— C’est dans cette pièce que se tenait notre quartier général de guerre durant la campagne contre Dantirya Sambail, dit Prestimion sombrement, en regardant la mer au-dehors. Dekkeret, Dinitak, Maundigand-Klimd, ma mère et moi nous trouvions ici avec le casque de Barjazid, tandis que vous deux étiez dans la jungle, vous rapprochant de son camp. Mais nous étions alors encore jeunes, hein ? Maintenant nous avons tant d’années de plus, et nous devons à nouveau recommencer toute cette guerre, semble-t-il. Comme mon âme se rebelle à cette idée ! Comme je bous de rage contre ces hommes monstrueux et malveillants qui refusent de laisser le monde vivre en paix !
Derrière lui se fit entendre la voix de Gialaurys, à l’accent monotone, prononcé, de Piliplok.
— Nous avons détruit le maître, monseigneur, et nous détruirons les laquais également.
— Oui. Oui. Bien entendu. Mais quel abominable gâchis de devoir mener encore une guerre ! Quel épuisement ! Quelle inutilité !
Puis Prestimion parvint à esquisser un mince sourire.
— Et tu dois vraiment cesser de m’appeler « monseigneur », Gialaurys. Je sais que c’est une vieille habitude, mais je te rappelle que je ne suis plus Coronal. Le titre est « Votre Majesté », si tu y tiens. Tout le monde semble l’avoir appris maintenant. Ou tout simplement « Prestimion », entre nous.
— Il est très difficile pour moi de me souvenir de ces subtilités raffinées, dit Gialaurys d’un ton aigre et grincheux.
Son visage large à la mâchoire charnue, toujours dépourvu de toute tromperie, laissait clairement voir sa contrariété.
— Mon esprit n’est plus aussi vif qu’il l’était autrefois, tu sais, Prestimion.
Et d’un autre coin de la pièce s’éleva le petit rire espiègle de Septach Melayn.
Il y avait à présent une semaine que la suite Pontificale avait effectué la traversée de l’océan entre l’île du Sommeil et le continent d’Alhanroel pour le rendez-vous voulu par Prestimion avec lord Dekkeret. Le Coronal lui-même se trouvait encore sur la côte, plus au nord, selon les dernières nouvelles, quelque part un peu au sud d’Alaisor, aux alentours de Kikil ou Kimoise, mais se dirigeait vers la cité de Stoien aussi rapidement que possible. Plus qu’un jour ou deux, et il serait sans doute là.
Ils s’étaient réunis tous les trois cet après-midi-là dans l’un des appartements les plus modestes de la suite royale au sommet du Pavillon de Cristal, qui était le plus grand bâtiment de la cité de Stoien, s’élevant haut au-dessus du cœur de ce charmant port tropical. Un mur de soixante mètres de long de vitres continues offrait des vues spectaculaires depuis chaque chambre, la cité et toute sa multitude saisissante de piédestaux et de tours d’un côté, l’immense front bleu transparent comme du verre du Golfe de Stoien de l’autre.
C’était l’une des pièces donnant sur le golfe. Au cours des dix dernières minutes, Prestimion s’était tenu devant cette grande fenêtre, regardant farouchement la mer, comme s’il pouvait la traverser jusqu’à Zimroel et frapper à mort Mandralisca et ses Cinq Lords de ses seuls yeux flamboyants. Mais bien sûr, Zimroel, inconcevablement loin à l’ouest, était au-delà de la portée des yeux, soient-ils les plus terrifiants. Il se demandait à quelle hauteur devrait s’élever ce bâtiment pour qu’il puisse véritablement voir aussi loin. Aussi haut que le Mont du Château, soupçonnait-il. Plus haut.
Tout ce qu’il pouvait voir de là était de l’eau et encore de l’eau, s’incurvant à l’infini. Ce point distant sur l’horizon, s’interrogea Prestimion, pouvait-ce être l’île de la Dame, de laquelle il était si récemment revenu ? Probablement pas. Même l’île était probablement trop loin pour l’apercevoir de là.
Une fois de plus, il trouva que songer à l’immense taille de Majipoor était un fardeau. Rien que d’y penser constituait un poids sur son esprit. Quelle folie que de prétendre qu’une planète aussi gigantesque pouvait être gouvernée par seulement deux hommes en robes luxueuses assis sur de splendides trônes ! Ce qui permettait au monde de tenir était le consentement de ceux qui étaient gouvernés et s’en remettaient de leur propre choix à l’autorité du Pontife et du Coronal. Et ce consentement semblait désormais se briser, du moins à Zimroel. Il faudrait, apparemment, le restaurer par la force militaire. Et, se demandait Prestimion, quelle sorte de consentement serait-ce là ?
Depuis des jours et des jours, Prestimion était le plus souvent d’humeur sinistre, une sinistrose qui ne le quittait que rarement plus de quelques instants. Il ne pouvait dire quelle partie en était due à la tension des nombreux voyages récents, lui qui devait finalement admettre qu’il n’était plus jeune, et quelle partie au désespoir qu’il ressentait face à l’inévitabilité d’une nouvelle guerre.
Car il y aurait une guerre.
C’est ce qu’il avait dit à sa mère, des semaines plus tôt sur l’île du Sommeil, et c’est ce qu’il croyait dans chaque parcelle de son être. Mandralisca et sa faction devaient être éliminés, ou le monde tomberait en pièces. La grande bataille finale contre l’infamie que représentaient ces gens serait menée, même s’il devait marcher sur Ni-moya lui-même. Mais Prestimion espérait ne pas avoir à en arriver là. Dekkeret est mon épée, maintenant, voilà ce qu’il avait dit à la Dame Therissa, et c’était assez vrai. Lui-même aspirait à la paix du Labyrinthe. Cette pensée le surprit alors même qu’elle se formait dans son esprit. Mais c’était la vérité, la vraie vérité du Divin.
Une main derrière lui toucha son épaule, le plus léger et le plus rapide des effleurements.
— Prestimion… ?
— Que se passe-t-il, Septach Melayn ?
— Il est temps, je voudrais le suggérer, que tu cesses de fixer la mer et que tu t’éloignes de cette fenêtre. Il est temps de boire un peu de vin, peut-être. Une partie de dés, même ?
Prestimion sourit largement. Tant de fois, au fil des années, la frivolité tombant à point nommé de Septach Melayn l’avait arraché à l’abattement.
— Les dés ! Ce serait parfait, dit-il : le Pontife de Majipoor et son porte-parole à genoux sur le sol de la suite royale comme des gamins, espérant obtenir les triples yeux, ou la main et la fourchette ! Quelqu’un pourrait-il le croire ?
— Je me rappelle un jour, dit Gialaurys comme s’il parlait aux murs, où Septach Melayn et moi jouions aux dés sur le pont du bateau qui nous faisait remonter le Glayge depuis le Labyrinthe, après que Korsibar eut volé le trône, et alors qu’il faisait un double dix, j’ai levé les yeux et il y avait cette nouvelle étoile, bleu-blanc, jetant un vif éclat dans le ciel, si brillante que pendant un temps les gens l’ont appelée l’Etoile de lord Korsibar. Puis le duc Svor est monté sur le pont – ah, quel homme insaisissable ce petit Svor ! –, a vu l’étoile et déclaré : « Cette étoile est notre salut. Elle signifie la mort de Korsibar et l’élévation de Prestimion. » Ce qui était la vraie vérité du Divin. Cette étoile brille toujours avec éclat aujourd’hui. Je l’ai encore vue la nuit dernière, très haut, entre Thorius et Xavial. L’étoile de Prestimion ! L’étoile de ton ascension, voilà ce qu’elle est, et elle brille toujours ! Regardez ce soir, Votre Majesté, et elle vous parlera et vous redonnera espoir.
Il était à présent face au Pontife.
— Je t’en supplie, chasse cette tristesse, Prestimion. Ton étoile est toujours là.
— Tu es très aimable, dit doucement Prestimion.
Il était plus touché qu’il n’aurait su le dire. Au cours de ses trente ans d’amitié avec le massif, lent et peu loquace Gialaurys, il ne l’avait jamais entendu faire preuve d’une telle éloquence.
Mais bien entendu, Septach Melayn mit fin à ce moment.
— Il y a un instant seulement, Gialaurys, tu nous as dit que ton bel esprit perdait de sa vivacité, dit l’escrimeur. Et cependant, tu te rappelles une partie de dés que nous avons faite il y a la moitié d’une vie, et tu nous cites avec fidélité les paroles exactes prononcées par le duc Svor ce soir-là. N’est-ce pas particulièrement contradictoire de ta part, cher Gialaurys ?
— Je me rappelle ce qui est important pour moi, Septach Melayn, répliqua Gialaurys. Ainsi je me souviens d’événements d’il y a la moitié d’une vie plus clairement que de ce qui m’a été servi au dîner d’hier, ou de la couleur de la robe que je portais.
Et il jeta à Septach Melayn un regard comme si, après toutes ces décennies passées à faire les frais des plaisanteries de cet homme plus vif, il aurait volontiers saisi Septach Melayn dans ses énormes mains pour briser en deux son corps mince. Mais il en avait toujours été ainsi entre ces deux-là.
Prestimion riait à présent, pour la première fois depuis bien trop longtemps.
— Le vin est une bonne idée, Septach Melayn, dit-il. Mais pas, je pense, la partie de dés.
Il traversa la pièce jusqu’au buffet, où se trouvaient quelques flacons de vin, et après un instant de réflexion intérieure, choisit le jeune vin doré et velouté de Stoien, qui vieillissait si vite qu’il n’était jamais exporté au-delà de la cité de sa production. Il en versa trois pleins verres et ils restèrent assis en silence pendant un moment, buvant lentement ce vin épais, riche et fort.
— S’il doit y avoir une guerre, dit Septach Melayn au bout de quelque temps, avec une étrange tension dans la voix, alors j’ai une faveur à te demander, Prestimion.
— Il y aura une guerre. Nous n’avons d’autre alternative que d’éradiquer ces créatures.
— Alors dans ce cas, lorsque la guerre commencera, reprit Septach Melayn, j’espère que tu me permettras d’y prendre part.
— Et moi également, dit rapidement Gialaurys.
Prestimion ne trouva rien d’étonnant à ces requêtes.
Bien entendu, il n’avait pas l’intention d’y accéder ; mais il lui plaisait de voir que l’ardeur du courage brûlait toujours avec autant de vigueur chez ces deux-là. Ne comprenaient-ils pas, se demanda-t-il, que l’époque où ils combattaient était révolue ?
Gialaurys, comme nombre d’hommes de forte carrure et à l’énorme force physique, n’avait jamais été réputé pour sa souplesse ou son agilité, bien que cela n’ait pas importé pendant ses années de guerrier. Mais, comme cela avait également tendance à arriver à nombre d’hommes de sa constitution, il s’était beaucoup empâté avec l’âge, et avait à présent une démarche extrêmement lente et précautionneuse.
Septach Melayn, maigre comme un coup de trique et éternellement leste, paraissait aussi vif et souple qu’il l’était longtemps auparavant, pour l’essentiel inchangé par les années. Mais le réseau de fines lignes autour de ses yeux bleus et pénétrants racontait une tout autre histoire, et Prestimion soupçonnait que la célèbre cascade de boucles comportait désormais plus d’un cheveu blanc parmi les blonds. Il n’était guère possible qu’il puisse encore avoir les réflexes foudroyants qui l’avaient rendu invincible lors des combats en corps à corps.
Prestimion savait que le champ de bataille n’était la place d’aucun des deux, à présent, pas plus que la sienne.
— La guerre, comme je pense que vous le comprenez, devra être menée par Dekkeret, pas par moi ni par vous, dit-il avec délicatesse. Mais il sera informé de vos offres. Je sais qu’il voudra tirer parti de vos compétences et expériences.
Gialaurys rit grassement.
— Je nous vois entrer dans Ni-moya et balayer toute opposition. Quel jour ce sera, lorsque nous défilerons à six de front sur la Promenade Rodamaunt ! Et ç’aura été mon grand plaisir de conduire personnellement les troupes vers le nord depuis Piliplok. L’armée d’invasion débarquera à Piliplok, bien entendu… Et tu sais, Prestimion, ce que nous, les rudes hommes de Piliplok, pensons de ces mous habitants de Ni-moya et de leur éternelle recherche de plaisir. Quelle joie ce sera pour nous d’abattre leurs piètres portes et de pénétrer dans leur jolie cité !
Il se leva et fit les cent pas dans la pièce, en faisant des gestes si affectés et efféminés qu’un éclat de rire ravi s’empara de Septach Melayn.
— Irons-nous dans la Galerie Gossamer acheter une belle robe, aujourd’hui, mon cher ? dit Gialaurys d’une voix étranglée et haut perchée. Puis ensuite, dîner sur l’île de Narabal. J’adooore tellement cette poitrine de gammigammil avec la sauce de thognis ! Les huîtres de Pidruid ! Oh, mon cher… !
Prestimion aussi se tenait les côtes. Il ne se serait jamais attendu à ce genre de numéro de la part du bourru Gialaurys.
— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Septach Melayn plus sérieusement, lorsque l’hilarité se fut un peu calmée. Dekkeret choisira-t-il vraiment de débarquer à Piliplok, comme le dit Gialaurys ? Je pense que cela présenterait quelques problèmes.
— Il y a des problèmes dans tout ce que nous faisons, dit Prestimion, et son humeur s’assombrit de nouveau alors qu’il envisageait les réalités de la guerre qu’il était si passionnément déterminé à déclencher.
C’était bien beau de réclamer la fin des iniquités des Sambailid et de leur venimeux Premier ministre, enfin. Mais il n’avait pas la moindre idée de la véritable étendue du soutien dont bénéficiaient les Cinq Lords à Zimroel. Supposons qu’il ait déjà été possible à Mandralisca de rassembler une armée d’un million de soldats pour défendre le continent occidental contre une attaque du Coronal ? Ou de cinq millions ? Comment Dekkeret pourrait-il lever une armée assez grande pour affronter de telles forces ? Comment ces troupes seraient-elles transportées jusqu’à Zimroel ? Le transport d’un si grand nombre d’hommes serait-il même possible ? Et, si oui, à quel prix ? L’armement nécessaire, les bateaux, les provisions…
Et ensuite, l’invasion elle-même : l’étincelle dans les yeux de Gialaurys, lorsqu’il parlait des rudes hommes de Piliplok abattant les piètres portes de Ni-moya, n’entraînait aucun frisson de plaisir correspondant chez Prestimion. Ni-moya était l’une des merveilles du monde. Valait-il la peine d’incendier cette incomparable cité dans le seul but de maintenir le système mondial actuel de lois et de souverains ?
Il ne se laisserait pas fléchir dans sa conviction qu’il était nécessaire et inévitable de partir en guerre. Mandralisca était un fléau pour le monde, un fléau qui ne pourrait que se propager encore et encore, s’il restait impuni. Il ne pouvait être toléré, il ne pouvait être apaisé, il devait être anéanti.
Mais, songeait tristement Prestimion, les peuples de l’avenir le lui pardonneraient-ils jamais ? Il avait voulu que son règne soit connu comme un âge d’or. Il avait consacré tous ses efforts à ce but. Et cependant, sans qu’il sache comment, les années de son ascension avaient été marquées par une succession de catastrophes : la guerre contre Korsibar, la vague de folie qui s’était ensuivie, la rébellion de Dantirya Sambail, et à présent, il semblait certain que l’ultime accomplissement de son règne serait soit la destruction de Ni-moya, soit la partition de ce qui avait été un monde paisible en deux royaumes indépendants et hostiles l’un envers l’autre.
Les deux options paraissaient également détestables. Mais alors Prestimion se rappela son frère, Teotas, frappé de terreur jusqu’à la folie suicidaire et escaladant péniblement dans un brouillard de panique le sommet de quelque dangereux parapet du Château. Sa petite fille, Tuanelys, se tordant de frayeur dans son propre lit. Et combien d’autres personnes innocentes à travers le monde, victimes aléatoires de la malveillance de Mandralisca ?
Non. Il fallait que la chose soit faite, à n’importe quel prix. Il se força à aguerrir son âme à cette idée.
Quant à Gialaurys et Septach Melayn, ils étaient déjà gagnés par l’impatience à l’idée de la glorieuse campagne militaire qui, ils l’espéraient, couronnerait leur vie. Et, comme d’habitude, ils n’étaient pas d’accord, entendit Prestimion.
— Cette idée de vouloir débarquer à Piliplok est parfaitement idiote, mon cher ami, déclara Septach Melayn, les yeux étincelants. Ne crois-tu pas que Mandralisca puisse comprendre que c’est là que nous devrions toucher terre ? Piliplok est le port le plus facile du monde à défendre. Il aura un demi-million d’hommes en armes nous attendant au port, et le fleuve en amont sera bloqué par un millier de bateaux. Non, mon bon Gialaurys, nous devrons faire accoster nos troupes bien plus au sud. Je dirai à Gihorna. Gihorna !
Gialaurys arbora une expression de profond mépris.
— Gihorna est une terre à l’abandon, un marais lugubre, inhabitable, absolument épouvantable. Même les Changeformes ne s’en approchent pas. Mandralisca n’aura même pas besoin de le fortifier. Nos hommes s’enfonceront dans la boue et disparaîtront dès qu’ils quitteront leurs chalands de débarquement.
— Au contraire, mon cher Gialaurys. C’est précisément parce que la côte de Gihorna est si peu attrayante qu’il est peu probable que Mandralisca pense que nous y débarquerons. Mais nous le pouvons, et nous le ferons. Et ensuite…
— Et ensuite nous marcherons vers le nord pendant des milliers de kilomètres sur les rives du continent jusqu’à Piliplok, que selon toi nous devrions éviter parce que c’est le port le plus facile du monde à défendre et que l’armée de Mandralisca nous attendra là-bas, ou bien nous prendrons à l’ouest, droit dans les jungles obscures de la réserve des Changeformes et nous dirigerons par ce chemin vers Ni-moya. Est-ce vraiment ce que tu veux, Septach Melayn ? Envoyer une armée entière dans l’inconnu de la dangereuse Piurifayne dans sa route vers le nord ? Quel genre de folie est-ce là ? Je préférerais prendre le risque de débarquer directement à Piliplok et d’y mener toute bataille que nous aurons à mener. Si nous suivons l’itinéraire qui traverse la jungle, ces sales Métamorphes nous sauteront dessus et…
— Arrêtez, vous deux ! dit Prestimion avec un emportement si fougueux que Septach Melayn et Gialaurys se retournèrent tous deux vers lui, les yeux écarquillés. Toutes ces querelles sont totalement inutiles. Ce sera Dekkeret le général commandant cette guerre. Pas vous. Ni moi. C’est à lui qu’il revient de décider de ces questions de stratégie.
Ils continuèrent à le dévisager. Ils avaient tous les deux l’air secoué ; et pas seulement, pensa Prestimion, à cause de la dureté avec laquelle il venait de leur parler. C’était son renoncement au commandement, soupçonna-t-il, qui les stupéfiait autant. Cela ne ressemblait en rien au Prestimion qu’ils connaissaient depuis tant d’années de mettre fin à ce genre de discussion en disant qu’une telle question de haute politique était en dehors de sa juridiction. Il se surprenait lui-même.
Mais Dekkeret était désormais Coronal, et plus Prestimion ; Dekkeret était celui qui devrait entreprendre cette guerre, c’était à Dekkeret de concevoir la meilleure façon de la faire. Prestimion, en sa qualité de monarque suprême, pourrait proposer ses conseils, et le ferait. Mais c’est à Dekkeret qu’incomberait la responsabilité finale du succès de la guerre, et c’est lui qui aurait le dernier mot sur la stratégie à adopter.
Prestimion se dit qu’il en était heureux. Le système de gouvernement auquel il s’était consacré, l’antique système qui avait si bien fonctionné depuis que le Pontife Dvorn l’avait inventé, l’exigeait de lui. Aussi longtemps que Dekkeret, son successeur désigné en tant que Coronal, conduirait bravement et efficacement la guerre, il était juste et normal que Prestimion lui-même, en tant que Pontife, s’en tienne à un second rôle dans ce conflit. Et Prestimion n’avait aucun doute que Dekkeret le ferait.
— Un peu plus de vin, messieurs ? fit-il d’un ton plus calme.
Mais quelqu’un frappa à la porte. Septach Melayn alla ouvrir.
Il s’agissait de lady Varaile, qui était partie depuis un moment pour être avec les enfants. Tuanelys était toujours perturbée par des rêves ; et Varaile elle-même avait l’air rongée par les soucis et fatiguée, brusquement plus vieille que son âge. Le seul fait de la voir dans cet état suffit à enflammer la colère de Prestimion une fois de plus : il tuerait Mandralisca de ses propres mains, s’il en avait l’occasion.
Elle tenait un bout de papier.
— Il y a un message de Dekkeret, dit-elle. Il est à Klai, à moins d’une journée de voyage d’ici. Et espère être là demain.
— Bien, déclara Prestimion. Excellent. A-t-il autre chose à dire ?
— Seulement qu’il envoie au Pontife son affection et ses respects, et attend avec impatience la réunion avec lui.
— Moi aussi, dit Prestimion avec chaleur.
Il prit conscience, soudain, de la grande lassitude qu’il éprouvait devant les grandes responsabilités du pouvoir, et à quel point il en était venu à s’en remettre à la vigueur et la force de la jeunesse de Dekkeret. Il serait bon de le voir, oui. Et particulièrement de découvrir comment lui, Dekkeret, comptait venir à bout de cette crise. Car ce n’est plus ma tâche mais la sienne, songea Prestimion, et que j’en suis content !
Le moment viendra où vous serez impatient de devenir Pontife, lui avait jadis prédit Confalume, dans les appartements de l’ancien Pontife dans le Labyrinthe, seulement quelques jours avant sa mort. Oui. Et c’était désormais le cas. Pour la première fois, Prestimion comprit la portée de ce que lui avait dit le vieil homme ce jour-là.