13

 

— Vous êtes duc ? demanda le Changeforme, alors que Thastain le raccompagnait hors du bureau de Mandralisca. Véritablement duc ? Vous êtes si jeune pour être duc.

Thastain grimaça.

— Cela l’amuse de m’appeler ainsi. Ou comte, parfois : il m’appelle aussi comme ça. Je ne suis ni duc, ni comte, ni quoi que ce soit, cependant. Mon père était fermier dans un endroit appelé Sennec, à l’ouest d’ici. Il est mort, nous n’avons pas pu régler les dettes et avons perdu la ferme, alors je suis entré au service des Cinq Lords.

— Mais il vous appelle duc, répéta Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Vous êtes le fils d’un fermier, et il vous appelle duc. Ce n’est qu’une plaisanterie, dites-vous. Une plaisanterie bizarre, voilà ce que je pense. Cela paraît presque être une sorte de raillerie. Je ne saisis pas les plaisanteries humaines. Mais, enfin, pourquoi le devrais-je ? Suis-je le moins du monde humain ?

— Seulement sous votre apparence actuelle, répondit Thastain. Mais naturellement, ça peut changer… Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien.

Je suis en train d’avoir une conversation polie avec un Métamorphe, pensait-il, abasourdi. Je viens de l’appeler « monsieur ». La vie est pleine de surprises, semble-t-il.

Une fois son entretien avec Mandralisca terminé, l’ambassadeur de la Danipiur, car c’était ce qu’il était, comprit Thastain, l’ambassadeur de la reine des Changeformes, avait repris son apparence humaine d’emprunt pour le trajet de retour vers son logement. Il était donc de nouveau un homme aux longues jambes et à l’aspect singulier, qui marchait comme s’il n’avait appris à le faire que la semaine précédente, et parlait avec un accent épais et sourd que Thastain avait bien du mal à comprendre. Il lui semblait que Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp avait l’air presque aussi étrange sous son apparence pseudo-humaine que sous sa propre forme.

Comme n’importe quel garçon de ferme du nord de Zimroel, Thastain avait été élevé dans la crainte et l’horreur des Changeformes. Ils étaient les redoutables êtres étrangers des jungles de Piurifayne au sud-est, qui bouillaient de haine à cause de la perte de leur monde au profit des envahisseurs humains, treize mille ans plus tôt, et ne seraient jamais en repos avant d’en avoir récupéré le contrôle d’une façon ou d’une autre. Bien que lord Stiamot les ait confinés dans leur réserve de la forêt tropicale, tout le monde savait que leur aptitude à changer de forme leur permettait de se glisser hors de Piurifayne à volonté et de se mêler secrètement aux humains, pour accomplir toutes sortes de dégâts : empoisonner les puits, voler les montures et les blaves, kidnapper des bébés et les élever comme des esclaves dans leurs villages de la jungle. Du moins, telles étaient les histoires qui avaient bercé l’enfance de Thastain.

Il n’avait jamais parlé à un Métamorphe auparavant, pas en toute connaissance de cause. Il n’en avait même jamais vu de près. Et à présent : Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien. Merveille des merveilles. Par ici, monsieur.

Ils émergèrent de la procuratie dans la lumière vive et claire d’une nouvelle journée parfaite à Ni-moya. L’hostellerie où Mandralisca logeait ses visiteurs venus d’une autre ville était à dix minutes à pied du fleuve : en haut de la colline, au-delà du quartier général du Mouvement, et de l’immeuble d’habitation où vivait Thastain, tourner à gauche, entrer dans un passage souterrain qui devenait rapidement un large escalier de pierre montant au niveau supérieur des terres. Et l’hostellerie était là, une grande tour blanche, semblable à la plupart des immeubles de ce quartier de Ni-moya, s’élevant au milieu d’une rangée de tours similaires qui formaient une solide phalange le long de l’artère connue sous le nom de Boulevard Nissimorn. Quatre des Cinq Lords avaient des hôtels particuliers plus loin sur le Boulevard Nissimorn, où les tours d’habitation cédaient place aux résidences privées des personnes fortunées. Tout le monde connaissait le Boulevard Nissimorn. C’était une rue si célèbre que la première fois qu’il l’avait vue, Thastain s’était demandé si ses pieds allaient se mettre à fourmiller lorsqu’ils entreraient en contact avec la chaussée.

— Le comte Mandralisca vous tourne en ridicule, poursuivit le Métamorphe alors qu’ils gravissaient l’escalier de pierre, et cependant vous faites partie des personnes les plus importantes pour lui. N’est-ce pas exact que vous êtes un des ses proches assistants ?

— L’un des plus proches. Vous avez vu à l’instant les deux autres. Jacomin Halefice, Khaymak Barjazid et moi : nous constituons son cercle d’intimes, les gens auxquels il fait le plus confiance.

C’était la vérité, plus ou moins, songea Thastain. Le comte était davantage à l’aise avec Halefice, Barjazid et lui qu’avec n’importe qui d’autre. Il leur avait confié des détails qu’il avait tenus secrets à tout autre sur sa vie, son enfance, son père, son service auprès de Dantirya Sambail. Cela devait signifier une certaine intimité.

Mais Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp continua, surprenant Thastain par l’acuité de sa perception.

— Vous êtes les gens auxquels il fait le plus confiance, d’accord, mais à quel point vous fait-il confiance ? À vous ou à quiconque ? Et quelle confiance lui accordez-vous ?

— Je ne peux rien répondre à ces questions, monsieur.

— C’est un homme difficile, à mon avis, votre comte Mandralisca. Fier, soupçonneux, dangereux. Il nous offre une alliance. Il nous fait des promesses.

Thastain comprit ce qui allait suivre. Il conserva un silence gêné.

— Nous n’avons pas eu de chance avec les promesses des gens de votre peuple par le passé, dit le Changeforme. Il y a eu des Pontifes et des Coronals qui nous ont juré de rendre nos vies plus agréables, de nous accorder tel ou tel privilège qui nous avait été ôté par lord Stiamot, de nous permettre de sortir librement de nos territoires. Vous voyez comment nous vivons aujourd’hui.

— Le comte Mandralisca n’est ni Pontife ni Coronal. Ce qu’il cherche est la libération du peuple de ce continent de l’autorité de tels rois. Il veut dire tous les peuples de ce continent, y compris le vôtre.

— Peut-être bien, dit le Changeforme. Diriez-vous que votre comte Mandralisca est un homme honorable ?

Honorable ?

Ce terme n’était pas le premier qui viendrait à l’esprit pour décrire Mandralisca, songea Thastain. Insensible, oui. Cruel, peut-être. Effrayant. Farouche. Déterminé. Sans pitié. Mais honorable ? Honorable ? Thastain avait connu quelques hommes indiscutablement honorables lorsqu’il vivait à Sennec, des hommes bons, forts, simples, dont la parole valait un contrat. Liaprand Strume, par exemple, le commerçant, qui accordait toujours un crédit plus important à quelqu’un en difficulté. Safiar Syamilak, le régisseur de son père, le gardien dévoué de leurs terres. Et le grand homme à la barbe rousse, de la ferme juste en amont de la leur, celui qui s’était brisé le dos en soulevant la charrette qui était tombée sur ce petit garçon, Gheivir Maglisk, c’était son nom. Trois hommes honorables, aucun doute là-dessus. Il était difficile de voir ce que le comte Mandralisca avait en commun avec ces trois-là.

D’un autre côté, ce n’était pas à lui de parler durement du comte Mandralisca à ce Métamorphe, ou à n’importe qui d’autre. C’était au service de Mandralisca qu’il était, pas à celui du Métamorphe. Si cette créature voulait découvrir à quel point Mandralisca était ou non digne de confiance, il devrait le faire tout seul.

— Le comte est un homme extraordinaire, répondit finalement Thastain.

Ce n’était pas un mensonge, ça.

— Quand ce pays qui est le nôtre sera libéré de l’oppression des Pontifes, vous verrez comment le comte Mandralisca tient ses promesses.

Ce qui était également la vérité, pour ce qu’elle valait.

— Regardez de ce côté, monsieur, reprit Thastain, tentant désespérément une diversion. La façon dont la lumière du début de l’après-midi frappe le Boulevard de Cristal.

— C’est très beau, oui, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp d’une voix voilée, en abritant ses étranges yeux du flot éclatant et brillant que renvoyaient des batteries de réflecteurs tournants depuis les pavés luisants du Boulevard de Cristal. C’est la plus belle des cités, votre Ni-moya. Je suis reconnaissant au comte Mandralisca de m’avoir permis de venir ici. Mon espoir est qu’un jour je puisse amener les membres de mon clan la voir aussi, lorsque votre comte aura gagné sa guerre contre le Pontife et le Coronal. Car telle est sa promesse, que nous aurons le droit de venir.

— Telle est sa promesse, oui, convint Thastain.

 

Jacomin Halefice se trouvait dans le bâtiment du quartier général du Mouvement lorsque Thastain y revint après avoir raccompagné le Changeforme à son hostellerie. Thastain fut heureux de le voir. Récemment, une sorte d’amitié s’était fait jour entre Thastain et l’aide de camp, fondée, apparemment, sur les craintes d’Halefice que Khaymak Barjazid ne le supplante dans l’affection de Mandralisca. Halefice, savait Thastain, connaissait depuis longtemps Mandralisca : depuis l’époque où tous deux étaient au service de Dantirya Sambail. Ils avaient combattu ensemble contre l’armée de Prestimion lors de la rébellion du Procurateur.

Mais c’était Barjazid, que Mandralisca ne connaissait que depuis peu, qui contrôlait les casques si fondamentaux. Souvent, désormais, le comte paraissait favoriser le petit homme de Suvrael plutôt qu’Halefice ; et ainsi, manifestement, Halefice avait décidé de cultiver l’amitié du jeune et rapidement montant Thastain, formant une alliance non déclarée contre tout nouvel accroissement de l’influence de Khaymak Barjazid auprès de Mandralisca.

Thastain, aussi jeune soit-il, était suffisamment intelligent pour se rendre compte qu’Halefice se comportait comme un idiot. Il n’y avait nul besoin pour personne de s’inquiéter au sujet de la place qu’il tenait dans « l’affection » de Mandralisca. Mandralisca n’avait pas d’affection, seulement des plans, des désirs, des buts ; il gardait à ses côtés les gens qui pouvaient l’aider à accomplir ceux-ci, les voyait uniquement comme les instruments des objectifs envisagés, les écartait s’ils ne lui étaient plus utiles. S’imaginer être une sorte d’ami de Mandralisca, ou que lui soit le vôtre, était une illusion.

Malgré tout, Thastain fit bon accueil aux ouvertures d’Halefice. Travailler pour le comte Mandralisca était très éprouvant pour les nerfs. On ne savait jamais quand on allait faire une erreur capitale, ou même mineure, qui le ferait se tourner vers vous avec toute son effrayante férocité. Thastain ne s’était pas vraiment attendu à se retrouver poussé dans une telle proximité avec le terrible comte, lorsqu’il avait décidé d’entrer au service des Cinq Lords. Jacomin Halefice atténuait cette proximité. L’aide de camp était un homme affable, facile à vivre, dont la compagnie était un agréable soulagement après une heure ou deux avec le comte. Et peut-être l’aide de camp pourrait-il même le protéger de la colère de Mandralisca s’il devait un jour en devenir la cible. Tôt ou tard, après tout, tout le monde l’était.

— Tu as raccompagné le Changeforme, alors ? demanda Halefice. Ç’a été une surprise, hein, de voir le comte inviter l’un d’eux à une conférence ! Mais il s’alliera à n’importe qui et n’importe quoi, notre comte, s’il pense que cela servira ses besoins.

— Et cela servira-t-il ses besoins, à votre avis, de faire entrer les Changeformes dans la lutte contre Alhanroel ? Comment pouvez-vous faire confiance à de telles créatures ?

— C’est un tas de serpents glissants, oui, dit Halefice, avec un sourire et un signe de tête. Je ne les aime pas plus que toi, mon garçon. Mais je vois pourquoi Mandralisca peut vouloir tenter de faire cause commune avec eux, malgré tout. Ils ont beaucoup plus de raisons de haïr le Pontificat que lui, sais-tu. Et l’ennemi de ton ennemi, souviens-t’en, est ton ami. Mandralisca croit que lorsque le moment viendra, le peuple de Piurifayne fera tout ce qu’il pourra pour rendre la vie difficile à Prestimion et Dekkeret.

— Alors comme ça, nous avons les Métamorphes pour amis, maintenant !

Thastain haussa les épaules.

— C’est de plus en plus bizarre chaque jour… Le Métamorphe ne fait pas beaucoup confiance au comte, au fait. Il n’est pas entièrement convaincu qu’il tiendra ses promesses de leur accorder l’égalité une fois que la guerre sera gagnée.

— Il te l’a dit, vraiment ? C’est très confiant de sa part. Je n’en ferais toutefois pas part à Mandralisca, si j’étais toi.

— Pourquoi pas ?

— Quel bien cela fera-t-il ? Si Mandralisca a l’intention de doubler les Changeformes lorsqu’il n’aura plus besoin d’eux, il le fera sans se soucier des soupçons qu’ils peuvent avoir. Mandralisca ne s’attend d’ailleurs pas à ce que quelqu’un lui fasse confiance. Et si tu lui rapportes que le Changeforme a glissé à ton oreille des confidences comme celles dont tu viens de me parler, le comte commencera à s’inquiéter de ta fraternisation avec ses nouveaux amis Métamorphes. Garde ça pour toi, voilà mon conseil. Ne me le dis même pas. Tu ne me l’as pas dit. Compris ?

— Compris, dit Thastain.

— Et si nous allions sur la Promenade chercher quelques saucisses et de la bière, maintenant ? suggéra Halefice.

Thastain apprécia ce retour sous la chaude lumière du soleil. La tête lui tournait. Il ne s’était pas attendu à une quelconque conversation privée avec le Changeforme, et le fait que Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp ait paru vouloir le prendre comme confident était troublant et inquiétant. Si les Métamorphes se méfiaient des promesses de Mandralisca, qu’ils en parlent avec Mandralisca lui-même, songea-t-il, au lieu de le murmurer à l’oreille de son assistant le plus jeune et le moins assuré.

Et, même s’il n’avait pas trouvé ces brefs moments de contact avec le Changeforme aussi horrifiants et répugnants qu’il s’y attendait – il avait, en réalité, commencé au cours de cette brève conversation à considérer les Changeformes comme de vraies personnes avec de vrais sujets de plainte, plutôt que comme de redoutables monstres –, il était toujours indigné du fait que Mandralisca l’avait si allègrement poussé à un tel contact. Ce n’était pas bien de lui demander cela. Son ancien conditionnement était encore puissant. Il ne recherchait pas la compagnie des Métamorphes. Il n’était pas du tout sûr de vouloir être au service d’un homme qui trouvait souhaitable de conclure une alliance avec eux.

Thastain, en fait, se lassait de Mandralisca et de ses manières glaciales. Mandralisca le traitait relativement bien, semblait même trouver sa compagnie quelque peu amusante, mais il savait le peu d’importance que cela avait réellement. Même le Métamorphe avait su voir le mépris derrière l’utilisation par le comte du faux titre de « duc ».

— As-tu remarqué, dit Jacomin Halefice, tandis qu’ils se tenaient sur la promenade du bord du fleuve à manger leurs saucisses, à quel point le comte est tendu ces jours-ci ? Non qu’il ait jamais été un homme facile à vivre. Mais la moindre provocation suffit maintenant à le faire vibrer comme une corde de harpe tendue à bloc.

— En effet, dit Thastain sans se compromettre.

Il avait depuis longtemps appris la grande valeur de l’écoute, de l’acquiescement et de la loquacité lorsque le comte Mandralisca était l’objet de la conversation.

— Khaymak pense qu’il utilise trop le casque, poursuivit Halefice. Nuit après nuit, il parcourt le monde avec, entre dans les esprits des gens et y fait ce qu’il leur fait. Barjazid dit que le casque est fatigant à utiliser, lorsqu’on l’utilise autant. Et qui pourrait mieux le savoir ?

— Qui, en effet, dit Thastain.

— Mais je crois qu’il n’y a pas que le casque qui provoque cette réaction. Ce n’est pas une bagatelle de se proposer de faire la guerre contre le Coronal. Je pense que le comte craint parfois d’avoir peut-être été trop loin. Il doit dresser tous les plans lui-même, tu sais. Les Cinq Lords sont des créatures bonnes à rien. Et maintenant, cette histoire d’enrôler les Métamorphes dans notre cause… c’est toujours dangereux de négocier avec eux, bien sûr. Il faut surveiller ses arrières à tout moment. Le comte le sait. Et, à mon avis l’ambassadeur de la Danipiur sait qu’il doit considérer le comte de la même manière. Quel couple formidable ils font ! Une autre tournée de saucisses, Thastain ?

— Quelle bonne idée, répondit Thastain.

— Bien sûr, dit Halefice, la question principale n’est pas de savoir si le comte a l’intention de doubler les Changeformes, mais si eux nous doubleront. Si le comte n’a pas convaincu le Changeforme que ses promesses sont sincères, quelle chance y a-t-il qu’ils aident notre cause lorsque le jour viendra d’agir ? Suppose qu’ils décident que ses discours sur l’égalité civile ne doivent pas davantage être crus que tout ce que Ceux Qui Ne Changent Pas ont pu leur dire au fil des années, et nous laissent mener nos batailles entre nous.

— Ceux Qui Ne Changent Pas ?

— L’expression par laquelle ils nous désignent. Le comte fait peut-être une sérieuse erreur, s’il accorde une trop grande confiance à la bonne volonté de ses nouveaux amis Métamorphes… Mais bien entendu, nous n’avons pas cette discussion, Thastain. Nous sommes simplement là pour déguster nos saucisses.

— En vérité, dit Thastain.

Et il songea : ainsi Halefice croit lui aussi que Mandralisca et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se défient l’un de l’autre ? Il a sûrement raison à ce sujet. Ils sont de la même espèce, d’une certaine façon : des serpents glissants et traîtres, exactement comme Halefice le dit. Eh bien, ils ont l’un et l’autre ce qu’ils méritent.

Mais est-ce que je mérite l’un d’eux ?