En imagination, Thastain voyait déjà les poutres noircies de la demeure du seigneur Vorthinar se désagréger dans la lueur rouge du brasier qu’ils déclencheraient. Et ce serait mérité. Il ne pouvait penser à autre chose qu’à l’énormité de ce qu’il avait vu. Il était déjà assez grave de s’être rebellé contre les Cinq Lords, mais aller en plus frayer avec des Métamorphes… ! Ces vices dépassaient presque l’entendement de Thastain.
Ils avaient donc trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Mais il y avait désormais des divergences quant à leur prochaine action.
Criscantoi Vaz insistait pour qu’ils retournent faire part de leur découverte au comte Mandralisca, et laissent à celui-ci le soin d’élaborer une stratégie. Mais certains hommes, tout particulièrement Agavir Toymin de Pidruid, dans l’ouest de Zimroel, se prononçaient bruyamment pour une attaque immédiate. Le donjon du rebelle devait être détruit : eh bien, c’est ce qu’ils devraient entreprendre, sans délai. Pourquoi laisser quelqu’un d’autre en tirer gloire ? Assurément les Cinq Lords récompenseraient généreusement ceux qui les débarrasseraient de cet ennemi. Il était absurde de ne pas aller de l’avant maintenant, alors que le quartier général de l’ennemi se trouvait à leur portée.
Thastain appartenait à cette faction. La chose à faire, pensait-il, était de descendre ce coteau, en rampant avec autant de précautions que l’helgibor aux crocs acérés, et de s’atteler à la tâche de déclencher l’incendie sans autre hésitation.
— Non, dit Criscantoi Vaz. Nous ne sommes qu’une troupe de reconnaissance. Nous n’avons pas autorité pour attaquer. Thastain, cours au camp rapporter ce que nous avons découvert au comte.
— Reste où tu es, mon garçon, fit Agavir Toymin, un grand gaillard connu pour la façon flagrante dont il cherchait la faveur des lords Gaviral et Gavinius. Qui t’a confié le commandement de cette mission, d’ailleurs ? Je ne me souviens pas d’avoir entendu quiconque te nommer chef, ajouta-t-il à l’adresse de Criscantoi Vaz.
Son ton se fit brusque et s’échauffa.
— Toi non plus, pour autant que je sache… Va. Thastain. Il faut avertir le comte.
— Nous l’avertirons que nous avons trouvé le donjon et l’avons détruit, corrigea Agavir Toymin. Que fera-t-il, il nous fouettera pour avoir accompli ce pour quoi nous sommes venus ? Il y a cinq kilomètres d’ici au camp du comte. Le temps que le garçon y retourne, le vent aura porté notre odeur aux Changeformes en bas, et le coteau sera couvert de défenseurs entre nous et le donjon, attendant que nous descendions. Non, ce que nous devons faire, c’est remplir notre tâche et en finir.
— Je te dis que nous ne sommes en aucun cas autorisés…, commença Criscantoi Vaz, d’un ton enflammé lui aussi, une lueur de colère glaciale s’allumant dans ses yeux.
— Et moi je te dis, Criscantoi Vaz…, fit Agavir Toymin, appuyant son index contre le sternum de Criscantoi Vaz et lui donnant un coup sec.
Les yeux de Criscantoi Vaz flamboyèrent. Il écarta ce doigt d’une tape.
C’est tout ce qu’il fallut, un geste brusque suivi d’un autre, pour déclencher une flambée de rage entre eux.
— Avec incrédulité, Thastain vit leurs visages s’assombrir et se tordre alors que tout bon sens les abandonnait l’un comme l’autre, et ils se jetèrent l’un sur l’autre comme des déments, en grondant, poussant, tirant et lançant de violents coups de poing. D’autres se joignirent rapidement à la bagarre. En quelques secondes, une folle mêlée était en cours, à laquelle participaient huit ou neuf hommes, frappant à l’aveuglette, grognant, jurant et beuglant.
Ahurissant, pensait Thastain. Ahurissant ! Un comportement ridicule au sein d’une patrouille de reconnaissance. Ils auraient aussi bien pu hisser la bannière aux cinq lunes rouge sang sur fond cramoisi pâle du clan Sambailid au sommet de l’escarpement, et annoncer à grand renfort de trompettes à ceux du donjon, là-bas, que des troupes ennemies campaient au-dessus d’eux, avec l’intention de les attaquer.
Et dire que le calme et judicieux Criscantoi Vaz, un homme tellement sage et responsable, se laissait aller à une idiotie pareille… !
Thastain ne voulait pas être mêlé à cette querelle absurde et s’éloigna rapidement. Mais alors qu’il contournait l’extrémité opposée du petit groupe d’hommes luttant, il se retrouva soudain face à face avec Sudvik Gorn, qui s’était lui aussi tenu à l’écart de la rixe. Le Skandar se dressait de façon menaçante devant lui, comme une masse montagneuse de grossière fourrure auburn. Ses yeux flamboyaient de vindicte. Ses quatre énormes mains se serraient et se desserraient comme si elles étaient déjà autour de la gorge de Thastain.
— Et maintenant, mon garçon…
Thastain regarda frénétiquement autour de lui. Derrière, il y avait la brusque descente du coteau, avec le camp d’ennemis armés à son pied. Devant, le Skandar furieux et impitoyable, déterminé à laisser libre cours à sa bile. Il était piégé.
La main de Thastain se porta sur le pommeau du couteau de chasse à sa taille.
— Ne t’approche pas de moi !
Mais il se demandait quel coup pourrait pénétrer les parois de muscles épais sous la rude peau du Skandar, s’il en aurait la force, et ce que le Skandar arriverait à lui faire avant qu’il ne puisse le frapper. Le petit couteau de chasse, jugea Thastain, n’aurait pas la moindre utilité face à l’énorme masse de cet homme gigantesque.
La situation semblait totalement désespérée. Et Criscantoi Vaz, quelque part au milieu de la meute d’enragés déchaînés, ne pourrait rien faire pour l’aider cette fois-ci.
Sudvik Gorn s’avança vers lui, grondant comme un mollitor approchant de sa proie. Thastain murmura une prière à la Dame.
Et alors, pour la seconde fois en dix minutes, le secours survint inopinément.
— Que voyons-nous là ? fit une voix tranquille et terrifiante, une voix maîtrisée, implacable, qui semblait surgir de nulle part, comme un ressort qui se détend dans une machine dissimulée. Une bagarre, n’est-ce pas ? Entre vous ? Avez-vous perdu l’esprit ?
Cette voix avait le tranchant de l’acier. Elle coupait tout comme un rasoir.
— Le comte, gémirent avec angoisse une demi-douzaine de voix en même temps, et les combats cessèrent instantanément.
Mandralisca n’avait pas laissé entendre qu’il comptait les suivre à cet endroit. Pour autant qu’on sache, il avait prévu de rester en arrière dans sa tente pendant qu’ils partiraient à la recherche du bastion du seigneur Vorthinar. Mais il était là, malgré tout, avec Jacomin Halefice, son petit aide de camp aux jambes arquées, et une garde d’une demi-douzaine de spadassins. Les hommes de la patrouille de reconnaissance, surpris comme des enfants errants barbouillés de confiture, restaient figés, regardant avec horreur le redoutable et sinistre conseiller privé des Cinq Lords.
Le comte était un homme maigre, grand et élancé, la cinquantaine indéterminée, dont chaque mouvement avait une grâce étonnante, comme s’il dansait. Mais aucun danseur n’avait jamais eu visage si effrayant. Ses lèvres étaient minces et dures, ses yeux avaient un éclat froid, ses pommettes saillaient comme des lames affûtées. Une fine cicatrice verticale blanche divisait l’une d’elles en deux, souvenir d’un vieux duel. Comme à son habitude, il portait un vêtement ajusté, d’une seule pièce, en cuir noir souple et bien huilé qui lui donnait l’apparence luisante et sinueuse d’un serpent. Rien ne brisait son aspect lisse, à l’exception du symbole doré de son haut rang qui pendait sur sa poitrine, le paraclet à cinq côtés qui représentait le pouvoir de vie et de mort qu’il détenait sur les millions de gens que les Cinq Lords de Zimroel considéraient, illicitement, comme leurs sujets.
Drapé dans un silence terrifiant, Mandralisca avançait à présent parmi eux, passant posément d’un homme à l’autre, fixant longuement chacun dans les yeux, de ce regard de basilic sous lequel il était impossible de ne pas broncher. Thastain sentait ses boyaux se nouer tandis qu’il attendait que son tour arrive.
Il n’avait jamais craint rien ni personne autant qu’il craignait le comte Mandralisca. Il semblait toujours y avoir une froide aura crépitante autour de cet homme, un miroitement bleu glacé. Sa seule vue au bout d’un long couloir inspirait une crainte révérencielle. Les genoux de Thastain s’étaient dérobés sous lui, lorsque Criscantoi Vaz lui avait dit, après l’avoir désigné pour cette mission, qu’elle ne serait dirigée par nul autre que le terrible conseiller privé en personne.
Il était bien entendu inconcevable de décliner une telle mission, du moins s’il voulait s’élever à un poste à responsabilité au service des Cinq Lords. Mais, durant tout le trajet du domaine des Sambailid à cette région de forêts et de prairies sous l’emprise des rebelles, il avait essayé de se faire assez petit pour être invisible chaque fois que le regard du comte s’était tourné dans sa direction. Et là, là… être contraint de le regarder dans les yeux…
Ce fut angoissant, mais ce fut vite terminé. Le comte Mandralisca marqua une pause devant Thastain, l’étudia de la façon dont on pourrait observer un petit insecte sans intérêt particulier qui traverse la table devant soi, et passa au suivant. Thastain s’affaissa de soulagement.
— Alors, dit Mandralisca en s’arrêtant devant Criscantoi Vaz. Un peu de chahut, c’est ça ? Juste pour s’amuser ? Je n’aurais pas cru cela de toi, Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz ne répondit rien. Il ne broncha pas sous le regard de Mandralisca. Il resta droit et raide, ressemblant davantage à une statue qu’à un homme.
Un brusque reflet semblable à un éclair flamba dans les yeux du comte, et la cravache que Mandralisca avait toujours à la main cingla à une vitesse aveuglante, d’un revers méprisant. Une ligne rouge feu apparut sur la joue de Criscantoi Vaz.
Thastain, qui observait, recula sous le coup, comme s’il avait lui-même été frappé. Criscantoi Vaz était un homme à l’esprit solide, de belle allure, d’une grande sagacité et d’une force tranquille considérable. Thastain le considérait quasiment comme un père. Le voir fouetté de la sorte, devant tout le monde…
Mais Criscantoi Vaz n’eut presque aucune réaction à l’exception d’un rapide clignement d’œil et un bref tressaillement lorsque la cravache le cingla. Il resta bien droit, sans bouger, sans même porter la main à sa joue blessée. On eût dit qu’il était complètement paralysé par la honte d’avoir été surpris par le comte dans une échauffourée aussi stupide. Mandralisca reprit son chemin. Il arriva à Agavir Toymin et le fouetta lui aussi rapidement de sa cravache, pratiquement sans prendre le temps d’y penser, puis ayant atteint le bout de la rangée où se tenait Stravin de Til-omon, le frappa de même. Il avait marqué les trois hommes les plus âgés, les chefs, ceux qui auraient dû avoir assez de bon sens pour ne pas se battre. Pour les autres, la leçon était suffisante ; il n’y avait pas véritablement besoin de les frapper.
C’était fait. La punition avait été infligée. Mandralisca recula et les regarda tous avec un mépris non dissimulé.
Thastain essaya une fois de plus de se rendre invisible. L’intensité du regard de glace de Mandralisca était effroyable.
— Quelqu’un va-t-il me dire ce qui s’est passé, maintenant ?
Le regard du comte se posa une fois de plus sur Thastain. Celui-ci frémit, mais il n’y avait pas d’autre possibilité que de croiser ces yeux effroyables.
— Toi, mon garçon. Parle !
— Nous avons trouvé le donjon de l’ennemi, Votre Grâce. Il se trouve dans la vallée juste en dessous de nous, parvint à murmurer à demi Thastain, d’une voix rauque et avec beaucoup d’effort.
— Continue. La bagarre…
— Il y a eu une dispute pour savoir s’il fallait immédiatement descendre et l’incendier, ou retourner au camp prendre nos ordres.
— Ah ! Une dispute. Une dispute.
Un air qui aurait pu sembler amusé passa dans les yeux froids de Mandralisca.
— Aux poings.
Son visage s’assombrit de nouveau. Il cracha.
— Alors dans ce cas, voici les ordres que vous sollicitez. Descendez là-bas immédiatement et jetez-y une torche, ce pour quoi nous sommes venus ici.
— C’est gardé par des Changeformes, Votre Grâce, ajouta Thastain, s’étonnant lui-même d’oser parler sans y avoir été invité. Mais c’était ainsi : ses paroles étaient suspendues dans l’air devant lui comme des bouffées d’une étrange fumée noire.
Le comte le regarda longuement.
— En ce moment ? Il est gardé par des Changeformes. Quelle surprise !
Mandralisca n’avait cependant pas l’air surpris. Son ton ne reflétait aucune impression.
— Eh bien, ils brûleront avec les autres ! Toi, je te confie le commandement. Prends trois hommes avec toi. Les ennemis des Cinq Lords doivent périr, continua-t-il en se tournant vers Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz salua avec élégance. Il semblait presque reconnaissant. On eût dit que le coup en travers du visage n’avait jamais été porté.
Il parcourut du regard le groupe d’hommes qui attendaient.
— Agavir Toymin, appela-t-il.
Celui-ci, l’air satisfait, acquiesça d’un signe de tête et porta deux doigts à son front.
— Gambrund, dit ensuite Mandralisca. Puis après une brève interruption : Thastain.
Thastain ne s’y attendait pas. Désigné pour la mission ! Lui ! Il ressentit une grande euphorie. Les battements dans sa poitrine étaient presque douloureux, et il appuya sa main contre son sternum pour les calmer. Cependant, il fallait qu’il soit choisi, bien sûr, comprit-il après un moment. Il était le plus rapide, le plus agile. C’est lui qui irait en courant lancer les brandons.
Les quatre hommes descendirent en formation triangulaire, Thastain au sommet. Gambrund, juste derrière lui, portait la brassée de tisons, flanqué de Criscantoi Vaz et d’Agavir Toymin, armés d’un arc au cas où les sentinelles les verraient.
Thastain gardait la tête baissée et avançait avec beaucoup de précautions, songeant à l’helgibor qu’il avait vu et aux autres prédateurs aplatis dans la prairie qui pourraient être tapis dans ces pousses denses. L’éclat brillant comme du verre de l’herbe fauve n’était pas seulement une illusion d’optique, réalisait-il à présent, les brins ne se contentaient pas de ressembler à du verre, ils en avaient les caractéristiques, la rigidité et les bords coupants, difficiles à traverser, faisant un bruissement sec lorsqu’il les écartait. Une fois écrasés, ils formaient une surface glissante lorsqu’on marchait dessus. Chacun de ses pas était crispé : il n’aurait été que trop facile, alors qu’il glissait et dérapait, de perdre l’équilibre et d’arriver la tête la première dans le camp ennemi.
Mais il négocia la pente sans incident, et s’arrêta lorsqu’il estima être à portée de jet. Quelques instants plus tard, les trois autres le rejoignirent. Thastain indiqua du doigt le donjon. Il n’y avait aucune sentinelle en vue.
Criscantoi Vaz indiqua par des gestes rapides et pressants ce qu’il voulait faire. Gambrund tendit un brandon, Agavir Toymin sortit un petit lanceur d’énergie et l’alluma dans une vive explosion de chaleur. Thastain le lui prit, fit en courant une demi-douzaine de pas et le lança vers le donjon, en faisant presque un tour complet sur lui-même pour lui donner plus de vitesse au moment où il le lâchait.
Le tison enflammé décrivit une haute courbe et atterrit sur un lit d’herbe sèche à moins d’un mètre cinquante du donjon. On entendit le bruit crépitant d’un embrasement immédiat.
Brûlez ! pensa Thastain en jubilant. Brûlez ! Brûlez ! Qu’ainsi périssent tous les ennemis des Cinq Lords !
Criscantoi Vaz fit suivre le brandon de Thastain par un deuxième, un instant plus tard, le lançant avec moins d’élégance dans la forme mais avec une plus grande force : il monta admirablement en flèche dans les airs et atterrit directement sur le toit de chaume. Une spirale de feu rosâtre commença à s’élever. Thastain, jetant le tison suivant avec plus d’énergie, atteignit le groupe d’arbustes aux troncs noirs et aux feuilles vernissées le plus proche du mur du bâtiment : le feu couva un instant puis éclata en langues vives.
Les occupants du donjon étaient à présent conscients que quelque chose se passait.
— Vite ! cria Criscantoi Vaz. Il leur restait encore deux brandons. Thastain en saisit un à deux mains dès qu’Agavir Toymin l’eut allumé, courut un peu, tourna sur lui-même et le lança : cette fois-ci, lui aussi atteignit le toit. Criscantoi Vaz plaça le dernier sur un carré d’herbe sèche devant la porte, au moment où trois ou quatre hommes commençaient à en sortir. Plusieurs d’entre eux entreprirent désespérément de piétiner les flammes ; les autres, criant frénétiquement, essayèrent de remonter la pente vers les attaquants. Mais la montée depuis la vallée était quasiment à la verticale et ils n’avaient pas pris d’armes. Au bout d’une douzaine de mètres, ils abandonnèrent et retournèrent vers le donjon, qui était englouti par le feu à une vitesse stupéfiante. Comme des fous, ils rentrèrent en courant, alors que l’entrée était déjà entièrement en flammes. Le mur de façade s’écroula sur eux. Ils allaient tous rôtir comme des blaves à la broche, à l’intérieur, les rebelles et leurs Changeformes apprivoisés avec eux. Bien. Bien.
— Nous avons réussi ! cria Thastain, réjoui par cette vision. Ils brûlent tous !
— Viens, mon garçon, dit Criscantoi Vaz. Ne reste pas là.
Il se planta solidement sur ses pieds et couvrit la retraite des trois autres de son arc tendu. Mais personne n’émergea du bâtiment en feu. Lorsque Thastain atteignit l’abri de la crête, le donjon du rebelle et une grande partie de la prairie alentour étaient en flammes, et une colonne de fumée noire s’élevait dans le ciel. Le brasier s’étendait avec une rapidité impressionnante. La vallée entière allait être détruite : il n’y aurait aucun survivant là-bas.
Eh bien, c’est ce qu’ils étaient venus accomplir. Le seigneur Vorthinar, comme tant d’autres petits seigneurs locaux à travers le vaste continent de Zimroel, avait bravé les décrets de cinq frères Sambailid qui revendiquaient l’autorité suprême sur cette terre ; par conséquent, le seigneur Vorthinar devait périr. Il était écrit que ce continent serait le territoire des Sambailid, il l’avait été pendant des générations jusqu’au renversement du Procurateur par lord Prestimion ; désormais, il était à nouveau aux Sambailid. Et cette ère devrait rester ainsi pour l’éternité. Thastain, né sous le règne Sambailid, n’avait aucun doute à ce sujet. Autoriser toute autre situation serait la porte ouverte au chaos.
Le comte Mandralisca sembla grandement satisfait du travail qu’ils avaient accompli en bas. Il y eut quelque chose de presque bienveillant dans le sourire fugitif et froid avec lequel il les accueillit sur la crête, dans sa brève poignée de main de félicitations.
Ils restèrent un long moment au bord de l’à-pic contemplant avec joie le donjon du rebelle en train de brûler. Le feu se propageait toujours plus loin, dévorant la vallée sèche d’un bout à l’autre. Même une fois de retour au camp, à des kilomètres de là, ils sentaient encore l’odeur âcre et piquante de la fumée, et des cendres noires voletaient parfois dans leur direction, poussées par le vent vers le sud.
Cette nuit-là, ils ouvrirent nombre de bonbonnes du vin rouge, rude et bon, des territoires de l’ouest. Plus tard, dans l’obscurité, se sentant plus éméché qu’il ne l’avait jamais été, bien qu’il eût pris soin d’arrêter de boire avant la plupart des autres, Thastain se rendit en trébuchant au fossé où ils se soulageaient, et y découvrit le comte Mandralisca avec son aide de camp, le petit et trapu Jacomin Halefice. Ainsi donc, même le comte Mandralisca devait uriner, comme les simples mortels ! Thastain voyait là quelque chose de plaisamment incongru.
Il n’osa s’approcher. Alors qu’il restait dans l’ombre, il entendit Mandralisca déclarer avec une tranquille satisfaction :
— Ils mourront tous de la façon dont le seigneur Vorthinar est mort aujourd’hui, hein, Jacomin ? Et un jour, il n’y aura plus d’autre lord que les Cinq Lords.
— Pas même lord Prestimion ? demanda l’aide de camp. Ni lord Dekkeret qui doit lui succéder ?
Thastain vit Mandralisca se retourner pour faire face à l’homme plus petit. Il ne pouvait voir l’expression du visage du comte, mais il la devinait glaciale, au ton de Mandralisca lorsque celui-ci rétorqua :
— Tu as toi-même répondu à ta question, Jacomin.