Le Trésor du Télémaque - Les Forces Occultes Temporium Préambule La Ferrari Testarosa rouge flamboyant filait à toute allure, zigzaguant dangereusement, de façon totalement inconsciente, entre les véhicules, heureusement rares à cette heure tardive. Jacques Denfers, peu attentif à la route, était préoccupé par les flots d'idées qui l’assaillaient, et qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Il connaissait Charles depuis des années et il était devenu son meilleur ami depuis qu'il l'avait suivi sur un projet aussi fou que fantastique. Ce projet, ils avaient réussi à le mener à bien, et ce ne fut pas facile. Charles était un pur, un vrai idéaliste, ce qui le rendait particulièrement attachant. Il concevait cette aventure exclusivement dans l'intérêt scientifique et pour le bien de l’humanité. Jacques ne partageait plus cette façon de voir depuis quelque temps. Il voulait, lui, que toute l'énergie qu'ils avaient investie, que toutes les nuits blanches qu'ils avaient passé ensemble, se traduisent par une amélioration substantielle de leur niveau de vie. Ils l'avaient, pensait-il, largement mérité. - Faire avancer la science, se dit-il, est une noble cause, mais assurer son propre confort et mettre sa famille à l'abri du besoin, c'est bien aussi. La dernière discussion qu'ils avaient eue, Charles et lui - d’autres diraient la dernière dispute - datait de la veille. Et c'était toujours à propos du même sujet : Se servir ou non de leurs recherches pour améliorer leurs finances personnelles. Charles était toujours radicalement contre, et il n'en démordait pas. Jacques n'en pouvait plus de cette obstination vertueuse, et il entendait bien imposer son point de vue, et pas plus tard que ce soir. Sa détermination était inébranlable et Charles devrait céder, coûte que coûte. Voilà pourquoi il roulait à tombeau ouvert, en pleine nuit, vers le siège de Temporium. Il ne pouvait être question d’avoir cette discussion en présence de Maureen, la femme de Charles. Il aurait été en infériorité numérique car elle était toujours du même avis que son mari. Non, il fallait absolument que Charles vienne au bureau. Il ne lui restait plus qu'à trouver un prétexte pour l'y attirer. - Il doit se rendre à mes arguments. Il n'y a pas d'autre solution pour l'avenir de Temporium. Se dit Jacques, à voix haute, pour s'en persuader encore un peu plus. C'était tellement vital qu'il en était arrivé à penser que si son associé continuait à camper sur ses positions, la seule solution serait de s'en débarrasser. Il effaça vite cette pensée, pas encore prêt à admettre une telle éventualité qui pourtant, inconsciemment, faisait son chemin. Sans qu'il le veuille vraiment, son esprit se mit à vagabonder, imaginant ce que serait sa vie sans contraintes, une vie où il pourrait prendre les orientations qui lui plairaient, sans attendre le bon vouloir de Pierre, Paul … ou Charles. Peu à peu, la solution extrême qui consistait à éliminer son ami lui parut de plus en plus inévitable… Pour le cas, bien entendu, où celui-ci ne changerait pas de position. Jacques, au volant de son engin de course toujours mal contrôlé, avait réussi à se convaincre qu'il ne lui restait plus qu'à trouver le meilleur moyen de parvenir à ses fins. Il n’était évidemment pas question de tuer Charles. - On peut être en désaccord sur bien des sujets, mais ôter la vie, non, c'est trop grave. Se dit Jacques, sans grande conviction. Et puis surtout, il faut avoir un certain courage… qu'il n'avait pas. Mais, faute de courage, il avait de l'imagination. En tant que Directeur Général de la société, ô combien innovante, qu’ils avaient créée, Charles et lui, il ne devrait pas avoir de mal à trouver une idée moins radicale, et plus originale. Un coup de frein brutal de la voiture qui le précédait déclencha chez lui un réflexe qui lui sauva la vie. - Le taré ! Pour un peu, il m’envoyait dans le décor, et à cette vitesse… Il criait, pour évacuer le flot d’adrénaline qui venait de l'envahir. Curieusement, cette manœuvre fut non seulement salvatrice, mais elle entraîna son esprit dans un raisonnement complexe, qui aboutit à une solution beaucoup plus perverse qu'un meurtre banal. - Intéressant, oui, intéressant … ! Il parlait tout seul, tout excité de sa trouvaille machiavélique. - Mais alors, comment y arriver ? Se disait-il en lissant une barbe imaginaire, imitant par ce geste les méchants des films de série B. Lancé dans un monologue, il faisait les questions et les réponses. Les questions étaient formulées à voix haute, mais les réponses ne parvenaient pas à franchir la barrière de ses lèvres. - Oui, mais si je fais comme ça, il va s’en apercevoir, et je n’y arriverai pas. Où alors … ? - Ben non, ça non plus. Il y aurait peut-être une autre solution ? - Oui, c'est ça, c'est très bien ! - Mais c'est trop risqué. - Et pourquoi ? - Ah, oui, c'est pas si mal ça, c'est même très bien. - Et ce serait faisable ? Quand il se mit enfin d'accord avec lui-même sur la solution à adopter, il arrivait en vue du bâtiment de Temporium. Il n'avait pas encore réussi à convaincre Charles de faire poser l'Omega géant dont il rêvait, comme emblème de leur société, signe extérieur de réussite. Avant de pénétrer dans le parking, il devait se présenter, comme chaque fois, à ce personnage falot que Charles avait engagé pour surveiller l’entrée des véhicules. Jacques ne l’aimait pas, sans raison particulière d'ailleurs, ou peut-être pour la simple raison que Charles, lui, l'aimait bien. De toute façon, le gardien ne l’aimait pas non plus. Quasiment sans ralentir, Jacques se fit reconnaître rapidement de Thomas, le Saint-Pierre des garages, qui lui ouvrit la porte du parking souterrain. Aucun mot, aucun signe ne s’était échangé entre eux. Une fois dans l’ascenseur, il fit glisser le clapet de son téléphone mobile sécurisé pour appeler Charles. Sa décision était prise, elle était irréversible et, de plus, elle devait être appliquée immédiatement. - Et m… , le répondeur ! "Charles, c'est Jacques, on a un gros problème, j'ai besoin de toi. Viens me rejoindre au bureau le plus vite possible. Je t'attends. C'est urgent. Rappelle-moi vite s'il te plait." - Avec un peu de chance, il entendra son vibreur, se dit Jacques, sachant que son ami avait le sommeil léger. Si dans un quart d'heure il ne m'a pas rappelé, je recommencerai, pensa-t-il sans se décourager. Comme il l'imaginait, Charles le rappela très vite. Il n'était pas question de lui en dire trop au téléphone, il fallait absolument le faire venir ici. Arrivé au cinquième étage, il traversa les bureaux des chercheurs, disposés en « open-space ». Le directeur de recherches n’étant pas à son poste à cette heure, il n’eut aucun mal à se rendre, sans avoir à se justifier, jusqu’à la salle du fond. C'est là que se déroulerait l'ultime discussion qu’il aurait avec Charles. Il en avait décidé ainsi. - Soit il se range à mes côtés, et tout rentrera dans l'ordre, soit il s'entête et j'appliquerai mon plan. Voilà, c'est tout simple, et il n'y a aucune alternative. Il pensait si fort à ce moment que les mots s'échappaient de sa bouche, sans qu'il puisse les retenir. - Je viens vous remplacer François ! Dit Jacques en entrant dans la salle à accès réservé. L'opérateur était seul devant un gros ordinateur, visiblement très concentré. Il sursauta : - Merci Monsieur Denfers, mais Mademoiselle Farman vient de partir, et je ne voudrais pas la laisser seule là où elle est, répondit François timidement. Les deux hommes se trouvaient dans une grande salle où trois horloges numériques marquaient des heures différentes, et donnaient des indications curieuses : 476 pour l’une, 987 pour l'autre, et 1908 pour la troisième. A côté de l’ordinateur, s'étalait un grand écran, ressemblant à l'écran radar d’une tour de contrôle d’aéroport. - Pas de soucis François, cela fait plusieurs heures que vous suivez ces départs, allez vous détendre quelques minutes. Elle ne sera pas seule croyez-moi, d’autant plus que Monsieur Kieffer va arriver ! Le rassura Jacques, contenant mal son impatience et le poussant presque hors de la pièce. - Très bien Monsieur Denfers, elle sera de retour dans 27 minutes exactement. Merci à vous ! Se crut obligé d'ajouter François à contrecœur. N’hésitez pas à m’appeler au moindre souci ! Sur l'insistance de son directeur, François quitta la salle, non sans regret. Jacques fit quelques retouches sur l’ordinateur en regardant le cadran indiquant 987, puis, jetant un coup d’œil à sa montre, il continua à s’affairer sur le clavier. Quelques instants plus tard, il entendit le « ding » significatif de l’ascenseur, suivi de la voix de Charles. - Jacques, où es-tu ? Criait Charles depuis le couloir. - Ici, près de la machine ! Répondit Jacques, qui terminait ses derniers réglages. Charles se rua dans la pièce. - C’est Emma ? Je m’en doutais … - Oui, il y a un problème de coordonnées. Nous n’arrivons plus à la joindre, répondit Jacques en l'embrassant rapidement sur les deux joues, comme d'habitude. - Je vais aller la chercher, c’est plus sûr ! Dit Charles qui déjà retirait sa veste. - Tu es sûr ? Attends un peu, on va réussir à recaler les données … - Pas question ! Le coupa Charles, il n'y a pas de temps à perdre. - Comme tu voudras ! - Je veux ! - Alors tiens, mets ces vêtements, tu passeras inaperçu avec ça ! Il lui tendit une chemise de coton mal dégrossi et un pantalon mal coupé qu’une cordelette maintenait tant bien que mal. - C’est bon, dit Charles une fois habillé, mets-toi aux manettes ! Il monta dans une sorte de long cylindre, tandis que Jacques s’affairait devant l’ordinateur. - Attends un peu Charles. Avant de partir, as-tu réfléchi à notre discussion d’hier ? - Tu sais très bien ce que j’en pense, et je n'ai pas changé d’avis sur la question. Il est inutile d'en reparler, fit fermement Charles. Je ne reviendrai pas là-dessus. Allez, vite, le temps presse ! - C'est toi qui vois ! Dommage… Et Jacques appuya sur « envoi ». Le cylindre dans lequel venait de pénétrer Charles commença à tourner sur lui-même, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. On ne le voyait déjà presque plus. La lourde machine se mit à ralentir lorsque son occupant eut tout à fait disparu, pour s’arrêter complètement quelques secondes plus tard. Jacques, désormais seul dans la pièce, se mit en devoir de faire disparaître toute trace de ce départ nocturne, et surtout toute possibilité de retrouver le voyageur. Il resta de longues minutes sur le clavier, à effacer méticuleusement toutes les archives de ces dernières minutes, puis se leva, récupéra les vêtements de Charles, preuve accablante s'il en est, pour les escamoter définitivement. Après avoir recalé les ordinateurs sur le voyage d'Emma, afin d'assurer son retour, il rappela François en lui expliquant que Charles n'avait pas pu venir le rejoindre et qu'il rentrait chez lui. Il enfila son blouson et referma soigneusement la porte. - Voilà, se dit-il d'un air satisfait, finalement c'était tout simple. Tout a fonctionné au petit poil. Il était désormais seul à la tête de Temporium, et il pourrait développer l'entreprise comme il l'entendait. Chapitre 1 En pénétrant dans la salle de réunion, Jacques Denfers se trouva confronté aux administrateurs de Temporium ainsi qu'aux responsables d’une cellule spéciale du Ministère de l'Intérieur. À leurs mines fermées, il comprit que la partie était mal engagée pour lui, et qu'il s'exposait à une peine qui irait certainement bien au-delà d'une simple exclusion de Temporium. Autour de la table, les protagonistes s’étaient organisés comme pour un procès traditionnel. Il était entendu que cette affaire devait être réglée à huis clos et relevait du secret d'état. D’un côté étaient assises quelques rares personnes chargées de jouer les avocats de Jacques, avec la mission impossible d’expliquer l’inexcusable, et de l’autre, les accusateurs, en plus grand nombre. Jacques espérait tout de même pouvoir bénéficier d'une certaine clémence du jury, car si la société avait réussi à atteindre le haut niveau de performance qui était aujourd'hui le sien, c'était quand même bien en partie grâce à lui. - Ils vont certainement en tenir compte. Se dit-il pour se rassurer. Tout autour de lui, les visages restaient de marbre, et les regards le fuyaient. Aucun d’eux n’osait le regarder dans les yeux. Ils parlaient de lui sans le fixer et relataient les faits en disant “il”, comme s’il était absent. Crime. Ce mot résonnait dans l'esprit de Jacques. Il était accusé d'avoir commis un crime. Mais était-ce vraiment un crime que d'envoyer quelqu’un, de surcroît fou d'histoire, dans une époque lointaine ? Malheureusement pour Jacques, ils étaient tous d'accord sur ce point : c'était bien un crime. - De toute façon, ma présence est inutile, pensa-t-il, je ne peux rien dire pour ma défense, ils sont catégoriques, ils n'en démordront jamais. Jacques entendit, comme dans un cauchemar, l'historique complet de Temporium, les premiers essais, les premières machines, toutes défectueuses, puis les premiers succès. Les “avocats” revinrent sur les longues heures de patient travail des deux collègues et amis, passées sur les calculs, les probabilités, les tâtonnements, les paramétrages des coordonnées pour l’ordinateur, et enfin l’aboutissement : le prototype capable d’envoyer en toute sécurité un être vivant dans un monde disparu depuis longtemps. Ce fut d’abord une souris, dotée d’une caméra miniature, puis un chat, un chien et enfin, le premier Aventurier Temporel, c'est-à-dire Charles Kieffer lui-même. Jacques revoyait la scène comme si elle s’était déroulée la veille. Charles l’avait persuadé que le temps était venu de faire voyager un être humain. Il souhaitait être volontaire, et Jacques savait que rien ni personne n’aurait pu l’en dissuader. Charles était le génial inventeur de Temporium, c'est lui qui avait conçu l'engin le plus fantastique que l’homme ait jamais construit, une véritable machine à remonter le temps. Celle qui permettait de réaliser les rêves de gosse : transporter un être humain dans le passé … et le faire revenir. Il revoyait son ami entrer pour la première fois dans le tunnel, comme il l’avait fait il y a quelques jours, puis, lentement, disparaître à mesure que le cylindre tournait sur lui-même. À l’époque, il s’inquiétait de savoir s’il pourrait revenir. C’était il y a 10 ans déjà, et cela avait marché : un homme avait réussi à remonter le temps et en était revenu quelques minutes plus tard. Temporium avait ouvert la porte de l'Histoire. Il entendit vaguement, comme dans un brouillard, les interventions à charge : il était indéniable que Jacques Denfers avait agi pour assouvir ses ambitions personnelles, il ne pouvait lui être accordé aucune circonstance atténuante. Son avocat tentait d'amadouer les jurés : - Il faut reconnaître, à sa décharge, que Jacques Denfers ne s’est pas vraiment rendu compte de la gravité de ce qu’il a infligé à Charles Kieffer, son associé, et de plus, son meilleur ami. Des voix fortes le sortirent de ses pensées. Il était question de meurtre… Le directeur de la cellule, présidant la séance, demanda une pause de quelques minutes. Jacques, dans un état second, fut reconduit dans sa “prison” de fortune, un bureau fermé à double tour. Un quart d’heure plus tard, il fut réintroduit dans la salle de réunion. Son attitude s’était modifiée, il demanda à prendre la parole : - Mesdames et Messieurs, je vais être bref ! Dit-il en se levant, comme pour donner plus de solennité à son discours. Il se racla un peu la gorge, sachant parfaitement que ce qu’il allait dire scellerait son destin à tout jamais. Je ne souhaite plus me défendre … je plaide coupable ! Il avait marqué un temps d’arrêt avant de finir sa phrase. Vous jugerez de faire de moi ce qu’il vous plaira, et j’accepterai votre verdict. Ajouta-t-il avant de se rasseoir. L’assemblée, surprise, resta interdite. Un lourd silence s’installa. Le “Président” réagit le premier : - Suite à cette intervention, nous allons délibérer. Que Monsieur Denfers soit consigné dans le bureau, sous bonne garde ! Dit-il, à l’adresse des vigiles qui attendaient à la porte. Jacques Denfers, à nouveau seul, se demandait s’il avait bien fait d’écouter cet homme bizarre qui était venu le voir, quelques minutes plus tôt, dans la pièce où il était enfermé. Il l'avait convaincu que c'était la meilleure attitude à adopter pour échapper au pire. Après lui avoir exposé son plan, l’homme lui avait assuré qu'il avait tout à gagner, et surtout rien à perdre, à lui faire confiance. Au point où il en était, que pouvait-il risquer de plus ? Des pas dans le couloir annonçaient que la délibération était terminée. Cela n’avait pas traîné ! Les vigiles l’amenèrent une fois de plus dans la salle d'audience où l’attendait "la Cour" au grand complet. - Cela ne sent pas si bon que ça, se dit-il alors, un peu déstabilisé par la gravité des visages. Le “Président” prit de nouveau la parole, en le regardant dans les yeux, ce qui acheva de mettre Jacques mal à l’aise. - Jacques Denfers, vous avez commis le crime le plus odieux et le plus abject qui soit, et qui plus est sur la personne de votre meilleur ami ! Cette phrase fut prononcée sur un ton solennel, afin de bien faire prendre conscience au prévenu de l'immoralité de son acte. - Nous avons cherché la façon, disons la plus humaine, de régler cette affaire. Comme votre cas ne relève pas de la justice traditionnelle, nous avons décidé, à l’unanimité, d’appliquer la loi du Talion… Jacques ressentit alors une sueur glacée couler le long de son dos. -… En conséquence de quoi, nous vous condamnons à l’exil temporel immédiat. Il vous sera administré un transfert non défini, sans possibilité de retour, c'est-à-dire dans les mêmes conditions que celles que vous avez appliquées à Charles Kieffer. Que la sentence soit exécutée ! Jacques Denfers sentit que ses jambes ne le portaient plus. Il était dans l’impossibilité de se lever. Les mots “exil temporel” et “sans possibilité de retour” résonnaient à ses oreilles et lui fracassaient la tête. Il comprit qu'il ne reverrait plus Sonia, sa femme, ni Nathan son fils adoré. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il prit enfin la mesure de l’horreur de la situation. Il fut soulevé par les bras et déposé sans ménagement dans « son » bureau, le temps que la machine soit programmée. Il se sentait étranger à la situation, incapable de réagir, littéralement sonné. Il n’entendit pas la porte s’ouvrir et ne vit pas l’homme en costume noir, chemise noire, et cravate noire qui était entré. Jacques prit conscience de sa présence au son du craquement des os de ses doigts et regarda alors dans sa direction. - C’était parfait Monsieur Denfers ! Lui dit-il calmement. C’est maintenant que tout commence … Chapitre 2 Le vent s’était levé, glacé, humide et pénétrant. Jacques Denfers, transi, n'était pas mécontent de pénétrer dans l'hôtel particulier, d’apparence modeste, dans lequel il avait rendez-vous. - Robert Dantignac, s'annonça-t-il au majordome, je suis attendu par Monsieur le Comte. Jean Gabriel Maurice Rocques, Comte de Montgaillard, lui avait été recommandé comme étant un personnage omnipotent, ayant ses entrées à la Cour de France, tout en entretenant des réseaux dans différents milieux de la société. La décoration intérieure de sa demeure tranchait avec l'extérieur. Tout n'était que brocards, meubles cossus, argenterie, tableaux et tapisseries. En affinant son observation des lieux, il se rendit compte que ce qu’il avait pris pour une riche décoration n'était en fait qu'une juxtaposition de styles et d'objets, choisis non pas par goût mais parce qu’ils étaient chers et qu’ils devaient être vus dans une demeure qui se respecte. Son esprit, habitué à l’évaluation des antiquités, fit machinalement le calcul de la valeur qu'aurait un tel assemblage au XXIe siècle. L'extravagance de la somme le fit sourire. Pour tromper son attente, Jacques, alias Robert, feuilleta le dix-neuvième numéro du Journal Général de France qui se trouvait là. Daté de février 1789, il reproduisait la lettre du roi convoquant les Etats Généraux pour le mois d’avril. Dantignac était bien le seul à en connaître les conséquences qui, à ce moment précis, étaient totalement impossibles à envisager pour les Autochs. Il sourit intérieurement, pas mécontent de sa supériorité. - J’espère ne pas vous avoir fait trop attendre Monsieur Dantignac ! Cria presque le Comte en entrant dans la pièce. Sa poignée de main rude et franche conforta Dantignac. C’était bien l’homme dont il avait besoin. - C’est un honneur, Monsieur le Comte, que de pouvoir m’entretenir avec vous. - A la bonne heure mon ami, vous m’avez mandé mon avis sur des sujets graves, selon vos dires, je suis votre obligé. Mais prenez un siège et contez-moi vos préoccupations. - Avant tout Monsieur le Comte, je voudrais savoir si vous êtes absolument sûr de votre personnel, dit Dantignac tout en se rendant vers la porte pour vérifier s’il n’y avait pas d'oreille indiscrète, puis il la referma. - Je sais votre goût pour le secret cher ami, mes gens m’ont informé des colportages sur votre maison. N’ayez crainte, ils sont à mon service depuis ma prime jeunesse, et nombre d’entre eux m’ont accompagné dans mes pérégrinations antillaises. L’un d’eux m’a même vu naître si cela peut vous rassurer, et pour aller encore plus loin, le plus jeune est muet. S’il y a des oreilles ici, elles ne peuvent être qu’amies. Mais continuez, votre visite m’intrigue de plus en plus. La fumée ne vous gêne point ? Montgaillard avait ouvert un petit coffre, disposé sur le bureau, et en avait retiré un cigare qu’il alluma en se penchant vers le candélabre le plus proche. Les volutes prirent immédiatement la direction du plafond, qui peu à peu s’emplit d’un halo artificiel aux senteurs doucereuses. - Monsieur le Comte, ce que je vais vous dire relèverait du crime de lèse-majesté pour quiconque aurait le mauvais goût de le dévoiler. Attaqua Dantignac, sur un ton de conspirateur. Il prit un temps de pause suffisamment long pour observer la réaction du Comte, et pour le tenir en haleine. Son interlocuteur avait la bouche ouverte, laissant le cigare, indifférent, délivrer ses arabesques épicées. Il reprit son exposé. - Vous n’êtes pas sans connaître la décision du roi quant à la convocation prochaine des États-Généraux. - En effet, je suis au courant, dit le comte en désignant le journal de la tête. - Eh bien, je pressens fortement un grand malheur pour la Fille Aînée de l’Eglise et pour ses sujets… L’exposé dura près d’un quart d’heure, pendant lequel Dantignac décrivit avec force détails les risques de chute du régime en France. Lorsqu’il eut terminé, il attendit la réaction du Comte qui l’avait écouté religieusement, en tirant quelques bouffées ça et là comme pour mieux se concentrer sur ce qu’il entendait. - Votre exposé est fort convaincant Dantignac, et je loue votre esprit visionnaire. Mais enfin, si je comprends bien, vous me demandez de vous introduire auprès de la reine… Rien que cela ! - Je conçois que ma demande vous semble osée. Ajouta Dantignac, en sentant que son hôte était ferré, même s'il marquait un léger recul devant sa requête. - Peut-être ai-je tort, peut-être que tout cela n’arrivera pas… Si vous pensez que je me trompe, n’en parlons plus. Bluffa-t-il. Si par contre j’ai raison, sachez que je suis le seul, vous entendez, absolument le seul à pouvoir sauver le trésor de la couronne ! A cette évocation, Montgaillard laissa choir des cendres incandescentes un peu partout. Sans chercher à les ramasser, il fit des allers-retours entre son bureau et son fauteuil, comme s’il cherchait à s’exprimer, sans trouver les mots. - Monsieur le Comte, reprit Robert en le voyant si embarrassé, il ne s’agit en aucun cas de léser la couronne, mais bien au contraire de construire un plan infaillible pour protéger ses biens du pillage. Croyez-moi, cela sera utile car vous êtes à mille lieues d’imaginer le pouvoir de destruction d’une foule affamée et fanatique. - Mmmm … Qu’attendez-vous de moi au juste Dantignac ? Plus qu’une simple audience avec la reine, n’est-ce pas ? Montgaillard s’était figé, un peu voûté, les mains derrière le dos, et regardait Dantignac par en dessous, la tête légèrement penchée sur le côté. Il avait vu juste. La finesse de son esprit comploteur avait pris le dessus. Il était mûr pour servir le plan de Dantignac, qui se détendit et lui expliqua exactement ce dont il avait besoin. - Pour accomplir l’opération que vous avez imaginée, il vous faut des hommes à la fois braves et dévoués, réfléchit tout haut le Comte de Montgaillard en fixant sans le voir le tableau qui lui faisait face. - Exact, et vous seul pouvez me procurer de tels hommes, plus tout ce que je vous ai demandé Monsieur le Comte. Croyez-moi, vous ne le regretterez pas. - Bien entendu, tout cela pour le cas, malgré tout improbable, où les événements tourneraient dans le sens que vous m’avez si brillamment détaillé Monsieur Dantignac. - Bien entendu ! - Vous aurez vos hommes… et le reste. Revoyons-nous dans quelques mois. - Je vous propose le 24 juin Monsieur le Comte. Je pense que d’ici là nous serons fixés. - Soit Monsieur, j'admire votre précision, retrouvons-nous ce jour-là, en mon hôtel, ici même. Je vous raccompagne. Dantignac savait désormais qu'il pouvait compter sur un allié de poids qui lui fournirait de quoi réaliser son projet dans ce monde en pleine désagrégation, où personne ne pouvait se fier à personne. - Voilà une affaire qui se présente bien. Se dit-il en sortant de l’hôtel de la rue Mignon. Chapitre 3 Ni les bourrasques ni les paquets d’eau qui s'abattaient sur le navire depuis le départ de Calais ne leur avaient été épargnés. Le pauvre voilier était secoué comme une coquille de noix, mais rien n’aurait pu empêcher Robert Dantignac d’accomplir sa tâche. Il était en route pour la Grande-Bretagne, “l’ennemi héréditaire”, la “perfide Albion”. Il avait à Londres un rendez-vous capital, qu'il n'aurait raté pour rien au monde. La traversée lui parut interminable. Il se souvenait des voyages du XXIe siècle, lorsque les ferries avaient du mal à avancer sous la tempête, ce qui, déjà, le rendait malade. Mais ce n’était rien à côté de ce qu’il endurait sur cette embarcation du XVIIIe siècle, qui menaçait de se disloquer à chaque nouveau creux. La nausée était plus forte que tout et, sur les conseils de l’équipage toujours ravi d'afficher sa supériorité sur les passagers, il s'agrippait au bastingage espérant que son estomac finirait par se calmer. Mais c’était encore pire, il voyait arriver le danger et se cramponnait comme il le pouvait afin d’éviter de passer par-dessus bord. - Mourir de la sorte serait vraiment idiot après avoir traversé les siècles ! Réussit-il à se persuader, tout en claquant des dents. Il était loin d'avoir tout vu. Aux trois-quarts du trajet, une des voiles se déchira, emportant avec elle quelques malheureux matelots qui tentaient de la retenir. La situation était critique. Sous les hurlements des marins, Dantignac regagna comme il le put la cabine du capitaine et s’aplatit sur le sol, ce qu’il regretta peu après en recevant sur le dos un flot d’assiettes et de couverts. Pas mécontent néanmoins d’avoir évité les lames des couteaux, il se dirigea en rampant vers le mur du fond, en prenant garde d’éviter de nouvelles chutes d'objets. Toujours malade comme un chien, il entendait les cavalcades des marins qui tentaient de maintenir le cap. Plusieurs heures de semi coma nauséeux plus tard, les vents se calmèrent, l’orage s’éloigna, tandis que le navire se rapprochait des côtes anglaises. En mettant tant bien que mal pied à terre, Dantignac se jura que plus jamais on ne le ferait remonter sur un bateau. - Allez mon gars, viens donc te r'met' à côté avec nous ! Lui dit, dans un rire édenté, l'un des marins, tout en lui assénant une violente tape dans le dos qui faillit le précipiter dans l'eau glauque du port. Il n’eut pas le temps d’articuler un refus qu’il fut entraîné par ses compagnons d’infortune qui s'engouffrèrent dans la taverne la plus proche pour remercier le ciel, à leur façon, de les avoir amenés à bon port. Le fameux brouillard londonien avait dû se concentrer dans le pub tant la fumée masquait tout ce qui se trouvait à l’intérieur. Quand il réussit enfin à prendre congé, les yeux rougis par la fumée, l’alcool et la fatigue, il tituba plus qu’il ne marcha jusqu’à l’auberge où se trouvait certainement déjà l’homme qu’il devait rencontrer le lendemain. Si quelqu’un l’avait croisé, il n’aurait pu distinguer qu’une ombre fantomatique, enveloppée dans un long manteau, le chapeau rabattu sur les yeux. Le brouillard toujours aussi épais, lourd et glacial, dissimulait heureusement la silhouette qui parfois tombait, puis se relevait avec difficulté. Fort heureusement, Londres, au contraire de Paris, était équipée de réverbères, et Dantignac put tout de même atteindre l’enseigne "The Globe" qu’il s’évertuait à rejoindre depuis un bon moment. Il entra sans frapper et eut à peine le temps de s’annoncer qu'il s’affala dans un fauteuil devant la cheminée, où il s’endormit immédiatement en ronflant bruyamment. C’est ainsi qu’il passa la nuit. L’hospitalité anglaise a ceci de remarquable qu’aucune question embarrassante n'est posée au visiteur tant qu'il n'est pas en état d'y répondre. * * * La traversée avait été rude… mais le réveil fut plus terrible encore. Dantignac passa la matinée à fuir tout bruit, réfugié dans sa chambre, la tête sous l'oreiller, avec un mal de crâne épouvantable. Ce n’est qu’en début d'après-midi qu’il descendit dans la salle principale de l’auberge où l’attendait, comme prévu, le représentant du Duc de Castletown avec qui il devait s’entretenir. La pièce était chaude et fréquentée encore par quelques personnes, malgré l’heure de pause largement dépassée. Au fond de la salle, dans le coin le plus sombre, une sorte d’ombre était calée contre le mur. Robert se dirigea vers elle et, à son invitation, prit place à sa table. - Vous êtes bien l'intendant de Castletown ? Chuchota Dantignac. - Evitez les noms je vous prie ! répondit sur le même ton, l'homme qui lentement, en regardant autour de lui, releva sa capuche et dévoila son visage. - Allons-y, nous n’avons que trop tardé, le Duc vous attend. Ils arpentèrent de nombreuses rues, que Robert, amoureux du Londres du XXIe siècle, ne réussit pas à reconnaître. Au bout d’un quart d’heure de slalom entre les flaques de boue, ils parvinrent à un hôtel cossu. Lord Castletown, duc de Berwick, malgré la confiscation de son titre par la couronne depuis un siècle, était toujours Pair du Royaume. Il en avait le rang et surtout les finances. Connu pour son sens inné du commerce, il ne perdait jamais une occasion de réaliser une bonne affaire. Il accueillit Dantignac comme un égal, puisqu'il lui était chaudement recommandé par l'un de ses amis. Plusieurs heures plus tard, Robert regagna son auberge. Son entrevue avec le Duc avait été fructueuse, ils allaient se revoir pour mettre au point toute l’opération. Entre temps, il enverrait Louis pour régler les détails, car il n'était pas question pour lui de retraverser inutilement cette satanée Manche. Louis Nogier, brave commerçant et “spectateur” bien involontaire de l’attemporissage de Dantignac, était passé à son service. Mieux valait contrôler les témoins… Depuis, il était devenu son bras droit, son intendant. Nogier avait compris qu’il ne fallait pas contrarier un homme aussi puissant, qu’il prenait pour une sorte de mage capable d'apparaître et de disparaître à volonté. Pour l’heure, Dantignac écrivit à Nogier en lui demandant de lui préparer un équipage complet à Calais, et de l’y retrouver. Il devait désormais se rendre à Bruges afin de compléter son plan et jouer sa seconde carte, la plus délicate. Au jour convenu, Louis Nogier attendait son Maître à la descente du bateau qui le ramenait d’Angleterre, cette fois sans encombre. Nogier écoutait le récit de la rencontre londonienne et prenait quelques notes, tandis que la berline les emportait vers Bruges, surnommée la Venise du Nord. Cette ville, la plus grande d'Europe au Moyen-ge, avait été une formidable plaque tournante du commerce. Depuis l'ensablement de la baie de Zwin, à la fin du XVe siècle, son rôle avait considérablement diminué mais on y trouvait encore les commerçants les plus fortunés. - Lord Castletown vous a t-il parlé des modalités de transfert ? Demanda Nogier levant les yeux de ses notes. - Nous en avons parlé en effet. Il est d’accord, vu la nature du … chargement, pour avancer la somme avant la livraison, répondit Dantignac qui regardait défiler le paysage à une lenteur exaspérante pour un habitué du TGV. - C’est assez peu courant, et je félicite Votre Excellence d’être parvenue à ce résultat, répondit Nogier toujours étonné par les capacités de son Maître. - Louis, vous irez porter quelques plis importants à ma place. J’ai suffisamment confiance en vous pour cela. - Votre Excellence m’honore, je ne la décevrai pas. - Mais j’en suis certain Louis … Sinon vous savez ce qu’il vous en coûterait. Dantignac avait regardé Nogier droit dans les yeux en prononçant cette phrase, avec un sourire ironique. Comme il s’y attendait, Louis Nogier lui était entièrement dévoué. - Croyez-vous que la reine acceptera votre proposition quand vous la verrez ? Nogier, mal à l’aise, avait tenté de changer de sujet pour dissiper l’embarras qu’il ressentait face à Dantignac. - Je n'en doute pas. Dantignac avait repris son attitude détachée et supérieure, du genre "je domine la situation". - Voyez-vous Nogier, je sais des choses qui pourraient lui faire peur. Des choses sur elle et sur bon nombre de personnes de la Cour. Il vaudrait mieux qu’elle accepte, si vous m’en croyez. - Je comprends, Excellence. Mais pourquoi ce voyage à Bruges ? - Pourquoi se contenter d'un seul acheteur ? Le trésor du royaume vaut mieux que cela non ? Vous ne voyez pas encore assez loin mon bon Nogier … Mais ce n'est pas non plus ce qu'on vous demande … Un peu blessé dans son amour-propre par la réflexion de Dantignac et sachant où était la limite, Louis Nogier ne répondit pas. - Quand arriverons-nous ? Ces voyages m’épuisent, questionna Dantignac d'un ton à nouveau aimable. - Je vais m’en enquérir de ce pas. Nogier, par une trappe située derrière le coche, obtint l’information voulue. Ils arrivèrent à Bruges plusieurs heures plus tard. * * * - Pensez-vous que nous puissions avoir confiance dans ce Français Henry ? Demanda Lord Castleltown au personnage énigmatique qui avait accompagné Dantignac. - My Lord, la vraie question est : Pouvons-nous faire confiance aux Français en général ? - Vous avez raison Henry, mais ce spécimen me semble bien différent ! - Différent, c'est le mot juste, my lord. Henry, premier majordome chez lord Castletown, et surtout son confident, paraissait songeur en prononçant ces derniers mots. - Il a quelque chose de curieux, mais je ne saurais dire exactement quoi. N'avez-vous pas vous aussi ce sentiment my lord ? Ajouta t-il - En effet Henry, j'ai ressenti un léger sentiment de malaise, compensé par une attirance … Irrésistible. C'est ça, irrésistible. Notre Dantignac ne manque pas de charisme. Curieux bonhomme ! - Il y a un détail qui m'a sauté aux yeux, my lord, c'est la couleur de ses dents. Vous avez remarqué comme elles sont blanches ? On dirait qu'elles viennent de pousser. Il y a du surnaturel là-dedans ! - N'exagérons pas Henry, notre homme est un peu précieux, certes, mais il a toute la confiance de la reine de France, cela doit nous suffire. - Vraiment, ces Français, je ne les comprendrai jamais. Conclut Henry, un peu méprisant. * * * Une fois parvenus à Bruges, Dantignac, flanqué de son fidèle adjoint, répéta le même manège qu'à Londres avec le négociant flamant. Lui aussi accepta de verser les fonds dès le départ de la livraison. Dantignac ressortit enchanté : - Mon cher Louis, conduisez-nous à l'auberge. Nous avons bien mérité un bon repas ! - Et un peu de repos, mon bon maître, vous ne trouvez pas ? - C'est vrai nous en aurons besoin avant de rentrer à Paris. Désormais, tout était en place pour mener à bien une opération qui n'allait pas tarder à se dérouler. Il ne lui restait plus qu'à trouver le moyen de transport le plus fiable et le plus discret possible, pour boucler son projet. * * * Quelques mois plus tard, Robert Dantignac se rendit au second rendez-vous pris avec Montgaillard. Ses “prévisions” s’étaient révélées justes … ce dont il n'avait jamais douté, bien évidemment. De ce fait, le Comte acceptait de participer pleinement à son plan, selon les modalités qu'il lui avait exposées dans son bureau lors de sa première visite. Chapitre 4 - Louis ! hurla Dantignac du haut de l’escalier de son nouvel hôtel particulier, rue Mignon. Appelez-moi un cabriolet, je me rends aux Tuileries séance tenante ! Il avait employé un ton suffisamment ferme pour que Louis Nogier exécute cet ordre immédiatement. Ce dernier sortit et réussit à héler un cocher au coin de la rue Mignon et de la rue du Jardinet. Depuis 1728, on pouvait heureusement lire le nom des rues sur des écriteaux, ce qui facilitait le repérage. - Holà ! Par ici, une voiture pour Monsieur Dantignac ! Il siffla bruyamment pour signifier que la demande était urgente. Le cocher fit faire un demi-tour à ses chevaux et se présenta pour charger son voyageur. L’hôtel particulier avait été prêté à Dantignac par le Comte de Montgaillard pour les besoins de l’opération. En effet, la rue Mignon était plus proche du Palais des Tuileries que l’hôtel dans lequel il avait élu domicile. Dantignac finissait d'ajuster son manteau en montant dans le véhicule : - Au Palais des Tuileries ! Et vite ! Le cocher, impressionné, comprit qu'il transportait une personne importante car, à ce moment, la famille royale et tous ceux qui la côtoyaient avaient encore de l’importance dans le cœur des Français. Le trajet fut rapide et Dantignac gratifia le brave homme d'un pourboire très substantiel. Il se souviendrait de ce gentilhomme, non seulement pour la générosité de l’obole, mais aussi pour l’incroyable blancheur de son sourire, qui accentuait encore son allure tout à la fois virile et raffinée. Dantignac pénétra pour la première fois de sa vie dans ce Palais des Tuileries, construit sur les ordres de Catherine de Médicis à l’endroit où l’on fabriquait des tuiles, d’où son nom, amélioré par le vau sous Louis XIV, puis détruit en 1872, et devenu un mythe au XXIe siècle. En 1789, on pouvait encore admirer ce bâtiment majestueux qui comportait cinq pavillons. Peu de temps avant que la famille royale ne s'y installe, ramenée par les émeutiers d'octobre, une troupe de comédiens occupait la Salle des Machines. Autrefois, on y donnait des ballets et des comédies devant la Cour. Dantignac se souvenait que ce théâtre était “une des plus belles choses qu’on trouve dans le Palais des Tuileries", pour reprendre les commentaires d’un Abbé de l’époque. - Quand on sait, pensa Dantignac en montant les marches, que l’Opéra de Paris, au XXIe siècle, ne compte que 900 places, ça laisse rêveur… Mais les temps désormais n’étaient plus à la fête. On avait prié les comédiens de quitter les lieux, pour y installer, sous bonne escorte, le roi, la reine, et leurs enfants. * * * Après avoir traversé d’interminables couloirs, Dantignac fut enfin admis dans une antichambre où il put attendre la reine. - Profitons de ce temps, qui sera peut-être très long, se dit-il, pour réviser un peu le protocole : tout d'abord, ne pas ouvrir la bouche avant que la reine ne m'ait adressé la parole. Il savait que tout son plan pouvait se jouer sur quelques secondes. Un mot, un regard de travers, et tout serait perdu … Il entendit des pas de l’autre côté de la porte. Au bruissement des étoffes glissant sur le sol, il sut que c’étaient des femmes, et que l’une d’elles devait être Marie-Antoinette, Reine de France. Il ressentit une bouffée d’émotion, tout excité de rencontrer pour la première fois un personnage historique aussi important. - Dieu que cette machine est incroyable ! Se dit-il au moment où la porte s’ouvrait. La reine se tenait en retrait, derrière celle qui devait être la princesse de Lamballe, sa meilleure amie, et sa confidente. - Madame, le protégé du Comte de Montgaillard vous attend, précisa la princesse à la reine, tout en fixant Dantignac droit dans les yeux. - Le Comte nous a fait dire que vous aviez des informations vitales à nous communiquer Monsieur. Je vous en prie, relevez-vous, et contez-nous votre affaire prestement, dit Sa Majesté dans un français impeccable. Cette invite de la reine, plutôt sèche, ne contribua pas à le mettre plus à l'aise, mais Robert Dantignac se lança : - Votre Majesté, l’on a des révélations de la plus haute importance, qui ne demandent à être ouïes que de vous seule. Pardonnez, Princesse, cette impudence, dit Robert en se pliant à nouveau dans une révérence qu'il voulait la plus humble qui soit. - Monsieur, il ne sera pas dit … - Madame ! Coupa immédiatement la reine. Il me plaît ou non d’entendre ce que cet homme souhaite me dire, et seule je puis prendre cette décision. - Sachez monsieur, dit-elle en s’adressant à Dantignac, que la simple règle de bienséance ne vous autorise pas cette fantaisie. Je me dois … - Que Votre Majesté me pardonne ! Jouant le tout pour le tout, car il sentait la situation lui échapper, Dantignac avait osé couper la parole à la reine… Totalement prise au dépourvu, elle le laissa continuer, au grand étonnement de la Princesse de Lamballe scandalisée devant autant d'audace. - Votre Majesté, il y va de votre vie. Dantignac avait prononcé le seul argument capable, en ces temps troublés, de capter l’attention d’une reine qui venait tout juste de prendre conscience que la situation politique était grave et difficile à maîtriser. - Soit, dit-elle après une petite hésitation, nous ne sommes pas à une irrévérence près en ce moment ! Continuez Monsieur. D’un signe de tête, elle intima l'ordre à la princesse de l’attendre dans la pièce d’à côté. Dantignac se releva lentement et, par un réflexe de galanterie anachronique, esquissa un geste pour inviter la reine de France à s’asseoir. - Votre Majesté, ce que je vais vous dire ci-fait va vous paraître incroyable, extravagant, voire même, influencé par le malin. Mais il n’en est rien, croyez-le bien. Je vais vous expliquer, et vous aller comprendre. Mais je vous demande de me faire la grâce de ne pas m’interrompre avant la fin de mon récit. La reine cessa d'agiter son riche éventail de plumes blanches et, regardant mieux son surprenant interlocuteur, elle cligna des paupières en signe d’approbation. Dantignac savait qu'il jouait son va-tout. Il pouvait tout perdre, ou tout gagner. Il choisit la solution la plus risquée, qui consistait à déstabiliser la Reine afin de capter parfaitement son attention. Il attaqua brutalement : - Vous venez d’écrire, Majesté, que vous pensiez que les choses se remettront. Eh bien détrompez-vous ! La reine se leva d’un coup, offusquée, comprenant qu’on avait ouvert sa correspondance. - Oh non, Majesté, votre courrier n’a pas été ouvert. Ou plutôt, beaucoup plus tard, il sera retrouvé et analysé… mais c'est une autre histoire. Dantignac alla droit au but. Il savait la reine intelligente et vive. - Je sais aussi ce que le roi a mandé à son cousin d’Espagne par une missive récente. Je sais que vous cherchez une cachette à l'intérieur du Palais, pour y placer les documents les plus secrets … et les plus compromettants. Cette fois, la reine vacilla et se rassit lourdement. Elle s'était tassée sur elle-même, comme assommée. - Dans quelques jours, l’Assemblée, toujours en proie aux mêmes difficultés financières qui vous ont amenées dans ce Palais, vous et votre famille, va avoir une idée … révolutionnaire qu’elle mettra en pratique. La reine buvait désormais les paroles de son interlocuteur, elle semblait subjuguée, comme si elle se trouvait face à un magicien. - L'Assemblée va nationaliser les biens du clergé. Dantignac lâchait ses informations au compte-goutte, mais chaque mot lui faisait l'effet d'une gifle. - Une nouvelle monnaie va garantir ces biens. Une monnaie de papier. - Continuez, je vous prie, réussit à articuler la reine, abasourdie par ces prédictions. - Le Royaume, tel que vous l’avez connu, aura alors cessé d’exister. Il avait prononcé ces mots comme une sentence de mort, en les détachants bien les uns des autres. Après avoir entendu cette dernière révélation, Marie-Antoinette, Reine de France, avait les larmes aux yeux. À ce moment précis, « l’Autrichienne », comme la surnommait le peuple, faisait peine à voir. Elle paraissait anéantie. Dantignac ressentit une vraie compassion pour cette femme frêle, d'une suprême élégance, qui allait vivre un calvaire. En la voyant aussi démunie, il sut qu’il avait presque gagné. Elle était à mille lieux d'imaginer ce qui allait lui arriver et pour elle, sauvegarder la fortune du royaume était encore une priorité. Elle réussit, en bonne épouse royale, à se ressaisir. - Attendez, je ne comprends pas. Il y a quelques jours encore, ces femmes m'ont acclamée, elles se sont prosternées sur mon passage… Cette jeune reine de trente-quatre ans semblait vraiment déboussolée. De toute évidence, les événements la dépassaient. Pas prête à régner, encore moins prête à subir une révolution, elle n’était pas non plus préparée à entendre tout cela. - Ma reine, si je vous assène ces vérités, car je vous assure que ce sont des vérités, c’est que je suis venu vous proposer une solution pour vous éviter de tout perdre… - Quel est cet espoir Monsieur ? Dit la reine, d'une voix angoissée. - J’ai mis en place un réseau capable de vous fournir des liquidités, en échange, provisoirement bien entendu, de vos biens en or, pierreries, et argenterie. C’était fait. Il avait abattu son jeu. À présent, la reine pouvait se reprendre et le faire jeter dehors, voire pis encore, ou bien choisir de lui faire confiance. Elle lui dit, presque calmement : - Et pourquoi me fierais-je à vous, au point de vous confier toutes nos richesses ? - Majesté, je vous suis très attaché et en cas de difficultés, rares sont ceux sur lesquels vous pourrez compter. Croyez moi, je fais partie de ceux-là. - Nous … vous ferons savoir … notre réponse … sous peu ! Bouleversée, elle quitta rapidement la pièce. Dantignac savait qu’il n’aurait pas longtemps à attendre. En effet, dès le lendemain, il reçut une missive le priant de se rendre au Palais. La reine de France avait décidé de donner une suite favorable à son propos. Elle avait déjà commencé à répertorier, dans le plus grand secret, les bijoux et objets dont elle allait se séparer pour les mettre en lieu sûr. Elle avait résolu de ne pas en parler au roi, son époux, par crainte d’un refus de sa part. Elle allait gérer seule cette affaire, pour le bien de leurs enfants. Elle sentait qu'elle pouvait se fier à cet homme curieux, pour le moins énigmatique, mais qui était le seul à lui apporter une planche de salut. Dans les jours qui suivirent, elle sollicita sa présence de plus en plus souvent et en tête-à-tête, ayant pris goût à sa compagnie et appréciant sa clairvoyance. Il savait lui expliquer comme personne les raisons des désordres du pays. À son contact, Marie-Antoinette se sentait changer. Elle commençait à comprendre les origines de cette crise majeure. Tous ces événements la faisaient mûrir rapidement. Elle se sentait gagnée, au fur et à mesure de ces entretiens, par une certaine sagesse, et elle aimait cela. * * * De jour en jour, le plan de Dantignac se mettait en place. Il fallait faire vite car les événements allaient s'accélérer, c'était inéluctable, et il était le seul à le savoir. Nogier fit de nombreux allers-retours à Londres, mais aussi à Bruges, afin de régler tous les détails des transferts. Il remplissait sa tâche à merveille et se révélait un remarquable négociateur. Par ailleurs, il avait le pied marin, contrairement à son maître, ce qui justifiait amplement le fait de l’envoyer systématiquement en première ligne outre-manche. Chapitre 5 Une grande silhouette traversa la rue pavée et se dirigea vers une maison blanchie à la chaux, dont la porte avait dû être gris-bleu, il y a bien longtemps. Une redingote tombant à hauteur du genou, un chapeau haut de forme et une canne, assuraient à Dantignac l’allure d’un authentique notable. Sans se donner la peine de frapper, il pénétra dans la maison, dont l’enseigne indiquait qu’il s’agissait de la Maison Mazurier, à Rouen. Il trouva le sieur Mazurier à son bureau, la tête enfouie entre les mains, dans une posture de désespoir. - Monsieur Mazurier, je viens vous voir pour que vous vous acquittiez de vos traites, dit Dantignac du ton le plus officiel qui soit. - Hélas Monsieur, je viens de recevoir des nouvelles de l’Amalthée et du Télémaque. Ils ont coulé avec toutes leurs marchandises, gémit l’armateur qui avait vieilli de dix ans en quelques jours. Seuls les équipages ont survécu. Et, après avoir réglé la paye de ces braves gens, il ne me reste plus rien pour vous dédommager. Je n’ai plus de bâtiment, je suis un failli … - Je suis donc dans l’obligation, Monsieur, de demander saisie de tous vos biens, afin de récupérer l’argent mis dans votre affaire. Sa voix ne comportait pas la moindre trace de compassion. Dantignac se leva, et, ayant franchi la porte, fit un signe entendu. Aussitôt, des hommes de mains entrèrent dans la maison et se saisirent de l’ensemble des meubles et des biens qu'elle contenait. Au moment où Louis Nogier s'apprêtait à pénétrer à son tour dans la maison pour signifier son expulsion au pauvre Mazurier, il entendit un coup de feu venant de la remise. Les hommes se précipitèrent, et trouvèrent l’armateur, allongé dans la paille, gisant dans son sang. Il s’était donné la mort, préférant cette sortie "honorable" à la honte publique de la faillite. - Pauvre bougre ! Mon cher Louis, allez chercher les bateaux de cet homme qu’il a « cru » avoir perdus … Et trouvez-moi un comptable et un homme de loi, pour entériner le fait que je suis maintenant l’armateur en titre. Faites vite, c’est urgent. Sur ces mots, d'une dureté glaciale, Dantignac s’éloigna d'un pas assuré. * * * De nouveau, Robert Dantignac se rendit au Palais des Tuileries, mais cette fois, de sa propre initiative. Une idée lui était venue, et il devait en parler sans délai à la reine. Leur intimité était devenue telle qu'elle accepterait de le recevoir, il en était certain, même sans avoir sollicité au préalable une audience. La nationalisation des biens du clergé venait d’être annoncée, et la perspective d’augmenter encore son butin lui était apparue comme une évidence. Comme il le pensait, la reine le reçut sans hésiter. - Majesté, les temps ne sont pas sûrs non plus pour le Clergé. Aussi, je crois opportun de vous proposer l'utilisation de notre bateau pour mettre également en sûreté les biens précieux des abbayes normandes se trouvant sur notre route. - Mon ami, vous n’êtes pas sans savoir que nous ne pouvons que peu de choses sur les affaires de l’Église. - Certes, mais devant l'évolution des événements, je me permets d’insister. Puis-je vous proposer de prendre le temps, le moins possible bien entendu, d’y réfléchir et d'en parler aux abbés ? - Nous allons y réfléchir, comme vous dites ! La reine s’était levée, lui signifiant aimablement la fin de cet entretien. Après une brève révérence, il passa la porte à reculons, se trouvant à nouveau dans l’antichambre. Il était sur le point de se retourner quand il se heurta à une femme de chambre qui, elle, se préparait à entrer, précipitant à terre son plateau et tout son contenu. - Ah merde ! Fit celle-ci, à voix basse, ce qui n'échappa pas à Dantignac. Ce juron le fit sursauter. Il n’avait pas entendu jurer ainsi depuis longtemps. - Pardonnez-moi Monseigneur, j'ai été maladroite, c'est ma faute, je suis trop distraite. - Mais dites-moi, c'est assez inhabituel de jurer comme cela, surtout pour une jeune et jolie demois… ! Quand la femme de chambre leva les yeux vers lui, c’était comme s'il avait reçu un uppercut en pleine figure. Il resta interdit, comme un boxeur sonné. A son sourire, il sut instantanément d'où elle venait. Un détail ne pouvait le tromper : la blancheur de ses dents. Il sentit, intuitivement, que les ennuis allaient commencer pour lui. Il savait qu'il risquait de se heurter à un adversaire autrement plus coriace et dangereux que la reine ou que tous les sbires de la Révolution réunis. Il devait absolument mettre cette petite péronnelle dans sa poche, et vite, pour la neutraliser et limiter les dégâts. - C'est un réel et étonnant plaisir de vous savoir ici jeune personne ! Et comment nous nommons-nous ? Dit-il sur un ton badin et légèrement ironique ? - Mademoiselle Volpati, votre Seigneurie. Balbutia-t-elle en rougissant et en s'inclinant d'une manière qui se voulait respectueuse. Elle jouait les imbéciles, c'était évident, mais il devait absolument en savoir plus sur elle et sur sa mission. Car il n'y avait aucun doute, il avait devant les yeux une envoyée de Temporium. Hors de question de la laisser s'échapper aussi vite. - Ma Seigneurie, mais c'est très bien. Surtout ne bougez pas d'ici, je reviens. Bluffa-t-il. Puis, se tournant vers la pièce qu'il venait de quitter : - Pardonnez-moi votre Majesté, permettez que je me retire et surtout, réfléchissez bien à ma proposition. J'attends votre réponse, c'est urgent et croyez-le, c'est pour votre bien ! - Vous aurez ma réponse sous peu, Monsieur. Répondit la reine. Dantignac rejoignit la pseudo femme de chambre qui visiblement ne savait plus trop où se mettre, ni quelle attitude adopter. Quelle comédie jouait-elle ? Il devait en avoir le coeur net et décida de l'inviter à dîner. Etant donné son rang, elle ne pourrait pas refuser. - Accepteriez-vous de souper en ma compagnie en mon Hôtel ? Mais suis-je stupide, une personne de votre condition ne peut pas refuser un tel honneur ! J'enverrai mes gens vous chercher, disons … ce soir, au coucher du soleil. Venez comme vous êtes, je suppose que vous n'avez pas de robe de soirée ! Ce sera très bien ! Ajouta-t-il en partant d'un grand éclat de rire. S’il riait, c’était pour évacuer le stress qui venait de l'envahir. Ainsi, Temporium avait envoyé une Aventurière Temporelle, précisément à cette époque, pourquoi ? Cela ne pouvait pas être une coïncidence. Il allait devoir redoubler de prudence, et surtout, découvrir exactement ce qu’elle savait. Ce dîner serait peut-être sa seule occasion, il ne devait pas échouer. Durant le trajet qui le ramenait rue Mignon, Dantignac commença à broyer du noir. Ainsi, les plans les mieux préparés, les plus minutieusement au point, peuvent parfois déraper sur un simple grain de sable. Son grain de sable s'appelait Volpati. Il se maudissait d’être retourné voir la reine, alors que c’était inutile, tout était parfaitement réglé. Le trésor des rois de France lui procurerait assez d’argent pour en dépenser largement pendant au moins cinq vies. Pourquoi avait-il eut besoin d'en rajouter ? Il était aussi stupide que les joueurs qui ne peuvent jamais s'arrêter et remettent en jeu ce qu'ils ont gagné avant de se retrouver en chemise ! En arrivant, il donna des ordres à ses gens pour préparer le souper, et des instructions au cocher pour chercher la jeune Volpati. En attendant, il s’enferma dans sa pièce personnelle et n’en ressortit que lorsqu'il entendit un bruit de roues sur les pavés de la cour. Il faisait déjà nuit. Il avait fait allumer des bougies partout pour créer une ambiance romantique, et du feu dans la cheminée pour compléter le tableau. La “femme de chambre” était absorbée dans la contemplation des flammes. Il entra sans bruit, et referma la porte en la claquant volontairement. Il fallait la désarçonner tout de suite ! Elle se retourna, montrant une mine effrayée … et un joli minois. Un bon point ! - Bonjour ma mignonne, ainsi tu es venue ? Mais je n’en doutais pas. Avant que de souper, veux-tu que nous parlions un peu ? Il ya si longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles du pays ! Dantignac avait décidé d’attaquer bille en tête, sans lui laisser le temps de réagir. - Mais je ne comprends pas Monseigneur. De quel pays parlez-vous ? - Allons, ne fais pas l'idiote, tu sais très bien de quoi je veux parler. Par où es-tu arrivée ? Quand dois-tu repartir ? Quelle est ta mission exactement ? Il la vit désapointée par autant de brutalité dans le propos. - C'est une bonne technique, se dit-il, elle a marché avec la reine et ça continue ! Il pouvait deviner les innombrables questions qu’elle se posait à ce moment précis. Je te surprends n'est-ce pas ? Mais me prendrais-tu pour un imbécile ? Tu crois que je ne t'ai pas repérée avec tes dents blanches et ta façon de jurer ? - Mais que me voulez-vous ? Je devrais peut-être retourner au Palais, ils vont s'inquiéter de mon absence. Dantignac jubilait et s’amusait avec la « soubrette » comme un chat avec une pauvre petite souris affaiblie. C'était certain, il avait l'avantage. D'accord, ce n'est pas glorieux, mais les petits plaisirs sont si rares ici ! Se dit-il pour se donner bonne conscience. - Mais tu es libre ma belle, libre comme l'air ! Tu peux partir… Je vais simplement alerter la garde nationale et je te garantis que tu vas passer un sale quart d'heure ! Alternant la brutalité des propos, la menace, avec une douceur inattendue, il employait une vieille technique d’interrogatoire qui avait fait ses preuves. - Allez, assez d'enfantillages, passons à table maintenant. Dit-il sur un ton plus doux, mais qui ne supportait pas de contradiction. Elle le suivit sans discuter dans la salle à manger. Il continuait, pensait-il, à marquer des points. - Maintenant, nous allons parler sérieusement, dit Dantignac, tout en lui servant une assiette de viande en sauce au fumet alléchant. - Que voulez-vous savoir ? Répondit-elle. - Tu manges de bon appétit à ce que je vois. J'imagine que tu n'avais pas fait un aussi bon repas depuis ton arrivée. La nourriture est la chose la plus difficile à supporter, tu ne trouves pas ? Moi-même j'ai mis un certain temps à m'y faire… et d'ailleurs, je ne m'y suis jamais fait vraiment. - Je ne comprends pas bien, répondit Laure. D'où venez-vous ? Questionna-t-elle d'une voix assurée, se souvenant elle aussi que l'attaque était encore la meilleure défense. Elle semblait reprendre du poil de la bête, c'était le moment de changer de ton et de tenter d'établir une certaine complicité. - Je vois que tu ne me connais pas, je vais tout t'expliquer et ensuite, tu répondras à mes questions. Es-tu d'accord ? - D'accord. Dit-elle, sans plus de commentaire. - Comme je suis quasiment certain que nous venons du même endroit et de la même époque, ou presque, autant jouer franc jeu. Mon nom n'est pas Dantignac et je suis ici depuis … Disons quelques années. Elle ne réagit pas tout de suite, se laissant quelques instants de réflexion pour choisir sa stratégie : continuer à feindre d'être étonnée ou abattre ses cartes. Visiblement, elle choisit cette dernière solution. - Mais personne n'est envoyé pour une aussi longue période ! pourquoi n'êtes-vous pas revenu ? - Sois gentille, appelle-moi Jacques, il y a si longtemps qu'on ne m'a pas appelé par mon vrai prénom. - Jacques ? D'accord, moi, je m'appelle Laure. Mais vous n'avez pas répondu à ma question. - Disons que mon histoire est un peu compliquée. En fait, j'ai été envoyé contre mon gré. Laure eut un mouvement de recul dont Jacques ne sut que penser. Il ne devait pas baisser la garde, la petite avait l'air plus futé qu'il n'y paraissait. - Seriez-vous Primus ? Attaqua Laure, sans détours. - Primus ? - Oui, enfin, je veux dire Jacques Denfers. - Ah, c'est ainsi que l'on m'appelle ? Cela me plait bien, Primus… Et que t'a-t-on raconté sur ce vilain Primus ? Il adopta un ton badin pour détendre l'atmosphère. - En réalité, pas grand-chose. Mais je remarque que la punition ne vous a pas si mal réussi ! Vous vivez dans un endroit somptueux, vous êtes riche, toutes les femmes sont à vos pieds ! - Pas si mal réussi ? Hurla-t-il, feignant la colère. Pas si mal réussi ? Sais-tu, jeune historienne, par quelles affres je suis passé pour en arriver là ? Par quelles souffrances physiques et mentales ? Par quelles angoisses ? Imagines-tu ce que c'est que de se trouver propulsé dans une période, et quelle période, sans y avoir été préparé ? Au début, je ne savais même pas ni où j'étais, ni quand. Je n'avais pas un sou en poche, mes vêtements n'étaient pas adaptés, c'était un véritable enfer. J'ai dû mendier pendant des jours et des jours, en jouant les muets, j'ai dû écouter, observer, apprendre des tas de choses de la vie quotidienne pour pouvoir subsister. Et quand on vit dehors, en dormant dans des granges de fortune, dans la crasse et avec l'estomac vide la plupart du temps, crois-moi, ce n'est pas une partie de plaisir ! Laure ne le quittait pas des yeux, partagée entre ce qu'elle savait de Primus, qui était loin d'être glorieux, et la compassion mêlée d'admiration qu'elle commençait à ressentir pour l'étonnante capacité d'adaptation de Jacques. Il était assez satisfait de l'effet produit par sa tirade dramatique. La petite semblait quelque peu ébranlée. Il décida d'en ajouter encore une petite couche. - Il a fallu que je me reconstruise toute une vie, j'avais tout perdu, ma femme, mon fils, tout ce que j'aimais, tout ! A cette évocation, il avait réussi à avoir les larmes aux yeux. On m'a jeté ici comme dans un cul de basse-fosse … et on m'a oublié pendant trente ans ! Maintenant, il jouait les offusqués. - Mais, d'après ce que l'on m'a raconté, vous aviez fait subir le même sort à Charles Kieffer. Commenta Laure, prudente. Il ne devait pas se laisser entraîner sur cette piste car, il le savait, aucun argument ne pourrait l'amadouer. Il sentit que le repentir serait la meilleure parade. - C'est vrai, et crois moi, je m'en repends chaque jour. Je suis hanté en permanence par son visage, par son sourire. Je le vois et le revois disparaître sans cesse dans ce foutu cylindre. Laure, j'étais un fou ! Comment ai-je pu commettre un geste aussi cruel envers quelqu'un que j'aimais ? Charles était un génie et, en plus, c'était mon meilleur ami. Laure, tu es ma bouée de sauvetage ! Je vais enfin avoir une avocate pour plaider ma cause auprès de Temporium ! - Dites donc, vous n'en feriez pas un peu trop là ? Réagit Laure ironiquement. Elle avait raison, il s'était laissé emporter par son goût du théâtre. Il devait redresser le tir, et vite ! - Je vois que le XXIe siècle est bien ancré en toi ! Tu es dure avec tous les hommes qui te montrent leur souffrance ou tu me réserves ce privilège ? Lui dit-il d'une voix presque doucereuse. - Je ne suis pas sûre d'avoir envie de vous défendre auprès de Temporium, votre geste est tellement odieux … En fait, vous êtes l'arroseur arrosé … Ce n'est peut-être que justice. Le terrain devenait glissant, le charme cessait d'opérer, il fallait ré-attaquer avec plus de finesse. - Tu n'imagines pas ce que j'ai enduré ! Mais j'ai résisté, j'ai réussi à m'adapter, au mépris de toutes les prétendues lois de l'espace-temps. En m'envoyant ici, ils ont pris le risque de créer une vie supplémentaire qui pouvait bouleverser le cours de l'histoire ! Mais rien, je te le jure, je n'ai rien fait pour changer les choses ! - Je reconnais que cela devait être tentant d'intervenir puisque vous saviez tout ce qui allait se passer. - C'est vrai, j'ai été tenté bien des fois, mais je n'ai pas craqué. J'aurais pu m'éclairer à l'électricité, par exemple. Ils viennent de la découvrir sans savoir ce que c'est vraiment. Le roi possède dans son cabinet, enfin ce qu'il en reste aujourd'hui, plus de cinquante appareils électriques, des prototypes issus d'expériences diverses. Je n'ai pas bougé le petit doigt pour les faire avancer plus vite ! J'aurais pu et, crois-moi, j'aurais fait fortune ! - Si vous n'avez pas fait fortune, c'est quoi tout ce luxe autour de vous ? - Ca, c'est une autre histoire ! Mais le luxe, comme tu dis, ce n'est rien à côté de la solitude. Je suis seul, désespérément seul, pire qu'un prisonnier. Lui, au moins, il peut avoir la visite de sa famille, moi, rien, ma famille n'est même pas née, tu imagines ? Je suis condamné à errer seul, jusqu'à la fin de mes jours ! - Vous essayez de m'apitoyer, j'ai l'impression que vous jouez avec moi, qu'attendez-vous exactement ? - Un peu de compréhension, c'est tout. A cet instant, il se dit que finalement, il préférait les marquises emperruquées, elles étaient beaucoup plus faciles à séduire que cette historienne, pur produit du XXe siècle. Il eut le sentiment que le moment était venu de couper court à cet échange, sous peine de se discréditer. - Bon, allez, ça va, je sens que tu t'en fous pas mal de tout ce que je te dis ! Occupe-toi de ta mission, elle doit être bien importante ! Elle ne répliqua pas, avait-il fait mouche ? Puis elle reprit : - Nous sommes venus pour retrouver un bateau que vous venez d'acheter. C'était bien ce qu'il craignait, ils étaient au courant. Cette fois, il ne s’agissait plus de jouer avec elle, mais vraiment de savoir ce qu’ils avaient trouvé. … Ils ? Il se retourna : - Vous êtes venus, dis-tu ? Vous êtes plusieurs ? - Oui, nous sommes trois. - Et de quel bateau parles-tu ? - Du Télémaque. En plein dans le mille ! - Connais pas ! répondit-il du tac au tac. Tu sais, j'ai plein de navires, je ne connais pas tous les noms. - Ah oui ? Fit-elle d'un ton ironique, qui ne manqua pas de l'inquiéter davantage. - Je poserai la question à mon intendant demain matin. Télémaque dis-tu ? Et en quoi ce Télémaque intéresse-t-il Temporium ? Laure ne répondit pas, préférant changer de sujet, et lui demanda avec douceur : - Et comment avez-vous fait pour oublier ? Il eut du mal à interpréter ce changement de ton, se moquait-elle de lui ou venait-il de déceler une fissure dans sa cuirasse. - Je n'ai pas oublié. On n'oublie jamais, on y pense un peu moins souvent, c'est tout. Mais pourquoi t'intéresses-tu à mes états d'âme ? - Oh, pour rien. À moi aussi on a demandé d'oublier, mais je n'y arrive pas. Il la tenait ! Elle avait un talon d'Achille. A lui de jouer ! Il s'approcha d'elle, la serra dans ses bras un long moment, et sentit qu’elle se laissait aller. Puis elle se reprit brusquement : - Bon, je dois y aller, Alex et Sébastien doivent s'inquiéter. Ils savent que je suis chez vous. - Ce sont les deux autres Aventuriers Temporels, je suppose ? fit Jacques, déçu qu'elle soit revenue si vite à la réalité. - Oui, c'est ça. Je crois que vous devriez les rencontrer. - Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Répondit-il méfiant. - Je vais leur en parler. - Si tu veux. Allez, il se fait tard, ma voiture va te raccompagner chez toi ! - Merci, au revoir Jacques, dit-elle à regret. Accepter ce dîner était une excellente idée … Mais il n'avait aucune intention de le réaliser. Il avait montré sa bonne volonté, et les événements avaient tourné en sa faveur. Chapitre 6 Jacques fut soulagé de voir Laure s'éloigner. Il pressentait que cette petite sotte et ses copains allaient sérieusement lui compliquer la vie. Il devait absolument savoir quel était le but de leur mission. Non seulement ils risquaient de faire des vagues autour du Télémaque, mais s'ils étaient un peu trop curieux, ils pourraient tirer sur le fil et dérouler toute la pelote… Il préféra ne pas y penser. Il décida de hâter les préparatifs et de lancer immédiatement Nogier à la recherche d'hommes de main. - Louis ! Hurla Dantignac, comme à son habitude. - Je suis là Monseigneur ! L'intendant savait exactement à quel moment donner du Monsieur ou du Monseigneur pour s'attirer les bonnes grâces de son étrange patron. - Louis, il est urgent de recruter les hommes sûrs dont nous avons parlé. Il en faudra un peu plus que prévu car nous devons accélérer le mouvement ! - Dois-je aller voir Monsieur le Comte ? Demanda Louis, prudent. - Mais bien sûr ! Il s'est engagé à me fournir le personnel de confiance nécessaire. Allez vite, il n'y a plus une minute à perdre ! Prenez la voiture, de mon côté, j'irai à pied. Disant cela, il attrapa son manteau au vol et passa la porte d'un pas pressé. Arrivé à l'extérieur, il se dirigea vers une ruelle, à l'opposé du trajet emprunté par Nogier. Il fit le tour du pâté de maisons puis regagna rapidement son hôtel pour se précipiter dans la pièce où il était le seul à pouvoir pénétrer. Il s'y enferma, en vérifiant que toutes les issues étaient bien verrouillées. * * * Seul dans son antre, Robert Dantignac sortit de sa poche une petite clé travaillée et ouvrit le secrétaire, de pur style Louis XVI, qui se trouvait là. Un ordinateur ultra-plat apparut, sur lequel il tapota quelques données, avant de refermer l’abattant du meuble et de le verrouiller à nouveau. Il quitta sa redingote et se changea de la tête aux pieds, avant de fixer à son bras un curieux bracelet, couleur chair. Il ajusta soigneusement sur sa tête un cache-oreilles avant de s'avancer vers le centre de la pièce. Il porta délicatement la main à son poignet, puis il attendit quelques instants. Un léger brouillard l'entoura, qui devint de plus en plus épais, contenu dans une sorte de cylindre quasi invisible. Peu à peu, la silhouette disparut, laissant la pièce entièrement vide. * * * Plusieurs jours furent nécessaires à Louis Nogier pour réunir les matelots qu'il était chargé de recruter. La mission était difficile, et malgré l'aide substantielle apportée par Montgaillard, la tâche restait complexe. Il fallait que les hommes soient forts, courageux, expérimentés et surtout fiables, qu'ils sachent tenir leur langue. Depuis que Dantignac avait découvert l'existence des Aventuriers Temporels, il avait redoublé de prudence, et mis en place un tel cloisonnement des rôles qu'aucun de ceux qui étaient à son service ne connaissait autre chose que la tâche limitée dont il était chargé. Chaque démarche, de sa part ou de celle de Nogier, faisait l'objet d'une véritable mise en scène propre à déjouer toutes les surveillances. Primus était sur le point de devenir paranoïaque tant il se méfiait de tout le monde. Ayant fait main basse sur le commerce et la flotte de Mazurier, il se trouvait à la tête de quatre navires. Parmi eux figurait le fameux Télémaque dont le nom avait traversé les siècles. - Louis, je trouve ce nom de Télémaque parfaitement ridicule, il faut le rebaptiser autrement, et vite. - Comme vous voulez Monseigneur, pour ma part, j'aime bien l’idée du fils d'Ulysse et de Pénélope. - Vous connaissez l'Odyssée ? Demanda Dantignac, surpris que Louis puisse avoir une certaine culture. - Bien sûr que je connais, j'aime beaucoup les histoires racontées par Homère, elles me font rêver d'aventures ! Répondit-il d'un air attendri. Vous savez que Télémaque veut dire "qui se bat au loin" ? - Et bien justement, nous, on ne se bat pas ! C'est vraiment ridicule ! Trouvez un nom un peu moins évocateur, difficile à retenir si possible, et faites le nécessaire auprès des autorités du port pour le faire enregistrer ! - Vous voulez que je vous soumette plusieurs noms ? - Je m'en moque royalement ! - Comme il vous plaira Monseigneur ! Répondit Louis, un peu vexé par ce manque d'intérêt. * * * Primus était tiraillé entre des sentiments contradictoires, à la limite de la schizophrénie. D'un côté, Robert Dantignac était plutôt ravi d'avoir rencontré Laure. Elle était charmante, cultivée et, ce qui ne gâtait rien, plutôt jolie à regarder. Jacques Denfers, quant à lui, était de plus en plus méfiant face à cette jeune femme qui se donnait des airs compatissants mais représentait pour lui un réel danger. Futée, curieuse et de surcroît intelligente, elle risquait bien de mettre le nez dans ses affaires et de cela, il ne pouvait en être question. Pour joindre l'utile à l'agréable, il décida de la voir le plus souvent possible, pour garder un œil sur elle en permanence et suivre l'évolution de ses recherches. Le meilleur moyen pour tromper sa vigilance était certainement de lui faire croire qu'il menait une vie mondaine, sans autre préoccupation que d'avoir ses entrées à la Cour, dans le seul but de flatter son orgueil. C'est pourquoi, pendant les semaines qui suivirent leur rencontre, il l'emmena partout, lui faisant découvrir la vie parisienne sous la Révolution, et surtout les célèbres Salons, où tout se faisait et se défaisait. - Je n'ai jamais vu une femme aussi belle ! Confia Laure à Dantignac en quittant l'hôtel de la Monnaie où se tenait le Salon de Madame de Condorcet. - Le vieux marquis a du goût ! Répondit-il en souriant. - Je trouve que son Salon est beaucoup moins agité que celui de Madame de Staël où nous étions hier. Elle me semblait très excitée cette Germaine, et elle n'avait d'éloges que pour Rousseau ! Elle exagère tout de même ! - Vous oubliez ma Chère que cette Germaine, comme vous dites, est la fille du dernier grand ministre de Louis XVI, Monsieur Necker. Cela laisse des traces ! Dit-il avec une certaine emphase. - Pourquoi ne m'emmènes-tu pas dans le Salon de Madame Roland ? Cela me permettrait de connaître les trois Salons importants de Paris. - Tu as raison, mais c'est le lieu de rendez-vous des Girondins et je n'ai pas vraiment envie de laisser croire que je prends le parti de l'un ou l'autre camp. Et puis, la meilleure des raisons, c’est qu’elle et son mari ne seront à Paris que dans 2 ans ! Bravo ! Ajouta t-il pour lui rappeler que lui aussi était historien, et plus affiné qu’elle sur cette période, malgré son entraînement. Laure, mouchée, ne pût rien ajouter à cela, mais fit visiblement mine de ne rien avoir entendu. - C'est vrai, il vaut mieux rester prudent, on aurait tôt-fait de finir guillotinés ! Acquiesça Laure. - De ce côté-là aussi on a encore un peu de temps ! N'oublie pas que la « Veuve noire » ne sera mise en service que dans trois ans. - C'est vrai, je m’en souviens, la première tête est tombée en place de Grève, le 25 avril 1792. - Bravo l'historienne ! Pour le moment, il faut se contenter de la décapitation à l'épée, mais pour les nobles seulement. Pour les autres, c'est la pendaison, le bûcher, la roue ou l'écartèlement. C'est pas mal non, comme panoplie ? - Et si l'on rentrait ? Demanda Laure, frissonnant à l'évocation de ces barbaries. - Tu as raison, je te dépose ? Un autre jour, si tu le souhaites, je t'emmènerai au théâtre ! - Très bonne idée, j'aimerais beaucoup aller à la Comédie Française. - C'est d'accord, nous irons Faubourg Saint Germain dès demain. * * * Quelques jours plus tard, Dantignac décida d'en savoir plus sur l'actualité de l'organisation Temporium. Il était convaincu qu'un plan B lui serait certainement utile au cas où les événements se gâteraient pour lui. Au cours d'une de leurs nombreuses soirées en tête à tête, il s'intéressa de plus près aux activités de Laure. - Alors dis-moi, tu es historienne et médecin à la fois ? - Non, je n'ai pas terminé mes études de médecine, je n'ai pas le titre, mais je n'ai pas cessé de me documenter. Je suis sûre que j'en sais autant, sinon plus, que si j'avais obtenu le diplôme. - Me voilà rassuré, dit-il en plaisantant, je peux tomber malade ! - Ce n'est pas gentil de me taquiner. - Mais tu sais que je t'aime beaucoup Il avait atteint son premier but : émouvoir Laure pour abaisser ses défenses. - Parlons d'autre chose veux-tu ? Tiens, dis-moi un peu comment marche Temporium. Qui est à la tête de l'organisation maintenant ? - Je crois que tu aurais du mal à reconnaître les lieux. Tout le bâtiment a été rénové, les laboratoires disposent maintenant des équipements les plus révolutionnaires… - Tu ne pouvais pas trouver un autre mot ? - Oh, excuse-moi, mais il ne s'agit pas de la même révolution ! - Et qu'est devenue Emma ? - Emma ? Elle dirige le département voyages, c'est elle qui veille sur nous lorsque nous sommes en mission. Elle est formidable ! S'écria Laure avec enthousiasme. - Elle était déjà formidable de mon temps. Ajouta-t-il, sincère. Mais elle part encore ? - Non, jamais, je crois qu'elle a eu sa dose d'aventures temporelles ! - Tu as raison, tu verras, on s'en lasse ! Dit-il ironiquement avec un léger clin d'œil. Et qui dirige tout ça ? - Notre directeur de recherches, Jean-Michel Murphy … - J2M ? La coupa-t-il brutalement. - Tu le connais ? - Oui, je l'ai connu. Répondit-il d'un ton qu'il essayait de rendre indifférent. À l'évocation de ce nom, Dantignac avait senti une fureur violente lui monter à la gorge. Jean-Michel Murphy était celui qui avait découvert sa manipulation sur Charles Kieffer. C'est à lui qu'il devait d'avoir été jugé, puis exilé dans un autre temps. En aucun cas Laure ne devait s'apercevoir de son trouble. Il se leva et disparut quelques instants de la pièce. Il revint avec un grand châle qu'il lui mit sur les épaules. - Le feu s'éteint, j'ai peur que tu attrapes froid. Lui dit-il doucement. - Merci Jacques, c'est très gentil. - Allez, il est tard maintenant, il faut que tu rentres. N'oublie pas que tu es au service de la reine et que tu dois être en forme pour le lever ! Il poussa gentiment, mais fermement, Laure vers la sortie, non sans avoir demandé à son cocher de la raccompagner. Il savait ce qu'il voulait savoir, il n'avait désormais plus besoin d'elle. * * * Le lendemain soir, Dantignac dînait seul, réfléchissant à la manière de se venger de J2M, lorsque Louis pénétra dans le salon et s'enhardit : - Permettez-moi de vous dire que votre Excellence joue un jeu bien dangereux avec cette demoiselle. - Louis, je sais ce que je fais, répondit-il d'un ton cassant. Tant que vous ferez correctement ce pour quoi je vous paie, il n'y aura aucun problème. - Pardonnez-moi, votre Excellence, je ne voulais pas me mêler … Répondit Louis, tout penaud. - Comprenez bien que plus elle passe de temps avec moi, moins elle en passe avec ses amis. Je vous ai déjà dit que je n'aimais pas beaucoup son petit groupe, je les trouve un peu trop fouineurs. Ils ne doivent pas apprécier notre intimité, je suis certain que cela va finir par créer de la discorde entre eux. Et c'est ce que je veux ! Vous entendez ? - Oui Monseigneur. Louis reprit confiance en lui et continua : - Pardonnez-moi d'insister, mais que veulent-ils exactement ? Et comment ont-ils eu vent de nos préparatifs ? C'étaient là les bonnes questions, mais Louis ne devait pas savoir la vérité. - Mais réfléchissez un peu ! C'est l'Autrichienne bien sûr ! Elle n'aura pas su tenir sa langue ! N'oubliez pas que Laure est à son service personnel, elle entend beaucoup trop de choses. D'ailleurs, je me demande si elle ne nous fait pas surveiller ! - Par mademoiselle … - Oui, exactement, et par ses amis ! - Mais la reine, tout de même Monseigneur … - Quoi la reine ? C'est une femme comme une autre, et je dirais pire qu'une autre ! Elle est rouée Louis, il ne faut pas s'y fier. On devrait s'occuper d'elle ! Dantignac constata que la dose était suffisante, Louis était choqué par ce manque de respect à un membre de la famille royale. C'était la Révolution, certes, mais le peuple était encore très attaché à la royauté, n’ayant rien connu d'autre. - Monseigneur, la reine, tout de même ! Répéta-t-il pour la seconde fois. - Arrêtez de jouer les saints, vous êtes bien en train de m'aider à la berner, non ? Louis ne savait quoi répondre, il devint tout rouge et baissa la tête. Était-ce de la honte ? Venait-il de prendre la mesure de ses agissements ? - Louis, il n'y a rien là d'extraordinaire, nous sommes en train de fomenter un complot, c'est tout. Il y en a mille par jour, vous le savez bien ! - Oui, votre Excellence, vous avez raison. - Et vous serez riche Louis, pensez-y ! - J'y pense Monseigneur, j'y pense. Un silence les entoura, que Dantignac s'empressa de briser : - Bon, passons aux choses sérieuses. Où en êtes-vous de vos recrutements ? - Tout est terminé, nous avons tous les matelots, de bons gars costauds ! - Bien. - Monseigneur, j'ai également dû engager un aide-comptable pour accélérer le mouvement. Le comptable prêté par Monsieur le Comte de Montgaillard est totalement occupé à tenir la double comptabilité. - Très bien, très bien. Je vais aller inspecter tout ce petit monde immédiatement, dit-il en saisissant son manteau. Et du côté de nos acheteurs, vous avez bien confirmé tous les rendez-vous ? - Oui, ils ont envoyé des émissaires qui se tiennent prêts à intervenir à notre demande. Tout est en ordre. Je leur ai fait accepter les haltes supplémentaires à Jumièges et à Saint-Georges. Ils ont compris où était leur intérêt. Louis ne ratait pas une occasion de se faire valoir auprès de son maître, mais c'était plutôt amusant, tant c'était maladroit. De bonne humeur, il lâcha : - Tout est sur les rails, quoi ! - Pardon ? Fit Louis, interloqué par cette expression. - Oh, rien, je voulais dire, tout est en ordre. - Votre seigneurie est bien étrange parfois, marmonna Louis tout en nouant la cordelette autour du porte-documents en cuir, dans lequel il venait de ranger soigneusement une liasse de papiers. Chapitre 7 Robert Dantignac avait repris le rite des dîners avec une Laure de plus en plus attachée à lui. Il se louait d'avoir cherché à développer pour elle un sentiment fort. Il n'y avait pas d'équivoque possible. Il savait qu'il était encore bel homme et que les femmes étaient très sensibles à son charme, fait essentiellement d'élégance et de mystère. Il ne se privait d'ailleurs pas d'en jouer lorsque cela lui était utile. Avec Laure, il n'avait nulle envie de compliquer une situation déjà fort délicate, et pourtant, il sentait que la jeune fille était troublée. Elle se rapprochait de lui, était de plus en plus familière. Elle se méfiait de moins en moins, et c'était parfait comme cela. Le dîner se déroulait tranquillement, lorsque Louis fit son apparition : - Monseigneur, le premier chargement de suif et de madriers que nous nous apprêtons à envoyer vers Bruges va commencer. Voulez-vous assister à l'opération ? - Bien sûr mon cher Louis, j'arrive. Répondit-il d'un air entendu. Louis attendait ostensiblement Dantignac qui, pour donner le change, s'essuya la bouche avec le revers de la nappe, comme il était d'usage. - Laure, je te fais raccompagner. Je ne saurais t'infliger un tel spectacle dans le vent et le froid, et à la batellerie, les plaisanteries volent plutôt bas, crois-moi. - Nous verrons-nous demain ? demanda-t-elle, un peu inquiète. - Mais bien sûr ma chère, vous savez que je ne peux plus me passer de votre compagnie ! Lui répondit-il en lui baisant la main, et passant du tutoiement au vouvoiement dans un esprit « vieille France ». Tandis que Louis aidait Robert Dantignac à enfiler son manteau, Laure jeta un regard discret vers les documents posés sur la table. Le chargement faisait bien mention de suif et de madriers et la destination indiquée était bien Bruges. * * * Dantignac se rendit au port d'un pas léger. Laure avait mordu à l'hameçon. Le coup d'œil insistant qu'elle avait porté sur les documents, laissés exprès en évidence, ne lui avait pas échappé. Elle était convaincue, il en était sûr, de la véracité des papiers. Le stratagème avait bien fonctionné. En arrivant au port, il eut la surprise de voir que le Télémaque était devenu le Quintanadoine. Comment Louis avait-il trouvé ce nom ? - Décidemment, il m'étonnera toujours, se dit-il, franchement admiratif. Quand on sait que Jean de Quintanadoine de Brétigny était un prêtre normand du XVIe siècle, donner son nom à l'embarcation qui justement s'apprêtait à subtiliser le trésor des abbayes normandes, cela ne manquait pas de sel ! Robert Dantignac tenait à superviser lui-même le chargement du brick. Tous les barils, bien entendu, ne contenaient pas du suif et il n'osait pas imaginer les conséquences de la découverte d'un seul de ces tonneaux, détournés de leur usage habituel. Il fallait être prudent, et en l'occurrence, il n'avait confiance qu'en lui-même. Si le peuple venait à découvrir qu'une partie des richesses du royaume était en train de s'embarquer pour d'autres horizons, tous les débordements seraient possibles. Non seulement il pourrait dire adieu à ses plans, mais le cours de l'histoire en serait, sinon modifié, tout au moins accéléré. L'enjeu était de taille et Jacques Denfers le savait mieux que quiconque. - Ne nous énervons pas, pour l'instant tout se passe comme prévu. Se persuada-t-il mentalement. Mon seul problème est Laure et ses copains, je dois les écarter encore quelques jours, et tout sera terminé. Ce n'est tout de même pas le moment de baisser la garde Primus ! Se dit-il pour s'encourager, tout en souriant à l'évocation de ce sobriquet. Effectivement, le programme touchait à son terme. Le trésor des Rois de France serait bientôt à fond de cale et celui du clergé normand n'allait pas tarder à l'y rejoindre. - Plus que quelques heures et ma vie va changer ! Il ne put retenir cette phrase, dite tout haut, tant il était excité par cette perspective. Il prenait un réel plaisir à regarder ces marins s'affairer pour mener à bien le projet qu'il considérait aujourd'hui comme son œuvre exclusive… Si l'on exceptait bien sûr l'homme en noir, celui qui faisait si bien craquer ses doigts dans le bureau-prison de Temporium. - Alors Capitaine Quémin, tout se passe bien ? - Très bien, Votre Excellence, très bien. - On ne pourrait pas aller encore un peu plus vite ? - Il faudrait encore plus d'hommes Monseigneur, surtout pour les chargements supplémentaires. - Ne vous inquiétez pas, nous en aurons, nous en aurons. Répondit Dantignac, d'un air évasif. Il observait depuis quelques minutes la noria de ces braves et il appréciait leur carrure et leur courage. Toutefois, l'un d'entre eux lui paraissait plus frêle que les autres. Pourquoi Louis avait-il engagé un freluquet ? - Capitaine, qui est ce jeune marin, là-bas ? - C'est Lefaucheur, un ami de Martin, un de mes fidèles. - Je le trouve un peu maigrelet, pas vous ? - Pour sûr, il est moins gras que les autres ! Mais Martin me l'a recommandé comme quelqu'un de très discret. Je lui fais confiance ! Il travaille bien … Et il parle pas ! Ajouta-t-il dans un sourire qui dévoilait la noirceur de ses dents. - Très bien, très bien Capitaine, moi aussi je vous fais confiance. Disant cela, il se rendit compte que le mot confiance n'était pas celui qu'il aurait employé pour parler de ce jeune homme. Il avait une allure vraiment très différente. Un doute lui venait à l'esprit … - Capitaine, demandez à vos hommes d'aller plus vite ! Je vous fais envoyer du renfort dès demain matin. Nous devons appareiller très vite, les clients sont pressés de recevoir leur marchandise. - Il sera fait comme vous le désirez Monseigneur. Répondit Jacques Adrien Quémin. - Ah, autre chose, je vous demande de consigner tous vos hommes à bord jusqu'au départ. - Ça va être difficile, ils ont pas l'habitude … - Je me fiche de leurs habitudes ! Personne ne quitte le bateau, c'est bien compris ? Dites-leur qu'ils auront une bourse supplémentaire à l'arrivée. - C'est compris Monseigneur, c'est compris. - Merci Capitaine, je compte sur vous. De retour rue Mignon, Dantignac chargea Louis de recruter de nouveaux matelots pour terminer le chargement du Quintanadoine. Le brick devait absolument lever l'ancre le 19 décembre. Plus il y pensait et moins ce matelot gringalet lui inspirait confiance. Il en était arrivé à se persuader qu'il pourrait bien s'agir de l'un des deux autres Aventuriers Temporels venus avec Laure. Il se promit de le regarder de plus près le lendemain matin. Quoi qu'il en soit, il ne pouvait prendre aucun risque, il fallait activer le plan B, et tout de suite. * * * Assis à son bureau, dans sa pièce privée, Jacques Denfers saisit une plume et une feuille de papier vierge. Avec précaution, il ouvrit un tiroir secret d'où il sortit un étui de peau. Il en retira un petit objet cylindrique qu'il admira avec un rictus de satisfaction. Calmement, il alluma une bougie et fit fondre un peu de cire rouge, celle réservée aux messages secrets, au bas de la feuille puis, en s'appliquant comme un bon écolier, y appuya doucement le cachet. Il souffla sur la cire pour en accélérer le séchage et attendit encore quelques instants en admirant l'effet produit. Voilà, c'était parfait, il venait de fabriquer un blanc-seing à l'aide d'un cachet qu'il avait réussi à dérober à la reine. Le document paraissait des plus officiels, authentifié qu'il était par le sceau de la souveraine. Il ne lui restait plus qu'à inscrire ce qu'il voulait, le blanc-seing donnant toute liberté à son possesseur. Il s'appliqua à rédiger un texte par lequel tous les pouvoirs lui étaient donnés pour transporter et négocier les richesses confiées par la reine. Il en établit une liste provisoire, entendant bien la compléter lors de ses escales à Jumièges et à Saint-Georges. Il avait calculé que le trésor du royaume plus celui des abbayes normandes lui permettraient de couler des jours heureux et de prendre sa revanche sur le destin qui lui avait été imposé. Avant de quitter son siège, il rédigea un second document, très différent du premier, qu'il plia en quatre avant de le glisser dans sa poche. Satisfait, il embrassa la pièce d'un regard circulaire, puis sortit en verrouillant soigneusement la porte. * * * C'était la troisième fois que Robert Dantignac rendait directement visite au Comte de Montgaillard, depuis qu'il lui avait cédé l'hôtel particulier de la rue Mignon. - Alors mon ami, où en sont nos affaires ? Questionna le Comte tout en serrant fermement la main de Dantignac. - Nos affaires avancent, Monsieur le Comte, je dirais même qu'elles se précipitent. - Fort bien, fort bien, racontez-moi cela ! - Comme vous pouvez le constater, mes prévisions sur l'écroulement du régime s'avèrent malheureusement exactes. Le peuple de Paris est de plus en plus enragé, il faut maintenant aller très vite pour sauver ce qui peut l'être … Très, très vite. - Mon cher Dantignac, ne vous ai-je pas déjà fourni tous les moyens dont vous aviez besoin ? - Certes Monsieur le Comte, certes, mais il me faut davantage de bras car le temps presse. - Comme vous y allez ! Les hommes ne se trouvent pas sous le sabot d'un cheval ! Tout cela est bien risqué mon ami … - Je sais, mais j'ai absolument besoin de ces hommes supplémentaires, il en va de la réussite de notre projet. Je vous assure que vous ne regretterez pas votre aide ! - Justement, par les temps qui courent, je pourrais bien être amené à la regretter mon aide, comme vous dites. Et puis, les hommes sûrs, courageux et discrets deviennent rares … Et ils sont de plus en plus gourmands. - Disons, mon cher Comte, que votre…commission pourrait s'en trouver grandement améliorée. - Hum … Admettons que je parvienne à trouver vos perles rares, à quoi vont-ils vous servir ? Dantignac sentait, qu'une fois encore, le Comte était appâté, il avait même déjà mordu à l'hameçon. - Il me faut quatre groupes de gaillards : le premier se rendra à Rouen, les deux autres iront au pied des abbayes de Saint-Georges et de Jumièges. Quant au dernier groupe, mettez-y les plus forts et les moins bavards, ils m'attenderont à Quillebeuf, à l'heure du souper. - Que diable allez-vous faire à Saint-Georges et à Jumièges ? - Monsieur le Comte, sauf le respect que je vous dois, votre rôle est de me fournir la logistique ! Lâcha un peu vite Dantignac, quelque peu énervé par la curiosité de son interlocuteur. - Pardon mon ami ? De quoi parlez-vous ? - Je parle de logistique, c'est un nouveau mot anglais, c'est l'art de l'organisation si vous préférez. Répondit sèchement Dantignac, de plus en plus agacé par les questions de ce vieux coquin. - Ah bon. Montgaillard semblait un peu pincé par cette sortie et Dantignac sentit qu'il devait adopter un autre ton. Le moment était mal choisi pour une fâcherie. - Monsieur le Comte, je tiens à vous protéger et croyez-moi, moins vous connaîtrez de détails sur cette affaire, plus vous serez en sécurité, dit-il d'un ton paternaliste en le prenant par les épaules. Je ne suis pas certain que vous mesuriez la gravité de la situation. Les choses vont aller en se dégradant, et beaucoup plus vite que vous pouvez l'imaginer. Je pense même qu'il serait sage de prévoir un repli stratégique en terre étrangère pour quelque temps. - Et à quoi pensez-vous ? - Je pense à l'Angleterre mon cher Comte. - À l'Angleterre ? Mais c'est l'ennemi héréditaire du royaume ! - Justement, personne n'ira imaginer que nous avons choisi ce pays pour mettre en sûreté tous nos trésors. - Vous voulez dire les trésors de la couronne ? - Bien sûr, bien sûr. J'ai déjà pris toutes les dispositions pour le transfert, ne vous inquiétez pas. - L'Angleterre, tout de même … - Mon cher Montgaillard, je crois que nous n'avons pas le choix. Soit nous prenons asile chez les anglais, soit nous nous acoquinons avec cette bande d'excités révolutionnaires. Et puis rien n'est définitif … Nous reviendrons, nous reviendrons. - Soit, mon ami, soit, vous aurez vos hommes. - Je vous en remercie Monsieur le Comte ! * * * De retour rue Mignon, Dantignac retrouva Louis Nogier, qui rentrait de son entrevue avec l'envoyé de Lord Castletown. - Alors Louis, tout est en place avec les Anglais ? - Si l'on veut Monseigneur … - Si l'on veut ? Eh bien, dépêchez-vous Nogier, qu'entendez-vous par si l'on veut ? - Monseigneur, les Anglais ont décidé … - Comment ça les Anglais ont décidé ? Dantignac hurlait presque. Depuis quand ils décident les Anglais ? Nogier osait à peine parler tant l'énervement de son maître l'impressionnait. Il prit néanmoins son courage à deux mains, respira un grand coup et se lança d'une traite : - Pour des raisons de sécurité, le chargement sera divisé en deux parties, la première suivra le plan prévu initialement et transitera sur le Quintanadoine jusqu'aux côtes anglaises, et la seconde sera acheminée par voie de terre jusqu'à Calais, avant d'embarquer pour Douvres. Les chevaux seront conduits par un contrebandier alsacien surnommé "le maître d'école". Le plénipotentiaire de Lord Castletown m'a assuré que nous pouvions avoir entière confiance dans ce bougre ! J'ai cru bon d'accepter cet arrangement en votre nom car nous n'avions plus le temps d'envisager une nouvelle organisation. Louis n'avait pas repris sa respiration, de peur d'être interrompu avant la fin de son explication. Robert Dantignac était blême de rage et Louis n'en menait pas large. Il ne savait pas s'il devait continuer à lui donner des détails ou s'effacer discrètement avant l'orage. Finalement, il opta pour la solution la plus courageuse et rompit timidement le silence : - On ne peut vraiment plus faire confiance à personne mon bon maître. - À personne ! Et surtout pas à ces roués d'Anglais ! Soit, nous ferons comme ils veulent ! D'ailleurs, avons-nous le choix ? - Sans vous offenser, les Anglais sont toujours persuadés d'être vos seuls acheteurs ? - Évidemment, vous ne croyez tout de même pas que je vais leur dévoiler le dessous des cartes ! - Évidemment. Répondit Louis, un sourire aux lèvres. - Louis, il n'est pas question que les chargements se rencontrent. Vous allez prévenir notre client de Bruges qu'il devra prendre sa livraison à Rouen, le 25 décembre. - Bien, votre Excellence. Nogier se sentait rassuré, Dantignac avait plutôt bien résisté à la contrariété du changement imposé par les Anglais. Il se concentrait à nouveau sur la réalisation de son plan machiavélique. - Voyez-vous Louis, dans les affaires, il faut être plus malin que les autres. Il vaut mieux avoir deux acheteurs qu'un seul. Je ne suis pas mécontent de ce double jeu. Quant à cette idée de joindre les richesses des abbayes normandes au trésor du royaume, franchement, je me félicite de l'avoir eue. - Certes mon maître, je loue votre sens des affaires. Conclut Louis, empli d'admiration devant un esprit aussi brillant. * * * Grâce aux bras supplémentaires fournis par le Comte de Montgaillard, le chargement du Quintanadoine fut achevé, comme prévu, le 19 décembre au matin. Louis Nogier se rendit séance tenante à Rouen pour attendre l'arrivée du brick. Il était chargé d'une mission de confiance très particulière : il devrait veiller au traitement des objets en or les plus ordinaires. Jacques Denfers, alias Primus, alias Robert Dantignac, avait décidé de les faire fondre pour les transformer en gros clous qui seraient ensuite rapidement trempés dans un bain de métal, puis salis et vieillis, afin qu'ils passent pour de vrais clous de charpentes. L'objectif était de placer une poignée de ces clous d'or maquillés à la surface de tonneaux emplis de vrais clous, en bonne ferraille, sans aucune valeur. C'est au vu de ces sacs, censés être entièrement remplis de milliers de clous en or, que le paiement des acheteurs devait s'effectuer. Quant aux pièces d'orfèvrerie uniques, aux Louis d'or, aux bijoux les plus précieux, ils seraient déchargés un peu plus tard dans le plus grand secret et stockés au fond des caves d'un hôtel particulier des plus discrets, acheté depuis quelques temps déjà par Dantignac, près de Quillebeuf, en prévision de cette machination. C'est ainsi que l'une des plus belles escroqueries du siècle se mettait en place, sous la houlette du très honorable Louis Nogier. * * * Il était temps pour Dantignac de se rendre au Palais des Tuileries où il fut reçu sans difficulté par celle qui, confiante, avait remis entre ses mains toute la fortune de sa famille. Après l'avoir rassuré sur la fiabilité de son plan, il prit congé de la reine, non sans un pincement au cœur. Il s'attarda à regarder une fois encore cette très belle jeune femme, que le peuple avait méchamment baptisé l'Autrichienne et qu'il ne tarderait pas à appeler le "Monstre Femelle" ou "Madame Veto". Elle qui avait déjà perdu deux enfants, dont un fils il y avait à peine six mois, ne se doutait pas que le pire était encore à venir. Après les humiliations dans les prisons du Temple et de la Conciergerie, elle allait voir guillotiner son mari, le roi Louis XVI, dans quatre ans. Elle ne se doutait pas non plus que sa propre tête roulerait aux pieds des révolutionnaires quelques mois plus tard. - Quel gâchis, quelle injustice ! Ne put s'empêcher de penser Dantignac, en la gratifiant d'un large sourire dans lequel il mit toute la tendresse dont il était capable. En quittant la reine, il salua également la princesse de Lamballe et frissonna à l'idée de ce qui allait lui arriver, à elle aussi. Elle allait être sauvagement assassinée et … Mais il chassa très vite cette image atroce de son esprit. Il s'engouffra dans son fiacre et jeta un dernier coup d'œil admiratif à ce Palais qu'il ne reverrait plus jamais. Chapitre 8 Laure était installée devant la cheminée, comme la première fois où elle était venue dîner rue Mignon. - La petite commence à prendre ses aises, se dit Dantignac en la voyant ainsi étalée sur son canapé de style Louis XVI dernier cri. - Jacques, je suis heureuse de te revoir. J'ai parlé de toi avec Alex et Sébastien et je crois qu'ils seraient prêts maintenant à te rencontrer. - Ah bon ? Il aurait franchement préféré que les deux comparses de Laure déclinent l'invitation qu'elle lui avait extorquée lors de leur première rencontre. - Eh bien, c'est d'accord pour demain soir ! Dit-il, s'étant rapidement repris. Pour le moment, le plus urgent était de la consigner sur place, en aucun cas elle ne devait quitter cette maison. Elle lui avait déjà mis suffisamment de bâtons dans les roues. - Ma chère enfant, tu sais à quel point je me suis attaché à toi. Tu es la compagne que je n’avais plus. Ta présence adoucit un peu mes épreuves. - Merci Jacques, c'est très gentil, moi aussi je t’aime beaucoup. - Pourquoi ne resterais-tu pas avec moi dans ce siècle ? Tu deviendrais ma femme… et peut-être un médecin célèbre ! - Tu sais bien que dans ce siècle, les femmes n'ont pas accès à la médecine … Je rêve ou c’est une demande en bonne et due forme ? Dit Laure à la fois attendrie et n’osant y croire. Mais est-ce bien raisonnable avec ce qui va se dérouler dans les prochaines années. - Ne t'inquiètes pas pour cela, j'ai tout prévu : nous pourrons partir en Angleterre pour nous mettre à l'abri, et revenir sous Napoléon ! Une historienne comme toi ne peut pas rester insensible à une telle perspective. - C'est vrai que je suis tentée, mais je ne sais pas, j'ai vraiment besoin de réfléchir. - Écoute Laure, j'ai une idée. Que dirais-tu de t'installer ici pendant quelque temps ? Tu serais plus à ton aise. - C'est une excellente idée, je commence à me lasser des sous-pentes du Palais où je dois me surveiller en permanence pour ne pas me trahir. Quant à la chambre infestée de vermines que nous partageons avec les garçons, n'en parlons même pas ! - Parfait, j'ai fait préparer ta chambre, j'étais sûr que tu accepterais. - Je m'installerai demain, Alex et Sébastien vont s'inquiéter, je dois … - Mais non, je vais envoyer un domestique pour les prévenir, ils seront ravis de te savoir à l'abri. Allez, dépêche toi, je te montre le chemin. Dit-il en la pressant vers l'escalier. Des étoiles plein les yeux en songeant à cette récente demande, elle gravit les marches de pierre, Jacques sur ses talons, en se demandant quand même pourquoi, tout à coup, il semblait si pressé de se débarrasser de sa présence. - Bonne nuit ma belle, à plus tard ! Lança-t-il en claquant la porte sur elle. Surprise, elle entendit un cliquetis derrière son dos. Se précipitant sur la porte, elle essaya de l'ouvrir, en vain. Dantignac l'avait verrouillée de l'extérieur. - Jacques, mais qu'est-ce qui te prend ? Pourquoi ? Elle n'obtint aucune réponse. - Jacques, ouvre-moi ! Hurla-t-elle en frappant sur le lourd battant en bois. Elle se précipita sur la fenêtre qui, bien entendu, était bloquée, aucune poignée n'en permettait l'ouverture et les volets étaient également fermés. - Quelle idiote ! Mais quelle idiote ! Laure venait de comprendre tout à coup à quel point elle avait été manipulée. - Quel … ! Sa rage était telle, que les pires insultes n’étaient pas en mesure d’exprimer le dégoût et la colère qu’elle ressentait. Il ne lui restait plus qu'à attendre que quelqu'un vienne la délivrer. Alex et Sébastien allaient finir par s'inquiéter car, évidemment, ce pourri de Denfers n'avait jamais eu la moindre intention de les prévenir… Brusquement, elle se sentit fatiguée, la tête lui tournait, elle eut juste le temps de se précipiter sur le lit, comprenant vaguement qu'il lui avait fait boire une drogue, avant de s'écrouler, profondément endormie. * * * Laure était neutralisée pour un bon moment. - Une de moins, se dit Dantignac ! Il lança immédiatement le déménagement de la rue Mignon. Aucune trace de son passage ne devait subsister lorsque le Comte de Montgaillard reprendrait possession des lieux. Il veilla personnellement au déplacement de tout ce qui se trouvait dans sa pièce secrète et qui devait être transféré au plus vite dans l'hôtel particulier qu'il venait d'acquérir en Normandie. Une fois tout emballé et expédié, il se rendit sur les quais de Seine pour embarquer à son tour à bord du Quintanadoine. - Bonjour, Capitaine ! Tout est chargé ? - Tout est prêt Monseigneur ! - L'ensemble de l'équipage est-il rentré ? - Il n'en manque pas un ! - Très bien ! Et ce jeune freluquet que je trouvais un peu faible ? - Il est toujours là, votre Excellence, il tient le coup ! - Tant mieux ! - Et de deux ! Se dit Dantignac qui devait néanmoins s'assurer de la présence de l’historien sur le navire. Il avait décidé de séparer les trois Aventuriers Temporels. Il ignorait encore où se trouvait le troisième envoyé de Temporium, mais au moins était-il sûr qu'il était isolé des deux autres. Diviser pour mieux régner, on n'avait encore jamais rien trouvé de plus efficace. - Il ne perd rien pour attendre celui-là ! Pensa-t-il en imaginant la façon dont il pourrait se débarrasser de cet intrus une fois arrivé à Rouen. À peine avait-il posé les deux pieds sur le Quintanadoine que Robert Dantignac donna l'ordre de lever l'ancre, ce qui fut fait sans plus attendre. Pendant toute la durée du voyage entre Paris et Rouen, Primus se garda bien de sortir de la cabine du capitaine dans laquelle il avait élu domicile. D'une part, il ne tenait absolument pas à rencontrer le probable compagnon de Laure et d'autre part, il avait toujours aussi peu d'affinités avec le milieu liquide, fut-il mer ou fleuve. Chapitre 9 Ces jours de navigation furent l'occasion pour lui de se glisser à nouveau pour quelque temps dans la peau de Jacques Denfers et de repenser tendrement à celle qui lui manquait le plus : Sonia, la femme de sa vie, sa femme. Il vivait dans l'espoir que son calvaire prendrait fin un jour, l'homme qui savait si bien faire craquer ses doigts le lui avait assuré. Il n'avait pas d'autre choix que de le croire. Il devait absolument réussir cette mission, et peut-être encore quelques autres ensuite, avant de pouvoir enfin disparaître aux yeux du monde et vivre librement avec celle qu'il n'aurait jamais dû quitter. Aujourd'hui encore, il ne comprenait pas quelle rage lui avait fait perdre le contrôle de sa vie. Certes, il était en profond désaccord avec Charles Kieffer, il ne pouvait plus le supporter, lui et son idéalisme d'enfant de chœur. Il avait tout essayé pour le convaincre que Temporium pouvait être une affaire extrêmement rentable pour eux deux. Tous les arguments y étaient passés, mais aucun n'avait su convaincre son ami. - Mon ami … Jacques avait senti le mot s'échapper de ses lèvres sans pouvoir le retenir. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait plus d'ami … - Voici le repas, votre Excellence ! Une bonne soupe bien chaude ! Le matelot qui venait de faire irruption dans la cabine le sortit de ses pensées nostalgiques. - Merci mon brave ! Jacques, redevenu brutalement Robert, se retrouva seul devant son écuelle et reprit immédiatement son rôle en mains. Il ne lui restait plus qu'une dizaine de jours avant la fin de cette aventure et il était hors de question d'échouer. La partie la plus fine allait se jouer maintenant : il devait réussir à berner à la fois la reine, ce qui était de loin le moins compliqué, les acheteurs anglais et flamands, beaucoup plus malins, auxquels il fallait ajouter les trois de Temporium ! L'enjeu était de taille, mais la partie n'était pas encore complètement gagnée et ce n'était pas le moment de s'attendrir. * * * Le brick arriva à Rouen, comme prévu, le soir du 24 décembre 1789. Les hommes d'équipage furent autorisés à quitter le bord pour fêter Noël dans les tavernes de la ville. Quelques-uns seulement restèrent à surveiller les cales. Les acheteurs de Lord Castletown se présentèrent les premiers, au petit matin, afin de vérifier que les marchandises annoncées se trouvaient bien à bord. Plusieurs heures après leur départ, Louis fut chargé de recevoir les envoyés de Van Brügle, l'acheteur flamand, investi de la même mission. En fin de matinée, Dantignac mit pied à terre pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Son instinct lui fit pressentir qu'il était suivi, même s'il ne distinguait aucune silhouette dans son sillage. Par sécurité, il prit un chemin détourné et, après des détours compliqués dans les ruelles crasseuses, il pénétra dans une bâtisse cossue, convaincu d'avoir semé son poursuivant. Il fut surpris d'y être accueilli par Lord Castletown en personne. - Mon cher Dantignac, entrez je vous prie, avez-vous fait bon voyage ? - Excellent, répondit ce dernier, d'un ton pincé. Dois-je comprendre que votre présence en ces lieux marque les limites de la confiance que vous m'accordez ? - Mes gens m'ont assuré de la qualité de votre chargement, je voulais tout simplement vous remettre en main propre les sommes convenues. Répondit l'Anglais, ignorant le sarcasme de son interlocuteur. - Je vous en remercie mon cher Lord, c'est fort aimable à vous. Dantignac avait très vite compris qu'il ne servirait à rien de finasser et qu'il valait mieux adopter le même ton que ce gentleman, tout à fait "british". - Mes hommes seront à pied d'œuvre dès demain pour emporter les marchandises qui transiteront jusqu'à Calais. - Tout sera prêt, n'ayez pas d'inquiétude. - Je vous en remercie, ajouta Lord Castletown en se dirigeant vers la porte, lui signifiant ainsi que l'entretien était terminé. * * * Durant quatre jours et quatre nuits, les équipes de manutention se relayèrent autour du Quintanadoine, formant un véritable ballet, parfaitement réglé. Les premiers à entrer en scène furent les gens de confiance de Dantignac qui déchargèrent les objets en or destinés à être fondues puis transformées en clous. Ils escortèrent les convois jusque chez les fondeurs, revenant avec une quantité impressionnante de tonneaux qu'ils chargèrent dans l'arrière du brick pour certains et alignèrent sur le quai sous bonne garde pour les autres. Peu de temps après, les hommes de Lord Castletown prirent livraison d'une partie des barils puis, plus tard, ceux de Van Brügel emportèrent le reste. Ni les uns ni les autres n'imaginaient qu'en réalité, ils entouraient de précautions des centaines de kilos de vilains clous, tout juste bons à fixer les poutres… Mais payés au prix de l'or pur. * * * Tous les bras étaient utiles pendant ces quatre jours d'effervescence, c'est pourquoi Dantignac avait décidé de ne rien entreprendre contre l’Aventurier Temporel qui, malgré sa différence de corpulence, ne rechignait pas à l'ouvrage. Au terme du quatrième jour, alors que les livraisons étaient enfin terminées, il décida de faire enfermer l'intrus en fond de cale. Comme il était seul maître à bord, il n'eut aucune justification à donner et c'est ainsi que celui qui était le chef de l'équipe des Aventuriers Temporels se retrouva pieds et mains lourdement enchaînés, comme cela se pratiquait couramment à l'époque. - La première manche est gagnée, se dit Dantignac, plutôt satisfait. Le brick pouvait lever l'ancre, en direction des abbayes de Saint-Georges et de Jumièges où il devait être attendu. Effectivement, Louis Nogier, le fidèle d'entre les fidèles, s'était déjà présenté aux abbés, avec le blanc-seing de la reine par lequel elle les invitait sans le savoir à confier à Monsieur Dantignac les richesses qu'ils souhaitaient soustraire à la confiscation. Le chargement des trésors des deux abbayes à bord du Quintanadoine se fit tambour battant, les moines ne rechignant pas à prêter main-forte aux hommes d'équipage. - Mon cher Louis, la seconde manche est assurée ! Se félicita Dantignac en invitant Nogier à s'installer dans la cabine du capitaine où ils s'enfermèrent tous deux. Les dernières heures de navigation furent consacrées à peaufiner la manche finale du programme, celle qu'il ne fallait surtout pas rater. Robert Dantignac n'était pas mécontent à la perspective de retrouver sa peau de Jacques Denfers dans les prochains jours et, pour cela, il devait disparaître sans laisser de traces, mais en emportant la plus grosse partie du trésor avec lui. C'était l'objet de sa mission… et c'était le prix de sa liberté. - Louis, êtes-vous certain de vos hommes une fois que nous serons arrivés à Quillebeuf ? - J'en réponds comme de moi-même, votre Excellence. - Très bien. Les barils de clous sont bien triés n'est-ce pas ? - Parfaitement bien triés. Ceux qui ne contiennent que des clous en or sont prêts à être déchargés, les autres resteront à bord, pour l'Angleterre. - Pour l'Angleterre ? Son étonnement faillit le trahir. Il n'avait pas dévoilé à Louis Nogier la destination ultime du Quintanadoine, c'est-à-dire le fond de l'eau. Le moment était peut-être venu de le faire. Il se laissa encore le temps de la réflexion et ajouta : - Vous n'oublierez surtout pas les coffres contenant les bijoux, vous les conduirez vous-même immédiatement dans les caves … - Sauf votre respect, votre Excellence, osa le couper Louis, nous avons répété cela plus de vingt fois, pardonnez mon audace, mais je sais exactement ce qu'il me reste à faire. Dantignac se rendit compte qu'il était sur le point de perdre son calme, mais plus le dénouement approchait, plus il se sentait sur des charbons ardents. Il avait hâte de quitter ce siècle d'agités et de retrouver sa femme, et peut-être son fils, plus tard… Plus il y pensait et plus le peu de temps qui lui restait à passer ici lui semblait long. Enfin, le 2 janvier 1790, le brick Quintanadoine entra fièrement, toutes voiles dehors, dans le port encombré de Quillebeuf, dernière étape des navires avant la traversée de la Manche. Chapitre 10 À peine l'accostage terminé, Dantignac, avec Louis sur les talons, sortit de la cabine du capitaine, pressé de lancer la dernière manœuvre. Il fut saisi par l'air glacial qui lui coupa le souffle… Mais il n'y avait pas que l'air pour le cueillir à froid. Il cligna des yeux pour s'assurer qu'il n'était pas victime d'une hallucination. Non, c'était bien Laure qui se dressait devant lui, et elle n'était pas seule. - Laure ? Parvint-il à articuler dans un pauvre sourire, en essayant d'adopter un ton bienveillant. - En personne Monseigneur … ! Je vous présente mon coéquipier. Ce qu'il voulait éviter à tout prix venait d'arriver : les trois empêcheurs de tourner en rond se trouvaient réunis. Quelle guigne ! - Que faites-vous ici ? Il n'avait qu'une envie, les jeter par-dessus bord, mais il fallait donner le change pour les endormir. - Nous venons bavarder avec vous Monsieur Denfers. Répondit Sébastien, pour bien montrer qu'il était au courant de l'identité de son interlocuteur. - Et d'abord, nous voudrions voir Alexandre. Ajouta-t-il. - Qui ? - Alexandre Lefaucheur, notre troisième co-équipier. - Connais pas ! - N'espérez plus que je puisse vous croire un seul instant. Ajouta Laure, d'un ton sec. - Bigre ! Elle a pris du poil de la bête la petite garce ! Pensa Jacques Denfers en s'appliquant à se composer une attitude étonnée. - Où est-il ? Nous savons qu'il est entre vos sales pattes, Martin nous l'a assuré ! Cette fois, Sébastien criait franchement. - Vous savez, je ne connais pas tout le monde sur ce bateau, demandez au capitaine … - Arrêtez de jouer l'imbécile. S'impatienta Laure. Vous l'avez forcément repéré, il est comme nous tous, il a les dents blanches ! - C’est le matelot que j'ai fait mettre aux arrêts il y a quelques jours … Oh, mais quel dommage … S’essaya t-il avec un humour sardonique. - Assez, assez ! S'énerva Laure. Allez le chercher tout de suite ! - Tu oublies ma jolie à qui tu parles … Répondit-il en essayant de l'amadouer. Elle allait finir par alerter tout l'équipage cette idiote. - Je sais très bien à qui je parle ! Et vous, vous savez que je sais beaucoup de choses qui ne sont pas bonnes à savoir. - C'est toi qui le dis ! Elle commençait vraiment à lui échauffer les oreilles, cette petite péronnelle, avec ses airs de supériorité ! - Inutile de chercher à nous intimider, nous avons laissé des preuves de ce que nous savons à Paris. S'il nous arrivait quelque chose et que nous ne puissions pas les récupérer avant de rentrer, le pot aux roses serait dévoilé et là, vous pourriez dire adieu au trésor des rois de France ! - Tu as bien changé ma petite Laure … Pas facile à calmer cette jeunette moderne, on la dirait échappée des émeutes d'octobre. Pensa-t-il pour replacer les choses dans leur contexte. - C'est toi qui m’as fait changer, j'avais confiance, tu t’es moqué de moi, en réalité, tu n’es qu'une ignoble ordure ! Il fallait les écarter absolument et essayer de les neutraliser. Dantignac eut une idée : - Bon, écoutez, pas de scandale ici. Je vais aller chercher votre Alexandre et nous allons descendre pour nous expliquer tranquillement devant une bonne soupe, comme ils la font si bien ici. Conclut Denfers - Primus, avec une certaine ironie. * * * À cette heure tardive, les auberges du port étaient désertées, mais pour assurer leur totale discrétion, Jacques Denfers choisit un coin isolé dans la plus sombre d'entre elles. Il décida d'adopter avec eux une attitude paternaliste pour essayer de les mettre de son côté. Il était très fort dans l'art d'arranger la réalité et de transformer la vérité. Aussi, il leur conta dans le détail les épreuves terribles qu'il avait dû traverser pour devenir enfin Robert Dantignac, riche, respectable et respecté. Il n'hésita pas à dramatiser pour les attendrir et les pousser à baisser leur garde. Il essaya d'en savoir davantage sur les vraies raisons de leur mission, mais aucun ne voulait en démordre : ils étaient venus pour vérifier, tout simplement, que le Quintanadoine transportait vraiment le trésor royal, et en rapporter la preuve. Ces jeunes blancs-becs le prenaient vraiment pour un imbécile, il était impossible qu'ils fussent d'une telle naïveté. Il avait l'impression de retrouver en eux les héritiers de Charles Kieffer, le roi des idéalistes, ou des naïfs, comme on veut. - Vous n'allez tout de même pas me faire croire que Temporium va se satisfaire de savoir si le trésor a existé ou pas ? - Bah si, nous sommes historiens, pas chercheurs d'or. Répondit Laure, d'un ton convaincu. - Redescendez sur terre ! Vous n'ignorez pas combien coûte une expédition telle que la vôtre ? Je ne vois pas en quoi savoir que le trésor existe et ce qu'il contient peut faire avancer la connaissance historique. Vous ne m'enlèverez pas de l'idée que l'objectif est bien plutôt de le récupérer ce trésor. Il faut savoir se poser les bonnes questions ! Il sentait qu'il avait marqué des points. Leur confiance dans les objectifs purement scientifiques de Temporium venait d'être ébranlée, il en était certain, mais il savait aussi qu'ils allaient se reprendre, tant ils formaient une équipe soudée. Il ne pourrait jamais les entraîner derrière lui, mieux valait couper court à cet entretien, maintenant inutile et qui de plus, lui faisait perdre un temps précieux. - Écoutez, vous savez ce que vous vouliez savoir : le trésor a bien existé, il a bien été chargé dans le Télémaque, il se dirige bien vers l'Angleterre où je le mettrai à l'abri. Voilà, c'est aussi simple que ça. - Oui, c'est simple, dit Alex. À ceci près que le Quintanadoine va couler demain, au beau milieu de la rade de Quillebeuf, et vous le savez aussi bien que moi. - Oui, ajouta Primus sans commentaire. Allez, il est temps d'aller se coucher ! Votre mission est terminée ! Jacques Denfers regagna le Quintanadoine au pas de course, espérant que Louis avait commencé le déchargement. Ils ne disposaient que de la nuit pour évacuer tout ce qui avait de la valeur et le mettre à l'abri dans cette demeure discrète qu'il avait acquise dans un quartier reculé de la ville. En arrivant à bord, il vit que le Comte de Montgaillard était venu prendre livraison de sa part du butin, comme prévu. Louis, comme à son habitude, avait supervisé les transactions qui se terminaient, les sacs destinés au comte étant chargés dans ses voitures. - Ce beau gentilhomme aux airs distingués d'aristocrate est finalement une sacrée crapule ! Se dit-il en observant le comte, rassuré de n'être pas le seul dans cette catégorie. - Mon cher Dantignac ! S'écria ce dernier en le voyant arriver. Notre affaire est arrivée à son terme ! Tout cela fut rondement mené, ne trouvez-vous pas ? - Grâce à vous monsieur le Comte, je vous en remercie. - Au plaisir de vous revoir mon cher, lança-t-il en remontant dans sa calèche, j'ai hâte de mettre tout ceci en lieu sûr ! Les deux comparses regardèrent s'éloigner l'équipage du comte et partagèrent leur soulagement. Le scénario se déroulait sans encombre, si l'on excluait ces imbéciles d'Aventuriers Temporels dont Dantignac était persuadé ne faire qu'une seule bouchée. - Mon cher Louis, veuillez donner ordre de faire porter ce pli à Monsieur Van Brügle dans les meilleurs délais. - Ce sera fait mon Maître. Le pli en question n'était autre que la seconde lettre que Dantignac avait rédigé, en même temps que le blanc-seing de la reine et qu'il avait soigneusement conservé dans la poche de son vêtement. - Louis, allons nous assurer qu'il ne manque rien, que la marchandise est bien entreposée dans ma cave. Je vous demande de retourner ensuite passer cette dernière nuit à bord, les hommes d'équipage ont quartier libre et je doute fort qu'ils regagneront leur cambuse avant demain. Vous serez là pour veiller au grain ! Il sourit intérieurement en prononçant ce mot car il savait, en bon historien, qu'une tempête allait se déclencher dans la nuit, et que le Quintanadoine allait être le seul des voiliers amarrés auquel elle serait fatale. - Vous viendrez me rejoindre demain, lorsque le Quintanadoine aura levé l'ancre : Ajouta-t-il pour faire bonne mesure. * * * Au levé du jour, ce 3 janvier 1790, Louis vint en courant réveiller son maître. - Monseigneur, vite ! Venez, des inconnus se sont introduits sur le bateau ! Instantanément, Dantignac comprit ce qui se tramait, il était certain de se retrouver nez à nez avec Laure et ses amis. Cette fois, il ne serait pas question de diplomatie, il commençait à en avoir par-dessus la tête. Ce n'est tout de même pas maintenant, à quelques heures de son départ, qu'il allait se laisser pourrir la vie ! Il sentait monter en lui la même détermination que celle qu'il avait eue la nuit où il avait expédié son ami Charles par-delà les siècles. C'était comme une vague de rage qui le submergeait et qu'il ne pouvait pas contrôler. Il sortit d'un pas décidé, arme au poing, prêt à se débarrasser de la petite troupe par tous les moyens. Au passage, il réquisitionna quelques-uns de ses hommes d'équipage qui arpentaient tranquillement le port. La troupe de fortune se dirigea directement vers la cale arrière, près de la cabine du capitaine. Il était sûr de les trouver là, à piller ou à fomenter un mauvais coup. Il ne s'était pas trompé. En apercevant Laure, il la pointa avec son pistolet : - Tu es encore plus sotte que je ne le pensais ! Lui jeta-t-il avec mépris. - Et toi encore plus pervers ! Répliqua-t-elle, sans se laisser intimider. - Que venez-vous faire ici, bande d'idiots ? - Tout simplement t’empêcher de bafouer une fois de plus les grands principes de Temporium. - Les grands principes, non mais je rêve ! Tu es vraiment une oie blanche ma pauvre fille ! Qui croit encore aux grands principes ? - Nous, et nous en sommes fiers ! - Mais ouvre les yeux, espèce d'imbécile, avec le chaos qui règne ici, qu'est-ce que tu crois, ils sont tous corrompus ! Alors je ne vois vraiment pas ce que je peux changer, ni en mal, ni en bien d'ailleurs. Autant en profiter ! - Je te déteste Primus, tu es vraiment pourri ! Ils ont eu bien raison de se débarrasser de toi et de t'expédier ici. Se mit-elle à hurler, hors d'elle. - Tu as tort, petite, de me parler comme ça. Ajouta-t-il, en menaçant Laure de son arme. Encore un mot et je t'expédie ad patres ! - Tu ne me fais pas peur Primus ! Là, c'en était trop, il n'allait tout de même pas se laisser traiter de cette façon par une débutante ! Ce fut plus fort que lui, il leva son pistolet, ne prit même pas la peine d'ajuster son tir, et appuya sur la gâchette. À ce moment, l'un des matelots qui était près d'eux s'écroula. - Mais d'où sort-il celui-là ? Se dit Dantignac. Au même instant, il ressentit une violente douleur à la poitrine, mais il ne voyait aucune blessure, aucune trace de sang sur lui, que lui arrivait-il ? Il avait de plus en plus de mal à respirer et sa vue se brouillait. À bout de forces, il se laissa glisser sur le sol. Il essayait de faire entrer l'air dans ses poumons mais il avait l'impression d'être comme un poisson sorti de son bocal. Personne ne venait à son secours, tous ces abrutis, Laure en tête, s'étaient précipités vers ce Martin. Il voulait crier, appeler de l'aide, mais aucun son ne sortait de sa bouche, un vrai poisson rouge au bord de l'asphyxie ! Cette image parvint à le faire sourire. Quelle absurdité ! Lui qui avait traversé les situations les plus périlleuses allait crever là, comme un pauvre bougre, sans que personne ne s'en aperçoive. Quelle dérision ! Il apercevait vaguement Laure s'affairer sur ce stupide matelot, comme s'il s'agissait de son propre frère. Elle avait des gestes sûrs et précis, des gestes d'urgentiste. Finalement, il l'avait sous-estimée cette petite, elle n'était pas aussi cruche qu'il le croyait. Il revoyait toutes les soirées passées en sa compagnie et il comprit qu'elle ne lui avait rien dit d'important sur elle-même. Elle avait passé son temps à lui poser des questions. En fait, c'est elle qui s'était servi de lui, et pas le contraire. Quel naïf il avait été lui aussi, il avait cru à son attachement, foutaises ! Ses poumons le brûlaient de plus en plus, chaque gorgée d'air qu'il réussissait à y faire entrer avait l'effet d'un lance-flamme. C'est sûr, il allait crever ! Crever sur un tas d'or ! Quelle ironie ! Et Louis, où était-il passé ce gredin ? Il ne pouvait plus même bouger un bras, tout juste ouvrir les yeux, mais une brume de plus en plus épaisse l'envahissait. Il se sentait sombrer. Une dernière image emplit son esprit, le visage de sa femme dont il ne parvenait plus à distinguer les contours, le sourire de Sonia. Ce fut sa dernière vision. Chapitre 11 Brusquement, ce fut comme s'il s'éveillait. Combien de temps était-il resté ainsi, évanoui ? Jacques Denfers n'aurait pas su le dire. Il se trouvait toujours sur le pont, il faisait toujours un froid épouvantable et le vent s'était levé, une vraie tempête. Le fidèle Nogier était auprès de lui, cela le rassura. Laure était toujours auprès du matelot qui avait ouvert les yeux. Il semblait reprendre des couleurs. - Je ne suis pas mort ! Son cerveau, à nouveau bien irrigué, se remit à fonctionner à plein rendement. - Mon maître, j'ai eu si peur ! Que vous est-il arrivé ? - Je n'en sais rien mon bon Louis, je n'en sais rien. - Pouvez-vous vous lever ? - Il le faut bien, essayons de disparaître sans nous faire remarquer. Ils sont encore tous auprès de Martin comme s'il s'agissait de Lazare ressuscité. Profitons-en Louis. Aidez-moi ! Discrètement, ils parvinrent à quitter le Quintanadoine et à regagner l'hôtel particulier. - Louis, dites-moi, pouvez-vous m'assurer que le Télémaque va bien couler aujourd'hui ? - Vous voulez dire le Quintanadoine je suppose. Oui, tout est prêt, il coulera bien comme prévu. À cet instant, Robert Dantignac comprit à quel point Louis lui était attaché et combien il lui avait été utile. Sans son concours efficace, jamais il ne serait parvenu au terme de son plan. Et s'il demandait à Louis de venir avec lui ? Il lui serait indispensable dans ses prochaines missions, il n'en doutait pas. Et puis, s'il restait ici, il encourrait de graves ennuis, une fois qu'il aurait lui-même regagné son XXIe siècle accompagné de ses précieux "bagages". Mais comment Louis pourrait-il réagir ? Les conséquences ne sont pas les mêmes si l'on est projeté dans le passé, où l'on sait à peu près ce qui nous attend, ou dans l'avenir. Le choc peut être très rude, d'autant plus qu'entre le XVIIIe et le XXIe siècle, beaucoup de choses ont changé ! Louis Nogier n'osait pas rompre ce silence et regardait Dantignac avec un mélange de tendresse et d'admiration. - On ne s'attache pas aux Autochs, c'est une règle d'or ! Cette pensée s'imposa brutalement à Jacques Denfers et mit court à ses tergiversations. Il avait beau être félon, il avait tout de même fait siens les principes fondamentaux de Temporium. Ne pas changer le cours de l'Histoire en était le plus important. Il se dit que Nogier avait, comme chacun, sa place et son destin. S'il quittait ce siècle, qu'en serait-il de ses descendants ? Peut-être que certains d'entre eux ont joué un rôle déterminant dans l'Histoire, les priver de vie revenait à la modifier. Denfers se mit à sourire, au grand étonnement de Nogier, qui n'osait toujours pas ouvrir la bouche. Il se souvenait que le déterminisme était la grande marotte de Charles Kieffer. Ce qui devait arriver arrivait, point. Combien de discussions passionnées avaient-ils eues autour du "paradoxe du grand-père" ? Et si, en remontant le temps, on tuait notre grand-père avant qu'il n'ait rencontré notre grand-mère, comment aurions-nous pu naître ? Tout ceci est absurde, se dit Denfers, qui était à mille lieues d'imaginer qu'il venait de vivre une séance de travaux pratiques sur le sujet avec l'épisode de la blessure de Martin qui aurait dû être mortelle. Primus en était là de ses réflexions lorsqu'ils arrivèrent à ce que l'on pourrait appeler "sa planque". Il se dirigea sans perdre de temps vers le sous-sol où les richesses avaient été soigneusement entreposées, il se glissa au centre de la cave, ajusta le casque sur sa tête puis il appela Louis. Il venait de prendre sa décision, et il s'y tiendrait : il allait l’emmener avec lui. Il lui expliquerait plus tard. Un léger bourdonnement, caractéristique de la Porte Temporelle commençait à se faire entendre lorsque Louis pénétra dans la pièce. Au même moment, des coups violents résonnèrent sur la porte d'entrée et l'on entendait des cris furieux, avec de forts accents anglais. De toute évidence, Lord Castletown s'était aperçu de la supercherie plus tôt que prévu et lui avait envoyé ses hommes de main. Louis se précipita vers la porte pour la bloquer avec ce qu'il put trouver, mais les gonds commençaient à craquer. - Louis, venez vite ! Cria Denfers. Il était trop tard. Au moment où la porte s'ouvrit sur le pauvre Louis éberlué, Jacques Denfers et tout son précieux chargement se trouvèrent happés vers le XXIe siècle. Sacré déterminisme ! Chapitre 12 L'homme qui savait si bien faire craquer les phalanges de ses doigts était confortablement installé dans un des fauteuils de cuir, seuls meubles de cette salle entièrement bétonnée. Il attendait patiemment, le visage grave, que le cylindre de la machine se soit stabilisé et que le transfert soit effectué. Jacques Denfers, une fois matérialisé avec ses "bagages", s'extirpa de la machine. Il s'agissait du prototype crée par Charles Kieffer, régulièrement modifié, en intégrant les progrès techniques réalisés par les équipes de Temporium. Charles avait toujours été persuadé que cette première machine, incomplète et dangereuse, avait été détruite par Jacques. C'est du moins ce qui avait été prévu. - Mission accomplie ! S'écria Jacques, non mécontent d'être de retour. Vous trouverez dans ces sacs, ces tonneaux et ces coffres la plus grande partie du trésor du Télémaque. - Je n'en attendais pas moins de vous mon cher. Répondit l'homme en noir, sacrifiant à son tic favori. - J'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, commenta Denfers, agacé par ce bruit de squelette, j'ai rencontré les équipes de Temporium, ils ont compris trop de choses. - Moi aussi j'ai une mauvaise nouvelle Monsieur Denfers, répondit l'autre avec sa mine de croquemort. - Quelle nouvelle ? - C'est votre femme … - Quoi ma femme ? Vous aviez promis … Hurla presque Denfers en se ruant sur lui. - Le cancer … nous avons tout tenté … mais nous n'avons rien pu faire. Un silence s'abattit sur les deux hommes. Jacques sentit son corps se vider de tout son sang, des rayures blanches, de plus en plus larges, recouvrirent tous les murs. Il sentit ses jambes se dérober, il tomba sur les genoux puis s'étala de tout son long sur le sol en béton laqué. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il se souvint des dernières paroles entendues. Sa femme était morte d'un cancer pendant son absence. Il ne l'avait même pas revue. Il sentit un torrent de rage gonfler chaque centimètre de son corps. Il réussit à se remettre debout, blême. Ses mâchoires lui faisaient mal tellement il les serrait. Il eut un regard vide pour l'amoncellement de richesses qu'il avait rapporté, tout cela était dérisoire maintenant. Plus rien n'avait d'importance. Sans Sonia, la liberté n'avait plus aucun sens. Il saisit le premier petit coffre à bijoux qui lui tomba sous la main et le projeta de toutes ses forces contre le mur où il explosa, crachant violemment son contenu de pierres précieuses. Cette maudite machine était la cause de tout ! Charles Kieffer en était à l'origine, il le détestait plus que jamais, plus encore que le jour où il l'avait envoyé dans le temps. À cet instant, il ne regrettait plus son geste. Temporium allait payer pour tout ce gâchis ! Il se le jurait, il passerait le reste de sa vie à détruire l'œuvre de Charles Kieffer, à détruire Temporium ! Il en faisait le serment sur la mémoire de sa femme. À SUIVRE … Vous venez de lire les deux parties du Trésor du Télémaque : Les Aventuriers Temporels et Les forces Occultes. Merci de prendre quelques minutes pour répondre à un questionnaire et nous donner votre avis ! Questionnaire adultes Questionnaire jeunesse www.temporium.fr Retrouvez-nous sur notre page Facebook "Temporium" Liste des notes multimédia – Le Comte de Montgaillard – Le Journal Général de France du 12 février 1789, convocation des états généraux – L'hôtel de la rue Mignon – Le palais des Tuileries – Lettre de Marie-Antoinette au Comte de Mercy, 7 octobre 1789 – Lettre de Louis XVI à Charles IV roi d’Espagne, 12 octobre 1789 – Les Assignats – Les Salons – L'abbaye St Georges – L'abbaye de Jumièges – La Princesse de Lamballe Du même auteur sur Feedbooks Le Trésor du Télémaque - Les Aventuriers Temporels (2009) Temporium ® est un service secret de voyage dans le temps, unique en son genre, et réservé à des historiens pour effectuer des recherches très précises. Ces Aventuriers Temporels sont envoyés dans diverses époques dans un but exclusivement scientifique. Laure Volpati, jeune diplômée en histoire et en médecine, vient d’être recrutée pour intégrer l’équipe Temporium. Après un entraînement sévère, elle est prête à se lancer, avec ses nouveaux collègues, dans une véritable enquête temporelle, afin de savoir si le plus grand trésor de tous les temps a effectivement coulé avec le Télémaque, dans la Seine, près de Rouen, en 1790. En effet, le 3 janvier 1790, le brick Quintanadoine (ex-Télémaque) coule près de Quillebeuf avec dans ses cales, selon la légende, la fortune de Louis XVI et des abbayes normandes. Cette histoire transporte les trois Aventuriers Temporels, Laure, Sébastien et Alex à Paris, au petit matin du 3 octobre 1789, en pleine Révolution Française. Pendant 3 mois, ils vont mener l’enquête, et se trouver face à un adversaire qu’ils n’imaginaient pas trouver en cet endroit, à cette époque. Parviendront-ils à retrouver le bateau ? Pourront-ils revenir à temps chez eux ? Un roman d’aventures temporelles construit en deux parties, l’une (Les Aventuriers Temporels) proposant de vivre les aventures du point de vue des héros, l’autre (Les Forces occultes), du point de vue de leur plus mortel adversaire ... « Le Trésor du Télémaque » propose pour la première fois le service des « Notes Multimédia » qui permet d’obtenir, pendant la lecture, des informations à travers du texte, des images, des documents sonores et des vidéos. Pour bénéficier de ce service, votre appareil de lecture doit être connecté à Internet. www.feedbooks.com Food for the mind