8

 

Comme dans un rêve, Dekkeret parcourait la myriade de salles du Château qui porterait dorénavant son nom, examinant tout comme s’il le voyait pour la première fois.

Il était seul. Il n’avait pas particulièrement demandé à rester seul, mais son attitude, son expression n’avaient laissé aucun doute quant à son besoin de solitude. C’était le quatrième jour depuis le retour de Dekkeret des festivités du Labyrinthe qui avaient validé l’ascension de Prestimion au trône impérial, et jusque-là, chaque instant avait été consacré à la préparation de son propre couronnement. Ce n’était que ce matin qu’un trou s’était révélé dans la bousculade des préparatifs, et il avait saisi cette occasion de se promener dans la Cour Pinitor et d’errer seul dans quelques-uns des nombreux niveaux de la zone la plus haute du Château.

Il avait vécu au Château plus de la moitié de sa vie. Il avait dix-huit ans lorsqu’en contrecarrant la tentative d’assassinat contre Prestimion, il avait gagné le rang de chevalier-initié, et il en avait à présent trente-huit.

Cependant, il signait toujours « Dekkeret de Normork » lorsque ses devoirs officiels le requéraient, alors qu’il aurait été plus exact de prendre le nom de « Dekkeret du Château », car Normork n’était qu’un souvenir d’enfance, et le Château son foyer. L’inquiétant beffroi de lord Arioc, la masse noire et dure du Trésor de Prankipin, la délicate beauté de la Cascade de Guadeloom, les blocs de granit rose du Clos de Vildivar, la spectaculaire descente des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches, il passait devant toutes ces choses tous les jours.

Il se promenait parmi elles à présent. Suivant un couloir, puis un autre. Il arriva à un coude dans un corridor et se retrouva en train de regarder par une gigantesque fenêtre de cristal, une fenêtre suffisamment claire pour être essentiellement invisible, offrant brutalement une vue renversante sur l’extérieur : un abîme qui descendait kilomètre après kilomètre avant d’être bouché à son extrémité inférieure par une épaisse couche nuageuse blanche. C’était un rappel frappant du fait que l’on se trouvait à cinquante kilomètres d’altitude, là au Château, assis au sommet de la plus grande montagne de l’univers, alimentée en lumière, air, eau et tous les autres éléments indispensables par d’ingénieux mécanismes vieux de milliers d’années. On avait tendance à l’oublier, une fois que l’on avait passé suffisamment de temps au Château. On avait tendance à se mettre à penser qu’il s’agissait du niveau principal du monde, et que tout le reste de Majipoor s’était mystérieusement enfoncé sous la surface. Mais c’était une erreur. Il y avait le monde, et ensuite il y avait le Château : et le Château se dressait loin au-dessus de tout.

Le portail devant lui ramenait au Château Intérieur. Sur sa gauche se trouvait le bâtiment des archives de Prestimion, s’élevant derrière le Beffroi de lord Arioc sur sa droite le manoir aux tuiles blanches où résidait la Dame de l’île lorsqu’elle venait au Château rendre visite à son fils, et aussitôt après, la serre de lord Confalume, avec son ahurissante collection de délicates plantes des régions tropicales. Il franchit la porte située à côté du manoir de la Dame et se retrouva dans le dédale de couloirs et de galeries, si déroutant pour les nouveaux venus, qui menait au cœur du Château.

Il évita de s’approcher des couloirs de la cour. Ils étaient toujours très animés, des fonctionnaires tout à la fois du régime partant et du sien, un gouvernement à moitié formé pour l’instant, discutant de points de protocole pour la cérémonie du couronnement, établissant des listes d’invités en fonction du rang et de la préséance, et cetera, et cetera. Dekkeret en avait assez de tout cela, et plus qu’assez, pour le moment. Si on l’avait laissé faire, le rituel du couronnement aurait consisté au mieux en une audience de sept à dix personnes, et n’aurait pas duré plus longtemps que le temps nécessaire pour que Prestimion prenne la couronne de la constellation des mains du porteur, la place sur le front de son successeur, et s’écrie « Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! ».

Mais il était trop avisé pour croire que cela pouvait être aussi simple. Il devait y avoir des banquets, des rituels, des lectures de poèmes, les saluts de grands seigneurs et l’exposition cérémonielle du blason du Coronal, ainsi que le couronnement de sa mère, lady Taliesme, comme nouvelle Dame de l’île du Sommeil, et tout ce qui pouvait encore être requis pour investir le nouveau Coronal avec toute la majesté et le grandiose voulus. Dekkeret n’avait pas l’intention d’intervenir dans tout ceci. Quelques innovations qu’apporte son règne, et il comptait bien qu’il y en ait, il n’allait pas faire usage de son autorité, si tôt, pour d’insignifiantes histoires de cérémonie. D’un autre côté, il prit bien soin de rester à l’écart des pièces où avaient lieu les préparatifs. Il se dirigea plutôt vers le centre même du secteur royal, à présent désert en cette période de transition d’un règne à un autre.

Deux grandes portes de métal, de près de cinq mètres de haut, se dressaient à présent devant lui. Elles étaient l’œuvre de Prestimion, un projet en cours de réalisation depuis une décennie ou plus, et qui était encore loin d’être achevé. La porte de gauche était couverte, sur chaque centimètre carré, de scènes illustrant les événements du règne de lord Confalume. La porte opposée ne présentait encore qu’une surface lisse et vierge.

Je ferai graver sur cette porte les actions de Prestimion, dans un style assorti par le même artisan, se dit Dekkeret. Ensuite je ferai dorer les deux portes, afin qu’elles brillent à jamais au cours des âges.

Il poussa l’une des lourdes poignées de bronze, et la porte, précisément et parfaitement équilibrée, pivota en arrière pour le laisser pénétrer dans le cœur du Château.

La petite salle du trône toute simple de lord Stiamot fut la première où il arriva. Il la dépassa, flânant toujours sans plan défini, et se retrouva dans un autre fouillis de petits corridors et passages où il ne se rappelait pas s’être aventuré par le passé ; il commençait justement à se dire qu’il s’était perdu, lorsqu’il tourna à gauche et s’aperçut qu’il regardait la grande salle voûtée qui servait de salle des jugements à Prestimion, avec l’extravagance saisissante de la salle du trône de Confalume juste derrière.

Il n’était pas approprié, songea Dekkeret, de devoir approcher ces immenses salles par un tel dédale chaotique. Prestimion avait construit sa salle des jugements à partir d’une douzaine d’anciennes petites pièces ; Dekkeret résolut alors de faire la même chose avec les couloirs qu’il venait d’emprunter, de les supprimer pour bâtir une nouvelle salle de cérémonie, une Chapelle du Divin, peut-être, dans laquelle le Coronal pourrait demander à recevoir le don de la sagesse avant d’aller rendre la justice dans la salle des jugements. L’Oratoire de Dekkeret, oui. Il sourit. Il la voyait déjà en imagination, un passage voûté en pierre par là, et le couloir menant à la salle des jugements blasonné de brillantes mosaïques vert et doré.

Bravo ! pensa-t-il. Pas encore couronné et déjà lancé dans ton programme de construction !

Il fut surpris de la facilité avec laquelle il s’accoutumait à l’idée de devenir le Coronal lord de Majipoor. Il restait encore au fond de lui, caché quelque part, Dekkeret, le petit garçon, fils unique du marchand Orvan Pettir tirant le diable par la queue avec sa bonne épouse Taliesme, celui qui parcourait les rues pentues de la ville fortifiée de Normork avec sa jeune et pétulante cousine Sithelle et rêvait de réussir mieux que son père ne l’avait fait, de devenir un chevalier du Château, peut-être, qui un jour aurait une fonction importante au sein du gouvernement : comment cet enfant n’aurait-il pas été époustouflé de retrouver la personne qu’il était devenue, près d’accéder à la plus haute des fonctions ?

Il ne reniait rien. Mais son nouveau moi était moins facilement impressionné par de telles idées. Un Coronal, il le savait à présent, n’était qu’un homme qui revêtait une robe verte bordée d’hermine, et lors de certaines occasions protocolaires avait le droit de ceindre une couronne et d’occuper un trône. C’était toujours un homme, malgré tout. Quelqu’un devait être Coronal, et, par un incroyable enchaînement d’accidents, le choix s’était porté sur lui. Cet enchaînement avait commencé par la visite, longtemps auparavant, de Prestimion à Normork, et la mort de Sithelle, était passé par sa malheureuse expédition de chasse dans les Marches de Khyntor, et le voyage de pénitence, sur une impulsion, à Suvrael qui l’avait suivi, menant à la découverte des Barjazid et de leurs casques qui permettaient de contrôler les esprits, puis par la guerre contre Dantirya Sambail et la mort d’Akbalik, qui avait emporté l’héritier attendu de la couronne… Qui, ainsi, lui était revenue. Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Il serait Coronal. Il n’en resterait pas moins un homme, qui doit manger, dormir, vider ses boyaux et mourir un jour. Mais pour le moment, il serait lord Dekkeret, du Château de lord Dekkeret, et il y construirait l’Oratoire de Dekkeret, et, comme il l’avait déclaré à Dinitak Barjazid, il semblait y avoir un siècle de cela à Normork, il bâtirait au bout du compte la Porte Dekkeret, et peut-être aussi…

— Monseigneur ?

La voix, interrompant ainsi ses ruminations, ne le fit pas qu’un peu sursauter.

De plus, au début, Dekkeret ne crut pas que c’est à lui qu’elle s’adressait. Il n’était toujours pas habitué à ce titre de « monseigneur ». Il regarda autour de lui, pensant trouver Prestimion quelque part alentour ; puis il réalisa que ces paroles lui étaient destinées. Leur auteur était le Su-suheris Maundigand-Klimd, le grand mage de la cour de Prestimion.

— Je sais que je vous dérange dans votre isolement monseigneur. Je vous en demande pardon.

— Vous ne faites rien sans raison, Maundigand-Klimd. Le pardon n’est guère nécessaire.

— Je vous remercie, monsieur. Il se trouve que j’ai un sujet d’importance à porter à votre attention. Pouvons-nous nous entretenir dans un endroit moins public que celui-ci ?

Dekkeret fit signe à l’être bicéphale de lui ouvrir le chemin.

Il n’avait jamais très bien compris pour quelle raison Prestimion, un homme au scepticisme le plus convaincu et tenace pour tout ce qui touchait aux sciences occultes et mystiques, pouvait garder un mage dans le cercle de ses proches. Confalume avait été un homme très enclin à la sorcellerie, oui, et Dekkeret comprenait que Prankipin avant lui avait eu les mêmes penchants irrationnels ; mais Prestimion lui avait toujours paru être quelqu’un qui s’appuyait sur le témoignage de sa raison et de ses sens, plutôt que sur les conjurations et les prédictions des devins. Son Haut Conseiller, Septach Melayn, était peut-être d’une tournure d’esprit encore plus réaliste.

Dekkeret savait que Prestimion, malgré son scepticisme, avait passé quelque temps dans la capitale des sorciers à Triggoin, dans le nord, un épisode de sa vie dont il ne parlait qu’avec la plus grande réticence ; et qu’il avait employé les services de certains maîtres sorciers de Triggoin dans sa guerre contre l’usurpateur Korsibar, et de temps à autre en certaines occasions durant son règne. Donc, son attitude face aux arts magiques était plus complexe qu’elle ne le semblait au premier abord.

Et Maundigand-Klimd ne semblait jamais être loin du cœur des événements à la cour. Dekkeret n’avait pas l’impression que Prestimion gardait le Su-suheris à proximité uniquement pour flatter la crédulité de tous ces milliards de gens du peuple de par le monde qui ne juraient que par les devins et les nécromanciens, ni qu’il était une simple décoration. Non, Prestimion consultait réellement Maundigand-Klimd sur des sujets de la plus haute importance. C’était une question dont Dekkeret avait l’intention de discuter avec lui, avant que la transmission de pouvoirs ne soit achevée. Dekkeret lui-même n’avait que le plus désinvolte intérêt pour la persistance des arts divinatoires en tant que phénomène de la culture moderne, et pas la moindre confiance en la valeur de leurs prédictions. Mais si Prestimion trouvait utile d’avoir quelqu’un comme Maundigand-Klimd à portée de main…

Alors, le garder à portée de main était ce qu’il avait fait. Le Su-suheris le conduisait à présent aux appartements privés qu’il occupait depuis le début du règne de Prestimion : juste en face de la propre résidence du Coronal, de l’autre côté de la Cour Pinitor. Dekkeret avait entendu dire que ces appartements avaient appartenu au fils oublié de lord Confalume, le prince Korsibar, avant son usurpation du trône, ce sombre acte qui avait été effacé de la mémoire de presque tout le monde sur la planète. Il s’agissait donc d’appartements importants.

Dekkeret n’avait jamais eu de raisons d’y entrer auparavant. Il fut surpris de l’austérité de l’ameublement. Aucun de ces gadgets ostentatoires de la sorcellerie professionnelle en ces lieux ; les ambivials, les hexaphores, les alambics et sphères armillaires, avec lesquels les charlatans impressionnaient la populace sur les marchés, ni de gros volumes reliés en cuir d’usages ésotériques, imprimés en lettres noires, qui inspiraient une telle frayeur à ceux qui craignaient de telles choses. Dekkeret ne vit que quelques petits appareils qui auraient pu être les calculatrices d’un comptable, et en étaient très probablement, et une petite bibliothèque de livres qui n’avaient rien de mystique dans leur apparence extérieure. Pour le reste, l’appartement de Maundigand-Klimd était quasiment vide. Dekkeret ne vit ni lit, ni chaise. Les Su-suheris dormaient-ils debout ? À l’évidence, oui.

Et ils tenaient leurs conversations de la même façon. L’affaire allait être délicate, comprit Dekkeret. Il en était toujours ainsi avec les Su-suheris. Non seulement ils étaient démesurément grands, leurs cous longs de trente centimètres et leurs têtes allongées et fuselées les faisaient rivaliser avec les Skandars en taille, sinon en volume, mais il fallait faire face à leur étrangeté, leur inévitable côté extraterrestre. Leurs deux têtes, d’abord : chacune avec sa propre identité, indépendante de l’autre, avec ses propres expressions faciales, sa propre voix, sa propre paire d’yeux perçants émeraude. Existait-il une autre race bicéphale en quelque endroit de la galaxie ? Et leur peau pâle, glabre et blanche comme le marbre, leur air perpétuellement sombre, les fentes sans lèvres aux bords durs qui leur servaient de bouches et qui ne souriaient pas : il n’était que trop facile de les voir comme des monstres terrifiants à l’âme de glace.

Pourtant celui-ci, ce sorcier bicéphale, était le conseiller, et l’ami de Prestimion. Ceci demandait une explication. Dekkeret aurait souhaité l’avoir réclamée bien avant ce moment.

— Je suis depuis longtemps au courant de votre dégoût pour les soi-disant sciences occultes, monseigneur, déclara Maundigand-Klimd. Permettez-moi de vous dire que je partage vos dispositions.

Dekkeret fronça les sourcils.

— Cela semble une position très étrange à adopter de votre part.

— Pour quelle raison ?

— À cause du paradoxe qu’elle implique. Le mage de profession affirme être un sceptique ? Il parle des sciences occultes comme des soi-disant sciences occultes ?

— Je suis un sceptique, oui, cependant pas au sens où vous l’êtes, Votre Seigneurie. Si je vous lis correctement, vous adoptez la position que toute prédiction est une simple hypothèse, à peine plus digne de confiance que de tirer à pile ou face, alors que…

— Oh, pas toutes les prédictions, Maundigand-Klimd.

C’était déconcertant de regarder d’une tête à l’autre, en essayant de garder un contact visuel avec une seule à la fois, tâchant de prévoir laquelle serait la prochaine à parler.

— Je reconnais que les Vroons, par exemple, ont un curieux don pour choisir le bon embranchement à prendre sur une route, même en territoire totalement inconnu. Et votre longue affiliation avec lord Prestimion me conduit à la conclusion que la plupart des conseils que vous lui avez donnés étaient utiles. Même si…

— Ce sont des exemples pertinents, oui, dit le Su-suheris, c’était la tête gauche, celle à la voix grave qui parlait. Et d’autres pourraient être cités, des événements difficiles à expliquer, sauf à les qualifier de magiques. Indéniablement, ils produisent l’effet voulu, aussi déroutant que ce soit. Ce à quoi je fais référence en disant que nous partageons une certaine attitude envers la sorcellerie implique la multitude de cultes bizarres et, si vous voulez, barbares, qui ont infesté le monde au cours des cinquante dernières années. Les gens qui se flagellent et s’inondent du sang de bidlaks égorgés vifs. Les adorateurs d’idoles. Ceux qui placent leur foi dans des appareils mécaniques ou des amulettes fantaisistes. Vous et moi savons à quel point ces objets sont dénués de valeur. Lord Prestimion, tout au long de son règne, a discrètement et ingénieusement tenté de mettre fin à la mode de telles pratiques. Je suis persuadé, monseigneur…, quelque part en cours de route, réalisa Dekkeret, la tête droite avait pris le relais de la conversation…, que vous suivrez le même chemin.

— Vous pouvez en être certain.

— Puis-je vous demander si vous projetez de nommer un Grand Mage lorsque votre règne commencera officiellement ? Non que je postule à ce poste. Vous devez savoir, si ce n’est déjà le cas, que le nouveau Pontife m’a demandé de l’accompagner au Labyrinthe, une fois que les cérémonies de votre couronnement seront terminées.

Dekkeret acquiesça.

— Je m’y attendais. Pour ce qui est d’un nouveau Grand Mage, je dois vous dire, Maundigand-Klimd, que je n’ai pas accordé la moindre réflexion à ce sujet. Mon sentiment actuel est que je n’en ai pas besoin.

— Parce que vous considéreriez tout ce qu’il vous dirait comme fondamentalement inutile ?

— Fondamentalement, oui.

— C’est votre choix, dit Maundigand-Klimd, et à son ton, il était clair que le sujet lui était parfaitement indifférent. Cependant, pour le moment il y a toujours un Grand Mage au service du Coronal, et je me sens obligé d’informer le nouveau Coronal que j’ai eu une révélation confuse qui pourrait influer sur son règne. L’ancien lord Prestimion m’a informé qu’il serait opportun de porter cette révélation à votre attention.

— Ah, fit Dekkeret. Je vois.

— Bien entendu, si Votre Seigneurie préfère ne pas…

— Non, dit Dekkeret. Si Prestimion pense que je devrais écouter cette information, je vous en prie, partagez-la avec moi.

— Très bien. Ce que j’ai fait a été de consulter les oracles sur le début de votre règne. Les présages, je regrette de le dire, sont plutôt sombres et peu propices.

Dekkeret le prit avec le sourire.

— Je suis réconforté de mon manque de confiance dans les arts divinatoires, alors. Il est plus facile de gérer les mauvaises nouvelles quand on n’a pas grande foi en leur fondement.

— Exactement, monseigneur.

— Pouvez-vous cependant être plus précis sur ces sombres présages ?

— Malheureusement, non. Je connais mes limites. Tout était enveloppé dans un brouillard d’ambiguïtés. Rien n’était vraiment clair. J’ai seulement détecté une impression de conflit à venir, de refus de faire allégeance, de désobéissance civile.

— Vous n’avez pas vu de visages ? Vous n’avez pas entendu prononcer de noms ?

— Ces visions ne fonctionnent pas à un niveau si prosaïque.

— J’avoue ne pas voir une grande valeur dans une prédiction si nébuleuse qu’elle ne prédit pas grand-chose, en vérité, dit Dekkeret.

Sa patience commençait à s’épuiser, à présent.

— C’est entendu, monseigneur. Mes visions sont hautement subjectives : des intuitions, des impressions, des sensations du genre le plus subtil, des aperçus de probabilité, plutôt que des détails concrets. Mais vous feriez tout de même bien de vous tenir sur vos gardes, face à des retournements de situation inattendus.

— Mes études en histoire me disent qu’un Coronal sage devrait toujours l’être, avec ou sans conseil de mages pour le guider. Mais je vous remercie du renseignement.

Dekkeret se dirigea vers la porte.

— Il n’y avait, reprit Maundigand-Klimd, juste avant que Dekkeret n’ait réussi à prendre congé, qu’un aspect de ma vision qui était suffisamment clair pour que je puisse vous le décrire de façon utile. Il concernait les Puissances du Royaume, qui étaient réunies au Château à l’occasion d’une certaine cérémonie porteuse d’un rituel de grande importance. J’ai senti leurs auras, toutes regroupées autour du Trône de Confalume.

— Oui, fit Dekkeret. Nous avons en ce moment les trois Puissances du Royaume au Château : ma mère, Prestimion et moi. Et que faisions-nous exactement dans votre rêve, tous les trois ?

— Il y avait quatre auras, monseigneur. Dekkeret regarda le mage d’un air perplexe.

— Votre rêve vous a égaré, alors. Je ne connais que trois Puissances du Royaume.

Il les compta sur ses doigts.

— Le Pontife, le Coronal, la Dame de l’île. C’est une division des pouvoirs qui remonte à des milliers d’années.

— J’ai indubitablement senti une quatrième aura, et c’était celle d’une Puissance. Une quatrième Puissance, monseigneur.

— Êtes-vous en train de me dire qu’un nouvel usurpateur va se proclamer ? Allons-nous rejouer toute l’histoire de Korsibar ?

Le Su-suheris eut l’équivalent Su-suheris d’un haussement d’épaules : une rétraction partielle de la colonne se divisant en forme de fourche de son cou, un recourbement de ses longues mains semblables à des serres à six doigts.

— Il n’y avait dans ma vision pas de signe pour corroborer cette possibilité. Ni pour l’infirmer, d’ailleurs.

— Alors comment…

— J’ai un autre détail à ajouter. La personne qui avait l’aura de la quatrième Puissance du Royaume portait également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid.

— Quoi ?

— Je ne peux pas me tromper, monsieur. Je n’ai pas oublié que vous avez amené l’homme Venghenar Barjazid, et bien entendu son fils, Dinitak, au Château comme prisonniers, bien que cela se soit passé il y a vingt ans. Le schéma de l’âme d’un Barjazid est exceptionnellement caractéristique.

— Ainsi Dinitak va être une Puissance ! s’écria Dekkeret en riant. Il va adorer entendre ça !

Cette révélation absurde, survenant au point culminant d’une conversation interminable et déconcertante lui parut merveilleusement ridicule.

— M’écartera-t-il pour se couronner Coronal, à votre avis ? Ou vise-t-il la fonction de Dame de l’île ?

Rien ne perturba la gravité impénétrable de Maundigand-Klimd.

— Vous n’ajoutez pas assez foi, monseigneur, à ma déclaration sur la subjectivité de mes visions. Je ne dirais pas que le Barjazid qui était revêtu de la majesté d’une Puissance était votre ami Dinitak, ni ne pourrais affirmer que ce n’était pas lui. Je ne peux que vous confirmer que j’ai senti le schéma Barjazid. Je vous mets en garde contre une interprétation trop littérale de ce que je vous dis.

— Il y a d’autres Barjazid, j’imagine. Suvrael en est peut-être encore envahi.

— Oui. Je vous rappelle l’homme Khaymak Barjazid, qui, il y a peu de temps a tenté d’entrer au service de lord Prestimion, mais a été refoulé sur les conseils de son propre neveu, Dinitak.

— C’est vrai. Le frère de Venghenar… bien sûr. C’est lui qui va devenir une Puissance, alors, à votre avis ? Ça n’a toujours aucun sens, Maundigand-Klimd !

— De nouveau, je vous déconseille, Votre Seigneurie, de chercher une explication trop littérale. Manifestement, il est absurde qu’il puisse y avoir une quatrième Puissance du Royaume, ou qu’un membre du clan Barjazid puisse ne serait-ce qu’aspirer à cette distinction. Mais ma vision ne peut être rejetée d’emblée. Elle a des significations symboliques, qu’à ce point je ne peux moi-même interpréter. Mais une chose est claire : il y aura des troubles au début de votre règne, monseigneur ; et un Barjazid y sera impliqué. Je ne peux vous en dire plus.