5

 

La nouvelle commençait à se répandre du sommet au pied du Mont du Château, et à l’extérieur vers les terres au-delà : le vieux Pontife Confalume était mort, lord Prestimion était parti au Labyrinthe occuper le trône le plus élevé, le prince Dekkeret de Normork allait devenir le nouveau Coronal. Déjà, les portraits du défunt Pontife étaient sortis de leurs remises et affichés, désormais parés des banderoles jaunes du deuil : Confalume, en jeune lord vigoureux aux yeux vifs et perçants et à l’épaisse chevelure châtaine indisciplinée, Confalume, le Coronal adoré aux cheveux gris, Confalume, le majestueux vieux Pontife de ces jeux dernières décennies, tous ceux sur lesquels les gens pouvaient mettre la main. Bientôt des portraits du nouveau Coronal seraient également disponibles en tous lieux, et ils se retrouveraient sur tous les murs et à chaque fenêtre, avec, à côté d’eux, des portraits de l’ancien lord Prestimion, et désormais Pontife Prestimion, portant la robe pourpre et noir de sa haute fonction fraîchement endossée.

Partout, les préparatifs pour de grandes célébrations furent entamés : festivals, parades, feux d’artifice, tournois, une atmosphère d’allégresse universelle. L’entrée en scène d’un nouveau Coronal était une curiosité pour la Majipoor moderne.

Au cours des treize mille ans d’histoire de Majipoor, il n’arrivait généralement que deux ou trois fois dans une vie qu’un Pontife meure et que de nouveaux souverains s’installent dans les deux capitales. Mais au cours du siècle précédent, un changement de monarque avait été un événement encore plus rare. Confalume avait été Pontife ces vingt dernières années, et, avant cela, Coronal pendant quarante-trois. Ainsi, plus de soixante ans s’étaient écoulés depuis que le Pontife Gobryas était mort et que lui avait succédé le jeune et impétueux lord Prankipin, qui avait désigné le prince Confalume pour être son Coronal ; et très peu de gens étaient encore en vie pour se souvenir de ce jour. Prankipin lui-même, mort depuis quelque vingt ans désormais, n’était qu’un nom pour les milliards d’individus les plus jeunes qui étaient venus au monde durant le Pontificat de Confalume.

Le nouveau lord Dekkeret n’était pas très largement connu en dehors des confins du Château, les nouveaux Coronals l’étaient rarement, mais chacun savait qu’il était un proche collaborateur de lord Prestimion qui avait toute confiance en lui, et c’était suffisant. Lord Prestimion, comme lord Confalume avant lui, avait été un Coronal immensément adoré, et il y avait une croyance générale qu’il choisirait bien et sagement son successeur.

La plupart des gens étaient au courant que Dekkeret était d’extraction populaire, un jeune homme de Normork qui avait d’abord attiré l’attention de lord Prestimion en contrecarrant une tentative d’assassinat contre le Coronal, tout au début du règne de Prestimion. C’était un événement on ne peut plus inhabituel, un roturier choisi comme Coronal, mais cela arrivait tous les deux ou trois siècles. Ils savaient que Dekkeret était un homme de stature imposante, robuste et beau, d’allure majestueuse. Ceux qui avaient été en contact avec lui, au cours de ses voyages à travers le monde en tant qu’héritier désigné de Prestimion, avaient découvert qu’il était facile à vivre et d’esprit tranquille, un homme sincère, à l’âme généreuse. De plus, ils apprendraient bien assez tôt quel genre de Coronal il serait. Prestimion, tout au long de ses années en tant que roi, avait souvent quitté le Mont pour visiter des cités de tous côtés. Très vraisemblablement, Dekkeret en ferait autant.

Dans la cité d’Ertsud Grand, à mi-pente du Mont du Château, les gardiens du Palais d’Été commencèrent à dresser des plans pour une visite prochaine du nouveau Coronal à la résidence auxiliaire qui y était entretenue à son usage.

À ce stade, ils le savaient, de telles discussions revenaient surtout à prendre leurs désirs pour la réalité. Ertsud Grand, cité de neuf millions d’habitants sur l’anneau du Mont du Château connu sous le nom des Cités Tutélaires, avait été la résidence secondaire favorite des Coronals pendant des siècles ; mais lord Gobryas, qui était monté sur le trône près de quatre-vingt-dix ans plus tôt, avait été le dernier à utiliser régulièrement la magnifique demeure qui lui était réservée. Lord Prankipin n’avait séjourné au Palais d’Été qu’une demi-douzaine de fois, pendant ses vingt années passées sur le Mont. Lord Confalume, cependant, ne s’y était rendu que deux fois au cours d’un règne deux fois plus long. Quant à lord Prestimion, il n’était jamais allé à Ertsud Grand, et semblait d’ailleurs ignorer jusqu’à l’existence du Palais d’Été.

Pourtant, c’était un beau palais dans une belle ville. Ertsud Grand était connue sous le nom de Cité des Huit Mille Ponts, bien que ses citoyens expliquent toujours aux visiteurs étonnés : « Bien sûr, c’est une exagération. Il n’y en a sans doute pas plus de sept ou huit cents. » Des ruisseaux venant de trois côtés du Mont se rencontraient et se mêlaient ici, dotant la ville d’un sous-sol saturé d’une eau qui s’écoulait ensuite vers le bas, donnant naissance à la rivière Huyn, l’une des six descendant les pentes du Mont du Château.

Un réseau de canaux reliait les différents secteurs d’Ertsud Grand, ce qui permettait de se déplacer dans toute la ville en bateau. Tous les principaux canaux coulaient vers le Marché Central, qui se trouvait en réalité dans la moitié orientale de la ville, plutôt qu’en son centre véritable, où, sur une gigantesque esplanade aux pavés ronds bordée de grands entrepôts de pierre blanche, étaient vendus et achetés des articles de luxe venant de toutes les provinces de Majipoor. C’est là que l’on voyait les négociants en viandes et poissons rares, en épices exotiques, en fourrures voluptueuses des froides Marches septentrionales de Zimroel, en perles vertes du tropical Archipel de Rodamaunt, en topazes transparentes extraites la nuit à Zeberged, en vins d’une centaine de régions, en petits animaux et insectes étranges que les gens d’Ertsud Grand appréciaient comme animaux de compagnie, et beaucoup d’autres encore.

Pour nantir le secteur occidental de la ville d’un point de convergence qui serait à sa façon une attraction aussi importante que l’était le Marché Central dans la partie orientale, les anciens urbanistes d’Ertsud Grand avaient endigué une demi-douzaine des ruisseaux les plus larges, créant l’étendue d’eau connue sous le nom de Grand Lac. Il était parfaitement circulaire, d’une couleur bleu saphir soutenu, d’une circonférence de seize kilomètres, et chatoyant comme un miroir géant sous le soleil de la mi-journée. Tout autour, ses rives étaient occupées par des palais et des manoirs appartenant à de riches marchands et à la noblesse de la cité, ainsi que par une kyrielle de pavillons de plaisirs et de salons sportifs. Des bateaux et des barges à fond plat du genre le plus raffiné, peints de couleurs vives, allaient et venaient entre ces bâtiments tout au long de la journée.

Le Palais d’Été, chef-d’œuvre de l’antique lord Kassar, du reste oublié, était situé sur une grande île artificielle au centre exact du Grand Lac. Il s’agissait, en réalité, de deux palais, l’un à l’intérieur de l’autre : un à l’extérieur, fait de marbre rose, et un à l’intérieur, entièrement constitué de cannes de bambou.

Le palais de marbre était une sorte de mur continu habitable : une série de pavillons assemblés, leurs toits supportés par des colonnes incrustées d’or et de lapis-lazuli, avec une multitude d’appartements, de cloîtres à colonnades, de salles de banquets et de cours. Les chambres d’invités, elles, se comptaient par dizaines, spacieuses et claires, étaient décorées de peintures murales extravagantes représentant les vies des premiers Coronals lords. Là, de temps à autre, les Coronals à la recherche d’un répit dans la routine des affaires courantes du Château venaient en été, entourés de leur cour, et donnaient des fêtes luxueuses pour leurs principaux seigneurs, la noblesse des Cités du Mont et les dignitaires en visite.

À l’intérieur de l’édifice de marbre en forme d’anneau, qui occupait tout le périmètre de l’île, s’étendait un vaste parc où des animaux sauvages de maintes espèces étaient libres de se promener : gibizongs, plaars, semboks et dimilions, bilantoons timides et délicats, gambulons à corne en spirale caracolant, petits krefts à poil qui couraient partout comme des boules de fourrure animées avec leur queue dressée tout droit, et une troupe de cinquante petits kibrils dont les yeux rouges luisaient au milieu de leur large front comme d’énormes rubis. Et au cœur même du parc se trouvait le Palais d’Été proprement dit, destiné à servir de refuge privé au Coronal.

Il était conçu de la manière la plus élégante qui soit, fait de robuste bambou noir de Sippulgar, dont les cannes sont quasiment aussi dures que l’acier. Les cannes faisaient quinze centimètres de diamètre, étaient coupées à une longueur de six mètres, dorées et liées par des cordes de soie. Pas un seul clou n’avait été utilisé, nulle part. Le toit était également constitué de tronçons de cannes de Sippulgar, vernies chaque année avec la sève rouge du grifafa, qui les préservait de toute putréfaction. Les colonnes intérieures, les mêmes cannes de bambou liées par trois, en formaient le support. Des emblèmes rouges des dragons de mer surmontaient chaque colonne.

Le Palais d’Été se tenait sur une petite butte qui l’élevait au-dessus du reste de l’île, offrant au Coronal une perspective sur les distantes rives du Grand Lac. L’édifice avait été construit si astucieusement que le démonter serait, disait-on, l’affaire d’une seule journée, pour l’orienter dans une autre direction, au cas où le Coronal viendrait à se fatiguer de la vue depuis sa chambre et à en réclamer une autre. Les gens à qui il avait été accordé de visiter le palais à l’époque moderne, des ducs et des comtes en visite, des membres de la famille d’anciens Coronals, d’importants capitaines d’industrie venus à Ertsud Grand à la tête de missions commerciales, étaient invariablement informés de cette caractéristique particulière de la conception. Au temps de lord Kassarn, disait la rumeur, le palais avait été démonté et repositionné tous les ans, juste avant l’arrivée du Coronal à Ertsud Grand pour sa retraite estivale. Parfois, sur la requête du Coronal, cela avait été fait plus souvent. Mais personne ne se souvenait réellement de la dernière occasion.

Bien que les visites des Coronals au Palais d’Été soient devenues des événements rares aux temps modernes, et qu’aucun Coronal n’y soit venu au cours des trente-cinq dernières années, la municipalité d’Ertsud Grand maintenait en permanence les deux structures, le pavillon de marbre et celui de bambou, prêtes pour l’arrivée imminente de sa seigneurie. L’entretien des bâtiments était confié à un conservateur portant le tire de Majordome des Palais, qui avait un personnel de vingt personnes à plein temps pour balayer les couloirs, épousseter les peintures et les statues, tailler les massifs d’arbustes, nourrir les animaux du parc, réparer ce qui devait être réparé, et mettre chaque semaine des draps propres dans les lits des innombrables chambres.

La fonction de majordome était héréditaire. Au cours des cinq cents dernières années, elle avait été la prérogative de la famille d’Eruvni Semivinvor, qui avait été parent d’un célèbre ancien maire d’Ertsud Grand. L’actuel majordome, Gopak Semivinvor, quatrième du nom, occupait ce poste depuis presque un demi-siècle, et c’était donc à lui qu’il était revenu de saluer lord Confalume à l’occasion du second de ses deux séjours au Palais d’Été.

Ce séjour, qui avait duré quatre jours, était l’apogée de la vie de Semivinvor. À maintes reprises, il l’avait revécu au cours des années qui avaient suivi : saluer le Coronal et son épouse, lady Roxivail, à leur débarquement de la barge royale, les conduire à travers le palais de marbre et le parc à gibier jusqu’au palais de bambou, déboucher leur vin et les servir personnellement lors de leur premier repas, puis les laisser ensemble dans leur splendide intimité royale. La rumeur publique racontait que le mariage du Coronal était orageux ; Gopak Semivinvor était convaincu que lord Confalume et lady Roxivail étaient venus à Ertsud Grand pour tenter de se réconcilier, et il n’avait jamais cessé de croire qu’une telle réconciliation avait bel et bien eu lieu durant ces quatre jours, en dépit de toutes les preuves ultérieures du contraire.

Au cours du reste du règne de lord Confalume, et pendant tout celui de lord Prestimion, Gopak Semivinvor avait vécu dans l’éternelle expectative de la prochaine visite royale. Il se levait chaque jour à l’aube, le majordome habitait un cottage dans un coin tranquille du parc à gibier, et faisait une inspection complète du palais extérieur et de celui de l’intérieur, établissant une longue liste de tâches à accomplir pour son personnel avant que le Coronal et ses invités n’arrivent. C’était pour lui une source de grande déception que cette visite ne survienne jamais. Mais les inspections continuaient cependant ; les toits de bambou continuaient de recevoir leur couche de vernis annuelle, les couloirs au sol de pierre du palais extérieur continuaient d’être balayés et les blocs du bâtiment de marbre d’être rejointoyés. Gopak Semivinvor avait à présent quatre-vingts ans. Il ne comptait pas mourir avant d’avoir une fois de plus joué l’hôte d’un Coronal au Palais d’Été d’Ertsud Grand.

Lorsque la nouvelle de la prochaine ascension au trône royal du prince Dekkeret était parvenue aux oreilles de Gopak Semivinvor, sa première réaction avait été de consulter son mage pour une prédiction sur la probabilité que le nouveau Coronal séjourne au Palais d’Été.

Comme beaucoup de gens de l’ère du Pontife Prankipin et du Coronal lord Confalume, Gopak Semivinvor avait contracté une foi profonde dans la capacité des devins à prévoir l’avenir. L’école de chamans à laquelle il souscrivait était établie à Triggoin, la capitale de la sorcellerie de Majipoor, dans le nord d’Alhanroel au-delà du désert désolé de Valmambra. Elle était connue sous le nom de Plaidoyer des Quatre Noms ; au cours des dernières années, elle avait gagné nombre de disciples à Ertsud Grand, et plusieurs cités voisines sur le Mont. Gopak Semivinvor était un fidèle client d’un sorcier des Quatre Noms, grand et surnaturellement pâle, du nom de Dobranda Thelk, qui était très jeune pour un praticien de cette profession, mais dont la froide intensité du regard était absolument convaincante.

— Le Coronal, demanda Gopak Semivinvor, viendrait-il bientôt en visite au Palais d’Été ?

Dobranda Thelk ferma un moment ses yeux brillants. Lorsqu’il les rouvrit, il sembla regarder profondément dans l’âme de Gopak Semivinvor.

— Il est très clair qu’il viendra, répondit le mage. Mais seulement si le palais est en bon ordre, et que tout soit en parfait accord avec ce qui est attendu.

Gopak Semivinvor savait qu’il ne pourrait jamais en être autrement, aussi longtemps qu’il aurait la charge du palais. Et un violent frisson de joie le parcourut, au point qu’il crut que sa poitrine allait exploser.

— Dites-moi, dit-il, posant un royal sur le plateau du sorcier, puis, après un instant de réflexion, ajoutant une pièce de cinq couronnes à côté, que dois-je faire de particulier pour assurer tout le confort de lord Dekkeret quand il sera au Palais d’Été ?

Dobranda Thelk mélangea les poudres colorées qu’il utilisait pour la divination. Il ferma à nouveau les yeux et murmura les Noms. Il prononça les Cinq Mots. Il tamisa les poudres sur ses mains et répéta les Noms, puis dit les Trois Mots qui ne peuvent être écrits. Lorsqu’il leva la tête vers Gopak Semivinvor, ses yeux perçants étaient aussi durs que des pointes de tarière.

— Il y a une priorité sur tout le reste : vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. Vous êtes capable de localiser ces étoiles dans le ciel, non ?

— Bien entendu. Mais comment pourrai-je savoir dans quelle position doit se trouver le palais pour permettre la connexion adéquate ?

— Ceci vous sera révélé en rêves, répliqua Dobranda Thelk.

— Vous voulez dire par un message ?

— Ce pourrait être sous cette forme, oui, répondit le mage, et à la froideur de son ton, Gopak Semivinvor comprit que la consultation était terminée.

Trois fois, au cours de sa longue vie, Gopak Semivinvor avait reçu un message de la Dame de l’île, du moins le croyait-il : des rêves dans lesquels la bienveillante Dame était venue à lui, et lui avait renouvelé l’assurance que le déroulement de sa vie suivait le bon chemin. Il n’avait perçu aucune indication particulière à suivre dans aucun de ces trois rêves, seulement une impression générale de chaleur et de bien-être. Mais cette nuit-là, alors qu’il se préparait à se coucher, il s’agenouilla et demanda à la Dame de lui accorder la grâce d’un quatrième message, qui le guiderait dans son désir de servir le nouveau Coronal de la meilleure façon possible.

Et en vérité, peu après s’être abandonné au sommeil, Gopak Semivinvor ressentit la sensation de chaleur sous son cuir chevelu qu’il considérait comme le présage d’un message. Il resta allongé parfaitement immobile, attendant dans cet état de réceptivité observatrice, que chacun apprenait étant enfant, dans laquelle l’esprit du dormeur est simultanément plongé dans le sommeil et attentivement conscient de tout conseil que pourrait apporter le rêve.

Ce message, cependant, semblait différent des précédents. Les sensations n’étaient pas particulièrement agréables. Il ressentit un contact, irréfutablement un contact, de l’extérieur, mais qui n’était pas doux. La pression sur son crâne était plus forte qu’elle ne l’avait été les autres fois, elle était même douloureuse, d’une certaine manière ; l’air paraissait se refroidir autour de son corps endormi, et il n’y avait pas une once du sentiment de bien-être que l’on s’attendait toujours à ressentir au contact de l’esprit de la Dame de l’île du Sommeil. Il maintint toutefois sa réceptivité à ce qui allait suivre, gardant l’esprit ouvert et lui permettant de s’emplir de la conscience de… De quoi ?

Discontinuité. Disparité. Incongruité. Mal.

Mal, oui. Un sentiment profond que les charnières du monde se défaisaient, que les joints du cosmos se relâchaient, que la porte de la terreur était ouverte et qu’une marée noire de chaos s’y déversait.

Il se réveilla alors, s’assit, serra fort ses bras autour de lui. Gopak Semivinvor transpirait et tremblait si excessivement qu’il se demanda si ses derniers instants étaient arrivés. Mais petit à petit, il se calma. Il y avait toujours une étrange pression dans son cerveau, cette impression que quelque chose appuyait de l’extérieur : une sensation dérangeante, inquiétante, même.

Quelques moments passèrent, puis sa clarté d’esprit commença à lui revenir, ainsi qu’une certaine dose de tranquillité d’âme ; accompagnée de la conviction qu’il avait compris les paroles de l’oracle.

Vous devez veiller à ce que le Coronal dorme en connexion adéquate avec les puissantes étoiles Thorius et Xavial. À l’évidence, la présente configuration du palais de bambou était inadéquate, mal alignée, pas en harmonie avec les mouvements du cosmos. Très bien. L’édifice était conçu pour être démonté et reconstruit sur un axe différent. C’est ce qui devait être fait. Le palais avait besoin d’être tourné sur ses fondations.

Que le palais n’ait pas été démonté et déplacé depuis des centaines d’années, probablement un millier, n’inquiéta pas le majordome plus d’un instant. Une petite voix prudente, au fond de lui, suggéra que ce plan pourrait s’avérer plus difficile qu’il ne l’imaginait, mais à l’opposé de cette petite objection se faisait entendre la clameur pressante de son désir de se mettre au travail. Une hâte extrême le poussait : le mage avait parlé, le rêve troublant lui avait d’une certaine façon apporté son soutien, et à présent il devait préparer le palais, conformément au commandement qu’il avait reçu, sans perdre de temps. De cela, il n’avait aucun doute. Le doute ne semblait pas permis dans cette entreprise.

Il ne se soucia pas non plus, sur le moment, du fait qu’il ignorait quelle orientation serait plus favorable que la présente. Il fallait le déplacer, cela était clair. Le Coronal ne viendrait pas avant que ce ne soit fait. Et il avait toutes les raisons de penser que le positionnement approprié lui serait révélé lorsqu’il se mettrait à la tâche. Il était le Majordome des Palais, il l’avait été pendant près de cinquante ans ; il avait été confié à ses soins d’entretenir ce merveilleux édifice, et de le tenir en permanence prêt pour l’usage du Coronal oint, on pouvait même dire que la destinée l’avait choisi pour accomplir cette tâche particulière. Il était certain qu’il l’accomplirait correctement.

Gopak Semivinvor se précipita dehors dans la nuit, une nuit douce et chaude, le climat d’Ertsud Grand étant quasiment un éternel été, traversa le parc à gibier jusqu’à la porte principale du palais de bambou, dispersant les mibberils et les thassips nocturnes dans sa course, et faisant s’envoler les menagungs noirs aux grands yeux vers les cimes des arbres. Haletant, pris de vertiges après cet effort, il s’appuya contre le montant de la porte de la construction, et leva les yeux pour localiser l’éclatante étoile rouge Xavial, qui représentait le milieu du ciel, le grand axe de l’univers. Son puissant contrepoids, la brillante Thorius, ne se trouvait pas très loin sur sa gauche.

À présent, comment déterminer la position correcte pour l’édifice, celle qui représentait la connexion adéquate avec Thorius et Xavial ?

Il tourna et tourna, puis, incertain, tourna encore, et encore. Son esprit commença à avoir le vertige et à tournoyer. Au bout d’un moment, Gopak Semivinvor eut l’impression d’être immobile, alors que la voûte céleste tout entière tourbillonnait furieusement autour de lui. Est, ouest, nord, sud… quelle direction était la bonne ? De ce côté, la chambre du Coronal ferait face aux magnifiques manoirs de la rive est du lac, de celui-ci, il pourrait voir les pavillons de plaisirs de la rive ouest, tourné de ce côté, son appartement lui procurerait une vue de la dense forêt de kokapas aux feuilles pelucheuses qui bordait la limite sud du lac. Alors qu’au nord…

Au nord, à égale distance des étoiles Xavial et Thorius, se trouvait la très vive étoile blanche Trinatha, l’étoile des sorciers, l’étoile qui demeurait dans les cieux au-dessus de la cité des sorciers, Triggoin.

Dans l’âme de Gopak Semivinvor se fit la certitude inéluctable que Trinatha était la clé de ce qu’avait voulu dire le mage Dobranda Thelk par « connexion adéquate ». Il devait faire pivoter le bâtiment pour que la chambre du Coronal soit dirigée vers la ligne qui reliait Thorius et la rouge Xavial à la sainte Trinatha, l’étoile blanche de la sorcellerie, la propre étoile de Dobranda Thelk.

Oui. Oui. Il était précisément minuit, l’Heure du Coronal. Qu’aurait-il pu y avoir comme meilleur augure ? Il saisit un bâton pointu et se mit à gratter en cannelures profondes le doux velours de la pelouse qui entourait le palais de bambou, de vilaines lignes brunes qui indiquaient la configuration précise dans laquelle devait être tourné le palais. Il travaillait avec une urgence frénétique, essayant de terminer son esquisse de plan avant que les étoiles, dans leur voyage à travers le ciel nocturne, ne se soient déplacées en un autre schéma de connexion.

Au matin, Gopak Semivinvor convoqua toute son équipe, les vingt hommes et femmes qui travaillaient sous sa supervision depuis si longtemps, certains presque aussi longtemps qu’il avait lui-même été majordome.

— Nous allons immédiatement démonter le bâtiment, et le faire pivoter de quatre-vingt-dix degrés, plus ou moins, de sorte qu’il soit orienté dans cette direction, dit-il, tendant les mains parallèlement aux lignes creusées dans la pelouse pour indiquer comment il voulait que soit repositionné le palais.

Ils étaient visiblement consternés. Ils se regardaient les uns les autres comme pour dire : « Est-il sérieux ? » et « Le vieil homme peut-il avoir perdu la tête ? ».

— Allons, fit Gopak Semivinvor en tapant impatiemment des mains. Vous voyez les dessins dans la pelouse. Ces deux longues lignes : elles indiquent l’endroit où la fenêtre de la chambre du Coronal devra se trouver lorsque la reconstruction sera terminée. Kijel Busiak, ajouta-t-il pour son contremaître, vous ferez immédiatement planter des piquets le long des lignes que j’ai tracées, afin d’éviter tout risque de confusion plus tard. Gorvin Dihal, faites immédiatement en sorte que tout un jeu de nouvelles cordes pour lier les cannes soit tissé, car je crains que celles existant ne survivent pas au démontage. Et vous, Voyne Bethafar…

— Monsieur ? dit timidement Kijel Busiak.

Gopak Semivinvor regarda avec ennui le contremaître.

— Y a-t-il une question ?

— Monsieur, n’est-il pas vrai que l’anecdote selon laquelle le bâtiment a été conçu pour être démonté et rapidement remonté n’est rien d’autre qu’un mythe, une légende, quelque chose que nous racontons aux visiteurs mais ne croyons pas nous-mêmes ?

— Non, répondit Gopak Semivinvor. J’ai étudié l’histoire du Palais d’Été en profondeur depuis des décennies, et je n’ai aucun doute sur le fait que, non seulement c’est possible, mais cela a été fait à de nombreuses reprises au cours des siècles. Simplement on ne l’a pas fait récemment, c’est tout.

— Vous avez donc un manuel, monsieur, qui expliquerait la meilleure façon d’exécuter ce travail ? Car assurément, aucune personne vivante n’a le souvenir de la manière de s’y prendre.

— Il n’y a pas de manuel. Pourquoi une telle chose serait-elle nécessaire ? Ce que nous avons ici est une simple structure de cannes de bambou raccordées par des cordes de soie et couverte d’un toit de la même sorte. Nous défaisons les cordes, nous séparons les poutres du toit, les retirons et les mettons de côté, nous enlevons les murs extérieurs canne par canne. Puis nous dressons un plan soigné de l’intérieur et retirons également les murs intérieurs, ensuite nous les remettons à leur place respective, mais face à un autre côté. Après quoi, nous réinsérons les cannes des murs dans leurs fondations et reconstruisons le toit. C’est la simplicité même, Kijel Busiak. Je veux que le travail commence immédiatement. Nous ignorons quand lord Dekkeret choisira de venir parmi nous, et je ne veux pas me retrouver avec un palais à moitié achevé lorsqu’il arrivera.

Il lui semblait réellement, tandis qu’il contemplait la tâche à accomplir, que les vieux contes sur le démontage et le remontage de l’édifice en un seul jour ne pouvaient être autre chose que des vieux contes. Le travail paraissait beaucoup plus compliqué. Il faudrait plus vraisemblablement une semaine, dix jours, peut-être. Mais il ne prévoyait aucune difficulté. Dans la chaleur de l’excitation qui envahissait son esprit à l’idée qu’une visite royale était enfin imminente, il ne pouvait y avoir aucun doute à ses yeux que ce serait un jeu d’enfant de démonter le palais, de changer son orientation de quatre-vingt-dix degrés, et de l’ériger à nouveau. N’importe quel architecte de province devrait être capable de diriger ce travail.

Il y eut quelques autres protestations modérées, mais Gopak Semivinvor y répondit sèchement. En fin de compte, sa volonté l’emporta, comme il savait que ce serait le cas. Le travail commença le jour suivant.

Presque aussitôt, des problèmes inattendus se présentèrent. Les poutres du toit s’avérèrent être encastrées les unes dans les autres de façon on ne peut plus complexe au faîte du bâtiment, les jointures qui les assemblaient aux colonnes les supportant, et aux extrémités des cannes qui formaient les murs de l’édifice, étaient de conception tout aussi inhabituelle. Non seulement leur style était suranné mais les techniques d’assemblage à tenons et à mortaises étaient bizarrement et inutilement déconcertantes, comme si elles avaient été conçues par un constructeur déterminé à recevoir des éloges pour son originalité. Gopak Semivinvor en entendit peu parler par ses ouvriers, car ils craignaient la colère du vieillard, et souffraient sous le coup de son impatience. Mais le démontage continua la semaine suivante, puis une troisième. On entendait désormais Gopak Semivinvor dire qu’il serait peut-être mieux de tous les congédier et de faire venir des ouvriers plus jeunes, qui seraient peut-être plus habiles.

Les extrémités de nombreuses poutres se brisèrent lorsqu’elles furent démontées. Les entailles insolites se fendirent et ne purent être réparées. Tout un mur intérieur tomba de manière inattendue et les cannes furent détruites. On envoya un message à Sippulgar pour les faire remplacer.

Finalement, cependant – toute l’opération avait pris un mois et demi – le Palais fut transformé en un tas de cannes démembrées, beaucoup d’entre elles irrémédiablement endommagées, irrécupérables. Les fondations, à présent à nu, se révélèrent être également en cannes, gravement abîmées par la pourriture sèche. De nombreuses entailles dans lesquelles les cannes des murs avaient été insérées gonflaient, absorbant l’air humide dès que les cannes qu’elles retenaient étaient enlevées, et il ne semblait pas que les anciennes cannes puissent y être réinsérées.

— Que faisons-nous maintenant ? demanda Kijel Busiak, alors que Gopak Semivinvor et lui inspectaient le site de la dévastation. Comment le remontons-nous, monsieur ? Nous attendons vos instructions.

Mais Gopak Semivinvor n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire. Il était désormais clair que le Palais d’Été de lord Kassarn n’était pas le moins du monde aussi simple de forme que chacun se l’était imaginé ; qu’il était plutôt une structure complexe et merveilleuse, un petit miracle de construction, le chef-d’œuvre excentrique de quelque grand architecte oublié. Le démonter lui avait inévitablement causé de grands dommages. Peu des composants originaux du palais pourraient être utilisés pour la reconstruction. Ils devraient construire un nouveau palais, une imitation parfaite du premier, en repartant de zéro. Qui, cependant, aurait le talent pour le faire ?

Il comprenait à présent que, poussé par l’étrange et irrésistible pression derrière son crâne, cet inquiétant message qui n’avait pas été un message de la Dame bienveillante, il avait détruit le Palais d’Été au cours du démontage. Il ne serait plus, ne pourrait plus être repositionné dans une direction plus favorable. Il n’y avait plus de Palais d’Été. Gopak Semivinvor s’écroula, inconsolable, contre l’une des piles de poutres, s’enfouit le visage entre ses mains et se mit à sangloter. Kijel Busiak, qui ne trouvait rien à dire, le laissa seul.

Au bout d’un moment, il se releva. S’éloignant des ruines du bâtiment sans un regard en arrière, le majordome se rendit au bord de l’île, et y resta un long moment devant le Grand Lac, l’esprit vide de toute pensée, puis, très lentement, il entra dans le lac, et continua à avancer jusqu’à ce que l’eau lui arrive au-dessus de la tête.