— J’ai une idée, Votre Grâce… Vous avez mentionné, il y a quelque temps, vos difficiles relations avec votre père et vos frères, dit Khaymak Barjazid.
Mandralisca lui lança un regard très surpris et courroucé. À cet instant, il avait totalement oublié avoir jamais parlé de son enfance malheureuse à Barjazid ou qui que ce soit d’autre. Et il n’était absolument pas accoutumé à ce que l’on s’adresse à lui en osant briser les murs qu’il avait érigés autour de sa vie privée.
— Et si tel était le cas ? demanda-t-il d’une voix coupante comme une lame.
Barjazid tressaillit. La terreur apparut dans les yeux dépareillés du petit homme.
— Je ne voulais pas vous offenser, monsieur ! Absolument pas ! C’est seulement que je vois un moyen d’intensifier le pouvoir du casque que vous tenez entre vos mains, un moyen qui utiliserait… certaines de vos… expériences.
Mandralisca se pencha en avant. L’aiguillon de cette brutale intrusion dans son âme se faisait toujours sentir, mais il était tout de même intéressé.
— De quelle manière ?
— Laissez-moi réfléchir à la façon de le présenter, dit prudemment Barjazid.
Il se tenait comme un homme qui s’apprêterait à avoir une discussion philosophique avec un khelpoin féroce et furieux, tout en crocs jaunes et yeux étincelants, qu’il aurait rencontré à l’improviste sur une tranquille route de campagne.
— Lorsque l’on utilise le casque, on en produit soi-même le pouvoir, reprit-il. J’ai la conviction que l’on pourrait augmenter la puissance de l’appareil, si l’on puisait dans un réservoir de douleur, de rage, ou… je pourrais presque dire « haine ».
— Eh bien, dites-le alors. Haine. C’est un mot que je comprends.
— Haine, oui. Et ainsi, certaines idées me sont venues à l’esprit, monsieur, en me souvenant de ce que vous m’aviez dit ce jour-là au sujet de votre enfance, de votre père. Votre… malheur juvénile…
Barjazid choisissait avec soin ses mots, manifestement conscient qu’il avançait en terrain glissant. Il comprenait que Mandralisca pouvait très bien ne pas vouloir se voir rappeler les paroles qui lui avaient échappé, à sa grande surprise, le jour où lui, Barjazid et Jacomin Halefice traversaient le marché. Mais Mandralisca, se contrôlant, lui fit signe de poursuivre. Ce que fit astucieusement Barjazid : il parla par allusions, insinuations, euphémismes, tout en dépeignant le portrait du petit Mandralisca vivant dans la crainte continuelle de son père, ivre et brutal, et de ses frères, bravaches et tyranniques, souffrant chaque jour sous leurs coups, et engrangeant envers eux une pleine mesure de dégoût, qui, un jour, déborderait sur le monde. Dégoût qui pouvait être transformé en avantage, qui pouvait être exploité, qui pouvait devenir une source de grande puissance. Et proposa quelques suggestions sur la façon d’y parvenir.
Tout ceci était très intéressant. Mandralisca était reconnaissant à Barjazid de le partager avec lui. Mais il n’en regrettait pas moins d’avoir écarté, même pour un instant, le voile qui enveloppait sa jeunesse. Il avait toujours trouvé utile que le monde le perçoive comme un monstre taillé dans la glace ; il y avait de gros risques à donner à quelqu’un un aperçu de l’enfant vulnérable du temps passé qui se cachait quelque part derrière cette façade froide. S’il l’avait pu, il aurait volontiers ravalé tout ce qu’il avait dit au petit homme, cet étrange après-midi.
— Assez, dit enfin Mandralisca. Vous avez bien éclairé la question. Maintenant, allez et laissez-moi travailler.
Il tendit la main vers le casque.
Fin de l’automne dans les Gonghars, l’hiver est proche. La pluie légère mais continue de la saison chaude commence à laisser place à la pluie froide mais tout aussi permanente de l’automne, mêlée de neige fondue, qui cédera d’ici quelques semaines le terrain aux premières neiges de l’hiver. Voici la cabane, la hutte sordide, le foyer répugnant et délabré où vit le marchand de vin Kekkidis et sa famille, ici dans cette triste petite ville montagnarde d’Ibykos. L’heure est très avancée dans l’après-midi, sombre, froide. La pluie résonne sur le toit recouvert de lichen pourrissant, et coule par les trous habituels, atterrissant dans les seaux habituels avec un ploc, ploc, ploc régulier. Mandralisca n’ose allumer un feu. On ne gaspille pas le combustible dans cette maison, et tout combustible qui n’est pas consommé pour son père ne peut qu’être du combustible gâché ; personne ici ne compte, que son père, et le feu n’est allumé que lorsque son père revient de sa journée de travail, pas avant.
Aujourd’hui, cela peut prendre encore des heures. Ou, peut-être… si le Divin le veut… jamais.
Depuis trois jours maintenant, Kekkidis et son fils aîné, Malchio, se trouvent dans la cité de Velathys, à cent cinquante kilomètres de là, négociant pour acheter le stock d’un collègue marchand de vin qui est mort dans une avalanche, en laissant une demi-douzaine d’enfants en bas âge affamés. Ils doivent rentrer aujourd’hui ; en fait, ils sont déjà plus qu’un peu en retard, car le flotteur qui relie Velathys à Ibykos part à l’aube, et arrive à Ibykos au milieu de l’après-midi, il fait quasiment nuit, à présent, mais le flotteur n’est pas là. Personne ne sait pourquoi. Un autre frère de Mandralisca les attend à la gare depuis midi avec la charrette. Le troisième est à la boutique de vin, aidant leur mère. Mandralisca est seul à la maison. Il se distrait en imaginant voluptueusement les cataclysmes survenant à son père. Peut-être, peut-être, peut-être, peut-être ! quelque chose est-il arrivé en route. Peut-être. Peut-être.
Son autre moyen de passer le temps, et de se tenir chaud, est de s’entraîner avec le bâton qu’il s’est taillé dans un morceau de bois de noctiflore. C’est un bâton de la plus belle sorte, un bâton en bois de noctiflore, et Mandralisca a mis de l’argent de côté pendant toute l’année dernière, pesant par pesant, pour s’acheter un jonc de taille convenable, qu’il a taillé et taillé encore au couteau jusqu’à ce qu’il ait une dimension et un poids parfaits, et épouse si parfaitement sa main que l’on pourrait croire qu’un maître artisan a dessiné la poignée. Maintenant, tenant le bâton de façon qu’il repose légèrement dans sa paume, il avance et recule prestement dans la pièce, feintant contre les ombres, portant des coups, parant. Il est vif, il est bon, son poignet est fort, son œil perçant ; il espère être un jour un champion. Mais pour l’instant, il veut surtout avoir chaud.
Il imagine que son père est son adversaire. Il danse tout autour du vieux, le frappant d’un air narquois, touchant l’extrémité de chaque épaule, sous le menton, le long des joues, jouant avec lui, le manipulant, l’humiliant. Kekkidis s’est mis à grogner de rage ; il fouette l’air de son bâton tenu à deux mains, comme s’il balançait une hache, mais le garçon est dix fois plus rapide que lui, et le touche encore et encore, alors que Kekkidis est incapable de faire une seule touche.
Peut-être Kekkidis ne rentrera-t-il jamais. Peut-être mourra-t-il quelque part sur la route. Fasse, prie Mandralisca, qu’il soit déjà mort !
Qu’il ait droit à une avalanche lui aussi.
Les collines au-dessus d’Ibykos sont déjà recouvertes de neige, une neige lourde et humide typique de la fin de saison. Mandralisca, fermant les yeux, se représente la pluie battante, l’imagine frappant la base de granit noir, ouvrant un angle dans les congères amoncelées, travaillant comme de petits couteaux pour les libérer, et les envoyer glisser en gros nuages sur le versant de la colline vers la grand-route en contrebas, juste au moment où le flotteur de Velathys passe, le dissimulant à la vue jusqu’au printemps prochain, Kekkidis et Malchio enterrés sous un millier de tonnes de neige…
Ou qu’un trou apparaisse brusquement dans la route. Que le flotteur y soit englouti.
Que le flotteur fasse une embardée brutale. Qu’il plonge dans la rivière.
Que le moteur expire à mi-chemin entre ici et Velathys. Qu’ils soient pris dans un blizzard et meurent gelés.
Mandralisca ponctue chacune de ces pensées pleines d’espoir d’une furieuse botte de son bâton. Tac, tac, tac. Il tourbillonne, danse, tourne légèrement sur la pointe des pieds, frappe alors que son corps est plus qu’à moitié détourné de son ennemi. Revient par au-dessus, en angle descendant, impossible à parer, comme un éclair. Prends ça ! Ça ! Ça !
Le bruit de la charrette qui s’arrête, brusquement. Mandralisca en pleurerait. Pas d’avalanche, pas de trou béant, pas de blizzard meurtrier. Kekkidis est de nouveau à la maison.
Des voix. Des pas à l’extérieur, maintenant. Des toux. Une personne tape des pieds, deux personnes, Kekkidis et Malchio, débarrassant leurs bottes de la neige.
— Garçon ! Où es-tu garçon ? Laisse-nous entrer ! As-tu idée du froid qu’il fait dehors ?
Mandralisca appuie son bâton contre le mur. Se précipite vers la porte, manipule maladroitement le loquet. Deux hommes de haute taille se tiennent sur le seuil, l’un plus vieux que l’autre, deux visages blêmes et renfrognés aux joues creuses, aux cheveux noirs longs et gras, derrière lesquels brillent des yeux furieux. Mandralisca sent l’eau-de-vie dans leur haleine. Il y a une odeur de rage autour d’eux, aussi : une puanteur piquante, musquée, monte de sous leurs couvertures de fourrure. Quelque chose a dû aller de travers. Ils passent devant lui en tapant des pieds, le poussent d’un geste.
— Où est le feu ? demande Kekkidis. Pourquoi fait-il si bougrement froid ici ? Tu aurais dû préparer un feu pour nous, garçon !
Pas moyen d’y échapper. Condamné s’il prépare un feu, condamné s’il n’en prépare pas. La vieille rengaine.
Mandralisca s’empresse d’aller chercher du petit bois sous le porche du fond. Son père et son frère, leur manteau toujours sur le dos, sont plantés au milieu de la pièce, se frottant les mains pour les réchauffer. Ils parlent de leur voyage. Leurs voix sont dures et amères. À l’évidence la tentative a été un échec ; les représentants de la succession de l’autre marchand de vin ont été trop malins pour Kekkidis, l’achat facile et bon marché de marchandises vendues sur saisie est tombé à l’eau, toute l’expédition a été une perte de temps et d’argent. Mandralisca garde la tête basse et vaque à ses affaires, sans poser de question. Il est trop avisé pour attirer l’attention sur lui lorsque son père est d’une telle humeur. Mieux vaut rester hors de son chemin, s’attacher aux ombres, le laisser passer sa rage sur les poêles, la batterie de cuisine et les tabourets, pas sur son plus jeune fils.
Mais cela se produit quand même. Mandralisca est un demi-pas trop lent à accomplir une tâche. Kekkidis est mécontent. Il grogne, il jure, voit soudain le bâton de Mandralisca appuyé contre le mur à peu de distance de lui, s’en saisit et frappe durement le garçon à l’estomac avec son extrémité.
C’est insupportable. Pas tant la douleur d’être frappé avec le bâton, bien qu’elle lui coupe quasiment le souffle, mais le fait que son père se serve de son bâton. Kekkidis n’a pas à y toucher, encore moins à l’utiliser contre lui. Ce bâton est à lui. Son seul bien. Acheté avec son propre argent, taillé de ses propres mains.
Sans prendre le temps de réfléchir, Mandralisca tend la main pour le saisir alors que Kekkidis le lève pour un second coup. Prompt comme l’éclair, il avance, attrape le bâton par un bout, le tire vers lui, essayant de l’arracher de la main de son père.
C’est une terrible erreur. Il le sait alors même qu’il la commet, mais malgré toute sa vivacité, il ne peut interrompre son geste. Kekkidis le dévisage le regard fou, bafouillant de stupéfaction devant un acte de défi si flagrant. Il oblige Mandralisca à lâcher prise d’une torsion latérale d’une force vicieuse, à laquelle le mince poignet de Mandralisca ne peut résister. Saisit le bâton par les deux extrémités, avec un rictus, le casse facilement sur son genou, sourit de nouveau largement, lève les deux morceaux pour les lui montrer, et les jette négligemment dans le feu. Tout ceci ne prend qu’une seconde ou deux.
— Non, murmure Mandralisca, ne croyant pas encore que c’est arrivé. Non… non… s’il te plaît… Une année d’économie. Son superbe bâton.
Trente-cinq ans plus tard et près de deux mille kilomètres plus au nord et à l’est, l’homme qui se nomme comte Mandralisca de Zimroel est assis dans une petite pièce circulaire au plafond en voûte, et aux murs de terre sèche orange foncé, sur une falaise dominant les étendues désertiques de la Plaine des Fouets. Il porte un casque de dentelle métallique sur le front ; ses mains sont serrées sur ses côtés comme si chacune tenait une moitié brisée de son bâton cassé.
Il voit le visage de son père devant lui. Le sourire triomphant et vindicatif. Les morceaux du bâton levés… jetés dans les flammes…
L’esprit en quête de Mandralisca s’élève dans le ciel, à l’extérieur, se souvenant, haïssant…
— Non… non… s’il te plaît…
Teotas, de nouveau vaincu par le sommeil, dort. Il ne peut rien faire d’autre. Son esprit craint le sommeil, mais son corps le réclame. Chaque nuit il se bat, perd, succombe. Ainsi, à présent, malgré son combat nocturne, une fois de plus, il gît endormi. Rêvant. Un désert, quelque part, nul endroit réel. Des hallucinations s’élèvent des rochers comme des ondes de chaleur. Il entend des gémissements et d’occasionnels sanglots, ainsi que ce qui pourrait être un chœur d’insectes, un bruissement sec. Le vent est chaud et chargé de poussière. L’aube est d’un éclat aveuglant. Les rochers sont des nœuds brillants de pure énergie, dont les surfaces rouges à la riche texture vibrent de dessins qui changent constamment. D’un côté de chaque masse rocheuse, il voit des lumières dorées tournant gracieusement. Sur le côté opposé, des sphères d’un bleu pâle naissent continuellement et s’envolent. Tout chatoie. Tout luit d’une lumière intérieure. Tout serait d’une beauté magnifique si ce n’était si effrayant.
Lui-même s’est transformé en quelque chose de hideux. Ses mains sont devenues des marteaux. Ses orteils sont des griffes recourbées. Ses genoux ont des yeux mais pas de paupières. Sa langue est en satin. Sa salive est en verre. Son sang est de la bile et sa bile est du sang. Un sentiment troublant de punition imminente l’accable. Des créatures faites de nervures verticales de cartilage gris mugissent sourdement à son intention. Il ne sait comment mais il en comprend la signification : elles expriment leur mépris, elles se moquent de lui et de ses innombrables insuffisances. Il veut crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Il ne peut fuir cette scène non plus. Il est paralysé.
— Fi… o… rin… da…
Dans un ultime effort, il parvient à prononcer son nom. Peut-elle l’entendre ? Le sauvera-t-elle ?
— Fi… o… rin… da…
Il tire sur la courtepointe tire-bouchonnée, emmêlée. Fiorinda est couchée à côté de lui comme une poupée grandeur nature abandonnée là par quelqu’un, coupée de lui par un mur de sommeil, il sait qu’elle est là, ne peut l’atteindre, ne peut la toucher d’aucune façon. L’un d’eux se trouve dans un autre univers. Il n’a aucun moyen de savoir lequel. Probablement moi, décide-t-il. Oui. Il est dans un autre univers, endormi, rêvant, rêvant qu’il est couché dans son lit au Château, endormi près de Fiorinda qui dort, hors d’atteinte. Et il rêve.
— Fiorinda ? Silence. Solitude.
Il comprend à présent qu’il doit être en train de rêver qu’il est éveillé. Il s’assied, tend la main vers la veilleuse. À son faible éclat vert, il voit qu’il est seul dans le lit. Il se souvient, maintenant : Fiorinda a accompagné Varaile au Labyrinthe, ce n’est pas une séparation définitive, seulement un ajournement de leur décision, une rapide visite pour aider Varaile à s’installer dans son nouveau foyer. Et ensuite, ils décideront lequel des deux acceptera le poste qui lui a été offert ; si Fiorinda sera dame d’honneur de l’épouse du nouveau Pontife, ou si lui sera le Haut Conseiller de lord Dekkeret. Mais comment peut-il être Haut Conseiller alors qu’il n’est que le plus répugnant des insectes ?
Entre-temps, il est seul au Château. Assailli de rêves impitoyables.
Nuit après nuit… la terreur. La folie. Où peut-il se cacher ? Nulle part. Il n’y a aucun endroit où se cacher. Nulle part. Nulle part.
— Tu entends quelque chose ? demanda Varaile. L’un des enfants crier, peut-être ?
— Quoi ? Quoi ?
— Réveille-toi, Prestimion ! L’un des enfants…
Il émit un nouveau bruit interrogatif, mais ne montra pas signe de vouloir se réveiller. Au bout d’un moment.
Varaile prit conscience qu’il n’avait aucune raison de le faire. Il était très tard. Il était épuisé ; depuis leur arrivée au Labyrinthe, ses jours, et beaucoup de ses nuits également, avaient été remplis de réunions, conférences, discussions. Les fonctionnaires du Pontificat du défunt Confalume devaient être reçus et sondés, les personnes que Prestimion avait amenées avec lui du Château devaient être intégrées au système existant, il y avait des demandes de service à examiner, des pétitions auxquelles faire droit…
Laissons-le dormir, pensa Varaile. C’était un problème dont elle pouvait se charger seule.
Et cela se produisit à nouveau : un son bizarre, étranglé, qui semblait vouloir être un hurlement, mais se traduisait en un gémissement. À sa hauteur, elle crut reconnaître la voix de Simbilon, qui, bien qu’il eût près de onze ans, avait toujours un contralto pur et clair. C’est donc dans sa chambre qu’elle se rendit en premier lieu, en s’orientant de manière hésitante dans cet ensemble de pièces déconcertant qu’était la résidence impériale. Un globe dansant de lumière assujettie orange flottait au-dessus de sa tête, illuminant son chemin.
Mais Simbilon dormait paisiblement au milieu de son fouillis de livres, une douzaine voire plus, éparpillés tout autour de lui sur le lit, l’un encore ouvert, les pages aplaties sur sa poitrine où était tombé le livre lorsque le sommeil l’avait surpris. Varaile le prit, le posa à côté de son oreiller et sortit de la chambre.
Le bruit étrange lui parvint à nouveau, plus pressant, à présent. Elle fut effrayée à l’idée que l’un de ses enfants puisse émettre un tel son. Elle traversa en hâte le couloir, et entra dans la chambre où dormait Tuanelys sur un amas d’animaux en peluche entassés haut sur son lit ; des blaves, des sigimoins, des bilantoons, des canavongs, des ghalvars, et même un manculain à museau allongé, son préféré du moment, transformé par la main du fabricant en un jouet adorable, alors que les vrais manculains des jungles de Stoienzar, entièrement couverts de piquants jaunes empoisonnés, étaient aussi loin de la douceur qu’un animal peut l’être.
Mais il n’y avait aucun animal en peluche autour d’elle à ce moment. Tuanelys les avait apparemment jetés pêle-mêle dans toutes les directions, comme s’il s’agissait de sales vermines ayant envahi son lit. Même le manculain adoré avait été écarté : Varaile le vit de l’autre côté de la pièce, à l’envers sur la coiffeuse de la petite fille, où, en atterrissant, il avait bousculé une douzaine de jolis petits vaisseaux de verre dont Tuanelys faisait collection. Plusieurs paraissaient être brisés. Quant à Tuanelys elle-même, elle avait repoussé à coups de pied la courtepointe et était couchée en un petit tas tout recroquevillé, genoux presque sous le menton, le corps entièrement raidi, sa chemise de nuit remontée et retroussée sous ses bras, si bien que son petit corps mince était nu. Elle brillait comme si elle avait eu de la fièvre. Une mare de sueur avait taché les draps autour d’elle.
— Tuanelys, mon trésor…
Un autre gémissement qui aurait voulu être un cri. Une onde de convulsion parcourut la fillette : elle grimaça, tressaillit et frissonna, rua d’une jambe puis de l’autre, serra les poings, rentra la tête dans les épaules. Varaile lui toucha légèrement l’épaule. Sa peau était tiède, normale : pas de fièvre. Mais Tuanelys eut un mouvement de recul à son contact. Elle recommença à gémir, un gémissement qui se transforma rapidement en un sanglot épouvantable. Ses traits étaient déformés en un masque hideux, les yeux étroitement clos, les narines dilatées, les lèvres retroussées, les dents à nu.
— Ce n’est que moi, mon cœur. Chut. Chut. Tout va bien. Mère est là. Chut. Tuanelys. Chut.
Elle tira sur la chemise de nuit de l’enfant, la descendit sur sa taille et ses cuisses, tourna la petite fille sur le dos, et lui caressa doucement le front, tout en continuant à lui murmurer des mots doux. Petit à petit, la tension qui avait saisi Tuanelys sembla se relâcher un peu. De temps à autre, une onde répondant à quelque horrible vision intérieure continuait à la secouer, mais cela commençait à se ralentir, et le masque effrayant qu’était devenu son visage avait commencé à reprendre son aspect habituel.
Varaile se rendit compte que quelqu’un se tenait derrière son épaule. Prestimion ? Non : Fiorinda, comprit Varaile. Elle s’était réveillée et était venue dans le couloir depuis ses propres appartements pour voir ce qui se passait.
— Un cauchemar, dit Varaile, sans se retourner. Va lui chercher un bol de lait, s’il te plaît.
Les paupières de Tuanelys battirent et s’ouvrirent. Elle paraissait hébétée, désorientée, encore plus abasourdie que ce à quoi l’on pourrait s’attendre de la part d’un enfant réveillé au milieu de la nuit. Ce n’était que la deuxième semaine qu’elle vivait au Labyrinthe. Ils avaient essayé d’y installer sa chambre le plus possible comme celle qu’elle avait au Château, mais, il n’empêche… cette rupture dans sa vie, l’amplitude du bouleversement…
— Maman…
Sa voix était rauque. Elle n’avait plus utilisé ce mot depuis au moins deux ans.
— Tout va bien, Tuanelys. Tout va bien.
— Il n’avaient pas de visages… seulement des yeux…
— Ils n’étaient pas réels. Tu rêvais, mon trésor.
— Ils étaient des centaines et des centaines. Sans visage. Juste… des yeux. Oh, maman… maman…
Elle tremblait de peur. Quelle que soit la vision qui avait affecté son esprit endormi, elle était encore bien vivace. Bribe par bribe elle se mit à décrire à Varaile ce qu’elle avait vu, du moins elle essaya, mais les descriptions étaient fragmentaires, ses paroles largement incohérentes. Elle avait vu quelque chose d’affreux, c’était clair. Mais il lui manquait la faculté de rendre son cauchemar réel aux yeux de Varaile. Des créatures blanches, de mystérieuses créatures blêmes, une horde d’hommes sans visages défilant, ou étaient-ce des espèces de vers géants ? des milliers d’yeux fixes…
Les détails ne comptaient guère. Les cauchemars d’une petite fille n’avaient pas de signification importante ; ce qui était important, c’était qu’elle ait eu des cauchemars. Là, dans le havre du Labyrinthe, dans ces appartements nichés tout au fond du secteur impérial, quelque chose de sombre et d’épouvantable avait réussi à se glisser et à toucher l’esprit de la fille du Pontife de Majipoor. Ce n’était pas normal.
— Ils étaient si froids, disait Tuanelys. Ils détestaient tout ce qui a du sang chaud dans les veines. Des hommes morts avec des yeux. Assis sur des montagnes blanches. Froids, si froids, tu les touchais et tu gelais…
Fiorinda reparut, portant un bol de lait.
— Je l’ai réchauffé un peu. La pauvre enfant ! Je me demande si nous ne devrions pas y ajouter une goutte de cognac.
— Pas cette fois, je pense. Tiens, Tuanelys, laisse-moi remonter les couvertures sur toi. Bois ceci, mon cœur. C’est du lait. Bois-le doucement, une petite gorgée à la fois…
Tuanelys but le bol à petites gorgées. L’étrange crise semblait passer. Elle cherchait ses animaux en peluche. Varaile et Fiorinda les rassemblèrent et les disposèrent à côté d’elle sur le lit. Elle trouva le manculain et le jeta sous la courtepointe, de nouveau tout près d’elle.
— Tout le mois dernier, Teotas aussi a fait d’horribles cauchemars, dit Fiorinda. Je ne serais pas surprise qu’il en fasse un en ce moment… Voulez-vous que je reste avec elle, Varaile ?
— Retourne te coucher. Je veillerai sur elle.
Elle prit le bol de lait vide des mains de Tuanelys, et repoussa légèrement la tête de la petite fille sur son oreiller, la maintenant là, la caressant pour la replonger dans le sommeil. Pendant un instant ou deux, Tuanelys parut parfaitement calme. Puis un brusque frisson la parcourut, comme si le rêve revenait.
— Des yeux, murmura-t-elle. Pas de visage.
C’est là que cela se termina. En quelques minutes elle était paisiblement endormie. De légers ronflements de petite fille s’élevaient. Varaile resta à la surveiller pendant un moment, attendant d’être totalement sûre que tout allait bien. Cela semblait être le cas. Elle sortit sur la pointe des pieds et retourna dans sa propre chambre, où elle retrouva Prestimion toujours profondément endormi, et resta couchée à côté de lui, éveillée, jusqu’à ce que vienne l’aube sans soleil du Labyrinthe.
Debout devant le Lord Gaviral dans la grande salle du palais de Gaviral, Mandralisca balançait machinalement le casque de Barjazid d’une main à l’autre, geste qui était presque devenu un tic chez lui, au cours des dernières semaines.
— Un compte rendu d’évolution, monseigneur Gaviral, dit-il. L’arme secrète dont je vous ai parlé, ce petit casque que voilà ? J’ai bien avancé dans sa maîtrise.
Gaviral sourit. Son sourire n’avait rien qui réjouisse le cœur : une rapide torsion de ses maigres petites lèvres, découvrant une rangée de dents irrégulières, pour la plupart triangulaires, et un éclat froid apparaissant un instant dans ses petits yeux enfoncés. Il se passa la main dans ses cheveux roux épais et clairsemés.
— Y a-t-il des résultats particuliers à signaler ? demanda-t-il.
— J’ai pénétré dans le Château avec, milord.
— Ah !
— Et le Labyrinthe.
— Ah ! Ah !
C’était l’une des expressions favorites de Dantirya Sambail, ce double « ah », avec un moment de pause entre les deux et une emphase cinglante sur le second. Gaviral ne pouvait être très vieux à la mort de Dantirya Sambail, mais il avait réussi à imiter l’intonation du Procurateur à la perfection. Il était bizarre, et nullement amusant, d’entendre ce double « ah » dans la bouche de Gaviral, comme un numéro de ventriloque d’outre-tombe. Le Lord Gaviral avait plus qu’un peu de la laideur de son fameux oncle, mais quasiment rien de sa sinistre astuce ni de sa sombre habileté tortueuse, et il n’était pas agréable à Mandralisca de se voir offrir une imitation aussi précise des habitudes du Procurateur. Il s’agissait de sentiments qu’il gardait pour lui, cependant, comme tant d’autres sujets.
— Je suis maintenant prêt, reprit Mandralisca, à proposer une modification de notre stratégie.
— Qui consisterait à… ?
— À nous placer de façon plus agressive en position de visibilité, milord. Je suggère que nous quittions cet endroit dans le désert, et transférions notre centre d’opérations dans la cité de Ni-moya.
— Vous me plongez dans la perplexité, comte. C’est une étape contre laquelle vous nous avez mis en garde depuis le début de notre campagne. Cela enverrait, avez-vous dit, un signal immédiat aux fonctionnaires Pontificaux, qui fourmillent partout à Ni-moya, qu’une révolte avait éclaté à Zimroel contre l’autorité du gouvernement central. Le mois dernier encore, vous nous avez déconseillé de dévoiler prématurément notre jeu. Pourquoi, aujourd’hui, vous contredisez-vous ?
— Parce que j’ai moins peur du gouvernement central aujourd’hui qu’il y a un an, ou même un mois.
— Ah ! Ah !
— Je continue à croire que nous devons avancer avec une extrême prudence vers notre but. Vous ne m’entendrez pas vous conseiller une déclaration de guerre contre le gouvernement de Prestimion et Dekkeret : pas encore, du moins. Mais je considère maintenant que nous pouvons nous permettre de prendre davantage de risques, car les armes dont nous disposons – il souleva le casque – sont plus importantes que je ne l’avais imaginé. Si Prestimion et Compagnie tentent de nous nuire, nous pourrons nous défendre.
— Ah !
Mandralisca attendit le second, regardant Gaviral d’un air furieux dans l’expectative. Mais il ne vint pas.
— Donc, nous irons à Ni-moya, dit-il au bout d’un moment. Vous réoccuperez la procuratie, cependant vous ne tenterez, en aucun cas, de réclamer le titre de Procurateur. Vos frères prendront possession de demeures presque aussi grandioses. Toutefois, pour le moment, vous vivrez là en tant que simples citoyens, ne revendiquant d’autorité que sur le domaine de votre famille. Est-ce compris, milord Gaviral ?
— Cela signifie-t-il que nous ne serons plus considérés comme lords ? demanda Gaviral.
Il était évident à son expression que cette possibilité lui était pénible.
— À l’intérieur de vos foyers, vous serez toujours les Lords de Zimroel. Dans vos relations avec les gens de Ni-moya, vous serez les cinq princes de la Maison de Sambail, et rien de plus, pour l’instant. Plus tard, milord, j’aurai un titre plus noble encore que celui de « lord » pour vous, mais cela devra attendre un peu plus longtemps.
Un sourire d’excitation apparut sur le déplaisant visage de Gaviral. Il se pencha en avant avec avidité.
— Et quel serait ce titre plus noble ? demanda-t-il, comme s’il connaissait déjà la réponse.
— Pontife, répondit Mandralisca.