Le Trésor du Télémaque - Les Aventuriers Temporels Préambule Le radio réveil affichait 1h23. Charles Kieffer ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil. Un mauvais pressentiment le taraudait, quelle que soit la position qu'il essayait d'adopter pour calmer son esprit agité. Il était à peu près sûr qu’une catastrophe allait lui tomber sur le bout du nez. Pourtant, tout allait pour le mieux ces derniers temps. Son entreprise se développait gentiment, ses résultats étaient bons et reconnus, et même l’Etat, si empressé d’habitude à vouloir se saisir de ses recherches, le laissait tranquille. Mais une petite voix sournoise, au fin fond de sa tête, n'arrêtait pas de lui susurrer que c'est justement quand tout va bien qu'il faut redoubler de vigilance. 1h24 … il se retournait pour la quatre-cent-dix-septième fois dans son lit. Mais comment faisait Maureen, sa femme, pour dormir aussi bien ? Il y a vraiment des injustices … Pas un bruit à l'extérieur, pas un bruit du côté des voisins, qui d’habitude étaient plutôt du genre aéroport international en heure de pointe et ce à toute heure du jour ou de la nuit. Non, tout était tranquille, il ne se passait rien. 1h25 … il décida de se lever. Dès qu’il souleva délicatement la jambe, avec la ferme intention de faire suivre le reste du corps, Lilo, la chatte qui dormait à leurs pieds, sauta brutalement au bas du lit, ce qui eut pour effet immédiat de réveiller Maureen. - Je reviens … dit-il tout bas, rendors-toi. Ce qu’elle fit aussitôt, pleinement rassurée. Il se dirigea vers la fenêtre du salon et constata l'absolue noirceur du ciel. C’était une nuit sans lune, de ces nuits où l’on imagine qu’il doit forcément se passer des choses étranges… 1h37 … un bruit sourd mit ses sens en éveil. Il est surprenant de voir à quel point, en pleine journée, les bruits innombrables n’attirent pas l'attention, alors que la nuit, le simple mouvement des aiguilles d’une pendule peut emplir l'espace. Il repéra finalement son téléphone mobile, laissé sur la table du salon. Le vibreur s’était manifesté. - Et voilà la catastrophe annoncée, marmonna-t-il, toujours aussi optimiste, en écoutant le message, car évidemment, il était arrivé trop tard pour décrocher. C’était Jacques qui le prévenait qu’un problème grave et urgent réclamait sa présence au bureau. Visiblement, ce devait être suffisamment important pour que son ami l'appelle à cette heure. Il sauta dans ses vêtements et sortit aussitôt de son petit appartement pour le rappeler, non sans avoir pris soin d'écrire un petit mot d'explication pour sa femme, qu'il laissa sur la table de la kitchenette. Malgré l'amélioration de leur budget depuis que sa société tournait correctement, ils n’avaient pas encore déménagé, conservant cet appartement exigu, mais très bien situé, et dont le loyer était plutôt modeste. Chaque jour ils se promettaient de le quitter, mais ils étaient attachés à ce lieu qui avait abrité leur amour dès les premiers jours. Ils remettaient donc chaque fois au lendemain la recherche d'un nouveau paradis… Dès qu'il fut hors de l'appartement, Charles appela son ami pour l'informer qu'il se mettait en route et surtout, pour avoir des informations sur la situation. - Écoute Charles, je préfère ne rien te dire par téléphone, dépêche-toi et rapplique au plus vite ! Jacques avait raccroché dès le dernier mot. 2h04, sa petite voiture filait, à vitesse réglementaire bien entendu, le long de la Seine. La Tour Eiffel scintillait pour la dernière fois de la nuit et sa magie continuait d’opérer pour faire de Paris la "ville lumière" que le monde entier rêvait un jour de découvrir. Les eaux de la Seine reflétaient la dame de fer, ajoutant encore au mystère de cette nuit si sombre. Charles pensait à Maureen, tranquillement endormie, et soupirait de n'être plus à ses côtés. Mais Jacques Denfers avait besoin de lui, il ne pouvait qu'accourir, même s'il ne savait pas encore pourquoi. Il faisait totalement confiance à son ami, ils étaient comme deux doigts d'une même main. Depuis de nombreuses années, ils travaillaient ensemble au projet de Charles qui commençait à faire d’eux des hommes aisés, bien qu'inconnus du grand public. Ce magnifique projet devait absolument rester dans l’ombre. Il faisait partie de ces recherches qu'il vaut mieux cacher au public, pas encore prêt à les comprendre. C’était du moins sa théorie. L’entrée de ses bureaux se signalait par un petit Oméga argenté, symbole de Temporium, qu’il avait fait apposer discrètement près de la porte automatique de l'immeuble. Il adorait y venir la nuit. C’était le moment, comme au petit matin d’ailleurs, où il pouvait le mieux travailler. Pas de téléphone pour le déranger, et donc un maximum de concentration. - Bonjour, Thomas ! Toujours fidèle au poste ? Lança t-il au vieux portier qu’il aimait tant. Thomas Letellier avait été appariteur dans l’antique Sorbonne, la vieille faculté de Paris, avant de se faire virer comme un malpropre à cause de son âge. A l'époque, Charles avait de l'affection pour lui et lui parlait toujours avec plaisir. Aussi, c’était tout naturellement qu’il lui avait proposé de le rejoindre au début de son incroyable aventure. Il fut d’ailleurs le premier employé de son entreprise. C’était un petit homme sans âge, gris de partout, de son uniforme à ses cheveux, mais il se dégageait de lui une vraie gentillesse. Au fond, c’était un brave homme, ne demandant rien à personne et qui avait à cœur de bien faire son travail. Entièrement dévoué à Charles, Thomas se serait fait tuer plutôt que de dévoiler la nature exacte des activités de la société. - Toujours fidèle à VOUS Monsieur Kieffer ! Répondit Thomas, tout heureux de rendre hommage à son boss à qui il vouait un véritable culte. Mais vous travaillez trop, vous finirez par vieillir avant l’âge ! - Que du plaisir Thomas, que du plaisir ! Bonne nuit ! La petite voiture s’engouffra dans le parking souterrain, laissant un Thomas, fier de son rôle de "Gardien du Temple", se remettre à veiller. Dans l’ascenseur qui le menait à ses bureaux, Charles se remémorait les jours passés à façonner son rêve. Les nombreuses nuits blanches, les fous rires, les larmes, les avancées, les retours en arrière aussi, et enfin, le moment tant attendu de la réussite. Il se souvint du jour où ils avaient engagé leur première collaboratrice scientifique : une brillante jeune femme de 26 ans, bardée de diplômes, Emma Farman. Emma était un symbole, c'était la première "étrangère" à être entrée dans le "secret des dieux". Mais que pouvait-il bien se passer cette nuit ? Il allait le savoir dans quelques secondes. - Y aurait-il une difficulté avec Emma ? Mon dieu, pensa-t-il, pourvu que ce ne soit pas ça ! Jusqu’à ce jour, aucun accident grave n’était arrivé. Il ne se pardonnerait jamais une telle catastrophe. Perdre un collègue de travail par sa faute, et s’en serait fini de sa vie, de sa carrière, sans parler du projet lui-même. Il continuait toujours à l’appeler "projet", alors que le stade expérimental avait été dépassé depuis belle lurette. - Jacques, où es-tu ? Cria-t-il dès que les portes de l'ascenseur s’ouvrirent sur les bureaux éclairés. Quel est le problème ? - Ici, près de la machine ! Répondit Jacques. Charles vola plus qu’il ne courut pour le rejoindre. - C’est Emma ? Je m’en doutais … - Oui, il y a un problème de coordonnées. Nous n’arrivons plus à la joindre, répondit Jacques en l'embrassant rapidement sur les deux joues, comme d'habitude. - Je vais aller la chercher, c’est plus sûr ! Dit Charles qui déjà retirait sa veste. - Tu es sûr ? On va réussir à recaler les données … - Pas question ! Le coupa Charles, il n'y a pas de temps à perdre. - Comme tu voudras ! - Je veux ! - Alors tiens, mets ces vêtements, tu passeras inaperçu avec ça ! Il lui tendit une chemise de coton mal dégrossie et un pantalon sans coupe qu’une cordelette maintenait tant bien que mal. - C’est bon, dit Charles une fois habillé, mets-toi aux manettes ! Il monta dans une sorte de long cylindre, tandis que Jacques s’affairait toujours devant l’ordinateur. - Attends un peu Charles. Avant de partir, as-tu réfléchi à notre discussion d’hier ? - Tu sais très bien ce que j’en pense, et je n'ai pas changé d’avis sur la question. Il est inutile d'en reparler, dit fermement Charles, qui commençait à s’impatienter. Je ne reviendrai pas là-dessus. Allez, vite, le temps presse ! - C'est toi qui vois ! Dommage… Et Jacques appuya sur « envoi ». Le cylindre commença à tourner sur lui-même, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. On ne voyait déjà presque plus Charles. Puis la lourde machine cylindrique se mit à ralentir quand on ne vit plus du tout son occupant, pour s’arrêter tout à fait quelques secondes plus tard. Jacques, désormais seul dans la pièce, se mit en devoir d’effacer toute trace de ce départ imprévu, et bien entendu, toute possibilité de retrouver le voyageur. Après avoir rappelé l'ingénieur de service cette nuit-là, et lui avoir expliqué que Charles ne s'était pas présenté au bureau comme prévu, il sortit de la pièce, se retourna une fraction de seconde, sourit, puis referma soigneusement la porte. Charles Kieffer venait de se voir interdire pour toujours l’accès au retour. Chapitre 1 Trente ans plus tard … Laure était assise à sa table de travail, dans la chambre de bonne qui lui servait de domicile. Merveilleusement bien située dans le quartier latin, à deux pas de la Sorbonne où elle terminait brillamment son doctorat d'histoire, cette pièce était on ne peut plus spartiate, dévolue à un but unique, la réussite universitaire de son occupante. Absorbée par ses notes de cours qu'elle s'efforçait de retranscrire sur son ordinateur, elle entendit le tintement caractéristique de la réception d'un mail. L'icône de courrier électronique du bureau s'orna d'un petit « 1 » rouge, signifiant qu'un message était arrivé. Elle remit cependant sa consultation à plus tard et se replongea dans son travail. Après quelques heures de concentration intense, son dos lui faisait mal, il était temps d'arrêter. Elle quitta sa chaise et heurta la table qui faisait office de bureau. Ses yeux la faisaient souffrir, comme s'ils étaient emplis de larmes brûlantes. Elle se dirigea vers le petit réfrigérateur – tout était petit dans sa chambre sous peine de ne pouvoir y loger elle-même – s'empara des lunettes réfrigérantes qu'elle posa sur son visage. À tâtons, car évidemment elle ne voyait plus rien, se cognant sur les objets innombrables, sacs, chaussures, qui jonchaient le sol, elle tenta de regagner son espace de travail, puis y renonça, se laissant tomber sur son lit, heureuse de pouvoir se détendre un instant. Elle essaya de faire le silence dans sa tête, mais le moteur de l'ordinateur en avait décidé autrement. Il menait une compétition effrénée avec le réfrigérateur pour décrocher la palme d'or du ventilateur le plus bruyant. Durant quelques minutes, elle fit des efforts pour se décontracter et soulager ses yeux d’une tension trop forte. Elle savait qu'elle arrivait au bout de ses études et qu'il lui faudrait trouver du travail, espérant pouvoir intégrer un laboratoire de recherches, mais rien n'était moins sûr. Ils seraient nombreux à postuler. Puis, elle pensa à son père, resté seul depuis l'accident de voiture survenu deux ans auparavant et qui avait coûté la vie à sa mère et à son jeune frère… Elle irait le voir dès le lendemain, c'était juré. Laure serra plus fort les paupières, pour éviter de penser, dernière gymnastique libératoire avant de se remettre au travail. Le froid bienfaisant diffusé par les lunettes avait fait son effet, elle pouvait se relever. Ses yeux se réhabituèrent peu à peu à la lumière, et firent rapidement le tour de la pièce. Au pied du lit s'amoncelaient toujours plus de livres, en piles improbables, cherchant à concurrencer les tours de Manhattan. Ses vêtements étaient entassés dans une armoire branlante, n'ayant plus d'armoire que le nom d'ailleurs, tant son âge était devenu inavouable, même pour un meuble. De nouveau à sa table de travail, Laure consulta d’abord sa messagerie électronique. Apparaissant en gras, elle put repérer facilement le dernier message et le fit défiler, sans l'ouvrir. Elle avait déjà eu un problème de virus qui lui avait "planté le système" et depuis, elle était devenue méfiante. L’objet précisait bien que ce message lui était destiné, mais son contenu était pour le moins bizarre. Cela sentait le virus à plein nez et prenait la forme suivante : FKHUH ODXUH TXDQG YRXVD XUHCG HFKLI IUHFH PHVVD JHHQY RBHCY RWUHD FFRUG SRXUU HFHYR LUOHO LHXOH MRXUH WOHPR PHQWH ADFWG HQRWU HUHQG HCYRX V Une série de lettres sans suite logique, cachant certainement un code malveillant. D’un clic, elle passa ce message directement dans la poubelle. C’était bien la peine de me déranger pour ça, pensa-t-elle, passablement agacée. Puis elle se remit à son Mémoire, en regardant de temps en temps par la fenêtre la «ville lumière», qui s’endormait pour les uns et s’éveillait pour les autres, les noctambules. Son immeuble ressemblait à beaucoup d’autres, mais il avait la particularité d'offrir – à condition de bien pencher le cou sur la droite et incliner la tête légèrement sur la gauche, en levant la jambe droite pour ne pas s’encastrer dans le chauffage – une vue "imprenable" sur les toits de Paris. De temps en temps, elle s’amusait à imaginer la vie de ses voisins – qu’elle ne connaissait pas particulièrement – pensant à leur vie de famille, à leurs petites habitudes, à leur attente du week-end pour quitter la ville et profiter de la campagne, en commençant par une séance de 4h de bouchons pour sortir de Paris. Pour elle, ce n’était pas l’heure de dormir, au contraire. Elle aimait travailler la nuit. Le téléphone ne sonnait pas, les voisins étaient couchés, et la lumière artificielle, diffusée par la pauvre lampe de bureau, lui permettait d'atteindre une concentration qu’elle affectionnait particulièrement. A bien des égards, Laure Volpati était une fille singulière. Elle aimait ses études, respectait ses professeurs et rêvait de leur ressembler un jour, ce qui, en soi, n’était pas étonnant, quand on avait fait comme elle 5 ans de médecine et des études d’Histoire sérieuses en parallèle. On ne lui connaissait que peu d’amis. Sa vie se partageait entre ses études et son père, qu’elle voyait le plus régulièrement possible. Ils étaient les derniers survivants d’une famille durement frappée par le malheur. Mais elle avait 24 ans, et toute la vie devant elle pour réaliser ses rêves … Sans savoir lesquels exactement. Laure travailla jusque vers 5h du matin, dormit 4h, et partit pour ses cours qui l'occupaient jusqu’à 19h. C'était ainsi chaque jour, du lundi au vendredi. Telle était la vie de Laure Volpati, semblable à celle de milliers d’autres personnes dans le monde. Mais ces milliers d’autres personnes allaient bientôt envier la vie de Laure … * * * Pendant une dizaine de jours, Laure reçut, quotidiennement, le même mail. Le onzième jour, elle en eut assez et décida, malgré les risques, de le regarder de plus près. Elle effectua quelques recherches sur le net, pour vérifier si ce nouveau virus était répertorié, ce qui n'était pas le cas, et finit par le mettre, comme les autres, à la corbeille. Cependant, ce mail continuait à la tracasser. Son sixième sens lui disait que, peut-être, il s'agissait d'autre chose, mais elle n’avait nullement le temps d'approfondir cette intuition. * * * Laure passa brillamment ses examens de Médecine, et se préparait à en faire autant en Histoire. Ce mardi-là, en allant déjeuner, elle passa devant « la fête du lendi », la fresque qui orne l'un des murs de la Sorbonne et, toute à sa contemplation, faillit renverser un autre étudiant qui croquait tranquillement dans son sandwich, assis sur le rebord d’une fenêtre. Absorbé dans une lecture qui devait être passionnante, il sursauta brutalement quand elle le heurta, ce qui projeta son livre sur le sol. - Je … Je suis désolée, fit-elle en ramassant l’ouvrage et en le lui tendant. - Mouais … Pas de problème ! Et le garçon un peu bourru, se replongea dans son livre, sans jeter le moindre regard sur Laure qui, dépitée par ce manque d'attention, partit dans la direction opposée. Lors de son cours de 16h30, elle revit le jeune homme, qui attendait dans le couloir, le nez toujours collé dans son texte, et passa ostensiblement devant lui, regardant droit devant elle, pour bien manifester sa vexation. Il ne remarqua même pas le manège et la jeune fille en fut pour ses frais. L’événement serait resté sans suite si elle n’avait revu ce garçon quasiment chaque jour, et souvent plusieurs fois dans la même journée. Son meilleur compagnon, son livre chéri, ne le quittait pas. Elle essayait tant bien que mal de ne pas le croiser, mais chaque fois, c’était comme s’ils avaient rendez-vous, il se trouvait toujours sur son chemin. Quelques jours plus tard, tandis qu’elle travaillait sur son écran, un énième mail, identique aux précédents, vint la distraire de son Mémoire. Cette fois, elle s’y attarda plus longtemps que d’habitude, car quelque chose la tracassait vraiment. Et si c’était un code ? Mais qui pouvait bien lui envoyer un message codé, à elle qui n’y connaissait strictement rien en matière de décryptage ? D’un coup, elle se remémora le livre du garçon qu’elle avait bousculé, Histoire des Codes secrets. Peut-être pourrait-il l’aider. Elle résolut de s’asseoir sur sa fierté et de lui en parler dès le lendemain. Laure n’avait pas pris de petit-déjeuner et arpentait, depuis l’ouverture, les couloirs de la Sorbonne. Elle se sentait frustrée de constater qu'après une semaine passée à le trouver partout sur son chemin, elle ne parvenait pas à lui mettre la main dessus alors qu'elle en avait justement besoin. Il semblait s’être volatilisé. Enfin, vers midi, elle le retrouva assis presque au même endroit que la première fois, sur le rebord d’une autre fenêtre, lisant … Le même livre, évidemment. Elle jeta un coup d’œil à la porte vitrée qui, à cette occasion, lui servit de miroir. - Autant mettre tous ses atouts en valeur, pensa t-elle en passant sa main droite dans sa longue chevelure brune pour se recoiffer un tant soit peu, puis se lança - Bonjour, cramponnez-vous à votre livre, j’arrive ! Lui lança-t-elle avec un air qui se voulait le plus joyeux possible. Devant l’air ahuri du garçon, elle lui rappela l’épisode de la bousculade et continua : - Je crois que vous pourriez m’aider. Je cherche à décrypter un code qui me paraît curieux et qui refuse de me livrer son secret. Ah, au fait, je m’appelle Laure Volpati, dit-elle en lui tendant la main. Il avait été visiblement surpris, non seulement par son flot de paroles, mais surtout par son côté directe. - Sébastien Chamal, finit-il par dire en souriant et en lui rendant sa poignée de main. - Bon, Et si on voyait ça ? Vous avez l’air d’être un spécialiste, dit Laure en désignant le livre d’un coup de menton. - Non, pas vraiment, c’est pour ça que je me documente ! Mais OK, on peut toujours essayer. Elle ouvrit son ordinateur portable et, ensemble, ils se penchèrent sur le curieux message. Sébastien semblait se repérer facilement dans cet univers peu ordinaire des codes. Visiblement son livre lui avait été profitable. Curieusement, il semblait chercher à orienter Laure sur la bonne voie, sans vouloir trouver lui-même la solution. Elle apprécia sa pédagogie et elle se passionna très vite pour cette énigme, qui les rendit complices. Par moments, elle ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil afin d’observer son nouveau condisciple. Blond, les cheveux coupés courts, les yeux bleus, l’allure sportive et élancée … elle ne détestait pas. Il leur fallut l’après-midi entière pour parvenir à un résultat concret : ce code était appelé « le chiffre de César ». C’était un code simple, utilisé par Jules César pour crypter certains de ses messages. Il consistait à décaler les lettres de l’alphabet vers la droite, ou vers la gauche. Une fois la combinaison trouvée, il suffisait de déchiffrer. Mais le message que Laure avait reçu comportait une petite astuce supplémentaire : les lettres étaient regroupées par blocs de cinq, ce qui rendait la lecture malaisée. CHERE LAURE QUAND VOUSA UREZD ECHIF FRECE MESSA GEENV OYEZV OTREA CCORD POURR ECEVO IRLEL IEULE JOURE TLEMO MENTE XACTD ENOTR EREND EZVOU S En fait, elle avait sous les yeux un texte assez inintelligible au premier coup d'œil, ce qui fit sourire Sébastien. - Tu n’as plus qu’à regrouper les mots comme tu les lis. Ce sera plus simple, regarde. Et il déroula le texte tel qu’elle aurait dû le lire, et là, tout s’éclaira : CHERE LAURE QUAND VOUS AUREZ DECHIFFRE CE MESSAGE ENVOYEZ VOTRE ACCORD POUR RECEVOIR LE LIEU LE JOUR ET LE MOMENT EXACT DE NOTRE RENDEZ VOUS - Sympa, amusant, qui peut bien m’envoyer ça ? L’adresse de réponse est bien sûr automatique, donc illisible ! - Au moins, c’est quelqu'un qui pense que tu es intelligente. Tu aurais fini par trouver toute seule, en lisant quelques livres, dit Sébastien qui rangeait déjà ses affaires. - Je te remercie quand même. On se voit demain ? demanda-t-elle en espérant qu’il l’invite au moins à boire un café. - Oui, tu me trouveras sans doute au même endroit, et je prendrai un livre moins fragile au cas où … À demain alors. - … À demain ! Répondit Laure, frustrée et dépitée à l’idée de se retrouver seule devant son ordinateur jusqu’à 4h du matin. De retour dans son Palais de 15m2, elle envoya son accord par mail pour recevoir le lieu du rendez-vous avec son interlocuteur mystérieux. * * * Le mardi 23 juin, à 17h précises, Laure attendait dans le Café de la Sorbonne, non sans quelque appréhension, car elle ne savait absolument pas qui pouvait bien être son «contact». Elle pensait à Sébastien et elle était un peu triste de ne pas l’avoir revu depuis leur recherche commune. Elle était pourtant revenue plusieurs fois à l’endroit où elle l’avait rencontré, mais il ne s’y était pas montré. Scrutant chaque personne qui entrait, elle faisait des pronostics sur l’objet du rendez-vous quand l’arrivée d’un homme d’une cinquantaine d’années, tranchant singulièrement avec les clients habituels, retint plus particulièrement son attention. Son premier réflexe fut de se cacher, mais dans une salle de café, les possibilités de cachettes sont réduites. En tous cas, elle avait vu juste, car en la voyant, l'homme s’approcha de sa table sans une hésitation. Encore un instant et elle saurait… - Bonjour, Laure, Jean-Michel Murphy, Directeur de Recherches chez Temporium. Je suis ravi de vous rencontrer, dit-il en la gratifiant d’un baisemain très vieille France. - Directeur de recherches chez qui ? - Chez Temporium, mais chaque chose en son temps, ne nous précipitons pas. Savez-vous que je vous connais bien ? Dit Jean-Michel en se tournant pour appeler une serveuse. Comment va votre père ? Mieux j’espère. Elle ne savait que répondre. Elle était un peu sonnée de voir qu’on pouvait la connaître aussi bien et en même temps, elle n’était pas vraiment rassurée. - Cela fait maintenant 3 ans que je vous observe, que je suis votre parcours et vos progrès, que j'apprécie votre moralité. Votre profil nous plaît, et ce n’est pas souvent que nous avons la chance de recruter des éléments de votre qualité. La serveuse prit la commande, ce qui laissa à Laure qui ne souhaitait rien prendre, le temps de retrouver un peu d’assurance. - Mais qui êtes-vous, et pourquoi m'espionnez-vous ? Murphy prit son temps pour répondre, comme s’il cherchait les mots les plus appropriés. - J’appartiens à une organisation … Merci chère petite Madame … qui est spécialisée dans la recherche historique approfondie, dit-il en soufflant sur son capuccino pour le refroidir, et qui se nomme Temporium. - Temporium ? Jamais entendu parler … reprit-elle pendant qu’il avalait une première gorgée. - Disons que nous faisons tout pour que personne ne nous connaisse … Devant l’étonnement de Laure, Jean-Michel Murphy reposa sa tasse et reprit posément - Bien, notre vocation, comme je vous l’ai dit, est la recherche historique. Par « approfondie », j’entendais poussée, en immersion totale. - Sous forme d’archéologie expérimentale j’imagine, le coupa-t-elle, croyant voir par là des chercheurs se mettant en situation pour tester des modes de vie et des outils d'époques révolues. - Pas exactement Mademoiselle. J’entends plutôt : aller vivre et faire des recherches au cœur de l’époque. Cette fois, Laure avait du mal à suivre mais elle était en même temps très excitée à l’idée de ce qu'elle croyait comprendre. - Je sens que vous commencez à me suivre, Laure. Oui, Temporium a réussi à mettre au point, depuis plusieurs années, et dans le secret le plus absolu, une machine capable d’envoyer des humains dans les temps anciens … et les faire revenir. Jean-Michel avait parlé lentement, en regardant son interlocutrice dans les yeux pour guetter ses réactions. - Bon, d’accord, c’est amusant, j’ai beaucoup aimé votre mail et votre petit scénario, j’imagine que j’ai été filmée, vous voulez mon autorisation pour la diffusion ? Ne perdons pas de temps ! dit Laure en se levant, plutôt vexée d’avoir été piégée de la sorte. - Rasseyez-vous Mademoiselle Volpati, je vous en prie ! Le ton employé par Murphy ne souffrait aucun refus. Elle mit quelques secondes avant de se raviser et se rassit, lentement. - Ce que je viens de vous dire est rigoureusement exact. Notre métier consiste à envoyer des historiens dans le temps afin d’affiner nos connaissances. Leurs missions sont variées. Elles consistent par exemple à prendre des photos d’un livre médiéval dont il ne reste aujourd’hui que des fragments, à retrouver des détails d’architecture ou de peinture de sites importants, que sais-je encore. Notre équipe est composée d’historiens extrêmement calés et passionnés, et nous souhaitons l'agrandir. C’est pourquoi, depuis quelques années, je cherche les bons profils à travers tout le pays, avec beaucoup de difficultés, et je suis ravi, chère Laure, de vous proposer un poste d’Aventurière Temporelle. - Je … C’est assez … Enfin … Oui, bien sûr, c’est … Mais … ! Les mots et les idées se bousculaient dans sa tête à une vitesse vertigineuse. Remonter le temps, en vrai, c’était plus qu’un rêve, elle voulait le lui dire, mais elle ne parvenait pas à mettre les mots dans le bon ordre pour énoncer une phrase entière. - D’ailleurs, vous connaissez déjà un membre de Temporium, dit Jean-Michel en remontant sa manche, découvrant une sorte de bracelet-montre dont elle apprécia le design épuré et sur lequel il pianota. L’instant d’après, Sébastien pénétrait dans le café, suivi de deux autres personnes. Laure comprit très vite qu’elle avait été un peu manipulée, mais devant la mine réjouie de Sébastien, elle contint son agacement. - Je te présente Alexandre, Alex pour chacun de nous, et Emma, notre première Aventurière Temporelle, dit Sébastien en la prenant par les épaules. Tous s'installèrent autour de la petite table. - J’ai beaucoup aimé travailler avec toi sur le code, je crois que nous ferons de l’excellent boulot tous ensemble. Ce serait bien non ? - Oui … je crois ! ça a l’air excitant en effet. Vous avez d’autres surprises comme ça ? dit-elle un peu tendue - En effet, une dernière, et pas des moindres ! Répondit Jean-Michel. Il y a une contrepartie à l'aventure sur laquelle notre direction ne transigera jamais. Nous exigeons que nos historiens soient libérés de leurs attaches familiales. Laure reçut cette information comme un coup de poing dans l’estomac. - Disparaître, en quelque sorte ? Réussit-elle à articuler. - Oui, en effet ! C'est exactement cela. - Mais je ne comprends pas. Pourquoi vos Aventuriers Temporels, comme vous dites, doivent-ils disparaître ? - Parce que nos missions sont ultra secrètes. Nos recherches n'ont qu'un seul but : faire avancer la connaissance historique. Malheureusement, par le passé, nous avons dû faire face à quelques indélicatesses de la part de personnes, disons, moins scrupuleuses que nous. Certaines de nos découvertes ont risqué d'être détournées de leur but purement scientifique. Si cela arrivait, les conséquences pourraient en être extrêmement graves. Voilà, c'est tout simple, pour éviter cela, aucune communication avec l'extérieur de Temporium n'est autorisée. - C'est tout simple, c'est vous qui le dites ! - Réfléchissez Laure, c'est la seule contrainte que nous vous imposons. Chapitre 2 Cette nuit-là, Laure ne parvint pas à trouver le sommeil tant ses pensées se télescopaient. On aurait dit un ciel de mois d'août, celui que l'on aimerait voir pour les fameuses "Nuits des Etoiles Filantes", mais là, des comètes, il y en avait vraiment. Enfin, pas celles que l’on voit habituellement … Les images défilaient à un rythme d'enfer, son père l'aventure son père à nouveau Sébastien Emma encore son père Alex Jean-Michel … Et cette machine à explorer le temps qui revenait sans cesse, toujours différente, et pour cause, puisque Laure avait bien du mal à se l'imaginer. Il fallait qu'elle parvienne à se calmer pour étudier sereinement la situation. Le positif : rejoindre l'équipe Temporium, dans laquelle elle s’imaginait déjà comme chez elle. Le négatif : disparaître aux yeux de son père, condition sine qua non et non négociable, pour des raisons de sécurité. Corneille, Racine, au secours ! Qu'auraient fait vos héros à ma place ? Elle devait prendre une décision car Jean-Michel lui avait fixé un nouveau rendez-vous le lendemain, même heure, même endroit. Il avait bien précisé que si elle ne venait pas, il n'y aurait plus jamais d'autre contact et qu'elle devrait tout oublier. Elle en savait déjà beaucoup trop. Elle ressentit, de façon fugace, comme un petit malaise. Elle avait l'impression de perdre la main et n'était plus du tout sûre d'avoir vraiment le choix. La perspective d'aventures extraordinaires l'entraînait vers un futur qui faisait déjà partie de son présent, elle ne le sentait que trop bien. Au petit matin, n'ayant pratiquement pas fermé l'œil, elle se traîna vers la cabine de douche exigüe, qui ne contribuait pas à améliorer le décor de sa chambre, et ressentit un certain soulagement à laisser couler l'eau chaude sur son corps et ses cheveux. Elle décida de faire un break dans ses révisions d'examens et d'aller prendre un solide petit déjeuner au café du coin pour se requinquer, puis de rendre visite à son père. * * * Jamais elle ne l’avait regardé de cette façon, avec une telle intensité. Elle ressentait comme une brûlure profonde l'amour qu'elle avait pour lui. Depuis l'accident, ils s'étaient repliés l'un sur l'autre, pour mieux porter, à deux, cette douleur indicible de perdre brutalement deux êtres adorés. Il était tout pour elle, et elle était tout pour lui. Allait-elle avoir la force de lui porter un nouveau coup ? Aurait-elle le courage d'assumer une décision finalement bien égoïste ? Mais devait-elle sacrifier son avenir, en tout cas cet avenir-là, pour ménager cet homme qu'elle aimait tant ? Laure savait que cette visite serait difficile pour elle, mais elle n'imaginait pas que ce serait à ce point là. Elle s'efforça de discuter de choses et d'autres, de ses études en particulier, des examens qui approchaient, de sa chambre inconfortable qu'elle espérait bien quitter dès qu'elle aurait trouvé un poste fixe. - Dis Papa, tu ne voudrais pas entrer dans une association pour aider les autres ? Avec tout ce que tu sais faire, je suis sûre que tu serais très utile. - Oui, tu as peut-être raison. - Et puis cela te sortirait un peu, tu verrais de nouvelles têtes ! - Mmm … - Tu sais, tu es encore bel homme, peut-être que tu pourrais envisager de refaire ta vie. - Oh, ma vie, elle ne vaut plus grand-chose. Si seulement je trouvais un moyen de remonter le temps, je pourrais peut-être éviter ce qui est arrivé. J'empêcherais ta mère et ton frère de prendre la voiture ce jour-là. - Papa, tu ne dois plus vivre dans tes souvenirs, garde les bons moments, mais essaie d'oublier les mauvais. Parce que si tu penses sans cesse à revenir en arrière, tu ne t'en sortiras jamais. Elle insista vraiment pour que son père reprenne goût à la vie. Il devait absolument sortir de son univers rétréci, et cela deviendrait encore bien plus nécessaire si elle menait ses projets à leur terme. Étonné par tant de sollicitude, il la taquina en l'assurant qu'il se sentait bien et que c'était à elle maintenant de penser à construire sa propre vie. Et puis elle venait souvent lui rendre visite et cela, c'était un vrai bonheur, le dernier rayon de soleil de sa vie. Après un déjeuner "naturel" composé essentiellement des produits du jardin, Laure dit à son père qu'il était temps pour elle de regagner la capitale où un rendez-vous important l'attendait, qui risquait bien d'engager tout son avenir. Sur ces paroles ambigües, elle se blottit dans ses bras, comme lorsqu'elle était petite fille, l'embrassa tendrement puis s'arracha à lui. Elle aurait souhaité que cette étreinte dure éternellement … Sur le chemin du retour, elle ne se sentait pas très fière d'elle, mais sa décision était prise. * * * Mercredi 24 juin, 16 h 45. Comme la veille, Laure s'installa à la terrasse du café, après avoir vérifié qu'elle était bien arrivée la première pour ce deuxième rendez-vous. Elle voulait profiter tranquillement de ce qu'elle considérait comme ses dernières minutes de liberté. Elle adorait l'ambiance un peu bruyante des terrasses parisiennes qui ne permettait pas de se concentrer sur une pensée particulière. Elle avait besoin de la légèreté qui flottait dans l'air de ce début d'été. Elle se sentait un peu comme un plongeur, prêt à s'élancer d'une hauteur vertigineuse vers une eau sombre dont il ne voit pas le fond. Il est attiré, il sait qu'il va y aller, mais il résiste encore un peu en recroquevillant ses doigts de pieds sur le sol pour se sentir une dernière fois en sécurité. Toute à sa rêverie, Laure n'avait pas vu arriver Jean-Michel et elle sursauta lorsqu'il se tint devant elle. - Bonjour, dit-il, en lui posant un léger baiser sur la joue. - Bonjour, répondit Laure, pas du tout surprise par ce geste familier. Jean-Michel avait le sourire, il savait que si Laure était installée là, c'est que l'affaire était dans le sac. Jamais aucun candidat ne s'était rétracté après avoir mordu une seconde fois à l'hameçon. Il lui indiqua la longue voiture noire garée en double file devant le café, et l’invita à la suivre. Une fois assise à l’arrière, l’engin démarra. - Laure, avez-vous bien réfléchi ? Avez-vous bien évalué les conséquences de votre engagement ? - Oui, s'entendit-elle répondre, d'un air un peu tristounet. L'image de son père lui souriant affectueusement venait de faire irruption dans sa tête. Oui, se reprit-elle d'un ton plus énergique, j'ai tout pesé et j'ai décidé. Je suis prête à rejoindre l'équipe de Temporium. - Parfait ! J'ai apporté ton contrat, lis-le attentivement et signe-le. Nous te laissons quelques jours pour mettre de l'ordre dans tes affaires et finir tes examens, mais attention, pas un mot de tout cela à qui que ce soit. Tu dois me le promettre. Tu sais que nous sommes au courant de tout ! - C'est promis, j'en fais solennellement le serment, dit-elle en paraphant le document. J2M fit arrêter le véhicule pour faire descendre laure, puis il disparut dans la circulation, infernale à cette heure dans le quartier latin. Curieusement, Laure se sentait légère, libérée d'avoir formulé sa décision. À présent, les dés étaient jetés ! Elle regagna finalement son "château" pour fignoler ses dernières révisions d'histoire. Bien entendu, Laure Volpati réussit haut la main ses examens et annonça à son père qu'elle partait en vacances avec des amis, à bord d'un voilier. Cap sur Madagascar ! Chapitre 3 Vendredi 24 juillet, un mois jour pour jour après la signature de son contrat, Laure franchissait la porte de Temporium. Elle savait que toute sa vie passée allait se refermer derrière elle et qu'aucune porte ne s'ouvrirait de sitôt pour lui permettre de faire demi-tour. Elle ne se retourna même pas, elle avait décidé de foncer, tête baissée, sans se laisser envahir par des états d'âme trop difficiles à gérer. Elle devait se concentrer sur ses futures missions et se lancer à corps perdu dans sa nouvelle vie. Elle ne ressentait ni joie ni tristesse, elle enfilait une nouvelle peau, c'est tout. * * * Vendredi 24 juillet, la journée s'annonçait chaude, mieux valait laisser les volets fermés pour conserver la fraicheur. Serge Volpati sourit en repensant à sa fille qui ne supportait pas l'idée de plonger la maison dans la pénombre toute la journée. Laure faisait toujours dans la nuance ! Elle avait horreur de vivre dans le noir, disait-elle, elle avait besoin de lumière, de soleil, d'air ! La sonnerie du téléphone le sortit brutalement de ses pensées et il alla tranquillement décrocher. - Monsieur Volpati ? - Oui, c'est moi. - Monsieur Volpati, ici l'ambassade de France à Madagascar. Je dois vous informer que le bateau dans lequel se trouvait votre fille a été pris dans une violente tempête… - … - Les secours ont été envoyés rapidement … Mais nous n'avons retrouvé aucun des occupants du voilier. - Non, ce n'est pas possible … Immédiatement, les images de sa fille lui fouettèrent le visage. Comme on voit sa vie défiler juste avant de mourir, les années se succédèrent à une vitesse incroyable, les souvenirs s’entrechoquaient en désordre dans son esprit, se parlant à lui-même. - Le jour de sa naissance son premier regard planté dans le mien le premier bain qu’elle était petite dans cette grande baignoire le premier sourire les premiers rires si touchants sa petite main me serrant le doigt le premier jour la première seconde son regard à nouveau dans le mien me demandant de la protéger ma fille dans mes bras les premières vacances les premiers chagrins d’amour ma princesse ma fille à moi petite fille… Son cœur se serra violemment, si fort qu’il crut même avoir une attaque. Ses oreilles bourdonnaient, il n’entendait plus son interlocuteur, seulement les battements de son cœur … il allait mourir, c’était mieux, la rejoindre, les rejoindre. Injuste, pensa t-il, pourquoi moi, encore moi ! Puis la vie reprit le dessus, avec l’instinct de survie plusieurs fois millénaire, ancestral. Son audition revint tout à fait. Tout cela n’avait pas pris plus de deux secondes. - Monsieur Volpati ? Monsieur Volpati, nous n'en avons aucune preuve, il faut continuer à espérer. Ils ont pu échouer quelque part … nous finirons peut-être par les retrouver. - Vous croyez que c'est possible ? - Monsieur, un de nos collaborateurs viendra vous voir cet après-midi, vous serez là ? - Oui, bien sûr, je serai là … Chapitre 4 Laure essayait tant bien que mal de se repérer. Elle était plantée au milieu d'un pré, comme désorientée, le jour commençait à peine à se lever et le sol était recouvert de givre. - Bon, déjà une indication : c'est l'hiver. Mais où suis-je et surtout, quand ? Curieusement, manquant d'air, elle se sentait engoncée dans ses vêtements. En regardant son corps, elle se souvint avoir revêtu, avant de partir, une longue jupe, un corsage montant bien haut sur le cou, une veste tout aussi couvrante puis un manteau du même style. Pas un centimètre de peau ne dépassait. Elle regarda ses pieds et ne regretta pas le mal qu'elle avait eu à lacer ces drôles de bottines. Elles étaient chaudes et, apparemment, elle en aurait bien besoin. Ses yeux commençaient à s'habituer à la pénombre et elle distingua au loin une sorte de hangar. - Au moins une trace humaine, c'est bon signe. Se dit-elle pour se rassurer. Soudain, elle sentit un courant d'air chaud sur le visage et ouvrit grand les yeux : Sébastien venait de se matérialiser auprès d'elle. - Salut ! Lui lança-t-elle. Je commençais à me sentir un peu seule. Il l'observait avec un petit sourire amusé devant son air apeuré. Avec ses 23 ans, son BAC à 14 ans, il était le petit génie de la bande, historien et linguiste. Sébastien avait déjà effectué de nombreux sauts dans le temps, il pouvait jouer les fiers à bras, mais Laure, elle, pour qui c'était le premier essai, n'en menait vraiment pas large. - Alors, ça fait quoi de sauter pour la première fois ? - Je ne sais pas encore, il faut que je me rassemble ! - Et bien tu te rassembleras en route, viens, je t'emmène voir quelque chose. Ils s'engagèrent sur l'herbe craquante et arrivèrent très vite devant un mur qui constituait un excellent poste d'observation. - Aujourd'hui, la mission, c'est juste de regarder, pour t'habituer, lui dit doucement Sébastien. L'engin approchait de plus en plus et s'engagea sur la planche, poussé par les hommes. Laure se mit à frissonner, tant de froid que d'émerveillement. Elle venait de comprendre ce qui se tramait. La machine, hissée sur la planche, finit par basculer de l'autre côté et se propulsa au milieu du champ, dans un fracas effrayant. Le mur était franchi ! - Alors, tu as deviné ? demanda Sébastien. - En tout cas, je crois que je suis sur la piste … Comme l'avion d'ailleurs ! - Très fin ! Mais encore ? - Si j'en juge à nos vêtements, nous sommes au début du XXe siècle, nous nous trouvons sur ce que nous appelons aujourd'hui, enfin chez nous au XXIe siècle, un terrain d'aviation, et il fait sacrément frisquet ! - C’est un bon début. Mais encore ? - Étant donné la tête de l'engin, je dirais que nous allons assister à un vol… Sportif. - Bravo ! Tu peux même dire : historique. C'est le tout premier vol en circuit fermé, celui d'Henri Farman, et nous sommes le 13 janvier 1908. - Je me souviens, c'était à Issy-les-Moulineaux, et ici, c'est donc l'emplacement de l'actuel héliport ! lança-t-elle, toute fière de l’étonner. - Mais dis donc, tu t'y connais, toi, en aviation ! - Bah oui, mon père est un malade d'avions, alors tu penses bien que j'ai été vaccinée toute petite ! - Écoute, nous sommes là pour comprendre comment tout cela s'est passé. Tu sais certainement qu'à l'époque, personne ne pouvait imaginer qu'un tel engin puisse voler, et encore moins effectuer des virages. L'armée ne jurait que par les dirigeables. - Oui, et je me souviens avoir lu que sur l'insistance de Farman, les militaires ont fini par lui prêter le terrain, persuadés qu'il ne parviendrait jamais à décoller. - D'autant plus qu'ils lui ont interdit de toucher à cette fameuse palissade qui se trouvait justement entre le hangar et le champ. - Eh bien tu vois, ils y croyaient tellement, Farman et son équipe, qu'ils ont réussi à franchir l'obstacle. - Non sans mal, comme on vient de le voir ! - Et Farman a réussi à voler pendant 1 km, en faisant un S et en revenant à son point de départ, pour bien prouver que non seulement son engin pouvait voler, mais aussi tourner et suivre une trajectoire définie. - Bon, on va voir de plus près ? - Attention aux mécanos, ils sont encore trop près, attendons encore un peu. - Mais le temps passe ! Dès que les équipiers de Henri Farman se trouvèrent tous de l'autre côté de la palissade, Laure et Sébastien se mirent à courir vers le hangar. - Rien de tel qu'un petit 100 mètres pour se réchauffer ! Ironisa Sébastien. En pénétrant à l'intérieur ils découvrirent qu'un deuxième engin du même type était en construction. - Vu de près, c'est impressionnant, dit Sébastien. - Je n'imaginais pas que c'était aussi gros. Les deux Aventuriers Temporels prirent autant de photos qu'ils le purent des moindres détails. - Tu as vu toutes ces pièces du moteur, là, dans le coin ? - Je comprends maintenant pourquoi il a pu décoller. Tu te rends compte, ils ont enlevé la moitié des pièces pour ne garder que l'essentiel. - Oui, mon père m'a dit que ce moteur ne faisait plus que 100 kg, au lieu des 200 kilos initiaux. - C'était cela la solution, alléger l'engin ! A ce moment-là, Sébastien, en regardant sa montre gousset, tapota sur le bras de Laure et lui précisa qu'il était grand temps de rentrer : - Dépêche-toi, il n'est pas question de rester coincés ici ! La porte ne restera ouverte que quelques secondes. - Mais attends, nous allons assister à quelque chose d'extraordinaire, tu te rends compte ? C'est formidable ! Le premier vol de l'histoire de l'aviation ! Je ne veux pas rater ça. - Écoute ma grande, je ne tiens pas à geler ici, allez ouste, on y va, et vite ! En sortant du hangar, ils se trouvèrent nez à nez avec une brochette de personnages en noir, à l'air sinistre. - Savez-vous où est Henri Farman ? Dit l'un d'eux en s'adressant à Sébastien. - Bah, il est dans son avion ! - Merci. Comme un seul homme, le groupe se retourna pour dévisager Laure : que pouvait bien faire une femme à cet endroit ? Décidemment ce Farman était un original sur toute la ligne ! - C'est qui ces pingouins ? Demanda Laure, furieuse d'avoir subi ces regards inquisiteurs. - C'est une délégation de fonctionnaires du Ministère de la Guerre qui vient homologuer le vol de Farman. - Je suis sûre qu'ils n'attendent qu'une chose, c'est qu'il se casse la figure ! - Je crois bien que tu as raison, ils ne veulent pas sortir de leurs certitudes. Bon, il nous reste tout juste une minute pour nous placer dans le couloir temporel, si nous ratons le rendez-vous, nous devrons attendre 48 heures, et dans ce froid, je préfère éviter. Ils se mirent tous deux à courir et arrivèrent juste à temps pour s'engouffrer dans le faisceau. * * * Laure était à la fois émerveillée par cette première expérience et terriblement frustrée de n'avoir pas pu assister au décollage de l'avion de Farman. - Wahoo … C'était génial ! Quel courage ils avaient, t'as vu ça ? Le coup de la planche, c'était gonflé quand même. Et puis ces militaires, quels machos, tu as vu comment ils m'ont regardée, avec un air dédaigneux, non mais pour qui ils se prennent … - Écoute Laure, il faut t'en remettre. Si tu t'excites comme ça pour ce petit voyage de rien du tout, tu ne tiendras pas la distance ! - D'accord, d'accord, je me calme. Mais tout de même, quel dommage d'être partis avant le clou du spectacle ! - C'est le métier qui rentre ! Tu sais bien qu'au début, les voyages doivent être très courts, il faut s'habituer, lui expliqua gentiment Sébastien. - OK, on repart quand ? - J'en sais rien, c'est J2M qui décide. * * * - Alors Laure, contente de cette petite escapade ? Lui demanda J2M d'un air un peu goguenard. - Plus que ça, je suis emballée ! Quelle est la prochaine destination ? - Pas si vite ! Les voyages temporels, ce n'est pas du tourisme. Cette fois, c'était un baptême du feu, c'est tout. Maintenant, tu dois te mettre au travail. Pas question de repartir avant d'avoir ingurgité tout ce qu'il est possible de savoir sur les lieux et l'époque de l'attemporissage. - De l'attem … quoi ? - L'attemporissage, c'est l'atterrissage temporel, si tu préfères. - Compris ! - Laure, je viens de recevoir ton Biosens, dit J2M en lui tendant un petit paquet rectangulaire. - Et c'est quoi exactement ? - On va dire que c'est ta nouvelle carte d'identité. Laure ouvrit nerveusement la boite. Elle avait toujours adoré recevoir des cadeaux. A l'intérieur, elle découvrit le même bracelet qu’elle avait vu au poignet de J2M, mais cette fois couleur peau… Pas terrible en fait. - Un bracelet ? Fit-elle, mi étonnée, mi déçue. - Oui, mais c'est un bracelet à encre numérique très particulier, lui répondit J2M. Comme je viens de te le dire, c'est une sorte de carte d'identité, il contient toutes tes données biométriques. Tu ne devras jamais t'en séparer et tu seras la seule à pouvoir le lire. Il te servira de capteur et d'émetteur, et également de « boîte noire ». Il recueille toutes les informations de tes voyages pour être transférées, à ton retour, dans notre banque de données. Avec son système intégré, il stocke aussi toutes les connaissances de Temporium, accessibles par toi à tout moment, et surtout en tout lieu. Enfin, il te permettra de circuler partout dans Temporium. Tu vois, un vrai couteau suisse, avec juste une technologie inconnue encore du grand public ! - Alors maintenant, je fais vraiment partie de la famille Temporium ? demanda Laure, légèrement incrédule. - Et comment ! Tu es notre petite dernière. Alex ! Tu peux emmener Laure et lui faire visiter les sous-sols de la maison ? - Tout de suite patron ! Alexandre Lefaucheur, dit Alex, était déjà un habitué des voyages temporels, un vieux routier, avec ses 5 ans d'expérience. Comme tous les autres, c'était un historien, doublé d'un physicien, spécialiste, par goût personnel, des sports de combat. Elle le regarda à la dérobée, grand brun, plutôt costaud, ses traits étaient plus durs que ceux de Sébastien. Ses cheveux mi-longs accentuant encore son côté « beau gosse ». Docilement, Laure suivit Alex jusqu'à une sorte de hangar, encore un, qui cette fois ressemblait plutôt à un parking ultra-moderne. Ici, les véhicules étaient remplacés par des centaines et des centaines de containers empilés, disposant d'une face vitrée et sagement alignés, dans un ordre parfait. Laure écarquillait les yeux en découvrant cette bibliothèque-laboratoire-entrepôt, pour le moins inhabituelle. Elle était émue en pensant que des milliers de documents reposaient là, sous forme de rapports manuscrits, d'ouvrages anciens, véritables pièces de musées, mais aussi de livres à encre numérique, d'e-books, etc. Elle se trouvait au milieu de la plus grande banque de données qui réunissait toute l'histoire de l'humanité, vraiment très impressionnant ! Son étonnement grandit encore lorsqu'ils pénétrèrent dans une salle adjacente, aux murs impeccablement blancs, emplie d'ordinateurs dernier cri. Des dizaines de personnes avaient le regard vissé sur leurs écrans, on aurait dit qu'ils n'étaient qu'une partie de leur machine. - Je n'imaginais pas qu'il y avait autant de monde que ça, remarqua Laure. - Et encore, là tu n'en vois qu'une petite partie. Tous les collaborateurs de Temporium sont des historiens, ou des scientifiques. A chacun sa spécialité, et on a les meilleurs ! Nous, les Aventuriers Temporels, nous sommes leurs têtes chercheuses, nous allons à la pêche aux indices, à eux de les analyser ensuite et de reconstituer l'Histoire. Ici, nous sommes dans la salle Kieffer, lui précisa Alex. - Et qui est ce Kieffer ? - C'est Charles Kieffer, le génial créateur de Temporium, tout ce que tu vois ici, tout ce que nous pouvons faire aujourd'hui, toutes les explorations temporelles, tout cela a germé dans son petit cerveau ! - Et tu crois que je vais pouvoir le rencontrer ? - Cela m'étonnerait beaucoup ! Il a disparu dans le temps. - Tu veux dire qu'il n'est pas revenu d'un voyage ? - C'est un peu cela, sauf que le voyage en question, ce n'est pas lui qui l'avait programmé. - C'était un accident ? - Non, un crime… - Dis donc, c'est plutôt dangereux Temporium ! Je peux changer d’avis ? dit-elle avec un petit sourire en coin. - Bien sûr que c'est dangereux, c'est pourquoi nous sommes aussi sévères pour recruter les membres de notre organisation. C'est pour ça aussi que notre entraînement est aussi dur. Rien ne doit être laissé au hasard, c'est une question de vie ou de mort. - Tu peux m'en dire un peu plus sur la disparition de Charles Kieffer ? Qui a commis ce crime ? - Eh bien, c'est son associé, un certain Jacques Denfers. Après l'avoir expédié, il a effacé toutes les coordonnées de son attemporissage. Mais rassure-toi, il a été confondu et envoyé à son tour à travers les âges … pour l'éternité ! Il est le premier condamné temporel, et on l’a surnommé Primus. - Brrr… Tout cela me donne froid dans le dos ! - Tu as raison, il y a de quoi ! Bon, suis-moi maintenant, en route pour une visite guidée ! Ici, toutes les périodes de l'humanité sont organisées en sections, certaines sont très riches car on a retrouvé beaucoup de documents écrits, mais d'autres sont presque vides, comme la préhistoire, tu vois, tout au bout de cette rangée. Notre rôle est de compléter cette gigantesque mine d'informations. - Et quelqu'un est déjà allé dans la préhistoire ? - Non, jamais, c'est beaucoup trop risqué. - Ah bon, pourquoi ? - Parce que nous ne connaissons pas grand-chose de cette époque. Tout ce que l'on sait repose sur le travail des archéologues, et pour cause, les premiers hommes ne connaissaient pas l'écriture. De plus, les hypothèses et conclusions sont souvent remises en cause par des découvertes plus récentes. On n'est vraiment sûr de rien. - Bah justement, ce serait le moment d'en savoir plus en allant y jeter un petit coup d'œil. - Tu rigoles ! Je crois que tu n'as pas encore pris la mesure du risque ma belle ! Après ce qui est arrivé à Charles Kieffer, on ne fait rien à la légère, on veut être sûrs de ramener tous les "Aventuriers Temporels" au XXIe siècle, et sains et saufs s'il vous plait ! - Remarque, cela me rassure un peu… - Tu penses bien qu'aucun directeur de recherche, et surtout pas J2M, ne s'engagerait dans une telle aventure. Et par-dessus le marché, les datations ne sont pas assez précises, on ne sait même pas dans quel siècle exactement on débarquerait. Et tu t'imagines toi, en peau de bête avec un os dans les cheveux, en train de sucer un poil de mammouth pour tromper ta faim ? - Évidemment, vu sous cet angle … Au même moment, les Biosens de Laure et d'Alex se mirent à vibrer en même temps. J2M les convoquait en salle de réunion. Chapitre 5 - Tout le monde est là ? Alex, Sébastien, Laure. Parfait, fit J2M. - Merci pour moi, fit Emma, un peu piquée au vif par l'oubli de J2M. - Mais Emma, je sais bien que tu es toujours là, je n'ai vraiment pas besoin de m'en inquiéter. Emma Farman, historienne et chimiste, était la grande pionnière de Temporium, c'est elle qui avait effectué le tout premier voyage temporel. Elle était, à l'époque, très proche de Charles Kieffer, et dans l'équipe actuelle, J2M et elle étaient les seuls à l'avoir connu. On pouvait dire qu'Emma était, à 62 ans, LE vétéran de Temporium. C'est elle qui, lorsque les voyages temporels ne pouvaient durer que 30 minutes, avait permis d'améliorer les conditions de sécurité et d'ouvrir ainsi la voie à ses successeurs. Aujourd'hui, les conseils d'Emma étaient toujours pris en compte et elle secondait J2M à la perfection. - Asseyez-vous et ouvrez bien vos oreilles, demanda J2M. Il leur expliqua en détail l'objet d'une nouvelle mission, confiée à Temporium par le Premier Ministre et le Maire de Paris. - Vous n'ignorez pas que notre capitale est choisie pour accueillir les prochains Jeux Olympiques ? - … - Les autorités veulent marquer le coup de façon originale … et, disons, instructive. En plus du sport, ils veulent de la culture, mais de la culture amusante et inattendue. - Un petit coup de prise de la Bastille ? Ironisa Sébastien. - Je dis culture, je ne dis pas grand guignol ! Cette fois, chacun était suspendu aux lèvres de J2M. - L'idée est d'offrir aux milliers de personnes, françaises et étrangères, qui se retrouveront à Paris, la possibilité de se rendre dans les thermes de Cluny… - Tu parles d'un scoop ! Ne put s'empêcher de commenter Alex. Il n'en reste aujourd'hui pratiquement rien du tout de ces fameux Thermes. - Justement, il arrive le scoop : les Thermes de Cluny … Tels qu'ils étaient, exactement, au IIIe siècle. Il faut donc tout reconstituer, à l'identique, et nous sommes évidemment chargés de cette mission, en réunissant un maximum d'informations pour fournir aux architectes et aux scénographes tous les détails qui leur permettront de reconstruire et faire revivre cet endroit. - Moi je suis partant ! S'écrièrent ensemble Alex et Sébastien. - Et moi aussi, tenta Laure, plus timidement. - Toi aussi Laure. Nous disposons de très peu de temps pour tout réunir, vous allez donc tous partir et, avec Emma, nous reconstituerons le puzzle, ajouta J2M. Emma se disait en elle-même que le deuxième volet du grand rêve de Charles Kieffer allait enfin pouvoir se réaliser. Le premier volet, voyager à travers le temps pour comprendre l'histoire en secret, fonctionnait bien maintenant. Mais rendre accessible au public le résultat de certaines recherches, en reconstituant des pans entiers de nos patrimoines, pour l'informer et le distraire en même temps, ça, ce n'était pas encore fait. Charles avait toujours été persuadé que la meilleure façon d'apprendre était de le faire en s'amusant. La reconstitution des Thermes de Cluny pourrait bien être la première expérience du genre, mais certainement pas la dernière. La voie allait enfin s'ouvrir ! - Nous avons un mois devant nous pour nous perfectionner sur le IIIe siècle, s'écria Sébastien dans un élan d'enthousiasme, c'est cool ! - Ne t'emballe pas mon grand, le coupa Alex, tu n'as pas encore idée de tout ce que tu vas devoir te mettre dans l'estomac ! - Allez, tout le monde sur le pont ! S'exclama J2M, toutes les équipes sont mobilisées pour vous assurer une formation éclair et musclée. Préparez-vous, ça ne va pas être une partie de plaisir. * * * Alexandre Lefaucheur avait vu juste. La préparation ne fut pas de tout repos, loin de là. A la différence de la fac, les cours qu'ils suivaient étaient conçus spécialement pour eux, par les meilleurs spécialistes, et ils étaient presque tous passionnants. Leur prof préféré était Franck Muller, l’un des plus jeunes membres, avec ses quarante-trois ans. Il illustrait parfaitement l'adage selon lequel la valeur n'attend pas le nombre des années. "Herr Doctor", comme ils s'amusaient à le surnommer affectueusement, leur enseignait l'archéologie. Il était spécialisé dans l'antiquité et ses connaissances étaient encyclopédiques. Contrairement à beaucoup de ses collègues, largement plus âgés, qui avaient tendance à se prendre très au sérieux, il avait l'art de distiller son savoir avec humour et avec lui, tout devenait simple et passionnant. Comme il était épicurien, il les avait même initiés à la culture de la vigne et aux secrets de la vinification telle que la pratiquaient les romains. Ce qui s'avéra beaucoup plus douloureux, et pas drôle du tout, ce fut d'habituer leurs estomacs à la nourriture des Autochs. Ingurgiter les plats les plus indigestes, et les plus répugnants (pour nos habitudes contemporaines), relevait effectivement de l'entraînement du sportif de haut niveau, et même bien au-delà. Mais il était hors de question de risquer de mourir de faim, pas plus que de souffrir des affres de la "turista". Quant à la boisson, c'était encore bien plus délicat. La consigne était d'éviter l'eau, plus dangereuse que celle de nos régions les plus reculées, infestée d’amibes. Mais boire uniquement du vin demandait un sévère blindage d'estomac. - Les bouillies à base de blé et d'orge, ça passe plutôt bien, dit Laure, mais je préfère ne pas savoir comment elles seront préparées, ni comment les céréales étaient conservées, sous peine de mourir de faim. - Tu as raison, les greniers et les silos de Lutèce ne devaient pas être passés tous les jours à l'eau de javel, ajouta Sébastien. - Pour la viande, qu'est-ce qui nous attend ? Risqua Laure, inquiète. - Là, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a de la variété, leur expliqua Alex, et on connaît bien le sujet, on a retrouvé énormément d'indices. D'abord il y a l'élevage, qui fournit l'essentiel avec le bœuf, le mouton, le cochon et, en moindre part, la volaille avec le canard et l'oie. Mais il y a aussi la chasse, qui fournit du cerf, du sanglier, du chevreuil, du lapin… - Quelle science ! Presque comme aujourd'hui finalement ? - Jusque-là, oui, mais ils mangeaient aussi du castor, de la grue, et parfois du cheval et du chien. - Ils ne mangeaient pas de poisson ? - Si, aussi, mais là, je crois qu'il vaudrait mieux les éviter, côté fraîcheur, ce n'est peut-être pas idéal ! Ils durent également maîtriser la langue, telle qu'elle était pratiquée dans la Gaule romaine, et là, le latin académique de Laure ne lui était d'aucun secours, ou presque. Heureusement, le laboratoire linguistique, ultra moderne, était fascinant. Par les miracles de la technique ils parvenaient à entendre parler des lutéciens, comme s'ils étaient tout à côté d'eux. C'est ainsi qu'ils engagèrent des discussions à bâtons rompus avec des Autochs virtuels, savamment mastérisés. Sébastien était littéralement fasciné par ces cours de langue qui leur permettaient de vivre des événements racontés "en direct" du IIIe siècle. Le professeur Aufredi, d'une rare sévérité, avait été rebaptisé Commode par la petite équipe, du nom d'un empereur romain réputé cruel et sanguinaire. Il était décidé qu’entre eux, ils ne parleraient plus que latin, même pendant les repas, ce qui ne contribuait pas à faire passer les menus "d'époque". Commode ne les lâchait pas d'une semelle, il les écoutait par l'intermédiaire de leurs Biosens et ne laissait passer aucune faute. Il était intraitable. Jusqu'aux plaisanteries qui n'étaient acceptées qu'en latin, ce qui occasionnait de longues crises de fou rire, accentuées encore par la tension nerveuse due à la fatigue. Une fois sur place, il leur resterait à intégrer au plus vite la prononciation du cru ainsi que les mots et expressions à la mode, car personne ici ne pouvait les aider à ce sujet. Ils verraient cela sur le terrain. Dans cette formation accélérée, le plus amusant était l'Atelier Monétaire. Là étaient reproduites toutes les monnaies nécessaires aux voyages temporels d'une durée supérieure à 15 minutes. - Pourquoi apportez-vous autant de soin à fabriquer ces pièces ? Demanda un jour Laure au responsable. - Pour votre sécurité mes enfants ! - Notre sécurité ? - Absolument, savez-vous que les Autochs avaient mis au point une technique infaillible pour détecter la fausse monnaie ? - Non, laquelle ? - Eh bien, ils faisaient trébucher les pièces sur une plaquette de marbre pour les faire sonner … - D'où l'expression "monnaie sonnante et trébuchante" ! L'interrompit-elle, toute contente d'avoir fait le lien aussi rapidement. - Exactement. Ces quinze jours d'entraînement furent harassants, pour les étudiants comme pour les enseignants, mais chacun avait à cœur de donner le meilleur de lui-même. Le résultat était à la hauteur de l'effort : Temporium fabriquait, pour les périodes explorées, des experts de très grande valeur. Devenir Aventurier Temporel demandait un gros investissement personnel, mais cela n'excluait pas de conserver un esprit potache. Les séances d'essayage se révélèrent de vraies récréations, tant ils se trouvaient plus ridicules les uns que les autres dans leurs accoutrements. - On dirait le village d'Asterix grandeur nature, s'amusa Alex. - Un peu oui, il ne manque plus que les poissons frais, mais pas vraiment frais, d'Ordralphabetix, ajouta Sébastien. - Dites-donc les garçons, vous ne vous trompez pas un peu de siècle par hasard, les taquina Laure ? - On n'est tout de même pas à deux ou trois siècles près non ? Les derniers détails furent prétextes à de grands débordements. Il s'agissait d'essayer les perruques, après être passés par des séances intensives d'UV. Il n'était en effet pas question d'arriver blancs comme des linges, pas plus que propres comme des nouveau-nés. Ces moments de détente, quelques jours avant le grand saut, furent les bienvenus. Ils étaient tous épuisés par leur entraînement, mais, en même temps, très excités par l'aventure qui se rapprochait de plus en plus. Laure était plongée, mieux, immergée, dans sa nouvelle vie, et leur petit groupe d'Aventuriers Temporels était si soudé qu'elle n'avait presque pas eu le temps de penser à son père qu'elle avait dû laisser sans nouvelles depuis sa dernière lettre. Et il n'était pas prêt d'en recevoir d'autre ! * * * Enfin, le grand jour était arrivé. La mission dans le Lutèce du IIIe siècle était prévue pour durer trois heures, il ne serait donc pas question de rêvasser une fois sur place ! Emma était chargée de piloter les Aventuriers depuis la base de Temporium, et de les récupérer au bon moment. Ils avaient tous confiance en elle et sa grande expérience les rassurait. Alex devait partir le premier, puis Laure, trois minutes plus tard, et enfin Sébastien. Chacun se matérialiserait en un lieu précis de Lutèce, pas loin des Thermes pour récolter un maximum d'informations. A aucun moment ils ne devaient se rencontrer. Laure n'en menait pas large, c'était son premier saut en solo et, elle avait beau avoir le moral archi gonflé et être parfaitement préparée, c'était tout de même très angoissant. - Mais tu as peur ma belle ! Se dit-elle à voix haute, pour desserrer cet étau qui lui tordait le ventre. Elle respira un grand coup et fonça, comme à son habitude…pour se retrouver presque immédiatement aveuglée et brutalement plaquée contre un mur. Elle n'y voyait vraiment rien. Le gros problème de l'attemporissage, c'est qu'on ne sait jamais exactement à quel endroit précis on va apparaître. - Pourvu que je ne me retrouve pas au beau milieu d'un groupe en petite tenue. Pensa-t-elle, mi-amusée, mi-inquiète ! Il est vrai qu'il lui aurait été pour le moins délicat d'expliquer son apparition à des gens qui vénèrent toutes sortes de dieux et qui ont une peur terrible de la magie … Ou qui la pratiquent en secret. Il lui fallut un moment pour que ses yeux commencent à distinguer ce qui l'entourait. - Ouf, le pire est évité, se dit-elle, en constatant qu'elle se trouvait en plein air, et nez à nez avec un énorme édifice rectangulaire de trois étages. Elle l'avait observé maintes fois en 3D, mais se trouver si près, "pour de vrai", quel choc ! - Le Forum ! Je suis devant le lieu le plus important de la Cité, son véritable cœur, impressionnant ! Emportée par son enthousiasme, elle avait vraiment prononcé cette phrase. Voir cette bâtisse imposante, entourée de portiques à colonnades, était magnifique, un rêve pour tout historien ou passionné de l’époque. Le Forum tenait lieu de rassemblement pour les cérémonies, mais il abritait également toutes les activités administratives, politiques, juridiques, religieuses, financières et commerciales. C'était le lieu de rencontre par excellence. - Bon, il faut que je me repère : ici, c'est la rue Saint-Jacques, même si elle porte un autre nom, et là-bas, au bout de la bâtisse, le jardin du Luxembourg. Laure essayait de se donner des repères connus pour pouvoir s'orienter plus facilement. - Je dois donc partir de l'autre côté pour atteindre les thermes. Elle avait beau savoir tout ça en théorie, elle était émerveillée par la géométrie des rues, dallées de pierre pour les plus importantes, qui délimitaient des ilots d'insulae, maisons en briques à étages, ancêtres de nos immeubles que des ruelles étroites permettaient de relier entre elles. Le plus étrange était l'environnement sonore, tellement différent de ce à quoi nos oreilles sont habituées : un concert de claquement de sabots, ceux des ânes et des chevaux. Tout à coup, Laure se sentit oppressée, ses poumons commençaient à la faire souffrir … comme prévu. Elle était en train d'expérimenter l'effet Paul Bert : tout d'abord une phase tonique de contractions musculaires, suivie d'une phase de ramollissement, puis une phase dépressive. Elle sentit effectivement une sorte de vertige, puis une certaine euphorie. Heureusement, ses études de médecine lui permettaient d'analyser calmement la situation et l'entraînement l'avait préparée à affronter cet air quasiment irrespirable pour nos contemporains, tant il était fort et chargé en oxygène… en deux mot : non pollué. Et pourtant, Lutèce, déjà à cette époque, n'était pas réputée pour la pureté de son air ! Laure dût s'appuyer quelques instants contre un mur, elle savait que sa respiration redeviendrait normale lorsqu'elle aurait retrouvé son monde pollué, c'est d'ailleurs une des raisons pour laquelle les "voyages" ne doivent pas durer trop longtemps. Prenant son courage à deux mains, elle se dirigea vers son but, sachant qu'elle n'aurait aucune chance d'y rencontrer ni Alex ni Sébastien puisque les hommes et les femmes étaient totalement séparés dans les Thermes. Elle était grisée par l'idée que tout ce qui l'entourait n'existait plus depuis plus de 1500 ans. C'était fascinant. Elle avait du mal à y croire, s'imaginant presque actrice dans un film historique à gros budget. Voilà, elle y était ! Ce n'était pas du tout comme cela qu'elle s'imaginait les Thermes, elle était à la fois déçue et impressionnée. Elle avait devant les yeux un incroyable bâtiment de près de 100 mètres de long, percé de multiples fenêtres, sur plusieurs étages. Laure se dirigea vers cet édifice rectangulaire qui s'étendait, elle l'avait lu, sur près d'un hectare. La première galerie, qui en constituait la façade, ressemblait à une sorte d'immense centre commercial abritant des centaines de boutiques. - Ce n'est pas le moment de faire du lèche-vitrine ! Se dit-elle. Malgré la curiosité qui la poussait vers les échoppes, elle s'obligea à se diriger vers la porte d'entrée des Thermes, proprement dits. Elle s'apprêtait à la franchir lorsqu'une sorte de cerbère à l'air peu aimable lui sortit une tirade, entre latin et langue germanique, dont elle eut du mal à comprendre le sens. Elle finit par en saisir le message : ce n'était pas le jour des femmes ! Elle enrageait de son manque de chance et pensa à ses coéquipiers pour qui ce serait le jour, ce qui ne la calma pas du tout, bien au contraire. Frustrée d'avoir été refoulée de la sorte, elle se retrouva hors de l'enceinte, et se surprit à bougonner. Il devait être plus de midi car le soleil commençait à décliner. Sa mission était de rapporter des indications sur l'intérieur des Thermes, pas de flâner le nez au vent dans les rues de Lutèce ! Elle se sentait de plus en plus malheureuse de l'échec annoncé de cette première mission. Qu'allait-elle pouvoir faire en attendant le transfert ? Il lui restait 2h30 à tuer et, avec l'humeur qui était la sienne, cela n'allait pas être simple. Les odeurs de nourriture commençaient à la chatouiller, elle pourrait acheter quelque chose à se mettre sous la dent … Mais elle n'avait que quelques sesterces en poche, les Thermes étant gratuits. Avec ses vêtements, sa perruque et son bronzage travaillé spécialement, elle ressemblait à s'y méprendre à une femme du peuple, à quelques détails près, et personne ne semblait s'intéresser à elle. Elle se fondit donc dans la foule et se laissa bercer par le rythme de cette ville en effervescence. Elle en vint à imaginer ce que serait sa vie dans cette ville agitée et bruyante, elle cherchait parmi les passants celles et ceux qui avaient une bonne tête et qu'elle aurait eu envie d'avoir pour amis. Elle en était là lorsqu'un fracas assourdissant la sortit de sa rêverie. Elle ne dût son salut qu'à ses bons réflexes qui la plaquèrent contre la porte d'une maison. Il s'en était fallu de peu ! Une espèce de brute épaisse venait de lui raser les moustaches avec son char à bœufs. - Ça va pas non ? Elle avait lâché son injure dans sa langue habituelle, mais dans le vacarme, personne n'avait rien entendu. Elle avait peine à reprendre ses esprits lorsqu'un cri inhumain coupa net sa colère. Un attroupement se formait déjà et Laure dût jouer des coudes pour s'approcher. Une jeune femme hurlait et pleurait tout à la fois. Un enfant, certainement le sien, gisait sur le sol, dans une marre de sang. Le chauffard l'avait accroché au passage et avait continué son chemin sans se soucier de l'accident qu'il avait provoqué. - Espèce de sale brute ! Éructa Laure, à nouveau hors d'elle. Son réflexe de médecin prit le dessus et elle écarta les badauds pour s'approcher de l'enfant inanimé. Elle cria quelque chose que personne ne comprit et saisit un badaud par la tunique, lui en déchirant un morceau pour éponger le sang et compresser la plaie. L'enfant avait été touché à l'abdomen, il fallait faire vite. Elle pratiquait sans hésiter les gestes des urgentistes, lui prit le pouls et se prépara à pratiquer un bouche-à-bouche. - Appuyez ici, sur le pansement, ordonna-t-elle en français à la mère, interdite, qui ne faisait plus un geste, ne comprenant bien sûr pas un mot de cet ordre. Les nombreux curieux la regardaient de plus en plus bizarrement et les chuchotements s'amplifiaient. L'image de son frère s'imposa dans ses pensées, elle n'avait rien pu faire pour lui, mais cette fois, elle allait sauver une vie, elle ne serait pas venue pour rien ! Elle se pencha vers l'enfant, lui redressant légèrement la tête vers l'arrière, et elle approchait sa bouche, lorsque brutalement, un bras puissant la saisit, l'obligeant à lâcher le petit corps inerte. Sachant que chaque seconde comptait, elle se débattit furieusement contre cet énergumène qui voulait l'empêcher de porter secours à ce gamin. A ce moment, une voix calme lui glissa au creux de l'oreille quelques mots en français. Sa rage retomba sur le champ. C'était Sébastien. Elle se laissa entraîner à l'écart du groupe, stupéfaite par l'apparition de son compagnon, et quelque peu hébétée. - Mais il va mourir, il va mourir, il faut le sauver ! - Non, c'est absolument impossible, arrête ! Dit-il d'un ton péremptoire. Glacée par cet ordre inhabituel, elle n'opposa plus de résistance. Ils retrouvèrent Alex et s'installèrent tous les trois dans un Thermopolium, genre de fastfood romain, devant une écuelle de soupe et un pichet de vin. - Tu dois te souvenir qu'il nous est absolument interdit d'intervenir dans la vie des populations locales, lui expliqua gentiment Alex. - Et puis tous les gestes que tu as accomplis, ou que tu voulais accomplir, sont inconnus au IIIe siècle. On aurait pu t’arrêter pour sorcellerie et nous n’aurions pas donné cher pour ton matricule, ajouta Sébastien en la taquinant. - Allez, en route, nous devons rentrer chez nous ! * * * Le cri de détresse de cette mère résonnait encore dans les oreilles de Laure lorsqu'elle se retrouva dans la salle d'embarquement de Temporium. Ce cri, qu'elle avait ramené avec elle, elle ne pourrait jamais plus l'oublier. Ayant repris ses esprits, Laure se sentit honteuse de sa conduite. Elle savait qu'il était interdit aux Aventuriers Temporels de s'immiscer, de quelque manière que ce soit, dans le quotidien des Autochs. Elle s'en voulait de s'être laissée emporter par son instinct. - Quelle idiote je fais ! Lâcha-t-elle. - Mais non ! La réconforta gentiment Emma. Nous sommes tous passés par là, c'est difficile de rester de marbre devant des situations dramatiques, surtout quand on sait que l'on possède la solution. - Merci Emma, je crois que je m'en souviendrai, excuse-moi, je manque vraiment d'expérience ! - Allez, c'est le moment du débriefing, voilà J2M qui arrive, allez ouste, on se secoue et on y va ! - Alors les enfants, vous avez fait bonne pêche ? Lança J2M à la cantonade. - Impeccable ! Répondirent en chœur Alex et Sébastien, en déposant leurs fibules sur la table de réunion. - Vous avez rapporté des broches ? Les questionna Laure. - Mais non, ce sont nos gadgets à la James Bond. Répondit Sébastien en déposant également une fine cordelette. Et ça, ce sont nos oreillettes ! Laure, déjà suffisamment vexée par son manque de maîtrise, n'osa pas faire remarquer qu'elle n'avait pas été équipée de ces instruments. Elle piqua du nez et ravala sa blessure d'amour propre. - Là-dedans, il y a toutes les images que nous avons pu rapporter, lui expliqua Alex, comprenant sa déconvenue. Mais rassure-toi, la prochaine fois, tu auras aussi ta fibule, tu l'as tout de même bien méritée. * * * Laure n'aurait jamais cru que reprendre sa place au XXIe siècle serait aussi difficile, après seulement trois heures de voyage dans le temps. Elle se sentait profondément marquée par ce qu'elle avait vu et elle avait l'impression de flotter entre deux eaux, pas tout à fait ici et plus tout à fait là-bas. Pourtant, elle était heureuse de retrouver son nouvel appartement à l’intérieur du complexe Temporium. Il était clair et spacieux, confortable et fonctionnel, et elle pouvait voir les toits de Paris sans se contorsionner, ce dont elle avait toujours rêvé. Une vague de mélancolie la submergea lorsqu'elle pensa à son père. Il devait la croire morte et elle avait beaucoup de mal à le supporter. Elle ne se pardonnait pas de la peine qu'elle infligeait à ce père qu'elle adorait et pour qui elle était la seule famille. Mais elle n'avait pas le choix. Elle avait accepté de disparaître aux yeux de tous pour réaliser son rêve, le rêve de tout historien : voyager à travers le temps pour connaître la vérité historique. À cette simple évocation, elle reprit courage, respira un grand coup et se dit que c'était peut-être une occasion unique pour son père de se reconstruire une nouvelle vie, avec de nouveaux amis et, pourquoi pas, un nouvel amour. Cela l'arrangeait bien de croire que c'était possible, elle devait s'accrocher à cette idée. Laure passait le plus de temps possible au Temporium, elle était passionnée par toutes ses recherches, elle pouvait approfondir ses connaissances, tant en histoire qu'en médecine, c'était pour elle une chance extraordinaire. Elle retardait toujours le moment de rentrer chez elle car ses nuits étaient régulièrement agitées. Les images se télescopaient dans ses rêves, entre son père, l'accident de sa mère et de son frère, cet enfant écrasé par un chauffard, les cris de la mère … Toutes les nuits c'était la même chose, les mêmes cauchemars, à tel point qu'elle appréhendait de fermer les yeux. * * * À chacun ses cauchemars ! De son côté, J2M était confronté aux mesquineries de l'Administration qui voulait réduire les budgets alloués à Temporium. Décidemment, ces bureaucrates ne comprenaient rien à la recherche. Il leur fallait des résultats spectaculaires. Seule Emma avait été mise dans la confidence des difficultés financières de Temporium. Ensemble, ils s'étaient creusés la tête pendant des jours et des jours pour trouver une solution. Puis une nuit, alors qu'il ressassait pour la énième fois le problème, J2M se souvint de l'existence d'un trésor colossal, qui n'avait jamais été retrouvé … Chapitre 6 Alex, Laure et Sébastien venaient de recevoir le même message sur leur Biosens : « Rendez-vous d'urgence à la salle Auvernaux pour un briefing de la plus haute importance ». Abandonnant leurs travaux en cours, tous trois se précipitèrent vers cette salle ultra-moderne, pourvue des équipements les plus à la pointe. J2M les attendait, un sourire presque enfantin illuminant son visage. - Installez-vous confortablement, leur dit-il, manifestement satisfait de faire durer le suspens. Tout est là, dans le dossier électronique, mais avant de vous connecter, écoutez-moi un peu. Chacun retenait son souffle, pressentant quelque chose d'inhabituel dans le comportement de leur directeur. - Je vous résume les faits : le 3 janvier 1790, en rade de Quillebeuf, dans l'estuaire de la Seine, un vent violent se déchaîne brutalement, déclenchant une énorme tempête. Un brick, le Qintanadoine, brise ses amarres, s'échoue un peu plus loin et coule à pic… L'exposé se poursuivit jusqu'au dernier mot, dans un silence absolu. Ce fut Alexandre qui rompit le charme : - Si je comprends bien, Monsieur, vous nous demandez de partir à la recherche d'un gigantesque trésor ? - C'est exactement cela. Le plus grand trésor qui reste à découvrir : de l'or, de l'argent, des pierreries, de l'orfèvrerie ! J'ai d'ailleurs demandé à Martin, notre historien es-Révolution Française, de vous faire un petit topo sur le sujet. Mon cher Maître, à vous de jouer ! - D'abord, les faits : Comme vous l'a dit Murphy, le Quintanadoine, a coulé en rade de Quillebeuf au matin du 3 janvier 1790. Jusque-là, rien de bien original, à cette époque, les naufrages étaient monnaie courante et l'on pouvait même voir dans les eaux de nombreux mâts de navires échoués. Tous les marins ont pu regagner le rivage, à l'exception d'un seul, porté disparu. Tout cela a été prouvé. Plus tard, on a même retrouvé le rôle de l'équipage - la liste d'enrôlement si vous préférez - qui précise que le capitaine était un certain Jacques Adrien Quémin, mort en 1836. Martin marqua une pause, avant de reprendre. Maintenant, la légende : pourquoi parle-t-on encore aujourd'hui du Quintanadoine, ou plutôt du Télémaque, son ancien nom, passé à la postérité. Tout simplement parce que ce bateau, un joli brick de 120 tonneaux, qui faisait voile vers l'Angleterre, aurait transporté à son bord une fortune colossale : le Trésor de Louis XVI, et celui des abbayes normandes, apeurées par la nationalisation annoncée des biens du clergé. - Qu'est-ce qui nous prouve que c'est vrai ? Intervint Sébastien. - Justement, rien. Répondit Martin. C'est une légende, mais elle est basée sur plusieurs témoignages troublants. Plusieurs tentatives de renflouement eurent lieu, dont celle de l'ingénieur anglais Taylor, qui prétendait que le bateau renfermait des barils emplis d'or, d'argent, de pièces d'orfèvrerie, pour un montant qu'il évaluait entre 30 et 80 millions de francs de l'époque. - Ce qui nous emmène aux alentours des 150 millions d'euros ! S'exclama Sébastien. - À peu près. Le Taylor en question prétendait que l'on avait retrouvé à Rouen les ouvriers qui avaient forgé les barils, ainsi que ceux qui avaient porté l'or. Mais après avoir vu ses échafaudages détruits par la tempête, Taylor, qui était couvert de dettes, a fini par prendre la fuite devant ses créanciers. Plus tard, d'autres tentatives eurent lieu, l'une en 1818, puis en 1837, et enfin, la plus sérieuse, qui commença en 1939. Le scaphandrier qui avait été engagé par Monsieur Lafitte a remonté un certain nombre d'objets, incongrus à bord d'un bateau censé transporter du bois, du suif et des clous. Il s'agissait de chandeliers, d'une chaîne épiscopale en or finement ciselé, de pièces d'or et d'argent à l'effigie de George II et George III d'Angleterre et de Louis XVI. Il y avait également un grand nombre de boucles de chaussures ainsi qu'une grande quantité de boites contenant des poids minuscules utilisés par les orfèvres. - Si on a trouvé tout ça, que pouvons-nous faire de plus ? Demanda Sébastien. - Mais on n'a rien trouvé de plus car le Télémaque avait été cassé en deux et seul l'avant du bateau a pu être remonté. Or, les pièces remontées par le scaphandrier se trouvaient à l'arrière du bateau, près de la chambre du capitaine. - Et pourquoi ne l'a-t-on pas remonté ? S'étonna cette fois Laure. - Tout simplement parce que les travaux sur l'arrière du bâtiment ont commencé le 15 mai 1940, cinq jours après l'entrée des Allemands en France. Ils ont été interrompus à l'arrivée des blindés sur les bords de la Seine. - Et Lafitte n'a pas recommencé ses recherches après la guerre ? Demanda Alex. - Non, il n'a pas réussi à réunir l'argent nécessaire à de nouvelles fouilles. Il est mort sans pouvoir réaliser son rêve. - Et pourquoi on ne lance pas une nouvelle tentative ? Demanda Sébastien, tout excité à cette idée. - Tout simplement parce qu'aujourd'hui les sédiments ont tout recouvert et que le Télémaque repose quelque part, sous un terrain de football ou sous un supermarché. - Et on ne peut pas lancer de telles fouilles sans preuves formelles ! Conclut Murphy. D'où votre mission … - Mais, je croyais … Commença Laure, qui n'eut pas le temps de finir sa phrase. - Hop, hop, hop … Soyons bien clairs entre nous : pas questions de rapporter ni de déplacer quoi que ce soit. Il s'agit simplement de savoir avec précision ce que contenait le Télémaque. Mais surtout, ne nous y trompons pas, c’est une mission extrêmement périlleuse, bien plus longue que d’habitude. Car nous ne savons absolument rien de ce bateau, et qu’il vous serait impossible d’y monter comme ça, juste en arrivant la veille. C’est donc non seulement une mission historique, mais surtout une véritable enquête à la Sherlock Holmes que vous allez mener. Cela devrait titiller vos esprits de chercheurs, ajouta t-il en souriant. * * * Une grande effervescence s'était emparée des équipes de Temporium. Il s'agissait de préparer les trois Aventuriers Temporels à une immersion au cœur d'une des périodes les plus troublées de l'histoire : la Révolution Française. Tout devait être mis en œuvre pour minimiser les risques et leur donner un maximum de chances de succès. Pour bien comprendre, cette mission équivalait à envoyer des astronautes sur une planète lointaine, pour la première fois, sans vraiment savoir ce qui allait se passer … Laure, qui n'avait encore jamais fait d'immersion prolongée, était un peu inquiète quant à la préparation du voyage. Elle avait encore en mémoire celle qui avait précédé le court séjour à Lutèce et se disait que cette fois, ce serait bien pire. Plus l'entraînement se précisait, plus Laure s'apercevait que, malgré son brillant doctorat d'histoire, beaucoup de domaines lui étaient encore inconnus. Et la grande force de Temporium était de pouvoir réunir les spécialistes les plus pointus dans tous les domaines d'investigation. Depuis quelques jours, elle avait percé les secrets de la paléographie pour pouvoir déchiffrer elle-même les documents anciens. Quel plaisir de ne plus dépendre d'un traducteur ! Elle aimait bien Monsieur Blanchard, le vieux professeur de prosopographie. Il était passionnant et elle était particulièrement assidue à ses cours sur l'étude des foules révolutionnaires, ce qui, pour sa prochaine mission, serait de la plus grande utilité. Les foules étaient imprévisibles, mieux valait en connaître les règles de fonctionnement pour anticiper au mieux leurs réactions et se mettre hors de portée au bon moment. Monsieur Blanchard était un peu le grand-père idéal, et, d'une certaine façon, il ressemblait un peu au sien : exigeant, voire sévère, mais également calme et rassurant. Avec lui, tout paraissait clair, il avait l'art de rendre simples les explications les plus complexes. Laure se sentait bien en sa présence et elle cherchait souvent à prolonger les discussions en partageant ses repas. "Herr Doctor" leur manquait beaucoup, mais pour partir au XVIIIe siècle, l'archéologie n'était pas vraiment indispensable. Pour le remplacer dans leur cœur, ils avaient élu "Céline" qui s'appelait en réalité Catherine Lafleur. Elle ne chantait pas mais elle était bel et bien canadienne. Catherine, alias Céline, était leur professeur de linguistique, car au niveau de la prononciation, le français du XVIIIe siècle était pratiquement comme le québécois d'aujourd'hui. - Savez-vous pourquoi nous autres parlons comme vos ancêtres ? Leur demanda-t-elle un jour, alors qu'ils déjeunaient ensemble. - Parce que ce sont aussi vos ancêtres. Répondit Alex. - Exactement ! Nous avons conservé, chez nous, la façon de parler des colons français qui sont arrivés au Québec à la fin du XVIIe siècle. - Heureusement que vous êtes conservateurs, sinon, on n'aurait jamais su comment parlaient les gens à cette époque. Je suggère que jusqu'à notre départ, comme nous l’avons fait avec le latin pour préparer le voyage à Lutèce, nous ne parlions plus qu'avec cet accent là ! Ajouta Sébastien, avec un accent canadien très prononcé. - Tu as raison citoyen, nous devons nous habituer à parler comme le peuple de Paris. Approuva Laure. - Très bonne idée ! Allez, on retourne à l'entraînement. Mieux nous serons préparés, moins nous mettrons nos vies en péril, conclut Alex en se levant. - C'est sympa les déjeuners avec vous, on se sent tout de suite rassuré. Ironisa Laure, en se levant à son tour. Découvrir de nouvelles techniques l’enthousiasmait particulièrement, son esprit curieux y trouvait son compte. Tous les trois découvrirent ainsi l'art d'écrire avec de vraies plumes d'oie, et celui de les tailler, ce qui n'était pas le plus simple. Alex s’était même entaillé le doigt profondément. En revanche, elle avait nettement sous-estimé l'importance de l'entraînement pour s'habituer à vivre comme les Autochs. Alex et Sébastien n'étaient pas fiers non plus lorsqu'il fallait s'enfermer dans les "caissons de senteurs". Joli nom pour une véritable horreur ! Ils y restaient chaque jour un peu plus longtemps pour inhaler des odeurs mélangées de sueur, de crasse, d'urine, de crottin de cheval, de bouse de vache et autres plaisirs olfactifs. Les premières fois, aucun d'entre eux ne pouvait retenir des hauts le cœur et puis, petit à petit, ils étaient devenus plus résistants. Ces séances quotidiennes étaient, de loin, les plus désagréables car respirer "l'air de l'époque" était à la limite du supportable … et ils ne savaient pas tout ! Pour gagner leur subsistance une fois sur place, et ne pas se faire remarquer, ils durent également apprendre les gestes précis de quelques métiers comme porteur d'eau, laquais, marin pour les garçons, femme de chambre pour Laure. La préparation intensive dura plus de deux mois, et pour eux, pas de RTT ! Plus les jours passaient, plus la fatigue se faisait sentir, ils étaient tous au bord de l'épuisement, mais ils tenaient bon et le moral était au beau fixe, tant ils étaient motivés par cette mission. Pour satisfaire au règlement de Temporium, qui exigeait que chaque historien possède une autre spécialité, Laure avait perfectionné ses connaissances sur les maladies les plus courantes au XVIIIe siècle, et en particulier sur la dysenterie et l'ergotisme. Alex avait fait le point sur l'état des découvertes en physique, quant à Sébastien, le linguiste de service, il s'était plongé dans les subtilités grammaticales de l'époque et les différents patois. Car si aujourd’hui les langues locales et régionales sont associées au folklore, au XVIIIe siècle elles étaient souvent les seules langues parlées en région et il était difficile pour un Parisien de communiquer avec un Auvergnat ou un Marseillais. L'impatience grandissait de jour en jour à l'idée du départ. - Cette fois, nous allons partir ensemble ! s'exclama Laure, toute joyeuse de cette perspective. - C'est le point agréable, tu as raison, lui concéda Sébastien. - Ce qui l'est moins, agréable, c'est que nous n'avons aucune idée de ce qui nous attend, rectifia Alex. Sans aucune donnée précise, ni sur le Télémaque, ni sur son naufrage, il nous faudra tout découvrir par nous-mêmes, et nous ne savons pas combien de temps il nous faudra ! - Nous avons intérêt à nous blinder ! Ajouta Sébastien en bon canadien, ce qui les fit s'esclaffer. - Bravo, Céline serait fière de toi ! ponctua Laure. * * * - Vous êtes prêts les enfants ? Demanda Jean-Michel Murphy d'un ton faussement enjoué. - C'est bon patron, nous avons tout ce que nous pouvons emporter : de l'argent, quelques médicaments d'urgence et des pastilles pour purifier l'eau. Répondit Alex qui, d'emblée, se positionnait en responsable du petit groupe. - Vous n'avez pas oublié d'apprendre le plan de Paris au moins ? - Le plan de Turgot de 1769 a été notre livre de chevet ! Précisa ironiquement Sébastien, tout en sortant de sa poche une feuille de papier journal. Il la déplia consciencieusement, la déchira en plusieurs morceaux qu'il enfouit dans sa poche de pantalon avant de la faire réapparaître, intacte, de la poche intérieure de son blouson. - Tu te prends pour Houdini ou quoi ?! Lui demanda J2M. - Ne vous moquez pas, ce sera bien utile d'être un peu magicien, ne serait-ce que pour glisser les comprimés purificateurs dans les pots d'eau sans être vus. - Dommage que tu n'aies pas appris aussi à hypnotiser, ça pourrait nous servir ! Le taquina Laure. - Montrez-moi un peu vos accoutrements … Parfait, pas très sexy, mais absolument parfait ! Ce blanc sale te sied très bien ma chère Laure, quant aux sabots, vraiment, tu vas faire des conquêtes ! - Ah non, on ne plaisante pas sur les sabots, si vous saviez le nombre d'ampoules qu'il a fallu endurer pour arriver à les supporter, vous seriez plus charitable. répondit Laure, mi-amusée, mi-vexée. - Trêve de plaisanterie, je vous trouve très au point, pour un peu, on vous prendrait pour de vrais Autochs ! Votre attemporissage se fera à Paris, le 3 octobre 1789. Il est important pour vous d'arriver avant le 5 octobre. Ce jour-là, vous le savez tous les trois, c'est la grande marche des femmes sur Versailles. C'est aussi le jour où une deuxième vague d'émeutiers, plus violents, obligera la famille royale à revenir à Paris. Il ne fera donc pas bon se trouver dans la ville ! - Sur ces paroles réconfortantes … Nous sommes prêts ! Lança Alex, en bon chef de groupe. Chapitre 7 Ils se retrouvèrent presque immédiatement au beau milieu d'un champ, au petit matin. En bons parisiens du XXIe siècle qui avaient révisé l'ancien plan de Paris, ils arrivèrent à se repérer assez rapidement et Sébastien résuma la situation : - Nous sommes tout près du Faubourg du Temple, à l'angle de la rue du Mesnil-Montant et de la rue de la Folie Méricourt. - Difficile d'imaginer qu'il y avait autant de champs à cet endroit il y a juste un peu plus de deux siècles ! Remarqua Laure. - Nous allons passer la barrière d'octroi de la porte du Temple pour pénétrer au cœur de Paris. Leur dit Alex, d'une voix assurée. - "Le mur murant Paris rend Paris murmurant …" se mit à fredonner doucement Sébastien, en souriant. - « Pour augmenter son numéraire, Et raccourcir notre horizon, La Ferme a jugé nécessaire, De mettre Paris en prison. » continua Alex. - Vous êtes bien joyeux ! dit Laure. - On se met dans l'ambiance ! Répondit Alex. Les parisiens affamés traduisaient leurs peines en chansons et ce fameux mur des fermiers généraux, construit entre 1785 et 1787, pour faire payer l'octroi aux marchands qui entraient dans Paris, est à l'origine, en partie, des troubles qui ont conduit à la Révolution car les Parisiens étaient affamés. - En tout cas, si les Parisiens crèvent de faim, nous, on crève de froid ! rajouta Alex. - Je suis bien de ton avis, dit Laure Les Aventuriers Temporels n’avaient pas le choix, pour passer inaperçus ils devaient porter le même genre de vêtements légers que les Autochs … Sans pour autant avoir la même endurance au froid. Au petit matin, il faisait très sombre et l'éclairage public n'existait pas encore à Paris, contrairement à Londres. Pourtant la capitale ressemblait déjà beaucoup à ce qu'elle est aujourd'hui. Ce qui les déroutait le plus, curieusement, était l'absence des stations de métro. Ils étaient impressionnés par le grand silence de cette ville, qui comptait déjà 700 000 habitants, mais à 4 heures du matin, c'était logique. Seuls quelques bruits de sabots résonnaient de temps à autre. Leur premier objectif était de se rapprocher de la Seine et de se renseigner sur l'état de la navigation. Ils y arrivèrent vers 5h30, ce qui leur permit de chercher une auberge, pas trop crasseuse, pour y élire domicile quelques jours. Après plusieurs essais infructueux, ils dénichèrent enfin une mansarde, sous les combles, que l'aubergiste leur loua pour une somme modique après leur avoir fait remplir le registre obligatoire. En pénétrant dans ce qui devait leur servir de chambre, une odeur effrayante les fit reculer brusquement. Ils eurent bien du mal à se retenir de vomir. Difficile de dire ce qui du moisi ou de l'urine l'emportait. Ils parvinrent difficilement à se ressaisir, malgré les heures d'entraînement, et la perspective de dormir dans un tel endroit ne les enchantait pas particulièrement. - Bon, faisons le point, proposa Alex. Comme nous ne savons pas pour combien de temps nous sommes ici, il est impératif d'économiser l'argent dont nous disposons. Il faudra s'habituer à vivre chichement. - Il est bientôt 7 heures, précisa Sébastien, c'est le moment d'aller chercher du travail. On est bien d'accord : nous sommes frères et sœurs et nous arrivons de la campagne où la misère nous a poussés à venir tenter notre chance à Paris. - C'est cohérent, ajouta Alex, et comme notre prononciation n’est pas toujours exactement identique à celle des Autochs, ils mettront cela sur le compte du patois. En clair, nous sommes des ploucs mal dégrossis ! - C'est agréable, ponctua Laure. Il faudrait tout de même nous trouver des vêtements plus chauds car si on attrape la crève, je ne suis pas sûre que cela arrangera nos affaires. - On devrait aussi trouver des chapeaux ! S'exclama Sébastien. - Des chapeaux ? Demanda Laure, les yeux écarquillés. - Oui, des chapeaux, pour se mettre sur la tête ! S'énerva-t-il en faisant de grands gestes. Estimez-vous heureux de n'avoir pas encore reçu de pot de chambre sur le coin de la figure ! Ici, le tout à l'égout passe par les fenêtres, les ordures, les eaux sales, tout quoi ! - Tu as raison, trouvons aussi des chapeaux. Mais avant de sortir, je vais cacher nos médicaments et notre argent sous les lattes du plancher, on ne sait jamais, dit Alex, prudent. * * * Ils passèrent leur première journée à jouer les détectives, chacun de leur côté, essayant d'obtenir des informations sur le Télémaque. Ils se retrouvèrent à la tombée du jour, quelque peu dépités. Malgré leur enquête appliquée auprès des bateliers, ils n'avaient détecté aucune trace du Télémaque. Ce nom ne disait rien à personne. Ils partagèrent une maigre pitance avant de s'étendre fourbus et transis sur leurs paillasses puantes. Le moral n'était pas au mieux, mais ils étaient passablement excités de passer leur première nuit en pleine Révolution française. Ils avaient tout de même pris le temps d'admirer, depuis leur toit, un Paris où seules les chandelles dispensaient de faibles lueurs derrière les fenêtres, ce qui apportait une note de romantisme dans cet univers agité. Tous trois s'endormirent comme des masses, malgré les insectes rampants, épuisés par leur journée de recherche et les efforts fournis pour s'acclimater. Au milieu de la nuit, Laure se réveilla, glacée, tant les courants d'air passaient allègrement par tous les interstices de la pièce, par ailleurs totalement dépourvue d'isolation. Il lui était impossible de se rendormir : Alexandre ronflait comme un cochon, la maison émettait régulièrement des craquements inquiétants et la sensation de froid humide devenait une obsession. Ce qui la tenait aussi éveillée, c'était un sentiment très fort et à la fois complètement diffus, que quelque chose ne collait pas. Cette pensée torturait son esprit, sans qu'elle puisse en trouver l'origine. - Allez Laure, debout, il est déjà tard ! - Mais je n'ai pas dormi ! - Ah bon ? Cela fait au moins une heure que Sébastien et moi sommes prêts à sortir, mais tu dormais tellement profondément qu'on n'a pas eu le cœur de te réveiller. - Vous savez quoi ? Il y a quelque chose qui nous échappe dans cette histoire, j'en suis sûre, mais je n'arrive pas à savoir quoi. - Ecoute, nous aussi on partage cette impression, mais ce n'est pas le moment de lambiner. N'oublions pas que nous sommes le 4 … - Je sais, et les premiers troubles vont éclater ce soir ! Ajouta Laure, pour couper court. Tout à coup, ils éclatèrent de rire en s'observant l'un l'autre, occupés qu'ils étaient à se gratter furieusement. - Bravo ! Nous voilà déjà tout couverts de boutons, ça commence bien ! Mettons vite un peu de cette crème avant de sortir, ça nous calmera. Conseilla laure, en extirpant un petit tube de la cachette. Un peu mieux couverts que la veille, avec les hardes complémentaires qu'ils avaient pu récupérer, ils se séparèrent à la sortie de l'auberge. Ils devaient absolument trouver une piste qui les conduirait au Télémaque le plus vite possible. C'est vers midi, attablé avec des matelots, qu'Alex en trouva quelques-uns qui avaient entendu parler du Télémaque. Les marins qui embarquaient à son bord recevaient toujours leur paye à Rouen, il en avait donc déduit que son armateur était certainement Normand. Porté par cette première piste, Alex vola plus qu'il ne courut à l'auberge où ses amis l'attendaient impatiemment. Il fallait absolument quitter Paris au plus vite pour ne pas être coincés dans les émeutes. Les Aventuriers Temporels ne pouvaient se permettre d’être mêlés de près ou de loin à ce type d’événement. - J'ai une piste ! Leur lança-t-il sans reprendre son souffle. Nous partons pour Rouen tout de suite ! - Quelle aubaine ! Ca commence à chauffer ici ! Commenta Sébastien qui avait déjà réglé l'aubergiste. Vous auriez vu sa tête ! Je pense qu'il a dû nous prendre pour des malfrats en fuite, mais je lui ai expliqué que nous avions trouvé du travail sur un bateau et il s'est calmé. - Heureusement qu'il t'a cru, ajouta Laure, un bon petit coup de soupçon et nous voilà sous les verrous ! - Allez, en route, on va essayer de prendre la diligence, c'est encore le plus discret ! Ordonna Alex. La voiture monumentale était bien là, attendant sagement les seize passagers possibles, mais le cocher avait abandonné son poste pour se joindre à un petit groupe qui commençait à haranguer la foule dans le jardin public tout proche. Le nombre des émeutiers augmentait très vite et il fallait oublier la diligence … à moins qu'un nouveau cocher se présente. - On va avoir du mal à en trouver un ! Annonça un responsable. Par les temps qui courent et avec les brigands qui pullulent dans la campagne, les cochers se font rares. Il faut qu'ils soient très courageux, ou complètement inconscients des dangers ! Enfin, c'est pas plus sûr dans Paris hein ! Mieux vaut rester chez soi ! Il fut en effet impossible de trouver un cocher. Les trois Aventuriers Temporels durent se résoudre à passer une deuxième nuit à Paris. - Et en plus, il pleut ! Bougonna Laure. - Il est urgent de trouver un toit pour la nuit, sans nous éloigner du point de départ de la diligence. L'objectif est de monter dans la première qui se présentera. Précisa Alex. - S'il s'en présente une ! Ajouta Laure, toujours aussi optimiste. Après avoir assuré le gîte, trouver le couvert était beaucoup plus facile dans ce Paris où les nouveaux cafés se multipliaient. Les parisiens s'y réchauffaient abondamment au vin chaud et au café, en refaisant le monde. Alex, Sébastien et Laure assistèrent avec consternation à l'effet de l'alcool sur les esprits. Les violences incroyables de la Révolution n'avaient plus rien d'étonnant après ce spectacle. Laure détaillait pour ses amis, en termes médicaux, les stades de l'échauffement, de l'énervement, de l'excitation, jusqu'au passage à l'acte des foules. - Je m'explique mieux les horreurs de cette époque où les têtes étaient exhibées au bout des piques ou des fourches comme des trophées, dit Sébastien. Le couple royal était la proie favorite et quasi exclusive des discussions, ou plutôt des invectives. « L'Autrichienne » avait eu le culot de répondre "qu'il mangent de la brioche" à ceux qui l'avaient informée que les gens du peuple manquaient de pain ! C'est du moins ce qui était rapporté par la vox populi… et qui allait entrer dans la légende. Cette phrase, qui n’a sans doute jamais été prononcée, sera l’un des nombreux éléments à charge dans le procès de la reine en 1793. Au bout d'un certain temps, quelques convives, plus éméchés que d'autres, prirent à partie Laure, Alex et Sébastien, trouvant suspect qu'ils ne prennent pas part à la curée générale. - Tu ne trouves rien à redire, toi, contre l'Autrichienne ? Hurla l'un d'eux à l'adresse d'Alex. - L’ami, j’me contiens, mais j'suis comme vous tous, j'enrage contre le boulanger et la boulangère ! Ironisa Alex pour sauver la face. - Et contre leur petit mitron ! Ajouta Laure, pour faire bonne mesure. Il y eut quelques secondes de blanc, le temps pour chacun d'assimiler la répartie, puis ce fut un éclat de rire général. Les trois Aventuriers se joignirent à l'hilarité ambiante en levant leur pichet bien haut, pour montrer leur adhésion. - Ca, c'est bien envoyé ! Réussit à articuler un homme affalé sur sa table. Le boulanger, la boulangère et le petit mitron ! Tous reprirent en chœur la formule qui avait vraiment fait mouche, la chantant, la hurlant. Alex était contrarié. Il pensait que l'expression était déjà répandue … mais apparemment, il n'en était rien. Et elle allait être reprise dès le lendemain matin, dans la cour d'honneur du château de Versailles, pour le malheur de la famille royale. Sur cette constatation désolante, il leur donna le signal du départ et tous trois se levèrent pour rejoindre discrètement leur mansarde, et c'est sous les vivats de la foule avinée qu'ils quittèrent les lieux. Sans un mot de plus, un peu honteux de leur ingérence dans l'Histoire, ils s'affalèrent sur leurs paillasses pouilleuses et s'endormirent rapidement. * * * Vers 7 heures du matin, des cris venant de la rue les tirèrent brutalement de leur sommeil. Ils sautèrent dans leurs vêtements et se retrouvèrent très vite dehors. La rue grouillait déjà de monde, les marchands n'avaient pratiquement plus de denrées à vendre, et le peu qu'ils avaient était hors de prix. La colère des femmes venues chercher des victuailles montait de minute en minute devant cette situation devenue totalement intenable. Les Aventuriers Temporels savaient exactement ce qui était en train de se passer, le grand jour de la révolte des femmes était arrivé et il ne ferait pas bon traîner dans les parages. Le pire était à venir. Il fallait trouver quelque chose, et vite, pour échapper à cette vague meurtrière qui enflait. Ils devaient absolument éviter de se trouver enrôlés dans le cortège des cinq mille femmes, accompagnées d'hommes enragés et armés de tout ce qui leur était tombé sous la main. Ils en connaissaient parfaitement l'itinéraire : l'Hôtel de ville, la place de Grèves, puis direction Versailles, ce qui était un avantage, aussi maigre qu’il fut. - Nous allons nous rendre aussi à Versailles, à pied. Proposa Alex. Il faut arriver avant la foule révoltée et là, trouver une diligence qui nous conduira à Rouen. - D'accord. Répondirent les deux autres, trop contents d'échapper au plus vite à ces fous furieux. Ils longèrent la Seine, emmitouflés dans les mantes qu'ils avaient achetées la veille. De l'autre côté, ils aperçurent le jardin des Tuileries et le palais dominant la grande place, qu'ils n'avaient encore jamais vu puisqu'il fut détruit en 1870. - Dire que ce palais va devenir la résidence royale dans deux jours … soupira Laure. Mais l'heure n'était pas au tourisme, d'autant plus que des trombes d'eau, venues s'ajouter aux bourrasques de vent, s'abattaient sur eux, ralentissant leur marche. Il leur fallut plus d'une heure pour atteindre le pont des Cignes puis la porte de Grenelle pour sortir de la ville. Par chance seule une petite poignée de Parisiens participaient effectivement aux émeutes. Il n’y eut d’ailleurs pas plus de dix milles personnes impliqués dans ces évènements. C’est ce qui permit à nos trois Aventuriers de pouvoir passer tranquillement. À midi, ils arrivèrent à Sèvres, où ils firent une courte halte, déjà épuisés par leur marche forcée. Ils savaient que le cortège mettrait quatre heures pour parvenir à Versailles et que l'arrivée se ferait à 16 heures. Ils avaient un peu d'avance, et il n'était pas question de la perdre. Ils arrivèrent à Versailles, exténués, à 14h30. Par chance, ils trouvèrent très vite une voiture en partance pour la Normandie. Au moment où ils quittaient Versailles, les premiers affrontements commençaient au château… Chapitre 8 La pluie cessa lorsqu'ils arrivèrent à la halte d'Evreux. Frigorifiés et ankylosés, ils se précipitèrent dans l'auberge pour se réchauffer autour de la flambée, allumée pour les voyageurs. Malgré le camouflage des vêtements d'époque, l'apparence un peu trop raffinée des trois compères attira tout de même l'attention, en ces temps où tout le monde se méfiait de tout le monde. Que faisaient ces jeunes gens "du peuple" qui semblaient quitter précipitamment la capitale ? L'histoire d'un travail trouvé sur un bateau à Rouen ne parvint pas, cette fois, à convaincre tout le monde. - Vous ne seriez pas des aristocrates en fuite par hasard ? Insinua l'aubergiste. - Holà l'ami ! Crois-tu que nous serions trempés et que nous serions partis à pieds si nous étions des aristos ? Répondit prestement Alex. Rassuré, l'homme accepta de leur louer une chambre pour la nuit et de leur servir à souper. La marmite de fonte noire qui pendait dans la cheminée exhalait une odeur plutôt agréable. Une femme vint ajouter aux morceaux de viande qui devaient y mijoter depuis plusieurs heures, navets, carottes, poireaux, choux. C'était bien l'odeur familière d'un pot-au-feu, et cela redonna du courage à la petite troupe. Après un souper roboratif, ils ne demandèrent pas leur reste et s'écroulèrent sur leurs matelas où ils dormirent comme des anges jusqu'à l'aube. * * * Au départ d’Evreux, la diligence était bondée. Le compartiment avant, le coupé, emmenait une famille bourgeoise. Plus luxueuses que les autres, ces trois places étaient à la fois plus chères et plus confortable : sièges capitonnés et moelleux, réchaud portable, vue sur la route. Au centre de la voiture, deux banquettes de trois places se faisaient face. Les Aventuriers Temporels s’installèrent sur l’une d’elles. À l’arrière du véhicule, la rotonde, où l’on montait par le « cul », contenait deux places. Enfin, l’impériale offrait trois places moins chères car en plein vent, sur l’arrière du toit. Dans une côte, le cocher demanda aux passagers, à l’exception de ceux du coupé, de descendre afin de soulager les chevaux. Alex, Laure et Sébastien durent même aider comme tout le monde (les passagers luxe exceptés) à pousser aux roues, touchant pleinement le fait que les privilèges existaient encore fin 1789, même s’ils s’étaient déplacés de la Noblesse à la riche bourgeoisie. Nos trois héros encore peu habitués à ce type de traitement étaient éreintés, leur dos les faisant atrocement souffrir. La banquette malcommode, l’entassement et la promiscuité n’ayant certainement leur égal au XXIe siècle que dans un train ou un car indien… Après une nouvelle journée de cahots, d'arrêts intempestifs pour arrimer des bagages récalcitrants, la diligence arriva enfin à destination : rue du Gros Horloge, à Rouen. Ils s'attendaient à trouver une ville prospère, enrichie par le commerce triangulaire des esclaves, comme la Rochelle et Bordeaux. Mais ils durent se rendre à l'évidence, les richesses avaient disparu et la même misère qu'à Paris avait envahi les rues. Il était trop tard pour se rendre chez l'armateur du Télémaque et, se trouvant dans un tel état de fatigue, ruisselant, les chaussures détrempées, ils décidèrent de chercher une auberge qu'ils trouvèrent sans grande difficulté. La puanteur était un peu moins forte qu'à Paris, ou peut-être commençaient-ils à s'habituer… De bon matin, Alex se présenta à l'adresse qui leur avait été communiquée pour rencontrer le Sieur Mazurier. Il revint quelques minutes plus tard, la mine déconfite : - Mazurier a fait faillite il y a des semaines ! - C'est pas vrai ! S'écria Laure, incrédule. - Si, et pour arranger le tout, il s'est suicidé ! - Et alors ? Demanda Sébastien, découragé. - Alors, son affaire a été rachetée par un armateur parisien, un certain Dantignac. - Ah non, c'est pas vrai ! Gémit à nouveau Laure qui était vraiment sur le point de craquer. Puis tout à coup, les mots sortirent de sa bouche en cascade : Vous vous rendez compte ? Cette mission, on l'a bien préparée non ? Et tout va de travers ! On crève de froid, on est trempés, on est morts de fatigue, on dort mal, et en plus, on est traités comme des suspects. Si maintenant il faut remuer ciel et terre pour savoir d'où est parti ce foutu bateau, c'est trop, j'en peux plus ! Et qui c'est ce Dantignac ? Et qu'est-ce qu'il allait faire en Angleterre ce Trésor ? Il ne pouvait pas aller en Autriche non ? C'était logique non ? Eh, les garçons, j'ai pas raison ? Les garçons, comme elle disait, la regardaient éructer et gesticuler, interdits. C'était la première fois qu'ils la voyaient sortir de ses gonds et ils étaient au bord de la crise de fou rire. Eux aussi avaient les nerfs plus que tendus, mais ils réussirent à se contenir, devinant que Laure n'aurait pas apprécié plus longtemps leur moquerie. Alex se maîtrisa et rebondit sur ses propos : - Voilà une bonne question. Vous ne trouvez pas curieux, vous, qu'un roi qui n'a cessé de combattre l'Angleterre y envoie son trésor personnel ? Elle a raison, ça n'a aucun sens. Et si la vraie destination n'était pas l'Angleterre ? Et si ce n'était pas le roi qui avait commandité ce transfert ? - Tu as vu juste, ajouta Sébastien. Laure, tu es formidable ! - Allons-nous mettre quelque chose sous la dent, proposa Alex. - Il nous reste des sous ? Demanda Laure, complètement calmée. - Ca ira princesse … ah ça ira, ça ira ! ironisa Alex, sur l'air de la Carmagnole. - Là, tu anticipes, ironisa Sébastien En effet, ce n’est qu'en 1792 que la carmagnole deviendra l'hymne des sans-culottes, après l'arrestation de la famille royale. Une fois attablés autour d'un bol de soupe bien chaude, ils firent le point sur la situation. Alex prit la parole : - Bon, rendons-nous à l'évidence, Rouen ne nous apprendra rien de plus. Aujourd'hui, 6 octobre, la famille royale est ramenée à Paris. C'est sûrement à partir de ce moment là que la décision a été prise de mettre à l'abri le fameux trésor. Il doit bien exister un document quelque part attestant de ce transfert. Il était indispensable de garder une preuve pour pouvoir le récupérer en des temps meilleurs. - Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! Commenta Sébastien. - Et si le roi n'était pour rien dans toute cette histoire ? Si une autre personne avait tout fomenté ? Hasarda Laure décidément pleine d'idées. Et pourquoi l'Eglise aurait fait expédier ses richesses en Angleterre, un pays anglican ? Ils s'accordèrent le reste de la journée, après avoir réservé la diligence pour le lendemain matin, pour visiter la ville, qui semblait bien calme. Tout en marchant, ils observèrent un groupe d'enfants jouant avec des pierres, comme tous les enfants de tous les siècles. Laure se dirigea vers l'un d'entre eux : - Dis-moi, est-ce qu'on parle ici de ce qui se passe en ce moment à Versailles ? - Non, je n'ai rien entendu, je ne connais pas ton Versailles. - Tu ne lis pas les journaux ? - De toute façon, j'sais pas lire ! Et puis les journaux, y en a pas tous les jours, tu sais pas ça ? - C'est vrai, mais c'est bien dommage, c'est pratique d'être informé. Tiens, c'est pour toi, lui dit-elle en lui glissant une petite pièce dans la main. - Oh, merci princesse ! - Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-elle amusée. - Charles Havas, de Rouen, pour vous servir ! - Eh bien Charles, surtout, apprends à lire, tu ne le regretteras pas ! Tu promets ? - Oui princesse, pour tes beaux yeux ! répondit le gamin en s'éloignant. Alex avait entendu la fin de la discussion : - Tu sais que tu viens de rencontrer le futur fondateur de l'Agence Havas ? - L’ancêtre de l'Agence France-Presse ? - Exactement belle Dame. - Alors, cela veut dire qu'il aura suivi mon conseil d'apprendre à lire ! - Et peut-être qu'un jour il se souviendra d'avoir rencontré une jolie jeune femme qui lui a dit que l'information, c'est très important. * * * Le voyage de retour vers Paris fut plus tranquille, moins de secousses, moins de pluie, et déjà, peut-être, une certaine endurance. En quelques jours, la situation avait évolué, comme prévu : la famille royale s'était installée aux Tuileries, ainsi que l'Assemblée Nationale. À peine arrivés, ils eurent la chance de rencontrer une famille qui louait des chambres, à peu près potables, et ils s'installèrent sans tarder. La famille Landin qui les hébergeait moyennant une somme conséquente même pour l’époque, n’avait bien entendu pas les moyens de se payer un domestique. Pourtant, ils faisaient travailler un gamin d’environ 14 ans, qui ne semblait pas être un de leurs enfants. Au début, nos trois amis s’étaient regardés, encore peu habitués des manières du XVIIIe siècle. C’était continuellement des «Philippe fait-ci, Philippe fait ça» et, le nez dans leur soupe, Alex, Laure et Seb tentaient de cacher leur malaise. - Bonjour la famille Thénardier, ne put retenir Laure, en voyant passer Philippe, le dos ployant sous la charge de hardes à laver. N’y tenant plus, elle se leva et, malgré les protestations du jeune homme regardant alentours, apeuré, craignant de se recevoir une soufflante de sa patronne, elle l’aida à porter une partie de son fardeau. - Après Thénardier, c’est Jean Valjean qu’elle nous joue la p’tite Laure, s’amusa Alex en désignant du menton sa collègue. Elle va nous faire avoir des ennuis … - Laisse, c’est son côté maternel qui prend le dessus, ça lui passera … répondit Seb. Loin de lui passer, jour après jour, après ses recherches, revenant à la pension Landin, Laure avait pris pour habitude d’aider Philippe, et de discuter avec lui. Elle avait rapidement senti que le garçon était différent, et que sa tristesse et son port altier différaient d’une situation qui pouvait le faire ressembler de prime abord à Cosette. Assez renfermé au début, ne se livrant pas beaucoup, il avait appris à avoir confiance en la jeune fille, et la considérait comme la grande soeur qu’il n’avait jamais eu. Quant à elle, il paraissait évident qu’elle voyait là un moyen de remplacer son jeune frère trop tôt disparu. En conséquent, la mission prenait pour elle une tournure beaucoup plus personnelle. Elle apprit ainsi que Philippe était noble de naissance, fils d’un marquis du Maine, d’une noblesse pauvre de province, comme il en existait beaucoup à cette époque. - Ben dis donc, on dirait pas à le voir comme ça, dit Seb. Mais c’est bizarre de le voir rendu ici quand même, surtout réduit quasiment à un rôle d’esclave. - Oui, noble ou pas, jeté à la rue, il faut bien se débrouiller, mais quand on ne connaît rien d’autre que son village … Il ne m’a rien dit d’autre, mais je suis sûre qu’il me dit la vérité, reprit-elle. - Bon, c’est pas tout ça, mais revenons quand même à la mission … commença Seb - Justement, j’y viens ! le coupa t-elle. - Oh là là, se mêla Alex, je m’attends à tout là. - Non non, attends, il pourrait sûrement nous aider, vous croyez pas ? - … - Allez, les gars, un peu d’humanité, on est pas des robots - Mmmm, grommela Seb, c’est pas la question, mais tu nous demandes de nous impliquer dans la vie des Autochs, et ça risque de changer des choses. C’est dangereux … Et puis, que lui dire ? Et surtout que lui faire faire ? - Faites-moi confiance un peu, vous verrez bien. Laure clôt ainsi la discussion, en sortant de la pièce, laissant Alex et Seb un peu interdits. Au prix d’un peu d’effort et de beaucoup de persuasion, Laure fini par faire accepter aux deux autres que Philippe puisse leur donner un coup de main dans la mission. Un peu d’aide ne serait en effet pas de trop. Ils se partagèrent le travail : arpenter les Tuileries dans l'espoir d'approcher le roi, trouver une piste pour mettre la main sur Dantignac, fureter et établir des contacts à droite à gauche, et chercher du travail car leur bourse se vidait de jour en jour. Plus inquiétante encore que l’état de leur bourse, était leur réserve de médicaments. Laure absorbait beaucoup de cachets, se plaignait chaque jour d’avantage d’avoir mal à la tête. Au début, tout le monde avait mis ça sur le compte du changement atmosphérique entre les deux époques, mais le symptôme ne faiblissait pas. Laure dormait plus longtemps et rentrait plus tôt que ses deux amis, ce qui ralentissait encore l’enquête. Le plus heureux de cette situation était Philippe, qui avait pour lui seul un peu de compagnie. Un matin, Laure se réveilla avec des maux de tête épouvantables, la gorge en feu, et lorsqu'elle voulut mettre pied à terre, des vertiges la clouèrent sur place. Elle diagnostiqua une bonne grippe. Vexée de se voir clouée au lit pour si peu, elle avala immédiatement les remèdes appropriés avec le fond d'eau stérilisée qui lui restait dans un gobelet. Malheureusement, malgré l'absorption des médicaments, son état de santé était loin de s'améliorer. Elle était en sueur, la fièvre ne baissait absolument pas et, malgré la température élevée de son corps et les couvertures entassées sur son dos, elle grelottait sur sa paillasse. Le jeune Philippe tentait du mieux qu’il pouvait de s’occuper de la patiente. Pourtant toutes les compresses d’eau fraîche qu’il lui apportait ne parvenaient pas à faire baisser la fièvre. Bien entendu, Laure refusa de se rendre à l’hôpital de la Charité comme il le lui conseillait. - Tu sais, dit-il, il paraît qu’on y est bien traité, et surtout, on y est qu’un par lit ! Laure dû écarter cette possibilité pour des raisons évidentes de sécurité. En aucun cas, elle ne devait compromettre la mission. Elle en fut quitte pour écouter le jeune homme lui raconter sa vie, son enfance. À la fin de la journée ponctuée par les nombreux appels irritant de la « thénardière », elle le connu aussi bien qu’une sœur. Philippe passait le plus souvent possible la voir, afin de la réconforter. Vu l’état de santé de Laure, c’était le plus souvent lui qui parlait, et visiblement, il en avait besoin. Philippe de Lesparre de son nom complet, en tant que 6è fils, ne pouvait prétendre à aucun titre, aucun bien. Son univers s’était borné au château paternel et il lui avait été défendu d’en sortir. Son père, le marquis de Lassenay, vivait encore dans le passé de ce qu’il croyait une glorieuse famille. Le portrait que Philippe en dressa était celui d’un homme dur, sans culture, revenu paralysé des guerres de Louis XV, que Laure traduisit pour elle-même ce que les historiens ont appelé les «guerres en dentelle». - Preuve qu’elles n’étaient pas qu’en dentelle, se dit-elle - C’est pas la joie ton histoire ! soupira Laure - Tu as parfois de drôles expressions, rajouta Philippe pour éviter de s’apitoyer sur lui-même. - Patois local, réussit-elle à articuler péniblement, comme si chaque parole prononcée était une souffrance. Les jours suivants, elle en appris encore un peu plus, même si cette fois, il était définitivement seul à parler, comme à confesse. Pour elle, se concentrer sur l’écoute lui faisait penser momentanément à autre chose, et forçait son esprit à rester éveillé, ce qui était de plus en plus dur. Satanée grippe ! Philippe avait donc perdu sa mère très jeune et n’en avait plus qu’un vague souvenir. Ses frères ont rapidement «mangé la grenouille», sous l’oeil bienveillant du père qui, de toute façon, ne pouvait plus rien faire. Philippe, un peu livré à lui-même, s’est alors pris d’amitié pour le chanoine qui a commencé de lui enseigner la lecture et l’écriture, tant et si bien qu’il a voulu entrer dans les ordres. Le marquis en entendant ça, ne fit ni une ni deux, et a éloigné Philippe du religieux, le cloîtrant - sans jeu de mot - et lui interdisant de recommencer. - Bonjour Zola ! fut la seule phrase qu’elle pu proférer, et qui bien évidemment ne manqua pas d’étonner l’adolescent - Quoi ? Ne pouvant plus parler, elle lui fit signe de continuer, se disant qu’il valait mieux ne pas argumenter sur sa bévue. Lorsque rapidement et brusquement, son état empira, Alex et Sébastien commencèrent à être sérieusement désemparés, d'autant plus que le médecin du groupe, c'était elle. Elle ne pouvait plus ni parler, ni bouger aucun muscle de son corps, toutes ses articulations étaient paralysées. Elle sentait la maladie se propager dans son corps à la vitesse d'un poison perfide. Petit à petit, sa vue se brouillait, elle se mit à délirer. Des milliers d'images défilaient dans sa tête, elle ne contrôlait plus rien, elle se sentit disparaître doucement, engloutie peu à peu dans un sommeil sans rêves, anéantie. Elle ne pouvait plus lutter et s'abandonna au sourire de son père, qui fut sa dernière image. À partir de ce moment-là, elle sombra dans un coma profond, inconsciente des efforts de ses amis pour la ramener à la vie. Dès que Philippe eut quitté la pièce, aussi meurtri que ses compagnons, Alex et Sébastien consultèrent leurs Biosens, répertoriant tous les symptômes, procédant par élimination. Inutile d’être médecin pour comprendre que le temps était compté. A l'époque où l'on mourrait facilement d'un simple rhume, il était inutile de compter sur les Autochs pour les aider à trouver une solution. - Leptospirose ! S'écria Sébastien, avec angoisse. Puis il continua à déchiffrer : maladie transmise par l'urine des rats. - Elle a dû choper ça dans la première mansarde, compléta Alex tout aussi bouleversé. - Le seul remède préconisé par le Biosens est la pénicilline. Les deux compères se ruèrent sur la latte de plancher qu’ils retirèrent précipitamment pour y prendre les gélules d’antibiotique. Horreur, les rats avaient élus domicile dans la cachette ! Le premier reflex de recul passé et en observant qu’aucun animal ne bougeaient, ils constatèrent que les deux ou trois rats étaient morts. Les restes de plaquettes de médicaments et les gélules éparpillés apportèrent une explication : les rongeurs en recherche de nourriture étaient morts de surdose médicamenteuse ! Mais le sort de ces nuisibles n’était pas le plus inquiétant, il ne restait plus aucun comprimé pour Laure. Chapitre 9 - Tu crois que l'on pourrait rentrer maintenant ? Demanda Sébastien angoissé, on ne va pas la laisser crever ici ! - Rien n'est prévu dans ce sens. Répondit "le vétéran", puis plus bas, comme pour lui-même : il nous reste "la boîte aux lettres" évidemment. Temporium avait en effet mis au point un plan d’urgence absolue, mais fort risqué. Un lieu commun à l’époque de destination et à aujourd’hui était défini avant de partir en mission. Deux fois par jour, un technicien du centre était chargé de vérifier si un message était parvenu jusqu’au XXIe siècle. La missive devait traverser deux cents ans d’Histoire, avec le risque d’être endommagée, découverte ou détruite. En cet instant, Alex réfléchit rapidement. Laure était intransportable, ils risquaient d’attirer inutilement l’attention. Seulement, la mission en valait-elle la peine ? Il pourrait toujours poster un message et demander une livraison de médicament…. Oui, c’est ce qu’il ferait ! Il venait de prendre la résolution d’utiliser la « boîte aux lettres » de la Tour Jean-sans-peur, mais encore fallait-il qu’il accède au toit, précisément à l’endroit convenu, pour y laisser son message. Aurait-il le temps ? Laure tiendrait-elle jusque-là ? Mais sa réflexion fut interrompue par Sébastien : - Regarde un peu ! Parmi les composants naturels de la pénicilline, il y a le penicillium roqueforti. - Du Roquefort quoi, s'exclama Alex, découragé. Comment veux-tu que nous trouvions du Roquefort à Paris, en pleine Révolution Française ? Non mais tu te rends compte? - Ce dont je me rends compte, dit-il en soulevant le bras de Laure pour examiner son Biosens, c'est que son rythme cardiaque continue de baisser et que dans quelques jours, nous ne pourrons plus rien faire pour elle. - Puisque tu es sur le Biosens, regarde dans les archives de Temporium. Lui conseilla Alex. Archives Temporium / Roquefort / Révolution Brillat-Savarin, député de l'Assemblée Constituante pendant la révolution française et fin gastronome, pense qu'un "dîner sans Roquefort est comparable à une belle qui n'aurait qu'un œil" - Une minute … Attends, je tiens quelque chose … Voilà, Brillat-Savarin, c'est ça ! S'écria Sébastien. - Quoi Brillat-Savarin ? On te dit Roquefort, pas Brillat-Savarin, c'est pas du tout le même fromage. - Mais non ! Brillat-Savarin, à cette époque, c'est un député de l'Assemblée Constituante. Il s'intéresse à la gastronomie, d'ailleurs il écrira La Physiologie du Goût en 1826 et … - On s'en fout ! File voir ce député et essaie de savoir où l’on peut trouver du Roquefort. Tu as l'air d'oublier que notre petite Laure est sur le point de passer l'arme à gauche ! - Bien sûr que non, je ne l'oublie pas, ne t'énerve pas, j'y fonce ! Sébastien traversa les différents quartiers en courant pour rejoindre au plus vite la salle du manège des Tuileries où l’Assemblée avait élu domicile depuis le retour de la famille royale à Paris. Même muni de son biosens qui lui délivrait le portrait de Jean Anthelme Brillat-Savarin, il eut du mal à retrouver le député dans la cacophonie générale. L’Assemblée avait fait installé en hâte et sans confort des sortes d’estrades afin de permettre les débats. L’immensité de la salle au plafond voûté renvoyait l’écho des paroles, rendant encore plus difficile la compréhension. L’Aventurier Temporel ne put s’empêcher de contempler, l’espace de quelques secondes, la scène qui se jouait devant lui. Il était face à l’Histoire, face aux hommes qui étaient en train d’écrire un des tournants majeurs de l’Histoire de France … mais rapidement l’urgence de la situation reprit le dessus. Il s’enquit de la présence du gastronome et attendit qu’il sorte. Trépignant, Sébastien assista à la plaidoirie de son « sauveur » potentiel dans une défense de la peine de mort. - J’aurai tout entendu ! Dit-il en faisant les cent pas. Un brouhaha plus important marqua la fin de la séance et tous les députés sortirent en même temps. En voulant se précipiter vers Brillat-Savarin, il percuta l’un d’eux qui perdit ses lunettes. Bien élevé, Sébastien lui ramassa et lui les tendit en s’excusant. Sans un mot, comme absorbé, l’autre le remercia d’un signe de la tête puis suivit le flot des législateurs. Ce n’est qu’après coup que l’historien réalisa qu’il venait de croiser Maximilien Robespierre. Jean Anthelme Brillat-Savarin rangeant ses notes vit s’avancer un Sébastien sûr de lui. - Monsieur le député Brillat-Savarin ? - A qui ai-je l’honneur ? - Mon nom ne vous dira rien Monsieur, mais je viens solliciter votre science pour une affaire grave. Ma jeune sœur a une vilaine blessure et on m’a dit que le fromage de Roquefort pouvait la guérir. - En effet, répondit le maire de Belley qui avait également étudié la médecine, certains bergers évitent la gangrène en appliquant ce délicieux fromage sur la plaie. - C’est exactement ça ! Savez-vous où je pourrais m’en procurer ? Implora presque Sébastien. - Ma foi, il me semble que dans les caves des Causses … - Mais il faut plus de quinze jours pour faire l’aller-retour ! s’écria Sébastien - Tu sais, en cette période, c’est un met rare que ce fromage ! Je crains que ta sœur … - Pas question, coupa Sébastien, je ne l’abandonnerai pas ! Touché par le désarroi et la détermination du jeune homme, le député s’avança vers lui et, comme un grand frère (après tout il n’était que de quinze ans son aîné), lui prit les épaules. - J’ai quelques connaissances en médecine et je puis t’aider si tu le désires. Mène-moi à ta sœur, nous la maintiendrons en vie le temps de faire venir le fromage de Roquefort. As-tu quelque argent ? C’est denrée fort chère que le fromage ! Sans réfléchir, Sébastien lui assura que la somme ne poserait pas de problème, mais qu’il ne pouvait malheureusement pas accepter sa présence au chevet de sa sœur. - Comme tu voudras. Je vais cependant t’aider en rédigeant un billet à l’un de mes confrères, là-bas, qui se chargera de te remettre le fromage. Pars sans traîner, la route est longue, et si les jours de ta sœur sont comptés… Tout en parlant, Brillat-Savarin s’était rassis, avait ressorti sa plume et griffonnait un billet qu’il remit à Sébastien. Comme si la chance était contre les aventuriers temporels, les Causses était l’un des lieux les moins bien desservis de royaume et il fallut plus de cinq jours au billet pour parvenir au producteur. Dans le même temps, Laure s’enfonçait un peu plus dans les ténèbres chaque jour. Elle entendait toujours de très loin les voix dans la pièce, mais désormais, n’était plus capable de les comprendre. Elle était en train de mourir, lentement. Le poison avait bientôt fini d’infecter son sang et chaque battement de son cœur contribuait à le propager un peu plus. Les garçons faisaient les cent pas dans la chambre qu’ils ne quittaient plus. L’attente leur était insupportable, doublé d’un sentiment d’impuissance. Laure n’était plus qu’un léger souffle, sa vie ne tenait plus à grand chose. Sébastien et Alex avaient bien essayé de tenter une intervention, mais devant la complexité et surtout le danger encouru, ils avaient renoncé à pratiquer une hémodialyse de fortune. Les connaissances de l’époque étaient à des années lumières de leur fournir une aide dans ce domaine. Trois jours entiers passés auprès d’elle sans dormir n’amélioraient pas non plus leur raisonnement. Finalement, Alex n’en pouvant plus, se décida à tenter la boîte aux lettres. Il fallait coûte que coûte la sortir de là, l’exfiltrer de cette mission. Cependant, l’état de Laure ne permettrait pas de se déplacer au point de rendez-vous, il faudrait donc que le XXIe siècle vienne jusqu’à eux. Il rédigea donc un message en ce sens et tant pis s’il devait être intercepté ! « R-C9H11N2O4S urgent – vital » En 1789, la tour Jean-sans-Peur n’était plus la plus haute tour civile de Paris. Autrefois signe extérieur de richesse, elle servait désormais d’entrepôt à un marchand. Alexandre résolut de s’y rendre la nuit. Après avoir réussi à pénétrer à l’intérieur, il emprunta l’escalier en colimaçon jusqu’à la charpente et déposa le message destiné aux équipes de Temporium à l’endroit convenu, en espérant que le temps parviendrait à transmettre son appel à l’aide à travers les siècles. Une fois à l’extérieur, Alexandre prit le chemin du point de transfert, plus que quelques minutes et il trouverait les médicaments à l’endroit précis où il avait attemporit quelques semaines plus tôt avec ses amis. Arrivé dans le champs, il le parcouru de long en large pendant près d’une heure avant de se rendre à l’évidence. Temporium n’avait pas trouvé le message, il n’aurait donc pas la pénicilline attendue. Laure était perdue… Chapitre 10 Comme le prévoyait le protocole, chaque jours pendant dix jours, Alex et Sébastien se rendirent au point de transfert, revenant toujours bredouille. Laure avait fait un arrêt cardiaque, mais Sébastien avait réussi à relancer « la machine ». La fin était proche, les voix qu’elle percevait n’étaient quasiment plus audibles. Elle avait envie de se laisser aller. Finalement, c’était comme si une autre voix l’appelait. Une voix qu’elle ne distinguait pas vraiment, qu’elle devinait plutôt. Philipe était entièrement dévoué à la cause. Les garçons lui avaient montré comment effectuer les soins, et il y mettait toute son attention et tout son cœur. Par ailleurs, il avait été chargé de veiller à la porte Denfert l’arrivé du Roquefort. Ainsi les trois garçons se relayaient au chevet de Laure. Le visage de la jeune femme maigrissait à vue d’œil, et ils ne pouvaient rien faire… Chapitre 11 Un cavalier se présenta à bride abattue à la barrière de Fontainebleau, l’une des entrées dans l’immense enceinte de Paris, où l’on devait s’acquitter de l’octroi, taxe pour toute marchandise entrant dans la capitale. Nicoleau, muni du billet de brillat-Savarin, s’impatientait pour passer et enfin délivrer sa précieuse cargaison à l’adresse indiquée. Un garde s’approcha de lui l’air méfiant. - Où galope-tu si vite, l’ami ? lui aboya t-il. - Une livraison pour le Sieur Brillat-Savarin, député à l’Assemblée Nationale. Le simple nom de l’auguste Assemblée troubla le révolutionnaire zélé. Mais l’effet de l’alcool aidant, il se repris et demanda à inspecter la marchandise. Nicoleau eut le tort de refuser, prétextant l’urgence de la situation, ce qui mit le garde dans une fureur rare. - Ne sais-tu pas que les privilèges n’ont plus cours ici ? Terminé les passe-droits ! Allez, descend de ce canasson ou je m’en vais te chauffer les pieds moi ! Aux cris, quelques engagés qui gardaient le poste vinrent porter secours à leur acolyte. Nicoleau se fit promptement désarçonner et jeter à bas. Les gardes se précipitèrent vers les sacoches, avides de maraudage, et sortirent les deux boîtes contenant les précieux fromages. Ce qu’ils virent en ouvrant les boîtes les horrifia ! - Ah tu voulais empourrir la ville mon mignon ! Cria l’un d’entre eux à l’adresse du cavalier au sol. Ils jetèrent les fromages au sol en hurlant qu’ils avaient sauvé la ville de ce fromage moisi, très certainement empoisonné. Après avoir consciencieusement piétiné le chargement, ils se retournèrent vers Nicoleau et se fut une rouée de coups qui s’abattit sur le pauvre diable. A six ou sept, ils eurent tôt fait de le tuer et emportés par leur rage, au cris de « nous avons sauvé la révolution », ils pendirent le malheureux au mur, par les pieds, pour faire, dirent-ils, un exemple. Il ne restait rien des fromages. Philippe témoin impuissant de la scène, la rapporta à ses compagnons accablés. Dans le même mouvement, leurs regards se tournèrent vers Laure. Chapitre 12 Le 23 octobre vers midi, des pas précipités résonnèrent dans la chambre mortuaire. Alex et Philippe absorbés dans leur prière, virent alors Sébastien entrer en trombe. - Philippe fonce !…Heu… Peux-tu aller quérir rapidement un pichet d’eau s’il te plait ? Discipliné, Philippe dévala l’escalier pour s’acquitter de sa tâche. En même temps, devant les yeux incrédules d’Alex, Sébastien déballait les précieux médicaments ; le point de transfert avait enfin produit la livraison tant attendue. Il sélectionna les antibiotiques, pénicilline en tête, ainsi que les nouvelles pastilles purifiantes. Laure allait être sauvée. Il était temps. * * * Enfin, le jour vint où Laure put reprendre lentement ses esprits. Malgré l'atroce souffrance qu'elle continuait de ressentir dans tous ses membres, sa tête n'était plus sur le point d'exploser et elle put entendre ses compagnons discuter près d'elle, jusqu'au moment où elle ouvrit les yeux. - Si tu savais comme on est heureux que tu sois guérie ma belle ! Lui confia Alex, en la couvant du regard. - On a vraiment eu peur ! Ajouta Sébastien en lui posant affectueusement un baiser sur la joue. Elle ne distinguait encore pas bien ce qu'ils disaient, mais apparemment ils étaient si contents qu'elle comprit qu'elle était passée tout près de la catastrophe. Deux jours plus tard, au prix d'un effort terrible, elle réussit à se remettre debout, sur des jambes qui lui semblaient être en coton. - Merci les garçons, on fait une vraie famille, non ? - Oui, une sacrée famille ! Répondirent-ils en chœur. * * * Laure rétablie, ils reprirent une vie normale, c'est-à-dire qu'ils repartirent en chasse pour trouver le nouvel armateur du Télémaque. Cela faisait maintenant dix jours qu'ils erraient, sans grand résultat, lorsque la « Thénardier » appela Laure, la mine réjouie. Son mari, qui travaillait aux Tuileries, avait entendu dire que l'on y recherchait une jeune femme, présentant bien, pour le service. Et les gages n'étaient pas mauvais. - Elle est p't'êt pas aussi mauvaise qu'on l'dit, la Toinette, précisa-t-elle, au grand étonnement de Laure, persuadée que toutes les femmes du peuple détestaient Marie-Antoinette. Bah, on a l'même prénom, ça rapproche quand même, ajouta-t-elle en tournant les talons. Laure, ravie de cette offre, se présenta dès le lendemain matin. C'était sans doute sa chance de pouvoir croiser la reine. Elle entra donc au service de la Cour, comme femme de chambre. Ses horaires l'obligeaient parfois à dormir au Palais, ce qui ne facilitait pas les échanges avec Alex et Sébastien. En plus de son entraînement, elle apprit "sur le tas", les manières de l'époque, observant sans relâche, telle une petite souris, cette cour oisive, cruelle et cultivée. Et à propos de souris, son plus grand étonnement fut un jour de voir apparaître, sur le sommet de la tête d'un courtisan, un superbe rongeur de fort belle taille, émergeant des profondeurs de sa perruque… * * * Leur obstination finit par enfin porter ses fruits quand ils rencontrèrent enfin un cocher qui affirmait avoir entendu le nom de Dantignac. Il en était sûr : - J'ai amené le sieur Dantignac au Palais des Tuileries il n'y a pas trois jours. Un bel homme ! Grand, bien mis de sa personne, les cheveux longs, sans perruque. Même qu’il avait une drôle de façon de parler ! Munis de cette précieuse information, les deux garçons transmirent à Laure leur découverte, pour qu'elle essaie d'en savoir davantage sur place. Après avoir questionné habilement les femmes de chambre, elle ne tarda pas à apprendre qu'un Dantignac avait effectivement eu une entrevue avec la reine. Toutes les filles s'en souvenaient, il était très beau, avec un regard envoutant, et un accent bizarre. Elles précisèrent aussi un détail qui leur avait paru curieux : il avait les dents blanches … comme Laure d'ailleurs … Émoustillées par ces questions, les soubrettes étaient prêtes à trouver d'autres renseignements sur le beau Dantignac. L'une d'elles, très proche de Madame Campan, la première femme de chambre de la reine, se faisait fort de savoir s'il allait revenir, et quand. * * * Cela faisait presque un mois que les Aventuriers Temporels étaient arrivés à la fin du XVIIIe siècle, et Dantignac, leur seule piste, ne s'était plus manifesté, depuis sa dernière entrevue avec la reine. Alex et Sébastien avaient fini par trouver du travail et ne pouvaient se réunir que le soir, pour faire le point sur leurs recherches. Laure était souvent coincée au Palais et, depuis l'instauration de la toute nouvelle Loi Martiale, il n'était plus question de sortir le soir. Elle avait de plus en plus de difficultés à contacter ses amis. En effet, depuis l'assassinat d'un boulanger parisien par une foule hystérique qui était loin de s'être calmée depuis le 14 juillet, l'Assemblée Constituante avait voté cette loi, le 20 octobre 1789, signée le jour même par Louis XVI. Cette loi prévoyait que la maréchaussée, la garde nationale ou l'armée pouvaient être appelées pour rétablir l'ordre, comme en état de guerre, ce n'était pas le moment de se faire pincer bêtement par les autorités. A force de traîner dans les cafés, dans les allées de la Halle, dans les marchés et de poser des questions à ceux qu'ils rencontraient, Alex et Sébastien et même Philippe avaient fini par éveiller les soupçons. Un jour, alors qu'Alex était sur le point de rentrer, un petit groupe d'hommes et quelques femmes le coincèrent aux détours d'une ruelle et l'immobilisèrent en lui plaquant un couteau sous la gorge. - Maintenant tu vas nous dire ce que tu manigances avec tes airs d'aristo. L'homme qui lui parlait avait une haleine avinée et les autres ne semblaient pas en meilleur état. Ils étaient tous plutôt excités. - Allez, tu vas nous dire pour qui tu roules ! T'es toujours là à fouiner, à poser des questions, t'arrêtes pas de nous espionner. C’était y pour toi, l’aut’jour le fromage empoisonné ? - Je travaille aux quais, j'espionne personne. Répondit Alex qui n'en menait pas large. - Tu travailles ? Non mais vous avez vu sa tête ? Railla-t-il en s'adressant à ses comparses. - Et vous avez vu ses dents ? Même les aristos y z’ont pas les dents comme ça. Ajouta une des femmes. - Quoi mes dents, j'y peux rien, j'suis né comme ça ! Se défendit Alex. - Eh ben, tu vas mourir comme ça aussi, si tu dis pas pour qui t'espionnes ! Alex se sentait bien mal parti. Que pouvait-il faire devant ces gens fanatisés n’ayant pas la moindre intention d'écouter ses explications, qu'il n'avait d'ailleurs pas. Il s'était promis de ne pas utiliser ses talents hors des tatamis, mais la situation était telle qu'il n'avait pas le choix. L'heure était venue pour une petite démonstration de Wushu. Il se concentra quelques instants pour mobiliser ses énergies, prit une respiration aussi profonde que possible et, comme un arc, se détendit violemment en propulsant son agresseur, d'un coup de pied magistral, contre le mur opposé. Il savait que la trêve serait de courte durée et que les autres allaient riposter, mais il ne pouvait pas se faire égorger bêtement, sans rien tenter pour sauver sa peau. Les femmes se mirent à hurler en essayant de s'agripper à ses vêtements, mais l'impulsion était donnée et il se défendait comme un beau diable, frappant avec les pieds, les mains, les genoux, la tête. Il était déchaîné. Il en avait déjà envoyé plusieurs au tapis lorsqu'il entendit crier son nom. - Alex ! J'arrive ! C'était Sébastien qui rentrait, lui aussi de sa journée. Il prit son élan et fonça dans le tas, prenant par surprise les derniers résistants. Désarçonnés par les méthodes de combat des deux suspects, la troupe ne demanda pas son reste et disparut rapidement. - Merci mon vieux ! J'ai bien essayé de jouer les Jackie Chan, mais ton aide est arrivée à point nommé. - Je suis vraiment impressionné, pas de doute, tu n'as pas volé ton dixième dan ! S'exclama Sébastien en regardant d'un œil amusé le piteux état des attaquants, qui essayaient de se redresser pour s'enfuir, eux aussi. Bigre, tu as fait des dégâts ! - Tu as raison, ils n'ont rien compris à ce qu'il leur est arrivé. - Ouais, mais à mon avis, ils vont avoir encore plus de soupçons. On devrait trouver une autre cambuse. Grâce aux nouvelles relations de Laure, ils purent s'installer dans une chambre un peu moins sordide et surtout, beaucoup plus proche du Palais des Tuileries. Philippe, déçu, continua néanmoins à leur servir de courrier. * * * L'enquête pour trouver trace du Télémaque piétinait, et le temps passait… Jusqu'au jour où un événement, qu'ils avaient oublié, allait faire bouger les choses. "L'Église est ruinée, tous ses biens sont confisqués" ! C'était l'information qui circulait dans les cafés de Paris. - Mais bien sûr ! S'écria Alex, en hochant la tête. Les caisses du Royaume sont vides, et c'est bien là le problème, la famine, la révolte, et tout le reste, c'est à cause de cela ! Sébastien continua à dérouler le fil de l'Histoire qui ne s'est pas arrangée avec la Révolution. A tel point que l'Assemblée s'est rendue compte qu'il était urgent de trouver de l'argent ! Et où y avait-il de l'argent ? - Le Clergé ! fit Laure comme si elle avait entendu la question. Talleyrand avait eut en effet l'idée de s'emparer des biens de l'Église en expropriant le Clergé. Mirabeau fit en sorte que le projet soit rapidement adopté et c’est ainsi que dès le 2 novembre 1789, l'Assemblée Constituante décréta la nationalisation de ces richesses fabuleuses. - Tu parles de richesses, renchérit-elle, cela représentait un cinquième de toutes les terres du royaume ! - Nous y voilà ! Ponctua Alex. Il était donc grand temps de planquer tous les trésors avant que l'Assemblée Constituante ne fasse main basse dessus. - Comment n’y avons-nous pas pensé plus tôt ? dit Laure. - Peut-être que tu étais trop occupé à mourir ! La taquina Alex. * * * Laure apprit par son "réseau" que Dantignac avait un nouveau rendez-vous avec la reine. Elle fit en sorte, évidemment, de se trouver sur son chemin. Lorsqu'elle l'observa au moment où il pénétrait dans les appartements de la reine, elle reçut un choc en plein cœur… un vrai play-boy… du XXIe siècle : il devait bien faire 1m80, les cheveux longs, bruns foncés, des yeux d'un bleu vif, une barbe soignée de trois jours et un sourire éclatant, inhabituel à cette époque, car il découvrait des dents impeccablement blanches. Laure était restée un long moment interdite, comme pétrifiée, tenant son plateau sur la main. Elle n'aurait su dire depuis combien de temps elle était plantée près de la porte qu'il avait empruntée. Au moment où elle se remit en marche, d'un pas décidé, elle heurta violemment quelqu'un qui venait de passer la porte. - Ah merde ! Fit-elle instinctivement, à voix basse, en laissant tomber son plateau et toutes les denrées qu'il contenait. Elle regretta immédiatement ses paroles et, levant les yeux, elle se trouva nez à nez avec Dantignac. - Pardonnez-moi Monseigneur, j'ai été maladroite, c'est ma faute, je suis trop distraite. S'excusa-t-elle en le gratifiant de son plus beau sourire. - Mais dites-moi, c'est assez inhabituel de jurer comme cela, surtout pour une jeune et jolie demois… ! Les mots restèrent suspendus à ses lèvres lorsqu'il porta son regard plus précisément sur elle. - C'est un réel et étonnant plaisir de vous savoir ici jeune personne ! Et comment nous nommons-nous ? Dit-il sur un ton doucereux et légèrement ironique. - Mademoiselle Volpati, votre Seigneurie. Balbutia Laure en rougissant et en s'inclinant d'une manière qu'elle pensait être respectueuse. - Ma Seigneurie, mais c'est très bien. Surtout ne bougez pas d'ici, je reviens, lui ordonna-t-il. Puis, se tournant vers la pièce qu'il venait de quitter : pardonnez-moi votre Majesté, permettez de nouveau que je me retire et surtout, réfléchissez bien à ma proposition. J'attends votre réponse, c'est urgent et croyez-le, c'est pour votre bien ! - Vous aurez ma réponse sous peu, Monsieur. Répondit une voix, qui devait être celle de la reine. Dantignac rejoignit Laure qui ne savait plus trop où se mettre, ni quelle attitude adopter. - Accepteriez-vous de souper en ma compagnie en mon Hôtel ? Mais suis-je stupide, une personne de votre condition ne peut pas refuser un tel honneur ! J'enverrai mes gens vous chercher, disons … ce soir, au coucher du soleil. Venez comme vous êtes, je suppose que vous n'avez pas de robe de soirée ! Ce sera très bien ! Ajouta-t-il en partant d'un grand éclat de rire. Chapitre 13 Décidemment, l'homme était étrange. Laure ne savait que penser de cette attitude plutôt cavalière. Bien sûr, elle se rendrait chez Dantignac car elle devait en avoir le cœur net. Vers les 5 heures de l'après-midi, après avoir aidé au souper de la reine, elle se rendit dans son dortoir. - Mais pour qui me prend-il ? S'énerva-t-elle en se coiffant et en mettant de l'ordre dans sa tenue. Cela ne se passera pas comme ça ! D'une main agacée, elle releva une mèche rebelle et attendit l’arrivée de Philippe, rapidement adopté par les autres lingères, pour informer Alex et Seb du programme de la soirée. Pour le lieu, dans la précipitation, elle avait oublié de le demander. Au coucher du soleil, elle était prête. * * * Comme prévu, un carrosse de fort belle allure l'attendait devant le Palais. - Où me conduisez-vous ? S'enquit Laure auprès du cocher. - Rue Mignon, Demoiselle. Arrivée chez Dantignac, à deux pas de l'université, qui s'appelait déjà la Sorbonne, et qui ne sera fermée aux étudiants qu'en 1791, Laure fut introduite dans un somptueux salon, éclairé par une quantité impressionnante de bougies. Dans la cheminée, un feu crépitait allègrement et elle s'en rapprocha pour se réchauffer. Elle aperçut, dans une pièce contigüe, une table joliment dressée, avec deux couverts et des candélabres en argent. Elle attendit un bon moment et, la chaleur aidant, se mit à rêvasser, enveloppée dans cette atmosphère douce et confortable, bien loin de l'agitation révolutionnaire. Un claquement de porte la fit brusquement sursauter : Dantignac venait de pénétrer dans la pièce. Coupée dans ses pensées, elle se retourna. Découvrant son hôte, elle le trouva encore plus beau à la lueur des bougies. - Bonjour, ma mignonne, ainsi tu es venue ? Mais je n'en doutais pas. Avant que de souper, veux-tu que nous parlions un peu ? Il y a si longtemps que je n'ai pas eu de nouvelles du pays ! - Mais je ne comprends pas Monseigneur. De quel pays parlez-vous ? - Allons, ne fais pas l'idiote, tu sais très bien de quoi je veux parler. Par où es-tu arrivée ? Quand dois-tu repartir ? Quelle est ta mission exactement ? Laure se sentit sonnée, un peu comme un boxeur qui vient de se prendre un uppercut. Elle ne comprenait pas bien ce qui lui arrivait et en même temps elle avait peur de comprendre. Jamais, au cours de leurs séances d'entraînement, il n'avait été question de ce genre de situation. Comment ce personnage pouvait-il savoir qu'elle venait d'ailleurs ? Et qui était-il ? - Je te surprends n'est-ce pas ? Mais me prendrais-tu pour un imbécile ? Tu crois que je ne t'ai pas repérée avec tes dents blanches et ta façon de jurer ? Cette fois, il n'y avait plus de doute, il savait. Laure était ébranlée, que devait-elle faire ? - Mais que me voulez-vous ? Je devrais peut-être retourner au Palais, ils vont s'inquiéter de mon absence. - Mais tu es libre ma belle, libre comme l'air ! Tu peux partir… je vais simplement alerter la garde nationale et je te garantis que tu vas passer un sale quart d'heure ! Laure ne savait plus que répondre. Elle se cala dans son fauteuil et se donna un peu de temps pour réfléchir. A cet instant, Alex et Sébastien lui manquaient cruellement. - Allez, assez d'enfantillages, passons à table maintenant. Dit-il sur un ton plus doux, mais qui ne supportait pas de discussion. Laure s'exécuta et le suivit dans la salle à manger. - Maintenant, nous allons parler sérieusement, dit Dantignac, tout en lui servant une assiette de viande en sauce au fumet alléchant. - Que voulez-vous savoir ? Répondit Laure pour gagner encore un peu de temps. - Tu manges de bon appétit à ce que je vois. J'imagine que tu n'avais pas fait un aussi bon repas depuis ton arrivée. La nourriture est la chose la plus difficile à supporter, tu ne trouves pas ? Moi-même j'ai mis un certain temps à m'y faire… et d'ailleurs, je ne m'y suis jamais fait vraiment. - Je ne comprends pas bien, répondit Laure, qui avait réussi à faire le calme dans sa tête. Elle avait décidé de parler d'égal à égal avec cet homme de plus en plus étrange. - D'où venez-vous ? Questionna-t-elle d'une voix assurée, se souvenant que l'attaque était la meilleure défense. - Je vois que tu ne me connais pas, je vais tout t'expliquer et ensuite, tu répondras à mes questions. Es-tu d'accord ? - D'accord. Dit Laure, sans plus de commentaire. - Comme je suis quasiment certain que nous venons du même endroit et de la même époque, ou presque, autant jouer franc jeu. Mon nom n'est pas Dantignac et je suis ici depuis … disons quelques années. - Mais personne n'est envoyé pour une aussi longue période ! Pourquoi n'êtes-vous pas revenu ? - Sois gentille, appelle-moi Jacques, il y a si longtemps qu'on ne m'a pas appelé par mon vrai prénom. - Jacques ? D'accord, moi je m'appelle Laure. Mais vous n'avez pas répondu à ma question. - Disons que mon histoire est un peu compliquée. En fait, j'ai été envoyé contre mon gré. Laure eut un mouvement de recul. Elle commençait à comprendre : Le personnage qu'elle avait devant les yeux disait être l'un des fondateurs de Temporium, mais pas exactement celui qu'elle aurait aimé rencontrer. Elle ne se trouvait pas face à Charles Kieffer, le héros, mais bel et bien face à Jacques Denfers, le traître. Celui qui avait expédié son ami à travers le temps, en brouillant les pistes pour que personne ne puisse retrouver sa trace. Chez Temporium, son nom était maudit et il était connu sous le sobriquet de Primus. Une fois son forfait découvert, il avait été envoyé, lui aussi, dans le temps, tout aussi définitivement que son ex-ami. Malgré toute la répulsion qu'elle éprouvait pour le personnage, maintenant qu'elle pensait l'avoir identifié, elle décida de l'écouter, et puis, la table était excellente ! * * * De leur côté, Alex et Sébastien n'avaient pas perdu leur temps. Posté devant les Tuileries, Alex avait fini par voir arriver Dantignac qu'il reconnut grâce à la description précise que lui en avait faite le cocher. Pensant qu'il resterait un certain temps avec la reine, il fit prévenir Sébastien et lui demanda de le rejoindre devant le Palais. Les deux historiens avaient mis au point un système de veille permanente devant les grilles des Tuileries : tantôt l'un, tantôt l'autre et, pour ne laisser aucun instant sans surveillance, ils avaient demandé l’aide de Philippe qui les remplaçait en cas de besoin. Après avoir alerté Sébastien, Philippe s'était mis en quête d'un attelage discret pour suivre Dantignac lorsqu'il ressortirait. - Le voilà, s'écria t-il, allez, on le suit ! - Allons-y, confirma Alex, pas question de perdre cette unique piste vers le Télémaque ! Ayant réussi avec bien du mal à assurer leur filature dans les rues déjà encombrées de Paris, ils arrivèrent devant l'Hôtel de la rue Mignon. Dantignac quitta son véhicule, qui repartit presque aussitôt. - Garde le fiacre, demanda Sébastien au garçon, et s'il ressort, préviens-nous au plus vite. Nous allons essayer d'en savoir plus sur l'occupant de ce bâtiment. La nuit était tombée lorsque les deux amis regagnèrent leur véhicule qui n'avait pas bougé, toujours "en planque". Ils donnèrent congé à Philippe, qui devait rapidement regagner la pension où ses absences répétées allaient certainement finir par lui causer du tort, et échangèrent les informations qu'ils avaient pu glaner, chacun de leur côté. - Les femmes avec lesquelles j'ai bavardé avaient toutes l'air d'être subjuguées par Dantignac. Commença Sébastien. - Même chose pour moi. Elles m'ont parlé de son drôle d'accent et de ses dents blanches. C'est curieux non ? - Il dit avoir 65 ans, mais elles ne le croient pas car il en paraît à peine 40. - Oui, et il paraît qu'il aime beaucoup courtiser la gent féminine. En tous cas, il leur plaît beaucoup. - Je dirais même qu'il les fascine. Il règne autour de lui un certain mystère, on dit qu’il est très savant. - J'ai appris également que ses valets disent qu'il existe une pièce dans sa maison dans laquelle personne, absolument personne, n'a le droit de pénétrer. - De là à dire qu'il pourrait s'y livrer à certaines expériences, il n'y a qu'un pas. - Le pas est franchi car c'est ce que j'ai entendu dire ! Tout à coup, leur conversation fut interrompue par le retour de la voiture de Dantignac. Elle s'arrêta devant la porte principale. Les deux garçons virent une jeune femme en descendre dont l'allure leur était familière. Ce n'était autre que Laure. - Si nous n'avions pas reçu son mot, nous aurions eu du mal à le croire ! Commenta Sébastien subjugué. - Tu as raison. Mais avec tout ce que nous venons d'apprendre sur le sieur Dantignac, je ne suis pas tranquille. J'espère qu'elle ne court pas de danger. - J'espère aussi, mais je n'en suis pas aussi sûr ! - Restons vigilants ! si elle ne ressort pas dans une heure, nous devrons aller jeter un coup d'œil. * * * Laure était certaine maintenant de partager son repas avec Jacques Denfers, l'un des fondateurs de Temporium. L'histoire des deux amis à l'origine de l'organisation lui avait été racontée, mais quelle était la part de légende et la part de vérité ? - Seriez-vous Primus ? Attaqua Laure, sans détours. - Primus ? - Oui, enfin, je veux dire Jacques Denfers. - Ah, c'est ainsi que l'on m'appelle ? Cela me plait bien, Primus… Et que t'a-t-on raconté sur ce vilain Primus ? - En réalité, pas grand-chose, mentit-elle. Mais je remarque que la punition ne vous a pas si mal réussi ! Vous vivez dans un endroit somptueux, vous êtes riche, toutes les femmes sont à vos pieds ! - Pas si mal réussi ? Hurla-t-il. Pas si mal réussi ? Sais-tu, jeune historienne, par quelles affres je suis passé pour en arriver là ? Par quelles souffrances physiques et mentales ? Par quelles angoisses ? Imagines-tu ce que c'est que de se trouver propulsé dans une période, et quelle période, sans y avoir été préparé ? Au début, je ne savais même pas ni où j'étais ni quand. Je n'avais pas un sou en poche, mes vêtements n'étaient pas adaptés, c'était un véritable enfer. J'ai dû mendier pendant des jours et des jours, en jouant les muets, j'ai dû écouter, observer, apprendre des tas de choses de la vie quotidienne pour pouvoir subsister. Et quand on vit dehors, en dormant dans des granges de fortune, dans la crasse et avec l'estomac vide la plupart du temps, crois-moi, ce n'est pas une partie de plaisir ! Laure ne le quittait pas de yeux, partagée entre ce qu'elle en savait, qui était loin d'être glorieux, et la compassion mêlée d'admiration qu'elle commençait à ressentir pour Jacques. - Il a fallu que je me reconstruise toute une vie. J'avais tout perdu, ma femme, mon fils, tout ce que j'aimais, tout ! A cette évocation, il avait les larmes aux yeux. On m'a jeté ici comme dans un cul de basse fosse … et on m'a oublié pendant trente ans ! Maintenant, il éructait. - Mais d'après ce que l'on m'a raconté, vous aviez fait subir le même sort à Charles Kieffer. Commenta Laure, prudente. - C'est vrai, et crois-moi, je m'en repends chaque jour. Je suis hanté en permanence par son visage, par son sourire. Je le vois et le revois disparaître sans cesse dans ce foutu cylindre. Laure, j'étais un fou ! Comment ai-je pu commettre un geste aussi cruel envers quelqu'un que j'aimais ? Charles était un génie et en plus, c'était mon meilleur ami. Laure, tu es ma bouée de sauvetage ! Je vais enfin avoir une avocate pour plaider ma cause auprès de Temporium ! - Dites donc, vous n'en feriez pas un peu trop là ? Réagit Laure ironiquement pour éviter de s'attendrir. - Je vois que le XXIe siècle est bien ancré en toi ! Tu es dure avec tous les hommes qui te montrent leur souffrance ou tu me réserves ce privilège ? - Je ne suis pas sûre d'avoir envie de vous défendre auprès de Temporium, votre geste est tellement odieux … En fait, vous êtes l'arroseur arrosé … Ce n'est peut-être que justice. - Tu n'imagines pas ce que j'ai enduré ! Mais j'ai résisté, j'ai réussi à m'adapter, au mépris de toutes les prétendues lois de l'espace-temps. En m'envoyant ici, ils ont pris le risque de créer une vie supplémentaire qui pouvait bouleverser le cours de l'histoire ! Mais rien, je n'ai rien fait pour changer les choses ! - Je reconnais que cela devait être tentant d'intervenir puisque vous saviez ce qui allait se passer. - C'est vrai, j'ai été tenté bien des fois, mais je n'ai rien fait. J'aurais pu m'éclairer à l'électricité, par exemple. Ils viennent de la découvrir sans savoir ce que c'est vraiment. Le roi possède dans son cabinet, enfin ce qu'il en reste aujourd'hui, plus de cinquante appareils électriques, des prototypes issus d'expériences diverses. Je n'ai pas bougé le petit doigt pour les faire avancer plus vite ! J'aurais pu et, crois-moi, j'aurais fait fortune ! - Si vous n'avez pas fait fortune, c'est quoi tout ce luxe autour de vous ? - Ca, c'est une autre histoire ! Mais le luxe, comme tu dis, ce n'est rien face à la solitude. Je suis seul, désespérément seul, pire qu'un prisonnier. Lui, au moins, il peut avoir la visite de sa famille, moi, rien, ma famille n'est même pas née ! Je suis condamné à errer seul, jusqu'à la fin de mes jours ! - Vous essayez de m'apitoyer. J'ai l'impression que vous jouez avec moi, qu'attendez-vous exactement ? - Un peu de compréhension, c'est tout. - Bon, allez, ça va, je sens que tu t'en fous pas mal de tout ce que je te dis ! Occupe-toi de ta mission, elle doit être bien importante ! Laure garda le silence quelques instants puis elle décida de parler : - Nous sommes venus pour retrouver un bateau que vous venez d'acheter. Elle s'arrêta pour observer la réaction de Primus. Elle remarqua un certain trouble, qu'il tenta de masquer en farfouillant les bûches dans la cheminée. Puis, après un moment, il se retourna : - Vous êtes venus, dis-tu ? Vous êtes plusieurs ? - Oui, nous sommes trois. - Et de quel bateau parles-tu ? - Du Télémaque. - Connais pas ! - Du Quintanadoine alors ? - Tu sais, j'ai plein de navires, je ne connais pas tous leurs noms. - Ah oui ? Fit-elle d'un ton ironique qui le piqua au vif. - Je poserai la question à mon intendant demain matin. Télémaque, ou Quintanadoine, dis-tu ? Et en quoi ce Télémaque intéresse-t-il Temporium ? Laure avait compris qu'il ne lui en dirait pas davantage ce soir-là. Elle se concentra sur son assiette et changea de sujet, en lui demandant doucement : - Et comment avez-vous fait pour oublier ? - Je n'ai pas oublié. On n'oublie jamais, on y pense un peu moins souvent, c'est tout. Mais pourquoi tu t'intéresses à mes états d'âme ? - Oh, pour rien. A moi aussi on a demandé d'oublier, mais je n'y arrive pas. Il s'approcha d'elle et la serra dans ses bras un long moment. Laure se laissa faire, elle n'avait pas ressenti cette chaleur bienveillante depuis la dernière visite à son père. Elle ferma les yeux et l'imagina seul dans sa grande maison, croyant sa fille à jamais disparue. Sa souffrance lui devenait de plus en plus insupportable. Puis elle se reprit brusquement : - Bon, je dois y aller, Alex et Sébastien doivent s'inquiéter. Ils savent que je suis chez vous. - Ce sont les deux autres Aventuriers Temporels, je suppose ? - Oui, c'est ça. Je crois que vous devriez les rencontrer. - Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Répondit-il méfiant. - Je vais leur en parler. - Si tu veux. Allez, il se fait tard, ma voiture va te raccompagner chez toi ! - Merci, au revoir Jacques, dit-elle à regret. * * * Lorsqu'elle arriva dans la chambre de la pension, Laure n'y trouva aucun de ses compagnons, pourtant il était bien tard. Cela l'inquiéta un peu, mais elle était si fatiguée qu'elle s'engouffra sous sa couverture et s'endormit presque aussitôt. Alex et Sébastien arrivèrent quelques minutes seulement après. Ils avaient, bien entendu, suivi le carrosse qui l'avait raccompagnée. En la voyant dormir déjà si profondément, ils n'eurent pas le cœur de la réveiller. Ils attendraient le lendemain matin pour savoir ce qui s'était passé avec Dantignac, même si leur curiosité les chatouillait. Au réveil, Ils pressèrent Laure de questions, ne lui laissant même pas le temps de s'habiller. - Attendez un peu, pas tous en même temps. Dantignac n'est pas Dantignac et il ne sait rien du Télémaque. - Tu te moques de nous ? S'écria Alex, plutôt dépité par ce compte-rendu pour le moins succinct. - J'ai quand même quelque chose de très intéressant à vous dire … - Ben vas-y, raconte ! La pressa Sébastien. - Vous ne devinerez jamais qui est vraiment Dantignac ! Allez, cherchez un peu ! - Écoute, c'est pas drôle ! S'impatienta Alex. Ne nous fais pas languir plus longtemps. - Bon, si vous donnez votre langue au chat, je vais tout vous expliquer : vous vous souvenez de l'histoire de Temporium ? Au début, il y avait deux amis, Charles Kieffer et Jacques Denfers …… Aucun des deux n'avait ouvert la bouche pendant le récit de Laure, suspendus à ses lèvres. Lorsqu'elle eut terminé, un silence étonné s'établit. Ils s'attendaient à tout, sauf à ça. - Ce Primus, c'est quand même une sacrée pourriture ! Ne put s'empêcher de commenter Alex. - Hum, je suis assez d'accord avec Alex. Ajouta Sébastien. - Mais il a payé pour ce qu'il a fait ! Après trente ans, il pourrait quand même avoir le droit de revenir ! Laure essayait de défendre Jacques autant qu'elle le pouvait. Elle expliqua ses années d'errance, sa misère, son désarroi, et même son repentir. Rien n'y faisait. Les deux garçons n'en démordaient pas : Primus était une ordure, point. Ils notèrent que Laure avait une certaine tendresse pour Primus – Jacques – Dantignac, et qu'ils ne parviendraient pas à la faire changer d'avis, tout au moins, pas tout de suite. Ils décidèrent donc de la laisser libre de le revoir, tout en la surveillant discrètement. Peut-être finirait-elle par mettre le doigt sur une information utile. Quant à eux, ils étaient fermement décidés à poursuivre leur enquête, coûte que coûte. * * * Quelques jours plus tard, à force de patience et de ténacité, ils retrouvèrent la piste du Télémaque, après avoir suivi un des hommes de Dantignac. - Nous avions raison, Dantignac connaît parfaitement l'existence du Télémaque. Constata Sébastien. - Je crois qu'il est inutile de le dire à Laure, elle ne sera pas objective et continuera à le défendre, même si nous lui mettons sous le nez les preuves que nous avons trouvées. - Malheureusement, je pense que tu as raison. Continuons ensemble, nous lui en parlerons plus tard. Alex parvint à se lier d'amitié avec un matelot du Télémaque, dénommé Martin, un jeune homme de vingt-deux ans dont le seul objectif était de gagner de l'argent pour pouvoir se marier. Grâce à Martin qui le recommanda, il put se faire enrôler lui-même comme homme d’équipage. Quant à Sébastien, il avait réussi, Dieu seul sait comment, à se faire engager à la comptabilité dans l'affaire de Dantignac et il était chargé de la batellerie. Autant dire qu'ils se trouvaient maintenant, l'un comme l'autre, aux premières loges. - Je crois bien que l'étau se resserre autour de lui. Confia Alex, lors du point quotidien qu'essayaient de faire les deux historiens. - Oui, j'ai bien l'impression moi aussi que Primus s'est accordé des libertés avec l'Histoire, contrairement aux principes de Temporium. Ajouta Sébastien. - Tu sais, les principes de Temporium, il y a longtemps qu'il s'est assis dessus ! - Je ne comprends vraiment pas ce type. Il a galéré pendant des années pour mettre au point la machine et au moment où tout commence à bien marcher, paf, il fiche tout en l'air ! - Des tas de choses nous échappent, c'est certain. Il y avait peut-être d'autres intérêts en jeu ! - Bon, assez tergiversé sur son compte ! Notre mission c'est de savoir ce qui se trouve vraiment dans le ventre du Télémaque. Ouvrons grands nos yeux et nos oreilles, c'est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. - Au fait, tu as vu Philippe toi depuis deux jours ? - Non, mais je croyais qu’il était avec Laure, ou avec toi. - Sûrement avec elle, même si on ne sait absolument pas ce qu’elle fabrique. Elle passe beaucoup de temps avec Dantignac, je trouve. Reprit Alex un peu irrité, vexé même. - Tu serais pas jaloux par hasard ? Lui lança Sébastien en le gratifiant d’un coup de poing amical sur l’épaule. - Arrête un peu …. Non, mais quand même, on lui sauve la vie et pfutt, plus personne ! Sympa pour nous ! - Allez, elle passe un peu de bon temps, elle l’a bien méritée. Et puis comme ça elle tient à l’œil notre gaillard. - Mouais … Gromela Alex en soufflant sur la bougie. Bonne nuit ! * * * Deux jours avant cette discussion nocturne, Philippe arpentait, songeur, les rues du district. En 1789, Paris était encore divisé en soixante districts mis en place pour les élections des Etats Généraux. En proie à de multiple questions, il ne faisait que peu attention autour de lui, juste ce qu’il fallait pour éviter la boue et les déjections. Qui sont ces gens qu’est ce que c’est que cette histoire pourquoi ces accents étrangers comment font-ils pour avoir les dents si blanches et les mains si propres à l’évidence ce ne sont pas des gens du peuple et puis c’est quoi cette mission… Autant de questions qui tournaient en boucle dans sa tête. Il s’était éloigné de la pension et s’en rendit compte. Revenant sur ses pas, ses sens se mirent en éveil, il était suivi. Il s’en aperçut en se retournant. Quelques silhouettes se cachèrent subrepticement, puis en continuant son chemin, il entendit que les bruits de pas ne le lâchaient plus. Alex et Sébastien l’avaient mis en garde, mais il n’avait nullement allure à susciter la convoitise et n’avait pas porté plus d’attention au conseil. Et puis les temps n’étaient pas sûrs, il était habitué. On le suivrait jusqu’où ? Quand surgiraient-ils ? Le mieux était peut-être, comme le lui avait suggéré Alex, de frapper le premier. Prenant son courage à deux mains, il s’arrêta net, fit volte face, et attendit. Il n’attendit pas longtemps. Un bras musculeux se referma autour de son cou. - Pas vu venir celui-là. Eut-il le temps de se dire. L’homme qui l’étranglait lui souffla à l’oreille avec un accent prononcé : - Bouge pas pitchoune ! Philippe obéit. Un autre personnage se posta devant lui, puis deux autres hommes sortirent de derrières les arcades de la rue. Face à lui, patibulaire, le front dégarni, le visage dur et édenté, l’homme avança et lui piqua le ventre avec la pointe d’un poignard, tandis que de l’autre main, il le palpait sous toutes les coutures de ses pauvres vêtements. - Je n’ai vraiment rien à vous donner, je vous l’jure ! Parvenait-il difficilement à articuler malgré le bras qui se resserrait sur son cou. L’homme au poignard lança à ses compagnons - Emmenez le ! Il parlera. Toujours immobilisé et impuissant, Philippe vit deux hommes s’approcher et le jeter dans un large sac de toile crasseux. - C’est mal parti. Ce dit-il, refusant de céder à la panique. Puis tout devint noir. Un violent coup de pied au ventre le plia en deux, lui coupant le souffle, et il eut juste le temps de se sentir soulevé de terre avant de perdre connaissance. Lorsqu’il revint à lui, il était ligoté et allongé sur une paillasse dans une pièce lugubre éclairée par un faible feu de cheminée. Les flammes fournissaient tout juste assez de lumière pour qu’il constate qu’il était seul dans la chambre. Il ressentait une grande douleur à l’abdomen, mais il était entier. Il fit un rapide point sur la situation et en conclut qu’il aurait bien du mal à se sortir seul de cette histoire, d’autant qu’il n’avait aucune idée de ce qu’on lui voulait. Lorsque la porte s’ouvrit violement Philippe sursauta, et il vit une bande de personnages aux visages noircis au charbon. Le plus gros s’approcha de la cheminée tandis qu’un autre apportait une chaise. - Dis nous qui sont ces gens ! Hurla le gros. Philippe n’en menait pas large. De qui voulait-il parler ? Voulant faire le fière à bras, sa réponse ne plut guère à l’assemblée. - Ben si j’savais. Y z’ont tous du noir sur la gueule ! En retour, il reçut un terrible coup au visage, lui laissant un fort goût de sang dans la bouche. Sonné, il n’entendit que de très loin les commentaires des uns et des autres. Le gros fouilla dans les braises et c’est là qu’il comprit. Son sang se glaça et une goutte de sueur perla immédiatement sur sa tempe. La rumeur disait vrai, des bandes de « chauffeurs de paturons » sévissaient et il allait en être la victime. Le gros homme retira le tisonnier du foyer et s’approcha de Philippe toujours solidement attaché sur le lit. La douleur fut telle, que son cerveau se déconnecta et il perdit aussitôt connaissance. Dès qu’il reprit ses esprits, les chauffeurs l’installèrent sur la chaise au centre de la pièce. D’une façon ou d’une autre, il parlerait… * * * Philippe sortit douloureusement du brouillard dans lequel il était plongé. Une voix douce psalmodiait une berceuse. Il reconnu Laure à travers le linge posé sur son visage. Il ne pouvait pas parler. Il ne sentait ni ses pieds, ni ses mains. Son corps n’était plus qu’une blessure. Trop faible, il retomba dans un sommeil profond en esquissant un sourire. - Tu dois le laisser partir, dit Sébastien en posant doucement sa main sur l’épaule de sa partenaire agenouillée près du corps presque sans vie. Laure était ravagée, des flots de larmes ne cessaient de ruisseler sur ses joues sans qu’elle pu les arrêter. - Tout ça, c’est de notre faute, tu le sais ! Et tu voudrais que je le laisse là ?! sanglota t-elle. - Je comprends ce que tu ressens, ça me fait du mal aussi, mais nous n’avons pas le choix. C’est la règle, nous ne devons jamais intervenir dans la vie des Autochs, dit-il doucement. - Ne pas intervenir ? Ne pas intervenir ? Et ça c’est quoi ? Dit-elle en désignant l’adolescent. Crois-tu vraiment qu’il aurait été torturé si nous n’étions pas venu ? Regarde ce qu’ils ont fait, regarde ses doigts ! Laure souleva les draps pour dévoiler les mains pansées de Philippe. Je ne sais même pas s’il pourra s’en resservir un jour ! Rajouta t-elle en rabattant la couverture sur le corps meurtri. Ces barbares que le monde entier salue comme ayant apporté la liberté, tu parles ! Laure était désemparée devant tant de brutalité gratuite. Sébastien restait muet, que pouvait-il répondre ? - Tu as déjà fait beaucoup pour lui, dit-il lentement pour tenter d’apaiser la détresse de la jeune femme. - Ce n’est pas suffisant. Il a été là pour moi, comme vous, il fait partie du groupe à part entière ! Je ne l’abandonnerai pas, c’est comme ça ! Sébastien ne pu rien rajouter face à la colère de Laure. Philippe, s’il s’en sortait, garderait des séquelles importantes et certainement de graves douleurs articulaires dans les mains. S’il s’en sortait. * * * Quelques jours plus tard, à l'aube du 15 décembre 1789 exactement, les matelots du Télémaque reçurent l'ordre de monter un grand nombre de barils sur le pont. On leur dit qu'ils contenaient du suif et des clous. Ils durent également charger de nombreuses poutres de chêne. Alex était à la tâche quand il remarqua que Dantignac en personne supervisait la manœuvre. Il se garda bien de le croiser de trop près, se souvenant que la blancheur de ses dents pouvait le trahir à chaque instant. Chacun, consciencieusement, avait pris l'habitude d'enregistrer chaque jour sur son Biosens tous les indices susceptibles d'éclairer le mystère des cales du Télémaque. Les experts de Temporium les analyseraient et les recouperaient. Dès qu'il put s'isoler, Alex nota donc que plus aucun doute n'était permis sur l'implication directe de Dantignac dans l'affaire du trésor. De son côté, Sébastien avait retrouvé la piste d'un intermédiaire en comptes avec Dantignac, et qui semblait également lié avec plusieurs personnes de la cour, dont la reine elle-même. Ils approchaient du but et il décida de mettre Laure au courant de ses découvertes le soir même. Il devait absolument lui ouvrir les yeux. Il ne pouvait pas compter sur l'aide d'Alex pour la convaincre puisqu'il était bloqué sur le brick pendant tout le temps des chargements. Il retrouva donc sa coéquipière autour d'un repas chaud. Il avait réussi à dégoter une petite table tranquille, loin de l'agitation et de la fièvre ambiantes, ce qui était un exploit. - Laure, il faut vraiment que je te parle, et tu dois m'écouter calmement. Attaqua-t-il dès le début du repas. - Tu as l'air bien mystérieux dis donc. Mais je suis contente de t'entendre, j'avais l'impression que tu m'évitais ces derniers jours, surtout depuis que nous avons retrouvé Philippe. - Pour être franc, c'est un peu vrai. Ta façon de réagir dès que l'on prononçait le nom de Dantignac nous a beaucoup perturbés Alex et moi. - Et vous n'avez plus confiance en moi ! C'est ça non ? - Bah, c'est un peu ça, oui. - Je croyais que nous étions amis. Ajouta Laure, les larmes aux yeux. - Nous sommes amis, et c'est pour cela que tu vas m'écouter jusqu'au bout. Et pour une fois, tu vas éviter de prendre systématiquement la défense de ton protégé. C'est promis ? - D'accord, je t'écoute … et je me tais. - Parfait. Sébastien lui résuma toutes les démarches qu'ils avaient effectuées les jours précédents, et lui détailla leurs découvertes. - Il y a donc bien un trésor à bord du Télémaque ? Demanda Laure, pour bien s'en persuader. - Il semble bien. Mais en fouinant dans tous les documents, je me suis rendu compte que le roi n'était pas dans le coup ! - Mais c'est son trésor, non ? - Oui, mais j'ai découvert que c'est la reine qui avait tout manigancé. - La reine ? Mais les entrevues de Jacques … - Les entrevues privées de ton Dantignac avec la reine n'avaient d'autre but que d'échafauder un plan pour expédier les richesses royales sous des cieux plus cléments. - « Mon » Dantignac, tu exagères ! - Pas beaucoup, reconnais que tu le couves comme du lait sur le feu. - Tu sais, il me traite comme une reine, c'est normal que je l'aime bien, non ? Il se sent tellement seul ! D'ailleurs, si nous ne pouvons pas le faire rapatrier au XXIe siècle, je pense parfois à rester auprès de lui à la fin de notre mission. - Ah non, tu ne vas pas recommencer ! Tu es devenue complètement folle ou quoi ? - D'accord, d'accord, je n'ai rien dit. Mais calme-toi, nous allons nous faire repérer. - Donc, je disais que Dantignac est mouillé jusqu'au cou dans cette histoire de trésor. C'est lui le commanditaire, et cela explique qu'aucune archive n'ait été retrouvée. Tu penses bien que dans sa situation, disons … acrobatique, il n'allait pas laisser de trace ! - Écoute Seb, c'était la première fois qu'elle lui donnait ce diminutif, je comprends que tout soit contre lui, je ne discute pas les faits. - Encore heureux ! - Mais je vous propose, à Alex et à toi, de le rencontrer directement. Il pourra certainement vous expliquer son rôle dans cette affaire. - Je vais en parler à Alex, on verra. Chapitre 14 La mission des trois Aventuriers Temporels avait abouti sur un point : le trésor des rois de France. Il avait bien été chargé, au moins partiellement, sur le Télémaque qui n'allait pas tarder à devenir le Quintanadoine. Il leur restait à élucider le mystère des richesses des abbayes normandes. Sur la demande insistante de Sébastien, Alex avait fini par accepter de rencontrer Dantignac, mais pas avant la fin de l'embarquement des cargaisons, et il restait encore plusieurs jours de travail avant que tous les barils aient quitté le quai. Il n'était pas question pour lui de se faire identifier tout de suite. Un matin, l'ordre fut donné d'accélérer brutalement le rythme des chargements. Une nouvelle main d'œuvre fut même engagée pour prêter main forte aux matelots. - Le capitaine vient de consigner tous les marins à bord jusqu'à nouvel ordre ! C'était Martin qui venait, tout affolé, porter la nouvelle. Passé le premier moment d'étonnement devant cette soudaine effervescence, Alex calcula la date : on était 19 décembre. C'était le jour où l'Assemblée Nationale avait décidé la création de billets dont la valeur était assignée sur les biens du Clergé : les assignats. Primus n'avait pas perdu de temps, historien lui-même, il savait mieux que quiconque que la création de ces fameux billets et de la caisse extraordinaire, chargée de vendre tous les biens mis "à la disposition de la nation", allait accélérer considérablement le mouvement. La vente des richesses de l'Église devenait une réalité, facile à mettre en œuvre. Il fallait faire vite pour sauver ce qui pouvait l'être. Alex y vit une explication concernant l'autre partie du trésor du Télémaque, celle des abbayes normandes. - Il est évident, se dit-il, que Primus a préparé son coup longtemps à l'avance, sachant que cette date mettrait le feu aux poudres. Il a tout manigancé pour récupérer un maximum d'or et d'argent ainsi que des objets précieux. Cela n'explique pourtant pas la raison de les emmener en Angleterre ? * * * Inquiet de n'avoir pas revu Alex depuis plusieurs jours, Sébastien se rendit sur le port de Seine au matin du 20 décembre. Le Télémaque avait disparu. Après avoir questionné les hommes de peine, il apprit que le brick avait levé l'ancre la nuit précédente. Il comprit alors que son ami n'avait pas eu le temps de le faire prévenir. Il devait en informer Laure au plus vite. Il fonça chez Dantignac, rue Mignon, où Laure s'était rendue la veille pour y élire domicile, comme elle le prévoyait. Il n'eut aucune difficulté à pénétrer dans les lieux, les portes étaient ouvertes et toutes les pièces avaient été vidées de leur contenu. Mais où était passée Laure ? Il finit par la trouver, enfermée dans l’une des chambres de l'étage, la seule pièce de la maison fermée à clé ! - Laure, que se passe-t-il ? Que fais-tu enfermée là ? - Vous aviez raison, c'est une ordure ! - Il t'a fait du mal ? - Non, il ne m'a pas battue si c'est ce que tu veux dire. Il m'a trompée, c'est tout. Il m'a fait croire que j'étais la présence qu’il attendait, que je pouvais compter sur lui. Enfin, tout le blabla habituel quoi. Et il m'a plantée là ! Sans un mot, comme si j'avais la peste ! Et en plus il m'a enfermée dans cette chambre ! - Quel salaud ! - Là, je suis d'accord. - Écoute Laure, la mission est plus importante que tout. Nous allons continuer et tu finiras bien par oublier ce Primus de malheur. - Mais je ne veux pas l'oublier ! Je veux le retrouver pour lui dire ce que je pense de lui ! - On s'en fout ! Allez ouste, le Télémaque est parti cette nuit et nous savons très bien quelle sera sa prochaine étape, allons-y ! Laure et Sébastien, à nouveau unis par leur passion commune d'Aventuriers Temporels, n'eurent pas trop de difficultés à louer deux chevaux. Après avoir réuni leurs maigres bagages, ils partirent donc au galop en direction de la Normandie. Chapitre 15 Alex, embarqué en catastrophe, n'avait pas trouvé de moyen pour prévenir Laure et Sébastien de l'appareillage soudain du bateau. - Il faut absolument que je leur dise que c'est fait, le nom a changé, pensa-t-il en regardant, perplexe, la nouvelle inscription dont la peinture était encore toute fraîche. Le Télémaque venait de devenir le Quintanadoine. Pour corser le tout, Dantignac était à bord mais heureusement, on ne le voyait pas traîner sur le pont. Il passait le plus clair de son temps enfermé dans la cabine du capitaine, avec qui il discutait de longs moments. Le soir du 24 décembre, le brick faisait escale à Rouen et l'équipage avait enfin reçu l'autorisation de descendre à terre, sauf les quelques personnes chargées de la surveillance. Alex décida de rester à bord, bien qu'aucune tâche particulière ne lui ait été impartie. Il ne voulait pas s'éloigner de Dantignac et avait résolu d'intensifier sa vigilance. Le lendemain, en fin de matinée, alors que les matelots cuvaient encore leur soirée rouennaise, en ce jour de Noël, Dantignac mit pied-à-terre, discrètement suivi par Alex. Après un périple tortueux dans les ruelles encombrées de la ville, Dantignac pénétra dans un hôtel particulier plutôt cossu. Alex, en planque, commençait à geler sur place lorsqu'un Autoch s'approcha de lui. - T'as pas d'quoi manger ? Lui demanda une trogne édentée, mais néanmoins sympathique. - Pas trop non, mais j'passe le temps. - Tiens prends ce bout de pain, ça te calera un peu. - Merci l'ami, t'es un brave. - Bah, dans la misère, on s'serre les coudes ! - A qui elle est cette bâtisse ? - Bah, on voit bien qu't'es pas d'ici pour poser c'te question ! Mais pourquoi tu t'intéresses à c'te maison ? - Je la trouve belle, c'est tout … Il doit en falloir de l'argent ! - Tu parles ! Elle appartient à quelqu'un qui fait des affaires. - Ah oui ? Quel genre d'affaires ? - J'en sais rien, mais y a du beau monde qui passe sous le porche ! A ce moment de la discussion, Alex vit ressortir Dantignac, l'air plutôt satisfait. Il lui fallait couper court pour ne pas perdre sa piste. - Merci l'ami, porte-toi bien ! Conclut-il en reprenant sa filature. * * * En fin d'après-midi, de nouveaux barils arrivèrent encore, chargés avec précaution sur l'arrière du bateau par des hommes qu'il n'avait encore jamais vus. Pendant quatre jours, le manège continua, alors que l'équipage traditionnel avait quartier libre. Dantignac n'était pas descendu à quai, il supervisait à la lunette toutes les manœuvres depuis le poste de commandement. Alex continua à l'observer de loin, sans jamais le perdre de vue. Il en déduisit qu'il s'agissait encore là de biens précieux, embarqués plus ou moins clandestinement. Il aurait aimé se rendre en ville où il ne doutait pas que ses amis devaient attendre de ses nouvelles, mais ce n'était pas le moment d'abandonner son poste d'observation. Chapitre 16 Depuis trois jours qu'ils étaient arrivés à Rouen, Laure et Sébastien essayaient en vain de rejoindre Alex. Ils savaient, pour avoir rencontré Martin dans un bouge à marins du port, qu'il se trouvait à bord et que le Télémaque s'était métamorphosé en Quintanadoine. À part cela, calme plat. - On ne va tout de même pas prendre racine ! S'impatienta Laure. - De toute façon, on sait, nous, que le brick va quitter le port de Rouen qui n'est qu'une étape, et on sait où il va aller après. - D'accord avec ça, mais on aurait dû voir Alex, pourquoi n'est-il pas descendu à terre comme les autres ? Il se doute bien qu'on est là à l'attendre ! - J'en sais rien, il est peut-être sur une piste ! - J'espère surtout qu'il ne s'est pas fourré dans de sales draps ! - Je te propose que nous prenions de l'avance et que nous nous rendions à l'Abbaye de Saint Georges. Suggéra Sébastien. - Tu as raison, ils doivent s'y arrêter de toute façon. Cela nous permettra de prendre nos marques. Quelques heures plus tard, les deux Aventuriers Temporels arrivèrent aux abords de l'Abbaye bénédictine. Ils se mêlèrent aux Autochs, veillant à ne pas se faire repérer. Ils louèrent une chambre dans une auberge, sur les hauteurs, se faisant passer pour un couple rejoignant des parents au Havre. - Aujourd'hui, nous devons redoubler de vigilance, le Télémaque … - Tu veux dire le Quintanadoine. L'interrompit Laure. - C'est ça, tu parles d'un nom ! Enfin, c'est aujourd'hui qu'il doit passer à Saint Georges, le Quintachose. - C'est notre dernière chance de faire la jonction avec Alex. - Allez, en piste ! J'ai repéré un coin tranquille pour observer d'assez près tout ce qui peut se passer sur la Seine. - Quel temps de cochon ! Ne put s'empêcher de commenter Laure. - C'est bon pour nous, on peut mieux se cacher sous nos capuchons. Vers le milieu de l'après-midi, le brick fit effectivement escale au pied de l'Abbaye. - Regarde, s'écria Laure, le bonhomme encapuchonné là-bas, avec son escorte de moines, c'est sûrement l'Abbé en personne. - Et il monte à bord, ce n'est pas la coutume. D'habitude, c'est lui qui reçoit, il ne sort pas de ses murs. - Il était attendu le bougre ! - Oui, et par Dantignac en personne, regarde-le sur le pont ! Moins d'une heure plus tard, l'Abbé rejoignit son Abbaye, suivi de toute son escorte. - Et alors ? Demanda Laure, un peu déçue. - On n'a même pas aperçu Alex. - Attends, regarde un peu ce qui descend, une vraie délégation. En effet, une cohorte de moines et de mules lourdement chargées déroulèrent un long cordon entre l'Abbaye et le voilier. - Ils chargent ! Constata Laure. - Cette fois, plus de doute, ils mettent bien à l'abri les trésors du culte. Cette opération terminée, le Quintanadoine leva rapidement l'ancre. Laure et Sébastien reprirent leurs montures. - Prochaine étape, l'Abbaye de Jumièges. Précisa Sébastien. - Nous y serons, allez, en route ! Le même scénario se reproduisit, quelques kilomètres plus loin, où l'Abbé de Jumièges fit également apporter à bord un certain nombre de paniers, qui paraissaient lourds et précieux, si l'on en juge par l'attention qu'il y portait. L'escale fut de courte durée puis tous, le Quintanadoine d'un côté et les Aventuriers Temporels de l'autre, se dirigèrent vers Quillebeuf, en baie de Seine. - Maintenant, ça suffit ! S'impatienta Sébastien. Il faut retrouver Alex ! - Tu as raison, nous allons pénétrer sur le bateau dès que possible ! Aussitôt dit, presque aussitôt fait : Sébastien et Laure se plantèrent sur le quai, attendant que le brick eut terminé sa manœuvre d'accostage. Dès que l'échelle fut mise en place, ils montèrent à bord et demandèrent à voir Dantignac qui émergeait tout juste de sa cabine. - Laure ? - En personne Monseigneur ! Je vous présente Sébastien, mon coéquipier. - Que faites-vous ici ? - Nous venons bavarder avec vous Monsieur Denfers. Répondit Sébastien, pour bien montrer qu'il était au courant de l'identité de son interlocuteur. - Et d'abord, nous voudrions voir Alexandre Lefaucheur. - Qui ? - Notre troisième co-équipier. - Connais pas ! - N'espérez plus que je puisse vous croire un seul instant. Ajouta Laure, d'un ton sec. - Où est-il ? Nous savons qu'il est entre vos sales pattes, Martin nous l'a assuré ! Cette fois, Sébastien criait franchement. - Vous savez, je ne connais pas tout le monde sur ce bateau, demandez au capitaine … - Arrêtez de jouer l'imbécile. S'impatienta Laure. Vous l'avez forcément repéré, il est comme nous tous, il a les dents blanches ! - C’est le matelot que j'ai fait mettre aux arrêts il y a quelques jours. - Assez, assez ! S'énerva Laure. Allez le chercher tout de suite ! - Tu oublies ma jolie à qui tu parles … - Je sais très bien à qui je parle ! Et vous, vous savez que je sais beaucoup de choses qui ne sont pas bonnes à savoir. - C'est toi qui le dis ! - Inutile de chercher à nous intimider, nous avons laissé des preuves de ce que nous savons à Paris. S'il nous arrivait quelque chose et que nous ne puissions pas les récupérer avant de rentrer, le pot aux roses serait dévoilé et là, vous pourriez dire adieu au trésor des Rois de France ! - Tu as bien changé ma petite Laure … - C'est toi qui m'as fait changer, j'avais confiance en toi et en réalité, tu n'es qu'une ignoble ordure. Laure se sentait un peu soulagée de lui avoir envoyé cette vérité à la figure. - Bon, écoutez, pas de scandale ici. Je vais aller chercher votre Alexandre et nous allons descendre pour nous expliquer tranquillement devant une bonne soupe avec tout dedans, comme ils font si bien ici. Conclut Denfers - Primus, avec une certaine ironie. * * * - Alors les enfants, vous m'apportez des nouvelles de Temporium ? Attaqua Jacques Denfers, sur un ton faussement jovial, une fois qu'ils furent installés dans un coin reculé de l'auberge. - Temporium va bien, répondit Alex, sans plus de commentaires. - Quel rôle jouez-vous vraiment dans cette histoire de trésor ? Questionna Sébastien, d'une voix calme et posée. - Je ne suis pas sûr que cela vous regarde. Comprenez bien que j'ai dû, à mon corps défendant, me fondre dans ce XVIIIe siècle qui est bien loin d'être une sinécure. Ici, tout n'est que complots, violence, barbarie même. - Nous avons testé, merci. Et malheureusement, les choses n'ont pas vraiment changé au XXIe siècle, commenta Laure - Mais vous, qu'êtes-vous venu fouiner par ici ? - Nous devons nous assurer que le trésor du Télémaque a bel et bien existé. - Et c'est tout ? - Oui, c'est tout. Notre mission est d'en rapporter la preuve. - Vous me prenez pour un imbécile ou quoi ? Commença à s'énerver Denfers. - Tout le monde n'est pas aussi cupide que vous, tenta Sébastien. - Mais tout le monde n'est pas non plus aussi naïf que vous. Vous n'allez tout de même pas me faire croire que Temporium va se satisfaire de savoir si le trésor a existé ou pas ? - Bah si, nous sommes historiens, pas chercheurs d'or. Répondit Laure, d'un ton convaincu. - Redescendez sur terre ! Vous n'ignorez pas combien coûte une expédition telle que la vôtre ? Je ne vois pas en quoi savoir que le trésor existe et ce qu'il contient peut faire avancer la connaissance historique. Vous ne m'enlèverez pas de l'idée que l'objectif est bien plutôt de le récupérer ce trésor. Il faut savoir se poser les bonnes questions ! Un grand blanc suivit cette dernière sortie de Primus. Visiblement, les trois Aventuriers Temporels étaient ébranlés par ce raisonnement, somme toute assez logique. - Ecoutez, vous savez ce que vous vouliez savoir : le trésor a bien existé, il a bien été chargé dans le Télémaque, il se dirige bien vers l'Angleterre où je le mettrai à l'abri. Voilà, c'est aussi simple que ça. - Oui, c'est simple. Dit Alex. A ceci près que le Quintanadoine va couler demain, au beau milieu de la rade de Quillebeuf, et vous le savez. - Oui. Ajouta Primus, sans commentaire. Allez, il est temps d'aller se coucher ! Votre mission est terminée ! Jacques Denfers se leva et les planta là, en quittant l'auberge d'un pas pressé. * * * Alex accompagna ses amis jusque dans leur chambre. Il n'y avait qu'un lit, mais ils n'avaient nulle intention de dormir. Ils étaient tous trois convaincus que Primus manigançait quelque chose de pas clair. - Je suis sûre qu'il va mettre la main sur le trésor à son profit exclusif, affirma Laure. - C'est vraisemblable, approuva Sébastien. - Nous devons l'en empêcher, dit Alex comme s'il s'agissait d'une évidence. Il ne doit pas intervenir dans le cours de l'histoire, c'est le b.a-ba. de tout notre engagement. - D'accord avec toi. Les deux autres s'étaient exprimés en même temps. Ils passèrent le reste de la nuit à discuter et ils se décidèrent sur la conduite d'un plan, destiné à empêcher Primus de faire main basse sur le magot. Chapitre 17 Juste avant les premières lueurs de l'aube, Alex, Sébastien et Laure, montèrent subrepticement à bord du Quintanadoine, évitant de se faire repérer. Martin était de quart, ce qui ne pouvait pas mieux tomber. - Qu'est-ce que vous faites là ? Leur demanda t-il, quelque peu étonné. - Mission secrète ! Lui répondit Alex, d'un air entendu. - Je me doutais bien que tu mijotais quelque chose de bizarre, mais tu es mon ami, je t'aiderai. Susurra Martin à l'oreille d'Alex. - Sois gentil, ne dis rien à personne, mais ne t'éloignes pas de Sébastien et de Laure, pour ta sécurité. - C'est d'accord, tu peux me faire confiance. Avec précaution, car Martin n'était pas seul à être de faction, Alex se dirigea vers la cale où il savait trouver la réserve de poudre embarquée sur le brick. Sébastien et lui avaient fabriqué, pendant la nuit, un détonateur de fortune avec les éléments qu'ils avaient pu récupérer. Ce n'était pas de la haute technologie, mais cela devait pouvoir fonctionner. Pendant des heures, les trois Aventuriers temporels avaient pesé le pour et le contre : fallait-il laisser Primus modifier le cours de l'histoire ou au contraire, l'en empêcher ? Ils étaient tombés assez vite d'accord sur un point : Dantignac avait dû concocter un plan diabolique pour s'approprier l'ensemble du trésor. Et ce plan, ils étaient sûrs qu'il avait commencé à l'élaborer bien avant ses premières entrevues avec la reine. Il imaginait que cette dernière serait plus facile à convaincre que le roi car son charme, dont il savait jouer, aurait toutes les chances d'opérer. Jusque-là, il semblait que tout se fut déroulé en tous points comme il l'avait prévu, jusqu'à l'apparition de Laure dans sa vie. Elle avait bien failli tout faire tomber à l'eau, c'était le cas de le dire. Alex était tout près des explosifs, ses deux amis et Martin, étant restés sur le pont pour le couvrir. Tout à coup, un bruit de cavalcade résonna dans la cale. Alex accéléra le mouvement. Primus surgit comme un diable derrière les trois complices, suivi de quelques matelots entraînés à sa suite, qui ne savaient même pas pourquoi ils couraient ainsi. En apercevant Laure, Primus la pointa avec son pistolet : - Tu es encore plus sotte que je ne le pensais ! Lui jeta-t-il avec mépris. - Et toi encore plus pervers ! Répliqua-t-elle, sans se laisser intimider. - Que venez-vous faire ici, bande d'idiots ? - Tout simplement vous empêchez de bafouer une fois de plus les grands principes de Temporium. - Les grands principes, non mais je rêve ! Tu es vraiment une oie blanche ma pauvre fille ! Qui croit encore aux grands principes ? - Nous, et nous en sommes fiers ! - Mais ouvre les yeux, espèce d'imbécile, avec le chaos qui règne ici, qu'est-ce que tu crois, ils sont tous corrompus ! Alors je ne vois vraiment pas ce que je peux changer, ni en mal, ni en bien d'ailleurs. Autant en profiter ! - Je te déteste Primus, tu es vraiment pourri ! Ils ont eu bien raison de se débarrasser de toi et de t'expédier ici. Se mit-elle à hurler, hors d'elle. - Tu as tort petite de me parler comme ça. Ajouta-t-il, en menaçant Laure de son arme. Encore un mot et je t'expédie ad patres ! - Tu ne me fais pas peur Primus ! A ces mots, il releva le bras, pour ajuster son tir, puis, froidement, il appuya sur la gâchette. Lorsqu'il se rendit compte que l'autre allait vraiment tirer, Martin, qui observait le manège sans comprendre, se précipita sur Laure pour la protéger. Trop tard, le coup était parti. Pendant ce temps, Alex tentait d'allumer la mèche de ce qui devait servir de détonateur. * * * Allongé sur le sol, Martin, qui avait pris la balle destinée à Laure en pleine poitrine, était à l'agonie. Il perdait beaucoup de sang et semblait vraiment mal-en-point. Devant lui, Primus était devenu d'un seul coup d'une pâleur cadavérique. Venait-il de prendre conscience du meurtre qu'il venait d'accomplir ? Il respirait de plus en plus difficilement, jusqu'au moment où il s'écroula lui aussi, perdant connaissance. Les réflexes de médecin de Laure prirent le dessus et, cette fois encore, elle allait s'asseoir sur les principes de Temporium de ne pas intervenir. Elle devait tout tenter pour sauver Martin. C'est elle qui aurait dû être étendue là, sans vie. Il s'agissait de réparer une injustice. Elle donna quelques instructions rapides à Sébastien puis entreprit un massage cardiaque pour tenter de faire revenir Martin. Après d'interminables secondes d'efforts qui parurent des minutes, le cœur repartit. Elle allait pouvoir examiner la plaie et tenter de réparer les dégâts. Des matelots lui avaient apporté le matériel et les produits qu'elle avait demandés. Pendant ce temps, Primus avait repris peu à peu connaissance. Il regardait Laure s'occuper de Martin et semblait approuver qu'elle déploie autant d'énergie pour sauver la vie du matelot. Avec des gestes d'urgentiste, qu'elle n'avait jamais eu l'occasion d'expérimenter, Laure avait réussi à stopper l'hémorragie et à panser les blessures de Martin. - Martin, Martin, ça va aller maintenant. Lui dit-elle gentiment en lui tapotant doucement la joue. - Tu vas t'en tirer mon vieux ! Ajouta Sébastien pour l'encourager. A ce moment précis, Alex, qui n'avait pas suivi le déroulement du drame, remonta en courant de la cale et cria : - Allez, grouillez-vous, tout le monde à quai, et fissa ! Les matelots prirent immédiatement Martin en charge pour le conduire hors du bateau. Laure et Sébastien, qui connaissaient la suite, leur emboîtèrent le pas sans perdre de temps. Quant à Primus, qui avait réussi à se remettre debout, il les suivit sans chercher à comprendre, encore hébété par la réaction qu'il venait d'avoir et dont il ne comprenait pas l'origine. À peine étaient-ils tous en sécurité sur la terre ferme qu'une explosion surgit du Quintanadoine, le cassant littéralement en deux par le milieu. Éberlués, tous assistèrent, incrédules, à la disparition du navire, rapidement absorbé par les eaux agitées. Les matelots, comprenant de moins en moins, avaient conduit Martin dans l'auberge la plus proche où il se trouvait presque confortablement installé, allongé sur un lit de chaises. - Eh ben dis donc, tu nous en as fait une peur ! S'exclama l'un d'eux. - On a cru que tu étais mort ! Dit un autre. - On peut dire que tu reviens de l'enfer ! Ajouta un troisième. - De l'enfer, oui, tu peux le dire. Reprit le premier - Martin revient de l'Enfer ! Martin de l'Enfer ! Scanda le second, sans pouvoir s'arrêter tant il était énervé par la succession des événements. Tous reprirent en chœur : Martin de l'Enfer ! Martin de l'Enfer ! Ce nom lui restera, rapidement transformé en Martin d'Enfer. * * * Dès qu'ils le surent en sécurité, Sébastien et Laure rejoignirent Alex, qui avait pris garde de ne pas se montrer. Officiellement, il n'avait pas réussi à sortir du bateau avant l'explosion. - Pourquoi voulais-tu que l'on te croie mort ? Lui demanda Laure. - Changer le cours de l'histoire, d'accord, mais point trop n'en faut ! Lui répondit-il. Souviens-toi que tout l'équipage du Télémaque, pardon, du Quintanadoine, a pu être sauvé, sauf un. Je serai celui-là pour l'éternité ! Tout le reste de la journée, ils tentèrent de retrouver Primus, mais sans succès. L'oiseau s'était bel et bien envolé, volatilisé. - Le diable a réussi à s'enfuir ! Conclut Alex. - Le diable, tu peux le dire. Ajouta Sébastien. - Avez-vous remarqué la réaction de Primus lorsque Martin était en train de perdre la vie ? Leur demanda Laure, fine mouche. - Dans la cale ? je n'ai rien vu. Répondit Alex. - Moi, j'ai bien vu qu'il tournait de l'œil le Casanova, mais franchement, c'était le cadet de mes soucis. Renchérit Sébastien. - J'ai une petite idée là-dessus. Laure essayait d'entretenir le suspens. Avez-vous remarqué le surnom que les matelots ont fini par donner à Martin ? - Martin de l'Enfer ! Répondirent-ils ensemble. - Exactement, puis très vite, Martin d'Enfer ! Cela ne vous dit rien ? - Tu veux dire que Martin serait …. - L'aïeul de Primus, de Jacques d'Enfers si vous préférez. Exactement. - Et c'est ce qui expliquerait qu'il commençait à défaillir sérieusement au fur et à mesure que Martin perdait la vie. - C'est pas possible ! Commenta Sébastien, d'un air plutôt idiot. - C'est possible ! Parodia Alex, en faisant référence à une ancienne publicité SNCF. - Réfléchissez un peu ! Si Martin était mort, Jacques Denfers n'aurait pas pu exister, et pour cause … et voilà, c'est tout simple ! Triompha Laure. - Elle nous en bouche un coin la petite, hein ? Sébastien semblait tout fier de dire cela. Après tout, c’était lui qui l’avait coaché … il se sentait un peu responsable. Chapitre 18 Les trois amis n'eurent aucun mal à trouver place dans la diligence pour Paris. Ni les secousses, ni la pluie n'avaient plus d'importance pour eux, ils en avaient vu d'autres ! Le rendez-vous pour le retour était prévu le 7 janvier 1790, à 14 heures précises, heure locale. Ils avaient largement le temps de s'y rendre. Ils avaient le sentiment d'avoir rempli leur mission : 1 - Ils pouvaient affirmer que le Télémaque contenait bien le trésor des Rois de France ainsi que celui des Abbayes normandes. 2 - Il avait bien coulé en rade de Quillebeuf, ils l'avaient vu de leurs propres yeux. Les trois Aventuriers Temporels, satisfaits du devoir accompli, baignaient dans une atmosphère particulièrement détendue … Mais ils étaient bien les seuls. Pendant ce temps, à Versailles, les émeutes s'intensifiaient, car depuis le départ de la famille royale, le petit peuple n'avait plus de quoi vivre et le prix du pain ne cessait de grimper. La situation à Paris n'était guère meilleure. Durant tout le trajet, devant les mines renfrognées des autres passagers, Laure, Sébastien et Alex n'osèrent pas échanger leurs impressions. Ils choisirent de somnoler, ce qui était de loin l'attitude la moins compromettante, et la plus utile, eu égard aux trois mois agités qu'ils venaient de vivre dans ce siècle. * * * Arrivés à Paris, ils s'installèrent, pour la toute dernière fois, dans l'un de ces cafés où l'on cause, pour attendre l'heure du départ. - Ouf, je ne suis pas mécontente de regagner mes pénates, j'en ai un peu marre de tout ça ! Fit Laure en s'écrasant sur son siège. - C'est vrai que pour une première immersion, t'as été gâtée ! Acquiesça Sébastien. - Allez, c'est le métier qui rentre ! La rassura Alex, toujours aux petits soins pour elle. - Oui, on peut dire ça ! Mais je ne me plains pas, je sens que je vais l'adorer ce métier. Rectifia-t-elle. Puis elle ajouta, j'ai tout de même un petit regret, c'est de n'avoir pas mieux connu la reine. - Mais tu la voyais presque tous les jours ! - Oui Sébastien, c'est vrai, mais j'aurais aimé lui parler davantage, en tête à tête, tu comprends ? J'aurais vraiment aimé pouvoir l'aider un petit peu. Elle avait l'air si fragile, si étonnée de tout ce qui arrivait. - Et elle ne savait pas tout ! Ajouta Alex, avec un brin de cynisme. - La pauvre ! Soupira Laure. Quand je pense qu'elle n'a plus que 3 ans à vivre… et quelles années ! Mourir guillotinée à 38 ans, j'en suis toute bouleversée. En fait, plus sa fin approchait, plus elle était digne. Elle a eu un vrai courage. Vraiment les garçons, je l'admire ! - Il faut t'en remettre ! Plaisanta Sébastien. - Bah non justement, je ne crois pas que je vais m'en remettre, dit-elle très sérieusement. - Et toi Alex, quel est ton regret ? Dit Sébastien pour échapper à la mélancolie qu'il sentait poindre chez Laure. - Moi ? Ben…c’est Philippe. Dit-il en regardant Laure. Avec ce que vous m’avez raconté, on le plante un peu en partant comme des voleurs, non ? - Euh… Sébastien cacha sa gêne en détournant le regard. - Quoi ? Demanda Alex percevant quelques intrigues. Laure prit les mains de son ami et planta son regard dans le sien. Ses yeux d’un noir profond firent leur effet sur un Alex sous le charme de sa consoeur. - Il va venir avec nous, Alex. Et tu ne t’y opposeras pas. Pour moi. Lança t-elle avec une dernière œillade qui eut raison de lui. Alex bredouilla quelque chose d’inintelligible, incapable d’empêcher son visage de rougir sous l’effet du charme de Laure. Il jeta un coup d’œil à Sébastien qui haussa les épaules d’un air de dire « que veux-tu ? J’ai tout essayé » et capitula. - Et lui, qu’en pense t-il ? - Je ne lui ai pas encore dit, mais ma décision est prise. S’il reste, il peut mourir du premier microbe venu vu son état. - C’est grave, tu en es consciente ? Tu es prête à subir les foudres de J2M ? - Oui, sourit-elle. - Alors nous t’appuierons, lui répondit Alex le chef de mission. Ensemble ils se rendirent à la pension où vivait Philippe. Toujours incapable de marcher, ce dernier se remettait lentement et fut heureux de revoir ses compagnons. - Dîtes-moi enfin qui vous êtes vraiment, implora t-il. Laure prit l’initiative de lui expliquer qui ils étaient, d’où ils venaient et dans quel but. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans son récit, les yeux de Philippe s’agrandissaient devant l’incroyable secret révélé. - Tu sais tout à présent, lui dit Alex. Nous ne te mentirons pas, si tu reste ici, ta santé pourrait encore se dégrader. Nous sommes là pour te proposer de venir avec nous. Philippe allait répondre, mais Sébastien l’arrêta en levant la main. - Attends, réfléchis bien et mesure les conséquences de ta décision. Si tu viens avec nous tu renonces définitivement à ta vie présente et tu dois être conscient qu’il te faudra beaucoup de travail pour amortir le choc culturel de changement de siècle. De plus, il faudra … - C’est oui ! hurla l’adolescent sans hésiter. Je n’ai plus personne ici et je n’ai rien à perdre. Emmenez-moi ! - D’accord, allons-y, conclu Alex. Les garçons saisirent Philippe par les bras pour le porter et tous les quatre quittèrent la pension. * * * En passant la barrière Saint-Martin, Philippe se retourna pour regarder les toits fumants s’éloigner. - Que va t-il se passer pour eux ? Demanda t-il, ne pouvant cacher un brin de mélancolie dans sa voix. - Tu vas avoir tout le loisir de l’apprendre, ne t’inquiète pas, lui dit Laure avec beaucoup de gentillesse. Il est temps de rentrer maintenant, ajouta t-elle aux deux autres. Un signal sonore venait de retentir dans leurs oreilles annonçant l’ouverture immédiate de la porte temporelle pour les 10 prochaines minutes. - Plus que 5 minutes et nous y sommes, pas de soucis, dit Alex. C’est juste après la ferme là-bas. Il avait à peine fini sa phrase qu’une dizaine de soldats de la garde nationale surgit de derrière la ferme. Tandis que le compte à rebours égrenait les secondes avant la fermeture de la porte, les quatre amis furent encerclés par la troupe. À SUIVRE …. Vous venez de lire les deux parties du Trésor du Télémaque : Les Aventuriers Temporels et Les forces Occultes. Merci de prendre quelques minutes pour répondre à un questionnaire et nous donner votre avis ! Questionnaire adultes Questionnaire jeunesse www.temporium.fr Retrouvez-nous sur notre page Facebook "Temporium" Liste des notes multimédia – Henri Farman – Les Thermes de Cluny – Le Forum de Lutèce – Le Télémaque / Quintanadoine – Le Plan de Turgot – L'octroi – La diligence – La salle du manège – La tour Jean-sans-peur – La barrière de Fontainebleau – Le palais des Tuileries – L'hôtel de la rue Mignon – Les Assignats – L'abbaye St Georges – L'abbaye de Jumièges Du même auteur sur Feedbooks * * * Le Trésor du Télémaque - Les Forces Occultes (2010) Temporium ® est un service secret de voyage dans le temps unique en son genre et réservé à des historiens pour effectuer des recherches très précises. Ces Aventuriers Temporels sont envoyés dans diverses époques dans un but exclusivement scientifique. Pour avoir expédié son associé dans le temps sans possibilité de retour, Jacques Denfers, co-créateur de Temporium, est condamné à l'exil temporel et envoyé au XVIIIe siècle. En pleine Révolution française, et aidé par un mystérieux homme en noir, Jacques met alors au point un plan machiavélique pour s’enrichir. En effet, selon la légende, le 3 janvier 1790, le brick Quintanadoine (ex-Télémaque) coule près de Quillebeuf avec dans ses cales la fortune de Louis XVI et des abbayes normandes…Mais la partie se complique lorsque son chemin croise la mission de trois aventuriers temporels envoyés par Temporium. Jacques Denfers parviendra t-il à s’emparer du fabuleux trésor royal ? Pourra t-il revenir XXIe siècle grâce à son énigmatique complice ? Le Trésor du Télémaque est un roman d’aventures temporelles construit en deux parties, l’une (Les Aventuriers Temporels) proposant de vivre les aventures du point de vue des héros, l’autre (Les Forces occultes), du point de vue de leur plus mortel adversaire ... Le Trésor du Télémaque propose pour la première fois le service des « Notes Multimédia » qui permet d’obtenir, pendant la lecture, des informations à travers du texte, des images, des documents sonores et des vidéos. Pour bénéficier de ce service, votre appareil de lecture doit être connecté à Internet. www.feedbooks.com Food for the mind