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Ce serait la cinquième visite de Prestimion à l’île du Sommeil. C’était déjà exceptionnel en soi, et plus encore à présent qu’il était Pontife. Mais Prestimion avait été un monarque exceptionnel depuis le tout début de son règne.

Un Coronal pouvait se rendre sur l’Ile une ou deux fois au cours de son règne, généralement pendant un Grand Périple : la fonction de Dame de l’île étant, après tout, normalement exercée par la mère du Coronal, il était raisonnable que le Coronal veuille rendre visite à sa mère de temps à autre.

Mais en ce qui le concernait, retourner sur l’île une fois devenu Pontife était une affaire très différente. Le Pontife n’avait normalement aucune raison officielle d’aller là-bas. Les Pontifes effectuaient en général peu de déplacements, et le peu qu’ils faisaient était habituellement confiné au continent d’Alhanroel.

Si le règne du Pontife précédent avait été très long, sa mère risquait fort de ne plus être vivante à la fin de celui-ci : tel avait été le cas avec lord Confalume, dont la sœur aînée, Kunigarda, avait officié comme Dame de l’île durant la seconde moitié de sa charge au Château. Toute Dame qui vivait suffisamment longtemps pour voir l’accession de son fils au trône suprême restait selon la coutume sur l’île, même après avoir quitté sa fonction pour laisser place à la mère du nouveau Coronal. Les anciennes Dames de l’île habitaient un vaste domaine qui leur était réservé sur la Terrasse des Ombres de la Troisième Falaise de l’île.

Peut-être son fils, le Pontife, déciderait-il d’aller la voir une fois bien habitué aux responsabilités de ses nouvelles fonctions. Mais, le plus souvent, il négligerait de faire le voyage jusqu’à ce qu’il soit trop tard : sa mère mourait avant qu’il n’ait trouvé l’occasion d’y aller, ou lui-même devenait trop vieux pour vouloir voyager. Des siècles entiers s’étaient écoulés depuis la dernière visite d’un Pontife sur l’île.

Prestimion, qui avait toujours entretenu les meilleures et les plus chaleureuses relations avec sa mère, la Dame Therissa, s’était rendu sur l’île du Sommeil au cours des premières années de son règne en tant que Coronal lord afin de lui présenter son épouse, Varaile, et de s’assurer du soutien maternel dans sa lutte contre le rebelle Dantirya Sambail. Il y était de nouveau allé la cinquième année de son règne, ayant alors arrêté de faire son premier Grand Périple dans le but de se présenter au peuple, suite au chaos qu’avaient engendré les deux insurrections du Procurateur Dantirya Sambail. Cette fois-ci il avait traversé Alhanroel par voie de terre, exactement comme il le faisait à présent, et avait pris un bateau à Alaisor à destination de l’île, puis de là était parti à Zimroel, en faisant halte à Piliplok sur la côte orientale et à Ni-moya à l’intérieur des terres.

Au cours de sa onzième année, Prestimion avait décidé de faire un deuxième Grand Périple, celui-ci suivant un trajet similaire, mais l’emmenant au-delà de Ni-moya, traversant Zimroel jusqu’à la cité claire comme le cristal de Dulorn, et au-delà jusqu’aux lointaines cités occidentales de Pidruid, Narabal et Til-omon, où les visites de Coronal étaient rares et très espacées. Prestimion avait trouvé dans ce voyage l’occasion d’une autre visite à sa mère. Puis dans la seizième année de son règne de Coronal, il avait entrepris un troisième et dernier Grand Périple, celui-là réellement extraordinaire, qui l’avait emmené du fond d’Alhanroel à Stoien, puis de nouveau à l’île, et de là, à la stupéfaction du monde entier, au sud, dans le sinistre continent désertique de Suvrael, qui n’avait pas vu de Coronal depuis trois cents ans. Il était à présent sur le point d’arriver sur l’île une fois de plus. Là, devant lui sur la mer se dressait la colossale masse familière de cet endroit, ce phénoménal mur de craie blanche et brillante s’élevant très haut au-dessus de l’eau, ses trois immenses gradins montant de plus en plus haut en cercles décroissants jusqu’au sanctuaire sacré du sommet, le Temple Intérieur, où résidaient la Dame et ses millions d’acolytes. Le soleil, à cette heure de la journée, était presque au zénith, et la façade lisse de l’Ile luisait d’un éclat au reflet quasiment insoutenable sous sa lumière intense.

Aussi grande que soit l’Ile, et sur toute autre planète que Majipoor elle aurait été considérée comme un continent, non comme une île, elle n’était accessible par bateau que dans deux ports, Taleis sur la face occidentale tournée vers Zimroel, et Numinor du côté nord-est de l’Ile regardant Alhanroel. Prestimion était toujours venu sur l’île par l’entrée de Numinor. Le port de Taleis était un endroit qu’il n’avait jamais vu. Il s’apercevait à présent, debout sur le pont du vaisseau rapide qui l’avait amené là cette fois et examinant à nouveau le brillant rempart blanc qui entourait le port de Numinor, qu’il ne le verrait sans doute jamais.

Cette visite, pensait Prestimion, serait la dernière qu’il ferait jamais à l’île du Sommeil. Il n’irait pas non plus à Zimroel lorsqu’il en aurait fini là, ce qui aurait pu justifier un bref arrêt à Taleis pour satisfaire sa curiosité. Le monde appartenait à Dekkeret désormais : les Pontifes n’entreprenaient pas de Grand Périple ; dans les années à venir, alors qu’il prendrait de l’âge, il s’installerait de plus en plus profondément dans sa vie au Labyrinthe.

Une brise douce et chaude soufflait dans leur direction tandis que leur bateau glissait vers Numinor. L’été éternel était la règle sous ces latitudes. L’île était perpétuellement en fleurs : même à cette distance, Prestimion imaginait pouvoir discerner les couleurs vives des bosquets d’eldirons et de tanigales, ainsi que les thwales aux fleurs pourpres qui poussaient à profusion sur la multitude de terrasses de calcaire.

Alors qu’ils approchaient de l’île, Varaile se tenait au côté de Prestimion, ainsi que Septach Melayn et Gialaurys qui avaient accompagné le Pontife dans cette traversée. Les princes Taradath, Akbalik et Simbilon flanquaient leurs père et mère sur le pont. La jeune lady Tuanelys, qui n’avait aucune disposition pour les déplacements sur l’océan, était restée en bas, dans sa cabine, comme elle l’avait fait pendant la majeure partie du passage.

Le capitaine du bateau, un massif Skandar à la fourrure gris-pourpre, cria de jeter l’ancre.

— Pourquoi jetons-nous l’ancre si loin ? demanda le prince Simbilon.

Prestimion voulut répondre, mais Taradath, qui avait fait la traversée jusqu’à l’île avec son père lors du dernier Grand Périple de Prestimion, répondit avant lui.

— Parce qu’aucun bateau assez rapide pour nous conduire ici depuis Alaisor en un temps convenable n’est assez petit pour entrer dans le port, dit-il, un peu trop paternaliste au goût de Prestimion. Le port de Numinor est un endroit minuscule et ils devront nous y emmener par ferry. Tu vas voir.

Le protocole, lors de l’arrivée d’un Coronal en visite débarquant à Numinor, voulait qu’il s’arrête d’abord au pavillon des invités royaux connu sous le nom des Sept Murs, un bâtiment de plain-pied en pierre gris-noir situé sur la digue du rempart du port. Il devait y accomplir différents rites de purification avant de commencer l’ascension jusqu’au niveau supérieur des trois falaises, où la Dame l’attendrait. Il était généralement de coutume pour le Coronal d’aller vers la Dame, rarement que la Dame descende jusqu’au rivage pour l’accueillir.

Mais Prestimion était désormais Pontife, et non plus Coronal, et il n’avait pas la moindre idée du genre de dispositions qui seraient prises. Il ne s’était pas non plus renseigné. Peut-être les Sept Murs étaient-ils réservés aux seuls Coronals, et les Pontifes étaient logés ailleurs. Cela ne faisait aucune différence. Laissons-nous surprendre, pensa-t-il.

Tout sembla d’abord se passer comme d’habitude. Le transfert sur le ferry se passa en douceur, le pilote de celui-ci les conduisit avec habileté entre les récifs et les hauts-fonds du chenal jusqu’au débarcadère du port de Numinor ; un petit groupe de hiérarques de la Dame, solennelles dans leurs robes dorées à la bordure rouge, attendait comme toujours pour le saluer. Elles lui firent respectueusement le symbole en spirale du Labyrinthe, accueillirent de façon officielle lady Varaile, le porte-parole Septach Melayn et le Grand Amiral Gialaurys, et les conduisirent à terre, emmenant Prestimion et sa famille selon l’habitude aux Sept Murs, et les autres dans une hostellerie dans la direction opposée.

Puis les événements commencèrent à sortir de la routine.

— La Dame elle-même vous attend dans le pavillon des invités, Votre Majesté, lui dit l’une des hiérarques, alors qu’ils approchaient de l’édifice.

La première réaction de Prestimion fut la surprise que sa mère, qui lors de sa dernière visite paraissait enfin se plier au caractère inéluctable de la vieillesse, se soit astreinte à l’effort de descendre du haut de son sanctuaire au sommet de l’île gigantesque, alors qu’il aurait été beaucoup moins fatigant pour elle de le laisser monter vers elle. Puis il se rappela que sa mère n’était plus Dame de l’Ile. La femme qui l’attendait aux Sept Murs était la nouvelle titulaire du titre, la mère de Dekkeret, la Dame Taliesme.

Pourquoi, se demanda-t-il, Taliesme était-elle venue à lui ? Peut-être ne se sentait-elle pas encore fermement établie dans la grandeur qui était désormais la sienne, et, confrontée à l’arrivée d’un Pontife en visite, se trouvait contrainte par la crainte révérencielle que lui inspirait sa haute fonction à descendre vers lui plutôt que d’exiger de lui qu’il monte vers elle. Mais ensuite, une autre éventualité, beaucoup plus inquiétante, vint à l’esprit de Prestimion, lorsqu’il vit Taliesme arriver vers lui dans la cour des Sept Murs.

Sa mère, Therissa, avait toujours été une femme d’une force d’âme invincible. Mais les années laissaient sans doute des traces. Elle devait sûrement avoir ressenti la mort de Teotas comme un coup dur. Peut-être sa santé en avait-elle été ébranlée. Peut-être, aussi difficile à croire que ce soit, avait-elle subi une sorte d’effondrement moral, ou même physique. Elle pouvait être gravement malade, mourante peut-être. Ou même déjà morte. Et Taliesme ne voulait pas qu’il fasse l’ascension jusqu’au Temple Intérieur sans être informé de l’état de la Dame Therissa. Elle était donc venue à lui dans le but de lui apprendre la nouvelle.

Cependant, Prestimion ne sentit aucune atmosphère de désastre absolu autour de Taliesme lorsqu’elle s’avança pour le saluer. Elle marchait à pas rapides comme un oiseau : une petite femme énergique en robe blanche, le diadème d’argent de sa fonction ceignant son front. Ses yeux étaient brillants et étincelants, ses mains tendues de bon cœur.

— Votre Majesté, dit-elle, je vous souhaite à vous et à votre famille la bienvenue sur notre île.

— Nous vous en remercions, ma Dame.

— Et vous avez, bien entendu, toute ma sympathie face à la grande perte que vous avez subie.

Il ne pouvait attendre davantage.

— Ma mère, je l’espère, l’a bien supportée ?

— Aussi bien que l’on pouvait le souhaiter, dirais-je. Elle est impatiente de vous voir.

— Je la trouverai donc en bonne santé ? demanda Prestimion d’une voix tendue.

Il n’y eut que la plus infime hésitation.

— Vous ne la trouverez pas aussi solide que vous vous la rappelez, Votre Majesté. La mort du Prince Teotas a été pénible pour elle. Je ne prétendrai pas le contraire. Et il y a eu d’autres petits problèmes inquiétants dont nous devrons parler avant que vous ne montiez au Temple Intérieur. Mais d’abord, je pense que des rafraîchissements seraient de rigueur, voulez-vous entrer, Votre Majesté ?

Un léger repas avait été disposé pour eux aux Sept Murs : des flacons de vin doré, des plateaux d’huîtres et de poisson fumé, des coupes de fruits. Il sembla à Prestimion que Taliesme était aussi à l’aise pour jouer les hôtesses pour le Pontife qu’elle aurait pu l’être en recevant des voisins de longue date dans sa vieille maison de Normork, dont Dinitak lui avait un jour dit qu’il s’agissait véritablement d’un endroit petit et fort humble.

Il était fasciné par la façon dont elle s’était transformée, et restait néanmoins la même, au cours de son élévation au titre de Dame.

Elle n’aurait pu avoir un comportement plus différent de celui de sa devancière sur l’île. Il y avait un monde de contrastes entre la simplicité et la modestie sans affectation de Taliesme et la majesté aristocratique de la Dame Therissa. Cependant, une noblesse indéniable l’avait investie depuis qu’elle assumait ses fonctions.

Depuis le moment de ses premières visites au Château, à l’époque où Dekkeret n’était que Coronal-désigné, Prestimion avait été impressionné par la confiance en soi, le sang-froid et la sérénité de Taliesme. À présent qu’elle était la Dame de l’île, une certaine aura de grâce et d’assurance, qui était presque invariablement caractéristique de chaque femme qui occupait la fonction de Dame, s’était ajoutée à ces qualités. Mais son moi essentiel paraissait fondamentalement inchangé, en aucune façon écrasé par la dignité qui lui avait été accordée lors de l’ascension au trône de Dekkeret.

Prestimion eut l’impression de voir son jugement sur son fils confirmé à nouveau à travers elle. Une fois de plus, comme cela s’était si souvent avéré le cas par le passé, la mère de l’homme qui avait été jugé digne du titre de Coronal lord de Majipoor était elle-même une candidate appropriée au rôle de Dame de l’île.

La conversation, dont Prestimion lui laissa la direction, roula aisément sur une grande variété de thèmes. Ils discutèrent d’abord de la mort tragique de Teotas : qu’il était ahurissant, déconcertant qu’un homme d’un tel tempérament, avec de telles dispositions, puisse être victime d’une telle dépression.

— Le monde entier pleure votre frère, Votre Majesté, et éprouve une grande tristesse pour vous et votre famille, lui assura Taliesme. Je sens leur peine et leur chagrin en permanence.

Elle toucha le diadème qui la maintenait en contact avec les milliards d’esprits endormis de Majipoor, nuit après nuit.

Puis, lorsqu’il fut opportun de changer de sujet, elle passa habilement à son fils, Dekkeret, demandant de ses nouvelles dans son nouveau rôle de Coronal.

— Il sera l’un de nos plus grands rois, lui dit Prestimion, en lui faisant un résumé sommaire des projets qu’avait Dekkeret pour son règne, du moins ce qu’il en avait jusque-là révélé. Il aborda également, légèrement, très légèrement, la question de Dekkeret et lady Fulkari, signalant seulement que leur relation souvent complexe et parfois orageuse semblait entrer dans une phase nouvelle et plus heureuse.

Finalement, après que Taliesme eut saisi l’occasion de louer la grâce des trois fils et la beauté que promettait d’être la jolie fillette de Prestimion, celui-ci jugea qu’il était temps de revenir au sujet qui l’intéressait le plus.

Un long regard de côté vers Taradath suffit à faire comprendre au jeune garçon que le moment serait bien choisi pour aller faire une promenade sur la digue de Numinor avec ses frères et sa sœur.

— Vous avez mentionné, lorsque nous sommes arrivés, certains petits problèmes inquiétants qu’aurait ma mère, dit-il après leur départ. J’aimerais en discuter maintenant, si c’est possible.

— À vrai dire, je pense que c’est nécessaire, Votre Majesté.

Taliesme se redressa sur son siège comme pour se préparer à ce qui allait se dire.

— J’ai le regret de vous informer que votre mère est, depuis plusieurs mois maintenant, affligée par des rêves. De très mauvais rêves : des rêves que je ne peux décrire autrement que comme des cauchemars. Qui ont eu d’assez graves répercussions sur son état de santé général.

Prestimion retint son souffle, horrifié et plein de stupeur. Sa mère aussi ? L’audace de Mandralisca n’avait pas de limites. Il avait déjà manifesté sa volonté de frapper quasiment n’importe quel membre de la famille royale.

Mais à présent sa mère également ? Sa mère ? Elle qui pendant vingt ans avait été la Dame bien-aimée du monde, et ne souhaitait désormais rien de plus que de vivre paisiblement sa retraite ? C’était intolérable.

Avant qu’il ait pu répondre, cependant, Varaile mit fin à un long silence.

— Ma fille Tuanelys a également eu des rêves agités récemment, ma Dame.

Bien qu’elle se soit adressée à la Dame Taliesme, elle ne regardait personne en particulier. Elle avait les yeux caves et hagards, ayant elle-même fait de nouveau un rêve déprimant la nuit précédente.

— Elle crie, elle tremble de frayeur, elle se met à transpirer. Ce sont des rêves de ce genre, nuit après nuit, qui ont conduit le prince Teotas à s’ôter la vie. Et même moi… moi aussi…

Varaile frissonnait, Taliesme la regarda surprise et bouleversée.

— Oh… ma pauvre, ma chère…

Prestimion s’approcha de sa femme et posa doucement les mains sur ses épaules pour l’apaiser. Mais il garda une voix calme pour déclarer, comme s’il songeait à l’ironie de la chose :

— La Dame de l’île qui reçoit des messages au lieu de les envoyer ? Je veux dire l’ancienne Dame. Mais il n’empêche, cela semble tellement étrange… Ma mère vous a-t-elle décrit ces rêves ?

— Pas très clairement, Majesté. Soit elle est incapable d’être précise, soit elle ne le souhaite pas. Tout ce que je tire d’elle sont de vagues propos au sujet de démons, de monstres, d’images sombres ; et autre chose, quelque chose de plus profond, plus subtil et fortement perturbant dont elle refuse absolument de parler.

Taliesme toucha du bout des doigts son diadème d’argent.

— Je lui ai proposé d’entrer dans son esprit et d’en chercher la source, ou de demander à l’une des hiérarques les plus expérimentées de l’Ile de le faire. Mais elle ne le permet pas. Elle dit que lorsque l’on a été Dame de l’Ile, on ne doit pas s’ouvrir au diadème de la Dame. Est-ce vrai, Majesté ? Existe-t-il un interdit à cela ?

— Rien dont j’aie entendu parler, dit Prestimion. Mais l’île a ses propres coutumes et peu de gens de l’extérieur les connaissent. J’en discuterai avec elle lorsque je la verrai.

— Vous le devriez, dit Taliesme. Je n’irai pas par quatre chemins, Majesté. Elle souffre terriblement. Elle devrait profiter de toute l’assistance disponible, elle plus que toute autre devrait savoir que nous sommes là, prêtes à l’aider.

— Oui. Absolument.

— Une dernière chose encore, Majesté. Ces rêves, qui se glissent si librement dans votre famille, ils sont très répandus de par le monde. Maintes et maintes fois, mes acolytes me disent que lorsqu’ils surveillent les esprits des dormeurs, ils détectent la douleur, l’horreur, le supplice. Je vous le dis, Votre Majesté, nous passons presque tout notre temps maintenant avec de telles personnes, à les chercher, à essayer de soulager leur souffrance par des messages…

Ainsi, c’était encore pire que ce qu’il avait imaginé. Prestimion laissa ses paupières se fermer et s’assit en silence pendant un moment.

— Diriez-vous que c’est presque semblable à une épidémie de folie, ma Dame ? reprit-il enfin, d’un ton très calme.

— Une épidémie, en effet, répondit Taliesme.

— Nous avons déjà connu un tel phénomène sur Majipoor, autrefois. Cela s’est passé dans les premières années de mon règne en tant que Coronal. J’ai découvert ce qui l’avait causé, et j’ai pris des mesures pour y mettre fin. Ceci, je pense, est un fléau d’un genre quelque peu différent, mais je crois savoir ce qui cause celui-ci également, et je vous assure, de la façon la plus officielle qui soit, que j’y mettrai fin également. Un de mes vieux ennemis est en liberté dans la nature. Nous nous chargerons de lui… Quand pourrai-je voir ma mère, ma Dame ?

— La journée est trop avancée maintenant pour commencer l’ascension jusqu’à la Troisième Falaise, répondit Taliesme.

Son visage était sombre et déterminé et il n’y avait plus d’étincelle dans ses yeux à présent. Ils étaient tous deux très loin des agréables politesses qu’ils échangeaient une heure plus tôt. Chacun comprenait désormais qu’un sérieux défi les attendait tous. La note de farouche résolution dans la voix de Prestimion semblait avoir eu un puissant effet sur elle. En quelques mots seulement, il lui avait communiqué l’essentiel de la crise en cours, des grands événements qui requerraient sa participation à elle, à un moment où elle commençait à peine à maîtriser les grands pouvoirs de l’Ile.

— Je vous conduirai à elle demain marin.