L’INDÉRACINABLE Les deux hommes s’avancèrent sur le quai de la gare en poussant devant eux un objet recouvert d’une housse qu’ils firent rouler jusqu’à une voiture située en milieu de convoi. Ruisselants de sueur, ils le hissèrent non sans mal à l’intérieur. Un roue se détacha et dégringola au bas des marches, où un voyageur qui s’apprêtait à monter derrière eux la ramassa avant de la tendre à l’homme vêtu d’un complet brun tout chiffonné. « Merci », dit ce dernier en fourrant la roue dans la poche de sa veste. Les deux hommes poussèrent leur fardeau dans le couloir central. Privé d’une roue, il était de guingois et l’homme au complet brun — qui répondait au nom de Kelly – devait l’étayer de l’épaule pour l’empêcher de basculer. Il haletait et se passait la langue sur la lèvre supérieure pour en chasser les gouttelettes de sueur qui ne cessaient de s’y former. Quand ils furent parvenus au milieu de la voiture, l’homme au complet bleu avachi rabattit le dossier d’une des banquettes de façon à obtenir quatre places en vis-à-vis. Puis les deux hommes poussèrent l’objet entre les sièges et Kelly plongea une main sous la housse par une fente ménagée à cet effet pour atteindre le bouton adéquat. L’objet recouvert se laissa choir lourdement près de la fenêtre. « Bon Dieu, qu’est-ce qu’il peut grincer ! » dit Kelly. L’autre, un dénommé Pole, maigre comme le piquet qu’évoquait son nom, haussa les épaules et s’assit en lâchant un soupir. « Ça te surprend ? » Kelly retirait déjà sa veste. Il la déposa sur le siège opposé et s’installa à côté de l’objet recouvert. « Bah, on lui achètera de ce truc dès qu’on sera payés, dit-il d’un air préoccupé. — Si on en trouve. » Effondré sur le siège brûlant, Pole regarda Kelly éponger ses joues en sueur. « Et pourquoi on en trouverait pas ? fit celui-ci en passant son mouchoir humide sous le col de sa chemise. — Parce qu’y en a plus sur le marché », expliqua Pole avec la fausse patience de celui qui en a assez de répéter éternellement la même chose. « C’est complètement idiot. » Kelly retira son chapeau et se tapota le sommet du crâne, là où ses cheveux couleur de rouille lui faisaient faux bond. » Y a encore plein de B-2 en activité. — Pas des masses, rétorqua Pole en calant un pied sur l’objet recouvert. — Pas de ça ! » s’exclama Kelly. Pole laissa lourdement retomber son pied et un juron s’échappa de ses lèvres. Kelly passa son mouchoir sur le ruban intérieur de son chapeau et, renonçant à s’en recoiffer, le posa sur sa veste. « Bon Dieu, quelle chaleur ! dit-il. — Et c’est pas près de s’arranger. » De l’autre côté du couloir central, un homme plaça sa valise dans le porte-bagages, enleva sa veste et s’assit en soufflant. Kelly lui accorda un coup d’œil et se retourna. » Tu crois qu’il fera encore plus chaud à Maynard, c’est ça ? » Pole acquiesça d’un signe de tête. Kelly déglutit péniblement. « Si seulement on pouvait se taper encore une bière », dit-il. Pole avait les yeux fixés sur les ondes de chaleur qui s’élevaient du quai. « J’en ai bu trois et j’ai toujours aussi soif, continua Kelly. — Ouais. — C’est comme si j’avais rien bu depuis Philly. — Ouais. » Le regard de Kelly s’attarda sur Pole. Cheveux noirs, peau blanche et des mains disproportionnées par rapport à son gabarit. De vrais battoirs. Mais ces mains étaient aussi adroites qu’imposantes. Pole est un des meilleurs, songea Kelly, un des meilleurs. « Tu crois qu’il s’en sortira ? » demanda-t-il. Pole laissa échapper un grognement et esquissa un sourire sans joie. « S’il prend pas de coups. — Non, je rigole pas. » Les yeux sombres et sans vie de Pole quittèrent le quai pour venir se poser sur Kelly. « Moi non plus. — Allez, sans déconner… — Tu le sais aussi bien que moi. Il est foutu. — C’est pas vrai, protesta Kelly en changeant de position, mal à l’aise. Faut seulement le retaper un peu. Une petite révision et y sera comme neuf. — Ouais, une petite révision de trois ou quatre mille dollars. Avec des pièces qu’on fabrique plus. » Pole regarda de nouveau par la fenêtre. « Oh… c’est pas si catastrophique. Bon Dieu, à t’entendre, on croirait qu’il est bon pour la casse. — Parce qu’il en est pas là, peut-être ? — Non, s’emporta Kelly, il en est pas là. » Pole haussa les épaules et ses longs doigts blancs s’envolèrent pour retomber sur ses cuisses. « Tout ça parce qu’il est pas de la première jeunesse, dit Kelly. — Pas de la première jeunesse, grommela Pole. Vétuste, oui ! — Bah… » Kelly inhala une grande bouffée d’air chaud qu’il rejeta par ses larges narines. Il regarda l’objet recouvert comme un père fâché des défauts de son fils mais encore plus fâché qu’on les fasse remarquer. « Il a encore du répondant », dit-il. Pole suivait des yeux un porteur qui poussait un chariot rempli de valises. « Bon… est-ce qu’il est en état ? » se força à demander Kelly. Pole se tourna vers lui. « J’sais pas, Tim. L’a sérieusement besoin d’être retapé. T’en es bien conscient. Le ressort de son bras gauche a été retendu tellement de fois qu’il est pratiquement fichu. Il est incapable de se protéger de ce côté-là. Et son visage ! Complètement défoncé du côté gauche, le cristallin fêlé. Le câblage des jambes est usé, lâche, tout ça n’a plus de détente. Bon Dieu, même son gyro est mort. » Pole se replongea dans la contemplation du quai avec un sifflement écœuré. « Sans compter qu’il lui faudrait un bon graissage, ajouta-t-il. — On s’en occupera. — Ouais, après le combat, après le combat ! lui retourna sèchement Pole. Ce serait quand même mieux avant, non ? Il va grincer sur ce ring comme une fichue… pelleteuse. Ce sera un miracle s’il tient deux rounds. Suspendus à un rail couverts de plumes et de goudron, voilà comment on va nous faire quitter la ville. » Kelly déglutit. « Y m’semble que tu noircis la situation. — Tu parles ! J’mets les choses au mieux, oui. Attends un peu que les spectateurs aient sous les yeux « Battling » Maxo de Philadelphie. Bon sang… ils vont péter les plombs. On aura de la chance si on touche nos cinq cents dollars. — Le contrat est signé, trancha Kelly. Peuvent plus faire marche arrière. J’en ai un exemplaire, là, dans ma poche. » Il se pencha pour tapoter sa veste. « C’est un contrat pour Battling Maxo. Pas pour cette… pelleteuse. — Maxo s’en sortira haut la main. » Kelly faisait tout son possible pour avoir un ton convaincu. « Il est pas aussi mal en point que tu l’dis. — Contre un B-7 ? — Un B-7 débutant. Il est pas encore rodé. » Pole se détourna. « Battling Maxo. Maxo-tient-qu’un-round. La pelleteuse rentre-dedans. — Oh, la ferme ! s’exclama Kelly, le rouge aux joues. T’arrêtes pas de le débiner. Ça fait douze ans qu’y fait son boulot comme y faut et y continuera de l’faire. Bon, il a besoin d’un graissage. Et d’une petite révision. Et alors ? Avec nos cinq cents dollars, il aura tout le graissage qu’il lui faut. Et un nouveau ressort pour son bras… et un nouveau câblage pour ses jambes ! Et tout le saint-frusquin. Merde alors. » Le souffle court, il se laissa aller contre son dossier et s’épongea les joues. Puis il se tourna vers Maxo et, sans crier gare, lui tapota maladroitement le genou, éveillant sous la housse une série de cliquetis assourdis. « Tu t’en sors très bien », dit-il à son roBoxeur. Le train filait au milieu d’une prairie inondée de soleil. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, mais le vent qu’elles dispensaient semblait tout droit sorti d’un four. Kelly lisait le journal, sa chemise imprégnée de sueur collée à sa large poitrine. Pole avait lui aussi ôté sa veste et contemplait d’un air morose l’immense étendue de touffes d’herbe. Sous sa housse, la lourde masse d’acier de Maxo oscillait au gré des mouvements du train. Kelly rabattit son journal. « Pas un mot, dit-il. — À quoi tu t’attendais ? Y font pas la chronique de Maynard. — Maxo n’est pas le premier tocard venu de Maynard. Il a fait parler de lui. On aurait pu penser qu’ils… » Il haussa les épaules. « … qu’ils se souviendraient de lui. — En quel honneur ? Pour deux ou trois combats d’ouverture au Garden y a de ça trois ans ? — Pas tant que ça, mon pote. — C’était en 1994. Et on est en 1997. Chez moi, ça fait trois ans. — C’était fin 94. Juste avant Noël. Tu te souviens pas ? Juste avant que… Marge et moi… » Kelly n’acheva pas sa phrase. Il contempla le journal comme si la photo de Marge s’y étalait — avec l’air qu’elle avait le jour où elle l’avait quitté. « Qu’est-ce que ça change ? fit Pole. Personne se souvient d’eux, bon sang. Quand y a deux ou trois milliers de ces fichus machins dans la nature ? Qui irait s’en souvenir ? Les seuls qui aient un peu de presse sont les champions et les nouveaux modèles. Et encore… » Pole regarda Maxo. « Y paraît que Mawling sort un B-9 cette année. » Le regard de Kelly se fit moins vague. « Ah oui ? fit-il d’un air dégagé. — Des super ressorts dans les deux bras… et les jambes. Tout en alu renforcé acier. Triple gyro. Triple câblage. Bon Dieu, ça promet. » Kelly posa son journal. « J’aurais cru qu’on se souviendrait de lui, murmura-t-il. Ça remonte pas si loin. » Un sourire de nostalgie détendit ses traits. « Nom d’un chien, j’oublierai jamais cette soirée. Personne nous donnait une chance. Y en avait que pour Dimsy le Roc, Dimsy le Roc. Trois contre un pour Dimsy le Roc. Dimsy le Roc… quatrième des mi-lourds. En route vers les sommets. » Il gloussa intérieurement. « Et comme on te l’a soigné ! Ouille, ouille, ouille. » Il grogna de plaisir. « Je revois encore ce crochet du gauche. Bing ! En plein dans les gencives. Et ce brave Dimsy le Roc qui te va au tapis comme… comme un roc, ouais, exactement comme un roc. » Il éclata d’un rire joyeux. « Bon sang, quelle soirée, quelle soirée ! J’suis pas près de l’oublier. » Pole enveloppa Kelly d’un regard sombre avant de se replonger dans la contemplation de la plaine recuite de soleil. « Tu m’étonnes », marmonna-t-il. Kelly surprit l’homme installé de l’autre côté du couloir à regarder encore une fois du côté de la housse qui dissimulait Maxo. Il lui sourit et fit un signe de tête en direction de Maxo. « Mon boxeur », dit-il à haute et intelligible voix. L’autre lui retourna un sourire poli, une main en coupe derrière l’oreille. « Mon boxeur, reprit Kelly. Battling Maxo. Entendu parler de lui ? » L’homme le regarda fixement avant de secouer la tête. Nouveau sourire de Kelly. « Ouais, il a failli être champion des mi-lourds une fois », expliqua-t-il tandis que l’autre opinait poliment du chef. Cédant à une impulsion soudaine, Kelly se leva et traversa le couloir. Il rabattit le dossier de la banquette qui précédait celle de l’homme et s’assit en face de lui. « Fait une sacrée chaleur », dit-il. L’autre sourit. « Oui. En effet. — Connaissent pas encore les nouveaux trains par ici, on dirait. — Non. Pas encore. — Ils les ont à Philly. C’est de là que je viens. Avec mon ami. » Signe de tête à l’appui. « Et Maxo. » Il tendit la main. « Kelly. Tim Kelly. » L’autre parut surpris. Sa poignée de main se révéla des plus molles. « Maxwell », dit-il. Dès qu’il eut retiré sa main, il l’essuya discrètement sur son pantalon. « On m’appelait « Kelly l’Indéracinable », reprit Kelly. J’ai fait partie du club moi aussi. Avant la guerre, s’entend. Catégorie mi-lourds. — Ah bon ? — Ouais. C’est comme ça. « L’Indéracinable » parce que j’suis jamais allé au tapis. Pas une seule fois. Neuvième de ma catégorie, j’ai même été. Ouais. — Je vois. » L’homme prenait son mal en patience. « Mon boxeur, continua Kelly en désignant de nouveau Maxo de la tête, c’est aussi un mi-lourd. On a un combat à Maynard ce soir. Vous allez jusque là ? — Euh… non. Non, je… je descends à Hayes. — Ah. » Kelly hocha la tête. « Dommage. Ça va être une belle empoignade. » Grand soupir, puis : « Ouais, il a été… quatrième de sa catégorie une fois. Et il va faire reparler de lui. Il a… euh… étendu Dimsy le Roc fin 94. Probable que vous en avez entendu parler. — Je ne crois pas… — Tiens donc… Pourtant… tous les journaux de la côte est en ont parlé. New York, Boston, Philly. Enfin, vous voyez. Ouais, ça… ça a fait du bruit. La plus grosse émotion de l’année. » Il gratta sa tonsure. « C’est un B-2, n’est-ce pas, mais… ça veut dire que c’est le deuxième modèle sorti par Mawling, expliqua-t-il au vu de l’expression de son interlocuteur. C’était en… voyons voir… 90, je crois. Ouais, 90. » Il fit claquer ses lèvres. « Ouais, c’était un bon modèle. Le meilleur. Maxo a toujours le punch. » Haussement d’épaules dépréciatif. « Je suis pas fou de ces nouveaux modèles, vous savez, ceux en alu renforcé acier, avec tous les chichis. » Le dénommé Maxwell fixait un regard vide sur Kelly. « Trop… tape-à-l’œil… fragiles. Rien de… » Kelly referma son gros poing devant sa poitrine et grimaça. « Rien de solide. Non. Des comme Maxo, Mawling n’en fait plus. — Je vois. — Ouais. J’étais dans le métier moi aussi. Quand il y avait suffisamment d’hommes, bien sûr. Avant les interdictions. » Il secoua la tête et un bref sourire éclaira son visage. « Eh bien, on va soigner ce B-7. J’sais même pas comment y s’appelle », s’esclaffa-t-il. Il reprit son sérieux et déglutit. « Ouais, on va l’soigner. » Plus tard, quand l’homme fut descendu du train, Kelly regagna sa place. Il posa les pieds sur le siège qui lui faisait face, renversa la tête en arrière et déploya le journal sur sa figure. « J’vais faire un petit somme », dit-il. Pole émit un grommellement. Kelly s’affala, le journal à un centimètre de ses yeux. Il sentait Maxo bringuebaler légèrement contre lui. Entendait grincer ses jointures. » Ça ira, marmonna-t-il entre ses dents. — Quoi ? » fit Pole. Kelly avala sa salive. « J’ai rien dit. » À six heures du soir, ils descendirent du train et poussèrent Maxo jusqu’à la sortie de la gare. De l’autre côté de la rue un chauffeur de taxi les interpella. « On a pas de quoi se payer un taxi, dit Pole. — On peut quand même pas le pousser de rue en rue. Sans compter qu’on sait même pas où se trouve le Kruger Stadium. — Et avec quoi on est censés bouffer ? — On sera en fonds après le combat. J’te paierai un steak épais comme un dictionnaire. » Pole laissa échapper un soupir et aida Kelly à pousser leur fardeau de l’autre côté de la chaussée, encore si chaude qu’ils en sentirent la brûlure à travers les semelles de leurs chaussures. Kelly se retrouva tout de suite en nage et se remit à se lécher la lèvre supérieure. « Bon Dieu, comment les gens d’ici arrivent à supporter ça ? » lâcha-t-il. Alors qu’ils installaient Maxo à l’intérieur du taxi, la roue plantaire se détacha de nouveau et Pole l’expédia au loin d’un coup de pied rageur. « Qu’est-ce qui te prend ? s’étonna Kelly. — Oh… m… » Pole grimpa dans la voiture et s’affala sur le cuir brûlant du siège tandis que Kelly s’empressait d’aller ramasser la roue au milieu du goudron à moitié fondu. « Bon sang, marmonna Kelly en prenant place dans le taxi. Qu’est-ce que… ? — Où on va, patron ? demanda le chauffeur. — Kruger Stadium, dit Kelly. — C’est comme si vous y étiez. » Le chauffeur mit le rotor en route et la voiture décolla du trottoir. « Qu’est-ce que tu as, merde ? glissa Kelly à Pole. Plus de six mois qu’on attend un combat et t’arrêtes pas de faire la gueule. — Tu parles d’un combat. Maynard, Kansas… la capitale de la boxe. — C’est un début, non ? De quoi nous refaire un peu. De quoi remettre Maxo en état. Et si on l’emporte, ça pourrait bien nous mener à… » Pole lui lança un regard écœuré. « J’te comprends pas, dit posément Kelly. C’est notre boxeur. Pourquoi tu le rabaisses tout le temps ? Tu veux pas qu’il gagne ? — J’suis un mécano de première classe, l’Indéracinable, énonça Pole de sa voix faussement patiente. Pas un gamin qui rêve en plein jour. C’est un tas de ferraille en bout de course qu’on a là, pas un B-7. Y a qu’la mécanique qu’est en cause, ça va pas plus loin. Maxo aura du pot s’il quitte le ring la tête sur les épaules. » Kelly se détourna, furieux. » C’est un B-7 débutant. Pas encore rodé. Pas encore rodé. — C’est ça, c’est ça. » Ils restèrent quelques instants sans parler, se contentant de regarder le paysage, Maxo entre eux, ses larges épaules d’acier butant contre les leurs. Posés sur ses cuisses, les poings de Kelly s’ouvraient et se refermaient comme s’il se préparait à disputer quinze rounds. « C’est un roBoxeur que vous avez là ? » demanda le chauffeur par-dessus son épaule. Kelly sursauta et regarda devant lui. Il réussit à produire un sourire. « En effet. — Pour le tournoi de ce soir ? — Ouais. Battling Maxo. Vous avez p’t-êt’ entendu parler de lui. — Non. — L’a failli être champion mi-lourd une fois. — Ah oui ? — Oui, m’sieur. Z’avez bien entendu parler de Dimsy le Roc, non ? — J’crois pas. — Eh bien, Dimsy le… » Kelly s’interrompit et jeta un coup d’œil à Pole qui, le teint plus cireux que jamais, se tortillait sur son siège en ronchonnant. « Dimsy le Roc était troisième dans la catégorie des mi-lourds. En route pour la gloire, tout le monde disait. Eh bien, mon gars l’a expédié au tapis au quatrième round. D’un crochet du gauche… bing ! Il lui a presque fait traverser les cordes. Un coup magnifique. — Ah oui ? — Oui, m’sieur. Si vous en avez l’occasion, venez faire un tour au stadium ce soir. Vous assisterez à un beau combat. — Vous connaissez cet « Éclair de Maynard » ? demanda soudain Pole. — L’Éclair ? Et comment. Voilà un boxeur qui fait son chemin. Sept combats qu’il gagne d’affilée. Y sera bientôt au sommet, pouvez parier vot’ peau. En fait, y sera lui aussi sur le ring ce soir. Contre un vieux clou de B-2 de la côte est, je crois. » Le chauffeur ricana. « L’Éclair va le massacrer. » Kelly contempla la nuque du chauffeur, les traits tendus. « Ah ouais ? dit-il posément. — Bon sang, il va… » Le chauffeur s’interrompit brutalement et tourna la tête. « Hé, vous seriez pas… » commença-t-il. Puis il regarda de nouveau devant lui. « Hé, je pouvais pas savoir, m’sieur. C’était juste pour rigoler. — Laissez tomber, intervint Pole. Vous avez raison. » Kelly le fusilla du regard. « La ferme », dit-il à voix basse. Il se carra dans son siège et regarda par la fenêtre, le visage dur. « J’vais lui trouver de la graisse, dit-il au bout d’un pâté de maisons. — Chouette, fit Pole. Y nous restera plus qu’à bouffer les outils. — Va te faire foutre. » Le taxi s’arrêta devant la façade de brique du stadium et ils en extirpèrent Maxo. Tandis que Pole le soutenait au bord du trottoir, Kelly s’accroupit pour remettre la roue plantaire en place. Puis il régla la course au centime près et ils entreprirent de pousser Maxo vers le passage latéral. « Regarde », dit Kelly en désignant de la tête l’affiche qui s’étalait devant le stadium. Le troisième combat indiqué sur la liste annonçait : L’Éclair de Maynard (b-7, mi-lourd) CONTRE Battling Maxo (b-2, mi-lourd) « Tu parles d’une affaire », lâcha Pole. Le sourire de Kelly s’effaça. Il faillit dire quelque chose, puis pinça les lèvres. Il secoua la tête, excédé, expédiant de grosses gouttes de sueur sur le trottoir. Et Maxo de grincer quand ils le poussèrent dans le passage et le hissèrent en haut des marches menant à l’entrée de service. La roue se détacha une fois de plus et dégringola au bas des degrés en ciment. Aucun des deux ne pipa mot. Il faisait encore plus chaud à l’intérieur. Pas un courant d’air. « Aussi accueillant qu’un placard, dit Pole. — Va chercher la roue », ordonna Kelly avant de s’engager dans l’étroit couloir, laissant Maxo en compagnie de Pole. Celui-ci cala le robot contre le mur et fit demi-tour. Kelly arriva devant une porte vitrée et frappa. « Ouais », lança une voix. Kelly entra et ôta son chapeau. Le gros lard qui se tenait derrière le bureau leva les yeux. Son crâne chauve était luisant de sueur. « J’suis le propriétaire de Battling Maxo. » Kelly tendit sa grosse patte en souriant, mais l’autre, un certain M. Waddow, n’en fit aucun cas. « M’demandais si vous alliez venir, dit-il. Votre boxeur est en bon état ? — Il est au mieux, lui retourna gaiement Kelly. Au mieux. Mon mécano — un mécano de première classe, j’vous signale — l’a entièrement démonté et remonté avant qu’on quitte Philly. » Waddow n’avait pas l’air convaincu. « Il est en pleine forme, insista Kelly. — Z’avez de la chance d’avoir obtenu un combat pour votre B-2. Ça fait déjà plus de deux ans qu’on n’utilise plus que des B-4. Le boxeur qu’on avait en vue s’est fait écrabouiller dans un accident d’auto. » Kelly opina. « Vous faites pas de souci. Mon boxeur est en super forme. C’est lui qui a envoyé Dimsy le Roc au tapis à Madison Square y a quelque chose comme un an. — Je veux un beau combat. — Vous l’aurez, affirma Kelly avec un pincement à l’estomac. Maxo est en bonne forme. Vous verrez. Il est en super forme. — Tout ce que je veux, c’est un beau combat. » Le regard de Kelly s’attarda sur le bouffi. Puis il dit : « Vous nous avez prévu un vestiaire ? Mon mécano et moi, on aimerait bien casser une petite croûte. — Au fond du couloir. Troisième porte à droite. Vous êtes prévu pour huit heures trente. — Très bien. — Soyez ponctuel. » Sur ce, M. Waddow se replongea dans ses papiers. « Euh… et en ce qui concerne… ? commença Kelly. — Vous aurez votre argent après votre prestation », le coupa Waddow. Le sourire de Kelly se fit moins franc. « Entendu. À plus tard. » L’autre ne daignant pas répondre, Kelly tourna les talons. « Ne claquez pas la porte », fit Waddow. Et Kelly d’obtempérer. « Viens », dit-il à Pole, une fois de retour dans le couloir. Ils poussèrent Maxo jusqu’au vestiaire qu’on leur avait attribué. « Et si on s’occupait de le vérifier un peu ? suggéra Kelly — Et si on s’occupait de mon estomac ? lui retourna sèchement Pole. Ça fait six heures que j’ai rien avalé. » Kelly lâcha un grand soupir. « Très bien, allons-y. » Ils installèrent Maxo dans un coin. « Faudrait peut-être le fermer à clé, dit Kelly. — Pourquoi ? T’as peur qu’on nous le vole ? — Il a de la valeur. — Sûr, en tant que pièce d’antiquité. » Kelly dut s’y reprendre à trois fois avant que le loquet de la porte ne s’enclenche. Il s’éloigna en secouant la tête d’un air préoccupé. En chemin, il jeta un coup d’œil à son poignet et vit pour la cinquantième fois la trace blanche de son bracelet-montre, mis au clou. « Quelle heure est-il ? demanda-t-il. — Six heures vingt. — Va falloir faire vite. J’veux que tu procèdes à une vérification complète avant le combat. — Pourquoi ça ? — T’as entendu ? s’énerva Kelly. — D’accord, d’accord. — Y va s’faire cet enfoiré de B-4. » Kelly avait à peine desserré les lèvres. « Sûr. Avec les dents. » Kelly s’abstint de relever. « Dépêche-toi. On a pas toute la nuit. T’as récupéré la roue ? » Pole la lui tendit. « Tu parles d’un patelin, dit Kelly d’un air dégoûté comme ils atteignaient l’entrée latérale du stadium. — J’t’avais bien dit qu’ils auraient pas de graisse ici. À quoi bon ? Les B-2 sont de l’histoire ancienne. Maxo est sans doute le seul en course dans un rayon de mille kilomètres. » Kelly s’empressa de regagner le vestiaire où ils avaient laissé le robot. Il lui ôta sa housse et lança à Pole : « Allez, au boulot. Y nous reste pas beaucoup de temps. » Exhalant un long soupir plein de lassitude, Pole enleva son veston bleu tout fripé et le jeta sur le banc posé contre le mur. Puis, après avoir tiré une petite table près de Maxo, il retroussa ses manches de chemise. Kelly se débarrassa de son chapeau et de sa veste et regarda Pole dévisser l’écrou qui maintenait en place le couvercle du compartiment à outils. Il resta campé là, ses grandes mains sur les hanches, tandis que Pole retirait les outils un par un et les déposait sur la table. « De la rouille », marmonna Pole. Il passa un doigt à l’intérieur de la cavité et le dressa en l’air. On l’aurait dit taché de nicotine en son extrémité. « Allez ! » s’énerva Kelly. Il s’assit sur le banc et regarda Pole soulever les plaques de la poitrine. Ses yeux remontèrent vers la tête léonine de Maxo. Si on ne voyait pas tous ces fils, songea-t-il une fois de plus, on jurerait que c’en est un vrai. Seuls les mécanos avaient l’assurance que ce n’étaient pas des hommes qui s’affrontaient sur le ring. Certaines personnes s’y laissaient prendre et envoyaient des lettres pour se plaindre que l’on faisait combattre des êtres humains. Même du bord du ring, on avait l’illusion de la chair pour ce qui était de la couleur et de la consistance. Mawling avait l’exclusivité de cette particularité. Les traits de Kelly se détendirent en même temps qu’il adressait un sourire affectueux à son boxeur. « T’es vraiment un brave gars », murmura-t-il. Pole n’entendit pas. Le mécano appliquait sa pointe électrique d’une main sûre, testant les contacts et les régulateurs de potentiel. « Tout va bien ? demanda machinalement Kelly. — Ouais, tout baigne. » Pole dégagea un petit tube gainé d’acier. « Si ceci ne claque pas. — Pourquoi ça claquerait ? — Désaligné, laissa tomber Pole d’un air blasé. J’te l’ai dit après le dernier combat y a de ça huit mois. » Kelly déglutit. « On lui en mettra un neuf après la rencontre de ce soir. — Soixante-quinze dollars, murmura Pole comme s’il voyait l’argent s’envoler d’un coup d’aile verte. — Ça tiendra bien pour cette fois. » Kelly s’adressait plus à lui-même qu’à Pole. Celui-ci haussa les épaules, remit le tube en place et appuya sur la série de boutons du panneau de mise en autonomie. Maxo bougea. « Vas-y doucement avec le bras gauche, dit Kelly. Ménage-le. — S’il fonctionne pas ici, il fonctionnera pas tout à l’heure. » Pole enfonça un bouton et le bras gauche de Maxo se mit à effectuer de petits mouvements circulaires. Pole activa le commutateur du dispositif de sécurité pour empêcher Maxo de contre-attaquer et se recula. Il expédia une droite au menton de Maxo, qui leva aussitôt un bras pour se protéger le visage. L’œil gauche du robot clignotait comme un rubis sur lequel aurait joué le soleil. « Si jamais cette cellule rend l’âme… — Elle tiendra le coup », affirma farouchement Kelly. Il regarda Pole décocher un autre coup de poing sur le côté gauche de la tête de Maxo. La joue couverte de flexo tressaillit légèrement, puis le bras se leva de nouveau. En grinçant. « Ça suffit, dit Kelly. Il marche. Essaye le reste. — Il va avoir un peu plus de deux coups de poings à éviter. — Son bras est opérationnel. Essaye autre chose, je t’ai dit. » Pole plongea une main à l’intérieur de Maxo et activa le câblage des jambes. Maxo commença à se déplacer. Il leva la jambe gauche et se débarrassa automatiquement de la roue plantaire. Puis, campé sur ses chaussures noires, il testa le sol comme un infirme tout juste rendu à la vie active. Pole tendit le bras, appuya sur le bouton marqué max et fit un bond en arrière au moment où, les « yeux » de Maxo s’étant concentrés sur lui, le robot avançait, balançant lentement ses larges épaules, garde levée. « Bon Dieu, marmonna Pole, on va l’entendre grincer depuis le dernier rang. » Kelly grimaça, les dents serrées. Pole décocha une autre droite et le bras de Maxo balaya l’air d’un geste mal assuré. La gorge de Kelly se contracta et l’air confiné du vestiaire lui parut tout d’un coup irrespirable. Pole se mit à papillonner autour de Maxo. Celui-ci suivait péniblement, changeant de direction avec des mouvements dont le caractère saccadé ne pouvait échapper à personne. « Ah, il est chouette, dit Pole en s’arrêtant. Vraiment chouette. » Le robot s’approcha, toujours en garde, et Pole feinta pour appuyer sur le bouton OFF. Maxo s’immobilisa. « Faut qu’on l’mette en mode défense, dit Pole. C’est la seule solution. Il va au massacre si on l’fait attaquer. » Kelly s’éclaircit la gorge. « Non. — Nom d’un… sers-toi un peu de ta tête, veux-tu ? C’est un B-2, bon sang. De toute façon, il va se faire mettre en pièces. Sauvons au moins les morceaux. — Ils le veulent offensif. C’est dans le contrat. » Pole se détourna en sifflant entre ses dents. « Quel intérêt ? marmonna-t-il. — Fais encore quelques tests. — À quoi bon ? On pourra rien en tirer de plus. — Tu vas faire ce que je dis ! » hurla Kelly, laissant exploser toute la tension qu’il avait accumulée. Pole se retourna et enfonça rageusement un bouton. Le bras gauche de Maxo se déplia. Un claquement sec se fit entendre à l’intérieur et il retomba le long du corps du robot dans un bruit de casserole. Kelly sursauta, les traits brusquement défaits. « Bon Dieu, qu’est-ce que t’as fait ! » s’écria-t-il. D’un bond, il rejoignit Pole, qui sollicitait de nouveau le bouton. Le bras de Maxo restait inerte. « J’t’avais dit de pas faire le con avec ce bras ! hurla-t-il. Qu’est-ce qui t’a pris, merde ! » Sa voix se brisa en milieu de phrase. Pole se répondit pas. Il s’empara de son tournevis et entreprit d’ôter la plaque de l’épaule gauche. « J’te jure, si jamais t’as cassé ce bras…, menaça Kelly d’une voix sourde, presque chevrotante. — Si je l’ai cassé ! Écoute, pauvre abruti d’Irlandais ! Ça fait trois ans que ce machin est en sursis ! Alors viens pas me parler de casse ! » Kelly serra les dents, l’œil meurtrier. « Ouvre-moi ça. — Enf…, marmonna Pole en ôtant la plaque. Trouve un autre mécano qu’aurait pu garder cette foutue pelleteuse entière comme je l’ai fait ces dernières années. Trouves-en un seul. » Kelly resta coi. Tendu comme une corde de violon, il se contenta de regarder Pole déposer la plaque arrondie pour voir comment les choses se présentaient. À peine le mécano l’eut-il touché que le ressort se brisa en deux. Une des deux parties fusa à travers la pièce. Kelly fixa un regard horrifié sur l’intérieur de l’épaule. « Seigneur Dieu, dit-il d’une voix tremblante. Seigneur Dieu. » Pole voulut dire quelque chose, puis se ravisa, se bornant à contempler le visage cireux de Kelly. Dont les yeux revinrent se poser sur lui. « Arrange-moi ça », dit-il d’une voix rauque. Pole déglutit. « Comment veux-tu… — Arrange-moi ça ! — Impossible ! Ce ressort a été réparé et cassé je ne sais combien… — Tu l’as cassé ! Tu le répares ! » Les doigts puissants de Kelly se refermèrent sur le bras de Pole, qui fit un saut en arrière. « Lâche-moi ! — Quelle mouche te pique ? T’as perdu la tête, ou quoi ? Il faut le réparer. Il le faut ! — C’est un ressort neuf qu’il lui faut. — Eh bien, va en chercher un ! — C’est pas ici qu’on en trouvera un, Tim. J’te l’ai déjà dit. Et quand bien même, on a pas les seize cinquante qu’il faudrait allonger. — Oh… oh, Seigneur Dieu. » La main de Kelly retomba et, les jambes en coton, il regagna l’autre bout de la pièce. Il s’effondra sur le banc et contempla sans ciller le grand robot immobile. Il resta ainsi un long moment, le regard fixe, tandis que Pole l’observait, son tournevis toujours à la main. La large poitrine de Kelly se soulevait et s’abaissait par à-coups, son visage était dénué de toute expression. « S’il y assiste pas…, murmura-t-il enfin. — Quoi ? » Kelly releva les yeux, la bouche réduite à un trait dur. « S’il vient pas voir, ça devrait marcher. — Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? » Kelly se leva et commença à déboutonner sa chemise. « Qu’est-ce que tu… » Pole s’arrêta net, bouche bée. « T’es devenu cinglé, ou quoi ? » Kelly continua de défaire ses boutons, enleva sa chemise et la jeta sur le banc. « C’est de la folie, Tim ! Tu peux pas faire ça ! » Pas de réponse. « Mais enfin… Tim, t’as perdu la tête ! — Pas de combat, pas d’argent. — Mais… bon Dieu, tu vas te faire tuer ! » Kelly retira son maillot de corps. Son torse puissant était recouvert d’une frisure de poils roux. » Va falloir raser tout ça, dit-il. — Allons, Tim… Tu… » Les yeux de Pole s’agrandirent quand Kelly s’assit sur le banc et commença à délacer ses chaussures. « Y te laisseront pas faire. T’arriveras jamais à leur faire croire que t’es un… » Il s’interrompit et se projeta soudain en avant. « Merde, Tim ! » Kelly leva un regard éteint vers Pole. « Tu vas m’aider. — Mais ils… — Personne ne sait à quoi ressemble Maxo. Et seul Waddow m’a vu. S’il assiste pas aux combats, tout ira bien. — Mais… — Ils y verront qu’du feu. Les B saignent et se prennent des bleus comme n’importe qui. — Enfin, voyons, Tim », bafouilla Pole, avant de respirer un grand coup pour se calmer. Il s’empressa de s’asseoir à côté du robuste Irlandais. « Écoute, reprit-il, j’ai une sœur dans l’Est — à Maryland. Un coup de fil, et elle nous enverra de quoi rentrer. » Kelly se leva et défit sa ceinture. « Tim, j’connais un type qu’a un B-5 à vendre à Philly, continua désespérément Pole. Il en veut pas cher. On aura vite fait de trouver l’argent et… Nom de Dieu, Tim, tu vas t’faire tuer ! C’est un B-7. Tu comprends ? Un B-7 ! Tu vas t’faire démolir ! » Kelly était déjà en train de dépouiller Maxo de son short noir. « J’te laisserai pas faire ça, Tim. J’vais aller… » Sa phrase s’acheva dans un gargouillis. Kelly s’était rué sur lui et, d’une poigne de fer, les yeux fous, l’avait décollé du banc. « Tu vas m’aider, articula-t-il d’une voix sourde, frémissante. Tu vas m’aider où je t’éclate la tête contre le mur. — Tu vas t’faire tuer, murmura Pole. — Tant pis. » M. Waddow sortit de son bureau au moment où Pole dirigeait Kelly, revêtu de la housse de Maxo, vers le ring. « Pressons, pressons, dit Waddow. Tout l’monde vous attend. » Pole acquiesça d’une série de petits mouvements de tête et guida Kelly dans le couloir. « Où est le propriétaire ? » lança Waddow dans leur dos. Pole avala rapidement sa salive. » Dans la salle », dit-il. Waddow émit un grognement et, tandis qu’ils poursuivaient leur chemin, Pole entendit la porte du bureau se refermer. Il laissa échapper un grand soupir, puis : « J’aurais dû lui dire, murmura-t-il. — J’t’aurais tué », lâcha Kelly, la voix assourdie par la housse. Des bruits de foule leur parvinrent au détour d’un angle. Sous sa housse, Kelly sentit une goutte de sueur lui ruisseler le long de la tempe. « Écoute, dit-il, faudra qu’tu m’éponges entre les rounds. — Entre quels rounds ? T’en tiendras même pas un. — La ferme. — Tu crois avoir simplement affaire à quelque dur-à-cuire ? C’est une machine qui t’attend sur le ring ! Tu ne… — Je t’ai dit de la fermer. — Oh… pauvre abruti d’… » Pole déglutit. « Si j’t’éponge, ils sauront… — Ça fait des années qu’ils ont pas vu de B-2, l’interrompit Kelly. Si on te pose des questions, dis que c’est une fuite d’huile. — Pour sûr. » Écœuré, Pole se mordit les lèvres. « Tu t’en sortiras jamais, Tim. » La dernière partie de sa phrase se perdit dans le brouhaha de la foule au moment où ils s’engageaient dans l’allée qui descendait vers le ring. Kelly gardait les genoux serrés de façon à marcher d’un pas un peu raide. Il inhala à fond, en prenant son temps, et vida lentement ses poumons. Il lui faudrait respirer à petits coups et par le nez quand il serait sur le ring. Si on voyait sa poitrine se soulever, c’en serait fait de sa supercherie. La chaleur était littéralement écrasante. Il avait l’impression d’avancer au fond d’un océan de moiteur et de bruit. Certaines paroles parvenaient distinctement à ses oreilles. « Dans un cercueil, tu vas le ramener ! — Tiens, v’là Bastringue Maxo ! » Et l’inévitable : « Tas de ferraille ! » Kelly essaya en vain de déglutir, taraudé par un tiraillement dans le bas-ventre. Soif, songea-t-il. La vision du bar en face de la gare de Kansas City lui traversa fugitivement l’esprit. Le box plongé dans la pénombre, la brise du ventilateur sur sa nuque, la fraîcheur de la bouteille embuée dans sa main. Nouvelle tentative de déglutition. Il ne s’était pas autorisé un seul verre au cours de la dernière heure. Moins il buvait, moins il risquait de transpirer, c’était connu. « Attention. » Il sentit la main de Pole se glisser dans l’ouverture de la housse, sentit les doigts du mécano lui saisir le bras pour l’arrêter. « Les marches du ring », lui indiqua Pole du coin des lèvres. Kelly avança le pied droit jusqu’à ce que la pointe de sa chaussure touche la butée de la première marche. Puis il leva le pied jusqu’à ce qu’il ait trouvé un point d’appui et poursuivit ainsi son ascension. En haut, les doigts de Pole se refermèrent de nouveau autour de son bras. « Les cordes », lui souffla-t-il. Ce ne fut pas chose facile de les franchir avec la housse sur le dos. Kelly faillit tomber et des huées et des sifflets lui parvinrent comme autant de lances jaillies du vacarme général. Il sentit la toile du ring céder légèrement sous ses pieds, puis Pole poussa le tabouret contre ses mollets et il s’assit de façon un peu trop brusque. « Hé, sortez-nous ce derrick de là ! » hurla un homme au second rang. Rires et huées. « Tas de ferraille ! » lancèrent quelques spectateurs. Puis Pole retira la housse et la déposa au bord du ring. Les yeux de Kelly se rivèrent sur L’Éclair de Maynard. Le B-7 était immobile, ses mains gantées posées sur les cuisses. Son crâne arborait de faux cheveux blonds taillés en brosse. Son visage était celui d’un Adonis impassible. La simili-musculature du corps et des membres était proche de la perfection. L’espace d’un instant, Kelly eut l’impression d’être reporté des années en arrière, de se retrouver dans le bain, face à un jeune challenger. Il avala discrètement sa salive. Pole s’accroupit à côté de lui, feignant de tripoter une plaque sur son bras. « Ne fais pas ça, Tim », murmura-t-il une fois de plus. Kelly ne répondit pas. Il avait une envie folle de respirer à fond. Il inhalait à petits coups par le nez et soufflait de même. Les yeux toujours fixés sur L’Éclair de Maynard, il songeait à la collection de centres de réaction instantanée que dissimulait le bombé lisse de cette poitrine. Le tiraillement qui le travaillait gagna son estomac. Une main glacée semblait avoir pris possession de tout un ensemble de muscles et de ligaments. Un personnage rougeaud en costume blanc monta sur le ring et attrapa le micro qui descendait vers lui. « Mesdames et messieurs, annonça-t-il, en ouverture de la réunion de soir, un combat de dix rounds dans la catégorie mi-lourds. Opposant : de Philadelphie, le B-2 Battling Maxo… » Huées et sifflets. Jets d’avions en papier. Concert de « Tas de ferraille ! » « … et notre B-7, L’Éclair… de… Maynard ! » Vivats et tonnerre d’applaudissements. Le mécano de L’Éclair effleura un bouton sous l’aisselle gauche et le B-7 bondit sur ses pieds en levant les bras en signe de victoire. La foule hurla sa joie. « Doux Jésus, marmonna Pole. J’avais pas encore vu ça. Ç’doit être un nouveau truc. » Kelly cligna des yeux. « Trois autres combats suivront », dit l’homme en costume blanc, puis le micro remonta et il quitta le ring. Il n’y avait pas d’arbitre. Les roBoxeurs ne s’accrochaient jamais l’un à l’autre — leur mécanisme n’admettait pas cela — et il n’y avait pas de compte à terre. Un roBoxeur au tapis y restait. Le nouveau B-9 – à en croire le service publicitaire de Mawling – pourrait se relever, ce qui permettrait des combats plus animés et plus longs. Pole fit semblant de procéder à quelques vérifications sur Kelly. « Tim, c’est ta dernière chance, le supplia-t-il. — Dégage », fit Kelly sans remuer les lèvres. Pole se concentra un instant sur les yeux immobiles de Kelly, puis il inhala par saccades et se redressa. « Tiens-le à distance », lui recommanda-t-il avant de passer de l’autre côté des cordes. Debout dans son coin, L’Éclair cognait ses gants l’un contre l’autre comme un jeune boxeur impatient d’en découdre. Kelly se leva et Pole escamota le tabouret. Kelly continuait d’observer le B-7, attentif à la façon dont ses centres visuels l’identifiaient. Son estomac se noua. Le gong retentit. Le B-7 jaillit de son coin en souplesse, dans un glissé de mécanique parfaitement au point, la garde haute comme le voulait la tradition, ses poings gantés décrivant de petits cercles à quelques centimètres de son visage. Il se dirigea aussitôt vers Kelly, qui s’écarta automatiquement de son coin, le cerveau en proie à un brusque engourdissement. Il sentit ses mains se lever comme si quelqu’un les lui mettait en place et ses jambes lui firent l’effet de deux morceaux de bois mort. Son regard ne quittait pas les yeux de L’Éclair, des yeux à la fois fixes et brillants. Fin de la période d’observation. La gauche du B-7 partit, bloquée par Kelly, qui, même à travers son gant, éprouva la dureté de marbre du poing artificiel. Celui-ci jaillit de nouveau. Kelly rejeta la tête en arrière et sentit une brise tiède lui effleurer la bouche. Sa propre gauche entra en action et s’écrasa sur le nez de L’Éclair. Il eut l’impression d’avoir heurté une poignée de porte. Ce fut une explosion de douleur dans son bras. Il serra les mâchoires de toutes ses forces pour conserver un visage impassible. Le B-7 feinta du gauche. Kelly réussit à l’écarter, mais il ne put arrêter la droite qui suivit aussitôt et lui effleura la tempe gauche. Il déplaça brusquement la tête et le B-7 décocha une gauche qui l’atteignit au-dessus de l’oreille. Kelly partit en arrière en titubant sans avoir réussi à placer sa propre gauche, balayée par le B-7. Il reprit ses appuis et toucha la mâchoire de L’Éclair d’un terrible uppercut du droit. Une douleur cuisante lui remonta le long du bras. La tête du B-7 ne bougea pas d’un centimètre. Il réagit par une gauche que Kelly encaissa dans l’épaule droite. Kelly rompit instinctivement. Puis il entendit quelqu’un crier : « Donnez-lui une bicyclette ! » et il se souvint des recommandations de M. Waddow. Il repartit à l’attaque, les lèvres serrées à lui faire mal. Une gauche l’atteignit juste au-dessous du cœur. Ce fut comme un coup de poignard dont il sentit les vibrations jusque dans son ossature. Il expédia une gauche spasmodique qui s’écrasa une fois de plus sur le nez du B-7. Au prix d’un supplément de souffrance. Kelly battit en retraite et chancela sous l’impact d’une méchante droite qui le toucha au sternum. Il se mit à reculer. Le B-7 le cueillit de nouveau à la poitrine. Déséquilibré, Kelly s’empressa de se replier pour retrouver ses appuis. Huées de la foule. Le B-7 continua d’avancer sans produire le moindre bruit métallique. Kelly reprit son équilibre et s’immobilisa. Il expédia une droite sévère qui manqua son but. Entraîné par son élan, il partit de côté et la gauche de L’Éclair s’abattit sur son épaule, lui engourdissant tout le bras. Au moment même où Kelly s’accordait une petite bouffée d’air entre ses dents serrées, le B-7 faufila sous sa garde une droite vicieuse qui s’enfonça dans son estomac. Kelly en eut le souffle coupé. Sa propre droite ne réussit qu’à appliquer une petite gifle sur la joue droite de son adversaire. Les yeux du B-7 ressemblaient à deux charbons ardents. Comme celui-ci revenait sur lui, Kelly fit un pas de côté et, l’espace d’un instant, les cellules photoélectriques le perdirent de vue. Encore étourdi, il se mit hors de portée en respirant par les narines. « Foutez-nous ce machin dehors ! hurla un spectateur. — Tas de ferraille, tas de ferraille ! » La gorge de Kelly se contracta. Il s’empressa de déglutir et s’avança juste au moment où L’Éclair le capturait de nouveau dans son champ visuel. Risquant le tout pour le tout, il respira par la bouche en comptant sur ses mouvements pour détourner l’attention des spectateurs. Puis il fonça sur le B-7, espérant prendre de vitesse l’impulsion électrique, et lui allongea une droite foudroyante. Le B-7 para du gauche et le coup de Kelly fut détourné par le poing de fer. Sa gauche fut pareillement contrée et celle de L’Éclair lui arriva dessus comme un boulet de canon, lui coupant de nouveau le souffle. Il rompit, pressé par le B-7. Il essaya de le tenir à distance par une série de directs, mais l’autre continuait de dévier les coups et d’enchaîner ses propres directs du même mouvement de piston. La tête de Kelly ne cessait de partir en arrière. Il recula encore et vit la droite meurtrière qui venait sur lui. Imparable. Ce fut comme un coup de bélier. Une explosion d’aiguilles au fond de ses yeux et dans tout son crâne. Il lui sembla qu’un nuage noir envahissait le ring. Son cri étouffé fut noyé par les vociférations de la foule au moment où il tombait à la renverse, le nez et la bouche pissant le sang, un sang tout aussi vif que la teinture utilisée pour les roBoxeurs. Les cordes enrayèrent sa chute, lui cisaillant le dos. Il resta planté là, en équilibre instable, le bras droit inerte, le gauche en position de garde. Il cligna instinctivement des yeux, s’efforçant d’accommoder. Je suis un robot, se remémora-t-il, un robot. L’Éclair revint à la charge et lui asséna une droite terrible dans la poitrine, suivie d’une gauche dans l’estomac. Kelly se plia en deux, pris d’un haut-le-cœur. Une droite s’abattit sur son crâne comme un coup de marteau, le renvoyant dans les cordes. Hurlement de la foule. Kelly ne voyait plus L’Éclair qu’à travers un brouillard. Il encaissa un autre coup de massue dans la poitrine. Laissant échapper un sanglot, il décocha une gauche brouillonne que le B-7 écarta sans mal. Un autre coup ravageur le toucha à l’épaule. Du poing droit, il réussit à amortir une gauche qui aurait pu lui fracasser la mâchoire. Une autre droite s’enfonça dans son estomac, le pliant en deux. Redoublée, tel un marteau-pilon en pleine action, elle l’expédia de nouveau dans les cordes. Le goût salé d’un flot de sang chaud lui emplit la bouche et il se sentit comme englouti par le rugissement de la foule. Reste debout ! hurla-t-il intérieurement. Reste debout, nom de Dieu ! Le ring ondulait sous ses yeux comme une nappe d’eau noire. Dans un ultime sursaut d’énergie, il décocha une droite aussi puissante que possible en direction de l’impressionnante silhouette qui se découpait en face de lui. Quelque chose céda dans son poignet et sa main et une douleur cuisante lui remonta dans le bras. Le cri qu’il étouffa ne fut entendu de personne. Son bras retomba, sa gauche s’abaissa et la foule se déchaîna en un concert de cris hystériques pour que L’Éclair l’achève. Il n’y avait plus entre eux que quelques centimètres. Le B-7 faisait pleuvoir une grêle de coups qui allaient tous au but. Kelly reculait, titubant, sa tête oscillant tel un punching-ball. Son visage ruisselait de sang, son bras pendait comme une branche morte. Acculé dans les cordes, il rebondissait dessus pour y être de nouveau expédié. Il ne voyait plus rien. N’entendait que les hurlements de la foule et le bruit sourd des gants du B-7. Reste debout, se répétait-il. Il faut que je reste debout. Il rentra la tête dans les épaules pour se protéger. Il en était à sept secondes du gong quand une terrible droite à la tempe l’envoya au tapis. II resta allongé, s’efforçant de retrouver sa respiration. Soudainement, il entreprit de se relever, puis, tout aussi soudainement, se rendit compte que cela lui était impossible. Il retomba sur le ventre, ne faisant plus qu’un avec le tapis chaud, la tête traversée d’élancements douloureux. Seuls lui parvenaient les huées et les sifflets de mécontentement de la foule. Quand Pole eut réussi à le remettre debout et à lui passer la housse par-dessus la tête, ce fut une telle salve de sarcasmes et de quolibets que Kelly ne parvint pas à entendre la voix du mécano. Il sentit seulement sa grosse main, glissée à l’intérieur de la housse pour le guider — ce qui ne l’empêcha pas de tomber en passant entre les cordes et d’éviter de justesse une nouvelle chute en descendant les marches. Ses jambes ne le portaient plus. Reste debout, lui serinait une petite voix dans sa tête. Arrivé au vestiaire, il s’effondra. Pole essaya de le hisser sur le banc, mais ses efforts furent vains. Finalement, il plia sa veste sous la tête de Kelly et, agenouillé, lui tamponna doucement le visage avec son mouchoir pour absorber le sang qui le maculait. « Pauvre idiot, ne cessait-il de murmurer d’une petite voix tremblante. Pauvre idiot. » Kelly leva la main pour repousser celle de Pole. « Va… chercher… l’argent, hoqueta-t-il d’une voix rauque. — Quoi ? — L’argent ! lâcha Kelly entre ses dents. — Mais… — Tout de suite ! » Sa voix était presque inintelligible. Pole se redressa et regarda longuement l’Irlandais. Puis il tourna les talons et sortit. Kelly resta sur le dos, la respiration sifflante. Incapable de remuer sa main droite, manifestement brisée, il sentait le sang ruisseler de son nez et de sa bouche. Il avait mal partout. Au bout d’un moment, prenant appui sur son coude gauche, il se redressa un peu et tourna la tête au prix d’élancements douloureux dans la nuque. Voyant que tout allait bien du côté de Maxo, il se laissa retomber, un vague sourire au coin des lèvres. Lorsque Pole revint, Kelly souleva péniblement la tête. Pole s’agenouilla auprès de lui et se remit à lui éponger le visage. « Tu l’as ? » demanda Kelly dans un murmure guttural. Pole poussa un long soupir. « Alors ? » Pole avala sa salive. « La moitié. » Kelly le regarda sans comprendre, bouche bée, en une expression de totale incrédulité. « Il a dit qu’il ne voulait pas payer cinq cents dollars pour un seul round. — Comment ça ? » fit Kelly d’une voix fêlée. Il essaya de se relever en s’appuyant sur sa main droite. Un cri étranglé s’échappa de ses lèvres et il retomba en arrière, le visage décomposé. Sa tête roula d’un bord à l’autre de l’oreiller de fortune, ses paupières se plissèrent « Non, gémit-il. Non. Non. Non. Non. Non. » Pole avait les yeux fixés sur sa main et son poignet. « Dieu du ciel, » murmura-t-il. Les yeux de Kelly se rouvrirent et il tourna un regard chaviré vers le mécano. « Il ne peut pas… il ne peut pas agir ainsi », éructa-t-il. Pole s’humecta les lèvres. « On… on ne peut rien faire, Tim. Y a toute une bande de gros bras avec lui dans le bureau. Je ne peux pas… » Il baissa la tête. « Et si… si t’y allais, il saurait c’que t’as fait. Et… il pourrait même reprendre les deux cent cinquante. » Allongé sur le dos, Kelly fixait l’ampoule nue sans ciller. Il respirait péniblement, la poitrine secouée de spasmes. « Non, murmura-t-il. Non. » Il resta un long moment sans parler. Pole alla chercher de l’eau pour le faire boire et lui nettoyer le visage. Puis il ouvrit sa petite mallette pour le panser. Après quoi, il lui mit le bras en écharpe. Un quart d’heure plus tard, Kelly reprit la parole. « On rentrera en bus. — Quoi ? — On prendra le bus, articula lentement Kelly. Ça ne nous coûtera pas plus de… bah, cinquante, soixante dollars. » Il déglutit et changea de position. « Ça nous en laissera dans les deux cents. On pourra lui mettre un… un nouveau ressort et… un cristallin. » Il cligna des yeux et les tint fermés un instant, le temps que se dissipe le brouillard qui avait de nouveau envahi la pièce. « Et de la graisse, reprit-il. Plein de graisse. Il sera… comme neuf. » Puis, levant les yeux vers Pole : « Là, on sera parés. Maxo sera de nouveau en état. Et on pourra obtenir de bons combats. » Il avala, le souffle court. « Il a juste besoin d’être un peu retapé. Un ressort neuf, un nouveau cristallin. Et il sera requinqué. On leur montrera, à ces salauds, ce que peut faire un B-2. Le vieux Maxo leur montrera. Pas vrai ? » Pole contempla le robuste Irlandais et soupira. « T’as raison, L’Indéracinable. » J’VEUX VOIR LE PÈRE NOËL Durant toute la traversée du parking, Richard ne cessa de pleurnicher. « Ça-suffit ! scanda Helen quand ils atteignirent la voiture. On ira le voir mardi. Combien de fois il faut que je te le répète ? — Veux le voir maintenant », sanglota le gamin. Ken cherchait ses clés en essayant de ne pas laisser tomber les paquets qui encombraient ses bras. « Bon, fit-il avec hargne, je vais l’emmener. — Qu’est-ce que tu veux dire ? » Elle fit passer ses emplettes d’une main à l’autre et frissonna dans le vent froid qui balayait le parking. « Je dis que je vais l’emmener maintenant. » Il tâtonnait pour trouver la serrure. « Maintenant ? Il est trop tard. Pourquoi tu ne l’as pas emmené quand on était dans le magasin ? On avait tout le temps à ce moment-là. — Je l’emmène tout de suite. Qu’est-ce que ça change ? — J’veux voir le père Noël ! serina Richard avec un regard suppliant en direction de sa mère. J’veux voir le père Noël tout de suite, maman ! — Pas maintenant, Richard », lui répondit Helen en secouant la tête. Elle laissa tomber ses achats sur le siège avant et s’étira les bras. « Ça-suf-fït, j’ai dit, l’avertit-elle au moment où Richard se remettait à pleurnicher. Maman est trop fatiguée pour retourner au magasin. — Tu n’as pas besoin d’y aller, dit Ken en jetant ses paquets à côté des siens. Je vais l’emmener. » Il alluma le plafonnier. « Maman, s’il te plaît, maman. S’il te plaît. » Elle se ménagea une place sur le siège et s’y laissa choir avec un soupir excédé. Ken remarqua la mèche de cheveux bruns qui lui pendait sur le front, son rouge à lèvres qui fichait le camp. « Pourquoi ce brusque changement d’avis ? lui demandât-elle d’une voix lasse. Je t’ai bien demandé cent fois de l’emmener quand nous étions au magasin. — Mais enfin, qu’est-ce que ça change ? s’énerva-t-il. Tu veux revenir ici mardi simplement pour voir le père Noël ? — Non. — Dans ce cas… » Il remarqua les plis que faisaient ses bas au moment où elle rentrait ses jambes. Elle lui parut vieille et revêche dans la lumière chiche du plafonnier. Il en éprouva une curieuse sensation au creux de l’estomac. « S’il te plaît, maman ? » geignait Richard, comme si, pensa Ken, Helen était la seule détentrice de l’autorité, comme si lui, le père, n’avait pas son mot à dire. Ce qui était sans doute le cas. Helen s’absorba dans la contemplation du pare-brise, morose, puis elle se pencha pour éteindre le plafonnier. Deux heures passées à subir la frénésie des gens occupés à faire leurs achats de Noël, l’énervement des vendeuses, les demandes réitérées de Richard pour ce qui était de voir le père Noël et les refus irrités de Ken l’avaient éreintée. « Et qu’est-ce que je suis censée faire pendant que vous serez partis ? demanda-t-elle. — Enfin, quoi, il n’y en a que pour quelques minutes », répliqua Ken. Il s’était montré de mauvaise humeur toute la soirée, tantôt lointain et taciturne, tantôt les rabrouant sèchement, elle ou Richard. « Bon, ça va, allez-y. » Elle ramena les pans de son manteau sur ses jambes. « Mais dépêchez-vous. — Le père Noël, le père Noël ! s’écria Richard en tirant joyeusement sur le pardessus de son père. — Oui ! s’emporta Ken. Cesse de me harceler comme ça, pour l’amour du ciel ! — Il est né le Divin Enfant, chantons tous son avènement, soupira Helen, accablée. — Tu peux le dire ! » grommela Ken. Il saisit la main de Richard. « Allez, viens. » Helen referma la portière. Ken nota qu’elle n’appuyait pas sur le bouton du verrou. Elle pouvait encore le faire quand ils seraient partis. Les clés ! Ce fut comme une explosion dans sa tête. Il plongea une main dans la poche de son pardessus et ses doigts tremblants se crispèrent sur le métal froid. Il essaya en vain de déglutir tant sa gorge était sèche et se contenta d’inhaler l’air glacé par saccades, son cœur lui assenant comme des coups de poing dans la poitrine. Du calme, s’enjoignit-il. Du… calme. Il se garda bien de se retourner. Autant jeter un dernier regard sur un enterrement. Il s’obligea à se concentrer sur les illuminations au néon au fronton du grand magasin. Il sentait à peine la main de Richard dans la sienne. De l’autre, il étreignait les clés dans sa poche. Non, il ne regarderait pas en arrière, il… « Ken ! » Il sursauta de tout son corps et se figea quand la voix de sa femme lui parvint, toute petite dans l’immense parking. Il se retourna machinalement et la vit debout près de la Ford. « Laisse-moi les clés ! cria-t-elle. Comme ça, je pourrai venir vous prendre devant le magasin ! Ça vous évitera de refaire tout ce chemin à pied ! » Il fixa sur elle un regard vide, l’estomac soudain noué. « C’est… » Il s’éclaircit la gorge avec une sorte de fureur. « Ce n’est pas si loin ! » répondit-il. Il se remit à marcher avant qu’elle puisse répondre, remarquant le coup d’œil que lui lança Richard. Les battements de son cœur lui faisaient maintenant l’effet de véritables coups de massue. « Maman appelle, dit Richard — Tu veux voir le père Noël, oui ou non ? lui lança sèchement Ken. — Ou… oui. — Alors tais-toi ! » Il déglutit de nouveau avec peine et allongea le pas. Pourquoi avait-il fallu que cela arrive ? Il en eut froid dans le dos. Il ramena son regard sur les illuminations, mais il continuait de voir Helen debout près de la voiture dans son manteau de velours côtelé vert, un bras légèrement levé, les yeux fixés sur lui. Et même d’entendre sa voix — ça vous évitera de refaire tout ce chemin à pied ! —, faible et plaintive dans les rafales du vent nocturne. Ce vent qui lui gelait à présent les joues, tandis que ses chaussures et celles de Richard produisaient des craquements irréguliers sur l’asphalte semé de graviers. Soixante-dix mètres, oui, il y avait bien soixante-dix mètres jusqu’au magasin. Et ce bruit soudain ? Le claquement de la portière de leur voiture ? Helen était sûrement en colère. Si elle appuyait sur le bouton du verrouillage, il serait plus difficile de… Son chapeau sombre rabattu sur les yeux, l’homme se tenait au bout de l’allée. Ken fit semblant de ne pas le voir, mais l’air lui parut brusquement se raréfier, comme s’il avait quitté l’atmosphère pour s’enfoncer dans des ténèbres glacées proches du vide. Un effet de la constriction qui s’exerçait sur son cœur, de son impression que ses poumons n’arrivaient pas à emmagasiner. « Est-ce que le père Noël m’aime ? » demanda Richard. Ken se força à respirer normalement. « Oui, oui. Bien sûr. » L’homme contemplait le ciel, les deux mains enfoncées dans les poches de son vieux pardessus à carreaux, comme s’il attendait que sa femme sorte du magasin. Mais il ne s’agissait de rien de tel. Les doigts de Ken se crispèrent sur les clés. Il se sentait des jambes en bois, un bois infiniment pesant, à mesure qu’il se rapprochait de l’homme. Non, pas question de faire ça, se dit-il soudain. Il passerait à côté l’homme, emmènerait Richard voir le père Noël, regagnerait la voiture, rentrerait à la maison et oublierait tout ça. Il se sentait incapable d’aller jusqu’au bout, sans forces. Helen toute seule dans la Ford, à côté de leurs achats de Noël, en train d’attendre le retour de son mari et de son fils… Cette pensée lui communiquait d’étranges picotements électriques dans tout le corps. Non, pas question de faire ça. Il entendait les mots comme si quelqu’un les prononçait dans sa tête. Non, pas question… Sa main se refroidissait et s’engourdissait sur les clés, la circulation du sang ne se faisant plus, tellement, sans s’en rendre compte, il les serrait fort. Et pourtant, il fallait qu’il le fasse. C’était la seule solution. Il ne voulait pas retourner à la frustration crucifiante qu’était son présent, ni au morne désert qu’était son avenir. Des flots de rage intérieure l’empoisonnaient. Pour sa propre santé, pour ce qu’il lui restait de vie, il fallait que ce soit fait. Ils atteignirent le bout de l’allée et passèrent devant l’homme. « Papa ! s’écria Richard, tu as laissé tomber tes clés ! — Allons, viens ! » Il tira sur la main de son fils en se forçant à ne pas regarder par-dessus son épaule. « Mais si, papa ! Tu… — Je t’ai dit… » Ken n’alla pas plus loin : Richard s’était déjà échappé pour se précipiter vers l’endroit où gisait le trousseau de clés. Il lança un regard impuissant à l’homme, qui n’avait pas bougé. Celui-ci parut hausser les épaules, mais Ken ne put voir l’expression de son visage sous le chapeau à larges bords. Richard revint aussi vite qu’il était parti et lui tendit les clés. « Tiens, papa. » Ken les glissa dans la poche de son pardessus d’une main mal assurée, dans un état de consternation nauséeuse qui lui nouait les entrailles. Ça ne marchera pas, songea-t-il, en proie à une atroce déception et à un sentiment de culpabilité tout aussi atroce. « Dis merci », fit Richard en reprenant la main de son père. Ken demeura immobile, indécis, les doigts toujours refermés sur les clés dans sa poche. Une tension musculaire complice l’entraînait vers l’homme, mais il savait qu’il ne pouvait y céder sous les yeux de Richard. « Viens, papa », le pressa celui-ci. Ken se retourna aussitôt, le visage pareil à un masque peint, et se remit en marche vers le magasin. Hormis une vague impression de vertige, il ne sentait plus rien. C’est fini ! pensa-t-il, pris d’une rage amère. Fini ! « Dis merci, papa. — Vas-tu… ! » Le son de sa voix le fit tressaillir et il opposa à l’explosion hystérique qui allait suivre la barrière tremblante de ses lèvres serrées. Richard se tut, se contentant de jeter un regard timide sur le visage tendu de son père. Ils étaient à mi-chemin de l’entrée du magasin quand l’homme au manteau à carreaux les dépassa, frôlant Ken. « S’cusez-moi », marmonna-t-il, et comme par hasard, son bras toucha brutalement la poche où se trouvaient les clés, indiquant par-là qu’il les voulait et était prêt à les recevoir. Puis il continua son chemin à grands pas saccadés en direction du magasin. Ken le regarda s’éloigner avec l’impression d’avoir la tête prise dans l’étau de deux grandes mains. Ce n’est pas fini, se dit-il, sans même savoir s’il en était heureux ou pas. Il vit l’homme s’arrêter et se retourner devant l’une des portes vitrées qui flanquaient le tambour de l’entrée. Maintenant, s’enjoignit-il, il faut que ce soit maintenant. Il ressortit les clés. « Je veux entrer par là, papa ! » Richard le tirait vers le tambour qui expédiait les clients dans le brouhaha de la foule ou le silence de la nuit froide. « Il y a trop de monde », s’entendit-il dire, mais c’était quelqu’un d’autre qui parlait. Il y va de mon avenir, ne cessait-il de se répéter, de mon avenir. « Mais non, papa ! » Il ne discuta pas. Il poussa brusquement Richard vers la porte latérale. Et au moment où il la tirait vers lui de la main qui tenait les clés, il les sentit glisser de ses doigts. Une seconde plus tard, Richard et lui se trouvaient dans la lumière crue, à peine supportable, du magasin. C’était fait. Ken n’eut pas besoin de regarder par-dessus son épaule pour savoir que l’homme regagnait le parking plongé dans l’obscurité, marchait vers l’allée où la Ford était garée. L’espace d’un instant horrible, il crut qu’il allait crier, ameuter tout le monde. Un immense malaise s’empara de lui, et il faillit bel et bien hurler et replonger dans la nuit à la poursuite de l’homme. Non, j’ai changé d’avis. Je ne veux plus ! En cet instant, tout ce qu’il détestait chez Helen et dans sa vie avec elle parut s’évanouir, et il ne se souvint plus que d’une chose : elle allait venir les prendre en voiture devant le magasin, lui et Richard, pour qu’ils n’aient pas à refaire tout ce chemin dans le parking et le froid glacial qui le balayait. Mais Richard l’entraînait déjà dans la chaleur, le bruit et le grouillement des clients, et il se laissait faire, étourdi, s’enfonçant toujours plus avant dans le magasin. Un carillon s’en donnait à cœur joie au balcon du premier étage… Il est né le divin enfant, Chantons tous son avènement. Helen avait dit cela tout à l’heure. La tête lui tournait, il se sentait mal, son front commençait à ruisseler de sueur. Il ne pouvait plus revenir en arrière. Il s’arrêta au milieu du rez-de-chaussée et s’appuya contre un pilier, les jambes en coton. C’est trop tard, pensa-t-il. Trop tard. Il ne pouvait plus rien faire. « J’veux voir le père Noël, papa. » La respiration entrecoupée, les lèvres entrouvertes, il hocha péniblement la tête. « Oui… on y va. » Il essaya de se remettre en marche en ne pensant à rien — pour s’apercevoir aussitôt que c’était impossible. C’était un défilé d’images dans sa tête. L’homme s’avançant vers la Ford dans la large allée. L’homme examinant la plaque d’immatriculation miniature attachée au porte-clés pour s’assurer qu’il ne se trompait pas de voiture. Le visage de l’homme ce fameux soir, dans le bar de Main Street — émacié, pâle, la vénalité incarnée… Il réprima le gémissement qui lui venait aux lèvres. Helen, fit une voix intérieure chargée d’angoisse. POUR LA MAISON MAGIQUE DU PÈRE NOËL ! Comme un automate, il se dirigea vers l’escalator qui menait au sous-sol, tandis que Richard sautillait et se trémoussait à côté de lui en murmurant, le souffle entrecoupé par l’émotion : « Le père Noël, le père Noël. » Que ressentirait Richard quand sa mère serait… Et puis, bon ! Il suscita en lui une rage roborative. S’il devait penser, que ce soit au futur, pas à ça. Il n’avait pas combiné tout ça pour s’effondrer lamentablement au moment fatidique. Il y avait une raison à son acte ; il n’était pas le produit de quelque méchanceté irréfléchie. Ils s’engagèrent sur l’escalator. La main de Richard serrait très fort la sienne, mais il la sentait à peine. L’Amérique du Sud et Rita… voilà à quoi il voulait songer. Les vingt-cinq mille dollars de l’assurance ; la fille qu’il désirait à l’époque où il était étudiant et qu’il n’avait jamais cessé de désirer ; un avenir sans lutte avilissante pour garder un poil d’avance sur les créanciers. La liberté, des plaisirs simples et une union que n’effriterait pas l’abrasion d’une existence mesquine. L’escalator montant croisait le leur, et Ken se prit à jeter des coups d’œil sur les visages — fatigués, renfrognés, heureux, sans expression. C’est la belle nuit de Noël, se mit à jouer le carillon. Ken regarda droit devant lui en songeant à Rita et à l’Amérique du Sud. Cette pensée rendait les choses infiniment plus faciles. Le carillon s’estompa, noyé dans une interprétation chorale particulièrement braillarde de « Jingle Bells ». Richard s’agita de plus belle quand ils quittèrent l’escalator, et Ken se surprit à penser de nouveau à Helen. Sûr que les cloches allaient sonner pour elle ! « C’est là ! s’écria Richard en tirant frénétiquement sur la main de son père. C’est là ! — Bon, bon ! » marmonna Ken entre ses dents, et il se laissa entraîner en direction de la file d’attente qui avançait à petits pas vers la Maison magique du père Noël. Était-ce déjà fait ? De nouveau ce serrement de ventre. L’homme était-il dans la voiture ? Avec Helen inconsciente à l’arrière ? Traversait-il le parking en direction des petites rues sombres où il devait… ? Ne vous inquiétez pas. Les dernières paroles de l’homme étaient comme marquées au fer rouge dans sa tête. Ne vous inquiétez pas. Ce sera du travail bien fait. Bien fait, bien fait, bien fait, bien fait. Les mots lui martelaient le crâne tandis que Richard et lui progressaient lentement vers la maison du père Noël. Cent dollars à la commande, neuf cents ensuite… le prix d’une femme de taille moyenne. Ken ferma brusquement les yeux et se sentit frissonner comme si un froid soudain avait remplacé la touffeur du magasin. Il avait mal à la tête. Des gouttes de sueur ruisselaient de ses aisselles, courant sur sa peau comme des insectes. Il est trop tard, se dit-il en s’avisant qu’une partie de la tension qu’il éprouvait depuis son entrée dans le magasin venait de ce qu’il ne cessait de lutter contre son envie de retourner au plus vite à la voiture pour arrêter l’homme. Mais comme tu le dis si bien, entendit-il une petite voix murmurer dans sa tête, il est trop tard. « Qu’est-ce qu’il faut que je dise au père Noël, papa ? » demanda Richard. Ken abaissa un regard lugubre sur son fils de cinq ans. Il sera beaucoup mieux avec la mère d’Helen, songea-t-il. Oui, beaucoup mieux. Je ne peux pas… « Dis, papa ? » insista l’enfant. Ken essaya de sourire. L’espace d’un instant, il parvint même à se visualiser en homme courageux qui faisait bonne figure sous le terrible fardeau dont le destin avait chargé ses épaules. « Dis-lui… ce dont tu as envie pour Noël. Dis-lui que tu as été… bien sage et… ce dont tu as envie pour Noël. C’est tout. — Mais je m’y prends comment ? » La vision s’était déjà effacée. Il savait exactement ce qu’il était et ce qu’il avait fait. « Qu’est-ce que j’en sais, moi ? s’énerva-t-il. Écoute, si tu ne veux pas le voir, rien ne te force. » Devant eux, un homme se retourna et secoua la tête à l’adresse de Ken, sourire désabusé en prime, comme pour lui dire : Je sais ce que tu endures, l’ami. Ken ne lui accorda en retour qu’un vague étirement des lèvres dépourvu de gaieté. Bon Dieu, il faut que je sorte d’ici, se dit-il pitoyablement. Comment puis-je rester ici alors que… Il avait du mal à respirer. C’était pourtant ce qu’il avait à faire. Suivre le plan établi. Il n’allait pas tout gâcher avec son cinéma imbécile. Si seulement il pouvait être avec Rita, dans son appartement, tout près d’elle. Mais c’était impossible. Il se préparerait quelque chose à boire, quelque chose de fort. N’importe quoi du moment que ça calmait les nerfs. Ils poussèrent le portillon blanc, ce qui déclencha un rire préenregistré tonitruant. Ken sursauta et regarda autour de lui. Ce rire lui paraissait celui d’un dément. Il essaya de ne pas l’entendre, mais il le cernait, lui vrillant les tympans. Puis le portillon se referma derrière eux et le rire cessa. Il entendit une voix flûtée qui gazouillait quelque part dans la sono : Ze vous souhaite un zoyeux Noël et une Bonne Année. Du travail bien fait. Ken lâcha Richard pour essuyer sa paume moite sur son pardessus. L’enfant essaya de lui reprendre la main, mais Ken la retira si brutalement que le gamin en fut apeuré et tout désorienté. Non. Non, tu ne dois pas agir ainsi, le morigéna la petite voix dans sa tête. Richard risquait d’être interrogé, de se voir poser des questions du genre : Comment ton papa se comportait quand vous étiez tous les deux dans le magasin ? Il saisit la main de son fils et réussit à lui sourire. « On y est presque », dit-il. Le calme de sa voix le stupéfia. Je vous répète que je ne sais pas comment j’ai perdu les clés. Je les avais dans la poche de mon pardessus quand je suis entré dans le magasin ; j’en suis sûr. C’est tout ce que je sais. Insinueriez-vous que… ? Non ! IL AVAIT TOUT FAUX ! Peu importait ce qu’ils suggéraient, il ne devait pas laisser voir qu’il comprenait. Sous le choc, hébété, à peine capable de cohérence – voilà comment il devait se montrer. Comme un homme qui a emmené son fils voir le père Noël et à qui on apprend le lendemain qu’on a trouvé sa femme morte dans la voiture. Du travail bien fait… Pourquoi n’arrivait-il pas à oublier cette phrase ! Le père Noël était assis dans un fauteuil à dossier haut sur le seuil de la maison magique — magique parce qu’elle changeait de couleur toutes les quinze secondes. C’était un homme corpulent, d’âge mûr, à la voix émaillée de gloussements, qui prenait les enfants un instant sur ses genoux, prononçait les formules rituelles, puis remettait les petits par terre, nantis d’une sucette à la menthe, et leur tapotait le derrière en disant au revoir et joyeux Noël. Quand le tour de Richard arriva, le père Noël le souleva et l’installa sur ses larges genoux emmitouflés de rouge. Ken resta au bas des marches, étourdi par la chaleur, fixant d’un œil éteint le visage barbouillé de rouge, la barbe atrocement fausse. « Eh bien, fiston, dit le père Noël, tu as été sage cette année ? » Richard essaya de répondre, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Ken le vit hocher la tête en rougissant d’émotion. Il sera mieux avec la mère d’Hélène. Je ne saurais pas m’en occuper. Je… Ses yeux se concentrèrent sur le gros visage rouge et barbu. « Pardon ? — Je disais : est-ce que ce garçon a été sage cette année ? — Oh. Oui. Oui. Très sage. — Eh bien, voilà qui fait plaisir au vieux père Noël. Drôlement plaisir. Et qu’est-ce que tu aimerais pour Noël, fiston ? » Ken se tenait immobile, sa chemise s’imprégnant de sueur pendant que la petite voix monotone de son fils énumérait tous les jouets dont il avait envie. Le simulacre de perron tremblotait sous ses yeux. Je suis malade, se dit-il. Il faut que je sorte d’ici, que je respire un peu d’air frais. Je regrette, Helen, je regrette. Je… je ne pouvais pas faire autrement, comprends-tu ? Puis Richard redescendit les marches avec sa sucette à la menthe et ils se dirigèrent vers l’escalator. « Le père Noël a dit que j’aurai tout ce que j’ai ‘mandé. » Ken hocha la tête de façon saccadée tout en fouillant les poches de son veston à la recherche d’un mouchoir. Les gens ne croiraient pas forcément que c’était de la sueur qu’il épongeait sur ses joues. Peut-être penseraient-ils qu’il débordait d’émotion parce que c’était Noël, qu’il adorait Noël au point d’en avoir les larmes aux yeux. « Je le dirai à maman, continua Richard. — C’est ça. » Sa voix était à peine audible. On va sortir du magasin et retourner là où on a garé la voiture. On va chercher un moment. Puis j’appellerai la police. « Oui, dit-il. — Quoi, papa ? » Il secoua la tête. « Rien. » L’escalator les remonta au rez-de-chaussée. Et les chœurs de « Jingle Bells » de se remettre en route. Ken se tenait derrière Richard, les yeux fixés sur ses cheveux blonds. C’est maintenant le moment le plus important, se dit-il. Jusque là, il ne s’agissait que de combler le temps. Il allait devoir paraître surpris au téléphone, irrité. Un peu inquiet, peut-être, mais pas trop. Un homme ne s’affole pas en pareilles circonstances. En principe, il ne saurait imaginer que la disparition de sa femme signifie… Derrière eux, le rire préenregistré se fit vaguement entendre par-dessus le chant choral. Il essaya d’effacer, comme sur un tableau noir, tout ce qui lui trottait dans la tête, mais les mots ne cessaient de s’y reformer. Paraître un peu inquiet, un peu irrité, un peu… … Nous n’insinuons rien, M. Burns. Brusquement, ils étaient de nouveau après lui. Nous disions simplement que vingt-cinq mille dollars, c’est une grosse assurance. Écoutez ! Son visage se durcit comme s’il s’emportait contre eux. C’est quelque chose que nous ne prenons pas à la légère. Je suis moi-même assuré pour vingt-cinq mille dollars. Vous semblez l’oublier. C’était là son meilleur atout. L’assurance ne datait que d’un an, mais au moins étaient-ils tous les deux assurés pour une somme égale. Ses chaussures raclèrent la butée de l’escalator et il se retrouva au rez-de-chaussée, marchant à côté de son fils vers les portes qui allaient les propulser dans la nuit. Un léger courant d’air agita le bas de son pantalon. Il sentit le froid sur ses chevilles. On cherchera un petit moment aux alentours, et j’ap… Cela le prit par surprise. Sans qu’il sache pourquoi, voilà qu’il n’arrivait plus à quitter le magasin. Immobilisé devant un rayon, il examinait avec toutes les apparences du plus grand intérêt un assortiment de mouchoirs et de cravates. Il sentait le regard de Richard fixé sur lui et s’admonestait. Il ne faut pas que j’aie l’air troublé ! Je n’ai pas combiné tout ça pour m’effondrer à la dernière minute ! Rita. L’Amérique du Sud. L’argent. C’était bon de songer à l’avenir. Il y avait longtemps qu’il le savait, mais il s’était laissé aller à l’oublier. L’avenir, voilà ce qui importait, Rita et lui ensemble en Amérique du Sud. Là… il se sentait mieux. Il inspira par à-coups une longue bouffée d’air chaud. Dans ses poches, ses mains se décrispèrent. « Viens », dit-il. Et cette fois, le calme de sa voix lui procura un plaisir sans mélange. « Sortons. » Au moment où il prenait la main de Richard dans la sienne, la sonnerie annonçant la fermeture du magasin retentit, dominant le son de l’orgue qui jouait Ô, douce nuit. Minutage parfait, se dit-il. Neuf heures du soir, lundi. On va aller jusqu’à l’endroit où on a garé la Ford. Puis j’appellerai la police. Mais était-ce bien la chose à faire ? Un instant, la panique le saisit. Ne devrait-il pas, normalement, penser qu’Helen avait peut-être perdu patience et… J’ai pensé qu’elle en avait eu assez d’attendre et qu’elle était rentrée sans nous. Non, elle n’a jamais rien fait de semblable. On est donc rentrés en bus, mon fils et moi, mais ma femme n’était pas à la maison. Et je ne sais pas où elle peut être. Oui, je me suis renseigné auprès de sa mère. Non, nous n’avons qu’elle comme famille en ville. Ils venaient de franchir la porte du magasin. Les yeux de Ken se portèrent tout de suite sur le parking rempli de voitures. Il ne sentait pas la main de Richard dans la sienne. Il n’était conscient que des battements de son cœur, qui se jetait – comme une créature emprisonnée – contre le mur de sa poitrine. Je me demande bien où maman a pu aller, se vit-il dire à Richard quand ils atteindraient la place de stationnement de la Ford. Où est maman ? répondrait l’enfant. Puis il y aurait l’attente, et enfin, il appellerait la police. Non, elle n’a jamais rien fait de semblable, répétait-il mentalement, à la façon d’une comptine. J’ai pensé qu’elle avait perdu patience et qu’elle était rentrée, mais quand mon fils et moi sommes arrivés à la maison, elle n’était pas là. L’espace d’un instant, il crut qu’il était mort, que son cœur avait cessé de battre. Il était comme changé en pierre. Seulement sensible au vent froid qui soufflait sur son visage frappé de stupeur. « Viens, papa », dit Richard en tirant sur sa main. Il ne bougea pas. Il regardait la voiture, avec Helen assise dedans. « J’ai froid, papa. » Il se retrouva en train de marcher dans un état de complète hébétude, comme un somnambule. Impossible de retrouver la moindre parcelle d’intelligence. Garder les yeux fixés sur la voiture et sa passagère, endurer la torture que lui infligeait son estomac noué, voilà tout ce dont il était capable. Il se sentait la tête légère, instable, comme prête à s’envoler. Seul le bruit de ses pas, qui éveillait en lui un reste de conscience, continuait de lui faire percevoir son corps comme un tout cohérent. Il éprouva enfin un immense soulagement. Helen le regardait. « Eh bien, il est temps », dit-elle. Il ne réussit pas à articuler un mot. D’une main tremblante, il fit basculer son siège vers le volant pour que Richard puisse grimper à l’arrière. « Allez, allez. Fichons le camp d’ici », s’impatienta Helen. Ken glissa sa main dans la poche de son pardessus et, du même coup, retrouva la mémoire. « Alors ? dit Helen. — Je… je… ne trouve plus les clés. » Il tapota vaguement ses poches. « Pourtant, je les avais quand… — Oh, non. » Sur un ton où la lassitude le disputait au dégoût. Ken avala sa salive. « Alors, où sont-elles ? reprit Helen. Je suis sûre que si ta tête n’était pas attachée à tes épaules… — Je… je ne sais pas. Je… j’ai dû les laisser tomber… quelque part. — Alors retrouve-les, fit-elle, cassante. — Oui, oui… » Il repoussa la portière d’un geste presque désespéré et se redressa dans le froid. « Je reviens tout de suite », ajouta-t-il. Elle ne répondit pas, mais son hostilité était perceptible. Il referma la portière et s’éloigna de la voiture. Son visage commença à se durcir. Ce saligaud, lui prendre son argent et… ! Il se vit soudain en train d’essayer d’expliquer le trou de cent dollars sur le compte en banque. Jamais Helen ne croirait qu’ils avaient disparu comme ça. Elle ferait son enquête, tomberait sur son retrait, pousserait ses investigations, exigerait des explications. Oh, mon Dieu, songea-t-il, je suis cuit, je suis cuit. Ses yeux se fixèrent sans rien voir sur les immenses illuminations au fronton du magasin. En leur centre, de hautes lettres de néon blanc s’allumaient et s’éteignaient alternativement. Il se concentra soudain sur elles, JOYEUX NOËL – noir. JOYEUX NOËL – noir, JOYEUX NOËL – noir… LES ENFANTS DE NOAH Il était à peine plus de trois heures du matin quand M. Ketchum passa devant le panneau indiquant ZACHRY, 67 HABITANTS. Grognement. Encore un de ces minuscules patelins qui se succédaient en une chaîne sans fin le long de la côte du Maine. Ses yeux se fermèrent un instant, puis il les rouvrit et appuya sur l’accélérateur. La Ford bondit en avant. Avec de la chance, peut-être trouverait-il bientôt un motel convenable. Il était peu probable qu’il y en ait un à Zachry, 67 habitants. M. Ketchum déplaça son imposante anatomie sur le siège et étira ses jambes. Des vacances sans intérêt. Parcourir en voiture les beautés historiques de la Nouvelle-Angleterre, communier avec la nature, se gorger de nostalgie, voilà ce qu’il avait prévu. Au lieu de quoi, il n’avait trouvé qu’ennui, fatigue et prix exorbitants. M. Ketchum n’était pas content. La bourgade semblait dormir à poings fermés quand il aborda la rue principale. Le seul bruit perceptible était celui de son moteur, la seule lumière celle de ses phares, qui balayèrent un autre panneau. De limitation de vitesse, celui-ci : 25 km/h. « C’est ça, c’est ça », marmonna-t-il, écœuré, en appuyant sur l’accélérateur. Trois heures du matin et les gens du coin escomptaient qu’il se traîne dans leur hameau minable ? Il regarda les bâtisses sombres défiler derrière sa vitre. Salut, Zachry, songea-t-il. Adieu, 67 habitants. C’est alors qu’une autre voiture apparut dans le rétroviseur. À une cinquantaine de mètres, une conduite intérieure avec un gyrophare rouge sur le toit. Il comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Il ralentit tandis que s’accéléraient les battements de son cœur. Était-il possible qu’ils n’aient pas remarqué à quelle vitesse il roulait ? Il eut la réponse quand la voiture sombre se porta à sa hauteur et qu’un homme coiffé d’un grand chapeau se pencha à la portière avant. « Halte ! » aboya-t-il. La gorge sèche, Ketchum se rangea le long du trottoir, tira le frein à main et coupa le moteur. Devant lui, la voiture de police obliqua vers le trottoir et s’arrêta. La portière droite s’ouvrit. Une silhouette sombre se découpa dans l’éclat des phares de la Ford et vint à sa rencontre. Il s’empressa de se mettre en code et déglutit. La tuile. Trois heures du matin au milieu de nulle part et un péquenot de flic qui le coinçait pour excès de vitesse. Il grinça des dents et attendit. L’homme en uniforme sombre et au chapeau à larges bords se pencha à la portière. « Permis de conduire. » Ketchum glissa une main tremblante dans sa poche intérieure et en retira son portefeuille. Il trouva tant bien que mal son permis et le tendit, remarquant au passage à quel point le visage du policier était dépourvu d’expression. Il patienta, immobile, tandis que l’autre examinait le document à la lueur d’une torche électrique. « Vous habitez le New Jersey. — Oui, c’est… c’est exact. » Le policier avait toujours les yeux fixés sur le permis. Ketchum s’agita sur son siège et pinça les lèvres. « Il est en règle », dit-il enfin. Il vit la tête du policier se redresser. Puis sursauta quand le mince faisceau lumineux l’aveugla. Il détourna la tête. La lumière s’éteignit. Ketchum cilla, les yeux larmoyants. « On ne sait pas lire les panneaux de signalisation dans le New Jersey ? questionna le policier. — Ma, foi, je… Vous voulez parler du panneau qui indique s… soixante-sept habitants ? — Non, je ne parle pas de celui-là. — Ah. » Ketchum s’éclaircit la gorge. « Eh bien, c’est le seul que j’ai vu. — Dans ce cas, vous êtes un mauvais conducteur. — Eh bien, j’en suis… — Le panneau de limitation de vitesse indique vingt-cinq. Vous rouliez à quatre-vingts. — Oh, je… je crains de ne pas l’avoir vu. — La vitesse est limitée à vingt-cinq, que vous l’ayez vu ou non. — Euh… à… à cette heure de la nuit ? — Avez-vous vu un horaire sur le panneau ? — Non, bien sûr que non. Je veux dire… je n’ai même pas vu le panneau. — Vraiment ? » Ketchum sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. « Ne nous énervons pas », commença-t-il d’une voix à peine audible. Puis il s’interrompit et regarda le policier. « Pouvez-vous me rendre mon permis ? » demanda-t-il comme l’autre restait silencieux. Le silence se prolongea. Le policier restait campé sur la chaussée, immobile. « S’il vous plaît… ? reprit Ketchum. — Suivez notre voiture », dit brusquement l’agent de police avant de s’éloigner à grandes enjambées. Ketchum l’accompagna du regard, éberlué. Hé, attendez ! faillit-il s’écrier. L’autre ne lui avait même pas rendu son permis. Ketchum éprouva soudain une sensation de froid au creux de l’estomac. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » marmonna-t-il en regardant le policier remonter dans sa voiture. Celle-ci s’écarta du trottoir, son gyrophare de nouveau en action. Ketchum redémarra. « C’est ridicule », dit-il à haute voix. Ils n’avaient pas le droit d’agir ainsi. Était-on au Moyen ge ? Ses lèvres épaisses pincées en une expression résignée, il suivit la voiture. Deux rues plus loin, elle tourna à gauche. Ketchum vit ses phares balayer une vitrine. Épicerie Hand, annonçaient les lettres usées par le temps. Pas de lampadaires dans cette rue. On avait l’impression d’avancer dans un tunnel d’un noir d’encre. Devant, seuls les trois points rouges des feux arrière et du gyrophare de la voiture de police étaient visibles ; derrière, ce n’étaient que ténèbres impénétrables. Fin d’une journée parfaite, se dit Ketchum. Arrêté pour excès de vitesse à Zachry, Maine. Il secoua la tête en soupirant. Pourquoi ne s’était-il pas contenté de rester à Newark pour ses congés — à dormir tard le matin, aller au cinéma, se faire de bons petits plats, regarder la télévision ? La voiture de police tourna à droite au carrefour suivant, puis à gauche, et fit halte. Ketchum s’arrêta derrière au moment ses feux s’éteignaient. Tout cela était insensé. Il vivait un mauvais mélodrame. Ils auraient aussi bien pu le verbaliser dans la rue principale. C’était bien la mentalité des ploucs. Humilier quelqu’un qui venait d’une grande ville leur donnait un sentiment de supériorité revancharde. Ketchum attendit. Bon, il n’allait pas faire d’histoires. Il paierait l’amende sans mot dire et s’en irait. Il serra le frein à main d’un coup sec. Puis fronça les sourcils en s’avisant qu’ils pouvaient lui appliquer le tarif qu’ils voulaient. Lui faire cracher 500 dollars si ça leur chantait ! Il avait entendu des histoires sur les polices des petits patelins, sur l’autorité absolue dont elles se prévalaient. Il se racla la gorge. Non, c’est absurde, se dit-il. Ton imagination te joue des tours. Le policier ouvrit la portière. « Descendez », dit-il. Pas de lumière dans la rue ni dans quelque bâtiment que ce soit. Ketchum déglutit. Il ne parvenait à distinguer que la silhouette noire de l’agent de police. « Est-ce le… poste ? demanda-t-il. — Éteignez vos feux et venez », répondit l’autre. Ketchum appuya sur la poignée chromée et sortit. Le policier claqua la portière. Dans un bruit sonore, éveillant des échos, comme s’ils se trouvaient à l’intérieur d’un entrepôt plongé dans l’obscurité plutôt qu’en pleine rue. Ketchum leva les yeux. L’illusion était complète. Ni étoiles, ni lune. Le ciel et la terre se confondaient dans le noir. Les doigts durs du policier se refermèrent sur son bras. Ketchum en fut un instant déséquilibré, puis il se reprit et adopta le pas rapide de son accompagnateur, toujours réduit à une imposante silhouette. « Fait noir comme dans un tunnel ici », s’entendit-il dire d’une voix qu’il eut du mal à reconnaître comme la sienne. Pas de réponse. Le second policier vint se placer de l’autre côté. À croire qu’ils l’encadraient. Ces fichus nazis de la cambrousse font tout pour m’intimider, se dit-il. Eh bien, ils n’y arriveront pas. Il inhala une bouffée d’air salin, humide, et la rejeta en un souffle frémissant. Un trou minable de 67 habitants à qui il faut deux flics dans les rues à trois heures du matin ! Grotesque. Il faillit buter sur la marche quand ils l’atteignirent. Le policier de gauche l’attrapa par le coude. « Merci », murmura machinalement Ketchum. Pas de réponse. Il s’humecta les lèvres. Aimable brute, songea-t-il, et il réussit à s’arracher un petit sourire intérieur. Voilà, c’était mieux. Inutile de se laisser impressionner. Il cligna des paupières quand la porte s’ouvrit et, malgré lui, exhala un soupir de soulagement. C’était bien un poste de police. Avec son bureau surélevé, un tableau d’affichage, un poêle noir et ventru pour l’instant éteint, un banc tout éraflé le long d’un mur, une autre porte, un sol recouvert d’un linoléum craquelé et crasseux qui avait jadis été vert. « Asseyez-vous et attendez là », dit le premier policier. Ketchum examina son visage maigre, anguleux, au teint basané. Dans ses yeux, iris et pupilles, loin d’être distincts, se fondaient en un noir unique. Il portait un uniforme noir exagérément ample. Ketchum ne parvint pas à voir l’autre policier car ils passèrent tous les deux dans la pièce voisine. Il garda un long moment les yeux fixés sur la porte. Filer au volant de sa voiture ? Non, ils avaient son adresse sur le permis de conduire. Et puis, c’était peut-être ce qu’ils escomptaient : qu’il essaie de fuir. On ne savait jamais quelles idées tordues pouvaient traverser la tête de ces flicaillons de province. Ils pouvaient aller jusqu’à… lui tirer dessus s’il tentait de leur fausser compagnie. Ketchum s’assit pesamment sur le banc. Non, il se laissait emporter par son imagination. Ce n’était jamais qu’un petit patelin sur la côte du Maine et ils allaient simplement lui coller une amende pour… Mais alors, pourquoi ne pas le verbaliser tout de suite ? Pourquoi toute cette comédie ? Les lèvres du gros homme se pincèrent une fois de plus. Très bien, laissons-les à leur cinéma. Cela valait mieux que de reprendre le volant. Il ferma les yeux. Ça me les reposera, se dit-il. Il les rouvrit quelques instants plus tard. Quel fichu silence ! Il balaya des yeux la pièce mal éclairée. Murs sales, sans autres ornements qu’une horloge et un tableau accroché derrière le bureau. Une peinture — ou plus vraisemblablement une reproduction — représentant un personnage barbu coiffé d’une casquette de marin. Sans doute quelque ancien matelot de Zachry. Non, même pas. Plutôt une reproduction de chez Sears & Roebuck : Marin à barbe. Ketchum laissa échapper un grognement. Un tel tableau dans un poste de police… cela le dépassait. À ce détail près, bien sûr, que Zachry se trouvait sur la côte atlantique. Et que sa principale ressource devait être la pêche. De toute façon, qu’est-ce qu’il en avait à faire ? Il baissa les yeux. Dans la pièce voisine il pouvait entendre les voix étouffées des deux policiers. Il essaya de percevoir ce qu’ils disaient, mais en vain. Il décocha un regard furibond sur la porte. Décidez-vous, merde, pensa-t-il. Il consulta de nouveau l’horloge. Trois heures vingt-trois. Vérifia à sa propre montre. C’était à peu près ça. La porte s’ouvrit et les deux policiers réapparurent. L’un d’eux s’en alla. L’autre — celui qui lui avait confisqué son permis – passa derrière le bureau surélevé, alluma la lampe à col de cygne qui s’y trouvait, sortit un épais registre du tiroir supérieur et se mit à écrire dedans. Enfin, se dit Ketchum. Une minute s’écoula. « Je… » Ketchum toussota. « Je vous demande pardon, mais… » Sa voix se brisa quand le regard froid du policier quitta le registre pour se poser sur lui. « Allez vous… c’est-à-dire, va-t-on… me faire payer mon amende maintenant ? » Le policier se repencha sur son grand livre. « Attendez, dit-il. — Mais il est trois heures du mat… » Ketchum se reprit. S’efforça de s’en tenir à une froide hostilité. « Très bien, fit-il d’un ton sec. Auriez-vous l’amabilité de me dire pour combien de temps on en a ? » Le policier continua sa page d’écriture. Ketchum se tenait tout raide, les yeux fixés sur lui. Intolérable, se dit-il. C’était bien la dernière fois qu’il se risquerait à moins de cent cinquante kilomètres de cette fichue Nouvelle-Angleterre. Le policier leva la tête. « Marié ? » Ketchum en resta stupéfait. « Êtes-vous marié ? — Non, je… c’est indiqué sur mon permis », lâcha-t-il. Sa réplique lui procura un frisson de plaisir en même temps qu’une étrange pointe de peur le traversait à l’idée qu’il s’était peut-être montré insolent. « De la famille dans le Jersey ? — Oui. Enfin, non. Juste une sœur dans le Wiscons… » Il n’acheva pas. Il regarda le policier noter l’information. Il aurait aimé pouvoir se débarrasser de cette nauséeuse impression de détresse. « Employeur ? » Il déglutit. « Eh bien, je… je n’ai pas d’employeur partic… — Sans emploi, trancha l’autre. — Mais non, pas du tout, se rebiffa Ketchum. Je suis… voyageur de commerce indépendant. J’achète des produits en gros à… » Sa voix s’éteignit sous le regard du policier. Il dut avaler à trois reprises pour chasser la boule qui lui obstruait la gorge. Il se rendit compte qu’il était assis tout au bord du banc, comme prêt à bondir pour défendre sa peau. Il se força à prendre une position plus naturelle. Respira à fond. Détends-toi, s’intima-t-il. Il ferma délibérément les yeux. Là. Il allait faire un petit somme. Autant tirer le meilleur parti possible de la situation. Un lourd silence régnait dans la pièce, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. Ketchum sentait son cœur battre lentement, péniblement. Mal à l’aise, il déplaça sa lourde masse sur le banc dur. Grotesque, répéta-t-il intérieurement. Il rouvrit les yeux et plissa le front. Ce fichu tableau. On aurait presque pu croire que ce marin à barbe vous regardait. « Hein ? » La bouche de Ketchum se referma dans un claquement, ses paupières s’ouvrirent sur des iris enflammés. Il s’avança sur le banc, puis reprit sa position avachie. Un homme au visage basané était penché sur lui, une main sur son épaule. « Oui ? » fit Ketchum, le cœur battant. L’homme sourit. « Shérif Shipley, se présenta-t-il. Voulez-vous passer dans mon bureau ? — Ah. Oui, certainement. » Ketchum se redressa, les courbatures de son dos lui arrachant une grimace. L’homme s’écarta et Ketchum se mit debout en laissant échapper un grognement. Ses yeux se portèrent automatiquement sur l’horloge murale. Il était quatre heures passées de quelques minutes. « Écoutez, dit-il, pas encore assez réveillé pour se sentir intimidé. Pourquoi ne pas me faire payer mon amende et me laisser partir ? » Shipley lui adressa un sourire dépourvu de chaleur. « À Zachry, on procède de façon un peu différente. » Ils entrèrent dans une petite pièce à l’odeur de moisi. « Asseyez-vous », dit le shérif en passant derrière le bureau tandis que Ketchum s’installait sur une chaise qui grinça sous son poids. « Je ne comprends pas pourquoi je ne peux pas payer mon amende et m’en aller. — Chaque chose en son temps. — Mais… » Ketchum n’acheva pas. Le sourire de Shipley avait tout l’air d’un avertissement voilé d’une touche de diplomatie. Le gros homme grinça des dents, toussota, et attendit que l’autre ait fini d’examiner la feuille de papier posée sur son bureau. Il remarqua à quel point le costume de Shipley lui allait mal. Ces culs-terreux, songea-t-il. Même pas foutus de s’habiller comme il faut. « Je vois que vous n’êtes pas marié. » Ketchum ne pipa mot. À leur tour de se heurter à un mur de silence, décida-t-il. « Avez-vous des amis dans le Maine ? — Pourquoi ça ? — Simples questions de routine, M. Ketchum. Vous n’avez pas d’autre famille qu’une sœur dans le Wisconsin ? » Ketchum le regarda sans répondre. Qu’est-ce que tout cela avait à voir avec une infraction au code de la route ? « Alors ? insista Shipley. — Je vous l’ai déjà dit. Enfin, je l’ai dit à l’agent. Je ne vois pas… — Vous êtes ici pour affaires ? » La bouche de Ketchum s’ouvrit sans émettre un son. « Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? » Et toi, arrête de trembler ! se morigéna-t-il. « Simple routine. Êtes-vous ici pour affaires ? — Je suis en vacances. Et je ne comprends rien à tout ça ! Jusqu’ici, je me suis montré patient, mais, bon sang de bois, j’exige d’être verbalisé et relâché ! — Je crains que ce ne soit impossible. » Ketchum en resta bouche bée. C’était comme se réveiller d’un cauchemar pour s’apercevoir que celui-ci continuait. « Je… je ne comprends pas. — Vous allez devoir comparaître devant le juge. — Mais c’est ridicule. — Vraiment ? — Parfaitement. Je suis citoyen des États-Unis. Je demande à faire valoir mes droits. » Le sourire du shérif s’effaça. « Vous avez restreint ces droits en vous mettant en effraction. Vous allez devoir payer en conséquence. » Ketchum regarda Shipley d’un air ahuri. Il se rendait compte qu’il était entièrement en leur pouvoir. Ils pouvaient lui imposer l’amende de leur choix ou le garder en prison indéfiniment. Toutes ces questions qu’on lui avait posées… il ignorait ce qui les motivait, mais il savait que ses réponses le révélaient comme un homme sans attaches, sans personne pour se soucier de son existence ou… Il eut l’impression que la pièce vacillait autour de lui. Se sentit soudain inondé de sueur. « Vous ne pouvez pas faire ça », dit-il, ce qui n’était pas un argument. « Vous allez devoir passer la nuit en prison. Demain matin, le juge vous entendra. — Mais c’est grotesque ! explosa Ketchum. Grotesque ! » Puis, se contrôlant : « J’ai droit à un appel téléphonique, s’empressa-t-il de placer. Je peux téléphoner. Ça fait partie de mes droits. — Ça le serait, s’il y avait le téléphone à Zachry », laissa tranquillement tomber le shérif. Quand on le conduisit à sa cellule, Ketchum aperçut une peinture dans le couloir. Un portrait du même marin barbu. Il ne remarqua pas si ses yeux le suivaient ou non. Ketchum s’agita. Une expression d’égarement se peignit sur son visage engourdi par le sommeil. Un cliquetis se faisait entendre derrière lui. Il se souleva sur un coude. Un policier entra dans la cellule pour y déposer un plateau coiffé d’un couvre-plat. « Le petit déjeuner », annonça-t-il. Il était plus âgé que les autres, Shipley compris. Cheveux gris fer, visage rasé de frais qui se signalait par de fortes rides autour de la bouche et des yeux. Son uniforme tombait mal. Au moment où il s’apprêtait à reverrouiller la porte, Ketchum demanda : « Quand est-ce que je vois le juge ? » L’autre le regarda un moment. « Aucune idée », dit-il, et il tourna les talons. « Attendez ! » Les pas du policier résonnèrent de moins en moins en fort sur le sol en béton. Ketchum garda les yeux fixés sur l’endroit qu’il avait occupé. Dans sa tête, les brumes matinales se dissipaient peu à peu. Il se dressa sur son séant, se frotta les yeux, les doigts gourds, et consulta son bracelet-montre. Neuf heures sept. Il grimaça. Bon sang, ils allaient voir de quel bois il se chauffait ! Ses narines frémirent. Il renifla, tendit la main vers le plateau, puis la retira. « Non », marmonna-t-il. Il ne toucherait pas à leur saloperie de nourriture. Il resta en position assise, les yeux fixés sur ses chaussettes, qu’il avait gardées aux pieds. Peu soucieux de coopérer, son estomac gargouilla. « Bon », finit-il par murmurer. Il avala sa salive, tendit la main vers le plateau et souleva le couvre-plat. Il ne put retenir un oh de surprise. Les trois œufs étaient frits au beurre, leurs jaunes éclatants surmontant de longues tranches de bacon ondulées à point. À côté, se trouvait une assiette contenant quatre toasts bien épais, couverts d’onctueuses coquilles de beurre, le tout flanqué d’une coupelle de confiture. Plus un grand verre de jus d’orange mousseux, une assiette de fraises qui baignaient dans une crème d’albâtre, et enfin, un grand pot d’où montait l’arôme piquant, reconnaissable entre tous, du café tout juste passé. Ketchum prit le verre de jus d’orange et en absorba quelques gouttes qu’il fit rouler sur sa langue. L’acide nitrique lui chatouilla délicieusement les papilles. Il avala. Si ceci était empoisonné, c’était de main de maître. Un flot de salive lui envahit la bouche. Il se rappela soudain que, juste avant son arrestation, il comptait s’arrêter dans un café pour se restaurer. Tout en mangeant, avec méfiance mais résolution, il s’efforça de saisir quelle motivation se cachait derrière ce somptueux petit déjeuner. Encore un effet de la mentalité rurale. Ils regrettaient leur bévue. Un peu tiré par les cheveux, mais les faits étaient là. Il se régalait. On devait leur reconnaître au moins ça, à ces enfoirés de la Nouvelle-Angleterre : ils savaient faire la cuisine. Le petit déjeuner de Ketchum se réduisait en général à un petit pain au lait passé au four et une tasse de café. Depuis son enfance dans la maison paternelle, il n’avait pas eu droit à pareil petit déjeuner. Il reposait tout juste sa troisième tasse de café copieusement adouci de crème lorsque des pas résonnèrent dans le couloir. Ketchum sourit. Excellent minutage, songea-t-il. Il se leva. Le shérif Shipley s’arrêta devant la cellule. « Vous avez fini de déjeuner ? » Ketchum opina. Si l’autre s’attendait à des remerciements, il était mal tombé. Ketchum s’empara de son veston. Le shérif ne bougeait pas. « Alors… ? » fit Ketchum au bout de quelques minutes. Il avait essayé d’adopter un ton froid et impératif, mais le résultat ne fut pas tout à fait ce qu’il avait espéré. Shipley fixait sur lui un regard sans expression. La respiration de Ketchum s’entrecoupa. « Puis-je vous demander… ? commença-t-il. — Le juge n’est pas encore arrivé. — Mais… » Ketchum ne savait que dire. « J’étais simplement venu vous en informer. » Sur ce, le shérif tourna les talons et s’en fut. Ketchum était furieux. Il abaissa les yeux sur les reliefs de son petit déjeuner comme s’ils contenaient la réponse à tous ces mystères. Tambourina du poing sur sa cuisse. Intolérable ! Qu’est-ce qu’ils voulaient ? L’intimider ? Eh bien, sacré bon Dieu… … ils y réussissaient. Il s’approcha des barreaux. Jeta un coup d’œil des deux côtés du couloir. Ses entrailles se contractèrent en un nœud glacé. La nourriture semblait s’être changée en plomb dans son estomac. Il frappa du talon de la main un des barreaux glacés. Sacré bon Dieu de bon Dieu ! Il était deux heures de l’après-midi quand le shérif et le vieux policier vinrent le chercher. Sans un mot, ce dernier ouvrit la porte de la cellule. Ketchum s’avança dans le couloir et enfila son veston pendant que l’autre refaisait tourner sa clé dans la serrure. Il marcha à petits pas raides entre les deux hommes, sans même jeter un coup d’œil au portrait accroché au mur. » Où va-t-on ? demanda-t-il. — Le juge est souffrant, répondit Shipley. On vous emmène chez lui pour payer votre amende. » Ketchum retint son souffle. Il n’allait pas discuter, oh, non ! « Très bien. Si c’est ainsi que vous devez procéder… — C’est la seule façon de procéder », dit le shérif, les yeux fixés droit devant lui, le visage réduit à un masque totalement dénué d’expression. Léger sourire en coin de Ketchum. Les choses s’arrangeaient. Il en aurait bientôt fini. Il paierait son amende et adieu la compagnie ! Il y avait de la brume dehors. Venue de la mer, elle roulait dans la rue comme de la fumée chassée par la brise. Ketchum coiffa son chapeau et frissonna. Il avait l’impression que l’air humide le pénétrait jusque dans sa chair, s’enroulait autour de ses os. Sale temps, se dit-il. Il descendit les marches en cherchant sa Ford du regard. Le vieil agent ouvrit la portière arrière de la voiture de police et Shipley lui fit signe de prendre place à l’intérieur. « Et ma voiture ? demanda Ketchum. — Nous reviendrons ici quand vous aurez vu le juge. — Ah. Je… » Il hésita. Puis il se pencha et s’introduisit dans la voiture, se laissant choir de tout son poids sur le siège. Il avait beau porter un pantalon en lainage, il frissonna au contact du cuir glacé. Le shérif ayant l’air de vouloir monter à sa suite, il se poussa. L’autre policier claqua la portière. De nouveau ce bruit résonnant, comme si l’on rabattait le couvercle d’un cercueil dans une crypte. Ketchum grimaça au moment où la comparaison lui venait à l’esprit. Le vieil agent s’installa au volant et Ketchum entendit le moteur s’éveiller à une vie catarrheuse. Il respira lentement, profondément, pendant que le conducteur faisait chauffer le moteur. Il jeta un coup d’œil par la vitre de gauche. Le brouillard ressemblait tout à fait à de la fumée. Ils auraient tout aussi bien pu se trouver dans un garage en flammes. À cette humidité près qui vous pénétrait jusqu’aux os. Ketchum se racla la gorge. Entendit le shérif changer de position à côté de lui. « Fait pas chaud », lâcha-t-il machinalement. L’autre resta coi. Ketchum s’enfonça dans son dossier au moment où la voiture s’écarta du trottoir pour faire demi-tour et s’enfoncer lentement dans le brouillard. Il se laissa bercer par le chuintement des pneus sur la chaussée humide et le va-et-vient des essuie-glaces sur le pare-brise embué. Au bout d’un temps, il jeta un coup d’œil à sa montre. Presque trois heures. Une demi-journée de perdue dans ce maudit bled de Zachry. Il regarda la ville fantomatique défiler de l’autre côté de la vitre. Il crut apercevoir des bâtiments en brique le long du trottoir mais sans pouvoir en jurer. Il contempla ses mains livides, puis se tourna vers Shipley. Celui-ci se tenait raide sur la banquette, les yeux fixés droit devant lui. Ketchum avala sa salive. Il avait l’impression que l’air stagnait dans ses poumons. Dans la rue principale, le brouillard lui parut moins épais. Sans doute un effet des brises marines, se dit-il. D’un bout à l’autre de la rue, tous les magasins et les bureaux avaient l’air fermés. « Où sont les gens ? demanda-t-il. — Comment ? — J’ai dit : où sont les gens ? — Chez eux. — Mais on est mercredi. Vos magasins ne devraient pas être… ouverts ? — Sale journée. Pas la peine. » Ketchum braqua son regard sur le visage cireux du shérif pour le détourner aussitôt. Un froid pressentiment se remit à tisser sa toile dans son estomac. Mais qu’est-ce qui se passe ? se demanda-t-il. C’était déjà assez pénible dans la cellule. Mais ici, à rouler comme ça dans cette mer de brume, c’était encore pire. « C’est vrai, s’entendit-il dire de sa voix minée par l’inquiétude. Il n’y a que soixante-sept habitants, n’est-ce pas ? » Pas de réponse. « Depuis… depuis combien de temps existe Zachry ? » Dans le silence il entendit craquer sèchement les phalanges du shérif. « Cent cinquante ans. — Tant que ça. » Ketchum avala péniblement sa salive. Il avait un léger mal de gorge. Allons, se dit-il. Détends-toi. « Et d’où vient ce nom de Zachry ? » Les mots sortaient tout seuls, comme malgré lui. « Du fondateur de la ville, Noah Zachry. — Ah. Ah. Je vois. Alors, ce portrait au poste… ? — C’est cela. » Ketchum cligna des paupières. Il s’agissait donc de Noah Zachry, le fondateur du patelin qu’ils étaient en train de traverser… … carrefour par carrefour par carrefour. Un nœud glacé se forma dans son ventre quand l’idée lui traversa l’esprit. Comment se faisait-il qu’une bourgade de cette taille ne compte que soixante-sept habitants ? Il ouvrit la bouche pour poser la question, mais sans y parvenir. Il risquait de ne pas obtenir la bonne réponse. « Comment se fait-il… ? » Les mots s’étaient échappés malgré lui de ses lèvres. Il sursauta en les entendant. « Quoi ? — Rien, rien. C’est-à-dire… » Ketchum prit sa respiration pas saccades. Tant pis. Il fallait qu’il sache. « Comment se fait-il qu’il n’y ait que soixante-sept habitants ? — Les gens s’en vont », dit Shipley. Ketchum cilla. C’était là une réponse des plus décevantes. Son front se plissa. Bah, pourquoi aller chercher plus loin ? s’interrogea-t-il, fataliste. Loin de tout, vieux jeu, Zachry ne devait pas avoir beaucoup d’attraits pour les jeunes générations. Une migration massive vers des lieux plus intéressants était inévitable. Il se laissa aller de tout son respectable poids contre le dossier de son siège. Naturellement. Pense à quel point il te tarde de quitter ce trou, alors que tu n’y habites même pas. Son regard se porta vers le pare-brise, attiré par quelque chose. Une bannière en travers de la rue. CE SOIR, BARBECUE. Une fête quelconque, se dit-il. Ils s’accordaient sans doute une petite folie tous les quinze jours, une réunion braillarde agrémentée de tire d’érable ou une orgie à l’occasion du raccommodage des filets de pêche. « Qui était ce Zachry ? s’enquit-il, de nouveau taraudé par le silence. — Un capitaine de navire, dit le shérif. — Ah bon ? — Il péchait la baleine dans les mers du Sud. » Ils avaient atteint le bout de la rue principale. La voiture vira brusquement à gauche dans un chemin de terre. Par la vitre, Ketchum vit défiler de vagues taillis. Il ne percevait que le bruit du moteur qui peinait en seconde et des graviers qui fusaient sous les pneus. Où habitait le juge ? Au sommet d’une montagne ? Il changea de position en grognant. Le brouillard commençait à se dissiper. Ketchum aperçut de l’herbe et des arbres baignant dans la même lumière grisâtre. La voiture tourna et fit face à l’océan. Ketchum baissa les yeux sur le tapis de brouillard opaque qui s’étendait en contrebas. Nouveau virage, et le véhicule pointa de nouveau vers le sommet de la colline. Ketchum toussota. « Est-ce… euh, c’est la maison du juge là-haut ? — Oui. — Plutôt haut perchée. » La voiture ne cessait d’enchaîner les virages sur l’étroit chemin de terre, pour se retrouver tantôt face à l’océan, tantôt face à Zachry, tantôt, désormais, face à la sinistre maison au sommet de la colline. D’un blanc grisâtre, elle comportait deux étages coiffés de chaque côté par deux tours à grenier. Elle avait l’air aussi ancienne que Zachry, se dit Ketchum. La voiture vira encore une fois. Il avait de nouveau devant lui l’océan recouvert d’une chape brouillard. Il regarda ses mains. Était-ce un effet de la lumière ou tremblaient-elles réellement ? Il essaya de déglutir, mais sa gorge était sèche et il en fut quitte pour une quinte de toux. Tout cela est tellement idiot, se prit-il à penser. Complètement dépourvu de logique. Il vit ses doigts s’entrecroiser, se crisper. La voiture abordait la dernière montée vers la maison. Le souffle de Ketchum se fit plus court. Je ne veux pas y aller, dit une voix dans sa tête. Il eut brusquement envie de se précipiter hors de la voiture pour s’enfuir. Ses muscles se tendirent résolument. Il ferma les yeux. Au nom du ciel, arrête ! hurla-t-il intérieurement. Tout cela n’avait d’anormal que l’interprétation tordue qu’il en donnait. On vivait en des temps modernes. Chaque chose avait une explication et chacun avait ses raisons. Les habitants de Zachry avaient les leurs : une méfiance bornée des citadins. C’était là leur façon de prendre leur revanche. Une attitude parfaitement compréhensible. Logique. Après tout… La voiture s’arrêta. Le shérif ouvrit la portière de son côté et descendit. L’autre policier tendit la main en arrière et ouvrit du côté de Ketchum. Celui-ci s’aperçut qu’il avait une jambe complètement engourdie. Il dut s’agripper au sommet de la portière pour se mettre debout. Frappa le sol du pied. « Je suis tout ankylosé », dit-il. Aucun des deux autres ne répondit. Ketchum jeta un coup d’œil vers la maison. Plissa les yeux. Avait-il vu une tenture vert foncé se remettre en place ? Il tressaillit et laissa échapper un petit cri de surprise quand on lui toucha le bras. Le shérif fit un geste en direction de la maison. Les trois hommes se mirent en marche. « Je, euh… je n’ai pas beaucoup de liquide sur moi, j’ai bien peur, reprit-il. J’espère qu’un chèque de voyage fera l’affaire. — Certes », dit le shérif. Ils gravirent les marches de la véranda, s’immobilisèrent devant la porte. Le vieux policier fit tourner un gros bouton de cuivre et Ketchum entendit un tintement grêle à l’intérieur. À travers les rideaux de la porte, il distingua la silhouette squelettique d’un portemanteau. Il fit passer son poids d’un pied sur l’autre et les planches grincèrent sous lui. Le policier sollicita de nouveau la sonnette. « Peut-être qu’il est… trop malade », suggéra timidement Ketchum. Aucun des deux hommes ne lui accorda un regard. Ketchum sentit ses muscles se contracter. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Arriveraient-ils à le rattraper s’il prenait les jambes à son cou ? Il se retourna avec une moue écœurée. Tu paies ton amende et tu t’en vas, se répéta-t-il patiemment. Tu paies ton amende et tu t’en vas. C’est tout. Un mouvement dans les sombres profondeurs de la maison. Ketchum ne put s’empêcher de sursauter. Une femme de haute taille approchait. La porte s’ouvrit. La femme, maigre, portait une robe noire qui lui descendait aux chevilles, fermée au cou par une broche ovale blanche. Elle avait un teint basané, sillonné de rides très fines. Ketchum ôta machinalement son chapeau. « Entrez », dit-elle. Il pénétra dans le vestibule. « Vous pouvez laisser votre chapeau ici », reprit-elle en lui montrant le portemanteau pareil à un arbre ravagé par un incendie. Ketchum accrocha son couvre-chef à l’une des patères sombres. Ce faisant, il eut l’œil attiré par un grand tableau près du bas de l’escalier. Au moment où il ouvrait la bouche, la femme dit : « Par ici. » Ils s’engagèrent dans le couloir. Ketchum tomba en arrêt devant le tableau. « Qui est cette femme debout près de Zachry ? s’enquit-il. — Son épouse, dit le shérif. — Mais elle… » La voix de Ketchum se brisa tandis qu’un gémissement lui montait à la gorge. Accablé, il le noya aussitôt dans un raclement de gorge. Il avait honte de lui. Et pourtant… l’épouse de Zachry ? La femme ouvrit une porte. « Attendez ici », dit-elle. Il entra. Se retourna dans l’intention de dire un mot au shérif. Juste à temps pour voir la porte se refermer. « Hé, dites donc… » Il se saisit de la poignée. Qui refusa de tourner. Il fronça les sourcils, s’efforçant de ne pas prêter attention au pilonnage de son cœur. « Hé là ! Qu’est-ce qui se passe ? » Sa voix faussement enjouée rebondit sur les murs. Il pivota pour examiner les lieux. Vides. Il se trouvait dans une pièce carrée, rigoureusement vide. Il se retourna vers la porte, les lèvres en mouvement, en quête des mots appropriés. « Très bien, dit-il brusquement. C’est très… » Il exerça une torsion brutale sur la poignée. « Très bien, c’est très drôle. » Crénom, il était hors de lui. « J’ai supporté tout ce que je… » Un bruit lui fit faire demi-tour, les dents à découvert. Rien. La pièce était toujours vide. Il regarda autour de lui, pris de vertige. Quel était ce bruit ? Un bruit sourd, comme celui d’un brusque afflux d’eau. « Hé ! » s’exclama-t-il machinalement. Il refit face à la porte. « Hé ! hurla-t-il. Ça suffit ! Vous vous prenez pour qui ? » Les jambes en coton, il pivota de nouveau. Le bruit s’était accentué. Il se passa une main sur le front. La retira ruisselante de sueur. Il faisait chaud là-dedans. « Très bien, très bien, dit-il, la plaisanterie est excellente, mais… » Avant qu’il ait pu achever, sa voix s’était tire-bouchonnée en un sanglot angoissé. Il chancela sur ses jambes. Contempla la pièce. Se jeta de nouveau contre la porte. Sa main tendue toucha le mur et s’en écarta aussitôt. Il était brûlant. « Hein ? » Il n’arrivait pas à y croire. C’était impossible. C’était une farce. C’était l’idée que ces tarés se faisaient d’une petite blague. Un jeu auquel ils s’adonnaient. Flanquer-la-trouille-au-gros-malin-de-la-ville, ça s’appelait. « Très bien ! hurla-t-il. Très bien ! C’est drôle, très drôle ! Mais maintenant laissez-moi sortir ou vous allez avoir de sérieux ennuis ! » Il cogna à la porte. La martela soudain de coups de pied. Il faisait de plus en plus chaud dans la pièce. Presque aussi chaud que dans un… Ketchum en resta pétrifié. Sa mâchoire inférieure s’affaissa. Les questions qu’on lui avait posées. Les vêtements trop larges de tous les gens qu’il avait vus. Le petit déjeuner copieux qu’on lui avait servi. Les rues vides. Le teint basané, le faciès de sauvages des hommes, des femmes. La façon qu’ils avaient tous de le regarder. Et la femme sur le tableau, l’épouse de Noah Zachry… une indigène aux dents taillées en pointe. CE SOIR, BARBECUE. Ketchum se mit à hurler. Martela la porte de coups de poings et de coups de pied. Se jeta contre le battant de tout le poids de son corps imposant. Supplia les gens qui se trouvaient de l’autre côté. « Laissez-moi sortir ! Laissez-moi sortir ! LAISSEZ… MOI… SORTIR ! » Le pire, c’est qu’il n’arrivait pas à croire à la réalité de ce qui était en train de se passer. L’HOMME DES JOURS DE FÊTE « Tu vas être en retard », dit-elle. Il se laissa aller avec lassitude contre le dossier de sa chaise. « Je sais. » Ils prenaient leur petit déjeuner dans la cuisine. David n’avait presque rien mangé. Il avait surtout but du café noir tout en regardant fixement la nappe. Elle présentait tout un réseau de petits plis évoquant des autoroutes qui s’entrecroisaient. « Alors ? » reprit-elle. Il frissonna et détourna les yeux de la nappe. » D’accord, j’y vais. » Mais il ne bougea pas de sa chaise. « David, insista-t-elle. — Je sais, je sais. Je vais être en retard. » Il n’était pas en colère. Il avait dépassé le stade de la colère. « Ça, c’est sûr », dit-elle en beurrant son toast. Elle y, rajouta une épaisse couche de confiture de framboise et en prit une bouchée qui lui craqua sous la dent. David se leva. Arrivé à la porte de la cuisine, il se retourna vers sa femme et contempla sa nuque. « Qu’est-ce qui m’en empêche ? — Tu ne peux pas te le permettre, c’est tout. — Mais pourquoi ? — Parce qu’ils ont besoin de toi. Parce qu’ils te paient bien et que tu ne peux rien faire d’autre. C’est l’évidence même, non ? — Ils pourraient trouver quelqu’un d’autre. — Arrête de dire des bêtises. Tu sais bien que non. » Ses poings se serrèrent. « Pourquoi devrais-je être le seul ? » Pas de réponse. Elle continua de mastiquer son toast. « Jane ? — Il n’y a rien d’autre à ajouter », dit-elle, la bouche pleine. Elle se retourna. « Bon, tu vas y aller ? Tu ne dois pas arriver en retard aujourd’hui. » David se sentit pris de chair de poule. « Non, effectivement. Pas aujourd’hui. » Il sortit de la cuisine et monta à l’étage. Il se lava les dents, cira ses chaussures et mit une cravate. Il n’était pas encore huit heures quand il redescendit. « Au revoir », dit-il. Elle lui tendit la joue et il y déposa un baiser. « Au revoir, mon chéri. Je te souhaite une… » Elle se tut brusquement. « … une bonne journée ? acheva-t-il à sa place. Merci. » Il tourna les talons. « Je vais passer une journée formidable. » Il y avait longtemps qu’il avait cessé de conduire. Tous les matins, il se rendait à pied à la gare. Il n’aurait même pas aimé profiter de la voiture de quelqu’un d’autre ou prendre le bus. Il attendit le train dehors, sur le quai. Il n’avait pas de journal. Il n’en achetait plus. Il n’aimait pas lire les journaux. « Bonjour, Garret. » Il se retourna pour voir Henry Coulter, qui travaillait comme lui en ville. Coulter lui tapa amicalement dans le dos. » Bonjour, lui retourna David. — Comment va ? — Bien. Merci. — Tant mieux. Vivement le 4 juillet, hein ? » David déglutit. « Euh… — Moi, pour la fête de l’Indépendance, j’emmène toute la famille en forêt. Pas de feu d’artifice à la con pour nous. On embarque dans mon vieux clou et en route jusqu’à ce que les feux d’artifice soient finis. — Vous prenez la route… — Oui, m’sieur. Direction : le plus loin possible. » Cela vint tout seul. Non, se dit-il, pas maintenant. Il refoula la chose dans ses ténèbres. « … dans la publicité, achevait Coulter. — Quoi ? — Je disais : je crois que ça marche bien dans la publicité. » David s’éclaircit la gorge. « Oh, oui. Très bien. » Il oubliait toujours le mensonge qu’il avait raconté à Coulter. Quand le train arriva, il prit place dans la voiture « non fumeurs », sachant que Coulter allumait toujours un cigare une fois monté. Il ne tenait pas à sa compagnie. Pas maintenant. Il passa tout le trajet à regarder par la fenêtre. Il s’intéressait surtout à la circulation sur les autoroutes et les routes secondaires. Mais à un moment donné, alors que le train franchissait bruyamment un pont, il abaissa les yeux sur la surface miroitante d’un lac. À un autre moment, il renversa la tête en arrière pour contempler le soleil. Il était déjà devant l’ascenseur lorsqu’il se figea. « Vous montez ? » demanda l’homme en uniforme marron. Son regard s’attarda sur David. « Vous montez ? » répéta-t-il. Puis il commanda la fermeture des portes coulissantes. David demeura immobile. Des gens commencèrent à s’agglutiner autour de lui. Au bout d’un moment, il se retourna, se fraya un chemin à coups d’épaule et franchit la porte à tambour. Dès qu’il fut dehors, la chaleur de four de juillet s’abattit sur lui. Il suivit le trottoir comme un somnambule. Au premier croisement, il entra dans un bar. Il y faisait frais, une douce pénombre y régnait. Pas un client en vue. David s’affala dans l’ombre d’un box et ôta son chapeau. Il renversa la tête en arrière et ferma les yeux. Ce n’était pas possible. Il ne pouvait tout simplement pas se rendre à son bureau. Quoi qu’en dise Jane, quoi qu’en dise n’importe qui. Il agrippa le bord de la table et serra jusqu’à en avoir les doigts exsangues. Il ne voulait pas, tout simplement. « Vous désirez ? » demanda une voix. David ouvrit les yeux. Le barman se tenait debout près du box, les yeux fixés sur lui. « Euh… une bière. » Il détestait la bière, mais il savait qu’il devait prendre quelque chose pour jouir du privilège d’être au calme et au frais, sans personne pour le déranger. Après tout, il n’était pas obligé de la boire. Le barman lui apporta sa bière et David le régla. Puis, lorsque l’homme se fut retiré, il se mit à faire tourner lentement le verre sur la table. C’est alors que ça recommença. Étouffant un cri, il chassa la chose. Non ! lui dit-il rageusement. Un peu plus tard, il se leva et quitta le bar. Il était dix heures passées. Cela n’avait naturellement aucune importance. Ils savaient qu’il arrivait toujours en retard. Ils savaient qu’il essayait toujours de rompre les ponts, mais sans y parvenir. Son bureau était au fond du couloir : un simple réduit uniquement meublé d’un tapis, d’un sofa et d’une modeste table de travail sur laquelle reposaient des stylos et du papier. C’était tout ce dont il avait besoin. Au début, il avait une secrétaire, mais il n’avait pu se faire à l’idée de la savoir de l’autre côté de la porte à l’écouter hurler. Personne ne l’avait vu entrer. Il était passé par une porte dérobée, évitant la réception. Une fois dans son cagibi, il ferma la porte à clé, ôta son veston et le posa sur le bureau. On étouffait là-dedans. Il alla ouvrir la fenêtre. Tout en bas, la ville s’agitait. Il la regarda un moment. Combien, cette fois ? pensa-t-il. Il poussa un grand soupir et se retourna. Bon, il était là. À quoi bon hésiter davantage ? Il était à pied d’œuvre. Le mieux était d’en finir au plus vite. Il abaissa les stores et alla s’étendre sur le sofa. Il batailla quelques instants avec l’oreiller, puis s’étira et s’immobilisa. Presque aussitôt, il sentit ses membres s’engourdir. Ça commençait. Cette fois, il n’opposa aucune résistance au phénomène. Cela coulait sur son cerveau comme de la glace fondue. Se ruait sur lui comme le vent d’hiver. Tourbillonnait comme une tempête de neige. Cela bondissait, accourait, bouillonnait, explosait dans sa tête. Il se raidit, sa respiration se fit saccadée, son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Ses doigts se rétractèrent, transformant ses mains en deux serres livides qui agrippaient et griffaient le tissu du sofa. Agité de tremblements, il gémit, se contorsionna. Enfin il se mit à hurler. Longtemps, très longtemps. Lorsque ce fut terminé, il resta immobile, privé de toute énergie, les yeux pareils à des billes de verre givrées. Dès qu’il en fut capable, il leva le bras et regarda son bracelet-montre. Il était presque deux heures. Il se remit debout tant bien que mal. Il avait l’impression d’avoir les os gainés de plomb, mais il réussit à tituber jusqu’à son siège de bureau et à s’y asseoir. Puis il se mit à écrire sur une feuille de papier. Quand il eut fini, il s’écroula sur son plan de travail et sombra dans un profond sommeil. Plus tard, il se réveilla et alla remettre la feuille de papier à son supérieur, qui la parcourut en hochant la tête. « Quatre cent quatre-vingt-six, hein ? Vous en êtes sûr ? — Absolument, dit David d’une voix calme. Je les ai tous vus. » Il ne précisa pas que Coulter et sa famille faisaient partie du nombre. « Très bien. Voyons voir… Quatre cent cinquante-deux dans des accidents de la route, dix-huit noyades, sept insolations, trois victimes des feux d’artifice, six divers. » Une petite fille brûlée vive, par exemple, pensa David. Un bébé empoisonné par du fourmicide. Une femme électrocutée Un homme mordu par un serpent… « Eh bien, reprit l’autre, on va mettre… disons, quatre cent cinquante. Ça fait toujours son petit effet quand il y a plus de morts que nous ne l’avions prédit. — Certes », dit David. L’après-midi même, la nouvelle figurait à la une de tous les journaux. Pendant que David rentrait chez lui, l’homme assis en face de lui dans le train se tourna vers son voisin. « Ce que j’aimerais bien savoir, dit-il, c’est… comment ils font pour annoncer ça à l’avance ? » David se leva et se dirigea vers la plate-forme, à l’autre bout de la voiture. Il y resta tout le reste du trajet, à écouter le vacarme des roues tout en pensant au premier lundi de septembre, fête du Travail. LEMMINGS « Mais d’où viennent-ils tous ? demanda Reordon. — De partout », répondit Carmack. Ils se tenaient sur la grand-route en bordure de mer. À perte de vue, il n’y avait que des voitures. Des milliers de voitures pare-chocs contre pare-chocs et flanc à flanc. Occupant entièrement la chaussée. « Et il en vient encore », dit Carmack. Les deux policiers regardaient la foule qui se dirigeait vers la plage. Beaucoup de gens en bavardant et en riant. Certains en silence et avec le plus grand sérieux. Mais tous marchaient vers la plage. Reordon secoua la tête. « Je ne comprends pas, dit-il pour la centième fois de la semaine. Je n’arrive vraiment pas à comprendre. » Carmack haussa les épaules. « Inutile de te creuser la tête. C’est comme ça. Qu’est-ce qu’on y peut ? — Mais c’est complètement fou ! — Tiens, ça y est, ils y sont. » Sous le regard des deux policiers, la foule traversa le sable gris de la plage et s’avança dans l’eau. Quelques-uns se mirent à nager. La plupart en étaient empêchés par leurs vêtements. Carmack vit une jeune femme battre des bras et couler, entraînée par son manteau de fourrure. En quelques minutes, ils avaient tous disparu. Les deux policiers contemplèrent l’endroit où les gens étaient entrés dans l’eau. « Combien de temps ça va durer ? demanda Reordon. — Jusqu’à ce qu’ils y soient tous allés, je suppose. — Mais pourquoi ? — T’as jamais entendu parler des lemmings ? — Non. — Ce sont des petits rongeurs qui vivent en Scandinavie. Ils prolifèrent jusqu’à épuisement total de leurs réserves de nourriture. Puis ils traversent le pays en ravageant tout sur leur passage. Arrivés à la mer, ils continuent d’avancer. Ils nagent jusqu’à plus force. Par millions. — Tu crois que c’est la même chose qui se passe ici ? — Possible. — Mais les gens ne sont pas des rongeurs ! » protesta Reordon. Carmack ne répondit pas. Ils reprirent leur faction au bord de la route, mais plus personne n’arrivait. « Où sont-ils ? demanda Reordon. — Peut-être que tout le monde est passé. — Tout le monde ? — Ça dure comme ça depuis plus d’une semaine. Il a pu en venir de partout. Et il y a les lacs. » Reordon frissonna. « Tout le monde, répéta-t-il. — Je ne sais pas, mais ça n’a pas cessé de défiler. — Dieu du ciel », fit Reordon. Carmack prit une cigarette et l’alluma. « Bon, et maintenant ? » Reordon soupira. « À nous ? — Vas-y. J’attends encore un peu pour voir s’il y en a d’autres. — Très bien. » Reordon tendit la main. « Adieu, Carmack. » Ils se serrèrent la main. « Adieu, Reordon. » Tour en fumant, Carmack regarda son ami traverser la plage de sable gris et s’avancer dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied. Il vit Reordon nager sur une dizaine de mètres avant de disparaître. Au bout d’un moment, il éteignit sa cigarette et jeta un coup d’œil circulaire. Puis il s’avança à son tour dans l’eau. Un million de voitures vides stationnaient le long de la plage. JOURS DISPARUS Il avait d’abord pensé passer sa seule nuit en ville à l’Hôtel Tiger. Mais l’idée lui était venue que son ancienne chambre serait peut-être libre. C’étaient les vacances d’été et il y avait peu de chance qu’un étudiant l’occupe. La chose valait la peine d’être tentée. Rien ne saurait lui faire plus plaisir que de dormir dans sa chambre et son lit d’autrefois. La maison n’avait pas changé. Il gravit les marches de ciment et sourit en voyant leurs arêtes toujours effritées. C’étaient les mêmes vieilles marches, toujours aussi peu reluisantes. Comme l’étaient la contre-porte grillagée avachie et la sonnette sur laquelle il fallait appuyer selon un certain angle pour que le contact se fasse. Il secoua la tête en se demandant si Mlle Smith était encore en vie. Ce fut pas Mlle Smith qui répondit à son coup de sonnette. Il éprouva un pincement de cœur en voyant, au lieu de la vieille demoiselle chancelante, une robuste matrone entre deux âges s’approcher d’un pas vif de la porte. « Oui ? dit-elle d’une voix rude et inhospitalière. — Est-ce que Mlle Smith est toujours ici ? » demanda-t-il avec l’espoir qu’on allait malgré tout lui répondre par l’affirmative. « Non, Mlle Ada est morte depuis des années. » Il eut l’impression de recevoir une gifle en plein visage. Un moment frappé de mutisme, il ne put qu’opiner. Puis : « Je vois, dit-il. Je vois. Je logeais ici à l’époque où je faisais mes études, vous comprenez, et je pensais… » Mlle Smith… morte… « Vous êtes étudiant ? » demanda la femme. Il ne sut s’il fallait prendre cela pour un compliment ou une insulte. « Non, non. Je vais à Chicago et je suis seulement de passage. Il y a des années que j’ai fini mes études. Je me demandais si… quelqu’un habitait la vieille chambre. — La chambre au fond du couloir, vous voulez dire ? » La femme l’enveloppa d’un regard clinique. « C’est cela. — Personne jusqu’à l’automne. — Pourrais-je… y jeter un coup d’œil ? — Eh bien, je… — Je m’étais dit que je pourrais peut-être y passer la nuit, s’empressa-t-il d’ajouter. C’est-à-dire si… — Oh, si c’est ça, pas de problème. » Le ton s’était radouci. « Si ça vous fait plaisir… — Certainement. Une façon de retrouver une vieille connaissance, vous comprenez. » Il eut un sourire gauche, regrettant ses paroles. « Combien êtes-vous disposé à payer ? demanda la femme, plus intéressée par l’argent que par les souvenirs. — Écoutez, dit-il sous le coup d’une impulsion subite. Autrefois, je payais vingt dollars par mois. Supposons que je vous offre cette somme ? — Pour une seule nuit ? » Il se sentit ridicule. Mais il ne pouvait plus reculer, même s’il se rendait compte que sa proposition était une sottise inspirée par la nostalgie. Aucune chambre ne valait vingt dollars pour une nuit. Il se ressaisit. Pourquoi ergoter ? Ce n’était pas si exagéré pour revivre de vieux souvenirs. Vingt dollars ne signifiaient rien pour lui. Le passé, lui, signifiait quelque chose. « Je serai heureux de payer ce prix, dit-il. Pour moi, ça vaut largement cette somme. » Il farfouilla maladroitement dans son portefeuille pour en sortir les billets et les tendit à la femme. Il s’engagea derrière elle dans le couloir obscur et jeta au passage un coup d’œil dans la salle de bains. Cette vision familière lui arracha un sourire. Ce retour aux sources avait quelque chose de merveilleux. Il ne pouvait rien y faire ; c’était comme ça. « Oui, déjà presque cinq ans que Mlle Ada est morte », jeta la femme. Son sourire s’effaça. Lorsqu’elle ouvrit la porte de la chambre, il eut envie de rester là un long moment à contempler les lieux avant de se permettre d’y pénétrer une nouvelle fois. Mais il savait qu’il se serait senti ridicule de demander à la femme, qui attendait déjà, de patienter davantage, aussi entra-t-il après avoir pris sa respiration. Un voyage dans le temps. La formule traversa son esprit au moment où il pénétrait dans la chambre. Parce qu’il se sentait brusquement projeté en arrière, dans la peau du jeune étudiant qui mettait les pieds dans cette chambre pour la première fois, sa valise à la main, au seuil d’une aventure nouvelle. Il resta debout sans parler, parcourant la pièce du regard, en proie à un inexplicable sentiment de frayeur. Il lui semblait que la chambre faisait tout revivre. Tout. Mary, Norman, Spencer, David, les cours, les concerts, les parties de football, les soirées passées à danser, boire de la bière ou discuter jusqu’à 1 aube. Les souvenirs affluaient au point qu’il avait l’impression d’être écrasé sous leur poids. « Il y a un peu de poussière, mais je nettoierai quand vous irez manger, déclara la femme. Je vais vous chercher des draps. » Il n’entendit ni ses paroles ni ses pas qui s’éloignaient dans le couloir. Il restait là, envoûté par le passé. Sans savoir pourquoi, il eut un frisson et regarda soudain autour de lui. Rien n’avait frappé ses oreilles ou sa vue. C’était une sensation qui s’insinuait dans son corps et sa tête. Comme un pressentiment sans fondement. Il sursauta au bruit de la porte qui venait de se refermer en claquant. « Un courant d’air », déclara la femme qui revenait avec des draps pour son ancien lit. La Grand-Rue. Le feu passa au rouge. Il freina. Son regard s’attarda sur les magasins. Le drugstore Crown était toujours le même. Ainsi, juste à côté, que le magasin de chaussures pour dames, Chez Flora. Ses yeux se portèrent de l’autre côté de la rue. Le Bazar Glen-dale et les Vêtements Barth n’avaient pas bougé non plus. Il en éprouva une espèce de soulagement. Il avait craint, il s’en rendait compte à présent, que la ville n’ait changé d’aspect. Car lorsqu’il avait tourné pour s’engager dans la Grand-Rue et vu que la librairie de Mme Sloane et le Collège Grill avaient disparu, c’était presque un sentiment de trahison qui s’était emparé de lui. La ville dont il se souvenait subsistait intacte dans sa mémoire et le moindre changement le déstabilisait. C’était comme rencontrer un ami perdu de vue pour s’apercevoir avec horreur qu’il avait perdu une jambe. Mais suffisamment de choses demeuraient inchangées pour ramener le sourire sur ses lèvres. Le Cinéma de l’Université où, le samedi soir, ses amis et lui allaient assister à la séance de minuit après un rendez-vous sentimental ou de longues heures d’étude. Le Bowling de l’Étudiant avec, à l’étage, sa salle de billard. Et au sous-sol… Cédant à une impulsion, il arrêta sa voiture au bord du trottoir et coupa le moteur. Il resta là un long moment, à contempler l’entrée du Golden Campus. Puis il se coula prestement hors de la voiture. La même marquise avachie au-dessus de l’entrée, ses couleurs jadis tapageuses devenues bon chic bon genre au fil des années et des intempéries. Il s’avança, un vague sourire aux lèvres. Puis un terrible sentiment d’abattement fondit sur lui quand il abaissa les yeux sur l’escalier raide et étroit. Ses doigts se refermèrent sur la rampe et, après une hésitation, il descendit pas à pas. Il avait oublié à quel point cet escalier était étriqué. Au bas des marches, un vrombissement parvint à ses oreilles. Quelqu’un passait la petite piste de danse à la cireuse électrique. Il négocia la dernière marche et aperçut un vieux Noir tout rabougri qui suivait la machine un rien récalcitrante. Il vit et entendit le museau métallique de la cireuse heurter une des colonnes qui délimitaient la piste. Son visage se contracta un peu plus. L’endroit était si exigu, si miteux. Sa mémoire n’avait pu le tromper à ce point. Non, s’avisa-t-il aussitôt. Non, c’était parce que la salle était vide et sans lumières, que le juke-box n’était pas parcouru d’un bouillonnement de bulles colorées, qu’il n’y avait pas de couples en train de danser. Inconsciemment, il glissa les mains dans les poches de son pantalon, adoptant une attitude qui ne lui était pas venue plus d’une ou deux fois en dix-huit ans, c’est-à-dire depuis qu’il avait quitté l’Université. Il s’approcha de la piste de danse, hochant incidemment la tête en direction de l’estrade décatie des musiciens comme on le ferait avec une vieille connaissance. Debout au bord de la piste, il songea à Mary. Combien de fois avaient-ils fait le tour de cet espace minuscule au rythme des airs diffusés par le juke-box rutilant. Immergés dans un slow langoureux, leurs corps étroitement serrés, la main tiède de Mary caressant négligemment sa nuque. Combien de fois ? Il ressentit comme un pincement à l’estomac. Il arrivait presque à revoir son visage. Tournant brusquement le dos à la piste, il regarda les boxes en bois sombre. Un sourire forcé étira ses lèvres. L’inscription y était-elle toujours ? Il contourna une colonne pour gagner le fond de la salle. « Vous cherchez quelqu’un ? demanda le vieux Noir. — Non, non. Je voudrais regarder quelque chose, c’est tout. » Il passa entre les rangées de boxes, essayant d’oublier la gaucherie qui devait être la sienne. Lequel est-ce ? se demanda-t-il. Il ne se souvenait plus ; ils se ressemblaient tous. Il s’arrêta, les mains sur les hanches et promena son regard sur les boxes en secouant lentement la tête. Sur la piste, le vieux Noir en termina avec son astiquage, débrancha la prise électrique et entreprit de ranger l’encombrante machine. Un silence de mort s’installa. Il trouva l’inscription dans le troisième box qu’il inspecta. Usée par le temps, presque aussi sombre que le bois dans lequel elle était gravée, mais indiscutablement là. Il se glissa dans le box pour l’examiner. B.J. Bill Johnson. Et sous les initiales, la date : 1939. Il pensa à toutes les soirées passées ici avec Spence, Dave et Norm, lorsqu’ils disséquaient l’univers avec la dextérité et l’assurance des étudiants chevronnés. « On pensait qu’il nous appartenait, murmura-t-il. Qu’il était tout à nous. » Lentement, il ôta son chapeau et le posa sur la table. Ce qu’il aurait aimé à présent, c’était un verre de cette bonne vieille bière brune, consistante, qui vous pénétrait les veines et vous fortifiait le cœur, selon la formule de Spence. Avec un hochement de tête appréciatif, il porta un toast imaginaire. « Au passé immuable », murmura-t-il. À l’instant où il prononçait ses paroles, il releva les yeux et aperçut un jeune homme debout de l’autre côté de la salle, dans l’ombre, au pied de l’escalier. Johnson eut beau se concentrer, il était incapable de le distinguer nettement sans ses lunettes. Au bout d’un moment, le jeune homme fit demi-tour pour remonter les marches. Johnson sourit intérieurement. Reviens à six heures, songea-t-il. Ça n’ouvre qu’à six heures. Ce qui le ramena au souvenir de toutes les soirées qu’il avait passées ici, dans la pénombre à l’odeur de renfermé, à boire de la bière, discuter, danser, dilapider sa jeunesse avec l’imprévoyance désinvolte d’un milliardaire. Il resta assis en silence dans la demi-obscurité, les souvenirs tourbillonnant autour de lui comme une marée irrésistible, déferlant dans sa tête, le forçant à serrer les lèvres car il savait que tout cela était à jamais perdu. Au milieu de ce flot, surgit de nouveau l’image de Mary. Et il se demanda ce qu’elle avait bien pu devenir. Cela le reprit alors qu’il passait sous la voûte conduisant au campus. Une impression de malaise. Comme si le passé et le présent se confondaient, comme s’il s’avançait sur une corde raide au-dessus du gouffre qu’ils formaient, prêt à tomber d’un côté ou de l’autre. Cette sensation le talonnait, refroidissant l’exaltation que lui avait d’abord procurée son pèlerinage. Il regardait un bâtiment, songeant aux cours qu’il y avait suivis, aux gens qu’il y avait connus. Puis, presque au même moment, il voyait sa vie présente, ses mornes tournées de représentant de commerce. Les mois et les années passés à parcourir les routes tout seul dans sa voiture. Seulement interrompus par des retours vers un foyer qu’il détestait, une épouse qui ne lui inspirait aucun amour. Il se remit à penser à Mary. Quel imbécile il avait été de la laisser partir. De croire, avec l’assurance aveugle de la jeunesse, que le monde regorgeait de possibilités sans fin. Il lui semblait alors que c’était une erreur de choisir si tôt dans la vie et de se contenter de profiter pleinement du présent. Il s’y entendait pour ce qui était d’aspirer à de plus verts pâturages. Il avait continué de les chercher jusqu’à ce que le temps les ait tous fait jaunir. Encore ce malaise, cet étrange mélange de sensations. Cette sournoise insatisfaction qui le rongeait et lui serrait la gorge – et cette impression continue de nervosité. Une envie obstinée de regarder par-dessus son épaule pour voir qui le suivait. Il n’arrivait pas à chasser cette idée et cela l’embêtait. Il avait désormais atteint la partie est du campus, son veston sur le bras, son panama relevé sur un front qui se dégarnissait. Tout en marchant, il sentait de petites gouttes de sueur lui couler dans le dos. Il songea un instant à aller s’asseoir sur l’herbe. Quelques étudiants étaient vautrés sous les arbres, devisant et riant. Mais il ne se sentait plus d’humeur à discuter avec ces jeunes gens. Juste avant de venir ici, il s’était arrêté au Café du Campus pour y boire un thé glacé. Il s’était installé près d’un étudiant et avait essayé d’engager la conversation. Le jeune homme l’avait traité avec une insupportable déférence. Il n’avait fait aucune réflexion à ce propos, bien sûr, mais il en avait été profondément mortifié. Il y avait eu autre chose. Au moment où il s’était présenté à la caisse, il avait vu un jeune homme passer dehors. Johnson avait cru le reconnaître et avait levé le bras pour attirer son attention. Puis il s’était rendu compte que c’était impossible, qu’il ne pouvait connaître aucun des étudiants d’aujourd’hui, et, tout penaud, il avait laissé retomber son bras. Il avait réglé sa consommation dans un état d’accablement total. Cet accablement continuait de peser sur lui quand il gravit les marches du bâtiment des Arts et Lettres. Avant d’entrer, il se retourna pour considérer le campus. En dépit de son abattement, ce spectacle le réconforta. Là, au moins, rien n’avait changé, il y avait quand même une certaine continuité dans le monde. Il sourit, fit face au bâtiment, avant de se retourner de nouveau. Quelqu’un le suivait-il ? Il en avait la ferme impression. Il promena un regard inquiet sur le campus sans rien voir d’anormal. Avec un haussement d’épaules irrité, il poussa la porte d’entrée. Là non plus, rien n’avait changé. C’était bon de fouler à nouveau le carrelage sombre, de s’avancer sous les fresques du plafond, de monter les escaliers de marbre, de déambuler le long des couloirs frais et insonorisés. Il ne remarqua pas le visage de l’étudiant qui marchait à ses côtés, même lorsque leurs épaules faillirent se toucher. Il lui sembla que le jeune homme le regardait. Mais il n’en aurait pas mis sa main au feu, et quand il tourna la tête, l’étudiant avait obliqué dans un autre couloir. L’après-midi s’écoula lentement. Il allait de bâtiment en bâtiment, y pénétrant religieusement, regardant les tableaux d’affichage, jetant un coup d’œil dans les salles et distribuant des sourires minutieusement dosés à droite et à gauche. Mais peu à peu l’envie le saisit de s’enfuir. Il était irrité que personne ne lui adresse la parole. Il songea à aller voir le président des anciens étudiants pour discuter avec lui, mais finit par y renoncer. Il ne voulait pas paraître prétentieux. Il n’était rien d’autre qu’un ex-étudiant qui revenait saluer discrètement les lieux de ses années d’université. Il n’y avait pas de quoi se faire remarquer. En rentrant à pied après avoir dîné, il eut définitivement l’impression d’être suivi. Mais quand, les sourcils froncés en une expression soupçonneuse, il s’arrêta pour se retourner, il n’y avait rien. Rien que des bruits de klaxons dans la Grand-Rue ou des éclats de rire juvéniles fusant des étages supérieurs. Avant d’entrer dans la maison, il s’immobilisa sur le perron et observa la rue, le dos parcouru de frissons. Il avait sans doute trop transpiré dans la journée, se dit-il. L’air qui fraîchissait le glaçait subitement. Après tout, il n’était pas aussi jeune que… Il secoua la tête, cherchant à éluder le reste de sa phrase. On est aussi jeune qu’on le veut bien, décida-t-il, ponctuant cette déclaration péremptoire d’un vigoureux hochement de tête pour l’imprimer dans son esprit. La logeuse n’avait pas verrouillé la porte d’entrée. Dès qu’il l’eut poussée, il l’entendit téléphoner dans la chambre qui était autrefois celle de Mlle Smith. Combien de fois avait-il utilisé ce vieux téléphone pour causer avec Mary ? Quel était son numéro déjà ? 44-58. C’était cela. Il eut un sourire de fierté en constatant qu’il s’en souvenait. Oui, combien de fois, assis dans le vieux fauteuil à bascule noir, s’était-il retrouvé à parler de tout et de rien avec elle ? Ses traits s’affaissèrent. Où était-elle à présent ? Était-elle mariée et mère de famille ? Était-elle… Il se raidit, le cours de ses pensées brusquement suspendu, en entendant grincer une lame de parquet derrière lui. Il attendit, guettant la voix de la logeuse. Puis il se retourna brusquement. Le couloir était vide. Tout en avalant sa salive, il entra dans sa chambre et en referma soigneusement la porte. Il finit par trouver le commutateur et alluma. Il sourit de nouveau. Voilà qui était mieux. Il fit le tour de son ancienne chambre, effleurant du bout des doigts le dessus de la commode, le petit bureau, le lit. Il jeta son chapeau et sa veste sur le bureau et s’assit sur le lit avec un soupir las. Un grand sourire illumina son visage quand les ressorts grincèrent. Toujours les mêmes vieux ressorts, se dit-il. Il allongea les jambes et se laissa tomber sur l’oreiller. Dieu, que c’était bon. Il promena ses doigts sur le dessus de lit, le caressant avec tendresse. Un profond silence régnait dans la maison. Johnson se retourna sur le ventre et jeta un coup d’œil par la fenêtre. La vieille allée était toujours là, ainsi que le grand chêne dont les hautes branches surplombaient le toit. Il secoua la tête en sentant sa poitrine se gonfler sous les pensées que lui inspirait le passé. Puis il sursauta. La porte avait vibré dans son chambranle. Il tourna vivement la tête. Un courant d’air. Les mots de la logeuse lui revenaient. Sans doute était-il surmené, estima-t-il, mais tout cela était troublant. Bah, c’était compréhensible. La journée avait été fertile en émotions. Revivre le passé et regretter le présent avait de quoi remplir la journée de n’importe qui. Il se sentait somnolent après le lourd repas qu’il avait pris au Black and Gold Inn. Il se leva et se traîna jusqu’au commutateur. Une fois la chambre plongée dans l’obscurité, il regagna précautionneusement le lit et s’y étendit avec un grognement de satisfaction. C’était le même bon vieux lit. Combien de nuits y avait-il passées, le cerveau encore bouillonnant du contenu des livres qu’il avait étudiés ? Il desserra sa ceinture, essayant d’ignorer le sentiment de remords qu’éveillait en lui la façon dont sa taille, jadis si svelte, s’était épaissie. L’estomac libéré, il soupira. Puis il se coucha sur le côté dans la tiédeur confinée de la pièce et ferma les yeux. Il resta ainsi quelques minutes, à écouter le bruit occasionnel d’une voiture qui passait dans la rue, avant de se remettre sur le dos en laissant échapper un grognement. Il étira ses jambes, les laissa retomber. Puis il se rassit pour délacer ses chaussures, qu’il expédia mollement sur le plancher. Il retomba sur l’oreiller et se retourna une fois de plus sur le côté en soupirant. Cela vint lentement. D’abord il crut que c’était son estomac qui faisait des siennes. Puis il se rendit compte que c’était chaque muscle de son corps. Il sentait ses ligaments se tendre et un frisson le parcourut des pieds à la tête. Il ouvrit les yeux et cligna des paupières dans l’obscurité. Grand Dieu, qu’est-ce qui se passait ? Son regard s’arrêta sur le bureau, où se découpaient les contours ténébreux de son chapeau et de sa veste. Il referma les yeux. Il fallait qu’il se détende. Il avait de gros clients à voir à Chicago. On gèle ici, s’emporta-t-il intérieurement en tâtonnant autour de lui pour tirer finalement le couvre-lit sur son embonpoint. Il avait la chair de poule. Il se surprit à tendre l’oreille, mais il n’y avait pas d’autre bruit que celui de sa respiration heurtée. Il se contorsionna, mal à l’aise, en se demandant comment la chambre avait pu devenir aussi glaciale d’un seul coup. Il avait dû prendre froid. Il se remit sur le dos et ouvrit les yeux. Aussitôt, son corps se raidit et il se retrouva sans voix. Là, penchée à quelques centimètres de son visage, une face blafarde le contemplait avec une expression de haine comme il n’en avait jamais vu. Les yeux et la bouche grands ouverts, il en resta paralysé d’horreur. « Va-t-en, dit la face d’une voix grinçante de méchanceté. Va-t-en. Tu ne peux pas revenir en arrière. » Longtemps après qu’elle eut disparu, Johnson demeura immobile, à peine capable de respirer, les poings crispés à ses côtés, les yeux écarquillés dans le noir. Il s’efforçait de réfléchir, mais la vision et les mots prononcés restaient imprimés dans sa mémoire et lui pétrifiaient le cerveau. Il ne s’attarda pas. Dès qu’il eut repris quelques forces, il se leva et parvint à se glisser dehors sans attirer l’attention de la logeuse. Une fois dans sa voiture, il quitta la ville à toute allure, pâle comme un mort, hanté par ce qu’il avait vu. Son propre visage. Son visage du temps où il était étudiant. Son jeune visage plein de haine pour cet étranger qui s’immisçait grossièrement dans ce qui ne pouvait plus être sien. De même que le jeune homme du Golden Campus n’était autre que celui qu’il avait été. Ainsi que l’étudiant qui était passé devant le Café du Campus. Et celui du couloir, et cette présence hostile qui l’avait suivi tout au long de sa visite à l’Université. Tous d’autres lui-même plus jeunes qui le haïssaient pour être revenu fricoter avec le passé. Jamais il ne revint, jamais il ne raconta à quiconque ce qui lui était arrivé. Et lorsqu’en de rares occasions il parle de ses années d’étudiant, c’est toujours avec un haussement d’épaules et un sourire cynique pour montrer le peu d’importance qu’il y attache. LE DISTRIBUTEUR 20 juillet C’était le moment de changer d’endroit. Il avait trouvé une petite maison meublée dans Sylmar Street. Il emménagea le samedi matin et fit aussitôt le tour du quartier pour se présenter aux voisins. « Bonjour, dit-il au vieillard qui taillait son lierre devant la maison d’à côté. Je m’appelle Theodore Gordon. Je viens de m’installer ici. » Le vieillard se redressa et serra la main que lui tendait Theodore. « Enchanté », dit-il. Lui s’appelait Joseph Alston. Un chien quitta la véranda d’un pas traînant pour venir renifler les poignets de Theodore. « Il fait connaissance, dit le vieil homme. — Comme c’est gentil à lui. » La maison d’en face était habitée par une certaine Inez Ferrel. Elle lui ouvrit la porte en peignoir. Une femme mince approchant de la quarantaine. Theodore s’excusa de la déranger. « Oh, il n’y a pas de problème », dit-elle. Son mari était représentant et elle avait tout son temps quand il était sur les routes. « J’espère que nous ferons bon voisinage, dit Theodore. — J’en suis sûre. » Elle l’observa par la fenêtre tandis qu’il s’éloignait. Il se rendit à la maison suivante, juste en face de celle qu’il occupait, et frappa discrètement à cause de l’écriteau Ici dort un travailleur de nuit. Dorothy Backus lui ouvrit. Un petit bout de femme à l’air renfermé qui devait avoir dans les trente-cinq ans. « Très heureux de vous connaître », dit Theodore. À côté habitaient M. et Mme Walter Morton. Dans l’allée, Theodore entendit Bianca Morton admonester son fils, Walter junior. « Tu n’as pas encore l’âge pour traîner dehors jusqu’à trois heures du matin ! disait-elle. Surtout avec une fille aussi jeune que Katherine McCann ! » Theodore frappa et M. Morton, cinquante-deux ans, chauve, lui ouvrit. « Je viens d’emménager de l’autre côté de la rue », expliqua Theodore en adressant un sourire à toute la famille. Patty Jefferson le fit entrer dans la maison suivante. Tout en lui parlant, Theodore pouvait voir, par la fenêtre du fond, son mari Arthur en train de remplir une piscine en plastique pour leur fils et leur fille. « Ils adorent cette piscine, dit Patty en souriant. — Je comprends ça. » En sortant, Theodore remarqua que la maison suivante était inoccupée. En face de chez les Jefferson habitaient les McCann et leur fille de quatorze ans, Katherine. En approchant de la porte, Theodore entendit la voix de James McCann qui protestait : « Mais il est cinglé ! Pourquoi je lui aurais pris sa bêche ? Simplement parce que je lui ai emprunté deux ou trois fois sa tondeuse à gazon merdique ? — Chéri, je t’en prie, fit la voix de Faye McCann. Il faut que je finisse mon rapport à temps pour la prochaine réunion du Conseil. — Tout ça parce que Kathy sort avec son crétin de fils… » grommela son mari. Theodore frappa à la porte et se présenta. Il bavarda un peu avec eux et informa Mme McCann qu’il serait ravi de faire partie du Conseil national pour les Chrétiens et les Juifs. C’était une organisation fort respectable. « Quel est votre métier, M. Gordon ? demanda Mme McCann. — Je suis dans la distribution. » Devant la maison adjacente, deux jeunes garçons tondaient la pelouse et ratissaient tandis que leur chien gambadait autour d’eux. « Salut, vous deux », dit Theodore. Ils marmonnèrent il ne sut trop quoi et le regardèrent se diriger vers la galerie. Le chien ne lui accorda pas la moindre attention. « Je lui ai dit ce qu’il en était, fit la voix d’Henry Putman par la fenêtre ouverte du salon. Mettez un nègre dans mon service et vous avez ma démission. Point final. — Oui, mon chéri », répondit Irma Putman. Theodore frappa et fut accueilli par un Henry Putman en maillot de corps. Sa femme était allongée sur le canapé. Son cœur, expliqua M. Putman. « Oh, je suis désolé », dit Theodore. La dernière maison était habitée par les Gorse. « Je viens d’emménager à côté », déclara Theodore avant de serrer la main décharnée d’Eleanor Gorse, qui lui dit que son père était au travail. « C’est lui ? » s’enquit-il en désignant le portrait d’un vieillard au visage dur accroché au-dessus d’un manteau de cheminée encombré d’objets religieux. « Oui, fit Eleanor, trente-quatre ans et franchement laide. Eh bien, j’espère que nous serons bons voisins. » Cet après-midi là, Theodore se rendit à son nouveau bureau et installa la chambre noire. 23 juillet Ce matin-là, avant de partir à son bureau, il consulta l’annuaire et releva quatre numéros de téléphone. Il composa le premier. « Pourrais-je avoir un taxi au 12057 Sylmar Street, s’il vous plaît ? demanda-t-il. Merci. » Il fit le deuxième numéro. « Pourriez-vous m’envoyer un réparateur ? Je ne reçois plus aucune image. J’habite 12070 Sylmar Street. » Troisième numéro. « Je voudrais faire passer cette petite annonce dans l’édition du dimanche, dit-il. Ford 1957. État impeccable. 789 dollars. C’est ça, 789 dollars. Téléphoner au DA-4-7408. » Son quatrième appel consista à prendre rendez-vous dans l’après-midi avec M. Jeremiah Osborne. Il alla ensuite se camper près la fenêtre du salon jusqu’à ce que le taxi s’arrête devant chez les Backus. Au moment où il partait en voiture, il croisa une camionnette de dépannage télévision. Il se retourna et la vit faire halte devant la maison d’Henry Putnam. Messieurs, tapa-t-il plus tard à son bureau, Veuillez m’envoyer dix brochures. Ci-joint cent dollars à titre de règlement. Il inscrivit le nom et l’adresse. L’enveloppe tomba dans le bac DÉPART. 27 juillet Ce soir-là, quand Inez Ferrel sortit de chez elle, Theodore la suivit en voiture. Une fois en ville, Mme Ferrel descendit du bus et entra à l’Irish Lantern, un bar du coin. Theodore se gara, entra discrètement dans le bar et se glissa dans un box plongé dans la pénombre. Inez Ferrel était au fond, perchée sur un tabouret de bar. Elle avait ôté sa veste de tailleur, sous laquelle elle portait un petit pull jaune vif ultra-moulant. Theodore promena son regard sur la poitrine ainsi mise en valeur. Un homme finit par l’aborder. Ils échangèrent quelques paroles, quelques rires et ne s’attardèrent pas davantage. Theodore les regarda sortir bras dessus, bras dessous, paya son café et les suivit. Le trajet ne fut pas long. Mme Ferrel et l’homme entrèrent dans un hôtel à l’angle de la rue suivante. Theodore regagna son domicile en sifflotant. 28 juillet Ce matin-là, quand Eleanor Gorse et son père s’en allèrent avec Mme Backus, Theodore les suivit. Il les rencontra à la sortie de l’église à la fin du service. Quelle remarquable coïncidence, dit-il, qu’il soit lui aussi de confession baptiste. Et il serra la main calleuse de Donald Gorse. Au moment où ils arrivaient dans la lumière du soleil, Theodore leur proposa de partager avec lui son repas dominical. Mme Backus lui adressa un vague sourire et murmura quelque chose au sujet de son mari. Donald Gorse prit un air dubitatif. « Je vous en prie, supplia Theodore. Donnez un peu de joie à un veuf solitaire. — Un veuf », rumina M. Gorse. Theodore baissa la tête. 3Depuis des années. Une pneumonie. — Il y a longtemps que vous êtes baptiste ? demanda M. Gorse. — Depuis ma naissance, répondit Theodore avec ferveur. Cela a été mon seul réconfort. » Ils eurent droit à des côtes d’agneau accompagnées de petits pois et de pommes de terre sautées. Comme dessert, il leur servit une tarte aux pommes et du café. « Je suis si content que vous ayez bien voulu partager cet humble repas, dit-il. Aime ton voisin comme toi-même : en voilà la parfaite illustration. » Il adressa à Eleanor un sourire qu’elle lui rendit avec raideur. Le soir, à la tombée de la nuit, Theodore s’accorda une petite promenade. En passant devant la maison des McCann, il entendit le téléphone sonner, puis la voix de James McCann qui hurlait : « C’est une erreur, bon Dieu ! Qu’est-ce que vous voulez que je foute de vos 789 dollars pour une Ford 57 ? » Le combiné réintégra bruyamment son socle. « Merde alors ! tonitrua James McCann. — Chéri, je t’en prie, sois indulgent ! » implora son épouse. Le téléphone sonna de nouveau. Theodore passa son chemin. 1er août À exactement deux heures quinze du matin, Theodore se glissa dehors, arracha un des plus longs plants du lierre de Joseph Alston et l’abandonna sur le trottoir. Au début de la matinée, en quittant son domicile, il vit Walter Morton Jr. se diriger vers la maison des McCann avec une couverture, une serviette de bain et une radio portative. Quant au vieil homme, il ramassait son lierre. « On vous l’a arraché ? » s’enquit Theodore Grommellement de Joseph Alston. « C’était donc ça, reprit Theodore. — Quoi donc ? fit le vieillard en relevant les yeux. — Cette nuit, j’ai entendu du bruit dehors. J’ai regardé par la fenêtre et aperçu deux gamins. — Vous avez vu leur figure ? questionna Alston, dont le visage s’était durci. — Non, il faisait trop sombre. Mais je dirais qu’ils étaient… oh, à peu près de l’âge des petits Putnam. Ce qui ne veut pas dire que c’étaient eux, bien sûr. » John Alston opina lentement tout en coulant un regard dans la rue. Theodore roula jusqu’au boulevard et se gara. Vingt minutes plus tard, Walter Morton Jr. et Katherine McCann grimpaient dans un bus. Sur la plage, Theodore s’installa à quelques mètres derrière eux. « Ce Mack, quel type ! entendit-il le jeune Morton s’exclamer. Quand ça le prend, il va faire un tour en bagnole à Tijuana. Histoire de s’éclater. » Peu après, les deux jeunes gens coururent se jeter dans les vagues en riant. Theodore se leva et se rendit à une cabine téléphonique. « Je voudrais me faire installer une piscine dans mon jardin la semaine prochaine », dit-il. Et il donna tous les détails. De retour sur la plage, il attendit patiemment que Walter Morton et la jeune fille soient allongés dans les bras l’un de l’autre. Puis, à certains moments précis, il actionna un obturateur dissimulé dans sa paume. Cette tâche accomplie, il reprit la direction de sa voiture en boutonnant sa chemise pardessus l’appareil photo miniature. Il s’arrêta en route dans une droguerie pour acheter un gros pinceau et un pot de peinture noire. Une fois à son bureau, il passa l’après-midi à tirer les photos. Il les retoucha de façon qu’elles aient l’air d’avoir été prises la nuit et suggèrent chez le jeune couple des relations d’une autre nature. L’enveloppe tomba en douceur dans le bac DÉPART. 5 août La rue était silencieuse et déserte. Des chaussures de tennis au pied, Theodore la traversa sans bruit. Il trouva la tondeuse à gazon des Morton dans leur jardin. Il la souleva doucement et l’emporta de l’autre côté de la rue jusqu’au garage des McCann. Après en avoir discrètement relevé la porte, il poussa la tondeuse derrière l’établi. Puis il plaça l’enveloppe de photos dans un tiroir, derrière une boîte à clous. De retour chez lui, il composa le numéro de téléphone de James McCann et, d’une voix étouffée, demanda si la Ford était toujours à vendre. Le matin venu, le facteur déposa une grande enveloppe dans la galerie des Gorse. Eleanor sortit, ouvrit l’enveloppe et en retira une des brochures. Theodore surprit le regard furtif qu’elle jeta alentour et la rougeur qui lui montait aux joues. Le soir, il tondait sa pelouse quand il vit Walter Morton père traverser la rue d’un pas décidé en direction de l’endroit où James McCann taillait sa haie. Il les entendit parler haut et fort. Finalement, tous deux gagnèrent le garage des McCann, d’où Morton ressortit en poussant sa tondeuse à gazon, sourd aux protestations furibondes de McCann. En face de chez les McCann, Arthur Jefferson arrivait chez lui, de retour de son travail. Les deux enfants Putnam faisaient de la bicyclette, leur chien galopant autour d’eux. Puis, en face de la maison de Theodore, une porte claqua violemment. Il tourna la tête et vit M. Backus, en vêtements de travail, qui se ruait vers sa voiture en grondant, écœuré : « Une piscine ! » Le regard de Theodore se déplaça vers la maison voisine. Inez Ferrel allait et venait dans son salon. Avec un sourire, il continua à tondre sur le côté de sa maison et en profita pour jeter un coup d’œil dans la chambre à coucher d’Eleanor Gorse. Assise, elle lui tournait le dos, occupée à lire quelque chose. Quand elle entendit le bruit de la tondeuse, elle se leva et quitta la chambre après avoir fourré l’épaisse enveloppe dans un tiroir de sa commode. 15 août Henry Putnam lui ouvrit. « Bonsoir, dit Theodore. J’espère que je ne vous dérange pas. — Pas du tout. J’étais dans mon repaire, à bavarder avec les parents d’Irma qui partent en voiture à New York demain matin. — Ah bon ? De toute façon, il n’y en a que pour un instant. » Theodore exhiba deux carabines à air comprimé. « Ça fait partie d’un stock dont s’est débarrassée une maison que je représente. J’ai pensé que ça ferait peut-être plaisir à vos enfants. — Oh, mais bien sûr. » Et Putnam alla chercher ses fils. Pendant son absence, Theodore ramassa deux pochettes d’allumettes portant l’inscription Putnam, Vins et liqueurs. Il les glissa dans sa poche avant que les deux garçons lui soient amenés pour le remercier. « C’est vraiment gentil à vous, Gordon, dit Putnam sur le pas de la porte. Soyez sûr que j’apprécie. — Tout le plaisir est pour moi », dit Theodore. De retour chez lui, il régla le radio réveil sur trois heures quinze du matin et se coucha. Quand la musique se déclencha, il alla dehors à pas feutrés et arracha quarante-sept plants de lierre qu’il abandonna au hasard sur le trottoir en face de chez Alston. « Oh, non », dit-il le matin à ce dernier. Et il secoua la tête d’un air accablé. Joseph Alston resta muet, se contentant de jeter des regards pleins de haine sur les maisons voisines. « Attendez, je vais vous aider. » Le vieillard secoua la tête, mais Theodore insista. Il se rendit chez le pépiniériste le plus proche et en rapporta deux sacs de terreau, puis il s’accroupit à côté d’Alston pour l’aider à replanter le lierre. « Vous avez entendu quelque chose pendant la nuit ? demanda le vieillard. — Vous pensez que c’est encore ces gamins ? questionna Theodore, la bouche grande ouverte. — Je n’ai rien dit. » Plus tard, Theodore reprit sa voiture pour se rendre en ville. Il acheta une douzaine de photos format carte postale qu’il emporta à son bureau. Cher Walt, inscrivit-il en grossières majuscules au dos de l’une d’elles, J’ai trouvé ça à Tijuana. C’est assez salé pour toi ? En rédigeant l’enveloppe, il omit d’ajouter la mention junior à la suite de M. Walter Morton. Et hop, dans le bac DÉPART. 23 août « Mme Ferrel ! » Elle sursauta sur le tabouret de bar. « Tiens, monsieur… — Gordon, compléta-t-il en souriant. Je suis ravi de vous revoir. — Moi aussi. » Elle pinça les lèvres pour en stopper le tremblement. « Vous venez souvent ici ? demanda Theodore. — Oh, non, jamais, se récria Inez Ferrel. Je… j’attends simplement quelqu’un. Une amie. — Je vois. Permettrez-vous à un veuf solitaire de vous tenir compagnie jusqu’à ce qu’elle arrive ? — Eh bien… » Mme Ferrel haussa les épaules. « Oui, pourquoi pas ? » Le rouge de ses lèvres se détachait puissamment sur l’albâtre de sa peau. Son pull léger adhérait au renflement pigeonnant de sa poitrine. Au bout d’un temps, l’amie de Mme Ferrel ne se montrant pas, ils s’isolèrent dans un box à l’éclairage fortement tamisé. Là, Theodore profita d’un repli de Mme Ferrel en direction des toilettes pour verser dans son verre une poudre blanchâtre et sans saveur. À son retour, elle en avala le contenu et, en l’espace de quelques minutes, sombra dans un état de stupeur. Elle sourit à Theodore. « J’vous aime bien, m’sieur Gor’n », avoua-t-elle d’une voix pâteuse. Peu après, il la conduisit, gloussante et titubante, jusqu’à sa voiture et l’emmena dans un motel. Dans la chambre, il l’aida à se dévêtir, ne lui faisant garder que ses bas, son porte-jarretelles et ses chaussures et, pendant qu’elle posait avec la complaisance que lui donnait la drogue, Theodore prit des photos au flash. Quand elle s’effondra à deux heures du matin, il la rhabilla et la ramena chez elle. Il l’étendit tout habillée en travers de son lit. Après quoi, il alla répandre du désherbant concentré sur le lierre replanté d’Alston. De retour chez lui, il composa le numéro des Jefferson. « Oui ? fit Arthur Jefferson d’une voix hargneuse. — Déguerpissez de ce quartier où il vous en cuira », murmura Theodore avant de raccrocher. Au matin, il se rendit à la maison de Mme Ferrel et sonna. « Bonjour, dit-il poliment. Vous vous sentez mieux ? » Elle fixa sur lui un regard ahuri tandis qu’il lui expliquait qu’elle s’était trouvée mal la veille au soir et qu’il l’avait ramenée du bar. « J’espère que vous vous sentez mieux, conclut-il. — Oui, fit-elle, embarrassée, je… ça va très bien. » En repartant, il vit James McCann, le visage cramoisi, qui se dirigeait vers la maison des Morton, une enveloppe à la main. À côté de lui, l’air affolé, marchait Mme McCann. « Nous devons être indulgents, Jim », Theodore l’entendit-il dire. 31 août. À deux heures quinze du matin, Theodore prit le pinceau et le pot de peinture et sortit. Arrivé devant la maison des Jefferson, il posa le pot par terre et y trempa son pinceau pour inscrire en travers de la porte, en lettres irrégulières, le mot NÈGRE ! Puis il traversa la rue en laissant tomber de temps en temps une goutte de peinture sur la chaussée. Il abandonna le pot derrière la maison d’Henry Putnam, sous la galerie, renversant accidentellement l’écuelle du chien. Heureusement, celui-ci dormait dans la maison. Plus tard, il reversa du désherbant sur le lierre de Joseph Alston. Le jour venu, une fois Donald Gorse parti au travail, il se munit d’une grosse enveloppe et alla voir Eleanor Gorse. « Regardez-moi ça, dit-il en retirant une brochure pornographique de l’enveloppe. Voilà ce que je viens de recevoir au courrier. Tenez, regardez. » Et il lui colla la chose dans les mains. Elle tint la brochure comme s’il s’agissait d’une araignée. « Vous ne trouvez pas ça abominable ? » dit-il. Elle grimaça. « Répugnant. — Je voulais mener ma petite enquête, me renseigner auprès de vous et des autres voisins avant d’appeler la police. Avez-vous reçu de telles cochonneries de votre côté ? — Pourquoi en recevrais-je ? » se hérissa Eleanor Gorse. En revenant chez lui, Theodore vit le vieil Alston accroupi devant son lierre. « Comment il réagit ? demanda-t-il. — Il est en train de crever. » Theodore prit un air affligé. « Comment est-ce possible ? » Alston secoua la tête. « Oh, c’est vraiment affreux. » Theodore tourna les talons en riant sous cape. Alors qu’il regagnait sa maison, il vit, un peu plus haut dans la rue, Arthur Jefferson qui nettoyait sa porte et, en face, Henry Putnam qui l’observait attentivement. Elle l’attendait sur le seuil. « Mme McCann ! s’exclama-t-il, surpris. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous voir ? — Ce que j’ai à vous dire risque de ne pas vous faire plaisir du tout, lui répliqua-t-elle d’un air contrarié. — Ah bon ? » Ils entrèrent. « Il s’est passé beaucoup de… choses par ici depuis votre arrivée », commença Mme McCann dès qu’ils furent passés dans le salon. « Des choses ? — Vous savez certainement ce que je veux dire. En tout cas, cette… cette inscription raciste sur la porte de M. Jefferson passe les bornes, M. Gordon. Oui, ça passe les bornes. » Theodore fit un geste de désarroi. « Je ne comprends pas. — Je vous en prie, ne me rendez pas la tâche plus difficile. Si tout cela ne s’arrête pas, je risque d’être obligée d’avertir les autorités, M. Gordon. Il me déplairait d’en venir là, mais… — Les autorités ? » Theodore prit un air terrifié. « Il ne s’est jamais rien produit de ce genre avant que vous n’emménagiez ici, M. Gordon. Croyez bien que je suis navrée d’avoir à vous parler ainsi, mais je n’ai pas le choix. Le simple fait qu’aucune de ces choses ne vous soit arrivée à vous… » Elle s’interrompit brusquement, saisie par le sanglot qui secoua la poitrine de Theodore. « M. Gordon…, reprit-elle, déstabilisée. — J’ignore quelles sont ces choses dont vous parlez, dit-il d’une voix tremblante, mais je préférerais mourir plutôt que de faire du mal à quelqu’un, Mme McCann. » Il regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. « Je vais vous faire un aveu auquel personne n’a jamais eu droit. » Il écrasa une larme. « Je ne m’appelle pas Gordon. Mon vrai nom est Gottlieb. Je suis juif. J’ai passé un an à Dachau. » Les lèvres de Mme McCann frémirent mais elle ne dit rien. Son visage s’empourprait. « Quand j’en suis sorti, j’étais un homme brisé, reprit Theodore. Il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, Mme McCann. Ma femme est morte, mes trois enfants sont morts. Je suis rigoureusement seul. Tout ce que je désire, c’est vivre en paix… dans une petite maison comme celle-ci… parmi des gens comme vous. Être un voisin, un ami… — M., euh… Gottlieb », dit-elle d’une voix entrecoupée. Après son départ, Theodore resta debout dans le salon, silencieux, les poings crispés à en avoir les phalanges blanches au bout de ses bras ballants. Puis il se rendit dans la cuisine pour s’y infliger une mortification. « Bonjour, Mme Backus, dit-il une heure plus tard quand celle-ci vint lui ouvrir. Je me demandais si je pouvais vous poser quelques questions au sujet de notre église… — Oh… Oh, oui, bien sûr. » Elle esquissa un pas en arrière. « Vous ne voulez pas… entrer ? — Je ne ferai pas de bruit pour ne pas réveiller votre mari », chuchota-t-il. Il surprit son regard sur sa main bandée. « Je me suis brûlé, expliqua-t-il. Mais venons-en à l’église… Tiens, quelqu’un frappe à la porte de derrière. — Vous croyez ? » Quand elle eut disparu dans la cuisine, Theodore ouvrit le placard de l’entrée et laissa tomber quelques photos derrière un entassement de caoutchoucs et d’outils de jardin. La porte était refermée quand elle revint. « Il n’y avait personne, dit-elle. — Pourtant, j’aurais juré… » Sourire contrit. Puis il avisa un sac cylindrique posé sur le sol. « Oh ! M. Backus joue au bowling ? — Le mercredi et le vendredi, quand il n’est plus de service. Il y a une salle qui reste ouverte toute la nuit dans Western Avenue. — J’adore le bowling », déclara Theodore. Il posa ses questions à propos de l’église et prit congé. En descendant l’allée, il entendit des éclats de voix en provenance de la maison des Morton. « Ce n’était pas suffisant avec Katherine McCann et ces horribles photos, hurlait Mme Morton. Maintenant ce sont ces… ces saletés ! — Mais maman !… » protestait Walter Jr. 14 septembre Theodore émergea du sommeil et arrêta le radio réveil. Il se leva, mit dans sa poche un flacon rempli d’une poudre grisâtre et se faufila dehors. Ayant atteint sa destination, il versa un peu de poudre dans le bol rempli d’eau et remua avec son doigt jusqu’à ce qu’elle soit dissoute. Revenu dans la maison, il griffonna quatre lettres identiques : Arthur Jefferson cherche à se faire passer pour un Blanc. C’est mon cousin et il aurait intérêt à reconnaître qu’il a du sang noir comme nous autres. Je fais ça pour son bien. Il signa John Jefferson et mit trois des lettres dans des enveloppes qu’il adressa à Donald Gorse, aux Morton et à M. Henry Putnam. Là-dessus, il vit Mme Backus qui se dirigeait vers le boulevard et la rattrapa. « Puis-je vous accompagner ? demanda-t-il. — Euh… oui, si vous voulez. — J’ai regretté d’avoir manqué votre mari la nuit dernière », continua-t-il. Elle lui jeta un coup d’œil intrigué. « J’espérais jouer au bowling avec lui, mais je suppose qu’il était encore malade. — Malade ? — J’ai demandé au caissier et il m’a dit que M. Backus n’était pas venu dernièrement parce qu’il était malade. — Ah. » La voix de Mme Backus était légèrement fêlée. « Enfin, peut-être vendredi prochain », conclut Theodore. Plus tard, en rentrant chez lui, il vit une camionnette arrêtée devant la maison d’Henry Putnam. Un homme sortait de l’allée, portant une forme enveloppée dans une couverture qu’il déposa dans la camionnette. Les deux enfants Putnam observaient la scène en pleurant. Arthur Jefferson répondit à son coup de sonnette. Theodore lui montra, ainsi qu’à sa femme, la quatrième lettre. « J’ai reçu ça ce matin, dit-il. — C’est monstrueux ! s’exclama Jefferson en la lisant. — Assurément », dit Theodore. Pendant qu’ils parlaient, le regard de Jefferson se porta, par-delà la fenêtre, vers la maison des Putnam de l’autre côté de la rue. 15 septembre Une pâle brume matinale enveloppait Sylmar Street. Theodore s’y déplaçait en silence. Parvenu derrière chez les Jefferson, il s’introduisit dans la galerie et mit le feu à une boîte remplie de papiers humides. Comme le tout commençait à rougeoyer, il traversa le jardin et, d’un seul coup de canif, éventra la piscine en plastique. Il entendit l’eau qui se déversait à gros bouillons dans l’herbe pendant qu’il repartait. Dans l’allée, il laissa tomber une pochette d’allumettes sur laquelle on pouvait lire : Putnam, Vins et liqueurs. Peu après six heures du matin, il fut réveillé par un hurlement de sirènes et sentit la petite maison trembler au passage de lourds camions. Tout en se retournant sur le côté, il bâilla et marmonna : « Parfait. » 17 septembre Ce fut une Dorothy Backus au teint cireux qui ouvrit la porte à Theodore. « Puis-je vous emmener en voiture à l’église ? proposa-t-il. — Je… je ne crois pas que je… je ne… me sens pas très bien, bafouilla-t-elle. — Oh, je suis désolé. » Il aperçut le coin de quelques photos qui dépassait de la poche de son tablier. En repartant, il vit les Morton qui montaient dans leur voiture, Bianca muette, les deux Walter mal à l’aise. Un peu plus loin, une voiture de police stationnait devant la maison des Jefferson. Theodore se rendit à l’église avec Donald Gorse, qui l’informa qu’Eleanor était souffrante. « J’en suis vraiment désolé », dit Theodore. L’après-midi, il passa un moment chez les Jefferson à les aider à déblayer les débris carbonisés de leur galerie de derrière. Quand il vit la piscine en plastique éventrée, il prit immédiatement sa voiture pour aller en acheter une autre dans un supermarché. « Mais ils adorent cette piscine, déclara-t-il pour couper court aux protestations de Patty Jefferson. Vous me l’avez dit vous-même. » Il adressa un clin d’œil à Arthur Jefferson, mais celui-ci n’était guère d’humeur communicative. 23 septembre Au début de la soirée, Theodore vit le chien d’Alston qui se promenait dans la rue. Il sortit sa carabine à air comprimé et, de la fenêtre de sa chambre, tira sans bruit sur la bête. Le chien se mordilla le flanc avec acharnement tout en tournant sur lui-même. Puis il regagna sa demeure en gémissant. Quelques minutes plus tard, Theodore sortit et entreprit de relever la porte de son garage. Il vit alors le vieillard qui dévalait son allée, le chien dans ses bras. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda Theodore. — Je ne sais pas, dit Alston d’une voix haletante et effrayée. Il est blessé. — Vite ! fit Theodore. Dans ma voiture ! » Il conduisit à toute allure Alston et son chien chez le plus proche vétérinaire, brûlant trois feux rouges et poussant un grognement de compassion quand le vieillard leva une main tremblante et gémit : « Il saigne ! » Theodore resta trois heures assis dans la salle d’attente du vétérinaire. Enfin, le vieil homme ressortit, les jambes en coton, le visage terreux. « Non ! » s’exclama Theodore en se levant d’un bond. Il soutint le vieillard en larmes jusqu’à la voiture et le ramena à son domicile. Une fois chez lui, Alston déclara qu’il préférait rester seul et Theodore le quitta. Peu après, la voiture pie de la police s’arrêta devant la maison d’Alston et le vieillard conduisit les deux policiers un peu plus haut dans la rue. Bientôt, Theodore entendit s’élever des clameurs furieuses. Elles durèrent un bon moment. 27 septembre « Bonsoir », dit Theodore en s’inclinant. Eleanor le salua d’un air guindé. « Je vous apporte un bon petit ragoût à votre père et vous », ajouta-t-il avec un grand sourire en lui tendant un plat enveloppé d’une serviette. Quand elle lui répondit que son père était absent pour la soirée, il soupira tout en ricanant intérieurement, comme s’il n’avait pas vu le vieil homme s’en aller au volant de sa voiture en fin d’après-midi. « Eh bien, dit-il en continuant d’offrir son plat, disons que c’est pour vous seule. Avec mes compliments les plus sincères. » En ressortant de la galerie, il aperçut Arthur Jefferson et Henry Putnam debout sous un lampadaire au bas de la rue. Pendant qu’il les observait, Jefferson frappa l’autre, et soudain, tous deux s’empoignèrent et roulèrent dans le caniveau. Theodore se précipita vers eux. « Qu’est-ce que c’est que cette abomination ? suffoqua-t-il en séparant les deux hommes. — Ne vous mêlez pas de ça ! » l’avertit Jefferson. Puis, mettant Putnam au défi : « Et vous, vous avez intérêt à m’expliquer comment ce pot de peinture a échoué sous votre galerie ! Quant à la pochette d’allumettes que j’ai trouvée dans mon allée, il se peut que la police croie que c’est un hasard, mais ce n’est pas mon cas ! — Je ne vous expliquerai rien du tout, fit Putnam d’un ton méprisant. Sale nègre. — Sale nègre. Mais oui, évidemment ! Vous seriez bien le premier à croire ça, pauvre abruti ! » À cinq reprises, Theodore s’interposa. La tension ne se relâcha qu’au moment où Jefferson lui donna accidentellement un coup de poing sur le nez. Ce dernier s’excusa alors d’un ton sec, puis, après un dernier regard meurtrier à Putnam, quitta les lieux. « Navré qu’il vous ait frappé, compatit Putnam. Maudit nègre. — Oh, vous vous trompez sûrement, protesta Theodore en se tamponnant maladroitement les narines. M. Jefferson m’a dit à quel point il avait peur que les gens croient à ces histoires. C’est à cause de la valeur de ses deux maisons, vous comprenez. — Deux maisons ? — Oui, il est aussi propriétaire de la maison vacante près de la sienne. Je pensais que vous le saviez. — Non, fit Putnam, méfiant. — Eh bien, vous comprenez, si les gens croient que M. Jefferson est un nègre, ses maisons perdront de leur valeur. — Ainsi que toutes celles du voisinage, commenta Putnam en jetant un regard furieux dans la rue. Ce sale fils de… » Theodore lui tapota l’épaule. « Vos beaux-parents profitent bien de leur séjour à New York ? s’enquit-il comme pour changer de sujet. — Ils sont sur le chemin du retour. — Très bien. » Rentré chez lui, Theodore lut des bandes dessinées pendant une heure. Puis il ressortit. Ce fut une Eleanor Gorse au visage cramoisi qui lui ouvrit. Son peignoir était en désordre, ses yeux sombres avaient un éclat fiévreux. « Puis-je récupérer mon plat ? » s’enquit-il poliment. Elle marmonna quelque chose d’inintelligible en reculant par à-coups. Au passage, la main de Theodore effleura la sienne. Elle sursauta comme s’il lui avait donné un coup de poignard. « Ah, je vois que vous avez tout mangé », dit Theodore tout en avisant le petit résidu de poudre au fond du plat. Il se retourna. « Quand votre père rentre-t-il ? » Tout son corps parut se raidir. « Après minuit », murmura-t-elle. Theodore fit un pas vers l’interrupteur mural et éteignit la lumière. Il entendit Eleanor étouffer un petit cri dans l’obscurité. « Non, souffla-t-elle. — C’est ça que vous voulez, Eleanor ? » demanda-t-il en l’empoignant brutalement. Les bras de la jeune femme se refermèrent autour de lui en une étreinte passionnée, sans retenue. Elle n’était plus que chair brûlante sous son peignoir. Plus tard, tandis qu’elle ronflait, repue, sur le sol de la cuisine, Theodore alla récupérer l’appareil photo qu’il avait laissé devant la porte. Après avoir abaissé les stores, il disposa les membres d’Eleanor de diverses façons et prit douze clichés. Puis il retourna chez lui et lava le plat. Avant de se coucher, il passa un appel téléphonique. « Ici la Western Union, annonça-t-il. J’ai un message pour Mme Irma Putnam, 12070 Sylmar Street. — C’est moi. — Vos parents ont été tués tous les deux dans un accident de voiture cet après-midi, poursuivit Theodore. On attend vos instructions pour ce qui est de la mise à disposition des corps. Le chef de police de Tulsa, Okla… » Un bruit étranglé à l’autre bout du fil, suivi d’un choc sourd. Puis le hurlement de Putnam : « Irma ! » Theodore raccrocha. Une fois l’ambulance arrivée et repartie, il sortit et arracha trente-cinq plants de lierre chez Joseph Alston. Parmi les débris, il laissa traîner une autre pochette d’allumettes portant la mention Putnam, Vins et liqueurs. 28 septembre Le matin, Theodore attendit que Donald Gorse soit parti au travail pour se rendre chez lui. Eleanor tenta de lui refermer la porte au nez, mais il entra de force. « Je veux de l’argent, dit-il. Voici mes arguments. » Il lui jeta des tirages de ses photos à la figure et Eleanor, saisie d’un haut-le-cœur, eut un mouvement de recul. « Votre père en recevra un jeu ce soir, ajouta-t-il, si je n’ai pas deux cents dollars d’ici là. — Mais je… — Ce soir. » Il se retira et prit sa voiture pour aller en ville, aux bureaux de la Société immobilière Jeremiah Osborne, où il signa l’acte de vente de la maison vacante, 12069 Sylmar Street, à M. George Jackson. Il serra ensuite la main de ce dernier. « Ne vous inquiétez plus, l’encouragea-t-il. Les gens d’à côté sont des Noirs eux aussi. » Quand il revint chez lui, il aperçut une voiture de police devant la maison des Backus. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il à Joseph Alston, assis, frappé de mutisme, dans sa galerie. « C’est Mme Backus, dit le vieillard d’une voix sans timbre. Elle a essayé de tuer Mme Ferrel. — Pas possible ! » s’exclama Theodore. Ce soir-là, dans son bureau, il porta son bilan à la page 700 de son registre. Mme Ferrel mourante à l’hôpital à la suite de blessures par coups de couteau. Mme Backus en prison, persuadée que son mari la trompait avec la précédente. J. Alston accusé d’avoir empoisonné un chien — à tout le moins. Les enfants Putnam accusés d’avoir tué le chien d’Alston et saccagé son jardin. Mme Putnam morte d’une crise cardiaque. M. Putnam poursuivi pour dommages causés à la propriété d’autrui. Les Jefferson soupçonnés d’être des Noirs. Les McCann et les Morton ennemis mortels. Katherine McCann regardée comme ayant eu des rapports avec Walter Morton Jr. Morton Jr. mis à l’école à Washington. Eleanor Gorse s’est pendue. Mission accomplie. C’était le moment de changer d’endroit. AU BORD DU PRÉCIPICE Il était presque deux heures de l’après-midi quand il parvint enfin à s’échapper pour aller déjeuner. Jusque là, son bureau n’avait cessé d’être submergé de dossiers urgents, son téléphone de sonner et une armée de visiteurs insistants de donner assaut à ses murs. À midi, ses nerfs ressemblaient à des cordes de violon tendues à l’extrême. À une heure, les cordes étaient au bord de l’effilochage ; à une heure trente, elles commençaient à se rompre. Il lui fallait absolument partir, là, tout de suite, fuir vers quelque restaurant à la lumière tamisée, y prendre un cocktail et un repas au calme, sans se presser, en écoutant de la musique douce. C’était devenu indispensable. Une fois dans la rue, il évita les établissements qu’il fréquentait d’ordinaire pour ne pas risquer d’y rencontrer des gens qu’il connaissait. À quelque cinq cents mètres de son bureau, il trouva un restaurant en sous-sol : Chez Franco. À sa demande, l’hôtesse d’accueil le conduisit à une table isolée au fond de la salle. Il commanda un martini, puis, dès que la jeune femme lui eut tourné le dos, il étendit ses jambes de tout leur long sous la table et ferma les yeux. Un soupir de contentement s’échappa de ses lèvres. Voilà ce qu’il lui fallait. Confort d’une légère pénombre, musique anonyme à la limite de l’audibilité, boisson éminemment curative. Il soupira encore une fois. Encore quelques jours comme ça, songea-t-il, et je suis bon pour la casse. « Salut, Don. » Il ouvrit les yeux pour voir un homme se laisser tomber sur le siège en face de lui. « Comment va ? demanda l’inconnu. — Pardon ? » Donald Marshall regarda fixement son vis-à-vis. « Bon Dieu, fit l’autre. Quelle journée. » Il eut un sourire las. « Pareil pour toi, je suppose. — Je ne crois pas…, commença Marshall. — Ah ! s’exclama l’homme avec un hochement de tête ravi au moment où une serveuse apportait le martini. Tout à fait ce qu’il me faut. Un autre s’il vous plaît. Plus sec encore. — Bien, monsieur. » Et la serveuse de repartir. « Ah ! reprit-il en s’étirant. Il n’y a pas de meilleur endroit que Chez Franco pour échapper à tout ça, pas vrai ? — Écoutez, dit Marshall avec un sourire gêné. Je crains qu’il n’y ait erreur sur la personne. — Hmm ? » L’autre se pencha en lui retournant son sourire. « Je crains, disais-je, qu’il n’y ait erreur sur la personne. — Vraiment ? » Vague grommellement. « Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai oublié de me raser ? J’en serais bien capable. Non ? reprit-il devant le froncement de sourcils de Marshall. Ma cravate est mal assortie ? — Vous ne comprenez pas. — Quoi ? — Je… je ne suis pas celui que vous pensez. * — Tiens donc ? » L’homme se pencha de nouveau en plissant les yeux, puis se redressa en gloussant. « Qu’est-ce que c’est que ce gag, Don ? » Marshall tripota le pied de son verre. « Oui, qu’est-ce que c’est que gag ? répliqua-t-il, cette fois d’une voix moins amène. — Je ne te suis pas. — Qui croyez-vous donc que je sois ? » Marshall avait légèrement haussé le ton. L’inconnu alla pour répondre, resta un instant bouche bée, puis reprit : « Qu’est-ce que tu veux dire ? Qui je crois que… » Il n’alla pas plus loin ; la serveuse apportait le second martini. Ils restèrent muets jusqu’à ce qu’elle soit repartie. « Voyons ça, dit l’homme, soudain curieux. — Écoutez, je n’ai pas l’intention de vous accuser de quoi que ce soit, mais vous ne me connaissez pas. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. — On ne s’est… ! » Interloqué, l’autre ne parvint pas à finir sa phrase. « Je ne te connais pas ? » Marshall se résolut à prendre les choses du bon côté. « Vraiment, c’est risible », dit-il. Sourire appréciatif de l’inconnu. « Je savais bien que tu me faisais marcher, avoua-t-il, mais… » Il secoua la tête. « Une seconde, j’ai failli m’y laisser prendre. » Marshall reposa son verre. Sa peau commençait à se tendre sur ses joues. « Disons que ça suffit comme ça. Je ne suis pas d’humeur à… — Don, l’interrompit l’homme. Qu’est-ce qui ne va pas ? » Marshall inspira à fond et laissa l’air s’échapper par saccades de ses narines. « Bon, d’accord. Je suppose que c’est une erreur de bonne foi. » Il se força à sourire. « Qui croyez-vous que je sois ? » L’homme regard attentivement Marshall sans répondre. « Eh bien ? » Marshall commençait à perdre patience. « Ce n’est pas une blague ? — Écoutez… — Non, attendez, attendez, fit l’autre en levant une main. Je… suppose qu’il puisse exister deux hommes qui se ressemblent tellement que… » Il s’interrompit et regarda Marshall. « Don, tu ne me fais pas marcher, c’est sûr ? — En voilà assez, à la fin ! — Bon, bon, je vous fais toutes mes excuses. » L’homme dévisagea Marshall un long moment, puis il haussa les épaules avec un sourire perplexe. « J’aurais pourtant juré que vous étiez Don Marshall. » Marshall eut l’impression que quelque chose de froid lui étreignait le cœur. « C’est bien mon nom », s’entendit-il dire. Un ange passa. Les seuls bruits dans la salle étaient ceux de la musique et de l’argenterie manipulée en douceur. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda l’homme. — J’aimerais bien le savoir, dit Marshall d’une voix grêle. — Tu… » L’homme le regarda attentivement. « Ce n’est pas une blague, c’est sûr ? — Vous n’allez pas recommencer ! — Très bien, très bien. » L’homme leva les deux mains en un geste conciliateur. « Ce n’est pas une blague. D’après vous, je ne vous connais pas. Très bien, admettons. Ce qui nous laisse avec ceci : un homme qui non seulement ressemble trait pour trait à mon ami mais a exactement le même nom. Une telle chose est-elle possible ? — Apparemment. » Marshall leva brusquement son verre et chercha une échappatoire momentanée dans le martini. L’inconnu fit de même. La serveuse s’approcha pour prendre leur commande. Marshall la pria de revenir plus tard. « Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il alors. — Arthur Nolan. » Marshall eut un geste ayant valeur de conclusion. « Je ne vous connais pas. » S’ensuivit un léger relâchement de tension au niveau de son estomac. L’homme se laissa aller contre son dossier et regarda fixement Marshall. « C’est fantastique. » Il secoua la tête. « Absolument fantastique. » Marshall sourit et contempla son verre. « Où travaillez-vous ? demanda le dénommé Nolan. — À l’American-Pacific Steamship », répondit Marshall en relevant les yeux. Un début d’amusement s’infiltrait en lui. C’était assurément le genre d’incident qui vous faisait oublier les tracas de la journée. L’homme l’examina avec une attention redoublée, et Marshall sentit son amusement s’évanouir. Soudain, l’inconnu éclata de rire. « Ben, mon vieux, t’as dû en baver ce matin, dit-il. — Quoi ? — Allez, ça suffit. — Écoutez… — Je me rends, dit Nolan avec un grand sourire. Tu finirais par me gâter mon gin. — Écoutez-moi, bon sang ! » Expression ahurie de l’homme. Sa mâchoire inférieure s’affaissa et il reposa son verre. « Mais enfin, Don, qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, l’air inquiet, cette fois. — Vous ne me connaissez pas, articula soigneusement Marshall. Je ne vous connais pas. Voulez-vous avoir l’amabilité d’admettre cela ? » L’homme regarda autour de lui, comme en quête de secours. Puis il se pencha vers Marshall et murmura, une note d’anxiété dans la voix : « Écoute, Don. Franchement. Tu ne me connais pas ? » Marshall inspira à fond et serra les dents pour faire barrière à la fureur qui montait en lui. L’homme se recula avec une expression qui, soudain, effraya Marshall. « L’un de nous deux est cinglé », dit celui-ci sans parvenir à faire passer dans ses paroles la légèreté qu’il voulait y mettre. Nolan déglutit péniblement. Il baissa le nez sur son verre comme s’il était incapable de regarder son interlocuteur en face. Et Marshall d’éclater de rire. « Seigneur, quelle histoire. Vous pensez vraiment me connaître, n’est-ce pas ? » L’homme fît la grimace. « Le Don Marshall que je connais travaille lui aussi pour American-Pacifîc. » Marshall frissonna. « Ce n’est pas possible. — Si. » Le ton était catégorique. L’espace d’un instant, Marshall envisagea l’idée d’une espèce de conspiration dirigée contre lui ; mais l’expression égarée qui se lisait sur le visage de l’homme ébranla ce soupçon. Il but une gorgée de martini, puis, soigneusement, reposa son verre et appliqua ses paumes sur la table comme pour chercher un renfort dans sa présence. « American-Pacifîc Steamship Lines ? » demanda-t-il. L’autre opina. « Oui. » Marshall secoua obstinément la tête. « Non. Il n’y a pas d’autre Marshall chez nous. À moins, ajouta-t-il hâtivement, qu’un de nos employés du rez-de-chaussée… — Tu es… » L’homme se reprit aussitôt. « C’est un cadre. » Marshall retira lentement ses mains de la table pour les poser sur ses genoux. « Alors je ne comprends pas. » Il regretta immédiatement ses paroles. « Ce… cet homme vous a dit qu’il travaillait là ? enchaîna-t-il à toute vitesse. — Oui. — Pouvez-vous le prouver ? » Il avait lancé son défi d’une voix mal assurée. « Pouvez-vous prouver qu’il s’appelle réellement Don Marshall ? — Don, je… — Alors, vous le pouvez ? — Êtes-vous marié ? » Marshall hésita. Puis, après s’être éclairci la gorge : « Oui », dit-il. Nolan se pencha en avant. « Avec une certaine Ruth Foster ? » Marshall en eut le souffle coupé sans pouvoir dissimuler sa réaction. « Est-ce que vous habitez Long Island ? insista Nolan. — Oui, fit Marshall d’une toute petite voix, mais… — À Huntington ? » Marshall n’eut même pas la force d’approuver de la tête. « Est-ce que vous avez fait vos études à L’Université de Columbia ? — Oui, mais… » Voilà que ses dents se mettaient à grincer. « Diplôme de fin d’études en juin 1940 ? — Non ! » Marshall se raccrocha à ce détail. « En janvier 1941. Vous entendez ? 41 ! — Étiez-vous lieutenant dans l’armée ? » continua Nolan sans se démonter. Marshall se sentit perdre pied. « Oui, marmonna-t-il, mais vous avez dit… — Dans la 87e Division ? — Un instant ! » Marshall repoussa de côté son verre presque vide comme pour donner du champ à sa réfutation. « Je peux donner deux très bonnes explications à cette… cette histoire de fous. Un : un homme qui me ressemble et sait un certain nombre de choses à mon sujet se fait passer pour moi – Dieu sait pourquoi. Deux : vous êtes au courant pour l’essentiel de ce qui me concerne et vous essayez de m’attirer dans un piège. Non, vous pouvez discuter tant que vous voulez ! insista-t-il presque frénétiquement au moment où l’autre allait placer une objection. Vous pouvez poser toutes les questions qui vous chantent, je sais qui je suis et je sais qui je connais ! — Vraiment ? » L’homme avait l’air complètement perdu. Marshall sentit ses jambes tressaillir. « Écoutez, je n’ai pas l’intention de… de rester ici à discuter avec vous. Tout cela est absurde. Je suis venu ici pour être tranquille et au calme… dans un endroit où je mets les pieds pour la première fois, et… — Allons, Don, on déjeune tout le temps ici. » Nolan paraissait au bord de la nausée. « Mais c’est absurde à la fin ! » Nolan se passa une main sur les lèvres. « Tu… vous pensez vraiment que c’est un coup monté ? » Marshall le regarda fixement. Son cœur battait à tout rompre. « Ou bien — Seigneur ! — qu’il y a quelqu’un qui se fait passer pour vous ? Don… » Nolan baissa les yeux. « Je crois que… eh bien, si j’étais toi, acheva-t-il à mi-voix, j’irais… voir un docteur, un… — Arrêtons ça, d’accord ? l’interrompit froidement Marshall. Je suggère que l’un de nous deux quitte cette table. » Il regarda autour de lui. « Il y en a d’autres de libres. » Puis, détournant les yeux du visage effaré de l’homme, il s’empara de son martini. « Alors ? » Nolan secoua la tête. « Dieu du ciel, murmura-t-il. — Arrêtons ça, j’ai dit, lâcha Marshall entre ses dents. — Comme ça ? fit l’homme, incrédule. Tu tiens vraiment à… à ce qu’on en vienne là ? » Marshall entreprit de se lever. « Non, non, attendez. Je m’en vais. » Il considéra de nouveau Marshall avec ahurissement. « Je m’en vais. » Brusquement, il se mit debout comme si une chape de plomb pesait sur ses épaules. « Je ne sais trop que dire, ajouta-t-il. Mais… pour l’amour du ciel, Don… va voir un docteur. » Il s’attarda encore un instant près de la table, les yeux fixés sur Marshall. Puis, prestement, il fit demi-tour et se dirigea vers la sortie. Marshall le regarda partir. Quand l’homme eut disparu, il se laissa aller contre son dossier et s’absorba dans la contemplation de son martini. Puis, saisissant le cure-dents entre le pouce et l’index, il fit machinalement tourner l’oignon piqué au bout dans le verre. Quand la serveuse revint, il commanda le premier plat qu’il vit sur le menu. Tout en mangeant, il songea à ce qu’avait de démentiel la situation qu’il venait de vivre. Car à moins d’être un acteur consommé, Nolan avait semblé éprouver un désarroi sincère face à ce qui se passait. Que s’était-il passé au fait ? Un cas criant de confusion d’identité était une chose. Une confusion d’identité qui n’en était pas tout à fait une en était une autre. Comment cet homme pouvait connaître autant de détails le concernant ? Ruth, Huntington, l’American-Pacific, jusqu’à son grade de lieutenant dans la 87e Division ? Comment ? Soudain, cela le frappa. Des années auparavant, il avait été un fervent lecteur de science-fiction — de ces histoires de voyages dans la lune, dans le temps, et tout ça. Et un des thèmes fréquemment utilisé était celui des univers parallèles : une théorie extravagante selon laquelle existait pour chaque possibilité un univers distinct. Dans cette optique, il était concevable que puisse exister un univers dans lequel il connaissait ce Nolan, déjeunait régulièrement avec lui chez Franco et avait achevé ses études à Columbia un semestre plus tôt. C’était absurde, évidemment, mais les faits étaient là. Et si, en entrant chez Franco, il était accidentellement passé dans un univers légèrement décalé par rapport à celui qui lui était habituel ? Et si, en poussant l’idée plus loin, les gens, sans en avoir conscience, ne cessaient d’entrer dans ces univers décalés ? Et si lui-même, sans s’en apercevoir, n’avait cessé d’entrer dans ces univers… jusqu’à aujourd’hui, où, malencontreusement, il s’était avancé un peu trop loin ? Il ferma les yeux en réprimant un frisson. Grand Dieu, songea-t-il. Dieu Tout-puissant, faut-il que je sois surmené ! Il avait l’impression d’être au bord d’un précipice à attendre que quelqu’un le pousse. Il s’efforça de ne plus penser à sa conversation avec Nolan. S’il y pensait, il allait être obligé de la faire entrer dans le schéma, et il n’était pas encore prêt pour cela. Son repas achevé, il régla son addition et quitta le restaurant avec l’impression d’avoir du plomb froid dans l’estomac. Il prit un taxi jusqu’à Pennsylvania Station et, après une courte attente, grimpa dans un train à destination de North Shore. Il s’installa dans une voiture « fumeurs » et passa tout le trajet à regarder défiler le paysage, une cigarette qu’il avait négligé d’allumer entre les doigts. Le poids qu’il avait sur l’estomac persistait. Arrivé à Huntington, il se dirigea vers la station de taxis et en choisit un de bien particulier. « Chez moi, s’il vous plaît, dit-il en regardant attentivement le chauffeur. — Entendu, M. Marshall. » Sourire à l’appui. Marshall se laissa aller sur le dossier de la banquette avec un soupir tremblotant et ferma les yeux. Il avait comme des picotements au bout des doigts. « Vous rentrez tôt aujourd’hui, dit le chauffeur. Vous ne vous sentez pas bien ? » Marshall déglutit. « Un bon mal de crâne, c’est tout. — Oh, désolé. » Sur le chemin de son domicile, il ne cessa d’examiner la ville, cherchant malgré lui des écarts, des différences. Mais il n’en perçut point ; tout était comme à l’ordinaire. Sa tension se relâcha. Ruth se trouvait dans le salon, en train de coudre. « Don. » Elle se précipita à sa rencontre. « Un problème ? — Non, non, dit-il en posant son chapeau. Un simple mal de crâne. — Oh. » Compatissante, elle le conduisit vers un fauteuil et l’aida à ôter son veston et ses chaussures. « Je vais tout de suite te chercher un cachet. — Parfait. » Elle monta au premier. Pendant ce temps, Marshall promena son regard sur le cadre familier et lui dédia un sourire. Tout allait bien à présent. Ruth redescendait quand le téléphone sonna. Il s’apprêtait à se lever au moment où elle lui lança : « J’y vais, chéri. — Très bien. » Il la regarda décrocher le combiné dans le vestibule. « Allô ? » Elle écouta, puis : « Oui, chéri, dit-elle machinalement. Tu… » Elle s’interrompit soudain, écarta le combiné de son visage et le contempla comme si c’était quelque monstruosité qu’elle avait à la main. Elle le reporta à son oreille. « Tu… tu ne rentreras que très tard ? » fit-elle d’un voix éteinte. Marshall garda les yeux fixés sur elle, la bouche grande ouverte, son cœur martelant sa poitrine. Même quand elle se retourna pour le dévisager, le combiné à bout de bras, il fut incapable d’éviter son regard. Je t’en supplie, pensa-t-il. Je t’en supplie, ne dis pas ça. Ne le dis pas. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle. UNE SURPRISE DE TAILLE À l’heure où les jeunes garçons revenaient de l’école, le vieux Hawkins avait l’habitude de se camper près de sa clôture pour les interpeller. « Hé, petit, criait-il. Viens ici, petit ! » La plupart des gamins avaient peur de l’approcher, aussi se contentaient-ils de rire et de se moquer de lui d’une voix mal assurée. Puis ils prenaient leurs jambes à leur cou pour raconter aux copains combien ils avaient été courageux. Mais de temps en temps l’un d’eux répondait à l’appel de M. Hawkins, qui formulait alors son étrange requête. C’est ainsi que naquit la comptine : Un grand trou creusez-moi donc, Disait cet épouvantail, Vous y attend tout au fond Une surprise de taille. Personne n’aurait su dire depuis combien de temps on entendait les enfants la scander. Parfois, les parents avaient l’impression qu’elle se perdait dans la nuit des temps. Un petit garçon avait bien commencé une fois à creuser le trou, mais il s’était vite fatigué et n’avait trouvé nulle surprise de taille. Il était le seul à avoir jamais essayé… Un jour, Ernie Willaker rentrait de l’école en compagnie de deux de ses amis. Ils marchaient de l’autre côté de la rue quand ils virent M. Hawkins posté derrière la clôture de son jardinet. « Hé, petit ! l’entendirent-ils crier. Viens ici, petit ! — C’est toi qu’il appelle, Ernie, le taquina un des garçons. — Mais non. » Le vieillard désigna Ernie du doigt. « Viens ici, petit ! » répéta-t-il. Ernie lança un coup d’œil inquiet à ses camarades. « Vas-y, dit l’un d’eux. De quoi t’as peur ? — Comment ça, j’ai peur ? Ma mère veut pas que je m’arrête en route après l’école, c’est tout. — Dégonflé ! dit l’autre copain. T’as peur du vieux Hawkins. — J’voudrais bien savoir qui a peur ! — Alors, vas-y. — Petit ! appela encore M. Hawkins. Viens ici, petit. — Bon. » Ernie hésita. « Mais ne bougez pas d’ici, recommanda-t-il aux deux autres. — T’en fais pas. On t’attend. — Bon… » Ernie rassembla son courage et traversa la rue en essayant de prendre un air dégagé. Il fit passer ses livres dans sa main gauche et repoussa ses cheveux en arrière de la droite. Un grand trou creusez-moi donc, fredonna une voix dans sa tête. Ernie s’approcha de la clôture. « Oui, m’sieur ? — Plus près, petit », dit le vieillard, les yeux brillants d’un éclat sombre. Ernie fit un pas de plus. « Tu n’as pas peur du vieux M. Hawkins, n’est-ce pas ? dit le vieillard avec un clin d’œil. — Non, m’sieur. — Bien. Alors écoute, petit. Que dirais-tu d’une surprise de taille ? » Ernie jeta un coup d’œil derrière lui. Ses copains étaient toujours là. Il leur adressa un grand sourire. Puis il sursauta quand une main décharnée se referma sur son bras droit. « Hé, lâchez-moi, cria-t-il. — Du calme, petit, fit doucement le vieillard. Personne ne va te faire du mal. » Ernie essaya de se dégager. Des larmes lui vinrent aux yeux tandis que le vieil homme l’attirait à lui. Du coin de l’œil, il vit ses deux copains qui prenaient la poudre d’escampette. « Lâ… lâchez-moi, sanglota-t-il. — Dans un instant. Réponds-moi d’abord. Aimerais-tu avoir une surprise de taille ? — N… non, merci, monsieur. — Mais si. » Ernie sentit son haleine et tenta une fois de plus de se libérer, mais la poigne de M. Hawkins était de fer. « Tu sais où se trouve le champ de M. Miller ? reprit le vieux. — Ou… oui. — Tu vois le gros chêne ? — Oui. Oui, je sais où il est. — Tu vas jusqu’au gros chêne dans le champ de M. Miller et tu te mets face au clocher. Compris ? — Ou… oui. » Le vieillard l’attira encore plus près. « Face au clocher, tu fais dix pas. Compris ? Dix pas… — Oui… — Tu fais dix pas et tu creuses sur dix pieds. Combien de pieds ? » Il planta un doigt osseux sur la poitrine d’Ernie. « D… dix. — Très bien. Face au clocher, à dix pas, sous dix pieds de terre… et là tu auras une surprise de taille. » Il fit un clin d’œil au gamin. « Tu feras ça, petit ? — Je… oui, promis. Promis. » M. Hawkins relâcha son étreinte et Ernie se libéra d’un saut en arrière. Il avait le bras complètement engourdi. « N’oublie pas », lui recommanda le vieil homme. Ernie tourna les talons et s’enfuit de tout ce qu’il lui restait de force dans les jambes. Ses amis l’attendaient au coin de la rue. « Est-ce qu’il a essayé de t’assassiner ? murmura l’un d’eux. — Mais non. Il est pas si terrible. — Qu’est-ce qu’il voulait ? — Qu’est-ce que tu crois ? » Ils se remirent en marche en scandant la fameuse comptine : Un grand trou creusez-moi donc, Disait cet épouvantail, Vous y attend tout au fond Une surprise de taille. Désormais, chaque après-midi, ils allaient dans le champ de M. Miller s’asseoir sous le grand chêne. « Vous croyez qu’il y a vraiment quelque chose là-dessous ? — Mais non. — Et s’il y avait quand même quelque chose ? — Quoi ? — De l’or, peut-être. » Ils en parlaient tous les jours, et tous les jours, ils se tournaient vers le clocher et comptaient dix pas. Arrivés à l’endroit indiqué, ils grattaient la terre de la pointe de leurs baskets. « Une supposition qu’y ait vraiment de l’or là-dessous ? — Pourquoi il nous aurait dit ça ? — Ouais, pourquoi y creuse pas lui-même ? — Parce qu’il est trop vieux, idiot. — Ah ouais ? Comme ça, s’il y a de l’or ici on partagera en trois. » Leur curiosité grandissait. La nuit, ils rêvaient d’or. Inscrivaient le mot or sur leurs livres de classe. Rêvaient à tout ce qu’ils pourraient s’acheter avec cet or. Ils se mirent à passer et repasser devant la maison de M. Hawkins dans l’espoir qu’il les appellerait encore et qu’ils pourraient lui demander si c’était bien de l’or qu’il y avait là-bas. Mais il ne les appelait plus. Puis, un jour, en revenant de l’école, ils le virent parler à un autre garçon. « C’est à nous qu’il a dit comment on pouvait avoir l’or ! dit Ernie. — Ouais ! s’emportèrent les deux autres. Allons-y ! » Ils coururent jusque chez Ernie, qui descendit à la cave chercher des pelles. Puis ils filèrent d’une traite, via la rue principale, quelques terrains vagues et la décharge municipale, jusqu’au champ de M. Miller. Une fois sous le chêne, ils se placèrent face au clocher et comptèrent dix pas. « Creusons », dit Ernie. Plantant leurs pelles dans la terre noire, ils commencèrent à creuser sans échanger un mot, les narines sifflantes. Lorsque le trou eut dans les trois pieds de profondeur, ils se reposèrent. « Vous croyez qu’il y a vraiment de l’or là-dessous ? — J’sais pas, mais on va s’en assurer avant que l’autre gosse s’en mêle. — Ouais ! — Hé, comment on va sortir de là quand on sera à dix pieds ? — On taillera des marches », dit Ernie. Ils se remirent au travail. Pendant plus d’une heure, ils pelletèrent la terre fraîche, pleine de vers, l’entassant autour du trou. Ils en avaient les vêtements et ce qu’ils avaient de peau à nu tout maculés. Quand le bord du trou se trouva au-dessus de leurs têtes, l’un d’eux alla chercher un seau et une corde. Ernie et l’autre continuèrent de creuser et de déblayer. Au bout d’un moment, comme la terre qu’ils rejetaient retombait en pluie sur leur tête, ils s’arrêtèrent. Ils s’assirent à même le sol humide, exténués, en attendant le retour de leur camarade. Leurs mains et leurs bras étaient noirs de crasse. « On en est à combien ? — Six pieds », estima Ernie. Une fois leur camarade revenu, ils se remirent au travail. Ils creusèrent et creusèrent jusqu’à en avoir les os douloureux. « Et puis zut, y en a marre, dit celui qui remontait les seaux de terre. Y a rien là-dessous. — Il a dit dix pieds, insista Ernie. — Tant pis, je me tire. — Dégonflé ! — C’est toi qui nous gonfles. » Ernie se tourna vers l’autre. « Va falloir que tu remontes la terre. — Bon… d’accord. » Ernie continua de creuser. Désormais, quand il levait la tête, il lui semblait que les côtés du trou vibraient et que tout allait s’effondrer sur lui. Il tremblait de fatigue. « Allez, viens, lui lança finalement son copain. Y a rien du tout. On les a creusés, les dix pieds. — Pas tout à fait, haleta Ernie. — Jusqu’où tu vas continuer ? Jusqu’en Chine ? » Ernie s’adossa à la paroi du trou et serra les dents. Un gros vers s’extirpa de la terre et tomba au fond du trou. « Je rentre, l’avertit son copain. Je vais en prendre une si je suis en retard pour dîner. — Toi aussi, tu te dégonfles, dit pitoyablement Ernie. — Aaaah… c’est toi qui nous gonfles. » Ernie haussa des épaules douloureuses. « Eh bien, j’aurai l’or pour moi tout seul, lança-t-il. — De l’or, y en a pas. — Attache la corde à quelque chose, que je puisse sortir quand j’aurai trouvé l’or. » L’autre ricana. Il attacha la corde à un arbuste et la laissa pendre dans le trou. Ernie leva les yeux et vit un vague rectangle de ciel en train de s’assombrir, dans lequel se découpa la tête de son camarade. « Tâche de pas rester coincé là-dedans ! — T’en fais pas pour moi. » Ernie baissa rageusement la tête et planta sa pelle dans le sol. Il sentait le regard de son ami sur son dos. « T’as pas peur ? demanda ce dernier. — De quoi ? lui répliqua sèchement Ernie. — J’sais pas. » Et Ernie de creuser. « Bon, alors à bientôt. » Ernie répondit par un vague grognement. Il entendit les pas du garçon s’éloigner, regarda autour de lui et une petite plainte s’échappa de ses lèvres. Il avait froid. « Pas question d’abandonner », marmonna-t-il. L’or était à lui. Il n’allait pas le laisser à l’autre gamin. Il se mit à creuser avec fureur, entassant la terre d’un côté du trou. Il faisait de plus en plus sombre. « Encore un peu, se dit-il entre deux halètements. Et je rentre à la maison avec mon or. » Il donna un coup de pelle vigoureux qui fut suivi d’un son caverneux. Ernie sentit un frisson lui parcourir le dos. Il se força à continuer. Je vais les faire rigoler, tiens, se disait-il. Je vais les faire rigoler… Il avait mis partiellement à jour une espèce de coffre — un coffre tout en longueur. Il s’arrêta pour regarder la surface de bois et frissonna de nouveau. Vous y attend tout au fond… Tremblant comme une feuille, Ernie monta sur le couvercle et tapa du pied, produisant un bruit fortement caverneux. Il déblaya un peu plus de terre et sa pelle racla le bois vermoulu. Impossible de dégager l’ensemble du coffre – il était trop long. Puis il remarqua que le couvercle se présentait en deux parties, chacune munie d’un loquet. Ernie serra les dents et abattit le tranchant de sa pelle sur le loquet. La moitié du couvercle s’ouvrit. Ernie poussa un hurlement. Il recula jusqu’au mur de terre et, muet de terreur, regarda l’homme qui venait de se redresser. « Surprise ! » dit M. Hawkins. L’HORREUR RAMPANTE THÈSE SOUTENUE AU TITRE D’ÉPREUVE PARTIELLE EN VUE DE L’OBTENTION D’UNE LICENCE DE LETTRES Le phénomène connu dans les milieux scientifiques sous le nom de « Mouvement de Los Angeles » est apparu pour la première fois en 1982 après que le docteur Albert Grimsby, licencié es lettres, licencié es sciences, maître es lettres, maître es sciences, professeur de physique au California Institute of Technology, eut fait une découverte insolite. « J’ai fait une découverte insolite, déclara le professeur Grimsby. — Laquelle ? s’enquit le professeur Maxwell. — Los Angeles est un être vivant. » Maxwell battit des paupières. « Je vous demande pardon ? — Je comprends votre incrédulité, répondit l’autre. Cependant… » Sur ces mots, il attira Maxwell vers sa paillasse de laboratoire. « Regardez dans ce microscope. J’y ai isolé un fragment de la ville. » Maxwell s’exécuta. Puis il releva la tête. La stupeur se lisait sur son visage. « Ça bouge ! » constata-t-il. Ayant fait cette étrange découverte, le professeur Grimsby eut la curieuse idée de ne la divulguer que dans un cercle restreint. Aussi ne fut-elle publiée, sous forme d’un unique paragraphe, que dans la Lettre des Sciences du 2 juin 1982 sous le titre « L.A. : UN PHYSICIEN DE CALTECH DÉTECTE DE SIGNES DE VIE. » Fut-ce à cause de cette formulation malheureuse ? De l’indifférence générale ? Toujours est-il que l’articulet passa inaperçu, ne donna lieu à aucun commentaire. Et cette négligence impardonnable devait hanter toute sa vie l’homme qui en était l’auteur. Plus tard elle fut connue sous le nom de « Gaffe de Grimsby ». Ainsi fut annoncé à une nation peu concernée le phénomène qui, par la suite, devait représenter pour elle la plus épouvantable menace. Les chercheurs ont découvert récemment que le Mouvement de Los Angeles avait précédé de plusieurs années la trouvaille de Grimsby. En effet, on trouve des allusions à l’effroyable événement dans des travaux publiés quinze ans avant la funeste « Révélation de Caltech ». Par exemple, un respectable journaliste du nom de John Gunther déclarait : « Ce qui distingue Los Angeles (…), c’est sa croissance tentaculaire[2]. » Autre citation sur le même sujet : « En proie à une croissance quasi amibienne, (L.A.) s’est étendu dans toutes les directions[3]. » On décèle dans ces propos une approche simpliste du phénomène qui, si elle témoigne d’une certaine intuition, n’en trahit pas moins un aveuglement total. On n’a pas la preuve aujourd’hui que déjà, à l’époque, on avait conscience de ce fantastique processus ; mais il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes en pressentaient l’existence, fût-ce approximativement. Les hypothèses concernant le comportement aberrant de la nature commencent à proliférer en juillet-août 1982. Durant une période d’environ quarante-sept jours, l’Arizona et l’Utah dans leur totalité, ainsi que de larges zone du Nouveau-Mexique et du sud du Colorado, sont le théâtre de fortes pluies provoquant des inondations qui atteignent fréquemment la cote de vingt-cinq centimètres. Le caractère inhabituel de ces précipitations dans des régions jusque-là arides suscite alors de vives inquiétudes, ainsi que de nombreux commentaires. Les premières hypothèses font porter la responsabilité de ces précipitations inhabituelles sur les essais nucléaires réalisés dans le sud-ouest du pays[4]. Le démenti formel apporté par le gouvernement ne fait qu’accroître la croyance populaire, au lieu de l’affaiblir (l’hypothèse sera plus tard écartée). Les autres « conjectures climatiques », comme on disait alors dans le jargon des enquêteurs, peuvent être reléguées au rang de « théories pour illuminés »[5]. À l’époque, on prétend notamment que la multiplication des vols commerciaux perturbent l’équilibre naturel de la couverture nuageuse, qu’au sein du peuple indien, des faiseurs-de-pluie détraqués ont découvert par hasard un mystérieux facteur de condensation aux conséquences fatales et en font un usage immodéré, ou encore que les nuages sont affectés par une étrange vague de froid venue de l’espace. En outre, et il semble que ce soit le cas chaque fois que la nature se comporte de manière anormale, on avance que le phénomène annonce Déluge II Les documents d’époque prouvent clairement que plusieurs mouvements religieux mineurs entreprennent en toute hâte la construction d’« Arches du salut ». L’une d’entre elles est toujours visible dans les faubourgs de Dry Rot[6], petite ville du Nouveau-Mexique construite sur une hauteur, où elle « attend toujours le déluge[7]. » Puis vient le jour mémorable où le nom de Cyrus Mills, simple agriculteur, entre dans le vocabulaire courant. « Pristi ! » s’exclama le père Mills. Il fixa un regard de paysan hébété sur la curiosité qu’il venait de repérer dans son champ de maïs. Il s’en approcha prudemment. Puis il la tâta du bout d’un doigt boudiné. « Pristi », répéta-t-il, soudain moins volubile. En réponse au coup de téléphone pressant de l’agriculteur, Jason Gullwhistle, de la U.S. Expérimental Farm Station n° 3, arriva bientôt à la ferme à bord de son break. Mills l’emmena promptement sur place. « Curieux, commenta Gullwhistle. On dirait un oranger. » Une enquête minutieuse révéla le caractère fort pertinent de cette remarque : il s’agissait effectivement d’un oranger. « Incroyable, dit encore Gullwhistle. Un oranger dans un champ de maïs, en plein État du Nebraska. Ça alors ! » À la ferme, où ils revenaient boire une limonade, ils tombèrent sur Mme Mills en short et maillot de corps, lunettes de soleil sur le nez ; elle avait aussi exhumé un vieux manteau de fourrure tout mité, retrouvé dans son trousseau de mariage (lui-même en piteux état). « À moi Hollywood, j’arrive ! Je prends la voiture », déclara Mme Mills, soixante-cinq ans au bas mot. Dès la tombée du soir, toutes les agences de presse s’étaient emparées de la nouvelle, et tous les journaux de quelque importance en avaient tiré un encart humoristique à la une. Néanmoins, une semaine plus tard l’incident n’avait plus rien de drôle, car de tous les coins du Nebraska (plus certaines régions de l’Iowa, du Kansas et du Colorado) on signalait la présence d’orangers ou de citronniers dans les champs de blé ou de maïs — et, plus grave, des comportements anormaux dans la population rurale. On commence à noter une dépendance compulsive aux tenues légères, une augmentation inexplicable des ventes de jus d’orange congelé et une recrudescence de lettres, étrangement similaires, adressées à des dizaines de Chambres de commerce. Elles exigent avec la dernière énergie la construction immédiate de résidences standing, de supermarchés, de courts de tennis, de cinémas et de restaurants en plein air, et se plaignent de la pollution atmosphérique. Mais on ne prend des mesures vraiment adaptées que le jour où la baisse sensible des températures diurnes, ainsi que la multiplication prononcée des arbres à agrumes — que rien ne justifie —, met en danger la production de maïs et de blé. Localement, les regroupements de fermiers organisent bien des pulvérisations, mais avec un résultat quasi nul. Oranges, citrons et pamplemousses continuent à s’épanouir selon une courbe de croissance exponentielle. Alors seulement la nation s’émeut. Les plus éminents scientifiques du pays se réunissent en séminaire à Ragweed[8], Nebraska, centre géographique du fléau galopant, afin d’envisager les différentes éventualités. « Le phénomène est dû à des secousses telluriques dynamiques dans les substrats alluviaux, déclara le professeur Kenneth Loam[9], de l’Université de Denver. — Le phénomène est dû à des perturbations chimiques massives dans la composition du sol, affirma Spencer Smith, des Laboratoires Dupont. — Le phénomène est dû à une mutation génétique générale du maïs, contra le professeur Jeremy Brass, du Kansas Collège. — Le phénomène est dû à une violente contraction du dôme atmosphérique, déclara le professeur Lawson Hinkson, du M.I.T. — Le phénomène est dû à une modification de l’orbite terrestre, certifia Roger Cosmos, du planétarium Hayden. — J’ai la trouille », conclut l’homme de la rue. Ce vaste corpus de génie spéculatif donna-t-il des résultats positifs ? Cela reste à prouver. L’Histoire rapporte que la cause de ce Phénomène naturel et humain inaccoutumé fut cernée de plus près début octobre 1982, lorsque le professeur auxiliaire David Silver, jeune chercheur en physique à l’Université du Missouri, publia dans le Scientific American un article intitulé « Un faisceau de preuves ». Dans ce brillant essai, le professeur Silver est le premier à affirmer que tous ces événements, en apparence isolés, sont en réalité les manifestations apparentes d’un seul et même phénomène sous-jacent. Jusqu’à sa parution, on n’avait guère prêté attention aux comportements aberrants des habitants des régions concernées. Mais Silver lui attribuait la même cause qu’à l’anormale apparition des arbres à agrumes. Curieusement, l’ultime maillon de la chaîne déductive fut forgé dans le supplément dominical d’un quotidien appartenant au groupe de presse Hearst, aujourd’hui disparu[10]. L’auteur, journaliste à part entière, était tombé par hasard, en faisant des recherches pour un reportage, sur l’encart rapportant la découverte du professeur Grimsby. Y pressentant un sujet à sensation susceptible de faire vendre beaucoup de papier, il rédigea un article associant les thèses de Grimsby et celles de Silver, en les agrémentant de ses conceptions qui, pour émaner d’un amateur, ne s’en révélèrent pas moins parfaitement exactes. (On devait oublier de dernier point au moment de la retentissante procédure judiciaire engagée contre le journaliste par les deux universitaires, qui lui reprochaient vertement de ne pas les avoir consultés avant de prendre la plume.) On finit ainsi par savoir que Los Angeles, telle une gigantesque moisissure, gagnait progressivement tout le territoire national. Suivit une période de gestation pendant laquelle diverses publications, aux quatre coins du pays, gonflent lentement l’importance du « Mouvement de Los Angeles », expression qui devient alors universellement connue. C’est pendant cette période qu’un chroniqueur imaginatif surnomme la ville « Ellie, la Métropole en marche » ; réduit à « Ellie », le sobriquet se répand dans le langage courant, où il devient aussi familier que « hamburger » ou « Seconde Guerre mondiale ». Ensuite s’inaugure une phase de collecte de données puis d’analyse du Mouvement de Los Angeles par les disciplines scientifiques dominantes désireuses de stopper l’étrange pèlerinage qui progresse vers le sud du Dakota, du Missouri, de l’Arkansas, et même jusqu’à l’État souverain du Texas — dont le choc causé à la population pourrait faire l’objet d’un article particulier du genre : LES RÉPUBLICAINS EXIGENT UNE ENQUÊTE POUSSÉE au motif que le Mouvement de L.A. cacherait en fait des activités subversives Après avoir hâtivement réparti ses envoyés dans toutes les zones infectées, l’American Médical Association publie dans tout le pays une liste de signes avant-coureurs révélant l’approche du fléau. SYMPTÔMES DE L’ELLÉITE[11] 1. Appétence exacerbée pour les agrumes, que ce soit sous forme solide ou liquide. 2. Perte totale ou partielle de la notion des distances (par exemple, un habitant de Kansas City parlera de prendre sa voiture pour aller passer le week-end à San Diego.) 3. Désir exacerbé de posséder un véhicule motorisé. 4. Appétit exacerbé de séances de cinéma ou de Premières. (On note un symptôme annexe qui, s’il n’est pas omniprésent, demeure un risque certain : la volonté indéracinable, chez les jeunes filles, de devenir vedettes de cinéma.) 5. Goût pour les accoutrements insolites (y compris vestes en fourrure, shorts, débardeurs, pantalons larges, sandales, blue-jeans et maillots de bain, le tout dans des couleurs le plus souvent voyantes). Malheureusement, cette liste rata complètement sa cible. En effet, elle ne mentionnait pas l’effet nocif de l’exposition excessive au soleil chez les habitants des États septentrionaux. L’arrivée de l’hiver se trouvant indéfiniment retardée, un certain nombre de pauvres gens incapables de s’adapter versèrent dans la névrose et, dans certains cas, perdirent totalement la tête. L’histoire de Matchbox[12], North Dakota, bourgade du nord de l’État, est caractéristique des anecdotes qui se multiplient tout au long de l’automne, puis de l’hiver, cette année-là. Les citoyens de cette infortunée petite ville deviennent fous, tous comme un seul homme, à force d’attendre la neige ; pris d’hystérie collective, ils y mettent le feu jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Le dépliant omettait aussi de signaler le phénomène psychologique ultérieurement connu sous le nom d’« Envie de plage »[13]; les victimes de cette psychose hallucinatoire s’aventuraient en masse à travers plaines et prairies, vêtus de maillots de bain et armés de serviettes ou de couvertures de plage, en quête de l’océan Pacifique. Au mois d’octobre, le Mouvement de Los Angeles (cette appellation plus pondérée est inventée en septembre par le professeur Augustus Wrench[14] dans un essai adressé à l’Ordre national des scientifiques) se répand comme une traînée de poudre et, en l’espace de dix jours, engloutit l’Arkansas, le Missouri et le Minnesota avant de s’étendre rapidement en direction des frontières de l’Illinois, du Wisconsin, du Tennessee, du Mississippi et de la Louisiane. La pollution industrielle gagne parallèlement du terrain. Jusque-là, les habitants de la côte est s’étaient intéressés au phénomène, mais sans plus, n’étant pas directement concernés par la maladie qui frappait ces lointains territoires. Mais en voyant la lisière de Los Angeles approcher de manière inquiétante sans que rien ne puisse l’arrêter, ces régions commencent à s’inquiéter. À Washington, on envisage d’interrompre les travaux parlementaires tant les Représentants sont inondés de pétitions et autres lettres de protestation. Une commission spéciale, jusqu’alors freinée par l’apathie générale de la côte est face à la menace, s’adjoint plusieurs distingués Représentants ; il s’ensuit un coûteux examen du problème. C’est cette même commission qui, au cours d’une audience télévisée, déniche une secte appelée « Les Précurseurs de L.A. ». Cette insidieuse société secrète avait surgi – quasi spontanément, semble-t-il – du chaos général sévissant dans le « Grand Los Angeles ». Pendant un temps, on crut largement qu’il s’agissait d’un nouveau symptôme de l’Elléite. Toutefois, des interrogatoires poussés révélèrent qu’il existait déjà des cellules de Précurseurs dans des villes de la côte est qui, à l’époque, n’avaient pas encore été en contact avec le virus de l’épouvante. Cette révélation fait naître la terreur dans les cœurs. Qu’on cherche à semer la subversion dans des circonstances pareilles, voilà qui n’est pas loin d’entraîner une démobilisation de la nation. En effet, il ne s’agit pas d’une organisation vaguement cimentée par une même vision affective : cette faction se compose d’hommes et de femmes obéissant à une hiérarchie élaborée, et qui se proposent de renverser le gouvernement fédéral. Ils distribuaient des tracts dès l’avènement du Mouvement, et ce dans tout le pays. Et ces brochures faisaient appel à la rhétorique rouée typique des mouvements subversifs pour peindre sous un jour idyllique l’avenir des « États-Unis… de Los Angeles ! » PEUPLE, LÈVE-TOI[15] ! Peuple, lève-toi ! Rejette les entraves de la réaction ! À quoi bon t’opposer à la marche du progrès ! Le progrès est inévitable ! Et vous, qui peuplez ce fier pays – cette terre chèrement payée au prix de votre sang à vous, de vos larmes à vous —, vous devez comprendre que la Nature elle-même est du côté des Précurseurs de L.A. ! Comment cela ? demandez-vous. Élémentaire : LA NATURE SOUTIENT LES PRÉCURSEURS DE L.A. POUR VOTRE BIEN À VOUS ! OUI, VOUS ! VOUS TOUS ! Citons quelques faits : Dans les États touchés par la grâce : 1. Le taux de rhumatismes a chuté de 52 % ; 2. La taux de pneumonie a chuté de 61 % ; 3. Les engelures ont complètement disparu ; 4. Le taux de RHUME BANAL a chuté de 73 % ! Qu’y a-t-il de négatif là-dedans ? Cette évolution est-elle le résultat d’un ANTI-PROGRÈS ? NON ! ! ! Partout où Los Angeles s’est étendu, le désert à fui — ce qui rajoute des millions d’hectares fertiles à notre terre bien-aimée. Là où, jadis, on ne trouvait que du sable, des cactus et des ossements blanchis, se trouvent à présent des plantes, des arbres et même des FLEURS ! Le tract s’achevait sur un couplet qui mit toute une nation en fureur : Chante, ô Nation, tous étendards au vent ! Grâce à Los Angeles tu iras de l’avant ! La révélation des Précurseurs de L.A. provoque une marée de réactions qui balaye le pays entier. La colère devient le thème dominant de cette contre-révolution – une colère dirigée contre la subtilité avec laquelle Les Précurseurs déforment la réalité et contre l’arrogance avec laquelle ils affirment que tôt ou tard, la patrie tombera inévitablement sous la coupe de Los Angeles. Des slogans tels que « À bas les adorateurs de L.A. ! » ou « Renvoyons-les d’où ils viennent ! » résonnent d’est en ouest. On force le Congrès à adopter une mesure frappant les Précurseurs d’interdiction et rendant l’adhésion à ce mouvement passible de haute trahison. Des groupes de pression particulièrement enragés y adjoignent une clause rendant légale la prohibition, la réquisition et la démolition de toutes les fabriques d’accessoires de tennis et d’articles de plage. Toutefois, à ce stade, l’association nationale des Manufacturiers intervient et contrecarre ce projet en exerçant diverses pressions judicieusement ciblées. En dépit de ces promptes représailles, Les Précurseurs poursuivent leurs activités de manière souterraine et leurs persévérantes menées font au moins une victime : l’État du Missouri – celui dont on dit que les habitants réclament toujours de « voir avant de croire ». Par un moyen qui reste à ce jour mystérieux, les Précurseurs se rendent maîtres de son appareil législatif et, à force d’intrigues, font voter un amendement à la constitution de l’État qui, ratifié à la hâte, l’intègre au comté de Los Angeles ; c’est la première région des États-Unis à accomplir délibérément cette démarche. LES POMPES FUNÈBRES DE CALIFORNIE OUVRENT CINQ FUNÉRARIUMS SUPPLÉMENTAIRES DANS LE SUD-OUEST DU PAYS Dans les mois qui suivent, on enregistre une progression notable de la production dans le secteur automobile, surtout en ce qui concerne les modèles décapotables. En effet, dans les États touchés par le Mouvement de L.A., les citoyens dans leur ensemble semblent atteints par un des symptômes de « l’elléite », connu sous le nom d’automanie. L’industrie automobile connaît en conséquence une forte période de croissance ; les voitures sortent des usines par milliers, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Parallèlement, restaurants et cinémas de type « drive-in » se mettent à proliférer à une vitesse folle ; ils poussent comme des champignons dans tous les États de l’ouest et du Midwest, de telle manière qu’il devient impossible d’en maîtriser la multiplication. L’exemple type de cette manie inconsidérée est la fameuse montagne qu’on entreprit d’évider pour y installer un cinéma[16]. À l’approche du mois de décembre, le Mouvement a englouti l’Illinois, le Wisconsin, le Mississippi et la moitié du Tennessee, et lèche déjà les rivages de l’Indiana, du Kentucky et de l’Alabama. (Il ne sera pas fait mention ici des conséquences radicales de ce phénomène sur la ségrégation raciale dans le Sud, ce sujet exigeant en soi une enquête poussée.) C’est à peu près à cette époque que se lève çà et là une vague de fanatisme religieux. Comme le veut la nature humaine en temps de cataclysmes, des millions d’individus se tournent vers la foi. Cette calamité apporte de l’eau au moulin de diverses sectes. Parmi les plus représentatives, citons les Adorateurs de la Vigne, originaires de San Bernardino (Californie), qui voient en Los Angeles la réincarnation de leur dieu Ochsalie — ou « Divignité ». Quant aux Fils du Chiendent, (à San Diego), ils tiennent L.A. pour l’incarnation-sœur de leur déité à eux qui, selon leur dogme, se répandait déjà trente ans avant le Mouvement. Malheureusement pour tous, bien souvent des groupuscules fascisants s’assurent illégitimement le contrôle de ces mouvements religieux – par ailleurs inoffensifs – en posant « la puissance et l’énergie » comme instruments de domination. En conséquence, ils dégénèrent et ne sont bientôt plus que de simples façades derrière lesquelles complotent des agitateurs décidés à renverser le gouvernement et accroître leur propre sphère d’influence. (Plus tard, des documents secrets révéleront les desseins d’une fraternité particulièrement perfide : transformer le Pentagone en champ de courses couvert.) À compter de ce mois de septembre, et pendant plusieurs années, on note aussi une forte croissance de l’industrie cinématographique. Les grands studios de production ouvrent des succursales dans tout le pays – par exemple, la M.G.M. en construit un à Terre Haute (Indiana), la Paramount un autre à Cincinnati (Ohio), et la Twentieth-Century Fox un troisième à Tulsa (Oklahoma). L’Association des scénaristes, de son côté, crée des antennes dans toutes les grandes villes ; le mot « hollywoodien », qui ne voulait déjà plus dire grand-chose, ne veut plus rien dire du tout. Quant à la production cinématographique proprement dite, elle est multipliée par quatre. L’ouest du Mississippi se couvre de cinémas de tous acabits, hâtivement bâtis et, dans certaines rues, adossés les uns aux autres sur plusieurs centaines de mètres[17]. Il n’est pas rare que ces bâtiments de piètre qualité s’effondrent quelques semaines à peine après leur « inauguration en grande pompe ». Mais les cinémas ont beau foisonner, ils restent largement dépassés par la quantité (la qualité n’étant pas toujours au rendez-vous) de films disponibles. C’est pour contenir ce risque économique que les grandes maisons de production inaugurent la pratique consistant à brûler les films afin de garantir la stabilité des prix. Cette initiative suscite une vive animosité chez les studios de moindre envergure qui ne produisent pas suffisamment pour recourir à cette mesure. Autre inconvénient issu de cette recrudescence : le tapage créé par les divers groupes de pression — relativement restreints, mais très décidés – croît proportionnellement à la production de films. Le meilleur exemple demeure la Ligue Anti-chevaline de Dallas, qui s’oppose fermement et inlassablement à l’utilisation de chevaux dans les films. Ce phénomène, ajouté à la multiplication des voitures particulières (qui avait rendu l’élevage des chevaux très peu rentable) complique infiniment la tâche des producteurs de westerns (comme on les appelait à l’époque). C’est ainsi que le « western » cède rapidement la place au cinéma dit « intimiste ». ÉCHANTILLON DE SCÉNARIO REPRÉSENTATIF[18] Au volant de sa Jaguar, Tex d’Urberville[19] entre dans Sinistreville-sur-Colorado, bourgade de l’Ouest assoupie, soulevant au passage un nuage dépoussière. Il se gare devant le saloon et descend de voiture. C’est un employé de ranch, sec et de haute taille, impeccablement vêtu d’un gilet et d’un pantalon en daim, le tout complété par un grand chapeau, des bottes et des demi-guêtres gris perle. Un impressionnant six-coups est passé à sa ceinture. Il tient à la main une canne en osier à pommeau d’or. Dès qu’il pénètre dans le saloon, on voit les hommes fuir en s’éparpillant dans toutes les directions ; il ne reste bientôt plus que Tex et, à l’autre bout du comptoir, un inconnu à l’air aussi robuste que rébarbatif : Dirty Ned Updyke[20], truand et pistolero local. TEX (Il ôte ses gants blancs puis, feignant de ne pas voir Dirty Ned, s’adresse au barman) : Sois gentil, Roger, donne-moi un whisky-soda, tu veux ? ROGER : Bien monsieur. Dirty Ned lui jette un regard noir par-dessus son verre mais n’ose porter la main à son automatique Webley, caché dans un baudrier sous sa veste en tweed. Tex d’Urberville promène lentement un regard bleu glacé sur la salle et pose enfin les yeux sur les traits apeurés de Dirty Ned. TEX : Alors comme ça, c’est toi l’ordure qu’a tué mon frère. Aussitôt les deux hommes dégainent leur canne-épée, s’approchent l’un de l’autre et se saluent d’un air sévère. Autre conséquence non négligeable : la politique se ressent de cette production cinématographique accrue. En effet, on a de plus en plus besoin de travailleurs hautement rémunérés — Scénaristes, comédiens, réalisateurs ou plombiers ; cette masse de nouveaux riches[21] parvenue à l’opulence pratiquement du jour au lendemain est touchée par une virulente névrose de culpabilisation qui pousse nombre de ses membres vers les partis dits « progressistes ». Cet accroissement de l’activisme de gauche influe largement sur le cours du destin politique national. (Mais là encore, le sujet demanderait une étude indépendante si l’on voulait en évaluer correctement toute les ramifications.) Il n’est pas inutile de mentionner au passage deux autres facteurs saillants : d’une part, l’élévation du taux de divorces — due à la libéralisation de la législation dans tous les États atteints par le Mouvement de Los Angeles —, et d’autre part, la prohibition graduelle mais inéluctable dont sont frappés les articles de tennis et de plage suite aux manœuvres d’un groupuscule enragé mais puissant au sein même de l’Association nationale des Manufacturiers. Cette interdiction inaugure une ère de courte durée reproduisant ce qu’on appelait justement la « Prohibition » dans les années vingt. Pendant cette regrettable période, les amateurs de sensations fortes se ruent dans les nombreux courts de tennis clandestins qui fleurissent dans toute l’Amérique, partout où les goûts pervers d’un certain public en font des entreprises fructueuses aux mains d’individus sans scrupules. Début janvier 1983, le Mouvement de Los Angeles touche aux rivages atlantiques. La panique s’empare de la Nouvelle-Angleterre et des régions côtières situées plus au sud. Le pays tout entier puis, enfin, Washington résonnent aux cris d’ « Arrêtons Los Angeles ! » et les rouages du gouvernement menacent de s’immobiliser tant le chaos est grand. Le maintien de l’ordre en souffre, la criminalité se répand universellement… bref, la situation est si critique que même Les Précurseurs — mis hors-la-loi – tiennent dans la rue des « meetings pour le renouveau de la foi ». Le 11 février 1983, le Mouvement de Los Angeles franchit l’Hudson à gué et envahit Manhattan. On a beau envoyer des chars équipés de napalm, rien ne réussit à vaincre son inexorable progression. En l’espace d’une semaine le métro ferme et les ventes de voiture triplent. Quant vient le mois de mars, seuls les États du Maine, du Vermont, du New Hampshire et du Massachusetts sont épargnés. On expliquera plus tard que la moisissure en expansion ne s’adaptait que très léthargiquement au sol rocailleux de la région, outre que les conditions météorologiques étaient défavorables. Acculés, réduits à l’impuissance, ces États du nord doivent recourir à des mesures d’exception pour tenter de repousser l’affreuse invasion. Quelques-uns vont jusqu’à autoriser l’euthanasie des personnes manifestement atteintes d’ « elléite ». Les assassinats par arme à feu, arme blanche, empoisonnement ou strangulation se font si courants, en ces temps désespérés, que les journaux doivent leur consacrer une rubrique quotidienne spéciale. Boston, Massachusetts, 13 avril – Associated Press. L’extrême-onction a été administrée aujourd’hui à M. Abner Radin, abattu après qu’on l’a eu trouvé dans son garage en train d’ouvrir le toit de sa Rolls-Royce avec un ouvre-boîtes. À lui seul, le récit du vaillant combat que mena Boston pour conserver sa dignité représenterait un fort volume. À voir comment les intrépides habitants de cette vénérable cité s’accrochèrent à leurs droits et préférèrent le suicide collectif à la capitulation, on ne peut qu’admirer le courage tenace et la formidable résistance dont sait faire preuve l’humanité face à l’insurmontable adversité. Ce qu’il advint une fois le Mouvement contenu à l’intérieur des frontières des États-Unis (dénomination bientôt obsolète, d’ailleurs) fournirait matière à un autre mémoire. Il faut toutefois mentionner, ne serait-ce que brièvement, la colossale réforme sociale surnommée « Beurre dans les épinards » au terme de laquelle tout citoyen de Los Angeles âgé de quarante ans et plus se vit garantir un revenu mensuel au moins égal à sept cent cinquante dollars par mois. Une fois les citoyens placés face à pareille tentation, on se doute bien que l’appareil législatif des différents États ne résista pas longtemps — la pression du public était trop forte. En l’espace de trois ans la nation dans son intégralité faisait partie de Los Angeles. Le siège du gouvernement est établi à Beverly Hills et, en un clin d’œil, des ambassadeurs sont expédiés au quatre coins du monde. Dix ans plus tard, le continent nord-américain tombait et Los Angeles se propageait rapidement vers l’isthme de Panama. Et vint la funeste journée de 1994 que nous connaissons tous. Sur l’île de Pingo Pongo, Maona, fille du chef Luana, s’approcha de son père. « Omu la golu si mongo », dit-elle. (Un tennis, ça te dit ?) Le père, ayant lu les journaux, la transperça sur le champ d’un coup de lance et sortit de la hutte en hurlant. DATE LIMITE Il y a au moins deux nuits par an pour lesquelles un médecin ne fait jamais projet : la nuit de Noël et celle du Nouvel An. La nuit de Noël, c’était des brûlures au bras de Bobby Dascouli que je soignais en y appliquant de la pommade et en les pansant alors que j’aurais dû me trouver blotti dans un bon fauteuil en train d’assister en compagnie de Ruth au festival en Technicolor de l’arbre de Noël. Cela n’a donc pas été un surprise lorsque dix minutes après notre arrivée chez ma sœur Mary, où nous devions passer la soirée du nouvel An, ma permanence téléphonique m’a appelé pour une urgence en ville. Ruth m’a adressé un petit sourire attristé et a secoué la tête. « Pauvre Bill, m’a-t-elle dit en me déposant un baiser sur la joue. — Oui, pauvre Bill », ai-je approuvé, et j’ai reposé mon premier verre de la soirée, encore aux deux tiers plein. J’ai tapoté son ventre proéminent. « Je te défends d’avoir ce bébé avant mon retour, ai-je ajouté. — Je ferai de mon mieux. » J’ai dit rapidement au revoir à tout le monde et suis parti. J’ai remonté le col de mon pardessus et marché vers la Ford en faisant craquer la neige sous mes pas. Le moteur a fini par démarrer et j’ai pris le chemin du centre avec cet air sévère que j’ai vu je ne sais combien de fois sur le visage de je ne sais combien de généralistes. Il était plus de onze heures lorsque les chaînes de mes pneus ont cliqueté sur la sombre étendue déserte d’East Main Street. J’ai passé trois pâtés de maisons en direction du nord pour arriver à l’adresse qu’on m’avait indiquée et me suis garé devant ce qui avait dû être une résidence de prestige quand mon père exerçait encore. À présent, c’était une pension de famille, ancienne, en pleine décrépitude. Dans le hall d’entrée, j’ai fait courir le rayon de mon stylo-lampe sur les boîtes aux lettres mais n’ai pu trouver le nom. J’ai appuyé sur la sonnette de la logeuse et gagné la porte du couloir d’accès. Dès que j’ai entendu le bourdonnement annonçant son ouverture, je l’ai poussée. Au bout du couloir, une porte s’est ouverte et une robuste matrone est apparue. Elle portait un chandail noir sur sa robe verte toute froissée, des socquettes rayées sur des bas épais et des chaussures basses bicolores pour compléter le tout. Pas de maquillage ; la seule note de couleur de son visage provenait des gerçures rouges de ses joues. Des mèches de cheveux gris fer lui pendouillaient sur les tempes. Tout en essayant de les remettre en place, elle est venue à ma rencontre, aussi légère qu’un éléphant, dans le couloir chichement éclairé. « C’est vous, l’docteur ? » s’est-elle enquise. J’ai confirmé. « C’est moi qui vous ai appelé. Y a un vieux type au quatrième étage qui dit qu’il est en train d’mourir. — Quelle chambre ? — J’vais vous montrer. » Je l’ai suivie dans son ascension asthmatique des escaliers. Nous nous sommes arrêtés devant la chambre 47 et elle a gratté au bois mince de la porte avant de l’ouvrir. « C’est là », a-t-elle dit. Il était étendu sur un lit en fer, le corps aussi flasque qu’une poupée au rebut. De chaque côté, reposaient des mains frêles, toute une topographie de veines nouées au milieu desquelles les taches de vieillesse faisaient comme des îles. Sa peau était de ce brun qui marque le bord des pages anciennes et son visage se réduisait à un masque ravagé. Sur l’oreiller sans taie, sa tête était rigoureusement immobile, ses cheveux blancs répandus en désordre sur les rayures du tissu comme de longues traînées de neige. Un chaume blême lui couvrait les joues. Ses yeux bleu pâle fixaient le plafond. En enlevant mon chapeau et mon manteau, j’ai vu qu’il n’avait pas l’air de souffrir. Son expression était celle d’une résignation paisible. Je me suis assis sur le lit et lui ai pris le pouls. Ses yeux se sont tournés vers moi. « Salut, a-t-il dit en souriant. — Salut. » En entendant sa voix, j’ai été surpris de constater qu’il avait toute sa connaissance. Mais son pouls était ce que j’attendais : un mince filet de vie, une pulsation qui fuyait sous les doigts. J’ai reposé sa main et plaqué ma paume sur son front. Pas de fièvre. Il n’était pas malade. Simplement en train de s’en aller. J’ai tapoté l’épaule du vieillard et me suis mis debout avec un geste en direction du côté opposé de la pièce. La logeuse m’y a rejoint de son pas pesant. « Depuis combien de temps est-il couché ? lui ai-je demandé. — Juste depuis c’t’après-midi. L’est venu m’voir et y m’a dit qu’il allait mourir ce soir. » Je l’ai regardée avec des yeux ronds. Je n’avais jamais rencontré quelque chose de semblable. J’avais lu cela quelque part, comme tout le monde. Un vieil homme ou une vieille femme annoncent qu’ils vont mourir à tel moment, et quand ce moment arrive, ils meurent. Qui sait à quoi ça tient ? À une forme de volonté ? De prescience ? Les deux à la fois ? Tout ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit d’un phénomène étrange, voire impressionnant. « A-t-il de la famille ? ai-je demandé. — Pas qu’je sache. » J’ai hoché la tête. « Comprends pas, a repris la logeuse. — Quoi donc ? — Quand l’est arrivé, y a de ça à peu près un mois, y s’portait bien. Même c’t’après-midi, l’avait pas l’air malade — Allez savoir. — C’est vrai. Allez savoir. » Une lueur d’inquiétude, quelque chose comme une vague angoisse est passé au fond de ses yeux. « Ma foi, il n’y a rien que je puisse faire pour lui, ai-je dit. Il ne souffre pas. Ce n’est plus qu’une question de temps. » La logeuse a opiné. « Quel âge a-t-il, ai-je demandé. — Y l’a jamais dit. — Je vois. » Je suis retourné près du lit. « Je vous ai entendu, m’a dit le vieillard. — Oh ? — Vous voulez connaître mon âge. — Oui, quel âge avez-vous ? » Il allait répondre lorsqu’une toux sèche l’a interrompu. J’ai avisé un verre d’eau sur la table de chevet et, assis, j’ai soutenu le vieillard pour qu’il puisse boire un peu. Puis je l’ai aidé à se recoucher. « J’ai un an », a-t-il alors lâché. Sur le coup, je n’ai pas saisi. J’ai contemplé son visage calme. Puis, avec un sourire nerveux, j’ai reposé le verre. « Vous ne me croyez pas, a-t-il repris. — C’est-à-dire… » J’ai haussé les épaules. « C’est pourtant vrai. » J’ai hoché la tête et souri de nouveau. « Je suis né le 31 décembre 1958. À minuit. » II a fermé les yeux. « À quoi bon ? J’ai raconté ça à une centaine de personnes et pas une seule n’a compris. — Racontez-moi ça, à moi. » Au bout de quelques instants, il a pris sa respiration, lentement. « Une semaine après ma naissance, a-t-il commencé, je marchais et je parlais. Je mangeais tout seul. Mon père et ma mère n’en croyaient pas leurs yeux. Ils m’ont emmené voir un médecin. Je ne sais pas ce qu’il en a pensé, mais il n’a rien fait. Qu’est-ce qu’il pouvait faire ? Je n’étais pas malade. Il m’a renvoyé à la maison avec ma mère et mon père. Croissance précoce, c’est tout ce qu’il a trouvé à dire. » La semaine suivante nous étions de nouveau chez lui. Je me rappelle le visage de mon père et de ma mère dans la voiture. Ils avaient peur de moi. » Le docteur ne savait pas quoi faire. Il a fait appel à des spécialistes qui, eux non plus, ne savaient pas quoi faire. J’étais un petit garçon de quatre ans tout à fait normal. Ils m’ont gardé en observation. Ont écrit des articles à mon sujet. Je n’ai plus jamais revu mon père ni ma mère. » Le vieillard a marqué un temps, puis repris de la même voix mécanique : « Une semaine plus tard, j’avais six ans. La semaine d’après, huit. Personne n’y comprenait rien. Ils ont tout essayé, mais il n’y avait pas de réponse. Puis j’ai eu dix ans, et douze ans. À quatorze ans, je me suis enfui parce que j’en avais assez d’être regardé comme une bête curieuse. » Il a contemplé le plafond pendant près d’une minute. « Vous voulez que je continue ? m’a-t-il alors demandé. — Oui », ai-je dit automatiquement. J’étais stupéfié de la facilité avec laquelle il parlait. « Au début, j’ai essayé de me battre. Je suis allé voir des médecins et leur ai hurlé après. Je les ai sommés de trouver ce qui n’allait pas chez moi. Mais tout allait bien. Je vieillissais simplement de deux ans toutes les semaines. » Puis j’ai compris. » J’ai légèrement sursauté, m’arrachant à la rêverie dans laquelle me plongeait la contemplation du vieillard. « Compris ? — Le fin mot de la fameuse histoire. — Quelle histoire ? — Cette histoire de vieille année et de nouvelle année. La vieille année est un vieillard à barbe blanche armé d’une faux Vous savez bien. Et la nouvelle année est un petit bébé. » Le vieil homme s’est interrompu. En bas, dans la rue, j’ai entendu une voiture faire crisser ses pneus à un carrefour avant de passer à toute allure devant la maison. « Je crois qu’il y a toujours eu des hommes comme moi, a-t-il repris. Des hommes qui ne vivent qu’une année. Je ne sais pas comment ça arrive, ni pourquoi ; mais une fois de temps en temps, ça se produit. C’est de là que l’histoire est née. Au fil du temps, les gens ont oublié d’où elle venait. Ils croient que c’est une fable à présent. Un simple symbole. Mais il n’en est rien. » Le vieillard a tourné son visage usé vers le mur. « Et je suis 1959, a-t-il tranquillement déclaré. Voilà qui je suis. » La logeuse et moi sommes restés là, immobiles, à le regarder. Finalement, j’ai lancé un coup d’œil à la femme. Soudain, comme si je venais de la prendre en faute, elle a tourné les talons et s’est empressée de quitter la pièce. La porte a claqué derrière elle. Mes yeux sont revenus sur le vieil homme. Tout à coup, il m’a semblé qu’il ne respirait plus. Je me suis penché pour lui prendre la main. Il n’avait plus de pouls. J’ai reposé sa main en tremblant et me suis redressé. Puis, venant de je ne sais où, une résille de glace s’est posée sur mon dos. Machinalement, j’ai tendu le bras gauche pour faire remonter la manche de ma veste au-delà de ma montre. À la seconde près. J’ai regagné la maison de ma sœur sans parvenir à chasser de ma tête l’histoire du vieillard – ni la résignation lasse que j’avais lue dans ses yeux. Je n’arrêtais pas de me dire qu’il ne pouvait s’agir que d’une coïncidence, mais sans parvenir vraiment à m’en convaincre. Mary m’a fait entrer. Le salon était vide. « Ne me dis pas que la soirée est déjà finie ! » me suis-je exclamé. Mary a souri. « Non, elle n’est pas finie. Elle se poursuit simplement à la maternité. » Je l’ai dévisagée, l’esprit vide. Mary m’a pris le bras. « Et tu ne devineras jamais, a-t-elle ajouté, à quelle heure Ruth a eu cet adorable petit garçon. » MANTAGE FERMETURE EN FONDU. Le vieil homme avait succombé. Du haut d’un firmament cinématographique, un chœur de voix éthérées entonna un hymne. Au milieu d’un flot de nuages roses, elles chantaient : Un moment ou l’éternité. C’était le titre du film. Les lumières se rallumèrent. Les voix s’interrompirent brusquement, le rideau s’abaissa, la salle retentit du son des haut-parleurs : un quatuor qui chantait Un moment ou l’éternité sur disque Decca. Huit cent mille ventes en un mois. Owen Crowley resta affalé dans son fauteuil, les jambes croisées, les bras repliés mollement. Il gardait les yeux fixés sur le rideau. Autour de lui, les spectateurs se levaient et s’étiraient, bâillaient, bavardaient, riaient. Owen ne bougeait pas, le regard perdu dans le vague. À côté de lui, Carole se leva et tira sur sa veste de daim. Elle fredonnait doucement en même temps que le disque : « Grâce à toi le temps peut durer un moment ou l’éternité. » Owen grogna. « Tu viens ? » demanda-t-elle. Il soupira. « Je suppose que oui. » Il prit son veston et la suivit le long de la travée de fauteuils en faisant craquer sous ses semelles des restes de pop-corn et des papiers de bonbons. Quand ils eurent atteint l’allée, elle lui prit le bras. « Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? » Owen eut la pénible impression qu’elle lui posait cette question pour la millionième fois ; que l’essentiel de leurs relations consistait à aller au cinéma et rien de plus. N’y avait-il que deux ans qu’ils s’étaient rencontrés ? Que cinq mois qu’ils étaient fiancés ? L’espace d’un instant, il lui sembla que cela faisait une morne éternité. « Qu’y a-t-il à en penser ? Ce n’est qu’un film parmi d’autres. — Je pensais que tu l’aimerais, étant toi-même écrivain. » Il se traîna vers la sortie à son côté. Ils étaient les derniers à quitter la salle. Les lumières du bar étaient éteintes, le distributeur de soda ne pétillait plus de bulles en Technicolor. Il n’y avait d’autre bruit que le glissement de leurs pas sur la moquette, puis leur claquement quand ils arrivèrent dans le hall extérieur. « Qu’est-ce qui se passe, Owen ? » s’enquit Carole quand ils eurent couvert la longueur d’un pâté de maisons sans qu’il dise un mot. « Ça me met hors de moi. — Quoi donc ? — Ces films idiots faits par des imbéciles. — Pourquoi ça ? — À cause de cette manie de tout compacter. — Que veux-tu dire ? — Cet écrivain autour duquel tourne le film, expliqua Owen. Il me ressemble beaucoup. Du talent et de l’énergie. Mais il lui faut presque dix ans pour réussir. Dix ans. Et qu’est-ce que fait cette idiotie de film ? Il expédie ça en quelques minutes. Quelques plans où on le voit assis à sa table de travail en train de se creuser la cervelle, des horloges qui tournent, des cendriers pleins de mégots, des tasses à café vides, une pile de manuscrits. Des éditeurs chauves, un cigare entre les dents, qui secouent la tête en signe de refus, des pieds qui marchent sur le trottoir. Et c’est tout. Dix années de labeur acharné. Ça me met hors de moi. — Mais ils ne peuvent pas faire autrement, Owen. C’est le seul moyen de montrer les choses au cinéma. — Alors la vie aussi devrait se dérouler comme ça. — Je doute que tu aimerais ça. — Faux. Au contraire. Pourquoi devrais-je me bagarrer pendant dix ans — ou plus — avec l’écriture ? Pourquoi ne pas en finir en deux ou trois minutes ? — Ce ne serait pas pareil. — Ça, c’est sûr ! » Une heure quarante minutes plus tard, Owen était assis sur le petit lit de sa chambre meublée, contemplant la table sur laquelle étaient posés sa machine à écrire et le manuscrit à demi achevé de son troisième roman, Et maintenant Gomorrhe. Pourquoi pas, en effet ? L’idée était séduisante. Il savait qu’un jour il connaîtrait le succès. Il fallait qu’il en soit ainsi. Sinon, à quoi bon travailler si dur ? Mais la transition… là gisait le problème. Cette transition imprécise entre le combat et la réussite. Ce serait vraiment formidable si cette partie pouvait être condensée, abrégée. Compactée. « Tu sais ce que je voudrais ? demanda-t-il au jeune homme à l’air résolu dont il voyait le reflet dans la glace. — Non. Quoi donc ? — Je voudrais que la vie puisse être aussi simple qu’un film. Que tous les détails fastidieux soient laissés de côté, se réduisent à quelques plans de mines fatiguées, de déceptions, de tasses de café et de labeur nocturne, de cendriers pleins, de refus et de pieds marchant dans rue. Pourquoi pas ? » Quelque chose cliqueta sur le bureau. Owen regarda son réveil. Il était deux heures quarante trois. Bon. Allez. Il haussa les épaules et se prépara à se coucher. Demain, cinq nouvelles pages et une autre nuit de travail à la fabrique de jouets. Un an et sept mois passèrent sans que rien n’arrive. Puis, un matin, Owen se réveilla, descendit jeter un coup d’œil à la boîte aux lettres, et ça y était. Nous sommes heureux de vous faire part de notre intention de publier votre roman Un rêve dans un rêve. « Carole ! Carole ! » Il frappait à la porte de son appartement, le cœur tambourinant après ses huit cents mètres de sprint aussitôt sorti du métro et l’ascension éclair de l’escalier. « Carole ! » Elle ouvrit brusquement la porte, l’air effaré. « Owen, qu’est-ce… » Elle s’interrompit et se mit à crier de saisissement quand il la souleva du sol et la fit tournoyer, le bas de sa chemise de nuit emporté dans un envol soyeux. « Owen, que se passe-t-il ? lâcha-t-elle dans un souffle. — Regarde ! Regarde ! » Il la déposa sur le canapé et, s’agenouillant, lui tendit la lettre toute froissée. « Oh ! Owen ! » Elle se jeta dans ses bras en riant et en pleurant tout à la fois. Il sentait la pression de sa chair douce à travers la soie vaporeuse, ses lèvres tièdes contre sa joue, ses larmes qui le mouillaient. « Oh ! Owen. Mon chéri. » Elle prit son visage entre ses mains tremblantes et l’embrassa, avant de murmurer : « Et toi qui doutais. — Plus maintenant, dit-il. Plus jamais ! » Le bureau de l’éditeur se dressait avec une espèce de majesté distante au-dessus de la cité — garni de tentures, de boiseries, feutré. « Si vous voulez bien signer ici, M. Crowley », dit le directeur littéraire. Owen prit le stylo qu’on lui tendait. « Hourra ! Hourra ! » Il dansait au milieu d’un désordre de verres à cocktail brisés, d’olives naguère fourrées, d’amuse-gueule écrasés, et d’invités. Qui frappaient dans leurs mains et tapaient du pied, suscitant des fureurs monumentales chez les voisins. Se répandaient comme un flot tumultueux de vif-argent dans les pièces et les couloirs de l’appartement de Carole. Dévoraient de quoi nourrir un régiment. Engloutissaient des cascades d’alcool. Disparaissaient dans un brouillard de nicotine. Prenaient le risque de faire grimper le taux de natalité dans la chambre à coucher obscure parfumée par les manteaux de fourrure. Owen faisait des bonds en hurlant : « Je suis un Indien ! » Il attrapa Carole, elle-même hilare, par les cheveux. « Je suis un Indien et je vais te scalper ! Non, je vais plutôt t’embrasser. » Ce qu’il fit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements et de sifflets. Ils restèrent étroitement enlacés. Les applaudissements s’intensifièrent. « Et je vais récidiver ! » annonça-t-il. Rires. Acclamations. Martèlement de la musique. Un cimetière de bouteilles sur l’évier. Du bruit et du mouvement. Toute l’assemblée se mettant à chanter. Chambard de tous les diables. Un agent de police à la porte. « Entrez, entrez, vaillant défenseur de l’ordre public ! » « Allez, m’sieurs-dames, essayez de faire un peu moins de chahut, il y a des gens qui veulent dormir. » Silence sur le champ de bataille. Assis tous les deux sur le canapé, ils regardaient l’aube pointer au bas des fenêtres. Carole, en chemise de nuit, était blottie contre lui, à moitié endormie ; Owen, les lèvres enfouies dans son cou tiède, sentait battre son sang sous le satin de sa peau. « Je t’aime », murmura Carole. Ses lèvres, sur celles d’Owen, devinrent exigeantes, possessives. Le bruissement électrique de sa chemise de nuit le fit frissonner. Il en écarta les bretelles et les regarda glisser au bas de la courbe pâle de ses épaules. « Carole, Carole. » Elle l’enlaça et ses doigts se transformèrent en griffes de chat sur son dos. Le téléphone sonnait obstinément. Il ouvrit un œil. Il avait l’impression qu’une fourche brûlante était fixée à sa paupière. Quand celle-ci se releva, elle lui expédia la fourche dans le cerveau. « Ooh ! » Il referma l’œil en grimaçant et la pièce disparut. « La paix ! » marmonna-t-il à l’adresse de la sonnerie du téléphone et des lutins chaussés de sabots à clous qui dansaient le quadrille dans sa tête. De l’autre côté du vide, une porte s’ouvrit et la sonnerie s’arrêta. Owen poussa un soupir de soulagement. « Allô ? fit la voix de Carole. Oh. Oui, il est ici. » Il perçut le crépitement de sa chemise de nuit, la pression de ses doigts sur son épaule. « Owen. Réveille-toi, mon chéri. » Il entrevit un vallonnement de chair, agrémenté de deux bouts roses, qui se pressait contre de la soie transparente. Il tendit le bras, mais la vision avait disparu. La main de Carole se referma sur la sienne et chercha à le hisser en position assise. « Le téléphone, dit-elle. — Encore, fit-il en l’attirant contre lui. — Le téléphone. — Peut attendre, murmura-t-il contre la nuque de Carole. Je prends mon petit déjeuner. — Chéri, le té-lé-phone. — Allô ? dit-il dans le combiné noir. — Ici Arthur Means, M. Crowley. — Oui ! » Il y eut comme une explosion dans sa tête, mais il continua de sourire quand même, car c’était l’agent littéraire qu’il avait appelé la veille. « Êtes-vous libre à déjeuner ? » demanda Arthur Means. Owen revenait dans le salon après avoir pris sa douche. De la cuisine lui parvenait le bruit des mules de Carole sur le lino, le grésillement du bacon, l’odeur brune du café en train de passer. Owen s’immobilisa. Fronça les sourcils en considérant le canapé où il avait dormi. Comment s’était-il retrouvé là ? Il avait pourtant été au lit avec Carole. Les rues, aux heures nocturnes, avaient quelque chose de magique. Après minuit, Manhattan était une île de silences mystérieux, une vaste acropole d’acier et de béton au repos. Il marchait entre les citadelles muettes, ses pas semblables au tic-tac d’une bombe. « Qui va exploser ! » s’écria-t-il. « Exploser ! » lui renvoyèrent les enfilades de murs ténébreux. « Qui va exploser et jeter en éclats mes mots à travers le monde ! » Owen Crowley s’arrêta. Étendit les bras pour englober l’univers. « Tu es à moi ! hurla-t-il. — À moi », répondit l’écho. Il se déshabillait dans le silence de sa chambre. Il s’installa sur le divan avec un soupir de satisfaction, et croisa les jambes pour défaire ses lacets. Quelle heure était-il ? Il jeta un coup d’œil au réveil. Deux heures cinquante-huit. Quinze minutes s’étaient écoulées depuis qu’il avait formulé son souhait. Il eut un grognement amusé en laissant tomber son soulier. Quelle bizarre idée. Oui, cela faisait exactement un quart d’heure si l’on décidait d’ignorer la période d’un an, sept mois et deux jours qui le séparait du moment où, en pyjama à cet endroit même, il s’était amusé à formuler un souhait délirant. Cela dit, à y repenser, ces dix-neuf mois semblaient avoir passé bien vite ; mais pas à ce point. S’il l’avait voulu, il aurait pu dresser le compte rendu de chaque affligeante journée qui en faisait partie. Owen Crowley laissa échapper un petit rire. Quelle bizarre idée, tout de même. Bah, c’était une vue de l’esprit. L’esprit était une drôle de mécanique. « Carole, marions-nous ! » Il lui aurait assené un coup de poing qu’elle n’aurait pas été plus sidérée. « Quoi ? — Marions-nous ! » Elle le dévisagea. « Tu es sérieux ? » Il la serra dans ses bras. « Mets-moi à l’épreuve. — Oh, Owen. » Elle resta un moment contre lui, puis recula brusquement la tête et sourit de toutes ses dents. « Tu en as mis du temps à te décider. » C’était une maison blanche, perdue dans le feuillage de l’été. Dans la fraîcheur du vaste salon, debout côté à côte sur le parquet de noyer, ils se tenaient la main. Dehors, on entendait le frémissement des feuilles. « En vertu de l’autorité qui m’est conférée par l’État souverain du Connecticut, disait le juge de paix Weaver, je vous déclare unis par les liens du mariage. » Sourire. « Vous pouvez embrasser la mariée. » Leurs lèvres se séparèrent et il vit des larmes briller dans ses yeux. « Bonjour, Mme Crowley », murmura-t-il. Le moteur de la Buick ronronnait tandis que le paisible paysage campagnard défilait de l’autre côté des vitres. Dans la voiture, Carole avait la tête appuyée contre l’épaule de son mari pendant que la radio diffusait Un moment ou l’éternité, dans un arrangement pour cordes. « Tu te souviens ? demanda-t-il — Mmm-hmm. » Elle lui déposa un baiser sur la joue. « Je me demande bien où est ce motel que le vieux bonhomme nous a recommandé. — Ce n’est pas ça, devant ? » Les pneus firent craquer le gravillon de l’allée puis s’immobilisèrent. « Owen, regarde. » Il se mit à rire. Aldo Weaver, gérant, pouvait-on lire au bas de l’enseigne de bois maculée de traces de rouille. « Oui, c’est mon frère George, il marie tous les jeunes de la région », leur expliqua Aldo Weaver en les menant à leur bungalow, dont il ouvrit la porte. Puis les pas d’Aldo décrurent sur le gravillon et Carole s’adossa à la porte jusqu’à ce que la serrure s’enclenche. Dans la chambre calme, obscurcie par l’ombre des arbres, elle murmura : « Maintenant tu es à moi. » Ils marchaient à travers les pièces vides et sonores d’une petite maison de Northport. « Oh ! oui », dit Carole, aux anges. Ils s’arrêtèrent devant la fenêtre du salon pour contempler les bois sombres un peu plus loin. La main de Carole se glissa dans celle d’Owen. « Chez nous, dit-elle. Ce sera chez nous. » Ils emménageaient. C’était désormais meublé. Un deuxième roman vendu, un troisième. John naquit alors qu’un vent furieux soulevait des tourbillons de neige poudreuse sur la pente de la pelouse ; Linda, par une lourde nuit d’été toute crépitante du chant des grillons. Les années défilaient comme une toile de fond mouvante sur laquelle étaient peints les événements. Il était assis dans le silence de son petit cabinet de travail. Il avait veillé tard pour corriger les épreuves de son dernier roman, Un pied dans l’océan. Et maintenant, presque dodelinant de la tête, il revissait le capuchon de son stylo et le posait. « Bon Dieu de bon dieu », murmura-t-il en s’étirant. Il se sentait fatigué. De l’autre côté de la pièce, posé sur le manteau de la petite cheminée, le réveil émit un bourdonnement. Owen le regarda. Trois heures quinze du matin. Il avait de loin dépassé l’heure de… Ses yeux restèrent fixés sur le cadran et son cœur lui fit l’effet d’un tympanon frappé à petits coups. Dix sept minutes plus tard que la dernière fois. Toujours cette pensée qui revenait. Trente-deux minutes en tout. Owen Crowley frissonna et se frotta les mains comme devant une flamme imaginaire. Vraiment, c’est idiot, songea-t-il. Complètement idiot d’aller déterrer cette idée fantasque tous les ans ou presque. C’était le genre d’absurdité qui pouvait tourner à l’obsession. Il parcourut la pièce du regard. Le spectacle de conforts et d’aménagements qui portaient la marque du temps lui inspirèrent un sourire. Cette maison, sa disposition, ce rayon rempli de manuscrits à sa gauche. C’étaient là des choses mesurables. Rien que les enfants représentaient dix-huit mois de lente transition de par leur seule gestation. Il s’adressa un petit rire moqueur. C’était ridicule de chercher ainsi à se convaincre. Comme si cette lubie méritait qu’on la réfute ! Il s’éclaircit la gorge et rangea son bureau en quelques gestes énergiques. Là. Et là. Puis il se laissa aller contre le dossier de son siège. Quoique… C’était peut-être une erreur de réprimer cette pensée. Sa récurrence même suffisait à prouver qu’elle avait un sens précis. À partir du moment où on la combattait, la plus inconsistante des illusions pouvait troubler la raison. Tout le monde savait ça. Bon, voyons les choses en face, décida-t-il. Le temps était une constante ; telle était la donnée de base. Ce qui variait, c’était le point de vue de chaque individu. Pour certains il se traînait dans des chaussures de plomb, pour d’autres, il fuyait à tire-d’aile. Quant à lui, il faisait partie de ceux pour qui le temps avait un caractère essentiellement éphémère. Si éphémère que cela entretenait, plutôt que de l’effacer, le souvenir du souhait puéril qu’il avait fait une certaine nuit, plus de cinq ans auparavant. C’était l’explication, bien sûr. Les mois semblaient durer un clin d’œil et les années l’espace d’un souffle parce qu’il les considérait ainsi. Et… La porte s’ouvrit. Carole s’avança sur le tapis, un verre de lait chaud à la main. « Tu devrais être au lit, la gronda-t-il. — Toi aussi. Et pourtant je te trouve ici. Tu sais quelle heure il est ? — Je sais. » Elle s’assit sur ses genoux pendant qu’il buvait son lait à petites gorgées. « Les épreuves sont corrigées ? » Il acquiesça et lui passa un bras autour de la taille. Elle lui déposa un baiser sur la tempe. Dehors, dans la nuit d’hiver, un chien aboya. Elle soupira. « On dirait que c’était seulement hier, tu ne trouves pas ? » Il respira un petit coup. « Non, je ne trouve pas. — Oh ! toi. » Et elle lui donna un coup de poing affectueux sur le bras. « Ici Artie, disait son agent au téléphone. Devine la nouvelle. » Owen faillit s’étrangler. « Non ! » Il la trouva dans la lingerie, occupée à fourrer des draps dans la machine à laver. « Chérie ! » hurla-t-il. Et les draps de s’envoler. « Ça y est ! — Quoi ? — Le cinéma, le cinéma ! Ils achètent Nobles et hérauts ! — Non ! — Si ! Et… tiens-toi bien… assieds-toi et tiens-toi bien… assieds-toi, je te dis, ou tu vas tomber à la renverse… ils m’en offrent douze mille cinq cents dollars ! — Oh ! — Et ce n’est pas tout ! Ils me payent pendant dix semaines pour faire le scénario au tarif de… re-tiens-toi bien… sept cent cinquante dollars par semaine ! » Elle poussa un petit cri de souris. « Mais nous sommes riches ! — Pas encore tout à fait, dit-il en arpentant le parquet, mais c’est un début, braves gens, ce n’est qu’un début ! » Le vent d’octobre balayait par rafales le tarmac enténébré. Les pinceaux des projecteurs zébraient le ciel. « J’aimerais que les enfants soient là, dit-il, un bras passé autour de la taille de Carole. — Ils auraient froid et seraient grognons, mon chéri. — Carole, tu ne crois pas… — Owen, tu sais que je t’aurais accompagné si j’avais pu. Mais il fallait retirer Johnny de son école – sans compter ce que ça aurait coûté. Il n’y en a que pour dix semaines, mon chéri. Avant que tu t’en aperçoives… — Les passagers du vol vingt-sept à destination de Chicago et Los Angeles, psalmodia le haut-parleur, sont priés de se présenter à la porte numéro trois. — Déjà. » Soudain, une lueur d’égarement passa dans ses yeux et elle pressa contre la sienne sa joue refroidie par le vent. « Oh, mon chéri, tu vas tellement me manquer. » Les larges roues couinaient sous ses pieds, les parois de la cabine vibraient. Dehors, les moteurs vrombissaient de plus en plus fort. La piste se mit à défiler derrière les hublots. Owen regarda en arrière. Les lumières colorées étaient déjà loin. Quelque part au milieu, se trouvait Carole, en train de regarder l’appareil grimper dans les ténèbres. Il se carra dans son siège et ferma un instant les yeux. Un rêve, se dit-il. Je m’envole vers la côte ouest pour faire l’adaptation d’un de mes romans. Grand Dieu, un véritable rêve. Il était assis sur un coin de la banquette en cuir. Son bureau était spacieux. Une péninsule de bois poli partait d’un mur, un fauteuil capitonné impeccablement rangé contre le bord. Des tentures de tweed dissimulaient le climatiseur bourdonnant, des reproductions de bon goût ornaient les murs et, sous ses pieds, la moquette avait la consistance d’une éponge. Owen poussa un soupir. Sa rêverie fut interrompue par un coup frappé à la porte. « Oui ? » fit-il. Entra une superbe blonde en chandail moulant. « Je m’appelle Cora. Je suis votre secrétaire », annonçât-elle. C’était le lundi matin. « Quatre-vingt cinq minutes, pas une de plus », disait Morton Zuckersmith, le producteur. Il signa une note de plus. « C’est la bonne durée. » Il signa une lettre de plus. « Vous apprendrez ce genre de chose en route. » Il signa un contrat de plus. « C’est un monde en soi. » Il replanta son stylo dans sa gaine d’onyx et sa secrétaire sortit, emportant la liasse de papiers. Zuckersmith se renversa dans son fauteuil de cuir, les mains derrière la tête, sa poitrine gonflée d’air tendant sa chemise polo. « Un monde en soi, mon garçon, répéta-t-il. Ah. Voici notre beauté. » Owen se leva, l’estomac contracté, tandis que Linda Carson s’avançait dans la pièce, une main négligemment tendue devant elle. « Morton chéri, dit-elle. — Bonjour, ma toute belle. » Zuckersmith enfouit la main d’ivoire dans la sienne, puis se tourna vers Owen. « Ma chérie, je te présente ton scénariste pour La Dame et le héraut. — J’étais si impatiente de vous connaître, dit Linda Carson — Virginia Ostermeyer de son vrai nom. J’ai adoré votre livre. Je ne saurais vous dire à quel point. » Cora entrait dans le bureau d’Owen, qui s’apprêta à se lever. « Restez assis, dit-elle. Je vous apporte simplement vos pages tapées. On en est à quarante-cinq. » Il la regarda allonger le bras au-dessus du bureau. Ses chandails ressemblaient de plus en plus à une seconde peau ; l’extension causée par sa respiration constituait une menace pour chaque fibre du textile. « Qu’est-ce que ça donne ? » demanda-t-il. Elle considéra cette question comme une invitation à se jucher sur le bras de la banquette en face de lui. « Je trouve que vous vous en sortez formidablement. » Elle croisa les jambes et un bout de combinaison vaporeux lui retomba sur les genoux. « Vous avez beaucoup de talent. » Elle prit une inspiration qui mit sa poitrine en valeur. « Il y a juste quelques petites choses ici et là. Je vous en parlerais bien maintenant, mais… bon, c’est l’heure du déjeuner et… » Ils allèrent déjeuner ensemble ; ce jour-là et les jours suivants. Cora le prenait carrément sous son aile, le guidant comme s’il était incapable de faire quoi que ce soit par lui-même. Se dépensant chaque matin en sourires et en cafés, lui indiquant quels étaient les meilleurs plats à la cantine, le conduisant par le bras à la cafétéria tous les après-midi pour un jus d’orange ; faisant des allusions à l’éventuelle poursuite de leurs relations en dehors des heures de bureau ; prenant dans sa vie une place qu’il n’avait pas souhaitée. Pleurnichant pour de bon un jour où il était allé déjeuner sans elle ; et, comme il lui tapotait l’épaule en un geste de commisération bourrue, se pressant soudain contre lui — et ses lèvres fermes de prendre efficacement leur dû, son corps raidi de plaquer contre le sien ses convexités ravageuses. Et Owen de reculer de saisissement. « Cora ! » Elle lui caressa la joue. « N’y pensez plus, mon chou. Vous avez un travail important à faire. » Et voilà qu’elle n’était plus là et qu’Owen se retrouvait assis à son bureau, les nerfs en alerte, le bout des doigts fourmillant. Une semaine, et puis une autre. « Bonjour, disait Linda au bout du fil. Vous allez bien ? — Très bien, répondit-il au moment où Cora entrait, en jupe de gabardine ultra-étroite et chemisier de soie ultra-ajusté. Pour déjeuner ? J’en serais ravi. Est-ce qu’on se retrouve à… ? Oh. Parfait ! » Il raccrocha sous le regard de Cora. Il se glissait sur le siège de cuir rouge quand, de l’autre côté de la rue, devant la grande entrée, il aperçut Cora qui l’observait d’un œil noir. « Salut, Owen », dit Linda. La Lincoln s’inséra en douceur dans la circulation. C’est absurde, songea Owen. Il était loin d’en avoir fini avec Cora. Lorsqu’il avait repoussé ses avances, elle avait pris cela pour la réaction noble du mari qui tient à rester honnête envers sa femme et ses enfants. C’était du moins l’impression qu’elle avait donnée. Grand Dieu, quelle complication. Ils déjeunèrent ensemble sur le Strip ; puis y dînèrent, Owen espérant qu’un nombre suffisant d’heures consacrées à Linda convaincrait Cora de son manque d’intérêt envers elle. Le lendemain soir, ce fut un autre dîner et le Philharmonique ; deux soirs plus tard, un night-club et une promenade en voiture le long de la côte ; le soir suivant, une avant-première à Encino. Owen ne sut jamais à quel moment précis les choses cessèrent de se conformer au plan prévu. Mais elles prirent une tournure irrévocable le soir où, dans la voiture garée au bord de l’océan, tandis que la radio de bord diffusait de la musique douce, Linda se glissa tout naturellement contre lui, lovant près du sien son corps mondialement connu, lui offrant la succulence de ses lèvres. « Chéri… » Il était allongé sans pouvoir trouver le sommeil, songeant aux semaines passées ; à Cora et à Linda ; à Carole dont la réalité avait pris la forme ténue de lettres quotidiennes et d’une voix hebdomadaire au téléphone, d’une image souriante sur son bureau. Il avait presque terminé le scénario. Bientôt il reprendrait l’avion pour rentrer chez lui. Comme le temps avait passé. Où se trouvaient les articulations, les points de jonction ? Où se trouvait la preuve de cet écoulement du temps sinon dans les quelques souvenirs épars qui émergeaient de sa mémoire ? C’était comme un de ces effets dont on lui avait enseigné l’usage au studio, un montage — une série de scènes traitées en flashes rapides. C’était à cela que la vie ressemblait ; à une série de flashes rapides qui traversaient un moment l’écran de ses perceptions, avant de disparaître. Un mantage, en quelque sorte. De l’autre côté de sa chambre d’hôtel, son réveil de voyage bourdonna brièvement. Non, il n’allait pas le regarder. Il courait contre le vent, la neige, mais Carole n’était pas là. Il la chercha du regard dans la salle d’attente, tel un îlot formé d’un homme et de ses bagages. Était-elle malade ? Elle n’avait pas accusé réception de son télégramme, mais… « Carole ? » La cabine téléphonique, étouffante, sentait le renfermé. « Oui, dit-elle. — Bon sang, chérie, tu as oublié ? — Non. » Le trajet en taxi jusqu’à Northport ressemblait à une de ces séquences assommantes faisant défiler des arbres cotonneux et des pelouses enneigées, des feux rouges importuns et des chaînes de pneus cliquetant dans la gadoue jonchant les rues. Ce calme mortel au téléphone. Non, je ne suis pas malade. Linda a un petit rhume. John va bien. Je n’ai trouvé personne pour les garder. Il se sentit gagner par le froid de sinistres pressentiments. La maison, enfin. Il l’avait rêvée ainsi, dressée silencieusement parmi les arbres décharnés, un manteau de neige sur le toit, un cordon de fumée s’élevant en spirale de la cheminée. Il paya le chauffeur d’une main tremblante et se retourna, dans l’expectative. La porte resta fermée. Il attendit, mais elle resta obstinément fermée. Il lisait la lettre qu’elle avait fini par lui montrer. Chère Mme Crowley, débutait-elle, j’ai pensé que vous deviez être informée… Son regard sauta à la signature au graphisme enfantin. Cora Bailey. « Ça alors, la sale petite… » Il ne put achever sa phrase ; quelque chose l’en empêchait. « Grand Dieu. » Debout devant la fenêtre, Carole tremblait. « Jusqu’à cette minute, j’ai prié pour que ce soit un mensonge. Mais maintenant… » Elle eut un mouvement de recul à son contact. « Ne me touche pas. — Tu n’as pas voulu m’accompagner, l’accusa-t-il. Tu n’as pas voulu. — C’est ça ton excuse ? » « Qu’est-ce que j’vais faire, Artie ? » Il tripotait son verre. Son quatorzième whisky soda. » Hein ? J’veux pas la perdre, Artie. J’veux pas la perdre, elle et les gosses. Qu’est-ce que j’vais faire ? — Je n’en sais rien. — C’t’espèce de sale petite…, marmonna Owen. Sans elle… — Ne t’en prends pas à cette petite gourde. Elle n’est que le glaçage d’un gâteau que tu as toi-même confectionné. — Qu’est-ce que j’vais faire ? — Eh bien, pour commencer, occupe-toi un peu plus de ta vie. Ce n’est pas simplement une pièce qui se déroule sous tes yeux. Tu es sur la scène, tu as un rôle à jouer. Ou tu décides de l’interpréter, ou tu n’es qu’un pion sur l’échiquier. Personne ne va te dicter ton dialogue ni tes gestes, Owen. C’est de toi que tout dépend. Ne l’oublie pas. — Je me le demande », fit Owen. À ce moment-là, et plus tard, dans le silence de sa chambre d’hôtel. Une semaine, deux semaines. Des promenades sans but dans un Manhattan qui n’était que tumulte et solitude. Des films regardés d’un œil fixe, des dîners au self-service, des nuits d’insomnie, la recherche du répit dans l’alcool. Finalement, le coup de téléphone désespéré. « Carole, laisse-moi revenir, je t’en supplie, laisse-moi revenir. — Oh, mon chéri. Rentre à la maison. » Un autre voyage en taxi, joyeux celui-ci. La lumière de la terrasse allumée, la porte s’ouvrant à la volée, Carole volant à sa rencontre. Tous deux regagnant leur foyer en se tenant par la taille. Le Grand circuit ! Un tourbillon vertigineux de lieux et d’événements. L’Angleterre embrumée au printemps ; les petites rues et les grands boulevards de Paris ; Berlin traversé par la Spree et Genève au bord de son lac. Milan et la Lombardie, le dédale des palais menaçant ruine de Venise, Florence et ses trésors culturels, Marseille ancrée au bord de la mer, la Côte d’Azur au pied du rempart des Alpes, le vieux Dijon. Une seconde lune de miel ; une course désespérée vers le renouveau, entrevu, entr’aperçu comme une suite d’éclairs de chaleur incertains dans une vaste nuit noire. Ils étaient allongés tous les deux au bord du fleuve. Le soleil semait des pièces d’or sur l’eau, des poissons remuaient paresseusement dans le courant tiède. Le contenu de leur panier à pique-nique avait subi des ravages. La tête de Carole reposait sur l’épaule d’Owen, son souffle chaud lui chatouillant légèrement la joue. « Où le temps s’en est allé ? » demanda-t-il. Ni à elle, ni à personne en particulier, mais au ciel. « Chéri, tu as l’air préoccupé, dit-elle en se soulevant sur un coude pour le regarder. — Je le suis, oui. Tu te souviens du soir où nous avons vu ce film, Un moment ou l’éternité ? Tu te souviens ce que je disais en sortant de la salle ? — Non. » Il le lui rappela. Et il lui parla de son souhait et de la vague angoisse qui le saisissait parfois. « C’était seulement le début que je voulais voir passer à toute allure, conclut-il. Pas la totalité, — Chéri, chéri, dit Carole en essayant de ne pas sourire, je crois que c’est le prix à payer quand on a de l’imagination. Cela fait plus de sept ans, Owen. Sept ans. » Il leva le poignet pour regarder sa montrer. « Ou cinquante sept minutes. » À nouveau la maison. L’été, l’automne, l’hiver. Le Vent du sud vendu au cinéma pour cent mille dollars ; Owen déclinant l’offre d’écrire le scénario. Le vieux manoir surplombant le Sound, l’engagement de Mme Halsey comme femme de charge. John envoyé dans une école militaire. Linda dans une institution privée. Résultat du voyage en Europe, par un après-midi de mars venteux, la naissance de George. Une autre année. Encore une autre. Cinq, dix années. Un flot de livres coulant avec assurance de sa plume. Au carrefour des légendes, Satires en miettes, Manigances et L’Envol du dragon. Fin d’une décennie, début d’une autre. Le National Book Award pour Ni mort, ni tombeau. Le prix Pulitzer pour La Nuit de Bacchus. Il se tenait à la fenêtre de son bureau garni de boiseries, essayant d’oublier ne fût-ce qu’une seule particularité d’un autre bureau garni de boiseries qu’il avait connu : celui de son éditeur le jour où il y avait signé son premier contrat. Mais il ne pouvait rien oublier ; aucun détail ne lui échappait. Comme si tout cela datait d’hier et non de vingt-trois ans. Comment pouvait-il en conserver un souvenir aussi net, sauf si, en réalité… ? « P’pa ? » Il se retourna et sentit un étau glacé lui étreindre le cœur. John s’avança à grands pas dans la pièce. « Je m’en vais, annonça-t-il. — Quoi ? Tu t’en vas ? » Owen ouvrit de grands yeux, dévisagea cet étranger élancé, ce jeune homme en uniforme militaire qui l’appelait p’pa. « Cher vieux p’pa, dit John en riant et en lui donnant une tape sur le bras. Encore plongé dans un projet de bouquin ? » Alors seulement, comme si la cause suivait l’effet, Owen comprit. L’Europe était de nouveau en guerre et John servait dans l’armée ; on l’envoyait au-delà des mers. Immobile, il contemplait son fils, parlant avec une voix qui n’était pas la sienne ; observant la fuite des secondes. D’où sortait cette guerre ? Quelles vastes et terribles machinations l’avaient suscitée ? Et où était son petit garçon ? Ce n’était sûrement pas cet étranger qui lui serrait la main en faisant ses adieux. Les mâchoires de l’étau se resserrèrent. Owen laissa échapper un gémissement plaintif. Mais la pièce était vide. Il cligna des yeux. Tout cela n’était-il qu’un rêve, que des flashes défilant dans un cerveau malade ? Les pieds transformés en plomb, il tituba jusqu’à la fenêtre et regarda le taxi avaler son fils et l’emporter. « Au revoir, mur-mura-t-il. Que Dieu te protège. » Personne ne te dicte ton dialogue, songea-t-il. Mais était-ce lui qui parlait ? On avait sonné et Carole était allée ouvrir. Et voilà que le bouton de la porte de son bureau faisait entendre son déclic et qu’elle se tenait là, le visage livide, les yeux fixés sur lui, un télégramme à la main. Owen sentit sa respiration s’arrêter. « Non », fit-il à mi-voix. Puis, au bord de la suffocation, il se leva au moment où, sans un bruit, Carole chancelait et s’effondrait. « Au moins une semaine de lit, lui recommandait le docteur. Du calme. Beaucoup de repos. Elle a reçu un choc des plus sérieux. » Il traînait les pieds dans les dunes ; le corps engourdi, le visage sans expression. Un vent coupant le transperçait, faisait claquer ses vêtements et ébouriffait ses cheveux grisonnants. II enregistra d’un œil éteint le trajet des vagues frangées d’écume à travers le Sound. Hier seulement John partait à la guerre, songeait-il ; hier seulement il revenait à la maison droit comme un I, tout fier dans son uniforme de l’école militaire ; hier seulement il était un écolier en culottes courtes ; hier seulement il faisait retentir la maison du bruit de ses éclats de rire enfantins ; hier seulement il venait au monde alors qu’un vent furieux soulevait des tourbillons de neige poudreuse sur… « Grand Dieu ! » Mort. Mort ! À moins de vingt et un ans, mort. Toute sa vie réduite à un bref moment, un souvenir déjà en train de s’envoler. « Je me rétracte ! hurla-t-il, terrifié, à l’adresse du ciel impétueux. Je me rétracte, je n’ai jamais voulu ça ! » II était là, labourant le sable, pleurant son enfant tout en se demandant s’il avait jamais eu un enfant. « Nice, dix minutes d’arrêt ! — Tiens, déjà ? disait Carole. On n’a pas vu le temps passer, les enfants, n’est-ce pas ? » Owen cligna des yeux. Il la regarda ; vit cette matrone aux cheveux gris en face de lui. Elle sourit. Elle le connaissait donc ? « Hein ? fit-il. — Oh, toi, je me demande à quoi ça sert qu’on t’adresse la parole, grommela-t-elle. Tu es toujours dans tes pensées, tes pensées. » Avec un sifflement d’irritation, elle se leva pour extraire un panier d’osier du porte-bagages. Était-ce un jeu ? « Hé, p’pa, regarde ça ! » Il se tourna, bouche bée, vers l’adolescent assis à côté de lui. Et qui était celui-là ? Owen Crowley secoua légèrement la tête. Regarda autour de lui. Nice ? À nouveau la France ? Et la guerre ? Le train s’engouffrait dans l’obscurité d’un tunnel. « Oh, zut ! » s’exclama Linda. Assise de l’autre côté d’Owen, elle gratta de nouveau son allumette et, à la lueur de la flamme, il distingua, reflétés dans la vitre, les traits d’un autre étranger entre deux âges qui était lui-même. Le présent déferla sur lui. La guerre était finie et il était en voyage à l’étranger avec sa famille : Linda, vingt-deux ans, divorcée, aigrie, légèrement alcoolique ; George, quinze ans, grassouillet, se débattant dans les limbes glandulaires qui s’étendaient entre les femmes et les jeux de construction ; Carole, quarante-six ans, à peine ressuscitée du sépulcre de la ménopause, irascible, s’ennuyant plus ou moins dans la vie ; et lui-même, quarante-neuf ans, auteur à succès, portant beau dans le genre froid, se demandant toujours si la vie était faite d’années ou de secondes. Tout cela passa dans son esprit avant que le soleil de la Côte d’Azur ne revienne inonder leur compartiment. Ici, sur la terrasse, il faisait plus sombre, plus frais. Debout, Owen fumait une cigarette tout en contemplant la jonchée de diamants qui piquetaient le ciel. À l’intérieur, le murmure des joueurs évoquait un lointain bourdonnement d’insectes. « Bonsoir, M. Crowley. » Elle était dans l’ombre, en robe longue pâle ; une voix, un mouvement. « Vous connaissez mon nom ? — Enfin ! Vous êtes célèbre. » Une légère méfiance s’éveilla en lui. L’adulation des femmes, dans les clubs et autres lieux mondains, lui avait plus d’une fois retourné l’estomac. Mais lorsqu’elle émergea de l’obscurité et qu’il vit son visage, il rendit les armes. Le clair de lune donnait un aspect crémeux à ses bras et à son visage et n’était qu’incandescence dans ses yeux. « Je m’appelle Alison, dit-elle. Êtes-vous content de me rencontrer ? » Le cruiser impeccablement astiqué prenait un virage en plein vent, sa proue fendant les vagues, les aspergeant d’une brume irisée. « Petite folle ! fit-il en riant. Tu vas finir par nous noyer ! — Toi et moi ! cria-t-elle en réponse. Enlacés à des brasses et des brasses de fond ! J’adorerais ça, pas toi ? » Il lui sourit et toucha sa joue empourprée par l’émotion. Elle lui embrassa la paume et le dévisagea. Je t’aime. À la façon des muets ; un simple mouvement des lèvres. Il tourna la tête vers la Méditerranée que le soleil transformait en un tapis de pierreries. Continuer comme ça, songea-t-il. Sans se retourner. Continuer jusqu’à ce que la mer nous engloutisse. Je ne veux pas retourner en arrière. Alison mit le bateau en pilotage automatique, puis se coula derrière lui, lui entourant la taille de ses bras, pressant son corps contre le sien. « Encore l’esprit ailleurs, murmura-t-elle. Où es-tu, mon chéri ? » Il la regarda. « Il y a combien de temps que l’on se connaît ? — Un moment, l’éternité, c’est la même chose, dit-elle en lui mordillant le lobe de l’oreille. — Un moment ou l’éternité, murmura-t-il. Oui. — Quoi ? — Rien. Je ne faisais que ruminer sur la tyrannie des horloges. — Puisque le temps te chagrine tellement, mon amour, dit-elle en poussant la porte de la cabine, n’en gâchons pas une seconde. » Et le cruiser de ronronner sur la mer silencieuse. « Quoi, une excursion à pied ? s’écria Carole. À ton âge ? — Cela te dérange peut-être, répliqua Owen avec raideur, mais pour ma part, je ne suis pas encore prêt à céder aux indigestes séductions de la vieillesse. — Dis que je suis sénile, pendant que tu y es ! — Je t’en prie. — Alors comme ça, elle te trouve vieux ? s’ébahit Alison. Bonté divine, que cette femme te connaît mal ! » Excursions, ski nautique, promenades en bateau, bains, équitation, danse jusqu’à l’heure où le soleil dissipait la nuit. Et lui, racontant à Carole qu’il se documentait pour un roman ; sans être sûr qu’elle le croyait ; sans même s’en soucier. Des semaines et des semaines à traquer l’insaisissable. Il était debout en plein soleil, sur le balcon de la chambre d’Alison. À l’intérieur, dans tout l’abandon de son corps couleur d’ivoire, elle dormait comme un enfant fatigué d’avoir trop joué. Owen se sentait physiquement épuisé, chacun de ses muscles criait grâce. Mais pour l’instant, ce n’était pas à cela qu’il pensait. Il s’interrogeait à un autre sujet ; un indice qui lui était venu à l’esprit pendant qu’il était au lit avec Alison. À considérer sa vie entière, il lui semblait n’avoir aucun souvenir clair de l’amour physique. Chaque détail des moments qui menaient à l’acte se détachait nettement, mais pas l’acte lui-même. Et c’était justement le genre de chose qui était censuré dans un film. « Owen ? » Dans la chambre, il entendit Alison remuer sur les draps. Sa voix était de nouveau pressante, autoritaire malgré le ton câlin. Il se retourna. Cette fois je vais m’en souvenir, se dit-il. Je vais enregistrer chaque seconde, chaque détail de la violente exaction dont je vais être l’objet, de ces déclarations inspirées par la chair, de cette folle et douce ivresse. Avec anxiété, il pénétra dans la pièce. L’après-midi. Il se promenait le long du rivage, les yeux fixés sur le miroir bleu de la mer. Ainsi, c’était vrai. Il ne gardait pas le moindre souvenir précis de ce qui s’était passé. Entre la seconde où il avait franchi la porte-fenêtre et l’instant présent, c’était pratiquement le vide. Oui, vrai ! Il le savait maintenant. Seul le vide meublait les intermèdes ; le temps le précipitait vers la fin que le scénario lui assignait. Il jouait son rôle, certes, comme Artie l’avait dit, mais dans une pièce écrite à l’avance. Assis dans la pénombre du compartiment, il regardait par la vitre. Loin au-dessous de lui dormaient, baignés par la lune, Nice et Alison ; en face de lui dormaient George et Linda, tandis que Carole ronchonnait du fond d’un sommeil agité. Tous trois avaient été furieux quand il avait annoncé sa décision de rentrer immédiatement. Et maintenant, songea-t-il, et maintenant ? Il leva son poignet et nota la position des aiguilles lumineuses de sa montre. Soixante-quatorze minutes. Combien lui en restait-il ? « Tu sais, George, disait-il, quand j’étais jeune — et moins jeune —, j’ai entretenu en moi une belle illusion. Je croyais que ma vie se déroulait exactement comme un film. Ce n’était jamais une certitude, note bien, simplement un doute tenace, mais cela me perturbait – ô combien. Jusqu’au jour – il n’y a pas si longtemps – où je me suis aperçu que chacun de nous éprouve une aversion incontrôlable pour tout ce qui vient lui rappeler sa condition de mortel. Surtout les vieillards comme moi, George. Nous avons tendance à penser que le temps nous a en quelque sorte escroqués, qu’il nous faisait regarder ailleurs pendant que dans notre dos, il nous dérobait notre vie. — Je vois », dit George en rallumant sa pipe. Owen Crowley eut un petit rire. « George, George. Accorde un peu plus d’attention à ton vieux toqué de père. Il ne sera plus très longtemps avec toi. — Veux-tu bien te taire, dit Carole, qui tricotait près du feu. Veux-tu arrêter avec ces bêtises. — Carole ? appelait-il. Ma chérie ? » Le vent qui montait du Sound couvrait sa voix chevrotante. Il regarda autour de lui. « Vous, là ! Approchez ! » L’infirmière lui arrangea son oreiller avec des gestes mécaniques. « Allons, allons, M. Crowley, le gronda-t-elle. Il ne faut pas vous fatiguer. — Où est ma femme ? Par pitié, allez la chercher. Je ne peux pas… — Calmez-vous, M. Crowley. Vous n’allez pas recommencer. » Il riva son regard sur cette femme semi-moustachue, sur toute cette maladresse en blanc qui l’accablait de prévenances et de cajoleries. « Quoi ? murmura-t-il. Quoi ? » Puis un coin du voile se souleva, et il se souvint. Linda en était à son quatrième divorce, naviguant entre son cabinet d’avocat et les bars de luxe ; George était correspondant au Japon et avait à son actif deux livres encensés par la critique. Et Carole… Carole ? Morte. « Non, dit-il d’un ton tout à fait calme. Non, non, ce n’est pas vrai. Je vous dis d’aller la chercher. Oh, en voilà une jolie chose. » Sa main se tendit pour attraper la feuille d’arbre virevoltante. Les ténèbres se déchirèrent, laissant filtrer une vague grisaille. Puis sa chambre apparut, un petit feu dans la cheminée, son médecin conversant avec l’infirmière à côté du lit, et au pied de celui-ci, Linda, comme un spectre revêche. Maintenant, songea Owen. Maintenant le moment était venu. Sa vie n’avait été qu’un bref engagement ; un flot de scènes projetées sur quelle rétine cosmique ? Il pensa à John, à Linda Carson, à Artie, à Morton Zuckersmith et à Cora ; à George, Linda et Alison ; à Carole ; à la légion d’individus qui l’avaient croisé le temps de son interprétation. Tous disparus à présent, presque sans visage. « Quelle… heure ? » demanda-t-il. Le médecin tira sa montre. « Quatre heures huit du matin. » Comme de juste. Owen sourit. Il aurait dû le savoir depuis longtemps. La sécheresse de sa gorge réduisit son rire à un murmure rauque. Debout autour de lui, ils le regardaient. « Quatre-vingt cinq minutes, dit-il. C’est la bonne durée. Oui, la bonne durée. » Puis, juste avant de fermer les yeux, il les vit… des lettres qui flottaient en l’air, superposées à leurs visages et à la chambre. Et ces lettres formaient un mot, blanc et immobile, mais à l’envers, comme dans un miroir : Ou n’était-ce qu’un effet de son imagination ? FERMETURE EN FONDU. LES VAMPIRES N’EXISTENT PAS Au début de l’automne 18.., Mme Alexis Gheria s’éveilla un matin dans un état de torpeur extrême. Pendant plus d’une minute, elle resta étendue sur le dos, inerte, ses yeux noirs fixés au plafond. Comme elle se sentait épuisée ! Il lui semblait que ses membres étaient de plomb. Peut-être était-elle malade. Il allait falloir que Petre l’examine pour voir ce qu’il en était. Respirant avec peine, elle se redressa lentement sur un coude. Son mouvement fit glisser sa chemine de nuit, qui tomba jusqu’à sa taille dans un bruissement de soie. Comment s’était-elle défaite ? se demanda-t-elle en abaissant les yeux. Aussitôt, elle se mit à hurler. Dans la salle à manger, le docteur Petre Gheria, alarmé, leva les yeux de son journal du matin. En une seconde, il avait repoussé sa chaise, jeté sa serviette sur la table et se précipitait dans le couloir. Il traversa d’un bond la moquette qui le recouvrait sur toute sa largeur et gravit les escaliers quatre à quatre. Ce fut une Mme Gheria proche de l’hystérie qu’il trouva assise au bord de son lit, fixant un regard horrifié sur ses seins. Se détachant sur leur ample blancheur, une traînée de sang finissait de sécher. Le docteur Gheria renvoya la femme de chambre, qui, pétrifiée sur le seuil, regardait sa maîtresse bouche bée. Il ferma la porte à clé et se rua vers sa femme. « Petre ! sanglota-t-elle. — Doucement. » Il l’aida à appuyer sa tête sur l’oreiller maculé de sang. « Petre, qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle d’un ton suppliant. — Reste tranquille, ma chérie. » Ses mains expertes palpèrent rapidement les seins ensanglantés. Soudain, il faillit s’étrangler. Obligeant sa femme à tourner la tête, il contempla, hébété, les deux piqûres d’épingle qui marquaient son cou, et le filet de sang à demi coagulé qui s’en écoulait. « Ma gorge, dit Alexis. — Non, ce n’est qu’une… » Il n’acheva pas sa phrase. Il savait très bien de quoi il s’agissait. Mme Gheria se mit à trembler. « Oh, mon Dieu, mon Dieu », gémit-elle. Gheria se leva et se dirigea d’un pas accablé vers la cuvette du lavabo, qu’il remplit d’eau, avant de retourner auprès de sa femme pour nettoyer le sang. La plaie était à présent parfaitement visible : deux piqûres d’épingle près de la jugulaire. Il fit la grimace et toucha les petites excroissances de chair enflammée au centre desquelles elles formaient une espèce de petit cratère. À ce contact, sa femme poussa un gémissement affreux et eut un mouvement de recul. « À présent écoute-moi bien, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de garder calme. Nous n’allons pas céder tout de suite à la superstition, tu m’entends ? Il y a une foule d’… — Je vais mourir. — Alexis, tu m’entends ? » Il la saisit brutalement par les épaules. Elle tourna la tête et fixa sur lui des yeux vides. « Tu sais bien ce que c’est », dit-elle. Le docteur Gheria avala sa salive. Il sentait encore le goût du café dans sa bouche. « Je sais de quoi ça a l’air, et nous ne pouvons pas… écarter cette possibilité. Cependant… — Je vais mourir, répéta-t-elle. — Alexis ! » Il lui prit la main et la serra farouchement. « On ne t’arrachera pas à moi. » Situé dans les contreforts du massif de Bihor, en Roumanie, le village de Solta comptait un millier d’habitants. De sinistres traditions s’attachaient à cet endroit. Lorsqu’ils entendaient les loups hurler au loin, les habitants se signaient instinctivement. Les enfants cueillaient de l’ail en bouton comme d’autres cueillent des fleurs, rapportant leur récolte chez eux pour en garnir les fenêtres. Une croix peinte protégeait chaque porte, une croix de métal chaque gorge. La crainte de la contagion du vampire y était aussi normale que celle d’une maladie fatale. Elle planait constamment dans l’air. Le docteur Gheria songeait à tout cela en verrouillant les fenêtres de la chambre d’Alexis. Au loin, l’or fondu du crépuscule pesait sur le sommet des montagnes. Bientôt, il allait de nouveau faire nuit noire. Bientôt, les habitants de Solta se barricaderaient dans leurs maisons empestant l’ail. Chacun d’eux, il n’en doutait pas, savait exactement ce qui était arrivé à sa femme. La cuisinière et la femme de chambre réclamaient déjà leur congé. Seule l’inébranlable autorité de Karel, le majordome, les maintenait à leur tâche. Bientôt, Karel lui-même n’y suffirait plus. Face à l’horreur que suscitait le vampire, tout bon sens s’évanouissait. Il s’en était rendu compte le matin même, quand il avait ordonné que l’on examine de fond en comble la chambre de Madame à la recherche de rongeurs ou d’insectes venimeux. Les domestiques se déplaçaient dans la pièce comme sur des œufs, les yeux exorbités, tripotant sans arrêt leur croix. Ils savaient parfaitement qu’ils ne trouveraient ni rongeurs ni insectes. Gheria aussi, d’ailleurs. Il ne leur en avait pas moins vertement reproché leur pusillanimité, ne réussissant qu’à les effrayer davantage. Quand il détourna la tête, il souriait. « Voilà, dit-il. Rien de vivant n’entrera ici cette nuit. » Il se reprit aussitôt en voyant un éclair de terreur passer dans les yeux de sa femme. « Rien n’entrera », se corrigea-t-il. Alexis gisait immobile sur son lit, une main pâle sur sa poitrine, crispée sur la vieille croix d’argent qu’elle avait tirée de sa boîte à bijoux. Elle ne l’avait pas portée depuis qu’il lui en avait offert une autre, incrustée d’argent, à l’occasion de leur mariage. Il était tout à fait caractéristique de ses origines villageoises qu’en ce moment d’angoisse, elle cherchât une protection dans la croix toute simple de son église. C’était une telle enfant. Gheria lui adressa un tendre sourire. « Tu n’en auras pas besoin, ma chérie, lui dit-il. Cette nuit tu seras en sécurité. » Les doigts d’Alexis se serrèrent un peu plus sur le crucifix. « Non, non, garde-la si tu veux. Je voulais seulement dire par là que je serai toute la nuit à tes côtés. — Tu vas rester avec moi ? » Il s’assit au bord du lit et lui prit la main. « Crois-tu que je te laisserais un seul instant ? » Une demi-heure plus tard, elle dormait. Gheria tira une chaise près du lit et s’assit. Il ôta ses lunettes et se massa l’arête du nez entre le pouce et l’index gauches. Puis, avec un soupir, il se mit à contempler sa femme. Quelle beauté ! Quelle incroyable beauté ! songea-t-il. Et sa respiration se fit plus difficile. « Les vampires n’existent pas », murmura-t-il. Des coups sourds au loin. Le docteur Gheria marmonna dans son sommeil, les doigts agités de tressaillements. Les coups redoublèrent. Une voix inquiète émergea des ténèbres. « Docteur ! » appelait-elle. Gheria sursauta. Pendant quelques secondes, il fixa un regard désorienté sur la porte. « Docteur Gheria ? insista Karel. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Tout va bien ? — Oui, tout va… » Gheria poussa alors un cri rauque et bondit vers le lit. La chemise de nuit d’Alexis avait encore été arrachée. Une horrible traînée de sang maculait son cou et sa poitrine. Karel secoua la tête. « Même des fenêtres verrouillées ne peuvent rien contre cette créature », dit-il. Il se tenait, grand et maigre, près de la table de la cuisine, où s’étalait l’argenterie qu’il s’employait à astiquer lorsque Gheria était entré. « Cette créature a le pouvoir de se transformer en vapeur qui peut se glisser par n’importe quelle ouverture, si petite soit-elle, poursuivit-il. — Mais la croix ! s’écria Gheria. Elle était toujours à son cou. Intacte ! Si ce n’est… qu’elle était tachée de sang, ajouta-t-il d’une voix chavirée. — C’est ce que je ne comprends pas, admit Karel d’une voix sinistre. Cette croix aurait dû la protéger. — Et comment se fait-il que je n’ai rien vu ? — Vous étiez sous l’influence de sa présence méphitique. Estimez-vous heureux de ne pas avoir été attaqué vous aussi. — Je ne m’estime pas heureux ! » Gheria se donna un coup de poing dans la paume. « Que dois-je faire, Karel ? — Accrochez de l’ail. Accrochez-en aux fenêtres, aux portes. Ne négligez aucune ouverture » Gheria acquiesça vigoureusement. « Je n’ai jamais eu l’occasion de voir une… chose pareille, dit-il d’une voix entrecoupée. Et là, ma propre femme… — Moi si. J’ai moi-même donné le repos éternel à l’un de ces monstres revenus du tombeau. — Le… pieu ? » Gheria prit un air scandalisé. Le vieil homme acquiesça lentement. Gheria déglutit. « Prions le ciel que vous puissiez en faire autant avec celui-ci. » « Petre ? » Elle s’était encore affaiblie, sa voix n’était plus qu’un murmure. Gheria se pencha sur elle. « Oui, ma chérie. — Il va revenir cette nuit. — Non. » Il secoua farouchement la tête. « Il ne pourra pas revenir. L’ail l’en empêchera. — Ma croix n’y a rien fait, et ta présence non plus. — L’ail agira. Et tu vois ça ? » Il désignait la table de nuit. « Je me suis fait monter du café noir. Je ne dormirai pas cette nuit. » Elle ferma les yeux, une expression de douleur sur ses traits cireux. « Je ne veux pas mourir. Je t’en supplie, ne me laisse pas mourir, Petre. — Tu ne mourras pas. Je te le jure. C’est le monstre qui sera détruit. » Alexis frissonna faiblement. « Mais s’il n’y a aucun moyen, Petre ? murmura-t-elle. — Il y a toujours un moyen. » Dehors, froide et pesante, l’obscurité enveloppait la maison. Le docteur Gheria s’installa à côté du lit. L’attente commençait. Moins d’une heure plus tard, Alexis sombra dans un profond sommeil. Gheria relâcha doucement sa main et se versa une tasse de café fumant. Tout en buvant à petites gorgées le breuvage brûlant et amer, il parcourut la pièce du regard. Porte fermée à double tour, fenêtres verrouillées, toutes les ouvertures bourrées d’ail, la croix au cou d’Alexis. Il hocha la tête d’un air satisfait. Ça va marcher, se dit-il. Le monstre serait mis en échec. Il patienta, écoutant le bruit de sa respiration. Le docteur Gheria fut à la porte avant que son visiteur n’ait eu le temps de frapper une deuxième fois. « Michael ! » Il serra l’homme dans ses bras, un homme beaucoup plus jeune que lui. « Cher Michael, j’étais sûr que vous viendriez ! » Il s’empressa de conduire le docteur Vares vers son bureau. Au dehors, la nuit commençait à tomber. « Où sont donc passés tous les villageois ? demanda Vares. Je n’ai pas vu âme qui vive en arrivant. — Ils sont barricadés chez eux, terrorisés. Même chose pour tous mes domestiques, sauf un. — Qui donc ? — Karel, le majordome. Il ne vous a pas ouvert parce qu’il dort. Pauvre homme, il est très âgé et il a travaillé comme cinq. » Gheria saisit Vares par le bras. « Cher Michael, vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureux de vous voir. » L’autre lui jeta un regard inquiet. « Je suis parti dès que j’ai reçu votre message. — Et je vous en sais gré. Je sais combien le voyage est long et difficile depuis Cluj. — Que se passe-t-il ? Votre lettre disait seulement… » Gheria le mit rapidement au courant de ce qui s’était passé la semaine précédente. « Franchement, Michael, c’est à devenir fou. Rien n’y fait ! L’ail, l’aconit, les croix, les miroirs, l’eau… échec sur toute la ligne ! Non, n’allez pas me dire ça. Ce n’est ni de la superstition, ni un effet de l’imagination. C’est un fait ! Un vampire est en train de la détruire. Elle s’enfonce chaque jour davantage dans cette… torpeur mortelle d’où… » Gheria se tordit les mains de désespoir. « Et je ne comprends toujours pas. — Allons, asseyez-vous, asseyez-vous. » Le docteur Vares poussa son aîné vers un fauteuil et grimaça en le voyant si pâle. Inquiet, il chercha le pouls de Gheria. « Ne vous occupez pas de moi, protesta celui-ci. C’est Alexis que nous devons aider. » Il se cacha soudain les yeux d’une main tremblante. « Mais comment ? » Il n’opposa aucune résistance quand le jeune médecin déboutonna son col pour examiner son cou. « Vous aussi ! s’exclama Vares, effaré. — Quelle importance ? » Gheria étreignit la main de Vares. « Mon ami, mon très cher ami, dites-moi que ce n’est pas moi ! Se pourrait-il que ce soit moi le responsable d’une telle horreur ? » Vares en resta stupéfait. « Vous ? Mais… — Je sais, je sais, j’ai moi même été attaqué. Mais c’est sans conséquences, Michael ! Quelle est cette engeance de cauchemar qui ne peut être arrêtée ? De quel lieu impie sort-elle ? J’ai fait explorer toute la campagne environnante, centimètre par centimètre, fouiller tous les cimetières, inspecter toutes les cryptes. Il n’y a pas une maison dans tout le village qui n’ait échappé à mes investigations. Je vous l’affirme, Michael, il n’y a rien ! Et pourtant, il y a bien quelque chose… quelque chose qui nous assaille chaque nuit, nous vidant de notre vie. Le village est frappé de terreur… tout comme moi ! Je n’ai jamais vu cette créature, ne l’ai jamais entendue ! Et pourtant, chaque matin, je trouve ma femme bien-aimée… » Vares était devenu blême, ses traits s’étaient décomposés. Il regardait intensément son aîné. « Qu’est-ce que je peux faire, mon ami ? l’implora Gheria. Comment puis-je la sauver ? » Mais Vares n’avait pas de réponse. « Il y a combien de temps qu’elle… est ainsi ? » demanda Vares. Il ne pouvait détacher son regard bouleversé du visage crayeux d’Alexis. — Des jours, répondit Gheria. Elle ne cesse de s’affaiblir. » Le docteur Vares reposa la main inerte d’Alexis. « Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé plus tôt ? — Je pensais pouvoir maîtriser la situation, répondit Gheria d’une voix défaillante. Je sais maintenant que… c’est chose impossible. » Vares frissonna. « Mais il y a sûrement… — Il n’y a plus rien à faire. J’ai tout essayé, tout ! » Il se dirigea vers la fenêtre d’un pas mal assuré et plongea un regard accablé dans la nuit de plus en plus noire. « Et le voilà qui va revenir, murmura-t-il. Et nous sommes complètement désarmés devant lui. — Non, Petre, pas désarmés. » Vares s’efforça d’amener un sourire de réconfort sur ses lèvres et posa sa main sur l’épaule de Gheria. « Je la veillerai cette nuit. — Ça ne servira à rien. — Si, mon ami. Et maintenant il faut que vous alliez dormir. — Je ne veux pas la quitter. — Mais vous avez besoin de repos. — Je ne peux pas m’en aller. On ne me séparera pas d’elle. » Vares acquiesça. « Naturellement. Nous la veillerons donc à tour de rôle. » Gheria soupira. « Nous pouvons toujours essayer », dit-il d’une voix où ne perçait aucun espoir. Environ vingt minutes plus tard, il revint avec un pot de café fumant dont il était pratiquement impossible de sentir le parfum à travers les puissants relents d’ail qui flottaient dans la pièce. Gheria s’avança péniblement jusqu’au lit et posa le plateau. Le docteur Vares s’était installé au chevet d’Alexis. « Je veillerai le premier, dit-il. Contentez-vous de dormir, Petre. — Ça ne donnera rien de bon. » Il approcha une tasse du bec de la cafetière et le café s’écoula comme de l’ébène devenue liquide. « Merci », murmura Vares en prenant la tasse qui lui était tendue. Gheria hocha la tête et se versa à son tour une tasse copieuse avant de s’asseoir. « Je ne sais ce que deviendra Solta si cette créature n’est pas détruite, dit-il. Les gens sont paralysés de terreur. — A-t-elle… été ailleurs dans le village ? » Gheria eut un soupir de lassitude. « Pourquoi irait-elle ailleurs ? Elle trouve tout ce qui… l’attire entre ces murs. » Il posa un regard découragé sur Alexis. « Quand nous aurons disparu, elle ira ailleurs. Les gens le savent et attendent ce moment. » Vares reposa sa tasse et se frotta les yeux. « Il me paraît impensable que nous autres médecins, hommes de science, soyons incapables de… — Que peut la science contre ça ? Une science qui n’en reconnaît même pas l’existence. Nous pourrions réunir ici même les hommes de science les plus en vue, ils diraient tous… mes amis, on vous a abusés. Il n’y a pas de vampire qui tienne. Tout cela n’est que supercherie. » Gheria se tut et regarda attentivement le jeune médecin. « Michael ? » appela-t-il. Celui-ci respirait lentement et profondément. Posant le café dont il n’avait pas bu une gorgée, Gheria se leva et s’approcha du fauteuil dans lequel était affalé Vares. Il lui souleva une paupière, jeta un coup d’œil à la pupille aveugle et retira sa main. La drogue a été rapide, pensa-t-il. Et d’une parfaite efficacité. Vares resterait inconscient plus longtemps que nécessaire. Gheria se dirigea vers l’armoire, en retira son sac et le porta près du lit. Il déchira le haut de la chemise de nuit d’Alexis et, en quelques secondes, avait rempli une autre seringue de son sang ; fort heureusement, ce devait être le dernier prélèvement. Il étancha la plaie, approcha la seringue de Vares et la vida dans la bouche du jeune médecin, lui barbouillant de sang les lèvres et les dents. Cela fait, il gagna la porte en deux enjambées et la déverrouilla. Il revint vers Vares, le souleva et le transporta dans le couloir. Karel ne se réveillerait pas ; une petite dose de narcotique dans sa nourriture avait pourvu à cela. Le corps inanimé sur ses épaules, Gheria descendit tant bien que mal les escaliers. Dans le coin le plus sombre de la cave, un cercueil de bois attendait le jeune médecin. C’était là qu’il demeurerait jusqu’au matin, jusqu’à ce qu’un docteur Gheria éperdu, pris d’une soudaine inspiration, ordonne à Karel de fouiller le grenier et la cave au cas très improbable, voire carrément invraisemblable, où… Dix minutes plus tard, Gheria était de retour dans la chambre et prenait le pouls d’Alexis. Il était lent mais régulier ; elle survivrait. La souffrance et l’horreur torturante qu’elle avait subies seraient un châtiment suffisant. Quant à Vares… Le docteur Gheria eut un sourire de plaisir pour la première fois depuis qu’Alexis et lui étaient revenus de Cluj à la fin de l’été. Dieu du ciel, quel enchantement ce serait de voir le vieux Karel enfoncer un pieu dans le cœur de Michael Vares, ce maudit cœur à qui il devait son infortune de mari trompé ! LES GRILLONS Après dîner, ils descendirent au bord du lac où se reflétait la lune. « C’est joli, non ? fit-elle. — Mm-mm. — J’ai passé de très bonnes vacances, et toi ? — Moi aussi. » Derrière eux, la porte donnant sur la terrasse de l’hôtel s’ouvrit et se referma. Des pas s’approchèrent en crissant sur le gravier. Jeanne jeta un regard par-dessus son épaule. « Qui est-ce ? demanda Hal. — Le type de la salle à manger, tout à l’heure. » Un instant plus tard l’homme venait se poster sur la rive, à quelques mètres d’eux. Il ne leur adressa pas la parole, ne les regarda même pas. Il contemplait la forêt, au loin, sur la rive opposée. « Tu crois qu’il faut aller lui parler ? souffla Jeanne. — Je me demande », répondit-il sur le même ton. Ils reportèrent leur regard sur le lac. Hal passa son bras autour de la taille de Jeanne. Brusquement, l’inconnu s’adressa à eux. » Vous les entendez ? — Euh… pardon ? » s’enquit Hal. L’autre se tourna vers eux. Ses yeux semblaient brasiller au clair de lune. « Je disais : est-ce que vous les entendez ? » Un bref silence, puis : « Qui ça ? demanda Hal. — Les grillons. » Tous deux se turent un moment. Bientôt Jeanne s’éclaircit la voix et dit : « En effet. C’est joli. — Joli ? » L’inconnu se détourna. Au bout d’un moment, il se ravisa et s’approcha. « Je me présente : John Morgan. — Hal et Jeanne Galloway », l’informa Hal. S’ensuivit un silence gêné. « Quelle belle nuit, vous ne trouvez pas ? hasarda Jeanne. — Sans eux, ce serait mieux. Je veux dire, sans les grillons. — Qu’est-ce qui vous déplaît tant chez eux ? » Morgan parut tendre l’oreille, les traits figés. Il déglutit avec un effort visible, puis un sourire contraint se dessina sur ses lèvres. « Me ferez-vous le plaisir de prendre un verre en ma compagnie ? Je vous invite. — Ma foi…, commença Hal. — Je vous en prie. » Tout à coup, Morgan se faisait pressant. La salle à manger de l’hôtel ressemblait à une vaste caverne obscure. L’unique source de lumière était la petite lampe qui, posée sur leur table, projetait contre les murs les ombres vagues des trois convives. « À votre santé », fit Morgan en levant son verre. Le vin était sec, aigrelet. Un filet glacé s’écoula dans la gorge de Jeanne, qui frissonna. « Alors, ces grillons ? » s’enquit Hal. Morgan reposa son verre. « Je ne sais pas si je fais bien de vous en parler. » Il les dévisagea attentivement. Son regard scrutateur mit Jeanne mal à l’aise ; elle reprit son verre et but une gorgée de vin. Soudain, d’un geste si brusque qu’elle en renversa quelques gouttes, Morgan tira de sa poche un calepin noir qu’il posa sur la table avec soin. « Là, fit-il. — Qu’est-ce que c’est ? voulut savoir Hal. — Une clé de décodage. » Sous leurs yeux, il se resservit et reposa la bouteille sur la nappe, accompagnée de son ombre. Puis il saisit son verre et en fit tourner le pied entre ses doigts. « Pour décoder le message des grillons. » Jeanne frémit, sans bien savoir pourquoi. Ce n’était pas tant les paroles de Morgan qui lui faisaient de l’effet que le ton sur lequel il s’exprimait. Ce dernier se pencha et ses yeux brillèrent à la lueur de la lampe. « Écoutez-moi. En frottant leurs élytres, ils ne se contentent pas de produire des sons indéterminés. » Une pause. « Ils émettent des messages. » Jeanne eut l’impression qu’elle venait de se muer en bloc de bois. Et aussi que la pièce pivotait imperceptiblement sur son axe pour se pencher vers elle. « Pourquoi dites-vous ça ? demanda Hal. — Parce que maintenant, j’en suis sûr. » Il se pencha encore. « Avez-vous déjà écouté les grillons de près ? Je veux dire, très attentivement ? Non ? Eh bien, si vous vous étiez donné cette peine, vous auriez détecté une structure rythmique dans leur chant. Nettement perceptible. » Moi, je les ai bien écoutés, reprit-il. Pendant sept ans. Et plus j’écoutais, plus j’étais convaincu d’avoir affaire à un code ; la nuit, ils expédiaient des messages. » Là-dessus, il y a une semaine, cette structure est brusquement devenue évidente. C’est une espèce de morse – sauf que, bien sûr, les sons produits sont différents. » Morgan se tut et considéra son calepin. « Alors voilà. Il m’a fallu sept années de travail, mais je l’ai enfin déchiffré, ce code. » Là encore, il déglutit péniblement, à plusieurs reprises, puis vida son verre d’un trait. « Ah ? Et qu’est-ce qu’ils disent ? » interrogea gauchement Hal. Morgan le regarda. « Ils énumèrent des noms. Attendez, je vais vous montrer. » Il sortit d’une de ses poches un crayon à papier courtaud, puis arracha une page à son calepin et se mit à écrire en murmurant des paroles indistinctes. « Pulsation, pulsation — pause — pulsation, pulsationpulsation — pause — pulsation – pause – » Hal et Jeanne s’entre-regardèrent. Hal s’efforça de sourire, mais en vain. Ils reportèrent bientôt leur attention sur le petit homme qui, penché sur la table, prêtait l’oreille aux grillons et traduisait ce qu’il entendait. Morgan reposa son crayon. « Voilà qui vous donnera une idée de ce que j’ai découvert. » Il leur tendit la feuille de papier. Ils la déchiffrèrent. MARIE CADMAN, lurent-ils. JOHN JOSEPH ALSTER. SAMUEL… « Vous voyez ? reprit Morgan. Ce sont des noms. — Mais les noms de qui ? » ne put s’empêcher de demander Jeanne, qui n’en avait pourtant aucune envie. La main de Morgan se crispa sur le calepin. « Les noms des morts. » Ce soir-là, quand Jeanne vint se coucher près de Hal, elle se serra tout contre lui. « J’ai froid, chuchota-t-elle. — C’est parce que tu as peur. — Tu n’as pas peur, toi ? — Pas dans le sens où tu l’entends, non. — Que veux-tu dire ? — Je ne crois pas un mot de ce qu’a dit ce type. En revanche, je crains qu’il ne soit dangereux. — Et ces noms, où les a-t-il trouvés ? — Il s’agit peut-être d’amis à lui. Ou alors il les a relevés sur des pierres tombales. À moins qu’il ne les ait tout bonnement inventés. » Il grogna tout bas. « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne les tient pas des grillons. » Jeanne se blottit contre lui. « Tu as bien fait de prétendre qu’on était fatigués, conclut-elle. Je ne sais pas si j’en aurais supporté davantage. — Enfin, ma chérie ! Voilà un gentil petit bonhomme qui nous fait de grandes révélations sur les grillons, et toi, tu le dénigres ! — Tu sais quoi ? À cause de lui, je n’apprécierai plus jamais le chant des grillons. » Pelotonnés l’un contre l’autre, ils ne tardèrent pas à s’endormir. Pendant ce temps, dehors, dans les ténèbres immobiles, les grillons frottèrent leurs élytres jusqu’au matin. Dès qu’il les vit, Morgan traversa d’un pas vif la salle à manger de l’hôtel et vint s’asseoir à leur table. « Je vous cherche depuis ce matin. Il faut que vous m’aidiez. » Les lèvres de Hal se crispèrent. « De quelle manière ? » Il reposa sa fourchette. « Ils savent que j’ai découvert la vérité. Et maintenant, ils en ont après moi. — Qui ça, les grillons ? interrogea Hal d’un air blasé. — Je l’ignore. C’est soit eux, soit… » Jeanne resserra ses doigts raidis sur ses couverts. Curieusement, elle sentait un froid glacial remonter dans ses jambes. « Écoutez, commença Hal d’un ton patient. — Il faut me comprendre, l’interrompit Morgan, suppliant. Les grillons sont aux ordres des morts. Ce sont eux qui émettent des messages. — Ah oui ? Et dans quel but ? — Parce qu’ils dressent la liste de leurs propres noms. Ils s’en tiennent mutuellement informés, en permanence, par l’intermédiaire des grillons. — Mais dans quel but ? » insista Hal. Les mains de Morgan se mirent à trembler. « Si je le savais ! Peut-être que le jour où il y aura assez de noms, le jour où ils seront prêts en nombre suffisant, ils… » Il s’étrangla. « Ils reviendront », acheva-t-il. Au bout d’un moment, Hal reprit : « Qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes en danger ? — Hier soir, alors que je mettais les noms noir sur blanc… ils ont épelé le mien. » Un silence pesant s’abattit, que Hal finit par rompre. « Que pouvons-nous faire pour vous ? articula-t-il d’une voix qui trahissait son malaise. — Rester près de moi. Comme ça, ils ne m’auront pas. » Jeanne lança un regard inquiet à Hal. « Je ne vous embêterai pas. Je ne m’assiérai même pas à table avec vous. Je resterai là-bas, à ma place. Je voudrais simplement vous conserver dans mon champ visuel. » Il se remit prestement sur pied et sortit son calepin. « Vous voulez bien me garder ça ? » Ils n’eurent pas le temps de dire mot que Morgan s’éloignait déjà en zigzags entre les tables nappées de blanc. Parvenu à une dizaine de mètres, il se rassit en leur faisant face. Puis il alluma la lampe posée sur sa table. « Qu’est-ce qu’on fait ? dit Jeanne. — On reste un petit moment. On a de quoi s’occuper, avec cette bonne bouteille. On ira se coucher quand elle sera vide. — On est vraiment obligés de rester ? — Qui sait ce qui se passe dans la tête de ce type ? Franchement, je préfère ne pas prendre de risques. » Jeanne ferma les yeux et poussa un soupir de lassitude. « Quelle drôle de façon de conclure les vacances. » Hal s’empara du calepin posé sur la nappe. Au même moment, il prit conscience du chant des grillons au-dehors. Il passa rapidement en revue les pages, qui se succédaient dans l’ordre alphabétique et contenaient chacune trois lettres accompagnées de leur équivalent en pulsations. « Il nous observe, remarqua Jeanne. — Ne fais pas attention à lui. » Jeanne se pencha afin d’étudier le calepin en même temps que son mari. Elle parcourut des yeux la série de points et de traits qui y était inscrite. « Tu crois qu’il y a du vrai dans ce qu’il affirme ? — Espérons que non », répliqua Hal. Il s’efforça de prêter l’oreille au chant des grillons en y trouvant des coïncidences avec le contenu du calepin. Mais en pure perte. Au bout de quelques minutes, il le referma. Une fois la bouteille de vin vide, Hal se leva de table. « Au lit ! » Jeanne n’eut pas le temps de l’imiter que Morgan avait déjà parcouru la moitié du chemin séparant les deux tables. « Vous partez ? demanda-t-il. — Je vous signale qu’il est presque onze heures. Nous sommes fatigués. Je regrette, mais maintenant, il faut que nous allions nous coucher. » Le petit homme les regarda tour à tour sans mot dire, l’air implorant et pour tout dire désespéré. Il parut sur le point de parler, puis ses épaules s’affaissèrent et il baissa brusquement les yeux. Les deux autres l’entendirent avaler sa salive. « Mais vous voulez bien vous occuper du carnet ? — Pourquoi ? Vous ne voulez pas le récupérer ? — Non. » Morgan se détourna. Il fit quelques pas, puis s’immobilisa et jeta un regard en arrière. « Vous voulez bien laisser votre porte ouverte, pour que je puisse… vous appeler ? — Bon, d’accord », répondit Hal. Un sourire pâle étira légèrement les lèvres de Morgan. « Merci. » Sur quoi il s’en alla. Ils furent réveillés par de grands cris à plus de quatre heures du matin. Hal sentit Jeanne lui agripper le bras et tous deux se redressèrent brusquement dans leur lit en tentant de scruter les ténèbres. « Mais qu’est-ce que c’est ? hoqueta Jeanne. — Je ne sais pas. » Hal repoussa les couvertures et s’assit au bord du lit. « Ne me laisse pas toute seule ! — Eh bien, viens avec moi, alors. » Le couloir était éclairé par une ampoule électrique de faible voltage. Hal se précipita vers la chambre de Morgan en faisant grincer le parquet sous ses pas. La porte était fermée, alors que la veille, il l’avait laissée ouverte. De l’autre côté s’éleva soudain un bruissement mêlé de crépitements ; à croire qu’on y agitait sauvagement un million de tambourins. Hal en lâcha impulsivement le bouton de la porte. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Jeanne. Il ne répondit pas. Tous deux restèrent un instant immobiles, ne sachant que faire. Sur quoi, à l’intérieur, le bruit cessa. Hal inspira profondément, puis poussa le battant. Le cri de Jeanne se bloqua dans sa gorge. Morgan gisait dans une mare de clair de lune éclaboussé de sang, la peau couverte de zébrures comme s’il avait été entaillé par un millier de minuscules lames de rasoir. À la fenêtre, le store était percé d’un grand trou. Pétrifiée, un poing pressé contre ses lèvres, Jeanne suivit Hal du regard tandis qu’il allait s’agenouiller auprès du corps inerte. Il posa la main sur la veste de pyjama dilacérée. Il sentit le cœur de Morgan battre très faiblement sous ses doigts tremblants. Alors Morgan ouvrit les yeux — de grands yeux fous qui ne reconnaissaient rien et semblaient traverser Hal sans le voir. « P-H-I-L-I-P M-A-X-W-E-L-L, épela-t-il entre deux gargouillis. » M-A-R-Y G-A-B-R-I-E-L », fit-il, le regard fixe et vitreux. Sa poitrine se souleva d’un coup. Ses yeux s’écarquillèrent un peu plus. « J-O-H-N M-O-R-G-A-N », épela-t-il encore. Puis ses yeux s’efforcèrent de se concentrer sur Hal. Un râle laborieux s’échappa de sa gorge. Et là, comme si une volonté infiniment supérieure à la sienne lui arrachaient les mots un par un, il ânonna : « H-A-L G-A-L-L-O-W-A-Y. ». Et enfin : « J-E-A-N-N-E G-A-L-L-O-W-A-Y.. » Alors ils se retrouvèrent seuls – seuls avec un cadavre. Dehors, dans la nuit, un million de grillons frottaient leurs élytres. LE JOUR DU JUGEMENT Cher papa, Si je te fais parvenir ce billet en le glissant sous le collier de Rex, c’est parce que je suis obligé de rester ici. J’espère qu’il parviendra à bon port. Je n’ai pas pu remettre la lettre cachetée que tu m’avais confiée parce que la veuve Blackwell a été tuée. Elle est à l’étage. Je l’ai étendue sur son lit. Elle n’est pas belle à voir. Je voudrais bien que tu fasses venir le shérif et M. Wilks, le médecin légiste. Quant au petit Jim Blackwell, je ne sais pas où il est passé. Il a tellement peur qu’il court dans toute la maison en se cachant pour ne pas que je le trouve. Il a dû être sacrement effrayé par la personne qui a tué sa maman. Il ne dit pas un mot. Il se contente de cavaler en rond comme un rat affolé. De temps en temps j’aperçois ses yeux dans le noir, et tout à coup plus rien. Ils n’ont pas l’électricité ici, tu sais. C’est vers le coucher du soleil que je me suis présenté avec la lettre en question. J’ai sonné, mais comme il n’y avait pas de réponse j’ai poussé la porte, qui n’était pas fermée à clef, histoire de jeter un coup d’œil. Tous les stores étaient baissés. Là-dessus j’ai entendu quelqu’un décamper à pas feutrés dans le salon, puis grimper l’escalier. J’ai appelé la veuve, mais elle n’a pas répondu. J’ai monté quelques marches, et là, en haut, j’ai vu Jim qui me regardait entre deux barreaux de la rampe. Quand il s’est rendu compte que je l’avais repéré, il a filé dans le couloir et je ne l’ai plus revu depuis. J’ai inspecté les chambres du premier. Pour finir, je suis entré dans celle de la veuve Blackwell et je l’ai trouvée morte, par terre, gisant dans une mare de sang. Elle avait la gorge tranchée et ses yeux grands ouverts étaient fixés sur moi. C’était un spectacle horrible. Je lui ai fermé les yeux puis, en examinant les alentours, j’ai découvert un rasoir. Comme la veuve était tout habillée, j’en ai déduit que le tueur n’était venu que pour la cambrioler. Quoi qu’il en soit, dépêche-toi de venir avec le shérif et M. Wilks, papa. Je reste là pour empêcher Jim d’aller se perdre dans les bois ou je ne sais quoi. Mais rejoins-moi le plus vite possible parce que ça ne me plaît pas beaucoup de la savoir là-haut comme ça, avec Jim qui rôde dans le noir. LUKE Cher George, Nous rentrons à l’instant de chez votre sœur. Comme nous n’avons encore rien dit à la presse, c’est moi qui vais devoir vous annoncer la triste nouvelle. J’avais envoyé Luke remettre une lettre cachetée à votre sœur, mais en arrivant, il l’a trouvée morte. Je suis vraiment navré d’être porteur de si mauvaises nouvelles, mais il faut bien que quelqu’un s’en charge. Le shérif et ses hommes écument la campagne pour retrouver le meurtrier. On pense qu’il s’agit d’un vagabond. Mais elle n’a pas été violée et, pour autant qu’on puisse l’affirmer, rien ne manque dans la maison. Le véritable propos de cette lettre, c’est le petit Jim. Ce garçon risque de mourir à brève échéance, de faim, mais aussi d’épouvante, tout simplement. Il refuse d’avaler quoi que ce soit. De temps à autre il enfourne un bout de pain ou une sucrerie, mais dès qu’il se met à mâcher, son petit visage se contorsionne et il est aussitôt victime d’une violente nausée. C’est à n’y rien comprendre. Luke a trouvé votre sœur dans sa chambre, la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. Le médecin légiste affirme que l’assassin avait de la force physique et que sa main n’a pas tremblé : la plaie est profonde et rectiligne. Je suis sincèrement désolé d’avoir à vous apprendre ces choses, mais il me semble préférable que vous soyez au courant. Les obsèques ont lieu dans une semaine. Nous avons eu toutes les peines du monde à attraper l’enfant. Quelle agilité ! Il filait en tous sens dans l’obscurité en couinant comme un rat. Il nous a même montré les dents quand nous l’avons enfin acculé dans un coin en lui braquant une lampe à pétrole dans les yeux. Il est tout blême, et il faut le voir rouler des yeux en écumant aux commissures. C’est affreux. Nous avons quand même fini par lui mettre la main dessus. Il nous a mordus. Il se tortillait comme une anguille. Puis, tout d’un coup, il est devenu tout raide ; comme dit Luke, on avait l’impression de transporter un bout de bois. On l’a emporté dans la cuisine pour essayer de lui faire manger quelque chose. Rien à faire. Au bout d’un moment il a pu avaler une gorgée de lait, l’air coupable. Mais dans la minute il a fait une affreuse grimace et recraché le tout. Il essayait constamment de nous échapper. Et tout cela sans articuler un mot. Il ne fait que couiner et marmotter, comme un singe qui soliloque. Nous avons fini par l’emporter à l’étage dans l’intention de le mettre au lit. Il s’est raidi dès que nous avons posé la main sur lui et j’ai cru que les yeux allaient lui sortir des orbites tellement il les écarquillait. Sa mâchoire s’est mise à pendre, on aurait dit qu’il avait vu le croque-mitaine ou que nous nous apprêtions à lui trancher la gorge, comme on a fait à sa mère. Il hurlait en se convulsant entre nos mains, une vraie ablette. Il calait ses pieds contre le mur, il tirait, poussait, nous griffait ! Nous avons été obligés de le gifler, sur quoi il a encore ouvert de grands yeux, il est devenu raide comme une planche et nous avons enfin pu le porter. Quand j’ai voulu le déshabiller, j’ai eu le choc de ma vie. Ce petit a le torse et le dos couverts de cicatrices et d’ecchymoses ; on croirait qu’on l’a ligoté avant de le torturer à la pince, au fer rouge ou Dieu sait quoi. J’en ai été littéralement glacé jusqu’aux os. On dit bien que la veuve n’avait plus toute sa tête depuis la mort de son mari, mais j’ai du mal à croire qu’elle ait pu commettre un forfait pareil. C’est l’œuvre d’un véritable dément. Tout ensommeillé qu’il était, Jim se forçait à garder les yeux ouverts. Il ne cessait de lancer des regards au plafond ou à la fenêtre, et ses lèvres remuaient comme s’il essayait de parler. Quand nous sommes ressortis dans le couloir, Luke et moi, il gémissait tout bas, d’une voix tremblotante. Mais nous n’avions pas plus tôt refermé la porte qu’il se mettait à hurler à pleins poumons en se débattant dans son lit comme si on cherchait à l’étrangler. Nous sommes revenus à son chevet en courant et j’ai brandi la lampe, mais nous n’avons rien vu du tout. Je me suis dit que la terreur l’égarait, qu’il avait des hallucinations. Sur ce, comme par un fait exprès, la lampe a consumé sa dernière goutte de pétrole, et tout d’un coup, nous avons vu sur les murs, au plafond et à la fenêtre des visages blafards qui nous regardaient fixement. Ce furent des instants difficiles, Georges – l’enfant braillait tout ce qu’il savait en se tordant sur son lit, sans pour autant se lever ; Luke cherchait la porte à tâtons et moi je fouillais dans mes poches pour trouver des allumettes sans pouvoir détacher mes yeux de ces épouvantables visages. J’ai fini par craquer une allumette et les visages ont tous disparu, sauf un qui est resté partiellement visible à la fenêtre. J’ai envoyé Luke chercher du pétrole à la voiture ; nous avons rallumé la lampe, et là, nous nous sommes aperçus que le visage était peint sur le carreau de manière à luire dans le noir. Même chose pour les visages des murs et du plafond. Qu’il y ait des gens capables d’aménager ainsi une chambre de petit garçon… il y a de quoi trembler. Nous l’avons remis au lit dans une autre chambre. Quand nous l’avons laissé, il se tortillait dans son sommeil en marmonnant des paroles incompréhensibles. J’ai posté Luke devant sa porte et je suis allé inspecter la maison de plus près. Dans la chambre de la veuve, je suis tombé sur une étagère entière de livres de psychologie marqués en divers endroits. J’en ai ouvert un : la page cornée relatait une expérience visant à rendre les rats fous en leur faisant croire qu’il y a de la nourriture là où il n’y en a pas. À un autre endroit, on faisait perdre l’appétit à un chien jusqu’à ce qu’il en meure de faim, et ce en frappant de gros bouts de tuyaux l’un contre l’autre chaque fois que l’animal tentait de s’alimenter. Vous devinez où je veux en venir. Toutefois, c’est si effroyable que j’ai peine à le croire. Certes, Jim a pu perdre la tête au point de trancher la gorge à sa propre mère. Mais il est si petit ! Comment s’y serait-il pris ? Vous êtes son seul parent ; vous devez faire quelque chose pour lui. Pas question de le placer dans un orphelinat. Il n’est pas en état. C’est pour cela que je vous décris son cas – afin que vous preniez une décision en toute connaissance de cause. Autre chose. J’ai écouté un disque trouvé dans la chambre du petit. Cela ressemblait à divers bruits et cris d’animaux sauvages, le tout presque couvert par un monstrueux rire aigu. Voilà, c’est à peu près tout. Si le shérif retrouve l’assassin de votre sœur, naturellement nous vous en informerons ; car personne n’accuse sérieusement Jim. J’espère que vous prendrez le petit avec vous et que vous tenterez de le remettre d’aplomb. Dans l’attente de votre réponse, SAM DAVIS Cher Sam, J’ai bien reçu votre lettre. Vous ne pouvez pas savoir l’effet qu’elle m’a fait. Je savais depuis longtemps que ma sœur était mentalement perturbée depuis la mort de son mari, mais j’étais loin de me douter que son état était aussi avancé. Voyez-vous, elle est tombée amoureuse de Phil toute jeune, et il n’y a jamais eu personne d’autre dans sa vie. Son amour pour lui était tout ce qui comptait. Et elle était si jalouse qu’un jour où il s’était rendu à une soirée en compagnie d’une autre, elle a cassé un carreau avec les mains et failli se vider de tout son sang. Phil a fini par l’épouser, et il semble qu’ils aient été heureux comme personne. Elle était aux petits soins pour lui. Il était toute sa vie. À la naissance de Jim, je suis allé lui rendre visite à la maternité. Elle m’a dit qu’elle aurait préféré avoir un bébé mort-né parce que Phil y était très attaché et qu’elle ne voulait pas qu’il s’intéresse à quelqu’un d’autre qu’elle. Elle n’a jamais été une très bonne mère pour Jim. Elle lui en voulait trop. Et puis, le jour où Phil s’est noyé, il y a trois ans, en se portant au secours de l’enfant, elle a complètement perdu la tête. J’étais là quand elle a appris la nouvelle. Elle a couru à la cuisine s’emparer d’un grand couteau et elle est partie comme une folle à la recherche de Jim, qu’elle voulait tuer. Elle a fini par s’évanouir dans la rue et nous l’avons ramenée chez elle. Pendant un mois entier, elle n’a pas voulu poser les yeux sur l’enfant. Puis elle a fait ses bagages et est allée s’installer dans cette maison au milieu des bois. Après cela, je ne l’ai plus revue. Vous l’avez constaté par vous-même, le petit a une peur panique de tout et de tous. À l’exception d’une seule personne… Ma sœur avait tout prévu, tout calculé dans les moindres détails — Dieu me pardonne de ne pas avoir compris la vérité plus tôt. Dans le petit monde monstrueux et peuplé d’horreur qu’elle avait édifié autour de lui, elle ne lui a laissé la possibilité de faire confiance qu’à une seule personne : elle-même. En faisant en sorte qu’il ait exclusivement besoin d’elle. Elle représentait son seul bouclier contre les atrocités dont elle-même l’entourait. Et elle savait pertinemment que le jour où elle mourrait, Jim sombrerait dans la démence puisqu’il n’y aurait plus au monde une personne vers qui il puisse se tourner, une personne qui sache le réconforter. Vous comprenez à présent pourquoi j’affirme qu’on ne retrouvera pas le meurtrier. Contentez-vous d’enterrer ma sœur en hâte et envoyez-moi le petit. Je n’assisterai pas aux obsèques. GEORGE BARNES PREMIER ANNIVERSAIRE Juste au moment où il quittait la maison ce jeudi matin, Adeline lui demanda : « Tu me trouves toujours un goût aigre ? » Norman la regarda d’un air réprobateur. « Alors, oui ou non ? » Il la saisit par la taille et lui mordilla le cou. « Alors ? » insista Adeline. Norman prit un air contrit. 3Tu tiens vraiment à ramener ça sur le tapis ? — Mais chéri, tu l’as dit. Et à notre premier anniversaire de mariage, en plus ! » Il pressa sa joue contre celle de sa femme. 3Bon, je l’ai dit, murmura-t-il. N’ai-je pas droit à une gaffe de temps en temps ? — Tu ne m’as pas répondu. — Un goût aigre, toi ? Bien sûr que non. » Il la serra contre lui et respira le parfum de ses cheveux. « Je suis pardonné ? » Il lui déposa un baiser sur le bout du nez, sourit, et ne put que s’émerveiller une fois de plus de la chance qu’il avait eue en épousant une femme aussi superbe. À l’orée de leur deuxième année de mariage, ils étaient encore en pleine lune de miel. Norman lui releva la tête et l’embrassa. « Le diable m’emporte, dit-il. — Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai encore un goût aigre ? — Non. » Il avait l’air désorienté. « Là, je ne te trouve plus de goût de tout. » « Ainsi vous ne lui trouvez plus de goût », déclara de docteur Phillips. Norman sourit. « Je sais que ça a l’air ridicule. — En tout cas, c’est unique. — Plus que vous ne pensez, renchérit Norman, dont le sourire s’était fait légèrement contraint. — C’est-à-dire ? — Je n’ai pas de problème pour ce qui est du goût de tout le reste. » Le docteur Phillips le dévisagea un instant avant de reprendre la parole. « Êtes-vous sensible à son odeur ? demanda-t-il enfin. — Oui. — Vous en êtes sûr ? — Oui. Qu’est-ce que ça a voir avec… » Norman s’interrompit. « Vous voulez dire que le goût et l’odorat vont de pair, c’est ça ? » Phillips acquiesça. « Si vous pouvez sentir son odeur, vous devriez être capable de goûter sa saveur. — Possible, mais je n’y arrive pas. » Le docteur Phillips émit un grognement désabusé. « Un vrai casse-tête, cette histoire. — Aucune idée ? — Pas comme ça, au dépourvu. Mais il doit y avoir un genre d’allergie là-dessous. » Norman était troublé. « J’espère être bientôt fixé », dit-il. Adeline leva la tête de ses préparatifs quand il entra dans la cuisine. « Qu’est-ce qu’a dit le docteur Phillips ? — Que je suis allergique à ta présence. — Il n’a pas dit ça, voyons. — Mais si. — Allons, sois sérieux. — Il a dit qu’il fallait que je subisse des examens pour dépister d’éventuelles allergies. — Il ne pense quand même pas que c’est inquiétant ? — Non. — Ouf. — Comment ça, « ouf » ? grommela-t-il. Le goût de ton corps est un des rares plaisirs de mon existence. — Veux-tu bien te taire ! » Elle repoussa ses mains et revint à ses préparatifs. Norman lui entoura la taille et frotta son nez contre sa nuque. « J’aimerais pourvoir sentir ton goût. J’aime bien ta saveur. » Elle leva une main pour lui caresser le cou. « Je t’aime », murmura-t-elle. Norman tressaillit et laissa échapper un petit cri de surprise. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » Il renifla et regarda autour de lui. « Tu as bien sorti les ordures ? — Oui, Norman, répondit-elle d’une voix calme. — En tout cas, il y a quelque chose qui empeste par ici. Peut-être que… » Il s’interrompit en voyant l’expression de sa femme. Elle avait les lèvres pincées, et soudain, il comprit. « Enfin, ma chérie, tu ne penses tout de même pas que je veux dire… — Ah non ? Vraiment ? fit-elle d’une petite voix tremblante. — Allons, Adeline ! — D’abord j’ai un goût aigre. Et maintenant… » Il la fit taire d’un baiser prolongé. « Je t’aime, dit-il. Tu comprends ? Je t’aime. Tu crois que je voudrais te faire de la peine ? » Elle frissonna dans ses bras. « Tu m’en fais », murmura-t-elle. Il l’attira à lui et lui caressa les cheveux. L’embrassa tendrement sur les lèvres, les joues, les yeux. Lui répéta combien il l’aimait. Tout en s’efforçant de ne pas faire attention à l’odeur. Ses yeux s’ouvrirent brusquement et il prêta l’oreille. Scruta les ténèbres sans rien voir. Pourquoi s’était-il réveillé ? Il tourna la tête et allongea le bras. Quand il l’effleura, Adeline remua un peu dans son sommeil. Norman changea de position et se contorsionna pour se rapprocher d’elle. Il se pressa contre la chaleur accueillante de son corps et promena une main nonchalante sur sa hanche. Il appuya sa joue contre le dos d’Adeline et se mit à glisser de nouveau dans le sommeil. Soudain, il rouvrit les yeux. Stupéfait, il appliqua ses narines contre la peau de sa femme et renifla. L’hameçon glacial d’une terreur sans nom se planta dans son cerveau. Mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? Il renifla plus fort. Adeline marmonna de façon indistincte et il s’arrêta. Il resta allongé contre elle, sans bouger, s’efforçant de ne pas céder à la panique. Si son sens du goût et de l’odorat s’étaient atrophiés, il aurait compris, accepté. Mais ce n’était pas le cas. Il gardait encore sur la langue la saveur acre du café qu’il avait bu ce soir-là. Il sentait l’odeur des cigarettes écrasées dans le cendrier posé sur la table de chevet. Sans grand effort, il pouvait identifier celle de la laine dont était faite la couverture du lit. Alors pourquoi ? Adeline était ce qui lui était le plus précieux au monde. Cela lui était une torture qu’elle échappe ainsi, par fragments, à ses sens. C’était un de leurs restaurants préférés depuis l’époque où ils sortaient ensemble. Ils en aimaient la cuisine, le calme, le petit orchestre qui jouait à l’intention des dîneurs et des danseurs. Après réflexion, Norman l’avait choisi comme étant le meilleur endroit où ils pourraient discuter de leur problème. Mais il regrettait déjà son initiative. Aucune atmosphère, si plaisante soit-elle, ne pouvait le délivrer de la tension qu’il ressentait — et exprimait. « Que veux-tu que ce soit d’autre ? dit-il d’un air consterné. Ce n’est rien de physique. » Il écarta l’assiette à laquelle il n’avait pas touché. « Ça doit donc être psychologique. — Mais pourquoi, Norman ? — Si seulement je le savais ! » Elle posa une main sur la sienne. » Allons, ne te tracasse pas. — Facile à dire ! C’est un cauchemar. Je t’ai en partie perdue. — Non, mon chéri, je t’en prie. Je ne peux pas supporter de te voir malheureux. — Mais je suis malheureux ! » Il frotta la nappe du bout de l’index. « Et j’ai décidé d’aller voir un psychanalyste. » II releva les yeux. « C’est forcément psychologique, répéta-t-il. Et bon sang ! je suis bien résolu à faire le ménage dans ma tête. » Il se força à sourire en remarquant la peur qui passait dans les yeux d’Adeline. « Et puis au diable tout ça, reprit-il. Je vais aller voir un psy ; il me remettra d’aplomb. Tiens, viens danser. » Elle réussit à lui rendre son sourire. « Chère madame, vous êtes tout simplement splendide, lui dit-il, alors qu’ils arrivaient sur la piste de danse. — Oh, je t’aime tellement », murmura-t-elle. Ce fut au milieu de leur danse que le contact d’Adeline se mit à changer. Norman la serra étroitement, appliquant sa joue contre la sienne pour l’empêcher de voir l’expression de dégoût qui avait gagné son visage. « Et maintenant, plus rien ? » acheva le docteur Bernstrom. Norman exhala un nuage de fumée et écrasa sa cigarette dans le cendrier. « Exactement, fit-il avec irritation. — Depuis quand ? — Ce matin. » Sa peau se tendit sur ses joues. « Plus de goût. Plus d’odorat. » Il frissonna. « Et maintenant c’est le sens du toucher que je n’ai plus. » Sa voix se brisa. « Qu’est-ce que qui m’arrive ? implora-t-il. De quelle maladie nerveuse suis-je donc atteint ? — De rien d’incompréhensible. » Norman considéra l’analyste d’un air inquiet. « Alors quoi ? Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : ceci ne se produit qu’avec ma femme. En dehors d’elle… — Je comprends. — Alors de quoi s’agit-il ? — Vous avez sans doute entendu parler de la cécité hystérique. — Oui. — De la surdité hystérique. — Oui, mais… — Alors pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des cas d’hystérie affectant aussi les autres sens ? — D’accord, mais dus à quoi ? » Le docteur Bernstrom sourit. « Sans doute à ce pour quoi vous êtes venu me voir. » Tôt ou tard, l’idée devait se présenter à son esprit. Aucun sentiment amoureux ne pouvait s’y opposer. Elle le frappa au moment où, assis tout seul dans le salon, il contemplait le flou que formaient les lettres sur une page de son journal. Il suffisait de récapituler les faits. Le mercredi soir, il avait embrassé Adeline et, fronçant les sourcils, lui avait dit : « Tu as un goût aigre, chérie. » Elle s’était raidie, puis écartée de lui. Sur le moment, sa réaction lui avait paru naturelle : elle se sentait insultée. À présent, il essayait de reconstituer en détail l’attitude qu’elle avait eue par la suite. Car le jeudi matin, il avait été incapable de lui trouver un goût quelconque. Norman jeta un regard coupable en direction de la cuisine, où Adeline mettait un peu d’ordre. On n’entendait d’autre bruit dans la maison que celui de ses pas. Regarde les faits, persistait à lui souffler une voix dans sa tête. Il se renversa sans son fauteuil et reprit sa récapitulation. Ensuite, le samedi, il y avait eu cette odeur fétide, cette puanteur à la fois froide et humide. Certes, elle aurait eu de quoi s’offusquer s’il l’avait accusée d’en être la source. Mais il s’en était bien gardé, il en était certain. Il avait simplement parcouru la cuisine du regard et demandé si elle avait bien sorti les ordures. Et pourtant, immédiatement, elle en avait déduit qu’il parlait d’elle. Et la nuit suivante, quand il s’était réveillé, elle n’avait plus aucune odeur pour lui. Norman ferma les yeux. Il fallait qu’il ait l’esprit vraiment dérangé pour donner un fondement à de telles pensées. Il aimait Adeline, avait besoin d’elle. Comment pouvait-il se laisser aller à croire qu’elle ait une quelconque responsabilité dans ce qui s’était passé ? Ensuite, au restaurant, se poursuivait inexorablement sa réflexion, pendant qu’ils dansaient, elle était soudain devenue froide au toucher. Elle était devenue — impossible de fuir le mot —pâteuse. Et ce matin… Norman jeta son journal. Assez ! Il s’absorba dans la contemplation de l’autre bout de la pièce avec un mélange de colère et de frayeur dans les yeux. C’est de moi que ça vient, se dit-il, de moi. Il n’allait pas laisser son esprit détruire la plus belle chose de son existence. Il n’allait pas… Il se pétrifia, les lèvres entrouvertes, les yeux fixes et écarquillés. Puis, lentement – si lentement qu’il entendit craquer doucement les os de sa nuque —, il se tourna vers la cuisine. Adeline continuait d’aller et venir. Mais le bruit qu’il percevait n’avait rien à voir avec des pas. Il était à peine conscient de son corps quand il se leva. Comme malgré lui, il sortit du salon et traversa le coin repas sans que ses pantoufles fassent le moindre bruit sur la moquette. Il s’arrêta sur le seuil de la cuisine, le visage gagné par une expression de répulsion devant les sons qui lui parvenaient lorsque sa femme se déplaçait. Un instant de silence. Rassemblant ses forces, il poussa la porte. Adeline se tenait devant le réfrigérateur ouvert. Elle se retourna et sourit. « J’allais justement t’apporter… » Elle s’interrompit et son regard se fit incertain. « Norman ? » dit-elle. Il était incapable de parler. Figé sur le seuil, il la dévisageait. « Norman, qu’est-ce que tu as ? » Un violent frisson le secoua. Adeline reposa le plat de pudding au chocolat et se précipita vers lui. Il ne put s’empêcher de reculer avec un cri chevrotant, le visage convulsé, décomposé. « Norman, qu’est-ce qui t’arrive ? — Je ne sais pas », gémit-il. Elle eut un nouvel élan vers lui, qu’elle réprima en entendant son cri de terreur. Soudain ses traits se durcirent, comme si elle comprenait et en éprouvait de la colère. « Il s’agit de quoi maintenant ? demanda-t-elle. Je veux savoir. » Il ne put que secouer la tête. « Je veux savoir, Norman ! — Non. » D’une voix faible, effrayée. Elle serra ses lèvres tremblantes. « Je ne supporterai pas ça plus longtemps. Je parle sérieusement, Norman. » Il s’écarta brusquement d’elle quand elle passa près de lui. Puis il fit demi-tour pour la regarder monter l’escalier, saisi d’horreur en entendant les bruits qu’elle faisait. Se plaquant les mains sur les oreilles, il essaya de maîtriser son tremblement. C’est moi ! se répétait-il sans cesse, au point que les mots en venaient à perdre leur sens. C’est moi, c’est moi, c’est moi ! À l’étage, la porte de la chambre à coucher se referma en claquant. Norman laissa retomber ses mains et se dirigea vers l’escalier d’un pas mal assuré. Il fallait qu’elle sache qu’il l’aimait, ne demandait qu’à croire que tout était dans sa tête à lui. Il fallait qu’elle comprenne. Il ouvrit la porte de la chambre à coucher plongée dans l’obscurité et se dirigea à tâtons vers le lit, où il s’assit. Il entendit sa femme se retourner et comprit qu’elle le regardait. « Je te demande pardon, dit-il. Je suis… malade. — Non. » D’une voix sans vie. Il essaya de la distinguer dans le noir. « Quoi ? — Il n’y a aucun problème avec les autres, tes amis, les commerçants… Ils ne me voient pas assez. Avec toi, c’est différent. Nous sommes trop souvent ensemble. Me dissimuler à tes yeux chaque heure, chaque jour depuis un an, c’est une tension trop forte. J’ai perdu le pouvoir de contrôler ton cerveau. Tout ce que je peux faire, c’est… annihiler tes sens l’un après l’autre. — Tu ne vas pas me dire… — … que tout ça est vrai ? Si. Tout est vrai. Le goût, l’odeur, le… et ce que tu as entendu ce soir. » Il était comme paralysé, les yeux fixés sur sa forme indistincte. « J’aurais dû te priver de tous tes sens dès le début, continua-t-elle. Comme ça, tout aurait été facile. Maintenant il est trop tard. — Mais enfin de quoi parles-tu ? » C’était à peine s’il arrivait à articuler. « Ce n’est pas juste ! s’écria-t-elle. J’ai été pour toi une bonne épouse. Pourquoi devrais-je retourner là-bas ? Je ne veux pas y retourner ! Je trouverai quelqu’un d’autre. Je ne ferai pas la même erreur la prochaine fois ! » Norman s’écarta d’elle d’une secousse et se remit debout, les jambes molles, ses doigts cherchant l’interrupteur de la lampe. « Non, n’allume pas ! » ordonna la voix. La lumière éclata dans ses yeux, l’aveuglant. Il entendit un remue-ménage sur le lit et se retourna. Il ne parvint même pas à hurler. Le son resta figé dans sa gorge tandis qu’il regardait la masse informe qui se dressait, ruisselante de pourriture. « Très bien ! explosèrent les mots dans sa tête en une illusion sonore. Très bien, connais-moi donc telle que je suis ! » D’un seul coup, tous ses sens lui revinrent. La puanteur qu’elle dégageait saturait l’air. Norman recula, perdit l’équilibre, tomba. Il vit la masse en décomposition se lever du lit et venir vers lui. Puis son esprit fut englouti dans des ténèbres dévorantes, et il lui sembla qu’il fuyait dans la nuit d’un couloir sans fin, poursuivi par une voix suppliante qui ne cessait de répéter : « Je t’en prie ! Je ne veux pas retourner là-bas ! Aucun de nous ne veut retourner là-bas ! Aime-moi, laisse-moi rester avec toi ! Aime-moi, aime-moi, aime-moi… » LE PAYS DE L’OMBRE Le docteur Jennings se rabattit vers le trottoir en faisant gicler une gerbe de neige fondue sous les pneus de sa Jaguar. Il freina sec, arracha la clé de contact de la main gauche tandis que la droite se saisissait de la sacoche posée sur le siège passager. Un instant plus tard, il était dans la rue, à attendre un répit dans la circulation. Son regard s’envola vers les fenêtres de l’appartement de Peter Lang. Est-ce que tout allait bien pour Patricia ? Il lui avait trouvé une voix effrayante au téléphone – tremblante, proche de la panique. Jennings baissa les yeux et contempla d’un œil noir la file ininterrompue de voitures. Puis un intervalle se créa dans la procession et il s’élança. La porte vitrée se referma automatiquement derrière lui tandis qu’il traversait le hall d’entrée à grandes enjambées. Papa, dépêche-toi ! Je t’en prie ! Je ne sais plus quoi faire de lui ! Les paroles affolées de sa fille continuaient de retentir dans sa tête. Il s’engouffra dans l’ascenseur et appuya sue le bouton du dixième étage. Je ne peux rien te dire au téléphone ! Il faut que tu viennes ! Jennings, les yeux fixés droit devant lui sans voir quoi que ce soit, n’entendit même pas le glissement feutré des portes qui se refermaient. Ces trois mois de fiançailles avec Lang n’avaient manifestement pas été tout roses pour Patricia. Mais Jennings ne se sentait pas le droit de lui conseiller de rompre. Il était difficile de classer Lang dans la catégorie des riches oisifs. Certes, en vingt sept ans d’existence, il n’avait jamais été obligé de travailler. Mais c’était loin d’être un paresseux ou un bon à rien. Connu comme un des plus grands chasseurs de fauves du monde, il se comportait et menait la barque qu’il s’était choisie avec une autorité pleine d’élégance. En dépit de ses allures fanfaronnes, il avait un grand sens de l’humour et de la justice. Et surtout, il semblait profondément épris de Patricia. Et pourtant, toutes ces histoires… Jennings tressaillit et cligna des yeux pour accommoder. Les portes de l’ascenseur étaient ouvertes. S’avisant qu’il venait d’atteindre le dixième étage, il s’élança dans le couloir, ses souliers grinçant sur le carrelage impeccablement ciré. Machinalement, il prit sa sacoche sous le bras et commença à ôter ses gants. Il n’était pas encore arrivé à l’appartement qu’ils se trouvaient déjà dans sa poche et qu’il avait déboutonné son manteau. Une note était punaisée de guingois sur la porte. Entrez. Jennings frémit au spectacle de l’écriture tremblée de Patricia. S’armant de courage, il tourna la poignée et entra. Pour s’immobiliser aussitôt de saisissement. Le salon était sens dessus dessous : fauteuils et tables renversés, lampes brisées, livres jetés par terre, le tout au milieu d’une jonchée d’éclats de verre, d’allumettes et de mégots. Des douzaines de taches d’alcools divers maculaient la moquette blanche. Sur le bar, une bouteille de scotch renversée finissait de se vider tandis que les immenses haut-parleurs muraux déversaient dans la pièce un raclement régulier. Jennings était atterré. Il fallait que Peter ait perdu la raison. Il jeta sa sacoche sur la table du vestibule, se débarrassa de son chapeau et de son manteau, puis reprit sa sacoche et dévala les marches menant au salon. Qu’il traversa pour aller éteindre la chaîne haute fidélité. « Papa ? — Oui. » Jennings entendit sa fille sangloter de soulagement et se précipita dans la chambre à coucher. Il les trouva tous les deux sur le sol près de la grande baie vitrée. Pat, à genoux, étreignait Peter qui, entièrement nu, se tenait tout recroquevillé, les bras repliés devant la figure. Quand Jennings s’agenouilla auprès d’eux, Patricia tourna vers lui un regard terrorisé. « Il a essayé de sauter, dit-elle. Il a essayé de se tuer. » Sa voix était rauque, entrecoupée. « Je vois. » Jennings dénoua les bras raides et frémissants de sa fille et essaya de soulever la tête de Lang. À son contact, celui-ci eut un mouvement de recul accompagné d’un petit cri étranglé, et se remit en boule. Jennings contempla le bloc contracté que formait le corps de Lang. Au bord de l’horreur, il observa les ondulations qui parcouraient les muscles de son dos et de ses épaules. On aurait dit que des serpents se tortillaient sous la peau bronzée. « Il y a combien de temps qu’il est comme ça ? demanda-t-il. — Je ne sais pas. » Le visage de Patricia n’était plus qu’un masque angoissé. « Je ne sais pas. — Va dans le salon et sers-toi un verre, lui ordonna son père. Je m’occupe de lui. — Il a essayé de se jeter par la fenêtre. — Patricia. » Elle éclata en larmes et Jennings n’insista pas davantage. Pleurer pouvait lui faire du bien. Une fois de plus, il essaya de dénouer le corps tétanisé de Peter. Une fois de plus, le jeune homme s’écarta de lui avec un petit cri. « Essayez de vous détendre, dit Jennings. Je voudrais vous installer sur votre lit. — Non ! exhala Peter d’une voix empâtée par la souffrance. — Je ne pourrai pas vous aider, mon garçon, si… » Jennings s’interrompit, interdit. En un instant, le corps de Lang avait perdu sa rigidité. Ses jambes s’abandonnaient, ses bras se décollaient de son visage. Il inspira par saccades, emplissant peu à peu ses poumons d’air. Puis il leva la tête. Jennings en eut le souffle coupé. Si un visage pouvait être qualifié de torturé, c’était bien celui de Lang. Mangé de barbe, exsangue, les yeux fixes, c’était le visage d’un homme en proie à un inexplicable tourment. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Jennings, épouvanté. Peter grimaça un sourire. Ce fut l’atroce touche finale qui fit frémir le médecin. « Patty ne vous l’a pas dit ? — Dit quoi ? » Peter émit un sifflement, apparemment amusé. « Je suis victime d’un sort. Une espèce de sale… — Non, mon chéri, le supplia Pat. — Mais enfin, de quoi parlez-vous ? voulut savoir Jennings. — Soif. Chérie ? » Tant bien que mal, Patricia se mit debout et se dirigea vers le salon. Jennings soutint Lang jusqu’à son lit. « Que signifie tout cela ? » demanda-t-il. Lang se laissa pesamment aller sur l’oreiller. « Rien de plus que ce que j’ai dit. Je suis victime d’un sort. D’un envoûtement. Des manigances d’un sorcier. » Il ricana sans force. « Ce salopard me tue. Trois mois que ça dure — pratiquement depuis que Patty et moi nous sommes rencontrés. — Parlez-vous… ? commença Jennings. — La codéine est sans effet, poursuivit Lang. Même la morphine… j’en ai pris. Rien n’y fait. » Il inspira. « Pas de fièvre, pas de frissons. Aucun symptôme que la faculté puisse se mettre sous la dent. Simplement… quelqu’un est en train de me tuer. » Ses paupières mi-closes laissèrent filtrer un regard interrogateur. « À se tordre, non ? — Parlez-vous sérieusement ? » Peter émit un grognement. « Qui peut le dire ? Peut-être est-ce une crise de delirium tremens. Dieu sait qu’aujourd’hui j’ai assez bu pour… » Ses cheveux noirs en désordre produisirent un bruissement sur l’oreiller comme il se tournait vers la fenêtre. « Bon sang, il fait nuit. » Il reprit sa position. « Quelle heure ? — Dix heures passées. Qu’est-ce que… — Jeudi, n’est-ce pas ? » Jennings le dévisagea sans comprendre. « Non, je vois que ce n’est pas ça. » Lang fut pris d’une toux sèche. « Enfin ! » s’exclama-t-il. Lang suivit le regard qu’il avait lancé vers la porte. Patricia était de retour. « Tout est renversé », dit-elle, sa voix évoquant celle d’un enfant effrayé. « Bah, ça ne fait rien, marmonna Lang. Je n’en ai pas besoin. Je ne vais pas tarder à mourir, de toute façon. — Ne dis pas des choses pareilles ! — Je ne serais que trop heureux de mourir tout de suite, mon chou », dit Peter, les yeux fixés au plafond. Son torse athlétique se soulevait et s’abaissait par saccades. « Excuse-moi, ma chérie, ce n’est pas ce que je voulais dire. Aaaah ! voilà que ça recommence. » Il parlait si doucement que sa crise les prit au dépourvu. Brusquement, il s’agitait sur le lit, ses jambes aux muscles noués décochaient des ruades tandis que ses bras se refermaient en travers de son visage où la peau se tendait comme sur un tambour. Un son pareil à quelque note stridente tirée d’un violon tremblota dans sa gorge, et Jennings vit de la salive s’échapper de la commissure de ses lèvres. Le médecin courut vers sa sacoche, mais il ne l’avait pas atteinte que Peter était déjà tombé du lit en se débattant. Le jeune homme se redressa en hurlant, son visage n’exprimant plus que la frénésie écumante d’un animal. Patricia tenta de le retenir, mais, grondant comme un chien enragé, il l’écarta brutalement de son chemin et tituba en direction de la fenêtre. Jennings l’intercepta, une seringue hypodermique à la main. Durant quelques instants, ce fut entre eux un corps à corps farouche, le visage distendu de Peter, toutes dents dehors, à quelques centimètres de celui du docteur, tandis que ses mains aux veines gonflées essayaient d’atteindre la gorge de celui-ci. Le forcené poussa un cri rauque quand l’aiguille lui transperça la peau et, en se rejetant en arrière, il perdit l’équilibre et tomba. Il essaya de se relever, ses yeux fous tournés vers la fenêtre. Puis le sédatif fit son effet et il resta assis par terre, prostré comme une poupée de chiffons, les yeux vitreux. « Ce salopard est en train de me tuer », marmonna-t-il. Ils l’allongèrent sur le lit et recouvrirent son corps qui se contorsionnait déjà plus mollement. « De me tuer, répéta Lang. Ce salopard de nègre. — Est-ce qu’il croit vraiment à ça ? demanda Jennings. — Tu n’as qu’à le regarder, papa. — Et toi, tu y crois ? — Je ne sais pas. » Elle secoua la tête en un geste d’impuissance. « Tout ce que je sais, c’est que je l’ai vu changer, passer de ce qu’il était à… ceci. Il n’est pas malade, papa. Il n’a rien. » Elle frissonna. « Et pourtant il est en train de mourir. — Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ? — Je ne pouvais pas. J’avais peur de le laisser ne serait-ce qu’une seconde. » Jennings, qui venait de constater que le pouls du jeune homme était faible, retira ses doigts. « S’est-il fait examiner ? » Elle opina d’un mouvement las de la tête. « Oui. Quand il s’est mis à aller plus mal, il est allé voir un spécialiste. Il pensait que, peut-être, du côté du cerveau… Mais non, il n’a rien. — Mais pourquoi dit-il qu’il est victime d’un… » Jennings se trouva incapable de prononcer le mot. « Je ne sais pas. Il y a des fois où il semble vraiment le croire. La plupart du temps, il en plaisante. — Mais sur quoi se fonde-t-il ? — Un incident lors de son dernier safari. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. Un… Zoulou l’a menacé, lui a dit qu’il était un sorcier et qu’il allait… » Sa voix se transforma en un sanglot. « Oh, mon Dieu, comment peut-on ajouter foi à une chose pareille ? Comment cela est-il possible ? — En fait, le problème est de savoir si Peter croit que c’est possible. » Jennings se tourna vers Lang. « Et à le voir… — Papa, je me demandais si… » Patricia avala sa salive. « Si le docteur Howell ne pourrait pas l’aider. » Jennings dévisagea sa fille avant de répondre. « Tu y crois, toi, n’est-ce pas ? — Papa, essaie de comprendre. » Il y avait comme un note sous-jacente de panique dans sa voix. « Tu ne voyais Peter que de temps en temps. Moi, c’est de jour en jour que j’ai vu ce qui lui arrivait. Quelque chose est en train de le détruire ! J’ignore ce que c’est, mais je suis prête à tenter n’importe quoi pour arrêter ça. N’importe quoi. — Très bien. » Il appliqua une main rassurante sur les épaules de sa fille. « Va téléphoner pendant que je l’examine. » Dès qu’elle fut passée dans le salon — le fil du téléphone branché dans la chambre avait été arraché —, Jennings fit glisser les couvertures et regarda le corps bronzé et musclé de Peter. Il était parcouru d’infimes tressaillements, comme si, malgré la camisole chimique, chaque nerf continuait de palpiter isolément. Jennings serra les dents, en proie à une vague détresse. Quelque part, au cœur de sa perception, là où la raison scientifique se pouvait s’empêcher de s’insinuer, il sentait confusément qu’un examen médical ne donnerait rien. Et pourtant, ce que Patricia s’apprêtait à mettre en branle lui inspirait une profonde répugnance. Cela allait à l’encontre de toutes ses convictions. Offensait son entendement. Et pour tout dire, l’effrayait. Jennings constata que le sédatif avait presque cessé d’agir. Normalement, Peter aurait dû rester inconscient entre six et huit heures. Or – quarante cinq minutes après l’injection – voilà qu’il se retrouvait avec eux dans le salon, vêtu d’un peignoir et étendu sur le canapé, d’où il disait : « Patty, c’est ridicule. À quoi bon faire venir un autre docteur ? — D’accord, c’est ridicule ! Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Qu’on reste là à te regarder… ? » Elle ne put achever sa phrase. « Chut. » Lang lui caressa les cheveux d’une main tremblante. « Patty, Patty. Tiens bon, ma chérie. J’arriverai peut-être à m’en sortir. — Tu vas t’en sortir. » Patricia lui déposa un baiser sur la main. « Nous sommes deux, Peter. Je ne continuerai pas sans toi. — À ton tour de ne pas dire des choses pareilles. » Lang se contorsionna sur le canapé. « Oh, bon sang, voilà que ça recommence. » Il se força à sourire. « Non, ça va, rien que des… des espèces de démangeaisons. » Son sourire se transforma brusquement en une grimace de souffrance. « Donc ce docteur Howell va s’occuper de moi ? Il va résoudre mon problème, c’est ça ? Et comment ? » Jennings vit Patricia se mordre la lèvre. « C’est… c’est une femme, mon chéri. — Magnifique. » Un tressaillement le secoua. « Voilà ce qu’il nous faut. Quelle est sa spécialité ? La chiropraxie ? — C’est une anthropologue. — Épatant. Qu’est-ce qu’elle va faire ? M’expliquer les origines ethniques de la superstition ? » Lang parlait à toute allure, comme s’il essayait de tenir la douleur à distance par une barrière de mots. « Elle est allée en Afrique. Elle… — Moi aussi. Un merveilleux pays. À condition de ne pas se frotter aux sorciers. » Son rire se réduisit à un cri étouffé. « Oh, Dieu, espèce de vieille peau de salopard de nègre, si seulement je te tenais ! » Telles des serres, ses mains se jetèrent en avant comme pour étrangler quelque assaillant invisible. « Excusez-moi… » Ils se retournèrent, pris au dépourvu. Une jeune Noire les regardait depuis le vestibule. « Il y avait un mot sur la porte, dit-elle. — Bien sûr. On avait oublié. » Jennings était déjà debout. Il entendit Patricia glisser à Lang : « J’allais te le dire avant que tu ne me coupes la parole. Je t’en prie, pas de préjugés. » Peter lui décocha un regard plus surpris que jamais. « Quels préjugés ? » Jennings et sa fille traversèrent la pièce. « Merci d’être venue. » Patricia pressa sa joue contre celle du docteur Howell. « C’est bon de te revoir, Pat. » Le docteur Howell adressa un sourire à Jennings par-dessus l’épaule de Patricia. « Vous n’avez pas eu trop de mal pour venir ? s’enquit-il. — Non, non, je n’ai jamais de problème avec le métro. » Lurice Howell déboutonna son manteau et se retourna en même temps que Jennings tendait les bras pour l’aider à s’en débarrasser. Pat avisa le petit sac de voyage que Lurice avait posé sur le sol, puis jeta un bref regard en direction de Peter. Qui ne détourna pas les yeux de Lurice Howell lorsque celle-ci s’approcha de lui, flanquée de Pat et de Jennings. « Peter, je te présente le docteur Howell, dit la jeune femme. Nous avons fait nos études ensemble à Columbia. Elle enseigne l’anthropologie au City Collège. » Lurice sourit. « Bonsoir, dit-elle. — Bon… faut le dire vite », répondit Peter. Du coin de l’œil, Jennings vit Patricia se raidir. L’expression du docteur Howell ne s’altéra en rien. Sa voix demeura égale. « Et qui est l’espèce de vieille peau de salopard de nègre que vous aimeriez tenir ? » Peter resta un instant interdit, puis, la douleur lui faisant serrer les dents, il répondit : « Qu’est-ce que c’est censé signifier ? — C’est une simple question. — Si vous avez l’intention d’animer un séminaire sur les relations interraciales, laissez tomber, marmonna Lang. Je ne suis pas d’humeur à ça. — Peter ! » Il leva vers Pat des yeux embués de souffrance. « Qu’est-ce que tu veux ? Tu es déjà convaincue que je suis pétri de préjugés, alors… » Il laissa sa tête retomber sur le bras du canapé et ferma brusquement les yeux. « Dieu du ciel, enfoncez-moi donc un couteau dans le cœur », lâcha-t-il d’une voix grinçante. Le sourire contraint du docteur Howell avait disparu. Elle tourna un regard plein de gravité vers Jennings quand il prit la parole. « Je l’ai examiné, lui expliqua-t-il. Pas un signe de détérioration physique, pas le moindre indice d’une lésion cérébrale. — Comment pourrait-il y en avoir ? répondit-elle tranquillement. Ce n’est pas une maladie qui est à l’œuvre. C’est le juju. » Ahurissement de Jennings. « Vous… — Nous y voilà ! fit Peter d’une voix rauque. Maintenant nous y sommes. » Il se redressait de nouveau, ses doigts exsangues s’enfonçant dans les coussins. « On tient la réponse. Le juju. — Vous en doutez ? demanda Lurice. — J’en doute, oui. — De la même façon dont vous doutez de vos préjugés ? — Misère de Dieu ! » Lang inhala avec un laborieux bruit de gorge. « J’avais mal et j’avais besoin de quelque chose à haïr, alors je m’en suis pris à ce maudit sauvage pour… » Il retomba lourdement sur le dos. « Au diable tout ça. Pensez ce que vous voulez. » Il plaqua une main tétanisée sur ses yeux. « Laissez-moi mourir. Oh, Seigneur, Seigneur Dieu, Dieu du ciel, laissez-moi mourir. » Soudain, il regarda Jennings. « Une autre piqûre ! implora-t-il. — Peter, votre cœur ne pourra jamais… — Je me fous de mon cœur ! » Sa tête oscillait d’avant en arrière. « Une demi-dose alors ! Vous ne pouvez pas refuser ça à un mourant ! » Pat se mordit un poing pour ne pas crier. « Je vous en supplie ! » reprit Peter. Quand le sédatif eut produit son effet, Lang se laissa aller en arrière, le visage et le cou ruisselants de sueur. « Merci », hoqueta-t-il. Ses lèvres livides se tordirent en un sourire quand Patricia s’agenouilla à côté de lui pour lui éponger la figure. « Tous mes compliments, mon amour », marmonna-t-il. Mais elle était incapable de parler. Les yeux voilés de Peter se tournèrent vers le docteur Howell. « Bon, je regrette, je vous prie de m’excuser, dit-il d’un ton sec. Je vous remercie d’être venue, mais je ne crois pas à votre juju. — Dans ce cas pourquoi agit-il ? — Mais je ne sais même pas en quoi consiste son action ! — Je crois que vous le savez très bien. » La voix de la jeune femme commençait à se faire plus insistante. « Et moi, je le sais, M. Lang. Le juju est la plus épouvantable manifestation de sorcellerie païenne qui soit. Rien que des siècles de croyance populaire suffiraient à lui donner un pouvoir terrifiant. Il a ce pouvoir, M. Lang. Vous le savez très bien. — Et vous, comment vous le savez, docteur Howell ? — J’ai passé une année dans un village zoulou, à travailler sur le terrain pour mon doctorat. J’avais vingt-deux ans. Pendant mon séjour là-bas, la ngombo s’est prise de sympathie pour moi et m’a enseigné presque tout ce qu’elle savait. — La ngombo ? demanda Patricia. — La sorcière-guérisseuse, traduisit Peter avec une expression de dégoût. — Je croyais que c’était une fonction réservée aux hommes, intervint Jennings. — Non, la plupart du temps, ce sont des femmes qui l’exercent, dit Lurice. Des femmes perspicaces, douées d’un grand sens de l’observation, qui prennent leur rôle très au sérieux. — Des exploiteuses de la crédulité humaine, oui ! » s’exclama Peter. Lurice lui sourit. « C’est vrai. Des parasites. Des cossardes. Des semeuses d’épouvante. Et pourtant… » Son sourire se fit plus dur. « D’où croyez-vous que vous vient cette impression d’avoir le corps couvert d’un millier d’araignées ? » Pour la première fois depuis son arrivée, Jennings vit la peur envahir le visage de Peter. « Vous savez donc ? s’étonna ce dernier. — Je sais tout ce que vous endurez. Je suis passée par là moi aussi. — Quand ça ? » Il n’y avait plus rien de désobligeant dans sa voix. « Cette année-là. La sorcière d’un village voisin m’avait jeté un sort destiné à me faire mourir. Kuringa m’en a délivrée… — Racontez-moi ça », l’interrompit Peter. Jennings remarqua que la respiration du jeune homme s’accélérait. Il se rendit compte avec effarement que sa deuxième injection commençait déjà à ne plus agir. « Vous raconter quoi ? Cette impression que des doigts griffus se referment sur vos entrailles ? Cette envie qui vous prend de vous mettre en boule pour écraser le serpent qui se déroule dans votre ventre ? » Peter en resta bouche bée. « Cette impression d’avoir tout votre sang transformé en acide ? Les os vidés de leur moelle, au point que vous n’osez plus bouger de peur de tomber en morceaux ? » Les lèvres de Peter se mirent à trembler. « Cette impression d’avoir le cerveau rongé par une horde de rats velus ? Les yeux au bord de la liquéfaction, prêts à vous dégouliner sur les joues comme de la confiture ? Cette… — Assez ! » Le corps de Lang était agité de soubresauts spasmodiques. « Je voulais seulement vous convaincre que je sais ce que vous ressentez. Je me rappelle ma propre souffrance comme si elle datait d’hier et non d’il y a sept ans. Je peux vous aider si vous me laissez faire, M. Lang. Mettez de côté votre scepticisme. Vous croyez bel et bien à tout ça, sinon vous n’en souffririez pas, comprenez-vous ? — Mon chéri, je t’en supplie », dit Patricia. Peter la regarda, puis ses yeux revinrent sur le docteur Howell. « Il n’y a pas de temps à perdre, M. Lang, le prévint-elle. — Très bien ! » Il ferma les yeux. « Très bien, essayez. Après tout, je ne m’en trouverai pas plus mal. — Vite, implora Patricia. — Oui. » Lurice Howell tourna les talons pour aller chercher son sac de voyage. Ce fut au moment où elle le soulevait que Jennings vit son expression s’altérer – comme si quelque redoutable complication venait de lui traverser l’esprit. Elle leur jeta un coup d’œil. « Pat, dit-elle. — Oui. — Viens ici, s’il te plaît. » Patricia s’empressa de se relever pour la rejoindre. Jennings les observa un moment avant de reporter son attention sur Lang, qui recommençait à être pris de convulsions. Ça revient à la charge, songea Jennings. Le juju est la plus épouvantable manifestation de sorcellerie païenne qui soit… « Quoi ? » Jennings jeta un coup d’œil en direction des deux femmes. Pat regardait le docteur Howell d’un air scandalisé. « Je suis désolée, dit Lurice, j’aurais dû t’en parler tout de suite, mais l’occasion ne s’est pas trouvée. » Pat hésita. « C’est vraiment nécessaire ? — Absolument. » Patricia tourna vers Peter un regard où l’appréhension le disputait à l’incertitude. Puis elle hocha brusquement la tête. « D’accord, dit-elle, mais dépêche-toi. » Sans un mot, Lurice Howell passa dans la chambre à coucher. Jennings observa sa fille, qui ne quittait pas des yeux la porte derrière laquelle la jeune Noire s’était isolée. Il n’arrivait pas à pénétrer la signification de ce regard. Car à présent, la peur qui s’y lisait était d’une espèce différente. La porte de la chambre s’ouvrit et le docteur Howell apparut. Jennings se détourna du canapé et retint son souffle. Le buste nu, Lurice n’avait désormais pour tout vêtement qu’une espèce de pagne composé de foulards multicolores noués les uns aux autres. Ses jambes, ses pieds étaient également nus. Jennings en resta bouche bée. Le chemisier et la jupe que la jeune femme portait quelques instants plus tôt n’avaient rien révélé de ses seins magnifiques, du galbe opulent de ses hanches. Soudain conscient de l’évidence de sa fascination, il tourna les yeux vers Pat. Il n’était plus possible de se tromper sur l’expression qui était la sienne tandis qu’elle contemplait le docteur Howell. Jennings reporta son regard sur Peter. Réduit à un masque de souffrance, son visage était plus difficile à déchiffrer. « Je vous demande de bien comprendre que je n’ai jamais fait cela, déclara Lurice, embarrassée par leur silence ébahi — Nous comprenons », dit Jennings, de nouveau incapable de détacher ses yeux de la jeune femme. Une tache de vermillon marquait chacune de ses joues fauves et ses cheveux, noués sur le dessus de la tête, disparaissaient en partie sous une coiffe de plumes dans les tons châtains, leur extrémité arborant un œil d’un blanc éclatant. Ses seins pointaient hors d’un amoncellement de colliers où se mêlaient dents d’animaux, fils de couleurs vives, verroterie et lanières de peau de serpent. À son bras gauche — qu’un brassard en angora enserrait au niveau du biceps — était accroché un petit bouclier en cuir de bœuf bicolore. Le contraste entre le sac et la tenue qu’elle en avait sortie était frappant. Le spectacle qu’elle offrait dans ce duplex de Manhattan fit courir chez Jennings les ondes d’une crainte indéfinissable quand elle s’avança vers eux avec un air de défi mâtiné de timidité qui avait quelque chose de presque enfantin — comme si la honte qu’elle éprouvait était contrebalancée par la certitude de sa beauté physique. Jennings eut la surprise de constater que son ventre présentait un tatouage en relief, des centaines de minuscules scarifications qui composaient une série de cercles concentriques autour de son nombril. « C’est Kuringa qui a tenu à ce que j’en passe par là, expliqua Lurice, devançant la question qu’elle sentait venir. C’est le prix que j’ai dû payer pour qu’elle m’enseigne ses secrets. » Sourire fugitif. « J’ai réussi à la dissuader de me limer les dents en pointe. » Jennings eut la nette impression qu’elle parlait pour cacher son embarras et éprouva un élan de sympathie à son égard quand elle posa son sac, l’ouvrit et commença à le vider de son contenu. « Ce tatouage est obtenu grâce à de petites incisions dans lesquelles on fait pénétrer un peu de pâte », précisa-t-elle. Elle posa sur la table basse une fiole emplie d’un liquide grumeleux et une poignée d’osselets polis. « J’ai dû fabriquer la pâte moi-même. Il a fallu que j’attrape un crabe terrestre à mains nues et que je lui arrache une pince, puis que je prélève la peau d’une grenouille vivante et le maxillaire inférieur d’un singe. » Un fagot de ce qui ressemblait à de minuscules javelines rejoignit les autres objets sur la table basse. « J’ai broyé le tout, pince, peau et maxillaire, plus quelques plantes, pour obtenir la pâte. » Enfin, Jennings eut la surprise de la voir sortir un microsillon qu’elle alla poser sur la platine. « Quand je vous dirai : « Là ! », auriez-vous l’amabilité de mettre le bras en route, docteur ? » Jennings opina sans faire de commentaires, comme hypnotisé. Elle avait l’air de savoir parfaitement ce qu’elle faisait. Sans prêter attention au regard dont Lang la couvait entre ses paupières plissées, ni à la surveillance dont elle était l’objet de la part de Patricia, Lurice disposa les divers objets sur le sol. Comme elle s’accroupissait, Patricia ne put retenir un hoquet. Sous le pagne de foulards, la jeune femme ne portait strictement rien. « Je ne survivrai peut-être pas, dit Peter, le visage à présent d’une pâleur de cire, mais on dirait que je vais avoir une mort tout à fait fascinante. » Lurice lui fit signe de se taire. « Si vous voulez bien vous asseoir tous les trois en cercle… » dit-elle. L’impeccable raffinement de cette voix sortant des lèvres de quelqu’un qui avait tout d’une déesse païenne frappa profondément Jennings comme il se déplaçait pour aider Lang. La crise vint au moment où Peter essayait de se lever. En un instant, il en connut toutes les affres et se retrouva par terre, plié en deux, les genoux et les coudes martelant le tapis. Soudain, il se renversa sur le dos, la tête rejetée en arrière, les muscles dorsaux si tendus que son corps formait un arc au-dessus du sol. Des filets d’écume commencèrent à couler de sa bouche réduite à une balafre, ses yeux hagards parurent se pétrifier dans leurs orbites. « Lurice ! hurla Pat. — On ne peut rien faire pour l’instant, il faut attendre que ça passe. » Elle fixait un regard atterré sur Lang. Puis, quand son peignoir se défit et qu’il se mit à se débattre à moitié nu sur le tapis, elle détourna les yeux, le visage crispé en une expression dans laquelle Jennings, déjà passablement inquiet, s’émut de déceler de la peur. Puis Pat et lui se retrouvèrent penchés sur le corps torturé de Lang pour essayer de l’immobiliser. « Laissez-le, dit Lurice. Il n’y a rien que vous puissiez faire. » Patricia lui lança un regard où l’hostilité le disputait à la frayeur. Puis, quand le corps de Peter retomba dans l’immobilité après une dernière série de frissons, elle replaça l’un sur l’autre les pans de son peignoir et en renoua la ceinture. « C’est le moment. En cercle, vite. » Lurice se raidissait manifestement contre quelque peur intérieure. « Non, il faut qu’il s’assoie tout seul », ajouta-t-elle alors que Patricia se portait à ses côtés pour lui soutenir le dos. « Mais il va tomber ! répliqua celle-ci, une note de ressentiment dans la voix. — Patricia ! Si tu veux vraiment que je t’aide… » Hésitante, ses yeux allant du visage ravagé de Lang à l’expression impérative de Lurice, Patricia s’écarta de Peter et s’installa. « Les jambes croisées, s’il vous plaît. M. Lang ? » Peter grogna, les yeux à demi fermés. « Pendant la cérémonie, je vais vous demander un paiement symbolique. Un objet personnel de peu de valeur suffira. » Peter opina. « Très bien. Allons-y. Je n’en peux plus. » Les seins de Lurice se soulevèrent, frémissants, au moment où elle prenait sa respiration. « Et maintenant plus un mot », murmura-t-elle. Non sans appréhension, elle s’assit en face de Peter et inclina la tête. Uniquement troublé par le souffle bruyant de Lang, un silence de mort s’installa dans la pièce. Jennings entendait vaguement la rumeur lointaine de la circulation. Son esprit avait le plus grand mal à se faire à ce qui se préparait : un rituel de sorcellerie tribale dans un appartement de New York. Il essaya, en vain, de chasser ses inquiétudes. Il ne croyait pas en cette médecine-ci. Et pourtant, il était assis là, ses jambes croisées commençant déjà à s’ankyloser. Comme était assis là Peter Lang, manifestement au bord du trépas sans un symptôme susceptible d’expliquer cela. Comme était assise là sa fille, terrifiée, luttant mentalement contre ce qu’elle avait elle-même mis en route. Et, chose bizarre entre toutes, comme était assise là, non pas le docteur Lurice Howell, le brillant professeur d’anthropologie, la femme cultivée, civilisée, mais une sorcière africaine pratiquement nue, munie de tous les attributs d’une magie barbare. Un cliquetis se fit entendre. Jennings cligna des yeux et regarda Lurice. Dans sa main gauche, elle serrait le faisceau de ce qui ressemblait à des javelines miniatures. De la droite, elle ramassait les osselets. Elle les agita dans sa paume comme des dés et les jeta sur le tapis, attentive à leur chute. Elle examina la figure qu’ils formaient, puis les reprit. En face d’elle, Peter respirait de plus en plus difficilement. Et s’il était en butte à une nouvelle attaque ? s’interrogea Jennings. Faudrait-il recommencer toute la cérémonie ? Il tressaillit quand Lurice rompit le silence. « Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-elle en posant sur Peter un regard glacial, presque mauvais. Pourquoi viens-tu me consulter ? Est-ce parce que tu n’as pas de succès avec les femmes ? — Quoi ? » Peter la dévisagea avec ahurissement. « Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade chez toi ? Est-ce la raison de ta visite ? » demanda Lurice d’un ton impératif. Et Jennings s’avisa tout à coup qu’elle était — définitivement à présent – une sorcière interrogeant son client avec arrogance, pleine de mépris pour son statut inférieur. « Est-ce toi qui es malade ? » Elle cracha presque ces mots, rejetant les épaules en arrière, ce qui eut pour effet de faire saillir ses seins. Jennings jeta instinctivement un coup d’œil à sa fille. Pat était figée dans une immobilité de statue, les joues pâles, les lèvres réduites à une ligne exsangue. « Parle, homme ! ordonna Lurice — ou plutôt la ngombo renfrognée. — Oui ! je suis malade ! » On aurait dit que la respiration de Peter avait des ratés. « Je suis malade. — Alors parle-moi de cette maladie. Dis-moi comment elle t’est venue. » Ou bien Peter en était à ce point de souffrance où toute velléité de résistance était abolie en lui, ou bien il était désormais prisonnier de la fascination qu’exerçait sur lui la présence de Lurice. Sans doute une combinaison des deux, songea Jennings quand Lang commença à parler, d’une voix contrainte, les yeux happés par le regard brûlant de la jeune femme. « Une nuit, cet homme s’est introduit dans le camp, dit-il. Il essayait de voler des vivres. Quand je l’ai chassé, il est devenu furieux et m’a menacé. Il a dit qu’il me tuerait. » Le jeune homme s’exprimait de façon si mécanique que Jennings se demanda si Lurice ne l’avait pas hypnotisé. « Et dans un sac à sa ceinture il portait… » Lurice paraissait lui souffler ses réponses à la manière d’un magnétiseur. « Il portait une poupée. » Sa gorge se contracta et il avala sa salive. « Elle m’a parlé. — Le fétiche t’a parlé. Et que t’a-t-il dit ? — Que je mourrais. Il a dit que lorsque la lune ressemblerait à un arc, je mourrais. » Un frisson secoua Peter et il ferma les yeux. Lurice fit de nouveau rouler les osselets et les examina. Puis, d’un geste brusque, elle jeta les petites javelines. « Ce n’est ni Mbwiri, ni Hebiezo, dit-elle. Ce n’est ni Atando, ni Fuofo, ni Sovi. Ce n’est pas non plus Kundi ou Sogbla. Ce n’est pas un démon de la forêt qui te dévore. C’est un esprit malin qui appartient à un ngombo qui a été offensé. Le ngombo a introduit le mal dans ta maison. L’esprit malin s’est attaché à toi pour venger l’insulte faite à son maître. Tu comprends ? » Peter était à peine capable de parler. Il acquiesça d’un mouvement brusque de la tête. « Oui. — Dis : Oui, je comprends. — Oui. » Nouveau frisson. « Oui, je comprends. — Et maintenant, tu vas me payer. » Peter la dévisagea quelques secondes avant d’abaisser les yeux. Ses doigts tremblotants fouillèrent les poches de son peignoir et en ressortirent vides. Soudain, il s’étrangla, les épaules projetées en avant par un spasme de douleur. Il explora de nouveau ses poches comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien cherché. Puis, d’un geste frénétique, il arracha la bague qu’il portait à l’annulaire gauche. Jennings jeta un coup d’œil à sa fille. Le visage de Patricia se figea quand elle vit Peter tendre la bague qu’elle lui avait donnée. « Là ! » Jennings se mit debout et, titubant sur ses jambes engourdies, se dirigea vers la platine pour mettre le bras en place. Il n’avait pas encore réintégré le cercle que la pièce s’emplissait déjà d’un bruit de tam-tams et d’une mélopée scandée par des claquements de mains lents et irréguliers. Jennings eut l’impression que tout s’estompait à la lisière de son champ visuel, que seule Lurice restait visible, debout dans un halo de lumière nébuleux. Elle avait laissé par terre son bouclier en cuir de bœuf et tenait à présent la fiole à la main. Elle la déboucha et en but le contenu d’une seule gorgée. Vaguement, dans l’hébétude fascinée au sein de laquelle il flottait, Jennings se demanda ce qu’elle avait bien pu absorber. La fiole tomba par terre avec un bruit sourd. Lurice commença à danser. D’abord de façon languissante. Seuls ses bras et ses épaules bougeaient, leurs mouvements sinueux réglés sur la cadence des tam-tams. Jennings la contemplait, imaginant que le rythme de son cœur s’était lui aussi aligné sur celui des percussions. Il suivait les lentes contorsions de ses épaules, les gestes reptiliens de ses bras et de ses mains. Entendait le bruissement de ses colliers. Il avait perdu toute notion de temps et d’espace. Il aurait tout aussi bien pu se trouver dans une clairière en pleine brousse, captivé par les ondulations somnolentes de sa danse. « Frappez dans vos mains », dit la ngombo. Sans hésiter, Jennings obtempéra. Il jeta un coup d’œil à Patricia, qui faisait de même, au rythme des tam-tams. Seul Peter demeura immobile, les yeux fixés droit devant lui, les muscles de ses mâchoires animés de palpitations tandis qu’il grinçait des dents. L’espace d’un instant, Jennings redevint un médecin inquiet de l’état de son patient. Puis il fut repris par l’envoûtement qu’exerçait sur lui la danse de Lurice. Le rythme des tam-tams s’accélérait à présent, prenait du volume. Lurice se mit à évoluer à l’intérieur du cercle, à tourner lentement sur elle-même, les bras et les épaules toujours animés de mouvements ondulants. Quelle que soit sa position, ses yeux restaient fixés sur Peter, et Jennings se rendit compte que sa gestuelle ne s’adressait qu’à lui — une gestuelle destinée à attirer, à circonvenir, comme si elle cherchait à le séduire. Tout à coup, elle se pencha en avant, ses seins s’abandonnant pesamment puis se redressant sous la traction des pectoraux. Elle se trémoussa fiévreusement, sans retenue, agitant ses seins, faisant cliqueter ses colliers, son visage hagard à quelques centimètres au-dessus de celui de Peter. Jennings sentit son estomac se nouer quand elle fit courir ses doigts pareils à des griffes sur les joues de Peter, puis se redressa et pivota, les épaules rejetées en arrière en toute insouciance, les dents découvertes en une sauvage grimace de ferveur. Une seconde plus tard, elle s’était déjà retournée pour faire face à son « client ». Elle se pencha encore vers lui, cette fois en avançant et en reculant à la façon d’un chat, tandis qu’un grondement féroce montait de sa gorge. Du coin de l’œil, Jennings vit sa fille se ramasser sur elle-même, prête à bondir. Elle avait une figure à faire peur. Soudain, les lèvres de Patricia s’élargirent comme en un cri muet et Jennings s’empressa de reporter son attention sur Lurice. Il en eut le souffle coupé. Inclinée en avant, elle avait saisi ses seins à pleines mains et les projetait sur le visage de Peter, qui la regardait fixement, tremblant de tous ses membres. Grondant de nouveau, elle recula, fit glisser ses mains le long de son corps, et Jennings se raidit en la voyant tirer sur son pagne de foulards. Un instant plus tard, il atterrissait sur le tapis et elle revenait vers Peter. C’est alors que Jennings sut ce qu’elle avait bu. « Non. » La voix venimeuse de Patricia le fit se retourner, le cœur à l’envers. Elle était prête à s’élancer. « Pat ! » chuchota-t-il. Un instant, leurs regards s’affrontèrent, puis, saisie d’un violent frisson, elle retomba assise, et Jennings se désintéressa d’elle. Lurice, maintenant à genoux en face de Peter, se balançait d’avant en arrière en se frottant les cuisses du plat des mains. Elle avait l’air d’avoir du mal à respirer. Sa bouche béante pompait l’air avec des bruits sifflants. Ses joues ruisselaient de sueur, ses épaules et son dos étaient pareillement luisants de transpiration. Non, se révolta Jennings. Le mot lui était venu instinctivement, issu d’une peur inconnue qui montait en lui, l’étouffait. Non. Il voyait les mains de Lurice remonter vers ses seins, les étreindre pour les présenter à Peter. Non. L’expression même de la terreur tapie dans sa tête. Les yeux fixés sur Lurice, il redoutait ce qui allait arriver, éprouvait une espèce de fascination morbide en face d’une telle éventualité. Le rythme lancinant des tam-tams s’enflait dans ses oreilles. Son cœur battait à tout rompre. Non ! Les mains de Lurice s’étaient soudain refermées sur les pans du peignoir de Peter pour les écarter. Patricia laissa échapper un cri de stupéfaction. Jennings ne fit qu’entrevoir son visage décomposé avant de retomber sous l’emprise du spectacle qu’offrait Lurice. Submergé par le déchaînement des tam-tams, les hurlements de la mélopée, la violence des claquements de mains, il avait l’impression que son esprit s’engourdissait, que la pièce basculait. Dans un vague brouillard, il vit les mains de Lurice malaxer la chair de Peter. Vit l’expression cauchemardesque qui se dessina sur le visage du jeune homme au moment où se resserrait l’étau du tourment qu’il endurait — un tourment où le désir charnel avait autant de part que la souffrance physique. Lurice se rapprocha encore. Encore. À présent son corps ondulant, baigné de sueur oscillait à quelques centimètres de celui de Peter, ses mains le parcourant de caresses impudiques. « Viens en moi. » Sa voix était bestiale, avide. « Viens en moi. — Ne le touche pas ! » Le cri guttural de Patricia arracha Jennings à son état second. Dans un sursaut, il la vit faire un geste vers Lurice à l’instant même où celle-ci se rivait au corps de Peter. Jennings s’élança vers sa fille sans comprendre pourquoi il devait la retenir, mais s’y sentant obligé. Elle se débattit comme un animal enragé, son haleine brûlante fouettant les joues de son père. « Ne le touche pas ! hurla-t-elle. Enlève tes mains de lui ! — Patricia ! — Lâche-moi ! » Le cri d’angoisse de Lurice les paralysa. Stupéfiés, ils la virent s’écarter brusquement de Peter et s’effondrer sur le dos, les jambes repliées, les bras refermés sur son visage. Jennings sentit une vague d’horreur déferler en lui et son regard se déplaça aussitôt vers Peter. Il ne paraissait plus souffrir. Il avait seulement l’air abasourdi. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » hoqueta Patricia. Jennings répondit d’une voix caverneuse, intimidée. « Elle lui a pris son mal. — Oh, mon Dieu… » Atterrée, Patricia observa son amie. Cette envie qui vous prend de vous mettre en boule pour écraser le serpent qui se déroule dans votre ventre. Les mots de la jeune femme explosèrent dans la tête de Jennings. Il voyait ses muscles se nouer sous sa peau, ses jambes tressauter. À l’autre bout de la pièce, le disque s’arrêta et, dans le silence soudain, il entendit un gémissement aigu vibrer dans la gorge de Lurice. Cette impression d’avoir tout votre sang transformé en acide, les os vidés de leur moelle au point que vous n’osez plus bouger de peur de tomber en morceaux. Sous les yeux hagards de Jennings, elle souffrait le martyr de Peter. Cette impression d’avoir le cerveau rongé par une horde de rats velus, les yeux au bord de la liquéfaction, prêts à vous dégouliner sur les joues comme de la confiture. Ses jambes décochèrent une ruade, puis, tandis que son dos torturé roulait d’une épaule sur l’autre, se replièrent jusqu’à ce que la plante des pieds soit en contact avec le tapis. Ses hanches se soulevèrent en une série de mouvement convulsifs, sa respiration haletante faisant palpiter son ventre, tressauter ses seins. « Peter ! » Le murmure horrifié de Patricia tira Jennings de son hypnose. Les yeux de Lang s’étaient allumés au spectacle des contorsions de Lurice et il commençait à s’avancer sur les genoux, les traits déformés par une expression qui n’avait plus rien d’humain. Et voilà que ses mains se tendaient vers Lurice… Jennings le prit par les épaules, mais le jeune homme se s’en rendit même pas compte et persista dans son geste. « Peter ! » Lang essaya de repousser Jennings mais celui-ci accentua son étreinte. « Pour l’amour du ciel… Peter ! » Le son qu’émit Lang donna la chair de poule au médecin, qui le saisit alors brutalement par les cheveux et l’obligea à tourner la tête vers lui. « Reprenez vos esprits, mon vieux ! ordonna-t-il. Vos esprits ! » Peter cligna des yeux et regarda Jennings de l’air d’un homme qui vient de se réveiller. Jennings le lâcha pour se reconcentrer sur Lurice. Elle gisait immobile sur le dos, ses yeux sombres fixés au plafond. Retenant un cri, Jennings se pencha sur elle et appuya un doigt sous son sein gauche. Le battement de son cœur était à peine perceptible. Il observa de nouveau ses yeux. Ils avaient la fixité vitreuse de la mort. Il en resta bouche bée, n’arrivant pas à y croire. Tout à coup, les paupières se fermèrent et un long frémissement parcourut le corps de la jeune femme. Jennings, interdit, était incapable de bouger. Non, se dit-il. C’est impossible. Elle ne peut pas… « Lurice ! » s’écria-t-il. Elle rouvrit les yeux et le regarda. Au bout de quelques instants, ses lèvres remuèrent faiblement en une tentative de sourire. « C’est fini », souffla-t-elle. La Jaguar descendait la Septième Avenue, écrasant la neige fondue sous ses pneus. À côté de Jennings, le docteur Howell était effondrée dans son siège, immobile, épuisée. Une Patricia honteuse, pleine de remords, lui avait fait prendre un bain et l’avait aidée à se rhabiller, après quoi Jennings l’avait soutenue jusqu’à sa voiture. Au moment où ils quittaient l’appartement, Peter avait essayé de la remercier, puis, incapable de trouver ses mots, il lui avait baisé la main et s’était éloigné en silence. Jennings la regarda du coin de l’œil. « Vous savez, dit-il, si je n’avais pas vu de mes propres yeux ce qui s’est passé ce soir, je refuserais d’y croire un seul instant. Même encore, je ne suis pas sûr d’y croire. — Ce n’est pas facile à admettre. » Jennings conduisit quelques instants en silence avant de reprendre la parole. « Docteur Howell ? — Oui ? » Il hésita, puis demanda : « Pourquoi avez-vous fait ça ? — Parce qu’autrement votre futur gendre serait mort dans la nuit. Vous n’avez pas idée du peu qu’il s’en est fallu. — Je vous l’accorde, mais ce que je veux dire, c’est… pourquoi vous êtes-vous délibérément soumise à une telle… abjection ? — Parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. M. Lang n’aurait jamais pu se sortir de ce qui lui arrivait. Moi si. C’était aussi simple que ça. Tout le reste n’était que… triste nécessité. — En même temps qu’une sorte de boîte de Pandore. — Je sais. J’avais des craintes à ce sujet, mais je ne pouvais faire autrement. — Vous aviez prévenu Patricia de ce qui allait se passer ? — Non. Je ne pouvais pas tout lui dire. J’ai essayé de la préparer au choc qui l’attendait, mais bien sûr, j’ai dû laisser de côté certains détails. Sans ça, elle risquait de refuser mon aide… et son fiancé serait mort. — C’était un aphrodisiaque que contenait cette fiole, n’est-ce pas ? — Oui. Il fallait que je perde tout contrôle de moi-même. Sinon, des inhibitions personnelles m’auraient empêchée de faire ce qui était nécessaire. — Ce qui est arrivé juste avant la fin… — Le désir de M. Lang à mon égard ? Un simple dérangement momentané. La brusque extraction de sa douleur l’a laissé, l’espace de quelques secondes, sans volition consciente. Ou si vous préférez, délivré des contraintes de la civilisation. C’était un animal qui me désirait, pas un homme. Vous l’avez remarqué : quand vous lui avez ordonné de reprendre ses esprits, son désir s’est retrouvé sous contrôle. — Mais l’animal était là, objecta sombrement Jennings. — Il est toujours là. Le problème, c’est que les gens ont tendance à l’oublier. » Quelques minutes plus tard, Jennings se garait devant l’immeuble où habitait le docteur Howell. « Je crois, dit-il, que nous savons tous les deux quel mal vous avez mis à nu… et guéri ce soir. — Je l’espère. Ce n’est pas pour moi… » Elle eut un petit sourire. « Ce n’est pas pour moi que je prie, récita-t-elle. Vous connaissez ce poème ? — J’ai bien peur que non. » Le docteur Howell lui récita toute la strophe. Puis, comme Jennings s’apprêtait à descendre de la voiture, elle le retint. « Non, je vous en prie. Je me sens très bien maintenant. » Elle ouvrit sa portière et prit pied sur le trottoir. Ils se regardèrent quelques secondes. Puis Jennings tendit la main pour étreindre celle de la jeune femme. « Bonne nuit, ma chère », dit-il. Lurice Howell lui rendit son sourire. « Bonne nuit, docteur. » Elle repoussa la portière et tourna les talons. Jennings la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait franchi la porte de son immeuble. Puis il fit demi-tour pour regagner la Septième Avenue. Tout en roulant, il repensait au poème de Countee Cullen que Lurice venait de lui réciter. Ce n’est pas pour moi que je prie Mais pour cette race des miens Qui du fond du pays de l’ombre Tend ses mains sombres Vers le pain et le vin. Les doigts de Jennings se crispèrent sur le volant. « Reprends tes esprits, mon vieux, dit-il. Tes esprits. » CAUCHEMAR À SIX MILLE MÈTRES « Votre ceinture, s’il vous plaît », lui rappela l’hôtesse d’une voix enjouée en passant près de lui. Presque au même moment, le panneau situé au-dessus de l’accès au compartiment avant s’alluma – ATTACHEZ VOTRE CEINTURE —, surmontant l’avertissement d’usage — DÉFENSE DE FUMER. Wilson tira une longue bouffée et se vida les poumons à petits coups avant d’écraser sa cigarette dans le cendrier de l’accoudoir en une série de gestes rageurs. À l’extérieur, un des moteurs toussa abominablement, crachant un nuage de fumée qui s’effilocha dans la nuit. Le fuselage se mit à trépider et Wilson, d’un coup d’œil par le hublot, vit la flamme blanche qui jaillissait de la nacelle du moteur. Le deuxième moteur toussa à son tour, puis rugit, expédiant l’hélice en une suite de révolutions qui la rendirent instantanément invisible. Crispé, mais soumis, Wilson boucla sa ceinture. À présent tous les moteurs tournaient et la tête de Wilson vibrait à l’unisson du fuselage. Il resta assis, tout raide, les yeux fixés sur le dossier du siège qu’il avait devant lui, tandis que le DC-7 quittait lentement l’aire de stationnement, réchauffant la nuit du souffle tonitruant de ses gaz d’échappement. Arrivé à l’entrée de la piste, l’appareil fit halte. Wilson regarda par le hublot l’éclat titanesque du terminal. En fin de matinée, songea-t-il, après avoir pris une douche et s’être changé, il se retrouverait assis dans le bureau d’une relation de plus pour discuter d’une affaire douteuse de plus dont le résultat n’ajouterait pas un iota de signification à l’histoire de l’humanité. Bon sang, tout était tellement… Il retint un petit cri au moment où les moteurs s’emballèrent en vue du décollage. Le bruit, déjà énorme, devint assourdissant – les ondes sonores venaient s’écraser sur ses tympans comme des coups de massue. Il ouvrit la bouche comme pour les laisser s’écouler. Ses yeux prirent l’aspect vitreux d’un homme qui souffre, ses mains se crispèrent. Il sursauta, ramenant les jambes sous son siège, au contact d’une main sur son bras. Il tourna brusquement la tête et reconnut l’hôtesse qui l’avait accueilli à l’entrée de l’appareil. Elle lui souriait. « Tout va bien ? » Ce fut à peine s’il comprit la question. Il pinça les lèvres et agita la main comme pour congédier la jeune femme. Celle-ci accentua exagérément son sourire, pour le faire disparaître dès qu’elle lui eut tourné le dos. L’avion se mit en mouvement. D’abord de façon léthargique, tel quelque monstre préhistorique luttant contre son propre poids. Puis avec plus d’assurance, se libérant progressivement du boulet des frottements. Par le hublot, Wilson vit la piste sombre défiler de plus en plus vite. De l’arrière de l’aile lui parvint la plainte mécanique des volets qui s’abaissaient. Puis, imperceptiblement, les énormes roues perdirent contact avec le sol, qui commença à s’éloigner. Il distingua brièvement des arbres en contrebas, des bâtiments, les jets de mercure des phares sur les voies de circulation. Le D-C 7 s’inclina lentement sur la droite, se hissant vers l’éclat glacé des étoiles. Finalement, il atteignit son palier et les moteurs parurent s’arrêter jusqu’à ce que l’ouïe de Wilson ait retrouvé son acuité et perçoive le murmure de leur vitesse de croisière. Ses muscles se détendirent sous l’effet d’un soulagement qui lui procura un sentiment de bien-être. Pour peu de temps. Wilson resta immobile, les yeux fixés sur le panneau DÉFENSE DE FUMER jusqu’à ce qu’il s’éteigne ; puis il s’empressa d’allumer une cigarette avant de retirer son journal de la poche ménagée à l’arrière du fauteuil qu’il avait devant lui. Comme d’habitude, l’état du monde ressemblait au sien. Tensions dans les milieux diplomatiques, tremblements de terre et fusillades, meurtres, viols, tornades et collisions, rivalités économiques, gangstérisme. Eh bien, tout va pour le mieux, songea Arthur Jeffrey Wilson. Un quart d’heure plus tard, il refermait son journal, écœuré. Il jeta un coup d’œil aux voyants des toilettes : tous les deux éclairés, ils annonçaient OCCUPÉ. Il écrasa son troisième mégot depuis le décollage et, après avoir éteint la lampe placée au-dessus de sa tête, regarda par le hublot. Sur toute la longueur de la cabine, les passagers éteignaient aussi leur lampe et inclinaient leurs dossiers pour dormir. Wilson consulta sa montre. Onze heures vingt. Il exhala un soupir de fatigue. Comme il le craignait, les pilules qu’il avait prises avant d’embarquer ne lui avaient pas réussi. Il se leva dès qu’il vit une femme sortir du coin toilettes et, après avoir empoigné son sac de voyage, s’engagea dans le couloir central. Son organisme, comme prévu, refusa de coopérer. Wilson se redressa avec un gémissement fourbu et rajusta ses vêtements. Après s’être lavé les mains et la figure, il prit sa trousse de toilette et déposa un filet de pâte dentifrice sur sa brosse à dents. Tout en faisant usage, son autre main appuyée sur la cloison froide, il jeta un coup d’œil par le hublot. À quelques mètres de distance, il pouvait voir le cercle bleu pâle de l’hélice la plus proche. Il imagina se qui se passerait si elle se détachait et, tel un tranchoir à triple lame, venait le découper en morceaux. Il éprouva une sensation de vide au creux de l’estomac. Il déglutit instinctivement et avala un peu de salive mêlée de dentifrice. Pris d’un haut-le-cœur, il se retourna pour cracher dans la cuvette, puis il se rinça la bouche en hâte et but quelques gorgées d’eau. Grand Dieu, si seulement il avait pu prendre le train ! Il aurait eu son compartiment bien à lui, serait allé faire un tour à la voiture-bar, se serait installé dans un bon fauteuil avec un verre et un magazine. Mais ce qu’il fallait de temps et de chance pour cela n’était plus possible en ce monde. Il allait ranger sa trousse quand son regard se posa sur l’enveloppe de moleskine dans son sac. Il hésita, puis, après avoir posé sur le lavabo le petit porte-documents qu’il contenait, il dégagea l’enveloppe et l’ouvrit sur ses genoux. Il resta là à contempler la symétrie huilée du pistolet. Il y avait maintenant près d’un an qu’il l’accompagnait. À l’origine, quand il avait songé à se procurer une arme, c’était du point de vue de quelqu’un à qui il arrivait de transporter de l’argent, pour se protéger d’un éventuel hold-up, se défendre contre les bandes de jeunes dans les villes où il devait se rendre. Néanmoins, au fond de lui-même, il avait toujours su qu’il n’avait aucune raison valable de posséder une arme, sauf une. Une raison à laquelle il pensait chaque jour davantage. Comme ce serait simple… ici, maintenant… Wilson ferma les yeux et avala promptement sa salive. Il avait encore le goût du dentifrice dans la bouche sous la forme d’un léger picotement de menthe sur la langue. Il se tenait là, affalé dans le froid vibrant des toilettes, le pistolet aux reflets huileux au creux des mains. Jusqu’au moment où il se mit brusquement à trembler sans pouvoir se maîtriser. Dieu, lâchez-moi ! cria une voix en lui. « Lâchez-moi, lâchez-moi. » Ce fut à peine s’il reconnut le murmure plaintif que percevaient ses oreilles. Soudain, Wilson se redressa. Les lèvres serrées, il remit le pistolet dans son enveloppe, fourra le tout dans son sac et, après avoir replacé le porte-document par-dessus, tira la fermeture à glissière. Une fois debout, il s’empressa de regagner sa place et s’y installa après avoir glissé son sac sous son siège. Il appuya sur le bouton de l’accoudoir pour incliner son dossier. Il était un homme d’affaires et avait une affaire à traiter le lendemain. C’était aussi simple que cela. Son corps avait besoin de sommeil, il allait lui en donner. Vingt minutes plus tard, Wilson cherchait de nouveau le bouton de l’accoudoir et se redressait en même temps que le dossier, se résignant à la défaite. Pourquoi lutter ? se dit-il. Il était évident qu’il n’arriverait pas à dormir. C’était comme ça. Il avait rempli la moitié de la grille des mots croisés quand il laissa le journal retomber sur ses genoux. Ses yeux étaient trop fatigués. Il se redressa, fit rouler ses épaules pour s’étirer les muscles du dos. Et maintenant ? Il n’avait pas envie de lire, il ne pouvait pas s’endormir. Et il restait encore — il consulta sa montre — sept ou huit heures avant l’arrivée à Los Angeles. Comment passer tout ce temps ? Il parcourut la cabine des yeux et constata qu’à l’exception d’un seul passager à l’avant, tout le monde dormait. Une fureur soudaine s’empara de lui. Il avait envie de hurler, de lancer le premier objet venu, de frapper quelqu’un. Les dents serrées au point d’en avoir mal aux mâchoires, il écarta d’un geste spasmodique les rideaux du hublot et braqua au-dehors un regard meurtrier. Ses yeux tombèrent sur le clignotement des feux de navigation et les éclairs terrifiants produits par le système d’échappement des moteurs. Il était là, à six mille mètres d’altitude, prisonnier d’une infernale coquille hurlante qui l’emportait dans la nuit polaire vers… Il tressaillit quand un éclair blanchit la nue, projetant son faux jour sur l’aile. Il déglutit. Allait-il y avoir un orage ? La perspective de la pluie et de vents violents, de l’avion ballotté comme un fétu de paille dans l’océan du ciel n’avait rien d’agréable. Wilson détestait l’avion. Les turbulences le rendaient toujours malade. Peut-être aurait-il dû, pour plus de sûreté, prendre quelques pilules de dramamine supplémentaires. Et bien entendu, son siège était tout près de la porte de secours. Il imagina qu’elle s’ouvrait accidentellement, qu’il était aspiré hors de l’avion, tombait en hurlant. Wilson cligna les paupières et secoua la tête. Il ressentit un léger picotement sur la nuque tandis qu’il appuyait sa figure sur la vitre pour mieux voir. Il resta immobile, les yeux plissés. Il aurait juré… Soudain, les muscles de son ventre se contractèrent et ses yeux s’exorbitèrent. Quelque chose rampait sur l’aile de l’avion. Un spasme nauséeux lui tordit l’estomac. Grand Dieu ! Un chien ou un chat s’était-il glissé sur l’avion avant le décollage et avait-il réussi d’une façon ou d’une autre à s’y cramponner ? Quelle horreur. La pauvre bête devait être folle de terreur. Pourtant, sur une surface aussi lisse, balayée par un vent violent, comment avait-elle pu trouver un endroit où s’accrocher ? C’était assurément impossible. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un oiseau ou… Un éclair sillonna la nuit et Wilson vit qu’il s’agissait d’un homme. Incapable de bouger, frappé de stupeur, il regarda la forme noire qui rampait sur l’aile. Impossible. Quelque part, enfouie sous les couches d’un bouleversement total, une voix essayait de l’en convaincre, mais Wilson ne l’entendait pas. Il n’avait conscience que des bonds titanesques, déchirants de son cœur — et de l’homme à l’extérieur. Soudain, comme si on lui avait jeté de l’eau glacée à la figure, il réagit ; son esprit s’élança vers l’abri d’une explication. Victime d’une incroyable négligence, un mécanicien était resté sur l’avion au moment du départ et avait réussi à y rester accroché, même si le vent lui avait arraché ses vêtements, même si l’air raréfié était d’une température voisine du point de congélation. Wilson ne prit pas le temps de réfuter son hypothèse. Il se dressa aussitôt et, d’une voix qui résonna puissamment dans la cabine, cria : « Hôtesse ! Hôtesse ! » tout en appuyant à coups répétés sur le bouton d’appel. « Hôtesse ! » Elle arriva en courant, les traits tendus par l’inquiétude. À la vue de l’expression de Wilson, elle se figea dans son élan. « Il y a un homme dehors ! Un homme ! s’écria Wilson. — Quoi ? » Sa peau se contracta sur ses joues, autour de ses yeux. « Regardez, regardez ! » Wilson retomba sur son siège en désignant le hublot d’une main tremblante. « Il est en train de ramper sur… » Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Il n’y avait plus rien sur l’aile. Un moment, avant de se retourner, il regarda le reflet de l’hôtesse dans la vitre. Il ne déchiffra sur son visage qu’une profonde perplexité. Enfin, il pivota et leva les yeux vers elle. Il vit ses lèvres rouges s’entrouvrir comme si elle s’apprêtait à parler, mais elle ne dit rien. Elle referma la bouche et déglutit. Puis l’esquisse d’un sourire détendit brièvement ses traits. « Excusez-moi, dit Wilson. Ce devait être une… » Il se tut comme s’il avait énoncé une phrase complète. De l’autre côté du couloir central, une adolescente le regardait, bouche bée, avec une curiosité ensommeillée. L’hôtesse s’éclaircit la voix. « Puis-je vous apporter quelque chose ? — Oui, un verre d’eau », dit Wilson. L’hôtesse regagna ses quartiers. Wilson inspira à fond et détourna la tête pour échapper à l’examen de la jeune fille. Il se sentait toujours le même. C’était ce qui le bouleversait le plus. Où étaient les visions, les cris, les poings martelant les tempes, les cheveux arrachés par poignées ? Brusquement, il ferma les yeux. Il avait vu un homme là-bas. Oui, c’était bel un bien un homme qu’il avait vu. Voilà pourquoi il se sentait dans son état normal. Et pourtant, c’était impossible. Il en était parfaitement conscient. Gardant les yeux clos, il se demanda comment Jacqueline réagirait si elle était assise à côté de lui. Resterait-elle silencieuse, la parole coupée par l’émotion ? Ou, comme c’était plus probable, s’activerait-elle autour de lui, souriante, bavarde, feignant de n’avoir rien vu ? Et que penseraient ses fils ? Wilson sentit un dur sanglot lui monter à la gorge. Oh, misère… « Voici votre eau, monsieur. » Dans un sursaut, Wilson ouvrit les yeux. « Désirez-vous une couverture ? s’empressa l’hôtesse. — Non. » Il secoua la tête. « Merci, ajouta-t-il en se demandant pourquoi il se montrait si poli. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’avez qu’à sonner. » Wilson opina. Son gobelet d’eau à la main, il entendit derrière lui les voix assourdies de l’hôtesse et d’un des passagers. Il se raidit, contrarié. Puis, brusquement, il se pencha et, veillant à ne pas renverser l’eau, dégagea son sac. Il en sortit la boîte de somnifère et avala deux comprimés qu’il fît descendre avec le contenu du gobelet. Puis il écrasa celui-ci, le fourra dans la poche du siège de devant et, sans un regard au-dehors, referma les rideaux du hublot. Là… c’était fini. Une hallucination ne signifiait pas la folie. Wilson se mit sur le côté droit et chercha une position susceptible de le protéger des secousses de l’avion. Il fallait oublier cet incident, c’était le plus important. Il ne devait surtout pas s’y appesantir. Contre toute attente, il sentit un sourire désabusé se former sur ses lèvres. Au moins, on ne pourrait pas l’accuser d’avoir des hallucinations ordinaires. Quand il s’y mettait, il faisait les choses en grand. Un homme nu rampant sur l’aile d’un D-C 7 à six mille mètres d’altitude… c’était là une chimère digne d’un fou de haute volée. Son accès d’humour fut de courte durée. Un froid glacé retomba sur lui. Tout avait été si net, si précis. Comment l’œil pouvait-il saisir quelque chose qui n’existait pas ? Comment ce qu’il avait dans la tête pouvait se rendre aussi totalement maître d’une perception visuelle ? Il n’était pas dans le cirage, en proie à un étourdissement à ce moment-là — et sa vision n’avait rien eu d’informe, de brumeux. Elle était incontestablement en trois dimensions et s’inscrivait en toute rigueur dans ce qu’il savait être réel. Et c’était précisément ce qu’elle avait d’effrayant. Elle ne ressemblait en rien à un rêve. Il avait regardé l’aile et… Ce fut plus fort que lui : Wilson écarta le rideau. Sur le coup, il ne fut pas certain d’y survivre. Il eut l’impression que tout le contenu de sa poitrine et de son ventre enflait atrocement, remontait dans sa gorge et sa boîte crânienne, l’étouffant, lui faisant sortir les yeux de la tête. Emprisonné dans cette masse gonflée, son cœur battait à tout rompre, comme un animal affolé, tandis que lui-même restait paralysé. À quelques centimètres de lui, séparé seulement par l’épaisseur de la vitre, l’homme le regardait fixement. Un homme au faciès hideux de méchanceté, qui n’avait rien d’humain. La peau était malpropre, rugueuse, avec des pores dilatés ; le nez écrasé, simple morceau de chair sans couleur ; les lèvres contrefaites, craquelées, écartées par des dents d’une taille et d’une irrégularité grotesques ; les yeux petits et enfoncés – d’une épouvantable fixité. Le tout encadré de cheveux en bataille qui avaient l’air de jaillir aussi des oreilles et des narines et, à la façon d’un duvet d’oiseau, de couvrir les joues. Wilson resta rivé à son siège, incapable de réagir. Le temps s’arrêta et perdit toute signification. Physique et mental cessèrent de fonctionner, soudain figés dans la glace du saisissement. Seul son cœur continua à battre – solitaire, animé de palpitations frénétiques — dans l’obscurité. Wilson ne pouvait seulement cligner les yeux. Le regard éteint, le souffle coupé, il fixait la créature. Il parvint enfin à fermer les yeux et son esprit, débarrassé de la vision, se libéra. Cette chose n’existe pas, se dit-il. Il serra les dents, les narines frémissantes. Cette chose n’est pas là, elle n’est tout simplement pas là. Les mains crispées sur les accoudoirs à en avoir les phalanges exsangues, Wilson rassembla son courage. Il n’y a personne dehors, se disait-il. Il est impossible qu’il y ait un homme accroupi sur l’aile en train de me regarder. Il ouvrit les yeux… … pour se tasser un peu plus sur son siège, au bord de la suffocation. Non seulement l’homme était bien là, mais il ricanait. Wilson ferma les poings et se planta les ongles dans les paumes à s’en faire mal. Il resta ainsi jusqu’à ce qu’il soit bien convaincu qu’il était parfaitement conscient. Puis, lentement, il tendit un bras à la fois engourdi et tremblant vers le bouton servant à appeler l’hôtesse. Il n’allait pas commettre deux fois la même erreur – crier, se lever d’un bond, mettre la créature en fuite. Il continua à lever la main, les muscles désormais tétanisés par l’horreur car les petits yeux de l’homme l’observaient, suivaient le mouvement de son bras. Il pressa le bouton en douceur, une fois, deux fois. Allez, venez, dit-il mentalement. Venez avec votre regard impartial voir ce que je vois… mais faites vite. Il entendit un rideau glisser sur sa tringle à l’arrière de la cabine, et soudain, son corps se raidit. L’homme avait tourné sa tête de cauchemar dans cette direction. Paralysé, Wilson ne le lâchait pas des yeux. Vite, songeait-il. Vite, pour l’amour de Dieu ! Ce fut terminé en une seconde. Les yeux de l’homme revinrent sur Wilson, un sourire plein d’une monstrueuse malice aux lèvres. Puis, d’un bond, il disparut. « Oui, monsieur ? » L’espace d’un instant, Wilson connut toutes les affres de la démence. Son regard ne cessait d’aller du point où l’homme s’était tenu au visage interrogateur de l’hôtesse et inversement. L’hôtesse, l’aile, l’hôtesse, le souffle suspendu, les yeux en proie à un total désarroi. « Qu’y a-t-il ? » demanda la jeune femme. Ce fut son expression qui le décida. Wilson mit son émotion en veilleuse. Elle ne le croirait jamais. Il s’en rendit compte instantanément. « Ex… excusez-moi », bégaya-t-il. Il essaya de déglutir, mais il n’avait plus de salive et sa gorge émit un petit bruit sec. « Ce n’est rien. Je… je vous prie de m’excuser. » L’hôtesse ne savait manifestement pas quoi lui dire. Elle continuait de résister aux embardées de l’avion, une main agrippée au dossier du siège voisin de celui de Wilson, l’autre se balançant mollement le long de la couture de sa jupe. Elle avait les lèvres entrouvertes comme si elle avait l’intention de parler mais n’arrivait pas à trouver ses mots. « Bon… » Elle s’éclaircit la voix. « Si vous… avez besoin de quoi que ce soit… — Oui, oui. Merci. Allons-nous… rencontrer un orage ? » La jeune femme s’empressa de sourire. « Rien qu’un petit. Pas de quoi s’inquiéter. » Wilson hocha la tête à petits coups saccadés. Puis, alors que l’hôtesse tournait les talons, il inspira soudainement, les narines dilatées. Il avait la certitude qu’elle le tenait déjà pour un fou mais ne savait que faire car sa formation professionnelle ne l’avait pas préparée au cas des passagers qui croyaient voir de petits bonshommes accroupis sur les ailes. Croyaient ? Wilson tourna brusquement la tête pour regarder dehors. Il contempla le plan incliné de l’aile noyée d’ombre, le flamboiement des gaz d’échappement, le clignotement des feux de navigation. Il avait vu cet homme – en aurait juré. Comment pouvait-il avoir pleinement conscience de tout ce qui l’entourait… être à tous les égards sain d’esprit, et imaginer quand même une chose pareille ? Était-il logique qu’en décrochant, l’esprit, au lieu de déformer l’ensemble de la réalité, puisse insérer dans la disposition par ailleurs inchangée des détails une unique vision anormale ? Non, ce n’était pas du tout logique. Soudain, Wilson songea à la dernière guerre, à ce qu’il avait lu dans certains journaux sur de prétendues créatures du ciel qui auraient harcelé les pilotes alliés au cours de leurs missions. Des « diablotins », comme on les appelait alors. De tels êtres existaient-ils vraiment ? Peuplaient-ils effectivement les couches supérieures de l’atmosphère, sans jamais tomber, chevauchant les vents, apparemment pourvus d’une masse et d’un poids, et cependant insensibles à la gravité ? Voilà à quoi il pensait quand l’homme réapparut. Une seconde, l’aile était déserte. La seconde suivante, comme jailli d’un toboggan, l’homme s’y posait d’un bond. Sans aucun impact visible, de façon presque précaire, ses petits bras velus écartés tels ceux d’un équilibriste. Wilson se raidit. Oui, il y avait de l’intelligence dans ce regard. L’homme — mais était-ce bien le mot qui convenait ? — comprenait que Wilson s’était laissé prendre à sa ruse en appelant l’hôtesse en vain. Celui-ci ne s’en sentit que plus inquiet. Comment prouver aux autres l’existence de ce personnage ? Il jeta un regard désespéré autour de lui. Cette jeune fille de l’autre côté du couloir central. S’il lui parlait à voix basse, la réveillait, pourrait-elle… Non, l’homme s’enfuirait d’un bond avant qu’elle puisse l’apercevoir. Sans doute en haut du fuselage, où personne ne pourrait le voir, même pas les pilotes dans leur cockpit. Wilson s’en voulut soudain de ne pas avoir acheté cet appareil photo que Walter lui avait demandé. Grand Dieu, se dit-il, pouvoir prendre un instantané de cette créature… Il se pencha vers le hublot. Qu’est-ce que fabriquait l’homme ? Soudain, les ténèbres se dispersèrent, traversées par la blancheur crayeuse dont un éclair vint inonder l’aile, et Wilson le sut. Tel un enfant curieux, l’homme était accroupi au bord de l’aile parcourue de vibrations et tendait la main vers une des hélices. Sous les yeux de Wilson, à la fois fasciné et épouvanté, la main de l’homme se rapprocha de plus en plus de la brume giratoire, avant de se rétracter brusquement tandis que les lèvres du personnage s’écartaient en un cri silencieux. Il s’est fait couper un doigt ! se dit Wilson, au bord de la nausée. Mais aussitôt l’homme approcha de nouveau la main, tendant ses doigts noueux, pareil à quelque monstrueux enfant essayant d’attraper une pale de ventilateur en marche. Si la chose n’avait pas été aussi horriblement déplacée, elle aurait été amusante, car, d’un point de vue objectif, l’homme offrait en cet instant un spectacle comique — celui d’un gnome de conte de fées, les cheveux et le poil fouettés par le vent, qui concentrait toute son attention sur le tournoiement de l’hélice. Comment pouvait-il s’agir d’un coup de folie ? songea brusquement Wilson. Quelle révélation allait bien pouvoir lui apporter cette atroce petite farce ? Sous le regard de Wilson, l’homme ne cessait d’avancer et de retirer sa main. D’un geste vif, il portait parfois ses doigts à sa bouche, comme pour les refroidir. Et durant tout ce temps, l’air de le surveiller, il lançait parfois un regard pardessus son épaule en direction de Wilson. Il sait, se dit celui-ci. Il sait que c’est un jeu entre nous. Si j’arrive à amener quelqu’un d’autre à le voir, il a perdu. Si je suis le seul témoin de son manège, il a gagné. Le vague amusement qu’il avait ressenti l’avait désormais quitté. Wilson serra les dents. Pourquoi diable les pilotes ne le voyaient pas ? L’homme, que l’hélice n’intéressait plus, enfourchait à présent le capot du moteur comme un cavalier une monture rétive. Wilson ouvrit de grands yeux. Un brusque frisson lui courut le long du dos. Le petit homme s’attaquait aux plaques qui gainaient le moteur, s’efforçant de glisser ses ongles dessous. Wilson leva machinalement le bras pour appuyer sur le bouton d’appel. Il entendit l’hôtesse arriver de l’arrière de la cabine et, l’espace d’une seconde, il crut avoir trompé la vigilance de l’homme, qui semblait absorbé dans ses efforts. Mais au dernier moment, juste avant l’apparition de la jeune femme, l’homme lança un coup d’œil à Wilson. Puis, telle une marionnette arrachée de la scène par ses ficelles, il s’envola dans les airs. « Oui ? » Elle le regardait avec appréhension. « Voudriez-vous… vous asseoir, s’il vous plaît ? » demanda-t-il. Elle hésita. « Eh bien, je… — Je vous en prie. » Elle prit place à côté de lui avec circonspection. « Qu’y a-t-il donc, M. Wilson ? » Il rassembla son courage. « Cet homme… il est toujours dehors. » L’hôtesse le dévisagea. « Si je vous dis cela, s’empressa de continuer Wilson, c’est parce qu’il s’est mis à tripoter un des moteurs. » Elle tourna instinctivement la tête vers le hublot. « Non, non, ne regardez pas. Il n’est pas là en ce moment. » Il se racla laborieusement la gorge. « Il… s’enfuit chaque fois que vous venez ici. » II se sentit pris de nausée à l’idée de ce qu’elle devait penser. De ce que lui même penserait si quelqu’un lui racontait pareille histoire. Un léger vertige déferla sur lui et il songea : Je suis bel et bien en train de devenir fou. « Ce à quoi je veux en venir, c’est ceci, dit-il en chassant l’idée qui lui était venue. Si tout ça n’est pas un effet de mon imagination, l’avion est en danger. — Effectivement. — Je sais. Vous pensez que j’ai perdu l’esprit. — Absolument pas. — Tout ce que je vous demande, c’est ceci. » Il s’efforçait de contenir la colère qu’il sentait monter en lui. « Rapportez ce que je vous ai dit aux pilotes. Demandez-leur de garder un œil sur les ailes. S’ils ne voient rien… très bien. Mais dans le cas inverse… » L’hôtesse restait tranquillement assise, à le regarder. Les mains de Wilson se recroquevillèrent jusqu’à devenir deux poings tremblants sur ses genoux. « Alors ? » demanda-t-il. Elle se leva. « Je vais le leur dire. » Elle s’éloigna dans le couloir d’un pas que Wilson trouva dépourvu de naturel – trop rapide pour être normal et malgré tout visiblement retenu, comme pour lui montrer qu’elle ne prenait pas la fuite. Une sorte de bouillonnement s’empara de son estomac quand il reporta son regard dehors. Tout à coup, l’homme réapparut, atterrissant sur l’aile à la façon d’un grotesque danseur de ballet. Wilson le vit se remettre à l’ouvrage, à cheval sur le capot du moteur, qu’il serrait entre ses grosses jambes nues. Bah, pourquoi se ronger pareillement les sangs ? se dit Wilson. Cette malheureuse créature n’arriverait jamais à arracher les rivets avec ses ongles. En réalité, peu importait que les pilotes la voient ou non – du moins pour ce qui touchait à la sécurité de l’appareil. Pour ce qui était de ses raisons personnelles… Ce fut à ce moment-là que l’homme parvint à soulever le bord d’une plaque. Wilson faillit s’étrangler. « Venez vite ! » cria-t-il comme il voyait l’hôtesse et l’un des pilotes émerger du cockpit. Les yeux du pilote se braquèrent sur Wilson, et voilà qu’il bousculait l’hôtesse pour se précipiter dans le couloir. « Vite ! » répéta Wilson. Il jeta un coup d’œil dehors juste à temps pour voir l’homme s’envoler d’un bond. Cela n’avait plus d’importance. À présent, il aurait une preuve. « Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda le pilote en s’arrêtant à sa hauteur, le souffle court. — Il a arraché une des plaques du moteur ! chevrota Wilson. — Il a quoi ? — L’homme qui est dehors ! Je vous dis qu’il a… — Veuillez ne pas élever la voix, M. Wilson ! » lui intima le pilote. La mâchoire inférieure de Wilson s’affaissa. « Je ne sais pas ce qui se passe ici, reprit l’autre, mais… — Voulez-vous regarder ? cria Wilson. — M. Wilson, je vous avertis… — Pour l’amour de Dieu ! » Wilson s’empressa de déglutir en un effort pour réprimer la fureur aveugle qui le prenait. Soudain, il se colla au dossier de son siège et tendit une main tremblante vers le hublot. « Voulez-vous, pour l’amour de Dieu, regarder ? » Excédé, le pilote prit sa respiration et se pencha. Puis ses yeux revinrent tranquillement se poser sur Wilson. « Eh bien, quoi ? » Wilson tourna la tête. Les plaques occupaient leur position normale. « Attendez, dit-il avant que la terreur ne s’abatte de nouveau sur lui. Je l’ai vu soulever cette plaque. — M. Wilson, si vous ne… — Mais puisque je vous dis que je l’ai vu la soulever ! » Le pilote restait là à le regarder avec pratiquement le même effarement contenu que lui avait témoigné l’hôtesse. Un violent frisson secoua Wilson. « Écoutez, je l’ai vu ! » s’écria-t-il, épouvanté par la soudaine fêlure qui se manifestait dans sa voix. Une seconde plus tard, le pilote était assis à côté de lui. « S’il vous plaît, M. Wilson, dit-il. Très bien, vous l’avez vu. Mais rappelez-vous qu’il y a d’autres personnes à bord. Il ne faut pas les affoler. » Wilson était trop secoué pour comprendre tout de suite. « Vous… vous voulez dire que vous aussi vous l’avez vu ? — Bien sûr, mais nous ne voulons pas effrayer les passagers. C’est quelque chose que vous pouvez comprendre. — Bien sûr, bien sûr. Je ne veux pas… » Wilson sentit quelque chose se nouer dans son bas-ventre. Il serra soudain les lèvres et enveloppa le pilote d’un regard mauvais. « Je comprends, dit-il. — Ce que nous devons bien garder en tête… — Vous pouvez arrêter ça, le coupa Wilson. — Pardon ? » Wilson frissonna. « Allez-vous-en. — M. Wilson, qu’est-ce… — C’est fini, oui ? » Le visage livide, Wilson lui tourna le dos pour fixer un regard de pierre sur l’aile. Puis, coulant un œil noir en direction du pilote : « Soyez assuré que je ne dirai plus un mot ! lança-t-il hargneusement. — M. Wilson, essayez de comprendre notre… » Bouillant de rage, il reporta son attention sur le moteur. Du coin de l’œil, il vit deux passagers debout dans le couloir qui l’observaient. Imbéciles ! explosa-t-il intérieurement. Ses mains se remirent à trembler et, l’espace d’un instant, il crut qu’il allait vomir. Ce sont toutes ces secousses, se dit-il. L’avion était ballotté comme un bateau sur une mer déchaînée. Il se rendit compte que le pilote continuait de lui parler et, accommodant son regard, fixa son reflet dans la vitre. À côté de lui, sombre et muette, se tenait l’hôtesse. Pauvres imbéciles, aussi aveugles l’un que l’autre, songea-t-il. Il feignit de ne pas remarquer qu’ils s’en allaient. Dans la vitre, il les vit se diriger vers l’arrière de la cabine. Ils vont discuter de moi, se dit-il. Mettre au point une stratégie au cas où je deviendrais violent. Il souhaitait maintenant que l’homme réapparaisse, arrache le capot et démolisse le moteur. Le fait d’être le seul obstacle à la catastrophe qui guettait la bonne trentaine de passagers lui procurait un plaisir vengeur. Si tel était son choix, il pouvait laisser cette catastrophe se produire. Ce serait là un suicide royal. Le petit homme revint se poser sur l’aile et Wilson constata qu’il avait vu juste : l’affreuse créature avait remis la plaque en place avant de bondir au loin. Car voilà qu’elle s’y attaquait de nouveau, la soulevait aisément, la rabattait comme de la peau découpée par quelque grotesque chirurgien. L’aile était animée de mouvements chaotiques mais l’homme semblait n’avoir aucune difficulté à garder son équilibre. Une fois de plus, Wilson céda à la panique. Que faire ? Personne ne le croyait. S’il tentait encore de les convaincre, ils auraient sans doute recours à la force pour qu’il se tienne tranquille. S’il demandait à l’hôtesse de revenir s’asseoir près de lui, ce ne serait, au mieux, qu’un court répit. À la seconde où elle partirait, ou s’endormirait à côté de lui, l’homme reviendrait. Et même si elle restait éveillée près de lui, qu’est-ce qui empêchait celui-ci d’aller saboter les moteurs de l’autre aile ? Un froid glacial pénétra Wilson jusqu’aux os. Dieu du ciel, il n’y avait rien à faire. Il tressaillit en voyant passer le reflet du pilote dans la vitre par où il observait le petit homme. La démence de la situation faillit l’anéantir – l’homme et le pilote à quelques mètres l’un de l’autre, tous les deux dans son champ visuel mais inconscients l’un de l’autre. Non, c’était inexact. Le petit homme avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule au passage du pilote. Comme s’il savait qu’il n’avait plus besoin de s’enfuir, que la capacité d’intervention de Wilson était désormais nulle. Celui-ci se sentit submergé par un déferlement de fureur. Je vais te tuer ! se dit-il. Sale petit animal, je vais te tuer ! Dehors, le moteur eut un raté. Cela ne dura qu’une seconde, mais en cet instant, Wilson eut l’impression que son cœur aussi s’était arrêté. Il colla son visage à la vitre. L’homme avait rabattu la plaque loin en arrière et, agenouillé, enfonçait une main fureteuse à l’intérieur du moteur. « Non, s’entendit supplier Wilson dans un souffle. Non… » Nouveau raté du moteur. Frappé d’horreur, Wilson regarda autour de lui. Étaient-ils tous sourds ? Il leva la main pour appeler l’hôtesse, puis se ravisa. Non, on l’enfermerait, on le maîtriserait d’une façon ou d’une autre. Et il était le seul qui savait ce qui se passait, le seul à pouvoir intervenir. « Dieu du ciel… » Il se mordit la lèvre inférieure jusqu’à ce que la douleur lui arrache un gémissement. Il reporta son attention sur l’intérieur de la cabine et sursauta. L’hôtesse accourait dans le couloir en proie à de constantes embardées. Elle avait entendu ! Il la suivit des yeux et remarqua le bref regard qu’elle lui lança au passage. Elle s’arrêta trois sièges plus loin. Quelqu’un d’autre avait entendu ! Wilson l’épia tandis qu’elle se penchait pour parler au passager qu’il ne pouvait voir. Dehors, le moteur se remit à tousser. Horrifié, Wilson tourna la tête vers le hublot. « Saleté ! » gémit-il. Il pivota de nouveau et vit l’hôtesse qui revenait. Elle ne paraissait pas inquiète. Wilson n’en crut pas ses yeux. Ce n’était pas possible. Il se tordit le cou pour suivre sa progression laborieuse jusqu’à la kitchenette. « Non. » Impossible, désormais, de contrôler les tremblements qui le secouaient. Personne n’avait entendu. Personne ne savait. Soudain, Wilson se courba pour dégager son sac de sous son siège. Il l’ouvrit, en retira son porte-documents et le jeta sur la moquette. Puis, après s’être saisi de l’enveloppe de moleskine, il se redressa. Du coin de l’œil, il aperçut l’hôtesse qui revenait et, du talon, repoussa le sac sous son siège tout en coinçant l’enveloppe contre sa hanche. Il se figea, raide comme la justice, la poitrine oppressée, au moment où elle repassait près de lui. Puis il mit l’enveloppe sur ses genoux et la défit. La fébrilité de ses gestes était telle qu’il faillit faire tomber le pistolet. Il le rattrapa par le canon, puis referma ses doigts exsangues sur la crosse et ôta le cran de sûreté. Il jeta un coup d’œil dehors qui le glaça instantanément. L’homme le regardait. Wilson comprima ses lèvres frémissantes. Impossible que l’homme sache ce qu’il avait en tête. Il avala sa salive et s’efforça de retenir sa respiration. Son regard se porta sur l’hôtesse qui donnait des pilules au passager placé un peu plus loin, puis revint sur l’aile. L’homme farfouillait de nouveau dans le moteur. Wilson resserra sa prise sur le pistolet. Commença à le lever. Puis l’abaissa brusquement. La vitre était trop épaisse. La balle risquait de ricocher et de tuer un passager. Il en eut la chair de poule et se remit à observer le petit homme. Le moteur eut encore des ratés et Wilson vit une gerbe d’étincelles éclairer les traits bestiaux de la créature. Il rassembla ses forces. Il n’y avait plus qu’une solution. Il abaissa les yeux sur la poignée de la porte de secours. Elle était recouverte d’une feuille de plastique. Wilson la détacha et la laissa tomber par terre. Un coup d’œil dehors. L’homme était toujours là, accroupi, une main dans le moteur. Wilson inspira par à-coups. Il posa la main gauche sur la poignée et l’éprouva. Elle refusa de bouger vers le bas. Vers le haut, il y avait du jeu. Soudain, Wilson se décida et posa le pistolet sur ses genoux. Plus de temps à perdre, se dit-il. Les mains tremblantes, il boucla sa ceinture. Quand la porte serait ouverte, il y aurait un formidable appel d’air. Pour la sécurité de l’avion, il devait éviter d’être emporté. Maintenant. Wilson reprit le pistolet, le cœur battant la breloque. Il allait devoir agir avec rapidité et précision. S’il le manquait, l’homme risquait de sauter sur l’autre aile – ou pire, sur l’empennage, où il aurait tout loisir de rompre les câbles, de détériorer les gouvernes, de détruire la stabilité de l’appareil. Non, c’était la seule façon de procéder. Il viserait bas pour tenter de toucher l’homme à la poitrine ou au ventre. Il prit sa respiration C’est le moment, se dit-il. Maintenant. L’hôtesse revenait sur ses pas à l’instant où Wilson commençait à actionner la poignée. Elle resta d’abord figée sur place, incapable de dire un mot, les traits déformés par la stupéfaction et l’horreur, une main levée comme pour l’implorer. Puis sa voix jaillit, aiguë, au-dessus du bruit des moteurs. « M. Wilson, non ! — Reculez ! » hurla-t-il, et il releva la poignée. La porte disparut comme par enchantement. Une seconde plus tôt, elle était là, au bout de ses doigts. La seconde suivante, dans un grondement sifflant, elle s’était envolée. Au même moment, Wilson se sentit en proie à une monstrueuse succion qui s’efforçait de l’arracher de son siège. Sa tête et ses épaules furent attirées hors de la cabine et voilà qu’il respirait soudain un air raréfié et glacé. Un instant, les tympans prêts à éclater sous le tonnerre des moteurs, aveuglé par le vent polaire, il oublia l’homme. Il lui sembla entendre un vague hurlement dans le maelström qui l’entourait, un cri lointain. Puis il vit l’homme. Il avançait sur l’aile, noueux, plié en deux, ses mains en forme de serres tendues devant lui, comme dévorées d’impatience. Wilson leva le bras, tira. La détonation se réduisit à un petit bruit de bouchon dans le grondement furieux du vent. L’homme chancela, projeta un poing en avant et Wilson sentit une douleur fulgurante lui traverser la tête. Il tira une deuxième fois, à bout portant, et vit l’homme partir en arrière en battant des bras… puis disparaître sans plus de résistance qu’une poupée en papier emportée dans une bourrasque. Wilson sentit un brusque engourdissement lui gagner le cerveau. Sentit que l’on arrachait le pistolet à ses doigts sans force. Puis tout se perdit dans les ténèbres hivernales. Il s’agita en marmonnant. Une douce tiédeur coulait dans ses veines, ses membres lui semblaient de bois. Dans le noir, il percevait des frottements de pieds, un délicat remous de voix. Il était étendu, face tournée vers le ciel, sur quelque chose… qui bougeait, tressautait. Un vent froid lui balaya la figure, il sentit le sol s’incliner sous lui. Il soupira. L’avion avait atterri et on le transportait sur un brancard. Sans doute sa blessure à la tête, plus une injection de tranquillisant. « La tentative de suicide la plus dingue dont j’aie jamais entendu parler », dit une voix quelque part. Cela amusa Wilson. Quel qu’il soit, l’auteur de ces paroles se trompait, bien sûr. Comme la démonstration en serait faite très bientôt, quand on aurait examiné le moteur et regardé sa blessure de plus près. On comprendrait alors qu’il les avait tous sauvés. Et Wilson de sombrer dans un sommeil sans rêves. LE LANGAGE DES MAINS Quand je suis monté dans l’autocar, elles étaient toutes deux assises à la troisième rangée de sièges, à droite en partant du fond. La petite femme au bord du couloir central contemplait ses mains mollement posées sur ses genoux. L’autre avait les yeux tournés vers la fenêtre. Il faisait presque nuit. De l’autre côté du couloir, les deux sièges étaient vides. Je me suis donc installé là après avoir placé ma valise sur le porte-bagages. La lourde portière s’est refermée et l’autocar a quitté le dépôt. Durant un moment, je me suis contenté de regarder par la vitre et de feuilleter le magazine dont je m’étais muni. Puis mon attention s’est portée vers les deux femmes. Celle qui était du côté du couloir avait des cheveux d’un blond terne, pareils à la perruque d’une poupée qui serait tombée par terre et aurait ramassé la poussière. Sa peau était d’une blancheur de suif et son visage semblait constitué de la même matière : une boule qu’on aurait pincée avec deux doigts pour former le menton, les lèvres, le nez et les oreilles, avant d’y faire deux trous pour les yeux en boutons de bottine. Elle parlait avec les mains. Je n’avais jamais rien vu de tel. J’avais lu des articles sur la question, vu des dessins des différents mouvements des mains utilisés par les sourds-muets pour communiquer, mais je n’avais jamais assisté à une démonstration de ce langage. Ses doigts courts et blafards remuaient énergiquement dans l’air, comme si elle avait en tête des tas de choses intéressantes à dire et craignait de les laisser échapper. Les mains se repliaient et s’ouvraient, adoptaient une douzaine de positions différentes en l’espace de quelques instants. Les figures succédaient aux figures, dévidant les arabesques d’un monologue mortellement silencieux. J’ai regardé l’autre femme. Maigre de visage, l’air las, la nuque reposant sur l’appui-tête, elle suivait d’un œil impassible la gesticulation de sa compagne. Je n’avais jamais rencontré des yeux pareils. Ils ne bougeaient pas, ne contenaient pas un étincelle de vie. Elle contemplait la muette avec résignation, sans cesser de hocher la tête par saccades, comme si celle-ci était montée sur balancier. Par moments, elle tentait de se détourner vers la fenêtre ou de fermer les yeux. Mais aussitôt, l’autre femme allongeait une main grassouillette et agrippait sa robe, tirant sur le tissu jusqu’à ce que l’autre soit obligée de s’intéresser à nouveau aux motifs sans fin créés par les mains blanches. Pour ma part, il me semblait impensable que ce langage puisse être compris. Les mains bougeaient si vite que je les distinguais à peine. Ce n’était qu’un vague tourbillon de chair en mouvement. Mais l’autre femme continuait obstinément à hocher la tête. À sa manière silencieuse, la sourde-muette était un véritable moulin à paroles. À voir sa façon de remuer sans arrêt les mains, on aurait dit qu’il lui fallait maintenir une rythme accéléré sous peine de mort. Au point que je pouvais presque entendre ce qu’elle racontait, presque imaginer le flot insensé de banalités et de ragots qu’elle déversait. De temps en temps, elle semblait aborder un sujet qui l’amusait beaucoup, l’amusait de façon si irrésistible qu’elle tendait brusquement les mains, les paumes dressées, comme pour éloigner physiquement d’elle cette chose si drôle, de peur, en la gardant par-devers elle, de mourir d’hilarité. Je devais les observer depuis longtemps, car elles ont fini par s’en apercevoir et ont toutes les deux tourné les yeux vers moi. Je ne sais pas lequel de ces deux regards était le plus répugnant. La sourde-muette fixait sur moi ses yeux pareils à des billes noires, le bout du nez frémissant, la bouche arquée en un sourire affecté, tout en tirant à petits coups secs sur sa robe à fleurs de ses doigts blancs pareils à des becs d’oiseau malsains. On aurait dit une hideuse poupée grandeur nature venant d’accéder mystérieusement à la vie. L’autre femme me dévisageait avec une étrange avidité. Ses yeux bordés de noir se sont attardés sur mon visage, puis m’ont tout à coup parcouru de la tête aux pieds, et, avant de me retourner vers la fenêtre, j’ai remarqué la faible saillie de ses seins se gonfler soudain sous sa robe noire. J’ai fait semblant de m’intéresser au paysage, mais je continuais de sentir sur moi le poids de leur regard. Puis, du coin de l’œil, je me suis aperçu que la sourde-muette recommençait à agiter les mains, à tisser la silencieuse tapisserie qui lui permettait de communiquer. Au bout de quelques minutes, je leur ai jeté un regard en coulisse. La femme maigre s’était remise à observer dans un silence imperturbable le mouvement des mains. Oui, approuvait-elle de la tête, oui, oui, oui. J’ai sombré dans un demi-sommeil sans cesser de voir ces mains vives comme l’éclair, cette tête agitée d’un mouvement de balancier. Oui, oui, oui… Je me suis brusquement réveillé en sentant sur ma veste un attouchement furtif. J’ai levé les yeux et vu la sourde-muette debout au-dessus de moi dans le couloir central. Elle tirait sur ma veste, essayant de me faire lever. Encore à moitié endormi, j’ai fixé sur elle un regard ahuri. « Qu’est-ce que vous faites ? » ai-je murmuré, oubliant qu’elle ne pouvait m’entendre. Elle s’obstinait dans ses tractions et, chaque fois que l’autocar passait devant un lampadaire, je distinguais son visage blême et ses yeux noirs qui brillaient comme des morceaux de verre dans la chair cireuse. J’étais obligé de me lever. Elle ne cessait de me tirer et j’étais trop somnolent pour reprendre mes esprits et m’opposer à son insistance. Dès que je me suis retrouvé debout dans le couloir, elle s’est laissée tomber à la place où j’étais assis et a disposé ses jambes de manière à occuper les deux sièges. Je l’ai considérée sans comprendre. Puis, comme elle faisait mine de s’être endormie d’un seul coup, je me suis retourné vers sa compagne. Celle-ci, tranquillement assise, regardait par la vitre. Dans un vague état de léthargie, je me suis affalé à côté d’elle. Puis, me rendant compte qu’elle n’était pas disposée à dire quoi que soit, j’ai demandé : « Pourquoi votre amie a-t-elle fait ça ? » Elle a tourné la tête vers moi. Elle était encore plus maigre que je ne l’avais cru. J’ai vu sa gorge décharnée se contracter. « C’est son idée à elle, m’a-t-elle répondu. Je ne lui ai rien demandé. — Quelle idée ? » Elle m’a regardé avec plus d’attention et j’ai de nouveau remarqué son expression avide. Pareille à un feu vorace. J’ai senti mon cœur se décrocher. « Vous êtes sœurs ? » me suis-je enquis sans autre intention que de rompre un silence gênant. Elle n’a pas répondu tout de suite. Puis ses traits se sont tendus. « Je lui tiens compagnie. Je suis payée pour ça. — Ah. Je croyais que… » Mais j’avais déjà oublié ce que je voulais dire. « Vous n’avez pas besoin de me parler, a-t-elle repris. L’idée vient d’elle. Je ne lui ai rien demandé. » Un silence pénible s’est installé entre nous. Je la contemplais dans une espèce d’état second tandis qu’elle continuait de regarder défiler les rues obscures. Puis elle s’est tournée vers moi et un lampadaire a fait luire ses yeux. « Elle n’arrête pas de parler, a-t-elle dit. — Quoi ? — Elle n’arrête pas de parler. — C’est drôle, ai-je fait, un peu embarrassé. D’appeler ça parler, je veux dire. Je veux dire… — Je ne vois plus sa bouche. Ses mains sont sa bouche. Je peux l’entendre parler avec ses mains. Sa voix ressemble à une machine qui grince. » Elle a inspiré en hâte. « Dieu, ce qu’elle peut parler. » Je suis resté sans rien dire, à observer son visage. « Je ne parle jamais, a-t-elle poursuivi. Je suis tout le temps avec elle et jamais nous ne parlons puisqu’elle en est incapable. C’est toujours le silence entre nous. Je suis surprise quand j’entends des gens parler pour de bon. Je suis surprise quand je m’entends moi-même parler. J’oublie ce que c’est de parler. J’ai l’impression que je vais finir par oublier tout ce que je sais dans le domaine de la parole. » Le timbre de sa voix rapide et saccadée était indéfinissable. D’un croassement guttural, il basculait dans un frêle fausset, et cela d’autant plus qu’elle essayait de parler à voix basse. Il y avait en même temps dans cette voix une agitation croissante que je commençais, moi aussi, à ressentir. Comme si quelque chose en elle était sur le point d’exploser à tout moment. « Elle ne me laisse jamais une minute de répit. Elle est toujours avec moi. Je n’arrête pas de lui dire que je vais m’en aller. Moi aussi, je sais un peu parler avec les mains. Je lui dis que je vais m’en aller. Et alors elle se met à se lamenter et à geindre, elle menace de se tuer si je pars. Mon Dieu, c’est affreux de la voir me supplier. Ça me rend malade. » Et puis j’ai pitié d’elle et je reste. Et la voilà folle de joie, et son père m’augmente et nous envoie faire un autre voyage pour voir des gens de sa famille. Son père la déteste. Tout ce dont il a envie, c’est de se débarrasser d’elle. Moi aussi je la déteste. Mais c’est comme si elle avait un pouvoir sur nous tous. On ne peut pas discuter avec elle. On ne peut pas hurler avec les mains. Et ça ne sert à rien de fermer les yeux et de tourner la tête de l’autre côté pour ne plus voir ses mains. » Sa voix s’emballait et j’ai remarqué la façon dont elle pressait ses paumes entre ses cuisses tout en parlant. Et plus elle les pressait ainsi, plus il m’était difficile d’en détacher mon regard. Au bout d’un moment, je ne pouvais plus m’en empêcher. Même en la sachant consciente de ma fascination. Cela ressemblait au total abandon que l’on ressent dans un rêve, quand n’importe quel désir est admissible. Elle a continué de parler d’une voix légèrement tremblante. « Elle sait que je veux me marier. C’est ce que veulent toutes les femmes. Mais elle ne me laissera pas la quitter. Son père me paie bien et c’est tout ce qui compte. Et puis, même au moment où je la déteste le plus, j’ai pitié d’elle quand elle se lamente et supplie. Ça n’a rien à voir avec de vraies lamentations et de vraies supplications. Ça se passe en silence, on voit seulement couler des larmes sur ses joues. N’empêche qu’elle me supplie jusqu’à ce que je reste. » À ce stade, j’ai senti mes propres mains trembler sur mes genoux. D’une certaine façon, ses mots semblaient avoir une signification qui dépassait ce qu’ils exprimaient en surface. Quelque chose d’imminent se dessinait de plus en plus clairement. Mais j’étais hypnotisé. Avec ces lumières qui trouaient comme des éclairs la nuit d’encre dans laquelle s’enfonçait l’autocar, j’avais l’impression d’être inextricablement englué dans quelque cauchemar dément. « Une fois, elle m’a promis qu’elle me trouverait un petit ami. » Et du ton dont elle a dit cela, j’en ai eu la chair de poule. « Je lui ai demandé d’arrêter de se moquer de moi, mais elle m’a assuré qu’elle me trouverait un petit ami. Et puis, un jour où nous avions pris un autocar pour Indianapolis, elle est allée chercher un marin de l’autre côté du couloir pour qu’il me parle. Ce n’était qu’un gosse. Il racontait qu’il avait vingt ans, mais à mon avis, il n’en avait pas plus de dix-huit. Gentil quand même. Il s’est assis à côté de moi et nous avons parlé. Au début, j’étais gênée, je ne savais pas quoi dire. Mais il était vraiment gentil, et c’était agréable de bavarder avec lui, mis à part le fait quelle était là, assise de l’autre côté. » Instinctivement, je me suis retourné, mais la sourde-muette paraissait dormir. Et pourtant j’avais le sentiment qu’au moment précis où je reprendrais ma position, ses petits yeux noirs s’ouvriraient pour se fixer de nouveau sur nous. « Ne faites pas attention à elle », a dit ma voisine. Je me suis retourné. « Vous pensez que c’est mal ? » m’a-t-elle brusquement demandé, et j’ai de nouveau frémi en sentant sa main moite, brûlante, se refermer sur la mienne. « Je… je ne sais pas. — Le marin était si gentil. » Sa voix s’emballait de nouveau. « Si gentil. Ça m’est égal qu’elle regarde. Ça n’a pas d’importance, n’est-ce pas ? Il fait trop noir pour qu’elle puisse vraiment nous voir. Et elle ne peut rien entendre. » J’ai dû avoir un mouvement de recul, car ses doigts se sont resserrés sur les miens. « Je suis saine, a-t-elle gémi pathétiquement. Ça n’arrive pas tout le temps. Je n’ai fait ça qu’avec le marin, je vous le jure, qu’avec lui. Je ne mens pas. » Tandis qu’elle parlait avec une excitation grandissante, sa main a quitté la mienne pour se poser, frémissante, sur ma jambe. J’en ai eu l’estomac chaviré, mais je ne pouvais pas bouger. Je crois que je n’en avais même pas envie. J’étais paralysé par le son de sa voix de plus en plus pâteuse et le contact brûlant de sa main qui commençait à se déplacer sur ma cuisse, à la caresser. « S’il vous plaît », a-t-elle presque haleté. J’ai essayé de dire quelque chose, mais rien n’est venu. « Je suis tout le temps seule, a-t-elle repris. Jamais elle ne me laissera me marier parce qu’elle ne veut pas que je la quitte. Tout va bien, personne ne peut nous voir. » Sa main étreignait ma cuisse à présent, y enfonçait ses ongles. L’autre l’a rejointe et, dans le flamboiement passager d’un lampadaire, j’ai vu sa bouche pareille à une plaie béante, l’éclat de ses yeux affamés. « Il le faut », a-t-elle murmuré en se rapprochant. Soudain, elle s’est plaquée contre moi. Sa bouche était un feu palpitant contre la mienne. Son souffle brûlant s’infiltrait dans ma gorge tandis que ses mains s’activaient sauvagement sur ma chair brusquement mise à nu. Ses membres frêles m’enlaçaient, m’étreignaient comme des tentacules. La chaleur explosive de son corps m’a réduit à merci. Je ne saurai jamais comment les autres passagers ont pu continuer de dormir pendant cette scène. Mais ils ne dormaient pas tous. Quelqu’un nous regardait. D’un seul coup, la nuit s’est faite plus fraîche. C’était fini. Elle s’est empressée de s’écarter et j’ai entendu le froissement rageur de sa robe qu’elle rabaissait comme une vieille dame outragée qui a montré un instant ses jambes par inadvertance. Elle m’a tourné le dos et s’est absorbée dans la contemplation du paysage nocturne comme si je n’étais plus là. Hébété, j’ai regardé ses épaules se lever et s’abaisser au rythme de sa respiration, vidé de mes forces, les muscles comme transformés en guimauve. Puis j’ai rajusté mes vêtements d’une main tremblante et, tant bien que mal, me suis mis debout dans le couloir central. Aussitôt, la sourde-muette a bondi de son siège et m’a carrément bousculé pour regagner sa place. J’ai entrevu au passage ses yeux bien éveillés et son visage émoustillé. En m’effondrant sur le siège qu’elle venait de quitter, j’ai regardé encore une fois de l’autre côté et j’ai vu ses petits doigts blancs boudinés voltiger, agripper l’air comme pour y pomper des questions avides. Et la femme maigre de hocher la tête, encore et encore, sollicitée par la sourde-muette, dont il n’était pas question qu’elle se détourne. ÊTRE SEUL DE SON ESPÈCE par Robert Louit C’est dire qu’il y a des existences qui ne se soutiennent pas d’un désir, le désir étant toujours d’objets. Ces existences-là se fondent sur l’exclusion. Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. En 1950, un récit, long d’à peine quatre pages, fit pas mal de bruit dans les milieux du fantastique et de la S.-F. aux États-Unis. Autant le prendre comme point de départ, d’abord parce qu’il fut le premier de son auteur, ensuite parce qu’on ne pourra de toute façon pas l’éviter : tout le monde l’a lu, s’y réfère, l’a mis dans une anthologie, imité, commenté. Enfin, tout ce dont nous voulons parler, à propos de l’auteur, est exprimé dans ces quatre pages, et s’il est fréquent de dire qu’un premier texte contient en germe toute l’œuvre à venir, on aura du mal à trouver un exemple aussi frappant. Le texte en question est évidemment « Born of Man and Woman », d’abord traduit en français sous le titre « Journal d’un monstre »[22]. L’horreur y est rendue immédiatement présente, et sans recours à l’appareil traditionnel du genre. Cela constitue sans doute la première explication de son retentissement à l’époque. « Né de l’homme et de la femme » provoque un véritable malaise physique chez son lecteur, comme ce fut rarement le cas depuis certains contes de Lovecraft ou William Hope Hodgson. Matheson parle lui aussi dans cette nouvelle d’une horreur organique, physiologique, qui naît moins de la vision d’événements abominables que de l’évocation d’une « chose » mal dégagée de sa gangue, d’une aberration de la matière, radicalement autre et où, pourtant, nous craignons de trouver un lointain écho humain. Mais les moyens littéraires qu’il met en œuvre sont très différents, et c’est sur eux qu’il faut s’interroger. J’en vois deux : le choix du point de vue et celui de la technique descriptive, qui portent le thème à sa puissance maximale. Tout repose ici sur le langage, ou, plus précisément, sur le type d’énonciation adopté. « Né de l’homme et de la femme » est un récit fantastique à la première personne. Ce n’est certes pas une innovation, mais on y perçoit une différence fondamentale avec le fantastique classique. Celui-ci n’introduit pas de distance ou de méfiance entre le narrateur et le lecteur. L’un et l’autre sont des êtres de la même espèce ; le narrateur reflète plus ou moins la conscience du lecteur dans sa « normalité » (et le lecteur hypothétique est toujours présumé normal). Prenons les divers types de récit fantastique du siècle dernier : le narrateur peut être un simple témoin (voire un rapporteur « après coup ») ou bien un personnage lié à l’histoire. Mais dans la mesure où la narration lui est confiée, le lecteur ne devrait pas avoir à douter de lui ou à refuser de le suivre. Il est le représentant, l’envoyé spécial du lecteur dans un monde dont l’étrangeté se dévoile peu à peu. « Le fantastique implique une intégration du lecteur au monde des personnages », écrit Tzvetan Todorov[23], dont on conservera pour la discussion le découpage du domaine fantastique. Et la première personne « racontante » (le « je » menant le récit) est celle qui, d’après le même auteur, permet le plus aisément l’identification du lecteur au personnage. Or, que voyons-nous dans « Né de l’homme et de la femme » ? Une anomalie est introduite dès la première ligne. « Aujourd’hui maman m’a appelé monstre. Espèce de monstre elle a dit (…) Je me demande qu’est-ce que c’est un monstre. » On découvre en même temps que le « je » narrateur est désigné comme différent (monstrueux) et qu’il est pris dans une pesanteur de langage qui lui est propre. L’effet est encore plus net dans l’original. Alain Dorémieux, premier traducteur de cette nouvelle, a fait un excellent travail, mais il n’a pas eu la partie facile : pour restituer ce langage désorganisé, approximatif et lacunaire, il a été amené à ruser avec le texte, car il fallait déplacer ou remplacer certains effets impossibles à traduire. Il me semble, pour ce passage, intéressant de citer l’original car il s’agit des tout premiers mots qui nous font pénétrer dans l’univers du texte. « Born of Man and Woman » débute ainsi : « This day when it had light mother called me retch. You retch she said (…) I wonder what is a retch. » « Retch », verbe, signifie essayer de vomir, avoir un haut-le-cœur, la nausée ; substantif, c’est le haut-le-cœur, l’envie de vomir. Le narrateur ne fait pas la différence et le résultat, c’est qu’il est, dès la première ligne, à peu près traité de vomi (qui comporte d’autres connotations que monstre — encore que « retch » puisse aussi être une orthographe fautive de « wretch », pauvre diable, ou, péjorativement, misérable). Ce qui suit ne fait qu’amplifier l’effet initial : difficulté à construire une phrase, déformation des mots, confusion des temps des verbes, tâtonnements dans l’expression composent une sorte de langage aphasique très particulier et confirment l’impression du lecteur : le « je » qui raconte n’est pas son semblable. Son langage est autre, sa perception est autre ; on ne peut les partager, il y a un décalage. Il y a même plus que cela. À mesure que le discours s’empâte et que certains détails laissent entrevoir (sans la préciser vraiment) l’image effarante de celui qui parle, Matheson communique à son lecteur l’horreur du narrateur. En même temps, dans ces fragments de journal marqués, non par des dates mais par de simples séries de croix, il ne lui laisse pas le choix ; tout est vu à la première personne, le lecteur est enfermé dans la perception du monstre auquel il ne veut pas s’identifier. L’image du narrateur devient même le véritable sujet d’une nouvelle où les événements sont peu nombreux et ne modifient pas grand-chose. En rupture avec la tradition du narrateur-guide dans un monde étrange qu’il découvre en même temps que le lecteur, Matheson introduit un malaise dans l’identification et retourne l’effet fantastique vers le « je » racontant. L’horreur vient de l’intérieur : toute l’œuvre à venir est contenue dans cette attitude. Le deuxième élément qui assure la force du texte est sa technique descriptive. Elle est marquée par l’imprécision. Matheson tourne autour de l’innommable. Nous ne connaîtrons jamais exactement l’aspect du monstre, seulement quelques détails. Ainsi lorsque le père punit son irruption dans la cuisine : « Il m’a battu. J’ai un peu coulé par terre par un bras. C’était pas beau à voir. Ça faisait un vilain vert par terre. » On sait qu’il a du mal à grimper l’escalier parce que ses « pieds collent au bois ». Et à la fin, luxe de détails, quand le monstre annonce sa révolte prochaine : « Je me pendrai la tête en bas par toutes mes jambes et rirai et coulerai vert partout. » La sympathique créature est évidemment beaucoup plus présente grâce à ce dévoilement partiel que si nous disposions de son portrait détaillé. La même imprécision marque sa perception de l’environnement, comparable à celle d’un animal : variations d’intensité lumineuse, changements d’expression et différence de taille chez ceux qui l’approchent. Le soleil de l’extérieur c’est « du tout doré là-haut ». La mère et la sœur appartiennent à la catégorie « maman » : il y a la « maman » et la « petite maman ». Un groupe d’enfants, c’est « des gens tout petits comme la petite maman et aussi des petits papas ». La stratégie consiste à ne pas nommer ou à mal nommer. L’effet d’horreur ne provient pas de la surenchère descriptive (comme chez Lovecraft), mais du fait que la description, incomplète et maladroite, n’arrive pas à « bien dire » parce que le narrateur a partie liée à l’horreur. Pour vérifier le caractère novateur du récit de Matheson, il suffît de le comparer à l’un des contes les plus connus de Lovecraft, « Je suis d’ailleurs », où le personnage racontant découvre aussi, à la première personne, sa propre monstruosité. Chez Lovecraft, le secret du texte n’est livré qu’à la toute dernière ligne, au contact d’un miroir : jusqu’à ce moment, le discours du personnage n’est rien d’autre que le style volontiers ornemental de l’auteur. En introduisant l’épouvante dans le langage même, Matheson rompt avec cette tradition gothique. Choix d’un sujet racontant qui est en même temps objet d’épouvante, d’un mode de description qui ne décrit rien mais laisse deviner le pire, identification forcée du lecteur : tout, dans ce texte, se ramène à renonciation, qui en constitue aussi le « thème ». Car ce qui passe dans le discours gauche, vague, épais du monstre, c’est l’isolement, le sentiment d’être une anomalie, la séparation irrémédiable d’avec le monde : l’exclusion. Et Matheson ne parlera guère d’autre chose, du moins dans les dix premières années de son œuvre — les plus caractéristiques selon nous. On pourrait prendre symboliquement le titre anglais et le titre français initial de ce premier récit pour résumer son propos : « Born of Man and Woman », c’est le scandale, l’évidence inacceptable dont ses personnages ont du mal à se remettre ; « Journal d’un monstre », ce serait leur mise en situation, la manière dont ils nous sont présentés. Matheson apprit par les commentaires suscités par ce texte à sa parution qu’il avait écrit une nouvelle de S.-F. (avec un mutant pour héros). Ainsi qu’il l’avoue sans complexe, il se mit alors à en écrire d’autres parce que le marché allait dans cette direction. La notion de genre n’est manifestement pas son premier souci. On a assez répété que Matheson était un écrivain inclassable, qu’il ne cessait de circuler entre fantastique, épouvante, roman noir et S.-F. sans s’intégrer complètement à aucun domaine. Damon Knight, dans le rôle de censeur officiel, l’a comparé assez astucieusement à un homme qui attrape le tournis dans une porte à tambour[24]. Il lui reproche son manque de discipline et le place dans un groupe d’écrivains « irritants à la mesure de leur talent », qui comprend aussi bien J. T. Mclntosh, que le vieux Raymond Z. Gallun ou le trop méconnu Jack Finney (lequel est, comme par hasard, l’auteur préféré de Matheson dans le domaine du fantastique[25]). Mais s’il est légitime pour un critique de se soucier des critères d’un genre ou d’essayer d’en constituer la typologie, on ne voit pas en quoi une œuvre individuelle serait diminuée parce qu’elle franchit les lignes de partage, trahit ou néglige certaines composantes pour ses besoins propres (fût-ce au prix du souci d’exactitude, scientifique en l’occurrence : quand on a gagné la cohérence à ce niveau, on n’a encore rien gagné sur le plan littéraire). Matheson ne cherche d’ailleurs nullement à se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Il s’en tient à une définition restrictive, hard, de la science-fiction : pour lui, l’auteur de S.-F. c’est Arthur C. Clarke ; Bradbury, c’est de la fantasy. Il se range évidemment du côté du second, et note que « la majeure partie de ce qu’on appelle science-fiction relève en fait de la fantasy[26]. » Cette position admise, il faut encore aller voir d’un peu plus près quelle est son attitude devant l’appareil thématique des genres qu’il a abordés. Qu’il s’agisse de fantastique ou de S.-F., Matheson détourne les conventions plus qu’il ne cherche à les respecter ou à les affiner. Lorsqu’il aborde un thème « du répertoire », il a tendance à le pervertir, comme s’il le trouvait encombrant sous sa forme traditionnelle. Prenons le vampirisme. « Les vampires n’existent pas »[27] se révèle à la fin n’être qu’une histoire criminelle sans élément surnaturel ; dans « La robe de soie blanche »[28], l’épouvante naît moins du thème vampirique que de la présence obsédante d’un objet (la robe en question), et c’est dans ce traitement particulier que Matheson affirme son originalité. « La voix du sang »[29] nous montre un garçon qui veut devenir vampire (sujet repris par George Romero dans son film Martin). Enfin les vampires de Je suis une légende sont des mutants dont l’existence relève d’une explication scientifique. Matheson ne se donne pas toujours la peine de détourner le thème. Parfois, il s’en débarrasse rapidement, sans chercher à l’améliorer (s’il appartient au catalogue d’un genre, le lecteur est censé se trouver en terrain familier). Il peut alors passer à ce qui l’intéresse dans la situation. C’est surtout le cas dans ses nouvelles de science-fiction. « La troisième à partir du soleil »[30] néglige le traitement de l’élément S.-F. au profit d’une mise en question des personnages (ceux qu’on croyait humains ne l’étaient pas) beaucoup plus caractéristique de l’auteur. « Un cas d’école »[31] ne devient de la science-fiction qu’à la toute dernière page, et le thème alors introduit (des extraterrestres ont utilisé l’esprit d’un humain) est banal, jeté là pour conclure. Le vrai sujet, c’est la situation du personnage ordinaire soudain investi d’une mémoire omnisciente (à la manière du Funes de Borges), dépossédé de lui-même et devenu monstrueux au regard des autres : ici, nous sommes bien chez Matheson. Lorsque quelqu’un comme Damon Knight conteste l’explication du vampirisme dans Je suis une légende ou prouve, calculs à l’appui, que L’homme qui rétrécit ne le fait pas de façon scientifique, il a raison sur le plan de la science-fiction, mais passe à côté de Matheson, dont le propos traverse les genres sans se fondre en eux. (Le même Knight, qui reste fin critique, est plus près de la plaque en notant quelques lignes plus loin : « À l’exception des pures fantaisies, les drames qu’écrit Matheson sont d’ordre domestique, pour ne pas dire banals, et leur héros est presque toujours Matheson lui-même[32]. » Il n’est pas difficile de distinguer dans cette œuvre les textes qui se présentent comme des « exercices de genre » (avec détournement personnel) de ceux où tout, dans la situation et le développement, relève de l’univers très particulier de l’auteur (disons, par opposition aux titres précédents, des nouvelles telles qu’« Escamotage »[33] ou « Au bord du précipice »[34], que nous verrons plus en détail). Si l’on abandonne l’idée de mettre Matheson du côté d’un genre ou d’un autre, on peut tirer de ce qui précède deux observations générales à propos de son attitude. 1) Pour lui, la valeur métaphorique d’une idée l’emportera toujours sur son « test de réalité », et particulièrement sur le vraisemblable ou le pseudo-vraisemblable scientifique. Il ne faut voir là aucun jugement de valeur, simplement l’opposition de deux démarches, l’une intérieure et l’autre extérieure à un genre. Du reste, le débat n’a rien de neuf : il avait cours bien avant l’apparition de la S.-F. Marcel Schwob défendait déjà Stevenson contre les détracteurs qui lui reprochaient certaines impossibilités (un personnage du Maître de Ballantrae enfonce une épée jusqu’à la garde « dans le sol gelé ») : « Ce ne sont pas là des erreurs, ce sont des images plus fortes que les images réelles[35]. » Et tant pis si le rapport de taille entre l’homme qui rétrécit et les objets qui l’entourent est mathématiquement faux. 2) Prenant un thème qui relève a priori de la science-fiction, Matheson préférera généralement le rabattre vers la conscience du héros plutôt que vers le monde ou la société (ce qui serait une démarche plus logique pour un auteur de S.-F.). Je voudrais glisser ici une parenthèse sur l’humour de Matheson, qu’on a peut-être tendance à négliger dans une œuvre marquée avant tout par l’angoisse, la paranoïa et l’obsession du retour au néant. Que Matheson soit capable d’humour, les spectateurs du Corbeau ou de Tales of Terror (épisode central) de Roger Corman n’en doutent sûrement pas. Mais on est frappé de voir, en relisant ses nouvelles, que les inventions farfelues et les « pures fantaisies » remarquées par Damon Knight n’y manquent pas. Le héros de « Le haut et gentil lieu »[36] est à la recherche de l’endroit d’où viennent toutes les histoires drôles. « Enfer sur mesure »[37] nous montre un insupportable pédant à l’agonie qui, pour son châtiment, ira dans un enfer où tout le monde s’exprime par des lieux communs. Dans « L’homme qui avait créé le monde »[38] un insignifiant bonhomme prétend avoir fabriqué le monde il y a cinq ans, à l’âge de quarante-deux ans. « B… »[39] décrit une société dans laquelle la nourriture, la b… ouffe, est devenue obscène. Toutes ces idées (et il y en aurait d’autres sur la liste, tel le démarchage sexuel à domicile dans « Une tripotée de donzelles »[40]) ne dépareraient pas l’œuvre d’un Sheckley. Même Je suis une légende, qui ne laisse pas le souvenir d’une comédie, est semé de petites blagues. Robert Neville, le héros, seul au monde face aux vampires, essaie de lire Dracula avant de jeter son exemplaire contre le mur en concluant que l’auteur ne sait vraiment pas de quoi il parle. Plus tard, il se demande quelle serait la réaction d’un vampire musulman devant la croix, compare son ex-ami devenu vampire à un Oliver Hardy de cauchemar. Le goût de l’absurde ou du dérapage loufoque qui s’exprime dans ces menus défoulements fait aussi partie de Matheson. Peut-être vient-il plus facilement à un auteur qui, pour emprunter les genres plutôt que les servir, se lasse plus vite de leur mécanique. On a tenté de voir quelle était l’attitude de Matheson entre les genres, et ce qui demeurait constant dans cette attitude. Il faudrait aussi garder à l’esprit la tournure assez particulière prise par sa carrière[41]. À partir des années 60, Matheson travaille de plus en plus pour le cinéma et publie de moins en moins. Après 1958, où paraît un roman hybride, policier/fantastique (Échos, devenu récemment Hypnose au cinéma et repris à cette occasion chez Rivages), il y a une curieuse échappée hors de ses domaines en 1960 (le roman de guerre The Beardless Warriors, non traduit), puis il faut attendre une dizaine d’années son retour avec La maison des damnés (1971), suivi quatre ans plus tard par Le jeune homme, la mort et le temps. Les nouvelles aussi se font plus rares : guère plus d’une vingtaine depuis 1964. Pendant cette période, Matheson écrit régulièrement pour le cinéma et la télévision, mais, quelles que soient les qualités propres de ses scénarios (ceux qu’il écrit pour Dan Curtis sont remarquables), la nature même du travail et les contingences de la production font qu’on ne peut les envisager comme un tout de la même manière que ses textes littéraires des années 50. On y reconnaîtra des situations, des mécanismes, mais pas une cohérence aussi forte. Il y a naturellement des exceptions : les scénarios de La Quatrième dimension, où Matheson adapte souvent ses propres histoires (mais la série lui offrait un véhicule idéal : elle était déjà, dans le principe, proche de son univers, elle s’inscrit dans le même contexte ; d’ailleurs, certains des scripts signés par son créateur Rod Serling sont du pur Matheson). Il faut mentionner à part l’adaptation de Dracula pour Dan Curtis, qui réussit à faire du protagoniste un exclu, un « monstre », mais au sens mathesonien. Quand Matheson revient au roman, ses préoccupations (ou du moins ses priorités) ont changé. La frontière entre la vie et la mort, la communication sont passées au premier plan, et si la solitude reste au cœur du roman, le désir de la briser s’affirme plus nettement. Il est vrai que certaines nouvelles permettent, à la relecture, d’entrevoir cette évolution. « Mantage »[42] (1959), en prenant à la lettre un cliché du langage (voir se dérouler le film d’une vie) traite déjà de la fuite du temps et constitue un extraordinaire passage de l’autre côté du miroir – en l’occurrence un écran. On peut dire que Matheson a évolué vers plus de romantisme. Aucun de ses textes antérieurs aux années 60 n’a pour sujet principal (ni même pour véritable sujet) le rapport entre deux êtres — au contraire, l’isolement des personnages en est le fondement. Il faut donc attendre Le jeune homme, la mort et le temps pour trouver chez lui l’histoire d’une passion. Encore prend-il soin de mettre un siècle de distance entre les amants, comme pour illustrer une fois de plus les thèses de Of Love and Death in the American Novel (1966), où Leslie Fiedler voit dans la substitution de la mort au sexe un trait permanent de la littérature américaine (et pas seulement dans ses domaines « gothiques »). Le jeune homme, la mort et le temps manifeste cependant les signes d’une guérison des traumas dont se nourrissaient les débuts de l’œuvre. Un autre roman, moins réussi à notre avis, mais qui a également donné lieu à une adaptation cinématographique, a suivi : Au delà de nos rêves (1978). Il traite aussi des frontières entre vie et mort, dans le prolongement du précédent, et révèle le même espoir de l’auteur. Depuis, un roman fantastique et deux thrillers à la limite du fantastique donnent plutôt l’impression que Matheson, même si c’est de façon fort habile, exploite ses recettes en bon professionnel : Otage de la nuit (1989), À sept pas de minuit (1993) et Now you see it… (1995), non traduit en français. Peut-être les écrivains heureux n’ont-ils pas d’histoire (à raconter). C’est surtout dans les textes de la première période, et dans certains scénarios, qu’on verra se former les traits propres de l’œuvre, ce qui en fait la singularité. On l’a vu avec « Né de l’homme et de la femme », tout, pour Matheson, semble commencer avec la découverte de l’altérité, qui se produit d’abord dans l’enfer familial. À la lecture d’autres nouvelles, on s aperçoit qu’en fait, Matheson a tracé trois cercles dans son enfer : familial, qui concerne surtout les rapports parents-enfants ; conjugal, qui réserve un traitement tout particulier au couple ; social, où l’on quitte la maison pour la ville et le bureau, où il est question de façade sociale (mais beaucoup plus rarement de la forme générale de la société). Trois ans après « Né de l’homme et de la femme », Matheson écrit une nouvelle qui mériterait d’avoir la même réputation, car elle en est le pendant exact. Il s’agit de « Lazare II »[43]. « Mais je suis mort », constate le héros Peter Dearfield dès la première ligne du récit. Il se découvre ensuite allongé sur « une table de laboratoire », un laboratoire qui est celui… de son père. Il constate que le son de sa voix a changé, regarde ses mains : elles ont métalliques. Il était mort, car il s’est suicidé pour échapper à l’enfer familial ; il revient sous la forme d’un « homme de métal ». Il est devenu un robot, ressuscité par son père pour les besoins d’une mère possessive. À partir de là, Matheson use une nouvelle fois d’un mode de description très particulier pour transmettre l’horreur : il fragmente le corps, décrit les mouvements de chaque « membre » comme s’il s’agissait d’un personnage distinct. Lorsque Peter Dearfield lève les bras : « Il entendit un déclic dans ses épaules et ils se levèrent. Ses petits yeux de verre enregistrèrent la chose et son cerveau sut que ses bras étaient en l’air. » Le sentiment ainsi traduit est connu de tous, il dépasse les angoisses habituellement exprimées par la littérature fantastique : c’est l’horreur d’être prisonnier d’un corps-machine auquel on se sent étranger. Se voir « agi » plutôt qu’agir ; se sentir, en somme, étranger à soi. Alors que dans « Né de l’homme et de la femme », Matheson usait du vague et de la maladresse pour décrire cette sensation d’étrangeté du corps, ici il démonte la mécanique des gestes pour obtenir le même effet. Et bien que le récit soit écrit à la troisième personne, nous sommes une fois de plus enfermés dans la conscience d’un personnage qui est source de répulsion. Contrairement au monstre, Peter Dearfield est privé du recours à la colère, à la révolte. Il ne peut manifester sa volonté : il suffit d’opérer un réglage dans la machine pour le soumettre. Il n’a pas de bouche et il lui faudrait pourtant crier : il en est réduit à constater les faits d’un ton égal. « Expérience réussie, dit la voix monocorde. Tu as transformé ton propre fils en machine. » Plus tard, le père reporte le blâme sur la mère et sur son comportement du « vivant » de Peter : « Toutes ces années à lui imposer tes quatre volontés… tu l’avais déjà réduit à une machine. » Et c’est au fils de tirer logiquement la conclusion de l’histoire : « Désormais, je suis objectivement ce que j’ai toujours été, dit le robot. Une machine parfaitement docile. » Être monstre ou machine, avoir un corps trop plein de chair ou un corps vidé de chair, cela revient au même : deux façons de ne pas être. Le scandale demeure d’être né de l’homme et de la femme, et de se sentir étranger à cette situation. Peter Dearfield, apprend-on, enseignait la sociologie : pour lui, l’échec dans sa discipline commence à la maison. Nous nous sommes étendus sur cette nouvelle parce que c’est une des plus noires et des plus typiques de l’auteur (au point d’être un peu démonstrative). Mais Matheson a donné bien d’autres versions de l’enfer familial, que ce soit dans « Le jour du jugement »[44] ou « Sans paroles »[45]. « L’examen »[46] inverse les données : c’est au tour du père d’être prisonnier — d’un corps vieillissant qui l’oblige à gagner son droit de survie en passant périodiquement des examens de contrôle. La vie conjugale vue par Matheson, n’est pas plus brillante. Chacun, on s’en douterait, reconduit son isolement au sein du couple, mais en le chargeant de frustration et de ressentiment. En témoignent des nouvelles comme « La fille de mes rêves »[47] et « Mamour, quand tu es près de moi »[48], où Matheson détourne à sa manière habituelle des thèmes du répertoire de la science-fiction. Dans le premier récit, qui est lui-même une variante de « L’homme des jours de fête »[49], l’épouse est une « précognitive » : elle voit en rêve les accidents qui guettent les gens dans un futur proche. Son mari, montré comme un être totalement abject, qui n’a que mépris pour elle, s’occupe de faire chanter les futures victimes. L’unique lien du couple est ce commerce sordide, jusqu’au jour où la femme « prévoit » la mort du mari… « Mamour, quand tu es près de moi » traite de télépathie et se déroule dans un cadre plus proche de la S.-F. classique. Un homme en poste sur une planète lointaine tombe sous la coupe d’une extraterrestre qui ne suscite en lui que répulsion. Télépathe, elle émet des torrents d’affection écœurants, « tels des flots de sirop », et impose au protagoniste ce qu’il nomme un « matriarcat mental ». Comme elle peut aussi passer à travers les murs, elle l’oblige à un accouplement monstrueux et l’homme sombre peu à peu dans la folie. Dans les deux histoires, la femme est l’être « à part », montré plutôt comme une victime, mais le récit n’adopte pas son point de vue : elle nous est présentée à travers le regard haineux du personnage masculin (auquel, une fois encore, on répugne à s’identifier), celui-ci étant lui-même un exclu, un raté. La femme devient un témoin qui le voit s’enfoncer dans l’échec et la folie. Cette situation se retrouve exactement dans « La maison enragée »[50], sans doute la nouvelle la plus paroxystique que Matheson ait consacrée à l’enfer conjugal. Ici, le cadre devient un médiateur, un personnage actif : le « héros » projette sa haine et ses frustrations sur l’environnement (la maison où habite le couple). Il subit une action en retour qui le mènera à sa perte. Ainsi que le lui fait observer un ami : « Où crois-tu que vont tes explosions de colère ? Tu penses qu’elles disparaissent ? Non. Elles subsistent. Elles contaminent ta maison, tes meubles, l’air que tu respires. » Le protagoniste, professeur médiocre et écrivain raté, ne cesse de se cogner littéralement aux objets, puis en vient à soupçonner qu’il subit des agressions de leur part. Resté seul après avoir fait fuir sa femme (on pense un moment qu’il va la tuer), il est logiquement conduit au suicide par un environnement qui ne fait que lui renvoyer sa propre haine. C’est en cela que « La maison enragée » se distingue des traditionnelles histoires de demeures maudites et de possession : le lieu n’est pas investi par des forces surnaturelles, il agit simplement comme un miroir. Alain Dorémieux situait bien le propos de Matheson en présentant cette nouvelle[51] : « Il n’existe pas d’autres fantômes que ceux qui sont en nous-mêmes. Les fantômes, c’est la projection psychique de nos névroses se répercutant sur notre environnement et rejaillissant par ricochet jusqu’à nous. » Reste l’enfer social, où la fonction remplace l’individu, où les rapports, la réalité même se réduisent à un système de signes peut-être trompeurs, et où l’on est moins encore que chez soi assuré de son identité. Le thème est particulièrement bien illustré, sur le mode humoristique cette fois, par « L’habit fait l’homme »[52], où un chef de publicité (le métier qu’il nous fallait) n’est, littéralement, qu’autant qu’il paraît. S’il affirme bien haut que « sans son veston, un homme n’est plus un homme », le jour où on lui cache son chapeau il se trouve mal et, d’incident en incident, on s’aperçoit que sans souliers il ne peut pas marcher, sans gants il ne peut pas remuer la main, etc., jusqu’à ce que son costume finisse par se passer entièrement de lui et prenne sa place dans sa propre vie. C’est fort simple : l’enveloppe est tout parce qu’à l’intérieur il n’y a rien. Les rapports sociaux ne sont qu’une autre manière de révéler le « manque d’être » dont souffrent les personnages de Matheson. Il en va de même dans « Frère de la machine »[53] où un robot se prend pour un homme, dans « L’Indéracinable »[54], où la situation s’inverse : un homme doit se faire passer pour un robot ; dans « Les captateurs »[55], où les humains sont « remplacés » par des extraterrestres – toutes choses qui, avec le temps, nous apparaissent comme des poncifs de la S.-F. Il est certain que c’est dans ce groupe de textes que Matheson se rapproche le plus du genre dans son courant paranoïaque, et de contemporains tels que Pohl, Dick ou Sheckley. Encore plus typique serait le scénario de « A World of Différence », écrit pour La Quatrième dimension. Un homme d’affaires tout à fait banal arrive à son bureau, parle à sa secrétaire (il lui demande même « les contrats Matheson » !), tente de téléphoner avant d’être brutalement interrompu par un « coupez ! » lancé dans son dos ; il est sur un plateau de cinéma, entouré de gens qui lui disent que son nom n’est pas Arthur Curtis mais Gerald Duncan ; il est acteur, dépressif, poursuivi par une épouse qui réclame le divorce. La conclusion est une échappatoire à tous les niveaux : l’acteur, jouant son personnage, s’enfuit avec sa secrétaire (mais c’est également l’actrice qui jouait le rôle). Comme « Mantage », mais en mettant l’accent sur la persécution plutôt que sur le caractère inéluctable du déroulement, cette histoire nous dit que la vie de chacun est mise en scène à son insu : le thème paranoïaque par excellence. Dans ce contexte, il faut aussi mentionner un très curieux groupe de nouvelles où Matheson nous présente des personnages qu’on pourrait qualifier de fonctionnaires du malheur. « L’homme des jours de fête », dans le récit qui porte ce titre, prévoit les catastrophes sans pouvoir changer le cours des choses (à la différence de l’héroïne de « La fille de mes rêves »). « Date limite »[56] nous apprend que chaque année est incarnée par un individu dont toute l’existence se déroule très précisément dans ce laps de temps. Il y a, surtout, « Le distributeur »[57], dont le rôle consiste à s’installer dans une rue afin de créer des conflits entre tous les habitants et de briser leur vie avant de « changer d’endroit » pour recommencer. Les trois niveaux dont nous venons de parler ne sont évidemment pas étanches. « L’examen » se déroule dans le cercle familial, mais montre aussi une forme de société où l’on doit subir un contrôle périodique pour avoir le droit de vivre. « L’habit fait l’homme » traite de la comédie sociale et de son irréalité, mais vise également l’échec d’un couple. L’important est qu’on retrouve partout le même itinéraire : un personnage, incertain de son identité mais conscient de sa différence, se sent « de trop » ; il glisse alors peu à peu hors du monde. Le héros mathesonien est celui qui s’aperçoit qu’il ne cadre plus dans le tableau. Cet itinéraire est présenté de la façon la plus complète dans L’homme qui rétrécit, où tous les niveaux que nous avons décrits se trouvent mêlés. La construction de ce roman (à mon sens le meilleur de Matheson dans le domaine de la S.-F., si c’est bien son domaine) est d’une remarquable complexité. La narration se répartit en deux séries. Il y a une première division en chapitres, qui forme le présent du récit, c’est-à-dire les derniers jours du protagoniste et son célèbre combat contre l’araignée. Les chapitres sont entrecoupés de retours en arrière, à mesure que des épisodes de son passé reviennent à l’esprit de Scott Carey. Mais une autre série de chapitres court parallèlement : numérotés suivant la diminution de taille du personnage, ils constituent aussi des retours en arrière, déterminés cette fois par l’auteur, et s’organisent en une sorte de compte à rebours vers le néant. L’homme qui rétrécit offre l’exemple d’un récit à chronologie multiple. (Son adaptation au cinéma a soulevé un point intéressant : on sait que le film s’en tient à une narration linéaire, bien que Matheson ait d’abord tenté d’introduire des retours en arrière dans son scénario. Peut-être, en l’occurrence, faut-il donner raison à son producteur Albert Zugsmith : le spectateur aurait-il adhéré à un film intitulé L’homme qui rétrécit dans lequel il verrait le héros subir successivement des variations de taille dans les deux sens ? La présence de l’image oblige-t-elle au traitement linéaire de certains sujets ?) On ne reviendra pas sur les objections de Damon Knight et d’autres à ce roman en tant que S.-F. Matheson se livre ici à son plus spectaculaire détournement de genre. Le rétrécissement n’est pas un instant envisagé comme une possibilité : c’est avant tout une métaphore évidente du processus d’effritement de toute une vie. Traversant tous les cercles dont nous avons parlé, Scott Carey perd successivement sa place dans la société, dans sa famille, dans son couple, dans la réalité (perceptible, du moins). Homme moyen au départ, il devient mircromme et finira peut-être microbe. Il faudrait pour le comprendre ressortir du grenier et dépoussiérer le vieux mot d’aliénation, sans doute peu familier aux jeunes générations, mais qui expliquait un peu tout ce qu’on voulait dans les années 50. Aliénation dans les rapports sociaux, familiaux, sexuels : Scott Carey parcourt toute la gamme. L’entreprise où il travaille est dirigée par son frère, qui devra le congédier discrètement quand il ne sera vraiment plus présentable — et lorsque Carey, tel le monstre de la première nouvelle de Matheson, sera relégué à la cave, l’une de ses dernières tentatives pour regagner la surface du monde nous le montrera accroché au bas du pantalon de son frère. Carey cesse peu à peu d’être mari et père. Après la période des lits à part, il connaît celle où il peut porter son alliance « en sautoir autour du cou », pour arriver au point où sa femme, littéralement, ne le voit plus. L’autorité paternelle, découvre-t-il, repose en grande partie sur la différence physique : à mesure que sa taille diminue, il cesse d’offrir l’image du père. Faisant le bilan de sa vie familiale, il constate qu’il a été amené à divorcer successivement de sa femme et de sa fille. L’aspect sexuel est traité de façon insistante, Carey n’est plus « de taille » à faire l’amour – la rencontre avec la naine n’est qu’un répit illusoire, car il sait que bientôt, elle aussi cessera d’être à sa portée. C’est ensuite le stade du voyeurisme, où il épie l’adolescente qui garde sa fille : « Si elle était nue ou en petite tenue, c’était une bonne journée. » L’image la plus forte de son désespoir nous le montre découvrant de haut, lors de son ascension du réfrigérateur, la couverture d’un magazine sur laquelle s’étale une immense photo de pin-up (on le voit également passer devant les lettres géantes, ou du moins d’une partie d’entre elles, composant le titre d’un journal qui raconte son histoire). Mais il nous est précisé que pendant tout ce temps, son désir, lui, n’a pas rétréci. Même le confort ménager s’en mêle : le renversement des proportions permet de changer la fonction des objets et de rendre virtuellement inaccessibles ou menaçants les appareils les plus ordinaires. Le procédé n’a rien de neuf, mais il est typique d’une période de transition où le changement du mode de vie, lié à l’innovation technologique, est d’abord source d’angoisse (plus récemment, l’informatisation de la société a provoqué un phénomène comparable : à de rares exceptions près, l’ordinateur a fait son entrée en littérature comme instrument de l’oppression ; il peut aujourd’hui fournir un matériau à l’utopie comme à l’anti-utopie). Ce n’est peut-être qu’un reflet secondaire du roman, mais L’homme qui rétrécit exprime aussi ce « traumatisme de la nouveauté » qui marque la littérature américaine des années 50, et pas seulement de la S.-F. Comme ses confrères, Matheson raconte en somme l’histoire du petit homme, un personnage nouveau créé par l’époque. Dans le vocabulaire philosophique, l’aliénation désigne bien à l’origine un état séparé de la conscience, une dépossession : Scott Carey, semblable à la plupart des héros mathesoniens, ne vit pas autre chose. Mais il se distingue d’eux, et se rapproche de Robert Neville dans Je suis une légende, par son désir de survivre. L’essentiel des deux romans nous montre le héros en train d’assembler autour de lui les éléments de sa survie. Là où les protagonistes des nouvelles évoquées précédemment se contentent le plus souvent de subir, Scott Carey et Robert Neville agissent. Carey atteint un stade de son rétrécissement où il constate que la seule satisfaction qu’il puisse encore éprouver réside dans la lutte. Ses combats sont de plus en plus dérisoires, mais le grossissement des détails rend leur récit grandiose. L’ascension d’un crin de balai prend des allures d’épopée, même s’il s’agit d’une épopée saugrenue (un peu à la façon de Joyce décrivant dans Ulysse l’ouverture d’une boîte de sardines en anglais médiéval). Ses victoires sont minuscules, mais ce sont des victoires, et elles s’opposent à ses défaites en taille adulte. Pourtant, elles ne suffiront pas à le sauver. L’homme qui rétrécit, comme Je suis une légende, s’achève sur un dieu au monde – tempéré, pour Carey, par l’espoir de revivre dans l’univers microscopique. Matheson introduit ici une paradoxale note d’espoir, généralement absente de sa fiction courte. Pour nous, cependant, Scott Carey est à son tour devenu une légende. L’homme qui rétrécit illustre de façon exemplaire la trajectoire du héros mathesonien. En l’observant, on peut dégager les grandes figures qui reviennent dans l’ensemble de l’œuvre, les éléments qui déterminent à la fois sa vision et la structure de ses récits. J’en nommerai quatre : 1. L’environnement comme unique réalité. Le personnage n’a d’autre projet que de s’en protéger, s’en dégager, ou, exceptionnellement, s’y imposer. C’est son seul horizon, et générale ment il cherche à le fuir. Le personnage est donc décrit dans un environnement immédiat auquel il ne se sent pas — ou se sent de moins en moins — appartenir, et qui prend vie à ses yeux sous forme de menace. Le rapport avec l’environnement devient alors le moteur du récit. Ce principe permet à Matheson de simplifier à l’extrême les éléments de ses récits (la fameuse « économie de moyens » qui revient sous la plume de tous ses critiques). « Duel »[58], c’est un homme et un camion. « Appel longue distance »[59], c’est une femme et un téléphone. « Gibier »[60], devenu sous le titre d’« Amelia » un des sketches du film de Dan Curtis Trilogy of Terror, c’est une femme et une statuette. Qu’on considère aussi le nombre d’histoires où une maison prend un rôle actif : « La maison du crime »[61], « Une résidence de haut vol »[62] (où la résidence en question devient vaisseau spatial), « La maison enragée »… L’auteur peut même en rire et donner une variation paranoïaque-comique dans « Une armée de conspirateurs »[63]. 2. La menace comme dialogue intime. À l’opposé d’un fantastique plus traditionnel, Matheson ne décrit pas des périls « objectifs », sur la nature desquels tous les personnages tombent d’accord, quelque part qu’ils y aient. (Le récit miserait uniquement, dans ce cas, sur la puissance de l’événement horrible.) Chez Matheson, la menace, venue de l’environnement, est orientée : elle vise le seul héros et reste de préférence inaperçue du monde extérieur, voire niée. L’agression devient une sorte d’entretien secret, l’angoisse agit comme révélateur. Au fil du récit, le héros sent plus ou moins confusément que ce contre quoi il lutte est aussi en lui. En fait, il subit une dépersonnalisation. Son identité est liée à la caution qu’apportent les certitudes de l’environnement : quand ces certitudes tombent l’une après l’autre, ou se retournent sous forme de menace, le contenu de la personnalité se vide parallèlement. Être seul à percevoir ou à subir, seul à qui « ces choses arrivent », c’est finalement n’être rien. Prenons une nouvelle, « Appel longue distance », devenue « Appel nocturne » dans la série La Quatrième dimension : ce processus (la menace devenant dialogue intime) y est d’autant plus évident que l’outil de la peur, ici, est un téléphone. Dans la nouvelle, miss Elva Keene est une vieille fille solitaire et les appels du mort l’obligent à reconnaître le vide de son existence, ainsi que la venue de sa propre mort. Le scénario développe la situation : miss Elva, par son caractère dominateur et son entêtement, a causé la mort accidentelle de son fiancé il y a de nombreuses années. C’est celui-ci qui l’appelle. Lorsqu’elle le comprend, les rôles changent et c’est à son tour de dire : « Je voudrais te parler », mais le fiancé mort se tait, obéissant une fois de plus au désir qu’elle exprimait auparavant. « Cauchemar à six mille mètres »[64] autre nouvelle adaptée pour La Quatrième dimension, fonctionne exactement de la même manière : le protagoniste est seul à voir « quelque chose » sur l’aile de l’avion à bord duquel il se trouve. Les autres passagers dorment, l’hôtesse et le pilote le prennent pour un fou — et n’ont peut-être pas tort. Dans le scénario, le personnage voyage avec sa femme (qui ne le croit pas non plus), c’est un dépressif et il a peur en avion. Dans la nouvelle, il voyage seul et songe au suicide, au point de dissimuler un revolver dans ses bagages. De plus, il voit un homme sur l’aile (et non Nick Cravat dans une combinaison d’ours en peluche) : on peut penser que c’est sur son propre double monstrueux qu’il finit par tirer. 3. La conscience d’être une anomalie. C’est elle qui est véritablement au cœur de l’œuvre de Matheson (du moins jusqu’à une période récente). Nous en avons vu assez d’exemples, de « Né de l’homme et de la femme » à L’homme qui rétrécit. Il s’agit en fait, pour le personnage, d’une double prise de conscience : conscience d’être ce qu’on est (différent, monstrueux, ou simplement déplacé) de façon irrémédiable, et conscience d’être absolument séparé du monde, qu’on sent – à distance — comme normal, offrant une continuité des rapports humains d’où l’on est exclu, ou sur le point de l’être. Cette impression de ne pas être raccord, de s’être trompé de film, de ne pas faire partie de l’orchestre, de ne pas être ce que nous ou les autres croyons, voire de ne pas être du tout, s’exprime dans les histoires par une mise en question du personnage dont Matheson nous oblige à partager le point de vue. « Au bord du précipice »[65], un de ses meilleurs textes, en est l’exemple parfait. On part d’une situation anodine : un homme croit en reconnaître un autre. Celui-ci le détrompe, mais la conversation révèle que l’inconnu fréquente un homme en tout point identique : nom, biographie, lieu de travail, etc. Lorsque le personnage rentre chez lui pour obtenir de son épouse la confirmation de son identité, le téléphone sonne : c’est « lui » qui appelle de son bureau. D’une seconde à l’autre, il n’a plus de place dans son univers, il en est évacué. La conclusion (vicieuse) de la nouvelle amène le lecteur à reprendre à son compte la dernière question de l’épouse : « Qui êtes-vous ? » 4. Le retour au néant. Il importe, dans le plan de Matheson, que le monde extérieur préserve une certaine apparence de normalité (une normalité qui peut varier d’une histoire à l’autre), puisque c’est le protagoniste seul qui devient « fantastique » : il faut lui permettre de se saisir comme anomalie. Les vampires de Je suis une légende sont des mutants, mais si la situation affecte le monde entier, celui-ci redevient « normal », si l’on peut dire. (J. G. Ballard, qui avoue admirer Matheson, ne s’est pas privé de développer ce thème.) Seul le héros, qui représente la normalité du monde antérieur, est une erreur, un « monstre ». Le retour au néant apparaît alors comme la seule issue concevable pour lui, et il arrive d’ailleurs qu’il le souhaite. Pour des raisons personnelles ou commerciales, peu importe, Matheson n’a pas osé conduire L’homme qui rétrécit à sa conclusion logique : l’extinction, la cessation pure et simple. Il raccroche un espoir de dernière minute à la fin de son livre en offrant à Carey la perspective d’une vie dans l’infiniment petit. Mais il n’avait pas toujours montré la même timidité. La nouvelle intitulée « Escamotage »[66] va jusqu’au bout, jusqu’au néant sur la page. Le narrateur-personnage rend compte, à la première personne, de son expérience : peu à peu, les gens autour de lui, relations, famille même, disparaissent. Il cherche leur trace, mais du jour au lendemain, personne n’a entendu parler d’eux, ils n’ont jamais existé. Puis c’est sa maison, sa montre, ses papiers. Le cercle se resserre, comme on le devine, jusqu’à atteindre le « je » narrateur. Le processus a commencé avec son désir de censurer le souvenir d’un adultère dont il a honte ; le texte peut se lire aussi comme le progrès d’une psychose. La ressemblance avec des nouvelles telles que « L’habit fait l’homme », « Au bord du précipice », « Les captateurs », où des personnages sont pareillement retirés du monde, est évidente. Effacement de la vie, disparition du moi : toute l’œuvre de Matheson, à cette époque, tend symboliquement vers cette phrase en suspens, restée célèbre malgré l’intervention de typographes bien intentionnés qui l’ont souvent complétée, où le héros d’« Escamotage » se dit en train de boire une tasse de caf Le magazine Mad publie régulièrement des dessins assez drôles sous le titre « Horrifying Clichés ». L’expression peut se lire de deux manières : il s’agit bien sûr d’horribles clichés, mais plus encore de « rendre horribles » des clichés du langage courant en les illustrant littéralement au moyen de monstres nés du simple usage des mots. C’est un petit jeu auquel s’est livré Tex Avery dans un de ses cartoons les plus délirants et qui n’est pas étranger à Matheson. En faisant basculer l’ordinaire dans l’épouvante et en bouclant ses lecteurs dans la conscience de personnages qui assistent à leur propre dissolution, son œuvre revêt le sens d’une agression contre la banalité. Matheson nous dit qu’il est monstrueux d’être un Américain moyen, un banlieusard, un bureaucrate, que la cellule familiale est monstrueuse, etc. Dans « Le distributeur », pour prendre l’exemple le plus évident, il charge spécialement un personnage de se livrer à toutes les agressions imaginables contre les vies ordinaires. Le fantastique peut aussi se faire critique de la médiocrité. On a vu que cette démarche, liée à une phase précise de l’évolution de la société (l’avènement d’un nouveau mode de vie), caractérisait la science-fiction américaine des années 50. Un Philip K. Dick, à travers la notion de simulacre, ou un Robert Sheckley, par la déroute de la logique, servent le même propos. C’est que la S.-F. de l’époque est l’un des lieux de naissance (mais pas le seul) d’un courant, sinon d’un genre véritable, qui se distingue aussi bien de la S.-F. antérieure que du fantastique classique. Sa description dépasserait le cadre de cet essai. On se contentera d’indiquer quelques-uns de ses aspects, tels qu’ils apparaissent chez Matheson. Reprenons un instant le découpage du domaine fantastique opéré par Todorov. Selon lui, le fantastique se fonde sur une hésitation (de la part du lecteur et du personnage qui le représente dans le récit) entre deux interprétations des événements, l’une faisant intervenir le surnaturel, l’autre non. Matheson échappe à ce schéma dans la mesure où ses récits sont marqués par l’impossibilité pour le héros de douter de ce qui lui arrive, ou de la réalité de son environnement. Ses textes se fondent au contraire sur la certitude du cauchemar. Le monde n’est d’ailleurs que trop prêt à prendre des sanctions contre le personnage, lui confirmant qu’il ne s’est pas trompé dans sa compréhension des événements. S’il y a hésitation, elle concerne plutôt le héros, qui est mis en question. La peur s’intériorise. Dans le fantastique classique, le héros s’éloigne (ou est éloigné de force) du monde ordinaire, mais il emporte avec lui sa conscience et sa perception d’homme normal. Chez Matheson, il évolue la plupart du temps dans un monde qui demeure normal pour les autres, et u le sait, mais cette normalité prend l’allure d’une menace personnelle et le conduit à se percevoir lui-même comme anormal. Son œuvre s’appuie sur la prise de conscience qu’on ne fait plus nécessairement un avec le monde, que le fait d’être « dans » le monde n’est plus une évidence. C’est une littérature en position paranoïde, nourrie d’une façon plus générale par le doute de soi. Vers la fin de son livre, Todorov dit avec un peu de provocation que la psychanalyse a remplacé la littérature fantastique en s’appropriant ses thèmes. La littérature qu’incarne un Matheson porte certainement les traces du passage de la psychanalyse, mais elle lui emprunte aussi de nouveaux contenus, ou la possibilité d’exprimer différemment ses contenus. Disons qu’elle glisse du fantastique vers le fantasmatique. Quelques lignes d’Italo Calvino en fournissent une bonne description : « La ligne de force de la littérature moderne tient dans sa volonté de donner la parole à tout ce qui, dans l’inconscient social et individuel, est resté non exprimé : tel est le défi qu’elle relance sans relâche. Plus nos maisons sont éclairées et prospères, plus leurs murs ruissellent de fantasmes ; les rêves du progrès et de la rationalité sont visités par des incubes[67]. » Dans ce tableau, la gloire de Matheson est d’avoir donné une expression incomparable à un sentiment bien précis : la hantise d’être seul de son espèce — et c’est un sentiment que chacun d’entre nous connaît bien, n’est-ce pas ?[68] Robert Louit BIBLIOGRAPHIE (Pour chaque nouvelle composant ce volume, on ne trouvera mention que de la parution originale aux États-Unis accompagnée du © et, éventuellement, de l’adaptation pour le petit ou le grand écran ; en ce qui concerne la France, ne sont signalées que la première parution et la plus récente quand il y a lieu.) 1. L’Indéracinable (« Steel », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mai 1956 ; © 1956, by Fantasy House, Inc., renewed 1984 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension — (saison 63-64), réal. : Don Weis). En français : « Des nerfs d’acier », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 2. J’veux voir le père Noël (« A Visit to Santa Claus », sous le titre « I’ll Make It Look Good » et sous le pseudonyme de Logan Swanson, in Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine, mars 1957 ; © 1970, renewed 1998 by Richard Matheson). En français : 1) « Du travail bien fait », trad. de Simone Millot-Jacquin, in Alfred Hitchcock Magazine, n° 66, octobre 1966, sous le pseudonyme de Logan Swanson ; 2) repris sous le nom de Richard Matheson in Une aiguille en plein cœur, anthologie de Stéphane Bourgoin, Néo, 1986. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 3. Les enfants de Noah (« The Children of Noah », in Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine, mars 1957 ; © 1957, by HDS Publications, renewed 1985 by Richard Matheson). En français : 1) « Les enfants de Noé », trad. de Bruno Martin, in Alfred Hitchcock Magazine, n° 4, août 1961 ; 2) repris sous le titre « Les Enfants de Noah » in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 4. L’homme des jours de fête (« The Holiday Man », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, juillet 1957 ; © 1957, by Fantasy House, Inc., renewed 1985 by Richard Matheson). En français : « Un spécialiste des jours de fête », trad. de Frank Straschitz, in Histoires de pouvoirs, La Grande anthologie de la science-fiction, composée par Jacques Goimard, Demètre Ioakimidis et Gérard Klein, Le Livre de poche, 1975. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 5. Lemmings (« Lemmings », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, janvier 1958 ; © 1957, by Mercury Press, Inc., renewed 1985 by Richard Matheson). En français : 1) « Moutons de Panurge », trad. de P.-J. Izabelle, in Fiction, n° 108, novembre 1962 ; 2) repris in Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 6. Jours disparus (« Old Haunts », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, octobre 1957 ; © 1957, by Fantasy House, renewed 1985 by Richard Matheson). En français : 1) « Jours disparus », trad. d’Alain Dorémieux, in Fiction, n° 54, mai 1958 ; 2) repris in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, le Livre de Poche, 1978. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 7. Le distributeur (« The Distributor », in Playboy, mars 1958 ; © 1958, by HMH Publishing Co., renewed 1986 by Richard Matheson). En français : 1) « Le distributeur », trad. d’Alain Dorémieux, in Territoires de l’inquiétude, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1972 ; 2) repris in Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 8. Au bord du précipice (« The Edge », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, août 1958 ; © 1958, by Mercury Press, Inc., renewed 1986 by Richard Matheson). En français : 1) « Au bord du précipice », trad. d’Alain Dorémieux, in Fiction, n° 63, février 1959 ; 2) repris in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, le Livre de Poche, 1978. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 9. Une surprise de taille (« Big Surprise », sous le titre « What Was in The Box ? », in Ellery Queen’s Mystery Magazine, avril 1959 ; © 1959, by Davis Publications, tenewed 1987 by Richard Matheson). En français : 1) « Qu’y a-t-il dans la boîte ? », trad. de Michel Girard, in L’Anthologie du mystère, n° 7 (Ellery Queen Mystère Magazine, n° 273 bis), automne 1965 ; 2) repris in Une aiguille en plein cœur, anthologie de Stéphane Bourgoin, Néo, 1986. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 10. L’horreur rampante (« The Creeping Terror », sous le titre « A Touch of Grapefruit », in Star Science Fiction Stories 5, anthologie de Frederick Pohl, Ballantine, NYC, 1959 ; © 1959, renewed 1987 by Richard Matheson). En français : « Invasion U.S.A. », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction d’Hélène Collon pour la présente édition.] 11. Date limite (« Deadline », in Rogue, décembre 1959 ; © 1959, by Greenleaf Publishing Co., renewed 1987 by Richard Matheson). En français : 1) « Deadline », trad. de Daniel Riche, in Le Livre d’or de la science-fiction : Richard Matheson, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1981 ; 2) in Journal d’un monstre, réédition du précédent volume, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 12. Mantage (« Mantage », in Science fiction Showcase, anthologie composée par Mary Kornbluth, Modem Literary Editions, NYC, 1959 ; © 1959, by Mary Kornbluth, renewed 1987 by Richard Matheson). En français : « Montage », trad. d’Alain Dorémieux, in Territoires de l’inquiétude, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1972. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 13. Les vampires n’existent pas (« No Such Thing As a Vampire », in Playboy, octobre 1959 ; © 1959, by HMH Publishing Co., renewed 1987 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour former, sous le titre « No Such Thing », le premier sketch du téléfilm Dead of Night, réalisé par Dan Curtis en 1977). En français : 1) « Rien de tel qu’un vampire », trad. de Nathalie Dudon, in Histoires épouvantables, anthologie présentée par Alfred Hitchcock, Presses Pocket, 1980 ; 2) repris m Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 14. Les grillons (« Crickets », in Shock, mai i960 ; © i960, by Winston Publications, renewed 1988 by Richard Matheson). En français : « Les grillons », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction d’Hélène Collon pour la présente édition.] 15. Le jour du jugement (« Day of Reckoning », sous le titre « The Faces » in Ed McBain’s Mystery Book 1, i960 ; © i960, by Pocket Books, Inc., renewed 1988 by Richard Matheson). En français : « Cimetière blues », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction d’Hélène Collon pour la présente édition.] 16. Premier anniversaire (« First Anniversary », in Playboy, juillet i960 ; © 1960, by HMH Publishing Co., renewed 1988 by Richard Matheson). En français : « Premier anniversaire », trad. d’Alain Dorémieux, in Territoires de l’inquiétude, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1972. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 17. Le pays de l’ombre (« From Shadowed Places », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, octobre i960 ; © i960, by Mercury Press, Inc., renewed 1988 by Richard Matheson). En français : 1) « Le pays de l’ombre », trad. de René Lathière, in Fiction, n° 88, mars 1961 ; 2) repris m Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 18. Cauchemar à six mille mètres (« Nightmare at 20 000 Feet », in Alone by night, anthologie de Don & Michael Congdon, Ballantine, 1962 ; © 1962, renewed 1989 by Richard Matheson, adapté par R. Matheson pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension — (saison 63-64), réal. : Richard Donner ; nouvelle adaptation par R. M. pour The Twilight Zone : the Movie — La Quatrième dimension —, épisode 4, réal. : George Miller, 1983). En français : 1) « Cauchemar à six mille mètres », trad. de Bruno Martin, in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1978 ; 2) repris dans la réédition de Miasmes de mort, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 19. Le langage des mains (« Finger Prints », in The Fiend in You, anthologie de Charles Beaumont, Ballantine, 1962 ; © 1962, by Charles Beaumont, renewed 1990 by Richard Matheson). En français : « Le langage des mains », trad. d’Alain Dorémieux, in Territoires de l’inquiétude, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1972. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] DÉJÀ PARU DANS LA MÊME COLLECTION Richard Matheson, Derrière l’écran (volume 1 de l’intégrale des nouvelles) Pat Cadigan, Vous avez dit virtuel ? (roman) Pascal Françaix, Tamagotchi (roman) Anne Duguël, Petit théâtre de brouillard (roman) Joël Houssin, Les Vautours (roman) Robert Silverberg, Le Grand silence (roman) Richard Matheson, Intrusion (volume 2 de l’intégrale des nouvelles) Mike Resnick, La Belle ténébreuse (roman) (Prix Tour Eiffel 2000) Lucius Shepard, Petite musique de nuit (nouvelles) N. Lee Wood, Le Gardien de l’ange (roman) René Reouven, Bouvard, Pécuchet et les savants fous (roman) Richard Matheson, La poupée à tout faire (volume 3 de l’intégrale des nouvelles) Mike Resnick, Sur la piste de la licorne (roman) Dan Simmons, Les Forbans de Cuba (roman) Paul J. McAuley, Sable rouge (roman) Jacques Sadoul, Chronique des dragons oubliés (roman) Robert Silverberg et Jacques Chambon, Destination 3001 (anthologie internationale inédite) Jonathan Carroll, Le Bûcher des immortels (roman) Achevé d’imprimer en octobre 2000 sur presse Cameron par Bussière Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher) pour les éditions FLAMMARION — N° dédit. : FF774201. — N° d’imp. : 004677/1. — Dépôt légal : novembre 2000. Imprimé en France * * * [1] Né de l’homme et de la femme, en référence à la première nouvelle publiée de l’auteur, incluse dans le recueil en question. On la trouvera dans le premier volume de la présente intégrale, Derrière l’écran. (N.d.É.) [2] John Gunther, Inside U.S.A., p. 44. [3] Henry G. Alsberg éd., in The American Guide, p. 1200. [4] Symmes Chadwick, « Allons-nous inonder la planète ? », in Southwestern Review IV, été 1982, p. 698 sqq. [5] Guillaume Gaulte, « Les théories sur les précipitations sont toutes bidon », in Le Journal jaune, France, août 1982. [6] Littéralement, « pourriture sèche ». (N.d.T.) [7] Harry L. Schuler, « La fin du monde est proche », in South Orange Literary Review, XL, sept. 1982, p. 214. [8] « Jacobée ». (N.d.T.) [9] « Terreau ». (N.d.T.) [10] H. Braham, « Los Angeles est-il un être vivant ? » in Los Angeles Sunday Examiner, 29 oct. 1982. [11] « L’Elléite : ses symptômes », dépliant de l’A.M.A., automne 1982. [12] Littéralement : « Boîte d’allumettes ». (N.d.T.) [13] Fritz Felix DerKatt, « Das Beachen Seeken », in Einzweidrei, nov. 1982. [14] « Clef à écrous ». (N.d.T.) [15] Manifeste de Los Angeles, Presses des Précurseurs de L.A., hiver 1982. [16] L. Savage, « Rapport sur le drive-in du Grand Téton », in Fortune, janv. 1983. [17] « La bourgade de Gulls Creek voit naître son quarante-huitième cinéma », in The Arkansas Post-Journal, 12 mars 1983. [N.d.T. : « gull » signifie « mouette », mais aussi « crédule », voire « dindon de la farce ».] [18] Maxwell Brande, « Grabuge à Deadwood Spa », Studio Epigram, avril 1983. [19] Allusion à Tess d’Urberville, roman de Thomas Hardy (1891) — également porté à l’écran par Roman Polanski (1979). (N.d.T.) [20] Autrement dit « Ned L’Entourloupe ». (N.d.T.) [21] En français dans le texte. (N.d.T.) [22] On le trouvera dans Derrière l’écran, le premier volume de la présente intégrale des nouvelles fantastiques, à suspense et de science-fiction de Richard Matheson, sous le titre « Né de l’homme et de la femme ». [23] Introduction à la littérature fantastique. Le Seuil, Points, 1970. [24] In Search ofWonder, Advent Publishers, 1967, p. 239. [25] Cf. Interview Cinéfantastique, vol. III, n° 2. [26] « Ce que je crois », m Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [27] Dans le présent volume. [28] Dans Derrière l’écran, op. cit. [29] Ibid. [30] Ibid. [31] Dans La poupée à tout faire, vol. 3 de l’intégrale. [32] Op. cit., p. 239. [33] Dans Intrusion, vol. 2 de l’intégrale. [34] Dans le présent volume. [35] Spicilège, Mercure de France, p. 74. [36] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [37] Dans Derrière l’écran, op. cit. [38] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [39] Dans Derrière l’écran, op. cit. [40] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [41] Pout avoir une vue complète de cette carrière, on se reportera à l’essai de Daniel Riche en introduction de son anthologie Journal d’un monstre, op. cit. — autre texte de référence que l’on trouvera dans La touche finale, le cinquième et dernier volume de la présente intégrale. [42] Dans le présent volume. [43] Dans Intrusion, op. cit. [44] Dans le présent volume. [45] Dans La touche finale, op. cit. [46] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [47] Dans La tombe finale, op. cit. [48] Dans Derrière l’écran, op. cit. [49] Dans le présent volume. [50] Dans Derrière l’écran, op. cit. [51] Dans son anthologie Miasmes de mort, Casterman, 1978 ; Presses Pocket, 1988. [52] Dans Derrière l’écran, op. cit. [53] Ibid. [54] Dans le présent volume. [55] Dans Intrusion, op. cit. [56] Dans le présent volume. [57] Ibid. [58] Dans La touche finale, op. cit. [59] Dans Intrusion, op. cit. [60] Dans La touche finale, op. cit. [61] Dans Intrusion, op. cit. [62] Dans Derrière l’écran, op. cit. [63] Dans Intrusion, op. cit. [64] Dans le présent volume. [65] Ibid. [66] Dans Intrusion, op. cit. [67] La Machine littérature, Le Seuil, p. 23. [68] Cet essai, publié pour la première fois en 1985 dans Science Fiction n° 3, Denoël, à l’occasion d’un dossier consacré à Richard Matheson, a été mis à jour pour la présente édition.