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À Thilambaluc, une cité de taille moyenne, six cents kilomètres plus loin sur la route d’Alaisor, Dekkeret, se souvenant de ce que Prestimion lui avait raconté avoir fait au cours des premiers mois de son propre règne, se rendit au milieu de la journée sur la place du marché dans la tenue grise d’un simple voyageur, pour entendre ce qu’il y avait à entendre. Il est parfois utile pour le Coronal, avait dit Prestimion, d’avoir une connaissance de première main de ce qui se dit sur le marché. Le Château au sommet de son Mont se trouvait trop haut dans le ciel pour donner une vision suffisamment claire du monde réel.

Dinitak fut le seul à l’accompagner. Ils s’éclipsèrent pendant un moment tranquille de la matinée, sans que Dekkeret ne dise mot à personne de son entourage de ce qu’il avait en tête. Quant à Fulkari, elle se sentait légèrement mal ce jour-là, et s’était retirée dans sa chambre à l’hostellerie. Il ne lui parla pas non plus de cette sortie.

Bien que Prestimion lui ait dit avoir fait ces excursions costumé, allant jusqu’à porter perruques et fausses barbes, Dekkeret ne voyait pas l’utilité de subterfuges aussi compliqués. Prestimion, parce qu’il avait l’air si distingué, facilement identifiable au curieux contraste entre sa taille étonnamment peu impressionnante et sa présence écrasante, royale et impérieuse, aurait couru le risque d’être reconnu, même parmi des gens qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir son portrait. Son regard seul le désignait comme ce qu’il était.

Mais Dekkeret croyait qu’il était moins vraisemblable que lui-même soit démasqué là, si loin du Château. Les nouvelles pièces à son effigie n’avaient pas encore été mises en circulation, et de toute façon, qui aurait pu identifier un Coronal d’après ses traits stylisés sur la monnaie ? Les portraits du nouveau Coronal accrochés dans chaque vitrine de magasin n’étaient pas non plus particulièrement réalistes ; Dekkeret lui-même y reconnaissait à peine son image. Revêtu de la tenue ordinaire et grossière qu’il avait empruntée à l’un des palefreniers de la suite royale, avec un capuchon de drap informe rabattu sur la tête, il n’aurait l’air de rien de plus qu’un ouvrier itinérant costaud de plus, un grand homme simple qui serait venu en ville pour chercher du travail comme cantonnier, bûcheron ou tout autre métier aussi adapté à un homme de sa taille et de sa force. Il n’attirerait pas de second regard. Et personne n’aurait aucune raison de reconnaître Dinitak Barjazid.

La place du marché de Thilambaluc était un ovale à double lobe avec une route pavée passant au milieu des deux secteurs. Tout y était entassé pêle-mêle, chaque échoppe coincée entre ses voisines. Dans la moitié orientale du marché se trouvaient des dizaines d’éventaires consacrés aux fruits et légumes, ainsi que les étals des bouchers, de la viande rouge fraîche empilée partout et des ruisseaux de sang s’écoulant. Une zone affectée à la vente de petits gâteaux sucrés et de boissons légèrement mousseuses menait à une autre, où les tables étaient surmontées de piles de vêtements bon marché, en face de laquelle s’étendait une rangée des petits fourneaux branlants des omniprésents Lii vendeurs de saucisses.

De l’autre côté, à l’extrémité opposée de la route centrale, les marchandises étaient encore plus variées : des tonneaux et des sacs d’épices et de viandes sèches, des bacs de poissons vivants, des baraques où étaient suspendus de simples colliers et bracelets chatoyants, des tas de livres et d’opuscules d’occasion, usés et effilochés, des monticules de chaises d’osier et de tables piètrement laquées du même genre, s’élevant à trois mètres ou trois mètres cinquante du sol, des batteries de cuisine et autres instruments de cuisine de toutes sortes, un coin où des jongleurs et d’autres amuseurs faisaient leurs numéros, un autre où des écrivains publics tenaient leur stand, un autre faisant la réclame d’articles de sorcellerie et de magie. Les vendeurs comme les acheteurs constituaient un vaste mélange de races autres qu’humaine : un grand nombre de Ghayrogs squameux ici, quelques Hjorts couleur de cendre, un occasionnel et imposant Skandar ou Su-suheris traversant la cohue.

Dekkeret ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était trouvé sur une place de marché public. L’organisation joliment encombrée de l’endroit le fascinait. Tout était si bondé, si affairé. Il se souvenait vaguement de celle de Normork dans son enfance comme étant plus spacieuse, les marchandises généralement plus raffinées, les clients mieux habillés, mais bien sûr, Normork était une cité du Mont du Château et ceci une insignifiante ville de province au milieu de nulle part.

— Eh bien, y allons-nous ? fit-il à Dinitak.

Comme il s’y attendait, personne n’eut l’air de savoir qui il était. Il se déplaçait sans but précis sur la place, s’arrêtant à ce stand pour examiner une pyramide de melons bleus à la peau lisse disposés avec adresse, à celui-ci pour renifler un insolite fruit jaune semblable à de la crème, à celui-ci pour accepter du vendeur un petit morceau d’une viande fumée savoureuse. Aux endroits où la foule était particulièrement dense, celle-ci s’ouvrait devant lui, comme le font généralement les foules lorsqu’un homme de la taille et de la masse de Dekkeret approche, mais sans aucune sorte de déférence autre que celle inspirée par sa corpulence supérieure.

Il prêtait l’oreille partout, dans l’espoir d’entendre les opinions sur le nouveau Coronal, ou des références à des rêves récents, bizarres et déplaisants, ou des plaintes concernant de fortes taxes, n’importe quoi qui puisse l’amener à mieux comprendre la vie quotidienne dans le monde sur lequel il régnait à présent. Mais ces gens n’étaient pas venus au marché dans le but de faire la conversation. Excepté les échanges incessants entre acheteurs et vendeurs au sujet du prix et de la qualité des marchandises, ils ne parlaient que très peu.

À l’extrémité opposée à celle par laquelle Dinitak et lui étaient entrés, où se produisaient différents artistes, ils virent quinze ou vingt personnes rassemblées autour d’un homme émacié, à la barbe grise, en robe rouge et vert, qui semblait être un conteur professionnel, à en juger par sa voix claire et ferme et la sébile pleine de pièces posée par terre, bien en vue, à côté de lui.

— Les serviteurs de cet homme, disait-il, alors que Dekkeret et Dinitak approchaient, disposaient de magnifiques coupes en or remplies à ras bord de bon vin, et sur un signe du grand magicien, les coupes s’envolaient et se proposaient à tous les passants, et ceux qui le souhaitaient pouvaient y boire à volonté. Je vis aussi que ce magicien était capable de faire marcher les statues, de sauter dans le feu sans être brûlé, de présenter deux visages en même temps, de rester en l’air pendant plusieurs minutes assis en tailleur sans tomber, et d’accomplir de nombreux autres tours qui défiaient mon entendement.

Un homme râblé aux cheveux roux, au visage hâlé et sillonné de rides, se tenant juste à gauche de Dekkeret écoutait avec un respect mêlé d’effroi, la mâchoire tombante.

— De qui parle-t-il, mon ami ? demanda Dekkeret se tournant vers lui.

— Le maître mage Gominik Halvor de la cité de Triggoin, maître. Celui-là vient juste de rentrer de Triggoin, et fait le récit des choses merveilleuses qu’il a vues là-bas.

— Ah ! dit Dekkeret.

Il connaissait ce nom, Gominik Halvor : il était de Triggoin en effet, expert parmi les experts sorciers, et avait servi de mage à la cour de Prestimion au Château il y avait longtemps, avant que Dekkeret ne s’y installe. Mais pour autant que Dekkeret le sût, Gominik Halvor était mort depuis dix ans ou plus. Bah, pensa Dekkeret un bon conteur n’a pas à se soucier de tels détails insignifiants, tant qu’il plaît à son public. Et le cliquetis régulier des pièces de cuivre dans la sébile de l’homme, voire l’occasionnel éclair étincelant d’une pièce d’argent, prouvait que c’était exactement ce qu’il faisait.

— Un jour, je me tenais sur la place du marché de Triggoin, tout comme vous vous trouvez ici avec moi, poursuivit le conteur, quand un sorcier apparut : un Skandar à la fourrure bleue, presque aussi grand qu’une montagne, il prit une balle de bois avec de longues cordes solidement tressées passant dans plusieurs trous qui y étaient faits, et la jeta si haut qu’elle disparut totalement à la vue, tandis qu’il tenait le bout de la corde. Puis il fit signe à un garçon de douze ans qui était son assistant, et lui ordonna de grimper à la corde ; le garçon monta, de plus en plus haut jusqu’à ce que lui non plus ne soit plus visible.

— Le Skandar cria alors trois fois au garçon de revenir, mais le garçon ne reparut pas. Alors le Skandar prit à sa ceinture un couteau à la pointe aiguisée de cette taille – le conteur montra alors avec ses mains une lame de la taille d’une épée – et taillada violemment l’air avec, une, deux, trois, quatre, cinq fois. Au cinquième coup, l’un des bras tranchés du garçon tomba sur le sol devant lui, un instant plus tard une jambe, puis l’autre bras, l’autre jambe, et ensuite, alors que nous avions tous le souffle coupé par la stupeur et l’horreur, la tête du garçon. Le Skandar rangea alors son couteau et frappa dans ses mains, le torse du garçon tomba du ciel ; et tandis que nous regardions, les membres et la tête tranchés se rattachèrent immédiatement au tronc, et le garçon se leva et salua ! Nous fûmes si ébahis que nous nous précipitâmes pour presser le sorcier d’accepter les pièces que nous avions, non seulement des pesants et des couronnes, mais certains d’entre nous offrirent même des pièces de cinq royaux, ce qui était bien le moins que nous puissions donner pour une représentation aussi remarquable.

— Je pense qu’il doit s’agir d’une allusion subtile à notre intention, déclara Dinitak. Mais cinq royaux seraient sans doute exagérés. Voyons voir si j’ai moins.

Il prit une poignée de pièces dans sa bourse, choisit une pièce brillante d’un royal et la jeta dans le bol. Les autres spectateurs applaudirent. Ici en province, même un seul royal avait un substantiel pouvoir d’achat.

— Un autre jour, continua le conteur avec un regard reconnaissant à Dinitak. J’ai vu une démonstration d’un genre similaire par le grand mage Wiszmon Klemt, qui a produit une épaisse chaîne de bronze de cinquante mètres de long, l’a lancée dans le ciel aussi facilement que vous jetteriez votre chapeau en l’air. Elle est restée toute droite, comme si elle était attachée à un point invisible au-dessus de nos têtes. Puis des animaux furent amenés : un jakkabole, un morven, un kempile, un gleft et même un haigus. L’un après l’autre, ils ont escaladé la chaîne jusqu’au sommet où ils ont immédiatement disparu. Lorsque la dernière bête se fut évanouie, le mage claqua des doigts et la chaîne dégringola et atterrit proprement enroulée à ses pieds ; mais on n’a plus revu les animaux qui avaient disparu.

— Ceci est très divertissant, dit Dekkeret, mais pas particulièrement utile, à mon avis. Continuons-nous ?

— J’imagine que nous le devrions, reconnut Dinitak.

Alors qu’ils empruntaient le sentier qui menait au-delà du quartier des amuseurs, un homme grassouillet, à la peau huileuse, en robe écarlate souillée, se détacha de la foule et se planta devant eux. Dekkeret vit qu’il avait une petite amulette astrologique du genre appelé rohilla épinglée sur la poitrine, des fils d’or bleu enroulés autour d’un morceau de jade rose. Confalume, cet homme superstitieux, en avait porté une constamment. Autour de la gorge de cet homme se trouvait une amulette d’une autre sorte que Dekkeret ne put nommer. Un pendentif en ivoire triangulaire plat sous lequel étaient suspendues de mystérieuses runes gravées. Il était raisonnable de penser qu’il s’agissait d’un mage professionnel.

Ce qui fut rapidement confirmé.

— Je vous dis l’avenir, mon maître ? proposa l’homme en regardant Dekkeret droit dans les yeux.

— Nan, je pense pas, répondit Dekkeret en affectant l’inflexion vulgaire de l’Est.

La dernière chose qu’il souhaitait était qu’un mage, même un qui, comme celui-ci, était visiblement un charlatan, vienne scruter son âme en ce lieu.

— J’ai pas plus que quelques pièces de cuivre à moi, et vous voudriez plus que ça, hein, maître ?

— Peut-être votre riche ami, alors. Je l’ai vu lancer cette grosse pièce dans le pot.

— Nan, il est pas intéressé non plus, dit Dekkeret, qui ajouta pour Dinitak : On y va maintenant ?

Mais le mage ne se laissa pas si facilement démonter.

— Vous deux pour cinquante pesants ! Simplement la moitié d’une couronne, le tiers de mon prix habituel, parce que les affaires ne marchent pas beaucoup aujourd’hui. Qu’en dites-vous, mes maîtres ? Cinquante pesants, pour vous deux ? Une bagatelle. Une somme dérisoire. Et je vous esquisserai une carte de la route qui se dessine devant vous.

De nouveau Dekkeret secoua la tête.

Dinitak cependant rit.

— Pourquoi pas ? Voyons ce que nos étoiles nous réservent, Dekkeret !

Et avant que Dekkeret n’ait pu protester davantage, Dinitak sortit de nouveau sa bourse, y prit cinq pièces de cuivre carrées, des pièces de dix pesants, et les mit dans la main du sorcier. Le mage, souriant triomphalement, saisit le poignet de Dinitak dans sa main, scruta ses yeux et commença à murmurer des paroles censées passer pour une formule de divination.

En dépit de ses doutes, Dekkeret se surprit à se demander ce que l’homme allait leur dire. Vu son scepticisme envers tout ce qui se rapportait à la magie et l’aspect général peu reluisant de ce mage de marché, il ne s’attendait pas à entendre une quelconque information utile. Mais le degré d’inexactitude des prédictions de cet homme pourrait être amusant. S’il voyait Dinitak ouvrir un magasin à Alaisor et devenir un riche marchand, disons. Ou entreprendre un voyage vers quelque endroit fabuleux qu’il avait toujours rêvé de voir, comme le Mont du Château.

Cependant, ce qui arriva ensuite fut déconcertant et pas le moins du monde amusant. Au milieu de la récitation murmurée de la formule, le sourire disparut, le mage interrompit brutalement son chant et mit la main sur sa bouche comme s’il allait être malade. Ses yeux exorbités dévisagèrent Dinitak avec une expression d’horreur absolue, de choc et de peur. C’était la façon dont on aurait pu regarder quelqu’un qui viendrait de révéler qu’il était porteur d’une maladie mortelle.

— Voilà, dit l’astrologue.

Sa voix était pleine d’effroi.

— Gardez vos cinquante pesants, mon maître ! je suis incapable de distinguer votre horoscope. Je n’ai d’autre choix que de vous rendre votre argent.

D’une poche de sa robe, il sortit les cinq pièces de Dinitak. Puis, saisissant le poignet de Dinitak, le mage laissa tomber les pièces dans sa paume et s’éloigna en toute hâte, se retournant une ou deux fois pour lui lancer le même regard horrifié avant de se perdre dans la foule.

Le visage bistré de Dinitak était singulièrement pâle et il se mordait fortement la lèvre inférieure. Ses yeux étaient écarquillés de stupeur. Dekkeret ne l’avait jamais vu aussi ébranlé. Dinitak paraissait abasourdi par l’abrupte fin de la consultation.

— Je ne comprends pas, dit-il. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ?