6

 

— Encore, madame. Levez votre bâton ! Parez Parez ! Parez ! dit Septach Melayn.

Keltryn répondait à chaque botte du bâton de bois du grand homme avec rapidité et vivacité, anticipant chaque fois avec succès la direction par laquelle il viendrait sur elle, et positionnant le bâton là où il devait être. Elle n’avait aucune illusion sur sa capacité à tenir bon lors d’une rencontre contre le grand escrimeur. Mais ce n’était pas ce que l’on attendait d’elle, ni de quiconque. Ce qui était important était le développement de ses talents ; et ceux-ci se développaient à une vitesse remarquable. Elle s’en apercevait à la façon dont Septach Melayn lui souriait à présent. Il voyait en elle de véritables promesses. Plus encore, il semblait s’être pris d’affection pour elle, lui qui avait la réputation de ne pas s’intéresser davantage aux femmes qu’une pierre ne le ferait. Ainsi, depuis son retour du Labyrinthe, il avait commencé à lui accorder le rare privilège de cours particuliers dans cet art.

Elle avait fait ce qu’elle pouvait sans lui, pendant les semaines qu’avait duré son absence, pour les funérailles du vieux Pontife et les cérémonies qui avaient marqué la succession au trône impérial de Prestimion, au Labyrinthe. Durant ce temps, Keltryn était allée voir les membres de la classe d’escrime de Septach Melayn, et les avait fait s’entraîner avec elle, à un contre un.

Certains d’entre eux, qui ne s’étaient jamais faits à la présence anormale d’une femme dans la classe, l’avaient simplement repoussée en riant. Mais quelques-uns, peut-être sans autre raison que l’occasion qu’ils y voyaient de passer du temps en compagnie d’une jeune femme attirante, étaient assez bien disposés pour se prêter à sa requête. Polliex, le séduisant fils du comte d’Estotilaup, faisait partie de ce groupe. Il était extrêmement beau, par le fait, le plus bel homme que Keltryn ait connu, et il en était bien trop conscient. Il interpréta l’invitation de Keltryn de pratiquer la rapière et le bâton ensemble comme le présage d’une conquête.

Mais Keltryn, à ce moment-là, ne cherchait pas à devenir la conquête de qui que ce soit, et le visage au profil parfait de Polliex n’était de toute façon plus pertinent, une fois caché par un masque d’escrime. Après plusieurs séances avec lui, pendant lesquelles il insista pour lui demander, à plusieurs reprises, en dépit de son refus poli, de se joindre à lui pour un week-end de glisse-glaces et autres divertissements dans la cité des plaisirs de High Morpin, juste en dessous du Château, elle annula les autres entraînements avec Polliex et se tourna plutôt vers Toraman Kanna, de Syrinx, le fils du prince.

Lui aussi était un jeune homme à la beauté frappante, mince, sinueux, la peau couleur olive et de longs cheveux bruns. En fait, sa beauté était presque féminine, au point que l’on pensait généralement qu’il était l’un des compagnons de jeu de Septach Melayn. Peut-être l’était-il ; mais Keltryn découvrit rapidement qu’il trouvait aussi les femmes attirantes, en tout cas, la trouvait, elle, séduisante.

— Vous devriez tenir votre arme ainsi, dit Toraman Kanna, debout derrière elle, et levant son bras.

Puis, après avoir rectifié sa position, il laissa sa main glisser le long de sa veste d’escrime et reposer légèrement sur son sein droit. Tout aussi tranquillement, elle la repoussa. Probablement pensait-il que la toucher de cette manière faisait partie de ses prérogatives en tant que prince. Ils ne s’entraînèrent pas ensemble une seconde fois.

Audhari de Stoienzar ne lui causa pas de telles complications. Le grand garçon au visage constellé de taches de rousseur paraissait chaleureux et assez normal, mais ce qui l’intéressait lorsqu’il se trouvait avec elle dans le gymnase était l’escrime, pas le flirt. Keltryn avait déjà découvert qu’il était l’escrimeur le plus compétent de la classe. À présent, le rencontrant jour après jour, elle se concentrait pour apprendre de lui comment maîtriser l’astuce de Septach Melayn pour diviser chaque instant en ses composants et en subdivisant ceux-ci, jusqu’à ce que le temps lui-même soit ralenti et que l’on puisse passer entre les sections qui séparaient chaque instant du suivant, permettant ainsi de pouvoir facilement contrecarrer, et souvent anticiper les actions de son adversaire. Ce n’était pas une science facile à maîtriser. Mais Audhari, parce qu’il n’était pas l’homme d’épée redoutablement parfait qu’était Septach Melayn, était capable grâce aux défauts de sa technique de donner accès à Keltryn à sa considérable connaissance de la méthode.

Lorsque Septach Melayn revint du Labyrinthe, elle était presque aussi bonne qu’Audhari, et supérieure à tout le reste de la classe. Septach Melayn le remarqua immédiatement, la première fois que le groupe se réunit ; aussi, quand elle l’approcha, avec quelques craintes, au sujet de cours privés, accepta-t-il sans hésitation.

Ils se rencontraient une heure, tous les trois jours. Il était patient avec elle, gentil, tolérant les erreurs qu’elle commettait inévitablement.

— Voilà, dit-il. De cette façon. Regardez en haut et portez une botte basse, ou vice versa. Je peux lire vos intentions. Vous envoyez trop de signaux avec vos yeux.

Leurs lames se rencontrèrent. Lui fit glisser sa lame sur la sienne et la toucha légèrement à la clavicule. Si ce combat avait été sérieux, elle aurait été tuée cinq fois par minute. Jamais elle ne perçait sa garde à lui. Mais elle ne s’attendait pas à le faire. Il était un maître en tout point. Personne ne le toucherait jamais.

— Voilà ! cria-t-il. Regardez ! Regardez ! Regardez ! Hop !

Elle travaillait à stopper le temps, essayait de transformer ses mouvements lisses en une série de sauts discontinus afin de pouvoir entrer dans l’intervalle entre un segment de temps et le suivant, et finalement le toucher de la pointe de sa lame et elle y réussit presque. Mais malgré cela, il parvenait toujours à esquiver, puis, avec ce don merveilleux qui le faisait paraître revenir sur elle de deux côtés à la fois, à contre-attaquer, et elle ne pouvait se défendre.

Elle aimait s’entraîner avec lui. Elle l’aimait lui, d’une façon qui n’avait rien à voir avec le sexe. Elle avait dix-sept ans et lui… combien ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? Il était vieux, de toute façon, très vieux, malgré son panache, son élégance et sa grande beauté. Mais il ne s’intéressait absolument pas aux femmes, c’est ce que tout le monde disait. Pas de cette façon, en tout cas, même s’il semblait apprécier les femmes comme amies, et était souvent vu en leur compagnie. C’était parfait pour Keltryn. Tout ce qu’elle voulait des hommes, à ce moment de sa vie, était de l’amitié, rien de plus. Et Septach Melayn était un merveilleux ami.

Il était charmant et drôle, un homme enjoué et sémillant. Il était sage : lord Prestimion ne l’avait-il pas choisi comme Haut Conseiller du Royaume ? On le disait amateur averti de vins, il s’y connaissait en musique, poésie et peinture, et nul au Château, pas même le Coronal, n’avait une garde-robe plus élégante. Et bien entendu, il était le meilleur escrimeur du monde.

Même ceux pour qui l’escrime n’était qu’un passe-temps sans intérêt l’admiraient pour cela : on ne peut qu’admirer quelqu’un qui est supérieur à tout autre dans une discipline, indépendamment de ce qu’est cette discipline.

Septach Melayn était également gentil et bon, aimé de tous, aussi modeste que ses exploits le lui permettaient, célèbre pour son dévouement à son ami le Coronal. Il était un véritable phénix, le plus heureux, le plus enviable des hommes. Mais en apprenant à le connaître, Keltryn commença à se demander s’il n’y avait pas, quelque part au fond de lui, un noyau de tristesse qu’il s’employait à dissimuler. Indubitablement, il détestait vieillir, lui qui était un athlète si magistral et tellement beau à voir. Peut-être se sentait-il secrètement seul. Et peut-être souhaitait-il qu’il y ait quelqu’un, quelque part parmi les quinze milliards de personnes de cette planète géante, qui puisse se mesurer à lui lors d’un duel.

Au cours de la troisième semaine de leurs cours particuliers, Septach Melayn retira brusquement son masque, après qu’elle eut exécuté une série d’échanges remarquablement bien menés, et dit en la regardant attentivement de tout son haut :

— C’était très bien, madame. Je n’avais jamais vu personne progresser aussi rapidement que vous l’avez fait. Quel dommage que nous devions très bientôt cesser ces leçons !

Il ne lui aurait pas fait plus mal s’il l’avait frappée à la gorge du tranchant de sa rapière.

— Nous le devons ? fit-elle, horrifiée.

— Le Pontife arrivera sous peu au Château pour la cérémonie du couronnement de lord Dekkeret, et après cela les véritables changements commenceront dans le nouveau régime. Lord Dekkeret voudra son propre Haut Conseiller. Je pense qu’il compte nommer le frère de Prestimion, Teotas. Quant à moi, on m’a demandé de rester au service de Prestimion, cette fois comme porte-parole du Pontife. Ce qui signifie, bien sûr, que je vais quitter le Château et m’établir au Labyrinthe.

— Le Labyrinthe… oh, c’est terrible, Septach Melayn ! souffla Keltryn.

— Bah, pas aussi grave que ce que l’on dit, je pense, dit-il avec un gracieux haussement d’épaules. Il y a de bons tailleurs là-bas, et quelques restaurants dignes d’estime. De plus, Prestimion n’a pas l’intention d’être l’un de ces Pontifes reclus qui se cachent tout au fond de cet antre, et ne sortent plus au soleil du reste de leur vie. La cour voyagera beaucoup, m’a-t-il révélé. Je suppose qu’il empruntera plus souvent le Glayge dans un sens ou dans l’autre que la plupart des Pontifes, et qu’il ira plus loin, également. Mais si je suis là-bas avec lui, et vous ici, madame…

— Oui. Je vois.

— Il ne vous viendrait pas à l’esprit, j’imagine, de vous installer vous-même au Labyrinthe ? ajouta-t-il après une courte pause. Dans ce cas, bien entendu, nous pourrions continuer nos études.

Les yeux de Keltryn s’écarquillèrent. Que disait-il ?

— Mes parents m’ont envoyée au Château pour y acquérir une plus vaste éducation, Votre Excellence, répondit-elle, presque dans un murmure. Je ne crois pas qu’ils aient jamais imaginé… que j’irais… que j’irais là-bas…

— Non. Le Château n’est que lumière et gaieté ; et le Labyrinthe, eh bien, est différent. C’est ici l’endroit pour les jeunes seigneurs et dames. Je le sais.

Septach Melayn semblait bizarrement mal à l’aise.

Elle ne l’avait jamais vu autrement que parfaitement calme. Mais là, il était agité ; il tiraillait nerveusement sa petite barbe soignée, ses yeux bleu pâle ne parvenaient pas à croiser les siens.

Il n’était pas possible qu’il ressentît de désir charnel pour elle. Elle le savait. Mais malgré tout, il ne voulait visiblement pas la laisser derrière lui, lorsqu’il suivrait Prestimion dans la capitale souterraine. Il voulait que les leçons continuent. Était-ce parce qu’elle était une élève réagissant si bien ? Ou bien chérissait-il leur amitié inattendue ? Il se sent seul, pensa-t-elle. Il a peur que je ne lui manque. Elle était stupéfaite à l’idée que le Haut Conseiller Septach Melayn puisse avoir ces sentiments à son égard.

Mais elle ne pouvait l’accompagner au Labyrinthe. Ne voulait pas, ne pouvait pas, ne devrait pas. Sa vie se trouvait là au Château, pour le moment, et ensuite, supposait-elle, elle retournerait dans sa famille à Sippermit, et épouserait quelqu’un, puis… eh bien, elle ne pouvait projeter ses pensées plus loin. Mais le Labyrinthe n’avait sa place nulle part dans son avenir, selon son cours normal.

— Peut-être pourrais-je aller vous voir là-bas de temps à autre, dit-elle. Pour rafraîchir mes connaissances, vous savez.

— Peut-être, répéta Septach Melayn, et ils abandonnèrent le sujet.

 

Sa sœur, Fulkari, l’attendait dans la salle de détente du secteur de l’aile ouest du Château connu sous le nom de Galerie Setiphon, où elles avaient toutes deux leurs appartements, ainsi que leur frère Fulkarno. Fulkari y utilisait la piscine presque tous les jours. Keltryn la rejoignait généralement là après sa leçon d’escrime.

C’était une piscine superbe, un grand bassin ovale de porphyre rose avec une incrustation de malachite éclatante représentant la constellation sur tout le pourtour, juste en dessous de la surface de l’eau. L’eau elle-même venait d’une source chaude au parfum de cannelle, quelque part dans les profondeurs du Mont, et était d’une nuance de rose pâle ressemblant un peu à du vin. Apparemment, ce secteur du Château avait servi de pavillon des hôtes pour les princes de mondes éloignés en visite durant le règne de quelque Coronal depuis longtemps oublié, à une époque où le commerce entre étoiles était beaucoup plus courant qu’il ne l’était devenu par la suite, et ce lieu faisait partie de leurs installations de détente. Elle servait désormais les besoins des invités royaux venant de moins loin.

Personne d’autre que Fulkari ne se trouvait à la piscine lorsque Keltryn arriva. Elle faisait des allers-retours avec des mouvements réguliers et rapides, nageant inlassablement d’un bout à l’autre du bassin, se retournant et repartant pour le tour suivant. Keltryn, debout au bord de la piscine, l’observa un moment, admirant la souplesse du corps de sa sœur, la perfection de ses mouvements. Même à présent qu’elle avait dix-sept ans, Keltryn considérait Fulkari comme une femme, et se voyait elle-même comme une simple fille gauche. Les sept ans d’écart entre elles paraissaient un gouffre béant. Keltryn enviait la maturité des hanches de Fulkari, sa poitrine plus ample, tous ces témoignages de ce qu’elle regardait comme une plus grande féminité de sa sœur.

— Tu ne viens pas ? l’appela Fulkari.

Keltryn enleva sa tenue d’escrime, la jeta négligemment sur le côté, et se glissa dans l’eau à côté de Fulkari. L’eau était douce et apaisante. Elles nagèrent côte à côte pendant quelques minutes, sans vraiment discuter.

Lorsqu’elles se fatiguèrent des longueurs, elles se redressèrent ensemble et firent la planche, barbotant doucement.

— Qu’est-ce qui t’ennuie ? demanda Fulkari. Tu es bien silencieuse aujourd’hui. Tu as été mauvaise pendant ta leçon d’escrime, c’est cela ?

— Au contraire.

— Alors de quoi s’agit-il ?

— Septach Melayn m’a dit qu’il allait s’installer au Labyrinthe, dit Keltryn d’un ton accablé. La cérémonie du couronnement aura bientôt lieu, et ensuite il deviendra le porte-parole de Prestimion là-bas.

— J’imagine que cela met fin à ta carrière d’épéiste, alors, fit Fulkari, sans exprimer de sympathie particulière.

— Si je reste ici, oui. Mais il m’a demandé de m’installer au Labyrinthe, afin que nous puissions continuer nos leçons.

— Vraiment ! s’exclama Fulkari, puis elle gloussa. De t’installer au Labyrinthe ! Toi !… Il ne t’a pas demandé de l’épouser aussi, non ?

— Ne sois pas idiote, Fulkari.

— Il ne le fera pas, tu le sais.

Keltryn sentit la colère monter en elle. Fulkari n’avait aucune raison de se montrer aussi cruelle.

— Ne crois-tu pas que je le sache ?

— Je voulais seulement m’assurer que tu ne te faisais pas d’idées à son sujet.

— Devenir l’épouse de Septach Melayn est une chose qui ne m’est jamais venue à l’esprit, je te l’assure. Et je suis tout à fait certaine que ça ne lui est jamais venu à l’idée non plus… Non. Fulkari, je veux seulement qu’il continue à m’entraîner. Mais, bien sûr, je ne vais pas aller m’installer au Labyrinthe.

— C’est un soulagement.

Fulkari se hissa hors de l’eau. Au bout d’un instant, Keltryn la suivit. Mettant les mains derrière elle, Fulkari se pencha en arrière et s’étira avec volupté, comme un grand chat.

— Je n’ai jamais compris ton attirance pour les épées, de toute façon, ajouta-t-elle languissamment. Que gagne-t-on à être épéiste ? Surtout pour une femme.

— Que gagne-t-on à être une lady à la cour ? répliqua Keltryn. Au moins une épéiste a quelques talents avec autre chose que sa langue.

— Peut-être bien. Mais c’est un talent qui n’a aucune utilité. Enfin, cela te passera, à mon avis. Qu’un prince suscite ton intérêt et nous n’entendrons plus parler de tes rapières et de tes bâtons.

— Je suis sûre que tu as raison, fit aigrement Keltryn avec une grimace.

Elle sauta prestement sur ses pieds, courut le long du bord de la piscine jusqu’à l’autre bout et se jeta à nouveau à l’eau, plongeant si peu profondément que la douleur provoquée par le contact de l’eau résonna dans ses seins et son ventre. Nageant en mouvements courts, saccadés, violents, elle retourna à l’endroit où Fulkari était assise et releva la tête pour être vue.

— Est-ce que ton Coronal va nous donner de bonnes places pour le couronnement ? demanda-t-elle, lançant un grand sourire malveillant.

— Mon Coronal ? En quoi est-il mon Coronal ?

— Ne fais pas la maligne avec moi, Fulkari.

— Le prince Dekkeret, je devrais dire lord Dekkeret, et moi sommes de simples amis, dit Fulkari d’un ton guindé. Tout comme toi et Septach Melayn êtes amis, Keltryn.

Keltryn monta péniblement sur le rebord du bassin et se tint au-dessus de sa sœur, dégoulinant sur elle.

— Nous ne sommes cependant pas amis de la même façon que Dekkeret et toi.

— Que peux-tu bien vouloir dire par là ?

— Tu le fais avec lui, non ?

Le rouge monta aux joues de Fulkari. Mais elle n’attendit qu’un instant avant de répondre, presque avec défi.

— Eh bien, oui ! Bien entendu.

— Par conséquent, lui et toi…

— Sommes amis. Rien de plus que des amis.

— Tu ne vas pas l’épouser, Fulkari ?

— Ça ne te regarde vraiment pas, tu sais.

— Mais vas-tu l’être ? Oui ? La femme du Coronal ? Reine du monde ? Bien sûr que oui ! Tu serais folle de dire non ! Et tu ne le feras pas, car tu n’es pas folle. Tu n’es pas folle, n’est-ce pas ?

— S’il te plaît, Keltryn…

— Je suis ta sœur. J’ai des droits. Je veux seulement savoir…

— Arrête ! Arrête !

Brusquement Fulkari se leva, chercha une serviette autour d’elle, la jeta sur ses épaules comme si elle avait besoin d’un vêtement quelconque, même inutile, et se mit à faire les cent pas avec emportement. Elle était visiblement très énervée, et troublée également. Keltryn ne se souvenait pas de la dernière fois où sa sœur avait paru troublée.

— Je n’avais pas l’intention de te contrarier, dit-elle, tentant de se montrer conciliante. Tu es la meilleure amie que j’aie au monde, Fulkari. Il ne me semble pas déplacé de te demander si tu vas épouser un homme dont tu es visiblement amoureuse. Mais si ça te dérange à ce point de parler de ce sujet, j’arrête. D’accord ?

Fulkari jeta la serviette et revint vers elle. Elle s’assit à nouveau près d’elle. La tempête semblait passée. Après un petit moment, Keltryn s’enquit, les yeux brillants de curiosité :

— Comment est-ce, Fulkari ?

— Avec lui, tu veux dire ?

— Avec n’importe qui. Je n’en ai pas vraiment idée, tu vois. Je n’ai jamais…

— Non ! s’écria Fulkari, sincèrement surprise. Tu es sérieuse ? Jamais ? Pas une seule fois ?

— Non. Jamais.

Fulkari semblait avoir du mal à le croire. Cela lui paraissait une chose bien inoffensive à reconnaître, mais Keltryn se retrouva en train de souhaiter pouvoir ravaler ses paroles. Elle se sentit rougir des pieds à la tête. Honteuse de son innocence, honteuse d’être ainsi nue devant sa propre sœur, honteuse de la finesse de ses cuisses, de ses fesses plates de garçon, de la maigreur de ses petits seins hauts. Fulkari, assise là en face d’elle, semblait par comparaison une déesse de la féminité.

Mais le ton de Fulkari était doux, aimant et tendre lorsqu’elle lui répondit.

— Je dois te dire que c’est une réelle surprise. Quelqu’un d’aussi ouvert et plein d’allant que toi… qui prend des cours d’escrime avec une bande de garçons, pas moins… Je me disais, certainement, elle a dû sortir avec deux ou trois maintenant, peut-être même plus. Keltryn fit signe que non.

— Non. Pas un. Absolument personne.

— Ne crois-tu pas qu’il soit temps, alors ? demanda Fulkari, les yeux pétillants.

— Je n’ai que dix-sept ans, Fulkari.

— J’avais seize ans, la première fois. Et je pensais avoir démarré tard.

— Seize ans. Eh bien !

Keltryn secoua la tête, faisant tomber des gouttes de ses boucles roux doré.

— Mais nous avons toujours été différentes, toi et moi. Je suis beaucoup plus garçon manqué que tu ne l’as jamais été, je parie.

Elle se pencha tout près de Fulkari et demanda à voix basse :

— Qui était-ce ?

— Madjegau.

— Madjegau ?

Le nom jaillit en un cri si railleur qu’elle mit la main sur sa bouche.

— Mais c’était un tel… cornichon, Fulkari !

— Bien sûr qu’il l’était. Mais ils peuvent être des cornichons tout en étant très séduisants, tu sais. Particulièrement quand on a seize ans.

— Je n’ai jamais trouvé d’attraits aux cornichons, je dois l’avouer.

— Tu ne peux pas comprendre. C’est une question d’hormones. J’avais seize ans et j’étais mûre pour cela, Madjegau était grand et beau, et il était au bon endroit au bon moment, et… eh bien…

— J’imagine. Je t’avoue que je ne vois pas l’attrait… Est-ce que ça fait mal, la première fois, quand il te pénètre ?

— Un peu. Ce n’est pas important. Tu es concentrée sur d’autres sensations, Keltryn. Tu verras. Un de ces jours, dans un avenir pas très lointain…

Elles pouffaient toutes les deux à présent, toute animosité disparue, sœurs et amies.

— Après Madjegau, y en a-t-il eu beaucoup d’autres ? Je veux dire, avant Dekkeret ?

— Il y en a eu… quelques-uns.

Fulkari jeta un regard hésitant à Keltryn.

— Je ne suis pas convaincue que je devrais discuter de tout ça avec toi.

— Tu peux me le dire. Je suis ta sœur. Pourquoi aurions-nous des secrets ? Allez… Qui d’autre, Fulkari ?

— Kandrigo. Tu te souviens de lui, je pense. Et Jengan Biru.

— Ce qui fait trois hommes, alors ! Plus Dekkeret.

— Je n’ai pas encore mentionné Velimir.

— Quatre ! Oh, tu n’as pas honte, Fulkari ! Bien sûr je savais qu’il devait y en avoir. Mais quatre !

Elle lança un regard inquisiteur à Fulkari.

— Il n’y en a pas d’autre, si ?

— Je n’arrive pas à croire que je te raconte tout ça. Mais non, pas d’autre, Keltryn. Quatre amants. Cela ne fait pas beaucoup, en cinq ans, tu sais.

— Et ensuite Dekkeret.

— Et ensuite Dekkeret, oui.

Keltryn se pencha de nouveau vers Fulkari, la regardant au fond des yeux.

— C’est lui le meilleur, non ? Meilleur que tous les autres rassemblés. Je sais qu’il l’est. Je veux dire, je ne le sais pas, mais j’imagine… je suis sûre…

— Ça suffit, Keltryn. C’est un sujet dont je n’ai absolument pas l’intention de discuter.

— Tu n’en as pas besoin. Je lis la réponse sur ton visage. Il est merveilleux : j’en suis certaine. Et maintenant il est Coronal. Et tu vas être reine du monde. Oh Fulkari, Fulkari, je suis si heureuse pour toi ! Je ne peux te dire à quel point je…

— Arrête, Keltryn.

Fulkari se leva d’un geste brusque et vif, et commença à rassembler ses vêtements.

— Je pense qu’il est temps que nous partions, dit-elle d’un ton cassant, irrité.

Keltryn vit qu’elle avait touché un point sensible. Quelque chose n’allait pas, vraiment pas. Mais elle ne pouvait en rester là.

— Tu ne vas pas l’épouser, Fulkari ? Silence glacial. Puis :

— Non.

— Il ne te l’a pas demandé ? Il a quelqu’un d’autre en tête ?

— Non. Aux deux questions.

— Il te l’a proposé et tu l’as repoussé ? continua Keltryn, incrédule. Pourquoi, Fulkari ? Pourquoi ? Tu ne l’aimes pas ? Est-il trop vieux pour toi ? As-tu quelqu’un d’autre en tête ?… Je ne peux pas m’en empêcher, Fulkari. Je sais que tout ceci t’ennuie. Mais je n’arrive pas à comprendre comment tu peux…

À la stupéfaction de Keltryn, Fulkari sembla soudain au bord des larmes. Elle essaya de le cacher, se détournant rapidement, gardant le visage tourné face au mur, et tripotant furieusement ses vêtements. Mais Keltryn voyait les mouvements frémissants de ses épaules, comme pour refouler difficilement ses sanglots.

D’une voix sombre, caverneuse, Fulkari le dos toujours tourné, lui répondit :

— Keltryn, j’aime Dekkeret. Je veux l’épouser. C’est lord Dekkeret que je ne veux pas épouser.

Keltryn trouva cela déroutant.

— Mais… que…

Fulkari se retourna pour lui faire face.

— As-tu la moindre idée de ce qu’implique le fait d’être la femme du Coronal ? Les tâches interminables, les responsabilités, les dîners officiels, les discours ? Tu devrais jeter un œil sur le programme qu’ils établissent pour lady Varaile. C’est un cauchemar. Je ne veux pas de ça. Je suis peut-être folle, Keltryn, je suis peut-être superficielle et idiote, mais je ne peux pas changer ce que je suis. Épouser le Coronal me paraît très semblable à se porter volontaire pour aller en prison.

Keltryn la regardait fixement. La voix de Fulkari reflétait un réel tourment, et Keltryn ne mettait pas en doute sa douleur. Elle ressentit une bouffée de compassion pour elle ; mais ensuite, presque aussitôt, vinrent la contrariété, la colère et même l’indignation.

Elle s’était toujours vue elle-même comme une enfant, et Fulkari comme une femme, mais soudain les rôles étaient renversés. À vingt-quatre ans, Fulkari semblait penser qu’elle était encore une petite fille. Mais croyait-elle qu’elle allait rester une petite fille toute sa vie ? N’aspirait-elle à rien de plus que de chevaucher dans la prairie, flirter avec de beaux jeunes hommes, et parfois faire l’amour avec eux ?

Keltryn savait qu’elle ferait mieux de ne pas continuer à faire pression sur sa sœur, sur ce sujet. Mais les mots sortirent de sa bouche malgré elle.

— Pardonne-moi de te dire cela, Fulkari. Mais je suis ébahie par ce que tu viens de me dire. Tu es amoureuse de l’homme le plus désirable et le plus important au monde, et celui-ci t’aime et veut t’épouser. Mais il est sur le point de devenir Coronal, et tu dis que c’est trop de dérangement d’être la femme du Coronal ? Alors je dois te dire que tu es folle, Fulkari, la pire folle qui soit. Je suis désolée si ça te blesse, mais c’est la vérité. Une folle. Et je vais te dire autre chose : si tu ne veux pas épouser Dekkeret, je le ferai. Si j’arrive un jour à attirer son attention, du moins. Si je pouvais prendre cinq ou six kilos, je serais exactement comme toi, et j’apprendrais à faire ce que les hommes et les femmes font ensemble, et ensuite…

— Tu dis des idioties, Keltryn, fit froidement Fulkari.

— Oui. Je le sais.

— Alors arrête ! Arrête ! Arrête !

Fulkari pleurait à présent.

— Oh, Keltryn… Keltryn…

— Fulkari…

Keltryn se précipita vers elle. La serra dans ses bras. Sentit ses propres larmes couler sur ses joues.