Le matin au Château. L’éclatant soleil vert doré entrait dans les magnifiques appartements du sommet de la Tour de lord Thraym, résidence officielle du Coronal et de son épouse. Il envahissait en flots lumineux la vaste et splendide chambre, aux murs recouverts de grandes plaques de granit poli aux teintes chaudes, auxquelles étaient suspendues de magnifiques tapisseries en tissu d’or, où se réveillait lady Varaile.
Le Château.
Le monde entier savait de quel château il s’agissait, lorsqu’on disait « le Château » : cela ne pouvait désigner que le Château de lord Prestimion, ainsi que le peuple de Majipoor l’avait appelé ces vingt dernières années. Auparavant, il s’était appelé le Château de lord Confalume, et précédemment, celui de lord Prankipin. et ainsi de suite depuis la brumeuse nuit des temps… le Château de lord Guadeloom, le Château de lord Pinitor, le Château de lord Kryphon, le Château de lord Thraym, le Château de lord Dizimaule, Coronal après Coronal à travers la ronde des siècles de la longue histoire de Majipoor, les grands et les médiocres ainsi que ceux dont le nom et les hauts faits étaient tombés dans l’oubli, roi après roi en remontant jusqu’au fondateur lui-même, le semi-légendaire lord Stiamot, soixante-dix siècles plus tôt ; chaque monarque de l’époque avait donné son nom à l’édifice pendant la durée de son règne. Mais c’était désormais le Château du Coronal lord Prestimion et de son épouse, lady Varaile.
Les règnes ont une fin. Un jour prochain, cet endroit serait le Château de lord Dekkeret, Varaile le savait avec une quasi-certitude.
Mais fasse que ce jour ne vienne pas trop vite, priât-elle.
Elle aimait le Château. Elle avait passé la moitié de sa vie dans cet ensemble complexe et démesuré de trente mille pièces, perché au sommet de cette splendeur prodigieuse, haute de cinquante kilomètres, que constituait le Mont du Château, cette pointe colossale qui saillait sur l’immense courbe de la planète. C’était son foyer. Elle n’avait aucune envie de le quitter, comme elle savait devoir le faire le jour où lord Prestimion serait élevé au titre de Pontife, et où Dekkeret prendrait sa succession en tant que Coronal.
Ce matin-là, Prestimion se trouvant dans une des cités sur les flancs du Mont pour inaugurer un barrage, présider à l’élévation d’un nouveau duc ou accomplir l’une des myriades de fonctions exigées d’un Coronal – elle était incapable de se souvenir du prétexte de ce voyage –, lady Varaile se réveilla seule dans le grand lit des appartements royaux, comme cela lui arrivait désormais trop souvent. Elle ne pouvait suivre le Coronal aux quatre coins du monde lors de ses interminables pérégrinations. Son agitation permanente le poussait à se déplacer sans arrêt.
Il lui aurait demandé de l’accompagner dans ses voyages, si elle l’avait pu ; mais, ils en étaient tous deux conscients, ce n’était généralement pas possible. Longtemps auparavant, alors qu’ils étaient jeunes mariés, elle était allée partout aux côtés de Prestimion, mais ensuite étaient venus les enfants, ainsi que ses propres et lourdes responsabilités royales ; les cérémonies, les fonctions sociales et les audiences publiques, qui l’empêchaient de s’éloigner du Château. Il était à présent rare que le Coronal et son épouse voyagent ensemble.
Aussi nécessaires que soient ces séparations, Varaile ne s’était jamais résignée à leur fréquence. Au bout de seize ans de mariage, elle aimait Prestimion autant qu’au premier jour. Machinalement, alors que les éblouissants premiers rayons du soleil traversaient la grande fenêtre de cristal de la chambre royale, elle tourna la tête pour voir la lumière vert doré tomber sur les cheveux blonds de Prestimion sur l’oreiller à côté du sien.
Mais elle était seule dans le lit. Comme à l’accoutumée, il lui fallut un moment pour le comprendre, pour se souvenir que Prestimion était parti, quatre ou cinq jours plus tôt, pour… où ? Était-ce Bombifale ? Hoikmar ? Deepenhow Vale ? Elle avait oublié cela aussi. Quelque part, dans l’une des Cités des Pentes, peut-être, ou bien dans l’anneau des Cités Tutélaires. Il y avait cinquante villes sur les flancs du Mont. Le Coronal était en mouvement perpétuel ; Varaile ne se souciait plus de se tenir informée de son itinéraire, uniquement de la date de son retour tant attendu.
— Fiorinda ? appela-t-elle.
Depuis la pièce voisine, la réponse en chaud contralto fut immédiate :
— J’arrive, madame !
Varaile se leva, s’étira, salua son reflet dans le miroir sur le mur opposé. Elle continuait à dormir nue comme une jeune fille ; et, bien qu’elle eût à présent passé le cap de la quarantaine et donné trois fils et une fille au Coronal, elle s’accordait encore l’unique petite vanité de se réjouir de sa capacité à repousser les assauts du temps. Elle n’avait recours à aucun sortilège pour cela : Prestimion avait un jour exprimé son aversion envers de tels subterfuges, et de toute façon Varaile n’en ressentait pas le besoin, du moins jusque-là. C’était une femme de grande taille, aux cuisses longues et souples, et bien qu’étant de forte constitution, avec une ample poitrine et de larges hanches, elle ne s’était pas empâtée avec l’âge. Sa peau était lisse et ferme, ses cheveux toujours noir de jais et brillants.
— Madame a-t-elle bien dormi ? demanda Fiorinda en entrant.
— Aussi bien qu’on pouvait l’espérer, étant donné que j’ai dormi seule.
Fiorinda sourit. Elle était l’épouse de Teotas, le plus jeune frère de Prestimion, et chaque matin à l’aube quittait le lit conjugal pour être à la disposition de lady Varaile lorsque celle-ci se réveillait. Mais elle ne semblait pas en concevoir de rancune, et Varaile lui en était reconnaissante. Fiorinda était comme une sœur pour elle, davantage qu’une belle-sœur ; et Varaile, qui n’avait pas de sœur, ni de frère d’ailleurs, chérissait leur amitié.
Elles prirent leur bain ensemble, comme elles le faisaient chaque matin dans l’immense baignoire en marbre, assez grande pour six ou huit personnes, que l’épouse de quelque ancien Coronal avait jugé souhaitable d’installer dans la chambre royale. Ensuite Fiorinda, une petite femme svelte aux cheveux châtains lustrés et au sourire irrévérencieux, s’enveloppa dans un simple peignoir afin d’aider Varaile à s’habiller pour la matinée.
— Le sieronal rose, je pense, et la difina dorée d’Alaisor, dit Varaile.
Fiorinda alla lui chercher le pantalon et le corsage aux broderies délicates, et, sans qu’il soit besoin de le lui demander, rapporta également la sfifa jaune vif que Varaile aimait draper sous sa poitrine avec cet ensemble, ainsi que la large ceinture rouge feu en fin drap de Makroposopos qui lui faisait pendant. Lorsque Varaile fut habillée, Fiorinda remit ses vêtements, un gilet turquoise et une culotte orange pastel.
— Quelles sont les nouvelles ? s’enquit Varaile.
— Du Coronal, madame ?
— De tout et tout le monde !
— Il y en a très peu, répondit Fiorinda. La bande de dragons de mer qui a été repérée la semaine dernière, au large des côtes de Stoien, se dirige vers le nord, en direction de Treymone.
— Très étrange de voir des dragons de mer dans ces eaux à cette époque de l’année. Penses-tu que ce soit un présage ?
— Je dois vous dire que je ne crois pas aux présages, madame.
— Moi non plus, en réalité. Ni Prestimion. Mais que peuvent donc faire ces animaux là-bas, Fiorinda ?
— Oh ! Pourrons-nous jamais comprendre les motivations des dragons de mer, madame ?… Continuons : une délégation de Sisivondal est arrivée au Château, tard la nuit dernière, apportant des cadeaux pour le musée du Coronal.
Varaile frémit.
— Je suis allée à Sisivondal, une fois, il y a longtemps. Un endroit épouvantable, dont j’ai des souvenirs affreux. C’est là qu’est mort le prince Akbalik, premier du nom, d’une infection provoquée par la morsure d’un crabe des marais dans la jungle de Stoienzar. Je laisserai à quelqu’un d’autre le soin de s’occuper des gens de Sisivondal et de leurs présents… Te souviens-tu du prince Akbalik, Fiorinda ? Quel homme superbe c’était, calme, avisé, très cher à Prestimion. Je pense qu’il serait un jour devenu Coronal, s’il avait vécu. Il est mort à l’époque de la campagne contre le Procurateur.
— Je n’étais alors qu’une enfant, madame.
— Oui. Bien sûr. Suis-je bête !
Elle secoua la tête. Le temps passait implacablement pour eux tous. Fiorinda ici présente, une femme faite, de près de trente ans, en savait si peu sur le difficile début de règne de lord Prestimion, la rébellion du Procurateur Dantirya Sambail et la vague de folie qui avait déferlé sur le monde au même moment, ainsi que tout le reste. Évidemment, elle n’avait pas non plus la moindre idée de la terrible guerre civile qui avait précédé tout cela, la lutte entre Prestimion et l’usurpateur Korsibar. Personne ne connaissait ces événements tumultueux, à l’exception de quelques membres choisis du cercle des intimes du Coronal. Tout souvenir en avait été oblitéré chez tous les autres par les maîtres sorciers de Prestimion, et c’était aussi bien. Aux yeux de Fiorinda, cependant, même l’infâme Dantirya Sambail n’était qu’une figure sortie des livres d’histoire. Pour elle, il était un personnage de légende, rien d’autre.
Comme nous le serons tous un jour, pensa soudain Varaile avec mélancolie : de simples personnages de légende.
— D’autres nouvelles ? demanda-t-elle.
Fiorinda hésita. Cela ne dura qu’un instant, mais ce fut suffisant. Varaile comprit cette petite hésitation comme si elle lisait dans les pensées de Fiorinda.
Il y avait d’autres nouvelles, importantes, et Fiorinda les taisait.
— Oui ? Dis-moi, la pressa Varaile.
— Eh bien…
— Arrête ça, Fiorinda. Quoi que ce soit, je veux que tu me le dises tout de suite.
— Eh bien…, Fiorinda s’humecta les lèvres. Un rapport est arrivé du Labyrinthe…
— Oui ?
— C’est sans conséquence, je pense.
— Parle !
Déjà l’information prenait tout son sens dans l’esprit de Varaile, et elle lui donnait froid dans le dos.
— Le Pontife ? demanda-t-elle.
Fiorinda acquiesça tristement. Elle ne pouvait affronter le regard d’acier de Varaile.
— Mort ?
— Oh, non, rien de tel, madame !
— Alors EXPLIQUE TOI ! s’écria Varaile, exaspérée.
— Une légère faiblesse dans la jambe et le bras. La jambe gauche, le bras gauche. Il a fait mander des mages.
— Tu veux dire, une attaque ? Le Pontife Confalume a eu une attaque ?
Fiorinda ferma les yeux un instant et prit plusieurs grandes inspirations.
— Ce n’est pas encore confirmé, madame. Ce n’est qu’une supposition.
Varaile ressentit une chaleur au niveau des tempes et fut saisie d’un vertige. Elle se maîtrisa avec difficulté, s’obligeant à retrouver son sang-froid.
Ce n’est pas encore confirmé, se répéta-t-elle.
Ce n’est qu’une hypothèse.
— Tu me parles de dragons de mer au large d’une côte lointaine, d’une délégation sans intérêt d’une ville insignifiante au milieu de nulle part, et tu me dissimules la nouvelle de l’attaque de Confalume, si bien que je dois te l’arracher ? Crois-tu que je sois une enfant à qui il faut cacher les mauvaises nouvelles comme cela, Fiorinda ? dit-elle calmement. Fiorinda semblait au bord des larmes.
— Madame, comme je vous le disais il y a un instant, il n’est pas encore certain qu’il s’agissait d’une attaque.
— Le Pontife a largement dépassé les quatre-vingts ans. Et vraisemblablement les quatre-vingt-dix, à ce que je sais. Tout ce qui lui fait mander ses mages est mauvais signe. Et s’il meurt ? Tu sais ce qui se produira alors… Où as-tu appris cela, d’ailleurs ?
— Mon seigneur Teotas le tient du légat pontifical au Château, tard la nuit dernière, il me l’a dit ce matin, alors que je me préparais à venir, répondit Fiorinda de plus en plus troublée. Il vous en parlera lui-même une fois que vous aurez pris votre petit déjeuner, juste avant votre réunion avec les ministres royaux… Mon seigneur Teotas m’a exhortée à ne pas vous l’annoncer trop brutalement, car, a-t-il souligné, ce n’est pas réellement aussi grave que ça en a l’air, le Pontife a une bonne santé générale et n’est pas considéré comme étant en danger, il…
— Et de toute façon, les dragons de mer au large de la côte de Stoien sont plus importants, l’interrompit Varaile d’un ton acerbe. A-t-on envoyé un messager au Coronal ?
— Je ne sais pas, madame, répondit Fiorinda d’une voix sans force.
— Qu’en est-il du prince Dekkeret ? Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours. As-tu la moindre idée de l’endroit où il se trouve ?
— Je pense qu’il est à Normork, madame. Son ami Dinitak Barjazid l’y a accompagné.
— Pas lady Fulkari ?
— Pas lady Fulkari, non. Tout ne va pas pour le mieux entre le prince Dekkeret et lady Fulkari ces temps-ci, je crois. C’est avec Dinitak qu’il est parti, Secundi, pour Normork.
— Normork ! frémit Varaile. Une autre ville hideuse, même si Dekkeret l’aime, le Divin seul sait pourquoi. Et j’imagine que tu ignores également si quelqu’un a déjà tenté de l’avertir ? Le prince Dekkeret pourrait bien se retrouver Coronal d’ici la tombée de la nuit, mais personne n’a eu l’idée de lui faire savoir que…
Varaile se rendit compte qu’elle perdait à nouveau tout contrôle. Elle s’interrompit au milieu de son envolée.
— Petit déjeuner, reprit-elle d’un ton plus calme. Nous devrions manger quelque chose, Fiorinda. Que nous nous trouvions ou non en pleine crise ce matin, nous ne devrions pas attaquer la journée l’estomac vide, hein ?