LE LIVRE DES CHANGEMENTS

 

Tôt dans la matinée de son deuxième jour de captivité, Aithin Furvain contemplait les flots rouge sang de la Mer de Barbirike, visible loin en contrebas de l’étroite fenêtre de sa chambre, lorsqu’il entendit tirer le verrou qui condamnait de l’extérieur la porte de ses appartements. Il jeta rapidement un coup d’œil derrière lui et vit la silhouette élancée de son ravisseur se glisser dans la pièce avec une souplesse de félin. Sans s’intéresser à cet homme, Furvain reporta son attention sur le paysage.

« Comme je vous le disais la nuit dernière, la vue est magnifique, n’est-ce pas ? lança le chef des hors-la-loi. Il n’y a rien de comparable à cette mer écarlate sur tout Majipoor.

— Le paysage est en effet très beau. » Furvain avait acquiescé avec indifférence, mais ce fut sur un ton toujours aussi enjoué que Kasinibon ajouta : « J’espère que vous avez connu un sommeil réparateur et que vous trouvez votre logement satisfaisant, prince Aithin. »

Des vestiges de courtoisie – des règles de savoir-vivre qui s’appliquaient même face à un bandit – incitèrent Furvain à se tourner pour déclarer sèchement : « Je ne demande à personne de m’appeler par mon titre.

— Évidemment. Moi non plus, d’ailleurs. Je suis, moi aussi, un aristocrate ; même si je n’appartiens qu’à la petite noblesse. Mais toutes ces conventions sont tellement archaïques ! »

Kasinibon sourit. Il arborait un rictus plein de ruse, une mimique de conspirateur, un mélange de moquerie et de séduction. En dépit des circonstances, il n’inspirait aucune antipathie à Furvain.

« Vous n’avez pas répondu à ma question. Êtes-vous confortablement installé ?

— Oh, certes ! Absolument. C’est incontestablement la plus charmante des prisons.

— Je tiens à faire remarquer qu’il ne s’agit pas d’une geôle mais d’un appartement que je mets à votre disposition.

— Ce qui ne change rien au fait que vous me retenez contre mon gré, il me semble ?

— Je vous l’accorde. Vous êtes effectivement mon otage, pour l’instant.

— Merci, votre franchise vous honore. »

Furvain reporta son regard sur la Mer de Barbirike qui s’éloignait, longue et effilée telle une lance, sur environ quatre-vingts kilomètres dans la vallée ouverte au pied de la falaise grise sur laquelle se juchait le repaire fortifié du hors-la-loi. D’infinis alignements de dunes falciformes aux crêtes affilées, mais adoucies par la distance, bordaient ses berges. Elles étaient rouges, elles aussi. Ici, l’air avait un miroitement assorti… tout comme le soleil. La veille, Kasinibon avait expliqué – malgré le peu d’intérêt que ce sujet inspirait à son captif – que la Mer de Barbirike abritait un nombre incalculable de crustacés minuscules dont les coquilles friables aux couleurs vives avaient, en se décomposant au fil des millénaires, donné la couleur du sang à ces flots et au sable des dunes adjacentes. Furvain se demandait si son père, un homme qui avait pour les contrastes de couleurs une passion presque obsessionnelle, était un jour venu jusque-là, s’il avait visité ce lieu. C’était probable. Presque certain.

« Je vous ai apporté des plumes et quelques mains de papier », annonça Kasinibon. Il posa soigneusement le tout sur la petite table, à côté du lit. « Comme je l’ai déjà précisé, je suis convaincu que ce paysage saura vous inspirer.

— C’est fort probable, répondit Furvain avec le même détachement, d’une voix toujours privée d’inflexions.

— Souhaitez-vous que nous allions voir la mer de plus près, cet après-midi ?

— Vous n’avez donc pas l’intention de me cloîtrer dans ces trois pièces ?

— Bien sûr que non ! Pourquoi me montrerais-je inutilement cruel ?

— Eh bien… Je serai en ce cas ravi de faire cette promenade ! déclara Furvain sans se départir de son indifférence. Tant de beauté m’inspirera peut-être. »

Kasinibon caressa les feuilles avec tendresse. « Vous pourrez aussi utiliser ce papier pour rédiger votre demande de rançon. »

Furvain ferma à demi les paupières. « Demain, qui sait ? Ou après-demain.

— Quand vous voudrez ! Rien ne presse. Vous resterez mon invité aussi longtemps que vous souhaiterez prolonger votre séjour.

— Disons plutôt votre prisonnier.

— Également. Vous aurez les deux statuts, même si j’entretiens l’espoir que vous vous considérerez bien plus comme un convive que comme un otage. Mais veuillez m’excuser, car il me reste d’épouvantables tâches administratives à expédier. À cet après-midi, donc.

Sur un dernier sourire, il esquissa une courbette et s’esquiva.

 

*

**

 

Furvain était le cinquième fils de Lord Sangamor, le précédent Coronal dont le règne avait été marqué par le creusement des admirables tunnels du Mont du Château, une curiosité à laquelle il avait donné son nom. Sangamor avait toujours eu une âme d’artiste et ces boyaux aux parois doublées de pierre artificielle aux couleurs éclatantes étaient qualifiés de magistraux par les amateurs éclairés. Furvain avait hérité de son sens esthétique mais pas de sa force de caractère : il n’était aux yeux de la plupart des gens qu’un oisif, un bon à rien pour ne pas dire un gredin. Ses amis, et ils étaient nombreux, auraient été bien en peine pour citer ses mérites. Qu’il eût du talent pour tourner assez joliment quelques vers était indéniable, et il devenait un compagnon idéal tant pour voyager que pour traîner dans les tavernes ; sans oublier qu’il n’avait pas son pareil pour lancer des pointes, poser une énigme ou énoncer un paradoxe ; mais, cela excepté… cela excepté…

En fonction des anciennes traditions constitutionnelles, un fils de Coronal n’avait aucun avenir digne de ce nom au sein de l’administration. Nulle fonction ne lui était réservée et il ne pouvait entretenir l’espoir de s’élever jusqu’au trône, car la couronne était adoptive et non héréditaire. Le fils aîné d’un Coronal allait presque toujours s’installer dans une belle propriété d’une des cinquante cités du Mont, où il menait la vie facile d’un duc de province. Le deuxième fils, voire le troisième, avait la possibilité de rester au Château et d’obtenir un poste de conseiller du royaume, s’il démontrait posséder l’habileté nécessaire pour jongler avec les finesses du pouvoir. Mais un cinquième fils, engendré à la fin du règne de son père et par conséquent traité de haut par ses aînés, n’avait rien à espérer de plus reluisant qu’une vie instable de désœuvrement et de plaisirs loin de toute responsabilité. Sans aucun rôle public à jouer, le cadet est considéré comme une quantité négligeable. Il n’a d’autre statut que celui que lui confère sa filiation. Nul ne l’estime capable d’accomplir la moindre tâche un tant soit peu sérieuse, pas même de s’y intéresser. Il se voit attribuer par ses origines une suite au Château et une pension à la fois rondelette et irrévocable, et tous attendent de lui qu’il se consacre à des occupations futiles jusqu’à la fin de ses jours.

Contrairement à d’autres princes au tempérament moins indolent, Furvain n’avait eu aucune difficulté à se plier à une telle existence. Comme la société ne réclamait rien de lui, il n’avait rien pour l’aiguillonner. La nature l’avait doté d’un physique agréable : grand et mince, il avait de l’élégance et de la grâce, une abondante chevelure blonde et des traits finement ciselés. Excellent danseur, il chantait passablement d’une voix pure et légère et il s’était mis en valeur dans la plupart des sports ne requérant pas de la force physique à l’état brut. Il s’en tirait honorablement dans ces disciplines qu’étaient l’escrime et la course de char, mais il excellait en tant que poète. Les vers coulaient librement de sa plume, comme des gouttes de pluie tombant du ciel. À tout instant du jour ou de la nuit, qu’il vienne de se réveiller après une interminable nuit de beuverie ou encore en plein milieu des excès en question, il n’avait qu’à prendre de quoi écrire pour composer, de façon presque intemporelle, une ballade ou un sonnet, une villanelle ou une joyeuse épigramme en vers de mirliton débités à vive allure, ou encore un interminable écheveau de couplets héroïques développés à partir du premier thème venu. Ces textes rapidement couchés sur le papier manquaient certes de profondeur. Il n’était pas dans sa nature d’aller sonder l’âme humaine, et encore moins de transcrire ses éventuelles conclusions. Mais nul ne le surpassait pour tourner des poèmes faciles et amusants, des textes mineurs qui glorifiaient les joies de l’instant présent, les plaisirs éprouvés dans un lit ou apportés par la dive bouteille, de quoi susciter un sourire sur la plupart des lèvres sans sombrer pour autant dans le vitriol de la satire ; lorsqu’il ne se contentait pas de faire la démonstration de son habileté lors d’un rapide échange verbal de rythmes et de sonorités diverses sans thème particulier.

« Compose-nous un poème, Aithin », lançait un membre de leur cercle.

Ils étaient assis devant leurs coupes de vin dans une des tavernes aux murs de brique du Château.

« Oui ! approuvaient ses compagnons. Un poème, un poème !

— Donnez-moi un mot », demandait Furvain.

Et quelqu’un, peut-être sa maîtresse du moment, répondait au hasard : « Saucisse !

— Parfait. Et vous, fournissez-m’en un autre. Le premier qui vous vient à l’esprit.

— Pontife, disait un ami.

— Un troisième, réclamait Furvain. Toi, là-bas !

— Steetmoy », lançait quelqu’un, au dernier rang. Furvain lorgnait un court instant le fond de sa coupe, comme s’il y lisait un poème déjà composé, avant d’inhaler à pleins poumons et de se lancer dans une parodie d’épopée aux hexamètres parfaitement équilibrés et aux anapestes irréprochables, concernant un Pontife pris d’une envie soudaine de saucisses de steetmoy, une créature féroce à la fourrure blanche vivant au nord de Zimroel, ce qui motivait l’envoi du plus paresseux et couard de tous les courtisans dans cette contrée lointaine. Il improvisait sans s’accorder le moindre répit pendant huit à dix minutes, jusqu’à ce que son récit, tout impromptu qu’il fût, eût un prologue, un développement et une fin désopilante qui lui valait un déluge d’applaudissements enthousiastes et une nouvelle flasque de vin.

Si Aithin Furvain s’était donné la peine de compiler ses œuvres, il en aurait résulté de nombreux recueils de poésie ; mais il avait pris l’habitude de jeter les poèmes qu’il venait de griffonner pour n’en conserver qu’un nombre insignifiant. On devait à la prévoyance de ses amis la préservation de textes qu’ils avaient copiés et fait circuler. C’était pour lui sans importance. Écrire des vers était dans son cas aussi facile et naturel que respirer, et il ne voyait aucune raison de garder précieusement ses improvisations rapides. Il ne s’agissait pas d’œuvres d’art dignes d’être transmises à la postérité comme les tunnels de son père.

En tant que monarque junior de Majipoor, Sangamor le Coronal avait eu un règne ponctué de réussites jusqu’au jour où le Divin avait invité le vénérable Pelxinaï à regagner la Source de toute chose, après trente années de Pontificat, et qu’il lui avait succédé. Devenu le nouveau Pontife, il avait dû quitter le Château et s’installer dans le palais que la constitution attribuait au doyen des gouvernants, loin au sud dans les profondeurs du Labyrinthe où il resterait jusqu’à la fin de ses jours. Ses fils étaient censés lui rendre visite à l’occasion, ce qu’Aithin Furvain avait fait peu après son investiture. Mais il n’avait aucun désir de retourner en ce lieu qu’il trouvait bien trop obscur et lugubre à son goût. Il était d’ailleurs probable que son père ne s’y plaisait guère, lui non plus ; mais Sangamor avait su en devenant Coronal qu’il finirait ses jours dans ces boyaux souterrains. Furvain n’était pas soumis à l’obligation d’y résider, pas même d’y aller s’il ne le souhaitait pas. Et comme il ne s’était jamais senti très proche de son père, il ne voyait aucune raison de s’infliger une pareille corvée.

Il avait également pris ses distances avec le Château. À l’époque où son père y régnait encore, il s’était aménagé une résidence secondaire à Dundilmir, une des cités situées bien plus bas sur la Pente, au pied de cette roche gigantesque qu’était le Mont du Château. Après avoir hérité des biens et du titre de duc de Dundilmir, Tanigel, un camarade d’étude devenu son meilleur ami, lui avait offert une propriété relativement modeste qui surplombait la région volcanique connue sous le nom de Vallée Ignée. Furvain lui servait en contrepartie de bouffon, de joyeux compagnon de ribote et de compositeur de vers comiques à la demande. Que le fils d’un Coronal reçoive un tel présent d’un simple duc pouvait prêter à controverse, mais Tanigel avait constaté que son statut de cinquième enfant ne s’accompagnait pas de rentes suffisantes pour garantir son indépendance financière, et il savait aussi que Furvain en avait plus qu’assez de fainéanter au Château et souhaitait changer le décor de sa vie oisive. N’étant pas du genre à se draper dans sa dignité, Furvain s’était empressé d’accepter et il avait passé la majeure partie de ces dernières années dans sa propriété de Dundilmir, occupé à brailler en compagnie de son ami et autres buveurs prospères, ne montant au Château érigé au sommet du Mont que pour des cérémonies aussi importantes que l’anniversaire de son père. De simples actes de présence auxquels il avait d’ailleurs mis un terme quand Sangamor avait accédé au Pontificat et déménagé pour le Labyrinthe.

Même l’existence insouciante qu’il menait à Dundilmir avait au fil du temps perdu de ses attraits. Désormais quadragénaire, Furvain ressentait une chose nouvelle pour lui, une vague insatisfaction qui le rongeait. Il n’avait pourtant aucune raison de se plaindre. Il vivait sans se priver, entouré d’amis joyeux et sympathiques, béats d’admiration devant le talent mineur qu’il exerçait si bien ; sa santé était excellente ; il pouvait faire face aux dépenses ordinaires d’une vie fondamentalement raisonnable ; il lui arrivait très rarement de s’ennuyer et il n’était jamais à court de compagnons ou de maîtresses. Et néanmoins, il éprouvait parfois au tréfonds de son être une douleur sourde, un malaise inexplicable et injustifié. C’était pour lui une chose inédite, déconcertante et incompréhensible.

Il estima que voyager lui permettrait peut-être de s’en débarrasser. Il était un citoyen du plus vaste, du plus grandiose et du plus beau de tous les mondes, et il n’en avait admiré qu’une infime partie : le Mont du Château et une douzaine des cinquante cités qui s’y dressaient, auxquelles il convenait d’ajouter la Vallée de la Glayge… un lieu agréable mais sans grand intérêt découvert le jour où il était allé rendre visite à son père au fin fond du Labyrinthe. Il lui restait tant de choses à découvrir : les villes légendaires du sud telles que Sippulgar et Arvyanda la dorée, Kétheron aux innombrables tours et les villages sur pilotis du lac Roghoiz, sans parler des centaines, pour ne pas dire des milliers, d’autres sites éparpillés tels des joyaux dans l’immensité d’Alhanroel. Il y avait aussi, loin de l’autre côté de la mer, le continent fabuleux de Zimroel qui regorgeait de choses merveilleuses et quasi féeriques dont il ne savait pratiquement rien. La vie d’un homme était bien trop brève pour qu’il pût tout visiter.

Mais il prit en fin de compte une direction diamétralement opposée. Grand amateur de voyages, le duc Tanigel souhaitait aller visiter les contrées d’orient, ces territoires déserts et en grande partie inexplorés qui s’étendent du Mont du Château aux berges de la Grande Mer. Dix millénaires s’étaient écoulés depuis l’installation des premiers humains sur Majipoor, un laps de temps amplement suffisant pour défricher un monde de dimensions normales ; mais celui-ci était si vaste que même ces cent siècles de croissance de la population n’avaient pas permis aux colons de s’implanter dans ses territoires les plus lointains. La voie de l’expansion les avait éloignés du cœur d’Alhanroel, jusqu’à la Mer Intérieure qui séparait ce continent de Zimroel puis au-delà. Mais, à l’exception de quelques incorrigibles vagabonds, peu de gens étaient un jour partis vers le levant. Il y avait là-bas Vrambikat, un village misérable niché dans une vallée brumeuse pratiquement plongée dans l’ombre du Mont. Tout laissait supposer qu’il n’y avait plus loin aucune colonie, rien qui était mentionné dans les registres des collecteurs de taxes du Pontife. Peut-être trouvait-on çà et là quelques maisons, mais ce n’était pas une certitude. Furvain savait cependant que cette région faiblement peuplée regorgeait de sites merveilleux uniquement décrits dans les mémoires d’explorateurs intrépides. La Mer écarlate de Barbirike, l’essaim de lacs connus sous le nom des Mille Yeux, l’immense gorge serpentine longue de cinq mille kilomètres et d’une profondeur insondable appelée le Rift de la Vipère, et, plus spectaculaires encore, le Mur Igné, la Résille de Gemmes, la Fontaine de Vin, les Collines qui dansent… dans la plupart des cas de simples mythes, des inventions d’aventuriers plus imaginatifs que fiables.

Le duc Tanigel proposa donc d’organiser une expédition pour explorer ces terres mystérieuses. « Nous irons toujours plus loin, peut-être même jusqu’à la Grande Mer ! s’exclama-t-il. Toute la cour nous accompagnera. Qui pourrait dire ce que nous découvrirons ? Et toi, Furvain… tu coucheras tout cela par écrit, tu rédigeras un récit épique qui passera à la postérité, un classique pour les siècles à venir ! »

S’il n’avait pas son pareil pour échafauder des projets grandioses et les peaufiner dans leurs moindres détails, le duc Tanigel manquait toutefois d’énergie pour les transposer du rêve à la réalité. Avec son entourage, il consacra des mois à étudier des cartes et des récits de voyages, des textes vieux de centaines ou de milliers d’années, et ils établirent des tracés de la route qu’ils suivraient dans ce qui n’était, en fait, qu’un désert privé de toute piste. Furvain s’était plongé à corps perdu dans cette entreprise et il lui arrivait fréquemment de rêver qu’il planait tel un oiseau au-dessus de contrées inexplorées à la beauté et à l’étrangeté inconcevables. Il rongeait son frein en attendant leur départ, et il finit par comprendre que ce voyage vers les contrées d’orient comblerait en lui un besoin dont il avait ignoré l’existence. Le duc poursuivait ses préparatifs sans fixer la date de cette expédition, et Furvain prit finalement conscience qu’elle ne dépasserait jamais le stade de simple projet. Tanigel ne ressentait pas le besoin de partir au loin, seulement celui d’imaginer qu’il le ferait un jour. Et Furvain, qui n’avait jamais parcouru une distance digne de ce nom et qui trouvait la solitude pesante, décida de s’aventurer seul dans les contrées d’orient.

 

*

**

 

Même ainsi, il eut besoin d’un petit coup de pouce qu’il reçut de façon inattendue.

Au cours d’une période placée sous le sceau de l’hésitation et des incertitudes, d’une forte tension nerveuse et de nombreux soucis, il se rendit au Château pour étudier des cartes d’explorateurs qu’il n’était possible de consulter qu’à la Bibliothèque royale. Mais, arrivé à destination, il trouva les immenses salles de cet édifice rebutantes et il retourna visiter les célèbres tunnels que son père avait fait creuser à l’intérieur d’une flèche de roche du versant ouest qui surplombait le sommet du Mont de quelques centaines de pieds.

Il s’agissait d’une longue rampe spiralée qui s’élevait au cœur de ce pic. Dans les forges des ateliers secrets des guildes royales, loin dans les profondeurs du Château du Coronal, les artisans de Sangamor avaient créé la pierre synthétique colorée et luminescente qui doublerait les parois de ces boyaux ; ils l’avaient fondue en grandes dalles puis, sous la supervision directe du Coronal, des maîtres maçons avaient façonné ces blocs de matière chatoyante en dalles rectangulaires ayant toutes les mêmes dimensions, avant de les assujettir au mortier sur les parois et le plafond de chaque salle en respectant des palettes de couleurs soigneusement graduées. Les yeux des visiteurs étaient soumis aux chocs d’émanations palpitantes, vibrantes : jaune soufre ici et safran là, topaze dans la salle suivante, émeraude, marron puis une explosion rouge vif à couper le souffle, avant de retrouver des tonalités plus paisibles telles que mauve, bleu-vert et chartreuse. C’était une symphonie chromatique, une cataracte intarissable. Furvain y resta deux heures. Il passait d’une salle à la suivante en ressentant une fascination et une jubilation croissantes, jusqu’à saturation. Des explosions, ou plutôt des phénomènes qui y ressemblaient en tout point, se produisaient au plus profond de son être. Il avait des vertiges et des nausées. La puissance et l’intensité du spectacle qui s’offrait à lui écrasaient son esprit. Il était tremblant et ébranlé par ce qui palpitait dans sa poitrine. Battre en retraite s’imposait. Il se précipita vers la sortie, conscient qu’il aurait autrement dû s’agenouiller dans les trente secondes.

De retour à l’extérieur, il referma ses doigts sur le garde-fou, en sueur et ébloui. Lorsqu’il recouvra un calme relatif, la violence de sa réaction le laissa perplexe. Les troubles physiques avaient disparu, mais il subsistait quelque chose, une angoisse tout d’abord difficile à analyser dont il réussit néanmoins à identifier la cause : tant de splendeur avait fait naître en lui l’admiration proche de l’extase religieuse qu’inspire le sacré, une sensation qui s’était rapidement transmuée en prise de conscience écrasante, destructrice, de sa médiocrité.

Il avait toujours considéré ces tunnels comme une curiosité que son père avait eu la lubie de faire construire un jour. Mais à présent, après avoir une fois de plus connu cette étrange hypersensibilité proche de la neurasthénie qui caractérisait depuis peu ses humeurs, il venait de percevoir l’importance de l’œuvre de son père. Cela l’emplissait de ce qui devait être de l’humilité, un sentiment auquel il n’avait jamais été particulièrement sensible. Et n’avait-il pas des raisons d’être modeste ? Il avait vu une chose exceptionnelle, admirable. Malgré tout le soin qu’il devait consacrer aux affaires de l’État, Lord Sangamor avait puisé au plus profond de lui-même la force et l’inspiration que réclamait la création d’un véritable chef-d’œuvre.

Alors que lui… alors que lui…

L’impact que cette révélation avait eu sur son ego faisait toujours vibrer son être, ce soir-là. Plutôt que de se rendre à la Bibliothèque ainsi qu’il en avait eu l’intention, il prit des dispositions pour dîner en compagnie d’une de ses anciennes maîtresses dans le restaurant aérien qui surplombe la Grande Cour de Melikand. Dame Dolitha était une femme très belle, aux cheveux bruns et au teint olivâtre, délicate et pleine d’esprit. Dix ans plus tôt, ils avaient eu une liaison d’un semestre placée sous le signe de la passion. Finalement, une brusquerie que rien ne venait tempérer, une forte propension à dire des vérités qu’il eut mieux valu passer sous silence et une façon sardonique d’exprimer la plupart de ses opinions avaient eu raison du désir qu’elle lui inspirait. Mais Furvain appréciait toujours autant la compagnie des femmes intelligentes, et la franchise terrifiante qui l’avait chassé de son lit la rendait précieuse en tant qu’amie. Il avait veillé à préserver leur camaraderie après leur rupture, la fin de rapports d’une nature plus intime. Elle était désormais pour lui aussi proche qu’une sœur.

Il lui expliqua ce qu’il avait vécu un peu plus tôt dans les tunnels.

« Qui aurait pu s’y attendre ? conclut-il. Un Coronal doublé d’un véritable artiste ! »

De l’ironie fit pétiller les yeux de Dame Dolitha. « Croirais-tu ces choses incompatibles ? Le talent est inné et rien n’interdit à un artiste d’emprunter un chemin qui conduit jusqu’au trône. Les dons qu’il a reçus à la naissance ne disparaissent pas pour autant.

— Tu as probablement raison.

— Le pouvoir exerçait sur ton père une vive attirance, ce qui a pu absorber une partie de son énergie créatrice. Mais ce n’est pas ce qui l’a empêché d’exercer pour autant ses talents.

— La marque de sa grandeur, c’est que son âme est assez vaste pour lui avoir permis de faire les deux.

— Ou qu’il a de l’assurance à revendre. Naturellement, les choix dépendent des individus. Ils ne sont pas toujours judicieux. »

Furvain prit sur lui-même pour soutenir son regard, alors que son instinct l’incitait à détourner les yeux.

« Que dis-tu là ? Que j’ai eu tort de ne pas entrer dans la fonction publique ? »

Elle leva sa petite main à ses lèvres, pour dissimuler en partie un sourire moqueur.

« Loin de moi cette pensée, Aithin !

— Quoi, alors ? Allez. Dis-le ! Ce n’est pas un secret. Tu estimes que j’ai raté quelque chose ? Que j’ai fait mauvais usage de mon talent ? Tu penses que je l’ai gaspillé pour boire, jouer et distraire mon entourage avec des rimes à quatre sous quand j’aurais pu me cloitrer quelque part pour écrire un chef-d’œuvre philosophique, un ouvrage pompeux, morne et pesant, dont tous vanteraient les mérites sans avoir le moindre désir de le lire pour autant ?

— Oh, Aithin, Aithin !

— Ai-je tort ?

— Comment pourrais-je t’indiquer ce qu’il aurait fallu que tu fasses ? Tout ce que je sais, c’est que tu sembles malheureux. Depuis longtemps. Tu souffres d’insatisfaction – tu commences enfin à l’admettre, pas vrai ? – et je n’ai pas l’impression que ce soit en rapport avec ton art, la poésie, étant donné que rien n’est aussi important à tes yeux. »

Il la dévisagea. L’entendre tenir de tels propos ne l’avait pas étonné. « Continue.

— Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Je crois avoir tout dit.

— Alors, répète-le. Je sais me montrer entêté, Dolitha. »

Il remarqua le léger frémissement de narines qu’il avait attendu, le déplacement quasi imperceptible de l’extrémité de sa langue entre ses lèvres closes. Ces indices lui révélaient sans laisser la moindre place au doute qu’elle ne le ménagerait pas. Mais s’il avait espéré qu’elle lui apporte quelque chose, ce soir-là, ce n’était pas de la compassion.

« Le chemin sur lequel tu t’es engagé n’est pas le bon, dit-elle posément. Je ne sais pas quelle voie tu devrais emprunter, mais il est évident que tu ne la suis pas. Remodeler ta vie s’impose, Aithin. Il faut lui donner une forme nouvelle, radicalement différente. C’est tout. Tu as atteint le bout de cette route et le moment est venu d’en changer. Il y a dix ans, j’ai su – même si tu l’ignorais – que cela se produirait. Eh bien, c’est fait. Et tu en as enfin pris conscience.

— Je le suppose, effectivement.

— Tu dois cesser de te cacher.

— Me cacher ?

— De toi-même. De ta destinée, de ce qui t’attend. Je parle de ce qui constitue ton essence. Il est possible d’échapper à presque tout, Aithin, mais pas au Divin. Il n’existe aucun lieu où Il ne peut te voir. Oui, tu dois changer d’existence, Aithin, même si je ne peux pas te dire comment. »

Il la dévisagea, sidéré.

« Non. Évidemment. » Il resta muet un court instant. « Pour commencer, je vais partir en voyage. Seul. Vers une contrée lointaine où il n’y aura que moi, ce qui devrait me permettre de me ressourcer. Ensuite, nous verrons. »

Le matin suivant, il chassa toute pensée se rapportant à la Bibliothèque royale et aux cartes qu’il pourrait ou non y trouver – le temps dévolu aux préparatifs était terminé ; le moment de passer aux actes était venu – et il regagna Dundilmir puis consacra une semaine à ranger sa demeure et prendre des dispositions pour organiser son départ vers les contrées d’orient. Finalement, il quitta Dundilmir sans révéler sa destination à qui que ce soit. Il ne savait pas vers quoi il se dirigeait, mais il savait qu’il découvrirait quelque chose et que cela aurait sur lui un effet positif. Il se lançait dans ce qu’il estimait être une entreprise sérieuse, pour ne pas dire une quête… la recherche d’une vie intérieure perdue longtemps auparavant. Tu dois changer d’existence, lui avait dit Dolitha, et oui, oui, il suivrait ce conseil. Ce serait pour lui une nouveauté. Il n’avait à ce jour effectué que des choses frivoles. Ce fut en ressentant un étrange optimisme, sensibilisé aux moindres stimuli que lui transmettaient ses sens, qu’il entama ce voyage. Et moins d’une semaine s’était écoulée depuis son départ de la petite ville poussiéreuse de Vrambikat lorsqu’il fut capturé par une bande de hors-la-loi en maraude qui le conduisirent dans la forteresse de Kasinibon.

 

*

**

 

Que l’anarchie pût régner dans un secteur aussi reculé de Majipoor ne lui était à aucun moment venu à l’esprit, mais il n’avait pas lieu de s’en étonner. Ce monde était paisible et ses dirigeants l’avaient pendant des millénaires gouverné sans heurts, car sa population acceptait librement leur autorité ; néanmoins, les distances étaient telles et les volontés du Pontife et du Coronal si diluées par endroits qu’il existait nécessairement de nombreux territoires où le pouvoir central n’était qu’un simple nom. Lorsqu’il fallait attendre des mois avant qu’une directive gouvernementale parvienne en Zimroel ou Suvrael, ce continent méridional grillé par le soleil, pouvait-on considérer que l’État y exerçait son autorité ? Qui était véritablement informé, dans les hauteurs du Mont du Château ou dans les profondeurs du Labyrinthe, de ce qui se passait en ces terres lointaines ? La plupart des gens se pliaient à la loi, certes, car l’alternative était le chaos : mais il était tout aussi logique qu’ils agissent à leur guise en de nombreux secteurs, tout en affirmant qu’ils respectaient scrupuleusement les volontés du gouvernement central.

Et là où ne vivait quoi qu’il en soit personne, ou presque personne, dans ces étendues où le Pontife et le Coronal ne se donnaient même pas la peine de se faire représenter… avait-on besoin d’une telle autorité ou simplement de feindre de s’y plier ?

Depuis son départ de Vrambikat, Furvain se laissait emporter par sa monture vers un chapelet de sombres collines. Derrière lui, à l’ouest, le Mont du Château commençait à s’amenuiser et le paysage semblait se poursuivre de tous côtés sur un million de kilomètres. C’était la première fois qu’il était confronté à une telle immensité où aucun indice ne révélait la présence d’êtres humains sur ce monde. L’air était aussi limpide que du cristal, le ciel sans nuages, la température très douce, printanière. Des prairies vallonnées d’herbe dorée, des brins courts et charnus aussi drus que les fibres d’un tapis venant d’être tissé s’étendaient à perte de vue. Des animaux appartenant à une espèce inconnue broutaient ici et là sans lui prêter attention. Il avait entamé le neuvième jour de son voyage et trouvait toujours la solitude revigorante. Elle régénérait son âme. Plus il s’enfonçait dans le silence de ces terres, plus la sensation de cicatrisation intérieure, de purification, s’intensifiait.

En milieu de journée, il fit une halte au milieu de tertres de rocaille qui saillaient des pâturages jaunâtres pour permettre à sa monture de se reposer et de paître. Il avait choisi un animal racé, fougueux et magnifique, qui eût bien plus brillé à l’occasion d’une course hippique que lors de ce long voyage. Furvain devait multiplier les haltes pour qu’il reconstitue ses forces.

Mais il n’en avait cure. Faute d’avoir une destination précise, il n’avait aucune raison de se hâter.

Il laissait son esprit partir en éclaireur dans cette étendue désertique, tenter d’imaginer les merveilles qui s’offriraient bientôt à son regard. Le Rift de la Vipère, par exemple : à quoi pouvait ressembler cette grande blessure ouverte dans les entrailles du monde ? Des parois verticales qui miroitaient comme de l’or, si abruptes qu’il n’était pas envisageable de descendre jusqu’au fond, là où une rivière émeraude impétueuse serpentait tel un reptile sans queue ni tête en direction de la mer. La Grande Faux, un bloc de marbre blanc brillant, incurvé et effilé, une sculpture attribuée à la main du Divin, se dressait dans son isolement magnifique pour atteindre une hauteur de plusieurs centaines de pieds au-dessus d’un désert fauve à la planéité absolue, un arc fragile qui soupirait et vibrait comme une corde de harpe sitôt que le vent caressait ses arêtes ; dans une description remontant à l’époque de Lord Stiamot, autrement dit vieille de quatre millénaires, il était précisé que la voir se découper contre le ciel nocturne avec une ou deux lunes miroitant à proximité de sa pointe était si émouvant que même un conducteur de fardier originaire de Skandar en aurait eu des larmes aux yeux. Les Fontaines d’Embrolain, où des geysers grondants d’une eau rosée aux agréables fragrances et aussi douce que de la soie jaillissaient vers le ciel à cinquante minutes d’intervalle, de jour comme de nuit… et enfin, à une année de voyage, si ce n’était pas deux ou trois, les falaises vertigineuses de pierre noire striée de veines éblouissantes de quartz blanc qui montaient la garde le long des berges de la Grande Mer, cette étendue infranchissable qui recouvrait près de la moitié de la planète géante…

« Levez-vous, lui ordonna-t-on sèchement. Vous êtes dans une propriété privée, ici. Identifiez-vous. »

Furvain voyageait depuis si longtemps en solitaire dans ce désert silencieux que cette voix grinçante agressa sa conscience, aussi incongrue que la queue dentelée d’une comète au travers d’un ciel sans étoiles. Il fit volte-face et vit deux petits hommes patibulaires à la tenue négligée, debout sur un affleurement rocheux à seulement quelques mètres derrière lui. Il constata qu’ils étaient armés et que deux autres individus veillaient un peu plus loin sur un chapelet d’une douzaine de montures attachées les unes aux autres par un licol de facture grossière.

« Une propriété privée, avez-vous dit ? lança-t-il sans se départir de son calme. Cette contrée n’appartient à personne, mes amis ! Ou, plus exactement, elle est à tout le monde.

— Vous vous trouvez sur les terres de maître Kasinibon », rétorqua le plus petit et le plus hargneux des nouveaux venus, un homme au front plissé traversé par le trait horizontal de sourcils noirs comme jais qui fusionnaient au-dessus de son nez. Il s’exprimait d’une voix rauque et pâteuse, avec un accent déconcertant qui escamotait certaines consonnes. « Faut solliciter sa permission, pour voyager par ici. C’est quoi, votre nom ?

— Aithin Furvain de Dundilmir. Je vous saurais gré d’aller annoncer à votre maître, dont j’ignorais jusqu’à l’existence voici seulement quelques instants, que je n’ai aucunement l’intention de dégrader ses terres ou autres biens, que je suis un voyageur solitaire qui ne fait que passer sans vouloir…

— Dundilmir ? marmonna l’homme dont les arcades sourcilières s’incurvèrent. C’est, je crois, une des cités construites sur les pentes du Mont. Qu’est-ce qu’un citadin vient faire sur ces terres ? Elles ne conviennent pas aux gens de votre acabit. » Puis, sur un éclat de rire. « Qui êtes-vous, quoi qu’il en soit ? Le fils du Coronal ? »

Furvain sourit. « Puisque vous me le demandez, je vous le confirme. Je suis effectivement le fils du Coronal. Plus exactement, mon père portait ce titre jusqu’à la mort du Pontife Pelxinaï. Il n’est autre que… »

Un rapide coup du revers de la main l’envoya s’étaler sur le sol. La stupéfaction le fit ciller. Le coup n’avait pas été violent, une simple tape, et il devait sa chute à l’effet de surprise. Il ne se souvenait d’aucun moment de son existence où quelqu’un l’avait frappé, pas même pendant l’enfance.

« … Lord Sangamor, termina-t-il plus ou moins machinalement, car il avait déjà le nom au bout des lèvres. Qui était Coronal sous Pelxinaï, et qui lui a succédé en tant que Pontife…

— Tenez-vous à vos dents, étranger ? Sachez que je n’hésiterai pas à vous rouer de coups, si vous avez encore le front de vous moquer de moi !

— Je n’ai fait que vous dire la stricte vérité, l’ami ! répondit Furvain, étonné. Je suis Aithin de Dundilmir, fils de Sangamor. Mes documents d’identité vous le confirmeront. »

Il était conscient que se vanter de sa condition devant ces rustres manquait de sagesse, mais il n’avait jamais imaginé la moindre circonstance où révéler ses origines pourrait nuire à ses intérêts. Et il était quoi qu’il en soit trop tard pour faire marche arrière. Il n’empêcherait pas ces brigands de s’assurer de son identité, désormais ; et son état civil était précisé sans équivoque sur tous ses documents. Il ne lui restait qu’à espérer que nul, même en un lieu aussi reculé, n’oserait s’en prendre au fils d’un Pontife, bien qu’il ne fût que son cinquième enfant.

« Je ne vous tiens pas rigueur du coup que vous m’avez donné, dit-il à son agresseur. Vous ignoriez à qui vous aviez affaire. J’interviendrai pour vous épargner un juste châtiment… Et maintenant, si vous le voulez bien et avec tout le respect que je dois à votre maître, je vais reprendre ma route.

— Pour l’instant, votre route vous conduit à maître Kasinibon, rétorqua l’homme qui l’avait envoyé à terre. Et à propos de respect, vous pourrez ainsi lui présenter les vôtres de vive voix. »

Ils le redressèrent sans ménagements et lui firent signe de se remettre en selle. Il s’exécuta et leurs deux acolytes – de toute évidence de simples palefreniers – attachèrent sa monture à celles qu’ils menaient. Furvain releva un détail qui lui avait échappé, autrement dit que ce qu’il avait pris pour un tertre au sommet de la colline se trouvant devant lui était en fait une construction peu élevée ; et lorsqu’ils gravirent un sentier abrupt à peine visible, de vagues empreintes de sabots totalement effacées par endroits, il devint évident qu’il s’agissait d’un bastion de belle taille, une forteresse de pierre grise aux multiples reflets. S’il n’avait à première vue que deux niveaux, ce fortin se prolongeait loin sur la crête et, comme la courbe du chemin lui permettait de voir bien au-delà, Furvain constata que ce bâtiment avait sur le versant oriental plusieurs niveaux supplémentaires qui surplombaient une vallée. Il remarqua aussi le miroitement rougeâtre du ciel puis, comme ils atteignaient le sommet, l’étonnante balafre rouge sang d’une étendue d’eau longue et étroite qui ne pouvait être que la célèbre Mer de Barbirike, flanquée d’alignements parallèles de dunes de sable de la même couleur. Maître Kasinibon, le chef de cette bande de hors-la-loi, avait choisi pour édifier sa citadelle un des sites les plus beaux de tout Majipoor, un lieu à la splendeur presque féerique. Furvain était contraint d’admirer tant d’audace. Même si cet homme avait tout d’un brigand, un véritable bandit, il était indéniable qu’il possédait une âme d’artiste.

 

*

**

 

Lorsqu’ils franchirent la crête et aperçurent l’autre côté du bâtiment, Furvain découvrit une construction basse et massive conçue à des fins défensives et sans préoccupations esthétiques. Mais elle ne manquait pas pour autant de charme rustique ni de caractère. Deux longues ailes partaient d’un quadrilatère central trapu pour descendre loin sur le versant donnant dans la Vallée de Barbirike. L’architecte avait donné la priorité aux règles de fortification et la prendre d’assaut paraissait irréalisable. Il était impossible d’approcher par l’ouest car la colline qu’ils avaient gravie se changeait un peu plus loin en paroi verticale de roche dénudée et le mur était de ce côté privé de toute ouverture. Au-delà du point qu’ils venaient d’atteindre, le sentier entamait une large courbe sur la droite en direction du sommet de la colline avant de revenir vers l’entrée de cette place forte où tout visiteur était exposé aux tirs de ses défenseurs. Elle était ici protégée par des tours de garde et une palissade, une herse et des remparts impressionnants. Il n’existait qu’un accès, de dimensions réduites. Les seules autres ouvertures étaient d’étroites meurtrières verticales, invulnérables aux attaques mais idéales pour décimer d’éventuels assiégeants.

Les brigands le firent entrer sans ménagements. S’ils s’abstinrent de le rudoyer – ils ne posèrent même pas les mains sur lui –, le résultat fut identique car tout indiquait qu’ils n’auraient pas hésité à employer la manière forte en cas de besoin. Ils le conduisirent dans un long couloir de l’aile gauche puis gravirent une volée de marches, vers un appartement composé d’une chambre, un salon et une pièce contenant une baignoire et une console de toilette. Les lieux étaient dépouillés ; les murs de pierre grise – identiques à ceux de l’extérieur de la forteresse – n’avaient aucune décoration. Comme dans tout le reste du bâtiment, ces trois pièces avaient pour fenêtres des archères donnant sur le lac. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression : deux tables purement fonctionnelles, des chaises droites, un lit exigu peu engageant, un placard, des étagères vides, une cheminée à l’âtre briqueté. Les membres de son escorte posèrent ses bagages et le laissèrent, et il découvrit que la porte avait été verrouillée de l’extérieur sitôt qu’il voulut la rouvrir. Ils lui avaient attribué un logement réservé aux prisonniers et dont il n’était sans doute pas le premier occupant.

Furvain dut attendre plusieurs heures avant de rencontrer le maître des lieux. Il s’occupa en faisant les cent pas de pièce en pièce, afin de se familiariser avec son nouvel environnement, ce qui fut rapide. Puis il se plongea dans la contemplation du lac, dont la beauté indéniable finit malgré tout par le lasser. Pour terminer, il composa trois épigrammes épiques aux rimes enlevées, bien décidé à tourner son épreuve en dérision, mais il fut incapable de leur trouver une fin digne de ce nom et il les effaça de sa mémoire sans les avoir achevées.

Que ces brigands l’aient capturé ne l’irritait pas outre mesure. Ce n’était pour l’instant qu’une péripétie de son voyage, une anecdote de son périple dans les contrées d’orient, un épisode qu’il relaterait à ses proches après son retour. Il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Ce maître Kasinibon devait être un nobliau du Mont qui en avait eu assez de la vie stable et indolente qu’il menait à Banglecode, Stee, Bibiroon où toute autre cité dont il était originaire, et qui avait décidé de s’exiler loin de la civilisation afin de fonder une petite principauté bien à lui. S’il n’avait pas enfreint la loi ou offensé un parent influent, et jugé préférable de fuir la société. Dans un cas comme dans l’autre, Furvain n’avait rien à redouter. Il était évident que cet individu voulait lui démontrer qu’il était le maître de ce territoire ; irrité par la témérité de celui qui avait eu l’audace d’y pénétrer sans solliciter son autorisation, il jouerait au matamore puis finirait par lui rendre sa liberté.

Le soleil poursuivait son voyage vers Zimroel et les ombres s’étiraient sur la mer intérieure. L’irritation de Furvain croissait au fur et à mesure que la nuit approchait. Finalement, un Hjort à la face bouffie inexpressive et aux grands yeux fixes de batracien entra et vint poser devant lui un plateau de nourriture avant de ressortir sans avoir prononcé un seul mot. Furvain s’intéressa au repas apporté par ce serviteur. Il y avait une flasque de vin rosé, une assiette de viande blanche, un bol plein de ce qui devait être des fleurs en bouton. Un menu frugal convenant à des ruraux, estima-t-il. Mais le vin était velouté et agréable en bouche, la viande tendre et accompagnée d’une sauce aromatique subtile, et les fleurs en bouton – s’il ne se trompait pas sur la nature de ce plat – libéraient sitôt croquées une exquise douceur et laissaient au fond du palais un arrière-goût épicé plein d’intérêt.

Il venait de terminer ce repas quand la porte se rouvrit sur un petit quinquagénaire à la silhouette elfique, un individu aux yeux gris et aux lèvres étroites vêtu d’un justaucorps en cuir vert et de chausses jaunes. Sa démarche pleine d’assurance et ses attitudes décidées indiquaient qu’il s’agissait d’un personnage important. Il avait une moustache taillée avec soin et une petite barbe en pointe, de longs cheveux noirs abondamment striés de mèches blanches réunis sur sa nuque. Il arborait une expression rusée, un air à la fois fuyant et joueur que Furvain trouva fort sympathique. « Je suis Kasinibon », se présenta le visiteur. Bien que douce et légère, sa voix avait les intonations propres aux détenteurs de l’autorité.

« Je vous prie d’excuser les lacunes que vous avez pu jusqu’à présent constater dans mon hospitalité.

— Je n’ai rien relevé de particulier, répondit sèchement Furvain. Jusqu’à présent !

— Vous devez être accoutumé à des repas plus raffinés que ceux servis dans mon humble demeure. Mes hommes vous disent le fils de Lord Sangamor. »

Il gratifia Furvain d’un sourire fugace, mais rien dans son attitude ne traduisait du respect, et encore moins de la soumission. « Peut-être ont-ils mal interprété vos propos ?

— Il n’y a aucun malentendu. Je suis effectivement le fils du nouveau Pontife. Le cadet. Je m’appelle Aithin Furvain. Si vous souhaitez voir mes papiers…

— Ce serait superflu. Votre noble maintien atteste à lui seul de vos origines.

— Puis-je vous demander… », commença Furvain.

Si Kasinibon ne le laissa pas terminer sa phrase, il l’interrompit avec une douceur qui rendit cette incorrection presque pardonnable. « Occuperiez-vous un poste en vue au sein du gouvernement de Sa Majesté ?

— Pas le moindre. Nul n’ignore que les charges importantes ne sont pas attribuées en fonction des origines. Les fils d’un Coronal ne peuvent compter que sur eux-mêmes, se débrouiller au mieux de leurs possibilités, sans que rien leur soit jamais dû. J’ai découvert au fil des ans que mes frères avaient déjà saisi toutes les opportunités. Je me contente par conséquent de la rente qui m’est allouée. D’ailleurs fort modeste. »

Il avait apporté cette précision en prenant conscience que Kasinibon envisageait peut-être de réclamer une rançon pour sa libération.

« Vous n’occupez donc aucun poste officiel, c’est bien cela ?

— Aucun.

— Que faites-vous, en ce cas ? Rien ?

— Rien qu’il serait possible d’assimiler à une occupation professionnelle, je suppose. Je tiens compagnie à mon ami, le duc de Dundilmir. Mon rôle consiste à divertir cet homme ainsi que sa cour. J’ai un talent mineur pour la poésie.

— La poésie ! s’exclama Kasinibon. Vous seriez un poète ? N’est-ce pas merveilleux ? »

Ses yeux avaient un nouvel éclat, une expression de vif intérêt qui métamorphosait de telle façon ses traits qu’ils en perdirent toute ruse, ce qui le fit paraître étonnamment jeune et vulnérable.

« La poésie est ma grande passion, ajouta-t-il sur un ton de confession. Mon unique source de réconfort et de joie, ici aux marches de nulle part, si loin de toute occupation civilisée. Tuminok Laskil ! Vornifon ! Dammiunde ! Savez-vous combien de leurs écrits je pourrais vous réciter par cœur ? »

Il prit une pose d’écolier pour débiter un poème de Dammiunde, des vers ampoulés à la ferveur insoutenable, des débordements sentimentaux grandiloquents sur le triste destin d’amants maudits par le sort ; une œuvre que Furvain avait toujours trouvée ridicule, même lorsqu’il était enfant. Il eut fort à faire pour rester de marbre quand Kasinibon lui débita un des passages les plus grotesques, celui d’une folle poursuite dans les marais de Kajith Kabulon. Kasinibon dut finalement suspecter que son invité ne tenait pas ce texte en haute estime, car l’embarras le fit rougir et il s’interrompit brusquement avant de préciser : « Ce poème date sans doute un peu, mais je l’aime depuis toujours.

— Dammiunde n’est pas mon auteur préféré, reconnut Furvain. Alors que Tuminok Laskil…

— Oui, oui, Tuminok Laskil ! »

Kasinibon lui infligea aussitôt une des odes les plus langoureuses du poète Ni-moyan, une erreur de jeunesse qui inspirait trop de mépris à Furvain pour qu’il pût le dissimuler. Kasinibon rougit et laissa également ce poème inachevé pour passer à une œuvre plus récente, le troisième des lugubres Sonnets de Réconciliation qu’il déclama avec une force expressive et une profondeur de sentiments ayant de quoi surprendre. Furvain connaissait et appréciait ce poème, qu’il récita dans son for intérieur en même temps que Kasinibon, avant de se sentir ému non seulement par le texte mais par l’admiration que lui vouait Kasinibon et la finesse de son interprétation.

« Voici une œuvre bien plus conforme à mes goûts », déclara finalement Furvain, conscient de la nécessité de rompre le silence engendré par tant de beauté. Kasinibon en parut ravi.

« Je vois. Vous préférez les écrits plus profonds, plus tragiques. Les précédents ont dû vous donner une vision erronée de ma personne. Permettez-moi de mettre certaines choses au point. Je tiens, tout comme vous, les œuvres suivantes de Laskil en plus haute estime. Il est exact que j’apprécie bon nombre de textes plus simples, mais j’espère que vous me croirez si je vous dis que je me tourne vers la poésie pour trouver de la sagesse, du réconfort, voire des conseils, bien plus souvent que pour me distraire. Je présume que vos propres œuvres sont empreintes de gravité ? Un homme ayant une intelligence aussi développée que la vôtre mérite d’être lu. Il est étrange que votre nom ne me soit pas familier.

— J’ai cité un talent mineur, rappela Furvain. Et il est effectivement secondaire, tout comme le sont mes écrits. C’est une simple distraction, au mieux. Et je n’ai rien publié. Des amis m’incitent à le faire, mais il faudrait pour cela que mes poèmes en vaillent la peine.

— Me ferez-vous l’honneur de m’en réciter un ? »

Furvain jugeait la situation absurde. Il parlait de poésie avec le chef d’une bande de hors-la-loi qui l’avaient capturé puis enfermé dans cette sinistre forteresse des marches de l’empire, sans avoir apparemment l’intention de le libérer de sitôt. Par ailleurs, rien ne lui venait à l’esprit, à l’exception de quelques fadaises complètement ineptes, les poèmes insignifiants d’un courtisan aux préoccupations insignifiantes. Il ne pouvait brusquement supporter de révéler à son interlocuteur qu’il n’était qu’un rimailleur superficiel et dissolu. Il essaya donc de gagner du temps, en prétextant que ses mésaventures l’avaient épuisé.

« En ce cas, j’espère que vous le ferez demain, répondit Kasinibon. Et j’aurais grand plaisir si, en plus de me faire partager certaines de vos œuvres, vous composiez quelques poèmes mémorables lors de votre séjour sous mon toit.

— Ah ! » Furvain lui adressa un long regard pénétrant. « Et pendant combien de temps comptez-vous m’offrir votre hospitalité ? »

L’éclat fuyant de la ruse, que Furvain jugea cette fois bien moins agréable, réapparut dans les yeux de son interlocuteur.

« Tout sera fonction de la générosité de votre famille ou de vos amis. Mais ceci peut attendre demain, prince Aithin. »

Il désigna la fenêtre. Le clair de lune miroitait sur l’eau, y ciselant un long sillon rubis orienté vers l’est.

« Cette vue, prince Aithin… Voilà qui devrait inspirer un poète tel que vous ! »

Furvain s’abstint de lui répondre. Sans se laisser démonter, Kasinibon lui parla brièvement des origines du lieu, de sa teinte due à la décomposition des coquilles de la multitude de petites créatures qui y vivaient, comme n’importe quel amphitryon décrivant avec fierté un site local célèbre à un invité profondément intéressé. Mais Furvain n’accordait pour l’instant pas plus d’importance à la beauté de la Mer de Barbirike qu’à la contribution de ses minuscules habitants à sa couleur actuelle. Kasinibon parut finalement s’en rendre compte.

« Eh bien, il ne me reste qu’à vous souhaiter de passer une bonne nuit et de bénéficier d’un repos amplement mérité. »

 

*

**

 

Il était donc bel et bien prisonnier, gardé captif jusqu’au versement d’une rançon. N’était-ce pas le comble de l’ironie ? Qu’un homme capable d’aimer les poèmes épiques puérils de Dammiunde après avoir atteint un âge respectable eût l’idée saugrenue, directement inspirée par ce pseudo-poète, de réclamer de l’argent en échange de sa libération était vraiment risible !

Mais, pour la première fois depuis que ces ruffians l’avaient conduit en ce lieu, Furvain ressentait de l’angoisse. Il était dans une situation délicate. Kasinibon pouvait aimer la mauvaise littérature sans être stupide pour autant. Sa forteresse inexpugnable en apportait la preuve. Il avait d’une manière ou d’une autre réussi à s’imposer comme seigneur de ces terres situées à moins de deux semaines de voyage du Mont du Château, un territoire qu’il devait gouverner en despote absolu, soumis à aucune autorité de ce monde, dictant ses propres lois. Les brigands ignoraient qu’il était un des fils du Coronal, lorsqu’ils l’avaient cerné dans cette prairie dorée, mais ils n’avaient pas hésité à le conduire à leur chef après qu’il leur eut révélé son identité. Et Kasinibon ne semblait pas estimer qu’il prenait de grands risques en retenant contre son gré le fils cadet de Lord Sangamor.

Qu’il ne libérerait que contre espèces sonnantes et trébuchantes.

Qui réglerait cette somme ? Furvain n’avait pas de biens dignes de ce nom. Le duc Tanigel était certes très riche, mais il y avait gros à parier qu’il prendrait cette demande de rançon pour une plaisanterie ; et sans doute se contenterait-il de glousser et de rouler la feuille en boule pour la jeter au loin. Une deuxième lettre connaîtrait probablement le même sort, surtout si Kasinibon se montrait trop gourmand. Le duc vivait dans l’aisance, mais accepterait-il de verser, disons, dix mille royaux pour permettre à son vieil ami de regagner sa cour ? Un rimailleur dans son genre n’avait pas tant de valeur !

Vers qui pourrait-il se tourner, en ce cas ? Ses frères ? Certainement pas ! Ils étaient tous les quatre aussi mesquins que ladres. Ils le considéraient frivole et inutile, et ils le laisseraient croupir ici jusqu’à la fin des temps plutôt que de se séparer d’une seule de leurs précieuses demi-couronnes. Restait leur père, le Pontife. L’argent n’était pas un problème, pour lui. Mais Furvain le voyait déjà hausser les épaules puis déclarer : « Voilà qui fera le plus grand bien à Aithin. Tout lui est toujours tombé tout cuit dans la bouche, il serait temps qu’il affronte l’adversité ! »

Par ailleurs, le Pontife pourrait difficilement fermer les yeux sur le crime commis par Kasinibon. Capturer d’innocents voyageurs pour ne les libérer que contre rançon ? De tels actes élimaient la trame du tissu social qui permettait à leur civilisation isolée de ne pas se désagréger. Cependant, un éclaireur de l’armée viendrait constater que la citadelle était imprenable et les autorités décideraient de ne pas risquer de nombreuses vies pour tenter de le délivrer. Le Pontife rendrait un décret intimant à Kasinibon de le laisser partir et de renoncer à capturer d’autres voyageurs, mais aucune mesure concrète ne serait prise à son encontre. Je demeurerai ici jusqu’à la fin de mes jours, en conclut tristement Furvain. Je passerai le reste de ma vie dans cette forteresse, un prisonnier qui n’aura d’autre passe-temps qu’effectuer des allers et retours dans des salles qui renverront les échos de ses pas. Maître Kasinibon fera de moi son poète attitré et nous nous réciterons des poèmes de Tuminok Laskil jusqu’à ce que je sombre dans la folie.

C’était une perspective angoissante. Mais, conscient que se ronger les sangs eût été sans objet, Furvain prit sur lui-même pour chasser ces sombres pensées et s’apprêter à se coucher.

Le matelas, mince et dur, était moins confortable que celui de son lit de Dundilmir mais préférable au simple tapis qu’il avait déroulé à même le sol sous un dais d’étoiles au cours de ces dix derniers jours de voyage dans les contrées d’orient. Furvain s’abandonnait au sommeil lorsqu’il éprouva une sensation familière, les signaux que lui adressaient les poèmes se présentant à lui afin qu’il les autorise à prendre forme. C’était presque imperceptible, un embryon aux contours imprécis, mais il y décelait quelque chose d’inhabituel… pour quelqu’un tel que lui, à tout le moins. Inhabituel n’était d’ailleurs pas le mot juste, c’était… unique. Il était en présence d’une œuvre prodigieuse, sans précédent, un poème à la portée et à la profondeur bien plus grandes que ce qu’il avait écrit à ce jour, même s’il ignorait encore tout à son sujet. Les coups frappés aux portes de son esprit devenaient insistants et il acquérait la certitude que ce serait une chose magnifique, grandiose. De quoi émouvoir l’âme, le cœur et l’esprit : une œuvre qui serait à l’origine d’une transmutation chez tous ceux qui en prendraient connaissance. Il ne savait trop ce qu’il devait en faire, à présent que cela irradiait sa puissance, le crescendo d’une symphonie pleine de gravité et de jubilation. Mais, naturellement, le poème n’avait pas encore pénétré en lui… Il percevait son aura, pas le texte lui-même. L’œuvre restait dans l’ombre, elle n’apparaîtrait pas en pleine lumière de façon spontanée, et lorsqu’il se pencha pour la saisir elle l’esquiva avec la rapidité d’un bilantoon ombrageux pour se placer hors de portée et disparaître dans les voiles de ténèbres tendus au-delà de son conscient ; et elle ne revint pas, en dépit du fait qu’il resta très longtemps éveillé à l’attendre.

Il finit par renoncer pour chercher de nouveau le sommeil. Il savait qu’un poète ne devait jamais essayer de capturer sa muse, qu’elle n’approchait que lorsqu’elle y était disposée et que tenter de lui forcer la main était toujours voué à l’échec. Furvain ne pouvait néanmoins s’empêcher de s’interroger sur le thème de ce poème. Il n’avait pas la moindre idée de son sujet, et il se suspectait de ne pas en avoir été conscient même au cours de ce songe. Cela n’avait eu aucune spécificité, rien de tangible. La seule chose qu’il savait, c’était qu’il était exceptionnel, qu’il s’agissait d’une œuvre d’une grande portée, à la signification profonde et pleine de majesté. De cela, il en était certain… ou presque. Le chef-d’œuvre que tous l’estimaient capable d’écrire, lui excepté, s’offrait enfin à lui. Il venait titiller son esprit, le soumettre à la tentation sans lui révéler plus que son halo, son éclat extérieur, avant de s’éloigner en voletant comme pour se gausser de la paresse qui l’avait jusqu’à présent caractérisé. Une tragédie pleine d’ironie : le chef-d’œuvre non matérialisé d’Aithin Furvain. Le monde ne le connaîtrait pas et il pleurerait cette perte jusqu’à la fin de ses jours.

Ce qui était le comble de la stupidité. Quelle perte ? Son esprit embrumé par le sommeil avait voulu se moquer de lui. Ce qui n’était que l’ombre d’une ombre ne pouvait être assimilé à un poème. Considérer qu’il venait de laisser un chef-d’œuvre lui échapper était ridicule ! En vertu de quoi déterminait-il la valeur de ce qu’il n’avait même pas vu ? Comment portait-on un jugement sur ce qui refusait de prendre corps ? Il commettait un péché d’orgueil en s’affirmant que cela avait eu de la substance. Il savait que le Divin n’avait pas daigné lui offrir de quoi forger des poèmes dignes de passer à la postérité. Il n’était qu’un rimailleur superficiel et oisif, condamné à écrire des quatrains humoristiques et insouciants, pas des chefs-d’œuvre. Ce qui l’avait aguiché n’était qu’un spectre, une illusion engendrée dans un esprit épuisé et ensommeillé, les séquelles fantasmagoriques de sa conversation pour le moins surprenante avec maître Kasinibon. Furvain se laissa partir à la dérive et s’enlisa une fois de plus dans la somnolence, avant de perdre pied.

À son réveil, troublé par de vagues réminiscences fugitives du poème perdu, il ne sut tout d’abord où il se trouvait. Des murs de pierre nue, un lit étroit et dur, une meurtrière en guise de fenêtre par laquelle se déversait la clarté crue du soleil matinal ? Puis il recouvra la mémoire. Maître Kasinibon le gardait prisonnier dans sa forteresse. Il subit en premier lieu l’assaut de la colère inspirée par les brigands en maraude qui avaient interrompu ce qui aurait dû être un voyage initiatique, la quête d’une âme en peine à la recherche du salut ; puis il fut sensible à l’ironie de la situation avant de pester de nouveau contre cette ingérence dans son existence. Il savait néanmoins qu’entretenir son ressentiment n’était jamais constructif. Il devait prendre du recul et considérer tout ceci comme une aventure, de quoi alimenter anecdotes et poèmes avec lesquels il distrairait son entourage une fois de retour à Dundilmir.

Il prit un bain et se vêtit, avant de s’intéresser aux effets du jour naissant sur la surface paisible de l’eau qui, à cette heure matinale, avait des nuances plus purpurines qu’écarlates. Puis l’irritation l’assaillit une fois de plus et il allait et venait de pièce en pièce quand le Hjort lui apporta son petit déjeuner. En milieu de matinée, Kasinibon lui rendit une visite qui ne dura que quelques minutes, puis le temps ralentit jusqu’au moment où le Hjort revint avec le déjeuner. Furvain sonda son conscient pour y chercher des vestiges du poème oublié, mais c’était peine perdue et cela ne fit qu’instiller en lui des regrets aux causes imprécises. Il se retrouva sans autre occupation que de contempler la mer ; et si le paysage était effectivement sublime, avec une beauté qui se modifiait d’heure en heure en fonction de l’angle sous lequel le soleil l’éclairait, Furvain ne s’y intéressa qu’un temps avant de n’éprouver que de l’indifférence.

Il s’était muni de quelques livres qu’il escomptait lire au cours de son voyage, mais s’adonner à cette occupation ne le tentait guère. Les mots n’étaient pour lui que des signes sans signification alignés sur les pages. Il ne pouvait pas non plus se changer les idées en composant des poèmes. En repartant, le chef-d’œuvre nocturne illusoire avait emporté avec lui sa créativité. La fontaine qui avait coulé avec abondance tout au long de sa vie s’était mystérieusement tarie : il se retrouvait privé de poésie comme les murs de cet appartement l’étaient d’ornements. Il n’avait rien pour soulager sa solitude. Être seul ne l’avait à aucun moment incommodé. Il n’avait d’ailleurs jamais été véritablement confronté à ce problème, mais versifier ou jouer avec les mots était un moyen d’occuper son esprit qui, pour une raison incompréhensible, lui était soudain refusé. Au début de ce voyage dans les contrées d’orient, il avait découvert que l’isolement n’avait rien d’un fardeau, qu’il faisait là une expérience intéressante, stimulante et instructive ; il appréciait la nouveauté du paysage, découvrait la flore et la faune inhabituelles, sans oublier qu’il lui fallait relever les défis auxquels sont confrontés les voyageurs solitaires : préparer ses repas, chercher un emplacement où établir son campement pour la nuit, trouver une source pour étancher sa soif et faire bien d’autres choses encore. Alors qu’ici, enfermé dans ces petites pièces nues, il devait pour s’occuper puiser dans ses ressources intérieures, autrement dit la fertilité de son imagination poétique ; et, pour une raison qui lui échappait totalement, il en avait jusqu’à preuve du contraire perdu la clé.

Kasinibon revint peu après le déjeuner. « Allons-nous voir la Mer ?

— Nous allons voir la Mer. »

Le chef des bandits le précéda avec majesté dans sa forteresse, des salles de pierre qui renvoyaient des échos de leurs pas ; ils descendirent de plus en plus bas et atteignirent finalement un couloir débouchant sur un petit sentier tortueux de gravier ocre claire qui s’éloignait en dessinant une succession de lacets jusqu’au lac ensanglanté situé loin en contrebas. À la grande surprise de Furvain, Kasinibon n’avait aucune escorte. Le brigand ne s’était pas fait accompagner par un seul de ses hommes et il ne semblait pas redouter que son otage décide de l’assaillir.

Je pourrais m’emparer du couteau qu’il a à sa ceinture et l’appliquer sur sa gorge, pensa Furvain. Lui arracher le serment de me libérer. Ou simplement le faire choir, l’assommer en lui tapant la tête par terre et m’enfuir. Ou encore…

Autant de solutions trop stupides pour être retenues. Bien que de petite taille, Kasinibon était vif et musclé. Il ferait sans doute regretter à Furvain toute agression physique. Il devait en outre avoir envoyé des acolytes se poster dans les broussailles. Et même si son prisonnier réussissait à le terrasser et à fuir, à quoi cela eût-il servi ? Les brigands le prendraient en chasse et remettraient la main sur lui moins d’une heure plus tard.

Je suis son invité et il est mon hôte. Restons-en là, pour l’instant.

Deux montures les attendaient au bord de la Mer de Barbirike, le fringant destrier alezan aux yeux rouge feu sur lequel Furvain était arrivé de Dundilmir et un animal isabelle court sur pattes qui avait tout d’une bête de somme. Kasinibon se mit en selle, fit signe à Furvain de l’imiter et récita d’une voix monocorde de guide : « Longue de près de cinq cents kilomètres, la Mer de Barbirike a six cents mètres en son point le plus large. Son accès est condamné à ses deux extrémités par des falaises impraticables. Nul n’a trouvé la moindre source qui s’y déverse et tout laisse supposer que seules les pluies l’alimentent. »

Vue de près, l’étendue évoquait plus que jamais une immense flaque de sang. La teinte des flots était si dense qu’elle les privait de toute transparence. D’une rive à l’autre, ce n’était qu’une surface écarlate impénétrable sous laquelle Furvain ne pouvait rien discerner. Le reflet du soleil s’y consumait tel un disque igné.

« Contient-elle d’autres vies que les crustacés qui la colorent ? s’enquit Furvain.

— Oh, oui ! Ce n’est que de l’eau, après tout. Nous y péchons chaque jour. Les prises sont nombreuses. »

Un sentier juste assez large pour permettre à leurs montures de progresser de front séparait la mer intérieure des hautes dunes de sable rouge qui la bordaient. Tout en les guidant vers l’est, Kasinibon jouait au cicérone et faisait bénéficier Furvain d’un cours d’histoire naturelle. Il lui désigna des plantes grasses aux feuilles digitées charnues capables de proliférer dans le sable quasi stérile des dunes et de couvrir les pentes en croissant de leurs longs torons noueux ; un rapace au cou doré et aux yeux ronds qui planait à leur aplomb avant de plonger avec une vivacité impressionnante pour happer un habitant du lac ; de petits crabes ronds velus qui filaient en tous sens comme des souris le long de la berge, pour creuser le limon vermeil et y chercher les vers qui s’y dissimulaient. Il précisait les noms scientifiques de chaque variété et espèce, des termes aussitôt oubliés. Furvain ne s’était jamais donné la peine d’étudier la faune et la flore, même s’il trouvait tout cela assez intéressant… à sa façon. Mais Kasinibon paraissait fasciné par ce qui se rapportait à ce lieu et il savait apparemment tout ce qu’il y avait à connaître sur chaque plante et chaque animal. Cependant, s’il prêtait l’oreille à ses explications, Furvain les considérait agaçantes et ennuyeuses.

La teinte écarlate de la Vallée de Barbirike l’affectait plus profondément que tout le reste. Tant de beauté lui coupait le souffle. Le monde entier semblait ensanglanté : il n’avait sur sa gauche que le lac et des dunes assorties, et tout était délimité sur sa droite par les éminences qui bordaient leur chemin. Au-dessus d’eux, le sol se reflétait dans un ciel transformé en dôme miroitant d’un rouge un peu moins soutenu. Du rouge, du rouge, toujours du rouge : Furvain s’en sentait enveloppé, comme immergé en lui, enfermé dans son royaume. Il s’y abandonnait sans retenue. Il laissait tout cela le pénétrer et le posséder.

Kasinibon parut remarquer son long silence, son expression de concentration profonde.

« Ne pensez-vous pas que nous avons sous les yeux l’essence même de la poésie ? » demanda-t-il avec fierté avant d’englober d’un grand geste tant le rivage que le ciel et la sombre silhouette éloignée de sa forteresse juchée au sommet de la falaise présente derrière eux.

Ils faisaient une halte dans la vallée, un endroit en tout point identique à celui où ils avaient débuté leur promenade équestre : du rouge partout, devant et derrière eux, un monde écarlate immuable.

« J’y puise une inspiration constante, et vous en ferez probablement autant. Vous composerez un chef-d’œuvre pendant votre séjour sous mon toit. C’est pour moi une certitude. »

La sincérité perceptible dans sa voix était incontestable. Il désirait le voir écrire un grand poème. Mais, irrité par l’intrusion brutale de ce petit personnage dans ses pensées, Furvain tressaillit en l’entendant se référer à un « chef-d’œuvre ». Il ne voulait pas en entendre parler, pas après le semblant de rêve si pénible qu’il avait fait la nuit précédente, quand son propre esprit paraissait tourner en dérision son manque d’ambitions en lui faisant miroiter une œuvre digne de passer à la postérité mais inaccessible.

« La poésie m’a abandonné, dit-il sèchement. Je le crains.

— Elle reviendra. Ce que vous m’avez déclaré indique qu’elle est innée, en vous. Êtes-vous déjà resté longtemps en panne d’inspiration ? Une semaine, dirons-nous ?

— Sans doute pas. Je ne saurais me prononcer. Les poèmes apparaissent en fonction de leurs caprices, selon un rythme qui leur est propre. J’avoue ne pas y avoir prêté attention.

— Une semaine, dix jours ou quinze… Les mots viendront. Je le sais. » Kasinibon était étrangement surexcité. « Le grand poème d’Aithin Furvain, écrit pendant qu’il est l’invité de maître Kasinibon de Barbirike ! Puis-je espérer une dédicace ? Ne serait-ce pas trop demander ? »