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— Une réunion au petit déjeuner, voilà ce qu’il veut, dit Prestimion. Une discussion de la plus haute priorité, dit-il, juste nous deux, le Pontife et le Coronal ensemble. Ni Septach Melayn, ni Gialaurys, ni même toi, Varaile. Et la nuit dernière seulement, il demandait davantage de temps pour préparer son plan d’invasion, parce qu’il travaille sans Haut Conseiller. Qu’a-t-il pu lui arriver pendant la nuit, à ton avis ?

Varaile sourit.

— Il te connaît très bien, Prestimion. Il sait combien tu apprécies peu ce genre de délais.

— Je ne crois pas que ce soit cela. Je suis peut-être un homme impatient, impulsif, mais Dekkeret ne l’est certainement pas. Et là, je ne l’ai pas pressé, pour une fois. J’ai admis, hier, qu’il serait bon qu’il prenne trois ou quatre jours pour réfléchir à la situation. Au lieu de quoi il revient vers moi dès le matin suivant. Il doit y avoir une raison à cela. Et je ne suis pas sûr qu’elle va me plaire lorsque je découvrirai de quoi il retourne.

 

La réunion se tint dans une salle à manger privée, adjacente aux appartements du Pontife, du côté est du bâtiment, face à la glorieuse lumière matinale du soleil vert doré. Sur l’ordre de Prestimion, le repas avait été servi en une seule fois, plateaux de fruits, poisson fumé, une pile de gâteaux de stajja bruns sucrés, un vin léger de petit déjeuner. Ni l’un ni l’autre n’y toucha beaucoup. Dekkeret paraissait être d’humeur très étrange, tendu, extrêmement crispé, et avec cependant les yeux brillants, une expression bizarrement exaltée dans le regard, comme s’il avait eu une vision d’extase au cours de la nuit.

— Laissez-moi vous expliquer mon plan, commença-t-il, lorsque les brèves amabilités mondaines furent terminées. Avec les modifications que j’y ai apportées, conséquences d’une nuit de réflexion.

Il y avait quelque chose de quasi théâtral dans la façon dont Dekkeret avait fait cette déclaration. Prestimion en fut perplexe.

— Poursuivez, dit-il.

— Ce queje me propose, dit Dekkeret, est d’entreprendre immédiatement le premier Grand Périple de mon règne. Cela me donnera un prétexte pratique et qui ne prête pas à controverse pour me rendre à Zimroel. Puisque je suis déjà ici sur la côte occidentale, j’annoncerai qu’il s’agit de ma première étape. Je me mettrai en route dès que possible. Je voguerai directement jusqu’à Piliplok, remonterai le Zimr jusqu’à Ni-moya, continuerai dans les lointaines terres occidentales, en faisant halte à Dulorn, Pidruid, Narabal, Til-omon, toutes ces cités de l’Ouest où « lord Dekkeret » n’est rien d’autre qu’un nom.

Il s’interrompit alors, comme pour donner à Prestimion une chance de manifester son approbation.

— Je vous rappelle, Dekkeret, qu’il y a une insurrection là-bas, objecta Prestimion, de plus en plus abasourdi par les paroles et l’attitude du Coronal. Ce dont nous avons parlé hier était que vous envahissiez Zimroel avec une armée importante, afin de réprimer ce soulèvement. Une campagne de guerre contre les rebelles qui défient notre autorité. La guerre. C’était un événement très différent d’un Grand Périple.

— Prestimion, c’est vous qui avez parlé d’une invasion, répondit sereinement Dekkeret. Je ne l’ai jamais fait. Envahir Zimroel, lever la main pour faire la guerre à son peuple, qui est mon peuple : ce ne sont pas des politiques sur lesquelles je peux être d’accord.

— Ainsi vous vous opposez à l’idée de traiter cette rébellion par la force ?

— On ne peut plus catégoriquement, Majesté.

Prestimion sentit le sang commencer à bouillir dans ses veines. Il était autant ébahi par l’air d’aimable et calme assurance de Dekkeret que par la franche insubordination exprimée par ses paroles.

Il se contrôla avec quelques efforts.

— Je pense que vous n’avez pas le choix, monseigneur. Comment pouvez-vous ne serait-ce que penser à un Grand Périple sous la forme habituelle en une telle époque ? Pour ce que vous en savez, vous arriverez à Piliplok et découvrirez qu’ils ont juré allégeance à l’un de ces frères Sambailid, l’ont acclamé comme Procurateur, ou peut-être même comme Pontife, et ne vous laisseront pas débarquer. Imaginez la scène : le Coronal de Majipoor repoussé au port ! Que ferez-vous alors, Dekkeret ? Ou bien vous irez jusqu’à Ni-moya et le fleuve sera bloqué par une flotte hostile, et on vous dira que vous êtes en territoire Sambailid et n’êtes pas le bienvenu. Et ensuite ? Ne considérerez-vous pas cela comme un motif de guerre ?

— Pas nécessairement. Je leur rappellerai l’alliance qui engage leur loyauté.

Prestimion le regarda fixement.

— Et s’ils vous rient au nez, quel genre d’action entreprendrez-vous ?

— Je vous ai promis, Prestimion, de faire tout ce qui devrait être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel. J’ai l’intention de tenir cette promesse.

— Par des mesures qui cependant ne vont pas jusqu’à la guerre totale.

— Je n’ai jamais dit ça. J’aurai des troupes avec moi. Je les utiliserais si je le devais. Mais je ne pense pas qu’une guerre sera nécessaire.

— Si je vous dis que je la considère comme la seule solution, nous nous retrouverons en conflit direct, vous et moi, n’est-ce pas ?

Prestimion parlait toujours sur un ton mesuré, mais sa colère enflait de seconde en seconde. C’était un événement qu’il n’avait jamais imaginé. Au cours de toutes ces années, depuis l’émergence de Dekkeret comme choix évident de prochain Coronal, Prestimion n’avait jamais pensé que Dekkeret et lui pourraient ne pas partager la même opinion sur une quelconque grande question d’État. Voir son propre protégé s’élever contre lui en temps de crise semblait être l’ultime trahison.

— Je ne saurais que trop vous recommander de repenser à ce que vous venez de déclarer.

— Vous êtes le Pontife, Majesté. Je vous obéis en toute chose et le ferai toujours. Mais je vous le dis, Prestimion, je m’oppose à votre guerre de toute mon âme.

— Ah ! fit Prestimion. De toute votre âme.

 

Prestimion ne s’était pas senti aussi déconcerté depuis le moment, longtemps auparavant, où il avait regardé le fils de Confalume, Korsibar, placer la couronne de la constellation sur sa propre tête, de ses propres mains, et se proclamer roi. Qu’est censé faire le Pontife, se demanda-t-il, lorsque son Coronal lui renvoie ses ordres au visage ? Confalume ne l’avait pas préparé à une telle situation. Soudain, Prestimion vit la relation entre lui en sa qualité de Pontife et Dekkeret en celle de Coronal telle que devait l’avoir vue le vieillissant et de plus en plus incompétent Confalume, cédant à contrecœur le pouvoir au jeune et énergique lord Prestimion, à sa propre époque.

Il lutta pour contenir sa colère montante. Encore un instant et il se mettrait à hurler et tempêter. Cela ne devait pas se produire. Pour gagner du temps, il rompit un gâteau de stajja en deux, le grignota sans intérêt et le fit passer avec du vin doré frais.

— Très bien, reprit enfin Prestimion. Vous pensez pouvoir éviter la guerre. Nul doute que vous le puissiez, si vous êtes résolu à ne pas en déclencher une. Mais il nous reste toujours le problème de Mandralisca et de son soulèvement. Vous avez promis de les mater tous deux. Comment comptez-vous donc y parvenir, si ce n’est par la force militaire ?

— De la même façon dont nous avons procédé lors de la campagne contre le Procurateur. Mandralisca a un casque. Nous avons également des casques. Il a un Barjazid ; j’ai un Barjazid. Mon Barjazid se montrera plus habile que son Barjazid et lui fera quitter la scène ; ce qui laissera Mandralisca à ma merci.

— Je trouve que c’est naïf de votre part, Dekkeret.

La colère flamba alors un instant dans les yeux de son cadet.

— Et je pense que votre soif de guerre contre vos propres citoyens est véritablement inconvenante pour quelqu’un qui se prend pour un grand monarque, Prestimion. Tout particulièrement quand il s’agit d’une guerre que vous mènerez par personnes interposées, à de nombreux milliers de kilomètres du champ de bataille.

Il était difficile à Prestimion de croire que Dekkeret avait réellement dit une telle chose.

— Non ! rugit-il, frappant la table du plat de la main, si violemment qu’il fit sauter les couverts et voler le flacon de vin par-dessus le bord. Injuste ! Injuste ! Buté et injuste !

— Prestimion…

— Laissez-moi parler, Dekkeret. Ceci exige une réponse.

Prestimion s’aperçut qu’il serrait les poings. Il les mit hors de vue.

— Je ne suis pas assoiffé de guerre, dit-il aussi calmement qu’il le put. Vous le savez. Mais dans ce cas précis, je pense que la guerre est inévitable. Et je la mènerai moi-même, Dekkeret, si vous n’y avez aucune propension. Croyez-vous que j’ai oublié comment me battre ? Oh, non, non : retournez au Château, monseigneur, et j’emmènerai les troupes à Zimroel, je prendrai fièrement ma place en première ligne avec Gialaurys et Septach Melayn, comme nous l’avons fait au bon vieux temps. Sa voix s’enflait de nouveau. Qui est-ce qui a défait les armées de Korsibar, ce jour-là à Thegomar Edge, alors que vous n’étiez guère plus qu’un enfant ? Qui est-ce qui a mis le casque pour contrôler les pensées sur sa propre tête dans ce même bâtiment, et s’en est servi pour écraser Venghenar Barjazid dans les jungles de Stoienzar ? Qui est-ce qui a…

Dekkeret leva les deux mains pour l’interrompre.

— Doucement, Votre Majesté. Doucement. S’il doit y avoir une autre guerre, le Divin nous en préserve, vous savez que je la conduirai et que je la gagnerai. Mais restons-en là pour le moment, je vous en prie. J’ai d’autres informations à vous communiquer, et leurs implications ont une portée qui dépasse de loin les problèmes actuels.

— Parlez, alors, dit Prestimion, d’une voix caverneuse.

Son explosion de rage l’avait laissé hébété. Il regrettait à présent d’avoir renversé le vin.

— Vous souvenez-vous, Prestimion, lorsque nous avons discuté tous les deux dans la salle de dégustation du manoir de Muldemar, seuls comme nous le sommes ce matin, que vous m’avez rappelé cette étrange prophétie de Maundigand-Klimd qu’un Barjazid deviendrait la quatrième Puissance du Royaume ? demanda Dekkeret. Ni vous ni moi n’y trouvions de sens alors, et nous l’avons rejeté comme une impossibilité. Mais la nuit dernière, j’en ai compris la signification. Une quatrième Puissance est nécessaire. Et avec votre consentement, je ferai de Dinitak Barjazid cette Puissance, une fois que le problème de Mandralisca et des cinq Sambailid sera réglé.

— Je vois que vous avez perdu l’esprit, dit Prestimion, toute rancœur disparue, son ton n’exprimant plus que la tristesse.

— Écoutez-moi jusqu’au bout, je vous en prie. Jugez vous-même de ma folie une fois que j’aurai parlé.

La seule réponse de Prestimion fut un haussement d’épaules résigné.

— Nous n’avons jamais connu sur Majipoor une prospérité comparable à celle que nous avons dans cette ère moderne, reprit Dekkeret. L’ère de Prankipin et de lord Confalume, de Confalume et de lord Prestimion, de Prestimion et de lord Dekkeret, si vous le permettez. Mais nous n’avons jamais connu une telle agitation, non plus. L’avènement des mages et des sorciers, l’émergence de nouveaux cultes, les fauteurs de troubles Dantirya Sambail et Mandralisca, tous ces événements sont nouveaux pour nous. Peut-être l’un ne va-t-il pas sans l’autre, la prospérité et l’agitation, les incertitudes de la fortune récente et les mystères de la magie. Ou peut-être sommes-nous tout simplement devenus trop nombreux, aujourd’hui : avec quinze milliards d’individus sur une planète, aussi gigantesque soit-elle, peut-être est-il inévitable qu’il y ait des discordes et même des conflits.

Prestimion s’assit tranquillement, attendant de voir ce qui allait suivre. Il était évident que Dekkeret avait répété son discours à maintes reprises en esprit pendant la moitié de la nuit : il lui incombait, surtout après l’éclat de colère qu’il avait eu quelques instants plus tôt, d’y accorder un minimum d’attention avant de rejeter l’idée, aussi insensée et irrationnelle soit-elle, que son Coronal-désigné avait réussi à pondre.

— Dans les premiers temps de troubles, dont nous parlons comme de l’époque de Dvorn, poursuivit Dekkeret, les deux premières Puissances furent créées, avec un commandement conjoint : le Pontife, l’aîné, le monarque le plus sage à qui était accordée la responsabilité d’établir la politique, et le Coronal, le cadet, un homme plus vigoureux qui avait pour tâche d’exécuter cette politique. Plus tard, lorsqu’une merveilleuse nouvelle invention le rendit possible, vint la troisième Puissance, la Dame de l’île qui, avec sa multitude d’acolytes, entre dans l’esprit de grands nombres de gens chaque nuit pour leur offrir réconfort, conseil et guérison. Toutefois l’équipement qu’utilise la Dame a ses limites. Elle peut s’adresser aux esprits, mais elle est incapable de les orienter ou de les dominer. Alors que ces casques que les Barjazid ont inventés…

— Ont volés, plutôt. Un petit Vroon pleurnichard et déloyal du nom de Thalnap Zelifor a inventé ces appareils. L’une des nombreuses erreurs pour lesquelles je devrai un jour rendre des comptes est que j’ai remis ce Vroon et ses casques entre les mains de Venghenar Barjazid, pour notre plus grand préjudice depuis lors.

— Les Barjazid, en particulier Khaymak Barjazid, les ont construits d’après les plans du Vroon et ont fortement augmenté leurs capacités. J’ai été l’un des premiers, vous vous en souviendrez, à sentir le pouvoir de ce casque, il y a longtemps, alors que je voyageais à Suvrael. Mais ce que j’ai ressenti alors, aussi fort que cela ait été, n’était rien par rapport à la puissance disponible dans la version ultérieure du casque que vous avez utilisé pour abattre Venghenar Barjazid en Stoienzar, il y a tant d’années. Et le casque qui a conduit votre frère à la folie, et en a blessé tant d’autres récemment de par le pays, est beaucoup plus puissant encore. C’est en vérité une arme terrible.

Dekkeret se pencha en avant, le regard intensément braqué sur Prestimion.

— Le monde, dit-il, a besoin d’un gouvernement plus rigoureux que par le passé, sans quoi nous aurons continuellement de nouveaux Mandralisca. Ce que je propose est ceci : que nous incorporions les casques dans le gouvernement, les donnions à Dinitak Barjazid et lui confiions la responsabilité de chercher les malfaiteurs, de les contenir et de les punir en utilisant son casque pour transmettre de puissants messages mentaux. Il surveillera les esprits du monde, et tiendra en échec les malfaisants. Pour ceci, il aura besoin du statut et de l’autorité d’une Puissance du Royaume. Nous l’appellerons, disons, le Roi des Rêves. Son rang sera égal au nôtre. Dinitak sera le premier du titre ; et il passera de génération en génération à ses héritiers par la suite. Voilà, vous savez tout, Votre Majesté.

Ahurissant, pensa Prestimion. Incroyable.

— Dinitak, il me semble, n’a pas de descendants pour le moment, répondit-il immédiatement. Mais c’est le moindre des points sur lesquels je trouve à redire dans votre plan.

— Et les autres ?

— C’est de la tyrannie, Dekkeret. Nous gouvernons aujourd’hui par le consentement des peuples, qui ont librement choisi de faire de nous leurs rois. Mais si nous avons une arme qui nous permet de dominer leurs esprits…

— De guider leurs esprits. Seuls les malfaisants auront à la craindre. Et l’arme est déjà disponible dans le pays. Mieux vaut en faire notre exclusivité, l’interdire à tout autre, que de l’y laisser pour de futurs Mandralisca. Nous, au moins, sommes dignes de confiance. Du moins, je préfère le croire.

— Et votre Dinitak ? L’est-il, lui ? C’est un Barjazid, je vous le rappelle.

— Du même sang, précisa Dekkeret, mais pas de la même nature. J’ai pu le constater à Suvrael, lorsqu’il a pressé son père, Venghenar, de venir avec moi au Château et de vous montrer le premier casque. Plus tard, nous l’avons à nouveau vu lorsqu’il est venu nous trouver à Stoien, apportant un casque que nous pourrions utiliser contre son père dans la rébellion. Vous étiez alors soupçonneux à son égard, vous en souvenez-vous ? Vous avez dit : « Comment pouvons-nous lui faire confiance ? » quand il est arrivé, apportant le casque. Vous pensiez qu’il pourrait s’agir de quelque nouvelle intrigue complexe de Dantirya Sambail.

« Faites-lui confiance, monseigneur », voilà ce que je vous ai dit alors. « Faites-lui confiance ! » Et vous l’avez fait. Avons-nous eu tort ?

— Pas à ce moment-là, convint Prestimion.

— Nous n’aurons pas tort maintenant non plus. Il est mon meilleur ami, Prestimion. Je le connais mieux que quiconque. Il est conduit par un ensemble de convictions morales qui nous fait tous ressembler à des coupeurs de bourse. Vous l’avez souligné vous-même à Muldemar, vous en souvenez-vous, la fois où il vous a fait cette réponse véridique, mais un peu trop brutale ? « Vous n’êtes pas diplomate, Dinitak, mais vous êtes un honnête homme », ou quelque chose de ce genre… Avez-vous remarqué que bien qu’il soit venu avec moi dans cette excursion, Keltryn n’est pas là ?

— Keltryn ?

— La sœur cadette de Fulkari. Dinitak et elle ont une petite idylle, mais comment le sauriez-vous, Prestimion ? Vous étiez dans le Labyrinthe lorsqu’elle a commencé. Qu’importe, il a refusé d’emmener Keltryn avec lui, a déclaré qu’il serait indécent de voyager avec une femme célibataire. Indécent ! Quand avez-vous entendu un tel mot pour la dernière fois ?

— Un jeune homme très saint, je suis d’accord. Trop saint, peut-être.

— Mieux vaut cela que le contraire. Nous le marierons à Keltryn tôt ou tard, si elle accepte, du moins ; Fulkari me dit qu’elle est furieuse contre lui de l’avoir laissée en arrière, et ils commenceront une tribu de jeunes et saints Barjazid qui pourront succéder à leur grand ancêtre comme Rois des Rêves dans les siècles à venir. Et la peur des durs rêves que peut envoyer le Roi des Rêves maintiendra la paix dans ce pays pour l’éternité.

— Jolie invention, n’est-ce pas ? Mais cette idée me met très mal à l’aise, Dekkeret. Une fois j’ai pris sur moi de toucher aux esprits de tout le monde sur Majipoor en un seul grand coup, à Thegomar Edge, lorsque j’ai demandé à mes mages d’effacer tout souvenir du soulèvement de Korsibar. Je pensais alors que c’était une bonne solution, mais j’avais tort, et cela m’a coûté très cher. Aujourd’hui vous proposez une nouvelle sorte d’ingérence dans les esprits, une surveillance continue et suivie… Je ne le permettrai pas, Dekkeret, point final. Vous auriez besoin de l’approbation du Pontife pour établir un tel système, et cette approbation vous est ici refusée. Maintenant, si nous pouvons revenir au problème de Mandralisca…

— Vous nous condamnez tous au chaos, Prestimion.

— Allons, vraiment ?

— Le monde est devenu trop compliqué pour continuer à être gouverné depuis le Labyrinthe et le Château. Zimroel est devenu riche et agitée sous Prankipin, Confalume et vous. Et ils savent combien de temps il faut pour envoyer des troupes depuis Alhanroel pour régler n’importe quelle sorte de problème là-bas. L’élévation de Dantirya Sambail au rang de quasi-roi de Zimroel a été le début d’un mouvement sécessionniste. À présent nous sommes passés à l’étape suivante. Il y aura une menace permanente de division et d’insurrection de l’autre côté de la mer à moins que nous n’ayons un moyen direct et immédiat d’intervenir. Toute la structure s’écroulera.

— Et vous pensez réellement qu’utiliser le casque de Barjazid soit le seul moyen que nous ayons de maintenir le gouvernement mondial ?

— Oui. Le seul moyen autre que de transformer Zimroel en camp armé avec des garnisons impériales stationnées dans chaque cité, oui. Pensez-vous que ce serait mieux ? Le pensez-vous, Prestimion ?

 

Prestimion se leva abruptement et alla à la fenêtre. Il n’avait qu’une seule envie, mettre fin à cette discussion exaspérante. Pourquoi Dekkeret ne voulait-il pas céder, même face au refus Pontifical ? Pourquoi ne voyait-il pas l’impossibilité de sa grande idée ?

Ou bien, songea Prestimion, est-ce moi qui refuse de voir ?

Pendant un long moment, il regarda en silence les rues de la cité de Stoien. Il se souvint d’une époque où il observait d’une autre fenêtre de ce même bâtiment les colonnes de fumée s’élevant des feux allumés par les déments lors de l’épidémie de folie, une épidémie qu’il avait, bien qu’indirectement, amenée lui-même sur le monde.

Voulait-il, se demanda-t-il, voir à nouveau de tels incendies dans les cités de Majipoor ? À Zimroel : dans la merveilleuse Ni-moya, la magique cité cristalline de Dulorn, et la tropicale Narabal aux douces brises du large ?

Vous nous condamnez tous au chaos, Prestimion…

Une quatrième Puissance du Royaume.

Un Roi des Rêves.

Le jeune Barjazid portant le casque, parcourant la nuit pour découvrir ceux qui menaçaient de rompre la paix, les avertissant avec sévérité des conséquences, et les punissant s’ils désobéissaient.

Du même sang mais pas de la même nature.

Ce serait une transformation majeure. L’oserait-il ? Combien il serait moins risqué de simplement opposer son veto Pontifical à ce plan insensé, de l’écarter et d’envoyer Dekkeret à Zimroel pour écraser ce nouveau soulèvement et précipiter enfin Mandralisca dans sa tombe. Pendant que lui-même retournerait au Labyrinthe et y vivrait agréablement le reste de ses jours, au milieu de l’apparat et des cérémonies impériales, comme Confalume l’avait fait si longtemps, sans jamais avoir besoin de se colleter avec les questions difficiles de gouvernement, puisqu’il avait un Coronal qui pouvait se colleter avec de tels problèmes pour lui.

Une menace permanente de division et d’insurrection de l’autre côté de la mer. Toute la structure s’écroulera.

— Je tiens à souligner, Votre Majesté, que nous devons tenir ici compte de la vision de Maundigand-Klimd, dit Dekkeret, quelque part derrière lui. Et aussi, lors de mon voyage à travers Alhanroel, il y a eu plusieurs occasions où j’ai moi-même eu des expériences visionnaires, à ma grande surprise, qui paraissaient indiquer…

— Chut, dit doucement Prestimion, sans se retourner. Vous savez ce que je pense des visions, des oracles, de la thaumaturgie et de tout le reste. Taisez-vous et laissez-moi réfléchir, Dekkeret. Je vous en prie, mon ami, laissez-moi seulement réfléchir.

Un Roi des Rêves. Un Roi des Rêves. Un Roi des Rêves.

— La première mesure à prendre, à mon avis, est de discuter avec Dinitak, dit-il finalement. Envoyez-le-moi, Dekkeret. Les pouvoirs que vous voulez lui confier sont encore plus grands que les nôtres, le réalisez-vous ? Vous dites que nous pouvons lui faire confiance, et vous avez très probablement raison, mais je ne peux agir uniquement sur vos dires. J’ai le sentiment de devoir découvrir à quel point il est saint. Et s’il était trop saint, hein ? Et s’il pensait que même vous et moi sommes de misérables pécheurs qui ont besoin d’être mis sous surveillance ? Que lâcherions-nous sur le monde, dans ce cas ? Envoyez-le-moi pour une petite discussion.

— Vous voulez dire, maintenant ? demanda Dekkeret.

— Maintenant.