UN MOT DE RAY BRADBURY Au milieu des années cinquante, j’ai commencé à recevoir des lettres d’un jeune homme qui brûlait de devenir écrivain. Je ne me rappelle pas combien de lettres il y a eu ni de quelle manière j’y ai répondu. Je me souviens seulement d’avoir remercié le jeune écrivain pour ses compliments sur mes propres livres et, me semble-t-il, de lui avoir conseillé de ne pas laisser passer un jour sans écrire. En tout cas, j’espère lui avoir dit cela. Car, les années passant, le résultat est là. Richard Matheson. Avec le recul, c’est un regard plein d’affection que je porte sur ce que Richard Matheson a accompli. Car il a atteint le but qu’il s’était fixé : devenir un excellent écrivain. Et s’il n’est pas tout à fait aussi connu que, disons, Arthur C. Clarke ou Isaac Asimov, il n’en reste pas moins que ses lecteurs sont légion et que la qualité de leur intérêt compense une quelconque infériorité numérique. Du moins pour le moment, puisque, de toute façon, leur nombre va croissant ! Ce qui est peut-être le plus frappant chez Richard, c’est qu’il transcende toutes les étiquettes. Et c’est très bien ainsi. Qu’il œuvre dans le domaine de l’étrange, de l’horreur, de la science-fiction ou du fantastique, le résultat dépasse toujours ce qu’implique chaque étiquette. En somme, c’est un écrivain de littérature générale. Croyez-moi sur parole et oubliez toutes les fariboles que les critiques snobinards de New York peuvent publier sur nous tous. Je pourrais m’étendre bien davantage sur Matheson, mais il n’a pas besoin de mes explications pour s’imposer à vous. Ses récits parlent d’eux-mêmes. Richard Matheson mérite qu’on lui accorde notre temps, notre attention et notre affection. Nous espérons avoir de ses « nouvelles » bien au delà de cette fin de siècle. Et nous sommes bien certains qu’il continuera d’être imprimé et réimprimé au cours du prochain millénaire. Ray Bradbury Traduit par Jacques Chambon ESCAMOTAGE Les pages qui suivent proviennent d’un cahier d’écolier trouvé il y a deux semaines dans une cafétéria de Brooklyn. Juste à côté, sur le comptoir, était posée une tasse de café à demi vide. D’après le propriétaire, la place est restée inoccupée trois heures durant avant qu’il ne remarque le cahier. Samedi matin, de bonne heure. Je ne devrais pas mettre cela par écrit. Si Mary tombait dessus ? Que se passerait-il ? Ce serait la fin, voilà tout, cinq années par la fenêtre. Mais c’est plus fort que moi. Il y a trop longtemps que j’écris. Impossible de connaître la paix sans ça. Il faut que je couche les choses sur le papier pour me clarifier les idées. Mais il est si difficile de clarifier et si facile de compliquer. Songer aux mois passés. Comment ça a commencé ? Une dispute bien sûr. Il a bien dû y en avoir un millier depuis que nous sommes mariés. Et toujours pour le même motif, c’est ça l’horreur. L’argent. « Ce n’est pas un problème de confiance en ton talent, dira Mary. C’est un problème de factures : allons-nous, oui ou non, pouvoir les payer ? — Des factures pour quoi ? Pour le nécessaire ? Non. Pour des trucs dont nous n’avons nullement besoin. — Nullement besoin ? » Et c’est reparti. Dieu, le manque d’argent rend vraiment la vie impossible. C’est quelque chose d’insurmontable, qui conditionne tout. Comment écrire en paix avec d’éternels soucis d’argent, d’argent, d’argent ? Télévision, réfrigérateur, machine à laver – rien qui ne soit fini de payer. Et le lit dont elle a envie… Et moi, comme un parfait idiot, qui m’obstine à mettre de l’huile sur le feu. Pourquoi a-t-il fallu que je quitte l’appartement en trombe cette fois-là ? On s’était disputés, d’accord, mais ce n’était pas une nouveauté. L’orgueil, voilà qui expliquait tout. Sept ans — sept ! — passés à écrire pour en retirer en tout et pour tout 316 dollars. Et toujours ce sinistre travail de dactylographie à mi-temps pour occuper mes soirées. Mary obligée de s’appuyer le même boulot. Dieu sait qu’elle a parfaitement le droit de douter. Parfaitement le droit d’insister pour que j’accepte ce poste à plein temps que Jim me propose dans son magazine. Tout est de ma faute. Reconnaître notre mouise, avoir un bon mouvement et tout serait réglé. Plus de travail le soir. Mary pourrait rester à la maison comme elle le désire, comme elle le devrait. Un bon mouvement, rien de plus. Je n’ai réussi qu’à faire tout le contraire. Dieu, j’en suis malade. Me voilà parti en virée avec Mike. On est là, deux idiots aux yeux vitreux, quand on rencontre Jane et Sally. Des mois que ça dure, des mois à nier l’évidence, à refuser de reconnaître que nous nous conduisions comme des imbéciles. Que l’on se perdait sous prétexte d’une nouvelle expérience. Deux parfaits crétins. Et la nuit dernière, les deux hommes mariés que nous sommes, nous voilà avec elles dans leur appartement respectif pour nous rouler dans… Vais-je y arriver ? Le mot me ferait-il peur ? Pauvre idiot ! L’adultère. Comment les choses peuvent-elles s’embrouiller à ce point ? J’aime Mary. De toute mon âme. Et pourtant, même en l’aimant, j’ai fait ça. Et pour que tout soit encore plus compliqué, ça m’a plu. Jane est tendre, compréhensive, passionnée ; une sorte de symbole des bonheurs perdus. C’était merveilleux. Impossible de ne pas le reconnaître. Mais comment le mal peut-il être merveilleux ? La cruauté source de joie ? Il n’y a là-dedans que perversité, confusion, désordre et colère. Samedi après-midi. Dieu merci, elle m’a pardonné. Jamais plus je ne reverrai Jane. Tout va s’arranger. Je suis allé m’asseoir sur le lit ce matin, et Mary s’est réveillée. Elle a levé les yeux vers moi, puis regardé l’heure. Elle avait pleuré. « Où étais-tu ? » m’a-t-elle demandé de cette voix frêle de petite fille qu’elle prend quand elle a peur. « Avec Mike. On a bu et parlé toute la nuit. » Elle m’a regardé encore une seconde, puis, lentement, elle a pris ma main et l’a pressée contre sa joue. « Excuse-moi », a-t-elle dit, et les larmes lui sont montées aux yeux. J’ai posé ma tête près de la sienne pour qu’elle ne me voie pas en face. « Oh, Mary, toi aussi, excuse-moi. » Je ne lui dirai jamais la vérité. Elle compte trop pour moi. Je ne peux pas la perdre. Samedi soir. Nous sommes allés choisir un nouveau lit au centre commercial cet après-midi. « Ce n’est pas dans nos moyens, mon chéri, a-t-elle dit. — Tant pis. Le vieux est tout bosselé. Je veux que mon petit chou dorme comme une reine. » Elle m’a joyeusement embrassé sur la joue. « Qu’est-ce qu’il est moelleux ! » s’est-elle exclamée en se laissant rebondir sur le lit comme une enfant ravie. Tout va bien. Tout sauf le nouveau paquet de factures au courrier d’aujourd’hui. Tout sauf ma dernière nouvelle qui ne veut pas démarrer. Tout sauf mon roman qui en est à son cinquième refus. Il faut que Burney House le prenne. Ça fait déjà un certain temps qu’ils l’ont. Je compte dessus. J’ai atteint le point critique en tant qu’écrivain. Comme dans tous les domaines. J’ai de plus en plus l’impression d’être un ressort en bout de course. Enfin, tout va bien du côté de Mary. Dimanche soir. Retour des ennuis. Encore une dispute. Je ne sais même plus à propos de quoi. Elle boude. Je bous. Je suis incapable d’écrire quand je suis contrarié. Elle le sait. J’ai envie d’appeler Jane. Elle au moins s’intéresse à ce que j’écris. J’ai envie de tout envoyer au diable. De me saouler, de me jeter du haut d’un pont, que sais-je. Pas étonnant que les bébés soient heureux. Pour eux la vie est simple. Une petite faim par-ci, un petit rhume par-là, un brin de peur dans le noir. Ça ne va pas plus loin. Pourquoi se soucier de grandir ? La vie est trop compliquée. Mary vient de m’appeler pour dîner. Pas envie de me mettre à table. Même pas envie de rester à la maison. Je vais peut-être appeler Jane un peu plus tard. Juste pour lui dire bonjour. Lundi matin. Merde, merde, merde ! Non contents de garder le manuscrit plus de trois mois, il a encore fallu qu’ils renversent du café dessus et qu’ils me le retournent avec une lettre circulaire ! Je les tuerais ! Je me demande s’ils ont conscience de ce qu’ils font. Mary a vu la lettre. « Et maintenant ? a-t-elle dit d’un air écœuré. — Maintenant ? » J’essayais de ne pas exploser. « Tu crois toujours avoir l’étoffe d’un écrivain ? » Là, j’ai explosé. « Ah, c’est là le jury suprême, hein ? C’est à eux qu’appartient le dernier mot sur ce que j’écris, hein ? — Voilà sept ans que tu écris. Sans résultat. — Et je compte bien écrire encore. Sept ans, cent ans, mille ans, s’il le faut ! — Tu ne veux vraiment pas accepter ce travail dans le magazine de Jim ? — J’ai déjà un travail et toi aussi. C’est comme ça et ça le restera. — Dans ce cas, c’est moi qui ne resterai pas ! » m’a-t-elle retourné d’un ton sec. Elle peut bien me quitter. Pour ce que j’en ai à faire ! De toute façon, j’en ai assez de ce cirque. Factures sur factures. Pages sur pages. Échecs sur échecs sur échecs ! Et cette pauvre vie qui s’écoule goutte à goutte, accumulant, comme un idiot avec son jeu de construction, des complexités à te détraquer la cervelle. Toi ! Oui, toi qui règnes sur le monde, toi qui fais tourner l’univers. Si tu existes, si tu m’entends, rends le monde plus simple ! Je ne crois en rien mais je donnerais… n’importe quoi ! Si seulement… Et puis, à quoi bon ? Je me fous de tout. J’appelle Jane ce soir. Lundi après-midi. Je viens de sortir pour téléphoner à Jane et arranger quelque chose avec elle samedi soir. Mary doit aller chez sa sœur ce soir-là. Il n’a pas été question que je l’accompagne et ce n’est pas moi qui vais mettre la chose sur le tapis. J’ai déjà appelé Jane hier soir mais la standardiste de la Résidence Stanley m’a répondu qu’elle était sortie. Je pensais pouvoir la joindre aujourd’hui à son bureau. Je suis donc allé à la cafétéria du coin pour retrouver son numéro. J’aurais dû m’en souvenir depuis le temps. Je lui ai téléphoné assez souvent. Mais, je ne sais pourquoi, je ne m’en suis jamais préoccupé. Aucune importance, ce ne sont pas les annuaires qui manquent. Elle travaille pour un magazine, Design Handbook ou Désignera Handbook, quelque chose comme ça. Curieux, de ça non plus je n’arrive pas à me souvenir. Probable que je n’y ai guère prêté attention. Mais je me souviens de l’endroit où se trouve son bureau. Je suis passé la chercher là-bas un jour où l’on devait déjeuner ensemble. Il me semble avoir dit à Mary que j’allais à la bibliothèque ce jour-là. Si ma mémoire est bonne, le numéro du magazine de Jane figure en haut de la colonne de droite d’une page impaire. Je l’avais cherché une douzaine de fois dans l’annuaire et c’était toujours là que je le trouvais. Aujourd’hui il n’y était pas. Je suis tombé sur le mot Design en tant que premier mot de différentes raisons sociales. Mais au bas de la colonne de gauche d’une page paire, tout le contraire. Et impossible de trouver un nom qui ait quelque chose de familier. D’habitude, dès que je tombe sur le nom du magazine, je me dis : Nous y voilà. Puis je regarde le numéro. Aujourd’hui, rien de tel. J’ai parcouru les colonnes, feuilleté l’annuaire en amont et en aval, impossible de trouver quoi que ce soit qui ressemble à Design Handbook. Finalement, je me suis arrêté sur le numéro de Design Magazine, mais j’avais le sentiment que ce n’était pas celui que je cherchais. Je… je finirai cela plus tard. Mary vient de m’appeler pour le déjeuner, le dîner, ou je ne sais quoi. Enfin, bref, le repas principal de la journée depuis que nous travaillons tous les deux le soir. Plus tard. Je me suis régalé. Mary est assurément une excellente cuisinière. Si seulement il n’y avait pas ces disputes. Je me demande si Jane sait faire la cuisine. En tout cas ce repas m’a remis un peu d’aplomb. J’en avais besoin. La perspective de ce coup de téléphone me rendait nerveux. Je compose le numéro. Une femme me répond. « Design Magazine, dit-elle. — J’aimerais parler à miss Lane. — Qui ça ? — Miss Lane. — Un instant. » Et là, je sais que ce n’est pas le bon numéro. Toutes les autres fois, la femme qui me répondait disait : « Je vous la passe », et me mettait immédiatement en communication avec Jane. « Qui demandez-vous exactement ? — Miss Lane. Si vous ne la connaissez pas, c’est que j’ai dû me tromper de numéro. — Peut-être voulez-vous dire M. Payne. — Non, non. D’habitude, la personne que j’ai au bout du fil sait tout de suite à qui je veux parler. Ce n’est pas le bon numéro. Excusez-moi. » J’ai raccroché. Plutôt de mauvaise humeur. Quand je pense au nombre de fois où j’ai eu ce numéro sous les yeux ! Quelle dérision ! Et voilà que je n’arrive plus à le retrouver. Naturellement, je n’ai pas été tout de suite convaincu. Je me suis dit que l’annuaire de la cafétéria n’était peut-être pas de la première jeunesse. Je suis donc allé jusqu’au bout de la rue consulter celui du drugstore. C’était le même. Bon, je lui téléphonerai ce soir au boulot. Mais j’aurais bien voulu la joindre cet après-midi pour être sûr qu’elle me réserve son samedi soir. Je viens juste de penser à quelque chose. Cette secrétaire. Sa voix. C’était la même que celle qui me répondait habituellement quand j’appelais Design Handbook. Mais alors… Bah, je me fais des idées. Lundi soir. J’ai appelé la résidence de Jane quand Mary a quitté le bureau pour aller nous chercher du café. Je me suis adressé à la standardiste dans les mêmes termes que d’habitude. »Je voudrais parler à miss Lane, s’il vous plaît. — Certainement. Un instant. » Long moment de silence. Le temps de m’impatienter. Puis un déclic. « Quel nom avez-vous dit ? — Miss Lane. Miss Lane. Je l’ai appelée je ne sais combien de fois. — Je vais encore consulter ma liste. » J’ai encore attendu. Puis : « Je suis désolée, mais il n’y a personne de ce nom ici. — Je l’ai pourtant appelée je ne sais combien de fois à cette adresse. — Êtes-vous sûr d’avoir le bon numéro ? — Naturellement ! Je suis bien à la Résidence Stanley, non ? — En effet. — Eh bien, c’est là que j’appelle. — Je ne sais pas quoi vous dire. En tout cas, il y a une chose dont je suis certaine, c’est qu’il n’y a personne du nom de Lane qui habite ici. — Mais j’ai appelé pas plus tard qu’hier soir ! Vous m’avez répondu qu’elle était sortie. — Désolée, mais je ne m’en souviens pas. — Vous êtes sûre ? Absolument sûre ? — Je veux bien me reporter une fois plus à ma liste, mais personne de ce nom n’y figure, j’en suis certaine. — Et personne de ce nom n’a déménagé ces jours derniers ? — Ça fait un an que nous n’avons plus rien de libre. Vous savez à quel point il est difficile de se loger à New York. — Je sais. » Et j’ai raccroché. J’ai regagné mon bureau. Mary était revenue du drugstore. Elle m’a dit que mon café refroidissait. J’ai prétendu que j’appelais Jim à propos de ce fameux boulot. Un mensonge peu indiqué. Elle va recommencer à me tanner avec ça. J’ai bu mon café et me suis remis au clavier. Mais je ne savais pas ce que je faisais. J’avais les plus grandes difficultés à me concentrer. Elle doit bien être quelque part, me disais-je. Je n’ai pas rêvé tous ces moments que l’on a passés ensemble. Le mal que je me suis donné pour garder le secret vis-à-vis de Mary n’est pas le fruit de mon imagination. Et je sais que Mike et Sally n’ont pas davantage… Sally ! Sally aussi logeait à la Résidence Stanley. J’ai dit à Mary que j’avais la migraine et que je sortais chercher de l’aspirine. Elle m’a répondu qu’il devait y en avoir aux toilettes. D’une marque que je ne supporte pas, lui ai-je retourné. Je m’enferrais dans les mensonges les plus inconsistants ! J’ai pratiquement couru jusqu’au drugstore le plus proche. Il n’était pas question de me resservir du téléphone qu’il y avait sur place. La même standardiste m’a répondu. « Est-ce que miss Sally Norton est chez elle ? — Un instant, s’il vous plaît. » J’ai senti mon estomac se nouer. Elle reconnaissait toujours sur-le-champ le nom qu’on lui demandait. Et il y avait au moins deux ans que Sally et Jane habitaient là. « Je suis désolée, a-t-elle repris. Je ne vois personne de ce nom sur ma liste. » J’ai laissé échapper un gémissement. « Dieu du ciel ! — Vous avez un problème ? — Ni Jane Lane ni Sally Norton n’habitent à cette adresse ? — Êtes-vous la même personne qui a appelé tout à l’heure ? — Oui. — Écoutez, si c’est une plaisanterie… — Une plaisanterie ! Je vous ai eue hier soir au bout du fil ; vous m’avez dit que miss Lane était sortie et demandé si je voulais laisser un message. J’ai répondu que non. Puis j’appelle ce soir et vous me dites que vous n’avez personne de ce nom. — Je suis désolée. Je ne sais pas quoi vous dire. J’étais de service hier soir, mais je n’ai pas souvenir de votre appel. Si vous voulez que je vous passe le gérant… — Non, ce n’est pas la peine. » Et j’ai raccroché. Puis j’ai composé le numéro de Mike. C’est sa femme, Gladys, qui m’a répondu. Elle m’a expliqué qu’il était au bowling. Tout ça commençait à me porter sur les nerfs. Du coup, j’ai gaffé. « Avec les copains ? » Je l’ai sentie froissée. « Je l’espère. » Je commence à avoir peur. Mardi soir. J’ai rappelé Mike ce soir. Je lui ai demandé des nouvelles de Sally. « Qui ça ? — Sally. — Sally qui ? — Tu le sais très bien, faux jeton ! — C’est un gag ? — Possible. Dans ce cas, on y met un point final ? — Reprenons tout ça au début. Qui diable est Sally ? — Tu ne connais pas Sally Norton ? — Non. Qui est-ce ? — Nous ne sommes jamais sortis tous les quatre ensemble, toi, elle, Jane Lane et moi ? — Jane Lane ! Mais qu’est-ce que tu racontes ? — Tu ne connais pas non plus Jane Lane ? — Non ! Et je ne trouve pas ça très drôle. J’ignore dans quelle histoire tu essaies de m’entraîner, mais tu ferais bien d’arrêter ça. On est tous les deux mariés et… — Écoute ! ai-je presque crié. Où étais-tu l’autre samedi soir, y a de ça trois semaines ? » Il est resté un moment silencieux. « Tu veux parler de la soirée qu’on a passée en célibataires pendant que Mary et Glad étaient à leur défilé de mode à… — En célibataires ! Il n’y avait personne avec nous ? — Qui ça ? — Pas de filles ? Pas de Sally ? Pas de Jane ? — Nous y revoilà, a-t-il gémi. Écoute, vieux, qu’est-ce qui te tracasse ? Je peux faire quelque chose pour toi ? » Je me suis effondré contre la cloison de la cabine téléphonique. « Non, ai-je péniblement articulé. Non. — Tu es sûr que ça va ? Tu as l’air sens dessus dessous. » J’ai raccroché. C’est vrai, je suis sens dessus dessous. Je me sens dans la peau d’un affamé qui n’arriverait pas à trouver la moindre miette de nourriture. Qu’est-ce qui se passe ? Mercredi après-midi. Il n’y avait qu’un moyen de savoir si Sally et Jane avaient réellement disparu. J’avais rencontré Jane par l’intermédiaire de Dave, un ancien copain de fac. Il est de Chicago, comme elle, mais lui y habite encore. C’est lui qui m’a communiqué l’adresse de Jane à New York. Naturellement, je m’étais bien gardé de lui dire que j’étais marié. C’est comme ça que j’ai pris contact avec Jane et suis sorti avec elle tandis que Mike sortait avec son amie Sally. C’est ainsi que ça s’est passé, je le sais. Aujourd’hui j’ai donc écrit à Dave. Je lui ai raconté ce qui m’arrivait et l’ai instamment prié d’aller se renseigner chez les parents de Jane, que je sache s’il s’agissait d’une farce ou d’une ahurissante série de coïncidences. Puis j’ai pris mon carnet d’adresses. Le nom de Dave n’y figurait plus. Est-ce que je deviens vraiment fou ? Je sais pertinemment que cette adresse était là. Je me rappelle encore le soir, il y a de cela des années, où je l’ai inscrite ; nous avions nos diplômes en poche et je voulais rester en contact avec lui. Je me rappelle même la tache d’encre que j’avais faite alors parce que mon stylo fuyait. La page est blanche. Je me souviens de son nom, de son visage, de sa façon de parler, du temps que nous passions ensemble, des cours que nous suivions en commun. J’avais même gardé une lettre de lui qu’il m’avait envoyée durant des congés de Pâques où je n’avais pas bougé. Mike était passé me voir à ce moment-là. Comme nous habitions New York, nous n’avions pas le temps de nous rendre dans nos familles, les vacances ne durant que quelques jours. Mais Dave avait pu se rendre chez lui, à Chicago, et il nous avait envoyé une lettre très drôle, en exprès. Il l’avait cachetée à la cire avec, histoire de rigoler, la marque de sa bague en guise de sceau. Cette lettre a disparu du tiroir où je la conservais précieusement. Et je possédais trois photos de Dave prises le jour de la remise des diplômes. J’en conservais deux dans mon album. Elles y sont toujours… Mais Dave ne figure plus dessus. On y voit seulement, de loin, les bâtiments du complexe universitaire. J’ai peur de continuer mes investigations. Je pourrais écrire ou téléphoner à la fac pour demander si Dave y a bien fait ses études. Mais j’ai peur de m’y risquer. Jeudi après-midi. Aujourd’hui je suis allé voir Jim à Hampstead. Il a eu l’air surpris quand je suis entré dans son bureau. Il ne comprenait pas très bien pourquoi j’avais pris la peine de venir le voir directement. « Ne me dis pas que tu as décidé d’accepter cette offre d’emploi ! s’est-il exclamé. — Jim, lui ai-je demandé, m’as-tu déjà entendu parler d’une fille du nom de Jane à New York ? — Jane ? Non, je ne crois pas. — Allons, Jim. J’ai forcément prononcé son nom en ta présence. Tu ne te souviens pas de notre dernière partie de poker avec Mike ? C’est là que je t’ai parlé d’elle. — Je ne me rappelle pas, Bob. Où tu veux en venir ? — Je n’arrive plus à la retrouver. Comme je n’arrive pas à retrouver la fille avec qui Mike sortait. Et Mike me soutient qu’il ne les connaît ni l’une ni l’autre. » Devant son air interloqué, je lui ai de nouveau fait mes confidences. « Quoi ? Deux hommes mariés qui font les jolis cœurs avec… — On était amis, c’est tout, l’ai-je interrompu. On s’est rencontrés par l’intermédiaire d’un copain de fac. Ne va pas te faire des idées. — Très bien, très bien, passons. Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? — Je n’arrive plus à les retrouver. Elles ont disparu. Je ne peux même pas prouver qu’elles ont existé. » Il a haussé les épaules. « Et alors ? » Puis il m’a demandé si Mary était au courant. J’ai écarté sa question d’un revers de main. « Je ne t’aurais pas parlé de Jane dans une de mes lettres ? — Je ne saurais te dire. Je ne conserve aucune lettre. » Je l’ai quitté peu après. Il devenait trop curieux. Je vois ça d’ici. Il en parle à sa femme, qui en parle à Mary… et en avant pour le feu d’artifice. En me rendant à mon travail en fin d’après-midi, j’ai eu l’affreuse impression d’être quelque chose de temporaire. Quand je m’asseyais, il me semblait que je flottais au-dessus du sol. Je crois que je suis en train de craquer. Parce que j’ai délibérément heurté un vieillard pour vérifier s’il me voyait ou était sensible à mon contact. Il a rouspété et m’a traité d’imbécile heureux. Je lui en ai été infiniment reconnaissant. Jeudi soir. J’ai rappelé Mike du boulot pour savoir s’il se souvenait de Dave, du temps où nous étions étudiants. La sonnerie a été interrompue par un déclic. Voix d’une standardiste. « Quel numéro demandez-vous, monsieur ? » J’en ai eu des sueurs froides. Je lui ai indiqué le numéro. Elle m’a répondu qu’il n’était pas attribué. J’en ai lâché le combiné, qui a bruyamment atterri sur le plancher. Mary s’est levée de son bureau et a jeté un coup d’œil par la porte. La standardiste répétait : « Allô, allô, allô… » Je me suis empressé de remettre le combiné en place. « Qu’est-ce qui s’est passé ? m’a demandé Mary quand j’ai regagné mon bureau. — J’ai fait tomber le téléphone. » Je me suis assis et remis au travail, transi, parcouru de frissons. J’ai peur de prononcer les noms de Mike et de Gladys devant Mary. Peur qu’elle ne me dise n’avoir jamais entendu parler d’eux. Vendredi. Aujourd’hui j’ai vérifié ce qu’il en était pour Design Handbook. D’après les Renseignements il n’existe aucune publication de ce nom. Mais je suis quand même allé voir. Mary était fâchée de me voir partir en ville, mais tant pis, c’était plus fort que moi. Je me suis rendu à l’immeuble. J’ai regardé la liste des bureaux dans le hall. Je savais que je n’y trouverais pas le magazine, mais cela m’a causé un choc qui m’a laissé hébété, au bord de la nausée. J’ai pris l’ascenseur, étourdi, comme emporté à la dérive loin de tout. Je suis descendu au deuxième étage, à l’endroit exact où j’étais venu chercher Jane une fois. On y travaillait dans le textile. « Il n’y a jamais eu de magazine ici ? ai-je demandé à la réception. — Pas que je me souvienne, a répondu l’employée. Mais je ne suis là que depuis trois ans. » Je suis rentré. J’ai déclaré à Mary que je me sentais malade et que je n’irais pas travailler ce soir. Très bien, elle non plus, m’a-t-elle dit. Je suis allé dans notre chambre pour être seul. Je suis resté debout à l’endroit où nous avons l’intention d’installer notre nouveau lit la semaine prochaine, quand on nous le livrera. Mary est entrée. Elle est restée sur le seuil, mal à l’aise. « Qu’est-ce qu’il y a, Bob ? Je n’ai pas le droit de savoir ? — Il n’y a rien. — Pas de faux-fuyant, je t’en prie. Je ne suis pas aveugle. » J’ai fait un pas vers elle. Puis je me suis ravisé. « Je… j’ai une lettre à écrire. — À qui ? » Je me suis emporté. « Ça ne regarde que moi. » Puis je lui ai dit que c’était à Jim. Elle a détourné les yeux. « J’aimerais pouvoir te croire. — Qu’est-ce que tu entends par là ? » Elle m’a regardé un long moment puis elle s’est de nouveau détournée. « Tu feras mes amitiés à Jim. » Sa voix a tremblé. La manière dont elle avait dit cela m’a donné le frisson. Je me suis installé pour écrire ma lettre à Jim. Il pouvait m’aider. La situation était trop désespérée pour que je garde le secret sur ce qui m’arrivait. Après lui avoir annoncé que Mike avait disparu, je lui ai demandé s’il se souvenait de lui. Curieux. Ma main tremblait à peine. Peut-être en est-il ainsi quand on est pratiquement rayé de la carte. Samedi. Aujourd’hui Mary est partie jouer du clavier de bonne heure. Une commande de dernière minute. Après le petit déjeuner, j’ai retiré mon chéquier de la boîte en fer rangée dans la penderie de la chambre et je suis allé à la banque chercher de l’argent pour payer le lit. J’ai rempli un chèque de 97 dollars et, après avoir pris mon tour dans la file d’attente, je l’ai présenté, ainsi que le chéquier, au caissier. Il a ouvert le carnet de chèques et m’a regardé en fronçant les sourcils. « Vous vous croyez drôle ? — Comment ça ? » Il a poussé le chéquier vers moi. « Suivant », a-t-il lancé. Je crois que j’ai crié. « Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ? » Du coin de l’œil, j’ai vu un homme se lever d’un bureau et s’approcher en hâte. Derrière moi, une femme a dit : « Ne restez pas devant le guichet, s’il vous plaît. » L’homme est arrivé, aux petits soins. « Un problème, monsieur ? — Le caissier refuse d’honorer mon chèque. » L’autre m’a demandé mon chéquier. Je le lui ai tendu, il l’a ouvert, puis il a levé les yeux, surpris. « Ce carnet de chèques est vierge », a-t-il laissé tomber. Je le lui ai arraché des doigts et l’ai contemplé, le cœur battant. Aucun libellé, aucun relevé, on ne s’en était jamais servi. « Oh, mon Dieu, ai-je gémi. — Si vous voulez bien venir jusqu’à mon bureau, on peut vérifier le numéro du compte », a dit l’homme. Mais, comme je m’en étais tout de suite aperçu, il n’y avait même pas de numéro. Les larmes me sont montées aux yeux. « Non, ai-je fait, non. » Et je me suis dirigé vers la sortie en entendant derrière mon dos : « Un instant, monsieur ! » J’ai couru d’une traite jusqu’à la maison. Attendu le retour de Mary dans le salon. Je continue d’attendre en ce moment. Je regarde le chéquier. La ligne où nous avions apposé nos signatures. Les cases où étaient inscrits nos dépôts. Cinquante dollars de ses parents pour notre premier anniversaire de mariage. Deux cent trente dollars de la caisse des anciens combattants. Vingt dollars par-ci. Dix dollars par-là. Tout est vide. Tout s’en va. Jane. Sally. Mike. Les noms s’envolent et les gens avec. Et maintenant ceci. Qu’est-ce qui va suivre ? Plus tard. Je le sais. Mary n’est pas rentrée. J’ai appelé au bureau. J’ai reconnu la voix de Sam au bout du fil et lui ai demandé si Mary était là. Il m’a répondu que je devais faire erreur, qu’aucune Mary ne travaillait chez lui. Je lui ai expliqué qui j’étais. Lui ai demandé si moi j’y travaillais. « Assez blagué, a-t-il dit. Je compte sur vous lundi soir. » J’ai appelé mon cousin, ma sœur, le cousin de Mary, sa sœur, ses parents. Pas de réponse. Pas même une sonnerie. Aucun numéro ne fonctionne. Ils ont tous disparu. Dimanche. Je ne sais pas quoi faire. J’ai passé toute la journée assis à la fenêtre du salon à observer la rue. À guetter la venue d’une quelconque personne de ma connaissance. Peine perdue. Je n’ai vu que des étrangers. J’ai peur de quitter la maison. C’est tout ce qui me reste. Avec nos meubles et nos vêtements. Je veux dire mes vêtements. Son placard à elle est vide. J’ai regardé dedans ce matin à mon réveil et il n’y reste pas le moindre effet. C’est comme un tour de prestidigitation, un escamotage, c’est comme… Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Je dois être… J’ai appelé le magasin d’ameublement. Il est ouvert le dimanche après-midi. On m’a dit qu’il n’y avait aucune commande de lit à notre nom. Si je voulais venir vérifier… J’ai raccroché et me suis replongé dans la contemplation de la rue. J’ai songé à appeler ma tante à Détroit. Mais je suis incapable de me rappeler le numéro. Et il ne figure plus dans mon carnet d’adresses. Celui-ci est entièrement vide. Il ne reste plus que mon nom en lettres d’or sur la couverture. Mon nom. Rien que mon nom. Que dire ? Que faire ? C’est bien simple. Il n’y a rien à faire. J’ai feuilleté mon album. Presque toutes les photos sont différentes. Il n’y a plus personne dessus. Mary n’est plus là, ni nos amis, ni nos parents. C’en est risible. Sur la photo de mariage, je suis assis tout seul à une immense table couverte de victuailles. Mon bras gauche est suspendu en l’air, légèrement recourbé, comme si j’enlaçais la mariée. Et tout autour de la table il y a des verres qui flottent dans le vide. Levés en mon honneur. Lundi matin. On m’a retourné la lettre que j’avais envoyée à Jim. Avec la mention inconnu à cette adresse tamponnée sur l’enveloppe. J’ai essayé de rattraper le facteur, mais je n’ai pas pu. Il était reparti avant que je me réveille. Tout à l’heure je suis allé chez l’épicier. Il me connaissait. Mais quand je lui ai demandé s’il avait vu ma femme, il m’a dit d’arrêter de le charrier, que lui et moi savions très bien que j’étais un célibataire endurci. Il ne me reste plus qu’une chose à tenter. C’est un risque à courir, car il faut que je quitte la maison pour me rendre en ville au Bureau des Anciens Combattants. Je veux voir si mon dossier s’y trouve. Si c’est le cas, il contiendra des renseignements sur mes études, mon mariage, les gens qui ont fait partie de ma vie. J’emporte ce cahier avec moi. Je ne veux surtout pas le perdre. Si je le perdais, je n’aurais plus rien au monde pour me rappeler que je ne suis pas fou. Lundi soir. La maison a disparu. Je suis assis à la cafétéria du coin. En revenant du Bureau des A. C. je n’ai plus trouvé qu’un terrain vague. J’ai demandé à des gamins qui y jouaient s’ils me connaissaient. Ils ont dit que non. J’ai demandé ce qui était arrivé à la maison. Ils m’ont répondu qu’ils jouaient dans ce terrain vague depuis qu’ils étaient tout petits. Le Bureau des A. C. n’avait pas le moindre dossier sur moi. Rien de rien. Ce qui signifie que je n’existe même plus en tant qu’individu. Tout ce que je possède se réduit à ce que je suis — un corps et les vêtements qui vont avec. Toutes mes pièces d’identité ont disparu de mon portefeuille. Même ma montre a disparu. Comme ça. Envolée de mon poignet. Elle portait une inscription au dos. Je me la rappelle. À mon chéri à moi avec tout mon amour. Mary. Je suis en train de boire une tasse de caf LES CAPTATEURS Laissez-moi vous parler d’une des dernières personnes qui soit allée pique-niquer avec son mari, un certain George Grady. Cette personne s’appelait Alice, elle avait des cheveux blonds et des idées bien à elle. Elle était âgée de vingt-huit ans et son mari de trente-deux. Ils aimaient bien rêvasser, comme la plupart des gens. Rien à voir avec leur projet de pique-nique, mais la chose mérite d’être mentionnée. George travaillait pour la ville. C’est-à-dire qu’il travaillait six jours par semaine pour une journée de congé. La semaine où ils allèrent pique-niquer, cette journée tombait un mercredi. Donc, ce mercredi matin, Alice et George se levèrent de bonne heure, avant même que leur coq électrique ait salué le jour. Ils parlèrent à voix basse tout en s’habillant et en achevant leur toilette, puis ils descendirent à la cuisine. Ils prirent leur petit déjeuner, préparèrent des sandwiches et des pickles, George ôta le jaune des œufs durs, le mélangea avec du poivre et divers autres condiments et remit le résultat de cette opération dans les blancs, déclarant les avoir élevés à la dignité d’« œuvres d’art ». Puis, après avoir soigneusement enveloppé les sandwiches dans du papier paraffiné et rempli à ras bord la bouteille thermos de café, ils se précipitèrent hors de leur petit logis. Leur automobile attendait dans l’air frais du matin. Ils s’entassèrent dans l’habitacle humide et, teuf-teuf, les voilà partis pour la campagne, ses monts, ses vaux et tout le reste. Ils roulèrent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de panneaux publicitaires, ce qui représente un bon bout de chemin de quelque ville que l’on s’éloigne. Quand ils atteignirent ce point où la nature pouvait respirer un peu avant d’aller mourir dans la banlieue suivante, George quitta l’autoroute pour prendre un vieux chemin envahi d’herbes hautes, de buissons et de ramures. Au bout d’un moment, il engagea le nez de leur fidèle petit tacot dans une magnifique clairière forestière. Le moteur coupé, ils descendirent et étendirent une couverture à un endroit d’où ils pouvaient voir un lac aux eaux miroitantes. Puis ils s’assirent, admirèrent l’œuvre de Dieu et firent les remarques qui s’imposaient. Alice releva ses maigres genoux et les entoura de ses bras tout aussi maigres. George ôta son chapeau et lissa les quelques cheveux qui lui restaient. Comme d’habitude, il régala Alice d’histoires concernant les gars avec qui il travaillait, de sacrés numéros. Alice s’en fichait. George aussi, à vrai dire. Un peu plus tard, ils s’attaquèrent à leurs provisions, s’en léchèrent les babines, et déclarèrent qu’il n’y avait rien de comparable à un pique-nique en pleine nature. George mangea cinq sandwiches et rota en direction du nord. Puis, gavé, il poussa un énorme soupir, défît sa ceinture et se renversa sur le dos. Il bâilla et, la bouche ouverte sur ses dents en or, annonça son intention de dormir deux ans d’affilée. Alice dit : Marchons un peu, allons admirer le paysage. Et puis : Ça nous fera digérer. Et puis : C’est un crime de ne pas profiter de toute cette beauté, c’est un endroit si merveilleux, vraiment. Et puis : George, tu dors ? Et lui : Oui. Elle se leva avec un petit gloussement désapprobateur. Le laissant à ses ronflements, elle quitta la clairière pour emprunter un sentier qui s’enfonçait dans la forêt. C’était une belle journée. Le soleil caressait la terre de ses doigts brûlants. Une douce brise faisait murmurer les feuilles, les oiseaux gazouillaient à qui mieux mieux et Alice se sentit prise d’une véritable passion pour dame Nature. Elle se mit à gambader. Et à chanter. Elle arriva au pied d’une colline et entreprit de la gravir à la montagnarde. Au sommet, elle mit ses maigres poings sur ses hanches et promena un regard possessif sur la forêt sombre qui s’étendait devant elle. Elle avait l’impression d’être dans un auditorium plongé dans l’obscurité, avec tous ces arbres pareils à des spectateurs attendant patiemment le début de la représentation. La lumière passait à peine à travers le dais épais que formait leur couronne de verdure. Alice frappa dans ses mains, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa joie, et s’engagea dans un sentier apparu comme par magie, ce qui n’était pas loin de la vérité. Les feuilles craquaient sous ses pas en un chapelet d’incantations. Au bout du chemin, elle découvrit un petit pont dont l’arche moisie enjambait un ruisseau qui glougloutait sur un lit de pierres lisses. Alice s’avança sur le pont et contempla les eaux cristallines du torrent. Elle s’y vit comme dans un miroir en fusion. Son reflet courait, éclatait en morceaux qui se rassemblaient à nouveau. Cela la fit pouffer. Je suis perdue dans les bois, se dit-elle. Je suis la petite Boucles d’Or et je suis perdue dans les grands méchants bois. Elle laissa échapper un petit rire qui plissa son visage aux joues maigres. Puis elle se demanda ce qui avait bien pu la faire penser à Boucles d’Or après toutes ces années. Elle fronça les sourcils, leur donnant l’air de se concerter. Ses cellules cérébrales redoublèrent d’effort. Elle renonça. C’était une erreur. Je suis Boucles d’Or, s’obstina-t-elle à chantonner en se détournant du parapet pour sauter de l’autre côté du pont grinçant. Alice se figea, bouche bée. Mon Dieu ! dit-elle. Il y avait une petite maison au plus épais de l’ombre de la clairière, à l’orée de la forêt. Bizarre, dit Alice sans s’adresser à personne en particulier. Je n’ai pas vu cette maison tout à l’heure. Était-elle cachée par les ombres ? Je ne me suis aperçue de rien du haut de la colline. Et pour cause. Alice se dirigea vers la petite maison en faisant craquer le tapis de feuilles mortes. Une moitié d’elle-même, sensible à l’étrangeté de la situation, la retenait. À peine avait-elle dit qu’elle était Boucles d’Or, que la maisonnette était là. Si ce n’était pas celle des trois ours, de quoi pouvait-il bien s’agir ? Elle avança à petits pas craintifs. Puis s’arrêta. C’était un amour de maison. Exactement comme dans les contes de fée, avec des avant-toits, des rebords de fenêtres et des encadrements sculptés. Alice en eut tout de suite le béguin. Elle se dirigea vers la maison en sautillant comme la petite fille qu’elle avait l’impression d’être redevenue. Elle décida de parler bébé en regardant à travers un carreau poussiéreux. Oh ! la zolie ’tite maison, gazouilla-t-elle. Elle n’en distinguait pas très bien l’intérieur. Les fenêtres étaient encrassées. Je vais aller à la porte ; cette pensée émergea d’elle-même de la masse d’incohérences qui se bousculaient dans sa tête. La croyant de son fait, elle se dirigea vers la porte. Elle la toucha. L’ouvrit d’une poussée. Eh ben, ça alors, dit-elle en glissant un œil à l’intérieur. La pièce semblait tout droit sortie de l’illustration du livre, un livre qu’elle n’avait pas ouvert depuis vingt ans. Vingt ans ? Cette affreuse pensée gâcha un peu son plaisir. Elle fit la moue en songeant à l’inexorable brutalité du temps. Puis elle dit : Je ne veux même pas y penser. De la gaieté avant tout chose ! C’est ainsi que la petite Boucles d’Or entra dans la petite maison. Et là, au milieu de la pièce, se trouvaient trois chaises. Le diable m’emporte, dit Alice, oubliant de rester dans la note. Elle enveloppa les chaises d’un regard incrédule. Il y en avait une grande. Il y avait celle de la maman. Il y avait celle du bébé. Oups ! fit Alice. Elle regarda autour d’elle. Tout y était. Elle n’en revenait pas. Sans blague. C’était tout à fait ça. Complètement fou. Mais aussi vrai qu’elle se tenait là. Alice s’approcha de la grande chaise. Elle se demandait à quoi tout cela rimait. Mais bien sûr, elle ne pouvait le deviner. Ses lèvres esquissèrent un vague sourire quand elle se jucha prudemment au bord de la chaise du papa. Une tentative de rire gomma le sérieux de son visage sans grâce. Elle se sentait retombée en enfance. Chuis la ’tite Boucles d’Or et j’tuerai le premier bâtard qui dira le contraire. Elle regard autour d’elle, ses lèvres s’efforçant de réprimer un sourire plein d’une joie mauvaise. Je n’aime pas cette chaise, pensa-t-elle. Je ne l’aime pas parce que je suis Boucles d’Or et que je ne suis pas censée l’aimer. Elle se redressa crânement. Je suis vraiment Boucles d’Or, songea-t-elle. Je joue le jeu à fond. C’était une pensée bien frivole pour Mrs Alice Grady, dix ans de mariage, sans enfants, des cheveux qui commençaient à grisonner et un monde imaginaire que la vie avait foulé aux pieds. Je n’aime pas cette chaise, déclara-t-elle. Et bizarrement, elle ne faisait que dire la vérité. Aussi se leva-t-elle. L’idée lui vint un instant que George aurait été emballé par cette petite maison. Bah, c’était de sa faute, il n’avait qu’à profiter de la vie au lieu de passer son temps à dormir. Cela dit sans penser à mal. Alice en vint à se demander à qui appartenait cette charmante petite maison. Servait-elle de lieu d’exposition à quelque fourreur ? À un fabriquant de chaises ? Hein ? demanda-t-elle, mais les murs ne répondirent point. Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors. Elle n’y voyait pas grand-chose, mais elle s’aperçut quand même qu’il faisait de plus en plus sombre. Il y avait cependant encore des rais de lumière qui traversaient le sommet des arbres pour plonger vers le sol. Alice regarda les rubans dorés qui striaient la pénombre. Elle poussa un soupir. C’était un conte de fée, sans rire. L’irréel devenu une réalité. Cela lui fit peur. Parce que les gens n’ont pas envie de voir l’irréel devenir réalité. Cela agace leur esprit bien nourri, voyez-vous, à la façon d’un tiraillement d’estomac. Ils préfèrent la logique étriquée de l’expectative. Ce n’est qu’en certaines occasions qu’ils se laissent fléchir, qu’ils laissent courir leur imagination. C’est à ce moment qu’il faut leur mettre la main dessus. Donc, en proie à une vague appréhension, Alice fit claquer ses talons en direction de la porte. Elle s’ouvrit sans difficulté. Ce qui changeait tout. Et puis zut, dit-elle, pourquoi me faire du mauvais sang ? Une fois par mois, et encore avec de la chance, George m’emmène en balade ; ce mois-ci, c’est aujourd’hui, alors je ne vais pas gâcher mon plaisir. Elle fit demi-tour et revint dans la pièce en arborant un air de défi plein de satisfaction. Elle essaya la deuxième chaise juste pour respecter le scénario. Hé, hé, fit-il d’une petite voix flûtée. Elle se remit debout avec une expression de dédain mâtiné de hargne. Elle fit un pas de côté et se laissa tomber sur la petite chaise. Ah, ah ! déclara-t-elle d’un ton péremptoire. Cette chaise fait fondre mon petit cœur. Je vais y rester pour réfléchir. Ce qu’elle fit. Quand même, tout ça est bien bizarre. D’où vient cette maison ? Appartient-elle à un milliardaire excentrique ? Non, impossible, pas dans un parc national. Alors qu’est-ce que ça signifiait ? Qui habitait là ? Réponds-moi que ce sont trois ours, se dit-elle à elle-même, et je te fiche mon poing dans la figure. Mais si ce n’était pas trois ours, qui était-ce ? Elle se gratta la tête. À moins que… Ou alors… Elle finit par renoncer et sauta sur ses pieds pour se précipiter dans la pièce suivante. Le diable m’emporte, deuxième ! s’écria-t-elle, stupéfaite. Il y avait là une table. Exactement comme la table du conte de son enfance, Les trois ours. Une table basse, mal dégrossie, une vieille table toute tachée. Et sur la table se trouvaient trois bols de porridge fumant. La mâchoire d’Alice se décrocha. C’était un coup bas, ça n’avait plus rien de drôle. À quoi tout cela rimait ? Elle contempla la table, les bols, et en eut froid dans le dos de ses vingt-huit ans. Elle jeta un coup d’œil apeuré par-dessus son épaule. Je ne sais pas si j’ai envie de me trouver nez à nez avec trois ours, dit-elle, intimidée. Son front se plissa. Cette fois, c’en est trop, songea-t-elle. Croire que l’on est en train de vivre un conte de fées est une chose. Le vivre effectivement en est une autre. Je sais qu’il y a une explication logique à tout ça, mais… (C’est là qu’ils sont à la fois au mieux et au plus mal. Ils sont toujours persuadés qu’il y a une explication logique. Mais leur logique est toujours trop limitée pour englober la véritable explication.) Alice chercha à se raccrocher à du solide. Je viens de quitter George, dit-elle. Il ronflait par terre le ventre plein d’œufs mimosa bien logiques, de pickles bien naturels et de café bien tangible. Nous sommes mariés en vertu d’une tradition bien établie et nous habitons au 184 d’une Sumpter Street bien réelle. George touche un salaire bien concret de 192,80 dollars par semaine et nous jouons au bridge avec des Nelson bien en chair et bien en os. Elle ne réussit pas à chasser sa peur. Elle avala la boule qu’elle avait dans la gorge. Bon, je crois que je vais partir, dit-elle. Mais elle ne bougea pas. Allez, mes pieds, dit-elle, remuez-vous. Mais les pieds en question ne voulaient rien savoir. Comme si elle ne se possédait plus. Voilà que j’ai franchement peur, dit-elle. À en être paralysée. À moins que je ne sois pas aussi effrayée que je le crois. Après tout, ce n’est là qu’une étrange coïncidence. C’est sans doute la maison de trois vieux fous ; quand ils voient arriver quelqu’un, ils mettent trois bols de porridge de tailles différentes sur la table et vont se cacher dans un placard. Hou, hou ! appela Boucles d’Or. Y a quelqu’un ? Pas de réponse à part celle du vent qui ricana méchamment dans la cheminée. Hou, hou ? reprit Alice en souhaitant voir surgir un vieillard grincheux qui lui dirait : Hé là, que faites-vous dans ce musée d’État, espèce d’intruse ? L’heure de fermeture est passée. Dehors ! Pas de réponse. Pas de bruit. Rien qu’une maison plongée dans un silence de mort et trois bols de porridge qui embaumaient l’atmosphère. Alice renifla. Ça sent rudement bon, dut-elle admettre. Mais elle ajouta aussitôt : Je vais être toute barbouillée si j’en mange, pour la simple raison que je viens de faire bombance et que je n’ai nullement… Grand dieu ! Alice mourait de faim. Ou le croyait. Ce qui revenait au même. Ça la tenait. Elle eut peur pour de bon et croisa les bras ; elle avait la chair de poule. Elle retourna dans l’autre pièce. Se cogna contre la chaise du papa et poussa un cri : Oh ! Elle s’immobilisa, parcourue de frissons. Puis elle se calma. Enfin, raisonna-t-elle, y avait-il quelqu’un qui essayait de la faire sursauter ? Avait-elle vu le moindre spectre ? Des doigts invisibles l’avaient-ils agrippée ? Et c’est toujours ainsi qu’ils réagissent, bien sûr. S’ils ne voient rien qui entre dans le cadre de ce qu’ils considèrent comme effrayant ou funeste, ils ne s’inquiètent pas. C’est là leur force. Et leur faiblesse. Alice avait donc retrouvé son calme. Se pouvait-il qu’il y ait trois ours dans un rayon de trente kilomètres ? Oui. Au zoo. Derrière d’épais barreaux. Alors pourquoi s’inquiéter ? C’était une petite maison qui appartenait à quelqu’un. Rien de plus. Un papa, une maman et un bébé. Ou trois vieilles dames de taille décroissante. Ou trois retraités. Ils habitaient là, et en ce moment, ils étaient dehors en train de couper du bois, de puiser de l’eau ou de profiter de ce mois de mai pour ramasser des noisettes. Tout allait bien. Pas de souci à se faire. Elle n’allait pas tarder à partir et à remonter la colline au pas de course pour raconter à George ce qu’il avait manqué. Et jeudi prochain, lorsqu’ils retrouveraient les Nelson bien en chair et bien os pour leur partie de bridge, elle en aurait une anecdote à raconter ! Alice retourna dans l’autre pièce. Elle murmura en son petit for intérieur : Que le diable me fasse loucher, marcher en dedans, pendre les oreilles, qu’il me patafiole ou je ne sais quoi. Je viens de m’empiffrer comme ce n’est pas permis, et voilà que j’ai faim. Ce doit être la marche. Elle s’assit sur la petite chaise. Il lui vint à l’esprit que si celle-ci était à sa taille, la personne à qui était destinée la grande chaise devait mesurer plus de deux mètres. Alors, je tente le coup ? Je pousse la témérité jusqu’à manger un peu de ce porridge ? Ses yeux se plissèrent en une expression soupçonneuse. Se pouvait-il que ce porridge soit empoisonné, qu’il contienne de la drogue, quelque narcotique ? Elle renifla. Pourquoi aurait-on fait cela ? se demanda-t-elle mentalement. Qui diable irait laisser du porridge empoisonné dans un parc national ? Ce serait un délit, un crime, et qui plus est, un acte de la dernière méchanceté. Un sourire découvrit ses dents. Après tout, s’encouragea-t-elle, ce n’est pas tous les jours qu’une fille a la chance de jouer les Boucles d’Or. Profitons-en. Elle huma de nouveau le porridge dans le grand bol. Mmmmm, dit-elle, ça sent drôlement bon. Elle tendit la main vers la grosse cuillère. Non, cela ne se faisait pas. Elle retira de sa poche une cuillère en bois qui lui avait servi pour attraper les cornichons. Elle la renifla. Elle ne sentait pas trop le vinaigre. Pas du tout, même. Elle prit un peu de porridge au bord du grand bol et eut le sentiment d’avoir accompli un crime parfait quand la bouillie se remit en place pour présenter une surface parfaitement lisse. Elle respira la chaude odeur de farine et son nez se plissa de plaisir. Oh, comme ça a l’air bon. Je vais juste en goûter un peu et… Aïe ! C’était brûlant. La cuillère sauta de ses doigts et le sol se retrouva éclaboussé de porridge. Elle jeta des regards coupables autour d’elle en aspirant de grandes lampées d’air. Sa bouche finit par refroidir, sa langue brûlée ne fut plus qu’une masse de chair engourdie en train de refroidir à son tour. Bon sang, marmonna-t-elle, pourquoi n’ai-je pas laissé tomber le scénario pour essayer d’abord le petit bol ? Ça ne sert à rien de saloper le plancher. Alice gardait son entrain. (C’est la grande qualité de ces gens-là : un sens de l’humour qui pétille au moment même de la destruction.) Alice Grady, alias Boucles d’Or, goûta donc au porridge du petit bol. Ah, dit-elle, voilà qui est parfait. Je n’ai rien mangé d’aussi bon depuis que j’étais gamine. Et elle vida le bol sans le moindre scrupule. Non seulement sans le moindre scrupule, mais avec une sorte de plaisir pervers, en se demandant qui allait pousser les hauts cris à la vue du bol vide. Cependant, quand elle eut fini, Alice leva les yeux du bol et sentit la culpabilité lui emperler le front. Et voilà, j’ai osé, songea-t-elle. D’où me vient un tel culot ? Cette maison n’est pas la mienne. Rien ne me distingue d’une vulgaire cambrioleuse. Je pourrais aller en prison pour cela. Ce repas que je viens de faire constitue un cambriolage. J’ai intérêt à partir d’ici, et en vitesse, avant le retour des propriétaires. Elle se leva et, pleine de repentir, ramassa la bouillie tombée sur le sol et la jeta, ainsi que la cuillère, dans la cheminée sans feu. Elle regarda autour d’elle et secoua la tête. Inutile de se voiler la face. Il y avait décidément du louche dans tout ça. Bon, maintenant je m’en vais, dit-elle à voix haute comme si quelqu’un essayait de la retenir. Je vais retrouver George pour lui raconter tout ça. D’abord, il faut aller voir s’il y a vraiment trois lits à l’étage, lui dit une voix dans sa tête. Une voix qui ne lui était pas familière. Elle fronça les sourcils. Oh, non, dit-elle, je m’en vais tout de suite. Pas du tout, fit la voix avec une pointe d’insolence, il faut absolument que tu ailles voir s’il y a trois lits en haut. Tu es Boucles d’Or, tu te rappelles ? Alice prit un air ennuyé. Elle se mordit la lèvre. Mais elle se dirigea vers la cage d’escalier et commença à gravir les marches. Elle avait la nette impression qu’on lui empilait des pierres dans l’estomac. Elle les sentait peser de plus en plus. Des pierres froides. Elle s’arrêta brusquement et bâilla. Je commence à avoir sommeil, dit-elle. Cette pensée la figea, l’épingla comme un éclair de terreur frigorifiant. Quelqu’un frappait à la porte de son cœur avec des mains glacées. J’ai peur, finit-elle par admettre. Je veux m’en aller. Je veux partir. Tout ça n’est pas naturel. Il y a quelque chose qui cloche. J’ai peur et je veux m’en aller. Et si tu montais là-haut voir s’il y a vraiment trois lits ? Inutile de le nier. Ces paroles ne venaient pas d’elle. Le porridge ! Bien vu, ma fille. Mais trop tard. Trop tard. Elle s’efforça de faire demi-tour pour redescendre les escaliers. Mais elle en fut incapable. Il fallait qu’elle se rende dans la chambre, tout simplement. Ce n’était pas une vague impulsion, c’était un ordre. Alice Grady perdait pied. Partait à la dérive. Rassemblant ce qui lui restait de forces, elle essaya de crier. Sa gorge se bloqua. Il faisait de plus en plus sombre. Le couloir était plongé dans une demi-obscurité. La tête lui tournait et ses membres lui semblaient faits de plomb fondu. Que Dieu me protège, essaya-t-elle de murmurer, mais les mots moururent sur ses lèvres tremblantes. George. Le nom jaillit, marmonné d’une voix rocailleuse. George, sauve-moi ! Alice pénétra d’un pas mal assuré dans la petite chambre, l’œil embrumé, sa peur se traduisant par des mots sans suite qui n’étaient même plus des mots. Des larmes coulèrent sur ses joues engourdies et une douleur aiguë lui cisailla le ventre. Elle poussa un grand cri. Un seul. Puis, entraînée comme malgré elle, elle se dirigea vers le grand lit et s’y laissa tomber. Non, non ! croassa la voix dans sa tête, celui-là est trop dur. Tel un robot mal huilé, elle s’efforça de se relever et s’affala sur le deuxième lit. Son esprit lui cria : Non, celui-là est trop doux et il ne te plaît pas du tout ! Les yeux fermés, brûlante de fièvre, Alice se remit tant bien que mal sur ses pieds et se jeta en travers du petit lit en laissant échapper un cri étranglé. Elle sentit le couvre-lit moelleux s’écraser contre sa joue. Et la voix soporifique se perdit dans un tourbillon de ténèbres : Voilà le bon lit. Voilà enfin le bon lit. Et quand elle se réveilla, elle comprit enfin ce que tout cela signifiait. La maison avait disparu. Elle était étendue sur les feuilles de la forêt. Un sourire aux lèvres, elle se leva et gravit lentement la colline plongée dans la nuit. Elle alla même jusqu’à rire de cette idiote d’Alice Grady qui s’était laissée embobiner par les délires de son imagination. Je l’attendais dans la voiture. Elle m’adressa un petit sourire en se glissant à côté de moi. « Alors, dit-elle, ça fait combien de temps que tu en es ? — Des années. Tu te souviens de la fois où Alice et George sont allés au bord de la mer ? Il doit y avoir cinq ans de ça. » Elle hocha la tête. « Oui. — Eh bien, George et moi avons accompagné une sirène dans les grands fonds. Il a perdu la boule et j’ai refait surface installé dans son corps. » Elle sourit et je mis la voiture en route. « Et les Nelson ? demanda-t-elle. — Ça fait longtemps qu’ils sont des nôtres. — Combien reste-t-il de personnes véritables sur la Terre à présent ? — À peu près une cinquantaine. — Vraiment très astucieux. Alice Grady ne s’est jamais doutée de rien. — Bien sûr que non. C’est tout le charme de la chose. » Et effectivement, rien n’est plus charmant que la façon dont nous nous approprions l’héritage terrien. Sans violence. Sans que personne ne se doute de rien. Nous vous avons pris vos corps un par un et les avons faits nôtres. Nous avons laissé votre esprit procéder à sa propre destruction en permettant à votre infantilisme de prendre le pas sur votre intelligence ; jusqu’à ce que nous soyons en mesure d’exercer sur vous un contrôle absolu. Et bientôt il n’y aura plus que nous. C’en sera fini des Terriens. Oh, l’apparence sera sauvegardée. Mais pour d’autres projets. Et jusqu’à ce que notre tâche soit achevée, ce qui subsiste d’authentiques Terriens restera dans l’ignorance. Il n’y en a plus qu’une cinquantaine. Prenez garde. Vous faites partie du nombre. Et vous savez. TOILETTES POUR HOMMES SEULS C’était un bâtiment rectangulaire de brique et de bois, prolongé par un appentis, qui se dressait à la périphérie de la bourgade. Ils passèrent devant sans s’arrêter et s’engagèrent dans le désert tout miroitant de chaleur. Puis Bob dit : « On aurait peut-être dû déjeuner là. Dieu sait quand on rencontrera un autre café. — Tu as peut-être raison, répondit Jeanne sans enthousiasme. — Ça doit être une gargote, mais il faut bien manger quelque chose. Il y a plus de cinq heures qu’on a pris le petit déjeuner. — Bon, d’accord. » Bob se gara sur le bas-côté et jeta un regard en arrière. Constatant que la voie était libre, il fit promptement demi-tour, repartit à vive allure dans l’autre sens, puis braqua vers le café et freina juste devant. « J’ai une faim de loup ! — Moi aussi, renchérit Jeanne. Comme hier soir… avant que la serveuse arrive avec les plats. — Qu’est-ce qu’on y peut ? rétorqua Bob en haussant les épaules. Tu préfères mourir de faim, et qu’on retrouve nos squelettes blanchis dans le désert ? » Elle lui fit une grimace et descendit de voiture. « Nos squelettes, vraiment… » Le soleil leur tomba dessus comme une chape de plomb. Sous leurs sandales, la terre battue était brûlante. Ils pressèrent le pas. « Quelle chaleur ! » Bob acquiesça d’un petit grognement. Ils poussèrent la porte, qui s’ouvrit en gémissant. Le battant se remit en place d’un coup sec et ils se retrouvèrent dans une salle sans air qui sentait le graillon et la poussière chauffée. Trois hommes levèrent les yeux. Le premier, salopette et casquette crasseuse, buvait sa bière affalé dans un box, tout au fond du café. Le deuxième était installé au bar, sur un tabouret ; il tenait un sandwich et avait une bouteille de bière à portée de main. Le dernier, posté derrière le bar, les contempla par-dessus son journal. Il portait une chemise blanche à manches courtes et un pantalon de coutil tout froissé, également blanc. « Qu’est-ce que je te disais ? souffla Bob. C’est carrément le Ritz. — Très drôle », fit-elle en détachant posément les syllabes. Ils s’avancèrent vers les tabourets de bar. Les trois hommes ne les quittaient pas des yeux. « Notre présence doit être un événement, commenta Bob à voix basse. — Oui, on est d’ores et déjà célèbres. » L’homme en pantalon de coutil blanc s’approcha, prit une carte coincée derrière un présentoir à serviettes en papier tout dépoli et la fit glisser sur le comptoir en direction des nouveaux venus. Bob l’ouvrit et tous deux se plongèrent dans la lecture. « Vous avez du thé glacé ? s’enquit Bob. — Non, fit l’autre en secouant la tête. — De la limonade, peut-être ? » reprit Jeanne. L’homme réitéra son geste et ils reportèrent leur attention sur le menu. « Alors qu’est-ce que vous avez de frais ? insista Bob. — Du soda orange et du Coca », répondit le barman sans dissimuler son ennui. Bob s’éclaircit la gorge. « On peut avoir de l’eau avant de passer commande ? Parce qu’on vient de… » L’autre se tourna vers l’évier. Il y emplit deux verres plutôt troubles qu’il revint poser sans ménagement devant eux. L’eau gicla sur le comptoir. Jeanne but une gorgée prudente et faillit s’étrangler tant le liquide était saumâtre et tiède. Elle reposa son verre. « Vous n’avez pas plus frais ? — C’est le désert ici, je vous signale. On a déjà de la chance d’avoir de l’eau, même tiède. » Une petite cinquantaine d’années, le cheveu sec et gris acier, la raie au milieu, il avait le dos des mains tapissé de poils noirs bouclés, et au petit doigt une bague ornée d’une pierre rouge. Il attendit leur commande en rivant sur eux un regard sans vie. « Un œuf au plat sur une tranche de pain de seigle grillé et… — J’ai plus de seigle grillé. — Bon, alors sur du seigle nature. — J’ai plus de seigle nature. » Bob releva les yeux. « Qu’est-ce qui vous reste comme pain, alors ? — Du blanc. — Allons-y pour le pain blanc. » Bob haussa les épaules. « Avec un lait fraise. Et toi, chérie ? » Le regard inexpressif du barman se posa sur Jeanne. « Je ne sais pas encore. » Elle le regarda à son tour. « Je vais me décider pendant que vous préparez la commande de mon mari. » L’homme la contempla encore un instant, puis gagna ses fourneaux. « Quelle horreur ! commenta Jeanne. — Je sais bien, chérie, mais que veux-tu ? On ne peut pas savoir à quelle distance se trouve la prochaine agglomération. » Jeanne repoussa son verre d’eau trouble et se laissa glisser au bas de son tabouret. « Je vais me rafraîchir un peu. Ça me mettra peut-être en appétit. — Bonne idée. » Au bout d’un moment, Bob quitta son siège à son tour pour se rendre aux toilettes, situées côté façade. À l’instant où il posait la main sur la poignée de la porte, le client du comptoir lui lança : « C’est fermé ! — Mais non », rétorqua-t-il en poussant le battant. Jeanne ressortit des lavabos et revint se jucher sur son tabouret de bar. Pas trace de Bob. Il a dû aller se rafraîchir aussi, songea-t-elle. Le client du comptoir avait disparu. L’homme en pantalon blanc abandonna un instant sa petite gazinière. « Vous voulez commander, maintenant ? — Hein ? Ah, oui. » Elle examina la carte. « Euh, la même chose. » L’autre retourna casser un œuf supplémentaire sur le rebord de sa poêle noircie. Jeanne écouta les œufs grésiller en souhaitant ardemment que Bob revienne vite. Elle ne se sentait pas à l’aise, sans lui, dans ce café miteux et étouffant. Machinalement, elle reprit son verre et but une gorgée. Le goût la fît grimacer et l’obligea à reposer une nouvelle fois le verre. Une minute passa. L’occupant du box du fond la regardait. Sa gorge se serra et elle se mit à pianoter lentement sur le comptoir. Son estomac se contractait progressivement. Une mouche se posa sur sa main droite, qui tressaillit. Puis la porte des toilettes pour hommes s’ouvrit. Jeanne se retourna vivement. Son soulagement était tel qu’elle se sentait tout à coup plus légère. Mais ce n’était pas Bob. Son cœur se mit à battre avec une violence inaccoutumée ; l’homme regagna sa place au comptoir et reprit son sandwich entamé. Il lança un regard à la jeune femme, qui détourna promptement le regard puis, mue par une impulsion, se dirigea vers la sortie. Elle feignit de regarder le présentoir à cartes postales fanées mais ses yeux se tournaient sans cesse vers la porte marron clair portant l’inscription hommes. Une minute passa. Les mains de Jeanne commençaient à trembler. Une interminable exhalaison l’agita des pieds à la tête. Elle continuait de surveiller la porte avec une impatience empreinte de nervosité. L’occupant du box se leva péniblement et traversa la salle d’un pas pesant. Il avait rejeté sa casquette en arrière et ses brodequins sonnaient sur les lattes du parquet. Figée sur place, une carte postale à la main, Jeanne le sentit passer à côté d’elle. Puis la porte des lavabos s’ouvrit et se referma. Le silence se fit. Jeanne regardait fixement la porte en s’efforçant de garder son sang-froid. Sa gorge recommença à se serrer. Elle inspira profondément et remit la carte postale en place. « Votre œuf », annonça le barman. Jeanne sursauta et acquiesça d’un hochement de tête, mais resta où elle était. Tout à coup, son souffle se bloqua dans sa gorge. La porte des lavabos se rouvrait. Instinctivement elle s’avança d’un pas, mais recula aussitôt en voyant ressortir le client, qui rebroussa chemin, les joues empourprées et luisantes de sueur. Il passa à côté d’elle. Jeanne l’attrapa par le bras. Ses doigts frémirent au contact du tissu chaud et humide. « Excusez-moi. » Il se retourna et posa sur elle un regard terne. Flairant son haleine, elle sentit son estomac se soulever. « Euh… vous n’auriez pas vu mon mari là-dedans ? — Hein ? » Les bras le long du corps, elle serra les poings. « Mon mari… il n’est pas aux toilettes ? » Il la regarda longuement, comme s’il ne comprenait pas. Puis il répondit : « Ben non » et se détourna. Il régnait une chaleur étouffante, mais cela n’empêcha pas Jeanne de se sentir comme plongée dans un bassin d’eau glacée. Assommée, elle suivit du regard l’homme qui regagnait son box d’un pas mal assuré. Brusquement, elle se surprit à courir vers le comptoir et l’homme à la bouteille de bière, où perlaient des gouttes de condensation. Il reposa sa boisson en entendant Jeanne approcher, et lui fît face. « Excusez-moi, mais avez-vous vu mon mari entrer aux toilettes, tout à l’heure ? — Votre mari ? » Elle se mordit la lèvre inférieure. « Eh bien, oui, quoi : mon mari ! Vous l’avez bien vu quand nous sommes arrivés, il y a un petit moment. Il n’était pas aux toilettes quand vous-même y êtes allé ? — Pas que je me souvienne. — Mais enfin, c’est… c’est grotesque ! lâcha-t-elle, cédant à la colère et à l’effroi. Je ne vois pas comment il pourrait ne pas y être. » Ils s’entre-regardèrent un instant. L’homme ne dit mot ; son expression était indéchiffrable. « Vous… vous êtes sûr ? — Je n’ai aucune raison de vous mentir. — Très bien. Je vous remercie. » Elle resta assise au bar, à contempler fixement les plats qu’ils avaient commandés ainsi que les lait-fraise, cherchant frénétiquement une explication. Bob lui faisait une blague, sûr et certain. Sauf que ce n’était pas dans ses habitudes, surtout dans un endroit pareil. Pourtant, quelle autre solution ? Les toilettes devaient avoir une autre sortie, et… Voilà ! C’était ça. Bob n’avait pas mis les pieds aux toilettes. Il avait décrété qu’elle avait raison, après tout : l’endroit était trop sordide ; il était allé l’attendre dans la voiture. Elle s’élança vers la porte en se traitant de tous les noms. Vraiment, le client aurait pu lui dire que Bob était ressorti. Il n’en reviendrait pas quand elle lui raconterait ça. On se mettait dans de ces états pour un rien ! Au moment d’ouvrir la porte du café, elle songea que Bob n’avait peut-être pas payé. Mais dans ce cas, le barman l’aurait rappelée… Elle déboucha en plein soleil et marcha vers la voiture en fermant presque complètement les yeux pour ne pas être éblouie par le reflet sur le pare-brise. Elle sourit toute seule en repensant au souci qu’elle s’était fait. « Bob, écoute un peu ce qui… » Une appréhension irrationnelle lui noua les entrailles. Sous la chaleur accablante, elle plongea son regard dans l’habitacle désert du véhicule. Un cri lui remonta dans la gorge. « Bob… » Elle contourna le bâtiment au pas de course afin de repérer la porte extérieure des toilettes. Celles-ci étaient peut-être trop sales, auquel cas Bob était ressorti par là et n’avait pas su retrouver son chemin. Elle voulut regarder par une des fenêtres de l’appentis, mais elle était tapissée à l’intérieur de papier goudronné. Elle fit le tour en courant et scruta le vaste désert qui s’étendait à l’arrière. Puis elle se retourna pour repérer d’éventuelles traces de pas, mais le sol était trop dur, recuit comme de l’émail. Un gémissement naquit dans sa gorge et elle se sentit tout à coup au bord des larmes. « Bob, souffla-t-elle. Mais enfin, où es-tu ? » Un bruit rompit le silence : la porte du café venait de claquer. La jeune femme s’élança de nouveau, le cœur battant d’espoir. Des vagues de chaleur étouffante s’écrasaient sur elle à chaque étape de sa course. Arrivée à l’angle, elle s’immobilisa. L’homme du comptoir inspectait l’intérieur de leur voiture. Petit, un peu plus de la quarantaine, il arborait un feutre mou constellé de taches, une chemise à rayures vertes et un pantalon sombre, lui aussi taché de cambouis, retenu par des bretelles. Comme l’autre, il était chaussé de gros brodequins. Elle fit un pas. Sa sandale racla la terre desséchée. L’homme fit volte-face. Le cuir tanné de son visage mince et barbu faisait ressortir ses yeux d’un bleu très clair, qui luisaient comme des lividités malsaines. Il lui sourit nonchalamment. « Je voulais voir si vot’ mari vous attendait pas dans la voiture, des fois », dit-il. Puis il porta un doigt au rebord de son couvre-chef et s’apprêta à rentrer dans le café. « Vous… vous êtes… ? » Il se retourna. Elle s’interrompit. « Quoi ? — Vous êtes sûr qu’il n’était pas aux toilettes ? — Y avait personne quand j’y suis entré. » Elle resta plantée là, à frissonner sous le soleil, tandis qu’il réintégrait le bâtiment, dont la porte claqua derrière lui. Une terreur aveugle la glaça progressivement. Puis elle se reprit. Il y avait forcément une explication. Ce n’était pas possible autrement. Elle traversa la salle d’un pas assuré et s’arrêta devant le bar. L’homme en coutil blanc leva les yeux de son journal. « S’il vous plaît, allez voir aux toilettes, lui demanda-t-elle. — Aux toilettes ? » Elle se raidit de colère. « Parfaitement, aux toilettes. Mon mari ne peut être que là. — J’vous assure, y avait personne, répondit l’homme au feutre mou. — Je suis désolée, répliqua-t-elle d’un air pincé, incapable d’accepter ces paroles, mais il n’a pas pu s’envoler. » Ces deux types la mettaient mal à l’aise, avec leur regard fixe. « Alors, vous allez y jeter un coup d’œil, oui ou non ? » Elle ne maîtrisait plus sa voix, qui était tout près de se briser. L’homme en pantalon blanc se tourna vers son compère et sa bouche tressaillit légèrement. Jeanne sentit ses poings se contracter de colère. Puis il se dirigea vers l’extrémité du bar et elle fit de même de son côté. Il actionna la poignée en porcelaine et maintint en position ouverte la porte à ressort prévue pour se refermer automatiquement. Il n’y avait personne dans les toilettes. « Là, vous êtes contente ? » Il lâcha le battant. « Attendez ! Je veux y regarder à deux fois. — Écoutez, puisque je vous dis que… » Jeanne poussa brusquement la porte, qui heurta le mur en bout de course. « Ah ! Je savais bien qu’il y avait une autre porte ! » Elle indiqua le mur du fond. « Elle est verrouillée depuis des années, fit l’homme. — Elle ne s’ouvre plus ? — Aucune raison de l’ouvrir. — Enfin, il faut bien qu’elle s’ouvre ! Mon mari est entré là-dedans et n’en est plus ressorti. Il ne s’est pas volatilisé, que je sache ! » L’homme continua à la regarder sans mot dire. « Qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ? s’enquit Jeanne. — Rien. — Elle donne sur l’extérieur ? » Pas de réponse. « Alors ? — Elle donne sur un appentis qui ne sert plus depuis des années », s’irrita l’autre. Elle s’avança et saisit la poignée de la porte. « Je vous ai dit que ça ne s’ouvrait pas. » L’homme haussait le ton. « Madame ? » La voix aux accents enjôleurs de l’homme au feutre. « Y a plus que des vieilleries au rebut dans cet appentis. Si vous voulez, je vous montre. » Jeanne se sentit tout à coup très seule face à ces hommes. Sans aucun moyen de s’assurer que… Elle ressortit promptement des toilettes. « Excusez-moi, dit-elle en passant devant l’homme au chapeau. Mais avant, je voudrais passer un coup de fil. » Elle se dirigea d’une démarche empruntée vers le téléphone mural, en frémissant d’appréhension à l’idée qu’ils puissent lui emboîter le pas. « Qui c’est que vous voulez app… ? » commença l’homme en pantalon de coutil. Mais le second lui coupa la parole. « Faut actionner la manivelle », précisa-t-il lentement. Le regard furibond du premier n’échappa pas à Jeanne, qui les entendit chuchoter avec animation tandis qu’elle se retournait vers le mur. D’une main tremblante, elle actionna donc la manivelle. Et s’ils s’en prennent à moi ? Cette crainte refusait de la quitter. « Allô ? fit une voix ténue à l’autre bout du fil. — Je voudrais parler au divisionnaire, s’il vous plaît. — Au divisionnaire ? — Eh bien, oui quoi, au… » Brusquement elle baissa le ton pour ne pas être entendue des autres. « Au divisionnaire, répéta-t-elle. « Il n’y a pas de divisionnaire ici, madame. » Elle eut envie de hurler. « Qui dois-je demander, alors ? — Le shérif. » Jeanne ferma les paupières et humecta ses lèvres sèches. Dans l’écouteur retentit une série de crachotements suivie de bourdonnements sourds, puis d’un bruit de récepteur qu’on décroche. « Bureau du shérif. — Shérif, pourriez-vous s’il vous plaît venir au… — Ne quittez pas, je vous le passe. » L’estomac de nouveau contracté, Jeanne avait du mal à déglutir. Son attente se prolongeait. Elle sentait peser sur elle le regard des hommes. L’un d’eux bougea et cela provoqua un tressaillement nerveux au niveau de ses épaules. « Ici le shérif. — Bonjour, vous serait-il possible de venir au… » Les lèvres frémissantes, elle se rendit subitement compte qu’elle ne connaissait pas le nom du café. Elle se retourna, mal à l’aise, et s’aperçut avec un serrement de cœur que les hommes l’enveloppaient d’un regard glacial. « Comment s’appelle ce café ? — Pourquoi ? » s’enquit l’homme en pantalon de coutil. Il ne va pas vouloir me le dire, songea-t-elle. Il va m’obliger à sortir regarder l’enseigne, ce qui lui permettra de… « Vous allez me le… ? » entama-t-elle. Mais à ce moment-là le shérif dit : « Allô ? » au bout du fil et elle se reconcentra aussitôt sur le téléphone. « Ne quittez pas, s’empressa-t-elle de répondre. Je suis dans un café à la sortie de la ville, en bordure du désert. Je veux dire du côté ouest. Je suis venue ici avec mon mari, mais maintenant, il est introuvable. Il a… disparu, comme ça ! » Ses propres paroles la firent frémir. « Vous êtes à l’Aigle Bleu, c’est ça ? — Euh, je ne sais pas. On ne veut pas me le… » Une fois de plus, trop nerveuse, elle s’interrompit. « Vous voulez savoir comment ça s’appelle ici ? s’enquit l’homme au chapeau mou. C’est l’Aigle bleu. — Oui, c’est ça, transmit-elle. L’Aigle bleu. — J’arrive, fit le shérif. — Pourquoi tu le lui as dit ? intervint l’homme en pantalon de coutil d’un ton hargneux. — On veut pas d’ennuis avec le shérif. On a rien fait. Alors il peut bien venir s’il veut. » L’espace d’un long moment, Jeanne resta le front pressé contre l’appareil, en inspirant profondément à plusieurs reprises. Ils ne peuvent plus rien me faire maintenant, se répétait-elle obstinément. Puisque j’ai tout dit au shérif, ils sont bien forcés de me laisser tranquille. Elle entendit un des hommes s’approcher de la porte, mais celle-ci ne s’ouvrit pas. En se retournant, elle constata que l’homme au feutre mou regardait par la porte ouverte tandis que les deux autres ne la quittaient pas des yeux, elle. « Vous cherchez à m’attirer des ennuis dans mon établissement, c’est ça ? demanda-t-il. — Je ne cherche rien de tel. Seulement à retrouver mon mari. — On lui a rien fait, nous, à vot’ mari ! » L’autre se retourna, un sourire ironique aux lèvres. « À mon avis, il s’est fait la belle, commenta-t-il d’un ton narquois. — C’est hors de question ! protesta Jeanne. — Dans ce cas, on peut savoir où est passée vot’ voiture ? » Le cœur lui manqua. Elle courut vers la porte. La voiture avait disparu. « Bob ! — On dirait bien qu’il vous a plantée là. » Elle reporta un regard apeuré sur l’homme qui venait d’intervenir, puis se détourna en laissant échapper un sanglot et traversa la terrasse d’un pas hésitant. Elle resta un long moment dans la fournaise, à contempler en pleurant l’emplacement vide de la voiture, où la poussière était encore en train de retomber. Elle n’avait toujours pas bougé lorsque la voiture de patrouille toute poussiéreuse vint se garer devant le café. En descendit un grand rouquin vêtu de gris portant une étoile ternie sur la poitrine. Encore sous le choc, Jeanne s’avança à sa rencontre. « C’est vous qui avez appelé ? interrogea le nouveau venu. — Oui, c’est moi. — Qu’est-ce qui se passe ? — Je vous l’ai dit : mon mari a disparu. — Comment ça ? » Elle se lança dans une brève récapitulation des faits. « Et vous ne pensez pas qu’il est tout simplement reparti au volant de votre voiture ? intervint-il au bout d’un moment. — Jamais il ne me laisserait seule dans un endroit pareil. » Le shérif hocha la tête. « Très bien, poursuivez. » Lorsqu’elle eut terminé, il acquiesça de nouveau et tous deux pénétrèrent dans le bar. Ils s’approchèrent du comptoir. « Est-ce que le mari de cette dame est allé aux toilettes, Jim ? demanda le shérif à l’homme en pantalon blanc. — Comment vous voulez que je le sache, shérif ? J’étais aux fourneaux. Demandez à Tom, il y était, lui. » D’un mouvement de tête, il indiqua l’homme au chapeau mou. « Qu’est-ce que vous en dites, Tom ? — La dame ne vous a pas raconté que son mari s’était tiré avec la voiture ? — C’est faux ! s’écria Jeanne. — Vous l’avez vu s’en aller, Tom ? — Évidemment. Sinon je vous le dirais pas. — Non, non, répéta Jeanne en secouant la tête à petits coups effrayés. — Si vous l’avez vu partir, pourquoi vous ne l’avez pas rappelé ? insista le shérif. — Si un type a envie de fiche le camp, c’est pas mes affaires. — Il n’a pas fichu le camp ! » L’autre haussa les épaules en souriant de toutes ses dents. Le shérif se retourna vers la jeune femme. « Vous avez vu votre mari entrer dans les toilettes ? — Mais bien sûr ! Enfin, non. Pas exactement. Disons que… » L’homme au feutre gloussa. Jeanne se tut rageusement. « Je sais qu’il y est entré, reprit-elle, parce qu’en sortant moi-même des toilettes pour dames, je suis allée faire un tour dehors et la voiture était encore là. Mais pas lui. Où pouvait-il être, à part aux toilettes ? Ce n’est pas si grand que ça, ici. En plus, il y a une autre sortie — une porte dont ce monsieur prétend qu’elle n’a pas servi depuis des années. Mais moi je sais bien que ce n’est pas vrai. Mon mari n’a pas pu m’abandonner ici. Ce n’est pas du tout son genre. Je le connais, jamais il ne me ferait une chose pareille ! — Shérif, intervint l’homme en pantalon de coutil blanc. Elle a demandé à voir les toilettes et je les lui ai montrées. Il n’y avait personne, elle ne peut pas dire le contraire. » Jeanne haussa les épaules, excédée. « Il est sorti par l’autre porte, j’en suis sûre. — Et moi je vous dis que non ! » contra le barman d’une voix sonore. Jeanne broncha et fit un pas en arrière. « Du calme, Jim. Écoutez, madame. Si vous n’avez vu ni votre mari entrer aux toilettes, ni personne partir au volant de votre voiture, je ne vois pas très bien de quels éléments on dispose pour mener l’enquête. — Comment ! » Elle n’en croyait pas ses oreilles. Ce shérif était en train de lui dire qu’il n’y avait rien à faire ! L’espace d’une seconde, elle céda à la fureur : l’homme protégeait manifestement ses concitoyens face l’étrangère qu’elle était. Puis sa solitude et son impuissance lui tombèrent dessus d’un coup et elle en eut le souffle coupé. Elle implora le shérif du regard, comme une enfant craintive. « Je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous, reprit ce dernier en secouant la tête. — Même pas… » Elle eut un geste timide. « Même p-pas j-jeter un coup d’œil dans les t-toilettes, au cas où il y aurait un indice ? Essayer d’ouvrir cette porte, peut-être ? » L’autre la dévisagea un instant, puis fit la moue et se dirigea vers les toilettes. Elle le suivit de près tant elle avait peur de rester seule avec les trois autres. Le shérif tenta d’ouvrir la porte intérieure des toilettes. L’homme au pantalon blanc vint se tenir derrière Jeanne et cela la fit frissonner. « Je lui ai bien dit que ça ne s’ouvrait pas, déclara-t-il. C’est fermé à clef de l’autre côté. Le type n’a pas pu sortir par là. — On lui aura ouvert de l’autre côté », s’énerva Jeanne. L’homme émit un petit bruit dégoûté. « Il est venu quelqu’un ? demanda le shérif à Jim. — Sam McComas, mais il est rentré chez lui après avoir bu une bière. — Non, je voulais dire : dans l’appentis. — Vous savez bien que ce n’est pas possible. — Et Lou ? » Jim ne répondit pas tout de suite. Jeanne le vit déglutir. « Y a des mois qu’on l’a pas vu. Il est parti dans le nord. — Jim, va falloir faire le tour et ouvrir cette porte. — Y a rien qu’un appentis vide de l’autre côté. — Je sais, Jim, je sais. Je veux juste donner satisfaction à cette dame, c’est tout. » Jeanne sentit de nouveau le masque de la peur lui étirer les traits, en même temps que l’écœurante sensation d’être dénuée de tout recours. Cela lui donnait le vertige, comme si le monde s’éloignait d’elle en tourbillonnant. Elle serra son poing gauche dans sa main droite jusqu’à en avoir les jointures toutes blanches. Jim sortit du café par la porte principale en émettant des marmonnements réprobateurs. Le battant claqua derrière lui. « Madame ? Venez un peu par-là », fît tout à coup le shérif à voix basse. Le cœur battant, Jeanne alla le rejoindre. « Vous reconnaissez ceci ? » Elle baissa les yeux sur le bout de tissu qu’il lui présentait et en eut le souffle coupé. « Ça vient du pantalon de mon mari ! — Moins fort, s’il vous plaît. Je ne voudrais pas leur donner des idées. » En entendant sonner des bottes sur le parquet, il ressortit précipitamment. « Vous vous en allez, Tom ? — Non, non. Je venais juste voir comment ça se passait. — Je vois. Eh bien, restez dans les parages, d’accord ? — Pas de problème, répondit Tom. Je ne bouge pas d’ici. » Un déclic retentit dans les toilettes, et en un clin d’œil la porte intérieure s’ouvrit. Le shérif descendit trois marches et se retrouva dans un appentis pauvrement éclairé. « Y a de la lumière, là-dedans ? demanda-t-il à Jim. — Ben non, y a pas de raison puisqu’on s’en sert plus. » En effet, le shérif tira sur un cordon mais rien ne se passa. « Vous me croyez pas, hein ? fit Jim. — Mais si. Simple curiosité. » Sur le seuil, Jeanne essayait de percer du regard l’obscurité de l’appentis, où régnait une odeur d’humidité. « C’est en mauvais état, ici », constata le shérif devant le spectacle d’une table et d’une chaise renversées. « Personne y a plus mis les pieds depuis des années. Pas de raison de ranger. — Depuis des années, hein ? » répéta le shérif sans s’adresser à personne en particulier tout en inspectant l’appentis. Jeanne le suivait du regard ; ses mains tremblaient, et elle ne sentait plus le bout de ses doigts. On aurait déjà dû retrouver Bob. Et ce lambeau de tissu, comment s’était-il détaché de son pantalon ? Elle serra les dents de toutes ses forces. Il ne faut pas que je pleure, se morigéna-t-elle. Ce serait vraiment la dernière chose à faire. Je suis sûre qu’il n’est rien arrivé à Bob. Rien du tout. Le shérif se baissa pour ramasser un journal. Il l’examina rapidement, sans montrer de réaction, puis le replia nonchalamment contre sa paume. « Depuis des années, vous disiez ? — Ma foi, moi en tout cas, j’y ai pas mis les pieds depuis des années », répondit vivement Jim avant de s’humecter les lèvres, l’air nerveux. « Mais y se peut que Lou ou un autre soit allé s’y terrer à un moment ou à un autre de l’année dernière. Je ne ferme pas la porte extérieure à clef, vous savez. — Ah bon ? Je croyais que Lou était parti dans le nord, fit le shérif, doucereux. — Oh, il est parti, ça oui. Mais avant, il a pu… — Jim, ceci est le journal d’hier. » L’autre arbora un visage dénué de toute expression, fît mine de répondre, puis se ravisa. Jeanne tremblait de la tête aux pieds, sans pouvoir se contrôler. Elle n’entendit pas la porte du café se refermer tout doucement, ni des pas discrets traverser la terrasse. « Ma foi, j’ai jamais dit que Lou était le seul à se planquer là-dedans pour la nuit, reprit précipitamment Jim. Ça peut être un vagabond de passage. » La volte-face du shérif le dissuada d’insister. Ce dernier regarda vers la salle. « Où est parti Tom ? » s’enquit-il en haussant le ton. Jeanne tourna vivement la tête, puis s’écarta en lâchant un son étranglé : le shérif remontait les marches au pas de course. « Ne bouge pas de là, Jim ! » lança-t-il par-dessus son épaule. Jeanne s’élança sur ses talons. En arrivant sur la terrasse, elle vit le shérif s’abriter les yeux d’une main en scrutant la route. Elle suivit promptement son regard et vit l’homme au chapeau mou se précipiter vers un troisième homme, de bien plus grande taille. « Sûrement Lou », murmura le shérif pour lui seul. Il s’élança, mais se ravisa aussitôt, rebroussa chemin et monta dans sa voiture. « Shérif ! » Il vit bien, par la vitre, à quel point Jeanne avait peur. « Bon, venez ! Mais vite ! » Elle dévala les marches de la terrasse et se jeta vers la voiture. Le shérif lui ouvrit la portière de l’intérieur et elle se glissa sur le siège passager avant de la claquer. Il démarra en trombe et s’engagea sur la route en dérapant et en soulevant un nuage de poussière. « Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-elle. — Votre mari ne vous a pas laissée en plan. — Où est-il ? » Déjà ils dépassaient les deux hommes, qui s’étaient rejoints et s’enfonçaient dans les broussailles sans perdre de temps. Le shérif donna un coup de volant puis enfonça la pédale de frein. Il s’extirpa de la voiture en portant la main à son arme. « Tom ! hurla-t-il. Lou ! Arrêtez-vous ! » Mais en vain. Il visa et tira. La détonation fît sursauter Jeanne, qui vit jaillir un geyser de sable à hauteur des fuyards. Ces derniers s’immobilisèrent et levèrent les mains. « Revenez ! cria le shérif. Et plus vite que ça ! » Debout près de la voiture, Jeanne s’efforçait de réprimer le tremblement de ses mains. Elle ne quittait pas des yeux les deux hommes qui s’approchaient. « Alors, où est-il ? demanda le shérif quand ils furent devant eux. — De qui vous parlez ? demanda l’homme au feutre mou. — Ça suffit, Tom, répliqua hargneusement le shérif. Je ne plaisante pas. Cette dame aimerait récupérer son mari. Alors où… — Son mari ? » Lou posa un regard furibond sur l’homme au chapeau. « Je croyais qu’on s’était bien mis d’accord pour éviter ça. — Ferme-la », répliqua l’autre, dont les manières affables avaient totalement disparu. « Mais, tu m’avais dit qu’à l’avenir on ne… — Faites un peu voir ce que vous avez dans les poches, Lou », ordonna le shérif. L’interpellé le regarda sans comprendre. « Dans mes poches ? — Allez, allez ! » Il agita impatiemment son arme. L’autre entreprit de vider ses poches. « Tu m’avais dit qu’il serait pas question de ça, marmonna-t-il à l’adresse de son comparse. Tu l’avais dit ! Crétin… » Lou jeta un portefeuille par terre et Jeanne réprima un petit cri. « C’est celui de Bob ! — Prenez ce qui lui appartient, madame », conclut le shérif. Elle s’avança, inquiète, et ramassa aux pieds des deux hommes le portefeuille, quelques petites pièces de monnaie et des clefs de voiture. « Alors, vous allez nous dire où il est, oui ? insista le shérif. Vous me faites perdre mon temps, reprit-il en s’adressant à l’homme au feutre. — Je ne sais pas de quoi vous… » commença celui-ci. Le shérif faillit lui sauter à la gorge. « Tu l’auras voulu ! » L’autre leva un bras et fit un pas en arrière. « Je vous le dis, shérif, intervint Lou, si j’avais su que ce type était avec sa femme, je me serais abstenu. » Jeanne contemplait fixement le dénommé Lou, aussi laid que dégingandé, en se mordillant la lèvre inférieure. Bob, Bob… Elle ne cessait de se répéter mentalement le prénom de son mari. « J’ai dit : où est-il ? exigea le shérif. — Je vais vous montrer, répondit Lou. Je vous le répète : si j’avais su, pour cette bonne femme… » Il se retourna une fois de plus vers son compère. « Pourquoi tu l’as laissé entrer, aussi ? Hein ? Tu peux me le dire ? — Je ne sais pas de quoi il parle, shérif. Moi, je n’étais même pas… — Sur la route, tous les deux ! Emmenez-nous jusqu’à cet homme, sinon vous allez avoir de sacrés ennuis. Je vous suis en voiture. Et ne vous avisez pas de tenter quoi que ce soit. » La voiture se mit à suivre les deux hommes au pas. « Il y a un an que je cherche à les coincer, ces gars-là. Ils ont monté une jolie petite combine qui consiste à détrousser les types qui se pointent au café, à les larguer en plein désert et à revendre leur bagnole plus au nord. » C’était à peine si Jeanne l’entendait. L’estomac contracté, les mains étroitement nouées, elle regardait fixement le pare-brise. « Je me demandais comment ils s’y prenaient, poursuivit-il. J’avais pas pensé aux lavabos. Je suppose que ça restait fermé en permanence, sauf quand se présentait un homme seul. Aujourd’hui, ils ont fait une bourde. Lou était certainement censé sauter sur quiconque y entrait. Il faut dire qu’il n’a pas inventé la poudre. — Vous croyez que… qu’ils l’ont… ? » Jeanne hésita. Le shérif tarda à répondre. Puis : « Je l’ignore, madame. Mais je crois que non. Ils ne sont tout de même pas bêtes à ce point. En outre, le cas s’est déjà présenté et ça n’a jamais été plus loin qu’un bon coup sur la tête. » Il actionna l’avertisseur. « On accélère, là devant ! — Est-ce qu’il y a des serpents dans le désert ? » s’enquit Jeanne. Le shérif ne répondit pas. Il se contenta de serrer les lèvres et d’appuyer sur l’accélérateur pour contraindre les deux autres à partir au petit trot s’ils ne voulaient pas être talonnés par le pare-chocs avant. Au bout de quelques centaines de mètres, Lou bifurqua pour s’engager sur un chemin de terre. « Mon Dieu, mais où l’ont-ils donc abandonné ? fît Jeanne. — Ça ne devrait plus être très loin. » Lou désigna un bouquet d’arbres, et Jeanne aperçu la voiture. Le shérif s’arrêta et tous deux descendirent. « Alors, où est-il ? » Lou s’engagea sur le sol accidenté du désert. Jeanne avait envie de s’élancer au pas de course. C’était au prix d’un gros effort qu’elle restait à côté du shérif. Leurs semelles crissaient sur la terre desséchée. Elle sentait à peine les cailloux tant elle scrutait ardemment le paysage qui s’ouvrait devant eux. « Faut pas trop m’en vouloir, m’dame, commença Lou. Si j’avais su que vous étiez là, je m’en serais jamais pris à lui. — La ferme, Lou, répliqua le shérif. Vous êtes tous les deux dans de sales draps, alors économise ton souffle. » C’est alors que Jeanne aperçut un corps gisant dans le sable. Étouffant un sanglot, elle dépassa les deux hommes, le cœur battant à tout rompre. « Bob… » Elle lui tint la tête sur ses genoux et, le voyant battre des paupières, eut l’impression qu’un grand poids lui était ôté. Bob s’efforça de sourire, puis grimaça de douleur. « On m’a frappé », marmonna-t-il. Sans un mot, les joues baignées de larmes, elle l’aida à regagner la voiture. Ils suivirent celle du shérif et, pendant tout le trajet jusqu’en ville, Jeanne serra bien fort la main de son mari. LA BOUCLE EST BOUCLÉE Le chef de rubrique qui l’avait convoqué dans son bureau poussa un billet vers lui en disant : « Tenez. C’est pour ce soir. » Walt le ramassa. « Vous plaisantez ? » Barton reposa sa tête sur ses mains d’un air légèrement ironique. « Dites donc, Thompson… Est-ce que j’ai une tête à plaisanter ? — Ça non, répliqua l’autre en souriant. Pire que Macbeth. » Il fit mine de sortir puis, arrivé devant la porte, se ravisa. « Dans quel style, cette fois ? Factuel ? Humoristique ? Allégorique ? Historico-pastoral ? Genre grande scène du Deux, ou carrément poème épique ? — Je vous autorise à ficher le camp de mon bureau », répliqua Barton. En traversant la salle de rédaction, Walt examina une nouvelle fois son billet. 25 janvier 2231. Les marionnettes vivantes de Terwillinger, annonçait-il. Larg et autres Martiens dans « Rip Van Winkle[1] ». « Aïe aïe aïe ! s’écria sa femme. On va mourir de faim. Tu es un fainéant bon à rien, Rip Van Winkle. » J’étais perdu au milieu d’un magma bouillonnant d’enfants. Leurs yeux étaient pareils à des perles glissant sur le boulier. Ils ne tenaient pas en place. Ils tiraient sur un vêtement par-ci, un bout de nez par-là. Ils suçotaient des barres chocolatées ou les croquaient à belles dents. Ils chuchotaient, pouffaient, se lançaient à la figure des fusées en papier. Incidemment, ils regardaient aussi les Marionnettes vivantes de Terwillinger. « Va donc chercher du travail ! » hurla Mme Rip Van Winkle. Ce qui suscita un gloussement de connaisseurs chez les anciens, ceux qui avaient connu le temps où le Bureau de Placement ne garantissait pas encore un emploi pour tous. Et Mme R. Van W. de tirailler sur la perruque couleur serpillière de son mari — car on le sait, les Martiens sont chauves. « Sors d’ici et reviens quand tu auras trouvé du boulot ! — Ouaip, ouaip ! couina l’autre en cherchant son souffle. Ouaip, ouaip, j’y vais. » Il enfonce un chapeau mou sur son crâne volumineux. Ce dernier est disproportionné par rapport à son corps, et cela lui donne des allures de caricature. Il est efflanqué, plié en deux, tout en articulations et extrémités filiformes. Il porte de vieux vêtements rapiécés qui tombent comme une toge sur un squelette. Et avec ça, il mesure soixante centimètres de haut. « Ouaip, ouaip », lâche-t-il encore parce que les enfants ne manquent jamais de s’esclaffer en entendant ce mot. Réaction en chaîne, d’ailleurs : ceux-ci se remettent de plus belle à tirailler, dévorer, remuer, grappiller, lancer, chuchoter et vociférer. Rip saisit son fusil. Aussitôt il tombe en morceaux. Rafales de rires approbateurs. L’auditorium est plongé dans la pénombre ; seule la scène est éclairée. Le décor représente une ancienne cuisine hollandaise, annonce le programme. L’époque : préindustrielle. Aux alentours de 1750, à en juger par le mobilier. Donc, il y a très longtemps. L’histoire doit être drôlement bonne, pour avoir survécu six siècles. Mais si elle perdure, est-ce pour notre plaisir… ou pour provoquer une hilarité bien particulière ? Elle le chasse de la cuisine à coups de balai (instrument de nettoyage obsolète fait de brins de paille liés ensemble, dont le but est de regrouper poussière et miettes en tas cohérent. Mais les gamins, eux, l’ignorent. Ils croient qu’un balai, ça sert à taper sur les gens). « Hors d’ici, paresseux de bon à rien ! » hurle-t-elle encore. Elle lui donne un coup sur la tête. Puis deux. Pan, pan ! Les garnements hurlent de joie, empoignent leurs vêtements et ceux de leur voisin, battent des mains — qu’ils ont bien roses et potelées – et dévoilent des dents très blanches sous l’effet d’un plaisir sauvage. Sauvage ? Haussez-vous les sourcils, cher lecteur, à l’énoncé de ce terme appliqué à vos propres enfants ? Reposez-vous votre journal en affichant une moue indignée ? Vous demandez-vous, muet sous l’affront, qui est l’outrecuidant qui se permet de telles critiques, monte ainsi à l’assaut des sacro-saintes murailles de la parenté ? Oui ? Alors poursuivez votre lecture. Hop, dehors, Rip ! En un clin d’œil, voilà qu’il a franchi les deux portes battantes, et vlan ! dans la poussière de la foute. Sur quoi Mme R. Van W. botte le derrière du chien Wolf et lui réserve le même sort qu’à son maître. Ce n’est bien sûr qu’une poupée grimée en chien. Car les Martiens sont trop petits. Un vrai chien tiendrait toute la place sur scène. Oui, les Martiens sont trop petits. L’animal risquerait de dévorer les acteurs tout crus. « Et ne reviens qu’avec du travail ! » s’exclame-t-elle, farouche et indignée. Elle se laisse tomber sur une chaise. Sa perruque lui glisse sur le front. Chahut infernal dans la salle. Le rideau surgit, tous plis dansants, et va à la rencontre de lui-même avant de se draper, frémissant, et de s’immobiliser. En revenant à moi, je songe qu’il y avait quelque chose de presque choquant dans le spectacle de cette perruque de travers. Un symbole de dignité qui dégringole, bientôt foulée aux pieds. Entracte. La pièce oubliée, les gamins se pressent dans les travées. Il est l’heure de recommencer à s’empiffrer de bonbons, de boissons gazeuses, de crème glacée, de gâteaux et de bagarres. Une nouvelle escadrille de fusées en papier décrit de gracieuses courbes dans le ciel du théâtre. Je suis resté à ma place ; j’écoutais rugir la tempête des enfants assemblés. J’observais le tourbillon d’activité incessante qui est la marque de la jeunesse. J’ai péché le billet d’entrée dans la poche de mon manteau. Les marionnettes vivantes de Terwillinger. Une vague intuition me tarabustait. Je me suis brusquement rendu compte qu’il y avait là une contradiction dans les termes. Jusqu’alors, ça ne m’avait pas frappé. Une marionnette, ça n’est pas vivant. J’ai repensé à tout cela… le petit bonhomme en haillons, la petite bonne femme à la voix perçante, son balai à la main. C’est là que j’ai compris : les enfants hurlaient de rire devant des créatures vivantes. Et là, mon estomac s’est noué. Par la suite, il n’a plus voulu se dénouer. Acte Deux. On a réussi je ne sais comment — peut-être à l’aide d’un chausse-pied ? – à réinsérer la masse enfantine dans les rangs. L’auditorium faisait penser à une malle trop pleine dont les flancs gonflent sous la pression. Des bouts d’enfants jaillissaient çà et là, mus par leur propre surexcitation. Le rideau s’est rouvert. L’espace d’un instant fugace, on n’a plus entendu que des murmures étouffés. Le décor avait changé. Rip et son chien au museau écrasé avancent péniblement dans un paysage de campagne. Des montagnes, couronnées de blanc comme une tignasse de pellicules, forment la toile de fond, qu’une brise fait onduler imperceptiblement. Une expression me revient en mémoire : La foi qui déplace les montagnes. « Pauvre de moi, que je suis fatigué », déclare Rip. Il se laisse tomber par terre, les pieds en l’air. Nul ne remarque la grimace douloureuse qui déforme son faciès étroit – sauf moi. Il enchaîne sur d’autres paroles enfantines. Je l’examine attentivement. C’est lui Larg, la vedette. Mais ces rides, sur son visage… sont-elles dues au maquillage ou à la détresse ? Il prend appui contre un faux tronc d’arbre et regarde autour de lui. Broum, broum ! « Aïe ! Qu’est-ce que c’est que ça ! » Le chien émet un « Wouf » sans que son museau bouge d un iota. Puis un autre « Wouf ! » Sa voix tombe des cintres, v* se remarque, car c’est la seule marionnette – au sens propre « u terme — du spectacle. Broum ! Rip saute en l’air. « Je vais aller voir ce que c’est. » Il feint de se mettre en marche tandis que la toile de fond défile sur ses roulements et qu’on haie le tronc d’arbre en coulisse au moyen de fils de fer péniblement visibles. Je le contemplais. J’en ai oublié la pièce. Le Martien boitait. Et c’était la souffrance qui creusait les plis de son visage. Oui, il souffrait. Et pourtant, personne ne s’en rendait compte. Ni les parents ni les enfants. On ne songe pas à chercher les signes de désarroi chez un vulgaire morceau de bois. D’un autre côté, il se peut que je me targue d’une sensibilité qui n’était pas présente sur le moment. Car tout cela, c’est du passé, voyez-vous ; et aujourd’hui, tandis que je rédige ce récit, j’ai à ma disposition ma sensibilité tout entière, et pas seulement quelques fragments déconcertants nés dans cette foule d’enfants effervescents. Pourquoi m’étendre sur le spectacle ? Là n’est pas l’important. De petits bonshommes hauts comme trois pommes, qui jouent aux boules avec des billes pendant qu’en coulisse on agite une feuille d’étain pour créer un roulement de tonnerre par trop théâtral. Non, ce n’est pas là l’important. On donne à boire à Rip en lui présentant un tonneau miniature. Rip s’étrangle, tousse, s’allonge pour dormir. Et le rideau de se fermer sans que les lumières se rallument. Et les enfants de bruire dans le noir comme de hautes herbes caressées par le vent. Non, rien d’important là-dedans. Pas plus que dans le reste. Le rideau s’ouvrant sur Rip, toujours là, avec ses longues moustaches blanches, tombantes. Rip qui se relève. L’important, en revanche, c’est peut-être que Larg ait eu l’air plus naturel en vieillard fatigué. Mais à part ça… C’est alors, malgré l’attention distraite qui était la mienne, que j’ai décidé d’aller trouver Larg en coulisses, de m’entretenir avec lui si la chose était possible. Je trouvais cela plus intéressant que de remettre un banal compte rendu. L’ingéniosité, voilà qui plaisait à Barton. Mais en réalité ce n’était qu’un prétexte. Il y avait derrière tout cela autre chose que Rip Van Winkle, vingt ans de sommeil et un divertissement en matinée pour enfants aux bonnes joues bien roses. Nous voilà à la fin. Rip rentre au bercail, découvre que son épouse est morte et l’ancien régime renversé ; lui-même, accusé d’espionnage, manque être fusillé. Sans compter le dénouement heureux, tradition oblige, montrant Rip trônant sous un arbre entouré d’enfants. Le bon vieux temps est de retour. Rideau. Rappel. Les acteurs restent plantés là, raides comme des piquets, à hocher vaguement la tête, les yeux brillants sous les feux de la rampe. Sauf que cette lueur dans les yeux a quelque chose de malsain. Je me suis effectivement rendu en coulisses. Les petits Martiens fonçaient en tous sens, les bras chargés de costumes, de matériel, de pans de décor. Ils ne m’ont pas accordé un regard. Ils me filaient entre les jambes, la tête à la hauteur de mes rotules. On se serait cru dans un rêve. On ne voit pas tous les jours autant de Martiens à la fois. J’avais l’impression d’être Gulliver, tout à coup. J’ai aperçu un type qui lisait le journal assis sur un tabouret, le dos calé au mur. De temps en temps il levait les yeux pour s’assurer que les Martiens faisaient bien leur travail. Il les bousculait sans ménagements. « Allez, plus vite que ça ! Vous deux, là… attrapez-moi ça. Mais non, pas comme ça, crétin ! Le côté droit vers le haut, le côté droit ! » Et les autres continuaient à filer de-ci, de-là comme une bande de sourds-muets miniatures s’agitant sans espoir d’arriver un jour au bout de leur tâche. J’ai inspecté les alentours, mais pas trace de Larg. Je me suis approché du type au journal. « C’est interdit au public, ici. — Je suis journaliste au Globe. » Je lui ai montré ma carte. Son expression s’est modifiée. Tout à coup, il avait l’air intéressé. « Ah ouais ? Et ça vous a plu, le spectacle ? Pas mal, hein ? » J’ai acquiescé. Que pouvais-je faire d’autre ? « Vous allez nous pondre une bonne critique ? — Possible. Si vous me laissez jeter un coup d’œil. Discuter avec quelques-uns des acteurs. — Quels acteurs ? Ah, vous voulez parler de ceux-là ! Pourquoi vous voulez discuter avec eux ? — Ils savent parler, non ? » Il a plissé les yeux. « Si on veut », a-t-il admis. Comme s’il me disait qu’en effet, le perroquet savait parler, mais que la conversation n’allait jamais bien loin. « Écoutez, a-t-il repris. Vous voulez voir M. Terwillinger ? Lui vous dira tout ce que vous voudrez savoir. — Ce que je préférerais, c’est un entretien avec Larg. » Il a posé sur moi un regard curieux. « Pourquoi ça ? — Juste pour bavarder un peu. » Passablement interloqué, il a fini par hausser les épaules. « Vous gênez pas pour moi, mon vieux. Si vous avez du temps à perdre… Et vous allez dire du bien de nous ? — Vous n’aurez qu’à lire le Globe demain. — Comptez là-dessus. » Il a pointé l’index vers sa gauche. « Il est là-dedans, dans la loge, votre « Marchien », si vous tenez vraiment à le voir. — Il ne démonte pas le décor avec les autres ? » En effet, tous sauf lui mettaient la main à la pâte. L’homme a pris un air dégoûté. « Normalement, si. Mais il est du genre tire-au-flanc. Il se prend pour une vedette. » Il s’est mis à couiner pour imiter Larg. « « Je ne me sens pas bien ! Je ne me sens pas bien ! » — Je vois. » J’ai hoché la tête. Je suis retourné devant la porte. De l’autre côté j’entendais une petite toux sèche, une toux de vieille femme frêle. J’ai frappé. La toux a redoublé. Puis une voix a demandé qui était là. « Puis-je entrer ? Je voudrais vous parler. Je suis journaliste au Globe. » Un long silence. Au moment où j’allais perdre patience, je l’ai entendu de nouveau tousser. Puis il a enfin répondu : « Je ne peux pas vous empêcher d’entrer. » La pièce était pauvrement éclairée. Larg était assis sur un canapé miteux. À côté de son petit corps bizarrement proportionné, l’oreiller à sa mesure sur lequel il prenait appui paraissait tout petit. Ses jambes tubulaires reposaient sur un pouf. Il m’a regardé sans rien dire. Au bout d’un moment, il a baissé les yeux. Une nouvelle quinte de toux a secoué sa charpente malingre. J’ai pris place sur un siège en face de lui. Moi aussi je l’ai dévisagé sans parler. Il a tout de même fini par relever les yeux. Des yeux jaunes où se lisait l’amertume. « Alors ? » a-t-il interrogé. Sa voix était moins aiguë que lorsqu’il jouait le rôle de Rip Van Winkle. Je me suis présenté et lui ai demandé comment il allait. Il m’a enveloppé d’un regard clinique. J’aurais été bien en peine de déchiffrer ses pensées. Son regard était parfaitement inexpressif. Nouvelle quinte de toux, moins violente. Puis ses épaules chétives se sont redressées d’un coup. « Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? » J’ai ouvert la bouche pour répondre, mais il m’a coupé l’herbe sous les pieds. « C’est une interview que vous voulez, hein ? Une interview avec la petite marionnette qui fait tant rire. Le vilain petit Martien aux yeux jaunes. — Je ne suis pas venu pour me… — … faire insulter, c’est ça ? » Sa voix montait de nouveau dans l’aigu. Il s’est laissé aller en arrière contre son oreiller et ses narines miniatures se sont évasées. Puis il fermé les yeux. Abruptement. Ses mains sont retombées sur ses cuisses. « Non, évidemment, a-t-il repris. Ce qu’il vous faut, c’est une gentille petite anecdote. Le jeune Martien saisi par le démon du théâtre qui décroche le gros lot — les applaudissements, les fleurs, les feux de la rampe et tout le tralala… la romance, quoi. Et que Dieu bénisse la Terre, hein ? » Il a rouvert les yeux et m’a regardé bien en face. « Je ne me trompe pas ? » Je n’ai pas répondu tout de suite. Puis : « Je n’étais pas censé vous interviewer. On m’a seulement demandé de couvrir la représentation. — Alors qu’est-ce que vous faites là ? C’est par curiosité que vous êtes venu me trouver ? Vous éprouviez un ardent désir de me reluquer un bon coup ? — Pas du tout. » Un silence pénible. Je ne savais plus quoi dire et je me sentais terriblement mal à l’aise. Pas parce que j’étais en tête à tête avec un extraterrestre peu familier, non. J’avais vu suffisamment de photos, de spectacles, de films. La première impression s’efface assez vite. Non, je vais vous dire pourquoi j’étais sous le choc. Je me rendais peu à peu compte que cette petite « créature », comme on dit, était justement plus que cela. Je n’avais pas devant moi un être appartenant, ainsi qu’on me l’avait appris, à une sous-espèce du règne animal uniquement dotée de la faculté d’imiter les langues étrangères. Mais alors pas du tout. C’était au contraire un individu intelligent. Et cet individu me haïssait. Voilà pourquoi j’étais si mal à l’aise. Parce qu’être haï d’un animal, ce n’est rien. En revanche, quand il s’agit d’un être doué de raison… « Qu’est-ce que vous voulez ? m’a-t-il demandé. — Ma foi… vous parler. » J’ai hésité. Il a fait mine de riposter, mais une violente quinte de toux l’en a empêché. Ses mains fluettes se sont vivement portées vers une serviette de toilette posée à côté de lui. Il y a enfoui son visage. Et moi je restais là, à regarder tressauter ses épaules maigres à faire peur et écouter ses hoquets pathétiques étouffés, comme l’horrible toux, par les plis de la serviette. La quinte s’est enfin calmée. Il cherchait son souffle. Ses yeux étaient brillants de larmes. « Je vous en prie, allez-vous-en », a-t-il imploré d’une voix brisée où perçait l’humiliation. « Il faut consulter un médecin », ai-je déclaré. De nouvelles secousses ont agité le haut de son corps, mais cette fois, c’était parce qu’il riait. Sans joie. « Très drôle. Maintenant, veuillez me laisser. » J’ai répliqué impatiemment – comme toujours quand on ne saisit pas la situation : « Écoutez, je ne plaisante pas. Vous êtes malade, il vous faut un médecin. » La toux a cessé. Il m’a regardé. « Vous ne comprenez pas. Je suis martien. — Et alors ? — Et alors, je suis censé vous faire rire ! » Là, j’ai senti la moutarde me monter au nez. Ce n’était pas contre lui que je m’emportais, non — c’était contre les générations précédentes qui nous avaient enseigné, à moi et à mes semblables, à considérer les Martiens comme des créatures inférieures. Car en l’espace de quelques secondes, je venais de recevoir en pleine figure la vaste mystification dont nous avions été victimes. Or, il n’y a rien de plus ahurissant, de plus exaspérant que de voir s’écrouler des siècles de mensonge. Il s’est appuyé faiblement contre son oreiller ; la serviette reposait sur ses genoux. Elle était constellée de taches sombres. De taches de sang. Quand il s’est aperçu que je les avais remarquées, il l’a promptement repliée pour que seules les parties propres apparaissent. « Larg, si vous vous en sentez capable, j’aimerais que vous me parliez un peu de vous. Et des vôtres. — Cela paraîtra dans votre journal ? » Il y avait un peu moins de cynisme dans son ton. « Sous forme de vignette superficielle et amusante dans le supplément « week-end », c’est ça ? » J’ai secoué la tête. « Non, c’est juste pour savoir. » Il m’a dévisagé avec attention. Je n’aurais su dire s’il me croyait. Mais son dégoût, son hostilité à mon égard étaient nettement perceptibles. « Vous avez dû voir mes congénères à l’œuvre dans les coulisses. — En effet. » Du bout des doigts, il a frotté ses lèvres décolorées. « Eh bien, ils sont comme moi. Tous malades. Tous expatriés économiques. — Je ne… » Un toussotement. « Je veux dire : si nous sommes là, c’est parce que nous avons besoin d’argent. — Vous ne pourriez pas travailler sur votre planète ? » Il m’a regardé comme si je venais de lâcher une boutade. Puis il a secoué la tête. « Non. Là-bas, il n’y a rien. Rien. » Nous sommes restés silencieux quelques instants. Puis il s’est remis à tousser dans sa serviette ; il était de plus en plus apoplectique. Une fois la quinte calmée, il s’est mis à respirer péniblement, à petits coups. « Vous devriez peut-être arrêter de parler. — À quoi bon ? Ça ne fait aucune différence. — Vous êtes marié, Larg ? » Il a eu un sourire amer ; je ne comprenais pas pourquoi. « Je crois. Je n’en suis plus très sûr. — Depuis quand n’avez-vous pas vu votre épouse ? » Il a baissé les yeux sur ses mains. Son visage était redevenu inexpressif. « Quinze ans. — Comment ! — Eh oui. — Mais enfin… pourquoi ? — C’est tout simple. » On percevait sans mal toute sa haine, tout son ressentiment. « J’enseignais l’histoire à l’université que vous appeliez « Rakasa », vous autres Terriens… avant de la raser. » Il a incliné la tête en arrière et levé les yeux au plafond. « Il a bien fallu que je retrouve un emploi pour faire vivre ma femme et mes enfants. Alors je me suis engagé dans cette troupe. D’autres sont descendus travailler dans les mines dont ils étaient jusque-là propriétaires. Ou sont devenus manœuvres, domestiques, esclaves… » Il a baissé les yeux sur moi, et tout à coup, c’était comme si son peuple entier posait sur le mien un regard chargé de haine meurtrière. Une haine que le temps ne pourrait effacer. « Les autres ont péri. Ils étaient sept millions. » J’en suis resté assommé. Je n’arrivais pas à comprendre, et encore moins à y croire… Car comme vous, j’avais entendu parler de tout ça, lu des comptes rendus sommaires de l’extermination des Martiens et étudié l’histoire dans des manuels décrivant les épidémies, la sécheresse, la famine. Les guerres intestines, les raids impitoyables sur les avant-postes terriens de Mars qui ne laissaient derrière eux que des cadavres. Les suicides en masse motivés | par un orgueil racial relevant de la psychose pure et simple. Ainsi l’on avait délibérément fait peser le poids de la responsabilité sur la partie adverse ! Et déformé la vérité jusqu’à ce qu’elle en devienne méconnaissable, allant jusqu’à accuser la nature, tout et n’importe quoi… sauf nous-mêmes, évidemment. Jamais nous n’avions remis en cause notre propre comportement. Telles sont les pensées qui m’ont traversé la tête en cet instant. Et toujours j’entendais la frêle palpitation de la toux de Larg, ultime et asthénique protestation élevée par un peuple à l’agonie. Et en bon Terrien, même en ces circonstances je n’ai pas su assumer mes responsabilités. « J’ignorais, ai-je répondu. Je me doute que vous ne me croirez pas, mais je vous assure que c’est vrai. » Un soupir. « Quelle importance ? » Le silence est retombé entre nous. Nerveux, j’ai tiré mes cigarettes de ma poche. Je lui en ai offert une mais il a secoué la tête. Au passage, j’ai noté les veines bleutées qui couraient sur son front. J’ai allumé ma cigarette et soufflé la fumée de côté. « Pourquoi faites-vous ça ? s’est-il enquis. — Quoi, « ça » ? ai-je répondu sans comprendre. — Pourquoi évitez-vous de me souffler la fumée à la figure ? » Je ne savais toujours pas quoi répondre. J’ai haussé les épaules. « En général, j’évite de souffler ma fumée à la figure des gens. » Il m’a dévisagé longuement. Puis il a semblé parvenir à une conclusion et s’est de nouveau adossé à son oreiller d’un mouvement plein de lassitude. « Alors comme ça, a-t-il lancé, je fais partie des « gens ». » Un petit gloussement amusé, lui aussi empreint de lassitude. « J’avais oublié », a-t-il ironisé. Que vouliez-vous que je dise ? Autant l’admettre — et nous devrions tous l’admettre : j’étais tout penaud, frappé de mutisme, devant cet être qui était sinon mon frère (car nous n’avons pas même le droit de nous prétendre leurs frères), du moins mon cousin. Je te choque, lecteur ? Je froisse ta susceptibilité ? Je l’imagine sans peine. Comment voulez-vous en effet que l’homme réagisse lorsqu’on le pose tout à coup en égal d’une créature qu’il a toujours méprisée ? En lui laissant entendre qu’elle lui est peut-être même supérieure ? On ne peut s’attendre à ce qu’il renonce allègrement à tous ses critères de jugement. Je sais bien, allez, que mon histoire ne m’attirera guère de sympathies. Nul n’aime celui qui expose sa fragilité au grand jour. Mais cela ne m’empêche pas de l’écrire. Car cet après-midi encore j’étais des vôtres. Moi aussi je me prenais pour un bel esprit, j’étais persuadé d’avoir remporté mon petit triomphe personnel sur le fanatisme. Moi aussi je me sentais parfaitement le droit de monter à la tribune et de clamer devant l’univers entier : « Dans mon cœur je suis au nombre des purs et des irréprochables ! » Mais je me trompais. Vous le constatez par vous-mêmes. Enfin j’espère. « Comment vous appelez-vous, jeune homme ? » m’a demandé Larg. Là encore j’ai éprouvé un choc. Pourtant, de toute évidence, Larg n’était pas un gamin. Il n’avait même rien du cynique juvénile. Il était, en fait, plus âgé et plus sage que moi. « Moi ? ai-je bégayé. Euh… Walter. Walter Thompson. » Alors j’ai su qu’il n’oublierait plus mon nom. Il a hoché la tête… puis il m’a regardé sans rancœur pour la première fois. « Vous, vous connaissez déjà mon nom », a-t-il commenté tout bas. Il y avait dans le ton de sa voix comme une offre d’amitié tacite et délicate. « Qu’est-ce qui vous a vraiment amené jusqu’ici ? » J’ai voulu répondre, mais au dernier moment les mots m’ont manqué. « Je l’ignore, ai-je enfin reconnu en secouant la tête. Malheureusement. » Grande première là encore, Larg m’a souri. « Ça alors ! » Sa voix douce s’est brusquement animée d’une note d’humour bienveillant. « C’est la première fois que j’entends un Terrien avouer ne pas tout savoir. » J’ai voulu lui rendre son sourire, mais curieusement, je m’en suis senti incapable. « J’aurais pu trouver mille raisons pour ne pas venir vous voir, mais quant à expliquer ma présence ici… là, je suis bien embêté. » Il s’est légèrement redressé. Une lueur d’intérêt s’est allumée dans ses yeux. Délicatement, il s’est éclairci la voix, puis il a posé les mains sur ses genoux. « J’ai remarqué que c’était un phénomène courant chez les Terriens : vous savez très bien pourquoi vous ne faîtes pas ceci ou cela. En revanche, vous avez beaucoup de mal à justifier vos actes. » Il a souri de nouveau, et cette fois j’ai réussi à l’imiter. Oui, cette fois nous nous sommes souri comme deux amis. « Si vous tenez sincèrement à m’interviewer, a-t-il repris, maintenant, je n’y vois plus d’objection. » J’ai précipitamment écrasé ma cigarette dans le cendrier. Les grandes lignes d’un plan se dessinaient dans mon esprit. « Larg, écoutez-moi. » Il a tendu l’oreille. « Je ne suis pas un intello, ai-je commencé. Je ne suis doué ni pour couper les cheveux en quatre, ni pour explorer telle ou telle question sous l’angle sociologique, philosophique ou je ne sais quoi. « En revanche, je suis compétent dans mon métier de journaliste. Or, la situation exige une couverture médiatique. C’est de vous que je vais parler aux lecteurs, et non de Rip Van Winkle. Ni, d’ailleurs, du « drôle de petit Martien qui fait rire ». » La gorge serrée, j’ai ajouté : « Parce que ce n’est plus comme ça que je vous vois à présent. Pour moi, vous n’avez rien à envier au reste de… » Je me suis tortillé, agacé par mes propres paroles. « Pardon. Je ne voulais pas paraître suffisant, sûr de mon bon droit. Je vous prie de croire que j’ai honte — terriblement honte. De moi et de mes congénères. Seulement… je ne sais pas très bien comment m’exprimer. « Vous comprenez, la vision que j’ai de vous, on me l’a inculquée. Et mes congénères, eux, continuent d’y adhérer. Or, vous venez de la déstabiliser complètement. Alors je ne sais plus très bien où j’en suis. » Nous nous sommes regardés dans les yeux. Et soudain, j’ai compris que les différences physiques s’effaçaient quand on s’attachait à la personnalité de l’autre plus qu’à son apparence. À ce moment-là, j’ai enfin vu Larg avec les yeux d’un frère. Pas un frère terrien — ni martien, d’ailleurs —, mais un frère tout court : une personne à part entière, au sens universel, en tout cas non racial, du terme, indépendamment du caractère ou du milieu ; un être conscient de son existence propre comme peut l’être le sauvage, mais non le prêtre qui cherche à l’évangéliser. Ou le Martien, mais pas le Terrien face à lui. Un être digne, doué de respect pour lui-même, et pour tout dire d’une âme. Larg m’a regardé en souriant. « Au contraire, vous avez très bien formulé la chose. » Je lui ai tendu la main, puis je l’ai vivement retirée. Je n’étais plus sûr de mon geste. Pour rattraper ma gaffe j’ai voulu parler, mais Larg a déclaré : « Oui, je suis d’accord pour vous serrer la main. » À son tour il m’a présenté ses petits doigts, que j’ai serrés avec le plus de douceur possible. Et j’ai ressenti quelque chose d’indescriptible, de parfaitement inédit. Si cela vous arrive un jour, vous saurez ce que je veux dire, j’en suis sûr. Nous sommes restés longtemps main dans la main. « Je voudrais avoir plus que des mots à vous offrir, lui ai-je dit. Quelque chose de plus concret. Un médecin, une lettre de votre famille, la promesse que vous rentrerez chez vous un jour, je ne sais pas, moi… Malheureusement, ce n’est pas en mon pouvoir. » Il a souri. « Vous m’avez déjà beaucoup donné. Et le cadeau que vous m’avez fait est beaucoup plus précieux que vous ne le pensez. Car de ce que vous m’offrez, vous en avez chaque jour à revendre. » Un regard attentif. « L’amitié, la compréhension, le respect. » Il a fermé les yeux. Ses lèvres se sont contractées. « Et ces choses-là, nous en avons besoin autant que vous. Car sans elles, aucun individu ne saurait être complet. » Quand Walt arriva au journal le lendemain matin, le chef de la rubrique Spectacles le convoqua immédiatement et lui lança son article à la figure. « Finissez vous-même. J’ai indiqué ce qu’il fallait supprimer. — Comment ça ? — Oui, toutes ces histoires de génocide. Larg dans le rôle du noble personnage et ainsi de suite. Faites un compte rendu sans détour du spectacle et de son succès auprès des enfants. C’est tout ce qu’on vous demande. » Walt posa sur Barton un regard incrédule. « Vous ne le passerez pas tel quel ? » Barton battit des paupières. « Vous connaissez notre ligne éditoriale aussi bien que moi, Thompson. Vous saviez pertinemment que cet article n’avait aucune chance d’être publié. — Mais pas du tout ! » Walt serra les poings. « Je croyais au contraire travailler pour un journal, et non un tract de propagande ou la « danseuse » d’un milliardaire sur le retour. » Barton le gratifia d’un regard de père harassé. « D’où sortez-vous, Walter ? répondit-il patiemment. Revenez un peu sur terre, vous voulez bien ? » Walt jeta à son tour l’article sur le bureau de son chef. « Il passera tel quel ou pas du tout, aboya-t-il. — Alors il ne passera pas du tout. Écoutez, il ne faut pas vous en prendre à moi, mon vieux. Ce n’est pas moi qui l’ai définie, cette ligne éditoriale. — Peut-être, mais vous contribuez à la perpétuer ! — Asseyez-vous, Walt », fit l’autre en joignant le geste à la parole. Le journaliste s’affala dans le fauteuil face à Barton. Ce dernier se laissa aller contre son dossier. « Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour nous balancer un coup dans ce genre. Je commençais même à m’inquiéter. D’habitude, les jeunes piquent leur crise en sortant de la fac. Ils ne laissent pas ces idées-là fermenter dans leur tête jusqu’à l’âge de se marier et d’avoir des enfants, comme vous. » Barton tripota un instant l’article de Walt. « On ne peut pas le passer tel quel, mon vieux. Vous le savez aussi bien que moi. Quelle que soit la part de vérité qu’il contient. — Dans ce cas, c’est que la vérité n’est plus le but recherché par la presse, répliqua Walt avec acidité. — Vous croyiez vraiment que c’était ce qu’elle recherchait ? Il s’agit plutôt d’étouffer la vérité, comme je serai obligé d’étouffer votre article si vous refusez de le retravailler. Faites donc preuve d’un peu de sens pratique. — De sens pratique ! » Ils se regardèrent quelques secondes dans les yeux. « C’est un ordre ? s’enquit Walt. Vous exigez que je défigure mon texte ? » Barton haussa les épaules. « Appelez ça un ordre si vous voulez. Mettez-moi tout sur le dos si ça peut vous soulager. » Le visage de Walt se crispa. « Vous avez raison. Je me sentirai beaucoup plus à l’aise. » Barton soupira. « C’est comme ça, Walt. Je n’y peux rien. C’est la ligne éditoriale, voilà tout. — La ligne, toujours la ligne ! » Walt bondit sur ses pieds. « Je la vomis, moi, votre ligne ! » Il y eut un silence. Barton tenait l’article à bout de bras. Walt ne bronchait pas. « Je comprends ce que vous ressentez, Walter. Seulement, vous ne voyez pas que vous êtes pris au piège ? Comme moi, d’ailleurs. Comme nous tous. Et nous n’avons pas les moyens de nous en extirper. » Walt reprit son article. « Je compatis, croyez-moi, reprit Barton. — Ça m’étonnerait, rétorqua Walt tout bas. Vous avez dépassé ce stade. » Arrivé sur le seuil, il se retourna. « Et un jour, je serai comme vous. » Il revit sa copie. Coupa par-ci, cisela par-là, reformula le tout. Il en sortit un article bien propret, plaisant, sans une once de contenu subversif. Il l’expédia à la fabrication et le texte parut tel quel. Ce soir-là, il le relut en rentrant chez lui en tube pneumatique. Il s’imagina Larg le lisant de son côté. Cela lui causa d’abord de l’inquiétude, puis une déception croissante, et enfin une amertume frôlant le désespoir. Larg et lui ne se reverraient jamais. Il froissa le journal en boule et le jeta dans un vide-ordures en descendant de la voiture. « Qu’est-ce qu’il croit, qu’il est le seul à avoir des problèmes ? » marmonna-t-il avec irritation tout se mettant en marche vers son domicile. Il considéra la paperasse qu’il serait obligé de remplir s’il décidait de démissionner et de postuler à un autre emploi. Le Bureau de Placement mettait au moins six mois à régler toutes les formalités. Entre-temps, il y avait les factures à payer. L’alimentation, l’habillement, les mensualités pour la voiture, la maison, les meubles, tout. Il en vint presque à haïr Larg pour le sentiment d’insatisfaction qu’il avait instillé dans son existence. Après le dîner, installé dans son salon bien propre et bien éclairé, il repensa à toute l’affaire. La boucle est bouclée, se dit-il. La formule s’imposait. Larg était impuissant. Lui-même n’y pouvait rien non plus. Ils avaient tous deux conscience de la situation, mais aucun moyen d’y remédier. Ils étaient cernés de tous côtés. Enfermés dans un cercle magique dessiné par les puissances économiques et les lignes politiques, éditoriales ou autres. « Qu’est-ce que tu as ? lui demanda sa femme ce soir-là. — J’ai mal au cœur, si tu veux savoir. » LE DERNIER JOUR Il s’éveilla et sa première pensée fut : La dernière nuit est finie. Il en avait passé la moitié à dormir. Il resta allongé par terre, les yeux fixés au plafond. Les murs continuaient de baigner dans la lumière rougeâtre qui venait de l’extérieur. Le silence du salon n’était troublé que par des ronflements. Il regarda autour de lui. Il y avait des corps vautrés un peu partout. Allongés sur le divan, affalés sur des chaises, roulés en boule sur le sol. Certains enveloppés dans des couvertures. Deux d’entre eux étaient nus. Il se souleva sur un coude et les élancements qui lui trouèrent le crâne le firent grimacer. Il ferma les paupières et les tint serrées un moment. Puis il rouvrit les yeux. Sa langue explora l’intérieur de sa bouche, qu’il avait sèche et où subsistaient des relents d’alcool et de nourriture. Appuyé sur son coude, il examina de nouveau la pièce, enregistrant lentement le spectacle qu’elle offrait. Nancy et Bill enlacés, nus tous les deux. Norman pelotonné dans un fauteuil, son visage émacié tendu jusque dans le sommeil. Mort et Mel allongés à même le sol, couverts de housses sales. Ronflant tous les deux. D’autres encore par terre. Dehors, le rougeoiement. Il regarda la fenêtre et sa gorge se contracta. Il cligna des paupières. Baissa les yeux sur son corps longiligne. Déglutit de nouveau. Je suis vivant, songea-t-il, et tout ça est bien réel. Il se frotta les yeux. Inhala à fond. L’appartement sentait le renfermé. Il renversa un verre en se mettant péniblement debout. Le mélange d’alcool et d’eau gazeuse se répandit sur le tapis et s’infiltra dans le tissage bleu foncé. Il s’absorba dans la contemplation des autres verres, brisés, culbutés, lancés contre le mur. Regarda les bouteilles, toutes à l’horizontale, toutes vides. Ses yeux firent le tour de la pièce et tombèrent sur l’électrophone sens dessus dessous, les pochettes éparpillées, les disques réduits en morceaux qui formaient une mosaïque démente sur le tapis. La mémoire lui revint. C’était Mort qui avait donné le signal la veille au soir. Il s’était soudain rué sur l’appareil en marche en hurlant d’une voix avinée : « Qu’est-ce que c’est que cette musique de merde ? Plus rien qu’un tas de bruit ! » Il avait flanqué un grand coup de pied dans le meuble, qui était allé heurter le mur. Puis il s’en était approché en titubant, s’était mis à genoux, avait saisi l’ensemble de la chaîne dans ses bras musclés et l’avait fait basculer avant de redonner un coup de pied dedans. « Au diable la musique ! avait-il hurlé. Sans compter que je déteste ces conneries ! » Puis il s’était mis à sortir les disques de leurs pochettes pour les briser sur son genou. « Allez-y ! leur avait-il crié à tous. Allez-y ! » Et ça avait pris. Comme toutes les idées folles en ces derniers jours. Mel avait aussitôt lâché la fille qu’il besognait. Il avait jeté des disques par les fenêtres, leur faisant pratiquement traverser la rue. Et Charlie avait posé un instant son revolver pour se planter lui aussi devant une fenêtre et tenter d’atteindre des gens dans la rue avec les disques dont il avait fait provision. Richard avait regardé les soucoupes noires rebondir et se fracasser sur les trottoirs. Il en avait même lancé une. Puis il s’était détourné et avait laissé les autres se déchaîner. Il avait entraîné la copine de Mel dans la chambre et avait couché avec elle. Il repensait à tout cela, debout, les jambes en coton, dans la lumière rougeâtre de la pièce. Il ferma les yeux un instant. Puis il regarda Nancy et se rappela l’avoir possédée aussi à un moment donné, dans la confusion des heures de folie à quoi se résumaient la journée et la nuit précédentes. Elle ne lui inspirait plus que du mépris. C’avait toujours été une chienne. Mais avant, elle devait cacher son jeu. Maintenant, dans le crépuscule final qui tombait sur tout, elle pouvait se livrer sans retenue à la seule chose qui comptait vraiment pour elle. Il se demanda s’il restait encore en ce monde des gens possédant une réelle dignité. Au sens où celle-ci persiste même quand il n’est plus nécessaire d’en faire la preuve pour impressionner autrui. Il enjamba le corps d’une fille endormie. Elle n’avait sur elle qu’une combinaison. Il regarda ses cheveux emmêlés, ses lèvres rouges barbouillées, son visage crispé en une expression de contrariété. Il jeta en passant un coup d’œil dans la chambre à coucher. Il y avait trois filles et deux hommes dans le lit. Il trouva le corps dans la salle de bains. Il avait été jeté sans ménagement dans la baignoire, le rideau de douche ayant été arraché pour le recouvrir. Seules les jambes dépassaient, pendant de façon ridicule par-dessus le rebord de la baignoire. Il écarta le rideau et contempla la chemise souillée de sang, le visage blafard, immobile. Charlie. Il secoua la tête, puis se détourna et se lava la figure et les mains dans le lavabo. Cela n’avait pas d’importance. Rien n’avait d’importance. En fait, Charlie faisait désormais partie des veinards. De la légion de ceux qui s’étaient mis la tête dans le four de la cuisinière, s’étaient entaillé les poignets, avaient avalé des pilules ou recouru à une quelconque des formes de suicide en usage. Comme il examinait son visage fatigué dans la glace, il songea à s’entailler les poignets. Mais il s’en savait incapable. Parce qu’il faut plus que le désespoir pour inciter à l’autodestruction. Il but un verre d’eau. Une chance, se dit-il. Il y a encore de l’eau. Sans doute ne restait-il personne pour s’occuper de l’approvisionnement en eau. Même chose pour l’électricité, le gaz, le téléphone ou tout autre service public. Qui serait assez fou pour travailler le jour de la fin du monde ? Spencer se trouvait dans la cuisine quand Richard y entra. Assis en caleçon devant la table, il contemplait ses mains. Il avait mis des œufs à frire sur la cuisinière. Pas de problème non plus du côté de l’alimentation en gaz, pensa Richard. « Salut », dit-il à Spencer. L’autre grommela sans détourner les yeux de ses mains. Richard n’insista pas. Il baissa un peu le gaz. Sortit du buffet du pain en tranches qu’il plaça dans le grille-pain électrique. Mais celui-ci ne marchait pas. Il haussa les épaules et se désintéressa de la question. « Quelle heure est-il ? » Spencer levait vers lui un regard interrogateur. Richard jeta un coup d’œil à sa montre. « Elle s’est arrêtée », dit-il. Ils se dévisagèrent. « Oh », fit Spencer. Puis : « Quel jour on est ? » Richard réfléchit. « Dimanche, je crois. — Je me demande si les gens sont à l’église. — Qu’est-ce qu’on en a à battre ? » Richard ouvrit le réfrigérateur. « Il n’y a plus d’œufs », dit Spencer. Richard referma la porte. « Plus d’œufs, laissa-t-il tomber d’une voix lasse. Plus de poulets. Plus rien. » Il s’appuya contre le mur en inspirant par saccades et regarda le ciel rouge par la fenêtre. Mary, songea-t-il. Mary, que j’aurais dû épouser. Que j’ai laissée partir. Il se demanda où elle était. Si elle pensait seulement à lui. Norman entra d’un pas pesant, abruti de sommeil et ayant manifestement mal aux cheveux. Il avait la bouche ouverte. L’air hébété. « ’jour, marmonna-t-il. — Bonne journée dans la joie », lui retourna Richard sans le moindre entrain. Norman le dévisagea, perplexe. Puis il se dirigea vers l’évier et se rinça la bouche. Recracha l’eau dans l’orifice d’écoulement. « Charlie est mort, dit-il. — Je sais, répondit Richard. — Ah. Quand est-ce que ça s’est passé ? — Cette nuit. Tu n’étais plus conscient. Tu te rappelles quand il n’arrêtait pas de dire qu’il allait tous nous descendre ? Mettre fin à nos souffrances ? — Ouais. Il m’a collé son canon sur la tempe. Sens comme c’est froid, il disait. — Eh bien, il a commencé à se bagarrer avec Mort. Le coup est parti. » Il haussa les épaules. « Et voilà. » Ils échangèrent un regard dépourvu d’expression. Puis Norman tourna la tête vers la fenêtre. « C’est toujours là », marmonna-t-il. Ils contemplèrent l’énorme boule de feu qui occultait le soleil, la lune, les étoiles. Norman s’arracha au spectacle du ciel et déglutit. Ses lèvres tremblaient ; il les serra. « Bon Dieu ! s’écria-t-il. C’est aujourd’hui. » Il leva de nouveau les yeux vers le ciel. « Aujourd’hui, répéta-t-il. Tout. — Tout », reprit Richard en écho. Spencer se leva et éteignit le gaz. Il contempla un instant les œufs. Puis s’exclama : « Pourquoi diable ai-je mis ces trucs à frire ? » Il les versa dans l’évier avec leur huile, qui favorisa leur glissade sur la surface blanche. Les jaunes éclatèrent et se répandirent sur l’émail dans un nuage de vapeur. Spencer se mordit les lèvres. Ses traits se durcirent. « Je vais lui en remettre un coup », lâcha-t-il brusquement. Il bouscula presque Richard en passant et se débarrassa de son caleçon au moment où il s’engageait dans le couloir. « Voilà que ça le reprend », dit Richard. Norman s’assit à la table. Richard resta contre le mur. Soudain, ils entendirent la voix stridente de Nancy dans le salon. « Hé, réveillez-vous tous ! criait-elle à tue-tête. Regardez-moi en pleine action ! Regardez-moi tous ! Regardez-moi ! » Norman garda un instant les yeux fixés sur l’entrée de la cuisine. Puis quelque chose céda en lui et il enfouit sa tête dans l’oreiller que formaient ses bras sur la table. Ses maigres épaules étaient agitées de soubresauts. « J’ai fait la même chose, hoqueta-t-il. J’ai fait la même chose. Oh, mon Dieu, pourquoi suis-je venu ici ? — Pour t’envoyer en l’air, dit Richard. Comme nous tous. Tu croyais pouvoir passer tes derniers moments à te rouler dans le stupre et dans l’ivresse. » La voix de Norman était étouffée. « Je ne peux pas mourir comme ça, sanglota-t-il. Je ne peux pas. — C’est pourtant ce que font des milliards de gens. Quand le soleil nous tombera dessus, ils y seront encore. Quel spectacle. » L’image de toute la population du globe se livrant à une ultime orgie bestiale lui donna le frisson. Il ferma les yeux, appuya le front contre le mur et s’efforça d’oublier. Mais le mur était chaud. Norman leva les yeux de la table. « Rentrons chez nous », dit-il. Richard le regarda. « Chez nous ? — Chez nos parents. Ma mère et mon père. Ta mère. » Richard secoua la tête. « Pas envie. — Mais je ne peux pas partir tout seul ! — Pourquoi ? — Parce que… je ne peux pas. Tu sais bien que les rues sont pleines de types qui tuent tout ce qui bouge. » Richard haussa les épaules. « Pourquoi non ? questionna Norman. — Je ne veux pas la voir. — Ta mère ? — Oui. — Tu es fou. Qui d’autre y a-t-il à… — Non. » Il songea à sa mère qui l’attendait là-bas. Qui l’attendait en ce dernier jour. Et l’idée qu’il s’attardait, qu’il ne la reverrait peut-être jamais le rendait malade. Mais il ne cessait de penser : Elle voudra me faire prier. Me faire lire la Bible. Me faire passer ces dernières heures dans un salmigondis de dévotions. Comment supporter ça ? « Non », répéta-t-il à sa seule intention. Norman avait l’air désemparé. Il ravala un sanglot qui lui secoua la poitrine. « Je veux voir ma mère, dit-il. — Vas-y », répliqua Richard d’un ton indifférent. Mais il sentait ses entrailles se nouer. Ne plus jamais la voir. Ni sa sœur, son mari et leur fille. Ne plus jamais voir un seul d’entre eux. Il soupira. Inutile de résister. En dépit de tout, Norman avait raison. Vers qui d’autre se tourner en ce monde ? En ce vaste monde sur le point d’être réduit en cendres, qui d’autre l’aimait plus que quiconque ? « Oh… d’accord, conclut-il. Allons-y. Le principal, c’est de partir d’ici. » L’entrée de l’immeuble sentait le vomi. Ils découvrirent le gardien ivre mort dans les escaliers. Tombèrent un peu plus loin sur un chien dont le crâne avait été fracassé à coups de pied. À peine sortis, ils s’arrêtèrent. Levèrent instinctivement la tête. En direction du ciel rouge, telle une masse de scories en fusion. Des flocons ardents qui tombaient comme autant de gouttes de pluie brûlantes. De la gigantesque boule de feu qui se rapprochait de plus en plus, occultant l’univers. Ils baissèrent leurs yeux larmoyants. Les garder en l’air était douloureux. Ils se mirent à suivre la rue. Il y régnait une chaleur torride. « Dire qu’on est en décembre, commenta Richard. On se croirait sous les tropiques. » Tandis qu’ils marchaient en silence, il songea aux tropiques, aux pôles, à tous les pays du monde qu’il ne verrait jamais. À toutes les choses qu’il ne ferait jamais. Tenir Mary dans ses bras, par exemple, et lui dire, alors que le monde allait sur sa fin, qu’il l’aimait de toute son âme et n’avait pas peur. « Jamais », dit-il, les muscles soudain contractés par la frustration. « Quoi ? fit Norman. — Rien. Rien. » En cours de route, Richard eut conscience de quelque chose de lourd dans la poche de son veston — quelque chose qui lui martelait le côté. Il y plongea la main et en sortit l’objet. « Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Norman. — Le revolver de Charlie. Je l’ai pris hier soir pour éviter un nouveau malheur. » Un rire cassant ponctua ses paroles. « Pour éviter un nouveau malheur, reprit-il aigrement. Bon sang, je suis mûr pour monter sur les planches. » Il s’apprêtait à jeter l’arme lorsqu’il se ravisa. Il la rempocha. « Ça peut toujours servir », dit-il. Norman n’écoutait pas. « Dieu merci, on ne m’a pas volé ma voiture. Oh !… » Quelqu’un avait balancé un pavé dans le pare-brise. « Qu’est-ce que ça peut faire ? dit Richard. — Je… rien, je suppose. » Ils s’installèrent sur la banquette avant après l’avoir débarrassée des débris de verre qui la jonchaient. Il faisait une chaleur étouffante dans l’habitacle. Richard retira son veston et le jeta dehors. Il mit le revolver dans la poche de son pantalon. Norman prit la direction du centre. Ils ne tardèrent pas à rencontrer du monde. Certains couraient frénétiquement en tous sens, comme s’ils cherchaient quelque chose. D’autres se battaient. Les trottoirs étaient encombrés de corps — des gens qui s’étaient jetés par la fenêtre ou avaient été renversés par des chauffards. Des immeubles étaient en feu, leurs fenêtres soufflées par les explosions dues aux fuites de gaz. Là, on pillait les magasins. « Qu’est-ce qui leur prend ? demanda Norman, consterné. C’est comme ça qu’ils veulent passer leur dernier jour ? — C’est peut-être comme ça qu’ils ont passé toute leur vie. » Accoudé à la portière, Richard regardait les gens qu’ils croisaient ou dépassaient. Certains le saluaient de la main. D’autres se répandaient en jurons et en crachats. Quelques-uns lancèrent des projectiles sur la voiture. « Les gens meurent comme ils ont vécu, dit-il. Certains bien, d’autres mal. — Attention ! » Norman s’exclama au moment où une voiture fonçait vers eux du mauvais côté de la chaussée. Des hommes et des femmes penchés aux portières criaient et chantaient en brandissant des bouteilles. Norman donna un grand coup de volant et ils évitèrent la voiture de justesse. « Bande de cinglés ! » dit-il. Richard se tourna vers la lunette arrière. Il vit la voiture déraper, échapper au contrôle de son conducteur et achever sa course dans une vitrine, renversée sur le flanc, ses roues continuant de tourner à toute allure. Sans un mot, il reprit sa position initiale. Norman gardait les yeux fixés droit devant lui, les mains sur le volant, blême et tendu. Nouveau croisement. Une voiture leur coupa brusquement la route. Norman écrasa la pédale des freins en laissant échapper un cri étranglé. Richard et lui furent précipités contre le tableau de bord ; le choc leur coupa le souffle. Puis, avant que Norman ait eu le temps de redémarrer, une bande d’adolescents armés de couteaux et de gourdins envahit le carrefour. Ils poursuivaient l’autre voiture. Changeant de direction, ils se ruèrent vers celle de Norman. Celui-ci passa en première, accéléra à fond et franchit le carrefour. Un garçon bondit sur l’arrière de la voiture. Un autre s’élança vers le marchepied, le manqua et alla rouler sur la chaussée. Un autre eut plus de chance et saisit la poignée de la portière. Il essaya de porter un coup de couteau à Richard. « J’vais vous tuer, salauds ! vociféra le garçon. Fumiers ! » Le couteau fendit l’air de nouveau et entailla le dossier du siège, Richard ayant eu le réflexe d’écarter le buste. « Tire-toi de là ! » brailla Norman qui essayait de surveiller en même temps le garçon et la rue devant lui. L’autre tenta d’ouvrir la portière tandis que la voiture zigzaguait sauvagement sur Broadway. Il frappa de nouveau, mais les embardées de la voiture lui firent manquer son coup. « J’t’aurai ! » hurla-t-il dans un accès de haine imbécile. Richard voulut ouvrir la portière pour faire tomber son assaillant. En vain. L’autre passa la tête à l’intérieur, poussant vers Richard un visage livide et convulsé. Il leva son couteau. Richard avait maintenant le revolver en main. Il lui tira en pleine figure. Le garçon se détacha de la voiture avec un hurlement d’agonie et s’écrasa sur la chaussée comme un sac de pierres. Son corps fut agité d’un unique soubresaut, sa jambe gauche tressaillit, puis il s’immobilisa. Richard se retourna. Le garçon accroché à l’arrière tenait toujours bon, son visage fou pressé contre la vitre. Richard voyait sa bouche remuer, proférant des jurons. « Éjecte-le ! » dit-il. Norman braqua vers le trottoir, puis revint brusquement au milieu de la rue. Le garçon resta accroché. Norman recommença la manœuvre. Le garçon continua à se cramponner. À la troisième tentative, il lâcha prise et sauta. Il tenta de courir sur la chaussée mais, emporté par son élan, il buta contre le bord du trottoir et alla percuter une vitrine, les bras tendus devant lui pour amortir le choc. Ils continuèrent de rouler, hors d’haleine. Ils restèrent un long moment sans rien dire. Richard jeta le revolver par la portière et le regarda ricocher bruyamment sur le béton avant d’aller rebondir sur une bouche d’incendie. Norman ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. La voiture s’engagea dans la Cinquième Avenue et s’y lança à près de cent à l’heure. Il n’y avait pas beaucoup de circulation dans le centre. Ils passèrent devant des églises. Elles étaient bondées. Même les marches étaient noires de monde. « Pauvres imbéciles », marmonna Richard, dont les mains tremblaient encore. Norman inhala à fond. « Je voudrais bien être un de ces pauvres imbéciles, dit-il. Un pauvre imbécile capable de croire en quelque chose. — Possible. » Un temps, puis : « N’empêche que je préfère vivre mon dernier jour en restant fidèle à ce que je crois vrai. — Le dernier jour. Je… » Norman secoua la tête. « Je n’arrive pas à y croire. J’ai lu les journaux. Je vois ce… cette chose là-haut. Je sais que ça va arriver. Mais, bon Dieu ! La fin de tout ? » Il jeta un bref coup d’œil à Richard. « Rien après ? — Mystère. » Au niveau de la 14e Rue, Norman prit la direction de l’East Side, puis traversa à toute allure le pont de Manhattan. Sans se laisser arrêter par quoi que ce soit, il contournait cadavres et épaves de voitures. À un moment donné, il roula sur un corps ; Richard vit son visage se crisper quand la roue passa sur la jambe du mort. « Ils ont tous de la chance, dit Richard. Plus de chance que nous. » Ils s’arrêtèrent devant l’immeuble de Norman en plein centre de Brooklyn. Des gamins jouaient au ballon dans la rue. Ils n’avaient pas l’air de se rendre compte de ce qui se passait. Leurs cris paraissaient singulièrement sonores dans le silence de la rue. Richard se demanda si leurs parents savaient où ils étaient. Ou s’en souciaient. Norman le regardait. « Eh bien… ? » commença-t-il. Richard sentit les muscles de son ventre se contracter. Il fut incapable de répondre. « Est-ce que… tu as envie de monter un instant ? » demanda Norman. Richard secoua la tête. « Non. Il vaut mieux que je rentre. II… il faut que je la voie. Ma mère, je veux dire. — Ah. » Norman hocha la tête. Puis il se redressa. S’efforça de retrouver momentanément son calme. « Prends ça pour ce que ça vaut, Dick, reprit-il. Mais je te considère comme mon meilleur ami et… » Sa voix s’altéra. Il tendit le bras et étreignit la main de Richard. Puis il sortit de la voiture, laissant la clé de contact en place. « À bientôt », dit-il précipitamment. Richard regarda son ami se hâter de faire le tour de la voiture et se diriger vers l’immeuble. Il avait presque atteint la porte quand Richard lança : « Norm ! » Norman fit volte-face. Les deux hommes se dévisagèrent. Toutes les années qu’avait duré leur amitié semblèrent palpiter entre eux. Puis Richard réussit à sourire. Il porta deux doigts à son front en un ultime salut. « À bientôt, Norm », dit-il. Norman ne lui retourna pas son sourire. Il s’engouffra dans l’immeuble et disparut. Richard garda un long moment les yeux fixés sur la porte. Il mit le moteur en marche. Puis il coupa le contact en se disant que les parents de Norman n’étaient peut-être pas chez eux. Au bout d’un moment, il redémarra et entama le trajet qui devait le ramener chez lui. Tout en conduisant, il réfléchissait. Plus il approchait de la fin, moins il tenait à l’affronter. Il aurait voulu en finir tout de suite. Avant que la crise de nerfs ne se déclare. Des somnifères, décida-t-il. C’était la meilleure méthode. Il en avait chez lui. Pourvu qu’il en reste assez. La pharmacie du coin risquait d’être à court. Il y avait eu ruée sur les somnifères ces derniers jours. Des familles entières en absorbaient de concert. Il atteignit sa maison sans incident. Le ciel était d’un rouge incandescent. Il en sentait la chaleur sur son visage, pareille au rayonnement d’un four lointain. L’air qu’il respirait était brûlant. Il déverrouilla la porte et entra à pas lents. Je vais sans doute la trouver au salon, songea-t-il. Au milieu de ses livres, en train de prier, de supplier d’invisibles puissances de la secourir au moment où le monde se prépare à rôtir. Elle n’y était pas. Il explora la maison. Son cœur se mit alors à battre la chamade et, quand il comprit que sa mère était bel et bien absente, il ressentit comme un grand vide au creux de l’estomac. Il s’aperçut que son refus de la voir n’était que paroles en l’air. Il l’aimait. Et elle était désormais son seul refuge. Il chercha un mot dans sa chambre, dans la sienne à lui, dans le salon. « Maman, dit-il. Maman, où es-tu ? » Il trouva le mot dans la cuisine. Posé sur la table, où il le prit. Richard chéri, Je suis chez ta sœur. Viens m’y rejoindre, je t’en supplie. Ne me laisse pas passer le dernier jour sans toi. Ne me laisse pas quitter ce monde sans avoir revu ton cher visage. Je t’en supplie. Le dernier jour. C’était là, noir sur blanc. Et il avait fallu que ce soit sa mère qui écrive ces mots. Elle qui avait toujours considéré avec le plus grand scepticisme son goût pour les sciences exactes. Voilà qu’elle admettait l’ultime prédiction de la science. Parce qu’elle ne pouvait plus douter. Parce que le ciel tout entier constituait une preuve flamboyante et que personne ne pouvait plus douter. Le monde entier voué au néant. Cette formidable imbrication d’évolutions et de révolutions, de conflits et d’affrontements, d’une infinie succession de siècles qui se perdaient dans les brumes du passé, de minéral et de végétal, d’animaux et d’humains. Tout cela voué à disparaître. En un éclair, en un instant. L’orgueil, la vanité de cette masse d’hommes réduits en cendres par le hasard d’un bouleversement astronomique. À quoi tout cela avait-il servi ? À rien, à rien du tout. Parce que tout allait finir. Il prit des somnifères dans l’armoire à pharmacie et repartit pour la maison de sa sœur. Tout en roulant dans les rues jonchées d’un peu de tout, depuis des bouteilles vides jusqu’à des cadavres, il songeait à sa mère. Si seulement il ne redoutait pas l’idée de discutailler avec elle. De débattre de son Dieu et de ses convictions. Il résolut de ne pas se laisser entraîner sur ce terrain. Il se forcerait à faire de leur dernier jour un jour de paix. Il accepterait sa dévotion naïve et n’attaquerait plus sa foi. La porte de la maison de Grâce était fermée à clé. Il sonna et, au bout d’un moment, entendit des pas précipités à l’intérieur. Suivis de la voix de Ray. « N’ouvrez pas, maman ! C’est peut-être encore cette bande ! — C’est Richard, j’en suis sûre ! » répliqua sa mère. Puis la porte s’ouvrit et voilà qu’elle l’embrassait en pleurant de joie. Il resta silencieux. Finalement, il dit à mi-voix : « Salut, m’man. » La petite Doris, sa nièce, passa tout l’après-midi à jouer dans le salon sous les yeux de Grâce et de Ray, immobiles sur les sièges où ils avaient pris place. Si j’étais avec Mary, ne cessait de songer Richard. Si seulement on était ensemble aujourd’hui. Puis il se dit qu’ils auraient peut-être eu des enfants. Et qu’il aurait été condamné à rester assis comme Grâce, conscient que les quelques années vécues par son enfant seraient les seules de son existence. Le ciel devint plus éclatant à l’approche du soir. Il était agité de courants cramoisis. Debout près de la fenêtre, Doris n’en perdait pas une miette. Elle n’avait pas ri de toute la journée — ni pleuré. Et Richard pensa : Elle sait. Comme il pensa que d’un instant à l’autre sa mère allait leur demander de prier avec elle. De s’asseoir pour lire la Bible et espérer en la divine charité. Mais elle ne dit rien. Elle souriait. Elle prépara le dîner. Richard lui tint compagnie dans la cuisine pendant qu’elle s’affairait, « Je n’attendrai peut-être pas, lui dit-il. Je… prendrai peut-être des somnifères. — Est-ce que tu as peur, mon petit ? — Tout le monde a peur. » Elle secoua la tête. « Pas tout le monde. » Ça y est, songea-t-il. Nous y voilà. Cet air supérieur, la petite phrase d’ouverture. Elle lui passa un plat de légumes et ils se mirent tous à table. Au cours du repas, personne ne parla sinon pour exprimer ses désirs en matière de nourriture. Doris ne dit pas un mot. Assis en face d’elle, Richard la regardait. Il pensa à la nuit précédente. À la folle beuverie, à la bagarre, aux débordements charnels. À Charlie mort dans la baignoire. À l’appartement de Manhattan. À Spencer laissant libre cours à sa frénésie sexuelle comme couronnement de son existence. Au garçon qui gisait dans un caniveau de New York avec une balle dans la tête. Tout cela semblait très loin. À croire que ce n’était jamais arrivé. Que ce qu’il vivait en ce moment était un repas de famille comme les autres. N’était cette lueur rouge cerise qui emplissait le ciel et entrait par les fenêtres comme l’éclat de quelque fantastique feu de cheminée. Vers la fin du repas, Grâce alla chercher une boîte. Elle reprit place à table et l’ouvrit. Elle en sortit des pilules blanches. Doris la regardait, les yeux agrandis par la curiosité. « C’est le dessert, lui expliqua Grâce. Nous allons tous avoir des bonbons blancs comme dessert. — Ils sont à la menthe ? demanda Doris. — Oui, fit Grâce. Ils sont à la menthe. » Richard sentit ses cheveux se hérisser quand Grâce posa des pilules devant Doris. Puis devant Ray. « Nous n’en avons pas assez pour tout le monde, dit-elle à Richard. — J’ai ma provision. — De quoi en donner aussi à maman ? — Je n’en aurai pas besoin », dit cette dernière. Les nerfs à fleur de peau, Richard faillit la rabrouer. Lui crier : Oh ! cesse de jouer les grandes âmes ! Mais il se retint. Horrifié, il n’avait d’yeux que pour Doris et les pilules qu’elle tenait dans sa petite main. « C’est pas de la menthe, dit-elle. M’man, c’est pas… — Mais si, c’en est. » Grâce inspira à fond. « Mange, chérie. » Doris en mit une dans sa bouche. Fit la grimace. Recracha la pilule dans sa paume. « C’est pas de la menthe », répéta-t-elle, contrariée. Grâce porta une main à ses lèvres et se mordit les phalanges. Ses yeux se tournèrent désespérément vers Ray. « Mange, Doris, dit-il. Mange, c’est bon. » Doris fondit en larmes. « Non, j’aime pas ça. — Mange ! » Ray se détourna brusquement, secoué de tremblements. Richard chercha un moyen de lui faire ingurgiter les pilules, mais sans résultat. C’est alors que sa mère prit la parole. « On va jouer à un jeu, Doris. Voyons si tu peux avaler tous ces bonbons avant que j’aie fini de compter jusqu’à dix. Si tu y arrives, je te donnerai un dollar. » Doris renifla. « Un dollar ? » La mère de Richard hocha la tête. « Un », commença-t-elle. Doris ne broncha pas. « Deux. J’ai bien dit un dollar… » Doris essuya une larme. « Un dollar… tout entier ? — Oui, ma chérie. Trois, quatre, dépêche-toi. » Doris s’empara des pilules. « Cinq… six… sept… » Grâce tenait ses yeux fermés. Ses joues étaient blêmes. « Neuf… dix… » La mère de Richard sourit, mais ses lèvres tremblaient et il y avait comme un pétillement dans ses yeux. « Et voilà, dit-elle gaiement. Tu as gagné. » Grâce mit soudain les pilules dans sa bouche et se dépêcha de les avaler l’une après l’autre. Elle se tourna vers Ray. Il prit les pilules d’une main tremblante et les absorba. Richard plongea la main dans sa poche pour prendre les siennes, mais la ressortit aussitôt. Il ne voulait pas que sa mère le regarde les avaler. Doris eut presque aussitôt envie de dormir. Elle bâillait et n’arrivait pas à garder les yeux ouverts. Ray la souleva et elle se laissa aller contre son épaule, lui faisant un collier de ses petits bras. Grâce se leva et ils se rendirent tous les trois dans la chambre. Richard resta assis pendant que sa mère allait leur dire adieu. Il contemplait la nappe blanche et les restes du repas. Quand sa mère revint, elle lui sourit. « Aide-moi à faire la vaisselle, dit-elle. — La… ? » Il s’interrompit. Après tout, qu’est-ce que cela changeait ? Dans la cuisine que baignait une lueur rouge, il se sentit gagné par une impression de totale irréalité tandis qu’il essuyait des assiettes dont ils ne se resserviraient plus jamais et les rangeait dans un buffet qui n’existerait plus d’ici quelques heures. Il ne cessait de penser à Ray et à Grâce dans la chambre. Finalement, il quitta la cuisine sans un mot et prit le couloir du fond. Il ouvrit la porte et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il les regarda longuement tous les trois. Puis il referma la porte et regagna la cuisine à pas lents. Il contempla sa mère. « Ils sont… — Tranquilles, acheva-t-elle. — Pourquoi ne leur as-tu rien dit ? Comment as-tu pu les laisser faire sans rien dire ? — Richard, chacun doit choisir sa propre voie en ce jour. Personne ne peut dicter sa conduite à autrui. Doris était leur enfant. — Et je suis le tien… ? — Tu n’es plus un enfant. » Les doigts gourds et tremblants, il finit d’essuyer les assiettes. « M’man, la nuit dernière… — Aucune importance. — Mais… — Ça ne fait rien. Cet épisode touche à sa fin. » Nous y voilà, songea-t-il presque douloureusement. Cet épisode. Elle allait se mettre à parler de l’après-vie, du ciel, de la récompense des justes et de l’éternelle pénitence des pécheurs. « Allons nous asseoir dehors », dit-elle. Perplexe, il traversa avec elle la maison silencieuse. Il s’assit à côté d’elle sur les marches de la véranda et s’abîma dans ses pensées. Je ne reverrai plus jamais Grâce, se dit-il. Ni Doris. Ni Norman, ni Spencer, ni Mary, ni personne… Il ne réussissait pas à s’y faire. C’était trop lui demander. Il ne pouvait que rester assis là, comme une bûche, à regarder le ciel rouge et l’énorme soleil sur le point de les engloutir. Il n’arrivait même plus à éprouver de l’appréhension. Les craintes s’émoussaient à force de revenir à la charge. « M’man, dit-il au bout d’un moment, pourquoi… pourquoi tu ne m’as pas parlé religion ? Je sais que tu dois en avoir envie. » Elle tourna la tête vers lui. Son expression était très douce dans la clarté rouge. « Je n’en ai nul besoin, mon chéri. Je sais que nous serons réunis quand ceci sera fini. Tu n’es pas obligé d’y croire. J’y crois pour nous deux. » Et ce fut tout. Il la regarda, émerveillé par sa confiance et sa force. « Si tu veux prendre ces pilules maintenant, reprit-elle, ne te gêne pas. Tu pourras t’endormir sur mes genoux. » Il se sentit trembler. « Tu n’aurais rien à y redire ? — Je veux que tu fasses ce que tu juges le mieux. » Il hésita jusqu’à ce qu’il se la représente assise là, toute seule, pendant que le monde allait à sa fin. « Je vais rester avec toi », dit-il sans réfléchir davantage. Elle sourit. « Si tu changes d’avis, tu n’auras qu’à me le dire. » Ils restèrent quelque temps sans parler. Puis elle déclara : « C’est joli. — Joli ? — Oui. Dieu abaisse un rideau éclatant sur la pièce que nous avons jouée. » Il n’en était pas sûr. Mais il passa un bras autour des épaules de sa mère et elle se laissa aller contre lui. Et d’une chose au moins il se sentit sûr. Ils étaient assis là, dans le crépuscule du dernier jour. Et même si cela ne rimait à rien, ils s’aimaient. LAZARE II « Mais je suis mort », dit-il. Son père le regarda sans répondre. Son visage était dépourvu d’expression. Il se tenait au-dessus du lit et… Mais était-ce bien le lit ? Ses yeux se détachèrent du visage paternel. S’abaissèrent. Virent que ce n’était pas le lit. C’était une table de laboratoire. Ses yeux revinrent se fixer sur ceux de son père. Il se sentait si lourd. Si raide. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il. Et il s’avisa soudain que le son de sa voix était différent. Personne ne connaissait le véritable son de sa voix, disait-on. Mais quand elle changeait à ce point, on s’en rendait compte. Et à plus forte raison si elle n’avait plus rien d’humain. « Peter, finit par dire son père, je sais que tu vas me mépriser pour ce que j’ai fait. Je me méprise déjà moi-même. » Mais Peter n’écoutait pas. Il s’efforçait de réfléchir. Pourquoi était-il si lourd ? Pourquoi n’arrivait-il pas à soulever sa tête ? « Apporte-moi un miroir », dit-il. Cette voix. Cette voix râpeuse d’asthmatique. Tremblait-il ou n’était-ce qu’une impression ? Son père ne bougea pas. « Peter, dit-il, je veux que tu comprennes que l’idée de vient pas de moi. C’est ta… — Un miroir. » Son père resta un long moment à le regarder. Puis il tourna les talons et s’éloigna sur le carreau sombre du laboratoire. Peter essaya de s’asseoir. Sans y parvenir tout d’abord. Puis il eut l’impression que la pièce bougeait et il sut qu’il était assis. Mais sans en avoir la sensation. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Pourquoi ne sentait-il pas ses muscles ? Ses yeux s’abaissèrent. Son père prit un miroir sur son bureau. Mais Peter n’en avait pas besoin. Il avait vu ses mains. Des mains de métal. Des bras de métal. Des épaules de métal. Une poitrine de métal. Un tronc de métal, des jambes de métal, des pieds de métal. Un homme de métal ! Cette idée le fit frémir. Mais le corps de métal resta impassible. Il était assis là, immobile. Son corps ? Il essaya de fermer les yeux. En vain. Ce n’était pas ses yeux. Rien n’était à lui. Peter était un robot. Son père s’empressa de revenir auprès de lui. « Peter, je n’ai jamais voulu faire ça, dit-il d’une voix sans timbre. Je ne sais pas ce qui m’a pris… c’est ta mère… — Ma mère, fit la machine d’une voix caverneuse. — Elle disait qu’elle ne pourrait jamais vivre sans toi. Tu sais combien elle t’est attachée. — Attachée », reprit-il en écho. Peter se détourna. Il pouvait entendre le bourdonnement lent et précis du mécanisme qui le constituait. Il pouvait entendre fonctionner la machine qu’était son corps grâce à la matière organique de son cerveau. « Tu m’as fait revenir », accusa-t-il. Même son cerveau semblait réagir mécaniquement. Le choc à la vue de ce qui avait remplacé son corps, à la vue de cette chose. Ses pensées en étaient tout engourdies. « Me voilà de retour, dit-il, s’efforçant de comprendre. Pourquoi ? » Son père fit comme s’il n’avait pas entendu. Peter essaya de quitter la table, de lever les bras. Dans un premier temps, ils continuèrent de pendre le long de son corps, inertes. Puis il entendit un déclic dans ses épaules et ils se levèrent. Ses petits yeux de verre enregistrèrent la chose et son cerveau sut que ses bras étaient en l’air. C’est alors que ça lui revint d’un coup. Tout. « Mais je suis mort ! » cria-t-il. Non, cela n’avait rien d’un cri. La voix qui exprimait son angoisse était râpeuse mais douce. Une voix dépourvue d’excitation. « Seul ton corps est mort », répondit son père, qui cherchait surtout à se convaincre lui-même. « Mais je suis mort ! » hurla Peter. Non, cela n’avait rien d’un hurlement. La machine parlait calmement, posément. Comme une machine. Cela lui mit l’esprit en effervescence. « C’est d’elle qu’est venue cette idée ? » songea-t-il, et il fut terrifié d’entendre la voix caverneuse de la machine se faire l’écho de sa pensée. Pas de réponse. Son père se tenait près de la table, pitoyable, le visage creusé par la fatigue. En train de se dire que tout ce combat épuisant n’avait servi à rien. De se demander, au bord de l’épouvante, si en fin de compte il ne s’était pas plus intéressé à son entreprise qu’à ce qui la motivait. Il regarda la machine marcher, ou plutôt cliqueter jusqu’à la fenêtre, transportant le cerveau de son fils dans son enveloppe de métal. Peter se campa devant la fenêtre. Il pouvait voir le campus. Le voir ? Les yeux de verre rouge sertis dans le crâne qui contenait son cerveau pouvaient voir. Les yeux enregistraient, son cerveau traduisait. Il n’avait pas d’yeux à lui. « Quel jour on est ? demanda-t-il. — Samedi 10 mars, entendit-il son père l’informer à mi-voix. Dix heures du soir. » Samedi. Un samedi qu’il n’avait jamais voulu voir. Une bouffée de rage s’empara de lui, lui donna envie de se retourner pour agonir son père d’injures. Mais la grosse carcasse d’acier émit un déclic et pivota dans un grincement. « Je me suis mis au travail dès lundi matin, quand… — Quand je me suis suicidé », dit la machine. Son père accusa le coup mais ne lui opposa qu’un regard accablé. Il s’était toujours montré si sûr de lui, si cassant, si confiant. Et Peter avait toujours haï cette assurance. Parce que lui-même en avait toujours manqué. Lui-même… Cela le ramena à son problème. Cette chose était-elle lui-même ? Était-ce la pensée qui faisait l’homme ? Combien de fois avait-il soutenu qu’il en était ainsi ! Lors de ces soirées tranquilles, après dîner, quand d’autres professeurs venaient faire cercle dans le salon familial. Assis à côté de sa mère, fière et souriante, il affirmait que c’était la pensée qui faisait l’homme et rien d’autre. Pourquoi lui avait-elle imposé ça ? De nouveau ce sentiment d’assujettissement, d’impuissance. L’impression d’être pris au piège. L’impression ? Il était bel et bien prisonnier d’un énorme piège aux mâchoires d’acier, de ce corps que son père avait fabriqué. C’était la même terreur paralysante qu’il éprouvait depuis six mois. La même sensation d’être coincé de tous les côtés. D’être dans l’impossibilité de quitter la prison de sa vie ; d’être écrasé par les chaînes du train-train quotidien. Il avait souvent eu envie de hurler. Comme il avait envie de hurler maintenant. Plus fort que jamais. Il avait choisi la seule issue qui lui restait et voilà qu’elle était bouchée elle aussi. Lundi matin, il s’était ouvert les veines et un voile de ténèbres l’avait enveloppé. Aujourd’hui il était de retour. Son corps avait disparu. Plus de veines à trancher, plus de cœur à broyer ou à poignarder, plus de poumons à asphyxier. Il ne restait plus que son cerveau, anémié et souffrant. Mais il était de retour. De nouveau face à la fenêtre, il contemplait le campus de Fort College. Il pouvait voir au loin — les lentilles rouges pouvaient voir — le bâtiment où il avait enseigné la sociologie. « Est-ce que mon cerveau est intact ? » demanda-t-il. Chose étrange, son emportement était retombé. Un instant plus tôt, il avait envie de hurler de toute la force de ses poumons absents. À présent, il se sentait apathique. « Autant que je sache, dit son père. — Bien, dit Peter, ou plutôt la machine. Très bien. — Peter, je veux que tu comprennes que l’idée ne vient pas de moi. » La machine frémit. Les mécanismes de la voix émirent quelques bruits de frottement et autres grincements, mais aucun mot ne sortit. Les yeux rouges restaient fixés sur le campus. « J’en ai fait la promesse à ta mère, dit son père. Il le fallait, Peter. Elle était hystérique. Elle… il n’y avait pas moyen de faire autrement. — Et puis, c’était une expérience des plus intéressantes », compléta la voix de la machine qui avait remplacé son fils. Silence. « Peter Dearfield, reprit Peter, ou plutôt la voix mécanique dont les organes s’étaient mis en marche dans la gorge d’acier. Peter Dearfield est ressuscité ! « Il se retourna pour regarder son père. Il savait qu’un cœur vivant aurait alors battu très fort, mais les petits rouages tournaient méthodiquement. Les mains ne tremblaient pas, mais pendaient, lisses et muettes, le long de ses flancs d’acier. Il n’y avait pas de cœur pour battre. Pas de respiration à prendre. Car ce corps n’était pas vivant. Ce n’était qu’une machine. « Sors mon cerveau de là », dit Peter. Son père enfila son gilet ; ses doigts fatigués le boutonnèrent lentement. « Tu ne peux pas me laisser comme ça. — Peter, il… il le faut. — Pour l’expérience ? — Pour ta mère. — Tu la détestes et tu me détestes ! » Son père secoua la tête. « Alors je vais le faire moi-même », entonna la machine. Les mains d’acier se levèrent. « Tu ne peux pas, dit son père. Tu ne peux pas te faire du mal. — Vieille canaille ! » Aucun cri d’indignation n’accompagna cette insulte. Son père savait-il qu’intérieurement, Peter était en train de hurler ? Le ton de sa voix était posé. Elle était incapable d’exprimer la rage. Pouvait-on faire attention aux requêtes bien modulées d’une machine ? Les jambes se déplacèrent pesamment. Dans un concert de cliquetis, le corps se dirigea vers le docteur Dearfield. Celui-ci leva les yeux. « M’as-tu ôté aussi la capacité de tuer ? » demanda la machine. Le vieil homme contempla la chose qui se tenait devant lui. Cette machine qui était son fils unique. « Non, articula-t-il péniblement. Tu peux me tuer. » La machine parut hésiter. Des rouages se bloquèrent, inversèrent leur mouvement. « Expérience réussie, dit la voix monocorde. Tu as transformé ton propre fils en machine. » Son père resta immobile, le visage marqué par la fatigue. « Vraiment ? » fît-il. Sans un mot, n’émettant que des cliquetis, Peter se détourna et se dirigea vers le miroir mural. « Tu ne veux pas voir ta mère ? » Peter ne répondit pas. Il s’arrêta devant le miroir et les petits yeux de verre se regardèrent. L’envie le prit d’arracher son cerveau de son enveloppe d’acier et de le jeter au loin. Pas de bouche. Pas de nez. Un œil rouge à droite et un œil rouge à gauche. Une tête pareille à un seau. Couverte de rivets formant comme autant de petites bosses sur sa nouvelle peau de métal. « Et tu as fait tout ça pour elle », dit-il. Il pivota sur ses talons parfaitement huilés. Les yeux rouges n’exprimaient pas la haine qui brûlait derrière eux. « Menteur, dit la machine. Tu l’as fait pour toi – pour le seul plaisir de l’expérience. » Si seulement il pouvait se ruer sur son père. S’il pouvait seulement taper du pied, agiter les bras en tous sens et faire retentir le laboratoire de ses hurlements. Mais comment ? Sa voix continuait sur le même ton. Un murmure, la musique de rouages bien huilés qui tournaient comme un mécanisme d’horlogerie. C’était un bouillonnement dans son cerveau. « Tu as pensé que tu lui ferais plaisir, hein ? dit Peter. Tu as cru qu’elle allait se précipiter sur moi pour m’embrasser. Poser ses lèvres sur ma peau douce et tiède. Tu as cru qu’elle allait s’absorber dans la contemplation de mes yeux bleus et me dire à quel point je suis… — Peter, ça ne… — … à quel point je suis beau. M’embrasser sur la bouche. » Il s’avança vers le vieux docteur, lentement, sur ses jambes d’acier. Ses yeux clignotèrent dans la lumière fluorescente du petit laboratoire. « Est-ce qu’elle m’embrassera sur la bouche, dis ? Tu ne m’en as pas donné une. » Le visage de son père avait viré au terreux. Ses mains tremblaient. « C’est pour toi seul que tu as fait ça. Tu ne t’es jamais soucié d’elle – ni de moi. — Ta mère attend, fit tranquillement son père en enfilant son manteau. — Pas question que j’y aille. — Elle attend, Peter. » Il en éprouva une bouffée d’angoisse. Comme un élancement douloureux dans sa dure enveloppe de métal. Mère, mère, comment pourrais-je te regarder à présent ? Après ce que j’ai fait. Même si ces yeux ne sont pas les miens, comment pourrais-je te regarder ? « Il ne faut pas qu’elle me voie comme ça, insista la machine. — Elle n’attend que ça, Peter. — Non ! » Ce ne fut pas un cri mais la réponse courtoise de quelques rouages. « Elle veut te voir, Peter. » Il se sentit de nouveau désemparé. Pris au piège. Il était de retour. Sa mère l’attendait. Ses jambes se mirent en mouvement. Son père ouvrit la porte et il alla à la rencontre de sa mère. Elle se leva brusquement du banc où elle était assise, une main crispée sur sa gorge, l’autre serrant son sac de cuir noir. Ses yeux se fixèrent sur le robot. Ses joues pâlirent. « Peter », fit-elle. Un simple murmure. Il la dévisagea. Regarda ses cheveux gris, sa peau douce, sa bouche et ses yeux pleins de tendresse. Sa silhouette voûtée, le vieux manteau qu’elle portait depuis tant d’années parce qu’elle voulait absolument que le fruit de ses économies passe dans ses vêtements à lui. Il regarda sa mère qui tenait tant à son fils qu’elle ne permettait même pas à la mort de le lui enlever. « Mère », dit la machine, acceptant un instant d’oublier. Puis il vit son visage tressaillir. Et il se rendit compte de ce qu’il était. Il demeura immobile. Les yeux de sa mère se portèrent sur son père, qui se tenait à côté de lui. Et Peter comprit ce que ce regard signifiait. Il disait : Pourquoi une chose pareille ? Il eut envie de faire demi-tour et de s’enfuir. Il eut envie de mourir. Quand il s’était donné la mort, c’avait été sous le coup d’un désespoir tranquille, un désespoir dont il n’y avait plus rien à espérer. Rien à voir avec cette douleur explosive qu’il ressentait à présent. Sa vie s’était retirée silencieusement et paisiblement. Alors que là, il aurait voulu la détruire en un instant, dans un accès de violence. « Peter », reprit-elle. Mais elle ne l’étouffa point sous ses baisers. Comment aurait-elle pu ? Cette question lui était une torture. Qui irait embrasser une armure ? Combien de temps allait-elle rester là à le contempler ? Il sentit la rage le gagner. « Tu n’es pas satisfaite ? » demanda-t-il. Mais quelque chose se détraqua en lui et ses mots se bousculèrent en un croassement mécanique. Il vit trembler les lèvres de sa mère. Elle regarda de nouveau son père. Puis la machine. D’un air coupable. « Comment te… sens-tu, Peter ? » Il n’y eut pas de rire caverneux, même si c’était la réaction que lui inspirait son cerveau. À la place, les rouages se mirent en mouvement et il n’entendit qu’un grincement de dents. Il vit sa mère tenter un sourire, puis échouer dans ses efforts pour dissimuler son expression horrifiée. « Peter, gémit-elle. — Je vais le désassembler ! entendit-il son père s’exclamer d’une voix rauque. Je vais le détruire. » Pour Peter, ce fut comme un regain d’espoir. Mais sa mère s’arrêta alors de trembler. S’arracha à l’étreinte de son mari. « Non », dit-elle, et Peter perçut cette résolution granitique dans sa voix, cette force qu’il connaissait si bien. « Ça va aller. » Elle se dirigea droit sur lui en souriant. « Tout va bien, Peter. — Est-ce que je suis beau, mère ? — Peter, tu… — Tu ne veux pas m’embrasser, mère ? » demanda la machine. Il vit sa gorge se contracter. Vit des larmes sur ses joues. Puis elle se pencha en avant. Il ne put sentir la pression de ses lèvres sur l’acier froid. Il ne put que l’entendre — un petit bruit mat sur la peau de métal. « Peter, dit-elle. Pardonne-nous pour ce que nous avons fait. » Sa seule pensée fut… Est-ce qu’une machine peut pardonner ? Ils le firent sortir du Centre des Sciences Physiques par la porte de service. Essayèrent de le pousser jusqu’à la voiture. Mais à mi-chemin, tout se mit à tourner autour de Peter et il sentit comme un coup de poignard dans son cerveau quand la masse de son nouveau corps tomba à la renverse sur le ciment. Sa mère en perdit le souffle et le regarda, saisie d’effroi. Son père se pencha sur lui et Peter vit ses doigts se mettre à l’ouvrage sur l’articulation de son genou droit. Tout en s’activant, il lui demanda d’une voix étouffée : « Comment va ton cerveau ? » Il ne répondit pas. Les yeux rouges brillèrent. « Peter », insista son père. Il resta enfermé dans son mutisme. Il fixait les arbres sombres qui jalonnaient la Onzième Rue. « Tu peux te lever à présent, dit son père. — Non. — Peter, pas ici — Je ne me lèverai pas, s’obstina la machine. — Peter, je t’en prie, supplia sa mère. — Non, je ne peux pas, mère, je ne peux pas. » Articulé d’une voix hideuse de monstre de métal. « Peter, tu ne peux pas rester ici. » Le souvenir de toutes les années précédentes le bloquait. Il ne se lèverait pas. « Qu’on me trouve, dit-il. Peut-être qu’on me détruira. » Son père jeta des regards inquiets autour de lui. Et soudain, Peter s’avisa que personne n’était au courant de tout ça en dehors de ses parents. Si le conseil d’université découvrait le pot aux roses, son père serait mis au pilori. Il trouva cette idée plaisante. Mais ses réflexes câblés étaient trop lents pour empêcher le docteur Dearfield de placer ses mains sur sa poitrine et d’y faire jouer un petit panneau. Avant qu’il puisse lancer un de ses bras maladroits, son père procéda à un rapide réglage et son bras s’arrêta net, la liaison entre sa volonté et la mécanique ayant été rompue. Le docteur Dearfield appuya sur un bouton ; le robot se leva et marcha d’un pas raide jusqu’à la voiture. Il le suivit, sa frêle poitrine rendant sa respiration difficile. Il ne cessait de penser à l’horrible erreur qu’il avait commise en écoutant sa femme. Pourquoi la laissait-il toujours décider pour lui ? Pourquoi l’avait-il laissée dominer leur fils du vivant de celui-ci ? Pourquoi s’était-il laissé convaincre de le ramener à la vie quand, au comble du désespoir, il avait décidé d’en finir une fois pour toutes ? Le robot qu’était devenu son fils s’assit sur le siège arrière, tout raide. Le docteur Dearfield se glissa dans la voiture à côté de sa femme. « Maintenant il est parfait, dit-il. Maintenant tu peux en faire ce que tu veux. Dommage qu’il n’ait pas été aussi docile de son vivant. Il était presque aussi malléable, presque aussi manipulable qu’un automate. Mais pas tout à fait. Il ne faisait pas tout ce que tu voulais. » Elle regarda son mari d’un air surpris et tourna la tête vers le robot comme si elle craignait qu’il puisse entendre. Après tout, il contenait l’esprit de son fils. Et celui-ci disait que c’était l’esprit qui faisait l’homme. Le doux et pur esprit de son fils ! Cet esprit qu’elle avait toujours protégé et tenu à l’abri de l’abominable corruption du monde. Il était sa vie. Elle ne considérait pas comme une faute de l’avoir fait revenir. Si seulement il n’était pas aussi… « Tu es contente, Ruth ? reprit son mari. Oh, n’aie pas d’inquiétude ; il ne peut pas m’entendre. » Erreur. Il écoutait. Le cerveau de Peter entendait. « Tu ne me réponds pas, remarqua le docteur Dearfield en mettant le moteur en marche. — Je ne veux pas discuter de ça. — Il le faut pourtant. Quels projets as-tu pour lui ? Tu as toujours décidé de sa vie. — Arrête, John. — Non, je ne peux plus me taire, Ruth. J’ai été fou de t’écouter. Fou de me laisser entraîner dans un projet aussi-horrible. Ramener ton fils d’entre les morts ! — Est-ce une chose si horrible d’aimer son fils et de le vouloir auprès de soi ? — Ce qui est horrible, c’est de ne pas respecter ses dernières volontés ! Cette mort qui le débarrassait de toi et lui donnait enfin la paix. — Le débarrassait de moi ? Le débarrassait de moi ? s’emporta-t-elle. Suis-je un tel monstre ? — Non, répondit-il calmement, mais ce qui est sûr, c’est qu’avec mon aide, tu as fait de notre fils un monstre. » Elle resta muette. Peter vit la ligne mince que formaient ses lèvres. « Qu’est-ce qu’il va faire à présent ? demanda son mari. Reprendre ses cours ? Enseigner la sociologie ? — Je ne sais pas, murmura-t-elle. — Non, bien sûr que non. Tu ne t’es jamais souciée que d’une seule chose : c’est qu’il soit auprès de toi. » Le docteur Dearfield tourna au coin de la rue pour s’engager dans Collège Avenue. « Je sais, dit-il. Il nous servira de cendrier. — Arrête ça, John ! » Elle s’effondra en avant et Peter l’entendit sangloter. Il observait sa mère à l’aide des yeux rouges de la machine qu’il occupait. « Est-ce que… tu… tu étais obligé de le faire si… si… — Si laid ? — Je… — Ruth, je t’avais dit à quoi il ressemblerait. Tu t’es ingéniée à ne pas comprendre. Tout ce qui t’intéressait, c’était de le tenir à nouveau entre tes griffes. — Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, sanglota-t-elle. — As-tu jamais respecté un seul de ses désirs ? Dis-moi. Quand il voulait écrire, l’as-tu laissé faire ? Non ! Tu t’es moquée de lui. Sois réaliste, mon chéri, voilà ce que tu lui as dit. C’est bien joli, mais il faut être réaliste. Ton père t’obtiendra un bon poste à l’université. » Elle secoua la tête en silence. « Quand il a voulu aller vivre à New York, l’as-tu laissé faire ? Quand il a voulu épouser Élizabeth, l’as-tu laissé faire ? » Les reproches de son père se transformèrent en un vague fond sonore. Laissant son regard errer sur le campus plongé dans l’obscurité, Peter songeait, rêvait à une jolie fille aux cheveux noirs qui fréquentait son cours. Se souvenait du jour où elle lui avait parlé. Des promenades, des concerts, des doux baisers émoustillants, des tendres et timides caresses. Si seulement il pouvait sangloter, fondre en larmes. Mais une machine ne pouvait pas pleurer ni avoir le cœur brisé. La voix de son père revint lui chatouiller ce qui lui servait d’oreilles. « Toutes ces années à lui imposer tes quatre volontés… Tu l’avais déjà réduit à une machine. » Et Peter de revoir intérieurement la longue allée ovale du campus. Cette allée qu’il avait si souvent foulée pour se rendre à ses cours et en revenir, sa main bien serrée sur sa serviette. Le chapeau gris foncé sur son crâne qui se dégarnissait — à vingt-huit ans ! Le gros manteau en hiver, le costume de tweed gris en automne et au printemps. La veste en crépon de coton dans les mois chauds, quand il donnait des cours d’été. Rien qu’une succession sans fin de jours déprimants. Jusqu’à ce qu’il y mette un terme. « C’est toujours mon fils, entendit-il dire sa mère. — Vraiment ? persifla son père. — C’est toujours son esprit, et l’homme est avant tout esprit. — Et son corps, qu’en fais-tu ? insista son père. Et ses mains ? Ce ne sont plus que des pinces dentées, des espèces de crochets. Voudras-tu tenir ces mains comme tu en avais coutume ? Et ces bras de métal rivetés… voudrais-tu les sentir autour de toi, les laisser t’étreindre ? — John, je t’en prie… — Que vas-tu faire de lui ? L’enfermer dans un placard ? Le cacher quand on aura des invités ? Qu’est-ce que tu comptes… — Je ne veux pas parler de ça ! — Il faut que tu en parles ! Et son visage ? Tu te sens capable de donner un baiser à ce visage ? » Elle se mit à trembler. Soudain, le docteur Dearfield obliqua vers le bord du trottoir et arrêta brusquement la voiture. Il saisit sa femme par les épaules et l’obligea à se tourner. « Regarde-le ! Te sens-tu capable de donner un baiser à cette face de métal ? Est-ce que c’est ton fils, est-ce que c’est ça, ton fils ? » Ses yeux se dérobaient. Et ce fut le dernier coup porté au mental de Peter. Il comprit qu’elle n’avait jamais aimé son âme, sa personnalité, son caractère. C’était de la personne vivante qu’elle était folle, du corps quelle pouvait diriger, des mains quelle pouvait tenir… des réactions quelle pouvait contrôler. « Tu ne l’as jamais aimé, dit cruellement son père. Tu l’as possédé. Tu l’as détruit. — Détruit ! » protesta-t-elle, effarée. C’est alors qu’ils se retournèrent tous les deux, saisis d’horreur. Car la machine venait de dire : « Oui. Détruit. » Son père fixa sur lui un regard stupéfait. « Je croyais…, lâcha-t-il d’une toute petite voix. — Désormais, je suis objectivement ce que j’ai toujours été, dit le robot. Une machine parfaitement docile. » Les rouages vocaux continuèrent sur leur lancée. « Mère, emmène ton petit garçon à la maison », articula la machine. Mais le docteur Dearfield avait déjà fait demi-tour et repartait en sens inverse. UNE ARMÉE DE CONSPIRATEURS Et voilà qu’il y avait cet homme qui reniflait interminablement. Il s’asseyait à côté de M. Jasper quand celui-ci prenait l’autobus. Chaque matin il montait par la portière avant en grognant et, déporté tantôt d’un côté tantôt de l’autre, s’avançait dans le couloir central pour venir s’affaler à côté de la forme menue de M. Jasper. Et… sniff ! se mettait-il à faire en s’absorbant dans la lecture de son quotidien… sniff, sniff ! M. Jasper se tortillait sur son siège. Et se demandait pourquoi l’homme s’obstinait à s’asseoir près de lui. Il y avait d’autres places libres, mais l’autre laissait invariablement tomber sa masse pataude à côté de M. Jasper et ne cessait de renifler pendant tout le trajet, été comme hiver. Il ne faisait même pas froid dehors. Certes, il y avait parfois des matins frisquets à Los Angeles. Mais ils ne suffisaient pas à justifier ces reniflements incessants, comme si l’homme était au bord de la pneumonie. Et cela horripilait M. Jasper. Il effectua plusieurs tentatives pour échapper à la sphère des reniflements. Tout d’abord, il recula de deux rangées par rapport à sa place habituelle. L’homme le suivit. Compris, supputa M. Jasper, furieux. Il a l’habitude de s’asseoir à côté de moi et n’a pas remarqué que je m’étais déplacé de deux rangs. Le lendemain, M. Jasper s’installa de l’autre côté du couloir central. L’œil mauvais, il regarda l’homme s’avancer pesamment. Puis son sang se figea quand la masse vêtue de tweed se laissa choir à côté de lui. Il se tourna vers la fenêtre, une lueur de haine dans les yeux. Sniff ! commença l’homme. Sniff ! Et le dentier de M. Jasper de grincer de toute sa porcelaine. Le jour suivant, il prit place presque au fond de l’autobus. L’homme s’assit à côté de lui. Le jour d’après, il s’installa à l’avant. L’homme s’assit encore à côté de lui. M. Jasper réussit à rester patient durant deux kilomètres, puis, à bout de résistance, il se tourna vers l’homme. « Pourquoi me suivez-vous ? » demanda-t-il d’une voix plaintive, mal assurée. Surpris au milieu d’un reniflement, l’homme resta bouche bée et posa sur M. Jasper un regard bovin où se lisait la plus totale incompréhension. M. Jasper se leva et gagna tant bien que mal l’autre bout du véhicule. Il resta debout, cramponné à la barre de sécurité, secoué par les cahots, le regard dur comme pierre. La façon dont ce crétin de renifleur l’avait regardé ! rumina-t-il. C’était insupportable. Comme si c’était lui, Dieu du ciel, qui avait commis une indélicatesse ! Au moins, pour l’instant, était-il libéré de ces narines journellement dégoulinantes. Ses muscles se détendirent pour sa plus grande satisfaction. Il poussa un soupir de soulagement. C’est alors que le jeune homme debout près de lui se mit à siffler vingt-trois fois de suite le refrain de Dixie. M. Jasper vendait des cravates. C’était un emploi qui n’apportait guère que des tracas, un emploi propre à ronger les parois stomacales les plus endurcies. Et l’estomac de M. Jasper était des plus sensibles. Il était chaque jour en butte à l’irritation, aux contrariétés et aux femmes. Des femmes qui s’attardaient, tâtaient la marchandise, soie, laine, coton, et repartaient sans rien acheter. Qui assaillaient son cerveau prompt à s’enflammer de questions et de jugements à l’emporte-pièce sans rien débourser, rien laisser derrière elles sinon un Jasper contracté, un petit peu plus proche de l’inévitable explosion. Chaque fois qu’une cliente le mettait ainsi à l’épreuve, un flot de répliques féroces lui venait à l’esprit, toutes plus cinglantes les unes que les autres. Il brûlait littéralement de les laisser fuser, de les cracher à la figure de toutes ces femmes comme des torrents d’acide. Mais il y avait toujours, flottant dans le voisinage, le fantôme menaçant d’un chef de rayon ou d’un surveillant qui s’infiltrait dans sa tête pour y exercer son autorité, détourner sa langue impatiente, refouler sa rage, la calcifier à l’instar de ses os. À ses clientes s’ajoutaient celles de la cafétéria du magasin. Elles papotaient tout en mangeant, et fumaient, soufflant des nuages chargés de nicotine qui pénétraient dans ses poumons au moment même où il tentait d’ingérer un bol de velouté de tomate à destination de son estomac ulcéreux. Pfut ! faisaient-elles, et elles agitaient leurs jolies mains pour chasser la fumée indésirable. Et c’était M. Jasper qui recevait tout. Les yeux irrités, il écartait à son tour la fumée de la main. Les femmes la lui renvoyaient. Et le nuage délétère circulait ainsi jusqu’à ce qu’il se disperse ou que de nouvelles bouffées encore plus énergiques viennent l’épaissir. Pfut ! Et entre les gestes qu’il accomplissait pour s’éventer, porter la nourriture à ses lèvres, déglutir, M. Jasper était pris de crampes. Le tanin de son thé parvenait à peine à enrayer la brûlure qui gagnait son estomac. Il payait ses quarante cents d’une main tremblante et retournait à son travail, au bord de la crise de nerfs. Pour affronter tout un après-midi de réclamations, de questions, de tripotages de la marchandise, et subir, pour faire bonne mesure, la présence de la fille qui partageait le rayon avec lui et mâchait du chewing-gum comme si elle tenait à ce que la Terre entière l’entende mastiquer. Les claquements et bruits de mandibules qu’elle produisait nouaient les entrailles de M. Jasper, le statufiaient, l’écœuraient ou lui faisaient lâcher dans un sifflement : « Arrêtez ces bruits dégoûtants ! » La vie était décidément pleine de nuisances. Il y avait encore les voisins, ceux du dessus et d’à côté. La société qu’ils formaient, cette confrérie omniprésente qui trouvait toujours le moyen d’habiter les appartements entourant celui de M. Jasper. Ils constituaient un groupe parfaitement homogène. Avec une façon bien à eux de se comporter, obéissant à des critères bien particuliers. Marcher à pas ultra-pesants, par exemple, changer les meubles de place avec une régularité sans faille, donner des réceptions bruyantes à tout bout de champ en n’invitant que les gens qui promettaient de porter des chaussures à clous et de danser le quadrille. Discuter de n’importe quoi en criant à tue-tête, n’écouter que de la musique folk ou country sur une radio immanquablement réglée au plus fort de son volume. Avoir chez soi une paire de poumons déguisés en bébé de deux à douze mois qui, tous les matins, se gonflaient pour émettre des cris rappelant le gémissement des sirènes lors d’un raid aérien. La Némésis actuelle de M. Jasper se nommait Albert Radenhausen Junior, sept mois, possesseur d’une paire de poumons incroyablement vigoureux qui accomplissaient le meilleur de leur tâche entre quatre et cinq heures du matin. Dans son deux-pièces meublé plongé dans l’obscurité, M. Jasper se retournait sur son dos malingre et se retrouvait en train de contempler le plafond, à l’affût des cris. C’en était arrivé au point où son subconscient le tirait de son précieux sommeil exactement dix secondes avant quatre heures. Si Albert Radenhausen Junior décidait de s’attarder dans les bras de Morphée, cela ne changeait rien. M. Jasper restait éveillé dans l’attente des hurlements. Il essayait bien de se rendormir, mais, à défaut des braillements attendus, sa concentration l’amenait à guetter la foule d’autres bruits qui ne demandaient qu’à assaillir ses oreilles hypersensibles. Une pétarade de voiture dans la rue. Un claquement de store à lamelles. Un bruit de pas isolé quelque part dans l’immeuble. Une fuite de robinet, un aboiement de chien, un cricri de grillon, un grincement de parquet. M. Jasper ne pouvait pas tout maîtriser. Tous ces sources de bruit qu’il ne pouvait étouffer, amortir, auxquelles il ne pouvait même pas s’adapter, s’entêtaient à le harceler. Les poings serrés contre ses flancs, il fermait les yeux jusqu’à en avoir mal. Le sommeil continuait de le bouder. Alors il se redressait brusquement, repoussait draps et couvertures et fixait les ténèbres, hébété, attendant l’entrée en scène d’Albert Radenhausen Junior pour pouvoir se rallonger. Continuant de réfléchir dans l’obscurité, il entretenait un dialogue avec lui-même. Serais-je d’une sensibilité exagérée ? s’interrogeait-il. Faux et archifaux. Je suis conscient de mon environnement, un point c’est tout, protestait-il. J’ai des oreilles pour entendre, non ? La chose devenait suspecte. Dans le désordre des matins, quel fut celui où la notion se présenta à son esprit ? M. Jasper n’en avait pas souvenance. Mais une fois là, elle ne devait plus le quitter. Même si elle perdait en netteté au fil des jours, l’essentiel demeurait. Parfois, au beau milieu d’un de ces moments de tension qui lui faisait grincer des dents, l’idée revenait le frapper. D’autres fois ce n’était qu’un vague flot d’impressions sous-jacentes. Mais ça persistait. Toutes ces choses qui lui arrivaient. Étaient-elles subjectives ou objectives, intérieures ou extérieures ? Elles semblaient si souvent s’accumuler, chaque détail s’enchaînant jusqu’à former une somme de provocations qui n’étaient pas loin de le rendre fou. À croire que tout cela obéissait à une intention. Comme si… Comme s’il s’agissait d’un plan. M. Jasper se lança dans une expérience. Son équipement de base se composait d’un bloc de papier réglé et de son stylobille. Quant au principe adopté, il consistait à noter les diverses causes d’exaspération dont il avait à se plaindre avec l’heure de leur occurrence, le lieu, le sexe du coupable et le degré de la contrariété subie, ce dernier étant exprimé par un chiffre allant de un à dix. Exemple numéro un, consigné d’une écriture maladroite, alors qu’il était encore à moitié endormi. Pleurs de bébé, 4 h 52, appartement d’à côté, sexe masculin, 7. Après avoir rédigé cette note, M. Jasper laissa retomber sa tête au creux de son oreiller avec un soupir proche de la satisfaction. C’était un début. D’ici quelques jours, il saurait avec certitude si son étrange supposition était justifiée. Quand il quitta l’immeuble à huit heures dix-sept du matin, M. Jasper avait noté trois autres cas de nuisance, à savoir : Fort bruit de pas sur le plancher, 6 h 33, appartement du dessus, sexe masculin (supposé), 5. Ronflements de voitures, 7 h, extérieur de l’immeuble, sexe masculin, 6. Radio qui hurle, 7 h 40, appartement du dessus, sexe féminin, 7. Un aspect curieux de ses efforts frappa M. Jasper alors qu’il sortait de chez lui. En bref, il constatait qu’il s’était libéré d’une grande partie de sa mauvaise humeur par le simple fait d’en coucher les causes sur le papier. Non que ces bruits divers aient manqué, dans un premier temps, de lui mettre les nerfs à vif et de lui faire serrer les poings. Il avait réagi comme à l’ordinaire. Mais traduire en mots une obscure agression, réduire une contrariété à un mémorandum succinct constituait une espèce de réconfort. C’était là un phénomène bizarre mais agréable. Son trajet en autobus pour se rendre à son travail lui fournit la matière de plusieurs autres notes. L’homme qui reniflait lui en inspira immédiatement et automatiquement une. Mais dès qu’il en eut fini avec ce fâcheux, M. Jasper s’alarma d’avoir quatre autres cas à prendre en compte coup sur coup. Peu importaient ses déplacements dans le bus, il avait aussitôt un nouveau motif de dégainer son stylobille et de porter une botte de mots. Haleine sentant l’ail, 8 h 27, bus, sexe masculin, 7. Bousculade, 8 h 28, bus, les deux sexes, 8. Pieds écrasés sans excuses, 8 h 29, bus, sexe féminin, 9. Conducteur me disant d’aller me mettre au fond, 8 h 33, bus, sexe masculin, 9. C’est alors que M. Jasper se retrouva une fois de plus à côté de l’éternel enrhumé. Il ne sortit pas le bloc de sa poche mais ferma les yeux et crispa douloureusement les mâchoires. Plus tard, il barra la note chiffrée qu’il avait attribuée à l’homme. 10 ! écrivit-il rageusement. Et au déjeuner, au milieu des signes d’hostilité habituels, d’un œil où la férocité le disputait à la rancœur, M. Jasper entrevit le système qui se profilait derrière ces données. Il se précipita sur une page vierge. 1. Au moins un sujet de contrariété toutes les cinq minutes. (Soit douze par heure.) Mais à intervalles irréguliers. Il peut y en avoir deux en l’espace d’une minute. Astucieux. On essaie de me désorienter en rompant la continuité. 2. Chacune des douze contrariétés à l’heure est pire que la précédente. La douzième me fait presque exploser. THÉORIE : Étant donné que chaque contrariété est calculée pour surpasser la précédente, l’addition obtenue au bout d’une heure est destinée à agir au maximum sur les nerfs. Autrement dit : à me faire sombrer dans la folie ! Assis devant son potage qui refroidissait, il avait le regard fou du scientifique au bord de la révélation, se sentait gagné par la fièvre du chercheur en pleine action. Oui, Dieu du ciel, oui, oui, c’était ça ! Mais il devait s’en assurer. Il acheva son repas, indifférent à la fumée, aux papotages et à la nourriture peu appétissante. Il regagna furtivement son rayon. Et passa un joyeux après-midi à griffonner dans son journal de convulsionnaire. Tout se tenait. Menée en toute impartialité, l’expérience était concluante. Un motif d’irritation toutes les cinq minutes. Certains, bien sûr, si subtils que seul un homme aussi intuitif que M. Jasper, un homme alerté, pouvait les remarquer. C’étaient des nuisances discrètes. Perpétrées avec quelle habileté ! s’avisait-il. Discrètes et destinées à l’égarer. Eh bien, il ne se laisserait pas égarer. Présentoir de cravates renversé, 13 h 18, magasin, sexe féminin, 7. Mouche me marchant sur la main, 13 h 43, magasin, sexe féminin ( ?), 8. Robinet aspergeant mes vêtements aux toilettes, 14 h 19, (sexe ?), 9. Refus d’acheter une cravate parce que serait déchirée, 14 h 38, magasin, sexe FÉMININ, 10. Tel était le type de notes que lui inspirait cet après-midi. Elles étaient jetées sur le papier avec une satisfaction belliqueuse par un M. Jasper agité de tremblements. Un M. Jasper dont l’incroyable théorie se trouvait corroborée. Vers trois heures, il décida d’éliminer tous les chiffres allant de un à cinq, car aucune provocation n’était assez bénigne pour être jugée avec autant d’indulgence. À quatre heures, il avait renoncé à toute autre cotation que neuf et dix. À cinq heures, il songeait sérieusement à un nouveau système allant de dix à vingt-cinq. M. Jasper avait prévu de réunir des notes pendant au moins une semaine avant d’instruire son dossier. Mais d’une façon ou d’une autre, les chocs subis durant la journée l’avaient affaibli. Ses annotations se faisaient plus fébriles, son écriture moins lisible. Et à onze heures du soir, au moment où les voisins trouvaient leur second souffle et faisaient redémarrer leur soirée dans un déferlement d’éclats de rire, M. Jasper lança son bloc contre le mur en s’étranglant sur un juron et se figea, secoué de violents tremblements. Cela ne faisait plus aucun doute. On voulait sa perte. Une supposition, songeait-il, qu’il existe dans le monde une armée secrète. Et que celle-ci ait pour objectif premier de lui faire perdre la raison. Ne serait-il pas possible à ses membres de se livrer à leurs manœuvres insidieuses à l’insu de tous ? Ne pourraient-ils pas combiner si habilement leurs escarmouches sur sa santé mentale que tout paraîtrait venir de lui : un pauvre petit homme, un hypersensible qui verrait une intention malveillante dans chaque motif d’irritation accidentelle ? N’était-ce pas du domaine des possibilités ? Si bien. Une voix intérieure ne cessait de l’en persuader. C’était concevable, réalisable, possible, et bon sang, il y croyait ! Pourquoi pas ? Qu’est-ce qui s’opposait à l’existence d’une vaste et sinistre légion qui se réunirait en secret dans des caves à la lueur de bougies dégoulinantes ? De personnages qui, leurs petits yeux luisants de méchanceté, écouteraient les nouveaux plans de leur chef pour transformer la vie de M. Jasper en enfer ? Mais oui ! L’agent X ayant par exemple pour mission de se placer derrière lui au cinéma, et là, de bavarder pendant les moments les plus palpitants du film, de farfouiller dans des sachets à intervalles réguliers, de mastiquer bruyamment du pop-corn jusqu’à ce que Mr jasper, excédé, se lève et, le dos rond, remonte sa rangée pour aller s’installer sur un autre siège. L’agent Y prenant alors le relais avec des bonbons et le papier qui les enveloppait, le tout accompagné d’éternuements retentissants. Possible. Tout à fait possible. Cela aurait pu durer des années sans qu’il ait le moindre soupçon. Un complot subtil et diabolique, pratiquement impossible à déceler. Mais désormais débarrassé de ses faux-semblants, mis à nu dans toute son épouvantable réalité. Couché dans son lit, M. Jasper continuait de réfléchir. Non, se dit-il dans un petit sursaut de rationalité, c’est idiot. Trop tiré par les cheveux. Pourquoi ces gens agiraient-ils ainsi ? Voilà tout ce qu’il fallait se demander. Quel était leur mobile ? N’était-il pas absurde de penser que tous ces gens voulaient sa perte ? Mort, M. Jasper n’avait pas la moindre valeur. Les deux mille dollars de son assurance-vie, répartis entre les membres de cette vaste armée clandestine, ne rapporteraient pas plus de trois ou quatre cents à chaque conspirateur. À supposer qu’on ait prévu de le contraindre à les désigner comme ses bénéficiaires. Mais pourquoi, dans ce cas, M. Jasper se surprit-il à se rendre comme malgré lui dans la cuisine ? Pourquoi s’y attardait-il aussi longtemps, assurant sa prise sur le grand couteau à découper ? Et pourquoi était-il saisi de tremblements chaque fois qu’il revenait sur son hypothèse ? Sinon parce qu’elle était fondée ? Avant de retourner au lit, M. Jasper rangea le couteau dans son étui de carton. Puis, presque machinalement, il se retrouva en train de le glisser dans la poche intérieure de son manteau. Plus tard, allongé dans le noir, les yeux ouverts, sa maigre poitrine se soulevant et s’abaissant de façon irrégulière, il adressa ce sombre ultimatum à ses oppresseurs supposés : « Si vous êtes là, sachez que je n’en supporterai pas davantage. » Puis Albert Radenhausen Junior entra de nouveau en action à quatre heures du matin. Réveillant en sursaut M. Jasper, grattant une allumette de plus pour son système nerveux prompt à s’enflammer. Il y eut les bruits de pas, de klaxons, les aboiements de chien, le claquement des stores, les écoulements de robinets, les couvertures que l’on rabattait, l’oreiller que l’on frappait du poing, le pyjama dans lequel on s’empêtrait. Et le matin avec ses toasts brûlés, le café imbuvable, le bris d’une tasse, la radio qui hurlait à l’étage au-dessus et le lacet de chaussure qui se casse. Et M. Jasper de se raidir sous le coup d’une fureur indicible, de gémir et de souffler, les muscles tétanisés, les mains tremblantes, les yeux au bord des larmes. Oubliés, son bloc et sa liste, emportés par la violence de sa colère. Il n’y avait plus qu’une chose à faire. Et c’était… se défendre. Car M. Jasper savait désormais qu’il existait bel et bien une armée de conspirateurs, et que cette armée redoublait d’efforts parce qu’il savait et qu’il était décidé à riposter. Il quitta son appartement en trombe et s’élança dans la rue, au comble de l’angoisse. Il fallait qu’il prenne le dessus, il le fallait ! C’était le moment crucial, le point d’ébullition était atteint. S’il laissait la situation se développer, la folie le gagnerait et l’armée de persécuteurs aurait sa victime. C’était de la légitime défense ! À l’arrêt d’autobus, les joues blêmes, tremblant, il rassembla toutes ses forces pour résister. Ne pas se soucier de la pétarade de ce pot d’échappement ! Ignorer le gloussement strident de l’agent de sexe féminin qui passait par là. Faire fi de la tension croissante de ses nerfs à vif. Pas question de les laisser gagner ! Remonté comme un ressort, M. Jasper se jura de l’emporter. Dans l’autobus, les narines du renifleur se déchaînèrent, M. Jasper se fit bousculer et, à l’agonie, il sut qu’il allait hurler d’un moment à l’autre et que c’en serait fait de lui. Sniff sniff ! faisait l’homme. SNIFF ! M. Jasper s’écarta, au comble de la crispation. L’homme n’avait jamais reniflé aussi fort. Cela faisait partie du plan. La main de M. Jasper se porta vers le couteau dissimulé dans son manteau et, à travers le tissu, en éprouva la dureté sur toute sa longueur. Il joua des coudes au milieu d’un entassement de voyageurs. Quelqu’un lui marcha sur le pied. Il siffla entre ses dents. Son lacet cassa encore. Il se pencha pour le rafistoler et reçut un coup de genou sur la tempe. Légèrement étourdi, il se redressa au moment où l’autobus faisait une embardée, les lèvres livides à force de les serrer sur le juron qui voulait s’en échapper. Restait un dernier espoir. Mais la fuite était-elle seulement possible ? La question le taraudait. Changer d’appartement ? Il l’avait déjà fait. Ses moyens ne lui permettraient jamais de trouver mieux. Il était condamné à avoir le même type de voisins. Une voiture au lieu de l’autobus ? Là encore, ses moyens s’y opposaient. Quitter son emploi minable ? Tous les métiers de vendeur se valaient, il ne savait rien faire d’autre et il n’était plus tout jeune. Et même s’il changeait tout — tout ! — l’armée continuerait de le poursuivre, de le traquer sans pitié, de le soumettre à des tensions répétées jusqu’à ce qu’il s’effondre. Il était pris au piège. Et soudain, au milieu de la foule qui le regardait, M. Jasper vit les heures, les jours, les années qui l’attendaient — une succession atroce, écrasante de désagréments, d’irritations, de contrariétés qu’il ressentirait comme autant de brûlures dans sa cervelle. Il dévisagea l’un après l’autre les gens qui l’entouraient. Et ses cheveux faillirent se dresser sur sa tête lorsqu’il s’avisa que tous les passagers de l’autobus faisaient partie de la conspiration. Et lui était là, impuissant parmi eux, simple pion à la merci de leur présence hostile, inhumaine, bafoué dans ses droits et son inviolabilité, indéfiniment soumis à leur complot malveillant. « Non ! » se récria-t-il. Et sa main plongea à l’intérieur de son manteau comme un oiseau vengeur. Et la lame étincela, et l’armée battit en retraite en poussant des hurlements tandis que M. Jasper se lançait à corps perdu dans son combat pour la sauvegarde de sa santé mentale. UN FORCENÉ POIGNARDE SIX PERSONNES DANS UN AUTOBUS BONDÉ AVANT D’ÊTRE ABATTU PAR LA POLICE On se perd en conjectures sur le mobile de cette sauvage agression. TINA A DISPARU Tina pleurait. Je me suis réveillé en une seconde. Il faisait nuit noire. Près de moi, Ruth s’est agitée dans son sommeil. Là-bas, dans le salon, Tina a repris son souffle puis s’est remise à pleurer de plus belle. « Oh, misère », ai-je murmuré, encore dans le brouillard. Ruth a laissé échapper un grognement et commencé à repousser les couvertures. « J’y vais », ai-je dit d’une voix lasse, et elle s’est laissée retomber sur l’oreiller. Nous nous relayons quand Tina passe une mauvaise nuit, qu’elle ait un rhume, mal au ventre ou qu’elle soit tout simplement tombée du lit. J’ai dégagé mes jambes des couvertures et rampé jusqu’au bout du lit avant de poser les pieds par terre. J’ai grimacé au contact du plancher glacé. Il régnait un froid polaire dans l’appartement, comme toujours les nuits d’hiver, même en Californie. Je me suis avancé sur la pointe des pieds, réussissant à éviter le coffre et la commode, la bibliothèque dans le couloir et la télévision au moment d’entrer dans le salon. C’est là que dort Tina, sur un canapé convertible, car nous ne disposons que d’un deux pièces. Elle pleurait de plus en plus fort et commençait à appeler sa maman. « Tout va bien, Tina. Papa est là », l’ai-je rassurée. Elle a continué de pleurer. Dehors, sur le balcon, Mack, notre colley, a sauté de la chaise pliante dont il avait fait sa couche. Je me suis penché sur le canapé dans l’obscurité. J’ai tendu la main et n’ai rien senti sous les couvertures. J’ai reculé et regardé par terre, mais sans découvrir la moindre trace de Tina. « Bon sang, ai-je pouffé intérieurement en dépit de mon irritation, la pauvre gosse est sous le canapé. » Je me suis mis à genoux sans cesser de glousser à la pensée de notre petite Tina tombant de son lit et crapahutant jusqu’à se retrouver dessous. « Tina, où es-tu ? » Je m’efforçais de ne pas éclater de rire. Ses pleurs ont redoublé, mais impossible de la voir sous le canapé. Il y faisait trop sombre. « Hé, où es-tu, mon bébé ? ai-je lancé. Viens vers papa. » Tel le monsieur qui cherche un bouton de chemise sous la commode, j’ai tâtonné sous le canapé à la recherche de ma fille, qui continuait de pleurer et de réclamer sa maman. C’est alors que l’amusement a cédé place à la surprise. J’avais beau m’étirer au maximum, impossible d’atteindre ma fille. « Allez, Tina », ai-je dit, et cette fois je n’avais plus envie de rire. « Arrête de faire marcher ton vieux papa. » Et voilà qu’elle pleurait encore plus fort. Ma main a fait un bond en arrière quand elle a rencontré le mur glacé. « Papa ! a crié Tina. — Sacré nom… ! » Je me suis redressé tant bien que mal et, d’un pas mal assuré, grognon, je suis allé allumer la lampe placée à côté du tourne-disque. Je me suis retourné pour m’emparer de Tina et, arrêté net dans mon élan, je suis resté là, muet, encore à moitié endormi, les yeux fixés sur le canapé-lit, tandis qu’un filet d’eau glacé me ruisselait dans le dos. Un bond, et j’étais à genoux à fouiller frénétiquement du regard le dessous du canapé, la gorge de plus en plus serrée. Tina était là qui pleurait, mais je n’arrivais pas à la voir. Mon estomac s’est noué quand la vérité s’est imposée à moi. Mes mains allaient et venaient fébrilement sous le lit, mais sans rien rencontrer. J’entendais Tina pleurer, et bonté divine, elle n’était pas là ! « Ruth ! ai-je crié. Viens voir ! » Je l’ai entendue soupirer dans la chambre, un froissement de tissu a suivi, puis le bruit de ses pas tandis qu’elle accourait. Du coin de l’œil, j’ai perçu le bleu ciel de sa chemise de nuit. « Qu’est-ce qu’il y a ? » s’est-elle enquise dans un souffle. Je me suis relevé, pratiquement incapable de respirer, à plus forte de raison de parler. J’ai commencé à dire quelque chose, mais les mots se sont bloqués dans ma gorge. Je suis resté la bouche ouverte, me contentant de désigner le canapé d’un doigt tremblant. « Où est-elle ? s’est écriée Ruth. — Je n’en sais rien ! ai-je enfin réussi à articuler. Elle… — Quoi ? » Ruth s’est mise à genoux et a regardé sous le lit. « Tina ! a-t-elle appelé. — Maman ! » Ruth s’est écartée du canapé, livide. Elle a posé sur moi un regard horrifié. Et soudain, j’ai entendu Mack qui grattait furieusement à la porte. « Où est-elle ? a insisté Ruth d’une voix sans timbre. — Je n’en sais rien, ai-je répété, gagné par une espèce d’engourdissement. J’ai allumé et… — Mais elle pleure », a fait Ruth qui, comme moi, n’en croyait pas ses yeux. « Je… Chris, écoute. » Oui, c’était bien notre fille qui pleurait et sanglotait de peur. « Tina ! ai-je crié en pure perte. Où es-tu, mon ange ? » Seuls ses pleurs m’ont répondu. Puis : « Maman ! a-t-elle appelé. Maman, viens me chercher ! — Non, c’est complètement délirant » Tout en parlant d’une voix qu’elle s’efforçait de maîtriser, Ruth s’était remise debout. « Elle doit être dans la cuisine. — Mais… » Je suis resté là comme un idiot tandis qu’elle allumait la cuisine et en faisait le tour. L’angoisse qu’il y avait dans sa voix m’a donné le frisson. « Chris ! Elle n’est pas là. » Elle est revenue en courant, les yeux emplis d’effroi, et s’est mordu les lèvres. « Mais où peut-elle bien… ? » Elle n’en a pas dit davantage. Nous entendions tous deux Tina pleurer et sa plainte venait, de sous le canapé. Où il n’y avait rien. Mais Ruth n’arrivait pas à admettre l’invraisemblable vérité. Elle est allée ouvrir le placard du couloir et a regardé dedans. Elle a jeté un coup d’œil derrière le poste de télévision — et même derrière le tourne-disque, dans les cinq où six centimètres qui le séparaient du mur. « Aide-moi, mon chou, a-t-elle supplié. On ne peut pas la laisser comme ça. » Je n’ai pas bougé. « Elle est sous le canapé, mon chou. — Mais tu vois bien que non ! » Et comme dans un rêve dément, impossible, dont j’aurais été prisonnier, me revoilà à genoux sur le sol glacé, en train de tâtonner jusqu’à me retrouver sous le canapé. J’ai exploré chaque centimètre carré de plancher. Mais impossible d’atteindre Tina, même si je l’entendais pleurer carrément dans mes oreilles. Je me suis relevé en frissonnant – et pas seulement à cause du froid. Debout au milieu du tapis, Ruth me regardait fixement. Sa voix, lorsqu’elle a ouvert la bouche, était faible, presque inaudible. « Chris… Chris, qu’est-ce qui se passe ? » J’ai secoué la tête. « Je n’en sais rien, mon chou. Je n’en sais pas plus que toi. » Dehors, Mack s’est mis à geindre tout en continuant de gratter. Ruth a tourné les yeux vers la porte du balcon, le visage livide, déformé par la frayeur. Elle grelottait dans sa chemise de nuit en soie quand son regard est revenu se poser sur le convertible. Quant à moi, je restais planté là, complètement désemparé ; mes pensées filaient dans une douzaine de directions, mais sans mener à une solution, à quoi que ce soit de concret. « Qu’est-ce qu’on va faire ? » Au ton de sa voix, j’ai compris que Ruth était sur le point de hurler. « Mon pauvre amour, je… » Je ne suis pas allé plus loin. D’un seul mouvement, nous nous étions rapprochés du canapé. Les pleurs de Tina étaient plus faibles. « Oh, non, a gémi Ruth. Non. Tina. — Maman », a dit notre fille d’une voix qui semblait encore plus lointaine. J’en ai eu la chair de poule. « Tina, reviens ici ! » me suis-je entendu crier à la façon d’un père appelant l’enfant désobéissant qui n’est plus dans son champ visuel. « TINA ! » a hurlé Ruth. Un silence de mort est alors tombé sur l’appartement tandis que Ruth et moi, à genoux, regardions fixement l’espace vide sous le convertible. À l’écoute. Discernant le ronflement paisible de notre enfant. « Bill, est-ce que tu peux venir tout de suite ? » Impossible de contrôler mon affolement. « Quoi ? » La voix de Bill était pâteuse, mal assurée. « Bill, c’est Chris. Tina a disparu. » Cela l’a réveillé. « Elle a été kidnappée ? — Non. Elle est là, mais… elle n’est pas là. » Il a marmonné je ne sais quoi. J’ai retenu mon souffle. « Bill, pour l’amour du ciel, amène-toi ! » Un temps. « J’arrive. » Et j’ai compris au ton de sa voix qu’il ne savait pas pourquoi il cédait à ma demande. J’ai raccroché et rejoint Ruth. Elle était assise sur le canapé, parcourue de frissons, les mains jointes sur les genoux. « Mets ton peignoir, mon chou, lui ai-je dit. Tu vas attraper froid. — Chris, je… » Des larmes lui ruisselaient sur les joues. « Chris, où est-elle ? — Mon chou… » C’était tout ce que j’étais capable de dire, d’une voix défaillante, désespérée. Je suis allé chercher son peignoir dans la chambre. En revenant, j’ai réglé le chauffage au maximum. « Tiens, ai-je dit en lui posant le peignoir sur les épaules, mets ça. » Elle a passé ses bras dans les manches, m’implorant du regard. Elle savait parfaitement que cela m’était impossible mais me demandait quand même de lui ramener son enfant. Je me suis remis à genoux, histoire de faire quelque chose, mais je savais que cela ne servait à rien. Je suis resté un bon moment à regarder sous le canapé. À scruter ce golfe d’ombre. « Chris, elle… elle dort par terre. » Les mots avaient du mal à sortir de ses lèvres décolorées. « Elle ne va pas attraper froid ? — Je… » C’est tout ce que j’ai été capable de répondre. Que pouvais-je lui dire ? Non, elle n’est pas par terre ? Qu’est-ce que j’en savais ? J’entendais Tina respirer, et même ronfler doucement sur le plancher, mais elle restait hors d’atteinte. Elle avait disparu sans vraiment disparaître. Je me creusais les méninges pour essayer de me représenter cela. De me faire à cette idée. Le plus sûr moyen de vous conduire à la dépression nerveuse. « Mon chou… elle… elle n’est pas là. Je veux dire… pas sur le plancher. — Mais… — Je sais, je sais… » J’ai levé les mains et haussé les épaules en signe d’impuissance. « Je ne crois pas qu’elle ait froid, mon chou. » J’avais adopté un ton aussi doux et aussi persuasif que possible. Elle allait répondre quand elle s’est ravisée. Il n’y avait rien à dire. La situation défiait les mots. Nous sommes restés assis, immobiles et silencieux, à attendre Bill. Je l’avais appelé parce qu’il était ingénieur, diplômé de l’Université de Californie, cadre supérieur à la Lockheed, de l’autre côté de la vallée. Je ne sais pas pourquoi je pensais que ce serait un atout, mais je l’avais appelé. J’aurais appelé n’importe qui pour seulement bénéficier d’un peu de réconfort. Les parents sont complètement désemparés dès qu’ils ont peur pour leurs enfants. Une fois encore, avant que Bill arrive, Ruth s’est agenouillée devant le canapé pour palper le plancher. « Tina, réveille-toi ! a-t-elle crié dans un nouvel accès de terreur. Réveille-toi ! — Enfin, mon chou, à quoi ça sert ? » Elle a levé vers moi un regard vide et s’est rendue à l’évidence. Non, ça ne servait strictement à rien. J’ai entendu les pas de Bill sur le seuil et atteint la porte avant lui. Il est entré calmement, a jeté un coup d’œil alentour et adressé un bref sourire à Ruth. Je l’ai débarrassé de son manteau. Il était encore en pyjama. « Qu’est-ce qui se passe, les enfants ? » s’est-il empressé de demander. Je l’ai mis au courant en m’efforçant d’être aussi bref et aussi clair que possible. Il s’est agenouillé à son tour pour se rendre compte par lui-même. Il a promené les mains sous le canapé et j’ai vu son front se plisser quand il a entendu la respiration paisible de Tina. Il s’est redressé. « Alors ? » ai-je demandé. Il a secoué la tête. « Dieu du ciel », a-t-il marmonné. Ruth et moi l’avons dévisagé. Dehors, Mack continuait de geindre et de gratter à la porte. « Où est-elle ? a demandé Ruth une fois de plus. Je vais devenir folle, Bill. — Calme-toi », s’est-il contenté de répondre. Je me suis approché de Ruth et lui ai passé un bras autour des épaules. Elle tremblait comme une feuille. « On l’entend respirer, a repris Bill. C’est une respiration normale. Celle de quelqu’un qui va bien. — Mais où est-elle ? ai-je demandé. On ne la voit pas, on ne peut même pas la toucher. — Je ne sais pas. » Et Bill de se remettre à genoux devant le canapé. « Chris, tu ferais bien de laisser entrer Mack », a dit Ruth, pour une fois soucieuse d’autre chose que le sort de sa fille. « Il va réveiller tous les voisins. — J’y vais. » Mais j’ai continué d’observer Bill. « Faut-il appeler la police ? lui ai-je demandé. Est-ce que tu… — Non, non, ça ne servirait rien. Ce n’est pas… » Il a secoué la tête, comme s’il chassait tout ce en quoi il avait toujours cru. « Ça ne relève pas des compétences de la police. — Chris, le chien va réveiller tous les… » Je me suis dirigé vers la porte pour ouvrir à Mack. « Un instant », a dit Bill, et j’ai fait demi-tour, le cœur battant de nouveau la breloque. À moitié engagé sous le convertible, Bill tendait l’oreille. « Bill, qu’est-ce qui… ? — Chut ! » Silence. Bill est resté comme ça un bon moment. Puis il s’est redressé, interdit. « Je ne l’entends plus. — Oh, non ! » Ruth s’est jetée à plat ventre devant le canapé. « Tina ! Oh, mon Dieu, où est-elle ? » Bill s’est mis à aller et venir dans le salon. Je l’ai suivi des yeux, puis je me suis retourné vers Ruth, effondrée sur le canapé, malade de peur. « Écoutez, a dit Bill. Vous n’entendez rien ? » Ruth a levé la tête. « Tu entends… quelque chose ? — Marchez, marchez, s’est exclamé Bill. Voyez si vous entendez quelque chose. » Comme des robots, Ruth et moi nous sommes déplacés dans la pièce sans avoir la moindre idée de ce que nous faisions. Le silence n’était troublé que par les gémissements et les grattements de Mack. J’ai serré les dents et marmonné un « La ferme ! » rageur en passant devant la fenêtre du balcon. L’espace d’une seconde, l’idée m’a vaguement traversé l’esprit que Mack savait pour Tina. Il l’avait toujours adorée. Puis j’ai vu Bill debout dans le coin où se trouve le placard ; dressé sur la pointe des pieds, il écoutait. Il s’est aperçu que nous le regardions et nous a aussitôt fait signe d’approcher. Nous nous sommes empressés d’obéir. « Écoutez », a-t-il murmuré. Tout d’abord, nous n’avons rien entendu. Puis Ruth a eu comme un hoquet et nous avons tous retenu notre respiration. Là-haut, à l’endroit où le plafond rencontre le mur, nous entendions le souffle de Tina. Ruth a gardé les yeux levés, le visage blême, l’air complètement égaré. « Bill, qu’est-ce que… » Je ne suis pas allé plus loin. Il s’est contenté de secouer lentement la tête. Puis il a soudain levé une main et nous nous sommes figés, de nouveau en alerte. On n’entendait plus rien. Ruth a éclaté en sanglots. « Tina. » Elle s’est éloignée du coin. « Il faut absolument qu’on la retrouve », a-t-elle supplié, au désespoir. Nous nous sommes mis à tourner au hasard dans la pièce, l’oreille aux aguets. Le visage de Ruth était barbouillé de larmes et convulsé par la peur. Cette fois, j’ai été le premier à la repérer. Sous le poste de télévision. Nous nous sommes agenouillés et avons écouté. Nous l’avons entendue parler toute seule et changer de position dans son sommeil. « Veux ma poupée, a-t-elle marmonné. — Tina ! » Ruth tremblait de tous ses membres. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai essayé d’arrêter ses sanglots. En vain. Moi-même, je ne pouvais m’empêcher d’avoir la gorge serrée, les mains moites, et mon cœur battait à grands coups dans ma poitrine. « Mais qu’est-ce qui se passe, pour l’amour de Dieu ? » La question de Ruth ne s’adressait pas à nous. Bill m’a aidé à la conduire jusqu’à un fauteuil près du tourne-disque. Puis, n’arrivant pas à tenir en place, il s’est planté au milieu du tapis et s’est mis à se mordre une phalange comme je l’avais vu faire si souvent lorsqu’il était absorbé par un problème. Il a levé les yeux, ouvert la bouche pour dire quelque chose, puis s’est ravisé et s’est tourné vers la porte. « Je vais ouvrir au chien, a-t-il dit. Il fait un raffut de tous les diables. — N’as-tu vraiment pas une idée de ce qui a pu arriver à Tina ? ai-je demandé. — Bill… ? l’a supplié Ruth. — Je crois qu’elle se trouve dans une autre dimension », a-t-il lâché avant d’aller ouvrir la porte. Ensuite, tout s’est passé si vite que nous avons été pris au dépourvu. Mack est entré d’un bond, un jappement à l’appui, et a filé droit vers le canapé. « Il sait ! » s’est écrié Bill en plongeant à sa suite. Et là, il s’est produit quelque chose de complètement fou. On a vu Mack s’engouffrer sous le convertible dans une envolée d’oreilles, de pattes et de queue… puis il a disparu. Comme ça. Plus de Mack. On en est restés tous les trois bouche bée. Puis j’ai entendu Bill articuler : « C’est ça. Oui. — Oui, quoi ? » Moi-même, je ne savais plus très bien où j’étais. « La petite se trouve dans une autre dimension. — Qu’est-ce que tu racontes ? » Une légère irritation perçait sous mon inquiétude. Ce n’est pas tous les jours qu’on entend de pareils délires. « Assieds-toi. — M’asseoir ? Il n’y a vraiment pas autre chose à faire ? » Bill a lancé un bref regard en direction de Ruth. Elle semblait savoir ce qu’il allait dire. « Je ne sais pas si on peut faire quoi que ce soit. » Je me suis laissé tomber sur le divan. « Bill. » Je n’ai fait que prononcer son nom. Il a eu un geste d’impuissance. « Mon petit vieux, tout ça me prend autant au dépourvu que toi. Je ne sais même pas si j’ai raison ou pas, mais je ne vois pas d’autre explication. Je crois que d’une façon ou d’une autre Tina est passée dans une autre dimension, sans doute la quatrième. Mack a senti le truc et l’a suivie là-bas. Mais comment ont-ils fait leur affaire ? Mystère. Je me suis traîné sous ce canapé, et toi aussi. Tu as vu quelque chose ? » Il a suffi que je le regarde pour qu’il connaisse la réponse. « Une autre… dimension ? » a dit Ruth d’une voix étranglée. La voix d’une mère à qui l’on vient de dire que son enfant est perdu à jamais. Bill s’est mis à marcher de long en large en se frappant la paume gauche du poing. « Bon sang de bonsoir, marmonnait-il. Comment est-ce possible ? » Puis, tandis que nous restions là sans bouger, l’écoutant d’une oreille et guettant la respiration de Tina de l’autre, il s’est mis à discourir. Pas vraiment à notre attention, il s’adressait à lui-même, essayant de mettre le problème en perspective. « Un espace à une dimension égale une ligne, débita-t-il. Un espace à deux dimensions égale un nombre infini de lignes — soit un nombre infini d’espaces à une dimension. Un espace à trois dimensions est un nombre infini de plans – soit un nombre infini d’espaces à deux dimensions. Maintenant, le facteur de base… le facteur de base… » Il s’est assené un grand coup de poing dans la paume et a levé les yeux au plafond. Puis il a repris, plus calmement cette fois : « Chaque point de chaque dimension est un segment de ligne de la dimension immédiatement supérieure. Tous les points d’une ligne sont des segments des lignes perpendiculaires qui forment un plan à partir de la ligne. Tous les points d’un plan sont des segments des lignes perpendiculaires qui forment un volume à partir du plan. Ce qui signifie que dans la troisième dimension… — Bill, par pitié ! a explosé Ruth. Est-ce qu’on ne peut pas faire quelque chose ? Ma petite est… là-bas. » Et Bill de perdre le fil de son raisonnement. Il a secoué la tête. « Ruth, je ne… » C’est alors que je me suis levé pour me remettre à plat ventre et glisser sous le canapé. Il fallait que je trouve ! J’ai tâtonné, exploré. Écouté jusqu’à en avoir les oreilles qui tintaient. Rien. Puis j’ai brusquement sursauté, me cognant la tête par la même occasion : Mack venait d’aboyer tout près de moi. Bill m’a aussitôt rejoint, le souffle court, laborieux. « Bon sang ! a-t-il murmuré avec une espèce de fureur. De tous les endroits au monde où… — Si… l’entrée est ici, ai-je marmonné, pourquoi entend-on sa voix et sa respiration dans toute la pièce ? — Ma foi, si elle a échappé à la sphère de la troisième dimension pour se retrouver en plein dans la quatrième… ses mouvements peuvent très bien nous donner l’impression de se déployer dans la totalité de l’espace. En fait, elle peut occuper un seul point de la quatrième dimension, mais pour nous… » Il s’est interrompu. Mack gémissait. Mais, plus important, on entendait de nouveau Tina. Tout près de nous. « Il l’a ramenée ! s’est écrié Bill. Chapeau, le chien ! » Il s’est mis à se tortiller dans tous les sens, à regarder, palper, balayer le vide autour de lui. « Il faut qu’on trouve ! a-t-il repris. Il faut trouver la voie d’accès et les tirer de là. Dieu sait combien de temps va durer cette faille dimensionnelle. — Quoi ? » Ruth avait failli s’étrangler. Puis elle a fondu en larmes. « Tina, où es-tu ? C’est maman. » J’allais lui dire que cela ne servait à rien lorsque Tina a répondu. « Maman, maman ! Où tu es, maman ? » Puis on a entendu Mack grogner et Tina s’énerver. « Elle essaie de courir un peu partout pour rejoindre sa mère, a dit Bill. Mais Mack l’en empêche. J’ignore comment, mais il a l’air de savoir où se trouve le passage. — Et eux, où sont-ils, bon Dieu ? » me suis-je emporté. Et j’ai basculé en plein dans cette fichue faille. Jusqu’à ma mort, j’aurai le plus grand mal à décrire ce que j’ai vu. Mais voilà quand même ce que je peux dire. Il faisait noir — en tout cas c’est ce qu’il m’a semblé. Et pourtant j’étais comme entouré d’un million de lumières. Mais dès que j’en regardais une, elle disparaissait. Je ne les percevais que du coin de l’œil. « Tina, ai-je articulé, où es-tu ? Réponds-moi ! S’il te plaît ! » Et j’ai entendu ma voix produire un million d’échos, les mots se répétant sans cesse, à l’infini, comme s’ils étaient doués d’une vie propre. Et lorsque j’ai remué la main, mon geste a produit une espèce de sifflement qui s’est répercuté, encore et encore, telle une nuée d’insectes s’éloignant dans la nuit. « Tina ! » Nouvelle suite d’échos qui m’ont mis les oreilles au supplice. « Chris, tu l’entends ? » a demandé une voix. Mais était-ce une voix ou une simple pensée ? C’est alors que quelque chose d’humide m’a touché la main, me faisant sursauter. Mack. J’ai tendu les mains autour de moi. Chacun de mes mouvements rageurs engendrait des sifflements qui se répercutaient dans les ténèbres, les faisaient vibrer. Au point que j’ai eu bientôt l’impression d’être cerné par une multitude d’oiseaux qui battaient frénétiquement des ailes autour de ma tête. C’était un véritable martèlement qui s’exerçait sur mon cerveau. Puis j’ai senti Tina. Je dis que je l’ai sentie, mais je crois que s’il ne s’était pas agi de ma fille, si je n’avais pas mystérieusement su que c’était elle, j’aurais pensé avoir touché tout autre chose. Et certainement pas une forme au sens où on l’entend dans l’espace tridimensionnel. Mais passons, je ne tiens pas à approfondir. « Tina, ai-je murmuré. Tina, mon chou. — Papa, j’ai peur dans le noir », m’a-t-elle répondu d’une toute petite voix tandis que Mack faisait chorus en geignant. Et voilà que j’avais peur du noir moi aussi. Car une pensée effrayante venait de me traverser l’esprit. Comment nous sortir de là ? Puis m’est venue une autre pensée : Chris, tu les tiens ? « Je les tiens ! » ai-je crié. Et Bill de me saisir les jambes (comme je l’ai appris un peu plus tard, elles n’avaient pas quitté la troisième dimension) et, d’une vigoureuse traction, de me ramener à la réalité avec une fille et un chien dans les bras et le souvenir d’une expérience que j’aurais préféré oublier tout de suite. Nous nous sommes tous retrouvés entassés sous le canapé et j’ai failli m’assommer en me cognant de nouveau la tête. Puis, tour à tour, je me suis senti étreint par Ruth, léché par Mack et remis sur mes jambes par Bill. Mack nous sautait après en jappant et en bavant. Quand j’ai été en mesure de parler, j’ai remarqué que Bill avait barricadé le dessous du canapé avec deux tables de bridge. « Pour être plus tranquille », a-t-il commenté. J’ai acquiescé sans énergie. Ruth est revenue de la chambre. « Où est Tina ? » ai-je aussitôt demandé, tandis que des bribes de souvenirs pénibles continuaient de mijoter dans ma tête. « Dans notre lit. On ne va pas faire d’histoires pour une nuit. — Je ne crois pas. » Puis je me suis tourné vers Bill. « Mais qu’est-ce qui a pu se passer, bon sang ? — Je te l’ai expliqué, a-t-il fait avec un sourire désabusé. La troisième dimension est juste un niveau au-dessous de la quatrième. Ou pour être plus précis, chacun des points de notre espace fait partie d’une ligne perpendiculaire à chaque point de la quatrième dimension. Ces lignes n’en sont pas pour autant parallèles — du moins pour nous. Mais si, dans une zone donnée, il s’en trouvait un certain nombre qui soient parallèles dans les deux dimensions… il pourrait en résulter un couloir de communication. — Tu veux dire que… ? — C’est ça qui est fou. Comme par un fait exprès, c’est précisément sous le canapé que se trouve une zone de points situés sur des lignes parallèles… et cela dans les deux dimensions. Ils forment un couloir d’accès à l’espace voisin. — Ou un trou », ai-je dit. Bill a pris un air écœuré. « Mon raisonnement nous fait une belle jambe ! Il a fallu un chien pour tirer Tina de là. — Si tu veux, il est à toi, ai-je grommelé. — Qui voudrait s’en embarrasser ? — Et les sons baladeurs, comment tu expliques ça ? — Alors là… » Fin de l’épisode. Naturellement, Bill a parlé de tout cela à ses amis de l’Université, et pendant un mois, notre appartement à été envahi par des chercheurs en physique. Mais ils n’ont rien trouvé. Ils ont dit que le phénomène avait disparu. D’autres ont eu des commentaires moins aimables. N’empêche que lorsque nous sommes revenus de chez ma mère — qui nous avait accueillis pour la durée du siège des scientifiques —, nous avons déplacé le canapé pour coller la télévision à l’endroit qu’il occupait jusque là. Aussi n’est-il pas impossible qu’un de ces soirs nous entendions Arthur Godfrey[2] rire depuis une autre dimension. À laquelle il appartient peut-être. APPEL LONGUE DISTANCE Juste avant la sonnerie du téléphone, la tempête abattit l’arbre devant la fenêtre, arrachant Miss Keene à son sommeil et à ses rêves. Elle se redressa d’un bond en étouffant un cri, ses mains frêles crispées sur le drap. Dans sa poitrine décharnée, son cœur s’emballa, donna un coup de fouet à son sang paresseux. Elle resta assise, toute raide, muette, ses yeux scrutant les ténèbres. Une seconde après, le téléphone sonna. Qui diable… ? La question se forma malgré elle dans sa tête. Sa main maigre hésita dans l’obscurité, ses doigts tâtonnèrent, puis Miss Elva Keene porta le combiné glacé à son oreille. « Allô ? » dit-elle. Dehors, un roulement de tonnerre ébranla la nuit, faisant frémir les jambes invalides de Miss Keene. Je n’ai pas entendu la voix, songea-t-elle, le tonnerre a étouffé la voix. « Allô ? » reprit-elle. Silence. Miss Keene attendit dans un demi-sommeil. Puis elle répéta : « Al-lô ? » d’une voix fêlée. Dehors, le tonnerre gronda une fois de plus. Toujours rien à l’autre bout du fil, pas même le bruit caractéristique d’une coupure dans la communication. Sa main tremblante se tendit et raccrocha brutalement, d’un geste qui traduisait son irritation. « Grossier personnage », marmonna-t-elle en se laissant retomber sur l’oreiller. Son dos infirme la faisait déjà souffrir de l’effort réclamé par la position assise. Elle exhala un soupir de lassitude. À présent, il allait lui falloir s’employer à se rendormir, subir toutes les affres du processus — calmer les muscles harassés, oublier la douleur qui lui sciait les jambes, mener un combat sans fin, éreintant, pour fermer le robinet dans sa tête, empêcher les pensées indésirables de s’écouler goutte à goutte. Il fallait en passer par là ; l’infirmière, Mrs Phillips, insistait sur la nécessité d’un bon repos. Elva Keene se força à respirer lentement, profondément, les couvertures remontées jusqu’au menton, dans l’espoir de voir sa peine récompensée. En vain. Ses yeux s’ouvrirent et, tournant la tête vers la fenêtre, elle regarda l’orage s’éloigner sur les jambes que lui faisaient les éclairs. Pourquoi je n’arrive pas à dormir ? se plaignit-elle. Pourquoi faut-il que je reste comme ça, toujours éveillée ? Elle n’avait pas à se creuser beaucoup pour connaître la réponse. Dans une vie terne, le moindre imprévu prenait une importance surnaturelle. Et la vie, pour Miss Keene, se réduisait, lamentable train-train, à rester allongée sur le dos ou soutenue par des oreillers, à lire les livres que l’infirmière lui apportait de la bibliothèque municipale, à se nourrir, se reposer, prendre ses médicaments, à écouter sa minuscule radio… et à attendre, attendre qu’il arrive quelque chose de différent. Comme ce coup de téléphone qui n’en était pas vraiment un. Il n’y avait même pas eu le bruit d’un combiné que l’on remet en place. Miss Keene ne comprenait pas. Pourquoi quelqu’un composerait-il son numéro pour rester ensuite silencieux pendant qu’elle répétait ses « allô » ? Y avait-il vraiment quelqu’un au bout du fil ? Ce qu’elle aurait dû faire, s’avisa-t-elle alors, c’était rester à l’écoute jusqu’à ce que l’autre se fatigue de la plaisanterie et raccroche. Ce qu’elle aurait dû faire, c’était s’indigner vigoureusement de l’inconvenance d’une telle farce à l’endroit d’une femme seule et impotente au milieu d’une nuit d’orage. Alors, s’il y avait eu quelqu’un au bout du fil, qui que ce soit, il en aurait eu pour son grade et… « Mais bien sûr… » Elle avait prononcé ces mots à haute voix, les ponctuant d’un gloussement où le dégoût le disputait au soulagement. Bien sûr, le téléphone était en dérangement. On avait tenté de la joindre, peut-être l’infirmière pour prendre de ses nouvelles. Mais la ligne devait être en dérangement quelque part, avec pour effet de laisser sa sonnerie en état de marche, mais sans que la communication puisse s’établir. Oui, bien sûr, c’était l’explication. Miss Keene hocha une fois la tête et ferma doucement les yeux. Et maintenant, dormir, se dit-elle. Au loin, au delà des limites du comté, l’orage racla sa gorge noire. J’espère que personne ne s’inquiète, songea Elva Keene. Ce serait vraiment dommage. C’est alors que le téléphone se remit à sonner. Voilà qu’on essaie de nouveau de me joindre. Elle se dépêcha de tendre la main dans l’obscurité, tâtonna jusqu’à ce que ses doigts rencontrent le combiné, puis le porta à son oreille. « Allô ? » fit-elle. Silence. Sa gorge se contracta. Elle savait ce qui clochait, naturellement, mais cela ne lui plaisait pas du tout. « Allô ? » reprit-elle timidement, pas encore tout à fait convaincue qu’elle gaspillait son souffle. Pas de réponse. Elle attendit un moment, puis lança une troisième fois, non sans impatience, d’une voix perçante qui résonna dans l’obscurité : « Allô ! » Rien. Miss Keene eut soudain envie d’envoyer le combiné au diable, mais elle contint cette curieuse impulsion – non, il fallait attendre ; attendre et écouter pour savoir si quelqu’un raccrochait à l’autre bout. Elle attendit donc. La chambre était désormais plongée dans un silence absolu, mais Elva Keene continuait de tendre l’oreille ; à l’affût du déclic caractéristique d’un combiné que l’on repose ou du bourdonnement qui s’ensuit habituellement. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait à petits coups. Elle ferma les yeux pour se concentrer, puis les rouvrit, clignant des paupières dans le noir. Aucun son ne venait de l’écouteur ; pas un déclic, pas un bourdonnement, pas le moindre bruit de combiné remis en place. « Allô ! » cria-t-elle soudain, puis elle alla pour raccrocher. Elle manqua son but. Le combiné atterrit sur le tapis avec un bruit sourd. Miss Keene alluma fébrilement la lampe, grimaçant au moment où la lumière lépreuse lui emplissait les yeux. Elle se mit aussitôt sur le côté pour essayer d’atteindre l’appareil toujours silencieux. Mais elle ne parvenait pas à s’étirer suffisamment et ses jambes invalides l’empêchaient de se lever. Sa gorge se serra. Dieu ! Allait-elle devoir le laisser là toute la nuit, muet et énigmatique ? Retrouvant ses esprits, elle tendit brusquement le bras et appuya sur le levier du support. Par terre, le combiné cliqueta, puis se mit à bourdonner normalement. Elva Keene déglutit et inspira à petits coups saccadés en se laissant retomber sur l’oreiller. Elle lança alors les grappins de la raison pour s’arracher à la panique. C’est ridicule, se dit-elle. Se laisser bouleverser par un incident aussi banal et aussi facilement explicable. C’est l’orage, la nuit, le fait d’avoir été réveillée en sursaut. (Mais qu’est-ce qui m’a réveillée ?) Tout cela venant s’accumuler sur la montagne d’horripilante monotonie qu’est ma vie. Oui, c’était désagréable, très désagréable. Mais ce n’était pas l’incident en lui-même qui était désagréable. C’était sa réaction à elle. Miss Elva Keene se barricada contre toute prémonition ultérieure. À présent, je vais dormir, ordonna-t-elle à son corps dans un dernier sursaut d’humeur. Elle s’imposa une immobilité totale, se détendit. Par terre, le téléphone faisait entendre comme un lointain bourdonnement d’abeilles. Elle s’en désintéressa. Tôt le lendemain matin, lorsque l’infirmière eut remporté le plateau du petit déjeuner, Elva Keene appela la compagnie du téléphone. « Ici, Miss Elva, dit-elle à la standardiste. — Bonjour, Miss Elva, répondit la jeune femme, une certaine Miss Finch. En quoi puis-je vous être utile ? — La nuit dernière, mon téléphone a sonné deux fois. Mais quand j’ai décroché, il n’y avait personne au bout du fil. Et je n’ai pas entendu raccrocher. Je n’ai pas même entendu la tonalité — rien qu’un long silence. — C’est bien simple, Miss Elva, fit la voix joviale de Miss Finch, l’orage de la nuit dernière a pratiquement démoli la moitié de notre réseau. Nous sommes assaillis de réclamations pour des lignes coupées et des communications défectueuses. À mon avis, vous avez de la chance d’avoir un téléphone qui fonctionne encore. — Alors vous pensez qu’il s’agissait sans doute d’une communication défectueuse causée par l’orage ? insinua Miss Elva. — Je ne vois pas d’autre explication, Miss Elva. — Croyez-vous que ça puisse se reproduire ? — Oh, c’est possible. C’est une possibilité. Je ne peux rien affirmer, Miss Elva. Mais si ça se renouvelle, appelez-moi et je vous enverrai un dépanneur. — Très bien, je vous remercie, ma chère. » Elle passa toute la matinée appuyée à ses oreillers dans une douce torpeur. Rien n’est plus satisfaisant que de résoudre un mystère, songeait-elle, si mince soit-il. C’est la violence de cet orage qui a causé le dérangement de la ligne. Rien d’étonnant, puisqu’il a même abattu le vieux chêne près de la maison. C’est ce bruit qui m’a réveillée, naturellement, et c’est bien dommage pour ce cher vieil arbre. Il ombrageait si bien la maison pendant les chaleurs d’été. Bah, je devrais plutôt me réjouir qu’il soit tombé en travers de la route plutôt que sur la maison. La journée se déroula sans incident, simple amalgame d’occupations habituelles : repas, lecture d’Angela Thirkell, dépouillement du courrier (deux publicités sans intérêt et la facture de l’électricité), petits brins de conversation avec Mrs Phillips. En fait, Miss Elva s’était tellement bien réinstallée dans sa routine qu’en début de soirée, lorsque le téléphone sonna, elle décrocha sans même réfléchir. « Allô ? » dit-elle. Silence. Tout lui revint en un instant. Elle appela l’infirmière. « Qu’y a-t-il ? » demanda la robuste femme en s’avançant d’un pas lourd sur le tapis de la chambre. « C’est ce dont je vous ai parlé. » Elva Keene lui tendit le combiné. « Écoutez. » Mrs Phillips prit l’appareil et repoussa quelques mèches grises avec l’écouteur pour le porter à son oreille. Son visage placide le demeura. « Il n’y a personne au bout du fil, observa-t-elle. — Exactement. Exactement. À présent écoutez voir si vous entendez un bruit de téléphone qu’on repose. Je suis sûre que vous n’entendrez rien. » L’infirmière écouta un moment, puis secoua la tête. « Je n’entends rien », dit-elle, et elle raccrocha. « Non, attendez ! » s’écria aussitôt Miss Keene. Puis, constatant qu’elle n’y pouvait plus rien, elle ajouta : « Tant pis. Si ça se reproduit trop souvent, j’appellerai Miss Finch pour qu’on m’envoie un dépanneur. — C’est ça », dit Mrs Phillips avant de regagner le salon. L’infirmière quitta la maison à huit heures, laissant comme d’habitude sur la table de chevet une pomme, un biscuit, un verre d’eau et le flacon de comprimés. Elle fit gonfler les oreillers sous le dos fragile de Miss Keene, plaça la radio et le téléphone un peu plus près du lit, jeta autour d’elle un coup d’œil satisfait, puis se dirigea vers la porte en disant : « À demain. » Un quart d’heure plus tard, le téléphone sonnait. Miss Keene décrocha aussitôt. Cette fois, elle ne prit pas la peine de dire allô — elle se contenta d’écouter. Tout d’abord, ce fut le même scénario : un silence total. Elle écouta encore un moment, rongée d’impatience. Puis, à l’instant où elle allait remettre le combiné en place, elle perçut un bruit. Un tic lui tirailla la joue, elle reporta l’écouteur à son oreille. « Allô ? » dit-elle d’une voix tendue. Un murmure, un bourdonnement sourd, une espèce de froufrou… qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Miss Keene ferma résolument les yeux, l’oreille tendue, mais ne parvint pas à identifier le son ; il était trop ténu, trop flou. Il oscillait entre une espèce de plainte modulée et… une fuite d’air… un sifflement gargouillant. Ce doit être la ligne, se dit-elle, le téléphone lui-même qui fait ce bruit. Peut-être un fil qui s’agite quelque part dans le vent, peut-être… Elle cessa alors de penser. De respirer. Le bruit avait cessé. Une fois de plus, le silence lui résonnait dans les oreilles. Elle sentit son cœur s’emballer de nouveau, les parois de sa gorge se contracter. Oh, c’est ridicule, se morigéna-t-elle. On m’a déjà fait le coup… c’est l’orage, l’orage ! Elle se renversa sur ses oreillers, l’écouteur contre son pavillon, respirant par à-coups. Une peur irraisonnée s’enflait en elle comme une marée, en dépit de tous ses efforts pour rameuter son bon sens. Son esprit ne cessait de glisser du perchoir lisse de la raison, l’entraînant de plus en plus bas. Un violent frisson la secoua quand les bruits reprirent. Il ne pouvait pas s’agir de sons humains, c’était tout simplement impossible, et pourtant il y avait quelque chose en eux, comme une inflexion, comme une ordonnance presque reconnaissable de… Ses lèvres tremblaient et un gémissement s’amorça dans sa gorge. Mais elle était incapable, tout simplement incapable de reposer le téléphone. Les sons avaient sur elle un effet hypnotique. Étaient-ils dus aux sautes du vent ou au cafouillage de mécanismes défectueux ? Elle n’aurait su trancher, mais ils ne voulaient pas la lâcher. « Allô ? » chevrota-t-elle. Les bruits s’intensifièrent. Retentirent dans sa tête. « Allô ! hurla-t-elle. — A-l-l-ô », répondit une voix dans l’écouteur. Miss Keene sombra aussitôt dans l’inconscience. « Êtes-vous certaine d’avoir entendu quelqu’un dire allô ? » demanda Miss Finch à Miss Elva, qui venait de l’appeler. « C’était peut-être encore un problème de ligne défectueuse, vous savez. — Je vous dis que c’était un homme ! s’énerva Elva Keene. Le même qui m’écoutait répéter mes allô sans jamais me répondre. Le même qui faisait ces bruits horribles au téléphone ! » Miss Finch s’éclaircit poliment la gorge. « Bon, je vais envoyer quelqu’un vérifier votre installation, Miss Elva. Dès que possible. Naturellement, nos techniciens sont débordés en ce moment, avec tous les dégâts causés par l’orage, mais dès que possible… — Et qu’est-ce que je fais si ce… cette personne me rappelle ? — Vous lui raccrochez au nez, tout simplement, Miss Elva. — Mais il n’arrête pas d’appeler ! — Eh bien… » L’amabilité de Miss Finch se tempéra. « Pourquoi ne vous emploieriez-vous pas à trouver de qui il s’agit, Miss Elva ? Si vous y arrivez, nous pourrons alors prendre des mesures immédiates, croyez-moi, et… » Après avoir raccroché, Miss Keene, les nerfs à vif, se laissa aller sur ses oreillers, tandis que Mrs Phillips fredonnait de langoureuses chansons d’amour tout en faisant la vaisselle du petit déjeuner. Miss Finch ne croyait pas à son histoire, c’était évident. Miss Finch la prenait pour une vieille femme inquiète victime de son imagination. Eh bien, Miss Finch allait voir… « Je ne cesserai pas de l’appeler et de la rappeler jusqu’à ce qu’elle se remue, dit-elle avec humeur à l’infirmière juste avant de faire sa sieste. — C’est ça. Pour l’instant, prenez votre cachet et allongez-vous. » Miss Keene se plongea dans un silence grognon, ses mains aux veines saillantes crispées contre ses flancs. Il était deux heures dix et, à l’exception près des ronflements gargouillants de Mrs Phillips dans le salon, la maison était silencieuse en cet après-midi d’octobre. Ça me met hors de moi, songeait Elva Keene, que personne ne daigne prendre ça au sérieux. En tout cas — ses lèvres minces se contractèrent — la prochaine fois que le téléphone sonne, je m’assurerai que Mrs Phillips écoute jusqu’à ce qu’elle entende quelque chose. Le téléphone sonna à cet instant précis. Miss Keene sentit un frisson glacé la parcourir. Même en plein jour, même avec les rayons de soleil qui mouchetaient son couvre-lit à fleurs, la sonnerie stridente lui faisait peur. Elle enfonça ses fausses dents dans sa lèvre inférieure pour l’empêcher de trembler. Est-ce que je réponds ? se demandât-elle, et sans se donner le temps de réfléchir, elle se saisit du combiné. Elle inspira à fond, par saccades. Porta lentement l’écouteur à son oreille. « Allô ? » dit-elle. La voix répondit : « Allô ? » Une voix caverneuse, sans vie. « Qui est à l’appareil ? demanda Miss Keene en s’efforçant de garder une voix normale. — Allô ? — À qui ai-je l’honneur, je vous prie ? — Allô ? — Il y a quelqu’un au bout du fil ? — Allô ? — Je vous en prie… ! — Allô ? » Miss Keene raccrocha violemment et se rallongea, tremblant de tout son corps, incapable de retrouver sa respiration. Qu’est-ce que c’est ? suppliait une petit voix dans sa tête. Au nom du ciel, qu’est-ce que ça peut bien être ? « Margaret ! cria-t-elle. Margaret ! » Dans le salon, elle entendit Mrs Phillips pousser un grognement, puis se mettre à tousser. « Margaret, s’il vous plaît… ! » Elva Keene entendit l’opulente matrone se mettre debout et traverser le salon à pas pesants. Il faut que je me calme, se dit-elle en promenant nerveusement les mains sur ses joues enfiévrées. Il faut que je lui raconte exactement ce qui s’est passé, exactement. « Qu’est-ce qu’il y a ? grommela l’infirmière. Vous avez mal au ventre ? » Miss Keene eut toutes les peines du monde à déglutir. « Il vient juste de rappeler, murmura-t-elle. — Qui ça ? — Cet homme ! — Quel homme ? — Celui qui n’arrête pas d’appeler ! s’emporta Miss Keene. Il ne fait que répéter allô… indéfiniment. C’est tout ce qu’il dit : allô, allô, all… — Ça suffit comme ça, la gronda l’infirmière sans se départir de son calme. Allongez-vous et… — Je ne veux pas m’allonger ! protesta-t-elle, au bord de l’hystérie. Je veux savoir qui est cet affreux personnage qui s’obstine à me faire peur ! — Ne vous mettez pas dans des états pareils, l’avertit Mrs Phillips. Vous savez quel effet ça a sur votre estomac. » Miss Keene se mit à sangloter lamentablement. « J’ai peur, j’ai peur de lui. Pourquoi s’acharne-t-il à m’appeler ? » Debout près du lit, l’infirmière la contemplait avec une placidité bovine. « Voyons, que vous a dit Miss Finch ? » demanda-t-elle sans élever le ton. Les lèvres tremblantes de Miss Keene s’avérèrent incapables d’articuler la réponse. « Ne vous a-t-elle pas dit que la ligne était en dérangement ? poursuivit l’infirmière d’une voix qui se voulait apaisante. — Mais ce n’est pas vrai ! C’est un homme, un homme ! » L’infirmière exhala un soupir résigné. « Si c’est un homme, contentez-vous de raccrocher. Vous n’êtes pas forcée de lui parler. Raccrochez. C’est si difficile à faire ? » Miss Keene ferma ses yeux brillants de larmes et pinça ses lèvres frémissantes. Dans sa tête, la voix sourde et apathique continuait de se faire entendre. Obstinément, sans que l’inflexion change, sans que la question posée tienne compte de ses réponses — engluée qu’elle était dans la morne indolence d’une répétition sans fin. Allô ? Allô ? De quoi lui glacer le cœur. « Regardez », lui dit l’infirmière. Elle ouvrit les yeux et, dans une espèce de brouillard, vit Mrs Phillips qui posait le combiné sur la table de chevet. « Là, reprit-elle, comme ça, personne ne peut plus vous appeler. N’y touchez pas. Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à composer le numéro. Ça vous va ? Oui ? » Miss Keene regarda son infirmière d’un œil morne. Puis, au bout d’un moment, elle acquiesça de la tête. Non sans réticence. Dans l’obscurité de la chambre, le bourdonnement de la tonalité la tenait éveillée. Ou bien n’est-ce qu’une idée que je me fais ? songea-t-elle. Est-ce vraiment ça qui me tient éveillée ? N’ai-je pas dormi la première nuit avec le téléphone décroché ? Non, ce n’était pas ce bruit qui la gênait, c’était autre chose. Elle gardait les yeux opiniâtrement fermés. Je ne veux pas écouter, se dit-elle. Je ne veux pas écouter ça. La respiration frémissante, elle s’emplissait les poumons de l’air de la nuit. Mais l’obscurité refusait de lui envahir la tête et d’effacer le bruit. Miss Keene tâtonna autour d’elle jusqu’à ce qu’elle ait trouvé sa liseuse. Elle en recouvrit le combiné, fit disparaître sa noirceur lisse sous des couches de laine. Puis elle se laissa retomber, tendue, hors d’haleine. Je veux dormir, exigea-t-elle. Je veux dormir. Elle entendait encore la tonalité. Elle se raidit et, brusquement, dégagea le combiné de ses épaisseurs de laine. Puis, d’un geste brutal, elle le replaça sur son socle. Un silence délicieux s’installa dans la pièce. Miss Keene se laissa retomber sur son oreiller avec un petit grognement de satisfaction. Et maintenant, dormir, se dit-elle. Le téléphone sonna. Elle en eut le souffle coupé. La sonnerie semblait imprégner l’obscurité, plongeant Miss Keene dans un nuage de vibrations à rompre les tympans. Elle tendit la main pour remettre le combiné sur la table de chevet, puis la retira en étouffant un cri, s’avisant qu’elle allait de nouveau entendre la voix de l’homme. Le sang battait à son cou. Ce que je vais faire, calcula-t-elle, ce que je vais faire, c’est décrocher très vite le combiné… très vite… et le poser, puis appuyer sur le levier et couper la communication. Oui, voilà ce que je vais faire ! Elle rassembla ses forces et allongea précautionneusement la main jusqu’à ce que celle-ci se trouve juste au-dessus de la sonnerie. Puis, retenant sa respiration, elle suivit son plan, mit fin à la sonnerie, s’empressa d’atteindre le levier de contact… Et se figea au moment où la voix de l’homme lui parvenait dans les ténèbres. « Où êtes-vous ? demandait-elle. Je voudrais vous parler. » Des serres de glace se refermèrent sur la poitrine frémissante de Miss Keene. Elle resta pétrifiée, incapable de couper la voix languissante, sans expression, qui répétait : « Où êtes-vous ? Je voudrais vous parler. » Un son ténu, indécis, monta de la gorge de Miss Keene. Et l’homme d’insister. « Où êtes-vous ? Je voudrais vous parler. — Non, non, sanglota Miss Keene. — Où êtes-vous ? Je voudrais… » Elle appuya sur le levier de contact, les doigts raides et exsangues. Elle le maintint un quart d’heure enfoncé avant de le relâcher. « Je vous avertis, ça ne va pas se passer comme ça ! » Les mots se bousculaient dans la bouche de Miss Keene. Assise toute raide dans son lit, elle déversait sa colère et sa peur dans le micro du combiné. « Vous dites que vous raccrochez au nez de cet homme et qu’il continue d’appeler ? s’enquit Miss Finch. — Je vous ai déjà expliqué tout ça ! éclata Miss Keene. J’ai été obligée de laisser le téléphone décroché toute la nuit pour qu’il n’appelle plus. Et le bruit de la tonalité m’a empêchée de dormir. Je n’ai pas fermé l’œil ! Je veux qu’on vérifie ma ligne tout de suite, vous m’entendez ? Je veux que vous mettiez fin à cette chose affreuse ! » Ses yeux étaient pareils à des perles noires et dures. Le téléphone faillit glisser de ses doigts tremblants. « Très bien, Miss Elva, dit la standardiste. Je vous envoie quelqu’un aujourd’hui même. — Merci, ma chère, merci. Voulez-vous bien m’appeler quand… » Elle s’interrompit brusquement, gênée par une série de déclics dans l’appareil. « La ligne est occupée », annonça-t-elle. Les déclics cessèrent et elle reprit : « Je répète : voulez-vous bien me tenir au courant quand vous aurez trouvé qui est cet affreux personnage ? — Certainement, Miss Elva, certainement. Et j’envoie quelqu’un vérifier votre ligne cet après-midi. 127 Mill Lane. C’est bien votre adresse ? — C’est cela, ma chère. Vous faites le nécessaire, n’est-ce pas ? — Vous avez ma parole, Miss Elva. Dès à présent. — Merci, ma chère. » Un soupir de soulagement s’ensuivit. Il n’y eut pas d’appel de l’homme ce matin-là, ni après le déjeuner. Miss Keene commença à se détendre. Elle fit une partie de cartes avec l’infirmière et réussit même à rire un peu. C’était un réconfort de savoir que la compagnie du téléphone prenait l’affaire en main. On n’allait pas tarder à identifier ce mauvais plaisant et elle retrouverait sa tranquillité. Mais quand deux heures sonnèrent, puis trois, sans qu’elle ait vu arriver qui que ce soit chez elle, elle recommença à s’inquiéter. « Mais qu’est-ce que fabrique cette fille ? s’énerva-t-elle. Elle m’avait promis un dépanneur pour cet après-midi. — Il va venir, dit l’infirmière. Un peu de patience. » Quatre heures, et toujours personne. Miss Keene ne voulait plus jouer aux cartes, ni lire, ni écouter la radio. Ce qui avait commencé à se dénouer se resserrait de nouveau, d’instant en instant, et à cinq heures, quand le téléphone sonna, sa main jaillit tout droit de la large manche de sa liseuse pour se refermer comme une serre sur le combiné. Si cet homme parle, s’affola-t-elle, s’il parle, je hurle jusqu’à arrêt du cœur. Elle porta l’écouteur à son oreille. « Miss Elva, ici Miss Finch. » Ses yeux se fermèrent et un long soupir s’échappa de ses lèvres. « Oui ? dit-elle. — Au sujet de ces appels que vous dites recevoir… — Oui ? » Les paroles de Miss Finch résonnaient dans sa tête comme une gifle. Ces appels que vous dites recevoir… « Nous avons envoyé quelqu’un pour en chercher l’origine, continua Miss Finch. J’ai ici son rapport. » Miss Keene retint son souffle. « Oui ? — Il n’a rien pu trouver. » Elva Keene resta muette. Sa tête grise reposait sur l’oreiller, immobile, le combiné contre sa joue. « Il dit que le… la difficulté vient d’un fil rompu à la lisière du bourg. — Un fil… rompu ? — Oui, Miss Elva. » Miss Finch avait l’air ennuyée. « Vous cherchez à me dire que je n’ai rien entendu ? » La voix de Miss Finch reprit de l’assurance. « Il n’y a aucune chance que l’on ait pu vous téléphoner de cet endroit. — Mais puisque je vous dis qu’un homme m’a appelée ! » Miss Finch demeura silencieuse. Les doigts de Miss Keene se crispèrent spasmodiquement sur le combiné. « Il doit y avoir un téléphone là-bas, insista-t-elle. Il a bien fallu que cet homme trouve un moyen de m’appeler ! — Miss Elva, le fil en question repose sur le sol. » Un temps, puis : « Demain, une équipe le remettra en place et vous ne serez plus… — Mais enfin, cet homme existe ! — Miss Elva, il n’y a personne là-bas. — Où ça, là-bas ? — Au cimetière, Miss Elva. C’est le cimetière. » Dans le noir silence de sa chambre, allongée sur son lit, une vieille dame impotente attendait. Son infirmière ne voulait pas passer la nuit auprès d’elle ; son infirmière l’avait gratifiée de quelques petites tapes, grondée et laissée seule. Elle attendait un appel téléphonique. Elle aurait pu débrancher l’appareil, mais elle n’en avait pas la volonté. Immobile, elle attendait, attendait et songeait. Elle songeait au silence… à des oreilles restées sans entendre et qui cherchaient à entendre de nouveau. À des gargouillements et des marmonnements… aux premiers essais balbutiants de quelqu’un qui n’avait plus parlé… depuis combien de temps ? Aux… allô ? allô… ? première salutation d’un être condamné depuis longtemps au silence. Aux… où êtes-vous ? À ce qui la paralysait en ce moment même… ces déclics… la standardiste qui vérifiait son adresse à voix haute. À… La sonnerie du téléphone. Un temps. Nouvelle sonnerie. Bruissement d’une chemise de nuit dans le noir. La sonnerie s’arrête. On écoute. Et le téléphone de glisser de doigts exsangues, les yeux de s’ouvrir tout grands, les battements de cœur de s’atténuer, de ralentir. Dehors, la nuit crépitante de grillons. Dedans, les mots qui continuent de résonner dans sa tête — donnant une signification terrifiante au silence pesant, étouffant. « Allô, Miss Elva. J’arrive. » LA MAISON DU CRIME J’ai l’honneur de soumettre à votre attention le manuscrit ci-joint, qui nous a été adressé par la poste il y a quelques semaines. Il est présenté sans preuve ni commentaire attestant de son authenticité. Au lecteur de se faire une opinion personnelle. Samuel D. Machildon, Secrétaire adjoint de l’Institut Rand de Recherches métapsychiques. 1 Ces événements remontent à bien des années. Mon frère Saul et moi nous étions entichés d’une vieille maison abandonnée, la maison Slaughter. Déjà quand nous étions enfants, l’écriteau encadré de jaune – À vendre — était accroché de guingois à la fenêtre crasseuse de la façade. Nous nous étions juré, puérile ambition, qu’une fois devenus grands nous ferions disparaître cette pancarte. Quand nous avons atteint l’âge d’homme, ce rêve ne nous avait pas quittés. Nous aimions tous deux le style victorien. Les tableaux de Saul proposaient une représentation de la nature d’une vivacité de couleurs et d’une exubérance qui n’étaient pas sans faire songer à l’esthétique chère aux artistes du XXe siècle. Et si mes écrits étaient loin d’être pleinement satisfaisants, ils étaient à coup sûr frappés au coin de la prolixité, marqués par cette phraséologie méticuleuse, tout en fioritures, que les modernes dénigrent, n’y voyant que lourdeur et maniérisme. Donc, quelle meilleure retraite, pour nous livrer à nos travaux artistiques, que la maison Slaughter, dont les corniches et les frises s’accordaient à nos préférences intimes ? Aucune, avons-nous décrété, et nous avons agi en conséquence. La rente annuelle héritée de nos défunts parents, quoique assez maigre, nous paraissait amplement suffisante, car la maison avait grand besoin de réparations et ne possédait pas l’électricité. On prétendait également, même si la chose nous laissait sceptiques, qu’elle était hantée. Les enfants du voisinage s’y entendaient à merveille pour ce qui était de raconter les horribles tourments que leur avait fait subir tel ou tel des plus éminents fantômes. Ces ingénieux délires de l’imagination nous faisaient sourire, sans ébranler le moins du monde notre conviction que l’achat de cette demeure nous donnerait toute satisfaction. L’agence immobilière, flairant une bonne opération financière, s’activa comme une ruche le jour où nous la débarrassâmes de ce qu’elle considérait depuis longtemps comme un cause perdue, puisqu’elle était allée jusqu’à supprimer la maison de son fichier. On eut tôt fait de prendre les dispositions nécessaires, et en quelques heures, nous avions déménagé toutes nos affaires de notre appartement malcommode pour nous installer dans notre nouvelle et relativement grande demeure. Plusieurs jours s’avérèrent nécessaires pour procéder à l’indispensable nettoyage. Une tâche beaucoup plus difficile que nous ne l’avions prévu. Une épaisse couche de poussière tapissait toutes les pièces ainsi que les couloirs. Sous nos coups de balais énergiques, elle se transformait en nuages tourbillonnants qui emplissaient l’atmosphère de formes impalpables, fantomatiques. Une observation qui nous donna à penser que bien des visions spectrales pouvaient facilement s’expliquer si l’on voulait bien s’en donner la peine. S’ajoutant à la poussière, une crasse tenace maculait toutes les surfaces vitrées, depuis les fenêtres du rez-de-chaussée jusqu’aux glaces piquées de la salle de bains du premier. Il nous fallut réparer des rampes d’escalier branlantes, remettre des serrures en état, battre des tapis qui n’avaient pas été secoués depuis des décennies, et nous acquitter d’une multitude d’autres corvées, grandes ou petites, avant que la maison puisse être considérée comme habitable. Pourtant, même en tenant compte de la crasse et de la vétusté, il était indiscutable que nous avions fait une bonne affaire. La maison était entièrement meublée, et qui plus est, meublée dans ce style 1900 qui nous ravissait. Saul et moi étions absolument enchantés. Époussetée, aérée, récurée de haut en bas, cette maison se révélait une magnifique acquisition. Les riches et sombres tentures, les tapis à ramages, les meubles élégants, l’épinette aux touches jaunies, tout était parfait jusqu’au dernier détail, à savoir le portrait d’une charmante jeune femme accroché au-dessus de la cheminée du salon. Le jour où nous le découvrîmes, Saul et moi, nous restâmes sans voix devant sa qualité artistique. Puis Saul commenta la technique du peintre et, emporté dans son éloge, finit par m’entraîner dans une discussion sur les diverses hypothèses que l’on pouvait formuler quant à l’identité du modèle. Au bout du compte, nous parvînmes à la conclusion qu’il devait s’agir de la fille ou de l’épouse de l’ancien occupant des lieux, ce Slaughter dont on ne connaissait que le nom. Plusieurs semaines passèrent. Notre enthousiasme initial se dilua dans l’habitude et l’intensité de nos efforts créatifs. Nous nous levions à neuf heures et, après avoir pris le petit déjeuner dans la salle à manger, nous nous mettions au travail, moi dans ma chambre, Saul dans le solarium, que nous avions réussi à transformer en atelier. La matinée s’écoulait ainsi, à la fois calme et studieuse. Nous déjeunions à une heure, d’un repas léger mais nourrissant, et nous remettions au travail. Nous interrompions nos travaux respectifs vers quatre heures pour prendre le thé et bavarder tranquillement dans l’élégant salon qui donnait sur la rue. À ce moment-là, il était trop tard pour reprendre le collier car le soir commençait à descendre sur la ville. Nous avions décidé de ne pas faire installer l’électricité à la fois pour des raisons de prudence budgétaire et, de façon moins sordide, pour des motifs purement esthétiques. Nous n’aurions pas pour un empire brisé le charme coquet de la maison en l’équipant d’ampoules électriques à l’éclat cru et stérile. Nous préférions assurément le silencieux vacillement des bougies pour notre partie d’échecs de la soirée. Nous n’éprouvions nul besoin de voir notre quiétude céder la place aux inepties nocives de la radio, nous mangions notre pain de ménage sans le faire griller et la vieille glacière nous fournissait du vin ayant toute la fraîcheur désirable. Saul se réjouissait de cette impression de vivre dans le passé, et moi de même. Nous n’en demandions pas plus. C’est alors que nous commençâmes à remarquer de petites choses, des choses intangibles, sans rime ni raison. Dans les escaliers, le couloir, au moment où nous traversions une pièce, il nous arrivait à l’un ou à l’autre, isolément ou ensemble, de nous immobiliser, l’esprit traversé par les plus étranges impulsions. Cela ne durait qu’un instant, mais c’était une sensation bien particulière, dont la réalité ne faisait aucun doute. Il est difficile d’exprimer ce que nous éprouvions avec la clarté qui conviendrait. C’était comme si l’on entendait quelque chose sans qu’il y ait le moindre le bruit, comme si l’on voyait quelque chose sans que rien s’offre à nos yeux. Le sentiment d’une présence fugitive, délicate et subtile, inaccessible à tous les sens physiques tout en restant, d’une façon ou d’une autre, perceptible. Nous n’avions pas d’explication à cela. En fait, nous n’en parlions jamais, Saul et moi. C’était une impression trop nébuleuse pour qu’il y ait matière à discussion, pour que l’on puisse la concrétiser sous forme de mots. Nous avions beau être troublés, nous ne comparions pas nos expériences respectives pour la bonne raison que nous en étions incapables. Même la plus abstraite des formulations ne pouvait approcher ce que nous ressentions. Parfois, je surprenais Saul en train de jeter un bref coup d’œil par-dessus son épaule ou de palper subrepticement le vide, comme s’il s’attendait à ce que ses doigts entrent en contact avec quelque entité invisible. Parfois, c’était lui qui me prenait sur le fait. Éventuellement, nous échangions un sourire gêné, tous deux conscients de ce qui se passait, mais sans le traduire en mots. Mais nos sourires ne tardaient pas à s’effacer. Je ne suis pas loin de penser que nous avions peur de nous gausser de cette égide inconnue de crainte qu’elle ne s’avère réelle. Non que mon frère et moi fussions le moins du monde superstitieux. Le fait même d’avoir acheté cette maison sans accorder la moindre foi aux contes de bonnes femmes qui la disaient maudite démentait jusqu’à la suggestion que nous puissions en quelque façon être enclins aux inquiétudes mystiques. Et pourtant, la maison semblait indéniablement posséder un étrange pouvoir. Il m’arrivait souvent de rester éveillé tard dans la nuit, tout en sachant que Saul ne dormait pas non plus, que nous prêtions tous deux l’oreille et attendions, fermement convaincus que quelque chose d’imprévisible allait bientôt se produire. Et effectivement… 2 Ce fut environ un mois et demi après notre emménagement que nous vint le soupçon que nous n’étions pas les seuls occupants de la maison Slaughter. J’étais dans la minuscule cuisine en train de préparer le dîner sur la petite gazinière. Saul mettait le couvert dans la salle à manger. Il avait déployé une nappe blanche sur la table d’acajou lustré et placé dessus deux assiettes accompagnées ;de toute l’argenterie nécessaire. Un candélabre supportant six bougies se dressait au milieu de la table, projetant des ombres dansantes sur le linge neigeux. Saul se préparait à disposer les tasses et les soucoupes à côté des assiettes au moment où, penché sur la gazinière, je manœuvrai le bouton pour réduire le feu sous les côtelettes. Puis, comme j’ouvrais la glacière pour y prendre le vin, j’entendis mon frère suffoquer et le bruit sourd de quelque chose qui heurtait le tapis de la salle à manger. Je fis volte-face et me ruai hors de la cuisine. Une tasse était tombée par terre, divorçant de son anse. Je m’empressai de la ramasser, les yeux fixés sur Saul. Il tournait le dos à l’entrée en cintre du salon, la main droite collée à sa joue, muet, son beau visage déformé par une expression horrifiée. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demandai-je en replaçant la tasse sur la table. Il me regarda sans répondre et je remarquai le tremblement de ses doigts minces sur sa joue blêmissante. « Qu’est-ce qui s’est passé, Saul ? — Une main. Une main. Elle m’a touché la joue. » Je crois que j’en suis resté bouche bée. Quelque part dans les arrière-couloirs de ma conscience, je m’attendais à quelque chose de ce genre. Saul aussi. Mais maintenant que c’était arrivé, il n’était que naturel que nous éprouvions une impression d’accablement. Nous étions cloués sur place, frappés de stupeur. Comment définir ce que je ressentais alors ? C’était comme si quelque chose de tangible, une étouffante exhalaison, nous enveloppait tel un serpent informe et léthargique. Je remarquai que la poitrine de Saul se soulevait et s’abaissait spasmodiquement et j’avais moi-même la bouche grande ouverte, m’efforçant de retrouver ma respiration. Enfin, cette sensation de vide asphyxiant se dissipa, cette épouvante insensée s’évanouit. Je réussis à parler, espérant ainsi briser ce charme terrifiant. « Tu en es sûr ? » La gorge gracile de Saul de contracta. Il se força à produire un sourire – un sourire où se lisait plus de frayeur que d’amusement. « J’espère que non. » Il accentua son sourire, non sans mal. « Est-ce possible ? poursuivit-il, sa jovialité fondant à vue d’œil. Se peut-il qu’on nous ait trompés ? Qu’on nous ait fait acheter une maison hantée ? » Je me contraignis à imiter son enjouement forcé pour ne pas perdre la tête. Mais cela ne pouvait pas durer longtemps et je ne trouvais aucun réconfort dans le calme feint de mon frère. Nous étions tous les deux d’une hypersensibilité rare, et cela depuis notre naissance, la mienne remontant à vingt-sept ans et la sienne à vingt-cinq. Cette impalpable prémonition nous affectait autant l’un que l’autre. Nous n’en parlâmes pas davantage – par répugnance ou appréhension, je ne saurais dire. Après un dîner morose, nous passâmes le reste de la soirée à jouer au cartes d’une façon lamentable. À un moment donné, oubliant de dominer ma peur, je suggérai qu’il ne serait peut-être pas inutile de songer à faire installer l’électricité. Saul se moqua de ma pusillanimité et prit le parti de l’éclairage à la bougie, aussi limité fût-il, avec un peu plus d’enthousiasme que ne l’aurait laissé supposer ce qui s’était passé avant dîner. Quoi qu’il en fût, je n’insistai pas. Comme d’habitude, nous montâmes nous coucher assez tôt. Cependant, avant de nous séparer, Saul dit quelque chose qui me parut fort bizarre. Debout sur le palier, il regardait dans l’escalier alors que je me préparais à ouvrir la porte de ma chambre. « Tout cela ne te semble-t-il pas familier ? » me demanda-t-il. Je me tournai vers lui, ayant du mal à comprendre de quoi il parlait. « Familier ? » Il essaya de s’exprimer plus clairement. « Je veux dire… comme si nous étions déjà venus ici. Non, mieux que cela. Comme si nous y avions déjà vécu. » Je le regardai, en proie à un désagréable sentiment d’inquiétude. Il abaissa les yeux avec un sourire nerveux, comme s’il venait de s’aviser qu’il avait dit quelque chose d’incongru. Il se dirigea promptement vers sa chambre en marmonnant un « bonne nuit » dépourvu de toute cordialité. Je me retirai à mon tour, m’interrogeant sur l’agitation inhabituelle dont Saul avait fait preuve toute la soirée, une agitation visible non seulement dans ses paroles mais aussi dans son impatience au cours de notre partie cartes, sa façon de se tortiller sur sa chaise, de remuer les doigts à tout bout de champ, de laisser errer ses beaux yeux noirs autour de lui. Comme s’il cherchait quelque chose. Je me déshabillai, fis ma toilette et ne tardai pas à me coucher. Il y avait à peu près une heure que j’étais au lit quand j’eus l’impression que la maison se mettait à trembler tandis que l’air résonnait soudain d’un bourdonnement mystérieux, discordant, qui me causa aussitôt des élancements dans la tête. Je me bouchai les oreilles et eus le sentiment de me réveiller, les mains toujours plaquées sur les tempes. La maison était silencieuse. Je n’étais pas certain de ne pas avoir rêvé. Il se pouvait qu’un gros camion fût passé dans la rue, faisant naître ce rêve dans mon esprit préoccupé. Je n’avais aucun moyen d’avoir quelque certitude. Je m’assis sur mon lit et tendis l’oreille. Je restai ainsi de longues minutes, rigoureusement immobile, à l’affût d’autres bruits éventuels. Pourquoi pas un cambrioleur ? Ou Saul jouant les rôdeurs, en quête d’une petite collation nocturne ? Mais je n’entendis rien. À un moment donné, alors que je regardais brièvement vers la fenêtre, je crus voir du coin de l’œil une lueur bleuâtre briller fugitivement sous ma porte. Mais dès que j’eus tourné la tête, je ne rencontrai qu’opaques ténèbres. Finalement, ma tête retomba sur l’oreiller et je sombrai dans un sommeil de plomb. 3 Le lendemain était un dimanche. J’avais eu un sommeil agité, coupé de réveils fréquents, et j’étais épuisé. Je restai au lit jusqu’à dix heures et demie, alors que, depuis ma prime jeunesse, il était dans mes habitudes d’être sur pied à neuf heures. Je m’habillai à toute vitesse et traversai le couloir, mais Saul était déjà debout. J’éprouvai quelque dépit qu’il ne soit pas venu me parler comme cela lui arrivait parfois, qu’il n’ait même pas poussé ma porte pour me dire qu’il était plus que temps de me lever. Je le trouvai dans le salon, en train de déjeuner, assis à une petite table qu’il avait placée devant de la cheminée. Il faisait face au portrait. Il tourna la tête vers moi dès qu’il m’entendit entrer. Il paraissait nerveux. « Bonjour, dit-il. — Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? Tu sais bien que je ne me lève jamais aussi tard. — J’ai pensé que tu étais fatigué. Qu’est-ce que ça peut faire ? » Je m’assis en face de lui, en proie à une humeur massacrante, et pris sous la serviette un petit pain au lait tout chaud que je rompis. « As-tu remarqué que la maison a tremblé cette nuit ? fis » je. — Non. Elle a tremblé ? » Je m’abstins de répondre à la question qu’il me retournait distraitement. Je mordis dans mon petit pain et le reposai. « Café ? » me proposa-t-il. J’acquiesçai d’un bref hochement de tête et il me remplit une tasse, insensible, selon toute apparence, à ma mauvaise humeur. Je parcourus la table des yeux. « Où est le sucre ? — Je n’en prends jamais, tu sais bien. — Moi, j’en prends. — Tu n’étais pas levé, John. » Sourire accommodant à l’appui. Je me levai brusquement et gagnai la cuisine. J’ouvris une des portes du placard et récupérai le sucrier d’un geste irrité. Puis, alors que je m’apprêtais à retourner au salon, j’essayai d’ouvrir l’autre porte du placard. En vain. Elle était coincée depuis notre emménagement. Par jeu, histoire de ne pas déroger à la tradition locale, mon frère et moi avions décrété que le placard en question contenait de pleines étagères de fantômes déshydratés. « Mais qu’est-ce que tu fabriques ? » entendis-je Saul me lancer depuis le salon. Au lieu de répondre, je tirai encore plus fort sur la poignée. Mais on aurait dit que la porte était soudée à son cadre et je ne parvins pas à la faire céder d’un millimètre. « Qu’est-ce que tu faisais ? me demanda Saul quand je repris ma place. — Rien. » Et tout s’arrêta là. Je me remis à manger sans grand appétit. Je ne sais pas ce qui l’emportait en moi de la colère ou de la peine. Peut-être me sentais-je surtout blessé, car Saul, d’ordinaire très attentif à mes réactions, s’avérait ce jour-là bien peu réceptif. Et c’était cette indifférence blasée, si inhabituelle chez lui, qui m’avait mis dans un tel état de contrariété. À un moment donné, comme je levais les yeux vers lui, je remarquai que son regard passait par-dessus mon épaule pour fixer quelque chose derrière moi. J’en eus froid dans le dos. « Qu’est-ce que tu regardes ? » lui demandai-je. Il reporta son attention sur moi et le léger sourire qui flottait sur ses lèvres s’effaça. « Rien. » Je me retournai tout de même, mais ne vis rien de plus que le portrait au-dessus de la cheminée. « C’est le portrait ? » Pas de réponse. Il se contenta de remuer son café avec un calme trompeur. « Je te parle, Saul ! » Je me retrouvai en face de deux yeux noirs d’une insolente froideur. Comme s’ils cherchaient à dire : Oui, et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Devant son mutisme obstiné, je décidai d’une diversion pour essayer d’alléger l’inexplicable tension qui s’était établie entre nous. Je reposai ma tasse. « Tu as bien dormi ? » lui demandai-je. Dans le rapide regard qu’il me jeta, je surpris — impossible d’y échapper — une vague lueur de soupçon. « Pourquoi cette question ? me retourna-t-il, méfiant. — Est-elle tellement étrange ? » Une fois de plus, il ne prit pas la peine de répondre. Il tamponna ses lèvres fines du coin de sa serviette et repoussa sa chaise comme pour quitter la table. « Excuse-moi », marmonna-t-il, plus par habitude que par politesse, me sembla-t-il. « Pourquoi es-tu si mystérieux ? » C’était en toute sincérité que je m’inquiétais. Il était déjà debout, prêt à partir, le visage pratiquement dépourvu d’expression. « Je ne suis pas mystérieux. Tu te fais des idées. » Je n’arrivais pas à comprendre cette soudaine transformation ni à lui trouver une cause plausible. Je me contentai de fixer sur lui un regard incrédule quand il tourna les talons et se dirigea vers le corridor à petits pas pressés. Il tourna à gauche pour franchir le passage en cintre et je l’entendis gravir à toute allure l’escalier moquette. Je restai figé sur place, les yeux rivés sur l’endroit par où il avait disparu. Ce ne fut que longtemps après que je me retournai de nouveau pour examiner le portrait avec plus d’attention. Je n’y remarquai rien d’anormal. Je laissai mon regard suivre la courbe gracieuse des épaules, remonter le long du cou mince et blanc jusqu’à l’arc de Cupidon que formaient les lèvres rouges, s’attarder sur le nez délicatement retroussé, les yeux d’un vert franc. Je me sentis obligé de secouer la tête. Ce n’était que le portrait d’une jeune femme, rien de plus. Comment pouvait-il affecter un homme raisonnable ? Comment pouvait-il affecter Saul ? Incapable de finir mon café, je le laissai refroidir sur la table. Puis, repoussant ma chaise, je me levai à mon tour et gagnai l’escalier. Je me rendis directement à la chambre de mon frère et tournai le bouton pour entrer, quand je sentis mon corps se raidir : il s’était enfermé à double tour. Je rebroussai chemin, serrant les lèvres, en proie à une profonde contrariété, ne sachant plus que penser. Je passai la plus grande partie de la journée dans ma chambre, à lire sporadiquement, guettant les pas de Saul dans le couloir. J’essayais de trouver une explication rationnelle à cette situation, de comprendre cet étrange changement d’attitude envers moi. Mais je ne voyais rien à alléguer en dehors d’une migraine, d’une mauvaise nuit et autres hypothèses aussi peu satisfaisantes. Aucune ne rendait compte de sa gêne, de la façon bizarre dont il me regardait, de son parti pris d’impolitesse. C’est à ce moment, je dois le reconnaître à mon corps défendant, que je commençai à soupçonner de tout autres causes que naturelles et à prêter momentanément foi aux rumeurs qui couraient sur la maison. Nous n’avions pas parlé de cette main qui avait effleuré Saul, mais était-ce parce que nous croyions qu’il s’agissait d’un effet de son imagination ou parce que nous savions qu’il n’en était rien ? Dans l’après-midi, je sortis dans le couloir et, les yeux fermés, écoutai de toutes mes forces, comme pour percevoir un bruit particulier et en identifier l’origine. Debout, je restai là à osciller d’arrière en avant, dans un silence si profond que j’en avais les oreilles qui tintaient. Je n’entendis rien. Et les heures de s’écouler lentement, solitaires. Jusqu’à celle du dîner, que nous prîmes ensemble, Saul et moi, un dîner morose au cours duquel il se refusa à toute conversation prolongée et déclina mes offres répétées d’une partie de cartes ou d’échecs dans la soirée. Dès qu’il eut achevé son repas, il remonta dans sa chambre. Quant à moi, après avoir fait la vaisselle, je regagnai la mienne et ne tardai pas à me coucher. Je refis le même rêve. Mais était-ce bien un rêve ? Voilà ce dont je n’étais plus très sûr aux premières heures du matin, alors que je réfléchissais dans mon lit. En tout cas, si ce n’en était pas un, seule une centaine de camions avaient pu produire les vibrations qui m’avaient paru ébranler la maison. Et la lumière bleutée, l’incandescence que j’avais vue filtrer sous ma porte était trop vive pour être celle d’une simple bougie. Et les pas que j’avais entendus étaient parfaitement audibles. N’existaient-ils pourtant que dans mon rêve ? Impossible d’en avoir la moindre certitude. 4 Il était près de neuf heures et demie quand je réussis enfin à me lever, fort mécontent que mon plan de travail se trouve pareillement compromis par mes préoccupations. Je fis une toilette rapide et passai dans le couloir, ne songeant qu’à m’étourdir dans un tourbillon d’activités. Mon regard se porta machinalement vers la chambre de Saul. Sa porte était entrouverte. J’en déduisis aussitôt qu’il était déjà debout, en train de travailler à l’étage supérieur, dans le solarium, et je ne pris pas la peine d’aller y jeter un coup d’œil. Je dévalai l’escalier pour me confectionner un petit déjeuner sur le pouce et remarquai en entrant dans la cuisine que celle-ci était dans l’état où je l’avais laissée la veille. Après m’être frugalement restauré, je remontai à l’étage et entrai dans la chambre de Saul. Ce fut avec une certaine consternation que je le trouvai encore sur son lit. Je dis bien « sur son lit » et non « au lit », car draps et couvertures avaient été rejetés — violemment, semblait-il — jusqu’à s’empiler en torsades sur le plancher. Saul était étendu sur le drap de dessous, vêtu de son seul pantalon de pyjama, la poitrine, les épaules et le visage couverts de petites gouttes de transpiration. Je me penchai et le secouai, mais il se contenta de marmonner du fond de sa léthargie. Je revins à la charge, accentuant ma prise, et il se retourna de mauvaise grâce. « Laisse-moi tranquille, bougonna-t-il d’une voix pâteuse. Tu sais que j’ai été… » Il s’interrompit, comme si, cette fois encore, il était sur le point de prononcer des paroles qui ne devaient pas franchir ses lèvres. « Tu as été quoi ? » lui demandai-je, en proie à une nervosité grandissante. Au lieu de me répondre, il resta allongé sur le ventre, la tête enfouie dans la blancheur de l’oreiller. Je lui empoignai de nouveau l’épaule et le secouai sans le moindre ménagement. Cette fois, il se redressa brusquement et me lança, presque en hurlant : « Fiche-moi le camp d’ici ! — Tu ne comptes pas peindre ? » m’enquis-je, tremblant d’inquiétude. Il roula sur le côté et se tortilla un peu, prêt à se rendormir. Je fis demi-tour en exhalant un soupir de colère. « Tu prépareras toi-même ton petit déjeuner. » Et ma fureur de s’exacerber, tellement ce que je venais de dire était absurde. Au moment où je refermais la porte derrière moi, je crus entendre Saul éclater de rire. Je regagnai ma chambre et me mis à travailler à ma pièce, mais sans grand succès. Je n’arrivais pas à me concentrer. Impossible de penser à autre chose qu’à la façon peu ordinaire dont je me trouvais dépossédé d’une précieuse composante de mon existence. Saul et moi avions toujours été exceptionnellement proches l’un de l’autre. Nos vies avaient toujours été inséparables, nos projets toujours communs, et chacun avait invariablement été le premier objet de l’affection de l’autre. Il en était ainsi depuis notre enfance. Déjà, à l’école, nos camarades nous appelaient en riant Les Siamois. J’avais beau être de deux ans l’aîné de Saul et avoir par conséquent deux classes d’avance sur lui, nous étions toujours fourrés ensemble, choisissions nos amis en fonction de nos sympathies et antipathies mutuelles. Bref, nous vivions l’un avec l’autre et l’un pour l’autre. Et maintenant ceci ; ce schisme exaspérant. Cette brusque rupture de notre entente, ce passage brutal, douloureux, de l’intimité à la plus totale indifférence. C’était là un changement qui m’apparaissait d’une telle gravité qu’il fallait lui chercher la plus grave des causes. Et si fragile que fût l’explication à laquelle je me mis presque aussitôt à songer, je ne pus m’empêcher de la prendre en considération. Et une fois prise en considération, elle résista à toutes mes tentatives pour me l’ôter de la tête. Dans le silence de ma chambre, je me répétais : des fantômes… Était-il possible que la maison fût hantée ? En hâte, je fis le tour des diverses implications de la chose, des divers indices susceptibles d’étayer cette théorie. Si l’on excluait l’hypothèse selon laquelle ces phénomènes étaient d’origine strictement onirique, il y avait ces vibrations qui ébranlaient la maison et cet étrange bourdonnement, cette stridence qui m’avait vrillé le crâne. Il y avait cette sinistre lumière bleue dont j’avais rêvé — ou que j’avais bel et bien vue sous ma porte. Et enfin, détail particulièrement accablant, il y avait cette main qui, aux dires de Saul, s’était posée sur sa joue. Une main froide et humide ! N’empêche qu’il est malaisé d’admettre l’existence des fantômes dans un monde strictement gouverné par les faits. On se rebelle instinctivement contre une possibilité aussi affolante. Car une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage du surnaturel, il n’y a plus moyen de faire marche arrière ni de savoir où mène la route étrange sur laquelle on s’est engagé, sinon vers l’inconnu et l’épouvante. Les pressentiments qui commençaient à me harceler prenaient un tour si concret que j’abandonnai ma table de travail et ma plume, si peu mise à contribution cet après-midi-là, pour me ruer vers la chambre de Saul comme s’il s’y passait du vilain. Le son ridicule et inattendu de ses ronflements me rassura passagèrement. Mais mon sourire fut éphémère et s’évanouit dès que je vis la bouteille d’alcool à moitié vide sur sa table de nuit. Ce fut pour moi un tel choc que j’en restai tout transi. Et, sans que je puisse en déterminer la source, une pensée me vint : le voilà contaminé ! Tandis que je le contemplai ainsi affalé, bras et jambes écartés, il laissa échapper un grognement et se retourna. Il s’était habillé, mais comme il avait dormi avec, ses vêtements étaient froissés et en désordre. Je remarquai qu’il ne s’était pas rasé, avait l’air égaré, et le regard injecté de sang qu’il me jeta était celui d’un étranger qui en avait un autre en face de lui. « Qu’est-ce que tu veux ? me demanda-t-il d’une voix rauque que je ne lui connaissais pas. — Est-ce que tu as perdu la tête ? m’insurgeai-je. Au nom du ciel, qu’est-ce que… — Fiche-moi le camp d’ici », me redit-il. À moi, son frère. Je le dévisageai. Bien que sachant que ce ne pouvait être qu’un effet de la boisson, il me fut impossible de voir dans l’expression qui lui déformait les traits autre chose que de la vulgarité, et un étrange frisson de répulsion me parcourut. Quand je fis mine de m’emparer de la bouteille, il essaya de me donner un coup de poing, mais de façon désordonnée, complètement inopérante, son sens de la direction se trouvant émoussé par l’alcool qui lui imbibait le cerveau. « Je t’ai dit de ficher le camp ! » cria-t-il furieusement, tandis que des taches rouges lui envahissaient soudain les joues. Je reculai, presque effrayé, puis tournai les talons et me précipitai dehors, à ce point bouleversé par le comportement anormal de mon frère que j’en tremblais. Je restai longtemps derrière sa porte, à l’écouter grogner et s’agiter sur son lit. Et je me sentis au bord des larmes. Puis, sans réfléchir, je descendis l’escalier qui s’assombrissait, traversai le salon, le coin salle à manger, et entrai dans la petite cuisine. Là, dans le silence ténébreux, je craquai une allumette et allumai la grosse bougie que je conservais au bas de la gazinière. Mes pas, tandis que je me déplaçais dans la cuisine, semblaient curieusement assourdis, à croire que j’avais de gros tampons de coton dans les oreilles. Et j’eus tout à coup l’impression ô combien bizarre que le silence même me martelait les tympans. En passant devant la partie gauche du placard, je me surpris à vaciller sur mes jambes comme si l’air immobile s’était brusquement animé pour me malmener. Le silence n’était plus qu’un énorme grondement, et soudain, comme je tendais la main en quête d’un support, mes doigts convulsés heurtèrent un plat qui alla se fracasser sur le carrelage. J’en frémis de la tête aux pieds car le bruit qui en résulta était caverneux, irréel, formidablement lointain. Si je n’avais pas vu les fragments de porcelaine éparpillés sur les carreaux sombres, j’aurais juré que le plat ne s’était pas brisé. En proie à une agitation grandissante, je m’enfonçai les index dans les oreilles et leur imprimai un mouvement de rotation, comme pour les déboucher. Puis je frappai du poing la porte coincée du placard, cherchant désespérément le réconfort d’un son logique. Mais quelle que fût la force de mes coups, le bruit qui me parvenait était celui de quelqu’un qui aurait frappé à une porte située à une grande distance. Je me tournai promptement vers la petite glacière, n’ayant plus qu’une envie : me préparer mes sandwiches et mon café et quitter les lieux pour remonter dans ma chambre. Je posai le pain sur un plateau, me versai une pleine tasse de café noir et replaçai la cafetière sur la grille. Puis, non sans appréhension, je soufflai la bougie. Le coin salle à manger et le salon étaient à présent plongés dans d’oppressantes ténèbres. Mon cœur commença à battre violemment tandis que j’avançais, le tapis étouffant le bruit de mes pas. Cramponnant le plateau, les doigts raides et comme engourdis, je regardais droit devant moi. L’air que je respirais s’échappait de mes narines en bruyantes exhalaisons, car je serrais les lèvres de peur qu’elles ne se mettent à trembler. L’obscurité et le silence absolu, un silence de mort, semblaient se refermer sur moi comme d’épaisses murailles. Je bloquai ma gorge, m’efforçai de maîtriser tous mes muscles de crainte d’être pris, au moindre relâchement, d’un tremblement incontrôlable. À mi-chemin du couloir, j’entendis la chose. Un rire perlé qui se répandit dans la pièce telle une nuée sonore. Un froid glacial s’abattit sur moi et je m’immobilisai, complètement transi. Le rire se poursuivit, m’enveloppant comme si quelqu’un — ou quelque chose — dessinait des cercles silencieux autour de moi sans me quitter des yeux. Je me mis à trembler et entendis ma tasse cliqueter sur le plateau. Et tout à coup, une main froide et humide se posa sur ma joue ! Dans un hurlement de terreur, je laissai choir le plateau et me ruai comme un fou dans le couloir avant de m’élancer dans l’escalier, fonçant dans le noir de toute la force de mes jambes défaillantes. Tandis que je courais, le rire cristallin fusa de nouveau derrière moi, telle une fine traînée d’air glacé dans le silence général. Je m’enfermai à double tour dans ma chambre et me jetai sur le lit, rabattant le couvre-lit sur ma tête sans arriver à maîtriser le tremblement de mes doigts. Les yeux fermés, je restai allongé sur le ventre, mon cœur tambourinant contre le matelas. Et dans ma tête, l’horrible conviction que toutes mes craintes étaient justifiées ressemblait à un couteau s’acharnant sur de délicats organes. Tout était donc vrai. Aussi indubitable que l’eût été le contact d’une main humaine, vivante, j’avais senti cette main froide et humide sur ma joue. Mais quel être vivant rôdait en bas dans le noir ? L’espace d’un instant, je me berçai de l’idée que c’était Saul qui m’avait joué un fort méchant tour. Mais je savais que ce t n’était pas le cas, car j’aurais entendu ses pas ; or je n’avais rien perçu de tel, ni auparavant, ni maintenant. La pendule sonnait dix heures quand je fus enfin en mesure de rassembler mon courage pour repousser le couvre-lit, chercher à tâtons la boîte d’allumettes posée sur ma table de nuit et allumer la chandelle. Tout d’abord, sa lueur vacillante me rassura un peu. Mais, voyant à quel point elle avait du mal à chasser les ténèbres silencieuses, j’en eus le frisson et évitai de regarder les murs immenses et nébuleux. Je maudis l’absence d’électricité. L’éclat d’une ampoule m’aurait rasséréné, mais là, le tremblotement irrégulier de cette flamme minuscule était impuissant à dissiper mes terreurs. J’eus envie de traverser le couloir pour voir si Saul allait bien, mais je redoutais d’ouvrir ma porte, imaginant des spectres hideux tapis dans le noir, entendant encore dans ma tête l’horrible rire visqueux. J’espérais que mon frère était assommé par l’alcool, plongé dans un de ces sommeils auquel seul un tremblement de terre peut vous arracher. J’avais beau n’aspirer qu’à être près de lui en dépit de son manque de loyauté envers moi, je ne m’en sentais pas le courage. Je me déshabillai donc en hâte, m’empressai de me mettre au lit et enfouis de nouveau ma tête sous les couvertures. 5 Je me réveillai en sursaut, tremblant, saisi d’angoisse. J’étais entièrement découvert et le silence ténébreux m’inspira la même terreur qu’auparavant. Je tâtonnai fébrilement à la recherche des couvertures. Elles avaient glissé du lit. Roulant sur le côté, je lançai précipitamment une main vers le sol et fus pris d’un mouvement de recul quand mes doigts entrèrent en contact avec le plancher glacé. Comme j’allais saisir la literie, je vis la lumière sous la porte. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, mais j’étais sûr que mes sens ne m’avaient pas trompé. Et à peine eut-elle disparu que les vibrations reprirent. Toute ma chambre semblait en proie à ces trépidations bourdonnantes. Je sentais mon lit tressauter, la chair de poule me gagner, mes dents s’entrechoquer. Puis la lumière revint et j’entendis un bruit de pieds nus, persuadé que c’était Saul qui marchait dans la nuit. Mû par la crainte qu’il ne lui arrive quelque accident plutôt que par le courage, je me jetai hors du lit et m’approchai discrètement de la porte, transi par le froid qui m’assaillit la plante des pieds. J’entrebâillai le battant, tout mon corps tendu à l’idée de ce que je risquais de découvrir. Mais je ne rencontrai qu’une obscurité de poix et m’avançai jusqu’à la porte de Saul. Tendant l’oreille, je guettais le bruit de sa respiration, quand, avant même que je puisse me faire une opinion, cette sinistre lueur bleutée se manifesta en bas, dans le vestibule. Une fois de plus, je me ruai instinctivement vers l’escalier pour m’immobiliser en haut des marches, cramponné à la vieille rampe. En bas, une sorte de halo bleuté d’une puissante intensité traversait le vestibule en direction du salon. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine ! Saul le suivait, les bras tendus en avant dans l’attitude classique du somnambule, les yeux fixés droit devant lui, miroirs de l’informe rayonnement bleuté. Je voulus l’appeler, mais ma voix ne put émettre aucun son. Je voulus descendre pour l’arracher à cette horreur, mais un mur invisible me repoussa. Un mur de plus en plus oppressant, étouffant. Je me débattis comme un beau diable, mais en vain. Mes muscles étaient sans forces contre l’horrible, l’impossible puissance qui m’écrasait. Soudain, mes narines furent assaillies par une odeur acre, écœurante, qui me fit défaillir. Un brasier presque palpable s’alluma dans ma gorge et dans mon ventre. L’obscurité se fît plus épaisse. J’avais l’impression qu’elle m’engluait comme une coulée de boue chaude et noire, me comprimait la poitrine jusqu’à presque m’empêcher de respirer. Cela revenait à être enterré vivant au fond d’un four noir, emmailloté dans de pesants linceuls. Je tremblais, sanglotais en pure perte. Puis, brusquement, tout s’arrêta et je me retrouvai debout sur le palier glacé, en nage, exténué par mes efforts frénétiques. J’essayai de bouger, mais sans y parvenir, essayai de penser à Saul, mais m’avérai incapable d’empêcher son souvenir de se soustraire à mon cerveau engourdi. Parcouru de frissons, je fis demi-tour pour regagner ma chambre, mais au premier pas, mes jambes se dérobèrent sous moi et je basculai lourdement en avant. Je m’écrasai sur le sol glacé et, secoué de tremblements, perdis conscience. Quand mes yeux se rouvrirent, je gisais toujours en boule sur le plancher froid. Je me redressai en position assise. Le palier était comme baigné d’un va-et-vient d’ombres et de lumières. J’étais oppressé, prisonnier d’une espèce d’étau glacé. Je finis par me relever et, plié en deux, me dirigeai en titubant vers la chambre de Saul. La gorge enflammée par une toux tenace, je heurtai son lit. Il était là, l’air de n’avoir plus que la peau sur les os. Il n’était pas rasé et les poils raides qui lui envahissaient les joues avaient quelque chose de répugnant. Il dormait la bouche ouverte, du sommeil lourd d’un homme épuisé, sa poitrine lisse et pâle se soulevant et s’abaissant à petits coups saccadés. Il ne réagit pas quand je lui secouai mollement l’épaule. J’articulai son nom et fus épouvanté par le son rauque, grinçant, de ma voix. Je l’appelai de nouveau ; il s’agita en grognant et ouvrit un œil. « Je suis malade, murmurai-je. Je suis malade, Saul. » Il me tourna le dos. Un sanglot angoissé me déchira la gorge. « Saul ! » Il fît volte-face, comme mû par un ressort fou, les poings serrés en deux boules osseuses et livides. « Fiche le camp d’ici ! hurla-t-il. Laisse-moi tranquille ou je te tue ! » La violence de cette sortie me fît reculer et je restai là, hébété, les yeux fixés sur lui, le souffle coupé. Je le vis s’arc-bouter comme s’il cherchait à se briser l’échiné et l’entendis murmurer pitoyablement entre ses dents : « Pourquoi faut-il que le jour dure si longtemps ? » Je fus pris d’une nouvelle quinte de toux et, la poitrine en feu, me traînai jusqu’à ma chambre et me recouchai avec des gestes de vieillard. Je laissai ma tête s’effondrer sur l’oreiller, tirai les couvertures et restai là sans bouger, en proie à un long frisson. Je dormis toute la journée d’un sommeil agité, entrecoupé de réveils atrocement douloureux, incapable de me lever pour m’alimenter ou me désaltérer. Réduit à l’impuissance, je restais allongé, à trembler et à pleurer. Aussi abattu par la cruauté de Saul à mon égard que par la souffrance physique Une souffrance qui me mettait à la torture. Au point que, lors d’une crise de toux particulièrement pénible, je me mis à sangloter comme un enfant et à bourrer le matelas de coups de poing aussi débiles qu’inefficaces et de coups de pied frénétiques. Pourtant, même à ce moment, je crois que je ne pleurais pas seulement de douleur. Je pleurais à cause de mon frère unique qui ne m’aimait plus. Il me sembla que la nuit n’était jamais tombée aussi vite. Seul dans le noir, je priai silencieusement pour qu’il n’arrive pas malheur à Saul. Je dormis un peu pour me réveiller brusquement, les yeux fixés sur la lumière qui filtrait sous ma porte, les oreilles vrillées par le bourdonnement aigu. Et je compris à ce moment-là que Saul m’aimait toujours mais que la maison avait corrompu son affection. De cette illumination surgit ma résolution, au fond du désespoir je puisai un courage étonnant. Je réussis à me lever et, les jambes flageolantes, au bord du vertige, attendis que les voiles qui me brouillaient la vue se dissipent. Puis j’enfilai ma robe de chambre et mes pantoufles et allai ouvrir la porte. Qu’est-ce qui fit que les choses se passèrent de la sorte, je ne saurais l’expliquer. Peut-être était-ce le courage dont je me sentais rempli qui fit fondre la barrière ténébreuse installée sur le palier. Les vibrations et le bourdonnement continuaient d’ébranler la maison, mais il me sembla qu’ils s’atténuaient à mesure que je descendais l’escalier, et tout à coup, la lueur bleue disparut du salon en même temps qu’un furieux remue-ménage s’y déchaînait. Quand j’y entrai, la pièce offrait son aspect normal. Une bougie brûlait sur la cheminée. Mais mes yeux étaient rivés sur le centre du salon. Saul se tenait là, debout, à moitié nu, comme figé au milieu d’un pas de danse, le regard fixé sur le portrait. Je prononçai son nom d’une voix sèche. Il battit des paupières et, lentement, tourna la tête vers moi. Il ne parut pas s’apercevoir de ma présence, car soudain, il jeta un regard affolé autour de lui et s’écria avec l’accent du désespoir : « Reviens ! Reviens ! » Je l’appelai de nouveau et il cessa de regarder autour de lui pour se concentrer sur moi. La lueur tremblotante de la bougie lui creusait les traits, accentuant cruellement la maigreur de son visage. Le visage d’un fou. Il grinça des dents et s’avança vers moi. « Je vais te tuer, murmura-t-il d’une voix étale. Je vais te tuer. » Je reculai. « Tu as perdu la tête, Saul. Tu ne… » Je ne pus en dire davantage car il se rua sur moi, les mains en avant, comme s’il cherchait à me saisir à la gorge. J’essayai de faire un pas de côté mais il agrippa ma robe de chambre et m’attira contre lui. Et nous voilà en train de nous battre, moi le suppliant de s’arracher au terrible envoûtement dont il était victime, lui ne m’offrant pour toute réponse que halètements et grincements de dents. Secoué comme un prunier, je voyais nos ombres monstrueuses s’agiter sur les murs. Ce n’était pas là la poigne de Saul. J’avais toujours été plus fort que lui, mais en cet instant, ses mains semblaient de fer. Je commençai à suffoquer et son visage se brouilla devant mes yeux. Je perdis l’équilibre et nous roulâmes tous les deux sur le sol. Je sentis le contact du tapis rugueux sur ma joue et les mains glacées de Saul qui resserraient leur étreinte sur mon cou. C’est alors que mes doigts rencontrèrent quelque chose de dur et de froid. Le plateau que j’avais laissé choir la veille ! Je m’en emparai et, comprenant que mon frère n’avait plus toute sa raison, qu’il était bien décidé à me tuer, je lui en assenai un coup sur le crâne de toute la force qui me restait. C’était un lourd plateau de métal. Saul s’effondra comme frappé à mort et ses mains se détachèrent de ma gorge meurtrie. Je me relevai tant bien que mal, m’efforçant de retrouver mon souffle, et contemplai mon frère. Du sang coulait d’une profonde entaille à son front. « Saul ! » hurlai-je, horrifié par ce que j’avais fait. Je me redressai d’un bond et me précipitai vers la porte d’entrée. À peine l’avais-je ouverte que j’aperçus quelqu’un qui passait dans la rue. Je m’élançai jusqu’à la balustrade de la véranda et hélai le quidam. « Au secours ! Appelez une ambulance. » L’homme fit un écart et me lança un regard apeuré. « Pour l’amour du ciel ! le suppliai-je. Mon frère s’est assommé ! Je vous en prie, appelez une ambulance ! » Il resta un long moment à me regarder, bouche bée, puis il prit les jambes à son cou. J’eus beau réitérer mes appels, il continua de courir. J’étais certain qu’il ne ferait rien de ce que je lui avais demandé. En revenant sur mes pas, je sursautai à la vue de mon visage exsangue dans le miroir du vestibule et compris que j’avais dû faire une peur de tous les diables au malheureux passant. Mon sursaut d’énergie n’avait été que passager. Je me sentais de nouveau faible et désemparé, j’avais la gorge sèche, à vif, l’estomac noué. Les jambes en coton, j’eus toutes les peines du monde à regagner le salon. Je tentai d’allonger Saul sur un divan, mais trop grande était la force d’inertie qu’il m’opposait et je tombai à genoux à côté de lui. Mon corps bascula en avant et je restai ainsi, mi-accroupi, mi roulé en boule. Je n’entendais d’autre bruit que celui de mes halètements. Ma main gauche caressait machinalement les cheveux de Saul tandis que mes yeux débordaient de larmes. Te ne saurais dire combien de temps s’était écoulé quand les vibrations reprirent, comme pour me montrer qu’elles n’avaient jamais vraiment disparu. Je restai recroquevillé, dans un état semi-comateux. Je sentais mon cœur battre dans ma poitrine comme un vieille pendule dont le balancier engourdi et feutré m’aurait heurté les côtes à un rythme moribond. Tous les sons me parvenaient de la même façon, l’horloge sur la cheminée, mon cœur et la vibration sans fin, jusqu’à se fondre en un horrible battement qui devenait une partie de moi-même, devenait moi-même. J’avais le sentiment de m’enfoncer de plus en plus, comme un homme en train de se noyer dans le silence des eaux qui se sont refermées sur lui. C’est alors que je crus entendre un bruit de pas dans la pièce, des froissements de jupes et, au loin, des rires de femmes. Je redressai brusquement la tête et sentis ma peau se ratatiner. Une silhouette blanche se découpait dans l’encadrement de la porte. Elle s’avança vers moi. Je me relevai, un cri au bord des lèvres, pour replonger aussitôt dans les ténèbres. 6 Ce que j’avais vu n’était pas un fantôme mais un interne de l’hôpital. Le passant que j’avais hélé avait apparemment fait ce que je lui demandais. On aura une idée de mon état quand j’aurai dit que je n’avais entendu ni la sonnette, ni les coups de poing de l’interne sur la porte entrouverte. En vérité, si je l’avais refermée, je suis certain que je serais mort à l’heure qu’il est. On transporta Saul à l’hôpital pour soigner sa blessure à la tête. N’ayant rien de plus grave à déplorer que l’épuisement nerveux dans lequel je me trouvais, je restai à la maison. J’avais voulu accompagner mon frère, mais on m’avait fait savoir que l’hôpital était bondé et que le mieux était de me remettre au lit. Je dormis tard dans la matinée et ne me levai qu’à onze heures. Je descendis prendre un copieux petit déjeuner et regagnai ma chambre pour y dormir quelques heures de plus. Je déjeunai vers deux heures. J’avais l’intention de quitter la maison bien avant la tombée de la nuit pour ne pas m’exposer à quelque nouvel incident. Je trouverais bien une chambre d’hôtel. Il était clair qu’il allait nous falloir vider les lieux, que nous arrivions ou non à vendre la maison. Je prévoyais des difficultés avec Saul à ce sujet, mais j’étais déterminé à ne pas revenir sur ma décision. Vers cinq heures, je m’habillai et quittai ma chambre avec un petit sac contenant mes affaires pour la nuit. Le jour touchait à sa fin et je m’empressai de descendre les escaliers, décidé à ne pas rester un instant de plus dans la maison. Je traversai le vestibule et empoignai le bouton de la porte. Elle refusa de s’ouvrir. Tout d’abord, je ne voulus pas y croire. Je restai là à m’escrimer sur ce bouton, cherchant à combattre l’engourdissement qui s’emparait de moi. Je finis par lâcher mon sac pour tirer à deux mains sur la poignée, mais en vain. La porte résistait avec autant d’opiniâtreté que celle du placard de la cuisine. Faisant volte-face, je me précipitai dans le salon, mais toutes les fenêtres étaient coincées. Je parcourus la pièce des yeux en gémissant comme un enfant, m’en voulant à mort de m’être de nouveau laissé piéger. Je lâchai une bordée de jurons. Au même instant, un courant d’air glacé m’arracha mon chapeau et l’envoya voltiger à travers la pièce. Je me plaquai brusquement les mains sur les yeux et m’immobilisai, tremblant de tous mes membres, le cœur battant la chamade, redoutant ce qui risquait de m’arriver d’une seconde à l’autre. La température parut chuter notablement et je perçus de nouveau ce grotesque bourdonnement que l’on aurait dit venu d’un autre monde. Il sonnait comme un rire à mes oreilles, un rire qui se moquait de ma misérable tentative d’évasion. Puis, tout aussi soudainement, je me souvins de Saul, je me souvins qu’il avait besoin de moi et, ôtant les mains de mes yeux, je criai de toutes mes forces : « Rien dans cette maison ne peut me faire de mal ! » La trépidation cessa d’un seul coup, ce qui ranima mon courage. Si ma volonté était capable d’intimider les puissances impies qui hantaient les lieux, qui sait si elle ne pouvait pas les détruire ? Si je montais à l’étage, si je dormais dans le lit de Saul, je connaîtrais à mon tour ce qu’il avait connu et serais ainsi en mesure de l’aider. Je ne doutais pas de ma volonté de résistance et ne songeai pas un instant que ces idées n’étaient peut-être pas de mon fait. Je grimpai les marches quatre à quatre et me précipitai dans la chambre de mon frère. Je me débarrassai rapidement de mon manteau et de mon veston, desserrai ma cravate et mon col et m’assis sur le lit. Puis, au bout d’un moment, je m’allongeai et contemplai le plafond qui s’assombrissait. J’essayai de garder les yeux ouverts mais, encore mal remis de ma fatigue, je ne tardai pas à m’endormir. Il ne s’était écoulé qu’un instant, me sembla-t-il, lorsque je me réveillai, le corps fourmillant de sensations qui n’avaient rien de désagréable. Impossible d’en définir l’étrangeté. L’obscurité avait l’air vivante. Je la voyais chatoyer sous mes yeux, tandis que je gisais là, baigné d’une chaleur empreinte de sensualité bien que rien ne justifiât une telle impression. Je murmurai machinalement le nom de Saul. Puis son souvenir disparut de mon esprit, comme arraché par des doigts invisibles. Je me rappelle avoir roulé sur le côté et m’être mis à rire tout seul, conduite tout à fait extraordinaire sinon invraisemblable de la part de quelqu’un d’aussi sérieux et équilibré que moi. L’oreiller paraissait de soie contre ma joue et un doux engourdissement gagnait tous mes sens. Les ténèbres glissaient sur moi comme un sirop tiède, aussi apaisant pour mon corps que pour mon esprit. Je murmurai des mots sans suite, les muscles comme vidés de toute énergie, pesants comme du plomb, en proie à la léthargie qui succède à une délicieuse fatigue. Puis, alors que j’avais presque sombré dans l’inconscience, j’eus la sensation d’une présence dans la pièce. Et chose incroyable, non seulement elle m’était familière, mais elle ne m’inspirait pas la moindre crainte. Rien qu’un inexplicable sentiment d’attente langoureuse. Elle s’approcha de moi. La jeune femme du portrait. Je n’eus guère le temps de contempler le halo bleuté qui la nimbait car il s’évanouit rapidement, et il n’y eut plus, dans mes bras, qu’un corps tiède et vibrant. Je ne me souviens d’aucun détail de son comportement car tout se perdait dans une sensation générale, une sensation où l’excitation se mêlait au dégoût dans un climat d’avidité aussi abominable que toute-puissante. Je restai suspendu dans un nuage d’ambivalence, corps et âme dévorés d’un désir surnaturel. Et dans mon esprit comme sur mes lèvres un nom ne cessait de revenir. Clarissa. Comment faire le compte des moments de perversité érotique que je connus en sa compagnie ? J’avais perdu toute notion du temps. J’étais la proie d’un vertige gluant que je tentais en vain de combattre. Comme mon frère Saul, j’étais possédé par cette présence immonde sortie du tombeau de la nuit. Puis, allez savoir de quelle inconcevable manière, nous cessâmes d’être sur le lit pour nous retrouver en bas, dans le salon, en train de danser comme des fous, étroitement enlacés. Il n’y avait pas de musique, rien que cette pulsation obsédante qui m’avait martelé les tympans les nuits précédentes. Mais voilà que cela devenait une mélodie pour moi tandis que je tournoyais, étreignant le fantôme d’une morte, subjugué par son étourdissante beauté et, en même temps, écœuré par l’ardeur du désir qu’il m’inspirait. À un moment donné, mes yeux se fermèrent l’espace d’une seconde et un froid terrible me saisit au ventre. Mais quand je les rouvris, le malaise se dissipa et je fus de nouveau heureux. Heureux ? À présent, le mot paraît mal choisi. Disons plutôt hypnotisé, hébété ; mon cerveau était un bloc de chair engourdie incapable de m’arracher aux griffes de ce sortilège. Et notre danse de se prolonger. Le parquet était rempli de couples. J’en suis certain, quoique je ne me rappelle ni leurs vêtements ni leur allure générale. Je ne me souviens que de leurs visages, blafards et luisants, de leurs yeux ternes et sans vie, de leurs bouches pendantes, pareilles à des blessures noires et exsangues. Tourbillons à n’en plus finir, puis un homme portant un large plateau apparaît dans l’entrée en cintre et tout s’engloutit dans le noir, le vide, le silence. 7 Je me réveillai dans un état d’épuisement total. J’étais trempé de sueur, seulement vêtu de mon caleçon. Mes habits étaient éparpillés par terre, comme si je m’en étais débarrassé dans un accès de frénésie. La literie gisait aussi en désordre sur le plancher. Selon toute apparence, j’avais été victime d’une crise de démence au cours de la nuit. Pour je ne sais quelle raison, la lumière qui s’engouffrait par la fenêtre me gênait et je m’empressai de refermer les yeux, rechignant à croire que c’était déjà le matin. Je me tournai sur le ventre et fourrai la tête sous l’oreiller. J’avais encore dans les narines l’affriolant parfum des cheveux de ma visiteuse. Ce souvenir ranima un odieux désir qui me fit frémir des pieds à la tête. J’éprouvai alors une sensation de chaleur dans le dos et me redressai en maugréant. Un effet du soleil qui entrait à flots par les fenêtres. D’un seul mouvement chargé d’impatience, je balançai mes jambes hors du lit et allai tirer les stores. Voilà qui me convenait mieux que l’éclat du jour. Je me jetai de nouveau sur le lit, fermai soigneusement les paupières et rassemblai l’oreiller sur ma tête. Impossible de faire complètement barrage à la lumière. Cela paraît incroyable, je sais, mais je la sentais aussi sûrement que certaines plantes grimpantes qui se dirigent vers elle sans pour autant la voir. Et à la sentir ainsi, j’aspirais d’autant plus à l’obscurité. J’étais comme un animal nocturne forcé de s’exposer à la clarté du jour et ne songeant qu’à en fuir la blessure. Je me redressai en position assise et regardai autour de moi, la gorge vibrante d’une plainte ininterrompue. Je me mordis les lèvres, serrant et desserrant les poings, travaillé par l’envie de frapper quelque chose, n’importe quoi. J’en vins à me surprendre en train de souffler violemment sur une bougie éteinte. Même en cet instant, j’étais conscient de l’absurdité d’un tel geste, mais je n’en essayais pas moins, contre toute raison, d’éteindre une flamme invisible pour que la nuit s’abandonne à ses voies ténébreuses et revienne. Me ramenant Clarissa. Clarissa. Une espèce de déclic se fit dans ma gorge et mon corps céda à une véritable convulsion. Où n’entrait ni plaisir ni douleur mais un mélange des deux. J’enfilai la robe de chambre de mon frère et m’engageai machinalement dans le couloir silencieux. Je n’éprouvais aucun besoin physique, ni faim, ni soif, ni quoi que ce soit. J’étais un corps indifférent, esclave comateux d’une tyrannie qui m’avait assujetti et refusait de relâcher son étreinte. Je m’arrêtai en haut des marches et tendis l’oreille, cherchant à l’imaginer en train de flotter à ma rencontre, tiède et vibrante dans son halo bleuté. Clarissa. Je fermai promptement les yeux, grinçai des dents et, l’espace d’une fraction de seconde, je sentis mon corps se raidir d’épouvante. J’étais fugitivement redevenu moi-même. Puis, le temps d’une respiration, j’étais rendu à mon esclavage. Debout sur le palier, j’avais l’impression de faire partie de la maison, au même titre que les poutres ou les fenêtres. Ma respiration était la sienne et c’était son cœur que je sentais battre sans bruit dans le mien. Je ne faisais plus qu’un avec une masse inanimée, connaissais son passé, sentais le contact des mains mortes qui avaient refermé leurs doigts sur les accoudoirs des fauteuils, les rampes, les boutons de porte, entendais le raclement de pas invisibles sur les planchers, les rires de joies défuntes. Si je perdis alors mon âme, elle s’incorpora au vide et au silence qui m’entouraient, un vide que je ne pouvais sentir et un silence que je ne pouvais percevoir qu’à travers la drogue. Cette drogue qu’était la présence informe du passé. Je n’étais plus un être vivant. N’eussent été ces fonctions corporelles qui m’interdisaient une parfaite satisfaction, j’étais mort. Tranquillement, sans passion, l’idée du suicide me traversa l’esprit. Elle disparut en un instant mais son passage n’avait éveillé en moi rien de plus qu’une acceptation apathique. Mes pensées n’avaient d’autre objet que la vie au delà de la vie, et mon existence présente n’était qu’un obstacle mineur dont je pouvais venir à bout d’un simple petit coup de rasoir, d’une minuscule goutte de poison. J’étais devenu le maître de la vie car je pouvais envisager sa destruction dans l’indifférence la plus complète. La nuit. La nuit ! Quand allait-elle venir ? J’entendis ma voix, rauque et grêle, déchirer le silence. « Pourquoi faut-il que le jour dure si longtemps ? » Ces mots me ramenèrent à moi, car Saul les avait déjà prononcés. Je clignai des yeux et regardai autour de moi comme si je venais de me rendre compte de l’endroit où je me trouvais. Qu’était ce terrible pouvoir qui s’exerçait sur moi ? Je m’efforçai de me libérer de son emprise mais, ce faisant, je sombrais de nouveau. Pour me retrouver une fois de plus, tel un moribond, dans cet étrange coma à la frontière de la vie et de la mort. Suspendu par un fil au-dessus de l’abîme de tout ce qui m’avait été caché jusque là. À présent, je voyais, j’entendais, et le pouvoir de couper ce fil était entre mes mains. Je pouvais y rester accroché jusqu’à ce que ses fibres cèdent l’une après l’autre et m’envoient lentement par le fond. Ou je pouvais attendre jusqu’à l’extrême limite de l’endurance et en finir brutalement, trancher le fil pour plonger dans les ténèbres, ces fameuses ténèbres où résidaient à jamais Clarissa et ses semblables. Alors son affolante chaleur m’appartiendrait. À moins que ce ne soit sa froideur. Mais j’aurais dans tous les cas son réconfort. Je pourrais passer une éternité avec elle et rire de ce monde de robots. Je me demandai si cela m’aiderait de m’enivrer à mort et de perdre conscience jusqu’à la nuit. Je descendis l’escalier sans sentir mes jambes et restai assis un long moment devant la cheminée du salon à contempler le portrait. Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il était et je m’en moquais. Le temps était quelque chose de relatif, voire d’oublié. M’avait-elle souri ? Oui, ses yeux brillaient, comme ils brillaient dans la pénombre ! Et de nouveau ce parfum. Pas vraiment agréable mais relevé d’un je ne sais quoi de musqué et de piquant qui m’émoustillait. Qu’était Saul pour moi ? La question s’imposa soudain à moi. Je n’avais aucun lien de parenté avec lui. C’était un étranger issu d’une autre société, d’une autre chair, d’une autre vie. Il me laissait complètement froid. Non, tu le hais, me souffla une voix intérieure. C’est alors que tout s’effondra comme un château de cartes. Car ces mots provoquèrent une telle révolte au plus profond de mon être que mes yeux se dessillèrent ; les écailles qui les recouvraient venaient de tomber. Je tournai la tête en tous sens, jetant des regards affolés autour de moi. Au nom du ciel, qu’est-ce que je faisais encore dans cette maison ? Dans un sursaut de peur et de rage, je bondis sur mes pieds et me ruai à l’étage pour m’habiller. En passant devant l’horloge du vestibule, je tressaillis : il était plus de trois heures de l’après-midi. À mesure que je passais mes vêtements, je retrouvais des sensations normales. Je sentis le plancher froid sous mes pieds nus, m’avisai que j’avais faim et soif, perçus le profond silence de la maison. Tout se déversa sur moi. Je savais pourquoi Saul avait voulu mourir, pourquoi il exécrait le jour et attendait la nuit avec une telle fureur dans l’impatience. À présent je pouvais tout lui expliquer et il comprendrait, car j’étais passé par les mêmes affres. Et en redescendant l’escalier, je songeais aux morts de la maison Slaughter, si outrés de l’inexplicable malédiction qui s’étaient abattue sur eux qu’ils essayaient d’entraîner les vivants dans leur enfer sans fin. Terminé, tout cela, terminé ! exultais-je en refermant la porte d’entrée derrière moi et en plongeant dans la bruine en direction de l’hôpital. Je ne vis pas l’ombre tapie derrière moi dans un coin de la véranda. 8 Quand la réceptionniste de l’hôpital m’informa que Saul avait été autorisé à sortir deux heures avant mon arrivée, j’en restai tout d’abord sans voix. Je me cramponnai au comptoir, la dévisageai, puis m’entendis lui dire qu’elle devait faire erreur. Ma voix était rauque, méconnaissable. La femme secoua la tête. Je m’effondrai alors contre le comptoir, vidé de toute énergie. Une immense lassitude s’abattit sur moi, suivie d’une bouffée d’angoisse. Un sanglot jaillit de ma gorge au moment où je fis demi-tour et je vis des gens me suivre des yeux tandis que je traversai le sol carrelé d’un pas mal assuré. Tout tournait autour de moi. Je titubai, faillis tomber. Quelqu’un me saisit par le bras et me demanda si je me sentais bien. Je répondis par un vague marmonnement et me libérai de la personne venue à mon aide sans même remarquer si c’était un homme ou une femme. Je me propulsai jusqu’à la porte et me retrouvai dans la lumière grisâtre du dehors. La pluie avait redoublé d’intensité et je relevai le col de mon manteau. Où était Saul ? La question fulgura dans ma tête et la réponse s’imposa très vite, trop vite. Il était rentré à la maison. Cela ne faisait aucun doute. À cette pensée, je me mis à remonter à toute allure la rue ténébreuse en direction des rails du tramway. Je ne me souviens que de la pluie qui me giflait et des façades grises qui défilaient sur les côtés. Plus personne dans les rues, plus un taxi de libre. Il faisait de plus en plus sombre. Mes jambes faillirent s’empêtrer et me jetèrent contre un réverbère auquel je m’accrochai de crainte de tomber dans le caniveau transformé en torrent. Un vilain bruit de ferraille m’emplit les oreilles. Je levai la tête et me lançai à la poursuite du tramway de passage, que j’attrapai une rue plus loin. Je tendis un dollar au conducteur, qui dut me rappeler pour me rendre la monnaie. Je restai debout, accroché à une poignée de sécurité, ballotté par les cahots, mis au supplice par l’idée de Saul tout seul dans cette maison de l’horreur. L’atmosphère moite et renfermée du tram n’était pas loin de me retourner l’estomac. Je respirais les effluves des imperméables et des vêtements mouillés des gens qui s’étaient fait surprendre par la pluie, des parapluies dégoulinants et des emballages trempés. Je fermai les yeux et serrai les dents, formulant des prières pour arriver avant qu’il soit trop tard. Je descendis enfin du tram et remontai les pâtés de maisons à toutes jambes. La pluie m’inondait le visage, me coulait dans les yeux, m’aveuglant presque. Je glissai et m’étalai sur le trottoir, m’écorchant les mains et les genoux. Je me relevai en geignant, mes vêtements gorgés d’eau plaqués sur mon corps. Je continuai de courir comme un fou, guidé uniquement par l’instinct, ne m’arrêtant qu’au moment où je vis la maison devant moi, haute et noire, à travers l’épais rideau de pluie. C’était à croire qu’elle avait rampé dans ma direction pour s’emparer de moi, car je me retrouvai, tout frissonnant, sur la véranda. Je toussais, j’étais transi. J’essayai la porte. Incroyable ! Telle fut ma première pensée. Elle était toujours fermée et Saul n’avait pas de clé. Je faillis pousser un cri de joie et rebroussai chemin. Où donc était-il ? Il fallait absolument que je le trouve. Je commençai à redescendre l’allée. Puis, aussi sûrement que si l’on m’avait tapé sur l’épaule, je me retournai et arrêtai mon regard sur la véranda. Un éclair déchira l’obscurité et je vis les éclats de verre de la fenêtre brisée. Le souffle court, le cœur cognant dans ma poitrine comme un lourd piston, je la contemplai. Il était bel et bien rentré. Et elle, était-elle déjà arrivée ? Était-il en haut, allongé sur son lit, en train de sourire tout seul dans le noir, d’attendre que la lumineuse apparition vienne l’envelopper ? Je devais le sauver. Sans l’ombre d’une hésitation, je m’élançai sur la véranda et ouvris la porte, veillant à la laisser béante pour favoriser notre fuite. Je m’avançai sur le tapis, m’engageai dans l’escalier. Pas un bruit dans la maison. Même l’orage semblait loin. On aurait dit que le martèlement de la pluie s’atténuait, devenait moins distinct. Je faillis m’étrangler au moment où la porte se referma derrière moi en claquant. J’étais pris au piège. Cette pensée me bombarda d’aiguillons de peur et je faillis redescendre en courant pour tenter de fuir. Mais Saul se rappela à mon souvenir et je m’efforçai de me ressaisir. J’avais triomphé de la maison une fois et je le pouvais encore. Il le fallait. Pour lui. Je repris l’ascension de l’escalier. Dehors, les éclairs ressemblaient à de faux néons essayant de violer l’austérité de la maison. Je me cramponnais à la rampe, marmonnant entre mes dents pour empêcher ma détermination de dégénérer en peur, car je ne voulais surtout pas être de nouveau en butte au sortilège du lieu. J’atteignis la porte de la chambre de mon frère mais n’allai pas plus loin. Je m’appuyai au mur et fermai les yeux. Et si je le trouvais mort ? Je savais qu’un tel spectacle me ferait perdre tous mes moyens. Alors, profitant de l’ampleur de mon désespoir, m’arrachant mon âme de force, la maison risquait de reprendre son ascendant sur moi. Je me refusai à concevoir une telle éventualité. À songer au vide, à l’absurde parodie que serait une vie sans Saul. Il était vivant ! Les nerfs à vif, les mains paralysées par la peur, je poussais sa porte. La pièce me fit l’effet d’une sorte d’antre ténébreux. Ma gorge se contracta. Je respirai à fond et serrai les poings. « Saul ? » appelai-je à voix basse. Un grondement de tonnerre noya le son de ma voix. Un éclair illumina la chambre une fraction de seconde et, dans l’espoir d’apercevoir mon frère, j’en profitai pour jeter un coup d’œil autour de moi. Puis ce furent de nouveau le noir et le silence que brisait seulement le bruit de la pluie sur les fenêtres et le toit. J’avançai encore d’un pas sur le tapis, prudemment, tendant l’oreille. Le moindre son me faisait sursauter. Un tressaillement, un pas glissé. Était-il là ? Il devait forcément y être. S’il se trouvait dans la maison, il ne pouvait être que dans cette pièce. « Saul ? appelai-je un peu plus fort. Saul, réponds-moi. » Je commençai à marcher vers le lit. C’est alors que la porte claqua derrière moi. S’ensuivit un froissement d’étoffe. Je me retournai. Sentis la main de mon frère se refermer sur mon bras. « Saul ! » m’écriai-je. À la lumière hideuse d’un éclair, je vis son visage blême et convulsé, le chandelier que brandissait sa main droite. Il me porta un coup violent sur le front et une douleur atroce me vrilla le cerveau. Je sentis son étreinte se relâcher tandis que je tombais à genoux et mon visage frotta contre sa jambe nue quand je basculai en avant. Le dernier son que j’entendis avant de sombrer dans les ténèbres fut un rire, un rire qui n’en finissait pas. 9 J’ouvris les yeux. Je gisais toujours sur le tapis. Dehors, la pluie avait redoublé de violence. Un vrai bruit de cataracte. Des roulements de tonnerre continuaient de se faire entendre et des éclairs illuminaient la nuit. Je profitai de l’un d’eux pour regarder vers le lit. La vue des couvertures et des draps en désordre me détermina à me relever. Saul était en bas avec elle ! J’essayai de me mettre debout mais la douleur qui me transperçait le crâne me fit plier les genoux. Je secouai faiblement la tête, passai une main tremblante sur mes joues, sentis sous mes doigts la plaie qui m’entaillait le front, le sang qui avait coulé et séché sur ma tempe. Toujours à genoux, j’oscillais d’arrière en avant en gémissant. J’avais l’impression d’être de retour dans ce vide, en train de lutter pour me raccrocher à la vie. Le pouvoir de la maison me cernait. Ce pouvoir dont je savais qu’il était celui de Clarissa. Cette puissance cruelle et malfaisante qui essayait d’aspirer ma force vitale et de m’entraîner dans l’abîme. Alors, une fois de plus, je me souvins de Saul, mon frère, et cela me rendit la force dont j’avais besoin. « Non ! » criai-je comme si la maison m’avait dit que j’étais désormais son prisonnier. Et, faisant fi de mon vertige, je me relevai, titubant, suffoquant, pour traverser la pièce dans un brouillard de souffrance. La maison palpitait, bourdonnait, imprégnée de cette odeur infecte. Comme en état d’ivresse, je me ruai vers la porte, mais ce fut pour me cogner au lit. Je reculai en étouffant un cri de rage, les tibias tout endoloris. Je me tournai en direction de la porte et m’élançai de nouveau. N’ayant pas pris la précaution de tendre les bras devant moi, je heurtai le battant de plein fouet. La douleur atroce que me causa mon nez presque cassé m’arracha un hurlement de supplicié. Un flot de sang se mit aussitôt à me couler sur la bouche et je dus m’employer à l’essuyer. J’ouvris la porte d’un coup sec et, au bord de la démence, me précipitai dans le couloir. Le sang tiède continuait de me ruisseler sur le menton et je le sentais goutter sur mon imperméable — que j’avais toujours sur le dos, même si j’avais perdu mon chapeau en route. Trop perturbé pour remarquer qu’aucun obstacle ne me fermait l’escalier, je le dévalai moitié courant, moitié glissant, stimulé par ce rire vibrant, informe, qui était à la fois musique et raillerie. J’avais atrocement mal à la tête. Chaque marche me donnait l’impression qu’on m’enfonçait un clou de plus dans la cervelle. « Saul, Saul ! » criai-je en déboulant dans le salon, m’étranglant au moment où j’essayais de prononcer une troisième fois son nom. La pièce était plongée dans le noir. Il y régnait cette odeur écœurante qui me mit aussitôt la tête à l’envers, mais je continuai d’avancer. Il me sembla qu’elle s’intensifiait à mesure que j’approchais de la cuisine. Je m’y précipitai et m’appuyai au mur, presque incapable de respirer, la vision brouillée par une sarabande de points lumineux. Puis, à la lueur d’un éclair, je vis la porte gauche du placard grande ouverte et, à l’intérieur, un grand bol rempli de ce qui ressemblait à de la farine. J’étais comme hypnotisé. Des larmes ruisselaient sur mes joues, j’avais l’impression d’avoir un morceau de feutre à la place de la langue. Je quittai la cuisine à reculons, le souffle coupé, comme privé de force. Je me retournai et fonçai dans le salon, toujours en quête de mon frère. À la faveur d’un nouvel éclair, mon regard s’arrêta sur le portrait. Il avait changé, et cette différence me cloua sur place. Le visage de Clarissa avait perdu sa beauté. Effet d’un jeu d’ombres ou d’une métamorphose réelle, il affichait une expression cruelle, perverse. Ses yeux brillaient et il y avait quelque chose de dément dans son sourire. Même les mains, auparavant sagement croisées, avaient à présent plutôt l’air de griffes prêtes à attaquer et à tuer. Je reculai. C’est alors que je trébuchai et tombai sur le corps de mon frère. Je m’agenouillai et écarquillai les yeux dans les ténèbres. Une série d’éclairs me jeta à la figure son visage livide, mort, ses lèvres retroussées en un sourire traduisant un savoir hideux, la joie insensée qui se lisait dans ses yeux grands ouverts. Il me sembla que ma mâchoire inférieure se décrochait et que ma respiration se bloquait. C’était pour moi la fin du monde. Je n’arrivais pas à croire que ce fût vrai. Je m’agrippai les cheveux et me mis à gémir, presque persuadé que d’un moment à l’autre, ma mère allait me réveiller de ce cauchemar, que, tournant les yeux vers le lit de Saul, je sourirais en le voyant dormir du sommeil de l’innocence et me rallongerais, rassuré par l’image de ses cheveux noirs sur l’oreiller blanc. Mais le cauchemar persista. La pluie giflait frénétiquement les vitres et le tonnerre assenait des coups de poings assourdissants sur le monde. Je levai les yeux sur le portrait. Je me sentais aussi mort que mon frère. Je n’hésitai pas. Calmement, je me mis debout et me dirigeai vers la cheminée. Il y avait là une boîte d’allumettes. Je m’en emparai. Elle devina aussitôt ce que j’avais en tête car la boîte me fut arrachée des doigts et alla percuter le mur. Je bondis pour la récupérer mais une force invisible me fit trébucher. Des mains froides me saisirent à la gorge. Loin d’en être effrayé, je leur fis lâcher prise tout en poussant un rugissement de fureur et me ruai de nouveau sur les allumettes. Mon sang coulait de plus belle et j’en crachai un peu. Je ramassai la boîte. Elle me fut de nouveau arrachée, et cette fois, son contenu s’éparpilla sur le tapis. Un bourdonnement d’angoisse ébranla la maison quand je tendis la main vers une allumette. Quelque chose s’accrocha à moi. Je réussis à me libérer. Je tombai à genoux et, au hasard, les éclairs ayant cessé pour céder la place à une totale obscurité, donnai des tapes sur le tapis. Mes bras se retrouvèrent bloqués. Quelque chose de froid et d’humide me ceintura. Dans un délire de fureur, je collai mes dents sur une allumette aperçue à la lueur d’un nouvel éclair et en mordis l’extrémité soufrée. Aucune flamme ne vint récompenser mes efforts. La maison tremblait violemment à présent, et j’entendais des bruissements autour de moi, comme si Clarissa avait appelé tous les autres pour me combattre et sauver ainsi leur existence maudite. Je mordis une autre allumette. Un visage blême me fixait depuis le tapis. Je lui expédiai un crachat sanglant et il disparut. Je réussis à dégager un bras et saisis une allumette. Par à-coups, je rampai vers la cheminée et grattai l’allumette sur la surface rugueuse du bois. Une petite flamme jaillit dans mes doigts et je me retrouvai libre. La vibration s’intensifia, mais je savais qu’elle ne pouvait rien contre le feu. Protégeant la flamme de ma paume de peur qu’un de ces courants d’air glacé ne vienne l’éteindre, j’approchai l’allumette d’un magazine qui traînait sur un fauteuil. Il commença à brûler. Je l’agitai et les pages s’embrasèrent. Je le jetai alors sur le tapis. Je me mis ensuite à aller et venir à la lueur des flammes, craquant une allumette après l’autre, évitant de regarder Saul. Elle l’avait détruit, mais maintenant, c’était moi qui allais la détruire à jamais. Je mis le feu aux rideaux, aux meubles, activai les flammes qui dévoraient le tapis. La maison trépidait. Un soupir sifflant s’éleva et retomba comme un coup de vent. Enfin, je m’immobilisai au milieu du salon transformé en brasier, les yeux rivés sur le portrait. Je marchai lentement vers lui. Elle connaissait mes intentions car la maison se mit à trépider plus que jamais tandis qu’un hurlement strident semblait jaillir des murs. Il n’y avait plus de doute possible : la maison obéissait à Clarissa et son pouvoir résidait dans ce portrait. Je l’arrachai du mur. Il frémit dans mes mains comme s’il était vivant. Avec un frisson de dégoût, je le lançai au milieu des flammes. Le sol trembla comme sous l’effet d’une secousse sismique, me faisant presque perdre l’équilibre, mais cela ne dura qu’un instant. Le portrait brûlait ; j’avais eu affaire à la dernière manifestation du pouvoir de Clarissa. J’étais seul dans une vieille maison en flammes. Je ne voulais pas que l’on sache pour mon frère. Je ne voulais pas que l’on voie son visage ainsi. Je le soulevai donc et le déposai sur le divan. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu le porter alors que j’étais si faible. La force qui m’animait ne venait pas de moi. Je m’assis à ses pieds et lui caressai la main jusqu’à ce que la chaleur de l’incendie soit trop forte. Alors je me relevai, me penchai sur lui et déposai un baiser sur ses lèvres en un dernier adieu. Puis je quittai la maison pour me retrouver sous la pluie. Je n’y suis jamais revenu. Car plus rien ne m’appelait à y revenir. Ainsi s’achève ce manuscrit. Aucun indice probant ne permet de considérer comme vrais les événements qu’il rapporte. Mais les faits suivants, issus des archives de la police municipale, sont susceptibles de présenter un certain intérêt. En 1901, la ville fut profondément choquée par le plus grand meurtre collectif de son histoire. Au cours d’une réception organisée au domicile de M. et Mme Slaughter et de leur fille Clarissa, une personne inconnue empoisonna le punch en y mêlant une très forte dose d’arsenic. Tout le monde mourut. Cette affaire ne fut jamais élucidée bien que diverses théories aient été avancées pour lui apporter une solution. Selon l’une d’elles, le meurtrier aurait été au nombre des victimes. Four ce qui est de l’identité de ce meurtrier, on a avancé qu’il s’agirait plutôt d’une meurtrière. Quoique rien ne permette de corroborer cette thèse, divers témoignages se référant à « cette pauvre petite Clarissa » indiquent que la jeune femme souffrait depuis un certain nombre d’années de graves troubles mentaux, ce que ses parents s’étaient efforcés de cacher aux voisins et aux autorités. La réception en question aurait été donnée pour fêter ce que M. et Mme Slaughter considéraient comme la guérison de leur fille. Quant au corps du jeune homme censé plus tard se trouver dans les décombres de la maison, des recherches minutieuses n’ont rien révélé. Il se peut que toute cette histoire ne soit qu’une affabulation imaginée par l’un des deux frères pour dissimuler la mort de l’autre, celle-ci n’étant probablement pas naturelle. Ainsi, il est possible que l’aîné, ayant eu connaissance de la tragédie dont la maison Slaughter avait été le théâtre, s’en soit servi pour faire jouer le surnaturel en sa faveur. Quelle que soit la vérité, on n’a plus jamais entendu parler de ce frère aîné, ni dans cette ville, ni dans une quelconque des localités voisines. Voilà tout ce que l’on peut dire. S.D.M. INTRUSION Il posa sa valise dans l’entrée. « Comment vas-tu ? demanda-t-il. — Très bien », fit-elle en souriant. Elle l’aida à ôter son manteau, prit son chapeau et les rangea dans la penderie. « Parle-moi de l’Indiana en janvier… Après six mois en Amérique du Sud on a l’impression d’être au pôle Nord. — Je veux bien le croire. » Se tenant par la taille, ils passèrent dans le salon. « Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? s’enquit-il. — Oh… pas grand-chose. J’ai pensé à toi. » Son visage s’épanouit et il la serra dans ses bras. « C’est déjà beaucoup. » Le sourire de sa femme se fit incertain, puis revint. Elle lui étreignit la main. Et soudain, même s’il lui fallut un moment pour s’en rendre compte, voilà qu’elle ne disait plus un mot. Il avait si souvent pensé à ces retrouvailles qu’il devait après coup être frappé par la froideur avec laquelle on l’accueillait. Elle souriait et le regardait droit dans les yeux pendant qu’il parlait, mais ce sourire pâlissait et son regard fuyait le sien aux moments mêmes ou il les aurait voulus tout à sa dévotion. Plus tard, dans la cuisine, elle resta assise en face de lui tandis qu’il avalait une troisième tasse de ce délicieux café dont elle avait le secret. « Je ne vais pas dormir de la nuit, dit-il avec un grand sourire, mais je n’y tiens pas particulièrement. » Il n’eut droit en retour qu’à un rictus de pure convenance. Le café lui brûla la gorge et il remarqua qu’elle n’avait pas touché à la tasse qu’elle s’était servie. « Tu ne bois pas ton café ? — Non… je n’en prends plus. — Tu suis un régime ? » Il vit la gorge de sa femme se contracter. « Dans un sens. — C’est ridicule. Tu as une ligne parfaite. » Elle parut sur le point de dire quelque chose, puis hésita. Il reposa sa tasse. « Ann, qu’est-ce… — … qui ne va pas ? » acheva-t-elle. Il acquiesça. Elle baissa les yeux, se mordit la lèvre inférieure et, après avoir croisé les mains, les posa sur la table. Puis elle ferma les paupières et il eut l’impression qu’elle essayait de s’abstraire de quelque chose de terrible. « Qu’est-ce qu’il y a, mon chou ? — Je crois… que le mieux est… est de te dire ce qu’il en est. — Mais enfin, bien sûr, mon cœur, la pressa-t-il. Qu’est-ce qu’il y a ? Quelque chose est arrivé pendant mon absence ? — Oui. Et non. — Je ne comprends pas. » Brusquement, elle releva la tête. Son expression égarée lui donna le frisson. « Je vais avoir un bébé », lâcha-t-elle. Mais c’est merveilleux ! faillit-il s’exclamer. Et il allait bondir sur ses pieds, la serrer dans ses bras et se mettre à danser, quand cela lui sauta à la figure, le faisant instantanément pâlir. « Hein ? » Elle garda le silence ; elle savait qu’il avait entendu. « Il y a… combien de temps que tu le sais ? » reprit-il en scrutant le regard qui continuait de lui faire face. Elle inspira par saccades et il devina que la réponse serait celle qu’il redoutait. « Trois semaines. » Il resta immobile, interdit, se contentant de tourner machinalement sa cuillère dans sa tasse. Puis il prit conscience de son geste, retira sa cuillère et la posa sur la table. Il tenta d’articuler le mot, mais en vain. Il restait bloqué dans sa gorge. Il se raidit. « Qui ? » demanda-t-il d’une voix atone, presque inaudible. De nouveau ce regard rivé au sien, ce visage terreux. Les lèvres tremblantes, elle répondit : « Personne. — Quoi ? — David, énonça-t-elle posément, je… » Puis ses épaules s’affaissèrent. « Personne, David. Personne. » Il lui fallut un moment pour réagir. Elle avait déjà prévu son geste quand il détourna la tête. Elle se leva et, sans cesser de le regarder, lâcha d’une voix heurtée : « David, je te jure devant Dieu qu’il n’y a eu aucun homme dans ma vie en ton absence ! » Hébété, il se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Dieu du ciel, que pouvait-il répondre ? Un type passe six mois en pleine jungle, et à son retour, sa femme lui annonce qu’elle est enceinte et lui demande de croire que… Il serra les dents. C’était comme le début de quelque plaisanterie odieusement obscène dont il aurait fait les frais. Il déglutit et abaissa les yeux sur ses mains tremblantes. Ann, Ann ! L’envie le prit de lancer sa tasse contre le mur. « David, il faut que tu me cr… » Les jambes flageolantes, il se leva et quitta la pièce. Elle se précipita derrière lui et le saisit par la main. « David, il faut que tu me croies. Je vais devenir folle autrement. C’est la seule chose qui m’a permis de tenir le coup… l’espoir que tu me croirais. Si tu refuses… » Elle laissa sa phrase en suspens et ils se dévisagèrent d’un air accablé. Il sentait la main d’Ann refermée sur la sienne. Glacée. « Que veux-tu que je croie, Ann ? Que mon enfant a été conçu six mois après mon départ ? — David, si j’étais coupable, est-ce que je… te parlerais aussi franchement ? Tu sais ce que notre mariage représente pour moi. Ce que toi, tu représentes pour moi. » Puis, un ton au-dessous : « Si je m’étais conduite comme tu le penses, je ne t’en dirais rien. Je me tuerais. » Il continuait de fixer sur elle un regard désemparé, comme si la réponse était inscrite sur son visage pétri d’angoisse. « Nous… irons voir le docteur Kleinman, concéda-t-il enfin. Nous… » Elle lui lâcha la main. « Tu ne me crois pas, hein ? — Sais-tu ce que tu me demandes ? dit-il d’une voix de supplicié. Le sais-tu, Ann ? Je suis un homme de science. Je ne peux pas accepter l’invraisemblable… comme ça. J’ai envie de te croire, tu penses bien. Mais… » Elle resta campée devant lui un bon moment. Puis elle s’écarta légèrement et, du ton calme de quelqu’un qui avait retrouvé son sang-froid, déclara : « Très bien, fais ce que tu penses être pour le mieux. » Sur ce, elle quitta la pièce. Après l’avoir suivie des yeux, il tourna les talons pour se diriger lentement vers la cheminée. Il s’absorba dans la contemplation de la petite poupée assise sur la tablette, les jambes dans le vide. Coney Island, pouvait-on lire sur sa robe. Ils l’avaient gagnée lors de leur voyage de noces, huit ans auparavant. Il ferma brusquement les yeux. Retour au foyer. L’expression n’avait plus aucun sens. « Trêve de paroles de bienvenue, dit le docteur Kleinman, qu’est-ce qui vous amène ici ? Vous avez attrapé une saloperie dans la jungle ? » Affalé dans son fauteuil, Collier jeta un coup d’œil par la fenêtre. Puis il se retourna vers Kleinman et lui résuma la situation. Quand il eut fini, les deux hommes se regardèrent en silence. « Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? » reprit Collier. Kleinman pinça les lèvres. Un sourire sardonique flotta fugitivement sur son visage. « Que voulez-vous que je vous dise ? Non, c’est impossible ? Non, ça contredit tout ce que l’on a pu observer jusque là ? Je ne sais pas, David. On présume que les spermatozoïdes ne survivent pas plus de trois à cinq jours dans le canal utérin, un petit peu plus à la rigueur. Mais même dans ce cas… — Ils ne peuvent pas féconder l’ovule ? » acheva Collier. Kleinman ne broncha pas, mais Collier connaissait la réponse. Elle tenait en quelques mots simples qui faisaient de sa vie un désastre. « Alors c’est sans espoir », dit-il sur le ton de la résignation. Kleinman pinça de nouveau les lèvres et promena un doigt songeur sur la lame de son coupe-papier. « Sauf si vous avez une conversation avec Ann et lui faites comprendre que vous ne l’abandonnerez pas. C’est probablement la peur qui la fait parler de la sorte. — … que je ne l’abandonnerai pas », répéta Collier dans un souffle à peine audible. Il secoua la tête. « Attention, poursuivit Kleinman, je ne suggère rien. Sinon la possibilité d’une peur hystérique qui empêche Ann de vous dire la vérité. » Collier se leva, privé de toute vitalité. « Soit, dit-il sans conviction. Je vais encore lui parler. On arrivera peut-être… à y voir clair. » Mais quand il lui rapporta les propos de Kleinman, elle se contenta de rester assise dans son fauteuil en fixant sur lui un regard impassible. « Et voilà, dit-elle. La question est réglée. » Il déglutit. « Je ne crois pas que tu te rendes compte de ce que tu me demandes. — Je m’en rends parfaitement compte. Je te demande d’avoir confiance en moi, c’est tout. » Il faillit se laisser emporter par la colère mais se maîtrisa. « Ann, dis-moi simplement la vérité. Je ferai de mon mieux pour comprendre. » Voilà que c’était à son tour à elle de perdre son sang-froid. Il regarda ses mains se crisper, puis trembler sur ses cuisses. « Navrée de gâcher ta grande scène de magnanimité, mais je ne suis pas enceinte d’un autre homme. Tu me comprends ? Tu me crois ? » Elle ne cédait ni à l’hystérie, ni à la peur ; elle n’était même pas sur la défensive. Debout devant elle, Collier la regardait dans un vague état d’engourdissement et de perplexité. Elle ne lui avait jamais menti, et pourtant… que devait-il penser ? Elle se replongea dans sa lecture et il resta planté où il était, à l’observer. Les faits sont là, lui serinait une voix intérieure. Il lui tourna le dos. Connaissait-il vraiment Ann ? Était-il possible qu’elle soit devenue pour lui un être totalement étranger ? En l’espace de six mois ? Que s’était-il passé au cours de ces six mois ? Il fit son lit sur le divan du salon à l’aide d’une paire de draps et de la vieille courtepointe qui leur servait dans les premiers temps de leur mariage. La vue de l’épais couvre-pieds, dont d’innombrables lessives avaient fané les motifs tapageurs, lui arracha un sourire sarcastique. Retour au foyer. Il se redressa avec un soupir de lassitude et se dirigea vers l’électrophone grésillant pour en soulever le bras et mettre un autre disque sur le plateau. Il jeta un coup d’œil sur la pochette intérieure de l’album tandis que résonnaient les premières mesures du Lac des Cygnes de Tchaïchovski. À mon chéri tout à moi. Ann. Ils n’avaient pas échangé un mot depuis l’après-midi. Après dîner, elle avait pris un livre dans la bibliothèque et était montée. Il était resté assis dans le salon, s’efforçant de se concentrer sur The Fort Tribune, et plus encore, de se détendre. Mais comment faire ? Comment un homme dont la femme portait un enfant qui n’était pas de lui pouvait-il se détendre ? Le journal avait fini par glisser de ses doigts mous pour tomber par terre. À présent, les yeux fixés sur le tapis, il essayait de trouver une explication. Se pouvait-il que les docteurs se trompent ? La cellule reproductrice était-elle capable de rester en vie et de conserver ses facultés de fécondation non pas quelques jours, mais des mois ? Peut-être, songea-t-il, valait-il mieux croire cela que l’éventualité d’une trahison de la part d’Ann. Le lien qui les unissait avait toujours été d’une qualité exceptionnelle, les rapprochait au plus près du couple idéal. Et maintenant, ceci. Il passa une main tremblante dans ses cheveux. Il respirait irrégulièrement, incapable de se débarrasser de ce poids qui lui comprimait la poitrine. Un type passe six mois en pleine jungle, et à son retour… Pense à autre chose ! s’ordonna-t-il. Et il se força à ramasser le journal et à le lire de la première à la dernière ligne, bandes dessinées et horoscope compris. Une grosse surprise vous attend, lui annonçait la voyante de service. Il envoya promener la feuille de chou et jeta un coup d’œil en direction de l’horloge posée sur la cheminée. Dix heures passées. Il y avait plus d’une heure qu’il était là tandis qu’Ann lisait au lit. Il se demanda quel livre suppléait à l’affection et à la compréhension dont elle avait besoin. Il se leva péniblement. L’électrophone grésillait de nouveau. Après s’être brossé les dents, il passa dans le couloir et s’engagea dans l’escalier. Arrivé devant la chambre, il hésita, jeta un coup d’œil à l’intérieur. La lumière était éteinte. Il s’immobilisa, écouta la respiration d’Ann et se rendit compte qu’elle ne dormait pas. Il faillit se laisser emporter par le besoin qu’il avait d’elle. Puis il se souvint qu’elle allait mettre au monde un bébé qui ne pouvait être le sien. À cette pensée, il se raidit et, les lèvres pincées, tourna les talons et redescendit l’escalier. D’un geste sec, il fit basculer le commutateur mural pour plonger le salon dans l’obscurité, gagna le divan à tâtons et s’y laissa tomber comme une masse. Il resta assis dans le noir le temps de fumer une cigarette. Puis il écrasa le mégot dans un cendrier et s’allongea. Il faisait froid. Il se glissa sous les draps et la courtepointe et, parcouru de frissons, ne bougea plus. Retour au foyer. L’expression revenait à la charge, accablante. Les yeux fixés sur le plafond enténébré, il se dit qu’il avait dû dormir un peu. Il leva le poignet et jeta un coup d’œil à sa montre lumineuse. Trois heures vingt. Il grommela et se tourna sur le côté. Puis il se redressa et secoua l’oreiller pour le faire gonfler. Il songea de nouveau à Ann. Six mois d’absence, et c’était sur le divan du salon qu’il passait sa première nuit à la maison. Il se demanda si elle n’avait pas peur là-haut, toute seule dans le lit conjugal. Elle gardait de son enfance une certaine peur du noir et avait l’habitude de se serrer contre lui, la joue contre son épaule, avant de s’endormir sur un soupir de bonheur. Cette pensée le mit au supplice. Il n’avait plus qu’une envie : se ruer à l’étage pour se glisser à côté d’elle, sentir son corps tiède contre le sien. Pourquoi t’en priver ? lui souffla une voix dans son demi-sommeil. Parce qu’elle porte l’enfant d’un autre que toi, vint la réponse en toute docilité. Parce qu’elle a fauté. Il tordit la tête sur l’oreiller en un geste d’impatience. Fauté. Le mot avait quelque chose de ridicule. Il se remit sur le dos et tendit le bras vers son paquet de cigarettes. Il en fuma une en prenant tout son temps, concentré sur le rougeoiement qui perçait l’obscurité. Peine perdue. Il se redressa prestement et tâtonna à la recherche du cendrier. Il fallait qu’il ait une explication avec elle, point final. S’il raisonnait avec elle, elle lui dirait ce qui s’était passé. Ils auraient alors de quoi aller de l’avant. Oui, c’était la meilleure solution. Rationaliser tout cela, lui répétait une voix intérieure. Qu’il oublia le temps de gravir péniblement les marches glacées. Il hésita devant la porte de la chambre, puis entra lentement, cherchant à se souvenir de la disposition des meubles. Il trouva la petite lampe de la commode et l’alluma. Sa lueur chétive repoussa une part de l’obscurité. Il frissonna dans sa grosse robe de chambre. Un froid glacial régnait dans la pièce, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes. Mais quand il se retourna, il vit Ann allongée sur le lit, simplement vêtue d’une chemise de nuit ultra-légère. Il se précipita pour remonter les couvertures sur elle en s’efforçant de ne pas trop regarder son corps. Pas maintenant, se dit-il, pas dans un moment pareil. Ça fausserait tout. Debout auprès du lit, il l’observa dans son sommeil. Ses cheveux se déployaient en une masse sombre sur l’oreiller. Il contempla sa peau blanche, ses douces lèvres vermeilles. C’est vraiment une femme superbe, faillit-il dire à voix haute. Il détourna la tête. Oui, le mot était ridicule. Mais comment qualifier autrement sa trahison ? Que dire d’autre sinon qu’elle avait fauté ? Ses lèvres se crispèrent. Elle avait toujours voulu un bébé, cela lui revenait en mémoire. Eh bien, elle en avait un à présent. Avisant le livre posé près d’elle sur le lit, il s’en empara. Traité de physique élémentaire. Qu’est-ce qui lui prenait de lire ça ? Elle n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour les sciences, exception faite d’un peu de sociologie et d’un vernis d’anthropologie. Il tourna vers elle un regard intrigué. Il eut envie de la réveiller, mais ne put s’y résoudre. Il savait qu’il perdrait tous ses moyens dès qu’elle aurait ouvert les yeux. J’ai réfléchi, je voudrais que l’on discute de tout ça posément, lui souffla une petite voix. Une réplique de feuilleton à l’eau de rose. C’était là le nœud du problème. Qu’il soit incapable d’en discuter avec elle, posément ou non. Il ne pouvait ni la quitter, ni entamer le débat comme il en avait eu l’intention. Il ressentit un pincement de colère devant une telle indécision. Mais aussi, contra-t-il rageusement, comment faire face à pareille situation ? Un type passe six mois en pleine jungle, et à son retour… Il s’écarta du lit et se laissa tomber sur la petite chaise à côté de la commode. Parcouru de légers frissons, il s’absorba dans la contemplation du visage de sa femme. Un visage d’enfant, si innocent. Elle s’agita un peu dans son sommeil, se tortillant sous les couvertures comme si celles-ci la gênaient. Un gémissement s’échappa de ses lèvres, et brusquement, sa main gauche se tendit et envoya promener les couvertures. Elle acheva de s’en débarrasser en quelques coups de pied. Puis un grand soupir la secoua, elle se tourna sur le côté, et malgré les frissons qui la saisirent presque aussitôt, elle se rendormit. Il se releva, désarçonné par son comportement. Elle était plutôt du genre à dormir à poings fermés. Était-ce là une habitude qu’elle avait prise durant son absence ? Un effet de sa culpabilité, oui ! lui rappela fâcheusement la petite voix. Il cilla à cette pensée qui avait le don de lui porter sur les nerfs et, s’approchant du lit, remit plus ou moins les couvertures en place. Quand il se redressa, les yeux d’Ann étaient fixés sur lui. Il esquissa un sourire qu’il ravala aussitôt. « Tu vas attraper une pneumonie si tu t’acharnes à te découvrir », fit-il d’un ton peu aimable. Elle battit des paupières. « Quoi ? — Je disais… » Il n’alla pas plus loin. La colère l’étouffait. Il s’efforça de se contrôler. « Tu repousses les couvertures du pied, reprit-il d’une voix mate. — Oh… je… c’est comme ça depuis une semaine. » Il la dévisagea. Alors, tu te décides ? s’apostropha-t-il. « Ça ne te ferait rien d’aller me chercher un verre d’eau ? » Il opina, heureux d’avoir une excuse pour rompre ce face à face. Sur la pointe des pieds, il passa dans le couloir et gagna la salle de bains. Il laissa couler l’eau jusqu’à ce qu’elle soit fraîche et en emplit un verre. « Merci, dit-elle du bout des lèvres quand il le lui tendit. — De rien. » Elle le vida d’une seule gorgée puis releva les yeux d’un air coupable. « Tu veux bien… aller m’en chercher un autre ? » Il l’observa un instant, puis prit le verre et retourna le remplir. Elle le but aussi vite que le premier. « Qu’est-ce que tu as mangé ? » demanda-t-il, étrangement gêné d’engager la conversation sur un sujet aussi insignifiant. « Du sel… je crois. — Tu as dû avoir la main lourde. — En effet. — Ce n’est pas bon pour toi. — Je sais. » Elle lui adressa un regard implorant. « Qu’est-ce que tu veux… encore un verre d’eau ? » Elle baissa les yeux. Il haussa les épaules. Cela ne lui paraissait pas raisonnable, mais il n’avait pas envie d’ergoter. Pour la troisième fois, il reprit le chemin de la salle de bains. Quand il revint, elle avait les yeux clos. « Tiens, voilà ton eau », dit-il. Mais elle s’était rendormie. Il posa le verre sur la table de chevet. À la voir ainsi, il fut pris d’une envie presque irrésistible de s’allonger à côté d’elle, de la serrer contre lui, de couvrir de baisers ses lèvres et son visage. Il pensa à toutes les nuits qu’il avait passées dans la touffeur de sa tente à songer à Ann sans pouvoir trouver le sommeil. Faisant rouler sa tête d’un bord à l’autre de l’oreiller, presque au martyre, tant elle était loin. Il ressentait la même impression. Il avait beau être tout près d’elle, il ne pouvait pas la toucher. Tournant brusquement les talons, il éteignit la lampe et quitta la chambre. Il redescendit au rez-de-chaussée, se jeta sur le divan et se mit au défi de rester éveillé. Il s’avoua vaincu et sombra dans les profondeurs d’un sommeil agité. Le lendemain matin, quand elle entra dans cuisine, elle toussait et reniflait. « Allons bon, dit-il. Tu t’es encore découverte ? — Encore ? — Je suis monté te voir cette nuit. Tu ne t’en souviens pas ? » Regard perplexe. « Non. » Ils restèrent quelques secondes à se dévisager, puis il alla prendre deux tasses dans le placard. « Tu veux du café ? » demanda-t-il. Elle hésita un instant. « Oui », dit-elle enfin. Il posa les tasses sur la table, puis s’assit en attendant. Quand le café commença à fuser dans le ballon en verre de la cafetière, Ann se saisit de l’anse adaptable. Collier la regarda verser le liquide noir et fumant dans les tasses. Sa main trembla un peu quand elle lui emplit la sienne et il eut un mouvement de recul pour éviter d’être éclaboussé. Il attendit qu’elle se soit assise pour demander d’un ton grincheux : « Ce Traité de physique élémentaire… tu le lis dans quel but ? » De nouveau ce regard perplexe, indécis. « Je ne sais pas. Il a simplement… attiré mon intérêt, comme ça, en passant. » Il sucra son café et le remua tandis qu’Ann versait de la crème dans le sien. « Je… croyais… » Il prit sa respiration. »Je croyais que tu devais boire du lait écrémé. Ou je ne sais quoi. — J’avais envie d’une tasse de café. — Je vois. » Il but son café brûlant à petites gorgées, morose, s’efforçant de s’enfoncer dans un brouillard gris et diffus. Il oublia presque qu’elle était là. La pièce disparut, il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien. Ann reposa bruyamment sa tasse. Il sursauta. « Si tu ne dois plus m’adresser la parole, autant en finir tout de suite ! explosa-t-elle. Si tu crois que je vais rester là jusqu’à ce que tu daignes me parler, tu te trompes ! — Qu’est-ce que tu veux que je fasse ! s’emporta-t-il à son tour. Comment réagirais-tu, si tu apprenais que j’ai engrossé une autre femme ? » Elle ferma les yeux et ses traits se tendirent sous l’effort qu’elle déploya pour rester patiente. « Écoute-moi bien, David. Pour la dernière fois, je ne t’ai pas trompé. Je sais que cela t’empêche d’endosser le rôle du mari outragé, mais je n’y peux rien. Fais-moi prêter serment sur une centaine de Bibles, administre-moi un sérum de vérité, soumets-moi à un détecteur de mensonge, je n’en démordrai pas. David, je… » Elle ne put achever sa phrase. Une quinte de toux la plia en deux. Son visage devint écarlate et des larmes ruisselèrent sur ses joues tandis qu’elle s’agrippait à la table, les doigts exsangues, pour reprendre sa respiration. Du coup il oublia tout, sauf qu’elle souffrait. Il bondit vers l’évier pour remplir un verre d’eau. Puis il lui tapota doucement le dos pendant qu’elle buvait. Elle le remercia d’une voix étranglée. Il lui tapota le dos une fois de plus, en y mettant comme un retour de tendresse. « Tu ferais bien de rester au lit aujourd’hui, dit-il. Tu as vraiment une mauvaise toux. Et je… tu ferais bien d’attacher les couvertures pour ne pas… — David, qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle d’un air désemparé. — Faire ? » Elle ne s’expliqua pas davantage. « Je… je ne sais pas trop, Ann. J’ai envie de te croire. De toute mon âme. Mais… — Mais tu ne peux pas. C’est comme ça. — Assez de conclusions hâtives, je t’en prie ! Est-ce vraiment si difficile de me donner le temps de la réflexion ? Bon Dieu, ça ne fait qu’un jour que je suis rentré. » L’espace d’un instant, il crut retrouver un peu de la tendresse d’autrefois dans les yeux de sa femme. Peut-être percevait-elle, par-delà sa colère, à quel point il avait envie de rester avec elle. Elle reprit sa tasse de café. « Eh bien, réfléchis, dit-elle. Moi, je sais où est la vérité. Si tu ne me crois pas… sers-toi de ton intelligence pour réfléchir à ta façon. — Merci. » Quand il sortit, elle était de retour dans son lit, bien au chaud, en train de tousser, plongée cette fois dans la lecture de Premiers éléments de chimie. « Dave ! » Un grand sourire illumina la physionomie appliquée du professeur Mead. Il posa la pincette avec laquelle il venait de placer une plaquette sous son microscope et lança sa main droite en avant. Johnny Mead, ancien quaterback des All-American, était un grand gaillard de vingt-sept ans aux cheveux encore coupés en brosse. La main de Collier disparut dans la sienne. « Comment ça s’est passé, mon gars ? Ras le bol de la vermine du Matto Grosso ? — Plus que ras le bol, fit Collier en souriant. — Tu as une mine splendide, Dave. Et quel bronzage ! Tu as dû faire sensation dans ce campus lépreux. » Ils traversèrent le vaste laboratoire en direction du bureau de Mead, passant devant des étudiants penchés sur leurs microscopes et leurs instruments d’analyse. Collier eu un instant l’impression d’être de retour chez lui, impression qui se dilua dans l’ironie qu’il y avait à éprouver ce sentiment ici et non dans sa propre maison. Mead referma la porte et lui désigna un siège. « Et maintenant, raconte-moi un peu tes exploits sous les tropiques. » Collier s’éclaircit la gorge. « Écoute, Johnny, si ça ne te fait rien, j’aimerais te parler d’autre chose. — Vas-y, mon gars. » Collier hésita. « Comprends bien que ce que j’ai à te dire est strictement confidentiel, et que si je m’en ouvre à toi, c’est seulement parce que je te considère comme mon meilleur ami. » Mead se pencha en avant, sa juvénile exubérance fondant aussitôt devant l’air embarrassé de Collier. Qui lui exposa son problème. « Non, Dave, commenta Mead quand il en eut terminé. — Écoute, Johnny, poursuivit Collier, je sais que ça a l’air délirant. Mais elle proteste si vigoureusement de son innocence que… franchement, je ne sais plus que penser. Ou bien elle a subi un choc psychologique qui lui a fait rejeter de sa conscience le souvenir de… de… » Ses mains s’agitèrent en un geste d’impuissance. « Ou bien ? » Collier inspira à fond. « Ou bien elle dit a vérité. — Mais… — Je sais, je sais. Je suis allé voir notre médecin. Kleinman. Tu le connais. » Mead opina. « Je suis donc allé le trouver et il m’a dit… ce que tu penses et que tu n’as pas besoin de me dire. Qu’il est impossible qu’une femme se retrouve enceinte cinq mois après un rapport sexuel. Je sais cela, mais… — Mais quoi ? — N’y a-t-il pas une autre possibilité ? » Mead le regarda sans répondre. Le menton de Collier s’affaissa sur sa poitrine et ses yeux se fermèrent. Puis il émit une espèce de ricanement. « N’y a-t-il pas une autre possibilité, se parodia-t-il. Quelle question idiote. — Et elle affirme qu’elle n’a pas… » Collier hocha la tête avec lassitude. « Oui. Elle… oui. — Je ne vois pas, dit Mead en se frottant la lèvre inférieure du bout de l’index. Peut-être une crise d’hystérie. Peut-être… David, elle n’est peut-être pas du tout enceinte. — Quoi ? » Collier avait brusquement relevé la tête pour planter un regard empressé dans celui de son ami. « Ne t’emballe pas, Dave. Je ne veux pas avoir ça sur la conscience. Mais, bon… Ann a toujours désiré avoir un enfant, n’est-ce pas ? Et cela… de toute son âme, il me semble. Bon… ce n’est peut-être qu’une théorie parfaitement loufoque, mais il est possible que la… tension émotionnelle à l’idée d’être séparée de toi pendant six mois lui ait fait faire une grossesse nerveuse. » Collier sentit monter en lui un espoir farouche, un espoir insensé, il le savait, mais auquel il s’accrocha de toutes ses forces. « Je crois que tu devrais lui parler encore, continua Mead. Essayer d’obtenir d’elle plus d’informations. Peut-être même suivre ses suggestions et tenter l’hypnose, le sérum de vérité, n’importe quoi. Mais… n’abandonne pas la partie, mon gars ! Je connais Ann. Et j’ai confiance en elle. » Il courait presque dans la rue tout en songeant qu’il lui en fallait bien peu pour récupérer la confiance dont il avait besoin. Mais au moins, Dieu merci, pour l’instant, il l’avait retrouvée. Elle le remplissait d’espoir, lui donnait envie de crier — il fallait que ce soit vrai, il le fallait ! Puis, au moment où il s’engageait dans l’allée conduisant à la maison, il s’arrêta si brusquement qu’il faillit perdre l’équilibre, sa respiration bloquée dans la gorge. Ann était debout sur la véranda, en chemise de nuit, un vent glacial de janvier faisant flotter la soie délicate sur toute la surface de son corps. Elle se tenait pieds nus sur les planches givrées, une main sur la balustrade. « Oh, mon Dieu », murmura Collier d’une voix étranglée en se précipitant pour l’empoigner. Elle avait la peau bleuâtre, d’une froideur de glace quand il la saisit, et à la vue de ses yeux grands ouverts, hagards, Collier se sentit pris de panique. Pour moitié la conduisant, pour moitié la traînant, il la fit rentrer dans le salon bien chaud et l’installa dans le gros fauteuil devant la cheminée. Elle claquait des dents et sa respiration était hachée, sifflante. Les mains tremblantes, il s’employa frénétiquement à se procurer des couvertures, à brancher le coussin chauffant pour le placer sous les pieds frigorifiés de sa femme, à casser du petit bois pour mettre un feu en route, à préparer du café. Enfin, quand il eut fait tout ce qu’il pouvait, il s’agenouilla devant elle et prit ses mains glacées dans les siennes. À la façon dont elle respirait, il percevait ses frissons, et une angoisse terrible lui noua les entrailles. « Ann, Ann, qu’est-ce qui te prend ? dit-il d’une voix quasi sanglotante. As-tu perdu la tête ? » Elle essaya de lui répondre, mais en vain. Elle se blottit sous les couvertures, le regard suppliant. « Tu n’as pas besoin de parler, mon cœur. Tout va bien. — II… il… il fallait que je sorte », balbutia-t-elle. Elle n’alla pas plus loin. Il resta devant elle à la dévisager. Et, malgré ses tremblements et les douloureuses quintes de toux qui la secouaient, elle eut l’air de se rendre compte de la confiance qu’il lui gardait car elle lui sourit, les yeux animés de ce qu’il interpréta comme une lueur de bonheur. À l’heure du dîner, elle était en proie à une très forte fièvre. Il la coucha sans lui donner à manger mais en la laissant boire tout son soûl. Sa température était fluctuante ; de brûlante, sa peau devenait froide et moite en l’espace de quelques secondes. Vers six heures, Collier appela Kleinman, qui arriva un quart d’heure plus tard. Le médecin gagna directement la chambre à coucher et examina Ann. L’air grave, il fit signe à Collier de le suivre dans le couloir. « Il faut l’hospitaliser », dit-il à voix basse. Sur ce, il descendit appeler une ambulance. Collier retourna au chevet d’Ann et resta là à lui tenir la main, une main flasque, tout en regardant ses yeux clos, sa peau fiévreuse. L’hôpital, songeait-il, oh, mon Dieu, l’hôpital. Puis une chose étrange se produisit. Kleinman remonta et, d’un geste, invita de nouveau Collier à le rejoindre dans le couloir. Ils restèrent là à bavarder jusqu’à ce que retentisse la sonnette de la porte d’entrée. Collier alla ouvrir et l’interne et les deux brancardiers le suivirent à l’étage. Ils trouvèrent Kleinman debout près du lit, les yeux fixés sur Ann, interloqué. Collier se précipita vers lui. « Qu’est-ce qu’il y a ? » s’écria-t-il. Kleinman releva lentement la tête. « Elle est guérie, lâcha-t-il d’une voix vibrante de stupéfaction. — Quoi ? » L’interne s’empressa de s’approcher du lit. S’adressant à lui et à Collier, Kleinman déclara : « La fièvre est tombée. Sa température, sa respiration, son pouls… tout est normal. Elle s’est totalement remise de sa pneumonie en… » Il consulta sa montre gousset. « En dix-sept minutes », conclut-il. Dans la salle d’attente de Kleinman, Collier tenait les yeux fixés sur le magazine posé sur ses genoux sans pour autant le voir, tandis que dans la pièce à côté, Ann passait une radiographie. Plus d’équivoque possible, elle était enceinte. Les radios de la sixième semaine avaient clairement montré le fœtus qu’abritait son ventre. Une fois de plus, le doute perturbait leurs relations. Il continuait de se préoccuper de la santé de sa femme, mais, de nouveau, s’avérait incapable de lui parler, de lui dire qu’il avait confiance en elle. Et même s’il ne lui avait jamais fait part de la recrudescence de ses doutes, Ann l’avait sentie. Elle l’évitait, partageant son temps entre le sommeil et une frénésie de lecture qu’il n’arrivait toujours pas à comprendre. Elle avait avalé tous ses livres de physique, puis ses traités de sociologie, d’anthropologie, de philosophie, de sémantique, d’histoire, et s’attaquait maintenant aux manuels de géographie. Cela n’avait aucun sens à ses yeux. Et durant toute cette période, pendant que dans son ventre la petite boule devenait piriforme, puis sphérique, puis ovoïde… elle absorbait des quantités phénoménales de sel. Le docteur Kleinman l’avait mise en garde à ce propos, et Collier avait essayé de la réfréner, mais rien à faire. C’était plus fort qu’elle. Résultat : elle buvait trop d’eau, prenait trop de poids. Elle en était désormais au point où le fœtus, d’une taille excessive, lui comprimait le diaphragme, gênant ainsi sa respiration. Pas plus tard que la veille, son visage s’était cyanose et Collier l’avait aussitôt conduite chez Kleinman. Le médecin avait trouvé un moyen de la soulager. Lequel ? Collier n’en savait rien. Puis Ann avait passé une radio et Kleinman avait demandé à Collier de revenir avec elle le lendemain. La porte du cabinet de consultation s’ouvrit et Ann sortit, suivie du médecin. « Allez vous asseoir, mon petit, lui dit-il. Je voudrais parler à David. » Ann passa devant Collier sans le regarder et s’installa sur le divan de cuir. Au moment où il se levait, il la vit prendre un magazine. Scientific American. Il poussa un soupir et entra dans le cabinet de Kleinman en secouant la tête. Tout en se dirigeant vers la chaise où il était censé prendre place, il songea pour ce qui lui parut être la centième fois à la nuit où, en larmes, elle lui avait dit qu’elle était obligée de rester parce qu’elle n’avait nulle part où aller. Parce qu’elle n’avait pas d’argent personnel et plus de famille. Elle ne serait pas convaincue de son innocence, avait-elle ajouté, la façon dont il la traitait la pousserait sans doute au suicide. Il était resté debout près du lit, silencieux et crispé, pendant qu’elle pleurait, incapable de discuter, de la consoler, voire de répondre. Il s’était contenté de l’écouter jusqu’à ce qu’il ne puisse plus en supporter davantage et avait quitté la chambre. « Comment ? dit-il — Regardez ça », répéta Kleinman d’un air bougon. Le comportement du médecin s’était également modifié au cours des derniers mois, passant de l’assurance à une espèce de colère sourde. Collier se pencha sur les deux radios, s’avisa des dates qu’elles portaient. L’une ne remontait pas plus loin que la veille, l’autre était celle que Kleinman venait de faire. Collier se concentra. « Je ne… — Regardez la taille de l’enfant. » Collier examina les deux clichés avec plus d’attention. Tout d’abord, il ne remarqua rien de particulier. Puis il sursauta et releva les yeux, sidéré. « Est-ce possible ? demanda-t-il, en proie à un écrasant sentiment d’irréalité. — Les faits sont là, se contenta de répondre Kleinman. — Mais… comment… ? » Le médecin secoua la tête et Collier vit son poing gauche se crisper sur le bureau comme si cette nouvelle énigme le mettait hors de lui. « Je n’ai jamais rien de vu pareil. Structure osseuse complète dès la septième semaine. Configuration faciale à la huitième. Organes constitués et en état de fonctionner à la fin du deuxième mois. Cette envie de sel insensée. Et maintenant, ça… » Il reprit les radios et les contempla d’un air presque belliqueux. « Comment un fœtus peut-il diminuer de taille ? » La voix du médecin était empreinte d’une telle perplexité que Collier en éprouva un pincement de frayeur. « C’est clair, c’est clair, reprit Kleinman en secouant rageusement la tête. L’enfant a grandi démesurément parce que la mère buvait trop d’eau. Il a grandi dans de telles proportions qu’il comprimait dangereusement le diaphragme. Et maintenant, en l’espace d’un seul jour, la pression a disparu, la taille de l’enfant a notablement diminué. » Brusquement, les mains de Kleinman se refermèrent en deux poings durs. « On dirait presque, conclut-il à bout de nerfs, que l’enfant sait ce qui se passe. » « Plus de sel ! » s’écria David en lui arrachant la salière des mains et en la reposant brutalement sur le buffet. Puis il vida la plus grande partie de l’eau que contenait son verre dans l’évier et se rassit. Elle demeura les paupières closes, tremblant de tous ses membres. Des larmes se mirent à couler lentement sur ses joues. Elle se mordit la lèvre inférieure, puis rouvrit les yeux, de grands yeux effrayés. Réprimant un sanglot, elle se hâta d’essuyer ses pleurs. « Pardon », murmura-t-elle, et Collier eut la bizarre impression que ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait. Elle avala d’un trait le fond de son verre. « Tu recommences à boire trop d’eau, la tança-t-il. Tu sais ce que le docteur Kleinman a dit. — Je… j’essaie de me réfréner, mais c’est plus fort que moi. J’ai une envie folle de sel et ça me donne une soif terrible. — Il faut que tu cesses de boire autant d’eau, insista-t-il d’un ton sec. Tu mets ton enfant en danger. » Elle prit un air surpris et tressaillit. Ses mains quittèrent la table pour se presser sur son ventre gonflé et elle fixa un regard implorant sur Collier. « Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-il aussitôt. — Je ne sais pas. Le bébé m’a donné un coup de pied. » Ses muscles se détendirent et il se laissa aller contre le dossier de sa chaise. « Ça fait partie des choses normales. » Le silence retomba entre eux. Ann pignochait dans son assiette. À un moment, elle tendit machinalement le bras vers la salière et, ne la trouvant pas, leva les yeux, l’air vaguement inquiet. « David », dit-elle au bout de quelques minutes. Il avala ce qu’il avait dans la bouche. « Oui ? — Pourquoi es-tu resté avec moi ? » Il se trouva incapable de répondre. « C’est parce que tu me crois ? — Je ne sais pas, Ann. Je ne sais pas. » La légère lueur d’espoir qui avait gagné son visage s’éteignit et elle baissa la tête. « Je m’étais dit que peut-être… comme tu restais… » Elle se remit à pleurer. Immobile, elle ne se souciait même pas d’essuyer les larmes qui lui coulaient sur les joues et les lèvres. « Je t’en prie, Ann », dit-il, partagé entre la peine et la colère. Il se leva et s’approcha d’elle. Au même moment, elle tressaillit de nouveau, mais plus violemment, et en resta interdite. Une fois encore, elle contint ses sanglots et se frotta les joues avec une sorte d’exaspération. « C’est plus fort que moi », articula-t-elle lentement. Mais pas à son intention à lui, Collier en avait maintenant la certitude. « Qu’est-ce que tu racontes ? » s’inquiéta-t-il. Il observa sa femme. Elle avait l’air si désemparée, si effrayée. Il eut envie de l’attirer contre lui pour la réconforter. Envie de… Toujours assise, elle se laissa aller contre lui pendant qu’il lui caressait les cheveux. « Pauvre petite fille, dit-il. Ma pauvre petite fille. — Oh, David, David, si seulement tu me croyais. Je ferais n’importe quoi pour que tu me croies, n’importe quoi. Ta froideur envers moi m’est insupportable. D’autant plus insupportable que je n’ai rien fait de mal. » Il garda le silence tandis qu’une voix intérieure lui disait : Il y a une chance, oui, il y a une chance. Elle parut deviner ce qu’il pensait car elle leva vers lui des yeux où se lisait une confiance absolue. « N’importe quoi, David, n’importe quoi. » « Ann, tu m’entends ? dit-il. — Oui. » Ils se trouvaient dans le bureau du professeur Mead. Ann était allongée sur le divan, les paupières closes. Mead prit la seringue que tenait Collier et la posa sur sa table de travail avant de s’asseoir sur le coin le plus proche pour observer d’un œil sombre la suite des événements. « Qui suis-je, Ann ? — David. — Comment te sens-tu ? — Lourde. Je me sens lourde. — Pourquoi ? — À cause du bébé. Il est tellement lourd… » Collier s’humecta les lèvres. Pourquoi tournait-il ainsi autour du pot ? Il savait ce qu’il voulait demander. Avait-il peur ? Et si, en dépit de son insistance pour subir cet interrogatoire, elle ne donnait pas la bonne réponse ? Il s’étreignit les mains et il lui sembla que sa gorge se pétrifiait. « Ne perds pas de temps, Dave », l’avertit Mead. Un bruit rauque se fit entendre quand Collier prit sa respiration. « Est-ce que… » Il s’interrompit pour déglutir avec difficulté. « Est-ce que… cet enfant est de moi, Ann ? » Elle hésita. Plissa le front. Ses yeux s’entrouvrirent une seconde et tout son corps se contorsionna. À croire qu’elle se battait avec la question posée. Puis elle blêmit. « Non », lâcha-t-elle, les dents serrées. Collier se raidit. Ses muscles et ses tendons lui firent l’effet d’une pâte qui se levait à l’intérieur de lui. « Qui est le père ? » demanda-t-il sans se rendre compte à quel point sa voix était forte et peu naturelle. Un frémissement secoua Ann des pieds à la tête. Quelque chose se bloqua dans sa gorge et sa tête roula mollement sur l’oreiller. Ses poings livides s’ouvrirent peu à peu. Mead se précipita pour lui prendre le pouls. Le visage tendu, il évalua son rythme cardiaque. Satisfait, il lui souleva la paupière droite et observa son œil. « Elle a perdu connaissance, dit-il. Je t’avais prévenu. Il n’est pas recommandé d’administrer ce sérum à un stade aussi avancé de la grossesse. Tu aurais dû faire ça bien plus tôt. Kleinman ne va pas aimer ça. » Pétrifié, Collier n’entendait pas un mot. Son visage était le masque même de la plus totale détresse. « Elle va bien ? » demanda-t-il. Mais les mots avaient du mal à sortir. Quelque chose tressautait dans sa poitrine. Il ne comprit de quoi il s’agissait qu’au moment où il était trop tard, quand il passa une main tremblante sur ses joues et eut la surprise de constater que ses doigts étaient mouillés. Sa bouche s’ouvrit, se referma. Il essaya de réprimer ses sanglots mais s’en avéra incapable. Il prit conscience du bras de Johnny autour de ses épaules. « Tout va bien, mon gars », lui dit ce dernier. Collier ferma violemment les paupières, n’aspirant qu’à être englouti tout entier par les ténèbres qui lui voilaient les yeux. Il respirait par à-coups et n’arrivait pas à avaler la boule qui lui obstruait le gosier. Il ne cessait de secouer lentement la tête. Ma vie est fichue, songeait-il, je l’aimais, j’avais confiance en elle et elle m’a trahi. La voix de Johnny lui parvint. « Dave ? » Il répondit par un vague grommellement. « Je ne tiens pas à compliquer la situation. Mais… bon, je crois qu’il y a encore de l’espoir. — Hein ? — Ann n’a pas répondu à ta question. Elle n’a pas dit que le père était… un autre homme », acheva-t-il en sourdine. Collier se dressa rageusement sur ses pieds. « Oh, ferme-la, veux-tu ? » Un peu plus tard, ils la transportèrent jusqu’à la voiture et Collier la ramena à la maison. Il retira lentement son manteau et son chapeau et les laissa tomber sur la commode de l’entrée. Puis, les jambes lourdes, il gagna le salon et s’affala dans son fauteuil. Il posa les pieds sur l’ottomane en exhalant un soupir de lassitude et resta là, prostré, les yeux fixés sur le mur. Où était-elle ? se demanda-t-il. Sans doute en haut, en train de lire, comme il l’avait quittée le matin. Une pile de livres s’élevait près du lit. Rousseau, Locke, Hegel, Marx, Descartes, Darwin, Bergson, Freud, Whitehead, Jeans, Eddington, Einstein, Emerson, Dewey, Confucius, Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Schopenhauer, James… toute une flopée d’ouvrages divers. Et la façon dont elle les lisait ! En tournant les pages à toute allure, comme si elle ne regardait même pas ce qui s’y trouvait imprimé. Et pourtant, il savait qu’elle en absorbait le contenu. De temps à autre, elle laissait tomber une phrase, un concept, une idée. Pas un mot ne lui échappait. Mais pourquoi ? Un jour lui était venue l’idée abracadabrante qu’Ann avait lu quelque chose sur les caractères acquis et essayait de transmettre tout ce savoir à l’enfant qu’elle portait. Mais il avait vite repoussé cette hypothèse. Ann était assez intelligente pour savoir que la chose était tout bonnement impossible. Il secoua lentement la tête, une habitude qu’il avait prise au cours des derniers mois. Pourquoi était-il toujours avec elle ? Il n’arrêtait pas de se poser cette question. Les semaines s’étaient transformées en mois et il habitait toujours dans cette maison. Cent fois, il avait décidé de partir, et cent fois, il avait changé d’avis. Finalement, il avait renoncé et s’était installé dans la chambre du fond. Leurs vies étaient désormais celles d’une logeuse et de son locataire. Ses nerfs commençaient à flancher. Il perdait facilement patience. Se rendait-il quelque part ? Il se laissait brusquement emporter par la colère à l’idée qu’il n’était pas encore arrivé à destination. Tous les moyens de transport l’exaspéraient, il aurait voulu que tout s’accomplisse en un clin d’œil. Il rabrouait ses étudiants quel que soit leur degré de réussite. Ses cours laissaient tellement à désirer qu’il avait été convoqué par le docteur Peden, le chef du Département de Géologie. Connaissant l’état d’Ann, celui-ci s’était montré indulgent, mais Collier savait que ça ne pourrait pas durer ainsi. Il parcourut la pièce des yeux. Le tapis était couvert de poussière. Il essayait de passer l’aspirateur quand il y pensait, mais la saleté revenait à un rythme qu’il n’arrivait pas à suivre. Toute la maison allait à la dérive. Il devait s’occuper lui-même de son linge. La machine installée au sous-sol n’avait pas servi depuis des mois. Il ne voulait pas savoir comment elle fonctionnait et Ann n’y touchait plus. Il allait faire sa lessive à la laverie automatique. Un jour où il se plaignait de cette négligence, Ann avait pris un air vexé et fondu en larmes. À présent, elle pleurait pour un rien et selon un scénario invariable. D’abord, elle semblait partie pour pleurnicher une heure d’affilée. Puis, brutalement, elle s’arrêtait et séchait ses larmes. Il avait parfois l’impression que ce comportement était plus ou moins lié à sa grossesse, qu’elle cessait de pleurer de peur de nuire à l’enfant. À moins que ce ne soit le contraire, se dit-il. Peut-être était-ce l’enfant qui n’aimait pas… Il ferma les yeux, comme pour chasser cette pensée. Il tapota le bras du fauteuil de la main droite en un geste d’impatience. Puis, incapable de tenir en place, il se mit à aller et venir dans la pièce, passant un doigt sur les surfaces planes, essuyant la poussière d’un coup de mouchoir. Il contempla d’un œil mauvais la vaisselle entassée dans l’évier, les rideaux en piteux état, le linoléum taché. L’envie lui vint de se précipiter à l’étage pour faire savoir à Ann qu’enceinte ou pas, elle allait devoir sortir de son apathie et se conduire de nouveau comme une épouse, faute de quoi il prenait le large. Il traversa la salle à manger, puis, parvenu au milieu de l’escalier, hésita, s’immobilisa. Il redescendit à pas lents et alla allumer le gaz sous la cafetière. Ce ne serait que du café réchauffé mais il n’avait pas le courage d’en faire du frais. À quoi bon ? Elle essaierait de lui parler, lui expliquerait qu’elle comprenait, puis, comme sous l’effet d’un sortilège, elle se mettrait à pleurer. Quelques instants plus tard, elle prendrait son air étonné et ses larmes se tariraient. En fait, elle commençait même à contrôler ces crises dès le départ. Comme si elle savait que cela ne la menait à rien et qu’autant valait s’en dispenser. C’en était effrayant. Le mot l’arrêta net. Oui, c’était ça : effrayant. La pneumonie. Le fœtus qui avait diminué de taille. Cette boulimie de lecture. Cette envie de sel. Ces crises de larmes qui s’interrompaient aussi vite qu’elles éclataient. Il se surprit à contempler le mur blanc au-dessus de la cuisinière et constata qu’il avait la chair de poule. Ann ne nous a pas dit que le père était un autre homme. Quand il entra dans la cuisine, il la trouva en train de boire du café. Sans un mot, il lui prit la tasse des mains et en vida le contenu dans l’évier. « Tu n’es pas censée boire du café », dit-il. Il regarda dans la cafetière. Elle était presque pleine le matin, quand il avait quitté la maison. « Tu as bu tout ça ? » s’emporta-t-il. Elle baissa la tête. « Pour l’amour du ciel, ne te remets pas à pleurer, fit-il d’une voix grinçante. — Je… d’accord. — Pourquoi bois-tu du café alors que tu sais que c’est contre-indiqué ? — Je n’ai pas pu résister. — Aïe donc. » Les dents serrées, il tourna les talons. « David, c’est plus fort que moi, lança-t-elle derrière son dos. Je ne peux pas boire d’eau. Il faut bien que je boive quelque chose. David, tu… tu ne peux pas… Non, bien sûr ! » Il monta prendre une douche. Il n’arrivait pas à se concentrer sur quoi que ce soit. Il posa le savon et ne se rappela plus où. Il essuya la mousse dont il s’était enduit le visage avant d’avoir achevé de se raser. Plus tard, en se coiffant, il s’aperçut qu’il avait encore de la barbe sur une joue et, étouffant un juron, il se remit de la mousse à raser et en finit avec sa toilette. La nuit se passa comme toutes les autres à une exception près. Quand il entra dans la chambre pour y prendre un pyjama propre, il remarqua qu’Ann avait les yeux dans le vague. Et pendant qu’il corrigeait des copies dans la chambre du fond, il l’entendit pouffer. Plus tard, alors qu’il ne cessait de se retourner dans son lit sans pouvoir trouver le sommeil, elle se remit à glousser de plus belle. L’envie le prit d’aller fermer la porte pour ne plus l’entendre, mais il ne put s’y résoudre. Il fallait qu’elle reste ouverte au cas où Ann aurait besoin de lui pendant la nuit. Il finit par s’endormir. Pour combien de temps ? Il n’aurait su le dire. Il lui sembla qu’il ne s’était écoulé qu’un instant quand il rouvrit les yeux sur le plafond enténébré. « Me voilà étranger et oublié, échoué au bout de la nuit. » Sur le coup, il crut qu’il rêvait. « Ténèbres où je ne me reconnais pas, je suis condamné à une nuit éternelle et brûlante, ô combien. » Il se redressa brusquement, le cœur battant. C’était la voix d’Ann. Il balança ses jambes hors du lit et trouva ses pantoufles. Sans faire de bruit, il passa dans le couloir, saisi par le froid qui n’avait pas de mal à transpercer son mince pyjama de rayonne. Ann se remit à parler. « Rêve d’adieux, abandonné, plongé dans une houle d’alcools, je pleure après la lumière, qu’on me libère du tourment et de l’épreuve. » Le tout psalmodié d’une voix qui était celle d’Ann sans se confondre avec elle, à la fois plus aiguë et plus tendue. Elle était couchée sur le dos, les mains sur son ventre. Celui-ci bougeait. Il voyait la chair onduler sous la chemise de nuit légère. Elle aurait dû geler sans couvertures, mais non, elle ne paraissait nullement souffrir du froid. La lampe de chevet était encore allumée, le livre tombé de ses doigts – Science et santé, de Korzybski — gisait à demi ouvert sur le matelas. Et son visage. Constellé de gouttes de sueur pareilles à des centaines de minuscules cristaux. Les lèvres retroussées, lui découvrant les dents. Les yeux grands ouverts. « Ô parents de la nuit, lassés de ce gouffre, ne m’envoyez pas faire ce voyage ! » Immobile, Collier l’écoutait, en proie à un mélange de fascination et d’horreur. Mais il était évident qu’elle souffrait. Il suffisait de voir sa pâleur, la façon dont ses mains griffaient les draps, les froissaient en bouchons imprégnés de sueur. « Je crie, je crie, dit-elle. Rhyuio Gklemmo Fglwo ! » Il la gifla et son corps fit un écart. « Encore lui, l’éternel bourreau ! » Sa bouche s’ouvrit en grand sur un hurlement. Il la gifla de nouveau et son regard sortit du vague pour se fixer sur lui en une expression d’horreur absolue. Ses mains se portèrent à ses joues et elle parut se recroqueviller au fond du lit, les pupilles réduites à deux têtes d’épingles dans le blanc laiteux de ses yeux. « Non, dit-elle. Non ! — Ann, c’est moi, David ! Tout va bien ! » Le souffle court, elle le regarda un long moment avec une expression de totale incompréhension. Puis, subitement, elle se détendit et le reconnut. Ses mâchoires se desserrèrent et un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres. Il s’assit à côté d’elle et la prit dans ses bras. Elle s’accrocha à lui, en larmes, le visage contre sa poitrine. « C’est ça, mon chou, laisse-toi aller, laisse-toi aller. » Retour du scénario habituel. Les sanglots ravalés, les yeux secs en un instant, le mouvement de recul, le regard égaré. « Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-il. Pas de réponse. Elle continuait de le dévisager. « Qu’est-ce qu’il y a, mon chou ? Pourquoi tu n’arrives pas à pleurer ? » Une ombre passa sur ses traits pour s’évanouir aussitôt. « Tu devrais pleurer un bon coup, mon chou. — Je ne veux pas pleurer. — Pourquoi ? — Il ne veut pas », lâcha-t-elle. Soudain, le silence se réinstalla entre eux, ils se regardèrent, et il sut en un instant qu’ils étaient tout près de la réponse. « Il ? — Non, se reprit-elle promptement, ce n’est pas ce que je veux dire. Je ne veux pas dire il, je veux dire… autre chose. » Ils restèrent un long moment à se dévisager. Puis, sans insister davantage, Collier l’obligea à se recoucher et la couvrit. Il se munit d’une couverture et passa le reste de la nuit dans le fauteuil à côté de la commode. Le matin venu, quand il se réveilla, glacé et courbaturé, il constata qu’elle s’était de nouveau découverte. Kleinman lui expliqua qu’Ann s’était adaptée au froid. Tout se passait comme si son organisme avait désormais le pouvoir de lui communiquer de la chaleur quand elle en avait besoin. « Et ces quantités de sel qu’elle absorbe, ajouta le médecin en levant les mains. Ça dépasse l’entendement. C’est à croire que le sel est nécessaire au développement de l’enfant. Et pourtant son poids n’augmente plus dans des proportions exagérées. Elle ne boit pas d’eau pour étancher sa soif. Comment fait-elle pour se désaltérer ? — Elle ne boit pas, elle reste sur sa soif. — Et toutes ces lectures, ça continue ? — Oui. — Et elle parle toujours dans son sommeil ? — Oui. » Kleinman secoua la tête. « C’est la première fois de ma vie que je vois une grossesse pareille. » Arrivée au bout de la formidable quantité de livres qu’elle n’avait cessé d’empiler, elle les remit dans la bibliothèque. Une nouvelle étape s’amorça. Elle était enceinte de sept mois. On était en mai et Collier s’aperçut que l’huile de la voiture avait besoin d’être renouvelée, que les pneus étaient anormalement usés et l’aile arrière gauche cabossée. « Tu t’es servie de la voiture ? » lui demanda-t-il un samedi matin. Cela se passait dans le salon, l’électrophone jouait du Brahms. « Pourquoi ? » Il s’en expliqua et elle lui répondit avec irritation : « Si tu le sais déjà, pourquoi tu me poses la question ? — Alors, oui ou non ? — Oui. Je me suis servie de la voiture. C’est interdit ? — Pas la peine d’être sarcastique. — Bien sûr que non, s’emporta-t-elle. Je n’ai aucune raison d’être sarcastique. Il y a sept mois que je suis enceinte et tu te refuses toujours à croire que ce ne n’est pas d’un autre homme. J’ai beau t’avoir répété je ne sais combien de fois que je suis innocente, tu ne te résous toujours pas à dire : je te crois. Et c’est moi qui suis sarcastique ! Franchement, David, tu es désespérant, vraiment désespérant. » Elle se dirigea vers l’électrophone en faisant résonner ses talons et l’éteignit. « Figure-toi que j’écoutais, Ann. — C’est bien dommage. Moi, je n’aime pas. — Depuis quand ? — Oh, laisse-moi tranquille. » Il la saisit par le poignet au moment où elle tournait les talons. « Dis donc, tu crois que je suis à la fête depuis le temps que ça dure ? Je rentre de six mois de recherches sur le terrain et je te retrouve enceinte. Et pas de moi ! Peu importe ce que tu peux me raconter, je ne suis pas le père, et à ma connaissance comme de l’avis général, il n’y a pour une femme qu’une façon de tomber enceinte. Pourtant, je ne t’ai pas quittée. Je t’ai regardée te transformer en une machine à lire. Je me suis appuyé le ménage chaque fois que je le pouvais, j’ai dû m’occuper des repas, de la lessive — tout en continuant d’assurer mes cours. J’ai été obligé de te surveiller comme un enfant, de t’empêcher de te découvrir la nuit, de manger trop de sel, de boire trop d’eau, trop de café, de trop fumer… — J’ai arrêté de fumer de moi-même, le coupa-t-elle en se dégageant. — Pourquoi ? » lui retourna-t-il sèchement. Elle lui adressa un regard vide. « Vas-y, dis-le. Parce qu’il n’aime pas ça. — J’ai arrêté de fumer de moi-même, répéta-t-elle. Je ne supporte plus le tabac. — Et maintenant tu n’aimes plus la musique. — Ça me fait… mal au ventre, fit-elle d’un air vague. — N’importe quoi ! » Avant qu’il ait pu l’arrêter, elle avait franchi la porte de la maison pour s’élancer dans l’éclatante lumière du soleil. Il alla jusqu’à l’entrée et la regarda grimper laborieusement dans la voiture. Il voulut la rappeler mais elle avait déjà mis le moteur en marche et ne pouvait pas l’entendre. La voiture disparut au bout du pâté de maisons à quelque quatre-vingts à l’heure alors qu’elle n’était encore qu’en seconde. « Ça fait combien de temps qu’elle est partie ? » demanda Johnny. Collier jeta un coup d’œil nerveux à sa montre. « Depuis neuf heures et demie, il me semble. On s’est disputés, comme je t’ai dit… » Il s’interrompit brusquement et consulta de nouveau sa montre. Il était plus de minuit. « Et ça fait combien de temps qu’elle se balade en voiture comme ça ? — Je l’ignore, Johnny. Je t’ai dit que je ne m’en étais aperçu que tout récemment. — Est-ce que ce ne serait pas son tour de taille… ? — Non, le bébé a cessé de grossir. » Collier énonçait maintenant ce genre d’énormité d’une voix neutre. Il passa une main tremblante dans ses cheveux. « Tu crois qu’on devrait appeler la police ? — Attends encore un peu. — Et si elle a eu un accident ? Ce n’est pas une conductrice hors-pair. Bon Dieu, pourquoi l’ai-je laissée partir ? Enceinte de sept mois et je la laisse prendre le volant ! J’aurais dû… » Il se sentit sur le point de craquer. Le climat de tension qui régnait dans la maison, cette grossesse bizarre et continuellement éprouvante… tout cela avait raison de lui. On ne pouvait pas rester sept mois sous pression sans en ressentir les effets. Il n’arrivait plus à empêcher ses mains de trembler et avait désormais la manie de cligner tout le temps des yeux pour se vider un peu de son énergie nerveuse. Il traversa le tapis pour aller tambouriner des doigts sur le dessus de la cheminée. « Je crois qu’on devrait appeler la police, dit-il. — Calme-toi, lui suggéra Johnny. — C’est tout ce que tu as me donner comme conseil ? — Parfaitement. Assieds-toi. Là. C’est ça. Et maintenant, détends-toi. Elle va bien, crois-moi. Je ne me fais pas de souci pour Ann. Elle a dû crever ou tomber en panne quelque part. Combien de fois je t’ai entendu dire que ta bagnole avait besoin d’une nouvelle batterie ? Elle a probablement rendu l’âme, c’est tout. — Mais… est-ce que la police ne la retrouverait pas bien plus rapidement ? — Très bien, mon gars, si ça peut te rassurer, j’appelle la police. » Collier acquiesça, puis sursauta au bruit d’une voiture qui passait dans la rue. Il se rua vers la fenêtre et écarta les rideaux. Il se mordit les lèvres et revint se planter devant la cheminée pendant que Johnny allait décrocher le téléphone du vestibule. Il l’entendit composer le numéro et tressaillit quand le combiné réintégra précipitamment son socle. « La voilà », fit Johnny. Ils la firent entrer dans le salon. Hagarde, désorientée, se souciant peu de répondre aux questions fébriles de Collier, n’ayant même pas l’air de s’aviser de la présence des deux hommes, elle fonça dans la cuisine. « Café », lâcha-t-elle d’une voix gutturale. Collier fit mine de lui barrer le chemin, puis il sentit la main de Johnny sur son bras. « Laisse-la faire. Il est temps d’aller au fond du problème. » Arrivée à la cuisinière, elle mit la flamme à pleine puissance sous la cafetière. Elle y jeta de pleines cuillerées de café sans avoir cure de le doser, rabattit le couvercle et resta là à le contempler. Collier voulut dire quelque chose mais, une fois de plus, Johnny le retint. Bouillant d’impatience, il s’immobilisa dans l’embrasure de la porte, les yeux fixés sur sa femme. Quand le liquide brun commença à jaillir dans le ballon, Ann se saisit de la cafetière à main nue. Collier retint son souffle et grinça des dents. Elle versa le liquide fumant dans la tasse restée sur la table en en mettant une bonne partie à côté. Puis elle reposa brutalement la cafetière et s’empara avidement de la tasse. Dix minutes plus tard, elle avait vidé la totalité du ballon. Sans crème ni sucre, comme si le goût lui importait peu. Comme si ce qu’elle buvait n’avait aucun goût. Alors ses traits se détendirent et elle se laissa aller sur sa chaise, où elle demeura ainsi un bon moment tandis que les deux hommes l’observaient en silence. Puis elle leva les yeux sur eux et pouffa. Elle se mit sur ses pieds, perdit l’équilibre et heurta la table. Collier entendit Johnny inspirer brusquement. « Ma parole, elle est ivre ! » dit-il. Vu son poids et la force d’inertie qu’elle leur opposait, ils eurent le plus grand mal à la hisser au premier. Elle fredonnait toute seule — une mélodie étrange, discordante, qui changeait de ton de façon indéfinissable et se répétait, se répétait, comme le vent quand il souffle en sourdine. Son visage affichait un sourire béat. « Joli résultat, marmonna Collier. — Sois patient, sois patient, lui retourna Johnny sans élever la voix. — C’est facile pour toi de… — Chut ! » lui intima Johnny. Mais Ann n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient. Elle cessa de chantonner dès qu’ils l’eurent allongée sur le lit et sombra dans un profond sommeil avant même qu’ils se soient redressés. Collier tira une mince couverture sur elle et lui glissa un oreiller sous la tête sans éveiller chez elle la moindre réaction. Puis les deux hommes s’immobilisèrent à côté du lit. Collier riva son regard sur cette femme qu’il ne comprenait plus. Des pensées contradictoires, douloureuses, lui tournaient dans la tête, au milieu desquelles brûlait l’horrible tiraillement du doute qui ne l’avait jamais quitté. Qui était le père de l’enfant ? Même s’il ne pouvait abandonner Ann, même s’il éprouvait pour elle une immense compassion, ils n’arriveraient jamais à retrouver une quelconque harmonie tant que la question resterait sans réponse. « Je me demande où elle va, murmura Johnny. Quand elle prend la voiture, je veux dire. — Mystère. » Expression maussade à l’appui. « Il a fallu qu’elle fasse de la route pour user autant les pneus. Je me demande si… » C’est alors qu’elle reprit sa litanie. « Ne m’envoyez pas là-bas », dit-elle. Johnny agrippa le bras de Collier. « C’est ça ? demanda-t-il. — Je ne sais pas encore. — Noirceur, noirceur, délivrez-moi, horreur de ces rivages, lourdeur, lourdeur. » Collier frissonna. « C’est ça, oui. » Johnny s’empressa de se mettre à genoux auprès du lit et tendit l’oreille. « Permettez-moi de respirer, suppliez mes pères, contemplez-moi en cet océan de douleur, ne m’envoyez pas là-bas. » Johnny ne quittait pas des yeux le masque tendu qu’était devenu le visage d’Ann. Elle avait de nouveau l’air de souffrir. Mais était-ce bien son visage ? s’avisa soudain Collier. Cette expression n’était pas la sienne. Ann repoussa la couverture et battit des bras et des jambes, le front emperlé de sueur. « Marcher sur les rives d’une mer orange, à l’aise, fouler les champs cramoisis, à l’aise, flotter sur les eaux silencieuses, à l’aise, parcourir le vaste désert, à l’aise, faites-moi revenir, pères de mes pères, Rhyuio Gklemmo Fglwo. » Puis elle retomba dans le silence, ne laissant plus échapper que de menus gémissements. Le long de son corps, ses mains agrippaient les draps ; elle respirait péniblement et irrégulièrement. Johnny se releva et regarda Collier. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Kleinman venait de les écouter. « Ce que vous suggérez est extravagant, conclut le médecin. — Écoutez, dit Johnny. Récapitulons. Primo, le besoin de sel excessif, sans rapport avec celui d’une grossesse normale. Secundo, le froid, la façon dont l’organisme d’Ann s’y est adapté, cette pneumonie dont elle s’est retrouvée guérie en quelques minutes. » Collier regardait son ami d’un air hébété. « Bon, poursuivit Johnny, d’abord le sel. Au début, cela amenait Ann à boire trop d’eau. D’où le poids qu’elle prenait et le danger auquel l’enfant se trouvait ainsi exposé. Qu’est-ce qui s’est passé ? Il ne lui a plus été permis de boire d’eau. — Permis ? sursauta Collier. — Laisse-moi terminer. Le froid. C’était comme si l’enfant avait besoin de froid et obligeait Ann à avoir froid — jusqu’au moment où il s’est rendu compte que la recherche de son propre confort mettait en danger le réceptacle qui lui assurait la vie. Il a donc guéri ledit réceptacle de la pneumonie. Il l’a adapté au froid. — Vous parlez comme si… — Le tabac, continua Johnny. Excusez-moi de vous interrompre, docteur. Ann aurait pu fumer avec modération sans danger pour elle ni pour l’enfant. Pourtant, elle a complètement arrêté. Il se peut que ce soit au nom de quelque principe moral, d’accord. Mais encore une fois, il se peut que l’enfant ait réagi violemment à la nicotine et lui ait, d’une certaine façon, interdit de… » Ce fut au tour de Kleinman de lui couper la parole avec irritation. « Vous parlez comme si l’enfant donnait des instructions à sa mère, alors que c’est une créature désarmée, complètement dépendante des actes de sa mère. — Désarmée ? » Johnny n’en dit pas plus. Kleinman n’insista pas. II pinça les lèvres, rechignant à capituler, et se mit à pianoter nerveusement sur son bureau. Johnny attendit un peu, puis, voyant que Kleinman n’avait pas l’intention de s’obstiner, il reprit le fil de son discours. « Tertio, l’aversion d’Ann pour la musique, qu’elle aimait encore il n’y a pas si longtemps. Pourquoi ? Parce que c’était de la musique ? Je ne crois pas. C’était à cause des vibrations. Des vibrations qu’un enfant normal ne percevrait même pas, se trouvant protégé du son non seulement par le capiton de la chair maternelle et le liquide amniotique, mais aussi par la structure même de son appareil auditif. Apparemment, cet… enfant… a une ouïe beaucoup plus fine. « Quant au café, il a enivré Ann. Ou plutôt… il l’a enivré lui. — Attends, commença Collier avant de se raviser. — Et pour ce qui est de sa boulimie de lecture, ça cadre avec le reste. Tous ces livres… plus ou moins des ouvrages de base dans chacun des champs du savoir, une étude pour ainsi dire calculée de l’humanité et de ses conquêtes intellectuelles. — Où veux-tu en venir ? s’inquiéta Collier. — Réfléchis, Dave ! Tout ça. Les lectures, les sorties en voiture. Comme si Ann essayait de rassembler le maximum d’informations sur notre civilisation. Comme si l’enfant était… — Vous n’insinuez tout de même pas que l’enfant… » Johnny interrompit aussitôt Kleinman. « L’enfant ? Je crois qu’on peut cesser de le considérer comme un enfant. Physiquement, c’est peut-être un enfant. Mais intellectuellement… certainement pas. » Dans le silence pesant qui suivit, Collier sentit son cœur battre étrangement dans sa poitrine. « Écoutez, reprit Johnny. La nuit dernière, Ann – ou l’… cet être – était ivre. Pourquoi ? Peut-être à cause de ce qu’il avait appris, de ce qu’il avait vu. En tout cas, je l’espère. Peut-être qu’il était malade et voulait oublier. » Il se pencha en avant. « Ces visions qu’avait Ann… je crois qu’elles nous donnent la clé de l’énigme, aussi délirant que ça puisse paraître. Les déserts, les marais, les champs cramoisis. Ajoutez le froid. Un seul détail manque à l’appel, sans doute parce qu’il n’existe pas. — Lequel ? demanda Collier avec le sentiment que la réalité se délitait autour de lui. — Les canaux. Ann porte un Martien dans son ventre. » Kleinman et Collier restèrent un long moment à regarder Johnny, silencieux, incrédules. Puis, parlant en même temps, ils le bombardèrent de protestations horrifiées. Johnny laissa passer l’orage. « Avez-vous une meilleure explication ? demanda-t-il. — Mais… comment ? s’échauffa Kleinman. Comment une telle grossesse a-t-elle pu se produire ? — Je ne sais pas. Mais pourquoi ? Je crois le savoir. » Collier n’eut pas le courage de réclamer une explication. « Depuis des années, on n’arrête pas de parler et d’écrire à ce sujet. Les Martiens, les soucoupes volantes. C’est une avalanche de livres, d’anecdotes, de films, d’articles… toujours sur le même thème. — Je ne…, commença Collier. — Je crois que l’invasion a finalement eu lieu. Ou du moins une tentative. À mon avis, la première du genre, une tentative insidieuse, cruelle… d’invasion charnelle. Ils placent une cellule reproductrice adulte provenant de leur propre planète dans le corps d’une Terrienne. Puis, quand cet esprit martien parvenu à maturité est accouplé à la forme physique d’un enfant terrien… la conquête commence. Voilà en quoi consiste leur expérience, à mon avis, leur test. Si ça marche… » Il n’alla pas plus loin. « Mais… enfin, c’est démentiel ! s’exclama Collier en s’efforçant de refouler l’effroi qui montait en lui. — Comme le sont les lectures d’Ann. Comme le sont ses sorties en voiture, sa consommation de café, son aversion pour la musique, sa pneumonie guérie en un éclair, sa propension à s’exposer au froid, la réduction de son embonpoint, ses visions et cette espèce de mélopée sans queue ni tête qu’elle nous sert à tout bout de champ. Qu’est-ce qu’il te faut de plus, Dave ? Un dessin ? » Kleinman se leva pour se diriger vers son classeur. Il fouilla dans l’un des casiers et regagna son bureau, une chemise à la main. « Ça fait trois semaines que j’ai ça dans mes dossiers, dit-il. Je ne vous en ai pas parlé. Je ne savais pas comment vous présenter la chose. Mais cette information… cette théorie, s’empressa-t-il de se corriger, m’oblige à… » Il fit glisser la radio vers les deux hommes. Ils l’examinèrent. Collier s’étrangla et Johnny murmura, stupéfait : « Un cœur double ! » Puis son poing gauche se serra. « Ça concorde ! La gravité de Mars fait deux cinquièmes de celle de la Terre. Les Martiens doivent avoir besoin d’un cœur double pour faire circuler leur sang, ou ce qui en tient lieu, dans leurs veines. — Mais… il n’est d’aucune utilité ici, fit remarquer Kleinman. — Alors il y a de l’espoir. Une telle invasion présente certaines difficultés. La cellule martienne est génétiquement programmée pour produire certaines caractéristiques chez l’enfant : le double cœur, l’acuité de l’ouïe, le besoin de sel — j’ignore pourquoi — et de froid. À la longue — et si l’expérience présente réussit — peut-être pourront-ils aplanir ces difficultés et créer un enfant n’ayant de martien que le mental, toutes ses caractéristiques physiques étant terriennes. Je n’en suis pas sûr mais je soupçonne aussi notre Martien d’être télépathe. Sinon, comment aurait-il su qu’il était en danger quand Ann a contracté sa pneumonie ? » La scène revint brusquement à la mémoire de Collier. Il se revit près du lit en train de se dire : L’hôpital, oh, mon Dieu, l’hôpital. Et, au plus profond de la chair d’Ann, un minuscule cerveau extraterrestre déjà bien versé dans la terminologie terrienne saisissait sa pensée au vol. Hôpital, examens, découverte… Il se sentit pris de frisson. « … reste à faire ? saisit-il de la question que posait Kleinman. Tuer le… Martien à la naissance ? — Je ne sais pas. Mais si ce… » Johnny haussa les épaules. « … bon, cet enfant naît viable et normal… je ne crois pas que le tuer arrangerait les choses. Je suis sûr qu’ils sont aux aguets. Si la naissance est normale… ils seront peut-être tentés de considérer que leur expérience a réussi, que nous ayons tué l’enfant ou pas. — Une césarienne, alors ? suggéra le docteur. — Peut-être. Mais… seront-ils sûrs d’avoir échoué si nous devons recourir à des moyens artificiels pour détruire… leur tête de pont ? Non, je ne crois pas que ce soit la bonne méthode. Ils essaieront encore, ailleurs cette fois, là où personne ne s’apercevra de rien, dans un village africain, quelque coin perdu… — On ne peut pas laisser ce… cette créature dans son ventre ! s’écria Collier, horrifié. — Comment être sûr qu’on peut l’extraire sans tuer Ann ? fit observer Johnny d’un air sombre. — Quoi ? » s’exclama Collier comme s’il jouait les comparses stupides dans un film d’horreur. Johnny exhala un soupir saccadé. « Je crois qu’il faut attendre, dit-il. Je crois qu’on n’a pas le choix. » Puis, remarquant l’expression de Collier, il s’empressa d’ajouter : « La situation n’est pas désespérée, mon gars. Il y a des éléments en notre faveur. Le double cœur qui risque de faire circuler le sang trop vite. Les difficultés qu’implique la combinaison de cellules étrangères. Le fait qu’on est en juillet et que la chaleur risque d’être fatale à notre Martien. Le fait qu’on peut lui supprimer le sel. Tout cela peut nous aider. Mais surtout, le fait que notre Martien est malheureux. Il a bu pour oublier et… qu’est-ce qu’il disait déjà ? Ne m’envoyez pas là-bas. » Son regard se fit lugubre. « Espérons qu’il mourra de désespoir, conclut-il. — Sinon ? fit Collier d’une voix caverneuse. — Sinon cette… hybridation interplanétaire pourrait bien réussir. » Collier s’élança dans l’escalier, le cœur battant, en proie à des sentiments étrangement contradictoires, sa joie de savoir enfin Ann innocente contrebalancée par la conscience du danger qu’elle courait. Arrivé en haut des marches, il s’arrêta net. La maison était silencieuse dans la lourde chaleur de l’après-midi. Kleinman et Johnny avaient raison, s’avisa-t-il soudain. Il ne fallait rien dire à Ann. Ce n’était que maintenant qu’il s’en rendait compte. Il avait d’abord pensé qu’il serait malhonnête de ne pas lui dire la vérité. Que c’était d’abord cette vérité qui compterait pour elle, et la confiance retrouvée de son mari. Mais à présent il s’interrogeait. La portée de la chose avait quelque chose de terrifiant qui lui donnait la chair de poule. À la nouvelle de cette horreur, Ann ne risquait-elle pas de sombrer dans l’hystérie ? Déjà que depuis trois mois, elle était au bord de la dépression nerveuse… Il serra les lèvres et entra dans la chambre. Ann était couchée sur le dos, les mains reposant mollement sur son ventre gonflé, les yeux sans vie, fixés au plafond. Quand il s’assit au bord du lit, elle ne le regarda même pas. « Ann… » Pas de réponse. Il en eut la chair de poule. Je ne peux pas t’en vouloir, songea-t-il. Je me suis conduit comme une brute et un égoïste. « Ma petite biche », dit-il. Elle se tourna lentement vers lui et le considéra d’un œil froid et lointain. C’était la créature qui était en elle, s’avisa-t-il. Ann ne se rendait pas compte du contrôle qu’elle exerçait sur elle. Il ne fallait surtout pas qu’elle s’en rende compte. Il en était désormais convaincu. Il se pencha sur elle et appuya sa joue contre la sienne. « Ma chérie. » Une voix morne, lasse, à peine audible lui répondit : « Quoi ? — Est-ce que tu m’entends ? » Silence. « Ann, pour le bébé… » Une petite lueur de vie passa dans le regard de sa femme. « Quoi pour le bébé ? » Il déglutit. « Je… je sais que… ce n’est pas celui de… d’un autre homme. » Elle le dévisagea un instant, murmura : « Bravo », puis détourna la tête. Immobile, les poings serrés, il se dit : Et voilà, j’ai définitivement tué son amour. Mais le regard d’Ann revint se poser sur lui. Quelque chose tremblait dans son regard – une question. « Et alors ? dit-elle. — Je te crois. Je sais que tu m’as dit la vérité. Du fond du cœur, je te demande pardon… si tu veux bien. » Elle resta un bon moment sans réagir, comme si le message n’était pas passé. Puis ses mains quittèrent son ventre pour se porter à ses joues et ses grands yeux bruns se mirent à briller. « Tu ne te… moques pas de moi ? » Il marqua une seconde d’hésitation, puis se jeta contre elle. « Oh, Ann, Ann, dit-il. Pardonne-moi. Si tu savais comme je regrette… » Elle lui passa les bras autour du cou et le serra contre elle. Il sentit les sanglots silencieux qui lui secouaient la poitrine. Sa main droite lui caressa les cheveux. « David, David… » ne cessait-elle de répéter. Ils restèrent longtemps ainsi, silencieux, apaisés. Puis elle lui demanda : « Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? » La gorge de Collier se contracta. « J’ai changé d’avis, c’est tout. — Mais pourquoi ? — Sans raison particulière, mon cœur. Enfin, si, il y a une raison. Je me suis simplement rendu compte que… — Tu as douté de moi pendant sept mois, David. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? » Il ressentit une bouffée de colère contre lui-même. N’avait-il vraiment aucune réponse satisfaisante à lui donner ? « Je t’avais mal jugée, je pense, dit-il. — Pourquoi ? » Il se redressa et la regarda, ne sachant quoi répondre. La joie qui était venue lui adoucir les traits s’effaçait peu à peu, cédant la place à une expression dure, obstinée. « Pourquoi, David ? répéta-t-elle. — Je te l’ai dit, mon am… — Tu ne m’as rien dit du tout. — Mais si. Je t’ai dit que je t’avais mal jugée. — Ce n’est pas une raison. — Enfin, Ann, on ne va pas se disputer là-dessus. Est-ce que ça a tellement d’importance que… — Oui, une énorme importance ! » Sa voix se brisa en même temps que sa respiration se bloquait. « Que fais-tu de tes certitudes biologiques ? Une femme ne peut pas avoir un bébé sans avoir été fécondée par un homme. Tu as toujours été clair là-dessus. Alors ? Tu as perdu foi en la biologie pour reporter cette foi sur moi ? — Non, ma chérie. Je sais simplement des choses que je ne savais pas avant. — Quelles choses ? — Je ne peux pas te le dire. — Encore des cachotteries ! S’agit-il d’une recommandation de Kleinman, d’un truc pour me faciliter mon dernier mois ? Ne me mens pas, je sais quand tu me mens. — Ne t’énerve pas, Ann. — Je ne m’énerve pas ! — Voilà que tu cries. Arrête. — Je n’arrêterai pas. Voilà plus de six mois que tu joues avec mes sentiments et tu veux maintenant que je sois calme et raisonnable ? Eh bien, ne compte pas là-dessus ! J’en ai assez de toi et de tes airs solennels. J’en ai assez de… ohhh ! » Elle se contracta, la tête brusquement arrachée de l’oreiller, le visage soudain exsangue. Le regard sidéré, bouleversé, qu’elle fixait sur lui était celui d’un enfant blessé. « Mon ventre ! hoqueta-t-elle. — Ann ! » File était pratiquement assise à présent, tremblant de tous ses membres, un gémissement de désespoir au fond de la gorge. Il la prit par les épaules et essaya de la calmer. Le Martien ! songea-t-il aussitôt. Il n’aime pas qu’elle se mette en colère ! « Ce n’est rien, mon chou, ce n’est… — Il me fait mal ! cria-t-elle. Il me fait mal, David ! Oh, mon Dieu ! — Il ne peut pas te faire mal, s’entendit-il répondre. — Non, non, non, je n’arrive pas à supporter ça, dit-elle entre ses dents serrées. Je n’arrive pas à supporter ça. » Puis, aussi subitement qu’elle avait commencé, la crise prit fin. Les traits d’Ann se détendirent. Moins sous l’effet d’un réel apaisement que d’une totale absence de sensations. Il vit son regard défaillir. « Je suis tout engourdie, dit-elle à mi-voix. Je… ne… sens… plus… » Lentement, sa tête retomba sur l’oreiller. Elle resta une seconde immobile, les yeux ouverts, puis adressa un sourire ensommeillé à Collier. « Bonne nuit, David », dit-elle. Et elle ferma les yeux. « Elle est bel et bien dans le coma, laissa tomber Kleinman, debout à côté du lit. Pour être plus précis, je dirais qu’elle est en état de transe hypnotique. Son corps fonctionne normalement, mais son cerveau a été… gelé. » Johnny se tourna vers le médecin. « Animation suspendue ? — Non, le corps fonctionne. Elle est endormie, c’est tout. Je ne peux pas la réveiller. » Ils descendirent au salon. « En un sens, reprit Kleinman, cela vaut mieux pour elle. Elle ne sera plus perturbée. Son corps va fonctionner sans douleur, sans effort. — C’est le Martien qui a dû provoquer ça, dit Johnny. Pour sauvegarder son… habitat. » Collier frissonna. « Pardonne-moi, Dave. » Un ange passa, puis : « Il doit savoir qu’on a compris. — Qu’est-ce qui te fait croire ça ? — Il ne dévoilerait pas son jeu aussi franchement s’il estimait avoir encore une chance de passer inaperçu. — Peut-être qu’il souffrait trop », suggéra Kleinman. Johnny opina. « Oui, peut-être. » Collier écoutait en silence, le cœur comprimé par l’angoisse. Soudain, il serra les poings et les abattit sur ses cuisses. « En attendant, qu’est-ce qu’on est censé faire ? s’écria-t-il. Est-on complètement démuni devant ce… cet intrus ? — On ne peut pas prendre de risques avec Ann », se contenta de dire Johnny, aussitôt approuvé du chef par Kleinman. Collier s’affaissa dans son fauteuil et s’absorba dans la contemplation de la poupée souvenir sur le dessus de cheminée. Coney Island, pouvait-on lire sur sa robe. Et sur la ceinture : Oh, les beaux jours ! « Rhyuio Gklemmo Fglwo ! » Ann, inconsciente, se tordait sur son lit d’hôpital. Collier se tenait à côté d’elle, tout raide, les yeux fixés sur le visage baigné de sueur de sa femme. Il avait envie de courir chercher Kleinman mais savait qu’il ne fallait pas céder à cette impulsion. Il y avait maintenant vingt-quatre heures que cela durait, vingt-quatre heures qu’il était au supplice, les dents serrées. Quand cela avait commencé, il avait suspendu ses cours pour rester avec elle. Il avança des doigts tremblants pour saisir la main moite de sa femme, qui se referma sur la sienne à lui en faire presque mal. Et, paralysé d’horreur, il vit les traits du Martien terraformé se superposer à ceux d’Ann — les yeux bridés, les lèvres minces et étirées, la peau blanche tendue sur les os du visage. « Douleur ! Douleur ! Épargnez-moi, pères de mes pères, ne m’envoyez pas… » Un petit bruit sec monta de la gorge d’Ann, suivi d’un silence. Brusquement, ses traits se détendirent et, hormis quelques légers frissons qui continuaient de la parcourir, elle ne bougea plus. Il lui tamponna le front à l’aide d’une serviette. « Dans le jardin, David », marmonna-t-elle, toujours inconsciente. Le cœur de Collier fit un bond. Il se pencha aussitôt vers elle. « Dans le jardin, David. J’ai entendu un bruit et je suis sortie. Les étoiles brillaient et il y avait un croissant de lune. C’est alors que j’ai vu une lumière blanche recouvrir le jardin. Je me suis dépêchée de rentrer, mais quelque chose m’a frappée. Comme une aiguille qui se serait enfoncée dans mon dos et dans mon ventre. J’ai poussé un cri, et puis tout est devenu noir, impossible de me rappeler ce qui m’était arrivé. De me rappeler quoi que ce soit. J’ai essayé de t’expliquer, David, mais impossible de me rappeler, impossible… » Un hôpital. Dans le couloir silencieux, le père fait les cent pas, l’œil fiévreux, hagard. Il fait déjà chaud en ce petit matin d’août. L’homme ne cesse d’aller et venir, les mains repliées en deux poings blêmes. Une porte s’ouvre. Le pire se retourne. Apparaît un médecin. Celui-ci abaisse le masque qui lui recouvrait le bas du visage. Regarde l’homme. « Votre femme se porte bien », dit le médecin. Le père lui agrippe le bras. « Et le bébé ? — Le bébé est mort. — Dieu merci », dit le père. Tout en se demandant si quelque part en Afrique, en Asie… UN MARIAGE Alors il lui dit qu’ils ne pouvaient pas se marier un mardi parce que c’était le jour où le Diable avait épousé sa propre mère. C’était pendant un cocktail. Il y avait du bruit, elle avait un peu bu ; elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu. « Tu dis, mon chéri ? » s’enquit-elle en se penchant vers lui. Il répéta sa phrase avec son sérieux habituel. Elle se redressa et sourit. « Ça alors, tu es un drôle de type, toi. » Puis elle avala une bonne lampée de Manhattan. Un peu plus tard, tandis qu’il la raccompagnait, elle évoqua de nouveau la date de leur mariage. Réponse : ils devaient en changer, ce pouvait être n’importe quel jour sauf un mardi. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » Elle posa la tête sur l’épaule de son fiancé – pas très large, l’épaule, et plutôt tombante. « Le jour que tu voudras, sauf un mardi », répéta-t-il. Elle releva les yeux ; tout d’un coup, ça ne la faisait plus rire du tout. « Ça va bien, maintenant. Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. — Qui parle de plaisanterie ? » Elle le regarda fixement. « Mais enfin, mon chéri, tu as perdu la tête ? — Pas du tout. — Tu veux dire que… qu’il faut vraiment changer la date parce que… ? » Elle n’en revenait pas. Puis un gloussement lui échappa. Elle lui donna un petit coup de poing sur le bras. « Oui, un sacré numéro, tiens ! J’ai bien failli marcher. » Frank fit une petite moue fâchée. « Ma chérie, il n’est pas question que je t’épouse un mardi. » Elle en resta bouche bée. Puis elle battit des cils. « Ça alors ! Mais tu es sérieux ! — Absolument. — Écoute… » Elle se mordilla la lèvre inférieure. « Tu es devenu fou. Tu te rends compte de ce que… — Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire, si ? Ça peut très bien se faire un autre jour. — Mais quand on a fixé la date, tu n’as rien dit ! — Je ne me suis pas rendu compte que ça tombait un mardi, voilà tout. » Elle s’efforçait sincèrement de comprendre. Il fallait qu’il ait une raison secrète. Odeurs corporelles. Mauvaise haleine. Enfin, quelque chose de grave. « Mais Frank, la date est fixée, c’est trop tard, protesta-t-elle faiblement. — Désolé. » Il restait intraitable. « Le mardi est exclu. » Elle le dévisagea attentivement. « Entendons-nous bien. Tu refuses de m’épouser ce mardi-là ? — Celui-là et tous les autres. — Ma foi, j’avoue que ça me dépasse. » Il ne fit aucun commentaire. Elle haussa le ton. « Tu te comportes comme un gosse. — Absolument pas. » Elle mit de la distance entre eux et jeta un regard furieux par la vitre de sa portière. « Si ce ne sont pas des enfantillages, alors quoi ? » Elle prit une voix plus grave afin d’imiter son fiancé. « Je ne t’épouserai pas un mardi car… car le Diable a épousé sa grand-mère ce jour-là, ou je ne sais quoi. — Sa mère », rectifia-t-il. Elle lui décocha un coup d’œil irrité et serra les poings. « Choisissons un autre jour et n’en parlons plus, proposa-t-il. — Ben voyons ! Oublions gaiement que mon fiancé craint de fâcher le Diable s’il m’épouse un mardi ! Facile à oublier, en effet. — Il n’y a vraiment pas de quoi se mettre dans tous tes états, tu sais. » Elle lâcha un petit gémissement. « Alors là, vraiment… tu vas trop loin. » Elle se retourna en bloc et, les yeux plissés, l’enveloppa d’un regard soupçonneux. « Et si c’est un mercredi ? » demanda-t-elle. Il ne répondit pas tout de suite. Puis il s’éclaircit la voix, l’air gêné. « Euh… » Sourire embarrassé. « Excuse-moi, j’avais oublié. Mais un mercredi, ce n’est pas possible non plus. » Tout à coup, la tête lui tourna. « Pourquoi ? — Parce que sinon, un jour je serai cocu. » Elle se pencha et le fixa. « Tu serais… quoi ? fit-elle d’une voix aiguë. — Cocu. Tu me tromperais, quoi. » Elle en resta atterrée, les traits déformés par l’incrédulité. « Je… je…, bredouilla-t-elle. Oh, et puis contente-toi de me ramener chez moi, tiens ! Je ne voudrais pas de toi comme mari si tu étais le dernier homme au monde. » Il continua à conduire, prudemment, sans rien dire. Ne pouvant supporter plus longtemps ce mutisme, elle lui lança un regard accusateur. « Je suppose que si on se mariait un… je ne sais pas, moi… un dimanche, tu te métamorphoserais en citrouille ? — Non, le dimanche, pas de problème. — Tu m’en vois ravie, fit-elle, cinglante. Si tu savais à quel point ! » Elle se détourna. « Mais peut-être ne veux-tu pas m’épouser, tout simplement. Dans ce cas, dis-le tout net ! Ne me sers pas toutes ces salades ! — Mais si, je veux t’épouser. Et tu le sais très bien. Seulement, il faut que ce soit fait dans les règles. Pour ton bien autant que pour le mien. » Elle n’avait pas l’intention de l’inviter à entrer. Toutefois, elle y était tellement habituée qu’en arrivant chez elle, elle lui demanda machinalement, quoique sans grand entrain : « Un dernier verre ? » Ils étaient à présent dans le salon. « Non, merci. J’aimerais mettre les choses au point, ma chérie », ajouta-t-il en lui indiquant le canapé. Elle s’assit avec raideur. Il prit sa main potelée. « Mon chou, essaie de comprendre. » Il l’entoura de son bras et entreprit de lui caresser l’épaule. Elle ne tarda pas à fondre et tourna vers lui un regard sérieux. « Mon chéri, je ne demande pas mieux, mais comment veux-tu ? » Il lui donna de petites tapes rassurantes. « Écoute, il se trouve que je sais certaines choses. Et je suis convaincu que si on se mariait un certain jour de la semaine… notre amour n’y survivrait pas. — Mais… pourquoi ? » Il déglutit péniblement. « À cause des conséquences. » Au lieu de répondre, elle le serra bien fort contre lui. Elle se sentait trop bien en sa compagnie pour changer d’avis maintenant, sous prétexte qu’il ne voulait pas se marier un mardi. Ni un mercredi. Elle soupira. « Très bien. Alors disons un dimanche. Tu es content, comme ça ? — Oui. Comme ça, je suis content. » Puis, un soir, il offrit quinze dollars à son futur beau-père pour sceller le marché conclu entre eux. M. O’Shea leva les yeux, ôta sa pipe de sa bouche et lui adressa un sourire inquisiteur. « Vous voulez bien répéter, s’il vous plaît ? » demanda-t-il poliment. Frank lui tendit la somme en question. « Voici le paiement que je souhaite vous remettre en échange de votre fille. — En échange ? répéta M. O’Shea. — C’est cela. — Je vous ferai remarquer que je ne la vends pas. Je vous la donne en mariage. — Je le sais bien. C’est un geste purement symbolique. — Ah oui ? Eh bien, mettez plutôt cet argent dans votre trousseau. « Et O’Shea retourna à son journal. « Excusez-moi, monsieur, mais il est impératif que vous preniez cet argent. » À ce moment-là, la fiancée de Frank descendit l’escalier. M. O’Shea chercha son regard. « Dis à ce jeune homme de cesser ses petites plaisanteries, s’il te plaît. » Elle jeta un coup d’œil inquiet à Frank. « Oh, non ! Ne me dis pas que tu as recommencé ! » Frank s’expliqua devant le père et la fille. Que ce soit bien clair, il ne considérait absolument pas cette dernière comme une marchandise à échanger contre de l’argent ; c’était uniquement le principe qu’il désirait respecter, et ce pour leur bien à tous les deux. Père et fille échangèrent un regard. « Prends l’argent, papa », soupira-t-elle. M. O’Shea s’exécuta en haussant les épaules. « Quatre-neuf-deux, psalmodia Frank. Trois-cinq-sept… Huit-un-six. Quinze, quinze et trois fois je crache sur ma poitrine afin de me garder des charmes fascinateurs. — Frank ! s’exclama-t-elle. Ta chemise est toute sale, maintenant ! » Puis il lui annonça qu’au lieu de lancer en l’air son bouquet, il faudrait qu’elle autorise tous les hommes présents à se précipiter sur sa jarretière. Elle le regarda sans comprendre. « S’il te plaît, Frank. La plaisanterie a assez duré. » Il prit l’air peiné. « Tout ce que je veux, c’est qu’on se marie sous les meilleurs auspices. Il ne faudrait surtout pas commettre d’impair. — Mais enfin, Frank ! Tu n’en as donc pas fait assez ? Tu m’as déjà obligée à changer la date du mariage, tu m’as achetée pour quinze dollars, tu t’es craché dessus devant papa, j’ai dû me confectionner un affreux bracelet en cheveux qui me gratte le poignet… Jusqu’ici je n’ai rien dit, mais là, je commence à en avoir un peu assez. Ça suffit, maintenant. » Attristé, Frank lui caressa la main en faisant une tête de Jeanne au bûcher. « Je m’efforce seulement d’agir au mieux. Nous sommes entourés de dangers. Il faut prendre garde à nos actes, ou tout sera perdu. — Frank, dis-moi que tu ne cherches pas à revenir sur tes engagements. » Il la prit dans ses bras, la souleva de terre et l’embrassa avec ferveur. « Fulvia, ma chérie. Je t’aime et je veux t’épouser. Mais il faut faire les choses dans les règles. » « C’est un crétin, conclut M. O’Shea. Flanque-le à la porte. » Seulement, elle était plutôt boulotte, et pas très jolie avec ça ; et Frank était le seul homme qui l’ait jamais demandée en mariage. Alors elle céda en soupirant. Elle en parla longuement avec ses parents. D’après elle, tout redeviendrait normal une fois qu’ils seraient mariés. « Jusque-là, je ferme les yeux, mais après… ça va barder ! » Elle réussit tout de même à le faire changer d’avis pour l’histoire de la jarretière. « Tu ne voudrais tout de même pas que je me casse quelque chose, non ? — Tu as raison. Contente-toi de leur jeter tes bas. — Chéri, je t’en prie, laisse-moi leur jeter mon bouquet, tout simplement. » Il prit l’air pensif. « Bon, d’accord. Mais ça ne me plaît pas. Ce détail en particulier. » Il alla chercher du sel, le fit chauffer un moment dans le four, puis l’examina. « Voilà, maintenant nos larmes sont séchées ; on est tranquilles quelque temps. » Arriva le jour du mariage. Frank se leva tôt, bon pied bon œil, et alla à l’église s’assurer que toutes les fenêtres étaient bien fermées, pour que les démons ne puissent pas entrer. Il dit au pasteur qu’heureusement, on était en février, donc on pouvait laisser les portes closes. Par ailleurs, il lui fit clairement comprendre que personne ne devrait y toucher pendant la cérémonie. C’est au moment où Frank tira un coup de P.38 dans le conduit de la cheminée que le pasteur perdit patience. « On peut savoir ce que vous fabriquez ? — J’effraie les esprits malins, c’est tout. — Jeune homme, il ne saurait y avoir d’esprits malins dans l’Église épiscopale de la Première Cavalerie ! » Frank s’excusa. Cependant, profitant de ce que le pasteur allait expliquer l’origine du coup de feu au policier du coin attiré par la détonation, il sortit des assiettes de sa poche d’imperméable, les cassa et en dissimula les morceaux sous les prie-Dieu ainsi qu’aux quatre coins de la nef. Puis il fonça en ville acheter vingt-cinq livres de riz au cas où on n’en aurait pas assez, ou si d’aventure les autres avaient carrément oublié. Il revint précipitamment chez sa promise et actionna la sonnette de la porte d’entrée. Ce fut Mme O’Shea qui vint lui ouvrir. « Où est votre fille ? s’enquit-il. — Pas question que vous la voyiez maintenant. — Il le faut pourtant. » Frank passa en trombe à côté de Mme O’Shea et grimpa l’escalier quatre à quatre. Il trouva la jeune femme assise sur son lit, en combinaison, occupée à cirer ses escarpins. Elle fit un bond en le voyant. « Qu’est-ce qui te prend ? — Donne-moi un de tes souliers ! » Il s’étranglait à demi. « J’ai failli oublier. Autant dire que j’ai failli signer ma perte ! » Il voulut s’emparer d’une chaussure. Elle se recula. « Sors d’ici ! cria-t-elle en enfilant son peignoir. — Donne-moi un de tes souliers ! — Non ! Qu’est-ce que tu veux que je mette, des sabots ? — Très bien, si c’est comme ça… » Il plongea dans son placard et en ressortit une vieille chaussure. « Ça fera l’affaire. » Il repartit en courant. Alors la jeune fille retrouva brusquement la mémoire et poussa un gémissement qui poursuivit Frank jusque sur le palier. « Tu n’es censé me voir qu’au tout dernier moment ! — Allons, ce n’est qu’une superstition absurde, voyons ! » lança-t-il en dévalant l’escalier. Une fois dans la cuisine, il tendit le soulier à M. O’Shea, qui buvait son café en fumant la pipe. « Remettez-moi ce soulier, dit Frank. — C’est mon pied au c… que je vais vous mettre, oui ! », répliqua M. O’Shea. Frank ne l’entendit même pas. « Tendez-moi ce soulier en disant : « Je transmets l’autorité. » » L’autre en resta bouche bée. Puis, hébété, il fit ce qu’on lui demandait. « Je transmets l’autorité. » Puis il battit des paupières. « Hein ? Mais qu’est-ce que je raconte, moi ? » Frank n’était déjà plus là. Il remontait l’escalier ventre à terre. « Non ! hurla sa fiancée en le voyant surgir une seconde fois dans sa chambre. Sors d’ici tout de suite ! » Il lui donna un coup de soulier sur la tête. Elle poussa un hurlement. Il la prit dans ses bras et l’embrassa sans ménagements. « Ma chère, très chère épouse. » Elle fondit en larmes. « Décidément, non ! Pas question que j’épouse ce dingue ! » Elle lança ses souliers contre le mur. « Fût-il le dernier homme sur terre ! Il n’est vraiment pas possible ! » Au bout d’un moment, elle alla récupérer les souliers et se remit à les cirer. À peu près au même moment, Frank arrivait en ville, chez le traiteur, auprès duquel il s’assurait qu’on avait mis les bons ingrédients dans la pièce montée. Après quoi il acheta un chapeau en papier pour que Fulvia ne franchisse pas tête nue la distance séparant l’église de la limousine. Puis il fit le tour des fripiers de la ville en achetant toutes les chaussures d’occasion qu’il trouva, afin de lutter contre les esprits malins. Quand vint l’heure de la cérémonie, il était épuisé. Haletant, il s’assit un moment dans la sacristie en vérifiant une dernière fois sur sa liste qu’il n’avait rien oublié. L’orgue retentit. Sa fiancée remonta la travée au bras de son père. Frank la suivit du regard, cherchant toujours à reprendre son souffle. Brusquement, il haussa les sourcils. Un retardataire franchissait le seuil. « Oh, non ! s’écria-t-il en enfouissant son visage dans ses mains. Je vais disparaître dans un nuage de fumée ! » Mais il n’en fut rien. Quand il rouvrit les paupières, sa fiancée lui serrait la main de toutes ses forces. « Tu vois bien, fit-elle sur un ton rassurant. Depuis le début tu te racontes des bêtises. » La cérémonie se déroula normalement. Frank en resta muet de stupeur, tellement ahuri qu’il en oublia souliers, bouquets, chapeaux et poignées de riz. Tandis qu’ils gagnaient l’hôtel à bord de leur limousine de location, Fulvia lui caressa le dos de la main. « Les superstitions, tout ça c’est des craques. — Pourtant…, voulut contrer Frank. — Chut ! » Elle fit taire ses protestations en lui déposant un baiser sur les lèvres. « Tu es toujours vivant, que je sache ! — En effet. Et c’est bien ce qui m’étonne. » Au moment de pénétrer dans la chambre d’hôtel, Frank lança un coup d’œil à Fulvia. Elle lui rendit son regard. Le chasseur, lui, détourna les yeux. Elle finit par demander : « Fais-moi franchir le seuil en me portant dans tes bras, mon chéri. » Il eut un sourire hésitant. « J’aurais l’air bête, non ? — Fais-le pour moi, insista-t-elle. J’ai bien droit à une superstition, moi aussi ! Rien qu’une ! » Le sourire de Frank s’élargit. « C’est vrai. » Et il s’apprêta à la prendre dans ses bras. Ils ne devaient jamais franchir le seuil. C’est que Fulvia n’avait rien d’un poids plume… « Le cœur a lâché, annonça le médecin. — Satan ! » souffla Fulvia, qui mit dix ans à s’en remettre. PAILLE HUMIDE Cela commença quelques mois après la mort de sa femme. Il avait emménagé dans une pension de famille. Il y menait une existence tranquille ; la vente des titres de son épouse lui avait procuré l’argent nécessaire. Un livre par jour, des concerts, des repas solitaires, des visites au musée… il n’en fallait pas plus pour le combler. Il écoutait la radio, s’accordait de petits sommes et de longues séances de méditation. La vie n’était pas si désagréable. Un soir, il posa son livre et se déshabilla. Il éteignit la lumière et ouvrit la fenêtre. Assis au bord du lit, il contempla un moment le plancher. Puis il s’allongea, les mains croisées derrière la nuque. Un courant d’air froid lui parvenait de la fenêtre ; il tira les couvertures sur sa tête et ferma les yeux. Tout était calme. Il entendait le bruit régulier de sa respiration. Une douce chaleur commençait à l’envahir, tendre et apaisante. Il poussa un gros soupir et sourit. Soudain, il ouvrit les yeux. Une brise ténue lui caressait la joue, accompagnée d’une vague odeur de paille humide. Impossible de s’y tromper. Il lui suffit de tendre le bras pour effleurer le mur et sentir la brise qui venait de la fenêtre. Pourtant, sous les couvertures, où tout n’était que tiédeur un instant auparavant, se manifestait une autre brise. Ainsi qu’une odeur de moisi, une odeur de paille humide à vous donner le frisson. Il repoussa les couvertures et resta allongé sur le lit, le souffle court. Puis il se mit à rire intérieurement. Un rêve, un cauchemar. Trop de lecture. Une nourriture indigeste. Il remonta les couvertures et referma les yeux. La tête à l’air libre, il s’endormit. Le lendemain matin, tout était oublié. Il prit son petit déjeuner et se rendit au musée, où il passa la matinée. Il visita toutes les salles et examina chaque pièce. Au moment de repartir, il éprouva le désir de retourner voir un tableau auquel il n’avait accordé qu’un coup d’œil. Il s’immobilisa devant. La toile représentait un coin de campagne. Une vaste grange nichée au fond d’une vallée. Sa respiration s’accéléra et ses doigts tripotèrent sa cravate. Ridicule, songea-t-il au bout d’un moment, qu’une chose pareille puisse me troubler. Il tourna les talons. Sur le seuil, il jeta encore un coup d’œil au tableau. Cette grange l’avait effrayé. Rien qu’une grange, se dit-il, une grange dans un tableau. Après dîner, il regagna sa chambre. À peine eut-il ouvert la porte qu’il se rappela son rêve. Il s’approcha du lit. Rabattit draps et couvertures et les secoua. Pas d’odeur de paille humide. Il se jugea stupide. Ce soir-là, au moment d’aller au lit, il laissa la fenêtre fermée. Il éteignit, se coucha et tira les couvertures sur sa tête. Tout d’abord, ce fut comme d’habitude. Silence, souffle au ralenti, chaleur progressive. Puis la brise revint ; il la sentit distinctement lui ébouriffer les cheveux. Et avec elle l’odeur de paille humide. Les yeux grands ouverts dans le noir, il se mit à respirer par la bouche pour éviter de s’en emplir les narines. Quelque part dans l’obscurité, il distinguait un rectangle de lumière grisâtre. Une fenêtre, se dit-il aussitôt. Son regard s’y attarda et son cœur bondit dans sa poitrine quand la fenêtre s’illumina un bref instant. On aurait dit un éclair. Il tendit l’oreille. Huma l’odeur de paille humide. Il entendit la pluie qui commençait à tomber. Il prit peur et dégagea sa tête des couvertures. Pour se retrouver dans la touffeur de sa chambre. Il ne pleuvait pas. La chaleur était oppressante car il avait laissé la fenêtre fermée. Les yeux au plafond, il se demanda à quoi pouvait être due cette illusion. Il ramena les couvertures sur lui pour s’assurer de son impression. Observa une parfaite immobilité, les paupières bien closes. Voilà que l’odeur lui envahissait de nouveau les narines. La pluie martelait violemment les carreaux. Il ouvrit les yeux, se concentra et distingua des rideaux de pluie dans les éclairs. Puis elle se mit à dégringoler aussi au-dessus de lui, sur un toit de bois. Il se trouvait dans une bâtisse pourvue d’un toit de bois et contenant de la paille humide. Une grange. Voilà pourquoi le tableau l’avait effrayé. Mais pourquoi cette peur ? Il essaya de toucher la fenêtre mais ne parvint pas à l’atteindre. La brise soufflait sur son bras et sur sa main. Il désirait toucher cette fenêtre. Voire, pensée ô combien réjouissante, l’ouvrir, passer la tête au dehors, dans la pluie, et rabattre brusquement les couvertures pour voir s’il avait les cheveux mouillés. Il se sentait gagné par l’impression d’un espace autour de lui. C’en était fini du sentiment d’être confiné dans un lit. Il avait conscience du matelas sous ses reins, mais comme s’il était allongé dessus en plein air. La brise soufflait sur la totalité de son corps. Et l’odeur était plus prononcée. Il écouta. Perçut un couinement, puis un hennissement. Continua de tendre l’oreille. Il s’avisa alors qu’il ne sentait plus du tout le matelas. Comme si, de la taille aux pieds, il reposait sur un plancher glacé. Affolé, il tendit les mains, rencontra le bord des couvertures et les repoussa. Son pyjama collait à son corps trempé de sueur. Il se leva et alluma. Dès qu’il l’eut ouverte, la fenêtre laissa entrer une brise rafraîchissante. Ses jambes tremblaient sous lui et il dut se cramponner à la commode pour éviter de tomber. Le visage que lui renvoya la glace était blême de peur. Il leva une main et constata qu’elle tremblait. Il avait la gorge sèche. Il se rendit à la salle de bains et avala quelques gorgées d’eau. Puis, de retour dans la chambre, il examina son lit. Il ne remarqua rien de particulier à part les couvertures et les draps emmêlés, ainsi que les traces de sa transpiration. Il souleva la literie. La secoua devant la lumière et l’inspecta minutieusement. Rien. Il prit un livre et passa le reste de la nuit à lire. Le lendemain, il retourna au musée voir le tableau. Il chercha à se rappeler s’il s’était jamais trouvé dans une grange. Pleuvait-il et avait-il contemplé les éclairs par une fenêtre ? La mémoire lui revint. C’était pendant leur lune de miel. Ils étaient partis se promener, avaient été surpris par la pluie et s’étaient réfugiés dans une grange en attendant la fin de l’averse. Il y avait un cheval dans un box, des souris qui couraient ici et là et de la paille humide. Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Il n’avait aucune raison de s’en souvenir maintenant. Le soir venu, il eut peur de se mettre au lit. Il en reculait le moment. Enfin, incapable de garder les yeux ouverts plus longtemps, il s’allongea tout habillé, laissant la fenêtre fermée. Sans couverture. Il dormit d’un sommeil profond, sans rêves. À l’approche du petit matin, il s’éveilla. Le jour commençait tout juste à poindre. Sans réfléchir, il attrapa une couverture sur le fauteuil et la jeta sur lui. Sans transition, il se retrouva dans la grange. Pas un bruit. Il ne pleuvait pas. La fenêtre diffusait une clarté grisâtre. Se pouvait-il que ce soit aussi le matin dans sa grange imaginaire ? Encore à moitié endormi, il sourit. Voilà qui était vraiment intéressant. Il lui faudrait renouveler l’expérience l’après-midi, pour voir si la grange serait pleinement éclairée. Il allait rabattre la couverture de sur sa tête quand il perçut un bruissement près de lui. Il retint son souffle. Il lui sembla que son cœur se bloquait et il éprouva des picotements dans le cuir chevelu. Un léger soupir parvint à ses oreilles. Quelque chose de moite lui effleura la main. Dans un hurlement, il rejeta la couverture et bondit sur ses pieds. Il resta debout, les yeux fixés sur le lit, les doigts crispés sur la couverture. Son cœur cognait à tout rompre. Il se laissa retomber sur le lit, sans forces. Le soleil se levait. Une semaine durant, il dormit assis dans un fauteuil. Enfin, une bonne nuit de repos s’avérant indispensable, il s’allongea tout habillé sur le lit. Plus question d’utiliser une couverture Le sommeil vint, noir et sans rêves. Il n’aurait su dire à quelle heure il se réveilla. Un sanglot s’étrangla dans sa gorge. Il était de nouveau dans la grange. Des éclairs illuminaient la fenêtre et la pluie tambourinait sur le toit. Pris de peur, il tâtonna autour de lui, mais il n’y avait plus de couverture nulle part. Ses mains battaient l’air frénétiquement. Ses yeux se portèrent vers la fenêtre. S’il arrivait à l’ouvrir, il pourrait s’échapper ! Il tendit la main aussi loin que possible. Plus près. Toujours plus près. Il y était presque. Encore un ou deux centimètres et ses doigts la toucheraient. « John. » Un brusque réflexe lui fit plonger la main à travers la vitre. Il sentit la pluie lui cingler les doigts et une brûlure atroce lui déchira le poignet. Il ramena aussitôt son bras et fixa un regard terrorisé sur l’endroit d’où était venue la voix. Quelque chose de blanc bougea près de lui et une main tiède lui caressa le bras. « John, reprit le murmure. John. » Incapable de parler, il tâtonna autour de lui, essayant désespérément d’agripper sa couverture. Mais ses doigts ne rencontrèrent que le souffle de la brise. Il avait sous lui un plancher froid. Il laissa échapper un gémissement de frayeur. Son nom fut de nouveau prononcé. Alors l’éclair flamboya et il vit sa femme étendue près de lui qui lui souriait. Soudain, ses mains se refermèrent sur le bord de la couverture. Il la repoussa et se laissa rouler du lit sur le plancher. Quelque chose lui coulait sur le poignet ; il ressentait une douleur sourde dans le bras. Il se mit debout et actionna l’interrupteur. Une lumière crue envahit la chambre. Il vit son bras couvert de sang. Il retira un éclat de verre de son poignet et le laissa tomber par terre, horrifié. Sur l’avant-bras, elle lui avait laissé l’empreinte sanglante de ses doigts. Il arracha le drap du lit et se précipita dans le couloir en direction de la salle de bains. Il nettoya le sang à grande eau, versa de la teinture d’iode sur la large entaille et la banda. La brûlure lui donnait le vertige. Des gouttes de sueur froide lui coulaient dans les yeux. Un des pensionnaires entra. John lui expliqua qu’il s’était coupé accidentellement. À la vue de tout ce sang, l’homme se rua vers le téléphone pour appeler un médecin. John s’assit au bord de la baignoire et regarda son sang goutter sur le carrelage. Le lendemain, la coupure était nettoyée et pansée. L’explication de John laissa le docteur sceptique. Il avait déclaré s’être blessé avec un couteau ; mais le couteau en question restait introuvable et draps et couvertures étaient maculés de copieuses taches de sang. On lui ordonna de ne pas bouger de sa chambre et de garder son bras au repos. Il passa la plus grande partie de la journée à lire et à songer à cette coupure qu’il s’était faite en rêvant. L’évocation de sa femme l’émoustilla. Elle était encore belle. Ses souvenirs se précisèrent. Étendus sur la paille dans les bras l’un de l’autre, ils avaient écouté la pluie. Il ne se rappelait pas ce qu’ils s’étaient dit. Il n’avait pas peur qu’elle revienne. Il avait une vision réaliste de la vie. Elle était morte et enterrée. Il était victime d’une aberration mentale. De quelque crise psychologique qui avait attendu ce moment pour se manifester. Puis il regarda son poignet et vit le bandage. Mais ce n’était pas de sa faute à elle. Elle ne lui avait pas demandé de passer la main à travers la vitre. Peut-être pouvait-il être avec elle dans une existence et profiter de son argent dans une autre. Néanmoins, quelque chose le retenait. C’était une expérience vraiment terrifiante qu’il avait connue là. La paille humide et les ténèbres, les souris et la pluie, le froid à glacer les os. Il prit sa décision. Le soir, il éteignit de bonne heure et s’agenouilla près du lit. Il se contenta de mettre sa tête sous les couvertures. Si les choses tournaient mal, il n’aurait qu’à la retirer au plus vite. Il attendit. Bientôt, il sentit l’odeur de la paille et entendit la pluie. Il chercha sa femme des yeux. Prononça doucement son nom. Un bruissement. Une main tiède lui caressa la joue. Dans un premier temps, il sursauta. Puis il sourit. Le visage de sa femme lui apparut et elle posa sa joue contre la sienne. Le parfum de ses cheveux était grisant. Des mots lui emplirent l’esprit. John. Nous ne faisons toujours qu’un. Promis ? Jamais de séparation ? Si l’un de nous meurt, l’autre attendra ? Si je meurs, tu attendras et je trouverai un moyen de te rejoindre ? Oui, je viendrai à toi et t’emmènerai avec moi. Et voilà que je suis partie. Tu m’as préparé ce breuvage et je suis morte. Et tu as ouvert la fenêtre pour laisser entrer la brise. Et maintenant je suis de retour. Il se mit à trembler. La voix se fit plus âpre, il perçut un grincement de dents, un souffle qui s’accélérait. Elle lui toucha le visage du bout des doigts. Les lui passa dans les cheveux et lui caressa le cou. Il commença à gémir. Lui demanda de le lâcher. Pas de réponse. Elle respirait toujours plus vite. Il tenta de se dégager. Tâta du pied le plancher de sa chambre. Déploya tout ce qu’il avait de force pour retirer sa tête de sous la couverture. Mais quelle puissance dans l’étreinte qui s’exerçait sur lui ! Elle entreprit de l’embrasser sur la bouche. Ses lèvres étaient froides, ses yeux grands ouverts. Il se noyait dans son regard tandis que leurs souffles se mêlaient. Puis elle rejeta la tête en arrière, et voilà qu’elle riait tandis que les éclairs zébraient la fenêtre. La pluie grondait sur le toit, les souris couinaient, le cheval piaffait et faisait vibrer toute la grange. Elle referma les doigts sur son cou. Il tira de toutes ses forces, les dents serrées, et s’arracha à son étreinte. Il éprouva une douleur subite et roula sur le plancher. Quand sa logeuse vint faire le ménage deux jours plus tard, il n’avait pas changé de position. Les bras en croix, il gisait dans une mare de sang séché, rigide et froid. Sa tête devait rester introuvable. BIBLIOGRAPHIE (Pour chaque nouvelle composant ce volume, on ne trouvera mention que de la parution originale aux États-Unis accompagnée du © et, éventuellement, de l’adaptation pour le petit ou le grand écran ; en ce qui concerne la France, ne sont signalées que la première parution et la plus récente quand il y a lieu.) 1. Escamotage (« Disappearing Act », in The Magazine of Fantasy and Science Fiction, mars 1953 ; © 1953, renewed 1981 by Richard Matheson ; adapté pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension — sous le titre « And Why the Sky Was Opened », saison 63, réal. : Douglas Heyes, scén. : Rod Serling). En français : 1) « Escamotage », trad. d’Alain Dorémieux, in Fiction, n° 29, avril 1956 ; 2) repris in La dimension fantastique, anthologie de Barbara Sadoul, J’ai lu, Librio n° 150, 1996. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 2. Les captateurs (« The Disinheritors », in Fantastic Story Magazine, janvier 1953 ; © 1952, by Best Books, Inc., renewed 1980 by Richard Matheson). En français : 1) « Les déshéritiers », trad. De Daniel Riche, in Le Livre d’or de la science-fiction : Richard Matheson, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1981 ; 2) in Journal d’un monstre, réédition du précédent volume, Presses Pocket, 1990. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 3. Toilettes pour hommes seuls (« Dying Room Only », in Fifteen Détective Stories, octobre 1953 ; © 1953, by Popular Publications, Inc., renewed 1981 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour la télévision (téléfilm), 1973, réal. : Philip Leacock). En français : « Le désert de la mort », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière Blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction d’Hélène Collon pour la présente édition.] 4. La boucle est bouclée (« Full Circle », in Fantastic Universe Science Fiction, août-septembre 1953 ; © 1953, by King Size Publications, renewed 1981 by Richard Matheson). En français : « Les « Autres » », trad. de Stéphane Bourgoin, in Cimetière Blues, anthologie de Stéphane Bourgoin, Clancier-Guénaud, 1988. [Nouvelle traduction d’Hélène Collon pour la présente édition.] 5. Le dernier jour (« The Last Day », in Amazing Stories, avril-mai 1953 ; © 1953, by Ziff-Davis Publishing Co., renewed 1981 by Richard Matheson). En français : 1) « Le dernier jour », trad. d’Ariette Rosenblum, in Grands classiques de la science-fiction, 1re série, anthologie d’Alain Dorémieux, Fiction Spécial, n° 16 (Fiction, n° 199 bis), Opta, 1970 ; 2) repris in Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 6. Lazare II (« Lazarus II », in Fantastic Story Magazine, juillet 1953 ; © 1953, by Best Books, Inc., renewed 1981 by Richard Matheson). En français : 1) « Lazare n° II », trad. de Daniel Riche, in Le Livre d’or de la science-fiction : Richard Matheson, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1981 ; 2) in Journal d’un monstre, réédition du précédent volume, Presses Pocket, 1990. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 7. Une armée de conspirateurs (« Légion of Plotters », in Détective Story Magazine, juillet 1953 ; © 1953, by New Publications, Inc., renewed 1981 by Richard Matheson). En français : 1) « Légion de persécuteurs », in Super policier magazine, n° 3, mars 1954 ; 2) « Une armée de conspirateurs », trad. d’Alain Dorémieux, in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 8. Tina a disparu (« Little Girl Lost », in Amazing Stories, octobre-novembre 1953 ; © 1953, by Ziff-Davis Publishing Co., renewed 1981 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension —, saison 61-62, réal : Paul Stewart). En français : « Tina a disparu », trad. de Michel Demuth, in Histoires des temps futurs, anthologie d’Alain Dorémieux, Casterman, 1968. [Nouvelle traduction de Jacques Chambon pour la présente édition.] 9. Appel longue distance (« Long Distance Call », paru sous le titre « Sorry, Right Number » in Beyond Fantasy Fiction, novembre 1953 ; © 1953 by The Galaxy Publishing Corporation, renewed 1981 by Richard Matheson ; adapté sous le titre « Night Call » par R. Matheson pour la série The Twilight Zone — La Quatrième dimension —, saison 64, réal. : Jacques Tourneur). En français : 1) « Allô, miss Eva !… », in Galaxie (lère série), n° 40, mars 1957 ; 2) « Appel longue distance », trad. de Bruno Martin, in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 10. La maison du crime (« Slaughter House », in Weird Tales, juillet 1953 ; © 1953, by Weird Tales, renewed 1981 by Richard Matheson). En français : 1) « La maison du crime », trad. de Michel Deutsch, in Histoires d’horreur, anthologie d’Alain Dorémieux, Fiction Spécial, n° 10 (Fiction, n° 157 bis), Opta, 1966 ; 2) repris in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 11. Intrusion (« Trespass », paru sous le titre « Mother by Protest » in Fantastic, septembre-octobre 1953 ; © 1953, by Ziff-Davis Publishing Co., renewed 1981 by Richard Matheson ; adapté par R. Matheson pour la télévision (téléfilm) sous le titre « The Stranger Within », 1974, réal. : Lee Philipps). En français : 1) « Intrusion », trad. de Michel Deutsch, in Fiction, n° 189, septembre 1969 ; 2) repris in Miasmes de mort, anthologie d’Alain Dorémieux, Presses Pocket, 1988. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] 12. Un mariage (« The Wedding », in Beyond Fantasy Fiction, juillet 1953 ; © 1953, renewed 1981 by Richard Matheson). Inédit en français. [Traduction d’Hélène Collon.] 13. Paille humide (« Wet Straw », in Weird Tales, janvier 1953 ; © 1952, by Weird Tales, renewed 1980 by Richard Matheson). En français : 1) « Paille humide », trad. de Bruno Martin, in Fiction, n° 246, juin 1974 ; 2) repris in Journal d’un monstre, anthologie de Daniel Riche, Presses Pocket, 1990. [Traduction revue par Jacques Chambon pour la présente édition.] DÉJÀ PARU DANS LA MÊME COLLECTION Richard Matheson, Derrière l’écran (volume 1 de l’intégrale des nouvelles) Pat Cadigan, Vous avez dit virtuel ? (roman) Pascal Françaix, Tamagotchi (roman) Anne Duguël, Petit théâtre de brouillard (roman) Joël Houssin, Les Vautours (roman) Robert Silverberg, Le Grand silence (roman) Achevé d’imprimer en octobre 1999 sur presse Cameron par Bussiere Camedan Imprimeries à Saint-Amand-Montrond (Cher) pour les éditions FLAMMARION — N° d’édit. : FF773601. — N° d’imp. : 994294/1. — Dépôt légal : octobre 1999. Imprimé en France * * * [1] Personnage de conte allemand passé dans la mythologie américaine. Alors qu’il se promène dans les Catskills, Rip Van Winckle, fermier amateur de contes, rencontre une bande de nains qui lui font boire une liqueur. Ivre, il s’endort… et se réveille vingt ans plus tard. Il découvre que sa femme est morte, que ses enfants sont adultes, et que le portrait de George Washington a remplacé celui de George III. Il commence alors une nouvelle carrière de conteur auprès des habitants du village. (N.d.T.) [2] Célèbre animateur de radio passé à la télévision à la fin des années 40. Il est surtout connu pour deux émissions hebdomadaires en « prime time » dont la popularité dura des années, Arthur Godfrey Talent Scouts et Arthur Godfrey and His Friands. (N.d.T.)