PROLOGUE Tapi dans les forêts de Chelyabinsk, à environ mille cinq cents kilomètres de Moscou, se cache un pavillon de chasse qui était fort prisé, autrefois, par l'élite du pouvoir de l'Union soviétique. Une datcha accueillant ses hôtes en toute saison - au printemps et en été, les berges du lac de montagne offraient au regard un festival de couleurs et de fleurs des champs; à l'automne et l'hiver, c'était un paradis pour les chasseurs. Depuis l'effondrement du Presidium, la maison était tombée dans l'oubli et était devenue la retraite de Dimitri Youri Yourievitch, un chercheur éminent, spécialisé dans la physique nucléaire - son sanctuaire, à lui aussi, pour toute saison... Car le savant avait été assassiné, victime d'un piège monstrueux tendu par des tueurs qui n'avaient aucun respect pour son génie - seulement de la haine. Un homme de lumière qui voulait faire profiter la terre entière de ses découvertes. Peu importait la nationalité de ses assassins, personne ne la connaissait au juste; c'étaient des agents du mal, voilà tout ce qu'il fallait retenir, venus éliminer un représentant du bien, qui œuvrait pourtant dans un domaine susceptible de semer la mort sur toute la planète. La vieille femme aux cheveux blancs et clairsemés gisait sur le lit, la grande baie vitrée devant elle offrant au regard les premières neiges d'hiver. A l'image de ses cheveux et de sa peau fripée, le monde au-dehors était blanc et froid, recouvert d'un glacis immaculé, faisant ployer les branches sous son poids, un paradis de lumière virginale. D'une main laborieuse, elle attrapa la sonnette posée sur sa table de nuit et la fit tinter. Quelques instants plus tard, une jeune femme brune d'une trentaine d'années, à la poitrine généreuse, fit irruption dans la chambre. " Oui, grand-mère, que puis-je faire pour vous? demanda-t-elle avec des yeux brillants. - Tu as déjà fait tout ce qui était en ton pouvoir, mon enfant. - Je ne suis plus une enfant et vous pouvez me demander n'importe quoi, vous le savez. Un peu de thé, peut-être? - Non. Mais appelle un prêtre. Peu importe son obédience. Cela ne fait pas si longtemps qu'ils peuvent se montrer au grand jour. - Vous n'avez nul besoin d'un prêtre, grand-mère, mais d'un bon repas. - Mon Dieu, tu es comme ton grand-père. Toujours en train de discuter, d'analyser... - Je n'analyse rien du tout, l'interrompit Anastasia Youriskaya Solatov. Vous avez un appétit d'oiseau! - Foutaises! Ils avalent l'équivalent de leur poids tous les jours... Où est ton idiot de mari, au fait ? - Parti chasser. Avec la neige fraiche, les traces des animaux se voient bien... - Tout ce qu'il va arriver à faire, c'est se tirer sur le pied! rétorqua la vieille femme. Et nous n'avons aucun besoin de viande. Moscou se montre on ne peut plus généreux avec nous. - C'est le moins qu'ils puissent faire! lança Anastasia Solatov. - Ce n'est pas l'altruisme qui les guide, détrompe-toi, mais la peur. - Pourquoi dites-vous ça, Maria Youriskaya ? - Va chercher un prêtre, mon enfant. J'ai quatre-vingt-cinq ans et quelqu'un doit savoir la vérité. Dépêche-toi! " Le vieux pope orthodoxe, en soutane noire, se tenait auprès du lit. Il savait reconnaître les signes de mort, pour les avoir vus maintes fois. Les derniers instants étaient proches. La respiration de la vieille femme était courte, contrainte. " Vous désirez confesser vos péchés, chère Maria? ânonna le prêtre. - Pas les miens, espèce d'idiot! rétorqua Maria Youriskaya. Cela s'est passé un jour un peu comme celui-ci - de la neige, partout. Les chasseurs prêts, leurs fusils sanglés sur l'épaule. Il a été tué un jour comme celui-là, son corps déchiqueté, réduit en charpie par un ours blessé mis sur son chemin par des démons. - Oui, oui, nous connaissons tous cette histoire, Maria, cette tragédie. - On a dit au début que c'était un coup des Américains, puis qu'il s'agissait des adversaires de mon mari à Moscou ou de collègues jaloux. Mais ce n'était rien de tout ça. - Cela fait si longtemps, Maria. Détendez-vous. Le Seigneur vous attend. Il va vous prendre en son sein et vous réconforter... - Silence, imbécile! La vérité doit être dite. J'ai appris plus tard - par des appels venant des quatre coins du monde, jamais rien d'écrit, seulement des mots prononcés au téléphone - que moi et mes enfants, ainsi que leurs enfants, seraient abattus dans l'instant si jamais je racontais ce que mon mari m'avait dit. - Que vous a-t-il dit, Maria? - Le souffle me quitte, mon père, tout devient si sombre... - De quoi s'agissait-il, mon enfant? - Une force... plus terrible encore que celles qui ont ourdi toutes les guerres du monde. - Quelle force, chère Maria ? - Les Matarèse... le mal absolu. " La tête de la vieille femme retomba en arrière. Maria Yourievitch était morte. Le grand yacht blanc, long de cinquante mètres, pénétra dans la marina d'Estepona sur la Costa del Sol, havre de luxe et de paix pour les nantis de la planète, à la pointe sud de l'Espagne. Le propriétaire du bateau, un vieil homme malingre, était assis dans un fauteuil tapissé de velours, au secret d'une cabine luxueuse, servi par son fidèle majordome depuis près de trente ans. Il se préparait à se rendre à la réunion la plus importante de sa longue vie - une vie qui s'étendait sur plus de quatre-vingt-dix ans; son âge exact était gardé secret, précaution nécessaire lorsqu'on passait la majeure partie de son temps dans l'arène du pouvoir à guerroyer contre de jeunes rivaux. Pourquoi donner à ces arrivistes le bâton pour le frapper, les inciter à brandir le spectre de la sénilité quand il ne s'agit de rien d'autre que d'une expérience supérieure cumulée sur plusieurs générations. Trois opérations de chirurgie esthétique avaient transformé son visage en un masque de chair rigide, mais cette atrophie n'était que de surface, un leurre pour tromper l'ennemi qui était prêt à lui usurper son empire financier au moindre signe de faiblesse. Un empire qui avait perdu tout sens aujourd'hui. Un colosse de papier pesant sept milliards de dollars - sept mille millions - édifié grâce aux manipulations d'une organisation appartenant désormais à un lointain passé. Une entité née d'un désir de vengeance et qui s'était muée en un monstre aveugle et satanique, nourrissant des légions de soldats corrompus, n'ayant d'autre vision que celle de leur fortune personnelle. " Comment me trouves-tu, Antoine? demanda le vieil homme. - Splendide, monsieur, répliqua le majordome, en appliquant une lotion d'après-rasage et retirant la serviette qui protégeait sa veste stricte, rehaussée d'une cravate à rayures. - Ce n'est pas un peu trop ? demanda l'homme en montrant son costume élégant. - Pas du tout. Vous êtes le président, ils ne doivent jamais l'oublier. Vous ne pouvez souffrir d'opposition. - Oh, il n'y aura pas d'opposition, c'est sûr. Je vais leur demander de préparer la dissolution. Je compte récompenser grassement tous ceux qui ont consacré leur temps et leur énergie à une entreprise dont ils ne savaient rien, ou si peu. - Certaines personnes, toutefois, vont avoir du mal à accepter vos instructions. Faites attention, René. - Pour que tu fasses fi du protocole, c'est que tu as quelque chose d'important à me dire! " Les deux hommes échangèrent un petit rire complice, puis le vieil homme poursuivit. " Pour parler franc, Antoine, j'aurais dû te nommer parmi mes hauts cadres. Chacun de tes conseils m'a toujours été précieux. - Je ne les proférais qu'à votre demande, et seulement en des domaines que je pense maîtriser. Autrement dit, jamais dans les affaires d'argent auxquelles je ne comprends rien. - Tu te limites aux personnes, je sais... - Disons que je veille sur vous, René... Venez, je vais vous installer dans votre fauteuil. - Non, Antoine! Pas de fauteuil roulant! Donne-moi ton bras. Je veux me rendre à cette réunion sur mes deux jambes !... Allez, parle-moi un peu de ces personnes qui " vont avoir du mal " à accepter mes instructions ? Je vais leur donner une prime substantielle. Une vie plus que confortable va s'offrir à eux... - La sécurité ne saurait remplacer le plaisir de l'action, René. Les petites mains seront ravies, c'est évident, mais les huiles risquent de faire grise mine. Vous leur reprenez leur sceptre, leur pouvoir. Et plusieurs de ces personnes sont ici, méfiez-vous. " La salle à manger était une réplique miniature d'un grand restaurant parisien, avec des peintures impressionnistes aux murs, représentant des vues de la Seine, de l'Arc de Triomphe, de la tour Eiffel et autres hauts lieux de la capitale. La table d'acajou circulaire accueillait cinq chaises - quatre occupées, une vacante. Quatre hommes, vêtus de costumes stricts, avaient pris place, chacun ayant une bouteille d'Evian, un cendrier et un paquet de Gauloises à disposition. Seuls deux cendriers avaient été utilisés, les deux autres s'étaient retrouvés écartés d'une main dédaigneuse. Le vieil homme malingre pénétra dans la pièce, accompagné de son valet à son service depuis vingt-huit ans. Ce n'était pas leur première rencontre et les salutations furent vite échangées. Le vieux " président " fut installé sur la chaise centrale, et son majordome alla se poster contre le mur, derrière lui. C'était la procédure normale. Personne d'ailleurs n'aurait songé à faire quelque objection que ce soit, car la présence du valet était une tradition. " Voici donc tous mes conseillers rassemblés, commença le vieil homme. Mon avocat de Paris, ein Rechtsanwalt de Berlin, mio avvocato de Rome et, bien sûr, notre spécialiste du droit des affaires de Washington. Il est bien agréable de tous vous revoir. " Il y eut des hochements de tête en réponse à ce message de bienvenue. " Je vois à votre air sombre que cette réunion ne vous transporte pas de joie. C'est fort regrettable, car mes instructions sont sans appel, que cela vous agrée ou non. - Si je peux me permettre, Herr Mouchistine, intervint l'avocat allemand, nous avons tous bien reçu vos ordres codés; ils sont, à l'heure actuelle, à l'abri dans nos coffres, et à vrai dire, nous sommes consternés ! Pas seulement parce que vous comptez vendre vos sociétés et leurs capitaux... - Moins une part non négligeable en rétribution de vos bons et loyaux services, l'interrompit René Mouchistine d'un ton de glace. - Nous sommes, bien entendu, sensibles à votre générosité, René, annonça l'avocat de Washington, mais le problème n'est pas là. Ce qui nous inquiète, ce sont les conséquences. Des pans entiers du marché vont s'effondrer, les actions vont chuter... on va s'interroger ! Il y aura peut-être des enquêtes... nous risquons tous d'être compromis. - Balivernes! Chacun de vous n'a fait que suivre les consignes de l'énigmatique René Pierre Mouchistine, seul et unique propriétaire des lieux. Refuser d'obéir à mes ordres aurait signifié le renvoi. Pour une fois, messieurs, il vous suffit de dire la vérité. Et vous serez intouchables. - Mais, monsignore, s'exclama l'avvocato d'Italie, vous vendez vos sociétés bien en dessous de leur valeur sur le marché ! Pourquoi donc? Vous distribuez des millions et des millions à des organisations humanitaires aux quatre coins de la planète, pour des gens qui ne sauraient reconnaître une lire d'un mark ! Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous êtes devenu un socialista qui veut refaire le monde en ruinant tous ceux qui ont cru en vous - en nous? - En aucun cas. Vous faites tous partie d'un vaste plan conçu des années avant votre naissance, le dessein du grand padrone, le Baron de Matarèse. - Qui ça? demanda l'avocat français. - J'ai déjà entendu ce nom-là, mein Herr, annonça l'Allemand. Mais cela reste bien mystérieux pour moi. - Cela n'a rien d'étonnant, répondit René Mouchistine en jetant un coup d'œil vers Antoine derrière lui. Vous n'êtes que les fils rayonnant de la toile originelle, pensée et tissée par son concepteur, des émissaires de sa volonté servant à légitimer ses agissements occultes. Vous dites que je donne des millions en pure perte à ceux qui sont sur la touche - d'où croyez-vous que me vient ma fortune? Notre avidité nous aveugle tous. - Mais vous ne pouvez pas faire ça, Mouchistine ! s'écria l'Américain en se levant d'un bond. Je vais me faire lapider par le Congrès! - Et moi! Le Bundestag va exiger des explications! renchérit le Rechtsanwalt de Berlin. - Je ne me laisserai pas humilier par la Chambre des députés, ajouta le Parisien. - Je demanderai à nos collaborateurs de Palerme de vous faire revenir sur votre décision, annonça l'Italien d'un ton lourd de menace. Ils vous feront entendre raison. - Pourquoi ne pas tenter la chose vous-même? Auriez-vous peur d'un pauvre vieillard comme moi ? " L'Italien se leva de sa chaise, plein de fureur; sa main plongea sous sa veste sur mesure. Elle n'en ressortit pas. Tchouc! - la déflagration étouffée d'un pistolet à silencieux. Une seule balle, tirée par Antoine, le majordome, lui fracassa le crâne. L'avocat romain s'écroula à terre, maculant de sang le parquet. " Vous êtes dingue! s'écria l'Allemand. Il allait simplement vous montrer un article de presse, affirmant que plusieurs de vos sociétés sont liées à la Mafia - ce qui est la vérité vraie. Vous êtes un monstre! - Voilà un qualificatif saugrenu de la part d'un fils d'Auschwitz et de Dachau. - Je n'étais même pas né! - L'histoire est là... Qu'est-ce que tu dis de tout ça, Antoine? - Simple autodéfense, monsieur. En tant qu'ancien informateur de la Sûreté, c'est ce que j'aurais écrit dans mon rapport. Il a voulu sortir une arme. - Nom de Dieu! lança l'avocat de Washington. Vous nous avez tendu un piège, espèce d'ordure! - Pas exactement. Je voulais simplement m'assurer que vous exécuteriez mes ordres à la lettre. - C'est impossible! Pour l'amour du ciel, ouvrez les yeux! Cela reviendrait à signer notre arrêt de mort à tous... - Pour l'instant, il n'y en a eu qu'un d'effectif. Mais nous allons nous débarrasser du corps, un festin pour les poissons de la Grande Bleue. - Vous êtes un fou dangereux! - Nous sommes tous devenus fous. Ce n'était pas le cas au début et... Antoine! Les hublots! " Les petites ouvertures circulaires furent soudain occultées par des visages cagoulés. Un par un, les vitres volèrent en éclats sous les canons, et les tirs commencèrent, sans discrimination, fouillant les quatre coins de la pièce. Antoine se précipita et plaqua Mouchistine sous une armoire. Une balle mit l'épaule du majordome en charpie et une rafale transperça la poitrine de son maître, Son ami depuis trente ans n'y survivrait pas. " René! René! s'écria Antoine. Respirez. Respirez à fond! Ils sont partis! Je vais vous emmener à l'hôpital! - Non, Antoine. C'est trop tard! hoqueta Mouchistine. Les avocats sont morts et je ne regrette pas ma fin. J'ai vécu avec le mal, et je meurs en l'ayant rejeté. Peut-être cela sera-t-il retenu à ma décharge... - Ne dites pas de bêtises. Ne me quittez pas, vous êtes mon seul ami. - Trouve Beowulf Agate. - Qui ça ? - Renseigne-toi à Washington. Ils doivent savoir où il est! Vasili Taleniekov a été tué, d'accord, mais ils n'ont pas eu Beowulf Agate. Il est en vie, quelque part; lui sait la vérité. - Quelle vérité? - Les Matarèse ! Les Matarèse sont de retour. Ils étaient au courant de notre réunion, ils connaissaient mes instructions, qui sont pourtant indéchiffrables si on n'a pas les codes... Il y a donc eu des survivants... c'est pour cela qu'on m'a éliminé... maintenant c'est à toi de les arrêter. - Comment? - Bats-toi avec tout ton cœur, avec toute ton âme! Bientôt, les Matarèse seront partout. Ils sont les démons que l'archange de l'enfer a annoncés, le bien qui se vend au service de Satan. - Je ne vous suis pas! Je ne connais rien à la Bible! - Aucune importance, murmura Mouchistine, agonisant. Les idées sont des monuments plus précieux que les cathédrales. Elles survivent aux pierres et aux millénaires. - Qu'est-ce que vous racontez? - Il faut trouver Beowulf Agate. C'est lui la clé. " René Mouchistine fut pris de spasmes, et retomba en arrière, la tête contre la cloison. Ses dernières paroles furent si claires qu'elles semblaient monter des profondeurs de la terre : " Les Matarèse... le mal incarné. " Le vieil homme était mort, emportant avec lui ses secrets. I Six mois plus tôt. Dans les collines corses dominant les eaux de Porto-Vecchio sur la mer Tyrrhénienne, se dressaient les restes squelettiques d'un ancien palais. Le gros œuvre, fait pour durer des siècles, était plus ou moins intact, mais l'intérieur était détruit, rongé par le feu des dizaines d'années auparavant. C'était le milieu de l'après-midi, le ciel chargé charriait des nuages de pluie, tandis que le grain hivernal montait de la côte de Bonifacio. Bientôt l'air et la terre seraient noyés sous les trombes d'eau, de la boue partout, les chemins autour de la bâtisse, mangés par la végétation, seraient transformés en ruisseaux impraticables. " Il faudrait se presser, padrone, annonça le grand Corse enveloppé dans sa parka à capuche. Les routes pour rejoindre l'aéroport Senetosa sont difficiles, même lorsqu'il ne pleut pas, précisa-t-il en anglais - seule langue commune aux deux hommes - avec un fort accent corse. - Senetosa attendra! répliqua l'homme longiligne dans son imperméable, avec des intonations néerlandaises. Tout peut attendre. C'est moi qui décide des priorités! Donne-moi le relevé topographique de la section nord de la propriété, s'il te plaît. " Le Corse plongea la main dans sa poche et tendit à l'homme d'Amsterdam un plan replié. Celui-ci l'étala aussitôt sur un muret et se mit à l'étudier avec attention. Il ne cessait de relever les yeux de la carte pour s'abîmer dans la contemplation du paysage qui s'ouvrait devant lui. La pluie commença à tomber, d'abord une bruine, puis une vraie douche. " Par ici, padrone ! " lança le guide de Bonifacio, en désignant une arche de pierre. Il s'agissait sans doute du porche donnant accès à un ancien parc arboré. Une construction étrange, large d'un mètre vingt pour une profondeur de près de deux mètres - presque un tunnel. L'arche était envahie par les vignes vierges, un rideau de lianes en obstruait l'entrée - un abri idéal contre la soudaine averse. Le " padrone ", âgé d'une quarantaine d'années, courut vers le boyau de pierre, étalant aussitôt son relevé sur le mur végétal. Il sortit un feutre rouge de sa poche et cercla une grande portion du plan. " Bouclez toute cette zone, ordonna-t-il en haussant la voix pour se faire entendre malgré le martèlement de la pluie sur les pierres. Mettez des piquets, tendez des cordes, des barbelés. Interdiction absolue d'y pénétrer. Je ne veux y voir personne. Personne! C'est clair? - Si ce sont vos ordres, ce sera fait. Mais la zone couvre près de cinquante hectares, padrone. - Tels sont mes ordres. Mes hommes viendront s'assurer que mes instructions sont suivies à la lettre. - Inutile qu'ils se déplacent. Ce sera fait. - Parfait. - Et pour le reste, grande signore ? - Comme je te l'ai dit à Senetosa, tout doit être conforme aux plans originaux, enregistrés à Bastia il y a deux cents ans - une version réactualisée, bien entendu, avec tout le confort moderne. Tous les matériaux utiles seront acheminés par mes bateaux de Marseille. Tu as les numéros et les codes pour mes lignes de fax et de téléphone. Fais ce que je te demande - ce que j'exige - et tu seras un homme riche et ton avenir sera assuré. - C'est un grand honneur pour moi d'avoir été choisi, padrone. - Tu comprends que le secret doit être absolu. - Naturalmente, padrone ! Pour tout le monde, vous serez un milliardaire bavarois un peu excentrique qui veut finir ses jours dans nos belles collines de Porto-Vecchio. Personne n'en saura davantage! - Parfait. - Il y a un détail, toutefois, grande signore... Lorsque nous nous sommes arrêtés au village, la vieille qui tient cette auberge décrépie vous a vu. Elle s'est mise à genoux dans sa cuisine pour remercier le Seigneur de vous avoir fait revenir parmi nous. - Quoi ? - Souvenez-vous, comme nos boissons étaient longues à venir, je suis allé dans la cucina; c'est là que je l'ai trouvée en pleine prière. Elle pleurait, tout en disant qu'elle vous avait reconnu - votre visage, vos yeux... " Le Barone di Matarese est revenu! " Elle répétait ça sans fin. "Le Corse prononça le nom à l'italienne - Mataresa. " Elle louait le Seigneur de vous avoir fait revenir, grâce à vous la gloire et le bonheur étaient de retour dans les montagnes. - Tu dois effacer cet épisode de ta mémoire, je me fais bien comprendre ? - Parfaitement. Je n'ai rien entendu! - En ce qui concerne la reconstruction, tout doit être terminé dans six mois. Ne ménage ni les moyens, ni les efforts. Je veux des résultats. - Je ferai de mon mieux. - Ne me déçois pas. Il n'y aurait alors aucun avenir pour toi, doré ou pas. Capisce ? - Compris, padrone, répondit le Corse, en déglutissant. - Quant à la vieille de l'auberge... - Oui? - Tue-la. " Six mois et douze jours de folie plus tard, le palais de la dynastie des Matarèse se dressait dans toute sa magnificence. Le résultat était remarquable, comme seuls des flots de millions peuvent l'assurer. La grande demeure avec sa salle de réception monumentale était fidèle à la vision de l'architecte du XVIIIe siècle, à l'exception des lustres qui avaient remplacé les anciens candélabres, et du confort moderne - eau courante, toilettes, air conditionné et, évidemment, électricité dans toutes les pièces. Le terrain avait été nettoyé, la pelouse, autour du bâtiment principal, offrait un grand parcours de croquet et un green de golf. L'allée qui reliait la demeure à la route de Senetosa avait été pavée et bordée de luminaires semi-enterrés. Des domestiques tirés à quatre épingles accueillaient tout véhicule arrivant au pied des marches de marbre du perron. Le visiteur ne pouvait savoir que ces chasseurs étaient en fait des gardes du corps professionnels, des anciens commandos venant de divers pays. Chaque garde était équipé d'un scanner électronique capable de détecter armes, appareil photo ou magnétophone dans un rayon de trois mètres. Les consignes étaient claires. Si un visiteur se présentait affublé de l'un de ces trois objets, il fallait confisquer le matériel et conduire le contrevenant dans la salle d'interrogatoire où des questions sans détour seraient posées. Si les réponses ne se révélaient guère satisfaisantes, il existait du matériel très performant - manuel ou électrique - capable de délier les langues les plus récalcitrantes. Les Matarèse étaient de retour, dans toute leur splendeur et leur despotisme. Le soir tombait, les collines de Porto-Vecchio s'embrasaient sous le couchant, lorsque les limousines pénétrèrent dans la propriété. Les gardes en costume Armani accueillirent les visiteurs avec zèle et courtoisie, aidant chacun d'eux à descendre de voiture tout en faisant courir leurs mains sur leurs vêtements pour détecter la présence éventuelle d'effets personnels prohibés. Il y avait sept paquebots sur roues, un par invité; ils étaient tous arrivés au port. Six hommes et une femme; âge entre trente et soixante ans; nationalités diverses - un seul dénominateur commun : leur immense fortune. Un à un, ils gravirent les marches de marbre, accompagnés par les gardes qui les conduisaient dans la grande salle de réception. Une longue table trônait au centre de la pièce, des cartons précisaient la place de chacun; quatre d'un côté, trois de l'autre, chaque chaise distante de sa voisine d'un mètre cinquante. En bout de table, une chaise vide - face à elle, un petit lutrin. Deux serveurs en livrée s'empressèrent de prendre commande des cocktails; devant chaque invité, un ramequin de cristal ouvragé débordant de caviar béluga; dans l'air, les notes subtiles d'une fugue de Bach. On se mit à converser à mi-voix, personne ne semblant comprendre les raisons de cette réunion. Un autre point commun liait tous ces gens : tous parlaient anglais et français; les deux langues furent au début employées à parts égales, puis l'anglais prédomina, car les deux Américains présents n'étaient guère à l'aise avec la langue latine. On parlait de tout et de rien, de connaissances communes, de Saint-Tropez, des Bahamas, d'Hawaï ou de Hong Kong. Personne n'osait formuler la question qui leur brûlait tous les lèvres : pourquoi les avait-on fait venir ici? Six hommes et une femme avec la peur au ventre - peur parfaitement fondée, chacun ayant un passé plus trouble qu'il ne voulait bien le dire. Soudain, la musique cessa. L'intensité des grands lustres fut diminuée et un petit faisceau tomba de la mezzanine pour illuminer le lutrin posé sur la table. L'homme d'Amsterdam sortit d'une alcôve et s'approcha à pas mesurés du pupitre et du rayon lumineux. Son visage plaisant, presque anodin, semblait pâle sous le projecteur, mais ses yeux brûlaient d'un feu intérieur. Son regard se vrilla avec intensité sur chacun des invités, à mesure qu'il les saluait de la tête. " Je vous remercie d'avoir répondu à mon invitation, commença-t-il, avec dans sa voix un mélange de froideur et de chaleur contenues. J'espère que les conditions de votre voyage furent conformes au confort et au luxe auxquels vous êtes accoutumés ? " Un murmure d'acquiescement parcourut l'assistance, sans autre enthousiasme. " Je me rends compte, poursuivit l'homme d'Amsterdam, que j'ai interrompu brutalement le cours de votre vie, à la fois personnelle et professionnelle, mais je n'avais pas le choix. - Maintenant, vous l'avez ", l'interrompit la femme d'un ton de glace. Elle avait une trentaine d'années, portait une belle robe noire, rehaussée d'un collier de perles valant cinquante mille dollars au bas mot. " Nous sommes tous là et nous attendons vos explications. - Je vous présente toutes mes excuses, madame. Je sais que vous deviez vous rendre au Rancho Mirage à Palm Springs, pour un rendez-vous galant avec l'associé de votre mari actuel, avec qui il a fondé son cabinet de courtage véreux. Je suis sûr qu'il vous pardonnera votre absence, étant donné que c'est vous qui leur avez offert leur société. - Je vous demande pardon? - Ne jouez pas les prudes innocentes, ma chère, cela vous va mal. - En ce qui me concerne, intervint un Portugais d'une cinquantaine d'années au crâne dégarni, je suis venu parce que vous m'avez laissé entendre que j'aurais de sérieux ennuis si je n'obtempérais pas. Votre allusion codée était on ne peut plus explicite. - Mon télégramme se bornait à mentionner le nom " Açores ". Apparemment, ce fut suffisant. Le consortium que vous dirigez repose sur la corruption, à Lisbonne les pots-de-vin sont devenus carrément une institution. Si vous contrôlez les Açores, non seulement vous aurez la mainmise sur les tarifs exorbitants pratiqués par les lignes aériennes, mais aussi sur les taxes locales prélevées sur un million de touristes par an. Une affaire juteuse, c'est le moins que l'on puisse dire! " Un concert de protestations jaillit des deux côtés de la table, laissant entendre pour la plupart l'existence d'activités guère avouables et susceptibles d'être à l'origine de cette réunion dans la propriété des collines de Porto-Vecchio. " Assez ! lança l'homme d'Amsterdam. Vous vous fourvoyez quant aux raisons qui vous amènent ici. J'en sais plus sur vous et vos mésactions que vous-mêmes! C'est mon héritage, mon legs - et vous en êtes tous les héritiers. Nous sommes les descendants de la maison Matarèse, l'enclume sur laquelle se sont forgées toutes nos fortunes. " Les sept invités se figèrent, stupéfaits, quelques-uns échangèrent des regards, comme si un lien secret les unissait tous. " Ce n'est pas un patronyme auquel nous avons coutume de nous référer, annonça un Anglais vêtu d'un costume sur mesure de Savile Row. Mes enfants, comme ma femme, n'ont jamais entendu ce nom-là, ajouta-t-il à mi-voix. - Pourquoi exhumer les morts? demanda un Français. La maison Matarèse n'est plus - enterrée et oubliée. Un souvenir poussiéreux. - Vous êtes mort, vous ? rétorqua le Hollandais. Enterré ? Je n'en ai pas l'impression. Vos richesses vous ont porté jusqu'aux plus hautes sphères des finances. Chacun d'entre vous dirige, de près ou de loin, de grandes sociétés ou de grandes compagnies, l'essence même de la philosophie matarésienne. Et je vous ai tous choisis pour accomplir la grande destinée des Matarèse. - Quelle " grande destinée "? s'enquit l'un des Américains, avec un fort accent du Sud. Vous vous prenez pour qui, un nouveau Huey Long1 ? - Cela me serait difficile, mais vous, en revanche, vous pourriez reprendre le rôle si l'on considère les intérêts de votre casino dans la vallée du Mississippi. - Ma gestion est aussi claire qu'elle doit l'être, mon gars! - Je ne vous le fais pas dire... - Quelle destinée? intervint l'autre Américain. Le nom des Matarèse ne figure dans aucun registre ayant trait aux biens légués à ma famille. - Le contraire m'eût étonné. Vous êtes le chef du service juridique d'une grande banque de Boston. Diplômé de Harvard, sorti magna cum laude... et actionnaire de la plus grosse institution de corruption de votre pays qui s'est fait une fortune en compromettant de hauts fonctionnaires fédéraux et d'État, une référence mondiale dans l'art de l’" élection sur commande ". Vos talents imposent le respect. - Vous ne pouvez rien prouver! - Ne me tentez pas, mon cher Maître - vous perdriez. De toute façon, je ne vous ai pas fait venir ici, à Porto-Vecchio, pour faire l'étalage de mes informations vous concernant, même si celles-ci sont, vous l'imaginez, une part indissociable de l'ensemble. La bonne vieille méthode de la carotte et du bâton... Avant toute chose, j'aimerais me présenter plus en détail. Je suis Jan Van der Meer Matareisen... je suis convaincu que la consonance du dernier nom ne vous aura pas échappé. Je suis, en effet, un descendant direct du Baron de Matarèse ; il était, pour être exact, mon grand-père. Comme vous le savez peut-être, les liaisons du Baron étaient tenues secrètes, et la progéniture résultant de ces unions fut gardée cachée. Toutefois, le grand homme n'a jamais fui ses responsabilités. Ses rejetons furent envoyés dans les meilleures familles d'Italie, de France, du Portugal, d'Amérique et des Pays-Bas - j'en suis la preuve vivante. " Les invités restèrent interdits. Lentement, ils se cherchèrent du regard, se jetèrent des coups d'œil furtifs, interrogateurs, s'attendant à la révélation d'un grand secret. " Cessez de tourner autour du pot! lança le gros Américain de Louisiane. Crachez donc le morceau! - C'est vrai, renchérit le Londonien. Où voulez-vous en venir, mon cher ? - Je crois que plusieurs d'entre vous m'ont déjà compris à demi-mot, annonça Jan Van der Meer Matareisen, en s'autorisant un vague sourire. - Alors cessez de tourner autour du pot ! lança l'entrepreneur de Lisbonne. - Très bien. Vous êtes, tout comme moi, les enfants de cette progéniture, les fruits des mêmes entrailles, comme aurait pu dire votre Shakespeare. Vous êtes, chacun d'entre vous, les descendants directs du Baron de Matarèse. " A ces mots, ce fut le tohu-bohu. " Nous avons entendu parler des Matarèse, mais jamais ainsi! ", " C'est ridicule, ma famille doit sa fortune à elle seule! " ou encore " Regardez-moi! Je suis blond depuis la naissance, je n'ai pas le type latin! ". Les protestations atteignirent un paroxysme puis s'essoufflèrent, et finirent pas s'évanouir tout à fait lorsque Jan Matareisen leva les mains dans le faisceau de lumière. " J'ai la réponse pour chacune de vos récriminations, annonça-t-il avec calme, si vous vous décidez à m'écouter... les appétits sexuels du Baron étaient gargantuesques et variés. Vos grands-mères lui furent offertes suivant ses humeurs, à la manière d'un cheikh arabe; aucune, cependant n'y trouva à redire, car toutes connaissaient la valeur du grand homme. Moi, et moi seul, fut l'enfant légitime aux yeux de l'Eglise. Car il épousa ma grand-mère. - Et nous, qu'est-ce que nous sommes? s'exclama l'Américain de La Nouvelle-Orléans? Des bâtards depuis deux générations? - Vous n'avez guère été spoliés, à ce que je sache ? Tant sur un plan pécuniaire qu'éducationnel. - C'est vrai... on n'a manqué de rien. - Et votre grand-mère était, et est toujours, une femme très belle, dont le visage et la silhouette ont orné les pages de Vogue et de Vanity Fair, n'est-ce pas ? - C'est vrai, mais elle en parlait très rarement. - A quoi bon? Elle a épousé un directeur de société d'assurances qui allait bientôt devenir le PDG du groupe entier. - Comment pouvez-vous non seulement suggérer mais affirmer que nous sommes de la même lignée? s'écria l'avocat de Boston. Quelle preuve avez-vous ? - Enterré sous deux mètres sous terre, dans le secteur nord-est de la propriété, se trouvait un coffret, contenant une liasse de documents. Il m'a fallu cinq mois pour mettre la main dessus. Dans cette liasse figurent les noms des enfants du Baron ainsi que ceux de leur nouvelle patrie d'adoption. Notre grand-père était un homme méticuleux... oui, mon cher Bostonien, nous sommes parents. Et même cousins, que cela vous plaise ou non. Nous constituons, à nous tous, les héritiers des Matarèse. - C'est incroyable, souffla l'Anglais, sous le choc. - Fichtre! lâcha l'Américain de Louisiane. - Ridicule! s'écria la femme blonde de Los Angeles. - Je trouve la situation plutôt comique, annonça un natif de Rome, en soutane - un cardinal du Vatican. - Je suis de cet avis, répondit Matareisen. Je savais que vous seriez sensible à cette ironie sublime du destin. Vous êtes une fripouille, dans les petits papiers de Sa Sainteté mais honni du Collegium. - Il est urgent de faire entrer l'Eglise dans le XXIe siècle. Je n'ai aucun regret. - Mais vous faites d'énormes profits via les banques contrôlées par le Vatican. - Je donne des orientations, et n'en profite jamais pour ma personne. - Ce dernier point, selon mes sources, est sujet à caution. Je fais allusion, bien sûr, à un certain manoir sur les rives du lac de Côme. - Il appartient à mon neveu. - Par son second mariage, le premier ayant été annulé illégalement par vos soins, mais passons. Je ne veux embarrasser personne. Après tout, nous sommes de la même famille... Si vous êtes réunis ici, c'est parce que vous êtes vulnérables. Et je suis sans doute le plus vulnérable d'entre nous. Si je peux découvrir vos manigances, la réciproque est vraie. Ce n'est qu'une question de temps et de motivation. - Vous parlez beaucoup mais vous ne dites pas grand-chose, lança l'Américain de Louisiane, nerveux. C'est quoi l'ordre du jour, au juste? - " L'ordre du jour ", j'aime ça. On reconnaît là le jargon du métier. Vous avez un doctorat en direction et gestion d'entreprise, si je ne m'abuse. - Exact. Mais je suis fier d'être un redneck. Et je suis rusé comme un paysan, ne vous y fiez pas. Continuez. - Très bien. L'ordre du jour - notre ordre du jour - est l'achèvement de l'œuvre des Matarèse, la réalisation du rêve de notre grand-père, Guillaume de Matarèse. " Tous les regards convergèrent vers le Hollandais. Malgré leurs réticences, les sept héritiers étaient intrigués. - Puisque vous avez sans doute un aperçu assez précis de ce " rêve ", vous pourriez peut-être nous éclairer? lança la femme vêtue avec élégance, visiblement troublée. - Comme vous le savez, la finance est aujourd'hui une entité planétaire. Les variations du dollar ont des répercussions sur le mark, la livre, le yen et toutes les autres monnaies du monde, toutes étant interdépendantes. - Nous le savons en effet, annonça le Portugais. D'ailleurs, je suppute que nombre d'entre nous jonglent à profit avec les fluctuations du marché des changes. - Et parfois à perte, n'est-ce pas ? - Pertes minimes, comparées aux gains. D'un point de vue probabiliste, c'est une quantité négligeable, au même titre que les coups de chance des joueurs dans les casinos de mon cousin américain. - Je ne vous le fais pas dire, cousin!... - Pourrait-on recentrer le débat ? intervint l'Anglais. Revenir à cet ordre du jour, si vous n'y voyez pas d'inconvénient? - Contrôler les cours, mettre au pas la finance internationale, voilà le grand œuvre que convoitait notre visionnaire Baron de Matarèse. Concentrer l'argent entre les seules mains de spécialistes; écarter les gouvernements de la table de jeu, ces gens qui ne savent que le gaspiller et monter les nations les unes contre les autres. Le monde est déjà en guerre, une guerre perpétuelle, économique, et qui en tire profit? Personne. Qui contrôle l'économie d'une nation, contrôle le pays! - Vous pensez que nous pouvons... commença le Portugais en se penchant au-dessus de la table. - Oui, l'interrompit le Hollandais, nous pouvons y parvenir! A nous tous, nous pesons plus de mille milliards de dollars; une somme suffisante, disséminée aux quatre coins de la planète pour asseoir notre influence. Une influence qui gagnera rapidement le monde entier grâce à de savants transferts de capitaux. Si l'on agit de concert, nous pouvons créer un chaos économique, pour notre seul et unique profit. - C'est dément! s'écria l'entrepreneur de La Nouvelle-Orléans. Nous ne pouvons perdre, puisque c'est nous qui avons toutes les cartes en main! - A l'exception de quelques-unes, précisa le petit-fils Matarèse. Comme je vous l'ai dit plus tôt, je vous ai choisis parce que j'ai pu trouver chez vous des points faibles susceptibles de servir mon dessein - la carotte et le bâton. Mais j'ai approché d'autres gens, en vain; peut-être ai-je baissé les bras trop vite. Ils se sont montrés sourds à toutes mes doléances, menaçant même de dénoncer la moindre action que nous pourrions tenter... Ils sont trois, deux hommes et une femme. Le Baron a, en effet, dix petits-enfants illégitimes. Il est temps de réduire l'échelle de notre discussion, de passer du planétaire à l'individuel - à ces trois personnes éminemment dangereuses pour notre entreprise. C'est là que le concours de chacun va être précieux... Messieurs, madame, ces gens doivent être éliminés avant que nous engagions la bataille. Encore faut-il les tuer intelligemment, sans laisser la moindre trace. Il y avait encore une autre personne, hors de notre lignée - un vieillard, si puissant toutefois qu'il aurait pu nous écraser à l'instant même où nous aurions levé le petit doigt. Il n'est plus désormais un obstacle, mais les trois autres le sont encore. Ce sont les seuls qui sont susceptibles de se mettre en travers de notre chemin. Peut-on passer à présent aux questions pratiques, ou y en a-t-il qui veulent quitter la salle ? - C'est curieux, mais quelque chose me dit que si nous nous levons, nous n'arriverons jamais à Senetosa vivants, annonça la femme, d'un air songeur. - Vous me prêtez des intentions qui me sont étrangères, chère madame. - Je vous écoute, Jan Van der Meer Matareisen, les grandes œuvres sont ma spécialité, lança le cardinal. - Alors notez celle-ci, mon père, répondit Matareisen. Nous avons un planning serré, un compte à rebours, si vous préférez. Dans quelques mois, une ère nouvelle débutera. Celle de notre avènement sur terre, l'an I du règne Matarèse. " II Les Hamptons, New York, 28 août. L'East End de Long Island est à plus ou moins une heure de Manhattan, selon le type d'avion privé utilisé. Les " Hamps " resteront à jamais les terres légendaires de l'écrivain F. Scott Fitzgerald, du moins dans les parties où les avions privés sont encore monnaie courante. Un havre de paix luxueux, douillet, avec grandes demeures, pelouses soignées, piscines turquoise, courts de tennis et arrangements savants de jardins à l'anglaise, débordant, l'été, de fleurs chatoyantes. L'âge d'or des grandes familles avait été balayé par l'avènement d'une nouvelle aristocratie, celle de l'argent et du travail. Juifs, Italiens, stars noires, et Hispanos-Américains - les anciens parias devenus les nouveaux rois de l'East End - cohabitaient en bonne intelligence, voire avec enthousiasme, avec les héritiers WASP qui n'en revenaient toujours pas de s'être fait ravir leur trône. L'argent est le grand rouleau compresseur des privilèges. Clubs et autres cercles privés s'ouvrirent sous le nouvel afflux de prétendants, et leurs généreuses donations pour la réfection de ces établissements vétustes furent accueillies comme un don du ciel. L'âme de Jay Gatsby était toujours là - avec ou sans Daisy -inchangée. Le match de polo au Green Meadow Hunt Club était à son paroxysme, cavaliers et montures ruisselant de sueur, dans une mêlée de sabots et de maillets tournoyant à la poursuite d'une petite balle sournoise allant toujours se nicher sous les chevaux ou hors des limites du terrain. Soudain, l'un des joueurs poussa un cri. Il avait perdu son casque dans la frénésie du jeu. Sa tête n'était qu'une masse sanglante, la boîte crânienne fracassée. Le temps sembla se suspendre, tandis que les jouteurs sautaient de leur monture et se précipitaient vers l'homme à terre. Parmi eux se trouvait un médecin, un chirurgien argentin qui écarta ses camarades pour examiner de près la victime inconsciente. Il releva la tête après quelques secondes et déclara : " Il est mort. " " Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? s'écria le capitaine de la Red Team, l'équipe du mort. Un maillet de bois peut vous assommer d'un coup - on a tous déjà vu ça - mais pas vous ouvrir le crâne en deux, nom de Dieu! - Ce n'est pas du bois qui lui a fait ça, annonça l'Argentin. Mais quelque chose de beaucoup plus lourd - de l'acier ou du plomb, peut-être. " Le groupe se trouvait dans un recoin des grandes écuries. Deux policiers et une ambulance avaient été appelés. " Il faut demander une autopsie, avec analyse de l'impact, poursuivit le médecin. Inscrivez ça dans votre rapport. - Entendu, répondit l'un des policiers. - Pourquoi une autopsie, Luis? demanda un joueur. - C'est évident, répondit le policier en prenant des notes dans son calepin. Il pense qu'il ne s'agit peut-être pas d'un accident, n'est-ce pas toubib ? - Ce n'est pas à moi de tirer cette conclusion. Je suis médecin, pas policier. Je ne fais qu'observer des faits. - Comment s'appelle la victime? Il a une femme? De la famille dans le coin? demanda l'autre policier, en faisant signe à son collègue de prendre note des réponses. - Il s'appelle Giancarlo Tremonte, répondit un joueur aux cheveux blonds, avec l'accent natif de la vieille aristocratie. - Je connais ce nom-là, annonça le premier policier. - C'est fort possible, poursuivit l'homme blond. Les Tremonte sont une grande famille du lac de Côme et de Milan. Ils ont de grosses affaires en Italie, en France, et dans le pays, évidemment. - Non, je parlais du prénom, Giancarlo, précisa le policier avec le calepin. - On parle souvent de lui dans les journaux, expliqua le capitaine de la Red Team. Des journaux pas toujours des plus respectables, mais sa réputation à lui est - était - irréprochable. - Pourquoi le voyait-on si souvent dans le journal? s'enquit le second policier. - Sans doute parce qu'il était immensément riche, qu'il participait à toutes sortes de manifestations de bienfaisance, et qu'il était un homme à femmes. " Le chef de l'équipe regarda le policier d'un air entendu. " Cela fait les choux gras de ce genre de presse, mais ce n'est en rien un péché. Ce n'est pas de sa faute s'il a un nom célèbre. - Certes. Vous avez ainsi répondu à l'une de mes questions. Il n'y a donc pas de madame Tremonte... quant aux éventuelles petites amies, elles ont dû déguerpir! Pour ne pas être la proie de ces journalistes de troisième zone, bien sûr... - Ne soyez pas inconvenant. - En aucune manière, monsieur... monsieur comment ?... - Albion. Geoffrey Albion. Ma résidence d'été se trouve dans Gull Bay, sur la plage. A ma connaissance, Giancarlo n'avait pas de famille ici. Je crois savoir qu'il était là pour veiller sur les intérêts que les Tremonte ont dans le pays. Lorsqu'il a loué Wellstone, nous fûmes, bien entendu, ravis de l'accueillir au Green Meadow Hunt Club. C'est un... c'était un joueur de polo très talentueux... peut-on à présent emporter sa dépouille ? - Nous allons la couvrir, mais le corps doit rester ici jusqu'à l'arrivée de nos supérieurs et du médecin légiste. Moins on le déplace, mieux c'est. - Seriez-vous en train de sous-entendre que nous aurions dû le laisser sur le terrain, au milieu de la foule? rétorqua Albion d'un ton de glace. Si c'est le cas, votre inconvenance est hurlante. Il est déjà fort détestable de vous avoir vu boucler l'endroit où il est tombé. - C'est la procédure normale, répondit le premier policier en rangeant son calepin dans sa poche. Les compagnies d'assurances sont très pointilleuses dans ce genre d'affaire, en particulier lorsqu'il y a mort d'homme. Elles veulent examiner le moindre détail. - En parlant de détail, intervint le second policier, nous aurons besoin de récupérer les maillets des deux équipes, de tous les joueurs qui étaient sur le terrain. - Ils sont tous là-bas, accrochés au mur ", répondit le jouteur blond d'un ton pincé. Accrochée à la paroi, une série de râteliers multicolores, où étaient suspendus les maillets, comme autant d'ustensiles de cuisine. " Les maillets des joueurs d'aujourd'hui se trouvent au bout sur la gauche, dans la section rouge, poursuivit-il. Les lads les ont passés au jet, mais ils sont tous là. - Passés au jet?... répéta le premier policier en ressortant son carnet de notes. - A cause de la terre et de la poussière. Le terrain est parfois un vrai bourbier. Regardez, il y en a quelques-uns qui gouttent encore. - Effectivement, constata le deuxième policier d'une voix sourde. Ils ont été lavés avec quoi? Juste de l'eau? Pas de détergents ou quelque chose comme ça? - Non, mais ce ne serait pas une mauvaise idée, répondit un autre cavalier, dans un hochement de tête dubitatif. - Dites-moi, lança le policier en se dirigeant vers les râteliers, combien de maillets sont censés se trouver dans cette partie? - Cela dépend, répliqua Albion avec une condescendance évidente. Il y a huit joueurs sur le terrain, quatre par équipe, plus les remplaçants et les maillets de rechange. Il y a une chevillette jaune qui sépare les joueurs du jour de ceux qui resteront sur le banc de touche. Les lads s'occupent de tout ça. - C'est ce truc jaune ? demanda le policier en désignant un morceau de bois cylindrique de couleur claire. - Une chevillette... oui, c'est elle. - Et cette chevillette n'a pas été déplacée depuis que le match a commencé? - Bien sûr que non! - La question mérite d'être soulevée, Mr. Albion. Parce qu'il manque, dans ce cas, deux maillets. Le tournoi de tennis des célébrités de Monte-Carlo attirait une pléthore de vedettes du cinéma et de la télévision. La plupart étaient anglaises ou américaines, venant se mesurer au gratin du vieux continent - petits rois, milliardaires grecs, allemands, quelques écrivains français sur le déclin, une poignée d'Espagnols, revendiquant de vieilles souches aristocratiques et insistant pour que le mot Don figure devant leur patronyme. Personne ne prenait le tournoi très au sérieux; les festivités du soir étaient fastueuses, les participants se pavanaient devant les incontournables caméras... et comme tout était offert par la principauté de Monaco, l'ambiance était joviale, chacun y allant de son petit show et de sa petite autopromo ; plus il y avait de publicité, plus les œuvres de bienfaisance y trouvaient leur compte. Un buffet gigantesque était dressé sous les étoiles dans la cour d'honneur du palais surplombant le port. Un orchestre talentueux se chargeait de l'ambiance, interprétant toute sorte de morceaux, de l'opéra à la musique pop des années soixante-dix; des chanteurs de renom montaient tour à tour sur scène pour divertir l'assistance, chacun recevant son ovation d'un public en tenue de soirée réparti autour de tables de dentelle et de cristal, sous les feux tournoyants des projecteurs. " Manny, je veux un passage dans Sixty Minutes2 ! - C'est d'accord, mon chou, tu l'auras. - Cyril, qu'est-ce que je fais ici? Je ne sais pas jouer au tennis! - Tous les pontes des studios sont là ! Lève-toi et récite-nous quelque chose de ta voix la plus langoureuse; et pense à tourner la tête de droite à gauche. Joue sur ton profil, n'oublie pas! - Cette espèce d'ordure m'a volé ma chanson! - Tu ne l'avais pas protégée, mon chéri. Chante donc Smoke Gets in Your Eyes ou un truc du genre, mais fais quelque chose ! - Je ne connais pas toutes les paroles! - Alors fredonne et agite-leur bien tes tétons sous le nez. Les types des maisons de disques sont là. " Et ainsi de suite, l'amour et l'altruisme dans tous leurs états. Parmi l'assistance de grands, moins grands et inconnus du bottin mondain, patientait un homme riche et effacé, n'ayant personne à séduire parmi les convives. C'était un scientifique, spécialisé dans la recherche contre le cancer; il se trouvait à Monte-Carlo en tant que généreux donateur. Il avait demandé à rester anonyme, mais devant la largesse de ses dons, le comité organisateur s'y était refusé. Le chercheur avait finalement accepté, par égard pour sa famille espagnole, de faire un petit discours pour souhaiter la bienvenue aux participants. Il se tenait derrière le rideau de scène, prêt à monter sur le podium à l'annonce de son nom. " Je suis un peu nerveux, annonça-t-il à un assistant qui se tenait à côté de lui pour lui donner le signal d'entrée en scène. Je n'ai jamais été très doué pour parler en public. - Faites court et remerciez tout le monde, c'est tout ce qu'il vous suffit de faire... tenez, buvez donc un peu d'eau, cela vous éclaircira la gorge. - Gracias ", répondit Juan Garcia Guaiardo, issu d'une vieille noblesse ibérique. Il but le verre d'eau. Quelques secondes plus tard, il s'effondrait, à quelques pas du podium. Lorsqu'on constata le décès, l'assistant était déjà loin. Alicia Brewster, nommée Dame of the Realm par commandement de la Reine, descendit de sa Bentley devant son hôtel particulier de Belgravia, à Londres. C'était une femme de taille moyenne, râblée, mais sa démarche et la vigueur qui émanait de sa personne la faisaient paraître plus grande qu'elle n'était - une femme de tête, à n'en pas douter. Elle pénétra sous les arches de la vieille demeure edwardienne, aussitôt accueillie par ses deux enfants qui avaient quitté en toute hâte leurs écoles respectives et qui attendaient le retour de leur mère dans le grand hall de marbre - un grand jeune homme de près de vingt ans, aux cheveux coupés en brosse et à la silhouette athlétique, et une jeune fille tout aussi séduisante, la cadette visiblement, âgée d'une quinzaine d'années. Le garçon et la fille regardaient leur mère avec inquiétude, presque avec angoisse. " Je suis désolée de vous avoir fait appeler, annonça-t-elle en embrassant un à un ses enfants. Je me disais que c'était préférable. - C'est donc si grave ? demanda le frère aîné. - Disons que c'est sérieux, Roger. - Cela fait trop longtemps que ça dure, rétorqua la fille. Je n'ai jamais aimé ce type, tu le sais. - Je ne risque pas de l'oublier, Angela, répondit Alicia Brewster avec un pâle sourire. Je croyais qu'il serait bénéfique pour vous d'avoir un homme à la maison... - C'est pas le meilleur de sa catégorie, maman, répliqua le garçon. - Disons que son prédécesseur lui fait pas mal d'ombre. Votre père était un être hors du commun. Il était brillant, célèbre, et débordant d'énergie. - Tu y étais pour beaucoup, m'man, précisa la fille. - Moins que tu ne l'imagines, ma chérie. Daniel s'était fait tout seul. C'est moi qui me reposais sur lui, et non l'inverse. Le plus triste dans sa fin, c'est que sa mort fut banale, sordide. Mourir dans son sommeil, d'une crise cardiaque... S'il avait su que cela se passerait ainsi, il aurait eu tôt fait d'aller en salle de gymnastique, perdre ses kilos superflus. - Qu'attends-tu de nous au juste, maman? demanda Roger, pressé de chasser de sa mémoire ces souvenirs douloureux. - Je ne sais pas trop. Un soutien moral, j'imagine. Comme la plupart des hommes faibles, votre beau-père peut être violent... - Il a intérêt à se contenir, lança le jeune homme. S'il s'avise ne serait-ce que d'élever la voix, je lui tords le cou. - Et Rog en est tout à fait capable, m'man. Il ne te l'a pas dit, mais il a été sélectionné dans le championnat de lutte universitaire des Midlands. - Oh! tais-toi, Angie. Nous ne sommes pas à un tournoi! - Je ne parlais pas de violence physique, précisa Alicia. Ce n'est pas le genre de Gerald. Il risque juste de me faire une scène. Ce qui est toujours déplaisant. - Pourquoi ne demandes-tu pas à ton avocat de se charger de tout ça ? -Parce que je veux des réponses... - Des réponses à quoi? demanda Angela. - Il se trouve que pour l'occuper, et lui redonner une certaine estime de lui-même, je lui ai trouvé un poste dans notre association de défense de la nature, un poste clé même, puisque je l'ai nommé directeur de notre service financier. Des irrégularités sont alors apparues dans la gestion, des versements à des sociétés fantômes, ce genre de choses... En résumé, Gerald a détourné plus d'un million de livres de l'association. - Seigneur! s'exclama le fils. - Mais pourquoi a-t-il fait ça? On ne peut pas dire qu'il a vécu dans la misère depuis que tu l'as épousé. Pourquoi t'es-tu mariée avec lui, d'abord ? - Il était si charmant, si enthousiaste - de prime abord, il ressemblait à bien des égards à votre père; et puis, pour être honnête, j'étais très déprimée. Je croyais qu'il était fort, qu'il m'aiderait à remonter la pente, mais ce n'était qu'un glacis de surface... Où est-il, au fait? - A l'étage, dans la bibliothèque. Je crois qu'il est saoul. - Le contraire m'eût étonnée. J'ai parlé de l'affaire à mon avocat. Je vais combler le trou, mais je ne peux me retourner contre lui, ni porter plainte. Cela ferait une publicité déplorable pour l'association. On lui a demandé de faire ses bagages et de se tenir prêt à quitter les lieux, après notre entrevue. Ce sont mes exigences. Voilà, vous savez tout; maintenant, je vais y aller. - Je monte avec toi. - Non, mon chéri, ce n'est pas nécessaire. Lorsqu'il descendra, mets-le dans sa voiture. S'il est trop saoul pour prendre le volant, appelle Coleman et fais-le conduire où bon lui semble. J'imagine qu'il voudra aller à High Holborn, chez sa nouvelle maîtresse. Ils se voient tout le temps. " Lady Brewster monta le grand escalier circulaire, d'un pas décidé, telle une Walkyrie vengeresse, et ouvrit à la volée la porte de la bibliothèque, l'ancien bureau de feu Daniel Brewster. " Tiens! Voilà notre détective milliardaire! lança Gerald, visiblement gris, avachi dans un fauteuil club, une bouteille de whisky sur la desserte à portée de main, un verre oscillant devant les lèvres. Désolé pour tout, Matahari, mais tu te fais vieille et ça fait un bout de temps que tu me laisses de glace. - Pourquoi, Gerry? Pourquoi? Je ne t'ai jamais refusé le plus petit shilling! Pourquoi as-tu fait une chose pareille? - Tu ne t'es jamais demandé ce que je pouvais ressentir, moi, la pièce rapportée, celui dont on ne veut pas même porter le nom? Bien sûr que non, tu es trop haut perchée sur ton piédestal pour te soucier de ce genre de vétille. - Je t'ai expliqué pourquoi je voulais garder le nom de Brewster et tu étais d'accord, répondit Alicia, en se dirigeant vers le fauteuil. C'était noir seulement par égard pour mes enfants, mais aussi parce que j'ai été anoblie sous ce nom. Je n'ai jamais été chiche avec toi, et tu le sais. Tu es malade, Gerald, et je suis encore prête à t'aider, si tu le désires. Peut-être est-ce ma faute... tu étais si drôle au début, si attentif, ce sont des choses qui ne s'oublient pas. Tu m'as aidée lorsque j'étais au fond du trou, Gerry, et aujourd'hui je te tends la main, si tu es prêt à la saisir. - Seigneur! Les saintes me sont toujours sorties par les yeux ! Qu'est-ce que tu peux faire pour moi ? Je vais passer des années en prison! - Bien sûr que non! Je vais rembourser l'argent et tu quitteras l'Angleterre. Va au Canada ou aux Etats-Unis; là-bas tu pourras monter un cabinet d'avocat. Mais tu ne peux plus rester dans cette maison. Accepte mon offre, Gerald. Ce sera ma dernière. " Alicia se tenait devant son mari, le regard suppliant, lorsque soudain il bondit de son siège, attrapa sa jupe et la retroussa. Une seringue apparut entre ses mains. Tout en l'empêchant de crier, il enfonça l'aiguille dans sa cuisse. Il la maintint bâillonnée un moment, jusqu'à ce qu'elle s'effondre, morte. Le tueur, parfaitement sobre, se dirigea vers le téléphone posé sur le bureau de la bibliothèque. Il composa un numéro codé en France qui fut transféré à Istanbul, puis en Suisse, pour arriver finalement en Hollande - après avoir effacé toute trace de son passage sur le réseau téléphonique. " Oui, répondit l'homme d'Amsterdam au bout du fil. - C'est fait. - Parfait. Jouez à présent le mari brisé, l'homme rongé de remords, et quittez la maison. Souvenez-vous, ne prenez pas la Jaguar. Un taxi parfaitement anodin vous attend. Le chauffeur agitera un mouchoir jaune à la portière en signe de reconnaissance. - Vous allez me protéger? Vous me l'avez promis, n'est-ce pas? - Vous allez vivre dans le luxe jusqu'à la fin de vos jours. Hors d'atteinte de toutes les lois de la terre! - Je le mérite mille fois, après toutes ces années à supporter cette salope! - Bien sûr que vous le méritez. Maintenant dépêchez-vous ! " Le deuxième mari de Lady Brewster quitta la bibliothèque, le visage ruisselant de larmes. Il descendit l'escalier circulaire, en titubant, feignant de perdre l'équilibre, aveuglé par le chagrin. " Pardon! pardon... gémissait-il. Jamais je ne me le pardonnerai. " Il traversa le grand hall dallé de marbre, passant devant les enfants de Lady Brewster, ouvrit la porte et quitta la maison. " Maman a dû lui dire ses quatre vérités, annonça Roger. - Va t'assurer qu'il peut conduire, si jamais il veut prendre la Jag. - Pas de danger, sœurette, rétorqua le garçon. J'ai pris les clés. Que ce connard aille au diable! " Sur le trottoir, le taxi attendait Gerald, un mouchoir jaune pendant à la fenêtre. Il s'engouffra dans l'habitacle, le souffle court. " Vite! lança-t-il au chauffeur. Je ne veux pas traîner dans les parages! " C'est alors qu'il s'aperçut qu'un homme était assis à côté de lui sur la banquette arrière. Aucune parole ne fut prononcée, juste le double son étouffé d'un pistolet à silencieux. " Aux fonderies de Heathrow, annonça l'homme dans l'ombre. Les fours fonctionnent là-bas toute la nuit. " III Dans la salle de briefing top secrète de la CIA à Langley, deux hommes étaient assis face à face, de part et d'autre d'une grande table de réunion. Le plus âgé des deux était le premier directeur adjoint de la CIA, le cadet un agent dénommé Cameron Pryce, un vétéran de la nouvelle " paix froide ". Pryce était multilingue, parlant couramment le russe, l'italien, le français, et évidemment l'anglais. Il était âgé de trente-six ans, avec un cursus exemplaire : Georgetown, Maxwell School of Foreign Service et finalement Princeton où il devait passer son doctorat - abandonné en seconde année, lorsque la CIA l'avait prématurément engagé. Pourquoi ce recrutement anticipé? Parce que Cameron Pryce, dans sa préparation de thèse, avait prédit, avec témérité et opiniâtreté, la chute du bloc soviétique quatre mois avant son effondrement. De tels génies étaient précieux à Langley. " Vous avez lu ce dossier classé secret défense ? demanda le corpulent Frank Shields, un ancien analyste avec un front dégarni et des yeux à peine visibles derrière leurs paupières fripées. - Oui, je l'ai lu, Frank, et je n'ai pris aucune note, juré! " répliqua Pryce. L'homme avait un physique presque dérangeant avec son grand corps longiligne et son visage anguleux. " Mais vous le savez déjà, ajouta-t-il dans un sourire. Les gnomes derrière ces reproductions infâmes au mur ne m'ont pas quitté de l'œil. Qu'est-ce que vous imaginiez? Que j'allais me mettre à écrire un livre? - Cela s'est déjà produit, Cam. - Je sais. Snepp, Agee, Borstein, et quelques autres esprits bien intentionnés qui n'apprécient guère nos méthodes... Ce n'est pas mon genre, Frank. Je savais que je pactisais avec le diable lorsque je vous ai laissé rembourser mes prêts étudiants! - Nous comptions bien sur ce moyen d'incitation... - Ne vous pavanez pas trop. J'aurais pu les rembourser moi-même ces prêts. - Avec un salaire de maître auxiliaire? Pas de femme, ni gosses ni de jolie maison sur les campus ! - Chez vous non plus! Grâce à vos bons soins, mes histoires sont brèves et sans suite, et je n'ai aucun enfant à ma connaissance. - Cessons là ces conneries biographiques, lança le directeur adjoint. Que pensez-vous de ce dossier? - Il y a deux solutions : événements totalement indépendants ou vaste conspiration. Soit l'un, soit l'autre, pas de moyen terme. - A votre avis? - Comment savoir? Quatre sommités richissimes exécutées. Aucune piste, tueurs évanouis dans la nature. Pas de recoupements possibles, pas d'intérêts mutuels en jeu, pas d'investissements communs, pas même quelque contact que ce soit - le contraire eût d'ailleurs été étonnant. Nous avons là une lady anglaise versant dans la philanthropie, un scientifique espagnol originaire d'une grande famille de Madrid, un play-boy de Milan, et un vieux financier français avec de multiples résidences, dont une flottante. Le seul lien entre ces meurtres est leur étrangeté - l'absence d'indices ou de mobile apparent - et le fait qu'ils se sont produits dans un laps de temps de quarante-huit heures. Du 28 août au 29, pour être précis. - S'il y a un lien entre ces crimes, c'est bien celui-là ! - C'est ce que je viens de dire, mais c'est maigre. - Ce n'est pas tout, annonça le directeur adjoint. - Ah bon? - Une information que nous avons retirée du dossier. - Pourquoi diable avez-vous fait ça ? C'est un dossier secret défense, vous venez de le dire. - Ce genre de dossier peut toujours tomber entre de mauvaises mains. - Pas si on fait attention... Seigneur, c'est aussi sérieux que ça? - Davantage encore. - Vous ne jouez pas franc jeu, Frank. Vous me demandez une analyse mais vous me cachez des données. - Cela ne vous a pas empêché d'arriver à la bonne conclusion - absence d'indices et période rapprochée. - N'importe qui en aurait déduit la même chose. - Peut-être pas aussi rapidement. De toute façon, c'est vous que nous voulons, Cam. Et personne d'autre. - Flatterie, prime et compte ouvert pour mes faux frais vous assureront mon attention sans partage. Quelle est la pièce manquante? - Une donnée orale, rien de consigné sur papier. - C'est donc vraiment très sérieux... - Je le crains... Tout d'abord, il nous faut remonter à la mort, naturelle celle-là, d'une vieille femme à mille cinq cents kilomètres de Moscou, voilà sept mois. Le prêtre, qui a partagé ses derniers instants, s'est décidé à envoyer une lettre aux autorités russes après avoir hésité durant des semaines. La vieille femme était la veuve d'un éminent physicien nucléaire de l'ex-Union soviétique tué officiellement par un ours blessé au cours d'une partie de chasse; selon elle, il ne s'agirait pas d'un accident, mais d'un meurtre; des inconnus auraient blessé volontairement un ours et l'auraient mené sur le chemin de son mari. Ces hommes se seraient volatilisés sitôt commis leur forfait. - Oui, ça me revient, l'interrompit Pryce. J'étais tout gosse, mais j'en ai entendu parler. " Youri " quelque chose. C'est le genre d'histoire qui marque quand on est petit - un grand savant mis en charpie par une bête en furie. - Les gens de ma génération s'en souviennent très bien, annonça Shields. Je venais juste d'entrer dans la maison, mais tout le monde savait à Langley que Yourievitch voulait mettre un terme à la prolifération des armes nucléaires. Sa mort était une grande perte pour l'humanité; certains d'entre nous ont douté de la véracité de la version officielle - une rumeur prétendait que Yourievitch avait en fait été abattu, et non pas tué par l'ours. Mais cela ne tenait pas debout; pourquoi Moscou aurait-il éliminé l'un de ses plus grands savants? - Et la réponse est? demanda Pryce. - Nous n'en avions aucune à l'époque et nous nous sommes finalement rangés à la version de l'agence Tass. - Et aujourd'hui? - Les données sont différentes. La vieille, dans son dernier souffle, a accusé comme responsable du meurtre de son mari une organisation nommée les Matarèse. Selon ses propres mots, celle-ci serait " le mal absolu ". Cela n'éveille aucun écho, chez vous, Cam? - Non. Si ce n'est que là aussi, aucune piste tangible. - Exact. C'est précisément ce que je voulais entendre dans votre bouche. Faisons maintenant un saut dans le temps, jusqu'à ce financier français, un dénommé René Pierre Mouchistine, abattu au pistolet-mitrailleur dans son yacht. - Ainsi que quatre avocats, de quatre nationalités différentes, précisa Pryce. Pas d'empreintes - les tueurs devaient porter des gants -, aucune trace balistique identifiable, et pas de témoins, car l'équipage avait été évacué du bateau pour la réunion. - Pas de témoins, pas d'indices - aucune piste. - Exact. - Eh bien, c'est faux! rétorqua Shields. - Une autre surprise, Frank? - Et de taille! répliqua le directeur adjoint. Un proche de Mouchistine, son vieux majordome, a contacté notre ambassadeur à Madrid. Une rencontre a été organisée, et cet homme, un dénommé Antoine Lavalle, lui a confié une information à transmettre aux plus hautes instances des services de renseignements de Washington. Par bonheur, malgré le barrage du Sénat, l'info nous est parvenue. - Encore heureux! lança Cameron. - A Washington, rien ne va de soi, rétorqua Shields. Mais nous avons eu un coup de chance, grâce aux voies impénétrables des réseaux informatiques. Le nom Matarèse était de nouveau cité. Avant qu'il ne succombe à ses blessures, Mouchistine aurait dit à Lavalle : " Les Matarèse sont de retour. " Pour son patron, la chose ne laissait aucun doute; c'étaient les seuls à pouvoir être au courant de la réunion sur le bateau et à avoir de bonnes raisons de la faire avorter. - Pourquoi donc? - Il semblerait que Mouchistine voulait démanteler son empire financier, tout verser à des organisations humanitaires. Par ce legs, il mettait un terme au pouvoir économique que concentraient ses sociétés à travers la planète, qui étaient gérées par ses conseils d'administration et ses avocats. Selon Lavalle, les Matarèse ne pouvaient accepter un tel sabordage. Ils n'avaient d'autre choix que de tuer Mouchistine pour empêcher le démantèlement. - Maintenant que Mouchistine est mort, qui dirige ses multinationales ? - C'est un vrai casse-tête. Il faudra des mois pour démêler tout ça, pour ne pas dire des années. - Mais, si je vous suis bien, quelque part, en coulisse, les Matarèse pourraient bien tirer les ficelles. - Nous n'en avons aucune preuve, mais oui, nous le craignons. Nous avons affaire à un monstre amorphe, insaisissable... - Qu'attendez-vous de moi, au juste? - " Il faut trouver Beowulf Agate ", ce furent les derniers mots de Mouchistine. - Trouver qui ? - Beowulf Agate. C'est le nom de code donné par le KGB et la Stasi de la RDA pour désigner Brandon Scofield, notre meilleur espion durant la guerre froide. Ironie du sort, il a dû faire équipe avec l'homme qu'il détestait le plus au monde, son ennemi juré, pour vaincre les Matarèse lorsqu'il a découvert leur repaire en Corse. - En Corse ? - Vasili Taleniekov, nom de code Serpent, agent honni du KGB. Il avait assassiné la femme de Scofield, et Scofield avait tué le frère cadet de Taleniekov. Des ennemis jurés jusqu'à ce qu'ils aient affaire, l'un comme l'autre, à un adversaire encore plus redoutable. - Les Matarèse... - Oui, les Matarèse. Finalement Taleniekov s'est sacrifié pour sauver Beowulf Agate et une femme qui allait devenir la seconde épouse de Scofield. - Une vraie tragédie grecque! - Oui, à bien des égards. - Et alors? - Alors... trouvez Beowulf Agate. Demandez-lui de vous raconter toute l'histoire. C'est un bon point de départ, personne ne connaît mieux cette affaire que Scofield. - Il n'y a donc pas eu la moindre réunion avec lui à son retour? - Il n'était guère enclin à se montrer coopératif. Pour lui, sa mission était terminée, cela ne servait à rien de remuer le passé. Tous les gens importants étaient morts. Il voulait tirer un trait sur tout ça au plus vite. - Un comportement pour le moins étrange. - Il n'a pas voulu en démordre. A tel point qu'il fut, pendant un temps, déclaré " élément perdu ". - C'est-à-dire qu'il devait être éliminé? demanda Pryce en ouvrant de grands yeux. Par les gens de son propre camp? - Il était devenu dangereux pour l'Agence. Il savait trop de choses. Le président, en personne, a dû faire pression pour arrêter l'opération, sinon... - Pourquoi cet ordre d'exécution avait-il été lancé d'abord? - Je viens de vous le dire, il était une bombe vivante pour nous. Il avait rallié l'ennemi; lui et Taleniekov avaient fait équipe. - Pour coincer ces Matarèse ! protesta Cameron. - Nous l'avons compris plus tard, presque trop tard. - Il faudrait peut-être que je songe à faire la connaissance de notre président... C'est d'accord, Frank, je vais aller trouver ce Beowulf. Où se trouve-t-il ? - Il vit reclus dans une île des Caraïbes. Nous avons mis nos enquêteurs sur le coup, mais pour l'instant nous n'avons rien de plus précis. Nous vous tiendrons informé de nos découvertes au fur et à mesure. - C'est trop aimable de votre part. Les Caraïbes sont grandes, et il n'y a pas qu'une île! - S'il est encore en vie, Scofield doit avoir dans les soixante ans aujourd'hui; il risque de ne pas ressembler aux photos qu'on a de lui. - Beowulf Agate, quel nom ridicule ! - Ce n'est pas pire que " Serpent " pour Taleniekov. Soit dit en passant, pour les Russes, votre nom de code, une fois traduit, est " Arbre à chattes ". - Ça va, Frank, je n'ai rien dit. " L'hydravion amerrit sur les eaux turquoise de Charlotte Amalie, dans le port de St. Thomas, archipel des îles Vierges. Il se dirigea vers le poste des gardes-côtes sur la gauche du front de mer. Cameron descendit les marches instables et sauta sur le quai, où l'attendait un jeune lieutenant dans un uniforme blanc, commandant le poste de contrôle. " Bienvenue à Charlotte Ah-ma-lee, annonça l'officier, en lui serrant la main. Si vous voulez être dans le coup, il faut le prononcer comme ça. - Je vous suis, lieutenant. Quel est le programme? - Tout d'abord, vous avez une réservation au Eighteen Sixty-nine House, en haut de la colline. Ils ont un restaurant du tonnerre et le type qui s'en occupe est un ancien de chez vous; il saura tenir sa langue. - Pourquoi " ancien "? Voilà qui ne me dit rien qui vaille... - N'ayez crainte, Mr. Pryce. Il était agent de renseignements à Vientiane et l'Agence lui a refourgué un tas d'avions en cadeau. Comment croyez-vous qu'il s'est payé son hôtel? - Un petit veinard alors... Vous avez des infos ? - Scofield avait une boîte de charters ici voilà quelques années. Il a fermé boutique pour s'installer à Tortola. Il a mis là aussi la clé sous la porte, mais il a gardé une boîte aux lettres. - Ce qui veut dire qu'il vient de temps en temps prendre son courrier. - Ou il envoie quelqu'un... II reçoit son chèque de pension tous les mois, et sans doute pas mal de paperasse pour ses charters. - Il navigue encore? - Sous un nouveau nom. " La Tortola Caribbean ", une astuce, sans doute, pour gruger le fisc; ce qui est ridicule puisqu'il ne paye plus d'impôts depuis vingt-cinq ans. - La discrétion est une seconde nature chez les agents secrets. Où se trouve-t-il en ce moment ? - Aucune idée. - Personne ne l'a vu? - Personne, et ce n'est pas faute de s'être renseigné - discrètement, bien entendu. - Quelqu'un doit pourtant bien passer prendre son courrier et... - Vous savez, cela ne fait qu'une semaine que nous avons été chargés de cette enquête; nous avons des amis chez les Britanniques; on leur a demandé d'ouvrir l'œil, expliqua le garde-côte. Rien. Pas la moindre piste. Tortola a une superficie d'environ cinquante kilomètres carrés et plus de dix mille habitants - Anglais et autochtones confondus. La poste se trouve à Road Town; le courrier arrive quand il a le temps et les receveurs passent le plus clair de leur journée à dormir. Je ne peux pas changer les habitudes de toute l'île. - Ne le prenez pas mal, je ne vous reproche rien. - Je ne le prends pas mal, je peste simplement de frustration. Si je pouvais vous aider, ce serait bien pour mon dossier; je pourrais enfin avoir ma mutation et quitter ce trou! Mais je ne peux rien faire de plus. Et ce connard de Scofield s'est volatilisé. - Pas tout à fait. Pas tant qu'il lui reste cette boîte aux lettres. Ce n'est qu'une question de patience. - Je suis désolé, Mr. Pryce, mais je ne peux quitter le poste et aller me faire bronzer le cul à Tortola. - Surveillez votre langage, jeune homme. Embauchez donc quelqu'un pour ça. - Avec quoi? Le budget est si serré que je dois faire appel à des volontaires lorsqu'un catamaran n'arrive pas à rentrer au port! - J'avais oublié ce détail, pardonnez-moi. Les bureaucrates sont vraiment perdus dans leur bulle. Ils s'imaginent sans doute que St. Thomas est une enclave du Vatican dans le Pacifique... Rassurez-vous, lieutenant, j'ai un certain pouvoir sur ces ronds-de-cuir. Vous m'avez aidé, et je vous aiderai. - Comment ? - Trouvez-moi un avion pour Tortola, vol incognito. - Facile! - Ce n'est pas tout. Envoyez l'une de vos vedettes au port de Road Town sous mon commandement. - C'est déjà moins facile. - Je prends tout sur moi. Cela sera du meilleur effet sur votre dossier. - Je risque gros... - Et encore davantage si vous refusez de coopérer. Allons-y, lieutenant, installons la boutique! Liaisons radio et tout le toutim. - Alors c'est pour de vrai ? - Toujours avec moi; et que cela ne vous sorte plus de la tête, jeune homme. - Qu'est-ce que vous cherchez, au juste? - Quelqu'un qui sait la vérité sur une vieille histoire ayant de multiples implications - c'est tout ce qu'il vous suffit de savoir. - Autant dire rien. - Je n'en sais guère davantage, lieutenant. Tant que je n'aurai pas retrouvé Scofield. C'est pour cela que j'ai besoin de votre aide. - Vous pouvez compter sur moi. Je peux vous emmener à Tortola avec notre deuxième vedette, si vous voulez. - Non merci. Les marinas sont surveillées, les services d'immigration sont du genre pointilleux - à cause des fraudeurs dont vous parliez. Je suis sûr que vous pouvez me trouver un petit coucou ou un hydravion qui saura se faire discret. - C'est dans mes cordes. On se sert de ce genre d'engins pour intercepter les trafiquants de drogue. - Alors faites chauffer les moteurs... Le soleil se couchait. C'était le troisième jour de surveillance et Pryce, sur la plage, se prélassait dans un hamac suspendu entre deux gros palmiers. Vêtu à l'antillaise - espadrilles, short et guayabera -, il ressemblait à la vingtaine de touristes qui déambulaient sur cette portion de sable des tropiques. La différence résidait dans le contenu de son " sac de plage ". Alors que ceux de ses congénères renfermaient ambre solaire, magazines et livres de poche, le sien abritait, en premier lieu, un téléphone portable - un appareil assurant une liaison directe avec le poste de St. Thomas et la vedette de la patrouille côtière mouillant dans le port de Tortola et capable de communiquer en mode classique avec le reste du monde par satellite. En plus de ce cordon ombilical électronique, on trouvait un pistolet - un 45 automatique Star P.D. avec cinq chargeurs -, un couteau de chasse avec étui de ceinture, une lampe torche, une paire de jumelles de nuit, des cartes de Tortola et des îles voisines, une trousse de premiers soins, une bouteille d'antiseptique, et deux flasques - l'une contenant de l'eau minérale, l'autre du bourbon McKenna. Pryce, par expérience, savait que ces deux accessoires pouvaient être d'une utilité précieuse en des occasions les plus inattendues. Il somnolait sous la chaleur écrasante lorsque la sonnerie étouffée du téléphone se fit entendre au fond du sac étanche. Il tendit le bras, ouvrit la fermeture éclair, et sortit cette petite merveille de technologie. " Oui, répondit-il à mi-voix. - Ça y est, chef ! " annonça l'un des Tortoliens recrutés par le lieutenant pour l'équipe de surveillance. L'homme appelait du bureau de poste de Road Town. " La boîte aux lettres? - Il y avait pas grand-chose dedans, mais elle a tout pris. - Elle? - Une Blanche. La cinquantaine, peut-être plus, difficile à dire, elle était presque aussi bronzée que moi! - Ses cheveux? Sa taille ? - Moitié blancs, moitié bruns. Plutôt grande, le mètre soixante-dix, à quelque chose près. - C'était sa femme. Où est-elle allée? - Elle est montée dans une Jeep, chef. Pas de plaque. Elle est partie vers la pointe. - Quelle pointe ? - Elle a plein de noms, mais il n'y a qu'une route pour y aller. Je vais la suivre en mobylette. Faut pas que je traîne, chef. - Tiens-moi au courant, nom de Dieu ! - Appelez le bateau. Dites-leur de se rendre à Heavy Rock; ils savent où c'est. " Cameron Pryce changea de canal et eut en ligne le capitaine de la vedette. " Rendez-vous sur le quai, je monte à bord. Vous connaissez un endroit, une pointe, nommée Heavy Rock? - Ou " Lotsa Rock ", ou " Big Stone Point ", ou " Black Rock Angel "... tout dépend quel coin on habite à Tortola... oui, on connaît. La nuit, c'est la piste d'atterrissage des contrabandistas. Les vieux de l'île disent que l'endroit est hanté par Obeah, un genre de vaudou... - C'est là-bas que nous allons. " Les ombres projetées par le soleil sombrant derrière l'horizon s'étiraient sur les eaux de la mer des Caraïbes tandis que la vedette longeait lentement la côte. " Nous y sommes, annonça un jeune lieutenant - encore plus jeune que celui qui dirigeait le poste de contrôle de St. Thomas. Voilà Big Stone Mother - il désigna un gros promontoire rocheux qui semblait avoir jailli de l'océan. - Big Stone Mother... Encore un autre nom? - C'est nous qui l'avons baptisé ainsi, je crois bien. On n'aime pas beaucoup traîner par là, c'est truffé de récifs. - Alors restez au large. Si un bateau arrive, nous le verrons bien. - Cigarette à tribord nord-ouest! lança soudain la voix dans l'interphone. - Merde! lâcha le jeune lieutenant. - Une cigarette? Qu'est-ce que c'est? s'enquit Pryce. - Un bateau offshore. Nous sommes rapides, mais à côté de ces bolides, nous faisons figure de tortues. - C'est le moment de mettre les gaz, lieutenant. - Inutile. Les cigarettes sont les engins préférés des trafiquants de drogue. Ces bateaux peuvent semer tout ce qui flotte. Voilà pourquoi on fait appel aux avions. Mais sans équipement, à bord ou dans l'avion, nous ne pouvons pas faire grand-chose une fois la nuit tombée. Les cigarettes sont trop petites et trop rapides. - Moi qui croyais que ce serait une simple promenade de santé. - Pour eux, sûrement!... S'ils mettent le turbo, ils nous sèmeront. Il n'y aura ni arrestation, ni abordage. - Je ne veux arrêter personne, ni même monter à bord, lieutenant. - Qu'est-ce qu'on fiche ici dans ce cas ? - Je veux découvrir la destination de ce bateau. Ce n'est pas demander l'impossible, à ce que je sache. - C'est faisable. Pas dans le détail bien sûr, mais on pourra repérer un archipel, une île peut-être. Il y en a toutefois des milliers... Même si nous avons la localisation radar de l'îlot où il a accosté, il peut toujours aller se planquer ailleurs. - Elle, lieutenant, il s'agit d'une femme. - Ah bon? Je ne m'attendais pas à ça... - Branchez quand même vos radars. On va tenter notre chance. " La petite île en question était nommée Outer Brass 26 sur les cartes marines. Pas d'habitants; végétation inhospitalière; pas de construction humaine recensée. Dix kilomètres carrés de roches volcaniques crachées par les abysses, avec des collines verdoyantes, baignées par le soleil des tropiques et les pluies du soir. Bien qu'appartenant à la chaîne des Antilles espagnoles, personne ne s'était soucié d'en revendiquer la propriété - une orpheline dans le grand océan des enfants illégitimes, oubliée de tous. Cameron Pryce avait revêtu une combinaison de plongée fournie par les gardes-côtes, et se tenait devant l'échelle où était arrimé un canot pneumatique équipé d'un petit moteur silencieux de trois chevaux, s'apprêtant à accoster sur l'île. Dans sa main gauche, son sac étanche, contenant tous ses trésors. " Cela ne me dit rien de vous laisser partir comme ça, lança le jeune capitaine de la vedette. - N'ayez aucune crainte, lieutenant. Je suis venu justement pour ça. De toute façon, je peux vous contacter à tout moment. - Certes. Nous resterons à proximité, comme vous nous l'avez demandé, à huit kilomètres au large, hors de vue si les nuages sont de la partie. - Lorsqu'il fera jour, restez dans le sillage du soleil pour ne pas vous faire voir. Comme dans les bons vieux westerns... - On nous a appris ça durant notre formation de combat. Je vous souhaite bonne chance, Mr. Pryce. Et bon flair, pour retrouver la piste de votre gibier. - J'aurai besoin des deux ", répliqua l'agent de la CIA en descendant l'échelle pour rejoindre le canot pneumatique. Au lieu de ronronner, le moteur émettait des glouglous étouffés. Pryce mit le cap vers la côte et repéra bientôt une petite anse, sous le clair de lune, protégée par des palmiers. Il sauta à terre et tira le canot au sec entre les rochers, avant d'attacher l'amarre autour d'un tronc. Il saisit son sac et passa la bandoulière sur l'épaule; le jeu de piste commençait; pourvu que la chance fût de la partie... Premier indice, la lumière. Un feu ou une lampe sur batterie. Deux personnes vivant sur une île déserte se devaient d'avoir l'un ou l'autre. Rester dans l'obscurité était non seulement d'un inconfort extrême, mais également dangereux. Pryce commença ses recherches dans le secteur à sa droite, sinuant avec précaution entre les rochers du rivage, scrutant les frondaisons au-dessus de lui. Pas la moindre lumière, pas le moindre signe de vie. Il arpenta encore la côte pendant une demi-heure, à l'abri des ténèbres, lorsqu'il aperçut son premier indice; ce n'était ni une lumière, ni un feu, mais de simples reflets métalliques sous le clair de lune - il s'agissait de piquets plantés dans le sol, chapeautés de miroirs, la face vers le ciel. Pryce s'approcha, sortant sa lampe de poche, et aperçut les fils, reliant tous les poteaux entre eux. Il y en avait des dizaines, placés en demi-cercle sur le rivage - des cellules photoélectriques! captant les rayons du soleil durant les heures zénithales. Poursuivant ses investigations, Pryce finit par découvrir un gros câble central, plongeant dans les profondeurs de la forêt tropicale. Il s'apprêtait à suivre la ligne électrique lorsqu'il entendit, derrière lui, une voix claire et autoritaire, s'exprimant en anglais. " Vous cherchez quelqu'un? Si c'est le cas, vous vous y prenez comme un bleu! - Mr. Scofield, je présume? - Puisque nous ne sommes pas en Afrique et qu'il y a peu de chances pour que vous soyez Henry Stanley, vous présumez juste. Mettez vos mains au-dessus de votre tête et avancez tout droit. Ce fil est notre câble d'alimentation, alors allumez votre lampe; si vous le bousillez, je vous fais sauter la tête; cela m'a pris un temps fou pour installer ces machins-là! - Je viens en paix, Mr. Scofield, sans aucune intention de rompre la tranquillité de votre retraite, annonça Pryce en marchant avec précaution sur l'étroit chemin. Nous voulons des renseignements que vous seul pouvez nous fournir. - Nous parlerons de tout ça une fois à la maison, Mr. Cameron Pryce. - Vous savez qui je suis? - Bien sûr. On dit que vous êtes le meilleur, peut-être même meilleur que moi... Baissez les bras. Les feuilles de palmier vous cinglent le visage. - Je vous remercie de cette aimable attention. - Il n'y a pas de quoi. " Scofield éleva soudain la voix : " Tout va bien, Antonia. Tu peux rallumer. Il a été assez futé pour nous trouver. Ouvre une bouteille de vin, on va fêter ça! " La clairière fut soudain illuminée par deux projecteurs, révélant une grande cabane nichée sous les arbres, et un lagon bleu sur la droite. " C'est magnifique! souffla l'agent de la CIA. - Il nous a fallu beaucoup d'efforts pour trouver un endroit pareil, et encore davantage pour le rendre viable. - Vous l'avez construite de vos propres mains ? s'enquit Pryce en désignant la maison. - Non, Dieu merci! Mon épouse a dessiné les plans, et j'ai fait venir des ouvriers de St. Kitts et des îles alentour. Puisque je payais la moitié d'avance, personne ne rechigna à faire le voyage depuis Tortola les yeux bandés. Simple précaution, jeune homme. - Je ne suis pas si jeune que ça, ronchonna Pryce, l'air ahuri. - Tout dépend de l'âge de l'observateur, mon garçon ", répondit Scofield, en se dirigeant vers la lumière. Son visage long et émacié était souligné par une barbe blanche, mais ses yeux étaient vifs et alertes, pétillant de jeunesse derrière les lunettes à monture d'acier. " Nous aimons cet endroit. - Vous êtes vraiment isolés... - Pas tant que ça, répondit Scofield. Avec Toni, on fait de temps en temps un saut à Tortola avec notre " mégot "; on attrape une navette pour Rico et on s'envole pour Miami ou même New York. Comme vous, j'ai une demi-douzaine de passeports pour passer toutes les douanes de la terre; ce détail aurait dû vous effleurer l'esprit. - C'était une question stupide, reconnut Pryce. - Faites marcher votre cervelle, jeune homme. C'est le bien le plus précieux que nous possédons. On s'en rend compte très vite lorsqu'on a détourné quelques centaines de milliers de dollars, réservés aux frais divers de missions, pour les placer dans les îles. - Vous avez fait ça? - Qu'est-ce que vous croyez? Que ce sont nos retraites de misère qui nous font vivre? Avec ça on aurait tout au plus pu s'acheter un deux-pièces-cuisine à Newark, et encore dans un quartier pourri! Très peu pour moi, merci! J'estime mériter mieux. - Les Matarèse... annonça Cameron, à mi-voix. Ils sont de retour. - Grand bien leur fasse! Un vieil ami à Washington m'a dit que vous cherchiez à me retrouver - eh oui, j'ai mon petit réseau d'informations comme vous, mes antennes, mes systèmes de sécurité, mais vous ne me ferez pas retourner dans cet enfer. Jamais! - Nous ne voulons vous faire retourner nulle part, Mr. Scofield - juste savoir ce que vous savez, toute la vérité. Scofield resta silencieux. " Venez, demanda-t-il simplement en montant les marches du perron, et retirez cet accoutrement ridicule. Vous ressemblez à Spiderman. - J'ai des affaires de rechange dans mon sac. - Moi aussi, j'emportais ma musette partout avec moi. Un rechange, une veste légère, deux armes, quelques sous-vêtements et un couteau de chasse. Et du whisky. Ne jamais oublier le whisky! - J'ai du bourbon... - Alors ils ont raison à Washington, vous avez des qualités. " A l'intérieur du bungalow (de la taille cependant d'une maison bourgeoise) tout était blanc - mobilier, murs, portes -, tout était conçu pour repousser les ardeurs du soleil. Debout à côté d'un fauteuil d'osier, se tenait la femme de Scofield. Conformément à la description du Tortolien devant le bureau de poste, elle était grande, bien en chair, mais pas obèse, avec ce mélange de cheveux poivre et sel qui trahissait son âge avancé. Elle avait les traits à la fois volontaires et fins; un esprit vif animait à l'évidence ce visage avenant. " Félicitations, Mr. Pryce, annonça-t-elle avec une pointe d'accent oxfordien. Vous nous avez créé bien des inquiétudes, même si je pensais que vous ne pourriez pas nous retrouver. Je te dois un dollar, Bray. - Je t'en parie un autre que je ne verrai pas la couleur de celui-ci. - Vous retrouver n'était pas si compliqué, Mrs. Scofield. - La boîte aux lettres, bien sûr, annonça l'ancien espion. C'était un talon d'Achille dont nous ne pouvions nous dispenser. Nous faisons toujours du bateau, et nous avons toujours notre affaire de charters; une façon comme une autre d'arrondir les fins de mois et de rompre notre isolement... nous ne sommes pas des ermites dans l'âme, vous savez. Nous aimons la compagnie de la plupart de nos prochains. - Cette maison, cette île déserte semblent prouver le contraire. - En surface, peut-être. Mais les apparences sont souvent trompeuses, n'est-ce pas, jeune homme? Nous ne sommes ici que pour des raisons pratiques; et vous en êtes l'exemple vivant. - Pardon ? - Vous n'avez pas idée, Mr. Pryce, l'interrompit Antonia Scofield, du nombre de gens qui ont essayé de faire revenir mon mari à son ancienne profession! Pas seulement Washington, mais le MI 5 et 6 des Anglais, le Deuxième Bureau français, le Servizo Segreto italien, tout le petit monde des services de renseignements de l'OTAN. Il avait beau refuser, les autres ne le lâchaient pas... - C'est un agent brillant... - C'était, c'était... Avant, peut-être! s'exclama Scofield. mais je n'ai plus rien à offrir aujourd'hui. Cela fait près de vingt-cinq ans que j'ai raccroché, bonté divine! Le monde a changé et je me contrefiche de son avenir. Vous pouviez me retrouver, bien sûr; si les rôles avaient été inversés, je n'aurais pas été moins rapide à mettre dans le mille. Mais vous n'imaginez pas comme une île isolée, à peine répertoriée sur les cartes, et une brave boîte aux lettres peuvent dissuader les curieux. Et vous savez pourquoi? - Non... - Parce qu'ils ont bien d'autres chats à fouetter et qu'ils ne veulent pas s'embêter, c'est aussi simple que ça. Il est bien plus facile pour eux de dire à leurs supérieurs que je suis introuvable. Pensez à l'argent que ça coûterait en billets d'avion, en salaires, pour envoyer des gens qualifiés s'occuper du problème. Cela prendrait de telles proportions que tout le monde préfère laisser tomber. - On vous a pourtant dit que j'étais sur votre trace. Vous auriez pu me mettre des bâtons dans les roues, ne pas venir chercher votre courrier. Pourquoi n'avez-vous pas tenté de vous protéger? - Voilà une bonne remarque, jeune homme. - C'est drôle que vous m'appeliez " jeune homme ". C'est justement comme ça que je m'adresse au lieutenant de St. Thomas. - Vous avez sans doute le double de son âge, comme j'ai le double du vôtre. Ceci explique cela. - Certes, mais ça ne me dit toujours pas pourquoi vous n'avez pas pris la moindre précaution. - C'était une décision commune, répondit Scofield en se tournant vers son épouse. C'était d'ailleurs davantage la sienne que la mienne. Nous voulions savoir si vous auriez la patience nécessaire, la sagesse d'attendre avant de passer à l'attaque. Ici, une heure devient un jour, un jour un mois; tout le monde est passé par là. Vous avez été irréprochable; vous avez même dormi sur la plage! Un bel exemple d'abnégation professionnelle! - Vous n'avez toujours pas répondu à ma question. - C'est vrai. Il se trouve que je savais ce qui vous amenait. Une seule et unique raison, et vous l'avez dit il y a quelques minutes. Les Matarèse. - Dis-lui, Bray, raconte-lui tout, intervint Antonia Scofield. En souvenir de Taleniekov; toi comme moi, on le lui doit bien. - C'est vrai, ma chérie, mais on pourrait peut-être boire un verre avant? J'ai parlé de vin, mais un cognac me semble plus approprié. - Tu pourras avoir les deux, mon chéri. - Vous comprenez pourquoi je suis resté avec elle toutes ces années, lança Scofield. On ne quitte pas une femme qui vous appelle " mon chéri " après un quart de siècle de vie commune. " IV " Nous devons remonter au début du siècle, si l'on veut bien comprendre tous les tenants et aboutissants de l'affaire ", commença Scofield, en se balançant sur son rocking-chair. Ils se trouvaient sous la véranda du bungalow, éclairés par des chandelles, au milieu d'une île déclarée déserte, baptisée Outer Brass 26. " Les dates restent imprécises - toutes les archives ayant été perdues ou détruites - mais il semblerait que le Baron Guillaume de Matarèse soit né en 1830. Il était issu d'une famille prospère de Corse, les terres et le baronnage seraient un cadeau de Napoléon, mais ce point reste sujet à caution. - Pourquoi ? demanda Pryce, en short et T-shirt, fasciné par l'ancien agent à la barbe blanche dont les yeux pétillaient d'intelligence derrière leurs petites lunettes de métal. Il doit exister des traces de ces titres et propriétés, des registres d'héritage ? - Comme je l'ai dit les actes originaux ont été perdus; ce sont des copies qui ont été retrouvées et enregistrées. Nombreux sont ceux qui prétendent qu'il s'agit de faux, des contrefaçons réalisées par le jeune Guillaume, que les Matarèse n'ont jamais connu le moindre Napoléon, second ou troisième, en aucun cas le premier. Mais lorsque les doutes se sont fait entendre, la famille était trop puissante pour être attaquée. - Puissante comment? - Guillaume était un génie de la finance, un vrai génie, et comme tous les gens de cet acabit, il savait détourner la loi, flirter avec l'illégalité sans jamais se laisser prendre. A trente ans, il était le plus riche propriétaire terrien de Corse. La famille dirigeait l'île au sens propre, et le gouvernement français était pieds et mains liés. Les Matarèse étaient un Etat dans l'Etat, tirant des revenus des grands ports, exigeant commissions et pots-de-vin auprès de l'industrie florissante de l'agriculture et des promoteurs des stations balnéaires qui avaient grand besoin d'utiliser leurs docks et leurs infrastructures. On a dit que Guillaume fut le premier Corso, l'équivalent corse de la Mafia. A côté de lui, les parrains n'étaient que de vulgaires maquereaux, Al Capone, un gosse mal élevé. Bien qu'il y eût des actes violents, la manière forte était utilisée avec parcimonie, uniquement pour des coups d'éclat: Le pouvoir du Baron reposait sur la crainte et le respect, et non sur la répression à outrance. - Paris ne pouvait donc pas le coincer et s'en débarrasser? l'interrompit Pryce. - Ils firent pire que cela. Ils ruinèrent deux fils du Baron - les détruisirent psychologiquement. Les deux périrent de mort violente; après ce drame, le Baron ne fut plus le même. C'est alors que Guillaume conçut sa " vision " du monde, son rêve. Un cartel international, dépassant les délires les plus fous qu'avaient pu enfanter les Rothschild. Alors que les Rothschild étaient une famille de banquiers étendant leur influence au grand jour à travers toute l'Europe, Guillaume prenait les chemins de traverse. Il recrutait, en secret, des hommes et des femmes de pouvoir comme autant de satellites. Des gens d'une fortune immense - héritée ou accumulée - et qui, comme lui, rêvaient de vengeance. Ces compagnons de la première heure œuvraient dans l'ombre, évitant toute forme de publicité, et préféraient utiliser leur richesse et leur pouvoir à distance. Ils embauchaient des soldats pour monter en première ligne, par exemple des avocats, et puisque nous parlions de Bonaparte, ils reprenaient à leur compte une devise chère à Napoléon Ier : " Donnez-moi des médailles et je vous gagnerai n'importe quelle guerre. " Les Matarèse des temps anciens distribuaient donc titres, fonctions honorifiques, et salaires extravagants comme des pièces jaunes. Tout cela dans un seul et unique but : rester anonymes. Guillaume avait compris que pour mener à bien son projet d'un réseau financier planétaire, il fallait que les acteurs au-devant de la scène paraissent absolument sans ombre, exempts de toute suspicion. - Ce n'est pourtant pas ce qu'on m'a dit, annonça l'agent de la CIA. Ce serait plutôt l'inverse. - Ah oui? - Oui. Les deux sources qui ont ravivé notre intérêt pour les Matarèse - la raison pour laquelle je suis venu jusqu'ici - les ont décrits comme des émanations du mal. Pour la première, ils sont le mal absolu; pour l'autre le mal incarné. Ces deux affirmations ayant été proférées par deux vieilles personnes, à leur dernier souffle, n'importe quel tribunal considérerait ces témoignages dignes de foi. Le tableau que vous me brossez est fort différent. - Vous avez tout à la fois tort et raison, répondit Scofield. J'ai décrit le projet de Guillaume comme il l'avait conçu, et j'ai bien précisé que le Baron n'était pas un saint. En terme de pouvoir, il voulait tout, mais il eut le génie de ne pas faire fi de certaines considérations pratiques et philosophiques... - Une drôle de mixture, lança Pryce. - Et pourtant tout ce qu'il y a de plus efficace, répliqua l'ancien espion. C'était parfaitement judicieux. Guillaume de Matarèse avait, en fait, un siècle d'avance sur son temps. Il voulait créer ce qu'on appellera plus tard une banque mondiale, un fonds monétaire international, voire une commission trilatérale. Pour mener à bien ce projet, ses disciples devaient paraître légitimes et honnêtes, de la tête aux pieds - clairs comme le cristal. - Il leur est pourtant arrivé quelque chose, il y a eu un hic, à l'évidence, si ce qu'on m'a dit est vrai. - Il s'est passé effectivement quelque chose, parce que vous avez raison sur ce point, la maison des Matarèse est devenue une hydre monstrueuse. - Et quelle est cette chose? - Guillaume est mort. On raconte qu'il a expiré en faisant l'amour à une femme de cinquante ans sa cadette; il avait alors plus de quatre-vingt-cinq ans. D'autres ont une version différente. Quoi qu'il en soit, ses " héritiers " - ainsi qu'il les appelait - se ruèrent sur la charogne comme un essaim de mouches. La machine était en place : les tentacules des Matarèse s'étendaient à travers l'Europe et l'Amérique, l'argent à profusion, et plus important encore, les informations confidentielles circulaient sur la planète toutes les semaines, sinon tous les jours. Une pieuvre invisible, silencieuse, menaçant de révéler les manigances des industries et les dessous de leurs profits vertigineux. - Au début, c'était donc une sorte de second pouvoir occulte dans le monde des affaires. - C'est une bonne description. Au fond, qui est mieux placé pour détourner les lois que la police elle-même ? Les héritiers sautèrent sur l'occasion. Les informations confidentielles détenues par la pieuvre Matarèse n'étaient plus utilisées comme force de dissuasion, mais vendues au plus offrant. Les profits montèrent en flèche et les successeurs de Guillaume exigèrent leur part du gâteau. Leur influence s'étendit sur toute la planète et ils devinrent objets de culte - un véritable culte. Comme la Cosa Nostra, les nouveaux membres étaient intronisés tels des chevaliers, les hauts cadres de l'organisation portaient de petits tatouages proclamant leur rang. - Cela paraît fou! - Ça l'était, tout en étant d'une efficacité redoutable. Une fois adoubé, l'avenir du Matarésien était assuré à vie - sécurité financière, protection contre les lois, libération de toutes les contingences du commun des mortels - tant qu'il ou elle obéissait à ses supérieurs. - Tout contrevenant au règlement signait lui-même son arrêt de mort, je suppose, déclara Pryce. - C'était implicite. - Finalement, il ne s'agit de rien d'autre que d'une mafia. - Je crains que vous ne fassiez encore erreur, Mr. Pryce - sur le fond. - Puisque je suis en train de boire votre cognac dans votre maison, une hospitalité que je n'imaginais pas rencontrer, pourquoi ne pas m'appeler Cameron, ou Cam, comme presque tout le monde? - Ainsi que vous l'avez sans doute remarqué, ma femme m'appelle Bray. Ma petite sœur n'a jamais pu dire Brandon avant ses quatre ans, alors ce surnom m'est resté. - Mon petit frère ne pouvait pas articuler Cameron. Il disait " Cramroom " ou pire " Come around " ; alors il s'est limité à Cam; cela m'est resté aussi. - Bray et Cam, annonça Scofield, on croirait un cabinet d'avocats de campagne! - Je serais ravi, pour ne pas dire honoré, que mon nom soit associé au vôtre. J'ai lu vos états de service. - Ils sont grandement exagérés, pour flatter l'ego de mes supérieurs et formateurs. Il n'y aurait rien de bon pour votre carrière à vous associer avec moi. Trop de gens dans le milieu me considèrent comme un chanceux, un opportuniste, pour ne pas dire autre chose... - Passons. En quoi mon analyse est-elle erronée - sur le fond? - Les Matarèse n'ont jamais recruté de tueurs; personne ne s'est taillé une place dans leur hiérarchie au nombre de ses " contrats " réalisés. Certes, ils peuvent tuer si ce sont les ordres, mais il n'y est nullement question de crocs de boucher, de fusils, de corps jetés en rivière, chaînes aux pieds - il n'y a d'ordinaire pas même de cadavres. Si le conseil des Matarèse a besoin de perpétrer un acte violent pour défrayer la chronique, il fait appel, en secret, à des terroristes. Mais il n'utilise jamais ses propres membres pour ce genre de besogne. Ce sont avant tout des gestionnaires. - De sacrés salauds, prêts à faire feu de tout bois. - Et même d'une forêt, lança Scofield en poussant un petit rire au-dessus de son verre de cognac. Ils forment une élite, Cameron, volant bien au-dessus de la piétaille. Des summa et magna cum laudes sortis des meilleures universités des deux côtés de l'Atlantique, la fine fleur de l'industrie et de la politique. Chacun d'eux savait qu'un avenir doré lui était promis, les Matarèse n'étaient rien d'autre à leurs yeux qu'un raccourci pratique. Une fois ferrés, le raccourci se révèle un dédale dont ils ne peuvent plus s'échapper. - Et les principes dans tout ça? Le bien et le mal? Cette fine fleur de notre monde n'aurait-elle aucune moralité? - Quelques-uns en avaient sans doute, Mr. Pryce... Cameron... déclara Antonia Scofield qui se tenait sur le seuil de la véranda dans la lueur des bougies. Je suis persuadée également que s'ils avaient exprimé la moindre réserve, il leur serait arrivé des choses terribles, à eux ou à leurs familles... des accidents mortels, dans la plupart des cas. - Ils ne s'encombraient pas de scrupules. - C'était la méthode des nouveaux Matarèse, précisa Brandon. La moralité fut remplacée par l'absence de libre arbitre. C'était une spirale infernale; avant d'avoir pu comprendre ce qui se passait, il n'y avait plus d'échappatoire possible. Ces gens baignaient dans le luxe et l'opulence, prisonniers du cocon douillet des grands de ce monde, avec femme, enfants et faste à tous les étages. Vous voyez le tableau, Cam ? - C'est à faire froid dans le dos... Je ne sais rien - ou si peu - des circonstances qui vous ont amené à collaborer avec Vasili Taleniekov et à pourchasser les Matarèse. Vous n'aviez pas été très loquace, alors. Vous pourriez m'en dire un peu plus? - Il va s'en faire un plaisir, lança la femme de Scofield. N'est-ce pas, mon chéri? - Vous voyez, elle recommence... rétorqua Scofield en lançant un regard tendre à Antonia. J'ai refusé de fournir un rapport de mission parce que la guerre froide avait encore de belles braises et que ces guignols de Langley voulaient à tout prix faire de Vasili, l'Ennemi, l'envoyé du diable. Je ne voulais pas participer à cette mascarade. - Il a choisi de se sacrifier pour que nous ayons la vie sauve, Cameron, expliqua Antonia, en s'asseyant sur un fauteuil en osier, à côté de son mari. Dans un élan surhumain, il s'est jeté au-devant de nos ennemis, pour nous laisser le temps de fuir. Sans ce sacrifice, nous ne serions pas là. - D'ennemis jurés, vous êtes devenus alliés, puis amis intimes, au point de vous sacrifier pour l'autre. - Je n'irais pas jusque-là, mais son geste hante encore ma mémoire. Nous n'avons jamais oublié le mal que l'on s'est fait mutuellement. Il a tué ma première femme, et j'ai tué son frère... ce qui est fait est fait, et rien ne saurait l'effacer. - On m'a raconté ça, répondit Pryce. On m'a dit aussi que l'on vous avait déclaré " élément perdu ". Comment est-ce possible? - Il n'y a pas grand-chose à dire, répondit Scofield d'une voix lasse. C'est comme ça, c'est tout. - Pas grand-chose à dire ? répéta l'agent de la CIA, éberlué. Nom de Dieu, votre propre service, vos supérieurs ont quand même ordonné votre exécution! - C'est drôle, je n'ai jamais considéré ces types comme mes " supérieurs ". Mais le plus souvent comme des adversaires. - Ne noyez pas le poisson... - Quelqu'un a fait les comptes me concernant et s'est trompé dans l'addition, si vous voulez tout savoir... comme je savais de qui il s'agissait, l'idée de le tuer m'a effleuré l'esprit. Puis je me suis dit que j'allais forcément me faire coincer et que le jeu n'en valait pas la chandelle. J'ai alors préféré ravaler ma colère. J'ai négocié les cartes que j'avais en main, une opération qui s'est révélée extrêmement rentable. - Revenons-en à Taleniekov, insista Cameron. Comment cela a commencé entre vous deux? - Vous êtes futé, Cam. Les bonnes clés se trouvent toujours au début. Il faut d'abord ouvrir la première porte pour accéder aux autres. - Une enfilade de portes ? - Un vrai labyrinthe. Le commencement... c'était la folie à l'époque, et Taleniekov et moi y étions plongés jusqu'au cou. Il y avait eu deux meurtres étranges, deux exécutions. Chez nous, le général Anthony Blackburn, chef de l'Etat-Major, et du côté soviétique, Dimitri Yourievitch, leur grand physicien nucléaire. - Shields, le premier directeur adjoint de l'Agence, m'a parlé de ce scientifique. Je me suis alors souvenu de l'affaire. Un célèbre savant russe mis en charpie par un ours fou furieux. - C'est la version officielle. Il s'agissait en fait d'un ours blessé volontairement et dirigé vers Yourievitch. Il n'y a rien de plus féroce qu'un ours blessé, les naseaux emplis de l'odeur de son propre sang. S'il flaire alors un groupe de chasseurs, il les réduira en miettes tant qu'il lui restera un souffle de vie... attendez, vous avez dit Shields, Frank Shields? Ce vieux bouledogue si fripé que personne n'a jamais vu ses yeux. Il est toujours là, celui-là? - Il vous tient en grande estime. - Peut-être aujourd'hui, mais pas à l'époque. Frank est un puriste; il n'a jamais pu tolérer des types comme moi. Mais les analystes n'en sont pas à une contradiction près, à force d'être coupés du monde extérieur. - Vous me parliez de ces deux meurtres... reprit Pryce. - Je suis contraint de faire une nouvelle digression, Cameron. Vous connaissez sans doute l'expression : la " banalité du mal "? - Bien sûr. - Que cela vous évoque-t-il? - Des actes horribles, à force d'être répétés, deviennent anodins - banals. - C'est précisément ce qui est arrivé à Taleniekov et à moi. A l'époque, au regard de tous, la logique voulait que Vasili et moi soyons forcément les instigateurs de ce genre de crimes. Cela tenait davantage du mythe que de la réalité! En fait, à l'exception de ce que nous nous sommes fait mutuellement, nous sommes, à nous deux, responsables de seulement quatorze meurtres à sensation en vingt ans de service - huit pour lui, six pour moi. Mais les mythes ont la peau dure, ils enflent, ont leur vie propre... les mythes sont des fléaux. - Je crois deviner où vous voulez en venir, annonça Pryce. Chaque camp accusait l'autre d'être l'auteur du crime - vous et Taleniekov tour à tour désignés comme exécuteurs. - Exactement., mais nous n'avions rien à voir avec ces meurtres. Toutefois, le modus operandi nous accusait aussi sûrement que si nous avions laissé sur les lieux notre carte de visite. - Mais comment en êtes-vous venu à faire équipe avec lui? Vous n'avez quand même pas pris votre téléphone pour l'appeler? - Cela aurait été comique! " Allô? je suis bien au KGB ?Ici Beowulf Agate, pouvez-vous dire à l'illustre camarade colonel Taleniekov, dit le Serpent, que vous m'avez au bout du fil. Je suis sûr qu'il voudra me parler. Il se trouve que nous sommes tous les deux poursuivis pour un crime que nous n'avons pas commis. " C'est idiot, non? - Ce nom de Beowulf Agate est particulièrement... inspiré3, remarqua l'agent. - Certes. Je l'ai toujours trouvé haut en couleur, répondit Scofield. Il fait presque russe. Comme vous le savez sans doute, ils ont l'habitude là-bas de garder les deux premiers noms et de laisser tomber le troisième. - Brandon Alan... Beowulf Agate. C'est vrai... Puisque vous n'avez pas téléphoné au KGB, comment vous êtes-vous rencontrés? - Après moult précautions, chacun étant persuadé que l'autre allait tirer à vue; c'est Vasili qui a fait le premier mouvement sur notre échiquier de la mort. Il lui a fallu, tout d'abord, quitter l'Union soviétique parce qu'il était bon pour le peloton d'exécution - en expliquer les raisons nous entraînerait trop loin - et puis un ancien dirigeant du KGB, au moment de mourir, lui a parlé des Matarèse... - Je ne vois pas le rapport, lança Pryce. - Cherchez un peu... - Seigneur! souffla Cameron en plissant les paupières. Ce sont les Matarèse qui ont assassiné les deux, Yourievitch et Blackburn? - Dans le mille, agent Pryce. - Mais pour quelles raisons? - Parce que les tentacules de la pieuvre s'étaient immiscés jusque dans les salles d'Etat-Major des deux camps; aux yeux de nos jeunes loups c'était là une riche idée, si la chose pouvait être accomplie en leur laissant les mains propres. Les Matarèse, avec un minimum de gens à Moscou et Washington dans la confidence, menèrent à bien les deux assassinats, s'arrangeant pour que les soupçons se tournent vers Vasili et moi. - Ce fut aussi simple que ça ?... Mais encore une fois, dans quel but ? - Parce qu'ils faisaient ça depuis des années; ils gavaient chaque superpuissance d'informations concernant les nouvelles armes de l'ennemi, les incitant à produire davantage, dans une course aux armements suicidaire. Et pendant ce temps, les Matarèse engrangeaient des milliards, versés avec enthousiasme par les marchands d'armes et autres clients du ministère de la Défense. - Vous allez trop vite... revenons à Taleniekov. C'est donc lui qui a fait le premier mouvement. - Il m'a fait parvenir un message de Bruxelles: " Je m'appelle Taleniekov, nous avons le choix : nous entretuer ou parler. " Après une série de rendez-vous manqués, au cours desquels nous avons bien failli nous envoyer au Ciel, nous avons pu enfin parler. Nous étions de gros poissons et nos pays respectifs étaient sur le pied de guerre; seule l'intervention du secrétaire général du Soviet suprême et du Président américain parvint à calmer les loups assoiffés de sang des Etats-Majors. Ils ont pu se convaincre l'un l'autre qu'aucune de leurs nations n'était responsable de ces crimes, que Taleniekov et moi étions à mille lieues du drame au moment des faits. - Je me souviens, certes, de la mort de Yourievitch, l'interrompit Pryce en levant la main. Les circonstances étaient si macabres... mais je n'ai pas souvenance du meurtre d'un certain général Blackburn; j'étais peut-être trop jeune. Un chef d'Etat-Major ne signifie pas grand-chose pour un gamin de dix ou onze ans. - Si vous en aviez eu le double, vous vous en souviendriez parfaitement, répliqua Scofield. Officiellement, Anthony Blackburn est mort d'une crise cardiaque dans sa bibliothèque en train de lire la Bible. Une charmante mise en scène sachant ce qui s'est passé en réalité. Il a été tué, en fait, dans un lupanar de luxe de New York, alors qu'il assouvissait des pratiques sexuelles pour le moins excentriques. - Pourquoi a-t-il été éliminé ? Parce qu'il était le chef des armées ? - Blackburn n'était pas seulement une haute figure militaire, il était également un tacticien brillant. Les Soviétiques, à bien des égards, connaissaient davantage sa valeur que nous-mêmes; ils avaient eu le loisir de l'observer en Corée et au Viêt-nam. Ils savaient que son but avant tout était la stabilité, le statu quo entre les deux blocs. - Je vois. Donc vous et Taleniekov avez parlé. Comment tout cela vous a-t-il mené aux Matarèse ? - Le vieux directeur du KGB - Krupskova, ou un nom comme ça - avait été abattu. La blessure était sérieuse, et il a demandé à parler à Vasili. Il avait étudié les rapports d'enquête concernant les meurtres de Yourievitch et Blackburn. Sa conclusion était qu'ils avaient été perpétrés par une organisation occulte nommée les Matarèse, originaire de Corse. Il expliqua à Taleniekov que son influence s'étendait à tous les niveaux, soudoyant des hauts fonctionnaires de l'Etat, faisant montre d'un grand pouvoir dans le monde libre comme au sein du bloc de l'Est. - Krupskova travaillait pour eux? Pour les Matarèse ? demanda Pryce. - C'était le cas pour tous, disait-il - depuis des années. On leur envoyait des messages, des rendez-vous étaient organisés dans des champs ou des forêts, à l'abri des regards indiscrets, des hommes de l'ombre rencontrant d'autres hommes de l'ombre au cœur de la nuit. Des accords étaient passés, dans le plus grand secret - " tuez-le ou tuez-la, votre prix sera le mien ". - Comment pouvaient-ils accepter ça? - Des deux côtés, c'était leur joker, répondit Scofield, leur arme secrète. Les Matarèse savaient répondre aux désirs des plus radicaux, avec une discrétion totale pour leurs clients. - Il devait bien exister des traces de versements, des transferts de fonds. Comment payaient-ils ? - Aucune pièce comptable, les services secrets jouissent d'une relative impunité quand la sûreté de l'Etat est en jeu. Autrement dit : " Lorsque la loi ou la morale t'interdit quelque chose, sors les billets. " Les Soviétiques, bien sûr, étaient des experts en ce domaine, mais nous n'étions pas loin derrière eux. En résumé, nos gouvernements n'étaient pas officiellement en guerre, mais nous, nous l'étions. C'était un incroyable foutoir, et on était là pour l'aggraver, Vasili comme moi. - Vous êtes cynique. - On le serait à moins, intervint Antonia, en se penchant vers Cameron. Des hommes comme mon mari ou Vasili étaient des tueurs lâchés dans la nature, des tueurs qui devaient prendre la vie d'autres hommes et femmes pour sauver leur peau! Ce n'était pas un hasard! Pendant que les superpuissances paradaient main dans la main, proclamant la détente ou je ne sais quoi, des agents comme Brandon ou Vasili continuaient à recevoir leur ordre de tuer untel ou untel. Où est la logique dans tout ça, Cameron ? - Je n'ai pas la réponse, Mrs. Scofield - Antonia. Autres temps, autres mœurs... - Et aujourd'hui, Cam? s'enquit Beowulf Agate. Quels sont vos ordres? Quel est votre gibier? - Les terroristes, j'imagine. Et parmi eux, les pires de tous, ces Matarèse, parce qu'ils représentent une nouvelle forme de terreur. - Exact, jeune homme, reconnut Scofield. Ils ne massacrent pas les gens, ne font pas exploser des bâtiments - ils payent des mercenaires pour ça, ou font appel à des psychopathes programmés par leurs soins. Mais ils peuvent mettre la main à la pâte au besoin, ils feront tout eux-mêmes si tel est leur plan. - Quel plan? - L'édification d'un cartel international, destiné à s'approprier le pouvoir financier absolu. - Pour ce faire, il leur faut éliminer les rivaux, les neutraliser un à un aux quatre coins de la planète. - Nous y voilà, jeune homme. La machine du capitalisme va s'emballer, exploser. Quelque part, un Big Brother tirera toutes les ficelles, fixera les cours du jour, lancera de fausses compétitions entre adversaires fantoches. Et qu'adviendra-t-il alors, agent Pryce ? - Comment ça? - Qu'adviendra-t-il ensuite? Une fois que le monde de la finance sera aux mains d'une seule entité? Qu'est-ce qui se passera? - Les gouvernements tomberont... souffla Cameron. Qui détient l'économie, détient le pouvoir. - Bravo, mon jeune ami! lança Scofield, en levant son verre de cognac vide et jetant une œillade à sa femme. Je peux en avoir un autre ? - Je vais chercher la bouteille, répondit-elle, en se levant. Tu as été sage ces derniers mois... - Bien malgré moi! C'est à cause de tous ces toubibs de Miami ! - Cela pourrait arriver ? poursuivit Cameron, tandis qu'Antonia quittait la pièce. Vraiment ? - Ce ne serait pas la première fois dans l'histoire. Les précédents sont innombrables. Par fusions, rachats en cascade, OPA et spéculations en tout genre, on se retrouvera en un rien de temps avec une compagnie planétaire sur les bras. Retour à l'ère des Pharaons, qui écrasaient les princes prétendant au trône! Aux Romains qui enfermaient le Sénat pour que les Césars puissent régner sur tout! Rien de nouveau sous le soleil. C'est juste un peu plus moderne, de nos jours, un peu plus informatisé. Ces salauds veulent le pouvoir absolu, et ils vont l'obtenir si personne ne les arrête. - Et qui peut les arrêter? - Pas moi, en tout cas ! Tout cela ne me concerne plus. Peut-être les gens, les braves gens, hors de toutes ces manigances. Peut-être se réveilleront-ils un jour, en s'apercevant que leur liberté a été rognée jusqu'à l'âme par la nouvelle aristocratie financière. C'est ce à quoi aspirent les Matarèse. Créer des Etats policiers sur toute la planète. C'est le seul moyen pour eux de perdurer. - Vous croyez vraiment à ce scénario catastrophe? - Tout dépend des cartes qu'ils ont déjà en main et de qui siège dans leur C.A. Oui, c'est une possibilité. Nous avons affaire à un terrorisme en col blanc, à des collusions internationales, violant toutes les lois antitrust du monde. C'est comme si la General Motors, Ford, Chrysler, BMW, Toyota, Porsche et deux ou trois autres grands constructeurs s'associaient pour régner en maîtres sur le secteur de l'automobile. On n'en est d'ailleurs pas très loin. - Une fois assise leur position financière, ils s'attaqueront aux gouvernements. - J'imagine qu'ils en ont déjà noyauté un certain nombre, comme c'était le cas il y a trente ans. L'un des leurs a failli même devenir le président des Etats-Unis. Ils dirigeaient pratiquement notre Département d'Etat et le Pentagone, et avaient une belle influence au Congrès. Puisqu'ils affichent aujourd'hui leurs prétentions planétaires, imaginez qu'ils contrôlent le Foreign Office de Londres, le Quai d'Orsay à Paris, ainsi que Rome, Ottawa, et Bonn. Cela fait froid dans le dos, non? En quelques années, avec l'aide de politiciens véreux et d'une ou deux huiles arborant pavillon matarésien, nous nous retrouverons en train de marcher au son de leurs tambours, heureux comme des clams lobotomisés ! Nous achèterons ce qu'ils voudront nous vendre, prendrons ce qu'ils daigneront nous donner... et croirons ce qu'ils nous ordonneront de croire. - Du " terrorisme en col blanc ", une drôle d'association. - Aussi redoutable qu'une autre, Cam. Une fois qu'ils auront assuré leurs arrières, un monopole par-ci, une méga-fusion par-là, quelques conglomérats bien sentis, ils ne souffriront aucune opposition. - Ils ne semblent déjà guère les souffrir aujourd'hui ", lança Pryce. Il raconta à Scofield les quatre derniers meurtres : le financier français, le médecin espagnol, l'Anglaise, et le joueur de polo italien de Long Island. " Nous savons que le Français était lié aux Matarèse, poursuivit Pryce. C'est sur le dossier, sans doute à cause de ses dernières paroles. Le passé financier des trois autres présente de curieuses zones d'ombre, selon les derniers renseignements de Shields. - Squinty4 n'a pas la vue basse en ce domaine, reconnut Beowulf Agate. Les zones d'ombre, c'est son truc! Il lui faut toujours des explications et lorsqu'elles manquent, il se met à fouiner partout. - La piste, ici, mène aux Matarèse. Les meurtres ont eu lieu en l'espace de quarante-huit heures; les tueurs se sont envolés dans la nature - pas de traces, pas le moindre indice... - C'est signé, lança Scofield. - Pourquoi est-il si difficile de remonter jusqu'à l'origine de leur fortune ? poursuivit Pryce. Frank parlait d'un monstre " amorphe " - sans forme, indéfini, voulait-il dire... - Sans le moindre doute. " Le vieil agent à la retraite poussa un petit rire. " Combien de millionnaires seraient prêts à dévoiler toutes leurs sources de revenus? A fortiori si certaines peuvent être sujettes à caution, que le délit date ou non de Mathusalem! - J'ai très peu de millionnaires dans mon carnet d'adresses... - Vous en avez un maintenant... - Vous ? - Changeons de sujet... Motus et bouche cousue... - Je ne sais pas si je le dois vraiment... Disons qu'au vu de vos états de services édifiants, je partirai du principe qu'il s'agit d'une prime pour services rendus... Par où commençons-nous - enfin, par ou je commence ? - Vous avez mis vous-même le doigt dessus : l'argent, répliqua Scofield. Frank Shields est bon, mais ce n'est qu'un analyste. Il étudie des chiffres, jongle avec des listings informatiques, des courbes, des statistiques, travaille sur des dossiers rédigés par des gens de tout acabit - des gens sérieux comme des irresponsables totaux - et le plus souvent anonymes. Nous, nous avons affaire à des hommes, et non à des fac-similés électroniques. - J'ai déjà fait ça, annonça Pryce. Et je crois dur comme fer que rien ne remplace l'action sur le terrain. Les nouvelles technologies repoussent certes les limites humaines, vous donnent des oreilles de lynx et des yeux d'aigle, mais elles ne peuvent traiter avec des hommes de chair et de sang. Rien ne saurait remplacer le vrai contact. Mais revenons à cette piste... l'argent; par où dois-je chercher? - A mon humble avis, puisque vous n'avez aucun indice concernant les tueurs, commencez donc par les victimes. Leurs familles, leurs avocats, leurs banquiers, voire leurs amis ou voisins. Quiconque susceptible de connaître leurs habitudes, d'avoir recueilli quelques confidences. Cela risque d'être fastidieux - mais cela fait partie du boulot. Peut-être trouverez-vous une autre porte à ouvrir, pour pénétrer plus loin dans le labyrinthe ? - Je ne vois pas pourquoi ces gens accepteraient de me parler. - Ne vous souciez pas de ça. L'Agence, comme Frank, a beaucoup de relations partout. On vous donnera tous les sésames nécessaires. Ils vous doivent bien ça de toute façon. C'est vous le bon gars - celui qui veut retrouver ceux qui ont occis leur proche adoré; de plus les services secrets de la planète vous ouvriront un boulevard. - Un boulevard? - Nous avions notre jargon, Taleniekov et moi; cela veut dire que vous serez en droit de poser des questions. - Quel droit ? - Peu importe. C'est l'illusion qui compte. - Cela m'étonnerait que ce soit aussi simple que ça... - La simplicité est le grand sésame de toute infiltration, mon jeune Cameron. Je regrette de devoir vous rappeler cet adage élémentaire. Vous me suivez? - A la fois oui et non. - Faites marcher vos méninges encore une fois. " Soudain, Antonia Scofield fit irruption dans la véranda. " Bray! s'écria-t-elle. Je suis sortie sur la terrasse pour éteindre les lumières et j'ai vu une lueur à l'horizon; des explosions, je crois. - Eteins les bougies! ordonna Scofield. Et vous, Pryce, venez avec moi! " Comme des fantassins en campagne - Beowulf Agate en tête - les deux hommes s'enfoncèrent dans la végétation luxuriante, suivant le chemin à peine visible. Cameron eut la présence d'esprit, avant de quitter la maison, de prendre son sac lorsqu'il vit Scofield s'emparer d'un objet noir posé sur une tablette. Traversant d'épais rideaux de feuillages, ils arrivèrent bientôt sur la plage constellée de rochers où les capteurs attendaient le soleil des tropiques. " Baissez-vous! " lança le vieil homme, en ouvrant le boitier de cuir noir pour en sortir une paire de jumelles. Pryce ouvrit son sac et fit de même. Ils scrutèrent l'horizon. Il y avait une lueur vacillante au large, entrecoupée d'éclairs lumineux. " Qu'est-ce que vous en pensez? demanda Scofield. - Je vous le dirai dans un instant, répliqua Pryce en sortant son téléphone à canaux préréglés. Pour le moment, j'ai un mauvais pressentiment. - Un point au ventre? - Un gros, Mr. Scofield. - J'ai connu ça. C'est toujours pareil... - Nom de Dieu ! lâcha Pryce. Cela ne répond pas. Personne ne décroche. - C'était votre bateau ? - La vedette des gardes-côtes. Elle a été réduite en poussière. Ils étaient si jeunes... des gamins! Et ils sont tous morts. - Les autres risquent de rappliquer ici. - Qui ça? - Ceux qui ont fait sauter le bateau, répliqua Scofield d'un ton de glace. C'est un tout petit archipel, six ou sept îlots, pas plus. Ils peuvent très bien avoir repéré celui-ci. - Mais qui? Des trafiquants de drogue voulant se débarrasser une fois pour toutes de leur bête noire, peut-être ? - Ce serait trop beau, jeune homme, et j'en suis d'autant plus désolé pour ces pauvres gamins. - Que voulez-vous dire? Que c'est après moi qu'ils en ont? C'est incroyable! Je suis descendu sur bâbord - le bateau ayant le nez à l'ouest - et j'ai attendu un gros nuage avant de me diriger vers la plage. Personne n'a pu me voir, excepté depuis l'île - et il n'y a que vous ici. - Non, Cameron, ce n'est pas après vous qu'ils en ont; ils vous ont suivi mais ce n'est pas vous qu'ils veulent; vous êtes parvenu à faire une chose que je croyais réellement impossible; vous m'avez fait replonger dans cet enfer. Ils ont des cartes, une zone délimitée à présent. Si ce n'est pas pour ce soir, ce sera pour demain ou un autre jour. - Je suis désolé! Je pensais avoir pris toutes les précautions pour ne pas vous exposer. - Vous n'avez rien à vous reprocher. Vous n'étiez pas préparé à un tel adversaire, peu de gens le sont. Mais si c'est pour cette nuit, le vieux de la vieille que je suis leur réserve une petite surprise. - Quelle surprise? - Je vous expliquerai ça plus tard. Restez ici, je reviens dans cinq minutes. " L'ancien espion se releva. " Qui sont ces types? demanda Pryce. - Vous n'avez pas deviné? répliqua Scofield. Les Matarèse, jeune homme! " V Une angoisse mêlée de fureur gagna Cameron. Il se reprit aussitôt et scruta la nuit en tenant ses jumelles d'une main ferme. La lueur au lointain mourait dans les ténèbres; quelques instants plus tard; elle s'évanouit tout à fait. Les flammes furent avalées par les flots, ce qui avait été, n'était plus. Pryce sondait la mer à chaque trouée dans les nuages, tout autour du lieu du naufrage - à gauche, à droite, au-dessus, là où luisait l'incendie, au-dessous... au cas où une embarcation viendrait dans leur direction en profitant de l'obscurité. Elle était là! Une petite silhouette noire, éclairée par un rayon de lune. Elle semblait se diriger tout droit vers Outer Brass 26. Où était donc parti Scofield ? Comme en réponse à sa question, les fourrés se mirent à bruisser derrière lui. Beowulf Agate apparut entre les feuilles de palmiers, accompagné par sa femme, chacun ayant dans les bras quelque chose de lourd. Cameron reconnut au premier coup d'œil ce que transportait Scofield. Un bazooka, calibre 10 mm. Le gros sac de toile que traînait sa femme renfermait sans doute les munitions. " Quoi de neuf ? s'enquit Bray, en prenant le sac des mains d'Antonia et installant le lance-roquettes sur les rochers saillant du sable. - Un autre bateau, trop loin pour que je puisse dire quel genre. Mais il a tout l'air de se diriger par ici. - Il y a pas mal d'autres îlots, pour la plupart de simples récifs. Ils risquent d'aller inspecter les premiers sur leur route - nous sommes en troisième position. - C'est une piètre consolation... - Cela pourrait être pire, l'interrompit Scofield. Ça va me laisser le temps de savoir ce qu'ils ont comme matériel à bord. - Quelle importance ? - Pour décider si je les envoie en orbite ou non. Antenne radio, parabole satellite, radar... tout cela est d'une importance capitale, croyez-moi sur parole ! - Nous serons bien obligés de le détruire s'ils lâchent l'ancre devant la plage. - Bon sang! lança le vieil homme. Vous me donnez là une idée! - Si c'est ce que je crois, c'est de la folie, intervint Antonia, d'un ton de glace, en s'accroupissant derrière son mari. - Pourquoi pas? répliqua Beowulf Agate. Nous avons l'avantage, tous les avantages, même! Nous savons déjà qu'il ne peut s'agir que d'un petit bateau. Combien sont-ils à bord? Quatre, cinq, six? - C'est la logique même, mon ami, concéda Antonia à contrecœur. Ça va, je retourne à la maison nous chercher d'autres armes. " Elle se releva et disparut dans les fourrés. " Les " mon chéri " deviennent toujours des " mon ami " lorsque Toni est furieuse contre moi! expliqua Scofield en souriant. Elle sait que j'ai raison, mais cela l'agace de devoir l'admettre. - Et moi je ne sais pas de quoi vous parlez, ni l'un ni l'autre! - Parfois, je me demande si vous n'êtes pas un peu lent d'esprit, Cam. - Bon ça va! Qu'est-ce que vous avez en tête? - En tant qu'ex-professionnel, je trouve que ce serait une riche idée de monter à bord de ce bateau. D'en prendre le commandement. Cela pourrait se révéler très instructif. Il suffit de les attirer ici, de les mettre hors d'état de nuire... Renverser la situation. Faire d'eux les cibles. - J'y suis! s'exclama Pryce. Il doit y avoir des moyens de communication à bord. On coince ceux qui débarquent, on leur montre notre artillerie lourde dirigée sur le bateau et on leur dit qu'au moindre geste hostile de leur part, c'est un aller simple. - C'est l'idée générale. - Qu'est-ce qu'Antonia est partie chercher ? - Trois Mac-10 à mon avis. Ils ont une portée plus grande. Et les nôtres sont équipés de silencieux; on entend les impacts, mais aucune déflagration. Si nous devons tirer, nous pourrons ainsi être mobiles et ne pas révéler notre position. - Elle s'y connaît en armes ? - Autant que vous et moi. Et en bien d'autres domaines encore... On a vécu trop longtemps comme des fugitifs, ce genre de choses ne s'oublie pas. Pour elle, notre statut n'a pas changé. Elle pourrait prendre une paire de bouteilles et aller vous faire sauter un destroyer, si l'un de nous - ou Taleniekov - était en danger. - Une sacrée femme. - Vous l'avez dit, reconnut Beowulf Agate. Sans elle, ni Vasili, ni moi n'aurions survécu... Ah! la voilà! - Je me suis pris une Uzi, annonça Antonia à bout de souffle, en jetant les armes à terre. C'est plus léger et bien plus efficace à courte portée. " Elle posa le sac qu'elle avait à l'épaule. " J'ai apporté des chargeurs de soixante cartouches pour les MAC; ils se trouvent dans les sacoches rouges, les miens sont dans le bleu... Et maintenant, mon chéri ? - Ah! L'orage est passé ! lança Scofield avec amusement. Ça recommence, comme à Ajaccio ou Bonifacio, n'est-ce pas Toni? - Je suis toujours folle de rage, mon salaud! - Ah ! comme vous le voyez, Cam, ce n'est pas encore le beau fixe! Elle peut redémarrer à la moindre occasion, n'est-ce pas ma vieille? - Vieille je veux bien, mais morte, pas question! - Vous avez une lampe dans votre sac à malices, Pryce ? - Bien sûr. - Sortez-la. Allumez-la et baladez le faisceau de-ci de-là. Mais ne le braquez pas sur le bateau, tournez autour. Je veux être sûr que nos gars là-bas vont le remarquer. - J'espère que vous savez ce que vous faites, s'inquiéta Cameron. - Pour vous paraphraser, mon garçon, à la fois oui et non. Tout ce que je sais, c'est que cela peut nous faire gagner beaucoup de temps, et c'est ce que nous voulons, n'est-ce pas ? - C'est là un argument implacable ", concéda Pryce en allumant sa lampe torche. Il se mit à faire des ronds dans le ciel avec le faisceau, s'approchant petit à petit du bateau. " Ça y est! Il a viré de cap! annonça Scofield. Il se dirigeait vers Brass 24, et il a tourné! Bon travail, camarade. - Et maintenant? s'enquit Cameron. - Ils vont envoyer un canot, répondit Antonia. Je vais prendre la droite de l'anse, vous prendrez la gauche, Cam. - Et ensuite? demanda Pryce. - Attendons de voir qui va rappliquer ici, répondit Scofield, son lance-roquettes posé entre les rochers. Je vais surveiller le bateau aussi. Ceux qui resteront à bord seront forcément sur le pont... Nous saurons alors quelles sont nos chances. - Supposons qu'ils aient le même genre d'attirail que vous, avança Cameron. Un canon de 75 ou quelque chose du même acabit. Ils pourraient faire sauter toute l'île ! - S'ils ont un joujou comme ça et que j'en vois un s'en approcher, j'explose leur rafiot. " Le petit bateau, un chalutier, continua à faire route vers Outer Brass 26 ;lorsqu'il fut à deux cents mètres de la plage, Pryce et Scofield aperçurent en proue un canon de gros calibre, suffisamment puissant pour réduire en miettes la vedette des gardes-côtes. Pour l'heure, les matelots - au nombre de trois - étaient occupés à mettre à flot un petit Zodiac. Le capitaine apparut sur le pont, sembla ordonner de lâcher l'ancre, et explora le rivage aux jumelles, un gros pistolet à sa ceinture. " Je connais ce visage! s'exclama Pryce. C'est un Suédois, un terroriste fiché à Stockholm. L'un des suspects dans l'assassinat de Palme5. - A l'évidence, il a trouvé un nouvel employeur, répondit Scofield. Monter sur ce bateau est désormais une priorité. - Pas d'imprudence, mon ami. - Ah! Elle est encore fâchée... C'est promis, ma belle. Va te poster à droite. Mais pour l'amour du ciel, reste à couvert et utilise à fond notre petite jungle. Souviens-toi qu'il a les mêmes jumelles que nous. - C'est parti. - Allez-y aussi, Pryce. Le flanc gauche. Nous aurons ces connards sous un feu croisé. Si vous devez tirer, lâchez une première rafale au-dessus de leurs têtes. Nous voulons des prisonniers, pas des cadavres. - A vos ordres. - Laissez tomber ce ton respectueux. Je ne suis pas votre instructeur. Je suis un accident de parcours. " Le canot pneumatique, avec trois hommes à son bord, toucha le sable de la plage à une cinquantaine de mètres de Scofield et de son bazooka. Sur le flanc droit de l'anse en forme de fer à cheval, Antonia se tenait tapie dans l'ombre, l'Uzi en main. De l'autre côté, Pryce était agenouillé derrière un bloc de roche volcanique, le doigt sur la détente du MAC-10. L'homme en proue sauta à terre, une arme dans la main gauche, un cordage dans l'autre. Le second à débarquer avait un gros pistolet-mitrailleur dans les bras. L'homme à la barre coupa le moteur et rejoignit les deux autres sur le sable; il était également armé. A eux trois, ils avaient une puissance de feu redoutable. Au hasard des trouées dans les nuages, ils apparaissaient sous le clair de lune comme de simples pêcheurs. Deux d'entre eux avaient de vieilles barbes - en mer, les marins détestaient gaspiller l'eau douce et manipuler des rasoirs! Le troisième était rasé de près. C'était celui qui tenait la barre. Il paraissait plus jeune que les deux autres, la trentaine, alors que ses compagnons - robustes et trapus - semblaient approcher de la cinquantaine. Sa tenue contrastait également, du genre " chic décontracté " - jean blanc, veste de coton bleu, casquette de pêcheur au gros - alors que les deux autres arboraient des T-shirts douteux et des pantalons de toile rêche qui n'avaient connu que l'eau de mer dans leur vie ! Autour de leur cou, une lampe attachée par un lacet de cuir. "Jack! lança le plus jeune, s'adressant à l'homme de tête. Attache le canot et jette un coup d'œil par là! " Il désigna le secteur surveillé par Antonia. " Et toi, Harry, va explorer l'autre côté. " La zone de Pryce. " Il y a quelqu'un ici, ce faisceau de lumière ne vient pas de nulle part. " Le jeune chef s'exprimait dans un anglais correct, mais qui n'était visiblement pas sa langue maternelle. Il avait un accent d'Europe de l'Est, slovaque ou balte. " Va savoir, mon pote! répliqua le dénommé Harry, avec un fort accent australien. C'est peut-être une hallu... Il y a des reflets partout dans ces atolls! - Je sais ce que j'ai vu. Au boulot ! - Si on n'a pas eu la berlue, lança l'autre type nommé Jack, avec des intonations de cockney londonien, on ne peut pas dire qu'ils cherchent à se faire discrets! - Ça suffit vous deux. Allez m'inspecter cette zone! - Je n'ai aucune envie de me faire réduire la tête par une bande de sauvages en furie! Je ne suis pas payé pour ça. - Tu as été payé bien au-dessus de ta valeur, Harry. Alors au boulot! " C'est alors que Scofield vit enfin ce qu'il espérait. Le chef sortit un petit talkie-walkie de la poche de sa veste et le porta à sa bouche. " Personne sur la plage. Aucune lumière dans les bois. Nous partons en reconnaissance; reste à l'écoute. " Le chef, élégant, comparé aux haillons de ses hommes, prit sa lampe torche et se mit à explorer les lieux de son faisceau. Scofield plongea derrière les rochers tandis que le rayon passait au-dessus de sa tête. Les ténèbres revinrent, traversées par de fugaces rayons de lune. Beowulf Agate passa la tête par-dessus les rochers. Une bouffée d'angoisse lui vrilla le ventre. Le jeune type avait repéré quelque chose : Bray sut aussitôt de quoi il s'agissait : ses capteurs solaires! Ceux qui alimentaient en électricité Outer Brass 26. Lentement, l'homme s'approcha. Pendant ce temps, à l'extrême droite de l'anse, le dénommé Jack arpentait la plage avec précaution, sondant les fourrés avec sa lampe. Il passa à moins d'un mètre d'Antonia; elle sortit de sa cachette dans son dos, et plaqua le canon de l'Uzi entre ses omoplates. " Un mot, un cri, et tu finis chez les poissons - c'est comme ça qu'on dit, non? Alors lâche ton arme! " Sur le flanc gauche, Pryce attendait derrière son rocher l'arrivée de l'Australien. Lorsque l'homme fut au pied du rocher, Pryce contourna sa cachette et sortit juste derrière l'intrus. " Un mot plus haut que l'autre et je t'envoie rejoindre le paradis des kangourous, annonça-t-il d'une voix sourde mais sans appel. - Mais qu'est-ce que... - Je te l'ai dit une fois, l'interrompit Pryce toujours à mi-voix. Je ne le répéterai pas. Essaie encore et tu ne seras plus qu'un tas de viande sur la plage. - Ça va, mon pote, y a pas de lézard! Je ne suis pas venu à bord pour ça. - Et pour quoi tu es venu... mon pote? - Pour travailler... comme matelot. Pour le salaire. Ces cons me filent par semaine ce que je mettrais deux mois à gagner ! - Qu'est-ce que tu fais si loin de chez toi ? - Je bossais pour eux en Australie-Occidentale, autour de Perth, sur l'océan Indien. Je suis un bon travailleur et les principes m'étouffent pas, si tu vois ce que je veux dire. On est tous bons pour l'enfer de toute façon, pas vrai? - Tu sais pour qui tu travailles ? - Aucune idée. Je n'ai jamais demandé et je m'en bats l'œil. Contrebande, j'imagine, drogues. On va retrouver des tankers et des cargos en route pour l'Afrique du Sud, vers Durban ou Port Elizabeth. - Un vrai aventurier alors... - C'est ce que pensent mes gosses. C'est moi qui ramène le bacon à la maison, comme vous dites, les Yankees. - Redresse la tête, mangeur de kangourous, cela fait moins mal comme ça. - Quoi? "... Cameron posa son MAC-10, leva les bras et les abattit avec force de part et d'autre de la nuque de l'Australien. Les carotides furent touchées, mais rien d'irréparable; l'homme resterait inconscient durant au moins deux heures. Soudain, de la petite plage noyée de ténèbres, monta un appel dans un anglais aux intonations slaves. " Jack ! Harry ! Venez, j'ai trouvé quelque chose. Il y en a partout. Des dizaines et des dizaines de capteurs menant à un gros câble! Ils sont là, on les a trouvés! C'est ça qui leur fournit de l'électricité! - Et moi, je t'ai trouvé, annonça Scofield dans l'ombre des rochers, son MAC-10 à silencieux braqué sur l'intrus. A ta place, je lâcherais tout de suite cet AK-47 avant que je me fâche et que je te loge une balle dans la tête. Je n'aime pas ce genre d'engin; ça tue trop facilement. - Nom de Dieu, c'est vous? - C'est-à-dire ? - Vous, Beowulf Agate... - Il fait plutôt sombre pourtant... - Je vous ai reconnu à votre voix. - Pourquoi cet empressement soudain pour me rencontrer? Je ne suis pourtant pas si difficile à trouver. - Nous n'avions aucune raison de vous contacter jusqu'ici. Beowulf Agate était une relique oubliée, un homme qui avait disparu de la surface de la terre. - Et qui a soudain réapparu? - Vous le savez aussi bien que moi. Il y a eu la vieille à Chelyabinsk et René Mouchistine, sur ce yacht. - J'ai eu vent de cette histoire. - Voilà pourquoi le nouveau Beowulf Agate de Langley, l'agent Cameron Pryce, vous recherche. - Tu pourrais être plus clair? - C'est un expert, et vous avez des noms, des tas de noms... - Si ce fut jamais le cas, je les ai oubliés depuis des lustres. Ce monde ne m'intéresse plus. En revanche, j'aimerais bien savoir comment tu as eu vent de la mission de Pryce. Je croyais que l'opération était classée Quatre-Zéro - top-secret ? - Sachez que nos moyens d'action sont aussi top-secret, et que leur puissance dépasse l'entendement de l'Agence. - Tu fais allusion aux Matarèse, j'imagine. - Nous savions que l'agent Pryce vous révélerait ce détail. - Pour information, sache que j'étais déjà au courant. - Vraiment ? - Ce qui signifie que mes sources et tes sources s'alimentent à la même eau. Intéressant, non ? - Peut-être, Mr. Scofield, mais sans conséquence. Ces noms que vous avez oubliés, et les sociétés que ces gens représentaient, ne sont plus d'aucune utilité à présent. La plupart de ces personnes, pour ne pas dire toutes, sont mortes aujourd'hui, les sociétés ont été digérées par d'autres. Des informations obsolètes, sans valeur. - Pourtant certains noms me reviennent, je crois bien. C'est incroyable après toutes ces années. Voyons si ma mémoire fonctionne encore... il y avait Vorochine à Leningrad, qui donna naissance à Verachten d'Essen. Les deux sociétés étaient officiellement contrôlées par leurs gouvernements respectifs, mais il y avait quelqu'un d'autre qui tirait les ficelles, une autre entité. Qui se trouvait à Boston, si je ne m'abuse ? - Ça suffit, Mr. Scofield. - Allons, ne sois pas rabat-joie. C'est bien agréable de parler du bon vieux temps. Pour une fois que je fais marcher mes neurones. Il y avait aussi les Waverly Industries britanniques; elles aussi étaient liées intimement à Boston. Et les Scozzi-Paravacini, ou les Paravacini-Scozzi, je ne sais plus... Ils se trouvaient à Milan, non ? Eux aussi recevaient leurs ordres de Boston. - Vous avez fini votre petit numéro? - Pas encore. Il nous faut évoquer les fins tragiques de grands dirigeants tels que le brillant Guillaumo Scozzi, la charmante Odile Verachten, et cet entêté de David Waverly. Quelque chose me dit que ces trois-là ne plaisaient pas au... dois-je dire son nom... au Berger. - Des cendres froides, Scofield. Parfaitement inutiles, je le répète. Et ce n'est qu'un sobriquet pour quelqu'un de mort et enterré depuis longtemps. - Un sobriquet?... cela veut dire un surnom, n'est-ce pas? - Vous le savez très bien. - Le Berger... pour bon nombre de gens de notre monde du secret, de l'ombre perpétuelle, ce type est une véritable légende. Une légende écrite avec le sang de ses victimes. Mis bout à bout, le récit de ses hauts faits révélerait une nouvelle histoire de la finance internationale, n'est-ce pas ? Ou laisserait entrevoir un peu trop précisément son avenir proche. - Assez, j'ai dit! lâcha le jeune chef. Ce ne sont que des divagations stériles. - Alors, que faites-vous ici, toi et tes petits camarades ? demanda Bray. Pourquoi vous êtes-vous donné tout ce mal pour me retrouver - Nous suivons les ordres. - J'ai toujours adoré cette phrase. L'Excuse universelle n'est-ce pas ? - Ça vous arrive de terminer une phrase sans poser une question? - C'est la seule façon d'apprendre quelque chose. - Je vais jouer franc jeu avec vous, Scofield... - Parce que ce n'était pas le cas? l'interrompit Beowulf Agate. - Vous pouvez arrêter deux minutes! - Vas-y. Je suis tout ouïe. - Les temps ont changé depuis que vous avez raccroché et... - Qu'est-ce que je suis à tes yeux ? Un dinosaure du crétacé ? l'interrompit de nouveau Bray. - Uniquement sur le plan de la technologie, répliqua le Balte avec un agacement évident. Les banques de données sont d'une exhaustivité redoutable, l'électronique peut traiter des milliers de documents par heure, les classer, les archiver, la puissance des systèmes experts atteint des profondeurs abyssales. - En d'autres termes, si je révèle ces quelques noms, il pourrait en sortir d'autres - de nouveaux noms, de nouvelles sociétés, c'est ce que tu veux dire ? Toute l'histoire de cette société de Boston devrait être révisée. - Ce que j'essaie de vous dire, répondit l'intrus, en serrant les dents, comme s'il s'adressait à un débile profond, c'est que nous sommes prêts à vous verser plusieurs millions de dollars pour disparaître de nouveau. L’Amérique du Sud, les îles du Pacifique Sud, où bon vous semblera. Une hacienda, un ranch, vous et votre épouse aurez ce qu'il y a de mieux. - Vous savez, nous n'avons jamais été réellement mariés, simplement une sorte d'union libre et volontaire... - Je m'en contrefiche! Je suis là pour vous offrir une vie autrement plus séduisante que votre existence actuelle. - Pourquoi ne pas débarquer ici et nous réduire en poussière avec votre canon ? Une fois que je suis désintégré, votre problème est réglé... - Je vous rappelle que l'agent Pryce est sur votre trace. Cela risquerait d'entraîner des complications à n'en plus finir. Où est-il au fait? - Mrs. Scofield est en train de lui faire visiter le lagon; c'est un endroit très romantique au clair de lune... Bref, vous ne refusez pas cette solution mais ses conséquences. - Vous teniez les mêmes raisonnements lorsque vous étiez plus jeune. En mission, Beowulf Agate était le plus pragmatique des agents secrets. Il n'hésitait pas à tuer lorsqu'il le jugeait nécessaire. - Ce n'est pas tout à fait vrai. Je tuais uniquement lorsque j'y étais contraint - c'est une différence notable. La raison ou le jugement n'a rien à voir là-dedans. - J'en ai assez dit. Quelle est votre réponse? Vivre le restant de vos jours dans le luxe ou moisir ici sur ce bout de caillou? Et y mourir. - Seigneur, le choix est cornélien! " lança Scofield, en adossant son MAC-10 contre les rochers. Il porta la main devant ses yeux, et se frotta le front comme pour mieux se concentrer. " Ce serait merveilleux pour ma femme, ma compagne, mais je ne cesserais de me demander si... " Beowulf Agate surveillait le moindre mouvement de l'homme à travers ses doigts légèrement écartés: celui-ci baissait sa main droite lentement, l'enfonçait sous sa veste... Soudain, l'homme souleva le pan du vêtement et attrapa un pistolet glissé sous sa ceinture. Avant qu'il eût le temps de faire feu, Bray avait ramassé son arme et lâché une rafale. Le Matarésien s'effondra sur le sable, du sang s'écoulant de sa poitrine. " Qu'est-ce qui se passe? lança une voix dans le talkie du mort. J'ai entendu quelque chose? Qu'est-ce que c'était? " Scofield courut vers le cadavre, le tira dans les buissons et éteignit la radio portable. Puis, au secret de l'obscurité, il lança dans un chuchotement enjoué : " Si j'en crois votre silence, mes tourtereaux, vous avez accompli avec succès votre mission. Alors revenez au nid, mais sans vous montrer. - Le mien dort comme un bébé, annonça Pryce en sortant des fourrés. Il en a pour deux heures au bas mot. - Et voici l'autre - sur ses deux jambes, précisa Antonia, en sortant du sous-bois. Où est le troisième ? - Un malotru qui a tenté de me tuer! Il fait pénitence dans la jungle. - Que fait-on à présent, mon chéri ? - La chose la plus élémentaire du monde, ma vieille, répliqua Scofield, en scrutant les alentours avec ses jumelles. Nous allons mettre la pression sur le capitaine de ce soi-disant chalutier. Cam, vous avez une corde dans votre boîte magique? - Non. - C'est une erreur. Retirez votre T-shirt, déchirez-le en lanières et ligotez le prisonnier de Toni. Vous lui fourrerez le reste dans la bouche... Et si ce n'est pas trop vous demander, une petite anesthésie serait des plus profitables. - Je m'en ferai un plaisir. " Pryce se mit au travail. En moins d'une minute et demie, la mission était accomplie. " Et moi, Bray, qu'est-ce que je fais? - Je ne sais pas encore, ma belle, répondit Scofield, continuant d'observer les alentours aux jumelles. Ça y est, il s'en va, il descend en cabine, sans doute vers une radio. Il ne surveille plus le rivage et, à l'évidence, il est seul à bord! - Et alors? - Alors, retourne à la maison et prends quelques fusées, quatre ou cinq devraient suffire. Prends le chemin de l'est, avance sur une centaine de mètres, et lances-en une. - Dieu du ciel, pourquoi? Il va savoir que nous sommes là ! - Il le sait déjà, très chère. Ce qu'il faut, à présent, c'est le troubler. - Comment ? - En revenant au pas de course pour prendre le sentier de l'ouest. Une fois passé le lagon, lance une autre fusée. Allume la première, disons, dans huit minutes, la seconde trois minutes plus tard. Cela ne te rappelle pas quelque chose ? - Je commence à voir où tu veux en venir... Livourne, pour être précise. - Pourquoi cela ne marcherait pas ici aussi? - Tu as raison. Je file, mon chéri, lança Antonia en disparaissant dans les fourrés. - Sachant que je n'ai jamais mis les pieds à Livourne - du moins pas en même temps que vous deux - cela vous dérangerait beaucoup de me dire ce qui s'est passé là-bas? protesta Cameron. Et par la même occasion, sans vouloir abuser, ce que je suis censé faire? - Vous savez nager? - Oui. J'ai ma licence de plongeur professionnel pour cent mètres de profondeur, et tous les brevets ad hoc en plongée autonome. - C'est tout à votre honneur, mais nous n'avons pas de bouteilles ici et pas le temps non plus de vous faire enfiler votre tenue de Spiderman. Je parlais de la nage toute simple. - Bien sûr que je sais nager! - Quelle distance estimez-vous pouvoir parcourir sous l'eau? Sans palmes? - Entre vingt et vingt-cinq mètres, au moins. - Cela devrait suffire. Mettez-vous à l'eau, passez sous le bateau, grimpez à bord par l'autre côté, et mettez hors d'état de nuire ce connard qui va bientôt ne plus savoir où donner de la tête. Vous avez un couteau ? - Question stupide! - Allez-y, tant que notre capitaine est encore en cabine. " Pryce prit dans son sac son couteau de chasse et l'attacha à sa ceinture, puis courut vers le rivage. Il plongea et avec force brasses, il se dirigea vers le chalutier à deux cents mètres au large, les yeux rivés sur le pont du bateau. Lorsque le capitaine remonta de la cabine, Cameron plongea sous l'eau. Dix mètres, quinze, vingt... refaire surface dans l'obscurité pour reprendre sa respiration, puis replonger de nouveau, et ainsi de suite... jusqu'à atteindre enfin la coque du chalutier. Cameron plongea une dernière fois, passa sous l'étrave et refit surface côté tribord. Il leva le bras hors de l'eau et consulta sa montre. Il lui avait fallu près de six minutes pour atteindre le bateau; la première fusée allait être tirée dans une centaine de secondes. Sans bruit, il s'approcha de la proue. Lorsque la première fusée illuminerait Le ciel à l'orient, le capitaine allait sans doute se diriger en poupe, qui faisait face à l'est. Ce serait le meilleur moment - peut-être le seul - pour monter à bord sans être vu. Il n'avait qu'un couteau, et c'était une maigre protection contre les balles du capitaine. Un éclair jaillit! le ciel sur la gauche du chalutier fut baigné de lumière. Le projectile lumineux palpitait durant son ascension, puis au faîte de sa trajectoire, il s'enflamma de nouveau, semblant rester suspendu dans le ciel, un point aveuglant, qui amorça ensuite sa lente descente en zigzag vers l'épaisseur des frondaisons. " Mikhail ! Mikhail ! cria le capitaine dans sa radio, tandis qu'il se précipitait à l'arrière. Qu'est-ce que c'est que ça ?... Mikhail ! Réponds-moi! Où es-tu? " Pryce se redressa, bras tendus. Il put atteindre une membrure, à peine un renflement sur la coque, mais c'était suffisant, ses doigts se refermèrent sur le bois. Il se hissa hors de l'eau, puis attrapa de son autre main le plat-bord; le reste se fit à la force des biceps. Il sauta par-dessus la rambarde et s'aplatit sur le pont, hors d'haleine, sa poitrine se soulevant spasmodiquement. Peu à peu, il retrouva son souffle, les tambourinements de son cœur s'apaisèrent. Pendant ce temps, le capitaine-terroriste suédois continuait de hurler en vain dans sa radio. " Mikhail ! réponds! Je vais commencer à tirer. C'est le signal pour rentrer au bateau, sur-le-champ! Je me tire, avec ou sans toi! " On avait le sens de l'entraide chez les Matarèse, pour ne pas dire de la loyauté! songea Cameron. Le capitaine abandonnait ses hommes à une mort certaine pour sauver sa peau. Au fond, il n'y avait rien d'étonnant. Le tableau que Bray avait brossé des Matarèse était assez édifiant. Il y eut une seconde explosion! Loin sur la droite, l'occident était en feu, la lumière encore plus intense, plus aveuglante que la première fois - à moins que ce ne fût les nuages obscurcissant soudain la lune ? Cam se releva rapidement, alors que le canon de proue lâchait une salve si puissante qu'elle avait dû creuser un trou béant dans la palmeraie d'Outer Brass 26. Pryce longea le mur de la cabine de pilotage; la lune réapparut. Le capitaine, paniqué, courut en poupe, et se planta contre le bastingage, les yeux rivés à ses jumelles. Merci mon Dieu, songea Pryce en s'approchant à pas de loup dans le dos de l'homme. Tout est tellement plus simple quand la chance s'en mêle. Il lança son poing gauche dans les lombaires du Suédois tout en plongeant sa main droite dans l'étui de ceinture du capitaine, pour s'emparer du gros 357 automatique. L'homme s'effondra sur le pont, hurlant de douleur. " Allez, ça va, le Viking, lança Cameron, ce n'est pas si douloureux que ça! Juste une vertèbre malmenée. Selon Harry, ta recrue australienne, tu as la planque ici. Il est convaincu qu'avec Mikhail et le Londonien, ils vont servir de petit déjeuner à une tribu de sauvages affamés... Allez debout, espèce d'ordure! Tu as fait sauter la vedette des gardes-côtes, en tuant tous ces pauvres gamins! Si je n'étais pas certain que tu puisses nous être utile, je te ficherais une balle dans la gorge avec plaisir. Debout! - Qui êtes-vous ? hoqueta le capitaine, en grimaçant de douleur. Comment êtes-vous monté à bord? - Je te laisse te creuser les méninges. Peut-être suis-je descendu du ciel comme un ange vengeur, venu te faire payer la mort de ces jeunes gens? Une chose est sûre, tu es bon pour retourner à Stockholm. - Oh! non! - Oh! oui! J'ai des tas d'amis là-bas, et je ne vais pas les priver de cette joie... Donne-moi ta radio. - Jamais! " Le capitaine bondit, mains en avant, les doigts comme des crochets. Cameron fit un saut en arrière et projeta son pied dans l'entrejambe du terroriste. Le Suédois s'écroula de nouveau sur le pont, en gémissant et se tenant les testicules. " Les gens de ton espèce aiment infliger des souffrances, mais quant à la supporter eux-mêmes, c'est une autre histoire! " Pryce s'agenouilla, prit la radio dans la poche du capitaine. Il se releva, étudia les divers boutons au clair de lune, et en pressa un. " Scofield, vous m'entendez ou dois-je crier? - Je vous reçois, mon garçon; et j'ai assisté à une scène d'anthologie. Votre guignol avait sa radio branchée. Il devait être nerveux, ou sacrément troublé! - Vos fusées ont fait leur petit effet. Je vous propose de venir ici inspecter les lieux. - C'est drôle, mais j'avais la même idée. - Transmission de pensée, sans doute. " Leurs deux captifs ficelés derrière eux, Antonia et Scofield s'arrimèrent le long du chalutier. " Qu'avez-vous fait de l'autre dandy? lança Pryce. - Il a disparu pour de bon, répondit Beowulf Agate. C'est pourquoi nous avons tardé un peu. - Comment ça disparu? S'il y a une radio à bord, ils ont notre position. Ils vont retrouver le corps! - Cela m'étonnerait, Cam, rétorqua Scofield. Nous l'avons lesté et balancé à la mer dans la Breeding Sharks Bay6, là où est mouillé notre bateau. Cela nous a donc retardés un peu. - Quoi ? - Personne avec deux sous de jugeote ne s'aventurerait à nager par là. Croyez-moi, notre Mikhail a disparu corps et âme, grâce au concours de ces charmantes créatures de Dieu. " La cabine sous le pont était un véritable central informatique, couvert du sol au plafond de matériel électronique. " Tous ces gadgets me dépassent! lança Scofield. - Pour moi aussi, l'informatique c'est du chinois, ajouta Antonia. Il faut être une grosse tête pour faire marcher tout ça. - Pas vraiment, répondit Pryce, en s'asseyant devant un clavier. Il vous suffit de suivre des instructions élémentaires, qui vous permettent, pas à pas, d'accéder à la fonction désirée. - Ce qui veut dire, en clair? demanda le vieil homme. - Ce serait trop long à expliquer et d'un ennui mortel, répliqua l'agent de la CIA. Ces machines sont encore en stand-by, ce qui signifie qu'elles ont servi récemment et que l'on comptait les réutiliser sous peu. - Et c'est bon signe? - Mieux que ça, c'est une vraie bénédiction ! Nous pouvons demander un rappel et connaitre la dernière transmission émise. " Pryce pianota sur le clavier; des lettres vertes s'affichèrent immédiatement sur l'écran. Entrez code pour accéder d la fonction RAPPEL " Merde! " pesta Cameron en serrant les dents. Il se leva de sa chaise et se dirigea vers l'escalier menant sur le pont. " Je reviens tout de suite, annonça-t-il. Je vais chercher notre capitaine, qui a intérêt à nous débloquer cette machine vite fait s'il ne veut pas rejoindre son ami Mikhail au paradis des requins! " Pryce grimpa les échelons et jeta un regard circulaire sur le pont baigné par le clair de lune. Il se figea de stupeur - c'était impossible. Le capitaine du faux chalutier n'était plus là; bien que ficelé au bastingage quelques minutes plus tôt, il s'était volatilisé! En revanche, ses deux compagnons étaient toujours à leur place, mais baignant dans leur sang; le cockney londonien était mort, l'Australien à deux doigts de l'imiter, le crâne ouvert, les yeux égarés. " Qu'est-ce qui s'est passé ? lança Pryce à l'Australien, en l'attrapant par ses épaules souillées de sang. - C'est cette espèce... d'ordure, murmura l'homme agonisant. Il a réussi à se détacher et nous a dit qu'il allait nous libérer. Mais au lieu de ça, il a pris une manivelle de treuil et nous a défoncé le crâne, l'un après l'autre. Ça s'est passé si vite, qu'on n'a pas eu le temps de comprendre ce qui nous arrivait. Mais je lui ferai la peau en enfer, à ce salaud! je lui ferai la peau... " L'homme expira son dernier souffle. Il était mort. Cameron se pencha au-dessus du bastingage, le canot à moteur avait disparu. L'homme pouvait avoir mis le cap sur n'importe quelle île de l'archipel. Aucune chance de retrouver sa trace, dans l'immédiat. Cam redescendit en cabine. " Ce salaud s'est sauvé; il a tué les deux autres et a pris le canot! lança-t-il. Je ne peux rentrer dans le système. - Il reste toujours ce téléphone, camarade, annonça Scofield. Ce n'est peut-être pas de la haute technologie, mais j'ai composé le numéro de la maison et j'ai eu notre répondeur. - Vous êtes le génie de la simplicité éclairant les ténèbres de la cybernétique! " lança Pryce, soulagé, en se précipitant vers le combiné. Il composa le numéro codé qui lui assurait une ligne directe, via satellite, avec la Direction générale des opérations de Langley, la Mecque secrète de la CIA. " Oui? répondit une voix monocorde au bout du fil. - Ici Pryce, secteur Caraïbes, je dois parler à Frank Shields. C'est une priorité Quatre-Zéro. - Le premier directeur adjoint a quitté la maison depuis plusieurs heures. - Passez-moi son domicile, dans ce cas. - Pour cela, il me faudrait des informations complémentaires... - Dites que c'est de la part de Beowulf Agate ! rétorqua Cam. - Qui ça ? - Je croyais que c'était moi, lança Scofield. - Un petit emprunt, cela ne vous dérange pas? - Pas pour l'instant. - Beowulf Agate ", répéta Pryce avec impatience. Douze secondes plus tard, la voix de Frank Shields retentit dans le combiné " Brandon! ça fait des lustres! Plus de vingt ans, non? - Ce n'est pas Brandon, c'est moi - Pryce. Mais mon nom n'a réveillé aucun écho chez votre lobotomisé, alors j'ai emprunté celui de Scofield, avec l'accord de son propriétaire. - Vous l'avez donc retrouvé? - Mieux que ça, Frank, mais je n'ai pas le temps d'entrer dans les détails. J'ai besoin d'infos, c'est urgent. Votre Big Guy Eye est encore en service ? - BGI et ses petits frères ne s'arrêtent jamais; ils tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le plus souvent pour rien. Qu'est-ce qu'il vous faut? - Il y a eu une transmission, voire plusieurs, d'ici vers Dieu sait où, soit par téléphone ou ordinateur via satellite, durant l'heure passée. Vous pouvez me donner ce que vous avez intercepté? - Bien sûr, vous en voulez combien? Dix mille pages, vingt mille ? - Très drôle. J'ai étudié les cartes; les émissions sont parties, en gros, des coordonnées suivantes : soixante-cinq degrés de longitude ouest et dix-huit degrés vingt minutes de latitude nord. Heure de transmission : entre minuit et deux heures du matin. - Je reconnais que cela limite considérablement le champ d'investigation. Notre station de Mayagüez à Porto Rico va se charger de ça. Quel critère de recherche ? - Commencez par " Beowulf Agate ". On sait qu'ils cherchaient Scofield. - Qui ça? Les Matarèse ? - Exactement. Aux dires d'une jolie petite ordure qui ne polluera plus la surface de la terre. - Je vois que vous n'avez pas chômé. - Eux non plus. Ils m'ont suivi à la trace... - C'est impossible! Tout était classé secret défense. - Ils ont, à l'évidence, une ou plusieurs personnes chez nous. - Seigneur! - On n'a pas trop le temps de se tourner vers le ciel! Mettons-nous au travail. - Quel est votre numéro? - Nous sommes sur un chalutier et les chiffres ont été effacés du combiné. Mais il y a devant moi un ordinateur, un écran, et tout le bataclan. - Mettez votre équipement en ligne, mode confidentiel. Je vais demander à Mayagüez de vous joindre directement s'ils ont quelque chose - et même s'ils n'ont rien. Il faudrait leur donner d'autres critères de recherche pour les aider dans leur travail. - Je compte sur vous, Frank, déclara Pryce en entrant au clavier les informations nécessaires. De jeunes et braves gardes-côtes ont été tués par ces salauds. " Cameron raccrocha, le souffle court, et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. " Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demanda Antonia. - On attend, ma belle, répondit Bray. Jusqu'à ce que le jour se lève, s'il le faut. Les gars de Mayagüez vont devoir éplucher un paquet de transmissions s'ils veulent espérer trouver quelque chose. - Une fourchette de deux heures pour l'horaire d'émission et des coordonnées relativement précises réduisent pas mal l'étendue du problème, répliqua Pryce. Même Frank en est convenu. - Frank a peut-être un titre ronflant aujourd'hui, marmonna Scofield, mais il reste un analyste. Il est confortablement installé derrière un fauteuil à Washington, et c'est vous qui êtes sur le terrain. Il est forcé de jouer les docteurs Tout-Va-Bien. Il faut veiller au moral des troupes. - Vous êtes cynique jusqu'au tréfonds! - J'ai vécu trop longtemps dans ce monde, j'ai vu trop de gens y rester, pour ne pas l'être. - De toute façon, on n'a pas le choix. On attend. " Les minutes passèrent, tous les regards rivés sur l'écran de l'ordinateur. Au bout d'une heure, des lettres vertes apparurent sur le moniteur. Transmissions sous brouillage. Aucune interception possible. Avec " Beowulf Agate " et quelques autres critères de recherche fournis par Washington, nous avons pu sortir les deux transmissions suivantes, dont le lieu d'émission correspond approximativement aux coordonnées données. Deux communications téléphoniques en français : " Le faucon précieux est arrivé à Buenos Aires " et " Observateurs marins coopératifs, zone neutre. Iles au sud-ouest de Tortola. " Fin de communication. Recherche destination en cours par nos stations relais de Méditerranée. " Ils sont mignons tout plein! s'exclama l'agent à la retraite. Ils nous mâchent le travail. - Comment ça? demanda sa femme. - Ils ont appris à coder les messages dans une boîte de corn flakes! répliqua Bray. - C'est vrai que c'est assez clair, reconnut Cameron. - Vous pouvez vous expliquer? insista Antonia. - " Le faucon précieux est arrivé à Buenos Aires ", répéta Scofield. Traduction : le faucon est le chasseur. Précieux pour désigner notre jeune ami, allusion sémantique à son nom - Pryce - écrit avec un " i "7. Quant à Buenos Aires, c'est Beowulf Agate, votre serviteur! - Cela saute aux yeux, maintenant que tu le dis, répondit la grande Antonia en observant les lettres vertes sur l'écran noir. Et le reste? - Je vais vous le dire, annonça Cameron avec aigreur. " Observateurs marins coopératifs, zone neutre. " Ils annonçaient qu'ils venaient de faire sauter la vedette des gardes-côtes! - A la fin, ils disaient : " îles au sud-ouest de Tortola ", lança Scofield. Ils ne citent pas une île particulière. Hormis les Brass, il y a au bas mot une vingtaine d'archipels dans le secteur. Rentrons à la maison; nous utiliserons mon matériel - et nous prendrons un petit verre, nous l'avons bien mérité. - Vous n'avez pas d'ordinateur, à ce que je sache, objecta Pryce. - Pour quoi faire, mon garçon? J'ai un téléphone, un de ces mobiles à transmission par satellite. Il m'a coûté une petite fortune, mais si vous avez un ami à Hong Kong, vous pouvez le joindre dans la seconde. " Soudain, un bruit sourd résonna dans le ciel nocturne. Un grondement lointain, mais pas celui du tonnerre, ou du vent. Quelque chose d'autre… " Qu'est-ce que c'est que ça? lança Cam. - Sur le pont, vite, s'écria Scofield en attrapant sa femme par la main pour l'entraîner vers la sortie. Dehors, tout le monde! - Mais pourquoi? Qu'est-ce qui se passe? - Il se passe qu'ils nous cherchent, espèce d'idiot, lança l'ex-agent à la retraite. S'ils voient le bateau, on est fichus! Montez sur le pont. Et sautez à l'eau, vite! " Ils s'éloignaient du bateau en nageant avec ardeur lorsqu'un jet, tel un oiseau de proie, descendit en piqué et lâcha deux bombes sur le chalutier, l'envoyant en fumée dans le ciel noir. En quelques instants, la mer avait englouti les débris. " Toni ! Toni ! Où es-tu ? cria Scofield dans les eaux agitées. - Ici, mon chéri! répondit Antonia un peu plus loin. - Pryce ? Vous êtes là ? Vous êtes en vie ? - Un peu mon neveu ! répliqua Cameron. Et je compte bien le rester! - Rentrons à la nage. Nous avons à discuter tous les deux. " " Il n'y a pas grand-chose à dire de plus, lança Pryce en s'essuyant avec une serviette sur la terrasse du bungalow. - Ils ont ruiné la vie que je commençais à aimer sur cette île. Ils ont fichu en l'air mon bonheur, ma liberté. - Je ne vois pas ce que je peux y faire, répondit Cam tandis que les deux hommes achevaient de se sécher. Comme je vous l'ai déjà dit, j'ai fait mon possible pour ne pas vous exposer. - Apparemment, c'est raté. - Ne soyez pas de mauvaise foi! Vous avez dit vous-même qu'il n'était pas bien sorcier de vous retrouver. - Pour vous, non, mais pour eux, c'était une autre paire de manches. Je n'ai omis qu'un détail, et de taille : après toutes ces années, ils avaient encore une taupe à Langley. Un petit salaud haut placé. Cela ne vous était jamais venu à l'esprit? - Non, pas un seul instant. Vous avez entendu la réaction de Frank lorsque je lui ai dit qu'on était infiltrés. Il tombait des nues. - Je vous crois, vous et Frank. C'est pourquoi vous devez répandre la nouvelle. Beowulf est de retour! Faisons-leur savoir que Beowulf Agate et Vasili Taleniekov, le Serpent, reprennent du service et qu'ils ne raccrocheront les armes que lorsque les Matarèse ne seront plus que cendres. - Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je fais? - Vous êtes notre arme secrète, notre force de frappe. - Pourquoi notre force de frappe?... Taleniekov est mort. Il n'est plus de ce monde ! - Il est toujours là, dans ma tête, Cameron Pryce. Il y sera jusqu'à la fin de mes jours. " VI Ils s'étaient installés sur la véranda, protégés par les moustiquaires, avec pour toute lumière la flamme chiche d'une lanterne Coleman, sa mèche sortie au minimum, juste de quoi éclairer le cadran du téléphone portable de Scofield. Il avait composé un numéro secret qui le connectait à la salle des opérations de Langley. " Prenez l'autre téléphone, ordonna Bray à Pryce qui avança la main à tâtons sur la table dans la pénombre à la recherche du combiné. - Oui? répondit de nouveau une voix monocorde à l'autre bout du fil, une voix à peine portée, presque un chuchotement. - C'est encore Beowulf Agate, annonça Scofield. Passez-moi Shields. - Un instant, s'il vous plaît. " La ligne resta silencieuse quelques minutes, puis la voix désincarnée résonna de nouveau. " Vous n'êtes pas Beowulf Agate, je le regrette. Votre empreinte vocale ne correspond pas. - Mon empreinte vocale?... Nom de Dieu, Cam, venez expliquer au gardien du temple que je suis Beowulf Agate et que vous, vous ne l'êtes pas ! - Ça y est! Je l'ai! Il était par terre, lança Cameron en ramassant le téléphone et prenant la ligne... Ecoutez-moi bien, monsieur le veilleur de nuit. On se contrefiche de l'empreinte vocale, c'est le nom de code qui importe. Sachez que plusieurs personnes peuvent avoir le même. C'est vu? Alors bougez-vous et au trot! - Cameron ? annonça un Frank Shields parfaitement réveillé. - Salut, Squinty, lança Scofield. - Brandon! C'est toi? - Comment as-tu deviné? - Il n'y a que toi pour oser m'appeler comme ça. Comment vas-tu, Bray ? - J'allais bien mieux avant que vous autres gargouilles de malheur ne débarquiez dans ma vie! - Nous n'avions pas le choix, vieux. J'imagine que Pryce t'a raconté tout ça. Au fait, comment le trouves-tu? - Je ne peux pas te dire que ce n'est qu'un trou-du-cul puisqu'il est à côté de moi, sur l'autre téléphone. - Je suis là, confirma Cameron, d'une voix lourde de sommeil. Je vous raconte en deux mots, Frank. " Pryce narra les événements de la soirée, le débarquement des intrus sur l'île, la prise du chalutier, le meurtre de l'équipage et la disparition du capitaine. " Il a dû joindre quelqu'un quelque part, car un F-quelque chose a transformé le bateau en petit bois. Mais par bonheur, votre ancien agent était là; il a entendu le bruit avant tout le monde et a deviné ce qui allait se passer. Sans lui, je ne serais pas là pour vous parler; Scofield doit être extralucide. - Il connaît les Matarèse, Cam. - Et pas qu'un peu, Squinty ! intervint Scofield, et notre capitaine n'a eu nul besoin de contacter qui que ce soit. Le faux chalutier était suivi et repéré depuis sa première transmission. La machine était lancée - le chalutier et l'équipage étaient les éléments sacrifiables de la mission. Les Matarèse ne laissent jamais de traces derrière eux, pas même un souvenir. - Vous avez votre réponse, Pryce, annonça Shields, à trois mille kilomètres des îles Vierges. - Mais d'où venait cet avion, nom de Dieu! explosa Cameron. C'était un jet de combat, armé jusqu'aux dents; il a bien fallu qu'il décolle d'une base aérienne! Bon sang, ils auraient donc aussi infiltré l'Air Force? Remarquez, cela n'aurait rien d'étonnant, vu la facilité avec laquelle ils se sont infiltrés à Langley. - On travaille là-dessus en ce moment, répondit Shields dans un souffle. - Vous faites peut-être fausse route, Cam, avança Scofield, à l'autre bout de la véranda. Il faisait nuit noire et nous étions occupés à nager pour sauver notre peau. On n'a pas vu grand-chose... - La galanterie masculine, intervint Antonia, assise à côté de son mari, voulut que je sois la première à me mettre à l'eau. J'étais donc plus loin que vous lors de l'attaque. Et je me suis retournée lorsque le pilote faisait un second passage pour s'assurer que sa mission était bien remplie... - J'ai plongé à ce moment-là, pensant qu'il allait remettre ça. - Moi aussi, ajouta Scofield. - Je dois reconnaître que cela ne m'a pas même effleuré l'esprit... - Qu'as-tu vu, alors, ma belle?... Tu l'entends, Frank? - Cinq sur cinq, répliqua l'homme à Langley. - C'était un jet, c'est sûr, mais pas d'un genre que je connais, et il n'y avait aucune signalétique sur le fuselage. Les ailes, en revanche, étaient bizarres, il y avait de grosses protubérances dessous. - Un Harrier ! lâcha Cameron avec dégoût. Capable de décoller sur un bout de ciment ou un coin de parking. - Une acquisition tout à fait envisageable pour eux, ajouta Scofield. Je vous parie qu'ils en ont des dizaines comme ça, postés en des lieux stratégiques. - Revenons à ce que vous avez dit plus tôt, intervint Shields. Pour vous le chalutier était " suivi et repéré ". Vous pensez que le Harrier était déjà en route? - Cela ne fait aucun doute, répondit Scofield. Quand avez-vous décidé d'envoyer Pryce à mes trousses? - Il y a six ou sept jours, lorsque l'enquête des gardes-côtes de St. Thomas a tourné court, bloquée devant une boîte aux lettres. - Cela leur laissait tout le temps d'envoyer un 747 aux Caraïbes, pour ne pas parler d'un petit Harrier. Après tout - et je dis ça sans la moindre fatuité, Squinty - je suis quelqu'un de très précieux pour eux. - Tu es surtout un... mais peu importe. " Shields se tut. On entendit sa respiration sur la ligne. " J'ai là un premier relevé du routage-réseau fourni par nos stations de Méditerranée. - Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Scofield. Ça vient de sortir ? - Non, pas vraiment, Brandon. Tu as fait appel plusieurs fois à cette technique - le nom a simplement changé depuis que les satellites gèrent tous les réseaux de communication, qu'ils soient informatiques, hertziens ou téléphoniques. Tu te souviens lorsque, par exemple, tu voulais, de Prague, joindre quelqu'un à Londres, et que tu devais composer un numéro à Paris? - Bien sûr. C'était pour faire tourner en bourrique le KGB et la Stasi. Une fois, ils ont failli descendre un danseur de ballet pensant qu'il était un agent du MI6; il s'en est fallu de peu pour qu'ils fassent une hécatombe parmi les tutus tournoyant sur scène! Nous avons dû changer le cheminement des lignes car le maître de ballet, que nous prenions tous pour une grande folle, a fichu une raclée mémorable à notre plus méchant agent britannique. - C'est le même procédé, seule la technologie a changé. - Tout ça, c'est du charabia pour moi... Attends, tu veux dire que ce que nous appelions à l'époque transfert téléphonique s'appelle aujourd'hui un routage-réseau? - Et ça marche dans les deux sens. Non seulement nous pouvons dérouter des transmissions, mais nous pouvons aussi retrouver les destinataires en suivant la trace du signal à travers le réseau des multiples relais. - Je suis impressionné, Frank. - La leçon est terminée, Frank, lança Pryce au téléphone. Je donnerai à notre candide toutes les précisions qu'il voudra plus tard. Qu'est-ce que donne le relevé ? - C'est dingue, Cam. Le premier appel a été routé vers Paris, relayé vers Rome, puis Le Caire, ensuite Athènes, Istanbul et finalement vers la Lombardie - jusqu'au lac de Côme, pour être précis. A partir de ce relais, le faisceau s'est divisé... - Destinations parallèles! lança Pryce avec aigreur. Ils ont séparé la ligne! - En trois branches, mais le gros du signal est parti pour Groningen, en Hollande. Fin du voyage. Nos experts pensent que le dernier tronçon, sur un réseau privé, aboutit à Utrecht, Amsterdam ou Eindhoven. - Ce ne sont pas de petits villages... Autant chercher une aiguille dans une meule de foin! - Effectivement. Par où voulez-vous commencer, Cam? Je vais demander à nos agents de vous apporter leur concours. - Il ne va rien commencer du tout! lança Scofield. C'est moi qui lui donnerai le feu vert! - Allons, Bray, répliqua Shields avec calme. Il n'est pas question de te renvoyer en mission sur le terrain, même si ma vie en dépendait. En premier lieu, parce que ma femme, après quarante ans de vie commune, demanderait le divorce si je m'avisais de faire une chose pareille! Elle a toujours eu un petit faible pour toi, tu le sais. - Fais-lui toutes mes amitiés; Janie a toujours été plus intelligente et plus sensée que toi. Tu veux que je reprenne du service? Très bien! Mais ce sera selon mes conditions! - Pas sur le terrain! - C'est d'accord, Squinty. Je vise toujours aussi bien, mais je cours moins vite qu'autrefois, je te le concède. - Alors qu'est-ce que tu veux? - Diriger l'opération. - Quoi ? - Je suis le seul à avoir approché les Matarèse, j'étais là lorsqu'ils ont été pulvérisés en enfer. Mais avant cette apocalypse, seuls Taleniekov et moi avons pu déterrer leurs taupes, pénétrer leurs pensées, leur folie, leur fanatisme, avant qu'ils ne fassent marcher le monde au son de leurs tambours... Tu ne peux pas me tenir à l'écart, Frank. Tu as trop besoin de moi! - Encore une fois, je ne veux pas te voir sur le terrain, insista le directeur adjoint de la CIA. - Je n'en ai aucune envie - je connais mes nouvelles limites. Mais ne compte pas sur moi pour te donner un boulevard. - Un boulevard? - Je viens juste d'expliquer ça à ton jeune agent. Nous avions notre jargon avec Taleniekov. - J'ignorais ce détail. Et cela veut dire quoi au juste? - Si le gamin a des ennuis, j'interviendrai. - Il n'en est pas question! Les " ennuis " sont une notion trop subjective. Personne n'a la même idée là-dessus. - Disons s'il se fait tuer, ça va? " Shields marqua un temps d'hésitation. " Je n'avais pas envisagé cette possibilité... - Il le faut bien pourtant. - Ça suffit, vous deux! lança Cameron Pryce. Je suis assez grand pour me débrouiller tout seul! - Ne jouez pas les héros, jeune homme, rétorqua Scofield. Ils finissent généralement avec un tas de médailles six pieds sous terre. - C'est bon, Brandon, comment veux-tu procéder? demanda Shields à Langley. - Antonia et moi avons bien l'intention de finir nos vieux jours sur notre île - si on ne nous la fait pas partir en fumée - mais en attendant, il me parait plus sage que l'on s'installe sur tes terres. - Comme tu voudras. Nos moyens sont quasi illimités en ce domaine. - Seigneur, on croirait entendre les Matarèse ! Quand je pense qu'ils voulaient m'offrir deux millions de dollars et un coin de paradis dans le Pacifique Sud. - Nous ne pouvons aller aussi loin, mais nous avons des options attrayantes. Des maisons toutes sûres, cela va de soit! - Alors, au boulot, Squinty ! La course contre la montre est lancée. - Nom de Dieu! s'écria soudain Cameron Pryce, faisant sursauter les deux hommes au bout du fil. Je ne suis peut-être pas votre vieux pote, Squinty, mais cela reste encore mon opération! Ce n'est pas parce que j'ai retrouvé votre bonhomme que je vais être mis sur la touche! - Il n'en est pas question, jeune homme, répondit Brandon Alan Scofield. Vous allez me remplacer sur le terrain, accomplir tout ce que je suis désormais incapable de faire, toutes ces choses d'une importance vitale... Il y a un facteur dans cette équation que ni vous, ni personne à Washington ne comprend. Le Berger a peut-être été rayé de la surface de la terre, mais la couronne n'a fait que changer de main. Il reste la clé de tout. - Le Berger? Qu'est-ce que c'est que cette histoire? - Je vous la raconterai en temps utile. " La maison en brique de trois étages dominait les eaux du Keizersgracht à Amsterdam; un monument, sinon un rappel, de la splendeur de la grande cité portuaire à l'âge d'or du début du siècle. Le mobilier victorien était un mélange de robustesse et de délicatesse, des meubles de famille hérités de générations de nantis. Les murs vertigineux des pièces étaient couverts de tapisseries flamandes et françaises, les grandes fenêtres bordées de tentures de velours rouge, les rayons du soleil tamisés par des dentelles ouvragées. Un petit ascenseur en acajou, fermé par une grille de cuivre, trônait contre le mur du fond; il pouvait emporter cinq personnes; toutefois, pour atteindre le troisième et dernier étage, il fallait composer sur le panneau de commande un code particulier, une clé alpha-numérique qui était modifiée tous les jours. La frappe d'un code erroné provoquait l'arrêt instantané de l'appareil, ainsi qu'un verrouillage automatique de la grille. Quiconque tentait d'atteindre le dernier étage sans sésame ad hoc se retrouvait aussitôt pris au piège - une situation plus ou moins fâcheuse selon la circonstance. Chaque étage avait une fonction propre. Le rez-de-chaussée était constitué principalement d'un grand salon de réception, équipé d'un Steinway - accueillant tea-parties, cocktails, récitals privés et, de temps en temps, réunions d'affaires. Le premier étage, desservi par l'escalier, offrait une salle à manger princière, avec une table pour seize convives, une bibliothèque-boudoir et une immense cuisine. Le second étage était une zone essentiellement de repos. On y trouvait les appartements privés du maître de maison, ainsi que trois chambres d'amis avec tout le confort. Le troisième étage était zone interdite. L'escalier s'arrêtait au second; les balustres décrivaient une arabesque finale sur le palier, sans laisser soupçonner l'existence d'un niveau supérieur. Si un résident ou un invité avait possédé le code d'accès, il aurait été étonné de voir ce que renfermait le dernier étage. On se serait cru au Q.G. militaire d'une salle d'opération. Une carte détaillée du monde couvrait tout un mur, éclairée par l'arrière, constellée de petits points de lumière clignotants. Devant cette représentation du globe, six terminaux d'ordinateur, trois sur chaque aile, flanquant un grand bureau sur une estrade : le trône du maître des lieux. Mis à part cet étalage de haute technologie, qui contrastait tant avec le charme d'antan des étages inférieurs, le seul détail réellement troublant était l'absence de fenêtres. A l'extérieur, elles étaient là. A l'intérieur elles n'existaient plus. A l'instar de l'escalier qui se terminait brusquement au second, les fenêtres du troisième étage avaient été murées; la seule lumière provenait du planisphère mural et des lampes halogènes éclairant chaque poste de travail. Et pour parfaire cette impression de réclusion, les six hommes derrière les pupitres n'avaient rien de jeunes loups fringants comme le voulait le cliché; c'étaient des personnages d'âge mûr, ni gros, ni maigres, avec des visages sévères d'hommes d'affaires accomplis - prospères mais guère enclins à la frivolité. Le soir tombait sur Amsterdam, heure confirmée par l'une des horloges bleues chapeautant le fuseau horaire du méridien de Greenwich auquel appartenait la Hollande. Les six terminaux blancs bourdonnaient en sourdine, les doigts des opérateurs pianotaient sur les claviers, leurs yeux faisant le va-et-vient entre leurs écrans et le planisphère, où clignotaient les petits points lumineux attestant réception ou transmission de données. Par une lourde porte latérale, apparut Jan Van der Meer Matareisen ; il se dirigea d'un pas décidé vers son bureau surélevé, s'assit et se tourna aussitôt vers son terminal. Il entra une série de codes et étudia l'écran. Soudain, sa voix brusque et métallique retentit: " Numéro 5, des nouvelles des Caraïbes ? demanda-t-il en hollandais. Je n'ai rien sur mon écran, aucune information! - J'allais vous les transférer, meneer, répondit un homme chauve et nerveux au poste 5. Il y a eu une jolie pagaille et le décodage fut laborieux; les messages ont été envoyés à la hâte et le plus souvent incomplets. - Alors ? Vite! - Notre pilote pense avoir été repéré par un AWAC, au large de Guantanamo. Il a fait une manœuvre d'évitement; il a coupé toutes communications radio et a piqué au sud. - Quelle destination? - Inconnue, meneer. Il a laissé entendre - mais ce n'était pas très clair - qu'il établirait un contact " non réglementaire " lorsqu'il serait en sécurité. - Ce qui veut dire, intervint l'homme au poste 6, juste à droite du bureau de Matareisen, qu'il va probablement atteindre l'une de nos antennes locales et leur demander de prendre contact avec nous. - Quelles sont ses options possibles ? - La plus proche, c'est Barranquilla en Colombie, répondit Poste 2, en pianotant sur son clavier. Ou le Nicaragua, voire les Bahamas, mais ce serait risqué. Nassau est un valet de Washington. - Attendez! s'écria Poste 5. J'ai une transmission. De Caracas! - Bien joué! lança le chef des Matarèse. Nous sommes bien implantés au Venezuela. " C'est même un euphémisme, songea Matareisen. On a des gens à nous dans tous les C.A. des grandes compagnies pétrolières ! " Le message, je vous prie. - Je suis en train de le décoder, meneer. - Dépêchez-vous! - Ça y est. " Argonaute avec Neptune, pas d'héritiers. rapport suit. " - Excellent! s'exclama Matareisen en se levant de son fauteuil. Faites-moi penser à récompenser le pilote comme il le mérite. Il a coulé le chalutier. Aucun survivant... c'est à moi, à présent, d'aller faire mon rapport... " Van der Meer se dirigea vers la grande porte sur le mur à sa droite. Il plaqua sa main sur le scanner palmaire; il y eut un clic; il tourna la poignée et se faufila rapidement dans la pièce interdite. Comme un seul homme, les six opérateurs poussèrent un soupir de soulagement. " Saura-t-on jamais ce qui se trouve derrière cette porte! murmura Poste 3, en souriant. - Nous sommes suffisamment payés pour accepter ses explications sans discuter, répondit Poste 1, à voix basse également. Il dit que ce sont ses appartements privés, renfermant un matériel encore plus performant que le nôtre, alors que nous avons ce qui se fait de mieux. - Il dit aussi qu'il est le seul maître à bord, renchérit Poste 2. Alors je me demande bien à qui il va faire son rapport? - Allez savoir, répondit Poste 3. Mais si c'est une salle de transmission annexe, il doit y avoir là-dedans au bas mot vingt ou trente machines. Ça doit être sacrément grand, bien plus que cela n'y parait. - Cela ne nous regarde pas, mes amis, lança l'obéissant Poste 1. Nous n'avons jamais été aussi riches de notre vie; nous avons accepté les termes du contrat. Pour ma part, jamais je ne retournerai à mon ancienne fonction dans ma société, car le salaire, bien que confortable, restera toujours ridicule comparé à la générosité de Heer Van der Meer. - Moi non plus, renchérit Poste 4. J'ai des parts sur le marché des diamants, mais je paie des taxes exorbitantes parce que je suis goy. C'était totalement hors de mes moyens jusqu'à ce que j'entre dans cette boite. - Je le répète, annonça Poste 1, pas de spéculation. Acceptons ce qu'on nous offre et profitons-en. Nous ne sommes plus de la première jeunesse, et dans quelques années, nous aurons une retraite de multimillionnaire. - C'est la voix même de la sagesse, répondit en écho Poste 5. Attendez! J'ai une nouvelle transmission... C'est passé par Istanbul. " Tous les regards se tournèrent vers l'écran du terminal. " Vas-y. Lis-le, lança Poste 4. Il faut peut-être que l'on prévienne Van der Meer? - Cela vient de l'Aigle... - Washington! lança Poste 6. Notre contact à Langley. - Mais lis-le donc ! - Donnez-moi deux minutes pour décoder, ce n'est pas si long. " Quatre-vingt-dix-sept secondes passèrent, tous les yeux rivés sur Poste 5. " J'ai transposé le code éliminant les faux noms, annonça-t-il finalement. Voilà ce que ça donne : " Beowulf Agate a survécu. Lui et le Faucon - c'est-à-dire Cameron Pryce - en contact avec le D.A. Shields. Beowulf et sa femme s'envolent pour les Etats-Unis sous la protection de la CIA. Le loup va prendre la direction des opérations. - Il faut alerter Van der Meer, ordonna Poste 4. - On n'a pas le droit de le déranger lorsqu'il est là-dedans. - Obéis! - Vas-y, toi ! - D'accord... j'attends quelques minutes, au cas où il reviendrait. " Jan Van der Meer Matareisen referma la porte de son sanctuaire privé et s'avança sous les derniers rayons du jour filtrant à travers les fenêtres - celles-ci n'étant pas murées. L'immense suite était tout entière destinée au confort. Les machines électroniques de l'autre côté du mur appartenaient à un autre monde; à la place, un grand salon luxueux, des méridiennes de brocart, un canapé circulaire, couvert de vigogne Loro Piana jaune pâle et aux murs, d'autres chefs-d’œuvre de tapisserie. Dans un coin, un grand téléviseur avec chaîne hifi, un bar débordant des meilleurs whiskies et cognacs. Le nid d'un homme exigeant l'exception. Van der Meer se tint immobile devant un grand miroir, encadré à l'or fin. " C'est encore moi, Mr. Guiderone. J'ai une bonne nouvelle à vous apprendre, annonça-t-il en anglais. - Une nouvelle qui remonte à moins d'un quart d'heure? répliqua une voix sèche dans les haut-parleurs, en anglais, elle aussi, mais avec un accent américain - un américain éduqué, dont il était impossible de deviner le terroir d'origine. - Cela vient d'arriver. - C'est important? - Beowulf Agate. - La plus belle vermine du monde, répondit la voix de l'homme invisible, avec un amusement évident. J'arrive dans un instant. Je suis au téléphone... allumez la retransmission satellite de Belmont Park à New York. J'aimerais avoir également une bonne nouvelle de là-bas. J'ai des chevaux en lice dans la première et la cinquième. " Matareisen s'exécuta. Le grand écran fut soudain rempli de pur-sang se ruant hors des cages des starters, les jockeys perchés sur leurs étriers, cravachant leurs montures. Julian Guiderone passa le seuil d'une porte. Il était plutôt grand, près d'un mètre quatre-vingts, vêtu d'une chemise de soie italienne avec un imprimé écossais, d'un pantalon de flanelle gris et chaussé de mocassins Gucci. Il était difficile de définir son âge. Ses cheveux gris étaient parsemés de mèches jaunes, reliques de leur blondeur d'origine, mais son visage anguleux brouillait les cartes - un visage séduisant, peut-être trop parfait, trop symétrique, trop bien proportionné. Sa peau hâlée semblait légèrement décolorée, syndrome fréquent chez les touristes nordiques croisant trop souvent le soleil des tropiques. Une particularité qu'aucun de ses interlocuteurs ne remarquait de prime abord. C'était le bronzage qui sautait aux yeux; mais la dépigmentation était bel et bien là, comme la légère claudication de sa jambe gauche. " Pendant que j'y pense, annonça-t-il, je resterai ici encore trois jours. Je repartirai de la même façon que je suis arrivé, à quatre heures du matin. Pensez à désactiver l'alarme pour mon départ. - Un autre va venir vous remplacer? - Avec votre accord, bien entendu. Vous dirigez la maison comme vous l'entendez, selon votre propre planning, et la victoire finale est proche. - Je ne ferai jamais rien qui vous déplaise, Mr. Guiderone. - Ne dites pas ça, Van der Meer. C'est vous qui êtes aux commandes, c'est votre bébé. Dans deux ans, j'aurai soixante-dix ans; il faut que la jeunesse prenne la relève. Je ne suis qu'un conseiller. - Un conseiller et un guide inestimable, s'empressa de répondre Matareisen. Vous étiez déjà à l'œuvre alors que je n'étais qu'un jeune homme. Votre expérience est abyssale. - Mais aujourd'hui, Van der Meer, vous pouvez accomplir des choses que je ne saurais plus faire. Je me suis laissé dire que malgré votre allure de technocrate et votre taille modeste, vos pieds et vos mains sont des rames mortelles. Vous pouvez, paraît-il, réduire à l'impuissance des hommes bien plus forts que vous en quelques secondes... J'ai fait, jadis, l'ascension du Matterhorn et du Eiger, mais je serais bien incapable aujourd'hui de gravir une simple piste de ski. - Quelles que soient les capacités intellectuelles et physiques que la nature m'a données, je n'aurai jamais votre sagesse et votre savoir. - Vous êtes trop modeste, mais je vous remercie du compliment... - Parlez-moi de ce Scofield, ce Beowulf Agate, demanda Matareisen poliment, mais avec fermeté. J'ai suivi vos instructions sans poser de questions, malgré le risque encouru. Mais je suis plutôt curieux de nature. Pourquoi l'appelez-vous " la plus belle vermine du monde "? - Parce qu'il vivait avec la vermine, travaillait pour elle - de la vermine qui a essayé de le tuer en retour. Pour " haute trahison ", ce qui leur donnait toute impunité. - Je suis sur des charbons ardents ! Les Américains voulaient donc tuer leur agent? - Lorsque Beowulf Agate l'a su, au lieu de prendre sa revanche sur ceux qui avaient ordonné son exécution, il a renversé la situation à son avantage et s'est débrouillé pour être intouchable. - Comment ça? - Il a fait chanter le reste de la vermine pendant ces vingt-cinq dernières années. - Par quels moyens? - Il leur a dit qu'il avait la preuve que nous avions infiltré les grands ministères du gouvernement et que nous étions sur le point de faire élire un homme à nous comme Président des Etats-Unis. C'était la stricte vérité. Sans l'intervention de Beowulf Agate et du Serpent, nous aurions réalisé le plus grand coup d'Etat de l'histoire du monde civilisé. - Le Serpent ? - Un agent soviétique nommé Taleniekov. C'est tout ce qu'il vous suffit de savoir, mon cher Van der Meer. Le Serpent est mort d'une façon pour le moins inattendue, et aujourd'hui, il nous faut mener à bien cette exécution avortée à l'encontre de Beowulf Agate. - C'est fait. C'était ça la bonne nouvelle. Le chalutier Alpha a été envoyé par le fond. Scofield se trouvait à bord. Il est mort, Mr. Guiderone. - Félicitations, Van der Meer! s'exclama le conseiller du président des Matarèse. Vous êtes digne de votre aïeul! Je le ferai savoir au conseil de Bahrein. Même si Scofield a laissé des documents derrière lui, nous sommes intouchables. Les élucubrations d'un agent mort et répudié n'ont aucune valeur, nous saurons nous tirer d'affaire. Encore une fois, bravo, Matareisen ! Vous pouvez désormais passer à la phase suivante. 0ù en êtes-vous au fait? Comment cela se présente-t-il? - Nous sommes prêts à envahir l'Europe, le bassin Méditerranéen et les Etats-Unis. Nous sommes en négociation avec les conseils d'administration de nombreuses sociétés où nous avons placé des gens à nous. Nous ne risquons plus rien. Nous avons l'avantage du nombre. - C'est une bonne stratégie, répondit Guiderone. Encore faut-il avoir les voix. - Nous les avons. Nous prendrons le contrôle des sociétés par des OPA, ou par des rachats après faillites - parce que nos banques leur auront coupé les vivres -, ou encore par des fusions en cascade à travers la planète. Dans le même temps, nous allons spéculer sur le marché, faire monter les actions, puis les faire chuter au plus bas, et ainsi restructurer nos nouvelles sociétés, licencier à tour de bras pour des raisons de rentabilité. - Bravo! murmura Guiderone d'un air admiratif. La théorie du chaos appliqué... ajouta-t-il à mi-voix. - En peu de temps, la machine va s'emballer, poursuivit Matareisen. Au début des milliers d'emplois perdus, puis des millions... - Sur toute la terre. Les récessions locales seront les signes avant-coureurs d'une dépression globale, modifiant tout le paysage socioéconomique de la planète. Et ensuite ? - Ensuite? Ce sera le tour des banques. Nous contrôlons ou quasi-contrôlons plus de trois cents banques en Europe, et seize au Royaume-Uni, en excluant l'Angleterre. Nous sommes bien implantés en Israël et dans les pays arabes, en alimentant leur haine réciproque, mais il nous faut encore asseoir notre position en Arabie Saoudite et dans les Emirats - même si nous n'en aurons jamais le contrôle. Ces pays ont de tout temps été dirigés par des oligarchies familiales. - Et aux Etats-Unis? - Nous prévoyons un véritable raz-de-marée. L'un de nos hommes, un grand avocat de Boston - votre terre natale, si je ne m'abuse - prépare la fusion de quatre grandes banques de New York et Los Angeles, avec un consortium européen. Grâce à leur réseau, nous allons contrôler huit mille établissements de crédit en Amérique et en Europe. - Le " crédit " est l'élément moteur de votre stratégie, n'est-ce pas ? - Exact. - Et ensuite? - La pierre de touche, Mr. Guiderone. Huit mille sociétés de crédit alimentant quotidiennement plus de dix mille grandes sociétés privée et institutions publiques. - Vous allez menacer de couper les vivres, c'est ça, Matareisen? - Pas exactement. - Comment ça? - Il n'y aura aucune menace; ce sera une simple décision des C.A. Tous les crédits seront bloqués. A Los Angeles, les majors vont fermer, les productions cinéma et télévision seront suspendues. A Chicago, les usines de viande conditionnée, les clubs de sport, les promoteurs immobiliers vont se retrouver acculés, par faute de liquidités. New York va être le plus durement touché. Toute l'industrie de la confection, qui ne vit que sur le crédit, va être ruinée, de même que les jeunes loups de l'hôtellerie avec leurs intérêts dans les casinos du New Jersey. Leurs entreprises ne survivent que sur les prêts. Coupez la pompe et ils ne sont plus rien. - Cela va être l'émeute. Il va y avoir des manifestations monstres dans toutes les grandes villes! L'apocalypse! - Selon mes estimations, en six mois, les gouvernements vont être déstabilisés, assaillis par des légions de chômeurs. Parlements, gouvernements, nations et unions fédérales vont être plongés dans le marasme. Les marchés vont s'effondrer, les gens descendront dans la rue pour exiger une vie meilleure. - Ils voudront le " changement ", cette notion pour le moins abstraite.. Et vous et vos hommes êtes prêts à reprendre les rênes - aux quatre coins de la planète? - Evidemment. Ils ont tout à y gagner, tout comme leurs gouvernements qui courent sinon à la catastrophe. - Vous êtes un génie, Van der Meer! Réussir un tel prodige - si vite ! - Ce n'est pas si difficile que cela, meneer. Les riches de ce monde exigent plus de richesses, et le peuple attend du travail en retour. C'est dans la nature des choses. Il suffit de pénétrer l'une ou l'autre des castes, ou mieux, les deux, et de les convaincre qu'ils se sont fait berner. L'ex-Union soviétique mettait sur un piédestal l'ouvrier, qui n'avait aucun savoir. Les économies libérales choisissent comme champions les entrepreneurs, qui n'ont aucune conscience sociale. Nous, nous avons les deux. - Et ainsi nous aurons le contrôle, reprit Guiderone. C'était le rêve, la grande vision du Barone di Matarese. C'est la seule façon de réussir. Mais il n'avait pas songé à phagocyter les gouvernements. Il s'était cantonné au domaine financier. - Autres temps, autres armes. Nous devons avoir le contrôle des gouvernements. Le dernier des anciens Matarèse l'avait compris, d'ailleurs... Seigneur! le Président des Etats-Unis! Vous auriez pu réussir une telle prouesse? - Il aurait été propulsé à cette fonction, répondit Guiderone d'une voix sourde. Personne ne pouvait l'arrêter - et il était des nôtres, Dieu du ciel - des nôtres! " Le vieil homme se tourna vers les derniers rayons de soleil qui filtraient à travers les fenêtres et poursuivit d'une voix chargée de haine : " Mais il a fallu que l'autre vermine sape toute l'opération ! - Un jour, quand les temps le permettront, vous me raconterez cette histoire. - Impossible. Cela doit rester à jamais un secret, même pour vous, alors que je vous tiens en grande estime. Car si le monde avait vent de cette histoire, aucun homme sur cette terre ne saurait avoir confiance en son gouvernement. Tout ce que je puis vous dire, Van der Meer, c'est continuez dans cette voie. Votre cause est juste. - Votre confiance me va droit au cœur, Mr. Guiderone. - Il doit en être ainsi, répondit le vieil homme élégant en se retournant vers Matareisen. Vous êtes, certes, le petit-fils du Barone di Matarese, mais moi je suis le fils du Berger. " Matareisen eut l'impression d'être transpercé par la foudre, un éclair de lumière explosant dans son crâne. " Quoi? articula-t-il, les yeux écarquillés. Mais il a été tué... - Il a été " tué " mais il n'est pas mort, murmura Guiderone avec amusement. Il faudra emporter ce secret dans votre tombe. - Bien sûr! Bien sûr ! Mais le Conseil - à Bahrein - est au courant, j'imagine. - J'ai grandement exagéré l'influence du Conseil, vous savez. Je passe beaucoup de temps à Bahrein, certes, mais le Conseil, c'est moi, les autres ne sont que des pantins. Gardez ça pour vous, je vous le conseille, Van der Meer. " L'interphone, accroché au mur, se mit à sonner. Guiderone sursauta et se retourna vers Matareisen. " Je croyais que l'on ne devait vous déranger sous aucun prétexte lorsque vous êtes ici? lança-t-il d'une voix gutturale. - Ce doit être une urgence. Personne ne sait que vous êtes ici. Ce sont mes appartements privés, totalement isolés d'un point de vue phonique. Les murs et le sol ont vingt centimètres d'épaisseur. Je ne sais pas ce qui se passe... - Répondez donc, idiot ! - Bien sûr. Tout de suite. " Van der Meer, comme au sortir d'un cauchemar, courut vers l'appareil et décrocha le combiné. " Oui? Je vous avais dit de ne jamais... " A l'évidence, il fut interrompu par son interlocuteur. Son visage pâlit. Il raccrocha et se retourna vers Guiderone. " Cela vient d'Eagle à Washington, souffla-t-il d'une voix à peine audible. - Oui, notre homme à Langley. Et alors? - Alors Scofield a survécu à l'explosion du bateau. Il est en route pour les Etats-Unis, en compagnie de sa femme et de Cameron Pryce. - Tuez-le! Tuez-les tous! ordonna le fils du Berger en serrant les dents de rage. Scofield va nous pourchasser comme un ours fou furieux - c'est d'ailleurs ainsi que tout a commencé. Il faut le réduire au silence; lancez tous vos soldats! Tuez-le avant qu'il ne me barre de nouveau la route ! - Vous barrer la route ?... " L'étonnement de Matareisen virait cette fois à la peur. Elle se lisait dans ses yeux. " C'était vous alors... l'arme finale! Vous, le futur Président des Etats-Unis! - C'était écrit, rien ne pouvait l'empêcher - sauf la vermine et son champion ! - Voilà pourquoi vous voyagez incognito, pourquoi vous avez tant de passeports... - Pour être honnête, Van der Meer, nous avons chacun nos méthodes. Personne n'irait chercher un homme déclaré mort depuis près de trente ans, mais cet homme, son mythe, reste vivant pour encourager ses légions. Il sort de sa tombe pour pousser ses soldats en avant, il leur insuffle son énergie, devient une divinité dont ils peuvent sentir la présence, presque palpable. - Sans le moindre risque d'être découvert, l'interrompit le Hollandais, voyant soudain sous un nouveau jour l'Américain Guiderone. - Vous, de votre côté, poursuivit le fils du Berger, vous travaillez dans l'ombre. Vous êtes invisible, imperceptible à tous. Où sont vos soldats ? Vous ne les connaissez pas. Ils ne sont que des oreilles pour recevoir vos ordres. - J'œuvre de l'intérieur, pas de l'extérieur, protesta Matareisen. - Qu'est-ce que cela veut dire? - Je gère. Je ne parade pas. Je ne suis pas une vedette de cinéma. Je suis le cerveau derrière les paillettes. Ils le savent tous. - Pourquoi? A cause de l'argent que vous leur distribuez? - C'est une raison suffisante. Sans moi, ils ne sont rien! - Je ne saurais trop vous recommander, mon cher et talentueux ami, de réviser votre jugement. Gavez un animal, il devient hostile, c'est une loi de la nature. Caressez-le, et il aura besoin d'affection, et d'un maître pour le guider. - A chacun sa foi, Mr. Guiderone. - J'espère simplement qu'il n'y aura pas de schisme, Van der Meer. " VII La résidence de haute sécurité sur la baie de Chesapeake était l'ancienne propriété d'une grande famille du Maryland. Elle avait été louée aux services secrets pour un dollar symbolique par an en échange des grâces du fisc concernant des opérations de dégrèvement d'impôts illicites. Le gouvernement y avait gagné au change. Il aurait été hors de prix d'acheter un tel domaine, ou d'en faire construire un identique, avec autant de charme. Derrière les écuries et les prés, s'étendait un marais, un cloaque boueux comme il y en avait beaucoup sur cette côte régulièrement inondée. Devant la bâtisse centenaire, s'ouvrait une grande pelouse soignée menant à un long ponton et un hangar à bateaux, plantés dans les eaux calmes de la baie, des eaux calmes jusqu'à la prochaine colère de l'Atlantique. Arrimés aux piles, deux canots - une barque et une yole à moteur, les deux servant d'annexe au grand sloop de douze mètres qui mouillait à une centaine de mètres du rivage. Invisible dans le hangar à bateaux, un gros Chris-Craft, capable de pointes à quarante nœuds. " Si le cœur vous en dit, vous pouvez faire un peu de bateau, avait annoncé Frank Shields, le directeur adjoint de la CIA, en accueillant les Scofield et Pryce à leur descente du jet de la Marine, sur l'aérodrome de Glen Burnie. - Ce sloop est une merveille, s'exclama Scofield un peu plus tard, en descendant la grande pelouse, mais je ne sais pas si c'est vraiment une bonne idée de se balader dans la baie. - Certes! Mais toutes les propriétés de la côte ont un ou deux bateaux de ce genre. Cela risquait d'attirer les soupçons s'il n'y en avait pas ici. - Cela paraîtra tout aussi étrange qu'il ne sorte jamais en mer, rétorqua Cameron. - Exact, reconnut son supérieur. Vous pouvez donc vous en servir pour de petites sorties, et sous certaines conditions. - Lesquelles, Mr. Shields? s'enquit Antonia. - Vous devez prévenir les patrouilles une heure avant votre départ et suivre point par point l'itinéraire que l'on vous aura dicté. Ils ouvriront la voie. Deux gardes seront à bord avec vous, et tout le monde devra porter des gilets pare-balles. - Notre Squinty pense à tout! - Nous essayons de t'organiser un séjour agréable, Brandon, pas à hauts risques, répondit Shields, ses petits yeux enfouis dans leurs orbites se fronçant aussitôt en entendant son surnom moqueur. - Avec ces marais, cette escouade de gorilles de l'Agence, et ces commandos de l'armée, sans parler des systèmes de sécurité dignes de Fort Knox8, je ne vois pas qui pourrait s'approcher de nous. - On se méfie de tout le monde. - Au fait, puisque l'on parle sécurité, poursuivit Scofield, rien de neuf sur les taupes envoyées par nos aimables Matarèse ? - Rien. Voilà pourquoi on ne saurait être trop prudent. " Stationnement des troupes, tour de garde, communications avec Langley, tout avait été organisé par Shields. Tout ce qui devait être écrit noir sur blanc sortait sur papier à mercure interdisant tout système de copie connu à ce jour. Une photocopie ne montrerait qu'une succession de lignes brouillées et si un appareil photo à flash était utilisé, les mêmes lignes apparaîtraient aussitôt jaunies, dénonçant le forfait. En outre, tout détenteur d'ordres écrits était censé les porter toujours sur lui afin de pouvoir les montrer à ses supérieurs à tout moment. Personne ne devait quitter la propriété, pour quelque motif que ce fût. Enfin, toutes communications téléphoniques étaient consignées sur magnétophone. Frank Shields ne prenait aucun risque. Dans les hautes sphères de la CIA, aucun progrès n'avait été fait concernant cette taupe des Matarèse. Du sommet à la base, le personnel était surveillé. Les dossiers étaient épluchés, comptes en banque, train de vie, jusqu'aux détails les plus insignifiants. Il n'y aurait pas de nouvel Aldrich Ames dans les murs de la forteresse. Le plus frustrant pour les rares enquêteurs dignes de cette mission, c'était qu'ils n'avaient pas la moindre idée de la raison pour laquelle on leur demandait ce travail. La guerre froide était terminée, pas d'ennemis armés par les Russes, pas d'organisations terroristes sur le devant de la scène, pas le moindre indice pour les mettre sur la voie, juste un ordre lapidaire : chercher. Chercher quoi, nom de Dieu. Donnez-nous une piste! Attachez-vous aux aberrations, aux incongruités, en particulier parmi le gratin de l'Agence! Passe-temps ou violons d'Ingres dépassant leurs capacités financières; clubs ou associations hors de prix pour leur bourse; voiture, bijoux, femme ou maîtresse menant grand train... comment payaient-ils tout ça? Les enfants allaient-ils dans des écoles privées de luxe? Qui payait l'inscription? Tout, retournez chaque pierre... " C'est de la folie, s'était écrié l'un des enquêteurs. Cela concerne la moitié des huiles du dernier étage! Certains trompent leur femme, la belle affaire! D'autres passent des accords avec les écoles, leur agent immobilier, leur revendeur de voiture, parce qu'ils sortent leur carte de la CIA et que ces bouts de plastique font toujours leur petit effet. D'autres encore boivent trop, et, entre nous, je fais partie du lot, mais jamais au point de mettre la maison en danger. Quel est le but ultime ? Qui cherchons-nous? Donnez-nous un nom, un objectif, quelque chose! - Je ne peux pas, avait répondu Shields à son responsable de l'enquête. - Je te préviens, Frank. Si ce n'était pas toi, j'irais tout droit dire au patron que tu es tombé sur la tête. - Il serait sans doute de ton avis, mais te dirait que tu dois quand même suivre mes ordres. - Tu te rends compte que tu me demandes d'espionner trois ou quatre cents personnes au bas mot, dont le seul tort peut-être est de mal lacer leurs chaussures. - C'est comme ça. - C'est moche, Frank. - Ceux d'en face ne sont pas reluisants non plus et ils sont dans nos murs. Ils ont ici un dieu ou une déesse de l'informatique, une personne qui est au courant, par voie directe ou indirecte, de nos dossiers les plus confidentiels... - Cela réduit le nombre à cent cinquante, railla l'homme. Si je ne prends pas trop le terme " indirect " au sens large... Nom de Dieu, on a déjà fait ça mille fois! Il n'y a pas âme qui vive à cinquante mètres de la direction des opérations que nous n'ayons passée aux rayons X ! - Essaye donc la résonance magnétique. Parce qu'ils sont là, sous notre nez. " Les trois enquêteurs étaient dans une impasse et commençaient à se demander si le directeur adjoint n'avait pas perdu la tête. Ils avaient déjà vu les ravages de la paranoïa chez quelqu'un et ce genre de souvenir ne s'effaçait pas facilement. Il y avait eu le cas d'école de J. Edgar Hoover au FBI, et plus tard celui du directeur Casey, qui voulait mettre en place un réseau parallèle de renseignements, ne dépendant de personne, en tout cas ni de Langley, ni du Président, ni du Congrès. Les archives regorgeaient de ce genre de cas - mais Frank Shields n'était pas un paranoïaque notoire. La première nuit que ses " invités " passèrent dans le Maryland en apporta la preuve manifeste. Cameron Pryce secoua la tête de droite à gauche sur l'oreiller. Il ouvrit soudain les yeux. Quelque chose l'avait réveillé, mais quoi ? Puis, peu à peu, la raison se forma dans son esprit... Il y avait eu un bruit, un grincement, et un court éclair lumineux. Qu'est-ce que c'était? D'où cela provenait-il ? Des portes-fenêtres du balcon? Sa chambre se trouvait au premier étage, Scofield et Antonia dormaient juste au-dessus de lui, au dernier étage. Il avait entendu quelque chose; ses paupières avaient été traversées par une lumière, un reflet d'un projecteur provenant d'un bateau dans la baie ?... Peut-être. Peut-être pas. Il étendit les bras au-dessus de sa tête et bâilla. Il contempla la masse d'eau devant les fenêtres, éclairée par la lune s'écorchant aux nuages; cela lui rappelait étrangement la nuit sur Outer Brass 26, vingt heures plus tôt. C'était drôle en un sens, songea-t-il en se laissant retomber sur l'oreiller douillet. Pour le commun des mortels, la vie d'un agent secret en mission était une suite sempiternelle d'actes de bravoure, d'instants critiques où il fallait faire montre de tous ses talents pour rester en vie. C'était devenu un cliché, décrit avec plus ou moins d'adresse au cinéma, à la télévision et dans les romans. C'était fort exagéré, évidemment : l'agent était entraîné pour mener à bien sa mission, y compris dans ses aspects les moins reluisants, mais de tels événements étaient rares, et lorsque par hasard de telles situations se produisaient, elles étaient vécues comme des moments de stress intense. Et de terreur. On disait que le premier objectif du plongeur autonome était de rester en vie. Cam avait ri en entendant cette maxime, jusqu'à ce qu'il se fasse coincer, en compagnie de sa compagne du moment, sous un banc de requins-marteaux au large des côtes de la Costa Brava. La vie d'un agent œuvrant dans les profondeurs du secret était d'éviter autant que faire se peut ce genre de désagréments, tout en exécutant les ordres, à condition que lesdits ordres ne soient pas issus d'un cerveau délirant abreuvé de films et de romans de gare! Si l'enjeu était d'une importance vitale et si sa réalisation restait dans le domaine du possible, alors d'accord. C'était un boulot comme un autre. Et, comme dans tous les boulots, il existait des limites à ne pas dépasser - l'excès de zèle, dans son cas, signifiant la mort. Cam Pryce n'allait sûrement pas se sacrifier pour aider à l'avancement d'un analyste. Un autre bruit! Un frottement... dehors, de l'autre côté des portes-fenêtres... Il n'avait pas rêvé. C'était réel. Mais comment était-ce possible ? Des gardes patrouillaient dans le parc, y compris sur la pelouse et la terrasse dessous; rien - personne - ne pouvait approcher. Pryce saisit sa lampe torche et son automatique, tous deux posés à côté de lui sur le couvre-lit. Il se leva sans bruit et s'approcha des portes vitrées donnant sur le balconnet. Il tira doucement le vantail de gauche et jeta un coup d'œil au-dehors. Seigneur! Il n'avait nul besoin d'une lampe pour apercevoir les deux corps gisant à terre, la flaque noire sous eux s'écoulant de leur gorge tranchée, la tête presque détachée du corps. On les avait quasiment décapités! Pryce alluma sa lampe et la dirigea au-dessus de lui. Une silhouette noire dans une combinaison latex grimpait le mur de pierre lisse de la maison, à l'aide de ventouses fixées aux genoux et aux mains. Il avait atteint le balcon de Scofield ; apercevant la lampe de Cameron, il lâcha la ventouse de sa main droite et sortit un pistolet automatique de sa ceinture. Il fit feu. Cameron plongea en arrière, derrière les murs protecteurs, tandis que les balles ricochaient sur la balustrade en fer forgé, sifflaient dans la chambre pour finir leur course enchâssées dans le papier peint. Pryce attendit; il y eut une courte pause. Le tueur changeait de chargeur. Maintenant! Cam jaillit sur le balcon et tira à plusieurs reprises sur la forme noire au-dessus de lui. En une fraction de seconde, il était mort, gisant collé au mur par ses ventouses aux genoux et à la main gauche. Le corps fut descendu, les dépouilles des deux gardes enlevées. On ne trouva aucun papier sur le tueur. " Nous allons prendre ses empreintes, annonça un militaire en tenue de combat. - Inutile, jeune homme, répliqua Brandon Scofield. Allez examiner le bout de ses doigts, vous allez voir qu'ils sont lisses. La peau a été brûlée, sans doute à l'acide. - Vous plaisantez ! - Pas le moins du monde. C'est leur modus operandi. Quand on met le prix, on exige ce qui se fait de mieux, et cela implique l'anonymat total. - Il reste toujours les dents... - Je suis prêt à parier qu'elles sont aussi altérées que ces couronnes et bridges provenant de l'étranger. Aucune identification possible. Je suis sûr que le légiste sera d'accord avec moi. - D'accord avec vous ? Qui diable êtes-vous donc ? demanda le chef de groupe. - Quelqu'un que vous étiez censé protéger, colonel. Ce que vous n'avez pu accomplir, à l'évidence. - Je ne comprends pas! C'est insensé ! Comment ce connard a bien pu passer? - Avec de l'entraînement, j'imagine. Heureusement que l'agent Pryce, qui est également bien entraîné, a le sommeil léger. Mais c'est le métier qui veut ça. - N'exagérons rien, Bray, répondit Cameron en s'approchant du groupe de gardes massés autour du cadavre. Nous avons eu de la chance, et ce yoyo humain n'était pas si bien entrainé que ça. Il a fait tellement de bruit qu'il aurait réveillé tout un bataillon. - C'est aimable à vous de parler de chance, déclara le colonel reconnaissant. - Il n'y a pas de quoi, répondit Pryce. Revenons-en à votre question... Comment a-t-il pu passer vos lignes, en particulier avec ces marécages, qui sont le seul accès possible ? - Nous avons des hommes tous les dix mètres, répondit un garde de la CIA, avec des cellules photo-électriques partout, et des barbelés tout le long de la rive. Pour moi, il n'y avait aucun moyen d'accéder. - Sauf peut-être par la route ", intervint un autre officier, une femme d'une trentaine d'années, vêtue d'un jean et d'une veste de cuir noire. Comme ses collègues, elle portait une casquette militaire avec un insigne au-dessus de la visière; on distinguait des mèches de cheveux clairs tirés sur ses tempes. " En plus du portail électrifié, poursuivit-elle, nous avons installé un barrage cinquante mètres devant les portes, avec deux gardes et une barrière d'acier. - Et sur les côtés de la route ? demanda Cameron. - Le secteur le plus vaseux du marais, répliqua-t-elle. La route a été construite sur un stratum artificiel fait de couches de béton armé sur une épaisseur de soixante-dix centimètres. Un peu comme une piste d'atterrissage. - Un stratum ? - Un socle, si vous préférez. Un lit de ciment à haute densité sur lequel repose la route. - Je ne connais à mon vocabulaire que " substratum ", cela dit sans vouloir vous être désagréable miss... Miss comment au fait ? - Lieutenant-colonel Montrose, Mr. Pryce. - Vous connaissez mon nom? - Le strict minimum. Notre boulot est d'assurer la sécurité de la propriété et la vôtre... " La femme s'arrêta aussitôt. " Je comprends, enchaîna Cameron, pour dissiper la gêne de la jeune femme. - Le lieutenant-colonel Montrose est mon officier en second, s'empressa d'ajouter le colonel. - Officier d'une unité de commando? demanda Pryce, sceptique. - Les techniques des commandos font partie de notre programme d'entraînement, mais nous ne sommes pas des commandos, répondit le lieutenant-colonel, en retirant sa casquette pour libérer ses cheveux blonds. Nous sommes de la RDF. - La quoi? - La Rapid Deployment Force9, répondit Scofield. Même moi, je connais, moussaillon! - Je suis ravi de vous savoir aussi érudit, noble vieillard! Où est Antonia ? - Elle a pris avec elle un des gorilles de l'Agence et est partie fouiner un peu. - Pour quoi faire? demanda Leslie Montrose, inquiète. - Allez savoir! Ma femme est du genre indépendant. - Moi aussi, Mr. Scofield ! Mais je ne saurais tolérer de recherches individuelles sans l'escorte de l'un de nos hommes! - Apparemment, c'est chose faite, miss-colonel. Ma femme sait étudier un terrain comme personne. Elle a dû faire ça bien des fois déjà. - Je ne mets en aucun cas votre expérience en doute, mais je suis responsable de toutes les escortes. - Allez, colonel, lança Cam, nos gars de l'Agence ne portent peut-être pas d'uniforme, mais ils ne sont pas manchots. Je suis bien placé pour le savoir, puisque je fais partie de la maison. - Votre avis ne m'intéresse en rien, Mr. Pryce. Les escortes sont ma prérogative exclusive. - Une maîtresse femme, n'est-ce pas, railla Bray. - Vous pouvez dire une salope, Mr. Scofield, cela ne me gêne pas. - C'est vous qui le dites, jeune fille. - Ça suffit! lança Cameron. Nous sommes supposés coopérer, pas nous tirer dans les pattes, nom de Dieu! - J'essayais simplement de vous faire comprendre nos compétences et notre expérience en matière de combat. - Je serais vous, colonel Montrose, je mettrais un bémol en ce qui concerne ce sujet, annonça Pryce en montrant du menton le corps ensanglanté gisant au sol. - Je ne comprends toujours pas comment il a fait pour arriver jusqu'ici, s'écria le colonel de la RDF. Un vrai tour de magie! - Nous savons déjà qu'il n'avait pas peur du vide, annonça Scofield; et quelqu'un qui n'a pas peur du vide, n'a pas peur, non plus, des profondeurs. - Qu'est-ce que c'est que cette histoire? lança Pryce. - Je ne sais pas trop, mais c'est un truc de psychologues. Quelqu'un qui fait de l'escalade se sent généralement à l'aise sous l'eau. Cela a à voir avec l'absence de gravité; j'ai lu ça quelque part. - Vous nous la baillez belle, Bray! Et qu'est-ce que vous en déduisez ? - Allez inspecter le rivage. - C'est déjà fait. Et plutôt deux fois qu'une! rétorqua Leslie Montrose. C'était notre première hypothèse. Non seulement nous avons des patrouilles sur plus d'un kilomètre le long de la côte, mais aussi des faisceaux laser couvrant tout le secteur. Personne ne peut passer par là. - Et un tueur éventuel le sait, n'est-ce pas ? Cela tombe sous le sens. - Possible, concéda le lieutenant-colonel. - Y a-t-il eu quelque intrusion que ce soit durant les dernières heures ? insista Brandon. - Il y en a eu; mais toutes ont été bloquées, répliqua-t-elle. Des enfants des camps de camping voisins, quelques ivrognes qui rentraient chez eux après une soirée arrosée, et deux pêcheurs ayant franchi les limites de la propriété. Tous ont été interceptés. - Vous avez informé les autres hommes de patrouille de ces événements ? - Bien sûr. Nous aurions pu avoir besoin de renforts. - Ces intrusions étaient peut-être destinées à être interceptées ? - Ce n'est que pure conjecture, et à mon sens, très improbable. - Je ne serais pas aussi catégorique, colonel Montrose, annonça Brandon Scofield. - Qu'est-ce que vous insinuez? - Je n'insinue rien, jeune fille. J'essaie simplement de trouver une explication. Soudain, derrière le halo lumineux des projecteurs de campagne, la voix d'Antonia retentit: " Ça y est, mon chéri! On les a trouvés ! " Les silhouettes de la femme de Scofield et de son compagnon de la CIA pénétrèrent dans le cercle brumeux de lumière et accoururent vers les gardes. Ils leur mirent dans les bras des objets : une bouteille d'air comprimé, un masque de plongée, une lampe sous-marine, un talkie-walkie étanche et une paire de palmes. " Tout ça était dans la boue, juste à côté du portail, expliqua Antonia. C'était la seule façon pour lui de passer les lignes. - Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? demanda Leslie Montrose. - Le rivage était trop surveillé. Infranchissable. Les marais étaient gardés, mais restaient ouverts; il suffisait de faire diversion. - Quoi ? - La fameuse tactique de Taleniekov, lorsqu'il s'est enfui de Sébastopol ! lança Scofield amusé. - Tu as une bonne mémoire, mon ami. - Pourquoi " mon ami ". Qu'est-ce que j'ai fait de mal? - Ça ne t'est même pas venu à l'esprit! Le subterfuge de Vasili pour passer les Dardanelles. - La diversion, bien sûr. Un bateau leurre destiné à être repéré. Les patrouilles soviétiques l'ont trouvé, et ils ont été fous furieux lorsqu'ils se sont aperçus que c'était une coquille de noix vide! - Exactement, Bray. Maintenant transfère ça sur la terre ferme. - Tu as raison! Détourner l'attention sur l'anodin et s'engouffrer dans la brèche! - Grâce aux radios, mon chéri. - Tu es géniale, ma belle! - Mais de quoi parlez-vous ! lança le lieutenant-colonel Montrose, agacée. - Si j'étais à votre place, j'irais trouver ces ivrognes qui se sont aventurés sur les terres de la propriété, annonça Cameron Pryce, ainsi que ces deux pêcheurs... - Pourquoi ? - Parce que l'un des deux groupes, voire les deux, avaient des radios portables réglées sur la fréquence de celle qui se trouve par terre, à côté du cadavre de notre ami. " Elle s'appelait Leslie Montrose, lieutenant-colonel de l'armée, fille de général, diplômée de West Point, et sous ses dehors d'officier revêche se cachait une personnalité complexe. Ce fut du moins la conclusion de Cameron Pryce, après qu'il se fut installé dans la cuisine, en compagnie de Leslie Montrose et de son supérieur, le colonel Everett Bracket, pour discuter des événements de la nuit autour d'un café. Bracket entreprit de lui raconter l'histoire du lieutenant-colonel; le colonel ayant visiblement du mal à accepter que son officier en second soit une femme, " Ne vous méprenez pas, Pryce, avait dit Bracket lorsque Leslie Montrose était partie donner des ordres aux gardes. Je l'aime bien - et ma femme aussi - mais je ne crois pas qu'une femme ait sa place dans la RDF. - Qu'en pense votre femme? - Disons qu'elle n'est pas d'accord avec moi à cent pour cent. Quant à ma fille de dix-sept ans, n'en parlons pas! Mais elles n'ont jamais été au combat lorsque les choses tournent mal. Moi si, et je peux vous dire que les femmes n'ont rien à faire là! Il y a des prisonniers, c'est une des réalités de la guerre, et je ne peux à chaque fois m'empêcher de penser à ce qu'il adviendrait à ma femme ou à ma fille si elles étaient prises. - Beaucoup d'hommes partagent vos craintes, colonel. - Pas vous? - Certes. Mais nous n'avons jamais été attaqués sur notre sol, notre pays. Les Israéliens l'ont été et il y a de grands chefs militaires femmes dans leurs rangs. C'est pareil chez les Arabes, il y a des femmes dans leurs forces de réserve comme de combat, et encore davantage dans leurs organisations terroristes. Nous ne raisonnerions pas de la même façon si la Californie ou Long Island avaient été envahis. - J'en doute, rétorqua Bracket. - Les femmes nous feraient peut-être réviser notre jugement. Au fond, ce sont les femmes - les mères - qui nous ont fait survivre à toutes les glaciations. Chez les animaux, il n'y a pas de pire furie qu'une mère défendant sa progéniture. - Vous êtes surprenant, mon garçon ! D'où sortez-vous ça? - C'est de l'anthropologie rudimentaire, colonel... Dites-moi, votre lieutenant-colonel porte le même genre de casquette que vous, mais l'insigne est différent. Pourquoi donc? - Une dérogation spéciale, disons. - Je ne comprends pas. Un joueur des Yankees ne porte pas une casquette des Boston Red Sox ! - C'est l'escadron de son mari - enfin c'était. - Pardon ? - Son mari était pilote dans l'Air Force. Il a été abattu pendant l'opération Tempête du Désert, au-dessus de Basra. Il parait qu'il a pu s'éjecter, mais on n'a plus jamais eu de nouvelles de lui depuis la fin des hostilités - qui est intervenue, à mon avis, bien trop tôt. - Cela fait des années, articula Pryce d'un air songeur. Et elle est restée dans l'armée ? - Des deux pieds! Avec une belle hargne, j'ajouterai! Nous avons essayé, ma femme et moi, de l'en dissuader, de l'inciter à refaire sa vie. Des dizaines de sociétés se battraient pour l'avoir dans leurs rangs : elle a une formation en gestion et ressources humaines, en informatique et toutes ces choses que vantent les pubs de l'armée à la télévision, sans compter qu'elle est sortie major de sa promotion et que son ascension a été fulgurante. Mais elle ne voulait pas en entendre parler. - C'est curieux, répondit Cameron. Elle pourrait probablement gagner plus dans le privé. - Dix ou vingt fois plus, au bas mot ! Et elle vivrait parmi les civils, avec des gens de son milieu social. Elle aurait pu s'intégrer, vous voyez ce que je veux dire. - Très bien. Et elle a rejeté l'idée. - Tout en bloc ! Sans doute à cause du gamin. - Quel gamin? - Elle et Jim ont eu un fils; il est né exactement huit mois et vingt jours après leur sortie de West Point; un fait qui l'amusait beaucoup. Il a quatorze ou quinze ans, aujourd'hui, et il voue une véritable adoration à son père. A mon avis, si elle refuse de quitter l'armée, c'est parce qu'elle craint que son fils le lui reproche. - Où est le garçon, en ce moment? - Dans une grande école de Nouvelle-Angleterre - ni Jim ni la fille du général ne sont des pauvres. Et le gosse comprend parfaitement ce que veut dire : " Ta mère est en mission. " - Un pur produit de militaires. - Sans doute. Mais mes gosses ne sont pas comme ça. - Vous n'êtes pas un héros mort, répondit Pryce, ils n'ont pas besoin de vous vouer un culte. - Je m'en réjouis. Vous avez sans doute raison. - Et elle ne s'est toujours trouvé personne dans l'armée qui pourrait faire l'affaire? Après tout, elle est encore jeune. - Ce n'est pourtant pas faute d'avoir joué les entremetteurs, ma femme et moi! Le nombre de types qui ont défilé à la maison est inimaginable... Mais elle est toujours partie seule de chez nous en leur serrant la main pour leur souhaiter bonne nuit - elle ne leur a pas laissé la moindre chance! Si vous avez des vues, monsieur l'agent secret, laissez tomber! En ce qui concerne les hommes, elle a fait une croix dessus. - Je n'ai aucune vue, colonel. J'aime simplement savoir à qui j'ai affaire, dans le boulot. - Vous avez les dossiers sur tous les membres de ce bataillon. Vingt-sept pour être précis. - Je suis désolé, mais j'ai passé cinq jours aux Caraïbes sans beaucoup dormir, avec deux nuits blanches pour finir. Je n'ai pas eu le temps de jeter un coup d'œil sur vos dossiers. - Vous verrez que nos recrues sont tout à fait acceptables. - Je n'en doute pas. " La porte de la cuisine s'ouvrit sur Leslie Montrose, mettant un terme à la conversation entre Pryce et Bracket. " Tout est réglé et j'ai renforcé la garde sur la côte, annonça-t-elle. - Pourquoi ? s'enquit Cameron. - C'était la sortie logique, pour le tueur. - Qu'est-ce qui vous fait croire ça? poursuivit Cameron avec une vague ironie. - C'est le moyen le plus sûr de quitter la propriété. - " Le plus sûr " ? - Exactement. Les marais auraient été surveillés de trop près. - Je ne suis pas de cet avis. Vous avez dit vous-même que la plage grouillait de gardes sur un kilomètre, et était défendue par des faisceaux électroniques en pagaille. Franchement, vous ne pensez pas que le tueur pouvait l'ignorer ? - Où voulez-vous en venir, Mr. Pryce ? demanda le lieutenant-colonel avec humeur. Quelle autre issue avait-il? - Le même chemin que celui par lequel il était arrivé, colonel. Là où la femme de Scofield a trouvé son matériel de plongée. Je vous suggère d'envoyer une voiture patrouiller sur la route nord-sud. Roulez sans bruit et tâchez de voir si une voiture n'attend pas son retour, garée sur le bas-côté. Le type doit sans doute se faire discret, alors n'arrivez pas en pleins phares! - C'est ridicule! Le tueur ne peut pas sortir, puisqu'il est mort. - Certes, colonel Montrose, reconnut Cameron, mais, si nous n'avons pas dans nos rangs un traître équipé d'une radio, ils ne... - Impossible, s'exclama Bracket. - Je ne demande qu'à le croire, poursuivit Pryce. Bref si nous n'avons pas de traître, celui qui attend le retour du tueur ne sait pas qu'il est mort. Allez-y, colonel Montrose. C'est un ordre. " Ils attendirent près d'une heure. Bracket, la tête enfouie dans ses bras, s'endormit sur la table. A peine plus réveillé, Cameron faisait des allers et retours jusqu'à l'évier pour se passer le visage sous le robinet. La porte s'ouvrit lentement et le lieutenant-colonel Leslie Montrose entra dans la cuisine, aussi épuisée que Pryce. " La voiture était là, annonça-t-elle à mi-voix. Et j'aurais préféré que ce ne fût pas le cas. - Pourquoi ? demanda Pryce, en se levant de sa chaise, les paupières lourdes de sommeil. - Ils ont tué l'un de mes hommes... - Nom de Dieu ! " L'exclamation de Pryce réveilla Bracket en sursaut. " J'y serais restée si mon caporal ne m'avait pas poussée sur le côté, et n'avait pris les balles à ma place. Ce n'était qu'un gamin, le plus jeune garçon du bataillon. Il s'est sacrifié pour moi. - Je suis désolé. Vraiment. - Qui sont ces gens, Mr. Pryce ? articula Leslie Montrose, avec une vibration de haine dans la voix, les yeux embués de larmes. - Certains disent que c'est le mal absolu, répondit Cam avec douceur, en s'approchant d'elle et posant les mains sur ses épaules pour la réconforter. - Il faut les arrêter, lança-t-elle en redressant la tête, avec un regard plein de fureur derrière ses yeux brillants. - Je sais ", répondit Pryce, en la relâchant et reculant d'un pas, tandis que le colonel Bracket se laissait aller au fond de sa chaise dans un soupir. THE INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE (première page) RAPPROCHEMENT DE DEUX GÉANTS DE L'AVIATION PARIS, 30 SEPT - L'annonce simultanée de Londres et Paris affirmant que la British Aeronauticals et la Compagnie Française du Ciel ont fusionné en une seule société a suscité un grand émoi dans tout le secteur des transports aériens d'Europe et des Etats-Unis. La fusion de ces deus géant, dotés de ressources quasi illimitées, de contrats tant privés que publics, avec leurs filiales et leur sources de main-d’œuvre bon marché, fait de cette nouvelle entité économique le plus grand et plus puissant groupe aéronautique de la planète. Les analystes financiers de part et d'autre de l'Atlantique ont conclu que la Sky Waverly - le nouveau nom de la société - sera le fer de lance de l'industrie aéronautique. Selon les propres termes de Clive Lawes, chroniqueur financier au Times, " la Sky Waverly fera marcher les autres compagnies aériennes au rythme de ses tambours ". La société a repris le nom de Sir David Waverly, en l'honneur de la société d'origine, la Waverly Industries, absorbés par des capitaux anglo-américains voilà un quart de siècle. Pour plus de détails concernant cette fusion, ainsi que sur les transferts d'actions inhérents et la réorganisation du conseil d'administration, voir page 8. Restructuration du personnel et élimination des postes redondants parmi les cadres sont à l'étude. Certains commencent à citer la célèbre phrase d'un film américain des années cinquante : " Attachez vos ceintures, ça va secouer. " VIII C'était le milieu de la matinée sur le Maryland, le soleil d'automne était à mi-chemin de son zénith, ses rayons ardents se miraient sur les eaux de Chesapeake Bay. Pryce rejoignit Scofield et sa femme sur la terrasse dominant l'océan; un buffet pour le petit déjeuner avait été dressé pour les résidents de la maison, le reste des troupes ayant leurs quartiers dans les trois maisons d'amis aux dimensions plus qu'honorables. - Asseyez-vous, Cameron, annonça Antonia. Je vous sers un peu de café ? - Ne vous dérangez pas, répondit Pryce, en bifurquant vers le buffet. Je vais aller le chercher. - Grossière erreur! grommela Bray. Vous lui donnez de mauvaises habitudes. - Vous êtes incroyable! répondit Cameron, encore ensommeillé, la bouche pâteuse. Odieux, dès l'aube! - Il est déjà tard, protesta Scofield. Il est près de dix heures ! Où sont passés les autres? - Aucune idée. Je ne sais pas même qui dort là. - Nos deux colonels, le grand et le petit, le type de la CIA, le copain d'Antonia, celui qui l'a accompagnée hier soir - enfin ce matin -, et l'envoyé de Squinty, qui me regarde comme si j'étais un pestiféré. - Frank a dû lui parler de vous! " Pryce remplit sa tasse et vint s'asseoir à table. " Le colonel Bracket et le lieutenant-colonel Montrose, expliqua Antonia, dorment dans les chambres de l'aile ouest, avec Eugene Denny, l'homme de confiance de Shields. Quant à mon " copain ", mon chéri, il dort au bout de notre couloir. Je n'ai pas beaucoup de chemin à faire pour le retrouver lorsque tu ronfles comme un soufflet de forge! - Elle aime les prendre au berceau, Cam ! railla Scofield. L'appel de la chair fraîche! - Pour tes œufs, tu peux t'asseoir dessus, mon ami. - Je n'en veux pas de toute façon. Tu n'arrêtes pas de dire que c'est mauvais pour mon cholestérol. - Qui a préparé tout ça? s'enquit Cameron. - Pourquoi? Vous pensez que c'est peut-être empoisonné? - Peu probable, mais c'est dans le périmètre du possible. - Vous avez toujours une façon aussi tordue de dire les choses simples ? rétorqua Scofield. - Moi je sais, répondit Antonia, ayant une fois de plus l'information. Tous les repas sont préparés dans les cuisines de Langley, scellés hermétiquement, empaquetés, estampillés, et livrés ici par hélicoptère tous les matins et tous les soirs à six heures. - J'ai entendu le bruit, annonça Cameron, mais je croyais qu'il s'agissait d'une surveillance aérienne ou de gros bonnets faisant un tour d'inspection. Comment faites-vous pour tout savoir, Toni ? Je veux dire la nourriture, où dorment les gens, etc. ? - Il suffit de poser des questions. - Vous savez y faire. - C'est Bray qui m'a appris. Dès que l'on est dans une situation un peu passive, bloqué dans un refuge, ou un sanctuaire, il faut toujours poser des questions - gentiment, innocemment, comme si vous étiez vraiment curieux de nature. Bray prétend que les femmes sont plus douées pour ça que les hommes. Alors c'est moi qui m'y colle. - C'est trop d'honneur de sa part! C'est vous aussi qui risquez de prendre la première balle. " Scofield poussa un petit rire. " Seigneur, mon subterfuge est découvert! " Puis il redevint brusquement sérieux : " On a appris pour ce caporal qui s'est fait descendre hier soir. Quelle bande d'ordures ! - Qui vous l'a dit? - Le colonel Bracket. Il est venu donner des nouvelles à Denny et il y a eu pas mal de ramdam - des reproches et des accusations, vous voyez le tableau ! Toni et moi, on est allés voir l'empoignade. - Quelles accusations? - Des conneries, c'est tout. - Quelles accusations? insista Pryce. - Laissez tomber, Cam, répondit Antonia. Denny était à côté de la plaque, c'est tout. - Qu'a-t-il dit? - Il voulait savoir qui avait donné l'ordre à Leslie Montrose de quitter la propriété à bord d'un véhicule, répliqua Scofield. Bracket lui a répondu qu'en tant qu'officier en second de la RDF, elle n'avait pas besoin d'autorisation extérieure. - En gros, il a dit que c'était sous son autorité à lui, précisa la femme de Scofield. Celle de Bracket. - Ce n'est pas vrai, répondit Pryce. C'est moi qui lui ai donné l'ordre, en tant qu'agent en mission après analyse de la situation. Analyse, malheureusement, qui se révéla exacte... A quoi joue ce Denny? Pour qui se prend-il? - Il se trouve que je suis le délégué du premier directeur adjoint de la CIA et qu'en son absence j'ai la responsabilité entière et totale de ce qui se passe ici. " Les mots fusèrent du seuil de la porte, émanant d'un homme de taille moyenne, longiligne, avec des cheveux dégarnis et un visage de poupon qui formait un curieux contraste avec son crâne chauve. Il avait une voix monocorde. " Et de cette responsabilité, découle l'autorité. - Vous n'êtes pas seulement à côté de la plaque, Denny, lança Cameron en se levant, vous débarquez de Mars! Alors écoutez-moi, grosse tête! Je n'ai entendu se manifester nul signe de votre autorité hier soir lorsqu'un tueur est tombé de son mur à côté des deux pauvres types égorgés jusqu'aux oreilles. Je ne vous ai même pas vu sur les lieux! - J'étais là, Mr. Pryce, détrompez-vous, même si je suis passé en coup de vent - je ne voyais pas ce que je pouvais faire en la circonstance. J'ai jugé plus utile d'alerter Shields dans l'instant. Nous sommes restés un certain temps au téléphone, essayant de découvrir d'où pouvait provenir les fuites; nous avons tout passé au crible, jusqu'à l'équipage de l'hélicoptère… Shields viendra d'ailleurs nous rendre visite vers midi. - Vous allez enquêter sur l'équipage des hélicos? - Affirmatif. - De quel droit, donc, osez-vous discuter une décision d'un officier de la RDF ou discuter mes ordres? - La réponse est évidente : un homme a été tué. - Cela fait partie des risques du métier, Denny. Je déteste ça, tout autant que vous. Mais ça arrive. - Ecoutez, Pryce, j'ai peut-être lâché les commandes au mauvais moment mais… - C'est le moins que l'on puisse dire! lança Cameron. - Mais je suis là pour superviser la mission, pour m'assurer que tout se passe bien. Et c'était la première nuit. Je suis passé pour un idiot, un incompétent total. - Vous n'auriez rien pu y faire, et vous le savez très bien, annonça Pryce, en se calmant et faisant signe à Denny de s'asseoir à leur table. - Peut-être pas pour les deux gardes et la tentative d'assassinat, mais j'aurais certainement interdit à quiconque de faire cette sortie, si j'avais été au courant. - Ah oui! lança Cameron sentant de nouveau la moutarde lui monter au nez. Et pourquoi? - Parce qu'il y avait une meilleure façon de procéder - à supposer que quelqu'un attendait réellement le retour du tueur sur la vieille route de Chesapeake. - A supposer? Vous voulez appeler la famille du gamin pour avoir confirmation? - Ce n'est que du conditionnel préventif… - Il parle encore plus bizarrement que vous! rétorqua Scofield. - Shields aussi parle de façon tordue, mais à force de côtoyer ces guignols, j'ai assimilé leur jargon, répliqua Cam. Et qu'auriez-vous fait, Sa Majesté l'Analyste - parce que vous êtes analyste, ça crève les yeux ? - C'est exact. J'aurais joint nos hommes en véhicule banalisé, postés au nord de l'entrée. Ils auraient pu les prendre par surprise. - Quels hommes ? demanda Pryce, se levant de nouveau d'un bond. Quel véhicule? - Mon équipe. Elle est là-bas. A faire les trois huit. - Espèce d'enc… de connard ! Pourquoi n'étions-nous pas au courant? - Je suis habitué à ce genre de nom d'oiseau, Cameron, répondit Antonia avec une colère rentrée. Bien que je sois reconnaissante de cette marque de courtoisie à mon égard, ce terme me semble des plus appropriés. Pourquoi, Mr. Denny, ne nous avez-vous rien dit? - Nom de Dieu, je n'en ai pas eu l'occasion. C'était la première nuit! Il ne se passe jamais rien les premières nuits! - Justement, c'était le meilleur moment, répliqua Scofield, avec autorité. Mais ce n'est pas de votre faute. C'est celle de Shields. Et ce n'est pas la première fois qu'il me fait le coup. Il aurait dû nous informer de toutes les options dont nous disposions sur le terrain - c'est le B.A. BA. Pas de surprises, pas de cartes cachées, pas d'omissions. C'est clair, non? - Parfois, on ne peut s'y tenir. - Et on peut savoir pourquoi, trou-du-cul? - Bray, calme-toi ! intervint sa femme, en posant la main sur le bras de son mari. - Non! Je veux entendre sa réponse! Allez-y l'Analyste! Je vous écoute. - Vous le savez très bien, Mr. Scofield, répondit Denny de sa voix douce et égale. Vous avez un certain passif avec Shields. - Le syndrome L, c'est ça? - Oui, répliqua l'agent de Shields, dans un souffle. - Seigneur, qu'est-ce que c'est que ça? demanda Pryce, les yeux écarquillés. - Justement, ça tourne autour de Lui ! rétorqua Bray. Le syndrome L provient des Ecritures, revisitées par saint Shields l'immaculé, grand érudit de la Bible. L pour le Lévitique, troisième livre du Pentateuque. Autant que je m'en souvienne. - De quoi parles-tu, mon mari? - Shields considère que les réponses à la plupart des problèmes de l'homme se trouvent dans la Bible. Pas dans les dogmes religieux, mais dans l'interprétation des histoires, à la fois mythiques et réelles. - Frank serait une grenouille de bénitier! lança Cameron, stupéfait. - Allez savoir! Posez-lui donc la question. En tout cas il connaît ses Ecritures sur le bout des doigts. - Et ce syndrome L, le Lévitique, c'est quoi au juste ? insista Pryce. - En résumé : " Méfie-toi du grand prêtre, c'est peut-être lui le traître. " - Mais encore ? " Cameron se rassit lentement, dévisageant Scofield comme s'il avait affaire à un illuminé. " Je ne me rappelle plus les détails, mais dans le Lévitique, les hauts ministères étaient réservés aux fils de Lévi et Aaron. Ils étaient les grands gardiens du temple, et régnaient sur toute chose. Certains confrères ambitieux, ne faisant pas partie de ces deux lignées, falsifièrent des documents généalogiques et réussirent à s'introduire dans ce cercle très privé. Et c'est ainsi qu'ils obtinrent le pouvoir sur le peuple. - Vous êtes tombé sur la tête ou quoi! lança Pryce, sentant la moutarde lui monter au nez. Tout ça n'est que boniments de curés! - Pas forcément, intervint Eugene Denny. Certes, Scofield a fait quelques raccourcis osés... - Epargnez-moi l'explication de texte! lâcha Pryce. Où voulez-vous en venir au juste? - Dans le Lévitique donc, quelques Lévites, les fils de Lévi, et plus tard, les fils d'Aaron, étaient les grands prêtres du temple de Jérusalem, siège du pouvoir politique. Comme dans toute sphère du pouvoir, il y avait de la corruption - minimale, certes, en comparaison avec aujourd'hui, mais belle et bien réelle; trop de gens voulaient casser ce système rigide - à juste titre d'ailleurs, j'ajouterai. Finalement, selon la légende rapportée dans le Livre des Nombres ou le Deutéronome, un zélote, en aucun cas fils d'Aaron, devint chef du temple de Jérusalem jusqu'au jour où il fut démasqué et reconnu comme traître. - Merci pour la leçon de catéchisme, mon père, lança Cameron. Maintenant, puis-je savoir à quoi ça rime tout ça? - En clair, répondit Scofield, ayant du mal à dissimuler sa fureur, Shields se méfie de moi. - Quoi? " Pryce lança un regard mauvais vers Denny. " Dans l'imagination éclairée de Squinty, la propriété est le Temple de Chesapeake, et contrairement à ce que vous pouvez croire vous deux, aucun de vous n'a quelque autorité que ce soit sur cette opération. C'est moi le boss, ici. C'était mon accord avec Shields - demandez-lui, Denny. - J'ai eu vent de cet accord, Scofield, et je n'ai pas à me mêler de ça. - Evidemment ! Vous êtes le laquais de Sa Majesté, et je vous parie ma couille gauche que vos types qui font le planton sur la route sont là au cas où je voudrais prendre la poudre d'escampette avec ma femme! - Qu'est-ce que tu dis, Bray? s'exclama Antonia. - Et je vous parie ma couille droite, poursuivit Scofield, que les gardes au portail ont pour instruction de vous prévenir sitôt que je passe les portes, alors que c'est moi le chef ici et que je suis censé faire ce que je veux sans rien demander à personnel - C'est de la folie, mon ami... - Au contraire! C'est le syndrome L, le Lévitique. Je suis le grand prêtre du temple, et je suis peut-être un traître. Je me trompe, Analyste ? - Il existe d'autres raisons, répondit Denny à voix basse. - Si c'est le cas, si elles existent vraiment ces " autres raisons ", pourquoi n'ai-je pas été mis au courant de cette unité dehors ? Je dois être tenu informé de tout ce qui se passe ici, pour que je puisse être à même de prendre les décisions qui s'imposent, avec ou sans votre accord!... Non, c'est bel et bien un tour de cochon de Shields. - Il y a le risque d'une attaque massive sur la propriété et... - Et deux ou trois gus armés pourraient les arrêter? l'interrompit Beowulf Agate. Vous croyez que je vais avaler ça? - Je n'ai fait que suivre les ordres... - C'est la deuxième fois qu'on me dit ça en moins de quarante-huit heures, et la première ordure qui m'a ânonné cette connerie sert de pâture aujourd'hui aux requins! - Doucement Bray, intervint Pryce. Frank a peut-être raison - en ce qui concerne le deuxième point; l'éventualité d'une attaque. - Je n'y crois pas. S'il y croyait vraiment, il y aurait toute une brigade dehors, et je serais le premier à être au courant. Non, Shields attendait que je bouge, que je fasse quelque chose d'imprévisible. Il me connaît; c'est un petit génie dans ce domaine. - Et on peut savoir quoi au juste? lança Cameron. - Vraiment, mon chéri, je ne te suis pas... - De nos jours, où la haute technologie est reine, il est impossible de joindre qui que ce soit par radio ou téléphone, parce qu'il y a des détecteurs partout. Le seul mode de communication possible, c'est le contact direct - et secret, cela va sans dire. Après que l'autre ordure eut tué les deux gardes et failli m'avoir - encore merci, Cam, de votre intervention -, j'en suis arrivé à la même conclusion que vous... Je comptais attendre que Toni s'endorme et régler le problème tout seul, à ma façon - et je peux vous dire qu'il n'aurait pas été question de tenter une sortie en voiture! J'aurais joué la partie autrement plus finement et il y aurait eu un mort de moins dans nos rangs! - Il l'a déjà fait, annonça Antonia en serrant le bras de son mari. En Europe, lorsque nos vies étaient menacées, je trouvais parfois, à mon réveil, Bray et Vasili en train de prendre un café. Le danger qui nous terrifiait - l'homme ou les hommes qui nous avaient en ligne de mire - n'était plus. - Après ce qui s'est passé cette nuit, la situation vous a paru comparable? demanda Pryce à Scofield. - Un peu, oui, reconnut l'ancien agent. Mais Frank se méprenait quant à mes motivations. Je comptais sortir non pas pour passer quelque accord secret avec les Matarèse, qui m'offrent, comme je l'ai dit à Squinty, des millions pour disparaître, mais pour occire ces salauds. Ou, si j'en avais la patience, pour les prendre vivants. - Pourquoi dites-vous dans ce cas que c'est un génie? s'enquit Cameron, perplexe. - Parce que, étant donné les circonstances, c'était l'un ou l'autre. Et Frank se couvrait ainsi sur les deux plans. - Mais l'idée qu'il puisse supposer que vous êtes un traître, que vous avez retourné votre veste, ne vous donne pas envie de lui fiche une balle entre les deux yeux! s'exclama Pryce. - Non, bien sûr que non, répondit Scofield. Lorsqu'il viendra à midi, je lui dirai ce que j'ai sur le cœur et ça s'arrêtera là. - Pourquoi ? - Pour vous répondre, il nous faut remonter trente ans en arrière. J'étais en mission à Prague et mon contact était un homme brillant - le meilleur agent, à mon sens, que nous ayons eu à Moscou. Je devais le rencontrer sur les rives de la Moldau, une nuit; quelques instants, avant que je ne quitte mon appartement pour me rendre au rendez-vous, un message urgent arriva de Langley - de Shields. Je l'ai décodé aussitôt. Il disait: " Envoyez un leurre, pas l'un des nôtres, un dealer ou autre. Restez à distance... " Le revendeur de cocaïne fut truffé de balles à ma place. Frank Shields avait attiré notre agent dans un piège pour le confondre. Mon cher contact était en fait un tueur du KGB. - Et aujourd'hui, il vous tend le même piège, constata Pryce. Vous acceptez ça sans broncher? - Pourquoi pas ? C'est un moyen comme un autre de se protéger; et il aurait pu avoir raison. Tout ce que j'ai obtenu après ces années au service de mon pays, c'est une petite prime pour m'acheter un bateau et une retraite de misère. L'offre des Matarèse était tentante. - Mais il vous connaît! - Personne ne connaît personne, Cam. Nous savons peut-être explorer le corps, mais pas l'esprit, ou ses chemins tortueux. Comment pouvez-vous savoir qui je suis, ou qui est Toni, réellement? - Nom de Dieu, nous avons parlé pendant des heures, de tant de choses. Je vous fais confiance ! - Vous êtes encore vert, mon jeune ami. Mais prenez garde, la confiance naît de l'optimisme; c'est accepter une série de zones d'ombre. Vous ne pourrez jamais les éclairer toutes, malgré tous vos efforts. - On ne va pas rester les bras ballants ! rétorqua Pryce en dévisageant Scofield. Cette histoire du Lévitique, de grand prêtre qui est peut-être un traître - ça ne rime à rien! - Bienvenue dans notre monde, Cameron ! Vous croyez le connaître, mais vous ne faites qu'amorcer votre descente en enfer. Un enfer que notre Denny, l'Immaculé II, ne peut connaître, parce que lui, comme Squinty, passe ses journées derrière son bureau avec une panoplie d'écrans d'ordinateurs sous les yeux et prend des décisions sur du papier. Parfois, ils ont raison, parfois - souvent - ils se trompent; leurs ordinateurs ne pourront jamais reproduire la complexité d'une confrontation humaine. - Nous avons déjà parlé de ça, annonça Pryce. Je faisais allusion à la nuit dernière, une nuit que je ne suis pas près d'oublier. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? - La première leçon à tirer de tout ça, c'est que nous n'avons pas affaire à un processus linéaire - la succession des événements n'a rien d'une ligne droite. La seconde, c'est que le modèle doit forcément être géométrique - les lignes rayonnent dans toutes les directions et il nous faut réduire l'éventail des possibilités. - Concrètement, j'entends! Après ce qui s'est passé cette nuit - ce matin! - Oh ! Je ne sais que vous dire. Shields arrive dans une heure, nous lui poserons la question. - Je peux d'ores et déjà vous répondre, annonça Denny. Shields prévoit un transfert en Caroline du Nord. - Il peut tirer un trait là-dessus! rétorqua Scofield. - Mais ils savent que nous sommes ici et... - Exact! Et je regrette de ne pouvoir faire un communiqué de presse à ce sujet - non, ce serait sans doute une erreur... Il en reste peut-être quelques-uns qui ne sont pas au courant! - Je vous assure, Mr. Shields exige que nous fassions nos bagages. - Eh bien je donnerai un contrordre à ses instructions! Vous ne savez pas encore, bande d'idiots, que les abeilles reviennent toujours au pot de miel? C'est un vieux dicton corse! " THE WALL STREET JOURNAL (première page) ALLIANCE DE TROIS GRANDES BANQUES INTERNATIONALES NEW YORK 1er OCT - Une nouvelle preuve de l'internationalisation de la finance; trois grandes banques, parmi les plus puissantes de la planète, viennent de fusionner. Il s'agit des célèbres Universal Merchants de New York, de la Rank of the Pacific de Los Angeles et de la Banco Iberico de Madrid, le plus grand établissement bancaire d'Espagne et du Portugal dont l'influence s'étend sur tout le bassin méditerranéen. En jonglant adroitement avec les arcanes du droit International des affaires, elles ont mis en place une répartition horizontale des responsabilités pour optimiser la productivité de leurs secteurs d'activités respectifs. Les nouvelles technologies permettant communications planétaires et transferts de capitaux instantanés vont donner naissance à un nouveau paysage bancaire, " une véritable renaissance " selon le banquier de renom Benjamin Wahlburg, ancienne grande figure du monde politico-financier et porte-parole du nouveau consortium baptisé la Universal Pacific lberia. " Nous abordons une ère nouvelle, celle d'une société sans argent liquide; ce sera la fin de milliards de dépenses inutiles à travers le monde, explique Mr. Wahlburg. Les ressources des individus et des entreprises seront confinées dans des cartes à puce, convoyées et gérées sur les ondes - achats, ventes et transactions diverses réalisés électroniquement. Nous tenons à ce que la Universal Pacific Iberia soit le fer de lance de cette révolution économique et nous investissons beaucoup de capitaux pour en voir la réalisation. " Avec ses milliers de filiales, la nouvelle UPI deviendra l'un des plus grands bailleurs de fonds des Etats-Unis, de la ceinture Pacifique, de l'Europe du Sud et du bassin méditerranéen, de Gibraltar à Istanbul. Certains observateurs redoutent une mainmise de l'UPI sur le marché. Joint par téléphone, Mr. Wahlburg a répondu à ce sujet : " Il n'y a pas d'évolution sans centralisation. C'est le B.A BA de la finance, tout le monde vous le dira. " L'hélicoptère amorça sa descente jusqu'à l'aire circulaire d'atterrissage dans la propriété de Chesapeake. Frank Shields, les yeux presque invisibles derrière les plis de ses paupières, grimaçant sous le soleil ardent, eut à peine le temps de poser le pied à terre, qu'il fut aussitôt assailli par Scofield. Par chance, la majeure partie des vitupérations de l'ex-agent furent mangées par le bruit du rotor; lorsque les deux hommes eurent rejoint Pryce, se tenant à une dizaine de mètres de l'appareil, Scofield était à bout de souffle. " Puisque tu as vu clair dans mon jeu, tu devrais davantage me jouer la colère que la surprise! contre-attaqua le directeur adjoint. - C'est bien la chose la plus crétine que tu m'aies jamais dite! rugit Scofield - Pourquoi ? - Arrête de jouer les innocents! - Hé, c'est toi le maître en la matière, Brandon, pas moi. Regarde les choses du bon côté : tu n'es pas tombé dans le syndrome L. Je sais comme ça que tu es sans tache et je peux dormir sur mes deux oreilles. - C'est l'offre des Matarèse qui t'a fait douter? Les millions et le ranch quelque part dans le Pacifique... - Cette histoire ne tient pas debout, répondit Shields, même si elle m'a pas mal troublé pendant un temps. Tu as quand même réussi à monnayer ton départ, il y a vingt-cinq ans, auprès du Président des Etats-Unis! Oui, c'est cette offre qui a éveillé mes soupçons. - Comment sais-tu que je ne l'ai pas acceptée? - Parce que tu n'en aurais jamais parlé à Denny, en tout cas pas de façon aussi précise. - Tu es impossible! - Peut-être, mais souviens-toi de Prague. Au fait, où est passé Denny ? - Je lui ai ordonné de rester à l'écart tant que je n'en aurais pas fini avec toi. Je te rappelle, selon notre accord, que c'est moi qui dirige les opérations. Je suis bien le chef, le véritable chef ? - Ça y est? Tu as fini avec moi, Brandon ? lança Shields sans répondre à sa question. - Pas encore! Il n'est pas question de boucler nos valises et d'émigrer en Caroline du Nord! Nous ne bougerons pas d'ici! - Tu es tombé sur la tête? Les Matarèse savent où tu es. Ils savent que tu as survécu à l'attaque du chalutier, et en venant nous rejoindre ici, tu leur as lancé un défi. Ils n'auront de cesse de te tuer. - A ton avis, Squinty, pourquoi tiennent-ils tant que ça à me faire la peau ? - Pour les mêmes raisons que nous, nous voulions te retrouver – à cause de ce qu'il y a ou non dans ta sale caboche! On ne peut pas dire que tu as été très loquace à ton retour de mission - mais tu es la personne qui en sait le plus sur les Matarèse, selon tes propres paroles. - Qu'est-ce qui m'aurait empêché de te dire tout ce que je savais par écrit? - Rien, mais il y a des lois et nous avons affaire à du gros gibier, des gens très riches et très influents, à tous les échelons du pouvoir. - Et alors ? - Alors un témoignage par écrit - une déposition - de la part d'un agent mort, discrédité à de multiples niveaux, avec un dossier des plus mauvais, où figurent rétentions d'informations et mensonges envers ses supérieurs, ne ferait pas long feu devant un tribunal, et encore moins devant le Congrès. - Déchire donc ce dossier, brûle-le ! C'est de l'histoire ancienne et cela n'a rien à voir avec la situation actuelle. - Tu es resté trop longtemps hors jeu, Beowulf Agate. Ce sont les années quatre-vingt-dix. Les dossiers ne sont plus sagement rangés dans des classeurs, ils sont numérisés, et tout chef de service dans le vaste monde du renseignement, muni des bons codes, peut y avoir accès. Et je peux t'assurer que c'est déjà chose faite pour un certain nombre d'entre eux. - Autrement dit, mon cadavre emportera ses secrets dans sa tombe et tout ce qui restera de moi, c'est un dossier qui, de prime abord, me présente comme une planche pourrie. - Exactement. Tu es de la viande faisandée que les Matarèse veulent passer au hachoir. " Shields entraîna Scofield et Pryce à l'écart. L'hélicoptère était désormais silencieux et l'équipage s'affairait autour de l'appareil. " Ecoute-moi Brandon, poursuivit-il, une fois hors de portée des pilotes, je sais que Cameron t'a posé des tas de questions et je vais reprendre le flambeau... Mais avant d'aller plus loin, je veux jouer carte sur table avec toi. Je ne veux plus de secrets entre nous. - Tiens, tiens, Squinty a une confession à faire à son vieil ami ? lança Bray avec ironie. J'ignorais que les dinosaures de notre espèce pouvaient détenir encore quelque secret de valeur! - Je suis sérieux, Brandon. Tu vas comprendre jusqu'où je suis allé - où je pense être allé - et cela te rassurera un peu. - Je suis tout ouïe. - Lorsque tu es parti voilà des années, il restait tant de questions sans réponse, tous ces points que tu as refusé d'expliquer. - J'avais une bonne raison! lança Scofield avec froideur. Ces couillons cherchaient par tous les moyens à faire porter le chapeau à Taleniekov. Ils ne cessaient de l'appeler " l'ennemi ", " ce salaud de rouge "; c'était écœurant ! Ils voulaient faire de lui le mal absolu, et refusaient d'ouvrir les yeux. - Les impétueux, Brandon, les jeunes loups... Les autres ne disaient pas ça, n'y croyaient pas. - Il n'empêche que les vieux sages n'ont rien fait pour apaiser les esprits! J'avais beau expliquer que Taleniekov avait dû fuir Moscou parce qu'il y avait un arrêt de mort lancé contre lui, vous n'arrêtiez pas de parler de coup monté, d'agent double et autres clichés éculés! - Tu savais toutefois qu'en disant toute la vérité, Taleniekov resterait dans l'histoire comme l'irresponsable qui aurait poussé les deux superpuissances au bord de la guerre nucléaire. - Tu peux être plus clair, Squinty ? lança Scofield, méfiant. - Tu sais très bien de quoi je parle. Tu ne pouvais rapporter officiellement que les Etats-Unis d'Amérique s'apprêtaient à élire comme président un membre d'une organisation occulte, dont le dessein rivalisait en abomination avec celui des nazis. Seulement voilà, il ne s'agissait pas d'un Hitler communiste, mais d'un homme insaisissable, connu d'une poignée d'initiés dans le monde de la géopolitique. Le fils du Berger. - Mais comment... " lâcha Brandon, en se retournant et questionnant Pryce du regard. Cameron secoua la tête, lui faisant savoir qu'il n'avait rien dit. " Comment es-tu au courant? demanda-t-il en reportant son attention sur Shields. Je n'ai jamais parlé à l'époque du fils du Berger. Il était mort, lui et toute sa clique! C'est vrai, c'est en partie pour Taleniekov que je n'ai rien dit. Mais il y avait une autre raison à mon silence, que tu le veuilles ou non. Notre pays, notre classe politique, aurait été la risée de toute la planète. Comment diable as-tu deviné ? - Toujours le syndrome L, Bray. Tu te rappelles ce que je t'ai dit un jour ? - Oui. " Observe le grand prêtre et tâche de voir si derrière sa soutane ne se cache pas un traître. " Mais cela ne me dit pas comment tu as découvert le pot aux roses ? - Nous continuerons cette discussion sur l'eau. Nous avons un traître dans le temple, et je me méfie des micros indiscrets... Cette unité que tu as vue dans l'hélico, c'est un groupe antiterroriste, ils ont avec eux de quoi dénicher le moindre mouchard électronique, quelle que soit sa cachette. - Je constate avec satisfaction, Squinty, qu'après toutes ces années tu as quand même fini par apprendre un ou deux trucs du métier. - Ce compliment me va droit au cœur ! THE ALBANY TIMES-UNION (section économie, page 2) RÉORGANISATION IMMINENTE DES SOCIÉTÉS DE SERVICE PUBLIC ALBANY, 2 OCT - En réponse à l'augmentation des besoins énergétiques et des coûts de production, les compagnies productrices d'électricité de la côte Ouest, de Toronto à Miami, ont engagé des négociations en vue d'un regroupement. L'idée de cette restructuration a vu le jour après que la Standard Light and Power de Boston a eu à faire face à une " révolte de consommateurs " - des municipalités, des entreprises, des ménages excédés par les prix exorbitants pratiqués par la Standard L & P. Des industries et de nombreux centres de recherche ont menacé de quitter l'Etat, déjà ébranlé par la chute du marché foncier. Les universités risqueraient alors de suivre le mouvement. Cet exode ferait du Massachusetts un Etat sinistré et de Boston une ville ghetto. Interrogé sur ce sujet, Jamieson Fowler, PDG de la Standard L & P, se montra pour le moins laconique: " L'électricité coûte cher, et cela ne va que s'aggraver. Quelle est la solution? Elle est sous notre nez : le nucléaire. Mais personne ne veut entendre parler d'une centrale à moins de deux cents kilomètres d'une habitation ! Alors que faire? Nous n'avons aucun désert aussi grand. La seule solution, donc, c'est d'unifier les réseaux sous une seule autorité, un consortium; les coûts pourraient être ainsi notablement réduits, par le seul fait d'éliminer tous les double-emplois. " Bruce Ebersole, président de la Southern Utilities, soutient la politique de Fowler : " Nos actionnaires seront heureux et ce sont, pour la plupart, des gens âgés - nos chers grands-parents... Les prestations pour le public s'en trouveront améliorées puisque nous moderniserons nos installations sur tout le réseau - depuis les gros alternateurs des centrales à l'ampoule du particulier. Un nouveau jour " électrique " s'ouvrira devant nous. " Sur la question des suppressions d'emplois, près de cent mille travailleurs concernés, Mr. Ebersole a déclaré : " Nous assurerons la reconversion des meilleurs ". La silhouette se tenait dans l'ombre, cachée dans le hangar à bateaux, observant par la porte ouverte le Chris-Craft fendre le clapot. Le bateau s'éloignait lentement vers le milieu de la baie, ses trois passagers en pleine conversation, Scofield à la barre, se tournant sans cesse vers les deux autres pour leur parler. Le lieutenant-colonel Leslie Montrose sortit un petit portable de sa veste, composa une série de treize chiffres, et porta l'écouteur à son oreille. " Ici Cercle Vecchio, annonça une voix d'homme à l'autre bout du fil. J'écoute. - Trois sujets classe 1 partis s'entretenir hors surveillance. Ne faites rien avant clarification. - Entendu. L'information sera transmise à nos gens de Londres. Au fait, votre nouvel équipement sera sur la navette de 18 heures. Formalités de transfert effectuées. Un colis de la part de votre fils. " IX Le Chris-Craft fut mis au ralenti et le bateau dansa mollement sur la houle de la baie, accompagné par les toussotements du moteur en poupe. " Je ne comprends toujours pas, Frank, annonça Scofield à la barre, en se retournant vers Shields. Je n'ai jamais mentionné leur nom, ni le Berger, ni le fils du Berger durant les entretiens après ma mission. Ils étaient morts, eux et toute leur bande! - Ces noms figuraient sur des documents que nous avons retrouvés après le massacre dans cette maison des environs de Boston, nommée Appleton Hall. Ils étaient bien attaqués par le feu, mais nous avons pu les déchiffrer au labo et le nom ou le morceau de nom, " Berg ", apparut. C'est alors que la branche corse d'Interpol a découvert le nom de Guiderone. Nous avons supposé que c'était lui le Berger. - Et ça vous a menés où? - En ce qui me concerne, à une déduction logique. Sur l'un des fragments, il était écrit, à peine lisible, la phrase : " il est le fils " répété à deux reprises dans deux carnets différents. Et plus loin, " nous devons obéir "... Tu vois où je veux en venir, Brandon? - Oui, répondit Scofield à mi-voix. C'est la piste que Taleniekov et moi remontions. Mais comment as-tu découvert le reste? - Pendant des mois, et même des années, personne n'a jamais rien su. Et puis, un jour, j'ai mis le doigt dessus. - Mais comment? - Le syndrome L, encore une fois - le grand prêtre était un traître. - Mais encore ? - Parmi les morts ce jour-là, à Appleton Hall, il y avait un hôte de marque. Un descendant direct de la dynastie Appleton, venu se faire acclamer par les nouveaux propriétaires des lieux. - Tu as donc compris qui ils étaient, constata Scofield. - Disons que je commençais à chauffer. L'hôte de marque était le sénateur Joshua Appleton Quatrième du nom, le prochain Président des Etats-Unis. Cela ne faisait aucun doute; tous les sondages le donnaient gagnant. Il était le candidat le plus populaire sur l'échiquier politique; il allait devenir le dirigeant le plus puissant du monde libre. - Mais ? - Mais le sénateur adoré des masses n'était pas Appleton; pendant des années, il avait été quelqu'un d'autre. C'était Julian Guiderone, le fils du Berger, mis sur le trône par Guillaume, le Baron de Matarèse. - Je suis au courant, mais toi, comment as-tu découvert tout ça? - Grâce à toi, Brandon. J'ai marché dans tes traces, pas à pas. - Ça devient passionnant, lança Scofield. Dommage que Toni ne soit pas là. - Où est-elle, au fait? demanda Pryce en s'adossant contre la rambarde. - Partie poser quelques questions, répliqua Bray sans autre précision. Alors Frank? Quelle piste as-tu suivie? - Tout d'abord, te connaissant, j'ai supposé que tu avais plusieurs identités pour pouvoir te déplacer librement - c'était évident. Comme je l'ai découvert, ces faux papiers étaient à l'image de ton esprit imaginatif : ta carte d'identité officielle te présentait comme un " assistant " du sénateur Appleton. Puisque tu devais rester dans l'ombre, tu es allé à Louisburg Square, rendre visite à la mère d'Appleton - une pauvre vieille qui n'avait plus toute sa tête. - Alcoolique, depuis plus de dix ans, précisa Scofield. - Oui, je sais, répondit Shields. Elle était dans le même état vingt et un mois plus tard, lorsque je suis venu la voir. - Il t'a fallu tout ce temps ? - Tu ne nous avais pas beaucoup aidés... Au début, elle ne se souvenait pas de toi, mais au moment de partir, la chance m'a souri. Des profondeurs - ou des brumes devrais-je dire - de son esprit, il lui est revenu un souvenir; elle m'a dit d'une voix étrangement chantante: " Vous, au moins, vous ne demandez pas à visiter la chambre de Josh ! " Ma première touche - l'autre visiteur ne pouvait être que toi! - Donc tu as visité la chambre. - Exact, et j'ai su aussitôt que j'allais avoir une deuxième touche. En particulier lorsqu'elle m'a dit qu'elle n'y était pas retournée depuis la visite de l'assistant de Joshua. - Je croyais que Appleton était mort? intervint Pryce. - Le vrai Appleton, oui. - Alors cette deuxième touche ? insista Scofield. Il n'y avait rien dans cette chambre; un faux reliquaire, bourré de souvenirs sans intérêt - photographies, bannières d'école, coupes de régate. Faux parce que Appleton n'avait jamais vécu à Louisburg Square. Il est revenu de Corée avec quelques blessures, et à sa sortie d'hôpital, il est retourné dans la maison de famille. - Pas trop vite, Brandon; tu brûles les étapes! Mais tu as dit le mot magique : des photographies. Dès que nous sommes entrés dans la pièce, la vieille s'est approchée d'un mur et s'est mise dans tous ses états: il manquait quelque chose. " C'était la photo préférée de Josh ! " hurlait-elle. - Parfait; c'était ton nouvel indice. Tu as questionné la pauvre vieille et tu as appris qu'il s'agissait d'une photo d’Appleton et de son meilleur ami - deux jeunes hommes posant devant un voilier, à peu près de la même taille, de la même corpulence, avec ce même charme d'étudiants de classes prépa - comme s'ils étaient cousins. - Encore plus proches que ça, d'après la vieille Appleton. Comme des frères. Jusqu'à ce que l'un s'envole pour la Corée et que l'autre aille se cacher en Suisse. " Shields fouilla dans ses poches et sortit un petit carnet, tout fripé, les pages jaunies par les années. " J'ai sorti ça d'un vieux classeur. Je voulais être sûr de ne rien oublier - ni noms, ni faits - lorsque nous parlerions. Où en étais-je? - A une photographie, répondit Pryce, brillant de savoir la suite. La photographie. - Ah oui! lâcha le directeur adjoint de la CIA, en feuilletant son carnet. C'était après la Corée. Appleton faisait ses études de droit lorsqu'il fut victime d'un grave accident sur l'autoroute, dans le Massachusetts. Il a failli mourir à l'hôpital - multiples fractures, hémorragie interne, et face défigurée. La famille a fait venir des spécialistes des quatre coins du monde pour s'occuper de lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre; son cas semblait sans espoir, mais, à l'évidence, il survécut. Ta démarche suivante, Brandon, fut simple à deviner: direction le Massachusetts General Hospital, service des archives. Bien qu'à la retraite, l'employée se souvenait très bien de toi. - Elle a eu des ennuis? - Non, mais en tant que premier assistant du sénateur Appleton, tu lui as promis une carte de remerciements écrite de la main même de celui qui allait devenir le Président. Elle ne l'a jamais reçue. Voilà pourquoi ta visite est restée gravée dans sa mémoire. - Je n'avais pas vraiment le temps d'écrire, répondit Bray. Continue, pour l'instant, c'est un sans faute. - Ta visite aux archives n'a pas été d'un grand secours – quatre-vingts pages de jargon médical, de documents administratifs. Toi, tu voulais des noms. Elle t'a donc envoyé au service du personnel, à l'époque entièrement informatisé, avec des dossiers remontant sur des années. - Il y avait un jeune Noir au clavier et sans lui, je serais rentré bredouille, lança Scofield. C'était un étudiant de Tech, faisant ce petit boulot pour payer ses études. C'est drôle, mais je ne me souviens plus du tout de son nom. - Tu devrais ! C'est aujourd'hui le Pr. Amos Lafollet, une sommité dans le domaine de l'imagerie médicale. Il m'a chargé de te demander si tu as apprécié la dédicace de son premier livre. - J'ignorais qu'il en avait écrit un. - Je suis parti l'acheter; c'est un texte de référence. Tu veux que je te lise la dédicace? Je l'ai ici. - Avec plaisir. - " A l'homme de cœur qui m'a demandé si peu et m'a tant donné, cet inconnu sans qui je ne serais jamais devenu médecin et n'aurais jamais écrit ce livre. " Pas mal, non? Ta propre mère aurait été moins dithyrambique! - Pour elle, j'étais soit gangster, soit joueur professionnel. Passons. Revenons à Boston. - Bien sûr, répondit Shields en plongeant de nouveau le nez dans son vieux calepin. Le Pr. Lafollet, alors jeune étudiant travaillant sur les ordinateurs de l'hôpital, découvrit que les deux chirurgiens chargés d'Appleton avaient été remplacés; à son grand étonnement, l'un des remplaçants était mort, et le nom de l'autre avait été effacé du dossier. - Tu oublies les infirmières, Frank, précisa Scofield d'une voix éteinte. Leur sacrifice a été pour le moins édifiant. - C'est vrai, reconnut Shields. - Quel sacrifice ? demanda Pryce. - Sur ordre de la famille Appleton, apparemment, le personnel hospitalier fut remplacé par trois infirmières privées. Toutes les trois périrent noyées à la suite d'un accident de bateau quatre jours avant que Joshua Appleton quitte l'hôpital pour rejoindre sa maison de famille, qui, soit dit en passant, était en passe d'être vendue - à un très vieux et très riche banquier nommé Guiderone, un ami des Appleton qui savait leur situation financière précaire. - Allez, dis-le, Squinty. Il s'agissait de Nicholas Guiderone, le Berger. - Tu ne connaissais pas les réponses à l'époque, Brandon, mais tu as senti se profiler l'ombre d'une conspiration démoniaque. Tout ce que tu savais, c'étaient les noms des deux chirurgiens qui avaient été remplacés, l'un mort et l'autre contraint à prendre sa retraite. Ce dernier s'appelait Nathaniel Crawford. Il est mort voilà une quinzaine d'années, mais j'ai pu le joindre plusieurs fois au téléphone. Il se souvenait de toi, lui aussi, de ton coup de fil inquiétant. Il m'a avoué qu'il en avait encore des cauchemars. - Il aurait dû avoir droit à une vie tranquille. Il ne s'était pas trompé, mais il a été mis sur la touche... Son patient Joshua Appleton, quatrième du nom, est bel et bien mort à l'hôpital, comme il l'avait prédit. - Devant les deux chirurgiens remplaçants et peut-être une ou deux des infirmières privées, ajouta Shields. Je ne sais pas dans quel ordre les pièces du puzzle se sont emboîtées pour toi, mais tout a dû commencer à se mettre en place lorsque tu as envoyé le jeune Amos Lafollet à Washington, récupérer un jeu de radiographies... - Tout s'est passé si vite, que je ne me souviens plus de l'enchaînement exact des événements, répondit Bray mettant le Chris-Craft nez au vent. Taleniekov et Toni étaient retenus en otage; je devais agir au coup par coup. Je pilotais en aveugle. - Tu savais toutefois que les radios risquaient d'apporter la preuve de ce que tu suspectais - même si cela paraissait incroyable. - C'est vrai, reconnut Scofield d'un air pensif, laissant son regard courir sur l'eau, tout à ses souvenirs. Il s'agissait de radiographies dentaires, des clichés si anciens - et réalisés en des lieux si divers - qu'ils n'avaient pu être falsifiés ou détruits. - Mais un seul jeu n'est d'aucune utilité, n'est-ce pas Brandon ? Il en faut deux pour pouvoir comparer. - Evidemment, répondit Bray en se tournant vers Shields. Puisque tu avais été aussi loin, tu devais déjà avoir une bonne idée de qui il s'agissait. - Certes, mais je n'ai eu aucun moyen de le prouver puisque c'est toi qui détiens toujours le second jeu de radios. Tu avais vu, comme moi, dans cette chambre de Louisburg Square, que Appleton et son meilleur ami étaient étudiants à l'Andover Academy. Tu t'es donc rendu là-bas et tu as retrouvé leur dentiste - des amis proches, en particulier à cet âge et vivant aussi loin de chez eux, devaient fréquenter le même dentiste. Tu l'as alors persuadé de te donner les radios dentaires des deux garçons. - C'est comme ça que tu as su la vérité, lança Scofield, en hochant la tête. C'est du bon boulot, Frank. Je suis sincère. - Ce devait être ta monnaie d'échange, contre la libération d'Antonia et Taleniekov. - Une monnaie d'échange? répéta Cameron Pryce, l'air perplexe. - Les radios révélèrent que cet hôte de marque à Appleton Hall n'était pas le sénateur Joshua Appleton, mais son ancien camarade d'école. Julian Guiderone, le fils du Berger, qui allait bientôt investir la Maison-Blanche et ses pouvoirs. - Seigneur! s'exclama Cameron. C'était donc vrai, Bray? - Dois-je comprendre, jeune homme, que vous accordez davantage de crédit aux paroles de Shields qu'aux miennes? - Frank a éclairé pas mal de zones d'ombre sur lesquelles vous ne vous étiez guère attardé... - Mais il n'a pas fait la lumière partout, rétorqua Scofield. Crawford t'a-t-il dit qui était l'un des deux médecins remplaçants ? - Il m'a même donné son nom ! C'était un éminent chirurgien plasticien de Suisse. Tout le gratin fréquentait sa clinique. Il a perdu le contrôle de sa voiture et est tombé dans un précipice aux environs de Villefranche. Trois jours après qu'il eut quitté Boston. - Je me demande pourquoi les Matarèse ont attendu aussi longtemps! - Quant à Julian Guiderone, qui s'était réfugié en Suisse pour éviter de partir en Corée, il est officiellement mort dans un accident de ski près du col du Pillon. Il a été enterré dans le village en hommage à son amour des monts alpins. - Oui, j'ai lu ça, il y a vingt-cinq ans, dans des archives de presse sur microfilm. Je me demande bien qui se trouve dans son cercueil? A moins qu'il ne soit vide? - Cela ne servirait pas à grand-chose de creuser. - Je ne vois pas non plus grand intérêt à reparler de tout ça. C'est du passé. Les Guiderone ne sont plus. Les Berger, père et fils, sont morts. Les nouvelles têtes pensantes des Matarèse se trouvent ailleurs. - Peut-être pas, Brandon " , répondit Shields à mi-voix. Scofield se retourna en sursaut. " D'après ce que tu nous as dit - le peu que tu as consenti à nous dire - le sénateur Appleton, né Guiderone, a péri dans la fusillade ce fameux jour à Appleton Hall. - Bien sûr! rugit Bray. C'est moi qui ai tué ce salaud! Avec ma propre arme! - Tu n'as pas été aussi explicite. - Peut-être suis-je passé vite sur ce point. Vous m'aviez rendu fou de rage et je n'allais pas vous donner le bâton pour me taper dessus. - Peu importe. Tu as dit qu'il s'était écroulé dans la cheminée monumentale, dans les flammes... - C'est la vérité vraie ! - Les policiers qui sont venus sur les lieux quelques minutes plus tard n'ont retrouvé aucun cadavre dans cette cheminée. En revanche, il y avait des traces de chaussures sur les dalles, comme si on avait tiré le corps hors du feu. Des restes de tissus brûlés traînaient un peu partout sur le sol, visiblement foulés aux pieds pour éteindre les flammes. A mon sens, et nos gars du labo sont de cet avis, Julian Guiderone a survécu. - C'est impossible! Même s'il n'est pas mort dans les flammes - ce qui est déjà une absurdité - comment aurait-il pu échapper à l'enfer qui a suivi ? - Comment avez-vous fait, toi et Antonia ? Il régnait une telle confusion - les fusillades, les explosions dans les égouts que je te suspecte, d'ailleurs, d'avoir organisées -, le chaos le plus total ! J'ai interrogé tous les policiers, tous les vigiles... un membre du SWAT se souvenait qu'un certain Vickery, accompagné de sa femme, avait franchi les portes du domaine, affolé, à bord d'une voiture, en prétendant qu'ils étaient des invités, de simples invités. Ils s'étaient cachés dans un placard, et profitant d'une courte pause dans la fusillade, ils s'étaient échappés du bâtiment et avaient couru jusqu'à leur voiture. - Et alors? - Le nom de jeune fille de ta femme, Brandon, est Vickery. - Rien ne t'échappe, Squinty, c'est le moins que l'on puisse dire. - Merci du compliment, mais cette particularité patronymique est sans intérêt pour notre histoire. Il se trouve qu'il s'est présenté un autre véhicule aux portes, avec une histoire similaire. Un autre invité, blessé, emmené dans une ambulance qui ne se présenta jamais à l'hôpital... Tout laisse supposer donc que Julian Guiderone, le fils du Berger, est en vie... et s'il y a quelqu'un sur cette terre à qui il veut faire la peau, c'est bien toi, Beowulf Agate. - Passionnant! Nous devons avoir le même âge tous les deux, deux vieilles reliques d'un autre temps, chacun voulant jouir de ce que l'autre lui refuse. Lui, du pouvoir, moi d'une petite vie tranquille. " Scofield se tut et se tourna vers Cameron en soupirant. " C'est bon. On doit tous, un jour ou l'autre, s'en remettre à ses supérieurs; le tout c'est d'avoir confiance en eux; il se trouve que c'est mon cas. - J'espère que vous savez ce que vous faites, répondit Cam. Tout ce que je peux vous promettre, c'est que je ferai le maximum pour vous. - Oh, ça ne suffira pas, jeune homme, il faudra vous surpasser. " LOS ANGELES TIMES (première page) RAPPROCHEMENT EURO-AMÉRICAIN DANS LE MONDE DE L'INDUSTRIE DU SPECTACLE LOS ANGELES, 9 OCT - C'est un petit microcosme, sans cesse compressé par les nouvelles technologies, qui assure la transmission des programmes audiovisuels par le câble ou le satellite. Jusqu'où ira cette concentration, personne ne le sait, mais quatre derniers grands studios américains, avec leurs réseaux hertziens et câblés, ont annoncé aujourd'hui qu'ils avaient rejoint la Continent-Celestial pour optimiser leur programme culturel et de distraction. Associations d'acteurs, de scénaristes, de producteurs et de metteurs en scène ont applaudi des deux mains ce rapprochement qui leur promet des perspectives de travail accrues. Les syndicats d'acteurs suggèrent à leurs membres de devenir multilingues. Si les bénéfices de cette mégafusion sont évidents, la politique artistique qu'adoptera cette nouvelle entité l'est beaucoup moins. (suite page 2) Il était quatre heures moins dix du matin lorsque Julian Guiderone passa son dernier appel à Langley, depuis son bureau d'Amsterdam. " Nous sommes en sécu totale? demanda-t-il. - Totale, répondit la voix à la CIA. C'est mon brouilleur personnel, cadeau de la direction générale. - Parfait. Je suis sur le départ. Prochain contact du Caire. - Vous ne rentrez pas à Bahreïn? - Pas avant trois semaines, au moins. J'ai du travail pour nos Arabes - pas les leurs, les nôtres. - Bonne chance, annonça la voix à Langley. Nous avons tous foi en vous. - Vous faites bien. Et il vous faut aussi avoir foi dans le Hollandais. Il est dans la course. - C'est entendu ", répondit la taupe. Quatre jours et trois nuits avaient passé, lorsque Cameron Pryce et Scofield eurent une discussion animée au petit déjeuner. " C'est ridicule! Vos méthodes ne nous mènent nulle part! lança Cam entre deux gorgées de café noir. - Parce que vous n'êtes pas dans un cul-de-sac, vous peut-être? rétorqua Scofield en allumant un petit cigarillo. Avec votre Miss commando, je veux dire. - Si vous voulez tout savoir, je n'ai même pas essayé. - Vous lui collez toujours aux basques. - C'est faux! se défendit Pryce. C'est elle qui me suit. Je passe les portes, elle apparaît. Je marche sur la plage, elle est là. Je vais demander aux gars de l'hélico qui sera sur la prochaine navette, et hop! elle est à dix mètres derrière moi! - Elle a peut-être le béguin pour vous. Toni dit que vous êtes un morceau de choix. - Comme un morceau de viande? Cela ne ressemble pas à Toni. - Non, comme un morceau de rêve. Là où l'on trouve les plus belles histoires... Peut-être avez-vous excité la curiosité de notre colonel. Pour des raisons extra-professionnelles, j'entends. - Désolé de vous décevoir, répondit Cam. Pas le moindre signe en ce domaine, ni en gestes, ni en paroles. Juste une hostilité sourde, plus ou moins bien dissimulée sous des inepties. On croirait qu'elle m'observe, qu'elle s'interroge à mon sujet. C'est ridicule. - Au contraire, c'est édifiant, répliqua Scofield en soufflant dans un grand sourire un nuage de fumée odorante. C'est parfaitement logique, j'en veux pour preuve sa dernière requête vous concernant, toute professionnelle celle-là, et transmise par Bracket à Shields. Elle veut avoir votre dossier, votre dossier complet. Il va de soi que vous êtes censé ne pas être au courant. - Je ne comprends pas. - Soit elle veut vous épouser, jeune homme, soit elle pense que vous êtes une taupe de luxe. - Je choisis la seconde hypothèse. Cette amazone en treillis a plus de testostérone militaire qu'un général en campagne! " Soudain, coupant net les conversations étouffées des convives, retentit un hurlement, montant à l'autre bout de la terrasse. Eugene Denny, l'agent de liaison de Shields, s'était levé de sa chaise, les mains crispées sur sa gorge; il s'écroula dans l'instant au sol, tressautant, les jambes agitées de mouvement spasmodiques. La seconde suivante, son voisin de table, le colonel Everett Bracket l'imita, la main droite refermée sur son cou, la gauche refermée sur le bord de la table, le corps traversé de tremblements violents, avant de s'effondrer par terre, renversant dans sa chute table et vaisselle. Pryce et Scofield se précipitèrent au chevet des deux hommes, rejoints aussitôt par le garde affecté à la cantine. Cameron toucha tour à tour le cou de Bracket et Denny. " Ils sont morts! annonça-t-il en se relevant. Du poison, sans doute. " Le jeune soldat de la RDF s'agenouilla pour examiner les assiettes. " N'y touche pas, mon gars ! " lança Scofield. Cam et Bray regardèrent les assiettes cassées, avec leur reste de nourriture. Les deux hommes avaient mangé des œufs, soit pochés, soit sur le plat, puisqu'il restait des traces de jaune sur les assiettes. " Qui savait que vous aimiez les œufs ? demanda Pryce à mi-voix. - Pratiquement tout le monde. Toni a fait pas mal de ramdam à propos de mes œufs ; je dois reconnaître que c'est justifié; il y a dix mois, ces idiots de médecins à Miami m'ont annoncé que mon taux de cholestérol dépassait les trois cents points. - Vous avez commandé des œufs, ce matin? - " Commandé " ? Je vous rappelle qu'il s'agit d'un buffet. Ces bacs en métal contiennent des œufs brouillés et des saucisses, et l'autre à côté, des œufs pochés flottant dans de l'eau chaude. - Mais vous n'en avez pas mangé aujourd'hui? - Non, j'en ai pris hier et je craignais que Toni ne débarque. - Mettez les scellés sur la cuisine, ordonna Pryce au soldat de la RDF. - Mais la cuisine, c'est moi. Tout ce qui arrive ici est scellé, y compris les œufs, et quel que soit l'homme en poste, on suit le proto à la lettre concernant les œufs et le reste. - Le " proto "? - Le protocole. La procédure. Et elle est loin d'être simple, même si je ne vois pas à quoi ça peut servir. C'est vrai, il n'y a pas trente-six façons de préparer des œufs. - Mais une, à l'évidence, peut tuer, répondit Scofield. Fermez la cuisine, et au trot! " L'un des deux cartons d'œufs était encore dans la chambre froide de la maison. Rien d'autre à part quelques briques de lait individuelles, quelques sachets de gouda et des boîtes de soda. " Qu'est-ce que vous voulez faire avec ça? demanda Pryce. Les œufs n'y sont peut-être pour rien? - C'est ce que nous allons voir, répondit Bray en se tournant vers le garde de la RDF. Dites-moi, soldat, quelle est la procédure à suivre - concernant ces œufs ? - C'est scotché sur le mur, à gauche de la première cuisinière, mais je la connais par cœur... Mélangez six œufs dans un bol avec un peu de lait et fouettez-les dans une poêle à frire avec un peu de beurre - ça c'est pour les neufs brouillés. Puis cassez six autres œufs et jetez-les dans le bac d'eau bouillante sur le réchaud; après, c'est de l'improvisation. - De l'improvisation? - Oui, selon le goût de chacun. Si les œufs deviennent trop durs, c'est ce qui arrive s'ils restent trop longtemps, il faut les retirer et en mettre d'autres. - Cela vous arrive souvent, soldat? - Non, pas trop. Ceux qui aiment les œufs pochés descendent d'habitude les premiers. Nom de Dieu. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. - Mais vous comprenez, en revanche, que nous attendons de vous la discrétion la plus complète, n'est-ce pas? rétorqua Scofield. - Bien sûr, mais c'est dingue! - complètement dingue ! Ça va se savoir dans toute la propriété, vous ne pourrez pas l'empêcher. - Certes. Mais nous voulons savoir qui sera le premier à l'apprendre hors ces murs. Alors essayons de nous montrer discrets. - Je ne comprends toujours pas... - Peu importe, soldat. Allez me chercher à présent ce carton d'œufs, et remplissez l'évier d'eau chaude et de liquide vaisselle. " Bray secoua chaque œuf et le plongea dans l'eau savonneuse avant de l'examiner à la lumière. Sur chacun, de minuscules petites bulles se formaient au sommet de la coquille, s'échappant d'un orifice invisible à l'œil nu. " Nom de Dieu, souffla Pryce en observant l'un des œufs. - Vous seriez mort dans l'instant si vous en aviez mangé, ajouta Scofield. Cette méthode a été mise au point sous les Borgia au milieu du XVe siècle, selon une technique quelque peu plus rustique; ils se servaient des épingles à chapeau de leurs dames pour introduire le poison. Ils piquaient ainsi des tomates, des courges, des prunes et leurs grappes de raisins favoris qui restaient contaminés pendant quelques jours. - Quel raffinement, lança Pryce d'un air sardonique. - Ces œufs ont été percés à l'aide d'aiguilles ultra-fines, comparables à celles dont se servent les prestidigitateurs pour solidifier l'intérieur des œufs frais afin qu'ils ne puissent se casser. Un joli trait d'humour - noir, n'est-ce pas? - Je ne trouve pas ça drôle du tout, répondit Pryce. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait, puisque c'est vous le patron! - C'est évident. On met à Langley les cuisines en quarantaine et on place tout le personnel sous haute surveillance. " L'ordinateur dans la propriété de Chesapeake crachota son information : Les produits en question proviennent de Rockland Farms à Rockport, Maryland, société sous contrat avec la CIA après enquête exhaustive des procédés de fabrication. Le personnel de la CIA affecté aux cuisines de Langley est constitué, pour la plupart, d'employés de longue date qui ont déjà été soumis à un grand nombre d'enquêtes. Les nouvelles recherches les concernant n'ont rien fait apparaître de nouveau. La surveillance continue. THE BALTIMORE SUN (section économie, page 3) LA ROCKLAND FARMS VENDUE! ROCKPORT, 10 OCT - La Rockland Farms, l'une des plus grandes sociétés d'élevage avicole du pays, a été rachetée par l'Atlantic Crown Limited, compagnie spécialisée dans l'exportation de denrées alimentaires, à l'échelle planétaire, dont le réseau de distribution s'étend aux quatre coins du globe. Jeremy Carlton, porte-parole du groupe ACL, a délivré le communiqué de presse suivant : " Avec l'absorption de Rockland Farms, l’Atlantic Crown élargit son influence sur le marché mondial, afin de pouvoir satisfaire au mieux un nombre sans cesse croissant de clients à travers la planète. Ajouter les produits avicoles à notre catalogue en matière d'exportation de produits du terroir américain a longtemps été notre rêve. Le simple développement de la restauration rapide à travers le globe suffit à justifier cet investissement. Avec notre réseau international de filiales, nous pouvons exporter nos marchandises sur toute la Terre pour le bénéfice du plus grand nombre. " Ce communiqué ne saurait être complet si nous n'exprimions pas toute notre reconnaissance à la famille Bledso, l'ancienne propriétaire de Rockland Farms, pour sa coopération durant les négociations et la sagesse dont elle a fait montre en choisissant l'Atlantic Crown. Nous nous ferons un honneur et un devoir de poursuivre l’œuvre de cette grande famille. " Ce communiqué de presse ne dit rien sur les termes de la vente. Les deux sociétés étant privées, rien ne les oblige à rendre publics les chiffres de cette tractation. Toutefois, ils doivent être faramineux, car " l'absorption " de la Rockland Farms par l'Atlantic Crown fait de cette dernière la plus grande compagnie du secteur agro-alimentaire, et peut-être du monde, tous secteurs confondus. La grande bâtisse chichement éclairée dans les faubourgs de Rockport, Maryland, ressemblait à toutes les autres demeures de trois millions de dollars que s'offraient les " fermiers " milliardaires, loin des odeurs de basse-cour et de porcherie. Bien que les bises de l'automne ne se fussent pas encore levées, le feu ronflait bon train dans la cheminée, les flammes projetant des ombres dansantes dans la pièce. Un homme d'une quarantaine d'années, visiblement en colère, s'approcha d'une silhouette octogénaire tassée dans un fauteuil roulant. " Comment as-tu pu faire une chose pareille, grand-père? J'ai évité les assauts d'Atlantic Crown pendant des années! Ce sont des vautours, faisant main basse sur toutes les unités de production. Leur seul but, c'est de régner en maîtres sur le terrain et de dicter leur loi! - Mais c'est moi, le propriétaire de la société, pas toi, souffla le vieil homme, en portant aussitôt après un masque à oxygène à sa bouche. Lorsque je serai mort, tu pourras faire ce que tu veux, mais en attendant, c'est moi qui mène la barque. - Encore une fois, pourquoi ? - Tout le monde a reçu une coquette somme, non? - Là n'est pas la question, et tu le sais très bien. Ces gens ne sont pas de notre espèce. Ce sont des vampires. - C'est la vérité vraie, mon petit-fils. Mais il y a plus d'un demi-siècle, c'est ce même argent de l'Atlantic Crown qui a financé les travaux d'un jeune visionnaire - des dollars qui auraient pu provenir de bailleurs de fonds expulsés des enfers, cela n'avait guère d'importance à l'époque. Comment crois-tu qu'un jeune ingénieur agronome sans le sou aurait pu acheter quatre mille hectares de terres fertiles? Nom de Dieu, c'étaient eux les visionnaires, pas moi! - Dois-je comprendre que tu ne pouvais leur dire non? - Personne ne le peut. " La grande salle du conseil d'administration décorée de tentures de velours était perchée au dernier étage de la tour de l'Atlantic Crown, à Wichita, Kansas. La pièce était déserte, à l'exception de deux hommes. L'homme qui trônait en bout de table, vêtu d'un costume sombre à pointillé d'une élégance princière, parlait : " La prochaine étape sera l'industrie de la viande, disait-il. Ordres d'Amsterdam. - Il va nous falloir de nouveaux capitaux, répondit le directeur, en blazer bleu marine et chemise à boutons de manchettes. J'espère que le message est passé. - Il est passé, répondit le président d'Atlantic Crown. Au fait, et ce petit problème avec les œufs pour la propriété de Chesapeake Bay, c'est réglé ? - C'est fait. Nos gens s'en sont assurés. Jusqu'aux caisses scellées dans les soutes du prochain hélico. - Parfait. Il ne faut rien laisser au hasard, pas le moindre petit détail. " X Les rues grouillantes du Caire semblaient baigner dans la sueur tandis que la foule allait et venait sous le soleil ardent de la mi-journée. Le trafic était dense - coups de klaxon rageurs, éclats de voix courroucées, conflits incessants, échanges d'insultes en langues et dialectes divers. La masse humaine était aussi variée en couleurs qu'en langages, les tuniques arabes se frottaient aux costumes occidentaux, aux vestes et aux blue-jeans, les turbans rivalisaient avec les chapeaux melons, les Stetsons et les casquettes de base-ball. Le Caire était un creuset où se rencontraient l'Orient et l'Occident, avec une supériorité numérique pour les Arabes; c'était leur pays, leur ville - Le Caire, berceau des légendes, où mythes et réalité étaient à la fois inséparables et si distincts, terre de toutes les contradictions. Julian Guiderone, en aba, thobe et ghotra, les yeux cachés par de grosses lunettes de soleil, descendait le boulevard Al Barrani noir de monde, à la recherche du signe qui lui annoncerait qu'il était arrivé à destination. Il était là! Une fleur de lys bleue sur une petite bannière blanche accrochée au fronton d'une bijouterie. Le fils du Berger s'arrêta pour allumer une cigarette devant la vitrine; ce qui lui permit d'observer la rue, cherchant du regard un détail inhabituel - un homme ou une femme le regardant... Car tel était le danger de cette réunion qui allait avoir lieu à l'étage de cette boutique. Personne, hormis les participants à cette rencontre, ne devait savoir ce qui se tramait. La moindre rumeur pouvait causer un désastre sans précédent. Rassuré, Guiderone écrasa sa cigarette et entra dans la bijouterie, main sur la tunique, à hauteur de la ceinture, trois doigts tendus. L'employé derrière le comptoir hocha deux fois la tête et lui désigna du menton un rideau de velours rouge sur sa droite. Guiderone lui répondit d'un discret signe de tête et se dirigea vers la tenture qui dissimulait l'escalier. Il gravit les degrés de pierre étroits, agacé une fois de plus par sa jambe infirme, sa claudication gênant ses mouvements. Trois portes donnaient sur le palier; il remarqua sur la poignée de cuivre de l'une d'elles, une pastille bleue. Il longea la rambarde métallique et s'arrêta sur le seuil. Ses mains tâtèrent ses poches, s'assurant de la présence de ses deux armes : un petit automatique calibre 25 à sa droite, et une grenade cannelée à sa gauche, qui, une fois lancée contre un mur, libérerait un gaz mortel. Guiderone tourna la poignée, poussa le battant et se tint dans l'encadrement de la porte, observant la pièce. Quatre hommes étaient installés autour d'une table, en robes de Bédouins; le visage masqué par un voile destiné à protéger les yeux contre le sable du désert, et aujourd'hui à préserver leur anonymat. Guiderone n'avait nul besoin de ce genre d'artifice. Il tenait au contraire à ce que tous connaissent les traits du fils du Berger; ainsi, s'ils désobéissaient, ce visage viendrait hanter leurs rêves jusqu'à l'heure où on leur demanderait de rendre leur dernier souffle. " Bonjour, messieurs. Ou plutôt bonsoir, annonça Guiderone en pénétrant dans la pièce et prenant une chaise. J'imagine que vous vous êtes assurés de la confidentialité totale de notre petite réunion. - La pièce est nue, à l'exception de nos chaises et de cette table, répondit l'Arabe assis en face de Guiderone, le brocart d'or sur son ghotra trahissant son rang élevé. Les murs ont été inspectés par nos hommes. Aucun système d'écoute à redouter. - Les murs peut-être... mais vous - sur vous? Ces robes du désert peuvent dissimuler bien des choses, n'est-ce pas? - Malgré les années, répondit un autre Arabe à gauche de Guiderone, les lois ancestrales du désert sont toujours en vigueur. Pour le traître, la sentence est la décapitation au couteau, une exécution terrifiante de lenteur. Personne ici n'hésiterait à accomplir la sentence de ses propres mains. - Voilà une réponse sans appel! Commençons donc, si vous le voulez bien! Puisque rien ne saurait être écrit, j'imagine que vous allez tous, en tant que chefs de faction, me faire un compte rendu oral. - Exact, répondit un troisième Arabe, à l'autre bout de la table. Peut-être seront-ils quelque peu redondants, car ils tournent tous autour de la même information... - Aussi, pour gagner du temps, intervint le dernier chef arabe, à la droite de Julian, puisque nous avons tous une épée au-dessus de la tête en restant ici, je propose de vous donner l'information générale; chacun précisera ensuite les quelques détails géographiques qui le concernent. - Excellente idée, reconnut le fils du Berger, mais j'aimerais, avant toute chose, féliciter chacun d'entre vous. Vous parlez ma langue bien mieux que la plupart de mes compatriotes. - Votre société polyglotte est composée de gens, pour la plupart, sous-éduqués, répondit l'Arabe à l'autre bout de la table. Nous sommes différents, bien différents. J'ai, pour ma part, étudié le droit international à Cambridge - en compagnie de nombreux frères musulmans. - Quant à moi, je suis médecin, diplômé de l'école de médecine de Chicago; j'exerce et j'habite à Stanford - comme nombre de mes frères d'Islam, annonça l'homme à la droite de celui qui semblait être le chef du groupe. - J'ai eu une chaire d'étude médiévale en Allemagne durant plusieurs années après mon doctorat à l'université d'Heidelberg, expliqua celui qui paraissait pressé. - Mes références sont moins glorieuses, annonça le quatrième Arabe, mais très intéressantes d'un point de vue pratique. Je suis ingénieur et travaille sur de grands chantiers à la fois pour le secteur public et privé. Je suis impatient de rentrer chez moi et d'œuvrer à la construction de mon propre pays. - Fascinant, marmonna Guiderone, sondant les prunelles noires des quatre Arabes. Vous êtes l'élite du Moyen-Orient, et pourtant on vous appelle des terroristes. - D'autres préfèrent nous appeler " les combattants de la liberté ", ce qui est bien plus exact, annonça le chef du groupe. Le Hagganah et le Groupe Stern ont simplement davantage de défenseurs que nous en Occident. Nous continuons la lutte car ceux qui devraient être nos alliés ne cessent de passer des accords avec nos ennemis communs; c'est révoltant! - Lorsque nous aurons frappé, ils réfléchiront à deux fois, avant de s'installer à une table de négociation! renchérit l'homme pressé. Si on entrait dans le vif du sujet, justement? - Vous avez raison, répondit le fils du Berger. Et puisque vous semblez le plus impatient de nous tous, pourquoi ne pas nous dire vous-même cette information générale, qui nous concerne tous. - Avec joie, répondit l'ancien professeur d'université. D'autant plus que vous êtes l'un de nos plus généreux donateurs... Nos unités s'entraînent sur vingt-quatre sites, du Yémen à la vallée de la Beqaa, au milieu du désert ou sur les côtes, hors de vue de nos ennemis et d'éventuels espions. Nous avons su tirer des leçons de notre échec à Entebbé. La précision est la clé de nos opérations. Grâce en partie à vos capitaux, nous avons pu édifier des camps d'entraînement, à la fois dans le désert et sur mer. Les hommes sont sous le commandement de nos meilleurs chefs militaires et de nos experts en espionnage et sabotage. Lorsque l'heure sonnera, nous agirons tous de concert; le choc va ébranler toute la planète, et le cours de l'Histoire en sera changé. - Voilà des paroles rassurantes, répondit Guiderone dans un hochement de tête. Passons à présent aux détails pratiques. Laissons peut-être votre compagnon en face de vous nous expliquer tout ça... - Avec plaisir, répliqua le médecin formé à Chicago ayant son cabinet en Californie. Les cibles de mes unités se situent au Koweït, en Irak et en Iran; par cet échantillon, nous montrons que nos vues dépassent les enjeux nationaux, mais sont planétaires. Dix mille puits de pétrole seront la proie des flammes - l'incendie des puits koweïtiens durant la guerre du Golfe fera figure, à côté, de pétard d'opérette! - Mes équipes vont s'attaquer aux champs pétrolifères d'Arabie Saoudite, d'Al-Dawadimi à Ash Shad'ra, expliqua l'ingénieur. Puis aux super-tankers mouillés dans les ports des golfes Persique et d'Oman, d'Al Khiran jusqu'à Matrah et Muscat... - Les Emirats sont donc concernés aussi? - Bien sûr. Tous les Emirats. Les sultans ne savent rien. - Quant à moi, je vais m'occuper des ports sur les côtes orientales, ajouta le spécialiste d'histoire médiévale, ses yeux lumineux au-dessus du voile. Nous descendrons de Bandar-e Deylam jusqu'à Bandar-e Abbas dans le détroit d'Ormuz. Non seulement les puits seront détruits, mais des millions et des millions de tonnes de pétrole s'envoleront en fumée dans les réserves des ports. - Quant à moi, je me charge de toutes les cargaisons quittant Israël, annonça le cheikh bédouin, à l'autre bout de table, face à Guiderone. Les centaines de bateaux quittant les ports de Tüilkarm, Tel-Aviv et Rafah, avec leurs marchandises - denrées alimentaires, machines et armes illégales -, sauteront de conserve! Les sionistes sont prêts à passer outre n'importe quel traité pour se remplir les poches. Nous devons mettre un terme à ces pratiques et ruiner les banques de Jérusalem et de Tel-Aviv. - Vous êtes sûr de pouvoir mener ce projet à terme ? demanda Guiderone. - Aussi sûr que je m'appelle Al Khabor Hassin et que je suis le Gardien des Hassinites dont vous autres, Occidentaux, avez tiré le mot assassin. Ne sous-estimez jamais notre pouvoir de destruction ! - C'est à la fois rassurant et quelque peu mélodramatique, répondit doucement Guiderone, en glissant sa main sous sa tunique. En tant que Grand Gardien de la tribu des Assassins, j'espère que vous ne considérez pas cette mission indigne de votre rang? - Pas le moins du monde! Ce sera ma revanche sur le maudit Israël ! - Et vous seul êtes capable de mener à bien ce projet? - Mes hommes sont en place. Les mers ne verront plus la nuit pendant des jours, voire des mois! Des feux partout, des deux golfes jusqu'au Caire, qui embraseront les cieux comme le soleil levant ! Partout au Moyen-Orient. Ce sera notre victoire! - Quelle victoire, Al Khabor Hassin ? demanda Guiderone à mi-voix. - La nôtre ! A nous tous. Et la mienne. Surtout la mienne ! Car je suis le chef ! - C'est bien ce que je pensais ", répondit le fils du Berger en sortant son automatique et faisant feu à deux reprises. Les tirs, assourdis par le silencieux, firent mouche avec précision. Al Khabor Hassin, mort sur le coup, s'effondra au sol, du sang s'épanchant de deux trous rouges dans son front. Les trois autres Arabes se figèrent sur leur siège, dévisageant Guiderone. " Il aurait causé notre perte à tous, annonça Guiderone. Il se battait pour lui, pour sa propre cause. Il faut toujours se méfier de celui qui se proclame chef avant tout le monde. Son ego démesuré prenait chez lui trop de place, l'emportait sur la raison. - Qu'allons-nous faire de lui ? s'enquit l'ingénieur, pragmatique. - Abandonnez-le dans le désert, les charognards se chargeront de sa dépouille. - Et ensuite? demanda le médecin de Californie. - Joignez son officier en second et envoyez-le-moi. Si je le juge apte, je lui expliquerai qu'Al Khabor, surmené, a eu une crise cardiaque. Ce sera parfaitement crédible. - Rien n'a changé, j'imagine ? questionna le spécialiste d'histoire médiévale. - Rien, répondit Guiderone. Al Khabor avait raison. Toute la zone du Golfe ne verra pas les étoiles briller pendant des mois, à cause de la lueur des feux. Ce sera une symphonie de l'horreur, tous les instruments jouant à l'unisson, se lançant dans le crescendo de la terreur. Il se passera la même chose en mer du Nord - des dizaines de plates-formes pétrolières vont être soufflées par nos hommes d'Ecosse, de Norvège et du Danemark. Lorsque les incendies cesseront, le monde civilisé sera plongé dans le chaos. Le temps sera venu pour nous d'en prendre le contrôle... de le diriger vers de nouvelles bases, plus saines et rationnelles, car nous serons ses sauveurs. - Pour quand prévoyez-vous l'assaut final ? demanda l'universitaire terroriste. - Pour le premier janvier de l'année prochaine, répliqua Guiderone. Le compte à rebours est lancé à partir de maintenant. " Cameron Pryce toqua à la porte de la suite de Scofield. Il était cinq heures trente du matin. Antonia, réprimant un bâillement, le fit entrer. Elle portait un pyjama de flanelle. " Je vais passer une robe de chambre et prévenir le ronchon que vous êtes là. J'ai intérêt à faire du café. Il est d'une humeur de dogue tant qu'il n'a pas eu sa tasse. - C'est inutile, Toni... - Détrompez-vous! lança-t-elle C'est peut-être inutile pour vous, mais pas pour lui! Vous ne seriez pas ici à cette heure si ce n'était pas important. - C'est vrai. - Alors entrez, je vais lancer le café; mais bouchez-vous les oreilles quand j'irai le réveiller. " Pryce l'accompagna dans la petite cuisine. " Il est aussi terrible que ça ? - Imaginez une gargouille avec des cordes vocales! Il est habitué au rythme des tropiques, Cam. Dix heures ou dix heures et demie, c'est se lever à l'aube... - Vous parlez vraiment bien anglais. - C'est grâce à Bray. Lorsque nous avons décidé de rester ensemble, il a fait venir des dizaines de disques et de manuels du genre " Apprenez l'anglais en dix leçons ", etc. Il a été à Harvard mais il dit que je suis meilleure en grammaire que lui. Et c'est bien possible, au fond. Les COD lui jouent encore des tours! - A moi aussi, répondit Cameron en s'asseyant à la petite table tandis qu'Antonia préparait la machine à café. Sans vouloir le moins du monde être indiscret, qu'est-ce qui vous a incités à " rester ensemble ", comme vous dites? - La raison la plus évidente à donner c'est l'amour, j'imagine, répondit Antonia en se détournant de la machine pour regarder Pryce. Il y en avait, c'est sûr - à la fois physique et moral. Mais il y avait autre chose, bien autre chose. Brandon était un homme aux abois, pourchassé par ses supérieurs et par ses ennemis, tous voulaient sa mort. Il aurait pu faire des compromis et lever ces sentences de mort - Brandon comme Taleniekov en avaient les moyens. Mais ni l'un, ni l'autre ne l'a fait. Parce qu'ils avaient découvert la vérité sur les Matarèse. La vérité, Cameron. Beaucoup de gens dans le privé comme dans le gouvernement avaient peur de les suivre, car il y avait trop de personnes mouillées... Bray et Vasili les ont envoyés au diable, ils ont poursuivi leurs recherches. Taleniekov est mort pour que nous puissions survivre au massacre et c'est ainsi que je me suis retrouvée avec ce géant effacé et réfléchi, un homme plein de douceur en bien des manières, mais sachant faire usage de la violence au besoin et qui ne demandait qu'à me donner sa vie. Comment ne pas aimer un tel homme, comment ne pas le révérer jusqu'à la fin de mes jours? - Je n'ai pas l'impression qu'il aime être révéré. Cela semble, au contraire, l'agacer. - Bien sûr. Parce que cela lui rappelle les mauvais jours, comme il dit. L'époque où le pistolet était le sceptre de la justice - tuer, pour préserver les siens. - Ces temps appartiennent au passé, Toni. La guerre froide est terminée. Cela n'existe plus aujourd'hui. - Elle est toujours vivace dans ses cauchemars. D'une balle, il a pris la vie de jeunes et de moins jeunes... ce souvenir ne le quitte jamais. - S'il ne l'avait pas fait, quelqu'un de chez nous aurait été tué. Il le sait très bien. - Certes. Je crois que ce sont les jeunes fanatiques qui l'ont toujours troublé le plus. Ils étaient trop verts, trop vulnérables, pour être réellement responsables de leurs actes. - C'étaient pourtant des tueurs, Antonia. - Mais aussi des gamins, Cam. - Je n'ai pas les remèdes pour guérir les maux de Bray, et pour tout dire, c'est bien autre chose qui m'amène. - Bien sûr. Et quelle est cette chose qui vous tire si tôt du lit? - Si vous alliez réveiller la gargouille ? On gagnera du temps; cela m'évitera de raconter deux fois ma petite histoire. Il se trouve que je ne veux pas m'attarder trop longtemps ici, je ne tiens pas à éveiller l'attention au cas où l'on me surveille. - Vous êtes sérieux? demanda Toni, en regardant Pryce avec insistance. - On en est là ", répliqua Cameron à voix basse. Cinq minutes plus tard, un Brandon Scofield défait pénétra dans la cuisine, suivi par Antonia - les deux avaient enfilé des robes de chambre : Toni, un grand peignoir blanc, Brandon une relique antédiluvienne, propre mais déchirée de partout. " Si nous avions été dans un hôtel décent, bougonna-t-il, j'aurais pu voler un peignoir... Qu'est-ce qui se passe, fiston ? Cela a intérêt à valoir le coup, sinon je vais vous coller un rapport carabiné comme c'est l'usage chez ces crétins en treillis... Où est le café ? - Assieds-toi, mon chéri, je te l'apporte. - Je vous écoute, Cam. La dernière fois que je me suis levé à cette heure, c'était à Stockholm, lorsqu'une jeune femme s'est retrouvée dans une chambre où elle n'avait rien à y faire. - L'hôtel Braggart, précisa Antonia, en apportant deux tasses de café. - Vous n'en buvez pas, Toni ? demanda Pryce. - Je suis une buveuse de thé et... - Et moi, je suis sur des charbons ardents! l'interrompit Scofield. Parlez donc, mon garçon! - Je vous avais dit que le lieutenant-colonel Montrose semblait me suivre à la trace, vous vous en souvenez? - Bien sûr. J'ai même dit qu'elle avait peut-être un petit béguin pour vous. - Ce qui m'a paru plus qu'improbable. Je sais reconnaître les signes quand ils sont là et nous ne sommes pas à Stockholm. Lorsque Bracket a été tué la semaine dernière, elle s'est retrouvée responsable de la sécurité. Je me suis dit que c'était le bon moment de renverser la situation. Elle se retrouvait avec une montagne de responsabilités et allait devoir faire dix choses à la fois. Ambitieuse comme elle l'est, elle n'allait pas économiser ses efforts pour se faire bien voir du Pentagone; fatalement, sa vigilance en pâtirait. - Alors vous vous êtes mis à lui filer le train? lança Brandon en se penchant vers Cam, levant des yeux soudain brillants d'excitation au-dessus de sa tasse. - C'est exact, mais discrètement, et surtout tard la nuit. A deux reprises, elle a quitté sa chambre pour se rendre dans l'abri à bateaux -la première fois à trois heures du matin, la deuxième à quatre heures un quart le lendemain. Il y a une ampoule suspendue au plafond, au-dessus du Chris-Craft; elle l'a allumée les deux fois. Je me suis approché de la petite fenêtre sur la droite pour voir ce qu'elle faisait à l'intérieur. A chaque fois, elle passait un appel sur son portable. - C'est idiot! lança Scofield. N'importe qui, équipé d'un scanner, peut capter la conversation. Ces appareils ne doivent être utilisés qu'en dernier recours. - Je me suis dit la même chose, reconnut Pryce. J'ai cru comprendre que seuls vous, elle et Bracket aviez des appareils semblables. - C'est exact, confirma Bray. Tous les autres téléphones sont sur écoute, grâce aux bons soins de Frank Shields. Je me demande bien qui elle a pu appeler. - C'est pourquoi, en me servant de mon statut d'agent de la CIA, j'ai quitté la propriété et me suis rendu à Easton en voiture, cet après-midi - officiellement pour aller chercher des journaux et des magazines. - Pourquoi m'avez-vous rapporté d'ailleurs l'U.S. News and World Report et ces trucs d'économie ? Vous savez pourtant que je me contrefiche de ces machins-là! - Ils n'avaient ni Penthouse ni le National Enquirer, et pas de BD. De toute façon, ce n'était pas pour la littérature que je suis descendu en ville, mais pour téléphoner. J'ai appelé Frank d'une cabine et lui ai demandé de retrouver les numéros que Montrose avait composés sur son portable. Cela ne posait pas de problèmes, apparemment. Tout était archivé. Il m'a demandé de rester en ligne. Une minute plus tard, il avait l'info. - Alors? Qu'est-ce qu'il a trouvé? demanda Scofield avec impatience. Qui a-t-elle appelé ? - C'est là que cela se corse. Personne. - Mais vous l'avez vue téléphoner! insista Toni. - Certes et j'ai bien insisté là-dessus. Shields m'a demandé de ne pas quitter une nouvelle fois; et lorsqu'il est revenu en ligne, il m'a annoncé un truc incroyable. Montrose n'avait passé aucun appel, mais Bracket en avait passé trois. - Ces appareils se ressemblent tous, lança Bray. Elle les a échangés. - Mais pourquoi? demanda Toni. - Pour se couvrir, ma belle! Elle ne savait pas que Bracket allait se faire occire. Le téléphone que le colonel avait sur lui est reparti avec son cadavre à Langley. - Et voilà la deuxième surprise, annonça Cameron. Il n'est pas là-bas. Frank pensait que c'était l'un de nous qui l'avait récupéré, puisque nous avons été les premiers auprès des corps. - Mais ce n'est pas le cas. Cela ne m'a même pas effleuré l'esprit. - Moi non plus. - Il y a donc un téléphone qui se balade dans la nature. Laissons-le faire son petit bonhomme de chemin. - Frank est de cet avis. Ces portables sont sur écoute dorénavant. - Et alors ? Pour qui étaient ces appels ? Les appels de Montrose ? - Surprise numéro trois ! - Oui? - La Maison-Blanche. Elle a appelé la Maison-Blanche! " Un à un, à intervalles de vingt minutes, sept avions privés atterrirent à l'aéroport Schiphol d'Amsterdam. Dès leur arrivée, les voyageurs furent conduits vers des limousines par des hommes d'escorte musclés, venus des hauteurs de Porto-Vecchio. Les " invités " furent emmenés jusqu'à la belle demeure de trois étages surplombant le Keizersgracht, le canal qui traverse les beaux quartiers de la ville. Un à un, les sept descendants du Baron de Matarèse prirent place dans l'immense salle à manger du premier étage. L'agencement était similaire à celui de la grande salle de la propriété dominant la mer Tyrrhénienne - une table longue, le bois précieux patiné à souhait, et des chaises séparées les unes des autres d'un mètre, comme pour donner à chaque convive un espace suffisant de réflexion. Il ne manquait que les ramequins ouvragés remplis de caviar; à leur place, étaient proposés des blocs-notes flanqués de petits stylos-billes d'argent. Tout écrit devrait rester sur la table et serait brûlé après la réunion. Jan Van der Meer Matareisen pénétra dans la pièce et prit place en tête de table. " Je constate avec satisfaction qu'un certain degré de camaraderie s'est installé entre vous pour notre seconde réunion. " Il marqua un moment de silence. " Ce n'est que justice. Vous avez accompli, chacun, un travail remarquable. - Un travail, mon cher, qui nous a été profitable à souhait ! répondit l'Anglais. Nos investissements ont crevé tous les plafonds! - Ma maison de courtages, grâce à nos dernières alliances, annonça la femme blonde de Californie, n'a jamais fait autant de bénéfices depuis le boum des années quatre-vingt. C'est inouï! - Tout est planifié, lança Matareisen. Nous vous dirons quand vendre. Obéissez sans attendre, car tout ça va s'effondrer. - C'est difficile à imaginer, mon gars, intervint l'Américain de La Nouvelle-Orléans. Mes immeubles et mes casinos ont le vent en poupe. Tout le monde veut des actions! - Après toutes ces fusions et OPA, notre banque est plus forte, plus puissante, ajouta l'avocat de Boston. Nous devenons une force économique nationale, voire internationale. Rien ne peut nous arrêter. - Illusions ! lança Jan Van der Meer. Ce n'est que la partie émergée de l'iceberg, et rien ne saurait le faire dévier de sa route! Nous vous dirons à qui vendre vos biens. Et ce ne sera pas au plus offrant. - Vous imaginez pouvoir dicter vos consignes au Vatican ? demanda le cardinal. - Absolument, Éminence. Vous êtes en premier lieu un Matarèse, et en second un homme d'Église. - Blasphème! répondit le cardinal doucement, ses yeux rivés sur ceux de Matareisen. - Ce n'est que la réalité. La stricte réalité. A moins que vous ne préfériez que le Vatican soit mis au courant de vos petites tractations - votre ravissante propriété sur le lac de Côme, une simple petite fuite dans le bénitier, n'est-ce pas ? - Qu'est-ce que c'est que cette histoire? lança le Portugais. Pourquoi ne devrions-nous pas vendre au plus offrant? Vous nous prenez pour des idiots ou quoi? - Vous ferez tous des profits considérables, même si c'est en deçà de ce que vous escomptez. C'est le prix à payer. - Vous tournez autour du pot, señor ! - Quoi de plus normal. Puisque nous sommes un cercle! Le cercle des Matarèse. - Soyez plus clair, je vous en conjure! - En d'autres termes, nous vous conseillerons de vendre vos actions aux acheteurs les moins expérimentés, les plus vulnérables. - Absurde! s'exclama l'héritier de Paris. Ridicule! Pourquoi de tels gens seraient-ils intéressés ? - L'ego, mon cher, répliqua l'homme d'Amsterdam. De telles gens dépassent ainsi souvent leurs limites, s'offrant des biens qu'ils convoitent mais ne peuvent maîtriser. La finance internationale regorge de cas de cette espèce - les magnats de Tokyo viennent en premier à l'esprit. Ils veulent s'offrir l'industrie du cinéma de Los Angeles, alors ils payent sans compter, jusqu'à ce qu'ils soient dévorés par les studios parce qu'ils ne sont pas de taille pour les diriger. - Tout ça, ce sont des foutaises, lança l'entrepreneur de La Nouvelle-Orléans. - Non, il a raison, répliqua le cardinal, en continuant d'observer le Hollandais. C'est ainsi que viendra l'effondrement. Tout le système va s'écrouler; le peuple va descendre dans la rue, furieux, exiger des solutions, du changement. - Bravo, cardinal! Vous êtes perspicace. - La réalité, mon cher Matareisen. La stricte réalité! Du moins, les faits, à défaut d'être réels, sont crédibles... - Ce qui revient au même. - Au final, peut-être bien. Les philosophes, en tout cas, sont de cet avis. Maintenant que les graines sont semées, quand allons-nous récolter ? - Il faut coordonner toutes les moissons aux quatre coins de la planète. Un événement en générant un autre, une action entraînant la suivante - toutes indépendantes de prime abord. Mais le ver est dans le fruit! Les économies américaines et européennes courent à la catastrophe, et la technologie n'y changera rien, car le progrès réduit le travail humain. La technologie ne génère pas d'emplois, elle les élimine. - En théorie, intervint l'Anglais, quelle est votre solution - notre solution? Si nous en avons une à proposer, ne serait-ce que pour les médias. - La reconstruction positive, donner les pleins pouvoirs à ceux qui peuvent soutenir les entreprises à la place de ceux qui s'en sont montrés incapables. Une aristocratie du mérite, faisant appel aux riches, aux érudits, aux ambitieux, en parallèle avec un contrôle draconien des richesses pour ceux de moindre capacité, tant que ces derniers acceptent de jouer le jeu. - Et ensuite? demanda le Bostonien. Quatre jours de travail par semaine, une télévision dans chaque foyer avec système de télésurveillance à la Big Brother? - Nous entrons, que vous le vouliez ou non, dans l'ère de la haute technologie! Mais la réalisation de ce vaste programme reste encore éloignée. Il nous faut tout d'abord nous protéger du futur chaos financier, selon notre propre modus operandi. - Ce qui nous ramène à ma question de départ ! lança le cardinal. Quand moissonnons-nous? - Dans moins de trois mois, selon les dernières estimations. La moisson devra avoir lieu avant que le monde n'entr'aperçoive ses conséquences. Je dirais dans quatre-vingts jours. " Le tour du monde en quatre-vingts jours. " Un joli chiffre. " " Pryce ! " rugit Scofield en traversant, au pas de course, la pelouse derrière le hangar à bateaux, aussi vite que son âge le lui permettait. Cameron se retourna; il avait feint de faire une promenade dans le parc, mais cette sortie n'avait rien de gratuit. Il cherchait à repérer quelqu'un caché dans quelque recoin, pouvant avoir sur lui le téléphone cellulaire manquant. " Eh! Doucement, lança Pryce à Scofield hors d'haleine. A votre âge, vous ne pouvez plus faire le cent mètres en moins de dix secondes! - Vous pensez peut-être faire un meilleur chrono que moi, mon garçon? - Je ne serais pas là, sinon! - Oh! ça va! rétorqua Bray, haletant et essuyant la sueur qui lui coulait sur les joues. Ces magazines que vous m'avez rapportés d'Easton - je les ai parcourus. - Désolé de n'avoir pas trouvé de BD... - Taisez-vous deux minutes! Ça date de quand? - De quoi parlez-vous? - Des fusions, des rachats, des compagnies qui en absorbent d'autres, des grands groupes qui se forment partout... - Je dirai que ça date d'au moins vingt ou trente ans. Sans doute beaucoup plus. - Non, espèce d'idiot, je parle de ce qui se passe en ce moment. Cela date des dernières semaines ou des derniers mois? - Je n'en ai pas la moindre idée, répondit Cam. Ces choses ne sont pas ma priorité numéro un. - Ce devrait être le cas! Nom de Dieu ! C'est un coup des Matarèse, j'en mettrais ma main à couper ! - Quoi ? - Tout y est. Le style, la tactique! La Corse, Rome, Paris, Londres, Amsterdam - et Moscou! Nom de Dieu, ça recommence ! C'est la même piste, celle que Taleniekov et moi avons suivie et qui nous a conduits à Boston. Je serais vous, j'irais fouiner du côté des victimes, interroger leurs familles, leurs proches, leurs avocats, essayer de glaner tout ce qui vous tombera sous la main... - Je suis déjà sur le coup. Frank Shields a chargé deux enquêteurs de me fournir un dossier sur le joueur de polo italien occis à Long Island, sur le scientifique espagnol empoisonné à Monaco et sur cette lady tuée par son second mari à Londres. Si je n'ai rien d'ici un jour ou deux, Frank s'arrangera pour m'envoyer en Angleterre. - Dans ce cas, j'ai une autre suggestion à vous faire, annonça Scofield. Gardez-les au chaud pour plus tard, et occupez-vous de ce qui vous tend les bras! - Comment ça? - Ces magazines, toute cette jungle de la finance... ces trapézistes des conseils d'administration, ces rivières d'argent souterraines et leurs résurgences occultes. Et pendant que vous y êtes, demandez donc à vos furets de mettre leur nez dans ces sociétés, les nationales comme les internationales - tous les noms sont là! Je vous fiche mon billet qu'il y en a encore plein d'autres que nous ignorons, d'autres noms, d'autres pistes ! - Vous êtes sérieux? - Je ne saurais l'être davantage! Lorsque j'ai vu le nom Waverly, ça a été le déclic! Je le sens, je les sens! Cette odeur est unique, vous pouvez me croire! - Si vous avez raison, je dis bien " si ", cela risque de nous faire gagner beaucoup de temps. - Tout raccourci est bon à prendre! - C'est le B.A. BA, à condition qu'il mène quelque part. - Il mène jusqu'à la bête, Cam. J'en suis sûr. Je ne peux pas me tromper. J'avais affaire à eux, alors que vous appreniez encore à écrire votre nom au tableau. - Je vais appeler Frank et voir ce qu'il en pense. - Pas question! protesta Brandon. C'est moi qui vais l'appeler, sur notre ligne privée. Vous risquez de manquer de conviction et je suis encore le chef de cette opération. - Mais c'est moi qui l'accomplis sur le terrain! Il y a trop de choses que vous ne voulez pas ou ne pouvez pas faire - comme piquer un sprint sur soixante mètres de pelouse. - Ne faites pas la fine bouche, Pryce ! Il y a une bonne chose dans tout ça, annonça Bray en prenant Cam par le bras et l'entraînant vers la bâtisse où se trouvait leur ligne confidentielle. Au lieu de vous voir courir à travers toute l'Europe au petit bonheur la chance, je vais pouvoir garder un œil sur vous, vous guider. - Je préférerais avoir Daffy Duck ! Il est de meilleur conseil et bien plus facile à vivre! " Ce qu'ignoraient Bray et Cam tandis qu'ils traversaient la pelouse sous le soleil couchant de Chesapeake Bay, c'était que sur un aérodrome clandestin des environs du Havre de Grace dans le Maryland, un hélicoptère Black Hawk, avec des identifications semblables à celles des appareils qui décollaient de Langley, se préparait à prendre son envol. Dans les soutes, au lieu des denrées nécessaires à la survie d'une unité isolée sur la côte de Chesapeake, se trouvaient six bombes de cinq cents kilos. L'appareil avait une mission à accomplir, ordonnée par un homme à Amsterdam. XI " Tu as tout ce qu'il te faut, Squinty ? - pardon, j'avais oublié que nous étions enregistrés! Vous avez tout, ô Frank Shields, grandissime stratège depuis Gaius Octavius ? Votre équivalent romain qui a envoyé Crassus sur les traces de Spartacus... - Oui, j'ai tout ce qu'il me faut, répondit le directeur adjoint à l'autre bout du fil, d'une voix sourde. Tes traits d'humour sont toujours les bienvenus dans les moments de stress. Tu peux me passer l'agent Pryce, s'il te plaît? - Il ne t'apprendra pas grand-chose; il commence juste à entrevoir ce qui se passe. " Scofield, assis dans son lit, se redressa et chercha des yeux Cameron, qui se tenait près de la fenêtre. " Pour tout dire, poursuivit Bray, il n'est guère convaincu, mais je sais que j'ai raison. - J'ai quelque chose à lui dire, Brandon, passe-le-moi. Tout ce qu'il a demandé sur les trois victimes lui sera apporté par l'hélico de six heures. - C'est complet? - Presque. Il y a tout ce qu'on peut trouver en si peu de temps. Familles, amis, voisins, associés, comptes en banque et tout le toutim, grâce aux bons soins de nos collègues d'Interpol et de Londres. - Je suis sûr qu'il t'en sera reconnaissant, mais pour l'heure, laisse ça aux oubliettes. Dis plutôt à tes gus d'enquêter sur ce que je viens de te raconter. - Passe-moi Pryce ", répéta Shields. Scofield fit signe à Cam de venir en ligne. Pryce s'approcha du lit et prit le combiné. " Oui, Frank ? - Je viens de dire à Brandon que je vous envoie les documents que vous m'avez demandés. Ils seront dans la navette de six heures, dans une enveloppe à votre nom. - C'est ce que j'ai cru comprendre lorsque j'ai entendu Bray parler d'oubliettes! Merci, je les examinerai ce soir. Des nouvelles du contact de notre colonel Montrose à la Maison-Blanche? - Ils prétendent qu'elle n'en a aucun. Ils ne la connaissent même pas. - Ils mentent! - Les standards ne connaissent pas la dissimulation, ce ne sont que des mémoires, gavées de numéros pour relier des êtres humains entre eux. On essaie de démêler tout ça... Et vous, la théorie de Brandon, vous en pensez quoi? - Je ne peux nier qu'il y a peut-être quelques fondements dans les conjectures de Bray, mais il existe tout de même les lois antitrusts et autres systèmes de contrôle, tels que la Federal Trade et la Securities and Exchange. S'il y avait quelque chose de réellement louche derrière ces fusions, ou même ces alliances, ça se saurait, non? - Pas nécessairement, répliqua Shields. Les gros bonnets de la finance ont avec eux des bataillons d'avocats et de spécialistes du droit commercial - ils empochent en une heure ce que nous pourrions gagner en un mois. Ils savent quel bouton actionner, qui acheter, où trouver une société prête-nom. Je noircis le tableau, bien sûr. Mais ce doit être bien pire que ce que l'on veut nous faire croire. La vérité est quelque part entre les deux. - Cela s'appelle ne pas vouloir se mouiller, rétorqua Pryce. - C'est aussi chercher à être impartial. Peut-être devrions-nous accorder à notre doyen de l'équipe le bénéfice du doute? - Le doyen? Je croyais que vous étiez du même âge? - En fait, je suis plus vieux que lui d'un an et demi, mais ne lui dites pas! Dans le temps, ce n'était pas Squinty mon sobriquet, mais Junior. Cela lui donnait l'illusion d'être plus sage - et ironie du sort, c'était souvent le cas. - Alors on marche avec lui. Nous avons toujours les dossiers d'Europe; ils nous seront sans doute utiles à un moment ou à un autre. On en reparlera plus tard, ave, Augustus Spartacus, ou Dieu sait comment il vous appelle. " Cameron rendit l'appareil à Scofield. " C'est d'accord, Bray, nous allons jouer dans votre bac à sable, annonça-t-il. Du moins pour un temps. - Si je me trompe, je vous ferai des excuses officielles - j'en fais un point d'honneur. Mais j'ai beau fouiller ma mémoire, je ne me souviens pas de m'être déjà retrouvé dans cette situation... c'est que je ne dois pas me tromper souvent! " Le Black Hawk de la CIA était à mi-chemin de la propriété de Chesapeake Bay lorsque le navigateur se tourna soudain vers le pilote. " Hé, Jimbo ! Je croyais que ce couloir nous était réservé! - Evidemment. Deux fois par jour. Six heures du mat et six heures du soir. Tous les aéroports et aérodromes du coin, privés comme publics, ont été prévenus. Couloir prioritaire. Notre vol est top-secret, lieutenant. Cela ne te fait pas trop enfler les chevilles, j'espère? - C'est drôle, mais quelqu'un devait avoir des boules Quiès... - Comment ça ? - Regarde le radar. Il y a un appareil qui se rapproche. Il est à moins de trois cents mètres à neuf heures. - Je n'ai pas besoin d'écran. Je l'ai en visuel! Où sommes-nous exactement ? Je vais appeler Langley. - 12-18, au-dessus de l'eau, à l'ouest des îles Taylors. Au point de changement de cap, plein nord, pour amorcer la descente. - C'est dingue! s'exclama le pilote, en regardant par le hublot l'engin en approche. C'est l'un des nôtres... Il vient droit sur nous! Non, il se range sur notre flanc. Nom de Dieu, il a notre immatriculation! Passe-moi le bigophone. Je vais leur dire deux mots! " Ce furent les dernières paroles du pilote. L'instant suivant, une explosion assourdissante faisait voler en éclats l'hélicoptère. Les restes de l'appareil tombèrent en vrille vers l'océan, une boule de feu aussitôt avalée par les flots. L'opérateur radar à Langley fronça les sourcils en contemplant son écran. Il enfonça divers boutons pour agrandir l'image et appela son supérieur. " Bruce, qu'est-ce qui se passe? - Comment ça ? demanda le responsable à lunettes derrière son bureau au milieu de la pièce stérile. - J'ai perdu Silent Horse. - Quoi? La navette de Chesapeake ? lança l'homme d'une cinquantaine d'années, en se levant d'un bond. - Non, tout va bien! s'empressa d'annoncer l'opérateur. Il est revenu. Il a dû y avoir une saute de courant. Désolé. - Encore un coup comme ça, et j'ai une attaque. Perdre Silent Horse, Seigneur! On se serait fait passer un savon encore par ces connards du Congrès! " En quelques minutes, les commissariats de Prince Frederick, Tilghman, Taylors Island et Choptank River reçurent soixante-dix-huit appels de gens surexcités parlant d'une boule de feu tombant du ciel, d'une sorte d'explosion, un avion de ligne peut-être... Une enquête rapide auprès des aérodromes et aéroports ne donna rien, en tout cas pas la moindre confirmation concernant cet événement. La police de Prince Frederick joignit la base militaire d'Andrews, où un officier attaché aux relations publiques, circonspect et courtois, n'offrit aucune réponse réelle aux questions des policiers. Il n'était pas au courant de quelque expérimentation en vol, mais, évidemment, cela restait une possibilité. Les recherches constantes de l'armée sur les systèmes de sécurité des avions et les prévisions météorologiques avaient des retombées bénéfiques pour tous les contribuables américains. " Cet abruti à Andrews ne dira rien ! lança le chef de la police de Prince Frederick à son sergent. Il doit s'agir de l'un de ces ballons sondes, à mon avis. Classe ça avec les autres et revenons à notre boulot - si on en a. " La barque quittait la Choptank River et s'enfonçait lentement dans la baie, au son de son petit moteur pouffetant. Les deux vieux pêcheurs dans leurs cirés crasseux, l'un à l'arrière, l'autre au milieu du canot, laissaient filer leurs lignes à bâbord et tribord, cherchant à appâter les poissons affamés du soir. Ils reviendraient sur les berges de la rivière où les attendaient leurs épouses devant les barbecues fumants, certaines que leurs maris leur rapporteraient le dîner. Ils faisaient ça deux fois par semaine depuis des années; c'étaient des mécaniciens auto, travaillant dans le même garage, et leurs femmes étaient sœurs. La vie était douce. Ils travaillaient dur et les riches de Chesapeake avec leurs voitures extravagantes leur donnaient de l'ouvrage. Mais la cerise sur le gâteau, c'étaient leurs pique-niques, lorsque les deux sœurs papotaient et que les hommes allaient retirer quelques poissons de la baie, armés de leurs gaules et de deux packs de bière. " Al, lança l'homme en poupe. Regarde ça ! - Où çà? - De mon côté. - Que je regarde quoi? Sam, répondit Al en se retournant. - Ce truc rond qui flotte, là-bas. - Oui, je le vois. Il y en a un autre, à gauche. - Ouais. Allons voir ça de plus près. " Le bateau obliqua sur tribord pour se rapprocher des deux objets. " Ça alors ! s'exclama Sam. Des gilets de sauvetage ! - Prends-le, je vais virer pour récupérer l'autre. " Les deux gilets se retrouvèrent au fond de la barque. " Génial! s'écria Sam. Ce sont des gilets militaires. De l'US Air Force! Ça doit bien valoir cent ou deux cents dollars pièce! - Plutôt trois cents, Sam. Dix dollars pour les fabriquer et les militaires les payent trois ou quatre cents pièce! C'est comme avec cette histoire de sièges W.C, tu te souviens ? - Bien sûr. - Voilà pourquoi on paye autant d'impôts ! - Ouais. Ce sera une façon comme une autre de se rembourser. Ce n'est que justice, non? - Ce n'est pas une mauvaise idée. On a pêché toutes ces années sans avoir de gilet, annonça Al en contemplant son trophée dans la lumière déclinante. - On n'en a pas besoin. Cette vieille barque est aussi solide qu'un cachalot de béton. - Peut-être, mais le béton ça coule, mon gars! - Tu as raison, gardons-les. Tu sais lorsque nous sommes sortis de l'estuaire, j'ai entendu l'un de ces hélicos passer. Tu crois qu'il les aurait perdus? - Non, rétorqua Al. L'armée balance tout par-dessus bord, c'est connu. C'est la seule manière pour eux de renouveler les stocks, comme avec leurs cuvettes de toilettes fêlées. J'ai lu quelque part que cela faisait partie du système. - Je suis un vrai patriote, nom de Dieu! J'étais à Anzio et tu étais dans cette île du Pacifique qui a un nom à coucher dehors... - Eniwetok, mon pote. Un petit coin d'enfer! - Alors on les garde, ces gilets? - Pourquoi pas? - Affaire conclue! Allons maintenant taquiner ces poissons avant que l'on ne soit à court de bière ! " lança Sam. Personne ne comprit ce qui se passait; ce fut de la folie pure ! L'hélicoptère de Langley achevait sa descente, l'équipe au sol en place sur l'aire d'atterrissage, lorsque soudain l'appareil se mit sur le travers, et des tirs d'armes automatiques fauchèrent les rangs de soldats massés dessous. Puis, tout aussi soudainement, l'hélicoptère vira sur la droite, et mit le cap sur la propriété, comme s'il cherchait une autre cible : celle-ci était évidente. Il s'agissait de la maison, la grande bâtisse qui dominait la pelouse et le ponton. L'hélico prit de l'altitude avant de fondre sur sa proie en un raid dévastateur. Entendant les tirs de pistolets-mitrailleurs, Scofield et Pryce se précipitèrent vers les fenêtres côté sud, où retentissaient les déflagrations et les cris. " Nom de Dieu, s'écria Brandon. C'est un débarquement! - Non, rétorqua Cameron. Les tirs viennent d'un seul point... Regardez! C'est Silent Horse! Mais qu'est-ce qui... - Je vous parie que ce n'est pas Silent Horse ! répliqua Scofield. C'est du maquillage! Il vient vers nous! Sortons d'ici, lança Bray en se dirigeant vers la porte. - Non! cria Pryce. Pas par là ! Les balcons côté nord, vite ! - Quoi ? - Il y a deux descentes de gouttières. Nous ne savons pas ce qu'ils nous réservent. Vous pourrez y arriver? - Evidemment, mon gars. Il faut retrouver Toni ! " Comme un seul homme, Brandon et Cameron coururent vers les portes-fenêtres, et grimpèrent sur le balcon à la rambarde en fer forgé. L'hélicoptère passa au-dessus d'eux dans un rugissement, et décrivit une courbe au nord. " Des bombes! cria Pryce. Il est chargé de bombes! - Il se prépare à envoyer cet endroit sur Jupiter ! - Il va d'abord devoir prendre de l'altitude s'il ne veut pas faire le voyage avec nous! Allons-y! " Les deux hommes enjambèrent le garde-fou, et sautèrent sur leur descente de gouttière respective. Comme deux araignées prises de panique, les mains courant sur les tuyaux de zinc, parfois glissant sur plusieurs mètres, les deux hommes arrivèrent au sol alors que l'hélicoptère atteignait son palier de largage. " Couchez-vous, au plus près des fondations, ordonna Cameron. Il va lui falloir faire deux ou trois passes pour larguer sa camelote! - Malgré mon grand âge, je m'en serais douté ! rétorqua Scofield. Lorsqu'il aura fait son premier passage, on se tirera d'ici. Il faut que je retrouve Toni ! - Vous savez où elle est partie? - Elle a parlé, je crois, du hangar à bateaux... - Pourquoi pas, au fond? lança Pryce. Si la situation empire, nous pourrons toujours tenter une sortie dans la baie. - Attention! Voilà ce fils de pute! " Ce qui suivit fut un spectacle de cauchemar. Tout le dernier étage de la maison fut soufflé, transformant une architecture délicate en gravats et poussières. " Allons-y, ordonna Cameron. Au hangar ! Il va devoir faire son second passage par le sud. Nous avons trente secondes ! " Les deux hommes traversèrent la pelouse en courant tandis que le faux Silent Horse continuait de semer la terreur. Des colonnes de flammes s'élevaient dans le ciel, sous les explosions qui faisaient trembler la terre. Pryce et Scofield, adossés contre le mur du hangar, observèrent l'œuvre de l'hélicoptère. " Vous avez entendu? demanda Scofield hors d'haleine. - Evidemment ! répliqua Cam. Je regrette que ce salaud ne soit pas devant moi, au bout de mon arme de préférence. - Non, fiston. Je ne parle pas de ça. - Et de quoi alors ? - Des tirs! Des tirs de pistolets-mitrailleurs. Nos gars se sont regroupés et canardent l'hélico ! - Ça fait une belle jambe à ceux qui sont morts. - C'est vrai, reconnut Scofield, un voile de tristesse creusant ses traits. Toni ! cria-t-il soudain. Allons voir si elle se trouve à l'intérieur! " Elle s'y trouvait et la scène qui se déroulait sous le toit incliné du hangar laissa les deux hommes interdits. Antonia se trouvait sur le ponton où le Chris-Craft était amarré, un pistolet à la main. Elle tenait en respect le lieutenant-colonel Leslie Montrose, qui, elle, avait à la main un téléphone portable - mais d'un autre type que ceux fournis par la CIA. " Je me suis souvenue de ce que vous avez dit, Mr. Pryce, sur notre colonel et ses petits coups de fil du hangar à bateaux. J'ai décidé de mener ma petite enquête. " Une série de déflagrations interrompit les explications d'Antonia. " Le reste de la maison vient de partir, colonel, annonça Cameron d'une voix sourde de colère. Vous dirigez l'attaque d'ici? Combien de morts innocents avez-vous déjà à votre actif? - Je peux tout vous expliquer - si nécessaire, répondit Leslie Montrose avec calme. - Vous avez intérêt à vous montrer convaincante, lança Scofield en sortant un pistolet, sinon je vais me faire un plaisir de faire sauter votre jolie petite gueule d'amour. Vous travaillez pour l'ennemi! - Les apparences sont effectivement contre moi, répliqua Montrose; c'est bien sûr l'effet souhaité... - Vous avez appelé la Maison-Blanche! rugit Pryce. Qui est votre contact ? Qui est la taupe, le traître au 160010 ? - Son nom ne vous dirait rien. - Vous feriez mieux de me le dire quand même, sinon c'est moi qui demanderai à notre ami de vous loger une balle dans la tête! - Je vous en crois capable... - Et sans hésiter! Alors on vous écoute. Vite ! - Je n'ai, à l'évidence, pas le choix. - Non. - Mon contact, comme vous dites, est un proche du Président, une référence en matière d'opérations secrètes. Moi seule étais - suis - de par ma position, en mesure de leur rendre un service. - Quelle position? Quel service? - Il se trouve que l'ennemi, pour reprendre votre propre mot, a kidnappé mon fils. Ses ravisseurs l'ont pris à la sortie de l'école dans le Connecticut. Si je ne fais pas ce qu'ils me demandent, ils le tuent. " Une dernière explosion retentit, l'onde de choc faisant trembler tout le hangar. Trois vitres volèrent en éclats, faisant pleuvoir une pluie de verre sur le Chris-Craft. Au-delà, parfaitement visible derrière les débris, flottait un ballon rouge gonflé à l'hélium, attaché aux restes d'un cadre de porte-fenêtre. Le ballon de baudruche avait miraculeusement survécu au carnage, et oscillait au bout de son fil. Un signe, à n'en pas douter, pour guider le pilote de l'hélicoptère vers sa cible. Quelqu'un, dans la propriété, surveillait Beowulf Agate, et quelques instants avant l'attaque, il savait précisément où il se trouvait. XII Les blessés et les sacs contenant les corps furent emportés par hélicoptère dans l'heure suivante - la police locale, à son grand dam, se voyant tenue à distance par les autorités fédérales. Les voisins, horrifiés par le bruit, mais trop loin pour voir le site, exigeaient des explications. On leur en donna une, concoctée à la va-vite : narcotrafiquants, affaire classée top-secret. Quatre propriétés avoisinantes furent dans l'instant mises en vente, malgré l'assurance des autorités, attestant que l'opération avait été un succès total. Selon les enregistrements radar, il fut établi que le faux Silent Horse avait filé vers l'est, au-dessus de la plage de Bethany, et s'était perdu dans l'Atlantique. La station aéronavale de Patuxent River, à Nanticoke, confirma ce fait. Leurs propres radars attestaient qu'un appareil non identifié fonçant vers le large avait soudain disparu de leurs écrans. Les experts reconnaissaient là la signature d'une organisation terroriste. L'hélicoptère avait rendez-vous sur l'Atlantique avec un bateau. L'équipage avait sans doute sauté en vol, en ayant pris soin, avant d'abandonner l'appareil, de déclencher une bombe à retardement, destinée à envoyer les restes de l'engin au fond de l'océan. Les Matarèse ne laissaient rien au hasard. Frank Shields déambulait en compagnie de Scofield dans cet ancien coin de paradis transformé en enfer. Tout autour ce n'était que destructions et visions d'apocalypse. La grande maison n'était plus qu'un amas de débris fumants - portes et fenêtres éventrées, murs et colonnes abattus, soufflés, dont on retrouvait des reliques à plus de deux cents mètres à la ronde - la distance de deux terrains de football. " On croirait un champ de bataille après le choc de deux armées, annonça Scofield d'un ton solennel; à la différence que nous ignorions que nous étions en guerre. Bande d'ordures!... Tout ça, c'est de ma faute! J'aurais pu éviter ce massacre, je ne me le pardonnerai jamais. "La voix de Scofield s'évanouit dans un silence douloureux. " J'ignorais que tu avais ce pouvoir, Brandon. - Allez, Frank. Tu voulais nous évacuer et j'ai dit " non ". Je suis une tête de mule, un vieil entêté qui devrait se rendre compte qu'il est hors du coup. J'ai été trop longtemps absent pour jouer les chefs. - Je n'essaie ni de te remonter le moral, ni de t'absoudre de quelque responsabilité que ce soit, précisa Shields; je dis simplement que tu n'aurais pas pu empêcher ce carnage. - Et pourquoi? - Parce que ce raid aurait eu lieu où que tu te sois trouvé... On nous suit à la trace, Bray; ils savent tout, jusqu'aux codes confidentiels des opérations. - Qu'est-ce qui te fait dire ça? - Lorsque le signal d'alerte est arrivé et que nous avons appris ce qui se passait, j'ai appelé le soutien aérien pour leur remonter les bretelles. Où était la couverture aérienne, où étaient les chasseurs? Ils devaient patrouiller dans le couloir, à six heures du matin et six heures du soir. - Et alors? Où étaient-ils ? demanda Scofield avec aigreur. On les entendait passer à chaque fois que l'hélico arrivait ! Ils nous réveillaient Toni et moi. Où étaient-ils passés ? - On m'a répondu qu'ils avaient reçu l'ordre de chez nous, via les codes d'urgence en vigueur, de laisser les chasseurs au sol, car l'hélico était en panne. - Quoi? Qui leur a dit ça? - Pas moi, évidemment, Brandon. - Quelqu'un de ton service alors ? Qui ça? - Tu ne comprends pas. Cela peut être n'importe qui - mais c'est quelqu'un, à l'évidence, qui ne s'encombre pas de scrupules. - Passez tout le personnel au hachoir! lança Bray avec fureur. Pendez tous ces cons et ces connes à des crochets de boucher jusqu'à ce qu'ils avouent! Pas de pitié, c'est comme si c'étaient eux qui avaient ouvert le feu et lâché les bombes. Huit morts et quatre blessés graves ! Fais quelque chose Frank! Moi je suis bloqué, mais toi tu peux ! C'est ta partie! - Exact, c'est ma partie, et je la jouerai à ma manière, parce que j'ai à la fois l'autorité et la responsabilité. Et mes actions ne sont jamais motivées par la vengeance aveugle ou le désir égocentrique de laisser ma marque en ce bas monde. - Excuse-moi, articula Brandon en posant la main sur le bras de Shields. Tu as raison, Squinty, je ne l'ai pas volé ! - Je le crois, oui. - Mais je suis tellement en colère! - Moi aussi, Brandon, répondit le directeur adjoint, en regardant l'ancien agent de ses petits yeux fripés. Mais un putsch à l'Agence, comme tu le suggères, ne ferait qu'inciter nos ennemis à plus de prudence, tout en créant une atmosphère de suspicion où ils nageraient comme des poissons dans l'eau. Semer la zizanie est un moyen très efficace de diversion. - Seigneur, soupira Bray en relâchant le bras de Shields, je commence à comprendre pourquoi tu es un analyste et pas moi... Mais ce qui dépasse toujours mon entendement, c'est la méthode. Puisque c'est moi qu'ils veulent occire, pourquoi ne pas envoyer un brave tueur me mettre une balle dans la tête. C'est simple, propre et efficace, avec un minimum de risques et une forte probabilité de réussite. Il y a déjà une taupe dans les murs. Ce ballon rouge n'a pas été installé à ma fenêtre par le Père Noël. - Certes, et cela répond à ta question. Celui qui a fait ça devait savoir que toi, Antonia et Pryce, étiez rarement, pour ne pas dire jamais, laissés sans surveillance. - Ah oui ? - C'est une certitude. Nous avons essayé de prévoir l'imprévisible. Nous n'avons pas consacré tous ces moyens, en hommes et matériel, sans parler de l'aspect financier de l'opération, pour te voir te volatiliser sous nos yeux! - Je n'ai pourtant rien remarqué. Ni Toni, ni Cameron. Et pourtant, nous ne sommes pas des amateurs. - Le gros de la surveillance se fait à distance, selon des secteurs préétablis. Un sergent appelle un caporal par talkie et lui dit : " Bomba - c'est ton petit nom - quitte le secteur 6. Prends-le sur le 7. " Nous avons divisé la propriété en zones de couverture - tu connais la suite... - Changements successifs de véhicules, reprit Scofield. " La berline marron quitte la huitième avenue, reprends-la sur la quarante-sixième rue. " - Les vieilles tactiques n'ont rien perdu de leur efficacité... - Rien ne vaut les bonnes vieilles méthodes... Nom de Dieu! nous sommes dans la merde jusqu'au cou et nous discutons comme deux potaches! - Cela nous permet de faire marcher nos méninges, Brandon. Et c'est tout ce qui nous reste. - On ferait mieux d'arrêter de cogiter et de passer à l'action, Junior. - Ecoute, Bray, Squinty passe encore, mais ne m'appelle plus jamais Junior. Et pour ta gouverne, sache que je suis plus vieux que toi. - Ah bon? - De dix-huit mois et onze jours, gamin ! Puisque la réflexion n'est pas ta tasse de thé, qu'est-ce que tu as en stock au rayon action? - D'abord, commença Scofield, assembler les pièces que nous avons. Le jeune caporal abattu sur la route; l'intrus qui a escaladé le mur pour nous occire, Toni et moi; Bracket et Denny empoisonnés, parce qu'ils ont mangé les œufs qui m'étaient destinés; le pilonnage du domaine, guidé par un ballon indicateur laissé par une ou plusieurs taupes. Et enfin, il y a le contact de ce colonel Montrose à la Maison-Blanche. Qu'est-ce que tout ça nous donne? - Voilà que tu te remets à cogiter! rétorqua Shields d'un ton mi-figue mi-raisin. En ce qui concerne Leslie Montrose, elle n'a rien fait de mal, même si elle a paniqué. Je ne sais pas comment elle a pu faire son boulot dans ces conditions. Elle devait être rongée d'angoisse. - Comment a-t-elle eu ses entrées au 1600? - Via le colonel Bracket. Lui et sa femme étaient des proches de Leslie Montrose. Lorsque le kidnapping a eu lieu, perpétré selon nous par les Matarèse, Leslie était au bord de la dépression. Elle ne savait plus vers qui se tourner, en tout cas pas vers son administration qui est une vraie passoire. Selon Mrs. Bracket, qui traverse elle-même une période difficile, Leslie s'était confiée à son mari Everett, son collègue et mentor. - Cela semble se tenir, reconnut Bray tandis qu'il contournait le rond d'asphalte qui servait à l'atterrissage des Black Hawk. Elle avait confiance en lui parce qu'ils étaient amis, un confrère de West Point. Mais tout cela n'explique pas son lien avec la Maison-Blanche. - Bracket a fait ses études à Yale et l'un de ses camarades de classe était un certain Thomas Cranston... - Ce nom me dit quelque chose, l'interrompit Scofield. Il était de la maison, n'est-ce pas ? - Un tout en haut de l'échelle et l'un des meilleurs; en plus de ses talents naturels, c'était un VRP remarquable. S'il était resté à Langley, il aurait obtenu le poste de directeur et je n'aurais pas été le dernier à le soutenir. - Squinty, c'est peut-être bien ta place qu'il aurait prise! Il n'y a donc aucune jalousie, aucune haine dans ce corps malingre qui est le tien ? - Pas lorsque je me sais non qualifié pour le poste et que j'aime mon travail. Cranston a quitté l'Agence pour diriger l'un de ces comités de réflexion mis en place par l'intelligentsia internationale. De là, il n'y avait qu'un pas, vite franchi, pour embrasser une carrière politique. Il est aujourd'hui le conseiller du Président en matière de sécurité nationale. - Donc Bracket a envoyé Montrose lui expliquer son cas. - Oui. Cela semblait logique, et à la lumière de ce qui s'est passé, parfaitement crédible. Nous avons, à la CIA, l'expérience et les ressources pour résoudre ce genre d'affaire, mais nous sommes à l'évidence gangrenés de l'intérieur. Son fils aurait sans doute été tué si elle était venue nous trouver. - Je ne vois pas ce que peut faire ce Thomas Cranston? - Moi non plus, mais une chose est sûre, c'est que ce sera en eaux profondes. - Profondes jusqu'où? - Aucune idée. - Il faudra le découvrir. - J'ai demandé une rencontre avec lui, en zone neutre. Peut-être apprendrons-nous quelque chose que le 1600 préfère nous cacher? - Je croyais qu'on était dans le même camp! lança Bray, avec agacement. - Nos vues parfois diffèrent. - Quelle connerie! - C'est comme ça... - D'accord, d'accord. Il va sans dire que je tiens à être présent à cette réunion. Pareil pour Pryce et Antonia. L'opération, c'est nous, je te rappelle. - Entendu, répondit Shields. Mais pas le colonel Montrose. Cranston redoute qu'elle ne soit trop fragilisée. - On le serait à moins... En ce qui concerne ces mouvements financiers - ces fusions, ces rapprochements de sociétés et ces prises de marché, je peux peut-être vous être utile... Je ne suis pas un ordinateur mais je me souviens de certains noms - relations et amis des Matarèse, ou ennemis qui se sont retrouvés soit phagocytés, soit ruinés. Il suffit que l'on me donne l'historique des opérations, l'organigramme des réseaux de sociétés - c'est d'une importance cruciale. Le talon d'Achille des Matarèse, c'est leur penchant pour l'inceste; ils font toujours appel à leurs gens, enrôlés de gré ou de force des années plus tôt. Le modèle reste secret, invisible, mais les grandes lignes sont là, reconnaissables. - Nos enquêteurs sont à l'œuvre. Tu auras ce que tu demandes dans quelques jours. On te fera livrer tout ça en Caroline du Nord. - Encore une grande propriété? - Non. Un village-vacances de montagne dans les Great Smoky, composé d'une dizaine de chalets hors de prix. Vous serez comme des coqs en pâte, nourris et blanchis aux frais du contribuable. - Regarde ça! lança Scofield, en apercevant un morceau de métal sur l'asphalte. " Il se baissa pour le ramasser. " Cela vient du Black Hawk qui nous a bombardés, annonça-t-il en grattant la surface de l'objet de son ongle. - Qu'est-ce qui te fait dire ça ? demanda le directeur adjoint de la CIA. - Nos gars ont riposté au deuxième ou troisième passage. Ils ont dû arracher un morceau du fuselage. C'est la seule explication. - Et alors? - La peinture est neuve! Envoie ça chez Sikorsky. Peut-être pourront-ils retrouver l'appareil original? - Je ne vois pas très bien où tu veux en venir, Brandon. - Une simple hypothèse, l'esquisse peut-être d'un élément de réponse. - A savoir? - Le Black Hawk qui nous a canardés était un faux, un engin maquillé par les Matarèse. Demande chez Sikorsky qui leur a loué ou acheté un MH-60 K dans les six dernières semaines. - Pour un agent à la retraite tu as de beaux restes! - Antonia a posé des questions. Un gars de la RDF a reconnu l'hélico. " Cameron Pryce et Antonia Scofield avaient rassemblé les affaires des victimes - une corvée dont Scofield, plein de remords, n'avait pas eu le cœur de se charger. Une fois ce travail déplaisant effectué, ils rejoignirent Brandon et Frank sur l'aire d'asphalte, en compagnie de Leslie Montrose. " Quatre F-16 vont vous escorter jusqu'en Caroline du Nord, deux devant, deux derrière ", annonça le directeur adjoint, tandis que le groupe chargeait les bagages. L'hélicoptère Black Hawk s'éleva en spirale, Shields dans le cockpit avec le pilote et le navigateur, Scofield en bas à côté de sa femme, en compagnie de Pryce et Leslie Montrose. Entre ces deux derniers, un silence gêné perdura durant les premières minutes de vol, ni l'un ni l'autre ne sachant trop quoi se dire. Finalement Cameron rompit la glace. " Je suis désolé... pour tout. - Moi aussi, répondit l'officier d'un ton froid. Vous auriez laissé Scofield me tuer? - C'est une question délicate. Je pensais que vous étiez responsable de l'attaque aérienne... Oui, je l'aurais laissé faire, à ce moment-là. Il y avait eu des morts, des hommes blessés. J'étais vraiment en colère. - On le serait à moins; je comprends. - Pourquoi ne pas nous avoir parlé de votre situation? - On m'avait dit de n'en rien faire. - Qui ça " on " ? Un dénommé Thomas Cranston ? - Je savais que vous le découvririez, tôt ou tard. Oui, c'est Tom Cranston, avec l'accord de son patron, le Président. - Mais pourquoi? - Parce que Cranston n'avait pas confiance en la CIA en ce qui concernait la sécurité de la résidence. Les faits lui ont donné plus que raison. - Un bon ami à moi, qui se trouve en haut avec les pilotes, s'en mord encore les doigts. - Ils sont partout, Mr. Pryce. Partout ! Et personne ne peut les voir; ils sont invisibles, insaisissables. - Vous ne savez pas de qui il s'agit? - Tout ce que je sais, c'est que je reçois ces coups de fil de cauchemar, en provenance du Caire, de Paris, d'Istanbul, où l'on me dit ce qui va arriver à mon fils si je n'obtempère pas! Qu'est-ce que vous auriez fait, à ma place? - La même chose que vous. Il vaut toujours mieux s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints. Les étages intermédiaires sont toujours pleins de fuites et de chausse-trappes. - Cranston m'a expliqué qu'il existait des voies qui passaient au-dessus des services secrets - ou plutôt en dessous, pour être plus précis - où l'on pouvait disposer de moyens de pression redoutables. Je suis une mère, je veux récupérer mon fils! Son père est mort pour son pays, et je suis tout ce qui lui reste. Si on ne me le rend pas, je mènerai ma propre croisade, jusqu'à la mort. Je suis une militaire, et je connais les risques; j'irai jusque-là pour récupérer mon enfant. Voilà pourquoi je suis allée frapper à la plus haute porte du donjon. Vous faites partie d'une organisation minée de l'intérieur, Mr. Pryce, et je vais rester avec vous jusqu'à ce que je récupère mon enfant. Mon mari et moi avons assez donné! - J'ai une proposition à vous faire, s'enquit Cameron, après un moment de silence. - Je suis ouverte à toute suggestion, tant qu'elle est avancée par un allié. - Je suis de votre côté, colonel. Tout comme Frank Shields et les Scofield. - Vous le serez dans la mesure du possible, disons. - Vous pouvez préciser? - Vous avez vos propres lièvres, et vous devez protéger vos arrières... disons votre réputation, pour dire les choses gentiment. Moi, je n'ai qu'un seul but, le retour de mon fils, sain et sauf. - Sans vouloir vous contredire, répondit Cameron avec douceur, il me semble que vous vous êtes acquittée de votre travail à Chesapeake avec zèle, alors qu'il n'était pas, à l'évidence, votre priorité numéro un. - Tom Cranston a laissé entendre à Ev Bracket que les deux affaires pouvaient être liées. C'est pour cela qu'ils m'ont chargée de cette mission. - " Pouvaient être liées "? C'est tout ce que vous savez? - Oui, mis à part qu'il s'agit d'une organisation terroriste dont les cibles sont vous et les Scofield - en particulier Mr. Scofield. Je ne suis pas censée connaître tous les détails de l'opération. - Vous avez gobé ça? rétorqua Pryce avec aigreur. C'est un ramassis de conneries! De la pure langue de bois, pour être poli. - J'ai accepté ces conneries - ou cette langue de bois - parce que je crois au bien-fondé des voies hiérarchiques. Bien sûr, elles ne sont pas sans faille, elles non plus, mais elles se révèlent plus souvent fondées qu'on ne veut bien l'admettre. Toute information laissée entre des mains inexpérimentées peut se révéler une bombe à retardement. - Un exemple, peut-être? - Je crois que tout est dit dans cette affiche de la Seconde Guerre mondiale : " Les bavardages font couler nos bateaux. " - Même entre ceux qui sont à la barre? - S'ils doivent être mis dans la confidence, ils le seront au moment opportun. - Cela ne vous est pas venu à l'esprit qu'un capitaine de bateau, faute d'information, pourrait percuter un autre bateau ? - Je suis sûre que les risques ont été analysés, mesurés... Où voulez-vous en venir, Mr. Pryce ? - Vous êtes bien plus qu'un simple pion, colonel, et vous n'avez aucune idée des pièces sur l'échiquier; c'est regrettable. Je m'attendais à vous voir exiger des éclaircissements, après la mort - le meurtre - d'Everett Bracket. Il était votre ami, un ami très cher. A votre place, je serais à la fois très triste et très en colère. - Je fais mon deuil à ma manière, Mr. Pryce. J'ai déjà perdu un mari, je vous le rappelle. Quant à la colère, soyez rassuré, elle est bel et bien là... Revenons à votre proposition. Vous disiez avoir une suggestion à me soumettre. - Et vous venez de me donner un argument massue pour vous l'imposer. - Comment ça? - Cette fameuse voie hiérarchique que vous appréciez tant... elle a été détournée, pour ne pas dire pervertie. Une rencontre a été organisée entre moi, les Scofield et Cranston; Shields a insisté pour qu'elle ait lieu. Mais vous n'y êtes pas conviée. - Ah bon? " Les yeux de Leslie se voilèrent de suspicion et de résignation amère. " Je considère que vous devriez être présente. Encore une fois, vous êtes une pièce maîtresse dans le jeu, et vous avez misé gros. Vous avez droit à la vérité, et non à des bribes. Avec notre sacro-sainte tradition du secret, on en arrive au point où la main gauche ne sait plus où est la main droite! Croyez-moi, j'ai connu ça. A mon avis, vous devriez être là. - Je ne vois pas ce que je peux faire, répondit Leslie Montrose, avec une aigreur contenue. Le sous-secrétaire Cranston a pris sa décision. Je suis certaine qu'il a ses raisons. - Elles sont sans fondement. Il craint que vous ne soyez trop impliquée pour avoir toute votre lucidité. Pour lui, vous risquez de craquer. - C'est idiot! - Je suis de cet avis. Ce qui est encore plus idiot, c'est qu'il se prive du même coup de votre aide. - Je ne vois pas en quoi je pourrais être utile? - Tout dépend de ce qui s'est dit durant ces appels. Vous avez pu les enregistrer ? - Non. Les gens qui m'ont appelée - à chaque fois des personnes différentes - ont dit qu'ils étaient équipés pour détecter les systèmes d'écoute, et à la moindre tentative de ma part en ce sens, les représailles seraient terribles. De toute façon, chacune de leurs paroles est gravée dans ma mémoire et dans un carnet que je garde caché chez moi. - Cranston a eu ce carnet, ou une photocopie? - Non. Je lui ai simplement résumé la teneur de chaque appel. - Et cela lui a suffi ? - C'est tout ce qu'il m'a demandé. - Il est définitivement idiot! rétorqua Pryce. - Pour moi, c'est un homme brillant et attentif. - En surface, peut-être, mais pas en profondeur. Comment pouvez-vous encore le défendre ? Il vous exclut d'une réunion qui aura des conséquences directes sur la vie de votre fils. - Encore une fois, répliqua le lieutenant-colonel, je suis persuadée qu'il a ses raisons. Je suis mal placée pour pouvoir les juger en toute objectivité. - Vous faites preuve d'une maîtrise hors pair. Je ne sais pas ce que l'on peut ressentir en tant que mère dans des circonstances pareilles, mais je sais pourquoi je n'ai jamais dit à mes parents, à mon frère ou à ma sœur, où j'allais et ce que je faisais... Vous ne voulez vraiment pas assister à cette réunion ? - Bien sûr que si ! De tout mon cœur, je... - Alors vous y serez, l'interrompit Cameron avec conviction. Il me suffit de faire un petit chantage pour vous faire admettre dans la place. - Un chantage? - Exact! Il me suffit de dire à Shields que les Scofield et moi refusons d'assister à cette réunion si vous n'y êtes pas, et il aura tôt fait de faire marcher droit Cranston. - Pourquoi ferait-il ça? - D'abord, ils ont besoin de nous et, plus important encore, Cranston n'a jamais demandé à voir votre carnet, il s'est contenté de résumés. Rien que cela suffirait à faire fuir ventre à terre Frank, l'analyste, et Brandon, notre ex super-agent secret. - Ces résumés ne sont donc pas suffisants? - En aucun cas! - Mais pourquoi ? Ils contiennent les infos essentielles. Que voulez-vous de plus? - Il manque les tics de langage, les références, tout ce qui peut cacher des indices, répliqua Pryce avec une précision de professionnel. Il paraît que Cranston est un grand stratège politique, de la trempe d'un Kissinger, mais il n'a jamais été sur le terrain. On y trouve des forêts obscures et Cranston ne serait pas fichu de faire la différence entre un arbre véritable et un artifice de théâtre en plastique bourré d'explosif !... Vous assisterez à cette réunion, ma petite dame - excusez-moi, colonel. " Elle y assista. L'avion à turbopropulseur de l'armée décolla de la base Andrews à cinq heures du matin, avec à son bord deux passagers, le sous-secrétaire d'Etat Thomas Cranston et le directeur adjoint de la CIA Frank Shields. Leur destination était un aérodrome privé à Cherokee, en Caroline du Nord, à une quinzaine de kilomètres au sud du complexe de chalets nommé Peregrine View dans les Great Smoky. Personne ne voulant violer le devoir de réserve de l'autre avant que la réunion ait lieu, la conversation était anodine, mais nullement privée d'intérêt. " Comment avez-vous trouvé cet endroit? demanda Cranston. - Les promoteurs ont construit un golf magnifique, réservé aux plus riches; malheureusement, les riches sont souvent vieux, et par conséquent rares à cette altitude, répliqua Shields avec un petit rire. Ils ont plongé et on a racheté le tout pour une bouchée de pain. - Le Congrès ne devrait plus se faire de soucis concernant votre budget de fonctionnement, vous êtes un homme d'affaires redoutable. - Disons que nous savons reconnaître une bonne affaire, Mr. Cranston. - Comment est-ce? - Très beau et très isolé. Une poignée d'hommes réside en permanence là-bas et nous nous servons du complexe comme quartier de haute sécurité. Dans le temps, des dizaines de transfuges soviétiques ont appris à jouer au golf là-bas. - C'est pourtant un jeu de capitalistes! - La plupart s'y sont mis, tout comme ils avaient déjà appris à se payer les meilleurs restaurants de Washington aux frais du KGB. - Oui. Je me souviens d'avoir vu passer des copies de ces notes de frais. C'est si loin... Où va se dérouler la réunion? - Dans le chalet numéro 4. Une voiturette de golf nous y conduira. C'est à quatre cents mètres sur le versant. - J'aurais besoin d'un masque à oxygène ? - Non, pas à votre âge. Mais peut-être au mien! " Ils étaient confortablement installés dans les fauteuils du salon, au milieu des Appalaches, avec vue sur les Great Smoky. Scofield était assis à côté de sa femme, Pryce à sa gauche, en compagnie du lieutenant-colonel Montrose, qui avait opté pour une tenue civile - jupe sombre plissée et chemisier de soie blanc. En face d'eux se trouvaient Shields et Cranston. Le sous-secrétaire d'Etat était un homme de taille moyenne, légèrement corpulent, avec un visage qui semblait sculpté par quelque artiste de la Renaissance - des formes rondes mais un profil aquilin. Ses grands yeux, grossis par ses lunettes d'écaille, laissaient transparaître un réel désir de comprendre, et non de confrontation - sauf si nécessaire. " Grâce au savon que m'ont passé vos amis de Chesapeake, commença-t-il, j'ai pris conscience de mon erreur. Je vous présente de nouveau mes regrets. - Tom, je ne voulais pas te causer de l'embarras... - Peut-être pas vous, ma petite, mais moi, si! lança Brandon avec colère. - Je m'appelle Montrose, Leslie Montrose, et je suis lieutenant-colonel de l'armée des Etats-Unis, je ne suis pas votre "petite "! - En tout cas vous n'avez rien d'un agent de renseignements! Pas plus que ce charlot en costume ici présent. Quand je pense que vous aviez un relevé presque mot pour mot des conversations téléphoniques et que ce guignol vous a demandé des résumés... - Dois-je vous rappeler, Mr. Scofield, rétorqua Leslie Montrose avec une raideur toute militaire, que Mr. Cranston est sous-secrétaire d'Etat, autrement dit un collaborateur direct du Président des Etats-Unis ? - Un sous-secrétaire, je ne vous le fais pas dire ! Je ne le laisserai pas même changer le rouleau de ma machine à écrire ! - Ça suffit Brandon, lança Shields en se levant de sa chaise. - Laisse tomber, Bray, souffla Pryce en se penchant vers Scofield. - C'est bien, mon ami, tout le monde connaît ton sentiment, ajouta Antonia. - Laissez, laissez, intervint Cranston avec un pâle sourire, l'agent Scofield a toutes les raisons du monde d'être furieux contre moi. On en apprend tous les jours, quel que soit le rang. Comme il a été dit fort justement, je n'ai jamais été en terrain ennemi et n'ai aucune expérience pour prétendre conseiller ceux qui ont connu le feu. Mon travail est d'un autre ordre et d'une piètre utilité pour vous à court terme. - Faites donc circuler la balle, souffla Bray. - Je vais faire mieux que ça, agent Scofield, je vais tenter un " Holy Mary ", si mes souvenirs de football sont exacts. - Comment ça? s'enquit Cameron. - J'ai étudié le carnet de Leslie - du colonel Montrose; j'ai même passé chaque page à l'ordinateur, avec ces milliers de fonctions. Frank, mon ancien collègue toujours de bon conseil, m'a dit quoi chercher; pour des raisons d'intendance, il était plus simple que ce soit moi qui récupère le carnet - avec l'accord, bien entendu, de Leslie - et je crois avoir trouvé quelque chose. - D'abord ce n'est pas un Holy Mary mais un Hail Mary11, lança Scofield. Et pour l'instant, ça ressemble davantage à un " Judas trap12 " ! - Arrête tes sarcasmes, Brandon, intervint Shields avec lassitude, en se rasseyant. - C'est plus fort que moi, désolé. Ces types-là ont prononcé mon arrêt de mort. - J'avais quinze ans à l'époque ! Et sachez qu'au vu de votre dossier, je m'y serais formellement opposé. Bien entendu, rien ne vous oblige à me croire. - Vous êtes plutôt convaincant, répondit Bray. Je vous crois, bien que je ne sache pas pourquoi. Alors, qu'avez-vous trouvé? - Deux locutions reviennent dans les appels que le colonel Montrose a reçus de la part des ravisseurs. Il y a des variations mineures certes, mais la réitération est évidente. C'est la meilleure formulation possible. - Si vous en essayez une plus claire, lança Scofield. - Le colonel a été... - " Leslie " suffit, Tom, l'interrompit-elle. Ils savent que nous sommes amis et l'annonce de ces grades militaires est malvenue en ce moment. Ça jette un froid. - Nous ferons comme si nous n'avions rien entendu, annonça Cameron en lançant un petit sourire à Leslie qui réprima un petit rire, gênée. Continuez, je vous en prie, Mr. Cranston. - Très bien. Leslie a été contactée sept fois depuis le kidnapping, deux fois de Hollande - Wormerveer et Hilversum; autrement dit d'Amsterdam -, les autres de Paris, du Caire, d'Istanbul et, plus proche de nous, de Chicago et de Sedgwick, dans le Kansas. Le caractère planétaire des appels est, à l'évidence, une manœuvre d'intimidation. Qui sont ces gens? D'où viennent-ils ? Tout est conçu pour faire peur. A chaque appel, on a précisé à Leslie que si les instructions n'étaient pas suivies à la lettre, on tuerait son fils... lentement. - Seigneur... murmura Antonia, en se tournant vers Leslie. - Et ces expressions, demanda Shields, les deux récurrentes que vous avez repérées? - La première figure dans l'énoncé même de ces instructions. Les ordres doivent être exécutés avec " une grande précision ". L'autre expression est contenue dans la formulation de leur menace de représailles. - " Représailles "? lança Leslie. Appelle un chat un chat! Il s'agit de torture jusqu'à ce que mort s'ensuive. - C'est exact, reconnut Cranston en évitant le regard de Leslie. Pour suivre l'ordre chronologique, en commençant par l'appel de Wormerveer en Hollande... - Vous supposez qu'il provenait en fait d'Amsterdam, lança Scofield. Qu'est-ce qui vous fait croire ça ? - Je reviendrai là-dessus plus tard, répliqua l'homme de la Maison-Blanche. - Alors cette expression, s'impatienta Frank Shields, ses yeux cachés au fond d'une grimace de concentration. - Il s'agit de " rester cool ", une expression typiquement américaine, prononcée par un Hollandais. - Noir-américaine, je dirais plutôt, précisa Pryce, bien qu'elle soit depuis largement passée dans le langage courant. Désolé de cette interruption. Poursuivez, je vous en prie. - A Hilversum, qui se trouve encore en Hollande, on trouve " Souvenez-vous, soyez cool ". A Paris, et au Caire, c'est " restez cool" qui réapparaît; à Istanbul c'est : " il est impératif que vous demeuriez cool " - paroles prononcées par un intermédiaire turc. Un bel exemple de transcription linguistique, non ? - Tout dépend de celui qui l'a faite, répondit Beowulf Agate. Ensuite ? - Ici, aux Etats-Unis, à Chicago et Sedgwick on trouve : " gardez la tête cool " et " Cool, colonel, ou on jette le bébé avec l'eau du bain ". " Leslie Montrose ferma les yeux, le scintillement d'une larme apparut au coin de ses paupières. Elle prit une profonde inspiration puis retrouva sa contenance de militaire. " Faites-nous donc un petit résumé, lança Scofield en jetant un coup d'œil vers Leslie, puisque vous êtes un amateur de cette forme littéraire. - Ces instructions ont été écrites à l'avance et données à leurs messagers respectifs, indépendamment de l'endroit d'où ils allaient appeler. Leslie nous dit que les voix étaient à chaque fois différentes, en timbre, en accent; ce qui est parfaitement compréhensible. Ce qui l'est moins, en revanche, c'est la répétition de la locution " avec précision " et les variations autour de l'adjectif " cool ". - Tout le monde est d'accord sur ce point, Tom, annonça Shields. Quelle est votre conclusion? - Vous reconnaissez également que le mot " cool " a une connotation américaine ? - Certes, rétorqua Brandon. Et alors? - Un mot destiné à une oreille américaine, habituée à l'emphase et l'exagération. - Sûrement, reconnut Pryce. Mais où voulez-vous en venir à la fin? - A l'évidence, répliqua Cranston, les instructions ont été rédigées par une seule et même personne - un Américain qui se trouve haut placé dans la hiérarchie des Matarèse. " Le lieutenant-colonel Montrose sursauta dans son fauteuil. " Qui ça ? demanda-t-elle. - C'est leur nom, Leslie, répondit le sous-secrétaire d'Etat. Les gens qui ont kidnappé ton fils s'appellent les Matarèse. Je t'ai préparé un dossier; il y a dedans tout ce que l'on sait sur eux, grâce au travail, en l'occurrence, de Mr. Scofield, connu des Matarèse sous le nom de Beowulf Agate. " Montrose tourna la tête vers Brandon, s'apprêtant à dire quelque chose, lorsque Frank Shields prit la parole " Je vois à quoi vous pensez, Tom, annonça-t-il, ignorant la mine ahurie de Leslie. Quand vous parlez de quelqu'un haut placé... - Personne à un échelon moindre ne serait dans le secret; il ne connaîtrait pas même l'existence de notre colonel. - Et si Brandon a raison, quelque part, parmi les Matarèse du pays, dans une société ou un consortium à leurs bottes, il y a un haut responsable qui a écrit ces instructions... Hormis Chicago, l'autre appel venait d'où ? - De Sedgwick, dans le Kansas. - Je vais demander à nos équipes qui travaillent pour Brandon de concentrer leurs efforts sur l'Illinois et le Kansas. " Le directeur adjoint de la CIA se leva et se dirigea vers le téléphone. " Cela ne nous mènera peut-être nulle part, mais c'est un point de départ comme un autre, annonça Cranston. - Est-ce que quelqu'un ici pourrait me dire ce qui se passe ? s'écria Leslie Montrose en se levant d'un bond. Qui sont ces gens qui travaillent pour Scofield ? Qui sont ces Matarèse ? - Lisez le dossier, mon colonel, répliqua Brandon, en insistant avec ironie sur son grade puisqu'elle lui interdisait de l'appeler " ma petite ". Lorsque ce sera fait, Toni et moi ferons de notre mieux pour combler les lacunes, qui seront sans doute nombreuses. - Merci, mais je ne vois toujours pas le rapport avec mon fils. - Il n'est pourtant que trop évident ", rétorqua Beowulf Agate. XIII L'ancien village de vacances connu sous le nom de Peregrine View au pied des Great Smoky Mountains était bien différent de l'ancienne propriété de Chesapeake, tant d'apparence, que par le personnel assurant la sécurité des lieux. Au lieu des membres de la RDF et de la CIA, un corps d'élite des Forces Spéciales, baptisé les unités Gamma, avait été dépêché sur place par Fort Benning; cette unité revenait de Bosnie. On avait simplement dit aux soldats que les résidents étaient des diplomates et hauts membres d'ambassade rapatriés pour être entendus par les autorités gouvernementales concernant diverses opérations secrètes. Leurs postes étant sensibles - comprendre dangereux - les hôtes devaient être protégés de toute interférence extérieure - comprendre agression. Le message était clair. En bons militaires professionnels, ils savaient lire entre les lignes; la nature même des opérations Gamma les y contraignait : infiltration et action - ordres toujours déguisés, contournés. L'ancien personnel de Chesapeake étant laissé sous la surveillance assidue de la CIA, les provisions étaient désormais convoyées par voiture de la ville de Cherokee ; le bruit assourdissant des hélicoptères ne faisait plus sursauter personne deux fois par jour! De petits avions, toutefois, se posaient sur le petit aérodrome de Cherokee, pour apporter les documents réclamés par Scofield ; ces derniers étaient ensuite acheminés par la route jusqu'à la petite station de montagne. On trouvait dans le lot des pièces aussi diverses que des rapports financiers, des notes internes, des discours de responsables, exhumées grâce aux mains expertes de voleurs ou à la corruption de personnel. En quelques jours, les cartons encombrèrent tout le salon du duplex de Brandon et Antonia, nommé chalet 6. De part et d'autre de la construction, on trouvait les chalets 5 et 7, occupés respectivement par Pryce et le lieutenant-colonel Montrose. Frank Shields et Thomas Cranston étaient partis retrouver leur bureau de Langley et de la Maison-Blanche, restant en contact via téléphone et fax confidentiels. C'était un travail de fourmi, chacun épluchant pendant des heures d'affilée des monceaux de documents, jusqu'à ce que leur dos et leurs yeux rendent grâce. Les pièces comptables étaient les pires : des colonnes de chiffres, suivies par des analyses, des estimations financières avec prévisions de bénéfices, officiels et officieux. Par exemple le " Projet M-113 " était estampillé laconiquement " A réévaluer. Voir section 17 pour détails et sections 28 et 36 pour corroboration ". Et pour couronner le tout, la langue était celle d'un manuel d'économie avancée - du " chinois " pour le profane. Aux yeux de Brandon Scofield, une chose était claire : ce jargon obscur servait à dissimuler des actions qui flirtaient avec l'illégalité. " Le M-113 n'est explicité nulle part! lâcha Brandon avec frustration. Le pire c'est que rien ne les y oblige! - Je ne comprends pas grand-chose à ce genre d'affaire, annonça Cameron, mais je ne vois pas où vous voulez en venir. - Je fais allusion à la politique du " laissez faire " qui ruine tout espoir de malthusianisme économique. - Mais encore? dit Leslie. - La loi de la concurrence, répondit Scofield. Avant qu'une offre ne soit faite, aucune des deux parties en lice ne doit savoir qu'une telle offre est en projet. - Je ne vois pas le rapport avec Malthus? - C'est la sempiternelle histoire du fer, du bronze et de l'or, jeune homme. Le fer veut devenir bronze, le bronze aimerait se changer en or et l'or veut le tout; et devinez qui est l'or? - Les Matarèse, répondit Pryce. - Je constate avec satisfaction que vous commencez à faire fonctionner vos méninges!... Notons cette société-là. Les Matarèse se cachent peut-être bien derrière. - Quel est son nom? s'enquit Antonia, papier et crayon en main. - C'est un gros consortium international. L'Atlantic Crown. Siège social Wichita, Kansas. - Un rapport financier, c'est un peu maigrichon, constata Cameron. - C'est un début, fiston. Une fois que nous aurons percé le modèle, nous saurons quoi chercher. C'est pourtant pas sorcier! - Excuse-moi, mon chéri, annonça Antonia en se penchant vers son mari, mais je crois que nous devrions prendre un peu de repos. Cela fait des heures que nous sommes là-dessus et je sens ma concentration partir en lambeaux. - D'ordinaire, je déteste m'interrompre, renchérit Leslie Montrose, mais je suis d'accord avec vous, Antonia. Je dois relire trois fois chaque phrase avant de comprendre quoi que ce soit. - Petites natures! marmonna Scofield, en bâillant. Mais vous avez peut-être raison. Je vais me faire une pause apéro. - Une pause dodo, mon chéri. Allez viens, je vais t'accompagner jusqu'à la chambre. - Une bête de sexe! lança Bray en jetant un clin d'œil à Cameron et Leslie. Elle ne pense qu'à ça! - Ça nous change! rétorqua Leslie. C'est généralement l'inverse. - Ne croyez pas cela, ma chère, répliqua Antonia. Les chiens courent peut-être derrière les voitures mais ils ne savent pas les conduire! - C'est bon, je rends les armes! " Scofield se leva de sa chaise, bâilla une nouvelle fois et se dirigea vers l'escalier, en compagnie de Toni. " Peut-être vais-je terroriser un peu mon prisonnier! lança Antonia en remuant les hanches. - Ne fais pas trop la fiérote, ma belle! " Le couple gravit l'escalier et disparut à l'étage. " Ils sont adorables, annonça Leslie. - Elle, je l'aime bien, mais lui, je le déteste, répliqua Cameron avec flegme. - Vous ne pensez pas une seconde ce que vous dites. - C'est vrai, reconnut Pryce. Il en sait tellement plus que moi. Il a été là où peu d'hommes n'ont jamais mis les pieds. - C'est également quelqu'un de torturé. - Lorsque la situation lui échappe, précisa Cam, il en éprouve de la culpabilité alors qu'il n'y a pas lieu. - C'est ce à quoi chacun d'entre nous se heurte tôt ou tard. La culpabilité est une partie inséparable de notre être, du moins selon certaines croyances. - En tout cas, pas chez moi, colonel. Le doute, je veux bien, mais pas la culpabilité, à moins d'avoir fait quelque chose de vraiment moche, quelque chose que rien ne vous obligeait à commettre. - Cela tourne au débat philosophique, Mr. Pryce. - Cam ou Cameron, souvenez-vous, l'interrompit-il. Nous nous étions mis d'accord là-dessus... Leslie. - Parfois, je préfère l'oublier. - Pourquoi ? - Parce que cela me met mal à l'aise. Vous êtes un gentil garçon, Cam, mais j'ai d'autres choses à l'esprit - une seule chose, pour être exacte. - Votre fils, bien sûr. - Bien sûr. - Il est aussi dans mes pensées, croyez-le bien. " Leslie releva les yeux vers lui. " Je vous crois, répondit-elle, son regard soutenant le sien, mais cela ne peut pas être la même chose, vous en conviendrez. - Certes. Mais cela ne réduit en rien l'intérêt que je porte à cette affaire. - Si on allait faire un petit tour? Prendre l'air? Les cigarillos de Brandon sentent bon, mais on s'en lasse à la longue. - Dites-le-lui. Il arrêtera de fumer devant vous, ou réduira tout au moins sa consommation. - Grands dieux non! Il est aussi angoissé que moi, et si fumer peut le tranquilliser, grand bien lui fasse! - J'en conclus que vous ne fumez pas, déclara Cameron en se levant de sa chaise. - Eh bien vous vous trompez! Jim et moi avions arrêté. On se surveillait l'un l'autre... mais après sa mort, j'ai repris. Pas beaucoup et jamais devant les hommes de troupe bien sûr, mais il n'y a rien de tel pour vous calmer les nerfs. - Allez venez. Allons faire cette petite promenade, lança Cameron en se dirigeant vers la sortie. - Ça aussi, je l'oublie souvent! s'exclama Leslie lorsque Cameron ouvrit la porte blindée. Nous autres, pauvres femmes sans défense, sommes censées ne jamais sortir sans escorte. Nous devons être flanquées de l'un de vous ou mieux encore d'un membre des Gamma. - Et j'ai dans l'idée que nos deux pauvres femmes sans défense seraient capables de nous attraper par la queue et de nous envoyer en l'air d'une pichenette. - Voilà une métaphore pour le moins hasardeuse! - En avant, petit génie! " Leslie poussa un petit rire, quoique fugace - mais un vrai rire, authentique. Le chemin devant eux se scinda bientôt en deux branches, couvertes chacune de ciment blanc pour faciliter le passage des clients âgés et des voiturettes de golf. La branche de gauche descendait vers une mare, un obstacle devant le trou du numéro 16, avec un jeu de cascades en son milieu. Le sentier de droite montait vers un bois qui séparait les neuf premiers trous des neuf trous suivants. " La fontaine de jouvence ou la forêt des premiers âges? demanda Pryce. - La forêt, c'est plus sûr. Je ne vois pas comment cette saumure recyclée pourrait nous faire revenir nos jeunes années, du moins le peu que l'on se souvient d'elles. - Hé, elles ne sont pas si loin que ça! Je ne suis pas encore en fauteuil roulant et je ne vois pas le moindre cheveu blanc sur votre tête! - J'en ai déjà des dizaines, détrompez-vous. Vous avez mal regardé. - Je n'irai pas vérifier. - Voilà une aimable attention de votre part, répliqua Leslie, en s'engageant sans attendre sur le chemin de droite. Avez-vous révisé votre jugement sur Tom Cranston? - Pas vraiment, répondit Cameron en lui emboîtant le pas. Il s'est trop confondu en excuses, s'est montré trop humble, trop vite. Ce n'est pas normal pour quelqu'un de son rang. En toute franchise, il ne m'inspire pas confiance. - Ce n'est qu'une preuve d'intelligence. Il sait se rendre compte quand il a tort et le reconnaître. C'est ce qu'il a fait pour le coup du téléphone à Chesapeake. - Quel téléphone? - Celui qu'il m'a fait parvenir par le Black Hawk, emballé dans un colis officiellement fait par mon fils. Il y avait une note à l'intérieur que je devais brûler sitôt après en avoir pris connaissance. Il y était écrit - mot pour mot - " Seigneur! j'ai oublié que la CIA pouvait repérer les appels passés par les téléphones que l'on vous a fournis. Utilisez désormais celui-ci, et mille fois pardon. " - Il n'empêche que vous avez interverti les téléphones avec Bracket. - Pas du tout ! - Frank a la trace d'appels à la Maison-Blanche sur son poste. Mais aucun sur le vôtre. - L'inversion a dû se produire au tout début de notre arrivée à Chesapeake. Everett a ouvert le carton contenant nos deux téléphones, a vérifié les batteries et m'en a tendu un. - Il ne savait pas qu'il était attribué nominativement? - Je crois qu'il s'en contrefichait. Ce genre de petit détail administratif avait le don d'agacer Ev. Quelle importance cela faisait-il au fond? - Cela brouille les cartes. - Comment ça? - Cette affaire est assez compliquée comme ça, rétorqua Pryce. Inutile de rajouter des zones d'ombre. Il y en a tout de même une, bien réelle celle-là, qui me turlupine depuis notre départ de Chesapeake. Qui a récupéré le téléphone de Bracket ? Il a disparu. - Il doit croupir au fond de la baie, à mon avis, répondit Leslie. Celui qui l'a volé a sans doute cherché à s'en débarrasser le plus vite possible. La ligne pouvait être surveillée, voire sur écoute, je vous le rappelle. - Pourquoi a-t-il été volé? - Peut-être pour être déprogrammé et revendu ? Ou alors a-t-on donné ordre à notre taupe de le faire disparaître ? Si c'est le cas, il a dû s'en débarrasser au plus vite, sachant que tout le monde était - et est toujours - sous surveillance. - Peut-être que ceci, peut-être que cela... partout des zones d'ombre, conclut-il. - Pour changer de sujet, sans toutefois s'en éloigner vraiment, pensez-vous vraiment que Scofield - Brandon - tienne une piste? - Avec ce consortium? Cette Atlantic quelque chose? - Atlantic Crown, précisa Leslie Montrose. On n'arrête pas de voir leurs pubs à la télé. Elles sont généralement haut de gamme et passent pendant les programmes de prestige. - Elles ne vendent jamais rien, c'est vrai, renchérit Pryce. Mais promeuvent surtout la recherche scientifique, je crois bien. Pour répondre à votre question, je ne sais pas si c'est une piste; mais s'il flaire quelque chose, c'est qu'il y a une odeur, c'est sûr. " Soudain, un homme accourut derrière eux. C'était un soldat des unités Gamma et il grimpait en toute hâte l'allée de ciment. " Invités Trois et Quatre! Invité numéro Un essaie en vain de vous joindre sur vos portables! - Seigneur! Je l'ai laissé dans mon sac au chalet! - Et moi, sur la table. - Il est fou de rage, les gars ! annonça le soldat en treillis de combat. Il veut que vous retourniez au... camp de base, comme il dit. - Un terme de l'ancien temps, expliqua Cameron. - Je sais ce que ça veut dire, mais nous ne sommes pas en terrain ennemi. - Pour lui, il faut croire que si. - Ne le faisons pas attendre! " lança Leslie. Scofield faisait les cent pas devant la cheminée, Antonia, dans un fauteuil, relisait en silence le fax qui venait d'arriver. " A quoi bon avoir des téléphones, lança Brandon sitôt que Pryce et Leslie eurent passé le seuil de la porte, si vous ne les prenez pas avec vous ! - Vous avez raison, nous sommes impardonnables, répondit Cameron. Oublions les sermons et dites-nous plutôt pourquoi vous avez interrompu notre charmante promenade. - Désolée, Brandon. Nous n'avons pas fait attention, s'excusa Leslie Montrose. - J'espère que pour le reste, vous avez pris vos précautions... - Ne soyez pas grossier! protesta-t-elle. - Ça suffit, mon ami, lança Antonia en jetant un regard noir sur son marri. Entre donc dans le vif du sujet. - D'accord ! D'accord!... La semaine dernière, à Chesapeake, je vous avais dit de laisser tomber ces histoires de meurtres pour concentrer nos efforts sur ces mouvements de sociétés, n'est-ce pas? - C'est en effet ce que vous avez demandé, mais je n'ai jamais dit que j'adhérais à l'idée. En accord avec Frank Shields, nous avons décidé d'accéder à votre requête, temporairement. - Eh bien, je reviens sur ma décision ! Disons que je donne un contrordre, comme dirait notre colonel. - Et peut-on savoir pourquoi? - Le M15 de Londres a trouvé un paquet de notes dans un tiroir du bureau du mari, celui qui a tué la lady anglaise. Ils ont refusé de nous faxer leur contenu pour des raisons de sécurité, mais ce qu'ils nous ont envoyé semble très prometteur, et met l'eau à la bouche, c'est le moins que l'on puisse dire... Toni, montre-lui le fax. " Antonia s'exécuta et Cameron put lire la mince feuille de papier thermique. Documents trouvés dans un tiroir fermé à clé, laissant à penser que Gerald Henshaw, le mari meurtrier en fuite de Lady Alicia Brewster, détenait des informations obscures sur ses associés. Selon les enfants de Lady Brewster, un garçon et une fille, deux adolescents gravement choqués par ce drame, Henshaw était souvent ivre et tenait des propos confus et contradictoires durant ces moments d'ébriété. Nous vous suggérons de dépêcher ici un agent expérimenté et peut-être un psychologue, spécialiste des traumas chez les adolescents, pour nous aider à résoudre cette affaire - et à tenir la presse à l'écart. Pryce tendit le fax à Leslie. Elle le parcourut des yeux et déclara : " Ce n'est pas d'un psychologue qu'ils ont besoin, mais d'une mère! Et j'en suis une. " XIV L'avion diplomatique américain atterrit à l'aéroport de Heathrow et se dirigea vers la zone de haute protection, où Sir Geoffrey Waters, chef de la sécurité intérieure pour le MI5, attendait l'arrivée de Pryce et du colonel Montrose. L'officier anglais était un homme de taille moyenne, âgé d'une cinquantaine d'années, avec une tendance à l'embonpoint, de larges épaules, et des cheveux bruns et drus, grisonnant seulement aux tempes. Il émanait de sa personne un humour rentré, et ses yeux bleu clair pétillaient de malice, comme pour vous dire, Allez-y, surprenez-moi! Les hommes de l'U.S. Air Force déchargèrent les bagages de leurs passagers, qui se réduisaient à une valise chacun, puis l'officier du MI5 ordonna au personnel au sol de les porter dans une grande Austin, garée à proximité, coffre ouvert. " Sir Geoffrey Waters, je suppose ? lança Leslie en sortant de l'avion. - Bienvenue en Grande-Bretagne, Mrs. Montrose ! Vos bagages ont été chargés dans la voiture. - Parfait. - Sir Geoffrey ? lança à son tour Cameron en marchant vers lui, la main tendue. Je m'appelle Pryce, Cameron Pryce. - Quel scoop! rétorqua Waters avec moquerie en lui serrant la main. Je vous rappelle que nous avons sur vous un dossier d'au moins trente centimètres d'épaisseur... - Le nôtre vous concernant dépasse le mètre, répliqua Cameron. - Ah! les coloniaux et leur goût de l'exagération! Voilà pourquoi j'aime tant les Américains! Mais par pitié, laissez tomber les " Sir ", je vous en conjure! C'est parfaitement inutile et ça flatte surtout l'ego de celui qui le dit. - Vous me rappelez quelqu'un! - On ne se refait pas! Comment va ce cher et bon Beowulf Agate ? - Comme un vieux loup de mer! - Tant mieux! Venez, nous avons des tas de choses à faire et il vous faut une nuit de sommeil pour récupérer. Il est près de six heures du soir ici et pour vous, il est à peine midi; il va vous falloir un peu de temps pour vous acclimater. Nous viendrons vous prendre à huit heures demain matin. - On peut savoir où? demanda Leslie. - Avoir un titre offre quelque avantage. Je vous ai trouvé une suite au Connaught sur Grosvenor Square. C'est ce qui se fait de mieux à Londres, à mon avis. - Et de plus cher, pour le contribuable, ajouta Pryce. - Une suite?... répéta Leslie en dévisageant Waters. - N'ayez aucune crainte, ma chère. Les chambres sont séparées. La réservation a été faite aux noms de Mr. John Brooks et de Miss Joan Brooks, frère et sœur. S'il y a enquête, ce qui est hautement improbable, vous êtes ici pour une affaire d'héritage venant d'un vieil oncle anglais. - Qui est notre avocat, demanda Cameron, le conseiller juridique, comme vous dites ici? - Braintree et Ridge, sur Oxford Street. Nous avons déjà fait appel à eux dans le passé. - Vous pensez à tout, à ce que je vois. Avec vous, rien ne dépasse! - Encore heureux! Après toutes ces années, j'ai appris à gommer la moindre aspérité!... Allons-y. Montons en voiture! - Puis-je dire un mot, messieurs? " L'immobilité de Leslie Montrose stoppa net les deux hommes. - Bien entendu, ma chère. Nous vous écoutons. - La suite c'est bien, Geoffrey, mais notre vol était d'ouest en est, et non l'inverse. Comme vous l'avez dit, il est environ midi pour nous et je ne suis pas du tout fatiguée... - Ça va vous tomber dessus d'un coup, ma chère, l'interrompit l'officier du MI5. - Peut-être bien, mais je suis plus qu'impatiente de me mettre au travail. Vous devinez pourquoi, j'imagine. - Certes. Votre fils. - Nous pourrions peut-être prendre une heure, le temps de passer sous la douche, et attaquer aussitôt? - Je n'y vois pas d'inconvénient, acquiesça Cameron Pryce. - Voilà une remarque qui enchante mes tympans; une fois n'est pas coutume! lança Waters. Puisque nous ne pouvons retirer aucun document du QG, j'enverrai une voiture vous chercher vers sept heures et demie. Si vous avez faim, demandez une collation au service d'étage. Vous n'aurez pas le temps toutefois de descendre au restaurant. - Décidément, tous les extras sont prévus chez vous! marmonna Cameron. Il faudrait que vous en touchiez deux mots à un dénommé Shields à Washington. - Frank Shields? Le vieux Squinty ? Il est toujours là celui-là? - Parfois j'ai l'impression d'entendre un disque rayé ", soupira Pryce. Rome, cinq heures de l'après-midi. Julian Guiderone, dans un costume de soie anthracite de la Via Condotti, descendit la Via Due Macelli et monta les marches de l'escalier de la Trinité-des-Monts vers le dais abritant l'entrée du célèbre hôtel Hassler-Villa Médicis. Comme il l'avait fait au Caire, sur le boulevard Al Barrani, Guiderone s'arrêta dans la petite impasse et alluma une Dunhill, surveillant du regard les allées et venues des gens au sommet des célèbres marches glorifiées par Byron. Il resta un moment immobile, s'attendant à voir surgir un homme ou une femme trop pressé, le regard inquiet, sondant les alentours. Mais il n'y eut rien de tel. Guiderone pouvait poursuivre son chemin. Il s'engagea sous l'auvent écarlate. Les portes vitrées s'esquivèrent et révélèrent le grand hall de marbre. Guiderone se dirigea aussitôt vers la batterie d'ascenseurs bardés de cuivre rutilant. Il sentit se poser sur lui les regards des autres clients de l'hôtel, attendant l'arrivée de la cabine. Cela ne le dérangeait pas outre mesure. Il était habitué à attirer l'attention. Il émanait de sa personne une sorte d'autorité naturelle, une aura hors du commun, par son physique, sa stature, son éducation, sa tenue vestimentaire... Il en était toujours ainsi et ce n'était pas pour lui déplaire. Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent; il fut le dernier à entrer dans la cabine et pressa le bouton du quatrième étage. Deux arrêts plus tard, il se retrouva dans le couloir recouvert d'une épaisse moquette, à étudier la plaque de cuivre indiquant la position des suites. Celle qu'il cherchait se situait au bout du corridor, sur sa droite, un petit cercle bleu apposé sur le bouton de porte. Il toqua à quatre reprises au milieu du battant, marquant une seconde de pause entre chaque coup. Il y eut un clic et Guiderone pénétra dans la suite. La pièce était spacieuse et richement décorée, les murs ornés de pastels de la Rome antique, dans des tons or, rouge et bleu. Les scènes dépeintes allaient des courses de chars dans le cirque Maxime. aux fontaines monumentales ciselées par Michel-Ange et ses contemporains. Au milieu de la pièce trônaient quatre rangées de quatre sièges, faisant face à un pupitre. Toutes les places étaient occupées, exclusivement par des hommes. Leur âge était aussi divers que leur nationalité, s'étalant de la trentaine à la soixantaine. Ils étaient originaires d'Europe, des Etats-Unis et du Canada. Tous, à divers degrés, étaient liés à la presse et au journalisme. Certains étaient des reporters de renom, d'autres de grands rédacteurs en chef, d'autres encore des chroniqueurs financiers, ou des membres de conseil d'administration de grands journaux. Chacun, d'une façon ou d'une autre, avait une dette envers le fils du Berger - le dernier monarque de la maison Matarèse. Julian Guiderone marcha lentement vers le lutrin tandis que le silence tombait dans la pièce. Il esquissa un sourire bienveillant et prit la parole. " Je sais que certains d'entre vous sont ici contre leur gré, parfois même à leur corps défendant. J'espère, en toute sincérité, vous faire changer d'opinion me concernant, et vous faire entrevoir, peu à peu, toute la portée de notre projet. Je ne suis pas un monstre, messieurs. Je suis, au contraire, un homme touché par la grâce d'une corne d'abondance, et je puis vous assurer que je préférerais de loin m'occuper de mes intérêts personnels - à savoir mes investissements, mes chevaux, mes équipes sportives, mes hôtels - plutôt que de mettre une lire dans un putsch financier pour le bien du plus grand nombre. Mais je n'ai pas le choix. Je vous laisse méditer cette question : qui d'autre serait apte à combattre, en toute impartialité, la gangrène financière qui ronge notre monde civilisé, sinon un homme infiniment riche, libre de toute contrainte ou pression, exempt de toute responsabilité et n'ayant à défendre les intérêts de personne ? Seul un tel homme peut relever ce défi, parce qu'il n'a justement rien à y gagner. Il risque, en revanche, d'y perdre gros, mais à long terme, cela n'aura aucune incidence... Je suis, messieurs, un observateur parfaitement neutre et libre, un arbitre, si vous préférez. Mais pour accomplir ma mission, ma quête, j'ai besoin de votre soutien. Je sais que je peux compter sur votre concours, alors je suis prêt à entendre vos rapports. Je n'ai nul besoin de vos noms, seules vos publications m'intéressent. Nous allons commencer par le premier rang, en partant de ma gauche. - Je suis le premier conseiller financier du Guardian de Manchester, annonça l'Anglais de mauvaise grâce, avec une voix sourde et traînante. Comme prévu, j'ai sorti une estimation à long terme prévoyant des pertes grandissantes sur les dix prochaines années. J'ai préconisé une ouverture de capital bien supérieure à celle que prévoyait le C.A. du Guardian. Ils n'ont eu d'autre possibilité que de se mettre en recherche de nouveaux investisseurs... ou d'organiser une affiliation avec d'autres publications. " L'homme du Guardian marqua un silence, et ajouta à voix basse : " J'ai eu des rencontres secrètes avec mes collègues de l'Independent, du Daily Express, de l’Irish Times, et de l'Evening News d'Edimbourg. " L'homme se tut soudain. Il avait fini son rapport, son visage assombri par le dégoût et l'amertume de la défaite. " Comme tous mes collègues financiers du premier rang, annonça le Français à côté du Britannique, j'ai repris au Monde l'analyse de mon confrère anglais et ai agi de même. Les estimations sont inattaquables. Avec l'inflation nominale, le déclin de l'industrie du papier et l'augmentation des coûts de production, il est urgent d'envisager une restructuration économique, un assainissement en profondeur. J'ai donc moi aussi eu des entretiens privés avec les responsables de France Soir, du Figaro et de l'Herald de Paris. Tout cela a fait mouche. - Cela ne fait aucun doute, lança un Américain dégarni d'une cinquantaine d'années. Avec les progrès des technologies numériques et des systèmes de multiproductions assistés par ordinateur, le regroupement devient d'un intérêt irrésistible. Une seule imprimerie peut aujourd'hui assurer la publication de six quotidiens, demain ce chiffre sera doublé, avec pour chaque titre des parutions totalement différentes. Mes contacts au New York Times, au Washington Post, au Los Angeles Times et au Wall Street Journal sont prêts à faire le grand saut. Pour eux, c'est une question de survie. - Vous pouvez ajouter à votre liste le Globe and Mail de Toronto et le Edmonton Journal, poursuivit le quatrième personnage de la rangée, un jeune Canadien, l'œil pétillant de fierté à l'idée de se retrouver parmi les grands de sa profession. Dès mon retour, j'irai à l'Ouest engager des négociations préliminaires avec le Winnipeg Free Press et le Vancouver Sun! - Votre enthousiasme est tout à votre honneur, déclara le fils du Berger, mais n'oubliez jamais que tout ceci doit s'opérer dans le plus grand secret. - Bien sûr. Soyez sans crainte. - Passons à présent à nos hôtes du second rang, poursuivit Guiderone, la section des membres siégeant aux C.A. des grands journaux internationaux. Nous avons de nouveau le New York Times et le Guardian, mais aussi l'Il Giornale de Rome et le Die Welt allemand. Je crois savoir que vous êtes des membres subalternes - de second rang oserai-je dire - dans vos divers conseils, mais faites-moi confiance, votre situation va changer, soit par mort subite de vos supérieurs, soit par leur mise à pied forcée. Chacun d'entre vous va occuper sous peu un poste d'importance, avec de hautes responsabilités. Qu'est-ce que vous en dites? " Il n'y eut pas le moindre murmure de désapprobation. Ils agiraient tous de conserve, c'était pour eux une question de vie ou de mort. " Notre troisième rang regroupe les forces vives de vos entreprises, le moteur de la voiture comme disent les Américains - j'ai nommé les journalistes! On les retrouve partout, dans les grandes villes comme dans les campagnes, ils sont la piétaille de première ligne qui, jour après jour, rapportent des nouvelles du front pour la plus grande joie des lecteurs. - Laissez tomber les fleurs! lança un vieil Américain, avec une voix rauque, le visage fripé par l'alcool et les nuits blanches. On a reçu le message cinq sur cinq. Vous faites " l'événement " et nous on le couvre. Nous n'avons pas le choix de toute façon. Mieux vaut encore le statu quo que la Berezina! - Je suis entièrement d'accord, meneer, ajouta un journaliste hollandais. Comme le dit mon confrère anglais, vous êtes trop fort pour nous. - C'est la vérité vraie, lança un journaliste de Paris. - Das stimmt! renchérit un reporter allemand. - Allons, messieurs, voilà une vision bien négative! rétorqua Guiderone, en secouant lentement la tête. Je ne connais, personnellement, que deux d'entre vous, mais votre réputation à tous quatre n'est plus à faire. Vous excellez dans vos domaines respectifs; vos articles traversent les océans et les continents à la vitesse des électrons, et lorsque vous apparaissez sur les écrans de télévision, vous faites autorité, vous êtes les porte-parole de la vérité. - Pendant combien de temps encore ? rétorqua l'Américain cynique. - N'ayez nulle crainte! Puisque vous acceptez de rapporter les événements à mesure qu'ils se produisent - en insistant, bien entendu, sur les aspects positifs et en minimisant les éventuelles réactions négatives... Il faut être pragmatique! Nous devons soutenir le monde civilisé à l'aube de ce nouveau millénaire, et non le laisser se saborder. - Vous parlez beaucoup, mais ne dévoilez pas grand-chose! lança le Hollandais en riant. Vous êtes un politicien dans l'âme, meneer! - C'est une vocation qui m'a été imposée par mes pairs, de grands esprits, mais ce ne fut en rien un choix personnel. - En attendant, vous restez l'outsider du paddock, fit observer le Parisien. - Et vous, tous autant que vous êtes, vous êtes la fine fleur du journalisme. Quelles que soient vos bévues passées - et sachez que jamais je ne m'en servirai contre vous -, elles ne sont que broutilles comparées à vos talents... Passons à présent à notre quatrième et dernier rang, la section peut-être la plus précieuse pour notre entreprise. Il s'agit des éditorialistes de quatre grands quotidiens de la planète, qui par l'intermédiaire des groupes de presse imposent leur marque sur plus de deux cents parutions, tant en Europe que sur le continent américain. Votre influence est extrême, messieurs. C'est vous qui faites et défaites les opinions à travers les nations industrielles; aucun candidat ne peut se faire élire sans votre appui. - C'est très exagéré, lança un Allemand corpulent aux cheveux blancs, ses cuisses replètes débordant de sa chaise, le visage couperosé trahissant une existence sédentaire. C'était vrai avant l'arrivée de la télévision, expliqua-t-il. Aujourd'hui candidats sortants et challengers achètent leur passage TV. C'est là que se forgent les opinions désormais! - Pas totalement, mein Herr, répliqua le fils du Berger. C'est vous qui éclairez la route du pachyderme. Lorsque vous parlez, la télévision répète vos propos, et il en a toujours été ainsi. Vous seuls avez le temps de la réflexion. Sur les chaînes, tout est dans l'instant, dans l'immédiat. La totalité des éditorialistes TV, par sécurité, se reportent à vos opinions, ne serait-ce que pour se démarquer des spots politiques. - Il a raison, Gunther, renchérit un autre Américain en costume cravate, comme pour démentir les réserves de son compatriote journaliste. On ne voit plus que ça en ce moment. " Et voici un publi-reportage du parti Truc " ou inversement " c'était un spot publicitaire du Senator Machin ou du candidat Bidule ". - Et alors? - Alors, cela veut dire que nos analyses auront toujours du poids, répondit un troisième éditorialiste, avec un fort accent britannique. - Et il en sera toujours ainsi, ajouta le quatrième et dernier occupant de la rangée, un Italien vêtu d'un élégant costume sur mesure. - Je répète ce que j'ai dit aux membres des C.A. du deuxième rang, annonça Guiderone, en regardant tour à tour les quatre hommes de la dernière rangée. Vous êtes pour l'heure en bas de l'échelle dans la hiérarchie des éditorialistes, mais tout ceci va changer. Grâce à des opérations dont vous n'avez nul besoin de connaître les détails, vous allez accéder sous peu à des postes décisionnaires et vos avis seront suivis comme paroles d'Evangile. - En clair, répliqua l'Américain pointilleux, en costume de ville, vous allez nous suggérer certaines lignes éditoriales que nous devrons répercuter à travers tout notre groupe de presse. - Le verbe " suggérer " est un peu vague, répondit le fils du Berger, par trop sujet à interprétation. Je préfère le mot " conseiller ", il élimine de fait certaines alternatives. " Il y eut un long silence dans la salle, puis l'Italien prit la parole : " Soit on accepte, lâcha-t-il, d'une voix encore sous le choc, soit on perd tout. - Je ne profère aucune menace. J'ouvre simplement quelques portes... Ce sera tout, messieurs. " La séance était levée. D'un seul mouvement, comme prise d'un même malaise, toute l'assistance rassemblée par les Matarèse quitta la salle. L'un des derniers à partir fut le Canadien enthousiaste. " Dites-moi, MacAndrew, lança Guiderone, en posant la main sur le bras de l'homme. Maintenant que le plus pénible est passé, pourquoi n'irions-nous pas prendre un verre au bar ? Je crois que nous avons des connaissances communes à Toronto. " Il cita quelques noms. " Nous pourrions bavarder un peu? - Bien sûr. Avec plaisir ! - Parfait. Je vous retrouve en bas dans cinq minutes. J'ai un coup de fil à passer. Essayez de nous trouver une table au fond. - Entendu. Je vous attends là-bas. " Les " connaissances " en question, à l'exception d'une seule, étaient plus que lointaines dans la mémoire de MacAndrew, mais le fait que Guiderone les avait en tête avait empli de fierté le jeune homme, en particulier lorsqu'il avait entendu le nom de celle dont il gardait un souvenir plus que vif : son ex-femme. " J'ai été désolé d'apprendre la triste nouvelle, annonça Guiderone à son arrivée au bar. - C'est beaucoup de ma faute. J'étais très ambitieux et je la faisais toujours passer après mon travail. Une fois sorti de l'université McGill avec mon doctorat de management en poche, j'étais fier comme un pape. Les offres affluaient de partout - alléchantes, le plus souvent - mais les salaires n'étaient pas à la hauteur... jusqu'à ce qu'un beau jour, il me tombe du ciel cette proposition d'un cabinet d'investissement de Montréal, avec une rémunération à la clé qui dépassait tous mes espoirs sur les dix ans ! - Je comprends. Et c'est ainsi que tout a commencé. - Exact! Et c'est parti à cent à l'heure, vous pouvez me croire... - Veuillez m'excuser un instant, jeune homme, l'interrompit Guiderone. Je n'ai plus de havane. Seriez-vous assez aimable pour aller m'en chercher quelques-uns au bar. Tenez, voilà un billet de dix mille lires. - Mais bien sûr. Avec plaisir! " Le jeune ambitieux se leva d'un bond et se dirigea d'un pas alerte vers le comptoir. Le fils du Berger sortit un petit sachet de sa poche et versa son contenu dans le verre du jeune homme, puis il appela le serveur. " Vous direz à mon ami que je suis parti passer un coup de téléphone et que je reviens tout de suite. - Si, signore. " Julian Guiderone ne revint jamais, mais le jeune Canadien, lui, revint avec les cigares. Il tournait la tête tous azimuts, prêt à accueillir le retour de l'homme qui avait bouleversé sa vie, tout en buvant son cocktail à petites gorgées. Trente secondes plus tard, il s'effondrait sur la table, ses yeux écarquillés et morts. Le fils du Berger descendit l'escalier de la Trinité-des-Monts pour rejoindre la Via Due Macelli, et tourna à droite vers le bureau de l'American Express. Son message codé pour Amsterdam serait décrypté sans mal, et on agirait en conséquence. Il disait : Notre Canadien était une menace. Par enthousiasme, il risquait de parler trop. Problème résolu. Trouver quelqu'un d'autre. Guiderone retourna au carrefour par la Via Condotti, l'une des plus prestigieuses concentrations de boutiques de luxe du monde. Il ne fit toutefois aucun achat, et se contenta de s'arrêter à une terrasse, pour boire un cappuccino le temps de mettre tranquillement de l'ordre dans ses idées. Les Matarèse avaient accompli davantage de prodiges que toute autre organisation occulte sur terre. Les Matarèse, c'est-à-dire lui, Julian Guiderone, contrôlaient l'industrie, les services publics, les réseaux de distribution, la télévision, les studios de cinéma et à présent la presse. Rien ne pouvait les arrêter! Bientôt ils seraient les maîtres du monde. C'était si simple, si facile... La cupidité était le moteur de tout. Corruption, chantage, qui pouvait résister à ça? Les lignes éthiques et morales finiraient par s'estomper, par disparaître tout à fait et les profits seraient extraordinaires; les classes moyennes feraient bien sagement la queue, attendant de recevoir leurs miettes du gâteau – à tout prendre, elles préféreraient ce diable-là. Quant aux pauvres, aux indigents et autres parasites de la société, leur problématique se résumerait à celle de leurs congénères des XVIIIe et XIXe siècles! S'élever ou périr! A cœur vaillant, rien d'impossible ! Voilà ce qui avait fait l'Amérique! C'est du moins ce que tout le monde s'accordait à dire... La pièce dans le bâtiment du MI5 était éclairée aux tubes fluo. Les stores étaient tirés, non pour tamiser la lumière de l'extérieur, puisqu'il était dix heures du soir, mais pour se protéger d'éventuels regards indiscrets - une précaution héritée de la guerre froide, lorsque les appareils à téléobjectifs fleurissaient comme des géraniums aux fenêtres des immeubles de l'autre côté de la rue. Une voiture avait récupéré Cameron et Leslie au Connaught à sept heures et demie; ils étaient arrivés au QG du MI5 bien avant huit heures. Une tasse de café en main, fournie par Geoffrey Waters, ils avaient épluché les documents trouvés dans le bureau de Gerald Henshaw. Pour une grande part, il s'agissait de petits mémos provenant de blocs-notes, noircis de pattes de mouche hâtives à peine lisibles. En revanche, les bouts de papier avaient été pliés en deux ou trois avec un soin évident, comme s'il s'agissait d'indices de quelque chasse au trésor, devant être cachés sous des pierres ou de vieux troncs d'arbre. " Qu'en pensez-vous? demanda Waters en remplissant la tasse de Cameron. - Commençons par ce qui saute aux yeux, répondit Pryce. Ces notes ont été rédigées suivant des codes différents, ce qui veut dire qu'il n'y avait pas de système de cryptage défini. Ce sont donc des informations personnelles, indépendantes les unes des autres, destinées à être comprises par leur auteur seul et cryptées selon l'humeur du moment... - Je ne suis en rien experte en la matière, intervint Leslie, mais êtes-vous bien sûrs d'avoir essayé tous les systèmes de décryptage connu? - Au point de faire sauter tous les fusibles des ordinateurs de la maison! répliqua Waters en retournant s'asseoir derrière la table ronde. Séries arithmétiques, géométriques, combinaisons lexicales, alphabétiques, synonymes, antonymes, tout y est passé... de l'anglais de base jusqu'à l'argot des rues - Henshaw ne parlait pas de langue étrangère. - Comment savez-vous ça ? s'enquit Cameron. - Par les enfants. C'est le seul moment où ils se sont laissés aller à plaisanter pendant qu'on les interrogeait. Comme la plupart des jeunes gens de bonne famille, ils ont beaucoup voyagé et se débrouillent en français. Lorsqu'ils voulaient échanger des confidences devant Henshaw, ils passaient au français. Cela le rendait fou de rage, pour leur plus grand plaisir! - Certains de ces trucs sont si simplistes que c'en est ridicule, annonça Cameron, en montrant l'une des notes. Regardez ça, ajouta-t-il, en la posant à plat sur la table. MAST/V/APR/UNM/PTF. Tout en majuscules. - Je ne vous suis pas, répondit Leslie. - Quelques abréviations, quelques inversions, et le tour est joué ! Amsterdam via Paris. Numéro dans portefeuille. Voilà pourquoi tous ces bouts de papier sont pliés en deux ou trois; pour pouvoir être glissés dans des petites cachettes. - Ce n'est pas un peu tiré par les cheveux? objecta Leslie. - Pas du tout, ma chère, répondit Waters. Nous sommes arrivés à la même conclusion que Mr. Pryce en ce qui concerne cette note-là... Mais examinez à présent ce petit bijou. " L'officier du MI5 prit un autre papier sur le tas. " Je vous le lis. Aucune majuscule cette fois, rien que des lettres minuscules : ng – tiret - st – tiret - oh, point. Cela reste totalement obscur; en revanche, en voilà une limpide : bq - tiret - cy - tiret -nu - tiret - ptf - (encore une fois) et point. - Il parle d'un compte en banque, annonça Cameron, sans doute dans les îles Cayman. Comme le numéro de téléphone pour joindre Amsterdam, le numéro se trouve caché dans son portefeuille. - Exact. Nous sommes arrivés à la même conclusion. - S'il l'avait écrit en toutes lettres, cela n'aurait pas été moins évident. - Je ne vous le fais pas dire! lança Waters en laissant éclater sa frustration. Il passe du simplissime ridicule à la complexité la plus sublime. Si les concepteurs de l'Enigma avaient eu ce génie, nos décodeurs à Chequers13 plancheraient encore dessus! - Mais Cam vient de dire qu'il s'agissait d'un codage destiné à son seul usage ? intervint Leslie. - Certes, reconnut le Britannique. Voilà pourquoi c'est indéchiffrable. Le code est uniquement dans sa tête. - Il faut toujours se méfier des amateurs, renchérit Pryce. Ils peuvent vous mettre le bec dans l'eau à tout moment... Et nous n'avons aucun indice quant à ce qu'il est devenu. - Pas le moindre. Tout se passe comme s'il avait disparu de la surface de la terre. - Voilà qui est rassurant. " Cameron se leva de sa chaise, s'étira et se dirigea vers la fenêtre. Il écarta deux lamelles du store pour scruter la rue au-dehors. " Et guère surprenant... - Comment ça? - Pas de cadavre, colonel. Scofield m'a expliqué qu'à chaque fois que les Matarèse tuaient eux-mêmes sans avoir recours à des tueurs professionnels, ils ne laissaient jamais de corps. - A votre avis, Henshaw ferait partie des Matarèse ? - Un simple pion, Geof. D'après ce que nous savons de lui, il était trop bête pour être autre chose qu'un sous-fifre. Mais son tueur - si Henshaw a été tué -, lui, ne l'était pas. Ce devait être, au contraire, un membre de haut rang. " Assurez-vous que le travail est fait et effacez toute trace. " C'est comme ça que je vois la chose. - Cela se tient, reconnut Waters. Par quoi commence-t-on? Vous avez une idée? - J'imagine que vous avez interrogé proches, amis, voisins, avocats, banquiers, médecins de famille - la cour au complet. - Dans le menu. Lady Brewster et son premier mari étaient des modèles d'urbanité, usant de leur argent et de leur influence pour de nobles causes. De l'avis de tous, c'était un couple sympathique et généreux. - Et après la mort du mari? demanda Leslie Montrose. Lorsque Henshaw est arrivé en scène ? - Le scénario s'est passablement modifié. Au début, Henshaw fut accepté, mais peu à peu, tout le monde commença à le rejeter. On parla de ses infidélités, de son penchant pour l'alcool. En plus de ces rumeurs, il y eut des affaires, bien réelles celles-ci; des accidents automobiles en état d'ivresse. Les amendes pleuvaient, tout comme les plaintes des pubs et boîtes de nuit qui le jetaient dehors. Et pour finir, le plus sordide sans doute, le cabinet qui s'occupait de la comptabilité de l'association de défense des animaux créée par Lady Brewster a découvert que Henshaw prenait dans la caisse. L'affaire fut étouffée, par crainte, j'imagine, de faire fuir les donateurs, mais je suis sûr que le détournement de fonds portait sur une coquette somme. - Voilà l'explication de la banque aux îles Cayman, lança Pryce. - C'est bien possible. - Une quasi-certitude, Geof. Malheureusement, même si nous avions le numéro de compte, on aurait du mal à percer le secret bancaire. - J'en fais mon affaire, jeune homme. Mais nous n'aurons peut-être pas besoin de nous donner cette peine. Juste avant de mourir, Lady Brewster a fait un chèque de deux millions de dollars à son association. Ses enfants en ont parlé, sans s'y attarder. Encore une fois, pour protéger leur mère. - Vous nous demandiez, Geoffrey, par quoi nous voulions commencer, annonça Leslie. Vous venez de donner la réponse vous-même : les enfants. Il est possible de les rencontrer? - Bien entendu. Ils sont en ville, à tourner en rond dans leur grande demeure de Belgrave Square. Mais sachez qu'ils sont encore sous le choc; ils étaient très proches de leur mère et le garçon est un vrai tigre. Ils sont assiégés par des vautours de tout acabit - des membres de la famille qu'ils connaissent à peine, des avocats venant demander des dédommagements contre Henshaw, une horde de paparazzi travaillant pour nos journaux à scandale (que vous appelez, vous autres Américains, des tabloïds), ces infâmes torchons obsédés par les poitrines des femmes. - Pourquoi dites-vous que le fils est un vrai tigre ? s'enquit Leslie. Il n'a que dix-sept ans, n'est-ce pas ? - Mais il en paraît vingt, avec un physique de rugbyman. Il protège farouchement sa petite sœur, et il a éjecté trois - pas un ou deux, mais trois - de ces immondes reporters qui avaient tenté de l'interroger. Nos gars ont été impressionnés. Il les a pris tous les trois à bras-le-corps et les a jetés dehors manu militari. Deux ont le bras cassé et le troisième - pardonnez-moi ce détail anatomique - souffre de contusion à l'entrejambe, dirons-nous. - Nous serons doux comme des agneaux, c'est promis, annonça Cameron, et je porterai une coquille en acier! - A part ça, c'est un garçon charmant, un peu entier peut-être, mais charmant. Ce sont de gentils gosses, ils sont simplement sur les nerfs. - Votre bambin me fait plutôt l'effet d'une bombe qui peut vous sauter à la figure à tout moment. - Pas du tout, Cam. C'est un lutteur, c'est tout. Il a remporté quelques médailles au championnat des Midlands, à ce qu'il paraît. - Je l'aime déjà, lança Leslie. Mon fils fait de la lutte, également. Il n'a que quinze ans mais il a gagné le championnat Junior deux ans d'affilée et... - Et moi, je chasse les papillons, lança Pryce. Les filets sont lourds, mais j'arrive à les soulever tant bien que mal!... Quand pourrons-nous les voir, Geof ? - Demain. A l'heure qui vous conviendra; ils seront là. " XV Roger et Angela Brewster se levèrent d'un seul mouvement de leurs fauteuils respectifs. Le soleil du matin filtrait à travers les grandes baies de la salle de réception, éclairant les meubles anciens et les tableaux de maîtres ornant les murs. Les dimensions imposantes de la pièce ne diminuaient en rien l'impression de confort qui émanait du lieu; au contraire, tout ici semblait dire au nouveau venu : Détendez-vous, vous êtes ici en pays ami - une chaise reste une chaise, un canapé, un canapé. Geoffrey Waters franchit la double porte de la salle, précédant Leslie et Cameron. La réaction des deux adolescents ne se fit pas attendre. " Sir Geoffrey! lança aussitôt la jeune fille en accourant vers lui. - Bonjour, Sir Geoffrey, ajouta le garçon rejoignant sa sœur, la main tendue vers Waters. - Vous êtes de vraies têtes de mule, à ce que je vois!... Non, Roger, je ne te serrerai pas la main tant que tu t'évertueras à m'appeler " Sir " ! - Désolé, Geoffrey, répondit le jeune lutteur. - C'est bon pour toi aussi, jeune fille! lança Waters. Allez, fais-moi vite un bisou pour te racheter! - Tout de suite... Geoffrey. " Elle l'embrassa sur la joue et se tourna vers Leslie et Cameron : " Quel charmeur, vous ne trouvez pas? - Avec l'âge, c'est tout ce qu'il nous reste! J'aimerais vous présenter mes deux nouveaux complices : le lieutenant-colonel Leslie Montrose, de l'armée américaine, et l'agent spécial Cameron Pryce de la CIA. " On échangea de brefs serrements de main. " Je ne comprends pas bien, commença Roger Brewster. Je ne vois pas en quoi la mort de ma mère - son meurtre - peut intéresser l'armée des Etats-Unis? - En rien, répondit Leslie. Mais je vais être franche avec vous, même si mes supérieurs risquent de me mettre à pied s'ils apprennent que je vous ai parlé de ça. Il se trouve que les gens responsables de la mort de votre mère ont kidnappé mon fils. Ils menacent de le tuer si je ne fais pas ce qu'ils disent. - Seigneur! s'exclama Angela Brewster. - C'est horrible! renchérit le frère. Comment entrent-ils en contact avec vous ? - Cela fait près de trois semaines que je n'ai pas de nouvelles d'eux. Je recevais jusqu'alors mes instructions par un tiers. Il s'agissait surtout de me tester : où se trouvait notre camp de base ? Quels étaient les systèmes de défense? La force de feu?... Ce genre de choses. Comme je savais qu'il y avait une ou plusieurs taupes au sein de la CIA, les renseignements que je leur donnais étaient exacts mais sans intérêt stratégique. - Quand pensez-vous avoir un nouveau contact de leur part ? s'enquit la jeune fille. - Aucune idée. Ça peut arriver d'un moment à l'autre, répondit Leslie, le regard soudain vague et lointain. Un message viendra bientôt - un numéro de téléphone à composer d'une cabine publique - me disant où et quand appeler, et une voix enregistrée à l'autre bout du fil me donnera des instructions. Ils n'avaient aucun moyen de me joindre durant ces cinq derniers jours. Nous avons révisé tout notre dispositif de sécurité, il est à l'épreuve de toute fuite, croyons-nous, mais ce matin nous avons fait savoir à Langley que nous étions à Londres. Maintenant les ravisseurs de mon fils savent où me trouver. - Cela ne vous terrifie pas ? s'exclama Angela Brewster. - Ce qui me terrifie le plus, c'est de ne pas avoir de nouvelles de leur part. - Que pouvons-nous faire pour vous? s'enquit le fils Brewster. - Nous dire tout ce que vous savez sur Gerald Henshaw, répondit Pryce. Et répondre à nos questions. - Nous avons déjà dit tout ce que nous savons à la police et au MI5. - Dites-le encore une fois, à nous, insista Leslie. - Allez-y les enfants, ajouta Waters. Nous sommes tous humains, donc imparfaits. Peut-être nos nouveaux amis découvriront-ils un détail qui nous aura échappé. " La litanie commença par la faiblesse de Henshaw : ses beuveries, ses maîtresses, son côté flambeur avec l'argent des autres - offert gracieusement ou volé -, son arrogance à l'égard des domestiques sitôt que Lady Brewster avait le dos tourné, ses mensonges incessants quant à ses occupations... la liste était sans fin. " Comment votre mère a-t-elle pu supporter tout ça? demanda Cameron. - On voit que vous ne connaissez pas Gerald ! répondit Angela à mi-voix; comme si elle cherchait ses mots. Maman n'était pas stupide, mais elle ne voyait pas tout. Il savait lui cacher ce côté déplaisant de sa personne. - C'était un petit génie en ce domaine, renchérit Roger. Avec elle, il était prévenant, attentionné. Pendant quelques années, je me suis même laissé prendre au piège. Mais pas Angela ; elle a tout de suite vu clair dans son jeu. - Les femmes sont toujours plus perspicaces que les garçons pour ce genre de choses. - Balivernes, sœurette; au début, il était réellement gentil avec maman. - Il lui changeait les idées, nuance! - Comment pouvez-vous le savoir? Vous étiez en pension à l'école, j'imagine ? - Certes, répondit le frère. Depuis six ans. Mais nous revenions à la maison pour les vacances et de temps en temps le week-end. Pas forcément ensemble, mais nous étions suffisamment présents pour voir ce qui se passait. - Assez pour réviser votre jugement à son égard ? insista Cameron. - Absolument. - Qu'est-ce qui vous a poussé à ce revirement? demanda Leslie. A vous rallier à l'avis de votre sœur? - Tout ce que je viens de vous raconter. - Mais cela s'est étalé dans le temps, je suppose. Toutes ces choses ne se sont pas produites simultanément. Il y a forcément eu un début, quelque chose qui a fait naitre vos soupçons? " Le frère et la sœur échangèrent un regard. Ce fut Angela qui répondit : " C'est l'histoire du garage à St. Albans, tu te souviens, Rog? Ils avaient appelé pour dire que la Jag était réparée... - C'est vrai, reconnut le frère. Le garagiste croyait parler à Gerry. Il a dit qu'il ne lui rendrait la voiture qu'en échange de liquide - pas de chèque, ni de bon de commande -, de l'argent, sonnant et trébuchant. - Pourquoi donc? demanda Pryce en se tournant vers Waters qui secoua la tête, désorienté. - J'ai appris plus tard que c'était la onzième fois en un an et demi que Gerry emmenait la Jaguar au garage pour y faire des réparations. Lui et maman étaient à Bruxelles pour un colloque d'associations de défense de la nature, j'ai donc pris la Bentley et suis monté à St. Albans pour discuter avec le type. Henshaw lui avait demandé au début d'envoyer les factures au comptable de ma mère, qui était réputé pour ne pas payer rapidement et marchander sur tout. - Ce n'est pas une raison pour exiger du liquide, lança Leslie. Les compagnies d'assurances automobiles chipotent toujours les factures de réparations... - Justement. Gerry n'a jamais fait appel à notre assureur, il n'a jamais déclaré les accidents. - Certaines personnes font ça pour sauver leur bonus, expliqua Cameron. - C'est possible, mais il y avait une autre raison. Pourquoi d'abord faisait-il réparer la voiture à St. Albans au lieu de la porter chez Jaguar à Londres ? On traite avec eux depuis des années. - Sans doute pour éviter que votre mère n'ait vent de ces accidents. - C'est ce que je me suis dit, au début, Mr. Pryce, mais maman n'était pas aveugle et ne pouvait pas ne pas remarquer l'absence de la voiture, en particulier une Jaguar rouge; il la garait toujours devant la maison parce qu'il avait la flemme de la mettre au garage. - Je vois. Et cette " autre chose ", vous avez découvert de quoi il s'agissait ? - Peut-être bien. La note ce jour-là s'élevait à deux mille six cent soixante-dix livres. - Deux mille six cents livres... presque trois mille? s'exclama Waters. Il l'avait réduite en pièces ou quoi? - Même pas, du moins pas à en croire le détail de la facture. On y parlait d'un pare-chocs redressé, et d'un lavage complet, qui ne se résumait qu'à un coup de Karsher et d'aspirateur. - C'est tout? lança l'officier du MI5. Comment ce salopard a pu grossir la note jusqu'à deux mille six cents livres ? - Le reste était rangé dans la rubrique " divers "... - Quoi? s'exclama à son tour Cameron. Il pensait faire avaler ça à qui ? - A mon avis, le problème ne se posait pas en ces termes, répondit Roger Brewster. Lorsque je suis arrivé chez lui, il a été très surpris; il s'attendait à voir Gerry. Il ne m'aurait sans doute pas dit le montant au téléphone s'il avait su que c'était moi au bout du fil. - Comment a-t-il justifié ce " divers "? insista Cameron. - Je n'avais qu'à demander à mon " vieux ", m'a-t-il répondu. - Vous aviez apporté l'argent, en liquide? s'enquit Leslie. - Oui. Je voulais récupérer la voiture. Comme ma mère est souvent à l'étranger pour son association, elle a laissé, à Angela et moi, un compte ouvert en cas d'urgence. J'ai fait un saut à la banque, un retrait en espèces, et suis parti pour St. Albans, comptant embaucher quelqu'un pour ramener la Bentley à Londres. - Vous avez parlé de cette histoire à votre mère ? reprit Leslie Montrose. - J'ai d'abord voulu poser des questions à Gerry, voir quelles explications il allait pouvoir me fournir. - Et alors ? le pressa Pryce. - Alors, il a noyé le poisson. D'abord il a sorti trois mille livres - lui qui n'avait jamais un sou vaillant en poche! - et m'a dit de garder le reste en dédommagement du tracas que cette histoire m'avait causé. Il m'a ensuite demandé de ne pas en parler à ma mère parce qu'elle était responsable des dégâts et qu'elle allait se faire du souci pour rien. - Comment pouvait-elle être responsable ? demanda Geoffrey Waters. - Il a prétendu que maman s'était rendue dans notre maison de campagne sans huile dans le moteur et s'était trompée de carburant en faisant le plein. Il avait fallu démonter toute la voiture. - Vous avez gobé ça? - Bien sûr que non! Maman détestait cette voiture; c'était un cadeau pour Gerry, il en était fou. Ce n'est pas la marque qui la dérangeait, mais la couleur! Elle disait que c'était vulgaire et ostentatoire, que ça ressemblait à un bâton de rouge à lèvres. Elle aimait les choses plus discrètes. - Pourquoi n'avez-vous jamais parlé de ça lors de vos dépositions? s'enquit Waters. - Cela ne nous est pas venu à l'esprit, Geoffrey. Personne ne nous a demandé comment nous avons découvert la véritable nature de Gerry. - Justement... reprit Cameron. Une facture, même aberrante, c'est un peu maigre pour se forger une opinion. - Rog était furieux, répondit Angela. Il est venu me parler, ce qui n'est pas dans ses habitudes; il m'a dit que tout ça sentait le pourri. Moi je le savais, depuis le début, que ça sentait le pourri! C'est alors que l'on s'est souvenus d'un cousin avocat sur Regent Street. Nous sommes allés le voir et lui avons demandé de fouiner un peu. - Et nous avons découvert le pot aux roses! ajouta le frère. Ses maîtresses, avec noms et adresses, ses beuveries, ses accidents, ses exclusions de restaurants et de clubs - tout ce qu'on racontait était vrai! - Vous en avez parlé à votre mère? demanda Pryce en regardant tour à tour le frère et la sœur. - Pas au début, répondit Roger, essayez de comprendre. Gerry était un escroc, un charlatan, mais il rendait ma mère heureuse. A la mort de papa, elle était en pleine dépression - pendant un temps, on a craint avec Angela qu'elle ne mette fin à ses jours. - C'est alors que le beau Valentino est arrivé en scène, annonça Angela. Grand, tiré à quatre épingles, avec de belles références - usurpées pour la plupart - mais il était là, pour maman. Comment aurions-nous eu le courage de détruire ça? - Sans vouloir vous interrompre, intervint Geoffrey Waters, nous avons exploré tout ça en long en large et en travers... Je ne vois pas où cela nous mène. - Tout tourne autour de cette rubrique " divers ", répondit Cameron. Deux mille six cents livres pour un pare-chocs tordu ? Je crois qu'il serait judicieux de faire un petit tour du côté du garagiste de St. Albans. - Un point pour les colonies! " lança l'Anglais. Le Motor Work de St. Albans était un petit garage dans la zone artisanale de la ville. Les bruits des marteaux, les stridulations des perceuses, entrecoupés par les sifflements d'air comprimé s'échappant des vérins des ponts élévateurs, traduisaient une belle activité. Le patron était un homme ventru, vêtu d'une salopette noire de cambouis, avec un visage prématurément ridé par le travail et les heures supplémentaires. Il était âgé d'une quarantaine d'années et s'appelait Alfred Noyes - Alfie pour les intimes. " Oui, je me souviens de ce jeune gars comme si c'était hier. Je m'attendais à voir son vieux. - Vous voulez dire son beau-père, Mr. Henshaw, précisa Waters en montrant sa carte du MI5. - Exact. Nous avions un accord entre nous, si vous voyez ce que je veux dire. - Je ne vois pas, répondit Pryce qui avait été présenté comme un conseiller américain détaché auprès des services de renseignements britanniques. Soyez plus explicite, Mr. Noyes. - Je ne veux pas avoir de problèmes. Je n'ai rien fait de mal. - Alors dites-nous tout. Quel était donc cet arrangement? - Il y a en gros deux ou trois ans, un type est venu me trouver et m'a dit qu'il avait un nouveau client pour moi, un type plein aux as qui avait des problèmes dans son ménage. Comme beaucoup de gens de la haute, vous voyez... - Contentez-vous de me raconter votre arrangement. - Cela n'a rien d'illégal, je vous jure! Je ne mange pas à cette soupe-là! C'était juste pour rendre service à un bon client, un type du gratin. C'est tout, je le jure sur la tombe de ma mère! - Et c'était quoi ce service, Mr. Noyes ? - C'est tout bête. Chaque fois qu'il avait un pépin avec sa Jag, il m'appelait et j'envoyais une dépanneuse la récupérer. - Par " pépin ", vous voulez dire un " accident ", n'est-ce pas? - Parfois, oui, mais pas toujours. Il y en a eu quelques-uns... - Ah oui ? lâcha Waters en soulevant les sourcils. Quelques-uns seulement? - Oui, pas plus que ça. C'est un conducteur du genre inquiet. Un peu comme un hypocondriaque, le type qui croit être malade alors qu'il n'a qu'un rhume, vous voyez? - Pas très bien, répliqua l'officier du MI5. Vous pouvez être plus clair ? - Eh bien, disons qu'il entendait des bruits bizarres dans le moteur alors qu'il n'y avait rien; ou alors c'était un grincement avec les lève-vitres, qui avait curieusement disparu dès qu'on était là - sans doute un peu d'eau dans les caoutchoucs. Bref, un vrai emmerdeur, mais on envoyait la dépanneuse; il payait rubis sur l'ongle, alors pourquoi se priver ? - Justement, parlons un peu des factures, annonça Leslie Montrose, se tenant avec déférence à la gauche de Cameron. Je crois savoir que vous avez eu des problèmes avec le cabinet comptable de Henshaw - je veux dire de la famille Brewster. - Il s'agit du cabinet Westminster House, mais je ne parlerais pas de " problèmes ". Ils font leur boulot, je fais le mien. Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ils étaient simplement un peu lents à payer, mais je peux tenir, j'ai une boîte qui tourne. Et ils finissent toujours par cracher, alors je ne peux pas trop me plaindre, surtout avec un bon client comme Mr. Henshaw. - Comment s'appelait ce type qui est venu vous voir il y a deux ou trois ans? demanda Waters. - Il me l'a peut-être dit, mais je ne m'en souviens pas. Il a dit qu'il représentait une banque privée qui veillait sur les intérêts de Mr. Henshaw. - Quelle banque? - Il ne l'a pas précisé. - Ça ne vous est pas venu à l'esprit que vous pourriez lui envoyer directement les factures, puisqu'il était le banquier de Henshaw? - Oh, il a été très clair sur ce point. Le lien entre lui et Henshaw devait rester strictement confidentiel, aucun document ne devait mentionner quelque relation que ce soit entre la banque et son client. - Cela ne vous a pas paru curieux? - En effet. Mais il m'a expliqué, et c'était très convaincant, que les familles fortunées avaient des manières de fonctionner bien à part concernant conjoint et enfants... Des imbroglios juridiques concernant les héritages et tout ça, des trucs qui nous dépassent, nous, simples mortels que nous sommes... - Vous étiez censé faire quoi au juste? - Obéir aux instructions de Henshaw. C'était lui le maître à bord dans cette histoire... Evidemment j'ai gonflé quelques factures pour justifier ses plaintes, mais c'était seulement pour payer la dépanneuse et les chauffeurs, je le jure! Tout ça était un peu dingue! Mais nous n'avons pas l'habitude d'avoir des clients comme ça par chez nous, des gens comme Mr. Henshaw ou les Brewster. Normalement, on ne les voit que dans les journaux ces zigotos-là! - Revenons à notre sujet, Mr. Noyes, reprit Leslie avec fermeté. Celui qui nous amène ici. Comment expliquez-vous cette rubrique " divers " sur cette facture que Roger Brewster vous a payée en liquide ? Quelque mille quatre cents livres, si ma mémoire est bonne... - Nom de Dieu, je savais que cela me retomberait dessus tôt ou tard! Vous voulez que je vous dise, je me suis fait vraiment mettre! Excusez mon langage, miss, mais j'ai gardé cette facture pendant près de dix-huit mois! Henshaw m'a dit qu'il paierait, mais que si j'envoyais la note aux gars de Westminster House, je ne le reverrais plus et que nous ne ferions plus jamais affaire ensemble. Finalement, j'ai vu tout rouge, j'aime pas me faire mettre trop longtemps... Excusez-moi, miss. - Vous êtes excusé. Poursuivez. - J'étais fou de rage, alors j'ai dit à Henshaw au téléphone - enfin je croyais que c'était lui - que soit il me payait, soit il pouvait dire au revoir à sa Jag ! - Expliquez-vous, insista Leslie. - Je jure que je n'en ai jamais parlé à personne. " Geoffrey Waters sortit pour la deuxième fois sa carte du MI5. " Je crois qu'il est temps de parler à présent, mon vieux, si vous ne voulez pas être inculpé pour crime de haute trahison. - Crime de haute trahison ? Moi ? Je fais partie de la garde civile ! - Elle a été démantelée voilà plus de dix ans! - Parlez, je vous en prie, insista Pryce. - D'accord. Je ne tiens pas à avoir d'ennuis avec des types comme vous... Il y a environ deux ans Henshaw m'a dit qu'il voulait un coffre-fort de première classe, un petit modèle, à cacher sous le plancher du coffre de la Jag. II m'a fallu une semaine, à plein temps, pour le monter, alors qu'il voulait tout ça pour deux jours plus tard. Il nous a fallu arrêter toutes nos autres réparations en cours - c'est pour ça que je l'ai fait casquer! D'autant plus qu'il est allé demander à un autre garage d'installer la commande d'ouverture du plancher du coffre. Impossible d'avoir accès à ce satané coffre-fort sans ce machin! - Vous avez revu le type de la banque ? demanda Cameron. - Pas en personne, mais plusieurs de ses associés. - Dans quelles circonstances ? - A chaque fois que la Jag était chez nous pour réparation, l'un de ces types se pointait pour vérifier le travail. Je l'avais mauvaise, comme pour le coup du système d'ouverture du plancher. J'ai une réputation et ma fierté ! - Ces gens se sont-ils retrouvés seuls avec la voiture? - Aucune idée, j'avais trop de boulot pour m'occuper de ça. - Nous vous remercions, Mr. Noyes, annonça l'officier du MI5. Vous vous êtes montré très coopératif. La Couronne appréciera. - Dieu soit loué ! " La Jaguar rouge se trouvait à l'arrière de la maison de Belgrave Square, dans le grand garage qui pouvait abriter jusqu'à trois voitures. Roger Brewster avait sorti la grosse caisse à outils de son père et avait pris un chalumeau déniché quelque part dans l'atelier. Pryce consultait les plans récupérés chez Alfred Noyes, tandis que le fils Brewster ouvrait le coffre de la Jaguar. " Je passais des heures assis sur l'établi, à regarder mon père réparer ses voitures, expliqua Roger. Je ne sais pas s'il était bon mécanicien, mais il se débrouillait d'ordinaire plutôt bien dans tout ce qu'il entreprenait, parce qu'il ne faisait rien à moitié... Ah! nous y voilà! " annonça-t-il en soulevant le tapis du coffre pour découvrir le métal. Il s'empara aussitôt du chalumeau et des lunettes de protection. " Vous pouvez me marquer l'endroit, Mr Pryce ? - Vous ne voulez pas que je le fasse? demanda Cameron, tenant une boîte de craies dans une main et le plan de Noyes dans l'autre. - Non, et pour une double raison, répliqua le fils. Si ce salaud a caché quelque chose là-dedans, je veux être le premier à le découvrir, et je ne vois pas de plus beau symbole que de le faire avec les outils de mon père! " Roger Brewster se mit au travail, la flamme bleutée perforant le métal suivant un rectangle parfait. Lorsque la découpe fut achevée, il versa de l'eau froide sur l'entaille rougeoyante; un nuage de vapeur s'éleva dans un chuintement. Il prit alors un marteau et tapota tout le pourtour du tracé. La plaque se détacha et tomba dans le bas de caisse obscur. A l'aide d'une paire de pinces, Roger sortit la plaque du coffre et la jeta au sol. Au fond de l'anfractuosité se trouvait un petit coffre blindé surmonté d'un cadran noir et blanc en son milieu. Pryce consulta de nouveau les documents que lui avait remis le garagiste de St. Albans, prenant connaissance d'un détail que Gerald Henshaw avait totalement omis de considérer : la combinaison du coffre-fort était fournie avec le mode de pose du fabricant. Ils déposèrent son contenu sur l'établi. Il y avait là une pile de bons au porteur, compensables à des dates échelonnées, les premiers revendables il y a sept semaines, le matin du meurtre de Lady Brewster; quatre clés, pour quatre portes différentes, sans doute protégeant les diverses garçonnières de Henshaw ; un carnet de traveller's cheques postdatés; des notes codées d'aucune utilité, ne pouvant être déchiffrées que par un seul être humain, ayant disparu de la surface de la terre, et sans doute mort. " Vous parlez d'un trésor! s'exclama Waters. Je ne vois pas en quoi tout ça nous avance. - Nous savons déjà comment ils payent, répondit Cameron. Je parle de ceux qui ont commandité le kidnapping et le meurtre de Lady Brewster. Un garage anodin à la périphérie de Londres, dirigé par un honnête travailleur pas trop futé, à qui les gens soi-disant au-dessus de lui en imposent. - C'est le cas de toute évidence, mais ce Noyes s'est montré coopératif. Je ne crois pas qu'il nous ait caché quoi que ce soit. - Vous ne lui en avez guère laissé la possibilité, Geoffrey, répliqua Leslie. - Nous avons donc mis au jour une chaîne de communication particulièrement astucieuse, mais personne ne peut remonter à sa source - pas de noms, pas de descriptions fiables, pas d'indices. Pff ! Tous envolés en fumée. - Certes, intervint Leslie Montrose, Noyes ne nous a sans doute rien caché, mais il y a quelque chose qui me chiffonne. - On peut savoir quoi? demanda Cameron. - Il a répété plusieurs fois que son garage tournait bien, qu'il avait une bonne réputation, qu'il ne courait pas après les clients. - C'est pas l'impression que j'ai eue l'autre fois, rétorqua Roger Brewster. Il ne cessait de se lamenter, de dire qu'il était fauché et qu'avec tout cet argent dehors, il avait un mal fou à payer ses charges et ses employés. Il était à deux doigts de se mettre à genoux lorsque j'ai sorti les deux mille six cents livres. - Cela me paraît plus proche de la vérité, reprit Leslie. S'il était aussi prospère qu'il le prétend, pourquoi son garage n'est-il pas plus grand pour pouvoir accueillir davantage de voitures ? Et je n'ai vu que deux mécaniciens à l'intérieur. C'est loin d'être la General Motors ! - Il a peut-être menti pour nous impressionner? avança Pryce. En réaction au petit manège de Geoffrey avec sa carte du MI5. - Possible, mais il y a quelque chose qui ne colle pas. Il a parlé du cabinet comptable des Brewster en termes presque élogieux. " Ils font leur boulot, je fais le mien, il n'y a pas de quoi fouetter un chat ! " - Pour rester en affaires avec Henshaw, répondit Waters. Je ne vois pas où est le problème. - Parce que ce n'est pas ainsi que se passent les choses, Geoffrey. Depuis la mort de mon mari, j'ai eu à affronter une armée de garagistes. Ces gens-là sont du genre avide et ne vous font pas de cadeau, et je ne vois pas pourquoi ce Noyes serait différent des autres. - Sans vouloir être sexiste, répondit Pryce, ces " gens ", comme vous dites, ont tendance à être plus filous avec les femmes, puisqu'ils partent du principe que vous êtes moins férues que nous en mécanique. - C'est mon avis, du moins en partie. Lorsque Jim est mort, l'un de nos amis, expert-comptable, s'est occupé de toute la trésorerie du ménage jusqu'à ce que je reprenne mes esprits. A cause de mes affectations successives, notre arrangement a duré près d'un an et... - Où voulez-vous en venir, Leslie ? l'interrompit Cameron avec impatience. - J'ai eu plusieurs accidents, dont un de ma faute, par manque d'attention, les deux autres, juste de la tôle cabossée dans un parking. Mon ami, Joe Gambie - quel nom pour un comptable14, je vous le jure ! - m'a expliqué que la partie la plus délicate de son travail avait trait aux réparations automobiles. Non seulement les experts des assurances étaient des gens impossibles, mais les garagistes, qui gonflaient systématiquement leurs factures, passaient leur temps à réclamer leur argent, en jurant comme des charretiers! - C'est un peu maigre, ma chère, pour tenter le moindre parallèle. - Pas un parallèle, Geoffrey, une contradiction, une incohérence manifeste! - Laquelle ? - La relative bonhomie avec laquelle il a parlé du cabinet comptable des Brewster. D'ordinaire, ces gens paient toujours en retard, chipotent sur le moindre sou et tout ce qu'a dit Noyes c'est " ils font leur boulot ". - Je continue à penser que ce brave Alfie tenait simplement à garder Henshaw comme client. - Il est peut-être brave, mais pas stupide, Geof, lança Pryce. Il a accepté un arrangement pour le moins curieux et confidentiel, commandité par un inconnu. Tant qu'il suivait les règles, les grâces de Henshaw lui étaient acquises. Il le savait très bien. - Où voulez-vous en venir ? intervint Angela Brewster. Je suis complètement perdue. - Moi aussi, renchérit le frère. - Vous connaissez bien ces gens de Westminster House ? demanda Leslie. A qui avez-vous affaire d'ordinaire? " Les deux enfants Brewster échangèrent de nouveau un regard. " Nous y sommes allés avec maman, il y a deux ans, répondit la sœur, pour signer des papiers. Nous avons rencontré le président du cabinet, un certain Pettifrogge - un nom comme ça ne s'oublie pas15 ! Les gens étaient très gentils et prévenants, mais ça n'avait rien d'extraordinaire. Tout le monde faisait toujours des courbettes à ma mère. - Henshaw était du voyage? demanda Waters. - Non, répondit le garçon. Ça ne risquait pas. Tu t'en souviens, Angela ? Maman nous avait même dit de ne pas lui dire que nous étions allés là-bas. - C'est juste. Il s'agissait de papiers très confidentiels. - Et c'était quoi? demanda Cameron. Sans vouloir être trop indiscret. - Une histoire de legs concernant certains biens, au cas où... etc., etc., répondit Roger à mi-voix. Je n'y ai pas accordé une grande attention. - Moi si, rétorqua Angela. A la place des etc., etc. il y avait des feuillets d'inventaires - des tableaux, des tapisseries, des meubles - des choses qui devaient rester dans la famille et ne pouvaient être vendues sans l'accord de Rog et moi, et sous la supervision des avocats de maman. " Pryce poussa un petit sifflement. " Une façon comme une autre de mettre Gerald Henshaw hors jeu. - Pas seulement lui, mais tout le monde! protesta la sœur cadette. Il y avait une clause dans le contrat, stipulant qu'au cas où ma mère disparaissait pendant plus de quarante-huit heures et ne pouvait être localisée, la maison devait être mise sous scellés, et rien ne devait en être retiré. - Précaution parentale nouvelle génération. - Il est vrai qu'elle commençait à avoir de sérieux doutes à propos de son Mister Love, reconnut Angela. - On ne vous a indiqué aucune personne en particulier à contacter chez Westminster en cas de besoin? demanda Waters. - Non, mais on en a vu quelques-uns depuis la mort de maman, répondit Roger. Le vieux Pettifrogge est venu une fois, pour présenter ses condoléances; il est si vieux qu'il tient à peine debout. L'homme envoyé par le cabinet, celui qui est venu vérifier l'inventaire, était un certain Chadwick. Il s'est présenté comme un directeur adjoint, chargé de gérer les affaires de ma mère et de son association. - J'ai bien l'impression que notre prochaine étape, c'est ce cabinet Westminster House, je me trompe? " lança l'agent du MI5. La Westminster House était conforme à son nom. Une vieille bâtisse de pierre brune du XVIIIe siècle; cinq étages d'une façade ravalée avec soin dominant Carlisle Place. Une jolie plaque de cuivre à droite des portes d'entrée déclinait la vocation de l'établissement. WESTMINSTER HOUSE MAISON FONDÉE EN 1902 SERVICE FINANCIER ET JURIDIQUE Il émanait de l'immeuble une impression de force tranquille; des générations, voire des dynasties, de clients, parmi les grands de ce monde, s'étaient succédé à l'intérieur de ces murs vénérables. La Westminster House avait exercé près d'un siècle d'influence dans les cercles financiers de Londres, grâce à son expérience et à son intégrité légendaire. Une aura de respectabilité absolue protégeait la place comme des remparts. Tandis que la voiture du MI5 approchait de Carlisle Place, avec à son bord Waters, Pryce et Leslie Montrose, les remparts commençaient à se fissurer, une brèche si large que la Westminster House était déjà sujette à toutes les spéculations. Geoffrey Waters laissa Victoria Street sur sa gauche pour s'engager sur Carlisle Place. Le petit groupe fut étonné du spectacle qui les attendait. Devant la Westminster House, se trouvaient deux voitures de police ainsi qu'une ambulance, leurs gyrophares tournoyant. Les deux agents de renseignements et l'officier de l'armée américaine sautèrent de voiture et accoururent sur le perron. L'officier du MI5, brandissant sa plaque, se fraya un passage dans la foule de badauds comme un bulldozer, Leslie et Cameron dans son sillage. " MI5, laissez passer ! hurlait Waters. Service de la Couronne! " A l'intérieur, l'ambiance était survoltée, tout le monde était en état de choc. Cadres, secrétaires, archivistes et équipe d'entretien s'agitaient comme un essaim affolé. Après avoir joué des coudes, Geoffrey Waters arriva à la hauteur d'un homme en costume sombre, qui semblait le plus haut en grade. " Mon nom est Waters, agent du MI5, service de Sa Majesté! Que s'est-il passé? - Quoi?... Oh, c'est incroyable... - Que s'est-il passé? hurla Cameron. - C'est terrible... une tragédie... - Quelle tragédie? s'impatienta à son tour Leslie. - Brian Chadwick, notre vice-président, l'homme qui était destiné à diriger la maison, vient de se suicider ! - Avis à tous les policiers! s'écria Geoffrey Waters. Mettez les scellés sur le bureau du mort. Vite! " XVI Bahreïn, deux heures de l'après-midi. Dans la villa d'albâtre sur les rives du golfe Persique, un jeune garçon de quinze ans était assis derrière un bureau dans une pièce aux murs blancs, les fenêtres défendues par des barreaux. C'était une cellule sans en être une, car on y trouvait des toilettes privées, un lit confortable, une télévision, des livres à discrétion et de quoi écrire. Le " détenu " s'appelait James Montrose Junior, mais tout le monde l'appelait Jamie. Il était libre d'organiser son temps comme il l'entendait, à l'intérieur de certaines limites. Il pouvait se promener dans le parc de la propriété aussi longtemps qu'il le voulait, tant qu'il était accompagné d'un garde; il pouvait utiliser à loisir la piscine ainsi que le mur de tennis - les deux courts lui étant inutiles puisqu'il n'y avait pas d'autre " invité " pour jouer avec lui. Il pouvait également commander ses plats préférés. C'était une captivité quelque peu débridée, mais néanmoins effective. Il ne pouvait se rendre à Manama, la capitale, ou dans quelque endroit de l'archipel. Il était astreint à séjourner dans la propriété, sans communication possible avec le monde extérieur. Jamie Montrose était un adolescent avenant, plutôt grand pour son âge, un mélange réussi des deux parents. Il avait cette détermination silencieuse qu'ont la plupart des enfants de militaires. Un comportement dû aux déménagements successifs de base en base (au pays ou en terre étrangère), à la nécessité de s'adapter sans cesse. Le fils de Leslie Montrose, toutefois, avait développé un trait de caractère relativement rare chez les autres enfants de militaires. Alors que les statistiques montraient que les rejetons de militaires, souffrant du mode de vie de leurs parents, focalisaient leur rancœur contre la figure paternelle - celle en uniforme au foyer - James Montrose Jr., quant à lui, vouait un véritable culte à son père, ou plus précisément, à la mémoire de son père. Il ne s'agissait pas pour lui de montrer une fierté agressive pour tout ce qui était militaire, ni de vanter tous les bons côtés de la vie d'un officier de carrière, qui étaient pourtant nombreux. C'était une décision individuelle, mûrement réfléchie après avoir pesé le pour et le contre. S'il avait fallu résumer Jamie Montrose à un seul cliché, on aurait pu dire qu'il était un observateur silencieux qui étudiait le terrain avant de s'engager. Les dernières années, avec leur litanie d'affectations nouvelles, lui avaient appris à parler peu, et avec prudence, mais à ne jamais se montrer indécis. Sous son calme apparent, voire sa nonchalance, couvait une détermination d'airain et une force de caractère peu commune. " James ? " La voix résonna derrière la porte fermée. " Je peux entrer ? - Entre, Amet, répondit le jeune garçon. Je suis là. Je n'ai pas encore réussi à écarter les barreaux pour passer au travers. " La porte s'ouvrit et un homme longiligne, dans un costume à l'occidentale, mais coiffé d'un turban arabe, pénétra dans la pièce. " Tu ne cesseras jamais de me faire rire, James, lança le nouveau venu, avec cet accent haché qu'ont les gens du Moyen-Orient qui ont appris l'anglais dans les écoles britanniques. Tu es un hôte vraiment agréable lorsque tu n'es pas... morose, c'est bien comme ça que l'on dit? - ... " en colère ", tu seras plus proche de la vérité. Tu ne m'as toujours pas laissé téléphoner à ma mère. Je ne sais pas ce qu'elle sait ou ne sait pas, ce qu'on lui a dit ou pas. Je ne suis pas morose, Amet, je suis furieux ! - Tu n'es pourtant pas maltraité. - Je ne sais pas ce qu'il te faut! rétorqua Jamie, en se levant d'un bond. Je suis enfermé ici, dans cette caverne d'Ali Baba dorée; je suis bel et bien en cellule, même si celle-ci n'a pas de murs! Quand vas-tu te décider à me dire ce qui se passe? - Mais tu le sais, James; ta mère assiste ses supérieurs dans une mission top-secret et très dangereuse. C'est pour ton bien que tu te retrouves assigné ici à résidence et coupé du monde extérieur; personne ne doit savoir où tu es. Crois-moi, ta mère nous est plus que reconnaissante. Tu ferais une cible trop tentante pour faire pression sur elle. - Je veux l'entendre me dire ça elle-même! Un coup de fil, une lettre... Nom de Dieu, tout ce que tu voudras! - Nous ne pouvons prendre aucun risque. Elle en a parfaitement conscience. - Tu sais quoi, Amet, lança le garçon en contournant le bureau pour aller se camper devant le Bahreïnien? Tu me racontes tes salades et tu t'attends à ce que je les gobe. Quelle drôle d'idée! Lorsque le directeur m'a appelé dans son bureau pour me dire qu'on allait me conduire à Kennedy Airport pour rencontrer des représentants du gouvernement - tout ça sous convoi prioritaire - je me suis dit que cela avait un rapport avec ma mère. A part vérifier les papiers des types de Washington, qui semblaient authentiques, je n'ai posé aucune question. - Pourquoi aurais-tu fait une chose pareille ? Tu es un gosse de militaire - tu connais la maison, c'est bien comme ça qu'on dit, n'est-ce pas ? Tu sais qu'il existe des chaînes de commandes très strictes lorsque des questions de sécurité sont en jeu. - Je suis prêt à l'accepter lorsque je comprends ce qui se passe. Mais là, ça ne tient pas debout! Je connais ma mère et je sais qu'elle n'agirait pas de la sorte. Elle m'aurait appelé au moins, m'aurait dit quelque chose. - Elle n'a pas eu le temps, James. Elle s'est retrouvée embarquée dans cette mission à la dernière minute; ses valises à peine bouclées, elle s'est retrouvée en isolement maximum. Tu sais ce que cela veut dire, n'est-ce pas ? - Bien sûr. C'est comme moi. Pas de communication avec l'extérieur. Maintenant explique-moi pourquoi, lorsque j'ai voulu joindre le colonel Bracket depuis l'aéroport, je suis tombé sur un disque me disant que le nouveau numéro n'était plus attribué? Lorsque j'ai appelé une standardiste, elle m'a dit que ce numéro était sur liste rouge et qu'elle ne pouvait rien pour moi. Alors, pour la dernière fois, que se passe-t-il ? - Remplace le mot " Dieu " par " Gouvernement " dans ta Bible et tu auras la réponse. Les voies de l'Etat sont impénétrables. - Peut-être, mais pas totalement absurdes! - Je ne peux rien te dire de plus. - Tu as intérêt à me trouver quelqu'un qui puisse... rétorqua James Montrose, en défiant du regard l'Arabe, qui était un haut cadre des Matarèse. - Ou bien, jeune homme? " Le garçon ne répondit rien. Le corps de Brian Chadwick fut emporté à la morgue. Une autopsie complète devait être pratiquée, bien que le trou dans la tempe droite et le pistolet automatique dans sa main semblassent confirmer la thèse du suicide. Restait à savoir pourquoi il s'était donné la mort. Pourquoi un homme de quarante-cinq ans, apprécié de tous ses collègues, sur le point de se retrouver au plus haut échelon de sa profession, avait-il mis fin à ses jours? Le médecin légiste avait la réponse. If s'agissait d'un meurtre. " On ne trouve aucune trace de chlorate de potassium sur la peau de sa main droite, aucune brûlure de poudre comme ils disent à la télé, le plus souvent à tort et à travers, expliqua-t-il. En outre, on trouve une grosse contusion à l'arrière du crâne, une ecchymose sans doute infligée par le tueur. Il était inconscient lorsqu'on lui a tiré une balle dans la tête et glissé l'arme dans la main. - C'est plutôt grossier de la part d'un tueur professionnel, non ? fit remarquer Pryce, assis dans la salle de réunion du MI5 où le médecin légiste était venu faire son rapport. - J'ai peut-être une explication, elle vaut ce qu'elle vaut, répondit le légiste. A mon avis, le tueur était très pressé et il n'a pas eu le temps de faire dans la finesse. Mais ce n'est qu'une supposition. - Vous pensez qu'on l'a contacté et qu'on lui a donné l'ordre d'agir sur-le-champ? demanda Leslie. - Pour un peu, il aurait voulu que le travail soit fait pour hier! ajouta le médecin. - En d'autres termes, annonça Cameron, le tueur savait qu'on était en route pour venir rendre visite à Chadwick? Mais les seules personnes à qui nous l'avons dit, ce sont les enfants Brewster. " Pryce secoua la tête. " Ça ne tient pas debout ! - Je n'ai pas d'explication. - J'ai peut-être une idée, intervint Waters. Un point que nous avons omis de considérer, à tort. - Et c'est quoi, Geof ? - A force de baigner dans la sophistication et la haute technologie, nous avons oublié qu'il existait une façon plus que rudimentaire d'espionner une maison. " Angela Brewster regarda par la petite meurtrière vitrée et ouvrit la porte pour faire entrer Geoffrey, Leslie et Cameron. " Où est ton frère, ma chère enfant? demanda Waters. - Parti avec Coleman, rendre visite à la société qui a posé l'alarme... - Que s'est-il passé ? demanda aussitôt Leslie. - Rien. C'était une idée de Coleman. Il a dit que nous devrions changer de système, du moins pour certaines parties de la maison. - Qui est Coleman? s'enquit Cameron. - Oh! C'est vrai que je ne vous ai pas parlé de lui... répondit Waters. - Coley est un peu l'homme à tout faire, ici, expliqua Angela. Cela fait des années qu'il est chez nous. Je l'ai toujours vu ici. C'était un ami de mon père, un sergent-major sous le commandement de papa pendant les escarmouches au Moyen-Orient dans les années cinquante. Lui et papa ont tous deux eu la croix militaire. - Qu'est-ce qu'il fait ici ? insista Leslie Montrose. - Un peu tout, comme je vous l'ai dit. S'il faut nous emmener quelque part, il joue les chauffeurs; si maman avait besoin de quelque chose dans les magasins, il allait le lui chercher. Il surveille aussi les femmes de ménage qui viennent deux fois par semaine, ainsi que les livreurs, les réparateurs et autres hommes d'entretien. Combien de fois je l'ai entendu enguirlander des plombiers ou des électriciens qu'il traitait d'incapables. - Un vrai sergent-major de l'armée anglaise! railla Pryce. - C'est une race d'homme à part! répondit Waters. Je crois qu'on leur doit pratiquement toutes nos victoires depuis le XVIIIe siècle; la seule exception étant les guerres coloniales, où leur absence s'est fait cruellement sentir... Coleman est un brave type qui refuse d'admettre qu'il vieillit; mais il est encore costaud pour son âge. - Il dort ici, Angela ? demanda Pryce. - Seulement lorsqu'il n'y a personne à la maison. Lorsque nous ne sommes pas là, il occupe l'une des chambres d'amis. Sinon, il habite dans un appartement tout près d'ici, avec une ligne directe avec la maison. Nous avons des postes spéciaux dans chacune des pièces; si nous avons besoin de lui, nous l'appelons et il arrive en quelques instants. - Un type indépendant, à ce que je vois? - C'est vrai et papa nous a toujours demandé de respecter ça. - Il avait raison, reconnut Cameron. Chacun a droit à sa vie privée... Après la mort de votre père, comment s'est-il entendu avec Henshaw ? - Je crois qu'il le détestait, mais par loyauté envers p'pa et m'man, il ne le montrait pas trop. Il restait le plus souvent dans son coin lorsque Gerry était dans les parages... Coley n'était pas d'un grand secours pour Mr. Love, c'est le moins que l'on puisse dire! Un dimanche matin, il y a environ six mois, je passais le week-end à la maison. Roger était à l'école et maman à l'église lorsque... " La jeune fille se tut, comme si elle était gênée de poursuivre. " Lorsque quoi? insista Leslie avec douceur. - Lorsque Gerry a descendu l'escalier en sous-vêtements. Il était passablement saoul et il n'y avait plus de whisky dans le bar de la bibliothèque à l'étage. Il oscillait en haut des marches et je crois que j'ai un peu paniqué... Il semblait si furieux, au bord de l'explosion... à moitié nu. J'ai sonné plusieurs fois Coley - un code entre nous pour lui dire de venir tout de suite. - Et ce fut le cas? demanda Geoffrey Waters. - Il est arrivé en moins de deux minutes. Pendant ce temps, Gerry était en pleine crise; il me houspillait, me traitait de tous les noms parce que je n'arrivais pas à mettre la main sur ce whisky de malheur. Bien sûr Mr. Love a eu un choc en voyant débarquer Coley ; il a essayé de se reprendre, et a fait mine de me parler gentiment. Mais ce bon vieux Coley ne s'est pas trompé. Il s'est mis entre nous deux et je n'oublierai jamais ses paroles... " Angela marqua une courte pause et se mit à imiter, comme le font beaucoup de jeunes filles à cet âge, la voix du personnage dont elle racontait l'histoire - dans le cas présent, il s'agissait d'un roulement de basse rocailleux, avec un fort accent du Yorkshire. " " Vous n'êtes pas en tenue pour vous exhiber ainsi dans le salon, et je vous conseille instamment de faire demi-tour. Un pas de plus et je vous règle votre compte à mains nues, et vous m'offririez là la plus grande joie de ma retraite. " Etonnant, non? Henshaw a filé droit dans sa chambre, en montant l'escalier quatre à quatre comme s'il avait vu un fantôme. - Vous avez parlé à votre mère de cet incident ? s'enquit l'officier du MI5. - Nous avons décidé avec Coleman de n'en pas souffler mot. Mais Coley m'a fait promettre que si je revoyais Gerry dans cet état-là, je devais l'appeler sur-le-champ. - Et s'il n'était pas chez lui? demanda Leslie. - Il avait un système qui lui transmettait les appels jusqu'à un rayon de cinquante kilomètres. S'il devait s'éloigner davantage, il avait d'autres dispositions. - Quel genre de disposition? - Deux autres types ici à Londres étaient dans le golfe d'Oman avec papa. Ils étaient tous deux à la retraite, mais Coley disaient qu'ils étaient tout à fait compétents. L'un était brigadier, l'autre travaillait à Scotland Yard. - De belles références. - Je ne vous le fais pas dire. - Que veut donc faire modifier Coleman dans le système d'alarme ? reprit Pryce. - Un truc concernant des caméras vidéo dont il pourrait avoir les images dans son appartement. Il voulait étudier les plans avec Rog et voir ce qu'il était possible de faire. - A-t-il dit pourquoi il voulait cette modification? s'enquit Waters. - Tout ça c'est un peu de l'hébreu pour moi. Rog paraissait comprendre, mais il peut avoir fait semblant - il fait ça parfois. " La sonnette retentit à la porte d'entrée. " Ce doit être l'équipe que j'attends, annonça Waters rapidement. Je les ai appelés depuis la voiture et leur ai demandé de venir au plus vite. - Quelle équipe? demanda Angela, surprise et inquiète. Pourquoi devaient-ils faire vite ? - Nous ne voulons en rien vous inquiéter, Angela, répondit Leslie, en jetant un regard entendu aux deux hommes. Ce n'est qu'une supposition, mais il est possible qu'un micro ait été placé dans cette maison. - Seigneur! - Je vais aller leur ouvrir. - Coupez l'alarme, lança la jeune fille tandis que Waters se dirigeait vers la porte. Le petit boîtier à droite. Composez le Deux, Un, Trois et attendez quelques secondes avant d'ouvrir. - Entendu. " L'Anglais suivit les consignes et fit entrer trois hommes; deux d'entre eux étaient équipés de matériel électronique comme des réparateurs TV et le troisième tenait à la main un grand sac noir. " Nous allons commencer par le garage, annonça Waters, en conduisant l'équipe vers une porte à l'autre bout du grand hall d'entrée. C'est là où nous avons eu une certaine discussion; il y a une entrée par l'arrière... Vous venez avec nous? - Nous vous suivons comme des ombres, Geof ! répliqua Cameron, en entraînant Leslie et Angela. - Comment est-ce possible? articula Angela. Comment quelqu'un a-t-il pu entrer et installer un de ces machins? - S'il y en a un, c'est qu'il a des petits frères un peu partout dans la maison, précisa Pryce. - Quelle horreur ! C'est pire encore que de lire le journal intime de quelqu'un! Je garde le mien enfermé. Pour mes dix ans, papa m'a offert un petit coffre et je peux changer la combinaison quand je le veux. - Lorsque j'avais votre âge, moi aussi je tenais un journal, annonça Leslie. Mon frère passait son temps à essayer de me le chiper. - Vous avez un grand frère? - Non, un plus jeune. Les petits frères, c'est ce qu'il y a de pire! Non seulement il faut s'occuper d'eux, mais ils ne pensent qu'à vous faire des entourloupes dès que vous avez le dos tourné! " Leurs rires retentirent dans l'escalier menant au garage. " J'ignorais que vous aviez un frère, murmura Cameron sur les marches. - Je croyais que vous aviez lu mon dossier ? - J'ai regardé vos références, pas votre vie privée. - Louable attention. - Votre frère sait ce qui se passe? - Emory est un amour, un garçon adorable, mais ce n'est pas le genre de personne à appeler lorsqu'il y a un problème. - Ah bon? - Mon frère a une barbichette et croule sous le poids des distinctions universitaires. Il fut le plus jeune professeur à avoir une chaire à Berkeley, et il ne part jamais en camping sans ses cassettes de Mozart, Brahms et ses polyphonies anglaises. Vous voyez le tableau? - Un peu. Des enfants? - Ils ne se sont pas encore décidés. Prendre des décisions leur pose des problèmes cornéliens, qu'ils évacuent le plus souvent par de savants ajournements. - Maintenant, l'image est précise. " Les trois experts du MI5 se mirent au travail. Deux d'entre eux longeaient lentement les murs, sous les instructions du troisième, manipulant une sorte de sonde munie de deux antennes divergentes. Le chef d'équipe observait sur des cadrans les mesures effectuées par les détecteurs, prenant des notes dans un carnet. " Il y a beaucoup de pièces métalliques qui font parasites, Sir Waters ", annonça le responsable tandis que des crachouillis se faisaient entendre. Finalement, après huit minutes de recherches, il y eut une série de bips émanant de l'appareil qui explorait le mur du fond, à côté de l'établi. Il y avait là un présentoir en acier où était accrochée une panoplie d'outils. - Démontez-moi ça, les gars! " ordonna Waters. Les trois hommes retirèrent les outils, les posèrent sur l'établi, puis entreprirent de décrocher le panneau fixé au mur par des boulons. Une fois les fixations retirées, ils adossèrent le panneau contre la Jaguar rouge et examinèrent avec minutie la portion de mur ainsi découverte. Ils s'y reprirent à trois fois, en vain. " Il n'y a rien, Sir Waters. - C'est pourtant là, répliqua l'officier du MI5. Vos appareils ne se trompent jamais, n'est-ce pas? - Certes. - Les outils! lança Pryce. Vérifiez les outils, passez chacun d'eux au crible. " Au bout de quelques instants, le micro fut découvert. Il était enchâssé dans la poignée d'un gros maillet en caoutchouc, un outil rarement utilisé, pour ne pas dire jamais, puisque les redressements de tôle étaient d'ordinaire l'affaire d'un garagiste. " Ian, annonça Waters, s'adressant au chef d'équipe, tu as apporté ta machine infernale? - Bien sûr, Sir Waters. " L'homme s'agenouilla, ouvrit son grand sac noir et en sortit un appareil électronique de la taille d'un dictionnaire. Il le déposa par terre, fouilla de nouveau dans son sac et en sortit une sorte de grille en métal, décorée de minuscules voyants au milieu de chaque maille. Un fil hélicoïdal en saillait par la partie supérieure, terminé par une petite prise. " Qu'est-ce que c'est que ça? articula Leslie Montrose. - Une sorte de détecteur spatial, miss, répondit l'homme. Il n'est pas aussi précis que nous le souhaiterions, mais il nous rend déjà de grands services. Cette grille représente environ mille deux cents mètres carrés, en gros les trois pâtés de maisons alentour. Je la branche sur le détecteur, je glisse le mouchard dans ce logement, et les diodes indiquent où sont placés les récepteurs dans ce secteur. Pas avec une précision parfaite, mais avec une approximation tout à fait acceptable. - Impressionnant, lâcha Leslie. - Je suis surpris que vous n'ayez jamais vu ce genre d'appareil, lança Ian. Nous échangeons pourtant nos nouvelles technologies avec vos services de renseignements. - Il y a trop de monde sur le navire, répondit Cameron. L'info se perd en route. - Allez-y, mettez votre machine en route " , lança Waters. Le chef d'équipe installa la machine sur l'établi, inséra le petit micro espion dans le logement et alluma l'appareil. Les diodes clignotèrent une à une dans le sens des aiguilles d'une montre, firent deux fois le tour de la grille et finirent par illuminer une portion du réseau, dans le coin supérieur gauche. " Cela nous indique quoi? demanda Leslie, sous le regard curieux d'Angela. Comment interprétez-vous ça? - Le réseau est orienté suivant les quatre points cardinaux, répondit Ian, le chef d'équipe. Il y a en fait une boussole encastrée en bas, précisa-t-il en montrant une aiguille oscillant sur son support, orientée à six heures dans un cadran en verre. Essayons maintenant de nous repérer, comme si nous avions affaire à une carte du quartier. - Vous voulez dire, les rues et les pâtés de maisons autour de Belgrave Square? articula Angela Brewster. - Exactement, mademoiselle ", poursuivit Ian. Il montra plusieurs carrés autour de celui qui était éclairé. " Voyons, nous devons avoir ici Grosvenor Crescent, là Chesham Place, et ce secteur éclairé, où se trouve sans doute le récepteur, ce doit être Lowndes Street. - Lowndes ? s'exclama Angela. C'est là où habite Coley ! " souffla-t-elle. Il faisait nuit noire à Bahreïn, le dernier appel à la prière avait retenti sur les minarets; pour le travailleur, l'heure du repos avait sonné, pour les nantis, celle des plaisirs nocturnes. Jamie Montrose sortit lentement du lit et enfila ses habits. Une fois habillé, il alluma sa lampe de bureau, se dirigea vers la porte blanche verrouillée, prit une profonde inspiration et se mit à marteler le panneau d'acier à coups de poing. " A l'aide ! hurla-t-il. Quelqu'un ! A l'aide! - Que se passe-t-il, James? retentit une voix de l'autre côté de la porte. - Qui est-ce? - C'est Kalil. Que se passe-t-il ? - Je ne sais pas ce que j'ai, mais j'ai l'estomac en feu! Je crois qu'il vaudrait mieux appeler un docteur. Cela fait une heure que je suis plié en deux dans mon lit, mais la douleur refuse de partir! " James Montrose Jr. saisit un haltère qu'on lui avait donné pour ses exercices du matin, et se plaqua contre le mur, à côté de la porte. " Dépêche-toi, nom de Dieu! J'ai mal à en crever! " La porte s'ouvrit à la volée et l'Arabe fit irruption dans la chambre. Ne voyant personne, il marqua un moment d'hésitation. Alors qu'il se retournait, le garçon abattit l'haltère sur son crâne. Le garde tomba au sol, inconscient. " Désolé, Kalil, murmura James, d'une voix haletante. Grâce à papa, je sais tout de l'art de la diversion. " Le garçon fouilla le corps inanimé, découvrit un Colt 45, quelques papiers écrits en arabe, et un portefeuille contenant une jolie liasse de billets. Amet, le chef de la villa-prison, lui avait dit : Inutile d'espérer corrompre les gardes avec de belles promesses, James. Ils sont très bien payés, pour ne pas dire riches, avec ce que nous leur donnons. James Montrose glissa l'argent dans sa poche. Il tira ensuite le garde inconscient au pied du lit et déchira les draps pour confectionner des liens. Il noua un bâillon sur la bouche du garde, puis lui ficela les pieds et les mains, serrant les bandelettes de coton du mieux qu'il put. Il éteignit alors la lampe du bureau. Il sortit avec précaution dans le couloir, referma la porte derrière lui, tourna la grosse clé de cuivre dans la serrure, puis se dirigea à pas de loup vers l'arche qui donnait sur le parc. Après des nuits de veille passées derrière les barreaux de sa fenêtre, Jamie connaissait par cœur le trajet des deux sentinelles armées de mitraillette à l'épaule, et de pistolet à la ceinture. Les gardes étaient vêtus d'une tunique blanche et d'un turban, et longeaient les murs d'enceinte de la propriété, chacun dans un sens, pour se rencontrer deux fois au cours de leur ronde - une fois à l'ouest, une fois à l'est. L'arche blanche débouchait sur la partie orientale du parc; il distinguait au loin le mur, éclairé faiblement par la lumière filtrant des fenêtres de la villa. Jamie s'accroupit dans la pénombre au pied des arcades, et attendit que les deux gardes se rencontrent devant le mur blanc, à équidistance des portes nord et sud, aussi infranchissables que des ponts-levis de château fort. Les sentinelles au lieu de repartir en sens inverse, s'arrêtèrent et se mirent à bavarder en fumant une cigarette. Une boule d'angoisse se forma dans le ventre du garçon. Le coup qu'il avait donné à Kalil était suffisant pour lui faire perdre conscience, mais pas pour le tuer; il était inutile d'en arriver à cette extrémité. Kalil pouvait se réveiller d'un instant à l'autre, et il avait, à sa disposition, une dizaine de façons d'attirer l'attention des gardes - renverser les chaises; faire tomber les assiettes de la table, le poste TV... tant de possibilités... Le jeune Montrose resta immobile, à observer les deux Arabes, leur ordonnant en pensée de reprendre leur patrouille. Mais ils ne bougeaient pas, au contraire, ils devisaient gaiement et plaisantaient. La sueur commença à ruisseler sur le front du garçon. Les lois dans les Emirats arabes n'étaient pas plus sévères qu'ailleurs - comme partout dans le monde, la question était de savoir quelle personne s'estimait lésée; de son statut dépendait le châtiment... Mais à quoi bon s'inquiéter? Sa " séquestration" était une opération réalisée d'un commun accord entre Bahreïn et les Etats-Unis! A moins que... Et c'était bien là le problème. Jamie n'arrivait pas à croire en la version officielle. C'était trop bizarre, trop tiré par les cheveux! Jamais sa mère ne l'aurait laissé sans nouvelles; elle se serait débrouillée pour le contacter d'une façon ou d'une autre, et lui aurait expliqué, même à demi-mot, ce qui se passait. Toute cette histoire ne tenait pas debout. Il y eut soudain un grand bruit montant de sa cellule, suivi de cris étouffés. Kalil ! Il s'était réveillé ! Il y eut ensuite des tintements de vaisselle s'écrasant au sol; puis des tables et des chaises qu'on renverse. Les deux sentinelles accoururent vers la fenêtre. Jamie retint son souffle, terrifié à l'idée d'être repéré. Mais les gardes ne le virent pas, faute de lampes! Les sentinelles appelèrent en arabe, chacune pointant le doigt dans des directions opposées. L'une se dirigeant vers le nord, l'autre vers l'arche où était tapi Jamie. L'homme ne le vit pas et passa à côté de lui en courant, cherchant à rejoindre au plus vite la porte de sa cellule. Soudain des projecteurs s'allumèrent tout autour de la villa. Aucun faisceau ne balayait encore le mur à l'est. C'était maintenant ou jamais! Le garçon s'élança dans le parc et se précipita vers le mur de deux mètres cinquante de hauteur. Prenant son élan, il fit un bond, s'accrochant à la moindre aspérité des pierres, s'écorchant les doigts. La peur lui donnant des ailes, il atteignit le faite du mur, c'est alors qu'il prit conscience du sang ruisselant sur ses mains. Le sommet du mur était hérissé de tessons de bouteille et de fil de fer barbelé, les pointes tranchantes comme des lames de rasoir. Jamie hésita une seconde, une milliseconde - évaluant la situation. Qu'aurait fait son père à sa place? Les projecteurs le prirent soudain dans leurs faisceaux. Ses pensées s'arrêtèrent net, ce fut l'instinct de survie qui prit les commandes; il sauta par-dessus le mur comme s'il s'agissait d'un cheval d'arçon, repliant son corps au-dessus des pointes pour retomber brutalement au sol sur le dos. Des éclairs de douleur traversèrent son bras droit, mais il survivrait - à condition d'échapper aux occupants de cette prison apparemment dorée. Il courut vers la route, dans l'espoir d'arrêter une voiture ou un camion. Après quelques tentatives infructueuses, il arrêta un taxi. Le chauffeur lui parla en arabe. " Je ne vous comprends pas! lança le garçon, hors d'haleine. Je suis américain. - Américain? s'écria le chauffeur. Toi américain? - Oui! lança Jamie, en hochant la tête, heureux de voir que l'homme connaissait quelques rudiments d'anglais. Y a-t-il une ambassade américaine? Un consulat? - Ambassade! Oui ambassade! répondit le chauffeur, avec un grand sourire, en hochant la tête avec enthousiasme. Shalkh Isa... Manama! - L'ambassade? Manama? - Oui, oui! Manama! - Emmenez-moi là-bas! Vite ! " Le garçon sortit une poignée de billets et sauta sur la banquette arrière. - Go America ! " lança le chauffeur arabe goguenard en enfonçant l'accélérateur. Un quart d'heure plus tard, après avoir franchi trois ponts, ils arrivèrent à Manama, la capitale. Jamie Montrose, ses mains en sang repliées sous sa chemise, regardait par la fenêtre; tout lui paraissait étrange, les images, les sons, les odeurs. Des quartiers entiers de la ville étaient plongés dans l'obscurité, seuls quelques passants attardés hantaient les rues désertes. En d'autres endroits, c'était un déferlement de lumière et d'échoppes, une cacophonie de musiques arabes diffusées par haut-parleurs. Il y avait foule, des gens partout, allant et venant tranquillement. Un détail inattendu surprit le jeune James Montrose : le nombre de marins américains dans les rues. " Ambassade! Ambassade! " s'exclama le chauffeur, en montrant devant lui une bâtisse rose et blanc dans la rue Shalkh Isa. Jamie observa la façade du bâtiment à mesure qu'ils approchaient - quelque chose clochait! Il y avait quatre hommes en djellaba, deux de part et d'autre de la porte d'entrée ouvragée. Au premier regard, ils semblaient être des gardes, mais les ambassades américaines, sans exception, étaient toutes protégées par des Marines américains. Les quelques ambassades qui nécessitaient des sentinelles armées à l'extérieur durant la nuit n'embauchaient jamais des autochtones pour assurer ce travail. C'était carrément suicidaire. Jamie Montrose avait visité suffisamment de pays pour être sûr qu'aucune ambassade n'aurait couru ce risque. Il n'y avait donc qu'une seule explication : les quatre Arabes venaient de sa prison dorée sur les rives du golfe Persique! " Ne vous arrêtez pas! Roulez! Roulez! lança Jamie, en attrapant l'épaule du chauffeur avec toute sa poigne de jeune lutteur, et indiquant la route devant lui. Emmenez-moi vers les lumières, là où il y a des gens, des boutiques! - Oui, boutiques! Boutiques! Toi shopping! " Ses mains enrobées d'une bande de gaze (achetée avec quelque embarras dans une pharmacie), Jamie Montrose errait parmi la foule venant faire ses emplettes dans le quartier d'Az Zahran de Manama. Il repéra un officier de marine, un lieutenant de vaisseau ainsi que l'indiquait son insigne sur son col ouvert et ses épaulettes argentées. Quelque chose chez cet officier noir lui rappelait son père. L'homme était grand, avec un visage angulaire, des traits volontaires d'où perlait néanmoins une bonhomie sympathique; il surveillait, avec une pointe d'amusement, le retour des marins qui revenaient à bord avec de l'alcool de contrebande déniché dans quelque échoppe de la ville. Il leur retournait leur salut d'un air moqueur, échangeait quelques mots avec certains, et les pressait de remonter à bord avant de se faire repérer par une patrouille. Tous s'exécutaient dans la seconde. Le garçon s'approcha de l'officier. " Lieutenant, commença-t-il en élevant la voix pour se faire entendre dans le brouhaha environnant. Je peux vous dire un mot? - Tu es américain, remarqua aussitôt l'officier. Qu'est-ce qui t'est arrivé, gamin ? demanda-t-il en désignant ses mains. - Cela fait partie des choses dont je veux vous parler. Je crois que je suis dans de sales draps. " XVII Cameron Pryce déambulait dans le salle de réception des Brewster, décorée avec goût, tandis que Leslie était assise avec Angela sur le sofa de brocart. " Nous voilà revenus à la case départ! pesta l'agent de la CIA. On tourne en rond, sans s'attaquer à la bête même, il nous faut trouver des raccourcis, comme dirait Scofield ! - Comment ça, Cam? " demanda Leslie. Pryce voulut répondre mais Geoffrey Waters fit irruption à l'étage et descendit l'escalier en maugréant. " Nom de Dieu, ce n'est pas possible ! - Vous n'êtes pas le seul à être furieux! fit remarquer Cameron. Qu'est-ce qui se passe de votre côté? - Toute cette baraque est sur écoute! Il y a plus de micros ici qu'à la BBC ! - Vous avez des chiffres? demanda Pryce. - Vous en voulez ? Un mouchard dans le garage, trois dans ce salon, deux dans la salle à manger, un dans chaque chambre, et deux autres encore, j'allais oublier, dans la bibliothèque à l'étage! - C'est horrible! s'écria Angela. - Ça a dû prendre un sacré bout de temps pour installer tout ça ! déclara Leslie. - Et il a fallu agir avec discrétion, ajouta Cameron. Une ou plusieurs personnes seules ici, pendant de longues heures, sans crainte d'être dérangées. " L'agent de la CIA se tourna vers Angela. " Depuis la mort de votre mère, vous et votre frère avez repris les cours dans vos écoles respectives, j'imagine ? - Nous sommes restés à Londres une quinzaine de jours après les funérailles - à recevoir avocats, directeurs et proches, ce genre de choses. Et bien sûr, nous sommes revenus les deux derniers week-ends. Rog passe me prendre en voiture avant de rentrer ici, comme hier. - Ce que veut savoir l'agent spécial Pryce, expliqua Waters, c'est que lorsque vous n'êtes pas là, c'est le sergent-major Coleman qui est dans les murs, n'est-ce pas? - Oui, répondit Angela dans un souffle, en baissant les yeux. - Nous savons donc qui est susceptible d'avoir installé ces micros. Ce cher Coleman vient de gagner son billet pour Old Bailey et je vais me faire un plaisir d'appeler Scotland Yard sur-le-champ! lança l'officier du MI5 en se dirigeant vers un téléphone. - Non, Geof !intervint Cameron, en élevant la voix. Ce serait la dernière chose à faire - ou du moins, avec un peu de chance, l'avant-dernière... - La seule personne ayant pu planter ces mouchards c'est Coleman, et je vous rappelle que c'est un crime au Royaume-Uni. - Placez-le si vous voulez sous surveillance - la plus rapprochée qui soit, mais ne l'arrêtez pas! - J'ai du mal à vous suivre... - C'est justement ce que je disais tout à l'heure, répliqua Pryce. Nous nous laissons trop porter par les événements, et nous oublions de concentrer nos efforts sur la question fondamentale, la raison qui nous a fait venir ici, Leslie et moi. Pourquoi la mère d'Angela a-t-elle été tuée ? Quel est le rapport avec les Matarèse ? - Les quoi? demanda Angela - Je vous expliquerai plus tard, répondit Leslie. - Je ne suis pas d'accord avec vous, insista Waters. C'est en explorant chaque piste que nous pourrons trouver quelque chose. Ayez un peu de patience, jeune homme. De toute façon, nous n'avons pas le choix. - Nous passons à côté de quelque chose d'important, poursuivit Cameron, en secouant lentement la tête. Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais que nous passons à côté... Peut-être devrions-nous nous en tenir à ce que Scofield avait dit sur Outer Brass 26. - Outer quoi? - Excusez-moi, Geof. C'est vrai que vous n'êtes pas au courant. C'est l'île où j'ai rencontré pour la première fois Beowulf Agate. - Et qu'est-ce qu'a dit Scofield en ce paradis exotique? - En gros, que nous devions mener une enquête approfondie autour de Lady Brewster. Interroger ses avocats, ses banquiers, ses médecins, ses voisins; édifier un profil psychologique; et par-dessus tout, nous attacher à suivre toutes les pistes d'argent. - Mais cher ami, s'exclama l'homme du MI5, qu'est-ce que vous vous imaginez ? Qu'on vous a attendu en se tournant les pouces ? Nous avons rassemblé un dossier plus que généreux sur Lady Brewster, qui couvre la plupart des points que vous venez de mentionner. - Pourquoi n'en avoir rien dit? - Parce que nous avions d'autres priorités, je vous le rappelle. Priorités, espérions-nous, qui nous permettraient de trouver des raccourcis, de découvrir ce fameux lien avec les Matarèse. - Des raccourcis? Vous avez parlé avec Scofield ou quoi? - Pas depuis des années, mais tout le monde cherche des raccourcis, c'est dans la nature humaine, non? - Etablir un profil psychologique nécessite du temps, et je ne suis pas sûre que mon fils peut se permettre ce luxe. C'est peut-être une considération égoïste, mais je ne peux m'empêcher d'y penser. - Personne ne saurait vous en faire le reproche, déclara Angela Brewster. - Non, personne, confirma Waters. Vous avez raison, Cameron, nous allons laisser cette ordure sous surveillance assidue, humaine et électronique. Etant donné le nouveau cours des événements, il risque de nous mener aux autres. - Et s'il se met à bouger un peu trop et s'il repère vos gars, il sera toujours temps d'appeler Scotland Yard. " Quatre bips retentirent dans le hall d'entrée, du côté de la porte. " Ce doit être Rog et Coley, annonça Angela. Ils ont tous les deux une télécommande pour couper l'alarme... Qu'est-ce que je vais dire? Quelle attitude dois-je avoir? - Faites comme d'habitude, répondit Leslie Montrose. Vous n'avez pas grand-chose à dire, si ce n'est les bonjours habituels. Ce sont eux qui vont faire la conversation, ne vous inquiétez pas. " Roger Brewster entra dans le salon d'apparat, avec deux gros cartons dans les bras, apparemment pas très lourds. " Bonjour tout le monde! lança-t-il en posant ses colis avec précaution. - Comment ça s'est passé, Rog? demanda Angela d'une voix rapide. Où est Coley ? - Question numéro deux : il est parti ranger la Bentley dans le garage... question numéro un : très bien. Ce vieux Coley est un sacré filou, crois-moi! " Les autres échangèrent des regards. " Comment ça, mon garçon? demanda Waters. - Il est arrivé à la boîte doux comme un agneau, demandant à voir les plans de l'installation et les rapports d'activité journaliers; il leur a posé un tas de questions jusqu'à avoir toutes les réponses qu'il voulait et être sûr que techniquement, il était possible d'installer un terminal du système d'alarme dans son appartement de Lowndes Street. C'était possible, évidemment. - Je ne vois pas où est la filouterie? dit Pryce. - C'est alors qu'il s'est transformé en tigre! Un vrai Docteur Jekyll et Mister Hyde! Il m'avait parlé de quelques dysfonctionnements du système pendant le voyage, mais il ne s'était pas étendu là-dessus; je me suis dit qu'il chipotait pour la forme - tous ces systèmes débloquent de temps en temps. - Mais ce n'était pas pour la forme... - Pas vraiment, non! Il agitait le relevé d'activité sous le nez du patron, et lui passait un savon pour tous les dysfonctionnements qu'il repérait. Rien ne lui échappait, il avait tout noté dans son calepin! - Quelle était la nature du problème ? s'enquit l'officier du MI5, dissimulant son impatience derrière un flegme tout britannique. - Il disait qu'il y avait des erreurs dans le relevé, un nombre non négligeable. Le système électronique liste les dates et heures de mise en service ou en veille de l'alarme ainsi que toute violation du système pendant que celui-ci est activé. - Et alors, frérot? - Coley disait qu'en diverses occasions, il avait noté l'heure à laquelle il avait allumé l'alarme en quittant la maison, et que cette mise en service ne figurait pas sur le relevé. Et dans ce cas, comment pouvait-il savoir si quelqu'un ne s'était pas introduit dans la maison, pendant son absence? - Qu'a répondu le patron? - Pas grand-chose, Mrs. Montrose; Coley ne lui en a pas laissé beaucoup l'occasion. Lorsque le type a avancé que Coley n'avait peut-être pas entré le bon code, notre vieil ami lui a rétorqué que c'était " strictement impossible ". - Voilà une réponse typique de sergent-major, Geof ! lança Pryce à mi-voix. - Indubitablement, reconnut Waters. Qu'y a-t-il dans ces cartons, Roger? - Il y en a deux autres dans le hall, je vais aller les chercher. - Que contiennent-ils? - Coley va vous expliquer tout ça. Je n'ai pas tout bien saisi. " Roger sortit de la pièce au pas de course, entrant en collision avec Coleman qui arrivait avec les deux cartons dans les bras. Oliver Coleman, ex-sergent-major des Fusilliers Royaux, était un homme de taille moyenne, avec de larges épaules, un torse de gorille, un cou de taureau, et une posture toute militaire à peine dissimulée par son costume de ville; son visage fripé était surmonté par une toison rase de cheveux blancs où subsistaient des traces de leur rousseur d'origine - une mine ni sympathique, ni déplaisante, simplement neutre. Roger Brewster, pourtant plus grand que lui, fut projeté en arrière sous le choc. " Désolé, mon garçon, s'excusa l'homme en regardant le fils Brewster retrouver tant bien que mal son équilibre. Bonjour, Sir Waters, poursuivit-il avec son accent prononcé du Yorkshire. Je savais bien que la camionnette grise garée devant la maison était à vous. - Je ne vois pas comment. C'est un véhicule banalisé. - Vous devriez la maquiller un peu, peindre une enseigne sur les côtés, comme Fishmonger ou Greengrocers, ça ferait plus crédible. On les repère à cent mètres vos voitures grises. Autant venir avec les sirènes, ce ne sera pas moins discret ! - C'est noté... J'aimerais vous présenter mes nouveaux partenaires, sergent. Voici le lieutenant-colonel Leslie Montrose, de l'armée américaine, et l'agent spécial Cameron Pryce, de la CIA. - Je suis au courant. Les enfants m'ont parlé de vous deux, annonça Coleman en s'approchant de Leslie. - Bonjour, sergent-major. " Leslie, assise sur le canapé, se pencha pour lui serrer la main. " Je devrais vous saluer à la militaire, colonel, mais cela fait longtemps que je n'ai pas pratiqué. C'est un plaisir de vous rencontrer. Les enfants vous tiennent en grande estime, vous et Mr. Pryce. " Coleman se tourna vers Cameron pour lui serrer également la main. " C'est un honneur pour moi. On n'a pas souvent l'occasion de voir des agents spéciaux de la CIA par chez nous. - Je m'appelle Pryce et je n'ai rien de " spécial ", sergent-major. Il n'y a d'ailleurs pas d'agent spécial à la CIA. J'ai beau le répéter à Sir Waters, mais il ne veut rien savoir. - Moi, c'est Coleman, Mr. Pryce. Mais tout le monde m'appelle Coley. - Maintenant que les présentations sont faites, si vous nous disiez quels trésors renferment ces cartons. Nous sommes tout ouïe. - Avec plaisir, Sir Waters! Il se trouve que je garde, depuis un certain temps, une trace de mes entrées et sorties ici et... - Oui, notre jeune ami nous a expliqué tout ça. Votre carnet, etc. La question est pourquoi un tel carnet? - Voilà... il y a près de deux semaines, j'ai commencé à avoir des doutes. Je suis parti dans le Kent, un matin - pour des raisons strictement personnelles - et lorsque je suis revenu en fin d'après-midi, j'ai remarqué que les azalées du perron avaient été déplacées... il y avait même quelques jeunes boutons cassés, comme si quelque chose les avait heurtées. Je n'y ai pas accordé une grande importance au début; c'était peut-être le facteur, ou un livreur avec un gros colis, vous voyez ce que je veux dire... - Mais cela vous a incité à tenir un journal de vos allées et venues, c'est bien ça? demanda Pryce en observant l'ancien soldat. - Tout à fait. J'ai noté la date et l'heure exactes à chaque fois que je sortais de la maison ou y entrais. Parfois, je ne m'absentais qu'une dizaine de minutes, par exemple pour aller faire des courses au supermarché, d'autres fois je me cachais au coin de la rue pendant une heure pour voir si quelqu'un arrivait. - Mais il n'est jamais venu personne, termina Cameron. - Non. Et c'est ça qui m'a donné une idée - en fait, cela ne m'est venu à l'esprit que l'autre jour. Jeudi. J'ai décroché mon téléphone, j'ai fait semblant d'avoir une quinte de toux tout en feignant de composer un numéro, et j'ai parlé à haute voix, disant que j'allais retrouver quelqu'un à Regent's Park vers midi. J'ai ajouté quelques paroles obscures, pouvant laisser supposer qu'il s'agissait d'un code avec mon interlocuteur, et j'ai raccroché. - Un vieux truc de l'infanterie, depuis que les radios ont fait leur apparition sur les champs de bataille, expliqua Pryce. Pour savoir si l'ennemi a repéré votre fréquence. - Affirmatif ! - Je vais finir l'histoire à votre place. Vous êtes allé à Regent's Park; vous avez repéré en chemin une voiture qui vous suivait. Vous vous êtes garé et vous êtes promené un peu dans les allées jusqu'à réussir à distinguer le type qui vous filait. - Exactement! " Soudain, les trois hommes de l'équipe de détection du MI5 apparurent dans l'escalier avec leur matériel dans les mains. Ian, le chef, fit son rapport, le nez dans son carnet, tout en descendant les marches. " Nous en avons trouvé deux autres dans les combles, Sir Waters. - Coley, regarde! s'exclama Roger Brewster. - Qu'est-ce qu'il y a, mon garçon? - Regarde leur matériel ! C'est le même que celui qu'on a pris dans la boutique de ton ami sur le Strand! - Exact, Roger. Le MI5 était donc sur la même piste que nous. Ils sont simplement arrivés ici avant nous. - Comment ça, Coleman? - Je parle des micros, Sir Waters. La maison devait donc être truffée de micros. C'est le pressentiment que j'avais ! - Vous vous en doutiez peut-être, mais c'est nous qui les avons trouvés, protesta Waters d'une voix sourde, chargé de soupçons. Curieuse coïncidence, non? - Peut-être, je ne sais pas, Sir. - Je crois qu'il est temps que nous allions jeter un petit coup d'œil chez vous, Coleman. - Pour quoi faire ? Le terminal de l'alarme ne sera installé que dans plusieurs jours. - Seul ce qui est déjà installé nous intéresse. - Pardon ? - En termes plus crus : votre numéro d'aujourd'hui est remarquable mais vous ignorez visiblement les dernières innovations technologiques en matière de détection. - Je ne comprends pas un mot de ce que vous me racontez, répondit Coleman, son visage commençant à s'empourprer de colère. - Il a été déterminé que le récepteur de tous ces micros se trouve à Lowndes Street. Et que votre appartement est sur Lowndes Street. Ai-je besoin de mettre les points sur les i? - Si vous osez supposer une chose pareille, vous êtes indigne de votre fonction. Et je vais vous faire voir de quel bois je me chauffe! - Ce serait une erreur, répondit Waters tandis que les membres de l'équipe du MI5 s'approchaient comme un seul homme. Une regrettable erreur. - C'en serait une moins indigne de toute façon que la vôtre! Le brigadier Daniel Brewster était le meilleur commandant sous lequel j'ai eu l'honneur de servir. C'était aussi mon ami le plus cher, une amitié qui n'aurait jamais pu voir le jour s'il ne m'avait pas sauvé la vie dans les montagnes de Muscat, là où les terroristes m'avaient laissé pour mort! Lorsqu'il nous a quittés, je me suis juré de servir sa famille jusqu'à mon dernier souffle. Alors comment pouvez-vous oser proférer des saloperies pareilles ? - Vous avez décidément un vrai talent d'acteur, mais je commence à me lasser, Coleman. - Et vos insinuations me font monter la moutarde au nez, Sir Langue de vipère! - Du calme, du calme vous deux, intervint Cameron. Nous pouvons régler cette affaire en un instant... Sergent-major, voyez-vous un inconvénient à ce que Sir Waters fouille votre appartement ? - Bien sûr que non! S'il me l'avait demandé comme un gentleman, nous n'en serions pas là. - Quand avez-vous été chez vous pour la dernière fois ? insista Waters, quelque peu ébranlé. - Attendez que je me souvienne, commença Coleman. Les enfants sont arrivés tard hier, et je suis resté dans la chambre d'amis; cela doit donc faire trois ou quatre jours, lorsque je suis passé relever le courrier. Le relevé de l'alarme, s'il est fidèle, vous le confirmera. - Voilà. Affaire classée, annonça Cameron, en se tournant vers l'officier du MI5. Demandez-lui son code et envoyez vos hommes, Geof. - Désolé, Coley. J'ai peut-être été un peu vif, mais tout semblait contre vous. - Lowndes est une grande rue. Mais je suis aussi un peu soupe-au-lait, je le reconnais. Je devrais me montrer plus discipliné avec mes supérieurs. Je vous présente mes excuses. - A votre place, j'aurais pris la mouche aussi. - Hé Coley, intervint Roger Brewster, j'aime bien Sir Geoffrey, mais il n'est pas ton supérieur. C'est un civil, comme toi. - C'est vrai! renchérit Angela. - Je fais mon mea culpa, annonça Waters, avec une lueur chaleureuse dans les yeux. Je n'en suis malheureusement pas à ma première bévue. En attendant, mis à part la découverte des mouchards, nous ne sommes guère avancés. - Pas tout à fait, Sir, objecta Coleman. Vous ne m'avez pas laissé le temps de finir, mais il se trouve que j'ai reconnu le type qui me suivait à Regent's Park. Il travaille pour la société d'alarme, c'est un réparateur, et je crois qu'il s'appelle Wally ou Waldo, quelque chose comme ça. - Foncez, Geof ! lança Pryce. Envoyez vos hommes. Qu'ils trouvent ce type et qu'on en finisse avec ce nid de crabes! " Comme s'il attendait ce moment, le portable de Waters se mit à sonner dans la poche de sa veste. L'officier du MI5 le sortit, prit la ligne et porta l'écouteur à son oreille. " Ici Waters, lâcha-t-il avant d'écouter ce que son interlocuteur avait à lui dire. Vous tombez à pic, Mark, j'allais justement vous appeler, quoique pour une tout autre raison. " Sir Waters sortit un calepin, un stylo et se mit à prendre des notes. " Vous pouvez répéter ? Epelez-moi ces noms... Ah bon? ils sont de bonne foi, vous avez déjà mené votre enquête. Parfait. Je vous rejoins dans un petit moment. En ce qui concerne mon autre affaire, voilà ce que vous allez faire... " Waters donna ses instructions au sujet d'un certain Wally ou Waldo, employé dans la société de surveillance des Brewster. " Menez votre enquête discrètement, conclut Waters avant de raccrocher. " Puis il se tourna vers Cameron : " Avec ce que je viens d'apprendre, agent Pryce, nous allons peut-être dénicher un de ces " raccourcis qui ne rallongent pas de beaucoup " comme on dit chez nous. - Vous pouvez parler comme tout le monde, Geof ? - Un simple oxymoron... En deux mots, une huile du ministère des Affaires étrangères, l'un des rares qui ont une vague idée de ce que nous faisons, a appelé mon adjoint pour lui dire qu'il avait quelque chose pour moi. Vous vous souvenez qu'en plus d'Alicia Brewster, trois autres personnes ont été assassinées, et que nous cherchons un lien éventuel entre ces quatre meurtres ? - Bien sûr, répondit Cameron. Il y a le milliardaire français sur son yacht, le médecin espagnol à Monte-Carlo et le joueur de polo italien à Long Island. Nous n'avons trouvé aucune piste commune, pas même la preuve qu'ils pouvaient se connaître. - C'est pourtant le cas. Le médecin empoisonné à Monaco était un chercheur émérite et venait d'une famille très riche de Madrid. L'université où se trouvait son laboratoire était en train de récupérer toutes les données sur ses ordinateurs lorsqu'ils sont tombés sur plusieurs transmissions pour Alicia Brewster, Belgravia, off-line et mode confidentiel. - Comment s'appelait ce médecin? demanda aussitôt Roger. - Juan Garcia Guaiardo. - Ce nom me dit quelque chose, répondit Angela. - Ah oui ? " Waters s'assit et regarda avec intérêt la fille de feu Lady Brewster. " C'est un peu flou dans ma mémoire... Mais de temps en temps, lorsque nous étions à la maison, Rog et moi, et que nous prenions le thé ou que nous dînions, il arrivait à maman de faire allusion à un certain Juan ou Guaiardo; à chaque fois, cela semblait la bouleverser. Son regard changeait, se faisait lointain; il y avait de la colère aussi. Une fois, je l'ai entendue dire quelque chose comme : " Il faut les arrêter. Ça ne peux plus durer " ou quelque chose de cet acabit. - Elle ne vous en a jamais dit plus? demanda Cameron. - Non, ou si peu, répondit Roger, l'air songeur. Après la mort de papa, maman s'est mise à travailler beaucoup - beaucoup trop à mon avis. Elle était très tendue, et disait parfois des choses un peu incohérentes. - Les paroles que vient de rapporter votre sœur sont loin d'être incohérentes, rétorqua Cameron. Où se trouve l'ordinateur de votre mère? - Dans son bureau, au premier, répondit Angela. - Vous pensez à ce que je pense... souffla Leslie. - Cela ne m'étonnerait pas... Où se trouve-t-il ce bureau? - Venez avec moi, je vais vous montrer ", annonça la fille, en se levant et se dirigeant vers le bel escalier à révolution. Les autres lui emboîtèrent le pas. Le bureau d'Alicia Brewster était un mélange de tradition et de modernisme. De part et d'autre des grandes fenêtres s'offraient au regard deux pans de pièce totalement différents. Sur le mur de gauche, se dressait une bibliothèque monumentale qui montait jusqu'au plafond, flanquée d'un canapé et de fauteuils de cuir, avec dessertes et lampes assorties. S'il avait fallu décrire en une formule cet endroit, ç'aurait été " chaleur et confort ". A l'inverse, la partie droite de la pièce était un agencement aseptisé de haute technologie. Un gros ordinateur avec son écran, une imprimante gigantesque, deux fax, une console téléphonique, avec répondeur incorporé et quatre lignes séparées. Les termes " froideur polaire " étaient encore trop tropicaux pour décrire l'endroit. " Geof, lança Pryce, une fois que tout le monde fut rassemblé dans le bureau, demandez à votre ami des Affaires étrangères qu'il nous donne les dates des transmissions de Guaiardo pour Lady Brewster. - Entendu... Vous savez faire marcher ces engins? - A peu près. - Tant mieux, parce que je suis loin d'être un expert! - Moi, je le suis, annonça le lieutenant-colonel Leslie Montrose, d'un ton neutre. L'armée m'a envoyée faire un stage de formation à l'université de Chicago, département des sciences informatiques. Je suis disons plus qu'une amateur éclairée. - Alors au travail, militaire! Je ne joue pas dans votre pool! - Peu de gens ont ce privilège, agent spécial Pryce. Laissez-moi quelques instants pour étudier le matériel et voir si je peux mettre la main sur quelque manuel. " Dix minutes plus tard, un manuel lu dans le menu et les dates des transmissions de Madrid sous les yeux, Leslie se pencha sur le clavier et ses doigts se mirent à voleter sur les touches. " Nous avons de la chance, annonça-t-elle, les fichiers ne sont pas protégés. Nous allons pouvoir lister les transmissions de Madrid et les éventuelles réponses en même temps. " Une à une, les pages sortirent de l'imprimante, dans un bourdonnement à peine audible. Il y avait sept transmissions, de diverses longueurs, quatre émanant de Guaiardo, trois de Lady Brewster. Prises ensemble, elles décrivaient un monde mystérieux, où les routes n'avaient pas de numéro, les villes et les villages pas de nom, mais qui laissaient entrevoir une mosaïque de possibilités. Les voici, par ordre chronologique Madrid, 12 août. Ma chère cousine. Après avoir épluché tous les dossiers médicaux disponibles sur les membres originels, en remontant jusqu'en 1911, j'ai pu établir une liste possible de survivants. Ce travail a été facilité par le fait que les membres en question de cette lignée sont issus de grandes familles, dont la généalogie est bien connue. Londres, le 13 août. Cher Juan. Dieu merci, vous êtes dans la recherche scientifique. Faites vite! Ça bouge du côté du lac de Côme, des survivants des Scozzi, comme du temps de la vieille entente Scozzi-Paravacini, les pressions commencent... Madrid, le 20 août. Chère cousine Alicia. Grâce à mes fonds personnels, peut-être troubles, mais bel et bien réels, j'ai engagé les meilleurs détectives de la place, en leur donnant un minimum d'informations. Grâce à leurs enquêtes, j'ai pu éliminer 43 p. 100 des membres de ma liste originale. Peut-être d'autres retraits sont encore à venir. Car ils n'ont aucune connaissance de quelque organisation que ce soit, ni le moindre rapport avec elle. Les analyses vocales confirment leur totale ignorance en la matière. Londres, le 22 août. Continuez à fouiller, cher cousin. Les pressions commencent à affluer d'Amsterdam; je m'y suis fermement opposée. Londres, le 23 août. Cher Juan. Les pressions d'Amsterdam deviennent insupportables; on frôle à présent la menace ouverte. Les enfants ne le savent pas, mais j'ai engagé des gardes du corps pour veiller sur eux; pourvu qu'ils ne s'aperçoivent de rien. Madrid, le 29 août. Chère cousine. La fusillade à Estepona, où Mouchistine et quatre avocats ont trouvé la mort, est une catastrophe. Je ne sais pas qui a donné l'ordre, mais une chose est certaine, cela vient des M, car Antoine Lavalle, le bras droit de Mouchistine, m'a raconté les intentions du vieux patriarche. Les avocats de Paris, Rome, Berlin et Washington n'étaient que des hommes de paille. Mais auraient-ils accepté d'exécuter les ordres de Mouchistine? Le saurons-nous jamais? Je ne sais plus que penser, je l'avoue. " Nom de Dieu! s'exclama Roger, après avoir lu la dernière transmission. Je le savais! C'étaient donc ces types-là! Je les voyais au pub, ou au stade de foot. C'était bizarre. Un jour, je suis allé en trouver deux d'entre eux pour leur demander ce qu'ils faisaient là. Ils ont joué les innocents - ils disaient êtres des gars du coin, qui aimaient prendre une bière ou aller soutenir notre équipe. - J'avais les miens, aussi, frérot, annonça Angela. Je crains même d'avoir causé quelques ennuis à l'un d'eux. Je suis allée rapporter aux surveillants qu'il y avait un rôdeur qui me suivait, et que c'était peut-être un maniaque sexuel. Je ne l'ai plus jamais revu celui-là, mais il y en a eu d'autres. C'est alors que j'ai compris. Maman se faisait du souci pour nous. - Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé? - Parce que tu as le sang chaud, Rog, et je me disais que maman savait ce qu'elle faisait. " Monte-Carlo, le 29 août. Le meurtre de Giancarlo Tremonte, le dernier descendant et héritier de la fortune Scozzi, apporte la preuve que rien n'arrêtera les M. Ils veulent tous nous réduire au silence. Faites attention, cousine. Méfiez-vous de tout le monde. " Nous l'avons ce lien, lança Waters. Ils étaient cousins! Des cousins très proches, en plus! Comment avons-nous pu passer à côté? " Une nouvelle fois, le téléphone de Waters sonna dans la poche de sa veste. Il sortit l'appareil et prit la communication. " Oui ? " dit-il. Ce qui suivit ne devait pas être de bonnes nouvelles, car le visage de l'officier du MI5 perdit son air impassible et esquissa une grimace. Finalement, Waters ferma les yeux, et souffla, d'une voix à peine audible : " Je suis d'accord. Cela ne sert pas à grand-chose, mais continuez quand même à chercher. Tâchez de savoir qui était avec lui à Regent's Park. " Sir Waters se tourna vers ses compagnons en rangeant son téléphone. " Le corps de Wallace Esterbrook, connu sous le nom de Wally Esterbrook, employé de la société de surveillance Trafalgar Guardian, a été retrouvé dans la Tamise, avec deux balles dans la nuque. La mort remonte, selon toute vraisemblance, à quarante-huit heures. - Jeudi soir ou vendredi matin, annonça Coleman. Bon sang, ça colle ! - Comment ça? demanda Pryce. - Pendant un moment, l'espace de quelques secondes à peine, lorsque nos regards se sont croisés, il a su que je l'avais reconnu. - Et le type qui l'accompagnait, vous le connaissiez? le pressa Cameron. - Je ne sais pas, je n'ai pas eu le temps... Mais je crois me souvenir qu'il nous a regardés, tour à tour. - Bingo, Geof ! " XVIII Brandon Alan Scofield, alias Beowulf Agate, se retrouvait dans son élément, celui qui avait été le sien un quart de siècle plus tôt. Il était de nouveau un félin en maraude cherchant sa proie, ou plutôt un chasseur sur deux jambes, profitant de l'obscurité pour traquer l'ennemi, ne versant le sang qu'en dernier recours - car capturer des prisonniers était de loin le plus avantageux. Antonia était restée à Peregrine View, dans les Great Smoky Mountains, comme agent de liaison de son mari et gardienne du secret; tout appel de Cameron ou Leslie lui serait instantanément renvoyé par la magie de la téléphonie cellulaire. En contrepartie, elle avait exigé que Bray, une fois arrivé à Wichita, l'appelle toutes les huit heures, pour lui donner des nouvelles. Passé deux heures de retard, elle contacterait aussitôt Frank Shields à la CIA et lui raconterait tout. Scofield avait protesté mais Antonia s'était montrée intraitable : " Je veux te récupérer entier, espèce d'idiot! Que ferais-je sans toi sur Brass 26 ? " Beowulf Agate se trouvait donc à Wichita, dans le Kansas, au siège social de l'Atlantic Crown, qui nourrissait le quart de la planète. Quelqu'un, dans les hautes sphères de cette société, avait rédigé les instructions destinées au lieutenant-colonel Leslie Montrose et les avait transmises à Amsterdam, Paris, Le Caire, Istanbul, et Dieu sait où encore. Cette personne était un membre de la maison Matarèse, et Brandon avait la ferme intention d'en découvrir l'identité. L'horloge de bord de la voiture de location affichait 2 h 27 du matin. L'immense parking de l'Atlantic Crown était quasi désert, occupé par les seules voitures de la société de surveillance, placées bien en vue sous les lampadaires, avec leurs enseignes en lettres blanches immanquables dans la nuit. Bray sourit en son for intérieur. Dans l'ancien temps, les Soviétiques se montraient beaucoup plus finauds. Leur credo était avant tout la discrétion. Scofield sortit un couteau de chasse de son étui, descendit de la voiture et referma doucement la porte. Il se faufila sans bruit dans la pénombre, sinuant entre les flaques des lumières des réverbères, et entreprit de crever les pneus de toutes les voitures des vigiles. Il se dirigea ensuite vers une porte latérale du bâtiment et étudia le boîtier de l'alarme, atour incontournable dans ce genre de complexe, et pourtant talon d'Achille de la place. Un système sommaire, presque archaïque, songea Brandon. L'Atlantic Crown, comme nombre de sociétés omnipotentes, négligeait de s'équiper en systèmes de protection dignes de ce nom, persuadée d'être intouchable. Le personnel de sécurité était une dépense nécessaire, mais les dispositifs électroniques étaient à ses yeux une source de tracas plus que de bienfaits; un investissement à perte. Scofield ouvrit le boîtier avec un petit tournevis, alluma une petite lampe et examina les connexions. Un appareil non pas archaïque, mais antédiluvien! Pour quelques milliers de dollars, ils auraient pu protéger toutes les entrées du bâtiment. Merci messieurs les comptables et autres grippe-sous du monde moderne! songea-t-il avec amusement, tout en examinant les fils. Rouge, blanc, bleu, bleu, orange, blanc, bleu. Du travail d'amateur. Bray sortit une petite paire de pinces et coupa les trois fils bleus. Il attendit quelques instants. Aucune réaction. Toute l'aile est du système d'alarme était déconnectée. " Il n'est pas si rouillé que ça, le vieux! murmura Beowulf Agate pour lui-même. Allez, mon gars, en route! " Sa pince miniature en main, Bray força la serrure de la porte et pénétra dans le bâtiment. Les couloirs étaient plongés dans la pénombre, les tubes fluo luisaient à peine, une barre grise dans la grisaille; tout était silencieux, sombre et endormi. Ne voulant pas prendre le risque d'utiliser un ascenseur, Scofield chercha du regard un accès escalier. Le bâtiment de l'Atlantic Crown comptait seize étages; il lui fallait monter jusqu'au quinzième. Il s'attela à cette tâche. Curieusement, Scofield se sentait sur un petit nuage. La peur était là, certes, et c'était une bonne chose; il n'avait pas été sur le terrain depuis des lustres et se montrer prudent était sans doute le meilleur garde-fou dans sa situation. Mais il avait retrouvé avec excitation les outils de sa profession d'antan - chaussures à semelles de crêpe, pour étouffer les bruits de pas, pinces coupantes, lampe torche miniature, stéthoscope aimanté pour les coffres, bombe de gaz paralysant, mini-appareil photo, ainsi qu'un Heckler & Kock automatique, calibre 25, avec silencieux, évidemment, et une garrotte en fil d'acier. Il s'était coupé les cheveux, rafraîchi la barbe et avait revêtu un treillis de l'armée équipé de multiples poches. Ce qui le mettait en joie, c'était de savoir que Frank Shields avait payé tout cet attirail sans deviner un seul instant ce qui se tramait. " Pas question de te voir aller sur le terrain! avait explosé l'analyste de la CIA. On était d'accord là-dessus! - Bien star, Squinty, avait répondu Beowulf Agate. Pour qui me prends-tu? Je ne suis pas un kamikaze comme toi; je connais mes limites, même si je suis bien plus jeune que toi! - A peine un an et demi, Brandon! Alors pourquoi tout cet attirail ? - Parce que je suis sur une piste et qu'elle risque de nous offrir la faille que l'on cherchait. - Tu ne réponds pas à ma question. - Très bien, je vais jouer cartes sur table - je vais du moins t'en montrer certaines et tu devras t'en satisfaire. J'ai embauché une fine lame de la Stasi, la meilleure de toutes, un affreux recherché par de nombreux pays et par Interpol. Son nom n'est cité dans aucun dossier, aucune trace de lui nulle part - un fantôme sans nom, sans histoire. Nous avons déjà eu affaire à ce genre d'individu par le passé, Squinty; l'heure a sonné de nouveau. - Quels sont ses tarifs? - Deux mille par jour, plus les frais, et une prime de cent mille s'il nous rapporte ce que l'on veut. - C'est hors de prix, évidemment! Mais si ta piste est aussi prometteuse que tu le prétends et si ton affreux peut nous rapporter le gros lot, on pourra s'en remettre. Nous avons déjà déboursé plus par le passé. Appelle la Commercial Bank de Nova Scotia pour qu'elle t'ouvre un compte. Demande à parler au vice-président, un dénommé Wister, c'est un homme à nous. Je vais autoriser un virement de dix mille dollars, pour commencer. - Il y a un point positif dans tout ça, Squinty. Si notre homme y reste, nous ne serons en rien mouillés et nous n'aurons rien à débourser. Comme il le dit lui-même, il n'a pas de famille donc personne à qui léguer le moindre deutsche mark. - Un affreux sûr de lui. - C'est pour cela qu'il est le meilleur. " Nom de nom! pesta Scofield intérieurement en atteignant le quatorzième étage, hors d'haleine. Il aurait pu extorquer à Squinty dix fois plus ! Son agent fantôme de la Stasi était un tel chef-d’œuvre d'inspiration qu'il avait failli croire lui-même à son existence. C'était décidé, songea Beowulf Agate, en faisant une pause, les jambes douloureuses et les poumons en feu, les accords financiers contractés avec son James Bond allemand seraient révisés à la hausse. Une réévaluation totale ! Si la mission Wichita portait ses fruits, ce dont Scofield ne doutait pas, il allait lui falloir se pencher au plus vite sur le problème... Après avoir examiné les informations qu'ils avaient rassemblées légalement ou illégalement sur l'Atlantic Crown, deux noms étaient sortis du lot. Il y avait Alistair McDowell, directeur général, et Spiro Karastos, directeur financier. Leurs notes entre eux et pour leurs assistants étaient curieusement semblables, presque mot pour mot, un mélange de jargon des affaires et d'expressions de tous les jours. Une fois les analyses syntaxiques réalisées, il fut établi que l'un ou l'autre, ou les deux, pouvait être l'auteur des instructions délivrées à Leslie Montrose, la mère du jeune James Montrose, kidnappé. Restait à connaître l'occupation des locaux dans le service des deux hommes et les heures de présence du personnel de nettoyage. Les deux bureaux se trouvaient au quinzième étage, si proches l'un de l'autre qu'une porte communicante les reliait. Les femmes de ménage atteignaient généralement le quinzième étage entre une heure et une heure un quart du matin; il leur suffisait de quarante minutes pour nettoyer tout l'étage. Les escaliers devant être nettoyés et lavés, les portes d'accès à chaque niveau étaient ouvertes successivement. Une femme de ménage, grassement rétribuée, sachant que sa carrière n'en souffrirait pas (bien au contraire), avait promis de placer un butoir en plastique sur la porte palière du quinzième étage. Elle avait tenu parole, une centaine de dollars en plus, pour faire plaisir à des huiles de la société qui voulaient faire une petite surprise à l'un de leurs collègues. Toujours pour ne pas nuire à la bonne humeur qui régnait parmi les hauts cadres, elle avait accepté de laisser ouverte la porte du bureau d'Alistair McDowell. Pourquoi ? Pour que ses collègues puissent se glisser subrepticement dans la pièce afin d'y accrocher des ballons d'anniversaire, et dresser un buffet de champagne et caviar! Le monsieur important qui lui avait demandé ce service sur le parking était si gentil et si bien habillé... Rien qu'avec son costume, elle aurait pu nourrir toute sa famille pendant six mois. Beowulf Agate avait déployé des trésors de persuasion. En d'autres temps, anciens, il aurait choisi une approche plus radicale, mais plus risquée. Mais l'âge lui intimait de prendre quelques précautions. Avec le recul, il regrettait de n'avoir pas eu cette sagesse dans ses jeunes années. Il aurait peut-être pu s'éviter ainsi deux blessures à l'épaule, trois balles dans une jambe et une entaille dans l'abdomen qui avait mis des semaines à cicatriser. Aujourd'hui, il n'avait pas le choix, de toute façon! Il n'aurait pas même pu sauter une clôture d'un mètre cinquante. Voire d'un mètre! Ou alors en écopant d'un sérieux tour de reins! Il avait encore les clavicules douloureuses après son escalade; il secoua ses jambes, l'une après l'autre, pour soulager les crampes, et gravit la dernière volée de marches. Comme promis, le petit bouton de caoutchouc empêchait la porte de sécurité de se refermer, la laissant entrouverte de quelques centimètres. Par excès d'assurance encore, l'Atlantic Crown n'avait pas fait installer de caméras de surveillance dans les couloirs. Des gardiens de nuit faisaient des rondes, vérifiaient la bonne fermeture des portes des bureaux et pointaient à chaque extrémité de couloir pour consigner leur passage. Scofield atteignit le palier, s'approcha de la porte, et la tira à lui légèrement, pour scruter le couloir. Il se recula aussitôt et repoussa la porte; un gardien marchait vers lui, jouant avec sa grosse clé de métal qu'il s'apprêtait à introduire dans la pointeuse installée au bout du couloir, à moins d'un mètre de la porte palière. Craignant d'être repéré, Bray s'accroupit, retira la cale de caoutchouc et retint du bout des ongles la lourde porte de métal, ne laissant qu'un fin interstice avec le chambranle, d'où filtrait un mince rai de lumière. L'extrémité de ses doigts en feu, Scofield retenait son souffle pour réprimer la douleur. Enfin, il entendit le cliquetis de la pointeuse et les bruits de pas du veilleur, s'éloignant vers les ascenseurs. Il entrouvrit de nouveau la porte palière, glissa sa main gauche dans l'étroit espace pour soulager sa main droite qu'il porta aussitôt à sa bouche. Le vigile se tenait devant un ascenseur; il enfonça le bouton d'appel et les portes de l'appareil s'ouvrirent dans l'instant. L'homme disparut à l'intérieur. Scofield, la nuque moite de sueur, s'engagea rapidement dans le couloir faiblement éclairé. Le personnel d'entretien avait fini son travail à ce niveau; il régnait un silence réconfortant. Bray passa en revue les portes des bureaux, lisant les plaques déclinant nom et fonction de l'heureux occupant. ALISTAIR MCDOWELL DIRECTEUR GÉNÉRAL C'était la porte centrale, celle qui se dressait, seule, au bout du couloir - une suite directoriale sans doute, et non un simple bureau. Scofield approcha la main de la poignée en cuivre, espérant que la femme de ménage avait suivi encore une fois ses instructions. C'était le cas. Lentement, Bray tourna le bouton de porte et ouvrit le battant avec précaution, prêt à détaler au moindre déclenchement d'un système d'alarme. Mais rien ne se produisit. Il se glissa à l'intérieur et referma aussitôt la porte derrière lui, tout en allumant sa petite lampe. Il balaya la pièce de son faisceau bleu, visant le sol, puis s'approcha des quatre baies vitrées. Il trouva les cordons des rideaux, et referma les lourdes tentures devant les vitres. Il allait enfin pouvoir commencer ses recherches. Alistair McDowell était un père de famille et tenait, de toute évidence, à ce que tout le monde le sache - une bonne vingtaine de photos sous verre décoraient le grand bureau de bois et les rayonnages entre les fenêtres. Elles montraient trois enfants aux divers stades de leur croissance, de la petite enfance, dans les bras de leur mère, à l'adolescence. On les voyait avec leurs parents, ainsi qu'avec les jeux et attributs de leur âge - poussettes, tenues de baptême, parc à jeux, balançoires, tricycles, bicyclettes, raquettes de tennis, cheval et bateau Optimiste. Le résumé en images d'une vie heureuse, menée par un père de famille respectueux de Dieu et fier de sa progéniture, de son Eglise et de son pays. Les fruits d'une vie de labeur étaient la prospérité, le bonheur et la stabilité. Le modèle américain. Et celui de McDowell. Si les soupçons de Beowulf Agate étaient fondés, cet Alistair McDowell serait parmi les premiers à détruire ce mode de vie pour en restreindre l'usufruit à une poignée d'élite, servie par une armée d'adulateurs - une armée d'esclaves. Les tiroirs du bureau ne présentèrent aucun intérêt, même les deux fermés à clé qui ne résistèrent pas longtemps aux outils de Bray. Rien d'utile, à l'exception, peut-être, d'un agenda où figuraient ses rendez-vous. Scofield sortit son appareil photo miniature, équipé d'une pellicule 1000 asa, et se mit à en photographier chaque page; cette tâche lui prit près d'un quart d'heure. Il entreprit ensuite d'explorer le reste de la suite directoriale, d'abord la chambre à coucher cachée derrière le mur de droite, puis le bureau lui-même, et enfin, la grande salle de réunion sur la gauche, d'une élégance austère. Il découvrit ainsi divers objets qui méritèrent son attention. En premier lieu, il y avait un coffre-fort, dissimulé derrière de gros volumes de droit. Ce détail avait attiré la curiosité de Scofield car McDowell, sans mettre en cause ses capacités professionnelles, n'avait aucune notion de droit. Les gros volumes reliés de cuir étaient là pour impressionner le visiteur, et non dans un but pratique. Ils formaient une belle cachette pour un coffre. Sa seconde découverte fut un réduit fermé à clé, qui, une fois ouvert, révéla un équipement informatique de pointe, installé sur une console avec siège intégré. L'endroit était si exigu qu'il n'y avait place que pour une seule personne. Le troisième objet digne d'attention était un classeur d'acajou fermé à clé, installé avec plus ou moins de bonheur sous un tableau décrivant une scène de chasse de la Renaissance, comme si le décorateur avait omis de l'encastrer dans le mur. Le dernier élément d'intérêt du lot était le plus exotique de tous; il s'agissait d'une boîte à musique ancienne, trônant sur une commode en merisier, dont le prix devait flirter avec les trente mille dollars, sinon plus. Ce qui excita la curiosité de Scofield, toutefois, c'était le contenu du classeur, une fois que la serrure eut succombé aux ardeurs de ses outils. Il y avait un appareil électronique; mais il ne s'agissait pas d'un ordinateur; le rôle de cette machine était clair et unique. Beowulf Agate le reconnut au premier coup d'œil - le clavier, les quatre cylindres qui roulaient dans les deux sens, lentement, inexorablement, jusqu'à ce qu'ils s'immobilisent, annonçant la synchronisation et le problème résolu : code déchiffré. C'était un système de décryptage, construit suivant le principe du décodeur qui avait percé les secrets de la célèbre Enigma, la machine de cryptage utilisée durant la Seconde Guerre mondiale par l'Etat-Major allemand pour la transmission de ses messages. Les seuls rajouts modernes de cette machine provenaient évidemment de l'informatique. Au lieu de pages imprimées émergeant d'un tambour, on trouvait un petit écran, chapeautant l'appareil. Scofield se souvenait de ses débuts à Londres lorsqu'il travaillait avec les services secrets britanniques... il avait été fasciné par cette épopée moderne : le décryptage d'Enigma. Un jour, un collègue britannique l'avait emmené dans les locaux du MI5 à Oxford, où un décodeur moderne était en opération. La proximité de l'université offrait au MI5 une réserve inépuisable de matière grise. " Tape le mot " oryctérope " ", avait lancé le jeune agent du MI5 nommé Waters. Bray s'exécuta et il apparut aussitôt sur l'écran : VA TE FAIRE FOUTRE, CONNARD ! " Certains de nos experts ont un curieux sens de l'humour, j'en conviens, avait poursuivi Geoffrey Waters avec un petit rire. Entre à présent la phrase " Les pommes roulent loin de l'arbre ". " Scofield s'exécuta de nouveau, mais cette fois l'écran délivra un message plus urbain: RÉUNION CONFIRMÉE À STUTTGART. HEURE ET DATE PRÉVUES. " Il s'agit d'une transmission réelle que nous avons interceptée, émise par une taupe que nous avons découverte la semaine dernière au ministère des Affaires étrangères. Un message envoyé à la Stasi, à Berlin-Est. - Qu'est-ce qui s'est passé ? - Oh, il est allé à Stuttgart, comme prévu, mais le malheureux n'est jamais revenu. L'un de nos contacts de l'autre côté du Mur a fait savoir à la Stasi que notre taupe était un agent double. " Brandon trouva l'interrupteur et alluma le décodeur d'Alistair McDowell. Sans trop savoir pourquoi, il tapa le mot : " oryctérope ". L'écran afficha: DONNÉES INSUFFISANTES. Au moins l'appareil américain avait de meilleures manières que son homologue anglais. Il entra alors la phrase : " Les pommes roulent loin de l'arbre. " Les cylindres se mirent à tourner puis s'immobilisèrent. DONNÉES SUPPLÉMENTAIRES REQUISES - RÉSULTAT RECHERCHE NÉGATIF. Les arbres et les pommes n'étaient plus à la mode dans le monde des crypteurs. Scofield sortit son appareil photo et prit plusieurs clichés de la machine dans l'espoir que l'on pourrait en découvrir la provenance. Elle avait été forcément construite par l'une de ces sociétés travaillant sous contrat pour les services de renseignements, civils ou militaires. Et elles n'étaient pas légion... Bray reporta son attention sur le classeur, allumant une lampe de travail à proximité. Il y avait quatre tiroirs à fouiller; il approcha donc une chaise pour s'installer plus confortablement et commença ses recherches par le tiroir du bas, explorant les lettres T à Z, sept index, renfermant chacun de nombreux dossiers. La lecture des documents n'était pas seulement laborieuse, mais d'un ennui soporifique. La majeure partie des notes et correspondances de McDowell concernait des acquisitions potentielles, des stratégies commerciales, des budgets, des prévisions et optimisations de bénéfices. Le reste, des affaires de moindre importance, telles que des copies de discours abscons faits aux Rotary clubs, aux chambres de commerce, à diverses conventions ou salons d'exposition, ainsi que des doubles de lettres envoyées à des hommes politiques et à une poignée de directeurs d'écoles privées - apparemment, les rejetons de McDowell n'étaient pas des enfants de chœur. On trouvait également une collection de notes émanant du PDG faisant référence à des négociations passées ou actuelles, les idées fortes écrites en italique. La vue de Scofield se troublait, ses neurones s'engourdissaient, devant cette litanie insipide... jusqu'à la lettre G - dans la rubrique énigmatique : Groupe Quotient. Equations. Que cela signifiait-il ? Que représentait un " ensemble quotient " ? Il y avait cinq chemises, pleines de pages manuscrites, noircies de chiffres, de symboles; une succession de formules, ou une seule, géante. Bray n'avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s'agir. Toutefois, son bon vieux sixième sens lui chatouillait de nouveau les neurones. Alistair McDowell tenait à ce que personne ne comprenne. Sinon, il y aurait eu en haut de page un titre, un énoncé, même sommaire, de ce qui suivait. Mais il n'y avait rien, pas la moindre indication. Scofield savait que le quotient était un terme mathématique, comme le mot équation, mais la théorie des groupes dépassait son entendement. Il jeta un regard circulaire dans le bureau, à la recherche d'un dictionnaire. Il y en avait un, évidemment, sur une étagère, en bas d'une bibliothèque. Il le posa sur le bureau, se retourna vers les fenêtres pour s'assurer que les rideaux étaient bien tirés, et alluma la lampe de lecture. Il le feuilleta jusqu'à trouver ce qu'il cherchait : Quotient : résultat d'une division; le nombre de fois qu'une quantité est contenue dans une autre. Et juste en dessous : Groupe quotient : groupe, dont les éléments sont intrinsèques à un sous-groupe d'un groupe donné. Beowulf Agate savait d'instinct lorsqu'il avait mis le doigt sur quelque chose de précieux. Il photographia chacune des pages manuscrites dans les cinq chemises, supputant que derrière les chiffres et symboles énigmatiques s'ouvraient les chemins tortueux vers les groupes et sous-groupes des Matarèse. Scofield poursuivit son exploration du classeur d'acajou, ne trouvant plus rien d'intéressant, juste quelques pièces amusantes. McDowell tenait une comptabilité scrupuleuse des dépenses mensuelles de sa femme; tout était consigné, rien n'échappait à sa sagacité, y compris les notes d'alcool, biffées d'un point d'exclamation rouge et rageur. Cela infirmait plutôt l'image de bonheur et de sérénité que dispensaient les photos dans leurs petits cadres. Il y avait du grabuge chez les McDowell. Brandon referma le dernier tiroir et retourna vers l'alcôve où se trouvait l'ordinateur. Il alluma la lumière et étudia les appareils qui lui étaient parfaitement étrangers. Il n'avait pas d'autre solution que de sortir son téléphone cellulaire et d'appeler Peregrine View dans les Great Smoky. " Tu as une heure de retard ! lança Antonia avec irritation. Où es-tu espèce de vieil idiot ? - Je suis là où aucun de ces bleus ne saurait l'imaginer! - Dépêche-toi de revenir... - Je n'ai pas fini, l'interrompit Scofield. Il y a un ordinateur bizarre et un coffre-fort et... - Si, tu as fini! lança Toni. Il y a du nouveau. - Comment ça? - Frank Shields a appelé il y a une ou deux heures. Il ne sait pas quoi faire. - Ce n'est pas son genre. Lui qui croit tout savoir. - Pas cette fois. Il veut avoir ton avis. - Oh! Oh! voilà que je grimpe dans ses tablettes! De quoi s'agit-il? - Les services secrets de la marine l'ont joint. Si leurs dires sont exacts, le fils de Leslie se serait échappé et serait à bord d'un de leurs bateaux sur la base américaine de Bahreïn. - Génial! C'est le gosse qui doit être content! - Justement Bray, c'est un gosse, un enfant. Shields craint que ce ne soit un piège. - Un piège? Quelle idée! - D'après le rapport de l'officier qui se trouve avec lui, le gamin ne veut parler qu'à sa mère. Pas à un représentant du gouvernement, ni à un envoyé des services secrets ou de la Maison-Blanche, pas même au Président en personne! Il veut sa mère, point barre. Il la veut au bout du fil en personne pour être sûr que c'est bien elle. - Nom de Dieu ! " lâcha Scofield, en tripotant ce qu'il avait sous les doigts, à savoir les touches du clavier. Soudain une sirène assourdissante retentit dans tout le bâtiment. La machine était non seulement préservée des regards, mais protégée par une armée de lutins hystériques. " Il faut que je file d'ici, lança Bray dans le téléphone. Dis à Squinty que je l'appellerai en PCV d'une cabine, c'est plus sûr que sur un portable. Qu'il se mette sous brouilleur de son côté. Souhaite-moi bonne chance, ma vieille! " Scofield sortit du bureau, referma la porte derrière lui et courut vers la cage d'escalier, à l'autre bout du couloir. Il enfonça la barre de sécurité, ouvrit la lourde porte palière résistant au feu, et la referma, après avoir ramassé le tampon de caoutchouc. Il entendit soudain des éclats de voix. Les gardes avaient fait irruption à l'étage. Il y avait une sorte de dispute. Bray comprit aussitôt la situation. Personne n'avait de passe pour entrer dans le bureau du directeur. Toutes les autres portes pouvaient sans doute être ouvertes, mais pas celle de la suite directoriale; pas plus celle de Karasto, le directeur financier, apparemment, qui avait une porte communicante avec le bureau de son supérieur. Merde! pesta Scofield, plus le temps d'inspecter les autres pièces, et encore moins le coffre-fort derrière la bibliothèque! Cela ne servait à rien de se lamenter sur les occasions ratées; il lui fallait désormais sortir d'ici et contacter Shields. Le fils de Leslie, un appât! Seigneur! Soudain il entendit un ordre lancé par quelqu'un qui avait quelque autorité, supposée ou réelle. " Vérifiez les escaliers! Je vais appeler Big Mac et demander à ce connard de nous donner la combinaison pour avoir sa putain de clé! Et s'il y avait le feu ? Ce con préférerait voir son bureau brûler plutôt que de nous laisser entrer! - Défonçons la porte! - Elle est blindée, crétin! Et en plus il retiendrait les dégâts sur notre salaire! " Il n'y avait pas avis de tempête seulement chez les McDowell, mais dans tout le royaume. Les escaliers ! Il en existait deux autres dans cette aile en T du bâtiment. Combien de gardes y avait-il ? Lequel des trois escaliers allaient-ils inspecter en premier? Nom de Dieu, ils risquaient de visiter les trois en même temps! Brandon s'élança dans l'escalier de ciment aussi vite que possible, volant littéralement à chaque palier, la main rivée à la rampe. Hors d'haleine, le visage ruisselant de sueur, les jambes vacillantes, il atteignit le rez-de-chaussée. Il marqua une pause, cherchant à reprendre son souffle et rajustant sa tenue de combat. Des bruits de pas ! quelques étages plus haut, peut-être cinq ou six; s'approchant rapidement. Il n'avait plus le choix. Il lui fallait sortir, même si les gardes devaient grouiller tous azimuts. Pas le temps de réfléchir! Les gardes étaient là. Du moins un. Le type en uniforme bleu le vit émerger de la cage d'escalier. Il courut vers Scofield. " Hé vous! lança-t-il en sortant son pistolet de son étui. - On ne me hèle pas comme ça, jeune homme! rugit Beowulf Agate d'une voix de stentor qui se répercuta en écho comme une charge de cavalerie. Je suis le colonel Chaucer, garde nationale, force spéciale de sécurité. Il se trouve que cette société est sous contrat avec le gouvernement. Nous sommes reliés à votre système d'alarme. - Vous êtes quoi? Qui ça? demanda le garde, perplexe et médusé. - Vous êtes sourd ou quoi? Nous sommes reliés à votre système parce que les gars d'ici mettent au point des produits chimiques top-secret. - Mais l'alarme vient de sonner il y a cinq minutes à peine et... - Nos voitures patrouillent jour et nuit dans le secteur. Nous ne sommes jamais loin. - Oh! mon Dieu... - Mes hommes encerclent tout le bâtiment! Maintenant dépêchez-vous! Allez vérifier l'escalier nord-est, celui-ci est vide. Mes gars m'attendent! " Scofield s'élança vers la porte de sortie, se retournant au dernier moment avant de quitter les lieux : " Dites à tout le monde de rester à l'intérieur! Mes gars risqueraient de vous canarder! - Seigneur! " Brandon s'éloigna de Wichita par les petites routes jusqu'à rejoindre la Nationale 96. Il espérait bien trouver une cabine le long de ce ruban d'asphalte pratiquement désert plongé dans la nuit. Il en trouva une, une coquille de plastique, éclairée d'une lumière jaunâtre, couverte de graffitis obscènes. Il inséra une pièce et composa le numéro du standard. L'attente sembla plus longue que le vol jusqu'à Washington. Il demanda alors un appel en PCV sur la ligne confidentielle de Frank Shields. " Brandon, où es-tu, nom de Dieu? - Quelque part où il n'y a ni blé ni vache dans les prés, Squinty. Il est quatre heures du mat et des poussières et tout ce que je vois autour de moi, c'est la morne plaine du Kansas. - C'est bon, je suis sur brouilleur. Cela m'étonnerait qu'on puisse intercepter notre communication. - C'est quasiment impossible! - Ne prononce quand même pas de nom, on ne sait jamais. - Entendu. - Pour commencer, tu as eu quelque chose? - Comment ça? - Antonia m'a dit que tu étais parti à la " chasse "; cela m'a suffi pour découvrir le pot aux roses, infâme menteur! - Pour répondre à ta question, oui, je crois que j'ai mis la main sur quelque chose. Mais, d'abord, parle-moi de cette histoire extravagante. - C'est dingue, Bray. Le gamin est avec un officier, un pilote de notre base à Bahreïn. - Et il ne veut parler qu'à sa colonelle de mère, m'a expliqué Toni. Où est le problème ? - Si je contacte Leslie et Cam, je signe leur arrêt de mort. Bahreïn est l'un des pôles en matière de haute technologie. Ces types sont capables de sortir tout ce qu'ils veulent de leur désert en un coup de baguette magique. Je ne veux pas prendre le risque de révéler l'endroit où ils se trouvent. - Ne fais rien jusqu'à mon retour, Squinty. J'ai une ou deux petites idées. Envoie-moi un jet militaire. - On peut savoir où? - Je n'en sais trop rien! Je suis sur une nationale à environ quinze kilomètres de Wichita. - File à l'aéroport et appelle-moi. Je te dirai qui contacter. " Julian Guiderone, le fils du Berger, était assis à une table de la Via Veneto à Rome, savourant son café crème du matin lorsque son portable sonna dans sa poche de veston. Il sortit l'appareil: " Ici le Berger. J'écoute. - Wichita a été visité, annonça la voix familière d'Amsterdam. Jusqu'à quel niveau, nous n'en savons rien encore. - Des survivants? - Nos deux contacts. Ils n'étaient pas sur les lieux. - McDowell et Karastos ? - Ils se trouvaient tous les deux chez eux. Ils ne sont pas impliqués dans l'affaire. - Si, ils le sont. Tuez-les et nettoyez leur bureau. " XIX Le porte-avions USS Ticonderoga était gigantesque, une vraie ville flottante, avec l'équivalent militaire des boutiques classiques - pharmacies, restaurants (cantines), salles de gymnastique, bureaux et chambres (simples, doubles ou dortoir commun). Il y avait là davantage d'allées et de corridors tortueux qu'au cœur de la Chinatown de San Francisco version Star Trek. Plus on s'enfonçait dans les profondeurs du vaisseau, plus les coursives étaient désertes et exiguës, ponctuées d'une myriade d'écoutilles et de soutes. Deux silhouettes couraient dans le couloir étroit et bas de plafond, un couple incongru - un grand officier noir qui devait se courber pour ne pas se cogner contre les tuyaux latéraux, et un jeune garçon blanc, les mains emmaillotées de bandes stériles. " Dépêchons-nous, lança le lieutenant Luther Considine, son uniforme d'été tout sale et froissé. - 0ù allons-nous? s'enquit Jamie Montrose. - Là où j'espère que l'officier de garde et ses limiers ne te trouveront pas! " Ils arrivèrent devant une grosse porte de métal, estampillée ACCÈS RÉSERVÉ AU PERSONNEL AUTORISÉ. Considine sortit une clé, ouvrit la serrure et poussa le battant d'acier. Ils pénétrèrent dans une petite pièce aux murs blancs, décorée d'une longue table en Formica, d'un assortiment de fauteuils pivotants, d'un grand écran à droite et d'un projecteur diapos à gauche. " Où sommes-nous? s'enquit le jeune garçon. - C'est la salle de débriefing pour les pilotes, à leur retour de missions top secret. - Comment se fait-il que vous ayez la clé, lieutenant? - L'officier responsable de la sécurité était mon chef d'escadrille jusqu'à ce que les pontes le déclarent trop futé ou trop têtu pour continuer à voler. Il était toujours mon compagnon de chambrée et il croit que j'ai un rendez-vous galant. - C'est gentil de sa part. - Gentil? J'ai payé son ardoise au casino de Rhodes! Prends un siège et installe-toi à ton aise. En appuyant sur ce bouton, j'allume dehors le panneau rouge : DÉFENSE D'ENTRER. - Je ne sais pas comment vous remercier. - Inutile, Jamie. Donne-moi simplement des détails; mais souviens-toi, si tu me mènes en bateau, je suis bon pour redevenir matelot! - Tout ce que je vous ai dit est vrai... - Je te crois, lança Luther Considine, avec ses yeux noirs pétillants. Je te crois parce que cette histoire est trop extravagante, parce que tu es si jeune... et puis, tu es le fils de l'un de nos meilleurs pilotes de chasse. Pourquoi mentirais-tu ? En attendant, le capitaine qui dirige cette métropole flottante, un gradé à quatre galons, croit que tu t'es sauvé de mes quartiers parce que notre officier de renseignements t'a demandé de contacter Washington. - Pas question. J'ai été assez mené en bateau comme ça ! Ça suffit! - D'accord, d'accord. Reprenons tout depuis le début. Que t'ont dit exactement les deux gugusses du gouvernement à l'aéroport Kennedy? - Pas grand-chose... En gros que ma mère était partie en mission secrète et que pour éviter tout risque de fuite possible, il préférait me faire quitter le " terrain ". - Et leurs papiers?... Non, c'est ridicule... ils pouvaient facilement s'en procurer des faux. Et tu as cru ce qu'ils disaient? - Ils avaient l'air si gentil, vous savez. Ils semblaient soucieux, réellement embêtés de toute cette histoire, et ils m'ont fait monter à bord sans passer par les queues pour les tickets et les douanes. - Tu ne leur as pas posé de questions ? - Bien sûr que si! Plein! Mais ils n'en savaient guère plus que moi. - Que t'ont-ils dit exactement ? insista Considine. - Que mon avion allait à Paris - ce n'était pas un scoop puisque c'était écrit sur les écrans ! Mon voyage ne s'arrêterait pas là, mais ils en ignoraient la destination finale. Tout ce qu'ils savaient, c'était que deux autres types m'attendraient à Orly et qu'ils feraient le reste du trajet avec moi. - Ils n'ont rien dit de plus sur la mission de ta mère? - Ils ne savaient pas grand-chose. Et ils disaient la vérité. Je leur ai alors demandé la permission de passer deux coups de fil. Ils ont accepté. J'ai d'abord appelé à la maison; pas de réponse. Pas même un répondeur. Ensuite, j'ai appelé un ami de la famille, un officier qui travaillait souvent avec m'man; la standardiste m'a annoncé que le numéro avait changé, et que le nouveau était sur liste rouge. C'est alors que j'ai compris que leur mission était vraiment classée secret-défense. Mais je vous ai déjà raconté tout ça lieutenant... - Pas tout. Tu avais oublié de me parler de ces coups de téléphone la première fois. De toute façon, je veux que tu me racontes tout ça encore et encore; je vais peut-être remarquer un détail qui m'aura échappé jusqu'à présent. - Je vous ai tout dit, lieutenant. - Si tu laissais tomber les "lieutenant", Jamie ? Je m'appelle Luther. La prochaine fois que tu me verras, je risque fort d'être matelot troisième classe. Retour au sol en beauté, avec un balai dans les mains pour briquer le pont... Et Colin Powell16 me bottera les fesses en personne! - Je ne voulais pas vous entraîner dans tout ça... Luther. - Vous êtes incroyables, vous autres les petits Blancs de gauche. Pourquoi n'as-tu pas choisi un brave officier blanc pour lui raconter ton histoire ? Il y a un connard dans mon escadrille qui ne peut sentir tout ce qui n'est pas rasé de près et briqué comme un sou neuf. Il renverrait un cuisinier s'il avait une tache de graisse sur son tablier! - Il m'aurait renvoyé aussi. - C'est vrai. Parle-moi de ces coups de fil. En particulier de celui où le numéro avait changé. - Il s'agissait du colonel Everett Bracket. Il était à West Point avec m'man. Lui et sa femme étaient des amis de la famille. Il faisait souvent appel à ma mère pour diverses missions. - Quel genre de missions ? - C'est une huile des services secrets. Ma mère a suivi une formation en haute technologie; genre ordinateur et tout ça. C'est le G-2 qui organise ça. Et oncle Ev faisait souvent appel à ses services. - Pourquoi l'aurait-il assignée pour une mission secrète apparemment dangereuse ? - Je n'en sais rien. Depuis la mort de papa, il est devenu une sorte de père par intérim pour moi, et en aucun cas je ne l'imagine entraîner maman dans une opération dangereuse. Cela ne tient pas debout! - Ecoute-moi attentivement, Jamie, réfléchis bien... Quand, exactement, as-tu reçu le message de Washington - celui que t'a remis le directeur de ton école, où on te demandait de te rendre à l'aéroport Kennedy? - C'était vendredi je crois, je ne sais plus la date exacte, mais en tout cas c'était avant le week-end... - Très bien. Maintenant essaie de te souvenir. Avant ce vendredi-là, quand as-tu eu, pour la dernière fois, des nouvelles de ta mère? - Quelques jours plus tôt, lundi ou mardi, peut-être. Un coup de fil de routine, pour savoir comment j'allais, si je faisais bien mes devoirs, ce genre de choses. - Et tu ne l'as pas eue aux téléphone après ça? - Non, il n'y avait pas de raison. - On peut donc supposer qu'elle n'a pas cherché à te joindre durant les trois ou quatre jours suivants? - C'est une certitude. - Pourquoi en es-tu si sûr ? - A Paris, à l'aéroport, j'ai dit aux deux hommes qui m'attendaient là-bas, que ma mère m'avait demandé d'appeler un cousin qui vivait en France. Ils ont eu visiblement un choc, mais ils ont préféré ne pas faire de vague et m'ont laissé passer mon coup de fil, en se collant dans mon dos pour épier mes moindres faits et gestes. - Et alors? - J'avais l'une de ces cartes téléphoniques, vous savez, celles qu'on peut utiliser n'importe où, et je connaissais par cœur le numéro pour avoir les Etats-Unis et l'école. - Ah bon? s'étonna Considine. - Hé lieutenant - Luther - j'ai passé pas mal d'années à bourlinguer à travers le monde avec ma famille de militaires, je vous rappelle. Mais la plupart de mes amis, même lorsque j'étais tout gosse, se trouvent en Virginie; c'est là qu'est notre vraie maison. - Tu étais donc au téléphone. Et j'imagine que tu as appelé ton école, et non ton cousin virtuel. - Pas du tout. Kevin existe vraiment. Il est beaucoup plus vieux que moi et il suit des cours à la Sorbonne. - Décidément une famille de grosses têtes. Bref, tu as donc joint ton école. - Exact. Je suis tombé sur Olivia au standard; c'est une élève boursière et il y a un truc entre nous, si vous voyez ce que je veux dire... - Je vois, je ne suis pas si vieux... continue. - Elle m'a reconnu tout de suite et je lui ai demandé si ma mère avait essayé de me joindre - ils tiennent des registres au standard. Elle m'a dit qu'il n'y avait eu aucun appel pour moi. J'ai fait alors semblant d'avoir Kevin en ligne et j'ai raccroché. Il faudra que je présente mes excuses à la pauvre Livie. - Cela fait un troisième coup de fil dont tu ne m'avais pas parlé, annonça Considine en se frottant le front. - Un simple oubli. Mais je vous ai parlé de cette grosse maison, avec les gardes; là-bas, je ne pouvais appeler personne et j'étais confiné dans une chambre avec barreaux aux fenêtres et tout le toutim. Je vous ai raconté tout ça. - Et aussi comment tu t'es évadé, reconnut le pilote, ce qui en soi est pour le moins remarquable. Tu as du cran, mon gars. Tes mains étaient dans un sale état, mais tu n'as pas lâché. - Je ne sais pas si c'est une question de cran. Tout ce que je savais, c'est que je devais filer de là. Les histoires que me racontait Amet, mon " surveillant " - j'aime bien l'appeler comme ça - sonnaient comme un disque rayé; autant dire que ce n'était guère convaincant. Et maintenant, voilà que personne n'est fichu de me mettre en communication avec ma mère! - Et pour cause, lança Luther Considine, en se levant brusquement. - Comment ça? - Si tu joues cartes sur table avec moi, et je crois que c'est le cas, tes copains devaient te faire quitter le pays avant que ta mère ne se lance dans cette opération secrète - et cette opération est sans doute la seule chose vraie que t'ont racontée tes ravisseurs. - Je ne vous suis pas, Luther, rétorqua Jamie en fronçant les sourcils. - C'est la seule explication possible, répondit le pilote, en consultant sa montre. Les affreux qui t'ont embarqué s'intéressent de près à la mission de ta mère. Je ne sais pas ce que c'est, mais ça doit être très chaud... - Vous pouvez être plus clair? - Le kidnapping est toujours une bonne opération, et le fils d'un officier des services de renseignements militaires est une pièce de choix. Ils t'ont fait quitter un terrain d'opération pour un autre. Le leur. - Mais pourquoi? - Ils ont ainsi un moyen de pression sur ta militaire de mère. " Considine se dirigea vers la porte. " Je reviens dans une heure ou deux, repose-toi, essaie de dormir. Je laisserai le rouge allumé. Personne ne viendra te déranger. - Où allez-vous ? - Tu m'as fait une bonne description de cette propriété où ils te gardaient, et je connais l'archipel comme ma poche. J'ai quelques idées quant à l'endroit où ce petit nid peut se trouver; il n'y a pas tant de constructions comme ça à Bahreïn. Je vais emmener avec moi un polaroïd et une dizaine de pellicules. Je tomberai peut-être dessus, qui sait? " Julian Guiderone se reposait à bord de son Lear 26 qui le ramenait à Bahreïn, centre des opérations de son vaste empire financier. Il avait toujours aimé cet archipel, son luxe, son ambiance. Manama n'était certes ni aussi romantique que Paris, ni aussi trépidant que Londres, mais c'était le seul endroit sur terre où la notion de liberté individuelle était respectée à la lettre. A chacun ses affaires, voilà le seul credo de Bahreïn, applicable au domaine de l'économie et du commerce, comme à celui de l'individu. Le devoir de non-ingérence élevé au rang de loi d'airain, en particulier envers les riches. Guiderone avait beaucoup d'amis là-bas, mais ce n'étaient pas à proprement parler des amis proches - Guiderone ne pouvait avoir d'amis proches - des gens bien trop encombrants. Il songeait à organiser quelques dîners, inviter quelques prétendants au trône, mais surtout des banquiers et des magnats du pétrole, c'étaient eux qui détenaient le sceptre du pouvoir. Son alphapage bourdonna, mettant un terme à ses rêveries. Il sortit l'appareil de sa poche, et découvrit avec inquiétude que l'appel provenait de la zone 31, la Hollande. Le numéro en lui-même n'avait aucun intérêt, il était faux de toute façon. Une seule personne pouvait l'appeler, ainsi. Amsterdam. Jan Van der Matareisen. Il décrocha le téléphone encastré sur la console de son siège. " J'ai de mauvaises nouvelles à vous annoncer, Mr. Guiderone. - Tout est relatif. Ce qui est mauvais aujourd'hui peut devenir bénéfique demain. De quoi s'agit-il? - Le paquet transféré de Paris au Moyen-Orient a disparu. - Quoi? " Guiderone se redressa d'un seul coup, avec une telle force que la ceinture de sécurité lui comprima douloureusement l'estomac. " Vous voulez dire que le paquet est perdu ? articula-t-il en débouclant sa ceinture. Vous avez cherché partout, vous en êtes sûr? - Nous avons mis nos meilleurs hommes sur le coup. Rien. Pas la moindre trace. - Continuez à chercher - Partout! " Le fils du Berger prit une profonde inspiration, tentant de retrouver son calme. " En attendant, reprit-il d'une voix lente, cherchant à mettre de l'ordre dans ses idées, j'ai loué le bateau, le gros bateau. Alors nettoyez-le, des cales aux antennes, qu'il ne reste rien! Libérez l'équipage, tout l'équipage, et envoyez-les à Muscat, notre marina du golfe d'Oman. Le cheikh à qui appartient le navire a ses propres hommes. - Je comprends. Tout sera fait pour ce soir. - Mais pour l'amour du ciel, retrouvez-moi ce paquet! " lança Guiderone en raccrochant le combiné avec irritation. " Pilote! cria-t-il. - Oui, signore ? répondit une voix en cabine à trois mètres de lui. - Où en sommes-nous du carburant? - Nous avons le plein. Nous sommes en vol depuis seulement vingt-deux minutes. - Il y a de quoi m'emmener à Marseille? - Sans problème, signore. - Alors modifiez votre plan de vol et allons-y. - Tout de suite, Signor Paravacini. " Paravacini. Un nom sorti des archives poussiéreuses des Matarèse, mais pour les rares qui en gardaient le souvenir, ce nom inspirait la crainte, peut-être pas la terreur, mais une réelle angoisse. La société Scozzi-Paravacini, issue du mariage des deux familles, avait été absorbée par d'autres puissances financières depuis longtemps, mais Guiderone faisait un savant usage de ce nom dans bien des lieux de la planète. Les légendes avaient la vie dure, en particulier celles qui étaient nées et avaient grandi dans le cloaque de la peur. Bien que le comte Scozzi eût été parmi les premières recrues du Baron Guillaume de Matarèse au début du siècle, il devint rapidement la figure de proue dans la dynastie. Lorsque la fortune de la famille se réduisit à une peau de chagrin, un mariage fut organisé entre une fille Scozzi et un fils Paravacini, famille richissime mais aux manières brutales. Au fil des ans, les inséparables familles Scozzi et Paravacini, qui avaient chacune leur propriété à quelques kilomètres l'une de l'autre sur les rives du célèbre lac de Côme, se brouillèrent, chacune reportant la faute sur l'autre. Finalement, la rupture fut consommée dans l'horreur. Plusieurs directeurs de grande valeur, ayant les faveurs des Scozzi, furent assassinés; les tueurs auraient été engagés par les Paravacini, mais la preuve n'en fut jamais apportée. Puis ce fut au tour d'un héritier des Scozzi à être retrouvé mort, apparemment noyé, son corps rejeté par les eaux du lac. La police de Bellagio, par crainte de représailles des Paravacini réputés violents, omit de signaler qu'un petit trou était visible dans le torse de la victime, semblable à celui qu'aurait pu laisser un pic à glace cherchant à percer le cœur. Les autorités avaient de bonnes raisons de se montrer prudentes, car les Paravacini comptaient dans leur famille nombre de hauts dignitaires de l'Eglise, des proches du pape en personne ! On agit toujours avec la plus grande circonspection dans ces cas-là. Les Scozzi, par l'intermédiaire d'un bataillon d'avvocatos, vendirent leurs parts à une autre grande famille italienne, les Tremonte, aussi fortunée que pétrie d'éthique judéo-chrétienne. Elle en était l'exemple vivant. En effet, les Tremonte avaient commencé leur ascension sur la place internationale grâce à l'union d'un juif italien de génie et d'une non moins talentueuse catholique romaine. L'Eglise comme la Synagogue sourcilla, mais les largesses qui s'ensuivirent pour ces deux religions étouffèrent vite les critiques. La légende des Paravacini était toujours vivante en Méditerranée, songeait Julian Guiderone, en particulier en Italie. On ne trompait pas un Paravacini, ou bien on se retrouvait mort dans l'heure suivante. La réputation. Telle était la clé de tout. Le remède agirait encore une fois sur les Tremonte et leur sacrosainte éthique; la mort de leur avocat joueur de polo à Long Island allait faire fondre comme neige au soleil leur antipathie à l'égard des Matarèse. En cas de résistance, d'autres morts suivraient, voilà la prophétie des Paravacini. Mais attention, les prochaines pertes auraient un caractère cruellement plus familial. Ce qui tracassait Guiderone au point de frôler la paranoïa, c'était cette odeur qu'il percevait autour de lui, cette pestilence insidieuse. Cette vermine de Beowulf Agate était de retour. Après vingt-cinq ans d'absence! C'était lui le cerveau, l'esprit retors qui menait cette nouvelle traque, cette croisade du dernier espoir. Il fallait l'arrêter, le tuer - cela aurait dû déjà être le cas à Chesapeake! Guiderone donnerait ses ordres à Marseille. Tuer Brandon Alan Scofield. A tout prix ! Le F-16 de l'US Air Force décolla de Wichita pour rejoindre d'une traite l'aérodrome de Cherokee, à une quinzaine de kilomètres de Peregrine View. Une voiture de la CIA récupéra un Scofield ébouriffé et l'emporta rapidement dans son ancienne retraite alors que le soleil du petit matin baignait les crêtes des Great Smoky Mountains. Bray fut à peine surpris, à son arrivée, d'entendre une voix familière résonner dans la cuisine " J'espère que tu as pu dormir dans l'avion? lança Frank Shields. Moi, je n'ai pas pu fermer l'œil! Ce maniaque du manche à balai avait le don de se prendre tous les trous d'air depuis Andrews jusqu'ici! " L'analyste de la CIA apparut à la porte de la cuisine, une tasse à la main. " J'imagine que tu en veux un? ajouta-t-il en désignant son café. - Je m'en occupe, Frank, annonça Toni. Engueule-le plutôt, ça lui apprendra! " Elle disparut dans la cuisine. " Je vais lui faire des œufs. Il n'en fait qu'à sa tête et moi je suis une idiote de me faire avoir! - Je devrais, tu sais, commença l'analyste en entrant dans le salon et contemplant le treillis de Scofield maculé de sueur, pousser une gueulante. Qu'est-ce que c'est que cet accoutrement? Tu te prends pour Rambo ? - Il a tenu parfaitement son rôle. Si j'avais mis un costume, je moisirais dans une prison du Kansas à l'heure qu'il est. - Je préfère te croire sur parole; inutile de te lancer dans des explications à n'en plus finir. Mais j'aimerais, de temps en temps, avoir mon mot à dire... J'imagine que tu as dépensé les dix mille dollars? - J'y ai à peine touché. Mais lorsque tu verras ce que je rapporte à la maison, il faudra donner à mon ami de l'ex-Stasi ses cent mille dollars. - Nous verrons ça en temps utile, Brandon, après jugement sur pièce. - Vieux renard!... - Chaque chose après l'autre, rétorqua Shields avec gravité. Et pour le fils Montrose? Tu m'as dit que tu avais une idée. Je t'écoute. - C'est enfantin, répliqua Scofield. Tu as dit que le gamin se trouve avec un officier de la Marine, un pilote, je crois bien? - Exact. Le fils de Leslie lui est littéralement tombé dessus, en plein Manama. C'est un pilote de chasse sur le Ticonderoga, un chef d'escadrille, dénommé Luther Considine, avec une belle réputation derrière lui. Le commandant de bord dit que ce type ira loin, futur candidat au War College et tout le tra-la-la. - Le gosse n'a pas choisi un crétin. - A l'évidence. - Négocie donc avec lui, continua Scofield. - Comment ça? - Le gosse lui fait confiance, non ? Alors parle à ce Considine. Joue franc jeu avec lui, c'est notre seule chance. Il faut dire à Leslie que son fils est hors de danger et en de bonnes mains; ce serait idiot de s'en priver. - Certes, mais il y a un hic. Jamie junior est introuvable. Il s'est fait la belle. - Quoi ? - Aux dernières nouvelles, ils ne pensent pas que le gamin ait quitté le bâtiment; mais ils n'arrivent pas à mettre la main dessus. - Tu as déjà été sur un porte-avions, Squinty? - Ce que tu peux être agaçant! Bien sûr que non. - Prends tout Georgetown et mets-le sur l'eau, cela te donnera une idée. Jamie peut être n'importe où. Il faudra des jours, voire des semaines, pour le retrouver. - C'est ridicule. Il lui faut manger, dormir, aller aux toilettes - quelqu'un va forcément tomber sur lui. - Pas s'il a de l'aide, de la part, par exemple, d'un pilote avec qui il aurait sympathisé. - Tu penses que... - Ça vaut le coup d'essayer, Frank. Les pilotes sont des gens à part, cela doit venir du fait qu'ils sont enfermés dans une bombe volante à des kilomètres au-dessus de la terre, tout seuls. De plus, le père du gosse était un pilote émérite, un héros de guerre... mort, qui plus est. On n'a rien à perdre, Squinty. Appelle ce Considine. Fais-lui une proposition. " Rien n'était infaillible dans le monde de la haute technologie; dès qu'un système frôlait la perfection, un contre-système s'empressait de lui damer le pion. Les BMTS (les brouilleurs militaires de transmission satellite), toutefois, restaient les appareils les plus fiables du marché de la clandestinité, à ce jour, et le resteraient dans un futur proche - disons pour une bonne semaine encore. La clé de voûte du système était les appareils émetteurs et récepteurs : ils étaient équipés de programmes qui à la fois séparaient et combinaient les voix durant leur voyage à la vitesse de la lumière sur les ondes de l'espace. Il existait, certes, une minuscule marge de risque, mais elle devait être négligée face à l'angoisse d'une mère et à la relative sécurité des parties concernées. Le lieutenant de première classe Luther Considine reçut l'ordre de se rendre dans la salle des transmissions du porte-avions. Une liaison avec Peregrine View fut aussitôt établie, où un appareillage électronique en provenance du Pentagone venait d'être installé en toute hâte. La station avait été montée sur le Clingmans Dome, le sommet le plus élevé des Great Smoky. Luther Considine s'installa donc derrière une console, écouteurs sur les oreilles, à bord de l'USS Ticonderoga, mouillant à Bahreïn. " Lieutenant Considine... articula une voix désincarnée à plus de quinze mille kilomètres du golfe Persique, je m'appelle Frank Shields, je suis le premier directeur adjoint de la CIA. Vous m'entendez? - Je vous reçois, Mr. Shields. - Je vais être le plus bref possible... votre jeune ami refuse de parler à n'importe quel représentant du gouvernement et je ne saurais lui en faire le reproche. Trop de gens, au nom du gouvernement, lui ont menti. - Alors il dit vrai ? lança le pilote, avec un soulagement évident. Je le savais. - Oui, il vous a dit la vérité, poursuivit Shields, mais pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons le mettre en contact avec la personne à qui il veut parler. Peut-être dans quelques jours, lorsque nous aurons pris de nouvelles dispositions... mais pour l'heure c'est impossible. - Il va mal le prendre. Et je ne le prendrais pas mieux, si j'étais à sa place. - Vous savez donc où il se trouve. - Je n'ai rien dit de tel. Une autre question? - Ce n'est pas une question, plutôt une requête, lieutenant. Demandez-lui de vous dire quelque chose, n'importe quoi, que seule cette personne serait en mesure de savoir. Vous voulez bien faire ça? - Si je le trouve, et je dis bien si, je lui passerai le message. - Nous attendrons le temps qu'il faudra, lieutenant. Votre officier des transmissions a le code pour me joindre. Une simple série de chiffres pour lui; notre conversation est et restera strictement confidentielle. - Au revoir. Je vais faire ce que je peux. " Considine retira les écouteurs et un technicien coupa la transmission. " Ecoute-moi, Jamie, annonça le pilote, en s'asseyant sur une caisse, face au jeune garçon, dans une soute quelque part au tréfonds du bateau. Le type semblait sincère, il avait une voix mécanique, mais ce qu'il disait tenait debout. C'est une sorte de grand patron des services secrets et il doit examiner toutes les facettes d'une situation pas mal compliquée. - Je ne vous suis pas. - Il craint qu'il ne s'agisse d'un piège. Il a dit aussi qu'il comprenait ta position. C'est normal que tu ne veuilles parler qu'à ta mère, après tout ce sont de soi-disant représentants du gouvernement qui t'ont mené en bateau. Il a parlé de sécurité et de nouvelles dispositions à prendre pour pouvoir vous mettre en contact, toi et ta mère. Il cherche à vous protéger tous les deux. - En d'autres termes, je suis peut-être un leurre. Je suis peut-être quelqu'un d'autre. - Dans le mille. Comment as-tu deviné? - J'ai souvent entendu oncle Ev et m'man parler de ça. Bien qu'ils fassent partie du G-2, ils étaient souvent envoyés dans d'autres services, en mission de contre-espionnage. - Seigneur! murmura Considine, d'une voix blanche. Je craignais que ta mère ne soit dans une affaire chaude, mais là, cela dépasse l'entendement! Du contre-espionnage international! Tu te rends compte, Jamie, que notre officier des services de renseignements a eu en ligne directe le directeur de la sécurité du territoire à Washington, le ministère de l'Intérieur, puis le Département d'Etat et finalement Thomas Cranston, à la Maison-Blanche, le bras droit du Président pour les affaires de sécurité nationale! C'est lui qui t'a promis de te mettre en liaison avec le Grand Homme en personne! - Je ne connais pas le Président, mais je connais ma mère. Personne ne pourrait me tromper en imitant sa voix, ou savoir ce qu'elle sait. - C'est exactement ce que Shields te demande : lui dire quelque chose qu'elle serait la seule à savoir. Tu comprends: sitôt qu'elle aura confirmé, il saura que tu es bien la personne que tu dis être. Il aura alors les mains libres pour agir. A mon avis, ça se tient. Et je peux te dire que cette histoire fait un sacré ramdam au plus haut niveau de l'Etat. Allez Jamie, donne-moi quelque chose. - D'accord, d'accord. Attends que je réfléchisse... " Le jeune garçon sauta de sa caisse et commença à faire les cent pas sur le caillebotis d'acier. " Ça y est, j'ai trouvé. Quand j'étais petit, vraiment petit, papa et maman m'avaient acheté un animal en peluche, un mouton, le genre de jouet spécialement étudié pour les petits. Même les yeux étaient indétachables. Des années plus tard, quelques mois après que papa avait été tué, maman a vendu la maison et nous avons déménagé - il y avait trop de souvenirs, vous voyez. Alors que je l'aidais à vider le grenier, elle est tombée sur le mouton en peluche, elle a dit : " Regarde, c'est Malcomb ". Je ne me souvenais pas de cette peluche, et encore moins de son nom. Elle m'a alors raconté que p'pa et elle avaient bien ri lorsque j'avais donné ce sobriquet à cette chose, parce que j'avais toutes les peines du monde à articuler ce nom. Elle m'a dit que c'était le nom d'un personnage de dessin animé qui passait alors à la télévision. Je ne m'en souviens absolument pas, mais je la crois sur parole. - On prend ça, alors? Le nom de cet animal en peluche? - C'est tout ce qui me vient à l'esprit pour l'instant. Et personne d'autre ne peut être au courant de ça. - Cela suffira peut-être. Au fait, tu as eu le temps de regarder les polaroïds des maisons? - J'en ai vu deux qui pourraient coller. Je ne peux être catégorique, mais il y a de fortes chances pour que ce soit l'une de celles-là. " Le garçon fouilla dans ses poches, ses gestes rendus maladroits par les bandes, et tendit à Considine le paquet de photos. " Je regarderai ça lorsque j'aurai fait mon rapport là-haut. Au fait, je vais t'installer ailleurs. - Où ça? - Un collègue d'escadrille a trois jours de congé à Paris. Sa femme vient y passer une semaine. Elle travaille pour une revue de mode, ou quelque chose comme ça. Et son compagnon de cabine est en quarantaine; il a la rougeole. La rougeole, incroyable, non! Si ça continue, toute l'escadrille va être composée de gamins de douze ans. - Un, j'ai quinze ans. Deux, j'ai déjà onze heures de vol à mon actif. Je suis prêt à voler en solo, Luther. - Me voilà rassuré. A plus tard. " Leslie Montrose se trouvait dans une cabine de verre au milieu d'une grande pièce blanche, bardée du sol au plafond d'appareils électroniques. Des écrans verts partout, des cadrans, des chiffres, et dix opérateurs, hommes et femmes, tous experts en communications confidentielles, le Q.G. des transmissions du MI6, par où transitaient des messages des quatre coins de la planète. On avait installé Leslie devant une console, flanquée de trois postes téléphoniques, chacun d'une couleur différente - un vert, un rouge et un jaune. Une voix féminine se fit entendre dans les haut-parleurs invisibles dans la structure de la cabine. " Veuillez décrocher le combiné vert. Vous avez la ligne. - Merci. " Leslie souleva l'écouteur, un nœud d'angoisse au ventre, craignant le pire. " Ici l'officier en poste à Londres pour... - C'est bon, Leslie, l'interrompit Frank Shields. Pas besoin de ce genre de litanie. - Frank ? - Il paraît que notre conversation est aussi privée que si nous nous trouvions dans un placard à balais en Alaska. - Je n'en savais rien. Tout ce que je sais, c'est que je suis sur des charbons ardents depuis que Geof m'a dit de me rendre ici pour recevoir un appel. Il ne m'a pas dit qu'il s'agissait de vous. - Il ne le savait pas. Et s'il ne faillit pas au code d'honneur légendaire des anciens d'Eton, il ne cherchera pas à le savoir après, à moins que vous ne le lui disiez vous-même. - Pour l'amour du ciel, Frank, que se passe-t-il ? articula Montrose à voix basse. Il est arrivé quelque chose à mon fils? - J'ai peut-être quelques nouvelles pour vous, Leslie, mais avant toute chose, je dois vous poser une question. - Une question? Je ne veux pas jouer aux devinettes, je veux des nouvelles de mon fils! - Que vous évoque le nom " Malcomb " ? - Malcomb ? Je ne connais aucun Malcomb ! Quelle question stupide! - Du calme, colonel. Réfléchissez un peu... - C'est tout réfléchi, nom de Dieu! s'écria Leslie Montrose. Qui est ce Malcomb et quel rapport a-t-il avec mon fils ? Je ne connais pas de... je n'ai jamais connu de... " Soudain Leslie s'arrêta net, le souffle court, l'écouteur vert en suspens à quelques centimètres de son oreille, le regard fixe, perdu sur le mur blanc par-delà la cage de verre. Ses yeux s'écarquillèrent. " O Seigneur! souffla-t-elle en rapprochant le combiné. C'est ce petit mouton en peluche, la peluche de mon fils quand il avait trois ans. Il l'appelait " Malcomb ", à cause du dessin animé... - Exactement, Leslie, confirma Frank Shields à six mille kilomètres de Londres. Un animal en peluche oublié par la mère et le fils jusqu'à ce que... - Jusqu'à ce que l'on tombe dessus en vidant le grenier, lança Leslie. C'est moi qui l'ai retrouvé. Jamie ne s'en souvenait plus, alors je lui ai raconté. Jamie ! Vous avez des nouvelles de lui! - Pas directement. Mais il est en sécurité. Il s'est échappé, un tour de force pour un garçon de son âge. - Mon garçon en a épaté plus d'un! lança la mère exultant de joie. Il n'est peut-être pas un génie en biologie ou en latin, mais comme catcheur, attention les yeux! Je vous ai dit qu'il était doué pour le catch, n'est-ce pas? - Oui, oui, vous nous l'avez dit. - Oh, mon Dieu, voilà que je gagatise ! c'est ridicule, reconnut un lieutenant-colonel en larmes. Excusez-moi, Frank. Je pleurniche comme une petite fille. - Personne ne vous en fera le reproche. - Où est-il? Quand pourrai-je lui parler? - Pour l'instant, il est dans une base navale au Moyen-Orient. - Au Moyen-Orient? - Il est trop risqué de vous mettre en contact avec lui. Nous n'avons pas la possibilité de monter un appareillage qui nous garantirait la confidentialité totale de la communication. Inutile de vous dire que ses ravisseurs le cherchent partout et que le piratage électronique n'a pas de secret pour eux. - Bien sûr, Frank, je comprends. Je suis une spécialiste en informatique, vous savez. - Je sais, Pryce m'a dit ça. - Au fait, c'est un homme plein d'attentions. Il a insisté pour m'accompagner ici, alors que lui et Geof avaient d'autres projets - à savoir une partie de poker au club de Waters, pour se détendre; une récompense, soit dit en passant, amplement méritée. - Lui avez-vous dit qui vous étiez réellement ? Un membre du G-2 et non pas un brave colonel de la RDF ? - Non, mais il doit s'en douter, depuis que j'ai forcé l'ordinateur des Brewster. Je ne suis pas sûre qu'il voie très bien la différence et, à mon avis, cela ne lui fera ni chaud ni froid. - Pas sûr. Il déteste que l'on ne joue pas cartes sur table. En ce domaine, il est aussi chatouilleux que Beowulf Agate. - Je ne vois pas où est le problème, au fond. Vous voudrez bien faire savoir à Jamie que je suis au courant de la nouvelle situation? - Bien entendu. Mais il faudrait que vous me donniez en retour quelque chose comme " Malcomb " pour qu'il sache que le mot vient bien de vous. - Très bien... dites-lui que j'ai reçu un mot de son professeur de biologie et qu'il ferait mieux de se reprendre s'il ne veut pas être exclu de l'équipe de l'école. " Leslie sortit de la salle de transmission du MI6 et se retrouva dans le grand couloir désert. Deux silhouettes se profilaient devant elle. L'une était un garde armé assis derrière une table à mi-chemin, l'autre était Cameron Pryce, immobile à l'extrémité du couloir. Son cœur battait la chamade; elle salua de la tête le garde et pressa le pas. Son visage rayonnait de bonheur, sur ses lèvres un sourire de petite fille émerveillée; elle parcourut les derniers mètres au pas de course, se jeta dans les bras de Pryce et se serra contre lui. " C'est Jamie, lui murmura-t-elle dans l'oreille. Il s'est échappé. Il est sain et sauf ! - C'est merveilleux, Leslie ! rétorqua Cam en haussant la voix sous le coup de la surprise. C'est génial, reprit-il en baissant le ton. Génial! - il continuait à la serrer dans ses bras, répondant à l'étreinte de Leslie. Qui vous a contactée ? - Frank Shields. Ils ont appris la nouvelle il y a quelque temps déjà, mais il fallait qu'ils vérifient leurs sources. C'est fait. C'est bel et bien Jamie ! - Vous devez être tellement soulagée. - Je n'ai pas de mots pour exprimer ce que je ressens. " Brusquement, le colonel Leslie Montrose prit conscience qu'elle se trouvait dans les bras de Cameron Pryce. Elle se raidit et reprit à voix basse, en s'écartant un peu de lui : " Je... je suis désolée, Cam. C'est stupide. Je me comporte comme une enfant. - Parce que votre enfant, justement, est sauvé, renchérit Pryce, la tenant encore doucement et lui relevant doucement la tête. Mais vous pleurez, Leslie... - De joie, mon fidèle ami. De joie ! - Trop de bonheur fait parfois cet effet. - Sans doute. Comme trop de tristesse. " Leurs visages, leurs yeux n'étaient distants que de quelques centimètres. Cameron la relâcha et recula d'un pas, les mains posées sur ses épaules. " Merci, Cam, dit-elle. - Merci? Parce que je vous ai accompagnée? C'était la moindre des choses. - Pour ça aussi, mais pas seulement. Il y a un instant, j'avais envie de vous embrasser, vraiment très envie. - Vous êtes en ce moment un peu trop vulnérable, colonel. - C'est pour cela que je vous remercie. Pour vous en être rendu compte. " Pryce esquissa un sourire et retira ses mains. " Pour le moment vous êtes sauvée, mais attention, méfiez-vous de moi. Je ne suis pas un moine de trente-six ans. - Et moi, pas une nonne non plus... Même si je l'ai un peu été ces dernières années. - Analysons le problème comme on nous a appris à le faire, chez les agents secrets. - Je ne saurais vous suivre sur ce terrain. En la matière, je suis une néophyte. - Allez, jeune fille. Je sais que vous êtes de la maison depuis Chesapeake. - Vous savez quoi ? - Que vous êtes un officier du G-2, tout comme Ev Bracket. - Quoi ? - Vous faites partie d'une unité d'élite, ce que les Anglais appellent une force spéciale. Vous allez de place en place, traquer tous les vilains - avec un entraînement ad hoc; cela va de soi. - Comment pouvez-vous savoir ça? - Vous vous êtes dévoilée plusieurs fois. Vous raisonnez comme une espionne, vous avez leur jargon, et l'armée n'enverrait pas un commando ou un membre de la RDF suivre des cours d'informatique à l'université de Chicago, au cas où il lui faudrait emporter un ordinateur portable sur la zone de combat. - C'est drôle. Vraiment drôle! s'exclama Montrose, avec des yeux rieurs, sans chercher à nier les supputations de Pryce. Il n'y a pas cinq minutes, Frank m'a demandé si je vous l'avais dit; je lui ai répondu non, mais que je supposais que vous vous en doutiez depuis que j'avais bidouillé leur PC à Belgravia. C'était ça alors, l'ordi des Brewster ? - Non. C'est beaucoup plus simple que ça. Je sais que cela parait insensé à certaines personnes du Pentagone et de Langley, mais il arrive souvent que des gens de la CIA et du G-2 travaillent ensemble. Ce ne sont pas les occasions qui manquent. Le fin mot de l'histoire, c'est que j'ai appelé un vieil ami à moi à Arlington pour qu'il se renseigne un peu sur vous et Bracket. Je ne sais plus lequel, mais l'un de nous a sauvé la vie à l'autre au cours d'une opération à Moscou - je ne me souviens plus trop de quelle mission il s'agissait d'ailleurs... Tout ça pour dire qu'il ne peut rien me refuser! " Leslie rit de bon cœur; un rire discret mais sincère. Le garde tourna la tête vers eux. " Dites-moi, agent Pryce, commença-t-elle, agent spécial Pryce devrais-je dire, pensez-vous que nous pourrions remonter un peu la bande et tout effacer - recommencer sur de meilleures bases tous les deux ? - Cela me paraît une riche idée, colonel Montrose. La bande est désormais toute vierge et pour fêter ça, j'aimerais vous inviter à dîner dans le meilleur restaurant de la ville. C'est moi qui régale! Comme vous le savez, je ne suis pas regardant sur les notes de frais! - Et je devrai toujours me méfier de vous? - Plus que jamais. Je m'effacerai pas la bande deux fois! " XX Frank Shields annonça à sa secrétaire, sa fidèle collaboratrice depuis près de vingt ans, qu'il serait injoignable pour les deux jours à venir. Personne ne devait savoir où il était - personne, y compris les membres de la CIA, quel que soit leur rang. " Je me servirai du réseau Denver, en cas de pépin ", avait répondu la femme d'âge mûr qui était accoutumée à ces disparitions éclair de la part de son patron. Elle ajouta aussitôt qu'elle préviendrait Mrs. Shields de son départ et qu'elle demanderait un avion pour emmener le directeur adjoint à Montréal. Cette réservation serait classée secret défense et annulée sitôt que l'appareil de Cherokee aurait décollé. On ordonnerait alors au pilote du vol de Montréal de rebrousser chemin et de rentrer à la base d'Andrews. " Comme d'habitude, vous avez tout prévu, Margaret, la complimenta Frank Shields. Vérifiez toutefois que le réseau Denver est opérationnel. - C'est déjà fait. Il n'y a eu aucune interception. J'ai appelé le Colorado, votre bip a sonné comme prévu et l'appel a terminé sa route à Denver. - Rappelez-moi qu'il faudra que je vous propose comme directrice générale. - Ce poste vous revient, Frank. - Je n'en veux pas et vous avez de bien meilleurs talents d'organisation que moi... Au fait, Maggie, vous direz à Alice que je suis vraiment désolé de devoir partir aujourd'hui. Les enfants doivent venir dîner ce soir ou demain, je crois, avec toute leur progéniture; elle va être furieuse. - Ce n'est prévu que pour la fin de la semaine, corrigea la secrétaire. Avec un peu de chance vous serez revenu. - Comment savez-vous ça? - Alice a appelé et m'a demandé de consulter votre agenda. Tâchez de ne pas me faire passer pour une menteuse. Alors revenez en temps et en heure! - Je ferai mon possible. - Je compte sur vous. - A vos ordres. " Shields déploya des trésors d'énergie pour mettre en contact la mère et le fils, œuvrant au plus haut niveau de sécurité en collaboration avec Geoffrey Waters, le MI5 et le MI6. Il fut décidé que le moyen de transport le plus simple serait sans doute le plus sûr. Le Ticonderoga devait croiser dans le golfe au large de Bandar-e-Charak et d'Al-Wakrah; c'était le modus operandi classique. Pendant le ballet des jets décollant du porte-avions pour leurs diverses missions de reconnaissance, l'un des appareils, le réservoir plein de kérosène, quitterait l'escadrille et mettrait le cap vers une base de la Royal Air Force d'Ecosse, dans le district de Loch Torridon. Le pilote serait le lieutenant Luther Considine, son passager, James Montrose Junior. Le seul commentaire du jeune garçon fut : " Génial! A part le prof de bio qui a écrit à ma mère! Quel salaud ! " La rencontre aurait lieu dans un petit village à une vingtaine de kilomètres d'Edimbourg. Geoffrey Waters s'était arrangé pour qu'une liaison soit installée et que trois agents armés du MI5 soient là pour accueillir l'appareil et conduire le pilote et son passager dans l'auberge du village. L'auberge en question était réquisitionnée par le gouvernement. Aucun touriste, aucun client du cru n'y séjournerait pendant les quarante-huit heures qui suivraient l'arrivée de miss Joan Brooks et de son frère John - Leslie Montrose et Cameron Pryce. Il y avait une raison à la présence de Cameron à ce rendez-vous. Luther Considine aurait avec lui les photos des deux propriétés du golfe Persique susceptibles d'être le lieu d'incarcération de Jamie Montrose. Le pilote avait mené une petite enquête sur les propriétaires. Ce qui n'avait pas été une sinécure. Bahreïn se montrait très discret quant à ses riches contribuables. Une liaison triangulaire occulte fut ainsi créée entre Londres, les Great Smoky et un obscur village d'Ecosse. L'information pourrait donc être relayée dans l'instant; c'était la seule arme susceptible de percer les défenses des Matarèse et de mettre à mal leur projet pour la planète. Projet dont les effets se faisaient de plus en plus sentir... THE WASHINGTON POST (première page) LE PARLEMENT ENQUÊTE SUR LES SYNDICATS WASHINGTON, 23 OCT - Dans un mouvement surprenant, la commission parlementaire Antitrust accomplit un curieux volte-face en prenant en ligne de mire non plus les entreprises, mais les travailleurs. La commission se propose d'examiner l'influence néfaste des organisations syndicales qui regroupent des milliers de travailleurs et interdisent toute expansion économique. THE BOSTON GLOBE (première page) ELECTRO-SERVE FUSIONNE AVEC MICRO WARE BOSTON, 23 OCT - A la grande surprise de toute l'industrie informatique, la fusion de deux chefs de file du secteur, Electro-Serve et Micro Ware, va aussitôt déboucher sur trente mille suppressions d'emplois. Wall Street est enthousiaste, d'autres microcosmes sont affligés. THE SAN DIEGO UNION-TRIBUNE (page 2) RESTRUCTURATION DE LA BASE NAVALE DES MILLIERS DE LICENCIEMENTS A VENIR. SAN DIEGO, 24 OCT - Le ministère de la Marine a annoncé qu'il compte faire des coupes franches dans le budget de la base navale de San Diego et transférer 40 p. 100 de son personnel sur d'autres sites. La plupart des employés civils seront remerciés; quant aux terrains et bâtiments de Coronado, ils seront mis en vente au profit de l'industrie privée. L'œuvre était en marche, mais personne, que ce soit dans le secteur privé ou public, ne le savait encore. La dramaturgie de la rencontre entre Leslie Montrose et son fils était hautement prévisible. D'abord les yeux de la mère s'emplirent de larmes, la vue des mains bandées de son fils lui brisant le cœur. Jamie Montrose montra un mélange de joie et de gêne face aux épanchements maternels. Cameron Pryce resta à l'écart, dans les ombres du bar de l'auberge aux allures de pub. Après que Leslie Montrose eut relâché son fils à moitié asphyxié et se fut mouché le nez, elle retrouva l'usage de la parole : " Jamie, j'aimerais te présenter Mr. Pryce, Cameron Pryce. C'est un agent de la CIA. - La même branche que toi, donc. Ravi de vous connaître, Mr. Pryce, lança Jamie, heureux de pouvoir s'arracher aux bras de sa mère. - C'est un plaisir pour moi, Jamie, répondit Cam en sortant de la pénombre. Je dirais même un honneur. Ce que tu as fait est prodigieux, vraiment. " Ils se serrèrent la main - avec lenteur et précaution. " Ce n'était pas si difficile que ça, du moins une fois passé le mur. Le sommet était couvert de tessons de bouteille et de barbelés "... Leslie Montrose hoqueta d'horreur. " C'est pour cela que tu as les mains dans cet état? lança Cameron. - Exact. Mais c'est presque fini, déjà. Les toubibs de la marine connaissent leur boulot... en parlant de marine, où est Luther ? - Dans l'autre pièce, au téléphone, en mode confidentiel, avec nos amis des MI5 et 6. - Justement, Mr. Pryce... commença le jeune garçon avec hésitation - puis les mots lui vinrent, pressés par la colère. Est-ce que quelqu'un va enfin se décider à m'expliquer ce qui se passe? Pourquoi tout ce micmac? Les mensonges, mon kidnapping, l'impossibilité de parler à ma mère, les numéros de téléphone qui n'existent plus, ou qui ont soudain changé, ou qui sont sur liste rouge, toutes ces conneries ! Mais surtout pourquoi ces mensonges ? - Ta mère et moi allons te répondre de notre mieux. Dieu sait que tu as droit à quelques explications. - Ma première question concerne l'oncle Ev - le colonel Everett Bracket, commença Jamie. Ne le prenez pas mal, Mr. Pryce, mais pourquoi n'ai-je pas affaire à lui? - Mon chéri, intervint Leslie, en marchant vers son fils. J'ai cherché la meilleure façon de te dire ça, mais je n'ai pas trouvé... - Tu peux être plus claire, m'man? - Everett faisait partie de cette opération. Les services secrets de l'armée avaient été mis sur le coup à la demande de la CIA pour assurer la sécurité militaire. Il voulait que je m'occupe de ses systèmes informatiques; tu sais comme il n'aimait pas ça. C'est alors que les appels ont commencé. Des coups de fil terrifiants, un vrai cauchemar. Des quatre coins de la planète. Tu avais été kidnappé et si je ne faisais pas ce qu'on m'ordonnait, ils allaient te torturer et t'exécuter. Oncle Ev était sûr que tout était lié. - Les salauds! souffla Jamie. Qu'est-ce que tu as fait, m'man? - Je me croyais incapable de faire preuve d'une telle maîtrise. Everett a été super. Il a été voir Tom Cranston, un vieil ami qui travaille à la Maison-Blanche. Les instructions de Cranston furent explicites. Pas question de dire quoi que ce soit. Tom allait s'occuper de tout, au plus haut niveau. Et puis, il y a eu ces faits tragiques à Chesapeake, et finalement cette bataille rangée. Everett a été tué. - Oh non! - C'est la vérité, répondit Cameron à mi-voix. - Oh non! Non! Pas oncle Ev ! - J'ai pris là ma seconde leçon de maîtrise de soi, renchérit sa mère. Je ne pouvais montrer à Mr. Pryce à quel point j'étais affligée. Je devais ravaler mes émotions et ne parler qu'avec Tom. - Ta mère a été parfaite, annonça Cameron, avec une pointe de sarcasme dans la voix. Si elle s'était confiée plus tôt à moi, on n'en serait peut-être pas là. - Comment ça? demanda Jamie. - Cela fait partie des choses que je dois t'expliquer. Mais cela risque d'être long. Je propose donc que l'on remette ça à demain matin. Nous avons tous eu des jours éprouvants, toi en particulier. Allons dormir un peu. - Qu'est-ce que tu en penses, m'man? - Cam a raison, mon chéri. Nous sommes tous sur les nerfs et à bout de forces. Cela m'étonnerait que l'on puisse avoir les idées claires dans cet état. - Tu l'appelles " Cam "? " A Peregrine View, Scofield, Frank Shields et Antonia se tenaient autour de la table de la salle à manger couverte de photographies. La pellicule avait été développée d'urgence dans une boutique de la région, un membre de l'unité Gamma surveillant les opérations de développement et d'agrandissement. " Cette série provient de l'agenda de McDowell, annonça Brandon en montrant un paquet de clichés où apparaissaient des pages manuscrites. - Je les faxerai à ma secrétaire, pour qu'elle puisse examiner tout ça de plus près. Peut-être trouvera-t-elle quelque chose, quelques surprises. - Et ça ? demanda Toni. Qu'est-ce que c'est ? On dirait des formules mathématiques, des équations... - Je n'en sais fichtre rien! répondit Scofield. Ces papiers se trouvaient dans une chemise étiquetée Groupe quotient. Equations. Je me suis dit que lorsque quelqu'un choisit un titre aussi tordu et obscur, et se donne le mal d'écrire à la main une série de symboles et de chiffres non moins obscurs, c'est qu'il cherche à cacher quelque chose - quelque chose auquel il doit avoir accès, mais qu'il redoute de laisser dans un ordinateur. - Parce qu'il reste des traces dans les machines, poursuivit Shields, en étudiant quelques clichés du Groupe quotient. Equations. Même après un delete, un ordinateur peut restituer ce qu'il a fait disparaître, entre les mains d'un expert. - C'est précisément ce que je me dis, renchérit Brandon. On peut réduire en cendres une feuille de papier, mais pas une machine, du moins pas aussi facilement. - Ce ne sont pas des symboles mathématiques, poursuivit le directeur adjoint. Ce sont des formules chimiques, ce qui colle davantage avec le profil de McDowell. - Une explication s'impose, Squinty. - Alistair McDowell est chimiste de formation, sorti major de sa promo au MIT17. Il n'avait pas trente ans que ses prouesses dans les laboratoires avaient quasiment fait le tour de la terre; l'Atlantic Crown ne tarda pas à le débaucher, lui promettant de financer toutes les recherches qu'il désirerait entreprendre. - Cela fait un sacré saut! Passer ainsi d'un labo de chimie à la tête d'une entreprise de distribution de produits alimentaires! - Certes, répondit Frank, mais cela n'a rien d'étonnant de le retrouver en haut de l'échelle. Ses talents d'organisateur n'avaient d'égal que son génie de chimiste. Avec les fonds quasi illimités qu'il recevait, il a réorganisé tout le département recherche - il semblait régner en vrai despote sur les labos - à tel point que leur productivité fit un bond spectaculaire en avant. McDowell était un directeur-né. - Il y a quelque chose de caché derrière ces lettres et ces chiffres, Squinty, je le sens. - C'est bien possible, Brandon. Je vais envoyer ça à nos analystes et nous verrons bien ce qu'il en sortira. - Il doit y avoir des codes pour des noms, des organisations, des pays... - Si ce n'est pas le cas, rétorqua Shields, il doit s'agir simplement de la formule d'un tout nouvel agent conservateur. Mais pour l'heure, je suis de ton avis. Il faut creuser ça. - Et ces photos? demanda Antonia en montrant une série de sept clichés concernant des appareils électroniques. - Pour ces quatre-là, il s'agit d'une décodeuse cachée sous une boîte à musique, les trois autres montrent un ordinateur. Je me disais que l'on pourrait peut-être retrouver les fabricants... cela nous ferait une piste. - Je peux te dire tout de suite que l'ordinateur provient d'Electro-Serve. Ils sont sous contrat avec nous. Si cet ordinateur est similaire à ceux qu'ils nous fournissent, ils sont en violation manifeste de notre accord. Cela risque de leur coûter des millions. - Au tribunal, Squinty, mais je vous vois mal les poursuivre en justice! - C'est vrai, reconnut Shields avec lassitude. Tu es bien placé pour le savoir. Quelle voie choisit-on alors ? - La souterraine, monsieur le directeur adjoint! répliqua Beowulf Agate. Pas d'audience, pas de procès, pas d'ingérence du Congrès, que ce soit du Parlement ou du Sénat. Juste les coups bas, ceux qui font le plus mal. Une fois que nous aurons les noms, les régions, les sociétés, nous saurons qui est notre Méduse, la tête pensante qui génère ses serpents. Alors nous couperons les têtes, toutes, une à une. - C'est un peu abstrait, Brandon. - Au contraire, Frank. Il s'agit de personnes, faites de chair et de sang, tout comme c'était le cas il y a vingt-cinq ans. Taleniekov et moi les avons arrêtés. Pryce et moi, aujourd'hui, on les arrêtera encore... alors au boulot! Donne-nous tout ce que tu pourras avoir. - Tu ne feras rien sans mon accord, je veux d'abord que cela soit bien clair. - Nous n'étions jamais convenus de ça, Frank. C'est toi qui es venu me chercher, si mes souvenirs sont bons, et non l'inverse. Tu regrettais de ne pas avoir ton mot à dire, l'autre fois... Sois tranquille, tu en auras l'occasion à satiété! " Le téléphone rouge - ligne confidentielle - sonna. Le poste se trouvait sur une desserte à portée de main de Shields. Il décrocha. " Allô ? " dit-il avant de rester silencieux. Trente secondes plus tard, il articula: " Merci. " Il raccrocha et se tourna vers Scofield. " Sans vouloir m'avancer, je crois bien que tu auras deux têtes de moins à trancher. Alistair McDowell et Karastos ont été tués dans un accident d'automobile, alors qu'ils rentraient chez eux hier soir. C'était Karastos qui était au volant. Il semble qu'ils ont été pris de côté par un énorme camion, parce qu'il ne reste rien de la voiture. - Comment ça, " il semble "? s'exclama Brandon. Ils n'en sont pas sûrs ? - L'autre véhicule s'est enfui. La police est... - Bouclez leurs bureaux! s'écria Scofield. Mettez les scellés et placez des gardes dans le couloir. Il faut que nous démontions leurs machines pièce à pièce. - Trop tard, Brandon, répondit Shields d'une voix lasse. Un heure après l'accident, leurs deux bureaux ont été vidés. - Sous l'ordre de qui? hurla Brandon. - La société d'assurances. Apparemment, à chaque fois qu'un haut responsable d'Atlantic Crown décède brusquement, son bureau est vidé aussitôt. - Pourquoi donc? lança Scofield, ne décolérant pas. - Par crainte de l'espionnage industriel. Tout le monde sait que par les temps qui courent... crises cardiaques, apoplexies, tumeurs soudaines, ne sont pas rares. Il est normal que les entreprises de pointe cherchent à se protéger dans ces circonstances. - Cela ne tient pas debout, Squinty ! Et la police? - Va trouver les criminels! C'était à un carrefour dans l'arrière-pays. Pas de témoins, juste des fragments de métal pour attester d'une collision possible. Pour l'instant, la version retenue est celle de l'accident. - Mais toi comme moi, nous savons que ce n'est pas vrai. - Exact, reconnut le directeur adjoint de la CIA. En particulier, si l'on considère la rapidité avec laquelle ils ont vidé les bureaux. On croirait presque que le tragique événement était prévu. - Bien sûr qu'il l'était! La simple suspicion d'un crime donne à la police le droit de boucler tout le quartier, non ? - C'est ça l'ironie de l'affaire et la preuve qu'il s'agissait bien d'un homicide prémédité. - Explique-toi, s'impatienta Toni. - Avant que la police et les secours aient fini leur travail sur les lieux de l'accident, le contenu des bureaux n'était déjà plus que de l'histoire ancienne. - En moins d'une heure, annonça Scofield. Tu as raison. Personne chez Atlantic n'aurait pu apprendre l'accident aussi vite. - Avec l'âge, tu es long à la détente, Brandon. Nous savons d'ores et déjà comment ils ont été mis au courant... - Ah bon? Il reste maintenant à savoir où ils ont emmené tout ça? - Qui en a donné l'ordre? ajouta Antonia. Et qui a contacté les tueurs. - Voilà trois excellentes questions, reconnut Shields, sur lesquelles nous allons plancher immédiatement. - Cela risque d'être intéressant ", rétorqua Scofield avec humeur. Sir Geoffrey Waters, officier de l'Order of the Bristh Empire, étudia les informations que le lieutenant Luther Considine lui avait fournies au téléphone depuis l'Ecosse. Un fax, en ligne confidentielle, suivrait, pour que le pilote puisse lui faire parvenir un rapport, mais en attendant, l'agent du MI5 avait décidé de se passer de confirmation écrite. Dire que l'historique des deux propriétés de Bahreïn était complexe et tortueux était un grand euphémisme. On y trouvait des cabinets d'avocats, des sociétés, des grands groupes internationaux et des consortiums; aucune personne physique ne figurait comme propriétaire. Tout était caché dans un flou artistique étudié; même les avocats du Moyen-Orient, parmi ceux qui acceptaient de coopérer, étaient dans l'impasse. Les contrats étaient transmis électroniquement, annonçaient-ils, et les fonds virés incognito des quatre coins de la planète - Madrid, Londres, Lisbonne et Bonn. L'argent était bel et bien transféré. Il n'y avait là rien de louche. A l'exception, toutefois, d'un détail de taille : l'avocat local s'étant chargé de la vente avait reçu un million de dollars de prime, en sus de sa commission normale. Un zéro supplémentaire avait été ajouté dans un compte électronique. L'avocat, connaissant le pointillisme du fisc de son pays, avait dûment déclaré à l'Etat cette rentrée, ainsi qu'au vendeur - une obscure société financière basée à Amsterdam. Amsterdam. L'homme longiligne, au crâne dégarni, au PC informatique de la CIA, se leva de son bureau et se frotta les deux tempes. Il sortit de son petit cube de verre et se dirigea jusqu'au poste de travail voisin. " Hé ! Jackson, lança-t-il à son occupant. J'ai une de ces migraines ! Je n'en peux plus ! - Va te reposer un peu au foyer, Bobby. Je vais basculer ton poste sur le mien. Tu devrais voir un médecin. Ce n'est pas ta première crise. - C'est déjà fait. Il dit que c'est le stress. - Alors tire-toi d'ici, Bobby. Tu pourrais te trouver un boulot mieux payé n'importe où ailleurs ! - J'aime bien celui-là. - Tu parles! Allez, va te reposer, je te couvre. " Bobby Lindstrom n'alla pas se reposer au foyer des employés, mais sortit du bâtiment et se rendit dans une cabine téléphonique. Il inséra quatre pièces, l'une après l'autre, et composa sept zéros. Une série de sonneries se fit entendre. Il en compta cinq, puis il composa huit zéros et attendit. " Enregistrement en cours, annonça une voix métallique à l'autre bout de la ligne. Laissez votre message. - Eagle au rapport. J'ai intercepté deux communications du D.A. L'objectif est en Caroline du Nord. La station Peregrine View. Consulter Marseille pour la suite de la procédure. Terminé. " Il faisait nuit noire, la lune nimbée par la brume qui descendait des montagnes. Un point lumineux apparut sur la route sinueuse qui montait jusqu'aux portes de Peregrine View, pour se transformer, peu à peu, en une paire de phares de voiture. Au sortir de la forêt, une limousine marron - une voiture officielle avec deux drapeaux sur les ailes - se présenta au poste de contrôle qui réglementait l'accès au complexe. L'insigne annonçait qu'il s'agissait d'une voiture de général, d'un général à deux étoiles. Le véhicule s'arrêta à la hauteur du garde qui sortait de sa guérite. Il regarda les quatre hommes en uniforme à l'intérieur - le chauffeur (un major), le général à côté de lui à l'avant, et deux capitaines à l'arrière. " Général Lawrence Swinborn, jeune homme, annonça le général, en tendant le bras devant le chauffeur, pour montrer ses papiers. Voici mes autorisations de la CIA et du ministère de l'Armée. - Je suis désolé, mon général, répondit le sergent de l'unité Gamma, nous devons recevoir ces autorisations vingt-quatre heures avant l'arrivée du visiteur. C'est une règle absolue. Je suis au regret de vous demander de faire demi-tour. - C'est regrettable en effet, sergent ", répondit le général, en faisant un petit signe de tête vers ses compagnons à l'arrière. A ce signal, le capitaine sur la banquette, côté chauffeur, sortit un pistolet à silencieux et fit feu, logeant une balle dans le front du sergent. Voyant son camarade s'effondrer, le deuxième garde sortit de la guérite. Il fut accueilli par deux balles, encore une fois dans la tête, coupant court à toutes récriminations. " Allez tirer les corps dans les bois, ordonna le général. Et remontez la barrière. - Tout de suite ! - Major, coupez vos phares. - A vos ordres général! J'aime bien " Lawrence "… Ça fait chic, ajouta l'homme avec amusement. - Tâche d'oublier tout ça au plus vite! " Dans l'obscurité, la barre d'acier fut levée; les deux capitaines revinrent dans l'habitacle et la voiture repartit au ralenti sur la route. Un troisième garde apparut parmi la brume et les ombres. Intrigué, il s'approcha de la voiture. " Qu'est-ce que c'est que ça? lança-t-il. Qui êtes-vous? - Sécurité du Pentagone, soldat! répondit le général. Vous avez vu les drapeaux, j'imagine. - Je ne vois pas grand-chose avec cette purée de pois, mais une chose est sûre, ce n'est pas dans la procédure. - Nous sommes passés au contrôle, caporal. Tout est O.K. et je suis le général Lawrence Swinborn. - Général ou pas, mes instructions sont de faire sauter tout véhicule inconnu approchant le périmètre. - Vous avez, à l'évidence, un métro de retard. Où sont postés les autres? Je ne tiens pas à être arrêté tous les dix mètres ! " Le caporal de l'unité Gamma étudia la voiture et ses occupants. Il recula lentement, la main droite à sa ceinture, débouclant son étui à pistolet, la gauche prenant son talkie walkie. Il avait aperçu un pistolet à travers la vitre arrière. " Cela ne vous regarde en rien ", répondit-il. Le garde fit un bond de côté et plongea dans les buissons, tandis que les balles sifflaient autour de lui. Il porta sa radio à sa bouche : " Véhicule ennemi, secteur Trois! Quatre individus armés! - Phase B ! " ordonna le chef qui se faisait appeler Swinborn. Les quatre hommes sortirent de voiture et commencèrent à retirer leurs vêtements, sans cesser de tirer. Le caporal, blessé à la jambe droite, se remit debout et s'élança dans les fourrés, tout en ripostant de son mieux. Les quatre intrus s'abritèrent derrière la voiture, achevant de changer de tenue. Sous leurs uniformes d'officiers, chacun portait le treillis et l'équipement réglementaires des unités Gamma. " Dispersez-vous, lança le faux général. Il se trouve dans le premier chalet à droite, deux cents mètres plus haut. Passez par les bois, on se retrouve là-bas. " La violence et la confusion imposèrent leur loi. Des faisceaux de lampes torches perçaient la végétation et la brume en tout sens. Les tenues de combat étaient le premier signe de reconnaissance entre soldats, et toutes les armes s'abaissaient à leur vue. Les malheureux étaient alors abattus dans l'instant. Entendant les coups de feu épars, des staccatos dignes d'une guérilla, Scofield éteignit aussitôt les lumières, et demanda à Antonia et Frank de ne pas bouger. Il leur donna deux Mac-10 prélevés dans leur petit arsenal personnel et leur ordonna de tirer à vue sitôt que quelqu'un passerait le seuil de la porte ou se montrerait à la fenêtre. " Que comptes-tu faire? s'enquit Toni. - Ce que j'ai toujours fait, ma vieille. Du temps où je m'en sortais pas trop mal ", répondit Scofield en tenue de combat, en se dirigeant vers la porte arrière du chalet et ramassant au passage un colt 45 et six chargeurs. Il se glissa au-dehors et s'enfonça dans les bois environnants. Il progressa sans bruit, comme un félin en chasse, son instinct lui disant toutefois que c'était lui la proie. A force de ramper, ses jambes et ses bras se firent douloureux, son corps manquait d'entraînement et n'avait plus sa vigueur d'antan! Mais il avait encore une bonne vue et une bonne ouïe, c'était ça le plus important. Il entendit un craquement de brindilles, cédant sous un pied. Il y eut ensuite le bruissement de branches dérangées par une jambe. Beowulf Agate se tapit dans un buisson, refermant les branchages autour de lui. Ce qu'il vit à travers le feuillage et les brindilles l'intrigua tout d'abord puis l'emplit de fureur. Les trois silhouettes, vêtues des treillis des unités Gamma - béret, veste, pantalon et rangers - avaient commis une seule erreur... Pour un civil, leurs cheveux étaient courts, mais pas selon les canons des unités Gamma, adeptes d'un quasi-rasage. Des mèches de cheveux dépassaient de leurs bérets à la naissance de la nuque; une impossibilité mathématique chez les hommes de Peregrine View ! Leurs cheveux étaient coupés si ras, qu'ils en devenaient presque invisibles, en particulier sur la nuque, là où s'accumulait en premier la sueur dans les moments de stress - une gêne mineure, certes, mais une gêne néanmoins réelle que les hommes des unités Gamma préféraient éviter. Un quatrième homme rejoignit les trois autres. " J'ai crié que j'avais repéré l'ennemi, expliqua le faux Gamma, en riant en sourdine, et j'ai envoyé tous ces boy-scouts dans le secteur Sept, à l'autre bout de la propriété! On a le champ libre. Allons-y! " Scofield leva son arme et tira deux fois, abattant deux des intrus. Aussitôt, il s'enfonça dans les fourrés sur une dizaine de mètres sur sa gauche. Une salve de balles perça la nuit, les projectiles sifflèrent aux oreilles de Bray, faisant voleter brindilles et feuilles pour finir leur course dans les troncs alentour. " Où est ce salaud! hurla le chef, ivre de fureur. - Je n'en sais rien! répondit l'autre, non moins affolé. Mais il vient d'avoir Greg et Willie. - Tais-toi. Pas de noms... Il ne doit pas être loin... - Mais où? - Là-bas, derrière ces fourrés, à mon avis. - Il ne tire plus. Peut-être qu'il s'est enfui? - Peut-être pas. Explorons tout le coin! - Si ce connard est là-bas, on l'aura! " Comme des animaux enragés, les deux tueurs foncèrent tête baissée, faisant feu sans discontinuer. Après quelques secondes de fusillade hystérique, ce fut le silence. Et durant ce silence, Scofield lança un caillou au loin, sur la gauche de ses assaillants. Les tirs reprirent de plus belle et Bray attendit patiemment... Il arriva ce que Scofield espérait. A travers le manteau de brume, il vit l'un des deux hommes retourner son arme; il avait cessé de tirer pour la simple raison qu'il était arrivé à court de munitions; il devait insérer un nouveau chargeur. Scofield abattit son compagnon, et jaillit des fourrés en hurlant : " Lâche ton arme! " Il se planta devant le tueur qui tenait dans une main son pistolet-mitrailleur, et dans l'autre un chargeur plein de balles. " Lâche ton arme! répéta Brandon, en armant le chien de son automatique. - Nom de Dieu, alors vous êtes lui? - Si l'on fait abstraction de ta syntaxe approximative, oui, lui c'est moi et inversement. Et à côté de toi, je fais figure de grammairien d'Harvard! - Fils de pute! - Je te retourne le compliment. Ou dois-je trouver un équivalent sémantique? Fils de Matarèse, peut-être? " L'homme lentement, noyé dans la brume, rapprochait centimètre par centimètre le chargeur de son arme. Soudain il secoua sa jambe droite, la levant du sol. " Tout doux, annonça Scofield. Tu es à un souffle du grand saut. - C'est ma jambe! J'ai une crampe après toute cette course. - Je ne vais pas le dire dix fois, ordure. Lâche ton arme. - Oui ! Oui! " Le tueur pressa la crosse de son arme contre sa cuisse, en grimaçant de douleur. " Il faut que je sépare ces muscles qui se montent l'un sur l'autre! - Je suis d'accord avec toi, sac à merde! Les crampes ça fait mal... " Le tueur du Matarèse fit soudain volte-face, engageant le chargeur dans l'arme, et bondit dans l'air, prêt à couper en deux Scofield d'une salve. Bray fit feu. L'assassin s'effondra en un amas de chair morte. " Chiottes! pesta Beowulf Agate, je le voulais vivant celui-là ! " Une heure plus tard, le calme était revenu à Peregrine View; les morts étaient évacués, leurs familles bientôt prévenues; tous des célibataires, sans enfants. Scofield était assis sur une chaise, épuisé. " Tu aurais pu te faire tuer! s'exclama Frank. - Cela fait partie des risques du métier, Squinty. Et j'ai repris du service, non? - Un jour ou l'autre tu tenteras trop le sort, espèce de vieille tête de mule, lança Antonia assise à ses côtés et lui offrant son épaule. - Du nouveau, Frank? - Nous avons des nouvelles de Wichita, Brandon. Les affaires de Karastos et McDowell ont été transférées par un vol de KLM. Destination, Amsterdam. " Amsterdam. XXI L'élégante Citroën roulait doucement sur les quais de Marseille. Il tombait des cordes. On n'y voyait pas à dix mètres. Les phares étaient impuissants, leurs faisceaux aussitôt avalés par le brouillard montant de la mer, ne faisant qu'apparaître un mur blanc et duveteux devant le capot. Julian Guiderone scrutait les alentours par la fenêtre de sa portière. " Voici la série d'entrepôts, lança-t-il au chauffeur tandis que la pluie battait le toit de la voiture. Vous avez une lampe? - Oui, monsieur Paravacini. J'en ai toujours une avec moi. - Eclairez par là-bas, sur la gauche. Nous cherchons le bâtiment 41. - Nous sommes au 37. On ne doit plus être très loin. " C'était le cas. Une petite lampe, enfermée dans un globe grillagé, luisait faiblement dans la brume. " Stop ! ordonna le fils du Berger, utilisant désormais le patronyme inquiétant de Paravacini. Klaxonnez! Deux coups brefs. " Le chauffeur s'exécuta et dans la seconde un grand rideau de fer s'escamota, révélant une cavité quelque peu moins ténébreuse. " Qu'est-ce que je fais? J'entre? - Avancez sur quelques mètres, répondit Guiderone, pour que je puisse sortir sans être trempé. Puis retournez dans la rue et attendez. Lorsque le rideau s'ouvrira de nouveau, vous viendrez me chercher. - Certainement, monsieur Paravacini. " Julian Guiderone sortit de voiture. Il fit signe au chauffeur de s'en aller. La limousine recula et rejoignit les trombes d'eau au-dehors; le rideau de fer redescendit lentement. Guiderone se tint, immobile, sur le sol de ciment, sachant que l'attente ne serait pas longue. Quelques instants plus tard, en effet, Jan Van der Meer Matareisen sortit de la pénombre, frêle silhouette semblant écrasée par les hauteurs vertigineuses du bâtiment. " Bienvenue à vous, mon maître en toute chose. - Dieu du ciel! J'espère que vous avez de bonnes raisons de me faire venir ici en pleine nuit! Il est près de quatre heures du matin et j'ai eu deux journées éprouvantes! - Je n'avais pas le choix. Ce que j'ai à vous dire est si important qu'il me fallait vous communiquer l'information de vive voix, car nous devrons dans l'instant décider d'une nouvelle stratégie. - Ici, dans ce bunker glacial ? - Je vous en prie, suivez-moi jusqu'à mon bureau. J'ai, en fait, un bureau dans chaque entrepôt de ce quai. Toute la série m'appartient. Ainsi que six quais, que je loue fréquemment. Cela suffit à couvrir toutes mes dépenses courantes. - Dois-je feindre d'être impressionné ? lança Guiderone, en suivant Matareisen vers une pièce vitrée à une dizaine de mètres de là. - Pardonnez-moi, Mr. Guiderone. Je ne voulais vous paraître vantard en aucune manière. J'ai simplement besoin de sentir votre soutien, je recherche votre approbation à chaque instant, car vous êtes l'étoile du Berger guidant tout notre peuple dans la nuit. - Autrefois, Jan! A présent, vous devez me considérer comme un simple conseiller. " Ils pénétrèrent dans le bureau avec sa débauche d'appareils électroniques. Guiderone choisit un canapé noir; Matareisen s'installa derrière son bureau. " Parlez-moi donc de cette affaire si urgente. Il me tarde de rentrer à mon hôtel. - Sachez qu'il y a trois heures et demie encore, je dormais confortablement dans ma maison de Keizersgracht à Amsterdam. Mais j'ai jugé utile de me lever, de prévenir mon pilote et de faire un saut à Marseille. - Je suis cette fois impressionné. Pourquoi un tel empressement? - Il nous faut modifier notre planning. Avancer la date. - Quoi! Nous ne sommes pas prêts. Vous n'êtes pas prêts ! - Ecoutez-moi d'abord, je vous en conjure. Il s'est produit des événements imprévus. Nous avons de sérieux problèmes. - Beowulf Agate, murmura Guiderone, d'une voix monocorde. Ne me dites pas qu'il est vivant! rugit le fils du Berger. - Il a survécu, c'est la triste vérité. D'après mes informations, notre commando a échoué; ils sont tous morts. - Quoi! " Guiderone se raidit sur son siège comme une statue, la voix vibrante, les yeux rivés sur son cadet. " Je vous le dis le plus calmement possible mais sachez que j'enrage autant que vous. Il semblerait que Scofield aurait encore de beaux restes sur le terrain. D'après Eagle, il a éliminé toute notre unité à lui tout seul. - Sale vermine! articula Guiderone dans un souffle de haine. - Ce n'est pas tout, je le crains; et c'est la raison pour laquelle nous devons réviser nos plans, annonça Matareisen à voix basse, mais avec une certaine fermeté. Nous savons que c'est Scofield qui s'est introduit dans le bureau de McDowell, mais nous ignorons encore s'il a appris quelque chose sur nous. Le fait, toutefois, qu'il a repéré McDowell nous en dit long sur l'avancée de ses recherches. Quand on rapproche cet événement des nouvelles de Londres... - Que s'est-il passé à Londres ? s'enquit le fils du Berger d'un ton de glace. - J'avais mis toute la maison des Brewster sur écoute. - Etait-ce bien nécessaire? lança Guiderone, avec un ton toujours aussi glacial. - Absolument. Lady Brewster ne voulait plus traiter avec moi, elle ne voulait plus entendre parler des Matarèse. Ils étaient nombreux à penser comme elle, me disait-elle, à en avoir assez de payer pour réparer les erreurs de leurs ancêtres. C'est cette affirmation qui nous a mis la puce à l'oreille concernant l'héritier des Scozzi-Tremonte, ce soi-disant play-boy, Giancarlo - un grand avocat, en fait, qui nous causait beaucoup de tort. - Il a été tué sur un terrain de polo aux Etats-Unis. Et alors ? Il n'y a pas eu de traces. - C'est alors que votre ennemi Beowulf a été contacté par la CIA. Il est le seul homme sur terre à en savoir autant sur nous. Dieu sait pourquoi, mais il a accepté de se remettre en chasse. - La vermine est increvable! pesta de nouveau Guiderone. - Voilà pourquoi nous devions savoir ce qui se passait chez les Brewster. Nous nous sommes donc arrangés pour que son idiot de mari joue les surveillants pour nous, et tue finalement Lady Brewster après cette stupide histoire de vol. Un million de dollars, quel crétin! Ce type était un désastre. Heureusement, nous nous sommes occupés de lui. Là encore pas de trace. - Au fait, Matareisen ! Au fait! s'impatienta Guiderone. Vous avez donc mis Belgravia sur écoute. - Mais les micros ont été découverts. - C'était prévisible. Les gens qui servent les Brewster ne sont pas des idiots. Ils sont payés grassement, pour que rien ne leur échappe. Un faux pas, et une équipe de sondeurs armée jusqu'aux dents débarque dans l'heure qui suit. C'est à l'évidence ce qui s'est passé. A notre grand désavantage. - C'est plus compliqué que cela, mais il n'y a aucun risque que l'on puisse remonter la piste, je vous assure. L'homme qui a fait l'installation a été éliminé et la station d'écoute de Lowndes Street nettoyée. Toutes les bandes ont été récupérées. - Je reconnais là votre efficacité, annonça le fils du Berger qui, des années plus tôt, avait failli gagner la Maison-Blanche. Mais je suis sûr qu'il y a autre chose. Vous n'avez pas fait le voyage depuis Amsterdam pour me montrer à quel point vous êtes efficace. " Guiderone marqua une pause, son regard redevenant hostile. " Vous parliez d'avancer notre programme, ce à quoi je m'oppose sans appel. Il y a trop de choses en cours, trop d'opérations à réorganiser. Il ne saurait y avoir quelque changement que ce soit! - Sauf votre respect, je ne suis pas d'accord, Mr. Guiderone. Grâce à votre précieux concours et à mon humble participation, les pièces maîtresses sont en place à travers l'Europe, l'Amérique du Nord et le bassin Méditerranéen. Nous devons frapper en profitant de l'effet de surprise, avant que les obstacles ne surviennent. - Quels obstacles ? Vous faites allusion au gamin ? Au fils Montrose ? - Il est introuvable, envolé dans la nature, répondit le Hollandais. Mais c'est déjà de l'histoire ancienne. Qu'avons-nous perdu somme toute? Un moyen de pression sur la mère qui ne présente plus guère d'intérêt pour nous. Elle se trouve à Londres à présent, avec un collègue de Scofield, un dénommé Pryce, avec une belle réputation. Pour mettre un terme définitif à leur enquête nous concernant, ces deux-là doivent être tués dans les jours ou les heures qui viennent. Voilà ce qui importe aujourd'hui. - Et pourquoi donc? Je n'ai rien contre, en soi, mais j'aimerais connaître la véritable raison. Vous me cachez certaines choses. - Des choses pourtant évidentes... - Attention, jeune Matareisen ! N'oubliez pas à qui vous parlez. - Je vous présente toutes mes excuses, mais je préfère dire les choses clairement... Nous ignorons comment, mais McDowell a été démasqué à Wichita. Scofield a mis le doigt dessus... Toutes les affaires du bureau de McDowell ont été passées au crible. Les dossiers ont révélé, au spectrographe, qu'ils avaient été récemment manipulés; ainsi que le décodeur. Nous avons la preuve également que l'ordinateur a été allumé, puisque c'est par lui que l'alarme a été déclenchée. Peut-être Beowulf Agate a-t-il découvert quelque chose ? Mais comment le savoir ? - Que risquait-il de découvrir? demanda Guiderone l'air songeur. McDowell était aussi précautionneux que brillant. Il n'aurait jamais rien laissé de compromettant dans son bureau. C'est inconcevable! - Peut-être se sentait-il plus à l'abri dans sa suite de l'Atlantic Crown que chez lui. Son mariage partait à vau-l'eau, sa femme sombrait dans l'alcool et la jalousie - à juste titre, soit dit en passant. Nous ne pouvons être sûrs de rien, voilà le problème. - Il subsiste quelques zones d'ombre, certes, mais de là à changer nos plans... Pour réussir, tout doit venir en son heure. Le processus doit se dérouler sans à-coups, une suite programmée de catastrophes, réglée comme sur du papier à musique. Le projet avance bien. Il n'y a nulle raison de tout bouleverser. - Je vais essayer d'être plus clair, reprit le Hollandais, avec impatience. Vous avez raison, il y a certaines choses dont je ne vous ai pas parlé, d'une part parce que nous avions la situation bien en main, d'autre part pour ne pas vous déranger. Toutefois, lorsque j'ai appris le dernier exploit de Scofield, je me suis dit qu'il était temps d'avoir un rendez-vous en tête à tête avec vous. - Pour me convaincre de changer d'avis. - Exactement, répondit le petit-fils. - Il va falloir que vous sortiez le grand jeu, Jan, rétorqua Guiderone, inquiet et toute sa concentration en marche. Vous avez accompli de grandes choses - extraordinaires, je ne saurais le nier. Alors je vous écoute. Que m'avez-vous caché de si vital? - Ce n'est pas une chose à proprement parler, c'est tout un ensemble de faits, qui une fois mis bout à bout... Tout a commencé avec cette histoire de chalutier aux Caraïbes et ce capitaine suédois qui s'est échappé. Il est rentré à Porto Rico, via Tortola... - Oui, oui, je sais, l'interrompit Guiderone avec impatience. Vous lui avez envoyé de l'argent pour qu'il puisse rentrer à Amsterdam, je sais tout ça... - Il n'est jamais arrivé en Hollande. Il a été reconnu dans l'avion par un homme d'affaires suédois. La police l'a arrêté à Heathrow et l'a rapatrié à Stockholm pour qu'il soit jugé dans l'affaire de l'assassinat de Palme. - C'est regrettable pour lui, mais tout cela ne nous importe guère. - Il a passé, avec les autorités, un marché pour sauver sa peau. Nous pourrions faire partie du marché. - Il en sait tant que ça sur nous ? - Un peu, et c'est déjà trop. Il était à nos ordres, même si ceux-ci étaient les plus secrets possibles. - Je vois. Continuez. - Avant de vider la station d'écoute de Lowndes Street, notre informateur a prévenu notre annexe de Londres que Pryce, la fille et le type du MI5 étaient en route pour Westminster House. - La banque privée des Brewster, des gens serviables à souhait, lança le fils du Berger. Si vous m'autorisez une petite digression, j'ai eu le même conseiller que Lady Brewster, un dénommé Chadwick. Nous avons plusieurs fois déjeuné ensemble, c'était fort agréable, mais je n'ai pas appris grand-chose. - C'est pour cela qu'il devait être éliminé, reprit Matareisen, d'une voix égale. Nous ignorions ce que vous vous étiez dit tous les deux, mais il fallait éviter tout risque de rapprochement possible. C'est notre agent qui s'est chargé en personne de ce travail et qui a retiré votre dossier du bureau. Une initiative heureuse. - Pourquoi donc? - Entre autres notes de Chadwick, on trouvait dans votre dossier le commentaire suivant - je cite : " Mr. Guiderone montre un intérêt curieux pour les Brewster de Belgravia. Encore un de ces Américains parvenus qui veut s'offrir une respectabilité. " - La petite ordure! lança Julian dans un petit rire, avant de redevenir sérieux. Encore une fois, je fais éloge de votre efficacité, Jan, et je vous en suis sincèrement reconnaissant. C'était un risque stupide et inutile de ma part... Mais il s'agit pour l'instant de conjectures, de non-événements; je ne vois rien là qui puisse vous troubler à ce point. - Mais qui auraient pu se concrétiser, Mr. Guiderone. Voilà le problème. - Encore une fois, je ne vois là rien qui justifierait le bouleversement des opérations en cours. Le Golfe, la Méditerranée, la mer du Nord - une stratégie progressive qui va paralyser le combustible du monde de la finance, mon jeune ami. Le tout exécuté avec la rapidité d'une apocalypse divine! Une force irrésistible... Il va falloir que vous ayez d'autres œufs dans votre panier pour me faire changer d'avis. - Je crois que je les ai, si vous m'accordez une minute encore. - Vous l'avez. - La folie qui s'empare du marché en Occident et au Moyen-Orient est tout à notre profit, exactement comme nous l'avions prévu. Les dernières analyses économiques prévoient, à court terme, une perte de plus de quatre-vingts millions d'emplois, encore une fois tout à notre avantage, car nous avons de quoi boucher les trous et restaurer la stabilité, nous serons les nouveaux sauveurs... - Parfait, parfait, Jan! C'est l'impression qui importe, la réalité n'est que secondaire. Nous contrôlerons l'économie, et par suite les gouvernements; soixante-deux Etats seront à nos bottes, dont les sept plus influents du monde capitaliste. Nous aurons atteint notre but, le programme des Matarèse sera parachevé! Et tout sera légal, du moins inclus dans le continuum relativiste de la légalité. Nous serons intouchables! - Vous ne comprenez toujours pas, Mr. Guiderone, s'écria Matareisen. Ouvrez donc les yeux! - Mais je ne fais que ça. Je vois l'accomplissement d'une grande œuvre digne de la découverte de l'Arche d'Alliance. La réponse à tous les maux de la planète! - Mr. Guiderone, je vous en conjure, regardez cette réalité que vous prétendez secondaire, car c'est elle qui risque d'imprimer sa marque. - Qu'est-ce que vous racontez ? - D'après mon second à Lisbonne, un homme d'une influence considérable, qui n'a d'égale que sa fourberie... - Oui, le type qui a fait main basse sur les Açores, sur les taxes et les impôts ? - Lui-même! Celui qui a mis hors d'état de nuire notre ennemi le Dr. Juan Guaiardo à Monte-Carlo. - Oui, je vois. Et alors que dit-il votre homme? - Il est très proche des membres véreux du gouvernement espagnol - des anciens de l'ère Franco, de la police secrète madrilène. Il ne savait trop qu'en penser, mais il était si impressionné par sa découverte qu'il m'a téléphoné hier après-midi et m'a faxé tous les documents qu'il avait pu récupérer. Ils n'étaient pas complets, mais l'ensemble donnait déjà froid dans le dos! - Au fait, Matareisen ! Crachez le morceau! - C'est que j'essaie de trouver la formulation la plus précise... - Eh bien, trouvez vite! - A notre insu, apparemment, Guaiardo et Lady Brewster, nos deux ennemis irréductibles, étaient de proches cousins, beaucoup plus proches que nous ne le supposions. - L'Invincible Armada a donc réussi quelque chose! Et alors? - Guaiardo a employé ses talents de chercheur à d'autres fins que médicales. Il a reconstitué rien moins qu'un organigramme de la maison Matarèse, en remontant jusqu'au Baron, avec noms des familles, sociétés et alliances. C'est comme un arbre généalogique, dont chaque branche est une nouvelle entité issue d'un mariage ou d'une naissance de société, qui pousse et se ramifie pour former notre cartel au complet. - O Seigneur! murmura le fils du Berger, en massant son front ridé. Il est arrivé au bout? L'arbre est complet? - Nous n'en savons trop rien. Mon contact de Lisbonne m'a simplement annoncé que... - Même si c'est le cas, l'interrompit Guiderone, en prenant une profonde inspiration; il faudrait des mois, voire des années pour prouver de telles choses. Tout est si complexe, si imbriqué, et protégé par une belle vitrine légale. - Vous savez très bien que l'entreprise est possible. Le simple doute, la simple impression, qu'un consortium comme le nôtre puisse être lié aux crises économiques qui frappent la planète scellera notre perte. Sans rémission, Mr. Guiderone. - C'est encore cette vermine de Scofield ! lâcha le fils du Berger d'une voix sourde en se renfonçant dans son siège. Il a tué ses tueurs et découvert Wichita. Comment a-t-il fait? Car c'est lui qui est derrière tout ça, c'est évident! Ça recommence! Comme avant! " Le Marblethorpe était un petit hôtel élégant d'Upper East Side à New York, lieu de séjour des grands de ce monde. Diplomates, magnats de la finance, hommes politiques au sommet ou au creux de la vague, tous savaient qu'une négociation avait davantage de chances d'aboutir lorsqu'elle avait lieu à huis clos, dans le plus grand secret. Le Marblethorpe était l'endroit idéal pour ce genre de rencontres. Il avait été construit à cet effet, financé par un milliardaire qui cherchait autant la discrétion que le confort, en plein cœur de la fourmilière de Manhattan. Aucune publicité, juste un numéro dans l'annuaire téléphonique. Pas de chambres, ni simples, ni doubles, mais des suites. Chaque étage se divisait en deux ailes. Huit niveaux, seize suites; jamais libres, toujours louées, des mois à l'avance. " Il y a une entrée sur le côté ", annonça Frank Shields, installé dans une chauffeuse rose pâle, tandis que Scofield faisait le tour d'un bureau victorien où trônait un téléphone blanc. Antonia émergea de l'une des chambres. " C'est absolument magnifique, Frank! s'exclama-t-elle avec un grand sourire. Quand les douze coups de minuit sonneront, tout ça va se transformer en taudis ? - J'espère bien que non. Nombre de clients auraient une crise cardiaque! - eux ou leurs charmantes invitées... - L'hôtel fait également dans la passe ? - Il y en a forcément, mais ce n'est pas là la fonction première de l'établissement. En fait, le CA voit ça d'un très mauvais œil. - Pourquoi ? - Parce que cela induit, de facto, des rapprochements entre personnes qui n'auraient jamais dû se rencontrer. La sécurité des clients est la priorité numéro un ici, c'est l'établissement le plus sûr dans le domaine privé. Il est impossible de faire la moindre réservation à la réception, vous devez être recommandé par un parrain. - Comment t'es-tu débrouillé, Squinty? - Nous faisons partie du CA. - Joli coup. Mais quand même, je suis surpris que ce genre de lieux rentre dans vos moyens. Je croyais que vous étiez plus que pointilleux avec l'argent des contribuables ? - Nous avons un arrangement. En tant que membres du CA, nous offrons des enquêtes approfondies sur les références de nos clients. - Donc c'est gratuit pour vous. - Nous savons ainsi qui rencontre qui, également. C'est un accord en or; nos services étant le plus souvent d'une aide inestimable, il aurait été immoral que les contribuables aient à débourser un centime. - Tu es un génie, Frank. - Mais pourquoi à New York? demanda Antonia. Si les gens ont besoin de discrétion, il y a des endroits plus tranquilles qu'une des plus grandes mégapoles du monde. La campagne, une île comme notre Brass 26, il existe des milliers d'autres d'endroits... - Détrompe-toi, Toni. Il est plus facile de se cacher dans une ville grouillante que dans un trou perdu. Demande donc aux gars dans les Appalaches ou à Chesapeake ce qu'ils en pensent... souviens-toi de votre Outer Brass 26... Pryce vous a retrouvés parce qu'il y avait une piste pour guider ses pas. Les pistes se brouillent instantanément dans l'agitation d'une grande ville, et Dieu sait que New York est agité ! - Cela se tient. Je m'en souviendrai. Mais que faisons-nous ici, Frank? - Brandon ne te l'a pas dit? - Qu'est-ce qu'il ne m'a pas dit? - Cela m'a paru une excellente idée, et comme je savais que je pouvais disposer d'un endroit comme celui-ci, j'ai dit banco. - Qu'est-ce qu'il ne m'a pas dit? insista Antonia. - Je comptais t'en parler hier soir à Peregrine, mais si tu te souviens, tu as dormi dans l'autre chambre. - Parce que j'étais folle de rage! Un vieux toqué de près de soixante-dix ans s'en va en pleine nuit jouer aux cow-boys et aux Indiens! Tu aurais pu te faire tuer ! - Je suis bel et bien vivant, non? - Ça suffit vous deux. - Je veux une explication! Qu'est-ce que nous fichons ici, Bray? - Si tu veux bien te calmer, je vais te répondre... New York est une plaque tournante pour la finance internationale, je pense que tu en conviendras. - Et alors? - Alors la finance internationale est vitale pour les Matarèse. C'est elle dont ils veulent prendre le contrôle, si ce n'est déjà fait. Il existe néanmoins un autre point vital pour la réussite de leur plan... Je le sais parce que moi et Taleniekov l'avons découvert et avons failli laisser notre peau dans l'affaire! - Je suis au courant, mon ami! Je te rappelle que j'étais là. - Oui, tu étais là, Dieu merci! Nous serions morts tous les deux si tu n'avais pas été là. Mais ce dont je te parle remonte avant notre rencontre, ma belle. Il s'agit de la piste qui nous a conduits jusqu'aux Matarèse en Corse. - Pour l'amour du ciel, cesse de tourner autour du pot, Bray! explosa Shields. - Mais enfin, Squinty, tu es au courant! - Certes. C'est pour cela que nous sommes ici. Mais tes effets de manches me tapent sur les nerfs! - Moi je ne suis pas au courant, Bray! lança-t-elle. - Le tronc Matarèse ne révèle pas tout à ses rameaux, à ses disciples si tu préfères - il leur cache les mauvaises nouvelles. Comme s'il ne pouvait admettre être faillible ou vulnérable. Si jamais les Matarèse l'admettaient, le doute et la peur gagneraient tout l'arbre. - Et alors ? - Wichita est fini. Il a disparu de la carte, un point évanescent sur l'écran radar, puis plus rien. Mais je te parie mes comptes dans les îles que les disciples en question ignorent tout de la perte de Wichita. - Tu paries tes quoi ? - Plus tard, Squinty. Tu es si vieux que tu ne te souviens même plus de ce que je t'ai dit la veille. - Je suis sûr que tu ne m'as jamais parlé de ces... " comptes dans les îles ". - Voilà, ma douce Toni, je vais jouer les trouble-fêtes chez les Matarèse, en faisant mine d'être une huile et de débarquer tout droit d'Amsterdam - un centre névralgique de l'organisation, à n'en pas douter. Je vais m'entretenir en secret avec chacun d'eux et leur dire que Wichita est éradiqué, finito. - Qui sont ces gens? Ceux avec qui tu comptes t’entretenir "? - Ils sont quelques dizaines - PDG, présidents de conseil d'administration, directeurs financiers et autres... tous responsables de ces grandes sociétés qui ont ourdi ces fusions, rachats et traficotages boursiers. Nous avons une liste de trente-huit prétendants possibles, ici et en Europe. Dans le lot, il y en a bien un qui va faire un faux pas. - Mais ils risquent de contacter Amsterdam, intervint Shields. - Ce serait la fin des haricots, Squinty ! Pour éviter ça, je vais leur dire qu'Amsterdam a de fortes chances d'être le prochain bastion à sauter après Wichita... Mon conseil, en tant qu'acteur principal du projet, sera de lâcher Amsterdam et de prendre la poudre d'escampette, la Hollande étant en passe de tout fiche par terre. - Et tu penses qu'ils vont te croire, Bray? - Ma chérie, Taleniekov et moi avons passé des années à peaufiner ce genre de stratagème en des situations comparables. Nous allons lancer la nouvelle. Et ils vont rappliquer comme des mouches! " C'était le matin à Loch Torridon, en Ecosse. Les baies panoramiques de la petite salle à manger dominaient les champs baignés de rosée au pied des Highlands. Les tables avaient été débarrassées, et un pot de café et une théière avaient été laissés à la disposition des hôtes - à savoir, Leslie Montrose et son fils, Cameron Pryce et Luther Considine, pilote de l'US Navy. Les explications, les plus exhaustives possibles, avaient été données. " C'est dément ! lança Considine. - C'est pourtant bien ce qui est en train de se passer, répliqua Cameron. - Je ne suis pas certain que je devrais savoir tout ça... - Peut-être pas. Mais votre mise dans le secret a été demandée par quelqu'un à qui on ne peut rien refuser... - Ah oui, je vois, lança le pilote. C'est le directeur adjoint de la CIA, ce Shields... - Pas du tout. Lui c'est du menu fretin. - Mais qui alors? - Notre jeune ami ici présent, dont vous avez croisé le chemin à Manama. - Jamie ? " Considine se retourna vers l'adolescent. " Pourquoi as-tu fait ça, mon garçon? - Sans vous, Luther, je pourrirais sans doute six pieds sous terre à Bahreïn. Vous avez bien le droit de savoir pourquoi vous risquez de revenir au briquage de pont... Et puis quand vous serez amiral, vous me donnerez un coup de pouce pour que je puisse entrer dans l'US Navy ou les Marines, comme mon père. - Je ne sais pas si je dois prendre mes jambes à mon cou ou te remercier! Tout ça vole trop haut pour moi. Les huiles de la finance, une conspiration planétaire voulant faire main basse sur la moitié du monde... - Ils y arriveront, lança Leslie, avec pour armes la corruption et la terreur. Mon fils et moi ne sommes que des événements mineurs; le but immédiat des Matarèse est de tuer une certaine personne qui en sait assez long sur eux pour déjouer leur plan actuel. - Les Mata quoi, colonel? - C'est à l'origine le nom d'une famille, répondit Pryce. Une famille corse dont les idées ont servi de modèle pour ce monopoly planétaire, à côté duquel les trafics de la Mafia sont roupies de sansonnet. - Encore une fois, tout ça vole trop haut pour moi. - Pour nous tous, lieutenant, ajouta Leslie. Personne n'est préparé à ça, aucun entraînement n'existe. Nous devons agir chacun de la façon qui nous semble juste, avec nos propres armes, en priant pour que Dieu, qui est au-dessus du plafond, lui, nous fasse prendre les bonnes décisions. " Considine hocha la tête d'un air dubitatif. " Qu'est-ce qu'on fait alors ? - Pour l'instant, on attend les instructions de Shields, répondit Cameron. - Il est à Peregrine View ? s'enquit Leslie. - Non. Ils ont émigré à New York. - New York? - Scofield a un plan. Il veut tenter le coup. Geof lance le même stratagème en Grande-Bretagne. - Hé doucement, lança l'officier noir, ses yeux étincelant. Je ne suis pas devin! Qui est ce Scofield ? Qui est ce Geof ? De quel plan s'agit-il ? - Vous avez l'art de poser les bonnes questions, lança Leslie Montrose. - Lorsque vous avez des dizaines de cadrans à surveiller à trente mille pieds d'altitude, il vaut mieux aller à l'essentiel, colonel. - Je te l'ai dit, m'man, il finira amiral. - Et toi en maison de correction! " rétorqua la mère. Le téléphone sonna, un appareil installé par les hommes du MI5. Ce fut Cameron Pryce qui décrocha. " Oui? - Ici Waters. Nous sommes sur brouilleurs des deux côtés. Comment ça va? - Abasourdi. Et vous. - Idem. Nous mettons sur pied le plan Beowulf Agate, mais il faudra un jour ou deux avant qu'il soit opérationnel, si toutefois nous ne sommes pas découverts avant. Pour l'heure, tout va bien, cette communication est inviolable. - Que voulez-vous que l'on fasse? Où allons-nous opérer? - Votre pilote américain est dans le coin? - Il est assis à côté de moi. - Demandez-lui s'il a le brevet pour piloter des avions à hélice à basse altitude. " Pryce lui transmit la question et Considine répondit: " Je peux piloter tout ce qui a des ailes. A l'exception peut-être de la navette spatiale, et encore... - Vous avez entendu? - Cinq sur cinq. Et c'est une bonne nouvelle. Dans deux heures, un vieux bimoteur Bristol Freighter, totalement restauré, atterrira à Loch Torridon. Vous allez tous monter à bord. - Et pour aller où? - Vos instructions seront sous enveloppes scellées. Vous les ouvrirez lorsque vous serez en l'air, à l'heure précise indiquée sur le dessus. - Qu'est-ce que c'est que ce cinéma, Geof ? - C'est du Beowulf Agate tout craché. Un truc pour déjouer les radars, je crois. " Il était 5 h 30 à Marseille, les premières lueurs du jour éclairaient le ciel au-dessus du port sortant lentement de sa torpeur. Des équipes de dockers déambulaient sur les quais et de multiples machines emplissaient l'air de leurs cliquetis. Jan Van der Meer Matareisen était seul dans son bureau; le soulagement fugace, engendré par le départ de Julian Guiderone, venait d'être ruiné par des nouvelles en provenance de Londres. " Comment pouvez-vous justifier une telle incompétence? lança-t-il avec aigreur au téléphone. - Nous avons fait du mieux possible, étant donné les circonstances, répliqua une voix féminine à l'accent oxfordien. - C'est toi qui le dis. - Oui, c'est moi qui le dis, et je n'apprécie guère tes sous-entendus. - Que tu apprécies ou non, je m'en contrefiche. Et tu es mal placée pour faire la fine bouche. - Tu es non seulement injuste, Jan, mais grossier. - Je suis désolé, Amanda. Tout va si mal... - Tu veux que je fasse un saut à Amsterdam pour te donner un coup de main? - Je ne suis pas à Amsterdam, mais à Marseille. - Décidément tu as la bougeotte! Pourquoi Marseille? - C'était nécessaire. - Julian, n'est-ce pas ? Marseille est pour lui sa seconde ou troisième maison. C'est l'endroit que j'aimais le moins. Les gens qui venaient le voir étaient si vulgaires... - Je t'en prie, épargne-moi la nature de tes relations avec lui... - Relations passées, il y a prescription. De toute façon, je ne te l'ai pas caché... C'est comme ça que l'on s'est rencontrés, mon chéri. - J'essaierai de te voir dans un jour ou deux... - Ne te laisse pas intimider par lui, Jan! C'est un affreux bonhomme, qui ne se soucie que de lui-même. - Il n'a pas le choix, je le conçois. Mais je dois lui rendre des comptes. Deux échecs coup sur coup, c'est inacceptable. - Je ne vois pas de quoi tu parles... - Tu n'as pas à le savoir, l'interrompit Matareisen, avec un tremblement de main. Revenons à notre affaire. Que s'est-il passé? Comment Pryce et cette Leslie Montrose ont-ils pu s'évanouir dans la nature? - Je n'ai pas dit qu'ils s'étaient évanouis dans la nature, j'ai dit qu'ils étaient partis. - Mais comment? - En avion, à l'évidence. Lorsque mon contact à Tower Street m'a appris qu'il était dans cet hôtel de Loch Torridon, au nord d'Edimbourg, j'ai joint aussitôt ton contact à Londres et lui ai relayé l'information. Il m'a remerciée en me disant qu'il avait tout ce dont il avait besoin. - Il n'a pas le droit de m'appeler, nous sommes en contact uniquement par des tiers. Il t'a raconté ce qu'il a fait ? - Bien sûr... - Alors qu'est-ce que tu attends pour me le dire ! - Tu ne m'en as pas laissé le temps. Tu passes ton temps à crier et à être grossier. Le Hollandais prit une profonde inspiration pour retrouver son calme. " D'accord, Amanda. Que t'a donc raconté notre contact à Londres ? - C'est quelqu'un de remarquable, et plein de ressources, soit dit en passant. - Qu'est-ce qu'il t'a raconté ? - Il a contacté l'hôtel à Loch Torridon et le propriétaire lui a appris que les quatre personnes qu'ils cherchaient étaient partis. - Quatre? - Quatre Américains. Un frère et une sœur, tous deux enregistrés sous le nom de Brooks, un officier de la Marine, un Noir, et un adolescent. Pas d'enregistrements nominatifs pour ces deux-là, conformément aux instructions de Mr. Brooks. - Nom de Dieu, c'est le fils Montrose ! Ils l'ont fait venir en Ecosse ! - De quoi parles-tu? - Peu importe. Quoi d'autre? - Ton homme a appris qu'ils avaient été conduits à l'aéroport. Il a donc fait un saut là-bas et a découvert que les gens en question avaient embarqué à bord d'un bimoteur à peine une demi-heure avant son arrivée. - Bon sang ! - Et c'est à ce moment que ton contact a montré toutes ses ressources. Il m'a dit de te dire qu'il s'était débrouillé pour avoir le plan de vol de l'avion où les quatre Américains ont embarqué. - Et quelle était sa destination ? demanda Matareisen, la sueur perlant sur son front. - Mannheim, en Allemagne. - Incroyable! s'exclama le Hollandais, sous le coup de la panique. Ils ont repéré la Verachten Works, le rejeton de Vorochine ! Cela remonte à des années... à des générations! Ils ont mis dans le mille! Ils ont l'arbre dans son entier ! - Jan? " C'était trop tard. Matareisen avait déjà raccroché. XXII Le vieux bi-moteur des années quarante croisait au sud-est, au-dessus de la mer du Nord, lorsque le pilote, Luther Considine, consulta sa montre. Il se tourna vers Pryce, assis à côté de lui, à la place du copilote " J'aurais préféré avoir quelqu'un d'autre à côté de moi, mais c'est comme ça... Tenez, c'est l'heure, Cam. " Il tendit à Pryce une enveloppe brune, encore scellée de ses deux rubans rouges. - Pourquoi cela vous embête-t-il que je sois là? demanda Cam en ouvrant l'enveloppe qui contenait deux autres enveloppes, plus petites. J'ai pris une douche ce matin. - Imaginez que j'aie mal au ventre, ou pire. Vous sauriez piloter cette grand-mère - que dis-je, cette arrière-grand-mère? - Je vous tiendrai la tête pendant que vous vomiriez et vous n'auriez qu'à passer les commandes à Jamie et lui dire quoi faire. Tenez... " Il donna une enveloppe au pilote. " C'est la vôtre. " Les deux hommes lurent leurs instructions. Considine parla le premier. Les siennes étant les plus lapidaires. " Nom de Dieu! " marmonna-t-il en observant ses cadrans, en particulier l'altimètre, la vitesse et l'horloge donnant l'heure de Greenwich. Puis il reporta son attention sur la carte dans son cadre plastique, accrochée au-dessus du tableau de bord. " Mesdames et messieurs, nous allons amorcer une descente rapide dans environ deux minutes trente secondes! annonça-t-il en tournant la tête vers Leslie et son fils assis en arrière. Il n'y a pas de quoi s'inquiéter, mais il vaut mieux par sécurité que vous vous pinciez le nez et souffliez fort pour rééquilibrer la pression sur vos tympans. Encore une fois, il n'y a rien à craindre. C'est du gâteau. - Pourquoi? demanda Leslie. J'ai été sur nombre de missions, et à part sous le feu, je n'ai jamais vu faire une telle manœuvre d'évitement! - Ça va, m'man! Luther sait ce qu'il fait. - Ce sont les ordres, colonel. Je viens d'en prendre connaissance... Attachez vos ceintures, s'il vous plait. Bien serrées. - Je vous expliquerai plus tard, leur lança Pryce tandis que Considine amorçait sa descente, en faisant rugir les moteurs. Cameron lut ses instructions. Sans l'ombre d'un doute, elles émanaient de Brandon Alan Scofield, alias Beowulf Agate. Mon jeune et cher champion, c'est votre commandant qui vous parle. Vous entrez à présent dans l'opération Wolf Pack, désolé pour le jeu de mots avec mon nom. Votre pilote va descendre à une altitude qui déjouera le radar local répertorié sur sa carte sous l'appellation Vector 22. Votre plan de vol annonce Mannheim, en Allemagne, mais Considine va changer de cap et faire route sur Milan. Une fois au sol, vous rencontrerez des amis à moi du bon vieux temps. Ce sont des gars géniaux, même si leur tenue vestimentaire ne vous semblera guère orthodoxe. Ils sont débrouillards et connaissent les voies tortueuses des Matarèse à Bellagio et au lac de Côme. Le mot clé est le nom Paravacini, l'une des vieilles familles propriétaires du consortium Scozzi-Paravacini. En vous servant de mes amis et de leurs relations, infiltrez les Paravacini. Ces ordures sont toujours là - les vieilles souches pourries sont les plus coriaces - et vous trouverez une nouvelle avenue vers les Matarèse. Je vous suggère d'adopter la même tactique que moi et les gars de Waters du MI5 allons employer : laissez sous-entendre qu'Amsterdam est en passe d'être discrédité. L'avion acheva sa descente en quasi-piqué; l'appareil survola les flots, pilote et passagers reprirent leur respiration. " Et maintenant? demanda Pryce. - Je reste à une altitude de trois ou quatre cents pieds jusqu'aux Alpes, puis je file en rase-mottes dans les vallées pour rejoindre les mangeurs de spaghettis. Je ne sais pas qui a conçu ce plan de vol, mais ce n'est pas un amateur. Il ferait fortune chez les convoyeurs de drogue. - Et ensuite, quel est le programme? " Considine dévisagea Cam. " Vous n'en savez rien? Ce n'était pas dans votre enveloppe ? - La réponse est non, pour les deux. - Il se trouve que je suis temporairement détaché de mon escadrille et affecté à votre service. - Pour quoi faire? - Ce que bon vous semblera. Je sais piloter des avions, vos gradés se disent sans doute que ça peut être utile. - Eh bien, bienvenue à bord, pilote! lança Pryce. Vous nous avez été chaudement recommandé par le benjamin de la troupe ! - C'est bien ce qui m'inquiète, articula Luther, en étudiant ses cadrans. Nous nous sommes démenés pour faire sortir le gosse de Bahreïn, pour qu'il ne lui arrive rien, et voilà que nous le ramenons dans la zone de combat. Je me sens un peu responsable de lui. C'est un gentil gamin. - Vous avez raison, lieutenant. Je n'y avais pas songé, C'est stupide. J'appellerai Shields et Waters dès que nous atterrirons. " Il n'eut pas à se donner cette peine. Un nouveau jeu d'instructions les attendait à Milan. Il était adressé au lieutenant-colonel Leslie Montrose. Quelque peu étonnée, elle remercia le Marine qui avait joué les coursiers pour elle, et ouvrit l'enveloppe scellée, estampillée avec le cachet de l'ambassade américaine de Rome, sur le coin supérieur droit. " J'ai pris l'avion avec cette enveloppe il y a une heure, colonel, expliqua le Marine. Je m'appelle Olsen, je suis le capitaine de la garde de l'ambassade, et l'enveloppe n'a pas quitté ma poche. - Parfait, capitaine. Merci. - Je vous en prie. " L'officier la salua et prit congé. " Ça vient de Tom Cranston, annonça Leslie en traversant l'aire d'atterrissage bruyante en compagnie de son fils et de Pryce tandis que Considine réglait les derniers détails concernant l'avion. - Voilà pourquoi ça a transité par l'ambassade de Rome, répondit Cam. Transport haute sécurité, les voies privées de la Maison-Blanche et du gouvernement. Vous connaissez du beau monde, jeune dame ! - Je suis impressionné, m'man. - Peut-être pas pour longtemps, Jamie. Tu remontes dans l'avion. Des arrangements ont été passés pour que tu rejoignes les enfants Brewster en France. Tom dit que tu y seras en sécurité et que ta présence là-bas restera secrète. - Oh non, m'man! lança le fils en se plantant devant elle. Je ne veux pas qu'on m'envoie en France comme un vulgaire rebut! - Hé Jamie, tout doux, rétorqua Pryce avec autorité. C'est pour ton bien, tu le sais très bien. Je ne pense pas que cela t'enchanterait d'être renvoyé à Bahreïn ou dans un endroit semblable. - Bien sûr que non, mais nous avons cinquante Etats de l'autre côté de la " mare ", comme ils disent. Pourquoi ne pas me ramener chez nous? Pourquoi aller rejoindre ces deux gars là-bas? - Même si c'est difficile à croire, expliqua Pryce, tu serais trop vulnérable si tu faisais le voyage seul ou avec ta mère. Tu es plus en sécurité en Europe. - Ils ont tenu le même raisonnement pour les enfants Brewster, ajouta Leslie. Un petit saut de puce en jet privé. C'est ce qu'il y a de plus sûr - pas de passage dans un grand aéroport, pas de taupe au Pentagone ou à la CIA pour transmettre les infos ou des instructions confidentielles. - Qui sont ces gens qui terrorisent tout le monde ? demanda le fils Montrose avec agacement. Vous en parlez comme s'il s'agissait de dingues tout-puissants. - Tu n'es pas loin de la vérité, répondit Pryce. Mis à part le fait qu'il s'agit de dingues ayant un QI très élevé, qu'ils sont effectivement très très puissants. Mais pas tout-puissants - pas encore. - Ça va, ça va, marmonna Jamie, se faisant une raison. Et ces deux gars Brewster, ils sont comment ? - Ce ne sont pas deux garçons. Il s'agit d'un frère et d'une sœur, qui peuvent être également des cibles. Les services secrets anglais ne veulent pas courir le risque d'une prise d'otage. Tu t'entendras très bien avec eux, Jamie, j'en suis certaine. - Ouais, ce n'est pas sûr. Je n'aime pas les airs supérieurs que prennent les Anglais. - Sûrement pas un jeune homme qui est le premier de sa classe en soudure au chalumeau. - En classe de quoi? - De soudure. Tu veux dire que tu n'as pas ce genre de cours dans ton école supra-chic du Connecticut? - Non, on n'a pas ça dans nos tablettes! - Roger Brewster veut apprendre un métier, comme tous ceux qui n'ont pas ses privilèges de naissance. - Sans blague ? - Sans blague, confirma la mère. Il fait aussi de la lutte, comme toi. - Je l'aime déjà ton Anglais! " Luther Considine marcha vers eux à grandes enjambées. " Nous pourrons embarquer dans quelques minutes, Jamie, annonça-t-il en rejoignant le trio. J'imagine qu'ils t'ont mis au courant. - Tu le savais donc, Luther? demanda le garçon. - Je suis bien obligé, gamin. Je te rappelle que c'est moi le chauffeur! Nous avons fait le plein et avons un plan de vol étrange mais non dénué d'intérêt. Je t'ai acheté un de ces appareils jetables pour que tu puisses prendre des photos. Tu ne risques pas de refaire un vol pareil de sitôt ! - Ce n'est pas dangereux au moins ? s'enquit Leslie en écarquillant les yeux d'angoisse. - Une promenade de santé, colonel. Même si nos deux moteurs tombaient en rideau, nous volerons tellement au ras des pâquerettes que nous pourrions toujours poser notre vieux coucou dans un champ ou sur une autoroute. - Où allez-vous au juste? demanda Pryce. - Vous allez tomber des nues, Cam, mais je n'ai pas le droit de vous le dire. - Ordre de qui? - De la Maison-Blanche. Vous voulez discuter? - Non, je perdrais. - Exact, espion! Au fait, vos valises vous attendent aux tourniquets. Allez Junior, on nous attend sur la piste numéro 7 et officiellement, nous n'avons jamais atterri. " La mère et le fils se dirent adieu, avec émotion, et James Montrose Junior courut rejoindre le pilote qui retournait à l'avion. Les amis du " bon vieux temps " de Scofield se résumèrent à un septuagénaire et le voyage pour le retrouver fut tortueux. Il commença dès que Pryce et Montrose s'approchèrent du terminal de l'aéroport de Milan. Une voix retentit soudain. " Signore, signora ! " Sortant de l'ombre d'un avion-cargo, un jeune homme à la tenue débraillée, âgé d'environ dix-huit ans, marcha vers eux. Son attitude traduisait à la fois une certaine anxiété et un désir de discrétion. " Che cosa ? s'enquit Cameron. - Capisce italiano, signore ? - Pas très bien. Cela fait des années que je n'ai pas pratiqué. - Je parle un peu anglais - abbastanza. - Ça suffira. Qu'est-ce qui se passe ? - Je vous conduis chez Don Silvio. Vite! - Chez qui? - Signor Togazzi. Rapido ! Suivez-moi! - Et nos bagages, Cam? lança Leslie. - Ça attendra... je vous en prie, ragazzo. Attesa ! - Che ? - Qui est ce Togazzi, ce Don Silvio? Et pourquoi accepterions-nous de vous suivre ? Perché ? - Vous devoir le voir. - Quali nuove ? - Ordre de Bay... ohh - lupo ? - Lupo? Wolf18? Bay... ohh - wolf? Vous voulez dire Beowulf? - Si. Vero ! - Allons-y, colonel! " Au bout du parking de l'aéroport, le jeune homme ouvrit la porte d'une petite Fiat, et fit signe à Cameron et à Leslie de s'installer à l'arrière. Une fois à l'intérieur, ils se retrouvèrent serrés comme des sardines. " Ça va? " s'enquit Pryce, le souffle court après leur périple automobile à travers le parking bondé. A plusieurs reprises, ils avaient dû faire un écart de justesse pour éviter la collision avec d'autres véhicules surgissant devant eux. - Pourquoi les Italiens construisent-ils des voitures aussi petites ? Ils n'ont pas vu ces films avec leurs grosses mamas dansant la tarentelle ? Pour répondre à votre question, Cam : non, ça ne va pas; vous m'écrasez ! - Je trouve ça plutôt plaisant. Je vais en acheter une comme ça pour notre séjour, et j'embaucherai un chauffeur pour nous promener. - C'est bien notre priorité - nous promener! " Soudain le jeune chauffeur négocia une série de virages en épingles à cheveux à travers le dédale des rues de Milan. " J'ai au moins deux côtes cassées ! - Vous voulez que je vérifie? - Dites plutôt à cet idiot de conduire moins vite ! - Lento, ragazzo, piacere lento! - Impossibile, signore. Don Silvio impaziente... On va changer de macchina bientôt. - Qu'est-ce qu'il dit? - Qu'il ne peut pas ralentir parce que Don Silvio est du genre impatient. Et que l'on va bientôt changer de voiture. - Ce serait une bénédiction! " rétorqua Leslie. Ce fut une bénédiction toutefois en demi-teinte. La voiture était certes plus grande, avec une banquette arrière plus spacieuse, mais leur nouveau chauffeur, un homme d'une trentaine d'années, avec des lunettes noires et des cheveux bruns qui lui tombaient sur les épaules, se révéla être un chauffeur encore plus ardent que l'adolescent. Une fois le transfert effectué, aucune parole de bienvenue ne fut prononcée, aucun nom ne fut mentionné; le conducteur s'était contenté de rejoindre l'autoroute, pied au plancher, et de mettre cap au nord. Les panneaux indiquaient Legnano, Castellanza, Gallarate. Cameron connaissait cette route, elle menait à Bellagio sur les rives du Lacus Larius, connu sous le nom de lac de Côme. Trente-huit minutes plus tard, ils arrivèrent dans l'ancien village qui, su fil des siècles, s'était mué en une ville qui avait gardé son caractère moyenâgeux. Les rues étaient étroites et serpentines, avec de brusques montées ou descentes, reliques de temps où la voie n'était qu'une piste de terre fréquentée par marchands et paysans, leurs roulottes tirées par des mules, à travers monts et vallées surplombant le lac majestueux. Bordant ces ruelles, des maisons, mi-pierre mi-bois, de deux ou trois étages. Elles semblaient des forteresses miniatures, construites les unes sur les autres, à la manière des grottes Pueblo. Mais l'effet était presque oppressant. Il n'y avait là aucune place pour la lumière, mais de vastes allées d'ombre, la pierre et le bois occultant le moindre rayon de soleil. " Au moins c'est un peu plus confortable à défaut d'être plus rassurant, murmura Leslie à l'oreille de Cam. C'est une drôle de voiture, non ? - Effectivement, répondit Cam en contemplant l'habitacle. C'est comme si l'intérieur voulait contrebalancer l'extérieur. " La remarque de Pryce était juste. La grande voiture semblait au premier regard être une berline comme une autre, de couleur grise, parsemée de multiples rayures et bosselures. Un observateur l'aurait aussitôt classée parmi les antiquités bonnes pour la casse. Une fois à l'intérieur, l'impression était tout autre. Les sièges étaient recouverts de cuir épais, couleur lie-de-vin, et face à la banquette arrière, on trouvait un bar en acajou débordant de boissons. Sur la droite, un téléphone, encastré dans une console en acajou. Les vitres teintées prouvaient que le propriétaire du véhicule tenait à ce que personne de l'extérieur ne puisse soupçonner le luxe et le confort que la voiture offrait à ses occupants. Le chauffeur silencieux s'engagea dans une rue en pente, quittant les ruelles ténébreuses comme des tunnels pour retrouver la pleine lumière. Sur un côté des champs à perte de vue, avec des vaches et des moutons en train d'y paître. De l'autre, des maisons et des fermes, disséminées dans la campagne. Ils tournèrent brusquement à droite et empruntèrent une route qui longeait le lac immense. " C'est incroyable, souffla Leslie en contemplant le panorama. C'est l'un des rares endroits de la planète qui supportent la comparaison avec les cartes postales! - C'est vrai, reconnut Cameron. Les touristes, d'ailleurs, ne s'y trompent pas. " Puis, de nouveau, le soleil d'Italie fut occulté, divisé en rais épars. Ils avaient quitté la route panoramique pour s'engager dans une voie forestière flanquée de grands arbres. Le paysage autour d'eux se réduisant à de gros troncs, des vignes vierges et des buissons impénétrables. La voiture ralentit - pour une raison évidente : devant eux, se dressait une petite construction de ciment. Une barrière était abaissée en travers de la route. Un homme à la forte carrure sortit de la guérite, un fusil à l'épaule. Le genre sicilien, remarqua Pryce. Le garde fit un signe de tête au chauffeur et la barrière fut levée. L'étrange berline poursuivit sa route. Brusquement, la silhouette d'une grande bâtisse de plain-pied apparut devant eux, semblant ne faire qu'un avec la forêt alentour. La maison était si profondément enfouie dans les bois qu'on ne pouvait en apercevoir les contours. Une fois de plus, une construction mi-pierre mi-bois, matériaux de base de la région, repoussant la chaleur et maintenant la fraîcheur. Leslie et Cameron sortirent de la voiture pour être accueillis par un autre garde, avec un fusil en bandoulière. " Venez avec moi ", annonça-t-il dans un anglais à peine compréhensible, avec une politesse laborieuse. Ils suivirent le garde armé le long d'un chemin gravillonné, contemplant les frondaisons vertes qui ne protégeaient pas uniquement le repaire de Don Silvio Togazzi des rayons du soleil, mais aussi des regards indiscrets. Le second garde, d'un hochement de tête, leur fit signe de monter les marches du perron qui menait à une double porte monumentale; il sortit de sa poche un petit appareil, appuya sur un bouton et l'un des battants s'ouvrit, révélant, à l'intérieur, un troisième homme. Ce garde-là n'avait pas d'arme à l'épaule, mais un gros étui à pistolet à la ceinture - un large ceinturon de cuir qui ceignait ses vêtements de campagnard. Il était grand, plus grand que Pryce, avec un torse imposant et un cou de taureau. Il avait une tête massive, un visage impassible et cuivré. Ce devait être le garde du corps personnel de Don Togazzi, conclut Cameron. Mais pourquoi un garde du corps? Et pourquoi ces voies tortueuses pour les mener jusqu'à lui? On voulait brouiller les pistes, certes, mais pourquoi tant de précautions? Pourquoi ce parfum de secret? Qui était donc ce Togazzi ? Scofield avait parlé d' " amis du bon vieux temps ", laissant à penser qu'il s'agissait d'un groupe de vieillards poussiéreux ayant survécu au massacre et connaissant les Matarèse. Or ils avaient affaire à un seul homme, ressemblant davantage à un membre des Matarèse qu'à l'ennemi juré de ces derniers. Cam et Leslie furent conduits dans une vaste pièce aux murs aveugles et à l'ameublement spartiate - une grande cheminée, des murs lambrissés et deux passages sur la droite menant à d'autres parties de la maison. L'intérieur classique d'un chalet de montagne - rien de clinquant; le strict nécessaire. Le troisième garde leur désigna une porte à moustiquaire au fond de la pièce. " Avanti ", annonça-t-il. Pryce poussa le battant pour laisser entrer Leslie. Une fois passé le seuil de la porte, ils se figèrent, étonnés. Il y avait tout d'abord les dimensions de la terrasse en elle-même - étroite : à peine deux mètres de large, mais très longue, plus de vingt fois sa largeur. Les arcades, de la rambarde au plafond, étaient fermées par une succession de stores vénitiens verts, créant un jeu d'ombre et de lumière sur la terrasse couverte. Derrière miroitaient les eaux du lac de Came dans son écrin de verdure, sous la ligne bleue des montagnes. Les arbres proches avaient été étêtés pour ne pas occulter le panorama. Face à cette splendeur naturelle, comme en contrepoint, il avait été installé, le long de la rambarde, une succession de longues-vues rouges - des modèles dernier cri avec de grandes lentilles frontales. Tout cela fut perçu dans le même instant, puis vint le second choc : la silhouette d'un vieil homme assis dans la pénombre des stores. Il était installé dans un fauteuil en osier - blanc comme tout le reste du mobilier décorant la terrasse. A voir sa tenue, Cameron comprit, une fois pour toutes, que les " amis " de Scofield n'étaient pas de pauvres hères ! Don Silvio Togazzi était vêtu d'un costume de lin jaune pâle, de chaussures de cuir blanc et d'un foulard bleu - un ensemble provenant des boutiques les plus chics de la Via Condotti. Don Togazzi n'était peut-être pas à la mode selon les critères du Gentlemen's Quarterly, mais il l'était sans l'ombre d'un doute dans les années trente. " Veuillez me pardonner, jeune homme, commença le vieil homme élégant, son visage tanné se fendant d'un sourire, sous ses longs cheveux blancs, mais une vieille blessure à la colonne vertébrale tourmente mon corps fatigué. Une blessure, soit dit en passant, parce que Bayohlupo - c'est ainsi que nous l'appelons - n'a pas été fichu de me rattraper lorsque j'ai sauté en toute hâte d'un balcon! - Bayohlupo... Beowulf? C'est de lui que vous parlez? demanda Pryce. - Exact. Ce nom, Beowulf, n'a aucun sens pour nous. Je ne suis pas un ignorant mais... De toute façon, ce n'est pas même un nom anglais ! " Leslie s'avança pour serrer la main de l'Italien; mais celui-ci préféra y déposer un baiser. " C'est très aimable de votre part de nous recevoir, Mr. Togazzi ", dit-elle. - Et il est très aimable à vous de ne pas m'appeler Don Togazzi, je n'en peux plus. Vos films américains ont tellement fait de mal au mot " don " qu'aux yeux du reste du monde, on ne peut mériter ce titre que si l'on est de la Mafia et que l'on s'empiffre de pâtes, tout en ordonnant à ses sbires des exécutions en pagaille. Pazzo ! - J'ai l'impression que nous allons bien nous entendre tous les deux, annonça Cameron en serrant la main du vieil homme. Nous pouvons nous asseoir ? - Inutile de le demander. Faites comme chez vous. " Ils prirent des chaises en osier et s'installèrent devant Togazzi sur l'étroite terrasse, traversée d'ombre et de lames de lumière. " Que vous a dit Brandon Scofield ? Pour aller droit au but, il m'a laissé entendre que vous pourriez nous aider. - C'est exact, signore Pryce. J'ai fait un saut à Rome, jusqu'à votre ambassade. Brandon m'a longtemps parlé sur l'une de leurs lignes confidentielles qui ne peuvent être interceptées... - Espérons-le! lança Cameron. - Ni Scofield ni moi ne sommes stupides, jeune homme! Comme vous dites chez vous, nous ne sommes pas nés de la dernière pluie. Nous avons parlé par images, codes de substitution et métaphores comme nous le faisions jadis. Mais nous nous comprenions parfaitement. Peu de gens se comprennent comme nous deux, à demi-mot. - L'agent Pryce m'a dit qu'il y aurait d'autres gens pour nous aider, expliqua Leslie. Ils vont venir ici? - C'est hors de question, signora colonel, ils ne viendront pas ici. Ils sont deux. Deux vieillards qui m'ont dit tout ce qu'ils savaient. Mais vous ne les verrez pas. - Pourquoi? insista Leslie. - Parce qu'ils sont vieux, signora, plus vieux que moi, et qu'ils ne tiennent pas à replonger dans une guerre qui leur a déjà causé trop de souffrances par le passé. Mais tout a été rassemblé, n'ayez crainte. - Mais vous, vous êtes pourtant prêt à nous aider? lança Cameron. - J'ai leur souvenir et d'autres motivations. - Peut-on savoir lesquelles? demanda Leslie. - C'est sans importance pour l'heure. Bayohlupo est au courant. - Mais c'est nous qui sommes ici, pas lui, intervint Cameron. - Je vous comprends. Les modalités de notre rencontre doivent vous paraître quelque peu étranges et déconcertantes. Vous vous attendiez, j'imagine, à ce que le rendez-vous ait lieu ailleurs, dans un parc ou une chambre d'hôtel de Milan. - Par exemple, oui. - Vous ne savez rien de moi, c'est vrai. Et parce que c'est Scofield qui m'envoie à vous, vous pensez que je m'arroge le droit de vous dire ce que je veux, et que j'attends en retour que vous me croyiez sur parole sans broncher ? - Il y a un peu de ça, reconnut Pryce. - Et vous commencez à avoir des doutes... Qui est donc cet homme, vous demandez-vous ? - Cela fait un certain temps déjà que je me pose cette question, répondit Cameron. - A juste titre. Et à présent, vous vous dites que je ne suis peut-être pas celui que je veux paraître, mais au contraire un imposteur, avec quelques informations et quelques noms comme sésame. - Je ne peux empêcher mes méninges de tourner, même si c'est hors de propos. - Evidemment. On ne tire pas un trait sur des années d'entraînement. Brandon dit que vous êtes un bon agent, peut-être le meilleur de la CIA. - Je me demande si l'on connaît le même Scofield ? rétorqua Cameron en réprimant un petit rire. Vous comprenez donc mes réticences. Dites-nous pourquoi vous acceptez de nous aider. Donnez-nous un indice pour que nous puissions vous faire confiance. - Je n'ai que la vérité à donner, répliqua le vieil Italien, en se levant lentement de sa chaise et se dirigeant vers l'une des longues-vues rouges. " La lunette était différente des autres. Il y avait un appareil circulaire fixé sur le corps cylindrique de l'instrument de visée. Le vieil homme s'arrêta devant et le tapota doucement. Il se retourna vers Leslie et Cameron. " Vous avez entendu parler des deux familles, les Scozzi et les Paravacini ? - Oui, répondit Pryce. Elles détenaient à elles deux l'empire industriel Scozzi-Paravacini, jusqu'à ce qu'il y ait scission. - Une scission dans un bain de sang, signore Pryce, du sang versé par les Paravacini pour évincer les Scozzi. Une fois les Scozzi écartés, les Paravacini pouvaient s'élever dans la hiérarchie des Matarèse. Frères et fils furent tués, les cadres soudoyés, les directeurs manipulés et attirés dans des traquenards qui leur ont coûté leur fauteuil. L'empire Scozzi-Paravacini fut infecté, rongé de l'intérieur et c'est la maladie qui gagna. - Je crois deviner où vous voulez en venir, annonça Leslie à mi-voix. Vous étiez très proche des Scozzi. " Le vieil homme émit un rire triste. " Belle perspicacité, colonel. Mais le terme proche est impropre. Je suis un Scozzi, le dernier membre vivant à ce jour. - Mais votre nom, Togazzi ? protesta Cameron. - Ce n'est pas le nom qui fait la personne, comme disent les futures épouses. Vous pouvez appeler une rose une tulipe, cela reste néanmoins une rose... Toute cette histoire remonte à plusieurs dizaines d'années - avant que les meurtres ne commencent. Les tueurs n'ont jamais été retrouvés, évidemment, car les Paravacini avaient une grande influence à Rome et à Milan, ainsi qu'au Vatican. Ma mère, qui les méprisait et se méfiait d'eux, m'a confié à un cugino de Sicile, pour ma propre sécurité. J'ai eu un précepteur durant les premières années, puis on m'a envoyé à Rome pour poursuivre mes études, en adoptant le nom de mon cousin, Togazzi, encore une fois par crainte des représailles. - C'est là que vous avez fait la connaissance de Brandon Scofield ? demanda Leslie. - Cette question, colonel, trahit votre jeunesse outrecuidante! " Don Togazzi émit un petit rire, en tapotant le télescope. " C'était bien des années plus tard, après l'università. - Vous travailliez bien à cette époque pour les services de renseignements italiens? demanda Pryce. - Oui, le Servizio Segreto. J'ai été engagé sitôt mes études achevées, grâce à quelques amis influents de Palerme. Je suis entré dans le Servizio avec une seule idée en tête, une obsession. Explorer le monde des Paravacini, leurs terres immondes et sordides, pour découvrir, évidemment, les voies vers la maison Matarèse. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Scofield et de Taleniekov. Notre quête était la même, mais pour gagner leur confiance, je leur ai raconté mon histoire, comme je vous la raconte aujourd'hui. Vous pouvez, bien sûr, demander à Brandon de vous confirmer tout cela, mais il vous faudra le faire ailleurs. Nous n'avons pas l'équipement ici pour vous garantir la confidentialité de la ligne. - Ce ne sera pas utile, répliqua Cameron. - Je suis d'accord, renchérit Leslie. - Et personne ici, à Bellagio, ne sait qui vous êtes ? - Mio Dio, non. Je suis un richissime Sicilien, dont les cheveux autrefois blonds m'ont valu le respect dans les provinces du Nord. " Une fois encore, le vieil homme toucha - caressa - la longue-vue rouge. " Venez, je voudrais vous montrer quelque chose. Approchez, et venez collez votre œil ici. " Leslie et Cam s'exécutèrent, s'étonnant tour à tour du grossissement. Ils virent, sur l'autre rive du lac, une grande demeure, avec ses pelouses tirées au cordeau, son ponton et son yacht amarré, et des fontaines aux quatre coins. Des silhouettes d'hommes et de femmes allant et venant, tellement grossis par l'objectif qu'on les eût crus à trente mètres de là et non à plusieurs kilomètres. - Jolie maison, lança Pryce. A qui est-elle ? - C'est la propriété des Paravacini. Même le plus fort des vents de montagne ne pourra faire dévier cette lunette de sa ligne de mire. Elle a été boulonnée. Je peux voir, et photographier, au besoin, qui je veux là-bas. - Vous êtes un personnage hors du commun, Don Togazzi, ajouta Cameron. Au fait, votre nouveau nom pourrait-il résister à une enquête ? - Silvio Togazzi est dûment enregistré, ou inséré, devrais-je dire, dans les registres des naissances à Palerme et dans ceux des baptêmes d'une petite église au sud de Calafa. Ces documents sont des chefs-d’œuvre d'authenticité. - Qui vous a accordé le titre " don ", demanda Pryce abasourdi. - Lorsqu'un homme embauche des dizaines de personnes pour nettoyer la campagne et construire une maison, lorsqu'il se montre très généreux avec les familles locales, qu'il subventionne plusieurs festivals, finance l'édification de quelques nouvelles églises, le titre " don " vient naturellement aux lèvres. Du moins, dans mon cas. Suivez-moi à l'intérieur, je vais vous donner tous les renseignements que j'ai pu compiler pour vous. Vous n'allez pas être déçus. - Pardonnez ma curiosité, intervint Leslie Montrose, mais vous avez laissé entendre que votre blessure à la colonne vertébrale était due à l'agent Scofield, qui n'aurait pas su vous rattraper lors de votre chute d'un balcon. Cet événement se serait-il produit durant votre chasse aux Matarèse ? - En aucun cas, ma chère, mais la chute était prévisible. La belle en question était mariée à un comunista fanatique, une bête de travail qui n'accordait pas le moindre intérêt à son épouse. Je tentais simplement de combler un vide affectif... Venez voir à présent les informations que j'ai rassemblées pour vous. " XXIII Il pleuvait à verse à New York, une douche qui gênait le trafic de midi. Dans une rue encombrée croisant Madison Avenue, trois policiers retiraient des panneaux provisoires d'interdiction de stationner. Sitôt après, des voitures se garèrent dans l'espace vacant, en premier une limousine, qui s'arrêta devant les portes vert pomme de l'hôtel Marblethorpe, suivie de deux autres véhicules, se positionnant de l'autre côté de la rue. Dans les trois automobiles, des hommes armés, leur attention focalisée sur la personne qui sortait de la limousine pour rejoindre les portes de l'hôtel, accompagnée par un autre homme - un garde du corps, apparemment - qui gardait sa main sous son imperméable. Immédiatement, un agent de police ouvrit les portes de l'hôtel et d'un signe de tête, invita les deux hommes à entrer dans le bâtiment. La police de New York, sous commandement spécial, connaissait ce VIP, à défaut de son nom. L'homme sous protection était de taille moyenne, proche de la cinquantaine; lorsqu'il retira son chapeau et son imperméable dans le petit hall, il apparut vêtu d'un costume de ville élégant; son visage était pâle, ses yeux regardant à droite et à gauche avec une lueur d'angoisse. " Où allons-nous maintenant? maugréa-t-il. - L'ascenseur est sur la gauche, au fond du hall, répliqua le policier. - Merci jeune homme; vous ferez mes compliments au chef de la police, pour ses talents d'organisation. - Je lui ferai la commission en personne. Nous sommes en opération spéciale et sous ses ordres directs. - Une belle carrière vous attend, mon garçon. Comment vous appelez-vous ? - O'Shaughnessy. - Ce n'est pas rital, ça au moins ! " Les trois hommes rirent tandis que le VIP et son garde du corps se dirigeaient vers les cages d'ascenseur. " Je n'arrive pas à croire que je suis ici! poursuivit l'homme d'affaires, le souffle court. Quelqu'un débarque, en provenance soi-disant d'Amsterdam, et je suis convoqué pour le rencontrer, parce que ce n'est pas autre chose - c'est une convocation! Pour qui se prend-il celui-là ? - Les autres disent qu'il en sait long, Albert, répliqua l'homme qui jouait les gardes du corps, en retirant sa main cachée sous son imperméable. Qu'il sait tout. - Ce n'est peut-être que pour nous appâter, rétorqua le prénommé Albert. - Si c'est le cas, je peux t'assurer qu'il sait où est le poisson. Les autres veulent te voir après ton entrevue avec ce William Clayton... - Un pseudo, à l'évidence! l'interrompit l'homme d'affaires. Il n'y a personne de ce nom sur ma liste. - Ta liste n'est pas exhaustive, Al. C'est le cas pour chacun d'entre nous. Ecoutons ce qu'il a à nous dire et ne lâchons rien. Faisons comme les autres, jouons les innocents outragés. - Tu sais, ce n'est pas parce que tu es avocat que tu dois te sentir obligé de me rappeler l'évidence! " La porte de l'ascenseur s'ouvrit; les deux hommes montèrent dans la cabine, et l'avocat composa sur le clavier le code qu'on leur avait donné pour se rendre à l'étage désiré. " Et retire donc cette tenue de tueur, Stuart! ajouta Albert Whitehead, PDG de Swanson & Schwartz, grand cabinet de courtage de Wall Street. - C'est vrai, maintenant je peux, reconnut l'avocat nommé Stuart Nichols, en ôtant son Burberry et sa casquette écossaise. Je préférais les garder tout à l'heure. Je voulais être sûr que ces flics étaient de notre côté. - Tu es paranoïaque. - Non. Simple souvenir de désagréments passés. Lorsque j'étais procureur à Saïgon et que bon nombre d'uniformes voulaient ma peau. Deux ont failli y réussir et ils étaient habillés en MP... tu veux toujours me présenter comme ton avocat? - Plus que jamais! Et je dirai que tu sais tout de moi, absolument tout, que je ne te cache rien... - Ça n'empêche qu'il peut me demander de quitter la pièce. - A toi de le convaincre que tu dois rester. Tu excelles dans ce genre de choses. - Je vais essayer, mais s'il insiste, je ne pourrai pas m'y opposer. " Ravi de vous rencontrer, Mr. Nichols. Merci d'être venu ", annonça William Clayton alias Brandon Scofield en serrant la main de l'avocat. Scofield était vêtu d'un costume bleu nuit signé d'un grand couturier. Il conduisit ses invités vers leurs fauteuils flanqués d'une petite desserte et appuya sur une sonnette. Antonia, dans un uniforme noir et blanc de servante, ses cheveux grisonnants rassemblés en un chignon austère derrière la nuque, entra dans la pièce. Elle était méconnaissable. " Café, thé, alcool? demanda Brandon. Je vous présente Constantina. Elle travaille à l'hôtel et ne parle pas un mot d'anglais. C'était l'une de mes exigences. Nous communiquons en italien. - J'aurais préféré que ce fût en français, répondit Stuart Nichols, l'avocat. Je l'ai un peu étudié à l'école, et cela m'a rendu de grands services à Saïgon. - Voyons un peu... Parlez-vous français, Constantina ? - Che cosa, signore ? - Capisce francese ? - Non, signore. Linguaggio volgare ! - Elle dit que le français est une langue vulgaire, expliqua Scofield. Les vieilles chamailleries ont la peau dure. " Personne n'ayant soif, Antonia les salua de la tête et quitta la pièce. " Je sais que votre temps est précieux, poursuivit-il. Je vous propose donc de parler tout de suite affaires. - J'ignorais que nous étions en affaires, Mr. Clayton, rétorqua Whitehead. - Je fais allusion à nos affaires mutuelles, répliqua Beowulf Agate. Actions, obligations, prêts en tout genre - industriels pour la plupart -, OPA et surtout participation dans les voies tortueuses des fusions et rachats. Une participation inestimable, vous concernant... - Cela couvre un champ d'activité très vaste, annonça le PDG de Swanson & Schwartz, et la plupart de ces affaires sont de nature strictement confidentielle à Wall Street. - C'est le cas aussi à l'Exchange de Londres, la Bourse de Paris, la Borsa de Rome et la Börse de Berlin. Rien que des affaires confidentielles. Mais qui toutes concernent Amsterdam. - Vous pouvez être plus clair, je vous prie? intervint Nichols. - Si vous me demandez ça, c'est que vous ne connaissez pas votre client et son entreprise aussi bien que vous le supposiez. - Je suis l'avocat attitré du cabinet, Mr. Clayton. S&S est mon seul client. Je suis au courant de tout ce qui concerne le cabinet. - Ainsi que de tout ce qui concerne Mr. Whitehead en personne, j'espère. Si ce n'est pas le cas, je vais être dans l'obligation de vous demander de quitter la pièce. - Il vient de vous dire qu'il est au courant de tout. - Parfait... alors je m'étonne que vous ne connaissiez pas l'existence d'Amsterdam... Il y a douze ans, feu Randall Swanson, et Seymour Schwartz, aujourd'hui à la retraite et domicilié en Suisse, se sont associés pour fonder un nouveau cabinet de courtage, un secteur pourtant où la concurrence fait rage. Et comme dans un conte de fées, en quelques années le cabinet est devenu l'un des grands acteurs économiques du marché, rivalisant de taille avec Kravis et l'ancien Milken. Le miracle ne s'arrêta pas là; l'année dernière S&S réalisa les plus grandes fusions de la décennie - plaçant le cabinet en position de leader sur le paysage boursier. Comment un tel tour de force a-t-il pu être effectué ? - Le talent finit toujours par payer, Mr. Clayton, répondit l'avocat, avec un calme d'airain. Mr. Whitehead est un chef d'entreprise brillant, pour ne pas dire le plus brillant du monde de la finance. - Certes il est bon, même très bon, mais personne ne pourrait être aussi doué que ça. Le talent sans ressources n'est rien, c'est semer de l'herbe dans le désert. Je pense que j'en ai assez dit; car si je me trompe, je nous fais perdre du temps, à tous les trois. Or le temps est de l'argent, n'est-ce pas, messieurs? - Qu'entendez-vous exactement par " ressources "? demanda Whitehead, l'air nerveux, incapable de se taire malgré les signes discrets de son avocat. - Rien d'autre que ce que j'ai dit, répondit Scofield. Je parle d'investissements sur votre talent, d'investissements étrangers, pour être plus précis. - Il n'y a rien d'illégal à cela, Mr. Clayton ! lança Stuart Nichols. Vous le savez très bien. - Je n'ai jamais sous-entendu une telle chose... Mon temps est précieux, messieurs, comme le vôtre. Tout ce que je veux vous dire, c'est ceci (et si cela ne s'applique pas à vous, oubliez ça dans la seconde) : ne traitez plus avec Amsterdam. Amsterdam est grillé - kaputt, exclu de l'équipe! Ils voulaient tout contrôler et cela est inacceptable. Amsterdam n'est plus digne de confiance; ils ont trahi la cause, au profit de leurs intérêts propres à court terme, ils ont signé leur autodestruction. Voilà pourquoi je suis parti, pourquoi je me suis enfui, pour être plus précis. - Vous ne pouvez pas être plus explicite, Mr. Clayton? lança l'avocat. - Impossible, répondit Beowulf Agate; les dossiers sont enfouis six pieds sous terre. Et je ne peux prendre le risque de vous en révéler les détails. Si, toutefois, vous désirez me joindre, appelez l'hôtel. Demandez à parler au directeur; il vous donnera le numéro et le code. En attendant, si ce que j'ai dit éveille quelque écho en vous, n'appelez pas Amsterdam. Surtout pas! Vous risqueriez de vous retrouver sur leur liste noire, celle des gens à éliminer... Sur ce, messieurs, je vous souhaite un bon après-midi. " Scofield reconduisit ses invités éberlués et referma avec une certaine autorité la porte dans leur dos. Il retourna dans le salon où l'attendait Antonia; elle avait encore sa livrée de servante, mais avait défait son chignon. " Ils mentent comme ils respirent, grommela Bray, en allumant un petit cigare. Au fait, tu as été parfaite, chérie. - Ce n'était pas très difficile. C'est l'habit qui fait tout. En revanche, tu as fait une grande prestation, avec de l'invention et de l'imagination. - Merci du compliment. - J'ai lu les notes que tu as prises sur tous ceux que tu as vus ici. Jusqu'à présent, je te suivais sans problème; il y avait trop de coïncidences, trop de convergences d'intérêts pour qu'il n'y ait pas entente secrète. A certains, tu as fichu une peur bleue, et ils ont caché leur terreur par des silences ou des négations purement formelles; d'autres, à l'évidence, ne comprenaient rien. Mais parler d'investissements étrangers à ces deux-là était une idée de génie, leur silence a été plus éloquent que tous les aveux; le nom d'Amsterdam leur a fait peur, c'est du moins ce qu'il m'a semblé. - Oui, j'ai tenté le tout pour le tout. Et ça a payé, non? Ils ont mis du temps à nier, et même à se reprendre. - Comment as-tu eu cette idée? Simple curiosité de ma part. - Il faut toujours partir de la vérité, de la simple vérité, Toni. Chercher les trous, comme on disait, et tenter de les combler... Pourquoi des gens possédant un cabinet de courtage ayant le vent en poupe vendraient-ils leur bien, alors que le meilleur reste à venir? Swanson est mort d'un infarctus alors qu'il ne souffrait d'aucun trouble cardiaque, et Schwartz a quitté les Etats-Unis pour aller s'installer en Suisse, alors qu'il était dans la force de l'âge, comme son associé. Pour moi, cela sent les Matarèse à plein nez. Ce Whitehead et ce Nichols sont mouillés de la tête aux pieds. - Parfois, tu redeviens le Beowulf Agate d'antan. - Si le Serpent était encore de ce monde, j'espère qu'il nous soutiendrait. On lui doit tant de choses... - Nos vies, Bray, seulement nos vies. - Allez, ma belle, finissons-en ", annonça Brandon en se dirigeant vers le téléphone. Il composa une série de chiffres et eut Frank Shields en ligne, dans une voiture banalisée du FBI. " Tout est OK, Squinty ? demanda-t-il. - Tu serais aimable de ne pas utiliser ce sobriquet ridicule sur le réseau fédéral. - Désolé, Frank. C'est dans ma bouche le plus beau compliment qui soit. Avec des yeux plissés comme les tiens, tu arrives à voir ce que personne ne voit. - Epargne-moi ces foutaises!... Nous suivons les deux suspects. Ils viennent de tourner sur Central Park South. - Tu en penses quoi? - Qu'ils ne retournent pas au bureau! C'étaient les derniers? - Oui. Tiens-moi au courant s'il y a du nouveau. Toni et moi allons nous reposer un peu et tester les trésors du service de restauration d'étage. Il n'y a pas de raison de se priver, puisque le contribuable ne débourse pas un sou ! - Vas-y doucement quand même, Brandon! " " Il sait! s'écria avec effroi Albert Whitehead dans la limousine. Il sait tout ! - Peut-être, concéda l'avocat, avec raideur. Ou peut-être pas. - Comment peux-tu dire une chose pareille? protesta le PDG de Swanson et Schwartz. Tu l'as entendu - les OPA, les fusions, les rachats! Il sait tout de notre plan, nom de Dieu! - Une petite recherche juridique suffit à le mettre au jour. N'importe quel étudiant de première année de droit y serait parvenu. - Et les investissements étrangers, Mr. Je-sais-tout? Comment expliques-tu ça ? - C'est peut-être là qu'il a commis une erreur... L'argent a transité par un consortium financier du Texas, la transaction s'étant faite oralement avec Amsterdam, sans la moindre trace papier. - On ne sait jamais, Stuart. - Certes, reconnut Nichols en regardant Whitehead d'un air songeur. C'est bien cela qui m'inquiète. Ce Clayton est, à l'évidence, un membre proche d'Amsterdam, ce qui en dit long... et il prétend maintenant que quiconque traite là-bas est persona non grata. - C'est pire que cela! Tu as entendu ce qu'il a dit à propos de cette liste noire? - on sait que c'est une pratique courante chez nos mystérieux partenaires. Rien ne les arrête. Nous ne pouvons prendre le risque d'appeler Amsterdam. - Il nous est donc impossible de connaître la vérité, s'il y en a une à apprendre. Nous sommes censés les contacter dans huit jours pour faire notre rapport; si nous appelons avant cette date à laquelle la confidentialité de la transmission satellite sera garantie, Amsterdam va se douter qu'il y a anguille sous roche. - On ne peut pas rester là, les bras ballants! Trouve quelque chose! - Sincèrement, je ne vois pas. Nous sommes dans les temps pour tout, pas le moindre retard. Peut-être les autres auront-ils une idée, un prétexte pour appeler Keizersgracht. - Il le faut! insista Whitehead au bord de la panique. On est tous mouillés jusqu'au cou et nous avons gagné des millions! - Il est bien possible, Albert, que ce Clayton nous fasse un énorme coup de bluff, tu t'en rends compte? - C'est possible, mais personne n'a de quoi payer pour voir ! " La table apportée par le service d'étage croulait, à son arrivée, sous les victuailles - un énorme steak, du veau piccata, un assortiment de légumes, des pots de caviar iranien (pour Antonia) et trois éclairs au chocolat (pour Scofield). Ils avaient tout dévoré et savouraient à présent un café, arrosé de cognac Courvoisier. " Je vivrais bien dans cette opulence, ma chérie, jusqu'à la fin de mes jours, annonça Scofield en s'essuyant la bouche avec une grande serviette rose. - Tu n'y résisterais pas longtemps, gros balourd! rétorqua Antonia. Si nous sortons vivants de cette histoire, je vais te remettre vite fait aux poissons de notre lagon et légumes du potager! - C'est si triste... - Peut-être, mais c'est grâce à eux que tu es encore en vie ! " Le téléphone sonna. Comme s'il était heureux de cette diversion, Scofield bondit de sa chaise et se dirigea vers le combiné. " Allô? - C'est Frank, Brandon. Tu as eu le nez fin. Les deux huiles de S&S viennent de descendre dans un de ces petits restaurants sélects du Village, tu vois le genre ? Là où il faut avoir un pedigree avec plein de zéros pour faire une réservation. - Nous ne fréquentons pas le même monde, M. le Directeur. - C'est un peu comme ces bouis-bouis de Brooklyn et de Jersey, où les clients sont des descendants des Vikings et pensent qu'ils peuvent occire au pic à glace qui bon leur semble parce qu'ils sont les rois là-bas. Ces établissements sont d'une autre classe, bien sûr; les vêtements et le parler sont différents, mais l'ambiance est la même. - Va au fait, Frank. - Tes deux gugusses ont retrouvé là-bas Benjamin Wahlburg, le président de ce nouveau conglomérat bancaire, Jamieson Fowler, le patron de la Standard L et P de Boston, et Bruce Ebersole, le président de la Southern Utilities. Ce sont eux qui ont ourdi les dernières méga-fusions en date, celles des sociétés de production électrique comme celles des établissements bancaires des deux côtes, en s'offrant du même coup une belle emprise en Méditerranée. Nous avons les photographies. Sur dix candidats en lice, tu as vu juste pour quatre. Félicitations, Beowulf Agate! - Merci, Squinty. Quelles sont les nouvelles de Londres? " " Trouvez-les! Il faut le trouver, lui! hurla Julian Guiderone dans son téléphone à bord de son jet privé en route pour Londres. Nous payons des millions ces gnomes! Nous leur offrons un luxe qui leur serait resté à jamais inaccessible, pour qu'ils soient à notre service exclusif! Ils n'ont pas droit à l'erreur. Et vous non plus! - Nous travaillons tous jour et nuit, je vous l'assure, répondit Jan Van der Meer Matareisen de son sanctuaire dominant le Keizersgracht à Amsterdam. C'est comme si une chape de plomb était soudain tombée sur nos sources. - Eh bien ôtez-la, faites-la voler en morceaux! Tuez à tour de bras, faites le grand ménage parmi votre piétaille! Faites-leur savoir qu'ils sont soupçonnés de crime de lèse-majesté. Semez la terreur dans les rangs, mettez en place votre propre Inquisition. Les traîtres seront peu à peu mis à nu par cette hécatombe. La peur sera le catalyseur. Vous n'avez donc rien appris, jeune Matareisen ! - J'ai appris la patience et cessez de crier ainsi. Pendant que vous faites le tour du monde à semer la panique, moi, je m'attache à recoller les morceaux! Vous êtes le fils du Berger, certes, mais je vous rappelle que je suis le petit-fils du Barone di Matarese, celui qui a créé le Berger. Vous avez des millions, mais moi j'ai des milliards. Je vous respecte pour ce que vous avez failli réussir - Seigneur! conquérir la Maison-Blanche - mais, je vous en conjure, ne vous dressez pas contre moi. - Pour l'amour du ciel, je ne suis pas votre ennemi, j'essaie simplement de vous guider. Votre cœur et votre raison vous disent que vous êtes l'homme de la situation, mais vous devez avoir des tripes pour aller jusqu'au bout. Là où vous voyez germer la faiblesse, vous devez l'exterminer, les graines comme les pousses. Détruisez tout sur votre passage, peu importe que la mauvaise herbe donne de jolies fleurs! - Je le sais depuis longtemps, répondit Matareisen, et je vous interdis de sous-entendre que je manque de détermination. Je n'ai aucune émotion lorsqu'il s'agit de l'œuvre des Matarèse; nos disciples vivent ou périssent suivant leurs actions. - Alors faites ce que je dis! Répandez le sang, semez la panique. Quelqu'un saura - ou sera contraint de savoir - où se cache Scofield ! En particulier lorsqu'il risque d'y laisser sa peau s'il ne le retrouve pas. Beowulf Agate! C'est lui qui est derrière cette chienlit, c'est évident ! - Nos sources ne peuvent nous dire ce qu'elles ignorent, Mr. Guiderone. - Qu'en savez-vous, petit-fils de Baron? rétorqua le fils du Berger avec sarcasme. Malgré votre intelligence, Jan Van der Meer, vous avez le défaut commun à tous les génies... Vous croyez que ce que vous avez créé est infaillible, car le créateur ne saurait se tromper. Foutaises ! Vous n'avez pas la moindre idée de ce que Scofield est en train de faire, quelle est sa stratégie, avec qui il œuvre... Il a neutralisé l'Atlantic Crown ! Combien encore vont tomber - se précipiter - dans ses filets? Combien de nos soldats risquent de nous lâcher lorsqu'ils apprendront ce qui est arrivé à Wichita? - Personne ne nous lâchera, répondit le Hollandais avec calme. Non seulement ils en connaissent les conséquences, mais nos avocats ont tissé un canevas de positions de repli pour légaliser tout ce que nous avons entrepris. Aux yeux de la loi, nous sommes intouchables, libres d'œuvrer à notre gré jusqu'à ce que tout soit en place. J'ai aussi créé ça. - Vous croyez... - Je le sais, vieil homme ! lança Matareisen en élevant la voix. La seule vraie catastrophe qui nous a menacés, ce fut votre folie à Londres, chez Westminster House, poursuivit Jan Van der Meer, en retrouvant son calme. Mais vous vous en êtes excusé, alors c'est de l'histoire ancienne. - Je vois, je vois, marmonna Guiderone d'un air songeur. Le jeune lion veut être le chef de clan. - C'est déjà le cas, à votre demande expresse, je vous le rappelle. Vous le regrettez peut-être? - Bien sûr que non. Je n'aurais jamais pu accomplir ce que vous avez fait. Mais je doute être le seul et unique instigateur de catastrophes potentielles. Il s'est passé quelque chose à Wichita... je n'y ai pourtant pas mis les pieds et ne connaissais en rien les personnes impliquées. - Ils ne savaient rien, sinon un code et n'avaient affaire qu'à un répondeur à Amsterdam. - Merveille de la bureaucratie, reconnut le fils du Berger. Vous êtes un vrai génie, Jan Van der Meer, mais quelque chose vous a échappé - quelqu'un plutôt : Beowulf Agate. Si vous ne pouvez le neutraliser, tuez-le, car il va dénicher d'autres failles dans la place, soyez-en certain, et mettre à bas toute la maison. Il l'a déjà fait, en un temps pourtant où nous pensions - où nous étions - invincibles. Il ne faut pas que l'histoire se répète... Vous avez raison, bien sûr, je suis un vieil homme, tout comme Scofield. La différence entre nous c'est qu'il œuvre parmi les vivants, et moi, parmi les fantômes. Mais vous, Matareisen, vous avez un atout de plus sur lui : vous savez utiliser l'avidité de votre prochain. Voilà l'arme la plus redoutable de la création; avec elle, on forme des bataillons invincibles. Continuez à en faire bon usage, à satiété, et ne me décevez pas. " Guiderone raccrocha le combiné, agacé de voir qu'une turbulence venait de renverser son verre de château-beychevelle. Sir Geoffrey Waters signa le reçu en échange de l'enveloppe scellée que lui apportait un agent du MI5. Il entreprit de l'ouvrir tout en revenant vers la salle à manger où l'attendait son petit déjeuner. Gwyneth, son épouse - une femme aux cheveux gris, avec un visage délicat et de grands yeux bruns pétillants d'intelligence - quitta sa lecture du Times de Londres et se tourna vers son mari. " Tu reçois des plis à cette heure-là, Geoffrey ? Cela ne peut pas attendre ton arrivée au bureau? - Je ne sais pas, Gwyn. Je suis tout aussi étonné que toi. - Ouvre donc! - Je voudrais bien mais il me faut une paire de ciseaux pour avoir raison de ce satané Scotch! - Prends donc ton couteau. - Tu as raison. Au fait, c'est gentil d'avoir demandé à la cuisinière de me cuire un peu de viande avec mes œufs. - Tu es visiblement sur les nerfs ces derniers temps. Autant que tu ailles au bureau le ventre plein. - C'est une charmante attention ", répondit le chef de la Sécurité intérieure du MI5, en achevant d'ouvrir la grosse enveloppe de papier kraft. Il parcourut du regard les documents qu'elle contenait et se laissa tomber sur sa chaise. " Oh non... ce n'est pas vrai... s'exclama-t-il. - Qu'est-ce qui se passe? Tu as le droit de m'en parler? s'enquit Gwyneth Waters, ou bien est-ce une de ces choses top-secret? - J'aurais de loin préféré! Il s'agit de ton frère, Clive... - Ce cher Clivey... Il s'en sort bien, mon petit frère, pas vrai? - Peut-être un peu trop bien, ma chère. Il est au conseil d'administration du nouveau consortium Sky Waverly. - Oui, je sais, il m'a téléphoné la semaine dernière pour m'apprendre la nouvelle. Avec une belle rémunération, j'imagine. - Et de beaux ennuis, Gwyn. La Sky Waverly fait l'objet d'une enquête de nos services, pour une affaire dont je ne peux te parler - encore une fois pour ta sécurité. - Mais oui, Geof, tu me dis ça à chaque fois... mais aujourd'hui, il s'agit de mon frère. - J'aime bien Clive; c'est un garçon charmant avec un merveilleux sens de l'humour, mais en toute honnêteté, ni toi ni moi ne le considérons comme l'un des meilleurs avocats de Londres. - Il a eu des coups de pouce, en particulier toi, je t'en suis d'ailleurs reconnaissante. - Il n'a cessé de changer de cabinet, sans jamais réussir à faire son trou, poursuivit Waters, se faisant le plus souvent embaucher grâce à ton nom. Bentley-Smythe est un sésame qui ouvre bien des portes dans le milieu du droit. - C'est un type bien, rétorqua la sœur, et la réputation de la famille était un fardeau trop lourd pour lui. Ce n'est pas un crime. - Bien sûr que non. Mais je me demande comment il a fait pour passer d'un petit cabinet d'avocats où il avait un poste subalterne à un fauteuil au C.A. de la Sky Waverly ? - Je n'en ai pas la moindre idée, mais je vais l'appeler ce matin pour le lui demander. - C'est justement ce que tu ne dois pas faire, répondit Waters, avec gentillesse mais fermeté. Laisse-moi m'occuper de tout ça, Gwyn. A mon avis, ton frère a été manipulé. - Tu ne vas pas lui causer du tort, au moins? - Bien sûr que non; espérons simplement qu'il ne s'en sera pas causé lui-même... remercie la cuisinière pour moi, mais je n'ai pas le temps de déjeuner. " Geoffrey Waters se leva de table et quitta en hâte la maison. Les vingt minutes que dura son trajet jusqu'au bureau furent occupées à d'intenses et douloureuses réflexions. La raison de ses débats intérieurs était Clive Bentley-Smythe. La femme de Geoffrey voyait son frère avec les yeux de l'amour, non tel qu'il était. Le beau-frère de Waters était charmant certes, mais avec un brio uniquement de surface et une nature de flambeur, à s'en brûler les doigts. C'était là son plus grand défaut. Clive Bentley-Smythe était un dilettante, un brasseur d'air! Il était issu d'une grande lignée d'avocats et de magistrats, une tradition familiale remontant à plusieurs générations, à tel point que certains disaient que c'était un Bentley-Smythe qui avait rédigé la Magna Carta - contre honoraires juteux - et que d'autres prétendaient que la célèbre réplique dans Henry VI " Tuez tous les avocats! " visait directement un aïeul de la famille. Clive se laissait porter par l'existence, usant de privilèges et jouant de son nom prestigieux comme d'un bijou, inutile mais faisant de l'effet. Dans le privé, en revanche, Clive se montrait un mari dévoué et attentionné pour une épouse qui n'avait guère de respect pour les liens du mariage. Il était connu, sinon avoué, qu'elle fréquentait les couches les plus riches d'Angleterre, d'Ecosse, de Hollande et de Paris. Si Clive l’apprenait, disaient les mauvaises langues, il serait capable de lui pardonner et de s'enquérir de son plaisir. Geoffrey Waters était au courant de cette situation maritale, mais n'en avait jamais soufflé mot à sa femme - éternelle grande sœur prête à monter sur toutes les barricades pour défendre son petit frère. Il n'y avait nulle raison de l'inquiéter. Mais aujourd'hui la donne avait changé et l'officier du MI5 allait devoir y faire face. L'expression française Cherchez la femme! hantait son esprit, son imagination. " Désolé, mais il m'a paru nécessaire de vous faire parvenir l'info, Geoffrey, annonça le chef des opérations du MI5. Je me suis dit que vous voudriez peut-être en parler à votre femme. - Je lui en ai dit le minimum, le strict minimum. Il y a beaucoup de choses qu'elle ignore sur son frère, et je ne veux pas lui causer de tracas. Je vais régler ça tout seul. Il y a d'autres pistes? - Plusieurs, vieux, mais rien n'a été confirmé, répondit le supérieur de Waters - un homme corpulent aux cheveux gris, âgé d'une soixantaine d'années. Tout d'abord, une rumeur court à Fleet Street, il y aurait des fusions en projet. - Un coup de Murdoch19 ? - Non, cela ne lui ressemble pas. Je ne sais pas qui est derrière ça, mais il attaque bille en tête. Il achète et vend à tour de bras, le profit étant sa première préoccupation, le journalisme passant en second. - Autre chose ? - J'ai dit qu'il y en avait plusieurs, rétorqua le directeur des opérations. Ça bouge pas mal dans certains établissements bancaires; on parle de centralisation, mais je ne suis pas convaincu que ces regroupements soient motivés par des raisons économiques. - Pourquoi pas? Les voies de la finance sont impérieuses. - Il se trouve que toutes ces sociétés sont rentables, et parfaitement autonomes. Pourquoi accepteraient-elles d'abandonner leur fief ? - Parce que quelqu'un les y contraint, répondit Waters à mi-voix. - C'est exactement ce que je pense. Je vous ai préparé une liste de tous leurs directeurs, ainsi qu'une des responsables de presse qui semblent prendre part à ces fusions de journaux. - Nous allons examiner tout ça en détail, c'est promis. - Il y a une dernière piste, et pas des moindres. L'info émane d'un journal de Toronto, et nous est parvenue via le Servizio Segreto de Rome. Il semblerait qu'un de leurs journalistes en mission en Italie ait appelé de Rome, pour annoncer à son rédacteur en chef qu'il avait le scoop du siècle. Depuis, plus de nouvelles. Il a disparu. - Nous allons enquêter, annonça Geoffrey Waters, en prenant des notes dans son calepin. C'est tout? - Non, une dernière chance et je crains que cela ne concerne la femme de votre beau-frère, Amanda. - Je me doutais qu'on en arriverait là. " XXIV Tandis que son équipe s'activait à exhumer les secrets de la Sky Waverly et de ses partenaires français, et enquêtait sur la rumeur de fusion dans la presse et le monde bancaire, Geoffrey Waters s'attachait au cas Amanda Bentley-Smythe. Il n'était nulle question de curiosité malsaine; l'officier du MI5 se contrefichait des liaisons tapageuses de sa belle-sœur; il cherchait l'incongruité, la discontinuité révélatrice... Elle ne tarda pas à apparaître et la gorge de Waters se serra d'angoisse. Amanda Reilly était la fille d'un couple d'Irlandais respectables, heureux propriétaires d'un pub à Dublin qui était réputé pour son ambiance conviviale, ses clients fidèles, et, paradoxalement, pour sa cuisine minimaliste. La jolie fillette devint une charmante adolescente aux cheveux roux, puis finalement une ravissante jeune femme dont le simple passage aux tables faisait se figer les clients, verres suspendus aux lèvres. D'après les informations dont Waters disposait, un photographe de mode de passage à Dublin, venu boire un verre au pub, l'aurait remarquée et aurait demandé à ses parents très catholiques s'il pouvait prendre des clichés de leur fille. " Pas de trucs cochons ou je vous fracasse la tête ! " aurait répondu le patriarche. " Le reste est un conte de fées, comme l'écriront les tabloïds. Amanda fut emmenée à Londres; elle apprit les arcanes des mondanités tout en gravissant les échelons du mannequinat. Au cours de son ascension, elle abandonna le patois irlandais, pour ne garder qu'une charmante pointe d'accent du terroir; fidèle aux principes moraux de ses parents, elle ne se montra qu'en tenue respectable, mise en beauté par des bijoux de luxe. Elle devint une star dans le milieu. C'est alors qu'il y eut un tournant dans la vie de la jeune et belle Irlandaise. Il s'était passé quelque chose, conclut Geoffrey Waters, à mesure qu'il compulsait les informations la concernant. Amanda Reilly pénétra le cercle des grands de ce monde - célébrités confirmées ou en devenir, monarques en tout genre et prétendants au trône. On la vit au bras des plus glorieux - princes et rois, vedettes de cinéma, magnats des affaires divorcés - et pour finir au bras de Clive Bentley-Smythe, qu'elle décida d'épouser. Cela ne tenait pas debout, aux yeux de Waters. Avec tous ces gros poissons dans ses filets, la chasseresse avait choisi le plus anodin des mollusques comme prince charmant. Les ragots, inévitables, se firent entendre. Waters procéda donc à une recherche méticuleuse tant chez les compagnies aériennes que chez les sociétés d'avions privées. Les ordinateurs sortirent une liste de noms, recoupant la fréquence des destinations relevées avec les élus supposés du cœur de la belle - aperçus ou photographiés en sa compagnie. Parmi le gratin de Londres et d'Ecosse, on trouvait des jeunes - et moins jeunes - loups de l'industrie, des châtelains et héritiers de grands domaines, compagnons de chasse de la famille royale, des skippers fringants, suffisamment riches pour se lancer dans les grandes courses en mer. Elle fréquentait, à Paris, de grands couturiers hétérosexuels qui étaient au moins aussi nombreux que les homosexuels. Rien cependant au sujet d'une destination qui revenait fréquemment durant l'année passée : la Hollande, en particulier Amsterdam. Personne n'était jamais venu l'accueillir à sa descente d'avion, personne ne l'avait conduite à une voiture ou une limousine. Personne. Le top-modèle avait pris des taxis pour rejoindre le centre-ville, et on avait perdu sa trace. Amsterdam. C'est alors que Geoffrey Waters entrevit la vérité, avec un éclair de douleur au ventre. N'était-ce pas lui, Geoffrey Waters, qui était visé ? Bien que sa photo ne fût jamais publiée dans les journaux, tout le monde savait, dans les hautes sphères du pouvoir, qu'il était le responsable de la sécurité intérieure au MI5, un poste clé pour les services secrets - et pour les Matarèse... Cette possibilité - hypothétique ou réelle? - expliquait bien des choses... Clive et Amanda, en effet, s'étaient curieusement rapprochés ces derniers mois de Gwyneth et de lui; il y avait eu des dîners innombrables - des soirées, à ses yeux, ennuyeuses au possible, mais Waters s'abstenait de dire quoi que ce soit sachant que sa femme adorait son petit frère. Un jour, toutefois, il avait laissé transparaître son agacement " Ma chère Gwyn, pourquoi cet accès soudain d'affection de la part de ton frère ? Le bruit court-il que tu comptes faire don de ta fortune ? Il hériterait alors de tout ton argent - disons de celui que tu ne lui as pas encore donné. Parce que moi, je ne pèse pas lourd dans la balance familiale, c'est bien connu! Soit ce sont des dîners chez eux à n'en plus finir, soit ils squattent la maison ! J'aimerais bien que tu mettes le holà. Je n'ai pas que ça à faire; il se trouve que je dois travailler pour vivre, moi! - Tu n'en aurais pas besoin si tu me laissais régler les factures, mon chéri. - Pas question. Et puis je me débrouille pas si mal dans ma branche. - Allons, Geof, Clive t'adore, tu le sais, et Amanda est fan de toi. Elle veut toujours être assise à côté de toi. Ne me dis pas qu'un homme, même approchant de la soixantaine comme toi, n'est pas sensible au fait d'avoir à son côté l'une des plus belles femmes de la planète. Ne me dis pas le contraire, je ne te croirais pas ! - Elle ne cesse de me poser des questions stupides. Elle me prend pour un James Bond sur le retour, ce que je ne suis pas. Même le Bond original n'avait rien à voir avec ce qu'elle imagine. C'était un simple contact, un informateur, plus intéressé par ses fleurs que par ses missions pour nous. " Seigneur! C'était vrai. Amanda lui avait posé trop de questions. Des questions qu'il avait pu éluder d'une pirouette, mais quand même... Au cours de ses innombrables dîners, avec son verre constamment rempli par la belle Amanda, n'avait-il pas lâché quelque chose, un nom? Ce n'était guère probable; il avait trop d'expérience pour se faire piéger ainsi, mais un faux pas était toujours possible puisqu'il considérait que le Q.I. de sa voisine ne dépassait pas deux chiffres. Avait-elle pu ainsi apprendre quelque chose, un fait qu'il aurait mentionné à son insu, un événement connu de tout le monde, mais qui aurait pu lui donner un indice? Son mystérieux contact à Amsterdam était-il un membre des Matarèse ? Les affres du doute gagnaient peu à peu Geoffrey Waters. Son interphone rouge sonna - ce qui n'arrivait jamais. C'était sa liaison confidentielle avec le tout-puissant directeur des opérations du MI5. " Ici Waters, j'écoute, annonça-t-il. - J'ai de mauvaises nouvelles, Geof. Assieds-toi. - Ma femme? - Non. Celle sur qui tu enquêtes, ta belle-sœur. Amanda Bentley-Smythe. - Elle a disparu, c'est ça? - Non, elle est morte - étranglée. Et son corps jeté dans la Tamise. Elle a été repêchée il y a une heure par la police fluviale. - Dieu du ciel! - Ce n'est pas tout, vieux. Trois grosses huiles d'établissements bancaires d'Ecosse, de Liverpool et de Londres ont été abattues. Une balle dans la tête chacun. Pas de survivants. Une exécution dans les règles. - C'est une purge! s'exclama Waters. Il faut mettre les scellés à leur bureau ! - Inutile! Ils sont déjà vides. " " Essaie de réfléchir, Clive, insista Geoffrey Waters, en regardant les yeux rouges de larmes de son beau-frère, miné de chagrin. J'imagine ta peine, crois-moi, mais ce drame a des implications qui dépassent ton entendement. Alors tâche de te souvenir... Qu'est-ce qui s'est passé ces derniers jours... - C'est au-dessus de mes forces, Geof ! A chaque fois que je pense à elle, j'entends sa voix et je sais qu'elle ne sera plus jamais là. Je n'arrive pas à me défaire de cette idée. - Où ranges-tu ton cognac? s'enquit Waters, en contemplant la bibliothèque des Bentley-Smythe dont les portes-fenêtres donnaient sur un jardin ensoleillé du Surrey. Ah oui, dans le placard... Je crois qu'un petit verre nous fera du bien. - J'en doute, rétorqua Clive, en s'essuyant les yeux et les joues. Je n'ai jamais bien supporté l'alcool et puis il y a ce téléphone qui n'arrête pas de sonner! - Cela fait un moment qu'on ne l'a pas entendu, précisa Waters, et ce n'est pas un hasard. - Comment ça? - J'ai demandé que tous tes appels soient détournés vers un répondeur dans mon bureau. Tu pourras venir les écouter quand tu voudras. - Tu peux faire ça? - Oui, je peux... " Waters sortit une bouteille du bar, remplit un verre à cognac et le tendit à son beau-frère. " Tiens, bois donc! - Et tous ces journalistes dehors, en train d'assiéger la maison... Tôt ou tard, je devrai affronter la meute. - Ils n'assiègent plus rien. La police les a dispersés. - Tu peux faire ça aussi?... oui, tu peux, c'est évident... " Bentley Smythe but une gorgée en grimaçant. " Tu as entendu les horreurs qu'ils ont dites à la radio et à la télé? Amanda aurait eu des liaisons extra-conjugales, plus qu'on n'en saurait compter? Ils la décrivent comme une pute de luxe... Elle n'était pas comme ça, Geof ! Elle m'aimait et je l'aimais ! - Il n'empêche, Clive, qu'Amanda n'était pas la candidate idéale au concours de l'épouse modèle. - Tu crois que je ne le savais pas peut-être ? Je ne suis pas aveugle! Amanda était une femme pleine de vie, brillante et très belle. Malheureusement, elle était mariée à un bellâtre au nom prestigieux - un type présentant pas trop mal mais n'ayant guère de talents. Je suis bien placé pour le savoir, puisqu'il s'agit de moi! Elle valait mieux que ça ! - Alors tu as fermé les yeux sur ses... faiblesses. - Evidemment ! J'étais sa retraite, son havre de paix dans la tourmente du strass et des paillettes, le refuge où elle venait panser ses plaies et se ressourcer. - Tu étais une perle de mari! fit remarquer Waters. - Je n'avais pas le choix! rétorqua-t-il. Je l'aimais plus que tout. Je ne voulais pas qu'elle me quitte pour de stupides raisons de bienséance. Elle était au-dessus de tout ça, à mes yeux! - D'accord, Clive, d'accord... lança Waters. Il n'empêche que je dois faire mon travail. - Elle a été assassinée, nom de Dieu! Pourquoi ce n'est pas la police ou Scotland Yard qui m'interroge? Pourquoi toi? - Je vais éclairer ta lanterne. Ma simple présence ici devrait suffire à te donner la réponse. Le MI5 supervise toutes les enquêtes, de la police comme de Scotland Yard. Nous collaborons, naturellement, mais dans certaines circonstances, comme celles-ci, c'est nous qui prenons les choses en main. - Qu'est-ce que tu racontes? articula Bentley-Smythe en dévisageant son beau-frère avec une mine ahurie. Tu travailles pour les services secrets - tu attrapes des espions et des traîtres, ce genre de trucs! Je ne vois pas ce qu'Amanda vient faire là-dedans ? Elle a été tuée, bordel! Attraper le tueur, c'est le boulot de la police. - Puis-je te poser quelques questions, à présent? demanda Waters, ignorant les protestations de Clive. - Au point où on en est.. répliqua Bentley-Smythe troublé et abattu. Tu as détourné mes appels téléphoniques, chassé les journalistes... tu ne ferais pas ça si ce n'était pas sérieux. Je t'écoute. - Ces derniers jours, ou ces dernières semaines, est-ce qu'Amanda t'a paru inquiète? Stressée? Son comportement a-t-il changé? Etait-elle particulièrement nerveuse ou angoissée ? - Pas plus que d'habitude. Elle était furieuse contre le photographe de sa dernière séance de photos; elle disait qu'il l'avait habillée comme une vieille matrone. Elle n'avait plus vingt ans certes, mais elle n'avait pas l'âge encore de jouer les mamies. Elle avait un ego démesuré, comme tu sais. - Au-delà de ça, Clive, au-delà de son simple ego. Elle n'a pas reçu d'appel téléphonique qui l'aurait troublée, ou des visites inopportunes? - Comment veux-tu que je le sache? Je suis au bureau toute la journée et elle restait rarement à la maison. Elle avait un appartement en ville lorsque son emploi du temps était trop chargé pour rentrer ici. - J'ignorais ce détail, annonça Waters. Où se trouve-t-il, cet appartement ? - Quelque part sur Bayswater, dans les numéros 200, je crois, - Tu crois? Tu n'y es donc jamais allé? - En fait, non. Mais j'avais le numéro de téléphone. Il est sur liste rouge, évidemment. - Donne-le-moi, s'il te plaît. " Clive s'exécuta et Waters se dirigea aussitôt vers le téléphone. Il composa le numéro, écouta en fronçant les sourcils, puis raccrocha. " La ligne est coupée, annonça-t-il en se tournant vers Bentley-Smythe. - C'est impossible! s'écria Clive. Elle ne comptait pas bouger, et quand bien même, elle laissait toujours son répondeur branché. Nom de Dieu, c'était son jardin secret! " Comprenant que ses paroles pouvaient être mal interprétées, le mari de la morte marqua un temps d'arrêt. " Un jardin secret? - Ce n'est peut-être pas le bon terme, répondit l'avocat. Simplement, lorsqu'elle se rendait sur le continent, je lui ai plusieurs fois demandé si elle voulait que je lui passe ses messages - elle m'appelait pratiquement tous les jours. - Je croyais que tu n'avais jamais été dans son appartement londonien. - C'est le cas. Mais elle avait l'un de ces appareils interrogeables à distance. Je lui ai proposé de me donner le code pour que je puisse récupérer ses messages, mais elle a refusé - avec véhémence... j'ai compris. Je n'ai plus insisté. - Tu étais une vraie perle, décidément ", marmonna l'officier du MI5, en retournant vers le téléphone. Il appela son bureau et donna à un de ses assistants le numéro de l'appartement de Bayswater Road. " Servez-vous des voies officielles; trouvez-moi l'adresse et envoyez une équipe d'inspecteurs là-bas, et peut-être un gars de la médicolégale. Relevez toutes les empreintes que vous pourrez trouver et rappelez-moi ici. " Il raccrocha. " Pour l'amour du ciel, Geof, vas-tu te décider à me dire ce qui se passe ? On croirait qu'il ne s'agit pas simplement du meurtre de ma femme, mais d'une sorte d'incident international! - Je ne l'aurais pas formulé mieux. Il y a de fortes chances, en effet, que ce soit le cas, Clive. Trois autres personnes ont été tuées en Angleterre dans les heures qui ont suivi le meurtre d'Amanda, et tous les trois étaient suspectés de jouer un rôle dans une conspiration financière internationale, touchant de nombreux pays et des millions de gens sur la planète. - Qu'est-ce que tu racontes? Ma femme avait ses faiblesses, je le concède, mais ce dont tu parles est à mille lieues de son entendement. C'est ridicule. C'est moi qui ai dû la convaincre de louer les services d'un comptable pour gérer son argent. Elle n'arrivait même pas à tenir à jour son carnet de chèques ! Comment une femme aussi ingénue qu'elle dans les affaires d'argent pourrait-elle prendre part à une conspiration financière ? - Ce sont deux choses totalement indépendantes. Amanda adorait le clinquant et le faste de la jet-set. L'argent n'est jamais une préoccupation dans ce milieu, tout au plus une commodité. - Elle m'aimait! s'écria Bentley-Smythe avec une hystérie soudaine. Elle avait besoin de moi ! J'étais son " home ", son nid! elle me le disait si souvent. - Je n'en doute pas, et je suis sûr qu'elle était sincère, Clive, mais la célébrité produit de drôles d'effets sur les gens - des effets schizophréniques : il y a une personne publique et une personne privée, souvent fort différentes l'une de l'autre. - Qu'attends-tu de moi au juste? Je t'ai tout dit. - Tout ce que je veux, c'est que tu fasses appel à ta mémoire, que tu me racontes les événements de ces dernières semaines. Commence par le début, il y a un mois environ, au moment où tu as appris que tu étais nommé au C.A. de la Sky Waverly. - Oh, c'est facile ! C'est Amanda qui m'en a parlé la première. Elle revenait d'une séance-photos à Amsterdam - de jolies filles dans des robes magnifiques se promenant sur les canaux, tu vois le genre... Elle m'a dit avoir rencontré un type qui avait des intérêts à la Sky et qu'ils cherchaient un nom prestigieux à mettre sur leurs tablettes. Elle m'a proposé et ils ont sauté sur l'occasion. La rémunération était coquette, je précise. " Amsterdam. " T'a-t-elle dit qui était cet homme? demanda Waters avec une nonchalance feinte. - Elle ne se souvenait plus du nom, et je n'ai pas insisté. Lorsque l'appel est arrivé de Paris, j'étais fou de joie et j'ai accepté, évidemment. - Qui t'a appelé ? - Un dénommé Lacoste, je crois bien, comme les chemisettes. - Revenons à nos moutons, aux dernières semaines avec Amanda. Je vais te poser des questions et tu me diras simplement ce qui te viendra à l'esprit. - Je suis habitué à ce genre de chose, rétorqua Bentley-Smythe. J'ai suivi une analyse tu sais. " Ils parlèrent durant près de deux heures. Waters griffonna des notes dans son calepin, tout en incitant son beau-frère à fouiller ses souvenirs, à se remémorer des images, des conversations... Le tableau d'ensemble décrivait un couple guère orthodoxe. Une totale confiance du côté du mari, et une infidélité non moins totale du côté de la femme. Une union à la La Rochefoucauld - toute consacrée au bon plaisir de la femme. Amanda Reilly avait épousé Clive Bentley-Smythe pour son nom, non pour l'homme. Etant donné sa gloire et sa beauté, elle avait, à l'évidence, agi sur ordre. Ordre de qui? Amsterdam ? Le téléphone sonna et Waters décrocha. " Alors, qu'est-ce que vous avez ? - Cela ne va pas vous faire plaisir, patron, répondit l'assistant au bout du fil. Tout l'appart a été nettoyé, les murs ont reçu plusieurs couches de peinture, et les surfaces des meubles passées à l'acide. Il ne reste rien. - Et les coups de téléphone? - Toutes les mémoires sont effacées. - Qui diable a pu faire ça? - En gros cinq cents techniciens des télécom. - Retour à la case départ, donc! - Pas tout à fait, patron. Pendant qu'on était dans l'appart, un de nos gars en poste dans la rue a vu un type s'approcher du bâtiment. Voyant des silhouettes aux fenêtres, le type a fait demi-tour et est parti en courant. - Votre gars l'a suivi j'espère! S'il ne l'a pas fait, il va falloir me fournir de sérieuses explications! - Il n'a pas eu le temps, patron, le suspect a disparu au coin de la rue et il y avait trop de voitures pour le suivre. Mais il a fait ce qu'il y avait, en seconde position, de mieux à faire. Il a sorti son appareil photo et a pris une série de clichés. Sur la plupart des photos, on le voit de dos, mais pas sur toutes... le gars s'est retourné plusieurs fois en s'enfuyant, sans doute pour s'assurer que personne ne le suivait. - Félicitations! Faites-moi développer cette pellicule dans notre labo et apportez-moi les tirages sous scellés. Personne ne doit les voir avant mon arrivée. Il me faut en gros quarante minutes pour rentrer à Londres. Je veux, d'ici-là, les clichés sur mon bureau! " John et Joan Brooks, frère et sœur, occupaient des suites adjacentes dans la luxueuse Villa d'Este du lac de Côme. Leur dossier bancaire indiquait qu'ils étaient les descendants d'une famille richissime du Middle West, venant d'hériter de plusieurs millions de dollars supplémentaires car l'un de leurs oncles de Grande-Bretagne avait eu la bonne idée de mourir sans laisser d'enfants. Ni le frère ni la sœur n'était marié - lui, divorcé deux fois, elle, une fois. Toutes ces informations étaient authentifiées par le Département d'Etat américain, les autorités britanniques et le cabinet juridique Baintree & Ridge d'Oxford Street, à Londres. Frank Shields, en analyste virtuose, œuvrant de concert avec Geoffrey Waters, avait fait du bon boulot. Cameron Pryce et Leslie Montrose auraient pu proposer le rachat du Crédit Suisse et être pris au sérieux. Le bruit courut parmi les grandes propriétés du lac que le frère et la sœur avaient aidé la carrière de nombreuses célébrités - vedettes de cinéma et de télévision, chanteurs, peintres underground à la mode, et compagnies d'art lyrique. C'était une tradition familiale chez les Brooks. Pourquoi garder tout cet argent pour soi ? Partageons un peu! Don Silvio Togazzi fut à l'origine de cette fausse rumeur parmi le gratin de Bellagio, sachant qu'elle y trouverait un écho favorable. L'effet ne se fit pas attendre. Il pouffa d'amusement lorsque les premières invitations arrivèrent à la Villa d'Este. Tout cela eut lieu avec une telle rapidité que le maître d'hôtel s'exclama : " Pazzo ! ces deux-là sont plus prisés encore que les Saoudiens avec leurs horribles descentes de lit! " Enfin, la seule invitation que Pryce et Leslie espéraient tomba. C'était pour un " buffet et croquet " en milieu d'après-midi, avec collation servie sur le yacht après la partie. Le maître d'hôtel leur apporta en personne le billet. Il fut ravi de trouver la sœur dans la suite du frère; il n'allait pas avoir besoin d'ânonner deux fois son dithyrambe : " Je ne saurais trop vous conseiller d'accepter, signor et signora. La maison des Paravacini est l'une des splendeurs de la région et la famille fait preuve de tant d'originalité, n'est-ce pas ? - Comment ça ? demanda Cameron. - " Buffet et croquet ", signore ! Pas de dîners dansants rasoirs ou de cocktails où on se marche sur les pieds, chez les Paravacini ! Des mets exquis, du rire et de la bonne humeur sur le parcours de croquet, et un apéritif devant le soleil couchant à bord du plus beau yacht du lac. Quelle invention ! - Cela paraît effectivement attrayant, s'exclama le colonel Leslie Montrose. - Ça l'est, mais je vous préviens, les Paravacini sont passés maîtres dans l'art de manier le maillet, en particulier le cardinal. Attention à ne pas miser trop gros, sinon vous y laisserez des plumes! - Il parie sur des parties de croquet? - Si signore, pour les bonnes œuvres, évidemment. Le cardinal Rudolfo, l'homme d'Eglise le plus charmant et cultivé que je connaisse, se plaît à dire qu'il remplit les coffres du Vatican davantage avec son maillet qu'avec ses sermons! Il a un merveilleux sens de l'humour. Vous allez l'adorer. - Comment doit-on s'habiller? Le gros de nos bagages est resté à Londres. - Aucune tenue de rigueur. Le plus décontractée possible, signora. Le padrone, Don Carlo Paravacini, dit que les cols amidonnés et les robes trop ajustées tuent l'ambiance. - Voilà une curieuse déclaration de la part d'un vieil homme, remarqua Pryce. - Don Carlo n'est pas si vieux. Il a trente-huit ans, je crois. - C'est plutôt jeune pour être un " don "? - C'est la position qui importe, pas l'âge, signore. Carlo Paravacini est un grand financier avec des intérêts et des biens dans toute l'Europe. Il est très… comment dites-vous déjà… astuto. - Il verse dans la finance internationale, je vois. - Si, mais ces choses me dépassent. Vous vous amuserez, vous verrez, et si cela ne vous dérange pas, vous transmettrez mon meilleur souvenir à Don Carlo. - Nous n'y manquerons pas, répondit Leslie en regardant Cameron. La galerie marchande est encore ouverte ? - Pour des hôtes des Paravacini, je me ferai un plaisir d'aller vous acheter ce que vous désirez. - C'est inutile. J'ai envie de fouiner un peu. - A votre convenance. Dans ce cas, arrivederci. " Le maître d'hôtel se retira et Leslie se tourna vers Cameron. - De combien d'argent disposons-nous? - Compte illimité, répondit Cam. Geof m'a donné six cartes de crédit, trois pour vous, trois pour moi. Sans plafond. - C'est gentil, mais en liquide ? - Je ne sais pas trop. En gros trois ou quatre mille livres… - Moins de six mille dollars américains. Et si les Paravacini jouent avec de l'argent sonnant et trébuchant, à l'italienne ? - Je n'y avais pas songé. - Eh bien il est temps de se pencher sur ce problème, Cam. Mr. et Miss Brook ne peuvent débarquer avec des cartes de crédit. - Nous ne savons pas combien ils misent… - J'ai été en poste à Abu Dhabi avec une ardoise de huit mille dollars, l'interrompit Leslie. Il a fallu que je réveille toute l'ambassade pour me tirer de ce mauvais pas, sinon ils me faisaient la peau! - Décidément, vous avez eu une vie bien plus trépidante que la mienne, colonel. - Cela m'étonnerait, officier Pryce ; en attendant, téléphonez à Geof et demandez-lui de nous virer au moins vingt mille livres, à la caisse de l'hôtel par le biais de la Bank of England. - Vous êtes une petite futée, colonel. C'est mon domaine, mais vous me battez à plates coutures. - Pas du tout, mon cher. Je suis une femme, simplement, et les femmes sont toujours pointilleuses sur les questions d'argent. C'est un sixième sens chez nous. " Cameron lui tint les épaules, son visage à quelques centimètres du sien, leurs lèvres séparées d'un souffle. " Et tu sais ce qu'il me dit à moi, mon sixième sens? - Cela fait si longtemps que j'attends que tu te réveilles, idiot. - J'avais peur - ton fils, ton mari, Ev Bracket... Ils font tant partie de ta vie, je ne savais pas trop si j'avais ma place dans tout ça. - Tu l'as, Cam, même si j'ai toujours cru que c'était impossible. Tu sais pourquoi? - Non. - J'hésite à te le dire parce que tu risques de mal le prendre. - Tu en as trop dit pour faire marche arrière. - J'ai eu ton dossier entre les mains, Cam, comme toi tu as eu le mien... - Je suis à la fois flatté que tu l'aies réclamé, et furieux qu'on te l'ait donné. - Moi aussi j'ai des amis dans l'administration. - A l'évidence. 0ù veux-tu en venir? - En un mot comme en cent, tu es un self-made man. Tu as été obligé de te faire tout seul. Il n'y a pas de général dans ta famille, ni beaucoup d'argent, à l'inverse de la mienne. - Hé, nous n'étions pas à l'assistance publique! " rétorqua Pryce, amusé. Il lâcha ses épaules, mais resta campé devant elle. " Mon père et ma mère étaient profs, et de bons profs. Ils ont tout fait pour que j'aille au-delà de la maîtrise, ce qu'ils n'avaient pas eu les moyens de faire eux-mêmes. - Pourquoi as-tu accepté d'abandonner tes études pour entrer à la CIA ? poursuivit Leslie. - Honnêtement, je trouvais ça excitant... et j'avais sur le dos tellement de prêts étudiants qu'il m'aurait fallu une vie entière de prof pour les rembourser. - Tu étais aussi un grand sportif, lança Leslie, son visage toujours proche du sien. - Si j'ai été élu premier stoppeur du championnat inter-lycées, c'est parce que je détestais me faire plaquer. - Tu étais donc un morceau de choix, mon amour. - Mon amour? Tu peux répéter ça? - Bien sûr... mon amour, mon amour tombé du ciel. " Ils s'embrassèrent longtemps avec un désir grandissant, puis Leslie se détacha de lui et regarda Cam dans les yeux. " Je ne t'ai pas dit pourquoi tu as fait tomber mes défenses. - C'est si important? - Ça l'est pour moi, mon chéri. Je ne suis pas une fille d'une seule nuit, et j'imagine que tu le sais. Je ne suis pas une fille à soldats. - Seigneur! Ça ne m'a jamais effleuré l'esprit! - Je sais ce que je dis, officier Pryce. Certaines de mes meilleures amies ont vite été cataloguées ainsi. Tu ne sais pas ce que c'est que d'être mariée quand on est militaire. Des mois et des mois de séparation... il y a le manque naturel et tous ces hommes séduisants qui te font du rentre-dedans au mess, y compris les supérieurs de ton mari. - C'est dégueulasse... - Exact, reconnut le lieutenant-colonel, mais c'est comme ça. - Cela a été le cas pour toi ? - Non. Par bonheur, j'avais Jamie, un papa général et les affectations rocambolesques d'Ev Bracket. Sans eux, je ne sais pas ce qui se serait produit. - Moi si ", répondit Pryce en l'attirant à lui pour l'embrasser de nouveau, avec plus d'ardeur, leur désir mutuel grandissant aussitôt. Le téléphone sonna et Leslie se détacha de lui. " On ferait mieux de répondre, suggéra-t-elle. - Impossible, nous ne sommes pas là, répliqua Cameron en la tenant toujours serrée contre lui. - Je t'en prie, décroche... Je n'ai pas eu de nouvelles de Jamie... - Très bien. " Pryce la relâcha. " Mais tu n'en auras pas. Waters t'a prévenue. - Pas en direct, mais peut-être par la bande, c'est déjà ça... " Cam se dirigea vers l'appareil et décrocha, alors que la troisième sonnerie retentissait. " Allô ? - Nous sommes sur brouilleur chez nous, mais de votre côté c'est moins fiable, annonça Geoffrey Waters à Londres. Prenez les précautions d'usage. - Entendu. - Comment ça va là-bas. Ça avance? - A grands pas, jusqu'à ce que vous appeliez. - Pardon ? - Rien, je plaisante. Oui, il y a du progrès. Des bijoux locaux et une tapisserie particulièrement magnifique qui complétera à ravir notre collection. - Excellent. Du solide, alors ? - Nous l'espérons. On en saura davantage ce soir. Au fait, ma petite sœur a besoin d'argent. - Le compte est ouvert. - C'est que les autochtones n'acceptent pas les cartes de crédit. - Je vois. Ce que j'ai envoyé ne suffit pas. - Envoyé où ça? - A la caisse de la Villa d'Este. - C'est donc ça ! La réception m'a laissé un message, mais je n'ai pas encore rappelé. - Je vous ai viré dix mille livres, annonça Waters. - Combien ça fait en dollars? - Je ne sais pas trop, dans les dix-sept ou dix-huit mille. - J'ai peur que cela ne suffise pas. Elle parlait d'au moins vingt mille. - Pour quoi faire, grands dieux? - Peut-être pour la tapisserie. - Entendu. Je vous en envoie dix mille de plus. - Du nouveau de votre côté qui pourrait parfaire notre collection? - Plein de choses, oui. Nous avons fait une belle acquisition ici à Londres. Un tableau; un Goya non signé, datant de sa période noire. Je pourrais vous envoyer une photo mais ce serait faire injure à l'original. Vous le verrez en vrai à votre retour, avant de rentrer aux Etats-Unis. - Voilà une merveilleuse nouvelle. On reste en contact. - N'hésitez pas à appeler si vous faites affaire. - Bien sûr. " Pryce raccrocha et se tourna vers Leslie. " Une coquette somme nous attend d'ores et déjà à la caisse de l'hôtel et Geoffrey nous en envoie une nouvelle fournée. - J'ai adoré le passage sur la petite sœur " qui veut de l'argent ". - Il vaut mieux que ce soit toi qui parles d'argent. C'est logique pour une fille riche comme toi. - Sexiste! - C'est vrai, reconnut Cameron en s'approchant d'elle. Où en étions-nous, au fait? - Je veux que tu viennes avec moi faire les boutiques, m'aider à choisir des vêtements pas trop tartes. Mais avant tout, parle-moi de cette " merveilleuse nouvelle " ? - D'après ce que j'ai cru comprendre, ils ont eu la photo d'une taupe, il a parlé d'un Goya de la période noire. - Pardon ? - Goya et son obsession pour les exécutions. - Je connais le peintre, mais de quoi parles-tu au juste? - Je crois qu'ils ont trouvé l'espion des Matarèse à Londres. Et c'est une grosse huile. - Effectivement, il y a du progrès. A nous de jouer maintenant. - Je pense à un jeu plus intime... - Non, pas maintenant. J'en ai autant envie que toi, mais il ne nous reste que trois heures avant d'aller chez les Paravacini. - On n'est pas à une heure près. - Il faut quarante-cinq minutes pour faire le tour du lac et nous devons trouver des vêtements convenables. - Pourquoi dois-je t'accompagner dans les magasins? - Parce que les hommes savent ce qui met les femmes en valeur. J'ai porté l'uniforme trop longtemps, je ne suis plus à la page. Tu sauras me conseiller. - Et moi ? - Je déciderai pour toi. - C'est toi, la sexiste! - Jusqu'à un certain degré, je le reconnais... Puisque nous sommes un peu redescendus sur terre, je vais te dire pourquoi mes défenses sont tombées avec toi. Tu veux bien? - Cela pouvait attendre, mais j'imagine que je n'ai pas le choix. - Parce que tu es un type bien, Cameron. Le plus délicat que je connaisse. Tu as senti qu'il y avait quelque chose entre nous, tout comme moi, mais tu es resté à distance - tu m'as respectée alors que d'autres auraient foncé tête baissée. C'est ça qui m'a plu. - Je ne voyais guère d'autres solutions. Bien sûr le courant passait entre nous, mais tu avais tous tes problèmes - ton mari, ton fils, toutes ces épreuves que tu traversais. Comment un étranger pourrait-il avoir une place dans tout ça ? - Tu t'en es fait une, avec douceur et gentillesse, alors que tu n'as rien de doux et de gentil dans le travail... Oui, Cam, j'ai lu ton dossier dans le menu. Tu es un agent d'opérations secrètes - jusqu'au tréfonds. Tu as tué officiellement douze terroristes et, sans doute, une bonne dizaine de plus officieusement. Tu as infiltré leur réseau et tu les as éliminés, un à un. - C'était mon boulot, Leslie. Si je ne l'avais pas fait, ils auraient tué des centaines de gens - voire des milliers. - Je le sais bien. Je dis simplement qu'il existe une autre facette de toi, une facette que l'officier Pryce ne me montre pas. - Certes, mais il est inutile de s'appesantir sur le sujet. - Tu te demandes, bien sûr, pourquoi je te parle de ça... Alors je vais te mettre les points sur les " i ", Cam; je ne sais pas ce qui va se passer dans les prochaines semaines ou les prochains mois, et encore moins durant l'année à venir, mais pour l'heure je ne veux pas te perdre, Cameron Pryce. J'ai perdu un type bien, je n'en perdrai pas un second. " Le lit les accueillit, enlacés et vibrants de désir. Un quatuor à cordes jouait en sourdine dans un kiosque ouvragé à l'extrémité du parcours de croquet. Lorsque John et Joan Brooks arrivèrent, les deux mécènes et ambassadeurs de la culture américaine, la plupart des invités étaient déjà présents, tous dans leurs plus beaux habits faussement décontractés. Un grand tableau noir avait été installé sur une estrade derrière le dernier arceau du parcours. Le score des premières paires de joueurs était déjà inscrit à la craie de couleur. Des buffets gargantuesques, avec des nappes de lin délicates et de la vaisselle de cristal, avaient été dressés un peu partout sur une pelouse digne d'un green de golf. Le grand yacht était amarré à l'extrémité du long ponton, une passerelle bordée de garde-fous chromés menait au pont arrière, où avait été installée une grande tente pouvant contenir jusqu'à soixante personnes. Un spectacle saisissant sur les eaux miroitantes du lac. La maison était magnifique. Le télescope de Don Togazzi n'avait donné à Leslie et Cam qu'une vague idée de la splendeur des lieux. C'était un véritable château moderne, fait de pierre et de teck, haut de trois étages, flanqué de tourelles où flottaient des étendards et des oriflammes. Il ne manquait que les douves pour parfaire ce tableau médiéval. Le maître d'hôtel de la Villa d'Este avait raison : les Paravacini possédaient la plus belle propriété du lac. " Chacun de ces vêtements nous aurait coûté un mois de salaire, souffla Leslie tandis qu'ils gravissaient l'allée dallée contournant la maison pour rejoindre les pelouses, mais j'ai dans l'idée que nous passons pour les pauvres du coin. - Pas du tout! protesta Pryce. Nous sommes fringants comme des papes, toi en particulier. - C'est l'amour qui t'aveugle! En attendant cesse de me regarder comme ça. Nous sommes frère et sœur et supposés ne pas verser dans l’inceste. - Excuse-moi, c'est plus fort que moi. - Ne te retourne pas. Fais semblant de rire et jette un coup d’œil sur le côté. Quelqu'un nous regarde. Il porte un pantalon bleu et une chemise jaune. - Je l’ai déjà remarqué. Je ne sais pas qui c'est. - Il approche… tu es prêt, John? - C'est parti… Joan. - Vous devez être les Brook si je ne m'abuse! lança l'inconnu - un homme brun, très beau, parlant anglais avec un fort accent italien. Il y a entre vous un air de famille, c'est frappant. - On n'arrête pas de nous le dire, répondit Leslie en lui tendant la main. Et vous, qui êtes-vous? - Votre humble hôte, Carlo Paravacini, trop honoré que vous ayez répondu à son invitation, répondit le maître des lieux en baisant la main de Leslie. Mais mes amis américains m'appellent Charlie, ajouta-t-il en serrant la main de Cameron. - Alors ce sera Charlie, sans vouloir être présomptueux, lança Pryce. Ravi de faire votre connaissance. - A la bonne heure! J'aime la simplicité… Un rafraîchissement ? Un chablis, un whisky millésimé ? - Ma parole, on vous a tout dit sur nous ! rétorqua Leslie en riant. C'est justement nos boissons préférées! - Que vous appréciez avec modération, je sais ça aussi. - Je suis chargé de vous transmettre les salutations du maître d'hôtel de la Villa d'Este, ajouta Cameron. - Saluez-le de ma part en retour, répondit l'homme séduisant, mais pour l'amour du ciel, ne lui dites pas que j'ai débauché son second de cuisine pour nourrir tout ce petit monde. La fripouille vole au chef toutes ses recettes et nous en fait profiter! C'est, de toute façon, son jour de congé. - Nous serons muets comme des carpes, Carlo - Charlie ", répondit Leslie avec un sourire charmeur. Pryce lui jeta un regard noir. Paravacini prit le bras de Leslie et les conduisit à travers la foule jusqu'au bar. Pendant que leur hôte commandait les boissons, un homme élancé aux cheveux grisonnants, vêtu tout de noir, la chemisette fermée par une collerette d'ecclésiastique, s'approcha d'eux. Carlo se retourna à son arrivée. " Je vous présente Son Eminence, mon oncle, le cardinal Rudolfo Paravacini. Mais tout le monde ici l'appelle Papino Rudy. Ce n'est pas vrai, Eminence ? - Pourquoi pas au fond, puisque j'ai grandi ici? répondit la haute figure de l'Eglise catholique avec fierté. J'ai couru dans ces champs à pourchasser les chèvres et les lapins comme tous les autres bambins de mon âge. Dieu m'a choisi, je n'ai rien décidé. Et la générosité de mon neveu me permet de jouir de luxes que mes émoluments ne sauraient m'autoriser. - Ravi de vous connaître, annonça Cameron en lui serrant la main. - Moi de même, ajouta Leslie. - Bien heureux soient les protestants, lança le cardinal. Mes fidèles d'Italie, de France et d'Espagne s'imaginent qu'il suffit de baiser ma bague pour que je puisse leur garantir une place au Ciel, alors que je ne suis pas même certain d'en avoir une pour moi!... Bienvenue à Lacus Larius. - On m'a dit que vous êtes un grand amateur de croquet, cardinal, dit Pryce. - Je suis un champion vous voulez dire! Vous voulez vous mesurer à moi? - Non, je préfère être de votre côté. Mais ma sœur se débrouille plutôt bien. - Alors c'est entendu, Carlo, ordonna l’ecclésiastique. Le signor Brooks sera mon partenaire. - Comme vous voudrez ", répondit Don Carlo Paravacini, en lançant un regard mystérieux au cardinal. Le temps passa sur le parcours de croquet, ponctué des cris de joie des uns et des gémissements affligés des autres. Durant les parties, des domestiques officiaient, offrant thé glacé et limonade aux joueurs - rien d'alcoolisé comme il se devait. Au bout de trois heures, les vainqueurs reçurent en trophée un maillet d'argent, aussitôt gravé à leur nom, et chacun partit se restaurer sur le yacht. " Je suis sincèrement désolé, expliqua Pryce à son partenaire le cardinal Paravacini. Je nous ai fait perdre. - Malgré la miséricorde infinie du Tout-Puissant, j'ai du mal à avaler la pilule, Mr. Brooks, répondit le religieux en souriant. Vous êtes une véritable calamité. Et c'est votre sœur, associée à Carlo, mon neveu, qui a remporté le tournoi! Ils font un beau couple tous les deux, ne trouvez-vous pas ? Ils sont si charmants, si pétillants d'intelligence. Cela pourrait aller plus loin, pourquoi pas? - Ma sœur n'est pas catholique... - Une conversion est toujours envisageable, rétorqua le prince de l'Eglise. Nous avons annulé son premier mariage, et sa seconde femme est morte il n'y a pas si longtemps. - Je ne sais qu'en penser ", répondit Cameron, troublé, en regardant Leslie Montrose quitter le parcours en riant, au bras de Carlo Paravacini. Une demi-heure plus tard, toujours sous la tutelle du cardinal, Cam avait bavardé avec des dizaines d'invités qui se pressaient autour des deux hommes comme des curieux à l'arrivée de deux célébrités. En un sens, c'était le cas; le cardinal avait une grande influence au Vatican et la fortune de l'Américain le hissait dans l'instant au statut de VIP. L'ecclésiastique, feignant de se lasser de ces mondanités, finit par conduire Cameron sur la passerelle - un poste en hauteur, où l'on était vu de tous mais hors d'atteinte de la piétaille. Pryce parcourut l'assistance du regard à la recherche de Leslie. Elle avait disparu. XXV " Vous ne savez pas où est ma sœur, Eminence ? Je ne la vois nulle part... - Mon neveu doit lui faire faire, j'imagine, le tour du propriétaire, répondit le cardinal. Le domaine est très beau et sa collection d'art compte parmi les plus riches d'Italie. - Une collection ? - Dans la maison, évidemment. " A ces mots, le cardinal Paravacini remarqua la lueur d'inquiétude dans les yeux de Pryce. " Oh! rassurez-vous, Mr. Brooks, il n'y a aucune crainte à avoir. Carlo est un homme d'honneur, il ne tirerait jamais avantage de sa position de maître des lieux. En fait, il n'en a nul besoin, ce seraient plutôt les femmes qui se battraient pour être l'élue de ses faveurs. - Ce n'est pas la question, rétorqua Cameron. Ma sœur et moi avons un accord, lorsque nous sortons ensemble, en particulier lorsqu'il y a beaucoup de monde. Chacun de nous doit savoir à tout instant où se trouve l'autre. - Voilà une règle bien contraignante, Mr. Brook, fit remarquer le religieux. - Pas tant que ça. C'est une simple question de bon sens, répondit Cameron, tentant de trouver une explication plausible. Lorsque nous sommes séparés, ce qui est le cas la plupart du temps, nous avons chacun une escorte armée. - Cela devient insultant pour notre hôte. - Vous ne diriez pas ça, Eminence, si vous saviez le nombre de tentatives de kidnapping que nous avons essuyées. Pour la seule année passée, notre société de surveillance aux Etats-Unis en a déjoué quatre contre moi, et cinq contre ma sœur. - J'ignorais... - Ce n'est pas le genre de chose que nous crions sur tous les toits, rétorqua Cameron avec un sourire las. Ce serait donner des idées à tous les malades de la planète. - Certes, des actes semblables ont été perpétrés ici en Europe, mais ce genre de procédé parait si inconcevable pour un vieil homme d'Eglise comme moi. - Vous comprenez donc, Eminence, que ce n'est en rien votre neveu, Carlo, qui m'inquiète. Au contraire, je serais fort soulagé de savoir ma sœur en sa compagnie. Aussi, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais en avoir le cœur net. Vous dites qu'ils visitent la collection? - Sans doute. C'est la galerie du rez-de-chaussée, dans l'aile ouest. Je crois savoir que vous avez vous-même une magnifique collection, ainsi que quelques belles pièces de tapisserie. " Touché coulé! songea Pryce en se levant de son fauteuil. Parmi toutes les fausses informations colportées sur les Brooks, il n'y avait jamais eu d'allusion à quelque collection d'art que ce soit. Joan et John Brooks étaient présentés comme des dilettantes, des mondains qui aimaient être sous les projecteurs, en particulier ceux du show business, en rien des collectionneurs de tableaux de maîtres ou de tapisseries... La conversation de Cameron avec Geoffrey avait été à l'évidence interceptée, et ce prince de l'Eglise faisait partie de la conspiration. " Rez-de-chaussée, aile ouest, répéta Pryce en regardant le cardinal. Je vous remercie. A plus tard. " Tout en s'éloignant dans l'allée qui menait à la maison, Cameron se félicitait que ses inquiétudes à l'égard de sa " sœur " lui fournissent un bon prétexte de pénétrer dans l'antre des Paravacini. A l'exception d'une pointe de jalousie juvénile, il ne se faisait pas trop de soucis pour Leslie. Le lieutenant-colonel Montrose était tout à fait capable de se défendre toute seule, ne serait-ce que par un coup de genou bien senti dans l'entrejambe de l'entreprenant. Il était sans doute plus probable que le jeune maître des lieux ait cherché à l'impressionner par les magnificences de la propriété - ses fontaines innombrables, ses statues antiques ou modernes, ses jardins paysagers, éclatants de couleurs. Pryce ignorait quel secret pouvait renfermer ce castelet, mais un vieil adage dans sa profession disait qu'il était toujours bon de jeter un coup d'œil dans le repaire de la bête. Cette fois l'adage se révéla faux, sur toute la ligne. Cameron passa les grandes portes qui donnaient dans le hall dallé de marbre. L'endroit était désert, le silence à peine troublé par les rires étouffés provenant de l'extérieur. La porte se referma toute seule derrière lui; le silence fut total. Il avança d'un pas nonchalant dans la grande pièce, jusqu'à rencontrer un couloir, dallé de marbre, lui aussi, qui courait d'est en ouest. Il bifurqua à droite, vers l'ouest, pour rejoindre la galerie dont les murs étaient couverts de tableaux de maîtres - pour la plupart des chefs-d’œuvre cités dans nombre de revues et catalogues d'art. Soudain, des bruits de pas, autres que les siens, résonnèrent derrière lui... Cameron s'arrêta et se retourna. Un homme de forte stature, en tenue sombre, le regardait, immobile, avec un petit sourire aux lèvres. " Buona sera, signore. Continuez à marcher, s'il vous plaît, ordonna-t-il, en prononçant les derniers mots dans un anglais honorable. - Qui êtes-vous? demanda Pryce avec raideur. - Un assistant de Don Paravacini. - C'est bien. Et vous l'assistez en quoi? - Je ne suis pas là pour répondre aux questions. Maintenant, piacere, avancez jusqu'au bout de la galerie. Vous trouverez une porte sur votre gauche. - Et pourquoi obéirais-je? Je ne suis guère accoutumé à ce qu'on me donne des ordres. - Je vous en prie, signore. Ne faites pas de difficultés. " L'homme glissa la main sous sa chemise noire et sortit un pistolet de sa ceinture. " Piacere, jusqu'à la porte, signore. " L'homme armé ouvrit le battant de bois ouvragé. Ils se retrouvèrent dans une sorte de volière immense. Des rangées de cages étaient suspendues à des fils et des perches, des oiseaux de toutes tailles, du petit perroquet au grand ara, du faucon au gigantesque vautour, chacun dans sa petite prison de fer. La collection privée d'un excentrique. Des baies vitrées donnaient sur le parc éclairé par le couchant. Derrière une longue table, Carlo Paravacini. A sa gauche, Leslie Montrose, assise toute droite sur une chaise, le visage fermé. " Bonjour, officier Cameron Pryce, commença le seigneur du lac de Côme d'une voix égale et courtoise. Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour venir ici. - C'est une idée du Papino Rudy, comme vous l'imaginez. - C'est un homme si bon, si sûr de sa foi. - Quand avez-vous su? - Que la ferveur du cardinal était infaillible? - Vous savez très bien à quoi je fais allusion... - Oh! vous parlez de vous deux - l'agent Pryce de la CIA et le colonel Montrose de l'armée américaine? " Paravacini se pencha au-dessus de la table, ses yeux vrillés dans ceux de Cameron. " Vous n'allez pas le croire, il y a moins d'une heure. - Comment? - Je vous en prie, vous comprenez que je dois faire preuve de discrétion. Le secret ça vous connaît n'est-ce pas? Vous viviez dedans vingt-quatre heures sur vingt-quatre jusqu'à présent. - Justement, parlons du présent. - Il s'annonce plutôt noir pour vous. " Don Paravacini se leva de sa chaise, contourna la table de bois verni et se dirigea vers l'entrelacs de cages suspendues au plafond vertigineux, chacune à des hauteurs différentes, la plus basse oscillant à plus de deux mètres au-dessus du sol. " Comment trouvez-vous mes petits compagnons à plume, colonel Montrose et agent Pryce ? Ne sont-ils pas superbes? - Les oiseaux ne sont pas mes animaux favoris, rétorqua Leslie d'un ton de glace. Je vous l'ai déjà dit lorsque vous m'avez amenée ici. - Comment se fait-il qu'ils soient si silencieux? s'enquit Pryce. - Parce que la paix règne ici, rien ne vient les déranger, ni les provoquer "; répondit Paravacini, en prenant un objet de bois posé sur une desserte en acajou. Il porta l'instrument à sa bouche et souffla dans l'embout. Pendant une demi-seconde, ce fut le silence, puis soudain, d'un seul mouvement, la pièce fut emplie de cris et de pépiements comme si quelque démon invisible venait d'investir les lieux. Les ailes battaient l'air, les plumes voletaient, les yeux des volatiles s'écarquillaient, exorbités de fureur. Puis Carlo Paravacini retourna l'instrument et souffla dans l'embout opposé. Au bout de quelques secondes les cris furieux cessèrent. " Etonnant, non? - C'est le bruit le plus terrible que j'aie jamais entendu de ma vie ! s'exclama Leslie, en ôtant les mains de ses oreilles. On se croirait revenu aux premiers âges! En pleine sauvagerie! - En effet, répondit Carlo Paravacini. Il s'agit de bêtes sauvages. Ce sont tous, à leur manière, des tueurs en puissance - certains sont des oiseaux de proie, des carnivores, d'autres des gardiens si féroces de leur progéniture, qu'ils sont prêts à mourir pour la défendre. - Où voulez-vous en venir, Charlie ? lança Cameron en surveillant du coin de l'œil le garde armé qui tenait les deux prisonniers en joue. - Tout cela remonte à des années en arrière, répondit le jeune seigneur de Lacus Larius, lorsque je versais dans la fauconnerie médiévale - le grand défi de l'homme sur l'animal sauvage! Tout a commencé, peut-être, par l'entraînement des pigeons à revenir vers leur pigeonnier, colportant ainsi des messages pour leur pharaon sur des centaines de kilomètres. C'étaient eux les premiers espions avant l'invention du télégraphe et de la radio-communication. Et cette passion pour les faucons m'a enseigné une chose fondamentale : les oiseaux, comme les hommes, peuvent être dressés - tous les oiseaux, du joli perroquet de ville au vautour redoutable. Ils ne sont rien d'autre, au fond, qu'une combinaison physico-chimique, entre la vue, l'ouïe et l'odorat. Il suffit de trouver le code adéquat. - Vous ne m'impressionnez pas, Charlie, lança Pryce. Tout le monde a ses petites méthodes de persuasion, qu'elles soient physiques, chimiques. Derrière toutes, il y a de la violence... Je ne vois pas en quoi vous différez du lot. - Parce que je suis plus futé que vous. - Ah oui ? Parce que vos taupes à Washington et Londres vous ont dit qui nous étions ? - Washington ne savait rien ! Beowulf Agate est un génie, je le reconnais. Mais notre homme à Londres a recollé les morceaux du puzzle, et sa première cible ce fut votre allié britannique, Sir Geoffrey Waters. Celui-là va mourir dans les vingt-quatre heures. - Vous êtes la branche italienne des Matarèse, n'est-ce pas ? - Nous sommes le salut de l'économie mondiale, comme l'étaient les anciens Matarèse. Nous allons asseoir le monde sur des bases solides, nous seuls sommes capables d'une telle prouesse! - Tant que les autres sont de votre côté, qu'ils achètent vos produits, uniquement vos produits. La collusion est à l'ordre du jour! - fusions et rachats pour éliminer la concurrence jusqu'à ce que vous soyez les maîtres de l'échiquier. - Cela vaut bien mieux que les mouvements de yoyo d'une économie malade. Avec nous, plus de récessions, plus de dépressions! - Plus de choix non plus! - J'en ai assez de vos réflexions d'étudiant de première année, Mr. Pryce. Ni vous, ni votre colonel, de toute façon, n'allez voir le soleil se lever demain. - Et si je vous dis que le MI5 et nos contacts de la CIA ici savent que nous sommes chez vous ? - Je répondrais : pures fabulations! Nous serions au courant; il se trouve que votre ligne à la Villa d'Este est sur écoute. - Je l'ai compris lorsque votre dignitaire de l'Eglise m'a parlé des tapisseries! Vous imaginez bien, Charlie, qu'on ne va pas vous lâcher lorsqu'on retrouvera nos cadavres avec des balles dans la tête? - Il n'y aura pas de cadavres, Mr. Pryce. Regardez, je vais vous montrer. " Paravacini revint vers son bureau et appuya sur un bouton. La gigantesque baie derrière lui s'ouvrit, ménageant dans la paroi vitrée une ouverture de plus de six mètres sur trois. Il pressa un autre bouton et souffla dans son appeau de bois; les cages s'ouvrirent et une quarantaine d'oiseaux hurlant de toutes tailles et de toutes formes s'envolèrent vers le soleil couchant, se fondant dans le ciel cramoisi. Carlo Paravacini souffla dans l'autre embouchure de l'instrument et les oiseaux amorcèrent une grande courbe dans leur direction. " Lorsqu'ils arriveront, l'heure de votre mort aura sonné, annonça Don Carlo Paravacini, tandis que le garde se mettait à asperger Pryce et Montrose avec une bombe aérosol. - Pourquoi? demanda Cameron, - Parce que vous serez de la viande froide pour eux. C'est l'odeur qui le leur dira. Les chiens peuvent être arrêtés par des fléchettes de sédatif ou des balles, mais pas les oiseaux; ils vont vous dévorer jusqu'aux os. - C'est l'heure de prendre congé, colonel " ! lança Pryce alors que les oiseaux furieux s'engouffraient par la baie ouverte et fondaient sur eux, en poussant leurs cris de mort. Leslie s'élança sur Paravacini, au moment où Cameron décochait un chi sai mortel dans la nuque du garde et s'emparait de l'aérosol. Il en aspergea le cadavre puis dirigea le jet vers Paravacini. " Leslie, tirons-nous d'ici! lança-t-il. - Non, je veux son arme, rétorqua-t-elle tandis que les oiseaux plongeaient sur elle. - Il n'en a pas, tête de mule! Viens! - Bien sûr que si ! C'est un petit 22. Débarrasse-moi de ces piafs! " Pryce tira deux balles avec l'arme du garde. Les oiseaux en furie voletèrent en tout sens pendant un instant - une mêlée chaotique; Cameron saisit la main de Leslie et l'entraîna hors de la pièce. " Ça va? demanda Cam tandis qu'ils dévalaient la pelouse pour rejoindre le parking. - J'ai la nuque en sang! - On demandera à Togazzi d'appeler un médecin. " Ils rejoignirent enfin leur voiture de location. Elle refusa de démarrer. " Ils ont dû couper les fils, annonça Leslie d'une voix lasse. - Il y a une Rolls, annonça Pryce. Cela ne te gêne pas de voyager en première classe ? Je sais comment faire démarrer ce genre de paquebot. Viens! - A mon âge, je n'ai rien contre le confort! lança Leslie en lui emboîtant le pas. Surtout lorsque j'ai aux trousses un essaim d'oiseaux cannibales! " Ils ouvrirent les portes et s'engouffrèrent dans l'habitacle. " J'adore les riches, s'exclama Pryce, et leur manie de laisser la clé sur le contact! Ils n'en sont pas à une Rolls près! Allez, on se tire d'ici! " Le moteur puissant rugit. Cameron passa la première et rejoignit la route du lac dans un hurlement de pneus et un nuage d'herbe. " Où allons-nous? s'enquit Leslie. Je ne crois pas que l'hôtel soit la meilleure retraite qui soit. - Il n'y en a pas de pire. On fonce chez Togazzi, si j'arrive à retrouver le chemin. - Il y a un téléphone, annonça-t-elle en désignant l'appareil sous le tableau de bord. - On s'en servira en dernier recours. Ces trucs-là sont de vraies passoires. " Après quelques errances dans les ruelles de Bellagio, Pryce finit par trouver la colline abrupte qui menait à la route de montagne longeant le lac. Par deux fois, ils manquèrent l'entrée cachée de la maison de Don Togazzi. Après les palabres d'usage à la guérite des gardes, Leslie et Cameron, épuisés et encore sous le choc, se retrouvèrent en compagnie du vieil homme sur la terrasse couverte dominant les eaux bleues du lac. Des alcools forts furent servis, à leur grande satisfaction. " C'était horrible! expliqua Leslie en frissonnant. Tous ces oiseaux hurlants. Berk ! - Beaucoup de gens pensaient que cette passion malsaine pour les volatiles le conduirait à sa perte, répondit Togazzi, et ce fut le cas. - Comment ça? lança Pryce. - Vous ne savez pas? Vous n'avez pas allumé la radio dans cette voiture de rêve? - Non. Je voulais laisser le minimum d'empreintes. - Tout Bellagio est au courant, et demain toute l'Italie. - Au courant de quoi ? - Je vais passer les détails sordides, poursuivit Don Togazzi. La porte de la volière de Paravacini est restée ouverte et les invités ont aperçu des oiseaux de toutes sortes tourner dans le ciel. Au début, ce spectacle les a amusés, jusqu'à ce que des morceaux de chair humaine se mettent à pleuvoir sur les pelouses et le bateau. Il y eut un mouvement de panique et les domestiques se sont précipités dans la maison. Le spectacle qui les attendait à l'intérieur n'était guère ragoûtant. Certains vomirent, d'autres s'évanouirent. Une vision de cauchemar. - Les corps, annonça Cameron d'une voix blanche. - Ce qu'il en restait, précisa Togazzi. Les lambeaux de vêtements furent le meilleur moyen d'identifier les cadavres. Les mouettes mangent d'abord les yeux des poissons, c'est bien connu! - Arrêtez, vous me donnez la nausée, marmonna Leslie, en détournant la tête. - Que fait-on, à présent? - Vous ne bougez pas d'ici, bien entendu. - Toutes nos affaires et notre argent se trouvent à l'hôtel. - Je vais m'occuper de ça. Le maître d'hôtel est un homme à moi. - Ah bon? - Ainsi que le second chef de cuisine, un individu prêt à tout pour assouvir son ambition, mais d'un concours inestimable en bien des manières. - Du genre? - Verser un sédatif dans un verre de vin, s'il me faut interroger un individu - ou du poison si un soldat de Paravacini a montré un peu trop de zèle. Je vous rappelle que je suis un Scozzi. - Impressionnant. - J'étais le frère d'armes du meilleur. Beowulf Agate. J'ai beaucoup appris à ses côtés. - A l'évidence, concéda Cameron. Mais revenons-en à ma première question. Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? - J'ai envoyé un message sous brouilleur à Scofield et je devrais avoir sous peu de ses nouvelles, à moins qu'il ne cuve son vin; quand bien même, la charmante Antonia le réveillera. - Pourquoi serait-il saoul? s'exclama Pryce. Quelle drôle d'idée! - De toute façon, sobre ou ivre, Beowulf Agate reste bien plus perspicace que tout autre agent n'ayant pas touché une goutte d'alcool depuis vingt ans. - Je n'arrive pas à croire qu'il soit porté sur la boisson. " Le téléphone sur la table d'osier sonna. Togazzi décrocha. " Alors vieille fripouille! lança-t-il. On parlait justement de toi. - Nom de Dieu, qu'est-ce qu'ont fichu les jeunes? lança Scofield de New York. - Attends une seconde, Brandon, je vais brancher le haut-parleur pour que tu puisses t'adresser à eux. " Togazzi appuya sur un bouton. " Pryce, vous m'entendez? lança Scofield dans l'appareil amplifié. - Oui, Bray. Qu'est-ce qui se passe? - Le Département d'Etat, je vous le rappelle, s'intéresse de près à ce que l'on fait. - Je sais. Et alors ? - Leur homme à Rome a appelé Washington; aussitôt Shields a reçu un coup de fil; ils voulaient savoir si nous avions une opération en Italie du Nord. Evidemment, Squinty a nié toute participation de notre part. C'est bien le cas? - Pas exactement. Nous serions plutôt mouillés jusqu'au cou ! - Oh merde! Comment est-ce arrivé ? - Nous avons failli être tués. - C'est une bonne raison. Comment va Leslie? - Un peu secouée, mais ça va, Brandon, répondit Leslie. Vous saviez que l'agent Pryce était un expert en vol de Rolls Royce? - Il serait fichu de voler un tank. - Qu'est-ce qu'on fait à présent? lança Cameron. - Filez d'Italie et vite!... Silvio, tu peux arranger ça avec Rome? - Pas de problème. Qu'est-ce que j'aurai en récompense? - Lorsque ce sera fini, et si on en sort vivants, Toni et moi sauterons dans un avion et t'offrirons le meilleur restaurant de la Via Veneto. - Ça me fait une belle jambe! Tous les restaurants de la rue sont pratiquement à moi! - Heureux de voir que ni l'un ni l'autre n'avons changé, vieux filou! - Grazie ! rétorqua Togazzi en riant. - Prego ! répliqua Beowulf Agate avec le même amusement. - Où voulez-vous aller? demanda le seigneur des collines de Bellagio après avoir raccroché. - Aux Etats-Unis, répondit Pryce. On en sait peut-être assez pour contre-attaquer. - J'aimerais passer une heure ou deux avec mon fils. Il est si jeune et il a traversé tant d'épreuves ces derniers temps, insista Leslie. - Je vais voir avec Londres ce qu'on peut faire, répondit Cameron en lui prenant la main. Il faut aussi que je prévienne Geoffrey! " Luther Considine vira avec son vieux Bristol Freighter au-dessus de l'aérodrome privé des environs du lac Mageur, à quarante kilomètres de Bellagio, et amorça sa descente. Au sol, en bout de piste, Cameron et Leslie l'attendaient; ils se trouvaient dans la limousine " banalisée " de Togazzi. Il était quatre heures du matin, une nuit rendue d'encre par la couverture nuageuse, les seules lumières perçant l'obscurité étant les feux de balise de l'unique piste d'atterrissage. Lorsque l'avion roula vers eux, Leslie et Cameron sortirent de voiture, saluèrent le chauffeur de la tête et coururent vers l'appareil. Cameron portait leurs deux valises, récupérées par les hommes de Togazzi à la Villa d'Este. Luther appuya sur une manette et la porte latérale s'ouvrit. Cameron jeta les bagages dans l'habitacle et aida Leslie à monter à bord. " Lieutenant! lança Leslie en élevant la voix pour couvrir le bruit des moteurs. Vous ne pouvez savoir à quel point je suis heureuse de vous voir! - Bienvenue à bord, colonel! répliqua Considine, en refermant la porte et faisant demi-tour pour le décollage. Alors les espions? Comment vont les affaires? - Un sac de nœuds... ou plutôt de plumes! - Mais encore ? - Disons que nous avons eu affaire à un tas d'oiseaux de mauvais augure! - Ils devaient être nombreux, vu l'impatience des British à vouloir vous ramener! J'en ai vu des plans de vol tordus, mais celui-ci a été conçu par un kamikaze! - Encore une fois pour éviter les radars? demanda Pryce. - Sans doute, mais il a pris une sacrée marge de sécurité. Ça dépasse de loin les possibilités des réseaux classiques de surveillance. - Les gens à qui nous avons affaire sont hors norme, Luther, précisa Leslie Montrose. Leur rayon d'action dépasse l'entendement. - Ils doivent être sacrément bien outillés, alors! - Ils n'ont pas de limites budgétaires, eux, répondit Cameron. Par l'argent ou le chantage, ils s'offrent tout ce qu'ils veulent. - Vous savez ce qu'a dit le chef de la station radar de Chamonix? " Avec vous, Black Beauty, on peut ranger nos avions furtifs au placard! " Un beau compliment, non? - Black Beauty ? - Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, Cam, je suis légèrement bronzé! Accrochez-vous, Grand-Mère décolle! " Une fois que l'avion eut pris de l'altitude, Leslie s'adressa à Luther. " Vous avez dit que les British étaient pressés de nous faire rentrer, cela veut dire que nous retournons à Londres? - Exact. - Je croyais que nous allions pouvoir faire une halte en France! rétorqua-t-elle, contrariée. - C'est prévu. D'ordinaire, il me faudrait une heure pour m'y rendre, mais avec notre plan de vol tordu, il va nous en falloir presque deux. Le jour se lève... Il y a du café dans un thermos quelque part derrière. - Au fait, Luther, demanda Pryce, comment ça se passe avec les Anglais? - Oh! très bien! Je suis comme un coq en pâte! A part un connard sur le porte-avions qui cherche à prendre ma place dans l'escadrille, tout baigne. Je séjourne dans des hôtels charmants, j'ai le petit déjeuner au lit sur un simple coup de fil, j'ai des briefings avec les grosses têtes des services secrets, et j'essaie les nouveaux zincs de la RAF. - Pas d'ombre au tableau? - Si, une - bien réelle, celle-là - qui ne me quitte pas d'une semelle du soir au matin. Je sors, le type sort. Je dîne quelque part, il est à une table voisine; je fais une halte dans un pub, il est au bout du comptoir. - C'est pour votre bien, lieutenant. - Ça, je demande à voir! Selon votre Geoffrey, mes supérieurs considéreront d'un œil favorable l'idée de me faire monter en grade. Je lui ai dit d'éviter toute intervention de sa part; il ignore sans doute qu'entre l'U.S. Navy et la Royal, ce n'est pas le beau fixe ! - Geof pourrait réellement vous arranger le coup, Luther. Il a le bras long. - Dans ce cas j'irai m'excuser auprès de lui. Je suis, plus ou moins, avec une femme médecin de Pensacola depuis près de deux ans. On s'entend pas mal, mais elle est commandant, et je n'aime pas cette différence de galon entre nous. - Alors ayez confiance en Geoffrey. Washington a une dette envers lui, et si tout se passe bien, l'addition risque d'être rondelette! - C'est ce que j'ai cru deviner. - Où allons-nous en France, au juste? intervint Leslie. - Je vous y conduis, colonel, mais je n'ai pas le droit de vous dire où c'est. Vous ne m'en voulez pas j'espère? - Non, je comprends. " Tandis que le jour pâlissait à l'orient, Pryce et Montrose regardaient avec émerveillement l'avion raser la terre et les flots. " Bon sang! s'exclama Cameron, je pourrais presque piquer une tête! - Je vous le déconseille, répliqua le pilote, nous approchons du mont Blanc. C'est plein de neige et de glace par là! " Considine posa le Bristol sur l'aérodrome privé du Mayet-de-Montagne, la destination finale restant inconnue des passagers. Le soleil levant gagnait la vallée, éclairant les versants couverts de rosée dans un camaïeu de vert chatoyant. " Une voiture vous attend là-bas, annonça Luther tout en faisant rouler l'avion vers une berline grise garée en bout de piste. Je vais refaire le plein ici. Etant aux ordres de Londres, je risque de redécoller sous peu, mais je reviendrai vous chercher dans quatre-vingt-dix minutes. Ce sera l'heure du départ. Précis et sans délai. - Il y a une voiture, c'est bien, répondit Leslie, mais combien de temps nous faut-il pour retrouver les enfants? - Un bon quart d'heure. - Cela ne nous laisse guère de temps. - C'est à prendre ou à laisser, colonel. Vous êtes de la maison, vous connaissez les règles. - Oui, je les connais, lieutenant, mais je leur aurais bien fait un pied de nez aujourd'hui. " Les fenêtres de la voiture étaient si teintées qu'il était impossible de voir l'extérieur. Même le pare-brise avait des bandes noires collées de chaque côté pour que, seule, la portion de route devant le chauffeur soit visible. - Qu'est-ce que c'est que cette mascarade! s'exclama Leslie. Nous n'avons pas la moindre idée de l'endroit où nous allons. - C'est pour la sécurité des gosses, répondit Cameron. Personne ne peut décrire ce qu'il n'a pas vu. - Nom de Dieu, il s'agit de mon fils! A qui irais-je raconter quoi que ce soit ? - C'est peut-être là où nous sommes un peu plus expérimentés que toi. Sous l'emprise de certains produits, tu pourrais décrire le chemin qui mène à lui. - Encore faudrait-il que je sois faite prisonnière ! - C'est une possibilité. Tu le sais et tu connais la procédure dans ces cas-là. - Evidemment, que trop bien ! Mes deux capsules de cyanure sont dans ma valise, avec mon uniforme. - Je ne crois pas qu'on en arrivera à cette extrémité. Notre sécurité est assurée pour l'instant ", répondit Pryce. Une barrière se dressa soudain devant eux, des gardes en civil, recrutés par le Deuxième Bureau. Le conducteur, également fourni par les services secrets français, s'entretint rapidement avec eux et la voiture fut admise dans la propriété. Il s'agissait d'un vaste domaine clos de murs; au centre, se dressait une ferme, entourée de pâtures avec du bétail, ainsi qu'un enclos contenant une demi-douzaine de chevaux. A mesure qu'ils s'approchaient du corps de ferme, il leur parut évident qu'une certaine effervescence régnait dans la propriété. Des véhicules de l'armée et des voitures de police étaient garés devant le bâtiment, des hommes couraient en tout sens, dans le brouhaha des sirènes. " Que se passe-t-il ? demanda Cameron. - Je ne sais pas monsieur! s'écria le chauffeur français. On m'a dit à la porte de rouler doucement, qu'il y avait un problème. " Ils croisèrent une colonne de véhicules militaires, se dirigeant vers les portes de la propriété, escortée par des voitures de police et des hommes à pied. " Que se passe-t-il, nom de Dieu ? s'impatienta Pryce, en sortant de la voiture et attrapant le premier homme à portée de main. - Le jeune Anglais, répondit le soldat. Il s'est échappé! - Quoi! s'écria Leslie. Je suis le colonel Montrose, où est mon fils ? - A l'intérieur, madame, tout aussi abasourdi que nous! " Cameron et Leslie coururent vers la ferme et trouvèrent la jeune Angela Brewster, les bras autour de James Montrose effondré en larmes sur un canapé. " Ce n'est pas de ta faute, Jamie. Tu ne savais pas ! Tu ne pouvais savoir ! répétait-elle. - Si c'est de ma faute! sanglotait le jeune Jamie. - Ça suffit, Jamie ! rugit sa mère en s'approchant du canapé et arrachant son fils aux bras d'Angela. Qu'est-ce qui s'est passé ? - Oh m'man, c'est terrible, répondit Jamie en se jetant dans ses bras comme s'il s'accrochait à une bouée de sauvetage. C'est moi qui lui ai dit comment faire! - Comment ça? demanda Pryce avec douceur, en s'agenouillant devant la mère et le fils. Que lui as-tu dit exactement? - Il n'arrêtait pas de me demander comment je m'étais enfui à Bahreïn, comment j'avais fait le mur et regagné la ville - et comment j'avais trouvé Luther. - La situation ici est fort différente, répondit Cam, en posant la main sur l'épaule tremblante du garçon. Il ne t'a pas dit comment il comptait s'y prendre? - Il ne m'a jamais rien dit! Il est parti, c'est tout. Il a sauté le mur et hop, envolé. - Mais il n'a pas d'argent, rétorqua Leslie, pas le moindre sou! - Pour avoir de l'argent, il en a ! répondit Angela Brewster. Comme vous le savez peut-être, on nous apporte notre courrier deux fois par semaine, pour que nous puissions entretenir une correspondance régulière. Nos lettres en retour sont rapatriées à Londres et mises à la poste. Roger a demandé à sa banque un chèque de mille livres; il l'a reçu il y a deux jours; il a éclaté de rire en ouvrant l'enveloppe. - Un chèque de banque, par simple courrier? s'étonna le colonel Montrose. - Sa signature suffisait, Leslie. Je crois que m'man avait des parts dans la banque. - Vous, les riches, vivez vraiment dans un monde à part, lança Pryce. Mais pourquoi voulait-il s'enfuir d'ici, Angela ? - On voit bien que vous ne connaissez pas mon frère. C'est un chic type, vraiment extra, mais sous certains aspects, il est comme papa. Lorsque quelque chose ne va pas, il peut se mettre dans des colères folles. Je crois qu'il veut retrouver Gerald Henshaw et lui faire la peau. Il en fait une question d'honneur. - Appelle Geof ! ordonna Leslie. - Tout de suite ", répondit Cameron en se dirigeant vers l'appareil le plus proche. XXVI Sir Geoffrey Waters bondit de sa chaise, l'écouteur collé à l'oreille. Le combiné sur son bureau, entraîné par le fil, fit une embardée sur un bon mètre. " On essaie de recoller les morceaux avec ce que nous donnent Rome et Milan, mais l'image n'est pas très claire. C'est vous qui l'avez tué? - Non, ce n'est pas nous, c'est lui tout seul. Ses petits oiseaux l'ont dévoré vivant. Nous avons été faits prisonniers et on a bien failli y rester. Nous vous raconterons tout ça en détail à notre arrivée à Londres, Geof, mais en attendant nous avons deux gros problèmes sur les bras, et l'un d'entre eux vous concerne de près. - Vous faites allusion à la menace contre moi? J'en ai pris note, mais... - Il ne faut pas prendre ça à la légère. Paravacini nous a dit qu'il comptait vous faire tuer dans les vingt-quatre heures. Ce furent ses paroles exactes : " vingt-quatre heures ". Surveillez vos arrières, Geof, je vous assure qu'il était sérieux. - Je m'en souviendrai. Quel est le second problème? - Le fils Brewster. Il s'est fait la belle. - Seigneur! Pourquoi?... Comment a-t-il fait? - Il a sauté par-dessus le mur cette nuit. Selon sa sœur, il est parti à la recherche de Gerald Henshaw, son beau-père, celui qui a tué sa mère. - Qu'est-ce qu'il croit ce morveux? Qu'il s'en sortira mieux que nous? Henshaw a disparu de la surface de la terre. Soit il est quelque part en Afrique ou en Asie, menant une vie de patachon - mais dans un isolement total - soit, et c'est le plus probable connaissant les Matarèse, il est au fond de la Manche, le corps lesté par des cailloux. - Je suis de votre avis, mais nous ne sommes pas Roger Brewster. - Selon vous, où va-t-il aller en premier? Par où voudra-t-il commencer? Un adolescent furieux posant plein de questions dans les endroits les plus louches de la ville est une proie bien tentante, avec ou sans les Matarèse. - Il est furieux, certes, mais pas stupide, Geof. Il sait qu'il a besoin d'aide. Il ne fera pas appel à vous parce qu'il craint que vous ne l'enfermiez illico quelque part... - C'est ce que nous aurions dû faire avec les trois! pesta Waters. - C'est ce que vous avez fait au fond, mais aucun d'entre nous n'a pris en compte le désir de vengeance d'un jeune homme qui a perdu un père qu'il adorait et qui a vu sa mère se faire assassiner par son remplaçant. - Qu'est-ce que vous proposez? lança le membre du MI5, sur la défensive. - A mon avis, il va aller voir un homme en qui il a toute confiance, un ami si fidèle à son brigadier de père qu'il l'aurait suivi en enfer, comme vous dites chez vous. - Coleman! s'exclama Waters. Le sergent-major Coleman! Soit dit en passant, cette expression vient des Etats-Unis, et non de Grande-Bretagne. L'enfer et ce genre de choses, ce n'est pas notre tasse de thé! - Peu importe. Si j'étais vous, j'irais voir Coleman. Au fait, le gamin a de l'argent. Mille livres. - Cela lui suffira amplement pour rentrer ici discrètement, s'il est aussi finaud que vous le dites. - Il l'est. - Je file voir notre sergent-major. Je préfère ne pas appeler. " Roger Brewster prit le train à Valence. Il avait tout prévu dans son plan d'évasion; il ne lui restait plus qu'un dernier détail à régler. Il avait étudié les cartes, localisé une zone où devait se situer la propriété; parlant français couramment, il avait pu affiner ses estimations en bavardant avec les gardes du Deuxième Bureau. Il avait sauté par-dessus le mur en utilisant la méthode de son nouvel ami Jamie Montrose lors de son évasion de Bahreïn. Des projecteurs balayaient tout le temps le secteur; il fallait attendre un passage au noir. Et tromper la vigilance des gardes assurant la protection des " hôtes ". Il lui avait suffi de convaincre la sentinelle que sa sœur, dans la pièce à côté, se plaignait à chaque fois qu'il allumait une cigarette. Elle avait l'odorat d'une louve. Le garde, fumeur, lui aussi, avait compati en riant et l'avait laissé sortir de la maison. Une fois passé le mur dans une relative obscurité, Roger avait couru à travers champs pour rejoindre une grande route. Il attendit sur le bas-côté, levant le pouce comme tous les auto-stoppeurs du monde. Au bout d'un moment, un camion de fruits et légumes s'arrêta; Roger expliqua en français qu'il était étudiant, et qu'il devait rejoindre le pensionnat avant l'aube sinon il serait expulsé. Il avait passé la nuit avec sa petite copine. Ah l'amour! avait murmuré le chauffeur compréhensif, avec une pointe d'envie. Il avait conduit l'étudiant jusqu'à la gare. Roger avait découvert dans ses cartes et autres documents qu'il y avait une école de pilotes d'avion, à Villeurbanne. Il imiterait Jamie; il trouverait son as du manche à balai, mais à l'inverse de son jeune camarade, il ne risquait pas de tomber dessus au coin d'une rue ! Ce serait bien le diable si, dans cette école, il ne dénichait pas un pilote prêt à louer ses services, contre mille livres! L'Angleterre. Londres et Belgravia. Le seul détail qui restait encore à régler, c'était ce bon vieux Coley. Il l'appellerait de l'aéroport. L'ex-sergent-major Coleman débrancha l'alarme et ouvrit la lourde porte de la maison des Brewster à Belgravia. " Bonjour, Sir Waters, dit-il en faisant entrer l'officier du MI5. - Vous saviez que c'était moi? - J'ai installé des mini-caméras dans les deux piliers. Ce sera bien utile lorsque les enfants seront revenus. Il y a aussi une caméra encastrée dans le mur au-dessus de la porte. - Ça a dû coûter les yeux de la tête, marmonna Waters. - Détrompez-vous! J'ai fait savoir à la société de surveillance que le fait d'avoir eu parmi leur personnel des poseurs de micros risquait de leur coûter très cher devant les tribunaux et de leur faire beaucoup de tort. Ils se sont donc fait un plaisir de m'installer tout ça gratuitement. - Je peux entrer, Mr. Coleman? - Je vous en prie, Sir Waters. Je viens juste de faire du thé pour couper la matinée. Vous en voulez? - Non, merci, on m'attend au bureau. Je préfère ne pas traîner. - Comme vous voudrez. Qu'est-ce qui vous amène? - Roger Brewster s'est sauvé de la propriété où nous l'avions mis à l'abri, avec sa sœur et le fils de Leslie Montrose. - Sacré gamin ! lança Coleman. Il n'y a pas moyen de le tenir ! - Nom de Dieu, sergent ! C'était pour sa sécurité que nous le gardions là-bas ! - Bien sûr. Mais le gamin a d'autres plans en tête. Comme moi d'ailleurs. Retrouver cette ordure de Henshaw. Nous n'avons eu aucune nouvelle de vos services. - Cela ne vous est pas venu à l'esprit qu'il avait sans doute été abattu ? - Si c'est le cas, on aimerait bien en être sûr. - Il y avait tant de façons de lui régler son compte, Coleman. On risque de ne rien apprendre pendant des mois, voire des années. - Pour l'instant, vous n'avez pas la preuve qu'il est mort, vous en convenez? Roger n'a qu'une idée en tête, comme moi, retrouver ce salopard. Si je l'attrape en premier, je lui réserve un traitement à faire pâlir des hordes de barbares! - Ecoutez-moi, Coleman. Tout seul, à chercher à l'aveuglette, le garçon n'a pas une chance de s'en sortir vivant. S'il vous contacte, je vous en conjure, appelez-moi. - Il n'est pas fichu si je suis avec lui, rétorqua le sergent-major. Son père a risqué sa vie pour moi, et je donnerais volontiers la mienne à son fils. - Nom de Dieu! Vous n'êtes pas de taille contre ces gens-là! S'il vous contacte, prévenez-moi. Je vous en prie! Sinon vous aurez sa mort sur la conscience. " Roger Brewster descendit du train à Villeurbanne. Le soleil du matin dardait ses rayons, il était trop tôt pour se rendre à l'aérodrome. Il sortit de la gare et se promena dans les rues, sentant soudain la fatigue s'abattre sur lui. En sportif aguerri, il sut aussitôt qu'il lui fallait refaire le plein d'énergie. Manger! Il trouva une croissanterie. Il poussa la porte et s'entretint en français avec le patron ensommeillé. " Bonjour, je dois retrouver mon père à l'aérodrome, mais le seul train en partance de Valence était à cette heure-là. Dites, ça sent le bon pain chez vous! - Normal ! C'est le meilleur de la région. Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ? - Je vous laisse choisir. Ce qu'il y a de mieux et qui sort de votre four. Et du lait aussi, si vous en avez, et un peu de café. - La maison fait ça. Vous avez de quoi payer? - Bien sûr. Je ne vous demanderais rien sinon. " Une fois rassasié et ragaillardi par le café noir, Roger paya en laissant un joli pourboire et demanda : " Où se trouve exactement l'aérodrome? - A environ deux kilomètres au nord, mais vous ne trouverez pas de taxi à cette heure-là. - Ce n'est pas grave. Au nord, vous dites ? C'est compliqué à trouver ? - Au quatrième feu, répliqua le boulanger en tendant le bras sur sa droite, tournez à gauche sur la nationale. Elle passe devant la piste et cette école de malheur! - Vous parlez de l'école de pilotes? Vous ne l'aimez pas? - Si vous habitiez ici, elle vous sortirait par les yeux, comme moi. Avec tous ses maniaques du manche à balai, qui nous cassent les oreilles à longueur de journée ! Un jour, il y aura un accident, avec plein de victimes, vous verrez. Ils se décideront enfin à la fermer cette école de dingues! Bon débarras! - J'espère que cela n'arrivera pas - l'accident, je veux dire... Je vais y aller. Merci pour le café. - Vous êtes un gentil garçon. Bonne chance... Et bravo pour votre français, il est remarquable, mais l'accent est un peu trop parisien à mon goût ! " Les deux rirent de bon cœur et Roger se dirigea vers la porte. La marche jusqu'à l'aérodrome fut agrémentée par les bruits de réacteurs, puis par la vue de petits avions s'envolant dans le ciel matinal. Cela lui rappelait son enfance, lorsqu'il accompagnait à l'aéroclub de Cheltenham son père, qui s'était mis en tête de passer sa licence de pilotage. A l'en croire, il n'y avait rien de plus excitant au monde que de voler aux premières lueurs de l'aube. Daniel Brewster réveillait souvent Roger pour qu'il soit du voyage, ne s'arrêtant pour petit-déjeuner qu'après trois quarts d'heure de vol. C'étaient les jours heureux, ceux qui ne reviendront plus. Le téléphone sonna à Belgravia; Oliver Coleman se leva de son fauteuil dans la grande bibliothèque des Brewster. Il modifia volontairement sa voix, ainsi qu'il l'avait fait maintes fois en salle des transmissions dans les Emirats arabes, prenant un ton haut perché qui ne pouvait laisser supposer que l'interlocuteur avait un sergent-major au bout du fil. (Une astuce de l'armée anglaise pour prétendre ne pas avoir reçu les instructions des émirs!) " Bonjour, ici le gardien. A qui voulez-vous parler? - Oh excusez-moi, j'ai dû me tromper de numéro. - Hum! " Coleman toussa ostensiblement et s'éclaircit la voix. " Excusez-moi, j'avais un chat dans la gorge... mais j'ai reconnu votre voix, jeune homme. Vous êtes Aldrich, Nicholas Aldrich, un camarade de classe de Roger. - Oui, c'est ça, répondit Roger Brewster depuis sa cabine téléphonique de Villeurbanne, comprenant le subterfuge. Et vous, vous devez être Coleman. Mr. Coleman, pardon. - Tout juste, mon garçon. Roger n'est pas là. Il est avec Angela, chez des proches en Ecosse - ou bien à Dublin, je ne sais pas trop. - Vous savez quand Rog va rentrer, Mr. Coleman? demanda le jeune Brewster, toute son attention focalisée sur ce que le sergent-major allait répondre. - Bientôt. Il m'a appelé l'autre soir de chez ses joyeux cousins, où ils passent leur temps à parler chasse au faisan. Il me disait qu'il s'ennuie à mourir et qu'il donnerait la lune pour boire une pinte à Windsor ! Il pense rentrer cet après-midi, vers trois heures, mais ce n'est pas encore certain. Rappelez vers cette heure-là, j'en saurai davantage. - Entendu, Mr. Coleman, je n'y manquerai pas. Je vous remercie infiniment. " Roger raccrocha, sachant que toutes les informations qui lui étaient nécessaires se trouvaient dans les paroles de Coley. La " lune " était un indice. Ça lui disait quelque chose, mais quoi? Il avait dit également que Roger rêvait de boire une " pinte ". Ce qui ne tenait pas debout. Coley n'avait donc pas dit ça par hasard. Roger n'avait rien contre l'alcool, mais il détestait la bière... Il y avait aussi " Windsor " et le " joyeux cousin ". Où voulait-il en venir? Il avait parlé également de chasse au faisan... Roger pénétra dans la salle d'attente de l'aéroclub, où se trouvait une machine à café. Il s'offrit une tasse, s'installa à une table et nota dans son calepin les paroles de Coleman. Il lui fallut un certain temps pour assembler les morceaux, mais le puzzle prit forme. La " lune " et le " joyeux cousin " étaient associés à " Windsor ". Et dans " chasse au faisan " c'était le mot " chasse " qui était important. La " pinte " désignait un endroit où l'on pouvait boire de la bière. Un pub! Aux joyeux chasseurs de lune à Windsor! Un bar à une demi-heure de Belgravia, fréquenté par des anciens militaires - en particulier par des parachutistes et des pilotes de l'armée de l'air, d'où " les chasseurs de lune ". Tous les mois, Coley et le père de Roger se rendaient là-bas, pour bavarder avec d'anciens camarades. Plusieurs fois, lorsque Lady Brewster était en voyage avec sa fondation de sauvegarde de la nature, ils avaient emmené Roger et Angela avec eux, pour qu'ils puissent s'amuser dans la salle de jeux attenante. A la condition expresse, bien entendu, de ne pas le dire à leur mère. C'était là ! Aux joyeux chasseurs de lune, à trois heures, cet après-midi! Recruter un pilote pour l'emmener en Angleterre - une première pour Roger - se révéla une opération plus facile à réaliser que de déchiffrer les codes de Coley. Le pilote, un major de l'Armée de l'air qui arrondissait ses fins de mois en donnant des cours à l'école de pilotage, fut ravi de rendre service à Roger. Lorsque le garçon ouvrit la négociation avec une mise de cinq cents livres, l'homme écarquilla les yeux au-dessus de sa moustache et de son nez un peu rouge. Une fois que Roger se laissa fouiller pour prouver qu'il ne transportait pas de drogue et annonça qu'il payait carburant et taxes diverses d'atterrissage, le major déclara : " Je vous promets, jeune homme, un vol agréable! De plus, je connais les pistes aux alentours de Windsor comme ma poche ! " Dans la salle des transmissions du QG du M15, l'opératrice chargées de surveiller les communications chez les Brewster retira ses écouteurs, et se tourna vers son collègue au poste d'écoute voisin. " C'est à croire que ce sergent-major a été formé par nos services. - Comment ça? répondit l'homme. - Ce type n'a pas son pareil pour noyer le poisson! Il invente des lieux, avec force détails, et laisse entendre un retour du gamin sans rien garantir. - Un vrai pro! reconnut le collègue. Il coupe court à tout soupçon en faisant présager des nouvelles imminentes. Excellent. Rien de neuf, alors? - Non, rien. Je vais envoyer les bandes là-haut, mais par voies normales. " Oliver Coleman quitta Belgravia en voiture. Il avait besoin de temps pour déjouer la surveillance que Waters devait avoir mise en place. L'ex-sergent-major repéra finalement la voiture du MI5 au bout d'un kilomètre - une Austin cabossée qui tournait dans les mêmes rues que lui avec un peu trop d'empressement. Il sillonna la ville, de Knightbridge à Kensington, de Soho à Regent's Park, et finit par semer ses pisteurs dans la cohue de Piccadilly Circus. Il quitta Londres par le nord et mit cap vers Windsor, en espérant que son petit manège avait suffi à le débarrasser définitivement des hommes de Waters. Roger avait-il compris le message? Allait-il se montrer à trois heures Aux joyeux chasseurs de lune? Ou s'était-il donné toute cette peine en pure perte ? Coley restait optimiste, toutefois. Le garçon avait tout de suite compris sa petite comédie et s'était prêté au jeu, en se faisant passer pour Nicholas Aldrich - un camarade de classe qui était venu plusieurs fois à la maison. Roger était vif d'esprit et doué d'une détermination aussi forte que celle de son père - une détermination qui se muait un peu trop souvent en impatience... Que voulait-il au juste? Mettre la main sur Gerald Henshaw ? Roger avait assailli Waters de questions pour savoir comment avançait l'enquête. Rien. Pas le moindre progrès. L'impatience atavique des Brewster refaisait-elle surface, au mépris du simple bon sens? Au fond, s'aperçut Coleman, son animosité envers Waters était sans fondement. Même son attitude du moment manquait de logique… Le MI5, avec toute sa logistique, était bien mieux équipé que lui pour retrouver le meurtrier de Lady Brewster. Dans cette entreprise, quelles étaient les chances d'un vieux soldat à la retraite et d'un adolescent impétueux? Mais le sergent-major ne pouvait déroger à sa loyauté. Satisfaire le fils du brigadier Daniel Brewster - officier, universitaire, sportif et chef d'entreprise - l'emportait sur toute autre considération, y compris la raison d Etat. Si Roger voulait rencontrer l’ex-compagnon d'armes de son père, rencontre il y aurait! Mais dans quel but ? Quelle aide allait-il pouvoir offrir ? A moins que Roger Brewster n'ait appris quelque chose ou ne se soit souvenu d'un détail ayant échappé à tout le monde… Coleman aurait bientôt les réponses à ses questions - si le gamin se montrait au pub. C'est ce qu'il fit, six minutes après qu'eurent sonné trois heures. " Merci Coley. Merci infiniment d'avoir organisé ce rendez-vous, dit Roger Brewster, en s'asseyant face au sergent-major qui s'était installé dans une alcôve au fond de la salle. - Je ne vois pas ce que j'aurais pu faire d'autre ? Je suis content de voir que tu as compris mon message. - J'ai été un peu perdu au début, et puis j'ai recollé les morceaux. - Je n'en attendais pas moins de toi. Je suis sûr que le téléphone est sur écoute; Waters est venu me trouver, pour m'ordonner de le prévenir si tu me contactais. Il m'a même menacé... - Seigneur! Je ne veux pas te causer d'ennui! - Ne t'inquiète pas. J'ai semé ces rigolos sur Piccadilly. Mais j'ai des questions à te poser, mon garçon. Pourquoi t'es-tu enfui ? Waters et ses hommes te protégeaient, j'en suis persuadé. Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Pour retrouver Henshaw ? - Exactement, Coley. - Tu sais pourtant que le MI5 et les autres font tout leur possible pour lui mettre la main dessus, si tant est qu'il soit encore en vie. - Bien sûr, mais je sais aussi que leurs services sont infestés de taupes. Waters l'a dit à Pryce et Leslie, je l'ai entendu de mes propres oreilles. Je ne tiens pas à ce que mes infos tombent entre de mauvaises mains ! - Quelles infos, mon garçon? - Je crois savoir où se cache Henshaw, ou du moins la personne qui a le plus de chances de connaître sa cachette. - Explique-toi! - En dehors des putes et autres call-girls d'usage, Gerry avait une régulière à High Holborn. Maman le savait, mais ne voulait pas que cela s'ébruite. Elle ne nous en a dit que le strict minimum. Une nuit, toutefois, vers onze heures, je suis passé devant la porte de leur chambre; Henshaw était saoul et ils se disputaient - comme d'habitude. Je l'ai entendu dire qu'il allait sortir pour trouver " réconfort et affection ". Cela m'a fichu en boule, alors je l'ai suivi avec la Bentley pour voir où il allait. - Nom de Dieu, pourquoi n'as-tu pas parlé de tout ça avant? - Je ne sais pas trop. M'man détestait les scandales et j'ai dû chasser cet événement de mon esprit. Mais il a quelques ours, je me suis souvenu de ce qu'elle nous a dit, à moi et à Angie, lorsqu'elle s'apprêtait à rejoindre Henshaw à l'étage, le soir où il l'a tuée. " Appelle Coley ! Qu'il ne le laisse pas prendre la Jaguar dans cet état. Il voudra sans doute aller voir sa maîtresse à High Holborn " ou quelque chose comme ça. - Il faut aller voir Sir Waters et lui raconter tout ça. - Non, rétorqua Roger. Je veux d'abord y aller moi-même. S'il est là-bas, ça se réglera entre lui et moi. - Qu'est-ce que tu veux faire ? Lui faire la peau ? Fiche ta vie en l'air en tuant cette ordure d'Henshaw? - Tu ferais la même chose, à ma place, non? Il a tué ma mère! - Je ne suis pas à ta place, mon garçon! - Cela ne répond pas à ma question. - Si, d'une certaine manière, répondit Coleman doucement. Tu veux une réponse directe? Oui, je tuerais ce Henshaw à mains nues, comme je l'ai dit déjà à Waters. Je lui ferais subir une longue agonie, horrible, mais ce serait moi le coupable, pas toi. Je suis un vieux soldat qui n'a plus beaucoup de temps à passer sur terre. Toi, tu as toute la vie qui t'attend. Tu es le fils de l'homme le plus juste et droit que je connaisse, et je ne te laisserai pas gâcher ton existence ! - Et si, cher Coley commença Roger en regardant d'un air penaud l'ex-sergent-major, et si je me contentais de le démolir un peu, et de donner les morceaux à Waters? - Dans ce cas, répondit Coleman, comme on dit dans ces séries Z américaines : " On fonce! " La Bentley ralentit sur High Holborn, et se gara à proximité de l'immeuble que Roger avait montré à Coleman. " Je me souviens qu'il avait appuyé sur le bouton du haut à gauche ", expliqua Roger Brewster en descendant de voiture. Ils gravirent les marches du perron, pénétrèrent dans le hall vitré et s'arrêtèrent devant le panneau d'appel. Roger enfonça le bouton supérieur gauche. Pas de réponse. Il appuya de nouveau, encore et encore, en vain. " Attends, annonça Coleman, en étudiant la console de l'interphone. On va essayer autre chose, ajouta-t-il en enfonçant le bouton marqué gardien. - Qu'est-ce que c'est? répondit une voix bourrue dans le hautparleur. - Sir Geoffrey Waters, service des Renseignements militaires. Nous sommes pressés! Vous ouvrirez le bottin à la page MI5, et vous saurez qui je suis, poursuivit Coleman avec autorité. En attendant, nous devons entrer. Priorité absolue. - Dieu du ciel ! s'écria le concierge affolé. Entrez donc, bredouilla l'homme en déverrouillant la serrure électrique de la porte. Je vous rejoins dans le hall. " L'ex-sergent-major sortit une vieille carte des Fusiliers Royaux et la brandit sous le nez du concierge effrayé. " L'appartement 8.A, exigea-t-il d'un ton sans appel. Ça ne répond pas. Cette Symond, la locataire, n'est pas là? - Non. Pas depuis plusieurs jours. - Nous devons inspecter les lieux priorité absolue. - Priorité absolue, bien sûr ! " Le gardien les conduisit jusqu'à un ascenseur au bout du couloir. " Voici un passe, expliqua-t-il. Vous pourrez entrer. - La Couronne vous en saura gré ", remercia Coleman en acceptant la clé d'un petit hochement de tête. L'appartement de la locataire Symond était agencé avec goût. Un décor raffiné et du mobilier de luxe. Roger et Oliver Coleman commencèrent leurs recherches. Il y avait trois pièces, deux salles de bains et une cuisine. Une chambre, un salon et une sorte de bureau-bibliothèque - si les étagères étaient pauvres en livres, le bureau croulait sous des piles de papiers. Coleman commença à fouiller les documents - un méli-mélo de factures, de magazines, de notes rappelant à son auteur certains rendez-vous (initiales à la place des noms) et de nombreuses lettres personnelles, la plupart en provenance du continent. Les cachets des diverses postes dressaient le tableau d'une société de nantis et d'oisifs : Paris, Nice, la Côte d'Azur, Rome, Baden-Baden, le lac de Côme, hauts lieux de la mode ou illustres stations balnéaires. Les lettres en elles-mêmes étaient sans intérêt, du genre " beau temps, avons regretté votre absence " -, une littérature ennuyeuse. Coleman donnerait tout évidemment à Waters; mais cette Symond resterait une énigme s'ils ne mettaient pas la main sur quelque chose de plus concret. " Coley ! lança Roger Brewster dans une autre pièce. Viens voir ! - Où es-tu? - Ici, dans la cuisine. " Coleman sortit du bureau en hâte, jeta un regard circulaire dans le salon et fonça vers la cuisine dallée de carreaux blancs. " Que se passe-t-il, Roger? - Regarde ça! répondit le jeune Brewster, debout devant un téléphone mural et un calepin, son stylo-bille oscillant au bout de sa chaînette de laiton. Il y a quelque chose d'écrit sur le bloc, à l'évidence par quelqu'un d'énervé. Il - ou plutôt elle - appuyait tellement fort que ça a, par endroits, déchiré le papier. - Quoi? Tout ce que je vois, c'est deux bouts de lettres et trois chiffres. Le reste n'est qu'une trace sans encre. - C'est parce que le stylo n'écrit pas bien la pointe en l'air, à l'horizontale, si tu préfères. On a un bloc comme ça au dortoir à l'école; on change tout le temps les stylos, mais cela ne marche jamais... - Où veux-tu en venir, mon garçon? - Si nous sommes pressés et qu'une fille, par exemple, nous donne son numéro, on se met à appuyer sur le stylo comme des forcenés, pour pouvoir déchiffrer plus tard, grâce au relief, ce qu'on a écrit. - On a tous fait ça, répondit Coleman, en déchirant la page. Tu as raison. La fille devait être très pressée. Sinon elle serait partie prendre quelque chose de décent pour écrire. " Le vieux soldat à la retraite posa la feuille sur un plan de travail, sortit un crayon de sa poche et se mit à griser les traces en faisant des allers et retours sur le papier. " Ça t'inspire quoi, Roger? demanda-t-il au bout d'un moment. - NU 350, lut le jeune Brewster à mesure qu'apparaissaient les inscriptions. Amst. K-Gr. RdV. Ma. AER Surrey. Le début et la fin sont clairs. NU 350 c'est le numéro d'immatriculation d'un avion privé. Je le sais parce que ma mère en a souvent pris pour ses affaires. Et " AER Surrey " désigne à l'évidence un aérodrome dans le Surrey. - J'ai peut-être une petite idée quant au reste. " Amst " signifie Amsterdam, " RdV " et " Mar " indiquent un rendez-vous mardi. " KGr " doit être un endroit dans Amsterdam, et il y a de fortes chances pour que " Gr " signifie " Gracht ", autrement dit " canal " en hollandais. Il s'agit donc, selon toute vraisemblance, d'une adresse quelque part sur un canal commençant par la lettre " K ". Il doit y avoir des dizaines de canaux répondant à ce critère, et des milliers d'appartements et de bureaux bordant leurs rives... - Où tout cela peut-il donc nous mener? demanda le jeune homme. - Je crois qu'il est grand temps d'aller trouver Waters. - Allons, Coley ! Il va vouloir me cloîtrer de nouveau en France ! - Ce n'est pas forcément une mauvaise chose, mon garçon. En attendant, fouillons cet appartement de fond en comble à la recherche d'indices concernant notre Henshaw; si nous ne trouvons rien, notre opération s'arrêtera là, d'accord ? - Et si la fille revient? - Nous passerons un accord avec Waters et le MI5 - par écrit, si tu veux. Nous demanderons que cet endroit soit sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si Henshaw ou la fille montre le bout de son nez, ils devront nous en informer aussitôt. Ça te va ? - Marché conclu, lança Roger Brewster. Au boulot! " Geoffrey Waters fit de son mieux pour garder son calme. Coleman lui avait demandé de venir à Belgravia et le visage de l'officier du MI5 s'empourpra de colère lorsqu'il aperçut Roger Brewster. " Tu imagines bien, Roger, que par ton comportement tu as mis en péril cette opération et pas mal d'autres, et fait courir un grave danger à Angela et James Montrose. - Le gamin vous a apporté aussi sur un plateau des informations qui me semblent de première importance, rétorqua Coleman, prenant la défense du garçon. Personne ne soupçonnait jusqu'alors l'existence de cette fille. C'est lui qui s'est souvenu de ce détail, pas moi. Cela vaut bien quelques félicitations... Il ne pouvait en parler à personne; d'après vos propres paroles, tout votre service est infesté de... - Myra Symond ? articula Waters. Seigneur, c'est incroyable! - Oui, c'est le prénom, je crois bien, que j'ai vu dans son courrier, annonça Coleman. Pourquoi est-ce incroyable? - Elle travaillait pour nous, bon sang! C'était un agent de mes collègues du MI6. L'un des meilleurs pour infiltrer des réseaux étrangers. - A l'évidence, c'était une traîtresse, ou une taupe, rectifia Coleman. Et c'est notre jeune ami qui vous a appris le pot aux roses. - Comment aurions-nous pu le savoir? Elle avait quitté les opérations depuis un an, parce qu'elle s'était fait repérer. Ce qui arrive souvent. - Apparemment, elle a loué ses talents à quelqu'un d'autre, répliqua Roger. Gerald Henshaw a tué ma mère parce qu'elle se dressait contre ces Matarèse, sa correspondance avec Madrid le prouve sans l'ombre d'un doute. Cette Myra Symond est une intime de Henshaw, et ma mère est morte assassinée. Seigneur! Inutile de sortir d'Oxford pour faire le rapprochement. - Non, effectivement, répondit Waters avec un hochement de tête dubitatif. Et si jamais on apprend que tu es en mesure de découvrir ce lien, tu seras la cible numéro un des Matarèse. Comme l'a dit quelqu'un récemment, " ils sont partout mais personne ne les voit ". - Je comprends, Sir Waters. Je vais retourner en France et je ne vous causerai plus de soucis. - Pas en France, Roger, répliqua Waters. On a mis la clé sous la porte, quelques minutes après votre départ. Je ne plaisantais pas, mon garçon, tu as réellement mis en danger la vie d'autrui par ton coup de tête. Les paroles passent de bouche en bouche, véloces comme le vent. Les nouvelles vont vite lorsqu'une opération secrète est découverte en terre étrangère. - Je suis désolé, vraiment. - Ne t'accable pas trop. Le sergent-major a raison, tu nous as apporté des informations inestimables. Plus précieuses encore que tu ne saurais l'imaginer... nous pensons avoir identifié un agent des Matarèse ici, à Londres. Avec ce que tu nous as appris, nous risquons de faire un grand pas. - Vers quoi? - Vers le repaire de la Bête, je l'espère. Elle est toujours hors de notre portée, mais un pas est un pas. - 0ù allez-vous m'envoyer? demanda le fils Brewster. - Au sud, c'est tout ce qu'il te suffit de savoir pour l'heure. - Comment vais-je m'y rendre? - Nous allons utiliser un seul avion et un seul pilote. Ça va lui faire une rude journée, à ce pauvre gars! Bah! il est jeune et en pleine forme. - Luther pète le feu, c'est vrai ! lança Roger. - Il aura fait le plein plusieurs fois, aujourd'hui - le plein de kérosène, s'entend ! " XXVII Le lieutenant Luther Considine vira sur l'aile gauche et amorça une nouvelle manœuvre d'atterrissage, cette fois sur la piste réservée au corps diplomatique de l'aéroport de Heathrow. " Vous plaisantez sûrement, s'écria-t-il dans le micro de son casque-radio. Je tiens le manche de cette relique depuis quatre heures du matin, et il est maintenant près de cinq heures de l'après-midi! Accordez-moi une pause, pour déjeuner par exemple. - Désolé, lieutenant, ce sont les ordres. - Même les esclaves ont droit à un repas ! - Désolé mille fois, vieux. Je transmets les ordres, ce n'est pas moi qui les fais. Le plan de vol vous sera délivré par un officier du MI5. - C'est bon, British. Dites au camion-citerne de rappliquer dare-dare et d'amener le passager avec lui. J'aimerais être de retour à Londres avant minuit. J'ai un rendez-vous impératif avec un lit et un mega-hamburger. - Que se passe-t-il ? demanda Cameron Pryce assis avec Leslie derrière le pilote. - Je vous lâche ici, à Heathrow; je dois récupérer un nouveau passager et faire le plein. Pour aller encore Dieu sait où! - Vous êtes le meilleur, Luther, lança Montrose en élevant la voix pour couvrir le vacarme des moteurs. C'est pourquoi ils vous ont choisi. - Ouais, on m'a déjà chanté ce refrain-là! " Beaucoup d'appelés, peu d'élus ". Pourquoi diable a-t-il fallu que ça tombe sur moi ? - Le colonel vient juste de vous le dire, répondit Cameron tandis que le pilote renversait la propulsion pour freiner l'avion. Parce que vous êtes le meilleur. - Je préférerais un déjeuner à des lauriers ", rétorqua Considine en roulant sur la piste. Une fois au sol, ils eurent l'impression de faire partie d'un ballet savamment orchestré. Luther s'arrêta en bout de piste, sur une aire isolée. Un camion-citerne sortit dans l'instant d'un hangar; tandis que deux mécaniciens en uniforme déroulaient des tuyaux jusqu'aux réservoirs d'ailes, un troisième homme, en civil, s'approcha de l'avion. Considine ouvrit la porte du Bristol Freighter. " Voici votre plan de vol, annonça l'inconnu. Étudiez-le et si vous avez des questions, vous savez à qui vous adresser. - Trop aimable ", répondit Luther. Il tendit le bras et prit l'enveloppe en papier kraft. " Voici votre cargaison, ajouta-t-il en désignant d'un geste Pryce et Montrose. - Oui, je m'en serais douté. Si vous voulez bien me suivre, la voiture est juste derrière le camion. - Nous avons des bagages, l'informa Cameron, donnez-nous une minute, le temps de rassembler tout ça. - Lieutenant, dit l'agent du MI5, peut-être pourriez-vous leur donner un coup de main? " Luther Considine, officier de l'U.S. Navy, jeta un regard noir à l'Anglais. " Je ne fais pas les carreaux, répondit-il avec une tranquille autorité, ni la lessive, et pour ton information, Ducon, je ne suis pas porteur de bagages non plus; tu t'es trompé de film. - Je vous demande pardon? - Laissez tomber, vieux, coupa Pryce, notre ami est un peu sur les nerfs. Ça y est, Luther, j'ai les valises! - Merci camarade de lutte! - Mais qu'est-ce qui vous prend? - C'est cyclique chez nous autres des colonies, répondit Cameron. Disons que notre compagnon est prêt à jeter de nouveau des tonnes de thé dans le port de Southampton20 ! - Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous racontez. - Ils sont tous les deux un peu sur les nerfs, coupa Leslie d'une voix sèche. Ça suffit les enfants, en route! " Tandis que Pryce, Leslie Montrose et l'agent du MI5 se dirigeaient d'un pas rapide vers le véhicule, une deuxième voiture aux vitres teintées s'approcha de l'avion. " Ce doit être Mr. ou Mrs. " Le Passager ", annonça Leslie. - A moins d'avoir des hallucinations, observa Cameron, il me semble que c'est un jeune type. - Roger Brewster? murmura Leslie pendant qu'ils s'installaient sur le siège arrière. Où peuvent-ils bien l'emmener? " " Au sud de l'Espagne, dans un ranch de taureaux, l'un de nos agents possédait ce petit coin de paradis durant les révoltes basques. Au fait, vous aviez raison, Cameron, annonça Geoffrey Waters dans son bureau du MI5. Il a contacté le vieux Coleman à Belgravia; il n'avait effectivement personne d'autre vers qui se tourner. - Je suis impressionnée, s'exclama Leslie en regardant Cam. - Cela n'a rien d'extraordinaire; il suffisait d'analyser les possibilités qui s'offraient à lui. Que pouvait-il faire seul, sans aide ? Il devait, toutefois, avoir une bonne raison pour se faire la belle ainsi et rappliquer ici? - C'est le moins que l'on puisse dire! rétorqua Waters avec une certaine excitation. Nous avons appris bien des choses concernant une certaine femme résidant à High Holborn, des choses surprenantes. " Sir Geoffrey Waters raconta les événements tels qu'ils lui avaient été rapportés par le jeune Roger Brewster et Oliver Coleman. Il parla ensuite des lettres et, plus particulièrement, du message trouvé sur le bloc-notes dans l'appartement de Myra Symond. " Amsterdam, Pryce ! La tête du serpent doit être à Amsterdam! - C'est bien possible. Mais quelle que soit la tête pensante qui se trouve là-bas, il ne s'agit que d'un gestionnaire, d'un technocrate; ce n'est pas lui qui a le pouvoir total. Il y a quelqu'un d'autre ailleurs, au-dessus. - Qu'est-ce qui te fait dire ça, Cam? demanda Leslie. - Tu vas sans doute trouver ça stupide, mais lorsque j'étais à l'université j'adorais lire ou entendre Shakespeare. C'est idiot, n'est-ce pas ? Une phrase m'est toujours restée en mémoire - mais impossible de me rappeler l'œuvre dont elle est tirée. - Quelle phrase ? - " Entre le premier mobile d'un acte plein d'horreur et le geste qui l'accomplit, tout l'intervalle est comme un rêve éveillé et hideux. " - Je crois que c'est dans Jules César21, dit Waters. Quelle est son application ici ? - C'est la notion de " rêve éveillé " la clé, en l'adaptant bien sûr au contexte actuel - l'hypnotiseur fantôme, le deus ex machina tirant les ficelles en coulisses. Il y a quelqu'un ou quelque chose au-dessus d'Amsterdam. - Mais Amsterdam est sans conteste notre priorité numéro un, nous sommes d'accord ? - Bien star, Geof. Mais je voudrais vous demander une faveur... Faites venir Scofield ici. Nous avons besoin de Beowulf Agate. " THE NEW YORK TIMES LA COMMUNAUTÉ MÉDICALE EN ÉMOI Plus de neuf cents hôpitaux publics vendus à un consortium privé NEW YORK, 26 OCTOBRE - A la stupéfaction générale du monde médical, 942 hôpitaux publics aux États-Unis, au Canada, su Mexique, en France, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne ont été vendus à Carnation Cross international, un groupe privé dont le siège social est à Paris. Le Dr Pierre Froisard, porte-parole du consortium, a fait le communiqué suivant : " Enfin, le grand rêve médical du siècle, le Projet Universel comme nous l'appelons, est devenu réalité. A travers une gestion privée, avec l'aide d'un réseau de communications instantanées à travers toute la planète, nous allons pouvoir améliorer la qualité des soins hospitaliers dans les établissements dont nous avons la charge. En unissant nos moyens, nos informations et nos compétences, nous pourrons apporter à nos clients ce qui se fait de mieux dans le domaine médical. Encore une fois, le Projet Universel, auquel nous avons consacré tant d'années de recherches silencieuses et tant d'argent, est maintenant une réalité, et le monde civilisé en sera le premier gagnant. " En réponse au communiqué du Dr Froisard, le Dr Kenneth Burns, célèbre cancérologue de la Nouvelle-Angleterre, a répliqué : " Tout dépend des politiques qu'ils vont mener. Si les mots prévalaient aux actions, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ce qui m'inquiète, c'est trop d'autorité dans trop peu de mains. Supposez qu'ils changent de discours et disent : " Vous suivez notre ligne, ou on vous coupe les soins. " Nous avons, avec les compagnies d'assurances, un bon exemple de ce qui se passe lorsqu'il y a un monopole et que le choix est annihilé. " Une autre opposition s'élève à travers le franc-parler du sénateur du Wyoming, Thurston Blair: . Comment cette [censuré] a-t-elle pu se produire? Nous avons des lots antitrusts, des lois contre l'ingérence étrangère, tout un arsenal juridique pour interdire ce genre de choses. Que fichaient donc tous ces [censuré] dans les commissions? Ils dormaient sur leurs bancs ou quoi? " La réponse à la question du sénateur Blair est assez simple. Les conglomérats internationaux ne sont tenus de se plier qu'aux lois des pays dans lesquels ils opèrent. Les lois varient au hasard de la géographie et aucune n'interdit les sociétés affiliées. C'est pourquoi Ford s'appelle Ford U.K. en Angleterre; Dutch Phillips devient Phillips U.S.A.; et Standard Oil reste Standard Oil partout dans le monde, où qu'il soit. En règle générale, ces consortiums internationaux profitent des lois économiques de leur pays d'accueil. C'est pourquoi on peut imaginer que Carnation Cross engendrera des C.C. USA, C.C. U.K., C.C. France, etc. (suite section D, page 2) Brandon Scofield et Antonia étaient installés dans leur suite au Savoy, Bray épuisé par le voyage en jet de l'U.S. Air Force, Toni tout excitée de se retrouver à Londres. " Je vais aller me promener un peu, annonça Antonia en achevant de suspendre leurs vêtements. - Salue pour moi tous les pubs du coin, répondit Scofield, déchaussé et allongé sur le lit. J'essaierai quand même de faire un saut chez les meilleurs d'entre eux. - C'est drôle, mais on n'en fait aucune mention dans ce dépliant touristique. - Forcément, tu es la réincarnation de cette folle de Carrie Nation22 ! - Un peu de son programme ne te ferait pas de mal. " Le téléphone sonna. " J'y vais ", dit Toni. Elle alla décrocher le poste sur la table de nuit. " Allô ? - Antonia ? C'est Geoffrey! Ça fait une éternité qu'on ne s'est vus, ma vieille! - Au moins vingt ans, Geof, à peu de chose près. J'ai appris que tu étais devenu Sir Geoffrey Waters. - Un accident peut toujours arriver, ma belle, même dans ce métier. Est-ce que l'autre vieux scélérat est dispos ? - Oui et non. Il déteste les décalages horaires, mais il est là. " Elle tendit le téléphone à Brandon. " Salut, Sir Moncul, ça vous dérangerait de me laisser quelques heures de sommeil? - En temps normal, jamais je n'aurais osé interrompre ton repos, noble vieillard, mais ce dont nous avons à parler est extrêmement important. Cameron et Leslie sont avec moi. - A tel point qu'on ne peut en discuter au téléphone pendant que je reste couché? - Tu connais la réponse, Bray. - Que trop bien ", soupira Scofield. Il se redressa avec lassitude et s'assit au bord du lit. " Vous êtes toujours au même endroit? - Tu ne reconnaîtras pas l'intérieur, c'est là que l'argent a été utilisé, mais l'extérieur n'a pas changé depuis plusieurs centaines d'années. - L'architecture de cette époque, c'est ce qu'il y a de plus beau. - Je sais, le Prince passe son temps à nous le rappeler, et parfois j'applaudis des deux mains. - Il a besoin de tous les soutiens, le pauvre! Nous serons là dans vingt minutes à peu près. A propos, dois-je t'appeler " Sir "? - Seulement s'il y a du monde. Ils te feraient la peau, si tu dérogeais à la règle! " Les retrouvailles furent brèves, chaleureuses et teintées d'un sentiment d'urgence. Après avoir échangé des poignées de main, le groupe s'assit autour d'une table dans la salle de haute sécurité du quartier général du MI5. Waters leur rapporta les derniers événements en date, y compris les actions du fils de Lady Brewster, mais il reporta à plus tard ce qui concernait exclusivement Londres. Il donna ensuite la parole à Cameron et Leslie qui narrèrent leurs aventures au lac de Côme, l'aide de Don Silvio Togazzi et l'horrible mort de Paravacini et de son garde. " Mon Dieu, coupa Scofield, voilà que Togazzi est un " Don " et Geof un " Sir " ! C'est quoi la suite ? Silvio sacré roi d'Italie, et Patapouf ici présent, Premier ministre ! Dans quel monde vit-on, je vous le demande! - Tu es trop aimable, répondit Waters en éclatant de rire. Avec ce qui s'est passé à Bellagio, on peut donc supposer qu'une des branches des Matarèse en Italie est tombée, en entraînant dans sa chute un Paravacini cardinal au Vatican. - Le terme de " chute " me parait trop fort, dit Leslie. " Charlie " Paravacini a dû édifier une organisation solide et efficace. - Pure conjecture, l'interrompit Brandon. Et quand bien même, Carlo Paravacini détenait un réel pouvoir, un pouvoir absolu dans tout le secteur. D'après Togazzi, il n'était pas du genre à déléguer. - Si c'est le cas, dit le chef du MI5, l'organisation n'est peut-être pas par terre, mais elle est certainement ébranlée et assez vulnérable. - Sans doute, approuva Cameron, et c'est ce que nous sommes en train de chercher : son talon d'Achille. Dès que nous aurons assez d'informations, la preuve d'une collusion à travers les pays industrialisés de la planète, nous pourrons frapper. - En la révélant au grand jour ? demanda Scofield d'un air perplexe, les sourcils levés. - C'est une option, répondit Sir Geoffrey, mais peut-être pas la plus rentable. - Pourquoi donc? s'enquit Antonia. - Nous voulons éliminer les Matarèse de la finance internationale, pas plonger le monde industriel dans le chaos! - Comment comptez-vous faire ça sans dénoncer la machination? - Par en dessous et dans l'ombre, Toni, répondit Pryce. Nous allons couper une à une les têtes des multiples serpents, et laisser les corps se tortiller et s'emmêler les uns aux autres. - Voilà que vous versez dans la métaphore, mon garçon! lança Scofield. Vous avez suivi des cours de littérature à Harvard ou quoi? - J'ignorais qu'il y en avait là-bas! - Dites, les enfants, il serait temps de ranger les pelles et les seaux et de passer aux choses sérieuses, rétorqua Leslie d'une voix grinçante avant de se tourner vers l'officier du MI5. Je pense que Toni n'a pas tort, Geof. Comment pouvons-nous court-circuiter les Matarèse sans révéler au public la conspiration? - Je vais vous répondre, Leslie, dès que Brandon en aura terminé. Allez, vieille baderne, on t'écoute. En dehors de l'Atlantic Crown, dont nous savons tout grâce à tes exploits quelque peu discutables, quelles sont les autres nouvelles? - Dis-leur, chérie, demanda Bray à Antonia. C'est elle qui tient les comptes; si c'est moi qui raconte, on va dire que je fanfaronne! - Même moi, j'ai été impressionnée, admit Toni. En mettant en parallèle les documents photographiés à l'Atlantic Crown, et le listing détaillé des fusions, rachats et OPA sauvages, il est parvenu à monter une arnaque dans un hôtel de New York, avec l'aide de Frank Shields, et à ferrer une belle brochette de poissons. " Antonia Scofield expliqua que son mari avait ainsi rencontré quatorze Matarésiens potentiels, œuvrant dans les hautes sphères de la finance américaine. " Quatre des principaux protagonistes, qui prétendaient ne pas se connaître, se sont retrouvés après leur réunion avec Bray dans un restaurant tranquille de New York. Les hommes de Frank Shields les ont photographiés au téléobjectif. Ils sont sous surveillance constante, à présent. - Bien joué, Brandon, s'exclama Waters. Maintenant, je vais vous mettre au courant de ce qui s'est passé ici, à Londres. " Sir Geoffrey marcha jusqu'aux fenêtres et ferma les stores vénitiens, bien que la faible lumière du soir ne fût pas gênante. Il se dirigea vers un projecteur de diapositives placé devant la table et l'alluma; un carré blanc apparut sur l'écran au fond de la salle. Waters pressa un bouton pour mettre en place la première diapo. C'était la photo d'un homme courant dans une rue de Londres, la tête tournée pour regarder derrière lui. Il était assez grand, mince, les jambes trop longues par rapport à son buste. Il portait un costume de ville. Son visage osseux aux pommettes hautes exprimait la surprise et la peur. Sur les diapositives suivantes, il cherchait de toute évidence à se sauver et jetait des regards autour de lui, les traits crispés, proche de la panique. Le dernier cliché le montrait tournant au coin d'une rue. L'écran devint blanc, puis noir lorsque Waters alluma les néons du plafond. " C'est l'homme que nous avons surpris devant l'appartement d'Amanda Bentley-Smythe - un membre des Matarèse, annonça Waters en retournant s'asseoir, juste avant que la mort de celle-ci ne fût rendue publique. Il s'agit de Leonard Fredericks, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères. Son téléphone est sur écoute et il est actuellement sous haute surveillance. Depuis ce jour où on l'a repéré à Bayswater, il n'a été en contact avec personne d'important, il n'est qu'un meuble du ministère. Nous sommes toutefois convaincus qu'il est le principal contact des Matarèse à Londres. - Pourquoi ne pas l'arrêter et lui faire cracher le morceau? demanda Pryce, avec humeur. - Nous ne tenons pas à que ses employeurs se doutent de quelque chose! s'exclama Scofield. - Et pourquoi, Votre Sainteté ? - Nous sommes encore trop loin de notre cible! répondit Brandon. S'il y a un gros serpent à Amsterdam, nous devons avant toute chose savoir où se trouve son repaire. Eliminer son contact, c'est couper tous les ponts vers la Hollande! - Ce n'est pas pour t'embêter, Cam, annonça Leslie Montrose, mais je crois qu'il a raison. - Je suis aussi de cet avis, même si ça m'embête de le reconnaître, approuva Cameron Pryce. Cela reviendrait à retirer les instruments de navigation à un pilote perdu au-dessus des montagnes. - Il y a de meilleures métaphores, jeune homme, mais c'est en gros l'idée. Laissons la tête pensante tranquille, qui n'est peut-être pas aussi puissante que ça, laissons-lui croire qu'elle dirige encore tout. Une fois qu'elle n'aura plus de réelle emprise sur les événements, nous pourrons attaquer. C'est à ce moment-là que nous pourrons faire une brèche dans le cercle des Matarèse. La clé se trouve peut-être dans ce " K-Gracht " trouvé dans l'appartement de Symond. - Beowulf Agate est de retour! annonça Geoffrey Waters avec flegme. - Allez, Geof, il n'y a rien d'extraordinaire là-dedans! Avant d'atteindre le sommet, occupons-nous des versants, examinons chaque pierre, chaque caillou au besoin. C'est la nature humaine qui veut ça, Taleniekov et moi étions d'accord sur ce point. - Beowulf Agate est aussi un visionnaire, murmura Pryce, presque pour lui-même, en dévisageant Scofield. Parlons un peu de ces pierres et de ces cailloux. Comment va-t-on les approcher? - Oh, c'est pas compliqué, répondit Scofield. Je vais me transformer en membre dévoué des Matarèse. - Pardon ? " Tout le monde échangea des regards inquiets. " Pas de panique! Il n'y a rien de plus simple. Notre taupe, Leonard Fredericks, va bientôt rencontrer un émissaire venu d'Amsterdam. J'en sais assez long pour faire illusion, vous en conviendrez ? - Ce type n'est qu'un contact local, efficace peut-être, mais un simple contact, dit Cameron. Je ne vois pas ce qu'il pourrait vous apprendre. - Tout est possible. Ça dépend des cartes que j'ai en main. Je fais les annonces, il réagit, je pose des questions, il répond. Une chose en amène souvent une autre. Une sorte de ping-pong. - Et tu imagines t'en sortir vivant ? rétorqua Geoffrey Waters, ébahi. - Il ne me connaît pas; les seules photos de mon visage poupin datent de trente ans et sont enfouies dans les dossiers de la CIA. Et je n'ai pas mis les pieds à Londres depuis vingt-cinq ans, au bas mot. Il n'aura pas le moindre soupçon. - Sans vouloir flatter votre ego, Bray, intervint Cameron, votre réputation, elle, n'a pas pris une ride! Même Paravacini, que le Diable ait son âme, reconnaissait vos talents. Si lui, un Italien, faisait de vous de tels éloges, inutile de vous dire que tous les Matarèse vous connaissent et savent de quoi vous êtes capable. - En outre, il ne leur est pas bien difficile de retrouver des gens présents à Chesapeake ou à Peregrine, ajouta Leslie, et d'obtenir une description réactualisée de votre personne. - Et je te rappelle, Bray, lança Antonia avec raideur, que Frank Shields a reconnu que les Matarèse avaient infiltré l'Agence. " Brandon hocha la tête et se tourna vers Leslie. - Pour couper court à vos inquiétudes, colonel, il me suffira de me déguiser un peu. Quant aux tiennes, ma chérie, elles n'ont plus lieu d'être. Dès que Squinty a su que Cam m'avait retrouvé sur Brass 26, tout ce qui avait trait à ton cher et tendre - photos, dossiers, et tout le tralala - a été détruit et effacé des ordinateurs. - Pas tout à fait, l'interrompit Leslie. On m'a donné un résumé de vos antécédents, ainsi qu'à Ev Bracket. - Vous avez bien dit un résumé, non? - Ça suffisait. J'aurais pu vous retrouver au milieu d'une foule au besoin. - Et qu'avez-vous fait de ces résumés, colonel ? - Conformément aux instructions, nous les avons brûlés, en présence l'un de l'autre. - Personne ne les a vus? - Bien sûr que non. C'était de la documentation confidentielle. - Et je présume que vous n'avez été en contact avec aucun de nos insaisissables Matarèse ? - De grâce, Brandon, je ne suis pas totalement stupide, alors cessez vos sous-entendus déplacés! - C'est vrai, Bray, approuva Antonia, tu exagères. - Loin de moi cette pensée, répondit Scofield ; vous êtes, au contraire, un très bon officier. Tout ce que je veux dire c'est que les informations que peuvent détenir les Matarèse sur moi sont de fait limitées, et probablement très exagérées. En dépit de mon charme, de ma prestance et de certaines de mes compétences, j'ai l'air d'un Américain moyen. Un sexagénaire tout à fait ordinaire. - Quand les cochons voleront dans l'espace et que les vaches produiront du bourbon! " lança Pryce en secouant la tête de dépit. La rencontre avec Leonard Fredericks des Affaires étrangères, sous-directeur du cabinet des European Economic Negociations, fut arrangée avec la finesse et la discrétion qui avaient donné ses lettres de noblesse à Sir Waters dans le monde des services de renseignements. L'opération commença par une requête parfaitement normale déposée au ministère. On demandait à un haut responsable des European Economic Negociations de recevoir un important banquier américain, se plaignant que le ministère des Affaires étrangères ait accepté que les taux de change pratiqués au sein de la CEE soient supérieurs à ceux de la Banque mondiale. Cette pratique était préjudiciable aux investissements américains et aux profits afférents. Cette accusation aussi loufoque que les considérations de Cameron sur les vaches et les cochons, mais rédigée dans un langage pseudo-académique, fut recevable par la bureaucratie. " Arrange-moi le coup, vieux. - Je veux bien, Geoffrey, mais comment faire? - Envoie des circulaires à tous les étages. Le banquier s'appelle Andrew Jordan, notre cible est un certain Leonard Fredericks. Fais en sorte que ce soit lui qui s'occupe de l'affaire. - Tu ne peux m'en dire plus? - Désolé, c'est une grosse opération. - Un coup monté? - Pas de questions, s'il te plaît. - Je vais devoir consigner tout ça. Nous devons protéger nos arrières, tu comprends. - Consigne tant que tu veux, vieux, mais mets-moi Fredericks sur le coup. - Il faut que ce soit rudement important pour que tu fasses appel à moi. Ce sera fait, Geof. " Andrew Jordan, alias Beowulf Agate, fut introduit par une secrétaire dans le bureau de Leonard Fredericks. Le sous-directeur, grand et longiligne, se leva de son siège et salua avec enthousiasme l'inconnu que la rumeur tenait pour un important banquier américain. " Je préférerais que notre entretien se passe ailleurs, annonça le faux banquier. Je n'aime pas les bureaux; je suis bien placé pour le savoir, j'en ai vingt-six aux USA... Il y a un bar, un pub comme vous dites, à cent mètres d'ici, le Lion-quelque chose. - Le Lion de St-George, confirma Leonard Fredericks. Vous préférez que l'on discute là-bas? - Si possible, oui, répondit Jordan/Scofield. - C'est entendu, décida le bureaucrate. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous être agréable. Partez devant, je règle deux ou trois choses ici et je vous rejoins là-bas dans une demi-heure. " Le Lion de St-George était un pub typique de Londres : boiseries chaudes, mobilier massif, avec un minimum de lumière et un maximum de fumée; le genre de trou à rats qu'affectionnait Brandon Alan Scofield. Il s'installa à une table près de l'entrée et but son verre à petites gorgées en attendant Fredericks. Le sous-directeur du EEN arriva, un attaché-case à la main. Il balaya le pub du regard d'un air impatient sous la lumière tamisée jusqu'à repérer l'étrange Américain qui ne voulait pas parler dans son bureau. Il contourna les quelques tables et vint s'asseoir en face d'Andrew Jordan. " J'ai étudié votre plainte, Mr. Jordan, commença-t-il en ouvrant sa mallette; bien que vos arguments soient dignes d'intérêt, je ne vois pas bien ce que nous pouvons faire. - Prenez donc déjà un verre, vous allez en avoir besoin. - Je vous demande pardon? - Vous connaissez la manière dont nous travaillons ", dit Beowulf Agate. Il fit signe au serveur. " Qu'est-ce que vous buvez? - Un gin tonic, merci. " Scofield passa la commande et Fredericks continua : " Que voulez-vous dire - la manière dont qui travaille? - Disons, le réseau. La plainte n'est qu'un prétexte, je suis ici pour vous apporter des ordres d'Amsterdam. - Quoi? - Pas de panique, Leonard, nous sommes dans le même camp. Comment aurais-je pu vous contacter si Amsterdam n'était pas derrière tout ça! " Le serveur apporta le verre de Fredericks. Le minutage était parfait. Les yeux du Matarèse étaient remplis de doutes et de craintes. Le serveur repartit; avant que la taupe ne puisse parler, Scofield déclara : " Une idée de génie, je dois le reconnaître. Cette plainte ne tient pas debout, mais beaucoup de banquiers de l'autre côté de l'océan y croient dur comme fer. Et je suis banquier, consultez vos fichiers. Mais je suis également autre chose. Je prends mes instructions du K-Gracht à Amsterdam. - Le K-Gracht ? " La bouche de Fredericks trembla, dans ses yeux la crainte prit le dessus sur le doute. " Vous connaissez un autre endroit? répondit Beowulf Agate, mine de rien. C'est moi qui ai vidé les bureaux à l'Atlantic Crown - nos bureaux - et qui ai rapatrié leur contenu en Hollande. " L'agent des Matarèse semblait proche de la panique, ses doutes effacés, sa peur au summum. " Quels ordres apportez-vous d'Amsterdam - du K-Gracht ? - Pour commencer, ne prenez aucun contact. Je suis votre seul interlocuteur, ne vous fiez à personne d'autre - personne! C'est nous qui avons créé ce problème avec le ministère; l'affaire doit durer plusieurs jours, chaque jour nous rapprochant un peu plus de notre objectif… - Lequel n'est pas très éloigné! l'interrompit Fredericks, pour se montrer important. - Maintenant, c'est à mon tour de vous questionner, Leonard, dit Jordan-Scofield avec un calme à glacer le sang. Comment connaissez-vous la date de notre objectif ? C'est ultra-secret, seule une poignée d'entre nous est au courant. - J'ai entendu des rumeurs… venues d'Amsterdam, rapportées par les plus sûrs de leurs membres. - Quelles rumeurs? - Les incendies, les incendies en Méditerranée. - Qui vous a dit cela? - Guiderone, évidemment. Je l'ai aidé à se repérer dans le dédale de Londres, je lui ai tout montré. - Julian Guiderone ? " Maintenant, c'était à Scofield d'être ébahi. " Il est encore en vie ? murmura Brandon, de manière à peine audible. - Qu'avez-vous dit ? - Rien… Qui vous a donné le droit d'aller voir Guiderone? - Personne! C'est lui qui est venu me trouver! Je n'allais pas lui poser de questions! C'est le fils du Berger, le chef de notre mouvement! - En toute honnêteté, croyez-vous qu'il pourrait se passer d'Amsterdam et de ses capitaux? - L'argent est un lubrifiant nécessaire, vital même, mais l'engagement prévaut. Guiderone pourrait dépouiller Amsterdam de toute son autorité en claquant des doigts, il a toujours été très clair sur ce point… Seigneur, c'est donc ce qui se passe ? Si je ne dois pas prendre contact avec eux, c'est pour cette raison? - Julian sera content de votre perspicacité, annonça Scofield en rivant son regard sur celui de Fredericks. Il m'a dit que vous étiez fort, très fort, et très fiable. - J'y suis! " L'agent des Matarèse avala son gin tonic d'un trait, puis se pencha vers Scofield et dit d'une voix basse et profonde : " Mr. Guiderone se plaignait souvent qu'Amsterdam commençait à avoir la grosse tête. Il reconnaissait ses immenses richesses - un héritage du Baron de Matarèse - mais affirmait que ce n'était que roupies de sansonnet sans une politique globale cohérente, une stratégie solide et réaliste et, le plus important de tout, sans un réseau serré de relations à travers toute la planète. - Comme d'habitude, Julian a raison. - Mais dites-moi, Mr. Jordan, vous n'êtes pas envoyé par Amsterdam, vous êtes le messager de Mr. Guiderone. - Encore une fois, vous faites preuve de perspicacité, Leonard. " Scofield se pencha vers lui. " Connaissez-vous Swanson & Schwartz? - A New York ? Bien sûr, c'est le cabinet de courtage d'Albert Whitehead. J'y suis souvent allé, pour Amsterdam. - Alors vous connaissez l'avocat Stuart Nichols ? - Il effectue la plupart des transactions. - Et Ben Wahlburg et Jamieson Fowler ? - Bien sûr. Banques et service public. - Parfait, rétorqua Scofield. Vous pouvez donc avoir une vue d'ensemble, concernant les derniers événements. Contactez-les et dites-leur ce que je vous ai dit, mais ne mentionnez pas mon nom. Julian aurait une crise d'apoplexie! Expliquez qu'une source anonyme vous a demandé de rompre les communications avec Amsterdam. Demandez-leur s'ils savent quelque chose à ce sujet. " Albert Whitehead, PDG de Swanson & Schwartz, raccrocha le téléphone et se tourna vers Stuart Nichols, l'avocat du cabinet de courtage, qui avait entendu la conversation. " Qu'est-ce qui se passe, Stu? Qu'est-ce qui se passe, nom de Dieu? - C'est pas faute d'avoir essayé de lui tirer les vers du nez. Je n'aurais pas mieux fait. Leonard ne lâchera rien. Ce type est une tombe! - Je sais une chose, au moins; c'est qu'il ne ment pas. " L'interphone sur le bureau de Whitehead sonna. Il appuya sur un bouton et demanda : " Oui Janet? - C'est l'heure de votre rendez-vous téléphonique, monsieur. - Oh! oui, je me souviens! Ça s'est décidé, ce matin. De qui s'agit-il? Je ne crois pas que vous me l'ayez signalé. - Je ne vous ai pas vu à midi, je n'ai pas eu la moindre chance de vous le dire. - Eh bien qui est-ce, Janet? - Mr. Benjamin Wahlburg et Mr. Jamieson Fowler. - Ah bon? " Whitehead regarda son avocat, l'air inquiet. XXVIII Le directeur adjoint Frank Shields décacheta l'enveloppe scellée à son nom pour en examiner le contenu. Il avait signé le reçu attestant que le petit cachet métallique était intact, et se dirigeait vers son bureau. Il recommença sa lecture, avec une concentration extrême. Les six pages contenaient les retranscriptions des conversations téléphoniques d'Albert Whitehead, Stuart Nichols, Benjamin Wahlburg et Jamieson Fowler, sur leurs lignes supposées inviolables. C'étaient les quatre Matarèse qui s'étaient réunis dans le petit restaurant discret de New York après leur rencontre de choc avec Beowulf Agate, alias William Clayton et Andrew Jordan. Mettre hors service les systèmes de protection des lignes téléphoniques vendus dans le commerce était un jeu d'enfant pour les services d'écoute du gouvernement. Le langage parlé par les protagonistes était relativement clair, malgré quelques points obscurs. C'était comme s'ils avaient songé à l'impensable: et si leur matériel téléphonique, acheté une fortune, pouvait malgré tout être mis sur écoute? Peu rigoureux, ils s'étaient contentés de s'interdire l'utilisation du mot Amsterdam, se réjouissant tels des amateurs de lui trouver pour substitut codé : A.M. Ils avaient l'air abasourdi et terrifié par la nouvelle politique que semblait avoir adoptée " l'entreprise ". Aussi prirent-ils la décision de se réunir deux jours plus tard dans un petit hôtel, au cœur de la luxueuse commune de Bernardsville dans le New Jersey. Les réservations seraient prises au nom de la Genesis Company, leurs avions privés atterriraient à l'aéroport de Morristown, à environ vingt minutes de l'hôtel. La Direction des opérations, la branche la plus secrète de la CIA chargée des infiltrations à l'étranger, se mit au travail sans même connaître l'identité de leur cible, ce qui était monnaie courante. La Genesis Company se verrait attribuer quatre petites suites et une salle de réunion. Une équipe de la D.O. se rendit sur place et truffa l'hôtel de micros. Frank Shields décrocha son téléphone équipé d'un brouilleur et appela Geoffrey Waters à Londres, sur sa ligne protégée au quartier général du MI5. " Sécurité intérieure, j'écoute, annonça la voix en Angleterre. - Salut, Geof, c'est Frank. - Du nouveau? - Tu peux ajouter une médaille au revers de veste de Scofield ! Ses soupçons sur les quatre types - à présent cinq - étaient fondés. Les quatre sont impliqués jusqu'au cou. Ils ont organisé une réunion, et notre D.O. est sur le coup. Les quatre gars n'en mènent pas large, tu peux me croire. - Comment a-t-il réussi un exploit pareil ? s'exclama Sir Waters. - Le plus simplement du monde, répondit Shields. Nous sommes tellement habitués aux secrets et aux manipulations à n'en plus finir qu'on en oublie trop souvent les vertus de l'approche directe. Quelle que soit la situation et le rôle qu'il doit jouer, Brandon se fiche de couvrir ses arrières, il saute à la jugulaire de l'ennemi avant que celui-ci ait eu le temps de se douter de quoi que ce soit! - C'est prendre beaucoup de risques. Une couverture se doit d'être sans accroc, commenta Waters. - Je suis, moi aussi, de cet avis, mais nous ne sommes pas Beowulf Agate. Je te tiens au courant. - A plus, Frank. " Sir Waters consulta sa montre; il serait une fois de plus en retard pour dîner, aussi appela-t-il Gwyneth, sa femme. " Désolé, ma vieille, j'ai encore quelques petits problèmes à régler ici. - Encore cette histoire dont tu ne peux pas me parler? - Tu as deviné. - Dans ce cas, prends tout ton temps, mon chéri. Ton dîner est au chaud, dans le bas du four. Fais attention de ne pas te brûler en le sortant. - Merci, Gwyn, et mille excuses encore. - Ce n'est rien, Geof. Attrape-les, ces salauds! Clive est très abattu, au bord de la dépression. Il est ici, à la maison. - Je risque d'être retenu un peu plus longtemps... - Fais comme tu veux. Je dois prendre soin de lui. Je vais l'installer dans la chambre d'amis. " Waters raccrocha, cherchant où il pourrait bien dîner ce soir pour ne pas avoir à supporter son geignard de beau-frère avant le lendemain matin. Il appuya sur le bouton de l'interphone pour appeler les gardes du SIS, une unité réputée pour son efficacité dans les affaires d'attentat et de menaces de mort. Pas question de prendre à la légère les paroles de Don Carlo Paravacini. Les trois gardes militaires entrèrent, dans leur uniforme de camouflage, leurs fusils automatiques en bandoulière, avec les bérets inclinés sur le front, suivant un angle exact pour ne pas occulter le champ de vision. " Nous sommes prêts pour le départ si vous le désirez, déclara le chef de l'unité, un grand gaillard, le tissu de son uniforme tendu aux épaules par sa musculature impressionnante. Tous les toits du quartier sont sous surveillance. Nous pouvons y aller dès maintenant. - Merci. A vrai dire, tout cela ne me semble pas nécessaire, mais puisque les autres y tiennent... - Les autres, c'est nous, Sir, répliqua le chef. Quand la vie d'un homme est menacée par qui que ce soit, nous sommes là pour empêcher que cette menace soit mise à exécution. - Je vous en suis reconnaissant. Dites-moi, cela vous poserait-il un problème quelconque si nous nous arrêtions pour dîner, par exemple chez Simpsons ? Evidemment, vous seriez mes invités. - Désolé, Sir, mais nous avons reçu l'ordre de vous ramener chez vous directement et d'attendre sur place la relève. - Plutôt mourir d'une balle dans la tête, marmonna Sir Waters. - Je vous demande pardon? - Rien, aucune importance, soupira Waters en enfilant sa veste. Allons-y. " L'homme ouvrit la porte latérale du hall du MI5. Deux soldats du SIS s'élancèrent aussitôt sur le trottoir pour prendre place de part et d'autre de la porte, prêts à faire feu. Le chef fit à Waters un signe de tête; c'était le moment de se précipiter dans la voiture blindée garée devant le bâtiment. Waters se mit à courir. Soudain, surgissant de l'obscurité, une limousine noire apparut à l'angle de la rue, les vitres arrière gauches ouvertes. Les canons des fusils automatiques luisaient dans les trous noirs et le bruit des rafales emplit brusquement la nuit. Les deux premiers gardes du SIS s'écroulèrent, leurs poitrines criblées de balles, ensanglantées. Le chef d'unité fonça droit sur Geoffrey Waters, s'élançant d'un bond du haut des quelques marches, le projetant sur le trottoir à l'abri du véhicule blindé. Dans la manœuvre, l'homme reçut dans l'épaule gauche une salve de balles. Il leva son bras droit, son fusil à la main, et fit feu à plusieurs reprises sur la limousine qui s'éloignait. En vain, son épaule blessée l'empêchant de tenir correctement l'arme. Il s'écroula, son corps retombant en partie sur celui de Sir Geoffrey. En entendant la fusillade, des hommes se précipitèrent à l'extérieur du quartier général du MI5, tous pistolet au poing. A la vue du tableau sanglant, un officier d'une quarantaine d'années dispensa ses ordres avec sang-froid : " Prévenez la police, appelez une ambulance - appel prioritaire - et alertez Scotland Yard. " Lentement, on aida Geoffrey Waters à se relever. Il était tremblant et sous le choc, mais parfaitement lucide. " Combien de gens ont été touchés? demanda-t-il à la cantonade. - Deux gardes sont morts, et leur chef d'unité est blessé, mais nous allons lui mettre le bras en écharpe, répondit l'officier à côté de lui. - Quels salauds! murmura Waters avec haine, tandis qu'il sortait son téléphone portable et composait le numéro de l'hôtel où étaient descendus Pryce et Montrose - Chambre 600 je vous prie. - Allô? répondit la voix de Cameron Pryce. - Vos Matarèse ont essayé à l'instant de mettre à exécution la sentence de Paravacini. Deux hommes y ont laissé leur peau, et un autre est sérieusement blessé. - Nom de Dieu! s'exclama Cam avec colère. Et vous, vous allez bien? - Mon vieux corps a quelques ecchymoses et je me suis égratigné la figure sur le trottoir, mais à part ça je me sens plutôt vaillant - et surtout furieux. - Je vous comprends. Que peut-on pour vous? Voulez-vous que nous venions? - Surtout pas! s'écria Waters. Les Matarèse ont sûrement des types dans le coin chargés de surveiller la suite des événements. Personne ne sait que vous êtes à Londres. Ce n'est pas le moment de vous montrer ! - Compris. Que comptez-vous faire ? - D'abord, reprendre mes esprits. Ensuite, puisque les tueurs étaient dans une limousine, une limousine noire non immatriculée d'après ce qu'il m'a semblé voir, je vais passer au peigne fin tous les fichiers des loueurs de limo de Londres et ses environs. - C'est peut-être une piste, Geof, mais elle était probablement volée. - Nous vérifierons aussi les fichiers de police, bien entendu. Restez incognito et ne prenez contact avec personne, excepté avec Brandon ou moi. - Comment va Bray, au fait? - A merveille; nous vous recontacterons plus tard. En attendant, il mène à l'hôtel une vie de pacha; il fait une razzia sur le service de restauration d'étage comme un cheikh Arabe et tout un harem de femmes! - Pour ça, on peut lui faire confiance. C'est une de ses spécialités. " Le petit hôtel du New Jersey était admirablement bien situé, isolé à point - à sa droite, un kilomètre plus loin, un parcours de golf; à la même distance de l'autre côté, un club d'équitation. Les membres de ces clubs se succédaient de génération en génération et chaque nouveau candidat faisait l'objet d'une étude scrupuleuse, lui et sa famille. Très peu étaient acceptés, la quasi-totalité des places étant réservées aux fils et filles des membres, comme le voulait l'usage. L'hôtel lui-même était une bâtisse rurale pittoresque, d'un style plus répandu en Nouvelle-Angleterre que dans le New Jersey. A l'extérieur, la façade de deux étages était recouverte de planches posées à clin peintes en blanc. La porte du rez-de-chaussée était flanquée d'un porche à colonnes, avec le typique aigle de cuivre, dans le plus pur style colonial. A l'intérieur, des meubles en pin noir, de petits lustres et des lampes aux pieds de cuivre décoraient le hall. L'épais tapis à l'entrée et le comptoir à l'allure droite et sévère donnaient le ton, faisant de ce petit hôtel un endroit à la fois strict et confortable. D'une manière générale, les clients semblaient vouloir confirmer cette impression. Ils étaient tous blancs, âgés de quarante ans ou plus, portaient des habits de luxe et semblaient habitués à l'exercice de l'autorité, qu'elle soit héritée ou acquise. Il y avait une nouvelle recrue parmi le personnel de l'hôtel, au grand désespoir du directeur. Mais puisque la demande émanait du FBI, organisme officiel, cela tenait lieu d'ordre; il devait obéir. La veille de l'arrivée des quatre Matarèse, une seconde opératrice prit sa fonction au standard. Tous les contacts et appels des Matarèse chemineraient par elle et seraient enregistrés. Elle était tout juste âgée de quarante ans, une voix agréable, un joli minois, elle possédait toutes les qualités requises pour exercer sa prétendue fonction. Elle s'appelait Mrs. Cordell. Elle examina son équipement, vérifiant chaque connexion, effectuant les modifications qui lui semblaient nécessaires, peaufinant son installation, avant d'aller se coucher de bonne heure. Il fallait savoir tirer profit de ce temps de repos, car il n'y en aurait pas d'autre pendant les deux prochains jours, la mission ayant été jugée d'une importance capitale. Elle était la seule technicienne de la CIA à posséder une ligne directe avec le directeur adjoint, Frank Shields. Le jour se leva dans le New Jersey, les fairways et les prés recouverts de rosée luisaient sous les rayons du soleil; les quatre compères arrivèrent, chacun à trente minutes d'intervalle. Mrs. Cordell ne savait pas du tout à quoi ils ressemblaient physiquement, la réception n'étant pas équipée de caméras de surveillance; mais cela lui importait peu. Tout ce qu'elle voulait, c'était entendre leurs voix pour les enregistrer sur ses magnétophones à analyse vocale. Les appels ne se firent pas attendre, le premier émanant de Jamieson Fowler en direction de la chambre de Stuart Nichols, l'avocat. - Stu ? C'est Fowler. On se retrouve dans ma chambre, disons dans vingt minutes. Ça marche? Voix enregistrée et identifiée. - D'accord, Jim. Je préviens les autres. Voix enregistrée et identifiée. - Allô ? - C'est Stuart, Ben. On se retrouve dans vingt minutes dans la chambre de Stuart. Ça vous va ? - Je risque d'être un peu en retard, répondit le banquier, Benjamin Wahlburg. J'ai un problème avec un transfert entre Los Angeles, Londres et Bruxelles. Un idiot a entré un mauvais code d'accès. Je vais régler ça au plus vite. - Allô? lança Albert Whitehead, PDG de Swanson & Schwartz. - C'est Stu, Al. Fowler a proposé que nous nous réunissions dans sa chambre dans vingt minutes. J'ai accepté. - Tu acceptes un peu trop vite à mon goût, rétorqua le courtier de Wall Street. Dis-lui qu'il me faut une heure. - Pourquoi, Al? - Parce que je n'ai aucune confiance en ces deux salopards. - Je te trouve dur, Al. - C'est le monde qui veut ça, vieux. C'est lui qui est dur. Lève un peu le nez de tes bouquins de loi et regarde autour de toi. Plusieurs points essentiels partent en digue-dig, je n'aime pas ça. Le lac de Côme ne répond plus, et maintenant c'est Amsterdam qui est mis au ban. Bon sang, il y a quelque chose qui cloche, mais quoi? - On n'en sait rien, Al, mais ce n'est pas une raison pour se méfier de Fowler et Wahlburg. - Qu'est-ce que tu en sais, Stuart ? Nous avons investi des millions - que dis-je ? des milliards! - dans cette affaire. On risque de se retrouver sur la paille si ça tourne mal. - Fowler et Wahlburg sont de notre côté, Al. Ils sont, point pour point, dans la même situation que nous. Nous n'avons aucun intérêt à nous en faire des ennemis. - C'est vrai, mais ne les laisse pas imposer les horaires des rendez-vous. Cela leur donne un sentiment de supériorité sur nous, et il est hors de question que je joue les moutons. Dis-leur que je vous rejoindrai dans quarante-cinq minutes, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Chaque voix était enregistrée sur le magnétophone à reconnaissance vocale de Mrs. Cordell. Chaque interlocuteur serait désormais immédiatement identifié. Mrs. Cordell avait toutes les cartes en main pour surveiller le quatuor des Matarèse. La première partie de leur réunion débuta à 11 h 02. Ce n'était qu'un préambule car l'un des quatre manquait encore à l'appel; l'ambiance était pour le moins houleuse. " Où est donc Whitehead, Stuart? demanda Wahlburg. - Il sera là dès que possible. - Qu'est-ce qu'il fabrique ? - Il a un problème, un peu comme vous, Ben. Un souci dans la dernière ligne droite, concernant une fusion. Je suis sûr qu'il ne va pas tarder. - Ce qui nous occupe est mille fois plus important qu'une stupide histoire de fusion, bon sang! - Il en a parfaitement conscience, n'en doutez pas. Ecoutez, ça ne sert à rien de nous chamailler pour des détails. Nous avons tout à y perdre. Mieux vaut nous concentrer sur notre sujet. - De la parlotte tout ça! Du bla-bla d'avocat! - Allons, Wahlburg, ce n'est pas le moment de nous chercher querelle. - Désolé, Stu, mais vous connaissez Whitehead bien mieux que nous. Al est en train de nous mener en bateau. Il veut être le maître du jeu. - Tout ça parce qu'il a un peu de retard ? - Ca suffit vous deux! Whitehead est un cornard - tout le monde le sait et ce n'est pas demain que ça va changer! - Tout doux, Fowler, reprit Stuart Nichols. Al n'est pas seulement mon client, c'est aussi mon ami. " Et la conversation du trio continua ainsi sur le même ton pendant vingt-deux minutes, jusqu'à l'arrivée de Whitehead. A entendre le son de sa voix, il avait l'air contrit. " Je suis désolé, les gars, vraiment. Il a fallu que je me trouve un inter prête pour venir à bout de la conversation. C'était du suisse-allemand - une langue impossible ! - Du suisse-allemand! grommela Fowler avec dégoût en s'affalant dans un fauteuil. - Essayez donc de négocier dans cette langue, Jamieson, déclara Whitehead, solidement campé sur ses jambes, regardant de haut le directeur d'une société de service public. C'est un bon exercice mental. - Je ne fais jamais travailler mes méninges sur des sujets qui me dépassent, Al. C'est une perte de temps. - Je m'en doutais... Voilà pourquoi vous avez besoin de gens comme moi. Des gens qui se creusent la tête pour vous trouver le financement nécessaire à vos rachats et fusions. - J'aurais eu ce que je voulais, avec ou sans vous. - Rien n'est moins sûr, Fowler, l'interrompit brusquement Whitehead. Notre organisation, ou, si vous préférez, notre entreprise, ne... - Appelez un chat un chat, Al! rétorqua Jamieson Fowler d'un ton sec. A moins que leur nom ne vous fasse peur? - Absolument pas, j'en suis fier... Les Matarèse suivent des règles bien précises en ce qui concerne le routage des capitaux. Lorsqu'il est possible de retrouver la trace de ces versements, seuls certains circuits sont empruntés, qui sont en parfaite adéquation avec les lois en vigueur du pays destinataire. Dans le cas d'une somme très importante, c'est avec une société comme la mienne - en fait avec ma société et pas une autre - que les... - Quand donc allez-vous cesser de vous chamailler comme deux coqs! s'emporta Benjamin Wahlburg en s'interposant entre Whitehead et Fowler, les regardant tour à tour. Mettez un peu vos ego de côté, nous avons d'autres chats à fouetter. " L'animosité ne disparut pas, mais la conversation prit une tout autre tournure. Ils entrèrent enfin dans le vif du sujet, reprenant la question d'Albert Whitehead, quelques jours plus tôt : que se passait-il donc? Les réponses fusèrent, se bousculant, chacune venant souvent contredire la précédente. Certains reprochaient à Amsterdam un manque de poigne, d'autres parlaient de possibles défections, pour l'appât du gain ou par crainte de perdre leur trône. On discuta ensuite du rôle joué par Julian Guiderone, suivant le peu d'informations fournies par Leonard Fredericks. " Ou est Guiderone à présent? demanda Albert Whitehead. - Quelque part au Moyen-Orient, paraît-il, répondit Wahlburg. Mais il ne s'agit peut-être que d'une rumeur. Personne n'en sait trop rien. - Je connais quelques personnes des services secrets, ajouta Nichols, Je vais voir s'ils peuvent nous donner un coup de main. - Un coup de main pour retrouver un homme censé être mort voilà vingt ou trente ans? grogna Fowler d'un air sarcastique. - Jamieson, interrompit Whitehead, vous n'avez pas idée du nombre de morts qui ressuscitent quelques années plus tard. Vous en seriez surpris. A ce propos, la dernière rumeur en ville est que vous êtes la réincarnation de Jimmy Hoffa ! - Très spirituel, répondit Fowler, avant de se tourner vers Wahlburg. En admettant que Stuart obtienne des renseignements, ce qui m'étonnerait fort, qu'est-ce que Guiderone peut faire? - Ce qu'il voudra; il a toutes les cartes en main. Pour ma part, je serais enclin à aller parler à Julien. Quoi qu'en dise sa légende, c'est un homme civilisé, si tant est que l'on soit honnête envers lui. Le Hollandais, lui, peut tenir une conversation sensée et raisonnable, mais au fond, c'est un dangereux psychopathe. - Mais que peut-il faire ? insista Whitehead. C'est ça la vraie question. Jamieson a raison. - Merci, Al. - Je n'ai jamais prétendu que vous étiez stupide, Jamieson, je dis juste que vous ne faites aucun effort. En l'occurrence, votre intervention était pertinente. " Whitehead regarda le banquier. " Je répète encore une fois la question, Ben. Si nous trouvons Guiderone, que pourra-t-il faire? Il n'a pas d'ordres à donner à Amsterdam. - Et c'est d'Amsterdam que vient l'argent! s'exclama Nichols, l'avocat. - Certes, acquiesce Wahlburg, mais cet argent, d'où sort-il ?... Eh bien, je vais vous le dire. Il l'a hérité de son grand-père, c'est l'immense fortune du Baron de Matarèse - sa fortune plurielle - dispersée aux quatre coins du monde. Et qui est Julien Guiderone ? D'où sort-il ? Là encore, je vais éclairer votre lanterne. Il est le fils du Berger, Nicholas Guiderone, choisi par le Baron pour mener à bien le grand projet de sa vie, ses rêves et son idéal. - Où donc voulez-vous en venir, Ben? l'interrompit Fowler. Arrivez au fait, je vous en conjure! - Le fait, comme vous dites, est un point très subtil, Jim. Mais tout aussi puissant que la fortune du petit-fils. - Vous allez devoir nous expliquer ça, déclara Stuart Nichols. - C'est une histoire vieille comme le monde, tout comme celle des prophètes de l'Ancien Testament et de leurs descendants, les convertis pour qui leurs paroles étaient sacrées. - Arrêtez de nous parler par images et références talmudiques, Ben, protesta Whitehead. Ce qui nous préoccupe se passe ici et maintenant. Allez droit au but. - Voilà pourquoi c'est ancré dans la réalité, reprit Wahlburg d'un air mystérieux. Cela remonte à des temps immémoriaux... Dieu sait combien Jésus était pauvre, il n'avait aucun moyen financier, pas de fortune à dépenser pour répandre ses convictions à travers le monde. Pourtant, quelques dizaines d'années après sa crucifixion - moins d'un demi-siècle plus tard - le christianisme se répandit dans tout le monde civilisé d'alors. Et c'étaient les convertis qui détenaient les grandes fortunes du moment. - Et alors ? s'impatienta Nichols. - Alors ses idées, ses prophéties - ses rêves - étaient partagés par tous ceux qui croyaient en lui. L'argent n'entrait pas en ligne de compte. - Et alors ? grogna Fowler bouillant de frustration. - Imaginez qu'un de ces disciples, et pourquoi pas Jésus lui-même, révélait dans son dernier souffle que tout ceci n'était qu'un canular, un délire égocentrique destiné à diviser les Juifs? Qu'est-ce qui arriverait alors ? - Je n'en sais fichtre rien! répondit Whitehead avec colère. - Le christianisme serait tombé à l'eau, les fidèles auraient été en totale perdition, leur engagement, le but de leur vie, tout ça pour rien, réduit à néant... - Bon sang, Ben, pitié! l'interrompit Fowler furieux, se raidissant dans son fauteuil. Qu'est-ce que cette histoire débile a à voir avec nous ? - Al n'a pas tort quand il dit que vous ne faites aucun effort, Jim. - Nom de Dieu ! Expliquez-vous donc au lieu de me faire la morale! - Faites travailler vos neurones, messieurs ", déclara Wahlburg. Il se leva et, en bon banquier qu'il était, prit un ton de conférencier comme s'il s'était trouvé devant un parterre de jeunes MBA23. Il parlait lentement, très posément. " Il existe un phénomène d'attirance-répulsion entre les ressources financières à proprement parler et les circuits d'influence par lesquels elles doivent automatiquement circuler. Pendant que le Hollandais, le petit-fils, opère dans l'ombre la plus totale, distant et inaccessible, Julian Guiderone, le fils du Berger, l'Elu, voyage à travers le monde, pour surveiller et encourager les troupes de Matarèse. Sur le papier, ils ne peuvent rien faire l'un sans l'autre, mais en réalité, les troupes, les convertis, ne croient qu'à celui qu'ils voient et qu'ils connaissent. Finalement, c'est l'influence qui triomphe sur l'argent sonnant et trébuchant, pour la simple et seule raison qu'on s'est habitué à la présence de son représentant. Il suffit de fréquenter les places boursières pour vérifier l'exactitude de cette théorie, en bien ou en mal. - Si je vous comprends bien, annonça pensivement Whitehead, Guiderone a le pouvoir de redresser la barre et de nous tirer de cette mauvaise passe, ou bien de tout envoyer valser et nous faire perdre toutes nos billes. - Exactement. Et soyez assuré qu'il en a parfaitement conscience. - Alors, trouvez-le! s'écria Jamieson Fowler. Dénichez-moi ce foutu fils du Berger! " Craignant que Bahreïn ne soit dangereux, Julian Guiderone se rendit à Paris, informant Amsterdam de sa destination et de la durée de son séjour. Comme prévu, Matareisen était froid, et son message était clair : le vieillard connu comme étant le fils du Berger n'était plus homme à vénérer. Qu'il en soit ainsi. La vénération reviendrait bientôt, quand le jeune loup réaliserait qu'il n'était rien sans lui. C'était la fin de l'après-midi, et les voitures circulaient difficilement avenue Montaigne - des taxis, surtout, et des limousines, déposant leurs hommes d'affaires devant les portes des hôtels de luxe. Guiderone observait l'agitation de la rue, debout devant la fenêtre. Les quelques semaines qui allaient suivre, songea-t-il, allaient être un préambule au chaos et le début de la prise de contrôle. Beaucoup de ces hommes descendant d'automobiles dans cette avenue symbole de richesse et d'opulence allaient devoir faire face au plus grand crack financier de l'histoire et voir leur empire sécurisant s'effondrer. Adieu les hauts postes de cadres, les privilèges, les administrateurs allaient annuler tous les plans de retraite, les avantages, les rentes, préférant affronter les tribunaux que risquer le désastre financier. Avec ou sans Jan Van der Meer Matareisen, le plan se déroulerait en temps et en heure prévus. Van der Meer ignorait tout de la justesse des vers de Shakespeare : " Entre le premier mobile d'un acte plein d'horreur et le geste qui l'accomplit, tout l'intervalle est comme un rêve éveillé et hideux. " Il fallait isoler ce " rêve éveillé et hideux ", le sortir de l'équation pour pouvoir l'évaluer et passer outre. Parce que " l'acte plein d'horreur " prévalait sur tout le reste. L'opération ne pouvait souffrir la moindre précipitation ou le moindre retard. Tout devait se dérouler avec une précision de métronome. Une onde de choc qui paralyserait toutes les nations industrielles. Et c'est de cette paralysie, bien que temporaire - seulement quelques semaines, un mois au maximum - que dépendait la réussite. Ce court délai suffirait aux légions des Matarèse pour s'engouffrer dans les brèches et prendre les places vacantes. Matareisen devait apprendre qu'il n'était pas permis de se laisser aller au doute, même par provocation. Les doutes étaient autant de pièges disposés sur le chemin de la plus grande victoire des Matarèse. Comment ce petit insolent pouvait-il l'ignorer? La sonnerie du téléphone retentit, faisant sursauter Julian. A part Amsterdam, personne ne connaissait son numéro à Paris. Sauf quelques magnifiques femmes prêtes à prodiguer leurs faveurs en échange d'argent ou de bijoux de luxe... aucune d'entre elles, pourtant, n'était au courant de sa venue à Paris... Il alla à la table et décrocha le combiné. " Allô? - C'est Eagle, Mr. Guiderone. - Comment diable avez-vous eu ce numéro? Vous devez entrer en contact avec Amsterdam, personne d'autre ! - C’est Amsterdam lui-même qui m'a donné votre numéro. - Que se passe-t-il de si extraordinaire ? - Je ne lui ai pas tout expliqué. Je pensais qu'il valait mieux ne pas le faire - pour vous. - Quoi? Vous cachez des choses à Keizersgracht? - Je leur ai dit - je lui ai dit - que je voulais vous joindre pour une raison qui n'avait rien à voir avec l'entreprise. J'ai toujours été loyal, aussi a-t-il accepté mon explication. - Sans difficulté, j'imagine. Apparemment je ne fais plus partie de sa liste des VIP. - Ce serait stupide de la part d'Amsterdam, Mr. Guiderone ! s'exclama Eagle de Washington. Vous êtes le fils du Berger... - Je sais, je sais, l'interrompit Julian. Pourquoi cherchez-vous à me joindre? Qu'est-ce qui se passe de si exceptionnel? - Une enquête officieuse est menée par des gens des services secrets. Ils cherchent à savoir où vous êtes. - Cela n'a aucun sens! Les services de Washington m'ont déclaré mort voilà plusieurs années. - Quelqu'un semble penser que vous êtes toujours en vie. - Encore cette vermine! hurla Guiderone. Beowulf Agate! - Vous voulez parler de Brandon Scofield, n'est-ce pas? - Exact. Où est-il? - A Londres. - Et qu'attend donc notre contact? Il avait reçu des ordres ! Qu'il fasse sa peau à ce salaud! - C'est un mystère, pour nous comme pour Amsterdam. Notre homme à Londres est injoignable. - Qu'est-ce que vous racontez? - C'est à croire qu'il a disparu. - Quoi ? - Toutes nos voies de communication avec lui sont hors service. J'ai essayé chacun des accès que nous possédons ici à Langley, sans succès. - Bon sang, mais qu'est-ce qui se passe? - J'ai bien peur de ne pas pouvoir répondre à votre question, Mr. Guiderone. - C'est cette vermine, Eagle ! s'exclama le fils du Berger d'une voix rauque. Il est à Londres, moi à Paris, seule une demi-heure d'avion nous sépare. C'est à qui de nous deux fera le premier pas. - A votre place, je serais très prudent. Il est surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. - C'est justement là son point faible, Eagle. Moi, je ne le suis pas. " XXIX Brandon Scofield, vêtu de son peignoir du Savoy, faisait les cent pas devant la baie vitrée qui donnait sur la Tamise. Antonia était encore attablée, picorant sur un plateau un petit déjeuner qui, se disait-elle, lui tiendrait bien jusqu'à la fin de la semaine. Derrière la porte de leur mini-suite, trois hommes du MI5 patrouillaient dans le couloir, leurs armes dissimulées sous leurs vestes blanches de personnel d'étage. D'autres équipes assuraient régulièrement la relève, respectant, à la lettre, l'emploi du temps des employés du Savoy, ce qui les rendait indissociables de ces derniers. " Sir Gras Double nous a mis en cage comme des animaux ou des lépreux de Molokai! protesta Beowulf Agate avec dépit. Et même pas dans une suite décente par-dessus le marché! - Le problème, comme te l'a expliqué Geof, c'est que les grandes suites ont plusieurs portes d'entrée. A quoi bon multiplier les risques d'une attaque surprise? - Certes, mais comme je l'ai déjà dit, plus de portes d'entrée égalent plus de portes de sortie en cas de pépin, répliqua Scofield. Pourquoi se priver de cette possibilité ? - Ça c'est l'affaire de Geoffrey. Nous sommes sous sa responsabilité après tout. - Et le fait que nous ne puissions pas l'appeler, ce n'est pas une belle connerie ça aussi? - Les standards des hôtels gardent toujours une trace des appels vers l'extérieur pour la facturation, tu le sais, et Geof ne prendra pas plus de risques avec les portables à cause des scanners... Du moins pas pour des appels te concernant. - C'est bien ce que je dis, on nous a mis en cage. On serait en taule ça serait pareil! - Je doute que le service d'étage y soit comparable, sans parler des chambres, Bray. - Je n'aime pas ça. J'étais meilleur que Gras Double il y a une vingtaine d'années et c'est toujours vrai aujourd'hui. - Tu ne peux nier, Bray, qu'il excelle dans son domaine... - Je sais comment assurer mes arrières, pas lui ! s'exclama Scofield avec un énervement juvénile. A quoi bon multiplier les systèmes de sécurité, tout est déjà assez compliqué comme ça ! Qu'est-ce qu'il croit? Que les garçons d'étage sont aveugles et complètement idiots? - Je suis sûr qu'il a aussi réfléchi à ce problème. " Quelqu'un frappa à la porte. Bray sursauta et traversa la pièce comme une fusée. " Oui, qui est-ce? - Mrs. Downey... répondit une voix hésitante. C'est pour le ménage. - Ah, oui! " Scofield ouvrit la porte, quelque peu surpris de découvrir une femme d'un certain âge; sa silhouette longiligne, sa stature droite et altière, son visage aux traits ciselés d'aristocrate étaient fort mal assortis à l'uniforme bleu clair satiné des femmes de chambre du Savoy, et encore moins à l'aspirateur de service et aux chiffons à poussière. " Entrez, je vous en prie. - Non, non, ne bougez pas... inutile de vous déranger protesta Mrs. Downey, s'adressant à Antonia qui avait commencé à sortir de table. - Aucune importance, lui répondit Toni. Je ne peux plus rien avaler, de toute façon. Vous pouvez débarrasser. - Certes, mais je ne suis pas venue pour ça. Un garçon d'étage s'en chargera... Avant toute chose, permettez-moi de me présenter. Pour l'instant, je m'appelle Downey, Mrs. Dorothy Downey, un joli nom, bien comme il faut; je l'ai choisi moi-même; et je fais officiellement partie du personnel du Savoy, avec des références irréprochables - service entretien. Ça, en revanche, ce n'est pas la meilleure idée qu'ils aient eue! Je serais bien incapable de faire un lit correctement selon les standards de l'hôtel même si ma vie en dépendait! En réalité, je suis cryptographe, et pour le moment, je suis votre unique contact avec Sir Geoffrey Waters. - Il se fiche de nous, nom de Dieu... - Tout doux, Bray... Et comment peut-on vous contacter, Mrs Downey ? - Voici le numéro ", poursuivit la cryptographe du MI5. Elle se dirigea vers Antonia et lui tendit un morceau de papier. " Apprenez-le par cœur et brûlez-le. - Avant toute chose, détaillez-nous les systèmes de sécurité concernant ce numéro, rétorqua Scofield, méfiant. - Sage précaution... Il s'agit d'une ligne directe et protégée, qui ne passe pas par le standard, et qui est reliée au petit bureau mis à ma disposition par le Savoy. Ensuite j'ai ma propre liaison stérile avec Sir Geoffrey Waters. Vous voilà rassuré? - Tu parles! Je suis prêt à parier que votre liaison n'est pas plus stérile que vous. - Bray!... " L'efficacité de Mrs Downey, femme de chambre de son état, ne cessait d'agacer Scofield; cette femme était d'une compétence hors pair. Les informations circulaient avec rapidité entre Waters, Brandon, Pryce et Leslie - ces derniers étant installés incognito au Blakes Hotel à Roland Gardens. Telles les pièces d'un puzzle s'assemblant une à une, l'objectif suivant leur apparut bientôt. Amsterdam. Tous les regards se tournèrent vers la Hollande. Il y eut, tout d'abord, les petits indices trouvés dans l'appartement de Myra Symond, qui allaient faire l'objet d'une analyse approfondie. Puis, les appareils et les documents de McDowell emportés de Wichita et acheminés en avion-cargo jusqu'à Amsterdam. Grâce au pointillisme d'un chef de service d'Atlantic Crown qui, voulant se couvrir en cas de problème, avait exigé des renseignements de la part des " déménageurs ", la CIA avait pu connaître le numéro de vol et la compagnie aérienne, en l'occurrence la KLM. On allait mener enquête... parmi les équipes au sol ou navigantes; quelqu'un devait forcément savoir quelque chose. Peut-être avait-on aperçu les personnes venues récupérer le matériel, ou encore leurs véhicules ? Les éclaireurs retournaient toutes les pierres, conscients qu'Amsterdam était la clé ouvrant la première porte du dédale matarésien. Les fruits de leurs recherches étaient rassemblés puis stockés dans un ordinateur au MI5. Aucune découverte extraordinaire, toutefois, à attendre, un simple travail de fourmis... On progressait pas à pas, par recoupements, par associations; le mode de transport utilisé réduisait notablement le nombre d'utilisateurs potentiels : affréter un avion-cargo pour un vol international représentait une somme de tracasseries administratives - douanes et inspections en tout genre - qui était loin d'être négligeable même pour le multimillionnaire moyen. On dressa également la liste de tous les canaux où figurait la lettre " K ", quelle que soit sa position. Il y avait une douzaine de noms en lice, chacun avec une belle sonorité " K ". " Listez-moi tous les résidents, ordonna Waters à l'un de ses assistants. - Ça représente des milliers de personnes, Sir Waters ! - Oui, je m'en doute bien. Pour chaque, quand c'est possible, je veux les renseignements de base - salaire, profession, situation maritale. Pour l'instant, ça suffira… - Ça va nous prendre des semaines, Sir Waters, pour dresser une telle liste ! - Trop long, il faudra accélérer la cadence. De toute façon, nous n'avons pas le choix. Qui est notre agent de liaison avec les services hollandais ? - Alan Poole. - Dites-lui de se rendre à Situation Black et de se mettre en rapport avec son homme en Hollande. Expliquez-lui que nous avons besoin d'une couverture - trafic de drogues ou de pierres précieuses, comme il veut. Les compagnies de télécom ont des fichiers complets sur leurs abonnés, zone par zone. Nos collègues néerlandais peuvent y avoir accès sans difficulté; nous leur enverrons un de nos gars pour récupérer les données. Il faut bien prendre le problème par un bout… - Ce sera fait, Sir Waters, répondit l'assistant, en se dirigeant vers la porte. J'appelle Poole immédiatement. " Le volume d'informations fournies par les services secrets néerlandais s'avéra plus que conséquent. Pas moins de six analystes du MI5 planchèrent sur les données pendant trente-huit heures sans relâche, éliminant les candidats les plus improbables. De plusieurs milliers, ils réduisirent la liste à quelques centaines; on recommença alors l'opération avec cette nouvelle sélection. Casiers judiciaires et autres documents de police furent compulsés; relevés bancaires, transactions financières furent passés au crible; sociétés, commerces et autres lieux de travail virent leur comptabilité épluchée, afin d'y repérer d'éventuelles pratiques douteuses. Personnel au sol et membres navigants furent interrogés par des agents du MI5 parlant le néerlandais à propos du vol cargo en provenance de Wichita. Cette dernière initiative permit de recueillir de bien curieuses révélations. On releva, entre autres, cette conversation étrange entre un agent du MI5 et le chef d'équipe du service de fret : Agent du MI5 : Vous vous souvenez de cet avion? Chef d'équipe: Bien sûr que je m'en souviens. Il était plein de caisses de matériel sans la moindre étiquette! Sans tampon, ni indication de destination... et personne des douanes ne s'est montré. Ça aurait pu être n'importe quel type de contrebande - même du nucléaire! Pas le moindre képi ne s'est donné la peine de venir vérifier ce qu'on déchargeait ! MI5 : Vous rappelez-vous qui est venu chercher le chargement, qui a signé le reçu? Chef d'équipe : Faut voir ça à l'intérieur, au comptoir d'enlèvement. Les ordinateurs de la zone d'enlèvement n'avaient gardé aucune trace du vol de Wichita. C'était comme si l'avion n'avait jamais atterri ni même existé. L'agent du MI5 continua à prendre des notes pendant l'audition du personnel des douanes. MI5 : Qui était de service cette nuit-là? L'opératrice derrière son ordinateur : Un instant, je vérifie... Il y avait peu de transit ce soir-là; du coup le gros de l'équipe est partie de bonne heure. MI5 : Qui est resté? Opératrice : Apparemment un remplaçant, du nom de Arnold Zelft, était de garde. MI5 : Un remplaçant? Opératrice : Nous avons un vivier de remplaçants, bien souvent des employés à la retraite. MI5 : Où pourrais-je retrouver ce Zelft? Opératrice : Attendez, que je consulte le registre... Tiens, c'est bizarre, il ne figure nulle part! Il n'y avait personne du nom d'Arnold Zelft dans l'annuaire, pas plus que sur liste rouge, dans toute la Hollande. Lui non plus n'existait pas. Toutes ces données contribuèrent à réduire la liste des suspects à seulement soixante-trois riverains des canaux. Cet affinage fut rendu possible grâce à divers documents, tels que dossiers de police, pièces comptables, registres bancaires, mais également à des informations glanées çà et là auprès de voisins, d'amis ou d'ennemis. Les analystes du MI5 poursuivirent leurs recherches, définissant de nouveaux critères pour mettre hors course d'autres prétendants. La liste finale compta alors seize noms et adresses. Dès lors, des équipes de surveillance furent mises en place nuit et jour. En quarante-huit heures de surveillance, certains faits curieux furent rapportés par les agents en planque : six couples des canaux " K " s'envolèrent pour Paris et s'installèrent dans des hôtels différents tout en restant en contact les uns avec les autres, d'après les informations rapportées par les standards. Trois maris quittèrent leur domicile pour des rendez-vous d'affaires, deux d'entre eux passèrent la nuit avec des femmes, un autre se saoula au point d'en perdre connaissance. Celui-ci fut ramassé par des étrangers en voiture et emporté en direction de la campagne. Etait-il réellement saoul ou avait-il joué la comédie? Le restant des " candidats " consistait en quatre couples, une veuve assez âgée et deux hommes célibataires. Comme tous les autres, ils étaient riches, et jouissaient d'une influence qui les avait amenés à fréquenter des personnalités du gouvernement plus ou moins haut placées. De plus, l'origine de leurs revenus considérables était, bien entendu, d'une grande complexité et des plus difficiles à déterminer. Cela était tout particulièrement le cas de l'un des deux célibataires - un certain Jan Van der Meer - qui vivait dans une demeure très élégante sur le Keizersgracht. Les fichiers de renseignements le présentaient comme un homme d'affaires internationales, à la tête de puissants holdings : la version hollandaise du spéculateur financier. Enfin un indice! Puis un second! Le premier fut découvert par un des agents du MI5, parlant hollandais, qui s'était fait passer pour un enquêteur réalisant des sondages pour le compte d'une société de cosmétiques. Au hasard des conversations avec les proches voisins de Van der Meer, il apprit que des limousines d'une certaine société de location se rendaient fréquemment à la résidence de ce dernier. La société en question prétendit ne pas connaître Jan Van der Meer et encore moins l'avoir comme client. Une petite enquête auprès de la chambre de commerce révéla que cette agence de location appartenait en fait à un groupe financier baptisé Argus Properties - l'un des nombreux holdings de l'empire Van der Meer; la duperie, bien qu'explicable dans certains cas, restait néanmoins fort troublante. On ordonna de plus amples recherches. Où mèneraient-elles ? La deuxième découverte, profondément enfouie dans le passé, fut le produit miraculeux de la chance et du recoupement d'informations ! Une découverte capitale - à tel point qu'elle rendait caduque toute autre investigation. Ils avaient trouvé la maison, au 310 Keizersgracht, le " canal des Césars ". Un ordinateur des services secrets néerlandais repéra une anomalie de fonctionnement dans une routine de recherche, ce qui signifiait la plupart du temps qu'une donnée ancienne avait été effacée d'un fichier. En l'occurrence, une donnée datant de vingt-quatre ans. Une vaste fouille informatique fut lancée, couvrant tous les fichiers gouvernementaux ainsi que ceux des tribunaux depuis l'origine de l'effacement. Vingt-quatre années. On finit par remonter jusqu'au tribunal civil d'Amsterdam, plus précisément jusqu'à la division des Titres et Nomenclature. Une seconde recherche, manuelle cette fois, fut entreprise au sein des archives du tribunal; le document fut exhumé puis passé au spectrographe à rayons X. Les informations manquantes furent repérées et rééditées. Un étudiant en droit de dix-neuf ans à l'université d'Utrecht avait fait changer son nom, ou, plus exactement, l'avait fait modifier; son véritable nom de famille avait été occulté. Depuis ce jour, il était connu sous le nom de Jan Van der Meer, et non pas Jan Van der Meer Matareisen. Matareisen. Matarèse en hollandais. La dernière pièce du puzzle était en place. Julian Guiderone prit une chambre au Park Hotel sous le nom de Paravacini. Tous les grands hôtels de la planète connaissaient la réputation des Paravacini, l'une des dynasties les plus riches d'Italie; elle méritait donc bien qu'on lui déroule le tapis rouge. Afin d'accomplir l'objectif de sa venue à Londres - l'élimination pure et simple de Brandon Alan Scofield alias Beowulf Agate - Julian se devait de mettre la main sur l'émissaire des Matarèse à Londres, un certain Leonard Fredericks. A en croire les dires de leur taupe infiltrée à Langley, il semblait s'être évanoui dans la nature. Pourtant, un homme comme Fredericks n'était pas du genre à jouer les filles de l'air. Il pouvait, de temps à autre, se trouver un bon prétexte pour s'absenter, mais jamais disparaître sans prévenir, ne serait-ce qu'à cause du risque encouru - à savoir celui de sa propre exécution. Fredericks était grassement payé pour ses services, et comme beaucoup de ses collègues de l'ombre, il jouissait d'un luxe et d'une opulence à faire pâlir d'envie un prince saoudien. Guiderone ne se contentait pas des seuls agents Matarèse comme moyens d'information; il avait son propre réseau, ses propres sources. L'une d'elles n'était autre que la femme de Leonard Fredericks, une malheureuse prise au piège d'un mariage impossible sans nul espoir de sortie. Pour ne pas éveiller les soupçons, ils étaient convenus de se rencontrer à l'exposition islamique au Victoria et Albert Museum. Il était connu que Mrs. Fredericks s'intéressait à l'art oriental. " Vous savez bien que Leonard ne me raconte jamais ce qu'il fait pendant ses voyages ", répondit Marcia Fredericks, revêche, alors qu'ils étaient assis sur un banc de marbre à l'intérieur du musée. Une bonne moitié de la salle d'exposition était remplie d'étudiants et de touristes. Guiderone surveillait la voûte d'entrée, prêt à se lever et à quitter les lieux au moindre regard indiscret. " J'imagine qu'il est parti voir une de ses maîtresses à Paris, ces soi-disant " séminaires d'économie " ! - A-t-il précisé quand il rentrerait ? - Oh oui, il a d'ailleurs bien insisté sur ce point. Il rentre demain. Je suis de corvée, comme d'habitude; voilà pourquoi il a été aussi précis! Je dois préparer un rôti pour deux de ses collègues qui viennent dîner. - Considérant l'état pitoyable de votre mariage, je vous trouve bien bonne avec lui. - C'est par simple curiosité. Cela fait deux ans qu'il couche avec cette femme. - Il a un sacré culot tout de même. - Je ne vous le fais pas dire, mon cher. Il les lui faut toutes, pourvu qu'elles aient les tétons qui se dressent. - Ecoutez-moi, Marcia, je dois rencontrer Leonard, mais il ne doit en aucun cas savoir que nous nous sommes vus - pas même que je suis ici à Londres. - S'il vient à l'apprendre, ça ne sera pas de ma bouche. - Très bien. Je suis descendu au Park Hotel sous le nom de Paravacini ... - Oui, je me souviens, vous séjournez souvent là, l'interrompit Mrs. Fredericks. - C'est pratique. La famille y est très bien vue, et en plus, ce sont des amis. Dites-moi, lorsque Leonard rentre de voyage, a-t-il coutume de vous appeler avant d'arriver chez vous? - A chaque fois... pour me transmettre les ordres. - Prévenez-moi sitôt qu'il vous aura appelée. Il viendra directement du bureau ou de l'aéroport, j'imagine? - Sans doute. A moins qu'il ne décide de faire un petit crochet, le vieux vicelard. - Je l'intercepterai après votre appel. Il se peut qu'il soit un peu en retard pour le dîner. Ne l'attendez pas. " Marcia Fredericks se tourna légèrement et adressa à Julian un regard implorant. " Quand pourrai-je reprendre ma liberté, Mr. Guiderone ? Je vis un véritable enfer ici. - Vous connaissez les règles. En théorie, jamais... mais je verrai ce que je peux faire - en tout cas, pas maintenant. - Mais je ne les connais pas ces fichues règles! Je sais simplement qu'il existe des règles parce que Leonard m'en a parlé, mais j'ignore ce qu'elles exigent et pourquoi elles existent. - Vous savez néanmoins qu'elles justifient tout l'argent que votre mari ramène à la maison. - Je me fiche de l'argent! interrompit l'épouse. Et je n'ai pas la moindre idée de la façon dont il le gagne. " Guiderone dévisagea Marcia; leurs regards se figèrent. " Bien sûr, je n'en doute pas, ma chère, répondit-il d'un ton apaisant. Tenez bon encore un moment. En général les choses finissent toujours par se décanter d'elles-mêmes. En attendant, je compte sur vous. - Oui. Le Park Hotel. Paravacini. " C'était le début de soirée; les lampadaires dans cette banlieue résidentielle de Londres venaient juste d'être allumés et les fenêtres s'éclairaient déjà sur les façades des demeures bourgeoises, mettant en valeur leur sage alignement. La nuit tombait vite dans ces quartiers proches de la ville, la proximité des maisons empêchant les derniers rayons du soleil de se répandre dans les rues. Dans l'une de ces rues, une berline des plus banales était garée en face de la maison de Leonard Fredericks. Julian Guiderone était assis derrière le volant. Il fumait une cigarette, le bras gauche reposant sur le siège du passager, les yeux rivés au rétroviseur. Ils étaient là - une paire de phares; une voiture roulant, à faible allure, dans sa direction. Leonard Fredericks ! Partant de la théorie souvent vérifiée qu'une bonne frayeur délie la langue, Julian tourna la clé de contact et déboîta juste devant la voiture de Fredericks. Celui-ci écrasa les freins et s'arrêta, dans un crissement de pneus, à quelques centimètres du capot du véhicule. Guiderone resta assis, immobile, attendant la réaction. Elle ne se fit pas attendre; Fredericks s'extirpa de son siège, en vociférant. " Qu'est-ce que vous foutez, bordel? s'écria-t-il. - Je crois que c'est plutôt moi qui devrais vous poser cette question, Leonard ", rétorqua Julian, calmement. Il sortit de la voiture grise et dévisageant l'ambassadeur des Matarèse à Londres : " J'attends une réponse... - Mr. Guiderone ?... Julian ?... Nom de Dieu, qu'est-ce que vous faites ici? - Je réitère ma question, qu'est-ce que vous fichez ? Personne n'arrive à mettre la main sur vous; vous ne répondez à aucun appel ni à aucun de nos messages codés. Comme le dit Eagle, vous vous êtes évanoui dans la nature. C'est pour le moins déconcertant. - Bon sang, vous êtes quand même bien placé pour savoir ce qui se passe! - Savoir quoi? - C'est pour ça que je me suis pris ces petites vacances... en attendant que les choses soient clarifiées. - Savoir quoi, Leonard ? insista Guiderone, sèchement. - Amsterdam est mis en quarantaine! Jordan m'a fait passer le message de votre part. - De ma part?... - Oui, de votre part! Il m'a dit aussi que vous étiez particulièrement satisfait de mon travail, qu'il était votre messager personnel. - Mon messager personnel? - Oui, je vous assure. Il savait tout sur le K-Gracht, l'Atlantic Crown, Swanson & Schwartz, et même sur cette grande gueule d'avocat, ce Stuart Nichols, et aussi sur Wahlburg et Jamieson Fowler. Tout, je vous dis! - Calmez-vous, Leonard... Dites-moi, qui est ce Jordan... - Le banquier américain, Julian ! poursuivit Fredericks, au bord de la panique. Andrew Jordan! Naturellement j'ai vérifié ses antécédents. Tout est authentique, sauf cette plainte déposée au ministère, bien sûr; un simple prétexte pour me rencontrer... J'ai donc suivi vos instructions - celles que Jordan m'a transmises. J'ai annoncé aux Américains qu'ils devaient rester à l'écart d'Amsterdam. - Vous leur avez cité vos sources? - Non, conformément à votre désir. - Cet Andrew Jordan, Leonard, décrivez-le-moi. - Vous le décrire? " Fredericks n'y comprenait plus rien. " N'ayez crainte, dit Guiderone pour le rassurer. J'aimerais simplement savoir s'il a appliqué les consignes que je lui ai données; il devait se déguiser, pour tout vous dire... Somme toute, je l'envoyais en terrain ennemi. - Eh bien ...Tout ce que je peux dire c'est qu'il est plus âgé que moi; à peu près votre âge. Ah oui, il y avait quelque chose de bizarre chez lui... Sa tenue était un peu trop décontractée pour un banquier de cette pointure, vous voyez... Mais, comme vous dites, il était en tenue de camouflage... - La vermine des vermines " ! articula le fils du Berger d'une voix sourde. Ses soupçons étaient confirmés et sa rage à son apogée. " Je vous demande pardon? - Non, rien... Revenons à ce travail qu'Amsterdam vous a demandé d'effectuer - avant qu'il ne soit mis en quarantaine - à savoir l'élimination de cet Américain, Brandon Scofield. Où en êtes-vous ? - Au point mort, répondit Leonard Fredericks. Il est hors d'atteinte. On dit que lui et sa femme sont sous protection rapprochée dans un grand hôtel - un de ceux qui coopèrent avec le MI5. Dire qu'il est hors d'atteinte est un euphémisme. - Hors d'atteinte, vraiment? répéta Julian, d'un ton glacial. Bougre d'abruti, vous avez passé près d'une heure avec lui! Cet Andrew Jordan, qui donc croyez-vous que c'était ? - C'est impossible, Mr. Guiderone ! Il savait à propos des feux d'artifice, des feux d'artifice de la Méditerranée. - Il le savait ou c'est vous qui le lui avez dit? - Eh bien, en réalité, on s'est compris mutuellement... - Montez dans ma voiture, Leonard, il y a d'autres sujets dont je veux vous entretenir. - Non, là ce n'est pas possible, Julian. Marcia et moi avons des invités. Elle a préparé un rôti... - Le dîner peut attendre, pas nos affaires. " Leonard Fredericks ne revint pas pour le dîner. Lorsque Mrs. Fredericks décida que le repas ne pouvait plus être retardé, elle et ses invités se mirent à table et dégustèrent un excellent rôti. La cerise sur le gâteau, ce fut le coup de téléphone qu'elle reçut dans la soirée. Elle décrocha dans le petit salon et entendit ces mots : " Je crains que votre époux ne soit indisponible pour une durée indéfinie, ma chère. Puisque sa mission est apparemment confidentielle, il n'y a aucun moyen de déterminer combien de temps il sera parti. En attendant, l'accès à tous ses comptes bancaires vous est autorisé. Des instructions suivront... Vous êtes libre, Marcia. - Je ne vous oublierai jamais. - Mauvaise réponse, ma chère. Vous devez m'oublier. A tout prix. " Cameron Pryce fit un bond hors du lit lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Il tendit le bras vers la table de nuit pour décrocher mais Leslie Montrose s'était déjà redressée. " Il est deux heures du matin, maugréa-t-elle en bâillant. Ça a intérêt à être important. - On va bien voir... Allô ? - Désolé de vous déranger, Cam, mais je veux que vous ayez toujours des nouvelles fraîches, dit Geoffrey Waters. - Allez-y, j'écoute. Qu'est-ce qui se passe? demanda Pryce, impatient. - Vous savez que nous avions placé le fameux Fredericks sous haute surveillance... - Leonard Fredericks, interrompit Cameron, le contact des Matarèse. - Exactement. Nos gars l'ont suivi jusqu'à Paris où il s'est livré à des activités dignes du Kama-sutra, mais en dehors de ça, rien de passionnant. - C'est pour me dire ça que vous nous réveillez? - Bien sûr que non! L'équipe de Paris a appelé notre homme à Heathrow pour le guetter à son retour qui était prévu pour ce soir. Il a réussi à repérer Fredericks au moment où il retournait à sa voiture mais il a perdu sa trace dans la cohue à l'aéroport. Après avoir tourné dans tout le secteur et vérifié toutes les sorties possibles, il s'est finalement rendu au domicile de Fredericks. Sa voiture y était mais pas lui. - Il en est sûr? - A cent pour cent. Pour commencer, Mrs. Fredericks a eu l'air très étonnée de voir la voiture de son mari, puis elle a fait entrer notre agent. Il y avait là un couple du ministère des Affaires étrangères. Ils avaient attendu en vain Fredericks pour dîner; il y avait encore son assiette vide à table. - Ces gens du ministère auraient pu être là pour une raison bidon, pour faire diversion en d'autres termes. - C'est peu probable, nous avons vérifié leur pedigree. C'est un jeune couple ambitieux, pas le genre à s'embarquer dans ce genre d'affaire, surtout pas quand nous sommes impliqués. On s'est laissé dire que la femme était un peu volage, mais ce n'est pas un crime de nos jours. - Ça ne l'a jamais été… Vous pouvez dire adieu à notre contact, Geof, encore un autre Gerald Henshaw. Il avait des passe-temps dangereux et les Matarèse ne sont pas du genre à rigoler. Avec eux, il faut que ça file droit. - J'en suis arrivé à la même conclusion. Je vais mettre son bureau sous scellés. On va tout passer au peigne fin. - Amusez-vous bien et continuez à me tenir au courant. - Comment va Leslie ? - C'est un animal fabuleux! - Très drôle ", lança Leslie, se laissant retomber sur son oreiller. Lorsque Julian Guiderone s'engagea sur Savoy Court, pour rejoindre les portes du Savoy, bordant les rives de la Tamise, il était huit heures vingt du soir. Les larges avenues de Londres étaient envahies par les piétons et les voitures qui se livraient un combat sans merci. L'esplanade était elle aussi encombrée - taxis, limousines, Jaguar et deux Rolls-Royce. Les ampoules du fronton lumineux du Savoy Theatre, berceau de la compagnie de Gilbert et Sullivan Oyly Carte, clignotaient avec frénésie, annonçant le lever de rideau imminent. Les habitués du théâtre tapotaient leurs pipes contre leurs talons, écrasaient leurs cigarettes et s'agglutinaient devant les portes cuivrées. Un soir comme les autres dans le bouillonnant Londres. Julian avait consulté son réseau d'informateurs - des hommes et des femmes âgés, pour la plupart, qui avaient rencontré bien des revers au cours de leur existence, et avec qui Guiderone s'était lié d'amitié au fil des années. Il les appelait " sa petite armée secrète ". Aucun d'entre eux ne comprenait trop le rôle qu'il leur demandait de jouer, mais chacun s'y prêtait de bonne grâce... Julian était généreux et offrait souvent de nouveaux habits pour remplacer les haillons. L'apparence vestimentaire était, pour ces gens, d'une grande importance; cela ravivait chez eux le souvenir d'une époque révolue, où ils avaient un emploi stable, où ils n'étaient pas les laissés-pour-compte - le temps de la dignité. Le fils du Berger avait étudié la liste de tous les grands hôtels qui avaient collaboré avec les autorités britanniques; aucun d'entre eux n'était à négliger. Julian envoya donc sa petite armée en quête d'informations. Voyait-on de temps en temps des individus rôder alentour, à intervalles réguliers, accomplir quelque manège étrange, des gens qui n'étaient ni des clients ou des touristes, ni des membres du personnel. Toujours soucieux de satisfaire leur mystérieux bienfaiteur, ses " enquêteurs " de l'ombre rassemblèrent une foule de renseignements - un en particulier attira l'attention de Guiderone. Une femme d'une cinquantaine d'années, aperçue à l'intérieur du Savoy en tenue de femme de chambre, partait tous les soirs entre sept heures moins le quart et huit heures; guère précis comme emploi du temps pour une femme active! De plus, chaque fois qu'elle quittait l'hôtel, elle était habillée avec une élégance suspecte; un taxi l'attendait dans l'avenue - non un bus ni la voiture très banale d'un mari. Cela ne ressemblait décidément en rien aux pratiques d'une femme ordinaire mais plutôt à celles d'un agent en mission pour le MI5. Le plan de Julian risquait d'être long et laborieux. Aucune importance, il avait flairé l'odeur de la vermine et ne la lâcherait plus! Il allait arpenter tous les étages, un à un, à la recherche du détail révélateur; car il y en aurait un, tôt ou tard. C'était là une certitude. Il trouva la faille au troisième niveau, côté Tamise. Alors que les employés du service d'étage allaient et venaient d'une porte à l'autre, portant des plateaux et poussant des tables à roulettes, certains serveurs déambulaient les mains libres, de préférence aux alentours d'une seule et même porte. Guiderone comprit. La vermine était là, avec sa charogne de femme! La légère claudication du fils du Berger se trouvait accentuée par la nervosité. Il rassembla ses idées pour mettre au point un plan d'attaque. Il lui fallait isoler les occupants derrière cette porte. Guiderone avait fait de fréquents séjours au Savoy et se souvenait du fonctionnement du service d'étage. En plus des ascenseurs de service qui menaient aux cuisines monumentales du sous-sol, chaque niveau comportait une buanderie, avec un coin-cuisine où l'on pouvait préparer thé, café, hors-d’œuvre ou sandwiches pour les commandes expresses. Prenant un air détaché, bien qu'agacé de se voir à présent boiter comme un infirme, Julian suivit un des garçons d'étage " à plateau " ; il découvrit ainsi où se trouvait la kitchenette de cet étage. II arpenta alors le couloir à l'épaisse moquette, feignant d'être perdu, et fit le compte des vrais et faux serveurs. Ils étaient en nombre égal : trois et trois; trois qui faisaient le service et trois qui ne faisaient que marcher - patrouiller pour être plus précis. La tactique à suivre germa dans son esprit. Camp de base : la buanderie. Il attendit qu'un garçon d'étage en sorte avec un plateau dans les bras pour se glisser à l'intérieur. La pièce était déserte; elle n'allait pas le rester bien longtemps. Guiderone ouvrit quelques portes donnant sur diverses réserves de nourriture et opta finalement pour celle des toilettes. Il s'y enferma, alluma la lumière, sortit son calibre 32 de la poche de sa veste ainsi qu'un silencieux caché dans la doublure de son pantalon. Il vissa le cylindre sur le canon et attendit que quelqu'un entre dans la pièce. Il sortit des toilettes, se trouvant alors nez à nez avec un garçon d'étage surpris en train de poser un plateau d'argent sur une desserte. Guiderone appuya sur la détente, la balle silencieuse tuant l'homme sur le coup. Très vite, il traîna le corps jusque dans les toilettes et referma soigneusement la porte. Quelques secondes plus tard, un deuxième employé se présenta; celui-ci était un jeune homme plutôt bien charpenté. A la vue du pistolet de Guiderone, il se précipita sur lui, jetant un seau à glace à la tête du Matarèse. Trop tard. Deux ogives fusèrent du canon, perforant la poitrine et la gorge du garçon d'étage. Le fils du Berger entraîna sa deuxième victime dans les toilettes qui commençaient à se faire exiguës. La troisième victime n'eut, heureusement pour elle, pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait. Un autre serveur, plus vieux cette fois, la silhouette mince, rapportant une table de déjeuner roulante dans la remise. Julian fit feu; le vieil homme s'écroula sur la table, mort sur le coup. Les trois corps se trouvèrent alignés sur le sol des toilettes, leur sang pourpre se répandant sur le carrelage blanc. Guiderone se tenait fin prêt pour ses prochaines rencontres, les trois dernières marches menant à la vermine qui avait sapé ses rêves pour en faire un cauchemar sans fin. Il se rendit dans le couloir, en boitant, et aperçut le premier garde du MI5 posté près de l'ascenseur, surveillant la porte de Scofield du coin de l'œil. Prenant un air déconcerté, Guiderone s'approcha de l'homme, appuya sur le bouton de l'ascenseur et s'adressa à ce dernier " Je suis complètement perdu, je le crains, annonça-t-il d'une voix suppliante. Je ne parviens pas à retrouver la suite 807. - Ce n'est pas le bon étage. Ici c'est le troisième. - Vraiment? Quelle misère ! L'âge vous réduit la vue comme le reste. J'aurais pourtant juré avoir appuyé sur le bouton huit. - Ne vous en faites pas, ça arrive à tout le monde. " La porte de l'ascenseur s'ouvrit. " Jeune homme, auriez-vous l'obligeance d'appuyer sur le huit pour moi? - Bien sûr. " Le garde pénétra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton. Au même moment, Guiderone leva son pistolet et pressa la détente. La porte de l'ascenseur se referma, emportant le cadavre au huitième étage. A cet instant précis, un deuxième garde fit son apparition au coin du couloir. Il paraissait chercher quelqu'un, inquiet de ne pas le trouver. Julian s'avança vers lui en claudiquant. " Excusez-moi, mon jeune ami, mais je ne sais que faire. Il y a eu comme une bagarre, voilà quelques instants. J'étais en train de parler à un homme, là, à côté de l'ascenseur, quelqu'un de votre âge à peu près, quand, d'un seul coup, les portes se sont ouvertes et deux types l'ont agrippé et l'ont attiré à l'intérieur. Il s'est mis à hurler et a tenté de se débattre mais il n'y avait rien à faire, ces types-là étaient de vraies brutes. Ils l'ont emmené en bas... - Rafe ! s'écria le deuxième garde du MI5 alors qu'un autre garde arrivait par les portes vitrées qui divisaient les couloirs de proche en proche. Appelle Downey, code rouge! Reste en couverture; pendant ce temps-là, je vais voir si je peux trouver Joseph. Je prends les escaliers! Appelle du renfort; qu'ils quadrillent tout l'hôtel! " Le troisième agent du MI5 voulut prendre son talkie-walkie qui était accroché à sa ceinture, mais avec un temps de retard. Guiderone se précipita dans sa direction, sortant son arme de sous sa veste. Il se jeta littéralement contre le garde médusé, faisant feu au même moment. Le bruit du coup de feu, déjà bien atténué par le silencieux, fut complètement étouffé par le corps de l'homme. Ce dernier s'écroula à terre; le fils du Berger se pencha sur lui pour fouiller ses poches sachant exactement ce qu'il allait trouver : la clé de la suite de la plus grande vermine de la planète! La douleur de sa jambe toujours plus intense, Guiderone entraîna sa cinquième victime jusqu'au bord des escaliers - les escaliers étaient rarement utilisés - puis propulsa le corps au bas des marches. Il retourna ensuite devant la porte de Scofield, bouillonnant d'impatience. Cela faisait vingt-cinq ans, un quart de siècle, qu'il attendait ce moment! Il tenait enfin sa revanche! La fin n'était plus très loin, quelques minutes tout au plus; la fin du cauchemar! Il aurait pu devenir Président des Etats-Unis! Et un homme, un seul, lui avait barré la route. Cette vermine expirerait avant que la pendule ne marque dix heures. Il était 21 h 47. En silence, le fils du Berger glissa la clé dans la serrure. Ce qui suivit ressembla à un combat de titans. Scofield était assis sur une chaise face à la Tamise, Antonia devant lui, lisant le London Times. Brandon prenait des notes sur un calepin, comme à son habitude, analysant les options possibles. Un léger cliquetis métallique provenait de la porte ! A peine audible. Antonia ne remarqua rien. Mais Beowulf Agate l'avait entendu - dans son ancienne vie, il avait appris à repérer ces sons indéfinissables, feutrés, presque imperceptibles à l'oreille. Trop souvent, ils se situaient entre l'imaginaire et le réel - entre la vie et la mort. Scofield se retourna par réflexe. La poignée de la porte tournait lentement, sans bruit. " Toni, chuchota-t-il, va dans la chambre et enferme-toi à clé. - Quoi, qu'est-ce qu'il y a Bray?... - Dépêche-toi! " Interdite, Antonia s'exécuta alors que Scofield se saisissait d'une grosse lampe de salon. Il tira sur la prise, se leva de sa chaise et prit la lampe par le milieu du pied. Il se posta à gauche de la porte, afin d'être dissimulé par le battant quand celui-ci s'ouvrirait. La silhouette claudicante d'un homme s'engouffra dans la pièce, arme au poing. Bray écrasa de toutes ses forces la base de la lampe sur la tête de l'intrus. Deux balles du pistolet au silencieux furent tirées au sol au moment où l'assaillant faisait volte-face chancelant, luttant pour garder l'équilibre, le visage couvert de sang. La surprise fut telle, que Scofield en resta un instant figé sur place. Julian Guiderone ! Il était vivant ! Plus vieux, certes, la peau tavelée par les années, mais vivant ! Le visage n'était qu'un masque de haine, les yeux étincelaient de fureur. Le fils du Berger était de retour ! Brandon retrouva ses esprits une fraction de seconde avant que Guiderone ne se rétablisse et ne redresse son arme. Il projeta la base de la lampe de salon dans le buste du Matarèse qui, sous le choc, fut projeté contre la baie vitrée. Le coup ne fit qu'aviver sa frénésie meurtrière. La folie métamorphosait son visage, une parodie de visage ensanglanté, déformé. Guiderone se jeta sur Scofield; Bray lui saisit la main qui tenait le pistolet, lui tordant le poignet pour lui faire lâcher prise. Mais rien n'y faisait. Dans sa fureur, le fils du Berger avait la force de dix hommes. " Vermine de la terre! hurlait Guiderone, la salive s'agglutinant sur ses lèvres. Crève ! - Non merci, sénateur Appleton, lui répondit Scofield, essoufflé, tentant de repousser tant bien que mal l'assaut de son adversaire. Vous vouliez la Maison-Blanche, mais c'était compter sans moi ! - Crève, vermine! " hurla encore Guiderone, fonçant sur Bray, déséquilibré. Il lui griffa le visage alors que celui-ci tentait toujours de lui arracher son arme. Ils roulèrent au sol, renversant les meubles, puis se redressèrent sur leurs jambes. Deux seigneurs vieillissants se livraient un combat sans merci, un combat à mort. Les cadres sous-verre aux murs furent réduits en morceaux, les vases de cristal volèrent en éclats. Attaques, parades, contre-attaques - les dernières convulsions d'un combat des chefs digne de la mythologie. Brandon résista tant bien que mal à la volée de coups jusqu'à parvenir à empoigner Guiderone par les vêtements, tout en maintenant l'arme à bonne distance. Il le fit basculer par-dessus son épaule, et avec une force qu'il n'avait encore jamais soupçonnée en lui, le projeta contre la baie vitrée du Savoy; le choc fut d'une telle violence que le verre de la lourde vitre se brisa en épais fragments et que la tête de Guiderone s'y empala, la gorge tranchée. Beowulf Agate tomba à genoux, à bout de souffle, le corps meurtri de douleur. XXX " On passe à l'attaque! lança Scofield. Il n'y a pas de temps à perdre, Geof ! - Je suis d'accord ", ajouta Cameron Pryce alors qu'ils étaient tous les cinq rassemblés dans la suite du Savoy aux allures de champ de bataille. Le cadavre maculé de sang de Guiderone avait été enlevé par des agents du MI5 ainsi que les débris de verre et les meubles endommagés. " Je n'ai rien contre, répondit Geoffrey Waters, mais je voudrais avant tout m'assurer que nous avons pensé à tout. - J'ai pensé à tout, insista Beowulf Agate. Je connais les Matarèse. Je sais comment ils opèrent. Chaque membre est à la fois indépendant et interdépendant. Ils ont une certaine marge de manœuvre certes, mais ils sont tous couverts par le même parapluie. Il faut frapper quand le parapluie est vulnérable, au moment où le mécanisme est grippé, et croyez-moi, à l'heure qu'il est, il est en piteux état leur pébroque ! - Indépendant et interdépendant à la fois, reprit Sir Geoffrey. Il faut examiner ça de plus près. - Qu'y a-t-il à examiner? demanda Pryce. Regardez General Mills and Wheaties, Cheerios et que sais-je encore. Ce sont des marques différentes mais toutes appartiennent à la même société. - Je ne vois pas le rapport entre tes boîtes de céréales et l'affaire, lança Leslie, assise sur un bureau, seul élément du mobilier épargné par la bagarre. - Ne raisonne pas en termes de boîtes de céréales mais plutôt en termes de serpents - ou de nids de serpents si tu préfères. Encore une fois, il faut couper la tête des serpents, de tous les serpents - indépendants et interdépendants. Guiderone était une des deux pièces maîtresses des Matarèse. - Nous avons eu Scylla, reste à trouver Charybde! interrompit Scofield. - Précisément, Bray, confirma Pryce. Maintenant que Guiderone est hors jeu, l'autre élément clé c'est Van der Meer à Amsterdam. On l'intercepte, on l'isole et on lui fait cracher le morceau, par n'importe quel moyen. On retourne sa baraque de fond en comble, à la manière de Brandon à l'Atlantic Crown. On finira bien par trouver quelque chose. - Pendant ce temps-là, les indépendants et les interdépendants ne recevront aucune instruction, ajouta Scofield. Certains ne vont pas manquer de paniquer, ils se risqueront peut-être même à envoyer des émissaires au Keizersgracht. Ce serait alors une aubaine pour nous... - Concrètement, dit Waters, quel est notre plan d'attaque ? - Pour commencer, répondit Cameron, ne pas impliquer les services secrets hollandais. C'est une bonne organisation mais on ne peut se permettre de risquer une infiltration des Matarèse. Le secret doit rester absolu. - Nous prendrons une unité de commandos en civil, conclut Sir Waters, des gens du MI6, notre branche chargée d'opérer à l'étranger. - J'en prendrai le commandement, annonça Pryce. Où se trouve Luther Considine ? Avec un peu de chance, notre as du manche à balai pourra nous faire gagner de précieuses heures. Alertez aussi Frank Shields, Geof. Il lui faudra peut-être mettre ses quatre serpents au frais, dans de jolies chambres froides individuelles. " L'assaut de nuit sur le 310 Keizersgracht fut une merveille d'opération clandestine. Les mouchards confirmèrent la présence de Van der Meer. Les deux autres occupants - l'un au rez-de-chaussée, l'autre au second - étaient à coup sûr des gardes du corps. Les plans de la maison datant du début du siècle avaient été empruntés aux archives municipales à la demande d'un acheteur potentiel qui n'était autre qu'un agent du MI6. C'est ce même agent qui s'avançait vers la porte d'entrée, côté rue, pendant que deux de ses coéquipiers approchaient par l'arrière, côté canal - une porte d'acier sous une arche en brique - accompagnés de Pryce. L'agent à la porte d'entrée principale appuya sur la sonnette. Quelqu'un vint lui répondre quelques secondes plus tard. Un homme à la stature imposante se carra sur le pas de la porte. " Oui, qu'est-ce que c'est? demanda-t-il en hollandais. - On m'a donné l'ordre de contacter Jan Van der Meer ce soir, à cette heure précise. - Qui vous envoie ? - Quatre hommes de New York : messieurs Whitehead, Wahlburg, Fowler et Nichols. C'est très urgent. Veuillez prévenir sans tarder Mr. Van der Meer. - Il est tard. Il se repose dans sa chambre. - Je vous conseille vivement de l'informer de ma présence ou c'est vous qui risquez de vous reposer quelque part, et pas dans un lit. - Je n'apprécie pas trop vos menaces. - Ce ne sont pas des menaces, meneer. C'est un fait, tout simplement. - Attendez dehors. Je referme la porte. " Dans l'obscurité au bord du canal, le commando du MI6 avait placé deux disques de plastique reliés par des fils sur les vitres épaisses flanquant la porte d'acier. Il s'agissait d'appareils d'écoute électronique. Pryce constitua une boulette d'environ dix centimètres de diamètre d'une substance qui ressemblait à de l'argile. Il l'appliqua tout autour de la serrure et de la poignée de la porte. Une fois la combustion amorcée, cette pâte ferait fondre l'acier sur près de cinq centimètres de profondeur. " Le garde monte à l'étage, murmura l'agent de droite. - Confirmé, répondit son coéquipier de gauche. A vous de jouer camarade; faites-nous cramer tout ça. - Lequel de vous deux a le désactivateur d'alarme? demanda Cameron. - C'est moi, répondit le premier agent. D'après le personnel d'entretien, il y a un boîtier de commande à chaque porte; on a un battement de vingt secondes avant le déclenchement de l'alarme. C'est un jeu d'enfant! Je colle mon petit copain sur le clavier et il fait le reste. " Pryce enfonça un allumeur électronique dans la substance argileuse. Cette dernière s'enflamma aussitôt, devenant rouge vif dans un premier temps puis d'un blanc presque aveuglant alors qu'elle achevait de ronger l'acier. Lorsque le grésillement fut terminé, Pryce sortit une bombe aérosol de sa veste de treillis et vaporisa le métal fondu; il se refroidit aussitôt, reprenant un aspect plus sombre. A l'aide d'une petite tenaille, Pryce tira de toutes ses forces la plaque d'acier déchiquetée qui tomba sur le sol. " On y va ! " lança-t-il. Les trois hommes poussèrent la lourde porte; une fois celle-ci ouverte, le premier agent se retourna et plaça le désactivateur sur le boîtier de l'alarme. Il y eut une série de clicks, s'accélérant puis, brusquement, une petite lumière rouge s'alluma sur le désactivateur. " Notre petit copain a terminé, chuchota l'agent. L'alarme est neutralisée. On ne voit pas très clair ici, hein ? Pas une seule fichue lampe dans toute cette espèce de salle de bal! " Des pas. Dans l'escalier. Le garde qui était monté à l'étage redescendit en toute hâte, un automatique dans la main droite. Pryce et ses collègues s'agenouillèrent dans l'ombre derrière un piano à queue et observèrent l'imposant garde de Matareisen qui courut jusqu'à la porte pour faire entrer le troisième membre du commando dans la place. " Dépêchez-vous ! s'écria-t-il. Et pas d'entourloupe, j'ai un revolver à la main et je n'hésiterai pas à m'en servir si vous faites quelque chose qui ne me plaît pas. - Mon affaire ne vous concerne en rien, meneer. Je me fiche de vous être agréable ou non. - Je suis sûr que vous m'avez parfaitement compris. Venez, le grand Van der Meer est pour le moins intrigué. Il veut vérifier vos références. - Il devrait pourtant le savoir. Mes références sont dans ma tête! - Vous êtes du genre insolent. - Ça aussi, il le sait! " rétorqua l'agent du MI6 qui marchait devant le garde en direction de l'escalier. Cameron posa les mains sur les épaules des deux agents qui l'encadraient. C'était le signal. Comme un seul homme, ils sortirent de derrière le piano et s'approchèrent sans bruit avec leurs chaussures à semelles de crêpe. Dans une chorégraphie bien réglée, Pryce fit un étranglement au garde, lui arrachant dans le même temps son arme; sitôt qu'il eut perdu connaissance, le second agent du MI6 traîna le corps inanimé dans la grande pièce et sortit de sa poche une bobine de ficelle et un rouleau adhésif. " Il n'y a personne au deuxième, annonça Cam aux deux autres. On n'a pas une seconde à perdre. Matareisen doit s'impatienter et donner déjà des ordres à son second gorille. On file au second, dos à dos, en tortue. Vous avez mis vos silencieux? - On ne les a même jamais enlevés ", répliqua l'agent qui était entré par la rue. Le troisième commando refit son apparition. " Il est hors d'état de nuire? demanda Pryce. - Oui, pour un bon bout de temps. Il a eu droit à ma petite seringue. - Tu es vraiment un sadique - J'aime pas prendre de risque. - Ça suffit, vous deux. On y va! " Arrivé à la dernière volée de marches menant au deuxième étage, le commando se mit en cercle, armes levées, et gravit à pas de loup les derniers degrés. Soudain, l'agent qui avait posé le désactivateur ouvrit le feu; un corps s'écroula dans un coin sombre du palier. La balle ayant atteint sa cible à la tête, pas un seul gémissement humain ne s'était fait entendre. " Il y a une porte là et je parie que c'est celle de notre hôte. - Qu'est-ce qui te fait dire ça? demanda l'autre agent à la seringue. - Le gorille était posté juste en face. - Ça se tient, chuchota Cam. On tente une entrée en force, les gars ? - On est avec vous, chef. - Laissez tomber les " chef ", par pitié. On oublie les grades pour cette mission. Vous êtes bien plus experts que moi dans ce genre de boulot. - Je ne sais pas, mais vous vous débrouillez plutôt bien. Vous nous avez fait un bel étranglement tout à l'heure. " Une main sur l'épaule : le signal! Les quatre hommes s'élancèrent, tel un bélier humain. Dans un bruit assourdissant, la serrure et les gonds de la porte en bois massif cédèrent sous la poussée de près d'une tonne. Jan Van der Meer Matareisen, ébahi, se tenait au centre de la pièce dans une veste d'intérieur en velours bleu et un pantalon de pyjama de soie blanc. " Nom de Dieu! " s'exclama-t-il en hollandais. Il prit aussitôt l'initiative - réaction pourtant la plus improbable en ces circonstances. Avant même qu'aucun des assaillants n'ait eu le temps de sortir son arme, Matareisen se lança à l'attaque. Son corps, quoique râblé, se changea instantanément en un tourbillon de jambes, de pieds, de poings - une volée ininterrompue de coups, lancée par un derviche tourneur emballé. En quelques secondes, il avait neutralisé deux des agents, qui se retrouvèrent au sol, se tordant de douleur. Le troisième membre du commando était accroupi dans un coin de la pièce, se tenant la gorge à deux mains. Le regard assassin, Van der Meer se tourna vers Cameron. " Vous, l'Américain, vous avez de la chance que je ne porte pas d'arme - je n'en ai guère besoin! - sans quoi vous seriez déjà mort! lança-t-il. - Vous n'êtes pas manchot, je dois le reconnaître. - Mes talents dépassent vos pires cauchemars, Mr. Pryce. - Vous savez donc qui je suis? - On vous file le train depuis cette île - comment s'appelle-t-elle déjà? - Brass 26 ? - Le chalutier. Le Harrier. Vous avez tué beaucoup de jeunes innocents qui ne faisaient qu'accomplir leur devoir. - Vous n'auriez pas dû survivre à l'attaque du Harrier. Mais je vais réparer cette erreur! " Un cri rageur résonna en écho dans la pièce et le tourbillon Matareisen se remit en marche, ses bras comme des pales d'hélice se rapprochant de Cameron. Ce dernier voulut prendre son pistolet, mais à peine avait-il refermé la main sur la crosse que l'arme fut projetée dans les airs d'un coup de pied véloce et précis. Pryce reprit aussitôt ses esprits; il fit un pas en arrière, se campa sur ses appuis et attendit de recevoir la jambe droite de Matareisen. Le coup arriva; il agrippa le pyjama en soie, planta ses doigts dans la chair en dessous, et lui retourna violemment la jambe. Le corps de Matareisen, momentanément déséquilibré, bascula en arrière; Cameron, d'une brusque poussée, en profita pour le projeter contre le mur. Un bruit sourd accompagna l'impact; la tête sembla encaisser toute la force du choc. Van der Meer perdit aussitôt connaissance et retomba au sol, immobile, dans la position du fœtus - le grand maître des arts martiaux réduit à l'impuissance d'un nouveau-né. L'un après l'autre, les membres du commando retrouvèrent leurs esprits, lucides bien que groggy. " Mais qu'est-ce que c'est que ce type ? s'écria l'agent qui était entré par la porte côté rue, tenant à peine debout. - Une armée de tortues ninjas, répondit l'expert en alarmes. - Un fou dangereux en pyjama de soie! lança le spécialiste des seringues. Je crois qu'une petite injection s'impose... - J'espère que c'est sans risques ? s'enquit Pryce. Une dose trop forte de ce truc lui mettrait le cerveau en compote, et ce serait la dernière chose à faire. - Vous avez fait plus de dégâts à sa cervelle que n'en feraient dix injections de mon tranquillisant. - Entendu, allez-y. " Cameron fouilla dans les poches de sa veste et en sortit de grandes feuilles enroulées. Il s'agissait des plans dénichés dans les vieilles archives de la ville, reproduisant avec précision les détails de l'architecture de la maison du Keizersgracht. Pendant que l'agent administrait son produit miracle à Matareisen, Pryce sortit dans le couloir, suivi des deux autres agents. " Si j'en crois ces plans, dit-il, il y a encore un étage au-dessus de nous et pourtant l'escalier s'arrête ici. - Ça se voit de dehors, ajouta le neutralisateur d'alarmes. Il y a des fenêtres au-dessus. - Comment accède-t-on là-haut? interrogea le deuxième agent. - Probablement par l'ascenseur. Je suis certain qu'il est programmé pour ça, répondit Cameron, se dirigeant vers la grille en cuivre fermant la cage d'ascenseur. L'accès y est visiblement protégé. Regardez là-haut, c'est un faux plafond. Vous voyez les fentes ? C'est une sorte de trappe. - On pourrait faire monter la cabine? - Oui, pourquoi pas, répondit Pryce. On pourrait travailler de l'intérieur, et ouvrir un passage. - Et ça nous éviterait de jouer les Tarzan dans le vide. On a des outils dans le bateau, je vais les chercher? - Oui, s'il vous plaît. " Après une heure d'efforts, à l'aide de perceuses et autres engins sur batteries, Pryce et l'unité de commandos vinrent à bout de la trappe. Luttant des pieds et des mains ils escaladèrent les derniers mètres de la cage d'ascenseur jusqu'à la porte métallique au troisième étage. Une fois encore, ils durent utiliser un morceau de la substance argileuse et faire fondre le mécanisme d'ouverture. Ils purent enfin pousser le panneau et accéder à l'étage interdit. Ce qu'ils y découvrirent les laissa tous pantois. " C'est pas de la radio amateur! s'exclama l'expert en alarmes. - On se croirait à la NASA, ajouta l'homme aux tranquillisants, médusé. - Ça fait froid dans le dos! renchérit le troisième équipier. Regardez-moi cette carte du monde... elle occupe tout le mur. - Bienvenue dans le sanctuaire des Matarèse, murmura Cameron, le souffle court. - Les quoi ? - Peu importe. C'est pour ça que nous sommes venus, en tout cas. " Pryce prit son talkie-walkie militaire à longue portée et se mit sur la fréquence de Luther Considine et Montrose qui se trouvaient dans le Bristol Freighter sur l'aéroport de Schiphol. " Luther? - Alors les espions, quoi de neuf ? - On vient de toucher le gros lot. - Ça fait plaisir à entendre. Je peux rentrer chez moi alors? - Non, ça ne fait que commencer, vieux. Dans l'immédiat, on a besoin de Leslie. Vous direz aux Anglais de la conduire à l'objectif. 310 Keizersgracht, entrée côté rue. Qu'ils prennent une voiture banalisée. - Elle dort. - Réveillez-la. " Le lieutenant-colonel Leslie Montrose fut plus stupéfait encore que Pryce et ses acolytes par cette salle de transmissions secrète, comprenant d'un regard l'importance de leur découverte. Elle se rendit au pupitre de commande surélevé au centre de la pièce, face à la rangée d'ordinateurs. " Ce n'est pas du simple matériel de pointe, c'est le nec plus ultra. Des transmissions directes par satellite, des brouilleurs de fréquences, des traceurs en temps réel... nom de Dieu, cette caverne d'Ali Baba est aussi bien équipée que la salle stratégique de l'Air Force. Il y en a pour des millions, voire des milliards, quand on considère les engins qui doivent graviter dans l'espace pour faire fonctionner tout ça. - Une vraie usine à gaz. - Tu l'as dit, Cam. - Tu vas peut-être avoir besoin d'aide pour explorer tout ça? - Oui, et au plus vite ! - Des suggestions ? - Peut-être une ou deux... Il y a Aaron Greenwald à Silicon Valley. C'est le cerveau qui a donné leurs lettres de noblesse à plusieurs grosses sociétés informatiques. Et Pierre Lampion à Paris. Il n'est pas très connu mais c'est un vrai génie; il a des années d'avance sur tout le monde. - Tu les connais? - Ils faisaient partie de nos formateurs recrutés par le G 2. Peut-être se souviendront-ils de moi ? - Ça ne fait aucun doute. D'autres candidats ? - Vois ça avec l'armée; c'étaient eux les organisateurs. - Ce qui veut dire que ces deux types avaient une accréditation secret-défense ? - Exact. " Frank Shields se mit en relation avec Washington et Geoffrey Waters contacta le Deuxième Bureau à Paris. Pendant quarante-huit heures le colonel Montrose explora les différents ordinateurs du centre de communication des Matarèse. Au matin du troisième jour, sept des plus éminents spécialistes en informatique, réunis à Londres, s'envolaient pour Amsterdam avec Luther Considine. La villa sur le Keizersgracht avait été mise sous scellés et placée sous la surveillance d'une unité en civil des services britanniques. Les membres du commando étaient retournés en Grande-Bretagne et la résidence de Van der Meer était désormais occupée par Cameron, Leslie, les sept experts en ordinateurs et une petite équipe de quatre personnes pour assurer les repas - des Anglais parlant couramment le néerlandais. Lorsque l'un des anciens opérateurs du QG des Matarèse téléphona et demanda à parler à meneer Van der Meer, on lui répondit que le propriétaire était parti à l'étranger pour affaires. Ayant été informé des récents événements, l'homme eut immédiatement des soupçons. Il se rendit sur place en voiture et vit l'agitation qui y régnait. Il se rua dans une cabine téléphonique pour prévenir ses collègues. Restez à l'écart de Keizersgracht. Quelque chose est arrivé! Il apparut clairement dès leur première rencontre dans le petit salon du rez-de-chaussée que le Californien Aaron Greenwald serait le chef du groupe. C'était un homme longiligne, presque squelettique, la quarantaine à peine, des traits fins et élégants, une voix charmeuse. Son intelligence se lisait dans son regard. Il avait dans ses yeux quelque chose d'apaisant et de pénétrant à la fois selon la personne à qui il s'adressait, une intensité étrange. Il vous déshabillait du regard, comme s'il était capable de connaître le moindre de vos secrets! Le groupe était composé de cinq hommes et de deux femmes, et bien sûr, de Leslie Montrose. Les chambres furent attribuées, les bagages défaits et une réunion préliminaire aussitôt organisée. Ils se regroupèrent dans le petit salon et Greenwald prit la parole : " Nous allons décortiquer chaque machine de A à Z, en utilisant toutes les routines possibles, tous les codes et les accès connus. J'ai préparé des tableaux récapitulatifs pour chacun d'entre nous mais ce ne sont que des suggestions. Surtout ne vous sentez pas obligés de vous y tenir. C'est votre esprit inventif qui est le plus important, pas le mien. A propos, nous avons déprogrammé l'ascenseur; l'accès au dernier étage est libre désormais. Surtout rappelez-vous, jamais plus de trois personnes à la fois. Un dernier point : par souci d'efficacité et de bonne répartition du travail, j'ai affiché les roulements de jours et de nuits sur le tableau dans la salle à manger du premier. " Le travail commença, un travail de fourmi, avec son lot de fatigue, de frustration, et de nuits blanches car personne ne voulait déclarer forfait. Les roulements furent vite remisés au rayon des souvenirs. Le sommeil passa au second plan. Les repas étaient pris uniquement lorsque les crampes d'estomac empêchaient toute concentration et pensée constructive. Les spécialistes quittaient alors leurs pupitres et venaient errer autour de leurs camarades, les encourageant lorsque ceux-ci étaient sur le point de trouver une faille. L'espoir ne cessait de grandir chaque fois qu'une parcelle d'information était révélée, ouvrant alors un champ infini de possibilités. Mais il subsistait encore trop de lacunes, trop d'énigmes à résoudre. " Il doit y avoir un mot de passe commun, insista Greenwald assis au pupitre de commande. Ou tout au moins un code d'accès partiel, utilisable sur chaque machine. - Comme un indicatif de téléphone, Aaron? s'enquit Leslie assise en contrebas, à la gauche du Californien. - Exactement; une série de symboles, identifiant chaque ordinateur. C'est une sécurité efficace et cela permet de retrouver l'origine de la communication - une sorte de signature. - Cela doit être le cas, vous avez raison, approuva Pryce qui se tenait à côté de Greenwald, regardant les doigts de l'informaticien courir sur le clavier. Le maître du jeu, ici, a un ego surdimensionné. - Matareisen, bien sûr, lança Aaron avec un vague dégoût. Comment Waters s'en sort-il avec lui? Ça avance? - Non, et ça le met hors de lui. Ce type est muet comme une tombe. Ils ont essayé tous les sérums possibles et imaginables, du Penthotal jusqu'à la bonne vieille scopolamine; rien ne marche! Il a des neurones en béton armé! Van der Meer n'est pourtant plus en position de force mais il se comporte comme s'il avait d'ores et déjà gagné la partie. Il est bouclé dans une pièce éclairée en permanence, sans sommeil, sans quasiment rien boire ou manger... Mais rien ne l'atteint. Un vrai dur à cuire. - La problématique est simple : soit il craque, soit il meurt, annonça Greenwald. Prions pour qu'il choisisse la première option, et sans trop tarder... - Pourquoi dites-vous cela ? - Encore une fois, nous sommes limités par le temps. Je ne sais pas ce qui se trame, mais une chose est sûre, c'est que tout va s'enchaîner selon un programme minutieusement établi, et ce à l'échelle de la planète. - Et on n'a pas la moindre piste. Le seul indice que nous ayons - c'est celui qu'a glané Scofield : " Des feux dans la Méditerranée ". - Voilà pourquoi nous devons tout explorer. Les variations sur le thème sont infinies ", conclut Aaron Greenwald. L'informaticien se laissa aller contre le dossier de sa chaise de bureau, fit quelques étirements et se pencha de nouveau au-dessus de son clavier, ses doigts virevoltant. Eureka ! La solution fut trouvée à 3 h 51 du matin le quatrième jour. Le spécialiste de Paris, Pierre Campion, fit irruption dans le bureau de Greenwald où le chef de groupe s'était retiré, exténué, moins d'une demi-heure auparavant. " Aaron, Aaron! réveillez-vous! s'écria le Français. Je crois qu'on le tient ! - Quoi... quoi? " Greenwald se leva d'un bond. Il était encore tout habillé, ses vêtements froissés, ses grands yeux rouges de fatigue. " Quand? Comment ? - Il y a quelques minutes à peine. C'est une combinaison algébrique, une équation! Vous aviez presque mis le doigt dessus, Aaron! Venez vite! Cameron et Leslie sont là-haut, avec les deux autres. Nous ne voulions pas commencer sans vous. - Laissez-moi me passer un peu d'eau sur la figure que j'y voie un peu plus clair. Où sont mes lunettes? - Sur votre nez, Aaron. " A l'étage, dans la grande salle des transmissions, les cinq experts accompagnés d'un Pryce quelque peu dépassé par les événements se rassemblèrent autour du pupitre où Campion avait relayé Greenwald. " Les symboles M et B sont les facteurs d'une progression algébrique, annonça Aaron, pensif. - Le Baron de Matarèse, expliqua Cameron, le géant tombé du ciel, la manne originelle. Un modèle pour Matareisen. Une obsession, même. - Allons-y - pas à pas, ordonna Greenwald. On garde ce qu'on a et on joue avec l'équation, cherchons une progression géométrique. - Pourquoi géométrique ? interrogea Campion. - Une série contenant des cubes, voire des puissances quatrième ou cinquième ne serait pas logique. Or l'illogisme doit être la base du système de codage des Matarèse. - Tout ça me dépasse, Aaron, interrompit Pryce. - Je pilote à vue, Cam. Je ne fais qu'émettre des hypothèses, voilà tout. Vingt-six minutes plus tard, alors que les doigts de Greenwald papillonnaient au-dessus du clavier, le planisphère multicolore sur le mur s'alluma soudain, parsemé d'une multitude de points rouges clignotants. La carte semblait douée d'une vie propre, comme si elle voulait dire à l'assistance : regardez-moi! Tout cela avait quelque chose d'effrayant, doublé d'un pouvoir hypnotique. " Seigneur! murmura Leslie alors que Campion et les autres s'approchaient de la carte incrédules et ébahis. - Qu'est-ce que c'est, à votre avis, Aaron ? s'enquit Pryce. - Je ne sais pas, mais nous savons où cela va se produire... en chacun de ces points rouges... Nous touchons au but. Le reste des réponses se trouve quelque part dans ces machines. - Continuez à chercher, je vous en prie. - Sortie imprimante! " cria Lampion, qui était retourné à son ordinateur. L'annonce eut l'effet d'une décharge électrique. " Nom de Dieu, l'imprimante s'est déclenchée toute seule, je n'ai touché à rien ! - Procédure automatique, Pierre, expliqua Greenwald. Vous avez passé un palier interne, ce qui a déclenché l'imprimante. Pour l'amour de Dieu, que dit le message ? - Secteur vingt-six.., articula le Français, se penchant sur le document qui sortait de la machine. Phase Un en cours. Estimations des dépôts de bilan, faillites et suspensions d'activité : sous trente jours ouvrés, quarante et un mille. - Aucune indication concernant ce secteur vingt-six? - Je crois qu'il est sur la carte, répondit le lieutenant-colonel Montrose, montrant du doigt le planisphère illuminé. Parmi toutes les lumières clignotantes, j'en distingue une avec une lueur bleuâtre sur la côte ouest des Etats-Unis. - Elle a raison, intervint Cameron. C'est la région de Los Angeles. - Pas d'indication de date, Pierre ? - Si, et même bien mieux que ça. C'est dans deux semaines et cinq jours, à compter d'aujourd'hui. - Réveillez le reste du groupe ! ordonna Greenwald, s'adressant aux deux autres experts. Leslie, vous et Pierre allez insérer dans chaque machine ses codes ainsi que toutes les données qu'il a rentrées. Dès que vous aurez fini je tente une araignée. - Une quoi? demanda Pryce. - C'est du jargon informatique. Cela désigne un certain type de connexion entre terminaux. C'est un câblage très simple, trop peu utilisé. Il s'agit de relier tous les modems à une seule unité centrale. " Maintenant qu'ils avaient trouvé les codes partiels, Aaron espérait pouvoir gagner du temps grâce à ce procédé d'interconnexion arachnéen qui consistait au final à asservir plusieurs machines sur une unique machine de référence. Un sentiment d'urgence gagna tout le groupe. Deux imprimantes se mirent à délivrer leurs secrets, puis trois, et bientôt toute la salle résonna de crépitements, au son des rames de papier expulsées des machines. Les heures défilèrent et la fatigue accumulée se transforma en euphorie. Avaient-ils enfin trouvé le sésame des Matarèse ? A midi dix, Aaron Greenwald se leva du pupitre et s'adressa au groupe. " Ecoutez-moi, tout le monde, un peu de silence s'il vous plaît... A l'heure qu'il est, nous avons déjà plus de données que nous ne pouvons en assimiler... mais nous devons commencer sans tarder l'exploitation. Je vous propose donc de rassembler tout ce que l'on a, de décoller nos carcasses fourbues de ces fauteuils de torture... et de nous plonger dans cette saine lecture! " A 15 h 30, près de douze heures après la première découverte, la montagne de papier avait été passée au crible; l'équipe de spécialistes se réunissait dans le salon du rez-de-chaussée pour une séance de bilan. " C'est terrifiant, et le pire, c'est que ce n'est qu'une infime portion de l'iceberg! annonça Pierre Lampion. Un gigantesque raz-de-marée économique est sur le point de s'abattre sur les pays industrialisés. Des millions et des millions de personnes vont d'un seul coup se retrouver au chômage avec le naufrage de toutes ces entreprises. - A côté, la grande dépression des années trente aura l'air d'une vaguelette! intervint l'un des experts américains. - Le problème c'est que nous ne disposons d'aucune information précise, ajouta un autre. - Mais nous avons des indices, insista Greenwald. Tout est dans les mots! On trouve, par exemple, les " médias " - les journaux, la télévision, les " grands réseaux " -, les compagnies de services publics, production et distribution d'électricité, le " sect. act. " que l'on peut traduire par " secteur actuariel ", autrement dit les compagnies d'assurances et leurs mutuelles diverses. Il y en a d'autres encore, entre autres le terme " transferts " qui revient souvent... Des " transferts ", jeunes gens... les banques. Une opération d'une telle amplitude doit nécessiter des mouvements de capitaux considérables, du jamais vu dans les annales de l'économie mondiale. - Nous connaissons un certain nombre de banques qui ont fusionné ou qui se sont unifiées, poursuivit Pryce. Des banques internationales... - Et nous avons tous en mémoire l'exemple de ces organismes de santé qui se sont regroupés, ajouta Leslie - tout pour le profit et les miettes pour les patients! - Tout cela ne nous a pas échappé, certes, répondit Lampion, mais notre gros souci, c'est qu'il n'y a aucun nom cité dans cette masse d'informations que nous avons analysées. - Les Matarèse ne sont pas des imbéciles, ajouta un autre Américain. Des psychopathes avides d'argent, oui, mais en aucun cas des imbéciles. Cela fait des années qu'ils préparent leur coup et, en surface, ils sont intouchables, ne nous faisons pas d'illusion; ils ont dû veiller à rester dans la limite de la légalité! - C'est évident, acquiesça Aaron. La " légalité de surface " est leur credo. On ne peut donc les attaquer de front - comme l'a signalé Pierre, nous manquons cruellement de données. - Certes, rétorqua Cameron, irrité, mais nous avons des pistes et il y a déjà de quoi faire! Nous savons, sans l'ombre d'un doute, que les quatre guignols que Frank Shields a en ce moment dans le collimateur sont des Matarèse. On va déjà s'occuper d'eux, je vais déjà m'occuper d'eux! - Tout seul? " Leslie Montrose se redressa brusquement sur sa chaise, fixant Pryce du regard. " Ce ne sera pas la première fois. Je m'infiltre et je dresse les types les uns contre les autres. De tous les jeux de dupes auxquels on doit se livrer dans ce métier, c'est sans aucun doute celui qui a le meilleur taux de réussite. De toute façon, nous n'avons plus le temps de tergiverser ! Tu as entendu Lampion comme moi. Deux semaines et cinq jours ! - Mais tout seul, quand même... protesta Greenwald. - Je ne serai pas vraiment seul. Je vais convaincre Shields de me prêter ses gadgets magiques et de me confier un ou deux de ses gars. - Vous allez donc retourner aux Etats-Unis... - Aussi vite que possible, Aaron. Waters arrangera le transport; et je veux que Luther soit du voyage au cas où il y aurait quelque vol tordu à accomplir; je ne veux pas courir le moindre risque, pas de nouvelle tête ni de voies officielles ! - Je pars avec toi, Cameron, annonça Leslie. - Je m'y attendais un peu. - Quant à nous, annonça Greenwald, nous poursuivons nos investigations ici. Pensez à faire installer une ligne directe pour que nous puissions vous transmettre les infos au fur et à mesure. - C'est comme si c'était fait. " Pryce fouilla dans sa poche et sortit sa radio. " Luther, faites chauffer les moteurs. On sera là dans vingt minutes. " Le jet supersonique de la Royal Air Force se posa à l'aéroport international de Dulles à 19 h 05, heure de New York. Dès leur arrivée, Cameron, Leslie et Luther montèrent dans un véhicule banalisé de la CIA qui les déposa à Langley. Frank Shields les attendait dans son bureau. Une fois les salutations d'usage accomplies et les présentations faites concernant Luther, Shields exposa son plan d'attaque : " Commandant Considine, nous avons... - Vous me donnez un galon de plus! Appelez-moi Luther, ça suffira. - Entendu. Luther; nous avons réquisitionné un Rockwell ; il est dans un aérodrome privé en Virginie, à moins de quarante minutes de Washington. Cela vous paraît bien? - Bien sûr. C'est un bon appareil, tout dépend de la distance à couvrir. - Pour le moment, cela ne pose aucun souci. Jamieson Fowler fait la navette entre Boston, le Maryland et la Floride; Stuart Nichols et Albert Whitehead sont à New York, et Benjamin Wahlburg se trouve à Philadelphie. Pas plus de trois heures et demie de vol - la Floride comprise. - Dans ce cas, pas de problème. J'aimerais inspecter l'appareil et faire les vérifications de sécurité dans la matinée... c'est possible ? - On va l'inspecter tous ensemble cet avion, Luther. J'ai l'intention d'arriver à New York en une seule pièce, interrompit Cameron. - Alors espion, on a les jetons? - Je veux arriver jusqu'à New York. - Deux petites choses encore, avant que vous ne vous crêpiez le chignon, intervint Shields sur un ton ferme. D'après ce que m'a dit Geoffrey Waters, vous voulez prendre Whitehead et les autres, séparément, un par un, c'est bien ça? - Exact. Un par un et en tête à tête. - Nous savons que Whitehead quitte son bureau entre cinq heures quarante et six heures chaque soir, et qu'il utilise toujours le même service de limousines. Il fait toujours un arrêt avant de rentrer chez lui à son appartement de la Cinquième Avenue. Il s'agit d'un bar au Rockefeller Center, le Templars. La direction lui réserve toujours une banquette. Il boit ses deux vodka-martini - un vrai rituel - et retourne à sa voiture qui l'attend devant la porte. - C'est très précis. - Et ce n'est pas tout. Nous avons averti le service de limousines, en toute discrétion, et pour le jour de votre choix, le chauffeur sera un des nôtres. Faites votre contact au bar, menez votre barque comme vous l'entendez et montez en voiture avec lui. Ça vous semble jouable? - Un jeu d'enfant. - Je veux aller avec lui, interrompit Montrose. Ces gens sont des tueurs, et comme vous le savez, je suis une experte en armes. - Ce n'est pas nécessaire, Leslie... - Si, ça l'est! Maintenant, ça le sera toujours... - C'est bon, reprit le directeur adjoint. Nous vous positionnerons dans une alcôve à côté. - Et moi, je fais quoi? demanda Considine. Quelqu'un devrait couvrir leurs flancs, c'est ce que nous faisons toujours en vol. - Voyons, Luther! Ça va finir par se voir! En plus, le chauffeur sera l'un des nôtres. - A votre guise, espion. Mais moi j'ai grandi dans la rue... Le danger peut venir de n'importe où. - Vous exagérez un peu. - Je suis d'accord avec Cameron, annonça Shields. Mais si cela peut vous rassurer, je vous place dans la salle, près du comptoir, ça va? - Je me sens déjà mieux, répondit le pilote. - Bref, lorsque vous serez dans la voiture, Cam, vous pourrez parler aussi longtemps que vous le désirez; il vous suffira d'ordonner au chauffeur de faire des détours. Ça lui fichera un coup au moral, à votre courtier, de voir que vous maîtrisez la situation. - Assez parlé de Whitehead. Passons à Nichols. - Ce sera pour le lendemain matin. Il passe à son club de gym pour une demi-heure d'exercices. C'est sur la Vingt-deuxième Rue; il s'y rend vers sept heures et quart. Nous nous sommes arrangés pour que vous soyez dans le sauna avec Nichols. Il y va toujours après sa séance... - Bien joué, s'exclama Pryce. Mais il faudra que je sois seul avec lui ? - Un des entraîneurs y veillera. A cette heure-là ça ne devrait pas être un problème. Vous serez à l'intérieur; dès qu'il fera entrer Nichols, il restera près de la porte pour dire aux éventuels clients que le sauna est temporairement en panne. - Quelle histoire lui avez-vous fait gober ? demanda Leslie, perplexe. - Aucune, colonel. C'est un de nos hommes ! Bien, étant donné le décalage horaire que vous avez dans les jambes, vous feriez mieux d'aller vous reposer - tous les trois - et passer une bonne nuit de sommeil. Je vous ai réservé des chambres dans un motel pas très loin d'ici, à deux pas de l'aérodrome. Notre voiture vous y déposera et reviendra vous chercher demain matin, disons à huit heures? - Pourquoi pas sept heures? proposa Pryce. - Comme vous voudrez. - J'ai cru comprendre que nous allons ensuite séjourner dans un de vos hôtels privés de New York. Le " Marble quelque chose " d'après ce que m'a dit Bray. - On essaie toujours, lorsque c'est possible, d'économiser l'argent du contribuable. - Scofield m'a dit que le service de restauration d'étage était remarquable. - Le contraire m'eût étonné. Il y a fait une razzia ! " XXXI Leur voyage jusqu'à New York se déroula sans histoire, même les bouchons de Manhattan étaient au rendez-vous. Un représentant de la CIA vint les chercher à l'aéroport de la Guardia et les déposa à l'hôtel Marblethorpe. Ils évitèrent l'entrée principale et s'installèrent dans la suite que Scofield et Antonia avaient occupée un peu plus tôt, celle où Brandon avait " reçu " sa sélection d'éventuels Matarèse. Luther Considine prit la chambre d'amis, Cameron et Leslie la chambre principale. A peine avaient-ils défait leurs bagages qu'un agent de la CIA était apparu pour une séance de travail. Il s'appelait Scott Walker. Raide et maigre, il ressemblait plus à un officier de l'armée qu'à un membre des services secrets. " Je ne dois rien savoir, annonça l'homme tout de go, le directeur adjoint a été très clair sur ce point. C'est mieux pour tout le monde. Je suis là uniquement pour vous prêter main-forte; je n'interviendrai qu'en cas d'urgence. - Parfait, répondit Pryce. Vous avez le modus operandi? - Ce soir à 6 heures, bar le Templars, au Rockefeller Center. Entrez l'un après l'autre et asseyez-vous où vous savez. Ces places seront occupées; vous direz " Oh, je pensais avoir réservé cette table " et nos agents quitteront la table en s'excusant. - C'est moi qui entre en dernier? s'enquit Cam. - Non, en premier. Quand vous serez tous à l'intérieur, je resterai dehors pour surveiller la porte. " Walker fouilla dans la poche de sa veste. " A propos, reprit-il, Shields m'a donné ces deux photos. Sur la première, vous avez l'homme que vous rencontrerez ce soir, sur l'autre, celui que vous verrez demain matin. Je suis désolé, mais je ne peux pas vous laisser ces clichés. Regardez-les attentivement et mémorisez-les. - Combien de fois ai-je entendu ces mots. - Je n'en doute pas. Le directeur adjoint a laissé entendre que vous étiez une fine lame. - Une fine lame... curieuse expression. Vous me suivrez lorsque j'emmènerai notre illustre Mr... - Pas de nom, surtout! - Excusez-moi, quand j'emmènerai l'objectif dans sa limousine? - Non, ce ne sera pas nécessaire, le chauffeur est des nôtres, il saura quoi faire en cas de problème. - C'est rassurant ", répondit Leslie, pensive. Ils passèrent le reste de la journée à se reposer. Leslie s'endormit, victime du décalage horaire, Cameron rassembla ses idées sur un bloc-notes, pour préparer sa rencontre avec Albert Whitehead, et Luther monopolisa le téléphone, bavardant avec sa fiancée, le commandant, à Pensacola. Ils dînèrent vers quatre heures de l'après-midi, ne sachant pas quand ils pourraient manger de nouveau. A cinq heures et quart, Scott Walker téléphona du véhicule de la CIA garé devant l'entrée secondaire de l'hôtel. C'était l'heure de se rendre au Templars au Rockefeller Center. Chacun prit la place qui lui avait été assignée: Pryce au comptoir, au milieu de la foule, Luther et Leslie à des tables, s'adressant des regards discrets. A six heures douze, Albert Whitehead franchit la double porte du Templars et se dirigea vers la table qui était réservée. Il s'assit sur la banquette. Luther accrocha le regard de Cameron et lui fit un signe de la tête. Pryce quitta alors le comptoir, traversa la salle en direction de l'alcôve occupée par le courtier et s'installa face à Whitehead. " Excusez-moi, commença le financier d'un air offensé, mais j'ai réservé cette table. - Il y a forcément une place pour moi, répondit doucement Cameron. Je viens vous voir de Hollande, à la demande du fils du Berger. - Quoi? - Pas de crise cardiaque surtout, nous avons suffisamment de problèmes comme ça. Vous jouez avec le feu. - Qui êtes-vous ? - Je viens de vous le dire, je viens d'Amsterdam, je suis une sorte de messager si vous préférez. Finissez votre verre, un martini-vodka, comme d'habitude, n'est-ce pas? C'est Mr. G. qui me l'a dit. - Je ne sais pas de quoi vous parlez, marmonna Whitehead terrorisé. - Vous ignorez donc ce qui se passe, et avec qui vous êtes en affaires? Vous avez une voiture dehors? - Bien sûr. - Nous y serons en sécurité? - Absolument, une vitre nous sépare du chauffeur, nous ne serons pas entendus... Ça suffit, à la fin! Pour la dernière fois, qui êtes-vous ? - Changez de disque, répondit Pryce d'un ton las, je suis ici parce que vous avez besoin de moi - pour vous, pas pour moi. - Pourquoi aurais-je besoin de vous? murmura le courtier en Bourse, interdit. Pourquoi dites-vous que je joue avec le feu? - Rares sont ceux qui disposent de solutions de repli en cas de difficultés imprévues, et vous le savez. - Nous ne pouvons échouer! - Certes, mais on ne sait jamais... - Comment ça? Expliquez-vous! - Votre avocat, Stuart Nichols, lui, s'est couvert au cas où les choses tournent mal. Aux dernières nouvelles, il a fait une déposition sous scellés comme quoi il ignorait tout des transferts de fonds que vous opériez pour nous. - Je ne vous crois pas! - Mr. Guiderone dispose de sources d'informations qui dépassent notre entendement. C'est malheureusement la vérité. Il veut que vous preniez vos distances avec Nichols. Quand vous recevrez vos prochaines instructions, ce qui ne saurait tarder, ne lui en dites rien. - C'est incroyable ! - C'est ainsi, rétorqua Cameron. Venez, ce n'est pas le meilleur endroit pour parler. Allons dans votre voiture. Je vais régler l'addition. - Inutile, ils mettent ça sur ma note ", marmonna le pauvre Whitehead, ne sachant plus que penser. Lorsqu'ils furent dehors, Pryce prit de l'avance et ouvrit la portière au courtier. " Vous connaissez ma voiture? ânonna Whitehead, ahuri. - Bien entendu. " Cameron rejoignit le courtier sur la banquette arrière, et s'adressa à l'agent de la CIA au volant : " Tournez autour de Central Park, je vous dirai à quel moment rejoindre la Cinquième Avenue. Et levez la vitre, s'il vous plaît. - Le chauffeur... articula Whitehead, les yeux écarquillés. Je ne le connais pas, ce n'est pas un de mes chauffeurs. - Le fils du Berger n'est pas seulement efficace, il est prévoyant. " Avant d'arriver à son appartement de la Cinquième Avenue, le courtier était déjà une épave. Il transpirait, le visage décomposé. Son esprit d'analyse, habituellement structuré par des chiffres et des bilans financiers, se perdait dans un magma d'informations qui étaient à mille lieues de ses sphères connues. A Amsterdam, ce n'était que lutte de pouvoir, trahisons au sommet, et défections de pièces maîtresses. Mais par-dessus tout, il y avait la peur, la peur absolue. C'était une tempête d'hypothèses plus sombres les unes que les autres, loin de la précision des courbes mathématiques. Stuart Nichols - son avocat, son bras droit depuis des années - un traître ? Comment aurait-il pu lui faire ça, à lui ? Combien d'autres étaient dans ce cas ? Combien de cellules des Matarèse avait-il illégalement financées ? Certaines allaient donc se retourner contre lui ? Mais lesquelles ? On avait même insinué qu'il s'était servi sur leur dos... mais quoi! Toutes les transactions ne se faisaient pas sans frais! Tous ces ingrats allaient-ils quitter le navire aux premières " difficultés "? Albert Whitehead était au bord du malaise. Tant d'années passées à surfer sur cet océan d'opulence... et voilà qu'il était sur le point de s'y noyer. Une serviette nouée autour de la taille, Pryce était assis dans un coin embué du sauna. On frappa à la porte vitrée, un unique coup. C'était le signal. Stuart Nichols allait entrer, vice-président du cabinet de courtage Swanson & Schwartz - et avocat des Matarèse. L'homme franchit la porte vêtu d'une serviette, et s'assit en face de Pryce sur un banc de bois. Les visages étaient rendus indistincts par la brune - une aubaine pour Pryce. Les mots auraient d'autant plus de poids. " Bonjour, maître, annonça Cameron au bout d'une minute. - Je vous demande pardon ? Qui êtes-vous ? - Peu importe, seule compte notre conversation. Nous sommes seuls. - Je n'ai pas l'habitude de parler à des étrangers dans un sauna. - Il y a toujours une première fois, n'est-ce pas? - Ce sera pour un autre jour, rétorqua Nichols en se levant de son banc. - Je viens d'Amsterdam, annonça Cameron avec calme mais autorité. - Pardon ? - Asseyez-vous, maître. C'est dans votre intérêt. A défaut de le faire pour moi, faites-le pour Julian Guiderone. - Guiderone ? " L'avocat retourna s'asseoir, parmi les brumes de vapeur. " Ce nom ouvre bien des portes, n'est-ce pas ? Celui d'un homme officiellement mort depuis des années. Intéressant. Tout le monde devrait pouvoir utiliser ce mot de passe. - Très bien. Vous avez touché dans le mille. Il va falloir maintenant m'en dire plus. Que s'est-il passé à Amsterdam? Pourquoi cette quarantaine ? - Vous le savez déjà... Avez-vous essayé de contacter le Keizersgracht? - Le Keizersgracht?... vous m'impressionnez. Pourquoi devrais-je être au courant de ce qui s'est passé? - Leonard Fredericks, notre taupe au ministère des Affaires étrangères, vous l'a dit. Van der Meer devient trop gourmand et veut prendre la place de Julian. - C'est ridicule, il est le fils... - Le fils du Berger, s'empressa de compléter Pryce. Si vous tentez de joindre Van der Meer, on vous répondra qu'il est en voyage d'affaires à l'étranger. - Qu'est-ce que cela veut dire? - Il rassemble ses troupes, quelque part; il peut être n'importe où. - Mon Dieu, c'est terrible, ça peut tout faire capoter ! - Possible. Mon argent - et ma vie - sont entre les mains de Guiderone. C'est lui qui détient le pouvoir, lui la figure de proue de notre vaisseau, connu de tous - de la Méditerranée à la mer du Nord, de Paris à Los Angeles en passant par Londres, New York... Van der Meer conçoit les stratégies, la logistique, dans son donjon du Keizersgracht, mais c'est Guiderone qui les rend possibles. On lui fait confiance. Van der Meer est un inconnu, une corne d'abondance invisible. Il ne peut rien faire sans le fils du Berger. - Autrement dit, si je vous comprends à demi-mot : rien ne va plus ! - Pas encore. Guiderone tient toujours les rênes. - Si c'est le cas, répondit l'avocat soulagé, je ne comprends pas bien pourquoi vous êtes venu me trouver. - Guiderone veut s'assurer de votre loyauté. - Il l'a tout entière. Pourquoi en doute-t-il? - Votre patron et ami, Albert Whitehead, a quitté le navire, avec Van der Meer, la corne d'abondance. - Quoi ? - Mais il ignore qu'elle risque de se tarir très vite. - Albert ne m'a jamais parlé de quoi que ce soit, lança l'avocat abasourdi. C'est incroyable! - Surtout, ne lui dites pas un mot de notre rencontre. Cette conversation n'a jamais eu heu! - C'est impossible, insista Nichols, il n'y a jamais eu de secret entre nous, et encore moins en ce domaine. Je ne peux croire qu'il ait fait ça! - C'est pourtant le cas... Surveillez-le de près... Mr. Guiderone saura se montrer généreux. Je vous laisserai le téléphone de notre contact. Appelez-le si vous apprenez quoi que ce soit ou si Whitehead se comporte bizarrement. Vous serez nos yeux et nos oreilles dans la place. Je vous recontacterai en temps utile... - Vous ne m'avez pas bien compris, cela m'est impossible; je ne peux pas m'imaginer en train d'espionner Albert. - Plus tard, vous me remercierez et le fils du Berger n'oubliera pas votre geste. Vous êtes un avocat hors pair; quand nous serons aux commandes, nous pourrons vous confier la direction générale de notre département des affaires internationales. Je dois à présent vous quitter. Tendez votre main que je vous donne le numéro d'une boîte vocale où me contacter. " Pryce quitta le sauna, refermant la porte dans des volutes de vapeur. Perplexe et terrorisé, Nichols contempla les parois de bois, seul face à ses tourments. L'employé de la CIA conduisit Cameron dans une pièce déserte où il put se rhabiller. Une fois dans la rue, dans le tumulte matinal des voitures et sa cacophonie de klaxons, il analysa son entretien avec l'avocat des Matarèse. Cela s'était bien passé, comme avec Albert Whitehead. Il avait réussi à semer le doute entre les deux hommes. Prisonnier chacun de leur promesse de silence, la situation deviendrait très vite insupportable pour les deux hommes et la zizanie ne tarderait pas à éclater. Les tensions seraient telles que l'un ou l'autre finirait par commettre une énorme erreur, révélant ainsi une voie vers le sommet des Matarèse. Ce serait aux " bons ", à Pryce et à ses amis, de sauter sur l'occasion. Le plus curieux dans l'affaire, c'était qu'à en croire les conclusions de Frank Shields, cette histoire de lutte intestine pour le pouvoir n'était pas très loin de la réalité. Toujours partir de la vérité, voilà la clé de tout ! " Je dois vous quitter, annonça l'agent Scott Walker dans la chambre de l'hôtel Marblethorpe, mais nous nous reverrons certainement à Philadelphie; c'est là que se trouve en ce moment la quatrième cible. - Avec plaisir, répondit Leslie, votre aide nous a été fort précieuse. - Je n'ai rien fait de particulier, colonel, simplement mon travail. Je suis là pour vous faciliter la tâche. J'ai remis au lieutenant Considine les instructions cachetées pour votre séjour en Floride où se trouve votre troisième cible. Un collègue, Dale Barclay, vous accueillera. Il n'en sait pas plus que moi, mais c'est un bon agent... - Une " fine lame " ? - Non, ceux-là, c'est une catégorie à part. Dale assurera le relais avec moi et suivra les ordres du directeur adjoint. - La curiosité ne vous titille donc jamais? lui demanda Leslie. - Jamais quand le devoir nous l'interdit, colonel. - Bien répondu ", rétorqua Pryce. Jamieson Fowler, haut responsable des réseaux de distribution énergétique et pièce maîtresse des Matarèse, menait ses opérations à part de l'hôtel Breakers dans le centre de Palm Beach. Il passait son temps au téléphone avec Tallahassee, la capitale de l'Etat, utilisant son propre brouilleur, facilement décodé par la CIA. Il joignait les hauts fonctionnaires du palais du gouverneur, pour les convaincre de la nécessité d'unifier tous les réseaux de distribution électrique de la côte Est, laissant sous-entendre pour eux certaines retombées pécuniaires - autrement dit des pots-de-vin. Une proposition qui ne se refusait pas. La politique à ce niveau-là ne rapportait pas grand-chose - un joli bureau, un peu de célébrité, et à moins d'être un avocat de lobbies locaux, l'argent ne coulait pas à flots. Fowler savait toucher les cordes sensibles, que ce soit au téléphone ou en tête à tête, avec les invités qu'il faisait venir au Breakers à bord de son jet privé. Comme Stuart Nichols, il faisait des exercices physiques tôt le matin - une habitude prise depuis son opération du cœur réalisée des années plus tôt. Sa tasse de thé n'était pas la gymnastique, mais la natation; à huit heures précises, il faisait vingt longueurs dans la piscine de l'hôtel. Un horaire un peu trop matinal pour la majorité des clients. Le " maître nageur de la CIA " y veillerait. A huit heures trois minutes, après l'arrivée de Pryce, celui-ci verrouilla la porte et accrocha un panneau indiquant que la piscine était fermée pendant une demi-heure pour cause de nettoyage. Jamieson Fowler et Cameron Pryce se retrouvèrent seuls dans le luxueux décor de la piscine. Chacun fit plusieurs longueurs et Cam, de loin le meilleur nageur, se débrouilla pour arriver en même temps que Fowler à l'extrémité de la piscine au moment où ce dernier reprenait son souffle. " Belle piscine, dit Cam. - En effet, répondit Fowler. - Vous nagez tous les jours ? - Tous les matins, à huit heures précises, ça maintient en forme. - Je pense bien après un pontage. - Je vous demande pardon? lança Fowler, incrédule, en se débouchant l'oreille avec le majeur. - Je viens d'Amsterdam et j'ai des choses à vous dire. La porte de la piscine est verrouillée, vous ne sortirez pas d'ici avant de m'avoir écouté. Le fils du Berger descend souvent ici, il y a beaucoup d'amis. - Qu'est-ce que c'est que ce bordel! Qui êtes-vous? - pour Mr. Guiderone la vulgarité révèle toujours un vocabulaire limité. - Pour moi, ça veut dire : je me tire ! - A votre place je n'essaierais pas. - Ah oui? - Je vous l'ai dit, la porte est fermée à clé. Vous feriez mieux de vous calmer et de m'écouter. - Qu'est-ce que vous voulez ? - Disons que je suis venu vous soumettre des hypothèses... - J'ai horreur des hypothèses... J'aime que l'on joue franc-jeu avec moi! - Très bien. Jouons franc-jeu. Amsterdam, et plus précisément le Keizersgracht, a appris que vous étiez très proche de Benjamin Wahlburg. - Je le connais, sans plus. D'habitude, j'aime pas les juifs mais, lui, il est mieux que les autres. - C'est généreux de votre part, mais il faut que vous sachiez que votre Wahlburg a été recruté par la Federal Trade Commission. Le Keizersgracht en a la preuve formelle. Il se sert de vous pour sauver ses billes au cas où notre entreprise échouerait - ce qui est potentiellement impossible. Tout est en place, rien ne saurait nous arrêter. - J'espère bien. J'ai des milliards dans l'affaire! - Prenez vos distances avec Wahlburg. Il est passé à l'ennemi... Voilà, je vous ai transmis le message; maintenant, je m'en vais. La balle est dans votre camp à présent. " A ces mots, Pryce sortit du bassin et se dirigea vers la porte. Il toqua deux fois sur le battant et on entendit la clé tourner dans la serrure. Il jeta un dernier regard à Fowler. Le puissant magnat le regardait avec des yeux écarquillés, le souffle court, la tête dodelinant sur l'eau. Benjamin Wahlburg était une personnalité complexe. Socialiste de la première heure, allant jusqu'à flirter avec les idéaux communistes, il avait détesté le capitalisme. Pour lui, ce système, fondé sur les grands cycles économiques, opprimait systématiquement les classes populaires. Jusqu'au jour où il rencontra un professeur de sociologie à l'université de Michigan. Socialiste convaincu, l'homme avait opéré un virage politique à 180 degrés. Le problème n'était pas le système en soi, mais les hommes qui en avaient les commandes. Les détenteurs du capital n'avaient aucune conscience sociale. Ils se fichaient de l'individu, de la société et du bien commun. La solution, la seule, était de changer le comportement de ces classes bourgeoises. Cette philosophie trouva un écho d'autant plus grand en Wahlburg qu'il y reconnut une forme de la compassion universelle prônée dans le Talmud. Dans la philosophie hébraïque les riches se devaient d'aider les plus démunis. Dans son esprit, l'idée germa. Le socialiste hésitant qu'il était prit une décision: il deviendrait le Capitaliste Suprême. Doué pour la finance, il rédigea une thèse où il envisageait les nouvelles orientations que le monde bancaire devait prendre pour relever le défi des années cinquante. Une banque de taille moyenne de Philadelphie le recruta. Deux ans plus tard il en était le vice-président, quatre ans encore et il en devenait le PDG. Il fit prospérer sa banque et put ainsi racheter d'autres établissements en Pennsylvanie. D'autres acquisitions suivirent dans les Etats voisins. Ses actions montèrent en flèche et il put s'offrir d'autres banques dans l'Ohio, l'Utah, le Nevada et pour finir en Californie. Comme il l'avait prévu les banques n'ayant pas modifié leur politique se trouvaient dans une situation difficile. C'était une période faste pour lui; il rachetait au rabais et vendait au plus fort du marché. Avant même de fêter son trente-cinquième anniversaire, l'ancien socialiste pur et dur était une haute figure de la finance sur le marché américain. Il était mûr pour les Matarèse. Il était prêt à se lancer dans un projet planétaire, la mise en place d'une nouvelle économie qui protégerait les exclus. Il pourrait se produire quelques violences, certes, mais l'Ancien Testament n'était-il pas que feu, soufre et vengeance ? C'était ainsi qu'avançait le monde. Une triste réalité. Benjamin Wahlburg était un grand naïf devant l'Éternel, le pigeon d'honneur des Matarèse. Mais il n'en démordait pas : l'objectif final était un monde meilleur et plus juste. Il refusait de voir les aspects négatifs, son cœur lui disant que c'était là un mal nécessaire, que l'issue serait la terre promise. Pryce et Leslie retrouvèrent à Philadelphie Scott Walker plus précis et professionnel que jamais. Il vint les chercher dans un aérodrome privé des environs de Chestnut Hill, remit à Cameron les instructions de Shields sous pli cacheté, et les conduisit dans un petit hôtel à Bala-Cynwyd à vingt-cinq minutes de la ville. Ils étaient tous enregistrés sous de fausses identités. Luther Considine rejoignit le groupe pour écouter Cam lire les instructions de Frank Shields. Wahlburg était un philanthrope, doublé d'un mécène. Avec sa banque, il finançait des orchestres symphoniques, des troupes d'art lyrique et des théâtres d'art et d'essai. Privilège réservé aux gros membres bienfaiteurs, Benjamin Wahlburg pouvait assister aux dernières répétitions des spectacles qu'il cofinançait. Le lendemain soir, il assisterait à la générale de l'orchestre de Philadelphie où il devait publiquement remercier et encourager ses confrères mécènes. Il irait seul. Sa femme était morte quatre ans plus tôt et il ne s'était jamais remarié. Shields avait demandé au chef-ouvreur - un agent de la CIA - d'installer Wahlburg sur l'aile côté jardin, au seizième rang à côté de Cameron, derrière le public clairsemé. Une fois de plus, Pryce et son objectif se retrouveraient seuls. Le lendemain soir arriva. Leslie et Luther s'étaient installés dans le fond de la salle. Après son discours Wahlburg alla s'asseoir à côté de Pryce. L'orchestre entamait le début du quatrième mouvement de la Neuvième de Beethoven. Le chœur s'apprêtait à chanter l'" Hymne à la Joie ". " Votre discours était très beau Mr. Wahlburg, chuchota Cameron. - Chut, écoutez; ça c'est vraiment beau! - Je crains que nous ne soyons obligés de parler. - Non. Plus tard. - Je me suis laissé dire que vous étiez prêt à faire un saut au Moyen-Orient pour y rencontrer Julian Guiderone mais que vous ignoriez où il résidait... Le hasard fait bien les choses, il se trouve que je suis son messager... - Comment? " Benjamin Wahlburg se retourna brusquement vers Pryce, le visage déformé par la peur et l'angoisse. " D'ou tenez-vous cela ? - Les sources d'informations de Mr. Guiderone dépassent l'entendement. - Dieu du ciel! - Nous serions mieux au fond de la salle pour parler. - C'est Guiderone qui vous envoie? - Allons plus loin, vous voulez bien? " Cam indiqua à Wahlburg le couloir à sa gauche. - Oui, oui, bien sûr. " Au fond de la salle de concert, alors que l'orchestre symphonique cédait la place au chœur qui entonnait l'Hymne à la joie, Wahlburg entendit des paroles qui brisèrent d'un coup le sens de son existence et ses certitudes. Fallait-il encore se battre pour changer un monde qui n'en valait pas la peine? " Il y a une crise grave à Amsterdam, commença Pryce. - Nous nous doutions qu'il s'était passé quelque chose, lança le banquier. On nous a dit de ne plus contacter le Keizersgracht ! - Cela n'aurait servi à rien. Van der Meer a disparu. Mais Guiderone essaye de sauver le navire. - C'est de la folie. Où est passé Van der Meer ? Pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? - Nous en sommes réduits à des suppositions. Il s'est peut-être rendu compte que nous avons été infiltrés, qu'une contre-offensive se préparait ? Qui sait ? Une chose est sûre, il s'est évanoui dans la nature. - Mon Dieu ", soupira Wahlburg, les mains tremblantes sur son visage blême. Le chœur résonnait de ses voix innombrables, toute la salle vibrait au son des notes envoûtantes de la Neuvième symphonie. " Tout ce travail, toutes ces années... et pour arriver à quoi? Qu'avons-nous fait? - Si Guiderone tient bon la barre, rien ne changera. - Non, tout est fichu! Tout reposait sur le Keizersgracht. Sans lui, nous courons au naufrage, lança Wahlburg. - Julian est toujours aux commandes, poursuivit Cameron avec autorité. Je vous transmettrai ses instructions. Le calendrier reste inchangé. - Mais quel calendrier? Amsterdam ne nous a rien communiqué. - Chaque chose en son temps ", continua Pryce, tentant de se souvenir des bulletins sortis des imprimantes de Hollande et du compte rendu de la conversation entre Scofield et Leonard Fredericks à Londres. " La Méditerranée... les incendies. C'est du Moyen-Orient que tout partira. Comme la course du soleil, le chaos se déplacera vers l'ouest. D'abord lentement, puis de plus en plus vite, pour finalement en quelques semaines, voire quelques mois, aboutir à la paralysie totale de la planète. - Ce sera alors à notre tour de proposer des solutions. Partout dans le monde. Nous avons tous bien compris notre rôle, Whitehead, Fowler, Nichols et moi. Mais nous n'avons aucun détail! Van der Meer nous a dit que nous recevrions nos plans de bataille, que nous devrions contacter certaines personnes au Sénat, au Parlement et même à la Maison-Blanche. Mais nous n'avons toujours pas la moindre instruction! - Et il faudra faire sans Fowler. - Pardon ? - Il se retire. Seuls ses proches collaborateurs sont au courant. Il leur a demandé de préparer des plans de repli. - Je ne peux pas le croire! lança Wahlburg. - C'est pourtant la vérité. - Et quels sont ces " plans de repli "? - Sauver ses billes, attendre la suite des événements. - Absurde! Toutes les compagnies d'électricité de la côte Est sont prêtes à fusionner, prouvant ainsi la faisabilité économique du projet. - Et du même coup des centaines de milliers de gens perdront leurs emplois, enchaîna Cam; une curieuse approche de l'économie ! - Un simple effet secondaire qui pourra être solutionné. - Rien ne pourra se faire sans Fowler. Toutes les actions doivent être simultanées pour un impact maximal. - Mais pourquoi ce repli de sa part? - Je n'en sais rien, mais c'est bien ce qu'il fait... Il a la frousse, il hésite, il veut s'assurer que tout le monde s'engage... Peut-être a-t-il peur d'être le seul à se mouiller ? N'oublions pas qu'il y a encore des lois dans ce pays. Il n'a peut-être pas envie de finir sa vie en prison. - Non vraiment, vous vous trompez. Il est autant impliqué que moi dans cette affaire, pour des raisons différentes, je vous l'accorde... mais il ne peut nous trahir. - Espérons-le. En attendant que Guiderone en sache davantage, ne vous approchez pas de Fowler. S'il vous contacte, on ne s'est jamais parlé. Si vous remarquez un comportement inhabituel, des propos étranges, laissez un message à ce numéro. " Pryce sortit de sa poche un bout de papier. " C'est une boîte vocale, dites simplement de rappeler ma banque, que je suis à découvert. " Les musiciens entamaient le mouvement le plus puissant de la Neuvième. Cameron se dirigea vers la sortie, laissant un Benjamin Wahlburg immobile, et choqué. Il n'entendait plus rien, ne voyait plus rien - le regard rivé au mur tendu de velours rouge. Wahlburg était un homme brisé, submergé de tristesse et il savait pourquoi. Il avait écouté le chant des sirènes trop longtemps, et tenter d'excuser l'impardonnable, l'impie. Et tout cela au nom de Dieu, pour la bonne cause! Les sirènes lui jouaient-elles à présent un nouveau tour ? Il irait à la synagogue prier, pour trouver le réconfort et peut-être une voie. XXXII De retour à leur petit hôtel de Bala-Cynwyd, Cam, Leslie et Luther Considine se réunirent dans la chambre du couple. " C'est dingue, annonça Luther. Ce type a complètement perdu la boule. Il est resté les yeux fixés sur le mur comme si on l'avait privé d'oxygène d'un seul coup. - C'est à peu près ce qu'a dû lui faire notre grand magicien, rétorqua Montrose. Je me trompe, Obi-Wan? - Obi-quoi ? - Excuse-moi, j'oubliais que tu ne vas jamais au ciné24. - Je reconnais que j'ai un peu secoué notre type, mais il n'était pas comme les autres. Il était terrifié, certes, mais il y avait autre chose dans son regard, et ce n'était pas de la peur - une sorte de remords, de regret sincère. Quand je lui ai annoncé que Fowler, le big boss des services publics, pourrait faire machine arrière, reprendre ses billes, il... - La zizanie, il n'y a que ça de vrai! l'interrompit Leslie. Diviser pour mieux régner! - C'est ce que j'ai tenté de leur faire comprendre à Amsterdam. Seuls les résultats comptent, qu'importe la stratégie employée. - Et cette histoire de remords ? s'enquit le pilote. Qu'est-ce qui vous fait croire ça? - C'est dans ce qu'il a dit, dans certains mots en particulier et dans le ton employé. Lorsque je lui ai parlé de la disparition de Van der Meer, il a marmonné un truc du genre : " Toutes ces années, tout ce travail... qu'avons-nous fait? ", comme s'ils avaient commis quelque acte blasphématoire. Et puis, lorsque nous avons abordé le cas Fowler, il a dit : " Il est autant impliqué que moi dans cette affaire, pour des raisons différentes, je vous l'accorde... " Des raisons complètement différentes, qu'a-t-il voulu dire par là? - Peut-être faisait-il allusion aux différentes manières d'atteindre un même objectif ? proposa Leslie. - Je ne suis pas sûr. Il parlait peut-être d'objectifs différents... Tout ce que je sais, en tout cas, c'est qu'il n'essayait pas seulement de sauver sa peau, à l'inverse des autres. - Qu'est-ce que tu comptes faire? - Déléguer, comme vous dites, vous autres militaires. Puisque je suis sur le terrain d'opération, je vais appeler Frank Shields pour lui donner mes ordres. Je veux un dossier complet sur Benjamin Wahlburg et je le veux pour demain matin. " Le lendemain matin, le dossier sous scellés fut livré par Scott Walker à sept heures quinze. " C'est arrivé par avion à cinq heures. Ils veulent tous vous faire la peau à Langley. - Ça me brise le cœur d'apprendre ça, Scotty, mais je m'habituerai à vivre avec cette souffrance. - Vous n'avez pas l'air de souffrir beaucoup. Mais plutôt de saliver de plaisir ! - Vous avez mis dans le mille, Walker. Pire encore qu'un chien de Pavlov! - Dois-je attendre une réponse? Le pilote est encore en ville. - Inutile. Ce dossier est tout ce qu'il me fallait. - Si vous changez d'avis, vous savez où me trouver. Je peux être là en moins de vingt minutes au besoin. " Pryce, qui s'était levé en caleçon, déchira le haut de l'enveloppe et se mit à lire les documents avec une concentration absolue. Leslie dormait encore. Trente-six minutes plus tard, lorsqu'elle fit son apparition en bâillant, Cameron lui annonça avec excitation : " Colonel Montrose, nous avons peut-être trouvé le maillon flottant de la chaîne! - Quoi? " Elle vint s'asseoir près de lui sur le canapé. " Le dossier de Wahlburg. C'est une véritable mine d'or. Notre banquier tout-puissant est un ancien de la gauche radicale. A la fin des années quarante, il était sur la liste des anti-Américains de Hoover25, un proche de la frange communiste. Après cela, il a disparu pendant quelques années et a refait surface en tant qu'adepte du système capitaliste, ardent défenseur de valeurs qu'il combattait autrefois. - Il a eu l'illumination? - Peut-être, ou a-t-il simplement recherché un moyen plus réaliste d'imposer les réformes qu'il prônait étant jeune. - Avec les Matarèse? s'exclama Leslie, effarée. Comment serait-ce possible? Tout ce qu'ils recherchent, c'est le monopole absolu, ce sont de vrais fascistes; ils veulent avoir la mainmise sur tout ! - C'est le revers de la médaille du socialisme, intervint Cam. Un même terrain de jeux pour tout le monde, riches comme pauvres; ce qui, entre nous, est une complète utopie; chacun sait qu'il n'en est rien. Kennedy avait raison lorsqu'il a dit un jour que nous vivions dans un monde injuste. C'est encore vrai aujourd'hui, et les Matarèse ne font qu'aggraver cette situation. Peut-être Wahlburg commence-t-il à se rendre compte de tout ça. - Que comptes-tu faire? - Lui laisser la journée pour entrer en contact avec moi. S'il ne le fait pas, c'est moi qui bougerai. " Scofield et Antonia se promenaient dans les rues de Londres, jouissant de leur liberté enfin retrouvée. Du moins en partie retrouvée car Geoffrey Waters avait insisté pour qu'ils restent sous la protection rapprochée de deux hommes. L'un d'eux marchait quelques mètres devant le couple, l'autre couvrait leurs arrières. Il était tôt le matin; ils descendaient tranquillement le Mall à St. James Park lorsqu'une voiture s'arrêta soudain à leur hauteur. Dans la seconde, les deux agents du MI5 bondirent pour s'interposer, arme au poing. La seconde suivante, ils rengainaient leur artillerie - le conducteur était l'un des leurs. " Vite les gars! Faites-les monter. " Une fois en voiture, Scofield ne cacha pas son mécontentement. " Que se passe-t-il encore? D'où est-ce qu'il sort celui-là.? lança-t-il en désignant le chauffeur. - Je vous suis, de loin depuis le début, répondit l'homme. Ordres de Sir Waters. - Vous ne trouvez pas qu'il en fait un peu trop? D'abord les deux gorilles et maintenant l'automobile... - C'est une voiture blindée. - Quelle délicate attention! Et qui va me tirer dessus cette fois? - Le commandant Waters est très pointilleux. Il ne veut rien laisser au hasard. - Où va-t-on ? - Au quartier général du MI5. - Et pour y faire quoi? - Aucune idée. - Putain de Dieu, ça commence à me taper sur les nerfs toute cette histoire ! - Bray, un peu de tenue! " s'exclama Antonia. Geoffrey Waters était bouleversé, au bord de la syncope - une première dans les annales du service. On fit entrer Scofield et Antonia puis la porte fut refermée derrière eux. Waters faisait les cent pas derrière son bureau. " On peut savoir quelle mouche t'a piqué? s'enquit Brandon. - J'ai la pire des choses à t'apprendre! Asseyons-nous, ça vaut mieux. " Ils s'exécutèrent; les Scofield s'installèrent sur les deux chaises face au bureau. " Que se passe-t-il, Geof ? demanda Toni à son tour. - L'inconcevable, l'intolérable! Matareisen s'est échappé. - Quoi ? " Brandon bondit sur sa chaise. " Si c'est une plaisanterie, elle est de très mauvais goût! - C'est malheureusement la vérité. - Mais comment diable est-ce possible? Il était enfermé dans une cage de verre, nuit et jour, sous surveillance permanente! - Pas cette nuit, Bray. - Nom de Dieu, vous lui avez payé une virée en ville, ou quoi? - Laisse donc Geof s'expliquer, Brandon. - Merci, Toni, ça n'est pas facile pour moi. A trois heures et demie cette nuit, j'ai reçu un appel des types chargés de surveiller Matareisen. Il crachait du sang. Ça lui coulait littéralement de la bouche, d'après le médecin. Il a même fini par perdre connaissance. J'ai ordonné qu'on le transporte à l'hôpital sous bonne garde, de peur qu'il ne passe l'arme à gauche. Et quelque part entre le Q.G. et l'entrée des urgences, c'est-à-dire dans un intervalle de douze minutes maximum, il est revenu à lui - et à ma grande stupéfaction, il a réussi à se débarrasser de deux jeunes agents, et pas des gringalets, je vous assure. L'un d'entre eux, d'ailleurs, a été tué dans la bagarre. Ensuite, Matareisen a pris les vêtements de celui dont la taille se rapprochait le plus de la sienne, ainsi que leur portefeuille, avec argent et papiers, car on n'a rien retrouvé sur le mort et le blessé; il a forcé la porte arrière de l'ambulance et s'est volatilisé au milieu de la circulation. - Dis-moi, tes agents, c'étaient les membres d'un boys'band ou quoi? - Bray, bon sang! s'indigna Antonia. Un de ces jeunes gens a été tué ! - Excuse-moi, Geof... mais ça parait tellement invraisemblable ! - Pourtant, Pryce pourrait vous parler des techniques de combat impressionnantes de Matareisen; il n'avait jamais rien vu de tel. Bien entendu, nous passons la ville au peigne fin pour le retrouver, avec l'aide de la police de Londres. Nous nous sommes débrouillés pour n'avoir à leur donner qu'un minimum d'explications. - Vous ne le trouverez pas. Il a certainement des contacts sur place qui l'aideront à sortir du pays. - C'est ce que nous craignons, mais ce n'est pas ça qui m'inquiète le plus à l'heure actuelle. Ce serait plutôt vous deux. Au moment où je vous parle, on est en train de vous déménager du Savoy pour le Ritz. - Mais pourquoi? protesta Bray. Van der Meer ne prendra pas le risque de rester à Londres et Guiderone est mort. Ce n'est plus moi l'objectif numéro un. - Rien n'est moins sûr, rétorqua le chef de la sécurité du MI5. Nous n'avons aucun moyen de savoir si Guiderone est entré en contact avec Matareisen avant sa mort, et si oui, ce qu'il a bien pu lui raconter. Guiderone devait exécuter sa dernière victime, la plus importante de toute sa carrière. Peut-être a-t-il pris quelques dispositions auprès de Van der Meer pour couvrir ses arrières? - C'est fort improbable, pour ne pas dire impossible, répliqua Scofield. Si mon plan a fonctionné, ce dont je ne doute pas une seconde, tous les ponts entre Guiderone et le Keizersgracht étaient coupés. - Sauf ton respect, vieux, personne ne peut prévoir ce qu'un individu peut faire en situation de stress intense. C'est du domaine de l'irrationnel. - Ça va, ça va! On déménage au Ritz. - Merci, Bray ", lança Antonia. La sonnerie du téléphone retentit sur le bureau de Waters. Il se jeta sur le combiné. " Oui? " répondit-il... Il écouta sans un mot pendant un court instant, puis raccrocha et se tourna vers les Scofield. " Une voiture de patrouille croit avoir repéré Matareisen. Lorsqu'il a vu le véhicule s'arrêter, il s'est enfui dans le métro. Ils sont à ses trousses maintenant. - Qu'est-ce qui leur dit que c'est bien lui ? - Ses vêtements, ils ne lui allaient pas, et puis il semblait correspondre à la description générale fournie par nos services. Nous avons fait circuler des photos, celles qu'on a prises de lui à Amsterdam. - A propos d'Amsterdam, serait-il possible qu'un de ces ordinateurs contienne des données sur Londres... le nom d'éventuels contacts ou de certains membres des Matarèse ? - Non, il n'y a rien du tout. J'ai vérifié auprès de Greenwald au Keizersgracht. Tout ce qu'il a pu trouver ce sont de vagues références à des rues et monuments datant de plusieurs mois. D'anciens lieux de rencontre. " Le téléphone sonna à nouveau, Sir Geoffrey se précipita aussitôt pour décrocher. " Oui?... " Il fixait des yeux un presse-papiers en verre, écoutant son interlocuteur. Au bout d'un certain temps, Waters ferma les yeux et raccrocha. " Ils l'ont perdu, annonça-t-il en se rasseyant. - Alertez les aérodromes privés ! ordonna Bray. Il va forcément passer par l'un d'eux pour s'échapper. - Quel point de chute a-t-il? demanda Antonia. Pas à Amsterdam, c'est trop risqué. Est-ce qu'il possède une autre propriété, ailleurs qu'en Hollande? - Si tel est le cas, il nous sera impossible de le retrouver. Il fonctionne avec des sociétés écrans comme cette compagnie de limousines ou encore ce fameux groupe d'investissement Argus. Connaissant ses ressources, il a sans aucun doute nombre de points de chute, mais nous n'avons aucun indice pour nous mettre sur la voie. - Connaît-on ses avocats? s'enquit à nouveau Toni. Il doit forcément recourir aux services d'un cabinet juridique pour ses affaires. - Il doit en avoir une bonne dizaine un peu partout sur la planète. Nous avons suivi la trace du groupe Argus jusqu'à Marseille. Les bureaux ne comportent que deux pièces, les toilettes et un secrétariat dont l'unique fonction consiste à envoyer des courriers et des télégrammes à Barcelone qui les transmet à un centre de tri général basé à Milan. Vous voyez le topo, mes amis? - En trois dimensions, acquiesça Scofield. Dissimulation, brouillage de piste et impunité. Le plus étonnant c'est le relais de Milan. Cela suggère que quelqu'un a repris en main la niche des Paravacini - sûrement un très gros poisson. - Je me posais justement la question, poursuivit Waters. Si tel est le cas, ils ont certainement été obligés de réagir très vite. - Ils n'en avaient matériellement pas le temps, interrompit Brandon, ce qui veut dire que quelqu'un était déjà en place pour parer à cette éventualité. " Scofield se tourna vers Antonia. " Que dirais-tu d'une petite virée sur les bords du lac de Côme, ma chérie? On ferait mieux d'en profiter maintenant, c'est Sir Gras-double qui régale! Ce n'est pas avec ma retraite de misère que je pourrais t'offrir ça. - Je crois que nous avons déjà payé pour Côme, répondit Waters. - Cela inclut les services de l'incomparable Don Silvio Togazzi, qui possède sans doute une grande partie de Milan à l'heure qu'il est, ainsi que son centre de tri postal. Tout grand mafioso qui se respecte ne saurait ignorer ce secteur d'activité; communiquer en toute discrétion est fondamental pour eux. - Tu parles du centre de tri général? - Précisément. Je suis sûr que les transferts sont faits en relais. Un pauvre bougre se fait payer quelques milliers de lires pour livrer la missive à un autre pauvre bougre, puis à un autre encore, jusqu'à ce que le paquet parvienne à notre gros poisson. Nous serons là quand l'opération ultime aura lieu mais je doute que tu aies envie de savoir quelle tactique nous comptons employer. Cela pourrait heurter ta sensibilité. Mais nous te ramènerons un trophée, tu peux compter là-dessus. - Au point où j'en suis, ma sensibilité ne craint plus rien. Ne me ramène pas de cadavres, c'est tout ce que je te demande. Ils ne sont généralement guère loquaces ! " Jan Van der Meer Matareisen dissimulait son visage à l'intérieur d'une cabine téléphonique, non loin de la foule de Piccadilly Circus. Il avait des tampons d'ouate dans la bouche, afin de cautériser les plaies qu'il s'était infligées à coup de dents pour simuler l'hémorragie. Il retira le coton, pendant qu'outre-Manche, à Bruxelles, le téléphone sonnait. " Allô? répondit la voix à l'autre bout du fil. - C'est moi. Avez-vous reçu les informations et, si oui, quand pouvez-vous prendre les dispositions nécessaires? - J'ai le détail logistique et je suis prêt à déclencher l'opération dès que vous le souhaitez. - Donnez-moi déjà les détails. - Le terrain de golf privé s'appelle Fleetwood. Il est situé à trente-cinq kilomètres au nord-ouest de Londres; on y accède par l'autoroute... - Oui, je connais l'endroit, de toute façon, je m'y rendrai en taxi. Maintenant, indiquez-moi ce que je dois faire, une fois sur place. - Un petit avion de tourisme, un Cessna, se posera sur le fairway entre le onzième et le douzième trou. C'est la plus longue ligne droite qui soit suffisamment éloignée du club-house. Il sera là vers 16 h 45. A cette heure, il y a juste assez de luminosité pour atterrir mais pas assez pour les golfeurs, bien qu'à cette époque de l'année, ils doivent être assez rares... Vous vous envolerez pour un terrain en Ecosse où votre jet vous attendra. Un plan de vol pour Marseille sera enregistré au nom d'une de vos compagnies. Vous pourrez décoller à tout moment, pas de problème d'autorisations. Tout est en place, dois-je lancer l'opération? - Immédiatement. " Jan Van der Meer tua le temps à l'abri dans une vidéothèque. A quinze heures, Matareisen héla un taxi; il donna au chauffeur quelques indications pour se rendre au Fleetwood Golf Club. Ils y arrivèrent à 16 h 10. La circulation était dense; Van der Meer ordonna au chauffeur de faire le tour du club par l'extérieur. Quatorze minutes plus tard, le Hollandais repéra le drapeau indiquant le douzième trou. Il demanda au taxi de s'arrêter, paya la course, sortit de la voiture et commença à revenir sur ses pas une fois le véhicule disparu dans un virage. Vers 16 h 30, Van der Meer s'allongea dans l'herbe au milieu des arbres qui séparaient le onzième et le douzième trou. Il faisait sombre mais la nuit n'était pas encore complètement tombée. A 16 h 39, le bruit sourd d'un avion à l'approche se fit entendre dans le ciel. Matareisen rampa jusqu'au bord du petit bosquet puis se releva près d'un gros tronc d'arbre. Il jeta un bref regard à travers les branches; l'avion était en vue. Il faisait de grands cercles au-dessus du terrain tout en descendant petit à petit, décrivant une sorte de spirale. Soudain, un incident imprévisible et saugrenu se produisit. Le système d'arrosage se déclencha. Des cascades de jets d'eau se mirent en marche de toutes parts. Un agent d'entretien faisait sa ronde d'inspection des sprinklers dans sa voiturette électrique en cet automne anormalement sec. Il allait et venait, zigzaguant sur le gazon du fairway. Il se trouvait au beau milieu de la piste d'atterrissage de l'avion qui venait d'entamer sa descente, sur le point de débuter son approche finale ! Jan Van der Meer bondit hors de sa cachette et s'écria: " Eh, vous là-bas! Venez par ici, vite. Je me suis blessé en tombant, j'ai dû perdre connaissance ! " Le jardinier fit demi-tour et accéléra en direction de Matareisen. Ils se rejoignirent au milieu du fairway, en plein sur la piste d'atterrissage! En une fraction de seconde, Matareisen attrapa l'homme par les cheveux, lui fracassa le crâne contre la barre métallique à l'avant de l'engin et lui arracha la lampe électrique des mains. Il fit aussitôt de grands gestes circulaires vers le ciel. Juste avant de se poser, l'avion se cambra in extremis et se déporta sur la gauche afin de tenter une nouvelle approche. Matareisen extirpa le corps à la tête ensanglantée hors de la voiturette. Il prit place derrière le volant et dirigea l'engin vers le bord du green. Il coupa alors le moteur et jeta la clé. Il se précipita de nouveau sur le gazon finement tondu, agitant désormais la lampe de poche par petits allers-retours verticaux : le code utilisé pour indiquer un atterrissage. Le pilote comprit le signal. Le petit avion se posa puis roula en direction des signaux lumineux de Matareisen. " Vous avez pensé à m'apporter des affaires de rechange comme je l'ai demandé ? s'enquit Van der Meer, d'un ton désagréable, en s'installant dans le minuscule fauteuil à l'arrière de l'appareil. - Oui. Mais je préférerais que vous vous changiez plus tard, si ça ne vous fait rien. Je voudrais redécoller avant que l'endroit ne soit détrempé, et que nous perdions toute adhérence au sol. - Eh bien allez-y, dans ce cas! - De plus, le terrain grouille de voiturettes qui vont et viennent partout; je n'aimerais pas trop m'écraser sur l'une d'entre elles. - Allez-y, je vous dis ! " Dans son avion, en route vers la frontière écossaise, Matareisen ruminait la question qui l'avait travaillé depuis sa capture. Il avait toujours su dans son for intérieur qu'il parviendrait à s'échapper tôt ou tard. Le vrai problème pour lui désormais était de savoir d'où il pourrait agir. Oh allait-il établir le nouveau quartier général des Matarèse ? Il possédait de nombreuses résidences, toutes bien équipées, bien que n'ayant rien de comparable à la villa du Keizersgracht. Mais toutes disposaient néanmoins du matériel de base pour communiquer avec le reste de la planète. Il avait si peu de temps devant lui! A peine quelques jours avant le grand incendie sur la Méditerranée, la première des catastrophes qui serait le déclencheur de multiples crises économiques à l'échelle mondiale ! Soudain, la sérénité regagna quelque peu Jan Van der Meer Matareisen... Il savait où aller, où l'Histoire lui intimait d'aller. Il était 15 h 38 à Philadelphie et Benjamin Wahlburg n'avait toujours pas tenté de joindre Pryce. Cameron considéra dès lors que la balle était dans son camp; il se décida à contacter le bureau de l'émissaire des Matarèse. " Je suis désolé. Mais Mr. Wahlburg n'est pas venu au bureau aujourd'hui. - Dans ce cas, pourriez-vous me communiquer son téléphone personnel? - Encore une fois, je regrette, mais nous n'avons pas le droit de transmettre cette information. " Frank Shields, à Washington, était, quant à lui, tout à fait habilité à communiquer le numéro de téléphone de Wahlburg ainsi que son adresse. Ne recevant aucune réponse de la villa des Wahlburg, Pryce appela Scott Walker. Les deux hommes se rendirent dans la luxueuse propriété. Ils sonnèrent à plusieurs reprises à la porte d'entrée. Pas le moindre signe de vie. Cameron dit alors à son comparse: " On risque de se faire coincer pour vol avec effraction, mais vu les circonstances, il nous faut envisager cette solution, qu'en pensez-vous? - Nous ne risquons rien de toute façon, répondit l'agent de la CIA. J'ai un mandat de perquisition permanent sur moi. - Qu'est-ce que ça signifie ? - Oh, pas grand-chose, mais la plupart des flics locaux ne font pas d'esclandre quand je leur montre le mandat. Cela permet d'étendre notre juridiction, en quelque sorte, dans les cas de force majeure; à partir du moment où aucune vie n'est mise en danger et que nous acceptons d'endosser toutes les responsabilités. - C'est plutôt risqué tout ça. - Le système a ses failles, admit Walker. Je n'ai pas en main tous les détails de cette opération, mais si vous me dites que ça relève de la sécurité nationale, vous n'avez pas de souci à vous faire, personne ne viendra vous demander des comptes. - Dans cette affaire, la sécurité nationale est impliquée à un point que vous êtes loin d'imaginer. - L'endroit est sûrement protégé par une alarme. Nous n'avons qu'à entrer par un patio ou une cuisine. Si quelqu'un se pointe, je m'en débrouillerai. Je sais exactement ce que j'ai à dire et comment le dire. - Vous êtes un habitué... - Je suis un habitué ", répéta l'agent, serein, sans faire d'autre commentaire, alors que les deux hommes faisaient le tour de la propriété. Il y avait une véranda donnant sur un court de tennis. " Pas de problème ", poursuivit Walker, inspectant la porte vitrée protégée par une moustiquaire. Il sortit son automatique, souleva la moustiquaire, et, tenant l'arme par le canon, brisa un des carreaux de la porte vitrée à proximité de la poignée. Il passa la main à l'intérieur et ouvrit la porte. Les deux hommes furent stupéfaits du silence qui s'ensuivit. " Pas d'alarme? annonça Pryce. - Pour ce genre de maison, ce n'est pas courant. - Allons-y. " Cameron et l'agent de la CIA pénétrèrent dans le manoir - car il s'agissait bel et bien d'un manoir. Les meubles des pièces du rez-de-chaussée étaient des plus raffinés, des toiles de maître étaient accrochées à des murs habillés des papiers peints les plus coûteux. Il y avait assez d'argenterie pour équiper toutes les vitrines de chez Tiffany. " La maison semble avoir été désertée. " Pryce lança un appel dans le silence : " Bureau fédéral, nous voudrions parler à Benjamin Wahlburg. " Il réitéra son appel à plusieurs reprises. " Je ne connaissais pas ce nom-là, annonça Walker. Et j'aurais préféré ne pas l'entendre. - Désolé, j'avais oublié. " Ils empruntèrent l'imposant escalier; Pryce continuait à lancer ses appels, en vain. Ils atteignirent le premier étage et inspectèrent les diverses chambres et salles de bain. Personne. Enfin, ils arrivèrent devant la chambre principale. La porte était fermée à clé. Cameron frappa quelques coups tout d'abord puis se mit à marteler la porte: " Mr. Wahlburg, s'écria-t-il. Il faut que nous ayons une discussion! Ouvrez! - Au point où nous en sommes, lança Walker, autant employer les grands moyens. " A ces mots, il fit un pas en arrière et s'élança de tout son poids contre la porte. Le bois se fendit mais ne céda pas. Après plusieurs coups de pied bien placés, la serrure finit par rendre l'âme. Ils entrèrent aussitôt dans la chambre. Gisant en travers du lit, sur le couvre-lit de satin maculé de chair et de sang, gisait le cadavre de Benjamin Wahlburg. Le banquier s'était donné la mort d'une balle dans la bouche, à l'aide d'un calibre 38 qu'il tenait encore dans sa main. " Vous n'avez rien vu, Scott, ordonna Pryce. Vous n'êtes même jamais venu ici. " XXXIII La Villa d'Este, sur le lac de Côme, avait envoyé une limousine à l'aéroport de Milan pour y prendre des clients américains, Mr. et Mrs. Paul Lambert, alias Brandon Scofield et Antonia. Frank Shields, de Washington, leur avait fait parvenir leurs passeports par courrier militaire. L'avion atterrit à dix heures du matin, heure locale; à midi, le couple exténué était enfin à l'hôtel. " Mr. Lambert " se plaignait de la réunion interminable de la veille, à Londres. " Geoffrey ne sait pas dire les choses simplement, il faut toujours qu'il se répète au moins trente fois. - C'est de ta faute, Bray, tu ne cessais de discuter! - Evidemment ! Je n'ai pas besoin de lui, j'ai Togazzi. - Ce qui n'enchante pas Geof, comme tu le sais. - Il n'aime pas les Italiens. - Ce n'est pas ça. Il ne se réjouit pas d'avoir à travailler avec un homme connu pour être un mafioso très puissant. - Foutaises! Le Servizio Segreto tire ses meilleurs éléments de la Mafia. En plus, Silvio n'a pas eu affaire à la Mafia depuis des années. Il coule des jours paisibles en toute légalité. - C'est respectable de sa part. " Le téléphone sonna; Toni décrocha le combiné, posé sur un bureau Régence recouvert de cuir. " Allô? - Vous devez être la superbe Antonia, la signora méditerranéenne que je n'ai jamais eu l'honneur et le privilège de rencontrer? Je brûle d'impatience de faire votre connaissance. - Votre anglais est extraordinaire... signor Togazzi? - Pour vous servir... Quant à mon anglais, dans son ensemble, je le tiens d'un grand maître : votre compagnon. - Oui, c'est bien ce que je me disais... Ne quittez pas, je vous passe le... grand maître. - Je perçois tous les accents de la Mare Nostra dans votre phrasé, reprit Togazzi. - Comme c'est gentil. Mais cela fait des années que j'essaie de le perdre! " Elle tendit le combiné à Scofield qui contempla à regret le lit, rêvant d'une sieste. Il prit le téléphone à contrecœur. " Salut, macaroni. - Toujours aussi aimable, Brandon! Alors comment va le Yankee, c'est comme ça qu'on dit, non? On m'a dit que tu t'en sortais pas trop mal. - Tu parles, je suis un zombie qui a besoin de quelques heures de sommeil! - Plus tard, mon vieux, on a du pain sur la planche. J'ai appris par la poste de Milan qu'une nouvelle livraison était arrivée de Barcelone, pour un certain Signor Del Monte quatrième du nom. " Del Monte " est un nom très courant en Italie, le chiffre IV, un leurre - un simple code d'identification pour le receveur. La prochaine livraison aura lieu cet après-midi, à trois heures. Mon associé retiendra le colis jusque-là, prétextant qu'il n'est pas arrivé avec la dernière livraison. Nous devons y être. - J'arrive à peine! Tu n'as donc personne sur tes tablettes, qui pourrait suivre ceux qui vont venir récupérer le bébé? - Le dernier envoi de Barcelone date de six jours. A quand le prochain ? - Tu as raison! D'autant plus que le Keizersgracht n'est plus opérationnel... - Quoi? Qu'est-ce que tu dis? - J'ai eu une semaine chargée, je te raconterai tout ça plus tard. Mais tu dis vrai, nous n'aurons pas d'autre occasion de trouver la connexion de Milan. Comment procède-t-on? Tu viens me chercher? - Sors par la porte ouest, comme si tu voulais te promener dans les jardins. Ensuite, tu prends le passage qui évite le poste de contrôle de la villa; une fois sur la route, tu prends la direction de Bellagio. Je te retrouverai par là-bas. - Je ne suis pas armé - saloperies de détecteurs de métaux! Tu aurais quelque chose pour moi? - N'y aurait-il plus d'eau dans notre mer ligurienne? - C'est bien ce que je me disais... On se retrouve dans un quart d'heure. " Scofield raccrocha et se tourna vers Antonia. " J'imagine que tu as entendu. - Exact. Et cette histoire d'arme ne me dit rien qui vaille. - On n'en aura probablement pas besoin, mais je préfère être armé, nous sommes derrière les lignes ennemies. Comme au bon vieux temps! - Certes, mon ami, mais à cette époque tu étais beaucoup plus jeune. Et Togazzi est encore plus âgé que toi! Deux vieillards rendossant leur tunique de croisés poussiéreuses... - Hé! Nous ne sommes pas encore des momies ! Où sont mes chaussures à semelles de crêpe? - Dans le placard. - Il ne faut jamais partir au boulot sans ses outils. - Vous ne comptez pas agir seuls, au moins? Les vieux ont besoin de sang neuf. - Je suis sûr que Silvio nous aura trouvé un gars ou deux. - J'espère que vous savez ce que vous faites... - On sait. " Le trajet jusqu'à Milan fut parcouru en un temps record, Scofield et Togazzi en profitèrent pour peaufiner leur tactique de surveillance rapprochée. Deux gardes se trouvaient à l'avant, dans la voiture de Scofield et Togazzi, une camionnette fermait le convoi, avec trois hommes de plus à l'intérieur. Le point de rassemblement de l'équipe se situait à cent mètres de la poste principale de Milan. Le contact de Togazzi à l'intérieur avait fourni un plan détaillé des lieux. Un élément essentiel pour la réussite de leur opération. Les gardes de Don Togazzi, tous munis de miniradios, cachées dans le revers de leur veste, iraient se positionner en des points stratégiques de la salle de poste, pour surveiller le comptoir et les portes de sortie. Le chauffeur resterait dehors, près de la voiture de Togazzi. Le préposé de Togazzi préviendrait le garde le plus proche quand on viendrait prendre l'envoi de Barcelone. Celui-ci répercuterait l'info et ferait un rapport visuel. Togazzi resta dans sa voiture, un appareil photographique à téléobjectif dans les mains, pendant que Scofield, à quelques pas de là, surveillait la porte et écoutait les rapports radio des gardes. La nouvelle arriva. " Le type débraillé, veste déchirée et pantalon froissé. - Je l'ai, dit Bray en apercevant le coursier des Matarèse, un petit homme qui sortait rapidement de la poste. Tu le vois, Silvio ? - Bien sûr. Il se dirige vers le parking à vélos. Vite, quelqu'un ! Que quelqu'un sorte la moto du camion et le file! " Le plus rapide des gardes sortit la moto de sa cachette, démarra, l'enfourcha et partit à la poursuite du messager à vélo. Quelques minutes plus tard, le poursuivant annonça à la radio : " Il est dans le quartier le plus chaud de la ville. La moto est neuve et très chère, je crains pour ma vie. - Ta vie ne vaudra pas cher s'il te sème, rétorqua Don Silvio Togazzi. - Dio di Dio, il a refilé le colis à un autre clodo! - Ne le lâche pas, ordonna le Don. - Il dévale la rue vers une vieille église, signore. Un jeune prêtre est sorti sur le perron. Il lui donne l'enveloppe. C'est l'église du Saint-Sacrement. - Cache ta moto et reste là-bas. Si le prêtre s'en va, suis-le à distance, capisce ? - Oui, oui. De tout mon cœur et de toute mon âme, Don Silvio ! - Grazie. Tu seras récompensé. - Prego, Don Silvio... Il s'en va! Il remonte la rue. Il s'est arrêté près d'une automobile, une très vieille voiture toute cabossée. - Le plus sûr des véhicules dans un tel endroit, remarqua Togazzi. Quelle marque? - Je n'en sais rien. Il y a trop de bosses et de rayures. Elle est petite, la calandre est à moitié en pièces. Peut-être une Fiat. - Et la plaque d'immatriculation? - Elle est trop tordue, et puis les rayures... Le prêtre est monté; il met le contact. - Suis-le! Nous remontons en voiture; nous arrivons! Préviens-nous à chaque virage... Brandon, ramène-toi! " La traque les mena au manoir des Paravacini. Une surprise de taille dans la mesure où la grande demeure était pratiquement déserte, entretenue par un minimum d'employés, le drapeau de la famille descendu à mi-mât, signifiant qu'aucune personne d'importance ne se trouvait dans la résidence. La mort sauvage et macabre de Carlo Paravacini avait choqué la communauté du lac et échauffé les esprits. Il y avait ceux qui priaient pour son âme et ceux qui le condamnaient à l'enfer - pas d'entre-deux. La petite voiture délabrée prit néanmoins l'autoroute pour Bellagio et vira, une cinquantaine de kilomètres plus loin, sur la route qui menait à la propriété des Paravacini. Contre toute apparence, quelqu'un se trouvait dans la résidence, quelqu'un d'assez important pour réceptionner l'envoi de Barcelone, un membre de la maison Matarèse. " Retournons à la maison au plus vite! ordonna Togazzi en se tournant vers Scofield. II y a des longues-vues sur la terrasse, on apprendra peut-être quelque chose... " Les téléobjectifs braqués sur le domaine des Paravacini leur révélèrent le yacht imposant amarré au ponton, derrière les pelouses désertes et leurs myriades de fontaines silencieuses. Un calme surnaturel semblait régner sur la propriété, comme si les gazons élégants, parés de leurs statues blanches, se languissaient de la compagnie humaine. Soudain, deux personnes apparurent! Deux hommes suivant l'allée dallée contournant le manoir. L'un était vieux, bien plus vieux que l'autre, tous les deux portaient des pantalons sombres et des chemisettes amples. " Qui sont ces types ? demanda Bray, en s'écartant de la lunette pour permettre à Don Togazzi de voir. Tu les connais? - J'en connais un très bien; nous savons désormais qui a repris la branche italienne des Matarèse. L'autre, je ne le reconnais pas pour l'instant, mais j'ai ma petite idée... quelqu'un dont nous n'avons vu que la nuque, et de loin. - Qui ça? - Le chauffeur du tas de ferraille que l'on a suivi jusqu'ici. - Le prêtre? - Les deux sont des gens d'Eglise. Le plus âgé est le cardinal Rudolfo Paravacini, un prélat d'une influence considérable au Vatican. - Il est le chef des Matarèse en Italie ? - C'est l'oncle de feu le non-regretté Carlo Paravacini, l'amateur d'oiseaux. - Le Vatican serait mouillé? - Il semblerait que le sang qui lie les familles soit plus important que le sang du Christ. En tout cas ici. - Pryce y avait fait allusion, Leslie aussi. Mais il n'y avait rien de concret. - Maintenant, si, Brandon. Tiens, regarde. Ils sont passés sur le yacht, sur le pont arrière. Dis-moi ce que tu vois. - D'accord. " Scofield retourna à la longue-vue. " Bon Dieu, le vieux est en train d'ouvrir le pli de Barcelone. Tu as raison. - Une question s'impose, annonça Togazzi. Que fait-on? - La place ne semble pas vraiment fortifiée. Pourquoi ne pas tenter le coup tout de suite, avant qu'il ne refile les documents à un autre ou qu'il ne les détruise, ce qui est le plus probable? - Cela me paraît une bonne idée. " On appela les gardes sur la terrasse, chacun prenant son tour à l'œilleton de la lunette. Une stratégie fut rapidement mise au point; Scofield et Togazzi avaient l'impression d'avoir fait un saut dans le passé, d'être revenus à l'époque où ils infiltraient les camps ennemis. Deux des gardes partirent, leurs instructions bien apprises, les trois autres restèrent avec Don Togazzi et Brandon, attendant leurs ordres. " Toi, tu ne bouges pas d'ici, ordonna Togazzi en italien, au garde chargé de surveiller l'entrée du domaine. Tu restes en contact avec nous, et au cas où des intrus se présenteraient, tu sais quoi faire. - Si, Don Silvio. D'abord, les mines. - Des mines ? lâcha Scofield, en se redressant dans son fauteuil. Comme dans les collines de Portofino ? - Exact, confirma Togazzi. Personne n'approchait de nos camps de base, tu te souviens? On parsemait de mines les alentours, et ceux qui nous cherchaient étaient morts de trouille à l'idée de s'approcher. - Ils rebroussaient chemin, marchant dans leurs propres pas, pour sortir de la zone, ce qui nous laissait tout le temps de trouver une autre planque! renchérit Brandon en gloussant. Pas de fusillades, pas d'incident international, les explosions étaient mises sur le compte de mines non détectées, datant de la dernière guerre. - J'ai ajouté à notre système une petite touche personnelle, expliqua Don Togazzi. J'ai placé des mines tout près de l'entrée, certaines carrément en dessous, que l'on peut déclencher de la guérite. - Va bene! dit Scofield en riant. - Vous deux, continua Togazzi en italien, s'adressant aux deux derniers gardes, vous nous accompagnerez; vous nous laisserez à cent mètres de la propriété. Ensuite vous irez prendre position sur le parking. - Si. " La première voiture quitta la route à environ quatre cents mètres de la propriété Paravacini. Les deux gardes avaient changé de vêtements. A la place de leurs costumes de ville classiques, ils avaient revêtu des " tenues du dimanche " de fermiers, des costumes élimés, usés jusqu'à la corde, mais propres. Chacun d'eux portant un panier plein de fleurs, de celles que l'on trouve dans la région, cultivées sur de petits lopins de terre - un cadeau peu coûteux mais recevable par un grand propriétaire terrien. Ils marchaient en plein soleil sur la route poussiéreuse, en direction de la propriété des Paravacini, des gouttes de sueur perlant sur leurs sourcils, les chemises tachées de transpiration. A deux cents mètres des portes, la route se couvrit d'asphalte. La guérite des gardiens, avec ses parois de verre blindées était déserte, la barrière levée - signe supplémentaire qu'aucune personne d'importance n'était dans les murs. Ils gravirent, à petits pas, l'allée circulaire et montèrent les marches du grand perron. Ils sonnèrent. Un carillon retentit dans les entrailles de la demeure, comme résonnant dans une caverne. Un domestique ouvrit la porte. Sa chemise n'était pas boutonnée et il portait un début de barbe. A la vue de ces visiteurs importuns, il s'adressa à eux durement. " Qu'est-ce que vous voulez? Il n'y a personne. - Piacere, signore, nous sommes de pauvres gens des collines de Bellagio, annonça le garde de droite. Nous sommes venus présenter nos condoléances, à la mémoire du grand Don Carlo, qui a toujours été si généreux pour nos familles. - Il est mort depuis plusieurs semaines, vous êtes un peu en retard. - Nous n'osions pas venir lorsqu'il y avait tout ce va-et-vient de dignitaires, répondit le garde de gauche. Pouvons-nous déposer ces paniers à l'intérieur, signore ? Ils sont assez lourds. - Laissez-les dehors... Il y a bien assez de plantes à arroser dans la maison. - Allez, ayez bon cœur... ajouta le garde de droite en regardant derrière le domestique arrogant. - Non! - A votre aise. " Le garde bondit sur l'homme, l'attrapa par les épaules et lui assena un grand coup de genou au visage. L'homme tomba au sol, ensanglanté et inconscient. Les hommes de Togazzi traînèrent le corps dans une pièce à l'écart, fermèrent la porte et commencèrent à explorer les lieux. Ils trouvèrent une femme de chambre dans la bibliothèque. Elle était en uniforme, allongée dans un fauteuil, et feuilletait une encyclopédie en regardant les images. " Scusi, signori ! lança-t-elle en se relevant d'un bond. On nous a dit, continua-t-elle en italien, que tant que le travail était fait, nous pouvions profiter de la maison à notre aise. - Qui vous a dit ça ? - Son Eminence, le cardinal, signore. - Qui d'autre est là? - Le cardinal Paravacini, le Signor Rossi et... - Ce Signor Rossi? interrompit le garde qui avait assailli le domestique à la porte. C'est un prêtre? - Grands dieux, no, signore ! Il ramène ici des femmes différentes plusieurs fois par semaine. Ce serait plutôt un bouc. Par respect pour le cardinal, il les renvoie chez elles très tôt, avant le jour. - Qui encore est ici? demanda le second garde de Togazzi. Vous disiez qu'il y avait quelqu'un d'autre. - Oui, Bruno Davino. C'est lui qui s'occupe de la garde de la maison. - Où se trouve-t-il? - Il passe le plus clair de son temps sur le toit, signore. Il y a une sorte d'auvent pour le protéger du soleil. Il dit que de là-haut, il peut voir le lac et toutes les routes, alentour. Il appelle ça sa vigie. - Montons, dit le premier garde. - Che cosa ? " lança une voix derrière eux. Les gardes se retournèrent et virent un grand type large d'épaules, l'air revêche. " Je vous ai vus arriver par la route, bande de cloportes, mais je ne vous ai pas vus repartir! Qu'est-ce que vous fichez encore ici ? - A spiacente, signore, répondit le second garde, les bras tendus en avant, paumes des mains tournées vers le ciel, en avançant vers l'homme. Nous avons apporté des présents à la mémoire du grand Don Carlo. " Ce faisant, il se positionna entre son collègue et l'importun des Matarèse - une tactique qu'ils avaient maintes fois utilisée; ils bloquaient ainsi l'angle de vue de l'adversaire. Le premier garde en profita pour plonger la main dans sa poche et en retira un pistolet à silencieux. Lorsque son associé fit un pas de côté, révélant l'homme dans l'embrasure de la porte, il tira par deux fois, avec précision, tuant le chef de la sécurité sur le coup. La femme se mit à hurler; le garde se précipita sur elle, lui mit une main sur la bouche et, de son autre bras, lui ceintura la poitrine avec une telle force qu'elle expira tout l'air de ses poumons, et qu'aucun son n'en sortit plus. Prenant dans sa poche une cordelette et du ruban adhésif, il attacha la femme de ménage et la bâillonna. " Elle n'ira nulle part. - La voie est libre, dit le premier garde, la place est nettoyée. Allons prendre nos positions. " La seconde automobile s'arrêta sur la route. Scofield et Togazzi en sortirent, et marchèrent vers les bois avoisinants aussi vite que leurs vieilles jambes le leur permettaient. La voiture continua à descendre le long de la route, moteur coupé, et s'arrêta sur la pelouse, du côté gauche de l'énorme maison, invisible depuis le yacht. Les troisième et quatrième gardes en sortirent, fermèrent les portières en silence et, marchant à pas de loup, contournèrent la bâtisse jusqu'à atteindre les abords de la grande pelouse sud. Ils ne pouvaient s'approcher davantage; toute personne s'aventurant sur la pelouse serait immédiatement repérée par les occupants du yacht - leur cible. Leur mission était de bloquer toutes les issues. C'est pourquoi les deux premiers gardes de Don Togazzi étaient partis se poster sur le côté droit de la maison, à quelques mètres de l'allée dallée, hors de vue. Un mouvement de tenailles, couvrant tous les flancs. Deux raisons motivaient cette stratégie. La première - d'une importance vitale - concernait le nombre possible des adversaires. Il n'y avait aucun moyen de les chiffrer avec certitude. La seconde était le risque possible que l'unité de Togazzi soit découverte; le cardinal Paravacini détruirait alors dans l'instant les documents de Barcelone, sans doute par le feu. Il était donc essentiel d'empêcher quiconque de sortir de la maison pour donner l'alerte. L'effet de surprise était la clé du succès de l'opération. Pour s'assurer de ce dernier point, Scofield et Togazzi ôtèrent leurs habits dans les bois bordant le lac et gagnèrent la rive. Dessous, ils portaient des maillots de bain; ils avaient glissé leurs armes dans des sacs étanches et s'étaient équipés d'un tuba. Vu leur âge, cet instrument leur permettrait d'avancer sous l'eau sans effort. Leur objectif était le côté tribord du yacht, où se trouvait une échelle chromée pour les nageurs désirant gagner le pont inférieur. Rejouant les rôles qu'ils avaient tenus des années auparavant en Italie, Sicile, et sur la mer Noire, les deux anciens agents secrets se glissèrent dans les eaux du lac de Côme. La gorge irritée par cette respiration buccale forcée, mais en pleine forme, Brandon et Togazzi gagnèrent l'échelle d'appontage. Togazzi se mit à tousser doucement et Scofield lui plongea aussitôt la tête sous l'eau. Togazzi émergea, l'air furieux, mais Bray porta son doigt à sa bouche; Don Silvio Togazzi comprit. Ce n'était pas le moment de faire du bruit. Scofield ouvrit son sac étanche et en sortit son arme. Togazzi l'imita. Ils se mirent d'accord d'un signe de la tête et Brandon entreprit de monter le long de l'échelle de chrome. A mi-chemin, le long de la coque, le vieux Don Togazzi ne put retenir plus longtemps sa toux, due à l'eau qui s'était infiltrée dans le tuba. Des voix inquiètes leur parvinrent, en provenance du pont au-dessus d'eux. " Qu'est-ce que c'était? - Il y a quelqu'un sur l'échelle, je vais voir. - Ne perds pas de temps. Tiens, prends ça et file! Va à la maison et préviens Bruno. " Scofield gravit les derniers échelons et enjamba la balustrade, son pistolet pointé sur le cardinal Paravacini. " A votre place, je ne bougerais pas d'un millimètre, mon père. Il pourrait me prendre l'envie de soulager l'Eglise de vos services. " Bray s'arrêta et se tourna vers la pelouse : " Arrêtez-le, il se dirige vers l'allée! Récupérez le paquet! " Togazzi apparut sur le pont, passant son vieux corps décharné pardessus la balustrade, pestant en italien contre les ravages du temps. " Qu'est-il arrivé à nos corps? se lamenta-t-il en anglais. Eux qui étaient toujours prêts à nous sauver la mise! - Don Silvio ! s'exclama le cardinal, vous faites équipe avec cette vermine d'Américain? - Oh, oui, Eminence, répliqua Togazzi, et depuis longtemps. Depuis l'époque où vous profaniez notre Eglise en grimpant dans la hiérarchie du Vatican. " Au loin, sur les pelouses côté bâbord, des hommes couraient entre les statues, à la poursuite du prêtre, ou du faux prêtre, portant l'enveloppe de Barcelone. Soudain, il y eut des coups de feu, des balles ricochant sur le marbre sculpté. Scofield accourut au bastingage. " Nom de Dieu, ne le tuez pas! " hurla-t-il. Il y eut un cri et la fusillade s'arrêta. Une voix venant de l'autre bout de la pelouse, répondit à Scofield en italien. " Trop tard, signore. Il avait une arme et nous tirait dessus; il a même blessé Paolo à la jambe. Il était à vue; on l'a descendu. - Rapportez le paquet ici et amenez Paolo chez un médecin! Vite ! " Brandon retourna auprès du cardinal silencieux que Togazzi tenait en respect avec son arme. " Rien ne me ferait plus plaisir que de vous envoyer vous expliquer devant le pape. Malheureusement, il y a des affaires plus pressantes. - Ce sera à moi que reviendra cet honneur, vieux, rétorqua Don Togazzi. Je pourrais peut-être même en profiter pour recevoir une ou deux bénédictions. " Un garde courut jusqu'à la passerelle, l'enveloppe de Barcelone à la main. Il l'apporta à Scofield, expliquant qu'il repartait aussitôt emmener son collègue chez le " médecin personnel " de Don Silvio. Brandon déchira l'épaisse enveloppe de papier kraft et sortit quelques-unes des pages qui se trouvaient à l'intérieur. Il s'assit sur une chaise longue pour lire les documents, sentant le regard du cardinal Paravacini posé sur lui. Après avoir parcouru les pages durant quelques minutes, Scofield posa les documents sur ses genoux et regarda le cardinal. " Il y a eu de sacrés changements, n'est-ce pas mon père ? - Je ne sais pas de quoi vous parlez, répliqua Paravacini. Je n'en ai pas lu le contenu car cette enveloppe ne m'appartient pas. Comme vous pouvez le constater, elle est adressée à un certain Del Monte. Le courrier, comme la confession, sont des choses confidentielles. - Vraiment ? Alors, pourquoi était-elle ouverte ? - Une erreur de mon jeune employé que vous venez de tuer. Je prierai pour son âme, et pour celles aussi de ses tueurs, comme Jésus a prié pour les Romains qui l'ont crucifié. - C'est beau. Mais pourquoi votre jeune employé vous l'a-t-il apportée ? - Vous devriez le lui demander; mais c'est un peu tard. J'imagine que cette enveloppe s'est retrouvée par erreur dans ma boîte postale de Bellagio, celle que j'utilise quand je ne suis pas à Rome. - Il semble difficile de confondre " Del Monte " avec" Paravacini ". - Dans la précipitation, une erreur est vite commise, surtout quand un jeune homme cherche à servir son supérieur avec zèle. - C'était donc un prêtre ? - Pas du tout. C'était une jeune personne pleine d'avenir qui malheureusement s'est écartée du chemin de la foi et de la loi. - Eminence, l'interrompit brusquement Togazzi, vous vous fatiguez pour rien, et vos mensonges ne font que s'ajouter à vos péchés. J'ai pris des photographies, à Milan, de votre premier coursier jusqu'au dernier qui vous a rejoint ici. Il n'y a eu aucun arrêt à la poste de Bellagio et il portait une collerette d'ecclésiastique. - En voilà une surprise, Don Silvio ! Je ne suis en rien au courant de tout cela; les seules réponses reposent avec ce pauvre garçon, assassiné par la faute de votre dingue d'Américain. - Inutile de perdre notre temps, Bray, lança Togazzi, nous avons d'autres moyens d'attaquer ce monument d'hypocrisie. De quel changement parlais-tu il y a deux minutes? - Ce ne sont pas de bonnes nouvelles, répondit Scofield en prenant les papiers sur ses genoux. Ils ont avancé le programme. C'est Matareisen qui l'a décidé. Tiens, écoute ça: " Je vais prochainement annoncer une nouvelle date - l'ordre vous parviendra peut-être d'un autre lieu. Je n'arrive pas à joindre notre agent à Londres et cela m'ennuie. Peut-être a-t-il été pris par le MI5 ? Si c'est le cas, a-t-il parlé ? Sa femme prétend ne rien savoir, mais elle n'a jamais été au courant de rien. Tout cela est bien troublant. Dans les pages qui suivent, vous trouverez les transmissions codées pour les secteurs concernés. Ce sont de larges périmètres, vous ferez appel à votre mémoire pour retrouver les détails et la localisation exacte. Utilisez votre ordinateur pour déchiffrer les messages. Si je décide de changer le lieu, de multiples points de chute sont à ma disposition. Il me suffit d'un endroit ayant l'équipement nécessaire, un endroit où personne ne me trouvera. Restez à votre poste. L'heure est proche. Le monde va changer. " Voilà, c'est fini, pas de signature, bien sûr, mais c'est du Matareisen tout craché. Le plus drôle dans l'affaire, c'est que c'est Guiderone, un homme à lui, sinon son supérieur, qui a tué son contact à Londres, celui dont il n'a plus de nouvelles. Tout ça grâce au travail que j'ai accompli sur Leonard Fredericks... j'ai semé la zizanie entre ces deux enculés! Ne jouez pas le pudibond devant mon langage, mon père, ce que vous avez fait à l'Eglise n'est pas plus reluisant. - Je ne suis pas seulement offensé, rétorqua le cardinal d'une voix de glace, je suis outragé! Je ne suis pas seulement un prince de cette sainte Eglise, je lui ai dédié toute ma vie. L'idée que je puisse être associé à une conspiration économique planétaire tient du délire et le Saint Père sera de cet avis. C'est encore l'une de ces attaques perfides d'anticatholiques dont nous sommes sans cesse l'objet. - Mon petit cardinal, vous venez de vendre la mèche! Personne ici n'a parlé de conspiration économique! " La tête de Paravacini se tourna brusquement vers Bray, ses yeux grands ouverts. Il était pris et il le savait. " Je n'ai rien d'autre à dire devant de telles inepties! - Alors, il me reste à réduire votre jolie petite gueule en bouillie pour vous faire changer d'avis. " Scofield posa les papiers et l'enveloppe sur le pont, se leva de son fauteuil, et s'approcha d'un air menaçant du prince de l'Eglise. " Inutile de meurtrir tes phalanges, camarade, lança Togazzi en s'approchant. J'ai donné l'appareil photo à l'un de mes hommes. Pour les archives, je suis sûr qu'il prendra une photo du corps sur la pelouse, et avec les autres clichés à notre disposition, nous aurons alors le fin mot de l'histoire. Il va me rapporter l'appareil et nous ferons une photo de toi, tenant l'enveloppe de Barcelone devant notre cardinal. La preuve sera irréfutable. - Et sans appel, acquiesça Brandon. - J'ai également des amis dans le monde ecclésiastique. Ce traître de la foi tombera en disgrâce, ne sera plus qu'un paria au sein du Vatican. " Soudain, le cardinal Paravacini bondit de son fauteuil, et arracha l'arme des mains du vieux Togazzi. Avant que Scofield ait eu le temps de réagir, le prêtre plaqua le canon sur sa tempe et fit feu, faisant voler sa boîte crânienne en morceaux. " Morte prima di disonore, annonça Don Silvio, en regardant le cadavre. Une expression italienne datant du XVIe siècle. - La mort avant le déshonneur, dit Brandon doucement. Le commerce du tatouage a banalisé le message, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Il avait le pouvoir, l'argent et une grande influence au Vatican et ailleurs. Privé de cela, il n'était rien. - Il rispetto, rectifia Togazzi, il était respecté et sans ce respect, il perdait son honneur. - Nous voilà débarrassés de la branche italienne des Matarèse. Nous allons envoyer ces documents à nos dieux de l'informatique, à Amsterdam. Peut-être trouveront-ils quelque chose. C'est la seule piste que nous avons. " Le téléphone de bord sonna; les deux hommes sursautèrent. Cinq sonneries retentirent sur le yacht avant que Brandon ne trouve le combiné. " Buon giorno ", dit-il, prêt à tendre le combiné à Togazzi au cas où l'on parlerait trop vite en italien. Au contraire, les mots étaient dans un anglais précis, avec un fort accent italien; une voix de femme. " Vous avez versé le sang d'un Paravacini, un homme d'honneur. Vous allez payer. " A l'intérieur de la demeure, debout près de la fenêtre de la bibliothèque, la femme de ménage raccrocha le téléphone et reposa sa paire de jumelles sur une table voisine. Des larmes coulaient le long de ses joues; son amant n'était plus et avec lui s'envolait un mode de vie perdu à jamais. XXXIV " Il faut que vous rentriez tous les trois à Londres, annonça Frank Shields au téléphone. Tout de suite. - Et Wahlburg? répondit Pryce à Philadelphie. - On s'en occupe. Nos agents sont déjà sur place; ils enlèvent le corps et effacent toute trace du suicide. La presse n'en saura rien. Wahlburg aura disparu. Point. - Il vivait seul, là-bas? - Avec un maître d'hôtel ou un majordome, je ne sais pas trop comment on dit. Il avait sa chambre à l'autre bout du couloir, en face de celle de Wahlburg. C'était un infirmier diplômé; Wahlburg était du genre hypocondriaque. Sa femme est morte il y a des années et ses deux filles vivent à Los Angeles et San Antonio. La voie est libre. Sur le répondeur, il y a une annonce disant que Wahlburg est en voyage. - Que va-t-il se passer à votre avis? - J'imagine que ses trois compères, Fowler, Whitehead et Nichols, vont paniquer quand ils s'apercevront que Wahlburg est injoignable. Et si vous avez fait votre boulot à New York et Palm Beach, ils vont craindre le pire et chercher à se mettre à l'abri. C'est là qu'ils vont commettre des erreurs. - J'ai fait mon boulot, Frank. Maintenant, qu'est-ce qui se passe à Londres ? - Tenez-vous bien. Matareisen s'est échappé du MI5. - C'est impossible ! s'écria Pryce. - Si, c'est possible, répliqua Shields. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais il s'est échappé. Il est quelque part en Europe. - Bon Dieu ! - Ce n'est pas tout. Scofield et Togazzi ont trouvé la connexion des Matarèse à Milan. C'était le cardinal Paravacini, comme vous le supposiez. - Ce n'est pas une surprise, interrompit Cameron. Ils l'ont fait prisonnier ? - Non, il s'est suicidé d'une balle dans la tête lorsqu'il s'est senti coincé. - Ils lui ont donné un pistolet? - Il l'a arraché des mains du vieux Togazzi. Le cardinal a reçu, via de multiples coursiers, un colis de Matareisen envoyé avant que vous ne le capturiez. Des documents codés par ordinateur. On a donc transmis tout ça au Keizersgracht. En deux mots, le planning des Matarèse a été avancé. - Avancé! s'exclama Pryce. C'est donc alors une question de jours! - Voilà pourquoi Scofield vous demande. Le bougre ne veut pas en dire plus, ni à moi, ni à Geoffrey Waters. Juste qu'il s'agit d'un boulot pour vous deux. - Quel filou! On ne le changera jamais! - Votre place est réservée sur le Concorde de ce matin, neuf heures quarante-cinq, au départ de Kennedy. Le pilote, le commandant Terence Henderson est un ami du MI5. Il vous retrouvera au terminal et vous escortera à bord. - Ça nous laisse peu de temps. - Un hélicoptère viendra vous prendre sur le parking de l'hôtel et vous déposera à l'aéroport. La zone est dégagée. L'hélico sera là dans une petite heure. - Je commence à en avoir ma claque des avions. - Ce n'est pas terminé. Un appareil vous attendra à Heathrow; le lieutenant Considine prendra les commandes, et vous emmènera à Milan, là où vous attendent Brandon et Togazzi. - Vous êtes une vraie nounou pour moi, Squinty ! - Plaignez-vous! Préparez plutôt votre paquetage. " Le vol pour Londres se déroula sans incidents; le commandant Henderson était l'officier britannique dans toute sa splendeur, avec un phrasé oxfordien pour asseoir une autorité sans appel. - Quand nous atterrirons, annonça Henderson, veuillez rester à bord jusqu'à ce que tous les passagers aient quitté l'appareil. Je vous accompagnerai pour passer les douanes. - Alors comme ça, commandant, vous êtes de la maison aussi? lança Luther, assis à côté de Pryce et Montrose. C'est quoi votre branche? Des trucs genre James Bond ou autre chose? - Je ne sais à quoi vous faites allusion. " Henderson sourit. C'était un sourire franc, amusé. Il se pencha et murmura à l'oreille de Luther. " Mais je ne saurais trop vous conseiller de changer de sujet sinon je lance la post-combustion et vous éjecte de votre siège. - Hé, tout doux, moi aussi je suis pilote. - Je sais, commandant. - Décidément, tout le monde veut me faire monter en grade ! - Pourquoi ne montez-vous pas dans la cabine de pilotage? Cela pourrait vous intéresser? - Avec plaisir. Je vous verrai à l'œuvre. - Tout le plaisir sera pour moi. Venez donc. " Luther se leva et suivit le commandant de bord dans l'allée centrale. Leslie se tourna vers Pryce. " Je veux venir avec toi à Milan. - Pas cette fois-ci, répondit Cameron. J'ai appelé Geof du bar; il m'a dit que Scofield renvoyait Antonia à Londres. - Il s'agit d'Antonia, pas de moi, insista le lieutenant-colonel Montrose avec détermination. - Du calme, officier, je n'ai pas fini. Geof m'a appris aussi que Bray avait demandé tout un tas d'équipements bizarres. Des trucs de fous d'après Waters; le tout devant être acheminé à une destination qu'il donnera plus tard. - Et Geof a donné son accord ? - Il a dit un truc marrant: " Quand Beowulf Agate se comporte de la sorte, c'est qu'il est sur quelque chose. " - Eh bien, il ferait bien de ne pas jouer perso. - Je suis de cet avis; ou tout au moins, il pourrait nous donner quelques indications. Mais Geof a dit banco. Il lui donne carte blanche un jour ou deux, pour lui laisser le temps de vérifier ses dires. - C'est mettre la charrue avant les bœufs! On vérifie d'ordinaire avant d'agir, non? - Pas toujours. Le plan des Matarèse a été avancé comme je te l'ai dit. Il nous reste une semaine, peut-être moins. Bray doit être sûr de son coup; et s'il a vu juste, il nous faudra agir très vite. - C'est une stratégie de terrain plutôt tordue. - Tu raisonnes en militaire, mais nous n'avons pas affaire à une armée classique. - Je préférerais quand même venir avec toi. - Tant que j'ignore ce que Scofield a derrière la tête, je m'y refuse. Tu as un enfant, pas moi. " Les huit heures suivantes furent menées tambour battant. Le commandant Henderson battit son propre record en traversant l'Atlantique en deux heures et cinquante et une minutes. A l'aéroport d'Heathrow, après avoir été escortés par le commandant à leur descente d'avion, ils retrouvèrent Sir Geoffrey Waters qui portait deux valises, l'une pour Cam, l'autre pour Luther. " Nous avons obtenu les mensurations du lieutenant par l'armée américaine et les vôtres, Cameron, grâce à vos vêtements laissés à l'hôtel. Nous avons pu ainsi vous préparer une nouvelle garde-robe. Tout est dans ces valises. - Pourquoi donc? demanda Pryce. - Simple précaution, Cam. Pas de marque, pas d'étiquette, pas de textile particulier à un fabricant, autrement dit, aucun moyen de retrouver votre identité. - Nom de Dieu! s'exclama Luther. Qu'est-ce qu'il nous mijote? - Il ne m'en a rien dit, lieutenant. Mais connaissant Beowulf Agate, pour avoir travaillé avec lui voilà des années, je m'attends au pire. Il est capable de faire les choses les plus folles. Je me dois donc de protéger le service. - Et notre protection à nous? demanda Considine. - Si vos ennemis en arrivent à s'intéresser à vos habits, c'est que nous ne pourrons plus rien pour vous. - Charmant! Je suis un pilote top-niveau. La NASA n'aurait pas pour moi une petite mission sur Mars, plutôt? - Pensez à Pensacola, Luther, lança Pryce. Il y a un commandant, là-bas, qui vous attend, commandant... - Il nous reste donc à ne pas les laisser s'approcher de nos fringues... - Il va faire nuit dans deux heures, lieutenant, annonça Waters; votre Bristol vous attend sur une piste voisine. Le copilote - un de nos agents qui ne sait rien de notre affaire - a préparé le plan de vol. Le temps presse. Vous feriez mieux d'y aller. - Pourquoi ne puis-je pas voler en solo? - Pour deux raisons. Premièrement, ceci n'est pas un petit aérodrome de campagne ou un aéroport étranger où nous avons nos entrées, mais Heathrow; les règles ici sont extrêmement strictes. La moindre incartade à la procédure attirerait l'attention sur vous, ce qui serait la dernière des choses à faire. Deuxièmement, vous venez de passer cinq fuseaux horaires; ce qui fatigue forcément l'organisme. La prudence nous conseille des renforts. - Les deux mille pilotes de combat, de la Deuxième Guerre mondiale à celle du Golfe, n'ont pas eu droit à ce genre de traitement de faveur. - Combien en ont fait les frais ? - C'est bon, Bwana ! Vous avez gagné. " Ils arrivèrent en Italie à la tombée de la nuit. Cameron fut conduit à la voiture de Togazzi et Luther prit la direction d'un hôtel choisi d'avance. Quant au copilote du MI5, il s'occupa des autorisations pour le vol retour à Londres. Une fois à bord de la berline " banalisée ", à l'habitacle luxueux, deux pensées obsédèrent l'esprit de Pryce. La première était que Leslie lui manquait - sa présence à ses côtés, son esprit vif, leurs conversations... et bien sûr, son appétit sexuel. Il lui fallait affronter la vérité : lui, le célibataire endurci, qui en dehors de son métier fuyait tout engagement et toute responsabilité, était bel et bien tombé amoureux. Il s'était approché de ce sentiment deux ou trois fois depuis la fin de ses études, mais sa soif de connaissances et plus tard sa fascination pour les arcanes de l'Agence avaient coupé court à toutes relations plus profondes. Ces obstacles n'existaient plus aujourd'hui. Bien sûr, la fascination était toujours présente, chaque nouvelle opération était une source d'enrichissement pour lui, mais le temps et la distance avaient fait leur œuvre. Il avait trouvé une personne avec qui il désirait partager sa vie. C'était aussi simple que ça. Les liaisons passagères étaient agréables et rassurantes, alors que l'amour c'était le grand saut - un monde tumultueux de désirs, de joies et d'impatience. La deuxième pensée obsédante avait trait à Scofield. Qu'avait donc découvert Beowulf Agate, cette légende vivante ? Pourquoi se montrait-il si secret ? Ce n'était pas le moment de faire des effets de manches, Scofield le savait très bien. Pourquoi ce comportement pour le moins étrange? Dans moins d'une heure, Pryce aurait les réponses à ses questions. Ils atteignirent le sanctuaire de Togazzi, reclus dans la forêt surplombant Bellagio; on conduisit Pryce sur la terrasse, qui lui était désormais familière, avec sa batterie de longues-vues pointées sur le lac de Côme. Les retrouvailles furent brèves, Scofield étant impatient de raconter son histoire. Il parla également du coup de téléphone sur le yacht, lorsqu'une femme lui avait dit qu'ils paieraient pour la mort du cardinal Paravacini. " Cet appel ne pouvait provenir que de la maison. Pendant que Silvio prenait des dispositions pour se débarrasser du cadavre et pour tout nettoyer, j'ai foncé là-bas pour fouiller les lieux de fond en comble. Personne! - en tout cas, je n'ai vu personne. Mais j'ai trouvé une paire de jumelles près d'un téléphone, dans la bibliothèque. La vue était parfaite, directement sur le yacht. C'est de là-bas qu'elle a appelé. - Mais elle n'y était plus ? - Non, mais j'ai été intrigué par la bibliothèque. Je n'en avais jamais vu de semblable. On y trouvait, certes, les habituels volumes reliés de cuir, destinés à ne jamais être ouverts, et des centaines d'autres livres plus communs, mais il y avait autre chose. Toute une partie semblait contenir des archives. D'énormes albums, renfermant de grosses liasses de feuilles jaunies, reliées par de la ficelle. J'en ai sorti quelques-uns et j'ai commencé à les étudier. J'ai alors appelé un des gardes pour qu'il dise à Silvio que je risquais d'en avoir pour un bon moment. - Qu'est-ce qu'ils contenaient? - Rien de moins qu'un historique illustré de la dynastie Matarèse remontant jusqu'au début du siècle. Photographies, daguerréotypes, vieilles coupures de presse, et cartes géographiques annotées. Très peu de mots, pas de texte, seulement quelques légendes en italien. - Je les lui ai traduites, annonça Togazzi, Bray parle un peu notre langue, mais il est nul pour ce qui est de l'écrit. - Je parle mieux le français que toi! - C'est une langue décadente. - Vous avez appris quelque chose de nouveau? demanda Pryce avec impatience. - Non, plutôt quelque chose de vieux, de très vieux... et ça m'a fait réfléchir. On regardait dans la mauvaise direction. Il était vain de tenter d'anticiper les crises, de prévoir où et quand elles se produiront. - Je ne vois guère d'autres moyens pour les faire avorter ! - C'est là où je veux en venir... on aura toujours un métro de retard. Seul un homme est au courant de tout, celui qui donne les ordres : Matareisen. Mais il a dû enterrer les informations si profond que nous ne pourrons jamais les exhumer à temps. - Alors ? - Alors, j'ai un pressentiment tellement gros que ça me ronge le cerveau. - Comment ça? - L'un de ces albums souvenirs était consacré uniquement aux ruines d'une forteresse, l'ancien château du Baron de Matarèse. Il y avait des dizaines de photos des ruines et du terrain alentour, pris sous tous les angles. Plus de trente pages, et les photos n'étaient pas vieilles - ni granuleuses, ni jaunies; elles auraient pu être prises hier. Sur la dernière page, il y avait une petite note manuscrite : Negativi per J.V.M. - Négatifs pour J.V.M., dit Cameron, Jan Van der Meer Matareisen, celui qui donne les ordres. - Exactement. Et pourquoi Matareisen voudrait-il un dossier photographique complet de cette vieille bâtisse, de ces ruines ? - La réponse est évidente, intervint de nouveau Togazzi. Pour reconstruire à l'identique. - C'est ce que je me suis dit, lança Scofield. C'est là qu'est née la maison Matarèse - le siège originel du pouvoir. Les psychoblablas ne m'intéressent pas, mais nous savons que Matareisen est un fanatique - un type intelligent, mais fanatique. Quel sanctuaire choisirait donc un tel homme pour la dernière phase de son putsch mondial sinon celui de ses aïeux? - Pour l'instant, ce n'est qu'une supposition. - Nous en aurons le cœur net demain. - Pardon ? - J'ai appelé Geof, à Londres, sur une des lignes privées de Silvio; j'ai eu le nom de code de Considine et son numéro d'hôtel. A l'aube, il décolle de Milan pour venir nous prendre sur une piste d'atterrissage située près du lac Majeur. Elle ne figure sur aucune carte, mais il la connaît car il vous y a récupérés, Leslie et vous. - C'est vrai. - Les réservoirs seront pleins et nous filerons au sud, direction la côte sud-est de la Corse. C'est à environ quatre cents kilomètres, soit huit cents allers-retours. Ce n'est pas un problème pour son avion. On passera sous Solenzara jusqu'à Porto-Vecchio, au nord de Bonifacio. En utilisant les coordonnées des cartes de Paravacini, nous nous débrouillerons pour voler au-dessus des ruines du château. - Est-ce vraiment judicieux? lança Pryce. - A douze mille pieds d'altitude, sans l'ombre d'un doute! Parmi l'équipement que j'ai demandé se trouve un appareil photonumérique de haute altitude, capable d'enregistrer des images à travers une couche de nuages. En effectuant quelques passages, nous pourrons déterminer s'il y a oui ou non de l'activité en bas. Si c'est le cas, nous entrerons dans la phase deux. - C'est-à-dire ? - Il y a un terrain d'aviation à Senetosa, à environ vingt minutes de la forteresse des Matarèse. On se pose, et on va faire un tour là-bas, à pied, voir ce qu'on peut trouver. - Tout ça sans renforts? Pourquoi tant de secret, Bray 1 ! C'est du quasi-black-out! - Parce que je n'ai confiance en personne. Il y a des taupes partout. Si j'ai raison, Matareisen sera là, pavoisant, savourant d'avance sa gloire. Mais s'il a le moindre soupçon que nous l'avons repéré, il se tirera en vitesse, ou il convoquera une force de frappe capable de détruire une armée napoléonienne. - Et si vous vous trompez, avança Cameron, s'il n'est pas là-bas? - Alors, je reconnaîtrai mes torts. Londres travaille dur, Squinty, le Keizersgracht aussi, tout le monde travaille comme des fous. Nous ne sommes pas seuls dans cette affaire, nom de Dieu. Tout ce qu'on aura perdu, c'est notre temps. - Supposons qu'il soit dans les murs et déjà sur ses gardes, qu'il ait déjà sa force de frappe? - Dites donc, jeune homme, je n'en suis plus à mon coup d'essai. J'étais déjà en mission ici lorsque vous tétiez encore votre mère. - Ce n'est pas une réponse, Brandon. - Ça va, c'est dans l'équipement que Geof m'a fourni. Il y a un téléphone portable relié directement à Londres par satellite. Si vos suppositions correspondent à la réalité, il y a une unité de commandos français stationnée à Marseille, prête à partir. Par avion, ils peuvent être à Senetosa en quelques minutes. - Alors votre secret est un secret de Polichinelle. - Pas du tout! Ces gars n'ont pas la moindre idée de ce qu'ils vont faire, sinon qu'ils risquent de partir en mission sur une île de la Méditerranée. Quand je donnerai le feu vert à Geof, il contactera le Deuxième Bureau et l'avion décollera pour Senetosa. Je rencontrerai l'unité sur la route et donnerai les ordres. Si toutefois je les appelle. - Cela suppose qu'il y aura eu une reconnaissance des lieux. - Exact; je compte là-dessus. J'ai commandé tout ce qu'il nous faut à cet effet - tenues de camouflage, jumelles, machettes, couteaux, pistolets munis de silencieux, bottes, pinces coupantes, bombes lacrymogènes, tout le tintouin habituel. - Le tintouin habituel? " XXXV Ils longèrent la côte corse à une altitude de huit mille pieds jusqu'à atteindre Solenzara, où Luther remonta à douze mille pieds. L'appareil de prise de vue aérienne était en place, fixé au sol, l'objectif dans l'ouverture du fuselage du Bristol destiné à remplir de multiples fonctions. " Nous allons survoler la zone dans environ deux minutes, annonça Considine, vous êtes prêts ? - Tout est O.K. ", répondit Scofield, en regardant l'écran qui donnait une image du sol grossi un millier de fois, et prenait des clichés deux fois par seconde. Deux minutes plus tard, la voix de Luther retentit à nouveau. " Lancez les prises de vues, contrôlez la mise au point. - Quelque chose me dit que ce n'est pas une première pour vous, lieutenant, lança Pryce dans son micro. - Exact, espion! En Irak, on appelle ça le safari-photo. C'est une promenade de santé, sauf quand ces abrutis s'amusent à nous balancer leurs missiles. - Ça tourne! annonça Brandon en scrutant l'écran. Regardez-moi ça, Cam! On croirait pouvoir toucher du doigt ces arbres. - On approche de l'objectif, lança Considine. Bonne chance, bombardier! - La voilà! s'écria Scofield. Sauf que ce ne sont pas des ruines. Nous avions raison, Silvio et moi ! Tout a été reconstruit! Faites un nouveau passage, Luther. - Attention au " G " ! " lança le pilote en faisant virer l'avion sur la gauche. Les passages suivants - quatre au total - révélèrent la présence sur le site de cinq personnes. Deux d'entre elles étaient des femmes; un des hommes semblait être un jardinier, puisqu'il se trouvait au milieu d'un parterre de fleurs, les deux autres grimpaient dans une voiture. " J'ai ce qu'il me faut, annonça Beowulf Agate, on passe à la phase Deux. Direction Senetosa, Luther, vous pouvez me trouver ça? - C'était déjà tout trouvé avant que l'on décolle, grand chef espion. " Une fois posés sur la piste d'atterrissage de Senetosa, Scofield et Pryce ouvrirent la caisse de matériel, et se répartirent l'équipement. Bray lança à Luther une tenue de camouflage complète, avec cartouchière et pistolet muni d'un silencieux. " Pour quoi faire? s'enquit le pilote, on m'a déjà donné des habits neufs dépourvus d'étiquette. - C'est au cas où on aurait besoin d'aide, en dernière extrémité, si vous préférez. - Si ce n'est pas dans le ciel, je déteste toute les situations extrêmes. Mon terrain de jeu, c'est avec les oiseaux! - Je doute fort qu'on en arrive là. Il y a, toutefois, une petite probabilité pour qu'une petite troupe de commandos français débarque... - Des commandos! explosa Luther, vous êtes en train de me jouer une embrouille, les petits Blancs. - Pas du tout, lieutenant, vous n'avez pas compris. Il y a une seule route d'ici à Porto-Vecchio et si besoin est, je les rencontrerai à mi-chemin et prendrai leur commandement. Ils se sentiront plus en confiance si vous êtes en tenue de combat. - Et moi, la présence de ces types ne me rassure pas du tout ! - Pensacola, Luther, Pensacola ! souffla Cameron. - Je me demande, à la longue, si on ne me fait pas prendre des vessies pour des lanternes! - Voilà un homme intelligent, ça nous change, observa Scofield. Allez, les gars, à poil et en tenue de combat. " Brandon et Pryce, bardés de leurs panoplies de guérilleros, et Considine, embarrassé dans son treillis de camouflage et avec sa cartouchière, sortirent de l'avion. L'aiguilleur du ciel de la petite tour de contrôle s'approcha. Il leur parla dans un anglais approximatif. K Bienvenue à Senetosa, signori, bien que je ne vous aie jamais vus. Poursuivez votre travail. Notre équipe va recouvrir votre avion avec des filets. - Est-ce bien nécessaire? demanda Luther. - Ordres de Londres. Ne vous souciez de rien, piacere, la piste d'atterrissage restera fermée jusqu'à nouvel ordre. - Parfait, dit Scofield. Restez à côté de votre radio, lieutenant, je vous contacterai au besoin. - Entendu." Bray et Cameron rejoignirent la route qui sinuait entre les montagnes. C'était la fin de la matinée; ils marchaient sur le bord de la route grossièrement aménagé, prêts à se cacher dans les bois avoisinants au premier signe de vie humaine. Ce fut nécessaire à deux occasions; la première à l'approche d'une vieille Renault grise au loin. En regardant à travers le feuillage, ils virent un couple d'une trentaine d'années à bord, visiblement en pleine dispute. La seconde fois, ce furent des voix derrière eux. Effrayés, ils coururent à couvert. A leur grand soulagement, les voix étaient celles de quatre adolescents, peut-être des élèves d'un lycée sportif, faisant un jogging en pleine journée. Une fois les jeunes hors de vue, Scofield et Pryce reprirent leur progression sur le bord de la route de campagne, en accélérant le pas. Quelques minutes plus tard, la route plongea dans un vallon encaissé; de l'autre côté, sur le versant, apparut la superbe bâtisse restaurée du Baron de Matarèse. " A partir d'ici, on se sépare, annonça Beowulf Agate à mi-voix. - Bonne idée, dit Cameron. Je prends le flanc droit, vous le gauche. - On passe tous les deux par les bois. - Je ne comptais pas rester sur la route ! - Allons-y. Contact radio toutes les cinq minutes. " Ils se séparèrent; Pryce traversa la route et disparut dans la forêt de Porto-Vecchio par la droite, Scofield fit de même par la gauche. Tous deux s'enfoncèrent dans le vallon, aux allures de ravin, un méli-mélo impénétrable d'arbres et de vignes vierges, avec un sol rendu spongieux par les pluies corses. La marche devint encore plus pénible et hasardeuse sur le versant d'en face. Ils avaient essayé les radios, qui crachotaient en sourdine à leur ceinture. " Cam…" La voix chuchotante de Brandon se fit entendre sur le poste de Pryce. " Oui? - Prenez garde. Si c'est pareil de votre côté, vous allez atteindre un mur de fils de fer barbelés de près de deux mètres de haut. - Je crois que je le vois, répondit Pryce. Il y a des lumières scintillantes devant moi, comme des reflets sur du métal. - Vous y êtes. C'est pareil ici. - Sincèrement, je regrette de m'être fichu de vous lorsque vous avez parlé de pinces coupantes. Vous êtes devin ou quoi? - Bien sûr que non. Grâce aux cartes de Paravacini, on savait que l'endroit était cerné par les bois. Ce qui éliminait tout système de clôture électrique ou d'alarme volumétrique; les petits animaux et les oiseaux les auraient déclenchées sans arrêt. Il ne restait donc plus que les barbelés pour décourager les importuns. - Vous aurez donc appris quelque chose à Harvard! - Ingrat! En attendant, attaquez par le bas, en coupant des petits cercles jusqu'à ce que l'ouverture soit assez grande pour s'y faufiler. - Promis, maman. " Une fois à l'intérieur de l'enceinte de la forteresse des Matarèse, les deux intrus, par radio, convinrent de se retrouver sur le flanc est - le plus boisé. Celui de Cameron. Scofield arriva en vue, se faufilant dans les fourrés, longeant la pelouse ceignant la propriété. Pryce le rejoignit, à quatre pattes. " Le soleil cogne dur, chuchota Brandon essoufflé. Même ici. - Chutt ! lâcha Pryce. Regardez! " Derrière la profusion de branches entremêlées, un homme en tenue décontractée sortait du manoir et s'avançait dans l'allée menant au grand portail d'entrée. Il glissa la main dans sa poche et en sortit un paquet de cigarettes. De son autre main il prit un briquet, et comme un gros fumeur en manque il alluma nerveusement une cigarette, inspirant de grandes bouffées. Quinze secondes plus tard, une domestique apparut et le rejoignit. Elle aussi sortit un paquet de la poche de son tablier. Il lui offrit du feu et de sa main gauche, lui pelota les seins. Elle gloussa et lui caressa l'entrecuisse. " On ne s'ennuie pas chez les Matarèse, chuchota Pryce. - Pas si sûr... ils sont obligés de sortir pour fumer. - Pourquoi donc? - D'après Geof, Matareisen serait un antifumeur zélé, une sorte d'aversion pathologique. Souvenez-vous, il n'y avait pas le moindre cendrier au Keizersgracht. Pipes, cigares et cigarettes sont bannis. - De toute façon, c'est un malade! - En ce qui concerne le tabac, il semble avoir une bonne raison. Un médecin d'Amsterdam, un spécialiste des poumons, l'a traité pour de graves problèmes respiratoires... Cela prouve que Matareisen est ici. Mon intuition ne m'a pas trompé. - On ferait bien de s'en assurer avant d'appeler Geof et ses commandos de Marseille. - Encore faudrait-il qu'on l'appelle... - Bray, ce n'est ni le lieu ni le moment de jouer les héros ! - Loin s'en faut. Je déteste les héros. Il y a trop de morts autour d'eux. - Qu'avez-vous en tête, alors ? - Ce pour quoi nous sommes ici, voilà tout, répliqua Scofield, en observant l'allée circulaire, derrière les arbres et les amas de branches. Nous sommes ici pour rapporter des infos, tout ce qui pourra nous révéler ce que Matareisen manigance, afin d'avoir les moyens de le contrecarrer. S'il n'est pas déjà trop tard. - Je ne vois pas le rapport avec le fait de se passer de Geof et des commandos? insista Cameron. - C'est une vieille histoire, qui date de près de trente ans, répondit Brandon à mi-voix, plongé dans ses souvenirs. L'épisode au manoir des Appleton aux environs de Boston... C'est moi, certes, qui ai déclenché les premières explosions, à l'extérieur, mais une fois que ce fut l'enfer dehors, avec ces corps qui volaient en tout sens comme des lucioles, d'autres explosions se sont produites et ça a commencé à brûler à l'intérieur. Les chefs du clan Matarèse avaient installé des bombes incendiaires dans leur propre sanctuaire, garantissant ainsi la destruction de tous leurs dossiers et archives. L'éradication par le feu est apparemment une solution appréciée des Matarèse. - Les feux dans la Méditerranée... articula Pryce, dans un chuchotement sourd, tandis que l'homme et la femme déambulaient dans l'allée. Qu'est-ce que cela cache au juste? - Chut! " Le couple s'approcha à moins de deux mètres d'eux, se tripotant comme deux adolescents débordant d'hormones. Ils suivirent la courbe de l'allée et s'éloignèrent vers le sud, se déshabillant presque. " Dommage qu'il ne fasse pas nuit! chuchota Scofield; on aurait pu les capturer et apprendre qui est à l'intérieur. - Pour l'heure, il fait jour, alors qu'est-ce que l'on fait? - On retourne à la piste d'atterrissage et on l'attend - la nuit. Je sortirai de votre côté. - Quoi ? ! - Vous préférez peut-être rester à quatre pattes ici avec les insectes et les serpents jusqu'à ce qu'il fasse nuit? - C'est bon, répondit Pryce. Allons-y. " De retour à l'aérodrome de Senetosa, ils trouvèrent Luther dans la " tour " de contrôle de plain-pied. Il somnolait sur un fauteuil, la radio près de la tête, réglée au niveau minimum. A l'autre bout de la pièce, l'aiguilleur du ciel feuilletait un magazine, devant ses écrans. " Luther. " Cameron secoua l'épaule de Considine. Le pilote se réveilla en sursaut. " Quoi? Vous êtes de retour. Que s'est-il passé? - On vous racontera dehors, dit Beowulf Agate. Allons faire un tour. " Marchant d'un pas tranquille sur l'herbe qui bordait la piste, Scofield et Pryce mirent Luther au courant des derniers événements, insistant sur leur découverte et le travail qui restait à accomplir. " On dirait que vous avez besoin de renfort, s'inquiéta Considine. Il est temps d'appeler les commandos français. - Pas question, rétorqua Brandon. Nous ignorons quel système de sécurité ils ont là-bas lorsqu'il fait nuit. Or nous allons opérer avec l'obscurité; nous n'appellerons donc pas les renforts. Pas encore, et peut-être pas du tout. - Mais pourquoi? - Parce qu'un jet se posant ici, avec à bord, qui plus est, un escadron armé jusqu'aux dents, ne passerait pas inaperçu. La nouvelle se propagerait comme un feu de paille dans la région. Je connais les Matarèse. Ils paient les gens du coin pour jouer les informateurs. - Vous n'avez jamais eu l'intention de les appeler, n'est-ce pas, Bray? lança Pryce sans masquer sa colère. - Ça rassure Waters de les savoir prêts à intervenir, et si c'est vraiment nécessaire, je peux toujours les appeler. On verra ça cette nuit, lorsqu'on sera dans la place. - Génial ! explosa Cameron. On rentre dans Troie, mais sans cheval ! Qu'est-ce que c'est? Un commando suicide ? Une opération kamikaze en duo? - Allons, jeune homme, nous valons mieux que ça. - Je ne comprends rien à vos salades, les barbouzes, lança Luther. Vous avez à disposition une tripotée de soldats surentraînés, et vous ne voulez pas les utiliser? Mais pourquoi, nom de Dieu? - Il a peur de passer à côté du trésor si on les appelle. - Quel trésor ? - Des informations dont nous avons besoin; Bray a sans doute raison. Un faux pas de notre part et Matareisen envoie ses ordres Dieu sait où et détruit toutes les données. Nous ignorons tout de la suite des événements - localisation, contact et mode opératoire. On se retrouverait alors dans une impasse. - Je n'aurais pas pu mieux expliquer la situation moi-même, approuva Scofield. Et puisqu'on en est aux explications pratiques, nous ferions bien, Cam et moi, d'aller nous reposer un peu. On risque d'être debout toute la nuit, et les deux dernières journées ont été rudes pour Pryce, en ce qui concerne les fuseaux horaires. - Bonne idée, répondit Cameron. Mais où? - Il y a une cabane en bout de piste, expliqua Scofield. Les pilotes et membres d'équipage s'en servent comme quartier de repos. Notre aiguilleur du ciel à la manque m'a dit qu'elle était à notre disposition. - Je suis aussi crevé que Cam, mais il n'est pas question de laisser l'avion sans surveillance. - C'est pourtant ce que vous avez fait en allant piquer votre roupillon dans la tour, rétorqua Pryce. - Pas du tout. J'ai attaché une demi-douzaine d'outils bien lourds dans les filets. Si quelqu'un avait essayé de les retirer, le vacarme aurait réveillé une famille de taupes enfouies deux mètres sous terre. J'aurais été dehors en un éclair, et prêt à faire feu. - Ce garçon a décidément bien des talents cachés ", lança Brandon, en les entraînant vers la cabane. " Nom de Dieu, où étiez-vous passé ? hurla Jamieson Fowler au téléphone. - Je n'étais pas en ville, répondit Stuart Nichols sur ses gardes, l'avocat du cabinet de courtage Swanson & Schwartz. - Ça ne prend pas! Tout d'un coup, je ne peux joindre ni Whitehead, ni vous, et le répondeur de Wahlburg dit qu'il est en voyage ! Où est-ce que vous allez tous comme ça? Dans un endroit qui vous est exclusivement réservé ? - Calmez-vous, Jamieson. Nous avons tous une vie privée. - Votre voix n'est plus la même. Il y a quelque chose de pourri dans l'air, et j'aimerais savoir ce que c'est, bordel de merde! Et ne me dites pas qu'être vulgaire traduit un manque de vocabulaire! - Ce serait malvenu de ma part, et ce n'est pas mon genre. - Pourtant quelqu'un d'autre me l'a dit il n'y a pas si longtemps ! Où est ce con de Wahlburg? A Washington, c'est ça? - Il habite Philadelphie, vous le savez très bien. Pourquoi parlez-vous de Washington? - Mettons les choses au point, commença Fowler, transpirant dans sa suite climatisée. Il y a une rumeur qui court; c'est pour cela que je dois - que nous devons - retrouver le juif ! Vous savez que j'ai beaucoup d'amis à Washington, des amis bien placés; j'en engraisse d'ailleurs certains... L'un d'entre eux m'a dit... m'a dit que... - Vous a dit quoi? s'impatienta Nichols. - Que Ben avait été vu dans l'immeuble de la FTC. - La Federal Trade Commission26? - C'est ce qu'il aurait pu faire de pire, à part aller tout droit au FBI ! - Je ne comprends pas. - Peut-être qu'il fait dans son froc et qu'il veut sauver son cul de youpin? Ces gens-là sont malins, vous savez. Il pourrait le faire sans s'impliquer lui-même, dire qu'il a entendu des rumeurs, ce genre de chose... - Mais il ne peut pas. Il y a notre... entreprise ? - Il ne s'agit pas de Disney World, ducon ! - Je ne vois pas comment il pourra s'y prendre. Toute déposition de sa part à la FTC ferait l'objet d'une enquête, et pour être convaincant, il serait contraint de se mouiller, même d'une façon mineure. - Tout ça, c'est du blabla d'avocat! Les juifs sont bien plus finauds que vous ou moi. - Vous êtes offensant. Ma fille est mariée à un très bon avocat qui se trouve être juif et... - Oui oui, je sais. Il se fait appeler Stone, mais son véritable nom est Stein. - Je lui ai suggéré cette modification pour des raisons professionnelles. Ils vivent à Boston. - Maintenant, c'est vous qui devenez offensant!... Oublions ça. Revenons à Wahlburg. Qu'est-ce qu'il fiche, selon vous? - Je vous l'ai dit, je doute de vos sources. En revanche, nous risquons d'avoir un problème autrement plus important sur les bras et cela concerne le schisme à Amsterdam. - Qu'est-ce que c'est que ce bordel encore? Parlez clairement, pas de suppositions. - Comment ça? - Donnez-moi des faits, pas vos états d’âme. - J'ai peur que ma source soit irréprochable, elle. La scission à Amsterdam se situe entre le Keizersgracht et Guiderone. Le fils du Berger aura l'avantage, bien sûr, mais il semblerait, bien que j'aie du mal à le croire, qu'Albert ait pris fait et cause pour Van der Meer. - Mais de quoi parlez-vous, nom de Dieu? - Il s'est apparemment, selon mes sources, rallié au camp d'Amsterdam, là où il y a l'argent. - Qui vous a raconté ça? - Une rumeur, comme la vôtre, je n'en dirai pas plus. - Ce n'est pas suffisant. - Il faudra vous en satisfaire, Jamieson. - Tout se casse la gueule, pour l'amour du ciel! C'est de la folie ! Qu'est-ce qui nous arrive? Qu'est-ce qui nous arrive, à nous tous? - J'aimerais bien le savoir ", répondit Stuart Nichols en raccrochant. Il était cinq heures et quart de l'après-midi et le cabinet Swanson & Schwartz avait fermé. Whitehead était toutefois encore dans son bureau, ayant dit un bonsoir prudent à Stuart Nichols. Il y eut un coup contre la porte. " Entrez ", répondit le PDG. Une charmante secrétaire entra. " J'ai fait ce que vous m'avez demandé, Mr. Whitehead. J'ai attendu dans les toilettes des dames jusqu'à ce que Mr. Nichols s'en aille. - Parfait, Joanne. Asseyez-vous, je vous prie. " La secrétaire obéit et Whitehead poursuivit : " Comme je vous l'ai dit un peu plus tôt, notre entrevue est strictement confidentielle. Il se peut qu'il n'en ressorte rien, et je prie le Seigneur pour qu'il en soit ainsi, mais certaines informations qui viennent de me parvenir pourraient - et je dis bien pourraient - mettre en cause votre patron. Vous comprenez la situation? - Parfaitement. - Bien. Depuis combien de temps travaillez-vous pour Mr. Nichols ? - Depuis près de deux ans. - Je sais qu'il remplit constamment des documents administratifs, des papiers juridiques, ce genre de choses, mais vous souvenez-vous de quelque dossier destiné à recevoir le sceau d'un tribunal ? - A première vue, non... Si une fois, ça me revient... il y a six ou sept mois, il y a eu une affaire judiciaire dans laquelle l'héritier, un mineur, avait demandé la protection du tribunal pour garder le montant de son héritage confidentiel. Dans la mesure où les impôts étaient prépayés, le tribunal avait accepté d'apposer les scellés sur ces pièces comptables. - C'était la seule fois ? - Autant que je m'en souvienne, oui. " Autant que je m'en souvienne. Whitehead détestait cette phrase. Elle était trop souvent utilisée comme échappatoire; les secrétaires avaient la fâcheuse manie de tisser des liens de loyauté envers leurs patrons directs. Elles étaient nombreuses à quitter le navire avec eux pour rallier de meilleures positions. Innombrables! " Joanne, je ne mets en rien votre parole en doute, sachez-le bien, mais notre petit groupe d'actionnaires insiste pour que je fasse des recherches approfondies. Avez-vous conservé les notes que Mr. Nichols vous a dictées, ou les dossiers dont il a eu la charge? - J'ai toutes ses archives - dossiers, lettres, circulaires internes... J'ignorais que le cabinet avait des actionnaires. - Ce n'est pas le genre de choses dont nous parlons; un petit groupe d'investisseurs m'a aidé à acheter cette société. Où sont ces archives? - Sur disquettes informatiques, classées par date, jour et heure d'entrée. - Cela vous ennuierait-il de me montrer où elles se trouvent? - Pas du tout. " La secrétaire se leva de sa chaise, et conduisit Whitehead jusqu'à un autre bureau, au bout du couloir. A l'intérieur, elle se dirigea vers un gros meuble-classeur blanc; elle l'ouvrit, révélant des rayonnages pleins de disquettes, classées par années et par mois. " Mazette quelle collection! dit Albert Whitehead. Il y en a des centaines. - Mr. Nichols l'a commencée voilà cinq ans. Il avait décidé qu'il était plus facile et plus pratique de tout stocker ici plutôt que dans un entrepôt. - Il avait absolument raison. Montrez-moi comment ça fonctionne. On a tous les mêmes ordinateurs, mais je suis peut-être un peu rouillé pour jongler avec les fichiers. " La secrétaire prit une disquette, l'inséra dans l'ordinateur, et entra les codes appropriés. " Ça y est, je me souviens, annonça le PDG. C'est enfantin, au fond. - Voulez-vous que je reste pour vous aider? Je peux appeler mon mari... - Non, non, ma chère, allez-y. Ça va aller, et souvenez-vous, notre entrevue était strictement confidentielle, tout comme ma visite ici. - Je comprends, Mr. Whitehead. - Demain matin, vous trouverez une enveloppe sur votre bureau, de la part des actionnaires et de moi-même. - Ce n'est pas nécessaire. - Si, si, j'insiste. - Très bien. Alors je vous remercie, Mr. Whitehead... j'espère que tout ira bien. Mr. Nichols est si gentil et si prévenant... -Il est tout ça, et un ami très cher pour moi. Doublé d'un sale Judas! - Bonsoir, Mr. Whitehead. - Bonsoir, Joanne. " Il était près de minuit quand Albert Whitehead sortit la dernière disquette de l'ordinateur. Il était épuisé, ses yeux étaient injectés de sang, le souffle court. Il avait passé en revue les trois dernières années et examiné plus de quatre mille documents. Rien! Nichols avait-il une autre secrétaire ailleurs, recrutée dans une agence pour l'emploi peu regardante, ou encore par petite annonce dans un journal de troisième zone ? Ce devait être ça. Ce ne pouvait être que ça! Il ne pouvait tout de même pas dénoncer la tête de Swanson & Schwartz devant une employée. Les secrétaires étaient une race imprévisible, se répartissant entre voleuses de petite monnaie et briseuses de ménage. Voulez-vous que je reste pour vous aider? Je peux appeler mon mari... C'est ça, ma belle, appelez votre mari et dites-lui que vous travaillez avec le patron de votre boîte jusqu'à minuit! Ce sera quoi la suite du programme ? Procès pour viol ou harcèlement sexuel? Chantage? Whitehead se leva de son siège et rangea la dernière disquette dans le classeur blanc. Il retourna au bureau, prit le téléphone de Nichols et appela son service de limousines. " Madre di Dio ! Il mare Mediterraneo ! Mare nostra ! Les cris déchirèrent le silence de la nuit sur la piste d'atterrissage de Senetosa, en Corse. - Qu'est-ce que c'est que ce cirque? s'écria Scofield en sautant de son lit de camp. - Je n'en sais fichtre rien ", répondit Pryce, en se redressant sur le canapé. La porte de la cabane s'ouvrit à la volée et Luther Considine apparut sur le seuil. " Pour l'amour du ciel, est-ce que quelqu'un va se décider à traduire ? L'autre hurluberlu est comme fou! - Que se passe-t-il ? demanda Brandon. - C'est à vous de me le dire, répliqua Luther. Le voilà qui rapplique. " Le technicien radar s'engouffra dans la cabane. " Mare nostra. Fuoco, incendio ! - Lentamente, lentamente, lança Scofield. En anglais, piacere. - A la radio, répondit l'aiguilleur dans son anglais approximatif. Partout dans il Mediterraneo. Des feux partout! De la baie de Muscat jusqu'en Afrique, en Israël, fuochi ! Inferno, maledetto ! Il diavolo s'est abattu sur le monde! - Des feux partout, répéta Bray, le souffle court. Le diable s'est abattu sur le monde. Oman, Israël, jusqu'à l'Afrique du Nord! - Les feux de la Méditerranée, articula Cameron. C'est le signal. Matareisen a lancé la machine. - Allons-y! rétorqua Scofield. - Je viens avec vous, dit Luther Considine. Mon peuple vient d'Afrique et je ne laisserai personne fiche le feu à mon océan ! " XXXVI Il était presque onze heures et demie, la lune brillait d'un éclat vif. Scofield, Pryce et Considine se faufilèrent sous les fils barbelés protégeant la propriété des Matarèse. " Luther, vous assurerez nos arrières, murmura Brandon. Si quelqu'un vient sur la route, ou si vous apercevez des phares de voiture, prévenez-nous par radio. - Entendu, grand chef espion. Vous faites souvent ce genre de trucs ? - Non, répondit Cameron. D'habitude on se fait annoncer. - Monsieur fait dans la boutade, à ce que je vois. - Jamais pendant le service ", répondit Pryce. Il suivit Scofield sur le versant boisé et atteignit l'allée principale du domaine. Le manoir était plongé dans l'obscurité, excepté une fenêtre au dernier étage. Un visage apparut soudain derrière les vitres. " Vous vouliez une confirmation? lança Bray. Vous l'avez! - Attention, il regarde vers nous. - Ne bougez plus. Baissez la tête! " Scofield plaqua sa main sur la nuque de Pryce. " C'est bon, il est parti. - Vite, allons de l'autre côté de la maison, chuchota Cam. - Non, il revient! Il est au téléphone. " Derrière la fenêtre, Matareisen avait l'air en colère; de toute évidence, il était en train de crier. Il disparut encore une fois puis revint en tenant une sorte de long listing d'ordinateur, son visage déformé par un rictus de fureur. Il quitta de nouveau la fenêtre. " Maintenant! " lança Brandon. Il se releva et courut vers la maison, Cameron sur ses talons. " Il est en train de se disputer avec quelqu'un, ajouta Scofield, on est tranquilles pour un moment. - Tranquille pour faire quoi? - Je voudrais jeter un œil autour de la maison, étudier le système d'alarme, si j'arrive à le trouver. - Vous allez tout faire sonner! - Pas sûr. Préparez vos armes, comme dirait Geof, et mettez votre silencieux. - C'est fait. - Couvrez la porte d'entrée. Si je me plante avec l'alarme, je reviendrai aussi vite que possible. Tirez sur tout ce qui sortira de... - Hé, les barbouzes! " La voix de Luther n'était qu'un murmure dans leur radio. " Des phares foncent droit vers le vieux portail d'entrée. - En arrière! Allons nous mettre à couvert, lança Scofield. - Non ! répondit Pryce d'un ton ferme. C'est notre chance pour entrer. Pas de charivari, pas d'effraction, pas d'alarme. - Et plus de sang dans nos veines! - Allons, Bray, je croyais que l'on valait mieux que ça! - Quel est votre plan? - Hors de vue, d'accord, mais pas en arrière. Vous voyez la porte d'entrée ? - Trois marches en brique, une grosse porte de bois, des lanternes de chaque côté, répondit Scofield, observateur. - C'est tout ? - Comment ça ?... Oui, des buissons, de gros buissons de part et d'autre du perron! Ceux qui arrivent vont forcément entrer pendant que l'alarme sera coupée, et alors nous... - Ne perdons pas de temps. Je prends le côté le plus éloigné, vous prenez celui-ci. - Hé, les barbouzes ! appela de nouveau Considine. Le portail s'est ouvert et ils sont en train de le passer. - Ils? - Deux gorilles, je dirais. - Coupez votre radio, ordonna Cameron à Brandon. Foncez. Entrez là-dedans et couchez-vous! - Facile à dire. " La grosse berline noire, tous phares allumés, remonta l'allée circulaire et s'arrêta devant le perron de brique. Deux hommes sortirent de la voiture. Le conducteur, un type trapu, avait de longs cheveux châtain clair; l'autre, plus grand, à la carrure de bûcheron, arborait un crâne dégarni avec un reste de toison coupé en brosse. Au lieu de se diriger vers l'entrée, ils ouvrirent les portes arrière de la berline, et commencèrent à décharger des sacs plastique et des petits cartons; à voir les logos figurant sur les sacs, ils revenaient de faire des emplettes à Bonifacio. Ils entassèrent les marchandises sur le perron. Ils s'exprimaient dans un patois corse, un curieux mélange de français et d'italien. " Dieu du ciel! T'as vu cette bouffe de luxe! lança le conducteur. Le padrone doit préparer une réception. - Pour qui ? Nous et les trois domestiques ? Ça m'étonnerait. - Sans doute pour sa pute. Il semble l'apprécier. - Je ne suis pas sûr que ce soit une pute; c'est plutôt une nympho, à mon avis. Quant à ses sentiments pour elle, attends qu'il apprenne qu'elle a couché avec nous tous. Son honneur d'aristocrate va en prendre un coup ! Il nous méprise cordialement, tu t'en es rendu compte, j'imagine. - Bien sûr! Mais je me contrefiche de la manière dont il peut nous considérer. La paye est bonne - plus que bonne! - bien au-dessus de ce que refilent les Siciliens. - En attendant, c'est le même boulot pourri. Je n'ose plus aller au confessionnal. - T'en fais pas. C'est Dieu qui a décidé ce que nous faisons. Tout est écrit d'avance. - Allez, appuie sur la sonnette. Demande aux autres abrutis de couper l'alarme et ouvre-moi cette porte! " Le conducteur s'exécuta et pressa le bouton de sonnette. Quelques instants plus tard, il y eut de la lumière aux fenêtres du rez-de-chaussée. Une voix de femme se fit entendre dans l'interphone, s'exprimant en corse : " Oui, qui est là? - Tes deux amants préférés, Rosa. - En tout cas les plus gros! - Ouvre, lança le conducteur. On a besoin d'aide pour porter tout ça. Envoie du monde! - Il faut d'abord que je coupe l'alarme. A moins que vous ne teniez à être envoyés en orbite! Les deux Corses se regardèrent d'un air las et écœuré. " Une bonne sirène aurait amplement suffi, grogna le " bûcheron ". Pourquoi des explosifs ? Une fausse manœuvre pourrait nous envoyer en enfer, et le perron avec! - Le padrone n'aime pas prendre de risque. A nous de faire attention. " La porte s'ouvrit et la voluptueuse jeune femme, qui s'était promenée plus tôt dans l'allée en compagnie d'un garde, apparut sur le seuil. Son déshabillé mettait en valeur sa poitrine généreuse et la courbe de ses hanches. " Sainte Mère de Dieu! s'exclama-t-elle. Qu'est-ce que c'est que tout ça? - Le padrone doit projeter d'organiser une méga-réception, répondit le conducteur. - Voilà qui explique bien des choses, annonça la jeune femme en négligé. - Quelles choses? - Il nous a fait travailler comme des forçats! Les pièces devaient être immaculées, les draps lavés et repassés, l'argenterie polie, le salon d'honneur préparé; et c'était la folie en cuisine! Le boucher et le marchand de légumes sont passés cet après-midi; ils ont livré de quoi nourrir une colonie de mamas siciliennes! - Et le padrone, qu'est-ce qu'il dit? - Rien du tout pour l'instant. Il s'est enfermé à l'étage et nous envoie des messages par le pneumatique. Le pompon, c'est que des invités doivent arriver un peu après l'aube. Un peu après l'aube! Vous vous rendez compte? Rien ne nous aura été épargné! - Avec le padrone, il faut toujours s'attendre à tout, répondit le " bûcheron " en ramassant une caisse de vin. Je vais poser ça dans la cuisine. - Je te suis avec ces cartons. Ils sont bien trop lourds pour notre délicate Rosa. - Délicate, mon cul! rétorqua la femme. - Je ne te le fais pas dire, Rosa! " Les deux Corses disparurent dans la maison, tandis que la domestique se penchait sur le tas restant pour trier les paquets. Pryce surgit des buissons et sauta par-dessus la balustrade du perron. Il attrapa la jeune femme par le cou, tira sa tête en arrière et comprima sa main gauche sur sa bouche. " Votre bombe, vite! " souffla-t-il à Scofield qui avait fait le tour et opté pour l'escalier. Il tâta rapidement les poches de sa tenue de camouflage et en sortit un vaporisateur de chloroforme. Il en administra deux giclées à la jeune femme, en concentrant le jet sur ses narines; elle s'effondra sur-le-champ. Cameron la traîna hors du perron, jusque dans les buissons, hors de vue. Les deux hommes retournèrent en vitesse à leur cachette. Les deux Corses revinrent, étonnés par l'absence de la femme de ménage. " Rosa, où es-tu? " cria le conducteur. Alors qu'il descendait l'escalier, Scofield sortit de derrière la haie, pistolet à silencieux au poing, bien visible sous les lumières du porche d'entrée. " Un mot, mon garçon, un son, et je te fais sauter les cordes vocales ! - Qu'est-ce que c'est ? lança le " bûcheron " en se ruant sur le perron. Qui êtes-vous ? " Cameron surgit à son tour des buissons, son pistolet à la main. " Silenzio ! ordonna-t-il dans son italien limité. Un geste et vous êtes morto. - Je comprends l'anglais, signore, et je n'ai aucune envie de mourir. " Le grand Corse recula en haut des marches. " Nous ne sommes que des employés de la maison, nos biens sont insignifiants. - Nous nous contrefichons de vos biens, répondit Pryce, c'est ce que vous savez qui nous intéresse. Le maître de maison, comme on dit, est en haut. Comment parvient-on au dernier étage? - Par les escaliers, signore, évidemment. - Ceux de devant et ceux de derrière? - Les deux. Vous connaissez la maison? - Pas dans le détail. Où se trouve l'escalier de service au juste? - Dans la cuisine. Tout le personnel doit passer par là. - Combien d'étages? - Trois, signore. - Il y a un accès à l'extérieur par cet escalier? - Non. - Les échelles de secours? Où? Combien? - Che ? - Je sais comment on dit ça, intervint Scofield. Scala di sicurezza. - Ah, si, répondit le Corse. Il y en a deux, signore. A l'ouest et à l'est. Comment y accède-t-on? - A chaque étage, il y a une porte de secours au bout du couloir, qui donne sur la scala. Ça s'ouvre avec un bouton caché dans le mur ou à l'aide de l'interrupteur général dans la cuisine. - A part le maître de maison, votre padrone, qui d'autre est là? - Le cuisinier et la deuxième femme de chambre. Où est Rosa? - Elle se repose. - Vous l'avez tuée ? - J'ai dit qu'elle se reposait, pas qu'elle était morte! Ce cuisinier et cette deuxième femme de chambre, où se trouvent-ils en ce moment? - Le cuistot a une chambre au premier, au-dessus de la cuisine, celle de la fille est au deuxième étage. - Je pense que ce sera tout, tu es d'accord avec moi, Bray? - Ils ont été précis et concis, approuva Scofield. - Maintenant! " cria Pryce. D'un même élan, les deux Américains plantèrent leurs armes dans l'estomac des deux Corses tout en sortant leurs bombes de gaz. Retenant leur respiration, ils en aspergèrent les deux hommes qui s'effondrèrent dans l'instant. Ils poussèrent les employés inconscients dans les buissons bordant le perron. Les deux hommes dormiraient pendant au moins une heure, voire deux ou trois. " Appelez Luther et dites-lui de rappliquer, ordonna Cameron. - Les sorties de secours, c'est ça qui vous inquiète? demanda Scofield après avoir eu Considine en ligne. - Tout juste. Quand Luther sera là, vous couvrirez chacun une issue de secours et je m'occuperai du cuisinier et de la femme de chambre. - Me voilà, les barbouzes! lança Considine en sortant des sous-bois. Qu'est-ce que je fais? - Allez vous poster là-bas, annonça Pryce. Derrière la maison, sur l'aile ouest, il y a une sortie de secours. Si quelqu'un essaie de descendre par l'échelle, faites feu, mais à côté. Nous ne voulons pas de blessés, et encore moins de morts. - Entendu, répondit Luther. - Je vais surveiller l'autre sortie ", lança Brandon. Il prit son arme, et se dirigea vers l'aile est de la maison. " Sauf complication, rendez-vous ici dans dix minutes. " Ce fut la dernière instruction de Cameron avant qu'il ne pénètre dans la maison. A l'intérieur, il prit à gauche, vers l'aile est, là où les Corses avaient emporté les cartons en provenance de Bonifacio. La cuisine était immense, digne d'un grand restaurant. L'escalier de service était étroit et chichement éclairé, comme il convenait au petit personnel, selon l'opinion de l'employeur. Pryce gravit les marches jusqu'au premier étage presque en rampant. Avec sa tenue de camouflage, on aurait dit un énorme lézard s'approchant de sa proie. Une fois dans le couloir, il se releva et chercha quelle porte sur sa droite pouvait donner au-dessus de la cuisine. Il la repéra rapidement et s'approcha, son arme et sa bombe de gaz dans les mains. Il coinça comme il put l'aérosol sous son bras gauche et tourna en silence la poignée. La porte ne s'ouvrit pas, fermée de l'intérieur. Il étudia la serrure, recula d'un pas, et se jeta en avant de tout son poids. La porte céda dans un grand craquement. Cam se rua à l'intérieur de la chambre, retenant sa respiration, et aspergea le lit de chloroforme. Le cuisinier maigrelet, encore ensommeillé, ouvrit des yeux paniqués, voulut pousser un cri, mais retomba en arrière sur les oreillers. Pryce regagna les escaliers, en jetant un coup d'œil à sa montre; il lui restait quatre minutes. Il grimpa au deuxième étage et se retrouva dans un étroit couloir noyé d'ombre. Il repéra aussitôt une bande de lumière sous la seconde porte de droite. Il glissa son arme dans sa ceinture, tenant toujours la bombe de gaz dans sa main gauche, et tourna la poignée. La porte s'ouvrit. Cam entra rapidement. La chambre était déserte mais sur le mur au-dessus du lit il y avait un panneau vitré, au centre duquel clignotait une lumière rouge. Il entendait une vibration sourde, pareille à la sonnerie discrète mais continue d'un réveil électrique. Il devait se trouver dans la chambre de la pulpeuse Rosa. A l'évidence, c'était son tour cette nuit de s'occuper du système d'alarme. Il lui restait à peine deux minutes. Le temps n'était pas important en soi, mais tout retard serait un facteur de stress. Scofield ou Considine risquaient de penser que quelque chose lui était arrivé et de commettre une folie, telle que se ruer tête baissée dans la maison pour se porter à son secours. Pryce retourna dans le petit couloir et examina les autres portes. Elles étaient au nombre de trois. Ce qui faisait quatre chambres au total. Un minimum de décence exigeait que les gens de maison soient répartis par sexe - même si des permutations nocturnes étaient toujours possibles, les apparences étaient sauves. Se fondant sur cette vague intuition, Pryce se dirigea vers la porte en face, celle qui jouxtait l'escalier de service et la sortie de secours. En s'approchant, il s'aperçut que la porte était ouverte - de quelques centimètres, à peine. Un détail qu'il n'avait pas remarqué à son arrivée, à cause de la pénombre du couloir. Il poussa le battant avec précaution. De l'intérieur de la chambre plongée dans l'obscurité, une voix se fit entendre, une voix féminine " Padrone ? Mi amore ? " Inutile d'être bilingue pour comprendre ce que la femme disait. " Si ", répondit Cameron en s'approchant du lit. En quinze secondes l'affaire était réglée; Pryce fut de retour sur le perron avec vingt secondes d'avance. " J'en conclus que tout s'est passé en silence et sans accroc, déclara Beowulf Agate à voix basse. - Exact, répondit Cam. Il reste maintenant la partie la plus délicate. - C'est le moment d'appeler nos copains les Gaulois! lança Luther. - Pas question, répondit Scofield. Si un jet atterrit sur cette piste de campagne, même discrètement, la nouvelle fera le tour des villages. Et si une unité de commandos en sort, c'est l'hallali qu'on sonnera, avec sirènes et tout le tralala. - Même si le téléphone est coupé? avança le pilote. - Comment ça? demanda Pryce. - Avant que nous quittions Senetosa, j'ai pris une paire de pinces dans les filets de l'avion, je suis allé dans cette tour de contrôle à la manque et j'ai coupé tous les câbles de téléphone qui descendaient du toit. - Ce garçon a de réelles aptitudes, lança Bray. Vous devriez songer à le recruter. - Très peu pour moi, grand chef espion! Je ne vaux rien sur le plancher des vaches. - Ne minimisez pas votre contribution, Luther, intervint Pryce. Vous venez de nous donner un bonus de temps très précieux. - Comment ça? A cause du téléphone? - Exactement. - Mais si ce contrôleur avait l'intention d'appeler ici, pourquoi ne l'a-t-il pas déjà fait? - Bonne question, répondit Scofield, et je vais y répondre. Parce que les autorités françaises ont prévenu Senetosa que nous enquêtions sur un trafic de stupéfiants dans le port de Solenzara. C'est la piste d'atterrissage la plus proche et aucun fonctionnaire français ne s'amuserait à gêner une opération anti-drogue. Ils risqueraient, au bas mot, vingt ou trente ans de prison. - Alors, ils ne savent rien de cet endroit ? - C'était le but recherché, lieutenant. - Vous avez une suggestion, Bray? s'enquit Cameron. Honneur au plus expérimenté. - Matareisen est isolé - pas de gardes ni de domestiques, exact? - Exact. - Alors, il faut jouer sur l'effet de surprise. L'échelle de secours au dernier étage donne sur une passerelle sous la fenêtre de Matareisen. Pendant que l'un d'entre nous enfonce la porte d'entrée, un autre se tient près de la fenêtre et casse les vitres. Si tout est bien coordonné, il est fait comme un rat. - En grimpant sur vos épaules, Cam, remarqua Luther, je pourrai atteindre les premiers barreaux de l'échelle. - Et vous retrouver en première ligne, si ça tourne mal ! - Ne comptez pas sur moi pour vous porter, espèce de gros gorille albinos. Vous êtes trop lourd ! - Il faudra que je pense à appeler un certain commandant à Pensacola. - Pour lui apprendre ma mort au combat? - J'espère pas, mais je veux que vous sachiez ce que vous faites. - Je le sais. Assez parlé maintenant. - Très bien. - Synchronisons nos montres, comme on dit dans ces films idiots, annonça Scofield. Combien de temps vous faut-il, Pryce ? - Disons trois minutes pour faire grimper Luther sur l'échelle, une de plus pour vous rejoindre ici, et trente secondes pour que vous preniez position pour couvrir notre as du manche à balai. Si Matareisen s'approche de la fenêtre, il risque de l'apercevoir. Ajoutons cinq minutes le temps que je trouve le moyen d'aller là-haut, sans faire de bruit, de repérer la bonne porte. En tout, ça fait neuf minutes et demie. Il est minuit sept. Top! tout le monde... Allons-y Luther. " Le pilote grimpa jusqu'au tiers inférieur de l'échelle puis resta immobile, les yeux sur sa montre. Il monterait jusqu'au dernier étage durant les trente dernières secondes du timing prévu. Cameron arpenta les alentours de la maison, à la recherche du meilleur angle de vue pour que Scofield assure la protection de Considine. Lorsqu'il l'eut trouvé, il courut rejoindre Brandon. " Allez vous placer à la lisière de la forêt, Bray. - Si loin? - C'est la meilleure ligne de tir vers la fenêtre. Les autres endroits vous mettraient soit à vue sur la pelouse, soit trop loin pour tirer. - Bien joué, mon garçon; vous êtes décidément une bonne recrue. Je regrette de ne pas vous avoir choisi moi-même. - Merci, maman! - Allez-y, vous avez en gros cinq minutes. " Pryce s'élança sur les marches du perron et entra dans la maison. L'escalier principal se dressait au fond d'un grand hall dallé de marbre rose. La rampe dorée brillait sous la faible lueur d'un lustre. Pryce s'approcha des marches avec précaution, cherchant à repérer quelque fil dissimulé. Ses doigts explorèrent le dessous de la rampe qui montait en hélice jusqu'au palier. Aucun dispositif suspect. Il examina alors le chemin d'escalier, à la recherche d'une infime bosse dans le tapis trahissant la présence d'un système d'alarme; encore une fois, il ne trouva rien de suspect. Il tourna le rhéostat du lustre et augmenta la lumière. Sans bruit, il commença à gravir l'escalier jusqu'au premier étage. Ses yeux scrutaient chaque centimètre carré devant ses pieds, attentifs au moindre piège. Cam jeta un coup d'œil à sa montre; sa prudence lui coûtait un temps précieux. Il lui restait quatre-vingt-dix-huit secondes et deux étages à monter; il pressa le pas. Stop ! Sur le chemin d'escalier menant au troisième étage, il remarqua une minuscule décoloration due à une petite protubérance. Pryce sortit son couteau et découpa un demi-cercle dans le tapis autour de la bosse. Avec précaution, il souleva le bout de tissu. Dessous, il y avait un disque de métal pourvu de deux fils qui sortaient des marches. C'était soit une alarme, soit une mine anti-personnel ; considérant la monstruosité du maître des lieux, la seconde hypothèse n'était pas à négliger. Un domestique de plus ou de moins ne pesait pas lourd dans la balance matarésienne. Soixante et une secondes ! Cameron grimpa les marches deux par deux. La tension lui rougissait les yeux; il avait conscience que chacun de ses pas pouvait lui coûter la vie. Trente-neuf secondes ! Et il devait être prêt au moment ultime, arme au poing, concentration absolue et respiration maîtrisée. Dans ce genre de situation, le calme et la concentration étaient aussi vitaux que la puissance de feu. Sans cela, trop d'opérations auraient été perdues d'avance. Plus de temps ! Pryce inspira profondément, debout à un mètre cinquante de la porte, son bras tendu, l'arme braquée sur le bois autour de la poignée. Quelques balles affaibliraient la serrure, un coup d'épaule ferait le reste. Quatre secondes, trois, deux, une - maintenant! Il tira trois balles, le bois vola en éclats. Dans le même temps, il entendit le fracas d'une vitre qui se brisait à l'intérieur. Il prit son élan, se projetant sur la porte de tout son poids. Pryce plongea dans la chambre et partit en roulade au sol pour éviter toute contre-attaque réflexe. Jan Van der Meer Matareisen, d'abord sous le choc, retrouva vite ses esprits; il se précipita vers des listings d'imprimante, ramassa la liasse de papier et s'élança vers un destructeur de documents suspendu au-dessus d'un réceptacle métallique - la lueur qui en émanait indiquait sans doute possible qu'il était empli de braises. " Ne faites pas ça! hurla Pryce, son arme braquée sur l'homme. - Vous ne pouvez guère m'en empêcher! rétorqua Matareisen. Vous ne pouvez me tuer; mort, je ne vous suis d'aucune utilité! - Un point pour vous ", reconnut Cameron en faisant feu. Aucun centre vital ne fut touché. Il avait visé les jambes, plus précisément, les genoux. Dans un hurlement de douleur, le descendant du Baron de Matarèse s'effondra sur le plancher. Les documents voletèrent un peu partout, mais aucun n'entra dans le destructeur de papiers. " Cassez le reste de la fenêtre et ramenez-vous, Luther! " lança Pryce. Il sortit sa bombe de chloroforme et se dressa au-dessus de Matareisen qui se tordait de douleur en gémissant. " Je vais vous faire une faveur, bien que vous ne le méritiez pas, espèce d'ordure ", annonça Cam. Il se pencha et aspergea de chloroforme le visage du blessé. " Faites de vilains rêves ", ajouta-t-il. Considine sauta par la fenêtre cassée et accourut vers Pryce. " C'était du gâteau, espion! lança le pilote. Finalement, je me débrouille comme un chef dans votre branche. Il y a eu le coup des outils dans le filet de camouflage, les lignes du téléphone de la tour de contrôle, et maintenant, ça... je m'en sors pas si mal, hein? - Vous êtes un vrai héros, Luther. - Merci du compliment, Cam. - Du calme, il y a un petit bémol... comme Scofield, je hais les héros. Il y a trop de morts autour d'eux. - Charmant! - C'est pourtant une vérité première. Allez, venez, nous avons encore du pain sur la planche. - Je dois faire quoi au juste? - Premièrement, descendre dans la cuisine, au rez-de-chaussée à droite. Fouillez partout pour trouver une trousse de secours. Il devrait y en avoir une - les gens se coupent souvent dans les cuisines. Nous devons faire un garrot aux jambes de Matareisen. - Pourquoi tant d'attention ? - Parce qu'il a raison. Mort, il ne vaut plus rien pour nous. Dans l'escalier, au fait, évitez le tapis central, il est miné. - Il est quoi? - Pas de panique. Il suffit de marcher sur le marbre. Dépêchez-vous! Luther enjamba la porte écroulée et s'éloigna dans le couloir pendant que Cameron ramassait les feuilles éparpillées au sol. Il les examina une à une. Deux feuillets semblaient remplis de colonnes de codes, mais leur signification lui resta obscure. Le reste, une vingtaine de pages également codées, était peut-être déchiffrable avec les colonnes des deux premières feuilles. Pryce marcha rapidement jusqu'à la fenêtre cassée et cria : " Bray, vous êtes là? " Un silence inquiétant. Soudain, une sonnerie assourdissante retentit dans toute la maison, si puissante qu'elle paralysa Pryce pendant un instant. Puis il laissa tomber les feuilles et se rua dans le couloir. En bas de l'escalier se tenait un Scofield ahuri : il avait posé le pied sur le disque de métal de l'alarme. Pryce descendit les marches quatre à quatre, sortit son couteau et poussa de côté l'illustre Beowulf Agate. Il s'agenouilla, souleva le cercle coupé dans la moquette et sectionna les fils. La sonnerie stridente cesse. " Vous avez de la chance que ce ne soit pas une mine, lança Cam. - Pourquoi personne ne m'a prévenu? - Je vous croyais encore dehors. Venez, je veux vous montrer nos trouvailles. " Ils retournèrent dans la chambre de Matareisen. " Ses jambes sont en sang, annonça Scofield, puis il regarda le visage inconscient du chef de Matarèse. - Il est touché aux genoux. Luther est parti chercher des bandages. - Bandages mon cul! Collez-lui une balle dans la tête! - Ce serait vain et stupide ", rétorqua Pryce. Il ramassa les documents et les tendit à Scofield. " Il a essayé de se débarrasser de ça. - Qu'est-ce que c'est ? - A moins de me tromper sur toute la ligne, il s'agit d'instructions qu'il s'apprêtait à communiquer. Elles sont codées et je n'ai rien d'un dieu de l'informatique. - Envoyez tout ça à Amsterdam. Il doit bien y avoir un fax ici. - Il y en a un par là-bas, mais je ne connais pas le numéro du Keizersgracht. - Moi je l'ai ", annonça Beowulf Agate. Il fouilla dans ses poches. " Il serait temps d'apprendre à être opérationnel, jeune homme! " Pendant que le fax transmettait les documents, Cameron appela Greenwald à Amsterdam pour le tenir au courant des derniers événements. Le scientifique lui assura que tout autre travail en cours cesserait : l'équipe allait se concentrer sur ces pages en provenance de Corse. " Vous avez un numéro où je peux vous joindre? demanda-t-il. - A la moindre découverte, prévenez Waters, à Londres, et Frank Shields à Langley. Je ne peux rien faire ici et nous avons mille choses à faire. Je vous recontacterai plus tard dans la matinée. " Pryce raccrocha et se tourna vers Scofield. " Vous avez votre téléphone satellite sur vous? - Bien sûr. Ligne directe sur le brouilleur avec le MI5. - Appelez Geof. Dites-lui de joindre la Deuxième Bureau à Marseille et d'envoyer leurs commandos ici. - Ici? Maintenant? Pour quoi faire bon Dieu? - Nous allons préparer une petite réception. L'aube commençait de poindre. L'une après l'autre, les six limousines arrivèrent à la propriété dans les collines de Porto-Vecchio, dominant les eaux de la mer Ligurienne. Un septième véhicule manquait à l'appel, car personne n'avait pu joindre le dernier invité, le cardinal Paravacini de Rome. Sous la menace d'être dénoncés et sévèrement punis, les deux Corses, ranimés après leur petit somme, accueillirent les voitures et conduisirent chaque invité dans la salle de réception. Une fois entrés, les invités firent connaissance avec Pryce et Considine, armés jusqu'aux dents, qui entreprirent de les attacher aux sièges et de les bâillonner avec de l'adhésif argenté pour canalisation. Ils avaient trouvé les cordes et l'adhésif dans la cabane du jardinier. Quand tout le monde - cinq hommes en costume de marque et une femme élégamment vêtue - fut en place, Cameron et Luther disparurent pendant un moment par une porte dérobée et revinrent peu après. Ils apportèrent une chaise sur laquelle se tenait Jan Van der Meer Matareisen, ses jambes gonflées par les bandages sous son pantalon. A l'instar des invités, des cordes le ficelaient à son siège et deux couches d'adhésif soudaient ses lèvres. Le chef des Matarèse fut placé en bout de table. Son regard fiévreux allait et venait sur les visages de ses hôtes. Scofield fit soudain irruption, en costume de ville, et se plaça derrière Matareisen. " Messieurs... Madame, commença-t-il, il se trouve que j'en sais plus sur votre organisation que n'importe qui d'autre sur cette terre. Dire qu'il s'agit d'une monstruosité serait un doux euphémisme. La bonne nouvelle, c'est que c'est fini, pour votre chef comme pour vous. Votre brillant guide ici présent est cuit. Il s'est fait prendre la main dans le sac, ou plutôt les doigts sur les listings codés ! Un petit futé, votre chef, n'est-ce pas? Par chance, nous avons rassemblé une équipe composée des plus grands cerveaux du monde informatique et nous sommes en train de déchiffrer ses codes... Au moment où je vous parle, des agents du gouvernement, de la police et du personnel militaire dans des dizaines de nations industrialisées sont en train de mener une vaste opération de nettoyage. Un certain Eagle à Langley fait partie des prises. On l'a vu composer une longue série de chiffres dans une cabine téléphonique, bien trop longue pour un simple appel. Il s'agissait d'un accès à une ligne confidentielle. Lui aussi est grillé. Institutions législatives et pénales, réunies en sessions extraordinaires, sont convenues, un peu partout sur la planète, de prendre des mesures d'urgence contre un virus visant la ruine de l'économie mondiale. Quant aux incendies en Méditerranée, notre hôte sur ce fauteuil a réussi un prodige à faire pâlir d'envie diplomates et hommes d'Etat : unir pays ennemis et factions en guerre du Moyen-Orient dans un seul et même but - venir à bout des feux. " Puisqu'on parle de fauteuils, vous remarquerez que vous êtes logés à la même enseigne que votre gourou. Ce n'est pas seulement pour vous traiter sur un pied d'égalité avec l'homme qui vous a ruinés, mais pour votre propre sécurité. Des hommes vont vous escorter et vous emmener loin de la Corse, loin du domaine des Matarèse. L'un d'entre vous aurait pu être tenté de s'enfuir ou de sortir une arme, et aurait risqué de se faire tuer. Nous voulions vous éviter ce désagrément. Voilà pourquoi nous avons employé ces manières coercitives. - Manières coercitives, pour un bout de ficelle et du scotch! railla Pryce à l'oreille de Considine. Il n'y a qu'un type de Harvard pour oser parler comme ça. - Je hais les intellos, murmura Luther. - Messieurs! lança soudain Beowulf Agate de sa voix de stentor. Vous pouvez entrer à présent. " La double porte s'ouvrit et l'unité de commandos français avança en file indienne. Ils se déployèrent autour de la grande table. Les invités ficelés et bâillonnés se raidirent sur leur siège, jetant des regards paniqués autour d'eux. " La séance est levée, annonça Scofield avec une solennité feinte. Messieurs, détachez vos prisonniers et emmenez-les dans votre avion. Si l'un d'eux vous offre un pot-de-vin, passage à tabac en règle. " Il était dix heures du matin, le ciel était sombre, la pluie imminente. Les deux domestiques corses, à qui on avait promis la clémence en échange de leur coopération, avaient été conduits au commissariat de Bonifacio. Il restait les trois Américains, les deux servantes et le cuisinier pour accomplir l'étrange mission demandée par Scofield. Tous les objets précieux pouvant être sortis de la maison devaient être déposés dans la grande cabane du jardinier, ainsi que les cartons de nourriture et les glacières. Il leur fallut près de quatre heures pour mener à bien cette tâche, au prix de litres de sueur. " C'est fini, Bray, annonça Pryce, en nage. Maintenant, expliquez-moi le pourquoi de tout ce déménagement. - On ferme les lieux, mon jeune ami, définitivement ", répondit Scofield. Il saisit un bidon d'essence et entra dans la maison. Trois minutes plus tard, des flammes commencèrent à s'élever; les rideaux et les meubles alimentèrent rapidement l'incendie. En moins de cinq minutes, le feu gagna toute la maison, luisant d'éclat sous les volutes de fumée qui obscurcissaient le ciel. Cameron commença à s'inquiéter - Scofield n'était pas encore ressorti. " Bray! " hurla-t-il. Suivi de Luther, Pryce s'élança vers les flammes qui prenaient de l'ampleur. Il y eut soudain une énorme explosion - Pryce et Considine se jetèrent sur le sol. Tout le perron venait d'être soufflé, des fragments de marbre, de béton et de verre éparpillés tous azimuts. La pluie commença alors à tomber, diluvienne, mais les flammes continuèrent de croître, comme si elles combattaient l'orage, un combat de titans, l'eau contre le feu. " Scofield ! appela de nouveau Cameron, à pleins poumons, debout et vacillant, à côté de Luther. - Où est donc passé ce couillon? lança Considine. S'il a dans l'idée de s'immoler en sacrifice, je vais lui faire bouffer mes Ray-ban! - Qu'est-ce que vous fichez là, bandes d'idiots? " s'écria Beowulf Agate. Il sortait de l'aile ouest du bâtiment et courait à toutes jambes. " Vous voulez vous faire griller ou quoi! - Pourquoi? lança Pryce tandis que les trois hommes s'éloignaient de la bâtisse en feu. Pourquoi avez-vous fait ça? - C'est ce que j'aurais dû faire il y a près de trente ans, à Boston. Réduire en cendres le Q.G. des Matarèse. - Je ne vois pas le rapport? Nous ne sommes pas à Boston, mais à Porto-Vecchio, en Corse! - Un symbole peut-être, un pied de nez fait à leur rêve de destruction, de destruction totale ? Je n'en sais foutre rien! Tout ce que je sais, c'est que je devais le faire - pour Taleniekov peut-être... De toute façon, j'ai parlé aux deux filles, les femmes de chambre. Je les ai mises dans la confidence. - A propos de l'incendie? - Elles sont chargées de répandre la nouvelle. Les premiers arrivés à la cabane du jardinier seront les premiers servis. Grâce à tout ce bazar, de nombreuses familles vont pouvoir vivre comme des nababs pendant des années. Nous n'avons nul besoin de tout ça comme pièces à conviction. Tout aurait été volé de toute façon. " Le portable de Scofield sonna dans sa poche intérieure. Il prit la ligne. " Sir gras Double, je suppose ? - Pour cette fois, je ferme les yeux sur ton insolence! Bravo, vieille branche, tu as fait du bon boulot! - Laisse tomber les fleurs, le British, envoie plutôt la monnaie ! - Je m'attends, certes, à ouvrir mon porte-monnaie, mais pour l'amour du ciel, ne vise pas trop haut. - Possible que je veuille m'acheter une nouvelle île, ou peut-être un petit pays. - Antonia voudrait savoir quand vous rentrez à Londres, annonça Waters sans relever la dernière remarque de Scofield. - Dans une heure ou deux. Après, je compte dormir une semaine entière. - Nous allons prévenir Heathrow, qu'il vous ouvre une piste d'atterrissage secondaire. J'appellerai aussi Leslie. Au fait, Frank Shields a téléphoné. Vous devez vous présenter à Washington le plus tôt possible. - Je dois " me présenter "? s'emporta Beowulf Agate. Je n'ai aucun ordre à recevoir de lui! - Allons, tête de mule, il faudra bien faire ton rapport à un moment ou à un autre. - Ça, c'est bon pour les employés, moi, je suis un consultant extérieur! Pryce se chargera de tout ça. - Me charger de quoi? intervint Cameron. - De faire un rapport, couillon. - C'est la procédure habituelle, Bray. Ce n'est pas la mer à boire. - Raison de plus pour que vous vous en chargiez avec notre lieutenant - Pour ta gouverne, sache que le lieutenant en question est désormais un commandant, rétorqua Sir Waters. Les papiers de l'U.S. Navy sont sur mon bureau. Vu comment Frank Shields et moi avons vanté ses compétences, ils vont en faire un vice-amiral ! " Scofield se tourna vers le pilote : " Vous êtes passé commandant, Luther, peut-être même vice-amiral. - Pensacola, me voilà ! - Une dernière chose, vieille branche, ajouta Sir Waters. Ton Président a demandé à avoir un entretien privé avec toi. Non seulement c'est un grand honneur, mais en plus tu vas être décoré ! - Drôle d'idée ? Je n'ai pas voté depuis des années. Du reste, le jeune Cameron a autant travaillé que moi. Qu'il y aille, lui, voir le Président! - Impossible, Brandon. L'officier Pryce reste un agent en service. Il ne peut participer à ce genre de rencontres officielles. - Nom de Dieu, tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi. Notre île doit être redevenue une vraie jungle. - D'après ce que je me suis laissé dire, une brigade du génie s'occupe de ton petit coin de paradis. - Il faut que je sois là-bas pour superviser les opérations ! - Envoie donc l'officier Pryce. Lui et le colonel Montrose ont des congés à prendre. - C'est bon, je suis fait comme un rat! " ÉPILOGUE Coucher de soleil sur Outer Brass 26, à vingt-quatre miles nautiques au sud de Tortola, dans la mer des Caraïbes. Cameron et Leslie étaient installés sur des chaises longues, face au lagon. Leslie parlait dans son téléphone portable. " Comme tu voudras, mon chéri, du moment que tu as bien soupesé le pour et le contre, disait-elle. Je ne voudrais pas que tu perdes ta place au Connecticut. - Pas de problème, m'man, répondit le garçon depuis Londres. Le directeur connaît l'école de Roger; il a discuté avec le censeur. Je peux intégrer l'école, par l'intermédiaire du programme d'échange d'élèves, dès la fin du trimestre - c'est-à-dire le mois prochain. Mon dossier scolaire fera la navette entre les deux. Tout le monde, que ce soit ici ou au Connecticut, pense que ce sera une expérience bénéfique pour moi. - A condition que tu travailles, Jamie. Les écoles britanniques sont plus dures que les nôtres. - Roger m'a prévenu. Mais je vais entrer dans la classe qu'il vient de terminer; il pourra m'aider sur les points difficiles. - Ce n'est pas exactement la solution que j'escomptais. A ce propos, comment ça va avec Roger et Angela ? - A merveille ! On s'entend très bien, même si Coleman s'est installé à la maison avec nous. Il peut être assez sévère parfois. - Voilà enfin des paroles rassurantes. - Il faut que je te quitte, m'man. Coley nous organise une nouvelle excursion. Comme je m'apprête à entrer dans une école anglaise et que je ne maîtrise pas bien la langue, je me dois, selon lui, de connaître le pays sur le bout des doigts ! Passe le bonjour à Cam pour moi. Dis-lui que je l'aime beaucoup. " Cam? " Tu veux dire Mr. Pryce ? - Allez m'man, ne joue pas les saintes nitouches. Je ne suis plus un bébé ! - Mais encore un petit morveux, comme disent les Anglais. - N'empêche que mes hormones sont en pleine croissance! - Jamie ! - Salut m'man. Je t'aime. " La communication avec Londres fut interrompue. " Petit couillon! ronchonna Leslie en pressant le bouton qui coupait la ligne. Il a dit de te passer le bonjour et qu'il t'aimait beaucoup. - Je l'aime aussi. Qu'est-ce qui t'a mise en pétard? - Il a eu l'audace de me parler de ses hormones. - Il a quel âge ? Quinze ans ? Je peux t'assurer qu'il doit être comme une cocotte minute en ce moment! - Mais je suis sa mère! - Est-ce que ça t'autorise à te voiler la face? - Non, mais certaines choses se doivent d'être abordées avec une certaine réserve. - J'ai cru comprendre qu'il restait à Londres, pour aller dans une école anglaise. - Oui, mais pour l'instant ils sont encore à Belgravia, avec Coleman. - Ce n'est pas une mauvaise idée. - C'est même une excellente idée! - Et quant à nous, que décide-t-on ? " demanda Pryce. Il se redressa et attrapa son verre sur la table basse à côté de son transat. " Nous ne nous sommes pas encore penchés sur la question. - A quoi bon? Ça va bien comme ça, tout le monde est content, toi comme moi. - Je veux davantage, si je peux l'avoir, Leslie. J'ai toujours su qu'il manquait quelque chose dans ma vie. Je savais de quoi il s'agissait et je pouvais vivre sans, mais aujourd'hui, les choses ont changé. Je ne veux plus vivre seul, je veux vivre avec la femme que j'aime. - Où voulez-vous en venir, officier Pryce ? Serait-ce une demande en mariage? - Affirmatif, colonel Montrose! - Je suis très touchée, Cam, vraiment ", répondit Leslie. Elle chercha la main de Pryce et la serra affectueusement. " Mais tu oublies quelques petits détails : je trimbale derrière moi de sacrés boulets. Je suis une militaire de carrière; on peut m'expédier n'importe où et n'importe quand. Or j'aime ce métier et ne suis pas prête à l'abandonner; j'ai travaillé trop dur et trop longtemps pour en arriver là. Et puis, il y a mon fils, c'est une responsabilité que tu n'as peut-être pas envie d'assumer. - Pourquoi pas ? Jamie est un garçon formidable - Nom de Dieu, ce n'est pas par politesse que je dis ça! Il l'a prouvé maintes fois. Tu dis qu'il m'aime beaucoup et je l'aime beaucoup aussi, c'est un assez bon début, non ? - Et en ce qui concerne l'armée ? - Je suis un officier des services secrets, et Frank Shields peut m'envoyer en Mongolie extérieure si ça lui chante et je n'aurais rien à dire. Pense simplement à nos retrouvailles après chaque mission!... Soyons honnêtes, Leslie, étant donné notre passé, aucun de nous deux ne voudrait s'enterrer dans un travail sédentaire. Il reste les avions! En passant par le pôle, Tokyo-New York en treize heures; Pékin-New York en dix-sept heures. Nous ne sommes pas les seuls à devoir voyager. Les VRP voyagent, les femmes d'affaires aussi; comédiens, actrices, mannequins sillonnent tout le temps la planète. C'est le travail qui veut ça. Cela ne me paraît pas insurmontable. - Tu es très persuasif, mon chéri. - Et toi, tu viens de faire un service gagnant! lança Pryce avec enthousiasme. D'après Scofield, lorsqu'une femme t'appelle " mon chéri ", il ne faut plus la lâcher! - Bray n'est qu'un égoïste !... Mais je reconnais tes talents de persuasion, et je suis à bout d'arguments. - Alors tu baisses les armes? - Je crois que oui. " Soudain il y eut dans le ciel le bruit d'un hélicoptère. L'appareil émergea des nuages, précédé par le tonnerre de son rotor. Ils levèrent les yeux vers les palmiers; l'engin, muni de flotteurs, vira au-dessus de l'eau et approcha de la plage, où étaient installées les cellules photoélectriques. Cam et Leslie, main dans la main, se levèrent d'un même élan et coururent sur le sentier qui menait au rivage. Aussi délicatement que possible, étant donné son poids et ses dimensions, l'appareil se posa à la lisière du sable et de l'eau, affolant les feuilles des palmiers alentour. La porte de l'hélicoptère s'ouvrit et Scofield fut le premier à sauter à terre. Dans l'eau jusqu'aux genoux, il se retourna pour aider Antonia à descendre. Ils gagnèrent le rivage alors que les pales du rotor cessaient de tourner. Leslie et Toni s'embrassèrent avec effusion. " Cette île est un vrai paradis! s'exclama Leslie. Ça ne m'étonne pas que vous l'aimiez autant. - Elle a ses bons côtés, c'est vrai. Seigneur! Le génie a fait du bon travail. Les palmiers sont parfaitement élagués. - Ils ont aussi amélioré votre système d'alimentation électrique, annonça Pryce. - Qui leur a donné l'ordre? s'enquit Scofield, toujours impétueux. L'ancien fonctionnait à merveille. - Je crois que ça venait de la Maison-Blanche, répondit Cameron. Votre capacité a été triplée, et le major responsable des travaux m'a chargé de vous dire que c'est un cadeau de la part de la nation reconnaissante. - Le Président ne m'a rien dit, or j'ai passé plus d'une heure avec le môme. - Le môme? s'exclama Antonia d'un ton désapprobateur. Vraiment, Bray, tu exagères... - Je n'ai pas dit que je ne l'aimais pas. Au fond, je pense que c'est un jeune type très brillant, très consciencieux. Assez généreux aussi. Je lui ai expliqué que ma retraite couvrait à peine mes besoins, eu égard à ma réputation qui m'oblige à vivre incognito si loin de mon pays; alors, sous mes yeux, il a appelé l'Agence et m'a obtenu le double. - C'est le deuxième Président à qui vous extorquez de l'argent! s'écria Pryce. Souvenez-vous que j'ai eu entre les mains votre dossier, version intégrale! - Je ne me souviens de rien, jeune homme. C'est l'un des bienfaits du grand âge... Maintenant, passons aux détails pratiques : ces deux pilotes d'hélicoptère ont un emploi du temps à respecter, et vous en faites partie. Nous aurions aimé passer un moment avec vous, mais je crains que ce ne soit pas possible. Prenez vos affaires et montez à bord. Vous avez dix minutes. " Scofield et Antonia paressaient dans des chaises longues devant leur lagon. " Comment te sens-tu, mon amour? - Nous sommes chez nous, ma chérie. Que demander de plus? - On a quelque chose à manger? - Ils nous ont installé une nouvelle chambre froide pleine à ras bord de victuailles. On a de quoi tenir un siège d'un an! - Ils n'étaient pas obligés de faire ça. - Oh si, ils étaient obligés... Dis donc, tu es bien en beauté ce soir, mon cher... mon très cher amour. - Tout se prête à une petite nuit de folie ?... Tu vois à quoi je fais allusion ? - Tu as raison, il n'y a pas d'âge pour se faire plaisir. " L'hélicoptère de la marine américaine conduisait l'officier Pryce et le lieutenant-colonel Montrose à Porto Rico. Un avion les y attendait pour rallier Washington. " Nous avons été interrompus tout à l'heure, annonça Cameron. Tu as réfléchi à ma proposition? - Tu parles de ta demande en mariage? - Exact. - J'y ai réfléchi. Pas longtemps, mais en profondeur. Quand tu seras à la retraite, dis-moi, tu penses ressembler à Brandon Scofield, alias Beowulf Agate ? - C'est possible. Nous sommes pareils sur beaucoup de points. - Avec une Antonia à ses côtés? - Tu es mon Antonia... ma Leslie. - Alors c'est oui, mon chéri. Je ne voudrais rater ça pour rien au monde. " 1 Homme politique américain (1893-1935). Gouverneur de la Louisiane puis sénateur, adversaire de Roosevelt (N.d.T.). 2 Célèbre émission américaine diffusant des reportages T.V. (N.d.T.). 3 Héros germanique d'un poème épique anglo-saxon du VIIIe siècle, Beowulf, devenu roi après ses hauts faits de jeunesse, reprend les armes à la fin de sa vie pour combattre un dragon - combat où il trouvera la mort (N.d.T.). 4 To squint : plisser les paupières (N.d.T.). 5 Sven Olof Palme (1926-1986), Premier ministre de Suède (N.d.T.). 6 La Baie des amours des requins (N.d.T.). 7 Price : prix, valeur, en anglais (N.d.T.). 8 Renferme les réserves d'or des Etats-Unis (N.d.T.). 9 Force d'intervention rapide (N.d.T.). 10 1600 Pennsylvania Avenue, Washington. Adresse de la Maison-Blanche (N.d.T.). 11 " Ave Maria ", combinaison tactique de football américain (N.d.T.). 12 Piège de Judas (N.d.T.). 13 Lieu de villégiature des Premiers ministres britanniques, en particulier de Churchill, situé au nord-ouest de Londres (N.d.T.). 14 Gambie : parier. Gambier : un joueur aux courses ou au casino (N.d.T.). 15 Pettifrogger : procédurier, homme d'affaires retors (N.d.T.). 16 Noir américain, chef des Armées (N.d.T.). 17 Massachusetts Institute of Technology (N.d.T.). 18 Wolf : loup (N.d.T.) 19 Rupert Murdoch : magnat de la presse à Londres, possédant entre autres le Sun, le News of the World, le Times et le Sunday Times (N.d.T.). 20 Allusion à un événement de la guerre d'indépendance américaine contre la tutelle anglaise (N.d.T.). 21 Acte II, scène 1. Brutus. Traduction d'Edmond Fleg, La Pléiade (N.d.T.). 22 (1846-1911), militante activiste américaine ayant saccagé nombre de débits de boissons dans sa lutte contre l'alcool (N.d.T.). 23 Master of Business Administration (N.d.T.). 24 Obi-Wan Kenobi, grand maître du côté lumineux de la Force dans la trilogie de La Guerre des Etoiles (N.d.T.). 25 J. Edgar Hoover, 1895-1972, directeur du FBI de 1924 jusqu'à sa mort (N.d.T.). 26 Service du gouvernement américain chargé de s'assurer du respect du droit des affaires, telles les lois antitrusts (N.d.T.). ?? ?? ?? ?? – 1 –