Dekkeret retourna au Château par le chemin le plus rapide, empruntant la Route de Grand Calintane, qui s’achevait sur la grande esplanade ouverte, carrelée de pavés de porcelaine ronds, lisses et verts, connue sous le nom de place Dizimaule. Son flotteur passa au-dessus de l’énorme constellation de carreaux dorés qui en occupait le centre et lui fit traverser la Grande Arche de Dizimaule, l’entrée principale du Château, la porte de l’aile sud. Les gardes stationnés devant le corps de garde, à gauche de l’arche, lui firent signe lorsqu’il passa, du salut bref et raide qui lui était familier.
Il y avait une atmosphère de tension à peine réprimée dans les couloirs du Château tandis qu’il y avançait. Les visages de ceux qui le saluaient à chaque point de contrôle étaient tirés et solennels ; les lèvres serrées, les yeux baissés.
— Vu leur air à tous, dit-il à Dinitak, il serait assez facile de croire que le Pontife est mort pendant le temps qu’il nous a fallu pour revenir de Normork.
— Je pense que vous le sauriez déjà, fit Dinitak.
— J’imagine, oui.
Oui. Ils l’auraient salué en tant que Coronal, non, si Confalume était mort ? Des gens s’agenouillant, formant le symbole de la constellation, criant la formule traditionnelle : « Dekkeret ! Lord Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! Longue vie à lord Dekkeret ! » Même s’il ne deviendrait pas réellement Coronal avant que le Conseil ne donne son assentiment, et que Prestimion l’annonce officiellement. Mais chacun savait qui serait le prochain Coronal. Lord Dekkeret. Cela lui paraissait si étrange ! Comme son esprit avait du mal à l’appréhender !
— C’est seulement un moment troublant pour tout le monde, déclara Dinitak. Ce doit être ainsi chaque fois qu’un changement de règne se prépare. Les vieux maîtres quittent le Château, de nouveaux arrivent ; rien ne sera plus pareil pour personne ici.
Ils étaient à présent au seuil du Château Intérieur. Les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches se dressaient devant eux. Ils s’arrêtèrent. L’appartement de Dinitak se trouvait à ce niveau, loin, à gauche ; Dekkeret vivait au-dessus, dans la suite de la Tour Munnerak qu’avait occupée Prestimion.
— Je dois vous quitter ici, fit Dinitak. Vous allez devoir rencontrer le Conseil… et lady Varaile, aussi, j’imagine…
— Merci de m’avoir accompagné à Normork, dit Dekkeret. D’avoir assisté aux banquets et à tout le reste.
— Nul besoin de merci. J’irai où vous me direz d’aller.
Ils s’étreignirent rapidement, et Dinitak partit.
Dekkeret gravit deux par deux les marches usées de l’antique escalier. Lord Dekkeret, pensait-il. Lord Dekkeret. Lord Dekkeret. Lord Dekkeret. Ahurissant. Incroyable.
Ce n’était pas encore arrivé, cependant. Aucun nouveau bulletin n’était parvenu du Labyrinthe depuis qu’il avait reçu le message le rappelant de Normork. Septach Melayn, le premier membre du Conseil qu’il rencontra après être entré dans le Château Intérieur, fut celui qui le lui apprit.
L’escrimeur aux longues jambes l’attendait sur le petit square devant le Trésor de Prankipin, au sommet des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches.
— Vous avez fait vite, Dekkeret ! Nous ne vous attendions pas avant demain.
— Je suis parti dès que j’ai eu le message. Où est Prestimion ?
— Sur le Glayge, à mi-chemin du Labyrinthe, j’espère. Il est revenu en coup de vent de Fa, dès que nous avons reçu la nouvelle, a passé environ trois minutes avec lady Varaile, et est reparti aussitôt en direction du sud. Il veut présenter ses respects au vieux Confalume pendant qu’il le peut encore, voyez-vous. Je suis surpris que vous ne l’ayez pas croisé en route.
— Donc Confalume est toujours…
— En vie ? Pour autant que nous le sachions, oui, répondit Septach Melayn. Bien entendu, il faut un tel temps pour que nous apprenions ici ce qui se passe là-bas. Phraatakes Rem dit que l’attaque n’était pas grave.
— Pouvons-nous lui faire confiance ? Il est dans son intérêt de prétendre le plus longtemps possible que son maître le Pontife est toujours aux commandes. Je connais des cas où la mort du Pontife a été dissimulée pendant des semaines. Des mois.
— Que puis-je répondre à cela, mon garçon ? fit Septach Melayn avec un haussement d’épaules. Pour ma part, je préférerais que Confalume soit encore Pontife les cinquante prochaines années. Je comprends que vous puissiez avoir une tout autre position à ce sujet.
— Non, dit Dekkeret en saisissant le poignet de Septach Melayn et rapprochant son visage tout près de celui de son aîné.
Il était l’un des très rares princes du Château à n’être pas loin d’égaler la taille de Septach Melayn.
— Non, répéta-t-il, d’une voix basse, sombre. Vous vous trompez totalement, Septach Melayn. Si le Divin veut que je sois Coronal un jour, eh bien, je suis prêt à cette tâche, quelle que soit la date à laquelle je doive la remplir. Mais je ne désire aucunement qu’elle arrive avant l’heure. Quiconque pense le contraire commet une grave erreur.
— Tout doux, Dekkeret ! dit en souriant Septach Melayn. Je n’avais pas l’intention de vous offenser, en aucune façon. Venez, je vous accompagne à votre appartement, afin que vous puissiez vous rafraîchir après ce voyage. Le Conseil se réunira plus tard dans l’après-midi, dans la salle du trône de Stiamot. Vous devriez y assister, si vous le voulez.
— J’y serai, déclara Dekkeret.
Mais ce fut une réunion sans intérêt, inutile. Qu’y avait-il à dire ? Les plus hauts niveaux du gouvernement étaient paralysés. Le Pontife avait eu une attaque, était peut-être sur le point de mourir, voire même déjà mort. Le Coronal était parti pour le Labyrinthe, comme il convenait, se tenir au chevet du monarque suprême. Dans les deux capitales, les fonctions habituelles de la bureaucratie continuaient comme à l’ordinaire, mais les ministres qui en étaient chargés se trouvaient en stase, ne sachant, d’un jour à l’autre, combien de temps s’écoulerait avant qu’ils ne quittent leur poste.
Sans véritables informations à partir desquelles travailler, les membres du Conseil ne pouvaient que reformuler noblement leur espoir que le Pontife retrouve ses facultés et poursuive son long et glorieux règne. Mais l’incertitude s’affichait sur tous les visages. Lorsque Confalume mourrait, certains de ces hommes se verraient demander de rejoindre le gouvernement du nouveau Pontife dans le Labyrinthe, et d’autres, ignorés par le Coronal entrant, seraient contraints à prendre leur retraite après de nombreuses années dans les ressorts du pouvoir. Les deux possibilités présentaient leurs propres problèmes ; et personne ne pouvait être certain de ce qui lui serait offert.
Tous les regards étaient tournés vers Dekkeret. Mais Dekkeret devait prendre en compte son propre destin. Il parla peu pendant la réunion. Il était de son devoir de se taire, pendant cette période ambiguë. Un Coronal-désigné et un Coronal sont deux choses très différentes.
Lorsque ce fut terminé, il se retira dans ses appartements privés. Il avait une suite agréable, en aucun cas la plus grandiose ; mais elle avait été assez bien pour Prestimion lorsqu’il était Coronal-désigné, et Dekkeret la trouvait plus qu’acceptable. Les pièces étaient grandes et bien disposées, et, derrière les grandes fenêtres aux nombreuses facettes incurvées, œuvre d’habiles artisans de Stee, la vue sur l’abysse qui longeait cette aile du Château, appelé Plongeon de Morpin, était spectaculaire.
Il rencontra brièvement son personnel : Dalip Amrit, l’ancien professeur plein de tact de Normork, qui était son secrétaire personnel, le compétent et hyperactif Singobinda Mukund, le chef de la domesticité, un homme de Ni-moya au visage rubicond, et la comtesse Auranga de Bibiroon, qui faisait office d’hôtesse, en l’absence d’une épouse. Ils lui rapportèrent les événements survenus pendant son absence du Château. Puis il les renvoya et se glissa avec gratitude dans sa grande baignoire de marbre noir de Khyntor, pour un long bain tranquille avant le dîner. Il avait l’intention de manger seul et de se coucher tôt. Mais il avait à peine revêtu son peignoir, en sortant du bain, que Dalip Amrit lui transmit que lady Varaile requérait sa présence à dîner dans la résidence royale de la Tour de lord Thraym, s’il n’avait pas d’autre projet.
On ne traitait pas à la légère les invitations de l’épouse du Coronal. Dekkeret enfila une tenue de soirée, pourpoint doré à taille basse, étroites chausses violettes à rayures en velours, et se présenta ponctuellement à la salle à manger royale.
Il était, semblait-il, le seul invité. Il en fut légèrement surpris ; il croyait trouver Septach Melayn, peut-être, ou le prince Teotas et lady Fiorinda, ou d’autres membres du cercle intime de la cour. Mais seule Varaile l’attendait, si simplement vêtue d’une longue tunique verte et d’une blouse jaune aux manches larges qu’il se sentit confus d’être habillé si cérémonieusement.
Elle lui présenta sa joue. Lady Varaile et lui avaient toujours été bons amis. Elle n’avait pas plus d’un an ou deux de plus que lui, et, comme lui, avait été brusquement élevée de la condition de roturière à une place au milieu des dames et seigneurs du Château. Mais elle était née riche et privilégiée, fille de Simbilon Khayf, l’extrêmement prospère banquier de la grande cité de Stee, alors que lui-même n’était que le fils d’un infortuné vendeur ambulant ; Dekkeret avait ainsi considéré Varaile comme une personne évoluant facilement et confortablement parmi l’aristocratie du Mont, alors que lui avait dû apprendre lentement, et avec grandes difficultés, à maîtriser cette attitude, comme on étudie les mathématiques avancées.
Au-dessus de coupes de dattes brun doré de Sippulgar et de lait chaud mélangé à du cognac rouge de Narabal, elle s’enquit aimablement de sa visite à Normork. Elle parla avec affection de sa mère, qu’elle aimait beaucoup ; et lui apprit quelques petits commérages du Château qui lui étaient venus aux oreilles pendant son absence, des histoires mouvementées, mais sans importance, de liaisons compliquées impliquant des hommes et femmes de la cour qui, à leur âge, auraient dû être plus avisés. On eût dit que rien d’inhabituel ne s’était produit dernièrement dans le monde.
Puis elle demanda, alors qu’un plat de quaal, poisson à la chair pâle, mitonné dans du vin doux, était servi :
— Vous savez, bien entendu, que Prestimion est allé au Labyrinthe ?
— Septach Melayn me l’a appris cet après-midi. Le Coronal sera-t-il absent longtemps ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra, je pense, dit Varaile en posant sur lui ses grands yeux sombres luisant d’une intensité soudaine et inattendue. Cette fois-ci, il reviendra au Château quand il aura terminé. Mais la prochaine fois qu’il s’y rendra…
— Oui. Je sais, madame.
— Vous n’avez aucune raison d’être aussi affligé. Pour vous, ce sera l’appel de la grandeur, Dekkeret. Mais pour moi… pour lord Prestimion… pour nos enfants…
Elle le regarda d’un air de reproche. Il fut frappé par cette injustice : le croyait-elle insensible au point de ne pas comprendre le côté fâcheux de sa situation ? Mais par amitié pour elle, il garda un ton doux.
— Toutefois, en réalité, Varaile, la mort du Pontife signifie la même chose pour nous tous : le changement. Un changement gigantesque et incompréhensible. Vous et vos proches partirez pour le Labyrinthe ; je ceindrai une couronne et prendrai place sur le trône de Confalume. Pensez-vous que ce qui va survenir me cause moins d’appréhension qu’à vous ?
Elle s’adoucit un peu.
— Nous ne devrions pas nous quereller, Dekkeret.
— Sommes-nous en train de le faire, madame ?
Elle ne répondit pas à cette question.
— La tension créée par ces inquiétudes nous met tous deux à cran. Je voulais que ce soit une visite amicale. Car nous sommes amis, n’est-ce pas ?
— Vous savez que oui.
Il tendit la main vers le flacon de vin pour remplir leurs verres. Elle voulut le prendre au même moment et leurs mains se heurtèrent, le flacon bascula. Dekkeret le rattrapa juste avant qu’il ne se renverse. Ils rirent tous deux de cette maladresse provoquée par l’agitation actuelle, et leur rire mit fin, momentanément, aux tensions qui avaient surgi entre eux.
Elle avait raison, reconnut Dekkeret. Elle devait faire face à l’énorme sacrifice de renoncer à un décor familier et beau pour aller vivre dans un endroit lointain et désagréable. Lui, en revanche, accéderait au poste qui lui apporterait célébrité et gloire, celui pour lequel il se préparait depuis dix ans et plus. Comment pouvait-on, réellement, comparer leurs situations ? Il se dit qu’il devait être plus gentil avec elle.
— Nous devrions parler d’autre chose, dit-elle. Avez-vous discuté avec lady Fulkari depuis votre retour au Château ?
Dekkeret trouva le changement de sujet malencontreux.
— Pas encore. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle je le devrais ? demanda-t-il d’une voix telle que Varaile parut troublée.
— Eh bien, seulement que… elle est impatiente de vous voir. Et je pensais que vous… étant parti depuis plus d’une semaine…
— Seriez tout aussi impatient de la voir, termina Dekkeret, lorsqu’il sembla évident que Varaile ne le pouvait, ou ne le voulait pas. Eh bien, oui, je le suis ! Évidemment. Mais tout d’abord, j’ai besoin d’un peu de temps pour me reprendre. Si vous ne m’aviez fait appeler ce soir, j’aurais passé la soirée seul, à me reposer, réfléchir à l’avenir, et songer à mes responsabilités prochaines.
— Je vous prie de m’excuser de vous avoir tiré de vos méditations, dans ce cas, dit-elle, d’une voix dont on ne pouvait se méprendre sur l’acidité. J’ai été très claire sur le fait que vous ne deviez venir que si vous n’aviez pas d’autres projets pour la soirée. Je pensais que peut-être vous préféreriez être avec Fulkari. Mais même une soirée de méditation solitaire est un projet, Dekkeret. Vous pouviez assurément refuser.
— Assurément pas, fit-il. Pas une invitation de votre part. Et donc me voici. Fulkari ne m’a pas envoyé chercher, et vous si. Bien que je ne comprenne pas pourquoi, Varaile. Dans quel but, exactement, vouliez-vous me voir ce soir ? Seulement pour vous lamenter sur l’éventualité de devoir vous rendre au Labyrinthe ?
— Je crois que nous nous querellons à nouveau, constata Varaile avec légèreté.
Il lui aurait pris la main, s’il avait osé une telle familiarité avec l’épouse du Coronal. Prenant soin de parler d’un ton mesuré et doux, il dit :
— C’est un moment difficile pour nous deux, et le stress prend son tribut. Laissez-moi vous poser la question une seconde fois : pourquoi suis-je ici ? Est-ce seulement parce que vous vouliez de la compagnie, ce soir ? Vous auriez pu inviter Teotas et Fiorinda, en ce cas, ou Gialaurys, ou même Maundigand-Klimd. Mais vous m’avez fait chercher moi, alors même que vous pensiez que je pourrais passer la soirée avec Fulkari.
— Je vous ai fait demander parce que je vous considère comme un ami, quelqu’un qui peut comprendre mes émotions à l’idée qu’un changement de gouvernement soit en train de se préparer, quelqu’un qui – comme vous l’avez souligné – pourrait ressentir les mêmes sentiments. Mais c’était également une façon de découvrir si vous seriez avec Fulkari ce soir.
— Oh ! C’est très sournois, Varaile.
— Croyez-vous ? Dans ce cas, j’imagine que ça l’était.
— Pourquoi vouliez-vous le savoir ?
— Des rumeurs circulent au Château, selon lesquelles vous vous désintéresseriez d’elle.
— C’est faux.
— Donc, vous l’aimez, Dekkeret ?
Il sentit ses joues le brûler. Ceci était déloyal.
— Vous savez que oui.
— Et pourtant, la première nuit de votre retour, vous préférez votre propre compagnie à la sienne ?
Dekkeret joua avec sa serviette de table, la tordant et la froissant.
— Je vous l’ai dit, Varaile : je voulais être seul. Pour réfléchir à… ce qui nous attend tous. Si Fulkari avait voulu me voir, elle n’aurait eu qu’à me le faire savoir, et je serais allé la retrouver, comme je suis venu vous voir. Mais aucun message ne m’est parvenu de sa part, seulement de la vôtre.
— Peut-être attendait-elle de voir ce que vous alliez faire.
— Et elle imaginera maintenant que je suis votre amant, c’est cela ?
Varaile sourit.
— J’en doute fort. Mais ce qu’elle pensera, c’est qu’elle n’est pas très importante à vos yeux. Autrement, pourquoi l’éviteriez-vous ainsi, votre première nuit ici ? C’est un signe d’indifférence, pas de passion.
— Vous m’avez entendu déclarer que je l’aime. Elle le sait aussi.
— Vraiment ?
— Pensez-vous que je lui ai laissé le moindre doute à ce sujet ? demanda Dekkeret en haussant les sourcils.
— Avez-vous parlé mariage avec elle, Dekkeret ?
— Pas encore, non. Oh… maintenant je vois la vraie raison de votre convocation ! dit-il en détournant les yeux. Elle vous a priée de le faire, hein ? ajouta-t-il froidement.
La colère flamboya un instant dans les yeux de Varaile.
— Vous êtes très près de passer les limites avec une telle question. Mais non, non, Dekkeret : ceci n’est pas de son fait. J’en suis entièrement responsable. Le croirez-vous ?
— Je ne mettrais jamais en doute votre parole, madame.
— Très bien, en ce cas, Dekkeret : voici le point capital. Vous deviendrez bientôt Coronal : c’est clair. La coutume parmi nous est que le Coronal ait une femme. L’épouse du roi a d’importantes fonctions au Château, et s’il n’y a pas d’épouse, qui s’en chargera ?
C’était donc ça ! Dekkeret ne répondit pas. Il mit sa main autour de son verre de vin sans le porter à ses lèvres, et attendit qu’elle poursuive.
— Vous n’êtes plus un jeune garçon, Dekkeret. À moins que je ne me trompe, et j’en doute, vous aurez bientôt quarante ans. Vous fréquentez lady Fulkari depuis… combien de temps, trois ans maintenant ?… et n’avez jamais parlé mariage à personne. Y compris à elle, apparemment. C’est un sujet que vous devriez avoir à l’esprit à présent.
— Il l’est. Croyez-moi, Varaile, il l’est.
— Et pensez-vous que Fulkari sera l’élue ?
— Vous insistez trop, madame. Je vous prie de mettre fin à cette inquisition. Vous êtes ma reine, et aussi une de mes amies les plus chères, mais ce sont là des questions dont je ne souhaite pas discuter, si vous le permettez.
Repoussant sa chaise, il la regarda d’une façon qui dressa un mur de silence entre eux.
À ce moment-là, ce fut elle qui tendit la main vers lui.
— Je n’ai jamais eu l’intention de vous mettre mal à l’aise, Dekkeret, dit-elle affectueusement. Je voulais seulement vous faire part de mon opinion, sur un point qui m’inquiète profondément.
— Je vous le répète : j’aime Fulkari. J’ignore si je veux l’épouser, et je ne suis pas sûr qu’elle le veuille. Il y a des problèmes entre Fulkari et moi, Varaile, dont je ne discuterai pas, même avec vous. Surtout avec vous… Pouvons-nous, une fois encore, changer de sujet ? De quoi pouvons-nous parler ? De vos enfants ? Le prince Akbalik : il a écrit un poème épique, c’est exact ? Et la princesse Tuanelys… est-il vrai que Septach Melayn a promis de l’entraîner à l’épée quand elle aura un ou deux ans de plus… ?
En se réveillant, au matin, il découvrit une note qui avait été glissée sous la porte de sa chambre pendant la nuit :
Pouvons-nous faire une promenade demain ? Dans la prairie du sud, peut-être ?
— F.
Les gens de sa maison lui apprirent qu’un Vroon l’avait apportée aux petites heures. Dekkeret savait de qui il s’agissait : le petit Guijara Yaso, le mage personnel de Fulkari, un invétéré jeteur de sorts et préparateur de potions, qui lui servait généralement d’intermédiaire dans ce genre de situation. Dekkeret soupçonnait le Vroon d’avoir, de temps à autre, usé de sorcellerie sur lui, pour tenter de maintenir Fulkari en première position dans son cœur.
Non que la sorcellerie soit nécessaire : elle occupait constamment ses pensées. Il n’était en aucune façon indifférent à Fulkari ; et tout au long de son séjour à Normork, il n’avait eu qu’à laisser son esprit s’écarter brièvement de ce qui se passait à ce moment-là pour qu’elle soit là, comme un feu brûlant dans son cerveau, souriante, lui faisant signe, l’attirant à elle…
Assurément, après une semaine de séparation, le désir de se précipiter à ses côtés dès son retour avait été puissant. Mais Dekkeret avait ressenti la nécessité de mettre de la distance entre elle et lui pour un moment, ne serait-ce que pour se donner le temps de comprendre ce qu’il attendait réellement d’elle, et elle de lui. Cette résolution fut anéantie en un instant. Il sentit un torrent de soulagement, de joie et de plaisir anticipé l’envahir en lisant sa note.
— Ai-je des fonctions officielles prévues ce matin ? demanda-t-il à Singobinda Mukund, au petit déjeuner.
— Aucune, monsieur, répondit le chef de la domesticité.
— Et aucunes nouvelles du Labyrinthe, je suppose ?
— Rien, monsieur, fit Singobinda Mukund.
Il regarda Dekkeret d’un air horrifié, comme pour indiquer qu’il était ébahi que Dekkeret puisse avoir besoin de le demander.
— Envoyez un mot à lady Fulkari, dans ce cas, disant que je la retrouverai dans deux heures, à l’Arche de Dizimaule.
Fulkari l’attendait lorsqu’il arriva, vision ravissante et élancée en tenue d’équitation de souple cuir vert qui lui faisait comme une seconde peau. Dekkeret vit qu’elle avait déjà demandé deux fougueuses montures de course aux écuries du Château. Fulkari était ainsi : elle profitait de l’instant présent, accomplissait rapidement ce qui devait être réalisé. Son attente, la nuit dernière, pour voir s’il ferait le premier pas, n’était vraiment pas habituelle. Et effectivement, puisqu’il ne l’avait pas fait, elle l’avait fait elle-même, en faisant glisser la note sous la porte.
Ils étaient amants depuis presque trois ans à présent, quasiment depuis le premier jour de l’arrivée de Fulkari au Château. Elle était membre de l’une des vieilles familles pontificales, descendante de Makhario de Sipermit, qui avait gouverné cinq cents ans plus tôt. Le Château était rempli de tels nobles, des centaines, des milliers même, dans les veines desquels coulait le sang des monarques d’autrefois.
Bien que la monarchie ne puisse jamais être héréditaire, la progéniture des Pontifes et des Coronals était anoblie pour l’éternité, et avait le droit d’occuper des appartements au Château, aussi longtemps qu’il lui plaisait, qu’elle ait ou non une fonction officielle dans le gouvernement actuel. D’aucuns choisissaient d’établir leur résidence permanente et faisaient partie des meubles de la cour. La plupart, cependant, préféraient passer la plus grande partie de l’année dans leur domaine familial, quelque part sur le Mont, ne se rendant au Château que pendant la haute saison.
Sipermit, où avait grandi Fulkari, était l’une des neuf Cités Hautes du Mont du Château, qui occupaient la bande urbaine située juste en dessous du Château lui-même. Mais elle n’avait en fait jamais mis les pieds au Château avant d’avoir vingt et un ans, lorsqu’elle et son jeune frère Fulkarno avaient été envoyés vivre quelques années à la cour par leurs parents, comme il était de coutume pour les jeunes aristocrates.
Dekkeret avait remarqué Fulkari presque immédiatement. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle ressemblait assez à Sithelle, sa cousine depuis longtemps disparue, tombée sous la lame de l’assassin ce terrible jour, vingt ans plus tôt à Normork, pour être le fantôme de Sithelle traversant parmi eux les corridors du Château.
Elle était mince et musclée, comme Sithelle, une grande jeune femme aux bras et aux jambes particulièrement longs pour son tronc. Ses cheveux roux dorés tombaient en une semblable cascade embrasée, ses yeux étaient du même gris-violet soutenu, ses lèvres pleines, son menton ferme, comme Sithelle. Son visage était plus large qu’il ne se rappelait que celui de Sithelle l’ait été, et elle avait un curieux petit creux sur le menton que Sithelle n’avait pas ; mais dans l’ensemble, la ressemblance était extraordinaire.
Dekkeret s’arrêta net, le souffle coupé, la première fois qu’il la vit.
— Qui est-ce ? demanda-t-il. Et lorsqu’on lui répondit qu’elle était la nièce nouvellement arrivée du comte de Sipermit, il se débrouilla pour la faire rapidement inviter à une réception à la cour, donnée la semaine suivante par Varaile ; et s’arrangea pour s’y trouver lui-même et se la faire présenter, il la dévisagea alors avec une fascination si intense qu’il dut lui paraître un peu fou.
— L’un de vos ancêtres serait-il originaire de Normork, par hasard ? l’interrogea-t-il alors.
— Non, Excellence. Nous sommes des gens de Sipermit, depuis des milliers d’années, dit-elle d’un air perplexe.
— C’est étrange. Vous me rappelez quelqu’un que j’y connaissais autrefois. Je suis moi-même de Normork, voyez-vous. Et il y avait une certaine personne, la fille de la sœur de mon père, en réalité…
Non, non, elle n’avait aucun lien avec Sithelle. Cette ressemblance était une simple coïncidence, aussi mystérieuse soit-elle. Mais Dekkeret ne mit pas longtemps à l’attirer dans sa vie. Fulkari avait une douzaine d’années de moins que lui, et n’avait aucune expérience de la cour, mais elle avait l’esprit vif, plein d’entrain et désireux d’apprendre, était ardente et passionnée, pas le moins du monde timide. Malgré cela, il était bizarre de la tenir dans ses bras, et de voir son visage, si semblable à celui de Sithelle, si près du sien. Sithelle et lui n’avaient jamais été amants, n’avaient même jamais rêvé d’une telle chose ; d’ailleurs, il la considérait davantage comme une sœur que comme une cousine.
Et là, il enlaçait une femme qui paraissait presque être sa réincarnation. Par moments, cela lui semblait bizarrement incestueux. Et il s’interrogeait : reproduisait-il avec Fulkari la relation qu’il n’avait jamais eue avec Sithelle ? Aimait-il réellement Fulkari, ou n’était-il pas plutôt amoureux du fantasme de sa Sithelle perdue ? C’était un problème important pour lui. Et ce n’était pas le seul qu’elle lui posait.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, leurs joues se touchant d’abord, puis leurs lèvres. Il lui était indifférent que les gardes occupant le poste à l’Arche de Dizimaule les regardent. Qu’ils regardent, pensait-il.
Au bout d’un moment, ils s’écartèrent l’un de l’autre. Elle avait les yeux brillants, sa poitrine se soulevait rapidement sous le cuir souple et doux.
— Viens, dit-elle en indiquant les montures d’un signe de tête. Descendons dans la prairie.
Elle sauta aisément sur la selle naturelle de son animal et partit sans l’attendre.
La monture de Dekkeret était une belle bête aux jambes fines et à la robe d’un pourpre profond mêlé de bleu, l’espèce spécialement élevée pour sa rapidité et sa puissance. Il s’installa facilement sur la large selle qui faisait partie intégrante du dos de la monture, agrippa le pommeau qui faisait saillie devant lui, et lança l’animal à sa poursuite d’une forte pression des cuisses. L’air doux et frais passait sur lui, soulevant et ébouriffant ses cheveux non attachés.
Il se demanda combien d’autres occasions il aurait de se glisser ainsi hors du Château, simple citoyen faisant une sortie pour le plaisir, sans escorte, sans être dérangé. En tant que Coronal, il pourrait rarement, voire jamais, aller seul où que ce soit. Sa visite à Normork avait été un avant-goût de ce qui l’attendait. Il y aurait toujours des gardes autour de lui, excepté lorsqu’il parviendrait à leur fausser compagnie.
Mais à présent, le vent dans les cheveux, le brillant soleil vert doré haut dans le ciel, la superbe monture galopant sous lui dans un bruit de tonnerre, Fulkari fonçant devant…
Sous l’aile sud du Château s’étendait une ceinture de prairie sauvage, à travers laquelle passait la Route de Grand Calintane, celle qu’empruntaient tant de voyageurs en route pour le Château. Il ne se passait pas un jour où cette prairie ne fût fleurie, une explosion étourdissante de bleu flanqué de fleurs jaune vif, une ribambelle de blanc et de rouge, un océan d’or, de cramoisi, d’orange, de violet. La piste équestre qu’avait choisie Fulkari passait à gauche de la grand-route, dans la campagne en pente douce qui s’étendait à proximité de la cité des plaisirs de High Morpin, à quinze kilomètres de là.
Dekkeret la rattrapa au bout d’un moment et ils chevauchèrent côte à côte. Ils étaient désormais suffisamment loin du Mont pour que la longue ombre du Château soit visible devant eux, réduite à une mince pointe. Bientôt la prairie céda la place à une forêt de hakkatingas, petits, au tronc droit, à l’écorce brun rouge et à la couronne dense, qui poussaient étroitement entrelacés à leurs voisins, formant un épais dais.
Leurs montures, ne pouvant plus aller aussi vite, se mirent d’elles-mêmes au petit galop.
— Tu m’as tellement manqué, dit Fulkari, alors qu’ils chevauchaient côte à côte. J’ai eu l’impression que tu étais parti depuis un mois.
— Moi aussi.
— As-tu dû assister à de nombreuses réunions importantes dès ton retour ? Tu as sûrement été très occupé, toute la journée d’hier.
Il hésita.
— J’avais des réunions, oui. Je ne sais pas quelle importance elles avaient. Mais je devais y être présent.
— C’est au sujet du Pontife ? Il est mourant, n’est-ce pas ? C’est ce que tout le monde dit.
— Nul ne le sait, répondit Dekkeret. Jusqu’à ce que des nouvelles confirmées nous parviennent du porte-parole, nous sommes tous dans l’ignorance.
Ils avaient atteint une partie de la forêt où elle et lui s’étaient retrouvés plus d’une fois. Les cimes des arbres étaient si étroitement liées à cet endroit que, même au milieu de la matinée, une espèce d’aube ou de crépuscule régnait. Un petit ruisseau coulait là, qu’une colonie de granths bâtisseurs de barrages avait obstrué avec des rondins rongés pour former un joli petit bassin. Sur son bord se trouvait un épais tapis bleu ciel de mousse-caoutchouc élastique et robuste. C’était un charmant petit berceau de verdure ombragé, secret, isolé.
Fulkari démonta et attacha les rênes à une branche basse. Il en fit autant. Ils restèrent face à face d’une manière hésitante. Dekkeret savait que la solution la plus sage était d’aller vers elle, de la prendre rapidement dans ses bras et de l’allonger sur le tapis de mousse, avant que ne soit dit quelque chose qui briserait la magie du moment. Mais il voyait qu’elle voulait parler. Elle se tenait loin de lui, humectait ses lèvres, faisait les cent pas avec nervosité. Les mots luttaient pour jaillir de sa bouche. Elle ne l’avait pas amené ici juste pour faire l’amour.
— Qu’y a-t-il, Fulkari ? demanda-t-il finalement.
— Le Pontife va bientôt mourir, n’est-ce pas, Dekkeret ? dit-elle d’une voix sombre et tendue.
— Comme je viens de te le dire : je l’ignore. Personne au Château ne le sait.
— Mais lorsqu’il mourra… seras-tu intronisé Coronal ?
— Je l’ignore également, fit-il en détestant la lâcheté de sa dérobade.
— Il ne peut y avoir aucun doute sur ce point, n’est-ce pas ? Tu as déjà été nommé Coronal-désigné. Une fois cela fait, le Coronal ne change jamais d’avis et ne choisit pas quelqu’un d’autre… S’il te plaît, Dekkeret, je veux que tu sois honnête avec moi, continua-t-elle, implacable.
— Je m’attends à être intronisé Coronal à la mort de Confalume, oui. Du moins, si lord Prestimion me le demande, et si le Conseil le ratifie.
— Et si on te le demande, accepteras-tu ?
— Oui.
— Et qu’adviendra-t-il de nous, alors ?
Sa voix sembla lui parvenir de très loin.
Il n’avait plus d’autre choix que de poursuivre.
— Un Coronal doit avoir une épouse. J’en ai justement discuté avec lady Varaile, hier soir.
— Tu présentes la situation de façon si impersonnelle, Dekkeret. « Un Coronal doit avoir une épouse. »
Elle paraissait effrayée de lui parler si brutalement, à lui qui serait bientôt roi, mais il y avait cependant bien une pointe de colère dans sa voix.
— Est-il possible qu’il y ait une personne en particulier que tu pourrais choisir comme épouse ?
— Tu sais qu’il y en a une, Fulkari. Mais…
— Mais ?
— Tu m’as fait savoir d’un millier de façons que tu ne veux pas être l’épouse d’un Coronal, dit-il.
— Vraiment ?
— Ce n’est pas vrai ? Il y a une minute, tu m’as demandé si j’accepterais le trône si on me l’offrait. Comme s’il était assez courant que les gens refusent d’être Coronal, Fulkari. Le mois dernier, je crois, tu as voulu savoir, tout à trac, s’il était déjà arrivé qu’un Coronal-désigné le décline. Et avant cela, la fois où toi et moi étions à Amblemorn…
— D’accord. C’est assez. Tu n’as pas besoin d’aller chercher d’autres exemples, l’interrompit-elle d’une voix encore ferme, alors qu’elle paraissait au bord des larmes. Je t’ai demandé d’être honnête avec moi. Maintenant, je vais l’être tout autant avec toi.
Fulkari se tut un instant. Puis elle reprit, le regardant posément :
— Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal.
Il eut un signe de tête affirmatif.
— Je le sais. Mais si tu ne le veux pas, pourquoi avoir consenti à devenir la maîtresse du Coronal-désigné ? Par exaltation ? Comme une distraction ? Tu savais, lorsque nous nous sommes rencontrés, ce que Prestimion projetait pour moi.
— À t’entendre, on dirait que j’ai agi délibérément. Suis-je venue au Château dans l’espoir de tomber amoureuse du Coronal-désigné, Dekkeret ? T’ai-je poursuivi de quelque façon après mon arrivée ? Tu m’as vue. Tu es venu me trouver. Nous avons discuté. Nous sommes allés nous promener. Nous sommes tombés amoureux. Je pourrais tout aussi bien te demander pourquoi le choix du Coronal-désigné s’est porté sur une amante qui ne pense pas qu’être la femme du Coronal est une chose merveilleuse ?
— Je ne m’étais pas aperçu que j’avais fait une telle chose. Je ne m’en suis rendu compte que peu à peu, alors que nous apprenions à nous connaître. J’en suis énormément inquiet, depuis que je l’ai compris. Elle s’empourpra de colère.
— Parce que notre petit imbroglio sentimental se met en travers de ta grande ambition ?
— Tu ne peux dire que le fait de devenir Coronal soit mon ambition, Fulkari. Je n’ai jamais demandé à l’être. Je n’ai même jamais imaginé que ce pourrait être possible. Cette condition m’est revenue par défaut, lorsque le précédent héritier logique est mort subitement.
Comment pouvait-il lui faire comprendre ? Pourquoi était-ce si difficile ?
— Aucun Coronal ne cherche à gagner le trône. S’il ne lui revient pas en toute logique, il ne le mérite pas. Depuis maintenant des années, la logique m’a désigné.
— Et dois-tu suivre cette logique ?
— Il serait honteux de refuser, répondit-il en la regardant d’un air désespéré.
— Honteux ! Honteux ! C’est tout ce qui vous intéresse, vous les hommes : l’orgueil, la honte, de quoi cela aura-t-il l’air ! Tu dis m’aimer. Tu sais à quel point le fait que tu deviennes Coronal m’effraie. Et pourtant… parce que ton orgueil ne te permet pas de dire non à Prestimion…
Elle pleurait à présent. Maladroitement, il la prit dans ses bras. Elle ne résista pas, mais son corps était raide, contracté.
— Explique-moi pour quelle raison tu ne veux pas être mon épouse, Fulkari, lui demanda-t-il doucement.
— Un Coronal passe tout son temps à étudier des documents officiels, signer des décrets, participer à des réunions. Ou alors il se rend dans des endroits éloignés pour y assister à des banquets et faire des discours. Il a très peu de temps à consacrer à sa femme. Combien de fois as-tu vu Prestimion et Varaile ensemble ? La femme du Coronal doit également se rendre à des banquets, remplir ses fonctions et faire des discours. Cela semble être un travail affreux, ennuyeux et épuisant. Il me consumerait. Je n’ai que vingt-quatre ans, Dekkeret. Je ne me sens absolument pas prête à m’engager dans une telle vie.
— Chut, dit-il, comme pour apaiser un enfant.
C’est ainsi qu’elle lui apparaissait désormais, d’ailleurs : sinon une enfant, du moins une adolescente, loin de la maturité. Il comprenait, à présent, pourquoi Varaile était si inquiète de l’état de sa relation avec Fulkari. Varaile espérait que Fulkari serait la prochaine épouse royale de Majipoor, et craignait que Dekkeret ne soit sur le point de la rejeter. Mais Varaile n’avait pas connaissance de la véritable situation.
Et lui, alors ? La beauté de Fulkari, sa ressemblance inquiétante avec Sithelle l’avaient envoûté, lui faisant croire qu’elle avait l’étoffe d’une épouse royale. Mais à l’évidence, il n’en était rien. Une maîtresse royale, oui. Mais pas une reine. Elle le lui avait dit depuis longtemps, d’abord de façon détournée, et maintenant très explicitement.
— Chut, répéta-t-il, alors que ses sanglots redoublaient. Tout va bien, Fulkari. Le Pontife n’est peut-être pas mourant. Il peut encore vivre des années… des années…
Il disait à présent des paroles dont il ne croyait pas le premier mot. Mais pour le moment, il lui semblait plus important de la réconforter que d’essayer d’aborder la réalité de la situation.
Car la réalité était qu’il allait devenir Coronal et qu’il ne pourrait épouser Fulkari, qui ne voulait tout simplement pas être l’épouse d’un Coronal ; et donc il n’avait d’autre choix que de rompre définitivement avec elle, sur-le-champ. Mais c’était une idée à laquelle il ne pouvait se résoudre. Certainement pas ce jour-là, peut-être jamais. C’était une situation impossible.
Il la tint serrée contre lui. Il la caressa tendrement. Peu à peu les sanglots cessèrent. La raideur disparut de son corps.
Puis, en une transition quasi imperceptible, ils se retrouvèrent d’un commun accord à passer de l’angoisse, la confusion et l’impossible réconciliation au rythme du désir et du besoin. Ils se trouvaient dans cet endroit particulier, où ils s’étaient souvent échappés de la vie agitée et importune du Château ; et là, à côté du bassin frais et sombre que les granths avaient construit sous les hakkatingas entremêlés, ils succombèrent une nouvelle fois à une soudaine urgence familière qui balaya toute autre considération.
Fulkari, comme toujours, prit l’initiative. Elle l’embrassa légèrement et s’écarta un peu de lui. Effleura les attaches métalliques de son vêtement au niveau de la poitrine, la hanche et la cuisse. Le cuir souple céda, comme tranché par une lame invisible. Elle s’en écarta rapidement et se tint devant lui dans toute sa nudité resplendissante, pâle, élancée, souriante, irrésistible, tendant les mains vers lui. Ses yeux, les yeux gris-violet de Sithelle, brillaient. Ils lui faisaient signe. Pour Dekkeret, il y avait de la magie dans cette lueur radieuse. De la sorcellerie.
À ce moment-là, la question de savoir qui serait ou non l’épouse du prochain Coronal de Majipoor lui paraissait aussi étrangère et insignifiante que les étendues désertes et ensablées de Suvrael. Il lui était impossible de penser à cela pour l’instant. Il ne pouvait résister à la magie de sa beauté. Ce sourire, la vue de son corps nu et mince, l’éclat de ses magnifiques yeux, ramenaient avec ardeur à la vie tout ce qui l’avait saisi et emporté à maintes reprises au cours des trois dernières années. Il s’avança vers elle et l’attira doucement à lui, et ils s’enfoncèrent ensemble, enlacés, dans le tapis de mousse-caoutchouc à côté du bassin.