— Thastain, et quelqu’un venu rencontrer le comte Mandralisca, annonça Thastain au garde Ghayrog aux yeux froids qui se tenait devant l’édifice qui était autrefois la procuratie.
Le Ghayrog ne lui accorda qu’un bref regard, pour la forme.
— Entrez, dit-il automatiquement en s’écartant. Après tout ce temps, Thastain avait toujours du mal à accepter le fait que tout ce qu’il avait à faire était de dire son nom, pour être admis dans le fabuleux palais qui avait autrefois été le foyer du Procurateur Dantirya Sambail. Il lui était même assez difficile de croire qu’il vivait réellement dans la cité de Ni-moya. Pour un garçon qui avait grandi dans une insignifiante petite ville de province comme Sennec, une simple visite à Ni-moya était l’ambition de toute une vie. « Voir Ni-moya et mourir », disait le proverbe, dans la partie du pays dont il venait. Se retrouver en plein cœur de la plus grande de toutes les cités, vivant à quelques centaines de mètres du palais et pouvoir entrer et sortir de cette extraordinaire demeure sans être interpellé était fantastique.
— Êtes-vous déjà venu à Ni-moya ? demanda-t-il à l’étranger qu’il accompagnait jusqu’au comte.
— Ceci est ma première visite, répondit l’homme.
Il avait un bizarre accent épais que Thastain était incapable d’identifier : Seussie het mah preumierre vizit. Ses papiers indiquaient comme lieu de résidence Uulisaan. Thastain n’avait aucune idée d’où cela pouvait se situer. Peut-être était-ce dans une région reculée de la côte méridionale, bien au-delà de Piliplok. Thastain savait que les gens de Piliplok parlaient avec un accent étrange, peut-être ceux qui vivaient encore plus bas sur la côte parlaient-ils encore plus étrangement.
Mais il y avait bien peu de détails sur ce visiteur que Thastain ne trouvât pas étranges. Au cours des derniers mois, tout un cortège de personnages curieux était venu voir le comte Mandralisca pour affaires. C’était la fonction de Thastain de les rencontrer à l’hostellerie où la plupart de ces visiteurs étaient logés, de les conduire au quartier général officiel du Mouvement de la Voie Gambinérienne, d’y vérifier leurs titres de convocation, et de les mener au palais pour leur rendez-vous avec le comte. Il s’était habitué à voir toutes sortes de types marginaux passer, un singulier assortiment d’individus qui, de toute évidence, évoluaient dans les sphères les plus mystérieuses et les moins claires de la société. Mandralisca paraissait avoir un fort goût pour les gens de ce genre. Celui-ci, cependant, était peut-être le plus curieux de tous.
Il était très grand et mince, presque fragile d’aspect, vêtu d’une façon particulière, un lourd et grossier surcot noir à l’épais rembourrage de duvet sur une légère tunique de soie vert passé. L’expression de ses yeux était singulière, paraissant tout à la fois arrogante et inquiète. Les yeux eux-mêmes étaient singuliers, presque jaunâtres là où ils auraient dû être blancs, et d’un pourpre sinistre au centre. Singulier aussi son visage, large et pâle, avec de petits traits concentrés au milieu. La façon dont il tenait ses épaules, remontées contre ses oreilles. La façon dont il marchait, comme s’il craignait que sa tête puisse être en danger imminent de se détacher du cou. Même son nom : Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Quel genre de nom était-ce là ? Tout dans cet homme était déroutant. Mais ce n’était pas la tâche de Thastain d’émettre un jugement sur les visiteurs de Mandralisca, seulement de les amener jusqu’au bureau du comte.
— C’est une cité admirable, Ni-moya, constata Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, alors que Thastain le conduisait dans la partie du palais tournée vers l’intérieur.
Ils traversaient une galerie qui reliait une aile à la suivante et comportait une longue fenêtre de quartz clair, offrant une vue stupéfiante sur le cœur de la métropole qui s’élevait de niveau en niveau sur les collines.
— Fort en ai entendu parler. Une des plus belles cités au monde, à mon avis.
Thastain acquiesça.
— La plus belle, à ce que l’on dit. Elle n’a aucune rivale, pas même sur le Mont du Château.
Il se glissa facilement dans sa fonction de guide touristique. Sans qu’il sache pourquoi, cela diminua les tensions que cet étranger troublant avait suscitées en lui.
— Avez-vous eu l’occasion de la visiter ? Voici le musée des Mondes, au sommet de cette colline. La Galerie Gossamer, là-bas à gauche. Vous pouvez tout juste apercevoir le dôme du Grand Bazar d’ici, et le début du Boulevard de Cristal, derrière.
Il avait presque l’impression d’être né là, en montrant de loin, en passant, de telles grandes attractions à ce visiteur. En vérité, Thastain éprouvait toujours autant d’admiration mêlée de crainte devant Ni-moya et ses merveilles que lorsque les Cinq Lords avaient transporté ici leur capitale du désert de Gornevon plusieurs mois plus tôt. Mais en son for intérieur, il aimait faire semblant d’être un véritable enfant de la gigantesque cité, à l’expérience du monde, à l’esprit vif et sophistiqué.
Lorsqu’ils arrivèrent au bout de la galerie de quartz, Thastain tourna à gauche et se dirigea vers le passage couvert qui les emmènerait vers le côté fluvial du palais, qui était le secteur réservé à Mandralisca dans le bâtiment.
— Nous allons de ce côté, dit-il, alors que le visiteur commençait à s’égarer vers les quartiers privés du Lord Gaviral.
Officiellement, la procuratie était désormais la résidence du Lord Gaviral, mais Mandralisca avait pris la moitié de l’aile sud, celle avec les plus belles vues sur le fleuve, pour son propre usage. Il y avait eu une époque où les Cinq Lords traitaient Mandralisca plus ou moins de la façon dont ils traitaient leurs domestiques, mais cette époque était révolue à présent. Il semblait à Thastain que ces jours-ci, Mandralisca donnait les ordres et que les Cinq Lords faisaient à peu près ce qu’il disait.
Un autre garde était en faction au bout du passage : il s’agissait d’un Skandar, nul autre que l’ancienne Némésis de Thastain, Sudvik Gorn, qui lui avait tellement empoisonné la vie longtemps auparavant, lorsqu’ils étaient allés dans le Nord brûler le donjon du seigneur Vorthinar. Thastain ne lui accordait que le plus vague des regards, à présent. Le cours du temps avait fait de Thastain l’un des membres du cercle intérieur des assistants du comte Mandralisca, alors que Sudvik Gorn n’était rien d’autre qu’un garde de couloir.
— Un visiteur pour le comte, dit Thastain au Skandar. Et il ajouta de nouveau à l’attention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp : Nous allons de ce côté.
Il montra une rampe en colimaçon menant à une succession étourdissante d’escaliers en coude qui montaient toujours plus haut.
Au début, Thastain avait craint de ne jamais parvenir à s’orienter à l’intérieur de la procuratie. Mais, aussi gigantesque soit-elle, il en avait pris la mesure à présent.
La première fois qu’il l’avait vue depuis le fleuve, elle lui avait paru aussi immense qu’il imaginait que devait l’être le château du Coronal, mais il savait désormais que la majeure partie de la hauteur du palais venait du brillant socle blanc qui l’élevait bien au-dessus du niveau de la berge du fleuve. La succession de galeries et d’escaliers externes que l’on voyait d’en dessous lui donnait l’apparence d’un énorme labyrinthe, mais c’était trompeur. L’édifice lui-même, un enchaînement complexe de pavillons, balcons et vérandas imbriqués les uns dans les autres, était assurément vaste, mais son plan intérieur était d’une logique frappante, et Thastain avait rapidement maîtrisé les itinéraires qui en traversaient l’intérieur.
Mandralisca avait choisi comme bureau la magnifique salle où le Procurateur Dantirya Sambail avait vécu en grand seigneur, à l’époque où il régnait avec une magnificence quasi royale sur le continent de Zimroel. Dantirya Sambail était mort depuis plus de vingt ans à présent, plus longtemps que n’avait vécu Thastain, mais la présence de cet homme plus grand que nature semblait subsister dans cette salle immense. La splendeur de son sol étincelant, une plaque polie de marbre rose incrusté d’obliques tourbillons entrecroisés en pierre d’un noir de jais éblouissant, le croissant brillant du gigantesque bureau incurvé de jade écarlate, le blanc éclatant des tentures en somptueuse et épaisse fourrure de steetmoy, tout témoignait avec éloquence du célèbre goût du Procurateur pour le luxe.
Du côté du fleuve, le mur de la salle était entièrement constitué d’une unique et immense bulle de quartz de la plus belle qualité, aussi limpide que l’air. À travers celle-ci, on avait une vue sur le gigantesque méandre majestueux du fleuve Zimr, qui en cet endroit était si large que l’on pouvait à peine voir les verts faubourgs de la rive opposée. Une kyrielle d’énormes bateaux aux couleurs vives chargés de passagers et de marchandises voguaient paisiblement le long du chenal principal du fleuve. En contrebas de la fenêtre, une longue rangée de bâtiments bas aux brillants toits de tuiles et aux murs ornés de mosaïques fleuries bordait le quai sur une distance considérable, scintillant sous le soleil de la mi-journée : d’humbles bureaux des douanes, voilà ce qu’ils étaient, dont Dantirya Sambail avait fait refaire la décoration en dépensant de nombreux milliers de royaux, afin qu’ils soient plus plaisants à son œil lorsqu’il les regardait d’en haut.
Le comte Mandralisca se trouvait derrière son bureau lorsque Thastain entra. Le petit casque de brillante dentelle métallique qu’il gardait toujours près de lui se trouvait à son coude. Ses deux autres fidèles compagnons se tenaient à côté de lui : à sa gauche, triant une pile de documents, le petit aide de camp aux jambes arquées, Jacomin Halefice, et à droite l’homme de Suvrael au regard fuyant, Khaymak Barjazid, celui qui concevait et fabriquait les casques contrôlant les pensées pour Mandralisca.
Nous trois, pensa Thastain, sommes les seules personnes au monde à qui le comte Mandralisca fasse confiance, pour autant qu’il fit confiance à quelqu’un.
— Eh bien, dit Mandralisca, avec la fausse jovialité qu’il aimait souvent affecter. Voici le duc Thastain. Et qui nous avez-vous amené cette fois-ci, mon bon duc ?
Au cours des premières semaines de Thastain au service du comte Mandralisca, alors qu’il n’était rien d’autre qu’un naïf garçon de province, le comte, avec cette énigmatique malice qui le caractérisait et pouvait parfois paraître si menaçante, lui avait arbitrairement conféré un titre honorifique de noblesse : comte de Sennec et Horvenar. Et par la suite, il s’adressa souvent à Thastain en utilisant le titre de « comte Thastain ». C’était sans signification, juste un exemple de plus du sens de l’humour railleur et sardonique de Mandralisca. Thastain était trop avisé pour s’en offenser. C’était simplement le style de Mandralisca, froid et souvent cruel, toujours fantasque. Thastain avait rapidement compris que, pour le comte, la froideur, la cruauté et ce côté fantasque étaient purement des manières utiles d’entretenir sa puissance et son autorité. Il ne pouvait en aucune façon obliger les gens à l’aimer, mais engendrer la peur par l’imprévisibilité pouvait être tout aussi efficace.
Récemment, cependant, Mandralisca avait pris l’habitude d’appeler Thastain « duc », à la place. Une nouvelle fantaisie, se demandait Thastain, ou bien était-ce autre chose ? Peut-être était-ce le signe qu’il progressait dans l’estime de Mandralisca. Ou peut-être était-ce tout simplement l’indication que Mandralisca se souvenait seulement s’être amusé un jour, il y avait bien longtemps, à octroyer au garçon de Sennec un titre de pure invention, mais avait oublié de quel titre il s’agissait.
Plus probablement cette dernière possibilité, décida Thastain : bien qu’il ait des raisons de se considérer comme l’un des préférés de Mandralisca, il savait qu’il était idiot de croire qu’il avait davantage d’intérêt pour le comte que ses bottes en cuir ou les couverts qu’il utilisait pour dîner. Thastain comprenait à présent parfaitement qu’il n’était là que pour servir à Mandralisca. La seule personne dont l’existence avait la moindre importance continue dans l’esprit de Mandralisca était Mandralisca lui-même.
— Voici Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, déclara Thastain, trébuchant sur ce nom difficile, bien qu’il ait fait de son mieux pour prolonger et rouler les voyelles doubles comme le visiteur l’avait fait. D’Uulisaan.
— Ah ! D’Uulisaan, répéta Mandralisca en savourant le mot avec un réel plaisir.
Il sembla s’enfoncer dans une humeur de contemplation méditative pendant quelques instants. Puis s’adressant à Thastain :
— Par hasard, sauriez-vous où se trouve Uulisaan, cher duc ?
Le visage de Thastain resta sans expression. Cette histoire de duc commençait à l’agacer.
— Absolument pas, Votre Excellence. Mandralisca lança un regard vers Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, qui était resté sur le seuil de la porte en voûte, debout, appuyé contre le mur dans cette curieuse position incommode, le corps raide.
— C’est à Piurifayne, n’est-ce pas, mon ami ? La partie sud-ouest de la province, du côté des Gonghars ?
— C’est exact, milord Mandralisca, répondit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
Piurifayne ?
Le nom transperça l’esprit de Thastain comme une épée brûlante. Piurifayne était la province des Métamorphes, des Changeformes, la race qui avait dominé la planète avant que n’arrivent les premiers colons humains. Piurifayne, oui. Personne ne s’y rendait jamais ; mais tout le monde la connaissait, cette forêt tropicale sauvage du cœur de Zimroel, située entre les montagnes de l’intérieur et la rapide rivière Steiche, où les Changeformes avaient été obligés de vivre au cours des sept mille dernières années. Lord Stiamot avait ordonné qu’ils y soient parqués après les avoir totalement vaincus dans la Guerre contre les Changeformes ; et ils y étaient restés, énigmatiques et distants, vivant complètement à l’écart des autres races qui étaient venues coloniser la planète qui était autrefois la leur, et généralement craints par elles.
Comment cet homme pouvait-il être originaire de Piurifayne ? Personne d’autre que les Changeformes ne vivait à Piurifayne. Et les Changeformes avaient l’interdiction par l’ancienne loi de la quitter, même s’il était de notoriété publique qu’ils le faisaient de temps à autre, déguisés en humains ou parfois en Ghayrogs, pour se déplacer subrepticement lors de courses mystérieuses à travers les cités du monde colonisé.
Donc cela ne pouvait que signifier…
— Maintenant, comprenez-vous, mon bon duc ? dit Mandralisca en accordant à Thastain son sourire le plus glacial.
— Peut-être serait-il plus confortable pour vous de prendre une autre forme, mon ami…, ajouta-t-il à l’intention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
— S’il était sûr de le faire ici… dit le Métamorphe en jetant de rapides regards vers Thastain, Jacomin Halefice et Khaymak Barjazid.
— Ce sont mes collègues, déclara Mandralisca avec grandiloquence. N’ayez aucune crainte.
Et sur cette assurance, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se mit immédiatement à changer de forme, abandonnant son apparence humaine.
C’était un phénomène que Thastain n’avait jamais vu. Il n’avait même jamais rêvé qu’il le verrait. Comme presque toutes les personnes qu’il connaissait, il regardait les Changeformes avec horreur et une sorte d’effroi : des créatures terrifiantes, archaïques, insondables, inconnaissables, tapies là-bas dans leurs jungles, pleines d’un ressentiment pernicieux envers le peuple qui les avait déplacées sur leur propre planète, complotant qui savait quelle revanche ultime de cette déportation. L’idée de se trouver réellement dans la même pièce que l’un d’eux lui donnait la chair de poule.
Mais il observa avec stupéfaction, incapable de détourner les yeux, tandis que le Métamorphe se tordait et tressaillait dans ses vêtements étranges et mal ajustés comme une créature se préparant à muer, que les traits de son curieux visage semblaient se ramollir, devenir flous et indistincts, en fait ils devenaient liquides, et que ses épaules commençaient une danse singulière, se contractant et se déformant comme si elles essayaient de se positionner à angle droit avec sa colonne vertébrale.
Quelques instants de plus et la transformation était terminée. L’homme que Thastain avait amené dans cette pièce avait disparu, et à sa place se tenait un être différent, d’aspect fragile, allongé et anguleux, avec une peau cireuse, légèrement verdâtre, des yeux en amande qui n’avaient pas de paupières, des pommettes saillantes, des lèvres pareilles à une fente et un nez minuscule, presque invisible.
Un Métamorphe. Un Changeforme.
Thastain avait encore du mal à le croire : une créature venue de l’interdite Piurifayne, debout à moins de quatre mètres de lui. Là, dans le bureau du comte Mandralisca, sur invitation formelle du comte lui-même.
Le seigneur Vorthinar, là-haut dans le Nord, avait été allié aux Changeformes, Thastain y en avait vu un lui-même, patrouillant devant le donjon, la première et unique fois avant celle-ci. Mais c’était l’une des raisons, pensait-il, pour lesquelles les Cinq Lords avaient jugé souhaitable de briser la puissance du seigneur Vorthinar. On ne frayait pas avec les Métamorphes. C’était comme de s’allier avec des démons. Mais à présent, Mandralisca lui-même… un Changeforme ici même dans la procuratie…
Thastain tourna son regard vers Jacomin Halefice, puis vers Khaymak Barjazid. Mais ils ne trahissaient aucun signe de surprise ou de désarroi. Soit ils maîtrisaient l’art de dissimuler de tels sentiments en présence du comte, soit ils étaient déjà au courant de l’identité du mystérieux visiteur.
Mandralisca tint le casque de Barjazid dans ses mains en coupe, de la façon dont on pourrait tenir un petit tas de pièces, et les tendit devant lui.
— Voici notre petite arme, dit-il au Métamorphe, l’appareil avec lequel nous libérerons notre continent de la poigne de nos maîtres d’Alhanroel. Nos expériences ont été très fructueuses jusqu’ici.
Il fit un signe de tête vers Khaymak Barjazid.
— C’est grâce à cet homme que nous disposons de celui-ci.
— Et avec ce petit appareil, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, il est possible d’atteindre n’importe quel esprit au monde, dites-vous ?
L’accent épais et déformé avait disparu, à présent que le Métamorphe avait repris sa propre forme. Sa voix était devenue douce comme de la soie.
— Et de prendre le contrôle de cet esprit ?
— Il semble bien.
— L’esprit du Coronal ? Celui du Pontife ?
Le Métamorphe s’interrompit.
— Ou celui de la Danipiur, disons ?
— Il m’a paru somme toute trop dangereux, trop provocateur, d’interférer avec les esprits du Coronal ou du Pontife, répondit calmement Mandralisca. Je vous assure que je pourrais le faire si je le décidais ; mais je n’en ai pas décidé ainsi. Je vous dirai cependant que j’ai réussi à atteindre l’esprit de certains membres de la famille du Pontife : son frère, sa mère, son épouse, son enfant. Pour lui faire connaître nos moyens, pour ainsi dire… Vous comprenez que ceci est on ne peut plus strictement confidentiel, à ne partager avec personne d’autre que la Danipiur elle-même. Quant à la Danipiur… non, non, bien sûr, je n’essaierais jamais de toucher à l’esprit de la grande reine dont vous êtes l’ambassadeur.
— Mais vous le pourriez si vous le vouliez ?
— Je le pourrais très certainement. Mais dans quel but ? Cette initiative ne ferait qu’offenser et inspirer de la répulsion. Les Piurivars sont nos amis. Comme vous le savez, nous vous considérons comme des alliés dans notre grande lutte.
Thastain fut aussi abasourdi par cette déclaration tranquille qu’il l’avait été à la première révélation de l’identité du Changeforme. Alliés ? Était-ce là ce que Mandralisca avait en tête ? Les humains et les Métamorphes combattant côte à côte les forces du Pontife et du Coronal ?
Forcément, pensa Thastain. Pour quelle autre raison cette créature serait-elle là ? Et pour quelle autre raison Mandralisca parlerait-il avec autant de respect de la reine des Changeformes, ou désignerait-il si poliment les Changeformes par le nom qu’ils se donnaient ?
— Aimeriez-vous voir une petite démonstration de notre casque ? demanda aimablement Mandralisca.
Il fit osciller l’appareil en direction de Thastain.
— Tenez, duc Thastain. Et si vous glissiez ceci sur votre tête et montriez à notre ami comment il fonctionne.
— Moi ?
— Pourquoi pas ? Vous êtes un garçon à l’esprit vif. Vous comprendrez en un rien de temps. Tenez. Tenez.
Thastain était atterré. Il n’avait même jamais touché le casque. Pour autant qu’il sache, personne d’autre que Mandralisca, et, supposait-il, Khaymak Barjazid, n’avait la permission de s’en approcher. L’utiliser nécessitait un entraînement particulier, et on disait par ailleurs que c’était difficile et épuisant, et que son maniement était très risqué pour une personne inexpérimentée. Il leva les deux mains, paumes en avant, et dit d’un air hébété.
— Je vous supplie de m’en dispenser, Votre Grâce. Je n’ai aucune compétence pour ce genre de chose.
Mais Mandralisca insista. Une fois de plus, il tendit la main tenant le casque vers Thastain. Il y avait dans ses yeux une froide détermination que Thastain n’avait que trop souvent vue auparavant, mais jamais dirigée contre lui.
— Tenez, mon petit duc, répéta Mandralisca. Tenez.
Mettre le casque équivaudrait à un suicide. Était-ce le résultat que voulait obtenir le comte ? Ou était-ce simplement un autre de ces petits jeux fantasques auxquels il semblait prendre tant de plaisir à jouer ?
Thastain s’interrogeait toujours sur la façon de négocier la situation lorsque Khaymak Barjazid se pencha vers Mandralisca et lui parla à voix basse, presque un murmure.
— Si je peux faire une remarque, Votre Grâce, permettez-moi de souligner qu’un utilisateur non familier des fonctions du casque pourrait l’endommager s’il ne l’utilise pas correctement.
Cette information parut surprendre le comte.
— Ah bon, vraiment ? Eh bien, dans ce cas, nous ne voudrions pas abîmer notre casque, n’est-ce pas ?
Il caressa le petit appareil avec tendresse et affection comme à son habitude.
— Peut-être passerons-nous la démonstration. Je ne suis pas d’humeur à travailler avec le casque moi-même pour l’instant. À moins que vous, Barjazid… non, n’y pensez plus. Pas de démonstration. Je satisferai votre curiosité à propos du casque une autre fois. Ce pour quoi j’ai demandé à discuter avec vous aujourd’hui est la nature exacte de l’alliance que j’ai proposée à la Danipiur, ajouta-t-il à l’attention du Métamorphe.
— Elle est impatiente d’entendre votre proposition dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
Thastain écouta avec une stupeur frisant l’incrédulité tandis que Mandralisca exposait rapidement son plan pour instaurer l’indépendance du continent de Zimroel. Il comptait faire très prochainement une proclamation au nom du Lord Gaviral, dit-il, dissolvant les anciens liens qui liaient Zimroel au continent oriental dominant. Dans le même temps, une nouvelle constitution serait promulguée selon laquelle Zimroel deviendrait une entité séparée avec Ni-moya comme capitale et les héritiers du Procurateur Dantirya Sambail comme monarques. Le Lord Gaviral prendrait le titre de Pontife de Zimroel, et l’un de ses frères, encore à choisir, serait désigné Coronal de Zimroel. Le continent de Suvrael, ajouta Mandralisca, proclamerait sa propre indépendance en même temps, et instituerait un gouvernement séparé dont Khaymak Barjazid serait le premier roi.
— C’était, dit Mandralisca, le grand espoir du Lord Gaviral que les nouveaux gouvernements de Zimroel et Suvrael soient rapidement reconnus par les souverains d’Alhanroel, et que les relations pacifiques entre les trois continents continuent telles qu’elles étaient depuis des temps immémoriaux. Mais le Lord Gaviral n’était pas naïf au point de croire que des hommes tels que Prestimion et lord Dekkeret salueraient la sécession par une réaction aussi bienveillante. Au contraire, poursuivit Mandralisca, il était beaucoup plus probable que le gouvernement d’Alhanroel lancerait une invasion militaire de Zimroel pour tenter de restaurer sa suprématie par la force.
— Ce serait voué à l’échec, dit sans hésiter Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Les distances de la ligne d’approvisionnement sont trop grandes. Cette tentative coûterait jusqu’à la dernière couronne du trésor impérial pour couvrir les frais d’envoi d’une armée assez grande pour accomplir cette tâche.
— Précisément, dit Mandralisca. Et même s’ils essayaient néanmoins, cette armée se trouverait confrontée à l’opposition enflammée des milliards de citoyens patriotiques de Zimroel. Qui sont loyaux à la famille du Procurateur Dantirya Sambail et immuablement hostiles à l’exploitation autoritaire du Pontife. Les armées de Prestimion devraient combattre pour chaque pouce de terrain, dès le moment de leur débarquement sur nos côtes.
— Ah ! fit le Métamorphe d’un ton pensif. Ainsi la traditionnelle allégeance du peuple de Zimroel au gouvernement Pontifical disparaîtrait du jour au lendemain, alors. Vous en êtes certain, comte Mandralisca ?
— Totalement.
— Peut-être avez-vous raison.
Le ton du Métamorphe indiqua que les questions de loyautés du peuple de Zimroel étaient un sujet de complète indifférence pour lui.
— Mais, je dois vous le demander, en quoi cette histoire conceme-t-elle la Danipiur et ses sujets ?
— En ceci, répondit Mandralisca.
Il se pencha avec une vive attention et joignit les mains.
— Quel est, ici, l’endroit où débarquer le plus probable pour une force d’invasion venant d’Alhanroel ? Piliplok, bien entendu : le principal port de notre côte orientale. C’est la porte de tout Zimroel, comme tout le monde en est conscient. Par conséquent, Prestimion et Dekkeret s’attendront à ce que nous la fortifiions contre toute attaque. Et pour la même raison, ils ne choisiront pas d’accoster à Piliplok.
— Il n’y a aucun autre endroit où une armée puisse toucher terre, dit le Métamorphe.
— Il y a Gihorna.
Une inflexion que Thastain interpréta comme de la surprise se fit dans la voix de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.
— Gihorna ? Il n’y a de port de première catégorie nulle part tout le long de la côte de Gihorna.
— Mais il y en a de troisième classe, dit Mandralisca. Prestimion n’a jamais été du genre à suivre la voie la plus simple, ou celle que l’on aurait attendue. Je pense qu’ils débarqueront en cinq ou six endroits de Gihorna en même temps, et se mettront en marche vers Ni-moya. Ils auront deux itinéraires possibles. L’un remonte le long de la côte, passe par Piliplok, puis de là suit le Zimr jusqu’à la capitale. Mais il les amènera en présence des armées dont ils doivent savoir qu’elles les attendront, précisément pour empêcher un tel débarquement à Piliplok. Le seul autre itinéraire, comme vous l’avez sûrement déjà compris, emprunte la Steiche et la vallée alentour. Ce qui les conduirait près des frontières de la province de Piurifayne.
Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp reçut cette déclaration avec la même manifestation d’indifférence qu’auparavant. Les yeux bridés laissèrent transparaître une expression qui aurait presque pu être de l’ennui.
— Je vous le demande à nouveau, quelle importance cela a-t-il pour nous ? dit le Changeforme. Même Prestimion n’oserait pas traverser Piurifayne dans le but de faire la guerre contre Ni-moya.
— Qui sait ce que Prestimion ferait ou pas ? Mais voilà ce que je sais : toute incursion dans les jungles de Piurifayne, entreprise pour le moins difficile pour une armée aussi bien équipée soit-elle, serait cinquante fois plus pénible si les Piurivars devaient se lancer dans une campagne de guérilla pour garder les forces impériales loin de leurs villages. De fait, une ligne de guerriers Piurivars positionnés tout le long de la Steiche réussirait très vraisemblablement à empêcher l’armée impériale de pénétrer à Piurifayne. Alors, mon ami ? Qu’en pensez-vous ?
Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp répondit par un silence si long et si profond que Thastain, qui écoutait la conversation avec une incrédulité croissante, le sentit résonner dans ses oreilles. Mandralisca était-il sérieux ? Le comte était-il réellement en train de dire à l’ambassadeur de la Danipiur qu’il voulait que les Métamorphes entrent en guerre au service des Cinq Lords contre le gouvernement d’Alhanroel ? La tête de Thastain lui tournait. Tout ceci ressemblait à un rêve très étrange.
Puis enfin, le Changeforme parla calmement.
— Si Prestimion ou Dekkeret devaient envoyer une armée traverser notre province, nous aurions alors tout lieu de nous en préoccuper, bien sûr. Mais je vous le répète encore, je pense qu’ils ne feront rien de tel. Et fortifier notre frontière le long de la Steiche dans le but de les empêcher de la traverser constituerait un acte de guerre contre le gouvernement impérial, qui aurait des conséquences graves pour mon peuple. Pourquoi devrions-nous nous y exposer ? Quel intérêt avons-nous à prendre parti dans une lutte entre le Pontife d’Alhanroel et le Pontife de Zimroel ? Ils sont pareillement détestables pour nous. Qu’ils se battent tout leur content. Nous continuerons à vivre nos vies à Piurifayne, que votre lord Stiamot a eu la bonté de nous accorder comme petit sanctuaire il y a longtemps.
— Piurifayne se trouve en Zimroel, mon ami. Un gouvernement indépendant à Zimroel, reconnaissant de l’assistance Piurivar pendant la guerre de libération, pourrait prouver sa gratitude de façon intéressante.
— Telle que ?
— La citoyenneté à part entière pour votre peuple ? Le droit de circuler librement partout où il vous plairait, d’avoir des propriétés en dehors de Piurifayne, de vous lancer dans toutes sortes de commerces ? La fin de toute forme de discrimination envers votre race, voilà ce que j’offre. Une égalité totale sur tout le continent. Êtes-vous intéressé, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp ? Cela vaudrait-il la peine de disposer des troupes le long de la Steiche ?
— Ce serait le cas si nous pouvions nous fier à votre promesse, comte Mandralisca. Mais le pouvons-nous ? Ah, le pouvons-nous, comte Mandralisca ?
— Je vous en ferai le serment, déclara pieusement Mandralisca. Et ainsi que mes bons amis ici présents en témoigneront, mon serment est un engagement sacré. N’en est-ce pas ainsi, Jacomin ? Khaymak ? Duc Thastain, je vous demande de parler en mon nom. Je suis un homme d’honneur. N’est-ce pas, mes amis ?