Tout cela devenait insupportable. Les membres de son entourage ne cesseraient-ils donc jamais de le harceler pour qu’il extirpe un texte inoubliable de son esprit récalcitrant ?

« Puis-je me permettre de vous rappeler que je ne suis pas votre invité mais votre prisonnier ?

— Au moins le dites-vous sans rancœur.

— À quoi servirait-elle ? Il est néanmoins incontestable que celui qui est retenu contre son gré et qui ne sera libéré qu’en échange d’une rançon…

— Rançon, quel vilain mot ! Tout ce que je réclame, c’est que votre famille règle le péage dû pour la traversée de mes terres, étant donné que vous paraissez dans l’incapacité de vous en acquitter. Parlez de rançon si ça vous chante, mais je trouve ce terme insultant. »

Furvain dissimula son irritation du mieux qu’il le put.

« En ce cas, je le retire. J’ai du savoir-vivre, Kasinibon. Je ne me permettrais jamais d’offenser mon hôte. »

 

*

* *

 

Ils dînèrent ensemble, ce soir-là. Dans une vaste salle illuminée par des chandelles où se répercutaient les moindres sons. Ils étaient seuls, au cœur d’une foule de Hjorts aux livrées criardes qui les servaient sans dire un mot, des domestiques qui entraient et sortaient en silence avec la grandeur absurde tant prisée par les représentants de ce peuple au physique ingrat. Le repas était un véritable banquet avec en entrée une compote de fruits inconnus de Furvain, puis un poisson poché à la saveur délicate nappé d’une sauce de couleur sombre sans doute à base de miel ; venaient ensuite diverses viandes grillées sur un lit de légumes bouillis. Les vins qui accompagnaient chaque mets avaient été choisis avec soin. Par instants, Furvain voyait des hors-la-loi se déplacer dans le couloir qui s’ouvrait à l’extrémité de la salle, des silhouettes sombres et lointaines, mais aucun ne vint les déranger.

La langue déliée par la boisson, Kasinibon lui fit des confidences. Il voulait apparemment gagner son amitié, avec tant d’empressement que ses efforts en devenaient pathétiques. Il était lui-même un fils cadet, le troisième enfant du comte de Kekkinork. Un comté dont Furvain n’avait jamais entendu parler.

« Il se trouve à deux heures de marche des berges de la Grande Mer, expliqua Kasinibon. Mes ancêtres s’y sont rendus pour exploiter des mines de spath marin, cette pierre bleue que Lord Pinitor, un Coronal d’un lointain passé, a utilisée comme revêtement des murs de la cité de Bombifale. Une fois ces travaux terminés, des mineurs ont décidé de ne pas regagner le Mont du Château. Ils sont restés à Kekkinork, dans un village du littoral, pour se soustraire à l’autorité du Pontife et du Coronal. Mon père, le comte, est le seizième détenteur de ce titre en succession directe.

— Un titre conféré par Lord Pinitor ?

— Un titre conféré par le fondateur de notre lignée. Nous sommes les descendants d’humbles mineurs et tailleurs de pierre, Furvain. Mais, à condition de remonter assez loin, quel seigneur du Mont du Château pourrait se targuer de ne pas avoir du sang de roturier dans les veines ?

— Ce que vous dites est absolument exact », reconnut Furvain.

Tout cela était sans importance. Ce qu’il avait des difficultés à croire, c’était que le petit barbu assis près de lui avait vu la Grande Mer, qu’il avait passé son enfance dans un secteur si éloigné de Majipoor que la plupart des gens le considéraient mythique. L’idée qu’il pût y avoir là-bas une agglomération véritable, une ville inconnue des géographes et des recenseurs, bâtie sur des terres inexplorées de l’extrémité la plus orientale d’Alhanroel, à des milliers de kilomètres du Mont du Château, était difficile à admettre. Et qu’une aristocratie indépendante avec des comtes, des marquises, de grandes dames et le reste, se soit perpétuée là-bas pendant seize générations… cela aussi était presque incroyable.

Kasinibon les resservit. Furvain avait bu modérément tout au long de la soirée, mais son hôte voulait se montrer généreux et Furvain se sentait ému et un peu étourdi. Quant à Kasinibon, il avait le regard vitreux propre à l’ébriété.

Il tenait désormais des propos décousus que Furvain avait des difficultés à suivre. Il parlait, en s’exprimant fréquemment par sous-entendus, d’une âpre querelle familiale ; une dispute avec un frère au sujet d’une femme, peut-être l’amour de sa vie, et d’une démarche auprès de leur père afin qu’il arbitre le conflit… un père qui avait tranché en faveur de l’aîné. Furvain se retrouvait en terrain familier : le frère avide, le père distant et inaccessible, le cadet constamment humilié. Néanmoins, peut-être parce qu’il manquait d’ambition et de dynamisme, Furvain n’avait jamais laissé de telles déceptions alimenter son ressentiment. Il s’était toujours considéré plus ou moins invisible aux yeux de son père hyperactif et de ses frères cupides et agressifs. S’attendant dans le meilleur des cas à susciter leur indifférence, il n’était jamais surpris lorsqu’ils le traitaient par le mépris et il s’était forgé une existence relativement satisfaisante, fondée sur le principe que les déceptions sont proportionnelles à ce qu’on attend de la vie.

Mais Kasinibon entrait dans une autre catégorie. Il avait un caractère emporté et décidé, et cette querelle familiale s’était envenimée et avait débouché sur une agression contre… qui ? Son frère ? Son père ? Furvain n’aurait pu se prononcer. Toujours est-il que son interlocuteur avait jugé préférable de fuir Kekkinork, s’il n’en avait pas été chassé – une fois de plus, Furvain n’avait pas tout saisi – et il avait erré maintes années d’un secteur des contrées d’orient à l’autre, jusqu’au moment où il avait trouvé – ici, sur la berge de la Mer de Barbirike – un lieu où il pouvait se doter de fortifications qui le protégeraient de quiconque voudrait un jour le priver de son indépendance.

« Et je suis toujours ici, conclut-il. Je n’ai aucun contact avec ma famille, pas plus qu’avec le Pontife ou le Coronal. Je suis mon propre maître, et le souverain de ce petit royaume. Par ailleurs, tout voyageur qui s’aventure sur mon territoire doit en payer le prix… Un peu de vin ?

— Non, merci. »

Kasinibon le servit malgré tout, comme s’il n’avait rien entendu. Furvain leva la main pour repousser la carafe, se ravisa et le laissa emplir sa coupe.

« Vous me plaisez, vous savez ? déclara le bandit. Je vous connais à peine, mais je sais juger les hommes et j’ai conscience de votre profondeur, votre grandeur. »

Et moi, j’ai conscience de votre ivrognerie, pensa Furvain sans le dire pour autant.

« Si vos proches règlent ce droit de passage, je vous libérerai car je suis un homme d’honneur. Mais sachez que ce sera à regret. J’ai dans mon entourage peu d’esprits développés. Très peu de compagnie, en fait. C’est l’existence que j’ai choisie, certes, mais…

— Votre solitude doit être grande. »

Furvain n’avait vu aucune femme dans cette forteresse, pas la moindre trace de présence féminine : seulement les Hjorts domestiques et, en de rares occasions, un de ces brigands qui étaient tous de sexe masculin. Son ravisseur était-il un de ces oiseaux rares, l’homme d’un seul amour ? Et l’élue de son cœur était-elle la femme qu’il avait dû abandonner à son frère ? Il devait mener une bien triste existence, dans ce morne fortin. Qu’il cherche du réconfort dans la poésie et soit encore capable, à un âge avancé, d’admirer les épanchements puérils et absurdes de Dammiunde ou de Tuminok Laskil n’avait en fait rien de bien étonnant.

« Je vis en solitaire, oui. Je ne puis le nier. Solitaire-solitaire… »

Kasinibon riva sur son captif des yeux injectés de sang, aussi rougeâtres que les flots de la Mer de Barbirike.

« Mais on apprend à vivre sans personne autour de soi. L’existence est une succession de choix et, s’ils ne sont jamais parfaits, au moins ne dépendent-ils que de nous. En fin de compte, nous optons pour certaines choses parce que – certaines choses – parce que… »

Kasinibon avait une voix de plus en plus avinée et sa phrase perdit toute cohérence. Il la laissa inachevée et Furvain crut qu’il s’était assoupi… Mais non, ses yeux étaient ouverts, ses lèvres bougeaient très lentement ; il cherchait les mots qui auraient permis de définir ce qu’il souhaitait lui faire comprendre. Furvain attendit la suite, jusqu’au moment où il devint évident que le bandit ne la trouverait jamais, puis il effleura son bras avec beaucoup de douceur.

« Pardonnez-moi, mais l’heure est tardive. »

Kasinibon hocha mollement la tête. Un Hjort en livrée escorta Furvain jusqu’à ses appartements.

 

*

**

 

Cette nuit-là, Furvain fit un rêve si net et d’une telle puissance évocatrice qu’il crut, avant d’avoir regagné le monde de l’éveil, recevoir un message de la Dame de l’île, cette femme qui rendait chaque nuit visite à des millions de dormeurs pour leur prodiguer conseils et réconfort. Si c’était vraiment un contact de ce genre, il s’agissait pour lui du premier : la Dame de l’île se manifestait rarement aux princes du Château, et elle avait eu tendance à se tenir loin de son esprit car – en fonction d’une ancienne coutume – c’était la mère du Coronal en exercice qui accédait à ce poste. Pendant presque toute l’existence de Furvain, la Dame avait donc été sa propre grand-mère et elle n’eût pénétré dans l’esprit d’un membre de sa propre famille qu’en cas d’extrême nécessité. Mais à présent que Lord Sangamor avait déménagé pour devenir Pontife, il y avait au Château un nouveau Coronal et par conséquent une nouvelle Dame responsable de l’Ile du Sommeil. Cependant, même ainsi… un message ? Lui étant adressé ? Alors qu’il se trouvait ici ? Pourquoi ?

Cela l’avait fui et il repartait à la dérive dans le néant d’un sommeil sans rêve quand il finit par conclure qu’il s’agissait des simples fruits d’un esprit tourmenté, plongé dans une surexcitation frénétique par la soirée passée en compagnie de maître Kasinibon. La vision avait été trop personnelle, trop intime, pour être attribuable à l’inconnue qui était désormais la Dame de l’île. Néanmoins, Furvain était persuadé que ce n’était pas un rêve ordinaire mais un de ces songes prémonitoires qui influencent l’avenir de celui qui les fait.

Car son esprit avait été emporté loin du refuge dépouillé de Kasinibon et charrié au-dessus des plaines obscurcies par la nuit des contrées d’orient, vers le versant opposé des falaises bleutées de Kekkinork, là où débutait la Grande Mer qui se poursuivait sur des distances incommensurables et inconcevables jusqu’au continent de Zimroel situé à un demi-monde de là. En ce lieu, bien plus à l’est que tout ce qu’il avait jamais visité, il voyait la lueur de l’aube se refléter sur les flots, d’une douce nuance rosée sur la berge sablonneuse puis d’un vert pâle qui devenait plus soutenu au large, pour s’assombrir graduellement et aller se perdre dans la grisaille bleutée de profondeurs insondables.

Il percevait l’Esprit du Divin qui flottait loin au-dessus de ce vaste océan : impersonnel, inconnaissable, infini et omniscient. S’il n’avait ni formes ni caractéristiques, Furvain l’avait malgré tout identifié, ce qui était réciproque. L’Esprit vint effleurer ses pensées et établir des liens entre eux. Et, au cours de cet instant à la fois bref et interminable, le plus beau de tous les poèmes lui fut dicté ; les mots se déversaient en lui tels les flots d’une cataracte qui emportait tout sur son passage, un poème que seul un dieu aurait pu composer, une œuvre qui révélait le sens de la vie et de la mort, du destin de tous les mondes et de tous les êtres qui y vivaient. Ce fut à tout le moins ce qu’il pensa à son réveil, alors qu’il restait allongé et frissonnait, rendu fébrile par la stupéfaction, pour se remémorer la vision qui lui avait été accordée.

Il n’en subsistait rien, pas la moindre bribe à partir de laquelle il aurait pu tenter de reconstituer le reste. Cela avait éclaté comme une bulle de savon pour se dissiper dans les ténèbres. Il avait une fois de plus été en présence d’un poème sublime, à la beauté et à la profondeur incommensurables, juste avant que tout ne lui soit confisqué.

Le songe qu’il venait de faire n’avait cependant pas la même nature que le précédent. Le premier relevait de la plaisanterie cruelle, du quolibet cinglant. Un poème dont il n’avait même pas pu prendre connaissance avait été agité sous son nez, afin de l’humilier en l’informant qu’une œuvre capitale se tapissait quelque part dans les profondeurs de son être mais resterait à jamais inaccessible. Cette fois, il avait vécu le poème en question, ligne après ligne, strophe après strophe, chant après chant, dans son immensité majestueuse. Bien qu’il l’eût perdu au réveil, peut-être réussirait-il à le retrouver. Le premier songe signifiait : Ton talent est privé de substance et tu ne peux écrire que des banalités. Le second lui avait annoncé : Tu as en toi une grandeur divine et tu dois chercher un moyen de l’exploiter.

Bien que cette vision se fût évaporée, Furvain prit conscience qu’il en subsistait un élément, une chose qui paraissait avoir été gravée dans son esprit. Il disposait encore de sa structure, du contenant : la versification, le rythme, la façon de construire les vers en strophes et d’assembler ces strophes en chants. Ce n’était certes qu’une coquille vide, mais elle était toujours là et il pouvait entretenir l’espoir de reconstituer cette œuvre magistrale.

La structure était si singulière qu’il ne risquait pas de l’oublier, mais il prit malgré tout des précautions. Il tendit la main vers sa plume et une feuille vierge pour coucher tout cela par écrit. Plutôt que d’essayer à ce stade de recouvrer ne fût-ce qu’un fragment de ce qui s’annonçait très difficile à recréer, il se servit de syllabes privées de sens pour reproduire sa forme, des mots absurdes qui respectaient le canevas rythmique d’un long passage.

Lorsqu’il eut terminé, il regarda avec surprise ce qu’il venait de coucher sur le papier puis le relut en un murmure, encore et encore, désormais capable d’analyser ce qu’il avait machinalement transcrit de ce souvenir onirique. La construction était effectivement remarquable, mais d’une outrance presque comique. Tout en comptant les syllabes, il se demanda si un poète avait déjà utilisé un rythme compliqué à ce point et s’il était possible d’écrire une œuvre d’une certaine importance établie sur une prosodie aussi extravagante.

Car c’était un prodige de complexité. On n’y trouvait aucun élément de la versification scandée traditionnelle qu’il connaissait si bien : jambes, trochées, dactyles, spondées et anapestes à partir desquels il avait bâti tant de poèmes avec rapidité et aisance. Ces formes classiques étaient si profondément ancrées en lui qu’il donnait l’impression d’aligner les mots sans réfléchir, que ses poèmes étaient le fruit d’un processus d’écriture automatique et non d’un acte conscient. Mais cette structure – il la récitait encore et encore, pour essayer de percer ses secrets – était étrangère à tout ce qu’il savait sur cet art.

Il ne put tout d’abord déceler aucune régularité dans les rythmes, et il aurait été bien en peine d’expliquer la curieuse fascination qu’ils exerçaient sur lui. Mais il prit conscience que la versification de son poème-songe était quantitative, fondée sur la longueur des syllabes et non sur les accentuations, un système qu’il jugea tout d’abord étonnamment arbitraire et irrégulier mais qui, finit-il par découvrir, était d’une souplesse merveilleuse entre les mains d’un individu assez talentueux pour tirer parti de ses finesses. Cela avait presque la puissance d’une incantation ; ceux qui se laissaient captiver par ce sortilège sonore en étaient charmés comme par un maléfice. Le principe des rimes était lui aussi extraordinaire, avec des strophes de dix-sept lignes ne pouvant contenir que trois sonorités différentes, imbriquées dans une structure de cinq couplets internes séparés par un triolet qu’équilibraient quatre lignes paraissant être en prose alors qu’elles s’imbriquaient dans les strophes adjacentes.

Était-il possible d’écrire quelque chose ayant un sens en respectant de telles règles ? Évidemment, conclut-il. Mais quel poète serait suffisamment patient pour s’atteler à une œuvre d’une telle envergure ? Le Divin, naturellement ! Il était, par définition, capable de réaliser n’importe quoi. L’entité omnipotente qui avait créé le monde et les étoiles devait pouvoir venir à bout d’un vulgaire arrangement de syllabes et de rimes. Cependant, qu’un simple mortel ose entrer en compétition avec Lui ne relevait pas du blasphème mais de la pure stupidité. Furvain savait qu’il écrirait trois ou quatre strophes de ce genre, s’il s’y appliquait, peut-être sept qui auraient un vague sens poétique. Mais un chant complet ? Et une série de chants constituant une œuvre épique cohérente ? Non, estima-t-il. Non. Non. Il n’en résulterait qu’un plongeon dans la folie. C’était une certitude. Se lancer dans une pareille entreprise équivaudrait à ouvrir son esprit à la démence.

Il s’agissait néanmoins d’un rêve bien plus beau que le précédent, qui n’avait laissé quant à lui qu’un goût de cendres dans sa bouche. Celui-ci lui démontrait qu’il était – non le Divin mais lui, car sa piété était fragile et il avait l’intime conviction que l’auteur de tout ceci n’était autre que son esprit, et qu’il n’avait bénéficié d’aucune assistance surnaturelle – capable de concevoir un système de strophes d’une complexité inouïe. Il conclut que cela avait toujours été présent au tréfonds de son être pour finir par éclore pendant son sommeil, à la fin d’une interminable gestation. Les tensions et contraintes de sa captivité avaient dû précipiter l’enfantement. Il ne trouvait plus la perspective d’un long séjour dans cette forteresse aussi amusante. Il avait désormais de sérieuses difficultés à considérer ses mésaventures sous un jour comique. La colère que lui inspirait sa captivité, les frustrations, la nervosité croissante : tout cela avait pu altérer les processus chimiques se produisant dans son cerveau et orienter ses pensées vers des voies différentes ; en d’autres termes, ses tourments intérieurs venaient de stimuler de nouvelles facettes de ses talents de poète.

Il n’avait aucun désir de tester le système d’écriture défini pendant la nuit, mais avoir conçu une chose pareille l’emplissait de satisfaction. Cela annonçait peut-être la résurgence de sa capacité de composer de la poésie légère. Il n’aurait pu donner au monde l’impérissable chef-d’œuvre que Kasinibon l’incitait à écrire, mais il serait ravi de rentrer en possession du talent mineur dont il avait bénéficié jusqu’à une période récente.

 

*

**

 

Cependant, les jours s’écoulaient et il restait inexplicablement improductif. Ni les encouragements de son ravisseur ni ses propres tentatives pour tenter d’amadouer sa muse n’y changeaient quoi que ce soit, et son aisance d’antan lui manquait tant qu’il doutait presque de l’avoir eue un jour à sa disposition.

Sa captivité pesait sur son humeur et son inconfort croissait. Bien qu’habitué à l’oisiveté, il n’avait jamais eu à subir une telle inactivité forcée et il bouillait d’impatience de reprendre la route. Kasinibon faisait évidemment de son mieux pour s’acquitter de son rôle d’hôte irréprochable. Il l’emmenait chaque jour dans la vallée écarlate, il sélectionnait pour leurs dîners les meilleurs crus de sa cave étonnamment bien approvisionnée, il lui fournissait tous les livres qu’il pouvait désirer – car sa bibliothèque était, elle aussi, conséquente – et il ne manquait aucune occasion d’entamer avec lui de longues dissertations portant sur la littérature.

Ce qui ne changeait rien au fait qu’il retenait Furvain contre son gré dans ce mausolée austère et rébarbatif, pris au piège alors qu’il subissait une crise personnelle et gardé captif par un bandit, un homme à l’intellect d’ailleurs fort limité. Kasinibon l’autorisait à présent à se déplacer à sa guise dans sa forteresse et sur ses terres – s’il tentait de fuir, où pourrait-il aller ? – mais les longs couloirs où l’accompagnaient les échos de ses pas et les salles pour la plupart complètement vides manquaient singulièrement d’attraits. Furvain ne trouvait d’ailleurs rien de plaisant dans l’hospitalité de Kasinibon, même s’il tentait de le dissimuler. Il n’avait ici que cet homme pour meubler sa solitude. Le hors-la-loi qui se cloîtrait en raison de la haine que lui inspirait sa propre famille, et qui s’étiolait ainsi coupé de tout, ne bénéficiait pas de plus de libertés que son otage ; sous le vernis d’affabilité de son personnage d’elfe joueur se tapissait un être qui bouillait de rage contenue. Une fureur que Furvain percevait et redoutait.

Il n’avait encore rédigé aucune lettre pour réclamer l’envoi d’une rançon. Cela lui paraissait inutile, tout autant que gênant : que se passerait-il s’il formulait cette demande et essuyait un refus ? Mais la perspective de rester en ce lieu jusqu’à la fin de ses jours commençait à le tourmenter.

Le plus pénible était pour lui l’amour que Kasinibon portait à la poésie. C’était le seul sujet qu’il abordait avec une joie toujours égale. Contrairement à Furvain. Ce dernier laissait cela aux érudits qui, privés de tout talent créateur, prenaient plaisir à gloser sur ce qu’ils étaient eux-mêmes incapables de créer, ainsi qu’à ces individus cultivés qui ne pouvaient se rendre nulle part sans un fin recueil de poèmes dans leur poche, allant même jusqu’à lire de temps en temps quelques lignes et se répandre en compliments sur l’œuvre d’un auteur actuellement encensé. Furvain ne s’intéressait pas à ces choses. Écrire était pour lui un processus naturel et il ne tirait fierté d’aucun de ses nombreux poèmes. Les vers devaient être composés, et non servir de thème à d’interminables bavardages. Subir la compagnie du plus prolixe des amateurs de cet art, un individu qui était de surcroît d’une ignorance crasse, était pour lui horripilant !

Comme un grand nombre d’autodidactes, Kasinibon avait des goûts atroces en matière de poésie – il engloutissait avec gloutonnerie tout ce qui se présentait à lui, sans discrimination, et en raison de son absence de sens critique tout ce qu’il lisait le transportait de joie. Images éculées, rimes pesantes, métaphores douteuses, comparaisons ridicules… Il n’en faisait aucun cas, s’il prêtait seulement attention à de tels détails. La seule chose qu’il réclamait, c’était une touche d’émotion dont la présence suffisait à lui faire accepter tout le reste.

Pendant ses premières semaines de séjour dans la forteresse du hors-la-loi, Furvain dut passer la plupart des soirées à l’écouter réciter ses poèmes préférés. Son importante bibliothèque, des centaines et des centaines d’ouvrages écornés, pour certains effrités par des années de consultations fréquentes, paraissait contenir toutes les œuvres de tous les poètes connus et d’un grand nombre dont Furvain n’avait jamais entendu parler. Une palette si vaste qu’elle révélait les lacunes de son propriétaire. Furvain assimilait cette passion dévorante à un manque total de discernement.

« Laissez-moi vous lire ceci ! » s’exclamait Kasinibon, les yeux brillants d’enthousiasme, avant de déclamer une œuvre incontestablement intéressante de Gancislad ou d’Emmengild ; mais, alors que Furvain savourait encore la dernière strophe, le hors-la-loi ajoutait : « Savez-vous ce que me rappelle ce poème ? » Et il allait chercher un recueil d’œuvres de Vortrailin pour déclamer avec autant d’enthousiasme une mièvrerie ridicule et inepte. Il était incapable d’établir la moindre différence entre ces textes.

Il demandait fréquemment à Furvain de choisir une œuvre et de la lire, car il voulait savoir comment quelqu’un qui pratiquait cet art gérait le flux et le reflux des rythmes poétiques. Furvain avait toujours eu une prédilection pour la poésie frivole, un genre où il excellait, mais, comme tout individu cultivé, il appréciait également des œuvres bien plus austères et il prenait un malin plaisir à sélectionner les textes modernes les plus abscons et indigestes qu’il trouvait sur les étagères, des poèmes dont il saisissait à peine le sens et qui devaient être totalement impénétrables pour son ravisseur. Des textes que Kasinibon aimait néanmoins tout autant que les autres. « Magnifique, murmurait-il, ravi. La plus pure des musiques, n’est-ce pas ? »

Je vais devenir fou ! en conclut Furvain.

Lors de la plupart de ces soirées poétiques, Kasinibon insistait pour qu’il lui récite des passages de ses propres œuvres. Son captif ne pouvait plus prétexter, ainsi qu’il l’avait fait le premier jour, qu’il était trop las. Prétendre qu’il avait tout oublié eût manqué de crédibilité et il finit par se plier à ces caprices. Les applaudissements de son ravisseur étaient chaleureux, apparemment sincères. Il ne tarissait pas de louanges non seulement sur l’élégance des tournures de phrases mais aussi sur sa connaissance profonde de la nature humaine. Ce qui était embarrassant car Furvain était conscient de la banalité de ses thèmes et de la désinvolture avec laquelle il utilisait ses techniques ; il devait mettre à contribution tout son savoir-vivre aristocratique pour ne pas s’exclamer : Seriez-vous incapable de constater que tout ceci n’est qu’un enchaînement de mots vides de sens ? Ce qui eût été cruel autant que discourtois. Leurs rapports étaient désormais placés sous le signe d’un semblant d’amitié, un sentiment probablement sincère de la part du brigand. Or, Furvain estimait qu’on ne pouvait traiter un ami d’imbécile sans porter un coup fatal à leurs relations.

Le plus pénible était incontestablement l’insistance de Kasinibon qui voulait le voir reprendre sa plume, composer une œuvre magistrale pendant son séjour sous son toit. Il n’y avait rien eu de badin, lorsqu’il avait exprimé mélancoliquement l’espoir que son « invité » écrirait un chef-d’œuvre capable d’unir leurs deux noms dans les annales de la poésie. Furvain percevait derrière ce désir un besoin dévorant. Il craignait que leurs rapports ne soient pas toujours au beau fixe, que les incitations indirectes ne se changent en diktats et que Kasinibon n’exerce sur lui des pressions de plus en plus fortes tant qu’il n’aurait pas produit le texte qu’il souhaitait si ardemment parrainer. Quand son hôte l’interrogeait sur son inspiration, Furvain répondait de façon évasive en déclarant sans mentir que sa muse le fuyait toujours. Mais les questions du hors-la-loi étaient de plus en plus pressantes.

Il devenait par ailleurs impossible d’éluder plus longtemps le sujet de la rançon. Il était évident que Furvain sombrerait dans une dépression profonde, s’il prolongeait son séjour dans cette forteresse. Mais seul l’argent d’un tiers lui permettrait de quitter cet endroit et aurait-il pu citer une seule personne disposée à financer sa libération avec ses propres deniers ? Il craignait de connaître la réponse à cette question et redoutait d’obtenir la confirmation de ses craintes. Néanmoins, s’il s’abstenait de rédiger cette lettre, il finirait ses jours à écouter maître Kasinibon lui infliger la lecture solennelle et révérencieuse des plus atroces de tous les poèmes et à chercher des échappatoires face à un homme qui voulait lui imposer d’écrire un texte dépassant, et de loin, ses capacités.

« À combien estimez-vous le prix de ma liberté ? » s’enquit-il finalement, un jour où ils longeaient la mer écarlate.

Kasinibon cita une somme faramineuse, deux fois plus élevée que la plus folle des suppositions de Furvain. Mais il avait posé une question à laquelle le bandit venait de répondre et il n’était pas en position pour entamer des marchandages.

Il tenterait en premier lieu sa chance auprès de Tanigel. Il savait que ses frères n’auraient aucun scrupule à le laisser moisir ici à tout jamais. Son père serait sans doute plus compatissant, mais il vivait loin dans les profondeurs du Labyrinthe et s’adresser au Pontife avait d’autres inconvénients, car Lord Sangamor pourrait décider d’envoyer l’armée pontificale le délivrer.

Kasinibon risquait de s’en offusquer et de le faire exécuter. Les dangers seraient tout aussi grands s’il contactait le nouveau Coronal, Lord Hunzimar. C’était en principe à ce dernier de régler les problèmes posés par le banditisme dans l’arrière-pays, et Furvain redoutait plus que tout qu’il dépêche des troupes chargées de donner une leçon à Kasinibon, une expédition punitive qui aurait des conséquences funestes pour son prisonnier. Même s’il était probable que Lord Hunzimar, qui n’avait jamais manifesté beaucoup d’intérêt pour les fils de son prédécesseur, ne prendrait aucune initiative. Non, le duc représentait son unique espoir, même si l’espoir en question était très mince.

Furvain avait une vague idée de l’immense fortune de son ami et il savait que cette rançon déraisonnable ne dépassait sans doute pas le budget d’une semaine de festins et autres réjouissances à sa cour de Dundilmir. Tanigel daignerait peut-être desserrer les cordons de sa bourse, au nom des bons moments qu’ils avaient passés ensemble. Furvain consacra une demi-journée à tourner et remanier sa lettre, en s’efforçant de trouver le ton juste, une façon de relater sa mésaventure sur un ton amusé, voire badin, tout en indiquant à Tanigel qu’il ne le reverrait sans doute jamais s’il refusait de céder aux exigences de son ravisseur. Il remit cette missive à Kasinibon, qui chargea un de ses hommes de la porter à Dundilmir avant de déclarer : « Et à présent, je propose de consacrer cette soirée aux ballades de Garthain Hagavon… »

 

*

* *

 

Au début de sa quatrième semaine de captivité, Furvain refit son voyage onirique vers la Grande Mer, et il prit une fois de plus connaissance du message du Divin qui lui apparut sous les traits d’un grand homme blond aux larges épaules, à l’attitude joyeuse et coiffé du diadème d’argent d’un Coronal. À son réveil, tout était encore présent dans son esprit, chaque syllabe de chaque vers, chaque vers de chaque strophe, chaque strophe de ce qui semblait être un tiers de chant… pour autant qu’il pouvait estimer la longueur d’une telle œuvre. Mais cela s’estompait déjà. De crainte de tout perdre, il s’attela aussitôt à la tâche consistant à transcrire un maximum de choses ; et ce fut en voyant les lignes se succéder qu’il remarqua qu’elles respectaient le mode de versification et le rythme que le Divin lui avait communiqués quelques semaines plus tôt : qu’il s’agissait, en fait, d’un fragment de cette œuvre.

Mais ce n’était que cela : un fragment. Ce qu’il avait pu coucher sur le papier débutait au milieu d’une strophe pour s’achever, quelques pages plus loin, en plein milieu d’une autre. Le thème était la guerre, la campagne que Lord Stiamot avait menée des millénaires plus tôt contre les métamorphes, ces aborigènes de Majipoor qui s’étaient soulevés contre les colons. Il venait de relater la célèbre marche des troupes humaines dans les contreforts du Pic de Zygnor, au nord d’Alhanroel, l’épisode qui avait décidé de l’issue de cette guerre interminable et déchirante, lorsque les hommes avaient rasé par le feu tout ce secteur desséché par un long été torride de façon à contraindre les derniers guérilleros à sortir de leurs cachettes. La narration s’interrompait en pleine confrontation entre Lord Stiamot et un propriétaire terrien récalcitrant, un membre de la petite noblesse du nord qui refusait de quitter ses terres en dépit des exhortations de Stiamot qui l’informait que tout ce territoire serait sous peu dévasté.

Lorsqu’il fut dans l’impossibilité de poursuivre sa transcription, Furvain la relut et en fut sidéré, pour ne pas dire abasourdi. En faisant abstraction de l’étrange combinaison de rimes et de rythme, le style et l’approche générale portaient indubitablement sa griffe. Il reconnaissait des tournures de phrases familières, des comparaisons qui lui venaient naturellement à l’esprit, des rimes qui proclamaient qu’il s’agissait là d’une œuvre d’Aithin Furvain. Mais comment un texte aussi élaboré et profond aurait-il pu jaillir de son esprit superficiel, sans une intervention du Divin ? Il était majestueux. Il n’existait pas d’autre terme pour le qualifier. Il le reprit à voix haute, pour savourer les sonorités, les assonances, la longueur sinueuse des vers, l’inéluctabilité formelle de chaque strophe. Il n’avait jamais rien écrit de comparable, même de loin. Sans doute possédait-il depuis longtemps la technique qui le lui eût permis, mais s’en servir pour créer autre chose que des frivolités avait toujours dépassé ses possibilités.

En outre, il trouvait là des informations qu’il doutait d’avoir apprises un jour. Ses précepteurs lui avaient certes parlé de Lord Stiamot. Tous les habitants de Majipoor connaissaient ce personnage, considéré comme l’un des plus grands de l’histoire de la planète. Mais des dizaines d’années s’étaient écoulées depuis la fin de ses études. Avait-il déjà entendu citer ces noms : Milimorn, Hamifieu, Bizfern, Kattikawn ? S’agissait-il de lieux authentiques ou de simples fruits de son imagination ?

Son imagination ? Eh bien, forger de tels mots était à la portée du premier venu ! Mais il y avait là trop de détails tactiques et stratégiques, des termes et des instructions attribuables à un individu bien plus versé que lui dans les arts de la guerre. Comment pouvait-il se prétendre l’auteur d’un tel poème, en ce cas ?

Néanmoins, n’était-il pas directement issu de son esprit ? Était-il l’intermédiaire auquel le Divin avait décidé de faire transcrire tout cela ? Furvain trouvait son maigre capital de foi religieuse sérieusement mis à mal par cette idée. Et pourtant… pourtant…

 

*

**

 

Kasinibon comprit aussitôt qu’il s’était produit du nouveau.

« Vous avez retrouvé votre inspiration, n’est-ce pas ?

— J’ai effectivement débuté un poème, lui répondit Furvain, mal à l’aise.

— Merveilleux ! Quand pourrai-je le lire ? »

L’éclat que la surexcitation apportait aux yeux du forban était tel que Furvain recula de quelques pas.

« Vous devrez attendre, je le crains. Il est bien trop tôt pour le montrer à qui que ce soit. À ce stade, il suffirait d’un rien pour me détourner de la voie que je viens d’emprunter. La moindre remarque lancée avec désinvolture aurait certainement un tel effet.

— Je m’engage à ne faire aucun commentaire. Je voudrais seulement…

— Non, je regrette. » Furvain fut surpris par l’intonation catégorique de sa voix. « Je ne sais pas encore à quoi tout ceci se rattache. Il me faut l’analyser, l’évaluer et méditer. Autant de choses que je dois réaliser seul. Je vous l’ai dit, Kasinibon, je crains de tout perdre si je révèle quoi que ce soit à ce stade. Je vous en prie, n’insistez pas. »

Le hors-la-loi parut comprendre et se montra aussitôt plein de sollicitude. Ce fut presque avec onction qu’il déclara : « Oui, oui, bien sûr ! Que mon ingérence maladroite tarisse le flot de votre inspiration serait une véritable tragédie. Je retire ma demande. Mais j’espère que vous me permettrez d’y jeter un coup d’œil sitôt que vous estimerez…

— Oui. Dès que le moment sera venu », promit Furvain.

Il regagna ses appartements et se remit au travail, non sans ressentir une vive inquiétude. Devoir se mettre ainsi à l’ouvrage était nouveau pour lui. Tous ses précédents poèmes s’étaient imposés à lui en suivant une ligne directe allant de son esprit à l’extrémité de ses doigts. Il n’avait jamais eu besoin de s’atteler à une telle tâche. Cette fois, cependant, il s’assit devant la petite table au plateau dégagé, posa deux ou trois plumes près de lui, tapota les côtés de la pile de feuilles blanches tant que leur alignement ne fut pas irréprochable, puis il ferma les paupières pour attendre l’intervention de sa muse.

Et découvrir bien vite qu’il ne suffisait pas de s’apprêter à l’accueillir pour qu’elle se présente ; pas lorsqu’on s’était lancé dans une pareille entreprise, en tout cas. Ses anciennes méthodes étaient caduques. Pour ce qu’il se proposait de réaliser, il lui fallait obtenir des données, les englober d’un regard et les retenir par-devers lui, les contraindre à se plier à ses volontés. Tout indiquait que le thème de ce poème était Lord Stiamot. Il concentrerait donc toutes ses pensées sur ce monarque d’un lointain passé, il projetterait son esprit par-delà les siècles pour entrer en communion avec lui, atteindre son âme et suivre son chemin.

Ce qui était plus facile à dire qu’à faire. Ses lacunes en histoire l’étonnaient. Comment quelqu’un qui ne disposait que des bases enseignées à l’école sur la vie et la carrière de Stiamot, un savoir non seulement réduit à sa plus simple expression mais désormais estompé par des années d’indifférence, pourrait-il relater un conflit si important ? La guerre qui avait éliminé la menace que les aborigènes faisaient planer sur l’expansion des colonies humaines fondées sur Majipoor.

Honteux de son ignorance, il se rendit dans la bibliothèque de Kasinibon en espérant y dénicher quelques ouvrages traitant de la question. Mais ce n’était apparemment pas un sujet qui passionnait son ravisseur. Furvain ne trouva rien à même de l’instruire. Il n’y avait qu’un abrégé d’histoire destiné aux enfants. Sur la quatrième de couverture, une inscription manuscrite lui apprit qu’il s’agissait d’un souvenir de l’enfance que Kasinibon avait passée à Kekkinork. Il contenait peu de données utiles, seulement une brève récapitulation des tentatives effectuées par Lord Stiamot pour négocier un traité de paix avec les Changeformes, de l’échec de ces tractations et de la décision du Coronal de mettre une bonne fois pour toutes un terme aux raids que les métamorphes lançaient contre les bourgades humaines en engageant la totalité de ses forces dans la bataille. Ce conflit long d’une génération avait permis de chasser les aborigènes des territoires colonisés par les humains et de les parquer dans les jungles du sud de Zimroel, une victoire qui avait autorisé l’expansion rapide de la civilisation humaine sur Majipoor et apporté la prospérité à la totalité de la planète géante. Stiamot était un des plus grands personnages de l’histoire locale, mais Furvain ne trouva dans ce manuel que les principaux événements de son règne, pas un mot sur l’homme qu’il avait été, ses états d’âme et même son physique.

Il prit alors conscience que ces détails étaient secondaires. Il comptait écrire un poème et non des annales historiques ou une biographie. Il pourrait lâcher la bride à son imagination, sous réserve de ne pas dénaturer les faits principaux. Que Lord Stiamot eût été petit ou grand, maigre ou corpulent, d’humeur joyeuse ou morose pour cause de dyspepsie, cela ne changeait rien pour un poète qui n’avait d’autres ambitions que ressusciter sa légende. Ce seigneur était devenu un véritable mythe, et Furvain savait que ces derniers transcendaient l’histoire. Une histoire qui pouvait d’ailleurs être aussi arbitraire qu’une œuvre de pure imagination. Que faisaient les historiens, sinon trier une multitude de données afin d’en dégager un tout cohérent mais pas nécessairement véridique ? Tout choix implique, par définition, la mise au rebut de certains éléments ; presque toujours ceux qui vont à l’encontre de ce que l’auteur souhaite démontrer. La vérité devient ainsi un concept abstrait : à partir des mêmes faits, trois historiens aux sensibilités différentes pourraient sans peine aboutir à trois « vérités » diamétralement opposées. Là où le mythe s’enracine dans la réalité fondamentale de l’esprit, à l’intérieur du puits sans fond qu’est la conscience collective d’un peuple, il s’imprègne d’une véracité qui n’a pas un statut d’élément secondaire mais est la base sur laquelle tout le reste repose. En ce sens, le récit mythique peut être plus fiable que celui historique et, par des inventions fidèles à l’esprit sinon à la lettre, le poète a la possibilité d’être plus proche des faits que l’historien. Fort de ce raisonnement, Furvain décida de développer le thème du héros légendaire. Rien ne lui interdirait de laisser libre cours à son imagination, tant que les grandes lignes n’en seraient pas dénaturées.

Tout fut ensuite bien plus facile, même si pour lui rien n’était simple. Il mit au point une technique de méditation qui l’envoyait osciller à la frontière du sommeil, un état d’où il pouvait plonger à sa guise dans une sorte de transe. Après quoi son guide – l’homme blond au front ceint du diadème d’argent d’un Coronal – venait vers lui, de plus en plus rapidement à chaque nouvelle rencontre, pour le conduire vers de nouvelles scènes et de nouveaux événements.

Il découvrit que son guide s’appelait Valentin : un homme charmant, patient et affable, doux et serviable, toujours souriant, le meilleur de tous les cicérones. Furvain ne se souvenait pas d’un Coronal ayant porté ce nom, et le précis d’histoire que Kasinibon gardait en guise de souvenir d’enfance n’en mentionnait aucun. De toute évidence, ce personnage n’avait pas existé. Ce qui ne faisait aucune différence. Pour Furvain, que ce Lord Valentin soit un personnage historique ou un fruit de son imagination était secondaire ; il avait simplement besoin d’être pris par la main et guidé dans les sombres royaumes de l’antiquité, et cet homme aux cheveux d’or s’en acquittait à merveille. Il semblait être la manifestation de la volonté du Divin, dont Furvain était devenu l’intermédiaire. C’est par la voix de ce Lord Valentin imaginaire que l’Esprit façonneur du cosmos grave ce poème dans mon âme, finit-il par conclure.

Guidé par Valentin, Furvain suivit en rêve les exploits de Lord Stiamot, en commençant par sa prise de conscience qu’il pourrait interrompre à tout jamais les combats incessants et atroces opposant les humains aux métamorphes, pour continuer par un enchaînement de batailles de plus en plus sanglantes qui atteignirent leur apogée quand il opta pour la politique de la terre brûlée dans les secteurs du nord. Venait ensuite la reddition des derniers rebelles aborigènes et l’établissement de la province de Piurifayne, en Zimroel, qui deviendrait une réserve dans laquelle seraient parqués à tout jamais les Changeformes de Majipoor. Chaque jour, lorsqu’il sortait de transe, Furvain se souvenait des moindres détails de ce qu’il avait appris et tout possédait l’équilibre, la grâce et le lyrisme de la grande tragédie. Il voyait non seulement les événements principaux mais aussi les conflits inexorables et inévitables qui les avaient engendrés, ce qui avait poussé un pacifiste tel que Lord Stiamot à déclarer une guerre à outrance. La trame de l’histoire était déjà présente et il ne lui restait qu’à la coucher sur le papier en mettant à contribution ses capacités et son savoir-faire d’antan ; les strophes imbriquées et les procédés rythmiques complexes découverts lors de sa première rencontre onirique avec le Divin étaient devenus pour lui naturels et le poème s’étoffait par un processus d’accumulation rapide.

Il lui arrivait parfois de perdre toute retenue. À présent qu’il maîtrisait ces étranges modes de versification, il noircissait une page après l’autre avec une telle aisance qu’il partait à l’occasion dans des digressions inattendues qui ne faisaient qu’embrouiller et étouffer la trame de l’histoire. Auquel cas, il s’interrompait pour arracher ces feuilles et tout reprendre là où il s’était écarté du droit chemin.

Il n’avait encore jamais revu et corrigé ses écrits. Il assimilait cela à une perte de temps, étant donné que les vers rejetés étaient aussi éloquents et poétiques que ceux qu’il conservait. Mais il finit par estimer que certaines tournures de phrases et recherches de sonorités étaient des fioritures qui détournaient l’attention de la signification profonde de ce récit.

Puis, après avoir mis un point final à l’histoire de Lord Stiamot, Furvain fut surpris de constater que le Divin n’en avait pas terminé avec lui. Sans lui laisser le loisir de s’interroger sur ses actes, il tira une ligne sous le chant de Stiamot pour entamer aussitôt un nouveau poème – en commençant, découvrit-il, au milieu d’une strophe, en plein passage à triple rime – qui traitait d’un événement bien plus ancien, le projet de Lord Melikand d’ouvrir Majipoor à l’immigration d’espèces non humaines afin d’accélérer son peuplement.

Il consacra quelques jours à ce projet puis se surprit à travailler sur une troisième histoire, sans avoir pour autant achevé le chant concernant Melikand. Il parlait à présent du grand rassemblement qui s’était tenu aux Chutes de Stangard, sur la Glayge, là où tous avaient acclamé Dvorn en tant que premier Pontife de Majipoor. Furvain prit à cet instant conscience que sa tâche ne consistait pas simplement à relater les exploits de Lord Stiamot mais à écrire sous forme d’épopée toute l’histoire de son monde.

 

*

**

 

Une pensée qui le terrifia. Il ne se considérait pas capable de mener à terme une pareille entreprise. Elle était bien trop importante pour quelqu’un aux capacités aussi limitées. Il pensait toutefois avoir déterminé quelle forme devait prendre cette œuvre pour pouvoir franchir les millénaires séparant l’arrivée des premiers colons de l’époque actuelle, et elle était majestueuse. Elle ne dessinait pas un arc régulier mais une succession d’envolées vertigineuses et de piqués étourdissants, un récit de flux et de transformations, de synthèse constante des opposés alors que les premiers colons idéalistes sombraient dans le chaos brutal de l’anarchie, qu’ils étaient secourus par Dvorn – dispensateur de lois et premier Pontife – puis qu’ils se disséminaient à la surface de cette vaste planète dans le cadre d’une expansion centrifuge encouragée par Lord Melikand. Ils finissaient par construire les grandes cités du Mont du Château, s’aventurer jusqu’aux continents de Zimroel et de Suvrael, se heurter inéluctablement et tragiquement aux Changeformes aborigènes, mener contre eux une guerre consternante mais inévitable sous la conduite de Lord Stiamot, ce chantre de la paix devenu un guerrier qui matait et parquait les autochtones dans une réserve, et ainsi de suite jusqu’à la période actuelle où des milliards d’individus vivaient en harmonie sur le plus beau des mondes.

Il n’existait pas de récit plus prenant, mais était-il qualifié pour l’écrire, lui, Aithin Furvain, un homme au savoir quasi inexistant et à l’âme étriquée ? Il ne se faisait aucune illusion sur son compte. Il se considérait beau parleur, indolent, dissolu ; il était une mauviette qui fuyait ses responsabilités, un individu qui avait tout au long de sa vie cherché la voie de la facilité. Comment aurait-il pu, lui entre tous les hommes, sans autres ressources qu’une intelligence médiocre et la maîtrise de certaines techniques d’écriture, entretenir l’espoir de faire tenir dans un unique poème un thème aussi vaste ? Cela dépassait ses capacités. Il n’y parviendrait jamais. S’il doutait qu’un seul poète en fût capable, il était en revanche convaincu qu’Aithin Furvain n’était pas l’homme de la situation.

Alors qu’il venait d’entamer l’écriture d’un tel récit, s’il était encore maître de la situation. C’était quoi qu’il en soit secondaire car l’œuvre prenait forme, ligne après ligne, jour après jour. On aurait pu parler d’inspiration divine, d’épanouissement d’une chose qu’il avait – sans en avoir conscience – toujours gardée captive au tréfonds de son être. Quel que soit le nom qu’on donnait à cela, il était indéniable qu’il avait déjà écrit un chant complet et des fragments de deux autres, et que chaque jour lui apportait de nouvelles strophes. Que ce poème fût exceptionnel était également incontestable. Il le relisait, encore et encore, en secouant la tête d’émerveillement face à la puissance évocatrice des mots, la musique majestueuse de la poésie, l’élan irrésistible de la narration. Sa splendeur l’emplissait de modestie et de stupéfaction. Il se demandait comment il avait réalisé une chose pareille, et il était saisi d’angoisse à la pensée que sa source d’inspiration pourrait se tarir aussi brusquement qu’elle avait jailli, ce qui l’empêcherait de terminer cette œuvre magistrale.

Bien qu’inachevé, ce manuscrit était pour lui inestimable. Il l’assimilait à un droit d’accès à l’immortalité. Qu’il n’en existât qu’un seul exemplaire l’inquiétait d’autant plus qu’il devait le laisser dans une pièce ne pouvant être verrouillée que de l’extérieur. Il risquait d’être rendu illisible par le renversement accidentel d’un encrier, subtilisé par un voleur jaloux de l’attention que lui portait maître Kasinibon ou encore jeté à la poubelle par un serviteur illettré. Il prit ce qu’il avait déjà écrit et en fit plusieurs copies qu’il dissimula dans les différentes pièces de son logement exigu. Il enfouissait chaque nuit l’original dans le tiroir du bas du meuble dans lequel il rangeait ses effets ; et, quelques jours plus tard, sans trop savoir pourquoi, il prit l’habitude de disposer méticuleusement trois de ses plumes en étoile sur la pile des feuilles terminées afin d’en être aussitôt informé si quelqu’un venait fouiller le tiroir en question.

Ce qu’il put constater seulement trois jours plus tard. Les plumes étaient toujours dans leurs positions initiales, mais sous des angles légèrement différents. L’intrus avait compris leur utilité et s’était donné la peine de les remettre à leur place, sans y réussir tout à fait. Furvain opta ce soir-là pour un autre motif et il releva l’après-midi suivant quelques modifications à peine perceptibles. Il fit les mêmes constatations au cours des deux jours suivants.

L’unique suspect était Kasinibon. Aucun membre de sa bande de hors-la-loi, et encore moins un de ses serviteurs, n’aurait perdu ainsi son temps.

Il pénètre dans ma chambre dès que je m’absente. Il vient lire mes poèmes à mon insu.

Furieux, Furvain partit à la recherche du hors-la-loi qu’il accusa sans détours d’avoir violé l’intimité de ses appartements.

À sa grande surprise, Kasinibon s’abstint de le nier. « Ah, vous l’avez donc constaté ? Eh bien, évidemment ! Je n’ai pu résister. » Ses yeux brillaient de surexcitation. « C’est merveilleux, Furvain. Magnifique ! Cela m’a ému à tel point que je ne sais comment l’exprimer ! Le passage où la prêtresse métamorphe se présente devant Lord Stiamot… lorsqu’elle pleure sur son peuple et qu’il finit par l’imiter…

— Vous n’aviez aucun droit de fouiller dans mes affaires ! s’emporta Furvain.

— Tiens donc ? Je suis chez moi, ici. Je fais ce qui me plaît. Vous m’avez demandé de ne pas vous parler de l’œuvre inachevée et je m’en suis abstenu, il me semble. Ai-je dit un seul mot à son sujet ? Il y a désormais des jours que je lis vos écrits, presque depuis le début. Je suis vos progrès quotidiens et on pourrait presque dire que j’apporte ma modeste contribution à la création de cette œuvre magistrale, dont la beauté me fait venir des larmes aux yeux, mais vous ai-je adressé la moindre suggestion ? Jamais… »

Furvain sentait croître son indignation.

« Vous empiétez sur mon intimité depuis si longtemps ? balbutia-t-il, outré.

— Chaque jour. J’ai commencé avant que vous n’imaginiez ce petit stratagème avec les plumes. Écoutez, Furvain… Un poème qui deviendra un classique, un chef-d’œuvre de la littérature, voit le jour sous mon toit, écrit par un homme auquel j’offre le gîte et le couvert. Auriez-vous le cœur de me priver du plaisir de le voir croître et évoluer ?

— Je préfère tout jeter dans les flammes plutôt que vous autoriser à m’épier ainsi !

— Ne dites pas de sottises. Continuez d’écrire. Je prends l’engagement de vous laisser tranquille, à l’avenir. Mais n’interrompez pas ce que vous avez entamé, si vous l’envisagez. Ce serait un crime impardonnable commis à l’encontre de l’art. Terminez le passage qui se rapporte à Melikand. Écrivez l’histoire de Dvorn. Achevez tout le reste. » Il eut un rire malicieux. « Vous ne pourriez pas vous arrêter à ce stade, quoi qu’il en soit. Vous êtes sous le charme de ce poème, comme possédé. »

Furvain le foudroya du regard. « Comment le savez-vous ?

— Je suis moins sot que vous vous plaisez à le croire. »

Mais Kasinibon finit par s’adoucir et solliciter son pardon, avant de promettre une fois de plus de serrer la bride à l’insatiable curiosité que lui inspirait ce poème. Il paraissait éprouver sincèrement du repentir, voire craindre que sa curiosité n’ait mis cette œuvre en péril. Il déclara qu’il ne le lui pardonnerait jamais, si Furvain saisissait ce prétexte pour abandonner ce projet ; juste avant de lancer avec véhémence : « Mais je sais que vous irez jusqu’au bout. Vous le ferez. Vous ne pouvez plus renoncer, à ce stade. »

Cette analyse de ce qu’il ressentait était si juste que Furvain ne put entretenir plus longtemps sa rancune. Il était évident que Kasinibon percevait son indolence innée, son refus de s’impliquer dans une entreprise aussi ambitieuse et exténuante qu’une œuvre de cette importance. Mais il avait constaté que ce poème exerçait sur lui son emprise, une force si puissante que même un oisif dans son genre ne pourrait résister à l’appel quotidien qui lui ordonnait d’étoffer ce poème. Cet ordre émanait des profondeurs de son être, d’un point qui échappait à sa compréhension ; mais Furvain savait aussi qu’il était renforcé par le violent désir de Kasinibon de le voir achever ce qu’il avait entrepris. Sa volonté extérieure venait étayer l’autre pulsion, quant à elle personnelle et interne. Non, il n’aurait effectivement pas pu abandonner à ce stade.

« Oui, je continuerai, marmonna-t-il à contrecœur. Soyez-en certain ! Mais ne remettez plus les pieds dans mes appartements.

— C’est entendu. »

Kasinibon allait le laisser quand Furvain le rappela pour demander : « Une dernière chose. Avez-vous reçu une réponse de Dundilmir, au sujet de ma rançon ?

— Non. Rien. Absolument rien », lui répondit Kasinibon avant de s’éclipser en toute hâte.

Pas de nouvelles. Je m’y attendais un peu, se dit-il. Tanigel avait pris la lettre pour la rouler en boule et la jeter au loin. Si ce n’était pas devenu un sujet de plaisanterie pour les membres de sa cour : Pouvez-vous imaginer une chose pareille ? Ce benêt de Furvain, capturé par des bandits !

Il était certain que Kasinibon ne recevrait jamais de réponse. Il lui semblait par conséquent approprié de rédiger de nouvelles demandes de rançon – une à son père dans le Labyrinthe, une à Lord Hunzimar au Château, d’autres à des personnes éventuellement disposées à lui prêter assistance si leurs noms lui venaient à l’esprit – et de charger Kasinibon d’envoyer des messagers.

Entre-temps, Furvain poursuivait son travail quotidien. Atteindre l’état de transe était de plus en plus aisé ; Lord Valentin lui apparaissait sitôt qu’il l’évoquait et ce mystérieux personnage se faisait une joie de le conduire par-delà le temps, jusqu’à l’aube du monde. Le manuscrit s’étoffait. Il retrouvait les plumes dans la position où il les avait laissées et, au bout d’un certain temps, il finit par renoncer à cette mesure.

 

*

**

 

Furvain avait désormais une vision d’ensemble de cette œuvre.

Elle comporterait neuf parties principales auxquelles son esprit attribuait la forme d’une arche, avec les passages se rapportant à Stiamot servant de clé de voûte. Le premier chant traiterait de l’arrivée des colons humains sur Majipoor, des gens qui fuyaient les problèmes de Vieille Terre et entretenaient l’espoir de fonder un paradis sur ce monde merveilleux. Il décrirait leurs premières explorations hésitantes de cette planète dont les dimensions et la beauté les intimidaient tant, et l’implantation d’avant-postes minuscules. Dans le deuxième chant, il relaterait leur transformation en hameaux, villages et villes, les dissensions qui avaient crû entre ces diverses agglomérations au cours des siècles suivants, la prolifération des conflits qui avait finalement relégué les lois aux oubliettes, entraîné des troubles généralisés et débouché sur un nihilisme absolu.

Le troisième chant serait consacré à Dvorn. Il raconterait comment ce chef provincial de Kesmakuran, une ville du pays d’occident, avait émergé du chaos pour traverser Alhanroel en appelant la population de toutes les agglomérations à se joindre à lui pour instaurer un gouvernement stable auquel tout Majipoor se rallierait. Comment, grâce à son charisme autant que par les armes, il avait fait de ce rêve une réalité en fondant une monarchie non héréditaire, un système placé sous l’autorité d’un monarque auquel il avait donné le vieux titre de Pontife : « bâtisseur de pont », un monarque qui nommait un subordonné, le Coronal, à la tête de son administration et faisait de lui son successeur. Furvain expliquerait comment Dvorn et son Coronal, Lord Barhold, avaient obtenu le soutien de tout Majipoor et mis en place le mode de gouvernement qui était toujours en vigueur.

Viendrait ensuite le quatrième chant, un élément de transition où il décrirait l’émergence du monde moderne à partir des structures mises en place par Dvorn. La construction des générateurs d’atmosphère, ces machines qui permettraient de coloniser la montagne de cinquante mille mètres qu’ils baptiseraient le Mont du Château, et la fondation des premières cités sur ses pentes inférieures. Convaincu que les humains ne suffiraient pas à assurer la croissance d’un monde de cette taille, Lord Melikand avait lancé une politique d’immigration de Skandars, de Vroons, de Hjorts et autres extraterrestres afin qu’ils viennent grossir la population déjà en place. Ce chant s’achèverait sur l’exacerbation du conflit entre les hommes et les aborigènes qui se sentaient chassés de leurs territoires ancestraux par l’extension des colonies. Il parlerait des débuts de la guerre.

Le chant de Lord Stiamot, déjà terminé, deviendrait la clé de voûte de cet édifice. Mais Furvain prit à contrecœur conscience qu’il faudrait lui réserver plus de place. Étoffer ce passage s’imposait, quitte à le scinder en deux parties, voire en trois, pour traiter ce thème comme il se devait. Il ne pouvait passer sous silence les tourments moraux de Stiamot, l’épouvantable ironie du destin d’un pacifiste convaincu qui avait dû, pour assurer le salut de son peuple, mener une guerre impitoyable contre les propriétaires légitimes de Majipoor, des êtres innocents qui souhaitaient simplement garder la jouissance des terres de leurs ancêtres. La construction d’un château destiné au Coronal sur la cime du Mont, symbole de la victoire épique de Stiamot, serait le point culminant du poème, son pivot. Viendraient ensuite les derniers chants : celui où il raconterait le retour graduel à la paix, celui où il présenterait Majipoor comme un monde ayant mûri et pour finir un chant visionnaire qui n’avait pas encore pris forme dans son esprit mais où il espérait régler les problèmes posés par les causes d’instabilité en suspens, la profonde blessure que la guerre contre les métamorphes avait infligée à ce monde.

Furvain avait même trouvé le nom de cette œuvre. Il l’appellerait Le Livre des Changements, car tel était son thème, le retour éternel des saisons, le flux et le reflux incessants des événements, avec en contrepoint le thème sous-jacent immuable de la destinée de Majipoor. Les rois accédaient au pouvoir, atteignaient le faîte de leur gloire et disparaissaient, les mouvements s’amorçaient et s’interrompaient, mais la communauté planétaire progressait tels les flots d’un grand fleuve, suivant le lit tracé par le Divin, et tous les bouleversements n’étaient que des escales le long de son parcours. Un parcours jalonné de défis et de contre-mesures, l’incessante collision de forces opposées qui débouchait sur le triomphe inéluctable de Dvorn sur l’anarchie, le triomphe inéluctable de Stiamot sur les métamorphes, et – un jour, dans l’avenir – le triomphe inéluctable des vainqueurs sur les conséquences de leur victoire. Il savait que c’était ce qu’il devait démontrer : les structures qui résultent de l’écoulement du temps et prouvent que toute chose, même le refoulement des Changeformes, entrait dans le cadre d’un dessein immuable, la victoire de l’organisation sur le chaos.

Lorsqu’il n’écrivait pas, Furvain se sentait terrifié par l’énormité de ce qu’il avait entrepris et par son manque de qualifications pour composer une œuvre pareille. Mille fois, chaque jour, il repoussait la tentation d’en rester là. Mais il n’aurait pu se le permettre.

Tu dois changer d’existence, lui avait dit Dame Dolitha sur le Mont du Château, un événement qui semblait avoir eu lieu des siècles plus tôt. Oui. Ces paroles prononcées sèchement équivalaient à un ordre. Il avait changé de vie, et sa vie l’avait changé. Il était conscient de devoir continuer, terminer ce grand poème qu’il offrirait au monde en guise de rachat, afin de compenser tout le temps stupidement gaspillé. Kasinibon l’aiguillonnait sans relâche, pour le pousser lui aussi vers ce but. Il avait cessé de l’épier et de l’interroger, mais il l’observait constamment et jugeait de l’avancement de son œuvre à ses traits tirés et ses yeux larmoyants ; il déployait des trésors de patience et le sondait sans mot dire. Des pressions inexprimées auxquelles Furvain ne pouvait résister.

Il travaillait sans relâche, cloîtré dans ses appartements dont il ne sortait pratiquement plus que pour prendre ses repas. Il écrivait jusqu’au moment où l’épuisement menaçait de le terrasser, puis il s’accordait un court instant de repos avant de replonger en transe. Comme s’il avait entrepris un voyage dans une région infernale de l’esprit. Il se déplaçait avec appréhension le long de circuits détournés et malaisés qui serpentaient dans les ténèbres. Pendant des heures, il s’imaginait avoir été séparé de son guide alors qu’il n’avait pas la moindre idée de sa destination, et il était saisi de frayeur. Il avait des frissons et des tremblements, il était en sueur. Mais une lumière merveilleuse venait le nimber et il avait accès à de magnifiques prairies où l’attendaient des chants et des danses, la majesté des sons divins et des visions sacrées, et les mots se mettaient à couler de sa plume comme s’ils échappaient au contrôle de son conscient.

Les mois défilaient. Il y avait plus d’un an qu’il consacrait tout son temps à cette tâche. Les feuilles s’empilaient. Il ne travaillait pas de façon méthodique mais se tournait vers toute partie de son poème qui savait retenir son attention. Le seul chant qu’il considérait comme terminé était le central, le cinquième, la section clé concernant Stiamot ; mais il avait presque achevé les chants de Melikand et de Dvorn, ainsi que de longs passages de l’introduction qui avait pour thème l’implantation des premiers hommes. D’autres sections n’étaient encore que des ébauches et il n’avait pas écrit un seul mot du dernier chant. Il lui restait à raconter des épisodes complets de l’histoire de Stiamot, au début et à la fin de son existence. Cette façon de procéder était chaotique, mais il ne savait pas comment s’y prendre autrement. Tout serait réglé en temps voulu, de cela il était certain.

Il demandait à l’occasion à Kasinibon s’il avait reçu des réponses à ses lettres de rançon, pour s’entendre invariablement répondre : « Non, non, absolument rien de qui que ce soit. » C’était secondaire. Seul son travail avait de l’importance.

Puis, alors qu’il n’avait écrit que trois strophes du dernier chant, il eut soudain l’impression de se trouver au pied d’une barrière infranchissable ou au bord d’un gouffre sans fond. Il avait atteint un stade au-delà duquel il ne pourrait aller. Il avait déjà ressenti cela en diverses circonstances, mais c’était cette fois radicalement différent. Il avait précédemment ressenti le désir d’en rester là, une tentation rapidement chassée par l’impossibilité d’accepter l’humiliation d’un renoncement. Alors qu’il était à présent convaincu d’être incapable de progresser parce qu’il n’avait plus devant lui que des ténèbres.

Aidez-moi, pria-t-il sans savoir à qui il s’adressait. Guidez-moi.

Mais il ne reçut ni assistance ni conseils. Il était seul. Et, livré à lui-même, il ne savait quoi faire de tout ce qu’il avait eu l’intention d’utiliser pour le dernier chant. Il ignorait comment aborder le thème de la réconciliation avec les Changeformes – l’expiation de l’abominable et inévitable péché que l’humanité avait commis contre eux sur ce monde –, l’absolution, la rédemption et même un rachat. Car, près de dix millénaires après le règne de Dvorn et quatre millénaires depuis le règne de Stiamot, dans quelle mesure leurs peuples s’étaient-ils réconciliés ? Quelle expiation, quel salut ? Les métamorphes étaient toujours parqués dans la jungle de Zimroel, les humains contrôlaient tous leurs déplacements sur ce continent et leur interdisaient de se rendre partout ailleurs en Alhanroel. Ils n’étaient pas plus proches d’une solution qu’à l’arrivée du premier colon. La méthode de Lord Stiamot – les vaincre, les parquer à tout jamais loin au sud, en Zimroel, et réserver le reste de la planète aux humains – ne résolvait rien… ce n’était qu’un expédient brutal. Stiamot l’avait lui-même reconnu, conscient qu’il était trop tard pour renoncer à la colonisation de cette planète. Réécrire l’histoire de Majipoor était impossible. Et ainsi, pour sauvegarder les intérêts de milliards de colons, des millions d’aborigènes avaient perdu leur liberté.

Dès l’instant où Stiamot n’a pu trouver comment sortir de cette impasse, qui suis-je pour m’en prétendre capable ? se demanda Furvain.

Auquel cas, écrire le dernier chant serait impossible. Et – encore plus ennuyeux – il commençait à se dire qu’il ne réussirait pas non plus à terminer les passages inachevés. À présent qu’il avait perdu l’espoir de couronner cet édifice avec la conclusion qu’il comptait lui donner, l’inspiration semblait l’avoir fui. S’il tentait de progresser malgré tout, il ne ferait sans doute que gâcher ce qu’il avait déjà en diluant la puissance évocatrice de ces poèmes par des ajouts de qualité médiocre. Et il prenait conscience avec désespoir que, même s’il parvenait à aller jusqu’au bout de cette œuvre, il ne pourrait la révéler au monde. Nul ne croirait qu’il en était l’auteur. Tous penseraient à un plagiat, une supercherie ; il deviendrait un objet de mépris. Mieux valait ne rien publier plutôt que de se faire couvrir d’opprobre, estima-t-il finalement.

Et la distance séparant cette conclusion de la décision de détruire le manuscrit était infime.

Il alla chercher toutes les copies et tous les brouillons dans les placards et recoins de l’appartement que Kasinibon lui avait attribué, pour entasser le tout sur la table. La pile était impressionnante. Les jours où il se sentait trop las ou à court d’inspiration pour poursuivre la composition de cette œuvre, il s’occupait en rédigeant des copies additionnelles des textes existants, afin de minimiser le risque d’être privé par accident du fruit de son labeur. Il avait gardé toutes les pages mises au rebut, les strophes biffées, celles réécrites. Il y avait là un monceau de papier impressionnant. Il faudrait probablement des heures pour que tout soit réduit en cendres.

Il préleva une liasse de deux ou trois centimètres d’épaisseur au sommet de la pile et alla la poser dans l’âtre.

Il trouva une allumette. Il la gratta et contempla sa petite flamme pendant un court moment avant de la tendre posément vers l’angle de la liasse.

 

*

**

 

« Que faites-vous ? » s’exclama Kasinibon en se précipitant dans la pièce.

Le petit homme abattit aussitôt le talon de sa botte sur l’allumette qui se consumait pour la broyer sur la pierre de l’âtre. Le feu n’avait pas eu le temps de se communiquer aux feuilles du manuscrit.

« Ce que je fais ? Je brûle mon poème, répondit très calmement Furvain. Ou, plus exactement, j’essaie de le brûler.

— Quoi ?

— Le brûler.

— Vous êtes fou ! Les contraintes imposées par votre œuvre vous ont privé de raison !

— Non, je me considère parfaitement sain d’esprit. Mais je ne puis continuer, c’est désormais une certitude. Et, après en avoir pris conscience, j’ai estimé qu’il valait mieux tout détruire. »

Ce fut d’une voix basse et privée d’émotion qu’il résuma ce qui lui avait traversé l’esprit au cours de la dernière demi-heure.

Kasinibon l’écouta sans l’interrompre puis resta un long moment silencieux. Ce fut en contemplant la fenêtre par-delà l’épaule de son interlocuteur qu’il déclara d’une voix à peine audible : « J’ai un aveu à vous faire, Furvain. J’ai reçu votre rançon la semaine dernière. Versée par votre ami le duc. Je n’ai pas osé vous le dire, car je tenais à vous voir terminer ce poème et je savais que vous y renonceriez si je vous autorisais à regagner Dundilmir. J’ai conscience d’avoir mal agi. Je n’ai pas le droit de vous retenir ici plus longtemps. Faites comme bon vous semble, Furvain. Partez, si ça vous chante ! Mais – je vous en conjure – ne détruisez pas ce que vous avez écrit. Laissez-m’en un exemplaire.

— J’ai décidé de tout réduire en cendres. » Les yeux de Kasinibon se rivèrent aux siens et ce fut plus énergiquement qu’il s’exprima, de sa voix sèche et cinglante de chef de bande. « Non. Je vous l’interdis. Remettez-moi ces feuilles de votre plein gré ou je vous les prends de force ! » Furvain ne put s’empêcher de sourire. « Je constate que je suis toujours votre prisonnier. Avez-vous effectivement reçu le montant de ma rançon ?

— Je puis vous le jurer. »

Furvain hocha la tête. Il n’avait à son tour rien à dire. Il tourna le dos au hors-la-loi pour s’intéresser aux flots rouge sang de la Mer.

Terminer ce poème était-il vraiment irréalisable ? Un étourdissement le fit tituber et il perçut une force inattendue tout au fond de son être. L’aveu que Kasinibon venait de lui faire avec un air penaud avait emporté des barrières. Il n’avait plus l’impression de se dresser devant un obstacle infranchissable. La voie était de nouveau dégagée et il avait le dernier chant à sa portée.

Y inclure la réponse au problème posé par les Changeformes n’était pas une nécessité. Au cours des quarante siècles écoulés depuis le règne de Stiamot, aucun Coronal ou Pontife n’avait trouvé la solution ; pourquoi un simple poète en aurait-il été capable ? Il s’agissait là de questions politiques qui n’étaient pas de son ressort. Sa tâche consistait simplement à écrire des poèmes. Dans Le Livre des Changements, il offrirait à Majipoor un reflet de son passé ; il n’avait pas à lui révéler son avenir. Pas de façon explicite, à tout le moins. Il laisserait l’histoire suivre son cours.

Supposons, pensa-t-il – supposons – supposons – que je termine le poème par une prophétie, la vision énigmatique d’un roi tragique d’un lointain avenir, un monarque qui serait, comme Stiamot, un homme de paix contraint de faire la guerre, et qui connaîtrait par conséquent d’épouvantables tourments tout au long de son règne. Des bribes de phrases lui venaient à l’esprit : « Un roi d’or… une couronne dans la poussière… l’étreinte sacrée des ennemis jurés… » Que signifiaient-elles ? Il n’en avait pas la moindre idée ; et il n’avait nul besoin de le savoir. Il lui fallait seulement les coucher par écrit. Offrir l’espoir qu’un jour un monarque un homme qui contiendrait en son for intérieur les forces de la guerre et de la paix d’une façon qui équilibrerait les souffrances et les accomplissements de Stiamot – mettrait fin à l’instabilité qui résultait du péché originel, du vol de ce monde à ses légitimes propriétaires. Il n’avait pas à expliquer comment atteindre ce but, seulement à affirmer qu’il n’était pas inaccessible.

Il sut qu’il pouvait non seulement se remettre à l’ouvrage mais qu’il le devait, qu’il en avait l’obligation, et qu’il n’aurait la possibilité de mener à bien cette entreprise qu’en ce lieu : ici, sous l’œil vigilant de son ravisseur et gardien. Il en serait incapable, s’il regagnait Dundilmir où il régresserait inéluctablement vers la superficialité de ses anciennes habitudes.

Il se tourna afin de réunir une copie complète du manuscrit incluant tout ce qu’il avait écrit à ce jour, puis il poussa les feuilles vers Kasinibon.

« Cet exemplaire vous revient, déclara-t-il. Gardez-le. Lisez-le, si ça vous chante. Mais ne faites aucun commentaire sur ce que j’ai écrit avant que je vous y invite. »

Ce fut sans dire un mot que Kasinibon prit la liasse et la comprima contre sa poitrine, sous ses bras croisés, pendant que Furvain ajoutait : « Renvoyez le montant de ma rançon au duc Tanigel. Déclarez-lui qu’il l’a réglée trop tôt, que je souhaite séjourner ici quelque temps encore. Et adressez-lui ceci, avec l’argent. »

Il chercha une copie du chant de Stiamot dans le monticule de feuilles entassées sur la table.

« Il pourra ainsi voir à quoi son vieil ami indolent consacre son séjour dans les contrées d’orient, n’est-ce pas ? » Furvain sourit. « Et à présent, Kasinibon, je vous en prie… Pourriez-vous me laisser afin que je me remette à l’ouvrage ? »

 

 

 

FIN