17

 

— Des pourparlers, dit Dekkeret, fasciné par l’étrangeté de l’idée. On nous invite à des pourparlers !

— D’abord il essaie de vous frapper à l’aide de son casque, et ensuite il vous invite à des pourparlers ? résuma Septach Melayn, en riant. Je vois que cet homme est prêt à tout. Vous allez refuser, bien sûr.

— Je ne pense pas, répondit Dekkeret. Il nous a testés. Et maintenant que nous lui avons prouvé que Dinitak peut repousser ses attaques, je crois qu’il a compris de quel bois nous sommes faits, et veut changer de ton pour en prendre un nouveau, plus doux. Nous devrions écouter et voir à quoi il ressemble, non ?

— Mais des pourparlers ? Des pourparlers ? Monseigneur, le Coronal ne négocie pas de conditions de paix avec ceux qui contestent son autorité sacrée, se récria Gialaurys de son ton le plus grave et le plus rigoureusement solennel. Il les détruit tout simplement. Il les balaye d’un geste comme des moucherons. Il n’entame pas de discussions avec eux au sujet des concessions qu’ils lui demandent de faire, du territoire qu’ils espèrent qu’il va céder, ou quoi que ce soit d’autre. Un Coronal ne peut absolument rien concéder, jamais, à de pareilles créatures.

— Et je ne le ferai pas non plus, dit Dekkeret, en souriant légèrement devant la fervente rigueur à toute épreuve du vieux Grand Amiral. Mais refuser catégoriquement d’écouter les propositions du vertueux comte Mandralisca, ou, plutôt, celles du grand et puissant Pontife Gaviral, puisque je vois que c’est Gaviral qui nous convie à cette réunion, non, je pense que nous aurions tort d’adopter cette position. Nous devrions au moins écouter. Ces pourparlers les attireront hors de Ni-moya, ce qui nous évitera la peine de faire le siège de la cité, et peut-être de l’endommager. Nous discuterons avec eux ; et ensuite, s’il le faut, nous combattrons, mais nous avons tous les avantages de notre côté.

— Vraiment ? demanda Dinitak. Nous avons une armée, oui. Mais je vous rappelle, Dekkeret, que nous sommes en terre ennemie, très loin de chez nous. Si Mandralisca a pu réunir des forces de taille comparable aux nôtres…

— Terre ennemie ? s’écria Gialaurys. Non ! Non ! Que dites-vous ? Nous sommes à Zimroel, où la monnaie de Sa Majesté le Pontife a toujours cours, et je parle du Pontife Prestimion, pas de cette stupide marionnette aux mains de Mandralisca. Les ordonnances impériales constituent toujours la loi ici, Dinitak. Lord Dekkeret ici présent est roi de cette terre. En outre, je suis né ici, à moins de cent kilomètres de ce que vous appelez une terre ennemie. Comment pouvez-vous ne serait-ce que prononcer de telles paroles ? Comment…

— Du calme, mon bon Gialaurys, dit Dekkeret, tout prêt à éclater de rire à présent. Il y a une certaine vérité dans ce que dit Dinitak. Nous ne sommes peut-être pas en terre ennemie ici même, mais nous ne savons pas jusqu’où nous pourrons avancer en amont du fleuve avant que cela ne change. Ni-moya a proclamé son indépendance : par la Dame, elle a nommé son propre Pontife ! A commencé à frapper sa propre monnaie avec le visage idiot de Gaviral dessus, pour ce que nous en savons. Jusqu’à ce que nous ayons mis bon ordre à la situation, nous devons considérer Ni-moya comme une cité ennemie, et les terres environnantes comme un territoire hostile.

Ils avaient établi leur campement sur la rive nord du Zimr, à peu de distance de Piliplok, dans une campagne agréable et banale de collines ondulées et de fermes bien entretenues. L’air y était chaud, un vent sec soufflait du sud, et vu la couleur fauve de la végétation, il était clair que dans cette région, les pluies du printemps et du début de l’été avaient depuis longtemps cessé. Une multitude de petites cités florissantes s’alignaient le long des deux rives du fleuve dans cette région, et jusqu’ici dans chacune d’elles Dekkeret avait été salué avec plaisir et vive émotion par la foule. Quoi qu’il se passât d’étrange à Ni-moya, les représentants locaux ne semblaient en avoir que la plus vague idée, et ils en parlaient à Dekkeret avec un embarras et un malaise évidents. Ni-moya se trouvait à des milliers de kilomètres, dans une autre province, pour ces gens de la campagne, Ni-moya était sophistiquée jusqu’à la décadence ; si Ni-moya avait décidé de se lancer dans une quelconque sorte de chambardement politique particulier, il s’agissait d’une affaire entre Ni-moya et le Coronal, et sans aucun doute, le Coronal prendrait très rapidement des mesures pour ramener la situation à la normale là-bas.

— Relisez-moi les revendications des seigneurs Sambailid, voulez-vous, monseigneur ? demanda Septach Melayn.

Dekkeret parcourut les feuillets de parchemin élégamment calligraphiés.

— Mmmm… voilà. Pas de revendications, exactement. Des propositions. Le Lord Gaviral – titre intéressant ; qui donc l’a nommé lord de quoi que ce soit ? – déplore l’éventualité d’un conflit armé qui pourrait se déclarer entre les forces du peuple de Zimroel et celles du Coronal lord Dekkeret d’Alhanroel – remarquez bien qu’ici, je suis Coronal d’Alhanroel, non de Majipoor – et invite à de pacifiques négociations pour résoudre le conflit entre les aspirations légitimes du peuple de Zimroel, et l’autorité tout aussi légitime du gouvernement impérial d’Alhanroel.

— Du moins concède-t-il qu’il s’agit d’un gouvernement légitime, souligna Septach Melayn. Même s’il continue à parler du gouvernement d’Alhanroel, et non de Majipoor.

— Quoi qu’il en soit, dit Dekkeret avec un haussement d’épaules, il part du principe qu’il s’agit d’une discussion entre puissances de même rang, et cela, bien entendu, nous ne pouvons le permettre. Mais laissez-moi poursuivre : il veut, ah oui, ici, le principal point dont il veut discuter lors de notre réunion est la restauration du titre de Procurateur de Zimroel, héréditaire pour sa famille. Espère que nous pourrons parvenir à un accord pacifique concernant les pouvoirs dudit Procurateur. Laisse entendre que son titre actuel de Pontife de Zimroel n’est que provisoire, et qu’il serait disposé à renoncer à toute revendication à un Pontificat séparé, en échange d’un compromis constitutionnel accordant une plus grande autonomie à Zimroel en général et à la province de Ni-moya en particulier, tout ceci sous une procuratie Sambailid.

— Eh bien, dit Septach Melayn, voilà qui est déjà moins exagéré que ce dont nous avons entendu parler la première fois. Cela me paraît signifier qu’il serait prêt à prendre simplement le titre de Procurateur et le contrôle politique de Ni-moya et de ses environs. Ce que détenait plus ou moins Dantirya Sambail.

— Un titre dont Prestimion l’a dépouillé, dit Gialaurys. Et a juré qu’il n’y aurait plus jamais de Procurateurs à Zimroel.

Le visage à la mâchoire carrée de Gialaurys rougit, et des grondements montèrent du fond de sa gorge. Il avait l’air, songea Dekkeret, d’un immense volcan se préparant à entrer en éruption.

— Allons-nous rendre à ce neveu qui ne vaut rien ce que Prestimion a pris à son oncle, juste parce que le neveu le dit ? Dantirya Sambail, au moins, était un grand homme, à sa manière. Celui-ci n’est qu’un porc insensé, reprit-il.

— Dantirya Sambail un grand homme ? fit Dinitak, très surpris. D’après tout ce que j’ai entendu, c’était le pire des monstres !

— C’est vrai aussi, dit Dekkeret. Mais un meneur astucieux et brillant. Il n’a pas été un instrument mineur du passage de Zimroel dans le monde moderne, à l’époque où Prankipin et Confalume gouvernaient, et où ce continent était une mosaïque de petites principautés. Il a bien travaillé pour le Château et le Labyrinthe pendant quarante ans, jusqu’au jour où il s’est mis dans la tête d’être celui qui nommerait le nouveau Coronal, et ensuite plus rien n’a été pareil.

Il ajouta à l’attention de Gialaurys :

— Vous êtes de toute façon trop avisé pour croire que nous allons réellement accorder le pouvoir à ce Gaviral, seigneur Amiral. Cette lettre est l’œuvre de Mandralisca. C’est Mandralisca qui serait le véritable Procurateur, si nous permettions au titre de renaître.

— Et cependant, vous avez l’intention de parlementer, monseigneur, sachant que vous discutez en réalité avec ce serpent de Mandralisca, qui une fois déjà a essayé de vous ôter la vie ? demanda Gialaurys.

Septach Melayn caressa sa petite barbiche frisée et rit.

— Te souviens-tu, Gialaurys, du moment où nous étions tous déployés à Thegomar Edge, juste avant la dernière bataille de la guerre contre Korsibar, et qu’un héraut portant un drapeau blanc est venu de la part du prince Gonivaul, qui était alors Grand Amiral, dire que lord Korsibar espérait toujours une solution pacifique aux conflits et demandait des pourparlers ?

— Oui, il a suggéré que ce soit le duc Svor qui soit envoyé pour en discuter les conditions avec lui ? répondit Gialaurys, en souriant à ce souvenir.

— Svor était le moins guerrier et le plus retors de nous tous, expliqua Septach Melayn à Dinitak. Et il avait été un bon ami de Korsibar avant que les factions ne se divisent. Nous ne voyions aucune utilité à ces pourparlers, mais Prestimion a dit : « Cela ne peut pas faire de mal d’écouter », exactement comme Dekkeret vient de le faire aujourd’hui. Ainsi Svor est parti à dos de monture rencontrer Gonivaul à mi-distance, en terrain découvert, et Gonivaul lui a fait une proposition, qui était que Svor attende que la bataille ait commencé et se déplace à ce moment-là parmi les capitaines de Prestimion pour leur dire que lord Korsibar les ferait tous ducs ou princes, s’ils abandonnaient Prestimion au plus fort des combats et passaient à l’usurpateur. C’était l’idée que se faisait Korsibar de pourparlers.

— Et que fit Svor ? demanda Dekkeret.

— Il est revenu à notre camp et nous a dit ce qui avait été proposé, et nous avons tous bien ri, puis la bataille a commencé. Au cours de laquelle Svor est mort valeureusement, comme cela arrive, en se battant au nom de Prestimion, bien que le petit homme matois n’ait jamais été réputé pour sa bravoure avant ce jour-là.

— Et rirons-nous aussi bien, fit Dinitak, lorsque nous découvrirons quelle est l’idée que se fait Mandralisca de pourparlers ?

— C’est ce que j’espère, répondit Dekkeret.

— Vous êtes donc résolu à aller jusqu’au bout ? demanda Gialaurys.

— En effet, dit Dekkeret. Où est le héraut du Lord Gaviral ? Dites-lui que j’accepte l’invitation. Nous nous mettrons immédiatement en route pour l’endroit convenu.

Le lieu de rendez-vous était situé à cinq mille kilomètres plus en amont sur le Zimr, près d’une ville appelée Salvamot, où dans l’ancien temps le Procurateur Dantirya Sambail avait entretenu une résidence tranquille à la campagne, appelée château de Mereminene. Le domaine était resté dans la famille après la chute du Procurateur, et, apparemment, était désormais la propriété du Sambailid qui se donnait le nom de Lord Gavahaud.

— Lequel est-ce ? demanda Dekkeret à Septach Melayn. Leurs noms se ressemblent tous pour moi. Est-ce le grand ivrogne ?

— Celui-là c’est Gavinius, monseigneur. Gavahaud est le fat, le pompeux parangon de style et de goût, un véritable Mont du Château de vanité et d’une arrogance insensée. J’ai hâte de m’instruire auprès de lui des raffinements de la mode.

Dekkeret gloussa.

— Nous avons tous beaucoup à apprendre de ces gens, je pense.

— Et ils apprendront un peu de nous, monseigneur, ajouta Gialaurys.

Il n’était pas habituel pour des navires de mer de s’engager dans des voyages fluviaux, mais il n’y aurait pas eu assez de bateaux pour transporter toutes les troupes de Dekkeret, et le Zimr était si large et si profond qu’il pouvait sans difficulté accueillir les vaisseaux plus larges de la flotte maritime du Coronal. Le seul problème concerna la navigation commerciale régulière du Zimr, qui ne s’attendait pas à trouver une telle armée d’immenses bâtiments de haute mer accaparant le lit du fleuve. Ils se dispersèrent de part et d’autre, tandis que le gigantesque cortège serré de l’armada de lord Dekkeret progressait vers le nord.

Le paysage était pratiquement immuable ; une large plaine riveraine, de basses collines ondulées au-delà, et une succession de petites villes agricoles affairées échelonnées sur les deux berges, avec jour après jour un ciel brillant et un chaud soleil. Il y eut des rapports de fortes pluies à Ni-moya, des pluies torrentielles inhabituelles pour la saison, mais Ni-moya était loin, et là, sur la basse vallée du Zimr, ne régnaient qu’un temps sec et une chaleur incessante.

Il s’agissait, en théorie, du Grand Périple de l’intronisation de Dekkeret, mais il ne se rendit dans aucune des villes fluviales, se tint simplement à la proue du Lord Stiamot et salua la foule assemblée alors qu’il passait devant elle. Même lors d’un Grand Périple, il était impossible au Coronal de se rendre ailleurs que dans les cités les plus importantes, sinon, il aurait passé le reste de ses jours à aller de ville en ville, à engraisser aux banquets des maires, sans plus jamais revoir le Château. Et l’affaire de Mandralisca et des Cinq Lords était trop urgente pour permettre de telles haltes à présent, même dans des endroits relativement importants comme Port Saikforge, Stenwamp ou Gablemorn.

Ils allaient toujours de l’avant, ville après ville, traversant la paisible vallée du Zimr : Dambmuir, Orgeluise, Impemond, Haunfort Major, Cerinor, Semirod et Molagat, Thibbildorn, Coranderk, Maccathar. Septach Melayn, qui s’était institué conservateur des cartes, les désignait chacune par leur nom lorsqu’elles apparaissaient. Mais elles se ressemblaient toutes, de toute façon : la promenade au bord du fleuve, l’embarcadère où les foules de passagers attendaient le prochain bateau, les entrepôts et les bazars, les denses plantations de palmiers, d’alabandinas et de tanigales. Tandis qu’un endroit après l’autre passait devant lui dans une tache agréable, Dekkeret se retrouva une fois de plus à songer à l’immensité absolue de cette planète gigantesque qu’était Majipoor : la kyrielle de ses provinces, sa myriade de cités, ses milliards d’habitants, éparpillés sur trois grands continents si étendus que ç’aurait été l’œuvre de toute une vie, et quelques autres, de les traverser tous. Dans cette vallée à la forte densité de population, qu’importait Ni-moya, ou les Cinquante Cités du Mont du Château ? Pour ces gens, la basse vallée du Zimr était un monde à part entière, un petit univers, même, grouillant de vie et d’activité. Et cependant il y avait des dizaines, des vingtaines, des centaines de tels petits univers partout sur la planète.

C’était un miracle, pensa-t-il, qu’une planète si vaste et si peuplée ait si bien réussi à vivre en harmonie avec elle-même, du moins jusqu’à ces récents temps de troubles. Et vivrait encore en paix, jura-t-il, une fois que l’irruption pernicieuse du mal dans le monde que représentaient Mandralisca et ses pareils aurait été jugulée et excisée.

— Voici Gourkaine, dit Septach Melayn, par un matin brillant et sans nuages, alors qu’une nouvelle ville fluviale apparaissait.

— Et quelle est donc l’importance de Gourkaine ? demanda Dekkeret, car Septach Melayn avait prononcé le nom avec une emphase et des fioritures certaines.

— Absolument aucune, monseigneur, si ce n’est qu’il s’agit de la ville en aval de Salvamot, et que Salvamot est l’endroit où nos amis les Cinq Lords de Zimroel nous attendent. Nous touchons donc presque au terme de notre voyage.

 

Salvamot était une ville comme toutes les autres, excepté qu’il n’y avait pas de foules de citoyens rassemblés sur les embarcadères, impatients de saluer le Coronal lorsque son armada approcherait de leur cité, comme cela avait été le cas partout ailleurs jusque-là, même dans la proche Gourkaine. Il ne flottait pas non plus de bannières portant le portrait de lord Dekkeret et les couleurs royales. Seul un petit groupe de représentants municipaux était visible, ramassé en un petit noyau compact et à l’air anxieux sur le quai principal.

— On dirait que nous avons franchi une sorte de frontière, dit Dekkeret. Mais nous sommes encore à des milliers de kilomètres de Ni-moya. L’autorité des Cinq Lords s’étend-elle sur toute cette distance, je me le demande ?

— Gardez à l’esprit, monseigneur, que Dantirya Sambail venait fréquemment dans ses terres, rappela Septach Melayn, et sa parentèle également, je parierais. Les gens d’ici doivent ressentir une loyauté particulière envers cette tribu maintenant. Par ailleurs, regardez de ce côté…

Il indiqua un quai un peu en amont de la ville. Une douzaine ou plus de gros bateaux y étaient amarrés, et à leurs mâts battaient les longues bannières cramoisies du clan Sambailid, avec leur emblème de croissant de lune rouge sang blasonné. Il semblait que d’autres bateaux de la même sorte se trouvaient un peu au nord, derrière un léger méandre que le Zimr faisait là. Ainsi, les Cinq Lords, ou certains d’entre eux, en tout cas, étaient déjà sur place à Salvamot, et avec leur propre armada. Il n’était guère étonnant que l’ensemble des habitants ne salue l’arrivée du Coronal qu’avec une certaine dose de retenue.

Un détachement de la garde du Coronal précéda lord Dekkeret à terre. Rapidement, le capitaine des gardes revint, accompagné par un petit homme au cou épais portant la tenue noire et la chaîne dorée de sa fonction, qui se présenta comme étant Veroalk Timaran, Premier Magistrat de la municipalité de Salvamot.

— Je porterais le titre de maire, dans un autre lieu, monseigneur, informa-t-il gravement Dekkeret.

Il exprima son grand plaisir et sa satisfaction que sa cité ait été choisie pour accueillir cette conférence historique. Il s’inclina de façon si extravagante devant lady Fulkari que les veines ressortirent sur la large colonne de son cou et que son visage s’empourpra. Il allait, dit-il, escorter personnellement le Coronal et ses compagnons jusqu’au domaine du Lord Gavahaud. Le Lord Gavahaud avait fourni des flotteurs pour la suite royale, signala le Magistrat Veroalk Timaran, et ils attendaient un peu plus loin.

Il n’y avait que trois petits véhicules, avec une capacité de peut-être quinze occupants, et quasiment pas de place pour la garde du Coronal.

— Nous avons apporté nos propres flotteurs, Votre Honneur, dit aimablement Dekkeret. Nous préférons y voyager. Je serais ravi que vous montiez avec moi dans le mien.

Le Premier Magistrat n’était pas préparé à cela, et il eut l’air troublé, sans doute pas tant de la distinction d’être invité à monter dans le flotteur personnel du Coronal, que de réaliser que cette journée s’écartait déjà du scénario qui lui avait été remis. Mais il n’était pas en position de s’opposer aux souhaits du Coronal, et il observa avec ce qui semblait être une consternation croissante les hommes de Dekkeret procéder au déchargement d’une vingtaine de flotteurs du vaisseau amiral, autant du deuxième bâtiment, et continuer à en décharger d’autres encore du troisième : suffisamment de véhicules pour transporter l’intégralité du corps de garde du Coronal et un bon nombre de troupes impériales également.

— Si vous le voulez bien, Votre Honneur, dit Dekkeret en indiquant au Premier Magistrat Veroalk Trimaran un flotteur portant les armoiries de la constellation.

La cité, la ville, quelle que soit sa dénomination, de Salvamot s’éclaircit rapidement dès qu’ils s’éloignèrent du fleuve, et Dekkeret se retrouva très vite en train de parcourir une rase campagne monotone parsemée de bouquets clairsemés d’arbres élancés qui avaient un tronc brun-roux et des feuilles pourpres, puis en train de faire une ascension sinueuse sur un terrain plus fortement boisé vers un plateau bas à l’est. Le domaine du Lord Gavahaud, dit le Magistrat, se trouvait au sommet.

Fulkari se trouvait aux côtés de Dekkeret, ainsi que Dinitak. Dekkeret l’aurait volontiers laissée en arrière à Piliplok pour qu’elle l’y attende, car il n’avait aucune idée des dangers qui le guettaient lors de cette conférence, ni si elle ne se terminerait pas en une sorte de conflit armé. Mais elle ne voulut pas en entendre parler. Les Cinq Lords, dit-elle, n’oseraient pas s’en prendre à un Coronal oint. Et même s’ils tentaient le moindre acte de violence, ajouta-t-elle – et il était clair qu’elle aussi était consciente de ce risque –, quel genre d’épouse royale serait-elle si elle se dérobait alors que son seigneur était en péril ? Elle préférait mourir valeureusement avec lui, dit-elle, que de repartir dans un lâche veuvage au Château.

— Il n’y aura pas de veuvage pour toi pour l’instant, lui déclara Dekkeret. Ces hommes manquent de courage, et nous les ferons bientôt plier le genou devant nous.

En son for intérieur il n’en était pas aussi certain.

Mais cela ne faisait aucune différence. Fulkari ne serait pas écartée, et, quoi qu’il advienne, elle serait à ses côtés jusqu’à la fin de cette aventure.

Septach Melayn se trouvait dans le deuxième flotteur, Gialaurys dans le troisième, et les autres suivaient de près. C’était une force considérable, des centaines d’hommes en armes, et d’autres prêts sur le débarcadère au cas où un signal de détresse serait envoyé. Si nous nous dirigeons vers une embuscade, pensa Dekkeret, nous allons leur faire payer cher leur trahison.

Mais tout semblait assez paisible lorsque les flotteurs franchirent la grande porte en voûte du château Mereminene. Il y avait une abondance de bannières au croissant de lune, et une foule d’hommes portant la livrée verte des Sambailid, certains armés, mais seulement à la façon ordinaire des hommes d’armes qui protègent un grand domaine. Dekkeret ne vit pas de bataillons dissimulés, ni d’armes cachées attendant leur heure.

Un homme roux, grand et costaud, remarquablement laid, silhouette pomponnée, se pavanant en grande cape marron pourpré balayant le sol et collants jaunes d’une élégance affectée et beaucoup trop étroits, s’avança dans un cliquetis d’éperons dorés. Il fit à Dekkeret et Fulkari une impressionnante révérence outrée, qui s’acheva par des symboles de la constellation immodérés lorsqu’il se redressa.

— Monseigneur, madame, vous nous faites un grand honneur. Je suis le Lord Gavahaud, dont c’est le grand plaisir de vous montrer les logements qui seront les vôtres durant votre séjour. Mon noble frère sera enchanté de vous saluer ensuite, une fois que vous serez installés.

— Quelle sorte d’accent est-ce là ? demanda Fulkari à voix basse. Il articule tout par le nez. Est-ce la façon de parler à Ni-moya ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

— La fausse grandeur est la langue pratiquée ici, répondit Dekkeret. Nous devons faire attention à ne pas ricaner, quelle que soit la provocation.

Le pavillon des invités du château de Mereminene avait des parquets brillants et adamantins, des murs carrelés vermillon et des fenêtres à facettes enchâssées de façon complexe dans le plomb, de loin digne d’accueillir un Coronal en visite. La maison principale doit certainement être encore plus grandiose, songea Dekkeret. Et ce n’était qu’un domaine campagnard. Le vieux Dantirya Sambail n’était pas du genre à lésiner, semblait-il. Mais pourquoi l’aurait-il fait ? En son temps, il avait été roi de Zimroel, dans les faits, et sans aucun doute avait voulu égaler en une seule génération tout ce que les Coronals du Mont du Château s’étaient construit au cours de milliers d’années.

L’hospitalité de ce Gavahaud n’était pas chiche non plus. Le pavillon grouillait de pelotons de serviteurs faisant des courbettes, des vins rares et des fruits exotiques étaient fournis à profusion pour la délectation des invités s’ils souhaitaient se rafraîchir à leur arrivée, les draps de lit étaient de la plus belle qualité, des soies et des satins chatoyants aux chaudes nuances.

Un chambellan se présenta au bout d’une heure pour les informer qu’un dîner officiel aurait lieu ce soir-là, ajoutant que selon le vœu du Lord Gaviral aucune discussion portant sur des sujets graves ne se tiendrait avant le jour suivant.

Le Lord Gaviral, lui qui se faisait appeler Pontife de Zimroel, se rendit au pavillon des invités une heure plus tard, seul, habillé simplement, sans arme et à pied.

Dekkeret fut surpris de voir à quel point ce Gaviral était petit, pas plus grand que Prestimion et bâti de façon beaucoup moins robuste : d’aspect fragile, en réalité, avec des yeux constamment en mouvement et se tordant les lèvres comme un homme à l’esprit inquiet. Il avait entendu dire que ces Sambailid étaient des hommes laids, lourds et massifs, comme l’étaient le vieux Procurateur et ses frères, et assurément Gavahaut correspondait à cette description, mais pas celui-ci, il avait une partie de la laideur mais rien de la taille. Seuls son panache touffu de cheveux roux orangé et son nez épaté aux larges narines confirmaient sa parenté avec la tribu de Dantirya Sambail.

Mais il était assez raffiné, s’exprimait bien et faisait preuve de beaucoup de respect envers son visiteur royal, ne se comportant en aucun cas comme quelqu’un qui s’est autoproclamé Lord et même Pontife au mépris de tout l’ordre naturel des choses. Il s’enquit simplement de savoir si le Coronal trouvait le logement à sa convenance, et souhaita que l’appétit de sa seigneurie soit à même de faire honneur au festin qui l’attendait.

— Je regrette que deux de mes frères soient dans l’incapacité de se joindre à nous pour cette réunion, dit Gaviral. Le Lord Gavinius est indisposé et n’a pas pu quitter Ni-moya. Le Lord Gavdat, qui pratique l’art de la magie, est également resté en arrière, car il se livre actuellement à d’importants calculs de vaticination et a le sentiment de ne pas devoir les interrompre, même pour une conférence aussi primordiale que celle-ci.

— Je déplore leur absence, répondit courtoisement Dekkeret, bien que Septach Melayn lui ait déjà dit que Gavinius était un imbécile et un ivrogne répugnant, et que l’autre, Gavdat, était à l’évidence un imbécile d’une autre espèce, perpétuellement absorbé dans la phraséologie des études de géomancie.

Mais la courtoisie ne lui coûterait rien ; et il n’était que trop conscient que cela ne faisait aucune différence qu’il rencontre un seul frère Sambailid, cinq ou cinq cents. Mandralisca était la force qu’il fallait prendre en considération. Et de Mandralisca, rien jusque-là n’avait été dit.

Le soir était venu. L’heure du banquet.

Comme Dekkeret l’avait soupçonné, feu le Procurateur avait bel et bien vécu là sur un train proprement royal. La maison principale était constituée d’un édifice de pierre massif avec quelque sept ou dix salles aux fenêtres magnifiques rayonnant à partir de son centre, et la salle de banquet était la plus grande de toutes, une immense galerie à la conception ancienne et sans raffinement, aux poutres apparentes de brillant bois rouge de thembar, et aux murs épais et rugueux faits de grosses pierres assemblées au mortier sur une hauteur ahurissante. Et c’était là le domaine campagnard d’un petit seigneur de province ; à quoi ressemblait la procuratie de Ni-moya, se demanda Dekkeret, si la petite maison tranquille à la campagne de Dantirya Sambail était un tel endroit ?

La grande pièce était comble : la cour entière des Cinq Lords doit se trouver là, pensa Dekkeret. Le protocole fut quelque peu mis à rude épreuve à la table d’honneur. Dekkeret, en sa qualité de Coronal, avait droit à la place centrale, avec Fulkari à son côté. Mais le Lord Gaviral prétendait, du moins pour le moment, être le Pontife de ce continent, quoi que cela puisse signifier, et le Lord Gavahaud, son frère, en sa qualité de véritable propriétaire du château de Mereminene, était l’hôte putatif de cette réunion. Lequel des deux s’assiérait à la droite du Coronal ? Il y eut beaucoup de chuchotements, et au bout du compte, Gavahaud s’inclina devant Gaviral, et le laissa prendre la place d’honneur à côté de Dekkeret, mais pas avant qu’il n’y ait eu davantage de confusion concernant le troisième frère, le Lord Gavilomarin, qui était apparu entretemps, un lourdaud clignant de ses yeux larmoyants, au sourire idiot et à l’allure générale de faible d’esprit. Il prit le fauteuil central sans rien demander, le choisissant apparemment au hasard, et dut être déplacé jusqu’au bout de l’estrade, près de Septach Melayn et de Gialaurys. Dinitak était assis à l’autre bout.

Où, s’interrogeait Dekkeret, était donc l’infâme Mandralisca ?

Son nom n’avait même pas été mentionné jusque-là. Cela paraissait très étrange. Dans les premiers moments de gêne après avoir pris son siège, Dekkeret s’adressa à Gaviral, sur le ton de la vaine conversation.

— Et votre conseiller privé, dont j’ai tellement entendu parler ? Il doit certainement être ici ce soir, mais où ?

— Il n’aime pas l’attention dont bénéficie l’estrade, répondit Gaviral. Vous le trouverez là-bas à gauche, contre le mur.

Dekkeret regarda dans la direction indiquée par Gaviral, à l’autre bout de la pièce, à une table ordinaire au milieu de beaucoup d’autres. Bien qu’il n’ait jamais vu Mandralisca, il le reconnut immédiatement. Il se détachait de tous ceux qui l’entouraient comme la mort à un banquet de noces : un homme pâle, sombre, au visage dur, aux lèvres minces, revêtu d’un costume ajusté de cuir noir et luisant sans le moindre ornement à l’exception d’un large et brillant pendentif en or, manifestement l’emblème de sa charge, au bout d’une chaîne à son cou. Son regard dur et flamboyant était braqué droit sur Dekkeret, et il ne le détourna pas lorsque les yeux du Coronal se posèrent sur lui.

Ainsi voilà Mandralisca, pensa Dekkeret. Après tout ce temps, lui et moi ne sommes pas à plus de trente mètres l’un de l’autre.

Il était fasciné par le visage froid et repoussant de l’homme et par son aura sinistre. Il avait un magnétisme indiscutable, une force diabolique. Son immense volonté démoniaque transparaissait sur ses traits. Dekkeret comprenait désormais comment cet homme, l’incarnation de tout ce qui avait tourmenté Prestimion au cours de son règne par ailleurs glorieux, pouvait avoir causé autant de dégâts dans le monde pendant tant d’années. C’était une âme réellement sombre ; voilà un être dont la simple existence faisait s’interroger sur le dessein poursuivi par le Divin en le créant.

Au bout d’un long moment, le contact entre le Coronal de Majipoor et le conseiller privé du Lord de Zimroel cessa, et ce fut Mandralisca qui le premier détourna le regard, afin de faire une remarque à ses compagnons de table. Ils étaient trois : un homme d’une cinquantaine d’années ou peut-être un peu plus, quelconque et au visage rond, un jeune garçon séduisant, au visage ouvert et aux cheveux couleur d’or blanc qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, et un individu petit, au teint hâlé, atteint de strabisme, qui devait incontestablement être l’oncle honni de Dinitak, le fabricant des casques, Khaymak Barjazid de Suvrael.

Des serviteurs apportèrent du vin, et remplirent toutes les coupes. Dekkeret se demanda négligemment si la vieille coutume de Dantirya Sambail d’emmener un goûteur partout où il se rendait n’aurait pas été appropriée dans le cas présent. Bien que cela lui parût absurde, il posa sa main sur celle de Fulkari lorsqu’elle voulut la tendre pour prendre machinalement sa coupe de vin et la retint.

Elle lui lança un regard interrogateur.

— Nous devons attendre le toast, murmura-t-il, ne sachant que dire d’autre.

— Oh ! Bien sûr, dit-elle, d’un air légèrement confus.

Le Lord Gaviral était à présent debout, sa coupe de vin dans la main. La salle fit silence.

— Aux bonnes relations, dit-il. À l’harmonie. À l’entente. À l’amitié éternelle entre les continents.

Il se tourna vers Dekkeret et but. Dekkeret, prenant conscience que son vin avait été versé du même flacon que celui de Gaviral, se leva et lui rendit son toast avec les mêmes banalités creuses, et but également. Il s’agissait d’un vin magnifique. Quoi qu’il puisse se passer ici au château de Mereminene, ils ne seraient pas empoisonnés ce soir-là, décida-t-il.

Tout autour de la salle, les Sambailid se tenaient debout, tous des hommes, remarqua Dekkeret, levant leur coupe et s’écriant : « Aux bonnes relations ! À l’harmonie ! À l’entente ! » Même Mandralisca s’était joint au toast, bien que ce qu’il tînt à la main fût un verre d’eau et non une coupe de vin.

— Votre conseiller privé n’a pas de goût pour le vin, hein ? fit Dekkeret à Gaviral.

— Il l’exècre, en fait. Il refuse d’y toucher. Il a dû en boire trop, j’imagine, quand il était le goûteur de mon oncle, le Procurateur.

— Je vois ce que vous voulez dire. Si je pensais qu’il risque d’y avoir du poison dans chaque coupe de vin que l’on me tend, je pourrais en perdre le goût, moi-même, au bout d’un an ou deux, dit Dekkeret, qui rit et but une autre gorgée.

Il lui semblait toujours très étrange que Mandralisca ne se soit pas avancé pour être présenté. Le plus simple maire de province était toujours imprudent de décliner son nom et son ascendance à un Coronal en visite ; et voilà un homme qui occupait le rang de conseiller privé auprès de quelqu’un qui se donnait le titre de lord et prétendait au pouvoir sur la totalité de Zimroel, et il décidait de s’installer plutôt avec ses propres compagnons à une table éloignée. Mais c’était apparemment le style de Mandralisca : se tapir à l’arrière-plan et laisser à quelqu’un d’autre la gloire visible. C’est ainsi qu’il avait opéré du temps de Dantirya Sambail, et il semblait qu’il opérait toujours ainsi à présent.

Dekkeret fit à nouveau observer la timidité évidente de Mandralisca à Gaviral à un moment de la soirée, en disant qu’il était curieux qu’il ne soit pas à la table d’honneur.

— C’est un homme de très humble origine, vous savez, dit Gaviral avec dévotion. Il considère que sa place n’est pas ici avec ceux d’entre nous dont les ancêtres étaient si grands. Mais vous le rencontrerez demain, monseigneur, quand nous nous réunirons tous sur le pré pour étudier en détail le traité que nous souhaitons vous soumettre.