Les lumières restèrent allumées et Falco, le grand écuyer, resta aux côtés de Prestimion pendant qu’il se calmait. Diandolo lui apporta une boisson fraîche et apaisante. Le maître de maison, quasiment fou de contrariété à l’idée que son royal invité ait fait un rêve aussi terrifiant sous son toit, fit preuve d’une telle effusion de sollicitude et d’embarras que Falco dut lui ordonner de quitter la pièce. Le jeune prince Taradath, qui avait accompagné Prestimion à Fa et disposait de son propre appartement de l’autre côté de la cour, fit alors une apparition tardive, finalement sorti du profond sommeil de l’adolescence par le tumulte dans les couloirs. Prestimion le renvoya également. Les cauchemars de son père ne devaient pas l’inquiéter.
On était au troisième jour de la visite d’État de Prestimion à Fa. Tout s’était passé de façon prévisible jusque-là, banquets, discours, attribution de distinctions royales à des citoyens méritants, et tout le reste. Cependant les deux premières nuits, il avait fait le rêve « perdu dans des niveaux inconnus du Château », mais, grâce au Divin, sans l’angoisse supplémentaire de l’apparition de Thismet. Mais cette fois-ci la crise s’était abattue sur lui dans toute son horreur.
— Vous avez crié quelque chose comme « tizmit, tizmit, tizmit », monseigneur, dit Falco.
Naturellement, le nom de Thismet ne lui disait rien. Il n’y avait pas plus de six personnes au monde à savoir qui elle avait été.
— Vous criiez si fort, que je vous ai entendu à deux pièces d’ici. « Tizmit ! Tizmit ! »
— Nous disons n’importe quoi en rêve, Falco. Cela n’a pas forcément de sens.
— Il devait être très mauvais, monseigneur. Vous êtes encore pâle… Là, donnez-moi ça, dit-il en tendant la main derrière lui pour prendre la flasque que Diandolo venait d’apporter. N’entendez-vous pas que la voix du Coronal est enrouée ?… Voulez-vous boire, monseigneur ?
Prestimion prit le flacon. Cette fois, c’était du cognac. Il l’avala à grandes gorgées comme de l’eau.
— Dois-je faire appeler un interprète des rêves. Excellence ? demanda Falco.
— Personne n’interprète les rêves du Coronal, excepté la Dame de l’île, Falco. Tu le sais. Et la Dame n’est pas dans les parages.
Prestimion se leva d’un pas légèrement chancelant et alla à la fenêtre. Tout était sombre dehors. On était encore au milieu d’une nuit sans lune, ici à Fa, cette agréable cité charmante et gaie, succession de terrasses aux coteaux couverts de villas roses à balcons de dentelle de pierre. Il s’appuya contre le rebord de la fenêtre et se pencha à l’extérieur, cherchant l’air frais de cette douce nuit.
Vingt ans, et Thismet le hantait toujours.
Elle et son frère étaient tous deux morts depuis longtemps, morts et oubliés, si profondément oubliés que leur propre père n’avait lui-même aucune idée de leur existence. L’assemblée de mages de Prestimion y avait veillé, sur le champ de bataille de Thegomar Edge, aussitôt après la grande victoire, lorsque, dans un acte de sorcellerie fantastique, ils avaient effacé tout souvenir de l’insurrection de Korsibar de la mémoire collective.
Mais Prestimion n’avait pas oublié. Et, même après toutes ces années auprès de Varaile, Varaile qu’il aimait avec une ferveur qui n’avait jamais diminué, Thismet persistait à se glisser maintes fois dans son esprit sans défense lorsqu’il dormait. Il savait qu’il ne se débarrasserait jamais de l’emprise qu’elle avait sur lui. Elle avait été son ennemie opiniâtre, puis était survenu leur ahurissant coup de foudre, et ensuite, elle avait été sienne pour si peu de temps, cette heure accablante sur le champ de bataille de Thegomar Edge, où il avait en même temps gagné sa couronne et perdu sa promise.
— Je vais vous laisser, monseigneur, dit Falco. Vous voulez sans doute vous rendormir. Il reste encore trois heures avant l’aube.
— Laisse-moi, oui, fit Prestimion.
Mais il n’essaya pas de se recoucher. Le rêve n’attendait que lui : Dans sa serviette cuivrée, il prit le portfolio contenant les documents officiels attendant sa signature qui l’accompagnait partout, et se mit au travail. Il contenait en permanence une réserve de cinquante ou cent papiers à signer, la plupart produits par les bureaucrates zélés du Pontificat, les autres dus au travail de ses propres services gouvernementaux.
Il s’agissait pour la plupart d’actes insignifiants, proclamations et décrets de routine, traités commerciaux entre une province et une autre, révision du code des douanes, le genre d’affaires courantes que d’autres Coronals auraient chargé leurs assistants de lire, de façon à n’avoir qu’à survoler un bref résumé annexé avant de signer. Les documents du Labyrinthe, déjà approuvés par le Pontife ou quelqu’un agissant en son nom, ne requéraient même pas l’attention du Coronal, seulement son contreseing. En théorie, le Coronal avait le droit de rejeter un décret pontifical, et de le renvoyer au Labyrinthe pour un nouvel examen, cependant nul ne se souvenait de la dernière fois où un Coronal avait invoqué ce privilège. Mais Prestimion s’efforçait d’en lire le maximum. En partie à cause de son grand sens du devoir ; mais aussi parce qu’il trouvait singulièrement réconfortant, les nuits comme celle-ci, de pouvoir se plonger dans un travail aussi ennuyeux et insignifiant.
Il restait encore une ou deux heures avant l’aube, lorsqu’il entendit des bruits en provenance de la cour : la porte qui s’ouvrait, le bourdonnement d’un flotteur arrivant, une voix grave et impérieuse réclamant bruyamment des porteurs. Il était étrange, pensa Prestimion, que quelqu’un survienne à une telle heure dans la maison royale, et fasse autant de bruit. Il regarda dehors.
C’était un flotteur du Château. Il arborait l’emblème royal de la constellation. Un grand homme costaud portant une ceinture sur une tunique rouge lui arrivant à la cheville, en était sorti. Sa large poitrine et ses épaules firent d’abord penser à Prestimion qu’il pouvait s’agir de Gialaurys ; mais l’homme était encore plus corpulent que le Grand Amiral, avec un ventre si saillant que Gialaurys aurait presque paru mince à côté. De plus, il parlait avec le pur accent du Château, non celui de Piliplok, quasi comique, à couper au couteau et monotone, de Gialaurys. Prestimion réalisa au bout d’un moment que ce devait être Navigorn. Ici ? Pourquoi ? Que s’était-il passé ?
— Falco ! appela Prestimion.
Le grand écuyer fut presque immédiatement à la porte. Il avait l’air de ne pas s’être rendormi, lui non plus.
— Falco, le seigneur Navigorn vient d’arriver. Il est dans la cour. Veille à ce qu’on le conduise directement ici.
Les trois volées de marches laissèrent Navigorn hors d’haleine et tout rouge. Il oscilla un moment de façon inquiétante dans l’embrasure de la porte, grande silhouette disgracieuse face à celle, ramassée, de Prestimion. Il s’exprima avec difficulté.
— Prestimion,… j’arrive… tout… droit du… Château. Je suis parti hier après-midi, j’ai voyagé toute la nuit.
Avec précaution, Navigorn assit sa masse volumineuse sur l’une des chaises près de la fenêtre, un siège délicatement ouvré en bois doré de camareros, qui craqua et grinça sous ce poids, mais résista.
— Vous ne voyez pas d’objection à ce que je m’asseye, Prestimion ? Courir dans ces escaliers…
Il sourit.
— Je ne suis pas exactement au mieux de ma forme, ces temps-ci.
— Asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous occupez moins d’espace ainsi.
Navigorn s’installa avec soin. Patiemment, Prestimion demanda :
— Qu’est-ce qui vous amène ici, Navigorn ? Apportez-vous de mauvaises nouvelles ?
Les yeux du gros homme se levèrent vers les siens. Il sembla chercher un instant la meilleure façon de commencer.
— Il se peut que le Pontife ait eu une attaque.
— Ah ! lâcha Prestimion comme s’il avait reçu un coup de poing dans la poitrine. Une attaque. Possible qu’il ait eu une attaque, dites-vous ?
— Il n’y a pas eu confirmation. Je suis désolé de vous réveiller avec une telle nouvelle, Prestimion, mais…
— En fait, j’étais réveillé, fit Prestimion en désignant les papiers éparpillés sur son bureau. Parlez-moi de cette attaque. Cette possible attaque.
— Un message est arrivé du Labyrinthe. Engourdissement de la main, raideur de la jambe. Les mages ont été mandés.
— Va-t-il mourir ?
— Qui peut le dire ? Vous savez quel homme solide il est, Prestimion, comme de l’acier.
Une expression douloureuse traversa le visage charnu de Navigorn. Il se tortilla tant sur sa chaise qu’elle émit un craquement de protestation. Il se renfrogna.
— Oui, reprit-il enfin. Oui, c’est sans doute le début de la fin pour lui. C’est juste une impression, vous comprenez. Une simple intuition. Mais il a quatre-vingt-dix ans, il est Pontife depuis vingt ans et il a été Coronal une quarantaine d’années avant cela… même l’acier s’use, vous savez, tôt ou tard. Je suis désolé, Prestimion.
— Désolé ?
— Aucun Coronal n’a envie de se retrouver dans le Labyrinthe.
— Mais chaque Coronal finit par y aller, Navigorn. Croyez-vous que je sois pris au dépourvu ?
Puis, comme pour se contredire lui-même, Prestimion alla jusqu’au placard, où un flacon de vin de Muldemar était posé, et en versa dans un verre.
— En voulez-vous ? demanda-t-il.
— À cette heure matinale ? Eh bien, oui. Oui, volontiers.
Prestimion lui tendit le verre et s’en servit un autre. Ils burent en silence. Un flot de pensées pénibles envahit son esprit.
— Que pensez-vous que je doive faire, Navigorn ? demanda-t-il en faisant les cent pas dans la pièce. Retourner immédiatement au Château et attendre la suite ? Ou me mettre en route pour le Labyrinthe et aller présenter mes respects à Sa Majesté pendant qu’elle est encore en vie ?
— Phraatakes Rem ne semble pas penser que la mort de Confalume soit imminente. Si j’étais vous, je retournerais au Château. Rencontrez le Conseil, discutez avec lady Varaile. Et ensuite seulement rendez-vous au Labyrinthe.
Navigorn releva la tête. Un sourire incongru apparut soudain sur son visage.
— Voilà un bon vin, Prestimion ! Des vignobles de votre famille ?
— Il n’y en a pas de meilleur, si ? Encore un peu ?
— Oui, s’il vous plaît.
Prestimion remplit de nouveau leurs verres et ils restèrent assis là, sirotant le riche vin pourpre, sans que ni l’un ni l’autre dise un mot.
Il trouvait étrangement touchant que ce fût Navigorn, plutôt que Septach Melayn, Gialaurys, ou son frère Teotas, qui lui ait apporté cette nouvelle inquiétante. Navigorn et lui avaient longtemps été amis, mais il pensait que leur amitié n’avait jamais été aussi intime que celle qu’il entretenait avec les autres. En fait, ils avaient même été ennemis, jadis, bien que Navigorn n’en ait aucun souvenir. C’était au temps de l’usurpation de Korsibar, lorsque Navigorn avait sans hésiter accordé sa loyauté au faux Coronal, et combattu vaillamment au nom de Korsibar lors de la guerre civile.
Mais bien entendu, Navigorn n’avait pas considéré Korsibar comme un faux Coronal. Quelque illégale qu’ait été la façon dont le fils malavisé de Confalume s’était lui-même placé sur le trône, bien que sa prise de pouvoir ait violé toutes les coutumes et les conventions, il avait été dûment oint et couronné, si bien que pour le peuple de Majipoor, il était le véritable Coronal. Et donc, lorsque Prestimion avait remis en question sa légitimité en tant que roi, et était parti en guerre pour le renverser, Navigorn avait servi avec dévouement l’homme qu’il reconnaissait comme roi. C’est seulement à l’heure de la défaite de Korsibar, alors que le chaos régnait sur le monde, et que le triomphe de Prestimion était assuré, que Navigorn avait pressé Korsibar de se rendre et d’abdiquer afin de mettre un terme à cette effusion de sang.
Mais le stupide et obstiné Korsibar avait refusé de céder, et était mort sur le champ de bataille du marais de Beldak, en aval de Thegomar Edge ; et Navigorn s’agenouillant devant Prestimion, avait reconnu son erreur et demandé son pardon. Que Prestimion lui avait accordé de tout cœur et plus encore. Car lors du grand effacement de la mémoire collective, Navigorn avait perdu tout souvenir de la guerre civile et de son rôle d’ennemi de Prestimion, et il put facilement accepter l’offre de celui-ci de rejoindre le Conseil, dont il avait été un membre de valeur toutes ces années. Avec le temps, Navigorn était devenu vieux, gros et goutteux, mais il avait servi Prestimion avec autant de loyauté qu’il avait servi Korsibar. Et il se tenait à présent là, s’étant porté volontaire pour la difficile tâche d’apprendre à Prestimion la nouvelle que son règne en tant que Coronal était peut-être bien révolu.
— Vous souvenez-vous, Prestimion, lorsque nous sommes tous allés au Labyrinthe attendre la mort de Prankipin, et que le vieil homme prenait tellement son temps que nous pensions qu’il ne mourrait jamais ? C’était toute une époque !
— Toute une époque, en effet, répondit Prestimion. Comment pourrais-je l’oublier ?
Son esprit franchit les décennies jusqu’à cette grande assemblée, ce brillant rassemblement de jeunes seigneurs réunis dans la cité souterraine lors des derniers jours du long règne du Pontife Prankipin : la fine fleur de l’humanité de Majipoor, les princes du royaume, déployés autour du vieil homme agonisant. Parmi eux, pensa Prestimion, tant devaient mourir eux-mêmes, un à trois ans plus tard, combattant au nom de l’usurpateur Korsibar, dans la guerre inutile et stupide qu’il avait apportée au monde.
Navigorn, perdu dans ses souvenirs, se resservit du vin sans demander la permission.
— Vous êtes descendu du Château avec Serithorn de Samivole, je m’en souviens. Septach Melayn était avec vous, ainsi que Gialaurys et cet autre de vos amis, ce petit homme sournois de Suvrael qui se donnait le titre de duc… quel était son nom ?
— Svor.
— Svor, oui. Et il y avait aussi ce bon vieux Kanteverel de Bailemoona, le Grand Amiral Gonivaul, qui n’avait jamais été en mer, le duc Oljebbin, le comte Kamba de Mazadone. Et je ne dois pas non plus oublier notre vil ami au visage rubicond, le Procurateur Dantirya Sambail, hein, Prestimion ?… et Mandrykarn de Stee… Ah, c’était un homme, ce Mandrykarn !… Venta de Haplior, aussi… Et tant d’entre eux sont morts jeunes. N’était-ce pas étrange ? Kamba, Mandrykarn, Iram de Normork, Sibellor de Banglecode, et beaucoup d’autres encore… Morts, tous morts, bien trop tôt. Quel dommage que tout cela ! Qui aurait deviné, alors que nous étions tous ensemble au Labyrinthe, que tant d’entre nous périraient si vite ? dit Navigorn en secouant la tête.
Prestimion fut troublé que cette pensée ait également effleuré Navigorn. Il attendit anxieusement pour voir si l’autre homme allait étendre sa liste des morts : disons, à Korsibar. Ce Korsibar musclé et fanfaron qui avait été le personnage le plus ostentatoire de toute cette assemblée de seigneurs dans le Labyrinthe. Mais Navigorn ne prononça pas le nom de Korsibar.
Et son humeur pensive disparut aussi vite qu’elle était apparue. Il sourit, soupira, leva son verre en hommage.
— C’était le bon temps, cependant… n’est-ce pas, Prestimion ? C’était le bon temps.
Navigorn se mit à parler des jeux qui s’étaient tenus au Labyrinthe, en attendant la mort de Prankipin ; les Jeux Pontificaux, comme ils les avaient appelés, le plus grand tournoi des temps modernes.
— La lutte opposant Gialaurys à ce grand singe de Farholt… j’ai cru qu’ils allaient se tuer, savez-vous ? Il me semble que ce n’était qu’hier. Et le concours de tir à l’arc… vous étiez alors à votre apogée, Prestimion, vous avez réalisé des exploits que nul n’avait jamais vus et n’a plus revus depuis lors, d’ailleurs. Septach Melayn a vaincu le comte Farquanor à l’épée, le ridiculisant dans les paris. Et qui était-ce au sabre ? Un homme grand, les cheveux bruns, très fort. Son visage flotte à la frontière de ma mémoire mais son nom m’échappe. Qui était-ce ? Vous en souvenez-vous, Prestimion ?
— Je n’étais peut-être pas là pendant les combats au sabre ce jour-là, répondit Prestimion, en se détournant.
— Je vois encore le reste des épreuves très clairement, pourtant. On dirait vraiment que c’était hier. Plus de vingt ans ont passé, mais c’est comme hier !
Comme si c’était hier, oui, pensa Prestimion.
C’est Korsibar qui avait remporté le concours au sabre. C’était lui, l’homme grand et brun, tapi au fond de la mémoire de Navigorn. Mais tout souvenir de l’identité de Korsibar avait depuis longtemps été ôté de la mémoire de Navigorn, ainsi que ceux de Thismet, la sœur de Korsibar, et Prestimion était soulagé de voir que le passage des années n’avait pas permis à ceux-ci de ressurgir.
Navigorn ne paraissait pas non plus se rappeler le dernier épisode théâtral de ces fameux Jeux Pontificaux, le matin où les quatre-vingt-dix participants aux joutes s’étaient rassemblés en armure complète dans la Cour des Trônes, de laquelle ils étaient censés se transporter ensemble dans l’Arène, et où le prince Korsibar s’était précipité dans la salle en criant que la mort avait enfin emporté le vieux Pontife. La longue attente était terminée. Le moment était finalement venu de changer de règne, le Coronal lord Confalume deviendrait Pontife, et il nommerait comme nouveau Coronal le jeune prince Prestimion de Muldemar.
Du moins, c’était ce à quoi chacun s’attendait ; mais ce n’est pas ce qui arriva. Car un sombre voile de sorcellerie tomba sur les esprits des seigneurs réunis dans la Cour des Trônes, et lorsqu’il se leva, il révéla une scène incroyable. Le prince Korsibar, fils du Coronal, avait pris la couronne de la constellation au Hjort ahuri qui la tenait, l’avait posée sur son propre front et était désormais majestueusement assis à l’endroit où le Coronal devait siéger, son père Confalume, l’air perplexe et presque hébété, assis à côté de lui, sur le trône du Pontife. Et les seigneurs qui avaient participé au complot avec Korsibar s’étaient écriés bruyamment : « Vive le Coronal lord Korsibar ! Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar ! »
— Trahison ! avait été la réponse hurlée par Gialaurys. Trahison ! Trahison !
Et il se serait jeté sur les gardes porteurs de hallebardes de Korsibar si Prestimion ne l’avait retenu, voyant bien qu’offrir une quelconque résistance à cette prise de pouvoir signifierait une mort certaine. Aussi ses amis et lui avaient-ils quitté la salle, stupéfaits et vaincus, et le trône était revenu à Korsibar, bien que, depuis le commencement de Majipoor, la tradition ait voulu que le fils d’un Coronal ne puisse jamais hériter de la fonction de son père.
Non, Navigorn n’avait aucun souvenir de tout cela, ni de la grande guerre qui avait suivi et avait coûté la vie à tant d’hommes, grands et petits. En fin de compte Korsibar avait été renversé, et les sorciers de Prestimion avaient effacé son usurpation de l’histoire du monde. Mais ce jour dans le Labyrinthe était toujours aussi vivace dans l’esprit de Prestimion, ce moment où le trône lui avait été promis et arraché par trahison, l’obligeant à lancer cette guerre sanglante contre ses anciens amis afin de restaurer l’ordre des choses. La voix de Navigorn le tira de sa rêverie.
— Y aura-t-il une nouvelle édition des Jeux Pontificaux, Prestimion, lorsque nous descendrons tous au Labyrinthe attendre la mort de Confalume ?
— Nous ne savons pas encore si Confalume va mourir, rectifia sèchement Prestimion. Mais même s’il meurt… d’autres jeux ? Non. Non, pas maintenant, je pense.
Il regarda par la fenêtre. L’aube se levait sur Fa. Navigorn avait sans doute raison, pensa-t-il : l’attaque de Confalume annonçait la fin prochaine du vieux Pontife, et d’ici peu Majipoor connaîtrait un nouveau changement de règne. Il se rendrait au Labyrinthe pour devenir Pontife, et Dekkeret siégerait à sa place au sommet du Mont du Château en tant que Coronal.
Était-il prêt à cette éventualité ? Non, bien sûr que non. Navigorn avait dit la vérité : aucun Coronal ne voulait descendre dans le Labyrinthe. Mais il le ferait quand même, comme c’était son devoir.
Prestimion se demandait comment une nature aussi agitée que la sienne supporterait la vie dans la capitale souterraine. Même le Château s’était avéré trop restreint pour lui ; d’un bout à l’autre de son règne, il avait constamment parcouru le monde, saisissant tous les prétextes pour aller visiter une ville lointaine. Il avait accompli pas moins de trois Grands Périples, chose que les précédents Coronals avaient rarement réalisée. Mais son règne tout entier avait été un éternel grand périple pour lui : il avait voyagé comme aucun Coronal ne l’avait fait avant lui.
Bien entendu, il ne serait pas obligé de rester caché dans le Labyrinthe une fois devenu Pontife. Il s’agissait d’une simple coutume. Le Pontife, l’aîné des monarques, était censé vivre en reclus ; c’était le jeune et glorieux Coronal qui paraissait parmi le peuple, pour voir et être vu. Il avait l’intention de se conformer à cette règle, jusqu’à un certain point. Et seulement jusqu’à un certain point.
Combien de temps faudra-t-il pour que tout change pour moi ? se demanda-t-il.
Le rêve de Thismet avait peut-être été un présage. Le passé se manifestait pour lui demander des comptes, et bientôt, tous rejoueraient la pièce de la mort du vieux Prankipin. Mais cette fois, il tiendrait le rôle du Coronal sur le départ, qui avait alors été celui de Confalume, et Dekkeret serait le nouveau prince occupant le devant de la scène.
Du moins n’y avait-il pas de nouveau Korsibar attendant dans les coulisses. Il y avait veillé. Confalume, lorsqu’il était Coronal, avait fait savoir qu’il avait choisi Prestimion pour lui succéder, mais ne l’avait jamais officiellement nommé Coronal-désigné, estimant que ce n’était pas convenable, tant que le vieux Prankipin était encore en vie. Prestimion n’avait pas commis cette erreur. Dans l’intérêt d’une succession bien réglée, il avait déjà nommé Dekkeret son héritier, et expliqué à ses fils pourquoi les fils d’un Coronal ne pouvaient espérer hériter du trône de leur père.
Ainsi, tout était en ordre. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Ce qui devait être serait, et tout irait bien.
Eh bien, se dit Prestimion, que le changement commence.
Il y était prêt. Aussi prêt qu’il pourrait jamais l’être.
— J’imagine que vous avez raison et que je ferais mieux de retourner au Château avant de prendre la direction du Labyrinthe. Il faudra d’abord que j’aie une longue conversation avec Varaile. Et je devrai aussi rencontrer le Conseil, bien sûr… les préparer à la succession… dit-il brusquement à Navigorn.
La seule réponse fut un ronflement sonore. Prestimion reporta son regard sur Navigorn. Celui-ci s’était endormi sur sa chaise.
— Falco ! appela Prestimion, en ouvrant la porte. Diandolo !
Le grand écuyer et le page arrivèrent en courant.
— Préparez tout pour notre départ. Nous nous mettrons en route pour le Château après le petit déjeuner. Diandolo, réveille le prince Taradath et dis-lui que nous partons, et que j’ai l’intention de partir à l’heure. Oh ! Et il faut envoyer un message au duc Emelric de Fa, lui faisant savoir que ma présence au Château a soudainement été requise et que c’est avec grand regret que je dois annuler le reste de mon séjour ici. Avant cela toutefois, renvoie un courrier à lady Varaile au Château l’informant que je reviens et… eh bien, ce sera tout pour le moment.
En silence, pour ne pas réveiller Navigorn, Prestimion commença à rassembler les documents officiels dispersés qui jonchaient son bureau.