée de ce qui a pu le pousser à cette extrémité ? demanda Prestimion.
Il avait à peine commencé à accepter cette possibilité lui-même.
— C’était une crise de folie, d’une sorte qui le prenait de plus en plus souvent, répondit Abrigant d’une voix prudente. C’est tout ce que je peux te dire. Dekkeret t’en parlera en détail plus tard. Mais viens, voici les flotteurs qui nous emmèneront au manoir de Muldemar.
Il fit signe à Varaile et Fiorinda, qui avaient pris place à gauche de Prestimion pendant la conversation et attendaient en silence tandis que Prestimion et Abrigant discutaient.
— Venez, mes sœurs…
Les deux femmes ne s’étaient quasiment pas quittées durant le voyage depuis le Labyrinthe. Toutes deux étaient drapées dans les robes jaunes du deuil, et semblaient si accablées de douleur qu’un étranger aurait été en mal de dire laquelle était la veuve du défunt prince, et laquelle seulement sa belle-sœur. Les trois jeunes enfants de Fiorinda, deux filles et un garçon de cinq ans, étaient blottis derrière leur mère, montrant timidement leur nez, ne semblant pas comprendre la tragédie qui frappait leur famille.
— Ce flotteur est pour vous, leur dit Abrigant.
Il les y accompagna. Lady Tuanelys et le jeune prince Simbilon voyageraient avec leur mère, leur tante et leurs cousins également.
— Et je prendrai celui-ci avec le Pontife, ajouta-t-il en indiquant son propre flotteur.
Prestimion y entra, ses deux fils aînés montèrent à côté de lui, puis Abrigant donna au véhicule l’ordre de démarrer.
Abrigant parut se détendre et s’épanouir au cours du trajet de la cité de Muldemar à la propriété elle-même. Peut-être était-il soulagé, en cette période sombre, que son frère aîné vienne le décharger d’une partie de son fardeau.
Il complimenta Prestimion sur ses enfants, combien ils avaient grandi et avaient bonne mine. Le jeune Taradath commençait en effet à avoir un air assez princier, et le prince Akbalik également, même si Simbilon paraissait encore loin d’avoir terminé sa croissance. Et prestimion ne trouvait pas que lady Tuanelys, qui faisait ces derniers temps des cauchemars terribles présentant une ressemblance inquiétante avec les rêves qu’était censé avoir faits Teotas, avait bonne mine. Des rêves troublants avaient commencé à affecter Varaile également, récemment. Mais Prestimion n’en dit rien à Abrigant.
— Et les vins de cette année ! était en train de dire Abrigant.
Il paraissait presque exubérant à présent.
— Attends de les avoir goûtés, Prestimion ! Une année entre toutes, une année exceptionnelle ! Le rouge en particulier, comme je le disais encore à Teotas le… mois… dernier…
Sa voix ralentit et s’arrêta au milieu de sa phrase. Toute exubérance disparut et l’expression hagarde revint brusquement dans ses yeux.
— Ah, regarde par là, Abrigant, le manoir de Muldemar ! dit rapidement Prestimion. Comme c’est beau ! Ce que cela m’a manqué d’être ici !
C’était comme s’il avait eu l’impression qu’il était de son devoir, non seulement en tant que Pontife, mais également en tant qu’aîné de la famille, d’empêcher Abrigant de sombrer dans l’abattement.
— Je suis né ici, vous savez, dit-il à ses deux fils. Ce soir, je vous montrerai les appartements où j’habitais.
Comme s’ils n’avaient jamais vu cet endroit auparavant ; mais son seul souci pour le moment était de distraire Abrigant de sa peine.
Prestimion lui-même, aux prises avec son propre sentiment aigu de perte immense, se sentit arraché à son humeur sombre à la vue du foyer de son enfance.
Qui aurait pu ne pas réagir à l’extraordinaire beauté du val de Muldemar ? Parmi toutes les splendeurs variées du Mont du Château il se distinguait comme un lieu de grâce et de calme. Il était bordé d’un côté par la large face du Mont lui-même, et de l’autre par la Crête de Kudarmar, un pic secondaire du Mont qui, partout ailleurs dans l’univers, aurait lui-même été considéré comme une montagne majestueuse et grandiose. Reposant ainsi dans une poche abritée entre ces deux pointes élevées, le val de Muldemar profitait toute l’année de douces brises et de légères brumes, et son sol était fertile et profond.
Les ancêtres de Prestimion s’étaient installés là avant même que le Château n’existe. Ils étaient fermiers, à l’époque, et étaient venus des basses terres avec des provins des vignes qu’ils y cultivaient. Les siècles passant, leurs vins s’étaient taillé la réputation d’être les plus remarquables de Majipoor, et des Coronals reconnaissants avaient, au fil des siècles, anobli les vignerons de Muldemar, jusqu’à en faire des ducs, puis des princes. Prestimion était le premier de sa lignée à monter sur le trône de Coronal, puis sur le siège du Pontife.
Les terres familiales s’étendaient sur de nombreux kilomètres dans la zone la plus recherchée du val, un large royaume de verdure s’étirant de la Rivière Zemulikkaz à la Crête de Kudarmar. Très à l’intérieur de la propriété se dressaient les murs blancs et les tours noires s’élançant vers le ciel du manoir de Muldemar, domaine de deux cents chambres réparties dans trois ailes tentaculaires.
Abrigant avait été assez prévenant pour loger Prestimion dans les appartements qui avaient été les siens, des pièces au premier étage qui donnaient sur la Colline de Sambattinola, paysage magnifique derrière les fenêtres de quartz à facettes brillantes. Peu de choses avaient changé depuis son dernier séjour là, plus de vingt ans plus tôt : les murs étaient toujours ornés des mêmes peintures murales subtiles aux douces nuances d’améthyste, d’azur et de rose topaze, et la banquette sous la fenêtre, où le jeune Prestimion avait passé tant d’heures agréables, était garnie de quelques-uns des mêmes livres qu’il avait lus si longtemps auparavant.
Les domestiques de la maison, que Prestimion ne reconnut pas, sans aucun doute les fils et filles de ceux qu’il avait connus, étaient à disposition pour aider le Pontife et sa famille à s’installer. Ce qui provoqua une petite algarade avec le propre personnel de Prestimion, car la coutume voulait que le Pontife emmène ses propres serviteurs avec lui partout où il allait, et ils protégeaient jalousement cet apanage.
— Vous ne pouvez entrer, dit le grand et robuste Falco, qui portait désormais le titre de Premier Grand Écuyer Impérial et prenait sa promotion très au sérieux. Ces pièces sont la propriété du Pontife, et vous ne pouvez le voir.
Prestimion fut attristé de voir que ces braves gens de Muldemar le regardaient timidement par-dessus l’épaule de Falco, avec respect et émerveillement, comme s’il n’était pas lui-même un homme de Muldemar, mais était descendu parmi eux venant d’une autre planète ; et il avisa Falco qu’il avait l’intention, dans cette maison, de renoncer aux habituelles prérogatives Pontificales et de permettre aux gens du peuple d’avoir accès à sa présence. Falco n’apprécia pas du tout.
Varaile et Prestimion partageraient la chambre principale ; Varaile mit Tuanelys, qui se réveillait désormais souvent en pleurant la nuit, dans la chambre adjacente. Taradath, Akbalik et Simbilon se débrouillèrent tout seuls avec les pièces suivantes. L’appartement comptait de nombreuses chambres.
— J’aurais aimé que Fiorinda soit également près de moi, dit Varaile.
Prestimion sourit.
— Je sais que tu es habituée à sa présence près de toi. Mais cet appartement n’était pas conçu pour accueillir une dame d’honneur lorsque j’y habitais. Si seulement tel avait été le cas, mais ce n’est pas ainsi que les choses se faisaient.
— Ce n’est pas pour moi que je veux avoir Fiorinda à mes côtés, dit Varaile, avec un peu de sécheresse dans la voix. C’est elle qui a besoin de réconfort, et j’aimerais pouvoir le lui apporter.
— Ils l’auront installée dans les appartements où elle et Teotas logeaient habituellement lorsqu’ils étaient ici. Sans aucun doute, elle aura sa propre femme de chambre pour s’occuper d’elle.
Mais Varaile ne pouvait se sortir Fiorinda de l’esprit.
— Elle souffre tant, Prestimion. Et moi aussi. Teotas n’aurait jamais effectué cette promenade dans la nuit si elle avait été à ses côtés. Mais Fiorinda et Teotas ont été séparés pendant toutes ces semaines avant qu’il ne… meure, et c’est ma faute. Je n’aurais jamais dû l’emmener avec moi en quittant le Château.
— La séparation ne devait être que temporaire. Et qui aurait pu deviner que Teotas avait en lui ce désir de se suicider ?
Varaile lui lança un étrange regard.
— Est-ce cela qu’il a fait ?
— Pourquoi un homme escaladerait-il une tour dangereuse et presque inaccessible au milieu de la nuit, si ce n’est pour se suicider ?
— Le Teotas que j’ai connu n’était pas un homme suicidaire, Prestimion.
— Je suis d’accord. Mais que faisait-il là-haut, dans ce cas ? Était-il somnambule ? Non, on ne marche pas ainsi pendant une crise de somnambulisme. Ivre ? Teotas n’a jamais passé pour un gros buveur. Ensorcelé, peut-être ?
— Peut-être, dit Varaile.
Il écarquilla les yeux.
— Tu sembles presque sérieuse.
— Pourquoi pas ? Est-ce une idée impossible ?
— Imaginons que ce ne le soit pas, dans ce cas. Je t’accorde qu’il y a des sortilèges qui sont réellement efficaces. Mais qui jetterait un sort de suicide sur le frère du Pontife, Varaile ?
— Qui en effet ? répondit-elle brusquement. N’est-ce pas ce que tu dois découvrir ?
Prestimion acquiesça d’un signe de tête distrait. Il fallait éclaircir ce mystère, oui. Mais comment ? Comment ? Qui pourrait examiner l’esprit du défunt Teotas et produire les réponses nécessaires ? Ils erraient à présent dans des territoires très mystérieux.
— J’ai besoin de discuter de tout ceci avec Dekkeret, dit-il. Dekkeret a été la dernière personne à voir Teotas vivant, quelques heures seulement avant sa mort. Abrigant dit qu’il sait quelque chose à propos de ce qui s’est passé.
— Tu devrais lui parler, alors. Je t’en prie, Prestimion.
Par Abrigant, Prestimion apprit que Dekkeret se trouvait encore au Château, mais descendrait au manoir de Muldemar plus tard ce jour-là, à présent qu’il savait que Prestimion était arrivé. Et en milieu d’après-midi, on entendit à l’extérieur un brouhaha, un raffut, alors qu’une procession de flotteurs royaux portant l’emblème de la constellation s’arrêtait dehors. Prestimion regarda par la fenêtre et vit la silhouette imposante du Coronal, en robe de cérémonie, entrer dans l’édifice. Il remarqua aussi, non sans intérêt, que lady Fulkari marchait à ses côtés.
Dekkeret paraissait sévère et déterminé, très soucieux de ses responsabilités. Il était évident qu’il commençait déjà à adopter les qualités intangibles de la majesté, là dans les premiers mois de son règne. Prestimion en fut satisfait. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant à la sagesse du choix qu’il avait fait de prendre Dekkeret comme successeur, mais cet air de grandeur qu’affichait à présent Dekkeret n’en était pas moins une confirmation bienvenue.
Il n’y avait aucune possibilité de tenir une conversation avec lui avant le dîner, ni pendant le repas non plus. Les Coronals n’avaient pas été des visiteurs exceptionnels au manoir de Muldemar au fil des siècles, et les princes de Muldemar leur réservaient une résidence d’invités dans l’aile est, aussi éloignée qu’il était possible des appartements actuels de Prestimion. Leur première occasion de rencontre fut à la table du dîner, mais celui-ci fut une morne formalité au cours de laquelle toute discussion privée fut impossible. Prestimion et Dekkeret s’embrassèrent, comme il convenait au Pontife et au Coronal de le faire chaque fois qu’ils se trouvaient présents au même événement, puis ils prirent place aux deux extrémités de la longue table. Fulkari s’assit à côté de Dekkeret, Varaile près de Prestimion, Fiorinda étant sa voisine.
Le reste de l’assemblée réunie dans la grande salle des banquets était en petit nombre. Abrigant et sa femme Cirophan étaient accompagnés de leurs deux fils adolescents. Les deux fils aînés de Prestimion se trouvaient également là. Les seuls autres convives étaient Septach Melayn et Gialaurys, qui étaient venus à Muldemar avec le Pontife. Abrigant parla brièvement de l’occasion solennelle qui les avait réunis ce soir-là, et ils levèrent leurs verres à la mémoire de Teotas. Puis le dîner, très bon, fut servi ; mais il s’agissait d’un groupe hétéroclite, l’état d’esprit dominant était sombre et il y eut peu de conversations.
Plus tard, Dekkeret alla trouver Prestimion et lui dit :
— Vous et moi devrions discuter, Votre Majesté.
— Nous le devrions en effet. Dois-je amener Septach Melayn ?
— Je pense que nous ne devrions être que nous deux, répondit Dekkeret. Vous pourrez partager ce que j’ai à vous dire avec le porte-parole par la suite, si vous le souhaitez. Mais Abrigant pense que vous et moi devrions discuter seuls de ces questions, d’abord.
— Abrigant sait ce que vous allez me dire ? demanda Prestimion.
— En partie. Pas tout.
Prestimion choisit comme lieu de rencontre la salle de dégustation du manoir de Muldemar, endroit qui avait toujours exercé un charme étrange sur lui, bien que d’aucuns déclaraient trouver l’endroit lugubre. Elle était située à l’entrée d’une caverne profonde et fraîche de basalte vert au niveau le plus bas du bâtiment, s’étendant très profondément dans le soubassement du Mont. Des deux côtés du passage était aligné du sol au plafond de quoi payer la rançon d’un roi en vins de Muldemar, des millésimes remontant à des centaines d’années, jusqu’à la nuit des temps. Une antique porte d’acier séparait la pièce du reste de l’édifice. Il n’y avait aucune partie du manoir de Muldemar où Dekkeret et lui auraient pu trouver un plus grand isolement.
Il avait demandé au maître de chai d’Abrigant de leur laisser une bouteille d’eau-de-vie sur la table de dégustation. Il était amusant de voir que la bouteille que celui-ci avait choisie, une coupe renflée et soufflée à la main, était scandaleusement précieuse, recouverte d’une poussière qui avait sûrement plus d’un siècle et que son étiquette datait du règne de lord Gobryas, prédécesseur de lord Prankipin comme Coronal. Prestimion versa deux rasades généreuses et ils sirotèrent un moment en silence, savourant l’eau-de-vie d’un air songeur.
— Je suis profondément peiné de la perte que vous avez subie, Prestimion, dit enfin Dekkeret. J’aimais beaucoup Teotas. Je suis vraiment désolé que ce merveilleux alcool, si j’ai la chance de pouvoir un jour y goûter de nouveau, me rappelle toujours le souvenir de sa mort.
Prestimion acquiesça d’un grave signe de tête.
— Je n’aurais jamais cru que je lui survivrais. Même s’il vieillissait rapidement, et paraissait beaucoup plus âgé qu’il ne l’était, il y avait une grande différence d’âge entre nous. Et ensuite qu’une chose pareille arrive… ce…
— Oui, dit Dekkeret. Mais peut-être n’était-il pas destiné à vivre longtemps. Comme vous le dites, il vieillissait rapidement. Il avait toujours un feu intérieur en lui. Comme s’il avait eu un fourneau à l’intérieur de la poitrine et se consumait comme combustible. Ce caractère qu’il avait… son impatience…
— J’ai moi-même quelques-unes de ces caractéristiques, vous le savez, fit Prestimion. Mais seulement dans une faible mesure. Lui les avait sous forme complète.
Il se consacra un moment à son eau-de-vie d’un air pensif. Sa texture était merveilleusement douce, mais sa saveur longtemps retenue explosait en bouche comme une galaxie en éruption. Puis il ajouta, comme s’il jugeait que le silence avait assez duré :
— Il s’est tué, c’est cela, Dekkeret ? Que pourrait-ce être d’autre qu’un suicide ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il subissait une forte pression, oui, mais quelle sorte de pression pourrait conduire un homme tel que Teotas à s’ôter la vie ?
— Je pense qu’il a été assassiné, Prestimion, répondit calmement Dekkeret.
— Assassiné ?
Prestimion n’aurait pas été plus abasourdi si Dekkeret l’avait giflé.
— Ou, disons, qu’il a été placé par une force extérieure dans un état d’esprit où mourir lui paraissait plus souhaitable que vivre ; ensuite il a été amené sous influence dans un endroit où la mort était très facile à trouver.
Prestimion se pencha en avant le regard fixe, intense. Les paroles de Dekkeret le traversèrent comme une tornade. Ce n’était pas une idée à laquelle il voulait croire. Mais la vie ne vous laisse pas croire uniquement ce que vous décidez de croire.
— Continuez, dit-il. Dites-moi tout.
— Il est venu me trouver dans mon bureau, dit Dekkeret, le dernier après-midi de sa vie. Comme vous le savez, je lui avais proposé d’être mon Haut Conseiller, voilà en quelle estime je le tenais, Prestimion, mais il ne se décidait pas à me faire savoir s’il acceptait ou non cette fonction, et finalement, j’ai demandé à le voir pour faire pression sur lui à ce sujet.
— Pourquoi hésitait-il autant ? Était-ce à cause de Fiorinda ?
— C’est la raison que Teotas a donnée, oui. Que lady Varaile avait prié lady Fiorinda de l’accompagner au Labyrinthe, et qu’il ne laisserait pas ses propres ambitions y faire obstacle. Mais il y avait également les rêves qu’il faisait. Toutes les nuits, apparemment, un assaut de cauchemars au-delà de ce que l’on peut imaginer.
— Oui. Fiorinda en a parlé à Varaile… Il y a beaucoup de mauvais rêves dans l’air, en ce moment, vous savez. Ma propre fille, Tuanelys, est perturbée par eux. Et Varaile aussi, depuis peu.
— Même elle ? dit Dekkeret.
Il parut enregistrer l’information avec un profond intérêt.
— Rien d’aussi brutal que ce qui affligeait Teotas, je l’espère sincèrement. Cet homme était totalement anéanti lorsque nous nous sommes rencontrés. Pâle, les yeux injectés de sang, tremblant. Il m’a confié sans ambages qu’il redoutait chaque nuit de s’endormir, par peur des rêves. Toute solution au problème avec Fiorinda que nous aurions pu essayer de mettre au point devenait impossible à discuter, car ses rêves l’avaient réduit à l’ombre de lui-même. Il a déclaré avoir été convaincu, par ses rêves, de ne pas être digne d’être Haut Conseiller. Il m’a supplié de le délivrer de cette désignation. Ce que, j’imagine, j’aurais dû faire, vu l’état dans lequel il était. Mais c’est lui que je voulais, Prestimion, je le voulais désespérément. Je lui ai finalement demandé de laisser de côté toute cette histoire pendant une semaine de plus, et il m’a semblé lorsqu’il m’a quitté qu’il l’avait accepté.
— Au lieu de quoi, se sentant terriblement honteux et coupable de vous avoir dit qu’il voulait décliner cette nomination, et ne voulant pas revivre cette épreuve avec vous la semaine suivante, il est allé directement de votre bureau à une flèche isolée du Château, l’a péniblement escaladée jusqu’au sommet, et a sauté.
— Non.
— C’est ce que l’on m’a dit qu’il avait fait.
— Il a sauté, oui. Mais pas aussitôt après son entrevue avec moi. Je l’ai vu dans l’après-midi. C’est au milieu de la nuit qu’il a plongé vers sa mort.
— Oui. Je le savais, à vrai dire. Il a été question de somnambulisme. Ce qui en ferait un accident, plutôt qu’un suicide.
— Ce n’était ni l’un ni l’autre, Prestimion.
— Vous pensez réellement qu’il a été assassiné ?
— Il existe un appareil – un petit casque de métal, vous en sou venez-vous ? – qui permet à quelqu’un de traverser de grandes distances et d’interférer avec le fonctionnement de l’esprit d’une autre personne. De mes propres yeux, je vous ai vu utiliser un tel casque, il y a quinze ans.
— Bien sûr. Celui que votre ami Dinitak a volé à son père, et nous a apporté pour que nous l’utilisions contre Dantirya Sambail.
— Qui était la copie d’un autre plus ancien, rappelez-vous, que le père de Dinitak, Venghenar, avait volé au Vroon qui l’avait inventé, et qu’il employait pour le compte du Procurateur.
— Depuis cette époque, tous ces casques meurtriers ont été gardés sous scellés au Trésor. Votre idée est-elle que quelqu’un en a dérobé un et l’utilisait contre Teotas ?
— Les casques Barjazid sont toujours au Château à leur place, et restent tous sous notre surveillance répondit Dekkeret. Mais il y a d’autres Barjazid en dehors de Dinitak dans le monde, Prestimion. Et d’autres casques.
— Êtes-vous sûr que ce soit vrai ?
— Dinitak est ma source. Le frère cadet de son père, du nom de Khaymak Barjazid, est encore vivant, et s’y entend toujours dans la fabrication des casques. C’est ce Khaymak qui construisait ces appareils pour Venghenar lorsqu’ils habitaient tous à Suvrael, il y a longtemps. Les plans et les croquis qu’il utilisait sont restés en sa possession. Alors que vous étiez encore Coronal, il est venu au Château pour vous proposer un nouveau modèle amélioré, mais Dinitak l’a appris le premier et l’a chassé, ne voulant pas voir quelqu’un de son espèce fourrer son nez à la cour. Aussi Khaymak s’est-il rendu à Zimroel et a vendu les plans du casque à un certain Mandralisca, dont je pense que vous vous rappellerez le nom.
Les paroles de Dekkeret eurent sur Prestimion un effet dévastateur.
— Le goûteur ? Il est toujours vivant ?
— À l’évidence oui. Et au service de cinq frères extraordinairement répugnants qui se trouvent être les neveux de notre vieil ami Dantirya Sambail. Et, ainsi que je viens de le découvrir, ils se sont lancés dans une espèce d’insurrection locale contre notre autorité, dans un district désert du cœur de Zimroel.
— Cela commence à aller trop vite pour moi, dit Prestimion.
Il remplit de nouveau leurs coupes d’eau-de-vie et but lentement une longue gorgée.
— Revenons un peu en arrière. Ce Khaymak Barjazid a mis entre les mains du goûteur Mandralisca un casque qui permet de contrôler l’esprit ?
— Oui.
— Et, assurément, c’est ici que vous vouliez m’amener avec toute cette histoire, Mandralisca a utilisé ce casque pour atteindre l’esprit de Teotas et le conduire au bord de la folie. Par-dessus le bord, en fait, au point qu’il s’est ôté la vie.
— Oui, Prestimion. Exactement.
— Quelle preuve avez-vous ?
— J’ai autorisé Dinitak à prendre un des vieux casques au Trésor et à mener une petite enquête avec. Il m’a rapporté qu’il émane des émissions mentales d’une personne aux alentours de Ni-moya. Il pense que l’utilisateur n’est autre que Mandralisca, qui semble avoir frappé au hasard de par le monde. Et pas toujours au hasard, puisque l’une de ses émissions était destinée à Teotas, avec les résultats que nous avons tous pu constater.
— Vous pensez que ce qu’affirme Dinitak est vrai ?
— Oui.
— Et depuis combien de temps le savez-vous ?
— Environ trois jours.
Une fois de plus, Prestimion sentit des tourbillons de chaos gronder dans son esprit.
— Vous m’avez entendu dire que ma petite fille. Tuanelys, fait de mauvais rêves. Varaile également, de temps à autre. Mon frère, ma fille, ma femme : se peut-il que Mandralisca ait découvert un moyen de prendre pour cible la propre famille du Pontife ?
— C’est bien possible.
— Et ensuite le Pontife ? Ou le Coronal ?
— Personne n’est à l’abri, Prestimion. Personne.
Mon frère. Ma fille. Ma femme.
Prestimion ferma les yeux et appuya le bout de ses doigts contre ses paupières. Une tempête d’émotions tumultueuses déferla en lui : fureur, principalement, mais tristesse, également, un sentiment accablant d’épuisement mental et même de la peur. Le Divin avait-il jeté un sort sur la totalité de son règne, se demanda-t-il. D’abord l’usurpation de Korsibar, puis la vague de folie qui avait été la conséquence de sa décision arbitraire d’effacer de la mémoire du monde tout souvenir de la guerre civile, ensuite la tentative de Dantirya Sambail pour le renverser. Et à présent ces nouvelles vermines, ces cinq frères, encouragés à une autre rébellion par le diabolique Mandralisca, qui semblait avoir une douzaine de vies… et, pire que tout, une menace invisible atteignant jusqu’à sa famille…
Lorsqu’il regarda de nouveau Dekkeret, il vit que son cadet le considérait avec inquiétude, et même tendresse. En hâte, Prestimion s’efforça de reprendre son attitude de sang-froid majestueux.
— Je me rappelle, dit-il lentement, calmement, la prophétie de Maundigand-Klimd sur le fait qu’un Barjazid parviendrait à être une Puissance du Royaume. Je vous en ai parlé, non ? Oui. Vous pensiez qu’il pouvait parler de Dinitak, et vous vous en êtes moqué, et je vous ai déconseillé de prendre sa prophétie trop littéralement. Eh bien, nous n’avons pas de Barjazid en Puissance du Royaume à proprement parler, je pense, mais en voici certainement un qui exerce son pouvoir au sens abstrait. Nous le localiserons avant qu’il ne fasse davantage de mal, lui prendrons ses casques et veillerons à ce qu’il ne puisse plus en fabriquer d’autres. Et nous nous occuperons enfin de ce serpent de Mandralisca, également, et lui arracherons ses crochets.
— Nous le ferons.
— Vous me rendrez compte chaque jour, Dekkeret, de toute nouvelle découverte que Dinitak pourrait faire.
— Absolument.
Dekkeret finit son eau-de-vie.
— Le soulèvement, ou quoi que soit ce dont il s’agisse, à Zimroel doit aussi être résolu. Je pourrais m’y rendre en personne pour m’en charger.
Prestimion leva un sourcil.
— Sous couvert d’un Grand Périple, vous pensez ? Si tôt dans votre règne ? Et si loin ?
— Je devrais faire tout ce qui semble approprié, Prestimion. Je n’en suis qu’à réfléchir à ce en quoi ça consistera. Reprenons cette discussion, si vous le voulez bien, après les funérailles… Comptez-vous rester longtemps ici à Muldemar ?
— Quelques jours seulement. Une semaine au plus.
— Puis retour au Labyrinthe, n’est-ce pas ?
— Non. L’île du Sommeil, répondit Prestimion. Ma mère demeure là-bas. Pour la deuxième fois, elle a perdu un fils. Cela lui fera du bien que je lui rende visite en ces heures sombres. Nous devrions rejoindre la compagnie au-dessus, je pense, dit-il en se levant. Envoyez chercher Dinitak, et rencontrons-le ici dans les prochains jours.
— Je le ferai, Prestimion.
— Je note que vous êtes venu avec lady Fulkari, dit Prestimion alors qu’ils gravissaient l’escalier. J’ai trouvé ce fait quelque peu surprenant, après la conversation que vous et moi avons eue à son sujet.
— Nous sommes fiancés, dit Dekkeret avec un petit sourire.
— La surprise est encore plus grande. J’avais eu l’impression que Fulkari rejetait l’idée de devenir l’épouse du Coronal, et que vous cherchiez un moyen de rompre avec elle. Avais-je tort ?
— Pas du tout. Mais nous avons eu d’autres discussions. Nous nous sommes expliqués plus clairement… Bien entendu, il n’y aura pas d’annonce de projet de noces royales avant que la douleur de ce qui est arrivé à Teotas n’ait eu une chance de s’atténuer.
— Naturellement. Mais j’espère que vous me préviendrez lorsque le moment sera venu. J’aurais aimé que Confalume officie à mon mariage, si les événements l’avaient permis.
Prestimion s’arrêta et prit un instant la main de Dekkeret.
— Cela me ferait grand plaisir d’officier au vôtre.
— Le Divin fasse que ce soit le cas, dit Dekkeret. Ce serait d’ailleurs une bonne chose que le prochain voyage du Pontife du Labyrinthe au Mont du Château ait lieu pour une occasion plus heureuse que celle-ci.