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— Monseigneur, puis-je entrer ? demanda Abrigant à Dekkeret, qui était venu lui ouvrir la porte. Les funérailles de Teotas avaient eu lieu trois jours plus tôt. Dinitak était descendu du Château sur la requête de Prestimion. Prestimion, Dekkeret et lui étaient en réunion depuis plus d’une heure. Celle-ci ne se déroulait pas sans heurts. Quelque chose n’allait pas, bien que Dekkeret n’ait pas idée de ce dont il s’agissait. Prestimion semblait d’une humeur sombre, froide et soucieuse, parlant peu, accordant parfois une importance curieusement excessive à une déclaration par ailleurs anodine. On aurait dit qu’un changement s’était fait en lui, le jour où Dekkeret avait évoqué l’éventualité que le casque de Barjazid fût responsable de ce qui était arrivé à Teotas.

L’arrivée d’Abrigant offrait une rupture de tension bienvenue. Dekkeret se dirigea rapidement vers la porte de l’appartement de Prestimion pour voir qui avait frappé, laissant Prestimion et Dinitak penchés sur le casque que Dinitak avait apporté du Château au manoir de Muldemar. Prestimion examinait de près le casque, le poussant du doigt, murmurant dans sa barbe, le fixant avec une haine manifeste comme s’il s’agissait d’un être vivant et malveillant exhalant des gaz toxiques. Le Pontife irradiait des sentiments d’une telle intensité que Dekkeret fut ravi d’avoir une excuse pour s’éloigner un moment de lui.

— J’imagine que vous cherchez votre frère, dit Dekkeret.

Il fit du pouce un geste vers l’arrière.

— Prestimion est là-bas.

Abrigant parut surpris, et peut-être consterné, de découvrir Dekkeret ouvrant la porte de Prestimion.

— Aurais-je interrompu une affaire officielle, monseigneur ?

— Nous avons une réunion assez importante en cours, oui. Mais je pense que nous pouvons faire une pause un moment.

Dekkeret entendit des pas derrière lui. Prestimion, sourcils froncés, apparut.

— Le Pontife a visiblement la même impression.

— Prestimion, je ne savais pas que toi et le Coronal étiez en conférence, dit Abrigant tournant son regard vers son frère, l’air un peu dépité, sinon je ne me serais certainement jamais permis de…

— Une petite suspension de séance était de mise, de toute façon, répondit Prestimion.

Son ton était relativement affable. Mais sa bouche et ses mâchoires crispées prouvaient à quel point il était contrarié de l’interruption.

— Y a-t-il des nouvelles urgentes dont je doive prendre connaissance, Abrigant ?

— Des nouvelles ? Aucune nouvelle, non. Juste des affaires de famille. Ça ne prendra pas plus d’une minute ou deux.

Abrigant semblait interloqué. Il lança un rapide regard à Dekkeret, puis à Dinitak, qui venait à son tour de se montrer.

— Ceci peut vraiment attendre, tu sais. Ce n’était guère mon intention de…

— Aucune importance, le coupa Prestimion. Si nous pouvons régler la question aussi vite que tu le dis…

— Dinitak et moi devons-nous retourner dans l’autre pièce, et vous laisser le salon ? demanda Dekkeret.

— Non, restez, dit Abrigant. Il ne s’agit de rien qui requière l’intimité, j’imagine. Avec votre permission messeigneurs : je ne prendrai qu’un moment. Mon frère, ajouta-t-il à l’attention de Prestimion, je viens de parler à Varaile. Elle m’a dit qu’elle et toi partirez dans un jour ou deux : pas pour le Labyrinthe, cependant, mais pour l’Ile du Sommeil. Est-ce vrai ?

— En effet.

— J’avais pensé me rendre moi-même à l’Ile, en fait, dès que j’aurais réglé les affaires courantes ici. Notre mère ne devrait pas rester seule en de telles circonstances.

Prestimion eut l’air irrité et confus.

— Es-tu en train de dire que tu aimerais m’accompagner là-bas, Abrigant ?

Le visage d’Abrigant reflétait à présent la perplexité de Prestimion.

— Ce n’est pas exactement ce que j’avais à l’esprit. L’un de nous doit assurément aller la voir ; et je supposais simplement que la responsabilité d’effectuer ce voyage m’incomberait. Le Pontife, je le croyais, a vraisemblablement des fonctions officielles importantes au Labyrinthe qui l’empêchent de faire un si long voyage. Il n’est certainement pas courant pour les Pontifes, ajouta-t-il avec un malaise croissant, d’aller sur l’île, je présume. Ni pour les Coronals, d’ailleurs.

— Quantité d’événements qui ne sont pas courants sont survenus ces dernières années, répliqua doucement Prestimion. Et je peux exercer le Pontificat partout où je me trouve.

Son visage s’assombrit.

— Je suis l’aîné de ses fils, Abrigant. Je pense que c’est à moi que revient cette tâche.

— Au contraire, Prestimion…

Dekkeret commençait à trouver de plus en plus embarrassant d’écouter cette conversation entre les deux frères. Il en avait été le témoin involontaire au début ; et à présent qu’elle tournait à la discussion tendue, il ne voulait vraiment pas l’entendre malgré lui. Il se passait là quelque chose que seul un membre de la famille pouvait entièrement comprendre, et qu’aucun étranger ne pouvait saisir.

Si Abrigant, qui avait renoncé à toutes fonctions publiques depuis l’accession au trône de Dekkeret, et avait davantage de temps libre pour les affaires de famille que son royal frère en cette époque, pensait devoir être celui qui réconforterait leur mère en cette période sombre… eh bien, Dekkeret reconnaissait qu’il avait de bonnes raisons de penser ainsi. Mais Prestimion était l’aîné. Ne devrait-ce pas être à lui de décider lequel des deux se rendrait dans l’île ?

Et Prestimion était le Pontife aussi. Personne, pensait Dekkeret, pas même le frère du Pontife, ne devrait dire une chose telle que « Au contraire » à un Pontife.

En fin de compte ce fut l’argument décisif. Prestimion écouta quelques instants de plus, faisant face à Abrigant les bras croisés et se maîtrisant avec une expression trop manifeste de patience appliquée, tandis qu’Abrigant plaidait sa cause.

— Je comprends tes sentiments, mon frère, dit-il ensuite simplement. Mais j’ai d’autres raisons, des raisons d’État, pour me trouver à l’extérieur en ce moment. L’île ne sera que la première étape de mon voyage.

Il dévisageait à présent inflexiblement Abrigant.

— Ce que je dois régler, reprit Prestimion, est la question dont nous discutions à l’instant, lorsque tu as frappé à la porte. Puisqu’il serait tant pratique que souhaitable pour moi d’aller sur l’île, il n’y a pas besoin que tu fasses également le déplacement.

Abrigant accueillit cette réponse d’un instant ou deux de silence et avec un regard déconcerté. Il sembla réaliser petit à petit que les paroles de Prestimion équivalaient à un ordre.

Dekkeret ne doutait pas un seul instant que le frère du Pontife fût toujours mécontent. Mais il n’était pas possible de poursuivre cette conversation plus longtemps. Abrigant afficha un sourire qui n’avait qu’une chaleur hivernale.

— Eh bien, dans ce cas, Prestimion, je dois céder, non ? Très bien, je cède. Transmets mon affection à notre mère, si tu le veux bien, et dis-lui que mes pensées ont été pour elle dès le début de cette tragédie.

— Je le ferai. Et ta tâche est maintenant de réconforter lady Fiorinda. Je la confie à tes soins.

Abrigant ne semblait pas non plus préparé à cela. Il était déjà contrarié par sa capitulation devant Prestimion quant au voyage sur l’île, et une nouvelle perplexité apparut sur son visage à cette dernière déclaration de Prestimion.

— Quoi ? Fiorinda va rester ici, alors ? Elle n’accompagne pas Varaile dans tes déplacements ?

— Ce ne serait pas une bonne idée, à mon avis. Varaile l’enverra chercher lorsque nous serons de retour au Labyrinthe. Jusque-là, je préfère qu’elle reste à Muldemar.

Puis, dans un geste qui parut à Dekkeret davantage une démonstration de force impériale que d’amour fraternel, Prestimion tendit avec raideur les bras vers Abrigant.

— Allons, mon frère, embrasse-moi, et ensuite je devrai retourner à cette réunion.

 

Lorsque Abrigant eut quitté la pièce et qu’ils se retrouvèrent seuls à l’intérieur, Dekkeret se tourna vers Prestimion et, pour mettre fin au vide et au silence inconfortable qui s’attardait après le départ d’Abrigant lui demanda :

— De quels voyages vouliez-vous parler, il y a un instant, Votre Majesté ? Si je puis vous le demander.

— Je n’ai pas encore pris de décision définitive. La voix de Prestimion restait coupante.

— Mais il est indéniable que vous et moi allons nous déplacer au cours des mois à venir.

Il ramassa le casque, qu’il avait laissé sur la table et fit passer la douce dentelle métallique de la main droite à la main gauche, comme une poignée de pièces d’or.

— Pouah ! Je n’aurais jamais pensé devoir manipuler à nouveau ce sale appareil. Cela m’a presque tué, une fois. Vous en souvenez-vous ?

— Nous ne l’oublierons jamais, Votre Majesté, répondit Dinitak. Nous vous avons vu tomber à genoux sous l’effort, la fois où vous l’avez utilisé pour envoyer votre esprit partout sur le monde, pour guérir les gens de la folie.

Prestimion eut un pâle sourire.

— Oui. Et vous avez dit à Dekkeret : « Ôtez-le-lui de la tête », comme je m’en souviens, et Dekkeret a répondu qu’il était interdit de traiter de la sorte un Coronal, sur quoi vous lui avez dit de l’enlever quand même, ou le monde aurait très rapidement besoin d’un nouveau Coronal. Et Dekkeret l’a donc ôté de ma tête… Je me demande, Dinitak, si vous me l’auriez vous-même enlevé si Dekkeret n’avait pas finalement accepté de le faire ?

— La question est déloyale, Prestimion, dit rapidement Dekkeret, sans se soucier de dissimuler la contrariété dans sa voix. Pourquoi lui demander une telle chose ? Je vous ai effectivement ôté le casque lorsque j’ai vu ce qu’il vous faisait.

— Je n’ai aucune objection à émettre à la question du Pontife, dit calmement Dinitak en se tournant vers Dekkeret. Je l’aurais enlevé, oui, Votre Majesté, répondit-il à Prestimion. La personne du Coronal est tenue pour sacrée, jusqu’à un certain point. Mais on ne reste pas inactif lorsque la vie du Coronal est en danger. Je comprenais la puissance de ce casque mieux que vous tous. Vous y mettiez toutes vos forces, Majesté, et vous l’aviez suffisamment longtemps utilisé. Il vous mettait en grand péril.

Le visage de Dinitak s’était violemment empourpré.

— Je n’aurais pas hésité à l’enlever de votre front si Dekkeret n’avait pu se résoudre à le faire. Et si Dekkeret avait essayé de m’en empêcher, je l’aurais repoussé.

— Bien parlé, dit Prestimion en mimant des applaudissements. J’aime la façon dont vous dites : « Je l’aurais repoussé. » Vous n’avez jamais été très fort pour la diplomatie ou le tact, n’est-ce pas, Dinitak ? Mais vous êtes assurément un honnête homme.

— Le seul que sa famille ait réussi à engendrer en dix mille ans, dit Dekkeret, en riant.

Dinitak, après un instant, se mit également à rire de bon cœur.

Seul Prestimion garda la mine sombre. L’étrange tension qui l’avait saisi depuis le tout début de leur réunion de cet après-midi-là avait augmenté après le départ d’Abrigant. Il semblait à présent parcouru par un puissant courant sous-jacent d’énervement, comme s’il luttait contre une force intérieure explosive qu’il contenait à peine.

Mais sa voix était relativement calme lorsqu’il reposa le casque sur la table.

— Eh bien, le Divin me préserve de devoir un jour porter à nouveau cet appareil ! Je ne me rappelle que trop bien sa puissance. Un homme de mon âge n’a pas intérêt à s’en approcher. Lorsque nous en aurons à nouveau besoin, c’est vous, Dinitak, qui ferez le travail, hein ? Pas moi.

Il regarda ensuite son Coronal.

— Et pas vous non plus, Dekkeret !

— L’idée ne m’était pas venue, je vous l’assure répondit Dekkeret.

Il tenait beaucoup à revenir au thème que Prestimion avait si négligemment écarté.

— Prestimion, vous avez dit il y a une minute que nous nous déplacerions tous les deux. Où pensez-vous aller ?

— J’ai l’intention de faire ce que les Pontifes font rarement. C’est-à-dire voyager ici et là dans le pays, sans plan défini. Ceci afin de mettre ma famille hors d’atteinte de la malveillance de notre ami Mandralisca.

— Sage décision, je trouve, acquiesça Dekkeret.

— J’irai d’abord sur l’île, bien entendu, probablement par la route du nord, en partant d’Alaisor : on me dit qu’en cette saison, les vents dominants y seront plus favorables. Une fois que j’aurai vu ma mère, je reviendrai sur le continent par la voie du sud, via Stoien ou Treymone. Stoien, je pense, ce serait mieux. Si je choisis alors de retourner au Labyrinthe, la route sera plus directe. Mais où je me rendrai, une fois que j’aurai atteint Alhanroel, dépendra des agissements de Mandralisca et de ses cinq brutes de maîtres, des ennuis qu’ils ont l’intention de créer, du danger dans lequel je me trouverai.

— Je prie pour que vous ne vous trouviez pas en danger, dit avec ardeur Dekkeret.

Il observa attentivement Prestimion. Le Pontife avait toujours cet air étrange. Quelque chose l’agaçait encore et encore.

— Et quels voyages avez-vous en tête pour moi, si je puis vous le demander ?

— Vous avez vous-même dit, juste avant les funérailles, que vous envisagiez de vous rendre à Zimroel et d’y étudier vous-même la situation, répondit Prestimion. Seul le temps nous dira si une telle mesure est nécessaire. J’espère que non : un nouveau Coronal a trop à faire au Château pour aller se balader sur l’autre continent. Mais vu les circonstances actuelles, vous devriez assurément vous rendre à un endroit qui vous permettra d’y aller le plus vite possible, si besoin est.

— Vous voulez parler de la côte occidentale.

— Exactement. Pendant que je ferai voile vers l’île, vous devriez suivre ma trace en zigzaguant dans les territoires de l’Ouest, jusqu’à Alaisor également.

— Vous voulez que je vous suive par voie de terre, en ce cas ?

— Oui, allez-y par le continent. Montrez-vous au peuple. La venue du Coronal dans une ville suscite toujours de bons sentiments. Votre prétexte non déguisé sera de faire une sorte de Périple, pas le Grand avec banquets et représentations de cirque, mais une espèce de préliminaire ; le nouveau Coronal fait un rapide tour des plus importantes cités du centre et de l’ouest d’Alhanroel. Emmenez Dinitak avec vous, à mon avis. Vous aurez besoin de surveiller de très près les événements de l’autre continent, et son casque vous permettra de le faire. Une fois que vous aurez atteint Alaisor, descendez la côte, et finissez par Stoien, disons, où vous attendrez que je revienne de ma visite à ma mère. Lorsque j’en aurai fini sur l’Ile, je vous retrouverai à Stoien ou dans les environs, nous nous entretiendrons et évaluerons la situation telle qu’elle sera à ce moment-là. Il sera peut-être nécessaire que vous alliez à Zimroel pour y ramener les choses sous contrôle. Ou peut-être pas. Qu’en pensez-vous ?

— C’est parfaitement conforme à mes idées.

— Bien. Bien.

Prestimion saisit la main de Dekkeret et la serra avec une force surprenante.

Puis, enfin, son sang-froid glacial se brisa. Il se détourna brusquement, et se mit à arpenter rapidement la pièce à grands pas furieux, les poings serrés, les épaules raides. Dekkeret comprit soudain la nature de l’aura de tension qui entourait Prestimion ce jour-là : il avait pendant tout ce temps été envahi par une rage à peine contenue. Ce n’était que trop évident à présent. Le fait que sa propre famille soit l’objet d’une agression, sa femme, sa fille et bien sûr Teotas, était une situation qu’il ne pouvait et ne voulait tolérer. Le visage du Pontife était gris de fatigue, mais une vive étincelle de colère brillait dans ses yeux.

Un torrent de mots passionnés qui avaient été retenus trop longtemps sortait à présent en bouillonnant de sa bouche.

— Par le Divin, Dekkeret, pouvez-vous imaginer chose plus intolérable ! Encore une autre rébellion ? De tels événements ne nous seront jamais épargnés ? Mais cette fois nous materons à la fois la rébellion et les rebelles. Nous pourchasserons ce Mandralisca, et mettrons définitivement fin à ses agissements, et aussi ces cinq frères et tous ceux qui leur jurent allégeance. Prestimion s’agitait à travers la pièce durant tout ce discours, s’arrêtant à peine pour regarder en direction de Dekkeret.

— Je vous le dis, Dekkeret, le peu de patience qu’il me restait est épuisé. J’ai passé les vingt ans de mon règne, tant comme Coronal que comme Pontife, à me battre contre des ennemis tels qu’aucun souverain de Majipoor depuis l’époque de Stiamot n’a eu à en affronter. Ils veulent rendre mon frère fou, n’est-ce pas ? Pénétrer dans les rêves de ma petite fille, même ? Non. Non ! J’en ai assez et plus qu’assez. Nous les terrasserons. Nous les éliminerons totalement. Totalement, Dekkeret !

Dekkeret n’avait jamais vu Prestimion dans une telle rage. Mais ensuite le Pontife sembla retrouver une partie de son calme. Il interrompit son va-et-vient enragé et prit position au milieu de la pièce, laissa pendre ses bras, respira lentement et profondément. Puis il indiqua avec brusquerie la porte à Dekkeret et Dinitak. Sa voix était plus calme, désormais, mais elle était froide, et même glaciale.

— Partez, maintenant, tous les deux. Partez ! J’ai besoin de parler à Varaile, de lui expliquer ce qui nous attend.

 

Dekkeret était plus qu’heureux d’être excusé de la présence du Pontife. Ce Prestimion était nouveau et effrayant. Il était conscient que Prestimion avait toujours été un homme passionné et impulsif, sa prudence et sa perspicacité intrinsèque constamment aux prises avec son impatience et son caractère houleux. Mais cela avait toujours été tempéré par la bonne humeur et l’esprit badin qui lui permettaient de trouver de nouvelles réserves de force même dans les moments de crise les plus ardus.

La modération face à l’adversité avait été la caractéristique déterminante de Prestimion tout le temps de son règne long et difficile. Dekkeret avait déjà remarqué qu’avec la cinquantaine, il semblait être devenu bourru et conservateur, comme c’est souvent le cas chez les hommes, et avait perdu une grande partie de son ressort. Prestimion semblait prendre toute cette histoire avec Mandralisca comme une offense personnelle, plutôt que comme l’attaque du caractère sacré de l’État qu’elle était réellement.

Peut-être est-ce pour cette raison, songea Dekkeret, que nous avons un système de double monarchie. Lorsque le Coronal vieillit et devient plus inflexible, il monte sur le trône suprême et est remplacé au Château par un homme plus jeune, et ainsi, la sagesse et l’expérience de l’âge sont associées à la flexibilité et la vigueur de la jeunesse pleine d’entrain.

Fulkari accueillit Dekkeret d’une étreinte chaleureuse lorsqu’il revint à leurs appartements après avoir quitté Dinitak. Elle venait de se baigner, semblait-il, et ne portait qu’un peignoir d’épaisse fourrure et un torque doré et brillant. Un doux parfum de sels de bain s’élevait de ses seins et de ses épaules. Il sentit un peu de la tension de la réunion avec Prestimion commencer à refluer.

Mais à l’évidence, elle put voir au premier coup d’œil que les choses ne se passaient pas bien.

— Tu as l’air bien étrange, dit-elle. Les choses se sont-elles mal passées entre Prestimion et toi ?

— La réunion a permis de traiter un large éventail de questions difficiles.

Dekkeret se laissa tomber avec insouciance sur un divan recouvert de velours. Il craqua de protestation lorsque le grand corps atterrit.

— Prestimion lui-même devient assez difficile.

— De quelle façon ? demanda Fulkari, en s’asseyant au pied du divan.

— D’une douzaine de façons. La longue lassitude causée par l’exercice de hautes fonctions fait son effet sur lui. Il rit beaucoup moins qu’il ne le faisait étant plus jeune. Des choses qui autrefois lui auraient paru amusantes ne l’amusent plus. Il se fâche très facilement. Abrigant et lui ont eu une curieuse petite dispute qui n’aurait jamais dû avoir lieu devant moi. Qui n’aurait jamais dû avoir lieu tout court.

Dekkeret secoua la tête.

— Je ne veux pas dire de mal de lui. C’est toujours un homme extraordinaire. Et nous ne devons pas oublier que son plus jeune frère vient de connaître une mort horrible.

— Il n’est guère étonnant qu’il se conduise ainsi, alors.

— Mais c’est pénible à voir. Je partage sa peine, Fulkari.

Elle sourit avec espièglerie. Lui prenant un pied, elle commença à le pétrir et le masser.

— Deviendras-tu toi aussi grincheux et désagréable lorsque tu seras Pontife, Dekkeret ?

Il lui fit un clin d’œil.

— Bien sûr. J’aurais l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi, autrement.

Pendant un instant, malgré son clin d’œil, elle parut le prendre au sérieux. Puis elle rit.

— Bien. Je trouve les hommes grincheux et désagréables très séduisants. Presque irrésistibles, en réalité. Cette seule pensée me met en émoi.

Elle se hissa sur le divan et alla se nicher dans le creux de son bras. Dekkeret pressa son visage contre ses cheveux couleur de cuivre brillant, en respira le parfum et l’embrassa légèrement sur la nuque. Il glissa une main dans son peignoir, suivit doucement la ligne de sa clavicule de ses doigts, puis laissa sa main descendre plus bas pour entourer l’un de ses seins. Ils restèrent ainsi un moment, aucun des deux n’étant pressé de passer à l’étape suivante.

— Nous retournons demain au Château, dit-il au bout d’un moment.

— Vraiment, maintenant ? fit Fulkari d’un air songeur. C’est bien. Même si on est bien ici aussi. Ça ne me dérangerait pas de rester une semaine ou deux.

Elle se tortilla pour se coller plus étroitement contre lui.

— Il y a beaucoup de travail qui m’attend à la maison, insista Dekkeret, se demandant pourquoi il s’obstinait à vouloir détruire l’ambiance qui s’installait. Et une fois que j’aurai rattrapé mon retard, nous aurons un petit voyage à faire.

— Un voyage ? Mm, c’est bien aussi.

Elle semblait presque sur le point de s’endormir. Elle était lovée contre lui parfaitement détendue, chaude et tendre, comme un chaton ensommeillé.

— Où irons-nous, Dekkeret ? À Stee ? High Morpin ?

— Plus loin. Beaucoup plus loin… À Alaisor, en fait.

Cette réponse la réveilla brutalement. Elle releva la tête et le regarda avec stupeur.

— Alaisor ? répéta-t-elle, en clignant des yeux. Mais c’est à des milliers de kilomètres ! Je n’ai jamais été aussi loin du Mont de ma vie ! Pourquoi Alaisor, Dekkeret ?

— Parce que, répondit-il en souhaitant profondément avoir gardé ces révélations pour plus tard.

— Juste parce que ? À l’autre bout d’Alhanroel, juste parce que ?

— C’est à la demande du Pontife, en réalité. Affaire d’État.

— Tu veux parler du sujet dont vous étiez en train de discuter ?

— Plus ou moins.

— Et de quel sujet s’agit-il exactement ?

Fulkari s’était à présent extirpée de son étreinte et s’était retournée pour lui faire face, assise en tailleur au pied du divan.

Dekkeret comprit que la prudence s’imposait. Il n’était guère en position de partager une grande partie de la véritable histoire avec elle… la rébellion qui avait censément commencé à Zimroel, la réapparition de Mandralisca, la possibilité que le casque Barjazid ait été utilisé pour conduire Teotas à la mort. Ce n’étaient pas des sujets qu’il pouvait discuter avec elle. Fulkari était toujours une simple citoyenne. Un Coronal pouvait partager de telles informations avec sa femme, mais Fulkari n’était pas sa femme.

— Quelques événements bizarres ont eu lieu ces derniers temps de l’autre côté de la mer, dit Dekkeret, choisissant ses mots judicieusement. Leur nature n’est pas particulièrement importante pour le moment. Mais Prestimion veut que je me dirige vers l’ouest et m’installe quelque part sur la côte, afin d’avoir déjà fait une partie du chemin s’il s’avère nécessaire que je me rende à Zimroel dans un avenir proche.

— Zimroel !

Elle prononça le nom comme s’il parlait d’un voyage sur la Grande Lune.

— À Zimroel, oui. Peut-être. Il n’en sera peut-être rien, tu comprends. Mais le Pontife pense que nous devons cependant nous renseigner. Par conséquent, il nous a demandé, à Dinitak et moi, de nous diriger vers Alaisor et…

— Dinitak aussi ? demanda Fulkari, en haussant les sourcils.

— Dinitak voyagera avec nous, oui. Il fera des recherches particulières pour le gouvernement, en utilisant un certain équipement de détection qui…

Non, il ne pouvait guère parler de cela non plus.

— En utilisant un certain équipement particulier, finit-il maladroitement. Il me fera des rapports quotidiens. Tu aimes bien Dinitak, non ? Cela ne te dérangera pas qu’il nous accompagne.

— Bien sûr que non… Et Keltryn ? Qu’en est-il d’elle ? demanda-t-elle.

— Je ne comprends pas, fit Dekkeret. De quoi veux-tu parler ?

— Va-t-elle venir également avec nous ? Il se sentit perdu.

— Je ne te suis pas, Fulkari. Es-tu en train de me dire que chaque fois que nous irons quelque part, tu voudras que Keltryn vienne avec nous ?

— Certainement pas. Mais nous serons partis au moins plusieurs mois, non, Dekkeret ?

— Pour le moins, oui.

— Ne crois-tu pas qu’ils vont se manquer, s’ils doivent rester loin de l’autre si longtemps ?

C’était absolument incompréhensible.

— Tu veux parler de Dinitak et Keltryn ? Se manquer ? Je ne comprends absolument rien à ce que tu dis. Se connaissent-ils seulement autrement que de vue ?

— Tu veux dire que tu ne sais pas ? dit Fulkari en riant. Il ne t’en a pas dit le moindre mot ? Et sincèrement, tu n’avais rien remarqué ? Dinitak et Keltryn ? Franchement, Dekkeret ! Franchement !