UN MOT DE RICHARD CHRISTIAN MATHESON Te souviens-tu de lui ? De celui qui ouvrait la porte, allumait la lumière et te montrait les secrets ? Les secrets vraiment importants ? Pourquoi les chiens ont l’air de sourire. Comment faire un nœud de cravate. Comment comprendre ce que les gens disent vraiment quand ils parlent. T’a appris la légèreté. Le sérieux. T’a appris à rêver. Tous ceux qui, dans cette intégrale de ses nouvelles, vous ont fait part de leurs sentiments sur mon père vous ont déjà dit quelle place de choix il occupe dans la littérature américaine. Il serait difficile d’en être autrement. Qui pourrait nier un ciel si parfaitement bleu ? Personnellement, je préfère vous confier d’autres choses. Des choses plus personnelles. Je préfère vous dire qu’il a toujours été là pour moi, et continue d’être là, quoi qu’il arrive. Que ses conseils et sa conception de la discipline ont été constamment attentionnés, constamment affectueux. Je préfère vous dire qu’il m’a toujours traité d’égal à égal. En homme pour qui mes idées, mes opinions et mes sentiments comptaient. Je préfère vous dire combien il s’est efforcé, comme personne de ma connaissance, d’être proche de son fils. Quand j’étais gosse, c’était mon père qui suggérait avec enthousiasme que nous fassions des choses ensemble. Dîner dehors et aller au cinéma une fois par semaine. Une occasion d’être en tête-à-tête et de parler de n’importe quoi, sans verrous ni couvre-feu. De l’école. De notre famille. De ce qui m’effrayait, me tracassait. Mais surtout, de mes rêves. Petits, moyens ou grands. Ils avaient de l’importance à ses yeux, et il les prenait toujours au sérieux. J’ai tout appris de lui. Te rappelles-tu qui il était ? Celui qui t’enseignait l’art de mélanger les idées comme si c’étaient des couleurs ? Qui, derrière toi, te tenait les mains pendant que tu remuais ta bâtée en quête d’or ? Cet or qui était partout. Dans le visage des gens. Dans le surgissement hasardeux d’une pensée. Dans d’insignifiants fragments de comportements et d’événements qui s’accumulent comme du courrier oublié si on ne se soucie pas de les mettre en pleine lumière. Celui qui t’initiait à ses méthodes de sorcier pour capturer des perceptions si abstraites qu’elles fondent si on les regarde sous le mauvais angle. Je préfère vous parler de l’été — j’avais dix ans — où mon père a proposé que nous construisions ensemble un bolide à dévaler les rues. Nous en avons dressé les plans de A à Z. Avons vigoureusement débattu des questions de structure et d’esthétique. Procédé à des vérifications passionnées. Soigneusement étudié la gamme des couleurs. Bref, nous avons construit une petite merveille à roulettes, dans les temps, s’il vous plaît, et il se murmure que tout le personnel de Ferrari en a pleuré d’admiration. Ce fut notre première collaboration, et depuis, mon père et moi n’avons jamais cessé d’inventer des trucs. Des histoires. Des gags. Des théories. Chaque fois que l’on a un peu de temps à perdre et que l’on se retrouve à discuter, ça y est, en un rien de temps les grandes lignes d’une trouvaille sont là. On a fait toutes sortes de choses ensemble. Du tir à l’arc. Du ping-pong. On a joué au golf, miniature et grand format. Sur le parcours des pros, on pouvait nous voir de loin, une légende barbue de la littérature et son fils, foulant le fairway comme une route magique vers la liberté, riant et parlant de n’importe quelle absurdité qui nous passait par la tête, de n’importe quelle philosophie qu’il nous semblait voir à l’œuvre. Je préfère vous dire que c’est lui qui m’a acheté ma première batterie et m’a tendu les baguettes, clés d’un royaume rythmique en haut duquel trônait le solo d’Inna-Gada-Da-Vida. Qu’il n’a jamais manqué de venir me voir en compagnie de ma mère chaque fois que mon groupe de rock se produisait. Il lui est même arrivé de danser et de faire le fou sur nos morceaux — un vrai petit Jagger. Je préfère vous dire qu’il s’est efforcé de m’apprendre à écrire des histoires susceptibles de signifier quelque chose, d’être les véhicules non seulement d’une explication sur l’extérieur mais d’un voyage intérieur. Qu’en tant que mentor, son soutien et sa confiance ont gravité autour de mon moral comme un satellite d’observation. Qu’il a toujours lu ce que j’écrivais, si maladroit et dépourvu de maturité que ce fût. Et s’est toujours montré gentil. Et m’a toujours prêté sa fusée personnelle pour que je puisse prendre de l’altitude et voir ce que j’avais fait d’un point de vue plus général. Les genoux sur lesquels je m’asseyais quand j’étais petit et l’imagination rieuse, aérienne, qui me tenaient en l’air n’ont jamais cessé de me tenir en l’air. Ni de me chérir. Ni de m’aider à rêver. Essaie de revoir son expression. Rappelle-toi celui qui t’a donné à toi-même gratis. Celui qui ne t’a jamais rien demandé sinon de suivre ton propre cœur. Celui que tu ne parviendras jamais à rembourser, même si tu vis éternellement. Enfin, je préfère vous dire ceci : s’il est vrai que mon père a mis dans ses histoires toute la délicatesse, toute la lumière dont son cœur était capable, il s’est tout autant investi dans son rôle de père. Un ciel si parfaitement bleu. Si plein de rêves. Je crois que nous avons tous eu beaucoup de chance. Richard Christian Matheson Traduction de Jacques Chambon JE SUIS LÀ À ATTENDRE À peine avais-je sonné que Mary m’ouvrait la porte. Sans doute m’attendait-elle dans l’entrée. Jamais je n’avais vu ma sœur dans un tel état. Le chagrin avait tellement creusé ses traits qu’elle en paraissait plus âgée. Elle, d’ordinaire si impeccable, n’était même pas coiffée. Ses cheveux châtains pendaient, tout emmêlés, sur ses épaules. En l’embrassant j’ai senti combien ses joues étaient froides et sèches. « Donne-moi tes affaires. » Je lui ai tendu mon manteau et mon chapeau, qu’elle a rangés dans la penderie de l’entrée. J’ai remarqué que ses épaules, autrefois si droites, étaient voûtées. Je me suis senti submergé de colère en voyant ce qu’il avait fait d’elle. Puis, pris d’un brusque frisson, je me suis rendu compte qu’il faisait presque aussi froid à l’intérieur qu’au dehors. Je me suis frotté les mains. Ma sœur est revenue vers moi. « Mary… » J’ai passé un bras affectueux autour de ses épaules et l’ai sentie frémir. « Merci d’être venu. Je ne peux plus supporter cette situation. — Où est-il ? » Elle est restée un instant accrochée à moi, puis s’est écartée pour regarder en direction du bureau. « Seul ? » Ses yeux évitaient les miens. Elle a acquiescé de la tête. Je lui ai repris la main. « Ça va s’arranger ! » Elle a pressé ma main sur sa joue avant de se détacher de moi. « Veux-tu m’attendre ici ? ai-je ajouté. — D’accord, David. » Elle a marché jusqu’à une chaise placée contre l’escalier et s’est assise, les mains croisées sur les genoux. Je me suis avancé jusqu’à la porte du bureau. Une pause d’une seconde. Puis, après avoir pris ma respiration, j’ai frappé. « Qu’est-ce que c’est ? a lancé une voix hargneuse. — David ! » Un silence. Puis : « Allez… entre ! » Richard se tenait devant la cheminée. Il me tournait le dos, absorbé dans la contemplation des flammes crépitantes. Elles nimbaient sa puissante carrure d’un halo de lumière, projetant l’ombre de ce géant sur les murs et le plafond. « Qu’y a-t-il ? a-t-il lancé sans se retourner. — Mary m’a dit que je te trouverais ici. — Quelle perspicacité ! C’est tout ? » J’ai refermé la porte et suis allé vers lui. Il a tourné son beau visage et m’a considéré avec son arrogance coutumière. « Alors, Mary t’a dit que j’étais ici ! » Je me suis assis sur le canapé en face à lui. « Je veux te parler. » Il a abaissé les yeux sur moi avant de se détourner. « Me parler de quoi ? » J’ai allumé une lampe qui se trouvait sur une table derrière moi. « Éteins cette lampe ! m’a-t-il intimé. — Je veux voir ta tête. » Il m’a scruté d’un air si glacial que j’en ai eu froid dans le dos. Ses lèvres se sont retroussées en un sourire de mépris. « Alors… satisfait ? Je suis reçu ? — Tu ne m’offres pas le portrait que j’imaginais. — Tu veux dire : que Mary t’avait laissé imaginé. — Elle a simplement dit… — Je me doute de ce qu’elle a dit. Éteins cette lampe ! » J’ai obtempéré. Son ombre s’est remise à trembloter sur les murs et le plafond. « Tu as l’air souffrant, ai-je repris. — Tu as fais trente kilomètres pour me dire ça ? » Il a écarté les bras pour les appuyer sur le manteau de la cheminée. Un bref instant, j’ai eu l’impression de contempler un monarque antique dans son pavillon de chasse. « Non, je n’ai pas fait trente kilomètres pour te dire ça. Tu sais très bien pourquoi je suis ici. — Tu es ici parce qu’elle t’a demandé de venir. » J’ai sorti mes cigarettes et en ai allumé une en espérant que le tremblement de mes doigts passerait inaperçu. « Là n’est pas la question. Si tu me disais plutôt ce qui ne va pas ? — Tu ne m’as pas répondu. — Oui, elle m’a demandé de venir. Et ce qui me surprend, c’est qu’elle ait attendu si longtemps pour ce faire. — Cela te surprend ? — Mary est au bord de la dépression nerveuse. — Je vois. — Tu ne vois rien du tout. Tu t’en fiches éperdument. — Je m’en fiche ? s’est-il emporté. Combien de nuits ai-je passé à essayer de lui expliquer, à tenter de raisonner cette… bûche ! » Ses poings se sont serrés. « Mais comment expliquer que… » Sans terminer sa phrase, il s’est éloigné dans le coin le plus sombre de la pièce pour s’effondrer dans un fauteuil. « Que quoi ? — Pourquoi ne finis-tu pas toi-même ? — Que tu as toujours été infidèle ? » Je me suis ramassé sur moi-même, prêt à le voir surgir de l’ombre. À ma plus grande surprise, il a émis un gloussement. « Infidèle ! — C’est tout ce que tu trouves à dire ? » Je l’ai entendu se lever brusquement et j’ai senti son regard malveillant se poser sur ma nuque. Puis il a contourné le canapé pour revenir se planter devant la cheminée, les mains croisées derrière le dos. « Infidèle… Oui. Et non. — C’est censé être drôle ? — Peut-être. — Écoute, Richard ! ai-je explosé. Il n’y a pas de quoi … — … il n’y a pas de quoi rire, c’est ça ? C’est plutôt du domaine du sinistre. C’est sérieux. C’est grave. C’est… risible. » Il a laissé échapper un petit rire de gorge et m’a considéré, amusé. » Tu sais, je crois que je vais tout te dire. — Si tu estimes convenable de… — Convenable ? » Reniflement méprisant. « Quel mot grotesque. » Il s’est retourné pour s’appuyer sur le manteau de la cheminée, le front calé sur ses bras. Il a longuement contemplé les flammes en silence. Il semblait m’avoir oublié. J’ai toussoté. Il s’est mis à se balancer d’un pied sur l’autre. « Tu te souviens de mon dernier livre ? — Pourquoi ? — Est-ce que tu te souviens du personnage d’Alice ? — Qu’avait-elle de particulier ? me suis-je impatienté, convaincu qu’il tentait d’éluder la question. — C’est avec Alice que j’ai été, comme tu dis de façon si pittoresque, infidèle. — Très amusant. » Il m’a regardé avec froideur. « Je n’en attendais pas moins de toi. Comment ai-je pu croire, ne serait-ce qu’un instant, que tu comprendrais ? — Tu parles sérieusement ? » Gros rire méprisant. « Imbécile ! Tu es incapable de voir l’évidence ? » Il a détourné la tête et, après avoir inspiré deux ou trois fois à fond, il a repris la parole comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même. « Alice est devenue si réelle que Mary a cru à son existence. À son existence en tant que personne. En chair et en os. C’est ça mon infidélité ! » Il m’a jeté un coup d’œil par-dessus l’épaule. « Je me demande vraiment pourquoi je te parle de tout ça. Comment espérer faire entrer quelque chose dans ton crâne ? — Tu mens. Je connais ma sœur un peu mieux que ça. — Vraiment ? — Mensonge, te dis-je. — Alors rentre chez toi. — Écoute… — Est-ce que tu as entendu ce que je t’ai dit ? » Il avait crié. Je suis resté immobile. Il m’a fusillé du regard, les mains agitées de tremblements spasmodiques, puis m’a tourné le dos. « Si c’est la vérité, explique-toi. — C’est ce que je viens de faire, m’a-t-il retourné d’une voix lasse. — C’est la vérité que je veux. Mary est en train de perdre la raison et je veux en connaître la cause. » Aucune réaction. Impossible de savoir s’il m’écoutait. « Je te connais, ai-je continué. Tu ne lui prêtes aucune attention. Tu ne t’es jamais préoccupé d’elle. Elle savait, en t’épousant, que tu ne lui laisserais que des miettes, qu’elle devrait te partager avec ton travail… et ton égoïsme. » Je me suis levé. « Mais ce n’est pas du domaine de l’impalpable, me suis-je énervé. C’est une réalité tangible et cruelle. Et je veux savoir pourquoi. » Soupir. Puis, de cette humeur changeante qui le rendait si insaisissable, il a repris la parole d’une voix presque douce. « Tu n’es qu’un enfant. Un incorrigible enfant. — Vas-tu enfin te décider à parler ? » Il m’a considéré avec une expression détachée. « Je vais te donner un conseil. Demande à Mary avec qui je l’ai trompée. » Je l’ai dévisagé. « Vas-y. Aurais-tu peur ? — Très bien, j’y vais. » Je me suis arrêté sur le seuil avec l’intention de le menacer. Mais, faute de courage, je suis sorti sans rien dire. J’allais refermer la porte lorsque j’ai entendu sa voix. Tout d’abord, j’ai cru qu’il m’appelait et je me suis retourné. Ce n’était pas à moi qu’il s’adressait. « Elle mesure un mètre soixante-huit, disait-il. Elle a d’épais cheveux dorés. Ses yeux sont des émeraudes que la lueur des flammes fait scintiller. Sa peau est pâle et diaphane. » Elle est svelte et déliée. Féline comme un chat lorsqu’il se prélasse et se fait les griffes devant le foyer. Ses dents sont éclatantes. Ses… » Il n’est pas allé plus loin. J’ai compris qu’il s’était aperçu que la porte était entrouverte. J’ai tourné la tête. Mary se tenait près de moi et regardait fixement par l’entrebâillement. « Entrons ! » lui ai-je dit. Pas de réponse. Je lui ai passé un bras autour des épaules et j’ai poussé la porte. « Non, a-t-elle protesté. — Je t’en prie. » Richard nous a regardés marcher vers le canapé sans témoigner la moindre émotion. J’ai allumé la lampe. « Comment vas-tu, ma chérie ? » s’est-il enquis. Elle a baissé les yeux. Je me suis assis près d’elle et lui ai pris la main. Richard nous a tourné le dos pour contempler le feu. « Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? a-t-il lâché. — Nous allons mettre les choses au clair », ai-je répondu. Mary a fait mine de se lever, mais je l’ai retenue. « Nous devons régler cette affaire maintenant, lui ai-je dit. — Nous devons régler cette affaire maintenant, a répété Richard d’un ton moqueur. — Va au diable ! me suis-je écrié. — Je t’en prie, David, a imploré Mary. Ça ne sert à rien. » Richard l’a regardée en riant. « Ça, au moins, tu l’as compris ! On a tout de même réussi à te faire entrer quelque chose dans la tête. — Mary, ai-je demandé, qui est Alice ? » Elle a fermé les yeux. « Interroge mon mari. — Mais certainement, a-t-il fait. Alice est un des personnages de mon dernier livre. — C’est un mensonge, a-t-elle murmuré d’une voix à peine audible. — Hein ? Tu as dit ? Parle plus fort, ma chérie. — Elle a dit que tu mentais ! » ai-je hurlé. Son regard est venu se poser sur moi. « Du calme », m’a-t-il recommandé. J’ai entrepris de me lever, mais il s’est empressé de venir vers moi pour refermer ses mains sur mes épaules. « Ne perds pas la tête. Il serait désolant de rompre le cou d’un avorton tel que toi. — Dis-nous la vérité. » Il a retiré ses mains et regagné la cheminée. « La vérité, la vérité, a-t-il psalmodié. Pourquoi les gens veulent-ils toujours savoir la vérité ? Elle ne leur convient jamais. » Il a passé une main dans ses cheveux et exhalé un soupir plein de lassitude. « Écoute, a-t-il scandé comme s’il consentait à un ultime effort, Mary est victime d’une illusion. » Coup d’œil en biais à ma sœur. Elle avait relevé les yeux et examinait Richard. « Essaie de comprendre, a-t-il poursuivi. Alice est un personnage de fiction. Quand ma femme s’est mise à la voir, eh bien… » Il a haussé les épaules. « Elle n’a vu qu’un fantôme, une vue de l’esprit… — Pourquoi mens-tu ? s’est récriée Mary. Je l’ai vue ici, dans cette pièce, avec toi ! » J’ai senti que ce n’était pas la peine d’insister. « Viens. Je vais t’accompagner en haut. — Merci. » Alors que nous sortions, j’ai remarqué qu’il éteignait la lumière. « Bonne nuit ! a-t-il lancé. Fais de beaux rêves ! » J’ai raccompagné ma sœur dans sa chambre et me suis assuré qu’elle s’enfermait bien à clef. Lorsque je suis revenu dans le bureau, il était allongé sur le canapé. J’ai allumé la lampe. « Laisse éteint. — Je veux de la lumière. » Il a brusquement roulé sur le côté. « Oh, va-t-en, veux-tu ? Fiche le camp. Laisse-moi tranquille. » Je suis allé me camper devant le canapé. Il s’est redressé. « Tu as entendu ce que je viens de dire ? a-t-il menacé. — Je veux la vérité ! » Il a bondi sur ses pieds et ses mains puissantes se sont refermées sur mes bras. « Je t’ai dit de partir ! » a-t-il hurlé. J’ai dû pâlir de peur car il s’est détendu et m’a forcé à m’asseoir. « Bah, à quoi bon s’embêter ? a-t-il lâché en allant se replacer devant l’âtre. D’accord, je vais tout te raconter. J’aimerais bien voir ta tête quand tu entendras mon histoire. » Il s’est accoudé à la cheminée et m’a fait face. « Dans mon premier livre, il y avait un personnage du nom d’Erick. Je ne pense pas que tu t’en souviennes. C’était mon premier protagoniste vraiment réussi. Rien qu’avec des mots, j’avais fait jaillir la chair et le sang, j’avais créé une force vitale. » L’espace d’un instant, un lointain souvenir a semblé l’habiter. « Un jour, alors que j’écrivais, Erick est entré dans cette pièce. Il s’est assis très exactement à ta place, et nous avons parlé. Il s’exprimait avec mes mots. Nous avons passé un sacré bon moment. Notamment à discuter des autres personnages du roman. Dont les plus accomplis nous ont rejoints un peu plus tard. — Tu mens. — Je mens ? Imbécile ! Tu la voulais, ta vérité, hein ? Eh bien, la voilà ! Est-ce que tu es trop bête pour comprendre ? » Il m’a foudroyé du regard, incapable de contrôler sa fureur. « Ça n’en finissait plus, a-t-il continué, et j’ai commencé à souhaiter qu’ils retournent parmi les spectres ! Ils n’ont pas tardé à s’excuser et je me suis retrouvé seul. Peut-être avais-je tout rêvé ! » Il est resté silencieux un long moment. Puis un petit rire a roulé dans sa poitrine. « J’ai écrit un second livre. Mais j’étais très perturbé. Je ne possédais pas mes personnages et ils n’ont jamais pris vie. » Il m’a regardé avec une expression ravie. « Enfin, j’ai écrit mon troisième livre. Et j’ai créé Alice. Un être qui vivait, respirait. Je pouvais la voir, la connaître, admirer sa beauté. Je pouvais me noyer dans l’odeur de ses cheveux, les caresser, effleurer sa peau si douce, embrasser toute cette chaleur désirable… » Un temps. Puis il m’a regardé bien en face. « Tu comprends ? Es-tu seulement capable d’imaginer ce genre de choses ? » Son visage exprimait un désir enfantin de me faire comprendre ce dont il parlait. « Tu ne vois donc pas ? a-t-il repris, tout excité. Elle était vivante, David. Vivante ! Ce n’était plus un personnage de papier. Elle était réelle. Palpable. — Alors Mary a vu… — Oui. Mary a vu ! Une nuit, j’ai fait apparaître Alice. Elle était là, nue, debout devant les flammes, entièrement badigeonnée d’or en mouvement, créature incendiaire, à te faire bouillir le sang. » Un rictus lui a découvert les dents. « Et puis ma précieuse femme est entrée. Elle l’a vue, a refermé la porte et couru se mettre la tête dans le sable en hurlant. J’ai renvoyé Alice et me suis précipité dans l’escalier pour rattraper Mary. Je l’ai ramenée dans le bureau pour lui montrer qu’il n’y avait personne. Mais bien sûr, elle ne m’a pas cru. Elle a pensé qu’Alice s’était enfuie par cette fenêtre, là-bas. » Grand éclat de rire. « Alors que dehors il neigeait ! » Son rire s’est brisé. « Tu es le premier à qui je me confie. Et si j’y consens, c’est uniquement parce que j’éprouve le besoin de partager ce miracle avec quelqu’un. Je ne voulais en parler à personne. Pourquoi le sorcier révélerait-il ses secrets ? Pourquoi le magicien se départirait-il de sa baguette ? Toutes ces choses sont à moi, elles m’appartiennent. » Il m’a demandé d’éteindre la lumière. J’ai obtempéré sans un mot. « Oui, David. Ma femme a vu Alice. » Il a rejeté la tête en arrière et ri encore une fois. « Mais pas les autres ! — Les autres ? » Je perdais pied. « Oui, les autres ! Sais-tu ce qui s’est passé après l’arrivée d’Alice ? Non, bien sûr ! » Il s’est penché en avant. « Après avoir créé Alice, tout ce que j’imaginais devenait réalité. Sans aucun effort. J’imaginais un chat ronronnant devant la cheminée, fermais les yeux, les rouvrais, et le chat était là avec sa fourrure chaude et crépitante, sa truffe rosie par la chaleur. » Tout, David ! Tout ce que je désirais. Oh, de quels individus n’ai-je pas rempli cette maison ! J’ai fait venir des fous et des courtisanes qui s’embrassaient dans les couloirs. J’éloignais Mary et la maison se retrouvait pleine à craquer de sarabandes démoniaques. » J’ai organisé des bacchanales dans le vestibule, fait couler un torrent de vin dans l’escalier. J’ai élevé des autels pour y sacrifier de jeunes vierges dont le sang inondait le plancher. J’ai organisé des orgies démentielles où se pressaient des invités lubriques qui se tortillaient comme des vers. Un débordement de vie. De vie ! » Il a marqué une pause pour reprendre son souffle. « Il m’est arrivé de me sentir triste, maussade. Alors j’emplissais ma demeure de gens laids, malheureux et taciturnes. Je me promenais au milieu d’eux, tapotant l’épaule d’un macchabée dégoulinant de glaise, conversant négligemment avec un déterreur de cadavres. — Tu es fou ! » ai-je murmuré. Cela a paru l’apaiser. Il a fermé les yeux. « Oh, mon Dieu, a-t-il soupiré, pourquoi les gens sont-ils si prévisibles ? Pourquoi sont-ils incapables de faire preuve d’un peu d’originalité ? » Il s’est retourné en m’entendant me lever. « Où vas-tu ? » — Chercher Mary pour l’emmener loin d’ici. — Parfait ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. « C’est tout ce qu’elle signifie pour toi ? — Je te laisse en décider. » J’ai reculé vers la porte. « Tu ne m’as raconté que des mensonges. Ces gens n’existent que dans ton imagination. La seule réalité, c’est l’enfer dans lequel tu as plongé ma sœur. » J’ai battu en retraite. Mais avant que j’aie atteint la porte, il s’est rué sur moi, m’a saisi par les poignets, et traîné d’une main de fer vers le canapé pour me jeter dessus. « Elle mesure un mètre soixante-huit, a-t-il susurré. Elle a d’épais cheveux dorés. Ses yeux sont des émeraudes que la lueur des flammes fait scintiller. Sa peau est pâle et diaphane. » J’en ai frémi de dégoût. « Elle porte une robe bleue avec un bijou sur l’épaule droite. » J’ai tenté de me redresser, mais il m’a rejeté en arrière et attrapé par les cheveux. « Elle tient un livre à la main, a-t-il grondé. Quel était le titre du livre que tu as jadis offert à ta mère pour son anniversaire ? » Je l’ai regardé bouche bée. Il m’a arraché une touffe de cheveux. J’ai failli en hurler de douleur. « Le titre du livre ? a-t-il insisté. — Les roses vertes. » Il m’a libéré et je me suis affalé sur le canapé. « C’est le livre qu’Alice tiendra lorsqu’elle entrera dans cette pièce. » Il a regardé la porte. « Viens, Alice. Une marche à la fois. À présent, ouvre la porte de la cuisine. Très bien. Veille à ne pas faire de faux pas. Voilà. Avance. Ne t’occupe pas des lumières. Pousse les battants de la salle à manger. » J’ai retenu ma respiration. J’entendais des talons hauts cliqueter sur le parquet de la salle à manger. Je me suis relevé et, lentement, j’ai reculé dans l’ombre. J’ai heurté un fauteuil et me suis figé. Le bruit des talons se rapprochait. « Entre, Alice. Plus près, plus près, plus… » La porte s’est brusquement ouverte et une silhouette féminine s’est découpée dans l’embrasure. Elle est entrée, exactement comme Richard l’avait décrite. Un livre dans la main droite. Elle l’a posé sur la table qui se trouvait derrière le canapé et s’est approchée de Richard. Ses doigts aux ongles rouges ont rampé jusqu’à ses épaules et elle l’a embrassé. « Tu m’as manqué, a-t-elle dit d’une voix langoureuse. — Que faisais-tu ? » Lentement, avec un petit rire de gorge, elle a promené un doigt sur la joue de Richard. « Tu le sais bien, mon chéri. » Il l’a saisie par les épaules, le visage déformé par la colère. Puis il l’a attirée contre lui pour l’embrasser violemment. Je les épiais comme un enfant curieux. Leurs lèvres se sont séparées et elle lui a passé une main dans les cheveux. Richard m’a regardé par-dessus l’épaule d’Alice, un sourire au coin des lèvres. « Ma chérie, laisse-moi te présenter David. — Mais bien sûr », a-t-elle dit sans même se retourner, comme si elle était au courant de ma présence. « C’est lui, là-bas, qui se tapit dans l’ombre. » Elle m’a cherché des yeux. « Sortez de l’ombre, David, je vous en prie. » Elle s’est penchée par-dessus le canapé pour allumer la lampe. J’ai tressailli et me suis pressé contre le fauteuil. « Effrayé ? a demandé Alice. — Intimidé », a répondu Richard. J’ai essayé de parler mais les mots restaient coincés en travers de ma gorge. « Vous avez dit quelque chose ? — Monstre ! » ai-je murmuré. Une légère expression de surprise a traversé son visage. « Tiens donc ! » Elle s’est tournée vers Richard, les bras le long du corps, comme pour une inspection. « Suis-je vraiment un monstre, mon chéri ? » Et Richard de rire avant de l’attirer contre lui pour l’embrasser dans le cou. « Mon magnifique monstre aux cheveux d’or. » Elle s’est dégagée et approchée de moi. J’ai eu un mouvement de recul. Elle a tendu une main et j’ai frémi en sentant la chaleur de sa paume sur ma joue. Elle s’est penchée vers moi. Je pouvais respirer son parfum. J’ai laissé échapper un bafouillement de terreur. Son haleine tiède m’a effleuré et j’ai reculé en frissonnant. « Non. » Rire de Richard « Voilà qui est nouveau ! La première rebuffade de ta carrière, Alice » Elle a haussé les épaules et s’est éloignée. « Je dois reconnaître que ce n’est pas la personne la plus amicale que j’ai rencontrée. » Petit gloussement malicieux à l’adresse de Richard. « Comme le duc, par exemple. » Richard a ravalé son sourire. « Ne parle pas de lui. — Mais chéri, s’est-elle moquée, c’est toi qui l’as créé. Comment peux-tu haïr ta propre création ? » L’ayant saisie par un poignet, il a serré jusqu’à ce qu’elle blêmisse. Mais aucune protestation n’est sortie de la bouche d’Alice. « N’essaie jamais de me berner, a-t-il éructé. — On verra ! » Puis, s’adressant à moi : « David, je vous ai apporté un livre. » Les jambes molles, sentant le poids de leur regard sur moi, je me suis avancé jusqu’à la table pour le prendre. Les Roses Vertes. Mes doigts sont devenus gourds. Le livre m’est tombé des mains pour atterrir avec un bruit sourd sur le tapis. Il s’est ouvert à la page de titre, dont les mots m’ont sauté aux yeux. Je les connaissais par cœur pour les avoir écrits. À maman, pour son anniversaire. Affectueusement, David. « Alors, c’est vrai ! ai-je murmuré — Bien sûr ! » s’est exclamé Richard. J’ai reculé jusqu’à ce que mes jambes rencontrent un fauteuil. Je m’y suis laissé choir, éberlué. Richard caressait Alice. J’ai eu l’impression que la pièce tourbillonnait autour de moi. « Cela vaut les heures d’attente, disait-il. Cela transforme la torture en simple pénitence. — La torture ? » Alice avait l’air amusée. Il a plongé les doigts dans ses cheveux et l’a attirée contre lui. Leurs lèvres se touchaient presque. « Tu ignores combien de moi-même j’ai mis dans ta création. À mes yeux, tu n’es pas simplement une femme de plus. Tu signifies davantage que n’importe qui au monde. Parce que tu es une partie de moi. » Je ne pouvais plus supporter d’en entendre davantage. Je me suis levé et, les jambes en coton, me suis dirigé vers la porte. « Où vas-tu ? a demandé Richard — Je vais chercher ma sœur. — Non. — Mais tu avais dit… — J’ai changé d’avis. — Où est-elle ? » s’est enquise Alice. Richard lui a consenti un bref coup d’œil. » En quoi ça t’intéresse ? — Je veux lui parler. — Non. C’est impossible. » Son regard étant revenu sur moi, il n’a pas remarqué l’expression de haine qui était passée sur le visage d’Alice. « Assieds-toi, m’a-t-il ordonné. — Non ! — Assieds-toi ! Ou je détruis ta sœur. » Je l’ai dévisagé. Puis, sans rien dire, je suis revenu m’asseoir. « Je veux la voir », a répété Alice. Il lui a saisi le bras. « J’ai dit non. Et tu vas m’obéir. — Toujours ? — Ou c’en est fini de toi ! » a-t-il hurlé. Il l’a relâchée. « Maintenant, tu dois t’en aller. Embrasse-moi et rejoins ton lieu secret. Jusqu’à ce que j’aie encore besoin de toi. » Un sourire froid a étiré les lèvres rouges d’Alice. Puis elle s’est penchée vers lui pour l’embrasser. « Au revoir. » Il l’a attirée contre lui et l’a regardée au fond des yeux. « Souviens-toi : tu fais ce que je dis ! — Au revoir. » Elle s’est détachée de lui et j’ai entendu la porte se refermer derrière elle. Le bruit de ses talons s’est éloigné. Richard est retourné se poster devant l’âtre. Il est resté ainsi. Parfait, j’allais peut-être pouvoir m’enfuir. Je me suis mis à ôter mes chaussures. Si seulement j’arrivais à atteindre la porte sans qu’il me voie… Je me suis levé. À la lueur des flammes, sa silhouette avait l’air de trembloter. Sans le quitter des yeux, j’ai lentement traversé le tapis. J’avais la main sur la poignée. « Un cobra de trois mètres est en train de s’introduire dans ma chambre, a dit Richard. Il va tuer ma femme. » Je l’ai regardé, abasourdi. Il ne s’était même pas retourné. Je me suis rué sur lui et lui ai agrippé le bras. « Richard ! » Soudain, un cri a retenti à l’étage. Il a brusquement tourné la tête. Une expression d’épouvante a gagné ses traits. « Non ! » Il s’est arraché à mon étreinte et précipité dans le couloir. Je l’ai entendu hurler : « Il est parti ! Il a disparu ! » Je me suis élancé dans l’escalier à sa suite. Je l’ai trouvé à genoux auprès d’elle. C’était Alice – morte ! Elle avait les joues gonflées, les yeux exorbités, fixes. On distinguait deux marques rouges sous son œil droit. Richard n’en croyait pas ses yeux. Ses doigts tremblants palpaient le visage d’Alice, cherchaient l’emplacement de son cœur. Mon regard est tombé sur les pieds de la jeune femme. Elle avait retiré ses souliers pour que Richard ne l’entende pas monter. Le visage hagard, il l’a soulevée et descendue dans le bureau. Je me suis empressé de faire demi-tour. Debout à l’entrée de la chambre, Mary regardait en bas, en direction du bureau. Je l’ai prise par la main. « Il faut partir ! » Elle n’a pas desserré les dents pendant que je lui faisais descendre l’escalier et l’entraînais dehors. Je l’ai installée dans ma voiture. « Va jusqu’à l’autoroute et attends-moi là-bas. — Mais… — Ne discute pas. » Elle m’a longuement dévisagé puis a mis le moteur en marche. J’ai regardé la voiture descendre l’allée et s’engager sur la route. Puis j’ai regagné la maison en toute hâte. Richard était agenouillé près du canapé sur lequel il avait placé le corps d’Alice. Il lui caressait la main. Finie l’arrogance. Il avait l’air de croire qu’elle allait se réveiller d’un moment à l’autre. J’ai posé une main sur son épaule. Il a brusquement relevé la tête. « Il faut te débarrasser d’elle, lui ai-je dit. — Il y a le feu à la maison. » J’ai fait un bond en arrière, stupéfait. Les murs étaient en flammes. Les rideaux commençaient à se ratatiner, tandis qu’une épaisse fumée envahissait brusquement la pièce. « Richard, arrête ça ! » Pas de réponse. Il fixait le visage pâle et gonflé d’Alice en lui caressant la main. Inutile d’insister, c’était sans espoir. Je me suis rué vers la porte. Mais avant que j’aie pu l’atteindre, un rideau de flammes m’a barré le passage. Je me suis tourné vers Richard. Il ne voulait pas me laisser partir. Pris d’une quinte de toux, j’ai bondi vers la fenêtre. Les flammes m’ont précédé. J’ai soulevé une petite table et l’ai projetée dans les vitres. Elles se sont brisées. La voie était libre. « Non ! » l’ai-je entendu hurler. Je me suis arrêté net. « Tu ne peux pas sortir ! » Un rire tonitruant a suivi sa phrase. « Tu ne peux pas m’arrêter ! » Il n’a pas daigné répondre. Il s’est contenté de sourire et de s’affaler sur le corps d’Alice. Soudain, j’ai compris ce qui me retenait. Moi aussi, je suis un de ses personnages. Et maintenant, je suis là à attendre. ERREUR DE TIR C’était le millième jour. Il avait commencé en septembre 1952, et voilà : juin 55. Il avait coché les jours sur un petit bout de papier qu’il gardait dans son portefeuille. Mille jours qu’il aimait Marilyn Taylor. Pour la millième fois, il replaça la housse sur sa machine à calculer, ôta ses manchettes en cellophane et ferma les tiroirs de son plan de travail. Il était au bureau, mais en réalité, il était à Hollywood, immergé dans ses fantasmes, noyé dans des délices en CinémaScope. Ce fut par instinct qu’il recouvrit de sa veste ses frêles épaules et posa un panama sur son crâne presque chauve. Par habitude qu’il se dirigea vers l’ascenseur, quitta l’immeuble Lane et descendit dans la moite pénombre du métro. Une horde compacte de salariés le propulsa dans une voiture surchauffée. Les coups de coudes, les grommellements exaspérés et les reproches acerbes le laissèrent de marbre. Henry Shrivel rêvait. Mille jours ! Jamais fidélité amoureuse n’avait atteint de tels records, songeait-il, ballotté par le mouvement du train. Penser à Marilyn le mettait en nage. Deux arrêts plus tard, la foule le tassa au fond de la voiture. Il s’accrocha à une poignée et se replongea dans ses rêveries. Le train atteignait le milieu du pont, lorsque son regard croisa l’affichette qui se trouvait sur sa gauche. Il en resta bouche bée, ses yeux bleu pâle s’agrandirent. C’était Elle ! Sur un court de tennis, souriant tendrement à la cigarette qu’elle tenait entre deux doigts au galbe parfait. Son regard pénétra Henry jusqu’au tréfonds de son âme. « Je fume des Charnel, les cigarettes les plus légères et les plus savoureuses. » Signé : Marilyn Taylor, Classic Studios. En ce moment à l’affiche dans Les Frères Karamazov. Henry la contempla avec adoration. Elle avait des cheveux blonds bouffants ; des yeux de chat, verts, sensuels, qui semblaient l’inviter à partager des plaisirs ébouriffants ; des lèvres écarlates qui appelaient ses baisers. L’affiche s’arrêtait à l’endroit où la ligne des épaules amorçait son inexorable descente vers la poitrine qui lui avait valu sa célébrité. « La plus généreuse poitrine d’Hollywood » : tel était le titre dont l’avaient couronnée les journalistes. Et qui n’était pas usurpé ! pensa Henry, pendu à la poignée, le regard vague. Il la regarda durant tout le trajet : fraîche, lisse, belle à tout jamais sur son court de tennis. Les magazines l’avaient dit : Marilyn est une remarquable joueuse de tennis. C’était certainement vrai, cette affiche en était la preuve irréfutable. Soudain, Henry fut comme foudroyé par un pressentiment. C’était un signe on ne peut plus clair, le présage que ce soir ses efforts allaient être enfin récompensés. Ce soir il tiendrait Marilyn Taylor dans ses bras. Il descendit au terminus, grimpa lentement les escaliers et retrouva les bruits de la rue. Il traversa tranquillement les rails du tramway, ignorant un taxi qui faillit le renverser. Il s’éloigna nonchalamment du tumulte, tourna à l’angle du boulevard et s’engagea dans une rue calme et bordée d’arbres. Le millième jour, songeait-il. Ou — pour être plus précis – la millième nuit. Il faisait lourd dans l’appartement, qui sentait le chou bouilli et les couches mises à sécher. Henry s’efforça de reprendre pied dans la réalité. Ce soir, il allait jouer pour la dernière fois le rôle du mari dévoué. Bella était dans la cuisine, en train de gaver le bébé gazouillant. Son visage tiré était en sueur, ses cheveux pendaient lamentablement sur son front et ses tempes. Jamais Marilyn n’offrirait un tel spectacle, jamais ! Pas même dans un appartement comme celui-ci. « Bonsoir, dit-il. — Oh, c’est toi ! » Elle leva vers lui un front moite qu’il effleura de ses lèvres avec dégoût. « Tu es en retard. » Tu dis toujours ça, même quand je suis en avance, pensa-t-il. « Oui, ma chérie. On dîne bientôt ? — Dès que Lana aura fini de manger, je m’attaque au dîner. — Oh, ce n’est pas encore prêt ? — Non, pas encore ! À quoi penses-tu que j’ai passé la journée ? À flemmarder ? Figure-toi que j’ai… » Henry attendit patiemment qu’elle eut dévidé son lot de lamentations diverses. « Oui, ché… » tenta-t-il de placer, mais elle n’avait pas terminé. « Oui, chérie », répéta-t-il, quand elle eut fini d’exposer son cas. Il alla dans le salon et aéra la pièce. Il donna un coup de pied dans un petit camion, lança le ballon de Willie dans la salle à manger et ramassa les pièces de puzzle éparpillées sur le tapis. Enfin, avec un soupir, il s’assit sur le canapé, où il resta quelques instants à essayer de s’abstraire de son environnement. Puis il s’allongea et ferma les yeux. La pièce disparut et il se replongea dans ses rêveries secrètes. Au début il ne s’agissait que de chimères, de son imagination qui divaguait. Mais mille jours avaient passé. À présent il y croyait pour de bon. Lorsqu’il fermait les yeux, il était bel et bien dans la chambre de Marilyn Taylor. « Je suis sur son lit, se disait-il dans sa tête. J’entends le murmure des voilages lorsque la chaude brise de Californie passe à travers les larges portes-fenêtres qui s’ouvrent sur la terrasse surplombant la piscine autour de laquelle de magnifiques starlettes étirent leurs silhouettes dorées. » Henry Shrivel soupira. Après mille nuits – moins une – de cogitation, il était certain qu’il ne lui restait plus qu’une chose à faire : embrasser Marilyn Taylor. C’était le bouquet final. L’embrasser, rien de plus ! Ensuite… Il avait vraiment la sensation d’être dans la chambre de Marilyn. Il en connaissait chaque détail, en avait examiné tous les recoins dans les magazines de cinéma. Ceux dont il se moquait lorsque Bella les empilait dans l’appartement, mais qu’il dévorait tout en fronçant le nez dessus. L’appartement de Marilyn lui était aussi familier que le sien. Les étagères de livres soigneusement choisis dans la bibliothèque lambrissée, le canapé en croissant qui s’étalait devant l’immense cheminée en pierres du salon, la chaîne hi-fi, les tapis moelleux, les chaises, les tables, les lampes. Les chromes et les cuivres de la cuisine devant lesquels Marilyn posait en tablier fantaisie lorsqu’il lui arrivait de confectionner des biscuits. « Marilyn est un remarquable cordon bleu ! » C’était le magazine Fanland qui l’avait dit. Chaque nuit, pendant mille et une nuits — moins une —, il s’était imaginé dans cette maison, l’avait parcourue de long en large, s’était allongé sur le lit, y avait attendu Marilyn. « Je suis chez elle, murmura-t-il. Nous venons de disputer un match de tennis. J’ai pris une douche et suis allongé, nu comme un ver, sur son lit. Dans la salle de bains, je l’entends pousser des exclamations de plaisir sous les ruisseaux de bulles qui parcourent son corps bronzé. » Henry se ratatina sur son canapé. Il y était ! Il percevait les odeurs, les bruits, l’atmosphère. Et pourquoi pas ? Le temps et l’espace… qu’était-ce en réalité ? Des milieux élastiques que l’on pouvait étirer ou réduire à sa guise. Avec suffisamment de concentration, tout était possible. « Elle aura bientôt fini de se doucher. Elle s’enveloppera d’une serviette éponge. La même que dans Cadavres sur la plage. Elle sortira de la salle de bains avec grâce et me sourira avec sensualité. « Oh, Henry chéri », roucoulera-t-elle en venant près de moi, sur le lit. » La scène devenait de plus en plus réelle. Ce soir, il sentirait le lit s’affaisser légèrement sous les formes souples du corps de Marilyn, sentirait ses doigts lui caresser la joue. « Quel joli coquin tu fais », lui dirait-elle. Et il l’entendrait en vrai. En vrai. Bien sûr, il garderait les yeux clos. Elle le supplierait de l’embrasser, comme les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf fois passées. Mais cette fois — cette millième nuit — il attendrait que son énergie mentale soit devenue irrésistible. Alors il poserait ses mains sur ses épaules. L’attirerait vers lui, sentirait sa sublime poitrine s’écraser contre lui. Et l’embrasserait, sentirait les lèvres satinées de Marilyn s’abandonner aux siennes. « Ensuite j’ouvrirai les yeux et je ne serai plus dans cet appartement. Je serai loin de tout, à Hollywood, avec Marilyn Taylor. En vrai ! Je me serai échappé et elle sera dans mes bras. Soupirant d’extase. Et alors… — Henry, à table ! » Sa bulle explosa. Henry Shrivel retomba dans son salon. Il serra les dents et donna un coup de poing dans les coussins. D’où s’éleva un nuage de poussière. « Merde ! maugréa-t-il. Oh, merde, merde, merde… » Il se redressa et attrapa sur la table basse un magazine de cinéma qu’il ouvrit sur un article consacré à Marilyn. Elle le regardait, rayonnante, un manche d’aspirateur à la main. « Marilyn est une remarquable femme d’intérieur ! » disait la légende. Henry se détendit, sourit. Nul besoin de s’inquiéter, c’était pour ce soir. Oh, bénie soit cette nuit ! Au dîner, il fut presque aimable. Il tapota la tête de Willie, s’enquit des dernières nouvelles de l’école, et déposa avec une infinie tendresse un baiser sur la joue du bébé. Il ponctua de quelques marmonnements de sympathie les jérémiades de Bella à propos de ses pieds, ses jambes, son dos, ses yeux, ses dents, sa tête et tout ce dont elle avait envie de se plaindre. Il se conduisit exactement comme un soldat à la veille de son départ pour la guerre — vaillant, mais sans forcer la note. Regrettant simplement d’être le seul à le remarquer. Après le repas, il complimenta Bella sur l’excellence de sa cuisine. Les yeux de son épouse s’étrécirent en une expression soupçonneuse. « Tu vas bien ? — Mais oui, parfaitement bien. » Elle le dévisagea. Il connut un instant de panique. Puis se détendit. Comment pourrait-elle se douter de quoi que ce soit ? Tout cela se passait dans sa tête, où elle n’avait pas accès. Elle cessa enfin de l’épier. Mais passa le reste de la soirée à lui lancer des coups d’œil inquisiteurs alors qu’assis au salon, ils feuilletaient des magazines de cinéma ou regardaient des séries policières à la télévision. Toute la soirée, Henry évita délibérément de penser à Marilyn. Il faisait provision de désirs. Assis dans son fauteuil, il fixait la télévision sans la voir, se demandant ce que diraient les voisins lorsqu’ils apprendraient sa disparition. « Disparu ! Oui, c’est bien ce que j’ai dit. Comme ça ! Nous nous sommes couchés et le lendemain il n’était plus là. Plus de pyjama, plus rien. Aucune trace. Évanoui dans les airs. Personne n’y comprend rien ! » Henry Shrivel sourit intérieurement. Bientôt l’heure du coucher. Le moment approchait. Il s’efforçait de se contrôler mais ne pouvait empêcher son cœur de battre à tout rompre et sa respiration de s’accélérer. En se brossant les dents, il s’aperçut que ses mains tremblaient. Il se raisonna. Ne t’inquiète pas, tu vas atteindre ton but, récolter ce que tu as semé. Tu vas y arriver, mon vieux, tu vas y arriver ! Ses mains tremblaient toujours. Quand il entra dans la chambre, Bella se mettait au lit. Sa chemise de nuit d’un bleu défraîchi pendait sur son corps décharné. Les lèvres d’Henry frémirent, ses jambes flageolèrent. Il alla rapidement s’asseoir sur le lit. « Mets le réveil, dit-elle. — Hein ? Ah, oui. Oui, ma chérie. Tout de suite. » Sa voix était tendue, mal assurée. « Mais qu’est-ce que tu as ? — R… oups. » Il déglutit. « Rien. Quelque chose dans la gorge, c’est tout. — Ah bon. Bonne nuit. » Il posa un baiser sur sa joue, frissonna et s’affala dans les oreillers. Est-ce que j’ai raison ? se demanda-t-il. Ai-je le droit de les abandonner, elle et les enfants ? Ma faible assurance-vie sera-t-elle suffisante ? Ses traits se crispèrent. Par tous les saints, il ne s’était pas mis les neurones à l’épreuve pendant si longtemps pour reculer. Pas après neuf cent quatre-vingt-dix-neuf jours et nuits de concentration acharnée. Il était juste qu’il soit récompensé de tant d’efforts. Il se dit que si les choses tournaient mal, il pourrait toujours prendre le train et revenir d’Hollywood. Mais il était persuadé que Marilyn lui trouverait un contrat. Il pourrait jouer des petits rôles, cela lui permettrait d’envoyer des chèques anonymes à Bella. Bien sûr ! Il sourit, ferma les yeux et contracta ses muscles pour s’évader par la pensée à l’autre bout du pays. Il fut là-bas presque instantanément. Dans la chambre de Marilyn. Il n’avait aucun besoin de faire le tour de la maison cette nuit. Il était dans son lit. Il entendait le murmure des voilages. Dehors, les starlettes riaient autour de la piscine. En Californie, on était seulement en fin de journée. Marilyn poussait de petits cris sous la douche. « Sors de la douche, cria-t-il. — Quoi ? » demanda Bella, la bouche pâteuse. Henry ouvrit brutalement les yeux, le cœur battant. Il retint sa respiration jusqu’à ce que Bella recommence à ronfler. Puis il ferma les paupières et s’envola de nouveau vers Marilyn. Par un immense effort de volonté il se remémora la chambre. « Sors de la douche », répéta-t-il — intérieurement, cette fois. Il prêta l’oreille en retenant son souffle. On entendait juste la brise et les rires lointains des starlettes. Là ! Une porte s’ouvrit. Il entendit très distinctement des pieds nus sur le tapis. « Henry, mon chéri. » Ses oreilles ne le trompaient pas ! Il avait bel et bien entendu ! Son cœur battit à tout rompre dans sa poitrine et il ne put empêcher ses dents de claquer. Les pas avançaient sur le tapis. Ses mains tressaillirent. Il faillit hurler lorsque le lit s’affaissa de son côté. Elle était assise près lui ! Quant à lui, il était dans ses petits souliers, submergé par des vagues de chaleur. Une main lui caressa la joue. Une vraie main, chaude et sensuelle. Henry Shrivel en trembla de tout son corps. « Quel joli coquin tu fais. » La voix chaude et engageante de Marilyn le plongeait en plein délire. Elle était là ! Elle le touchait, il entendait sa voix, sentait le parfum de son corps, de ses cheveux. Tous ses sens proclamaient sa présence. « Embrasse-moi, Henry chéri », supplia-t-elle dans un souffle. On y était. C’était le test, le moment crucial entre tous. S’il savait se montrer à la hauteur, elle serait à lui pour toujours. Marilyn Taylor serait sienne. Il rassembla chaque parcelle de son énergie en une boule dure, explosive. Banda sa volonté à s’en faire palpiter les veines. « Embrasse-moi », supplia-t-elle. Lentement, prudemment, il leva les mains vers elle. Elles enserrèrent les épaules de Marilyn, l’attirèrent contre lui avec d’infinies précaution. Soudain, elle faillit s’évaporer. Il se concentra davantage. Elle revint. Elle était là, dans toute sa plénitude. Il sentait sa plantureuse poitrine contre lui. Le parfum trouble de son haleine l’enivrait. Lorsqu’elle posa ses lèvres brûlantes sur les siennes et que ses cheveux de soie cascadèrent sur son visage, il ne put dominer son tremblement. Il l’enlaça. Le peignoir s’ouvrit et elle pressa son corps contre le sien. Le sang de Henry Shrivel ne fit qu’un tour. Il avait réussi ! Il ouvrit les yeux. Surpris, il fronça les sourcils. Ce n’était pas l’après-midi, il faisait nuit noire. Tant pis. Elle était encore là, dans ses bras. Ils s’étreignirent en gémissant de plaisir. « Mais qu’est-ce qui se passe ? » La lumière l’aveugla. Il se redressa précipitamment, les yeux agrandis par la panique. Son regard se porta tour à tour sur l’expression ahurie de Marilyn Taylor d’un côté, et sur le visage de Bella, bouche bée, stupéfaite, de l’autre. « Henry Shrivel ! s’étrangla cette dernière. Qu’est-ce que c’est que ça ? — Oui ! dit Marilyn. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Henry retomba sur le dos, les yeux exorbités. La dernière chose qu’il vit avant de tomber en syncope fut le plafond de sa propre chambre. LES INSÉPARABLES Le téléphone sonna. Elle décrocha. « Allô ? — Gladys ? — Milton ? — Oui. Écoute ma chérie, j’ai bien peur de ne pas être là pour le dîner. — Mon pauvre chéri. C’est la banque ? Tu vas encore travailler tard ? — Non. » Elle crut l’entendre déglutir. « Gladys, j’ai été arrêté. — Arrêté ! » Ses yeux bruns s’agrandirent. « Ne t’inquiète pas, ma chérie, la rassura son mari. C’est une erreur idiote. « Mais pourquoi t’a-t-on arrêté, mon chou ? — La nuit dernière, on a assassiné une vieille dame pour lui dérober sa fortune et il paraît que je ressemble à l’assassin. — Mais, mon amour, c’est absurde ! s’écria-t-elle. — Je sais bien, ma chérie. Mais le fait est que je ne peux pas prouver le contraire. À l’heure du forfait, j’étais dans le quartier, en route pour le métro. — Mais c’est grotesque ! — Je sais, ma chérie, dit-il, contrit. Mais il y a des témoins qui prétendent m’avoir vu. — Mais c’est… » Ses mains se mirent à trembler. « Oh, Milton, mon biquet, qu’allons-nous faire ? — Eh bien, si tu pouvais me trouver un avocat… — Je m’en occupe tout de suite. Ne t’en fais pas, mon amour, tout va s’arranger. — Bien sûr que tout va s’arranger, ma Gladys. Bien sûr. » Malheureusement, ce ne fut pas le cas. L’affaire dégénéra en flagrante erreur judiciaire, en honte juridique, en affront aux droits les plus élémentaires. Sur de simples présomptions, Milton Freef fut jugé coupable d’avoir assommé une vieille dame en renversant sur elle un placard chinois et de s’être enfui avec ses économies. « … en conséquence de quoi nous vous condamnons à la chaise électrique », déclara le juge d’une voix monocorde. À ces mots, Gladys Freef s’effondra, entraînant dans sa chute les dossiers, le feutre et les lunettes à double foyer de l’avocat. « Oh, mon amour », murmura-t-elle à son mari quelques jours plus tard, lors d’une visite à la prison. « Je ne peux pas vivre sans toi. Si tu meurs, je ne te survivrai pas. — Courage, couina-t-il, le regard vitreux. L’appel déposé par notre avocat changera peut-être le cours des choses. — Oh Milton, mon amour, il le faut ! Il le faut absolument. » Mais rien ne modifia le cours des choses. Quant au véritable assassin, il dilapida son pactole en organisant une vaste beuverie dans le bar d’un hôtel de luxe, beuverie au cours de laquelle il prit le pari de parcourir à cloche-pied la balustrade d’une terrasse. Celle-ci se trouvant au quarantième étage, la chute s’avéra fatale. Au désespoir, Gladys fit l’acquisition d’un revolver. Des scrupules d’ordre religieux l’empêchant de se suicider, elle descendit dans la rue et tira une balle dans la tête du premier passant qui croisa son chemin, un certain Albert Somerset, 1911 Albemarle Road, Brooklyn, New York. Elle fut arrêtée, jugée et reconnue coupable de meurtre au premier degré. Son avocat plaida la démence, mais rien n’y fit. Gladys et Milton furent autorisés à se voir dans un parloir spécial, où visiteurs et visités étaient des détenus. « Oh, ma chérie, tu n’aurais pas dû faire ça, dit Milton en lui prenant mollement la main. — Il le fallait, mon tendre amour. Maintenant nous serons ensemble », répondit-elle, les yeux brillants. Ils soupirèrent et on les autorisa à s’embrasser avant de les séparer. Un juge sentimental condamna Gladys à être exécutée le même jour que son mari. Mais trois jours plus tard, un ancien collègue de Milton, Rockwell Asbury, revint à la banque après deux semaines de vacances. Dès qu’il eut vent de la condamnation, il se précipita au poste de police le plus proche. « Oui, dit-il, le soir où cette vieille dame a trouvé la mort, je marchais derrière Freef et je confirme qu’il a bien pris le métro. — Mais pourquoi ne pas avoir dit ça plus tôt ? » demanda le commissaire avec humeur. Asbury lui expliqua une fois de plus qu’il était en vacances au Québec, où il était allé pêcher la truite — mais n’avait attrapé qu’un rhume de cerveau. Milton fut innocenté et relâché. Le cœur lourd, il alla voir Gladys en prison. « Gladys, dit-il d’une voix caverneuse. Mon amour. — Oh, mon chéri, maintenant je vais mourir toute seule. » Elle tremblait de tous ses membres. « C’est trop cruel ! » Milton serra la main fébrile de Gladys dans ce qu’il estimait être une poigne de fer. « Gladys, mon amour, ne perds pas espoir, marmonna-t-il entre ses dents. Je ne t’abandonnerai pas. Nous resterons ensemble, ne t’inquiète pas. » Ce soir là, il acheta un pistolet chez un prêteur sur gages. Et, à l’instar de Gladys, tira sur le premier passant qu’il croisa : une certaine demoiselle Marilynne Francescatti, de Queens, qu’il atteignit au deuxième coup feu. À son arrivée, la police trouva Freef, enjoué, qui attendait. Il y eut un second procès. L’avocat de Milton plaida la folie, comme l’avait fait celui de Gladys. Avec aussi peu de succès. Freef fut condamné pour meurtre au premier degré et la date initialement prévue pour son exécution fut confirmée. Milton et Gladys se retrouvèrent au parloir spécial et se prirent tendrement la main. « Oh, Milton, mon amour, tu as fait ça pour moi ! — Oui ma chérie, répondit-il d’une voix rauque. À présent nous sommes de nouveau ensemble. ». On les reconduisit dans leur cellule respective. Tous deux satisfaits et résignés. Deux jours plus tard, le recours en appel de l’avocat de Gladys aboutit et sa peine fut commuée en internement à l’asile psychiatrique de l’État. Ses cris de protestation passèrent pour de la démence. On lui enfila une camisole de force et elle quitta la prison en hurlant et gesticulant. Dès qu’il apprit ce nouveau coup du sort, Milton sombra dans une profonde mélancolie, durant laquelle il s’évertua à résoudre ce cruel dilemme. Le matin suivant, en apportant son petit déjeuner au détenu Freef, les gardiens trouvèrent celui-ci à quatre pattes, nu comme un ver, en train de sauter aux murs en aboyant. Le psychiatre, soupçonneux et coutumier de tels simulacres, garda Milton en observation quelques jours. Mais lorsque ce dernier commença à se cogner la tête contre les murs, le médecin jugea que quelque chose ne tournait décidément pas rond. Il lui fit subir de nombreux examens, le soumettant notamment au détecteur de mensonges, qui révéla que Milton disait la vérité en affirmant être Cosme de Médicis. Le psychiatre le déclara atteint de sérieux troubles mentaux et, à regret, recommanda son internement à l’asile d’État. Enfin ! Milton Freef exultait intérieurement à la pensée de revoir sa Gladys bien-aimée. Il n’opposa qu’une résistance de pure forme quand on lui passa la camisole de force et qu’on l’emmena. À l’asile, il apprit que, deux jours plus tôt, Gladys avait réussi à convaincre le personnel qu’elle était normale. Elle avait donc quitté les lieux le matin même de bonne heure, gaie comme un pinson à l’idée de retrouver son époux chéri. Milton fut pris d’un tel accès de rage que ses tentatives d’explications furent ignorées et qu’il se retrouva dans une cellule capitonnée seul avec ses pensées. Incapable de vivre sans Gladys, il élabora un plan d’évasion des plus ingénieux : le jour de l’exécution de sa bien-aimée, il s’échapperait de l’asile, pénétrerait dans la prison où elle était enfermée et se ferait abattre. Ainsi, il la rejoindrait dans l’au-delà. Deux semaines et un jour plus tard, Freef, devenu docile, obtint la permission d’aller se promener en compagnie de son gardien. En passant derrière un hortensia, Milton fit une chose qu’il avait lue dans sa jeunesse : il sauta au cou du colosse et lui pressa la carotide. L’homme s’effondra, inanimé. Il ne restait plus à Milton qu’à escalader le grand mur en brique et à s’enfuir à toutes jambes. Quelques kilomètres plus loin, il vola un imperméable dans une ferme et, après avoir regagné la grand-route, fit de l’auto-stop. Une voiture s’arrêta. « Vous voulez monter ? demanda aimablement la vieille dame. — C’est votre voiture que je veux ! » répondit-il. Et, aussi délicatement que possible, il arracha la pauvre femme de sa voiture et l’expédia dans le fossé. Milton entama alors son long périple. Tout l’après-midi, il roula à cent trente à l’heure, le cœur en fête à la perspective de retrouver celle qu’il aimait. Vers dix heures du soir, le sommeil commença à le gagner. Il piqua du nez à plusieurs reprises, mais à chaque fois, il relevait la tête avec un regain d’énergie, des éclairs de colère dans ses yeux sombres. Rien ne l’empêcherait de retrouver Gladys. Néanmoins, à onze heures, il sombra et la voiture se déporta sur la gauche. Milton releva la tête, terrifié par la fourgonnette noire qui venait de surgir de la nuit, l’aveuglant de ses phares. « Oh, non ! » implora-t-il. Ce fut l’accident. Un épouvantable accident. Milton Freef, moribond, rampa hors des débris de la voiture, dont la propriétaire, heureusement pour elle, était bien assurée. « Gladys, se lamenta-t-il pitoyablement. Gladys… — Milton. » Est-ce qu’il rêvait ? Ou perdait-il la tête ? « Quoi ? murmura-t-il. Quoi ? » S’extirpant de l’épave de la fourgonnette noire, Gladys apparut. Centimètre par centimètre, ils se traînèrent l’un vers l’autre, leurs yeux vitreux rallumés par l’amour. « Gladys, est-ce vraiment toi, mon adorée ? — Oui, mon amour. Je… les ai persuadés… que j’étais… redevenue folle. Ils me reconduisaient à l’asile quand… » Leurs mains se touchèrent. « Enfin ensemble, soupira Gladys dont le martyre devenait une joie. Oh, mon chéri. — Oui, enfin ! sanglota Milton. Mon doux amour. » Puis, après un long baiser, ils expirèrent dans une apothéose de bonheur. Le grand gaillard les regardait avec compassion. Il soupira. « J’ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour vous. Après tout… vous êtes des meurtriers. » Il gloussa et hocha la tête. « Nous allons devoir vous séparer. Il se peut que dans un siècle ou deux on reconsidère votre cas, mais en attendant… » Il haussa les épaules et se frotta la corne gauche. « Pas de chance. » Puis il ajouta en souriant : « Bel effort quand même. » LES VISAGES DE JULIE Octobre Eddy Foster n’avait jamais remarqué cette fille au cours d’anglais. Non parce qu’elle s’asseyait derrière lui. Bien des fois, il s’était retourné pendant que le professeur Euston écrivait au tableau ou leur lisait un extrait de leur Manuel de Littérature. Bien des fois, il l’avait aperçue en entrant dans la salle de classe ou en la quittant. Il l’avait parfois croisée dans les couloirs ou sur le campus. Une fois, elle lui avait même touché l’épaule pendant un cours pour lui rendre un stylo qui était tombé de sa poche. Cependant, il ne l’avait jamais remarquée de la même façon que les autres filles. D’abord, elle n’avait pas de formes — ou si elle en possédait, elle les cachait sous des vêtements amples. Ensuite, elle n’était pas jolie et paraissait trop jeune. Enfin, elle avait une voix fluette et haut perchée. Il était donc pour le moins curieux qu’il la remarque ce jour-là. Depuis le début du cours, il n’avait cessé de fantasmer sur la rousse du premier rang. Dans son théâtre mental, il lui faisait jouer inlassablement – ainsi qu’à lui-même — une pièce d’un érotisme torride. Il s’apprêtait à lever le rideau sur un nouvel acte quand il entendit une voix derrière lui. « Professeur ? — Oui, Mlle Eldrige. » Eddy jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pendant que Mlle Eldrige posait une question sur Beowulf. Il vit son visage ingrat de petite fille, entendit sa voix hésitante, remarqua son ample pull jaune. Et soudain, une pensée s’imposa à lui. Il te la faut ! Eddy détourna aussitôt la tête, le cœur battant, comme s’il avait prononcé ces mots à voix haute. Il réprima un sourire. Quelle idée tordue. Se la faire, elle ? Cette fille sans formes ? Avec son visage de gamine ? Ce fut alors qu’il se rendit compte que c’était précisément ce visage qui lui avait inspiré une telle extravagance. Son aspect enfantin semblait toucher en lui un fond de perversité. Un petit bruit dans son dos. Il tourna de nouveau la tête. La fille avait laissé tomber son stylo et se penchait pour le ramasser. Un fourmillement lui parcourut la peau quand il vit le pull se tendre sous la pression d’un buste incontestablement féminin. Peut-être avait-elle des formes, après tout ? C’était encore plus excitant. Une enfant craignant de montrer son corps en plein épanouissement. Cette pensée alluma un feu sombre dans la tête d’Eddy. Eldridge, Julie, indiquait l’annuaire de la fac. St. Louis, Lettres & Sciences humaines. Comme il s’en doutait, elle n’appartenait à aucune confrérie ou club d’étudiants. Il regarda la photo, qui parut aussitôt s’animer dans son imagination – lui faisant voir un être timide, renfermé, vivant dans une coquille de refoulements. Il la lui fallait. Pourquoi ? Il se posait continuellement la question, mais nulle réponse logique ne lui venait. En tout cas, il ne se passait guère de temps sans qu’elle soit présente sur l’écran de son esprit — enfermée avec lui dans un bungalow du Hiway Motel, le radiateur mural leur faisant respirer une chaleur de four pendant qu’ils se roulaient dans la chair l’un de l’autre, lui et cette innocente dépravée. La cloche venait de sonner. Au moment où les étudiants quittaient la salle, Julie laissa échapper ses livres. « Attends, laisse-moi faire, dit Eddy. — Oh. » Elle resta immobile pendant qu’il s’affairait. Du coin de l’œil, il vit l’ivoire soyeux de ses jambes. Il réprima un frisson et se releva avec les livres. « Tiens. — Merci. » Elle baissa les yeux et une légère rougeur lui colora les joues. Elle n’était pas si mal que ça, songea Eddy. Et elle avait des formes. Pas extraordinaires, mais bien réelles. « Qu’est-ce qu’on est censés lire pour demain ? s’entendit-il demander. — Chaucer… « La Commère de Bath », non ? — Ah bon ? » File-lui un rencard, se dit-il. « Oui, je crois bien. » Il hocha la tête. Allez, vas-y, s’enjoignit-il. « Bon, eh bien… » dit Julie avant de tourner les talons. Eddy lui adressa un vague sourire et sentit son estomac se nouer. « À bientôt », dit-il. Debout dans le noir, il ne quittait pas sa fenêtre des yeux. À l’intérieur, la lumière s’alluma. Julie revenait de la salle de bains. Elle portait un peignoir en tissu éponge et tenait à la main une serviette, un gant de toilette et une boîte à savon en plastique. Elle posa la serviette et la boîte à savon sur son bureau et s’assit sur le lit. Immobile, Eddy l’observait sans ciller. Que faisait-il là ? s’interrogea-t-il. Si on le surprenait, il était bon pour une nuit au poste. Il devait partir. Julie se leva. Défit la ceinture de son peignoir et le laissa glisser à ses pieds. Eddy se figea. Sa bouche s’ouvrit, aspirant l’air humide. Elle avait le corps d’une femme – des hanches pleines, des seins rebondis. Et avec ce ravissant visage enfantin… Un souffle brûlant s’échappa des lèvres d’Eddy. Il murmura : « Julie, Julie, Julie… » Julie se détourna pour s’habiller. C’était une idée insensée. Il le savait mais ne parvenait pas à s’en défaire. Il avait beau s’efforcer de penser à autre chose, elle ne cessait de revenir à la charge. Il l’inviterait à voir un film dans un drive-in, verserait de la drogue dans son Coca et l’emmènerait au Hiway Motel. Pour assurer ses arrières, il la prendrait en photo et menacerait d’envoyer les clichés à ses parents si elle parlait. Une idée insensée. Il le savait, mais impossible de lui opposer la moindre résistance. Il fallait la mettre à exécution tout de suite, tant qu’elle n’était encore qu’une étrangère pour lui, une inconnue avec un visage d’enfant et un corps de femme. C’était ce qu’il désirait — surtout pas un individu. Non ! C’était de la folie ! Il sécha deux fois de suite son cours d’anglais. Prit sa voiture pour aller passer le week-end dans sa famille. Vit une ribambelle de films. Lut des magazines et fit de longues promenades. Persuadé qu’il finirait par chasser cette obsession. « Mlle Eldridge ? » Julie s’arrêta. Le soleil alluma des reflets dans ses cheveux quand elle se retourna. Elle est vraiment ravissante, se dit Eddy. « Je peux t’accompagner ? s’enquit-il. — Bien sûr. » Ils suivirent l’allée du campus. « Je me demandais, dit Eddy, si ça te ferait plaisir d’aller voir un film au drive-in vendredi soir. » Le calme de sa voix le surprit. « Oh. » Julie lui jeta un regard timide. « Qu’est-ce qu’on joue ? » Il le lui dit. « Ça me va. » Eddy avala sa salive. « Bon. Je passe te prendre à quelle heure ? » Plus tard, il se demanda si elle n’avait pas trouvé bizarre qu’il ne lui ait pas demandé où elle habitait. L’entrée de la maison où elle logeait était allumée. Eddy appuya sur la sonnette et attendit, tout en regardant deux papillons de nuit voleter autour de la lampe. Quelques instants plus tard, Julie vint lui ouvrir. Elle était presque belle, songea-t-il. Il ne l’avait jamais vue si bien habillée. « Salut, dit-elle. — Salut. Tu es prête ? — Le temps de prendre mon manteau. » Elle regagna sa chambre. C’était là qu’il l’avait vue nue ce fameux soir, son corps resplendissant dans la lumière. Eddy serra les dents. Il n’avait pas de souci à se faire. Elle ne se risquerait pas à parler quand elle verrait les photos qu’il allait prendre. Julie le rejoignit et ils se dirigèrent vers la voiture. Eddy lui ouvrit la portière. « Merci », murmura-t-elle. Au moment où elle s’installait, Eddy eut un aperçu de cuisses gainées de bas avant qu’elle ne tire sa jupe sur ses genoux. Il claqua la portière et contourna la voiture, la gorge parcheminée. Dix minutes plus tard, il engageait la voiture sur une rampe libre au dernier rang du drive-in. Après avoir coupé le moteur, il passa un bras à l’extérieur, décrocha le haut-parleur de son support et le fixa en haut de la portière. On passait un dessin animé. « Tu veux du pop-corn et un Coca ? » demanda-t-il, en proie à une brusque panique à l’idée qu’elle puisse refuser. « Oui. Merci. — Je reviens tout de suite. » Eddy s’extirpa de la voiture et, les jambes en coton, se dirigea vers le snack-bar. Il attendit au milieu de toute une bande d’étudiants, absorbé dans ses pensées. Une fois de plus, il refermait la porte du bungalow et la verrouillait, baissait les stores, allumait toutes les lumières, mettait le radiateur en route. Une fois de plus, il s’avançait vers le lit où gisait Julie, inconsciente, sans défense. « Oui ? » lança le serveur. Eddy sursauta. « Euh… deux pop-corns et deux Coca, un grand et un petit. » Il se sentit pris d’un tremblement convulsif. Il ne pouvait pas faire ça. Il risquait de se retrouver en prison pour le restant de ses jours. Il régla le serveur machinalement et repartit avec son plateau en carton. Les photos, idiot, se tança-t-il. Elles constituent ta protection. Un frisson de désir coléreux l’électrisa. Rien n’allait l’arrêter. En chemin, il versa le contenu du sachet dans le petit Coca. Julie était sagement assise quand il ouvrit la portière et se glissa à l’intérieur de la voiture. Le film avait commencé. « Voilà ton Coca. » Il lui tendit le petit gobelet ainsi que la boîte de pop-corn. « Merci. » Eddy concentra son attention sur le film. Il sentait son cœur tambouriner sourdement. Tels des insectes, des gouttes de transpiration lui dévalaient le long du dos et des flancs. Le pop-corn était sec et sans goût. Il ne cessait de boire du Coca pour s’humecter la gorge. Bientôt, pensa-t-il. Il pinça les lèvres sans quitter l’écran des yeux. Il entendait Julie grignoter son pop-corn, boire son Coca. À présent, ses pensées s’accéléraient : le verrou sur la porte, les stores baissés, la chambre pareille à un four illuminé tandis qu’ils se roulaient ensemble sur le lit. À présent, ils faisaient des choses auxquelles Eddy n’avait jamais songé, ou si peu — des choses démentes. C’était son visage, se dit-il. Ce maudit visage d’ange. Qui le poussait dans les voies les plus ténébreuses qu’il pouvait trouver. Il tourna les yeux vers Julie. Ses mains se rétractèrent si brusquement qu’il en renversa du Coca sur son pantalon. Le petit gobelet vide avait roulé sur le plancher de la voiture, la boîte de pop-corn reposait toute de guingois sur les genoux à découvert. La tête de Julie était renversée sur le dossier et, l’espace d’un horrible instant, Eddy crut qu’elle était morte. Puis elle laissa échapper un petit ronflement et tourna la tête vers lui. Il vit sa langue se déplacer, sombre et léthargique, sur ses lèvres. Soudain, il retrouva tout son calme. Il décrocha le haut-parleur de la portière et le remit en place à l’extérieur. Jeta les gobelets et les boîtes. Démarra, recula dans l’allée. Alluma ses veilleuses et sortit du drive-in. Hiway Motel. L’enseigne au néon clignotait trois ou quatre cents mètres plus loin. Une seconde, Eddy crut lire Complet et laissa échapper un sanglot angoissé. Puis il vit qu’il s’était trompé. Il tremblait encore quand il vira dans l’allée et s’arrêta devant la réception. Prenant son courage à deux mains, il se présenta à l’accueil et appuya sur la sonnette. Il était très calme et l’homme à qui il eut affaire lui fit remplir la fiche et lui donna la clé sans poser de question. Eddy gara sa voiture sous l’auvent ménagé à côté du bungalow. Il alla poser son appareil photo dans la chambre, puis ressortit. Il jeta un coup d’œil aux alentours. Personne en vue. Il se précipita vers la voiture, ouvrit la portière et transporta Julie jusqu’au seuil en faisant brièvement crisser le gravier sous ses chaussures. Il s’avança dans la pièce sombre et lâcha son fardeau sur le lit. Son rêve devenait réalité. La porte était verrouillée. Les jambes flageolantes, il fit le tour de la pièce, baissant les stores et allumant le chauffage au passage. Il trouva le commutateur près de la porte et l’actionna. Il alluma toutes les lampes et les débarrassa de leur abat-jour. Il en fit tomber un, qui alla rouler sur la carpette. Il le laissa où il était et s’approcha de Julie. Sa jupe était remontée jusqu’aux cuisses. Il pouvait voir le haut de ses bas et les attaches des jarretelles. Eddy déglutit et la redressa en position assise pour lui retirer son pull. Les doigts tremblants, il lui dégrafa son soutien-gorge et libéra ses seins. Puis il tira sur la fermeture éclair de sa jupe et l’en extirpa. Quelques secondes plus tard, elle était nue. Eddy la cala contre les oreillers pour la faire poser. Grand Dieu, quel corps ! Il ferma les yeux et frissonna. Non, se dit-il, d’abord le plus important. Prendre les photos, assurer ta sécurité. Après elle ne pourra plus rien contre toi ; elle aura bien trop peur. Il se leva, les nerfs tendus à tout rompre, et s’empara de son appareil photo. Il procéda à quelques réglages. La cadra dans le viseur. Et parla. « Ouvre les yeux. » Julie obéit. Le lendemain matin, il n’était pas encore six heures quand il arriva devant sa maison et remonta prudemment l’allée jusqu’à la petite cour sur laquelle donnait sa fenêtre. Il n’avait pas dormi de la nuit. Il avait les yeux secs et brûlants. Julie était allongée sur son lit, dans la position exacte où il l’avait laissée. Il la regarda un moment, son cœur battant à grands coups sourds. Puis il gratta le grillage du bout de l’ongle. « Julie », dit-il. Elle émit un marmonnement indistinct et se tourna sur le côté. À présent elle lui faisait face. « Julie. » Elle cligna des yeux. Fixa sur lui un regard hébété. « Qui est là ? dit-elle. — Eddy. Laisse-moi entrer. — Eddy ? » Brusquement, elle retint son souffle, eut un mouvement de recul, et il sut qu’elle se rappelait. « Laisse-moi entrer ou tu vas avoir des ennuis », murmura-t-il. Ses jambes s’étaient remises à trembler. Julie resta quelques secondes immobiles, les yeux rivés aux siens. Puis elle se leva et chaloupa jusqu’à la porte. Eddy contourna la maison et gravissait les marches de l’entrée lorsque Julie sortit. « Qu’est-ce que tu veux ? » murmura-t-elle. Encore à moitié endormie, avec ses vêtements et ses cheveux en désordre, elle était encore plus émoustillante. « Entrer, pour commencer. » Elle se raidit. « Non. — Très bien, alors viens, dit-il en la prenant brutalement par la main. On causera dans ma bagnole. » Elle le suivit jusqu’à sa voiture et, en se glissant à côté d’elle, il s’aperçut qu’elle grelottait. « Je vais mettre le chauffage », dit-il. Ce qui était de la dernière stupidité. Il était là pour la menacer, pas pour se montrer à ses petits soins. Rageusement, il démarra et s’arracha du trottoir. « Où allons-nous ? » demanda Julie. Il ne sut quoi répondre. Puis, brusquement, il songea à cet endroit en dehors de la ville où se rendaient les étudiants pour leurs tête-à-tête amoureux. Il n’y aurait personne à cette heure-ci. Eddy sentit un fourmillement gagner tout son corps et appuya sur l’accélérateur. Seize minutes plus tard, la voiture stationnait au milieu des bois silencieux. Un pâle brouillard flottait au ras du sol, telle une mer vaporeuse qui serait venue lécher les portières. Julie ne tremblait plus ; il faisait chaud à l’intérieur de la voiture. « Qu’est-ce que tu veux ? » répéta-t-elle d’une toute petite voix. Sans réfléchir, Eddy sortit les clichés de la poche intérieure de son blouson et les lui jeta sur les genoux. Julie resta muette. Elle se contenta de regarder fixement les photos entre ses doigts agités de petits mouvements convulsifs. « Juste au c… cas où tu songerais à téléphoner à la police », bredouilla Eddy. Il serra les dents. Dis-lui ! s’emporta-t-il. D’une voix dure, monocorde, il lui raconta tout ce qu’il avait fait la nuit précédente. Et Julie de pâlir, ses traits de se figer, ses mains de se crisper l’une contre l’autre. Dehors, le brouillard s’élevait autour des vitres comme un liquide crayeux, les encerclait. « Tu veux de l’argent ? murmura Julie. — Je veux que tu te déshabilles ! » Sa voix le surprit. Ce n’était pas la sienne. L’intonation en était trop malveillante, trop inhumaine. Puis Julie se mit à pleurnicher. Eddy sentit une fureur aveugle bouillonner en lui. Sa main partit en arrière et il la vit fuser dans un mouvement flou, l’entendit heurter la bouche de Julie, sentit la douleur cuisante qui explosait dans ses phalanges. « Enlève-moi tout ça ! » Sa voix lui parut assourdissante dans l’espace confiné de la voiture. Il cligna des yeux, chercha à retrouver son souffle, et ce fut dans une sorte de vertige qu’il regarda Julie enlever ses vêtements. Elle sanglotait, un filet de sang lui coulait au coin de la bouche. Non, ne fais pas ça, le supplia une voix dans sa tête. Ne fais pas ça. Elle s’éteignit rapidement quand il tendit vers Julie des mains qui ne semblaient plus lui appartenir… Quand il retourna chez lui, vers dix heures, il y avait du sang et des lambeaux de peau sous ses ongles. Quand il s’en aperçut, il en fut littéralement malade. Écroulé sur son lit, les lèvres tremblantes, il contemplait le plafond. C’est fini, se disait-il. Il avait les photos. Il n’avait plus besoin de la revoir. C’était la destruction assurée s’il la revoyait. Déjà, son cerveau lui faisait l’effet d’une éponge pourrissante, tellement gonflée de corruption que la pression de son crâne en faisait déborder le surplus dans ses pensées. Il essaya de dormir, mais ne pouvait s’empêcher de songer aux ecchymoses, griffures et marques de dents dont était couvert l’adorable corps de Julie. Il l’entendait encore hurler. Non, il ne la reverrait plus. Décembre Julie ouvrit les yeux et aperçut de petites ombres qui voletaient sur le mur. Elle tourna la tête et regarda par la fenêtre. Il commençait à neiger. Cette blancheur lui rappela le matin où Eddy lui avait montré les photos. Les photos. Voilà ce qui l’avait réveillée. Elle ferma les paupières et se concentra. Elles brûlaient. Elle voyait les tirages et les négatifs éparpillés dans un grand bac en émail — comme on en utilisait pour développer une pellicule. Des flammes s’en élevaient en crépitant tandis que le bac se couvrait de suie. Julie retint son souffle. Elle poussa plus loin son regard mental — lui faisant parcourir la pièce éclairée par les photos qui brûlaient dans le bac – jusqu’à ce qu’il s’arrête sur la forme brisée suspendue au crochet du placard. Elle soupira. Cela n’avait pas duré très longtemps. C’était l’ennui avec un mental comme celui d’Eddy. La faiblesse qui le lui avait rendu vulnérable n’avait pas tardé à le briser. Julie ouvrit les yeux, son visage de sale gamine plissé par un sourire. Bah, il y en avait d’autres. Elle étira langoureusement son corps maigrichon. Poser devant sa fenêtre, le Coca drogué, les photos au motel… tout cela devenait ennuyeux, même si elle devait reconnaître que cet endroit dans les bois était une merveille. Surtout à cette heure matinale, avec le brouillard dehors, la chaleur de four de la voiture. Elle garderait cela encore quelque temps ; et la violence, bien sûr. Au diable le reste. Elle trouverait mieux la prochaine fois. Philip Harrison n’avait jamais remarqué cette fille au cours de physique… SANS PAROLES L’homme à l’imperméable sombre arriva à German Corners le vendredi à deux heures et demie de l’après-midi. Il traversa la gare routière pour gagner la buvette, où il s’adressa à une petite femme aux cheveux gris, bien en chair, qui astiquait des verres. « S’il vous plaît, où puis-je trouver les autorités ? » La femme l’examina à travers ses lorgnons. Elle avait devant elle un homme qui allait vers la quarantaine, de haute taille, de belle apparence. « Les autorités ? répéta-t-elle. — Oui… comment dit-on ? Le constable ? Le… ? — Le shérif ? — C’est ça. » Il sourit. « Bien sûr. Le shérif. Où puis-je le trouver ? » Une fois renseigné, il sortit du bâtiment. Le ciel était couvert. La pluie n’avait cessé de menacer depuis qu’il s’était réveillé le matin, alors que l’autocar franchissait le dernier sommet pour s’engager dans Casca Valley. L’homme releva le col de son imperméable, glissa les mains dans ses poches et s’engagea d’un pas alerte dans la rue principale. À vrai dire, il se sentait terriblement coupable de n’être pas venu plus tôt ; mais il avait tellement eu à faire, tellement de problèmes à régler avec ses propres enfants. Tout en sachant que quelque chose n’allait pas chez Holger et Fanny, il n’avait pas pu quitter l’Allemagne avant ces derniers jours — alors qu’il y avait près d’un an qu’il n’avait plus de nouvelles des Nielsen. Dommage que Holger ait choisi un endroit si reculé pour sa part de l’expérience quadrilatérale. Le professeur Werner pressa le pas, impatient de savoir ce qui était arrivé aux Nielsen et à leur fils. Les progrès qu’ils avaient accomplis avec l’enfant étaient phénoménaux — un exemple pour eux tous. Même si, tout au fond de lui-même, Werner sentait qu’il s’était passé quelque chose de terrible, il espérait qu’ils étaient tous en vie et en bonne santé. Mais dans ce cas, comment expliquer ce long silence ? Werner secoua la tête d’un air inquiet. Se pouvait-il que ce soient les gens du bourg ? Elkenberg avait dû déménager à plusieurs reprises pour éviter les curiosités incessantes — parfois innocentes, plus souvent malveillantes — qu’attiraient ses travaux. Peut-être était-il arrivé quelque chose d’analogue à Nielsen. Le fonctionnement de la mentalité composite d’une petite ville pouvait parfois s’avérer catastrophique. Le bureau du shérif était situé au milieu du pâté de maisons suivant. Werner accéléra encore le pas sur le trottoir étroit, poussa la porte et entra dans une pièce spacieuse et bien chauffée. « Oui ? fit le shérif en levant les yeux de ses papiers. — Je recherche une famille du nom de Nielsen. » Le shérif Harry Wheeler fixa un regard interdit sur l’homme de haute taille. Cora Wheeler repassait le pantalon de Paul quand retentit la sonnerie du téléphone. Elle posa son fer, traversa la cuisine et décrocha le combiné mural. « Oui ? — Cora, c’est moi. » Son visage s’assombrit. « Quelque chose qui ne va pas, Harry ? » Silence au bout du fil. « Harry ? — Le type d’Allemagne est ici. » Cora demeura immobile, contemplant le calendrier accroché au mur, dont les chiffres se brouillaient sous ses yeux. « Cora, tu m’entends ? » Elle avala péniblement sa salive. « Oui. — Je… il faut que je l’amène à la maison. — Je sais », murmura-t-elle. Après avoir raccroché, elle fit demi-tour pour aller lentement jusqu’à la fenêtre. Il va pleuvoir, se dit-elle. La nature s’y entendait pour créer l’atmosphère adéquate. Tout à coup, ses yeux se fermèrent, ses poings se crispèrent. « Non. » C’était un cri étouffé. « Non. » Quelques instants plus tard, ses paupières se rouvrirent sur des yeux brillants de larmes qui se fixèrent sur la route. Comme frappée d’engourdissement, elle songeait au jour où le garçon lui était échu. Si la maison n’avait pas pris feu en plein milieu de la nuit, il y aurait peut-être eu une chance. Elle était située à trente kilomètres de German Corners, mais la route nationale en couvrait vingt et les dix derniers — dix kilomètres d’un chemin de terre qui grimpait vers le nord en plein bois — auraient pu être négociés s’il y avait eu plus de temps. En fait, la maison était déjà un mur de flammes quand Bernard Klaus avait remarqué l’incendie. Klaus et sa famille habitaient à quelque huit kilomètres sur Skytouch Hill. Il s’était levé vers une heure et demie du matin pour boire un verre d’eau. La fenêtre de la salle de bains était orientée plein nord, ce qui avait permis à Klaus d’apercevoir, aussitôt entré, le point rougeoyant dans les ténèbres. « Gott’n’immel ! » s’était-il exclamé dans son effarement avant de se précipiter dans l’escalier, puis, en tâtonnant le long du mur, dans le salon. « Y a le feu chez les Nielsen ! » avait-il éructé quand ses tours de manivelles eurent arraché la standardiste de nuit à son somme. L’heure, l’éloignement et un autre détail avaient condamné la maison. German Corners ne possédait pas de caserne de pompiers. La sécurité de ses habitations en pierre et en bois dépendait du volontariat. Dans le bourg même, cela ne posait pas de problèmes sérieux. Mais il en allait autrement pour les maisons de la périphérie. Le temps que le shérif Wheeler ait réuni cinq hommes et les ait conduits dans le vieux camion, la maison était perdue. Tandis que quatre hommes déversaient de dérisoires gerbes d’eau sur le feu d’enfer qui bondissait en crépitant, Wheeler et son adjoint, Max Ederman, avaient fait le tour de la maison. Pas moyen d’entrer. Ils restèrent à l’écart, les bras levés pour se protéger du souffle ardent du brasier, grimaçant sous la chaleur. « Ils sont fichus ! » hurla Ederman par-dessus le grondement des flammes attisées par le vent. Le shérif en était malade. « Le gamin », dit-il, mais Elderman ne l’entendit pas. Seule une trombe d’eau aurait pu éteindre l’incendie de la vieille maison. Les six hommes ne pouvaient qu’empêcher le feu de gagner les bois en bordure de la clairière. Silhouettes silencieuses, ils parcouraient les abords de la grande auréole lumineuse, écrasant des foyers d’étincelles sous leurs semelles, arrosant à l’occasion les buissons et les branchages qui s’embrasaient. Ils découvrirent le jeune garçon au moment où le gris de l’aube commençait à souligner les hauteurs à l’est. Wheeler s’efforçait d’approcher suffisamment d’une fenêtre pour jeter un coup d’œil à l’intérieur quand il avait entendu un cri. Tournant les talons, il s’était précipité vers l’épais rideau d’arbres qui s’élevait à flanc de colline à une douzaine de mètres derrière la maison. Avant qu’il ait atteint le sous-bois, Tom Poulter en sortait, sa mince carcasse chancelant sous le poids de Paal Nielsen. « Où tu l’as trouvé ? » Wheeler se saisit des jambes du petit garçon pour soulager le vieil homme. « Un peu plus bas, haleta Poulter. Etendu par terre. — Il a des brûlures ? — On ne dirait pas. Son pyjama est intact. — Passe-le-moi. » Il souleva Paal dans ses bras puissants et tomba sur deux grands yeux aux pupilles vertes qui le regardaient, ébahis. « Tu es réveillé », s’étonna-t-il. L’enfant continuait de le regarder sans émettre un son. « Ça va, fiston ? » insista Wheeler. Il aurait aussi bien pu tenir une statue, tant le corps de Paal était inerte, ses traits figés de stupeur. « Il faut l’envelopper dans une couverture », murmura le shérif en aparté tout en se dirigeant vers le camion. Ce faisant, il remarqua que l’enfant regardait désormais la maison en flammes, son visage arborant la rigidité d’un masque. « Le choc nerveux », marmonna Poulter, et le shérif hocha lugubrement la tête. Ils essayèrent de l’allonger sur la banquette de la cabine et de placer une couverture sur lui, mais il gardait le buste droit, sans mot dire. Le café que Wheeler tenta de lui faire avaler coula de ses lèvres sur son menton. Les deux hommes restèrent debout près du véhicule tandis que Paal continuait de regarder fixement la maison qui brûlait de l’autre côté du pare-brise. « Mal en point, dit Poulter. Peut pas parler, ni pleurer, ni rien. — Il n’a pas de brûlures, observa Wheeler, perplexe. Comment a-t-il pu s’échapper de la baraque sans se brûler ? — Peut-être que ses parents se sont sauvés aussi. — Dans ce cas, où sont-ils ? » Le vieil homme secoua la tête. « J’en sais rien, Harry. — Bon, le mieux est de le conduire chez moi et de le confier à Cora. On ne peut pas le laisser ici. — Alors je vais t’accompagner. Faut que je trie le courrier pour la distribution. — D’accord. » Wheeler alla dire aux quatre autres hommes qu’il leur ramènerait des remplaçants et de quoi manger dans à peu près une heure. Puis Poulter et lui s’installèrent dans la cabine à côté de Paal, Wheeler au volant. Celui-ci enfonça le démarreur du bout de sa botte. Le moteur toussa, ahana puis finit par démarrer. Le shérif le fit tourner jusqu’à ce qu’il soit chaud, puis enclencha la première. Le camion s’engagea lentement dans le chemin de terre qui menait à la route nationale. Tant que la maison en flammes resta visible, Paal garda les yeux fixés dessus par la lunette arrière, les traits toujours aussi figés. Puis, lentement, il se retourna, faisant glisser la couverture de ses frêles épaules. Tom Poulter la remit en place. « Tu as assez chaud ? » s’enquit-il. L’enfant silencieux le regarda comme s’il n’avait jamais entendu une voix humaine de sa vie. Dès qu’elle entendit le camion quitter la route, la main de Cora Wheeler s’activa sur les boutons de la cuisinière. Avant que les pas de son mari retentissent sur les marches de la véranda à l’arrière de la maison, des tranches de bacon grillaient dans la poêle, des crêpes brunissaient sur le grill et un reste de café chauffait. « Harry. » Une note de détresse pleine de compassion perça dans sa voix quand elle vit le petit garçon dans les bras de son mari. Elle se porta aussitôt à leur rencontre. « Mettons-le au lit, dit Wheeler. Je crois qu’il est en état de choc. » Cora était svelte. Elle s’élança dans l’escalier, ouvrit la porte de ce qui avait été la chambre de David et alla vers le lit. Quand Wheeler passa le seuil, les couvertures étaient déjà rabattues et elle branchait une couverture chauffante. « Il est blessé ? demanda-t-elle. — Non. » Il déposa Paal sur le lit. « Pauvre petit, murmura-t-elle en bordant le corps frêle de l’enfant. Pauvre petit. » Elle caressa ses cheveux blonds et doux, les lui repoussant en arrière du front, et lui sourit. « Allez, dors, mon chéri. Tout va bien. Dors. » Debout derrière elle, Wheeler vit le garçonnet de sept ans fixer Cora avec cette même expression hébétée, sans vie, dont il ne s’était pas départi une seule fois depuis que Tom Poulter l’avait ramené des bois. Le shérif redescendit à la cuisine. Il téléphona pour organiser la relève, puis alla retourner les crêpes et le bacon et se servit une tasse de café. Il le buvait quand Cora revint s’affairer au fourneau. « Est-ce que ses parents… ? commença-t-elle. — Je ne sais pas. » Wheeler secoua la tête. « On n’a pas pu approcher de la maison. — Mais le petit… ? — Tom Poulter l’a trouvé dehors. — Dehors ? — On ne sait pas comment il est sorti. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il était là. » Sa femme se tut. Elle fit glisser les crêpes dans une assiette qu’elle plaça devant lui avant de lui poser la main sur l’épaule. « Tu as l’air fatigué. Tu veux aller au lit ? — Plus tard. » Elle inclina la tête, puis, après lui avoir tapoté l’épaule, se détourna. « Le bacon sera prêt dans un instant. » Il laissa échapper un vague grognement. Puis, tout en arrosant ses crêpes de sirop d’érable, il déclara : « À mon avis, ils sont morts, Cora. Un incendie effrayant. Tout brûlait encore quand je suis parti. On n’a rien pu faire. — Ce pauvre petit… » Debout devant la cuisinière, elle regardait son mari manger sans entrain. « J’ai essayé de le faire parler, reprit-elle en secouant la tête, mais il n’a pas lâché un mot. — Nous non plus, on n’a pas réussi à lui arracher un mot. Il se contente de regarder dans le vide. » Il fixa la table tout en mastiquant d’un air pensif. « Comme s’il ne savait même pas parler », ajouta-t-il. Peu après dix heures du matin la trombe d’eau arriva — sous la forme d’une averse — et la maison encore embrasée crachota et siffla jusqu’à n’être plus qu’une ruine calcinée baignant dans la fumée. Les yeux rouges de fatigue, Wheeler resta immobile dans la cabine du camion en attendant que le déluge se calme. Puis, avec un grognement venu du fond de sa poitrine, il ouvrit la portière et se laissa glisser à terre. Il releva le col de son ciré, enfonça un peu plus son stetson sur son crâne et contourna par l’arrière le véhicule bâché. « Allons-y », dit-il d’une voix rauque. Il pataugea dans la boue collante jusqu’à la maison. La porte d’entrée était encore debout. Wheeler et les autres la contournèrent et passèrent par-dessus le mur écroulé du salon. Le shérif sentait les ondes de chaleur qui montaient encore des poutres rougeoyantes et la puanteur étouffante des tapis et garnitures à la fois humides et fumants finissait de lui retourner l’estomac. Il s’avança sur des livres à demi consumés, faisant craquer les reliures grillées sous son poids. Il gagna le couloir, respirant entre ses dents serrées, tandis que la pluie crépitait sur ses épaules et son dos. J’espère qu’ils ont pu s’échapper, songeait-il, je prie le ciel qu’ils aient eu cette chance. Mais non. Ils étaient encore dans leur lit, n’ayant plus rien d’humain, horribles masses carbonisées, désarticulées, à la vue desquelles le visage de Wheeler se décomposa. Un des hommes poussa du bout d’une branche humide un objet qui gisait sur le matelas. « Une pipe, Wheeler l’entendit-il dire par-dessus le tambourinement de la pluie. L’a dû s’endormir en la fumant. — Allez chercher des couvertures, commanda Wheeler. Vous les mettrez à l’arrière du camion. » Deux des hommes tournèrent les talons sans mot dire et Wheeler les entendit s’éloigner au milieu des décombres. Il était incapable de détourner les yeux du professeur Holger Nielsen et de sa femme Fanny, réduits à une grotesque imitation du beau couple qu’il se rappelait – le grand et solide Holger, au calme impérieux ; la svelte Fanny, aux cheveux auburn, au visage doux, aux joues roses de… Brusquement, le shérif fit demi-tour et quitta la pièce à pas lourds, manquant de trébucher sur une poutre écroulée. L’enfant… qu’allait-il advenir de lui à présent ? C’était la première fois de sa vie que Paal quittait cette maison. Ses parents étaient le centre de son univers, Wheeler le savait. Pas étonnant qu’il ait eu cet air d’incompréhension stupéfaite. Mais comment pouvait-il savoir que son père et sa mère étaient morts ? En traversant le salon, le shérif vit un de ses hommes qui examinait un livre à moitié calciné. « Regardez », lui dit celui-ci en le lui tendant. Wheeler y jeta un coup d’œil, enregistrant le titre au passage : L’esprit, cet inconnu. Il se détourna, les nerfs à vif. « Pose-moi ça ! » aboya-t-il. Puis il quitta la maison à grandes enjambées. Hanté par la vision des Nielsen sur leur lit. Et autre chose aussi. Une question. Comment Paal était-il sorti de la maison ? Paal s’éveilla. Un long moment, il contempla les ombres sans forme qui dansaient au plafond. Dehors, il pleuvait. Le vent bruissait dans les feuilles derrière la fenêtre, c’était lui qui projetait ces ombres mouvantes dans cette chambre inconnue. Paal resta immobile dans la tiédeur du lit, l’air frisquet lui picotant les poumons, lui refroidissant les joues. Où étaient-ils ? Paal ferma les yeux et s’efforça de percevoir leur présence. Ils n’étaient pas dans la maison. Alors, où ? Où étaient son père et sa mère ? Les mains de ma mère. Paal se vida complètement l’esprit pour ne s’attacher qu’au symbole déclencheur. Elles reposaient sur le velours noir de sa concentration — de belles mains pâles, douces au toucher, au toucher doux, le mécanisme capable de lui porter l’esprit au niveau approprié de clairvoyance. Dans sa propre maison, cela n’aurait pas été nécessaire. Son propre foyer était empli de la perception de ses parents. Tout objet touché par eux était doué du pouvoir de rendre leur esprit proche. L’air même paraissait chargé de leur présence attentionnée, empreint de la constance de leur sollicitude. Mais pas ici. Il lui fallait s’élever au-dessus de la pesanteur radicalement étrangère de cet « ici ». Par conséquent, j’ai la conviction que chaque enfant naît avec cette capacité instinctive. Les mots dont son père lui avait fait don réapparaissaient comme une toile d’araignée emperlée de rosée entre les doigts des mains maternelles. Il les en débarrassa. Les mains étaient de nouveau libres, caressant lentement les ténèbres de son centre mental. Il avait les yeux clos ; des rides lui marquaient le front, sa mâchoire contractée était exsangue. Le niveau de conscience, comme des eaux en crue, s’éleva. Ses sens suivirent, sans sollicitation aucune. Les sons ouvrirent le lacis de leur labyrinthe — le cinglement, le tambourinement, le ruissellement de la pluie ; l’enchevêtrement des souffles du vent dans l’air, les arbres et les avant-toits ; les craquements de la maison ; le moindre murmure signalant un mouvement. Le sens olfactif se déploya jusqu’à se transformer en un nuage d’odeurs entêtantes — bois et laine, brique mouillée, poussière, linge amidonné aux douces senteurs. Sous ses doigts sensibilisés une trame devint apparente — fraîcheur et chaleur, poids des couvertures, pression délicate des draps froissés. Dans sa bouche le goût de l’air froid, de la vieille maison. Pour la vue, seulement les mains. Silence ; absence de réponse. Jamais il n’avait dû attendre aussi longtemps des réponses. D’habitude, elles l’inondaient sans difficulté. Les mains de sa mère devenaient plus nettes. Elles palpitaient de vie. Sans s’en rendre compte, il s’éleva au delà. Ce premier niveau sert de base à des phénomènes plus importants. Les paroles de son père. Jusqu’à présent, il n’avait jamais dépassé ce premier niveau. Plus haut, plus haut. Comme des mains fraîches qui l’auraient entraîné vers des hauteurs à l’air raréfié. Des filets d’extrême conscience se tendaient vers le sommet, cherchant désespérément un point où s’accrocher. Les mains commencèrent à se fragmenter en nuages. Les nuages se dispersèrent. Il lui semblait flotter vers les décombres noircis de son foyer, la pluie formant un rideau de dentelle luisante devant ses yeux. Il vit la porte d’entrée debout, attendant sa main. La maison se rapprocha. Elle baignait dans des langues de brume. Plus près, plus près… Paal, non. Son corps frissonna sur le lit. Son cerveau se givra. La maison disparut soudain, emportant avec elle l’atroce image de deux silhouettes noires gisant sur… Paal sursauta, les yeux écarquillés, les membres rigides. La vision rentra en tourbillon dans sa cachette. Une seule chose demeura. Il savait qu’ils n’étaient plus là. Il savait qu’ils l’avaient guidé, dans son sommeil, hors de la maison. Alors même qu’ils étaient en train de brûler. Ce soir-là, ils comprirent qu’il était incapable de parler. Sans raison apparente, pensaient-ils. Sa langue était là, sa gorge paraissait saine. Wheeler lui avait fait ouvrir la bouche pour s’en assurer. Mais Paal ne parlait pas. « C’était donc ça », dit le shérif en secouant la tête d’un air pénétré. Il était près de onze heures. Paal était de nouveau endormi. « Quoi ça ? » Cora brossait ses cheveux blond foncé devant le miroir de la coiffeuse. « Nos diverses tentatives, à Mlle Frank et à moi, pour persuader les Nielsen d’envoyer leur enfant à l’école. » Il suspendit son pantalon au dossier de la chaise. « La réponse était toujours non. À présent, je comprends pourquoi. » Elle le regarda dans la glace. « Il doit y avoir quelque chose qui cloche chez lui, Harry. — Dans ce cas, nous pouvons toujours le faire examiner par le docteur Steiger, mais je ne crois pas. — Pourtant, c’étaient des universitaires. Ils n’avaient aucune raison de ne pas lui apprendre à parler. À moins qu’il n’ait pas pu. » Wheeler secoua de nouveau la tête. « C’étaient des gens bizarres, Cora. Ils n’étaient pas très causants eux-mêmes. Comme s’ils étaient au-dessus de ça… ou je ne sais quoi. » Il émit un grognement écœuré. « Pas étonnant qu’ils aient refusé d’envoyer le gosse à l’école. » Il se laissa choir sur le lit en soupirant, ôta ses bottes et ses chaussettes. « Quelle journée, murmura-t-il. — Tu n’as rien trouvé dans la maison ? — Rien. Pas le moindre papier d’identité. La maison est en cendres. Rien qu’un tas de bouquins qui ne nous mènent nulle part. — N’y a-t-il aucun moyen de… ? — Les Nielsen n’ont jamais eu de compte en ville. Et ils n’étaient même pas naturalisés, si bien que le professeur ne figure pas sur les listes de mobilisation. — Ah. » Cora s’observa un instant dans le miroir ovale. Puis son regard s’abaissa sur la photo posée sur le dessus de la coiffeuse — David à neuf ans. Le petit Nielsen ressemblait beaucoup à David, songea-t-elle. Même taille, même constitution. Peut-être David avait-il les cheveux un peu plus foncés, mais… « Qu’est-ce qu’il va devenir ? demanda-t-elle. — Mystère. Il va falloir attendre la fin du mois, sans doute. Tom Poulter dit que les Nielsen recevaient trois lettres à la fin de chaque mois. En provenance d’Europe, à l’en croire. Il va donc falloir les attendre, puis écrire aux adresses des expéditeurs. Peut-être que l’enfant a des parents là-bas. — En Europe, dit-elle comme si elle ne s’adressait qu’à elle-même. Si loin. » Wheeler émit un grommellement, puis rabattit les couvertures et se laissa lourdement tomber sur le matelas. « J’suis vanné », marmonna-t-il. Il contempla le plafond. « Viens te coucher. — Tout à l’heure. » Elle continua de se brosser machinalement les cheveux jusqu’à ce que les ronflements de son mari brisent le silence. Alors, sans bruit, elle se leva et traversa le couloir. Le clair de lune faisait couler une rivière laiteuse en travers du lit. Elle baignait les petites mains immobiles de Paal. Cora resta longtemps dans l’ombre à regarder ces mains. Un instant, elle crut que c’était de nouveau David qui reposait là, dans son lit. Encore ce bruit. Comme des coups de matraque sans fin sur son esprit en alerte, il palpitait, vibrait en lui en un vacarme aussi confus que continu. Il sentait qu’il s’agissait d’une forme de communication, mais cela lui faisait mal aux oreilles, enchaînait sa conscience, opposait des murs épais, infranchissables, à l’afflux de ses pensées. Parfois, à l’occasion d’un rare silence, il devinait une fissure dans la muraille et, l’espace de quelques instants, saisissait des fragments — comme un animal qui attrape des miettes de nourriture avant que les mâchoires du piège ne se referment. Et puis le bruit recommençait, montant et retombant en une succession sans rythme qui l’ébranlait, l’écorchait, s’acharnait sur la surface vive, brillante, de la compréhension jusqu’à la rendre sèche, douloureuse et imprécise. « Paal », dit-elle. Une semaine avait passé ; il en restait encore une avant que les lettres n’arrivent. « Paal, on ne te parlait jamais ? Paal ? » Des poings qui frappaient des mécanismes délicats. Des mains qui forçaient sa sensibilité à s’aventurer hors des replis vibrants de son esprit. « Paal, ne sais-tu pas ton nom ? Paal ? Paal. » Rien d’anormal chez lui sur le plan physique. Le docteur Steiger s’en était assuré. Il n’y avait aucune raison pour qu’il ne parle pas. « On te montrera, Paal. Tout va bien, mon chéri. On t’apprendra. » Autant de coups de couteau dans la trame de la conscience. « Paal. Paal. » Paal. C’était lui-même. Cela, il le sentait. Mais ses oreilles percevaient tout autre chose, un son mort, déprimant, isolé et lamentable, sans la légion d’associations étroites qui existaient dans son esprit. En pensée, son nom était plus qu’une succession de lettres. C’était lui, toutes les facettes de sa personnalité et de sa signification pour lui, pour son père et sa mère, pour sa vie même. Quand ils l’appelaient ou pensaient son nom, c’était plus que le petit noyau dur qu’en faisait le son. C’était tout un ensemble entrelacé en un éclair de connaissance, sans l’entrave du son. « Paal, tu ne comprends pas ? C’est ton nom. Paal Nielsen. Tu ne comprends pas ? » Des roulements de tambour, des coups sourds sur sa sensibilité à vif. Le son qui le matraquait. Paal. Paal. Qui essayait de lui faire lâcher prise pour le jeter dans la gueule du bruit. « Paal. Essaie, Paal. Répète après moi. Pa-al. Pa-al. » Se dérobant, il la fuyait, pris de panique, et elle le suivait jusqu’à l’endroit où il se blottissait, près du lit de son fils à elle. Ensuite venaient de longs moments de paix. Elle le prenait dans ses bras et, comme si elle avait compris, ne parlait plus. Le silence succédait au tintamarre dans son esprit. Elle lui caressait les cheveux et séchaient sous les baisers ses larmes sans sanglots. Il se serrait contre sa chaleur et, comme un animal craintif, son esprit émergeait à nouveau de sa cachette — pour sentir le flot de compréhension qui émanait de cette femme. Une sensation qui n’avait pas besoin de son. L’amour — sans paroles, sans embarras, dans toute sa beauté. Ce matin-là, le shérif s’apprêtait à quitter la maison quand le téléphone sonna. Il s’arrêta dans le vestibule pendant que Cora prenait la communication. « Harry ! l’entendit-il appeler. Tu es encore là ? » Il revint dans la cuisine et prit le combiné des mains de sa femme. « Wheeler à l’appareil, annonça-t-il. — Ici Tom Poulter, Harry, dit le postier. Les lettres sont là. — J’arrive. » Et Wheeler raccrocha. « Les lettres ? » demanda sa femme. Il hocha la tête. « Oh », fit-elle, si bas qu’il l’entendit à peine. Quand il se présenta au bureau de poste vingt minutes plus tard, Poulter fit glisser les trois lettres sur le comptoir. Le shérif les ramassa. « Suisse, Suède, Allemagne, lut-il sur les cachets. — Elles sont là toutes les trois, dit Poulter. Comme d’habitude. Le trente du mois. — J’imagine que je n’ai pas le droit de les ouvrir ? — Tu sais bien que je te dirais oui si je pouvais, Harry. Mais le règlement, c’est le règlement. Tu le sais. Je dois les renvoyer intactes. C’est le règlement. — Très bien. » Wheeler sortit son stylo et recopia les adresses des expéditeurs dans son carnet. « Merci. » Quand il rentra, à quatre heures de l’après-midi, sa femme était dans la pièce de devant avec Paal. Le visage de l’enfant reflétait des émotions confuses — le désir de faire plaisir joint à l’envie craintive de fuir ce que les sons avaient de déconcertant. Assis près de Cora sur le divan, il paraissait au bord des larmes. « Oh, Paal », disait-elle au moment où Wheeler fit son apparition. Elle entoura de ses bras l’enfant tremblant. « Tu n’as rien à craindre, mon chéri. » Elle aperçut son mari. « Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ? » se plaignit-elle. Il secoua la tête. « Je n’en sais rien. N’empêche qu’on aurait dû le mettre à l’école. — Ce n’est guère possible tant qu’il est dans cet état. — On ne peut le mettre nulle part tant qu’on ne sait pas de quoi il retourne. Je vais écrire à ces gens ce soir. » Dans le silence, Paal sentit une brusque bouffée d’émotion chez la femme et leva vivement les yeux vers son visage affligé. Le chagrin. Il le sentait couler d’elle comme du sang d’une blessure mortelle. Et pendant qu’ils dînaient dans un silence presque total, Paal continua de percevoir la tristesse tragique de la femme, comme s’il entendait des sanglots quelque part au loin. Le silence se prolongeant, il commença à saisir des bribes de souvenirs dans cet esprit en proie à la douleur. Il voyait le visage d’un autre garçon. Mais celui-ci tourbillonnait, s’effaçait, et c’était maintenant le sien qui occupait les pensées de la femme. Les deux visages, tels des spectres en guerre, se superposaient tour à tour, se disputant la suprématie sur l’esprit de la femme. Tout disparut derrière des portes noires brusquement refermées quand elle dit : « J’imagine qu’il faut que tu leur écrives. — Tu le sais bien, Cora. » Silence. Retour de la douleur. Et quand elle le borda dans son lit, il la regarda avec une pitié si tendre, si évidente, qu’elle se détourna en hâte et qu’il sentit des ondes de chagrin déferler en lui jusqu’à ce que le bruit de ses pas ne soit plus perceptible. Et même encore, comme de vagues battements d’ailes dans la nuit, il percevait son pitoyable désespoir qui errait dans la maison. « Qu’est-ce que tu écris ? » s’enquit-elle. Wheeler releva les yeux de son bureau alors que le septième coup de minuit sonnait dans l’entrée. Cora vint poser le plateau près du coude de son mari. L’arôme du café qui venait de passer lui emplit les narines quand il tendit la main vers la cafetière. « Je leur expose la situation, c’est tout. L’incendie. La mort des Nielsen. Je leur demande s’ils sont apparentés à l’enfant où s’ils lui connaissent des parents dans leur pays. — Et si ceux-là ne font pas mieux que ses père et mère ? — Voyons, Cora, dit-il en ajoutant un peu de crème fraîche à son café, je croyais qu’on avait déjà discuté de tout ça. Ce ne sont pas nos affaires. » Elle pinça ses lèvres pâles. « Un enfant effrayé, c’est mon affaire, protesta-t-elle. Peut-être que tu… » Elle se tut devant le regard patient de son mari, où ne se lisait aucune intention de querelle. « N’empêche, fit-elle en détournant les yeux. C’est la vérité. — Cela ne nous regarde pas, Cora, insista-t-il, sans voir qu’elle avait les lèvres qui tremblaient. — Comme ça il continuera à rester muet, je suppose ! À avoir peur de son ombre ! » Elle lui fît de nouveau face. « C’est criminel ! explosa-t-elle sur un ton où se mêlaient l’amour et la colère. — Il faut en passer par là, Cora, dit-il sans s’énerver. C’est notre devoir. — Le devoir. » Elle lui fit écho d’une voix sans vie. Elle ne dormait pas. Le ronflement d’Harry dans les oreilles, elle contemplait les ombres dansantes du plafond tandis qu’une scène se déroulait dans sa tête. Un après-midi d’été. Un coup de sonnette à la porte de service. Des hommes debout sur la véranda, parmi lesquels John Carpenter, les bras chargés d’une forme immobile dissimulée sous une couverture, le visage sans expression. Dans le silence, un bruit de gouttes d’eau sur les planches recuites par le soleil — lentes, irrégulières, comme les battements d’un cœur à l’agonie. Il se baignait dans le lac, Ma’me Wheeler, et… Elle frissonna sur le lit, comme ce jour-là – hébétée, muette. Le long de ses flancs, ses mains n’étaient plus que de petites choses blanches, recroquevillées, tordues par l’angoisse qui lui revenait en mémoire. Toutes ces années à attendre, à attendre et à attendre qu’un enfant ramène de la vie dans la maison. Au petit déjeuner, elle avait les yeux cernés, les traits tirés. Elle allait et venait dans la cuisine d’un pas décidé, faisant glisser des œufs ou des crêpes dans l’assiette de son mari, lui versant du café, le tout sans un mot. Puis il l’avait embrassée avant de partir et, debout devant la fenêtre du salon, elle le regardait marcher lourdement vers la voiture. Longtemps après son départ, elle avait toujours les yeux fixés sur les trois lettres qu’il avait coincées dans la pince latérale de la boîte. Quand Paal descendit, il lui sourit. Elle lui déposa un baiser sur la joue, puis resta debout derrière lui, sans un mot, à l’observer pendant qu’il buvait son jus d’orange. Sa façon de se tenir sur sa chaise, de se saisir de son verre – cela ressemblait tellement à… Pendant que Paal mangeait ses céréales, elle alla prendre les trois lettres de la boîte pour les remplacer par trois autres de sa main — au cas où son mari demanderait au facteur s’il avait bien ramassé trois lettres chez eux ce matin. Et quand elle eut servi ses œufs à Paal, elle descendit à la cave pour jeter les lettres dans la chaudière. Celle pour la Suisse brûla d’abord, puis celles pour l’Allemagne et la Suède. Elle les remua avec un tisonnier jusqu’à ce que tous les morceaux, transformés en noirs confetti, aient disparu dans les flammes. Les semaines passaient, et chaque jour, les capacités de son esprit faiblissaient. « Paal, mon petit, tu ne comprends pas ? » La voix patiente et aimante de la femme dont il avait besoin mais qu’il craignait. « Tu ne veux pas le dire une fois pour moi ? Rien que pour moi ? Paal ? » Il savait qu’il n’y avait qu’amour en elle, mais tout ce bruit allait le détruire. Enchaîner ses pensées — comme si on coupait les ailes au vent. « Ça te plairait d’aller à l’école, Paal ? Ça te plairait ? L’école ? » Un visage inquiet qui était l’image même du dévouement. « Essaie de parler, Paal. Essaie seulement. » Il résistait avec une peur croissante. À la faveur du silence, l’esprit de la femme lui communiquait des bribes de signification. Puis le bruit revenait les étouffer sous une chair encombrante. Les significations se combinaient aux sons. Les liens se formaient vite, de façon effrayante. Il se débattait contre eux. Les sons avaient la capacité de recouvrir les symboles délicats, immédiats, d’une pâte horriblement pesante, une pâte qui aurait cuit dans les fours de l’articulation avant d’être débitée en ces unités rabougries qu’étaient les mots. Peur de la femme, et pourtant désir de se rapprocher de sa chaleur, de se sentir protégé par ses bras. Tel un pendule, il oscillait de la crainte au besoin pour revenir à la crainte. Et pendant ce temps les bruits continuaient de lui émonder l’esprit. « On ne peut pas attendre plus longtemps de recevoir de leurs nouvelles, déclara Harry. Il va devoir aller à l’école, voilà tout. — Non », fit Cora. Il reposa son journal pour la regarder à l’autre bout du salon. Elle avait les yeux fixés sur le mouvement de ses aiguilles à tricoter. « Comment ça, non ? s’énerva-t-il. Chaque fois que je parle de l’école, tu dis non. Pourquoi ne devrait-il pas aller à l’école ? » Les aiguilles s’immobilisèrent et se posèrent sur ses genoux, mais Cora garda les yeux baissés. « Je ne sais pas. Il se trouve seulement que… » Un soupir fusa de ses lèvres. « Je ne sais pas. — Il commencera lundi. — Mais il a peur. — Bien sûr qu’il a peur. Toi aussi, tu aurais peur si tu ne pouvais pas parler alors que tout le monde parle autour de toi. Il faut qu’il s’instruise, c’est tout. — Mais il n’est pas ignorant, Harry. Je… je jurerais qu’il lui arrive de me comprendre. Sans paroles. — Comment ça ? — Je ne sais pas. Mais… après tout, les Nielsen n’étaient pas des imbéciles. Ils n’étaient certainement pas décidés à lui refuser toute éducation. — Eh bien, quoi qu’ils aient pu lui apprendre, conclut Harry en reprenant son journal, on ne peut pas dire que ça se voit. » Quand Mlle Frank fut invitée à venir rencontrer l’enfant dans l’après-midi, elle était bien déterminée à se montrer impartiale. Que Paal Nielsen ait été élevé en dépit du bon sens ne faisait aucun doute, mais la maîtresse d’école avait décidé de ne pas laisser cette conviction influer sur son attitude. Cet enfant avait besoin de compréhension. Il fallait éliminer les effets du cruel traitement dont il avait été victime et Mlle Frank s’était assignée cette tâche. En foulant d’un pas rapide et résolu l’artère principale de German Corners, elle se rappelait cette scène dans la maison des Nielsen, le jour où, avec le shérif Wheeler, elle avait essayé de les persuader d’envoyer Paal à l’école. Cette suffisance sur leurs visages. Cette hauteur polie. Nous ne souhaitons pas que notre enfant fréquente l’école. Elle entendait encore les paroles du professeur Nielsen. Tel quel. Arrogant comme personne. Nous ne souhaitons pas… Une attitude inadmissible. Enfin, le petit était sorti de là. Cet incendie était probablement la chance de sa vie. « Nous leur avons écrit il y a quatre, cinq semaines, expliqua le shérif, et nous n’avons toujours pas de réponse. Nous ne pouvons pas laisser cet enfant continuer ainsi. Il faut qu’il soit scolarisé. — Effectivement », convint Mlle Frank, sa figure pâle affichant, comme d’habitude, tous les signes d’un dogmatisme intransigeant. Un brin de moustache ombrait sa lèvre supérieure, son menton tirait nettement vers le pointu. Le soir d’Halloween, les enfants de German Corners surveillaient le ciel au-dessus de sa maison. « Il est très timide, dit Cora, qui percevait la sévérité de la vieille fille. Il aura une peur affreuse. Il aura besoin de beaucoup de compréhension. — Il lui en sera accordé, déclara Mlle Frank. Mais d’abord, voyons-le, cet enfant. » Cora fit descendre l’escalier à Paal en lui parlant d’une voix douce. « N’aie pas peur, mon chéri. Tu n’as rien à craindre. » Paal entra dans la pièce et regarda Mlle Edna Frank dans les yeux. Seule Cora sentit le corps de l’enfant se raidir — comme si, au lieu de cette vierge desséchée, il avait croisé le regard pétrifiant de la Méduse. Mlle Frank et le shérif ne remarquèrent pas le flamboiement de l’iris dans ses yeux d’un vert brillant, ni l’infime tressaillement au coin de sa bouche. Et ni l’un ni l’autre ne pouvait percevoir le vent de panique qui s’éleva dans son esprit. Mlle Frank lui souriait, la main tendue. « Viens ici, mon enfant », dit-elle, et, l’espace d’un instant, les portes se refermèrent en claquant et masquèrent le miroitement frémissant. « Viens, mon chéri, dit Cora. Mlle Frank est ici pour t’aider. » Elle le fit approcher, sentant vibrer sous ses doigts la terreur qui l’habitait. De nouveau le silence. Et le temps qu’il dura, Paal eut l’impression d’entrer dans un tombeau muré depuis des siècles. Des vents morts se ruèrent sur lui, des créatures issues de la frustration rampèrent sur son cœur, une nuée de jalousies et de haines étranges passèrent à toute allure — le tout obscurci par les nuages d’une mémoire distordue. C’était le purgatoire que son père lui avait une fois dépeint en évoquant les mythes et les légendes. Mais ceci n’avait rien d’une légende. Au contact, Mlle Frank était froide et sèche. De sombres et déchirantes terreurs coulaient dans ses veines et se déversaient dans l’esprit de l’enfant. Inaudible, un embryon de cri lui serra la gorge. Leurs yeux se rencontrèrent de nouveau et Paal eut la conviction que, l’espace d’une seconde, la femme avait su qu’il lisait dans sa tête. Puis elle parla et il se retrouva libre, inerte, les yeux fixes. « Je crois que nous allons très bien nous entendre », dit-elle. Un maelström ! Il eut un mouvement de recul et se plaqua contre la femme du shérif. Tout le long du chemin, puis en traversant la cour de récréation, cela avait grandi, grandi — comme s’il était un compteur Geiger se rapprochant de quelque zone toute palpitante de radiations atomiques. À mesure qu’il avançait, ses délicats mécanismes intérieurs s’affolaient, flamboyaient, tremblaient, réagissaient avec une violence croissante à la proximité du foyer d’énergie. Bien qu’affaiblie par plus de trois mois de sons, sa sensibilité était de nouveau à vif. Comme s’il pénétrait dans un déchaînement de vitalité. C’étaient les jeunes. Puis la porte s’ouvrit, les voix se turent et il se sentit traversé par une sorte d’énorme courant électrique – sauvage et anarchique. Il s’accrocha à son accompagnatrice, les doigts crispés sur sa jupe, les yeux écarquillés, le souffle court entre ses lèvres entrouvertes. Il parcourut d’un regard mal assuré les rangs de visages enfantins tournés vers lui, d’où continuaient de jaillir des ondes d’énergie informes en un réseau embrouillé, désordonné. Mlle Frank recula sa chaise dans un grincement, descendit de son estrade et vint à leur rencontre par l’allée centrale. « Bonjour, dit-elle d’une voix pincée. Nous allions juste commencer nos leçons du jour. — Je… j’espère que tout se passera bien », dit Cora. Elle baissa les yeux. Paal contemplait la classe à travers un brouillard grandissant de larmes. « Oh, Paal. » Elle se pencha, inquiète, pour lui passer la main dans les cheveux. « Paal, il ne faut pas avoir peur, mon chéri », murmura-t-elle. Il fixa sur elle un regard vide. « Chéri, il n’y a aucune raison de… — Laissez-le-moi à présent », coupa Mlle Frank en posant une main sur l’épaule de Paal. Elle ne fit pas attention au frisson qui le parcourut. « Il s’habituera très vite, Mme Wheeler. Mais vous devez le laisser seul. — Mais… — Non, croyez-moi, c’est le seul moyen, insista Mlle Frank. Tant que vous resterez là, il sera perturbé. Croyez-moi. J’ai déjà connu de telles situations. » Tout d’abord, il se refusa à lâcher Cora, à laquelle il s’accrochait comme au seul élément qui lui fût familier dans ce tourbillon de nouveauté terrifiante. Ce ne fut que lorsque Mlle Frank le retint de ses mains maigres et dures que Cora put reculer, lentement, anxieusement, jusqu’à la porte qu’elle poussa et rabattit, coupant Paal du spectacle de sa tendresse pleine de compassion. Il demeura immobile, tremblant, incapable d’émettre un seul mot pour demander secours. Dans sa confusion, son esprit envoya de minuscules salves de communication, mais elles se brisaient et se perdaient dans le fouillis indiscipliné qui l’environnait. Il se retira aussitôt et tenta, en vain, de s’isoler. Il ne put que laisser déferler sans obstruction le torrent de pensées picotantes jusqu’à ce qu’elles se soient fondues en une bouillie dépourvue de signification. « Allons, Paal », entendit-il dire Mlle Frank. Il leva précautionneusement les yeux vers elle. La main l’entraînait loin de la porte. « Viens avec moi. » Il ne comprenait pas les mots, mais leur sonorité cassante était assez claire, tout comme était évident le flot d’animosité irrationnelle qui émanait de cette femme. Il fit quelques pas mal assurés à ses côtés, suivant un mince sentier de conscience à travers le fourré vivant de jeunes esprits non formés, offrant un mélange étrange, avec leur résidu de sensibilité innée recouvert de la couche uniformisante de l’instruction officielle. Elle le conduisit devant la classe et le planta là. La poitrine de l’enfant peinait pour respirer, comme si les sentiments composant son environnement étaient des mains qui exerçaient sur lui une pression, une contrainte physiques. « Voici Paal Nielsen, mes enfants », annonça Mlle Frank, et le son abattit momentanément sa lame dans la pauvre trame de pensées. « Nous allons devoir nous montrer très patients avec lui. Voyez-vous, son père et sa mère ne lui ont jamais appris à parler. » Elle abaissa les yeux sur lui comme un avocat général aurait pu considérer la pièce à conviction numéro un. « Il ne comprend pas un mot », reprit-elle. Un instant de silence grouillant. Mlle Frank resserra sa prise sur l’épaule de Paal. « Eh bien, nous allons l’aider à apprendre, n’est-ce pas, les enfants ? » Un bourdonnement de murmures en réponse, un pépiement ténu : « Oui, Mlle Frank. — Et maintenant, Paal », dit-elle. Il ne se retourna pas. Elle lui secoua l’épaule. « Paal. » Il la regarda. « Peux-tu dire ton nom ? Paal ? Paal Nielsen ? Allez. Dis ton nom. » Les doigts de la maîtresse s’enfonçaient dans sa chair comme des serres. « Dis-le. Paal. Paal. » Il laissa échapper un sanglot. Mlle Frank retira sa main. « Tu apprendras », dit-elle d’une voix calme. Ce n’était pas un encouragement. Il nageait en pleine confusion, comme un appât au bout d’un hameçon dans un courant grouillant de bouches dévorantes, des bouches d’où sortaient sans arrêt des bruits assourdissants pour l’esprit. « Ceci est un bateau. Un bateau vogue sur l’eau. Les hommes qui vivent sur le bateau s’appellent des marins. » Et, dans le manuel, les mots relatifs au bateau étaient imprimés sous l’image d’un bateau. Paal se rappelait une image que lui avait montrée son père un jour. C’était également un bateau. Mais son père n’avait pas prononcé de paroles futiles. Il avait créé autour du bateau toutes les visions et les bruits qui s’y rattachaient. De grands océans bleutés qui se soulevaient. Des vagues pareilles à des montagnes gris-vert, à la crête écumeuse. Des vents de tempête sifflant à travers le gréement d’un vaisseau qui se cabrait, bondissait, frémissait. La calme majesté d’un coucher de soleil sur les flots qui réunissait de son sceau écarlate la terre et le ciel. « Ceci est une ferme. On y fait pousser ce qui sert à notre alimentation. Les hommes qui s’occupent de cela sont appelés des agriculteurs. » Des mots. Vides, dépourvus du pouvoir de traduire l’humide tiédeur de la terre. Le bruissement des champs de blé ondulant sous le vent comme des mers dorées. La vision du soleil frappant le mur rouge d’une grange. L’odeur des douces brises qui parcouraient les prés, transportant les délicats tintements de clochettes de quelque lointain troupeau. « Ceci est une forêt. Une forêt se compose d’arbres. » Aucun sentiment de présence dans ces symboles noirs et dogmatiques, qu’ils soient vus ou entendus. Nul souffle de ces vents impétueux, pareils à de grands fleuves éternels, dans le vert des hautes frondaisons. Pas d’odeur de pin ou de bouleau, de chêne, d’érable ou d’épicéa. Nulle impression de fouler le tapis centenaire de feuilles mortes servant de sol aux forêts. Des mots. Tronçons émoussés de significations limitées ; incapables d’évocation, d’expansion. Des signes noirs sur blanc. Ceci est un chat. Ceci est un chien. Chat, chien. Ceci est un homme. Ceci est une femme. Homme, femme. Voiture. Cheval. Arbre. Pupitre. Enfants. Chaque mot pareil à un piège à l’affût de son esprit. Un piège tendu pour restreindre la fluidité et l’étendue sans borne de la compréhension. Tous les jours, elle le faisait monter sur l’estrade. « Paal, disait-elle en le désignant du doigt. Paal. Répète. Paal. » Il en était incapable. Il la fixait de ses grands yeux, trop intelligent pour ne pas établir le rapport, trop effrayé pour chercher plus avant. « Paal. » Un doigt osseux qui lui tapotait la poitrine. « Paal. Paal. Paal. » Il résistait. Il devait résister. Il faisait le vide dans son regard et ne voyait plus rien de ce qui l’entourait pour se concentrer uniquement sur les mains de sa mère. Il savait que c’était une bataille. Une bataille contre la glu nauséeuse que lui paraissait constituer chaque nouvelle emprise sur sa sensibilité. « Tu n’écoutes pas, Paal Nielsen ! l’accusait Mlle Frank en le secouant. Tu es un garçon têtu et ingrat. Tu ne veux vraiment pas être comme les autres enfants ? » Des yeux grondeurs, des lèvres minces, condamnées à ne jamais être embrassées, qui remuaient, le harcelaient. « Va t’asseoir », disait-elle. Il ne bougeait pas. Elle le poussait hors de l’estrade de ses doigts durs. « Va t’asseoir ! » répétait-elle, comme à un chiot indiscipliné. Tous les jours. Elle s’éveilla brusquement. L’instant d’après, elle était debout et se précipitait dans le noir de la chambre. Derrière elle, Harry dormait, la respiration sifflante. Elle referma la porte sur ce bruit et relâcha doucement la poignée avant de traverser le couloir. « Mon chéri. » Debout près de la fenêtre, il regardait dehors. Au son de sa voix, il se retourna et, à la faible clarté nocturne, elle distingua la terreur dont son visage était empreint. « Viens te coucher, mon chéri. » Elle le ramena au lit, le borda, puis s’assit près de lui en serrant ses petites mains froides. « Qu’est-ce qu’il y a, mon bichon ? » Il leva vers elle de grands yeux désolés. « Oh… » Elle se pencha pour presser sa joue contre celle de l’enfant. « De quoi as-tu peur ? » Dans le silence ténébreux, elle eut comme une brève vision mentale de la salle de classe, avec Mlle Frank debout au milieu. « C’est l’école ? » demanda-t-elle, pensant que c’était seulement une idée qui lui était venue. La réponse se lisait sur le visage de l’enfant. « Mais il ne faut pas avoir peur de l’école, mon chéri. Tu… » Elle vit les larmes lui monter aux yeux et, brusquement, elle l’attira à elle et le serra dans ses bras. N’aie pas peur, songeait-elle. Je t’en prie, mon chéri, n’aie pas peur. Je suis là et je t’aime autant qu’ils t’aimaient. Je t’aime encore plus… Paal s’écarta. Il la regardait fixement, comme s’il ne comprenait pas. Quand la voiture s’arrêta derrière la maison, Werner aperçut une femme qui s’éloignait de la fenêtre de la cuisine. « Si seulement on avait eu de vos nouvelles, dit Wheeler. Mais jamais un mot. Vous ne pouvez pas nous reprocher d’avoir adopté l’enfant. Nous avons fait ce que nous estimions être le mieux. » Werner hochait machinalement la tête. « Je comprends, dit-il calmement. Mais nous n’avons pas reçu de lettres. » Un silence s’ensuivit. Werner regardait droit devant lui, Wheeler contemplait ses mains. Holger et Fanny morts, songeait Werner. Horrible découverte. Le petit garçon exposé aux cruelles maladresses de gens qui ne comprenaient pas. C’était, dans un sens, encore plus horrible. Wheeler pensait à ces lettres et à Cora. Il aurait dû récrire. Pourtant, ces lettres auraient dû parvenir en Europe. Était-il possible qu’elles se soient toutes égarées ? « Bon, dit-il enfin, vous… voulez sans doute voir l’enfant. — Oui. » Les deux hommes descendirent de voiture, traversèrent le jardin sur lequel donnait l’arrière de la maison et gravirent les marches en bois de la véranda. Lui avez-vous appris à parler ?… Werner faillit poser la question, mais ne put s’y résoudre. L’idée d’un enfant comme Paal exposé aux forces brutales, assourdissantes du langage ordinaire, n’était pas de celles qu’il lui était agréable d’envisager. « Je vais chercher ma femme, lui dit Wheeler. Le salon est là. » Quand le shérif eut disparut dans l’escalier, il s’avança lentement dans le vestibule et entra dans la pièce de devant. Il ôta son imperméable et son chapeau et les posa sur le dossier d’une chaise en bois massif. Il percevait en haut un vague bruit de voix — celles d’un homme et d’une femme. Cette dernière avait l’air contrariée. Quand il entendit des pas, il se détourna de la fenêtre. La femme du shérif entra au côté de son mari. Elle souriait poliment, mais Werner savait qu’elle n’était pas contente de le voir là. « Asseyez-vous, je vous en prie », dit-elle. Il attendit qu’elle ait pris place dans un fauteuil pour s’installer sur le canapé. « Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Mme Wheeler. — Votre mari ne vous a pas dit… ? — Il m’a dit qui vous étiez, l’interrompit-elle, mais pas pourquoi vous vouliez voir Paul. — Paul ? s’étonna Werner. — Nous… » Ses mains partirent nerveusement à la recherche l’une de l’autre. « Nous avons changé son nom en Paul. Cela… paraissait plus approprié. Pour un petit Wheeler, je veux dire. — Je vois. » Werner opina poliment. Silence. « Bon, reprit alors Werner, vous désirez savoir pourquoi je suis venu jusqu’ici pour voir… l’enfant. Je vais vous l’expliquer aussi brièvement que possible. » Il y a dix ans, à Heidelberg, quatre couples mariés – les Elkenberg, les Kalder, les Nielsen, ainsi que ma femme et moi — ont décidé de tenter une expérience sur leurs enfants — dont certains n’étaient pas encore nés. Une expérience dans le domaine mental. » Voyez-vous, nous adhérions à la thèse selon laquelle l’homme primitif, dépourvu de l’avantage douteux du langage, était télépathe. » Cora sursauta dans son fauteuil. « Mieux, poursuivit Werner, sans faire attention à sa réaction, nous estimions que la source organique de cette faculté est toujours opérante bien que nous ne nous en servions plus — une sorte d’amygdale spirituelle, un appendice supérieur… inutilisés mais non inutilisables. » Nous nous sommes donc mis au travail, faisant porter nos recherches respectives sur les faits physiologiques tout en développant la capacité de nos enfants. Nous entretenions une correspondance mensuelle et avons fini par mettre au point, lentement, une méthodologie systématique de formation. À la longue, nous envisagions de fonder une communauté composée de nos enfants devenus adultes, une communauté qui se renforcerait jusqu’à ce que ces facultés deviennent une seconde nature chez tous ses membres. » Paal est un de ces enfants. » Wheeler en resta pratiquement médusé. « Vous nous dites bien la vérité ? demanda-t-il. — La vérité même. » Cora, abasourdie dans son fauteuil, regardait fixement le grand Allemand. Elle songeait à cette impression qu’elle avait souvent eue de se faire comprendre de Paal sans le truchement des mots. Songeait à sa peur de l’école et de Mlle Frank. Au nombre de fois où elle s’était réveillée et l’avait rejoint bien qu’il n’ait pas fait le moindre bruit. « Pardon ? fit-elle alors que Werner avait reprit la parole. — Je demandais… si je pouvais voir l’enfant à présent. — Il est à l’école. Il sera ici dans… » Elle se tut en voyant l’expression d’effarement qu’affichait le visage de Werner. « À l’école ? » répéta-t-il. « Paal Nielsen, lève-toi. » Le petit garçon glissa de son banc et se tint immobile près de son pupitre. Mlle Frank lui adressa un seul geste et, comme un vieillard plutôt que comme un enfant, il se traîna jusqu’à l’estrade et s’arrêta, comme d’habitude, près de la maîtresse d’école. « Redresse-toi, ordonna Mlle Frank. Les épaules en arrière. » Les épaules bougèrent, le dos se mit à la verticale. « Quel est ton nom ? » demanda Mlle Frank. L’enfant serra légèrement les lèvres. Déglutit bruyamment. « Quel est ton nom ? » Silence dans la classe en dehors de l’agitation irrépressible propre aux jeunes écoliers. Les courants erratiques de leurs pensées rebondissaient sur lui comme des vents tourbillonnaires. « Ton nom. » Pas de réponse. La vieille fille le regarda et, à cet instant, des souvenirs de son enfance lui passèrent par la tête. Sa mère décharnée, maniaque, qui la gardait des heures d’affilée dans le salon plongé dans la pénombre, devant la grande table ronde, les doigts arqués au-dessus du oui-ja tout lisse à force d’usure — la forçant à essayer d’entrer en communication avec son père défunt. Le souvenir de ces années terribles était toujours là — toujours avec elle. Sa sensibilité déjà peu développée avait été maltraitée, nouée, jusqu’à ce qu’elle prenne en haine tout ce qui avait trait à la perception. La perception était un mal, plein de souffrances et d’angoisses. Il fallait délivrer ce garçon d’un tel enfer. « Les enfants, dit-elle, je veux que vous pensiez tous au nom de Paal. » Car c’était son nom, quel que soit celui que lui préférait Mme Wheeler. « Pensez-y simplement. Ne le prononcez pas. Pensez seulement : Paal, Paal, Paal. Quand j’aurai compté jusqu’à trois. Compris ? » Ils ne la quittaient pas des yeux, quelques-uns acquiesçaient de la tête. « Oui, Mlle Frank, flûta sa seule fidèle. — Très bien. Alors, un… deux… trois. » Cela s’engouffra dans son esprit comme un ouragan, l’ébranlant, cherchant à lui arracher sa prise sur l’univers de la sensibilité sans paroles. Il tremblait sur l’estrade, la bouche grande ouverte. L’ouragan prit de la puissance, toutes les forces des enfants réunies en une seule, irrésistible. Paal, Paal, PAAL ! ! C’était un hurlement dans son crâne. Jusqu’à ce que, parvenu à son point culminant, alors qu’il pensait que sa tête allait exploser, l’ouragan soit stoppé net par la voix de Mlle Franck, véritable coup de scalpel assené à son esprit. « Dis-le ! Paal ! » « Le voilà », dit Cora. Elle se détourna de la fenêtre. « Avant qu’il rentre, je voudrais m’excuser de mon impolitesse. — Il n’y a pas de quoi, fit distraitement Werner. Je comprends ça très bien. Il est normal que vous ayez pensé que j’étais venu chercher le petit. Mais comme je vous l’ai dit, je n’ai aucun droit juridique sur lui — n’étant pas de sa famille. Je désire seulement le voir parce qu’il est le fils de mes deux collègues — dont je viens seulement d’apprendre la mort tragique. » Il vit remuer la gorge de la femme et capta le sursaut de panique coupable dans son esprit. Elle avait détruit les lettres écrites par son mari. Werner le sut instantanément mais ne dit rien. Il sentait que le mari le savait aussi ; elle aurait assez d’ennuis comme ça. Ils entendirent les pas de Paal sur les marches de la véranda de devant. « Je vais le retirer de l’école, dit Cora. — Peut-être pas. » Werner avait les yeux tournés vers la porte. En dépit de tout, il sentait le rythme de son cœur s’accélérer, les doigts de sa main gauche tressaillir sur ses genoux. Sans mot dire, il envoya le message. C’était une salutation dont étaient convenus les quatre couples, une sorte de mot de passe. La télépathie, pensait-il, c’est la communication d’impressions de toute sorte d’un esprit à l’autre indépendamment de la voie des cinq sens reconnus. Werner émit le message par deux fois avant que la porte s’ouvre. Paal s’immobilisa sur le seuil. Werner lut dans ses yeux qu’il le reconnaissait, mais dans l’esprit de l’enfant, il n’y avait qu’incertitude et confusion. La vision embrumée du visage de Werner y passa. Dans sa tête, tous ces gens avaient existé : Werner, Elkenberg, Kalder, tous leurs enfants. Mais à présent c’était verrouillé, difficile à capter. Le visage disparut. « Paul, voici M. Werner », dit Cora. Werner ne dit rien. Il retransmit le message — avec une telle force que Paal ne pouvait pas le manquer. Il vit une expression de désarroi gagner les traits de l’enfant, comme si Paal soupçonnait qu’il se passait quelque chose sans toutefois parvenir à imaginer quoi. Une confusion grandissante se lisait sur le visage du garçon. Les yeux de Cora ne cessaient de se déplacer, de plus en plus inquiets, de Paal à Werner. Pourquoi celui-ci ne disait-il pas un mot ? Elle allait intervenir quand elle se souvint des paroles de l’Allemand. « Dites donc, qu’est-ce… ? » D’un geste de la main, Cora fît signe à son mari de se taire. Pense, Paal ! émettait désespérément Werner. Où est passé ton esprit ? Soudain, un énorme sanglot secoua la poitrine et la gorge du garçon. Werner en eut le frisson. « Mon nom est Paal », articula l’enfant. Sa voix donna la chair de poule à Werner. Elle était approximative, comme celle d’une poupée, fluette et tremblotante. « Mon nom est Paal. » Il était incapable de s’arrêter. Comme s’il se cravachait, sachant ce qui était arrivé et s’efforçant d’en souffrir le plus possible. « Mon nom est Paal. Mon nom est Paal. » Un babil incessant, effrayant. Où se devinait un enfant pris de panique en quête d’un pouvoir inconnu qui lui avait été arraché. « Mon nom est Paal. » Même serré dans les bras de Cora, il répétait : « Mon nom est Paal. » Rageusement, pitoyablement, indéfiniment. « Mon nom est Paal. Mon nom est Paal. » Werner ferma les yeux. Tout était perdu. Wheeler lui proposa de le reconduire à la gare routière, mais Werner lui dit qu’il préférait marcher. Il fit ses adieux au shérif, en le priant de transmettre ses regrets à Mme Wheeler, qui avait accompagné l’enfant sanglotant dans sa chambre. À présent, sous le crachin qui commençait à tomber, Werner s’éloignait de la maison, de Paal. Il n’était pas facile de porter un jugement sur tout cela, se disait-il. Qui avait raison, qui avait tort ? Ce n’était pas une affaire où le mal s’opposait au bien. Mme Wheeler, le shérif, la maîtresse d’école, les habitants de German Corners… tous avaient sans doute agi avec les meilleures intentions du monde. Il était compréhensible qu’ils aient été choqués à l’idée d’un enfant de sept ans auquel ses parents n’avaient pas appris à parler. Vus sous cet angle, leurs actes étaient justifiés et louables. Il se trouvait simplement, comme bien souvent, que du bien mal compris pouvait naître le mal. Non, mieux valait laisser les choses en l’état. Emmener Paal en Europe – parmi les autres – serait une erreur. Il l’aurait pu s’il l’avait voulu ; tous les couples avaient échangé des procurations donnant à chacun le droit d’élever les enfants des autres s’il arrivait quoi que ce soit aux parents. Mais c’eût été ajouter à la confusion de Paal. La télépathie était chez lui le résultat d’une éducation, et non une capacité innée. Même si, selon le principe d’où ils étaient partis, tous les enfants étaient censés naître avec le don atavique de télépathie, celui-ci était aussi facile à perdre que difficile à retrouver. Werner secoua la tête. Quel dommage. L’enfant n’avait plus ni ses parents, ni son pouvoir, ni même son nom. Il avait tout perdu. Peut-être pas tout, en fait. Tout en marchant, Werner projeta sa pensée en direction de la maison des Wheeler et les vit debout derrière la fenêtre de la chambre de Paal, en train de contempler les flamboyantes lueurs du coucher de soleil sur German Corners. Paal se cramponnait à la femme du shérif, sa joue collée contre son flanc. L’ultime terreur qu’il avait ressentie en perdant son pouvoir ne s’était pas encore estompée, mais il y avait quelque chose pour la compenser. Quelque chose que Cora Wheeler percevait sans en être pleinement consciente. Les parents de Paal ne l’avaient pas entouré d’amour. Werner le savait. Totalement fasciné par leur travail, ils n’avaient pas eu le temps de l’aimer en tant qu’enfant. Bons, certes, affectionnés, toujours ; mais Paal avait d’abord été pour eux l’incarnation de leur expérience. Du coup, l’amour de Cora Wheeler était pour Paal, du moins en partie, une réalité aussi étrange que toutes les atrocités de la parole. Mais cela ne durerait pas. Car à l’instant où la dernière parcelle de son don s’était envolée pour lui laisser l’esprit vide, à vif, elle s’était trouvée là, avec tout son amour, pour apaiser le chagrin de l’enfant. Et elle serait toujours là. « Avez-vous trouvé celui que vous cherchiez ? » demanda à Werner la femme de la buvette en lui servant une tasse de café. « Oui, je vous remercie. — Où était-il ? » Werner sourit. » Chez lui. » DEUS EX MACHINA Cela commença le jour où il se coupa avec un rasoir. Jusque-là, Robert Carter était le parfait M. Tout-le-monde. Agé de trente quatre ans, comptable dans une compagnie de chemin de fer, il vivait à Brooklyn avec sa femme, Helen, et leurs deux filles, Mary, dix ans, et Ruth, cinq ans. Comme cette dernière était encore trop petite pour atteindre le lavabo de la salle de bains, on lui avait placé dessous une caisse sur laquelle elle pouvait monter. En déplaçant ses pieds pour se pencher vers le miroir au moment de se raser sous le menton, Robert Carter trébucha sur la caisse et tomba. Il fit des moulinets des deux bras pour retrouver son équilibre, tout en resserrant sa prise sur le manche de son rasoir à main. Il laissa échapper un grognement quand son genou heurta durement le carrelage. Son front alla cogner contre le lavabo. Et sa gorge rencontra la lame du rasoir. Allongé par terre, le souffle coupé, il entendit une galopade dans le couloir. « Papa ? » fit Mary. Il ne répondit pas. Il venait de se relever et contemplait sa gorge entaillée dans la glace. Son reflet semblait superposer deux images. Sur l’une, il voyait du sang couler. Sur l’autre… « Papa ? répéta Mary d’une voix inquiète. — Tout va bien », dit-il. Les deux images s’étaient dissociées. Il entendit sa fille repartir tandis qu’il regardait le filet d’huile brunâtre qui s’écoulait de son cou et gouttait par terre. Un frisson spasmodique secoua Carter, qui se saisit d’une serviette pour l’appliquer sur la blessure. Il n’éprouvait pas la moindre douleur. Il écarta la serviette et, avant que l’huile écumante ne masque à nouveau la plaie, il eut le temps de distinguer des fils ultra-minces gainés de rouge. Les yeux exorbités par la stupéfaction, il recula en titubant. Un réflexe lui fit de nouveau écarter la serviette. Toujours des fils, et du métal. Hébété, Carter balaya la salle de bains du regard. Une foule de détails qui appartenaient à la réalité s’imposèrent à lui : le lavabo, l’armoire murale qui servait de glace, le bol en bois contenant le savon à raser, ses bords encore écumeux, le blaireau ruisselant de mousse neigeuse, le flacon de lotion dans les tons verts. Tout cela était bien réel. Les traits tendus, il s’enveloppa fébrilement le cou et se dressa sur la pointe des pieds. Le visage qu’il voyait dans le miroir était apparemment le même. Il se pencha en avant, à l’affût d’une quelconque différence. Il éprouva l’élasticité de ses joues, suivit de l’index la ligne de son maxillaire, palpa la partie tendre de sa gorge où séchait un reste de mousse. Aucune différence. Aucune ? Il détourna la tête et considéra le mur à travers un brouillard de larmes. Des larmes ? Il se toucha le coin de l’œil. Ce fut une goutte d’huile qu’il ramena au bout de son doigt. Aussitôt, il se sentit pris d’un tremblement incontrôlable. En bas, dans la cuisine, il entendait Helen aller et venir. De même qu’il entendait les filles bavarder dans leur chambre tout en s’habillant. C’était un matin comme les autres — toute la famille se préparait pour la journée. Et pourtant, ce n’était pas un jour comme les autres. Pas plus tard que la veille, il était un employé, un père, un mari, un homme. Ce matin… « Bob ? » Il tressaillit. Helen l’appelait au pied de l’escalier. Ses lèvres remuèrent comme pour lui répondre. « Il est presque sept heures et quart », ajouta-t-elle, et il l’entendit regagner la cuisine. « Dépêche-toi, Mary ! » lança-t-elle avant que la porte se referme derrière elle. C’est alors que Robert Carter eut sa prémonition. Brusquement, il se mit à genoux et entreprit d’éponger l’huile avec une autre serviette. Quand le sol fut d’une propreté immaculée, il nettoya la lame du rasoir. Puis il ouvrit le panier à linge et fourra la serviette tout au fond de la pile de vêtements. Il sursauta quand ses filles frappèrent à la porte. « Laisse-nous entrer, papa ! — Une seconde ! » s’entendit-il répondre. Il s’examina dans la glace. De la mousse sur la figure. Il l’essuya. Ses joues étaient encore bleues de barbe. Où étaient-ce des fils ? « Je suis en retard, papa ! dit Mary. — Voilà. » Sa voix avait retrouvé son calme. Il releva le col de sa robe de chambre pour dissimuler sa coupure, aplatit le pansement de fortune de façon qu’il passe inaperçu, respira à fond – mais était-ce bien l’expression juste ? – et ouvrit. « Je me lave la première, dit Mary en se précipitant vers le lavabo. Je dois partir à l’école. » Ruth fit la moue. « Moi, j’ai des tas de choses à faire. — Ça suffit ! » dit Carter. Ces mots étaient des vestiges du passé, d’un temps où il était un homme et un père. « Soyez sages. — Il faut que je me lave la première », s’obstina Mary en tournant le robinet d’eau chaude. Carter, immobile, regardait ses filles. « Qu’est-ce que c’est que ça, papa ? » demanda Ruth. Il tressaillit sous le coup de la surprise. La fillette désignait des taches d’huile sur le bord de la cuvette. Elles avaient échappé à l’attention de Carter. « Je me suis coupé. » S’il les essuyait assez vite, les enfants ne s’apercevraient pas que ce n’était pas du sang. Il s’y employa avec un mouchoir en papier, jeta celui-ci dans les W-C et tira la chasse. « C’est une grosse coupure ? demanda Mary, qui se savonnait déjà les joues. — Non. » Incapable de regarder ses filles plus longtemps, il sortit précipitamment. « Le petit déjeuner est prêt, Bob ! — C’est bon, marmonna-t-il. — Bob ? — J’arrive. » Helen, Helen… Il se planta devant le miroir de la chambre et s’examina de la tête aux pieds, confronté à une foule de mystères. Ablation des amygdales, ablation de l’appendice, soins dentaires, vaccinations, piqûres, analyses de sang, radioscopies. Toute la toile de fond devant laquelle il avait joué son rôle d’être apparemment mortel… une toile de fond faite de sang, de tissus, de muscles, de glandes et d’hormones, d’artères, de veines… Des mystères sans réponse. Il se débarrassa de la serviette qu’il avait autour du cou, appliqua un large carré de sparadrap sur sa plaie, puis s’habilla avec des gestes rapides et désordonnés, s’efforçant de ne pas réfléchir. « Bob, tu descends ? » appela Helen. Il acheva de nouer sa cravate comme il l’avait nouée des milliers de fois. Maintenant qu’il était habillé, il ressemblait à un homme. Il contempla son reflet. Oui, il avait tout d’un homme. Rassemblant ses forces, il fit demi-tour, passa dans le couloir, descendit l’escalier et traversa la salle à manger. Sa résolution était prise. Il ne dirait rien à Helen. « Ah ! te voilà. » Elle l’examina. « Où t’es-tu coupé ? — Quoi ? — Les petites m’ont dit que tu t’étais coupé. Où ça ? — Au cou. Rien de grave. — Fais-moi voir ça. — Tout va bien, Helen. » Elle le dévisagea d’un air intrigué. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Rien. Je suis en retard, c’est tout. » Les yeux d’Helen se posèrent sur son cou. Le pansement dépassait légèrement du col de sa chemise. « Ça saigne encore. » Carter eut un sursaut et porta la main à sa plaie. Le pansement était taché d’huile. Il jeta un regard ahuri à Helen. Et eut une nouvelle prémonition. Il fallait qu’il parte tout de suite. Il quitta la cuisine et sortit sa veste de la penderie située près de la porte d’entrée. Elle avait vu du sang. Ses talons sonnaient sur le trottoir tandis qu’il s’éloignait d’un pas vif. Il faisait froid. C’était un matin gris et nuageux. Il n’allait sans doute pas tarder à pleuvoir. Il frissonna. Une réaction absurde maintenant qu’il savait ce qu’il était, mais le fait était là : il était glacé. Elle avait vu du sang. D’une certaine façon, cela le terrifiait encore plus que de connaître sa véritable nature. Il était douloureusement évident que le pansement était imbibé d’huile. Le sang n’avait ni le même aspect ni la même odeur. C’était pourtant du sang qu’elle avait vu. Pourquoi ? Tête nue, ses cheveux blonds légèrement ébouriffés par le vent, Robert Carter avançait dans la rue en essayant de faire le point. Pour commencer, il était un robot. S’il avait jamais existé un Robert Carter humain, celui-ci avait été remplacé. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Plongé dans ses pensées, il s’engagea dans l’escalier du métro. Des gens se pressaient tout autour de lui. Des gens dont la vie était sans mystère, qui se savaient composés de chair et de sang et n’avaient pas à se poser de questions à ce propos. Sur le quai, il passa devant un kiosque à journaux et vit en gros titre d’un quotidien du matin : TOIS MORTS DANS UN ACCIDENT DE LA ROUTE. Il y avait une photo — des autos réduites en bouillie, des corps inertes, en partie recouverts, sur une autoroute sinistre. Des ruisseaux de sang. Il frissonna en imaginant son cadavre sur le cliché, un cadavre baignant dans une mare d’huile. Debout au bord du quai, il s’absorba dans la contemplation des rails. Était-il possible que son moi humain ait été remplacé par un robot ? Qui aurait pris la peine de se livrer à une telle substitution ? Et cela accompli, qui se serait satisfait d’une imposture aussi facile à découvrir ? Une coupure, une égratignure, voire un saignement de nez, et la supercherie apparaissait au grand jour. À moins que ce coup sur la tête, quand il avait heurté le lavabo, n’ait détraqué quelque chose. Sans cela, peut-être n’aurait-il vu que du sang et de la chair après s’être coupé. Plongé dans ses pensées, il sortit machinalement une pièce de la poche de son pantalon et la glissa dans un distributeur de chewing-gum. Il tira sur la poignée et le petit paquet dégringola. Il avait déjà arraché la moitié du papier d’emballage quand l’incongruité de la chose le frappa. Mâcher de la gomme ? Il grimaça, imaginant des engrenages en train de tourner dans sa tête, des leviers accouplés à des bielles elles-mêmes accouplées à des dents artificielles, le tout répondant à une impulsion synaptique. Il fourra le chewing-gum dans sa poche. La station se mit à vibrer à l’approche d’une rame. Carter tourna la tête vers la gauche et distingua au loin les yeux rouges et verts de l’express de Manhattan. Il regarda de nouveau devant lui. Quand la substitution avait-elle eu lieu ? La nuit dernière, la nuit d’avant, l’année dernière ? Non, c’était invraisemblable. La rame passa devant lui dans un brouillard de fenêtres et de portes. Un souffle tiède et vicié le gifla. Il en sentit l’odeur. Cligna les paupières pour se protéger les yeux du tourbillon de poussière. Le tout en quelques secondes. En tant que machine, il avait des réactions si proches de celles d’un être humain que c’en était incroyable. La rame s’immobilisa dans un crissement et Carter se laissa entraîner par la cohue à l’intérieur de la voiture qui lui faisait face. Il se retrouva près d’un montant, qu’il agrippa pour se maintenir en équilibre. Les portes coulissantes se refermèrent et le train redémarra. Où allait-il ? se demanda-t-il soudain. Certainement pas à son travail. Alors où ? Réfléchir, se dit-il. Il avait besoin de réfléchir. C’est alors qu’il se surprit à regarder fixement son voisin. L’homme avait un pansement à la main. Un pansement taché d’huile. Il se retrouvait comme devant la glace – le cerveau pétrifié par le choc, les membres engourdis. Il n’était pas le seul. URGENCES, lisait-on en lettres de néon au-dessus de la porte. Robert Carter posa une main tremblante sur la poignée et ouvrit la porte. Il ne lui fallut qu’un moment pour trouver ce qu’il cherchait. Un accidenté de la route – un automobiliste qui se rendait à son travail, un pneu qui avait éclaté, un camion… Debout dans le couloir, Carter regardait l’homme allongé sur la table. On était en train de le panser. Il avait une profonde entaille au-dessus de l’œil. De l’huile lui coulait sur la joue et gouttait sur son costume. « Il faut aller dans la salle d’attente, monsieur. Carter sursauta en entendant la voix de l’infirmière. » Quoi ? — Je vous dis qu’il faut… » Elle se tut en le voyant tourner les talons et gagner la sortie. Il suivit lentement le trottoir dans le matin d’avril, sourd aux rumeurs de la ville. Ainsi, il y avait d’autres robots… Dieu seul savait combien. Qui marchaient parmi les hommes à l’insu de ceux-ci. Même s’il leur arrivait un accident, ils passaient inaperçus. C’était cela le plus délirant. Cet homme, à l’hôpital, était couvert d’huile, et personne ne s’en était rendu compte à part Carter. Il fit halte. Il se sentait terriblement lourd. Il fallait qu’il se repose un peu. Il n’y avait qu’un seul client dans le bar, un homme assis au bout du comptoir qui buvait une bière tout en lisant le journal. Carter se jucha sur un tabouret de cuir et enroula ses pieds fatigués autour de ceux de son siège. Immobile, les épaules voûtées, il s’abîma dans la contemplation du comptoir de bois sombre et miroitant. Douleur, confusion, peur, appréhension se mêlaient et se bousculaient en lui. Y avait-il une solution ? Ou était-il condamné à errer ainsi désespérément ? Déjà, il lui semblait qu’il y avait un mois qu’il avait quitté sa maison. D’ailleurs ce n’était plus sa maison. À moins que… Il se redressa lentement. S’il y en avait d’autres comme lui, se pouvait-il qu’Helen et les petites soient du nombre ? L’idée le dégoûtait et l’attirait à la fois. Il avait follement envie de les retrouver… mais comment pourrait-il éprouver les mêmes sentiments envers elles en les sachant également composées de fils, de métal et d’impulsions électriques ? Comment pourrait-il leur expliquer tout cela puisque, si elles étaient des robots, elles l’ignoraient manifestement ? Sa main retomba bruyamment sur le bar. Dieu, qu’il était fatigué. Si seulement il pouvait se reposer. Le barman sortit de l’arrière-salle. « Qu’est-ce que ce sera ? demanda-t-il. — Un scotch on the rocks », répondit machinalement Carter. Alors qu’il attendait tranquillement que le barman le serve, cela lui traversa l’esprit. Comment boire ça ? Le liquide ferait rouiller le métal, griller les circuits. Une vague de terreur le submergea quand le barman posa le verre devant lui. Non, ça ne le ferait pas rouiller. Pas ça. Il frissonna et contempla le verre, tandis que le barman s’éloignait pour lui rendre la monnaie du billet de cinq dollars qu’il lui avait donné. De l’huile. Il eut envie de hurler. Un verre d’huile. « Oh, mon Dieu… » Il se laissa glisser de son tabouret et se dirigea vers la sortie en trébuchant. Dehors, il eut l’impression que la rue tournoyait. Qu’est-ce qui m’arrive ? Pris de vertige, les paupières battantes, il s’appuya contre une vitrine. Sa vision redevint normale. À l’intérieur de la cafétéria, un homme et une femme étaient en train de déjeuner. Carter en resta bouche bée. Des assiettes de graisse. Des tasses d’huile. Le flot des passants faisait de lui un îlot battu par leurs remous. Combien y en avait-il ? Dieu du ciel, combien étaient-ils ? Et l’agriculture ? Les champs de céréales, les jardins potagers, les vergers ? Et les bœufs, les agneaux, les porcs ? Et les industries alimentaires, la conserverie, la boulangerie ? Non, il fallait faire marche arrière, mettre un frein à son imagination, s’en tenir à une hypothèse simple. Il s’était cogné la tête et perdait contact avec la réalité. Les choses restaient ce qu’elles avaient toujours été. C’était lui qui n’était plus le même. Carter se mit à renifler l’odeur de la ville. Une odeur d’huile chaude et de rouages en mouvement, l’odeur d’une immense usine invisible. Il tourna la tête de tous côtés, les traits figés en un masque de terreur. Seigneur Dieu, combien y en avait-il ? Il eut envie de s’enfuir en courant mais cela s’avéra impossible. À peine s’il pouvait bouger. Il poussa un cri. Il était en train de tomber en panne. Il entra dans un hôtel et s’avança dans le hall, très lentement, d’une démarche saccadée, mécanique. « Une chambre. » L’employé de la réception lorgna d’un œil soupçonneux cet homme aux cheveux en désordre, au regard étrangement hanté, avant de lui tendre un stylo pour signer le registre. Robert Carter, inscrivit-il laborieusement, comme s’il avait oublié l’orthographe de son nom. Une fois dans la chambre, il verrouilla la porte et se laissa choir sur le lit. Immobile, il examina ses mains. Il arrivait en bout de course, comme une horloge. Une horloge qui ne connaissait ni son constructeur ni son destin. Il existait une dernière possibilité — démente, fantastique, mais c’était maintenant la seule à sa portée. La terre était envahie, chaque humain remplacé par son double mécanique. Cela avait commencé par les médecins, les entrepreneurs de pompes funèbres, les policiers, quiconque était amené à se trouver en contact avec des corps démasqués. Ils étaient conditionnés à ne rien voir. Lui-même, en tant que comptable, devait figurer en tête de liste. Il faisait partie des structures de base de l’économie de marché. Il… Carter ferma les yeux. C’était complètement stupide. Stupide et impossible. Il lui fallut plusieurs minutes rien que pour se mettre debout. Avec des mouvements léthargiques, il préleva une enveloppe et une feuille de papier dans le tiroir du bureau. Celui-ci contenait aussi une Bible qui attira son regard. Une Bible écrite par des robots ? Cette idée lui fit horreur. Non, il devait y avoir des humains en ce temps-là. Cette abomination devait être récente. Il décapuchonna son stylo et essaya d’écrire à Helen. Tout en cherchant ses mots, il plongea une main dans sa poche pour y prendre un chewing-gum. C’était une habitude chez lui. À l’instant où il allait porter la tablette à sa bouche, il prit conscience que ce n’était pas du chewing-gum. C’était un morceau de graisse solidifiée. La chose lui tomba de la main. Le stylo glissa de ses doigts gourds, tomba sur la carpette, et il comprit qu’il n’aurait pas la force de le ramasser. Le chewing-gum. Le verre dans le bar. Ce que mangeait le couple dans la cafétéria. Quelque chose le poussa à lever les yeux. Et quelle était cette pluie qui commençait à tomber ? La vérité s’abattit sur lui. Juste avant qu’il ne s’effondre, son regard se riva de nouveau à la Bible. Et Dieu déclara : Faisons l’homme à notre image, pensa-t-il. Puis les ténèbres l’engloutirent. LA FILLE DE MES RÊVES Il se réveilla dans l’obscurité, un sourire mauvais aux lèvres. Carrie avait un cauchemar. Il se tourna sur le côté et l’écouta haleter et gémir. Ça doit en être un bon, songea-t-il. Il tendit le bras et lui toucha le dos. La chemise de nuit était humide de transpiration. Super, se dit-il. Il retira sa main au moment où Carrie se tortillait — comme si ce contact la gênait – tout en émettant de petits bruits de gorge. Comme si elle essayait de dire : « Non. » Comment ça, non ? pensa Greg. Rêve donc, sale garce. À quoi tu serais bonne sans ça ? Il bâilla et extirpa son bras gauche de sous les couvertures. Trois heures et quart. Sans hâte, il remonta sa montre. Faudra que je me paye une montre électrique un de ces jours, se dit-il. Ce rêve-ci le lui permettrait peut-être. Dommage que Carrie n’ait aucun contrôle sur ses cauchemars. S’il en était autrement, qu’est-ce qu’il pourrait se faire comme fric. Il se remit sur le dos. Le cauchemar tirait à sa fin — où atteignait son apogée, il ne savait jamais très bien. Mais quelle importance ? Ce n’était pas le mécanisme qui l’intéressait, mais seulement ce qu’il pouvait en tirer. De nouveau, il grimaça un sourire et tendit le bras pour attraper ses cigarettes sur la table de chevet. Il en alluma une, rejeta la fumée. Son front se plissa. À présent, il allait devoir la réconforter. Un rôle dont il se serait volontiers passé. Pauvre petite gourde minable. Pourquoi n’était-elle pas une de ces blondes renversantes ? Il exhala un jet de fumée. Bon, on ne pouvait pas tout avoir. Si elle était belle, elle n’aurait sans doute pas ce genre de rêves. Il y avait bien d’autres femmes pour lui apporter le reste. Carrie se redressa dans un violent sursaut en criant et en rejetant les couvertures à coups de pied. Greg regarda son profil dans l’obscurité. Elle frissonnait. « Oh, non », murmura-t-elle. Elle agitait la tête. « Non. Non. » Puis elle se mit à pleurer, le corps secoué de sanglots. Bon Dieu, pensa-t-il, ça va prendre des heures. D’un geste hargneux, il écrasa sa cigarette dans le cendrier et se mit en position assise. « Chou ? » fit-il. Elle se retourna en étouffant un cri et le regarda fixement. « Viens ici », dit-il. Il lui ouvrit les bras et elle se jeta dedans. Il sentait ses doigts maigres lui labourer le dos, le poids mou de ses seins contre sa poitrine. Aïe, aïe, aïe, songea-t-il. Il l’embrassa dans le cou, grimaçant à l’odeur de sa peau trempée de sueur. Aïe, aïe, aïe, par où il faut passer ! Il lui caressa le dos. « Du calme, mon chou, je suis là. » Il la laissa s’accrocher à lui tout en continuant de sangloter à petits coups. « Un mauvais rêve ? » Il essayait de prendre un air inquiet. « Oh, Greg. » Elle pouvait à peine parler. « C’était horrible, oh, mon Dieu, si tu savais ! » Il sourit une fois de plus. C’en était bien un bon. « Quelle direction ? » demanda-t-il. Assise toute raide au bord du siège, Carrie fixait sur la rue des yeux angoissés. D’un moment à l’autre, elle allait dire qu’elle n’en savait rien ; elle faisait toujours comme ça. Les doigts de Greg se crispèrent lentement sur le volant. Un de ces jours, parole, il lui enverrait une baffe en travers de sa sale gueule et bonsoir la compagnie. Marre de ce monstre. Il sentit sa peau se tendre sur ses joues. « Eh bien ? insista-t-il. — Je ne… — Quelle direction, Carrie ? » Dieu, qu’il aimerait tordre un de ses bras maigrichons jusqu’à le lui casser, serrer ce cou d’oiseau jusqu’à lui bloquer la respiration. Carrie avala péniblement sa salive. « À gauche », murmura-t-elle. Gagné ! Greg faillit éclater de rire au moment où il abaissait le levier du clignotant. À gauche — donc en plein dans Eastridge, le quartier des rupins. Cette fois, t’as rêvé dans le mille, ma vieille ; cette fois, c’est le grand coup. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était de jouer le truc en finesse — et il serait débarrassé d’elle pour de bon. Il avait mouillé la chemise ; maintenant, c’était le moment de passer à la caisse. Les pneus crissèrent sur la chaussée quand il tourna dans la rue calme, bordée d’arbres. « À quelle distance ? » demanda-t-il. Pas de réponse. Il lui jeta un regard menaçant. Elle avait les yeux fermés. « À quelle distance ? » répéta-t-il. Carrie s’étreignit les doigts. « Greg, je t’en prie… » commença-t-elle. Des larmes filtraient entre ses paupières. « Alors, ça vient ? » Carrie gémit et marmonna quelque chose. « Quoi ? » aboya-t-il. Elle inspira par saccades. « Au milieu du prochain pâté de maisons, lâcha-t-elle. — De quel côté ? — À droite. » Greg sourit, se laissa aller contre le dossier et se détendit. Voilà qui était mieux. Cette pauvre cruche essayait chaque fois de lui faire son numéro du trou de mémoire. Quand comprendrait-elle qu’il l’avait à sa botte ? Il faillit laisser échapper un petit rire. Jamais, parce qu’après ce coup-là, il prendrait le large et elle rêverait pour rien. « Avertis-moi quand on y sera, dit-il. — Oui. » Le visage tourné vers la portière, elle appuyait le front contre la vitre froide. Ne te rafraîchis pas trop la cervelle, s’amusa-t-il intérieurement. Garde-là en ébullition pour papa. Il réprima le sourire qui lui venait aux lèvres, car elle se tournait vers lui. Lisait-elle en lui ? Ou était-ce comme d’habitude ? Oui, c’était toujours la même chose. Juste avant d’atteindre leur but, elle le regardait intensément comme pour se convaincre elle-même que cela en valait la peine. Il eut envie de lui rire au nez. Bien sûr que ça en valait la peine. Sinon comment une mocheté de son acabit pourrait-elle se payer quelqu’un d’aussi classe que sa pomme ? Sans lui, son lit serait un désert, ses nuits interminables. « On y est ? » demanda-t-il. Carrie regarda de nouveau devant elle. « La maison blanche. — Celle avec une allée en demi-cercle en façade ? » Elle hocha la tête avec raideur. « Oui. » Greg serra les dents, secoué par un spasme de cupidité. Cinquante mille dollars comme de rien, songea-t-il. Sacrée garce, sacrée cinglée, cette fois t’as vraiment mis le doigt dessus ! Il tourna le volant, s’arrêta au bord du trottoir et coupa le contact tout en jetant un coup d’œil dans la rue. C’était de là que viendrait la décapotable. Il se demanda qui serait au volant. Non que cela ait une quelconque importance. « Greg ? » Il la considéra d’un œil glacé. « Quoi ? » Elle se mordit la lèvre, puis ouvrit la bouche pour parler. « Non », l’interrompit-il. Il retira la clef de contact et ouvrit la portière. « Allons-y. » Il descendit, referma et fit le tour de la voiture. Carrie n’avait pas bougé. « Allons-y, mon chou, répéta-t-il, une touche de venin dans la voix. — Greg, je t’en supplie… » Au prix d’un immense effort, il résista à l’envie de lui hurler des injures à la figure, d’ouvrir brutalement la portière et de la tirer dehors par les cheveux. Les doigts crispés sur la poignée, il tira la portière vers lui et attendit. Dieu, qu’elle était laide – ses traits, sa peau, son corps… Jamais elle ne lui avait semblé si repoussante. »J’ai dit : allons-y », articula-t-il sans parvenir à masquer le tremblement de fureur dans sa voix. Carrie descendit et referma la portière. Le temps s’était rafraîchi. Greg frissonna et remonta le col de son pardessus tandis qu’ils s’engageaient dans l’allée qui conduisait à la maison. Un manteau plus épais serait le bienvenu, pensa-t-il. Avec une belle doublure bien chaude. Un truc vraiment élégant, noir peut-être. Il s’en achèterait un un de ces quatre, peut-être très bientôt. Il coula un œil vers Carrie, se demandant si elle avait quelque idée de ses projets. Il en doutait, même si elle avait l’air plus préoccupée que jamais. Qu’est-ce qui pouvait bien la tracasser ? Jamais il ne lui avait vu une telle tête. Était-ce parce qu’il s’agissait d’un enfant ? Il haussa les épaules. Quelle importance ? Elle ferait quand même son numéro. « Courage, dit-il. C’est jour de classe. Tu n’auras pas à le voir. » Pas de réponse. Deux marches les conduisirent sur le perron dallé. Greg appuya sur la sonnette et, loin à l’intérieur de la maison, retentirent les notes mélodieuses d’un carillon. Pendant qu’ils attendaient, il plongea la main dans la poche de son pardessus et palpa le petit carnet de cuir. Curieusement, il avait toujours l’impression d’être une sorte d’étrange voyageur de commerce quand ils opéraient. Un voyageur de commerce qui travaillait dans un créneau des plus particuliers, songea-t-il, non sans amusement. Personne d’autre ne pouvait offrir ce qu’il avait à vendre, sûr. Il se tourna vers Carrie. « Courage, répéta-t-il. Après tout, on vient les aider, non ? » Carrie frissonna. « Tu ne seras pas trop gourmand, hein, Greg ? — Je déciderai en fonction de… » Il s’interrompit. La porte venait de s’ouvrir. Un instant, il fut déçu de voir que ce n’était pas une bonne qui les accueillait. Bah, qu’est-ce que ça peut foutre, pensa-t-il, y a quand même du fric dans le coin. Et il sourit à la femme qui se tenait devant eux. « Bonjour », dit-il. La femme le regarda avec ce sourire mi-poli, mi-soupçonneux qu’on lui adressait généralement dans les premières secondes. « Oui ? fit-elle. — C’est au sujet de Paul. » Le sourire disparut, le visage de la femme se ferma. « Quoi ? — C’est bien le nom de votre fils ? » La femme lança un coup d’œil à Carrie. Elle était manifestement déconcertée, remarqua Greg. « Ses jours sont en danger, dit-il. Est-ce que ça vous intéresserait d’en savoir davantage ? — Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Greg lui adressa un sourire affable. « Rien encore. » La femme retint sa respiration, comme si des mains s’étaient brusquement refermées autour de son cou pour l’étrangler. « Vous l’avez enlevé », murmura-t-elle. Le sourire de Greg s’élargit. « Rien de semblable. — Alors où est-il ? » Greg regarda sa montre et feignit la surprise. « Il n’est pas à l’école ? » Sans se laisser démonter, la femme le dévisagea un long moment avant de tourner les talons pour rabattre la porte. Greg la bloqua avant qu’elle ne se referme. « Entrons, ordonna-t-il. — Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre dehors… ? » Carrie s’interrompit, le souffle coupé, quand Greg lui enserra le bras pour l’entraîner dans le vestibule. Pendant qu’il refermait la porte, il entendit le bruit caractéristique d’un cadran de téléphone sur lequel on formait un numéro à toute allure. Il sourit et reprit le bras de Carrie pour la guider dans le salon. « Assieds-toi », lui dit-il. Carrie se posa précautionneusement au bord d’un fauteuil tandis que Greg jetait sur la pièce un regard appréciateur. Tout ici respirait l’argent, des tapis aux draperies, des meubles d’époque aux accessoires. Greg inspira à fond, ravi, et se retint de sourire comme un enfant gourmand. Oui, cette fois, ils avaient décroché le gros lot. Il se laissa tomber sur le canapé, où il s’étira avec volupté, avant de se caler contre le dossier et de croiser les jambes. Un magazine traînait sur la table basse qui lui faisait face. Il nota le nom porté sur l’adresse. Dans la cuisine, il entendait la femme dire : « Il est en salle quatorze ; la classe de Mme Jennings. » Une espèce de cliquetis fit sursauter Carrie. Greg tourna la tête et vit à travers les rideaux un colley qui grattait à la vitre de la porte-fenêtre coulissante. Au delà, avec un regain de satisfaction, il remarqua le miroitement d’une piscine. Il observa le chien. Ce devait être celui qui chercherait à… « Merci », dit la femme d’une voix empreinte de reconnaissance. Greg se tourna pour regarder dans cette direction. La femme raccrocha et ses pas résonnèrent sur le carrelage de la cuisine avant d’être étouffés par la moquette du couloir. Prudemment, elle se dirigea vers la porte d’entrée. « Nous sommes ici, Mme Wheeler », lança Greg. L’interpellée en perdit la respiration et se retourna, frappée de stupeur. « Qu’est-ce que cela signifie ? s’insurgea-t-elle. — Il va bien ? s’enquit Greg. — Qu’est-ce que vous voulez ? » Greg tira le carnet de sa poche et le lui tendit. « Voulez-vous jeter un coup d’œil là-dedans ? » Au lieu de répondre, la femme plissa les paupières et dévisagea Greg. « Oui, c’est bien cela, reprit-il. Nous avons quelque chose à vendre. » Le visage de la femme se durcit. « La vie de votre fils », termina Greg. La femme en resta bouche bée, la peur reprenant le pas sur la colère qui s’était un instant emparée d’elle. Dieu, que tu as l’air bête, eut envie de lui dire Greg. Il se força à sourire. « Ça vous intéresse ? — Sortez d’ici avant que j’appelle la police. » La voix était rauque, mal assurée. « La vie de votre fils ne vous intéresse donc pas ? » La femme frissonna, mi-furieuse, mi-apeurée. « Vous ne m’avez pas entendue ? » Greg laissa échapper un soupir entre ses dents serrées. « Mme Wheeler, articula-t-il patiemment, si vous ne nous écoutez pas avec la plus grande attention, votre fils sera bientôt mort. » Du coin de l’œil, il vit tressaillir Carrie et eut envie de lui envoyer son poing en pleine figure. C’est ça, pensa-t-il, fou de rage. Montre-lui bien à quel point tu as peur, espèce d’idiote ! Un tic agita les lèvres de Mme Wheeler, dont le regard était toujours fixé sur Greg. « De quoi parlez-vous ? demandât-elle enfin. — De la vie de votre fils, Mme Wheeler. — Pourquoi iriez-vous faire du mal à mon enfant ? » demanda-t-elle avec un chevrotement soudain dans la voix. Greg se détendit. L’affaire était presque dans le sac. « Ai-je dit que nous allions lui faire du mal ? se récria-t-il avec un petit sourire ironique. Je ne me souviens pas d’avoir dit une chose pareille, Mme Wheeler. — Alors… ? — Avant le milieu du mois, l’interrompit Greg, Paul va se faire écraser par une voiture. — Quoi ? » Il s’abstint de se répéter. « Quelle voiture ? » Elle fixa sur lui des yeux emplis de panique. « Quelle voiture ? insista-t-elle un ton plus haut. — Nous ne savons pas exactement. — Où cela ? Quand ? — C’est justement cette information que nous sommes venus vous vendre. » La femme tourna un regard affolé vers Carrie, qui baissa les yeux et se mordit la lèvre inférieure. Puis elle revint sur Greg au moment où il reprenait la parole. « Laissez-moi vous expliquer. Ma femme est ce que l’on appelle une « sensitive ». Il se peut que le terme ne vous soit pas familier. Cela veut dire qu’elle a des visions, des rêves prémonitoires. Très souvent, ils ont trait à des gens qui existent réellement. Comme le rêve qu’elle a fait la nuit dernière — au sujet de votre fils. » La femme eut un mouvement de recul à ces mots et, comme Greg s’y attendait, un petit air rusé vint modifier ses traits. Se superposant à la peur, il y avait maintenant du soupçon dans son expression. « Je sais ce que vous pensez, l’informa Greg. Ne perdez pas votre temps. Regardez dans ce carnet et vous verrez… — Sortez d’ici. » Le sourire de Greg se fit contraint. « Encore ? Dois-je comprendre que vous ne vous souciez nullement de la vie de votre fils ? » La femme réussit à étirer ses lèvres en un sourire de mépris. « Alors j’appelle la police ? La brigade des escrocs ? — Si vous y tenez, mais je vous suggère de m’écouter avant. » Il ouvrit le carnet et commença à lire. « Le 22 janvier, un homme du nom de Jim va tomber du toit sur lequel il était en train de régler l’antenne de télévision. Ramsay Sreet. Maison de deux étages, finitions extérieures vertes et blanches. Et voici la coupure de presse relatant l’événement. » Il lança un coup d’œil à Carrie, hocha la tête et, sans tenir compte de son regard implorant, se leva et traversa la pièce. La femme amorça un mouvement de recul mais ne bougea pas. Greg lui tendit le carnet ouvert. « Comme vous le voyez, l’homme ne nous a pas crus et il est bien tombé de son toit le 22 janvier ; il est très difficile de convaincre quand on ne peut pas donner de détails qui risqueraient de livrer toute l’histoire. » Un petit bruit de gorge, comme si cela le désolait. « N’empêche qu’il aurait mieux fait de nous payer. Ça lui aurait coûté beaucoup moins cher qu’une fracture de la colonne vertébrale. — Qui pensez-vous… ? — En voici un autre, poursuivit Greg en tournant une page. Celui-ci devrait vous intéresser. Le 12 février, dans l’après-midi, un garçon de treize ans, nom inconnu, va tomber dans un puits abandonné. Fracture du bassin. Habite Darien Circle, et cetera, et cetera, vous pouvez voir les détails ici, acheva-t-il en pointant un doigt sur la page. Voilà la coupure de journal. Comme vous pouvez le constater, ses parents sont arrivés in extremis. Tout d’abord, ils avaient refusé de payer, menacé d’appeler la police — comme vous. « Il se fendit d’un sourire. » En fait, ils nous ont jetés dehors. Mais l’après-midi du 12, quand je les ai appelés pour un avertissement de dernière minute, ils étaient fous d’inquiétude. Leur fils avait disparu et ils n’avaient aucune idée de l’endroit où il pouvait se trouver — car bien entendu, je n’avais pas mentionné le puits. » Il ménagea une pause dramatique, jouissant pleinement de l’instant. « Je suis donc allé chez eux, reprit-il. Ils ont payé et je leur ai dit où était leur fils. » Il désigna la coupure du doigt. « On l’a trouvé, comme vous le voyez… dans un puits abandonné. Le bassin brisé. — Vous pensez vraiment… ? » Greg acheva la phrase qu’il sentait venir. « … que vous allez croire tout ça ? Non, pas entièrement ; personne n’y croit au début. Laissez-moi vous dire ce que vous, vous pensez en ce moment. Vous vous dites qu’on a découpé ces faits divers dans des journaux et inventé une histoire qui aille avec. Vous avez le droit de croire ça si ça vous chante… » Son visage se durcit. « Mais dans ce cas, vous aurez perdu votre fils d’ici le 15 du mois, sûr comme un et un font deux. » Il se fendit d’un grand sourire. « Je ne pense pas que vous aimeriez que je vous raconte comment ça va se passer. » Le sourire commença à s’effacer. « Et cela va se passer, Mme Wheeler, que vous le croyiez ou non. » Encore trop angoissée pour être certaine de ses soupçons, la femme regarda Greg se tourner vers Carrie. « Alors ? dit-il. — Je ne… — Allez, vas-y », ordonna-t-il. Carrie se mordit la lèvre inférieure et s’efforça de réprimer le sanglot qui montait en elle. « Qu’est-ce que vous avez en tête ? » demanda la femme. Les yeux de Greg revinrent se poser sur elle. « Nos arguments. » Retour sur Carrie. « Alors ? » Elle parla avec difficulté, les yeux clos. « Il y a une carpette par terre près de la chambre du bébé. Vous allez glisser dessus avec la petite dans les bras. » Greg la regarda, surpris et ravi ; il ne savait pas qu’il y avait un bébé dans la maison. Il s’empressa de se retourner vers la femme tandis que Carrie continuait d’une voix inquiète : « Il y a une araignée, une veuve noire, sous le parc installé dans le patio, elle va piquer le bébé, il y a… — Vous désirez vérifier ces détails, Mme Wheeler ? » intervint Greg. Il se mit soudain à la détester pour sa lenteur, sa réticence. « Ou voulez-vous que nous partions tout de suite, continua-t-il, cassant, et que nous laissions cette décapotable bleue traîner la tête de Paul le long de la rue jusqu’à ce qu’il y ait de sa cervelle un peu partout ? » Les yeux de la femme s’emplirent d’horreur. Greg craignit un instant d’en avoir trop dit, puis il se détendit en s’avisant que non. « Je vous suggère de vérifier les propos de mon épouse », reprit-il d’un ton léger. Mme Wheeler recula légèrement, puis tourna les talons pour se précipiter vers le patio. « Oh, à propos », lança Greg comme un détail lui revenait en mémoire. Elle se retourna. « Ce chien, dehors, essaiera de sauver votre fils, mais sans succès. La voiture le tuera lui aussi. » La femme fixa sur lui un regard ahuri, comme si elle ne comprenait pas, puis elle fit coulisser la porte-fenêtre et sortit. Greg vit le colley batifoler autour d’elle tandis qu’elle traversait le patio. Tranquillement, il retourna s’asseoir sur le canapé. « Greg… ? » Il se renfrogna et, d’un geste brusque de la main, intima à Carrie l’ordre de se taire. Un raclement venait de se faire entendre dans le patio ; la femme retournait le parc du bébé. Il tendit l’oreille. Perçut un cri étouffé, puis un bruit de semelles qui martelaient le béton tandis que le chien aboyait rageusement. Greg sourit et, avec un soupir satisfait, se laissa aller contre le dossier du canapé. Gagné. Quand la femme revint, il lui sourit, remarquant au passage le rythme haletant de sa respiration. « Ça pourrait arriver n’importe où, dit-elle sur la défensive. — Vraiment ? fit Greg sans se départir de son sourire. Et la carpette ? — Vous avez pu jeter un œil dans la maison pendant que j’étais dans la cuisine. — Nous n’avons rien fait de tel. — Vous avez peut-être dit ça au hasard. — Et peut-être pas. » Son sourire se fit glacé. « Peut-être que tout ce que nous vous avons dit est vrai. Vous voulez courir ce risque ? » La femme resta sans réponse. Greg regarda Carrie. « Autre chose ? » Carrie se mit à frissonner par à coups. « Il y a une prise de courant près du berceau de la petite, dit-elle. Elle a une pince à cheveux à sa portée, elle essaie de la mettre dans la prise et… — Mme Wheeler ? » Greg fixa un regard inquisiteur sur elle et ricana quand il la vit se précipiter hors de la pièce. Puis il sourit à Carrie et lui fit un clin d’œil. « Tu es vraiment en forme aujourd’hui, mon chou. » Elle lui rendit son regard, les yeux brillants de larmes. « N’en fais pas trop, Greg », murmura-t-elle. Il se détourna en ravalant son sourire. Du calme, s’exhorta-t-il. Du calme. Dès demain, tu seras délivré d’elle. Machinalement, il rangea le carnet dans la poche de son pardessus. La femme réapparut quelques minutes plus tard, son visage n’exprimant plus que la terreur. Entre le pouce et l’index de la main droite elle tenait une pince à cheveux. « Comment avez-vous su ? » Un immense désarroi était perceptible dans sa voix sans timbre. « Je crois vous avoir expliqué cela, Mme Wheeler, répondit Greg. Ma femme a un don. Elle sait exactement où et quand l’accident aura lieu. Est-ce que vous êtes disposée à acheter cette information ? » Les mains de la femme tressaillirent au bout de ses bras ballants. « Combien demandez-vous ? — Dix mille dollars en espèces. » Les doigts de Greg se crispèrent automatiquement quand il entendit Carrie s’étrangler, mais il s’abstint de la regarder. Ses yeux restèrent fixés sur le visage décomposé de la femme. « Dix mille…, répéta-t-elle stupidement. — C’est cela. Marché conclu ? — Mais nous ne… — C’est à prendre ou à laisser, Mme Wheeler. Vous n’êtes pas en mesure de marchander. N’allez pas vous figurer que vous ayez un moyen quelconque d’empêcher l’accident. Si vous ne connaissez pas l’endroit et le moment exacts, il arrivera. » Il se leva brusquement, ce qui eut pour effet de la faire sursauter. « Alors ? cracha-t-il. Qu’est-ce que vous décidez ? Dix mille dollars ou la mort de votre fils ? » La femme ne réussit pas à répondre. Les yeux de Greg se portèrent sur Carrie, emmurée dans un désespoir muet. « Tirons-nous », dit-il. Et il prit la direction du vestibule. « Attendez. » Greg se retourna et regarda la femme. « Oui ? — Comment… je peux… savoir… ? bredouilla-t-elle. — Vous ne pouvez pas, la coupa-t-il. Vous n’avez aucune possibilité de savoir. Nous, nous savons. » Il attendit encore quelques instants, le temps qu’elle prenne une décision, puis passa dans la cuisine et s’approcha du téléphone. Il sortit son bloc-notes d’une poche intérieure, se saisit de son crayon et nota le numéro inscrit sur le cadran. Derrière lui, il entendait la femme implorer Carrie à voix basse. Il fourra crayon et bloc-notes dans la poche de son manteau et quitta la cuisine. « Allons-y », dit-il à Carrie, qui était déjà debout. Coup d’œil indifférent à la femme. « Je téléphonerai cet après-midi. Vous pourrez me dire ce que votre mari et vous aurez décidé. » Sa bouche se durcit. « Ce sera le seul appel que vous recevrez. » Il marcha jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvrit. « Allez, allez », s’énerva-t-il. Carrie passa devant lui en essuyant les larmes qui mouillaient ses joues. Greg lui emboîta le pas et commençait à tirer la porte derrière lui quand il s’interrompit, comme s’il venait de se rappeler quelque chose. « Au fait, dit-il en souriant à la femme, si j’étais vous, je n’appellerais pas la police. On ne pourrait retenir aucune charge contre nous, même si on nous trouvait. Et bien sûr, on ne pourrait plus rien vous dire de notre côté… et votre fils devrait mourir. » Il referma la porte et se dirigea vers la voiture, l’image de la femme gravée dans son esprit : debout dans son salon, hébétée et tremblante, fixant sur lui des yeux égarés. Il laissa échapper un grognement amusé. Elle était ferrée. Greg vida son verre et, avec une grimace de dégoût, se laissa pesamment aller dans l’angle formé par le dossier et le bras du canapé. Fini le whisky bon marché ; dorénavant il ne boirait que du meilleur. Il tourna la tête vers Carrie. Debout près de la fenêtre du salon, elle contemplait la ville. Que diable ruminait-elle encore ? Sans doute se demandait-elle où se trouvait en ce moment la décapotable bleue. Un instant, Greg se posa lui-même la question. Était-elle à l’arrêt ? En train de rouler ? Il eut un sourire d’ivrogne. Il éprouvait un sentiment de puissance à l’idée de posséder au sujet de cette voiture une information que même son propriétaire ignorait ; à savoir que dans huit jours, à deux heures seize de ce jeudi après-midi, elle écraserait un petit garçon et causerait sa mort. Il fixa un œil mauvais sur Carrie. « Très bien, dis ce que tu as sur le cœur. Lâche-toi. » Elle tourna vers lui un regard implorant. « Faut-il vraiment réclamer une telle somme ? » Il détourna la tête et ferma les yeux. « Greg, faut-il… — Oui ! » Il inspira par saccades. Dieu, qu’il serait heureux de lui tirer sa révérence ! « Et s’ils ne peuvent pas payer ? — Tant pis pour eux. » Le bruit du sanglot qu’elle réprima lui mit les nerfs à vif. « Va t’allonger, lui dit-il. — Greg, il n’a pas une chance d’en réchapper ! » Il lui fit face, le teint livide. « Est-ce qu’il avait plus de chance avant qu’on s’en mêle ? gronda-t-il. Sers-toi de ta cervelle pour une fois, bon sang ! Sans nous, il serait déjà comme mort ! — Oui, mais… — Je t’ai dit d’aller t’allonger ! — Tu n’as pas vu comment ça allait se passer, Greg ! » Un violent frisson le secoua tandis qu’il luttait contre l’envie de saisir la bouteille de whisky et de bondir sur elle pour la lui fracasser sur la tête. « Dégage », marmonna-t-il. Elle traversa la pièce d’un pas incertain, le dos de la main pressé contre ses lèvres. La porte de la chambre claqua derrière elle et il l’entendit se jeter en travers du lit en sanglotant. Maudite pleurnicharde ! Il grinça des dents à s’en faire mal à la mâchoire, puis se versa une autre dose de whisky qui le fit grimacer quand il en sentit le feu dévaler jusqu’à son estomac. Ils s’en tireraient, se dit-il. De toute évidence, ils avaient l’argent, et de toute évidence, la femme l’avait cru. Il opina. Oui, ils allongeraient la monnaie. Dix mille dollars. Son passeport pour une autre vie. Des vêtements de prix. Un hôtel grand luxe. De jolies femmes, peut-être une d’entre elles pour de bon. Il continua d’opiner. Oui, un de ces jours. A Il tendait la main vers son verre quand il entendit Carrie parler d’une voix étouffée dans la chambre. Durant quelques instants, son geste resta suspendu entre le canapé et la table basse. Puis, brusquement, il fut debout et fonça vers la porte de la chambre, qu’il ouvrit à toute volée. Carrie se retourna dans un sursaut, le téléphone à la main, le visage figé en un masque de terreur. « Le jeudi 14, lâcha-t-elle dans l’appareil. Deux heures seize de l’après-midi ! » Elle hurla quand Greg lui arracha le combiné et abattit son autre main sur le support, coupant la communication. Il tremblait de tous ses membres, fixant sur elle des yeux fous. Lentement, Carrie leva une main pour se protéger. « Greg, je t’en prie, non… » La fureur l’avait rendu sourd. Il n’entendit même pas le bruit mat que fît le combiné contre la joue de Carrie quand, de toutes ses forces, il lui en asséna un coup en pleine figure. Elle tomba en arrière avec un cri étranglé. « Salope, éructa-t-il. Salope, salope, salope ! » Et de ponctuer d’un nouveau coup chaque répétition de l’insulte. Il ne la distinguait pas clairement non plus ; son image se brouillait derrière un écran de rage aveugle. C’était fichu ! Elle avait tout saboté ! Adieu le Grand Coup ! Je vais te tuer, nom de Dieu ! Impossible de savoir si les mots venaient d’exploser dans sa tête ou s’il les lui hurlait à la figure. Tout à coup, il se rendit compte que sa main douloureuse était toujours refermée sur le combiné, que Carrie était allongée sur le lit, la bouche ouverte, les yeux fixes, le visage en bouillie et baigné de sang. Il desserra les doigts et entendit, comme à des kilomètres de là, le combiné heurter le plancher. Il contempla Carrie, malade d’horreur. Était-elle morte ? Il colla une oreille contre sa poitrine et écouta. Tout d’abord, il ne perçut que les pulsations de son propre cœur. Puis, à force de concentration, les traits déformés par la rage, il finit par entendre les battements du cœur de Carrie, faibles et irréguliers. Elle n’était pas morte ! Il releva brusquement la tête. Elle le regardait, la mâchoire pendante, les yeux étrangement fixes. « Carrie ? » Pas de réponse. Ses lèvres bougeaient sans produire un son. Elle tenait son regard toujours fixé sur lui. « Quoi ? » demanda-t-il. Il reconnut l’expression qu’elle avait prise et frémit. « Quoi ? — La rue », murmura-t-elle. Greg se pencha au-dessus de son visage dévasté. « Une rue, reprit-elle dans un souffle, la nuit… » Sa respiration était sifflante, son sang l’étouffait. « Greg… » Elle essaya de se redresser, mais en vain. Une angoisse mortelle se lisait maintenant dans ses yeux. « Un homme… un rasoir… il te… oh, non ! » Greg sentit une chape de glace s’abattre sur lui. Il la saisit par le bras. « Où ça ? » marmonna-t-il. Elle ne répondit pas et les doigts de Greg s’enfoncèrent instinctivement dans sa chair. « Où ? insista-t-il. Quand ? » Il se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. « Quand, Carrie ? ! » C’était le bras d’une morte qu’il étreignait. Suffoqué, il retira brusquement sa main et la regarda, la bouche grande ouverte, incapable de parler comme de penser. Puis, comme il s’éloignait à reculons, ses yeux furent attirés par le calendrier sur le mur et une phrase s’imposa dans sa tête avec une lenteur de plomb : un de ces jours. Soudain, il se mit à rire et à pleurer. Et avant de s’enfuir, il resta planté quatre-vingts minutes devant la fenêtre, à contempler le vide en se demandant qui était l’homme, où il se trouvait en ce moment et ce qu’il pouvait bien faire. LA MACHINE À JAZZ J’en avais gros sur la patate ce soir-là J’avais le blues quoi et quand le blues vous prend Rien à faire pour y échapper Faut le noyer dans l’alcool Ou on s’le traîne comme un boulet Faut le laisser s’envoler Y a pas d’autre solution Je joue de la trompette dans une boîte de Main Street Peu importe son nom Elle ressemble à des tas d’autres rades Où les blancs des beaux quartiers apportent leur blé Et leur jargon futé et nous écoutent souffler des notes Aussi libres et pures qu’on pourra jamais l’être Donc j’étais ce soir-là au ras du caniveau Faisant sonner le cuivre dans la grande artère Blanche Jazzifiant un orgueil que Rone Pour l’avoir exprimé en mots Avait payé de sa vie Une bouteille à portée que je taquinais sec Corsant le gin et la rage de souvenirs déchirants Sans rien de solide en moi et n’en désirant pas Je me mettais en pièces dans une nuit avide Ce blanc auquel j’en viens se pointe à dix heures Se prend une table près de l’orchestre Et tout en cajolant un verre de vin Reste là à nous mater Jusque tard dans la nuit Sans bouger ni mot dire Mais je voyais qu’il perdait rien De ce qui dégringolait de l’estrade L’avait l’air de me comprendre, mec, Et ça me turlupinait À quatre heures je me traîne en bas de l’estrade Et c’est là que le blanc se lève et m’agrippe le bras « Je peux vous parler ? » qu’il fait Dans l’état où j’étais je me la sentais pas Que des pattes roses me froissent ma gabardine « Lâche-moi, mon gars, je lui fais savoir — Je vous en prie, qu’il dit, il faut que je vous parle. » Traitez-moi de mou du bulbe, traitez-moi d’Oncle Tom, Mec, vous serez pas loin du vrai Peut-être que j’avais plus ma tête à moi Mais je m’assois avec m’sieur Teint de Rose Et je lui dis de déballer sa salade « Vous avez perdu quelqu’un », qu’il me dit. Un accord qui frappe au ventre Voilà l’effet que ça m’a fait « Qu’est-ce que tu sais à ce sujet, m’sieur Blanc ? » Je sentais ce tempo de haine me reprendre les tripes « Je ne sais rien de plus, qu’il me retourne, Vous avez perdu quelqu’un, c’est tout, Vous me l’avez dit cent fois avec votre trompette. » J’ai senti du mauvais me ramper dans le ventre « Mettons les choses au point, j’ai fait, Faudrait voir à pas te foutre de ma gueule, mec. — Alors écoutez-moi, qu’il me dit. Le jazz n’est pas que de la musique C’est aussi un langage Un langage né de la protestation Arraché sous la forme d’un ragtime sanglant Aux entrailles de la colère et du désespoir La langue secrète dont les légions d’opprimés Se servent pour crier leur misère et leurs haines. Ce langage a un million de dialectes et d’accents Ce peut être une tonalité douce-amère Susurrée dans une gorge tapissée de cuivre Ou un déchaînement de frénésie s’échappant Des instruments à anche Ou un martèlement de cordes Dans le cœur vibrant des pianos Ou la pulsation sauvage de peaux tendues à bloc Ses noires stridences peuvent mettre à nu Le noyau douloureux du chagrin Ou annoncer un nouvel âge d’or Ses voix sont innombrables Ses formes réfractaires aux statistiques C’est, en fait, une révolution tonale permanente Le soulèvement furieux des damnés Contre la cruauté de leur damnation Je connais ce langage, mon ami. — Et cette personne… ? » je lui dis alors — Que vous auriez perdue, mon ami ? Un proche, c’est tout ce que je sais Mais pas une femme ; ce n’était pas une femme Que pleurait votre trompette, plutôt Quelqu’un de votre famille ; peut-être votre père Ou votre frère. » Je lui lâche alors les mots à l’affût derrière mes dents « Tu commences à me courir, mec T’en as trop dit maintenant Faudrait que tu vides ton sac. » Alors m’sieur Teint de Rose se penche et me balance « J’ai une machine à déchiffrer le son Qui remonte des accents du jazz Aux émotions qui les ont fait naître Si, dans ma machine, je joue un blues poignant Du haut-parleur sort le sentiment humain Qui a inspiré le blues Et l’a traduit dans la langue secrète du jazz. » Il lit la même vieille question tapie dans mes yeux « Comment je sais que vous avez perdu quelqu’un ? J’ai entendu tant de blues, de stomps, de rags Changés, dans ma machine, en désespoir En colère ou en joie Que je comprends maintenant ce langage L’histoire que vous avez racontée n’est pas nouvelle Vous vous croyiez à l’abri Derrière votre tapisserie de cuivre ? — Me raconte pas des craques, mec » je lui dis En lui prenant le bras dans l’étau de mes doigts L’autre ne sourcille pas « Si vous ne me croyez pas, il me fait, venez Voir ma machine, venez l’écouter Et jouer de la trompette pour elle Vous verrez que tout ce que j’ai dit est vrai. » J’ai senti un frisson se balader sous ma peau Comme une basse ambulante « Alors, vous venez ? » il me dit comme ça. La pluie crépitait sur le toit du coupé Comme un roulement de caisse claire Quand monsieur Teint de Rose a enfilé Main Street Tout engourdi, l’étui de ma trompette sur les genoux Je l’écoutais débiter son solo Comme Stacy quand il fait tinter sa timbale « Voyez vos plus grands artistes du genre Armstrong, Bechet, Waller, Hines Goodman, Mezzrow, Spanier, et bien d’autres encore Hommes ou femmes Tous des Juifs ou des Noirs pourquoi ça ? Pourquoi les plus grands interprètes du jazz Sont ceux sur qui pèse le préjugé racial ? À mon avis c’est parce que le fer rouge de l’oppression Concentre toute leur énergie et leur souffrance En un noyau brûlant, explosif Et que ce concentré nucléaire de frustrations Donne lieu à toutes sortes de fissions, violentes ou lentes Qui sont l’expression fulgurante Des tortures enfouies tout au fond Et autant de cris que lance le désir de liberté Dans le langage indéchiffrable du jazz. » Sourire. « Jusque là indéchiffrable… Rip bop ça ne fait pas notre affaire Jump et mop-mop ne font qu’embrouiller le problème Tout ça n’est qu’un vernis qui masque la vraie réponse Seul le jazz authentique Peut briser le carcan de la répression Libérer les chagrins du plus profond du cœur Dénouer les passions, lâcher la bride Aux aspirations de l’être Vous comprenez ? il me sort. — Je comprends. » Et j’ai su pourquoi j’étais venu. Une fois chez lui, il allume, ferme la porte Traverse la pièce et ôte le chiffon qui couvre sa machine « Venez par ici », il me dit. Là je le soupçonne de me faire marcher sérieux Sa machine à jazz n’est qu’un embrouillamini De tubes de rouages et de fils emmêlés À la va-comme-je-te-pousse Pas content j’ouvre des yeux grands comme ça Devant le tas de ferraille « Sûr que ça m’impressionne, mec » Et je me fends malgré moi d’un sourire Là-dessus il prend un disque, le pose sur le plateau « Heebie-Jeebies ; Armstrong Écoutons d’abord le morceau. » En d’autres circonstances je me serais éclaté À écouter Satchmo chanter en scat Mais j’avais un sacré bourdon Et je n’ai même pas pu y aller d’un sourire J’étais là complètement perdu Pendant que Daddy-O réinventait l’anglais Rip-bip-dee-doo-dee-doot-doo ! Swinguait le Satch de sa super voix de baryton Quand le blanc actionne un bouton En une seconde d’enfer fini le scat dément C’que je m’prends dans la tronche C’est le bruit d’une bande de cinglés défoncés En train de faire la foire Ou de vingt mecs branchés en train de se défouler Dans l’appart’ d’à côté J’en ai eu froid dans l’dos Je m’suis senti les tripes en rupture de tempo J’avais beau savoir que l’autre me souriait Impossible de le regarder Mon cœur n’était pas loin de m’fracasser les côtes Quand il a arrêté sa machine « Vous voyez ? » il a fait. Impossible de parler. Il m’avait à sa pogne. « Miracle de l’électronique, J’ai capturé le cœur secret du jazz Oh, je pourrais vous passer plus d’un disque Illustrant les divers états d’âme Qui engendrent cette langue complexe Mais je voudrais vous faire jouer pour ma machine Enregistrer une minute de solo Puis la faire repasser par l’autre haut-parleur Qu’on entende précisément ce que vous ressentez Dépouillé des sonorités superflues. D’accord ? » Fallait que je sache Pas plus que m’envoler j’pouvais quitter les lieux Alors, pendant que le blanc règle sa machine, Je déballe ma trompette, je m’assouplis les lèvres La trouille au ventre empilant ses glaçons Puis j’embouche une fois de plus mon instrument Pour y décharger mon fardeau Ma souffrance obstinée Tout le blues suspendu en moi Comme vingt poids au bout d’un fil Attaché à mes tripes par vingt crochets Qui me hachent menu Je joue pour Rone, mon frère Rone qui aurait pu mourir de mille autres façons À mille autres moments Mais qui est mort, en fait, dans le Sud meurtrier Où il était né Rone qui croyait que ça pouvait pas durer Qui avait oublié la musique et a montré les crocs Comme s’il était un homme Rone qui est mort sans un mot Le crâne éclaté sous les bottes De pauvres bouseux du Mississippi Qui ne lui pardonnaient pas de s’être cru un homme C’est tout ça que j’ai joué Pur et dur dans ma trompette Et quand j’ai eu fini et que tout m’a rebondi dessus Comme un long hurlement du fond d’un puits obscur J’ai senti le mal me coller sur le dos Une noire camisole que chaque hurlement Resserrait un peu plus Jusqu’à ce que l’air me manque Alors j’ai abattu ma trompette sur sa machine Je l’ai renversée par terre Piétinée et réduite en mille morceaux « Imbécile ! » Voilà comment il m’a appelé « Pauvre imbécile de nègre ! » Jusqu’au moment où je me suis tiré Je ne me rendais pas compte alors Je croyais répondre à chaque coup de pied Qui m’avait enlevé mon frère Mais maintenant c’est passé et je peux vous dire les mots Que j’aurais dû répondre à monsieur Teint de Rose Écoute-moi, homme blanc, prête-moi bien l’oreille C’était pas toi, mon pote Non, pas toi après qui j’en avais Même si c’est tes pareils qu’ont expédié mon frère Dans sa dernière demeure J’vais t’expliquer pourquoi j’ai démoli ta machine à jazz Je l’ai démolie parce qu’il le fallait Parce qu’elle faisait exactement ce que tu disais Et que si je l’avais laissée où elle était Elle nous aurait volé notre seul bien Ce qui n’appartient qu’à nous Ce qu’aucune botte ne peut bousiller Ni aucune corde étouffer Vous nous persécutez et vous nous tuez Mais tu sais, homme blanc, Ce ne sont là que des piqûres d’épingles Si je t’avais laissé te servir de ta machine Vous connaîtriez tous nos secrets Vous nous prendriez tout ce qui nous reste Et c’en serait fini de nous Prends tout ce que tu veux, mec Ce sera pas la première fois Mais ne viens pas nous dérober notre âme. ONDE DE CHOC « Je te dis qu’il a quelque chose qui cloche », dit M. Moffat. Le cousin Wendall tendit la main vers le sucrier. « Donc ils ont raison. » Et il mit une cuillerée de sucre dans son café. « Pas du tout, répliqua sèchement Moffat. Ils n’ont certainement pas raison. — Mais s’il ne marche pas… — Il y a à peu près un mois de cela, il marchait encore très bien. Il marchait parfaitement jusqu’à ce qu’on décide de le remplacer au premier de l’an. » Les doigts pâles et jaunis de M. Moffat reposaient, rigides, sur la table. Il n’avait pas touché à ses œufs ni à son café qui refroidissaient devant lui. « Pourquoi ça te met dans un tel état ? s’enquit Wendall. Ce n’est jamais qu’un orgue. — C’est bien plus que cela. Il était là avant même que l’église soit finie. Cela fait quatre-vingts ans. Quatre-vingts. — Un sacré bail, observa Wendall en mastiquant son toast à la confiture. Trop longtemps, peut-être. — Il n’a rien qui cloche, protesta Moffat. Ou plutôt il n’avait rien avant. C’est pourquoi je veux que tu viennes avec moi ce matin. — Comment ça se fait que tu ne l’aies pas fait examiner par un spécialiste ? — Il se serait contenté d’être d’accord avec les autres, dit Moffat d’un ton amer. Il l’aurait déclaré trop vieux, trop usé. — C’est peut-être le cas. — Pas du tout. » Moffat en tremblait. « Enfin, moi, ce que j’en dis… Il est quand même assez vieux. — Il marchait bien avant », s’obstina Moffat, les yeux plongés dans la noirceur de son café. « Le culot qu’ils ont ! marmonna-t-il. Envisager de s’en débarrasser. Quel culot. » Il ferma les yeux. « Peut-être qu’il le sait. » Le bruit de métronome de leurs talons perforait le silence de la nef. « Par ici », dit M. Moffat. Wendall poussa le battant épais comme le bras et les deux hommes gravirent l’escalier de marbre en spirale. À l’étage, Moffat fit passer son porte-documents dans son autre main pour chercher son trousseau de clés. Il ouvrit la porte et ils pénétrèrent dans l’obscurité à l’odeur de moisi de la tribune. Il s’avancèrent dans le silence, éveillant de faibles échos. « Là-bas, dit Moffat. — Oui, je vois. » Le vieil homme se laissa tomber sur le banc poli comme du verre et alluma la petite lampe. Un cône de lumière diffusé par une ampoule repoussa les ombres. « Tu crois que le soleil va se montrer ? demanda Wendall. — Je ne sais pas. » Il déverrouilla et releva le rideau à cylindre du clavier, fit remonter le pupitre, et poussa dans sa rainure le levier passablement usé de l’interrupteur. Dans la salle en brique à leur droite monta soudain un bourdonnement, un déferlement croissant d’énergie. L’aiguille de l’indicateur de pression d’air trembla dans son cadran. « Le voilà en vie », dit Moffat. Wendall émit un grognement amusé et traversa la tribune. Le vieil homme le suivit. « Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda-t-il dans la salle en brique. Wendall haussa les épaules. « Je ne saurais dire. » Il regarda le moteur tourner. « Induction monophasée. Fonctionne par magnétisme. » Il tendit l’oreille. « Tout m’a l’air en ordre. » Il traversa la petite pièce. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en pointant l’index. — Les mécanismes de relais. Pour que les tuyaux restent remplis d’air. — Et ça, c’est la soufflerie ? » Le vieil homme fit oui de la tête. « Mmm-hmm. » Wendall se retourna. « Tout m’a l’air en bon ordre. » Une fois ressortis, ils regardèrent les tuyaux. Au-dessus du bois luisant du buffet, ils se dressaient tels de gigantesques crayons dorés. « Impressionnant, fit Wendall. — Magnifique, corrigea Moffat — Écoutons-le. » Ils retournèrent vers le clavier et Moffat s’assit devant. Il tira sur une commande et appuya sur une touche. Un son unique se répandit dans l’air ombreux. Le vieil homme actionna une pédale de volume et la note s’amplifia. Elle perçait l’atmosphère, ton et harmoniques se répercutant sous la coupole comme des diamants projetés par une fronde. Soudain, le vieil homme leva la main. « Tu as entendu ? — Quoi ? — Il a tremblé. » Pendant que les fidèles entraient dans l’église, M. Moffat jouait le prélude de Bach Aus der Tiefe rufe ich (Des profondeurs je t’appelle). Ses doigts se déplaçaient avec assurance sur les touches, ses pieds grêles dansaient sur les pédales. L’air vibrait de sons émouvants. Wendall se pencha pour murmurer : « Voilà le soleil. » Au-dessus du crâne couronné de mèches grises du vieil organiste, la lumière du soleil filtrait à travers les vitraux, baignant la rangée de tuyaux d’un rayonnement vaporeux. Wendall se pencha de nouveau. « Tout me paraît aller pour le mieux. — Attends. » Wendall grommela et s’avança jusqu’au bord de la tribune pour contempler la nef. Le triple flot des paroissiens se dispersait dans les rangées. L’écho de leurs mouvements s’élevait comme des crissements d’insectes. Wendall les regarda s’installer sur les bancs en bois brun. Au-dessus d’eux résonnait la musique de l’orgue. « Psitt ! » Wendall revint auprès de son cousin. « Qu’est-ce qu’il y a ? — Écoute. » Wendall inclina la tête. « Je n’entends rien à part l’orgue et son moteur. — Justement, murmura le vieil homme. On n’est pas censé entendre le moteur. » Wendall haussa les épaules. « Et alors ? » L’autre s’humecta les lèvres. « Je crois que ça commence », murmura-t-il. En bas, on refermait les battants de la porte d’entrée. Le regard de Moffat se porta sur sa montre calée contre le pupitre, puis sur la chaire où venait d’apparaître le Révérend. Il transforma l’accord final du prélude en une chatoyante pyramide sonore, marqua un temps, puis, mezzo forte, modula en clef de sol pour attaquer les premières mesures de la Doxologie. En bas, le Révérend tendit les mains, les paumes en l’air, et les fidèles se levèrent dans un mélange de bruissements et de craquements. Un instant de silence. Puis le chant commença. Moffat accompagna le cantique, égrenant la mélodie de la main droite. À la troisième phrase, la touche voisine de celle qu’il pressait s’abaissa d’elle-même et l’accord se trouva brouillé par une dissonance bizarre. Les doigts du vieil homme tressaillirent ; la dissonance s’éteignit. « Loués soient le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » L’assistance couronna son chant par un Amen prolongé. Les doigts de Moffat quittèrent les touches, il coupa le moteur, un composé de bruissements et de craquements emplit de nouveau la nef et le Révérend en soutane noire leva les mains pour empoigner le rebord de la chaire. « Notre Père qui êtes aux cieux, dit-il, nous, tes enfants, venons à toi en ce jour de communion. » En haut, dans la tribune, une note basse frissonna en sourdine. Moffat sursauta, le souffle coupé. Son regard passa à toute allure du contact (coupé), à l’aiguille de la pression d’air (immobile), pour se porter vers la salle du moteur (silencieuse). « Tu as entendu ? murmura-t-il. — J’en ai bien l’impression. — L’impression ? se récria Moffat. — Eh bien… » Wendall se pencha pour tapoter de l’ongle le cadran de la pression d’air. Rien ne se passa. Il laissa échapper un grommellement et se détourna pour se rendre à la salle du moteur. Moffat se leva et le suivit sur la pointe des pieds. « M’a l’air à l’arrêt, observa Wendall. — Je l’espère bien. » Le vieil homme sentit un tremblement gagner ses mains. L’offertoire ne devait surtout pas être envahissant mais constituer un discret fond sonore accompagnant le tintement des pièces et le froissement des billets. M. Moffat le savait bien. Nul autre ne mettait mieux que lui en musique l’instant de la quête. Pourtant, ce matin-là… Les dissonances n’étaient certainement pas de lui. Rares étaient les fautes dans le jeu de M. Moffat. Les touches qui résistaient, qui vibraient sous ses doigts comme des créatures vivantes… était-ce un effet de son imagination ? Les accords qui se réduisaient à des octaves décharnées, pour s’enfler exagérément aussitôt après… cela venait-il de lui ? Rigide, le vieil homme écoutait la musique se déployer irrégulièrement dans l’air. Depuis la fin des répons, depuis qu’il avait rebranché l’orgue, celui-ci semblait presque doué de volonté, capable d’agir de lui-même. Moffat se tourna pour chuchoter quelque chose à son cousin. Soudain, l’aiguille de l’autre cadran sauta de mezzo à forte et le volume s’amplifia. Le vieil homme sentit les muscles de son ventre se nouer. Ses mains pâles quittèrent brusquement les touches et, l’espace d’une seconde, on n’entendit plus que les pas étouffés des quêteurs et le tintement des pièces dans les paniers. Puis les mains de Moffat reprirent leur place et la musique de l’offertoire retrouva son murmure discret et raffiné. Le vieil homme remarqua qu’en bas des visages se tournaient vers la tribune avec curiosité, et il pinça les lèvres en une moue d’exaspération. « Écoute, lui dit Wendall à la fin de la quête, comment peux-tu être sûr que ce n’est pas toi ? — Parce qu’il n’en est rien, siffla le vieillard. C’est lui. — Ça n’a pas de sens. Sans toi pour en jouer, ce n’est qu’une machine. — Non, fit Moffat en secouant la tête. Non. C’est plus que cela. — Écoute, tu m’as dit qu’on allait s’en débarrasser et que ça te tourmentait. » Le vieil homme marmonna. « Conclusion : je crois c’est toi qui es à l’origine de tout ça, sans t’en rendre compte, de façon plus ou moins inconsciente. » Moffat réfléchit au problème. Certes, c’était bien un instrument. Les sons qui en sortaient dépendaient bien de ses pieds et de ses mains, non ? Sans eux, comme Wendall l’avait dit, l’orgue n’était qu’une machine inerte. Un assemblage de tuyaux, de leviers et de rangées de touches immobiles ; de boutons sans fonction, de pédales longues comme le bras et d’air comprimé. « Alors, qu’est-ce que tu en penses ? » demanda Wendall. Moffat tourna les yeux vers la nef. « C’est le moment de la Bénédiction. » Au milieu du postlude de la Bénédiction, la tirette puissance sortit de son alvéole et, avant que la main de Moffat ait pu la repousser, un tonnerre de cors éclata et l’église fut saturée de vibrations. « Ce n’était pas moi, murmura-t-il une fois terminé le postlude. J’ai vu la commande bouger toute seule. — Moi, je n’ai rien vu », dit Wendall. Moffat regarda en bas. Le Révérend avait entamé la lecture du cantique suivant. « Il faut interrompre le service, murmura-t-il d’une voix mal assurée. — On ne peut pas faire ça. — Il va arriver quelque chose, je le sais. — Qu’est-ce qui peut arriver ? railla Wendall. Quelques fausses notes tout au plus. » Les yeux fixés sur les touches, le vieillard se tordait silencieusement les mains entre les genoux. Puis, quand le Révérend eut achevé sa lecture, il joua la phrase d’introduction du cantique. Les fidèles se levèrent et, après un instant de silence, commencèrent à chanter. Cette fois, personne ne remarqua rien à part M. Moffat. La tonalité de l’orgue comporte ce que l’on appelle une « inertie », un élément impersonnel. L’organiste ne peut modifier cette qualité tonale ; elle est inviolable. Et pourtant, Moffat entendit, clairement reflétée dans la musique, sa propre inquiétude. Il en conçut un sinistre pressentiment qui lui fit froid dans le dos. Il y avait trente ans qu’il était organiste dans cette église. Il connaissait mieux que quiconque le fonctionnement de l’orgue. Ses possibilités et ses réactions étaient gravées dans la mémoire de son toucher. Ce matin-là, c’était sur un instrument inconnu qu’il jouait. Une machine dont le moteur, une fois le cantique terminé, refusait de s’arrêter. « Actionne de nouveau l’interrupteur, lui dit Wendall. — Je l’ai déjà fait, murmura le vieillard d’une voix où perçait la peur. — Recommence. » Moffat obtempéra. Le moteur continua de tourner. Nouvel essai. Sans résultat. Il serra les dents et manœuvra l’interrupteur pour la septième fois. Le moteur s’arrêta. « Je n’aime pas ça, dit Moffat d’une toute petite voix. — Écoute, j’ai déjà vu ce genre de phénomène. Quand tu pousses l’interrupteur dans son logement, cela met une borne en cuivre en contact avec de la porcelaine. À ce moment-là, le courant ne passe plus. Mais à force d’être actionnée, cette borne a fini par laisser un résidu de cuivre sur la porcelaine, si bien que le courant continue à passer. Même quand le levier est en position de coupure. J’ai déjà vu ça. » Le vieil homme secoua la tête. « Il sait », affïrma-t-il. « Ça n’a pas de sens, déclara Wendall. — Vraiment ? » Ils étaient dans la salle du moteur. En bas, le Révérend prononçait son sermon. « Bien sûr, insista Wendall. C’est un orgue, pas une personne. — Je ne sais plus, dit Moffat d’une voix caverneuse. — Écoute, tu veux savoir ce qu’il y a probablement derrière tout ça ? — Il sait qu’on veut le mettre au rebut. Voilà ce qu’il y a. — Allons donc ! s’impatienta Wendall. Je vais te dire ce qui se passe. Cette église est ancienne… et il y a quatre-vingts ans que cet orgue en ébranle les murs. Quatre-vingts ans de ce régime et les murs commencent à se déformer, les plancher s’affaissent. Et quand les planchers s’affaissent, le moteur, là, se met à pencher, les fils se rompent, et il se produit un arc. — Un arc ? — Oui. L’électricité saute par-dessus les coupe-circuit. — Je ne comprends pas. — Toute ce surplus électricité pénètre dans le moteur. Il y a des électro-aimants dans ces relais. Gave-les d’électricité, et il y aura plus d’énergie. Assez, peut-être, pour que se produisent ces dysfonctionnements. — S’il en est ainsi, pourquoi se révolte-t-il contre moi ? — Oh, arrête de parler comme ça. — Mais je le sais. Je le sens. — Cet engin a besoin de réparations, c’est tout. Sortons d’ici. On étouffe là-dedans. » De retour sur son banc, Moffat s’immobilisa, les yeux fixés sur les claviers. Se pouvait-il que Wendall ait raison ? Tout cela était-il dû pour partie à des problèmes mécaniques, pour partie à lui-même ? Dans ce cas, il devait éviter les conclusions trop hâtives. Oui, les explications de Wendall se tenaient. Moffat sentit des picotements sous son crâne. Il se tourna légèrement en faisant la grimace. Pourtant, les faits étaient là : les touches qui s’enfonçaient d’elles-mêmes, la tirette qui bougeait toute seule, la brusque montée du volume, le déferlement d’émotion dans ce qui aurait dû être dépourvu d’émotion. Déficience mécanique ? Erreur de manœuvre de sa part ? Cela semblait impossible. Les picotements persistaient. S’amplifiaient comme un feu. Un murmure inquiet palpita dans la gorge du vieil homme. Près de lui, sur le banc, ses doigts tressaillirent. Non, les choses n’étaient sans doute pas aussi simples. Qui pouvait affirmer de façon absolue que l’orgue n’était qu’une machine inanimée ? Même s’il y avait du vrai dans ce que disait Wendall, n’était-il pas possible que les facteurs en question aient conféré à l’orgue une étrange faculté de compréhension ? Des planchers inclinés, des fils rompus, des arcs, des électro-aimants surchargés… tout cela n’avait-il pas pu engendrer une conscience ? Moffat poussa un soupir et se redressa. Aussitôt, sa respiration se bloqua. La nef se brouillait sous ses yeux. Elle tremblait comme un brouillard gélatineux. L’assistance n’était plus qu’une masse indifférenciée. La toux qu’il perçut lui fit l’effet d’une détonation caverneuse à des kilomètres de distance. Il s’efforça de bouger, mais il était comme paralysé. Et cela vint. Moins une pensée formulée qu’une sensation brute. Une pulsation mentale, un tremblement de nature électrique. Angoisse… Peur… Haine… le tout cruellement reconnaissable. Un frisson secoua Moffat sur son banc. Il se retrouva avec juste assez de conscience pour penser, horrifié : Il sait ! Le reste était annihilé par une force écrasante. Qui ne cessait d’augmenter, l’emplissant de noires visions. L’église avait disparu, comme les fidèles, le Révérend et Wendall. Tel un pendule, le vieil homme oscillait au-dessus d’un puits sans fond tandis que la peur et la haine, pareilles à de sombres rafales, prenaient possession de lui. « Hé ! Ça ne va pas ? » Le murmure inquiet de Wendall le ramena brusquement à la réalité. Moffat cligna des yeux. « Qu’est-ce qui s’est passé ? — Tu étais en train de remettre l’orgue en marche. — En marche… ? — Et tu souriais. » Un son incertain vibra dans la gorge de Moffat. Soudain, il se rendit compte que le Révérend lisait les paroles du dernier cantique. « Non, murmura-t-il. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je ne peux pas le remettre en marche. — Comment ça ? — Je ne peux pas. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. C’est simplement que… » Le vieillard eut de la peine à respirer quand, en bas, le Révérend cessa de parler, leva les yeux et attendit. Non, songea Moffat. Non, je ne dois pas. Un pressentiment le clouait à son siège comme une main glacée. Il sentit un cri lui monter dans la gorge en voyant sa main droite se tendre vers l’interrupteur et le pousser. Le moteur démarra. Moffat se mit à jouer. Ou plutôt l’orgue parut jouer de lui-même, lui faisant lever ou abaisser les doigts à sa guise. Une panique informe barattait les entrailles du vieil organiste. Il n’avait plus envie que de couper le contact et de s’enfuir. Mais il continua de jouer. Il sursauta quand le cantique commença. En bas, massés en rang, les fidèles chantaient, coude à coude, penchés sur leurs missels lie-de-vin. « Non », haleta Moffat. Wendall ne l’entendit pas. Le regard du vieil homme s’agrandit quand la pression monta. Il regarda l’aiguille du volume passer de mezzo à forte. Une plainte rauque lui emplit la gorge. Non, par pitié, songea-t-il, par pitié. Brusquement, la tirette puissance émergea comme la tête de quelque serpent. Moffat la repoussa désespérément d’un coup de pouce. La tirette unisson frémit. Il la maintint en place, la sentant palpiter sous son doigt. Des gouttes de sueur perlèrent à son front. Il jeta un coup d’œil en bas et vit les gens lorgner dans sa direction. Son regard se reporta sur l’aiguille du volume qui tremblotait vers grand crescendo. « Wendall, essaie de… ! » Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La tirette puissance se délogea de nouveau et une tempête sonore s’éleva. Moffat s’empressa de la repousser. Il sentait les touches et les pédales s’enfoncer dans leurs alvéoles. Soudain, la tirette unisson sortit de son logement. Une clameur incontrôlée emplit l’église. Plus le temps de parler. L’orgue était vivant. Sa respiration se bloqua quand Wendall se pencha pour pousser l’interrupteur. Rien de ne passa. Wendall lâcha un juron et manœuvra le levier dans les deux sens. Le moteur continuait à tourner. La pression avait désormais atteint son maximum, un vent de tempête faisait vibrer les tuyaux. Les harmoniques se déversaient en un paroxysme sonore. Le cantique sombra, écrasé sous le poids des accords hostiles. « Vite ! s’écria Moffat. — Il ne veut pas s’arrêter ! » vociféra Wendall. Une fois de plus, la tirette puissance bondit en avant. Couplée à la pédale du volume, elle déclencha un raz-de-marée dissonant qui alla s’écraser sur les murs. Moffat plongea sur elle. Libérée, la tirette unisson jaillit de nouveau. Le déchaînement sonore s’accentua encore. C’était désormais un géant hurlant qui se jetait sur l’église à grands coups d’épaule. Grand crescendo. De lentes vibrations se propageaient dans les planchers et les murs. Et voilà que Wendall bondissait soudain vers la balustrade et criait : « Dehors ! Sortez tous ! » Pris de panique, Moffat ne cessait d’actionner l’interrupteur. Mais la tribune continuait de vibrer sous ses pieds, l’orgue de souffler des bourrasques qui n’étaient plus de la musique mais une masse de sons agressifs. « Sortez ! criait toujours Wendall aux fidèles. Dépêchez-vous ! » Les vitraux cédèrent les premiers. Ils explosèrent, comme frappés par des boulets de canon. Une grêle d’éclats aux couleurs de l’arc-en-ciel s’abattit sur l’assistance. Des femmes hurlèrent, piquetant de leurs voix aiguës l’énorme escalade de la musique. Des gens quittèrent précipitamment leurs bancs. Le son déferlait sur les murs comme des vagues à marée haute, se brisant pour refluer ensuite. Les lustres éclatèrent comme des bombes de cristal. « Dépêchez-vous ! » hurlait Wendall. Moffat était incapable de bouger. Il contemplait d’un air hébété les touches qui s’enfonçaient comme des dominos renversés. Écoutait les hurlements de l’orgue. Wendall le saisit par le bras pour l’arracher de son banc. Au-dessus d’eux, les deux derniers vitraux intacts se désintégrèrent en nuages d’éclats de verre. Sous leurs pieds, ils sentirent le tremblement colossal de l’église. « Non ! » La voix du vieil homme était inaudible, mais son intention était claire quand il se dégagea de l’étreinte de Wendall pour reculer en titubant vers la balustrade. « Tu es fou ? » Wendall bondit vers son cousin et l’empoigna brutalement. Tout en tournant sur eux-mêmes, ils se livrèrent à une véritable lutte. En bas, les allées étaient encombrées par la foule. Ou plutôt par le bouillonnement d’un exode affolé. « Lâche-moi ! hurla Moffat, dont le visage n’était plus qu’un masque exsangue. Je dois rester ici ! — Sûrement pas ! » s’époumona Wendall, qui saisit le vieillard à bras le corps et l’entraîna loin de la balustrade. La tempête de dissonances les poursuivit dans l’escalier, couvrant les protestations de Moffat. « Tu ne comprends pas ! hurlait-il. Il faut que je reste ! » En haut, sur la tribune vibrante, l’orgue jouait tout seul, toutes ses tirettes sorties, ses pédales enfoncées, son moteur à plein régime, ses soufflets palpitants, ses tuyaux beuglant et vrillant l’air. Soudain, un mur se fendit. Les ogives se déformèrent, leurs pierres se rabotant les unes les autres. Un bloc de plâtre se détacha de la coupole et dégringola sur les bancs dans un nuage de poussière blanche. Les planchers vibraient. Un flot de paroissiens se déversa dehors en une bousculade générale. Derrière leur masse hurlante, l’encadrement d’un vitrail bascula sur le sol. Une deuxième fissure zigzagua sur toute la hauteur d’un mur. L’air était saturé de poussière de plâtre. Des briques commencèrent à tomber. Dehors, sur le trottoir, immobile, Moffat fixait un regard vide sur l’église. C’était lui. Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte ? Son angoisse, sa peur, sa haine. Son angoisse d’être lui aussi mis au rebut ; sa peur d’être coupé des choses qu’il aimait et dont il avait besoin ; sa haine d’un monde qui n’avait que faire des vieilleries. C’était lui qui avait transformé l’orgue surchargé en une machine prise de folie. Les derniers fidèles étaient sortis. À l’intérieur, le premier mur s’écroula. Il tomba dans une pluie bruyante de briques, de bois et de plâtre. Les piliers chancelèrent comme des arbres coupés, puis s’abattirent d’un coup, écrasant les bancs. Les lustres se détachèrent, ajoutant leur explosion au tintamarre. Alors, en haut, dans la tribune, les notes basses commencèrent à retentir. Elles étaient si graves qu’elles en étaient à peine audibles. C’étaient de simples vibrations dans l’air. Mécaniquement, les pédales s’abaissèrent pour produire un accord monumental. C’était le rugissement de quelque animal titanesque, le tonnerre de cent océans soulevés par la tempête, la terre s’ouvrant pour engloutir toute vie. Les planchers se gondolaient, les murs croulaient en avalanches grondantes. La coupole resta suspendue un instant, puis s’effondra, recouvrant la moitié de la nef. Un monstrueux nuage de plâtre et de ciment enveloppa le tout, opacité mouvante au sein de laquelle l’église sombra dans une explosion de craquements, de roulements, de grondements tonitruants. Plus tard, alors qu’il avançait, titubant, hébété, dans les ruines baignées de soleil, le vieil homme entendit l’orgue haleter comme une bête invisible à l’agonie dans une forêt séculaire. LES TEMPS SONT MOUS Au petit déjeuner, le nez de P’pa est tombé. En plein dans le café de M’man. Il l’a fait déborder. Le chuintement de Prunella a soufflé la lampe à graisse. « Bon Dieu de bois, P’pa, a fait M’man dans la pénombre, tu savais qu’il allait s’faire la malle ? T’aurais pas pu le faire tomber toi-même à un aut’ moment ? — Mais non, j’le savais pas ! — T’as déjà dit ça la dernière fois, P’pa », a dit Luke en s’étouffant avec son pain d’écorce. Tonton Cailloux a claqué des doigts tout près de la lampe. Le chuintement de Prunella a éteint d’un coup la flamme vacillante. M’man l’a grondée. « Arrête un peu d’rigoler, ma fille. » Prunella s’en est cassé la figure de son rocher dans un grand envol de moignons, en renversant au passage sa bouillie d’herbe de la Trinité. « Bon sang de bonsoir ! s’est emporté Tonton Zyeux. — Eh bien, mais rallume la mèche, rallume la mèche ! » a ordonné Grand-papa, qui était en train de lire quand la lumière s’était éteinte. Tonton Cailloux a produit une nouvelle étincelle et rallumé la lampe. « Bon, où en étais-je ? a dit Grand-papa. — Remonte tout de suite », a lancé M’man. Prunella s’est hissée tant bien que mal sur son rocher en pleurant des larmes de rire. « P’tite tête de linotte », a commenté M’man avant de déposer une nouvelle cuillerée de bouillie sur la planchette de Prunella. « Allez, attaque. » Puis elle a sorti le nez de son café au maïs et l’a lancé à P’pa. « Tu sais, m’man, j’vais lui r’poser la question, aujourd’hui. — Ah ? Bien, bien. — J’vois pas l’utilité ! a placé Grand-papa. Pisqu’y a pus d’force vitale ! — Allez, P’pa, a dit P’pa. T’mêle donc pas des affaires des jeunes. — C’est écrit là, tiens ! » Grand-papa a donné de petits coups de poignet sur le journal. « On a ouvert la porte aux ondes de l’anti-vie, voilà ce qu’on a fait ! — Foutaises ! s’est exclamé Tonton Zyeux. Et nous, alors ? On est pas en vie, peut-être ? — J’te parle des générations à venir, hé, patate ! » Grand-papa s’est tourné vers Luke. « J’te l’dis, fiston, c’est même pas la peine. De toute façon, tu pourras pas faire de p’tits. — C’est c’qu’y nous avaient dit à nous aussi, P’pa et moi, a répliqué M’man d’un ton apaisant. Et on a quand même eu deux beaux rejetons. Écoute donc pas ton grand-père, fils. — On tombe en miettes ! a insisté Grand-papa. Y a nos cellules qui se débinent ! Il le dit bien, ce type, là. On est des vrais tas de gelée ! Et d’la gelée qui s’décompose, en plus ! — Parle pour toi, a commenté Tonton Cailloux. — Quand c’est que tu vas lui demander, fils ? a voulu savoir M’man. — On a salopé la canopée qui nous protégeait, j’vous dis ! s’est écrié Grand-papa. — La canne aux quoi ? a demandé Tonton Zyeux. — Ben, là, ce matin, a répondu Luke. — On a contaminé les nuages ! a repris Grand-papa. — Elle va et’ drôl’ment contente. » M’man a donné un coup de maillet sur la tête de Prunella. « Mange avec la bouche, toi ! — D’ici l’mois d’mai ça sera fait, elle et moi. — On a foutu en l’air la météo, avec nos basses pressions ! — Bon, on va vous préparer un coin. » Tonton Cailloux mâchait sa bouillie. Ses joues s’écaillaient. « On a dérangé l’ordre des choses ! insista Grand-Papa. — Ferme-la au lieu de dérailler, tu veux ? a coupé Tonton Zyeux. — Ferme-la toi-même ! — Un peu de paix des ménages, s’il vous plaît ; ça nous fra du bien aux oreilles », est intervenu P’pa en se grattant le nez. Puis il a émis un jet de salive et abattu une araignée en plein vol. C’était Prunella qui avait gagné la course. « Saloperie d’jambe. » Luke a regagné la table en boitillant. D’un coup de poing, il a remis son fémur en place. Prunella s’est remise à manger en chuintant. « Elle s’démantibule encore, c’te guibolle ? a interrogé M’man. — Comme ça, elle va t’nir un moment. — C’est écrit noir sur blanc ! a insisté Grand-papa. Nos p’tits s’baladent sous un parapluie qui les protège pas, qui les tue ! L’parapluie d’la mort ! — N’importe quoi ! » Tonton Zyeux a levé son bras du milieu et adressé un clin d’œil à M’man avec celui qui était bleu. « Oui, tu peux y aller », a dit M’man en lâchant un gloussement édenté. Là-dessus, le mur de gauche est tombé. « Et allez donc ! » a fait P’pa. Prunella a dégringolé de son rocher en chuintant de plus belle et elle est passée par l’ouverture en roulant sur elle-même. « Elle a vraiment une bonne nature, c’te gamine », a constaté M’man en chassant de la main les écailles de joues tombées sur la table. « Qu’est-ce qu’on va faire, pour mon coin, maintenant ? a demandé Luke. — C’est dit là-dedans, j’vous assure : y a les charges électriques qui sont tout en bordel et la structure atomique qui s’débine ! — T’en fais pas, on va l’remettre d’aplomb, a fait M’man, rassurante. — Et faire une petite bringue, tiens ! a ajouté Tonton Zyeux. Bière de jute à gogo. — C’est pus la peine ! a recommencé Grand-papa. On a pulvérisé tout l’bazar ! — Écoute, P’pa. Pas la peine d’prêcher la fin du monde. Y en a qui le faisaient déjà quand j’étais toute mioche. J’vois vraiment pas pourquoi not’ Luke y s’mettrait pas avec la môme Annie Lou. Après tout, il est costaud, et il a deux bras et quatre jambes comme tout le monde, non ? À quoi ça rime d’interdire l’ballet d’la vie ? — Les jeunes, ça doit avoir peur de rien d’aut’ que d’la peur elle-même », a observé P’pa. Tonton Cailloux a acquiescé puis frotté une allumette au soufre contre sa mâchoire pour allumer sa clope. « Faut avoir un peu la foi, a dit M’man. C’est pas bien de r’mâcher des idées noires comme ces chiantifiques, là. — J’te les foutrais dans l’armée, moi ! a fait Tonton Zyeux. J’leur collerais une bombe Z dans l’falzar et j’les enverrais danser la gigue derrière les lignes ennemies. — Moi, j’les arroserais d’acides à combustion, a dit P’pa. — Et moi, j’les plongerais dans une cuve de bouillon à germes, a renchéri Tonton Zyeux. Ou bien j’leur enverrais une bonne bouffée de vide total dans les trous de nez. Y verraient c’qu’y verraient, tiens. — Ouais, ça leur donn’rait une bonne leçon », a noté P’pa. On s’est prom’nés sous la pluie jaune, tous les deux. Nos cloques nous f’saient pus mal tant on était heureux. T’avais une peau tout’ neuve, l’ciel était tout boueux, J’avais les cœurs battants — Annie, c’est toi que j’veux ! Luke filait entre les monticules. La lumière violette de la vessie qui lui servait de lanterne lui donnait des allures fantomatiques. En même temps qu’il chantait ce poème composé un jour dans le puits, sa voix créait des tourbillons dans la purée de pois. Il prit à gauche sur la crête des Retombées, longea la tranchée du Missile jusqu’à la côte de l’Onde de choc, poussa jusqu’au ravin des Radiations et gagna au galop la vallée du Champignon. Ah, si seulement il y avait encore des chevaux ! Il dut s’arrêter trois fois pour remettre sa jambe en place. Quand il arriva, la famille d’Annie Lou s’accroupissait pour dîner. L’oncle Mollo, lui, finissait à peine le petit déjeuner. « ’Jour m’sieur Mooncalf, dit Luke au papa d’Annie. — Salut, P’tit con, répondit Mooncalf. — Passez-moi…, fit Tonton Mollo. — Prends-toi d’la bouillie, reprit Mooncalf. Y a largement à bouffer pour tout l’monde. — J’viens d’manger. Où elle est, Annie Lou ? — Partie chercher d’l’eau au puits. » Du plat de la main, Mooncalf se servit une portion de vesces amères. « … la…, fit Tonton Mollo. — Bon, ben, j’vais aller l’aider à porter l’seau. — Comment ça va, par chez vous ? s’enquit Mme Mooncalf en salant les graines séchées. — Ça va très bien, répondit Luke. Du tonnerre. —… bouillie…, fit Tonton Mollo. — Tu m’en vois ravi, P’tit con, déclara Mooncalf. — Tu leur donn’ras not’ meilleur souv’nir, pour c’qu’il en reste, reprit Mme Mooncalf. — J’y manqu’rai pas. — … bon sang », acheva Tonton Mollo. Luke refit surface par la bouche d’aération et se dirigea en trottinant vers le puits, non sans écarter à coups de pied trois petits et un gros qui émirent un couinement aussi visqueux qu’irrité. « Comment ça va, chez vous ? demanda le moyen petit. — Qu’est-ce que ça peut t’foutre ? » répliqua Luke. Annie Lou hissait le seau d’eau en se tenant au parapet. Elle avait des fleurs sauvages plein les bras. « Salut, lança Luke. — Salut, P’tit con », chuinta-t-elle. Elle lui montra les dents en signe d’amour. « Où est passée ton aut’ oreille ? — Dis donc, P’tit con ! » gloussa-t-elle. Sa chevelure d’avril tomba dans le puits. « Ah, zut ! — Tu sais quoi ? Y a une idée qu’a germé dans mon cervelet. J’tiens l’mot de Grand-papa, ajouta-t-il fièrement. Ça veut dire qu’elle m’trotte dans la tête. — Tiens donc. » Annie Lou lui brandit ses fleurs sous le nez pour cacher le rouge qui lui montait aux joues. « Ouais. » Luke sourit timidement, puis cogna sur son fémur. « Maudite guibolle. — Elle recommence à faire des siennes ? — ‘cune importance. » Il saisit une araignée aquatique dans le seau et lui arracha les pattes l’une après l’autre. « Elle m’aime un peu, commença-t-il en rougissant, beaucoup, passionnément, à la folie… Aïe ! » L’araignée se sauva en claquant rageusement des mandibules. Luke regarda Annie Lou dans les yeux – l’un après l’autre. « Alors ? C’est oui ? — Oh, P’tit con ! » Elle noua ses bras autour des épaules et de la taille de Luke. « Je m’demandais bien quand tu te jett’rais à l’eau ! — Alors c’est oui ? — Mais oui ! — Ça alors ! s’écria Luke. J’suis l’plus heureux des P’tits cons ! » Sur ces mots, il l’embrassa fougueusement sur la bouche, avant de s’élancer dans la plaine en poussant des hourras. Sa crinière bouclée flottait dans son sillage. « Youpi ! J’suis heureux ! J’suis heureux ! Qu’est-ce que j’suis heureux ! » Sa jambe se détacha. Il l’abandonna sur place et s’éloigna en dansant. LA MULTIPLICATION DES DENIERS « Je suis désolée, dit Cathryn en baissant les yeux, confuse. Je ne devrais pas béer d’étonnement, mais je n’ai jamais vu de demeure aussi magnifique. » Elle lança un regard désespéré à Gerald, à l’autre bout de l’immense table recouverte d’une nappe d’un blanc immaculé, mais il ne lui retourna qu’un sourire aussi guindé et tendu que le sien. Elle coula un œil en direction du père. Toute l’attention de M. Cruickshank semblait accaparée par le filet mignon, tendre comme du beurre, qu’il découpait à l’aide d’un couteau en argent massif. « Nous vous comprenons, ma chère, dit Mme Cruickshank. J’ai ressenti la même chose, la première fois que… » Sa voix se brisa. Cathryn tourna la tête presque malgré elle pour voir M. Cruickshank se pencher de nouveau sur son assiette dorée. Chassant de ses pensées le léger frisson qui lui parcourait l’échiné, elle leva d’une main tremblante son délicat verre de vin bordé d’un liseré d’or. « Cette viande est délicieuse », dit-elle en reposant son verre. Mme Cruickshank acquiesça avec un vague sourire. Puis s’installa un silence que seuls brisaient le cliquetis de l’argenterie contre les assiettes et le crépitement des bûches dans l’immense cheminée en marbre, au fond de la vaste salle à manger. Cathryn reporta son attention sur Gerald. Il regardait fixement son assiette. Ses mâchoires remuaient lentement, par à-coups, comme si ses pensées l’entraînaient si loin qu’il en oubliait où il était. Elle crispa les lèvres au spectacle de sa nervosité et but un peu d’eau pour s’éclaircir la gorge. C’est lui que j’épouse, se dit-elle. Pas cette maison, ni ses parents. Loin de son père, il est parfaitement bien dans sa peau. Elle rougit légèrement, comme si M. Cruickshank pouvait surprendre ses pensées. Elle baissa les yeux et se remit à manger. Sentant sur elle le regard du vieux monsieur, elle ramena inconsciemment ses pieds sous sa chaise. Le grincement de ses talons sur le parquet verni fit tressaillir les épaules de Cruickshank. Elle garda les yeux fixés sur son assiette. Tu veux ma photo ? le rabroua-t-elle mentalement. Relevant la tête, elle affronta son regard et vit sa joue droite tressaillir. Elle sentit sa gorge se nouer. « Quelle est la hauteur du plafond ? » lâcha-t-elle, incapable de considérer son futur beau-père en silence. Elle remarqua sa chemise, dont la blancheur neigeuse rivalisait avec celle de la nappe, le nœud papillon impeccable qui y dessinait deux triangles d’un noir de jais. Elle posa ses mains tremblantes sur ses cuisses. Jamais je ne pourrai l’appeler papa, se dit-elle. « Mmm ? » grogna enfin Cruickshank. Tu m’as très bien entendu ! hurla Cathryn intérieurement. « Quelle est la hauteur du plafond ? répéta-t-elle avec un sourire mal assuré. — Vingt-trois mètres. » On aurait dit qu’il s’adressait à un agent immobilier. Elle leva les yeux, l’air de vérifier, heureuse d’éviter son regard d’un bleu très pâle et le tic qui agitait sa joue comme un insecte prisonnier. Elle examina les murs couverts de tapisseries, les hautes fenêtres à grands carreaux, les poutres sombres qui s’incurvaient jusqu’au plafond en cintre. Gerald, emmène-moi loin d’ici, songea-t-elle. Je ne tiendrai plus très longtemps. « Vingt-trois mètres. Eh bien ! » M. et Mme Cruickshank ne lui prêtaient plus attention. Seuls les yeux de Gerald croisèrent les siens lorsqu’elle les baissa. Ils se contemplèrent un instant. N’aie pas peur, crut-elle lire dans son regard. Elle reprit sa fourchette, incapable de dominer le tremblement de ses mains. Mais que se passe-t-il dans cette maison ? Je suis sûre que tout vient d’elle ! Elle est trop vaste. Tout y est disproportionné. Et puis, il y a autre chose. Quelque chose d’inexplicable. Mais que je perçois en permanence. Les deux lustres géants suspendus au-dessus d’eux tels d’énormes bracelets en pépites d’or attirèrent son attention, qui se porta ensuite, comme malgré elle, sur la surface de marbre séparant le haut des tapisseries du rebord des fenêtres. Des têtes de cerfs ! Elle frissonna et baissa aussitôt la tête. Là-haut, une rangée de têtes coupées nous regardent manger, et par terre, une dépouille de grizzly nous contemple, la gueule ouverte sur un éternel grondement. À nouveau gagnée par cette même impression étrange, elle ferma les paupières. C’est cette maison, cette maison ! Lorsqu’elle les rouvrit, Gerald la regardait. Sa bouche fine dessinait un pli soucieux. « Ça va ? » l’interrogea-t-il silencieusement, d’un simple mouvement des lèvres. Elle lui sourit, prise d’une envie soudaine de contourner bien vite la table et de se jeter dans ses bras pour y demeurer à tout jamais. Oh, mon Dieu ! Ne me regarde pas comme ça, le supplia-t-elle secrètement. Pas avec cette expression de pitié et d’angoisse. C’est de force dont j’ai besoin en ce moment, pas de tristesse. Elle sursauta, le cœur battant : Cruikshank s’éclaircissait la gorge et reposait ses couverts en argent. Il se carra sur sa chaise et balaya d’un regard impérieux toute la longueur de la table. Mme Cruickshank l’imita et se raidit. Gerald, le visage soudain transformé en un masque de souffrance, en fit autant et se tourna vers Cathryn qui ne comprenait rien. Subrepticement, cette dernière regarda M. Cruickshank. Il attendait. Ses mains fines veinées de bleu plaquées sur ses genoux, il regardait droit devant lui, comme s’il était seul. Cathryn sentit son estomac se contracter. Elle reposa doucement ses couverts et se concentra sur les bougies blanches qui s’élevaient du milieu de table en argent. À cet instant, Cruickshank leva une main à demi paralysée, puis referma les doigts sur une clochette en argent surmontée d’une couronne. Il l’agita par deux fois, avec une précision parfaite, comme si le non respect de ce chiffre, dans un sens ou dans l’autre, eût profané un rituel. Le tintement aigu résonna dans la salle. C’est ridicule, songea Cathryn. Sommes-nous en train de dîner ou de célébrer un culte ? Elle regarda Mme Cruickshank, puis Gerald. Ils étaient immobiles, muets. Gerald contemplait son père ; la rancœur crispait ses traits. À peine la clochette se fut-elle tue que la lourde porte en chêne menant à la cuisine s’ouvrait sans bruit, livrant passage à deux domestiques qui s’avancèrent en silence dans la pièce. Pendant qu’elles débarrassaient le plat principal, Cathryn observa Gerald. Son menton reposait sur son poing livide. Elle percevait le trouble infini dont il était la proie. Je ne l’ai jamais vu dans cet état, songea-t-elle. À ce point bouleversé. Elle changea de position sur sa chaise tendue de velours rouge : la servante posait devant elle une grande coupe de glace au citron. Elle l’entama sans relever la tête, priant pour que Gerald dise quelque chose, n’importe quoi. La glace la fit frissonner en glissant dans sa gorge et son estomac. « Trop dure », marmonna M. Cruickshank. Cathryn lui lança un coup d’œil interrogateur. Comme hypnotisé par la nappe, il tournait et retournait la glace dans sa bouche, les lèvres pincées, pour en atténuer le froid avant de l’avaler. Soudain, elle ressentit le besoin de repousser sa chaise, de se lever d’un bond et de s’enfuir le plus loin possible. Elle se mit à trembler. Cruickshank s’éclaircit à nouveau la gorge. Cathryn sursauta ; sa cuillère tinta bruyamment contre la coupe. Le vieux eut un petit sourire vaguement aimable. De nouveau la clochette. Cathryn se raidit. Les domestiques revinrent, suivies du maître d’hôtel. « Le café dans la bibliothèque », intima Cruickshank. Sa lourde chaise racla le plancher, mettant les nerfs de Cathryn à vif. Lorsqu’il se mit debout, elle remarqua qu’il avait du mal à garder son équilibre. Gerald contourna la table pour aider Cathryn à se lever. Elle s’accrocha à son bras, reconnaissante. « Tu as été parfaite, dit-il doucement. Rien à redire. » Sans répondre, elle traversa à son bras la vaste pièce, puis l’impressionnant vestibule. Le bruit de leurs pas semblait se perdre dans l’immensité. Cathryn leva les yeux sur l’escalier monumental jalonné de peintures à l’huile dans des cadres dorés. « Est-ce que tu… ? » Elle n’alla pas plus loin. Gerald ne l’écoutait pas. Pâle, plongé dans ses pensées, il gardait les yeux rivés sur son père. Elle l’observa comme elle aurait contemplé un inconnu. Qu’est-ce qu’il y a ? ne cessait-elle de se demander. En examinant le vestibule, elle se sentit prise de peur. Elle aurait voulu se recroqueviller, se retirer en elle-même, loin de ces murs. Ils renfermaient un épouvantable secret, elle en était certaine. Une chose qu’elle n’aurait su expliquer clairement, mais elle en avait le pressentiment et cela l’épouvantait. En entrant dans la bibliothèque, elle sentit une autre pensée l’assaillir. Se pouvait-il que les parents de Gerald s’opposent à leur mariage ? Après avoir donné leur accord ? Qu’est-ce que je raconte ? se tança-t-elle. Je me fais du mal inutilement. Gerald se tourna vers elle ; elle comprit que, perdue dans ses pensées, elle ne l’avait pas quitté des yeux. « Qu’est-ce qu’il y a, Cathryn ? — Chéri, je te trouve bien silencieux. » Il sourit tristement et pressa sa main dans la sienne. « Vraiment ? Excuse-moi. Euh… je t’expliquerai. Je… » Il avait baissé la voix en approchant de ses parents. Des canapés et des fauteuils confortables étaient disposés devant la cheminée. Cruickshank avait pris place sur un canapé. Sa femme s’installa dans un fauteuil près de lui. Le vieil homme tapota le coussin à côté de sa carcasse décharnée. « Asseyez-vous là, Cathryn. » Elle s’exécuta, mal à l’aise. Elle sentit la propreté amidonnée de sa chemise, l’odeur de la pommade sur ses rares cheveux gris. Elle tenta de dominer son tremblement. Des vagues de chaleur provenant de la cheminée frôlaient ses genoux. Elle leva les yeux. Encore un plafond de vingt-trois mètres, songea-t-elle. Et des livres, des millions de livres. Du haut des rayonnages, des bustes en marbre noyés d’ombre les couvaient d’un regard morne. Le plafond s’ornait d’une gigantesque fresque dans les tons verts. Émergeant de leurs énormes pots, des plantes tropicales étendaient leurs feuilles comme autant de couteaux verts parfaitement aiguisés. « Vous avez vingt-cinq ans, Cathryn. » Était-ce une question ? Elle croisa les mains. « En effet. » La gorge serrée, elle attendit la suite. Mon premier dîner chez les parents de mon fiancé, songeait-elle, tendue. Mais Cruickshank n’ajouta rien. Du coin de l’œil, elle vit ses doigts squelettiques pianoter nerveusement sur ses genoux. « Père, je… » L’entrée du maître d’hôtel empêcha Gerald d’aller plus loin. Cette soirée n’en finira donc jamais, pensa Cathryn tandis qu’on lui présentait le plateau. Elle prit une tasse de café, inclina le petit pot en argent pour se verser un peu de crème, ajouta une demi-cuillerée de sucre et remua le tout aussi discrètement que possible. Cruickshank buvait son café à petites gorgées, sans crème ni sucre. Entre les mains du vieil homme, la tasse sautillait sur la soucoupe. Cathryn tentait de concentrer son attention sur le crépitement du feu, mais ne pouvait détacher son attention de ce léger tintement. Gerald et sa mère contemplaient leur café. Elle se crispa. Je me demande pourquoi j’ai si peur. Peur de son père, de sa mère, de sa maison. C’est affreux d’être ainsi terrorisée par tout ce qui l’entoure, mais c’est plus fort que moi. Si seulement il pouvait m’emmener loin d’ici. Elle sentit quelque chose s’enfler en Gerald comme un feu qu’on attise. Quelque chose allait se passer, elle en était sûre. Il allait parler, crier, jeter sa tasse par terre… Mais non : il la posa et passa rapidement le bout de sa langue sur ses lèvres. La gorge de Cathryn se noua. Elle s’aperçut bientôt qu’elle retenait son souffle. La pièce semblait s’effacer autour de Gerald. Les minutes passèrent. À quelque distance derrière son fiancé, elle distingua le buste en marbre. Le buste en marbre de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, se récita-telle sottement. Et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve*… « Père », lâcha brusquement Gerald. Cathryn reporta ses yeux sur lui. Il était assis au bord de son fauteuil, les mains serrées entre ses cuisses. Statufiée, elle attendit la réponse de Cruickshank. « Gerald », articula celui-ci. Cathryn reprit son souffle et posa sa tasse d’une main fébrile. Gerald fixait son père. Mais parle donc ! hurla-t-elle intérieurement. « Je… j’estime que…, fit-il d’une voix mal assurée. J’estime que Cathryn a le droit de savoir avant notre mariage. » Un silence atroce s’installa. Puis : « De savoir ? » La voix de Cruickshank était glaciale. Elle l’observa, à la fois écœurée et effrayée par le tic qui lui tiraillait la joue au-dessous de l’œil droit. En se détournant, elle s’aperçut que la mère de Gerald avait pâli et regardait son fils d’un air terrifié. Gerald serra les poings. « Tu sais très bien ce que je veux dire… — Tais-toi ! » répliqua son père d’une voix menaçante. Gerald pinça les lèvres. Puis il abattit son poing sur sa cuisse. « Non ! fit-il en laissant exploser une colère jusque-là contenue. Je ne lui infligerai pas le choc qu’a subi ma mère… — Je t’ai dit de te taire ! » Cruickshank avait haussé le ton jusqu’à l’aigu. Cathryn sentit le canapé bouger sous les oscillations spasmodiques du vieil homme. Gerald se leva d’un bond, le visage fermé, et se tourna vers un coin de la pièce. « Gerald, non ! » hurla sa mère en s’arrachant à demi de son fauteuil. Elle perdit l’équilibre, se redressa, puis s’élança vers son fils, qu’elle agrippa par la manche. Cathryn observait la scène, stupéfaite, consciente de l’urgence qui perçait dans la voix tremblante de Mme Cruickshank. Le père de Gerald se leva à son tour. « Cela ne vous concerne pas, jeta-t-il à la hâte. C’est beaucoup moins important qu’il n’y paraît. » Elle évita son regard et perçut le bruit précipité de ses chaussures noires sur le tapis. Levant les yeux, elle les vit tous les trois debout au fond de la pièce. Gerald faisait de grands gestes désordonnés, incapable, semblait-il, de se contrôler. Sa voix se brisait à chaque instant. Trois fois il fit un pas vers le rayonnage aux volumes reliés de cuir rouge près duquel il se tenait ; trois fois son père le retint. « Non ! explosa Gerald. Pas question de lui imposer ça. Vous n’aviez aucun droit de… » Les voix s’assourdirent. Cathryn se tourna vers le feu. Elle claquait des dents. Mais que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? avait-elle envie de hurler. Cela l’exaspérait de ne rien savoir, de sentir cette ombre rôder obstinément. Quelle était la terrible menace que l’on respirait dans cette maison ? Pourquoi Gerald vivait-il sans cesse dans la peur, surtout chez lui ? Non, c’était pire que la peur. Plutôt un sentiment de culpabilité intense et corrosif, une blessure non cicatrisée, qui se rouvrait d’elle-même après chaque guérison. Un sentiment de culpabilité. Mais dû à quelle faute ? « Oui, quelle faute ? » murmura-t-elle pour s’apercevoir aussitôt qu’elle avait parlé plus haut qu’elle n’en avait eu l’intention. Un bref coup d’œil alentour l’assura que les trois autres ne l’avaient pas entendue. Ses mains étaient tétanisées par l’angoisse. Ils revinrent. Elle écouta le bruit sourd de leurs pas sur le tapis. « Je te raccompagne », dit doucement Gerald. Elle leva les yeux sur son visage impassible. Mme Cruickshank tenta d’agripper la manche de son fils, qui se dégagea. Cathryn prit le bras qu’il lui offrait avec raideur. En sortant, elle entendit Cruickshank parler à sa femme d’un ton irrité. Je ne remettrai plus les pieds ici, songea-t-elle rageusement. Je déteste cet endroit. C’est grand, laid et froid. Et que dire de ses habitants ? lui souffla une petit voix à laquelle elle refusa de répondre. Gerald l’aida à enfiler son manteau. Évitant son regard, elle déposa un baiser sur la joue froide de Mme Cruickshank et serra la main de son mari. Je déteste votre maison, pensait-elle. « Merci de m’avoir reçue, c’était très agréable. — Nous sommes ravis que vous ayez pu venir », lui retourna la mère de Gerald. Son mari acquiesça. Ils descendirent la grande allée jusqu’à la voiture. Elle lança un regard furtif par-dessus son épaule, mais la porte s’était refermée. Ils s’installèrent sans un mot. Immobile, Gerald regardait obstinément le pare-brise. Elle entendait son souffle dans l’ombre. « Chéri, qu’est-ce qu’il y a ? » Il se tourna lentement vers elle, puis la serra soudain contre lui, son visage enfoui dans la douceur de ses cheveux. Elle lui caressa la tête. « Dis-moi ce qu’il y a. — Comment… comment puis-je te demander de m’épouser ? » Elle déglutit, de plus en plus transie, et s’enquit d’une petite voix terrifiée : « Tu ne m’aimes pas ? » Il l’embrassa et l’étreignit désespérément. « Tu sais bien que si. Mais tu ne te rends pas compte de ce que je te demande, de ce que tu épouses par la même occasion. Le… le mal ! — Comment ça ? » Il s’écarta d’elle et scruta les profondeurs du ciel à travers le pare-brise. « Le mal, je te dis ! Je ne peux pas te demander de… vivre avec ça. — Mais tu m’aimes ? — Bien sûr que je t’aime. — Alors, rien d’autre ne compte. — Au contraire, s’énerva-t-il. Tu ne sais pas ce que tu dis. Ne sois pas bêtement romantique. Ça compte même beaucoup. Malgré ce que prétendent mes parents. Ça comptera toujours. » Gerald démarra, puis embraya brusquement. La voiture suivit la grande allée en demi-lune avant de s’engager sèchement sur la route « Je te ramène, dit-il d’un ton cassant. Je ne t’épouserai pas. » Elle sursauta et le dévisagea, interdite. Soudain, son corps pesait une tonne. « Quoi ? » murmura-t-elle si bas qu’elle n’entendit pas le son de sa propre voix. La forêt obscure défilait. Cathryn était comme captivée par le profil ténébreux de Gerald, les ombres profondes que faisaient naître sur son visage les voyants du tableau de bord. Ses mains s’étaient remises à trembler. « Gerald ! » Pas de réponse. Elle inspira par saccades et sentit une larme couler sur sa joue. « Tu… tu dois me d… dire pourquoi tu… » Un sanglot lui bloqua la gorge et elle détourna la tête. « Écoute, Cathryn. » Sa voix sourde était celle d’un homme égaré se préparant à formuler un adieu définitif. « Écoute, l’amour ne suffit pas. Crois-moi. Ma mère a toujours aimé mon père. Mais ce n’est pas assez. Tu ne sais pas de quoi il est question. Tu ne pourrais même pas l’imaginer. Et je ne veux pas que tu le saches. Jamais ! Je ne veux pas que tu vives avec ça, jour après jour, en permanence. C’est trop atroce. — Mais… — Non. Écoute-moi, ma chérie. Ma mère dit que c’est du passé. Que c’est une vieille histoire. Mais combien de fois l’ai-je entendue se réveiller la nuit en hurlant ! Quant à mon père, il fait comme si la vie s’écoulait normalement, comme si tout allait bien. Mais ça le ronge. Il prétend vivre en homme riche et comblé, mais ça le tue à petit feu. — Mais quoi donc ? Quoi, Gerald ? » Il enfonça la pédale du frein et la voiture stoppa net. Le souffle coupé, Cathryn le dévisagea avec effroi ; elle ne se remit qu’au moment où il étreignit sa main glacée et tremblante. « D’accord, dit-il, je vais te montrer. Ce ne sera que justice. Après tu pourras décider en connaissance de cause. Il n’y aura plus aucun secret entre nous. Tu sauras dans quel piège tu risques de tomber en m’épousant. — Dans quel piège ? répéta-t-elle pitoyablement. — Oui, dit-il en faisant demi-tour. Il s’agit de notre… fortune. — Votre… — Parfaitement, notre argent. Je sais ce que tu vas dire. J’ai entendu ça tant de fois. Ni mon père, ni moi ne sommes responsables des agissements de nos ancêtres, des « péchés de nos pères » et tout ça, hein ? Eh bien, c’est faux. C’est faux ! » Les yeux sur la route, il accéléra. « Mais mon chéri, comment peux-tu… — Attends ! » C’était presque un cri. Puis, se forçant au calme : « Je suis désolé. S’il te plaît, Cathryn, attends un peu. » La voiture s’engagea à nouveau dans l’allée et s’arrêta devant la maison. Gerald avait déjà coupé le moteur. « Ne claque pas la portière, lui recommanda-t-il. — Tu es sûr que je dois entrer ? » Elle frissonna lorsqu’il lui saisit la main dans l’obscurité. « C’est maintenant ou jamais. Si tu ne viens pas avec moi, je te ramène et nous ne nous reverrons plus. — D’accord, je viens. » Elle rabattit la portière en douceur et, tout intimidée, attendit dans le vestibule que Gerald ait refermé la porte d’entrée. Il l’entraîna prestement dans la bibliothèque à présent plongée dans l’obscurité. L’épais tapis amortit le bruit de leurs pas. La cheminée répandait une nappe d’or frémissante sur le sol. La gorge de Cathryn se noua. Elle sentait peser sur elle toute l’immensité, toute l’hostilité de la pièce. Gerald ouvrit la porte vitrée protégeant les rayonnages, et en retira quelques volumes. Cathryn s’approcha. À la lumière du feu, elle vit les doigts livides de Gerald manipuler une combinaison. Elle se détourna. La porte du coffre s’ouvrit. Cathryn entendit le raclement de l’objet qu’en sortait Gerald. Ce dernier l’attrapa par le bras. Elle sursauta. Les yeux clos, elle se laissa guider vers le canapé face à la cheminée. Il lui déposa l’objet sur les genoux. « Ne me le montre pas ! dit-elle soudain. — Veux-tu m’épouser, oui ou non ? — Dois-je savoir à tout prix ? » Il ne répondit pas. Elle posa ses mains sur l’objet et l’examina. C’était une boîte en bois sombre. Elle en parcourut la surface de ses mains engourdies. Lorsque, paralysée par la peur, elle en effleura la serrure, son pouls s’accéléra. « Ouvre-la », dit Gerald d’une voix mal assurée. D’une main tremblante elle souleva le couvercle, prit une profonde inspiration et en contempla l’intérieur. Son regard se figea. « C’est là que tout a commencé ! » La voix de Gerald résonna dans sa tête, se confondant avec ses propres pensées. Elle fronça les sourcils, glissa la main dans la boîte et, à la lumière vacillante des flammes, contempla ce qu’elle en avait extirpé. Elle se tourna vers lui. « Mais… ce ne sont que… — Des pièces d’argent, oui, dit-il, ses yeux sombres grands ouverts, comme fascinés. Compte-les. Il y en a trente. » MON ROYAUME POUR UN VERRE D’EAU Le film s’acheva à une heure douze du matin. Dès qu’ils sortirent du cinéma la chaleur d’août les assaillit. « J’ai soif, dit George. — Pourquoi n’as-tu pas bu au cinéma ? — L’eau a un goût d’eau de vaisselle. Bon sang, ce que j’ai soif. — Qu’est-ce que tu as mangé ? demanda Eleanor. — Du pop-corn. — Et… ? — Et alors je meurs de soif. — Qu’est-ce que tu as pris, à part du pop-corn ? — Un peu de ces machins glacés enrobés de chocolat. — Quoi d’autre ? — Une barre chocolatée. — Je me demande bien pourquoi tu as si soif. » Il se passa la langue sur les lèvres. « Maintenant je comprends ce que ressentent les pauvres types qu’on voit perdus en plein désert, dans les films. — Bientôt l’oasis », répondit Eleanor. Un petit mot était punaisé sur la porte de leur appartement. Eleanor le lut et éclata de rire. « Ma foi, reconnais qu’il nous avait prévenus. Cela fait un an que nous nous plaignons de ces canalisations. — Et c’est ce soir qu’il coupe l’eau ? » Irrité, George déverrouilla la porte. Il entra dans la cuisine et alluma la lumière. Eleanor l’entendit tourner des robinets. « Non, mais vraiment ! » Furieux, il ressortit et lui prit le petit mot des mains : « … jusqu’à demain après-midi. Parfait ! — Il doit bien y avoir quelque chose à boire », dit Eleanor en se dirigeant vers le réfrigérateur, suivie par George. « Du lait condensé, annonça-t-elle. — Ah, je t’en prie, hein ! — Du jus d’orange… Ah non, on l’a fini au petit déjeuner. — Bon, donne-moi des glaçons, alors. » Elle sortit le bac, puis regarda son mari d’un air coupable. « J’aurais juré… — Et un fruit ? — Je comptais faire les courses demain. — C’est vraiment épatant. » Elle le regarda, consternée. « Euh… — Euh, quoi ? — Je crois que tu vas devoir ressortir. — Pour aller où ? — Dans un bar ? — La barbe. » Il soupira. Voyons, réfléchit-il en regagnant le boulevard, où y avait-il des bars ? Il s’en remémora un. « Mais c’est pas vrai », grommela-t-il en hâtant le pas. Celle-là, il s’en souviendrait ! Sortir à une heure et demie du matin, en semaine, pour trouver un verre d’eau ! Il laissa échapper un long soupir en traversant la rue. Curieux, songea-t-il, comme les petites choses de la vie quotidienne peuvent être soudain éclipsées par le besoin d’un simple verre d’eau. On oublie l’importance de l’eau. Il faut ce type d’incident pour s’en souvenir. Il soupira une fois de plus et accéléra l’allure. Il lui semblait que sa salive s’était asséchée. Il se passa la langue sur les lèvres. Bon Dieu, quelle chaleur ! Il atteignit le boulevard. Mais où était donc ce bar ? Par ici ? Non, là-bas ! Ou alors un peu plus loin. Ah, une enseigne au néon. Il se précipita. Mon vieux, qu’est-ce que je vais descendre ! Il se vit entrant dans le bar et interpellant le barman : C’est idiot ! J’arrive chez moi, crevant de soif, et qu’est-ce que j’apprends ? Le concierge a coupé l’eau ! Ouais, par une nuit pareille ! Entre deux phrases, il boirait de grands verres d’eau glacée, claire comme le cristal, avec de petits glaçons percés d’un trou rond au centre. Six ou sept glaçons cognant contre les parois embuées du verre pendant qu’une eau bien froide, bien mouillée, bref, délicieuse, ruissellerait dans sa… Le bar était fermé. Il en resta pétrifié de stupéfaction. Fermé ? Si tôt ? Absurde ! Il foudroya le néon du regard. Pourquoi le laissent-ils allumé si ce satané bar est fermé ! pensa-t-il, hors de lui. Il fit demi-tour en grognant et reprit son chemin. Il devait bien y en avoir un d’ouvert. Il se mit à courir, puis ralentit. Tout était silencieux. Il n’entendait que le bruit de ses pas. À quelques rues de là se trouvait un autre bar. En plissant les yeux il pouvait tout juste en discerner l’enseigne au néon : LA CABANE IRLANDAISE. Il y était venu des années plus tôt. Il revoyait le barman lui tirant une bière glacée. Il reprit sa course. Comme des ailes brûlantes, la chaleur le giflait en plein visage. Hep, barman ! Un grand verre d’eau ! La Cabane irlandaise était fermée. Il resta planté là, haletant, hypnotisé par une cascade. Une publicité pour de la bière. La bière du pays des cascades. Un artifice électrique faisait croire à une vraie chute d’eau déferlant, froide et bleue, sur les rochers, soulevant une écume blanche. Il se surprit à sangloter tout bas. Il se détourna. Ne sois pas ridicule, se dit-il. Tu vas trouver à boire. Mais ne reste pas là, à regarder fixement une saleté de fausse cascade. Il balaya le boulevard des yeux. Au loin il vit venir un tramway. Il songea à le prendre. Peut-être pourrait-on le renseigner… Il gémit. C’était absurde. Il exagérait. Il ne pouvait pas être si assoiffé que ça. Il avait juste mangé… Non, il refusait d’y penser. Il tenta de se concentrer sur le moyen de trouver de l’eau, mais son esprit le torturait ; échappant à son contrôle, il lui remettait en mémoire le goût du pop-corn chaud, nappé de beurre fondu et très, très salé, puis celui de la crème glacée — froide, certes, mais sucrée et recouverte d’un chocolat onctueux, encore plus sucré, qui dégoulinait lentement dans sa gorge de plus en plus desséchée. « Arrête », marmonna-t-il. Et puis la barre chocolatée, sucrée, pleine de noisettes tièdes et de caramel poisseux qui lui collait au palais, de chocolat épais, brûlant, qui fondait dans la bouche… « Arrête ! » Sa voix vibrante de colère se perdit dans le fracas du tramway qui passait. Il fusilla les passagers du regard. Qu’est-ce que ça pouvait leur faire qu’il meure de soif ? Il frissonna, traversé par une émotion à l’état brut. C’était ça la vie ! Une succession de petits détails ordinaires au-dessous desquels gît une menace constante. Il n’avait fallu que ce concours de circonstances – une moite soirée d’août, du pop-corn, de la crème glacée, des sucreries, une eau saumâtre dans un cinéma, des canalisations fermées et rien à boire. Rien qui soit tiré par les cheveux, une série de petits événements tout à fait possibles, terriblement logiques et qui… Il s’immobilisa, le souffle coupé par l’émotion. Au bout de la rue il apercevait une station essence. Devant, il devait y avoir un distributeur de Coca avec une fontaine ! Ses pas pressés crépitèrent sur la chaussée. Il ne quittait pas la station des yeux. Il y avait bel et bien un distributeur. Il se précipita. C’était presque fini. Dans quelques secondes il aurait à boire et cette folie prendrait fin. Il passa à toute vitesse devant les pompes muettes et, au terme d’une glissade, s’immobilisa devant le distributeur. Ce fut d’un doigt tremblant qu’il appuya sur le bouton chromé. Pas d’eau. Il regarda fixement la fontaine, comme s’il y voyait mal. Non, ce n’était pas possible. Il pressa le bouton une seconde fois. Toujours rien. Nouvelle tentative. Il n’y avait pas d’eau. « Non ! » hurla-t-il. Sa voix résonna dans la station déserte. Il cogna sur le bouton d’un revers du poing puis se détourna en gémissant. Malgré lui, il faillit se mettre à pleurer. Puis il se reprit. Arrête de faire l’imbécile. Tu vas bientôt trouver à boire. Il regarda autour de lui. Plus bas, sur le boulevard, se trouvait le cinéma. Il lui lança un regard noir, puis se crispa. Et s’il y avait encore quelqu’un là-bas, en train de s’occuper de la fermeture — le caissier, le projectionniste, le directeur ? Surexcité, il traversa le boulevard en courant, bondit sur le trottoir et passa en coup de vent sous la marquise pour gagner les portes vitrées et les secouer l’une après l’autre. Elles étaient toutes verrouillées. Il en martela une mais personne ne répondit. Il resta planté là, à regarder fixement la fontaine à l’intérieur. Il s’imaginait penché au-dessus, tournant le robinet, sentant le jaillissement de l’eau sur ses lèvres, dans sa bouche. Une fureur terrible, maléfique s’empara de lui. Les fautifs, c’étaient eux, les gens qui travaillaient dans ce maudit cinéma. « Oui, vous ! » hurla-t-il d’une voix que rendait stridente l’espace couvert formant l’accès à l’établissement. Brusquement, il donna un coup de pied dans la porte… et cria de douleur. Il se détourna et s’élança sur le sol en marbre. Je veux à boire ! fulminait-il intérieurement. Je veux à boire. Il regagna la chaussée et, respirant entre ses dents, les mâchoires contractées, examina le boulevard silencieux dans les deux sens. Que faire ? Il devait absolument trouver à boire, absolument ! Mais tout était fermé, verrouillé, barricadé. Il regarda autour de lui en une série de petits mouvements de tête saccadés, la respiration de plus en plus courte. Il était dans une ville qui nageait littéralement dans l’eau et pas moyen de trouver à boire ! Impossible de se procurer une goutte d’eau ! Et s’il allait frapper chez quelqu’un ? Il se détendit. S’il sonnait à la porte jusqu’à ce qu’on se réveille et qu’on lui donne à boire ? Oui, bonne idée. Bien obligé. Il reprit son chemin en traînant la jambe. Quelle chaleur ! C’était désespérant. Il se sentait embrasé, desséché, recuit par la soif. Subitement, une explosion de terreur le transperça jusqu’au cœur. Il perdit la tête et se mit à courir au hasard. De l’eau. Il devait trouver à boire avant qu’il ne soit trop tard. Car il en était là. Avant qu’il ne soit trop tard. De l’eau. De l’eau ! Il quitta le boulevard, réduit à l’état de simple pantin humain se débattant, hagard, la bouche grande ouverte, les bras agités de soubresauts. À présent la chaleur l’enveloppait tout entier. Elle allait le dessécher, le déshydrater de fond en comble, le transformer en cosse pleine de poussière sèche… ! Il stoppa net, n’en croyant pas ses yeux. Un peu plus loin, quelqu’un avait laissé un arroseur en marche. À la lueur d’un lampadaire il distinguait un champignon miroitant qui retombait en pluie sur la pelouse. Ses jambes se mirent en mouvement – lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Bientôt il se mit à courir en émettant de petites exclamations nerveuses, égarées, pareilles au rire naissant des déments. Il accéléra encore. Le monde n’existait plus, il avait disparu, plus rien n’existait que ce tourniquet qui répandait en chuintant son écume fraîche, si fraîche… Il se jeta maladroitement dans le jet en glissant sur l’herbe mouillée. Il ne tenta pas de se relever. Il rampa résolument vers l’arroseur jusqu’à ce que les gouttes d’eau lui fouettent le visage comme une pluie d’orage, emplissent sa bouche grande ouverte pour glisser délicieusement dans sa gorge. Il rentra tant bien que mal avec une expression d’animal rassasié. De retour chez lui, il se délesta de ses vêtements trempés, enfila son pyjama et se mit au lit. À quatre heures seize il se réveilla au bord de la suffocation. Un grondement de tonnerre ébranlait le ciel. Il regarda autour de lui, hébété, l’esprit embrumé par le sommeil. Dehors, il pleuvait des cordes. Maugréant, il se mit difficilement sur ses pieds et gagna la fenêtre d’un pas mal assuré. Le rebord était couvert d’une pellicule de gouttelettes. Il ferma la fenêtre et retourna se coucher en titubant. « Saleté de pluie », murmura-t-il. THÉRÈSE 23 avril Enfin j’ai trouvé le moyen de tuer Thérèse ! Seigneur ! j’en pleurerais presque de joie. En finir avec cette abjecte domination depuis tant d’années ! Quelle est donc cette expression ? C’est un couronnement à désirer avec ferveur. Eh bien, il y a assez longtemps que je le désire. À présent, il est temps d’agir. Je vais détruire Thérèse et retrouver ma tranquillité d’esprit. Sûr et certain. Le plus désolant, c’est que le livre était là, dans la bibliothèque, depuis des années. Seigneur Dieu ! Il y a une éternité que j’aurais pu régler ça et m’épargner toutes les souffrances et les cruelles humiliations que j’ai endurées. Mais il ne faut pas voir les choses ainsi. Je dois simplement me réjouir de l’avoir découvert. Et rire – car cela ne manque pas de drôlerie ! – à la pensée que Thérèse se trouvait avec moi dans la bibliothèque quand je suis tombée sur ce livre. Elle, bien sûr, était plongée dans un des nombreux ouvrages pornographiques laissés par Père. Je les brûlerai tous quand j’aurai tué Thérèse ! Dieu merci, notre mère est morte avant qu’il commence à les collectionner. L’ignoble individu ! Thérèse l’a aimé jusqu’à la fin, comme de juste. Elle est exactement comme lui : bestiale, sensuelle, répugnante. Je ne serais pas surprise d’apprendre qu’elle partageait aussi bien son lit que ses centres d’intérêt. Oh, mon Dieu, j’entonnerai un hymne de joie le jour de sa mort ! Oui, elle était en bas, le visage congestionné par la sensualité tandis que, m’efforçant de ne pas la voir, je déambulais sur la galerie. C’est là que sont rangés les livres les plus anciens. Et c’est là que je l’ai déniché, sur un des rayons supérieurs, ses pages couvertes d’une fine couche de poussière grise. Le Vaudou, une étude authentique, par le professeur William Moriarity. Imprimé à compte d’auteur. Dieu seul sait où et quand Père s’en est rendu acquéreur. Chose étonnante, j’ai jugé sa lecture si rébarbative que je l’ai remis à sa place. Ce n’est qu’après m’être éloignée pour parcourir tout un tas d’autres ouvrages que, brusquement, l’idée m’est venue. Je pouvais tuer Thérèse en recourant au vaudou ! 25 avril Ma main tremble en écrivant ceci. J’ai presque achevé la poupée représentant Thérèse. Oui, presque ! J’ai utilisé pour la confectionner le tissu d’une de ses vieilles robes que j’ai trouvée dans le grenier. Deux petits boutons ouvragés m’ont servi pour les yeux. Il y a encore à faire, bien sûr, mais grâce à Dieu, mon projet est en bonne voie. Cela m’amuse de penser à ce que dirait le docteur Ramsay s’il connaissait mes plans. Quelle serait sa première réaction ? Prétendrait-il que je suis stupide de croire au vaudou ? Ou me conseillerait-il d’apprendre à vivre avec Thérèse, sinon à l’aimer ? Aimer cette truie ? Jamais ! Mon Dieu, comme je la méprise ! Si je le pouvais — je vous prie de me croire — ce serait avec joie que je renoncerais à la moitié de l’héritage de Père pourvu que je ne sois plus obligée de voir son visage de dévergondée, d’entendre ses jurons de pocharde et le récit de ses lubricités ! Mais c’est rigoureusement impossible. Elle ne me laissera jamais tranquille. Je n’ai donc qu’un seul recours : la détruire. Et j’y parviendrai. Je la détruirai. Thérèse n’a plus qu’un jour à vivre. 26 avril Cette fois, j’ai tout ! Tout ! Thérèse a pris un bain avant de sortir ce soir — pour se livrer à Dieu seul sait quelles débauches effrénées. Elle s’est ensuite coupé les ongles. J’ai récupéré les rognures et les voici à présent fixées à la poupée avec du fil. Puis je lui ai fabriqué une perruque à l’aide des cheveux que j’ai récupérés non sans mal sur la brosse de Thérèse. À présent, la poupée est véritablement Thérèse. C’est cela la beauté du vaudou. Je tiens la vie de Thérèse entre mes mains, il m’appartient, à moi et à moi seule, de décider du moment de sa destruction. Je prendrai le temps de savourer cette délicieuse liberté. Que dira le docteur Ramsay quand Thérèse sera morte ? Que pourra-t-il dire ? Que je suis folle de croire que le vaudou l’a tuée ? (Mais je me garderai bien de le lui dire.) N’empêche qu’il la tuera ! Je ne porterai pas la main sur elle — quelle que soit mon envie de l’étrangler, de lui faire rendre l’âme sous mes doigts. Car je veux lui survivre. Quelle joie ! Tuer Thérèse en toute connaissance de cause et continuer à vivre ! Le comble de l’extase ! Ce sera pour demain soir. Laissons-la jouir de sa dernière aventure. Jamais plus elle ne rentrera en titubant, l’haleine empestant le whisky, pour me raconter, jusque dans les détails les plus salés, dans quelles obscénités crapuleuses elle s’est roulée avec délectation. Jamais plus elle ne… Mon Dieu, je ne peux pas attendre ! Je vais enfoncer dès maintenant une aiguille dans le cœur de la poupée ! Me débarrasser d’elle à jamais ! Maudite Thérèse ! Maudite soit-elle. Je vais la tuer tout de suite ! Extrait du carnet du docteur John H. Ramsay 27 avril La pauvre Millicent est morte. Sa gouvernante l’a retrouvée ce matin recroquevillée sur le sol de sa chambre, les mains crispées sur son cœur, le visage figé en une expression de saisissement et de souffrance. Crise cardiaque, c’est certain. Aucune marque sur elle. Par terre, à côté d’elle, il y avait une petite poupée de chiffons transpercée d’une aiguille. Pauvre Millicent. Soufflée par son cerveau malade, l’idée lui est-elle venue de me détruire par le vaudou ? J’espérais avoir gagné sa confiance. Mais pourquoi aurait-elle dû avoir confiance en moi ? Je n’aurais jamais réussi à l’aider véritablement. Son cas était désespéré. Millicent Thérèse Marlowe souffrait du dédoublement de personnalité le plus poussé qu’il m’ait jamais, hélas, été donné d’observer… PROIE Amelia arriva chez elle à six heures quatorze. Elle accrocha son manteau dans la penderie de l’entrée et emporta le petit paquet dans le salon. Elle s’assit sur le canapé, son achat sur les genoux, et, tout en se débarrassant de ses chaussures, entreprit de le déballer. La boîte en bois ressemblait à un cercueil. Amelia en souleva le couvercle et sourit. Elle n’avait jamais vu de poupée aussi affreuse. Haute de quelque dix-huit centimètres, en bois sculpté, elle avait un corps squelettique et une tête démesurée. Une expression d’une cruauté folle, des dents en pointe bien en vue, des yeux protubérants pleins de méchanceté. Elle tenait à la main droite un javelot d’une vingtaine de centimètres et une fine chaînette dorée l’enserrait des épaules aux genoux. Un minuscule rouleau de papier était coincé entre la figurine et la paroi du coffret. Amelia le prit et le déroula. Elle y découvrit un texte écrit à la main. Il commençait par ces mots : Voici Celui Qui Tue. C’est un chasseur implacable. Amelia sourit de nouveau en continuant sa lecture. Arthur allait être ravi. À cette pensée, elle se tourna vers le téléphone posé sur la petite table voisine. Un instant plus tard, elle soupira, posa la boîte sur le canapé pour installer le téléphone sur ses genoux, décrocha et composa un numéro. « Allô, dit la voix de sa mère. — Bonsoir, maman. — Tu n’es pas encore partie ? » Amelia s’arma de courage. « Je sais que nous sommes vendredi soir, maman… » commença-t-elle. Elle ne put aller plus loin. Silence à l’autre bout du fil. Amelia ferma les yeux. Je t’en prie, maman, supplia-t-elle intérieurement. Elle déglutit. « Il y a ce garçon, tu comprends. Il s’appelle Arthur Breslow. Il est professeur dans le supérieur. — Tu ne viens pas, quoi. » Amelia frissonna. « C’est son anniversaire. » Elle rouvrit les yeux pour regarder la poupée. « Je lui ai pour ainsi dire promis qu’on… passerait la soirée ensemble. » Sa mère demeura muette. De toute façon, il n’y a pas un bon film à voir ce soir, enchaîna mentalement Amelia. « On pourrait remettre ça à demain », reprit-elle. Toujours le même silence. « Maman ? — À présent, même la soirée du vendredi, c’est trop te demander. — Maman, je passe te voir deux, trois fois par semaine. — Tu me rends visite. Alors que tu as ta chambre ici. — Maman, nous n’allons pas recommencer. » Je ne suis plus une enfant, songea-t-elle. Cesse de me traiter comme si j’étais une gamine ! « Depuis combien de temps tu fréquentes ce garçon ? — À peu près un mois. — Et tu ne m’en as pas parlé. — J’en avais l’intention. » Les tempes d’Amelia commençaient à battre. Non, je n’aurai pas la migraine, se dit-elle. Elle jeta un coup d’œil à la poupée. Celle-ci avait l’air de la fusiller du regard. « Il est très gentil, maman. » Pas le moindre commentaire. Amelia sentit son estomac se nouer. Je serai incapable d’avaler quoi que ce soit, ce soir, pensa-t-elle. Elle s’aperçut soudain qu’elle se tassait sur elle-même et se força à se redresser. J’ai trente trois ans, se révolta-t-elle. Tendant le bras, elle sortit la poupée de sa boîte. « Tu devrais voir ce que je lui offre pour son anniversaire. J’ai trouvé ça dans une brocante de la Troisième Avenue. C’est un fétiche zuni authentique, une pièce très rare. Arthur est fou d’anthropologie. C’est pourquoi j’ai choisi ce cadeau. » Silence persistant. Très bien, tais-toi. « C’est un fétiche chasseur, continua-t-elle en essayant de garder tout son calme. Il est censé receler l’esprit captif d’un chasseur zuni. Il y a une chaînette dorée passée autour de lui pour empêcher l’esprit de… » Le mot ne lui venait pas. Elle passa un doigt tremblant sur la chaînette. « ... de s’évader, je suppose. Son nom est Celui Qui Tue. Si tu voyais sa tête ! » Elle sentit des larmes chaudes lui ruisseler sur les joues. « Passe une bonne soirée », lui dit sa mère. Et elle raccrocha. Amelia contempla le combiné dans lequel continuait de bourdonner la tonalité. Pourquoi fallait-il que ça se passe toujours comme ça ? Elle raccrocha et remit le téléphone à sa place. La pièce, que l’obscurité envahissait, lui parut soudain floue. Elle posa la poupée au bord de la table basse et se leva. Bon, je vais prendre mon bain, se dit-elle. Et puis on va se retrouver et ce sera une joie. Elle traversa le salon. Une joie, se répétait-elle machinalement. Elle savait que ce n’était plus possible. Oh, maman ! Malgré elle, elle serra les poings de colère en entrant dans sa chambre. Dans le salon, la poupée tomba de la table. Elle atterrit la tête la première et le javelot se planta dans le tapis, maintenant la poupée les jambes en l’air. La mince chaînette dorée commença à glisser. Il faisait presque nuit quand Amelia revint dans le salon. Elle s’était déshabillée et ne portait plus qu’un peignoir en tissu éponge. Dans la salle de bains, la baignoire se remplissait. Elle s’assit sur le canapé et plaça le téléphone sur ses genoux. Elle resta un long moment à le contempler. Enfin, avec un gros soupir, elle décrocha et composa un numéro. « Arthur ? — Oui ? » Amelia connaissait ce ton — aimable mais circonspect. Elle était incapable de parler. « Ta mère », dit finalement Arthur. Un étau glacé lui serra l’estomac. « Tous les vendredis, on passe la soirée ensemble, lui expliqua-t-elle. Tous les vendredis… » Elle se tut et attendit. Arthur ne disait rien. « Je t’en ai déjà parlé. — Je sais. » Amelia se massa la tempe. « Elle continue de réglementer ta vie, hein ? » Elle se raidit. « Je ne veux plus lui faire de peine, c’est tout. Déjà qu’elle a mal supporté que je la quitte pour avoir un chez moi… — Je ne veux pas lui faire de peine non plus. Mais j’ai combien d’anniversaires par an ? On s’était entendus pour celui-ci. — Je sais. » Nouvelle crampe d’estomac. « Tu vas vraiment la laisser te faire ça ? Pour un seul vendredi décommandé dans toute l’année ? » Amelia ferma les yeux. Ses lèvres bougeaient sans émettre le moindre son. Je ne peux plus lui faire de peine, se disait-elle. Elle avala sa salive. « C’est ma mère. — Très bien. Je suis désolé. Je me faisais une fête de cette soirée, mais… » Un temps. « Je suis désolé. » Et il raccrocha en douceur. Amelia resta longtemps immobile, à écouter la tonalité. Elle sursauta quand une voix enregistrée retentit. « Nous vous prions de bien vouloir raccrocher. » Elle s’exécuta et reposa le téléphone à sa place. J’ai bonne mine avec mon cadeau d’anniversaire, songea-t-elle. Le donner à Arthur ne rimait plus à rien. Elle tendit le bras pour allumer la lampe de table. Demain, elle rapporterait la poupée au magasin. Celle-ci n’était plus sur la table basse. Baissant les yeux, Amelia vit la chaînette dorée sur le tapis. Elle se laissa glisser du canapé et, à genoux, la ramassa et la remit dans le coffret. La poupée n’était pas sous la table basse. Amelia se pencha et chercha à tâtons sous le canapé. Elle poussa un cri et retira vivement sa main. Puis elle se redressa et la regarda en se tournant vers la lumière. Quelque chose était coincé sous l’ongle de son index. Elle eut un frisson en retirant ce qui ressemblait à une écharde mais s’avéra être la pointe du javelot de la poupée. Elle la laissa tomber dans la boîte et, tout en se suçant le doigt, se pencha à nouveau pour reprendre ses recherches sous le canapé — mais cette fois plus prudemment. La poupée demeurait introuvable. Amelia se releva avec un soupir de lassitude et entreprit d’écarter du mur un des côtés du canapé. Il était affreusement lourd. Elle se remémora le jour où elle était allée acheter les meubles avec sa mère. Elle voulait du mobilier Scandinave, mais sa mère avait tenu à ce qu’elle prenne ce gros canapé en érable qui était en réclame. Elle le déplaça en ahanant, consciente que l’eau continuait de couler dans la baignoire. Elle allait devoir fermer les robinets sans tarder. Elle examina la partie du tapis qu’elle avait réussi à mettre à jour et distingua la hampe du javelot. Mais pas la poupée. Elle ramassa la petite tige de bois et la posa sur la table basse. La poupée était sans doute coincée sous le canapé ; elle avait dû la déplacer en même temps que le meuble. Elle crut entendre un bruit derrière elle — une espèce de léger frôlement. Elle se retourna. Plus rien. Un frisson glacé lui remonta le long des mollets. « C’est Celui Qui Tue, murmura-t-elle en souriant. Il s’est débarrassé de sa chaîne et s’est sauvé… » Elle se tut. Elle avait distinctement perçu un bruit dans la cuisine. Comme un tintement métallique. Amelia avala nerveusement sa salive. Que se passait-il ? Elle se dirigea vers la cuisine, alluma. Tout avait l’air normal. Ses yeux se portèrent successivement sur la gazinière, la casserole d’eau posée dessus, la table et la chaise, les tiroirs et les portes du placard, tous fermés, l’horloge électrique, le petit réfrigérateur et le livre de cuisine posé dessus, le tableau accroché au mur, le râtelier à couteaux fixé sur le côté du placard… … où manquait le petit couteau. Amelia contempla l’espace vacant. Ne sois pas idiote, se dit-elle. Tu as rangé le couteau dans le tiroir, voilà tout. Elle s’avança dans la cuisine et ouvrit le tiroir de l’argenterie. Le couteau ne s’y trouvait pas. Un autre bruit. Elle baissa vivement les yeux et faillit s’étrangler de stupéfaction. Pendant quelques secondes, elle resta incapable de réagir. Puis elle ressortit de la cuisine et, le cœur battant, regarda dans le salon. Était-ce un effet de son imagination ? Elle était sûre d’avoir discerné un mouvement. « Allons donc », dit-elle en accompagnant son commentaire d’un claquement de langue moqueur. Elle n’avait rien vu du tout. À l’autre bout de la pièce, la lampe s’éteignit. Amelia fit un tel bond qu’elle se cogna le coude droit contre le chambranle. Elle laissa échapper un cri, referma sa main gauche sur son coude meurtri et, grimaçant de douleur, ferma un instant les yeux. Elle les rouvrit et scruta l’obscurité. « Allons, allons », répéta-t-elle au bord de l’exaspération. Trois bruits et une ampoule grillée ne conduisaient à rien d’aussi fou que… Elle s’efforça de chasser cette pensée. Il fallait fermer l’eau de la salle de bains. Elle se dirigea vers le couloir en se frottant le coude. Un autre bruit. Amelia se figea. Quelque chose venait à sa rencontre. Elle abaissa les yeux, hébétée. Non, pensa-t-elle. C’est alors qu’elle vit la chose — un mouvement rapide au ras du sol. Il y eut un éclair métallique, aussitôt suivi d’une vive douleur au mollet droit. Le souffle coupé, Amelia décocha un coup de pied à l’aveuglette. Nouvelle douleur. Et voilà que du sang tiède lui coulait le long de la jambe. Elle fit volte-face et se rua dans le couloir. La carpette se déroba sous ses pieds et elle se cogna contre le mur, auquel elle se retint, la cheville droite déchirée par une douleur fulgurante, avant de s’écrouler sur le flanc. Elle battit l’air autour d’elle en exhalant un sanglot terrifié. Nouveau mouvement, ombre noire dans le noir. Douleur dans son mollet gauche, puis de nouveau dans le droit. Elle hurla. Quelque chose lui frôla la cuisse. Elle joua des mains et des pieds pour s’éloigner, puis se releva à grand-peine. Elle faillit tomber de nouveau et battit frénétiquement des bras pour garder son équilibre. Sa paume gauche rencontra le mur. Elle s’y appuya et, après avoir fait demi-tour, se rua dans la chambre plongée dans l’obscurité, rabattit la porte et s’y adossa, haletante. Quelque chose heurta le battant de l’autre côté. Quelque chose de petit, presque à hauteur du sol. Amelia tendit l’oreille tout en essayant de respirer moins bruyamment. Elle tira précautionneusement sur la poignée pour s’assurer que le pêne était bien engagé dans la gâche. Quand il n’y eut plus de bruit à l’extérieur, elle recula vers le lit. Elle sursauta au moment où ses jambes entrèrent en contact avec le bord du matelas. Elle s’y laissa tomber et empoigna le second téléphone pour le poser sur ses genoux. Qui appeler ? La police ? On la croirait folle. Sa mère ? Elle habitait trop loin. Elle était en train de composer le numéro d’Arthur à la lumière provenant de la salle de bains quand la poignée de la porte commença à pivoter. Ses doigts s’immobilisèrent. Son regard scruta la pénombre. Le pêne cliqueta. Le téléphone glissa de ses genoux et atterrit sur la carpette avec un bruit sourd au moment où la porte s’ouvrait à la volée. Quelque chose tomba de la poignée extérieure. Amelia se rejeta en arrière en ramenant ses jambes contre elle. Une forme sombre se précipitait vers le lit. Elle en resta bouche bée. Ce n’est pas vrai, songea-t-elle. Elle se crispa en sentant qu’on tirait sur le couvre-lit. La chose grimpait à sa rencontre. Non, ce n’est pas vrai. Incapable de faire un mouvement, elle avait les yeux rivés sur le coin du matelas. Quelque chose apparut. Comme une tête minuscule. Poussant un cri affolé, Amelia se jeta de l’autre côté du lit et se leva d’un bond pour s’élancer dans la salle de bains, dont elle claqua la porte derrière elle, au bord de la suffocation tant sa cheville la faisait souffrir. À peine avait-elle poussé le bouton de verrouillage de la poignée qu’un choc ébranla le bas de la porte. Amelia entendit comme un grattement de rat. Puis le silence revint. Elle jeta un coup d’œil à la baignoire. Le dégorgeoir du trop plein était presque atteint. En fermant les robinets, elle vit des gouttes de sang tomber dans l’eau. Elle se redressa pour se tourner vers la glace de l’armoire à pharmacie surmontant le lavabo. Elle faillit suffoquer d’horreur à la vue de son cou entaillé. Elle y porta une main tremblante et eut soudain conscience de la douleur qui lui taraudait les jambes. Elle baissa les yeux. Elles étaient tailladées sur toute la longueur du mollet. Du sang lui inondait les chevilles, dégouttait de ses pieds. Elle se mit à pleurer. Entre les doigts de la main qu’elle tenait contre son cou, filtraient des ruisselets de sang qui coulaient sur son poignet. Elle examina son reflet à travers un brouillard de larmes. L’expression lamentable qu’il lui renvoya, ce masque où se lisaient la terreur et la capitulation, lui donna un coup de fouet. Non ! se dit-elle. Elle ouvrit l’armoire à pharmacie et en sortit de la teinture d’iode, de la gaze et du sparadrap. Puis elle s’assit précautionneusement sur le couvercle des toilettes. Elle eut le plus grand mal à ôter le bouchon du flacon de teinture d’iode et dut le cogner à trois reprises contre le lavabo pour qu’il cède. La brûlure de l’antiseptique sur ses mollets lui coupa le souffle. Serrant les dents, Amelia entreprit de se panser la jambe droite. Un bruit. Elle tourna aussitôt la tête vers la porte et vit la lame du couteau qui passait dessous. Il essaie de me blesser aux pieds, se dit-elle. Il me croit debout derrière la porte. L’idée qu’elle interprétait les pensées de cette chose lui donna une impression de totale irréalité. Voici Celui Qui Tue. Les mots inscrits sur le rouleau de papier lui traversèrent soudain l’esprit. C’est un chasseur implacable. Amelia regarda la lame qui allait et venait sous la porte. Seigneur Dieu ! Elle se dépêcha de se panser les jambes, se releva et, debout devant la glace, nettoya son cou ensanglanté à l’aide d’un gant de toilette. Puis elle appliqua un tampon imprégné de teinture d’iode sur la blessure, qui se mit à lui cuire cruellement. Un nouveau bruit fit bondir son cœur dans sa poitrine. Elle s’approcha de la porte et se pencha, tendant l’oreille. Elle perçut un petit bruit métallique à l’intérieur de la poignée. On essayait de la déverrouiller. Amelia recula lentement sans quitter la porte des yeux, essayant de se représenter la poupée. Était-elle suspendue par un bras à la poignée et cherchait-elle, de l’autre, à crocheter le verrou avec le couteau ? C’était délirant. Elle sentit ses cheveux se hérisser sur la nuque. Il ne faut pas que je le laisse entrer. Un cri rauque lui retroussa les lèvres quand le bouton de verrouillage jaillit de son logement. Machinalement, elle arracha une serviette de toilette de son support. La poignée pivota, le pêne libéré cliqueta. La porte s’entrouvrit. La poupée fonça brusquement dans la salle de bains. Elle se déplaçait si vite qu’elle en était presque floue. Amelia abattit sa serviette de toutes ses forces, comme pour repousser l’assaut d’un énorme insecte. La poupée fut projetée contre le mur. Amelia lança sa serviette dessus et se précipita dans la chambre en une série d’embardées, suffoquée par la douleur que lui infligeait sa cheville. Elle avait presque atteint la porte du couloir quand sa cheville céda. Elle s’étala en travers du tapis en poussant un cri d’effroi. Un bruit derrière elle. Elle se retourna pour voir la poupée surgir de la salle de bains comme une araignée bondissante. Un instant, la lame du couteau accrocha la lumière. Puis la figurine entra dans l’ombre, courant droit sur elle. Amelia battit en retraite en jouant des talons et des coudes. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, aperçut la penderie et, toujours à reculons, se faufila dans ses ténèbres, une main tendue vers le bouton de la porte pour la refermer sur elle. Une douleur glacée lui déchira le pied. Elle hurla et se rejeta en arrière. S’accrocha à un manteau qui dégringola sur la poupée. Alors Amelia fit tomber tout ce qui était à sa portée. La poupée se retrouva bientôt enfouie sous une pile de corsages, de jupes et de robes. Amelia plongea par-dessus la masse mouvante de vêtements, se força à se mettre debout et, en boitillant, reprit sa course en direction du vestibule. Le bruit de remue-ménage qui montait des vêtements s’estompa progressivement dans ses oreilles. Clopin-clopant, elle atteignit la porte d’entrée. Impossible de l’ouvrir. Amelia remarqua que le verrou était mis. Elle essaya de faire glisser la tige hors de son logement. En vain. Celle-ci était tordue. Terrorisée, elle ne réussit qu’à se casser les ongles dessus. « Non », murmura-t-elle. Elle était prise au piège. « Mon Dieu ! » Elle se mit à marteler la porte de coups de poing. « Au secours ! Je vous en supplie, au secours ! » Du bruit dans la chambre. Amelia fit volte-face et s’élança dans le salon. Elle tomba à genoux près du canapé et chercha le téléphone à tâtons, mais ses doigts tremblaient tellement qu’elle fut incapable de composer un seul numéro. Elle éclata en sanglots, puis se retourna soudain en étouffant un cri. Jaillie du couloir, la poupée fonçait droit sur elle. Amelia saisit un cendrier sur la table basse et le lança sur la figurine. Une vase, un coffret, une statuette prirent le même chemin. Mais aucun projectile n’atteignit la poupée. Elle arriva sur Amelia et se mit à lui larder les jambes de coups de couteau. Affolée, Amelia voulut se relever mais ne réussit qu’à s’affaler sur la table basse. Prenant appui sur ses genoux, elle se remit debout et tituba en direction du couloir en renversant sur son passage tout ce qui était susceptible d’arrêter la poupée. Une chaise, une table. Une lampe qu’elle jeta à terre. Une fois dans le couloir, elle se précipita vers la penderie, où elle s’engouffra en rabattant violemment la porte derrière elle. Elle tint la poignée serrée entre ses doigts. Son visage baignait dans la chaleur de sa respiration haletante. Elle poussa un cri quand la pointe du couteau, glissée sous la porte, s’enfonça dans un de ses orteils. Elle recula sans lâcher la poignée. Son peignoir était ouvert. Elle sentait un filet de sang lui couler entre les seins. La douleur lui engourdissait les jambes. Elle ferma les yeux. À l’aide, implora-t-elle en silence. Que quelqu’un vienne à mon secours. Elle se raidit quand la poignée commença à tourner dans sa main. Tout son corps se glaça. La poupée ne pouvait pas être plus forte qu’elle ; c’était tout simplement impossible. Amelia accentua sa prise. Pitié, songea-t-elle. Elle heurta de la tempe le bord de la valise rangée sur l’étagère. Elle fut saisie d’une illumination. La main droite toujours cramponnée à la poignée, elle leva la gauche pour palper la valise. Les fermoirs étaient ouverts. D’une brusque torsion, elle tourna la poignée et poussa de toutes ses forces. Le battant de la porte alla cogner contre le mur du couloir. La poupée tomba par terre avec un bruit sourd. Amelia dégagea la valise et l’ouvrit d’un coup sec. Puis elle s’agenouilla dans l’embrasure de la penderie et la maintint debout, comme un livre ouvert. Elle banda ses muscles, les yeux écarquillés, les dents serrées. Dès qu’elle sentit la poupée percuter le fond de la valise, elle en rabattit le couvercle et la posa à plat, pesant dessus de tout son poids jusqu’à ce que ses mains tremblantes aient pu mettre les fermoirs en place. Elle exhala un sanglot de soulagement en entendant leur déclic. D’une poussée, elle envoya au loin la valise. Celle-ci acheva sa glissade contre le mur du couloir. Amelia se remit sur pied tant bien que mal, s’efforçant de rester sourde à l’agitation et aux grattements frénétiques qui secouaient le bagage. Elle alluma dans le vestibule et essaya d’ouvrir le verrou de la porte d’entrée. Il était irrémédiablement bloqué. Elle fit demi-tour et traversa le salon en boitant. Rapide coup d’œil à ses jambes. Les pansements étaient défaits. Des traînées de sang coagulé zébraient sa peau, quelques estafilades continuaient à saigner. Elle porta la main à sa gorge. La plaie était encore humide. Les lèvres d’Amelia se contractèrent. Il allait devenir urgent d’appeler un médecin. Elle retira le pic à glace du tiroir de la cuisine et retourna dans le couloir. Un bruit de charcutage attira son regard vers la valise. Le souffle lui manqua. La lame du couteau dépassait du flanc de la valise, animée d’un mouvement de scie. Les yeux d’Amelia s’agrandirent. Elle était littéralement pétrifiée. Elle clopina jusqu’à la valise et s’agenouilla à côté, contemplant avec répulsion le va-et-vient de lame. Celle-ci était maculée de sang. Elle essaya de la pincer entre les doigts de sa main gauche pour la tirer vers elle. Un petit mouvement de torsion lui fut imprimé en même temps qu’elle réintégrait à toute allure l’intérieur de la valise. Amelia poussa un cri et s’empressa de retirer sa main. Son pouce était profondément entaillé et lui inondait déjà la paume de sang. Au bord de l’évanouissement, elle le pressa contre son peignoir. Péniblement, elle se releva et s’escrima une fois de plus sur le verrou. Impossible de faire bouger la tige. Et son pouce commençait à l’élancer. Elle enfonça le pic à glace sous la gâche et essaya de l’arracher du mur. La pointe de métal se brisa. Amelia perdit l’équilibre et faillit tomber. Elle se redressa en gémissant. Ne surtout pas perdre de temps ! Elle jeta un regard désespéré autour d’elle. La fenêtre ! Elle pouvait jeter la valise dehors ! Elle se l’imaginait déjà en train de tourbillonner dans la nuit. Elle lâcha le pic à glace et se tourna vers la valise. Elle se figea. La poupée avait passé la tête et les épaules par le trou qu’elle avait découpé. Paralysée, Amelia la regarda se contorsionner. La vit qui lui rendait son regard. Non, songea-t-elle, c’est pas vrai. La figurine dégagea ses jambes d’un coup sec et sauta à terre. Amelia se retourna brusquement pour se précipiter dans le salon. Son pied droit atterrit sur un fragment de porcelaine qui lui entailla le talon et lui fit perdre l’équilibre. Elle tomba sur le côté et battit l’air des bras et des jambes. La poupée arrivait sur elle par bonds. Amelia vit luire la lame du couteau. D’une ruade frénétique, elle repoussa la figurine. Puis elle se remit debout, zigzagua jusqu’à la cuisine et fit volte-face pour en rabattre la porte. Quelque chose l’empêcha de se fermer. Amelia crut entendre un hurlement dans sa tête. Baissant les yeux, elle vit le couteau et une minuscule main en bois. Le bras de la poupée était coincé entre la porte et le chambranle ! Amelia se jeta de toutes ses forces contre le panneau, stupéfaite de la résistance qu’elle rencontrait. Un craquement. Un sourire féroce retroussa les lèvres de la jeune femme, qui redoubla d’efforts. Le hurlement qui résonnait dans son esprit s’enfla, noyant le bruit sec du bois qui se brisait. Le couteau se mit pendre. Amelia s’agenouilla pour tirer sur la lame. La petite main de bois et le poignet qui la prolongeait se détachèrent alors du manche pour tomber sur le carrelage. Étouffant un cri, Amelia se releva pour lancer le couteau dans l’évier. La porte s’ouvrit alors à la volée et lui heurta violemment le flanc. La poupée se rua dans la cuisine. Amelia s’en écarta aussitôt. Puis elle empoigna la chaise et la lança dans sa direction. La figurine fit un saut de côté et la contourna. Amelia s’empara de la casserole d’eau posée sur la gazinière et la jeta par terre, où elle rebondit bruyamment en aspergeant la poupée. Celle-ci, au grand étonnement de la jeune femme, ne revenait pas à la charge. Elle essayait d’escalader l’évier au rebord duquel, au prix d’un bond, elle venait de s’accrocher de son unique main. Elle veut le couteau, songea Amelia. Il lui faut son arme. Elle comprit d’un seul coup ce qui lui restait à faire. Elle alla ouvrir la porte du four et en tourna le bouton à fond. Elle entendit la petite détonation étouffée du gaz qui s’allumait au moment où elle pivotait pour empoigner la poupée. Celle-ci se mit à ruer et à se tortiller avec une telle furie qu’Amelia laissa échapper un cri avant d’être ballottée d’un côté de la cuisine à l’autre. Le hurlement résonna de nouveau dans sa tête et elle s’avisa soudain que c’était l’esprit animant le fétiche qui criait. Elle dérapa, se cogna à la table, mais elle finit par faire face à la gazinière, tomba à genoux devant le four et lança la poupée à l’intérieur. Elle rabattit la porte et pesa dessus de tout son poids. La porte faillit sortir de ses gonds. Amelia la bloqua de l’épaule, puis du dos, ce qui lui permit d’allonger les jambes pour s’arc-bouter contre le mur. S’efforçant de rester sourde aux martèlements et aux grattements qui s’étaient déchaînés à l’intérieur du four, elle contemplait le sang qui s’échappait par saccades de son talon. Une odeur de bois brûlé commença à envahir ses narines. Elle ferma les yeux. La porte était de plus en plus chaude et elle changea prudemment de position. Les coups de pied et de poing lui vrillaient les oreilles. Le hurlement déferlait dans sa tête. Elle savait qu’elle allait se brûler le dos, mais n’osait pas bouger. L’odeur de bois brûlé empira. Son pied la faisait atrocement souffrir. Elle leva les yeux vers l’horloge électrique murale. Sept heures moins quatre. Elle observa la lente révolution de l’aiguille des secondes. Une minute s’écoula. Le hurlement qui lui emplissait la tête s’affaiblissait. Elle se déplaça un peu, serrant les dents sous la chaleur brûlante qui mettait son dos à la torture. Une autre minute passa. Les tambourinements cessèrent. Le hurlement se fit de plus en plus lointain. L’odeur de bois brûlé avait envahi toute la pièce, où flottait à présent un voile de fumée grise. Ça, on va le voir, songea Amelia. Maintenant que tout est fini, on va venir à mon secours. C’est toujours comme ça. Elle s’écarta doucement de la porte du four, prête à peser de nouveau dessus si nécessaire. Puis elle se retourna et se mit à genoux. La puanteur du bois calciné lui soulevait le cœur, mais il fallait qu’elle sache. Elle ouvrit la porte du four. Quelque chose de noir et de suffocant se rua sur elle et le hurlement retentit de nouveau dans sa tête tandis qu’une onde de chaleur se déversait sur elle et en elle. À présent, c’était un cri de victoire. Amelia se releva et éteignit le four. Elle retira une pince à glaçons de son tiroir et s’en servit pour extraire du four le morceau de bois carbonisé. Elle le lâcha dans l’évier et fit couler de l’eau dessus jusqu’à ce qu’il s’arrête de fumer. Puis elle passa dans la chambre, ramassa le téléphone et pressa la touche de la tonalité. Au bout d’un moment, elle la relâcha et composa le numéro de sa mère. « Ici, Amelia, m’man, dit-elle. Je te demande pardon pour tout à l’heure. Je voudrais qu’on passe la soirée ensemble. Mais il est un peu tard. Pourrais-tu venir me prendre ? » Elle écouta la réponse. « Entendu. Je t’attends. » Elle raccrocha et retourna dans la cuisine, où elle préleva le plus long couteau à découper dans le râtelier. Puis elle alla à la porte d’entrée et ouvrit le verrou, cette fois sans que celui-ci lui oppose la moindre résistance. Elle emporta le couteau dans le salon, enleva son peignoir et se lança dans une danse de chasse, une danse qui disait la joie de tuer, la joie de la mise à mort imminente. Puis elle s’assit en tailleur dans un coin. Celui Qui Tue s’assit en tailleur dans un coin, dans l’ombre, à l’affût de sa proie. LE SIGNE DU LION « Grâce ? » Elle s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. Miles se tenait sur le seuil de son bureau. « Oui ? — Il faut que je te parle. » Non, pensa-t-elle, non, pas une autre scène ! Elle avait failli protester tout haut. « Je t’en prie », insista-t-il. Son ton était sinistre. « La voiture attend. » Miles éluda l’objection d’un geste. « C’est d’une importance vitale. » Grâce soupira et referma la porte d’entrée. Donnez-moi la force, pria-t-elle en traversant le vestibule. Miles fit un pas de côté pour la laisser entier dans son bureau. « J’ai des tas de courses à faire, dit-elle. — Ça ne prendra pas longtemps. » Elle leva les yeux au ciel. Toujours la même rengaine ! Il s’en sert chaque fois, et ça prend toujours longtemps. Sa carte astrale était sur le bureau. « C’est ça », dit-il. Elle resta sur ses gardes. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle se retint d’ajouter « encore ». « Une fatale combinaison de carrés, d’oppositions et d’aspects malfaisants », annonça-t-il d’une voix tremblante. Pas de soupir excédé, s’ordonna-t-elle. Elle adopta le ton de la sollicitude. « Qu’est-ce que cela signifie ? — La ruine. » Elle battit des paupières. Avait-il dit la ruine ? « La ruine ? — La ruine. La faillite. » La bouche de Grâce s’ouvrit et se referma sans un son. C’était grave. Avec son engouement fanatique pour l’astrologie, il était bien capable de provoquer cette ruine, rien que pour prouver qu’il avait vu juste. Elle le dévisagea, bouleversée. Tous ses griefs passés lui semblaient insignifiants comparés à ceci. « Regarde. » Il la tira vers le bureau et pointa le doigt sur l’horoscope comme pour le percer de coups. « Carré de Mars, carré de Saturne, configuration adverse, opposition de Mercure… Bon sang ! C’est la faillite, c’est écrit noir sur blanc. » Non, pensa-t-elle, et cette fois, elle ne put retenir une plainte. Aucune issue possible, elle nageait en plein cauchemar. Pour tout ce qui touchait leur ménage et les questions de détail, Miles s’en remettait entièrement à elle. Mais dès qu’il s’agissait d’astrologie… « Que vas-tu faire ? murmura-t-elle. — C’est déjà fait. » Sa voix la fit frémir. Incroyable, pensait-elle dix minutes plus tard en roulant dans les rues de la ville. Avoir été convaincue des années durant que l’astrologie était une sottise, et maintenant, ceci. Elle en ressentit une sorte d’effroi cosmique. « Où va-t-on ? » demanda le chauffeur. Grâce battit des cils et le regarda. « À la banque. » Elle ne put s’empêcher de sourire. Ne vois-tu pas que ton horoscope à toi est libre de toutes ces calamités ? lui avait expliqué Miles d’un ton dramatique. Dans ces conditions, pour me préserver d’une ruine imminente, il n’y avait pas d’autre solution que de tout transférer sur ton compte. « Et ensuite ? » dit le chauffeur, interrompant le fil de ses pensées. La vue de ses épaules et de ses cheveux noirs bouclés la fit d’avance frissonner de plaisir. « Ensuite, à l’aéroport, Léo, mon chéri. » LE JEU DU BOUTON Le paquet était déposé sur le seuil de l’appartement — un carton cubique clos par du ruban adhésif, portant leur nom et leur adresse en capitales écrites à la main : M. ET MME ARTHUR LEWIS, 217 37e RUE, NEW YORK, N.Y. 10016. Norma le ramassa, tourna la clé dans la serrure et entra. La nuit tombait. Après avoir mis les côtes d’agneau sur le grill, elle se servit un verre et s’assit pour défaire le paquet. Elle y trouva une petite boîte en bois munie d’un bouton de commande. Un capuchon en verre protégeait le bouton. Norma essaya de le soulever, mais il était solidement fixé. Elle retourna la boîte et vit une feuille de papier pliée scotchée au fond. Elle la détacha et lut : M. Steward se présentera chez vous à 8 heures du soir. Norma plaça la boîte à côté d’elle sur le canapé. Elle dégusta son apéritif et relut la note dactylographiée en souriant. Peu après, elle regagna la cuisine pour préparer la salade. La sonnette retentit à huit heures précises. « J’y vais », lança Norma depuis la cuisine. Arthur était en train de lire dans le salon. Un homme de petite taille se tenait dans le couloir. Il ôta son chapeau. « Mme Lewis ? s’enquit-il poliment. — Oui ? — Je suis M. Steward. — Ah, oui. » Norma réprima un sourire. C’était bien ça : un représentant qui allait lui débiter son boniment. « Puis-je entrer ? — J’ai pas mal à faire, s’excusa Norma. Mais je vais vous rendre votre bidule. » Elle s’apprêta à tourner les talons. « Vous ne voulez pas savoir de quoi il s’agit ? » Norma s’arrêta. Le ton de M. Steward l’avait choquée. « Non, je ne pense pas. — Pourtant, cela pourrait se révéler très utile. — Rentable ? » le défia-t-elle. M. Steward hocha la tête. « C’est cela même. Rentable. » Norma fronça les sourcils. L’attitude du visiteur lui déplaisait. « Qu’essayez-vous de vendre ? — Rien du tout. » Arthur émergea du salon. « Un problème ? » M. Steward se présenta. « Ah, oui, le… » Arthur fit un geste en direction du salon et sourit. « Qu’est-ce que c’est que ce truc, au fait ? — Ce ne sera pas long à expliquer. Je peux entrer ? — Si c’est pour vendre quelque chose… » M. Steward secoua la tête. « Je ne vends rien. » Arthur regarda sa femme. « À toi de décider », dit-elle. Il hésita. Puis : « Bah, pourquoi pas ? » Ils passèrent dans le salon et M. Steward prit place dans le fauteuil de Norma. Il plongea une main dans une poche intérieure et en retira une petite enveloppe cachetée. « Il y a là une clé permettant d’enlever le capuchon qui protège le bouton de sonnette. » Il posa l’enveloppe sur la petite table voisine. « Ce bouton est relié à notre bureau. — Pour quoi faire ? demanda Arthur. — Si vous appuyez sur le bouton, quelque part dans le monde, quelqu’un que vous ne connaissez pas mourra. Moyennant quoi vous recevrez cinquante mille dollars. » Les yeux écarquillés, Norma dévisagea le petit homme. Il souriait. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » articula Arthur. L’autre eut l’air surpris. « Je viens de vous l’expliquer. — C’est une mauvaise blague ? — Absolument pas. C’est une offre tout ce qu’il y a de sérieux. — Mais ça n’a pas de sens ! Vous voudriez nous faire croire… — Qui représentez-vous ? » demanda Norma. M. Steward manifesta un certain embarras. « Je regrette, mais je n’ai pas le droit de vous le dire. Néanmoins, je vous assure que notre organisation est d’une envergure internationale. — Je pense que vous feriez bien de partir », dit Arthur en se levant. M. Steward l’imita. « Pas de problème. — Et de remporter votre truc. — Êtes-vous certain de ne pas vouloir vous accorder un jour ou deux pour réfléchir ? » Arthur ramassa la boîte et l’enveloppe et les fourra dans les mains de M. Steward. Puis il se rendit dans le vestibule et ouvrit la porte. « Je vais vous laisser ma carte. » Et M. Steward de déposer le bristol sur le guéridon de l’entrée. Quand il fut sorti, Arthur déchira la carte en deux et jeta les morceaux sur la petite table. « Bon Dieu ! » souffla-t-il. Norma était toujours assise sur le canapé. « Qu’est-ce que c’est que ce truc, à ton avis ? — C’est le cadet de mes soucis. » Elle s’efforça de sourire, mais sans succès. « Ça ne t’inspire aucune curiosité ? » Il secoua la tête. « Non. » Une fois qu’Arthur eut repris son livre, Norma retourna à la cuisine finir la vaisselle. « Pourquoi tu ne veux pas en parler ? » demanda-t-elle un peu plus tard. Arthur, qui se brossait les dents, leva les yeux et regarda le reflet de sa femme dans le miroir de la salle de bains. « Ça ne t’intrigue donc pas ? — Ça me choque. — Je sais, mais… » Norma se plaça un bigoudi de plus dans les cheveux. « Ça ne t’intrigue pas quand même ? » Et comme ils passaient dans leur chambre, elle ajouta : « Tu crois que c’est une mauvaise blague ? — Si c’en est une, elle est vraiment sinistre. » Norma s’assit sur le lit et retira ses mules. « C’est peut-être une espèce de sondage d’opinion. » Arthur haussa les épaules. « Peut-être. — Ou alors l’idée de quelque milliardaire excentrique. — Peut-être. — Tu n’aimerais pas savoir ? » Signe de dénégation d’Arthur. « Pourquoi ? — Parce que c’est immoral. » Norma se glissa sous les couvertures. « Eh bien, moi, je trouve qu’il y a de quoi être intrigué. » Arthur éteignit et se pencha pour l’embrasser. « Bonne nuit. — Bonne nuit. » Elle lui tapota le dos. Norma ferma les yeux. Cinquante mille dollars, songeait-elle. Le lendemain, en quittant l’appartement, elle vit la carte déchirée sur le guéridon. Cédant à une impulsion, elle fourra les morceaux dans son sac. Puis elle ferma la porte à clé et rejoignit Arthur dans l’ascenseur. Elle profita de sa pause café pour récupérer les deux moitiés de bristol et en rapprocher les bords déchirés. Seuls le nom et le numéro de téléphone de M. Steward étaient imprimés sur la carte. Après le déjeuner, elle en scotcha les deux moitiés. Pourquoi je fais ça ? se demanda-t-elle. Peu avant cinq heures, elle composait le numéro. « Bonjour », modula la voix de M. Steward. Norma faillit raccrocher, mais elle se domina et s’éclaircit la voix. « Ici, Mme Lewis. — Oui, Mme Lewis. » Steward paraissait enchanté. « Je suis curieuse. — C’est tout naturel. — Non que je croie un mot de ce que vous nous avez raconté. — C’est pourtant la vérité. — Enfin, bref… » Norma déglutit. « Quand vous disiez que quelqu’un sur terre mourrait, qu’entendiez-vous par là ? — Cela même. Ça peut être n’importe qui. Tout ce que nous garantissons, c’est que c’est quelqu’un que vous ne connaîtrez pas. Et aussi, bien sûr, que vous n’aurez pas à assister à sa mort. — Pour cinquante mille dollars. — Exactement. » Elle eut un petit rire moqueur. « C’est complètement délirant. — Ce n’en est pas moins la proposition que nous vous faisons. Voulez-vous que je vous retourne la boîte ? » Norma se raidit. « Certainement pas. » Elle raccrocha d’un geste rageur. Le paquet reposait devant la porte. Norma le vit en sortant de l’ascenseur. Quel toupet ! songea-t-elle. Elle lança un regard noir au carton tout en tournant la clé dans la serrure. Elle entra et entreprit de préparer le dîner. Plus tard, son verre à la main, elle se rendit dans le vestibule. Entrebâillant la porte, elle ramassa le paquet, puis revint dans la cuisine, où elle le posa sur la table. Elle alla s’asseoir dans le salon pour y déguster son apéritif tout en regardant par la fenêtre. Un moment après, elle regagna la cuisine pour retourner les côtelettes. Elle rangea le paquet dans un bas de placard. Elle s’en débarrasserait dès le lendemain matin. « C’est peut-être un milliardaire qui cherche à s’amuser », dit-elle. Arthur leva les yeux de son assiette. « Je ne te comprends pas. — Qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? — Laisse tomber. » Norma se remit à manger en silence. Soudain, elle reposa sa fourchette. « Et si c’était une offre sérieuse ? » Arthur la dévisagea. « Oui, si c’était une offre sérieuse ? — Bon, admettons ! » Il n’avait pas l’air d’y croire. « Que ferais-tu ? Tu reprendrais cette boîte et appuierais sur le bouton ? Pour assassiner quelqu’un ? » Norma prit un air offusqué. « Assassiner ! — Comment veux-tu appeler ça ? — Mais si on ne connaît pas la personne ? » Arthur en resta abasourdi. « Es-tu en train de dire ce que je crois comprendre ? — S’il s’agit d’un vieux paysan chinois à quinze mille kilomètres d’ici ? D’un Congolais rongé par la maladie ? — Pourquoi pas d’un bébé de Pennsylvanie ? contra Arthur. Ou d’une adorable petite fille de l’immeuble d’à côté ? — Là, tu pousses un peu. — Comprends où je veux en venir, Norma. Peu importe de qui tu causes la mort. Ça reste un meurtre. — Où je veux en venir, moi, c’est que s’il s’agit de quelqu’un que tu n’as jamais vu de ta vie et ne verras jamais, quelqu’un dont tu n’auras même pas besoin de savoir dans quelles circonstances il a trouvé la mort, tu refuseras quand même d’appuyer sur le bouton ? » Arthur fixa sur elle un regard effaré. « Tu veux dire que toi, tu n’hésiterais pas ? — Cinquante mille dollars, Arthur. — Qu’est-ce que le montant a… — Cinquante mille dollars, Arthur, l’interrompit Norma. L’occasion de faire ce voyage en Europe dont nous avons toujours parlé. — Norma ! — L’occasion d’acheter ce pavillon à Long Island. — Non, Norma. » Arthur était livide. « Pour l’amour de Dieu, non ! » Elle frissonna. « Ça va, ne t’énerve pas. Pourquoi tu te mets dans tous tes états ? C’est juste histoire de parler. » Après dîner, Arthur passa dans le salon. Avant de quitter la table, il déclara : « Je préférerais ne plus discuter de ça, si ça ne te fait rien. » Norma haussa les épaules. « Pas de problème. » Elle se leva plus tôt que d’habitude pour confectionner des crêpes et des œufs au bacon à l’intention d’Arthur. « En quel honneur ? demanda-t-il avec un sourire. — En l’honneur de rien. » Norma semblait piquée au vif. « J’en ai eu envie, c’est tout. — Bonne idée. Tu m’en vois ravi. » Elle lui remplit de nouveau sa tasse. « Je voulais te montrer que je ne suis pas… » Elle haussa les épaules. « Pas quoi ? — Égoïste. — Ai-je dit que tu l’étais ? — Eh bien… » Geste vague de la main. « … hier soir… » Arthur resta muet. « Toute cette discussion à propos du bouton. Je crois que… eh bien, que tu m’as mal comprise. — Comment cela ? » Le ton était méfiant. « Je crois que tu as eu le sentiment… » Nouveau geste vague. « …que je ne pensais qu’à moi. — Ah bon. — Ce qui est faux. — Norma ! — Oui, c’est faux. Quand j’ai parlé de l’Europe, d’un pavillon à Long Island… — Norma ! Pourquoi attacher tant d’importance à cette histoire ? — Je n’y attache pas d’importance. » Elle inspira par saccades. « J’essaie simplement de te faire comprendre que… — Que quoi ? — Que j’aimerais qu’on aille en Europe. Qu’on ait un plus bel appartement, de plus beaux meubles, de plus beaux vêtements. Qu’on ait un enfant, pour tout te dire. — Nous aurons tout ça, Norma. — Quand ? » Il fixa sur elle un regard empli de désarroi. « Norma… — Quand ? — Est-ce que… » Il eut un léger mouvement de recul. « Est-ce que tu veux dire… — Je dis qu’ils font sans doute ça dans le cadre d’une enquête ! coupa-t-elle. Ils veulent savoir ce que ferait la moyenne des gens dans une telle situation ! Ils prétendent que quelqu’un mourra uniquement pour étudier les réactions, pour voir si on ressentirait de la culpabilité, de l’angoisse, que sais-je ! Tu ne crois tout de même pas qu’ils iraient tuer quelqu’un, non ? » Arthur resta muet. Elle vit ses mains trembler. Au bout d’un moment, il se leva et quitta la cuisine. Il était déjà parti à son travail alors que Norma, toujours à table, contemplait son café. Je vais être en retard, se dit-elle. Elle haussa les épaules. Bah, quelle importance ? Sa place était chez elle, après tout, pas dans un bureau. Elle était en train de d’empiler la vaisselle dans l’évier quand elle se retourna brusquement, se sécha les mains et retira le paquet du bas de placard où elle l’avait rangé. L’ayant défait, elle posa la petite boîte sur la table. Elle resta un long moment à la regarder avant d’extraire la clé de son enveloppe et d’enlever le capuchon de verre. Elle n’arrivait pas à détacher les yeux du bouton. C’est vraiment ridicule, réfléchit-elle. Tant d’histoires pour une bêtise de bouton. Elle tendit le doigt, appuya dessus. Pour nous deux, songea-t-elle rageusement. Elle frémit. La machine était-elle en route ? Un frisson d’horreur la parcourut. Un moment plus tard, c’était fini. Elle laissa échapper un gloussement de mépris. Ridicule, se dit-elle. Se monter ainsi la tête pour rien. Elle venait juste de retourner les steaks du dîner et se préparait un autre verre quand le téléphone sonna. Elle décrocha. « Allô ? — Mme Lewis ? — Oui ? — Ici l’hôpital de Lennox Hill. » Elle eut l’impression de basculer dans un cauchemar quand la voix l’informa de l’accident survenu dans le métro. La cohue sur le quai, Arthur précipité sur la voie à l’instant où une rame arrivait. Elle avait conscience de secouer la tête sans être pour autant capable de s’arrêter. Aussitôt après avoir raccroché, elle se rappela l’assurance-vie souscrite par Arthur : une prime de 25 000 dollars, avec une clause de double indemnité en cas de… « Non. » Elle n’arrivait plus à respirer. Elle se hissa péniblement sur ses pieds et, comme une somnambule, regagna la cuisine. Une chape de glace lui comprima le crâne quand elle se baissa pour retirer la boîte de la poubelle. Elle ne comportait ni clous, ni vis. Impossible de comprendre comment on avait pu l’assembler. Brusquement, elle se mit à la cogner contre le rebord de l’évier, de plus en plus fort, jusqu’à ce que le bois éclate. Elle en dissocia les faces, insensible aux coupures qu’elle se faisait. La boîte ne contenait ni transistors, ni fils, ni tubes. Elle était vide. Elle se retourna en étouffant un cri quand le téléphone sonna. Elle chaloupa jusqu’au salon et souleva le combiné. « Mme Lewis ? » Non, ça ne pouvait pas être sa voix qui hurlait de la sorte en réponse à la question de M. Steward. « Vous m’aviez dit que je ne connaîtrais pas la personne qui devait mourir ! — Mais, chère madame, entendit-elle dire à l’autre bout du fil, êtes-vous vraiment sûre que vous connaissiez votre mari ? » OMBRES ET SILHOUETTES Mais tout ceci n’était Qu’ombres et silhouettes de choses à venir. Anonyme (1526) 1 Dans son souvenir cela avait commencé en 1921, un après-midi d’été. Elle avait trois ans. Peut-être y avait-il eu des précédents mais elle ne les avait pas gardés en mémoire. Papa avait emprunté la voiture d’oncle Alec pour les emmener, Mère, Vera et elle à la plage. Claire se rappelait la longue promenade en voiture sur Flatbush Avenue, par delà les rails du tramway, devant le terrain d’aviation de Floyd Bennett. La traversée en ferry de Marin Basin, puis le chemin qui menait à la grève. Elle se souvenait de l’endroit où ils s’étaient garés. Ils avaient marché sur le sable chaud, blanc, qui scintillait au soleil. Elle avait crié parce que le sable lui brûlait la plante des pieds et Papa l’avait portée. Il y avait une vieille femme avec eux, sans doute une cliente de Mère. Claire ne se souvenait pas de son apparence, seulement de ses cheveux bouclés gris souris et de ses yeux qui brillaient étrangement, comme ceux d’un oiseau. Elle était vêtue d’une robe, d’un pull et de fines chaussures uniformément noirs. Une veuve sans doute. Elle devait être très âgée pour porter un pull par cette chaleur. Claire creusait dans le sable lorsque la vieille femme était sortie de l’eau, une conque dans la main. Elle s’était penchée et avait approché le coquillage de l’oreille de Claire. « Écoute, mon enfant. » Celle-ci avait écouté un instant le murmure froufroutant, puis elle avait tenté de s’éloigner. Allongeant le bras, la femme avait maintenu le coquillage contre son oreille. « Écoute encore. Toujours. Et tu entendras les morts te parler. » Papa, livide, avait pincé les lèvres et retenu une remarque déplaisante. Mère avait levé les yeux de son journal. « Les défunts, ma chère, pas les morts. — Les défunts », avait répété la vieille en souriant de toutes ses fausses dents. Elle s’était retournée vers Claire. « Écoute très attentivement, aussi attentivement que possible et un jour, c’est certain, une voix te parlera de l’Au-delà. » Claire avait écouté le coquillage mais n’avait entendu que le bruit de l’océan. La femme l’avait laissée tranquille. Plus tard, alors que les autres faisaient la sieste, Claire avait joué un peu dans le sable. Puis elle avait remis le coquillage contre son oreille et écouté longuement, en retenant son souffle, jusqu’à ce qu’elle entende soudain une voix murmurer : « Claire ! » Épouvantée, elle l’avait jeté et contemplé de loin, incapable de le toucher. Son cœur battait si fort qu’il lui faisait mal. Dans son souvenir, c’était à cet instant que la Peur s’était installée. La Peur était toujours présente. Elle s’apaisait parfois mais ne la quittait jamais. Elle rôdait. Enfant, elle se la représentait comme un énorme poisson sombre qui vaguait, invisible, dans les profondeurs de ses pensées, toujours prêt à bondir à la surface pour l’engloutir. L’angoisse était parfois si violente qu’elle l’oppressait comme une armure glacée qui lui donnait la nausée et la migraine. À cinq ans, elle avait attrapé la diphtérie et une fièvre rhumatisante en l’espace de quatre mois. Mais ces douleurs physiques n’étaient rien comparées à la Peur. Elle était toujours là lorsque, à quatre ans, elle commença à percevoir les auras qui émanaient des êtres. Elles avaient toutes le même aspect mais ne contenaient pas la même chose. Il y avait un premier ruban sombre d’environ six millimètres de large qui suivait les contours du corps. Mère l’appelait le « double éthérique ». Ensuite venait une bande de brume semi-lumineuse de quelques millimètres de large qui formait l’aura interne. Enfin, on pouvait voir une aura externe plus large, mais aux contours moins définis. En contemplant ces différentes nébulosités, en observant leurs fluctuations — parfois incandescentes et colorées, d’autres fois mouchetées et sombres ou encore ternes et plombées —, Claire sentait la panique vibrer en elle comme une menace souterraine. Ces auras étaient à la fois fascinantes et terribles. De toutes, celle de Mère était la plus effrayante — un halo gris, lumineux, qui vibrait et s’enflait, l’enveloppant comme une amibe. Lorsque Mère s’adressait à Papa, son aura s’enflait et se brisait. Alors on voyait des stries, tels des fils poussiéreux ondulant à l’unisson — comme s’ils respiraient. L’aura de Père pâlissait, se rétractait et pendait autour de lui comme un linceul. Ces images emplissaient invariablement Claire d’effroi. Avec le temps, elle apprit à réprimer ses visions, mais la simple perspective de ce qui arriverait si elle baissait sa garde suffisait à l’emplir de terreur. Elle se savait à tout jamais vulnérable. Elle était sans cesse en proie à des angoisses, des crises de panique. Une nuit, durant sa maladie, elle avait été réveillée par l’apparition de son propre sosie qui avait plané au-dessus d’elle un instant et repris sa place. Une autre fois — elle avait six ans —, un chien s’était fait écraser devant ses yeux. Elle avait vu une sorte de fumée liquide grise s’élever en spirale de son cadavre tordu et ensanglanté. Lorsqu’elle avait raconté cette histoire à l’école communale, toute la classe avait été prise d’un fou rire si violent qu’elle en était tombée malade. Cette même Peur l’accompagnait encore lorsque, à sept ans, à l’instigation de Vera, qui en avait cinq, elles avaient essayé de faire tourner une table : celle-ci s’était mise à gigoter et à faire des embardées sous leurs doigts paralysés par la peur et leurs yeux remplis de larmes. Et encore, lorsqu’en se promenant avec Papa ou Mère dans la foule, elle percevait les différentes atmosphères mentales qui l’entouraient — haine, ressentiment, colère, convoitise —, les absorbant comme un papier buvard jusqu’à l’étourdissement, la nausée. Avec le temps, contre cela aussi elle avait élevé un mur. Mais la moindre brèche dans ce rempart lui était fatale. La Peur était là, comme une griffe glacée plantée son cœur et ses organes vitaux, lorsqu’aux moments les plus inattendus, elle entendait la musique funèbre qui annonçait la disparition d’un être cher. C’était une musique si distincte qu’elle l’avait longtemps crue réelle, jouée sur un piano droit pareil à celui qui se trouvait dans la salle des séances. La Peur était là — menaçant de l’étouffer -, lorsque, à huit ans, elle était allée avec Vera dans la maison abandonnée d’un ancien criminel. Dans un accès de folie, il avait assassiné sa mère avec un couteau de boucher, décapité sa fille de neuf ans après l’avoir violée, et découpé sa femme en morceaux. Claire s’était rendue seule à l’étage. Dans une chambre, elle avait découvert une énorme excroissance fongueuse qui frémissait comme une créature vivante à l’endroit où, elle l’avait senti, s’était trouvé le lit. Épouvantée, le souffle coupé, elle était restée paralysée jusqu’à ce que Vera entre et la délivre. Vera n’avait rien vu. Plus tard, mère avait fait allusion à des « excroissances psychiques » qui s’amoncelaient parfois dans les endroits à forte concentration maléfique. La Peur était là — d’une telle violence qu’elle avait cru en mourir — lorsque, à neuf ans, par une nuit d’hiver, en descendant l’escalier, Claire avait vu sa tante Evelyn, la sœur de Mère, qui l’observait par les carreaux de la porte d’entrée. Elle avait clamé son nom, pensant qu’à son habitude, sa tante bien-aimée se cachait par jeu, et, aux anges, s’était dépêchée d’aller lui ouvrir. Il faisait un froid glacial. Elle ne devait jamais oublier les moments qui avaient suivi : debout sur les planches grinçantes de la véranda, le visage fouetté par le vent, elle avait ravalé progressivement son sourire à mesure qu’elle répétait le nom de sa tante d’une voix tremblante ; puis, brusquement, elle était rentrée en titubant et avait claqué la porte derrière elle, grelottant d’un froid pire que celui de l’hiver ; elle avait couru tout raconter à Mère, qui s’était précipitée chez sa sœur pour découvrir que cette dernière était décédée le matin même d’une attaque d’apoplexie. La satisfaction que Claire avait lue sur le visage de Mère ce jour-là l’avait presque autant effrayée que l’événement lui-même. L’aventure de sa fille l’avait ravie et semblait l’avoir touchée bien plus que la mort de sa sœur. Elle y voyait la marque d’un don que sa fille ne pouvait tenir que du côté maternel. Le lendemain, alors que Claire reposait, malade, les membres ankylosés, Mère n’avait cessé de l’entourer de soins, se montrant intarissable sur les bienfaits dont Dieu avait daigné bénir leur famille. Comme un compagnon funeste et tenace, la Peur avait été à ses côtés presque tout au long de sa vie. Et aujourd’hui encore, alors que, allongée sur son lit, elle contemplait la peinture écaillée sur le plafond de sa chambre. Elle se disait qu’à son âge, dix-huit ans, elle aurait déjà dû vaincre cette Peur, mais c’était pire que jamais. La perspective de ce qui l’attendait ce soir avait ravivé ses symptômes. La douleur lui brûlait le front. Son estomac contracté transformait la moindre nourriture en acide brûlant. Sa respiration était laborieuse, irrégulière, comme si la pièce avait été vidée de son oxygène. Si seulement Papa était là. Si elle pouvait se reposer contre lui, sentir ses bras autour d’elle, entendre sa voix douce et apaisante. Peut-être cela l’aiderait-il à chasser son appréhension. Mais Papa ne viendrait pas ce soir. Elle ne pouvait même pas lui rendre visite dans son meublé, car il était parti travailler sur un chantier dans le New Jersey. Elle n’avait personne à qui parler. Alcestis était compatissante, mais elle appartenait au monde des gens ordinaires et ne pouvait pas la comprendre. Quant à sa sœur… Elles s’éloignaient chaque jour davantage l’une de l’autre et Vera lui devenait de plus en plus incompréhensible. Ranald était gentil et attentionné, mais il n’avait que dix ans et pouvait difficilement saisir la situation. Et moins qu’à tout autre, elle pouvait se confier à Mère, qui avait exigé qu’elle quitte le lycée Erasmus en dernière année pour se consacrer au Travail. Mère, pour qui le Travail n’était source que de bonheur. Mère, qui n’avait aucune idée de la souffrance qu’éprouvait à Claire à la seule idée d’être exposée aux autres, examinée d’un œil critique, sondée, vampirisée. Elle avait toujours redouté les groupes même dans des circonstances agréables. En être le centre, la vedette, le point de mire, devoir dominer jusqu’à l’essence de sa peur… cette seule idée l’épouvantait. Et pourtant ce soir, pour la première fois, elle allait siéger en tant que médium. « Claire ! » Elle se leva d’un bond. Mère entra dans la pièce et examina sa fille de haut en bas. « J’espère que tu as dormi. » Claire déglutit. « Un petit peu », répondit-elle, craignant d’avouer qu’elle était trop inquiète pour fermer l’œil. « Tu pourras te reposer plus tard. Nous allons prendre une tasse de thé avant que Vera et Ranald ne rentrent de l’école. » Claire sourit malgré elle, comme toujours dans ce genre de situation. C’était un vieux réflexe qui exprimait le consentement en dépit de ce qu’elle éprouvait. Elle jouait souvent le rôle de la jeune fille obéissante, qui ne doute jamais du bien-fondé des convictions maternelles. Elle ressentait parfois le besoin impérieux de donner une réponse sincère, mais même dans ces cas extrêmes, elle restait prisonnière de son rôle. Elle avait parfois le sentiment d’être double. C’était son double — celle à qui Mère s’adressait la plupart du temps – qui souriait et répondait modestement : « Oui, Mère. — Tu n’as rien mangé depuis le déjeuner ? » Mère avait le don de transformer ses questions en accusations. Claire sentit son estomac se nouer. À midi elle avait à peine pu avaler quelques bouchées, et depuis, rien. Pourtant elle se sentait coupable et ce fut sur la défensive qu’elle répondit : « Non, Mère. » Celle-ci hocha la tête. » Tu le sais, le corps est un temple et doit rester pur. Ni cigarettes, ni alcool. Nous ne devons céder ni à la chair, ni à la gourmandise. À présent, descendons. » Claire la suivit dans le couloir. Elle se savait incapable de répéter à haute voix ce que sa conscience lui réclamait : Je t’en prie, ne me fais pas siéger ce soir. J’ai si peur ! En dehors du glissement de leurs pas, la maison était absolument silencieuse. Elle descendit l’étroit escalier, le regard fixé sur les cheveux teints de Mère, dans l’odeur écœurante de son parfum. Le souffle commençait à lui manquer. Elle attrapa la rampe et ralentit. En bas, elle hésita une seconde, puis suivit Mère dans la pièce principale, laissant le piano sur sa gauche. Pour toute autre famille, cette pièce aurait fait office de salon. Pour eux, c’était la salle des séances. « Ferme la porte. » Mère, déjà installée dans son fauteuil à bascule, servait le thé. Claire poussa le battant de l’épaule pour forcer le pêne à se mettre en place. Il y avait des années que l’embrasure de la porte était gauchie. Lorsqu’elle se retourna, la tenture qui protégeait la porte condamnée de la salle à manger remua presque imperceptiblement. Le courant d’air provoqué par la porte que je viens de fermer, pensa-t-elle sans conviction. Elle n’était jamais sûre de rien. « Assieds-toi. » Claire s’installa en face de Mère. Elle jeta un regard sur la lourde table ronde qui occupait le centre de la pièce, avec le petit vase de violettes au milieu et ses huit chaises tout autour. Cet endroit la déprimait, lui donnait envie de disparaître sous terre. C’était là le lieu géométrique de toutes ses appréhensions. « Tiens. » Sa main trembla lorsqu’elle s’aperçut que la tasse et la soucoupe que lui tendait Mère venaient du service le plus précieux de la maison — un service raffiné en porcelaine de Worcester, dont le motif délicat représentait des roses. Le brusque rappel de l’importance accordée à cette journée ne fit qu’ajouter au supplice de Claire. Mère attendait des résultats. Elle frémit et la tasse tinta légèrement. On gèle ici, songea-t-elle. Mère n’allumait le chauffage au gaz qu’à l’occasion des réunions, mais Claire savait que ce n’était pas cela qui la faisait trembler. Mère se cala dans son fauteuil pour siroter son thé, ses yeux bleu pâle fixés sur elle par-dessus sa tasse. « Bois pendant que c’est chaud. » Claire but une gorgée. Le thé brûlant descendit comme une coulée de lave dans son corps glacé. Il était encore plus léger que d’habitude. Mère était opposée aux excitants trop forts, surtout avant une séance. « Le médium, commença-t-elle, permet à Dieu de se manifester à travers lui. Nous le savons. C’est écrit. La médiumnité est un don du Seigneur. En transe, le médium est, comme l’indique fort bien le terme — un intermédiaire qui révèle le phénomène divin. En ce qui concerne le développement de leurs sens, la plupart des êtres humains ne dépassent pas le stade infantile. Très peu d’entre nous reçoivent ce don de vision et de sagesse intérieures. Nous sommes les élus, Claire. Les élus ! » Son visage blafard se crispa. « Peu importe ce que prétendent les soi-disant chercheurs en parapsychologie. » Un profond silence s’installa. Claire entendait Mère avaler son thé. Elle l’aperçut qui pressait avec précaution sa main contre sa poitrine en grimaçant. La douleur qui revenait, sans doute. Elle évita de croiser son regard. « Ce soir, reprit Mère, lorsque seule la lumière rouge sera allumée et que les rayons néfastes des autres lampes auront tous disparu, tu sentiras une pulsation dans ton plexus solaire. C’est là, comme nous le savons, que se trouve notre centre psychique. Très vite, tu te sentiras investie d’un pouvoir. Soit parce qu’un rayon de pensée aura affecté ton aura, soit parce que ton corps éthérique se sera libéré, laissant ton guide en prendre le contrôle… » Mère continua son monologue. Claire faisait semblant d’écouter mais n’entendait que des bruits confus. Elle connaissait tout cela par cœur pour l’avoir entendu des centaines de fois. Mère s’évertuait malgré tout à répéter chaque jour ses discours, de peur, sans doute, que Claire ne les oublie. Pourquoi les ténèbres ? songeait-elle. C’était une question qu’elle se posait depuis longtemps. La réponse, qu’elle connaissait, bien sûr, ne l’avait jamais soulagée. Et ne la soulageait pas davantage à présent. Mère lui avait souvent expliqué que les esprits craignaient les ondes lumineuses. Mais si l’Au-delà est baigné de lumière, pourquoi les esprits la craignent-ils ? avait-elle demandé un jour. Mère avait répliqué que c’était là une lumière toute différente. Aucune explication ne pouvait soulager Claire. Elle craignait le noir comme les esprits craignaient la lumière. Comment pourraient-ils jamais se rejoindre ? se demandait-elle parfois. Le noir dissimule. Tout peut arriver dans le noir. On s’y cache, on y enferme les secrets. C’est là que l’abjection et le péché naissent et prospèrent. On y pratique la magie du mal ou « magie noire ». Regards noirs, sombres machinations, éclipses, nuit, draps funéraires et vêtements de deuil, livres et listes noires, cruauté, ignorance, morosité, obscurité, menaces et perfidies… toutes ces horreurs avaient les ténèbres en commun. La mort elle-même était sombre, froide et stérile. « … bien entendu, dans l’espoir d’une matérialisation. » La voix de Mère était redevenue audible. « C’est là l’espoir de tout médium. » Puis, retournant à son thé : « Mais il y a peu de chance que cela se produise. » Claire but à son tour afin de dissimuler le tremblement qui agitait sa gorge. La matérialisation était l’aspect de la médiumnité qu’elle redoutait le plus. Lorsqu’elle en imaginait les effets, elle était prise de nausées vertigineuses. Mère avait été un médium à matérialisation dans sa jeunesse, et rien n’avait plus grande valeur à ses yeux dans quelque domaine que ce fût, médiumnique ou autre. « La matérialisation, avait-elle coutume de dire, est le plus grand des dons » Mère termina son thé et posa sa tasse. « Au mieux, et plus vraisemblablement, tu peux espérer recevoir un message intemporel — être la lueur dont les esprits s’approchent. Mais pour atteindre ne serait-ce que cet état, tu dois t’oublier, perdre cette fausse conscience de soi. Tu dois garder un esprit vierge, être passive, docile, attendre. Nous savons fort bien que tu ne produiras rien par toi-même. Tout vient des esprits qui perçoivent les actions à distance, entendent des voix lointaines et te les transmettent. » Ils sont constamment à nos côtés, Claire. Toujours prêts à communiquer. Ne l’oublie jamais. Ne leur pose aucune question, ne les défie pas. Ce serait les offenser et anéantir le phénomène. Les premières pensées sont les bonnes, c’est la règle cardinale. Ezéchiel a dit : « Quand je te parlerai, j’ouvrirai ta bouche, pour que tu leur dises : Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel. » Souviens-toi bien de cela. Les esprits ne disent que la vérité. Il faut s’en remettre complètement à eux — pas aux esprits malins, bien sûr, ajouta-t-elle d’un ton dégagé, mais comme nous le savons fort bien, ceux-ci sont facilement reconnaissables. » Elle se versa une seconde tasse de thé et lança un regard interrogateur à sa fille. « Non… merci. » Mère reposa la théière. « Bois. Je sais bien que nous avons déjà parlé de tout cela, mais j’ai le sentiment que tu oublies vite. Ne doute jamais Claire. N’attends pas non plus de preuves irréfutables, elles seront rares. Laisse-toi simplement traverser par les sensations, les suggestions, les impulsions. Si tu doutes, tu interromps le flot, tu perturbes les vibrations mentales qui orientent ton guide – et les autres. » Et les autres. Claire avait froid, à en être gelée. Elle n’entendait plus Mère, qui poursuivait son discours. « Comment… ? bredouilla-t-elle. — Une brève révision des symboles, répéta Mère. Des nuages blancs. » Claire inspira par saccades. « Le bonheur. — Et la prospérité. N’oublie pas la prospérité. — Non, Mère. » Je t’en prie, ne me fais pas siéger ce soir ! « Des nuages qui s’éloignent. — Euh… un voyage. — Des nuages qui s’éloignent annoncent bien un voyage. Des nuages qui approchent ? — Euh… » Elle toussa. « L’annonce de… bonnes nouvelles ? — C’est une question ? » Claire déglutit péniblement. « L’annonce de bonnes nouvelles. — Des nuages sombres qui approchent. — Mal… » Elle hésita. « Mal… chance ? — Ce sont les nuages rouges qui annoncent la malchance. » Claire perçut la tension qui bouillonnait, comme toujours, sous ce calme apparent. « Je suis désolée, dit la petite fille obéissante. — Des nuages sombres qui approchent — Mauvaises nouvelles, se souvint Claire. — Noirs. » Elle regarda Mère fixement. Son cœur battait à tout rompre. « Noirs. — Euh… peine… de cœur ? — Le noir annonce une peine de cœur, en effet, mais n’interroge pas, affirme. Des taches de lumière dansantes. » Elle se figea à nouveau. Impossible de se souvenir. « Des taches… de lumière… dansantes. — Je… » Mère ferma les yeux et inspira bruyamment. Sous un faux air de patience, son visage étroit s’était crispé jusqu’à la rigidité. Elle récita lentement : « Des taches de lumière dansantes indiquent un progrès psychique. Des taches dansantes sombres indiquent une présence maléfique. » Puis elle ouvrit les yeux et posa son regard inflexible sur Claire. « Comme nous le savons fort bien. — Oui, Mère. — Nous nous souviendrons de tout. Nous nous rappellerons nos responsabilités. — Oui, Mère. » Claire était recroquevillée sur sa chaise, attendant la question suivante, les yeux rivés sur les taches sombres qui dansaient dans l’aura grise et palpitante de Mère. 2 Jours et horaires réguliers : c’était la règle. Mère était très ferme sur ce point. Deux heures le matin, deux heures l’après-midi. Quatre heures par jour, sept jours par semaine, séances dans la pièce réservée à cet effet. Les exigences de la formation. Premièrement, la respiration. Debout devant la fenêtre ouverte, été comme hiver. Expirer profondément afin de vider complètement les poumons. Pencher le corps en avant, relâcher les muscles. Se redresser, poser les deux mains sur l’abdomen. Respirer profondément en repoussant la pression des mains par la seule force des muscles abdominaux. Laisser passer l’air dans le plexus solaire et alimenter le centre psychique. Quel est le sens littéral du mot « inspiration » sinon « faire passer le souffle à l’intérieur » ? C’est-à-dire respirer la Vérité. Respirer en appuyant les deux mains sur les côtes. Répéter le mouvement respiratoire avec les mains sur la poitrine. Se servir des mains pour guider la respiration. Respirer par le nez sans que les dents se touchent, lèvres closes, mâchoire inférieure détendue. Recommencer. Inhaler l’atmosphère de Dieu. L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant. Expire. Inspire. Quatre heures par jour, sept jours par semaine. « Le premier souffle fut celui de Dieu, Claire. Le reste dépend de nous. » Ensuite, la posture. S’asseoir sur une chaise droite sans jamais se reposer contre le dossier. Dos droit, pieds serrés à plat sur le sol – ne jamais croiser les jambes –, les mains sur les genoux. Coordonner posture et respiration. Lente et régulière, puis rapide et régulière. Toujours centrée sur le plexus solaire. L’inspiration dirigée sur le centre psychique. Recommencer. Attendre. Rester passive. S’asseoir. Inspirer. Attendre. Non, un mouvement circulaire ne serait pas d’une plus grande efficacité. Le cercle n’a qu’une valeur limitée. « Ta Mère connaît tes besoins. Fais-lui confiance. » Ne sois pas inquiète, n’aie jamais peur. L’inquiétude est l’ombre qui cache la Lumière. La Peur est un nuage qui obscurcit la Vision. (Vers écrits par Mère en Angleterre, août 1903.) Assieds-toi et attends la sérénité. Ils sont à nos côtés, Claire, avides de communiquer. Attends tranquillement. Le pouvoir viendra. Ta respiration s’intensifiera, ton cœur commencera à peiner. L’exaltation se déclenchera – entre rêve et réalité. Des impressions affleureront spontanément. Ne les interroge jamais. Ne les défie jamais. Permets. Accepte. Le contrôle viendra. Sois docile, patiente. Quatre heures par jour, sept jours par semaine. S’asseoir. Inspirer. Attendre. Ni alcool, ni tabac. Aucun excitant en dehors d’un thé très léger. Le corps est un temple. Interdiction de manger au moins une heure avant toute séance publique. Eau à volonté. Éviter toute pensée charnelle ; la chair est destructrice. Il faut déraciner le mal. Renforcer les liens spirituels. Se mettre à l’unisson des objectifs de l’Au-delà. Protège-toi. Sois maître chez toi. Prie pour te libérer de tes obsessions. Les esprits malins rôdent, à l’affût. Ils sont facilement repérables. Triomphe d’eux sans crainte, énergiquement. Ne serre la main de personne sans t’être assurée de son identité. Ne te laisse pas déposséder de tes forces psychiques. Assieds-toi. Inspire. Attends. Sois un réceptacle attendant l’eau bénite. Tel est ton héritage. Vision et sagesse intérieures. Nous sommes les élus, Claire, les élus. Quatre heures par jour, sept jours par semaine pendant plus de sept ans. Elle avait fait tout son possible. Elle avait attendu, les yeux clos, seule dans le silence oppressant de la salle des séances. Elle s’était efforcée de tout son cœur, de toute sa volonté, d’accueillir en elle l’éclosion de la conscience. Préférant laisser les ténèbres aux aguets engloutir son esprit plutôt que de vivre, haletante, dans la crainte de leur apparition soudaine. C’était plus que de l’obéissance, plus qu’un sentiment de devoir envers Mère. Pour Claire, spiritisme était synonyme de vérité et médiumnité de grandeur. Si seulement elle en avait moins peur ! Chaque fois qu’elle sombrait dans cet abîme de somnolence qui présageait la transe, elle sentait sa volonté faiblir, son contrôle de soi l’abandonner, et il se produisait une catastrophe. Une fois, elle avait vu, comme projetée sur un des murs de la salle des séances, une sorte de pieuvre grouillante qui la fixait de ses yeux noirs et venimeux. Une autre fois, c’était une espèce de fongosité jaunâtre et palpitante — version mineure de l’excroissance aperçue dans la maison abandonnée — qui se balançait au-dessus de la table ronde comme une horrible nappe. Un jour, elle avait été la seule à entendre un hurlement lointain. Un autre jour, quelque chose avait gratté les cordes du piano alors qu’elle était tranquillement assise, les yeux clos. Un autre jour, sa chaise s’était mise à se balancer toute seule de droite à gauche et d’avant en arrière. Un autre jour, elle avait senti quelque chose de froid et de mouillé se lover dans son vagin. Et toutes les fois, innombrables, où elle n’avait rien vu, rien entendu, elle avait été envahie par un froid glacial, une peur panique, elle avait senti l’approche des morts. Tout concourait à entretenir sa Peur. Elle vivait dans la hantise d’entrer en transe. Mère faisait paraître chaque mois une annonce dans Le Monde du spiritisme. Elle était ainsi libellée : M. Bristol, (c’était son nom de jeune fille), Consultante en sciences occultes — médium à transe, voyante extralucide, détentrice du sixième sens. « Un jour tu auras ton annonce personnelle dans ce journal », répétait Mère. Le plus souvent, Claire acquiesçait en souriant, mais chacun de ces mots était comme un coup de poignard. À présent, c’était pour bientôt. Ce soir. « Tu devrais manger. » Claire sursauta, leva les yeux et grommela une vague question. Elle vit de petits plis se former au coin des yeux et de la bouche de Mère et son estomac se serra. « Tu devrais manger », articula Mère. Claire planta sa fourchette dans un morceau de pomme de terre qu’elle poussa dans sa bouche. C’était brûlant, sec, avec un goût qui lui donna un haut-le-cœur, mais elle mastiqua obstinément, espérant dominer son envie de vomir. Presque six heures moins le quart. Dans moins de trois heures les participants seraient là. « Tu as raison de manger légèrement, dit Mère en ajoutant une cuillerée de maïs à la crème dans l’assiette de Claire. Mais tu dois tout de même conserver tes forces. — Oui, Mère. » Elle croisa le regard de Vera, qui la dévisageait avec un petit sourire sarcastique. Sa sœur la méprisait à cause de ce soir. Il y avait des années qu’elle voulait siéger en public et elle n’acceptait pas que Mère eût choisie Claire. Elle se croyait plus réceptive — n’avait-elle pas accueilli un esprit frappeur ? Claire but une gorgée de lait tiède. Si seulement elle pouvait céder sa place à Vera. Elles seraient toutes les deux ravies. « Je peux regarder L’Or, samedi ? demanda Ranald. — Pas question, dit Mère. — Ça parle de l’homme qui possédait l’endroit où on a découvert l’or, protesta Ranald. En Californie. On a étudié ça à l’école. C’est historique. — Si tu as étudié cette histoire, tu n’as pas besoin de la voir, répondit Mère. — Mais j’en ai envie. » Il tripotait sa nourriture d’un air maussade. Vera poussa un hennissement. Ranald releva la tête, rouge de colère. « L’Or ! railla Vera. — De quoi j’ me mêle ? — Ça suffit ! ordonna Mère. — Elle se moque de moi. » Et Ranald de fusiller sa sœur du regard. « Ça suffit, vous deux ! » Pauvre Ranald, Vera ne pouvait s’empêcher de le harceler. Claire observa son frère avec tendresse. Son visage, sa tignasse d’or fondu. Il était le seul de la famille à être beau. Vera, comme Mère, était trop maigre. Et elle, comme Papa, était un peu forte. Aucune des deux n’était vraiment jolie. Mais Ranald était bien bâti et étonnamment beau comparé à ses parents qui ne l’étaient guère. Il ressemblait davantage à un Norvégien qu’à un Anglais. Il aurait dû porter le prénom de Papa, où tout au moins d’un de ses frères. Pas celui d’un oncle maternel écossais. Mais Mère avait des vues sur l’héritage — c’était du moins ce que prétendait oncle Alec, qui la taquinait sans arrêt. Telles étaient ses pensées lorsqu’on sonna à la porte. « Vera ! dit Mère — Je mange. Claire… — Vera ! — Claire ne mange pas, pourquoi elle ne peut pas y aller ? » La voix de Mère, glaciale, suggérait qu’elle ne supporterait aucune autre objection lorsqu’elle répéta pour la troisième fois : « Vera ! » Celle-ci lâcha sa fourchette et repoussa sa chaise avec colère. « Tu vas ramasser ta fourchette et la poser correctement ! » Vera foudroya Mère du regard, prit sa fourchette, la reposa sur la table d’un mouvement sec et précis, puis se dirigea vers le couloir. Ranald grimaça de toutes ses dents et hennit à son tour « Tu feras la vaisselle ! » déclara Mère. Il la regarda, scandalisé. « Hein ? » Elle mastiquait régulièrement, impassible, ses yeux bleu pâle fixés sur Ranald. Il soutint son regard un instant, avala, tout intimidé, et baissa les yeux sur son assiette. Claire sentit un pincement au creux de l’estomac. Pourquoi leurs repas se terminaient-ils toujours ainsi ? Peu importait comment ils commençaient ou se déroulaient. Invariablement, la tension s’installait et ils finissaient en dispute. Elle tourna la tête en entendant la voix d’oncle Alec et se détendit un peu. Elle l’aimait, même si, à en croire Mère, c’était « un incorrigible cynique ». Elle reconnut le pas guilleret de son oncle à côté de celui de Vera. Et soudain, comme un personnage à la Dickens, il apparut : les joues rouges, plus mince encore que Mère, une touffe de cheveux blancs au dessus de chaque oreille, comme un nid d’oiseau, et le reste du crâne rose et chauve. « Quel froid ! » Ses yeux pétillaient malicieusement, comme deux petites baies, derrière ses lunettes sans monture. « J’arrive à temps pour le dessert ? » Claire sourit et remarqua le sourire de Ranald. Lui aussi aimait oncle Alec. Seule Vera n’éprouvait qu’indifférence à son égard. Claire se demandait parfois si Vera aimait qui que ce fût. « Je présume que tu viens pour le loyer. » Claire tiqua. Mère semblait incapable d’oublier que la maison appartenait à son frère. Si oncle Alec était peiné, il n’en montra rien. « Vraiment, Morna ! T’ai-je jamais harcelée ? » Elle ne répondit pas. « Je viens seulement prendre une tasse de café et faire un peu la conversation. » Elle grogna, se leva sans un mot et descendit les quelques marches qui conduisaient à la cuisine. Claire surprit une expression de désarroi sur le visage de son oncle quand celui-ci regarda sa sœur s’éloigner. Puis il se tourna vers les enfants en souriant et s’assit à l’ancienne place de Papa. « Alors, qu’est-ce qu’il y a au menu ? » Il posa un regard exagérément inquisiteur sur l’assiette de Ranald. « Saucisses de Francfort et haricots. Maïs à la crème. Pommes de terre Assez d’amidon pour tous les cols de chemise de Brooklyn. » Oncle Alec prônait une nourriture diététique. Il regarda le morceau de pain et leva les sourcils. « Et du Silvercup, dit-il en feignant d’être impressionné. Le pain de Lone Ranger. Eh bien ! » Ranald hennit. « Qu’est ce qu’il y a de si drôle ? » demanda oncle Alec faussement sérieux. Ranald gloussa. « Aucun contrôle de soi ! » Oncle Alec secoua la tête avec une fausse gravité. « Tu feras un exécrable médium, à glousser sans arrêt. — Serai pas médium. — Non ? fit oncle Alec comme s’il était choqué. Et que comptes-tu faire ? Te battre contre Jimmy Braddock pour lui ravir son titre ? — Ouais. » Ranald semblait ravi. « Je vais le démolir. — Je serai au Madison Square Garden ce soir-là, tu peux en être sûr, affirma oncle Alec en pointant un doigt sur son neveu. Au premier rang. — Super ! Je l’enverrai directement sur tes… » Il fut interrompu dans son élan lorsque Mère entra avec le café. « … genoux, termina-t-il du bout des lèvres. — Je te le renverrai. Et n’oublie pas que je veux voler avec toi tout à l’heure. » Il faisait allusion à la maquette d’avion que Papa n’avait pas tout à fait fini de construire pour Ranald dans le grenier. « D’accord », répondit le gamin avec un léger sourire. Oncle Alec tapota affectueusement le bras de son neveu et se tourna vers le café. « Merci, sœurette. » Puis, lançant un regard désolé au loyer qu’elle posait près de la tasse : « Morna, vraiment ! — Ce n’est pas encore ma maison ! » Il fit un geste de capitulation, rangea les billets dans son portefeuille et s’adressa à Vera. « Et vous, Mlle Nielsen, comment allez-vous ? — Très bien, lâcha-t-elle sans le moindre enthousiasme. — Ça ne se voit pas. » Oncle Alec la scrutait par-dessus ses lunettes octogonales. « Alors, as-tu croisé quelque mâchoire enchanteresse récemment ? » Ranald explosa de rire. Ce qui attirait Vera chez les hommes, c’était leurs dents. Mais les taquineries d’oncle Alec avaient fini par la rendre susceptible. Elle lui lança un regard morose et resta muette. « Je blague, jeune fille. » Puis se tournant vers Claire : « Et vous, Mlle Nielsen aînée, comment vous portez-vous ? — Très bien. », répondit-elle souriante. Malgré ses taquineries, sa bonté réchauffait l’atmosphère. Lorsqu’elle se laissait aller à percevoir l’aura de son oncle, Claire voyait un halo doux et agréable. Il abandonna son sourire en voyant Mère porter la main à son sein gauche et grimacer. « Tu as encore des problèmes ? — Non. — Oh, sœurette, quand vas-tu enfin cesser de faire semblant et consulter un médecin ? — Jamais. — Morna ! » Mère eut un petit rire méprisant. « Un médecin… Tu veux dire un rebouteux. » Elle posa sa tasse de thé, agacée. « Et c’est nous qu’on appelle des charlatans ! — Tu devrais voir un médecin, sœurette. — On s’occupe de moi. — Qui ? Docteur Fantôme ? » Elle exhala un sifflement. « Tu ne fais qu’exhiber ton ignorance. » Puis, dardant son regard sur Ranald : « Toi, mange ! » Oncle Alec soupira. « Un jour, je finirai par amener un médecin ici, voilà tout, et… — On lui fermera la porte au nez ! Les esprits ont pris soin de moi toute ma vie. Cette maison ne subira pas l’invasion des materia medica. Devrions-nous mépriser les bienfaits dont Dieu nous a comblés ? » Elle jeta un regard de défi à son frère. « Lorsqu’il y aura parmi vous un prophète, cita-t-elle, c’est dans une vision que moi, l’Éternel, je me révélerai à lui, c’est dans un songe que je lui parlerai. Nous avons eu cette vision, Alec. Nous ne la trahirons pas. — Voilà ce que je gagne à ouvrir la bouche, maugréa-t-il, abasourdi. Deux pages et demie du Manuel Spiritualiste. » Mère se tourna vers Ranald, qui cessa aussitôt de glousser. Un ange passa. Oncle Alec but son café et reposa sa tasse. « Comment va Bjorn ? Mère éluda le sujet. « On ne le voit jamais. » Claire se sentit oppressée. Elle avait toujours gardé, enfoui au fond de son cœur, l’espoir que Papa reviendrait vivre un jour avec eux, mais chaque fois que Mère parlait de lui sur ce ton, elle voyait ce jour s’éloigner davantage. Et en cet instant, elle avait le sombre pressentiment qu’il n’arriverait jamais. « Que devient-il ? s’enquit oncle Alec. — Je n’en ai pas la moindre idée. » Claire sentit ses lèvres remuer. « Il a… un chantier dans le New Jersey, mon oncle. — Ah bon ? — Oui. » Elle sentait le regard inquisiteur de Mère. « Il… travaille pour un gros propriétaire. — Ça m’a l’air très bien, dit oncle Alec en hochant la tête. Mais ce n’est pas étonnant. Ton père est un charpentier de tout premier ordre. Je n’en connais pas de meilleur. » Elle frissonna, flattée d’entendre son oncle parler de Papa en ces termes. Particulièrement devant Mère, que cela pourrait peut-être impressionner et faire changer d’avis. Si seulement Papa pouvait revenir, vaquer en souriant à son petit train-train quotidien, lui passer la main dans les cheveux en l’appelant sa nysseguldet. Il y avait dans les cantiques scientistes un hymne — « Oh, douce présence » — qui la faisait toujours penser à son père. Plongée dans ses rêveries, elle avait oublié la soirée à venir. Mère la fit redescendre sur terre. « Tu ferais mieux d’aller te reposer maintenant. — Tu es malade ? demanda oncle Alec. — Non. » Elle esquissa un sourire. « Je dois simplement… » Elle n’eut pas la force d’achever sa phrase. « Claire siège ce soir, répondit Mère comme si oncle Alec l’avait défiée. — Professionnellement ? — La médiumnité n’est pas une profession, c’est un héritage. » Le visage vide d’expression, oncle Alec examina longuement sa nièce. Puis il sourit. « Alors, c’est enfin le grand soir ? — C’est facile de se moquer, répliqua Mère. — Mais personne ne se moque, bon sang ! » Il fit un clin d’œil à Claire. « Promets-moi seulement de ne pas perdre les pédales comme ta mère. Pas de grognements ni de gémissements à la Piper, pas de trémoussements ni de convulsions. — Nous faisons comme il nous est ordonné. » La voix de Mère, glaciale, était empreinte de dégoût. « Nous perdons le contrôle de nous-mêmes. Quel que soit notre état de transe ou le message que nous devons transmettre… tout n’est qu’Esprit. S’il se trouve que ma méthode est identique à celle de la grande Mme Piper, c’est pure coïncidence. — Même si elle est numéro un ? demanda-t-il, délibérément flegmatique. — Aucun médium n’est numéro un, répondit-elle avec une patience feinte. Nous sommes spirituellement semblables. Si certains d’entre nous paraissent être de meilleurs intermédiaires, cela n’a rien à voir avec nos personnalités, c’est à cause de nos Communicateurs — et de nos participants. Comme l’a dit Palladino : « Je suis un piano. Si tu joues bien, ta musique sera plaisante. Si tu joues mal, ta musique sera déplaisante. » Rends-tu le téléphone responsable des nouvelles qu’il transmet ? C’est la même chose pour nous. Nous ne sommes que la voie qu’utilisent les esprits. — Je vois. » Oncle Alec simula l’admiration. « Tu es un piano, un téléphone et une voie. En somme, sœurette, tu es un cirque à trois pistes. » Ranald étouffa un gloussement dans la paume de sa main. « Nous avons déjà été méprisés, répliqua Mère solennellement. Nous le serons encore. Peu importe. — Oh, je t’en prie, dit-il en grimaçant. Personne ne te méprise. Tu sais parfaitement que la seule chose qui me déplaît dans ta religion, c’est le charlatanisme et l’illusion. — Il n’y a rien d’illusoire ou de frauduleux dans notre religion. Pour notre seul pays, les églises spiritualistes comptent près de deux cents mille membres. Se bercent-ils tous d’illusions, Alec ? Je ne le pense pas. — Ton église fait-elle partie du nombre ? » demanda-t-il sèchement. Elle choisit d’ignorer la question. « Le spiritisme a existé dans toutes les civilisations depuis la nuit des temps. La vie n est-elle que l’ombre d’une flamme, qui s’éteint lorsqu’on la mouche ? Non. Il existe un monde spirituel et nous en sommes les citoyens. Ici et dans l’Au-delà. Il ne peut y avoir de fossé entre les esprits. S’il n’y a point de résurrection des morts, nous dit Paul, votre foi aussi est vaine. » Oncle Alec la dévisagea quelques minutes, puis tendit le cou comme s’il cherchait quelque chose. « Qu’est-ce que tu veux ? — La soucoupe pour y déposer mon aumône. » Ranald pouffa. Mère prit son assiette et se dirigea vers la cuisine avec une exclamation de dédain. « Vera, la salle des séances, ordonna-t-elle. Claire, monte te reposer. » La jeune fille se leva, soudain accablée de fatigue. « Excusez-moi, murmura-t-elle. — Claire. » Elle se tourna vers son oncle qui lui souriait. « Ne t’inquiète pas, tu seras parfaite. » Elle tenta, sans succès, de lui rendre son sourire. Elle quitta la pièce en soupirant et gagna le silence glacé du couloir. Les yeux rivés au sol, sans oser regarder la porte, elle se mit à gravir l’escalier. À mi-hauteur, elle poussa un cri de surprise, pivota sur ses talons et jeta les yeux en bas. Elle avait la chair de poule. On ne distinguait rien, et cependant, une seconde plus tôt, elle avait senti comme un froid glacial juste derrière elle. Elle s’immobilisa, les traits figés en un masque de terreur irraisonnée. Si les morts ne sortent pas de leur tombe… Elle se détourna et se rua dans sa chambre en sanglotant. Elle se glissa sous l’édredon et, les genoux ramenés sous le menton, se mit à pleurer, grelottante, glacée jusqu’aux os. « Papa, s’il te plaît, reviens à la maison. S’il te plaît. Je t’en supplie. » Elle n’avait pas revu Papa depuis le jour de son dix-huitième anniversaire, deux mois plus tôt. Il craignait sans doute de reparaître à la maison après ce qui s’était passé. Elle l’avait attendu tout l’après-midi, écartant sans cesse les rideaux de la fenêtre pour voir s’il arrivait. Cela avait agacé Mère, dont l’humeur s’était dégradée d’heure en heure, à tel point qu’au moment de passer à table pour dîner elle était complètement hors d’elle. « C’est ça, ne fais pas attention à moi. Je ne suis que celle qui t’habille et te nourrit. » Lorsque la sonnette avait retenti, juste avant six heures, Claire avait bondi de sa chaise pour se précipiter dans le couloir, sans prêter attention à Mère qui lui ordonnait catégoriquement de « rester assise ». Sitôt la porte ouverte, elle n’avait pu dissimuler son désappointement en voyant son oncle. « Oh ! — Suis-je une si grande déception ? — Non, mon oncle. » Elle sourit, confuse, et posa un baiser sur sa joue. « Je suis désolée. — Un petit quelque chose pour l’héroïne du jour, dit-il en lui tendant un paquet. — Oh, tu n’aurais pas dû. — Alors je vais le remporter, dit-il en faisant semblant de vouloir le récupérer. Et puis non, je crois que je vais tout de même te le laisser », décida-t-il en enlevant son chapeau. Elle le débarrassa de son pardessus. « Tu as cru que c’était ton papa, n’est-pas ? » Claire ne sut que répondre. Son oncle l’embrassa sur la joue. « Je suis sûr qu’il ne va plus tarder. Bon anniversaire, Claire. — Merci, mon oncle. — Oh, c’est toi. » Mère les regardait depuis le fond du couloir. Claire comprit qu’elle aussi avait cru que c’était Papa. « Ton chaleureux accueil réchauffe mes vieux os, sœurette. » Mère laissa échapper un grommellement et tourna les talons avant que Claire ait pu lui montrer son cadeau. « Avez-vous déjà découpé le gâteau ? ‘— Pas encore. — Parfait ! J’en veux la plus grosse part. » Il passa son bras autour des épaules de sa nièce et l’accompagna dans la salle à manger. En entrant, elle montra le paquet à la ronde. « Mère, regarde ce qu’oncle Alec m’a donné. — Il peut se le permettre, lui. — Oh, ma très chère sœur ! » fit-il en secouant la tête. Il dit bonjour à Ranald et à Vera tandis que Claire posait son cadeau sur le buffet, près des deux autres. Vera ne lui avait rien offert. Oncle Alec lui tint sa chaise pendant qu’elle s’asseyait. « Princesse… » Il venait à peine de s’asseoir à l’ancienne place de Papa lorsque la sonnette retentit. Souriant, il fit un geste comme pour signifier : « Tu vois ! » Claire se leva, tout excitée. « J’y vais, dit Mère. — Oh, laisse-la… » Oncle Alec s’interrompit, exaspéré ; Mère avait déjà gagné le couloir. Il jeta un coup d’œil à Claire et haussa les épaules. « Tu vois, il est tout de même venu. » Immobile, Claire avait les yeux fixés sur le couloir. Attentive aux bruits des pas, à la porte qu’on ouvrait. « Bonsoir. » C’était la voix de Papa ! Elle exultait. Un frisson la parcourut et elle inhala une grande bouffée d’air. Papa. « J’espère que tu n’as pas l’intention d’entrer dans cet état. » Claire en eut un pincement au cœur et, sans s’en rendre compte, refoula un petit cri. Elle repoussa bruyamment sa chaise et se leva pour se rendre dans le couloir. Oncle Alec l’intercepta. « Reste, je m’en charge. — Mais… — Je m’en occupe. » Elle le vit s’éloigner et, l’estomac serré, jeta un regard désespéré autour d’elle. Vera émit un sifflement de mépris. « Encore ivre, dit-elle. — Ce n’est pas vrai ! » Claire quitta la pièce, incapable de tenir en place. « Pourquoi tu ne la fermes pas ? lança hargneusement Ranald. — Et toi, pourquoi tu l’ouvres ? » lui retourna Vera. Claire s’immobilisa, les yeux sur la porte d’entrée. Encore cette douleur dont la violence la défigurait. Papa était ivre, c’était d’une évidence accablante. Le visage flasque, le regard voilé et fixe, il avait du mal à tenir sur ses jambes. Elle le contempla, les yeux embués de larmes. « Bjorn, mon vieux, tu crois tu as bien choisi ton soir ? fit oncle Alec. — Pardon, balbutia Papa. Je ne voulais pas déranger. » Oncle Alec regarda sa sœur. « Morna ne pourrait-on pas… — Il n’entrera pas. — Allons, Morna. Après tout, c’est… » Mère l’interrompit presque sauvagement. « Il n’entrera pas ici dans cet état. — Suis venu voir ma fille pour son anniversaire. » Atteint dans sa dignité, Papa fit un pas en avant. « Pardon de déranger, mais… » Mère le repoussa en murmurant : « J’ai dit non ! — Morna… » Papa tenta de paraître autoritaire, puis, en désespoir de cause, la supplia des yeux. « Bjorn, pourquoi tu fais ça ? demanda oncle Alec. — Pardon, je ne voulais pas déranger. Je voulais seulement… » Il se tut et regarda par-dessus l’épaule de Mère. Claire sentit soudain ses yeux la brûler ; des larmes coulèrent sur ses joues. « Bonsoir, Papa, marmonna-t-elle. — Claire. » Sa voix chargée de désespoir et de culpabilité semblait puisée au plus profond de lui-même. « Retourne à l’intérieur », ordonna Mère. Claire frissonna. « Papa… n’entre pas ? — Non, il n’entre pas. — Sœurette ! — Je suis venu voir ma… » Mère l’interrompit pour répéter à Claire : « Retourne à l’intérieur. — On ne peut pas… ? — Tu m’as entendue ? » Claire se mordit les lèvres et, les jambes en coton, retourna dans la salle à manger, heurtant au passage la chaise de Vera. « Fais attention ! s’écria celle-ci, acerbe. — Pardon. » Claire alla à la fenêtre d’un pas incertain. Elle ne pouvait distinguer la cour à travers le brouillard de ses larmes. Ranald, qui s’était soudain matérialisé à côté d’elle, lui serra le bras. « Ne pleure pas, murmura-t-il, lui-même au bord des larmes. — Bhou-hou, fit Vera. — La ferme ! » hurla Ranald. Vera était sur le point de répondre lorsque la voix de Papa fusa dans l’entrée. « Tu sais bien pourquoi je bois ! criait-il. Morna… Morna… » Sa respiration râpeuse faisait peine à entendre. « Devant toi, je me fais l’effet d’un minable… d’un… minable. — Tu es minable. Tu l’as toujours été. Tu n’es qu’un marin ivre qui… — Fanken ! — Ne t’avise pas de jurer dans ma maison, Bjorn Nielsen. Dehors ! Allez, ouste ! » Claire se cacha le visage dans les mains. On entendait des murmures fiévreux, tendus, dont on ne pouvait distinguer le sens. « Peut-être que tu ferais bien de t’en aller, Bjorn », conseilla oncle Alec. Il y eut d’autres mots incompréhensibles, puis Papa dit d’une voix entrecoupée : « Je n’ai rien à lui donner pour son anniversaire… rien. — Ce n’est pas grave, Bjorn, Claire compr… — Si, c’est grave, coupa Mère. Il croit pouvoir venir comme ça… — Morna, s’il te plaît, supplia oncle Alec. Ne gâchons pas son anniversaire plus qu’il n’est… — Ce n’est pas moi qui le gâche, cria-t-elle comme si elle s’adressait à sa fille. Je ne suis ni saoule, ni inconvenante. — Sœurette ! — Je n’ai pas oublié mes responsabilités de parent, moi ! Je n’ai pas abandonné mes enfants, moi ! Je ne me vautre pas dans l’alcoolisme comme un porc, moi ! — Sœurette, pour l’amour de Dieu ! » Il y eut un bref silence, puis elle reprit la parole. « Tu vas quitter ma maison immédiatement. » Nouveau silence. Puis Papa fit un nouvel effort pour reconquérir sa dignité. « Tu voudras bien lui donner ça ? C’est tout ce que… — C’est ça, ton cadeau ? demanda Mère avec mépris. — C’est tout ce que j’ai, Morna. — Je lui donnerai, Bjorn, dit oncle Alec. — Takk. Takk. » Mère fit un bruit qui manifestait son écœurement. Ses pas claquèrent dans le couloir et elle revint dans la salle à manger pour y reprendre brutalement sa place. « Venez vous asseoir ! » Elle porta la main à sa poitrine en grimaçant. Claire et Ranald regagnèrent leurs chaises. « C’était votre cher père. » Incapable de parler, Claire essayait seulement de contenir ses pleurs. On entendit la porte d’entrée se refermer et oncle Alec apparut. Il s’assit calmement et observa sa nièce quelques instants. Puis, sans un mot, il déposa une pièce de vingt-cinq cents et une pièce de dix cents devant elle. « C’est le cadeau que t’offre ton généreux père pour ton anniversaire », fit Mère. Oncle Alec sourit gentiment. « Il te donne aussi son amour, et cela vaut bien davantage. — Vraiment ? » lança Mère en allant chercher le gâteau. 3 « Nous avons pour coutume, s’ils en expriment le désir, de familiariser les nouveaux venus avec nos méthodes, dit Mère en souriant charitablement au couple espagnol. Si vous désirez poser des questions… » La femme la fixa sans comprendre. Son mari traduisit et elle répondit : « Queremos no más… nuestra… — Nous voulons simplement, enchaîna le mari, nôtre… » Mère leva une main pour l’interrompre. « Ne nous dites rien, vous douteriez de l’origine du message que nous allons recevoir. » D’une voix gutturale, l’homme traduisit rapidement en espagnol. Sa femme émit un petit bruit de gorge en hochant la tête. La buée que l’on devinait dans ses yeux la trahissait. L’homme restait impassible, ses lèvres serrées réduites à un trait. Claire devinait qu’il désapprouvait cette démarche, qu’il n’était là que pour faire plaisir à sa femme. Elle le vit dévisager M. Marshall et les sœurs Coulter, dont les sourires semblaient l’énerver. « Peut-être vous interrogez-vous sur cette pièce, demanda Mère. Elle… — Qué ? » Le mari se crispa mais commença à traduire tandis que mère répétait : « Peut-être vous interrogez-vous sur cette pièce. Elle ne sert qu’aux réunions. Elle conserve ainsi sa « charge », c’est-à-dire que l’énergie produite par chaque séance s’accumule et vient renforcer la suivante. Les meubles eux-mêmes sont, selon notre terme, « alimentés ». Leurs molécules sont en accord avec les vibrations spirituelles. — Qué ? » Tandis que le mari tentait d’interpréter l’explication qui lui avait été donnée des « molécules », sa femme hochait la tête, le regard vague, comme enfermée dans sa douleur. Claire comprit qu’elle souhaitait commencer immédiatement, que son seul désir était de communiquer avec le mort. Claire se sentit soudain gagnée par la nausée et ferma les yeux. Oh, grand Dieu, il ne manquerait plus que je vomisse devant tout le monde, songea-t-elle avec horreur. « Si vous avez des questions… » Le couple espagnol dévorait Mère des yeux. La femme remua les lèvres comme si elle s’apprêtait à parler mais ne dit rien. « Dans ce cas, nous allons commencer incessamment, reprit Mère en regardant la montre épinglée à sa robe. Nous attendons encore quelqu’un et… — Serait-ce Mme Schaefer ? » demanda Elizabeth Coulter. Mère se tourna vers elle en fronçant les sourcils. « Oui ? — Elle est allée chez M. Wade ce soir, dit Elizabeth Coulter d’un ton acide. — Je vois », fit Mère, dont les veines du cou se mirent soudain à palpiter. Elle serra les lèvres et frotta la table du bout de son index gauche. Puis elle se racla la gorge et leva la tête en se recomposant un visage. « Ils seront alors errants d’une mer à l’autre, cita-t-elle, de septentrion à l’orient, ils iront ça et là pour chercher la parole de l’Éternel, et ils ne la trouveront pas. » M. Marshall inclina la tête d’un air grave. » Amen. — Qué ? fit l’Espagnole. — No comprendo », répondit le mari agacé. Mère se contraignit à sourire. « Voyez-vous… » Et l’homme de traduire sur l’injonction de son épouse. « La femme dont il est question a été ma cliente pendant des années. Elle consulte à présent un autre médium. » Geste faussement désinvolte. « Ce n’est pas que j’en sois contrariée, c’est simplement qu’il ne faut pas mélanger les vibrations, et que celles de son soi-disant médium sont singulièrement atroces, si vous voyez ce que je veux dire. — Atroces, c’est le mot juste, renchérit Elizabeth Coulter. — Il faut avoir la foi, voyez-vous. — Amen », ponctua M. Marshall. Mère sourit. Elle lissa légèrement sa jupe, puis leva les yeux en lâchant un soupir résigné. « Bien, s’il n’y a plus de questions, nous allons commencer. » Elle se tourna vers Claire. « Voici… » L’Espagnole l’interrompit. Mère se tourna vers elle. « Oui, ma chère ? » La femme s’exprima d’une voix suppliante, son mari traduisant et, sembla-t-il à Claire, interprétant ses paroles d’une façon exagérément virulente. « Croyez-vous vraiment que les morts peuvent revenir ? » Le mari regardait sa femme d’un œil noir, mais à présent la douleur s’ajoutait à la rage. Impassible, Mère dévisagea la femme de longues secondes avant de demander : « Croyez-vous en la Sainte Bible ? — Sí sí, la Biblia, répondit vivement la femme dès que son mari eut traduit. — Il n’y a rien dans la Bible, absolument rien — pas un seul phénomène répertorié — qui ne se produise encore de nos jours. Qu’il s’agisse de lumières ou de bruits, de secousses ébranlant les maisons ou de franchissements de portes fermées, de brusques courants d’air, de lévitation, d’écriture automatique ou de glossolalie, toutes ces manifestations se produisent encore aujourd’hui au cours des séances. Elles sont fréquentes lors de tests pratiqués en présence de toutes sortes de témoins — dont ceux qui se prétendent chercheurs en parapsychologie. » Elle sourit avec assurance. « Ce n’est pas une théorie, un rêve ou un espoir, c’est un fait. Non seulement les hommes survivent à ce qu’on appelle la mort, mais ayant survécu, ils peuvent communiquer avec ceux qu’ils ont laissés derrière eux. » Des larmes perlèrent aux yeux de la femme, frémirent un instant sur ses cils, puis roulèrent sur ses joues olive. « Sí dios quiera », murmura-t-elle. Mère se tourna vers le mari. « À la grâce de Dieu, traduisit-il à contrecœur. — Il déploie sans cesse Sa grâce. C’est à nous de trouver la voie. » Mère observa la femme quelques secondes encore, puis désigna Claire. « Voici ma fille. C’est elle qui dirigera la séance de ce soir. » Claire eut soudain l’impression que son corps se désintégrait. Tous les yeux étaient fixés sur elle. Elle sentit ses joues et son front s’embraser. Les sœurs Coulter échangèrent un coup d’œil consterné. Même le bienveillant M. Marshall fronça les sourcils. « Je suis convaincue que vous apprécierez ses compétences et les trouverez édifiantes. » Elle regardait l’Espagnole. « Son guide, Chin Lu Chang, est l’une des consciences les plus averties du monde spirituel. Mais peut-être devrais-je me montrer plus précise. Le guide est en quelque sorte un second médium que l’Au-delà nous dépêche. C’est lui ou elle, selon le cas, qui communique avec le médium de ce côté-ci. Dans le cas de ma fille, ce personnage est un ancien mandarin chinois du nom de Chin Lu Chang. C’est lui qui guidera votre être aimé parmi nous. » Quand le mari eut fini de traduire, la femme poussa un gémissement et, l’espace d’un instant, on crut qu’elle allait éclater en sanglots. Le spectacle de sujets hystériques qui pleuraient de douleur ou de joie plongeait toujours Claire dans un abîme de consternation. « Bien, à présent, je pense que nous sommes prêts. » Mère se leva. « Je vais allumer la lampe rouge au-dessus de la table et éteindre celle qui se trouve près du fauteuil à bascule. Au début, vous aurez l’impression d’être dans le noir, mais vous vous apercevrez peu à peu que l’ampoule rouge vous permet de voir très clairement — le rouge est la seule onde lumineuse que tolèrent les esprits. « Qué ? » murmura la femme avant d’étouffer un cri de surprise lorsque Mère se leva. Une fois que son mari lui eut expliqué de quoi il retournait, elle s’enferma dans un silence seulement troublé par le bruit de sa respiration. Pendant ce temps, Mère s’était installée au piano et avait relevé le couvercle du clavier. « Nous avons coutume de commencer par une petite musique apaisante. Plongez-vous dans la méditation… accueillez la sérénité… » Elle commença à jouer le « Largo » de Xerxes. Claire était assise entre Margaret Coulter et M. Marshall. Ses yeux, posés sur le vase de violettes au centre de la table, s’ajustaient peu à peu à la pénombre. Elle sentait sur elle le regard sombre de l’Espagnole. Qui avait-elle perdu ? Un fils, une fille ? Lorsque les participantes avaient ce regard vague provoqué par une douleur profonde, c’était généralement dû à la perte d’un enfant. Malgré la chaleur, Claire se mit à trembler en songeant à ce que l’on attendait d’elle. Communiquer avec un mort ! Pendant les séances, Mère surchauffait la pièce et gardait les fenêtres closes. L’odeur des violettes mêlée au parfum de Mère et aux arômes de l’encens qui brûlait sur le manteau de la cheminée rendait l’endroit oppressant et lui donnait mal à la tête. Elle sentait des filets de transpiration lui couler le long des flancs, son estomac la brûlait. Elle n’avait pratiquement rien avalé depuis le matin, mais se sentait quand même rassasiée. Elle ferma les yeux et déglutit. L’Espagnole la dévorait des yeux. Elle avait souvent vu ce regard sur le visage des visiteurs. C’était celui de gens endeuillés qui tentent de toutes leurs forces de se maîtriser en s’accrochant à l’espoir que, d’une manière ou d’une autre, ils entreront bientôt en contact avec la personne qu’ils ont perdue. C’était la première fois que ce regard s’adressait à elle et elle était terrifiée. C’était une expression à la fois suppliante et exigeante. Elle rouvrit les yeux et s’absorba dans la contemplation du vase jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de distinguer les bulles en suspension. Mère remplissait toujours le vase à ras bord, affirmant qu’il y avait dans l’eau des éléments bénéfiques pour le médium. « Comme nous le savons fort bien, beaucoup de miracles accomplis par le Christ sont passés par l’eau. » Quant aux violettes, c’étaient ses fleurs préférées. Selon elle, elles avaient pour fonction d’attirer les esprits, au même titre que la lumière rouge. Elle n’en manquait jamais grâce à une commande permanente chez le fleuriste Pelswick. C’était là son seul luxe. Claire leva les yeux, le cœur battant, quand la musique s’arrêta. Mère rabattit le couvercle du clavier et retourna à sa place. Elle s’installa confortablement sur sa chaise, s’adossa et ferma les yeux, les mains plaquées au bord de la table. Comme des élèves enthousiastes, M. Marshall et les sœurs Coulter l’imitèrent. Sans réfléchir, Claire fit de même et l’Espagnole, les yeux toujours fixés sur elle, en fit autant. Le mari resta immobile. Claire pouvait presque sentir sa réticence. On n’entendait que le craquement des chaises et les légers bruits de respiration. Elle sentit une goutte de transpiration ramper, tel un insecte, sur sa tempe droite. Elle avala sa salive et s’agrippa à la table. Enfin, la goutte glissa lentement le long de son visage. « Ô, Esprit d’Amour et de tendresse, déclama Mère. Nous voici réunis ici ce soir pour chercher à mieux comprendre les lois qui gouvernent notre être. Pour connaître ce monde immatériel et merveilleux que forment les multitudes qui ont quitté cette terre. Donne-nous, ô Divin Maître, des voies de communication avec ceux de l’Au-delà. Guéris les chagrins et la solitude de toutes les personnes ici présentes en manifestant cette inépuisable lumière qui prend sa source dans les sphères célestes. Que la tâche d’élever des ponts au-dessus des abîmes de la mort et de sécher les larmes des endeuillés soit, par nous, si fidèlement accomplie que la douleur en vienne à se transformer en joie et la peine en bienheureuse paix. Tout cela, nous le demandons au nom du Père dans son Infinie Sagesse. Amen. » Mère adressa un signe de tête à Claire. Celle-ci avait la gorge sèche. Jamais elle ne s’était sentie si désemparée. Que suis-je censée faire ? songea-t-elle. Le passé lui revint en mémoire. Toutes ces années d’apprentissage semblaient s’évanouir en cet instant ; elle se sentait démunie, inutile. Elle déglutit de nouveau — elle mourait de soif — et s’entendit dire, à l’exemple de Mère : « Chantons à présent… » Mais sa voix implorante n’avait aucune autorité. « As-tu une préférence ? » demanda Mère. Claire hésita, se concentra, mais finit par secouer la tête en murmurant : « Non. » Mère commença à chanter de sa voix haut perchée et éraillée : « Le monde s’est senti touché par une haleine / Venue des profondeurs éternelles des cieux / Et les âmes déliées de la mort rendue vaine / Reviennent sur Terre pour s’offrir à nos yeux. » M. Marshall et les sœurs Coulter se joignirent à elle. « C’est là un jour de gloire / Dans la joie nous chantons / Ô tombeau, où est ta victoire / Ô mort, ou est ton aiguillon ? » Claire se surprit à chanter elle aussi — comme si c’était Mère qui, à son habitude, conduisait la séance — et elle s’empressa de se reprendre. Elle ferma les yeux et emplit ses poumons de l’air chaud et lourdement parfumé en écoutant le chant chevrotant de Mère, de M. Marshall et des sœurs Coulter. « De l’Au-delà un regard éternel / Est venu sur nos joies se poser cette nuit / Les âmes que l’amour a rendues immortelles / En nos chants bienheureux désormais sont unies. » Le silence s’installa. Maintenant. C’était le moment d’entrer en transe, d’inhaler l’atmosphère de Dieu, d’alimenter son centre psychique et de tomber dans le sommeil mystique. Elle était censée entrer en contact avec le monde des esprits, permettant ainsi à Chin Lu Chang de parler par sa bouche. Il ne s’était jamais exprimé par son entremise, et pourtant, à aucun moment Claire n’avait douté de son existence. La pensée qu’un Chinois désincarné allait se servir d’elle comme d’un haut-parleur aurait pu paraître drôle si elle n’avait été à ce point effrayante. Lorsqu’il lui arrivait de se le représenter – était-ce un effet de son imagination ou le voyait-elle vraiment ? — il ne lui apparaissait pas comme un aimable vieux monsieur, mais comme une créature concupiscente et vulpine qui lui voulait du mal. C’était là son problème — dont elle était consciente sans pouvoir rien y faire. Ses pensées se focalisaient presque exclusivement sur les aspects les plus noirs du monde psychique, sur ce qu’il avait d’intimidant et d’inquiétant. Les discours de Mère sur le pays céleste et ses splendeurs n’apaisaient en rien ses craintes. À ses yeux, l’Au-delà était un monde sombre et menaçant. Bref, la Peur, en était-elle venue à conclure, c’était d’être consumée instantanément par ce monde obscur si elle s’y abandonnait ne fût-ce qu’un instant. Ses pensées prirent un autre tour. Elle revint à la réalité. La pièce était silencieuse. On n’entendait que le léger grincement des chaises et le murmure des respirations. Ses mains se faisaient de plus en lourdes – elles semblaient collées à ses cuisses — et elle avait des fourmis dans les bras, comme si des aiguilles s’enfonçaient dans sa chair. Ça commençait ; elle sombrait. Elle avala sa salive, consciente des efforts qu’elle déployait pour rester vigilante. La sensation dans ses bras et ses jambes disparut comme par enchantement. Elle se sentit aussitôt coupable. Mère ne souffrait pas lorsqu’elle était en transe. Claire aurait tant souhaité être comme elle. Entrer dans l’ombre par petites respirations rapides et se laisser dériver sans hésitation. Pourquoi ne pouvait-elle pas se laisser aller, elle aussi ? Elle savait que c’était une question sans réponse, qu’elle devait à tout prix résister à la transe pour éviter une catastrophe. Et pourtant c’était bien là ce qu’ils attendaient tous. Les sœurs Coulter voulaient converser une fois de plus avec leur père, qui avait rejoint le monde spirituel sept ans plus tôt et que Mère ne manquait jamais de contacter. Il leur dirait qu’elles s’étaient bâties des vies merveilleuses, qu’elles n’étaient faites ni pour le mariage, ni pour les tracas de l’enfantement. Leur tâche était d’être les disciples du Christ et d’en répandre la parole, d’épouser la vérité et non la chair qui, en fin de compte, retourne à la poussière. M. Marshall attendait de s’entretenir encore avec ses chères défuntes, sa femme et sa fille Gladys. Elles aussi se manifestaient sans difficulté à travers Mère. Elles compléteraient leurs descriptions de l’Au-delà, sa topographie, les beautés de sa faune et de sa flore, son agencement social. M. Marshall prendrait des notes en hochant la tête, satisfait et heureux, murmurant un occasionnel « Amen » avant de dire : « Bonne nuit, mes chéries » et de rentrer dans sa minuscule maison d’Albermarle Road. Là, il ferait des mots croisés et s’occuperait de son jardin jusqu’à sa prochaine visite. Le pire, c’était l’Espagnole, muette d’angoisse, qui attendait… qui ? Elle restait là, le cœur brisé, menaçant de perdre tout contrôle d’elle-même d’une seconde à l’autre. S’accrochant désespérément à la réalité afin de ne pas laisser passer l’instant où l’être aimé lui parlerait. Elle pourrait enfin échapper aux mille tensions causées par son chagrin et s’abandonner à des sanglots convulsifs, à des flots de larmes, voire à des éclats de rire – de ce rire qui terrifiait Claire parce qu’il était proche de la folie. Ils attendaient et elle était incapable de satisfaire ne serait-ce que l’un d’entre eux. Il ne suffisait pas de s’être préparée pendant des années. Il ne suffisait pas d’avoir été imprégnée de tout cela depuis sa naissance. Il ne suffisait pas d’y croire… quand son instinct lui commandait de résister si elle ne voulait pas être détruite. Un son s’échappa de sa gorge et elle bougea sur sa chaise. Une vibration étrange agitait ses mains, un bourdonnement emplissait ses oreilles, comme si un essaim d’insectes tournait dans les environs. Elle se sentait oppressée, lourde et léthargique. C’était en train de se produire. Laissant fuser un petit sanglot, elle tenta de s’extirper de cet état comme on s’arrache à des sables mouvants. Elle frémit et ouvrit les yeux. Ils la regardaient tous. Le visage de Mère, glacial, était dépourvu de toute expression. Je suis désolée ! hurla Claire intérieurement. Je ne peux pas ! J’ai peur ! Mère jeta un coup d’œil à la montre épinglée à son revers — combien de temps s’était écoulé ? Puis elle releva la tête et s’éclaircit la gorge. « Comme nous le savons fort bien, les voies de la communication ne se livrent pas à la première tentative. » Elle regarda Claire et pinça les lèvres. « Ma fille essaiera une autre fois. Pour l’heure, c’est moi qui vais tenter de trouver le chemin. — Ah ! » s’exclama M. Marshall avec satisfaction alors que les sœurs Coulter échangeaient un sourire complice. L’Espagnol enveloppa Mère d’un regard soupçonneux. Sa femme le questionna d’une voix blanche, anxieuse, et il lui expliqua la situation d’une façon manifestement subjective. Claire s’affala contre le dossier de sa chaise. Sans s’en apercevoir, elle était restée droite comme un piquet, le dos sans appui. Son visage était emperlé de sueur, ses sous-vêtements lui collaient à la peau. Elle avait du mal à avaler sa salive tant sa gorge était sèche. Elle sortit un mouchoir de la poche de sa jupe et s’en tamponna les joues d’une main tremblante. Sans quitter les violettes des yeux, tant elle redoutait de les lever. C’était terminé, mais elle n’en éprouvait aucun sentiment de délivrance. Il lui faudrait siéger encore, jusqu’à ce qu’elle ait donné à Mère des raisons d’être satisfaite. En attendant, celle-ci ne lui accorderait aucun répit. Elle avait pris son coussin — resté sur le fauteuil à bascule — et l’avait placé devant elle sur la table. Elle se réinstalla et se tourna vers l’Espagnole. « Différents médiums procèdent de différentes façons. » Le mari traduisait. « Certains se préparent à entrer en transe dans le silence le plus complet — c’est le cas de ma fille, et c’était aussi le mien lorsque j’étais un médium à matérialisation, il y a de cela quelques années. D’autres, comme moi aujourd’hui et la célèbre Mme Piper, préfèrent s’adresser à leur auditoire en toute simplicité, sans se concentrer sur quoi que ce soit en particulier, en laissant les mots venir en toute liberté et les associations se faire selon leur bon vouloir. » Tout en parlant, elle se mit à exécuter des passes devant son visage. « Je revitalise le système, expliqua-t-elle. Je le prépare à accomplir son travail » Des deux mains, elle commença à se frotter les cuisses, l’estomac, la poitrine, les bras et les épaules. L’Espagnol était stupéfait. « Se revitaliser. Se revitaliser constamment. Chasser les forces magnétiques néfastes. Étirer la Corde d’Argent. Laisser libre accès aux forces spirituelles. » Sa respiration se faisait plus lente, ses phrases étaient entrecoupées de sifflements rauques. « Le froid me gagne. Un froid de plus en plus froid. » Ses bras et ses jambes commencèrent à tressaillir, ses yeux devenaient fixes. Elle grogna bruyamment — une fois de plus. « L’énergie vient, marmonna-t-elle. Vient. Vient. » Elle s’agita encore. « Il fait froid. Si froid. Nous sommes en sa Présence. » Claire ne pouvait détacher ses yeux des traits crispés de Mère qui grognait et gémissait, se tordant sur sa chaise comme au supplice. Pas de grognements ni de gémissements à la Viper, pas de trémoussements ni de convulsions, se remémora-t-elle. Comment l’oncle Alec pouvait-il rire de cela ? C’était affreux à voir. Elle ne s’y habituerait jamais. « J’ai l’impression… que je suis… transportée dans l’espace, dit Mère, haletante. Portée sur le chemin infini… éclairé par la lune. » Elle frissonna et gémit de douleur. Puis elle se raidit soudain sur sa chaise, ses yeux roulant comme des billes. « Ils sont réunis, annonça-t-elle d’une petite voix sans vie. Les esprits qui nous accueillent sont là. Nous allons à leur rencontre alors qu’ils descendent l’échelle de Jacob, l’échelle de la communion. Plus près. Toujours plus près. » La fixité dure et luisante de son regard reflua, ses paupières s’abaissèrent, et elle se mit à hocher la tête, la mâchoire inférieure pendante. Enfin, après un soupir hoquetant, sa tête s’abattit sur le coussin. Elle resta ainsi quelques minutes, immobile et silencieuse. Claire jeta un bref regard à l’Espagnole, qui fixait Mère avec un respect mêlé de douleur et d’espoir. Brusquement, Mère se redressa d’un mouvement impérieux, les traits figés en une expression d’arrogance. Elle croisa doucement les bras et regarda tour à tour les membres de l’assemblée avec, chaque fois, un petit sursaut de la tête. « Moi Saule Blanc, dit-elle d’une voix sonore. Moi venir de très loin. Salutations du royaume de l’Éternel Bonheur. — Salutations à vous, Saule Blanc, répondit Elizabeth Coulter en hochant une fois la tête. Nous sommes heureux de vous revoir. — Saule Blanc heureux voir vous. Toujours heureux voir réunion de terriens en cercle de croyance. Nous être avec vous toujours — regarder et surveiller. Mort pas fin du chemin. Mort porte donnant accès à monde sans fin. Cela nous savons. — Amen ! — Ames terriennes emprisonnées, consignées dans donjons de chair. Mort être pardon — libération. Laisser derrière soi ce que poètes appellent « haillons boueux de la pourriture ». Trouver liberté… lumière… joie éternelle. — Joie éternelle, répéta Elizabeth Coulter. — Amen, dit M. Marshall. — Qué ? » demanda désespérément l’Espagnole. Le mari resta muet. Il enveloppait Mère d’un œil noir, balançant entre le mépris et l’inquiétude. Mère se tourna vers la femme. « Ces nouveaux venus, dit-elle. Nouveaux venus dans cercle. » Elle dévisagea les Espagnols sans cesser de hocher la tête. « Pas connaître ces deux-là. — C’est la première fois qu’ils viennent parmi nous, Saule blanc », répondit Elizabeth Coulter. Grognement de Mère. « Moi savoir cela. Saule Blanc savoir. Ici, l’enfant dire : « C’est ma mère. » — Qué ? » Le mari traduisit et la femme gémit comme un animal fou de douleur. Claire en eut la chair de poule. La femme se pencha, la bouche ouverte, tout près du visage de Mère. Même dans la pénombre, Claire remarqua le flamboiement de ses yeux. « Enfant dit : « Hii-ya…hii-you…hii-yo. » — Hijo ? » murmura la femme, stupéfaite. Mère grommela en inclinant la tête. « Hijo… hijo. Jeune garçon dit : « Moi ton fils. » » Elle tendit le cou comme pour percevoir une voix lointaine. « « Ton fils », il dit. Tu hijo. » La femme sanglotait, incapable de contenir son chagrin. Claire sentait pourtant qu’elle se dominait, refusait de s’abandonner complètement à ses émotions. « Jeune garçon dit mourir soudainement. » Le mari traduisit à contrecœur. La femme, déconcertée, répondit : « Sí ? Sí ? — Il y a eu… accident ? » dit Mère comme si elle posait une question à quelqu’un d’invisible. Le mari traduisit et la respiration de sa femme se fit rauque. « Sí ? murmura-t-elle, au bord de l’effondrement. Un accidente. » Mère hocha la tête d’un air grave. « Jeune garçon dit : « Oui… accident. » Il fait voir à Saule Blanc. Jeune garçon… tombe. » Elle tendit le cou. « Il dit… écrasé ? » Le mari traduisit. Il était évident qu’il essayait de ménager sa femme afin qu’elle ne réagisse pas trop violemment, mais elle était désormais au delà de tout contrôle. Les mots s’échappaient de sa bouche. « Sí. El tranvia : Pasaba en frente y… » Elle s’interrompit dans un ultime instinct de retenue. « Oui, jeune garçon me montrer. Tramway. Il passe devant en courant. Tombe. Roues passent sur corps. — Sí ? » Elle tremblait de tous ses membres, incapable de se dominer. « Il dit : « Demande-lui pas pleurer. Moi heureux ici. Es bueno. Bueno. Pas chagrin. Pas douleur. Tout joie éternelle. » — Sí ? » Ses sanglots étaient devenus presque incontrôlables. Ils la secouaient comme autant de coups de fouet. Mère hochait la tête sans relâche en bougonnant. « Il demande : « Je parle à Mère maintenant ? » Nous essayons, nous essayons. » Le mari traduisait et la femme laissa échapper un autre son guttural, presque animal. Claire baissa les yeux et frissonna. Elle ne supportait pas la vue de cette douleur mise à nu. Mère émit des sons grinçants, pareils à ces bruits pitoyables que produisent certains handicapés moteurs quand ils s’efforcent d’articuler une phrase. Sa bouche évoquait celle d’un poisson en train de s’asphyxier. Les muscles de ses mâchoires ondulaient sous sa peau. Cela continua ainsi pendant plus d’une minute. Puis elle se tut. « Mama ? » dit-elle un peu plus tard, d’une voix haut perchée et aussi artificielle que celle d’une machine. En entendant cela, la femme ravala ses sanglots et geignit, à la fois choquée et incrédule. « Como estas, Mama ? » dit la voix. La femme fixait sur Mère un regard de quasi-détraquée. Claire, qui avait relevé involontairement les yeux, les détourna une fois de plus. « Quién es ? murmura la femme. — Mama ? — Quién es ? — Tu hijo, Mama. — Manuel ? — Sí, Mama. Manuel. No tenga cuidado. — Ah ! » La voix de la femme éclata sans retenue. « No tenga cuidado », répéta-t-elle en hochant la tête, les lèvres étirées en un sourire presque dément. « Manuel ? Mi hijo ? — Sí, Mama ! Tu hijo. No tenga cuidado. Todo va salir bien. — Manuel… » La respiration lui manqua. « Manuel ! » s’écria-t-elle, extirpant le nom de son fils du plus profond de son corps et de son chagrin. Brusquement, elle perdit tout contrôle de soi. Quelque chose en elle se brisa et elle se mit à sangloter si violemment que son mari dut la retenir pour l’empêcher de s’effondrer. « Manuel ! » C’était presque une plainte. « Madré de Dios ! Manuel ! Manuel ! » Claire était paralysée, clouée sur sa chaise. La respiration bloquée, elle ouvrait la bouche en quête d’air, tandis que son cœur bondissait dans sa poitrine comme un animal épouvanté qui cherche à s’échapper — qui tente désespérément de fuir avant que les mâchoires prédatrices de la Peur ne se referment sur lui et ne l’emprisonnent jusqu’à ce que mort s’ensuive. UNIQUEMENT SUR RENDEZ-VOUS Ce matin-là, à 11 h 14 précises, M. Pangborn entra chez le coiffeur. Wiley leva les yeux de son Journal des turfistes. « Bonjour », dit-il. Il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet et sourit. « Vous êtes pile à l’heure. » M. Pangborn ne lui rendit pas son sourire. Il retira péniblement son veston et l’accrocha au portemanteau. Traînant les pieds sur le sol impeccablement balayé, il se dirigea vers le fauteuil du milieu où il s’affala. Wiley posa son journal et se leva. Il s’étira en bâillant. « Ça n’a pas l’air d’être la grande forme, dites donc. — Non, c’est pas la grande forme. — J’en suis désolé. » Wiley fit remonter le fauteuil et le bloqua. « Comme d’habitude ? » M. Pangborn acquiesça de la tête. « Banco ! » fit Wiley. Il préleva une pièce de toile propre sur son étagère et la déplia d un coup sec. « Qu’est-ce que vous avez donc fait pour être dans cet état ? » M. Pangborn soupira. « Pas grand-chose. Vous êtes un peu à plat, c’est ça ? demanda Wiley en plaçant du papier absorbant autour du cou de son client. C’est le mot. Et vous, qu’est-ce que vous avez fait ? — Rien de terrible. » Wiley attacha le peignoir. « Je me suis payé une virée à Las Vegas la semaine dernière. » Moue de dépit. « J’ai perdu un paquet. — Pas de chance. — Bah, l’argent est fait pour être dépensé. » Wiley prit la tondeuse électrique et la mit en marche. « Maria ! » lança-t-il. L’interpellée marmonna une vague question dans l’arrière-boutique. « M. Pangborn est là. — J’arrive. » Wiley s’attaqua à la nuque de M. Pangborn, qui ferma les yeux. « C’est ça, lui dit Wiley. Détendez-vous. » L’autre changea laborieusement de position. « Sûr que ça n’a pas l’air d’être la grande forme », commenta Wiley. Nouveau soupir de M. Pangborn. « Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais vraiment pas. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — La jambe. Le dos. Mon bras droit de temps en temps. L’estomac. — Doux Jésus ! s’exclama Wiley, impressionné. Vous avez vu votre médecin ? — Il n’y comprend rien, dit M. Pangborn d’un ton méprisant. Je ne m’embête plus à aller le consulter. Tout ce qu’il sait faire, c’est m’envoyer chez les spécialistes. » Wiley laissa échapper un gloussement. « Vous parlez d’une vacherie ! » M. Pangborn poussa un soupir. « Le docteur Rand est le seul qui me fasse du bien, dit-il. — Vraiment ? » Wiley semblait ravi. « Ça me fait plaisir ce que vous me dites là. Je ne savais pas si je devais vous le recommander ou pas, vu qu’il n’est pas docteur en médecine. Mais mon frère m’a juré ses grands dieux qu’il était bien plus que ça. — C’est vrai, confirma M. Pangborn. Je me demande ce que je ferais sans lui… — Bonjour, M. Pangborn », lança Maria. Celui-ci jeta un regard de côté et parvint à sourire. « Maria, dit-il. — Comment allez-vous aujourd’hui ? — On fait aller. » Maria installa sa table et son tabouret de manucure près du fauteuil. Quand elle s’assit, sa poitrine tendit un peu plus son sweater. « Vous avez l’air fatigué », dit-elle. M. Pangborn opina. « Je le suis. Je ne dors pas très bien. — C’est vraiment moche », compatit-elle. Elle commença à lui faire les ongles. « Enfin, je suis content que ça marche avec Rand, dit Wiley. Il faudra que je l’essaye un de ces jours. — Il est bien, approuva M. Pangborn. C’est le seul qui me soulage. — À la bonne heure », fît Wiley. Un ange passa tandis que Wiley coupait les cheveux de son client et que Maria lui faisait les ongles. Puis M. Pangborn demanda : « C’est une journée creuse aujourd’hui ? — Non, répondit Wiley. Je travaille uniquement sur rendez-vous à présent. » Il sourit. « C’est la meilleure solution. » Après le départ de M. Pangborn, Maria emporta ses cheveux et ses rognures d’ongles dans l’arrière-boutique. Elle ouvrit un placard et en retira la poupée étiquetée PANGBORN. Wiley acheva de composer le numéro de téléphone qu’il appelait et la regarda remplacer les cheveux et les ongles de la poupée par ceux qu’elle venait de récupérer. « Rand ? » dit-il quand on décrocha à l’autre bout du fil. « C’est Wiley. Pangborn sort d’ici. Quand est-ce qu’il doit vous revoir ? » Silence. « Très bien. Donnez-lui quelque chose pour son dos et on ôtera cette épingle pour une quinzaine de jours. D’accord ? » Nouveau silence. « Au fait, Rand, votre chèque est encore arrivé en retard ce mois-ci. Faites gaffe. » Il raccrocha et rejoignit Maria. Tandis qu’elle s’affairait, il glissa ses mains sous son sweater et les referma sur ses seins. Maria se pressa contre lui avec un soupir, les traits tendus. « À quand le prochain rendez-vous ? » demanda-t-elle. Wiley sourit de toutes ses dents. « Pas avant une heure et demie. » Le temps pour lui de fermer la porte à clé, d’y accrocher l’écriteau ABSENT POUR LE DÉJEUNER et de retourner dans l’arrière boutique, Maria l’attendait sur le lit. Wiley se déshabilla, parcourant des yeux le corps brun qui se tortillait sur le matelas. « Petite salope d’Haïtienne », marmonna-t-il avec un grand sourire. À 1 h 20, M. Waters pénétra dans la boutique. Il enleva sa veste, la suspendit au portemanteau et s’assit dans le fauteuil du milieu. Wiley posa son Journal des turfistes et se leva. Il laissa échapper un petit bruit de gorge. « Hé, ça n’a pas l’air d’être la grande forme, M. Walters. — Non, c’est pas la grande forme. » LA TOUCHE FINALE Debout près de la porte-fenêtre du balcon, Hollister les regardait faire l’amour. Son souffle formait de petits nuages blancs dans la nuit noire, ses doigts gantés de gris s’ouvraient et se refermaient pour que s’y maintienne un semblant de circulation. Il lui semblait que le froid pénétrait sa chair et s’enroulait autour de ses os. Dans la chambre, Rex Chappel et sa femme étaient allongés sur le lit, lui en pantalon de pyjama, elle en nuisette de voile noir. Hollister sentit sa gorge se nouer quand le corps d’Amanda réagit aux caresses de son mari. Il serra les dents, tout pâle à l’ombre de son feutre. Bientôt, pensa-t-il, les lèvres retroussées par un sourire sans joie. À présent, Chappel entreprenait d’ôter la nuisette d’Amanda. Elle se redressait, languissante, les bras levés, tandis qu’il faisait glisser le tissu diaphane sur ses seins lourds, son visage radieux, l’enchevêtrement de ses cheveux dorés, l’ivoire de ses bras, ses longs doigts aux ongles laqués de rouge. La nuisette s’envola pour aller se fondre dans le noir de la chambre. Amanda bascula en arrière, les bras tendus, les doigts repliés telles des serres. Chappel se redressa et dénoua d’un geste sec le cordon de son pantalon de pyjama, qui glissa sur ses jambes musclées et dont il se débarrassa en deux ou trois coups de pied. Amanda se blottit langoureusement au creux d’une montagne d’oreillers. Hollister vit ses seins aux pointes durcies se soulever et s’abaisser au rythme de plus en plus irrégulier de sa respiration. Vit Chappel se pencher sur le corps impatient qui s’arquait vers lui. C’est le moment ! songea-t-il. Le visage déformé par la haine, il poussa la porte-fenêtre entrebâillée et tira doucement le pistolet de sa poche. De petits bruits sourds retentirent ; le pistolet muni d’un silencieux expédia six balles dans le dos courbé de Chappel. Hollister retraversa la ville sans forcer sur l’accélérateur. Le pistolet, lourdement lesté, reposait au fond du fleuve. Emprisonnée par le poids mort de son mari, Amanda ne l’avait pas vu s’enfuir. Il était tranquille de ce côté-là. Qu’on aille prouver sa culpabilité ! Par exemple, quel mobile alléguer ? Chappel étant son employé, Hollister n’avait rien à lui envier. Rien à part Amanda, bien sûr. Mais ce n’était pas, en l’occurrence, un motif suffisant. Lors de leurs très rares rencontres il n’avait jamais laissé soupçonner qu’il la désirait, que ce soit par un regard ou une parole. Hollister soupira d’aise. Au final, tout était parfait : le meurtre, l’instant du meurtre et le bonheur d’avoir tué. À présent, la touche finale. Retourner sur les lieux, surprendre Amanda à peine remise du choc, et lui demander si Chappel avait terminé le travail qu’il lui avait confié le jour même. Quelle jubilation de la voir balbutier des excuses, égarée, défaite ! Car il n’éprouvait pour elle qu’un désir cru, dénué d’amour. Le moment venu, il la prendrait avec autant de mépris qu’il avait éliminé son époux. Hollister sourit. Il pouvait enfin penser à Chappel avec sérénité. Il l’avait haï dès son entrée en fonction chez Hollister & Ware, Inc. Parce qu’il avait tout ce qui lui manquait : la jeunesse, l’allure, la contenance. La rencontre d’Amanda lors d’un dîner organisé par la société lui avait porté le coup fatal. Qu’un homme possède, en plus de tout le reste, une femme aussi belle, aussi sensuelle, c’en était trop ! Il avait compris ce soir-là que pour la paix de son âme, il devrait causer la perte de ce couple. Mais comment ? Au premier abord, le meurtre ne lui était pas apparu comme la meilleure solution. Puis, avec le temps l’idée s’était avérée non seulement attrayante mais cohérente. Jamais il ne pourrait détacher Amanda d’un mari si séduisant. Il ne pouvait pas non plus briser la carrière de Chappel qui, au mieux, démissionnerait, et au pire, comprendrait la manœuvre et la retournerait à son avantage. Seule l’élimination physique était concevable ; car ce qui prédominait chez Chappel, c’était sa virilité. Quelle meilleure vengeance que son anéantissement à l’instant précis où celle-ci s’exprimait avec le plus de force ? Maintenant que c’était fait, tout devenait facile. Pour commencer, le repli ; puis une présence discrète, quelques attentions prévenantes — une épaule consolatrice dans les moments difficiles. Bref, une infiltration progressive jusqu’à l’assujettissement final d’Amanda qui, défaillante, ne trouverait aucune main secourable. L’horloge du tableau de bord indiquait onze heures vingt lorsqu’il freina devant chez Chappel. Près de deux heures s’étaient écoulées depuis le meurtre. Suffisamment de temps pour que la police ait emporté le cadavre et posé ses questions. Hollister contourna nonchalamment la voiture et, une fois sur le seuil, effleura la sonnette, déclenchant un carillon. Curieux, cette décontraction. La mort de Chappel, bien sûr. Le trépas de ce maudit Adonis lui enlevait un poids des épaules. La porte s’ouvrit et Amanda fut devant lui. Vêtue d’un peignoir écarlate, le teint livide, les traits tirés. Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? faillit-il dire. Il se reprit. Cela pourrait sembler suspect. Poliment, il porta une main à son chapeau. « Désolé de vous déranger à une heure pareille, mais je dois récupérer les documents que j’ai confiés à votre mari aujourd’hui. Ils concernent un client très important et… » Tout en débitant ces phrases insipides, il scrutait le visage d’Amanda afin d’y déceler des traces d’accablement. « Entrez. » Elle recula dans un froufrou de soie et, feutre à la main, Hollister entra. « Je vous débarrasse ? — Ma foi, euh… » Il fit semblant d’hésiter. « Je ne voudrais pas… — Je vous en prie. » Voilà qui dépassait toutes ses espérances. Il passa au salon pendant qu’Amanda suspendait son manteau et son chapeau avant de le rejoindre. « Vous buvez quelque chose ? » proposa-t-elle. Il inclina la tête. « Volontiers. Un petit scotch à l’eau. » Il examina de nouveau son visage, qui n’exprimait toujours rien. Il aurait souhaité des sanglots, des larmes, il l’aurait voulue hystérique. Bah, tant pis. Après tout, c’était aussi une manière de réagir — encore plus radicale, en un sens ! La mort de Chappel l’avait choquée jusqu’au mutisme. Hollister se considéra comme satisfait. Il s’installa en souriant sur le canapé et croisa les jambes. « Chappel est là ? demanda-t-il négligemment. — Oui, en haut. » Elle lui tournait le dos. Il la regarda bouche bée. En haut ? Son cœur se glaça. Soudain, il comprit. Un nouvel assaut de joie vint décupler son bonheur. Sans doute n’a-t-elle pas encore prévenu la police. Il tressaillit. En haut, le cadavre, et en bas, l’assassin qui se fait servir un scotch par la veuve éplorée. C’était trop beau pour être vrai, mais c’était ainsi. Il dut fermer les yeux et respirer à pleins poumons avant de pouvoir contrôler le tremblement qui s’était emparé de lui. Quand ses paupières se rouvrirent, Amanda revenait du buffet, son peignoir en soie flamboyant légèrement entrouvert. Son estomac se contracta. Il avait vu ses cuisses. Se pouvait-il qu’elle soit nue sous son peignoir ? Un frisson lui parcourut les épaules lorsque, se penchant pour lui tendre son verre, elle ne lui laissa d’autre choix que de contempler le balancement de ses seins pulpeux entre les pans du peignoir. Au contact du verre et de la main qui le lui présentait, il ressentit comme une décharge dans les doigts. « En a-t-il, euh… terminé avec les documents ? demanda-t-il. — Oui. » Elle se tenait debout devant lui, immobile, comme plongée dans une réflexion profonde. « Bon. » Hollister but une gorgée et toussa. Pourquoi ne disait-elle rien ? Cette question l’oppressait. « Je n’ai pas prévenu la police », dit-elle. Le verre tressauta dans la main d’Hollister et une partie de son contenu se renversa sur ses genoux. « Ah, zut ! » s’entendit-il dire entre ses dents. Il posa le verre, sortit un mouchoir de sa poche de poitrine et se mit à tamponner son pantalon. Brusquement, Amanda s’assit et lui saisit les mains. « J’ai dit… — Oui. Oui, j’ai entendu, chevrota Hollister. De toute façon, p… pourquoi appelleriez-vous la police ? » Elle resserra son étreinte, lui fit face et poussa un soupir frémissant qui tendit sa poitrine contre la soie du peignoir. Bon sang, elle était bel et bien nue en dessous. Il en eut des frissons le long des jambes. Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle. « Ne vous moquez pas de moi, dit-elle. — Comment ça… ? » Il en resta bouche bée. Un violent sanglot convulsa la poitrine d’Amanda et elle s’affala contre lui. « Je vous en supplie, aidez-moi. » Hollister remuait les lèvres sans émettre un son. Il tenta de la repousser, mais sans y parvenir. Pas plus qu’il ne parvenait à détacher son regard des pans entrouverts du peignoir. « Mme Chappel…, entama-t-il d’une voix étranglée. — Prends-moi, murmura-t-elle. Tu l’as tué, alors c’est à toi de me satisfaire. » Elle écarta son peignoir et pressa ses beaux seins blancs contre sa poitrine. « Tu es obligé ! » Elle avait les yeux fiévreux, les lèvres entrouvertes sur ses dents serrées. Il sentit son souffle torride sur sa joue et fut pris d’un sursaut de dégoût et d’horreur. C’était trop tôt, trop tôt ! Il n’avait pas prévu que… En haut, une porte s’ouvrit avec fracas. Amanda se figea, agrippa le dos d’Hollister et se blottit contre lui. « Non ! » dit-elle. Son regard se fixa sur l’escalier, aussitôt suivi par celui d’Hollister. Au-dessus, dans le couloir, quelqu’un titubait, laissant échapper des sanglots étouffés. « Non ! » répéta-t-elle. Hollister sentit les doigts d’Amanda se crisper sur son dos, ses ongles s’y enfoncer jusqu’à lui faire mal. « Qu’est-ce qui se passe ? » gémit-il. Elle était comme hypnotisée par l’escalier. Une plainte rauque, démente, naquit dans sa gorge. « Qu’est-ce qui se passe ? » insista-t-il. Soudain elle se mit à suffoquer, enfouit son visage dans la poitrine d’Hollister et l’étreignit de toutes ses forces. « Rex ! » cria-t-elle. Hollister eut l’impression qu’un étau se refermait sur son cœur. Il se ratatina dans les coussins, au bord de la suffocation, tenta de parler mais fut dans l’incapacité d’émettre autre chose qu’un marmonnement débile et incompréhensible. En haut, les pas désordonnés se rapprochaient, attaquaient l’escalier. « Empêche-le de m’attraper », gémit Amanda. C’était comme si elle s’insinuait au cœur même de sa chair. Il tenta en vain de la repousser. Son cœur cognait contre sa poitrine, ses tempes palpitaient. Des pas lourds s’abattaient sur les marches. Un corps percuta violemment la rampe et un grognement de rage retentit. « Empêche-le ! » La voix d’Amanda était stridente, discordante. Hollister essaya de lui répondre, mais seul un gargouillement étranglé s’échappa de ses lèvres. Il regardait désespérément dans le couloir. Non, songea-t-il. Oh, mon dieu, non ! « Empêche-le ! » hurlait Amanda. Une seconde avant que la silhouette sanguinolente ne fasse irruption dans la pièce, un hurlement monstrueux déchira les tympans d’Hollister qui, sans trop savoir comment, s’avisa qu’il venait de lui-même ! « Il a avoué ? » demanda-t-elle. Le sergent hocha lentement la tête. Il ne s’était pas encore tout à fait remis de sa vision de Mme Chappel à demi nue, cramponnée au petit homme qui hurlait, quand, suivant ses instructions, il avait déboulé dans le salon, les bras tendus sous le drap ensanglanté. « Je ne comprends toujours pas comment vous avez deviné que c’était lui. » Sourire sinistre d’Amanda Chappel. « Appelez ça de l’intuition. » Cinq minutes plus tard le sergent Nielson roulait vers le commissariat. Décidément, les femmes étaient de remarquables intermédiaires. Rien n’aurait pu laisser soupçonner Hollister, et à plus forte raison établir sa culpabilité. Seule l’insistance de Mme Chappel avait convaincu Nielson d’attendre son retour et permis de réunir les preuves. Et seul son acharnement à lui mettre les nerfs à vif avait permis de l’incriminer. Les assassins, pour peu qu’ils soient émotifs, étaient tout de suite mûrs pour la confession. Mais le temps que l’enquête régulière aboutisse à lui, Hollister se serait blindé contre tout interrogatoire. Aussi insensé que cela puisse paraître, Nielson devait admettre qu’en l’occurrence, la méthode de Mme Chappel était sans doute la seule envisageable. Il secoua tête, à la fois déconcerté et admiratif. Au fond, son rôle à lui avait été presque superflu. C’était Amanda Chappel qui avait confondu Hollister en apportant la touche finale. JUSQU’À CE QUE LA MORT NOUS SÉPARE Enfin, elle s’était endormie. Allongé à côté d’elle, raide comme la justice, les dents serrées, Merle n’arrivait plus à supporter ses ronflements irréguliers. Pourtant, il fallait qu’il attende encore. Avec les plus grandes précautions, il rabattit les couvertures et se leva. Avançant sur la moquette à pas feutrés, il gagna la salle de bains, alluma la lumière et ouvrit le tiroir de droite de l’armoire à toilette. Il en sortit une paire de petits ciseaux et revint dans la chambre. Arrivé près du lit, il resta un long moment immobile à contempler Flora avec répugnance. Bon Dieu, elle était absolument repoussante. Elle avait beau avouer cinquante-deux ans, elle en avait largement soixante — décharnée, laide, s’acharnant à lutter contre les années à force de whisky, de maquillage, de teintures et de longs ongles vernis… alors qu’elle avait déjà perdu la bataille. Elle n’avait qu’une chose à son actif : de l’argent. C’était pour cela qu’il l’avait épousée un mois plus tôt. Et à présent, il avait bien l’intention de se débarrasser d’elle. Il se pencha au-dessus d’elle et, contrôlant soigneusement ses gestes, lui coupa une mèche de cheveux et quelques fragments d’ongles. Flora se tortilla dans son sommeil d’ivrogne, mettant un comble à son écœurement. Puis elle soupira, déglutit et se remit à ronfler. Vieille truie, songea-t-il, son jeune visage se plissant de dégoût. Il s’empressa de retourner dans la salle de bains, rangea les ciseaux et éteignit la lumière. Puis il se dirigea à l’aveuglette vers la porte donnant sur le couloir. Dieu merci, Flora avait suggéré qu’ils dorment dans des chambres séparées. Faire chambre commune l’aurait rendu fou. La seule idée de dormir dans le même lit qu’elle, toute la nuit, chaque nuit, lui donna le frisson. Il referma la porte et se dépêcha de regagner sa chambre. Une bonne douche s’imposait, il se sentait tellement sale. Dieu, ce qu’elle pouvait être répugnante ! Il n’arrivait même pas à comprendre comment il avait réussi à survivre tout un mois à ses côtés. Heureusement qu’il n’était pas du genre violent. Sinon il l’aurait étranglée une bonne douzaine de fois ! Après s’être douché et avoir enfilé son beau pyjama jaune d’or, il se massa les joues et le cou d’eau de Cologne, se mit au lit, fit jaillir une cigarette de son étui en ivoire, l’alluma et commença à travailler sur la poupée. Elle était presque finie — il ne lui restait plus qu’à coudre dessus les cheveux et les rognures d’ongles de Flora. Quand il en eut terminé, il sourit et soupira. Et voilà, se dit-il. Enfin libéré de cette ogresse. Il n’aurait plus à supporter sa voix sirupeuse, les attouchements maladroits de ses doigts râpeux, son haleine empestant le whisky, ses grognements de cour de ferme. Encore un mois de cet enfer et il était bon pour la camisole de force. Avec un sourire féroce, Merle commença à enfoncer des épingles dans le ventre, le dos et la poitrine de la poupée. Meurs, vieille harpie, exulta-t-il. Meurs ! Meurs ! Flora s’arrêta soudain de ronfler et se réveilla en sursaut. Les yeux à demi fermés elle scruta l’obscurité de sa chambre. Enfin, elle tendit un bras encore ensommeillé pour palper l’autre côté du lit. Elle sourit. Bien, se dit-elle, et elle alluma sa lampe de chevet. Elle repoussa les couvertures, se leva et chaloupa vers la porte du couloir, qu’elle ferma à clé avant de gagner la salle de bains d’un pas incertain. Debout devant la table de toilette, elle ôta ses faux cils et se démaquilla. Elle adressa un sourire éméché à son reflet. Merle, oh, Merle, songea-t-elle. Elle adorait ses attentions. Elle ouvrit la bouche, retira son dentier et le plaça dans un verre d’eau. Merle était tellement romantique, tellement stimulant. Elle leva les mains vers son front et enleva sa perruque. Elle fit un instant la moue au spectacle de son crâne pâle, puis haussa les épaules et, avec un petit rire de gorge, éteignit la lumière et regagna son lit d’un pas mal assuré. Peu importait, Merle ne saurait jamais. Elle griffa le couvre-lit du bout de ses faux ongles. Comme elle aimait les enfoncer dans le dos de Merle. Oh, Merle, fondit-elle, et un violent hoquet la secoua. Elle savait bien qu’avec lui ça durerait toujours ! LA PRESQUE DISPARUE Le petit homme passa dans la pénombre du vestibule et referma la porte sans bruit. Après la lumière éblouissante du dehors, il attendit un instant que ses yeux s’acclimatent. C’était un homme tout ce qu’il y avait d’ordinaire, frêle, d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris et clairsemés. Il portait une chemise blanche, une cravate et un costume noirs. Son visage était pâle et sa peau sèche malgré l’extrême chaleur. Lorsque sa vue se fut réajustée, il ôta son panama et emprunta le couloir menant au bureau. Ses chaussures noires ne faisaient pas un bruit sur la moquette. Assis à son bureau, l’entrepreneur de pompes funèbres leva les yeux. « Bonjour. — Bonjour. » La voix du petit homme était douce. « Puis-je vous aider ? — En effet. » L’employé indiqua le fauteuil en face de lui. « Je vous en prie. » Le petit homme se percha sur le bord du siège et posa le panama sur ses genoux. L’employé ouvrit un tiroir et en retira un formulaire. « Bien. » Il dégagea un stylo noir de son support en onyx. « Qui est le défunt ? demanda-t-il avec douceur. — Ma femme. » Murmure compatissant de l’employé. « Je suis désolé. — Oui. » Le petit homme posa sur lui un regard inexpressif. « Quel est son nom ? — Marie. Marie Arnold, répondit-il doucement. L’autre prit note. « Adresse ? » Il la lui donna. « C’est là qu’elle se trouve en ce moment ? — Oui. » L’employé hocha la tête. « Il faut que tout soit parfait. Je veux ce que vous avez de mieux. — Naturellement, naturellement. — Peu importe le prix. » Il déglutit avec peine tant il avait la bouche sèche. « C’est la seule et unique chose qui importe à présent. — Je comprends. — Elle a toujours eu ce qu’il y avait de mieux. J’y veillais. — Bien sûr. — Il y aura beaucoup de monde. Elle était très aimée. Elle est si belle. Si jeune. Elle doit avoir ce qu’il y a de mieux. Vous comprenez ? — Absolument, le rassura l’employé. Vous serez pleinement satisfait, je vous le garantis. — Elle est si belle, si jeune. — J’en suis convaincu. » Le petit homme répondait aux questions sans bouger, sans que sa voix varie d’un ton. Il cillait si rarement que l’employé ne l’y surprit pas une seule fois. Lorsque le formulaire fut rempli, il signa et se mit debout. L’employé contourna le bureau. « Je vous assure que tout se passera pour le mieux », dit-il en lui tendant la main. Le petit homme la prit et la serra quelques secondes. Sa paume était sèche et froide. « Nous serons chez vous dans l’heure, poursuivit l’employé. — Très bien. » Ils reprirent le couloir côte à côte. « J’exige la perfection, insista le petit homme. La perfection absolue. — Tout se déroulera exactement selon vos désirs. — Elle le mérite. » Le petit homme regardait droit devant lui. « Elle est si belle. Tout le monde l’aimait. Tout le monde. Elle est si jeune et si belle. — Quand est-ce arrivé ? » Le petit homme ne parut pas entendre. Il sortit dans le soleil en remettant son panama. À mi-chemin de sa voiture il répondit, un léger sourire aux lèvres : « Dès que je serai rentré. » TALENTS CACHÉS Un homme vêtu d’un costume noir froissé entra dans la foire. Il était grand et mince, sa peau avait la couleur du cuir tanné. Sous son veston, il portait une chemise de sport aux teintes délavées, blanche à rayures jaunes. Ses cheveux noirs, huileux, étaient séparés par une raie au milieu et aplatis sur les tempes. Ses yeux bleu pâle se détachaient dans un visage dépourvu d’expression. Il faisait trente-neuf degrés au soleil, mais l’homme ne transpirait pas. Il s’approcha d’un des stands et regarda les gens qui essayaient de lancer des balles de ping-pong dans des douzaines de petits bocaux à poisson posés sur une table. Un gros homme coiffé d’un chapeau de paille, une canne de bambou à la main droite, ne cessait ne leur affirmer à quel point c’était facile. « Tentez votre chance ! disait-il. Gagnez un lot ! C’est un jeu d’enfant ! » Il mâchonnait un cigare éteint à moitié fumé qu’il faisait passer d’un coin de sa bouche à l’autre. L’homme en noir observa la scène pendant quelque temps. Personne ne réussissait à atteindre les bocaux. Certains joueurs essayaient de lancer leur balle en chandelle. D’autres, de la faire rebondir sur la table. La chance ne souriait à aucun d’eux. Au bout de sept minutes, l’homme en noir se fraya un chemin dans la foule jusque sur le devant du stand. Il sortit une pièce de vingt-cinq cents de la poche droite de son pantalon et la posa sur le comptoir. « Oui, m’sieur ! dit le forain. Tentez votre chance ! » Il jeta la pièce de monnaie dans une boîte métallique sous le comptoir. Puis il préleva trois balles de ping-pong dans un panier et, d’un geste sec, les plaça sur le comptoir. L’autre les ramassa. « Envoyez une balle dans le bocal ! dit le forain. Gagnez un lot ! C’est un jeu d’enfant ! » Son visage rougeaud ruisselait de sueur. Il prit la pièce de vingt-cinq cents que lui tendait un adolescent et disposa trois balles devant lui. L’homme en noir regarda les trois balles de ping-pong au creux de sa paume gauche. Il les soupesa, le visage impassible. L’homme au chapeau de paille se retourna pour tapoter les bocaux du bout de sa canne. Il expédia son cigare de l’autre côté de sa bouche. « Envoyez une balle dans le bocal ! répéta-t-il. On gagne à tous les coups ! C’est un jeu d’enfant ! » Derrière lui, une balle de ping-pong cliqueta dans un bocal. Il se retourna, regarda le bocal, puis l’homme en noir. « Et voilà ! dit-il. Vous avez vu ? Un jeu d’enfant ! Le plus facile de toute la foire ! » L’inconnu jeta une deuxième balle. Elle décrivit une parabole au-dessus du stand et atterrit dans le même bocal. Tous les autres joueurs ratèrent leur coup. « Oui, m’sieur ! reprit le forain. Un lot pour tout le monde ! Un jeu d’enfant ! Il ramassa deux pièces de vingt-cinq cents et posa six balles de ping-pong devant un couple. Il se retourna pour voir la troisième balle tomber dans le bocal. Sans en toucher les bords, sans rebondir, elle atterrit sur les deux autres et s’immobilisa. « Vous voyez ? dit le forain. Un lot du premier coup ! Le jeu le plus facile de toute la foire ! » Il attrapa un cendrier sur une étagère en bois et le posa sur le comptoir. « Oui, m’sieur ! Un jeu d’enfant ! » Un homme en bleu de travail lui tendit une pièce et il plaça devant lui trois balles de ping-pong. L’homme en noir poussa le cendrier de côté. Il posa une deuxième pièce sur le comptoir. « Trois autres balles », demanda-t-il. Large sourire du forain. « Trois autres balles, ça marche ! » Après les avoir prélevées sous le comptoir, il les plaça devant l’homme. « Approchez ! » dit-il. Il attrapa une balle qui avait rebondi sur la table. Sans quitter des yeux la grande perche, il se baissa pour ramasser d’autres balles tombées à terre. L’homme en noir leva la main droite, lança la balle en chandelle, le visage dépourvu de toute expression. Elle décrivit une parabole qui lui fit rejoindre les trois autres balles. Sans un rebond. Le forain se releva en grognant. Il lâcha une poignée de balles dans le panier placé sous le comptoir. « Tentez votre chance et gagnez un lot ! dit-il. C’est simple comme bonjour ! » Il donna trois balles à un petit garçon qui lui tendait une pièce. Ses yeux se plissèrent quand il vit le désossé lever la main pour lancer sa deuxième balle. « Défense de se pencher en avant », dit-il. L’homme en noir le dévisagea. « Je ne me penche pas. » L’autre hocha la tête. « Allez-y. » L’homme lança sa deuxième balle. Elle parut flotter au-dessus du stand. Puis elle tomba dans le bocal sur les quatre autres. « Une seconde », dit le forain en levant la main. Les autres joueurs se figèrent. Le gros homme se pencha au-dessus de la table. De la sueur coulait dans le col de sa chemise à manches longues. Le cigare humide changea de côté pendant qu’il attrapait les cinq balles dans le bocal. Il se redressa et les examina. Puis, après avoir accroché sa canne en bambou à son bras gauche, il les fit rouler entre ses paumes. « C’est bon, les amis ! » Il s’éclaircit la voix. « Continuez vos lancers ! Gagnez un lot ! » Il jeta les balles dans le panier. Prit la nouvelle pièce que lui tendait l’homme en bleu de travail et lui fournit trois balles. L’homme en noir leva la main et expédia sa sixième balle. Le forain la regarda décrire sa parabole. Elle tomba dans le bocal qu’il venait de vider. Sans rouler à l’intérieur. Elle atterrit au fond, rebondit une fois, à la verticale, puis s’immobilisa. Le forain s’empara du cendrier, le rangea sur l’étagère et se saisit d’un bocal identique à ceux de la table. Un poisson rouge évoluait dans l’eau colorée en rose qu’il contenait. « Et voilà ! » dit-il. Il se retourna et tapota les bocaux vides du bout de sa canne. « Approchez ! Envoyez une balle dans le bocal ! Gagnez un lot ! C’est un jeu d’enfant ! » En refaisant face aux joueurs, il vit que l’homme au costume froissé avait écarté le bocal contenant le poisson rouge et plaqué une autre pièce sur le comptoir. « Trois autres balles », réclama-t-il. Le forain le regarda. Fit passer son cigare de l’autre côté de sa bouche. « Trois autres balles », insista l’autre. Le forain hésita. Soudain, il s’aperçut qu’on le regardait. Sans un mot, il prit les vingt-cinq cents et mit trois balles sur le comptoir. Puis il se retourna pour tapoter les bocaux du bout de sa canne. « Approchez ! Tentez votre chance ! reprit-il. Le jeu le plus facile de la foire ! » Il ôta son chapeau de paille et s’épongea le front d’un revers de sa manche gauche. Il était presque chauve. La sueur faisait adhérer à son crâne le peu de cheveux qu’il lui restait. Il remit son couvre-chef et plaça trois balles devant un petit garçon avant de ranger la pièce qui lui avait été donnée en échange. À présent, un certain nombre de gens avaient les yeux fixés sur l’homme de haute taille. Quand il lança la première de ses trois balles dans le bocal, certains applaudirent et un petit garçon cria : « Bravo ! » L’œil du forain se fit soupçonneux. Ses petits yeux suivirent la trajectoire de la deuxième balle, qui alla rejoindre les deux autres. Il grimaça et ouvrit la bouche pour parler. Les applaudissements semblaient l’irriter. L’homme en noir lança la troisième balle. Elle atterrit sur les trois autres. Plusieurs spectateurs poussèrent des acclamations et tous applaudirent. Les joues du gros homme étaient à présent franchement écarlates. Il replaça le bocal et son poisson rouge sur leur étagère. Indiqua d’un geste les étagères supérieures. « Qu’est-ce que ce sera ? » demanda-t-il. L’autre posa une pièce sur le comptoir. « Trois autres balles », déclara-t-il. Le forain le regarda fixement. Mâchonna son cigare. Une goutte de sueur lui coula le long du nez. « Et alors, ne lui refusez pas ses balles », cria quelqu’un. Le gros homme regarda autour de lui. Il parvint à sourire. « D’accord ! » lâcha-t-il d’un ton sec. Il prit trois nouvelles balles dans le panier et les fit rouler entre ses paumes. « Ne lui donnez pas les balles truquées, persifla quelqu’un. — Il n’y a pas de balles truquées ! protesta le forain. Elles sont toutes pareilles ! » Il mit les balles sur le comptoir et jeta la pièce dans la boîte métallique. L’homme en noir leva la main. « Une seconde », dit le forain. Il alla prendre le bocal sur la table et le retourna au-dessus du panier pour le vider des quatre balles qu’il contenait. Il sembla hésiter avant de le remettre en place. Plus personne ne jouait désormais. Tout le monde observait avec curiosité ce grand type qui levait la main pour lancer la première de ses trois nouvelles balles. Elle décrivit une courbe gracieuse et atterrit dans le même bocal sans en toucher les bords. Elle rebondit une fois, puis s’immobilisa. Acclamations et applaudissements des spectateurs. Le forain se passa la main gauche sur les sourcils et secoua les doigts d’un geste irrité pour en chasser la sueur. L’homme en noir lança sa deuxième balle. Elle atterrit dans le même bocal. « Attendez », dit le forain. L’autre le regarda. « Qu’est-ce que vous fabriquez ? — Je lance des balles de ping-pong. » Éclat de rire général. Le visage du gros homme vira au cramoisi. « Je le vois bien ! — Y a des miroirs dans le coup », suggéra quelqu’un. Et tout le monde de s’esclaffer une fois de plus. « Très drôle », dit le forain. Il fit rouler son cigare vers l’autre coin de sa bouche et eut un geste agacé. « Allez-y. » L’homme en noir lança sa troisième balle. Elle s’envola dans les airs, comme portée par une main invisible, pour atterrir sur les deux autres balles. Nouveau concert d’acclamations et d’applaudissements. Le forain attrapa une cocotte-minute et la posa brutalement sur le comptoir. L’autre ne la regarda même pas. Il exhiba une nouvelle pièce. « Trois autres balles », dit-il. Le gros homme se détourna de lui. « Approchez ! cria-t-il. Venez gagner un lot ! Lancez vos balles de ping-pong ! » La rumeur de désapprobation qui s’éleva couvrit sa voix. Il se retourna, hérissé. « Chaque client n’a droit qu’à quatre tours ! hurla-t-il. — Où est-ce que c’est écrit ? demanda une voix. — C’est la règle du jeu ! » Le forain tourna le dos à l’homme et tapota les bocaux du bout de sa canne. « Approchez ! Venez gagner un lot ! — Je suis venu hier et j’ai joué cinq fois ! beugla quelqu’un. — C’est parce que vous n’aviez pas gagné ! » répondit un adolescent. La plupart des spectateurs applaudirent en riant, mais quelques huées se firent entendre. « Laissez-le jouer ! » insista une voix masculine. Tout le monde lui fit écho. « Oui, laissez-le jouer ! » exigea-t-on. Le forain déglutit avec nervosité. Il regarda autour de lui, l’air mauvais. Soudain, il leva les bras. « D’accord ! dit-il. Ne nous énervons pas ! » Il foudroya l’homme du regard en ramassant sa pièce. Il se baissa, attrapa trois balles et les abattit sur le comptoir. Puis il se pencha vers l’homme et murmura : « Si vous êtes en train de me jouer un tour, vous avez intérêt à ne pas insister. Ceci est un jeu honnête. » L’autre le dévisagea, impavide. Son teint basané rendait ses yeux encore plus pâles. « Que voulez-vous dire ? — Personne ne peut envoyer autant de balles d’affilée dans ces bocaux. » L’homme en noir lui opposa un visage totalement inexpressif. « Moi, je le peux. » Le forain sentit un frisson glacé lui courir sur la peau. Il recula et regarda l’inconnu lancer ses balles. Elles atterrirent l’une après l’autre au fond du bocal, saluées à chaque fois par une salve d’acclamations et d’applaudissements. Le gros homme prit un service de couteaux à viande sur l’étagère supérieure et le posa sur le comptoir. Il se retourna en hâte. « Avancez ! répéta-t-il. Envoyez une balle dans le bocal ! Gagnez un lot ! » Sa voix était mal assurée. « Il veut encore jouer », dit quelqu’un. Le forain pivota. Vit la pièce que l’homme venait de plaquer sur le comptoir. « Les lots sont épuisés », dit-il. L’autre désigna du doigt les articles placés en haut des étagères : un grille-pain électrique quatre tranches, un poste de radio ondes courtes, une perceuse et ses accessoires, une machine à écrire portative. « Et ceux-là ? » interrogea-t-il. Le gros homme se racla la gorge. « Ils sont réservés à l’étalage. » Il regarda autour de lui en quête d’un soutien. « Et ça, c’est écrit où ? lança quelqu’un. — C’est comme ça et pas autrement, je vous en donne ma parole ! » Le visage du forain ruisselait de sueur. « Je vais jouer pour ces lots, insista l’homme en noir. — Écoutez ! » Le visage du gros homme frôlait le violet. « Ils sont réservés à l’étalage, je vous dis ! Et maintenant, fichez-moi le camp… ! » Il s’interrompit, la respiration sifflante, et recula en chancelant jusqu’à la table, laissant tomber sa canne. Les visages des spectateurs vacillèrent devant ses yeux. Leurs voix coléreuses lui semblaient soudain venir de très loin. Il vit le visage flou de l’homme en noir se détourner et s’éloigner dans la foule. Il se redressa et cligna des yeux. Les couteaux à viande avaient disparu. Presque tout le monde quitta le stand. Quelques-uns restèrent. Le forain s’efforça d’ignorer leurs grommellements menaçants. Il ramassa une pièce sur le comptoir et posa trois balles devant un gamin. « Tentez votre chance », dit-il. Mais d’une petite voix. Il expédia la pièce dans la boîte métallique placée sous le comptoir. Puis il s’appuya contre un poteau et s’agrippa le ventre des deux mains. Le cigare tomba de sa bouche. « Mon Dieu », gémit-il. Il sentait des lames le déchirer de l’intérieur. DUEL Il était 11 h 32 lorsque Mann doubla le camion. Il se rendait dans l’ouest, à San Francisco. C’était un mardi d’avril et il faisait anormalement chaud pour la saison. Il avait ôté sa veste et sa cravate, déboutonné le col de sa chemise et retroussé ses manches. Il roulait sur une route à deux voies. Le soleil tapait sur son bras gauche et ses cuisses. Il en sentait la chaleur à travers son pantalon gris foncé. Depuis vingt minutes, il n’avait pas vu un seul véhicule dans l’un ou l’autre sens. C’est alors qu’il aperçut le camion devant lui, en train de gravir une courbe entre deux hautes collines verdoyantes. Il perçut le ronflement du moteur en plein effort et vit une ombre double sur la chaussée. Le camion tractait une remorque. Il ne lui accorda qu’une attention distraite. Lorsqu’il l’eut rejoint dans la montée, il se déporta sur l’autre voie. Les virages n’offraient aucune visibilité, aussi n’essaya-t-il pas de le doubler avant le sommet de la côte. Il attendit d’être engagé dans la descente et, dans un virage à gauche, la voie s’avérant libre, il accéléra et déboîta. Quand il aperçut l’avant du camion dans le rétroviseur, il se rabattit. Mann parcourut le paysage des yeux. Des massifs montagneux à perte de vue, tout un moutonnement de collines vertes autour de lui. La voiture filait le long des courbes, ses pneus crissant légèrement sur le goudron. Il se mit à siffloter. En traversant le pont de béton au pied de la colline, il aperçut le lit asséché, jonché de pierres et de gravier d’une rivière. À la sortie du pont, à droite, il repéra un camping-caravaning installé à l’écart de la route. Comment pouvait-on vivre ici ? se demanda-t-il. Un peu plus loin, la vue d’un cimetière d’animaux le fît sourire. Les habitants des caravanes voulaient peut-être rester près des tombes de leurs chiens et de leurs chats. À présent, la route s’étirait droit devant lui. Son bras et ses cuisses caressés par le soleil, Mann se laissa aller à rêvasser. Que pouvait bien faire Ruth ? Les enfants, bien sûr, étaient à l’école, et cela pour encore des heures. Peut-être était-elle en courses, comme c’était son habitude le mardi. Il l’imagina dans le supermarché, en train de remplir son chariot d’articles divers. Il aurait préféré rester avec elle au lieu de partir pour une autre tournée. Encore des heures de voiture avant d’arriver à San Francisco. Trois jours à passer là-bas entre l’hôtel, le restaurant, les contacts espérés et les probables déceptions. Il soupira. Puis, sur une impulsion, alluma la radio. Il manipula le bouton jusqu’à ce qu’il ait trouvé une station diffusant de la musique douce, inoffensive. Il se mit à fredonner l’air qui passait, fixant la route sans vraiment la voir. Il sursauta. Voilà que le camion le doublait dans un grondement, faisant légèrement vibrer sa voiture. Il lui coupa la route en se rabattant et Mann grimaça lorsqu’il dut freiner pour maintenir une distance raisonnable entre eux. Qu’est-ce qui te prend ? songea-t-il. Il examina le camion d’un œil critique. Un énorme camion-citerne, une citerne supplémentaire en remorque, les deux munis de six paires de roues. Le tout pas de la première jeunesse. La carrosserie cabossée aurait eu grand besoin d’une remise en état et la peinture argentée des citernes sentait la camelote. Mann se demanda si le chauffeur avait lui-même manié le pinceau. Son regard se déplaça sur l’arrière du camion, du mot INFLAMMABLE, inscrit en lettres rouges sur fond blanc, aux larges garde-boue en caoutchouc qui battaient derrière les roues, en passant par les bandes parallèles obliques rouge fluorescent disposées au bas de la citerne. On aurait dit qu’une main maladroite avait peint ces bandes au pochoir. Le routier devait être à son compte, conclut-il. Et loin de rouler sur l’or, vu l’état de son équipement. Il jeta un coup d’œil sur la plaque d’immatriculation. Californie. Mann consulta le compteur. Un bon 90 kilomètres heure, son régime de croisière quand il conduisait sans penser à rien sur une route dégagée. Le camion avait sûrement dû pousser une pointe à plus de 110 pour le doubler aussi rapidement. Bizarre. Les routiers n’étaient-ils pas censés être des gens prudents ? Il grimaça à l’odeur de la fumée noire que crachait le tuyau d’échappement vertical situé à gauche de la cabine. Bon sang, avec ces histoires de pollution atmosphérique dont on nous rebat les oreilles, comment peut-on encore tolérer de tels engins sur les routes ? Ces nuages de fumée incessants l’indisposaient. Ils n’allaient pas tarder à lui donner la nausée, sûr et certain. Pas question de continuer à se traîner ainsi dans cette odeur pestilentielle. Soit il ralentissait, soit il doublait de nouveau le camion. Il n’avait pas le temps de ralentir. Il était déjà parti en retard. À cette allure, il arriverait juste à temps pour son rendez-vous de l’après-midi. Non, il devait doubler. Il accéléra et déboîta. Personne en face. Il n’y avait pratiquement pas de circulation sur cette route aujourd’hui. Il appuya encore sur l’accélérateur et s’engagea franchement sur la voie de gauche. Il jeta un coup d’œil au camion en le doublant. La cabine était trop haute pour qu’il puisse voir à l’intérieur. Il ne réussit qu’à apercevoir le dos de la main gauche du chauffeur sur le volant. Une main tannée par le soleil, carrée, parcourue d’épaisses veines noueuses. Lorsque Mann vit le reflet du camion dans le rétroviseur, il regagna la voie de droite et regarda de nouveau devant lui. Surpris par le long coup de klaxon du routier, il leva les yeux sur le rétroviseur. Qu’est-ce que c’était que ça ? Un salut ou une imprécation ? Il laissa échapper un grognement amusé tout en gardant un œil sur le rétroviseur. Le pare-chocs avant du camion était d’un violet affligeant, défraîchi et écaillé ; encore du travail d’amateur. Il n’apercevait que la partie inférieure du véhicule ; le reste était caché par le haut de la lunette arrière. À sa droite, se dressait désormais un versant argileux parsemé de plaques d’herbe souffreteuses. En haut de la pente, se dressait une maison en bois dont l’antenne de télévision penchait de quelque quarante degrés. La réception devait être excellente, ironisa-t-il intérieurement. Il regarda de nouveau la route, son attention un instant attirée par une enseigne en contre-plaqué sur laquelle on pouvait lire, en majuscules irrégulières : HANTE-NUIT – APPATS. Qu’est-ce que pouvait bien être un « hante-nuit » ? se demanda-t-il. Ça évoquait quelque monstre tout droit sorti d’un de ces films de série Z comme Hollywood en fabriquait à la chaîne. Le grondement inattendu du moteur du camion ramena son regard sur le rétroviseur. Stupéfait, il coula un œil en direction du rétroviseur latéral. Grand Dieu, ce type était de nouveau en train de le doubler. Mann tourna un visage hargneux vers le mastodonte au moment où celui-ci le dépassait. Il essaya de regarder dans la cabine, mais elle était trop haute par rapport à lui. Mais qu’est-ce qui lui prend ? se demanda-t-il. À quoi jouons-nous ? À celui qui restera le plus longtemps en tête ? Il songea à accélérer pour rester devant, mais se ravisa. Lorsque camion et remorque commencèrent à se rabattre sur la droite, il leva le pied et laissa échapper un nouveau cri d’incrédulité : s’il n’avait pas ralenti, il aurait encore eu droit à une queue de poisson. Dieu du ciel ! Qu’est-ce que c’est que ce type ? Il se renfrogna un peu plus quand les gaz d’échappement revinrent lui agresser les narines. Rageusement, il remonta sa vitre. Bon sang, allait-il devoir respirer cette saleté jusqu’à San Francisco ? Il ne pouvait pas se permettre de rouler trop doucement. Il avait rendez-vous avec Forbes à trois heures et quart. Il regarda devant lui. Au moins, il n’y avait pas de problèmes de circulation. Mann appuya sur l’accélérateur et se colla au camion. Au premier tournant à gauche assez large pour offrir une totale visibilité, il mit le pied au plancher et passa sur la voie opposée. Le camion se déporta, lui bloquant le passage. Pendant quelques instants, Mann ne put que fixer un regard hébété sur le monstre. Puis, avec un hoquet de stupéfaction, il freina et réintégra la voie de droite. Le camion fit de même. Mann avait le plus grand mal à admettre ce qui venait de se passer. Ce devait être une coïncidence. L’autre ne pouvait pas lui avoir coupé la route volontairement. Il attendit une bonne minute, puis enclencha son clignotant pour signaler clairement son intention, accéléra et se porta de nouveau sur la voie de gauche. Aussitôt, le camion déboîta, lui barrant la route. « Bon Dieu ! » Mann était atterré. C’était incroyable. En vmgt-six ans de conduite, il n’avait jamais vu ça. Il réintégra la voie de droite en secouant la tête tandis que le camion se réinstallait devant lui. Il se laissa distancer pour éviter la fumée. Et maintenant ? Il lui fallait toujours arriver à San Francisco à l’heure prévue. Pourquoi n’avait-il pas fait dès le début le petit détour nécessaire pour rejoindre l’autoroute ? Cette maudite nationale était à deux voies tout du long. Sans réfléchir davantage, il reprit la voie de gauche à toute allure. À sa grande surprise, non seulement le camion ne s’écarta pas de sa voie, mais le chauffeur sortit son bras gauche pour lui faire signe de passer. Mann accéléra. Puis, le souffle coupé, s’empressa de lever le pied, donna un grand coup de volant et se rabattit si brutalement derrière le camion que la voiture se mit à chasser. Il s’efforçait de contrôler ses embardées quand une décapotable bleue le croisa à toute allure. Mann eut la brève vision du regard furieux de son conducteur. Il reprit le contrôle de la voiture. Il haletait. Son cœur cognait presque douloureusement. Dieu du ciel ! Il a voulu me faire percuter cette voiture. Cette évidence l’étourdit. Certes, il aurait dû s’assurer par lui-même que la route était dégagée ; tout cela était de sa faute. Mais que l’autre lui ait fait signe d’y aller… Mann était épouvanté, au bord de la nausée. C’est pas possible, pas possible, pas possible, se répétait-il mentalement. À faire figurer dans les annales. Ce salopard avait non seulement voulu sa mort, mais aussi celle d’un conducteur innocent. C’était au-delà de sa compréhension. Sur une route de Californie un mardi matin ? Enfin, quoi ! Mann essaya de retrouver son calme et de rationaliser l’incident. C’est peut-être la chaleur, se dit-il. Ce type a peut-être mal à la tête, ou à l’estomac, ou les deux. Il s’est peut-être disputé avec sa femme. Peut-être qu’elle l’a envoyé paître… Mann s’efforça en vain de sourire. Il pouvait y avoir tellement de raisons. Il éteignit la radio. Cette musique guillerette lui portait sur les nerfs. Il roula quelques minutes derrière le camion, le visage figé en un masque d’animosité. Quand les gaz d’échappement lui eurent presque retourné l’estomac, il plaqua sa main sur le klaxon et l’y maintint. Voyant que la route était dégagée, il mit le pied au plancher et passa sur la voie opposée. Le déplacement de sa voiture entraîna automatiquement celui du camion. Mann resta en place, sa main droite bloquée sur le klaxon. Tire-toi de là, enfoiré ! Il sentit les muscles de ses mâchoires se crisper à en être douloureux. Un nœud se former dans son estomac. « Saloperie ! » Tremblant de fureur, il s’empressa de réintégrer la voie de droite. « Pauvre enfoiré », marmonna-t-il en regardant d’un œil mauvais le camion se réinstaller devant lui. Quelle mouche te pique ? J’ai doublé deux fois ton maudit attelage et ça te met dans tous tes états ? T’es cinglé ou quoi ? Mann hocha nerveusement la tête. Oui, c’est ça, il est complètement marteau. Il n’y a pas d’autre explication. Il se demanda ce que Ruth aurait pensé de tout ça, comment elle aurait réagi. Sans doute se serait-elle mise à klaxonner sans arrêt, espérant ainsi attirer l’attention d’un policier. Il jeta un coup d’œil renfrogné alentour. Au fait, où se cachaient donc les policiers dans le coin ? Il ricana. Quels policiers ? Ici, en plein bled ? Un shérif à cheval, c’était sans doute tout ce qu’on pouvait trouver par ici. Et s’il feintait le routier en le doublant à droite ? Serrant vers le talus, il risqua un œil en avant. Impossible. Il n’y avait pas assez de place. L’autre pourrait l’expédier à travers cette clôture s’il en avait envie. Mann frissonna. Et il en aurait envie, pour sûr. À suivre ainsi le bas-côté, il remarqua les détritus qui jalonnaient la route : canettes de bière, papiers d’emballage, petits pots de crème glacée, lambeaux de journaux pourrissants brunis par les intempéries, placard À VENDRE déchiré en deux. Préservez l’Amérique, ironisa-t-il en silence. Il passa devant un rocher sur lequel on avait peint en blanc le nom de WILL JASPER. Qui diable pouvait bien être ce Will Jasper ? Que penserait-il de cette situation ? Soudain, la voiture se mit à tressauter. Durant quelques instants d’angoisse, Mann crut qu’il avait crevé un pneu. Puis il s’aperçut que cette portion de route était constituée de dalles en béton crevassées et disjointes. Il vit le camion et la remorque cahoter devant lui et songea : J’espère que ça va te mettre la cervelle en compote. À l’occasion d’un virage à gauche particulièrement serré, il entrevit le visage du chauffeur dans le rétroviseur latéral de la cabine. Mais il n’eut pas le temps de s’en faire une idée précise. « Ah ! » s’exclama-t-il. Une longue côte s’annonçait un peu plus loin. Elle avait l’air plutôt raide ; le camion serait obligé de la grimper lentement. Sans doute trouverait-il l’occasion de le doubler à ce moment-là. Mann accéléra, se rapprochant de la remorque autant que la sécurité le lui permettait. À mi-pente, Mann aperçut une aire de dégagement sur la droite. Le pied au plancher, il s’engagea sur la voie de gauche. Le camion commença à se déporter devant lui. Les traits durcis, Mann continua d’obliquer sur la gauche avant de braquer brusquement vers l’aire de dégagement. Des nuages de poussière s’élevèrent derrière lui et il perdit le camion de vue. Ses pneus ronflèrent et crépitèrent sur la terre battue avant de bourdonner à nouveau sur la chaussée. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et s’esclaffa. Il avait réussi à doubler. La poussière avait joué en sa faveur. Que ce salaud en prenne plein les narines, pour changer ! Transporté de joie, il fit retentir quelques coups de klaxon moqueurs. Va te faire foutre, Coco ! Il fila jusqu’au sommet de la côte, où l’attendait un panorama saisissant : des collines et des plaines ensoleillées, un couloir d’arbres sombres, des parcelles de terrain défriché alternant avec des jardins potagers d’un vert éclatant. Au loin, un gigantesque château d’eau. Mann en fut tout retourné. Superbe, pensa-t-il. Il ralluma la radio et se mit à chantonner avec entrain. Sept minutes plus tard, il passa devant un panneau publicitaire annonçant CHUCK’S CAFÉ. Non, merci, Chuck, sans façon. Son regard fut attiré par une maison grise nichée dans un vallon. Était-ce un cimetière que l’on apercevait devant ou une exposition de statues en plâtre ? Man entendit un bruit derrière lui. Il regarda dans le rétroviseur et fut glacé d’épouvante. Le camion dévalait la colline à ses trousses. Bouche bée, il jeta un coup d’œil au compteur. Il roulait à plus de 95 ! Dans une descente en virages, ce n’était pas sans risques. Et pourtant, le camion devait largement excéder cette vitesse, car la distance qui les séparait ne cessait de diminuer. Mann déglutit, son corps déporté sur la droite dans le virage serré qu’il était en train de négocier. Ce type était-il fou ? Il scruta fébrilement le paysage devant lui et repéra une déviation à quelque huit cent mètres. Il décida de l’emprunter. Dans le rétroviseur, il ne voyait plus que l’énorme calandre carrée. Il appuya sur l’accélérateur et ses pneus crissèrent de façon inquiétante tandis qu’il prenait un autre tournant en se disant que, là, le camion serait obligé de ralentir. Celui-ci négocia le virage avec aisance ; seul le balancement de ses citernes signalait la pression de la force centrifuge. Mann laissa échapper un gémissement de déception et se mordit les lèvres en lançant la voiture dans un autre tournant. Une ligne droite lui succéda. Il força un peu plus sur l’accélérateur. Il frôlait les 115 ! Il n’avait pas l’habitude de conduire à cette allure ! Désespéré, il vit la déviation s’enfuir sur sa droite. De toute façon, il n’aurait pas pu s’y engager à cette vitesse ; il se serait retourné. Nom de Dieu, qu’est-ce que ce salopard pouvait bien avoir dans le crâne ? Blanc de peur et de rage, Mann se mit à klaxonner comme un forcené. Baissant soudain la vitre, il étendit le bras gauche et fit signe au camion de prendre ses distances. « Arrête de me coller aux fesses ! » hurla-t-il. Il klaxonna de plus belle. « Arrête, espèce de cinglé ! » Le camion était presque sur lui. Il va me tuer ! pensa Mann, horrifié. Il dut agripper le volant des deux mains pour prendre le virage suivant et cessa de klaxonner. Bref coup d’œil dans le rétroviseur. Il ne distinguait plus que la partie inférieure de la calandre. Il allait perdre le contrôle de son véhicule ! Les roues arrière commencèrent à chasser. Il s’empressa de lever le pied. Les pneus mordirent de nouveau le revêtement et la voiture retrouva sa stabilité. Mann aperçut la fin de la descente et, un peu plus loin, un bâtiment pourvu d’une enseigne annonçant CHUCK’S CAFÉ. Le camion regagnait du terrain. On nage en plein délire ! songea-t-il à la fois furieux et terrifié. La route était droite. Il mit le pied au plancher. 118, 120… Mann se raidit pour serrer la droite d’aussi près que possible. Puis il freina brusquement et braqua à droite pour se jeter dans l’espace dégagé en face du café. La voiture se mit à chasser, puis à déraper franchement, lui arrachant un cri. Laisse-la filer ! hurla une voix dans sa tête. L’arrière donnait de la bande, les pneus soulevaient des nuages de poussière. Mann força un peu plus sur le frein tout en contre-braquant. La voiture se stabilisa peu à peu et il freina à fond, conscient, du coin de l’œil, du camion et de la remorque qui s’éloignaient sur la route dans un grondement tonitruant. Il évita de justesse une des voitures garées devant le café et continua de déraper presque en ligne droite. Il pila alors de toutes ses forces, expédiant la voiture dans un ultime tête-à-queue avant que celle-ci ne s’immobilise, lui rompant presque le cou, à une trentaine de mètres du café. Mann resta assis dans le silence palpitant, les yeux clos. Son cœur lui martelait les côtes. Il crut qu’il n’arriverait pas à reprendre sa respiration. S’il devait avoir une crise cardiaque, ce serait là, tout de suite. Au bout de quelques instants, il ouvrit les yeux et porta sa main droite à la poitrine. Son cœur continuait de cogner. Pas étonnant, songea-t-il. Ce n’est pas tous les jours qu’un camion essaie de m’assassiner. Il ouvrit la portière et allait sortir, quand il s’aperçut qu’il en était incapable, retenu qu’il était par la ceinture de sécurité. Les doigts tremblants, il la débloqua et se débarrassa des sangles. Il tourna les yeux vers le café. Qu’est-ce les clients avaient pensé de son arrivée de casse-cou ? Les jambes en coton, il se dirigea vers l’entrée, ICI, ON AIME LES ROUTIERS, annonçait une pancarte sur la vitre. Mann en eut l’estomac soulevé. Réprimant un frisson, il entra, évitant de regarder les clients. Il était certain qu’ils l’observaient, mais il ne se sentait pas la force d’affronter leur expression. Les yeux fixés droit devant lui, il se dirigea vers le fond et poussa la porte MESSIEURS. Arrivé devant le lavabo, il ouvrit le robinet de droite et se pencha pour recueillir l’eau froide dans ses mains en coupe et s’en asperger le visage. Il ressentait comme un flottement incontrôlable dans l’estomac. Il se redressa, tira plusieurs serviettes du distributeur et s’en tamponna le visage. L’odeur du papier le fit grimacer. Après avoir jeté les serviettes trempées dans la poubelle flanquant lavabo, il se regarda dans la glace murale. T’es toujours là, Mann, se dit-il. Il hocha la tête et avala sa salive. Puis il sortit son peigne en métal pour se recoiffer un peu. On n’est jamais sûr de rien, se prit-il à penser. On n’est jamais sûr de rien. On se laisse porter par les années en se fiant à l’existence de certains principes. Comme rouler sur une voie publique sans que quelqu’un essaye de vous tuer. On en vient à dépendre de ce genre d’acquis. Et puis, quelque chose arrive, et rien ne va plus. Un incident traumatisant, et voilà des années de logique et d’acceptation remises en question. La loi de la jungle reprend ses droits. L’homme est mi-ange mi-bête. Où avait-il lu ça – ou quelque chose d’approchant ? Il frissonna. C’était une bête absolue qu’il y avait dans ce camion. Sa respiration était presque redevenue normale. Mann adressa un sourire forcé à son reflet. Très bien, mon gars, se dit-il. C’est fini. C’était un sacré cauchemar, mais c’est fini. Te voilà en route pour San Francisco. Tu vas te trouver un bon hôtel, te commander une bouteille du meilleur scotch, te plonger dans un bon bain chaud et oublier tout ça. Merde alors ! conclut-il. Et il sortit des toilettes. Il s’arrêta net, le souffle coupé. Cloué sur place, le cœur battant la chamade, il n’en croyait pas ses yeux. Le camion et la remorque étaient garés dehors. Ce n’était pas possible. Il les avaient vus passer à toute allure. Le routier avait gagné ; il avait gagné, bon sang de bonsoir ! Il avait désormais toute la route pour lui seul ! Pourquoi avait-il fait demi-tour ? Transi de peur, Mann regarda autour de lui. Cinq hommes étaient en train de se restaurer, trois au comptoir et deux dans des boxes. Il s’en voulut d’avoir ignoré leurs têtes lorsqu’il était entré. À présent, il n’y avait plus moyen de savoir qui était son homme. Il sentit ses jambes se dérober sous lui. Brusquement, il gagna le box le plus proche et se glissa maladroitement derrière la table. Je vais attendre, se dit-il. Attendre, c’est tout. Il arriverait bien à savoir lequel c’était. S’abritant derrière le menu, il risqua un œil par-dessus le bord supérieur. Était-ce le type en chemise de travail kaki ? Mann tenta d’apercevoir ses mains, mais en vain. Il parcourut la salle du regard. Non, pas ce type en costume, tout de même. Il en restait trois. Celui qui occupait le premier box, avec ses cheveux noirs et sa mâchoire carrée ? Si seulement il pouvait voir ses mains… Un des deux autres au comptoir ? Mann les examina, mal à l’aise. Pourquoi n’avait-il pas regardé leur tête en entrant ? Attends, s’intima-t-il. Attends, bon sang de bois ! D’accord, son homme était là. Mais ça ne signifiait pas forcément qu’il voulait continuer ce duel insensé. Ce café devait être le seul endroit où manger à des kilomètres à la ronde. Et c’était l’heure du déjeuner, pas vrai ? Le routier avait sans doute prévu depuis longtemps de prendre son repas ici. Il se trouvait seulement qu’il roulait trop vite pour s’enfiler dans le parking. Alors il avait ralenti et fait demi-tour, aussi simple que ça. Mann se força à lire le menu. Bon, pensa-t-il. Inutile de se mettre dans des états pareils. Peut-être qu’une bière l’aiderait à décompresser. La femme qui servait au comptoir s’approcha et Mann lui commanda un sandwich jambon-pain de seigle et une bouteille de Coors. Comme elle tournait les talons, il se demanda avec une pointe de remords pourquoi il n’avait pas simplement quitté le café, sauté dans sa voiture et mis les voiles. Il aurait tout de suite su si le routier cherchait toujours à avoir sa peau. À présent, il allait devoir patienter tout le repas pour être fixé. Il retint un gémissement de consternation devant sa propre bêtise. D’accord. Mais si l’autre l’avait suivi dehors pour se relancer à ses trousses ? Il se serait retrouvé au point de départ. Même s’il avait réussi à prendre de l’avance sur lui, le camion aurait fini par le rattraper. Il n’était pas du genre à faire du 130, 140 pour rester en tête. Certes, il aurait pu se faire arrêter par la police de la route. Mais dans le cas contraire ? Mann repoussa ces pensées déprimantes et essaya de retrouver son calme. Il regarda franchement les quatre hommes qui l’intéressaient. Deux d’entre eux constituaient les suspects les plus vraisemblables : la mâchoire carrée du premier box et le costaud en combinaison de mécano assis au comptoir. Mann eut un instant envie d’aller les trouver et de leur demander lequel des deux c’était. Il dirait alors à l’homme qu’il s’excusait de l’avoir énervé, il lui dirait n’importe quoi pour le calmer, puisque celui-ci – sans doute un maniaco-dépressif — n’avait manifestement pas toute sa raison. Peut-être irait-il jusqu’à lui offrir une bière et s’asseoir avec lui le temps d’arranger les choses. Il n’arrivait pas bouger. Et si l’homme était en train de tout laisser tomber ? Sa démarche ne risquait-elle pas de le remettre en boule ? Mann était assailli de doutes. Il remercia la serveuse d’un hochement de tête accablé quand celle-ci lui apporta son sandwich et sa Coors. Il avala une gorgée de bière qui le fit tousser. Cela amusait-il le routier ? Mann se sentit gagné par une profonde rancœur. De quel droit ce salopard se plaisait-il à torturer un autre être humain ? On était dans un pays libre, non ? Bon sang, en dehors du respect dû au code de la route, rien ne lui interdisait de doubler cet enfoiré si ça lui chantait ! « Et puis, merde », marmonna-t-il. Il essaya de prendre les choses à la rigolade. Il en faisait toute une montagne, non ? Il jeta un œil au téléphone mural près de l’entrée. Qu’est-ce qui l’empêchait d’appeler la police locale pour leur expliquer la situation ? Mais après, il lui faudrait attendre ici, perdre du temps, donc indisposer Forbes et, du coup, dire probablement adieu au marché en cours. Et si le routier restait pour leur tenir la dragée haute ? Naturellement, il nierait tout. Et si la police le croyait et ne prenait aucune disposition ? Sitôt les flics partis, l’autre s’en reprendrait à lui, mais en pire. Misère ! formula Mann au supplice. Le sandwich lui parut sans goût, la bière désagréablement amère. Mann contemplait la table tout en mangeant. Pourquoi restait-il assis là, sapristi ? Il était adulte, non ? Pourquoi ne réglait-il pas cette maudite histoire une fois pour toutes ? Sa main gauche tressaillit de façon si inattendue qu’il renversa de la bière sur son pantalon. L’homme en combinaison avait quitté le comptoir et se dirigeait tranquillement vers la sortie. Mann sentit son cœur bondir quand il tendit de l’argent à la serveuse, prit sa monnaie en même temps qu’un cure-dents dans le distributeur et partit. Man le suivit des yeux, rongé d’anxiété. L’homme ne rallia pas la cabine du camion. Ce devait donc être celui du premier box. Son visage prit forme dans le souvenir de Mann : carré, yeux sombres, cheveux sombres. L’homme qui avait tenté de le tuer. Surmontant sa peur, Mann se leva d’un bond. Les yeux fixés droit devant lui, il se dirigea vers la sortie. Tout était préférable à cette attente. Il s’arrêta devant la caisse, conscient de l’irrégularité de sa respiration. Est-ce que l’homme l’observait ? Il déglutit et sortit les billets de cinq dollars tenus par une pince qu’il avait coutume de porter dans la poche droite de son pantalon. Coup d’œil en direction de la serveuse. Dépêchons-nous ! formula-t-il intérieurement. Quand il vit le montant de l’addition, il fouilla nerveusement dans sa poche pour faire l’appoint. Il entendit une pièce tomber et rouler par terre. Sans s’en préoccuper, il laissa un dollar et vingt-cinq cents sur le comptoir et rempocha sa liasse de billets. À ce moment-là, il entendit l’homme du box se lever. Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Il s’empressa de se tourner vers la porte et la poussa. À la limite de son champ de vision, il vit l’homme à la tête carrée s’approcher à son tour du comptoir. Sitôt dehors, il se dirigea vers sa voiture à grandes enjambées. Les battements de son cœur étaient presque douloureux. Soudain, il se mit à courir. Il entendit la porte du café claquer derrière lui et résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule. Était-ce un autre bruit de course qu’il entendait à présent ? Arrivé à sa voiture, il ouvrit la portière d’un coup sec et s’installa tant bien que mal au volant. Il chercha les clés dans la poche de son pantalon et faillit les échapper. Il tremblait tellement qu’il n’arrivait pas à introduire la clé de contact. Un gémissement de terreur s’échappa de ses lèvres. Allez ! Enfin, il put démarrer. Il emballa un peu le moteur avant de se mettre en prise. Relâchant brusquement la pédale de frein, il vira sur les chapeaux de roues et fonça vers la route. Du coin de l’œil, il vit le camion et la remorque s’écarter du café. Sa réaction fut explosive. « Non ! » rugit-il et il écrasa la pédale de frein. C’était stupide ! Pourquoi diable devrait-il fuir ? La voiture s’arrêta en biais au terme d’un léger dérapage. Il ouvrit la portière d’un coup d’épaule, bondit sur ses pieds et se porta à grandes enjambées à la rencontre du camion. C’est bon, Coco. Il décocha un regard furibond à l’homme assis à l’intérieur de la cabine. Tu as envie de me casser la gueule, d’accord, mais plus de ce fichu tournoi sur la route. Le camion commença à prendre de la vitesse. Mann leva le bras droit. « Hé ! » hurla-t-il. Il savait que le chauffeur le voyait. « Hé ! » Il se mit à courir tandis que le camion continuait d’avancer dans le grondement assourdissant de son moteur. Il était à présent sur la route. Mann s’élança à sa poursuite avec un sentiment cuisant d’humiliation. Le chauffeur changea de vitesse, le camion se mit à rouler plus vite. « Stop ! cria Mann. Stop, nom de Dieu ! » Il s’effondra, à bout de souffle, suivant des yeux le mastodonte jusqu’à ce qu’il ait disparu au détour d’une colline. « Salopard, marmonna-t-il. Espèce d’enfoiré de fils de pute. » Il regagna péniblement sa voiture, s’efforçant de croire que le routier s’était dérobé aux hasards d’un combat à poings nus. C’était possible, bien sûr, mais il avait quand même du mal à s’en convaincre. Il se remit au volant et s’apprêtait à s’engager sur la chaussée quand il se ravisa et coupa le contact. Ce dangereux cinglé était bien capable de se traîner à 25 à l’heure en attendant qu’il le rattrape. Tant pis, se dit-il. Ça fichait son emploi du temps en l’air ? Et alors ? Forbes devrait patienter, voilà tout. Et si Forbes ne se souciait pas d’attendre, c’était du pareil au même. Lui allait rester ici un moment, le temps que l’autre taré soit hors de portée, persuadé qu’il avait remporté la bataille. Il sourit. C’est toi le Baron Rouge, Coco ; tu m’as descendu en flammes. Et maintenant va au diable avec tous mes compliments. Il secoua la tête. Incroyable… Il aurait vraiment dû prendre cette décision plus tôt, s’arrêter et attendre. Alors Tête carrée aurait dû laisser courir. Ou choisir quelqu’un d’autre, lui vint-il à l’esprit dans une illumination. Ciel, c’était peut-être de cette façon que ce salopard faisait passer ses heures de travail ! Dieu Tout-Puissant ! Comment était-ce possible ? Il consulta l’horloge du tableau de bord. 12 h 30 à un ou deux poils près. Ouaouh. Tout ça en moins d’une heure. Il changea de position et allongea les jambes. Puis il se laissa aller contre la portière, ferma les yeux et récapitula ce qu’il avait à son programme pour le lendemain et le jour suivant. Pour ce qui était de la journée présente, à vue de pays, c’était foutu. Quand il ouvrit les yeux, craignant d’avoir sombré dans le sommeil et perdu trop de temps, il ne s’était pas écoulé plus de onze minutes. L’autre cinglé devait avoir couvert une distance appréciable — une bonne vingtaine de kilomètres, sinon plus, à voir comment il conduisait. Largement suffisant. De toute façon, il n’allait pas essayer de rallier San Francisco dans les délais prévus. Il pouvait prendre son temps. Mann ajusta sa ceinture de sécurité, lança le moteur, se mit en prise et obliqua vers la chaussée en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Pas de voiture en vue. Un jour idéal pour faire de la route. Tout le monde était resté chez soi. L’autre malade devait avoir sa réputation dans le coin. Quand Coco le Dingo est sur la route, laissez votre voiture au garage. Cette idée lui arracha un gloussement alors qu’il amorçait le premier virage. Mû par un pur réflexe, son pied droit écrasa la pédale de frein. La voiture dérapa, s’immobilisa. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux de ce qu’il voyait. Le camion et sa remorque étaient garés sur le bas-côté à moins de 150 mètres. Mann demeura sans réaction. Il savait que son véhicule bloquait la voie de droite, qu’il devait soit faire demi-tour soit dégager la chaussée, mais il n’était capable que de regarder le camion, comme hypnotisé. Il poussa un cri, repliant brusquement ses jambes, quand un coup de klaxon retentit derrière lui. Il leva les yeux vers le rétroviseur et faillit s’étrangler en voyant un break jaune qui arrivait sur lui à toute allure. La voiture se déporta brusquement sur la voie de gauche et disparut du rétroviseur. Mann tourna la tête et vit le break le doubler à toute vitesse, flottant de l’arrière, dans un horrible crissement de pneus. Il aperçut les traits grimaçants du conducteur, ses lèvres en mouvement qui crachaient des injures. Puis le break se rabattit sur la voie de droite et poursuivit son chemin. Mann éprouva une curieuse impression quand il le vit dépasser le camion. En voilà un qui pouvait continuer sans crainte. Ce n’était pas lui qu’on avait choisi. Ce qui se passait là relevait de la pure démence. Et pourtant c’était comme ça. Mann se rangea sur le bas côté. Il se mit au point mort et se laissa aller contre son dossier sans quitter le camion des yeux. Voilà que son mal de tête le reprenait. Ses tempes palpitantes évoquaient le tic-tac assourdi d’une horloge. Que faire ? Il savait pertinemment que s’il quittait son véhicule pour marcher vers le camion, l’autre enfoiré redémarrerait pour se garer un peu plus loin. Autant considérer qu’il avait affaire à un fou. Ses tiraillements d’estomac reprirent de plus belle. Son cœur se remit à cogner lentement dans sa cage thoracique. Et maintenant ? Dans un brusque accès de colère, il repassa en prise et donna un bon coup d’accélérateur. Les pneus arrière patinèrent avant d’accrocher le sol ; la voiture bondit sur la chaussée. Aussitôt, le camion s’ébranla. Il avait même laissé tourner le moteur ! enragea Mann, saisi d’effroi. Il accéléra à fond, pour s’aviser soudain que sa tentative était vouée à l’échec, que le camion lui bloquerait le passage et qu’il ne réussirait qu’à percuter la remorque. Une image lui traversa l’esprit : une terrible explosion et un rideau de flammes qui le réduisaient en cendres. Il s’empressa de freiner, mais progressivement, de façon à rester maître de son véhicule. Quand il eut ralenti suffisamment pour manœuvrer sans danger, il braqua vers le bas-côté et s’y arrêta tout en se remettant au point mort. Quelque 130 mètres plus loin, le camion fit de même. Mann tapota le volant du bout des doigts. Que faire ? Repartir en sens inverse jusqu’à une bifurcation qui le conduirait à San Francisco par une autre route ? Mais qu’est-ce qui l’assurait que le camionneur fou ne le suivrait pas ? Ses joues se contractèrent en même temps qu’il se mordait rageusement les lèvres. Non ! Il n’allait pas faire demi-tour ! Soudain, ses trais se durcirent. Bon, il n’allait pas moisir ici toute la journée, c’était clair. Il passa en prise et regagna la chaussée. Il vit le monstre repartir à son tour, mais, loin de forcer sur l’accélérateur, il sollicita le frein de façon à se maintenir à une trentaine de mètres de la remorque. Il jeta un œil au compteur. 65 km/h. Le routier, son bras gauche dehors, lui faisait signe de passer. Qu’est-ce que cela signifiait ? Avait-il changé d’avis ? Décidé, en fin de compte, que ce petit jeu était allé trop loin ? Mann n’arrivait pas à y croire. Il regarda devant lui. Malgré les chaînes de montagnes environnantes, la route filait en droite ligne jusqu’à l’horizon. Tout en tapotant de l’ongle la commande du klaxon, il s’efforça de prendre une décision. Sans doute pouvait-il continuer à cette allure jusqu’à San Francisco, en gardant ce qu’il fallait de distance pour éviter le plus gros des gaz d’échappement. Il était peu probable que le routier s’arrête au milieu de la route pour lui bloquer le passage. Et si celui-ci se rangeait sur le bas-côté pour le laisser passer, il pouvait lui aussi s’y arrêter. Ce serait un après-midi harassant, mais sans danger. D’un autre côté, il valait peut-être la peine d’essayer encore une fois de le battre de vitesse. C’était manifestement ce que voulait ce salopard. Pourtant, un véhicule d’une telle taille ne pouvait, en principe, se conduire avec la même hardiesse que le sien. Les lois de la mécanique, à défaut d’autre chose, s’y opposaient. Ce que le camion gagnait en masse était forcément perdu en stabilité, surtout du côté de la remorque. Si Mann devait rouler à, disons, 130, et si — comme ce serait immanquablement le cas — quelques côtes se présentaient, l’autre serait obligé de se laisser distancer. Brusquement, il prit sa décision. Bon. Il s’assura que la voie de gauche était libre et, accélérant à fond, s’y engagea. Il se rapprocha du camion, inquiet à l’idée qu’il puisse lui couper la route. Mais il ne s’écarta pas de son chemin et la voiture de Mann longea le flanc du mastodonte. Il coula un œil en direction de la cabine et distingua un nom sur la portière : KELLER. L’espace d’une seconde de panique, il crut avoir lu KILLER et leva le pied. Puis, risquant un deuxième coup d’œil, il s’aperçut de son erreur et remit les gaz. Dès que le camion apparut dans le rétroviseur, il se rabattit sur la droite. Un frisson de terreur et de satisfaction mêlées le parcourut quand il vit le camion accélérer. Il était étrangement réconfortant de ne plus avoir de doutes sur les intentions de l’homme. Cela, ajouté à la connaissance de son visage et de son nom, le rendait d’une certaine façon moins impressionnant. Avant, c’était une entité anonyme, l’incarnation d’une terreur inconnue. À présent, c’était à tout le moins un individu. Très bien, Keller, voyons maintenant si tu peux me damer le pion avec ton antiquité rouge et argent. Il enfonça l’accélérateur. Et c’est parti ! Il se renfrogna en constatant que le compteur indiquait à peine 120 km/h. Il appuya sur l’accélérateur et se mit à surveiller alternativement la route et le compteur jusqu’à ce que l’aiguille ait atteint les 130. Il se sentit tout content de lui. Très bien, Keller, essaie de faire mieux, salopard. Un moment plus tard, il consulta le rétroviseur. Est-ce que le camion se rapprochait ? Stupéfait, il regarda le compteur. Merde ! Il était redescendu à 120 ! Il sollicita furieusement l’accélérateur. Il ne devait pas tomber à moins de 130 ! La respiration de Mann se fit haletante. Il dépassa une conduite intérieure beige garée sur le bas-côté à l’ombre d’un arbre. Le jeune couple qui l’occupait avait l’air de bavarder. Mais ils étaient déjà loin derrière lui, dans un autre univers. L’avaient-ils seulement remarqué quand il était passé ? Il en doutait. Il sursauta au moment où l’ombre d’un pont balaya le capot et le pare-brise. Il inspira par saccades et abaissa les yeux sur le compteur. Il se maintenait à un bon 130. Voyons le rétroviseur. Bon sang, était-ce un effet de son imagination ou le camion gagnait-il du terrain ? Son regard était nettement angoissé quand il se reporta sur la route. Il devait bien y avoir une ville un peu plus loin. Tant pis pour le temps que ça prendrait, il s’arrêterait au poste de police et raconterait ce qui lui arrivait. Il faudrait bien qu’on le croie. Pourquoi irait-il s’embêter à faire une telle déposition s’il n’y avait rien de vrai dans son histoire ? Keller devait avoir un fichier dans la région. On l’a dans le collimateur, s’entendrait-il dire par un agent quelconque. Ça fait longtemps qu’il nous cherche, ce salopard. Là, il va nous trouver. Mann se secoua et regarda dans le rétroviseur. Oui, le camion se rapprochait. Il grimaça et interrogea le compteur. Bon sang, fais donc attention ! ragea-t-il. Il était redescendu à moins de 120 ! Gémissant de dépit, il força de nouveau sur l’accélérateur. 130 ! Cent trente ! exigeait-il de lui. Il avait un assassin à ses trousses ! La voiture était en train de passer devant un champ de fleurs. Des lilas, reconnut Mann, des lilas mauves et blancs dont les rangs s’étendaient à perte de vue. Il aperçut au bord de la route un édicule sur lequel étaient peints les mots FLEURS FRAÎCHES. Sur un rectangle de carton posé contre la baraque, se détachaient en lettres grossières les mots ARTICLES FUNÉRAIRES. Mann se vit soudain allongé dans un cercueil, peinturluré comme un grotesque mannequin. Le parfum entêtant des fleurs lui emplissait les narines. Ruth et les enfants assis au premier rang, tête basse. Toute la famille… Soudain, le revêtement se gâta et la voiture se mit à cahoter et à trépider, déclenchant des élancements dans sa tête. Il sentit le volant lui résister et s’y cramponna des deux mains, encaissant de sévères vibrations jusque dans les bras. Il n’osait plus regarder dans le rétroviseur et dut se faire violence pour maintenir sa vitesse. Keller n’allait pas ralentir, il pouvait en être sûr. Et si j’éclatais un pneu ? Il perdrait le contrôle de sa voiture. Il se vit soudain emporté dans une série de tonneaux, dans un fracas de ferraille torturée, imagina l’explosion du réservoir, son corps broyé et carbonisé… La portion de route accidentée prit fin et il leva aussitôt les yeux vers le rétroviseur. Le camion ne s’était pas rapproché, mais il n’avait pas perdu de terrain. Le regard de Mann changea de direction. Droit devant, des collines et des montagnes. Il tenta de se rassurer : les côtes l’avantageraient, il pourrait les gravir à la même vitesse qu’en ce moment. Mais c’étaient les descentes qui s’imposaient à son imagination, l’énorme camion derrière lui, fonçant sur lui pour l’expédier dans quelque ravin. Il eut l’horrible vision de plusieurs dizaines d’épaves rouillées qui gisaient là-bas, au fond des canons, à l’abri des regards, chacune d’entre elles avec son lot de cadavres écrabouillés, toutes victimes de Keller. La voiture de Mann filait à présent entre deux rangées d’eucalyptus plantés à intervalles d’environ un mètre pour servir de coupe-vent. C’était comme rouler entre les parois de quelque gorge encaissée. Mann tressaillit, étouffant un cri, au moment où une large branche aux feuilles poussiéreuses tomba en travers du pare-brise avant d’être emportée hors de vue. Grand Dieu ! Il perdait pied lui aussi. Si ses nerfs devaient le lâcher à cette vitesse, c’était fini. Quelle aubaine pour Keller ! Il imagina le visage carré du routier, son rire au moment où, passant devant l’épave en flammes, il s’apercevrait qu’il avait tué sa proie sans même la toucher. Mann sursauta quand sa voiture déboucha sur un paysage dégagé. La route ne s’étirait plus en ligne droite mais se lançait en une suite de courbes à l’assaut des contreforts. Mann se contraignit à accélérer encore. 133, presque 135. À sa gauche, s’étendait une vaste succession de collines qui se transformaient progressivement en massifs montagneux. Il aperçut sur un chemin de terre une voiture noire qui se dirigeait vers la grand-route. Une voiture noire… ou pie ? Le cœur de Mann s’emballa. Sans réfléchir, il plaqua sa main droite sur le klaxon et l’y maintint. Un supplice pour ses tympans. Mais c’était peut-être une voiture de police, n’est-ce pas ? Il releva brusquement la main. Non, ce n’était rien de tel. Merde ! ragea-t-il. Keller avait dû s’amuser comme un petit fou de ses efforts pathétiques. Sans doute continuait-il de rigoler tout seul. Il lui semblait entendre la voix du routier dans sa tête, vulgaire et goguenarde. Tu crois que tu vas trouver un flic pour te tirer de là, mon gars ? Des nèfles. Tu vas mourir. Une haine sauvage s’empara de lui. Pauvre enfoiré ! lui retourna-t-il mentalement. Son poing droit se referma et s’abattit sur la banquette. Va te faire voir, Keller ! C’est moi qui vais te tuer, même si ce doit être mon dernier baroud. Les collines se rapprochaient. Il allait y avoir des côtes, de longues montées bien raides. Mann se sentit envahi par une bouffée d’espoir. Il était sûr de distancer copieusement le camion. Il aurait beau se démener, ce salaud de Keller n’arriverait pas à faire du 130 en côte. Mais moi, je peux ! exulta-t-il. Il saliva un instant, puis déglutit. Le dos de sa chemine était trempé, ses aisselles ruisselantes. Un bain et un verre, voilà par où il commencerait en arrivant à San Francisco. Un long bain bien chaud, un grand verre bien frais. Cutty Sark. Le grand luxe. Il méritait bien ça. La voiture avala une petite côte. Pas assez raide, bon sang ! L’élan du camion l’empêcherait de perdre de la vitesse. Voilà que le paysage lui inspirait une haine imbécile. Déjà, il avait atteint le sommet et abordait une descente tout aussi douce. Il regarda dans le rétroviseur. Carré, songea-t-il. Tout est carré dans ce camion : la calandre, les ailes, les coins du pare-chocs, même les mains et le visage de Keller. Il se représenta le camion comme une énorme entité lancée à sa poursuite, inintelligente, bestiale, animée par le seul instinct. Mann laissa échapper un cri d’horreur en voyant le panneau TRAVAUX un peu plus loin. Affolé, il prit la mesure de la situation. Les deux voies barrées, une énorme flèche noire indiquant la déviation ! Il exhala un gémissement d’angoisse en découvrant qu’il s’agissait d’un chemin de terre. Son pied quitta aussitôt la pédale de l’accélérateur pour solliciter celle du frein. Il jeta un regard ahuri dans le rétroviseur. Le camion allait toujours aussi vite ! Mais enfin, c’était impossible ! Le visage figé en une expression de terreur, il commença à virer à droite. Il se raidit quand les roues avant touchèrent la terre battue. Un instant, sentant l’arrière de la voiture partir sur la gauche, il eut la certitude qu’il allait faire un tête-à-queue. « Non ! » cria-t-il. Et il se retrouva secoué par les irrégularités d’une route à peine carrossable, les coudes plaqués au corps, s’efforçant de garder le contrôle de son véhicule. Les roues cognaient dans les ornières, tirant à tel point sur la direction qu’il faillit lâcher le volant. Les vitres vibraient à tout rompre. Sa tête allait d’arrière en avant, mettant sa nuque à rude épreuve. Son corps tressautant tendait les sangles de la ceinture de sécurité avant de retomber violemment sur le siège. Les cahots de la voiture lui démantibulaient la colonne vertébrale. Ses dents serrées ripèrent et il émit un cri rauque quand ses incisives se plantèrent dans sa lèvre inférieure. Soudain, l’arrière de la voiture se déporta sur la droite. Il s’empressa de contre-braquer, puis tourna le volant dans l’autre sens avant de se remettre à crier quand l’aile arrière droite faucha un montant de clôture. Petite série de coups de frein pour reprendre contrôle de la voiture. Celle-ci fit une embardée sur la gauche, soulevant une gerbe de poussière. Mann sentit un hurlement lui monter dans la gorge. Il fit sauvagement pivoter le volant. La voiture commença à donner de la bande du côté droit. Il continua de jouer du volant jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son assise. Sa tête comme son cœur n’étaient plus que violentes palpitations. Il se mit à tousser en voulant cracher le sang qui lui inondait la bouche. Le chemin de terre s’interrompit brusquement et la voiture reprit de la vitesse. Il risqua un œil dans le rétroviseur. Le camion avait ralenti mais se trouvait toujours derrière lui, ballotté comme un cargo sur une mer déchaînée, ses énormes pneus soulevant un rideau de poussière qui avait des airs de rideau mortuaire. Mann écrasa l’accélérateur et la voiture bondit en avant. Une côte bien raide s’annonçait un peu plus loin. Toujours ça de gagné. Il avala un peu de sang, dont le goût le fit grimacer, et fouilla dans la poche de son pantalon pour en extirper son mouchoir. Il l’appliqua sur sa lèvre blessée sans quitter la côte des yeux. Encore une cinquantaine de mètres. Il fit bouger ses épaules. Son maillot de corps, trempé, lui collait à la peau. Coup d’œil dans le rétroviseur. Le camion venait tout juste de rallier la route. Pas de veine ! persifla-t-il in petto. Tu ne m’as pas eu, hein, Keller ? La voiture s’engageait tout juste dans la montée quand de la vapeur commença à s’échapper du capot. Mann se raidit, horrifié. La vapeur s’épaissit jusqu’à se transformer en un léger brouillard. Mann baissa les yeux. Le voyant rouge ne s’était pas encore allumé, mais ça n’allait pas tarder. Comment pouvait-on lui faire ça ? Juste au moment où il allait prendre le large ! La côte était longue, avec des paliers et de nombreux virages. Pas question de s’arrêter. Et s’il faisait brusquement demi-tour pour repartir dans l’autre sens ? Non, la route était trop étroite, limitée de chaque côté par des collines. Impossible de faire demi-tour en une seule fois et le temps manquait pour manœuvrer. S’il s’y risquait, Keller n’aurait qu’à obliquer légèrement pour le percuter de front. « Oh, mon Dieu ! » murmura Mann. Il allait mourir. Il regarda devant lui d’un air accablé, sa visibilité de plus en plus brouillée par le nuage de vapeur. Soudain, il se rappela l’après-midi où il avait fait nettoyer son moteur à la vapeur au lave-auto du coin. L’homme qui s’en était chargé lui avait conseillé de faire remplacer les durites, car le nettoyage sous pression avait tendance à les fragiliser. Il avait hoché la tête en se disant qu’il s’en occuperait quand il aurait plus de temps. Plus de temps ! Ces mots lui firent l’effet d’un coup de poignard dans le crâne. En négligeant de changer les durites, il avait signé son arrêt de mort. Il ne put retenir un sanglot de terreur quand le voyant s’alluma. Il lui accorda un coup d’œil involontaire et lut le mot TEMP. en caractères noirs sur fond rouge. Avec un soupir résigné, il se dépêcha de ramener le levier de la boîte automatique sur LENT. Pourquoi n’avait-il pas fait ça plus tôt ? Son regard revint sur la route. La montée n’en finissait pas. Déjà, il entendait un bruit d’ébullition dans le radiateur. La vapeur, de plus en plus dense, embuait le pare-brise. Il mit les essuie-glaces en route. Quelle quantité de liquide refroidissant restait-il ? Sans doute assez pour lui permettre d’atteindre le sommet de la côte. Et après ? Il ne pouvait pas rouler sans refroidissant, même en descente. Coup d’œil dans le rétroviseur. Le camion perdait du terrain. Mann poussa un rugissement de fureur. Sans cette foutue durite, il serait loin à présent ! Un brusque soubresaut de la voiture le rendit à la terreur. S’il freinait tout de suite, il pourrait sauter, courir et jouer des mains et des pieds pour gravir cette pente. Plus tard, il risquait de ne plus avoir le temps. Pourtant, il n’arrivait pas à se décider à quitter la voiture. Tant qu’elle roulait, il avait l’impression de faire corps avec elle, d’être moins vulnérable. Dieu seul savait ce qui se passerait s’il l’abandonnait. Mann s’absorba dans la contemplation de la route, hagard, s’efforçant d’ignorer le voyant rouge à la limite de son champ de vision. Sa voiture ne cessait de perdre de la vitesse. Tiens bon, tiens bon, suppliait-il intérieurement, même s’il savait que cela ne servait à rien. Le chuintement sourd du radiateur lui emplissait les oreilles. D’un moment à l’autre, le moteur, qui tournait déjà irrégulièrement, allait caler et la voiture s’immobiliser dans un dernier sursaut, le transformant en cible fixe. Non. Il essaya de faire le vide dans sa tête. Il avait presque atteint le sommet, mais pouvait voir dans le rétroviseur que le camion gagnait sur lui. Il appuya sur l’accélérateur, n’obtenant en retour qu’un grincement du moteur. Il fallait qu’il arrive en haut de la côte ! Oh, Dieu, je t’en supplie, aide-moi ! hurla une voix dans sa tête. Le sommet n’était plus très loin. Se rapprochait. Tiens bon. « Tiens bon ! » La voiture trépidait et cognait. Ralentissait. De l’huile, de la fumée et de la vapeur jaillissaient du capot. Les essuie-glace allaient et venaient, ménageant sur le pare-brise deux fenêtres en forme d’éventail. Les tempes palpitantes, les mains engourdies, le cœur battant à tout rompre, Mann gardait les yeux fixés devant lui. Tiens bon, nom de Dieu. Tiens bon ! Gagné ! Les lèvres de Mann s’ouvrirent en un cri de triomphe quand il aborda la descente. D’une main tremblante, il passa au point mort et laissa filer la voiture. Son enthousiasme s’étrangla dans sa gorge quand il s’aperçut qu’il n’y avait que des collines et encore des collines en vue. Tant pis ! Il était en descente à présent, et celle-ci était longue. Il passa devant un panneau qui disait : CAMIONS, UTILISEZ VOTRE FREIN MOTEUR SUR LES VINGT PROCHAINS KILOMÈTRES. Vingt kilomètres ! Il allait se passer quelque chose. C’était obligé. La voiture commença à prendre de la vitesse. Le compteur indiquait un peu plus de 75 km/h. Le voyant rouge était toujours allumé. Mais Mann allait pouvoir ménager le moteur pendant un bon moment. Qu’il refroidisse pendant ces vingt kilomètres, si le camion devait rester assez loin derrière. La vitesse augmenta. 80… 82. Mann surveillait la progression de l’aiguille. Il regarda le rétroviseur. Le camion n’avait toujours pas réapparu. Avec un peu de chance, il pouvait conserver une bonne avance. Sans comparaison avec celle qu’il aurait pu avoir si le moteur n’avait pas chauffé, mais assez pour se tirer d’affaire. Il devait bien y avoir quelque part un endroit où s’arrêter. L’aiguille du compteur avait dépassé les 90 et se hissait vers les 95. Un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur le fit sursauter. Le camion avait atteint le sommet de la côte et se lançait dans la descente. Les lèvres de Mann se mirent à trembler. Il les comprima tandis que ses yeux ne cessaient de faire la navette entre la route masquée par la vapeur et le rétroviseur. Le camion accélérait rapidement. Keller avait probablement le pied au plancher. Il n’allait pas tarder à le rattraper. La main droite de Mann se porta automatiquement vers le sélecteur. Il s’en aperçut et la ramena vers lui en grimaçant, un œil sur le compteur. Le cap des 95 venait juste d’être franchi. Ce n’était pas assez ! Il allait devoir se servir du moteur au plus vite. Sa main droite se dirigea désespérément vers le levier du sélecteur pour se figer en l’air. Le moteur avait calé. Il tourna la clé du démarreur d’arrière en avant. Le moteur grinça mais refusa de se remettre en route. Man releva les yeux, vit qu’il se déportait vers le bas-côté et donna un coup de volant à gauche. Il actionna une fois de plus la clé de contact, mais sans résultat. Le rétroviseur lui indiqua que le camion gagnait rapidement du terrain. Coup d’œil au compteur. L’aiguille était bloquée sur 100. Mann se sentit broyé par la panique. Les traits décomposés, il reporta son regard sur la route. C’est alors qu’il vit, là, à quelques centaines de mètres, une voie de dégagement pour les camions dont les freins avaient lâché. Il n’avait plus le choix. Où il s’y engageait, ou il se faisait emboutir par l’arrière. Le camion était effroyablement près. Il entendait la plainte aiguë de son moteur. Inconsciemment, il commença à serrer à droite, puis fit repartir son volant dans l’autre sens. Il ne devait surtout pas dévoiler ses intentions ! Il fallait attendre le dernier moment. Sinon, Keller le suivrait dans sa course. Juste avant d’atteindre la voie de dégagement, Mann braqua d’un coup sec. L’arrière de la voiture se mit à chasser vers la gauche dans un puissant crissement de pneus. Mann freina juste assez pour contrôler son dérapage. Les pneus retrouvèrent leur adhérence et, à 100 à l’heure, l’expédièrent sur la piste de terre en soulevant un nuage de poussière. Mann commença à freiner. Les roues arrière dérapèrent et la voiture percuta violemment le talus de droite. Mann faillit s’étrangler quand, sous l’effet du rebond, complètement déstabilisée, elle menaça d’aller donner contre l’autre bord de la piste. Il freina de toutes ses forces. L’arrière repartit vers la droite et heurta de nouveau le talus. Mann perçut un bruit de métal déchiré et se sentit brutalement projeté en avant quand la voiture, achevant son travail de labour, s’arrêta. Comme dans un rêve, il se retourna pour voir le camion quitter sa trajectoire. Paralysé, il regarda l’énorme chose foncer sur lui avec une espèce de détachement hébété, convaincu qu’il allait mourir, mais à ce point stupéfié par la monstrueuse apparition qu’il se trouvait incapable de réagir. La gigantesque masse grondante se rapprocha, masquant le ciel. Mann éprouva une curieuse sensation dans la gorge, inconscient du hurlement qui en jaillissait. Soudain, le camion se mit à pencher. Le souffle coupé, Mann le vit basculer comme une lourde bête qui s’écroulerait au ralenti. Juste avant d’atteindre la voiture, il disparut de la lunette arrière. Les mains tremblantes, Mann défît sa ceinture de sécurité, s’extirpa de son siège et tituba jusqu’au bord de la piste. Juste à temps pour voir le camion chavirer comme un navire en perdition. La remorque versa à son tour, ses énormes roues continuant à tourner dans le vide. La citerne du camion explosa en premier. La violence de la détonation fit chanceler Mann qui, ayant du mal à coordonner ses pas, finit par se retrouver assis par terre. Une seconde explosion suivit, dont l’onde de choc fit passer sur lui un souffle brûlant et lui meurtrit les oreilles. Une colonne embrasée fusa vers le ciel devant ses yeux vitreux, puis une autre. Il rampa jusqu’au bord de la piste et regarda au fond du ravin. D’énormes boules de feu s’élevaient dans les airs, surmontées d’une épaisse fumée noire. Il ne distinguait ni le camion ni la remorque, seulement des flammes, qu’il contemplait bouche bée, vidé de toute sensation. Puis, de façon inattendue, l’émotion surgit. Ni de la peur, ni du regret, ni la nausée qui devait suivre plus tard. C’était un émoi venu des premiers âges qui l’envahissait : le cri de quelque animal préhistorique au-dessus du corps de son ennemi vaincu. LA CONSULTATION DE QUATORZE HEURES À quatorze heures quarante-cinq Maureen entra enfin dans le vif du sujet. Jusque-là, elle n’avait guère fait que dérouler la litanie des griefs qu’elle nourrissait à l’encontre de ses parents et de son frère. « Rien ne me rattache à la vie, dit-elle alors. Absolument rien. » Le docteur Volker ne répondit pas mais se sentit gagner par un petit frisson de plaisir. Enfin, l’instant qu’il attendait. Il contempla la jeune femme étendue sur le divan. Elle fixait le plafond. À quoi pouvait-elle bien songer ? Il n’osa poser la question. Il ne fallait surtout pas interrompre le fil de ses pensées, quelles qu’elles soient. Maureen reprit enfin la parole. « Vous n’avez pas entendu ce que je viens de dire ? — Si, très bien. — Et alors, pas de commentaire ? » Un brin d’hostilité perçait dans sa voix. « Pas de sentence pénétrée de sagesse ? — Par exemple ? — Oh, par pitié, vous n’allez pas remettre ça ! Vous répondez toujours aux questions par une autre question, la barbe ! — Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous mettre en colère. — Eh bien, c’est raté. Je suis en colère. Ça m’a… » Sa voix se brisa dans un trémolo. « Vous vous en fichez ! — C’est faux. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une chose pareille ? — J’ai dit que rien ne me retenait à la vie, lança-t-elle comme un serpent qui crache son venin. — Et alors… ? — Comment ça « et alors » ? — Ça vous fait quelle impression ? » La jeune femme s’agita sur le divan, le visage déformé par la colère. « L’impression d’être une pauvre merde ! Est-ce que c’est assez précis ? Une pauvre merde, voilà ! Je n’ai plus aucune envie de vivre ! » De mieux en mieux, pensa Volker. Un frisson d’allégresse lui parcourut l’échiné. Heureusement que la jeune femme lui tournait le dos. Il ne fallait pas qu’elle sache ce qu’il éprouvait. « Et alors… ? répéta-t-il. — Bon sang ! s’emporta Maureen. C’est tout ce que vous savez dire ? — Avez-vous fait attention aux termes que vous avez employés jusqu’ici ? demanda Volker le plus calmement du monde. — À quel propos ? Mon manque d’envie de vivre ? Mon désir de mourir ? — Vous n’aviez pas encore utilisé le mot « mourir ». — Nuance, en effet ! hurla-t-elle. Je vous prie de bien vouloir m’excuser ! J’ai dit que je ne voulais plus vivre ! N’importe qui en déduirait que je veux mourir ! Sauf vous ! — Pourquoi voulez-vous mourir ? » Volker grimaça légèrement. Il n’aurait pas dû dire cela. Le mutisme de Maureen confirma ses doutes. Un tel silence s’installa dans le cabinet qu’il pouvait entendre le bruit de la circulation sur le boulevard. Il s’éclaircit la gorge, espérant qu’il n’avait pas commis une erreur irréparable et laissé passer l’occasion. Il aurait voulu parler, mais non : il fallait qu’il patiente. Il regarda fixement sa patiente. Ne m’abandonne pas maintenant, supplia-t-il intérieurement. Continue sur ta lancée. Je t’en prie. Cela fait si longtemps. Elle laissa échapper un soupir de lassitude et ferma les yeux. « Vous n’avez plus rien à dire ? » demanda-t-il. Elle rouvrit brusquement les yeux et se tourna vers lui pour le foudroyer du regard. « Si je vous disais le fond de ma pensée, ça vous donnerait des cheveux blancs, dit-elle avec hargne. — Maureen, fit-il patiemment. — Quoi ? — Mes cheveux sont déjà blancs. » Le rire sans joie dont elle salua cette remarque tenait de l’aboiement. « C’est vrai. Vous êtes vieux. Et décrépit. — Et vous, vous êtes jeune ? — Jeune et… » Elle hésita. « Jeune et malheureuse. Jeune et désemparée. Jeune et vide. Jeune et froide, sans espoir. J’en ai assez ! s’écria-t-elle douloureusement. Je veux mourir ! Mourir ! Et je vais faire le nécessaire. » Le docteur Volker déglutit avec peine. « Que voulez-vous dire ? — Mais bon sang, vous êtes idiot ? explosa-t-elle. Je parle chinois, ou quoi ? — Aidez-moi à comprendre. » Son pouls s’était accéléré. Il était si près du but. Nouveau silence. Oh, non ! L’ai-je à nouveau perdue ? songea-t-il. Combien de séances va-t-il falloir ? Il fallait prendre le risque. « Le nécessaire pour quoi ? Pour quoi, Maureen ? — Laissez-moi tranquille, répondit-elle misérablement. Vous ne valez pas mieux que les autres. Mon père. Ma mère. Mon frère. » Aïe ! Volker serra les dents. Voilà que ça recommençait ! « J’ai été violée par mon père, vous le saviez ? Je vous l’ai déjà dit ? Je vous ai dit aussi que je n’avais que sept ans ? Que ma mère n’a rien fait ? Que mon frère a ri lorsque je lui en ai parlé ? Vous ai-je dit tout cela ? » Volker ferma les yeux. Disons, un bon millier de fois, songea-t-il. Il se força à rouvrir les yeux, puis risqua : « Maureen, vous parliez d’autre chose. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? » fit-elle, péremptoire. Oh, non ! Il sentit son sang se glacer dans ses veines. Mais il ne pouvait plus reculer. « Vous prétendiez vouloir mourir. Vous disiez… » La jeune femme sursauta violemment ; elle ferma les yeux, et sa tête roula sur le côté droit de l’appui-tête. « Non ! » Volker cogna du poing l’accoudoir de son fauteuil. Un échec de plus. Lorsque la jeune femme se redressa, il lui tendit un verre d’eau. Elle l’avala d’un trait et le lui rendit. « Alors ? demandât-elle. — Ma foi… » Il exhala sans cacher sa lassitude. « Rien de nouveau. Nous y sommes presque, mais elle se défile. Elle ne peut pas faire face. » Il secoua la tête. « Pauvre Maureen, j’ai bien peur qu’il ne faille très longtemps avant qu’elle ne se libère et progresse. » Un soupir contrarié, puis : « On enchaîne ? » Elle hocha la tête. À quinze heures cinq, Jane Winslow s’étendit sur le divan et prit une longue inspiration. Elle trembla un peu puis s’immobilisa. « Arthur ? » dit le docteur Volker. La jeune femme ouvrit les yeux. « Comment allez-vous aujourd’hui ? — Comment voulez-vous que j’aille ? » répondit Arthur avec hargne. Le docteur Volker se frotta les yeux. Qu’il était difficile de les aider ! Quelle épreuve ! Mais il n’avait pas le choix. Il fallait continuer. « Alors, comment va la vie, Arthur ? » DU VENT, SALE MOUCHE ! Une mouche vint se poser sur le dessus du bureau à quelques centimètres de la main droite de Pressman. Automatiquement, il fit le geste de la chasser et la mouche reprit son vol. Pressman continua de lire le contrat, puis tendit brusquement le bras gauche pour dégager son bracelet-montre de sous son poignet de chemise. Midi treize. Typique de Masters. C’est mon argent, tu attends. Pressman lâcha son stylo pour se masser la nuque. La douleur qui s’ensuivit le fit grimacer. Une migraine en perspective ? Peut-être devrait-il prendre une autre aspirine. Son rire sonna comme une quinte de toux. Pas question qu’il se démolisse la santé. Son sang devait avoisiner la consistance de l’eau avec ce qu’il avait pu avaler comme aspirine ces dernières semaines. Il ferma les yeux et se frotta les paupières en laissant échapper un petit gémissement. Dépêche-toi, Masters. Quelque chose effleura le dos de sa main droite. Il sursauta et ouvrit les yeux juste à temps pour voir la mouche s’envoler et disparaître pour la deuxième fois. « Chierie », marmonna-t-il. Il fit pivoter son fauteuil à dossier haut vers la fenêtre. La mouche était là, sur le rebord. À première vue immobile. Puis, sous le regard attentif de Pressman, elle commença à se lisser les pattes. Saleté, pensa-t-il. Ça vous a les pattes et tout le reste grouillants de microbes. Machinalement, il se frotta le dessus de la main droite. Il consulta de nouveau sa montre. Presque le quart. Bon, alors à midi, fit la voix condescendante de Masters dans sa tête. Tu parles, Charles. Il reporta son regard sur la mouche, se demandant si elle avait conscience d’être observée. Ces bestioles ne voyaient pas de la même façon que les humains. Œil composé. Le terme surgit à la surface de sa mémoire. Pressman sourit sans joie. Un reste de sa première année de biologie. Des facettes hexagonales, quatre mille pour chaque œil. Pas étonnant qu’on ne puisse jamais les surprendre. On frappa discrètement à la porte. Pressman fit pivoter son fauteuil en sens inverse. Et la mouche de repartir. Doreen glissa un œil dans l’entrebâillement. « Je vais déjeuner, M. Pressman. » Il hocha la tête. La porte commença à se refermer, puis se rouvrit comme il demandait : « Est-ce que Masters a appelé à propos de notre rendez-vous ? — Non, monsieur. » Il lâcha un soupir. « Je n’irais sans doute pas déjeuner aujourd’hui. » Doreen lui adressa un sourire poli et referma la porte. Pour ce que tu en as à cirer ! songea-t-il. Un élancement à l’estomac lui arracha une grimace. N’empêche que ça lui aurait fait le plus grand bien de manger un morceau. Comme d’habitude, il souffrait de flatulence. Il se saisit de son stylo et se replongea dans le contrat Baker. Autant faire quelque chose d’utile en attendant l’arrivée de Masters. La mouche revint parasiter son champ visuel avant de se réinstaller sur le bureau. « Dégage ! » ronchonna-t-il en la chassant d’un revers de main. La mouche prit le large. « Et fous-moi la paix. » Va te trouver une poubelle et restes-y. Il essaya de se concentrer sur le contrat, mais une nouvelle crampe lui noua l’estomac et il se redressa, les traits tendus. Son regard se posa sur le petit réfrigérateur du bar à l’autre bout de la pièce. Un verre de lait, se dit-il. Ça me rafistolera un peu les intérieurs. Repoussant son fauteuil, il vit la forme sombre de la mouche effectuer un piqué qui l’amena sur le contrat. « C’est ça, fais-toi un peu de lecture », murmura-t-il en se levant. Il alla retirer une demi-pinte de lait du réfrigérateur. Il eut du mal à faire sauter la capsule, qu’il finit par déchirer. Il prit un verre dans le bar et, le tenant au-dessus de l’évier, versa la moitié du lait à côté à cause de la capsule massacrée. « Saloperie », grinça-t-il. De retour à son bureau, il vit que la mouche, toujours sur le contrat, se lissait les pattes. Te gêne pas pour chier dessus, lui dit-il mentalement. C’est déjà un tas de merde. Il reprit place dans son fauteuil. Plus de mouche. Bon sang, qu’est-ce que ça se déplace vite ! Il avala une gorgée de lait et reposa le verre. Nouveau coup d’œil à sa montre. Salaud. Qu’est-ce que t’en as à foutre que je sois coincé ici à me mitonner un ulcère ? Il s’empara de son stylo avant de se remettre à lire, puis le reposa brutalement, empoigna le verre de lait et fit pivoter le fauteuil vers la fenêtre. Son mal de tête empirait. Il but une autre gorgée et contempla la cité. Grise, songea-t-il. Morose. « Comme mon existence », s’entendit-il dire. Une fois de plus, il se massa la nuque en serrant les dents. Les muscles de votre cou auraient besoin de reprendre du tonus, Roy, formula la voix du docteur Kirby. Faites un peu d’exercice ou ils vont finir par s’atrophier. « Merci, docteur Kirby », murmura-t-il. Il abattit une main rageuse sur sa jambe gauche, où la mouche venait d’atterrir. Une douleur fulgurante lui transperça le crâne, lui arrachant un gémissement. Peu à peu, la douleur reflua. Il se remit face au bureau, posa le verre. Le mieux était peut-être de renoncer à attendre Masters. Ben, voyons, se dit-il. Qui irait se soucier d’un marché de deux cent mille dollars ? Pressman ferma les yeux. Si seulement il… Il secoua la main droite au moment où la mouche s’y posait. Ses yeux s’ouvrirent brusquement, mais la mouche était déjà partie. « Saloperie », grommela-t-il. Bon sang, il détestait les mouches. Les avait toujours détestées. De la sale vermine. Qui se promenait sur tout un tas de cochonneries, et ensuite sur votre salade au roquefort. Essaie de te calmer, veux-tu ? Il regarda le verre de lait. Peut-être pourrait-il y mettre deux Alka-Seltzer, histoire de l’égayer de quelques bulles. Cocktail Spécial pour Cadre Surmené. La mouche vint se poser à côté du verre. Il l’observa d’un œil noir. Et ce fut comme une illumination. Il fallait absolument qu’il la tue. Pressman inspira lentement, profondément. Bizarre. Jusque là il avait observé la bestiole avec un peu plus qu’une vague curiosité, mais sans intention précise. Absorbé par des problèmes plus importants, certes — le regard insultant de Masters, le contrat Baker, ses douleurs. Mais passer ainsi à côté de l’évidence ! Car la chose semblait évidente à présent. Bizarre. « Madame la Mouche, il va falloir vous résoudre à mourir », annonça-t-il. Il regarda autour de lui. Quelle arme choisir ? Il eut un grognement amusé. Le contrat Baker pourrait faire l’affaire. Il vit se hausser les sourcils broussailleux de Baker au spectacle a une giclée de tripaille de mouche masquant partiellement le Paragraphe Trois de l’Article Un. Non, mieux valait s’abstenir. Évitant tout mouvement brusque, il approcha une main des tiroirs de son bureau et ouvrit celui du milieu. Le prospectus pour Shipdale Industries ? Parfait. Assez mince pour se plier facilement, assez épais pour écrabouiller Mme la Mouche d’un seul coup sec. « Ouais », feula-t-il avec un grand sourire. Fais tes prières, petite salope. La mort est en route. Je te tiens. Pressman retira le prospectus en prenant tout son temps. Pas de précipitation. De la patience avant tout. Que la proie se sente parfaitement en sécurité, à se lisser ses vilaines petites pattes velues. Il plia le prospectus dans le sens de la longueur. Le Prospectus du Destin. Il réprima un nouveau sourire. Et la chose s’abattit des nuées tel un monstre de papier plastifié, réduisant Mme la Mouche à ce gigantesque Tas de Merde dans le ciel. Il guignait la mouche. Elles décollent à reculons, se rappela-t-il. Il faut que le Prospectus Vengeur frappe nettement en retrait, attrape ce petit cul juste au moment où il se relèvera pour prendre l’air. Pressman serra les dents et grimaça. Non. La mouche était trop près du verre ; il risquait de le briser et de mettre du lait partout, de saloper le contrat. Merci bien. Il plissa les yeux, réfléchit. Le chasseur devait se montrer plus malin que la proie. Et plus patient. Tendant la main droite, il claqua des doigts en direction de la mouche. Elle disparut aussitôt. Pressman en éprouva une vive déception. Qu’il se hâta de refouler. Elle reviendra, se rassura-t-il. Il se carra dans son fauteuil et attendit. Le Grand Chasseur Blanc était tapi dans l’herbe haute, les yeux plissés, à l’affût, son arme prête à tirer. L’image le fit glousser. La mouche ne revenait pas ; Pressman fronça les sourcils et consulta sa montre. Bordel ! Presque midi et demi. Il aurait dû demander à Doreen d’appeler le bureau de Masters un peu avant midi pour avoir confirmation de sa venue. Il se surprit en train de contempler les photographies qui lui faisaient face depuis le bord opposé de son bureau. Brenda. Laurie. Ken. Il fouilla dans les poches de sa veste à la recherche de son paquet de cigarettes. Il n’en restait plus qu’une. Dix-neuf clous de plus plantés sans la moindre hésitation dans son cercueil. Il alluma la cigarette et expédia le paquet dans la corbeille à papiers après en avoir fait une boule. Rejetant la fumée, il regarda autour de lui. Nom d’un chien, où était-elle passée ? Se cachait-elle ? Se faisait-elle toute petite dans les broussailles ? Et si elle était pleine ? Bourrée d’œufs. Grand Dieu ! Là, il lui fallait vraiment la tuer. Empêcher ces douzaines de larves — ces centaines si ça se trouvait — de saloper le bureau. Il voyait déjà les rideaux et la moquette grouiller d’asticots. L’image lui donna la nausée. Son regard revint se fixer sur les photographies. Ce qu’il n’avait pas fait depuis combien de temps ? Des siècles. C’était une simple toile de fond. Des accessoires. De la décoration. Et pourtant il était là à les regarder. À regarder Brenda : quarante et un ans, rousse (ce dont il fallait remercier les teintures plus que la nature), un mètre soixante-cinq, soixante-quinze kilos ; empâtée comme ce n’était pas permis, avait-il envie de lui dire depuis un certain temps. Des vestiges de ce visage resplendissant qui l’avait rendu marteau il y avait de cela plus de dix-huit ans. À présent enfouis sous cet air revêche. Il regarda autour de lui, agacé. « Eh bien, où es-tu, petite saloperie ? lança-t-il à la mouche invisible. Tu ne m’échapperas pas, alors arrêtons les frais et pose-toi. » Il ferma les yeux. Son visage se crispa. Encore cette migraine. « Et merde. » Il ouvrit le tiroir supérieur de son bureau, y pécha le flacon d’aspirine, le déboucha et en fit tomber les deux derniers cachets. Avait-il déjà fini le nouveau flacon ? Il fit descendre l’aspirine avec une gorgée de lait et reposa le verre. « A-ha. Maintenant nous avons de quoi agir. » Il trempa le bout de l’index dans le lait et en appliqua un peu sur le dessus du bureau. Pour appâter. Il se renfonça dans son fauteuil. Abandonne, vil insecte ; rends-toi ; tu es fichu. De toute façon, avec un peu de chance, tu te réincarneras dans vingt secondes. Pressman tira une grande bouffée de cigarette et se mit à tousser, la bouche et la gorge en feu. Pris d’une colère soudaine, il écrasa sa cigarette dans le cendrier, la réduisant à une masse informe de papier et de tabac. « Autant te tuer avant que tu ne me tues », grommela-t-il. Il chercha la mouche des yeux. Aucun signe de la bestiole. Bah, je peux attendre, petite conne. J’ai un cerveau. Tu as de la merde aux pattes. Pas de problème. Tu es foutue. Son regard revint sur la photo de Brenda. Nom de Dieu, quelle existence futile pouvait mener cette bonne femme ! « Bah, elle a fait son temps », lâcha-t-il sardoniquement. Dieu savait qu’elle le lui rappelait assez souvent. « J’ai fait mon temps, Roy. » Comme si leur mariage avait été vingt ans de prison. Il se demanda si elle avait un amant. Ce n’était pas le temps qui lui manquait pour ça. À supposer qu’elle puisse dérober quelques Moments Magiques à sa quête obstinée de toutes les babioles féminines qui pouvaient traîner en ville. Il regarda la photo de Laurie. Là, une mise à jour s’imposait, songea-t-il avec un pincement d’amertume. Cette photo, c’était celle d’une Laurie-Ann de treize ans ; la petite fille à son papa, l’ange, l’amour. La Laurie-Ann d’avant les études supérieures, d’avant les expériences sexuelles. Pressman se renfrogna. D’avant l’avortement. D’avant le spectre maussade, renfermé, qui errait aujourd’hui dans la maison, une expression de rancœur collée au visage — un visage qui n’était même plus joli. Et Ken. Il braqua un regard noir sur la photo de son fils. Le parfait raté. Voiture confisquée, assurance annulée, procès en perspective pour accident de la route. Drogue ? Quoi d’autre ? Il y avait eu cette brève passion pour la marijuana. Qu’est-ce que c’était à présent ? La cocaïne ? Cette énergie hargneuse semblait davantage d’origine chimique que naturelle. Là encore, il y avait eu un temps où le courant passait entre Ken et lui, où ils dialoguaient. Plus maintenant. Bordel de Dieu, y avait-il quelque chose qui marchait dans la vie ? ! Un petit passage en flèche dans son champ visuel. La mouche était de retour sur le bureau. Cette fois, Pressman n’hésita pas. D’un revers de poignet, il abattit le prospectus. Au moment même où il frappait, il sut qu’il avait manqué son coup. La mouche s’était envolée au moins une seconde avant que le prospectus ne touche le bureau. « Merde », gronda-t-il. Il se dévissa le cou à la recherche de la mouche. Elle était là, sur l’autre bord du bureau. Pressman prit lentement appui sur ses pieds. Très bien, petite chierie. Il leva le prospectus, évitant tout geste brusque. Madame la Mouche, prépare-toi à voir ta vie réduite en bouillie. Une, deux… « Trois ! » cria-t-il en communiquant au prospectus toute l’énergie dont il était capable. « J’t’ai eue ! » exulta-t-il entre ses dents. Il examina le bureau. Et son sourire de s’effacer. Attends, fit une voix dans sa tête. Une voix perplexe, vexée. Il regarda le prospectus. Rien. « Comment ai-je pu rater mon coup ? marmonna-t-il. Bordel de Dieu, comment ai-je pu rater mon coup ? » Il grimaça. Encore ces douleurs au ventre. À croire qu’une armée de lutins lui tailladaient les parois de l’estomac à coups de lames de rasoir. « Bon Dieu », fit-il. Il ferma les yeux. Sa migraine aussi était revenue à la charge. « Une chose à la fois, merde ! » ordonna-t-il à son corps. Il inspira par saccades, comme s’il avait du mal à emplir ses poumons d’air. Il ouvrit les yeux. La mouche était de nouveau sur le bureau, près de la goutte de lait. Sans cesser de faire la grimace, il frappa, manquant de peu le verre, manquant carrément la mouche. Il la perdit un instant de vue, puis elle repiqua vers le bureau et s’y posa une fois de plus. « Putain de bestiole », grommela-t-il. Tu joues avec moi, hein ? C’est comme ça qu’on s’amuse dans ton petit monde. Éviter le Prospectus. Emmerder le Cadre supérieur. Le Grand Plaisir des Mouches. Il assura sa prise sur le prospectus. Cette fois, pas de précipitation. Et un peu plus d’astuce. Lentement, avec infiniment de précaution, il leva le bras. Le chasseur leva son arme, lui souffla son esprit. La paix ! lui hurla-t-il. La mouche restait sans bouger. Est-ce qu’elle voit ce que je fais ? Est-ce que sa sale petit binette de mouche sourit d’avance ? Pressman frappa aussi sèchement que possible, légèrement en retrait. Trop tard ; la mouche s’était déjà envolée. « Saleté ! rugit-il. Saloperie de petite ordure ! » Il se tourna en tous sens, la cherchant des yeux. Elle était revenue sur le bord de la fenêtre. Pressman plongea, fouettant l’air de son prospectus. Manqué. La mouche regagna le bureau. Il repartit à l’attaque, heurtant le verre, qui glissa sur le dessus du bureau, l’éclaboussant de lait, avant de basculer par terre. « Merde de merde ! » Pressman se figea, penché en avant, les deux mains à plat sur le bureau, s’efforçant au calme. Les tempes lui battaient. Comme s’il avait dans le crâne un soufflet de forge qui se dilatait et se rétractait. Il laissa échapper un gémissement. Voilà que ses douleurs d’estomac repartaient de plus belle. Il s’affala dans son fauteuil. Reprends-toi, s’enjoignit-il. Il ferma les yeux, le souffle court. C’est ça, paye-toi une crise cardiaque, se dit-il. Voilà qui arrangerait tout. Cet enfoiré de Masters. Si seulement il avait été à l’heure. Pressman déglutit. Ce que j’ai la gorge sèche. Il rouvrit les yeux et chercha à saisir le verre de lait. Il n’est plus là, imbécile. Tu l’as fichu par terre. Fallait-il le ramasser et éponger la moquette ? Et merde. Laisse ça à Doreen. « Oh, non ! » gémit-il. Il y avait des taches de lait sur le contrat Baker. Il sortit son mouchoir, le déplia et le posa bien à plat sur la page, le regardant boire les taches. Il ferma les yeux et se les frotta vigoureusement. Quand il en eut pleinement retrouvé l’usage, il vit la mouche. Installée sur son mouchoir. En train de pomper les taches de lait avec sa saloperie de trompe, supposa-t-il. Il fixa toute son attention sur elle. Il lui fallait la tuer, sûr et certain. La détruire. La réduire à néant. Ses problèmes seraient résolus si… Il cilla. Ses problèmes résolus s’il pouvait tuer la mouche ? C’était de la démence. N’empêche que le projet n’était pas dépourvu d’une espèce de charme obscur. Ne serait-ce pas formidable si tous ses problèmes étaient concentrés dans cette sale petite mocheté d’insecte bouffeur de merde ? Dans cette dégueulasserie velue vêtue de petites ailes de soie qui rendait les gens cinglés ? !… Hé là, se dit-il. Ce n’est qu’une mouche, Roy. Pas la déesse de la Vengeance. Une mouche. Une sale petite mouche. Point final. Immobile, il continuait de regarder l’insecte. Dieu savait que ce n’était pas grand-chose. C’était sale. Stupide. Soumis au seul instinct. Insignifiant. Et pourtant ça le faisait tourner en bourrique. Il émit un grognement amusé. C’est quoi, au fond, les mouches ? se demanda-t-il. Pourquoi diable existent-elles, d’abord ? Dieu les a-t-il créées rien que pour nous emmerder ? Pour nous rendre malades ? Quelle était leur raison d’être, sacré nom d’une pipe ? Un spasme le saisit au moment où il inspirait et il frissonna. Il éprouvait des picotements sous la peau, comme si un faible courant électrique passait dans sa chair. Curieuse sensation. Plaisir anticipé ? Excitation à la perspective de détruire Mme la Mouche ? Mais pas avec le prospectus. Trop rigide ; aucune flexibilité. Mon royaume pour une tapette, songea-t-il. Il regarda autour de lui. « Ah ! » Il se releva brusquement, repoussant son fauteuil contre le mur. La mouche s’envola du bureau. On n’a pas aimé ça, hein, petite chierie ? Il prit le journal qui traînait sur le sofa et en parcourut les rubriques. Nouvelles nationales et internationales ? Nouvelles locales ? Théâtre ? Économie ? Son rire sonna comme un aboiement de phoque. Sports ! Parfait. Le sport des rois n’était pas l’équitation, après tout ; c’était l’écrabouillage des mouches. Il se retourna lentement, plia la page des sports avec le plus grand soin de façon qu’elle soit plus large à l’extrémité qu’au niveau de la main. Il soupesa la chose. Une bonne arme, messire, approuva une voix mentale. Le coup sera la simplicité même. Il frapperait si fort que l’autre petite saloperie aurait de la copie collée aux poils du cul ! « Prépare-toi, mocheté, tu vas déguster », rima-t-il vaguement. Il tâcha de se convaincre que sa voix reflétait un tranquille amusement plutôt qu’une haine vengeresse. Que le tremblement de ses mains était naturel. Que le picotement qui continuait de le parcourir était un signe normal de jubilation anticipée. Que sa respiration entrecoupée restait dans le domaine du prévisible. La bestiole était revenue sur son mouchoir. Parfait, pensa-t-il. Elle ne peut pas résister à la piste trempée de lait de l’aérodrome Baker. La fin était proche. Pressman ralentit jusqu’à avancer centimètre par centimètre, les yeux obstinément, imperturbablement fixés sur la mouche. La proie continue de se nourrir, entonna la voix du commentateur dans sa tête, inconsciente de l’approche du chasseur, si occupée à se gorger de bon lolo que… Il se mit à ricaner franchement. Assez ! se tança-t-il. On n’est pas là pour rigoler, bordel ! Hochement de tête d’approbation. Bon. Avance. Prépare-toi à la mise à mort. Il s’approcha lentement du bureau, cilla. À présent la mouche devait sûrement le voir de l’une de ses huit mille fichues facettes. Il serra les dents, retint sa respiration, tout en continuant de s’approcher. C’est le moment d’aller rendre visite à ton créateur, ma vieille. Il fît claquer sa tapette improvisée sur le mouchoir. J’ t’ai eue ! Il n’avait pas vu la mouche s’échapper ; la petite chierie n’était plus que du passé. Il se mit à chantonner : « Elle est mo-or-te ! » Mais son cadavre n’était pas sur le mouchoir. Il se raidit, retourna les pages de journal. Rien non plus de ce côté-là. Hé là, un instant. « Je ne l’ai pas vue s’envoler », grinça-t-il entre ses dents, tandis qu’une expression de totale incrédulité se peignait sur son visage. Ses yeux se déplacèrent rapidement. La mouche se tenait sur le coin gauche du bureau, indemne, impassible. Dieu Tout-Puissant ! s’exclama-t-il intérieurement. Il aurait pourtant juré ne pas l’avoir vue… « Un instant, un instant, ne nous… » Sa voix se brisa. Il leva son morceau de journal. La mouche s’envola en décrivant une courbe. Contre toute attente, le regard de Pressman parvint à la suivre jusqu’à son point d’atterrissage, sur le rideau. Bon Dieu, elle avait l’air plus grosse à présent. Il fronça les sourcils. Ce n’était qu’une impression due au ton beige du rideau. Une simple illusion d’optique. Il entreprit de contourner le bureau, les yeux rivés sur la mouche. Il eut un grognement de surprise quand son pied droit se posa sur le verre tombé par terre. Celui-ci roula sous sa chaussure, lui faisant perdre l’équilibre. Pressman battit l’air des bras et partit à la renverse, heurtant le dessus du bureau de la pointe du coude droit. La douleur lui arracha un cri et il s’étala sur la moquette, les yeux écarquillés, les traits déformés par le choc. « Putain de Dieu. » La voix pareille à un souffle de supplicié, il s’agrippa le coude pendant que la tapette de papier lui glissait des doigts. Il resta allongé sur la moquette, les yeux clos, le visage crispé en un masque de souffrance. Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! Il avait l’impression que sa tête allait exploser d’un moment à l’autre. Il lui fallut attendre quelques minutes avant que les élancements s’atténuent. Il sentit couler sur ses joues les larmes dont la douleur faisait déborder ses paupières. Doux Jésus, ne cessait-il de penser. Enfin il ouvrit les yeux. Et quelle est la première chose qu’il voit ? La mouche sur le rideau. Il se sent submergé par une vague de haine venue du plus profond de lui-même. Saloperie, pense-t-il. Putain d’enfoirée de saloperie ! En se redressant, il manque de poser sa main droite sur le verre renversé. C’est ça ! rugit-il mentalement. Il saisit le verre et le projette sur sa gauche, grimaçant sous la douleur qui lui transperce le coude. Il entend le verre se fracasser contre le mur. Bon ! pense-t-il. Que cette saloperie ramasse les morceaux ! Le voici à présent en équilibre sur les genoux, légèrement vacillant, le regard braqué sur la mouche. Ses petites griffes sont enfoncées dans le rideau, songe-t-il. Est-elle heureuse ? Ivre de joie parce qu’elle a vu son chasseur se casser la gueule ? « Saloperie, marmonne-t-il. Tu vas mourir. » Son intonation est anormale. Il le sait. Et il s’en moque. Il ramasse le journal plié. Aïe, mon coude ! Bon Dieu, se le serrait-il cassé ? Un sourire de quasi-forcené lui retrousse les lèvres. Avec la chance que j’ai, c’est sûr. Il se relève lentement. Tant pis, se dit-il. Aucune importance. Coude cassé, fracture du crâne, colonne vertébrale en l’air, il s’en fout. Même s’il doit y laisser la peau, il tuera cette putain de bestiole. Le buste penché en arrière, il s’approche de la fenêtre. L’œil fixe, il lève lentement sa tapette en papier, l’abat avec une force qui lui arrache un grognement. La mouche s’envole, puis revient se poser sur le rideau. Il lui assène une tape, la rate. Elle s’enfuit en bourdonnant plus fort que jamais. Il fouette l’air, essayant de l’atteindre en vol. Elle gagne de l’altitude et se pose en haut du rideau, hors de portée. « Oh, non ! » Ses traits sont déformés par la rage. Agrippant le rideau, il tire d’un coup sec. La tringle se détache du mur ; le rideau tombe en tas. « Saleté ! » Il se retourne, une lueur de folie dans les yeux. La mouche est là, elle se pose sur le bureau. Grand Dieu, elle a bel et bien l’air plus grosse. « Non ! » gronde-t-il. Il bondit et se met à donner de grands coups en l’air quand la mouche est en vol, sur le bureau lorsqu’elle s’y pose. Il ne se préoccupe pas des photos qu’il envoie promener sur la moquette. « Crève, salope ! » hurle-t-il, fou furieux. Il frappe le thermos qui va rouler sur la moquette. Le contrat Baker et son mouchoir s’envolent à leur tour. Rien à foutre ! La mouche a disparu. Il s’immobilise et tâche de percevoir son bourdonnement. Mais il respire trop fort. Il déglutit non sans mal. « Merde, jure-t-il, merde. » Ce n’est plus drôle. La mouche incarne effectivement ses ennuis à présent. Et je ne vais pas péter les plombs à quarante sept ans à cause d’une putain de bestiole ! Il tourne la tête dans tous les sens à sa recherche. Il ne se préoccupe pas des élancements dans sa nuque, des coups de couteau qui lui lacèrent l’estomac, de ce ballon en train de se dilater et de se rétracter qu’est devenue sa tête. Une seule chose compte maintenant. Une seule chose… Sa réflexion s’arrête là ; un grand sourire lui fend le visage. La mouche est sur le sofa, noire sur le fond beige de la garniture. Une chance que le décorateur m’ait déconseillé le marron foncé, se dit-il en avançant. Il s’approche, écarte du pied gauche la table basse. Maintenant je te tiens. Son cœur se met à battre plus vite. Bien. Fais donner cette bon Dieu d’adrénaline. Il opine nerveusement, son sourire figé sur les lèvres comme celui d’une tête de mort. Saloperie, tu vas mourir. Mourir ! Il se jette sur le sofa, se servant de tout son corps comme d’une arme, prolongeant son élan d’un grand coup de tapette. La mouche part sur sa gauche ; il l’entend rebondir sur l’abat-jour de la lampe posée sur la petite table latérale. Il se précipite en brandissant bien haut les feuillets en lambeaux. Les fait bruyamment claquer sur la table. Exulte. « Ouais ! » Il n’arrive pas à en croire ses yeux. La mouche a repris son vol pour se poser aussitôt sur l’abat-jour. Il n’hésite pas. À peine remis de sa surprise, il frappe de biais, en plein sur l’abat-jour. La lampe va se briser par terre ; la mouche décampe. « Saleté ! » hurle-t-il. Il lance les feuilles de journal en direction de la mouche. Elles se déploient et s’effondrent sur la moquette comme un oiseau blessé. La bave aux lèvres, il tourne sur lui-même. Où est-elle, bon Dieu ? Où ? ! « Saleté ! » Il peut à peine parler. Il sent une goutte de salive sur son menton et l’essuie d’un revers de main, les yeux exorbités, continuant de chercher. Il perçoit un mouvement dans la glace derrière le bar et y concentre son regard. Une seconde, il croit qu’il y a maintenant deux mouches et sent un frisson lui parcourir l’échiné. Puis il se traite d’imbécile en s’avisant que ce n’est qu’un reflet de la mouche en train de décrire de petits cercles concentriques au-dessus du bar, plus bourdonnante que jamais. Il s’avance. Attends ! lance une voix dans sa tête. Il n’a plus d’arme. Il regarde désespérément autour de lui. Pas de temps à perdre ! Une autre section du journal ? Il ne serait guère plus avancé. Un magazine plié en deux ? Pas mieux que le prospectus. « Nom de Dieu, il me faut quelque chose ! » bredouille-t-il. Oui ! Il plonge pratiquement sur le divan, se recevant sur le genou gauche, et se saisit d’un coussin. Parfait ! Plus de surface portante ! Il se remet sur ses pieds, manque de perdre l’équilibre en se tournant vers le bar. Un instant de flottement, puis il reprend son assiette et s’avance, les yeux imperturbablement fixés sur la mouche qui tournoie. Là, je te tiens, saleté. Il grimace en s’entendant sangloter alors qu’il croyait simplement reprendre sa respiration. Du calme. Ce n’est pas le moment de la laisser filer. Brusquement, les deux mouches n’en font qu’une. La voici sur la glace. « J’arrive », marmonne-t-il. Il tient le coussin par un coin, les doigts refermés dessus comme des serres. Il en donne un grand coup sur la glace. La mouche s’envole. Il frappe encore, renversant une bouteille de scotch sur une rangée de verres, réduisant le tout en morceau. « Espèce de… ! » Les mots s’étranglent dans sa gorge. Il essaie de toucher la mouche en plein vol. Une autre bouteille se brise, quelques verres de plus. La mouche est de nouveau sur la glace. Il y va d’un revers de brute qui laisse la glace de travers. La mouche quitte si vite sa surface qu’elle lui ricoche sur la joue. Il hurle de rage, fouettant furieusement l’air avec le coussin, le visage transformé en un masque de haine et de dégoût. « Saloperie ! rugit-il. Viens te battre ! » Il repère la mouche. Elle est retournée sur le bureau, la petite ordure. Elle prend un peu de repos. « Non, pas de repos », grommelle-t-il en s’approchant d’un pas mal assuré. Nouveau coup de coussin, aussi inefficace que les précédents. Merde, comment peut-il être aussi maladroit ? ! Il se remet à frapper, paf, paf, paf, faisant le vide sur le bureau. Stylo, presse-papiers, briquet, lampe, téléphone, bac à lettres, il balaie tout avec des cris vengeurs, maniaques, jusqu’à ce que le coussin lui échappe, traversant toute la pièce pour finir contre la porte. Il reste là sans bouger, haletant, le visage envahi par une expression d’incrédulité hébétée. La mouche est sur la fenêtre, immobile. Ce n’est pas son imagination ; la mouche est plus grosse. Plus grosse. Dieu du ciel, plus grosse ! Ce n’est pas une mouche ! C’est… c’est quoi ? Il essaie vainement de réprimer un sanglot. Grand Dieu, songe-t-il. C’est moi. C’est moi. Il s’écroule dans son fauteuil et se presse les yeux de la main gauche. Ses doigts tremblent. Il tremble. Il a pratiquement saccagé son bureau, tout cela en vain. Rien que pour tuer une pauvre petite chose sans défense… Le rire qui le secoue l’effraie — c’est un rire étranglé, un rire de dément. Sans défense ? Il abaisse sa main et parcourt la pièce des yeux. C’est ça, sans défense. Comme l’Antéchrist. Le Seigneur des Mouches. N’est-ce pas un des surnoms du diable ? « Tais-toi, s’enjoint-il. Tais-toi. » Il ferme les yeux en exhalant un petit gémissement. Son estomac est bouillonnant d’acides. Son cerveau se gonfle, menaçant de lui faire exploser le crâne. De douloureux élancements lui taraudent chaque muscle de la nuque et des épaules. C’est moi qui vais mourir. Pas la mouche. Moi. Il bat des paupières en entendant le bourdonnement, baisse les yeux. Ce n’est pas la mouche mais le téléphone. À bout de forces, il en haie les deux parties en tirant sur les fils, pose le socle sur le bureau vide, remet le combiné en place. Le bourdonnement s’arrête. Il se renverse dans son fauteuil. Se raidit au moment où la mouche atterrit sur sa main droite. Doux Jésus, pense-t-il. Il est incapable de bouger. Son cœur bat la chamade. La mouche en perçoit-elle l’écho dans les veines de sa main ? Il fixe sur elle un regard incrédule. Après tout ce qui s’est passé, la voici sur sa main ? Sa main ? Il observe la mouche en silence, retenant sa respiration. Elle n’est pas plus grosse ; elle est toujours la même. Ce n’était qu’une brève et sotte illusion. Et maintenant ? Elle est là sous son nez, posée sur sa main, nom de Dieu ! Le sait-elle ? Comprend-elle que l’un des deux doit mourir ? S’offre-t-elle en sacrifice pour la survie de sa santé mentale ? Mais comment procéder ? Occupée à se nettoyer les pattes, elle lui bloque la main droite. Le condamné qui attend la mort en se lissant les cheveux ? Ou le vainqueur qui se refait une beauté sur le corps monumental de sa conquête ? Pressman se détend à cette pensée. Ne la laisse pas partir ! s’adjure-t-il. C’est ta dernière chance. Laisse-la partir et c’en est fait de toi. Oui, pense-t-il alors en souriant. Lentement, il déplace sa main gauche, les yeux fixés sur la mouche. Il ne doit pas bouger sa main droite d’un cheveu. Qu’elle la garde. C’est son estrade, sa chaire. Qu’elle y fasse son sermon sur la multiplication des poissons et des pains – dans son cas, des asticots et des crottes de chien. Sa main gauche représente le Pouvoir et la Gloire. Centimètre par centimètre, il soulève son bras jusqu’à l’accoudoir et fait glisser cette main vers la poche intérieure de sa veste. Dieu merci, il n’a pas pris le temps de l’accrocher dans le placard en arrivant ce matin. Sans quitter la mouche des yeux, il atteint son portefeuille. Ses doigts se referment dessus et, lentement, le dégagent. Lentement, lentement, le font passer par-dessus l’accoudoir. Rien déplus approprié, lui vient-il à l’esprit. L’arme : lui-même. Rangé entre ces deux volets de cuir. Carte de Sécurité sociale. Assurance maladie et automobile. Cartes associatives et de crédit. Il y a même là un négatif petit format de son certificat de naissance. Toute sa vie contenue entre ces parois noires. Rien de plus approprié, donc, pour… Mon Dieu, aidez-moi, implore-t-il. Il lève lentement le portefeuille, lentement. Le regarde-t-elle, amusée ? Chacune de ces huit mille satanées facettes est-elle concentrée sur sa pitoyable tentative ? Après tous ses efforts précédents, le coup qu’il porte lui paraît incroyablement lent. Le portefeuille s’abat sur sa main, lui cinglant la peau. Il voit la mouche dégringoler, morte. Quelque chose explose en lui : un cri, une fureur, une joie bestiale. Il repousse son fauteuil et tombe à genoux sur la moquette. La mouche gît sur le dos, immobile, les pattes en l’air. Avec un grondement féroce, il la saisit entre le pouce et l’index de la main droite et la pose au creux de sa main gauche. Puis, émettant un bruit auquel il refusera plus tard de penser — une espèce de rire de gorge insane —, il l’écrase de son pouce droit, la réduisant à une pâte jaunâtre semée de fragments d’ailes et de pattes. Même lorsqu’elle n’est plus qu’une tache informe sur sa paume, il continue d’appuyer, les dents serrées, un sourire maniaque aux lèvres, un gloussement de plus en plus fort s’élevant de sa gorge. Puis le voici qui sursaute. Il lève les yeux, le cœur battant. Le téléphone sonnait. Il le regarda comme s’il ne comprenait pas de quoi il s’agissait, comme si c’était là quelque étrange appareil inconnu de son monde primitif. Il battit des paupières, réintégra la réalité, déglutit, souleva le combiné et le porta à son oreille. « Oui ? » Était-ce là sa voix ? Il détourna la tête, se racla vigoureusement la gorge, puis rapprocha sa bouche du micro. « Allô ? fit-il. — C’est vous, Pressman ? » Il frissonna. « Oui. — Masters à l’appareil. Un coup d’œil dans mon agenda vient de me rappeler que je devais passer à votre bureau en allant déjeuner. À présent il est trop tard. Une réunion qui a duré plus longtemps que prévu. Faut qu’on remette ça à un autre jour. » Pressman hocha la tête. « Entendu. — Je n’y peux rien, ajouta Masters. — Ça va de soi. » Il avait retrouvé sa voix ronde, professionnelle. « Ce sont des choses qui arrivent. On ne va pas se laisser embêter par des broutilles. — C’est ça. Je vous rappelle dans deux ou trois jours. » Pressman continua d’opiner. « Entendu. Pas de problème. » Il parlait dans le vide. Masters avait déjà raccroché. Pressman remarqua que sa main gauche tremblait quand il remit le combiné en place. Il resta assis en silence pendant plus d’une demi-heure. À un moment, ses yeux tombèrent sur la tache qu’il avait au creux de la main gauche. Il la nettoya avec un mouchoir en papier prélevé dans le tiroir de son bureau qu’il jeta ensuite dans la corbeille. À une heure seize Doreen était de retour. Il essaya de lui dire de ne pas entrer quand il l’entendit frapper, mais la porte s’ouvrait déjà. « Je suis là, monsieur… » Pressman sentit son estomac se nouer tandis qu’elle promenait un regard sidéré sur la pièce. Il prit sa respiration. « Une mouche, dit-il. M’a rendu cinglé avant que j’arrive à la tuer. » Après son départ, un grand froid saisit Pressman. Il avait compris ce que signifiait le regard de sa secrétaire. Depuis sept ans que nous louons ces locaux, il n’y a jamais eu la moindre mouche dans votre bureau, M. Pressman. « Oh », lâcha-t-il, comme si on venait de l’éviscérer. Un bourdonnement lui titilla les oreilles. Une mouche vint se poser sur le dessus du bureau à quelques centimètres de sa main droite. MESSAGES PERSONNELS La sonnerie du téléphone tira Millman de son sommeil. Il battit des paupières en reprenant ses esprits. Le téléphone sonnait toujours. « Ça va, ça va », grogna-t-il. Son bras s’extirpa de sous les couvertures et partit vers la table de chevet, à la recherche du combiné. Ses doigts se refermèrent dessus et il le porta à son oreille. « Oui ? » marmonna-t-il. Il écouta la tonalité quelques secondes, puis raccrocha brutalement avec une grimace d’irritation. Ses yeux s’écarquillèrent devant l’appareil. La sonnerie persistait. Il étendit le bras et tâtonna pour trouver l’interrupteur. L’ayant actionné, il se détourna de l’aveuglante lumière, puis décrocha de nouveau pour coller l’écouteur à son oreille. Rien que la tonalité. Millman contempla le combiné avec stupeur. Il continuait d’entendre une sonnerie de téléphone. Il lui fallu un bon moment pour se rendre compte que le téléphone sonnait dans sa tête. « J’ai les résultats des examens », lui dit le docteur Vance. Millman attendait anxieusement. « Au début, j’avais pensé à un genre d’acouphène, un bourdonnement interne, continua Vance, mais on ne constate aucun signe d’infection de l’oreille moyenne, aucune douleur, aucune fièvre ou sensation de pression dans les oreilles. — Alors quoi ? interrogea Millman. — Vous affirmez que ça ne sonne pas tout le temps ? — Seulement la nuit. Ça me réveille. — Ce ne serait pas le cas avec un bourdonnement d’oreille. Celui-ci n’aurait pas de cesse. » Inquiet, Millman observait le médecin en silence. « Ne dites à personne que le conseil vient de moi, poursuivit celui-ci, mais essayez l’ostéopathie. J’avais un ami qui souffrait de ce qui était, pour le coup, un problème d’acouphène. Une petite manipulation de la nuque, et ça a disparu. — Et si ça ne marche pas ? — Essayez d’abord », dit le médecin. Millman se retourna sur son lit avec un grognement irrité. Le téléphone sonnait à nouveau. D’un geste vif, il décrocha de la main gauche et porta le combiné à son oreille. Puis raccrocha, furieux. « Saloperie ! » lança-t-il. Étendu sur le lit, les traits altérés par l’angoisse, il écouta le téléphone sonner dans sa tête. « Vous avez procédé à tous les examens ? s’enquit le docteur Palmer. — Ça oui, répondit Millman, désespéré. Aucun signe de fracture ou de commotion. Rien d’anormal du côté des vertèbres. Pas de corps étranger non plus. Pas d’excroissance ni de tumeur, rien. Même l’ostéopathie n’a eu aucun effet. — Et ça se produit tous les soirs ? — Oui. — À la même heure ? — Trois heures du matin. Je n’arrive plus à dormir. Je reste allongé à attendre que ça recommence. — Et vous affirmez que cela ressemble à une sonnerie de téléphone. — C’est une sonnerie de téléphone, s’énerva Millman. — Et si vous y répondiez ? » proposa le docteur Palmer. Couché dans le noir, Millman écoutait la sonnerie dans sa tête. Il avait désespérément envie que ça s’arrête. Mais il était troublé par la suggestion du docteur Palmer. Une suggestion plutôt étrange de la part d’un psy. Et pourtant… Toujours cette sonnerie. Un terrible envie de décrocher le démangeait. Mais il savait que la sonnerie ne provenait pas du chevet. Cédant à une impulsion, il se représenta sa main gauche en train de décrocher le combiné. « Allô, dit-il tout haut. — Enfin ! » fit une voix masculine. Millman se ratatina au creux du matelas, son cœur battant soudain à tout rompre. « Bon Dieu, lâcha-t-il. — Doucement, fit la voix. Ne vous emportez pas. Il y a une explication toute simple. » Millman avait l’impression de ne plus pouvoir respirer. « Vous êtes toujours là ? » Millman déglutit. Il inspira non sans peine et murmura : « Oui. — Très bien. » Cela paraissait insensé, mais Millman se sentit obligé de demander : « Qui êtes-vous ? — Mon nom n’a pas d’importance. De toute façon, je ne suis pas autorisé à vous le divulguer. — C’est quoi, cette histoire ? articula péniblement Millman. — Du calme. Il n’y a aucune raison de s’énerver. Je vous ai dit qu’il y avait une explication toute simple. — Laquelle ? s’emporta Millman. — Bon. Voilà ce qui se passe. Il s’agit d’un projet gouvernemental. Top secret, cela va sans dire. Il faudra tenir votre langue. Question de sécurité nationale. » La mâchoire inférieure de Millman s’affaissa. Sécurité nationale ? « Je n’entrerai pas dans les détails, poursuivit la voix. Vous savez où en est la situation internationale. Notre gouvernement entretient en permanence tout un réseau d’espionnage. Il nous faut connaître les agissements de l’autre bord. — Mais… — Contentez-vous de m’écouter. Nous avons dans le monde entier des agents qui nous tiennent informés. Mais la transmission de leurs messages a toujours présenté des risques. Tôt ou tard, quels que soient les moyens qu’ils utilisent, ils se font repérer. C’est pourquoi nous expérimentons la communication intracérébrale. — Intracérébrale… ? — C’est cela. Une méthode qui permettra à nos agents de transmettre leurs informations sans aucun risque d’interception. Je ne parle pas de télépathie ou de quoi que ce soit de ce genre. Il s’agit d’un implant microscopique. » Millman se raidit. « Hein ? — Ne vous affolez pas. Si c’est assez minuscule pour avoir échappé à vos examens médicaux, ce n’est pas cela qui va vous tracasser. » Millman essaya de parler mais ne put émettre un son. « Vous vous demandez sans doute pourquoi vous avez été choisi pour cette expérience, continua la voix. En fait, vous n’êtes pas le seul. Impossible de vous dire combien vous êtes, mais c’est considérable. Quant à la façon dont vous avez été choisi, c’était mathématique. Un système de recherche aléatoire. — Je ne comprends pas. — Pour être tout à fait franc, vous êtes peu nombreux jusqu’ici à avoir répondu à notre appel. Les autres sont encore convaincus de souffrir d’un mal physique et vont de médecin en médecin. Nous vous félicitons d’avoir eu assez d’imagination pour répondre à la sonnerie — car c’est bien d’une sonnerie de téléphone qu’il s’agit. » Millman rassembla son courage. « Mais… — Nous ne vous avons pas demandé votre avis, acheva la voix à la place de Millman. Exact. Et nous nous excusons que cela vous ait perturbé. Mais… compte tenu des circonstances, il était délicat de solliciter votre accord. Quoi qu’il en soit, nous ne vous dérangerons plus autant maintenant que nous avons établi le contact. — Ça va durer longtemps ? — Désolé. La décision ne m’appartient pas. » Dans sa tête, Millman perçut le bruit caractéristique d’un combiné remis en place. Il retomba sur son oreiller ; il était resté appuyé sur son coude tout le temps de sa conversation avec l’homme. Malgré sa détresse, il était soulagé de ne plus entendre la sonnerie. Il ne tarda pas à sombrer dans un profond sommeil. Millman fut réveillé en sursaut par la sonnerie qui retentissait dans sa tête. Les yeux grands ouverts, il se retourna dans son lit. « Non », dit-il. Cinq jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec l’homme. Il s’était mis à espérer que c’était fini ; qu’il ne recevrait plus d’appel ou qu’il avait rêvé tout cela. Avec une grimace, il décrocha le combiné imaginaire. « Oui ? » La sonnerie persista. Désarçonné, Millman visualisa le téléphone aussi nettement que possible, souleva le combiné et le porta à son oreille. « Allô ? » articula-t-il. Encore et toujours la sonnerie. Était-ce parce qu’elle n’avait pas retenti depuis cinq jours qu’elle lui paraissait si douloureusement stridente ? Il se représenta sa main en train d’empoigner le combiné. « Allô ! » Toujours la sonnerie. Millman gémit. Le bruit lui vrillait le cerveau. Il serra les dents, grimaçant de douleur. Et le téléphone de s’obstiner à sonner. Millman répétait mentalement le geste de décrocher. « Allô ! » Soudain la voix de l’homme répondit : « Inutile de hurler. — Ça, par exemple ! — Du calme. — Du calme ? Ça fait dix minutes que le téléphone sonne dans ma tête ! — Cinq, corrigea l’autre. — Mais pourquoi ? — Du boulot par-dessus la tête, dit l’homme avec humeur. Vous n’êtes pas la seule ligne dont je m’occupe, vous savez. — Excusez-moi, fit Millman d’une voix mal assurée. Mais vous… » Il s’interrompit pour se renfrogner. « Pourquoi ces sonneries incessantes alors ? — Ah, je sonnais ? Je ne m’en rendais pas compte. » Abasourdi, Millman entendit le déclic qui mettait fin à la conversation. Quelques secondes plus tard, le téléphone se remit à sonner. Malgré ses tentatives répétées pour y répondre, il n’entendit personne. La sonnerie se prolongea pratiquement jusqu’à l’aube. Les yeux écarquillés, les dents serrées, Millman s’agrippait aux draps. « Je m’inquiétais de votre sort », lui dit le docteur Palmer. Millman inspira avec peine. « Je pensais tenir la solution, mais jusque là je préférais la garder pour moi. — Quelle solution ? » Quand Millman eut achevé son récit, le docteur Palmer l’observa sans dire mot. Millman déglutit nerveusement. « Je commets sans doute une erreur en vous en parlant, dit-il, incapable de supporter le silence. Mais ce type me rend fou, à m’appeler toutes les nuits de trois à six sans jamais se manifester. » Le docteur Palmer ouvrit la bouche, hésita, puis lâcha : « Vous croyez à cette histoire ? » Millman le regarda sans comprendre. « Vous croyez à cette histoire de projet gouvernemental secret ? — Eh bien… » Millman se tut, embarrassé. « C’est ce qu’il dit. Il… » L’expression du docteur Palmer l’arrêta. « David, est-ce que ça vous paraît tenir debout ? » Millman chercha une réponse. « Je… » Un temps. Il rassembla son courage. « J’entends le téléphone sonner. J’y réponds. La voix me parle. Je n’invente rien. — David, soupira Palmer, réfléchissez. Un projet secret du gouvernement ? Des citoyens choisis au hasard ? Des téléphones microscopiques implantés à leur insu dans leur tête ? Des agents des services secrets des États-Unis transmettant leurs informations de cette façon ? » Il jeta un regard de défi à Millman. Celui-ci lui rendit son regard. Il lui semblait qu’une chape de plomb pesait sur ses épaules. Dieu du ciel, pensa-t-il. Il combattit cette impression d’écrasement. « Mais j’entends cette sonnerie, insista-t-il. J’entends la voix de cet homme. — David, sans vouloir vous alarmer, répliqua le docteur Palmer, entendre des voix dans sa tête est un symptôme vieux comme le monde. » Ce soir-là, Millman termina son repas par du café noir. Il tenait à rester lucide. Allongé dans l’obscurité, bien calé sur les oreillers de la tête de lit, il attendait que la sonnerie du téléphone se déclenche. Tout en repensant aux paroles du docteur Palmer. Son allusion aux voix dans la tête l’avait mis en colère. Palmer insinuait-il qu’il était fou ? « Pas du tout, l’avait-il rassuré. Simplement vous subissez une sorte de pression mentale. Et votre esprit cherche un moyen de rétablir l’équilibre. — En imaginant cette histoire de projet gouvernemental top secret ? s’était raidi Millman. — Les moyens mis en œuvre par le cerveau humain pour réagir à des problèmes intimes sont innombrables », lui avait expliqué Palmer. Pas un bruit dans la pièce. Millman n’entendait que le bourdonnement du réveil électrique sur la table de chevet. Palmer avait-il raison ? Que le gouvernement se donne tant de peine pour un projet aussi extravagant, voilà qui paraissait en effet plutôt tiré par les cheveux. Mais d’un autre côté… Millman grimaça de colère. De toute façon, tout cela était hors de propos. Si, comme c’était le cas depuis une semaine, l’homme ne répondait plus, qu’est-ce que cela changeait ? Palmer était peut-être convaincu que la voix allait de nouveau lui parler parce qu’elle en éprouvait le besoin, mais il n’allait certainement pas… Millman faillit s’étrangler et sa tête alla cogner contre la tête de lit au moment où retentit la sonnerie. Son regard fila vers le réveil. Trois heures. Il laissa sonner pendant trente secondes avant de décrocher mentalement. « Oui ? — Nous sommes très mécontents de vous, dit la voix d’un ton qui glaça Millman. On vous avait demandé de ne rien dire de ce projet, non ? » Millman déglutit péniblement. « Non ? claqua la voix. — Si, mais… — On vous avait dit que c’était une question de sécurité nationale, le coupa l’autre. Et pourtant, vous en avez parlé à votre médecin. » Millman, oppressé, avait la respiration sifflante. « Comment le savez-vous ? demanda-t-il avec un filet de voix. — Devinez. Si nous entendons votre voix quand vous nous parlez… » Il laissa sa phrase en suspens. Millman frissonna. Tout ? pensa-t-il, en plein désarroi. Tout ce que je dis ? Il s’efforça de faire front. « Alors vous savez ce qu’il pense à votre sujet. — Naturellement, fit l’homme avec mépris. Je ne suis pas l’agent 25409-J. Je ne suis pas William J. Lonsdale. Je ne suis pas marié, père de trois enfants. Je ne travaille pas pour la C.I.A. Je suis votre foutu subconscient. Grand Dieu, Millman. Qu’est-ce qui vous prend ? » Il n’avait pas de réponse prête. Immobile, il avait le regard perdu dans le noir. Il crut percevoir la respiration de l’homme à l’autre bout de la ligne. « Écoutez, reprit celui-ci. On va essayer de vous débrancher du circuit. Ça fait une semaine qu’on s’y emploie, ce qui explique notre silence. Cela devient priorité maintenant que vous avez craché le morceau à votre médecin. Bon sang, Millman ! » Il entendit raccrocher. Violemment. « Mais vous ne voyez pas ? dit Palmer avec un sourire. Votre subconscient s’est fâché de voir sa ruse percée à jour. Nous progressons, David. — Il a dit qu’il allait me mettre hors circuit. » Le docteur Palmer secoua la tête sans se départir de son sourire. « Il n’en fera rien. Il a des choses à dire. — Et si je ne veux plus l’entendre ? — David. David. Réfléchissez. Vous bénéficiez d’une occasion incroyable : celle de dialoguer avec votre propre subconscient. — Et si la voix continue de me harceler ? » Le médecin eut un geste désinvolte. « Vous raccrochez. » Quand le téléphone retentit dans sa tête, Millman hésita à décrocher. L’écho strident de la sonnerie lui mettait les nerfs à vif. Mais il la préférait au ton agressif de l’homme. Il resta immobile sur le lit, plein de réticence. Pouvait-il lui raccrocher au nez ? Pouvait-il ensuite laisser le téléphone invisible décroché, rendant ainsi tout appel impossible ? Il imaginait la tonalité dans sa tête, puis la voix d’une opératrice lui conseillant de raccrocher s’il voulait composer un appel. Millman fronça les sourcils. Voilà qu’il commençait vraiment à penser comme un type qui perdait la boule. Brusquement, il se saisit du combiné imaginaire. « Allô ? dit-il. — Merci de répondre », fit l’homme. Millman se contracta. Qu’est-ce qu’il y a encore ? « Excusez-moi d’avoir manqué de tact lors de notre dernier entretien, continua l’autre. C’était déplacé. — C’est le moins qu’on puisse dire, lui décocha Millman. — J’en suis navré. » Et sans attendre de réponse, l’homme enchaîna : « Écoutez, je vais être franc avec vous. » Les yeux de Millman s’étrécirent. Tiens donc ? « Cette histoire de secret d’État, continua la voix. C’est un bobard. » Sans réfléchir, Millman éleva sa main gauche à hauteur de ses yeux et la contempla comme s’il tenait effectivement un combiné. « Il n’existe rien de tel, avoua l’homme. Votre docteur Palmer avait raison. Cela n’a aucun sens. Des téléphones microscopiques implantés secrètement dans la tête des gens ? Incroyable que vous ayez marché. » Millman en bafouilla d’indignation. « Je vais vous expliquer de quoi il retourne. Mon nom restera secret au cas où me dénonceriez à la police. Ils m’enfermeraient et jetteraient la clé s’ils savaient. — Qu’est-ce que ça va être cette fois ? explosa Millman, furieux. — Je suis un inventeur. J’ai conçu un appareil émetteur d’ondes courtes qui pénètrent le cerveau de quiconque en est la cible et permettent d’établir le dialogue. Vous êtes le premier. » Millman n’aurait su dire ce qui l’emportait en lui de la fureur ou de l’horreur. Le choc des émotions continuait de le laisser sans voix. « C’est aussi dur à avaler que cette histoire de projet gouvernemental, je sais. Les autorités adorerait mettre la main sur cette invention, croyez-moi. Mais je la détruirai avant. Je tremble à l’idée de ce qu’en ferait le pouvoir. Jamais je ne… » Millman ne le laissa pas finir. « Pourquoi me faire ça à moi ? s’emporta-t-il. — Comme je vous le disais, répondit l’autre patiemment, vous êtes mon premier sujet. Comme je n’avais pas le cran de vous expliquer ce qui se passait en réalité, j’ai inventé cette histoire de projet gouvernemental, mais pendant tout ce temps… » Millman ne put se contenir. « Foutaises ! explosa-t-il. Je ne crois pas plus à cette histoire qu’à la première ! Vous n’êtes pas inventeur ! Mon psy a raison depuis le début ! Vous êtes mon propre… — Imbécile ! Pauvre imbécile ! » Millman tenta de riposter mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. « Tu ne peux pas t’en tenir là, hein ? persifla l’homme. Tu ne peux pas me laisser agir à ma guise. Non ! Pas toi ! Monsieur est bien trop malin pour ça ! » L’ébauche de réplique de Millman se perdit dans les vociférations bestiales de l’autre. « Eh bien, non, tu n’es pas malin ! Loin de là ! Tu es un abruti ! Tu l’as toujours été ! Un abruti et un imbécile ! Tu es un crétin, Davie ! » Millman sursauta en attendant raccrocher avec fracas. Il resta muet de stupeur, le souffle court. Il connaissait cette voix. Le docteur Palmer l’observait en silence. Millman inspira avec difficulté. « Il faut que je vous confie quelque chose sur ma famille, dit-il. Quelque chose que je ne vous ai jamais raconté. — Oui ? — Ma mère souffrait de double vue. Je veux dire qu’elle était médium. Je n’entrerai pas dans les détails, mais elle l’a prouvé à maintes reprises. — Ah ? fit Palmer sans se compromettre. — Je pense avoir hérité de ses dons. » Le médecin eut du mal à réprimer son agacement. « Vous suggérez… — Je vous informe, coupa Millman avec irritation. Vous aviez raison. Ce n’est ni un projet secret du gouvernement ni ce qu’a soutenu l’homme hier soir. — Mais plutôt…, l’encouragea Palmer. — C’est mon père. » Le médecin ne fit aucun commentaire. Il se frotta les paupières du pouce et de l’index gauches. Millman éprouva une pointe de rancœur. Palmer ouvrit les yeux. « Vous croyez qu’il communique avec vous de l’au-delà ? » Millman acquiesça, les traits durs. « C’est ça. » Le médecin soupira. « Très bien. Parlons-en. » Dès la première sonnerie, Millman décrocha le combina imaginaire. « C’est moi. — Quelle promptitude, fit la voix. — Je sais qui vous êtes. — Ah bon. » Millman eut la vision fugitive d’un sourire narquois sur le visage de son père. « Parfaitement. Bonsoir, papa. — Ainsi tu m’as démasqué », gloussa l’homme. Millman ne put réprimer un sanglot. « Pourquoi fais-tu ça ? — Pourquoi ? s’étonna la voix. Pourquoi j’ai envie de parler à mon fils unique ? C’est toi qui demandes ça, Davie ? C’est donc si difficile à comprendre ? » Et voilà que Millman pleurait. Des larmes ruisselaient sur ses joues, mouillant la taie d’oreiller. « P’pa, murmura-t-il. — À présent, écoute-moi », continua la voix de son père. La poitrine de Millman était secouée de sanglots. « Tu m’écoutes ? — Oui. » Millman se frotta les yeux d’une main tremblante. « Si je t’appelle, c’est parce qu’il m’a semblé que tu devais être informé de certaines choses. — Lesquelles ? — Tu ne vois pas ? — Non », renifla Millman en passant un doigt sous son nez qui coulait. Son père poussa un profond soupir. « Dans ce cas, il faut que tu saches. » Millman patienta. « Tu es un raté, fit la voix du père. — Quoi ? — Tu veux des explications ? Tu y tiens vraiment ? Très bien. Alors pas de quartier. Tu as épousé une garce. Tu l’as laissée te saigner à blanc. Monter tes deux fils contre toi. Te prendre jusqu’à ta chemise lorsque vous avez divorcé. Tu l’as laissée te déposséder de ta virilité. » Et puis, tu es un raté dans ton travail. Tu te laisses marcher sur les pieds par ton crétin de patron. Tu te frottes à ses jambes et le laisses te traiter comme une merde. Une merde, Davie ! Pas la peine de nier ! Tu sais que c’est vrai ! Tu as tout raté dans ta vie et tu le sais ! » Millman se sentait comme paralysé dans son corps et dans son âme. « Peux-tu nier une seule de mes paroles ? » le défia son père. Millman sanglota. « Papa, murmura-t-il plaintivement. — Pas de papa qui tienne, pauvre raté ! lui retourna son père d’une voix cinglante. J’ai honte que tu sois mon fils ! Dieu merci, je suis mort et je n’ai pas à te voir jouer les punching-balls à longueur de journée ! — Papa, non ! » éclata Millman, au supplice. Le docteur Palmer quitta son fauteuil et se dirigea vers la fenêtre. Millman, qui ne l’avait jamais vu faire cela, le regarda, mal à l’aise, tout en tamponnant ses yeux rougis à l’aide d’un mouchoir détrempé. Le médecin se campa devant la fenêtre, le dos tourné, et s’absorba dans la contemplation de la rue. Un moment plus tard, il regagna son fauteuil et s’y laissa tomber avec un soupir exténué. Il scruta Millman en silence. Qu’y avait-il dans ce regard ? se demanda celui-ci. De la compassion ? Ou de la lassitude ? « Je ne procède pas ainsi habituellement, commença Palmer. Vous connaissez ma méthode : vous laisser trouver les réponses vous-même. Cependant… » Il exhala longuement et croisa les mains sous son menton. « Je ne me sens pas autorisé à laisser les choses se poursuivre de la sorte. J’ai quelque chose à vous dire. Et c’est… » Il grimaça. « …arrêtez, Davie. » Millman fixa un regard ahuri sur le psy. « Je ne crois pas – pas plus que je ne crois à ces histoires de projet gouvernemental secret ou d’inventeur — que votre père communique avec vous par-delà la tombe. Je crois, et cela depuis le début, que votre subconscient a trouvé un moyen audible de s’adresser à vous. Qu’il essaie de trouver un moyen de résoudre vos problèmes psychologiques. — Mais c’est sa voix, insista Millman. — David… » La voix de Palmer s’était raffermie. « Vous avez cru que cette voix était celle de l’agent secret 25409-J. Puis, quoique brièvement, celle d’un inventeur. Vous ne voyez pas que votre subconscient peut adopter n’importe quelle voix de son choix ? » David nageait en plein désarroi. Il savait qu’il ne supporterait plus le flot d’insultes déversé par son père. Et en même temps l’idée de rompre le contact avec lui le rendait malade. « Que dois-je faire ? demanda-t-il d’une voix éteinte. — Faites face, l’encouragea Palmer. Refusez de souffrir en silence et répliquez. Contre-attaquez. Exigez des réponses, des explications. Défendez-vous. C’est votre subconscient, David. Écoutez-le, mais ne le laissez pas vous harceler. Prenez l’initiative. » Millman se sentait épuisé. « Si seulement je pouvais dormir, murmura-t-il. — Pour ça, j’ai ce qu’il vous faut. » Ce soir-là, il n’eut pas la force d’affronter la voix. Il suivit les prescriptions du docteur Palmer et avala deux comprimés. Il dormit d’un sommeil de plomb. Si le téléphone sonna dans sa tête, il n’entendit rien. Sa nuit de repos lui fut bénéfique. Le lendemain, au bureau, il en vint à trouver M. Finch presque supportable. Un instant, il faillit même lui répondre mais réussit à se contenir. Inutile de perdre son travail par-dessus le marché. Dans la soirée, il pensa à Elaine et aux gosses. Cette voix — dont peu importait à qui elle appartenait — avait-elle dit la vérité ? Elaine était-elle bien une garce qui avait monté ses fils contre lui ? Cela expliquait-il pourquoi ils se montraient si distants quand ils venaient le voir ? Il avait pensé que cela était dû à la rareté de leurs retrouvailles ; qu’il était pratiquement devenu un étranger pour eux. Et s’il y avait autre chose ? Vrai, le divorce avait été prononcé de telle façon qu’il le laissait sans grandes ressources. Mais cela avait été son choix. Rien ne l’avait obligé à être aussi conciliant. À force de ruminer, Millman se retrouva remonté comme un ressort, prêt à affronter la voix. À trois heures du matin, lorsque la sonnerie retentit dans sa tête, il porta prestement le combiné imaginaire à sa tempe. « J’écoute. — Vraiment, Davie ? fit la voix de son père, méprisante. — Tu peux laisser tomber. — Laisser tomber quoi, mon petit ? » Le ton était moqueur. Millman rassembla son courage. Il lui fallut faire appel à tout ce qu’il possédait de volonté pour affronter cette voix qui l’avait intimidé durant toute son enfance et son adolescence. « Tu n’es pas mon père », dit-il. Silence. Puis la voix lâcha : « Vraiment ? — Non, fit Millman d’un ton qu’il voulait ferme. — Qui suis-je alors ? Le roi de Siam ? » Une vague bouffée de colère fit tressaillir Millman. « Je ne sais pas, concéda-t-il. Mais pas mon père. — Tu es un petit imbécile. Tu as toujours été un petit imbécile. — Je te mets au défi ! coupa Millman. Tu n’es pas mon père ! — Alors qui ? — Moi ! Mon subconscient ! — Ton subconscient ? » Et la voix de partir d’un rire explosif, dément, un rire de détraqué. « Arrête ça. » Le rire continuait, incontrôlable, enragé. Millman se représenta un visage livide et déformé, les yeux fixes et fous. « Arrête ça ! » répéta-t-il. Le rire gagna en hauteur et en intensité. Commença à résonner dans sa tête. Il dut s’y reprendre à trois fois pour raccrocher mentalement et y mettre fin. Les mains prises de tremblote, il avala deux comprimés. Lorsque le téléphone se remit à sonner, il s’efforça de l’ignorer et, les nerfs tendus, attendit de sombrer dans un sommeil de plomb. La petite femme brune ouvrit à Millman et le considéra d’un air inquisiteur. Elle ne faisait pas son âge. « Je vous ai appelé cet après-midi, dit-il. Je suis le fils de Myra Millman. — Ah, oui. » Un sourire découvrit les fausses dents de Mme Danning tandis qu’elle s’effaçait devant lui. Une odeur d’encens flottait dans le salon plongé dans la pénombre. Millman remarqua les croix et les icônes sur les murs en se dirigeant vers la chaise que lui désignait le petit bout de femme. Il s’assit en espérant qu’il ne commettait pas une erreur. Il imagina un instant la réaction du docteur Palmer. À cette pensée, il sentit sa gorge se parcheminer. Mme Danning se percha sur une chaise en face de lui et lui demanda de répéter son histoire. Millman lui raconta tout, du début jusqu’au rire de dément. À la mention de ce rire, Mme Danning hocha la tête et déclara : « C’est peut-être là un indice. » Que voulait-elle dire ? Anxieux, il la regarda fermer les yeux et prendre de longues inspirations, les mains sur les genoux, les paumes vers le haut. Au bout de quelques minutes, les traits de la femme se figèrent en une expression de mépris. « Alors maintenant tu vas voir un médium. » Mme Danning découvrait tellement ses dents que Millman pouvait voir ses gencives blêmes. « Tu ne veux rien entendre, hein ? Il faut que tu t’obstines dans tes recherches. Pauvre petit con ! » Millman tressaillit sur sa chaise, les yeux rivés sur le médium. Elle s’était mise à se balancer d’arrière en avant, un vague bourdonnement montait du fond de sa gorge. « Oui, dit-elle enfin. Oh, oui. » Elle répéta ces mots tant de fois que Millman finit par en perdre le compte. Au bout d’une dizaine de minutes, elle rouvrit les yeux et regarda Millman. Il fit mine de parler mais elle l’arrêta d’un signe de la main. Elle prit un verre d’eau sur la table voisine et le but jusqu’à la dernière goutte. Soupir. Puis : « Je crois qu’on y est », dit-elle. « Bon sang, David ! » s’écria Palmer. Millman n’avait jamais perçu un tel accent de reproche dans la voix du psy. « Je ne voulais pas revenir, dit-il, sur la défensive. Je ne voulais pas vous en parler. Mais j’ai pensé que vous seriez compréhensif. — À propos de ce que cette femme vous a raconté ? se scandalisa Palmer. Comme quoi vous seriez possédé par un… un… » Il eut un geste excédé. « Un esprit égaré, s’obstina Millman. Une âme désincarnée retenue sur terre par le magnétisme des vivants et prête à tout pour… — David, David. » Palmer semblait partagé entre l’exaspération et le désespoir. « On régresse. Chacune de nos séances nous entraîne un peu plus bas. — L’esprit n’est pas en paix, s’entêta Millman. Il veut renouer avec la vie. Alors il envahit mon esprit… — David ! l’interrompit le psy. Je vous en prie ! » Millman se leva brusquement. « Oh, et puis à quoi bon ? marmonna-t-il. — Asseyez-vous », lui enjoignit Palmer. Millman hésita, debout devant sa chaise. « S’il vous plaît », ajouta calmement le médecin. Millman resta d’abord immobile, puis il se rassit. Une sourde rancune se lisait sur ses traits. « Je ne crois pas que vous vous rendiez compte… — Je me rends compte que vous êtes soumis à rude épreuve, trancha le docteur Palmer. — Mais vous ne croyez pas un mot de ce que je dis. — Enfin, David, réfléchissez. Pensiez-vous qu’il en serait autrement ? » Soupir de lassitude. « Non, pas vraiment », concéda-t-il. Jamais il n’avait été aussi partagé – aussi déchiré entre le désir et la crainte. D’un côté, il avait envie que le téléphone sonne dans sa tête afin d’élucider cette folie. De l’autre, il était terrifié par ce qui risquait d’arriver s’il répondait. C’était facile pour Palmer d’affirmer que tout cela relevait de son subconscient. Mais s’il se trompait ? Millman remâchait cette idée pour la centième fois lorsque le téléphone se mit à sonner dans sa tête. Il prit une longue inspiration, emplissant puis vidant méthodiquement ses poumons. Très bien, se dit-il. Le moment était venu. Il se représenta le téléphone. Sa main gauche qui décrochait. Sentit presque le combiné contre sa joue. « Oui, dit-il tout haut. — C’est ton père. — Non, fit Millman. — Qu’est-ce que tu as dit ? » L’image mentale de son père lui apparut — les lèvres pincées, l’air sévère. « Tu n’es pas mon père. — Qui suis-je alors ? — Je n’en sais rien, déplora Millman. Tout ce que je sais, c’est que tu n’es pas mon père. » Curieusement, il en avait à présent la conviction. « Tu as raison », reconnut la voix. Millman sursauta. Un nouveau stratagème ? « Dans ce cas, qui es-tu ? — Il s’agit d’un projet gouvernemental top secret, je suis l’agent 25409-J..., commença la voix. — Halte-là, dit Millman entre ses dents. Ne remets pas ça. Je ne marche plus. — Je suis un inventeur. J’ai créé un appareil qui permet… — Inutile d’aller plus loin. — Bon, je suis ton père. — Assez, merde ! cria Millman. — Très bien. Je suis un esprit enchaîné à la terre qui a pris possession de toi. — Bon sang, y en a marre ! » explosa Millman, dont le cœur battait désormais à tout rompre. « Très bien. Ici Krol. Je vous parle de la planète Mars. — Je raccroche. » Et Millman de s’imaginer en train de s’y employer. « C’est trop tard. Tu ne pourras pas. » Millman se raidit. « Mais si. » Il renouvela sa tentative. « Puisque je te le dis ! Tu ne peux plus. » Millman étouffa un cri de terreur et essaya encore. « Tu as raison d’avoir peur, fit la voix. Car je vais te tuer. » Un frisson parcourut Millman. Il plaqua le combiné sur sa fourche imaginaire. « Je vais te tuer, répéta la voix. — Fiche le camp ! — N’y compte pas. » D’un ton ou perçait un amusement cruel. « Tu es à moi, mon petit goret. Tu ne sais pas qui je suis en réalité ? — Fichez le camp ! » Un trémolo traversa la voix de Millman. — C’est bon. Je vais te dire qui je suis. J’ai plusieurs noms. L’un d’eux est le Prince des Menteurs. N’est-ce pas drôle, ça ? » Millman secoua la tête, les dents serrées, bataillant toujours pour raccrocher le combiné. « Tu perds ton temps, mon petit goret. C’est moi qui commande à présent. Tu veux entendre d’autres noms ? Seigneur de la Vermine. Prince des Pécheurs. Serpent. Bouc. Le Malin. Le diable ! Elle est bien bonne celle-là, non ? — Va-t-en ! hurla Millman. Je ne t’écoute plus ! — Oh, que si ! Désormais tu m’appartiens et je vais te tuer ! » Et le rire de dément d’éclater de nouveau. Millman s’empara du flacon de comprimés. « C’est inutile, jubila l’autre. Tu ne peux plus m’échapper. » Millman ne prit pas la peine de répondre. En proie à un tremblement incontrôlable, il décapsula le flacon et fit tomber deux comprimés dans sa paume. « Deux ? Ce n’est pas la moitié de ce qu’il faudrait, mon vieux. Tu ne m’échapperas pas. Tu es à moi et je vais te tuer. » Le rire résonna de nouveau dans quelque caverne de son esprit. Millman avala les deux comprimés sans se soucier de l’eau qui lui dégoulinait sur le menton. « Même pas la moitié de ce qu’il faudrait ! » exulta la voix entre deux éclats de rire déments. Millman avala un autre comprimé, puis un autre, les fit descendre d’une gorgée d’eau. « Même pas la moitié ! hurlait la voix. Tu m’as laissé t’habiter trop longtemps ! » À présent, Millman enfournait les comprimés, les faisant suivre d’une gorgée d’eau. Son verre fut bientôt vide. Tant pis. Il avala les derniers à sec, le visage transformé en un masque de terreur. « Projet secret ! braillait la voix. Inventeur ! Père ! Esprit enchaîné ! Krol depuis Mars ! Le diable ! Prends un autre comprimé, David ! » Millman, désormais couché en chien de fusil, était secoué de tremblements. Mon Dieu, je vous en supplie, tirez-moi de là, priait-il en sanglotant. — Tes désirs sont des ordres », dit enfin la voix. Le téléphone sonna à l’intérieur de sa tête. Allongé sur son lit, les mains sous la nuque, il eut un grand sourire. Puis, laissant échapper un gloussement, il décrocha mentalement. « Ouiiiii, modula-t-il. — S’il te plaît, implora la voix. — S’il te plaît ? fit-il comme s’il ne comprenait pas. S’il te plaît quoi ? — S’il te plaît, laisse-moi revenir. — Pas question, gronda-t-il. Après tout le mal que je me suis donné ? À t’occuper au point que tu n’as rien vu venir ? Après toute cette peine, tu veux que je te laisse revenir ? » Son visage se transforma en un masque d’animosité féroce. « Jamais, pauvre con. Tu es hors-jeu pour de bon. — Non ! » cria la voix. Il ricana. « Bon, faut que j’y aille, coco. » Il raccrocha avec un petit rire de gorge en imaginant l’expression effarée de Davie. Il essaierait encore, le pauvre nul, c’était sûr. En attendant, il dressa ses plans pour le lendemain. D’abord, appeler Elaine. Plus un sou à cette garce. Et qu’elle dise aux deux crétins qu’elle a pondus de me foutre la paix. Quant à Fitch — ses yeux s’allumèrent — quelle joie ce serait de lui balancer son poing dans sa sale gueule et de plaquer ce boulot qui ne menait nulle part. Et puis rigoler. Voyager. Des femmes. Prendre du bon temps. Des femmes. Il penserait à l’argent une fois à sec. Quant à Palmer — il éclata de rire — il avait tout bon depuis le début, l’enfoiré. Mais qu’il essaie de présenter sa facture ! Il riait tout seul à cette idée lorsque le téléphone se mit à sonner dans sa tête. Avec un sourire mauvais, il se concentra pour arracher tous les fils. La sonnerie cessa aussitôt. Et voilà, se dit-il. Il n’avait plus besoin de cette ligne. ITINÉRAIRES DE L’ANGOISSE par Daniel Riche Le maître mot est angoisse. Pas terreur, comme on l’a trop souvent écrit. Et encore moins horreur, qu’il tient pour « quelque chose de viscéral, de physique » qui ne l’intéresse pas[1]. Mais angoisse. Ou alors, si, peut-être terreur, mais parce que Matheson sait bien, comme Scutenaire, que, dans ce monde-ci, on n’a qu’elle pour se défendre contre… l’angoisse, précisément. Pendant un temps, Richard Matheson a passé pour un écrivain de science-fiction. Ce n’était qu’un malentendu, aujourd’hui à peu près dissipé… mais à peu près seulement puisque dans le journal belge Le Soir illustré, Alain Van Der Eecken parlait encore de lui comme d’une « figure mythique de la SF » dans un article paru en mai 2000 ![2] Comme quoi, quand on tient une formule, même approximative, on s’y accroche… On a aussi voulu en faire un « maître de l’horreur », le reléguant ainsi au rang des O.S. de l’effet sanglant des pulps d’antan. Et là, le malentendu persiste… On a voulu, enfin, voir en lui un technicien, une sorte de « super-pro » capable de vous raconter n’importe quelle histoire avec les mots qu’il faut pour faire mouche à tous les coups. C’est le cas de Jacques Finné, par exemple, dans le tome II de son passionnant Panorama de la littérature fantastique américaine[3]qui écrit, à propos du prétendu « virage » de Matheson après 1960 : « Ce n’est plus un génie, un grand couturier, c’est un technicien parfait, un spécialiste du prêt-à-porter (de luxe, certes, mais du prêt-à-porter tout de même). Plus de grandes surprises, une impression parfois énervante de produit reproduit, d’un auteur se prenant lui-même comme modèle. Bref, il a substitué le métier à l’invention. » L’ennui, c’est que Matheson possède bel et bien ce « métier », que beaucoup de ses confrères seraient en droit de lui envier. Mais, selon moi, même après 1960, il demeure beaucoup plus qu’un « simple » technicien. Bien que né dans le New Jersey le 20 février 1926, Richard Matheson se situe dans la tradition de ces écrivains de la côte Ouest qui ont donné naissance, vers la fin du XIXe siècle, à une nouvelle génération de « héros » névrosés. Matheson, qui vit maintenant en compagnie de sa femme à Calabasas, est un authentique écrivain californien comme le confirment, du reste, ses contributions fréquentes à la bonne marche de la machine hollywoodienne. Son œuvre, placée pour sa plus grande part sous le signe du fantastique, ou plutôt de la fantasy, pour employer un terme anglo-saxon plus riche en connotations que le mot français « fantastique » (mais qu’il ne faut absolument pas confondre avec le sens que l’on donne aujourd’hui au mot fantasy en France !), s’articule autour d’un certain nombre de préoccupations d’ordre quasi métaphysique que l’on retrouve à peu près dans toute l’histoire de la littérature de l’Ouest, Chicago compris. Au cœur de ces préoccupations, l’angoisse, cette « disposition fondamentale qui nous place face au néant », et la solitude[4], mais aussi la hantise d’un certain déterminisme, d’une certaine inéluctabilité des choses et des événements, et le sentiment de la profonde vulnérabilité du genre humain. Pour Matheson, cependant, le recours fréquent à la nouvelle, quant à la forme, et à la fantasy (au sens premier et anglo-saxon du terme… on ne le répétera jamais assez !), quant au fond, lui permettent d’exprimer ces préoccupations avec plus d’acuité et même plus d’efficacité que la plupart de ses confrères œuvrant dans le mainstream. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ou relire « Né de l’homme et de la femme »[5], son premier texte publié et sa nouvelle la plus célèbre à ce jour. Avec une étonnante économie de moyens qui sera, par la suite, l’une des caractéristiques essentielles de son style, Matheson nous propose une « lecture » du monde opérée par une créature authentiquement tragique dont nous devinons la monstruosité au travers du langage qu’elle emploie pour nous parler de ce qui nous est familier. Il y a là un renversement de perspective auquel Matheson aura souvent recours, sans que cela tourne jamais au procédé, et c’est de ce renversement même que naît l’isolement du narrateur par quoi se manifeste le caractère profondément angoissant de ce récit. Cette nouvelle, Matheson l’écrivit à l’âge de vingt-trois ans. Dès sa parution, en 1950, dans les pages de The Magazine of Fantasy & Science Fiction, elle fut saluée comme un chef-d’œuvre et valut à son auteur d’être tenu pour un maître par l’ensemble des amateurs de fantastique et de science-fiction de langue anglaise. Comme le remarque Alain Dorémieux dans Miasmes de mort[6], c’est un « cas rare et exemplaire que celui d’un auteur débutant à qui un court texte de quelques pages suffit pour s’imposer et se faire connaître comme un maître ». Voilà qui donne bien la dimension du personnage… Notons en passant que bien des lecteurs français, mus par cet académisme bon chic bon genre qui fait presque toujours passer nos compatriotes à côté de l’essentiel, crurent voir dans « Né de l’homme et de la femme » une nouvelle inspirée de Kafka[7] !… Il y en eut tout de même pour s’enthousiasmer lorsque ce conte parut en France, mais ils ne furent pas légion au début, et Alain Dorémieux, alors secrétaire de rédaction de Fiction, dut se livrer à une véritable explication de texte dans les mois qui suivirent sa parution dans les pages de la revue pour rassurer ( !) ceux qui n’avaient pas compris. Pourtant, ce même Dorémieux, en traduisant ce qui allait devenir pour longtemps « Journal d’un monstre », avait déjà mis plus de points sur les « i » que n’en comporte la version originale en obtenant, par exemple, de la créature qu’elle précise à la fin de la nouvelle qu’elle traiterait ses parents comme elle avait traité « la bête vivante », ce qui signifie, en clair, qu’elle a l’intention de les tuer, détail qui ne figure pas dans la version originale… Tout cela pour dire que Matheson ne s’imposa pas en France de façon aussi spectaculaire et foudroyante qu’aux États-Unis, mais nous le découvrîmes à une époque où les littératures de l’imaginaire comptaient ici bien peu d’adeptes… Or donc, par un bel été de l’an de grâce 1950, l’Amérique découvrit Matheson et s’enflamma. Sans ce succès phénoménal, notre auteur se serait peut-être fait musicien (il est, à ce qu’il paraît, un excellent pianiste)… ou comédien ! Ou bien encore journaliste, puisqu’il avait été formé pour cela à l’université du Missouri. Mais les astres, les dieux, le hasard, la chance, le talent, appelez ça comme vous voudrez, en décidèrent autrement. Après avoir fréquenté la Brooklyn Technical High School (jusqu’en 1943) et effectué un service militaire mouvementé en Europe en 1944-1945, Richard Matheson se fit écrivain. Et quel écrivain ! Comme il fallait bien ranger « Né de l’homme et de la femme » quelque part, les critiques américains décidèrent que c’était de la science-fiction « du fait que son narrateur était théoriquement un mutant (mais quel mutant !) », précise Alain Dorémieux dans une postface à « Journal d’un monstre » (Fiction n° 25). Et il ajoute : « Cet être né d’un homme et d’une femme, comme le dit le titre anglais, ne peut mériter à coup sûr l’épithète d’« humain ». Dépeindre les processus mentaux d’une intelligence non humaine, en termes cependant accessibles à chaque lecteur, telle est la gageure qu’a tenue Richard Matheson. Ainsi que celle d’opposer au traditionnel mutant-surhomme son malheureux monstre emprisonné, haï et pitoyable… » Il importe peu, à vrai dire, de savoir à quel genre précis se rattache cette nouvelle. En revanche, on peut remarquer qu’elle contient, dans sa forme et son développement, l’essentiel de la démarche mathesonienne. On y trouve, en effet, un renversement de perspective correspondant à ce que Louis Vax qualifie de « passage du pour autrui au pour soi » (nous y reviendrons), ainsi qu’une nouvelle lecture d’un thème – le mutant – appartenant à un genre précis (la S.-F.) dont Matheson bouleverse les règles. Oui, « quel mutant ! », de même qu’on pourrait s’exclamer « quels vampires ! » à propos de Je suis une légende. Dès le départ, Matheson échappe aux étiquettes. Dans sa confession intitulée « Ce que je crois »[8], un texte écrit à ma demande au temps où j’étais rédacteur en chef de Fiction, lui-même avoue : « Je crois que la véritable science-fiction répond à des critères extrêmement précis et contraignants. Écrire des récits de science-fiction ne m’a jamais particulièrement attiré. Je m’y suis mis parce que le genre était florissant quand j’ai entamé ma carrière d’écrivain. » Ce qu’il y a de prédominant, au fond, dans toutes les histoires de Matheson, c’est l’élément irrationnel. J’irai jusqu’à dire l’élément métaphysique, dans la mesure où celui-ci nous confronte à notre propre vulnérabilité et à notre propre ignorance. On comprend, par conséquent, qu’il s’entende mieux avec la fiction qu’avec la science et que ses visions de villes futuristes ou de civilisations à venir soient souvent décevantes. Ainsi, Alain Dorémieux, après avoir qualifié de « nouvelle assez médiocre » son deuxième texte publié (« La troisième à partir du soleil »[9]), s’étonne-t-il que, dans le troisième (« Quand le veilleur s’endort »[10]), l’auteur ne fasse pas « preuve d’emblée d’une grande originalité de vision[11] ». « La ville future de sa nouvelle, remarque encore Dorémieux, et la moralité qui se dégage de cette dernière font davantage penser à Wells qu’aux courants plus contemporains qui commençaient à façonner la science-fiction des années cinquante. » Mais c’est que Matheson se soucie assez peu de livrer à ses lecteurs une vision convaincante ou même simplement originale de l’avenir. Ce qui l’intéresse, c’est l’homme, l’individu, le solitaire projeté dans un univers auquel il ne comprend rien et dans lequel, à la limite, il n’a pas sa place. Car le monde, pour notre auteur, n’est pas un immense parchemin que l’homme aurait, en quelque sorte, pour devoir de déchiffrer à l’aide de la science. Au contraire, c’est une feuille vierge, sans le moindre signe à notre intention, un rideau ne laissant rien paraître de ce qui se cache derrière. » Il n’est rien, dans l’univers tout entier, écrit-il dans « Ce que je crois », qui exige que les choses nous soient compréhensibles. Si elles existent, elles existent, un point c’est tout. » Alors, il faut faire avec en tenant compte de ce que cette situation a d’absurde. Tout peut arriver. L’homme n’y peut rien. Les mathématiques non plus. C’est ce qui différencie Matheson des autres écrivains de science-fiction, en particulier de ceux des années cinquante, car ces derniers penchaient, pour la plupart, soit pour l’homme (Bradbury), soit pour les mathématiques (Asimov). En d’autres termes, ils avaient besoin d’un étalon, d’un Ordre, d’une Loi. Matheson, lui s’en passe fort bien ; ce refus, ou plutôt cette ignorance de la Loi domine la totalité de son œuvre. Je ne vois guère que Dick et, peut-être, Fritz Leiber, qui soient allés aussi loin, chacun à sa manière, dans la voie de l’incertitude. Un texte révélateur à cet égard, c’est La Chose[12] (1951). On peut dire que ce conte prend la science-fiction à son propre piège en consacrant la victoire de la fiction sur la science, de l’irrationnel sur le rationnel, comme facteur de liberté et, paradoxalement, d’espoir. Lorsque vous l’aurez lu, ou relu, je vous invite à le comparer à un récit de Tom Godwin paru aux États-Unis en 1954 et en France en 1978 dans le n° 293 de Fiction : « Les Équations froides ». Chacun de ces deux textes dit très exactement le contraire de l’autre. Aux États-Unis, la nouvelle de Godwin fait figure de classique. En la présentant dans Fiction, j’écrivais : « De nombreuses anthologies l’ont reprise car elle constitue le modèle d’un certain type de récit. L’une des questions qu’elle pose est celle du sacrifice de l’individu pour la survie du groupe, mais la réflexion de Godwin va plus loin encore, mettant en cause jusqu’à l’indifférence des lois scientifiques face à l’homme, à sa vie et à ses sentiments. » Godwin met en cause la Loi, mais s’y soumet. Matheson, lui, fait rigoureusement l’inverse. « La Chose », c’est un pied de nez à la physique et un défi aux mathématiques, c’est un croche-pied au bon sens et une grimace au réel. Et c’est bien parce que la « chose » en question fait subir les derniers outrages aux lois scientifiques que des hommes, des femmes et même des enfants, broyés quotidiennement par une société trop rationnelle, vont l’admirer en secret. Chez Matheson, la guerre future passe par la sorcellerie, pas par la stratégie (« La guerre des sorcières »[13]), les objets prétendus inanimés sont doués d’une vie vorace (« L’habit fait l’homme »[14], « Derrière l’écran »[15]) et les monstres ne sont jamais ceux que l’homme désigne comme tels. La perspective bascule, les règles se détraquent, la raison s’éparpille, et où que se porte notre regard, il ne rencontre que le néant. Ce souverain et insouciant mépris de la Loi valut à notre auteur d’être passablement écorché par Damon Knight lorsque parut son premier roman de « science-fiction » aux États-Unis en 1954, Je suis une légende. 1954. On ne peut pas dire que Matheson est au sommet de sa gloire, puisque celui-ci est, pour lui, une sorte de plateau où il s’est engagé quatre ans plus tôt avec la parution de « Né de l’homme et de la femme », mais, avec une quarantaine de récits publiés, il fait désormais figure d’écrivain confirmé. On le tient encore pour un auteur de science-fiction dont la plume effleure parfois le fantastique (et avec quel talent !) et même le policier (Les seins de glace, Jour de fureur). Depuis 1950, il n’a pas arrêté de surprendre ses lecteurs, s’essayant avec un égal bonheur à presque tous les modes de narration imaginables, passant d’une nouvelle dont la moitié est écrite à la deuxième personne du singulier (« Quand le veilleur s’endort ») à une autre qui n’est que le décryptage — bruits compris — d’une bande magnétique (« Derrière l’écran »), sans oublier le journal intime (« Né de l’homme et de la femme », bien sûr !) ni l’échange de correspondance (« Un jour, une petite annonce… »[16]). Il a déjà deux romans — policiers — à son actif et paraît avoir exploré tous les thèmes du fantastique et de la science-fiction pour en donner à chaque fois une lecture nouvelle et inattendue débouchant d’une manière ou d’une autre sur une vision totalement angoissée de l’univers. Mais les lecteurs en redemandent. Ils ont été surpris, séduits et envoûtés par ces récits-de-science-fiction-pour-ceux-qui-détestent-la-science-fiction et ils veulent l’être encore. Plus tard, bien plus tard, Alain Dorémieux écrira : « Pour moi, Matheson est une institution, et (…) s’il n’existait pas, il manquerait quelque chose à mon bonheur. » En 1954, la plupart des amateurs américains de S.-F. et de fantastique pensent la même chose. Alors, Matheson leur donne — nous donne — I am Legend. I am Legend — presque aussitôt traduit en français sous le titre Je suis une légende — est plus qu’un chef-d’œuvre. C’est un de ces livres rares qui constituent la synthèse de l’œuvre d’un écrivain, une sorte de manifeste aux prolongements ineffables, un roman dont on n’a jamais fini de faire le tour et aussi, bien entendu, une superbe histoire. Le lecteur ne m’en voudra pas de citer une fois encore Alain Dorémieux, lui qui a tant fait pour introduire et promouvoir Richard Matheson en France. Il écrivait dans le n° 25 de Fiction (dans une rubrique significativement consacrée aux « ouvrages fantastiques ») : « Techniquement, Je suis une légende présente une gageure : c’est un roman à un seul personnage (ou presque). Matheson a parfaitement maîtrisé la difficulté qui en ressortait et sa narration coule de source, sans aucune monotonie pour en ternir le cours. Son style, quant à lui, frappe au cœur de la cible et a la dureté d’arête du silex. Il sert de véhicule à des évocations épouvantables sans perdre une ombre de son objectivité glacée. (…) Ce livre est, à tous les sens du mot, un ouvrage noir. « Nocturne », « ténébreux » sont les épithètes qui lui conviennent. L’élément « nuit » est d’ailleurs inhérent à l’action. (…) Les scènes de plein jour semblent en luire d’un éclat factice, comme celui d’une lumière artificielle ; tout y est mort, immobile, absent. (…) Bien des auteurs avant lui avaient décrit le monde mort d’après une guerre future (puisque tel est le cadre de cet ouvrage qui feint de se rattacher à la « science-fiction » pour mieux prouver ensuite sa liberté de formule). Mais aucun — jamais — n’en avait donné une image à ce point insolite et hallucinante. » Un ouvrage qui feint de se rattacher à la science-fiction. Tout est là. Bien des lecteurs n’ont voulu voir dans Je suis une légende qu’une interprétation en termes de science-fiction d’un thème fantastique : le vampirisme. Mais avant tout, c’est un récit sur la solitude et l’angoisse. Solitude de Robert Neville, « seul personnage ou presque » de ce drame, et angoisse existentielle face au néant qui engloutira, à la fin du roman, l’humanité tout entière en la personne de Neville. Pour se défendre contre l’angoisse, il y a la terreur qu’inspirent au héros les créatures qui l’assiègent chaque nuit et qui, bientôt, prendront sa place. Pourquoi donner un contenu « rationnel » au thème du vampire puisque l’essentiel n’est pas là ? Parce qu’ainsi ces créatures quittent leurs châteaux et cimetières pour déferler dans les rues des villes de la planète entière, faisant peser leur menace sur l’humanité et non plus sur quelque voyageur égaré[17]. Du même coup, le fantastique accède à une dimension universelle, privilège généralement dévolu à la science-fiction. La « feinte » permet tout simplement à une littérature singulière de se faire plurielle, à un genre soumis au « je » de se frotter au « nous ». Et ce « nous », c’est… nous ! Il est relativement regrettable, dans ces conditions, de voir quelles critiques un homme d’habitude aussi éclairé que Damon Knight, qui classe Matheson parmi les « half-bad writers » dans son livre In Search ofWonder[18], formule à son égard : « Le scénario est sans consistance ? Peu importe, cette histoire aurait pu donner lieu à une œuvre admirable et sans prétention dans la tradition de Dracula si seulement l’auteur, ou qui que ce soit d’autre, n’avait pas tenu à la faire reposer sur un ensemble de rationalisations « scientifiques » comptant parmi les plus infantiles qu’on ait vues cette année. Par exemple : le vampirisme est causé par un bacille. Le héros de Matheson en arrive à cette conclusion apparemment après avoir ouvert un texte de physiologie au hasard et l’avoir feuilleté avec le pouce, puis il la soumet à l’expérience en examinant un échantillon de sang de vampire à l’aide d’un microscope. Il obtient la « preuve » de sa découverte en trouvant un — pas deux, un — bacille dans l’échantillon. Avant cela, nous dit-on, les plus grands spécialistes du monde en matière de médecine n’étaient pas parvenus à isoler la cause de l’épidémie. Probablement leur en fallait-il plus pour s’estimer satisfaits. » Et Damon Knight de poursuivre sur le même ton en disant que le héros bâtit une théorie dépourvue de sens prenant en compte toutes les manifestations du vampirisme. Démolition en règle, donc, mais qui, ici, se révèle parfaitement déplacée. Car ce n’est pas le roman que Knight juge dans sa critique. C’est la feinte. Que nous dit-il, en effet ? Que Matheson manque de conviction quant à la part « scientifique » de son livre. Et pour cause, puisque celle-ci n’a pas pour objectif de rendre les vampires plausibles mais de leur conférer une valeur et un sens universels. D’en faire le symbole même de notre vulnérabilité. Dans son ouvrage sur La Séduction de l’étrange[19], Louis Vax analyse une autre dimension de ce roman, qu’il appelle « passage du pour autrui au pour soi », et qui me paraît fondamentale pour comprendre la démarche de Matheson : « Le « pour autrui » de l’homme invisible de Wells, monstre invisible et terrifiant, forme un contraste assez cocasse avec son « pour soi » de pauvre diable qui, après avoir joué les apprentis sorciers, ne sait comment se tirer d’affaire. Ce passage du pour-autrui au pour-soi, M. Milner l’a étudié à propos de Frankenstein dans un chapitre intitulé « Du monstre au héros » (in Le Diable dans la littérature française, Corti, 1960). Le diable romantique qui accède à la dignité humaine cesse d’être épouvantail en même temps qu’il acquiert la conscience de soi. Dans (…) Je suis une légende, le dernier des hommes est assiégé dans sa maison par des vampires. Être rassurant à ses yeux, et aux nôtres, il accède, dans la pensée des vampires, au rang d’être légendaire. Le roman de Matheson nous rend témoin de ce que les gestaltistes appelleraient inversion de la forme et du fond : c’est l’épouvante du narrateur qui charge de numineux[20] les vampires qui l’environnent et vice versa. » Il y a là plus qu’un simple changement de perspective. Par le jeu des optiques qui s’affrontent, nous sommes renvoyés à une enfilade de miroirs se reflétant à l’infini où se dissolvent toutes les identités, toutes les normes, toutes les lois. Pour la critique américaine, nous l’avons vu, I am Legend relève incontestablement de la S.-F. Matheson se vit donc affublé d’une étiquette dont il allait avoir beaucoup de mal à se défaire. Mais puisque la science-fiction se vendait, après tout, pourquoi ne pas faire semblant d’en écrire ? Tout en restant fidèle à sa conception d’un univers que-l’on-n’a-pas-à-comprendre (mais non pas « incompréhensible », ce qui serait encore sacrifier à la Loi) et où tout peut arriver, Matheson livra donc quelques histoires qui lui valurent encore le gros dos de Damon Knight. Bien sûr, « L’homme qui avait créé le monde », « Danse macabre », « L’enfant trop curieux », « Le zoo »[21], etc. peuvent passer pour des nouvelles de science-fiction, mais leur propos doit bien peu à la rationalité scientifique. Au contraire, c’est peut-être leur « parure » S.-F. qui constitue leur seul point faible, lorsque point faible il y a, ce qui n’est pas toujours le cas. On peut regretter avec Alain Dorémieux[22] qu’une histoire aussi célèbre que « Danse macabre » ait « légèrement vieilli », mais on n’en pensera pas moins, comme lui, que « l’idée de base de la nouvelle, unique en son genre, reste toujours aussi incroyablement frappante ». En fait, cette remarque vaudrait pour près de la moitié des histoires de (prétendue) « science-fiction » écrites par Matheson. Quelle que soit, aujourd’hui, l’usure de la parure, « l’idée de base reste toujours aussi incroyablement frappante ». Et la problématique demeure : angoisse, solitude, vulnérabilité, car tout est possible, surtout le pire… Et puis, quand même, Matheson à ses débuts n’a pas écrit que de la (prétendue) « science-fiction ». Il lui est souvent arrivé de jouer cartes sur table et de plonger tête baissée dans l’irrationnel et le fantastique sans chercher à donner le change. Tout peut arriver et tout arrive, non sans humour, parfois, puisque c’est là une autre façon d’exorciser l’angoisse[23] « Funérailles »[24] (1955) en est un excellent exemple. Il y en a d’autres, mais on s’épuiserait à les citer tous et, de toute façon, il est préférable que vous les découvriez par vous-mêmes si ce n’est déjà fait… Deux ans après I am Legend, cependant, Matheson allait encore avoir recours à la feinte pour mener à bien un projet qui lui tenait à cœur et devait avoir d’importantes répercussions sur sa carrière : forcer les portes de Hollywood. De la feinte à la ruse, il n’y a que la distance séparant deux synonymes et notre auteur joua avec adresse de l’une et de l’autre. D’abord, sans se départir de ses préoccupations habituelles, il feignit, comme d’habitude, d’écrire un roman de science-fiction intitulé The Shrinking Man (L’Homme qui rétrécit). Mais celui-ci s’inscrivait dans une vaste stratégie consistant à allécher les producteurs hollywoodiens avec un bon sujet, puis à le leur vendre à la seule et unique condition d’en tirer lui-même le scénario du film. Cela marcha et, à vrai dire, il pouvait difficilement en être autrement. D’abord, parce que L’Homme qui rétrécit constitue un sujet parfaitement visuel qu’aucun producteur digne de ce nom ne pouvait laisser passer. Ensuite, parce que le cinéma fantastique américain manquait cruellement d’idées originales à cette époque (d’aucuns prétendront peut-être que les choses n’ont guère changé depuis… mais c’est une autre histoire…) Enfin, parce que Matheson est un scénariste-né. Mais laissons-le raconter lui-même comment les choses se sont passées. Les propos reproduits ci-après sont tirés d’un entretien réalisé par Mick Martin paru dans le volume III, n° 2 (printemps 1974) du magazine américain Cinefantastique (CFQ) : « CFQ : La plupart des auteurs d’histoires fantastiques évitent de toucher aux films pour se concentrer sur la littérature. Qu’est-ce qui vous a décidé à vous consacrer à l’écriture de scénarios ? MATHESON : J’ai toujours aimé les films et cela depuis mon enfance, et j’ai toujours souhaité être un jour capable d’en écrire. Je ne sacrifie ni le cinéma ni la littérature. Je continue d’ailleurs d’écrire des histoires destinées à la publication et j’aime autant l’un que l’autre. Écrire du fantastique et/ou de la science-fiction rapporte certainement beaucoup moins d’argent lorsqu’il s’agit de littérature que lorsqu’on s’adresse à la télévision ou au cinéma. CFQ : Comment en est-on venu à vous confier la rédaction du scénario de L’homme qui rétrécit ? MATHESON : On m’a confié ce travail parce que je savais depuis toujours qu’il ne me serait pas possible d’écrire le scénario d’un film tant que je ne serais pas l’auteur d’une œuvre intéressant les producteurs. Par conséquent, je n’avais jamais vraiment essayé de travailler pour le cinéma. Mais dès que l’on m’a demandé les droits de ce livre, je leur ai fait immédiatement savoir que, pour que le contrat soit signé, il était impératif que ce soit moi qui me charge du scénario. Selon moi, cette façon de procéder constitue, aujourd’hui encore, le meilleur moyen de commencer à travailler pour le cinéma. CFQ : Qui est-ce qui vous a obligé à écrire le film en utilisant la narration continue ? MATHESON : Le producteur, Albert Zugsmith (qui a aussi produit des films de Douglas Sirk tels que Écrit sur du vent et La Ronde de l’aube, ainsi que La Soif du mal d’Orson Welles), a insisté pour qu’il soit réalisé sous la forme d’une narration continue. En fait, quand j’ai écrit la première version du livre, je l’ai fait en utilisant la narration continue, mais ça ne me plaisait pas. Je trouvais cela très ennuyeux. J’ai donc restructuré l’ensemble de façon que l’on pénètre d’emblée dans l’histoire. Au début, j’avais l’intention d’écrire le scénario sous une forme identique. » Si L’Homme qui rétrécit (film et livre) est aujourd’hui à peu près universellement reconnu comme un classique de la science-fiction littéraire et cinématographique, sa sortie n’alla pas sans poser quelques problèmes. Damon Knight, encore lui, montra une nouvelle fois les dents. Matheson, s’écria-t-il, manque de rigueur. Son histoire n’est pas plausible. Les proportions entre Scott Carey, « l’homme qui rétrécit », et son environnement n’obéissent à aucune règle mathématique. L’arithmétique la plus élémentaire est constamment bafouée dans ces pages. Compte tenu de sa taille, le héros de cette histoire devrait pouvoir bondir comme une sauterelle, parvenu à un certain stade. Il n’en est rien et Matheson se fiche du monde. Quant à la cause du rétrécissement de Carey (celui-ci est malencontreusement soumis à la double influence d’un nuage radioactif et d’un nuage d’insecticide), elle relève tout bonnement de la pure magie. Et Knight de conclure : « Ce n’est pas seulement de la mauvaise science-fiction ; c’est aussi quelque chose qui n’a rien à voir avec ce dernier genre. » Touché ! comme disent les Anglo-saxons quand ils s’imaginent parler français. Enlevons l’épithète « mauvaise » et saluons bien bas. En effet, pas plus que Je suis une légende, L’Homme qui rétrécit ne relève de la science-fiction. Les proportions entre Scott Carey et son environnement contredisent l’arithmétique la plus élémentaire ? Et alors ? On pourrait rappeler ici ce que Jean Ferry écrivait à propos de King Kong dans le n° 3 de Midi-Minuit Fantastique : « Il est absurde que King Kong change perpétuellement de proportions ; sa main est tantôt de taille à saisir un wagon de métro, tantôt elle n’empoigne que le buste d’une femme, dont nous voyons gigoter les bras et les jambes. » Mais c’est en raison de cette « absurdité » même que « ce film me paraît répondre à ce que nous mettons dans l’adjectif « poétique » et dont nous avions la faiblesse d’espérer que le cinéma serait par excellence la terre d’élection. » Ce qui vaut pour King Kong vaut pour L’homme qui rétrécit, autre récit poétique et fantastique, épopée solitaire d’un héros vulnérable confronté au néant. Lors de leur sortie en France, livre et film suscitèrent également des réactions mitigées. Fereydoun Hoveyda, alors critique à Fiction sous le pseudonyme de F. Hoda, jugea le film « très moyen » et avoua lui préférer le livre, rejoignant ainsi, sans doute sans le savoir, son auteur. Mais surtout, la parution du roman chez Denoël provoqua une querelle comme le fantastique et la science-fiction n’en avaient jusqu’alors jamais connu. Pour commencer, M. Rémi Renard, fils de l’écrivain Maurice Renard, écrivit à Maurice Renault, à l’époque directeur de Fiction, pour lui signaler que le film L’Homme qui rétrécit présentait « vingt et une similitudes » avec le livre de son père intitulé Un homme chez les microbes, paru en 1928, et en était une « version à peine déguisée ». Ensuite, un chansonnier du nom de Roméo Cariés, grand amateur de littérature fantastique et de science-fiction, publia dans — mettez vos semelles de plomb — Le Hérisson un article où il traitait tout bonnement Matheson de plagiaire. « J’estime qu’un auteur de cette valeur, écrivait-il entre autres, ne doit, ne peut ignorer les grands noms des auteurs qui l’ont précédé et ont illustré le genre littéraire choisi par lui. C’est le cas de Maurice Renard, auteur injustement méconnu par le grand public (peut-être parce que français), lequel a, le premier, à ma connaissance, employé le postulat de l’homme qui diminue et l’a traité de main de maître dans un livre édité en 1928 aux éditions Crès… intitulé Un homme chez les microbes. » Les esprits s’enflammèrent. Des clans se formèrent. En France, il fallut choisir : Matheson ou Renard. En fait, il n’est pas sûr que le premier ait jamais entendu parler de cette sombre histoire. Quant au second, mort depuis longtemps, je doute qu’il s’en soit beaucoup préoccupé. Finalement, les spécialistes tranchèrent dans Fiction n° 45. Jean-Louis Bouquet, Philippe Curval, Alain Dorémieux, Jacques Van Herp, Jacques Sternberg, Gérard Klein et Jacques Bergier déclarèrent Matheson non coupable du crime dont on l’avait accusé, soulignant au passage le profond ridicule de toute cette affaire. L’incident était clos, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en dépit de sa taille L’Homme qui rétrécit n’était pas passé inaperçu ! Jean Cocteau lui-même s’enthousiasma pour cet ouvrage qu’il perçut vraisemblablement comme le roman poétique qu’il était, et il écrivit aux éditions Denoël lors de sa parution : « Merci de m’avoir envoyé le livre de Richard Matheson que j’estime être un chef-d’œuvre. Je m’excuse auprès de l’auteur, je craignais la fin, et j’en rêvais une — c’était la sienne. » Voilà donc Matheson scénariste. Quels qu’aient été les jugements portés par la critique sur le livre et le film, L’Homme qui rétrécit rencontra un succès considérable auprès du public. Il était donc logique que l’on fît encore appel à Richard Matheson pour écrire des scénarios. Il n’abandonna pas pour autant sa carrière d’écrivain mais il délaissa quelque peu — sans les négliger complètement — les supports traditionnels de ses histoires, à savoir les revues spécialisées dans le fantastique et la science-fiction, pour se tourner vers des magazines de prestige au premier rang desquels se trouvait Play boy[25]. C’est en 1956, c’est-à-dire l’année où sortit L’Homme qui rétrécit, qu’il publia sa première nouvelle dans ce magazine : « The Splendid Source » (« Le haut et gentil lieu »[26]). Il s’agit encore d’un récit rigoureusement inclassable, comme il les a toujours aimés, où il répond à la question que posait Gide à propos des histoires drôles : « Comment ces histoires se forment et se transmettent : voilà qui, pour moi, reste assez mystérieux. Elles demeurent anonymes et font partie d’une sorte de folklore où le génie d’une race se fait jour, bien plus qu’on n’y puisse voir l’œuvre consciente d’un particulier. » Pour Matheson, évidemment, il s’agit bien de l’œuvre « consciente » d’un particulier ou, plutôt, d’un groupe de particuliers… Matheson scénariste. Matheson écrivant pour Playboy. Il semble, décidément, que la fin des années 50 ait bel et bien marqué un tournant pour l’auteur de L’Homme qui rétrécit. Et cela se retrouve jusque dans son style. Parlant d’une nouvelle écrite en 1957, « Jours disparus »[27], Alain Dorémieux remarque[28] : « Pour la première fois, il y sacrifie les procédés spectaculaires ou les pirouettes intellectuelles au profit d’un fantastique plus intime, intériorisé, où les forces qu’affronte l’homme sont issues du fond même de son inconscient. Il en résulte un notable changement de ton. Dans ce récit, Matheson ne cherche pas à briller ni à secouer son lecteur par un traitement de choc, la narration est en apparence terne, le climat prosaïque, à l’image de la banalité quotidienne. Mais derrière cette trame sans éclat se dissimule une idée originale et frappante. » On serait en droit de penser que Matheson, sachant désormais que toutes les portes lui étaient ouvertes, allait réserver au cinéma – et à la télévision – ses « traitements de choc » pour explorer, au travers de son œuvre littéraire, des voies plus intimes et moins spectaculaires. En fait, littérature et cinéma furent pour lui deux façons de traduire toutes les facettes d’un même univers, deux manières de dire l’angoisse et la solitude, deux chemins conduisant à la peur… Lorsqu’on le laissa travailler sur des sujets originaux, il adapta pour l’écran certaines de ses histoires, offrant ainsi deux versions d’un même récit, aussi efficaces, dans la plupart des cas, l’une que l’autre. C’est ce qui se passa en particulier lorsqu’il travailla, de 1959 à 1964, pour la célèbre série télévisée de Rod Serling The Twilight Zone (connue en France sous le titre La Quatrième dimension). Dans la filmographie de Richard Matheson, sa contribution à The Twilight Zone occupe la deuxième place dans l’ordre chronologique après The Incredible Shrinking Man. Il y eut d’autres travaux entre-temps, et notamment une suite à L’Homme qui rétrécit intitulée The Fantastic Little Girl[29], mais aucun d’eux ne dépassa le stade du papier. The Twilight Zone marque donc ce qu’il est convenu d’appeler une date, et il semble que Matheson se soit senti particulièrement à l’aise avec cette série composée pour sa plus grande part d’épisodes d’une demi-heure où il fallait raconter une histoire courte se terminant par une chute inattendue. (Dans le même esprit, on lui doit aussi un épisode de la série « Alfred Hitchcock présente » intitulé Ride the Nightmare). Il écrivit une quinzaine d’épisodes, pour la plupart tirés de ses nouvelles. Le premier qu’on lui confia était d’ailleurs une adaptation de son deuxième texte publié, « La troisième à partir du soleil », mais il rédigea aussi la version cinématographique d’histoires telles que « Tina a disparu »[30], « Sans paroles »[31] (qui donna lieu à un épisode d’une heure), « Nef de mort »[32], « Cauchemar à six mille mètres »[33] ou « Appel longue distance »[34], sans compter bon nombre d’histoires originales dont l’une, intitulée Once Upon a Time, eut pour interprète… Buster Keaton. Parallèlement à The Twilight Zone, Matheson se mit à travailler à partir de 1960 sur la série Poe de Roger Corman, tout en continuant, du moins au début, à livrer des histoires à divers magazines en quantité limitée. Il signa quatre adaptations pour la série Poe : House of Usher, Rit and The Pendulum, Tales of Terror et The Raven. À ce sujet, il convient de rappeler que Corman et Matheson ont souvent insisté sur le fait que Poe ne leur avait donné que la première et la dernière bobine de chacun des films du cycle, le reste étant très éloigné des textes originaux. C’est pourquoi l’on a pu écrire que les deux complices avaient choisi une adaptation « freudienne » des histoires de Poe, privilégiant les relations entre les parents d’une même famille… Matheson écrivit aussi vers la même époque le scénario de Master of the World, film très médiocre inspiré du cycle Robur de Jules Verne, de Witch Burn, d’après Conjure Wife de Fritz Leiber, de The Comedy of Terror, un film réalisé par Jacques Tourneur, et collabora à la série télévisée Thriller pour laquelle il rédigea un épisode de cinquante-deux minutes intitulé The Return of Andrew Bentley. Son œuvre littéraire souffrit-elle de ce débordement d’activités cinématographiques ? Sur le plan de la quantité, incontestablement, puisqu’il ne publia que cinq histoires en 1960, aucune en 1961 et 64, quatre en 1962, cinq autres en 1963 et une seule en 1965. Mais sur le plan de la qualité, la quinzaine de nouvelles parues entre 9960 et 1965 sanctionnent de façon éblouissante le « changement de ton » opéré vers la fin des années 50 avec « Jours disparus ». On s’en apercevra en lisant « Le pays de l’ombre »[35]. En la présentant dans Fiction n° 88 (mars 1961), Alain Dorémieux écrivait : « Voici un récit « nouvelle manière » — pour ne pas dire « nouvelle vague » — par l’auteur de Je suis une légende. » Et de regretter que « Matheson se spécialise maintenant dans les scénarios de films et les romans policiers ». On s’apercevra aussi de ce changement de ton en lisant « Sans paroles », l’une des plus belles histoires jamais écrites sur la télépathie. Ou « Deus ex machina »[36], récit très « dickien » sur un robot découvrant peu à peu sa vraie nature dans un monde assez comparable à La Grande machine de Fritz Leiber. Ou « La machine à jazz »[37], un poème démontrant que Matheson peut se plier à toutes les formes de narration ou, plutôt, que toutes les formes de narration se plient devant lui. Au cours de ces années, il semble que son style se soit fait plus introspectif, qu’il se soit tourné davantage vers les espaces intérieurs et les hantises secrètes de chacun d’entre nous, mais c’était toujours pour déboucher, au bout du compte, sur la solitude et l’extase effrayante qu’engendre le néant. Matheson, au fil des ans, n’a rien perdu de son unité ni de sa cohérence. Son univers que-nous-n’avons-pas-à-comprendre n’a pas reçu davantage d’explications que dans ses premières histoires : habité par l’angoisse, il demeure étranger à la Loi, mais c’est en lui-même, désormais, que l’homme voit de plus en plus fréquemment s’ouvrir le vide. À partir de 1965, la production littéraire de Matheson s’est faite encore plus maigre qu’au cours des cinq années précédentes et il réserva à Playboy la plupart de ses rares nouvelles. Il est vrai que le cinéma et la télévision l’accaparaient de plus en plus. Bientôt, on lui demanda de participer à la version cinématographique de son premier chef-d’œuvre romanesque, Je suis une légende. En 1964, William P. Leicester et lui-même en écrivirent une adaptation qui fut réalisée par Sidney Salkow sous le titre The Last Man on Earth, avec Vincent Price dans le rôle principal. Il fut si mécontent du résultat qu’il préféra le signer du pseudonyme de Logan Swanson. Pourtant, une diffusion récente sur Canal Plus de ce film demeuré jusque là inédit en France a permis aux cinéphiles français de s’apercevoir qu’il était à bien des égards supérieur à la deuxième adaptation de Je suis une légende, qui vit le jour en 1971 sous le titre de The Omega Man avec Charlton Heston dans le rôle principal. Le scénario de The Omega Man était signé John William et Joyce Corrington et la réalisation Boris Sagal. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, force est de constater que les producteurs n’ont pas compris grand chose au roman et n’en ont retenu qu’une vague histoire de survie post-atomique comme n’importe quel suinte-copie hollywoodien aurait pu en écrire. On comprend les réticences de l’auteur à figurer au générique du premier de ces deux films… même s’il témoigne d’indéniables qualités plastiques absentes de The Omega Man. Pour la petite histoire, il convient de signaler que depuis environ deux ans, il est fréquemment question d’une éventuelle troisième version de Je suis une légende, avec, cette fois, pour interprète principal Arnold Schwartzenegger… Cela appelle-t-il un commentaire ? Non. Pendant que d’autres infligeaient les pires sévices à son œuvre, toutefois, Matheson ne restait pas inactif. Quelques points de repère permettront de comprendre pourquoi il fut en quelque sorte contraint de négliger la littérature à partir de 1965. Cette année-là, en effet, il écrivit le scénario de Die, die, my Darling, un film tiré du roman Nightmare d’Anne Blaisdell. L’année suivante, il collabora à la fameuse série télévisée Star Trek avec un épisode mémorable intitulé « The Enemy Within ». Puis ce fut The Devil’s Bride de Terence Fisher, d’après le roman de Dennis Wheatley, et De Sade, qui marqua son retour à American International, la compagnie qui avait produit la série Poe de Corman. Bref retour, car Matheson fut si mécontent du traitement infligé à son scénario qu’il préféra en rester là dans ses rapports avec cette société. En 1971, il écrivit pour un jeune réalisateur du nom de Steven Spielberg un scénario tiré d’une de ses nouvelles parues dans Play boy : « Duel »[38]. Cette histoire d’un automobiliste luttant contre un camion cherchant à le détruire était d’abord destinée à la télévision[39], mais, en Europe, elle fut diffusée dans les salles où elle remporta un succès considérable et contribua à faire connaître le nom de son réalisateur en deçà des Colonnes d’Hercule. Ainsi, sans Matheson, peut-être n’aurions-nous jamais vu Rencontres du troisième type, Jurassic Park ou Il faut sauver le soldat Ryan… La même année, il adapta une de ses histoires, « Une surprise de taille »[40] pour la série télévisée Night Gallery, destinée à prendre la suite de The Twilight Zone. Ce fut le français Jeannot Swarc qui tourna ce téléfilm, avant de réaliser en 1979 la version cinématographique de Le Jeune homme, la mort et le temps. Mais n’anticipons pas. En 1971, toujours, Richard Matheson revint au roman avec Hell House (La Maison des damnés). Sur un sujet très (trop ?) proche de Maison hantée de Shirley Jackson, il écrivit ce qui, selon moi, est son plus mauvais livre. Nous ne nous y attarderons donc pas si ce n’est pour remarquer que, même dans un roman médiocre sur un thème aussi rebattu que celui de la maison hantée, Matheson réussit à conserver ce qui, ailleurs, fait sa force et son originalité : économie de moyens, construction rigoureuse — le roman se déroule en une semaine et chaque paragraphe sanctionne l’écoulement du temps par un découpage chronologique précis —, thématique cohérente, le personnage principal voulant percer le secret de la mort qu’il sent prochaine. Un film fut tiré de ce roman par John Hough en 1973, et ce fut Matheson lui-même qui en signa l’adaptation. Très fidèle au livre, ce film se révèle malheureusement tout aussi vide de surprises et d’innovations… Je ne tiens évidemment compte, dans ce rapide survol de l’activité cinématographique de Matheson, que des travaux relevant du fantastique (et de la science-fiction) et, parmi eux, de ceux qui virent effectivement le jour. On ne peut que rêver à ce qu’aurait pu être son adaptation de When the Sleeper Wakes de H.-G. Wells, ou de « Zoo », une de ses propres histoires qui aurait dû être produite par American International[41]. Pour en revenir aux projets qui aboutirent, il en est un qui consacra, en 1972, la rencontre de Matheson avec l’homme qui donna à la peur ses lettres de noblesse à la télévision américaine : Dan Curtis. Ce projet – qui vit rapidement le jour — avait pour titre The Night Stalker. Il s’agissait de la première aventure d’une sorte de détective de l’occulte – en fait un reporter fasciné par le paranormal — du nom de Cari Kolchack. On peut voir dans Kolchack (dont les aventures sont fréquemment rediffusées en France sur le câble et le satellite sous le titre Dossiers brûlants !) l’un des plus prestigieux ancêtres des agents Mulder et Scully, des X-Files. Il est d’ailleurs intéressant de noter à ce propos que Chris Carter, l’auteur des X-Files, a toujours reconnu sa dette envers Richard Matheson et a même donné son nom à l’un de ses personnages, un sénateur qui aide Mulder à résister au Consortium dans les deux premières saisons de la série… Dans The Night Stalker[42] Kolchack, intrigué par la découverte périodique de cadavres de jeunes femmes dans les ruelles sombres de Las Vegas, finit par acquérir la certitude que le tueur n’est pas un être humain. Seul face à l’incrédulité publique, il se lance à la poursuite d’un vampire millénaire doué d’une force colossale. Pour écrire cette histoire, Matheson s’inspira d’une œuvre peu connue de Jeff Rice, The Kolchack Papers, mais il la transforma pour lui donner une dimension métaphysique et oppressante digne de ses meilleures histoires. The Night Stalker eut une suite, The Night Strangler, où Kolchack affronte dans une prodigieuse ville souterraine un alchimiste immortel. Superbe ! Grandiose ! Du téléfilm comme on en aimerait en voir plus souvent ! (Quoique, depuis quelques années, on n’ait pas trop à se plaindre…) Dès lors, il devenait évident que le tandem Curtis-Matheson était fait pour produire de grandes choses… Et les grandes choses arrivèrent, dès 1974, après que Matheson eut signé quelques autres scénarios dont je livre ici les titres pour mémoire, n’ayant pas vu les films qui en furent tirés : un épisode de Night Gallery adaptant sa propre histoire « Funérailles » ; Ghost Story, un téléfilm produit par William Castle ; Toilettes pour hommes seuls, un téléfilm tiré d’une de ses nouvelles[43]… En 1973-74, Dan Curtis et Richard Matheson se retrouvèrent d’abord pour un téléfilm intitulé Scream of the Wolf, tiré de The Hunter de David Chase, mais surtout pour une adaptation télévisée du Dracula de Bram Stoker avec Jack Palance dans le rôle principal. Ce film[44] fut présenté au IVe Festival International de Paris du Film Fantastique et de Science-Fiction en 1975. Dans son compte rendu (Cinéma d’aujourd’hui n° 3), Jean-Claude Michel écrivait : « Richard Matheson (…) a très bien adapté le roman de Stoker, mettant en lumière des épisodes habituellement laissés dans l’ombre par d’autres scénaristes. En particulier le passé de Dracula, son passé d’homme normal et non de vampire, nous est montré pour la première fois sous forme de flashes-back, en des images emplies de grâce et de poésie. » Ce film, dont la sortie publique en France fut sabotée par l’adjonction d’un titre imbécile (Dracula et les femmes vampires), est tout simplement un chef-d’œuvre… dont il est certain que Francis Ford Coppola s’est fortement inspiré pour sa propre version du roman de Stoker en 1992. Matheson s’y est livré à une lecture très personnelle de Dracula en faisant de son héros un être solitaire et tragique confronté à une exigence qui le dépasse et l’absorbe. Son vampire n’est plus le monstre froid de Fisher ou l’aristocrate pervers de Browning. C’est un étranger sur la Terre, vulnérable et passionné, non pas inhumain mais surhumain. En ce qui me concerne, je trouve cette adaptation infiniment supérieure, sur le plan esthétique et dramatique, à toutes celles qui l’ont précédée ou suivie dans l’histoire du cinéma fantastique… mis à part, bien sûr, le Nosferatu de Murnau… et le Bram Stoker’s Dracula de Coppola… qui lui doit tant. Après cette réussite, Dan Curtis et Matheson collaborèrent une nouvelle fois pour un film à sketches tirés de trois nouvelles écrites par le second : Trilogy of Terror (d’après « Thérèse », « Proie » et « Les visages de Julie »)[45]. Seule l’adaptation de « Proie » (sous le titre « Amelia »), la meilleure des trois, fut écrite par Matheson, les deux autres étant l’œuvre de William F. Nolan. Il s’agit de trois contes de terreur interprétés par une seule comédienne, Karen Black, où Matheson renouait avec la tradition du « traitement de choc » qui caractérisait ses premières nouvelles. Mais il n’est pas indifférent de constater que chacune d’elles s’articule autour d’un seul personnage. Solitude. Terreur. L’univers mathesonien n’a rien perdu de sa majestueuse unité… Et lorsque la télévision américaine accueillit une autre anthologie d’épouvante cinématographique écrite par Matheson et réalisée par Dan Curtis, Dead of Night (1977), on s’aperçut une fois encore de ce que pouvait produire le talent conjugué des deux hommes. Dead of Night est composé de trois histoires dont l’une, « Second chance », est due à Jack Finney, mais c’est Matheson qui en écrivit l’adaptation. Les deux autres sont de lui. « Les vampires n’existent pas »[46] provient de Playboy et « Bobby » est un scénario original. Ces trois récits sont caractérisés par un crescendo dramatique parfaitement maîtrisé se concluant par une chute témoignant de la virtuosité de Matheson lorsqu’il s’agit de se livrer à ce genre d’exercice. Il se joue de son lecteur ou de son spectateur avec une adresse propre à déconcerter le plus blasé des amateurs de fantastique. Et c’est d’ailleurs ce que d’aucuns lui ont reproché au cours des années qui ont suivi. Ainsi, dans sa préface aux Mondes macabres, Alain Dorémieux, remontant encore plus loin dans le temps que la plupart des critiques, écrivait : « Après 1960, on peut dire que Matheson a substitué – plus ou moins — le métier à l’imagination. Qu’il s’est contenté d’utiliser la technique là où, auparavant, il déployait l’invention. Qu’il s’est borné, en somme, à « faire du Matheson »… ce qui n’est déjà pas si mal. « Pour ma part, je n’adhère pas à ce point de vue (qui est aussi celui de Jacques Finné, comme on l’a vu), d’autant que Dorémieux devait reconnaître lui-même en 1978, dans sa préface à Miasmes de mort, que Matheson avait « fait brillamment sa rentrée avec Le Jeune homme, la mort et le temps, roman de science-fiction « romantique » qui marque un superbe épanouissement de son art ». En effet, Bid Time Return, puisque tel est son titre original, marque une sorte d’aboutissement. L’histoire de cet homme de trente-six ans confronté à la mort qui tombe amoureux d’une actrice du XIXe siècle, contient dans son développement tout en demi-teintes l’essentiel de la thématique mathesonienne. Il s’agit encore d’un héros solitaire voyant s’accumuler autour de lui les signes qui le renvoient à sa prochaine disparition — un bateau ayant fini sa carrière et qu’on visite comme une chose morte, un vieil hôtel rempli de souvenirs au bord de la mer, etc. — et qui trouvera dans un univers révolu une issue précaire mais combien romantique à la mort. On a souvent dit que Matheson se mettait lui-même en scène dans ses histoires. Peut-être n’est-ce pas vrai pour toutes, du moins au sens littéral, mais il semble évident qu’il y a beaucoup de lui dans le héros de Bid Time Return, Richard Collier, qu’il a d’ailleurs doté de son prénom. Du reste, une citation de Shakespeare placée en tête de l’ouvrage est là pour témoigner des préoccupations de l’auteur au moment où il écrivait ce livre, en 1975 : O revienne le temps jadis Recule la marche du temps. Richard II, acte III, scène 2. Un film a été tiré de ce livre par Jeannot Swarc sur un scénario de Matheson. Intitulé Quelque part dans le temps (Somewhere in Time), il a été salué par la critique américaine comme une « œuvre d’amour », non seulement en raison de son sujet mais parce qu’il est le fruit de la collaboration la plus étroite qui se puisse souhaiter entre un réalisateur et son scénariste : Matheson a assisté à la totalité du tournage, devenant ainsi coauteur du film à part entière. Il semble d’ailleurs que cette adaptation ait compté davantage pour lui que toutes celles qu’il avait signées auparavant. Ce qui tendrait à montrer à quel point il s’est investi dans cette histoire… Après avoir publié en 1978 un autre roman sur l’« après-vie » et qui demeure l’un de ses préférés, Au delà de nos rêves (What Dreams may come), Matheson paraît s’être replié – sinon retiré – dans quelque chose qu’il ne parvient pas à définir. « Maintenant, écrit-il dans « Ce que je crois », je n’ai plus envie d’écrire ni des histoires d’épouvante ni des histoires terrifiantes. Je n’ai plus envie d’écrire de nouvelles. Peut-être n’ai-je plus envie d’écrire de romans non plus. C’est regrettable parce que je ne suis nullement parvenu à maîtriser ni la nouvelle ni le roman. Je ne sais pas ce que j’écrirai désormais. Des films, sûrement, mais la plupart du temps ce ne sont que des adaptations alimentaires. En ce qui concerne mes projets personnels, je m’essaierai peut-être au théâtre. Mais il me faudra trouver d’autres sujets, ou, tout au moins, en élargir la matière sur le plan intellectuel et psychologique. » Au tout début des années 80, je concluais la première version de cet essai[47] par ces mots : « Alors ? Matheson perdu pour la littérature ? Qui sait ? Lui-même semble incapable de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, la centaine de textes qu’il a écrits jusqu’à présent en font incontestablement un géant des littératures de l’imaginaire. Du fantastique à l’« insolite moderne », de la « science-fiction » au thriller, il a déployé un univers qui demeure l’un des plus fascinants de la littérature anglo-saxonne contemporaine. Ses histoires, écrites avec une économie de mots le faisant toujours aller à l’essentiel, sont des modèles de constructions rigoureuses s’articulant autour d’un certain nombre de préoccupations fondamentales et récurrentes. Il a exploré toutes les facettes de l’angoisse et de la solitude, de la peur et de la vulnérabilité. Il en a ri et nous en a fait rire. Il en a frémi et nous en a fait frémir. Il en a joui et nous en a fait jouir. On a parfois comparé son style à celui d’Hitchcock. L’analogie est pertinente même si les univers des deux hommes diffèrent sensiblement[48]. Tous deux savent aller à l’essentiel, manipuler les signes de leurs récits pour entraîner leur public là où il s’y attend le moins. Mais surtout, ce que Hitchcock et Matheson ont en commun, par-delà la rigueur dont leur œuvre est empreinte et leurs constructions indécentes de subtilité, c’est une qualité indéfinissable, indicible et intransmissible : le génie. » Qu’en est-il vingt ans après ? Dans cet échange avec son fils intitulé « Confession », dont il a déjà été beaucoup question ici, Matheson déclare (sur un ton que l’on imagine volontiers quelque peu désabusé) : « Pour moi, depuis 1970, la nouvelle n’a plus eu de place dans mon travail. J’ai écrit des nouvelles pendant vingt ans avant de laisser tomber, exception faite de deux ou trois textes quelques années plus tard parce que j’avais un peu de temps libre. J’ai perdu tout intérêt à en écrire. J’en suis même à me demander si, maintenant, raconter des histoires m’intéresse encore, quel qu’en soit le format. Ça ne m’attire plus. Mais écrire autre chose que de la fiction ne me dit rien non plus. En fait, je n’ai pas écrit de prose depuis pas mal de temps. Et je ne suis pas sûr de la direction que je veux prendre, même si le seul terme que j’aie jamais accepté pour me décrire est celui de raconteur d’histoires (…), une profession des plus honorables selon moi. » Le constat est pessimiste… et Matheson, désormais, semble estimer avoir passé le flambeau à son fils Richard Christian, lequel, après avoir été le plus jeune scénariste jamais engagé par la Universal et avoir collaboré de manière occasionnelle avec son père pour la rédaction de certains textes et scénarios, a révélé, au travers de nouvelles brillantes et, surtout, d’un roman explosif sur la télévision intitulé Cauchemar Cathodique[49] qu’il était un écrivain à part entière. Toutefois, il serait faux de croire que l’« actualité » de Richard Matheson a pris fin quelque part au seuil des années 80. Déjà lauréat des prix Hugo (en 1958) et World Fantasy (en 1976), il a reçu à deux reprises le prix Bram Stoker en 1990 et 1991 tout en poursuivant sa carrière de romancier avec, notamment, le décevant Otage de la Nuit (Earthbound, 1989)[50] et le très paranoïaque À sept pas de Minuit (7 Steps to Midnight, 1993)[51]. Et s’il n’a plus guère signé de scénarios (hormis une poignée d’épisodes de la série de Steven Spielberg Amazing Stories, à laquelle a également collaboré son fils), plusieurs cinéastes se sont intéressés à son œuvre afin d’en tirer des adaptations destinées au grand écran. S’il se déclare à juste titre déçu par la version cinématographique de son roman fétiche Au delà de nos rêves (de Vincent Ward), dont l’histoire, selon lui, a « disparu au profit d’effets visuels » (entretien dans Synopsis, op. cit.), il s’estime en revanche très satisfait de l’adaptation de son livre Echos[52] (A Stir of Echoes, qui date de 1958) par David Koepp en 1999 sous le titre Hypnose. Il est vrai que cette histoire, proche par certains côtés du Sixième sens (mais écrite quelques décennies plus tôt !), n’a souffert ni de sa modernisation, ni de sa mise en images, et constitue avec Le Sixième sens, précisément, et Sleepy Hollow, l’un des grands moments du cinéma fantastique de l’année 1999. Cela dit, si l’on tient compte de ses propos reproduits dans la « Confession » publiée par la revue Ténèbres, on peut aujourd’hui se poser la même question qu’il y a vingt ans : Matheson perdu pour la littérature ? Ce serait faire peu de cas des contradictions qui, depuis toujours, habitent ce diable d’homme… et de son passé auquel il se réfère trop souvent pour qu’il puisse se permettre aujourd’hui de lui tourner le dos sans autre forme de procès. La preuve ? Elle est contenue dans cette simple réponse à la dernière question posée par Erwan Bargain l’interviewant pour Synopsis lors de son passage à Paris en mai 2000 : — Quels sont vos projets ? — J’écris un roman (rires). Daniel Riche Février 2001 AU LECTEUR Dans cette conclusion à l’édition intégrale de mes nouvelles, je n’ai l’intention ni de mettre mon âme à nu, ni de me livrer à une analyse psychologique poussée de ma personnalité. D’une part, je ne pense pas que ces volumes fassent le tour de la question ; le matériau brut, fondement de la mise à nu, n’y est pas présent en quantité suffisante. D’autre part, mes compétences en matière d’analyse psychologique ne me permettraient pas de mener en toute justice l’examen approfondi de ma personnalité telle que révélée par ces nouvelles. Ce que je me propose de faire, en revanche, c’est de formuler quelques remarques dans l’espoir qu’elles éclaireront un peu la genèse de ces histoires ainsi que la thématique générale qui sous-tend la plupart d’entre elles. J’ai toujours soutenu que l’étude attentive de l’œuvre de fiction permettait de dégager un profil relativement fidèle de son auteur, dans sa globalité mais aussi à chaque étape, ou presque, du processus créatif. Je sais bien que ce jugement n’est ni très novateur, ni très profond. Toutefois, étant donné que je ne l’ai jamais appliqué à ma propre production littéraire (et puisque, en achetant ces cinq livres, vous avez fait preuve d’un certain intérêt pour mes textes), vous trouverez peut-être intéressant de considérer ces nouvelles du point de vue de leur origine psychologique. C’est dans cette optique que j’ai demandé à ce qu’elles soient reproduites dans l’ordre chronologique de leur composition. Cela m’autorise à commenter les différents états d’esprit que j’ai connus le long dudit processus créatif, situé pour l’essentiel entre 1950 et 1970. Vingt ans de créativité ramenés à la toile de fond psychologique sur laquelle a vu le jour mon œuvre fantastique et de science-fiction — tel serait mon point de départ si j’entreprenais ici de rédiger une thèse. J’espère que dans ces lignes, ma thèse sera quelque peu divertissante. À deux ou trois exceptions près, pas loin de vingt ans se sont écoulés depuis la parution de ma dernière nouvelle importante. Il semble que cet aspect-là de mon travail n’ait occupé qu’une période limitée de mon activité créatrice. Période qui, naturellement, a pu prendre place pour des raisons autres que psychologiques. 1. Je me mettais tout juste à l’écriture et la forme courte correspondait mieux à mes aptitudes. J’avais suivi des ateliers d’écriture de nouvelles à la faculté, et je me sentais plus à l’aise dans cette forme. (Je ne prétends pas par là avoir mis vingt ans à « maîtriser » la forme courte avant de passer à des œuvres plus « ambitieuses », loin de là — c’est au contraire un exercice particulièrement exigeant ; il se trouve simplement que j’ai écrit des nouvelles fantastiques ou autres pendant vingt ans, puis que j’ai arrêté.) 2. Je suis sorti de la faculté à un moment où les magazines de fantastique et de science-fiction étaient en pleine efflorescence. Il existait donc un marché pour ce genre d’histoires. Et comme j’étais depuis l’enfance un fervent lecteur de fantastique, la coïncidence de mes penchants et de mon désir d’être publié s’est avérée irrésistible. J’entends par là que si j’ai écrit des nouvelles de science-fiction et de fantastique dans le but d’être publié, c’est pour des raisons qui ne relèvent pas seulement de la stricte psychologie. Je ne saurais prétendre que mon seul et unique but était d’assouvir une forte propension à produire ce type de récits. Le fait est, néanmoins, que cette active propension existait en moi en quantité plus que suffisante. Seulement, en ce temps-là, je ne le savais pas. Je ne me rendais pas compte non plus que la forme courte était pour elle un terreau fertile. Cette édition intégrale représente en quelque sorte la moisson couronnant ces deux décennies de phase agraire. Depuis 1970, en gros, je n’ai plus éprouvé, à quelques rechutes sporadiques près, le moindre désir d’écrire une nouvelle de plus. Je ne saurais dire pourquoi – sauf pour avancer une hypothèse : étant donné mes motivations sous-jacentes dans ce domaine, je m’en étais peut-être « désintoxiqué ». En tout cas sous cette forme. Car je ne doute pas que la motivation elle-même subsiste, encore que sous un aspect différent et — je l’espère — témoignant d’une plus grande maturité. Et elle continue de se manifester, mais en empruntant d’autres voies créatrices. J’y reviendrai. Lorsque l’œuvre est ouvertement autobiographique (chez Thomas Wolfe, par exemple), on a bien entendu moins de mal à situer les origines de sa thématique. Mais quand l’auteur évolue dans un champ fictionnel aussi manifestement éloigné de la franche autobiographie que la science-fiction et le fantastique, les racines sont plus difficiles à déterrer. Il me semble toutefois que cela reste possible. Cela demande seulement un peu plus de coups de sonde. Avec l’indispensable appui d’un psychiatre compétent, je pourrais passer en revue toutes les nouvelles de cette intégrale et recueillir au sein de chacune ce qui m’a poussé à l’écrire et ce qu’elle révèle de ma personnalité telle qu’elle était à l’époque. C’est d’ailleurs ce que je m’apprête à faire… dans une certaine mesure : un examen nouvelle par nouvelle serait pénible, répétitif (puisque il me faudrait considérer sans cesse les mêmes éléments), et, à long terme, autodestructeur. Le plus souvent je me contenterai donc de prendre en compte l’ensemble, avec çà et là une incursion dans tel ou tel exemple illustrant mon propos, histoire d’inspecter la forêt plutôt que les arbres un par un. Dans le langage de la psychiatrie, la paranoïa est un trouble mental caractérisé par un délire systématisé avec projection de conflits internes attribués à l’hostilité supposée d’autrui. Ce qui résume très bien l’essentiel de ce que je fais passer dans ces nouvelles. Il n’aurait pas été impropre (mais pas très indiqué sur le plan commercial…) d’intituler cette intégrale Délires systématisés. Dans une large mesure, en effet, c’est bien de cela qu’il s’agit ici. On trouve bien des projections de conflits internes. Indubitablement attribués à l’hostilité d’autrui. Mais aussi, devrais-je ajouter, à l’hostilité des objets, des choses. C’est cette notion-là qui complète le tableau. Toujours selon la psychiatrie, la paranoïa peut se tapir pendant des années au sein de la conscience sans la perturber le moins du monde. C’est ce qui s’est passé dans mon cas. À quel moment de mon existence elle a commencé à affleurer, à se manifester en termes de créativité, je ne saurais le dire. Mais je crois que j’étais relativement jeune. Permettez-moi, par parenthèse, de préciser que cliniquement parlant, ma place n’est pas dans une cellule capitonnée ; ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Quand mes enfants me traitaient de « parano », c’était sans frémissements d’appréhension — plutôt avec une espèce d’indulgence amusée. Mon truc, c’était plus l’excès de prudence que la crainte véritable de voir ma vie tourner d’un moment à l’autre à l’état de siège. Reste que c’était bel et bien de la paranoïa (même si mon état n’avait rien d’incapacitant), et qu’elle ressortait régulièrement dans mes histoires. En 1980, l’écrivain et anthologiste Daniel Riche rassemblait en recueil certaines de mes nouvelles et, au début de son introduction, résumait le phénomène en annonçant : « Le maître mot est angoisse » (le titre de l’introduction étant « Itinéraires de l’angoisse »). Ce qui, à mon sens, décrit fidèlement la paranoïa littéraire. J’en ai été déprimé pendant des semaines. En ces temps-là, en effet, je n’avais pas encore accepté le concept de paranoïa. Du moins pas dans ses applications spécifiques. Aujourd’hui, je pense y être arrivé. D’où le présent texte. Je suis né dans une famille d’immigrés norvégiens. Mes parents sont arrivés (chacun de son côté) aux États-Unis au tout début du XXe siècle. Il n’y a pas de terrain mieux choisi pour favoriser l’épanouissement d’un point de vue paranoïaque sur les choses. Prenez ma mère. Elle a une douzaine d’années, elle débarque dans un pays dont elle ne connaît ni la langue, ni les us et coutumes. Orpheline avant dix ans, elle avait été élevée par un frère aîné. Elle manquait d’assurance, elle avait peur de tout dans le nouvel environnement où elle se trouvait projetée. Faut-il, dans ces circonstances, s’étonner qu’elle ait cherché refuge à l’intérieur d’elle-même ? Qu’elle ait attribué une existence extérieure à tous les facteurs susceptibles de la mettre en danger ? Qu’elle ait soigneusement opposé le foyer, la famille nucléaire, à la menace du dehors ? Qu’elle m’ait inconsciemment encouragé dans l’ignorance de ce monde extérieur, donc dans une méfiance – voire une défiance — et un malaise croissants à son égard ? Qu’elle ait épousé un autre immigré, aggravant encore l’aspect verrouillé de notre structure familiale ? Et pour finir, faut-il s’étonner qu’elle se soit tournée vers la religion, ultime refuge du repli sur soi ? Voilà pour le côté maternel. Mon père, lui, fuyait cet univers si peu familier dans l’alcool, à même d’émousser les terminaisons nerveuses et d’anesthésier peurs et angoisses. D’autres hommes, dans ma famille, y ont aussi cherché refuge — ce qui, en dernier lieu, ne pouvait les mener qu’à la mort. Tel est le milieu qui m’a vu naître : une famille extrêmement soudée, sans relations amicales avec l’extérieur, qui se protégeait du danger par un processus de renfermement, d’exclusion des autres, d’évitement et de déni. Contrairement à de nombreux parents, je n’ai pas sombré dans l’alcool. Pourtant, j’aurais pu. Je ne me suis pas non plus tourné vers la foi, même si certains prétendent que je nourris en fait des convictions métaphysiques puissantes, sinon circonscrites dans le cadre d’une religion organisée. Mais voilà où je veux en venir : évoluant dans le vase clos de ma petite famille, et considérant perpétuellement le monde du dehors comme menaçant, j’ai trouvé mon refuge à moi dans l’écriture. Au lieu d’ingurgiter du vin, j’ai ingurgité des histoires ; et c’est de la fiction que je suis devenu dépendant. Et ma religion à moi, ce fut le fantastique — ou plutôt le fantasmatique, au sens freudien du terme : restructuration du monde dans le but de lui donner un aspect plus acceptable. Je me suis adonné à la création d’un monde nouveau, issu de l’imagination, où j’étais en mesure de résoudre tous les problèmes, quels qu’ils soient. Un champ de bataille thérapeutique où affronter l’ennemi (mes angoisses) et apprendre à vivre avec — en jouissant d’une sécurité relative — d’une manière socialement acceptable. C’est ainsi que j’ai pu empêcher la paranoïa de perturber ma vie privée : en l’évacuant, par bouffées salvatrices, dans mes œuvres de fiction. En faisant naître sous ma plume un univers feuilleté de fantasmes — généralement engendrés par la peur — avant de l’isoler hermétiquement de mon petit monde à moi. Pour prendre une image, le récipient contenait trop de vapeur, j’ai trouvé une soupape, le récipient a tenu le coup. Le leitmotiv qui court tout au long de mon œuvre — et en tout cas au long de ces nouvelles – est : l’individu isolé tentant de survivre dans un monde hostile. J’éprouve une curieuse impression à résumer ainsi, en une courte formule, des centaines de milliers de mots. Pourtant, à l’exception de quelques cas flagrants, elle correspond bien à la réalité. Il est très révélateur que ma toute première nouvelle – j’entends la première publiée sous mon nom — ait été une véritable explosion de paranoïa (même si la portée en était limitée), quintessence de ce fameux leitmotiv. Je veux parler de « Né de l’homme et de la femme ». La forme enfantine, voire primitive que revêt la narration ne fait que mettre encore en lumière la racine de son thème : l’individu isolé tentant de survivre dans un monde hostile. Que la volonté de survivre fasse partie intégrante de ma thématique récurrente, et ce dès mes débuts dans la nouvelle, voilà qui, à mon sens, est plutôt bon signe. Quel que soit le sort funeste que connaît mon personnage principal — le plus souvent, on ne s’en étonnera pas, un individu de sexe masculin d’âge indéterminé —, quelles que soient ses vaines tentatives pour s’insérer, s’adapter, quelles que soient les forces aliénantes qui s’acharnent sur lui… il s’efforce de survivre. Le personnage de « La troisième à partir du soleil » (ma deuxième nouvelle publiée) tente d’assurer sa survie et celle de sa famille. Et celui de « Quand le veilleur s’endort » (ma troisième nouvelle) s’y efforce lui aussi, même si c’est de manière plus involontaire et avec l’aide d’un mécanisme de survie plus développé : la société elle-même. Naturellement, ces efforts pour survivre sont rarement couronnés de succès ; là, c’est mon cynisme fondamental qui s’exprime. Le plus souvent, la menace extérieure a le dessus sur l’individu isolé, malgré ses tentatives désespérées (« La robe de soie blanche », « La voix du sang », « Derrière l’écran », « Mamour, quand tu es près de moi »). Ces incursions précoces dans la paranoïa atteignent sans conteste leur apogée dans « Une armée de conspirateurs ». Rien que le titre exprime parfaitement le point de vue du paranoïaque. Mais toujours avec pour constante la volonté de survivre — ce qui n’est pas pour me déplaire. « Le parano » avait tout de même des côtés positifs dès ses premiers pas créatifs. Mais comment ce leitmotiv se manifeste-t-il dans mes nouvelles ? Que reflète-t-il d’immédiatement apparent en rapport avec ma vie privée ? Là, l’évaluation ne pose aucun problème. Parmi mes nouvelles anciennes, certaines (« La maison enragée », « Escamotage », « Enfer sur mesure ») révèlent un préjugé incontestable à l’égard du mariage. Évidemment, cela s’explique par le fait que je n’avais pas encore franchi le pas, et qu’avec le terreau paranoïaque sur lequel j’avais grandi (la séparation de mes parents n’arrangeant pas les choses), je voyais une menace dans cette institution qui m’était extérieure. Dans ces textes de jeunesse, ma vision du mariage saute aux yeux. Elle était faite d’incertitudes et d’appréhensions. Dans ces nouvelles – comme dans d’autres de la même période qui sont restées dans mes tiroirs —, j’exprime la crainte prononcée de me retrouver piégé, brimé dans la liberté de créer. Je ne voyais dans la vie à deux qu’amertume et acrimonie, ce qui donne dans « Escamotage » un personnage qui voit littéralement disparaître tout le monde dans sa vie, et dans « La maison enragée » un cas d’autodestruction psychokinétique provoquée par l’exaspération conjugale, avec rage et rancune assortis. Quant au regard que je portais alors sur les enfants, disons que j’en ignorais tout ou presque. Dans le cas de « Né de l’homme et de la femme », cette ignorance m’a rendu service : elle a produit une nouvelle qu’on a pu qualifier de classique et qui m’a fait remarquer dans le champ de la science-fiction et du fantastique. Aujourd’hui que mes enfants sont grands, s’il me venait une idée pareille, jamais je n’irais la mettre par écrit : à aucun moment je n’y verrais la moindre logique. Mais à vingt-trois ans, avant de savoir ce que c’est qu’être parent, je m’y suis jeté la tête la première. Il faut — parfois — savoir applaudir l’immaturité dans toute sa candeur. À l’époque, je concevais à peu près l’amour paternel ou maternel (voir « Le dernier jour », « L’examen »), pour l’avoir constaté chez ma propre mère. Mais de là à m’imaginer éprouvant personnellement de l’amour pour une épouse et des enfants… Non, cela me dépassait complètement. J’étais un célibataire que ces questions laissaient un peu mal à l’aise, un point c’est tout. Plus tard, en me rendant compte que le mariage n’était finalement pas une menace absolue, j’en ai donné une vision moins crispée (« Retour à zéro », « Intrusion », « Toilettes pour hommes seuls », « Le zoo »). Bien sûr, les circonstances particulières où évoluaient ces couples plus heureux en ménage étaient toujours de nature paranoïaque, mais au moins, face à leur affolante situation, mari et femme s’entendaient bien. (J’ajoute à ce propos qu’après avoir quitté ma famille nucléaire, dans la région de New York, pour m’établir en Californie en 1951, je me suis empressé d’en fonder une à moi, histoire d’avoir un havre où fuir le « monde cruel » du dehors, comme mes parents avant moi.) Pendant cette période, on sent mes nouvelles profondément imprégnées d’angoisse, de crainte face à l’inconnu et à un monde trop complexe, trop exigeant vis-à-vis des individus de sexe masculin Cela revêt un aspect tantôt humoristique (« L’habit fait l’homme », « Un jour, une petite annonce », « Un mariage »), tantôt — bien plus souvent — austère (« La maison enragée », « Intrusion », « Une résidence de haut vol », « Le dernier jour »). » Nous sommes entourés de dangers », déclare le personnage masculin de « Un mariage ». C’était aussi mon opinion. À cela, il faut ajouter un autre aspect de mon leitmotiv paranoïaque : mon personnage masculin est invariablement incompris, et les autres ne lui accordent jamais la place qu’il mérite. Ils ont tendance — une tendance très nette, même — à l’accabler à coups d’ignorance, de bêtise, de pensée stéréotypée en exerçant sur lui un pouvoir involontaire (« Retour à zéro », « La maison enragée », « Une armée de conspirateurs », « L’examen »). Si j’ai pu, à l’occasion, laisser penser que mon personnage était peut-être responsable de ses propres malheurs, au moins en partie (à savoir que son véritable ennemi était dans sa tête), cela ne change rien au fait qu’en dernière analyse, il est bel et bien menacé par des facteurs externes. En d’autres termes, et pour paraphraser le mot bien connu : ce n’est pas parce qu’on est paranoïaque qu’on n’a pas d’ennemis. On voit donc que je composais avec mes propres inquiétudes, mes propres peurs devant l’inconnu, bref, que je soulageais mon angoisse existentielle en les extériorisant sous forme de personnages de nouvelles. Même les objets pouvaient incarner, sous ma plume, la menace venue du dehors : ce sont les habits dans « L’habit fait l’homme », les objets familiers dans « La maison enragée », un poste de télévision dans « Derrière l’écran », un lit dans « Paille humide ». Le monde est effrayant, déclarais-je dans mes récits. Si j’avais prononcé la phrase à voix haute devant témoins, je me serais attiré des regards gênés. Mais du moment que je lui donnais l’aspect d’une nouvelle « fantastique », non seulement cette affirmation devenait acceptable, mais en plus, elle se voyait récompensée. Et ce monde extérieur si menaçant donnait de petites tapes bienveillantes sur ma tête de paranoïaque en disant : « Félicitations. Tiens, voici un peu d’argent pour ta peine. » Psychologiquement parlant, c’était un événement considérable. Ce monde, « cause » même de ma paranoïa, recevait mes accusations déguisées, les acceptait, les validait et — si incroyable que cela puisse paraître — me permettait de nourrir mon épouse et mes quatre enfants en effaçant mes angoisses. Ce monde n’exigeait pas de moi que je le réévalue, que je pose sur lui un regard plus circonspect. Il ne me demandait que de le distraire en transformant mes peurs en histoires fantastiques et de science-fiction. Ma paranoïa s’en voyait légitimée et, merveille des merveilles, devenait financièrement rentable. Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte que j’extériorisais non seulement mes propres appréhensions, mais aussi celles de mes lecteurs. Le fait de représenter ces peurs dans un cadre familier, quotidien, les rendait d’autant plus accessibles, et les lecteurs me récompensaient pour les avoir aidés, fût-ce par la bande, à affronter les leurs. Ni le mariage, ni la paternité, ni la maturité croissante n’ont eu raison de mon leitmotiv avec le passage des ans. Ma paranoïa a poursuivi son petit bonhomme de chemin, en prenant d’autres formes, mais sans altérations fondamentales. Il est intéressant (au moins pour moi) de noter qu’après mon mariage, je n’ai plus écrit une seule nouvelle mettant en scène un auteur voyant sa créativité menacée par la vie conjugale, ou bien un homme marié réagissant négativement parce qu’il se sent asphyxié par les exigences de celle-ci (excepté peut-être la légère récidive de « J’veux voir le père Noël », encore que ce texte m’ait été inspiré par un fait divers, plus que par ma propre expérience). Manifestement, je n’étais tout de même pas « parano » au point de persister à croire que le mariage – ou du moins, la femme que j’avais épousée — était une redoutable perspective et rien d’autre. À compter de 1952 (année de mon mariage), mes visions paranoïaques consistent (comme je l’ai dit plus haut) en une série de périls extérieurs s’abattant sur des couples par ailleurs fonctionnels (« Le zoo », « L’examen », « Descendre », « Un cas d’école », « Au bord du précipice », « Date limite », « Les grillons », « Mon royaume pour un verre d’eau »). L’individu n’est plus isolé dans un monde menaçant. C’est lui, son épouse et — plus tard — ses enfants qui connaissent cet isolement. Il existe des variations occasionnelles, des sortes d’addenda au leitmotiv qui, en réalité, ne relèvent peut-être pas du tout de la paranoïa (sauf à considérer que tout le monde serait paranoïaque), même si les craintes évoquées concernent à la fois des menaces intérieures et extérieures. En un mot, j’entends par là la peur de ne pas profiter pleinement de la vie, de l’instant présent, parce qu’on a trop de responsabilités et qu’on ne fait pas sincèrement l’effort nécessaire. La peur de passer à côté de la vie, de n’hériter que de regrets, de chagrins et de vaines nostalgies. Ceci apparaît clairement et profusément dans mon roman intitulé Le jeune homme, la mort et le temps, mais on en trouve également des traces dans un certain nombre de nouvelles : « Jours disparus », « Mantage », « Le jeu du bouton »… Toutefois, même s’il s’est fait plus discret, d’une manière générale, ce leitmotiv est resté évident dans la plupart de mes récits courts. Soit la menace extérieure saute aux yeux et les personnages sont dans l’obligation absolue de se battre pour survivre (« L’examen », « Au soir du monde », « Danse macabre », « Descendre », « Cycle de survie » — encore un titre qui met dans le mille —, « L’Indéracinable », « L’horreur rampante », « Les grillons », « Sans paroles », « Les temps sont mous », « La boucle est bouclée »), et dans ce cas de figure on trouve souvent, en fond, la peur de l’holocauste nucléaire. Soit le danger extérieur se teinte de causalité « interne » et alors les motifs du combat pour la survie sont moins tranchés (« Appel longue distance », « Nef de mort », « Paille humide », « Une tripotée de donzelles », « L’homme des jours de fête », « Avantage », « Les visages de Julie », « Onde de choc », « Cauchemar à six mille mètres », « Proie », « Le jeu du bouton »). Malgré cela, le leitmotiv de base reste intact — quelque chose ou quelqu’un en a après mon personnage, individuellement ou en tant que membre d’un groupe, le plus souvent formé de ses proches (« La maison du crime », « Les captateurs », « L’enfant trop curieux », « Funérailles », « Un cas d’école », « Miss Poussière d’étoiles », « Les enfants de Noah », « Premier anniversaire », « Deus ex Machina »). Quant à l’une des dernières nouvelles de cette intégrale — celle qui compte parmi mes textes majeurs et clôt ces vingt années de production régulière dont je parlais plus haut —, « Duel », on ne peut nier son caractère éminemment paranoïaque puisqu’elle met en scène un chauffeur de camion plus ou moins invisible qui « en a après » le personnage masculin et ne veut plus le lâcher. Où en suis-je aujourd’hui, tandis que je rédige ces lignes ? Ai-je changé ? Me suis-je amélioré ? Ai-je élargi mon champ d’action ? Mis un peu d’eau dans mon vin ? Se peut-il que j’aie renoncé à ce style de nouvelles parce qu’en surmontant grâce à elles mon surplus d’angoisse, je n’éprouvais logiquement plus le besoin d’en écrire ? Doit-on en conclure que mon univers pétri de terreurs a gagné en clémence au fil de ces vingt années ? Que Richard Matheson, nouveau venu au pays de l’angoisse[53], s’est progressivement senti accepté par les habitants de ce pays, et par conséquent rassuré, désormais capable de s’en sortir sans faire périodiquement appel à ces fantasmes reconstructeurs ? Difficile à dire. À ce jour, la dernière en date de mes œuvres de fiction est le roman Au delà de nos rêves, paru en 1978[54], qui traite de la vie après la mort. On aurait quelque raison d’y voir l’ultime application de mon leitmotiv : le combat pour la survie face à ce que la Bible appelle « le tout dernier ennemi à éliminer ». Je pense que finalement, je crois à la vie dans l’au-delà, non pas par résistance affolée devant l’horreur de la mort, mais en conséquence d’une réflexion poussée et d’une conviction fondée sur des années de lectures et d’analyses sur le sujet. D’un autre côté, vous avez le droit de ne pas me croire. Moi-même, j’ai du mal. Après tout, on m’appelle « le Parano », non ? Richard Matheson Avril 1988 Los Angeles, Californie Traduit par Hélène Collon BIBLIOGRAPHIE (Pour chaque nouvelle composant ce volume, on ne trouvera mention que de la parution originale aux États-Unis accompagnée du © et, éventuellement, de l’adaptation pour le petit ou le grand écran ; en ce qui concerne la France, ne sont signalées que la première parution et la plus récente quand il y a lieu.) 1. Je suis là à attendre (« And Now I’m Waiting », in Rod Serling’s Twilight Zone Magazine, mars-avril 1983, mais écrit à la fin des années 50 ; © 1983, by Richard Matheson ; adapté par Richard Matheson — qui avoue ne plus se souvenir s’il a soumis sa nouvelle où un simple synopsis à Rod Serling et son producteur Buck Houghton — pour la série The Twilight Zone – La Quatrième dimension — (saison 59-60), réal. : Ralph Nelson). Inédit en français. [Traduction de Jacques Chambon.] 2. Erreur de tir (« Blunder Buss », in Rod Serling’s Twilight Zone Magazine, mars-avril 1984, mais écrit au début des années 60 ; © 1984, by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction de Jacques Chambon.] 3. Les inséparables (« Getting Together », in Rod Serling’s Twilight Zone Magazine, juin 1986, mais écrit au début des années 60 ; © 1986, by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction de Jacques Chambon.] 4. Les visages de Julie (« The Likeness of Julie », sous le pseudonyme de Logan Swanson, in Alone by Night, anthologie de Don et Michael Congdon, Ballantine, New York, 1962 ; © 1962, renewed 1989 by Richard Matheson ; adapté en 1975 pour la télévision sous le titre « Julie » — scén. : William F. Nolan, réal. : Dan Curtis — dans le cadre de Trilogy ofTerror). En français : « Julie », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 5. Sans paroles (« Mute », in The Fiend in You, anthologie de Charles Beaumont, Ballantine, New York, 1962 ; © 1962, renewed 1990 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension — (saison 63, épisode d’une heure), réal. : Stuart Rosenberg). En français : « Sans paroles », trad. de Bruno Martin, in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1978 ; Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 6. Deus ex machina (« Deus ex Machina », in Gamma n° 2, novembre 1963 ; © 1963, renewed 1991 by Richard Matheson). En français : « Deus ex machina », trad. de Michel Deutsch, in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1974 ; le Livre de Poche, 1978. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 7. La fille de mes rêves (« Girl of My Dreams », in The Magazine of Fantasy & Science Fiction, octobre 1963 ; © 1963, by the Mercury Press, renewed 1991 by Richard Matheson ; adapté pour la série Journey to the Unknown (G.B., 1960), scén. : Robert Bloch et Michael J. Bird, réal. : Peter Sasdy). En français : 1) « La fille de mes rêves », trad. de Christine Renard, in Fiction n° 127, juin 1964 ; 2) repris in Histoires parapsychiques, La Grande anthologie de la science-fiction, composée par Demètre Ioakimidis, Jacques Goimard et Gérard Klein, Le Livre de poche, 1983. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 8. La machine à jazz (« The Jazz Machine », in The Magazine of Fantasy & Science Fiction, février 1963 ; © 1962, by the Mercury Press, Inc., renewed 1990 by Richard Matheson). En français : « La machine à Jazz », trad. de Guy Abadia, in Fiction, n° 263, novembre 1975. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 9. Onde de choc (« Shock Wave », sous le titre de « Crescendo » in Gamma n° 1, juillet 1963 ; © 1963, by Star Press, Inc., renewed 1991 by Richard Matheson). En français : « Onde de choc », trad. de Bruno Martin, in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1974 ; le Livre de Poche, 1978. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 10. Les temps sont mous (« ‘Tis the Season to be Jelly », in The Magazine of Fantasy & Science Fiction, juin 1963 ; © 1963, by the Mercury Press, renewed 1991 by Richard Matheson ; a inspiré à Frank Zappa, sous le titre de « Tis the Season to be Jelly », une série de morceaux qui existent sous deux formes : un coffret pirate commercialisé avec la permission de Zappa et un enregistrement en public sous-titré « Live in Sweden » (1967), rééd. CD, 1991 — Richard Matheson précise : « Zappa a fait imprimer l’ensemble de ma nouvelle au dos de son album sans m’en demander la permission ni m’informer de quelque manière que ce soit. J’ai tout d’abord songé à intenter une action en justice, puis décidé que cela n’en valait pas la peine. »). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 11. La multiplication des deniers (« Interest », in Gamma, septembre 1965 ; © 1965, renewed 1993 by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 12. Mon royaume pour un verre d’eau (« A Drink of Water », in Signature, avril 1967 ; © 1967, by the Diner’s Club, renewed 1995 by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 13. Thérèse (« Thérèse », sous le titre « Needle in the Heart », in Ellery Queen’s Mystery Magazine, octobre 1969 ; © 1969, by Ellery Queen’s Mystery Magazine, renewed 1997 by Richard Matheson ; adapté en 1975 pour la télévision sous le titre « Millicent and Thérèse » – scén. : William F. Nolan, réal. : Dan Curtis – dans le cadre de Trilogy of Terror). En français : 1) « Une aiguille en plein cœur », trad. d’Ariette Rosenblum, in Ellery Queen Mystère Magazine, n° 266, avril 1970 ; 2) repris in Une aiguille en plein cœur, anthologie de Stéphane Bourgoin, Néo, 1986. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 14. Proie (« Prey », in Playboy, avril 1969 ; © 1969, by HMH Publishing Co., renewed 1997 by Richard Matheson ; adapté en 1975 pour la télévision sous le titre « Amelia » — scén. : Richard Matheson, réal. : Dan Curtis — dans le cadre de Trilogy of Terror). En français : « Gibier », trad. de Michel Deutsch, in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1974 ; le Livre de Poche, 1978. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 15. Le signe du Lion (« Léo Rising », in Ellery Queen’s Mystery Magazine, mai 1972 ; © 1972, by Ellery Queen’s Mystery Magazine, renewed 1997 by Richard Matheson). En français : 1) « Le signe du Lion », trad. de Lucienne Lemoine, in Ellery Queen Mystère Magazine, n° 294, août 1972 ; 2) repris in Une aiguille en plein cœur, anthologie de Stéphane Bourgoin, Néo, 1986. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 16. Le jeu du bouton (« Button, Button », in Playboy, juin 1970, © 1970, by HMH Publishing Co., renewed 1998 by Richard Matheson ; adapté pour la nouvelle série The Twilight Zone — La Quatrième dimension — (1986), scén. : Richard Matheson sous le pseudonyme de Logan Swanson, réal. : Peter Medak). En français : 1) « Appuyez sur le bouton », trad. de René Lathière, in Les Mondes macabres de Richard Matheson, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1974 ; 2) repris sous le titre « Le jeu du bouton » in « Histoires de maléfices », La Grande anthologie du fantastique 3, établie par Jacques Goimard et Roland Stragliati, Omnibus, 1997. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 17. Ombres et silhouettes (« Corne Fygures, Corne Shadowes », in recueil Shock Waves, Dell, New York, octobre 1970 ; © 1970, by HMH Publishing Co., renewed 1998 by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction de Jacques Chambon.] 18. Uniquement sur rendez-vous (« By Appointment Only », in Playboy, avril 1970 ; © 1970, by HMH Publishing Co., renewed 1998 by Richard Matheson). En français : « Uniquement sur rendez-vous », trad. de Jacques Chambon, in Territoires de l’inquiétude 6, anthologie d’Alain Dorémieux, Denoël, 1993. 19. La touche finale (« The Finishing Touches », in Shock Waves, Dell, New York, octobre 1970 ; © 1970, by HMH Publishing Co., renewed 1998 by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 20. Jusqu’à ce que la mort nous sépare (« ‘Til Death Do Us Part », in Ellery Queen’s Mystery Magazine, septembre 1970 ; © 1970, by Ellery Queen’s Mystery Magazine, renewed 1998 by Richard Matheson). En français : 1) « Jusqu’à ce que la mort nous sépare », trad. de Francis Bebouch, in Ellery Queen Mystère Magazine, n° 277, mars 1971 ; 2) repris in Une aiguille en plein cœur, anthologie de Stéphane Bourgoin, Néo, 1986. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 21. La presque disparue (« The Near Departed », in Masques II, anthologie de J. N. Williamson, Maclay & Associates, Baltimore, juin 1987, mais écrit en 1970 ; © 1987, by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 22. Talents cachés (« Buried Talents », in Masques II, anthologie de J. N. Williamson, Maclay & Associates, Baltimore, juin 1987, mais écrit en 1970 ; © 1987, by Richard Matheson). En français : « Talents cachés », trad. de Jean-Daniel Brèque, in Territoires de l’inquiétude 1, anthologie d’Alain Dorémieux, Denoël, 1991. [Traduction revue par Jean-Daniel Brèque pour la présente édition.] 23. Duel (« Duel », in Playboy, avril 1971 ; © 1971, by Playboy Enterprises, Inc. ; adapté en 1972 pour la télévision — mais exploité en salle dans une version plus longue —, scén. : Richard Matheson, réal. : Steven Spielberg). En français : « Duel », trad. de Brigitte Cirla, in Orbites, n° 2, mai 1982, Nouvelles Éditions Oswald/NéO. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 24. La consultation de quatorze heures (« Two O’Clock Session », in The Bradbury Chronicles : Stories in Honor of Ray Bradbury, anthologie de William Nolan et Martin H. Greenberg, ROC, Penguin/NAL, 1991, mais écrit au début des années 80 ; © 1991, by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 25. Du vent, sale mouche ! (« Shoofly », in Omni, novembre 1988 ; © 1988, by Omni Publications International Ltd., renewed 1994 by Richard Matheson). En français : « Tire-toi, sale mouche », trad. de Jacques Chambon, in Territoires de l’inquiétude 5, anthologie d’Alain Dorémieux, Denoël, 1992. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 26. Messages personnels (« Person to Person », in Rod Serling’s Twilight Zone Magazine, avril 1989 ; © 1989 by Richard Matheson). En français : « Messages personnels », trad. d’Éric Chevreau, in Territoires de l’inquiétude 8, anthologie d’Alain Dorémieux, Denoël, 1995. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] Nouvelles non incluses dans la présente « intégrale » en 5 volumes 1. « They Don’t Make ‘em Tougher », in Dime Western, octobre 1951 (Inédit en français.) 2. « Mountains of the Mind », in Marvel Science Stories, novembre 1951. (Inédit en français.) 3. « Too Proud To Lose », in Fifteen Western Tales, février, 1955. (Inédit en français.) 4. « The Frigid Flame », Justice, octobre 1955. (Inédit en français.) 5. « Son of the Gunman », Western Stories, décembre 1955. (Inédit en français.) 6. « Now Die In It », Mystery Tales, décembre 1958. (Inédit en français.) 7. « Where There’s a Will », en collaboration avec Richard Christian Matheson, in Dark Forces, anthologie de Kirby McCAuley, Viking Press, New York, 1980. En français : « Tant qu’il y a de la vie », in Science Fiction, n° 3, Denoël, 1985 (attribué à Richard Matheson uniquement). À paraître en 2002 dans l’édition française de Dystopia, Richard Christian Matheson’s Collected Stories chez Flammarion. DÉJÀ PARU DANS LA MÊME COLLECTION Richard Matheson, Derrière l’écran (volume 1 de l’intégrale des nouvelles) Pat Cadigan, Vous avez dit virtuel ? (roman) Pascal Françaix, Tamagotchi (roman) Anne Duguël, Petit théâtre de brouillard (roman) Joël Houssin, Les Vautours (roman) Robert Silverberg, Le Grand silence (roman) Richard Matheson, Intrusion (volume 2 de l’intégrale des nouvelles) Mike Resnick, La Belle ténébreuse (roman) (Prix Tour Eiffel 2000) Lucius Shepard, Petite musique de nuit (nouvelles) N. Lee Wood, Le Gardien de l’ange (roman) René Reouven, Bouvard, Pécuchet et les savants fous (roman) (Grand Prix de l’Imaginaire 2001 catégorie « roman francophone ») Richard Matheson, La poupée à tout faire (volume 3 de l’intégrale des nouvelles) Mike Resnick, Sur la piste de la licorne (roman) Dan Simmons, Les Forbans de Cuba (roman) Paul J. McAuley, Sable rouge (roman) Jacques Sadoul, Chronique des dragons oubliés (roman) Robert Silverberg et Jacques Chambon, Destination 3001 (anthologie internationale inédite) Jonathan Carroll, Le bûcher des immortels (roman) Richard Matheson, Le pays de l’ombre (volume 4 de l’intégrale des nouvelles) Franco Ricciardiello, Aux frontières du chaos (roman) Lisa Tuttle, Compagnon de nuit (roman) J. Gregory Keyes, Les démons du Roi-Soleil (roman) Impression réalisée sur CAMERON par BUSSIÈRE CAMEDAN IMPRIMERIES GROUPE CPI à Saint-Amand-Montrond (Cher) pour le compte des Éditions Flammarion en mars 2001 N° d’édition : FF774301. — N° d’impression : 011305/1. Dépôt légal : mars 2001. Imprimé en France * * * * Citation d’un passage du célèbre poème d’Edgar Poe, « Le Corbeau » (traduction française de Charles Baudelaire). (N.d.T.) [1] Interview accordée à Jérôme Vincent lors du passage de Matheson à Saint-Malo en mai 2000. Le texte intégral de cette interview peut être consulté sur le site : . [2] Et Matheson lui-même déclarait à son fils, dans l’excellente « Confession » publiée par la revue Ténèbres dans son n 9 (février-avril 2000) : « Lorsque mon heure sera venue, je sais que les journaux annonceront : « L’écrivain de science-fiction Richard Matheson est décédé. » Les notices nécrologiques m’amusent toujours ; qui que vous soyez, ils trouveront deux ou trois mots pour résumer votre vie. J’en ai lu une l’autre jour avec le nom du type et, comme mention : « Il inventa la fermeture Éclair ». » [3] Éditions du Céfal, 1999. [4] Dans l’interview qu’il a accordée à Erwan Bargain pour le n° 8 (juillet-août 2000) du magazine Synopsis, Matheson déclare : « La solitude permet au personnage de prendre conscience des limites de son existence, de sa propre finitude. Le héros solitaire de Je suis une légende sait qu’il va mourir. Il y a une conscience des personnages qui se développe dans la solitude. » [5] Dans Derrière l’écran, le premier volume de la présente intégrale des nouvelles fantastiques, à suspense et de science-fiction de Richard Matheson. [6] Casterman, 1978 ; Presses Pocket, 1988. [7] Ce rapprochement, cependant, ne semble pas déplaire à Matheson, qui déclare à son fils, dans la « Confession » déjà citée : « J’ai toujours été surpris qu’en France, on me mette dans le même sac qu’un Kafka, alors qu’aux États-Unis, je suis juste un type qui écrit des histoires. Ici (i.e. aux États-Unis), tu peux avoir un public fidèle, voire la reconnaissance de certains milieux, mais là-bas (i.e. en France), ils ont cette considération, ce respect pour les écrivains. »… En somme, ailleurs, l’herbe est plus verte ! [8] Dans Le livre d’or de la science-fiction : Richard Matheson, Presses Pocket, 1981 ; réédité sous le titre Journal d’un monstre en 1990. [9] Dans Derrière l’écran, op. cit. [10] Ibid. [11] Dans Les Mondes macabres de Richard Matheson, Casterman, 1974 ; Le Livre de poche, 1978. [12] Dans Derrière l’écran, op. cit. [13] Ibid. [14] Ibid. [15] Ibid. [16] Ibid. [17] Voir l’excellent article de Stanley Péan reproduit sur le site Internet de la de librairie Pantoute, dans lequel on peut lire : « Au contraire du héros romantique Lovecraft et de ses disciples, qui semble droit issu du XIXe siècle d’Edgar Poe, le protagoniste mathesonien typique est un homme d’âge mûr dont l’existence tout à fait conforme à l’american way of life bascule progressivement dans l’irrationnel. Loin des décors gothiques du fantastique d’autrefois, c’est au milieu des banlieues familières que surgit l’innommable. Petit à petit, tout se déglingue, les repères de la vie ordinaire s’effacent et notre homme se retrouve au-delà du seuil sans aucune possibilité de faire demi-tour. » [18] Advent Publishers, 1967. Ce livre est un recueil de critiques parues précédemment dans des revues spécialisées. [19] P.U.F., 1965. [20] De l’allemand numinose, tiré de numen, d’après omen, « présage », ominose. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, ce mot de « numineux » concerne l’aspect sacré de l’expérience humaine, le sentiment diffus, à la fois effrayant et attirant, du numen. [21] Dans La poupée à tout faire, vol. 3 de l’intégrale. [22] Dans Les Mondes macabres de Richard Matheson, op. cit. [23] « Quand quelqu’un vous raconte une histoire drôle, et arrive au moment de la chute, celui où tout bascule, où l’on se met à rire à gorge déployée, eh bien, à ce moment précis on est très proche de ce que l’on ressent sous l’effet d’un choc émotionnel ou sous l’effet de l’horreur. » (Richard Christian Matheson in « Confession », op. cit.) [24] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [25] Jacques Finné, qui, décidément, semble en vouloir à Matheson d’avoir tenté de (bien) vivre de sa plume à partir de la fin des années 50, se demande, non sans malice, si l’auteur n’aurait pas « sans plus, choisi un mode d’expression bien plus rémunérateur que la carrière d’écrivain ». Et de signaler que : « Le choix des revues auxquelles il collabora depuis semble faire pencher la balance de ce côté… », op. cit. Ces propos qui, selon moi, accordent trop d’importance à l’équation mythico-culturelle : un bon auteur = un auteur fauché, trouvent cependant un écho dans la bouche de Matheson lui-même qui, répondant à Jérôme Vincent (in « Interview », op. cit.) lui demandant comment s’était opéré son passage de la littérature à la télévision et au cinéma, déclare : « C’est très simple. L’explication, c’est : une femme, quatre enfants. Il fallait gagner sa vie et les nouvelles ne payaient pas assez. » [26] Dans La poupée à tout faire, op. cit. [27] Dans Le pays de l’ombre, vol. 4 de l’intégrale. [28] Dans Les Mondes macabres de Richard Matheson, op. cit. [29] « J’ai même fait une suite à L’Homme qui rétrécit, The Fantastic Little Girl, mais elle ne fut jamais tournée. La femme du héros se mettait à rétrécir elle aussi et était plongée dans le monde microscopique, retrouvait son mari avant de retrouver une taille normale (rires). Ridicule… » (Richard Matheson in « Confession », op. cit.) [30] Dans Intrusion, vol. 2 de l’intégrale. [31] Dans le présent volume. [32] Dans Derrière l’écran, op. cit. [33] Dans Le pays de l’ombre, op. cit. [34] Dans Intrusion, op. cit. [35] Dans Le pays de l’ombre, op. cit. [36] Dans le présent volume. [37] Ibid. [38] Ibid. [39] L’adaptation de Spielberg s’inscrivait dans le cadre d’une « collection » de téléfilms intitulée Movie of the Week, dont devaient également faire partie ultérieurement « The Night Stalker » et « The Night Strangler » de Dan Curtis. Voir plus loin… [40] Dans Le pays de l’ombre, op. cit. [41] « Comme beaucoup d’écrivains, j’ai produit pendant toutes ces années nombre de scripts excellents qui ne virent jamais le jour. » (Richard Matheson in « Confession », op. cit.) [42] Disponible, ainsi que The Night Strangler, en DVD Zone 1. [43] Dans Intrusion, op. cit. [44] Disponible en LaserDisc NTSC et en double programme avec The Strange Case Of Dr. Jekyll & Mr. Hyde en DVD Zone 1. [45] Disponible en DVD Zone 1. Les trois nouvelles en question font partie du présent volume. [46] Dans Le pays de l’ombre, op. cit. [47] Paru en 1981 à titre de préface au Livre d’or de la science-fiction : Richard Matheson, op. cit. [48] Le réalisateur des Oiseaux avait d’ailleurs pensé dans un premier temps faire appel à notre auteur pour écrire le scénario de ce film. Le projet n’a pas abouti car Matheson, estimant qu’il n’était pas nécessaire de montrer les oiseaux, ne s’est pas très bien fait voir d’Hitchcock… (Confidence de l’auteur à Jacques Chambon) [49] Coll. « Présence du Futur », Denoël, 2000. [50] Coll. « Présence du Fantastique », Denoël, 1990. [51] Coll. « Présences », Denoël, 1995. [52] Coll. « Rivages/Noir », Rivages, 2000. [53] En français dans le texte (N.d.T.). [54] Flammarion, 1998.