RAYMOND E. FEIST KRONDOR : L’ENTRE-DEUX-GUERRES 2 Le Boucanier du Roi Traduit de l’américain par Isabelle Pernot BRAGELONNE Titre original : THE KING’S BUCCANEER © Raymond E. Feist, 1992 Pour la traduction française : © Bragelonne, 2003 ISBN : 2-290-34597-0 À Ethan et Barbara Remerciements Ce livre n’existerait pas sans la grande imagination des tout premiers « amis du jeudi soir » et des « amis du vendredi soir » qui ont suivi. Steve A., April, Jon, Anita, Rich, Ethan, Dave, Tim Lori, Jeff, Steve B., Conan, Bob et les dizaines d’autres personnes qui nous ont rejoints années après années ont donné à Midkemia cette richesse qu’un auteur solitaire n’aurait jamais pu faire naître. Merci de m’avoir offert ce monde merveilleux dans lequel jouer. Merci également à Janny Wurts pour m’avoir permis d’apprendre à ses côtés au cours de nos sept années de collaboration. Et à Don Maitz, pour ses visions, son art et son talent, et pour avoir soutenu les choix de Janny. Au fil des ans, j’ai travaillé avec un certain nombre d’éditeurs chez Doubleday, Grafton et maintenant HarperCollins. Je remercie tout spécialement Janna Silverstein de Bantam Doubleday Dell pour s’être occupée de moi, et Jane Johnson et Malcolm Edwards de HarperCollins pour avoir repris le travail là où leurs prédécesseurs l’avaient laissé, sans jamais se décourager. Merci également à ceux qui ont travaillé chez ces éditeurs et que j’ai déjà nommés dans d’autres livres. Certains d’entre vous sont maintenant partis vers d’autres horizons, mais je n’oublie personne. Merci à vous tous, que vous vous soyez occupés des ventes, du marketing, de la publicité et de la promotion de mes livres, merci aussi à ceux qui ont simplement lu les livres et en ont dit du bien à leurs collègues. Beaucoup d’entre vous sont intervenus avant et après la publication de ce livre et c’est grâce à vous qu’il fonctionne. J’aimerais également remercier certaines personnes que je n’avais encore jamais mentionnées : Tres Anderson et ses collaborateurs, Bob et Phylis Weinberg, et Rudy Clark et son équipe, qui ont fait plus que vendre des livres ; dès le début de cette aventure, ils ont généré un enthousiasme et ont aidé cette œuvre à se détacher de la masse. Comme toujours, je remercie Jonathan Matson et tous les employés de Harold Matson Company pour leurs excellents conseils et bien plus encore. Surtout, je tiens à remercier Kathlyn S. Starbuck, qui a pris le temps de s’assurer que ce livre ne déviait pas de sa trajectoire. Je n’aurais pas pu l’écrire sans son amour, son soutien et sa sagesse. Raymond E. Feist San Diego, Californie, février 1992 Prologue RENCONTRE Ghuda s’étira. Une voix de femme s’éleva dans la pièce derrière lui. — Sortez d’ici ! L’ancien mercenaire, assis sur une chaise sous le porche de son auberge, posa les pieds sur la balustrade. Derrière lui, la sérénade recommençait, comme tous les soirs. A Elarial, les riches voyageurs descendaient dans les grands hôtels ou dans les palaces qui bordaient les plages au sable d’argent. L’auberge du Heaume Cabossé devait se contenter de satisfaire les besoins d’une clientèle plus fruste : conducteurs de chariots, mercenaires, fermiers venus porter leur récolte en ville et soldats de la campagne. — Dois-je appeler le guet ? s’écria la femme à l’intérieur de la salle commune. Ghuda était un homme d’une forte carrure, mais il n’avait pas pris une once de graisse depuis qu’il était en retraite, car la gestion d’une auberge n’était pas une tâche de tout repos. Ses armes étaient toujours parfaitement aiguisées, car il avait été plus d’une fois obligé de jeter l’un ou l’autre de ses clients dehors. Son heure préférée de la journée, c’était le soir, juste avant le dîner. Assis sur sa chaise, il regardait le soleil se coucher sur la baie d’Elarial. L’éclat aveuglant de la lumière diurne s’atténuait alors pour se transformer en une palette de rouges aux tons plus doux qui peignait d’or et d’orange les bâtiments blancs. C’était l’un des rares plaisirs qu’il réussissait à s’accorder, lui qui, sinon, menait une vie assez exigeante. Un grand fracas retentit derrière lui à l’intérieur de l’auberge, mais Ghuda résista à l’envie de se lever. Sa femme lui ferait savoir lorsqu’elle aurait besoin de son intervention. — Sortez d’ici ! Allez donc vous battre dehors ! Ghuda prit une dague, l’une des deux qu’il portait toujours à la ceinture, et commença à l’affûter distraitement. Un son de vaisselle brisée résonna en écho dans la salle commune, bientôt suivi par le cri d’une jeune fille. Apparemment, on échangeait des coups de poing à l’intérieur. Ghuda contempla le coucher de soleil tout en continuant à affûter sa dague. À près de soixante ans, son visage ressemblait à un vieux parchemin en cuir sur lequel se lisaient les années passées à se battre et à garder des caravanes. Trop de mauvais temps, de nourriture médiocre et de vin aigre avaient laissé leur empreinte sur ses traits dominés par un nez cassé à plusieurs reprises. Son crâne s’était dégarni et si sa chevelure, désormais grise, lui tombait encore jusqu’aux épaules, elle ne poussait plus désormais qu’un peu au-dessus de ses oreilles. On ne pouvait dire de lui qu’il était beau, et pourtant son caractère direct, calme et ouvert, inspirait confiance aux gens. Ghuda laissa son regard errer sur la baie. Des rais de lumière rose et argentée scintillaient au-dessus des eaux émeraude, tandis que les mouettes criaient et plongeaient pour attraper leur dîner. La chaleur de la journée s’était évaporée, remplacée par une petite brise rafraîchissante qui venait de la baie en apportant avec elle l’odeur caractéristique de la mer. Pendant un moment, il se demanda ce que la vie pouvait avoir de mieux à offrir pour quelqu’un d’aussi basse extraction que lui. Puis le soleil effleura l’horizon et lui fit plisser les yeux. À l’ouest, une silhouette remontait la route, marchant d’un pas décidé en direction de la petite auberge. Au début, cette silhouette n’était rien de plus qu’une tache noire sur le soleil couchant, mais elle ne tarda pas à prendre forme. Une alarme se déclencha dans l’esprit de Ghuda, qui posa son regard sur l’étranger lorsque celui-ci apparut clairement. Mince, les jambes arquées, il portait une robe bleue poussiéreuse et déchirée, nouée sur une épaule. Un vieux sac à dos noir et un long bâton qu’il utilisait comme une canne complétaient l’ensemble. Lorsque l’homme fut assez près pour que Ghuda puisse distinguer ses traits, le mercenaire fit une prière silencieuse : « Ô dieux, non, pas lui. » De toute évidence, il venait d’Isalan, l’une des nations du sud de l’empire de Kesh la Grande. Un cri de colère s’éleva à l’intérieur du bâtiment. Ghuda se leva. L’Isalani atteignit le porche et ôta le sac de son épaule. Un léger duvet de cheveux entourait son crâne presque entièrement chauve, du reste. Son visage, semblable à un vautour, se fendit en un large sourire et ses yeux noirs se réduisirent à deux fentes étroites, comme toujours lorsqu’il souriait. Il ouvrit son vieux sac poussiéreux et dit d’une voix rocailleuse et sur un ton familier : — Tu veux une orange ? Il plongea la main dans le sac et en ressortit deux grosses oranges. Ghuda prit le fruit qu’on lui lançait et répondit : — Nakor, qu’est-ce qui t’amène ici, par les Sept Enfers Inférieurs ? Nakor l’Isalani, joueur de cartes invétéré et escroc occasionnel, magicien dans une certaine acception du terme et fou à lier selon Ghuda, avait été autrefois son compagnon de route. Neuf ans plus tôt, ils avaient voyagé en compagnie d’un jeune vagabond qui avait convaincu Ghuda – Nakor n’avait pas eu besoin de persuasion – d’entreprendre un périple jusqu’à la cité de Kesh. L’aventure s’était transformée en descente au cœur du meurtre, de la politique et de la trahison, car le vagabond n’était autre que le prince Borric, héritier du trône du royaume des Isles. Cependant, toute cette histoire avait rapporté assez d’argent à Ghuda pour lui permettre de voyager. Il avait ainsi pu trouver cette auberge, la veuve de son ancien propriétaire et les plus beaux couchers de soleil qu’il ait jamais vus. Il aimait sa nouvelle existence et souhaitait ne plus jamais revivre pareille expérience dans cette vie. Mais il comprit, le cœur lourd, que ce souhait risquait fort d’être vain. — Je suis venu te chercher, répondit le petit homme aux jambes arquées. Une chope de bière vola à travers la porte. Avec une grande souplesse, Nakor fit un bond de côté pour l’éviter. Ghuda, lui, ne bougea pas d’un pouce. — On dirait qu’il y a de l’animation, fit remarquer l’Isalani. Conducteurs de chariots ? Ghuda secoua la tête. — On n’a pas de clients, ce soir. Ça, c’est juste les sept gamins de ma femme qui mettent la salle commune sens dessus dessous, comme d’habitude. Nakor laissa tomber son sac à dos et s’assit sur la balustrade. — Bon, donne-moi quelque chose à manger. Après, on partira. Ghuda se remit à affûter sa dague. — Pour aller où ? — Krondor. L’ancien mercenaire ferma les yeux quelques instants. La seule personne qu’ils connaissaient tous les deux à Krondor, c’était le prince Borric. — Je ne mène pas une existence parfaite, Nakor, loin de là, mais je suis heureux, ici. Maintenant, va-t’en. Le petit homme mordit son orange, arracha un large morceau de peau et le recracha. Puis il planta les dents dans la chair du fruit et aspira bruyamment le jus. Enfin, il s’essuya la bouche avec le dos du poignet. — C’est ça qui te rend heureux ? Il montra le seuil plongé dans les ténèbres, au-delà duquel on entendait un enfant pleurnicher, au-dessus du brouhaha de cris et de bris de vaisselle. — C’est vrai que c’est dur, quelquefois, admit Ghuda, mais on essaie rarement de me tuer. Je sais où je vais dormir chaque soir, je mange bien et je prends régulièrement un bain. Ma femme est affectueuse et les gosses… De nouveau, s’éleva le cri perçant d’un enfant, ponctué par les pleurs d’un plus petit. Ghuda regarda Nakor. — Je vais regretter d’avoir posé la question, mais pourquoi devons-nous aller à Krondor ? — Il faut qu’on voie quelqu’un, répondit l’Isalani, assis sur la balustrade, le pied passé derrière l’un des barreaux pour ne pas perdre l’équilibre. — Ce qu’il y a de bien avec toi, Nakor, c’est que tu ne t’embarrasses jamais de détails inutiles. Qui doit-on voir ? — Sais pas. Mais on trouvera quand on arrivera là-bas. Ghuda soupira. — La dernière fois que je t’ai vu, tu t’apprêtais à quitter Kesh par le nord pour aller sur cette île de magiciens, le port des Étoiles. Tu portais une grande cape et une superbe robe, toutes les deux bleues, tu avais pour monture un étalon noir du désert qui valait au moins une année de salaire, et l’or de l’impératrice remplissait ta bourse. Nakor haussa les épaules. — Le cheval a mangé de la mauvaise herbe et a fait des coliques. Il est mort. (Il prit entre ses doigts la robe bleue, sale et déchirée, qu’il portait.) La grande cape n’arrêtait pas de se coincer partout, alors je l’ai jetée. Mais je mets toujours la robe. Les manches étaient trop longues, je les ai arrachées. Et puis le bord traînait par terre et j’arrêtais pas de me prendre les pieds dedans, alors je l’ai raccourci avec ma dague. Ghuda contempla l’allure dépenaillée de son ancien compagnon. — Tu aurais pu te payer un tailleur, tu en avais les moyens. — J’étais trop occupé. (Il regarda le ciel turquoise, traversé de nuages gris et roses.) J’ai dépensé tout mon argent et je m’ennuyais au port des Etoiles. J’ai décidé d’aller à Krondor. Ghuda sentit qu’il perdait son calme lorsqu’il répliqua : — La dernière fois que j’ai regardé une carte, il me semble que la route qui va du port des Étoiles à Krondor ne passait pas par Elarial. C’est un long détour que tu as fait là. Nakor haussa de nouveau les épaules. — Il fallait que je te retrouve. Alors je suis revenu à Kesh. Tu avais dit que tu irais à Jandowae. J’y suis allé. Ils m’ont dit que t’étais parti à Faráfra. J’y suis allé aussi. Ensuite, j’ai suivi tes traces jusqu’ici, en passant par Draconi et Caralyan. — Tu étais vraiment décidé à me retrouver, à ce que je vois. Nakor se pencha en avant et le ton de sa voix se modifia. Ghuda l’avait déjà vu faire autrefois et savait qu’il s’apprêtait à dire quelque chose d’important. — Il va se passer de grandes choses, Ghuda. Ne me demande pas pourquoi, je ne le sais pas. Disons simplement que parfois je vois des choses. » Il faut que tu viennes avec moi. Nous visiterons des lieux où peu de Keshians sont jamais allés. Va, prends ton épée et tes affaires et suis-moi. Une caravane part demain pour Durbin. Je t’y ai trouvé une place en tant que garde, car on se rappelle encore de Ghuda Bulé. À Durbin, nous prendrons le bateau pour Krondor, où on doit arriver le plus tôt possible. — Pourquoi devrais-je t’écouter ? demanda Ghuda. Nakor lui fit un grand sourire. Le ton de sa voix se modifia de nouveau, avec ce mélange de moquerie et de gaieté qui le caractérisait. — Parce que tu t’ennuies, pas vrai ? Ghuda écouta les gémissements de sa plus jeune belle-fille, qui pleurait à cause des méfaits de l’un de ses six frères et sœurs. — C’est vrai que c’est pas comme si la vie ici était pleine de surprises… (Un autre cri se fit entendre.) ou vraiment paisible. — Allez, viens. Dis au revoir à cette femme et partons. Ghuda se leva, à la fois résigné et impatient. — Tu ferais mieux d’aller m’attendre au caravansérail, dit-il au petit homme. Il faut que je m’explique avec ma femme. — Tu l’as épousée ? demanda Nakor. — On dirait qu’on n’a jamais vraiment réussi à se mettre d’accord là-dessus. Nakor sourit. — Alors donne-lui un peu d’or – s’il t’en reste – et dis-lui que tu reviendras, puis prends tes affaires et va-t’en. D’ici un mois, il y aura un autre homme sur cette chaise et dans son lit. Ghuda resta à la porte un moment pour contempler la lumière déclinante du soleil qui venait de passer sous l’horizon. — Les couchers de soleil me manqueront, Nakor. Sans jamais cesser de sourire, l’Isalani se laissa tomber de la balustrade, ramassa son sac et le mit sur son épaule. — Il y aura des couchers de soleil sur d’autres océans, Ghuda. Il te reste encore de très belles vues et bien des merveilles à découvrir. Sans rien ajouter, il descendit les marches du porche et s’engagea sur la route en direction d’Elarial. Ghuda Bulé entra dans la salle commune de l’auberge qu’il avait appelée son foyer pendant presque sept ans et se demanda s’il y reviendrait un jour. Chapitre premier DÉCISION La vigie tendit le bras. — Bateau droit devant ! — Quoi ? s’écria Amos Trask, amiral de la flotte princière. Le pilote portuaire se tenait à ses côtés pour aider le vaisseau amiral du prince de Krondor, le Dragon Royal, à se mettre à quai. — Fais-leur signe de s’écarter ! cria le pilote à l’intention de son assistant, à la proue. — Ils battent pavillon royal ! répondit l’autre, un jeune homme à l’air revêche. Amos Trask poussa le pilote sans ménagement. À plus de soixante ans, l’amiral avait toujours un torse puissant et un cou de taureau. Il courut à la proue du pas sûr de l’homme qui a passé la majeure partie de sa vie en mer. Il naviguait sur le vaisseau amiral du prince Arutha depuis près de vingt ans et aurait pu l’amener à quai les yeux fermés, mais la coutume exigeait la présence d’un pilote portuaire à son bord. Amos détestait déléguer le commandement de son navire à quiconque, et encore moins à un membre de la capitainerie royale dont la personnalité laissait à désirer. D’après l’amiral, il fallait deux qualités essentielles pour entrer à la capitainerie : avoir un caractère obtus et épouser l’une des nombreuses filles et sœurs du capitaine du port. Amos atteignit la proue et plissa les yeux en découvrant la scène. Son navire glissait avec grâce en direction du quai, mais un petit voilier qui ne devait pas faire plus de quatre mètres de longueur essayait de lui couper la route pour le devancer. Un fanion, maladroitement attaché au sommet du mât, ressemblait, en plus petit, au pavillon du prince de Krondor. Deux jeunes hommes maniaient les voiles et la barre avec frénésie ; l’un essayait de maintenir le cap en direction des quais tandis que l’autre étouffait la voile de foc. Tous les deux riaient, amusés par cette course improvisée. — Nicholas ! s’écria Amos lorsque le garçon qui baissait la voile lui fit un geste de la main. Espèce d’idiot ! Nous te coupons le vent ! Fais demi-tour ! Le garçon qui tenait la barre se retourna pour regarder Amos, et lui sourit avec insolence. — J’aurais dû m’en douter, confia l’amiral au pilote assistant. Harry ! Tu es complètement malade ! ajouta-t-il en criant à l’intention du garçon qui souriait toujours. Amos jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La dernière des voiles venait d’être amenée. — Nous allons accoster, nous n’aurions pas la place de tourner même si nous le voulions et nous ne pouvons certainement pas nous arrêter, fit-il remarquer. Tous les navires qui arrivaient à Krondor jetaient l’ancre au milieu du port pour attendre les remorqueurs qui les amèneraient à quai. Seul Amos avait assez de pouvoir pour intimider le pilote portuaire, qui le laissait amener les voiles au bon moment et accoster. Il était fier de toujours savoir trouver le bon emplacement pour lancer les amarres à terre, fier aussi de n’avoir jamais heurté le quai ni demandé à être remorqué. Il avait accosté ici une centaine de fois en vingt ans, mais jamais encore avec deux gamins complètement cinglés qui s’amusaient devant son navire. Amos se pencha pour observer le petit voilier, qui ralentissait de plus en plus. — Dites-moi, Lawrence, quel effet ça fait d’être responsable de la noyade du plus jeune fils du prince de Krondor ? Le visage du pilote assistant perdit toute couleur. Il se tourna vers le petit voilier et cria aux garçons de dégager le passage d’une voix rendue aiguë par la peur. Amos tourna le dos à la scène qui se déroulait plus bas. Secouant la tête, il s’adossa au bastingage et fit courir sa main sur son crâne presque chauve, autour duquel poussaient des cheveux gris – autrefois sombres et bouclés – retenus sur la nuque en catogan. Il essaya d’ignorer ce que faisaient les garçons, puis finit par céder. Il se retourna et se pencha par-dessus le bastingage, sur la droite pour ne pas avoir le beaupré dans son champ de vision. Nicholas, l’une de ses jambes fermement bloquée contre le pied du mât, s’appuyait de tout son poids sur un aviron qu’il utilisait pour maintenir le voilier à quelque distance de la proue du navire. Il avait l’air terrifié. Amos l’entendit crier : — Harry ! Tu ferais mieux de virer à bâbord ! Amos hocha la tête, approuvant en silence, car si Harry mettait le cap à bâbord, le petit voilier s’écarterait du gros navire. Il risquait certes d’être ballotté et peut-être même de se retourner, mais au moins les deux garçons s’en sortiraient vivants. Si au contraire le courant les emportait brusquement à tribord, le bateau se retrouverait vite écrasé entre la coque du navire et les pilotis du quai. — Le prince essaie de nous éviter, dit Lawrence, le pilote assistant. — Bah ! (Amos secoua la tête.) Dites plutôt qu’il veut qu’on les pousse à quai. L’amiral mit les mains en coupe autour de la bouche et cria : — Harry ! À bâbord toute ! Pour toute réponse, le jeune écuyer poussa un cri de guerre hystérique, tout en se battant avec le gouvernail pour garder la même trajectoire, en plein centre de la proue du gros navire. — C’est comme tenir une balle en équilibre sur la pointe d’une épée, soupira Amos. Il savait, vu la vitesse du navire et son emplacement, qu’il était temps de préparer les amarres. De nouveau, il tourna le dos aux garçons. Plus bas, on pouvait entendre Harry crier et jubiler parce que le navire, très rapide, poussait le petit voilier devant lui. — Le prince réussit à maintenir le bateau devant nous, expliqua Lawrence. Il a du mal, mais il y arrive. — Parez les amarres avant et les amarres arrière ! ordonna Amos. Les matelots à la proue et à la poupe apprêtèrent les amarres pour les jeter aux hommes qui attendaient sur le quai. — Amiral ! s’écria Lawrence d’une voix paniquée. Amos ferma les yeux. — Je ne veux pas le savoir. — Amiral ! Ils ont perdu le contrôle du voilier ! Ils sont en train de virer à tribord ! — J’ai dit que je ne voulais pas le savoir, répliqua Amos. Il se tourna vers le jeune assistant, qui avait l’air complètement affolé. Le navire écrasa le voilier contre les pilotis ; les craquements du bois qui cédait en gémissant leur écorchèrent les oreilles. Des cris s’élevèrent sur le quai. — Ce n’est pas ma faute, balbutia Lawrence. Un sourire peu amène apparut dans la barbe poivre et sel d’Amos. — Je viendrai en témoigner à votre procès. Maintenant, donnez l’ordre de lancer les amarres ou nous allons nous écraser nous aussi. L’homme, choqué, n’eut pas l’air de comprendre ce qu’on lui demandait. — Attachez les amarres ! ordonna l’amiral. Abaissez la passerelle. Il se tourna vers le quai et scruta l’eau bouillonnante autour du navire. Il aperçut des bulles au milieu des débris de bois, de cordages et de voiles, et cria à l’adresse des hommes qui se tenaient sur le quai : — Lancez donc une corde à ces deux idiots avant qu’ils se noient ! Lorsque Amos descendit de son navire, les deux garçons, complètement trempés, avaient réussi à remonter sur le quai. L’amiral les rejoignit et les observa, tout dégoulinants qu’ils étaient. Nicholas, le plus jeune fils du prince de Krondor, faisait comme toujours porter son poids légèrement sur la droite. Sa botte gauche était munie d’un talon compensé, à cause du pied déformé avec lequel il était né. Hormis ce handicap, Nicholas était un adolescent de dix-sept ans, mince et bien fait de sa personne. Il ressemblait à son père et possédait les mêmes traits anguleux et la même chevelure sombre. Mais il n’avait pas le charisme du prince Arutha, même s’il rivalisait avec lui par sa vivacité d’esprit. Il avait hérité de sa mère sa nature discrète et ses manières douces, ce qui donnait à ses yeux, pourtant marron foncé comme ceux de son père, un caractère différent. Pour l’instant, le jeune garçon avait l’air extrêmement embarrassé. Quant à son compagnon, c’était une autre histoire. Henry – que l’on surnommait Harry à la cour car son père, le comte de Ludland, se prénommait également Henry – souriait comme s’il ne s’était pas fait prendre à son propre piège. Il avait le même âge que Nicholas mais le dépassait d’une demi-tête. La plupart de ces dames, à la cour, le trouvaient joli garçon Espiègle et de nature aventureuse, il laissait parfois son sens de l’humour l’entraîner au-delà des limites du bon sens et, la plupart du temps, Nicholas le suivait. Harry se passa la main dans ses cheveux mouillés et se mit à rire. — Qu’y a-t-il de si amusant ? demanda Amos. — Je suis désolé pour le bateau, amiral, répondit l’écuyer, mais si vous aviez pu voir la tête du pilote assistant… Amos fronça les sourcils, mais ne put s’empêcher de rire à son tour. — J’ai vu. C’était effectivement un spectacle à ne pas manquer. Il ouvrit grand les bras et Nicholas lui donna une accolade virile. — Je suis content de te revoir, Amos. Dommage que tu aies manqué le festival du Solstice d’Été. Amos repoussa le prince en feignant un dégoût exagéré. — Bah ! Tu es tout mouillé. Maintenant, je vais devoir me changer avant de rencontrer ton père. Tous trois commencèrent à remonter le quai en direction du palais. — Rien de nouveau ? demanda Nicholas. — Non, tout est calme, répondit l’amiral. On ne voit que des navires marchands de la Côte sauvage, de Kesh et de Queg, et le trafic habituel entre Krondor et les Cités libres. Ç’a été une année paisible. — Nous qui espérions des histoires d’aventures excitantes, se plaignit Harry d’un ton légèrement moqueur. Par jeu, Amos lui donna une tape à l’arrière du crâne avec la paume de la main. — Je vais t’en donner de l’aventure, moi, tu vas voir. Tu sais que tu es fou à lier ? Qu’est-ce que vous faisiez là, Nicholas et toi ? Harry se massa l’arrière du crâne et tenta de prendre une expression contrite. — Nous avions la priorité. — Quelle priorité ? s’exclama Amos. (Incrédule, il s’arrêta.) Au beau milieu du port, peut-être, lorsqu’il y a assez de place pour s’écarter… Mais la priorité n’empêchera jamais un navire de guerre à trois mâts de t’écraser s’il n’a pas la place de s’écarter et aucun moyen de s’arrêter. Il secoua la tête et se remit à marcher en direction du palais. — La priorité, tu parles. Qu’est-ce que tu faisais dans la baie à cette heure de la journée ? demanda-t-il à Nicholas. Je croyais que tu étais censé étudier. — Le prélat Graham est en réunion avec mon père, expliqua le jeune homme. Alors on est sortis pêcher. — Vous avez attrapé du poisson ? Harry lui fit un grand sourire. — Oui, le plus gros que vous ayez jamais vu, amiral. — Oui, c’est ça, maintenant qu’il est de retour dans la baie, c’est le plus gros, répliqua Amos en riant. — On n’a rien attrapé qui vaille la peine d’en parler, avoua Nicholas. — Si j’étais vous, je me dépêcherais de rentrer pour mettre des vêtements plus secs, reprit Amos. Quant à moi, je vais aller me rafraîchir avant de rendre visite à ton père. — On te verra au dîner ? demanda le jeune prince. — Normalement oui. — Super. Grand-mère est à Krondor. La nouvelle parut ravir Amos. — Alors tu peux être sûr que je serai là. Nicholas esquissa un demi-sourire en coin, à l’image de son père, et répliqua : — Elle a choisi de rendre visite à Mère juste au moment où tu es de retour en ville ; je doute fort qu’il s’agisse d’une coïncidence. Amos se contenta de sourire. — C’est à cause de mon charme sans limites. Il donna une tape sur le crâne des deux garçons et ajouta : — Maintenant, partez ! Je dois faire mon rapport au duc Geoffrey, et après j’irai à mes appartements me changer. Il me faut une tenue plus appropriée pour dîner avec… le prince. Il fit un clin d’œil à Nicholas et s’éloigna en sifflant un air de son invention. Nicholas et Harry se dirigèrent vers les appartements du jeune prince, leurs chaussettes mouillées produisant à chaque pas un bruit spongieux à l’intérieur de leurs bottes. Harry disposait d’une petite chambre près de celle de Nicholas, puisqu’il était officiellement l’écuyer du prince. Le palais de Krondor se dressait au plus près de la baie, car il représentait autrefois le bastion du royaume de la Triste Mer. Les quais royaux étaient séparés du reste du port par une étendue de rivage comprise entre les murs d’enceinte. Nicholas et Harry passèrent par la plage pour rejoindre le palais depuis la mer. L’édifice s’élevait au sommet d’une colline et se détachait clairement du ciel d’après-midi. Il abritait une série d’appartements et de salles venus se greffer autour du donjon d’origine, lequel se dressait toujours au cœur du complexe. D’autres tours, ainsi que des flèches, rajoutées au cours des siècles précédents, s’élevaient désormais plus haut que le vieux donjon, mais celui-ci attirait toujours le regard, souvenir maussade de jours enfuis, lorsque le monde était bien plus dangereux qu’à présent. Nicholas et Harry ouvrirent une antique porte en métal, dont le passage permettait à ceux qui travaillaient aux cuisines de se rendre au port. Lorsque les deux garçons se rapprochèrent des bâtiments, l’odeur âcre du port, avec ses relents de poisson, d’eau de mer et de goudron, céda la place à des arômes plus appétissants. Ils longèrent d’un pas pressé le lavoir et la boulangerie, traversèrent un petit potager et descendirent quelques marches de pierre qui menaient aux huttes des serviteurs. Ils décidèrent d’utiliser l’entrée de service pour se faufiler dans les appartements privés de la famille royale, par peur de tomber sur un des conseillers d’Arutha ou sur le prince lui-même, ce qui eût été pire. Nicholas ouvrit la porte juste au moment où deux jeunes servantes s’apprêtaient à sortir du palais, avec dans les bras une pile de linge destiné au lavoir. Le prince s’écarta, bien que son rang lui donnât la préséance, par respect pour le lourd fardeau qu’elles portaient. Harry gratifia d’un sourire canaille les deux jeunes filles qui n’avaient que quelques années de plus que lui. L’une pouffa mais l’autre lui lança un regard semblable à celui qu’on lance lorsqu’on trouve un rongeur dans le garde-manger. Tandis que les jeunes femmes s’éloignaient, conscientes de l’impression qu’elles avaient faite sur les deux jeunes gens, Harry dit avec un grand sourire : — Elle a envie de moi. Nicholas lui donna une bourrade qui le fit trébucher en franchissant le pas de la porte. — Oui, autant que j’ai envie d’avoir la courante. Tu peux toujours rêver. Ils grimpèrent quatre à quatre les marches qui menaient aux appartements familiaux. — Non, vraiment, insista Harry. Elle essaie de ne pas le montrer, mais je sais qu’elle me désire. — Harry, le tombeur de ces dames. Krondor, fais attention à tes filles ! Par rapport à l’éclat du soleil qui brillait dehors, le couloir était relativement sombre. Ils s’engagèrent dans un nouvel escalier qui marquait la fin de la partie réservée aux serviteurs. Au sommet des marches se trouvait la porte qui donnait accès aux appartements royaux. Les garçons l’ouvrirent et jetèrent un coup d’œil dans le couloir. Aucune personne de haut rang n’était en vue. Ils en profitèrent pour se précipiter vers la porte de leurs appartements respectifs, situés au milieu du couloir. Entre la porte de l’entrée de service et celle de la chambre de Nicholas, il y avait un miroir. Le prince aperçut son reflet du coin de l’œil et fit remarquer : — Heureusement que Père ne nous a pas vus. Il entra dans ses appartements, composés de deux grandes pièces, d’énormes armoires et de toilettes privées, si bien qu’il n’avait pas à sortir lorsqu’il avait besoin de se soulager. Il ôta rapidement ses vêtements mouillés et se sécha. Puis il se retourna et surprit de nouveau son reflet dans un grand miroir. Il s’agissait là d’un luxe qui n’avait pas de prix, car le miroir était fait de verre argenté importé de Kesh. Le corps du prince – celui d’un garçon qui devenait peu à peu un homme – ne cessait de s’élargir au niveau de la poitrine et des épaules et se couvrait déjà de poils, comme un homme. D’ailleurs, il avait déjà besoin de se raser quotidiennement. Mais son visage était encore celui d’un adolescent et ses traits manquaient de caractère, que seul le temps pourrait lui donner. Nicholas finit de se sécher et regarda son pied gauche, comme il le faisait chaque jour. Sa jambe gauche, parfaitement bien formée du reste, se terminait par une boule de chair ornée de petites protubérances qui auraient dû être des orteils. Son pied avait fait l’objet de soins médicaux et magiques depuis sa naissance, mais n’avait jamais guéri. Il n’était pas moins sensible au toucher que le pied droit, toutefois Nicholas avait malgré tout du mal à s’en servir ; les muscles étaient reliés par erreur à des os qui n’avaient pas la bonne taille pour remplir la fonction que leur avait donnée la nature. Comme la plupart des personnes affligées d’un handicap à vie, Nicholas avait appris à le compenser, au point qu’il n’en avait que rarement conscience. Il ne boitait que très légèrement et s’avérait être un excellent épéiste, peut-être même l’égal de son père, qui était considéré comme le meilleur bretteur du royaume de l’Ouest. Le maître d’armes du palais le jugeait déjà meilleur escrimeur que ses deux grands frères au même âge. Nicholas savait également danser, ainsi que l’exigeait son rang. Mais la seule chose qu’il n’était jamais parvenu à surmonter, c’était un terrible sentiment d’infériorité. Nicholas était un adolescent pensif, à la voix douce, qui préférait le calme et la solitude de la bibliothèque de son père aux activités plus turbulentes qu’affectionnaient la plupart des garçons de son âge. En plus d’être doué à l’épée, il était excellent nageur, très bon cavalier et honnête archer. Pourtant, toute sa vie, il avait ressenti un manque, un vague sentiment d’échec. La culpabilité venait le hanter par périodes, aux moments où il ne s’y attendait pas, et souvent une humeur sombre et maussade s’emparait de son esprit. En société, il se montrait souvent joyeux et savait apprécier l’humour, comme tout un chacun, mais lorsqu’il était seul, l’inquiétude l’envahissait. C’était la principale raison pour laquelle on avait fait venir Harry à Krondor. Tout en s’habillant, Nicholas secoua la tête, amusé. L’écuyer Harry était entré dans sa vie un an auparavant et avait changé de façon brutale les petites habitudes solitaires du prince, l’entraînant sans arrêt dans quelque aventure, toujours plus folle que la précédente. La vie était devenue beaucoup plus excitante pour Nicholas depuis l’arrivée du fils cadet du comte de Ludland. À cause de son rang et de ses deux frères, qui avaient l’esprit de compétition, Harry était un jeune homme combatif qui s’attendait à ce qu’on lui obéisse. C’était à peine s’il remarquait la différence de rang entre lui-même et le prince. Seul le fait de lui donner des ordres permettait à Nicholas de rappeler à Harry qu’il n’était pas un jeune frère auquel on peut commander. Au vu de la personnalité dominatrice de l’écuyer, la cour était probablement le seul endroit où son père pouvait l’envoyer afin de tempérer son caractère avant qu’il devienne un véritable tyran. Nicholas se brossa les cheveux. Ils étaient encore humides et lui effleuraient la nuque, une coupe qui imitait celle de son père. En alternant séchage à l’aide d’une serviette et brossage, le jeune garçon parvint à discipliner sa chevelure. Il enviait les boucles rousses de Harry, qui s’en tirait toujours avec un rapide séchage et un simple coup de brosse. Nicholas décida qu’il était aussi présentable que possible vu les circonstances, et quitta la pièce. En sortant dans le couloir, il découvrit Harry, déjà prêt et habillé, qui essayait de retarder une servante – de plusieurs années son aînée – alors qu’elle devait avoir une course à faire. Harry avait revêtu la tenue vert et marron des écuyers du palais, tenue qui, en théorie, faisait de lui un membre du personnel de l’intendant royal. Mais cela ne lui avait pris que quelques semaines, après son arrivée, pour se faire remarquer et devenir le compagnon de Nicholas. Cinq ans auparavant, les deux grands frères du prince, Borric et Erland, avaient été envoyés à la cour du roi, à Rillanon, pour préparer le jour où Borric hériterait de la couronne des Isles. Le fils unique de leur oncle, le roi Lyam, s’était noyé quinze ans plus tôt ; en théorie, c’était donc Arutha qui devait succéder à son frère, mais tous deux avaient finalement décidé qu’à la mort de Lyam, c’est Borric qui monterait sur le trône pour régner. La sœur de Nicholas, Elena, s’était récemment mariée au fils aîné du duc de Ran, laissant le Palais vide de tout compagnon pour le prince, jusqu’à ce que le comte de Ludland envoie Harry à la cour. Nicholas s’éclaircit bruyamment la gorge et retint l’attention de Harry suffisamment longtemps pour permettre à la servante de s’échapper. Elle gratifia le prince d’une révérence courtoise et d’un sourire reconnaissant avant de s’éloigner rapidement. — Harry, il faut que tu arrêtes de te servir de ta position à la cour pour ennuyer les servantes, dit Nicholas. — Je ne l’ennuyais pas, commença à protester le jeune homme. — Je ne me contentais pas d’exprimer une opinion, Harry, expliqua Nicholas d’un air sévère. Il usait rarement de son rang pour donner des ordres à son écuyer, mais lorsqu’il le faisait, Harry savait qu’il valait mieux ne pas discuter – surtout quand le prince adoptait le même ton qu’Arutha, montrant ainsi qu’il n’était pas d’humeur à plaisanter. Harry haussa les épaules. — Le dîner ne sera servi que dans une heure. Qu’allons-nous faire en attendant ? — Mettre notre histoire au point. — Quelle histoire ? — Celle que nous raconterons à mon père pour lui expliquer pourquoi les débris de mon bateau flottent sur la moitié des eaux du port. Harry regarda Nicholas avec un sourire confiant. — Je vais bien trouver quelque chose. — Vous ne l’avez pas vu, répéta le prince de Krondor en dévisageant son plus jeune fils et l’écuyer de Ludland. Comment avez-vous pu ne pas voir le plus gros navire de guerre de la flotte krondorienne alors qu’il se trouvait à moins de trois mètres ? Arutha, prince de Krondor, frère du roi des Isles et deuxième personnage le plus puissant du royaume, lança aux garçons ce regard perçant et désapprobateur qu’ils avaient tous deux appris à connaître. Très maigre, Arutha était un souverain calme mais énergique, qui laissait rarement transparaître ses émotions. Mais ses proches – vieux amis ou membres de sa famille – n’avaient aucun mal à deviner ses subtils changements d’humeur. Ils savaient que pour l’instant, il ne trouvait pas ça drôle. Nicholas se tourna vers son complice. — Bien joué, Harry, très bonne histoire, chuchota-t-il d’un ton sec. Tu as dû y réfléchir pendant un bon bout de temps. Arutha se tourna vers sa femme. Sur son visage, la désapprobation laissa place à la résignation. La princesse Anita regardait son fils d’un air qui se voulait sévère, mais où perçait l’amusement. Elle était bouleversée par la façon stupide dont les deux garçons avaient agi, mais Harry jouait si effrontément les innocents qu’il en devenait divertissant. La princesse était âgée de plus de quarante ans, et pourtant elle riait encore comme une petite fille, rire qu’elle avait du mal à réprimer. Les années passées à servir la nation avaient ajouté des rides à son visage couvert de taches de rousseur, et strié de gris ses cheveux roux. Mais ses yeux brillaient, toujours aussi clairs, tandis qu’elle contemplait affectueusement son plus jeune fils. Ils étaient réunis pour un dîner informel auquel assistaient peu de membres de la cour. Arutha préférait la simplicité lorsque c’était possible, endurant volontiers le faste des cérémonies officielles, mais seulement lorsque c’était nécessaire. La longue table, au cœur des appartements familiaux, pouvait aisément accueillir une quinzaine de convives, mais ils n’étaient que neuf ce soir-là pour partager le repas du prince. La grande salle du palais de Krondor abritait la plupart des trophées et des bannières du royaume de l’Ouest, mais les souvenirs de guerre étaient absents de la salle à manger familiale, décorée de portraits d’anciens souverains ou de paysages d’une beauté rare. Arutha présidait le dîner, avec Anita à sa droite. Geoffrey, le duc de Krondor, premier intendant du prince, était assis à sa gauche. Homme bon et discret, capable et très apprécié de son personnel, il avait servi le roi pendant dix ans avant de venir à Krondor huit ans plus tôt. À ses côtés se trouvait le prélat Graham, évêque de l’ordre de Dala, le Bouclier du Faible, qui faisait actuellement partie des conseillers d’Arutha. Le prélat était le précepteur de Nicholas. Doux mais ferme, il s’était assuré que le jeune prince, comme ses frères avant lui, devienne un homme de grande éducation, aussi féru d’art, de littérature, de musique et de théâtre que d’économie, d’histoire et d’art militaire. À en croire l’expression de son visage, le prélat, assis à côté de Nicholas et de Harry, ne trouvait pas du tout l’histoire amusante. Certes, les garçons avaient été libérés de sa tutelle pour l’après-midi, pendant qu’il participait au conseil d’Arutha, mais ils étaient censés travailler et non jeter leur voilier contre un navire de guerre. Amos Trask et la princesse Alicia avaient pris place en face des deux garçons. Depuis des années, l’amiral et la mère d’Anita entretenaient une relation espiègle qui, d’après les ragots de la cour, allait bien au-delà d’une simple amourette. Toujours aussi belle bien qu’elle ait, comme Amos, dépassé la soixantaine, la princesse rayonnait littéralement, ravie de l’attention qu’il lui accordait. De toute évidence, Anita ressemblait à sa mère, même si les rides sur le visage d’Alicia et le gris de sa chevelure autrefois rousse marquaient le passage du temps. Mais lorsque Amos, à voix basse, lui racontait une plaisanterie pour la faire rougir, ses yeux étincelants et son rire embarrassé lui donnaient de nouveau l’air d’une petite fille. Amos serra la main d’Alicia tout en chuchotant à son oreille une histoire probablement scabreuse. La princesse douairière pouffa derrière sa serviette. Cette vision fit sourire Anita, car elle se souvenait combien la mort de son père avait touché sa mère, à laquelle il manquait terriblement. L’arrivée d’Amos à la cour, à l’issue de la guerre de la Faille, avait été la bienvenue. Anita était toujours ravie de voir sa mère sourire, et personne ne savait la faire rire comme Amos. À la gauche de l’amiral se trouvait William, cousin de la famille royale et maréchal de Krondor. Cousin Willie, comme tout le monde l’appelait dans la famille, fit un clin d’œil aux deux garçons. Il servait au palais depuis vingt ans et avait vu les deux frères de Nicholas, Borric et Erland, trouver tous les moyens possibles et imaginables de provoquer la colère de leur père. Nicholas, lui, ne faisait perdre son calme à Arutha que depuis peu de temps. — Brillante stratégie, écuyer, commenta William, qui tendit la main pour prendre une tranche de pain. Pas de détails inutiles à se rappeler. Nicholas essaya de prendre un air contrit, comme il se devait, mais n’y parvint pas. Il se coupa rapidement une bouchée d’agneau qu’il fourra dans sa bouche pour ne pas rire. Puis il jeta un coup d’œil à Harry, qui dissimulait son amusement derrière un verre de vin. — Nous allons devoir vous trouver une punition appropriée, reprit Arutha. Un châtiment qui vous fera prendre conscience de la valeur du bateau et surtout de votre vie à tous les deux. Derrière son verre de vin, Harry adressa un sourire fugitif à Nicholas. Ils savaient qu’ils avaient une chance sur deux qu’Arutha oublie de les punir sérieusement si les affaires de la cour le tenaient trop occupé, comme c’était souvent le cas. La cour de Krondor était, de par sa taille, la deuxième du pays, juste derrière celle de Rillanon. Dans les faits, l’Ouest était un royaume à part entière, gouverné par Arutha. Le roi Lyam ne faisait que dicter les grandes lignes de sa politique. Au cours d’une seule journée, le prince pouvait être amené à rencontrer une vingtaine de nobles, de marchands et d’émissaires, tous aussi importants les uns que les autres, et à lire une dizaine de documents officiels. Il devait également approuver toutes les décisions impliquant la principauté et prises à un niveau régional. Un jeune page vêtu d’une livrée jaune et violet entra dans la pièce et s’approcha du maître des cérémonies, le baron Jérôme. Il chuchota quelques mots à l’oreille du baron, qui se dirigea vers Arutha. — Sire, deux hommes viennent de se présenter aux portes du palais et demandent à vous voir. Le prince devina qu’il devait y avoir chez eux quelque chose d’assez inhabituel pour que le sergent de garde prenne la peine d’avertir l’intendant royal et que celui-ci ose déranger la famille en plein dîner. — Qui sont-ils ? demanda Arutha. — Ils prétendent être des amis du prince Borric. Arutha haussa légèrement les sourcils. — Des amis de Borric ? Ont-ils un nom ? demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil à sa femme. — Ghuda Bulé et Nakor l’Isalani sont les noms qu’ils ont donnés, répondit le maître des cérémonies. Jérôme était un homme plein de zèle pour qui le respect de l’étiquette et de la dignité importait plus que l’air qu’il respirait. — Ils sont keshians, Sire, ajouta-t-il d’un ton extrêmement désapprobateur. Arutha essayait encore de rassembler ces informations pour arriver à un semblant de compréhension lorsque Nicholas s’exclama : — Père ! Ce sont les deux hommes qui ont aidé Borric lorsque les marchands d’esclaves l’ont capturé à Kesh ! Vous vous rappelez, il nous a parlé d’eux. Arutha cligna des yeux et se souvint. — Bien sûr. (Il se tourna vers Jérôme.) Faites-les entrer immédiatement. Le maître des cérémonies fit signe au page de porter le message à l’intendant. Harry se tourna vers Nicholas. — Des marchands d’esclaves ? — C’est une longue histoire, répondit Nicholas. Il y a environ neuf ans, Père a envoyé mon frère à Kesh, mais Borric s’est fait capturer par des hommes qui ne savaient pas qu’il appartenait à la maison royale des Isles. Il s’est échappé et a réussi à rejoindre la cour de l’impératrice pour lui sauver la vie. Ces deux hommes l’ont aidé dans cette aventure. Tout le monde regardait en direction de la porte avec impatience lorsque le page entra de nouveau dans la pièce, suivi par deux hommes sales et dépenaillés. Le plus grand était un guerrier, à en juger par sa tenue : une vieille armure en cuir, un heaume cabossé, une épée bâtarde accrochée dans le dos et deux dagues, une sur chaque hanche. Son compagnon avait les jambes arquées et un sourire attendrissant, bien qu’on ne pût pas dire de lui qu’il eût du charme. Il regardait tout autour de lui avec ravissement, comme un enfant, ce qui paraissait surprenant. Ils s’avancèrent jusqu’à la table et s’inclinèrent tous les deux, le guerrier avec raideur, de façon empruntée, et le petit homme de manière désordonnée et distraite. Arutha se leva. — Bienvenue, leur dit-il. Nakor, perdu dans ses pensées, continua à observer chaque détail de la pièce, si bien qu’au bout d’un long moment, Ghuda prit la parole : — Désolé de vous déranger, Votre Altesse, mais c’est lui qui a insisté. Du pouce, il indiqua Nakor. Il s’exprimait lentement, avec un accent. — Ce n’est pas grave, répondit Arutha. Nakor se tourna enfin vers le prince et le dévisagea pendant quelques instants avant de déclarer : — Votre fils, Borric, ne vous ressemble pas. Arutha écarquilla les yeux, ébahi par la franchise ; et l’absence de titre honorifique. Cependant, il hocha la tête. Alors l’Isalani se tourna vers la princesse et sourit de nouveau, dévoilant largement des dents de travers, qui lui donnaient un air encore plus comique. — Par contre, on voit que vous êtes sa mère. Il vous ressemble. Vous êtes très jolie, princesse. Anita se mit à rire et jeta un coup d’œil à son mari. — Merci, monsieur, répondit-elle. Il balaya ses remerciements d’un geste de la main. — Appelez-moi Nakor. Avant, j’étais Nakor le Cavalier Bleu, mais mon cheval est mort. Son regard balaya la pièce et s’arrêta sur Nicholas. Son sourire disparut tandis qu’il dévisageait le garçon, qu’il fixa jusqu’à le mettre mal à l’aise. Puis il sourit de nouveau. — Celui-là vous ressemble, prince ! Arutha ne trouvait plus ses mots, mais réussit enfin à dire : — Puis-je vous demander ce qui vous amène à Krondor ? Vous êtes les bienvenus, car vous avez rendu un grand service à mon fils et au royaume, mais… C’était il y a neuf ans. — J’aimerais pouvoir vous expliquer, Sire, avoua Ghuda. Ça fait un mois que je voyage en compagnie de ce fou, et tout ce que j’ai réussi à lui faire dire, c’est qu’il fallait venir vous voir, avant de repartir pour un autre voyage. Nakor était de nouveau dans son monde à lui, visiblement en extase devant l’éclat des chandeliers et les lumières vacillantes qui se réfléchissaient sur le verre de la grande fenêtre derrière la chaise d’Arutha. Ghuda supporta un autre moment de pénible silence avant de conclure : — Je suis désolé, Altesse. Nous n’aurions jamais dû vous déranger. La gêne du vieux guerrier était évidente. — Non, c’est moi qui suis désolé, répliqua Arutha en remarquant leurs vêtements sales et usés. Je vous en prie, vous devez vous reposer. Je vais vous faire préparer une chambre et vous pourrez prendre un bain et une bonne nuit de sommeil : On vous donnera aussi de nouveaux vêtements. Puis, demain matin, je pourrai peut-être vous apporter mon aide, quelle que soit la mission qui est la vôtre. Ghuda fit la révérence, maladroitement, ne sachant pas trop quoi répondre. — Avez-vous mangé ? lui demanda le prince. L’ancien mercenaire jeta un coup d’œil à la table chargée de victuailles. Aussitôt, Arutha ajouta : — Je vous en prie, asseyez-vous là-bas. Il leur fit signe de prendre place aux côtés du maréchal William. Dès qu’il fut question de nourriture, Nakor sortit brusquement de sa rêverie et se précipita vers la chaise qu’on venait de lui indiquer. Il attendit que les serviteurs déposent le vin et la nourriture devant lui avant de se jeter dessus comme un homme affamé. Ghuda essaya de montrer sa bonne éducation, autant que possible, mais il était évident que la présence de la famille royale le mettait mal à l’aise. Amos prononça quelques mots dans une langue étrange et l’Isalani se mit à rire. — Vous avez un très mauvais accent, répondit-il dans la langue du roi, mais la plaisanterie est drôle. Amos rit à son tour. — Moi qui croyais plutôt bien parler la langue d’Isalan, expliqua-t-il aux autres, avant de hausser les épaules. Ça fait presque trente ans que je ne suis pas retourné à Shing Lai. J’ai dû perdre la main, je suppose. L’amiral accorda de nouveau son attention à la mère de la princesse de Krondor. Arutha, lui, s’appuya au dossier de sa chaise et se plongea dans ses propres pensées. Quelque chose dans l’apparence de ces deux énergumènes, le vieux guerrier fatigué et le personnage comique dont ses fils lui avaient parlé, lui procurait un sentiment de malaise, comme si l’atmosphère de la pièce, soudain, s’était refroidie. S’agissait-il d’une prémonition ? Il essaya de l’ignorer, mais en vain, et fit signe aux serviteurs d’enlever son assiette. Tout cela lui avait coupé l’appétit. À l’issue du dîner, Arutha fit quelques pas sur le balcon qui surplombait le port. Derrière les portes closes, les serviteurs s’affairaient pour apprêter les appartements de la famille royale. Amos Trask sortit à son tour sur le balcon et rejoignit le prince, qui contemplait les lumières à proximité du port. — Tu as demandé à me voir, Arutha ? — Oui, répondit le prince en se tournant vers l’amiral. J’ai besoin de tes conseils. — Vas-y, je t’écoute. — Qu’est-ce qui ne va pas chez Nicholas ? L’expression sur le visage d’Amos montra qu’il ne comprenait pas la question : — Je ne vois pas où tu veux en venir. — Il n’est pas comme les autres garçons de son âge. — À cause de son pied ? — Je ne pense pas, non. Il y a quelque chose chez lui… — Comme un excès de prudence, acheva Amos. — Oui. C’est pour ça que je n’ai pas envie de les punir sérieusement, lui et Harry, pour le tour qu’ils t’ont joué aujourd’hui. C’est l’une des rares fois où j’ai vu Nicholas prendre un risque. Amos soupira et s’appuya au muret. — Je n’y ai jamais vraiment prêté attention, Arutha. Nicky est un bon petit gars – pas comme ses frères qui n’arrêtaient pas de faire des farces et de s’attirer des ennuis. — Borric et Erland étaient de telles fripouilles que j’ai encouragé la réserve de Nicholas, admit le prince. Mais maintenant, il n’est plus réservé, il est indécis et trop prudent. C’est dangereux, chez un souverain. — Toi et moi, on a traversé bien des épreuves ensemble, Arutha. Je te connais depuis quoi, vingt-cinq ans ? C’est pour ceux que tu aimes que tu t’inquiètes toujours le plus. Nicky est un bon gars, et il deviendra un homme bon. — Je ne sais pas, répondit le prince à la grande surprise de l’amiral. Je sais qu’il n’y a pas une once de méchanceté ou de mesquinerie en lui, mais on peut pécher par excès de prudence, et Nicholas est toujours prudent. Or nous allons avoir besoin de lui. — Un autre mariage ? Arutha acquiesça. — Cela doit rester entre nous, Amos. L’empereur Diigaí a fait savoir que des liens plus étroits avec le royaume sont désormais une possibilité. Avec le mariage de Borric et de la princesse Yasmine, nous avions déjà fait un pas dans cette direction, mais le peuple du désert n’appartient pas à la caste qui règne sur Kesh. Diigaí pense qu’il est temps de marier un prince du royaume à une princesse sang-pur. Amos secoua la tête. — Les mariages d’État, c’est toujours une sale affaire. — Kesh a toujours représenté la plus grande menace pour le royaume, rappela Arutha, sauf pendant la guerre de la Faille. Nous devons ménager nos relations avec l’empire. Si l’empereur souhaite marier l’une de ses nièces ou de ses cousines, une sang-pur, au frère du prochain roi des Isles, alors nous ferions mieux de bien renforcer nos frontières avant de dire non. — Nicky n’est pas le seul candidat, n’est-ce pas ? — Non, il reste les deux fils de Carline, mais Nicholas me paraît être le meilleur choix – si je l’en croyais capable. Amos garda le silence quelques instants. — Il est encore jeune, plaida-t-il. Arutha acquiesça. — Plus jeune que son âge. Je m’en veux… — Comme toujours, l’interrompit Amos en riant. — … de l’avoir trop protégé. Son pied déformé… sa nature sensible… Amos hocha la tête et garda de nouveau le silence. Puis il reprit la parole. — Dans ce cas, il faut l’aguerrir. — Comment ? En l’envoyant servir à la frontière, comme ses frères ? — Je crois que ce serait un peu trop dur pour lui, répondit Amos en se caressant la barbe. Non, je pensais que tu ferais peut-être bien de l’envoyer à la cour de Martin pendant quelque temps. Arutha ne répondit pas mais Amos devina, à l’expression de son visage, que l’idée faisait son chemin dans l’esprit du prince. — Crydee, murmura Arutha. Ce serait comme un nouveau foyer pour lui. — Lyam et toi, vous vous en êtes très bien sortis là-bas, et Martin veillera sur le gamin sans le dorloter. Par ici, personne n’ose élever la main ou même la voix sur « le fils estropié du prince de Krondor ». Un éclair de colère passa dans les yeux d’Arutha, qui cependant garda le silence. — Envoie tes instructions à Martin, poursuivit Amos, ainsi, il ne laissera pas Nicky se servir de son pied comme excuse. Le prince Marcus a sensiblement le même âge que Nicky et Harry. Si tu y envoies également ce fauteur de trouble, le prince aura pour compagnons deux jeunes nobles qui sont un peu plus rudes que ce à quoi on l’a habitué. Il sera peut-être capable de leur donner des ordres, mais il ne les intimidera pas. La Côte sauvage ne ressemble en rien à Hautetour ou à la passe des Portes de Fer, mais ce n’est pas aussi policé qu’ici, et Nicky va pouvoir s’y endurcir un peu. — Je vais devoir convaincre Anita, répondit le prince. — Elle comprendra, Arutha, répliqua Amos avec un petit rire. Je ne pense pas que tu auras beaucoup d’efforts à faire pour la convaincre. Même si elle a très envie de le protéger, elle saura que c’est pour le bien du gamin. — Le gamin… Est-ce que tu te rends compte que je n’avais que trois ans de plus que lui quand j’ai pris le commandement de la garnison de mon père ? — J’étais là. Je m’en souviens. (Amos posa la main sur l’épaule du prince.) Mais tu n’as jamais été jeune, Arutha. La remarque fit rire le prince, malgré lui. — Tu as raison. J’étais du genre sérieux. — Tu l’es toujours. Amos s’apprêtait à partir lorsqu’Arutha lui demanda : — Vas-tu épouser la mère d’Anita ? Surpris, l’amiral se tourna de nouveau vers le prince. Puis il mit les poings sur les hanches et sourit. — Dis-moi, qui t’a parlé de ça ? — Anita, après en avoir discuté avec sa mère. Cela fait des années qu’on ne parle que de vous deux au palais : l’amiral et la princesse douairière. Tu as le rang et les honneurs ; si tu as besoin d’un autre titre, je peux arranger ça avec Lyam. Amos leva la main pour l’interrompre. — Non, le rang n’a rien à voir avec ça. (Il baissa la voix.) Je mène une vie dangereuse, Arutha. Chaque fois que j’embarque sur mon bateau, je ne suis jamais sûr de revenir. Je sais me montrer retors, surtout quand je suis en mer. Il y a toujours un risque pour que je me fasse tuer là-bas. — Tu songes à prendre ta retraite ? Amos acquiesça. — Depuis que j’ai douze ans, j’ai vécu sur un navire, sauf lorsque j’ai combattu à tes côtés et à ceux de Guy du Bas-Tyra pendant la guerre de la Faille. Si je dois me marier, je veux pouvoir rester chez moi avec ma dame, merci bien. — Quand ? — Je ne sais pas. C’est un choix difficile ; tu as vu de quoi la mer est capable. Les deux hommes se souvenaient encore de leur premier voyage ensemble, lorsqu’ils avaient bravé les passes des Ténèbres en hiver bien des années plus tôt. Ce voyage avait profondément changé Arutha, car il n’avait pas seulement affronté les périls de la mer et survécu, il était aussi arrivé à Krondor pour y rencontrer sa bien-aimée Anita. — Je vais avoir du mal à abandonner la mer, reprit Amos. Peut-être un dernier voyage. — Martin m’a demandé de l’aider à préparer le nouveau fort de Barran, au nord de Crydee. L’Aigle Royal est à quai, prêt à partir avec suffisamment d’armes et de fournitures à bord pour équiper deux cents hommes et chevaux pendant un an. Pourquoi ne pas en prendre le commandement ? Tu pourrais déposer Nicholas à Crydee, remonter la côte jusqu’au nouveau fort, puis séjourner quelque temps chez Martin et Briana avant de rentrer. Amos sourit. — Un dernier voyage, aux sources de ma satanée chance, là où tout a commencé. — Ta satanée chance ? répéta le prince, surpris. — C’est là que je t’ai rencontré, Arutha. Depuis, tu persistes à vouloir me gâcher tout le plaisir, de toutes les façons possibles et imaginables. Il s’agissait d’une vieille plaisanterie entre eux. — Tu ne t’en es pas trop mal sorti pour un pirate qui ne manifeste pas le moindre repentir. Amos haussa les épaules. — J’ai fait de mon mieux. — Va donc présenter tes hommages à la dame de ton cœur, répliqua Arutha. Je ne vais pas tarder à rejoindre la mienne. Amos donna une tape dans le dos du prince, puis quitta le balcon. Lorsque l’amiral fut parti, Arutha se plongea de nouveau dans la contemplation des lumières lointaines du port, perdu dans ses pensées et dans ses souvenirs. Il interrompit ses réminiscences lorsqu’il perçut une présence inattendue à ses côtés. Il tourna la tête et aperçut le petit Isalani, les yeux fixés sur la cité qui s’étendait à leurs pieds. — Il fallait que je passe un moment avec vous, expliqua Nakor. — Comment avez-vous réussi à tromper la vigilance des gardes dans le couloir ? Nakor haussa les épaules. — C’était facile, se contenta-t-il de répondre. Puis il se mit à contempler la mer, comme s’il voyait quelque chose au loin. — Vous envoyez votre fils en voyage. Arutha se tourna de côté, les yeux fixés sur l’Isalani. — Qui êtes-vous : un voyant, un prophète, ou un magicien ? Nakor haussa de nouveau les épaules. — Je suis un joueur qui aime parier. (Un jeu de cartes apparut dans sa main, comme sorti de nulle part.) C’est comme ça que je gagne de l’argent la plupart du temps. D’une simple torsion du poignet, le jeu de cartes disparut. — Mais parfois, je vois des choses, admit-il avant de se taire pendant quelques instants. Il y a des années, quand j’ai rencontré Borric, j’ai été attiré vers lui. C’est pour ça que, quand on est devenus amis, je suis resté avec lui. Il fit une pause et se hissa d’un bond sur les pierres du muret, sans en demander la permission. — Il y a bien des choses qu’on ne peut pas expliquer, prince, dit-il en regardant Arutha. Je ne sais pas d’où me viennent mes connaissances, ni comment je fais ce que j’appelle mes tours. Mais je fais confiance à mes dons. Je suis ici pour aider votre fils à rester en vie. Arutha secoua la tête, vaguement incrédule. — Rester en vie ? — Il s’en va au-devant du danger. — Quel danger ? Nouveau haussement d’épaules. — Je ne sais pas. — Et si je le gardais ici, au palais ? proposa Arutha. — Vous ne pouvez pas. (Nakor secoua la tête.) Non, c’est faux, vous ne devez pas le garder au palais. — Pourquoi ? Nakor soupira et son sourire s’évanouit. — Il y a longtemps, j’ai rencontré votre ami James. Il m’a parlé de vous, de votre vie et de ce qui lui a valu votre estime. Il m’a parlé d’un homme qui a vu bien des choses. Le soupir d’Arutha fit écho à celui de Nakor. — J’ai vu des cadavres se relever pour tuer, j’ai vu à l’œuvre une magie qui n’était pas de ce monde. J’ai rencontré des hommes qui ne sont pas nés sur Midkemia, j’ai parlé à des dragons et j’ai vu d’impossibles visions prendre corps. — Alors faites-moi confiance, reprit Nakor. Vous avez fait un choix ; acceptez-le. Mais laissez-nous, moi et Ghuda, accompagner votre fils. — Pourquoi Ghuda ? Le fameux sourire refleurit sur les lèvres du petit homme. — Pour me garder en vie. — Borric m’a dit que vous étiez magicien. Nakor haussa les épaules. — Parfois, cela sert mon propos de laisser les autres le croire. Votre ami Pug sait que la magie n’existe pas. — Vous connaissez Pug ? — Non. Mais j’avais entendu parler de lui bien avant de rencontrer Borric. Il a réalisé de nombreuses prouesses. Et puis, j’ai vécu quelque temps au port des Étoiles. Les yeux du prince s’étrécirent. — Je ne l’ai pas vu depuis une dizaine d’années, mais on nous a dit qu’il s’est retiré sur l’île du Sorcier et ne souhaite pas avoir de contact avec ses vieux amis. J’ai respecté sa volonté. Nakor sauta à bas du muret. — Le temps est venu de l’ignorer. Nous allons devoir le rencontrer. Dites à votre capitaine de faire escale à l’île du Sorcier. C’est en direction de l’ouest, de toute façon. — Vous savez où j’envoie Nicholas ? Nakor secoua la tête pour montrer que non, il ne savait pas. — Je sais seulement que lorsque j’ai revu Ghuda, après toutes ces années, il contemplait le soleil couchant. J’ai compris que nous finirions bien par aller vers l’ouest, là où le soleil se couche. (Il bâilla.) Mais pour l’heure, c’est moi qui vais aller me coucher, prince. Arutha se contenta de hocher la tête tandis que le petit homme regagnait de lui-même le couloir qui s’ouvrait sur le balcon. Le prince de Krondor garda le silence pendant un bon moment, appuyé contre le mur, tout en réfléchissant à ce qui venait d’être dit. Les propos de Nakor tournaient dans son esprit, qui essayait de mettre un peu d’ordre dans cette confusion. Le prince n’était sûr que d’une seule chose, tout comme il était certain de son cœur qui battait dans sa poitrine : de tous les êtres qu’il aimait, Nicholas serait le moins à même de se défendre s’il devait s’aventurer dans les bras du danger. Plusieurs heures s’écoulèrent avant qu’Arutha se décide finalement à aller se coucher. Chapitre 2 LE VOYAGE Le palais était sens dessus dessous. Arutha venait de passer une matinée tranquille en compagnie de sa femme. À la fin du petit déjeuner, Anita avait admis que le fait de passer une année ou deux chez Martin ferait sûrement du bien à Nicholas Elle-même avait vécu à Crydee, en tant qu’invitée d’Arutha, pendant la dernière année de la guerre de la Faille, et elle éprouvait depuis une certaine affection pour cette modeste ville de la Côte sauvage. Bien que, pour des Krondoriens, la vie là-bas pût paraître un peu fruste, c’était là que la princesse avait appris à connaître son bien-aimé Arutha, avec ses humeurs noires, ses inquiétudes, et aussi la partie plus lumineuse de sa nature. Elle comprenait le souci qu’Arutha se faisait au sujet de Nicholas ; elle savait qu’il avait peur que leur fils se retrouve complètement dépassé par les événements, avec la vie d’autres personnes entre ses mains ; elle savait aussi qu’Arutha considérerait cette situation comme un échec personnel. Anita accepta donc de laisser partir son plus jeune enfant – tout en sachant qu’il allait lui manquer – parce qu’elle comprenait que cet éloignement était aussi nécessaire pour Arutha qu’il l’était pour Nicholas. Par égard pour sa femme, le prince avait protégé leur fils de la dureté du monde. Cette fois, Arutha utilisa comme argument majeur un simple fait : Nicholas était troisième dans l’ordre de succession au trône, derrière ses frères, et rien jusqu’ici dans sa vie ne l’avait préparé à porter cet effroyable fardeau, si par malheur et contre toute attente il lui revenait de coiffer la couronne, comme ç’avait été le cas pour son oncle Lyam. Anita perçut autre chose derrière les paroles de son mari, plus que la simple anxiété qu’un parent éprouve lorsque son enfant quitte le nid pour la première fois. Mais elle n’aurait su dire de quoi il s’agissait. En revanche, la princesse savait qu’Arutha aurait voulu, par-dessus tout, pouvoir contrôler les choses et offrir à Nicholas ses conseils, sa protection et son soutien. Le laisser partir était peut-être plus facile pour Anita que pour le prince. Ce dernier avertit Nicholas et Harry qu’ils allaient se rendre à Crydee avec Amos. Dans l’heure qui suivit, les mille et un détails que demandait la préparation d’un voyage plongèrent la maisonnée dans un état proche de la panique. Mais grâce à l’expérience acquise lors d’innombrables occasions du même genre, l’intendant royal et son armée d’écuyers, de pages et de serviteurs se montrèrent à la hauteur de la tâche. Arutha savait que lorsque le navire appareillerait, le lendemain, tout ce dont le prince et son compagnon avaient besoin serait à bord. L’Aigle Royal était à quai, prêt à livrer les armes et les fournitures dont le nouveau fort du duc Martin avait besoin. Amos assumerait le commandement du navire, qui partirait pour Crydee à l’aube, avec la marée. Arutha avait pris la décision de brusquer le départ pour ne pas se laisser le temps de changer d’avis mais également pour profiter des conditions météorologiques favorables. Les tristement célèbres passes des Ténèbres étaient navigables pendant quelques mois, mais l’automne risquait d’être déjà là lorsque Amos appareillerait pour rentrer à Krondor. Dès l’arrivée du mauvais temps, les détroits entre la Triste Mer et la Mer sans Fin étaient trop dangereux pour pouvoir s’y aventurer, sauf en cas d’extrême besoin. Amos remontait le grand couloir qui menait aux appartements des invités. Depuis qu’il vivait à Krondor, il n’avait jamais pris la peine de s’acheter un logement personnel en dehors du palais, contrairement à la plupart des personnes qui travaillaient pour le prince. L’amiral était le seul, parmi le cercle de conseillers et de commandants d’Arutha, à ne pas être marié et à ne pas demander des terres loin des exigences de la cour pour y abriter sa famille. Comme il passait les trois quarts de son temps en mer, dans tous les cas, il ne séjournait que rarement au palais. Cette fois, cependant, il avait du mal à se faire à l’idée de la façon dont sa vie allait changer à l’issue de ce voyage. Il resta immobile un moment, hésitant, puis frappa à la porte. Une servante répondit rapidement et ouvrit la porte en grand en reconnaissant l’amiral. Amos entra et trouva Alicia assise devant une grande baie vitrée qui donnait sur un balcon privé. La baie était ouverte pour laisser entrer la brise matinale. Alicia se leva et sourit tandis qu’il traversait la pièce pour la rejoindre. Il lui prit la main et l’embrassa sur la joue. Même si les serviteurs savaient très bien qu’il avait passé la nuit dans ce même appartement, ils faisaient comme si de rien n’était, au nom de l’étiquette. Avant l’aube, Amos s’était glissé hors de la chambre de la princesse pour retourner dans ses propres appartements. Il s’était changé avant de se rendre au port faire une rapide inspection de l’Aigle Royal. — Amos, dit la princesse douairière. Je ne m’attendais pas à te revoir avant ce soir. L’amiral ne savait plus quoi dire, ce qui surprit Alicia. Elle avait compris la nuit dernière que quelque chose le préoccupait car, bien qu’il se fût montré passionné, il avait paru aussi quelque peu distrait. A plusieurs reprises, il avait paru sur le point de dire quelque chose, pour finalement se rabattre sur des phrases sans conséquence. Il balaya la pièce du regard. Lorsqu’il fut certain qu’ils étaient seuls, il s’assit pesamment à ses côtés. — Alicia, ma chérie, commença-t-il en prenant les mains de la princesse dans les siennes, j’ai quelque peu réfléchi… — À quel sujet ? l’interrompit-elle. — Laisse-moi finir, la pria-t-il. Si je ne le dis pas maintenant, je vais sûrement me dégonfler et mettre les voiles pour ne plus revenir. Elle essaya de ne pas sourire, car il semblait très sérieux. Mais elle avait sa petite idée sur ce qui allait suivre. — Je commence à me faire vieux… — Non, voyons, tu n’es encore qu’un jeune homme, dit Alicia avec coquetterie. — Bon sang, femme, c’est déjà assez difficile sans qu’en plus tu essaies de me flatter ! Le ton de sa voix montrait qu’il s’agissait plus d’exaspération que de colère, si bien que la princesse n’en prit pas ombrage. Elle essaya de conserver une expression aussi neutre que possible, mais une petite lueur joyeuse brillait dans ses yeux. — J’ai fait beaucoup de choses dont je ne suis pas fier, Alicia. Certaines, je t’en ai parlé, les autres, je préférerais plutôt les oublier. (Il marqua une pause, le temps de trouver ses mots.) Alors, si tu n’en as pas envie, je comprendrai et je ne me vexerai pas. — Envie de quoi, Amos ? Ce dernier rougit presque en lâchant : — De m’épouser. Alicia rit et lui serra fortement les mains. Puis elle se pencha pour l’embrasser. — Que les hommes sont bêtes ! Qui d’autre voudrais-je épouser ? C’est de toi que je suis amoureuse ! Amos sourit. — Alors, ça y est, pas vrai ? (Il l’entoura de ses bras et la serra contre lui.) Tu ne vas pas le regretter, j’espère ? — Amos, à mon âge, j’ai eu ma part de regrets, tu peux en être sûr. J’ai épousé Erland parce qu’il était le frère du roi et que mon père était le duc de Timons, pas parce que j’éprouvais le moindre sentiment pour lui. J’ai fini par aimer mon époux, d’une certaine façon, car c’était un homme bon et adorable, mais je n’ai jamais été amoureuse de lui. Lorsqu’il est mort, j’ai cru que je ne connaîtrais jamais l’amour, que je ne le verrais que chez ceux qui étaient plus jeunes que moi. Puis tu es arrivé. Il s’écarta un peu d’elle. Alicia lui prit le menton d’une main, et lui fit remuer la tête, par jeu, comme elle l’eût fait avec un enfant. Puis sa main remonta vers la joue d’Amos et la caressa. — Non, il ne me reste plus assez longtemps à vivre pour pouvoir me permettre de prendre de mauvaises décisions. Malgré tous tes défauts, tu as l’esprit vif et le cœur généreux. Ce que tu as fait autrefois appartient au passé. Tu es le seul grand-père que mes petits-enfants aient jamais eu – même s’ils savent qu’il ne vaut mieux pas le dire devant toi, c’est ce qu’ils ressentent. Crois-moi, je ne suis pas en train de faire une erreur. Elle se laissa aller dans ses bras et il la serra de nouveau contre lui en poussant un soupir de contentement. Alicia sentit des larmes de joie se former derrière ses paupières, mais elle les ravala. Cela mettait toujours Amos mal à l’aise lorsqu’elle affichait ouvertement ses émotions. Ils entretenaient une relation intime depuis des années, mais elle avait toujours compris la réticence qu’éprouvait Amos à l’idée de la demander en mariage. Elle savait qu’il n’était pas homme à s’attacher facilement. Arutha et sa famille lui tenaient visiblement à cœur, mais il existait une partie de lui qui gardait toujours ses distances. Alicia savait qu’il ne disait pas tout, mais qu’elle ne pouvait rien faire pour l’obliger à se libérer. Elle avait, grâce à son âge, atteint une certaine forme de sagesse que bien des femmes plus jeunes n’auraient pas comprise. Elle avait refusé de perdre Amos en le forçant à choisir entre son amour pour elle et son amour pour la mer. À contrecœur, Amos la lâcha. — J’aimerais beaucoup pouvoir rester quelque temps, mais le mari de ta fille m’a confié une nouvelle mission. — Tu repars déjà ? Mais tu viens à peine de rentrer, lui reprocha-t-elle, sincèrement déçue. — C’est vrai, mais Nicholas va passer un an ou deux à la cour de Martin, histoire de s’endurcir, et je dois livrer du matériel au nouveau fort de Barran, sur la côte nord-ouest. (Il plongea son regard dans ses yeux verts.) C’est mon dernier voyage, mon amour. Je ne resterai pas absent très longtemps et tu verras qu’après, tu te fatigueras très vite de m’avoir tout le temps dans les jambes. Elle secoua la tête et sourit. — Je ne crois pas. Tu trouveras largement de quoi t’occuper sur mes terres. Nous aurons une propriété à gérer, des métayers à superviser, et puis je doute qu’Arutha te permette de rester loin de la cour pendant plus d’un mois. Il accorde beaucoup de valeur à tes conseils et à tes opinions. Ils bavardèrent quelques instants, puis Amos se leva en disant : — Nous avons beaucoup à faire. Je dois m’assurer que le navire est prêt à partir, et je suis sûr qu’Anita et toi, vous souhaitez vous occuper de ce mariage. Ils se séparèrent et Amos sortit de ses appartements, à la fois ravi et terrorisé – il éprouvait le désir inhabituel de garder le cap à l’ouest après avoir déposé Nicholas à Crydee. Il aimait Alicia, comme il n’avait jamais aimé les autres femmes qu’il avait rencontrées dans cette vie, mais la perspective de ce mariage était plus qu’un peu effrayante pour le vieux célibataire. Il faillit presque renverser Ghuda Bulé lorsqu’il tourna au coin du couloir. Le mercenaire aux cheveux gris recula aussitôt en faisant une révérence maladroite. — Excusez-moi, monsieur. Amos s’arrêta et dit en keshian : — Pas besoin de vous excuser… — Ghuda Bulé, monsieur. — Pas besoin de vous excuser, Ghuda, reprit Amos. Mon esprit vagabondait et je ne faisais pas attention où je mettais les pieds. Ghuda plissa les yeux. — Pardonnez-moi, monsieur, mais j’ai l’impression de vous connaître. Amos se frotta le menton. — Je suis allé à Kesh une fois ou deux. Ghuda sourit, ironique. — La plupart du temps, j’escortais des caravanes ; je ne connais pas beaucoup d’endroits à Kesh où je n’ai jamais été. — Eh bien, ça devait être dans un port, car je ne me suis jamais aventuré à l’intérieur de l’empire lorsque le besoin ne s’en faisait pas sentir. Peut-être à Durbin. Ghuda haussa les épaules. — Peut-être. (Il jeta un coup d’œil autour de lui.) Mon compagnon de route a disparu, ça lui arrive de temps en temps, alors je me suis dit que j’allais faire un tour pour admirer le spectacle. Il y a quelques années, ajouta-t-il en secouant la tête, j’ai logé dans le palais de l’impératrice, à Kesh, après avoir voyagé en compagnie du fils de votre prince. Il regarda les grandes fenêtres en forme d’arcades qui surplombaient la cité côté terre. — C’est très différent ici, mais ça vaut le coup d’œil. Amos sourit. — Alors profitez-en bien. Nous partons demain aux premières lueurs du jour pour profiter de la marée. Les yeux de Ghuda s’étrécirent. — Qui ça, nous ? Le sourire d’Amos s’élargit. — Je suis l’amiral Trask. Arutha m’a dit que vous et votre compagnon veniez avec nous. — Où va-t-on ? demanda Ghuda. — Ah ! s’exclama Amos en riant. Visiblement, votre étrange ami ne vous a rien dit. Vous venez avec nous à Crydee. Lentement, Ghuda fit demi-tour, en se parlant à lui-même aussi bien qu’à Amos. — Bien sûr qu’il ne m’a rien dit. Il ne me dit jamais rien. Amos lui donna une claque amicale dans le dos. — En tout cas, même si je ne sais pas pourquoi, vous êtes le bienvenu. Vous devrez partager une cabine avec le petit homme, mais vous semblez habitué à sa compagnie. Je vous verrai demain dans la cour d’honneur, avant l’aube. — On y sera, bien sûr. Lorsque Amos fut parti, Ghuda secoua la tête. — Pourquoi va-t-on à Crydee, Ghuda ? murmura-t-il d’un ton acide. Je n’en ai pas la moindre idée, Ghuda. Est-ce qu’on devrait aller chercher Nakor, Ghuda ? Certainement, Ghuda. Ensuite, on devrait l’étrangler, Ghuda ? Avec un hochement de tête, il se répondit à lui-même : — Avec le plus grand plaisir, Ghuda. Nicholas longea d’un pas pressé le terrain d’entraînement des soldats, au moment même où des manœuvres avaient lieu. Le prince était à la recherche de Harry. Le jeune écuyer était bien là où Nicholas s’attendait à le trouver et regardait l’équipe de Krondor se préparer pour le match de football contre l’équipe d’Ylith. Le football, joué selon les règles du prince de Krondor – établies quelque vingt ans plus tôt – était devenu le sport national du royaume de l’Ouest ; désormais, les équipes championnes de chaque cité s’affrontaient régulièrement. Bien des années plus tôt, un marchand plein d’initiative avait fait construire un terrain et des tribunes près du palais. Avec le temps, il avait amélioré et agrandi l’ensemble, jusqu’à en faire un stade qui pouvait facilement accueillir quarante mille spectateurs. On s’attendait à ce que le stade soit plein lors du prochain sixdi, le jour du match. Les joueurs d’Ylith, les Ors du quartier nord, rencontraient les champions de Krondor, les Pierres de l’association des meuniers et des boulangers. Nicholas arriva juste à temps pour assister à une attaque menée par les champions de Krondor : cinq Pierres foncèrent sur le gardien et trois défenseurs adverses et réussirent, en trois passes habiles, à marquer un but. — C’est dommage de manquer le match, se plaignit Harry en se tournant vers le prince. — Certes, répondit ce dernier, mais pense un peu au voyage qu’on va faire, et en mer en plus ! Harry dévisagea son ami et lut sur son visage une excitation qu’il n’avait jamais vue auparavant. — Tu veux vraiment partir, n’est-ce pas ? — Pas toi ? Harry haussa les épaules. — Je ne sais pas. Crydee me semble être un endroit plutôt ennuyeux. Je me demande comment sont les filles là-bas. Il ponctua cette dernière remarque par un sourire, auquel Nicholas répondit par une grimace. Le prince se montrait aussi timide avec les filles que Harry était effronté. Cependant, Nicholas aimait être en compagnie de l’écuyer lorsque celui-ci courtisait les plus jeunes filles de la cour ou les filles des servantes, car il se disait qu’il pouvait apprendre quelque chose – tant que Harry ne les harcelait pas, comme il l’avait fait la veille. Le jeune écuyer pouvait se montrer charmant, mais certaines fois, il agissait de façon trop brusque au goût de Nicholas. — Ça va peut-être te manquer de ne plus te faire remettre à ta place par les filles de Krondor, mais moi, tu vois, j’ai l’impression de sortir d’une cage. L’attitude taquine de Harry s’évanouit. — À ce point-là ? Nicholas tourna le dos au terrain où s’entraînaient les joueurs et commença à marcher en direction du palais. Harry lui emboîta le pas. — J’ai toujours été le plus jeune, le plus faible… l’estropié. Harry haussa les sourcils. — Tu parles d’un estropié. J’ai reçu plus de bleus et d’entailles en m’entraînant à l’épée avec toi qu’avec tous mes autres adversaires réunis, et je ne crois pas t’avoir touché plus de deux fois en un an. Le sourire en coin de Nicholas le faisait ressembler à son père. — Tu as dû marquer un point ou deux, c’est vrai. — Tu vois. Je ne suis pas mauvais, mais tu es exceptionnel. Comment pourrait-on te considérer comme un estropié ? — Est-ce que vous pratiquez aussi le rite de la Présentation à Ludland ? — Non, c’est réservé à la famille royale, pas vrai ? Nicholas secoua la tête. — Non. Autrefois, tous les enfants de noble naissance étaient présentés au peuple trente jours après leur naissance, afin que chacun puisse voir que l’enfant était né sans le moindre défaut. « Le royaume de l’Est a abandonné cette coutume il y a longtemps, mais l’Ouest la pratiquait encore quand je suis né. Mes frères ont été présentés au peuple, comme ma sœur – tous les enfants de la famille royale, sauf moi. Harry hocha la tête. — D’accord, ton père n’a pas souhaité t’exposer aux yeux du peuple. Et alors ? Nicholas haussa les épaules. — Parfois, ce qui compte, ce n’est pas ce que tu es, mais comment les gens te traitent. On m’a toujours traité comme si quelque chose n’allait pas chez moi. C’est dur à vivre. — Et tu penses que ce sera différent à Crydee ? demanda Harry alors qu’ils quittaient l’enceinte du stade pour entrer dans celle du palais. Deux gardes saluèrent le prince au passage. — Je ne connais pas beaucoup mon oncle Martin, répondit Nicholas, mais je l’aime bien. Je crois que je vais peut-être avoir une vie différente à Crydee, oui. Harry soupira tandis qu’ils entraient dans le palais. — J’espère que ce ne sera pas trop différent, fit-il remarquer lorsqu’une servante particulièrement jolie croisa leur chemin. (Il l’observa jusqu’à ce qu’elle disparaisse par une porte sur le côté.) La vie ici nous offre tant de possibilités, Nicky. Nicholas secoua la tête, résigné. Les bateliers se mirent à ramer et le remorqueur s’éloigna, relié par de lourdes cordes à la poupe du navire. Arutha, Anita, et une armée de courtisans s’étaient réunis sur les quais pour dire au revoir au prince Nicholas. Les yeux brillants, la princesse n’en retint pas moins ses larmes. Nicholas était son bébé, mais elle avait déjà vu ses trois autres enfants quitter le foyer, et cela lui permettait de conserver son équilibre. Cependant, elle s’agrippait fermement au bras de son mari. Quelque chose dans l’attitude d’Arutha la mettait mal à l’aise. Nicholas et Harry se tenaient à la proue et agitaient la main à l’attention des personnes présentes sur les quais. Amos se tenait derrière eux, les yeux fixés sur sa bien-aimée Alicia. Nicholas regarda sa grand-mère, puis l’amiral, et demanda : — Alors, est-ce que je dois commencer à t’appeler Grand-Père ? Amos lui lança un regard menaçant. — Essaie et tu rejoindras Crydee à la nage. D’ailleurs, quand on sortira du port, il faudra m’appeler capitaine. Comme je l’ai expliqué à ton père il y a plus de vingt ans, prince ou pas prince, il n’y a qu’un seul maître à bord d’un navire et c’est son capitaine. Ici, je suis le grand-prêtre et le roi, tu ferais mieux de ne pas l’oublier. Nicholas sourit à Harry. Il n’était pas prêt à croire qu’une fois en mer, Amos allait se transformer en une espèce de tyran. L’équipage du port continua à haler le gros navire pour l’éloigner du quai royal, puis le libéra. Amos jeta un coup d’œil au pilote portuaire et cria : — Déployez les huniers ! Parez la grand-voile et les perroquets ! Lorsque les trois premières voiles se déployèrent, le navire parut s’éveiller à la vie. Nicholas et Harry sentirent le mouvement sous leurs pieds. L’Aigle Royal gîta légèrement sur la droite lorsque le pilote le fit virer de bord. Amos laissa les deux garçons se débrouiller tout seuls et se fraya un chemin vers la poupe. Lentement, majestueusement, le navire traversa le port en croisant des dizaines de bateaux plus petits. Nicholas observa chaque détail de la manœuvre tandis que l’équipage se précipitait pour obéir aux ordres du pilote. Deux petits cotres entraient justement dans le port au moment où le navire s’apprêtait à en sortir. À la vue du pavillon royal de Krondor en haut du grand mât, ils abaissèrent leur propre pavillon en guise de salut. Nicholas agita la main à leur attention. — Voilà qui n’est pas très digne, Votre Altesse, fit remarquer Harry. Nicholas donna un coup de coude dans les côtes de l’écuyer. — Qu’est-ce ça peut bien faire ? s’exclama-t-il en riant. Le navire tourna contre le vent à l’embouchure du port, ce qui le fit pratiquement s’arrêter. Un petit canot s’amarra au navire et le pilote et son assistant se dépêchèrent d’y prendre place, laissant le commandement à Amos. Lorsque le bateau du pilote se fut éloigné, l’amiral se tourna vers son second, un homme du nom de Rhodes, et cria : — Orientez les huniers ! Déployez la grand-voile et les perroquets ! Sans le vouloir, Nicholas agrippa le bastingage, car le navire parut bondir en avant lorsque le vent gonfla les voiles. Dans la brise matinale, fraîche et vivifiante, le navire se mit à filer sur l’eau. Le soleil commença à apparaître au travers d’une légère brume et le ciel devint d’un bleu éclatant. Les mouettes se lancèrent à la poursuite du navire, en attendant que les déchets du jour soient jetés par-dessus bord. Nicholas désigna quelque chose, à la proue. Harry, en se penchant par-dessus le bastingage, découvrit des dauphins faisant la course avec le navire. Le spectacle fit rire les deux garçons. Amos regarda s’éloigner les repères familiers du port, puis consulta la position du soleil. — Mettez le cap plein ouest, monsieur Rhodes, dit-il à son second. Nous faisons voile vers l’île du Sorcier. Pendant six jours, ils louvoyèrent contre les vents d’ouest dominants, jusqu’à ce que la vigie s’écrie : — Terre en vue ! — À quelle distance ? cria Amos. — Deux degrés à tribord avant, capitaine ! Une île ! Amos hocha la tête. — Attention aux rochers, monsieur Rhodes. Il y a une crique au sud-est où nous allons pouvoir jeter l’ancre. Avertissez l’équipage que nous ne mouillerons ici qu’un jour ou deux. Personne ne doit quitter le navire sans autorisation. — De toute façon, personne ne va vouloir poser le pied sur l’île du Sorcier si vous n’en donnez pas l’ordre, capitaine, répondit Rhodes, un homme laconique. Amos hocha la tête. Il connaissait la personne qui vivait sur l’île aujourd’hui, mais les vieilles superstitions avaient la vie dure. Pendant des années, l’île avait servi de demeure à Macros le Noir et avait la réputation d’abriter des démons et autres esprits malins. Pug, un magicien apparenté à Arutha qu’Amos avait rencontré à plusieurs reprises, était venu s’installer sur cette île presque neuf ans plus tôt. Il avait sans doute ses raisons, mais n’accueillait pas grand monde chez lui. Sans réfléchir, Amos ajouta : — Dites aux hommes de rester sur leurs gardes. En regardant autour de lui, l’amiral comprit que la consigne était inutile. Tous les hommes à bord du navire avaient les yeux fixés sur le petit point qui grossissait à chaque instant. Amos frissonna, légèrement inquiet. Il savait que Pug ne voulait voir personne, mais il doutait fort que le magicien s’en prenne à un navire battant pavillon royal krondorien. Nakor et Ghuda venaient de monter sur le pont, où se trouvaient déjà Nicholas et Harry. Le prince adressa un sourire à l’étrange petit homme. Il s’était pris d’amitié pour Nakor, qui s’était révélé être un compagnon distrayant au cours d’un voyage plutôt ennuyeux par ailleurs. — Maintenant, vous allez pouvoir voir des choses, annonça l’Isalani. — Regardez, un château, fit Ghuda. Effectivement, ils aperçurent les contours d’un château érigé sur un promontoire. À mesure qu’ils s’en rapprochaient, ils commencèrent à discerner quelques détails. L’édifice était bâti en pierres noires et se dressait sur une bande de terre rocheuse séparée du reste de l’île par une étroite fissure à travers laquelle surgissaient les vagues. Un pont-levis permettait de passer au-dessus de cette fissure mais, bien qu’il fût abaissé, cela ne donnait pas vraiment à cet endroit un air hospitalier. Une seule fenêtre était éclairée, tout en haut d’une tour ; on y voyait briller une inquiétante lumière bleue. Le navire passa au sud des rochers qui s’alignaient au pied de la falaise, sous le château. Bientôt, ils arrivèrent en vue d’une petite crique. Ghuda, Nakor et les garçons entendirent Amos crier : — Amenez les voiles ! Jetez l’ancre ! En quelques minutes, le bateau s’arrêta et Amos rejoignit le petit groupe. — Alors, qui descend à terre en plus de vous deux ? demanda-t-il en désignant Nakor et Ghuda. — Pourquoi cette question, Amos – euh, capitaine ? se reprit Nicholas. L’amiral regarda le garçon du coin de l’œil et répondit : — Eh bien, on dirait que ton père s’est montré encore moins communicatif avec toi qu’avec moi. Tout ce qu’il a dit, c’est que je devais me mettre en panne à l’île du Sorcier pendant un moment, afin que tu puisses rendre visite à ton cousin Pug. Je croyais que tu savais déjà tout ça. Nicholas haussa les épaules. — Je n’ai pas vu Pug depuis ma petite enfance. Je le connais à peine. — Tu viens avec nous, intervint Nakor. Lui aussi, ajouta-t-il en montrant Harry. Quant à vous, je ne sais pas, avoua-t-il en se tournant vers Amos. Je crois que vous devriez venir, vous aussi, mais je n’en suis pas sûr. Ghuda m’accompagne, en tout cas. Amos se caressa la barbe. — Arutha m’a ordonné de faire ce que vous me demandez, Nakor, alors je vous suis. — Bien, dit le petit homme avec un grand sourire. Allons-y. Pug nous attend. — Il sait que nous sommes ici ? s’étonna Harry. Ghuda secoua la tête. — Non, il dort profondément et n’a pas encore remarqué ce grand navire qui s’approche de son île depuis plusieurs heures. Harry eut la décence de rougir tandis que Nicholas se mettait à rire. Amos se tourna vers ses hommes, dont la plupart se trouvaient dans le gréement et contemplaient les lumières qui brillaient par intermittence à la fenêtre du château. — Mettez un canot à la mer ! ordonna l’amiral. Le canot s’échoua sur le sable. Deux marins sautèrent hors de l’embarcation et la tirèrent sur le rivage. Nicholas et Harry sortirent à leur tour et pataugèrent dans l’eau jusqu’aux chevilles. Nakor, Ghuda et Amos les imitèrent. L’Isalani se dirigea immédiatement vers un chemin qui menait au sommet de la falaise surplombant la crique. — Où allez-vous ? lui demanda Amos. Tout en continuant à marcher, Nakor se retourna et répondit : « Par là. » en désignant le sommet de la falaise. Ghuda regarda les autres, haussa les épaules et entreprit de le suivre. Les garçons hésitèrent un instant, puis s’engagèrent à leur tour sur le chemin. Amos secoua la tête et se tourna vers les marins. — Retournez au navire et dites à monsieur Rhodes de rester vigilant ; nous vous ferons signe depuis cette plage lorsque nous voudrons que le canot vienne nous chercher. Les deux marins saluèrent leur amiral et repoussèrent le canot à la mer. Deux autres matelots, qui étaient restés assis dans l’embarcation, sortirent une paire d’avirons et commencèrent à ramer contre les brisants. Puis les deux autres à la proue sautèrent dans le canot et ramèrent également pour retrouver la relative sécurité du navire. Amos peina à rejoindre les quatre autres qui l’attendaient tout en haut du chemin. Celui-ci conduisait vers le château, mais Nakor s’engagea sur un sentier qui bifurquait vers une autre direction. — Le château est par là, Keshian, lui rappela Amos. — Je suis un Isalani, répondit Nakor. Les Keshians sont grands, ils ont la peau noire et ils ne portent presque pas de vêtements. Quant à Pug, il se trouve par là. — Vaut mieux pas argumenter avec lui, amiral, prévint Ghuda en suivant Nakor. Les autres lui emboîtèrent le pas et descendirent derrière l’Isalani dans un défilé étroit. Puis ils escaladèrent une crête, du haut de laquelle ils aperçurent une petite vallée envahie par la végétation, que dominaient de très vieux arbres. Le sentier semblait disparaître à la lisière des bois, au pied de la colline. — Où est-ce que tu nous emmènes ? demanda Ghuda. Nakor se mit pratiquement à sautiller et descendit la colline en s’aidant de son bâton. — Par ici. Ce n’est pas loin. Les garçons pressèrent le pas, courant presque pour le rattraper. — Nakor, demanda Nicholas, comment sais-tu que Pug est ici ? L’Isalani haussa les épaules. — C’est un tour. Lorsqu’ils atteignirent l’orée de la forêt, ils se retrouvèrent face à une végétation si dense et à des arbres si rapprochés les uns des autres qu’il paraissait impossible de passer. — Et où va-t-on maintenant ? demanda Harry. Nakor sourit. — Regarde. (Il désigna le sentier à l’aide de son bâton.) Regarde ici, ne lève pas les yeux. Il se mit à marcher, lentement, et se retourna afin d’avancer à reculons, traînant l’extrémité de son bâton sur le sol. Les deux garçons le suivirent, les yeux fixés sur le bâton qui soulevait la poussière du sentier. Ils se déplaçaient lentement et Nicholas réalisa, au bout d’un moment, qu’ils auraient dû se retrouver pris dans la végétation, mais que le chemin était toujours dégagé. — Ne lève pas les yeux, l’avertit Nakor. La pénombre les entourait, pourtant ils voyaient clairement le sentier à l’endroit où le bâton touchait le sol. Soudain, la lumière réapparut et Nakor dit : — Vous pouvez regarder maintenant. L’intimidante forêt avait disparu ; ils se tenaient désormais devant une vaste propriété conçue de façon anarchique et bordée de quelques arbres fruitiers dont on prenait visiblement grand soin. De l’autre côté de la propriété, des moutons paissaient tandis que quelques chevaux flânaient dans une vaste prairie. Nicholas se retourna et vit qu’Amos et Ghuda regardaient tout autour d’eux comme s’ils étaient perdus. — Ils n’ont pas été assez rapides, expliqua Nakor. Je vais les chercher. — Ce ne sera pas nécessaire, fit une voix derrière eux. Nicholas se retourna et vit un homme d’une taille légèrement inférieure à la sienne, vêtu d’une robe noire. Il dévisageait les trois intrus d’un air interrogateur. Le jeune prince écarquilla les yeux, car il était impossible que l’homme se fût trouvé là quelques instants plus tôt. Ce dernier bougea les mains et Amos et Ghuda se tournèrent vers eux brusquement, les yeux écarquillés. — J’ai fait disparaître l’artifice, expliqua l’homme en noir. — Je vous l’avais dit, fit Nakor. C’était juste un tour. L’homme regarda les deux garçons et l’Isalani, puis dévisagea Amos et Ghuda lorsque ceux-ci vinrent les rejoindre. Au bout de quelques instants, son visage orné d’une barbe se détendit, ce qui le fit paraître soudain plus jeune. — Capitaine Trask ! Je ne savais pas que c’était vous. Amos s’avança vers lui et lui tendit la main. — Pug, c’est bon de vous revoir. Vous n’avez pas pris une ride depuis la bataille de Sethanon, fit remarquer l’amiral tandis qu’ils se serraient la main. Il y avait une pointe d’humour dans la voix de Pug lorsqu’il répliqua : — Oui, on me l’a dit. Qui sont vos compagnons ? Amos fit signe à Nicholas de s’avancer. — J’ai le plaisir de vous présenter votre cousin, le prince Nicholas. Pug adressa un sourire chaleureux au garçon. — Nicky, la dernière fois que je vous ai vu, vous n’étiez encore qu’un bébé. — Voici Harry de Ludland, son écuyer, poursuivit Amos, et ces deux-là s’appellent Ghuda Bulé et… Avant qu’il puisse finir sa phrase, le petit Isalani l’interrompit : — Moi, je suis Nakor, le Cavalier Bleu. Contre toute attente, Pug éclata de rire. — Vous ! Oh, mais j’ai entendu parler de vous. Vous êtes tous les bienvenus à la villa Beata, ajouta-t-il, sincèrement amusé. Il leur fit signe de le suivre et les conduisit vers sa demeure, dont l’architecture était très étrange. Un grand bâtiment central, blanchi à la chaux, avec un toit de tuiles rouges, était entouré d’un petit muret en pierres blanches, qui abritait un jardin où l’on trouvait fleurs et arbres fruitiers. Au centre se dressait une fontaine en marbre qui avait la forme de trois dauphins et de laquelle jaillissait un joli jet d’eau. Au loin, on apercevait des dépendances. Nicholas s’avança à la hauteur de Pug pour lui demander : — Qu’est-ce que la villa Beata ? — C’est cet endroit. Dans la langue de ceux qui l’ont construite, cela signifie « foyer béni », du moins c’est ce que l’on m’a dit. Et c’est ce que j’ai trouvé ici. Amos se tourna vers Nakor. — Comment saviez-vous qu’il ne fallait pas aller au château ? Le petit homme sourit et haussa les épaules. — C’est ce que moi je ferais. — Si vous vous étiez rendu au château, vous l’auriez trouvé désert, à l’exception de quelques pièges de mon invention dans la plus haute tour. Je trouve que le fait d’entretenir la légende du Sorcier Noir me permet de préserver mon intimité. Les alarmes que j’y ai posées m’auraient prévenu de votre intrusion, si bien que je serais venu voir qui voulait me rendre visite, mais vous vous êtes épargné une demi-journée de temps perdu. Il faudra que nous parlions, avant votre départ, ajouta-t-il en regardant Nakor. Ce dernier hocha énergiquement la tête. — J’aime votre maison. Elle est rationnelle. Pug hocha la tête à son tour. Il atteignit le portail et l’ouvrit pour laisser passer ses visiteurs. — Il faut que vous sachiez que mes serviteurs ne sont pas tous humains. Certains vous surprendront peut-être, mais personne ici ne vous fera le moindre mal. Comme pour illustrer cette remarque, une grande créature apparut à l’entrée principale de la maison. L’épée de Ghuda était déjà à moitié hors du fourreau lorsque le mercenaire se reprit et s’obligea à lâcher son arme. Il s’agissait apparemment d’un gobelin, même si Ghuda n’en avait jamais vu d’aussi grand. Les gobelins étaient généralement plus petits que les hommes, mais pas de beaucoup. La peau bleu-vert de la créature paraissait très douce ; ses énormes yeux ronds étaient jaunes, avec des iris noirs. Elle avait également les traits plus fins que tous les gobelins que Ghuda avait combattus, même si elle possédait le large front et le gros nez, plutôt comique, caractéristiques de la race gobeline. Vêtue avec élégance d’habits de drap fin, la créature se comportait d’une manière qu’on pouvait qualifier de digne. Lorsqu’elle sourit, elle exhiba de longues dents qui ressemblaient beaucoup à des crocs. — Les rafraîchissements sont prêts, maître Pug, dit-elle en exécutant une révérence courtoise. — Voici Gathis, le sénéchal de ma maison. Il veillera à votre confort. Pug regarda en direction du ciel. — Je pense que nos invités vont dîner et passer la nuit ici. Fais préparer des chambres. (Il se tourna vers ses cinq visiteurs.) Nous avons bien assez de place ; je crois qu’une soirée de détente s’impose. » Vous ressemblez à votre père au même âge, Altesse, ajouta-t-il à l’intention de Nicholas. — Vous connaissiez mon père quand il avait mon âge ? s’étonna le jeune prince. Pug, dont l’air juvénile était assez troublant, acquiesça. — En effet. Un jour, il faudra que je vous raconte. Allez vous rafraîchir, dit-il en s’adressant au groupe tout entier. Je dois m’occuper de quelques affaires urgentes, mais je vous rejoindrai lorsque vous vous serez reposés. Sur ce, il disparut à l’intérieur de la maison, les laissant aux bons soins de Gathis. L’étrange créature s’exprimait d’une voix sifflante, due principalement à ses deux grandes rangées de dents, mais non dépourvue de courtoisie. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, messieurs, veuillez, je vous prie, m’en informer. Je tâcherai d’y remédier sur-le-champ. Par ici, si vous voulez bien me suivre. Il les conduisit dans un hall d’entrée spacieux, face à une grande porte à double battant qui s’ouvrait sur un très grand jardin intérieur. De chaque côté, des corridors s’enfonçaient à l’intérieur du bâtiment. Gathis leur fit prendre le couloir de gauche, puis les fit tourner à droite. Une porte, sur leur gauche, s’ouvrait sur un portique qui reliait la maison principale à un autre grand bâtiment. Ce fut là que Gathis les amena. — Voici la partie réservée aux invités, messieurs. Ghuda faillit de nouveau libérer son épée lorsqu’un troll franchit le seuil d’un pas tranquille, une grosse pile de linge dans les bras. La créature était vêtue d’une simple tunique et d’un pantalon, mais il s’agissait bien d’un troll, aucun doute n’était possible : de forme humanoïde et de petite taille, il avait les épaules extrêmement larges et des bras qui tombaient presque jusqu’au sol. Il était doté d’un visage simiesque, avec de larges crocs qui surmontaient la lèvre inférieure, et de grands yeux noirs renfoncés sous un front haut et massif. Sans faire d’histoires, la créature s’écarta afin de laisser passer les invités et s’inclina légèrement devant eux. — Voici Solunk, votre serviteur, expliqua Gathis. Si vous avez besoin de serviettes ou d’eau chaude, tirez sur la corde de la cloche et il répondra. Il ne parle pas la langue de votre royaume, mais il la comprend suffisamment pour répondre à vos requêtes. Si vous avez des besoins qu’il ne comprend pas, il viendra me chercher. Il conduisit chacun à sa chambre et les laissa seuls. Nicholas se retrouva dans une chambre bien aménagée, même si elle n’était pas très décorée. Un lit d’une personne, recouvert d’un épais édredon, dominait la pièce sous une grande fenêtre qui donnait sur les petits bâtiments à l’arrière de la maison principale. Le prince y jeta un coup d’œil et aperçut un homme et une autre créature, qui ressemblait à Gathis, bien qu’elle fût beaucoup plus petite. Tous deux portaient du bois ; ils disparurent dans un bâtiment qui ressemblait aux cuisines. Nicholas se retourna pour examiner le reste du mobilier : un simple secrétaire, une chaise, une grande armoire et un coffre. Le prince y trouva du linge propre. L’armoire abritait pour sa part une petite garde-robe composée de vêtements dont la coupe, la couleur et le tissage différaient tous. Les tailles étaient variées elles aussi, comme si les invités qui avaient précédé Nicholas dans cette chambre avaient laissé derrière eux un ou deux habits. On frappa à la porte. Le prince alla ouvrir. Solunk, le troll, se tenait sur le seuil. Il désigna une vaste baignoire en métal que portaient deux hommes, puis pointa son index sur Nicholas. Ce dernier comprit et hocha la tête, avant d’ouvrir la porte en grand. Les deux hommes entrèrent dans la pièce et le garçon ne put s’empêcher de les dévisager. Ils n’étaient vêtus que d’un pantalon rouge et avaient la peau noire, mais ils ne ressemblaient pas aux Krondoriens ou aux Keshians à la peau sombre. Non, on eût dit qu’ils étaient noirs parce que leur corps avait été peint ou passé au noir de fumée. Leur crâne et leur visage étaient glabres, et leurs yeux sans blanc étaient d’un bleu pâle saisissant sur la peau d’un noir de charbon. Ils déposèrent la baignoire au milieu de la pièce et sortirent. Le troll ouvrit l’armoire et choisit sans la moindre hésitation un pantalon et une tunique qui paraissaient à la taille du jeune prince. Puis il fouilla dans le coffre, sous les piles de linge, et en ressortit des sous-vêtements et des chaussettes. Les deux hommes à la peau d’une couleur si inhabituelle revinrent avec de larges seaux et remplirent la baignoire d’eau chaude. Ils déposèrent également une serviette, une brosse et un savon parfumé. Le troll émit un son interrogateur et, par gestes, fit comprendre à Nicholas qu’il lui demandait s’il devait lui frotter le dos. — Non, merci, fit le prince, je peux me débrouiller. Le troll émit un grognement de satisfaction et fit signe aux autres de quitter la pièce. Il les suivit et referma la porte derrière lui. Nicholas, stupéfait, secoua la tête en silence. Puis il ôta ses vêtements, qui étaient vraiment très sales, et grimpa dans la baignoire. L’eau était chaude, mais pas trop, et il s’y immergea en douceur. Lorsqu’il fut assis, il s’autorisa à pousser un long soupir et se laissa aller en arrière. Il savoura le luxe que représentait un bain chaud après une semaine de confinement dans la cabine d’un bateau. Il entendit Harry chanter dans son bain à l’autre bout du couloir et décida qu’il ferait mieux de se nettoyer avant que l’eau refroidisse trop. Très vite, il se retrouva couvert de mousse, fredonnant doucement une mélodie pour faire contrepoint aux vocalises plus exubérantes de Harry. Après ce long bain, rafraîchissant, Nicholas s’habilla et s’aperçut que les vêtements choisis par le troll lui allaient presque aussi bien que les siens. Il enfila ses bottes et quitta la pièce. Le couloir était désert. Nicholas se demanda s’il devait déranger les autres, d’autant que Harry remplissait toujours le silence de sa voix qui était tout sauf remarquable. Le jeune prince décida de se promener et d’explorer un peu cet environnement inconnu. Il rentra dans la maison, traversa le couloir principal et sortit par une porte-fenêtre qui donnait sur le jardin intérieur. Comme celui qui s’étendait devant la maison, il était envahi par les fleurs et les arbres fruitiers. Quatre portes-fenêtres s’ouvraient sur ce jardin carré, parcouru de petites allées dont l’intersection formait une croix. Une fontaine se dressait à cet endroit, semblable à celle qui se trouvait devant la maison. Un petit banc de pierres blanc se tenait tout près. Pug y était assis et discutait avec une jeune femme. Nicholas s’approcha. Pug le vit et se leva. — Altesse, j’ai le plaisir de vous présenter une amie, dame Ryana. (Il se tourna vers sa compagne.) Ryana, je te présente le prince Nicholas, fils d’Arutha de Krondor. La jeune femme fit la révérence, avec précision, ses surprenants yeux verts fixés sur le garçon. Il était difficile de deviner son âge, entre vingt et trente ans peut-être. Le mot « aristocratique » fut le seul adjectif qui vint à l’esprit de Nicholas pour qualifier ses traits délicatement ciselés. En sa présence, il avait l’impression que c’était lui l’homme du peuple et elle la fille de la noblesse. Pourtant, malgré toute sa beauté, il y avait quelque chose dans son attitude et ses mouvements qu’on ne pouvait qualifier que d’étranger. Sa chevelure n’était pas blonde, elle paraissait faite d’or pur ; quant à sa peau d’ivoire, elle luisait au soleil. Nicholas hésita quelques instants, puis s’inclina. — Madame. — Ryana est la fille d’une vieille amie, ajouta Pug. Elle est venue étudier ici quelque temps. — Étudier ? Pug acquiesça. Il fit signe à Nicholas de s’asseoir sur le banc, à la place qu’il occupait auparavant, et s’assit pour sa part au bord de la fontaine. — La plupart des personnes qui vivent ici sont mes amis ou mes serviteurs, mais certains sont aussi mes étudiants. — Je croyais que vous aviez construit l’académie du port des Étoiles afin qu’on puisse justement y étudier ? s’étonna Nicholas. Pug esquissa un léger sourire et répondit d’une voix teintée d’ironie : — L’académie ressemble à la plupart des institutions humaines, Nicholas, ce qui signifie qu’avec le temps, ses membres deviendront de plus en plus conservateurs. Ils ne s’inquiéteront plus que de la « tradition » et se montreront réticents à l’idée d’évoluer. J’ai été le témoin de ce qu’engendrent de telles attitudes et ne veux pas voir de telles choses se reproduire. Mais je n’ai qu’une influence limitée sur le port des Étoiles. Sept années se sont écoulées depuis ma dernière visite, et cela fait huit ans que je ne vis plus là-bas parmi les magiciens. (Il regarda vers le ciel, perdu dans ses pensées.) Mes vieux amis, Kulgan et Meecham, sont également partis. Mes enfants ont grandi et se sont mariés. Non, il y a peu de personnes au port des Étoiles à qui je me sens désormais obligé de rendre visite. D’un geste de la main, il balaya le paysage. — Ici, ajouta-t-il, j’accueille tous ceux qui en sont dignes. Plusieurs viennent même d’autres mondes. Je doute fort que certaines des personnes que vous avez rencontrées dans cette maison seraient bien accueillies au port des Étoiles. Nicholas secoua la tête. — Sûrement. (Pour essayer de se montrer poli, il se tourna vers Ryana.) Venez-vous de l’un de ces mondes éloignés, madame ? Dans la voix de la jeune femme perçait un accent qui n’appartenait pas à ce monde. — Non, je suis née près d’ici, Altesse. Pour des raisons qu’il ne parvint pas à formuler, cette voix donna la chair de poule à Nicholas. Incontestablement, cette femme était d’une beauté exceptionnelle, mais c’était une beauté d’un autre genre, quelque chose qui le laissait complètement indifférent. Il se contenta de sourire, ne trouvant pas d’autre politesse à dire. Pug parut sentir la gêne du prince, car il lui demanda : — Que me vaut le plaisir de cette visite, Nicholas ? Je me suis montré plutôt clair en demandant à votre père qu’on me laisse en paix ici. Le garçon rougit. — Je ne sais vraiment pas, Pug. Père m’a dit que Nakor a insisté pour venir et il s’est senti, pour une raison que j’ignore, obligé d’honorer sa requête. En ce qui me concerne, je me rends à Crydee, à la cour de Martin, pour y servir quelque temps… Je suppose que je dois m’endurcir sur la frontière. Pug sourit. De nouveau, ce sourire calma Nicholas. — Eh bien, c’est vrai que Crydee est plutôt rude comparée à Krondor, mais ce n’est tout de même pas la frontière. On m’a raconté que la ville fait deux fois la taille qu’elle avait quand j’étais enfant. Et la garnison de Jonril est devenue une grande ville. C’est un duché en pleine expansion que vous allez trouver là-bas, je pense que vous l’aimerez. Nicholas sourit. — Je l’espère, dit-il sans grande conviction. Il essaya de garder une expression neutre. Ces derniers jours, une vague de nostalgie l’avait envahi de façon inattendue. Krondor lui manquait, d’autant que l’attrait de la nouveauté s’était estompé. Il n’avait rien d’autre à faire que rester assis dans sa cabine ou arpenter le pont, et le caractère fastidieux de ce voyage commençait à lui saper le moral. — Comment vont les affaires à la cour de votre père ? lui demanda Pug. — En ce moment, c’est calme, même s’il est très occupé, comme d’habitude. Il n’y a eu ni guerre, ni épidémie, si c’est ce que vous voulez dire. Nicholas surprit une autre question sur le visage de Pug et hocha la tête. — Votre fils est devenu maréchal de Krondor. Pug hocha la tête à son tour, l’air pensif. — William et moi sommes en froid depuis qu’il a choisi de devenir soldat. Il a des dons étranges et puissants. — Père m’en a touché quelques mots, avoua le prince, mais je ne suis pas sûr de comprendre. Le sourire de Pug réapparut. — Je ne suis moi-même pas sûr de le comprendre, Nicholas. Malgré tous mes pouvoirs, la paternité – du moins en ce qui concerne William – est peut-être quelque chose qui me dépasse. J’ai insisté pour qu’il étudie au port des Étoiles, mais il n’a rien voulu entendre. (Le magicien secoua la tête d’un air contrit.) Je me suis montré très exigeant et il a quitté l’île sans ma permission. C’est parce qu’il fait partie de la famille qu’Arutha a fait de lui un officier. Je suis content de voir qu’il a réussi à faire quelque chose de sa vie. — Vous devriez lui rendre visite, suggéra le prince. Pug sourit de nouveau. — Peut-être. — Je voulais vous poser une question, ajouta Nicholas. Tout le monde appelle William « cousin Willie », et j’ai aussi entendu dire que vous êtes notre cousin. Mais je sais que mon grand-père Borric n’a eu que trois fils, et aucun neveu… ? Le garçon haussa les épaules d’un air interrogateur. — J’ai rendu plusieurs services à votre grand-père quand je faisais partie de sa maison. J’étais orphelin et, lorsqu’il m’a cru mort, il a ajouté mon nom dans les archives familiales à Rillanon. Comme je n’ai pas été officiellement adopté, le roi ne pouvait m’appeler son frère, si bien que le terme de « cousin » nous a paru plus approprié. Je ne parle pas souvent de ces choses-là car personne ici ne s’intéresse aux questions de titres ou de lettres de noblesse, mais on me considère dans le royaume comme une sorte de prince. Nicholas eut un large sourire. — Eh bien, Altesse, j’ai également le plaisir de vous annoncer que votre fille a mis au monde son troisième enfant. Le sourire de Pug s’épanouit. — C’est un garçon ? — Oui, enfin, dit Nicholas. Oncle Jimmy aime ses deux filles, mais il désirait vraiment un fils, cette fois. — Je ne les ai pas revus depuis leur mariage, avoua Pug. Peut-être est-il temps de leur rendre visite à Rillanon, ne serait-ce que pour voir mes petits-enfants. (Il dévisagea Nicholas avec aménité.) Peut-être m’arrêterai-je à la cour de votre père en chemin. Qui sait, un père obtus et son fils tout aussi entêté trouveront peut-être quelque chose à se dire. Nakor et Ghuda apparurent à l’entrée du jardin. Le mercenaire portait une chemise de soie joliment décorée au col et aux poignets et un pantalon bouffant dont les jambes étaient rentrées dans ses vieilles bottes usées. Il avait laissé son épée bâtarde dans sa chambre, mais ses deux dagues se trouvaient bien en évidence sur chacune de ses hanches. Quant au petit homme qui aimait tant parier, il portait une courte robe d’un orange vif. Nicholas trouva la couleur criarde, mais la tenue paraissait ravir Nakor. Il se précipita vers Pug et s’inclina devant lui. — Merci pour cette jolie robe. Puis il aperçut Ryana et écarquilla les yeux en ouvrant la bouche sur un « oh » de surprise. Très vite, il prononça quelques phrases dans un langage que Nicholas ne connaissait pas. Les yeux verts de la jeune femme s’élargirent à leur tour. Elle regarda Pug avec une expression qui, pour Nicholas, ne pouvait être que de l’affolement. Quelque chose dans les paroles du petit homme la terrorisait. Pug leva un doigt à ses lèvres pour recommander le silence. Nakor jeta un coup d’œil à Ghuda et à Nicholas. — Désolé, dit-il avec un petit rire embarrassé. Nicholas regarda Ghuda, qui lui répondit : — Oh, moi, je ne pose jamais de question. — Amos et Harry devraient bientôt nous rejoindre, reprit Pug. Nous pouvons aller à la salle à manger. Celle-ci était en fait une grande pièce carrée située dans le bâtiment principal, du côté le plus éloigné de l’aile des invités. Au centre se dressait une table basse, également carrée, entourée de coussins. Pug prit la parole au moment où Amos et Harry entraient. — Je préfère manger à la manière tsurani, j’espère que cela ne vous dérange pas. — Du moment qu’il y a à manger, je peux même rester debout s’il le faut, répliqua Amos. Il s’arrêta net à la vue de Ryana. Pug fit les présentations. Harry ne pouvait détacher les yeux de la jeune femme et faillit trébucher sur un coussin en rejoignant Nicholas. Il s’assit à côté du jeune prince et chuchota : — Qui est cette femme ? — Une sorcière, répondit Nicholas à voix basse, ou du moins une étudiante en magie. Et arrête de chuchoter, c’est impoli. Harry rougit et se tut, tandis que les deux étranges hommes noirs entraient dans la pièce avec des plateaux de nourriture. Ils déposèrent rapidement une assiette devant chaque convive et sortirent, avant de revenir quelques instants plus tard avec des verres de vin. Pendant qu’ils servaient le dîner, Pug s’excusa auprès de ses hôtes. — Je n’ai plus l’habitude de recevoir, si bien que je vous prie de m’excuser s’il vous manque quoi que ce soit. Amos lui répondit en s’exprimant au nom de tous. — Nous ne vous avons pas prévenu de notre arrivée, et je vous assure que tout ce que vous nous offrez est très apprécié. — Vous êtes très aimable, amiral. — Je croyais que Père avait un moyen de vous joindre, s’étonna Nicholas. — Seulement en cas d’urgence, Altesse, et dans le plus grand des besoins. Mais il n’a pas eu besoin d’utiliser l’objet que je lui ai laissé. Le royaume est en paix depuis que je suis parti. La conversation s’orienta vers les dernières rumeurs à la cour et autres trivialités. Nakor se montra étonnamment peu loquace, tout comme dame Ryana. Pug était un hôte chaleureux et réussit à intégrer les deux garçons dans la conversation sans en avoir l’air. Nicholas et Harry avaient l’habitude de boire du vin au dîner depuis qu’ils étaient en âge de s’asseoir à la table de leurs parents, mais comme tous les enfants de la noblesse, ils le buvaient coupé avec de l’eau. Ce soir-là, cependant, ils burent un vin rouge keshian qui avait du corps et qui, après deux verres, les mit d’humeur festive. Ils rirent bruyamment lorsque Amos raconta deux histoires qu’ils avaient pourtant déjà entendues plusieurs fois. Au moment où l’amiral s’apprêtait à en raconter une troisième, Pug se leva. — Si vous voulez bien m’excuser un moment… Nakor, pourrais-je m’entretenir en privé avec vous ? Le petit Isalani bondit sur ses pieds et se hâta en direction de la porte que Pug venait d’indiquer. Ils sortirent dans l’un des nombreux jardins de la propriété. — On m’a dit que c’est vous qui avez eu l’idée de cette visite ? commença Pug. — Je ne m’attendais pas à rencontrer… — Comment l’avez-vous deviné ? l’interrompit le magicien. Nakor haussa les épaules. — Je ne saurais le dire. Je sais qui elle est, c’est tout. Pug s’arrêta près d’un petit banc. — Qui êtes-vous ? L’Isalani s’assit sur le banc et ramena ses pieds sous lui. — Un homme. J’ai quelques connaissances. Je sais faire des tours. Pug l’étudia en silence pendant un long moment Puis il s’assit au bord d’un bassin qui réfléchissait le ciel et finit par expliquer : — J’ai réussi à gagner la confiance du peuple de Ryana. Elle est la fille d’une amie que je connais depuis vingt ans. Elles font partie des derniers de leur race, et la plupart des hommes croient qu’il ne s’agit que d’une légende. — J’en ai aperçu un, une fois, renchérit le petit homme, nullement décontenancé. J’étais sur la route qui relie Toowomba à Injune, dans les montagnes. Au coucher du soleil, je l’ai vu dans le lointain. Il se reposait au sommet d’une montagne, dans la lumière déclinante. C’était étrange de le voir là, assis tout seul, et puis je me suis dit qu’il trouvait peut-être ça étrange, lui aussi, que je sois là, tout seul. Comme il s’agissait d’une question de point de vue, j’ai décidé de ne pas le déranger pendant sa méditation. Mais je l’ai observé pendant quelques minutes. Il était d’une grande beauté, tout comme votre dame Ryana. (Il secoua la tête.) Ce sont de merveilleuses créatures. On m’a raconté que certains les vénèrent comme des dieux. J’avoue que j’aimerais parler à l’une d’entre elles. — Ryana est jeune, objecta Pug. Elle vient juste d’acquérir une conscience, après avoir vécu pendant des années telle une créature sauvage, comme tous ceux de sa race. Elle est encore à peine capable de comprendre sa propre nature ou son nouveau pouvoir. Je pense qu’il vaut mieux limiter tout contact avec les humains pendant quelque temps. Nakor haussa les épaules. — Si vous le dites. Je l’ai vue. Cela me suffit, je crois. Pug sourit. — Vous êtes un homme peu ordinaire. L’isalani haussa de nouveau les épaules. — Je choisis de ne pas m’émouvoir à propos de choses sur lesquelles je n’ai aucun contrôle. — Pourquoi cette visite, Nakor ? Le visage du petit homme, d’ordinaire souriant, s’assombrit. — Il y a deux raisons à cela. La première, c’est que je souhaitais vous rencontrer, car ce sont vos propres mots qui m’ont amené au port des Étoiles. — Mes propres mots ? — Un jour, vous avez dit à un homme du nom de James que s’il rencontrait quelqu’un comme moi, il devrait lui dire que la magie n’existe pas. Pug hocha la tête. — Alors quand il m’a annoncé ça, je me suis rendu au port des Étoiles, pour vous parler. Vous n’étiez plus là, mais je suis resté quelque temps. J’y ai rencontré beaucoup de gens sérieux qui ne comprennent pas que la magie, ce n’est que des tours. Pug se surprit à sourire. — J’ai entendu dire que votre visite a fait un choc à Watume et à Körsh. Le sourire de Nakor réapparut pour rivaliser avec celui du magicien. — Ce sont des hommes tatillons, qui prennent leur école et leur travail beaucoup trop au sérieux. J’ai vécu parmi les étudiants et nombre d’entre eux se sont ralliés à mon point de vue. Ils se sont surnommés les Cavaliers Bleus en mon honneur et se sont unis pour résister aux velléités insulaires de ces deux vieilles dames à qui vous avez laissé la responsabilité de l’académie. Pug éclata de rire. — Les deux frères Körsh et Watume étaient mes étudiants les plus capables. Je ne pense pas qu’ils apprécieraient de s’entendre traiter de vieilles dames. — Ils n’ont pas vraiment apprécié, non, admit Nakor. Mais ils se conduisent comme elles. « Ne raconte pas ceci ; ne partage pas ça. » Ils ne comprennent même pas que la magie n’existe pas. Pug soupira. — Quand je regarde ce qu’ont donné dix années de travail au port des Étoiles, je vois se répéter le passé ; je vois une autre assemblée de très puissants, comme celle que j’ai connue sur Kelewan : un groupe d’hommes qui ne recherchent que le pouvoir et la grandeur, aux dépens des autres. Nakor hocha la tête. — Ils aiment prendre des airs mystérieux et prétendre qu’ils sont importants. Pug rit de nouveau. — Oh, si vous m’aviez vu sur Kelewan, il y a si longtemps maintenant, vous auriez dit pire de moi. — J’ai rencontré quelques-uns de vos très puissants, répondit Nakor. La faille est toujours en activité, ce qui nous permet de continuer à commercer avec l’empire. Nous recevons des marchandises tsuranies et renvoyons des objets en métal en contrepartie. La maîtresse de l’Empire est une négociatrice rusée. Tout le monde est content, des deux côtés de la faille. De temps en temps, un très puissant tsurani nous rend visite, ainsi que quelques magiciens étrangers, qui viennent de Chakahar. Le saviez-vous ? Pug secoua la tête et soupira. — Si les magiciens cho-ja de Chakahar sont au port des Étoiles, alors l’assemblée ne contrôle plus l’empire. Il y a des choses que je n’aurais jamais cru voir de mon vivant, Nakor, ajouta-t-il, les yeux embués. Surtout, je n’aurais pas cru voir cette tradition prendre fin. L’Assemblée basait la plus grande partie de son pouvoir sur la peur et les mensonges : mensonges au sujet des magiciens, de l’empire et de ceux qui habitaient au-delà des frontières de l’empire. Nakor parut comprendre le sens des paroles de Pug. — Les mensonges ont la vie dure. Mais ils ne sont pas éternels. Vous devriez y retourner, pour une visite. Pug secoua la tête. Il ne savait pas si le petit homme parlait de Kelewan ou du port des Étoiles. — Pendant près de neuf ans, j’ai laissé le passé derrière moi. Aujourd’hui, on dirait que mes enfants et moi avons le même âge ; bientôt ils paraîtront plus vieux. J’ai vu mourir ma femme et mes professeurs. Certains de mes vieux amis, des deux côtés de la faille, sont déjà partis pour les contrées de la mort. Je ne souhaite pas voir mes enfants vieillir. (Il se leva et fit quelques pas.) Je ne sais pas si j’ai fait preuve de sagesse, Nakor, je sais seulement que c’est ce qui me terrifiait le plus. L’Isalani hocha la tête. — Nous sommes pareils, d’une certaine façon. Pug se retourna pour le dévisager. — De quelle façon ? Nakor sourit. — J’ai déjà vécu trois fois plus longtemps qu’un homme ordinaire. Ma naissance fut inscrite dans les registres de Kesh à l’époque de l’empereur Sajanjaro, l’arrière-grand-père de la femme de l’empereur Diigaí. J’ai rencontré l’impératrice, la grand-mère de sa femme, il y a neuf ans. Elle était déjà une vieille femme qui avait régné pendant plus de quarante ans. Pourtant, je me souviens d’elle quand elle n’était encore qu’un bébé, et j’étais alors comme vous me voyez maintenant. (Il soupira.) Je n’ai jamais réussi à accorder ma confiance aux autres, peut-être à cause de mon métier. Un jeu de cartes apparut dans sa main, comme surgi de nulle part. D’une seule main, il les déploya en éventail, avant de les faire disparaître d’une simple torsion du poignet. — Mais je comprends ce que vous essayez d’expliquer, ajouta-t-il. Aucune des personnes que je connaissais lorsque j’étais enfant n’est en vie aujourd’hui. Pug s’assit de nouveau sur le rebord de la fontaine : — Pour quelle autre raison êtes-vous venu ? — Je vois parfois des choses. Je ne sais comment l’expliquer, mais parfois, je sais les choses. Nicholas vient d’entreprendre un voyage qui l’emmènera bien au-delà de Crydee. Et son avenir est plein de dangers. Pug garda le silence pendant un long moment, réfléchissant aux paroles du petit homme. — Que dois-je faire pour vous aider ? finit-il par demander. Nakor secoua la tête. — La sagesse n’est pas dans ma nature. On m’a même affirmé que j’étais frivole, notamment Watume et Körsh, et aussi Ghuda, plus récemment. (Cela fit sourire Pug.) Je ne comprends pas toujours mes capacités, ajouta l’Isalani dans un soupir. Vous-même êtes, au dire de tous, un homme doué de grands talents et auteur de nombreux exploits. Vous vivez parmi des créatures merveilleuses, sans trouver cela étrange. J’ai vu l’œuvre que vous avez laissée derrière vous au port des Étoiles et c’est impressionnant. Il serait présomptueux de ma part de vouloir vous donner un conseil. — Présomptueux ou pas, conseillez-moi. Nakor se mordit la lèvre inférieure pendant qu’il réfléchissait. — Je pense que le garçon est un catalyseur. Des forces obscures sont à l’œuvre, des forces qui seront attirées vers lui, ajouta-t-il en traçant un vague cercle d’un geste de la main. Nous ne pouvons rien y changer, mais nous devons être prêts à l’aider. Pug se tut de nouveau pendant un long moment. — Il y a presque trente ans de cela, le père de Nicholas était lui-même un catalyseur, car sa mort aurait été une victoire pour les forces des ténèbres, finit-il par dire. — Oui, pour le peuple serpent, renchérit Nakor. La remarque parut surprendre Pug. Nakor haussa les épaules. — J’ai entendu parler de la bataille de Sethanon, bien après qu’elle eut pris fin. Mais je trouvais intéressante cette rumeur selon laquelle le chef des envahisseurs du royaume avait comme conseiller un prêtre panthatian. — Que savez-vous des Panthatians ? — Je suis déjà tombé sur les prêtres serpents, répondit Nakor avec un haussement d’épaules. Je présume, quoi qui ait pu leur passer par la tête, que ce ne sont pas vos elfes noirs qui ont provoqué toute cette boucherie, mais bien les Panthatians eux-mêmes. Cependant, en dehors de ça, je ne comprends guère ce qui s’est passé. — Vous seriez encore plus surprenant que vous l’êtes déjà si vous compreniez, Nakor. (Pug hocha la tête.) Très bien. J’apporterai mon aide à Nicholas. Nakor se leva. — Nous devrions aller nous coucher. Vous aimeriez nous voir partir dès demain. Pug sourit. — Vous, j’aimerais que vous puissiez rester. Je pense que vous pourriez être précieux pour cette communauté, mais je sais ce que c’est que d’être lié au destin d’un autre. L’expression du petit Isalani s’assombrit. Pug ne lui avait encore jamais vu un air aussi sérieux. — Parmi les membres de cette compagnie, cinq traverseront l’océan, en compagnie de quatre autres personnes qu’il nous reste encore à rencontrer. (Ses yeux se troublèrent comme s’il apercevait quelque chose au loin.) Oui, ils seront neuf à quitter le rivage, mais certains ne reviendront jamais. Pug eut l’air inquiet. — Savez-vous lesquels ne reviendront pas ? — Je fais partie des neuf, répondit Nakor. Aucun homme ne sait ce que l’avenir lui réserve. — Vous n’avez jamais rencontré Macros le Noir, rétorqua Pug. L’Isalani sourit, ce qui allégea de nouveau l’atmosphère. — Si, je l’ai rencontré une fois, mais c’est une longue histoire. Pug se leva. — Il nous faut rejoindre mes invités. Mais j’aimerais entendre cette histoire à l’occasion. — Et pour le garçon ? demanda Nakor. — Pour ces mêmes raisons que je viens de vous expliquer, je ne suis pas ravi à l’idée de devoir m’impliquer de nouveau dans la vie d’un mortel, même si celui-ci est de mes parents. (Il secoua la tête, comme en signe d’irritation.) Mais je ne peux abandonner ceux pour qui j’ai de l’affection. J’aiderai le garçon le moment venu. — Bien. C’est pour ça que j’ai dit à son père qu’il fallait venir ici. — Vous êtes en vérité un homme peu banal, Nakor le Cavalier Bleu. Nakor éclata de rire et acquiesça. Ils rentrèrent dans la salle à manger, où Amos finissait de raconter une autre de ses histoires à dormir debout, pour le plus grand plaisir de Ghuda et de Nicholas. Ryana paraissait perplexe et Harry ignorait complètement l’amiral, tant il était obnubilé par la jeune femme. Pug fit servir du café et de la liqueur. La discussion s’orienta de nouveau sur des sujets banals dont on discutait quotidiennement à Krondor. Au bout d’un petit moment, quelques bâillements montrèrent que les invités étaient prêts à se retirer. Pug leur souhaita bonne nuit et offrit sa main à dame Ryana, qu’il escorta hors de la salle. Nicholas et ses compagnons se levèrent et retournèrent à leurs chambres. Le jeune prince découvrit qu’on avait rabattu les draps à son intention et allumé des bougies sur la table de nuit. Il trouva également une chemise de nuit au pied du lit ; les serviteurs avaient réellement veillé à son confort. Il venait juste de se coucher et de sombrer dans le sommeil lorsqu’une main le secoua. Il se réveilla, le cœur battant, et découvrit Harry penché au-dessus de lui. Le jeune écuyer portait une chemise de nuit identique à la sienne. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il d’un ton endormi. — Tu ne vas pas en croire tes yeux. Viens ! Nicholas sauta à bas du lit et suivit Harry jusqu’à sa chambre, à l’autre bout du couloir. — Je m’étais presque endormi lorsque j’ai entendu quelque chose, expliqua Harry. Il fit signe à Nicholas de le rejoindre à la fenêtre et ajouta : — Ne fais pas de bruit. Le prince regarda par la fenêtre et vit que dame Ryana se tenait dans une prairie lointaine. — Elle faisait tous ces bruits vraiment étranges, presque comme si elle psalmodiait ou chantait, renchérit son ami. Il était impossible de ne pas reconnaître cette chevelure blonde qui brillait presque sous la lumière de deux des lunes de Midkemia. La bouche de Nicholas s’arrondit de stupeur. — Elle est nue ! s’exclama-t-il. Harry la regarda d’un air ébahi. — Elle portait des vêtements il y a quelques instants, je te le jure ! La dame était effectivement dévêtue et paraissait plongée dans une sorte de transe. — Mais que fait-elle ? ajouta Harry dans un souffle. Nicholas réprima un frisson. En dépit de la beauté époustouflante de la femme qui se tenait dans la prairie, rien chez elle n’était le moins du monde émoustillant ou érotique. Il se sentait mal à l’aise. Non seulement il avait l’impression d’être indiscret, mais il percevait aussi un parfum de danger. — J’ai entendu parler de sorcières qui s’accouplent au clair de lune avec des démons, chuchota Harry. — Regarde ! lui répondit Nicholas. Un halo de lumière dorée apparut autour de la jeune femme et devint très vite aveuglant. Les garçons durent baisser les yeux tandis que la lumière gagnait encore en intensité. Pendant un long moment, la nuit fut comme transpercée par un rayon de soleil. Puis la luminosité commença à décroître. Les deux garçons risquèrent un nouveau coup d’œil. La lueur avait grossi et faisait maintenant plusieurs fois la taille de la jeune femme. D’abord large comme une maison, puis aussi grosse que le navire d’Amos, l’enveloppe de lumière continua à s’étendre tandis qu’à l’intérieur quelque chose prenait forme. Puis la lumière disparut. À l’endroit où se trouvait dame Ryana quelques instants plus tôt se tenait désormais une puissante créature de légende qui étendit ses ailes, longues d’une centaine de mètres. Des écailles dorées, rehaussées d’argent, brillèrent sous la lueur de la lune, et un long cou orné d’une crête d’argent se redressa lorsque la tête reptilienne se tourna en direction du ciel. Puis, d’un bond et d’un simple battement de ses ailes géantes, le dragon s’éleva dans le ciel en crachant un petit jet de flammes. Harry s’accrocha à Nicholas de toutes ses forces, assez pour lui faire un bleu, mais aucun des deux garçons ne put bouger. Lorsqu’elle eut disparu dans le ciel, ils se tournèrent l’un vers l’autre pour échanger un regard. Des larmes de respect mêlé de crainte coulaient sur leur visage. Les grands dragons n’existaient pas. Certes, on appelait « dragons » de petits reptiles volants, mais ils n’étaient guère plus que des wyverns volants, dépourvus d’intelligence. Aucun ne vivait dans le royaume de l’Ouest, mais la rumeur prétendait qu’ils étaient choses banales dans les montagnes de l’ouest de Kesh. Les dragons d’or qui pouvaient parler et utiliser la magie n’étaient qu’un mythe. Pourtant là, au clair de lune, les garçons avaient vu une femme, en compagnie de laquelle ils avaient dîné, se transformer en la plus majestueuse des créatures qui volaient dans les cieux de Midkemia. Nicholas était si ému par ce qu’il venait de voir qu’il ne pouvait s’arrêter de pleurer. Harry, quant à lui, reprit enfin ses esprits et demanda : — Tu crois qu’on devrait réveiller Amos ? Le jeune prince secoua la tête. — Ne dis rien à personne. Pas un mot, tu comprends ? Harry hocha la tête. Pour une fois, il ne se conduisait pas en fanfaron et ressemblait simplement à un petit garçon effrayé. — Je ne dirai rien. Nicholas laissa son ami et retourna dans sa propre chambre. Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu’en entrant, le prince découvrit Pug assis sur son lit. — Fermez la porte. Le garçon obéit. — Ryana ne peut se contenter du peu de nourriture qu’elle est capable d’absorber au dîner et continuer à prétendre qu’elle est humaine. Elle passera ces quelques prochaines heures à chasser. Nicholas était pâle. Pour la première fois de sa vie, il se sentit bien loin de chez lui et du réconfort que lui procuraient la protection de son père et l’amour de sa mère. Il savait que Pug était considéré comme un membre de la famille, mais il s’agissait surtout d’un magicien très puissant, et Nicholas avait vu quelque chose qu’il n’était pas censé voir. — Je ne dirai rien, chuchota-t-il. Pug sourit. — Je sais. Asseyez-vous. Nicholas s’assit à côté de lui sur le lit. — Donnez-moi votre pied, ordonna Pug. Le prince n’avait pas besoin de demander lequel ; il souleva la jambe gauche afin que Pug puisse examiner le pied déformé, ce qu’il fit pendant un bon moment. — Il y a des années, votre père m’a requis pour réparer votre pied. Vous l’a-t-il dit ? Nicholas secoua la tête. Il était encore tellement effrayé par la scène à laquelle il venait juste d’assister qu’il avait peur que sa voix se brise s’il essayait de parler. Pug le dévisagea. — À l’époque, j’avais déjà entendu parler de votre difformité et des efforts qui avaient été faits pour la corriger. — Beaucoup ont essayé, chuchota Nicholas. — Je sais. Pug se leva et se rendit à la fenêtre, qui s’ouvrait sur la nuit claire, remplie d’étoiles scintillantes. Il se tourna de nouveau vers le jeune prince et avoua : — J’ai dit à Arutha que je ne pouvais pas vous soigner. Mais ce n’était pas vrai. — Pourquoi ? — Parce que peu importe l’amour que votre père vous porte, Nicholas – et Arutha aime profondément ses enfants, même s’il est difficile pour lui de le montrer –, aucun parent n’a le droit de modifier la nature de son enfant. — Je ne suis pas sûr de comprendre, avoua Nicholas. La peur le rongeait toujours à l’intérieur, mais il demanda quand même : — Quel mal y a-t-il à vouloir me soigner ? — Je ne sais pas si je peux vous faire comprendre ceci maintenant, Nicholas. (Il revint s’asseoir à côté du garçon.) Chacun d’entre nous a la capacité de se dépasser, s’il le souhaite. Non seulement la plupart d’entre nous n’essaient pas, mais en plus nous ne nous reconnaissons même pas cette possibilité. » Selon tout ce que je sais de la magie, les tentatives de guérison que vous avez subies lorsque vous étiez petit auraient dû marcher. Cependant, quelque chose a empêché ces sortilèges de fonctionner. Nicholas fronça les sourcils. — Je ne comprends pas. Êtes-vous en train de me dire que je ne les ai pas laissés me guérir ? Pug acquiesça. — Oui, quelque chose dans ce genre. Mais ce n’est pas aussi simple. — Je donnerais tout pour être normal, répliqua le prince. Le magicien se leva. — Vraiment ? Nicholas se tut pendant un long moment, puis finit par affirmer : — Je pense que oui. Pug sourit, d’une manière rassurante. — Allez dormir, Nicholas. Il retira un objet d’une large poche de sa robe et le déposa sur la table de nuit. — Je vous offre cette amulette. C’est presque la même que celle que j’ai donnée à votre père. Si vous deviez avoir besoin de moi, passez-la à votre cou et serrez-la très fort de la main droite en prononçant mon nom trois fois. Je viendrai à vous. Nicholas ramassa l’amulette et vit qu’elle portait le symbole des trois dauphins qui ornaient les fontaines dans la propriété du magicien. — Pourquoi ? demanda-t-il. Le sourire de Pug s’élargit. — Parce que je suis un cousin, et un ami. Dans les jours à venir, vous pourriez avoir besoin des deux. Et aussi parce que je vous laisse, vous et votre ami, garder un secret. — Celui de dame Ryana. — Elle est très jeune et bien bête de permettre qu’on la voie ainsi. Ceux de sa race vivent leurs premières années sans plus d’intelligence et de conscience qu’un animal ordinaire. Tous les dix ans, le dragon se cache dans une grotte pour y muer et en ressort avec une couleur différente à chaque fois. Ils sont nombreux à périr durant cette période car vulnérables pendant la mue, isolés dans le noir. Seuls ceux qui survivent le plus longtemps, c’est-à-dire pendant plusieurs existences humaines, émergent enfin avec une peau dorée et une conscience. Lorsque l’intelligence finit par survenir, c’est très déboussolant. Imaginez, pour une créature qui est déjà ancienne selon des critères humains, le choc que peut représenter la soudaine conscience de son être et d’un univers plus vaste. Autrefois, en des temps reculés, ce sont ceux de sa race qui lui auraient appris tout ce qu’elle a à savoir. (Pug ouvrit la porte.) Il ne reste plus que quelques grands dragons. La mère de Ryana m’a aidé à achever une quête, c’est pourquoi je viens en aide à son enfant. Il ne serait pas judicieux d’annoncer aux hommes que parmi eux marchent ceux qui ne sont pas humains. — Père m’a dit qu’avec le temps, j’apprendrai beaucoup de choses que je ne devrai pas révéler aux autres. Je comprends. Pug n’ajouta rien de plus et sortit en fermant la porte. Nicholas se rallongea sur le lit, mais le sommeil fut long à venir. Chapitre 3 CRYDEE L’Aigle Royal jeta l’ancre. Les marins sur le quai attachèrent les amarres du navire. Tout autour d’eux, la ville de Crydee grouillait d’activité, car on était en milieu de journée. Nicholas étudia attentivement l’endroit qui devait devenir son foyer, pour mieux embrasser la nouveauté de ce paysage. Ses accès de nostalgie s’étaient de nouveau emparés de lui pendant ce long voyage et n’avaient disparu qu’une fois franchies les dangereuses passes des Ténèbres, ce qui leur avait pris une journée et demie bien agitée. Puis ils étaient remontés vers le nord en longeant les côtes de Tulan et de Carse, pour arriver jusqu’à Crydee. La ville ne cessait de s’agrandir depuis vingt ans, et les signes de cette expansion étaient visibles de toutes parts. Alors même qu’ils faisaient voile vers le nord, Amos avait désigné du doigt un village de pêcheurs qui s’était développé au sud de ce qu’il appelait les falaises de la Désolation. Ils avaient également aperçu en entrant dans le port de nouveaux bâtiments édifiés au sommet d’une lointaine colline au sud-est de la ville. Nicholas plissa les yeux, aveuglé par l’éclat du soleil qui se réfléchissait sur les façades blanches. Il vit deux carrosses et autant de chariots s’arrêter devant un édifice au-dessus duquel flottait un grand étendard royal : il devait s’agir de la maison des douanes. Des laquais assis à l’arrière des carrosses sautèrent des véhicules pour en ouvrir les portes. Une femme de haute taille sortit du premier, suivie par un homme plus grand encore. Nicholas reconnut son oncle et sa tante. Amos donna l’ordre d’abaisser la passerelle. Nicholas et Harry n’étaient pas loin, prêts à débarquer. Le duc Martin, la duchesse Briana et leur cour se tenaient au pied de la passerelle pour accueillir le prince et ses compagnons. A la vue du comité d’accueil, Amos s’exclama : — Eh bien, on sait maintenant qu’au moins un des pigeons a réussi à atteindre Crydee depuis Ylith. Depuis la fin de la guerre de la Faille, vingt-huit ans plus tôt, Arutha et Martin avaient réussi à conserver un service de messagers entre Krondor et la Côte sauvage, service qui utilisait des cavaliers dotés de montures rapides et des pigeons voyageurs. Comme la brusque décision d’envoyer Nicholas à Crydee avait été prise la veille de son départ, Martin n’avait appris l’arrivée de son neveu que quelques jours à peine avant que le navire arrive en vue du port. — Qui sont ces filles ? demanda Harry tandis que les marins se préparaient. Nicholas avait lui-même remarqué les deux jeunes filles qui accompagnaient le duc et répondit : — Je suppose que l’une d’entre elles est ma cousine Margaret. Je ne sais pas qui est l’autre. Harry sourit. — Je trouverai. Les marins abaissèrent la passerelle. Amos se tourna vers Nicholas et dit d’un ton formel : « Votre Altesse ? » pour lui rappeler qu’il devait être le premier à descendre du navire. Harry s’avança d’un pas et découvrit la main d’Amos posée fermement à plat sur sa poitrine. — C’est par ordre de rang, mon jeune écuyer, dit-il d’un ton lourd de sous-entendus. Harry rougit et recula. Nicholas descendit du navire. Sur le quai, un homme de haute taille s’avança à sa rencontre. Martin, duc de Crydee, s’inclina devant son neveu avec un sourire chaleureux. — Votre Altesse, nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue à Crydee. Martin ressemblait un peu à Arutha, bien qu’il fût plus grand et plus lourd que ce dernier. Sa chevelure était presque entièrement grise, désormais, et son visage ridé par l’âge et le soleil, mais il émanait de lui une impression de force qui ne pouvait échapper à personne. Il n’était pas l’un de ces nobles sédentaires qui passait ses journées à boire du vin en donnant des ordres à ses serviteurs. Non, Martin était un homme qui, en dépit de son âge, dormait encore certaines nuits à la belle étoile et ramenait du gibier sur son dos lorsqu’il partait chasser. Nicholas sourit, quelque peu embarrassé par cette cérémonie. — Je suis ravi d’être ici, mon oncle. Amos fut le second à descendre du navire. — Votre Grâce ! s’exclama-t-il en donnant une rude claque sur l’épaule de Martin. Toute formalité disparut lorsque le duc serra Amos dans ses bras. — Vieux pirate ! répondit-il en riant. Cela fait si longtemps ! Ils se donnèrent des tapes dans le dos et se serrèrent la main. Puis Amos fit un signe de tête en direction de Nicholas. Martin tourna de nouveau son attention vers le jeune prince. — Votre Altesse, permettez-moi de vous présenter mon épouse, la duchesse Briana. Nicholas n’avait pas vu sa tante depuis qu’il était bébé et n’en avait conservé que de très vagues souvenirs, si bien qu’il avait l’impression de la rencontrer pour la première fois. Une femme de haute taille inclina la tête dans sa direction. La duchesse avait le front haut et des cheveux gris décorés d’une surprenante mèche blanche au-dessus de la tempe gauche. On ne pouvait dire de cette femme qu’elle était : belle, mais elle n’en restait pas moins impressionnante. Des rides dues à l’âge et au soleil s’étaient formées au coin de ses yeux bleus, mais aucune autre trace de vieillissement ne marquait son visage, bien qu’elle eût dépassé la cinquantaine. Sa tenue sacrifiait plus au confort qu’à la mode et se composait d’une veste de cuir, d’une chemise en soie et d’un pantalon rentré dans de hautes bottes. — Madame, fit Nicholas en prenant la main qu’elle lui tendait. Il serra légèrement cette main, pour la saluer, mais l’étreinte qu’elle lui rendit était puissante. Le jeune prince comprit alors que les histoires qui couraient au sujet de l’étrange épouse de son oncle étaient vraies pour la plupart. Dans la défunte cité d’Armengar, où les femmes pouvaient elles aussi devenir soldats, dame Briana avait appris à monter, à chasser et à se battre mieux que la plupart des hommes. C’était en tout cas ce que prétendait la rumeur, mais rien qu’à regarder sa tante, Nicholas ne doutait pas de sa véracité. Martin continua les présentations. — Voici mon fils, Marcus. Nicholas se tourna vers son cousin et hésita, à cause d’une vague impression de familiarité. Le jeune homme avait les yeux et les cheveux bruns ; Nicholas se dit qu’il devait ressembler à quelqu’un qu’il connaissait à Krondor. De la même taille que son cousin le prince, mais légèrement plus corpulent et de deux ans son aîné, Marcus avait les cheveux de la même longueur. Il s’inclina avec raideur devant Nicholas et recula d’un pas. — Cousin, fit le prince en le saluant d’un signe de tête. Amos s’avança derrière son protégé et se tourna vers Martin : — Tu te rappelles de la fois où j’ai compris que tu étais le frère d’Arutha ? — Comment pourrais-je oublier ? répondit Martin. C’était mon premier voyage en mer et tu as bien failli tous nous noyer. — Dis plutôt que j’ai sauvé ta carcasse sans valeur grâce à la façon magistrale dont j’ai manœuvré le navire, répliqua Amos. Mais si nous avions besoin de prouver votre parenté, nous n’aurions qu’à montrer ces deux-là, ajouta-t-il en désignant Nicholas et Marcus. (Il se caressa le menton.) Je pense qu’il va nous falloir peindre l’un des deux en vert pour pouvoir les différencier. Nicholas regarda Amos sans comprendre, tandis que Marcus affichait une expression impassible. — C’est à cause de la ressemblance, expliqua Amos à son jeune prince. — Quelle ressemblance ? — Vous vous ressemblez tous les deux, insista l’amiral. Nicholas se retourna pour dévisager son cousin. — Vous trouvez… ? Marcus secoua légèrement la tête. — Non, je ne la vois pas… Altesse. Amos se mit à rire. — Vous ne la verrez jamais. Martin poursuivit les présentations. — Altesse, voici ma fille, Margaret. L’une des deux jeunes filles fit la révérence. Elle avait les cheveux bruns, comme son frère, mais elle ressemblait à sa mère. Cependant, la nature lui avait donné un nez droit, des pommettes hautes et des traits moins sévères que ceux de Briana. Elle portait les cheveux longs jusqu’aux épaules, comme la duchesse, sans aucun ornement. Plus petite que son cousin, elle leva vers lui de grands yeux sombres. — Ma cousine, c’est un plaisir de vous rencontrer. Elle sourit, ce qui la fit paraître jolie. Le regard de Nicholas s’arrêta sur la jeune fille qui se tenait à côté de Margaret. Aussitôt, il sentit son cœur se serrer. Elle le dévisageait de ses yeux d’un bleu vif, et le prince se dit qu’il n’en avait jamais vu d’aussi grands, ni d’aussi beaux. Brusquement, il se sentit gauche et peu sûr de lui. Margaret lui présenta la jeune fille. — Voici ma compagne, la damoiselle Abigail, fille du baron Bellamy de Carse. La mince jeune fille fit la révérence. Nicholas se dit qu’il n’avait jamais vu personne le faire de façon si gracieuse. Contrairement à Margaret, Abigail avait relevé et rassemblé ses cheveux blonds derrière son crâne à l’aide d’un bandeau d’argent et les laissait retomber en une cascade de mèches frisées. Elle avait la peau pâle, le teint clair et les traits délicats, et lui sourit en se relevant. Nicholas ne put s’empêcher de sourire à son tour. Au bout de quelques instants, ce sourire se fit idiot. Quelqu’un s’éclaircit la gorge derrière le prince, ce qui fit sortir le jeune homme de sa transe. — Mademoiselle, dit-il d’une voix qui lui parut trop tendue. Puis il se tourna de nouveau vers Martin. — Voici Harry, mon écuyer, dit-il au moment où ce dernier descendait la passerelle en portant les bagages de son prince et les siens. Le jeune homme les laissa tomber sur le sol et s’inclina devant le duc de Crydee. À la vue de Margaret et de sa compagne, il eut un grand sourire. Martin expliqua que Nicholas devait monter dans le premier carrosse, avec Briana et lui. Harry fit mine de les suivre, mais la main d’Amos s’abattit sur son épaule. — Le premier carrosse est réservé au prince, au duc et à la duchesse. Je partagerai, quant à moi, le second avec les enfants du duc. — Mais…, commença Harry. Amos désigna les chariots. — Assure-toi que l’on s’occupe bien des bagages de ton prince et veille à ce qu’on les charge sur les chariots là-bas. L’un d’eux t’emmènera lorsque tout sera terminé. Nakor et Ghuda descendirent la passerelle à leur tour. — Et eux, alors ? demanda Harry. Nakor lui adressa un large sourire. — On va marcher. Ce n’est pas si loin, ajouta-t-il en montrant le château qui se dressait sur la colline au-dessus du port. — Ça me fera du bien de me dégourdir les jambes, renchérit Ghuda. Harry soupira et emmena les deux sacs jusqu’au premier chariot. — Eh, gamin, s’écria un conducteur, c’est quoi, ça ? Harry, de mauvaise humeur, répliqua d’un ton sec : — Ce sont les bagages du prince de Krondor ! Je suis son écuyer ! L’homme, appuyé contre son chariot, le salua de manière nonchalante. — Et où voulez-vous qu’on emmène tout ça, écuyer ? lui demanda-t-il en montrant du doigt quelque chose derrière le jeune homme. Harry se retourna et vit que l’on s’apprêtait à débarquer les premiers bagages du navire. Deux marins descendaient la passerelle en portant l’une des lourdes malles de Nicholas. Trois malles identiques s’apprêtaient à suivre le chemin de la première. Le craquement du bois et le frottement des cordes remplissaient l’air. Un grand filet, contenant une dizaine d’autres malles et de bagages, sortit des profondeurs du navire et s’éleva majestueusement au-dessus du pont. Puis il passa par-dessus bord avant d’être déposé sur le quai. Là, des mains se tendirent et commencèrent à défaire le filet. — Et je parie que vous savez où ça va, tout ça, écuyer ? railla le conducteur. Harry poussa un soupir résigné. Il ressortit du chariot les deux sacs où Nicholas et lui avaient mis les vêtements et les affaires personnelles dont ils s’étaient servis pendant des semaines à bord du bateau. De toute évidence, ils seraient parmi les derniers à être chargés. — Je suis censé superviser ? s’enquit le jeune homme en secouant la tête. Le conducteur lui lança un clin d’œil complice et s’écarta du chariot. — Ça ira plus vite et ce sera plus facile pour nous tous, écuyer, si vous supervisez le déchargement depuis cet établissement, là-bas. (Il désigna une porte quelque dix mètres plus loin.) La bière y est bonne, on y mange d’excellentes tourtes à la viande et vous pourrez toujours surveiller ce qui se passe par la fenêtre. Harry eut l’eau à la bouche à la pensée d’une tourte à la viande, surtout après la nourriture ordinaire qu’on leur avait servie à bord du navire. Malgré tout, il répondit : — Non, le devoir avant tout. Le conducteur de chariot secoua la tête. — Alors faites-nous une faveur à tous les deux, écuyer, et surveillez tout ça tranquillement, si vous voyez ce que je veux dire. Harry hocha la tête et s’écarta pour laisser passer les porteurs qui mirent les deux premières malles dans le chariot. Le jeune homme trouva un peu d’ombre sous le toit en auvent de la maison des douanes et s’appuya contre le mur. Il leva les yeux en direction de la colline et vit que Nakor et Ghuda venaient de quitter le port et remontaient déjà la grande rue qui menait de la ville au château, où ils arriveraient sûrement une heure avant lui. — Moi qui croyais que ça allait être intéressant, marmonna le jeune écuyer dans sa barbe. Lorsque le premier carrosse entra dans la cour du château, deux rangées de soldats se mirent au garde-à-vous. Tous portaient le tabard brun et or aux couleurs du duché et le bouclier frappé de la mouette dorée de Crydee sur fond brun. Un fanion brun et or était accroché à chaque hallebarde et les armures brillaient au soleil. Lorsqu’un des laquais ouvrit la porte et que Nicholas descendit du carrosse, un petit homme aux jambes arquées, aux cheveux gris et au visage tanné comme du cuir, cria : — Présentez les armes ! Les soldats au garde-à-vous baissèrent leurs hallebardes, puis les redressèrent au bout de quelques instants. Martin et les autres descendirent de voiture, puis les cochers firent avancer les chevaux jusqu’aux écuries, derrière le château. Nicholas prit le temps de bien regarder son nouveau foyer. Le château de Crydee était petit en comparaison de ce à quoi il était habitué. On y trouvait un ancien donjon, autour duquel un seul bâtiment avait été érigé. Plus tard, une autre salle avait été ajoutée à l’arrière. Nicholas calcula rapidement la distance qui séparait les édifices du mur d’enceinte extérieur et s’aperçut, non sans quelque réprobation, que la cour intérieure était relativement étroite. Si jamais un ennemi réussissait à passer le mur d’enceinte, il n’y aurait pas grand-chose qui l’empêcherait d’atteindre le donjon. Comme s’il lisait dans les pensées de son neveu, Martin expliqua : — C’est mon arrière-grand-père qui a pris ce donjon à la garnison keshiane qui vivait ici à l’époque, et c’est lui qui a érigé le mur qui l’entoure. Mon grand-père, quant à lui, a fait construire les deux autres salles, ne laissant que peu de place pour une expansion future, ajouta-t-il avec un demi-sourire qui rappela à Nicholas son propre père. Mon père avait fait le projet de repousser le mur pour permettre la construction de nouveaux bâtiments… mais il ne l’a jamais mis à exécution. (Il posa la main sur l’épaule du jeune prince.) Je n’arrive jamais à trouver le temps, moi non plus, semble-t-il. Un homme corpulent, à la peau noire et au visage orné d’une courte barbe sombre, s’avança, légèrement en retrait derrière le petit homme aux cheveux gris. Tous deux passèrent entre les soldats pour rejoindre Nicholas et s’incliner devant lui. Amos adressa un sourire au petit homme. — Maître Charles ! s’exclama-t-il. — Votre Altesse, ajouta Martin, je vous présente Charles, notre maître d’armes, et voici Faxon, notre maître des écuries. Nicholas les salua en retour d’un signe de tête et échangea quelques mots avec Charles dans une langue étrangère. Le maître d’armes s’inclina de nouveau et répondit dans la même langue. Puis il ajouta, dans la langue du roi, cette fois : — Vous parlez très bien le tsurani, Altesse. Nicholas rougit. — Juste quelques mots. Mais tout le monde à la cour connaît le maître d’armes tsurani de mon oncle Martin. Et le maître des écuries Faxon, ajouta-t-il à l’intention de l’homme à la peau noire. — Votre Altesse, répondit Faxon en s’inclinant. Martin présenta les autres membres de sa maison et prit Nicholas par le bras après en avoir fini avec ces formalités. — Si Votre Altesse veut bien me suivre… Le duc et le prince montèrent les quelques marches du château. Abigail, Marcus et Margaret les suivirent pour retourner dans leurs propres appartements. Briana se tourna vers Amos. — Une réception aura lieu ce soir, mais en attendant, quelqu’un va vous accompagner jusqu’à vos appartements. — Dites-moi simplement où est ma chambre, Briana, répondit Amos. J’ai vécu ici trop longtemps pour pouvoir me perdre. Briana sourit. — Votre ancienne chambre est de nouveau tout à vous, Amos. L’amiral jeta un coup d’œil en direction de l’entrée principale du château, et vit deux soldats qui montaient la garde. — Il faudrait dire à ces garçons que, dans quelques minutes, se présenteront deux personnages assez invraisemblables. L’un est un petit homme du nom de Nakor, originaire de Shing Lai et complètement givré. L’autre, le grand, s’appelle Ghuda Bulé ; c’est un mercenaire keshian. Laissez-les entrer, ce sont les compagnons de Nicky. Briana se contenta, pour toute réponse, de hausser un sourcil. Elle se tourna vers Charles, le maître d’armes. — Veillez à ce qu’on les laisse entrer, je vous prie. Il la salua et s’éloigna d’un pas rapide en direction de la porte pour en informer les gardes. — Qui sont ces hommes, Amos ? demanda la duchesse. L’amiral se força à prendre un air jovial. — Ce sont deux originaux comme on n’en rencontre pas tous les jours. Briana posa la main sur l’épaule d’Amos. Ils avaient servi ensemble en tant que soldats d’Armengar, sa ville natale, lorsque l’ancien pirate avait aidé à la défendre contre les armées de la confrérie de la Voie des Ténèbres. — Je vous connais suffisamment pour savoir qu’il y a autre chose. De quoi s’agit-il ? Amos secoua la tête. — Simplement une conversation que j’ai eue avec Arutha avant mon départ. Il jeta un coup d’œil en direction de la porte du château, que Nicholas et Martin venaient juste de franchir. — Il a dit que si quelque chose devait arriver, il faudrait s’en remettre à Nakor et l’écouter. Briana réfléchit quelques instants, puis répliqua : — Je suppose que cela signifie que nous avons des ennuis en perspective. Amos se força à rire. — À dire vrai, je ne pense pas qu’Arutha vous demanderait de vous en remettre au magicien pour organiser une petite sauterie. Briana le récompensa d’un sourire, puis l’étreignit et l’embrassa sur la joue. — Vous nous avez manqué, Amos, et votre humour aussi. L’amiral parcourut la cour du regard, plongé dans ses souvenirs. — J’ai vu trop d’hommes mourir sur ces murs et passé trop de temps à les défendre pour pouvoir dire que Crydee m’a manqué, Briana. Puis il l’embrassa à son tour et la serra très fort dans ses bras. — Mais que je sois pendu si je prétends que vous ne m’avez pas manqué, vous et Martin. Bras dessus, bras dessous, la grande duchesse et le corpulent amiral montèrent les marches du château de Crydee. Martin fit signe à Nicholas de s’asseoir et s’installa pour sa part derrière le grand bureau. Le cabinet de travail du duc paraissait petit, comparé à celui d’Arutha à Krondor. Le jeune prince balaya la pièce du regard. Derrière Martin, sur le mur, se trouvait la bannière ornée de la mouette de Crydee. Au-dessus de la tête de l’oiseau, on discernait encore les contours fanés d’une couronne, à l’endroit où l’on avait retiré un morceau de tissu. Nicholas savait qu’autrefois son grand-père avait occupé cette même place. Le duc Borric était alors le second dans l’ordre de succession à la couronne que portait aujourd’hui l’oncle du jeune prince. Mais la lignée de Martin ne pouvait y prétendre en raison de sa naissance illégitime et toute trace de cette succession qui lui était refusée avait été ôtée des armoiries de la famille. — Ce cabinet a été celui de ton père pendant la guerre de la Faille, expliqua Martin. Avant, c’était ton grand-père qui l’occupait, et son père et son grand-père avant lui. Nicholas remarqua qu’en dehors de la bannière ducale, les murs étaient dépouillés de souvenirs personnels ou de trophées. Seules une large carte du duché et une autre du royaume décoraient la pierre nue. Le bureau de Martin était tout aussi spartiate et bien ordonné, car on y trouvait un simple encrier et sa plume, ainsi qu’un bâton de cire rouge pour le sceau ducal et une bougie. Deux rouleaux de parchemin laissaient à penser que le duc avait à traiter quelques affaires en cours, mais, pour le reste, il émanait de la pièce une impression d’organisation, comme si l’occupant actuel détestait laisser derrière lui en fin de journée un travail inachevé ou un problème non résolu. Nicholas découvrit que cette attitude lui était familière, car son père était poussé lui aussi par le même sens de l’ordre. Le jeune prince tourna de nouveau son attention vers son oncle et s’aperçut que ce dernier l’observait attentivement. Le jeune homme rougit. Martin sourit. — Vous êtes ici dans votre famille, Nicholas, ne l’oubliez jamais. Le prince haussa les épaules. — J’ai entendu Père parler de Crydee, et Amos raconte des histoires de guerre qui n’en finissent pas, mais… (Il regarda de nouveau tout autour de lui.) Je crois que je ne savais pas à quoi m’attendre. — C’est pourquoi vous êtes ici, répondit Martin. Arutha souhaite que vous appreniez à connaître une partie de votre héritage. Selon les critères krondoriens, nous tenons ici une cour plutôt fruste, poursuivit-il. On peut même dire primitive, aux yeux des courtisans de Rillanon et des autres cours de l’Est. Mais vous trouverez ici tout le confort qui importe vraiment. Nicholas hocha la tête. — Que vais-je faire exactement ? — Arutha m’a laissé seul juge en la matière. Je pense que, pour l’instant, je vais faire de vous mon écuyer. Vous êtes un peu vieux pour ce poste, mais de cette façon, vous pourrez rester proche de moi. Peut-être qu’au bout de quelque temps, je vous trouverai un meilleur emploi. J’assignerai votre ami à Marcus. Nicholas était sur le point d’objecter, lorsque Martin répliqua : — Les écuyers n’ont pas d’écuyers, mon neveu. Le jeune homme acquiesça. — Ce soir, reprit le duc, aura lieu une réception officielle. J’ai invité une troupe d’acteurs de passage en ville. Demain, vous prendrez vos fonctions. — En quoi consisteront-elles ? — Samuel, l’intendant du château, vous expliquera quelques-unes d’entre elles. Le maître d’armes et le maître des écuries vous en trouveront d’autres. Vous aurez plusieurs tâches à remplir quotidiennement, qui consisteront surtout à me permettre d’avoir le temps de gouverner plus efficacement le duché. Vous avez peut-être remarqué les nouvelles constructions au-dessus des falaises sud et au-delà. Crydee est presque devenu une métropole, si l’on s’en tient aux critères de la Côte sauvage. Il y a beaucoup à faire. Mais en attendant, je vais demander à un serviteur de vous escorter jusqu’à votre chambre. — Merci, oncle Martin. Nicholas se leva. Le duc contourna le bureau et vint ouvrir la porte, puis fit signe à un serviteur d’approcher. — À compter de demain, Votre Altesse, vous vous adresserez à moi en commençant par « Votre Grâce ». On vous donnera le titre d’écuyer et je vous tutoierai. Nicholas rougit, sans savoir pourquoi il se sentait embarrassé. Il hocha la tête et suivit le serviteur jusqu’à sa chambre. Ce soir-là, Nicholas s’assit entre son oncle et son cousin Marcus. La nourriture était abondante, bien qu’ordinaire ; le vin, robuste, avait du goût, et le divertissement proposé semblait approprié. Le jeune prince passa la majeure partie de la soirée à regarder en direction de l’endroit où Abigail était assise, juste à côté de Margaret. Les jeunes filles s’étaient rapprochées l’une de l’autre et parurent plongées dans une grande conversation pendant presque tout le repas. Plusieurs fois, Nicholas se sentit rougir sans vraiment savoir pourquoi. Les quelques efforts qu’il fit pour engager la conversation avec Marcus ne furent récompensés que par des réponses courtes et de longs silences. Nicholas commençait à penser que d’une certaine façon, son cousin ne l’aimait pas. Amos, Nakor et Ghuda Bulé se trouvaient à l’autre bout de la table, si bien que Nicholas était dans l’incapacité de leur parler. De toute évidence, ils passaient un bon moment et échangeaient des histoires avec Charles, le maître d’armes et Faxon, le maître des écuries. Nicholas vit Harry tenter d’engager la conversation avec un jeune homme discret. Visiblement, ce dernier devait parler tout bas car Harry était constamment obligé de se pencher vers lui pour l’écouter. Son interlocuteur ne paraissait guère plus âgé que les garçons, et devait avoir une vingtaine d’années. Il avait les yeux bleus et une tignasse blonde qui lui arrivait aux épaules. La mèche sur son front paraissait être un obstacle à sa vision, car il ne cessait de la repousser de la main. Nicholas se dit que lorsqu’il lui arrivait de sourire, cet homme devait avoir un visage plutôt agréable. — Dites-moi, cousin, qui est-ce ? Marcus regarda dans la direction que Nicholas lui indiquait. — C’est Anthony. Il est magicien. — Vraiment ? s’étonna le prince, ravi d’avoir finalement réussi à arracher plus d’une phrase à son cousin. Que fait-il ici ? — Il y a quelques années, mon père a demandé au vôtre d’intercéder auprès des dirigeants du port des Étoiles afin qu’ils nous envoient un magicien. (Marcus haussa les épaules.) Je crois que ça a un rapport avec Grand-Père. Il reposa l’os qu’il venait de ronger, utilisa le bol mis à sa disposition pour se rincer les doigts et s’essuya avec une serviette en lin. — Votre père vous a-t-il jamais parlé d’un magicien à la cour ? Soulagé de voir qu’ils s’engageaient enfin dans ce qui ressemblait à une conversation, Nicholas haussa les épaules. — Il m’a raconté quelques histoires, au sujet de Kulgan et de Pug. J’ai d’ailleurs fait étape chez Pug en venant ici. Marcus avait les yeux fixés sur le magicien. — Anthony est quelqu’un de bien, ça, je vous le garantis, et amical quand on apprend à le connaître. Mais il est très réservé et il a tendance à se montrer évasif les rares fois où mon père lui demande conseil. J’ai peur que les magiciens du port des Étoiles nous l’aient envoyé pour nous faire une espèce de plaisanterie. — Vraiment ? Marcus lança un regard de travers à son cousin. — Vous n’arrêtez pas de dire « vraiment », comme si vous pensiez que j’invente toute cette histoire. — Désolé, s’excusa Nicholas en rougissant légèrement. C’est juste une mauvaise habitude. Ce que je voulais dire, c’est pourquoi pensez-vous que les dirigeants du port des Étoiles feraient une chose pareille ? — Parce qu’il n’est pas un très bon magicien, d’après ce que j’en sais. Nicholas se reprit au moment où il allait dire : « Vraiment ? » — Intéressant. Je veux dire, on ne rencontre pas beaucoup de magiciens, quel que soit l’endroit, mais les rares qui viennent à la cour ne font pas grand-chose en matière de magie, du moins pas quand on peut les voir. Marcus haussa les épaules. — Je suppose qu’il a son utilité, mais quelque chose chez lui m’incite à la prudence. Il dissimule des secrets. Nicholas se mit à rire. Marcus se tourna vers lui, se demandant si son cousin se moquait de lui. — Je pense que ça fait partie du rôle, vous savez, le fait de se tapir dans l’ombre, de s’entourer de mystères et tout le reste, expliqua le prince. Marcus haussa de nouveau les épaules et se laissa aller à un faible sourire. — Peut-être. Dans tous les cas, il est le conseiller de Père, même s’il ne fait pas grand-chose dans ce sens. Heureux d’être enfin impliqué dans une conversation au lieu de devoir garder le silence, Nicholas poursuivit la discussion. — Vous savez que j’ai connu le père de maître Faxon ? Je ne savais pas qu’il ressemblerait autant au vieux duc. Marcus grommela une réponse évasive. — Gardan était déjà un vieillard lorsqu’il est revenu de Krondor. Je n’ai jamais remarqué la ressemblance. — J’ai été désolé d’apprendre sa mort, l’an dernier, renchérit Nicholas, sentant la conversation lui échapper. Marcus haussa les épaules, ce qui semblait être son geste le plus expressif. — Il ne faisait guère plus que pêcher et raconter des histoires. C’était un vieil homme. Je l’aimais bien, mais… (Nouveau haussement d’épaules.) On vieillit, et puis on meurt. C’est comme ça que ça marche, pas vrai ? Ce fut au tour de Nicholas de hausser les épaules. — Je ne l’avais pas vu depuis presque dix ans. Je suppose qu’il avait vieilli. Il comprit aussitôt que cette dernière remarque était particulièrement stupide et laissa la conversation s’éteindre. Il garda le silence pendant tout le reste du repas. Lorsque celui-ci prit fin, Martin se leva. — Nous souhaitons la bienvenue dans notre foyer à notre cousin Nicholas. (Les courtisans et les serviteurs présents applaudirent poliment.) À compter de demain, il me servira d’écuyer. Devant cette annonce, Harry lança un regard interrogateur à son ami. Nicholas haussa les épaules. — Et son compagnon, Harry de Ludland, deviendra l’écuyer de mon fils, ajouta le duc. Harry fit une grimace, comme pour dire : « Voilà qui répond à la question. » — A présent, je vous souhaite à tous une bonne nuit. Martin tendit la main, sur laquelle Briana posa la sienne, de façon formelle. Il escorta ainsi son épouse hors de la pièce, suivi par Margaret et Abigail. Marcus se leva à son tour et se tourna vers Harry. — Eh bien, puisque tu dois me servir d’écuyer, il faut que tu sois debout une heure avant l’aube. Demande à n’importe quel serviteur où se trouvent mes appartements et ne sois pas en retard. Père voudra que tu te tiennes prêt, toi aussi, ajouta-t-il en se tournant vers son cousin, qu’il s’était mis brusquement à tutoyer. Nicholas n’apprécia guère le ton sur lequel on lui parlait, mais refusa de se montrer impoli. — Je serai à mon poste. Marcus sourit, ce qui fut un choc, car c’était la première fois que Nicholas le voyait prendre une expression qui n’était pas neutre. — J’espère bien, répliqua-t-il. (Il fit un signe aux serviteurs.) Conduisez les écuyers à leurs chambres. Les garçons emboîtèrent le pas aux deux serviteurs. En passant devant le magicien, Harry lui souhaita une bonne nuit. — À bientôt, Anthony. Ce dernier marmonna une réponse. — C’est le magicien du duc, expliqua Harry lorsqu’ils entrèrent dans le grand couloir. — Je sais, répondit Nicholas. Marcus m’a dit qu’il n’était pas très doué pour ce travail. Harry expliqua qu’il n’avait pas d’opinion précise à ce sujet et ajouta : — Il m’a tout l’air d’être un chic type, bien qu’un peu timide. Il a un peu tendance à manger ses mots. Les serviteurs conduisirent les deux jeunes hommes jusqu’à des portes adjacentes. Nicholas ouvrit celle qu’on venait de lui indiquer et entra dans une pièce qui ne pouvait être qu’une cellule et faisait à peine trois mètres sur deux mètres cinquante. Une paillasse gisait sur le sol et un petit coffre où l’on pouvait ranger ses effets personnels occupait un autre coin de la pièce. Une table minuscule, une chaise et une lampe de fortune complétaient l’ensemble. Nicholas se tourna vers les serviteurs qui s’éloignaient et leur demanda : — Où sont mes affaires ? — Elles ont été mises de côté, écuyer. Sa Grâce a dit que vous n’en auriez pas besoin jusqu’à votre départ, c’est pourquoi il les a fait descendre au second sous-sol. Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin dans le coffre. Harry donna une claque sur l’épaule de son ami. — Eh bien, écuyer Nicky, on ferait mieux d’aller se coucher et de prendre une bonne nuit de sommeil. Il faudra être debout tôt demain matin. — Réveille-moi si jamais j’oublie de me lever, lui demanda le prince, qui sentait l’angoisse l’envahir. — Qu’est-ce que je gagne en échange ? — Que dirais-tu du fait que je ne te botte pas les fesses ? Harry parut réfléchir à la question quelques instants, avant de répliquer : — Ça me paraît équitable. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il en riant. Tu t’habitueras au statut d’écuyer. Regarde-moi : je m’en suis bien tiré. Il entra dans sa chambre. Nicholas leva les yeux au ciel, comme pour dire : « C’est parce que tu ne t’es jamais conduit comme un véritable écuyer ». Avec un terrible pressentiment, il entra dans sa cellule, ferma la porte et se déshabilla. Puis il éteignit la lampe et se fraya un chemin dans le noir jusqu’à la paillasse. Il s’y allongea et ramena l’unique couverture jusqu’à son menton. Il passa le reste de la nuit à tourner et à se retourner sur son matelas, n’y gagnant que peu de repos et beaucoup d’appréhension. Nicholas était déjà réveillé lorsque Harry frappa à sa porte. Il se fraya un chemin à tâtons dans la pénombre et sentit son cœur sombrer encore un peu plus lorsqu’il réalisa que la veille, avant d’éteindre la lampe, il n’avait pas pris la peine de localiser les objets qui lui permettraient de la rallumer. Il réussit à trouver la poignée et ouvrit la porte. — Tu as l’intention d’y aller comme ça ? lui demanda Harry. Nicholas savait qu’il avait l’air idiot, debout sur le seuil de la pièce, uniquement vêtu de ses sous-vêtements. — Je ne sais pas où se trouve le briquet à silex qui sert à allumer la lampe. — Il est sur la table, derrière la lampe, à sa place habituelle. Je vais l’allumer pendant que tu t’habilles. Nicholas ouvrit le coffre et y trouva des vêtements simples, tunique et pantalon dans des tons brun et vert. Il devait s’agir de l’uniforme des écuyers de Crydee, car Harry était vêtu d’habits identiques. Le prince enfila les siens et s’aperçut qu’ils lui allaient plutôt bien au niveau de la taille. — À quoi ça rime de se lever avant l’aube ? Harry posa sur la table la lampe désormais allumée et ferma la porte. — C’est parce qu’on a affaire à des fermiers, je suppose. — Des fermiers ? — Oui, tu sais, des gens de la campagne. Ils se lèvent toujours avant l’aube et se couchent avec les poules. Nicholas grommela une réponse vague pour montrer qu’il avait pris note de cette remarque et enfila ses bottes. Son pied gauche paraissait légèrement enflé, si bien que le prince eut quelques difficultés à mettre la botte faite spécialement pour lui. — Bon sang, dit-il, l’air doit être plus humide ici qu’à la maison. — Ah, toi aussi, tu t’en es rendu compte ! s’exclama son ami. Ne me dis pas que tu n’avais pas encore vu la moisissure sur le mur à côté de ton lit ? Nicholas décocha un revers paresseux en direction de Harry, qui l’évita facilement. — Allez, viens, dit le jeune écuyer en riant, il vaudrait mieux ne pas être en retard le premier jour. Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans le couloir désert. — Où sont les serviteurs ? demanda brusquement Harry. — Nous sommes les serviteurs, espèce d’idiot ! répliqua Nicholas. Je crois que je sais où sont les appartements de la famille. À force d’erreurs, les garçons parvinrent à trouver leur chemin dans le château et arrivèrent dans l’aile réservée à la famille ducale. Ces appartements étaient modestes comparés à ceux que le prince avait à Krondor, mais ils étaient beaucoup plus confortables que les cellules où les jeunes gens avaient passé la nuit. Un couple de serviteurs s’apprêtait justement à quitter deux des pièces qui s’ouvraient sur ce couloir. Nicholas demanda et reçut la confirmation qu’ils se trouvaient bien devant les appartements du seigneur Martin, de son épouse, dame Briana, et de leur fils, le jeune maître Marcus. Les garçons prirent position près des portes et attendirent. Au bout de quelques minutes, Nicholas se risqua à frapper discrètement. La porte s’ouvrit. Martin jeta un coup d’œil à l’extérieur et dit sèchement : — Je te rejoins dans quelques minutes, écuyer. Avant que le prince ait le temps de répondre : « Oui, Votre Grâce », on lui ferma la porte au nez. Harry sourit et leva la main pour frapper à son tour chez Marcus, mais avant même que ses doigts effleurent le bois, la porte s’ouvrit. Le fils du duc sortit dans le couloir. — Tu es en retard, lui fit-il remarquer d’un ton sec. Suis-moi. Il s’éloigna d’un pas pressé, si bien que Harry fut presque obligé de courir pour le rattraper. Quelques minutes plus tard, Martin sortit de sa chambre à coucher et s’engagea dans le couloir sans faire de commentaires. Nicholas lui emboîta le pas. Il s’attendait à ce que le duc se rende dans la grande salle, mais celui-ci traversa le donjon silencieux jusqu’à l’entrée principale. Des garçons d’écurie s’occupaient de sortir les chevaux. Nicholas vit Harry et Marcus sortir à cheval du château au moment où un serviteur lui lançait les rênes d’une autre monture. — Tu sais monter ? lui demanda Martin. — Bien sûr… Votre Grâce, se hâta-t-il d’ajouter. — C’est une bonne chose. On ne manque pas de jeunes chevaux qui ont besoin d’une main ferme pour les diriger. Dès qu’il se mit en selle, Nicholas se retrouva en compétition avec le fougueux animal, qu’il parvint à maîtriser en tirant d’un coup sec sur le mors et en durcissant son assiette. Il avait affaire à un jeune hongre qui avait dû être castré sur le tard, à en juger par son attitude agressive et la façon dont il arquait le cou comme un étalon. Le prince regretta qu’on lui ait donné une selle aussi lourde, qui rendait le contact avec l’animal difficile. Mais Martin ne lui laissa pas le loisir de réfléchir aux règles les plus poussées de l’équitation, car déjà il se dirigeait vers la porte. Nicholas enfonça ses talons dans les flancs du hongre pour l’obliger à avancer. Puis vint l’explosion : l’animal décocha une violente ruade et fit mine de partir au galop dans la cour. Aussitôt, par réflexe, Nicholas serra les jambes, se pencha sur la selle et tira d’un coup sec et ferme sur les rênes. Puis il guida le hongre et lui fit décrire un cercle jusqu’à ce qu’il se calme et adopte un trot doux et régulier. Le prince rejoignit le duc et mit le hongre au pas. — As-tu bien dormi, écuyer ? — Pas vraiment, Votre Grâce. — Tes appartements ne sont pas à ton goût ? s’étonna Martin. Nicholas se tourna vers son oncle, en pensant que ce dernier se moquait de lui, mais ne vit qu’un visage impassible. — Non, ils me conviennent tout à fait, répondit le prince, refusant de mordre à l’appât et de se plaindre. Je suppose qu’il faut juste que je m’habitue à mon nouvel environnement. — Tu te feras à Crydee, prédit Martin. — Votre Grâce ne mange-t-elle pas le matin ? lui demanda son neveu, dont l’estomac commençait à remarquer l’absence de petit-déjeuner. Martin sourit, ce qui consistait pour lui à retrousser légèrement les lèvres, comme Arutha et ses demi-sourires. — Oh, nous prendrons un petit-déjeuner, mais je travaille toujours deux heures avant de manger. Nicholas hocha la tête. Ils entrèrent dans la ville. Le jeune prince s’aperçut que les rues étaient très animées. Certes, les portes et les volets de certains magasins étaient encore fermés, mais déjà les habitants se dirigeaient vers les quais, les fabriques et leurs différents lieux de travail. Des bateaux de pêche sortaient du port dans la lumière grise de l’aube, alors que le soleil n’était pas encore passé au-dessus des montagnes lointaines. De riches odeurs imprégnaient l’air car les boulangers poursuivaient la besogne entreprise au cours de la nuit et préparaient le pain du jour. Lorsque les cavaliers arrivèrent sur les quais, ce fut pour entendre résonner une voix familière. — Remplissez-moi ces filets ! cria Amos. Nicholas s’aperçut que l’amiral supervisait l’embarquement de certaines marchandises depuis le quai. Marcus apparut à un coin de me, marchant le long d’un chariot qui roulait lentement. Harry se trouvait juste derrière le jeune homme. — C’est le dernier, Père, annonça Marcus. Martin ne prit pas la peine d’expliquer à Nicholas ce qui se passait, mais le prince devina que son oncle surveillait l’embarquement des marchandises destinées au nouveau fort de Barran. — Vas-tu réussir à partir avec la marée, Amos ? demanda Martin. — Je serai même en avance, rugit l’amiral, si ces maudits maladroits arrivent à charger tout ça à bord du navire dans la prochaine demi-heure ! Les dockers sur le quai firent mine d’ignorer ces cris tout en continuant à remplir les filets. Lorsque ceux-ci furent pleins, l’équipage souleva les marchandises à l’aide du monte-charge, les fit passer par-dessus le bastingage et les descendit à l’intérieur de la cale du navire, tout cela en deux temps, trois mouvements. Amos rejoignit Martin et Nicholas. — Le plus difficile sera de décharger tout cela. J’imagine que les soldats de la garnison pourront nous donner un coup de main, mais ça prendra quand même deux ou trois semaines pour vider la cale et transporter les marchandises à terre par chaloupe. — Pourras-tu rester quelques jours avec nous à votre retour ? — Largement, répondit Amos avec un grand sourire. Même si je ne reviens pas avant un mois, je pourrai toujours rester quelques jours ici avant de rentrer à Krondor. Et si tout se déroule bien avec le déchargement, je donnerai peut-être une semaine de repos à mes hommes avant d’affronter les passes des Ténèbres. — Je suis sûr qu’ils apprécieront, approuva Martin. Tandis que l’on remplissait de nouveau les filets, et que les dernières marchandises s’élevaient au-dessus du sol, Martin se tourna vers Nicholas. — Retourne au château et dis à l’intendant Samuel que nous viendrons prendre notre petit-déjeuner dans une demi-heure. Nicholas s’apprêtait à faire demi-tour, puis se ravisa et demanda : — Est-ce que je dois revenir ici… Votre Grâce ? — A ton avis ? Nicholas ne savait pas quoi penser, c’est pourquoi sa propre réponse lui parut maladroite. — Je ne suis pas sûr. Martin ne réprimanda pas vraiment son neveu, mais le ton qu’il employa n’était pas particulièrement chaleureux. — Tu es mon écuyer. Ta place est à mes côtés, sauf si je te donne une mission à remplir. Reviens dès que tu auras terminé. Nicholas rougit furieusement, et se sentit quelque peu incompétent en raison de son ignorance. — Tout de suite, Votre Grâce. Il talonna le hongre et le laissa partir au petit galop. Mais à l’approche des rues animées de la ville, il fut obligé de ralentir et mit sa monture au trot. La plupart des habitants s’écartèrent pour laisser passer Nicholas lorsqu’ils l’entendirent ou qu’ils le virent arriver, car les cavaliers étaient en règle générale des nobles ou des soldats. Malgré tout, le prince dut se frayer un chemin avec précaution et mit carrément sa monture au pas, ce qui lui permit d’observer le paysage. Les échoppes étaient ouvertes à présent et commerçants et marchands ambulants commençaient à disposer leurs produits dans leurs vitrines ou sur leurs étals, tandis que toujours plus d’habitants se rendaient sur leur lieu de travail. Deux jeunes femmes, qui devaient avoir un an ou deux de plus que Nicholas, se murmurèrent quelque chose à l’oreille lorsqu’il passa devant elles. Pour le prince, Crydee était une ville étrange. Elle ne ressemblait en rien aux riches quartiers de Krondor, ou à ses taudis. Les mendiants qui hantaient le quartier des affaires dans la cité du prince étaient absents des rues de Crydee, et Nicholas ne pensait pas non plus y trouver ces voleurs que de toute façon on ne voyait jamais. Il ne s’attendait pas plus à croiser des prostituées au coin des rues à la nuit tombée, même s’il ne doutait pas de trouver un grand nombre de ces dames aux charmes monnayables dans les tavernes près des quais. La présence d’industries lourdes, de grosses entreprises, de teintureries, de tanneries et de ferronneries n’était pas évidente. Il devait bien y avoir quelques teinturiers et quelques tanneurs à Crydee, mais la puanteur qu’occasionnait leur activité ne signalait pas leur emplacement, contrairement à ceux qui se situaient près du port de Krondor. Alors, certes, Crydee était une grande ville, bruyante, agitée et en pleine expansion, mais elle n’était rien en comparaison de la cité du prince. C’est pourquoi l’endroit émerveillait et angoissait Nicholas. Il était nerveux à l’idée de se retrouver aussi loin de chez lui, mais cette nervosité était contrebalancée par la curiosité que lui inspiraient ce nouveau décor et ses habitants. Il franchit la muraille orientale de la ville proprement dite et lança de nouveau son cheval au petit galop, afin d’arriver au plus vite au château. Il ne s’agissait pas tant pour lui de remplir la mission que lui avait confiée Martin que de satisfaire un besoin plus élémentaire : il avait faim. Chapitre 4 ÉCUYER Nicholas trébucha. — Dépêche-toi, dit Harry en passant à côté de son ami, ou Samuel risque de nous passer un savon ! Une semaine s’était écoulée depuis leur arrivée à Crydee et déjà les garçons avaient découvert leur fléau : Samuel, l’intendant du château. Le vieux serviteur, âgé de presque quatre-vingts ans, avait commencé à servir la maison ducale de Crydee sous le règne du grand-père de Nicholas. Il était toujours capable, malgré son âge avancé, de manier la baguette. Le matin qui avait suivi le départ d’Amos, Harry, à qui l’on avait confié une course à faire, s’était arrêté pour faire connaissance avec quelques jeunes filles de la ville. Lorsqu’il s’était présenté au château, avec beaucoup de retard, Samuel l’attendait, les lèvres pincées. À la vue de la baguette, Harry avait essayé de plaisanter pour échapper à la punition, car personne ne l’avait fouetté depuis qu’il avait quitté la propriété de son père. Puis l’écuyer avait compris qu’à l’évidence le vieil homme ne plaisantait pas. Il avait donc accueilli les premiers coups avec un haussement d’épaules, jusqu’à ce qu’il se rende compte que Samuel, malgré son âge, n’y allait pas de main morte. Nicholas s’était alors efforcé d’éviter le même châtiment, mais avait réussi, lors du troisième jour, à rater complètement une série de tâches que le duc lui avait confiées. Il avait vaguement espéré qu’on ne le punirait pas, en raison de son rang, mais Samuel l’avait vite fait déchanter : — À l’époque, mon garçon, il m’est arrivé de fouetter ton oncle, le roi. Chaque matin, les deux écuyers traversaient la cour au pas de course pour rejoindre l’intendant aux premières lueurs du jour. Ce dernier leur expliquait s’ils avaient des missions ponctuelles à remplir au lieu de prendre leur poste devant les appartements de Martin et de Marcus. D’ordinaire, ils devaient rester à la disposition du duc et de son fils au cas où ces derniers auraient besoin d’eux, mais il arrivait parfois que Martin leur trouvât quelque chose à faire alors qu’ils étaient déjà partis se coucher. Dans ce cas-là, il transmettait ses instructions à l’intendant Samuel. Ce matin-là, lorsque les deux garçons s’engagèrent dans le couloir qui menait à l’intendance, ils aperçurent le vieil homme qui s’apprêtait à ouvrir la porte. La règle était simple : s’ils ne se trouvaient pas dans la pièce au moment où Samuel prenait place derrière la grande table qu’il utilisait comme bureau, ils seraient en retard et recevraient donc une punition. Les deux jeunes gens remontèrent le couloir en courant et franchirent le seuil de la pièce au moment où le vieil homme, maigre comme un roseau, s’asseyait. — On dirait que vous arrivez juste à temps, n’est-ce pas, les garçons ? fit-il remarquer en haussant les sourcils, qu’il avait presque blancs. Harry essaya de sourire, mais en vain. — Y a-t-il quelque chose de spécial à faire, monsieur ? Samuel plissa les yeux tandis qu’il prenait le temps de réfléchir quelques instants. — Harry, va jusqu’au port et vois si le courrier en provenance de Carse est arrivé pendant la nuit. Il aurait dû arriver hier, mais s’il n’est toujours pas là, le duc voudra le savoir. Harry ne s’attarda pas pour voir si Nicholas avait lui aussi une mission spéciale à remplir. Quand l’intendant donnait un ordre, mieux valait pour le page ou l’écuyer ne pas traîner. — Nicholas, tu peux rejoindre ton seigneur, poursuivit Samuel. Le prince se hâta en direction des appartements du duc. À présent qu’il n’avait plus besoin de traverser en courant les couloirs encore plongés dans la pénombre, il réalisa à quel point il se sentait fatigué. Il n’était pas dans son caractère de se lever tôt, mais il devait quitter son lit tous les matins avant le lever du soleil et commençait à en ressentir les effets. Pourtant, il rentrait peu à peu dans une routine qui lui faisait lentement oublier la sensation étrange que lui procurait le fait d’habiter dans ce château sur la frontière. Il était toujours en train de courir ou d’attendre, depuis l’aube jusqu’au repas du soir. Le jeune prince s’était bien sûr attendu à mener une vie quelque peu différente, mais il commençait à peine à réaliser à quel point c’était le cas et cela le minait. Il arriva devant la chambre de Martin et de Briana et attendit. D’après l’expérience acquise au cours de la semaine précédente, Nicholas savait que le duc et la duchesse étaient probablement en train de s’habiller et devraient passer la porte dans quelques minutes. Nicholas s’appuya contre le mur et regarda par la fenêtre qui surplombait la cour et la ville au-delà du mur d’enceinte. Une aube grise venait de se lever et, bien que Nicholas commençât à s’habituer au paysage de Crydee, il y avait encore à peine assez de lumière pour en discerner les détails. Dans moins d’une heure, le soleil apparaîtrait et illuminerait la ville de son éclat, à moins que le ciel restât couvert. Nicholas avait remarqué que le temps était difficile à prédire dans cette région. Le jeune homme bâilla. Il aurait tant voulu être allongé sur sa paillasse ou plutôt, se corrigea-t-il, au fond de son lit à Krondor. Il devait admettre que la fatigue rendait tolérable le matelas bourré de paille, mais il ne le trouverait jamais confortable. Il lui arrivait encore, parfois, de se retrouver confronté à des accès de nostalgie, mais seulement dans ces rares moments où il avait quelques minutes à lui. Le reste du temps, il était tout simplement trop occupé. Son oncle le mettait mal à l’aise. Avant de venir à Crydee, Nicholas se souvenait de Martin comme d’un homme avec de grandes mains douces qui l’avait porté sur ses épaules lors d’une visite à Krondor, presque quatorze ans plus tôt. Depuis, le duc n’était revenu à la cour de son frère le prince qu’une seule fois, mais Nicholas était alité et malade et n’avait eu droit qu’à une visite de cinq minutes. Le souvenir doux et chaleureux d’un oncle protecteur s’estompait désormais au profit de l’image, plus réelle, d’un homme distant. Contrairement à Samuel, Martin semblait ne jamais se mettre en colère ou élever la voix. Mais il avait une façon de regarder les garçons qui leur donnait envie d’être une petite souris pour pouvoir se cacher au fond d’un trou. Si Nicholas ou Harry échouaient dans une mission, le duc ne prononçait pas une parole, mais se détournait d’eux et leur faisait sentir son mécontentement sans exprimer le moindre reproche. C’était aux garçons de corriger leurs erreurs. Harry, au moins, avait Marcus, qui ne manquait pas de lui reprocher ses échecs. Certains serviteurs avaient expliqué à Nicholas que la froideur de son cousin était due au fait qu’avant l’arrivée du jeune prince, c’était Marcus qui servait d’écuyer à son père. Bien entendu, il jugeait tout ce que faisaient les deux garçons d’après sa propre performance. Une fois, Nicholas avait eu le malheur de protester qu’il n’était pas juste de leur reprocher de ne pas savoir où se trouvaient les choses qu’on les envoyait chercher. Marcus s’était retourné et avait répliqué d’un ton froid : — Dans ce cas, il te faut chercher où elles se trouvent, tu ne penses pas ? La porte s’ouvrit, interrompant sa rêverie. Briana sortit de la chambre à coucher avant son époux et sourit. — Bonjour, écuyer. — Madame, répondit Nicholas en s’inclinant devant elle. Ses manières de courtisan la faisaient toujours sourire, si bien que c’était devenu un jeu entre eux. Martin sortit à son tour et ferma la porte derrière lui. — Nicholas, la duchesse et moi partons nous promener à cheval ce matin, en tête-à-tête. Veille à ce que nos montures soient prêtes. — Oui, Votre Grâce. Sur ce, il remonta le couloir au pas de course. Samuel lui avait appris que lorsque Briana et Martin se promenaient à l’aube, ils s’absentaient généralement pendant deux ou trois heures. Le prince savait qu’ils feraient un détour par la cuisine pour emporter quelques provisions. Il décida qu’il était temps de prendre une petite initiative et se rua en direction de la cuisine. Il y trouva les serviteurs en plein travail, car il fallait préparer le repas des deux cents personnes qui vivaient au château de Crydee. Megar, le maître queux, un vieil homme solidement bâti, se tenait au centre de la pièce et supervisait les activités de son personnel. Son épouse, Magya, se tenait aux fourneaux et surveillait la cuisson des plats. Nicholas ralentit l’allure en entrant dans la pièce. — Maître Megar, le duc et son épouse vont se promener à cheval ce matin. Le cuisinier adressa un sourire amical au prince et lui fit un geste de la main. La cuisine était le seul endroit du château où Harry et Nicholas avaient reçu un accueil amical. En effet, le vieux maître queux et sa femme semblaient s’être pris d’affection pour les deux garçons. — Je sais, écuyer, je sais. Megar désigna un sac rempli de nourriture et destiné à être accroché à la selle. — Mais tu as bien fait d’y penser, ajouta-t-il avec un grand sourire. Maintenant, va vite à l’écurie ! Un rire amical résonna derrière le prince lorsqu’il sortit de la cuisine pour se précipiter vers les écuries. L’endroit était particulièrement silencieux. Nicholas comprit que Rulf, le responsable des garçons d’écuries, dormait encore. Comment l’homme avait pu obtenir pareille responsabilité, cela restait un mystère pour le prince, bien qu’on lui ait expliqué que le père de Rulf occupait ce même poste avant lui. Nicholas entra dans le bâtiment plongé dans l’obscurité. Les chevaux hennirent doucement comme pour le saluer, et certains passèrent la tête par-dessus la porte de leur stalle, pour voir s’il leur apportait à manger. À l’autre bout du bâtiment, Nicholas faillit entrer en collision avec une silhouette immobile qui se dissimulait dans la pénombre. Un visage noir se tourna vers lui. — Ne fais pas de bruit, écuyer, lui dit-on à voix basse. Faxon, le maître d’écurie, montra du doigt la porte ouverte. Le corpulent Rulf dormait là, sur une paillasse, et ronflait assez fort pour faire trembler les cieux, songea Nicholas. — Ce serait dommage de troubler un sommeil aussi paisible, pas vrai ? Nicholas essaya de ne pas sourire lorsqu’il répondit : — Le duc et la duchesse veulent aller se promener ce matin, maître Faxon. — Oh, alors, dans ce cas… Faxon souleva un seau d’eau, s’avança d’un pas dans la petite pièce et vida le contenu du seau sur le corps étendu. Rulf se redressa, suffoqué, et poussa un cri de pure indignation. — Ah ! Mais que… — Espèce d’idiot ! cria Faxon, qui n’avait plus du tout l’air amusé. La journée est déjà à moitié passée et toi tu restes là dans ton lit à rêver des filles de la ville ! Rulf s’assit en recrachant de l’eau. Lorsqu’il vit Nicholas, il plissa les yeux, comme si le garçon était responsable de sa mésaventure. Puis il se réveilla tout à fait, vit le maître d’écurie et changea d’attitude. — Je suis désolé, maître Faxon. — Le duc Martin et la duchesse Briana ont besoin de leurs montures. Si ces chevaux ne sont pas harnachés et prêts à partir au moment où notre seigneur et sa dame apparaîtront sur les marches du donjon, je jure de t’arracher les oreilles et de les clouer sur la porte des écuries. Le costaud se leva avec un regard mauvais, mais se contenta de répondre : — Tout de suite, maître Faxon. Il se tourna vers le grenier à foin en criant : — Tom ! Sam ! Debout, bande de paresseux ! On a du travail et vous m’avez pas réveillé, alors que je vous avais dit de le faire ! Des grognements endormis lui répondirent. Quelques instants plus tard, deux jeunes hommes dévalèrent l’échelle. Ils devaient avoir environ vingt-cinq ans, l’aîné ayant un an de plus que le cadet, et ressemblaient trait pour trait à Rulf. Ce dernier les insulta et les envoya chercher les chevaux du duc et de la duchesse. — Ils seront prêts en un rien de temps, maître Faxon. Nicholas se tourna vers Faxon, qui observait le père et ses deux Fils. — On ne le dirait pas à les voir comme ça, écuyer, mais ils ont un don avec les chevaux. Quand j’étais petit, le père de Rulf travaillait déjà pour Algon, le maître d’écurie de l’époque. — C’est pour ça que vous gardez Rulf ? lui demanda Nicholas. Faxon hocha la tête. — Crois-moi si tu veux, mais il s’est montré très brave quand les Tsuranis ont assiégé le château, pendant la guerre de la Faille. Plusieurs fois, il a apporté de l’eau aux soldats – je le sais, j’y étais –, droit au cœur de la bataille, sans avoir d’autres armes que ses deux seaux. — Vraiment ? Faxon sourit. — Oui, vraiment. Nicholas rougit. — Il faut que j’arrête de dire ça. Le maître d’écurie lui tapa sur l’épaule. — Tu finiras bien par y arriver. (Il regarda Rulf et ses fils, occupés à seller les chevaux.) Il me fait de la peine depuis que sa femme est morte. Elle était la seule présence douce dans sa vie. Il n’a plus que ses fils et son travail pour le soutenir. Ils ont tous une chambre dans la partie du château réservée aux serviteurs, mais ils dorment ici la plupart du temps. Nicholas hocha la tête, car il comprit, brusquement, qu’il avait toujours été habitué à avoir des serviteurs autour de lui, mais qu’il ne savait rien de ceux qui s’occupaient de lui à Krondor. C’était comme si, pour lui, ils disparaissaient à l’intérieur d’un placard où ils attendaient en silence jusqu’à ce qu’on ait de nouveau besoin d’eux. — Je ferais mieux de retourner auprès du duc, dit-il en sortant de sa rêverie. — Les chevaux seront prêts, promit Faxon. Nicholas courut de nouveau à la cuisine, où il retrouva Martin et Briana qui examinaient les provisions. Ils approuvèrent le choix de nourriture. Puis Briana fit signe à deux des aide-cuisiniers de l’accompagner à l’extérieur. Martin, pour sa part, se dirigea vers l’armurerie. Sans un mot, Nicholas lui emboîta le pas. Lorsqu’ils arrivèrent devant la pièce, le soldat de faction les salua et leur ouvrit la porte. À l’intérieur, Martin attendit, le temps que Nicholas allume une lanterne pour chasser la pénombre de la pièce perpétuellement plongée dans le noir. La lumière jaillit, se réfracta selon des milliers d’angles différents et dansa sur le métal poli. Des râteliers contenant des épées, des lances, des boucliers et des heaumes couvraient tous les murs. Nicholas courut presque jusqu’à une autre porte et l’ouvrit pour Martin, anticipant sa réaction. Le duc pénétra dans la petite pièce où étaient rangées ses armes personnelles et choisit un arc long, accroché au mur. Il le tendit à Nicholas avant de remplir lui-même un carquois de très longues flèches qui mesuraient près d’un mètre. Le jeune homme n’avait jamais vu en personne les dégâts provoqués par un arc long, puisque les soldats de Krondor n’utilisaient que des arbalètes ou de petits arcs courts de cavaliers. Mais il avait entendu parler de la terrible puissance de cette arme et savait qu’un archer de talent arrivait à percer presque n’importe quelle armure avec une flèche à pointe de métal. Nicholas savait aussi qu’autrefois son oncle était le garde-chasse de son grand-père, à l’époque où le secret de sa naissance n’était connu que des conseillers les plus proches du vieux duc Borric. Juste avant sa mort, ce dernier avait reconnu son fils aîné, lui permettant ainsi de s’élever au-dessus des gens du commun et de devenir, avec le temps, duc de Crydee, héritier du titre de son père. Mais même avant tous ces événements, Martin était déjà reconnu comme l’un des meilleurs archers du royaume de l’Ouest. Le duc tendit le carquois à Nicholas. Puis il inspecta une série de lames sur la table, avant de choisir deux grands couteaux de chasse qu’il donna également à son neveu. Il choisit ensuite un arc plus petit pour la duchesse Briana, ainsi qu’un carquois de flèches, et remit le tout à Nicholas. Ensemble, ils quittèrent la pièce et sortirent dans la cour. Briana les y attendait, debout à côté des deux chevaux. Le jeune homme avait déjà deviné qu’il ne s’agissait pas d’une simple promenade équestre mais d’un voyage de chasse. Le duc et son épouse resteraient probablement absents un jour ou deux, s’ils décidaient de dormir dans la forêt. Harry apparut au même moment et courut vers Martin. — Votre Grâce, s’écria-t-il en haletant, aucune nouvelle du bateau de Carse. Le visage du duc s’assombrit. — Dis à Marcus d’écrire un mot au baron Bellamy pour lui demander si le bateau n’est pas rentré à Carse pour une raison que l’on ignore, et envoie-le par pigeon voyageur. Harry s’inclina et fit mine de faire demi-tour, mais Martin le rappela. — Écuyer ? Harry s’arrêta et regarda par-dessus son épaule. — Oui, Votre Grâce ? — La prochaine fois que l’on t’envoie au port, prends un cheval. Le jeune homme sourit d’un air penaud et s’inclina. — Oui, Votre Grâce. Puis il s’éloigna en courant pour faire ce que Martin lui avait demandé. Briana se mit en selle sans attendre une aide qui n’était pas nécessaire. Nicholas lui tendit l’arc court, un carquois et un couteau. Lorsque Martin se mit en selle à son tour, son neveu lui remit les armes qui restaient. — Nous ne reviendrons peut-être pas avant demain soir, écuyer, l’avertit le duc. Demain, nous serons sixdi, au cas où cela t’aurait échappé. C’était le cas. — Tu peux prendre ton après-midi. Jusqu’à notre retour, c’est à l’intendant Samuel que tu rendras compte. — Oui, Votre Grâce. Tandis que le couple quittait le château, Nicholas soupira. Le sixdi, on accordait toujours une demi-journée de repos aux enfants de n’importe quel château ou palais. Quant au septdi, c’était une journée de contemplation consacrée à la prière, même si Nicholas avait remarqué qu’il restait toujours de nombreux serviteurs ce jour-là pour répondre à ses exigences. Harry et lui étaient arrivés à Crydee le septdi précédent, si bien qu’ils ne savaient que faire de leur premier moment de liberté. Les cris des garçons résonnaient en écho à travers toute la cour, près du petit jardin de la Princesse, ainsi nommé parce qu’il s’agissait autrefois du domaine de la princesse Carline, la tante de Nicholas, lorsqu’elle vivait à Crydee. Il s’y déroulait un simulacre de match de football, arbitré par l’un des soldats. Les équipes se composaient des fils des serviteurs du palais, de quelques pages et de deux des plus jeunes écuyers. On avait marqué les limites du terrain à la craie et érigé deux filets tendus à chaque extrémité pour servir de buts. On était certes loin de la pelouse vert émeraude du stade de Krondor, mais cela n’en faisait pas moins un terrain de football. Margaret, Abigail et Marcus regardaient le match, assis sur le muret qui bordait le jardin et qui leur offrait un point d’observation privilégié. Nakor et Ghuda, quant à eux, se trouvaient de l’autre côté du terrain, parmi un groupe de soldats. Ils saluèrent Nicholas d’un geste de la main, et le prince leur rendit ce salut. Il avait passé la matinée à faire des commissions pour l’intendant Samuel, avant de réussir à se glisser dans la cuisine pour manger rapidement le repas que Magya avait préparé pour les écuyers. Puis il avait quitté la pièce en se demandant comment il allait bien pouvoir utiliser son temps libre. Il envisageait de retourner dans sa chambre pour une sieste lorsque les bruits du match avaient attiré son attention. Marcus lui fit un signe de tête et les deux filles lui sourirent. D’un bond, Nicholas se hissa sur le mur, à côté de Margaret, et se pencha pour saluer Marcus en retour. Puis il regarda Abigail. Celle-ci lui sourit chaleureusement en disant : — Je ne vous ai pas beaucoup vu, Altesse, sauf quand vous couriez d’un endroit à l’autre. Le simple fait de regarder Abigail faisait rougir Nicholas. — Le duc me donne beaucoup de travail, répondit-il. Puis il tourna son attention vers la partie en cours. Les joueurs compensaient largement leur manque de talent par leur enthousiasme. — On joue au football à Krondor, écuyer ? demanda Marcus en accentuant ce dernier mot. Tout en parlant, il posa la main sur celle d’Abigail. Le caractère possessif de ce geste fut loin d’échapper à Nicholas. Le prince se sentit soudain embarrassé. — Nous avons des équipes professionnelles parrainées par les guildes, les marchands et certains nobles. — Je voulais dire, est-ce que toi, tu joues ? — Pas beaucoup, avoua Nicholas. Marcus jeta un coup d’œil en direction du pied déformé de son cousin et hocha la tête. Ce geste ne lui attira pas la gratitude de Nicholas. Bien au contraire, ce dernier se sentit irrité par les manières de son cousin. Margaret regarda son frère, puis Nicholas, et l’expression de son visage se modifia, passant de la neutralité à l’amusement, surtout lorsque le prince ajouta : — Mais lorsque j’avais le temps de jouer, j’étais plutôt bon, d’après ce qu’on m’a dit. Marcus plissa les yeux. — Malgré ton pied ? Nicholas sentit le rouge lui monter aux joues et la colère l’envahir. — Oui, malgré mon pied ! Harry choisit ce moment pour apparaître avec un morceau de pain et de fromage à la main. Cependant, Marcus ne lui accorda qu’un coup d’œil, car il savait que Harry était libre de faire ce qu’il voulait jusqu’au lendemain matin. Le jeune écuyer salua le groupe d’un geste de la main et leur demanda : — Où en est le match ? Nicholas sauta à bas du mur. — Viens, on joue. Harry secoua la tête. — Je mange. — Je vais me joindre à l’autre équipe pour garder un nombre pair, répliqua Marcus en souriant. Harry ne cacha pas son sourire et se hissa sur le mur, à la place que Nicholas venait juste de libérer, à côté de Margaret. — Mène-leur une vie d’enfer, Nicky ! s’écria-t-il d’un ton joyeux. Nicholas ôta sa tunique et goûta la chaleur du soleil et la fraîcheur de la brise océane sur sa peau. Il ne connaissait presque aucun des joueurs sur le terrain, à l’exception de deux pages, mais il savait jouer. Irrité par l’attitude de Marcus, il avait besoin de se défouler pour calmer sa colère. Quelques instants plus tard, le ballon sortit en touche. Marcus se pencha pour le ramasser, en disant : — Je le remets en jeu. Nicholas courut sur le terrain, qu’il balaya du regard. Il fit signe à l’un des aide-cuisiniers et lui demanda : — Quel est ton nom ? — Robert, Altesse. Nicholas fronça les sourcils et secoua la tête. — Je suis l’écuyer du duc. Qui est dans notre équipe ? Rapidement, Robert désigna les sept autres garçons qui faisaient partie de cette équipe informelle. — Je marque mon cousin, ajouta Nicholas. Robert acquiesça en souriant. — Personne ne vous disputera ce privilège, écuyer. Brusquement, le prince se mit à courir pour intercepter le ballon remis en jeu par Marcus, au nez et à la barbe d’un autre gamin qui se précipitait lui aussi pour l’avoir. Il lança son corps en avant, défiant presque toutes les lois de la gravité, et réussit à faire une passe à l’un des joueurs de son équipe, très surpris. Après un bref instant d’hésitation, la mêlée reprit. Harry s’esclaffa. — Nicholas est le meilleur dès qu’il s’agit d’intercepter le ballon. Je n’ai jamais vu quelqu’un le faire aussi bien que lui. Margaret regarda son cousin se relever et courir pour rejoindre les autres joueurs. — Ça doit faire mal, protesta-t-elle. — Oh, il est costaud, répliqua Harry. Cela vous dit de parier, les filles ? ajouta-t-il en leur lançant un regard en coin. Les deux filles se regardèrent, interloquées. — Parier ? — Oui, sur le vainqueur, expliqua Harry. Marcus tacla habilement le ballon et le dégagea à l’intention de l’un de ses coéquipiers. Abigail secoua la tête. — Je ne sais pas qui est le meilleur. Margaret renifla avec mépris, une attitude franchement indigne d’une dame. — Personne, mais ces deux-là vont se tuer à essayer de trouver lequel est meilleur que l’autre. Abigail secoua la tête lorsque Nicholas reçut un coup par-derrière de la part de l’un des coéquipiers de Marcus. L’arbitre ne le vit pas et ne siffla donc pas la faute. Le joueur heurta le crâne de Nicholas avec son avant-bras, si bien que le prince vit trente-six chandelles pendant quelques secondes et fut jeté à terre. Marcus secoua la tête pour montrer qu’il compatissait. Pendant ce temps, Nicholas se reprit et bondit sur ses pieds. Le gamin qui l’avait bousculé se trouvait un peu plus loin, de l’autre côté du terrain. — Il faut savoir rester attentif ! cria Marcus. Ce n’est pas un jeu très subtil. Nicholas secoua la tête pour s’éclaircir les idées. — J’avais remarqué. Comme un seul homme, les deux cousins se remirent à courir vers le ballon. — Bon sang, s’exclama Harry, vous avez vu comme ils se ressemblent ? — C’est vrai qu’on pourrait les prendre pour des frères, approuva Abigail. Au milieu de la mêlée, Marcus et Nicholas essayaient tous les deux de dégager le ballon et se gênaient l’un l’autre, se donnant des coups de coude dans les côtes. Harry se pencha vers les deux filles. — Alors, ce pari ? Margaret lui fit un sourire ironique. — Quels sont les enjeux ? — C’est facile, répliqua Harry en essayant de prendre l’air détaché. On m’a dit qu’il va y avoir une fête dans deux semaines. Vous aurez besoin d’un cavalier. Margaret sourit et jeta un coup d’œil à Abigail. — Quoi, vous voudriez nous escorter toutes les deux ? Harry s’esclaffa. — Pourquoi pas ? Ça les rendra fous de jalousie tous les deux. Margaret éclata de rire. — Et vous prétendez être leur ami ? Harry haussa les épaules. — Je connais bien Nicholas et, si je ne me trompe pas, je pense que ce n’est que le début d’une longue rivalité entre lui et Marcus. Je crois qu’ils sont tous les deux amoureux, mademoiselle, ajouta-t-il en s’adressant directement à Abigail. Celle-ci eut la bonne grâce de rougir, mais l’expression de son visage montrait que ce n’était pas nouveau pour elle. — Et quelles sont vos ambitions, écuyer ? La question de Margaret, très franche, prit Harry au dépourvu. — Eh bien, je n’en ai aucune, je crois, dit-il, confus. Margaret lui tapota la jambe. Harry s’aperçut que c’était lui qui rougissait à présent, à cause de ce geste familier. — Si vous le dites, écuyer, ajouta la fille du duc. Le jeune homme sentit son corps s’éveiller et s’échauffer à cause de cette main sur sa cuisse. Brusquement, il eut envie d’être assis n’importe où, mais pas à côté de la jeune fille. Il n’avait aucun mal à discuter avec les femmes du palais de Krondor, car il s’agissait soit de servantes désavantagées par leur position sociale, soit de filles de la noblesse pénalisées par leur jeunesse. Mais Margaret n’avait rien d’une jeune fille timide et inexpérimentée. Au contraire, son attitude laissait à penser que la fille du duc, qui avait presque le même âge que Harry et Nicholas, avait beaucoup d’expérience. Abigail regardait le match en ne sachant visiblement pas à qui accorder sa loyauté, mais Margaret n’avait pas l’air pour sa part de s’y intéresser. Elle regarda autour d’elle, aperçut Anthony qui se trouvait derrière eux dans le jardin et lui fit signe de venir les rejoindre. Le jeune magicien s’avança et s’inclina devant eux, maladroitement. Margaret lui sourit. — Comment allez-vous, Anthony ? — Je vais bien, mademoiselle, répondit-il doucement. Je me suis dit qu’un peu d’air et de soleil me ferait du bien et que je pourrais regarder le match. — Asseyez-vous à côté d’Abigail, ordonna Margaret, non sans humour. Elle a besoin de soutien. Deux idiots sont en train de faire couler le sang en son honneur. Abigail rougit de plus belle et répliqua d’un ton froid : — Ce n’est pas drôle, Margaret. Les deux jeunes filles n’étaient pas particulièrement proches l’une de l’autre. Margaret avait passé presque toute son enfance à jouer avec son frère et ses amis. Les quelques filles de riches marchands qu’on lui avait choisies pour compagnes avaient été aussi horrifiées que ses professeurs devant l’indifférence qu’elle manifestait envers l’éducation réservée aux jeunes dames de son rang. Avant de devenir duchesse, sa mère avait mené une vie de guerrier et ne voyait pas quel profit sa fille pouvait tirer de ce qu’on voulait lui enseigner, à l’exception de la lecture et de l’écriture. Elle avait donc souvent évité à Margaret de recevoir une punition lorsqu’elle abandonnait ses travaux d’aiguille pour aller chasser ou faire une promenade équestre. Abigail n’était que la dernière d’une longue série de jeunes filles que l’on avait voulu imposer à la fille du duc, si farouchement indépendante. Comme les précédentes, la fille du baron Bellamy n’avait rien en commun avec Margaret, mais elle lui tapait moins sur les nerfs que la plupart. D’ordinaire, elle faisait également preuve d’un bon sens de l’humour, mais Margaret mit celui-ci à rude en épreuve lorsqu’elle renchérit : — Ah, mais si, moi je trouve ça drôle. Harry sourit, soulagé qu’elle tourne son attention vers quelqu’un d’autre que lui pour le moment. Tandis qu’elle regardait le match, il étudia son profil. Au premier coup d’œil, on ne pouvait pas dire qu’elle fût une très belle jeune femme. Mais il y avait quelque chose de majestueux dans la façon dont elle se tenait droite et fière : il ne s’agissait pas là de l’attitude d’une courtisane vaniteuse mais bien d’une femme qui ne doutait pas d’elle-même ou de sa place dans le monde, exactement comme sa mère. Harry se dit brusquement qu’il n’était pas à la hauteur. Les joueurs continuaient à courir d’un bout à l’autre du terrain. Harry remarqua qu’au cours des cinq minutes qui venaient de s’écouler Nicholas avait commencé à saigner du nez, sans doute à cause d’un coup. L’écuyer balaya le terrain du regard, à la recherche de Marcus, et s’aperçut que ce dernier ne se trouvait pas très loin du prince et que son œil gauche commençait à enfler. Harry croisa le regard de Nakor. Le petit homme leva les yeux au ciel et porta son index à la tempe comme pour dire que quelqu’un était cinglé. Harry écarta les mains pour demander lequel et Ghuda, qui avait suivi l’échange, répondit par signes qu’il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre. L’écuyer se mit à rire. — Qu’y a-t-il ? demanda Margaret. — Ils jouent de façon brutale, vous ne trouvez pas ? Margaret rit, de ce rire qui n’était pas celui d’une dame mais d’une fille de salle. — Ils jouent comme ça seulement quand ils ont quelque chose à prouver, Harry. Ce dernier n’avait jamais vu Nicholas jouer de façon aussi agressive. D’ordinaire, le jeune homme utilisait toujours sa tête et sa vivacité naturelle, quel que soit le sport. Mais aujourd’hui, il se lançait à corps perdu dans le match et son jeu atteignait des records absolus de folie. Marcus s’éloigna de son cousin, intercepta le ballon en pleine course et s’élança vers le but situé à l’autre bout du terrain, Nicholas sur les talons. La foule de spectateurs applaudit bruyamment ce spectacle. Margaret se mit à rire. Abigail se redressa, les mains serrées sur son giron, l’inquiétude inscrite sur son visage. Harry était sur le point d’applaudir lorsque le son s’étrangla dans sa gorge. Nicholas boitait et son ami comprit qu’il ne pourrait pas rattraper Marcus. Le prince, tendu, se forçait à courir, mais quelque chose n’allait pas dans la façon dont il se déplaçait. Harry sauta à bas du mur. Derrière lui, Margaret demanda : — Que se passe-t-il ? Il l’ignora et se mit à courir vers l’extrémité du terrain au moment où Nicholas tombait sur le sol. Les autres joueurs l’ignorèrent car le fils du duc venait de marquer le but gagnant. L’arbitre annonça la fin du temps réglementaire du match. Les joueurs de l’équipe gagnante se rassemblèrent autour de Marcus au moment où Harry rejoignait Nicholas. — Nicky ! s’exclama-t-il en s’agenouillant auprès de son ami. Qu’est-ce qui ne va pas ? Des larmes coulaient sur le visage du prince, très pâle et tordu par la douleur. Il agrippa sa jambe gauche. — Aide-moi à me lever, dit-il dans un souffle, car il pouvait à peine parler. — Non, bon sang, tu es blessé. Nicholas agrippa la tunique de son ami et siffla entre ses dents : — Aide-moi à me lever. Sa voix n’était plus que colère et souffrance. Harry le prit par le bras et l’aida à se mettre debout. Marcus et les autres garçons s’approchèrent, et Ghuda et Nakor entreprirent de traverser le terrain. — Tu vas bien ? lui demanda son cousin. Nicholas se força à sourire. — Je me suis tordu la cheville, c’est tout. Pour Harry, la voix du prince paraissait presque méconnaissable, et son visage était d’une pâleur de craie. — Harry va m’aider à regagner ma chambre. Tout ira bien. Avant que Marcus puisse répondre, Nakor dévisagea Nicholas d’un œil circonspect. — Tu t’es cassé quelque chose ? — Non, je vais bien, répondit le prince. — J’ai vu des cadavres qui avaient l’air plus en forme que toi, fiston, rétorqua Ghuda. Tu ferais mieux de me laisser te ramener dans ta chambre. Anthony devança le vieux mercenaire et prit l’autre bras de Nicholas en disant : — Je vais l’aider. Les filles avaient rejoint Marcus. Margaret en oublia ses sarcasmes. — Tu vas bien, Nicholas ? De nouveau, le prince s’obligea à sourire. — Mais oui. Abigail se tenait en silence à côté de la fille du duc, mais ses yeux trahissaient son inquiétude. Nicholas s’éloigna en s’appuyant lourdement sur Harry et Anthony. Il continua à boiter jusqu’à ce qu’ils tournent au coin du jardin, passant hors de vue du terrain de football improvisé. Aussitôt, le prince s’évanouit. *** Nicholas revint à lui au moment où on le ramenait dans sa chambre. Anthony et Harry le déposèrent en douceur sur sa paillasse. — Qu’est-ce qui t’est arrivé ? lui demanda l’écuyer. — Quelqu’un a marché sur mon pied abîmé et j’ai senti quelque chose se briser. Le prince avait toujours les traits tirés et le visage ruisselant de sueur. — Il va falloir retirer la botte, l’avertit Anthony. Nicholas hocha la tête et serra les dents pendant qu’ils enlevaient la botte. La douleur lui fit tourner la tête, mais il parvint malgré tout à rester conscient. Anthony examina le pied déformé. — Je ne pense pas qu’un des os soit cassé ; je crois plutôt qu’il est disloqué. Regarde ça. Nicholas se souleva sur un coude et vit ce qu’Anthony voulait lui montrer : un énorme hématome qui couvrait entièrement la partie supérieure du pied. Le magicien enfonça son pouce dans l’hématome et Nicholas poussa un cri de douleur. Mais Anthony continua à appuyer. On entendit bientôt un bruit sec, comme un bouchon qui saute, auquel Nicholas répondit par un grognement de surprise. Puis il bougea le pied et remua les moignons qui lui tenaient lieu d’orteils. Le magicien reposa délicatement le pied par terre. Nicholas se laissa tomber en arrière en poussant un grand soupir. — Je vais envoyer l’un des serviteurs au port chercher un seau d’eau salée. Tu tremperas ton pied dedans pendant une demi-heure, puis tu le garderas en hauteur et au chaud jusqu’à demain. Tu auras mal pendant quelques jours, mais je pense que tu pourras quand même te déplacer. Je vais demander au duc de ne pas te faire travailler demain et de te ménager pendant quelque temps. Mais attends-toi à boiter quelques jours, mon ami. (Le jeune magicien se leva.) Je viendrai te voir demain à la première heure. — Vous êtes donc le guérisseur du duc, en plus d’être son conseiller ? s’étonna Harry. Anthony hocha la tête. — Oui, en effet. — Je croyais que seuls les prêtres étaient des guérisseurs. Le magicien sourit. — C’est vrai pour la plupart, mais certains magiciens ont le don de guérison. Je te verrai demain, Nicholas. Il se dirigea vers la porte, mais le prince le rappela. — Anthony. Le magicien s’arrêta et se retourna. — Oui ? — Merci. Anthony se figea, puis sourit, ce qui lui donna l’air d’avoir le même âge que Harry et Nicholas. — Je comprends. Lorsque le magicien quitta la pièce, Harry se tourna vers son ami pour lui demander : — Qu’est-ce qu’il comprend ? Il rapprocha le petit tabouret de la paillasse et s’assit. Puis il sortit une pomme de sa tunique et la coupa en deux, afin d’en donner la moitié à Nicholas. Ce dernier s’étendit de nouveau et répondit en mâchant un morceau de pomme : — Il comprend que Marcus et moi allons cogner et bousculer l’autre pendant quelque temps. — Ce n’était pas un jeu là-dehors, Nicky. C’était une véritable guerre. Tu t’es pris plus de coups en une heure que dans toute la dernière saison et cela représente treize matches. Je ne t’ai jamais vu non plus jouer des coudes ou donner des coups d’épaule comme ça. Vous ne jouiez pas au ballon, vous essayiez de vous tuer. Nicholas soupira. — Comment est-ce que j’en suis arrivé là ? — Tu as eu le mauvais goût de vouloir la même fille que Marcus. Pour l’instant, tu joues les écuyers, mais il sait bien que tu es un prince du royaume alors qu’il n’est qu’un fils de duc. — C’est déjà énorme d’être le fils d’un duc. Harry secoua la tête. — Ce que tu peux être bête parfois, mon ami. Si Marcus se rendait dans n’importe quelle ville du royaume, à l’exception de Krondor ou de Rillanon, les filles feraient n’importe quoi pour attirer son attention. Ici, sur la Côte sauvage, il est le célibataire le plus recherché, à cause de son lien de parenté avec le roi et tout le reste. Mais tu as beau jouer les timides, tu es le meilleur parti au nord de Kesh, maintenant que tes frères sont mariés, d’autant plus que tu es le frère du prochain roi. « Marcus a peut-être fait tourner la tête à la jolie Abigail, mais maintenant que tu es entré en scène, elle commence à prendre du recul et à s’intéresser à toi. (Il haussa les épaules.) C’est comme ça. Le fait de parler d’Abigail fit soupirer Nicholas. — Tu crois vraiment qu’elle l’est ? — Qu’elle est quoi ? — Amoureuse de Marcus. Harry haussa de nouveau les épaules. — Je ne sais pas. Mais je peux toujours essayer de le savoir, ajouta-t-il en souriant. — Non, surtout pas. Si tu commences à mettre ton nez partout et à poser des questions, elle devinera pourquoi. — Ah ! Tu as peur qu’elle apprenne que tu l’aimes bien ! (Harry se mit à rire, amusé par la gêne de Nicholas.) Ne t’inquiète pas pour cela, mon ami. C’est trop tard. — Tu crois ? gémit le prince. — Sûr et certain. On dirait que tu vas t’évanouir à chaque fois qu’elle pose les yeux sur toi. À ton avis, comment Marcus s’en est rendu compte ? Ça ne l’amuse pas, tu peux me croire. — Il est froid, commenta Nicholas avec un mélange d’admiration et de dégoût. Harry hocha la tête. — Vous vous ressemblez beaucoup, tous les deux, mais il est plus réservé que toi. — Tout le monde n’arrête pas de dire qu’on se ressemble, mais je ne suis pas d’accord. Harry se leva. — Bon, je vais te laisser te reposer. N’oublie pas de tremper ton pied dans l’eau et de l’envelopper au chaud. Ce soir, je te ramènerai un peu de nourriture de la cuisine. — Où tu vas ? — Je retourne au jardin voir Abigail. — Ah non, tu ne vas pas t’y mettre aussi, gémit le prince. Harry balaya l’air de sa main. — Ne t’inquiète pas, c’est Margaret qui m’intéresse. — Pourquoi ? lui demanda son ami. Harry s’arrêta sur le seuil de la chambre. — Parce que Marcus est son frère et aussi parce que même si les mariages royaux entre cousins ne sont pas interdits, je doute que dans ton cas, on te permette de l’épouser. Toi et Marcus n’êtes donc pas mes rivaux. En plus, je crois que je suis amoureux d’elle. Nicholas haussa les sourcils, sceptique. — C’est ça. — Non, je le pense, vraiment. Elle me donne mal à l’estomac. Sur ce, il laissa Nicholas à sa solitude. Le prince s’allongea de nouveau en riant. Mais très vite, il cessa de rire, car il comprenait exactement ce que Harry avait voulu dire. À la simple pensée d’Abigail, son estomac se nouait comme jamais auparavant. Chapitre 5 INSTRUCTION Nicholas fit la grimace. La veille, il avait passé toute la journée au lit. Son pied lui faisait encore mal, mais le prince pouvait quand même se déplacer. C’est pourquoi il se retrouva à son poste, avant le lever du soleil, pratiquement immobile devant la chambre de Martin. Marcus sortit dans le couloir et fit signe à Harry de le suivre. Quelques instants plus tard, la porte des appartements du duc s’ouvrit et Martin sortit, suivi de son épouse. — Comment va ton pied, Nicholas ? demanda Briana. Le prince réussit à avoir un sourire ironique et répondit : — Il s’en remettra. C’est encore un peu douloureux, madame, mais au moins je peux marcher. — Ce sont des choses qui arrivent, dit Martin. Tu risques de ne pas m’être d’une grande utilité aujourd’hui avec ton pied. Retourne voir l’intendant et demande-lui s’il a un travail adapté à ta condition physique. — Oui, Votre Grâce, répondit Nicholas. Il s’éloigna en boitant. Mais tandis qu’il errait dans les couloirs en direction de l’aile des serviteurs, où se trouvait le bureau de Samuel, il se sentait profondément dégoûté de lui-même. Le match du dernier sixdi avait été un désastre. La veille, allongé sur son lit, il n’avait cessé d’y penser et avait compris qu’il s’était conduit comme un idiot. Le fait d’être le plus jeune fils du prince de Krondor avait toujours forcé Nicholas à affronter des situations qu’il aurait préféré éviter. Impossible d’échapper aux regards insistants de la foule lorsque le protocole exigeait de vous que vous apparaissiez sur le balcon lors d’un festival ou que vous assistiez aux réceptions de la cour. Mais dans la plupart des domaines, Nicholas préférait laisser les autres prendre la tête – comme Harry par exemple. Au football, le prince avait acquis la réputation – méritée – d’être un très bon défenseur, capable de voler un ballon et de le passer à un joueur avant que l’équipe adverse réalise ce qui se passe. Mais lorsqu’il s’agissait de marquer, il laissait toujours les autres se couvrir de gloire. L’autre jour, cependant, il s’était, pour la première fois, propulsé sur le devant de la scène, demandant la balle à chaque occasion et essayant de dominer le jeu par la seule force de sa volonté. Mais à chaque instant, il s’était retrouvé dans l’ombre de Marcus. Le fait de savoir qu’il avait réussi à contrer les efforts de Marcus comme ce dernier avait contré les siens ne lui procurait qu’une maigre satisfaction. Le jeu était resté plus ou moins dans l’impasse jusqu’à ce qu’il se blesse le pied, ce qui avait finalement permis à son cousin de marquer un but. Alors qu’il descendait un escalier avec précaution, Nicholas se sentit brusquement plus affecté que d’ordinaire par son handicap. Comme la plupart de ceux qui naissent avec ce genre de difformité, il s’y était habitué et avait appris à le compenser sans même y penser. Parce qu’il était le fils d’Arutha, il n’avait pas eu à supporter toutes les railleries qu’un enfant des rues aurait dû endurer, mais il avait malgré tout essuyé des moqueries et eu plus que sa part de regards en coin et de chuchotements derrière son dos. Pourtant, aujourd’hui, il avait, pour la première fois de sa vie, le sentiment d’être affligé d’un réel handicap. Sans son pied, il était sûr qu’il aurait pu battre Marcus. Il jura à voix basse, furieux contre tout le monde et surtout contre lui-même. Puis il arriva devant le bureau de Samuel, qui lui fit signe d’entrer. Nicholas s’était présenté dans ce même bureau à peine trente minutes plus tôt pour s’entendre dire qu’il n’y avait pas de tâches inhabituelles à remplir. L’intendant regarda tout autour de lui, comme s’il avait besoin d’inspiration, et finit par dire : — Il n’y a rien que je puisse te donner à faire, écuyer. Pourquoi ne retournes-tu pas dans ta chambre afin de reposer ton pied ? Nicholas hocha la tête et sortit de la pièce. Il retourna dans sa chambre et se jeta sur sa paillasse. Mais comme la veille il n’avait fait que dormir, il n’avait pas très envie de se reposer et de passer encore une journée au lit, d’autant que la paille lui donnait des démangeaisons. En plus, il avait faim. Au bout de quelques minutes, il se leva et se rendit à la cuisine. L’odeur de cuisson qui avait envahi le couloir lui donna l’eau à la bouche. Magya était occupée à surveiller son personnel et marchait derrière eux comme un général passant ses troupes en revue. Elle sourit à la vue de Nicholas et lui fit signe de la rejoindre. — Alors on se sent mieux, aujourd’hui, écuyer ? lui demanda la vieille femme. Elle avait une certaine tendance à l’embonpoint, mais se déplaçait à travers la cuisine avec rapidité et efficacité, en dépit de son âge et de son poids. — Oui, mais je ne suis pas assez en forme pour reprendre le travail, d’après le duc. — Ce qui ne vous empêche pas d’avoir faim ? gloussa la vieille femme. — Il y a de ça, admit le prince en souriant. Magya lui tapota l’épaule. — Je viens juste de préparer le petit-déjeuner du duc et de la duchesse, je dois bien pouvoir vous donner quelque chose à manger. Elle lui proposa de prendre un plateau. Puis elle versa dans un bol une large louche de porridge bien épais qui bouillait dans une marmite, le saupoudra de cannelle, y ajouta une bonne grosse cuillerée de miel et noya le tout dans du lait. Enfin, elle déposa le bol sur le plateau, coupa un morceau de pain chaud et une épaisse tranche de jambon, et dit à Nicholas de le porter jusqu’à une petite table dans un coin de la cuisine. Megar entra en compagnie de deux aide-cuisiniers qui portaient chacun un panier rempli d’œufs. Il renvoya les deux garçons à leurs tâches respectives et s’assit à la table avec son épouse et Nicholas. Dès leur première rencontre, celui-ci s’était pris d’affection pour le vieux maître queux, un homme corpulent au sourire franc et aux manières douces. — Bonjour, écuyer, dit Megar. Un sourire amical illuminait son visage ouvert et ridé. — Avez-vous vu Ghuda et Nakor ? les questionna Nicholas. Je ne les ai pas revus depuis le match. Megar et Magya se regardèrent, interloqués. — Qui ça ? demanda le cuisinier. Nicholas leur décrivit les deux hommes. — Ah, ces deux-là ! s’exclama Magya. Plusieurs fois, j’ai vu le petit homme parler à Anthony la semaine dernière. Le gros soldat est sorti avec une patrouille, juste pour le plaisir, il a dit. Il est parti hier matin. Nicholas soupira. Nakor et Ghuda n’étaient pas ses amis, mais c’étaient les deux personnes qu’il connaissait le mieux au château à l’exception de Harry. Le cuisinier et son épouse étaient très gentils, mais le prince ne les connaissait pas bien et savait qu’ils ne lui consacraient un moment que par simple courtoisie. Dès qu’il aurait fini de manger, ils s’en retourneraient aux fourneaux préparer les autres repas de la journée. Mais pendant que Nicholas prenait son petit-déjeuner, ils se mirent à discuter. Ils lui demandèrent s’il s’habituait à sa nouvelle vie et comment s’était passé son voyage. Lorsque le prince mentionna le nom de Pug, les époux eurent tous deux un sourire mélancolique, à la fois triste et ravi. — Il était comme notre fils, lui apprit Megar. Nous l’avons recueilli, vous savez, oh, il y a si longtemps. Nicholas secoua la tête pour montrer qu’il l’ignorait. Le maître queux commença à lui parler un peu de Pug et de Tomas, son meilleur ami, qui n’était autre que le propre fils de Megar et de Magya. À mesure qu’il en apprenait plus sur l’histoire de leur vie – mélange de souvenirs et de discussion très animée sur qui se rappelait correctement tel ou tel événement – une image commença à se former dans l’esprit de Nicholas. Il avait entendu Amos parler de la guerre de la Faille, ainsi que son père, lorsqu’on arrivait à le persuader de révéler une petite partie du rôle qu’il avait joué dans ces événements tragiques. Cependant, le récit de Megar et Magya, dépourvu de la moindre fioriture, était de loin le plus passionnant qu’il ait jamais entendu. En effet, ils racontaient tout à leur manière, en utilisant leurs propres références : combien de seaux d’eau les aide-cuisiniers portaient quotidiennement jusqu’aux murs, combien de rations supplémentaires ils devaient préparer, comment ils se débrouillaient en l’absence de tel ou tel ingrédient, ou les repas qu’ils servaient froids parce que leur personnel devait s’occuper des blessés – tout cela créait dans l’esprit de Nicholas une image bien plus réelle que toutes les histoires, pourtant hautes en couleur, qu’Amos lui avait racontées. Le prince posa une ou deux questions et brusquement une image de Pug enfant naquit dans sa tête. Il sourit en écoutant Megar expliquer en détail combien le magicien avait eu une enfance difficile parce qu’il était le plus petit pour son âge, et comment Tomas avait décidé de le protéger. Le temps qu’ils finissent de raconter leur histoire, Nicholas mangea tout ce qu’on avait déposé sur son plateau. Magya expliqua, les yeux brillants, de quoi son fils avait l’air le jour où il était devenu un homme, lors de la cérémonie du Choix – cet ancien rite où tous les jeunes garçons étaient choisis par les maîtres artisans qui leur apprendraient un métier. Le nom de Tomas lui était familier, mais Nicholas n’arrivait pas à dire pourquoi. — Où se trouve votre fils à présent ? Aussitôt il regretta d’avoir posé cette question, car une expression de chagrin apparut sur leurs visages. Il se dit que le jeune homme avait dû mourir au cours de la guerre. Mais à sa grande surprise, il entendit Megar répondre : — Il vit chez les elfes. Brusquement, Nicholas fit le rapprochement. — Votre fils est le prince consort de la reine des elfes ! Magya acquiesça. — On ne le voit pas beaucoup, ajouta-t-elle, résignée. Nous n’avons eu droit qu’à une seule visite depuis la naissance de l’enfant, et il nous envoie un message de temps en temps. — Qui est l’enfant ? — Calis, notre petit-fils, répondit Megar. Le visage de Magya s’éclaira. — C’est un bon garçon. Lui, il vient nous voir une à deux fois par an. Il ressemble plus à son père qu’à ces elfes avec qui il vit, dit-elle d’un ton convaincu : Il m’arrive souvent de souhaiter qu’il vienne vivre ici, au château de Crydee. La conversation prit fin et Nicholas, après s’être excusé, sortit par la porte qui donnait sur la cour. Il se souvint de ce que son oncle Laurie lui avait raconté au sujet des derniers jours de la guerre de la Faille et aussi ce qu’Amos lui en avait dit. Tomas n’était pas humain. C’était du moins l’impression qui lui était restée ; le guerrier était devenu autre chose, relié aux elfes et pourtant différent. Nicholas se dit que s’il avait eu des parents humains, surtout aussi chaleureux et ouverts que Megar et Magya, Tomas ne devait pas être très différent des autres enfants du donjon lorsqu’il était petit. Qu’est-ce qui avait bien pu provoquer ce changement ? se demanda le prince. Il se dirigea vers le jardin de la Princesse, avec le faible espoir d’y trouver Margaret et Abigail. Vu l’heure qu’il était, elles se trouvaient probablement dans la grande salle du château pour y prendre le petit-déjeuner en compagnie du duc Martin, mais Nicholas ne pouvait s’empêcher d’espérer malgré tout. Il fut donc surpris d’y trouver, au lieu des deux jeunes filles, Nakor et Anthony, allongés à plat ventre sur le sol et occupés à regarder sous un banc de pierre. — Là, tu le vois ? demanda Nakor. — Quoi, celui-là ? répondit Anthony. — Oui. Ils se relevèrent en chassant la poussière de leurs vêtements. — Il faut s’assurer qu’il s’agit bien de celui avec les petites taches orange. S’il est rouge, il est mortel. D’une autre couleur, il n’a aucun effet. Anthony aperçut Nicholas et inclina légèrement le buste. — Votre Altesse. Afin de soulager son pied, le prince s’assit sur le banc sous lequel ils regardaient quelques instants plus tôt. — Ici, je ne suis qu’un écuyer, rappela-t-il. Nakor eut son célèbre sourire de travers. — Écuyer pour le moment, mais prince pour toujours. Anthony le sait. Nicholas ignora la remarque. — Qu’est-ce que vous faisiez tous les deux ? Anthony parut embarrassé. — À vrai dire, on parlait d’un petit champignon, que l’on peut trouver dans des endroits sombres et humides… — Sous le banc, intervint le petit Isalani. — Et Nakor me montrait comment l’identifier correctement. — C’est pour préparer des potions magiques ? voulut savoir Nicholas. — Non, un médicament, répondit sèchement Nakor. Il s’agit d’un puissant somnifère, si on le prépare correctement. Très pratique lorsqu’on a besoin de retirer une flèche du corps d’un soldat, ou d’arracher une mauvaise dent. Nicholas se laissa aller. — Je croyais que tout ce que vous, les magiciens, aviez à faire, c’est d’agiter la main pour mettre quelqu’un en transe. Anthony haussa les épaules, comme pour dire qu’il n’était pas un très bon magicien, mais Nakor répliqua : — Tu vois ? Voilà ce qui arrive quand on laisse les enfants grandir sans éducation. (Il ouvrit son sac et en sortit une orange.) Quelqu’un en veut une ? Le prince hocha la tête. Nakor lui lança le fruit et en donna un autre à Anthony. Puis il tendit le sac à Nicholas. — Regarde à l’intérieur. Le jeune homme prit le grand sac à dos, qu’il trouva plutôt ordinaire. On l’avait découpé dans du tissu noir qui, sous les doigts, ressemblait à du feutre. Un cordon de cuir avait été cousu sur tout le pourtour du sac qui se fermait grâce à une boucle en bois. — Il n’y a rien dedans, fit remarquer Nicholas en rendant le sac à son propriétaire. Nakor plongea la main dedans et en sortit un serpent qui se tortillait. Anthony écarquilla les yeux et Nicholas recula sur le banc jusqu’à heurter le mur derrière lui. — C’est une vipère ! Nakor balaya cette remarque d’un geste de la main. — Quoi, ça ? C’est juste un bâton ! Dans sa main ne se trouvait plus qu’un simple morceau de bois. Il le remit dans le sac et lança celui-ci à Nicholas. Le prince l’examina sous toutes ses coutures et dit : — Il est vide. Comment avez-vous fait ça ? ajouta-t-il en rendant le sac à Nakor. Ce dernier sourit à nouveau. — C’est facile quand on sait comment faire. Anthony secoua la tête. — Il fait des choses vraiment impressionnantes et pourtant il soutient que la magie n’existe pas. Nakor acquiesça. — Je te l’expliquerai peut-être un jour, magicien. Pug le sait, lui. Nicholas regarda par-dessus son épaule les murs qui se dressaient autour de la cour. — J’entends beaucoup parler de Pug, aujourd’hui, on dirait. — C’est qu’il est une sorte de légende, ici, expliqua Anthony. Et au port des Étoiles aussi. Dommage qu’il soit parti avant que je rejoigne la communauté. — Dans ce cas, vous ne faites pas partie de cette communauté depuis longtemps ; cela ne fait que huit ans que Pug est parti. Anthony sourit. — J’ai bien peur d’être un très jeune magicien. Les maîtres avaient l’impression… — Les maîtres ! répéta Nakor avec mépris. Ces deux idiots imbus d’eux-mêmes, Körsh et Watume ! (Il secoua la tête et s’assit à côté d’Anthony.) C’est à cause d’eux que j’ai quitté le port des Étoiles. Il montra Anthony tout en regardant Nicholas et reprit : — Ce garçon a beaucoup de talent, mais il est ce que ces imbéciles appellent un magicien mineur. Si j’étais resté, j’aurais fait de lui l’un de mes Cavaliers Bleus ! J’ai vraiment fichu la pagaille là-bas, pas vrai ? ajouta-t-il avec un grand sourire. Anthony se mit à rire. Nicholas se fit la réflexion que, lorsque le magicien riait, il avait l’air aussi jeune que lui et Harry. — C’est vrai. Les Cavaliers Bleus sont devenus la faction la plus populaire de l’île, ce qui entraîne parfois quelques rixes très violentes… — Des rixes ! s’exclama Nicholas. Les magiciens se battent entre eux ? — Ce ne sont que des bagarres d’étudiants. Quelques-uns des plus vieux apprentis se font appeler les Mains de Körsh – bien que lui-même n’aime pas ce nom – et provoquent souvent des bagarres dans les tavernes du port. Personne ne cause de sérieux dégâts, car les maîtres ne le toléreraient pas, mais certains en ressortent parfois avec une grosse bosse sur le crâne. (Il soupira, plongé dans ses souvenirs.) Je ne suis pas resté là-bas assez longtemps pour être sérieusement impliqué dans toutes ces histoires de politique. J’avais bien trop de difficulté avec mes études. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé ici, à la demande du duc Martin. Je ne suis pas un bon magicien. Nakor secoua la tête et fit la grimace. — C’est une bonne chose que tu ne leur ressembles pas. (Il se leva.) Je vais dans les bois chercher quelques ingrédients. Je vous verrai au dîner tous les deux. Et mets un peu de baume sur le pied du gamin, ajouta-t-il à l’intention d’Anthony. Comme ça, demain, il se sentira mieux. — J’ai quelques pommades qui devraient pouvoir l’aider, approuva le magicien. Sur ce, Nakor quitta le jardin d’un pas allègre, laissant seuls Anthony et le prince. Ce dernier fut le premier à prendre la parole. — Je ne crois pas avoir jamais rencontré de personnage aussi étrange. — Moi, j’en ai vu quelques-uns au port des Étoiles, mais aucun ne pouvait rivaliser avec Nakor. — Est-ce qu’il était l’un de vos professeurs avant son départ du port des Étoiles ? Anthony secoua la tête et s’assit à la place que Nakor venait juste de quitter. — Pas vraiment. Je ne sais pas ce qu’il faisait là-bas, à part faire enrager Watume et Körsh. On m’a raconté qu’il est arrivé un jour en agitant une lettre du prince Borric. Il prétendait que Pug lui avait dit de venir au port des Étoiles. Il est resté trois ou quatre ans et a fait plein de choses bizarres. Mais surtout, il a converti de nombreux étudiants à la notion que tout le monde peut apprendre la magie – ou ce qu’il appelle des « tours ». Il racontait que les magiciens ne sont pas très intelligents s’ils ne sont pas capables de comprendre ça. (Anthony soupira.) J’avais mes propres problèmes, à l’époque, et je n’y ai pas prêté attention. J’étais un nouvel étudiant et je n’ai rencontré Nakor sur l’île que deux ou trois fois. — Est-ce vrai qu’ils vous ont envoyé ici parce que vous n’êtes pas très doué ? lui demanda Nicholas. — C’est ce que je crois, répondit franchement Anthony. Il y avait tellement d’étudiants plus doués que moi, et de nombreux maîtres magiciens vivent au port des Étoiles. Le visage de Nicholas s’assombrit. — Ça ressemble à une insulte, vous savez. Anthony rougit. — Je n’ai jamais voulu… — Je ne cherche pas à vous rabaisser, Anthony. Vous êtes peut-être plus talentueux que vous l’imaginez. En tout cas, Nakor dit que vous l’êtes, ajouta-t-il rapidement. Tous deux savaient que ce n’était qu’une faible tentative d’adoucir sa remarque. — Mais le frère du roi a demandé qu’on lui envoie un magicien, pour remplir un poste autrefois occupé par le professeur de Pug. Ils auraient dû envoyer un de leurs meilleurs magiciens. Anthony se leva. — Peut-être, dit-il avec raideur, pris entre l’embarras et la colère. J’ai bien peur que le port des Étoiles ne se sente pas très lié envers le royaume. Si Pug était encore là, ce serait peut-être différent, puisqu’il est le cousin du roi, mais dans l’état actuel des choses, Körsh et Watume ont beaucoup d’influence sur les maîtres magiciens, or ils sont originaires de Kesh. Je crois qu’ils aimeraient bien préserver la neutralité du port des Étoiles des deux côtés de la frontière. — Je suppose que ce n’est pas une mauvaise idée, mais ça n’en reste pas moins impoli, insista le prince. — Si vous voulez bien m’accompagner, répondit Anthony en changeant de sujet, j’ai quelques baumes qui pourraient accélérer votre guérison. Et s’ils ne sont pas efficaces, dans tous les cas, ils ne vous feront pas de mal. Nicholas suivit le jeune magicien mais balaya le jardin du regard avant de partir, regrettant de nouveau l’absence des deux jeunes filles. Les semaines passèrent à une vitesse surprenante. Chaque journée était bien remplie, de l’aube jusqu’au crépuscule, et Nicholas découvrit qu’il aimait ce rythme trépidant. Ses activités l’empêchaient de broyer du noir, un trait de caractère qu’il tenait de son père. Le fait de devoir tous les jours se déplacer sans cesse et s’atteler à un labeur physique ardu contribuait également à renforcer son corps d’adolescent. Il avait toujours pratiqué l’équitation et l’escrime, deux activités dans lesquelles il excellait grâce à sa vivacité naturelle, mais c’était sa musculature qu’il développait à présent. La première fois qu’il avait dû transporter des armes et des armures à l’extérieur pour les nettoyer et ensuite les traîner de nouveau dans l’armurerie, il avait cru mourir. Désormais, il était capable de porter deux fois ce poids sans trop s’en ressentir. Harry paraissait lui aussi s’être fait à cette vie, même s’il aimait se plaindre dès qu’il en avait l’occasion. Depuis trois semaines qu’ils étaient arrivés à Crydee, les deux garçons n’avaient pas beaucoup vu Margaret et Abigail, bien que Harry ait réussi à passer un peu plus de temps en leur compagnie que Nicholas. Il adorait se jouer de l’anxiété que son ami éprouvait au sujet de la jeune dame d’honneur, le poussant parfois jusqu’à la colère. Malgré tout, ils consacraient la majeure partie de leur temps à cette routine apparemment sans fin que constituait la vie à la cour de Crydee. Jusqu’ici, Nicholas n’avait trouvé le temps de courtiser Abigail que lors des sixdis après-midi, et à son grand chagrin Marcus était toujours dans les parages. Les habitants du château ne se conduisaient pas tous de la même manière avec les garçons de Krondor. Le personnel de la cuisine était amical, tandis que les autres serviteurs se montraient respectueux mais distants. Les jeunes servantes observaient Harry avec un mélange d’amusement et de méfiance, tandis que d’autres dévisageaient Nicholas avec une franche admiration, ce qu’il trouvait quelque peu troublant. Charles, le maître d’armes, était intéressant mais toujours très formel dans son discours et ses attitudes. Faxon se montrait ouvert et amical, et Nicholas trouvait qu’il savait écouter les gens. Nakor et Ghuda étaient rarement visibles, toujours à chercher quelque chose en ville ou dans les bois voisins pour s’occuper. Petit à petit, cette impression d’étrangeté qui avait assailli Nicholas à son arrivée commençait à s’émousser. Il ne se sentirait jamais chez lui à Crydee, mais l’endroit commençait à devenir familier. De plus, Abigail occupait la plupart de ses pensées comme jamais aucune fille avant elle ne l’avait fait. Lors de ces rares occasions où il la rencontrait sans Marcus, elle se montrait chaleureuse et attentive, et lui laissait cette impression contradictoire qu’il se ridiculisait totalement mais qu’elle appréciait réellement sa compagnie. Presque un mois après la réception donnée en l’honneur de leur arrivée, Nicholas et Harry dînèrent à nouveau en compagnie du duc et de sa cour. Il ne s’agissait pas d’un événement inattendu puisqu’ils faisaient partie de la maisonnée, mais c’était la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans leurs nouvelles fonctions qu’ils avaient assez de temps libre pour manger en même temps que les autres habitants du château. Ils avaient pris place à l’autre bout de la grande table, si bien qu’ils ne captaient que des bribes de la conversation qui se déroulait entre le duc, sa famille et leurs invités. En effet, plusieurs membres importants des guildes de Crydee, ainsi que quelques maîtres artisans, étaient présents à la table du duc. Certains marchands et négociants de passage à Krondor assistaient également au dîner, mais sans pour autant être assis à la table d’honneur. Nicholas ne cessait de regarder Abigail, qui paraissait écouter d’une oreille quelque peu distraite ce que Marcus lui disait. Régulièrement, elle jetait un coup d’œil en direction du prince, rougissant parfois et baissant les yeux lorsqu’il croisait son regard. — Elle t’aime bien, commenta Harry. — Comment tu le sais ? L’écuyer sourit et but une gorgée de vin. — Elle n’arrête pas de regarder dans ta direction. — Elle trouve peut-être que j’ai l’air drôle, répondit Nicholas avec une note d’angoisse. Harry se mit à rire. — Vu la façon dont vous vous ressemblez, toi et Marcus, et comme vous êtes les deux seuls types de l’assemblée à qui elle prête un minimum d’attention, je dirais qu’elle a une préférence marquée pour les grands bruns maigres. Elle t’aime bien, imbécile, insista-t-il en lui tapant sur l’épaule. Le dîner se poursuivit. Les deux garçons échangèrent des banalités avec les deux jeunes hommes assis à côté de Nicholas. L’un était un négociant en gemmes qui cherchait à entreprendre une expédition dans les montagnes des Tours Grises. Il prétendait qu’on y trouvait encore des gisements de pierres précieuses inexploités. Mais Nicholas savait qu’il allait au-devant d’une déception, car le royaume n’avait aucun droit sur les Tours Grises au-delà de leurs contreforts. Le négociant devrait traiter directement avec Dolgan, le roi des nains de l’Ouest, au village de Caldara, qui se trouvait à une semaine de marche à l’intérieur des terres. L’autre convive venait de Queg et exerçait le métier de marchand. Il vendait des soieries de qualité et des parfums rares et avait passé la majeure partie de l’après-midi à montrer ses articles aux filles, ce qui expliquait pourquoi Nicholas ne les avait pas vues de toute la journée. Visiblement, Margaret préférait le cuir des habits de chasse et les tuniques simples, comme sa mère, même si elle portait robe et bijoux lors des dîners de la cour. Mais Abigail et la plupart des filles des riches marchands de la ville avaient acheté suffisamment de ces produits de luxe pour rentabiliser le voyage du Quegan. Il lui restait pourtant à visiter Carse et Tulan sur le chemin du retour. Ce marchand, qui se prénommait Vasarius, irritait Nicholas, car le jeune homme l’avait surpris à diverses reprises à observer Margaret et Abigail avec convoitise. Plusieurs fois, le prince l’avait pris sur le fait, et le marchand s’était contenté de détourner les yeux, ou de lui sourire, comme s’il ne faisait rien d’autre que regarder autour de lui. Après le dîner, les marchands se rassemblèrent devant le duc et son épouse pour échanger quelques mots. Puis on les escorta hors du château. Nicholas remarqua que, tandis que les autres négociants essayaient d’attirer l’attention de Martin, Vasarius devisait aimablement avec Charles et Faxon. Nicholas était sur le point de dire quelque chose à Harry lorsque Marcus s’approcha. — Nous allons chasser demain, les prévint-il. Commencez à préparer ce dont nous allons avoir besoin. Demandez à deux serviteurs de vous accompagner. Nicholas hocha la tête, mais Harry eut du mal à réprimer un gémissement. Ils firent signe à deux des serviteurs de les suivre et se hâtèrent en direction de la porte. Juste avant de sortir de la grande salle, Nicholas jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’aperçut qu’Abigail le regardait. Elle lui fit un petit geste de la main pour lui souhaiter bonne nuit. Non loin de là, Marcus regardait la jeune fille avec une expression amère. Nicholas quitta la pièce avec un léger sourire aux lèvres. Il ne s’était jamais senti aussi bien depuis son arrivée. Il était tard lorsque Nicholas et Harry finirent d’organiser l’équipement dont ils auraient besoin pour chasser. Ils ne partaient que pour deux ou trois jours, mais ils étaient six – Martin, Marcus, Nicholas, Harry, Ghuda et Nakor – et il fallait préparer les affaires de chacun et rassembler beaucoup de provisions. Pendant quelques instants, les deux jeunes gens avaient hésité, indécis, ne sachant pas par où commencer. Puis ils avaient laissé les serviteurs, plus expérimentés, prendre les choses en charge et s’étaient surtout contentés d’observer, sauf lorsqu’il s’agissait de choisir les armes. Ils savaient tous les deux qu’ils étaient responsables de ce choix car ils commençaient désormais à avoir une bonne idée des exigences de Martin et de Marcus en la matière. Comme son père, Marcus était un excellent archer et préférait l’arc long. Lorsque tout fut prêt, Nicholas et Harry retournèrent dans la grande salle. Le prince laissa son ami quelques instants et s’approcha de son oncle. Celui-ci finit de parler à l’un des marchands locaux et se tourna vers son neveu. — Oui, écuyer ? — Tout est prêt pour demain, Votre Grâce. — Bien. Je n’ai plus besoin de toi ce soir, écuyer Nous partons demain à l’aube. Nicholas s’inclina et laissa Martin à ses invités. Apparemment, Marcus avait également libéré Harry, car ce dernier traversa la salle pour aller à la rencontre du prince. — Où vas-tu ? lui demanda-t-il. — Je pensais aller me coucher, répondit Nicholas. On se lève tôt demain. — Margaret vient juste de dire qu’elle allait se promener dans le jardin de la Princesse. — Eh bien, vas-y, fit le prince. Saisis ta chance. Harry sourit. — Abigail l’accompagne. Nicholas lui rendit son sourire. — Qu’est-ce qu’on attend ? Les deux garçons se précipitèrent hors de la grande salle du duc en courant presque, ce qui constituait un remarquable manquement aux convenances. Lorsque les deux écuyers descendirent d’un bond les trois marches qui menaient au jardin de la Princesse, Margaret et Abigail échangèrent un regard et un sourire. Celui de Margaret était confiant et amusé tandis que celui d’Abigail était timide mais ravi. Les deux garçons s’arrêtèrent brusquement devant ces dames et s’inclinèrent avec beaucoup de dignité et d’élégance. — Bonsoir, mesdemoiselles, dit Nicholas avec un sourire embarrassé. — Bonsoir, écuyer, lui répondit Margaret. — Bonsoir, Altesse, dit Abigail d’une voix douce. Les garçons se mirent à marcher en compagnie des deux jeunes filles, Nicholas près d’Abigail et Harry à côté de Margaret. Intimidés, ils gardèrent le silence pendant quelques instants puis se mirent à parler tous les deux en même temps. Les filles éclatèrent de rire, au grand embarras des jeunes gens. De nouveau, le silence s’installa, jusqu’à ce que Nicholas et Harry recommencent à parler en même temps. Margaret vint à leur secours. — Je sais bien que vous n’arrivez pas à vous passer l’un de l’autre, mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi, écuyer Harry, pendant que nous laissons ces deux jeunes gens seul à seul ? Le jeune homme regarda Nicholas avec sur le visage une expression où se mêlaient la surprise, le plaisir et la panique. Margaret lui prit la main et le conduisit vers un petit banc à côté d’un rosier en fleurs. Nicholas et Abigail se dirigèrent d’un pas tranquille vers un banc situé à l’autre bout du petit jardin. Lorsqu’ils furent assis, la jeune fille prit la parole d’une voix douce. — Vous semblez vous habituer à la vie parmi nous, Altesse. — Il faut m’appeler « écuyer » ici, mademoiselle. Il rougit un peu et ajouta : — Je crois que j’apprécie cette vie. En partie. Il l’observa, surpris par la délicatesse de ses traits qui ressemblaient presque à ceux d’une poupée. Sa peau était claire et douce, dépourvue de toutes ces imperfections dont souffraient les jeunes filles de son âge. Nicholas était certain de n’avoir jamais vu d’yeux si grands ni si bleus. Ils en paraissaient presque lumineux dans la faible lueur des torches sur le mur. Sa chevelure, retenue en arrière par un bandeau d’argent, retombait sur ses épaules telle une cascade de soie dorée. — Il y a certaines choses ici que je trouve beaucoup plus attirantes que d’autres, ajouta-t-il en baissant les yeux. Elle rougit, ce qui ne l’empêcha pas de sourire. — Sa Grâce vous donnerait-elle trop de travail ? Je vous vois rarement au château et nous n’avons échangé qu’une dizaine de mots en plusieurs semaines. — J’ai beaucoup à faire, admit Nicholas, mais à dire vrai je trouve ça plus intéressant que de devoir prendre des leçons ou assister aux audiences de la cour. Je n’aime pas non plus devoir être présent à toutes les parades, les présentations et les réceptions qui ont tout le temps lieu à Krondor. — J’aurais cru pour ma part qu’il s’agissait d’une vie merveilleuse, répondit Abigail d’un ton déçu. Je n’arrive pas à imaginer d’événement plus grandiose que d’être présentée à la cour de votre père, ou à celle du roi. (Elle paraissait tout à fait sérieuse, les yeux agrandis par l’envie.) Tous ces grands seigneurs et ces belles dames, et les ambassadeurs venus de pays lointains – tout cela paraît si merveilleux. Elle semblait littéralement rayonner en disant cela. — C’est souvent haut en couleur, avoua Nicholas en essayant de ne pas avoir l’air trop blasé. En réalité, il trouvait le protocole de la cour trop exigeant et surtout d’un ennui mortel. Mais il était sûr qu’Abigail ne souhaitait pas entendre ça. Or, à ce moment précis, il ne voulait pour rien au monde la décevoir, quelle qu’en soit la raison. Les yeux de la jeune fille étaient si grands qu’il aurait pu y tomber ; il se força à inspirer, car depuis quelques minutes, il était si troublé qu’il en oubliait de respirer. — Peut-être un jour pourrez-vous visiter Krondor ou Rillanon. L’expression de la jeune fille passa de l’émerveillement à la résignation. — Je suis la fille d’un baron de la Côte sauvage. Si mon père parvient à ses fins, je serai bientôt fiancée à Marcus. Je serai une vieille femme avec des enfants avant d’avoir la chance de visiter Krondor, et je ne verrai jamais Rillanon. Nicholas ne savait pas quoi répondre. Son estomac s’était noué et sa gorge s’était serrée lorsqu’elle avait parlé d’épouser Marcus. — Vous n’êtes pas obligée, vous savez, dit-il enfin. — Obligée de faire quoi ? demanda-t-elle, l’ombre d’un sourire aux lèvres. — Vous n’êtes pas obligée d’épouser Marcus si vous n’en avez pas envie, répondit-il de façon maladroite. Ce n’est pas comme si votre père vous y obligeait. — Il peut faire en sorte qu’il me soit très difficile de dire non. Elle baissa les yeux et le regarda par-dessous ses cils interminables. Il avait l’impression que ses mains n’étaient plus que des blocs de bois. Malgré tout, il prit celles de la jeune fille et lui dit en lui tapotant le dos de la main : — Je pourrais… — Oui, Nicky, vous pourriez… ? dit-elle doucement, sans le lâcher du regard. Il avait l’impression de buter sur chaque mot. — Je pourrais demander à mon père… — Oh, Nicky, vous êtes merveilleux ! Elle lui passa les bras autour du cou et attira le visage du prince vers le sien. Brusquement, Nicholas sentit qu’elle l’embrassait. Il n’aurait jamais cru qu’un baiser pût être aussi doux, sensuel et agréable. Les lèvres de la jeune fille semblaient faites pour les siennes, et son haleine sentait aussi bon qu’une rose. Il avait la tête qui tournait et commença à lui rendre son baiser. Le corps brûlant, il attira Abigail contre lui et sentit la douceur de sa peau sous ses mains. Elle bougea de telle façon qu’elle parut se fondre en lui, s’adaptant parfaitement au cercle de ses bras. Puis, brusquement, elle s’arracha à son étreinte. — Marcus ! chuchota-t-elle. Et avant que Nicholas ait pu reprendre ses esprits, elle n’était plus là. Il cligna des yeux, troublé, comme s’il venait de recevoir un seau d’eau glacée sur la tête. Quelques instants plus tard, Marcus apparut dans le jardin et descendit les marches les plus éloignées de l’entrée, celles qui donnaient sur le terrain de football. Nicholas s’était tant laissé distraire par le baiser qu’il n’avait pas entendu son cousin approcher. Lorsque ce dernier aperçut le prince, assis sur le banc, son expression s’assombrit. — Écuyer, dit-il froidement. — Marcus, répondit Nicholas, très irrité. — Je suppose qu’Abigail n’est pas ici. Le prince s’aperçut qu’il n’aimait pas la façon dont son cousin le dévisageait. Surtout, il n’aimait pas l’entendre prononcer le nom de la jeune fille. — Non, elle n’est pas là. Marcus regarda tout autour de lui. — Mais elle se trouvait ici il y a peu, à moins que tu portes le même parfum qu’elle. Où est-elle ? demanda-t-il en plissant les yeux. Nicholas se leva. — Par là-bas, je crois. Marcus s’éloigna si rapidement que son cousin dut presque courir pour le rattraper. Ensemble, ils traversèrent le jardin de la Princesse et retrouvèrent Harry assis sur son banc. L’écuyer de Ludland avait le rouge aux joues. Il se leva et fit un signe de tête aux deux cousins. — J’imagine que tu étais occupé à divertir ma sœur, fit Marcus. Cette fois, le visage de Harry s’empourpra jusqu’aux oreilles. — Je n’en suis pas sûr, dit-il. Il se tourna vers le château – dans la direction qu’à l’évidence les deux jeunes filles avaient prise – et ajouta : — C’est une jeune fille remarquable. Marcus fit un pas de côté pour mieux leur faire face à tous les deux. — J’espérais que vous comprendriez la situation tout seuls, mais de toute évidence, ce n’est pas le cas. Alors, je vais vous expliquer, moi, ce qui va se passer. Ma sœur est capable de se débrouiller toute seule, mais elle est promise à un meilleur avenir qu’une romance futile avec le fils d’un comte sans importance, cracha-t-il en montrant Harry du doigt. Le visage de l’écuyer vira à l’écarlate et ses yeux brillèrent de colère, mais il ne répondit pas. — Quant à toi, cousin, reprit Marcus en regardant Nicholas, Abigail n’a pas besoin d’un courtisan capricieux qui lui fasse tourner la tête et qui l’abandonne quand il rentrera chez lui. Est-ce clair ? Nicholas s’avança d’un pas. — Ce que je fais de mon temps, Marcus, lorsque ton père n’a plus besoin de mes services, ne regarde que moi. Et Abigail a le droit de choisir la personne avec qui elle a envie de passer du temps. Les deux jeunes gens paraissaient sur le point d’en venir aux mains. Harry s’interposa. — Cela ne rendra service à personne si vous commencez à vous bagarrer. La colère rendait sa voix dure et coupante. On eût dit qu’il cherchait lui-même une excuse pour pouvoir se battre. Il regarda Marcus d’un air de défi. — Le duc ne serait pas très content, n’est-ce pas ? Les deux cousins dévisagèrent Harry d’un air surpris, puis se mesurèrent à nouveau du regard. — Nous partons à l’aube, écuyer, rappela Marcus d’un ton cinglant. Veille à ce que tout soit prêt. Il fit demi-tour et quitta le jardin, le dos droit comme une baguette. — Il va faire des histoires, prédit Nicholas. — C’est toi qui as déjà commencé à créer la pagaille, lui reprocha Harry. — Elle ne l’aime pas. — Oh, c’est elle qui te l’a dit ? — Pas avec des mots, mais… — Raconte-moi ça en chemin, on ferait mieux de retourner à nos chambres si on veut être prêts pour demain. Tout en marchant, Nicholas reprit : — Elle ne veut pas rester ici avec Marcus, j’en suis sûr. Harry hocha la tête. — Alors tu crois que tu vas la ramener à Krondor ? — Pourquoi pas ? rétorqua le prince avec une note de colère dans la voix. — Tu sais pourquoi, répliqua son ami. Parce que tu vas épouser une princesse de Roldem, ou la fille d’un duc, ou une princesse de Kesh. Le souvenir du baiser que lui avait donné Abigail brûlait encore dans la mémoire du prince. — Et si je ne veux pas ? demanda-t-il avec colère. — Et si ton roi te l’ordonne ? soupira Harry. Nicholas serra les dents et ne répondit pas. Il se sentait tellement frustré qu’il en avait mal, frustré par l’étreinte interrompue, frustré par l’envie de coller son poing dans la figure de Marcus. — Qu’a donc fait Margaret pour te mettre dans cet état ? demanda-t-il enfin. Harry rougit de nouveau. — Elle est… incroyable. Il prit une profonde inspiration et poussa un soupir théâtral. — Elle a commencé par me demander comment les hommes de Krondor embrassent, puis elle a voulu que je lui montre. Une chose menant à une autre… (Il fit une pause comme pour reprendre son souffle.) Elle s’est enhardie et… Il s’arrêta de nouveau avant de lâcher, les joues rouges : — Nicholas, elle m’a demandé si j’avais déjà été avec une femme ! — Non, elle n’a pas fait ça ! s’exclama le prince, à la fois amusé et scandalisé. — Si, je te le jure ! Et ensuite… — Oui ? — Elle m’a demandé comment c’était ! — Non, elle n’a pas fait ça ! — Tu vas arrêter de répéter ça ? Je te dis qu’elle l’a fait ! — Alors, qu’est-ce que tu lui as répondu ? — La vérité. Je lui ai dit comment c’était. — Et ? — Elle s’est moquée de moi ! Après, elle a ajouté : « Quand tu sauras de quoi tu parles, écuyer, viens me le faire savoir. Je suis curieuse ». Et elle s’est remise à m’embrasser et à se coller tout contre moi. J’ai bien cru que j’allais éclater ! Puis Abigail est apparue en courant, elle a dit que Marcus arrivait, et elles sont parties. — Incroyable, commenta Nicholas. Sa colère et son sentiment de frustration disparurent tant il était surpris par le comportement de sa cousine, qui n’était décidément pas comme les autres. — Ça, c’est sûr, admit Harry lorsque Nicholas lui en fit la remarque. — Tu crois toujours être amoureux ? lui demanda le prince pour plaisanter. — Mon estomac me fait plus mal que jamais, cependant… — Quoi ? — Ta cousine est vraiment effrayante. Nicholas éclata de rire et souhaita bonne nuit à Harry. Tandis qu’il regagnait sa chambre, il se laissa envahir par le souvenir de lèvres douces, d’un parfum chaleureux et des yeux les plus incroyables qu’il ait jamais vus. Son corps s’échauffa à ce souvenir. Et son estomac se noua de nouveau, le faisant souffrir comme jamais. Chapitre 6 L’ATTAQUE Martin fit signe au petit groupe de s’arrêter. — Attendez tous ici quelques instants. Il y a quelque chose devant nous. Les deux garçons s’arrêtèrent avec plaisir, car ils étaient fatigués et avaient mal aux pieds. Depuis qu’ils avaient quitté Crydee à l’aube, Martin avait décidé de transmettre à ces deux citadins un peu de ses connaissances sur la forêt, si bien qu’ils avaient marché tout le long du chemin. Leur destination se trouvait encore à une autre journée de marche, car ils se rendaient sur les bords de la rivière Crydee. Harry et Nicholas étaient donc soulagés de devoir attendre en compagnie de Ghuda et de Nakor tandis que Martin et Marcus s’enfonçaient dans les bois où ils disparurent en silence. — Comment font-ils ça ? demanda Nicholas. — Ce sont les moines de l’abbaye de Silban qui ont trouvé votre oncle, mais ce sont surtout les elfes qui l’ont élevé. Ils lui ont appris tout ce qu’il sait, et il nous a transmis ce savoir, expliqua Garret, le garde-chasse, dont Nicholas avait fait la connaissance la veille. Nakor, distraitement, fit un geste en direction des bois. — On nous surveille, annonça-t-il. Ghuda, dont la main reposait négligemment sur la poignée de son épée, approuva. — Oui, voilà environ une demi-heure que ça dure. Aucun des deux ne paraissait inquiet. Nicholas regarda tout autour de lui, tandis que Harry faisait remarquer qu’il ne voyait rien d’anormal. — C’est parce qu’il faut savoir où regarder, fit une voix sur leur gauche. Un jeune homme émergea du sous-bois aussi furtivement que Martin et Marcus y étaient entrés. Il était vêtu d’une tunique et d’un pantalon en cuir d’un vert profond et avait les yeux bleus, mais d’un bleu presque trop pâle. — Cela fait près d’une heure que je vous surveille, à dire vrai, ajouta-t-il. Sa chevelure blonde était dorée comme le soleil, contrairement à Anthony qui avait les cheveux jaunes comme de la paille. Ceux du jeune homme lui arrivaient aux épaules, mais étaient coupés sur les côtés et laissaient apparaître des oreilles dépourvues de lobes. Ses mouvements reflétaient le pouvoir immense qui se dissimulait sous sa maigre musculature. — C’est un jeu entre Martin et nous, avoua-t-il avec un sourire qui le fit paraître plus jeune encore. — Nous ? répéta Nicholas, surpris. Le jeune homme fit un geste. Aussitôt, trois autres silhouettes sortirent de la forêt. — Des elfes ! s’exclama le prince. — Je suis Calis, expliqua le jeune humain. L’un des trois elfes se retourna brusquement lorsque Martin et Marcus apparurent. — Vous ne croyiez tout de même pas nous leurrer avec cette fausse piste, n’est-ce pas ? fit Marcus avec un demi-sourire. Martin adressa des signes discrets aux elfes, qui hochèrent la tête ou haussèrent les sourcils. — Ils savent se parler de façon subtile lorsqu’ils le veulent, expliqua Garret à l’attention du prince et des trois autres. — Voici Nicholas, le fils de mon frère Arutha, dit Martin à voix haute, et ses compagnons Harry de Ludland, Nakor l’Isalani et Ghuda Bulé de Kesh. Calis s’inclina avec grâce. — Enchanté. Vous allez à Elvandar ? Martin secoua la tête. — Non. Quand Garret est rentré au château hier, il nous a dit que vous vous trouviez au sud de la rivière. Je me suis dit que cela me donnait une bonne excuse pour vous présenter mon neveu pendant que nous chassions. Peut-être amènerai-je Nicholas à votre cour dans quelque temps. — Moi aussi, je veux venir, intervint Nakor. Calis sourit et se frotta la tempe, repoussant en arrière ses longs cheveux. Nicholas était surpris qu’il ait l’air aussi humain. Martin fronça les sourcils, mais Nakor s’empressa de préciser : — Je n’ai encore jamais eu l’occasion de parler à un tisseur de sorts et j’aimerais bien le faire. Calis et Martin se regardèrent, mais ce fut le petit Isalani qui continua à parler. — Oui, je connais l’existence de vos tisseurs de sorts. Et non, je ne suis pas magicien. Tous trois restèrent apparemment immobiles pendant quelques instants, puis Calis sourit. — Comment avez-vous appris tant de choses ? Nakor haussa les épaules. — Je me tais quand les autres préfèrent parler. On apprend beaucoup lorsqu’on sait garder le silence. Vous voulez une orange ? ajouta-t-il en plongeant la main dans son sac qui ne le quittait jamais. Il sortit quatre fruits et les lança à Calis et aux elfes. Le jeune homme mordit dans l’orange, recracha la peau et but le jus du fruit. — Je n’ai pas mangé d’orange depuis ma dernière visite à Crydee, avoua-t-il. Les autres elfes goûtèrent à leur tour et hochèrent la tête pour remercier l’Isalani. — J’aimerais bien comprendre comment tu arrives à mettre autant d’oranges dans ce sac, fit Harry. Nakor voulut parler mais ce fut Nicholas qui répondit : — Moi, je sais. C’est juste un tour. L’Isalani se mit à rire. — Peut-être qu’un jour, je vous montrerai comment je fais. — Pourquoi la reine vous a-t-elle envoyé au sud de la rivière ? demanda le duc. — C’est parce que notre vigilance s’était quelque peu relâchée, seigneur Martin. Nos frontières sont depuis trop longtemps en paix. — Il y a eu des problèmes ? demanda Martin immédiatement. Calis haussa les épaules. — Rien qui vaille la peine d’en parler. Un groupe de Moredhels a traversé la rivière à l’est de nos frontières il y a quelques mois ; apparemment, ils se dirigeaient vers le sud aussi vite qu’ils le pouvaient, mais ils ne sont pas entrés sur nos terres, alors nous les avons laissés passer. Nicholas avait déjà entendu parler des noirs cousins des elfes, à qui les humains donnaient le nom de confrérie de la Voie des Ténèbres. Leur dernier soulèvement avait été réprimé dans le sang à la bataille de Sethanon. — Tathar et les autres tisseurs de sorts disent ressentir de vagues échos de l’utilisation de sombres pouvoirs, mais rien qui nous menace directement. Cependant, nous organisons des patrouilles et nous nous aventurons de plus en plus loin hors de nos terres, ce que nous n’avions pas fait depuis des années. — Rien d’autre ? insista Martin. — On nous a rapporté avoir vu quelque chose d’étrange près de votre nouvelle forteresse à Barran. Il y a quelques semaines, une chaloupe a accosté sur la plage, de nuit, à l’embouchure de la rivière Sodina. On a relevé des empreintes dans la boue, et des traces d’allées et venues. Le visage de Martin refléta son inquiétude. Il réfléchit un moment. — Aucun contrebandier ne prendrait le risque de s’approcher d’aussi près d’une garnison. De plus, il n’y a personne avec qui faire commerce si loin au nord. — Il s’agissait peut-être de sentinelles, suggéra Marcus. — Mais alors pour qui travaillent-elles ? demanda Nicholas. — Nous n’avons pas de voisins au nord, rappela Martin, à l’exception des gobelins et des Moredhels. Et ceux-là se tiennent tranquilles depuis Sethanon. — Pas si tranquilles que ça, objecta Calis. Il y a eu quelques escarmouches le long des frontières nord d’Elvandar. — Pensez-vous qu’ils préparent une nouvelle invasion ? demanda Marcus. — Ça n’y ressemble pas. Mon père s’est rendu sur place ; il dit que ce ne sont rien de plus que des migrations dues à de mauvaises récoltes ou à des guerres entre clans. Mais il a averti les nains des montagnes de Pierre qu’ils auraient peut-être bientôt des voisins indésirables. Brusquement Nicholas fit le rapprochement et comprit qu’il avait devant lui le petit-fils de Megar et de Magya. Le père du jeune homme n’était autre que Tomas, le héros légendaire de la guerre de la Faille. Martin hocha la tête. — Nous allons avertir Dolgan qu’ils se dirigent peut-être aussi vers les Tours Grises. Il s’est écoulé plus de trente ans depuis la grande migration ; les Moredhels essaient peut-être de rentrer sur les terres qu’ils ont abandonnées. — Trente ans, ce n’est pas très long pour des elfes, fit remarquer Garret. — On pourrait avoir de sérieux ennuis en perspective si les elfes noirs cherchent à retourner dans les Tours Grises ou dans le Vercors, s’inquiéta Marcus. — Il faudra également avertir le commandant de Jonril, dit Martin. Si les frères noirs établissent leurs villages dans le Vercors, toutes les caravanes qui vont de Carse à Crydee sont en danger. Marcus regarda tout autour de lui. — Nous devrions monter le camp, Père. La lumière commence à décroître. — Calis, vous restez avec nous ? Le jeune homme jeta un coup d’œil en direction du ciel, puis regarda ses compagnons. Nicholas aurait pu jurer que les elfes ne bougeaient pas d’un centimètre. Pourtant, quelques instants plus tard, Calis se tourna vers Martin en disant : — Nous serions ravis de nous joindre à vous. Le duc s’orienta vers Harry et Nicholas. — Vous feriez mieux de commencer à rassembler du bois, écuyers. Nous allons monter le camp. Harry et Nicholas se regardèrent, sachant très bien qu’il était inutile de demander où l’on trouvait du bois pour faire un feu. Ils s’éloignèrent de la clairière et commencèrent à regarder autour d’eux. De nombreuses branches et quelques arbres morts gisaient sur le sol. Au moment où Nicholas s’apprêtait à ramasser une branche morte, une main se posa sur son épaule. Le prince sursauta et se retourna. Marcus lui tendit une hachette. — Tiens, ce sera plus facile que d’essayer de casser les branches avec les dents. Il tendit une autre hachette à Harry. Nicholas, qui se sentait ridicule, regarda son cousin rejoindre les autres. — Quelquefois, je me dis que je pourrais vraiment le haïr. Harry commença à découper le bois mort. — Lui non plus n’a pas l’air de t’apprécier beaucoup, tu sais. — J’ai presque envie d’emmener Abigail avec moi et de rentrer à Krondor avec Amos. Harry se mit à rire. — Oh, qu’est-ce que je donnerais pour être une petite mouche sur le mur quand tu expliqueras ça à ton père. Nicholas se tut et continua à donner de grands coups de hachette dans les branches. Lorsqu’ils eurent chacun une pleine brassée de petit bois, ils retournèrent à la clairière. Martin avait déjà allumé son feu avec des brindilles et de la mousse, et y rajouta les branches pour nourrir les flammes. — Bien, c’est un bon début. Ramenez-moi encore trois fois cette quantité de bois, et nous en aurons assez pour la nuit. Les deux écuyers, sales et en sueur, eurent du mal à retenir un gémissement et retournèrent dans les sous-bois pour y couper d’autres branches. La sentinelle se pencha par-dessus le parapet de la tour. On eût dit qu’une ombre se déplaçait sur l’eau à l’embouchure du port. Le soldat scruta le paysage avec soin, car son poste d’observation, au sommet du phare de la Pointe, était le plus vital de tout le duché. Crydee était en effet plus vulnérable aux attaques venant de la mer, une leçon durement apprise pendant la guerre de la Faille. Tout le monde ici se souvenait des Tsuranis qui avaient brûlé la moitié du village avec moins de trente guerriers. La sentinelle se pencha un peu plus encore et les vit : six petites embarcations qui glissaient sur l’eau. Chacune comportait à son bord douze rameurs et une dizaine d’hommes en armes. La sentinelle avait l’ordre de jeter une poudre spéciale sur le feu qui brûlait au sommet du phare. Lorsque les flammes vireraient au rouge, il devrait frapper un gong pour avertir les habitants de Crydee que des envahisseurs s’apprêtaient à entrer dans le port. Mais lorsqu’il se détourna de la fenêtre, un fil invisible se brisa. Avant que le soldat ait pu faire un pas, il s’écroula, la nuque brisée. L’assassin s’était dissimulé sous la fenêtre de la tour, accroupi sur une poutre qui dépassait d’à peine quelques centimètres de la pierre. Il se hissa rapidement sur le rebord de la fenêtre et retira les crochets en métal qu’il avait utilisés pour escalader le mur en les enfonçant dans le mortier entre les pierres. Puis il se précipita dans l’escalier en colimaçon, et tua deux autres gardes en chemin. Trois hommes étaient de service chaque nuit dans la tour, tandis que trois autres soldats montaient la garde dans une petite guérite au pied du phare. Lorsque l’assassin entra dans la guérite, il n’y vit que trois corps affalés sur la table et deux silhouettes vêtues de noir qui s’éloignaient. Rapidement, il les rattrapa. Ensemble, les trois tueurs s’engagèrent sur la bande de terre qui reliait le phare de la Pointe à la ville de Crydee. L’un des trois jeta un coup d’œil en direction du port. Une dizaine de chaloupes suivaient les six premières, ce qui signifiait que l’attaque allait commencer pour de bon. L’alarme n’avait toujours pas été donnée, et tout se passait comme prévu. La bande de terre qui menait à la ville s’élargit. On y trouvait d’un côté des échoppes et des entrepôts et de l’autre un quai le long duquel étaient amarrés des navires. Des sentinelles à moitié endormies montaient la garde sur le gaillard d’arrière. La porte de l’une des auberges s’ouvrit et le dernier client sortit au moment où passaient les trois assassins. L’homme mourut avant d’avoir fait trois pas, tout comme l’aubergiste qui venait de le jeter dehors. L’un des trois assassins jeta un coup d’œil à l’intérieur de la salle commune et lança son couteau d’une main experte. La femme de l’aubergiste mourut avant même d’avoir compris qu’un étranger se tenait sur le seuil en lieu et place de son mari. Ils devaient incendier les quais et détruire les navires ancrés dans le port, mais le moment n’était pas encore venu, car les flammes risqueraient d’alerter les habitants du château. Or, pour que l’attaque réussisse, il fallait éviter d’alerter la garnison jusqu’à ce que les portes du donjon aient été ouvertes. Les trois assassins atteignirent les quais principaux. Ils dépassèrent un dernier navire et détectèrent un mouvement à la proue. L’un des tueurs leva son couteau, prêt à le lancer pour tuer toute personne susceptible de donner l’alarme trop tôt. Mais une silhouette familière, également vêtue de noir, leur fit un geste, passa par-dessus le bastingage et descendit le long de la proue pour rejoindre ses compagnons. Tous les soldats présents sur le bâtiment étaient morts. Les assassins continuèrent à longer les quais en direction du sud, où ils retrouvèrent les chaloupes qui venaient juste d’accoster. Deux autres hommes en noir les y attendaient également. Ils gardèrent leurs distances par rapport aux hommes armés qui débarquaient en silence. Ceux-là étaient sans foi ni loi et n’avaient qu’un seul but : tuer et piller. Les six hommes en noir n’avaient aucune affinité avec ces brigands. Pourtant, même des hommes aussi endurcis que cette racaille s’écartèrent pour laisser passer la silhouette vêtue d’une robe, au visage dissimulé par une capuche, qui sortit du dernier bateau. Il tendit le doigt en direction du château et les six assassins s’élancèrent sur la route qui menait au donjon, dont ils devaient escalader les murs et ouvrir les portes. Toute autre considération attendrait que les dernières défenses de Crydee se soient effondrées. Sur un geste de l’homme en robe, un petit groupe se détacha du reste des forces armées. Il les avait choisis pour entrer les premiers dans le château, car il les savait capables de garder leur sang-froid et de suivre ses ordres malgré la frénésie des combats. Cependant, pour être sûr de s’être bien fait comprendre, il n’hésita pas à leur rappeler les consignes. — Souvenez-vous de mes ordres. Si l’un d’entre vous me désobéit, je me ferais un plaisir de lui arracher le foie et de le manger sous ses yeux avant que son cœur s’arrête de battre. Il sourit, et même le plus endurci des brigands sentit son sang se glacer, car les dents de l’homme étaient taillées en pointe, ce qui faisait de lui un cannibale Skashakan. Il rejeta sa capuche en arrière, dévoilant son crâne chauve. Son front haut était pratiquement déformé, tout comme sa mâchoire proéminente. Chacun de ses lobes avait été percé et étiré jusqu’à ce que de longues boucles de chair, au bout desquelles étaient attachés des fétiches en or, tombent jusqu’à ses épaules. Un anneau en or décorait son nez et des tatouages violets recouvraient sa peau pâle, ce qui rendait ses yeux bleus encore plus surprenants et terrifiants. Le capitaine jeta un coup d’œil derrière lui en direction du port. Une troisième vague d’assaillants était censée arriver, ce qui représentait encore trois cents hommes. Pour eux, le silence n’était plus tellement un problème car le capitaine s’attendait à ce que l’alarme soit donnée avant même que ses hommes aient le temps de débarquer. L’un de ses subordonnés vint l’avertir que tout le monde était en place. Il se tourna vers le groupe le plus proche et leur dit : — Allez, les portes seront ouvertes lorsque vous atteindrez les murailles. Tenez bon ou mourez. (Il se tourna vers l’homme qui venait de lui parler.) Tout le monde a bien compris les ordres ? L’autre hocha la tête. — Oui. Ils peuvent tuer les vieux, hommes ou femmes, et tous les enfants qui sont trop jeunes pour survivre à la traversée, mais tous les autres, ceux qui sont jeunes et en bonne santé, doivent être capturés, et non tués. — Et les filles ? — Les hommes n’aiment pas ça, capitaine. Le viol fait partie du jeu. Certains disent que c’est ce qu’il y a de meilleur, ajouta-t-il avec un petit sourire. La main du capitaine jaillit brusquement et agrippa l’homme par sa chemise. Il le rapprocha suffisamment de son visage pour que son haleine douceâtre envahisse les narines du malheureux. — Vasarius, je vous ai donné mes ordres, lui rappela-t-il d’une voix basse et menaçante. Il repoussa durement le bandit et se tourna vers un groupe de six hommes qui observaient la scène en silence. Ils ne portaient aucun vêtement à l’exception d’un pagne en cuir noir. Un harnais, également en cuir noir, dessinait un « H » sur leur torse nu, et un masque recouvrait leur visage. Leurs pieds n’étaient protégés que par des sandales à lanières croisées très peu adaptées à ce climat froid. Pourtant, ils restaient immobiles en dépit de la fraîcheur de l’air, ignorant tout sentiment d’inconfort. Ces hommes-là appartenaient à la guilde des esclavagistes de Durbin et leur réputation suffisait à rendre docile n’importe qui, même un équipage aussi terrible que les coupe-jarrets du capitaine Render. — Je sais bien qui a mis cette idée dans la tête des hommes, ajouta Render. Tu aimes trop la chair tendre des jeunes filles pour faire un bon marchand d’esclaves Quegan. Alors souviens-toi de ceci : si l’une de ces jeunes vierges se fait violenter, je tuerai son agresseur et prendrai ta tête pour faire bonne mesure. N’oublie pas qu’avec ta part du butin, tu auras de quoi t’acheter une dizaine de jeunes filles lorsque tu rentreras à Queg. Maintenant, va, et surveille tes hommes ! Render poussa le pirate quegan sur le côté et se tourna vers les trois cents derniers hommes qui venaient juste de débarquer et se tenaient prêts à attaquer. Il leva la main pour leur recommander le silence. Ensemble, ils attendirent que les bruits de la bataille parviennent jusqu’à eux. De longues minutes s’écoulèrent. Puis, brusquement, l’alarme résonna dans le donjon. Le capitaine des pirates leva de nouveau le bras et cette fois les bandits se mirent à rugir et se précipitèrent dans les rues de la ville. En quelques minutes, des flammes s’élevèrent au-dessus des bâtiments stratégiques, illuminant la nuit. Le capitaine Render éclata d’un grand rire ravi, car il savait que la ville de Crydee, autrefois si paisible, était à présent plongée dans le chaos. Il était dans son élément et se réjouissait, à la manière d’un maître des cérémonies lors d’une fête au palais, de tous les petits détails de l’événement qui se déroulaient comme prévu. Il sortit son épée du fourreau et courut après ses hommes pour prendre part à la tuerie. Briana ouvrit les yeux. Quelque chose n’allait pas. Elle le sentait, car elle était née à Armengar, une cité constamment en guerre, et avait appris à dormir en armure avec une épée à portée de la main avant même de devenir une femme. Aujourd’hui, elle avait plus de soixante ans, ce qui ne l’empêcha pas de sortir de son lit avec les gestes fluides et gracieux d’une femme de trente ans. Sans réfléchir, elle sortit son épée du fourreau qui pendait au mur, tout près de sa table de chevet. Uniquement vêtue de sa mince chemise de nuit, ses cheveux gris répandus sur ses épaules, elle se dirigea vers la porte de ses appartements. Un cri résonna à l’autre bout du couloir. Briana se hâta en direction de la porte. Celle-ci s’ouvrit au moment où la duchesse tendait la main vers la poignée. Elle fit un bond en arrière et se mit en garde. Devant elle se tenait un étranger, l’épée levée. Un homme à la grosse voix se mit à crier dans le couloir. Briana entendit également des bruits de combats lointains, à l’intérieur du donjon. L’homme devant elle lui apparaissait comme une silhouette sans visage car un autre intrus se tenait derrière lui, une torche à la main. La duchesse leva son épée, modifia sa position et attendit. L’ombre s’avança d’un pas et se transforma en un petit homme aux cheveux blonds coupés ras. Une lueur de folie brillait dans ses yeux bleus, sous des sourcils broussailleux, lorsqu’il lui sourit. — C’est juste une grand-mère avec une épée, se plaignit-il, gémissant presque. Trop vieille pour qu’on puisse la vendre. Je vais la tuer. Il lança une attaque que Briana para aisément. La duchesse fit glisser sa lame sous celle du petit homme, la releva et l’atteignit sous le bras, un coup précis et meurtrier. — Elle a tué P’tit Harold ! s’écria l’homme à la torche. Trois autres assaillants se précipitèrent à sa rescousse et se déployèrent autour de Briana. Celle-ci recula, les yeux fixés sur celui du centre, tout en surveillant les mouvements des deux autres. Elle savait que le premier était susceptible de feindre une attaque qui viendrait en réalité de l’un ou des deux adversaires qui l’entouraient. Elle espérait seulement qu’ils n’avaient pas l’habitude de se battre de façon coordonnée et qu’ils se gêneraient entre eux. Comme elle l’avait prédit, le bandit au centre fit un bond en avant puis recula aussitôt. L’homme à sa gauche – son côté le plus vulnérable – s’avança vers elle et leva son énorme coutelas pour lui donner un coup de taille. Briana plongea sous sa lame et l’empala sur la pointe de son épée. Les jambes du tueur cédèrent sous lui, mais la duchesse ne le laissa pas s’effondrer sur le sol. Elle attrapa sa main libre et propulsa l’individu dans les bras de l’homme à sa droite. L’attaquant du centre ne tarda pas à mourir, car il s’attendait à ce qu’elle se retrouve aux prises avec ses compagnons et n’avait pas prévu qu’elle s’en prenne à lui. L’épée de Briana cingla l’air et l’atteignit à la gorge. Il tituba en arrière, incapable d’émettre le moindre son tandis que le sang giclait de la blessure béante sous son menton. Le dernier mourut alors qu’il essayait encore de repousser le corps de son compagnon. Un coup de taille à l’arrière de sa nuque à découvert le tua sur le coup. Briana se pencha et prit une longue dague à la ceinture du dernier homme qu’elle venait de tuer, car elle savait qu’elle n’avait pas le temps de revêtir une armure ou de trouver un bouclier. Le quatrième assaillant, celui à la torche, se tenait sur le seuil mais lui tournait le dos et regardait dans le couloir. Il s’attendait visiblement à ce que les trois autres disposent d’une vieille femme toute seule sans aucune difficulté. Il mourut avant d’avoir le temps de se retourner pour voir si tout était fini. L’homme à l’agonie tomba sur sa torche et l’éteignit. Briana reçut un choc lorsqu’elle s’aperçut que le couloir restait toujours éclairé malgré tout. Une lueur rouge et jaune illuminait les murs. La duchesse se retourna et vit que l’extrémité du couloir était en flammes. Cependant, un cri s’éleva derrière elle, qui la fit se détourner de l’incendie. La duchesse de Crydee se mit à courir en direction de la chambre de sa fille, ses pieds nus produisant un son mat sur les pavés du couloir, à l’autre bout duquel se trouvait Abigail, tapie dans l’entrebâillement d’une porte, sa chemise de nuit à moitié déchirée. Elle avait les yeux agrandis par la peur et hurla de nouveau. À ses pieds gisait un cadavre, tandis qu’à ses côtés Margaret se tenait accroupie, une dague à la main, prête à les défendre toutes les deux. Un homme blessé l’observait avec méfiance. Margaret évita soigneusement de regarder sa mère afin de ne pas alerter son agresseur. Celui-ci mourut une seconde plus tard lorsque Briana le frappa par-derrière. Margaret s’empara de l’épée du mort et en testa l’équilibre. Abigail se leva. Son amie lui tendit sa dague en lui présentant la poignée. La fille du baron de Carse baissa les yeux sur l’arme ensanglantée. Elle tendit la main pour la prendre puis se ravisa et rattrapa les pans de sa chemise de nuit, qui venait de glisser de ses épaules. — Bon sang, Abigail, s’exclama Margaret, tu t’inquiéteras de ta pudeur plus tard ! Si tu vis assez longtemps pour ça ! La jeune fille prit la dague, tandis que sa chemise de nuit déchirée tombait jusqu’à sa taille. Elle se couvrit la poitrine de son bras gauche et agrippa maladroitement la poignée couverte de sang. Puis elle tira sur le tissu de sa chemise pour essayer de se couvrir un peu. — S’ils sont déjà ici, expliqua Briana en montrant le couloir, c’est qu’ils ont tué nos soldats aux étages en dessous. Si nous réussissons à nous barricader dans la tour, le temps que le reste de la garnison se taille un chemin depuis leurs baraquements jusqu’ici, nous survivrons peut-être. Les trois femmes se dirigèrent vers la porte la plus éloignée, celle qui donnait sur la tour sud. Mais alors qu’elles n’étaient qu’à mi-chemin de la porte, une demi-douzaine de brigands firent leur apparition. Briana s’arrêta et fit signe à sa fille et à Abigail de rebrousser chemin vers leurs appartements. Elle-même resta sur place, prête à défendre les deux jeunes filles. Margaret n’avait pas fait un pas que d’autres hommes apparurent de l’autre côté pour leur bloquer le chemin. Elle recula, dos à dos avec sa mère, et lui dit par-dessus son épaule : — On ne peut pas passer. Briana jeta un coup d’œil derrière elle. — Essaie de tenir aussi longtemps que possible. Margaret poussa Abigail sur sa gauche en lui disant : — Ils vont essayer de m’avoir par mon côté le plus vulnérable. Son amie parut ne rien comprendre. — Mon côté gauche, expliqua la fille du duc, exaspérée. Ne t’inquiète pas pour ta droite. Poignarde quiconque essaie de passer sur ta gauche. Abigail, effrayée, brandit la dague devant elle, maladroitement. Ses jointures blanchirent à force de serrer la poignée si fort. De son bras gauche, elle retint le haut de sa chemise de nuit déchirée sur sa poitrine. Les hommes de chaque côté du couloir s’approchèrent prudemment et s’arrêtèrent, hors de portée des trois femmes. Ceux qui faisaient face à Margaret et Abigail s’écartèrent pour laisser passer trois grands hommes masqués de noir. Leur chef étudia les trois femmes pendant un long moment avant de décréter : — Tuez la vieille, mais ne faites pas de mal aux deux autres. Avec une vivacité inattendue, l’un des trois esclavagistes fit claquer son grand fouet noir de manière sournoise. La lanière du fouet ondula en direction du bras droit de Margaret, celui qui tenait l’épée. Instinctivement, la jeune fille tourna son poignet et baissa son épée pour parer l’attaque, mais ce n’était pas une lame qu’elle essayait de bloquer. La lanière s’enroula brusquement autour de son bras et lui arracha un cri. L’esclavagiste tira d’un coup sec sur le fouet dont la lanière se resserra sur l’avant-bras de Margaret. La jeune femme avait beau être forte, elle perdit l’équilibre et cria de nouveau en tombant. Briana fit volte-face en se demandant ce qui arrivait à sa fille. Abigail, de son côté, les yeux écarquillés par la terreur, ne put que regarder tandis que l’esclavagiste tirait Margaret sur le sol. Briana bondit et abattit la lame de son épée pour essayer de trancher la lanière du fouet. Margaret roula sur le dos et cria à l’attention d’Abigail : — Aide-la ! Il faut couper la corde ! Puis elle vit sa mère écarquiller les yeux. Derrière elle se trouvait l’un des bandits. Margaret comprit qu’il avait saisi l’occasion de frapper Briana dans le dos. — Abby ! hurla la jeune fille. Coupe la corde ! Mais sa compagne, folle de peur, ne put que se recroqueviller, dos au mur. — Mère ! hurla Margaret lorsque Briana tomba à genoux. Un autre homme s’avança à côté du premier et attrapa la duchesse par les cheveux, lui tirant la tête en arrière pour l’achever. Mais Briana prit son épée à deux mains et la retourna pour l’enfoncer dans l’aine de son agresseur. Celui-ci poussa un cri de douleur et s’effondra, le sang giclant entre ses doigts pressés sur la blessure. Celui qui avait déjà blessé la duchesse n’hésita pas. Il retira son épée et la plongea de nouveau dans le dos de la vieille femme. Pendant ce temps, des mains brutales attrapèrent le bras de Margaret et le tordirent sans ménagement, forçant la jeune fille à lâcher son épée. — Mère ! cria-t-elle de nouveau lorsque Briana, les yeux vitreux, s’effondra sur le sol. Le troisième esclavagiste se précipita et attrapa Abigail par les cheveux. Brutalement, il la fit se redresser, l’obligeant à se tenir sur la pointe des pieds. Elle poussa un hurlement de terreur et laissa tomber la dague en levant les bras pour soulager la douleur qu’il lui infligeait en tirant sur ses tresses. Sa chemise de nuit retomba jusqu’à sa taille. Les brigands se mirent à rire et à crier de joie à la vue de ses seins nus. L’un fit mine de s’avancer vers la jeune fille et enjamba le corps immobile de la duchesse, mais le premier esclavagiste cria : — Tu es un homme mort si tu la touches ! Deux autres brigands soulevèrent Margaret, qui ne cessait de griffer et de donner des coups de pieds, et lui attachèrent rapidement les mains et les chevilles pour qu’elle ne puisse plus se débattre. Puis l’esclavagiste qui s’était servi de son fouet glissa une baguette en bois entre les cordes qui retenaient les poignets de Margaret et ordonna aux deux hommes de soulever la jeune fille. Comme Abigail, on l’obligea à se tenir sur la pointe des pieds, ce qui ne lui donnait guère la possibilité de résister. Le chef des esclavagistes tendit la main et déchira le devant de sa chemise de nuit. Margaret lui cracha au visage, mais l’homme était masqué et ignora ce désagrément. Il arracha ce qui restait de la chemise et dénuda la jeune fille devant tous ses hommes. Puis il l’étudia d’un œil avisé, toucha ses petits seins et fit courir sa main sur son ventre plat. — Tournez-la, ordonna-t-il. Ses deux acolytes obéirent. L’esclavagiste fit courir sa main le long du dos de Margaret. Cependant, ce geste n’avait rien d’intime. Il l’inspectait à la manière d’un maquignon sur le point d’effectuer un achat. Il lui tripota les fesses et passa la main le long de ses jambes musclées par des années de course et d’équitation. L’esclavagiste laissa échapper un grognement de satisfaction. — Celle-là n’est pas jolie, mais on trouve de l’acier sous cette peau de velours. Il y a de la demande pour des filles fortes qui savent se battre. Certains les aiment méchantes et brutales. D’un autre côté, elle pourra peut-être aussi gagner sa vie dans l’arène. L’esclavagiste tourna son attention vers Abigail. Sur un simple geste de sa part, l’autre homme masqué qui tenait la jeune fille déchira ce qui restait de sa chemise. Les soldats se mirent à rire avec plaisir à la vue de son corps et certains même se plaignirent ouvertement parce qu’ils n’avaient pas le droit de la prendre sur-le-champ. Les yeux du chef des esclavagistes s’attardèrent sur les formes pleines de la jeune fille. — Celle-ci est d’une beauté remarquable. Elle vaut bien vingt-cinq mille écus d’or, peut-être même cinquante si elle est encore vierge. Certains des hommes se remirent à rire, tandis que d’autres sifflèrent, admiratifs devant ce montant : c’était plus d’argent qu’ils ne pouvaient l’imaginer. — Couvrez-les toutes les deux pour que leur peau ne s’abîme pas. Si je vois ne serait-ce qu’une égratignure qui n’était pas là à l’instant, je saurai qu’on n’a pas pris soin d’elles et je tuerai l’homme qui les aura marquées. Les deux autres esclavagistes firent apparaître des robes informes mais douces au toucher. Elles étaient taillées de façon à pouvoir être nouées autour du cou et des épaules, afin de pouvoir couvrir la nudité des captives sans pour autant leur libérer les mains et les jambes. Abigail se mit à pleurer pour de bon et Margaret continua à résister lorsque des mains brutales s’attardèrent sur leur corps après leur avoir enfilé les robes. L’un des brigands continua à peloter Abigail alors même qu’il avait fini d’attacher correctement le vêtement. — Assez ! cria l’esclavagiste. Sinon, vous allez commencer à avoir des idées, et je serai obligé de vous tuer ! Il tendit le doigt en direction des hommes qui avaient barré la route des trois femmes lorsqu’elles avaient voulu accéder à la tour. — Continuez à fouiller le château. L’individu que Briana avait blessé gisait sur le sol et gémit de douleur. L’esclavagiste se pencha au-dessus de lui pendant que l’on attachait les mains d’Abigail à une perche au-dessus de sa tête. — On ne peut rien faire pour lui. Tuez-le. — Désolé, Grand Jean, dit l’un de ses compagnons au mourant. On utilisera ta part du butin pour boire un coup à ta mémoire. Puis il lui trancha la gorge de façon experte. La vie s’éteignit dans les yeux du moribond. L’homme qui venait de l’achever essuya son poignard sur la tunique du cadavre et lui dit d’un ton amical : — On se reverra en enfer, un jour ou l’autre. Un homme apparut à l’autre bout du couloir en criant : — L’incendie gagne du terrain ! — On s’en va ! ordonna l’esclavagiste. Bien qu’elle eût les mains attachées à une perche dont les extrémités reposaient sur l’épaule d’un homme devant et derrière elle, Margaret refusa de suivre docilement la troupe. Elle agrippa la perche, se souleva et envoya ses pieds dans le dos de l’homme qui se trouvait devant elle, l’envoyant s’étaler sur le sol. Elle-même perdit l’équilibre et se retrouva assise sur les dalles. — Portez-la s’il le faut ! s’écria le chef des esclavagistes. Rapidement, les brigands attachèrent les pieds de Margaret à la perche et la soulevèrent comme un animal ou un trophée. La tête dans le vide, la jeune fille regarda en arrière. À travers ses larmes de rage et de chagrin, elle aperçut le corps de sa mère qui gisait face contre terre sur les pierres froides du couloir. Autour d’elle, une mare de sang commençait à se former. Ce fut d’abord un grognement irrité qui tira Nicholas de son sommeil. Puis il entendit quelqu’un poser une question. — Qu’y a-t-il ? Le garçon se leva et vit, à la faible lueur du clair de lune, Nakor penché au-dessus de Martin et qui lui secouait l’épaule. — Il faut partir. Vite ! Marcus et les autres étaient également en train de se réveiller. Nicholas se tourna vers Harry et le secoua. Aussitôt les yeux de l’écuyer s’ouvrirent. — Hein ? fit-il d’un ton peu aimable. — Pourquoi devons-nous partir ? Que se passe-t-il ? demanda Martin. Nakor lui tourna le dos et regarda en direction du sud-est. — Il s’est passé quelque chose de grave là-bas, regardez. Effectivement, une faible lueur rougeâtre se détachait sur le ciel nocturne dans la direction indiquée par l’Isalani. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Harry. Martin bondit sur ses pieds et commença à rassembler ses affaires. — Un incendie, répondit-il sèchement. Calis s’entretint rapidement avec les trois elfes. L’un d’eux hocha la tête et tous trois disparurent dans les ténèbres qui précèdent l’aube. Calis se tourna vers le duc. — Je vous accompagne. Cela a peut-être un rapport avec ces étranges allées et venues près de Barran. Martin se contenta d’acquiescer. Nicholas s’aperçut brusquement que son oncle était presque prêt à partir, tout comme Marcus. — On va nous laisser derrière si on ne se dépêche pas, souffla le prince à Harry en lui donnant une bourrade. Les deux écuyers rassemblèrent rapidement leurs affaires. Lorsqu’ils furent enfin prêts à partir, Martin et Marcus avaient déjà quitté la clairière en compagnie de Calis. Garret, lui, attendait les deux garçons. — Je dois m’assurer que vous rentriez sains et saufs, mais le seigneur Martin ne pouvait pas attendre. Nicholas comprenait. Martin avait réagi avec une sombre détermination en apercevant la lueur dans le ciel. Pour qu’un incendie fût aussi important, pour qu’il illuminât les cieux de telle façon qu’il était visible à une demi-journée de marche, cela ne pouvait signifier qu’une chose : la destruction était terrible et concernait soit les bois près de Crydee, soit la ville elle-même. Ghuda et Nakor attendaient les garçons eux aussi. Lorsqu’ils furent prêts, les cinq hommes se mirent en route. — Restez derrière moi en file indienne, chacun d’entre vous, leur recommanda Garret. Je ne vais pas m’écarter de la piste, mais il y a malgré tout de nombreux endroits où vous risquez de vous blesser dans le noir si vous ne faites pas attention. Si je vais trop vite pour n’importe lequel d’entre vous, faites-le-moi savoir. — Vous voulez de la lumière ? demanda Nakor. — Non, répondit le garde-chasse. Une torche ou une lanterne n’éclairerait pas suffisamment pour nous être utile et m’empêcherait de voir plus avant dans les bois. — Non, je voulais parler d’une vraie bonne lumière, corrigea le petit homme. Il ouvrit son sac et en sortit une balle qu’il lança en l’air. Plutôt que de retomber, la balle se mit à tourner sur elle-même et commença à briller, d’abord faiblement, puis avec de plus en plus d’intensité. Elle s’éleva environ cinq mètres au-dessus de leur tête, illuminant la piste forestière jusqu’à cent mètres autour d’eux. Garret jeta un coup d’œil à cette boule bleu et blanc, secoua la tête et dit : — Allons-y. Il s’engagea sur le chemin d’un pas rapide, sans courir tout à fait. Les autres calquèrent leur allure sur la sienne et traversèrent la forêt dans un halo de lumière qui contrastait avec les ténèbres absolues qui régnaient dans les sous-bois. Nicholas s’attendait à rattraper Martin et ses compagnons rapidement, mais ce ne fut pas le cas. La marche se réduisit bientôt à la vision d’un chemin brillamment éclairé qui se perdait dans les ténèbres, avec des obstacles occasionnels comme un arbre mort qu’il fallait escalader, un petit ruisseau par-dessus lequel il fallait sauter ou un rocher à contourner. Nicholas ne s’était pas encore remis de la fatigue de la veille et de sa nuit interrompue, et lutta contre l’envie de demander une halte. L’épuisement et la tension lui mettaient les nerfs à vif, d’autant qu’il se souvenait de l’expression qu’avaient Martin et Marcus en quittant la clairière. Leurs visages n’étaient plus qu’un masque fermé, une expression que Nicholas ne leur avait encore jamais vue. Il sentit son estomac se nouer par peur de ce qui les attendait. Les minutes passèrent et devinrent des heures, À un moment, le prince se rendit compte que la lumière de Nakor avait disparu, remplacée par la lueur grise de l’aube qui éclairait la forêt tout entière. Cependant, ils se trouvaient tout près de la côte, si bien que la lumière venue de l’est se mêlait aux brumes océanes qui s’aventuraient à l’intérieur des terres en traversant les vallées autour de Crydee. Nicholas savait que ces brumes disparaîtraient en milieu de matinée, à condition que le ciel ne soit pas couvert. Plus tard, Garret ordonna une halte. Le prince, trempé de sueur, s’adossa à un arbre. Son pied gauche lui faisait mal, à cause de la fatigue et du changement de temps. — Une tempête s’annonce, dit-il d’un air absent. Garret hocha la tête. — Oui, mes articulations me font mal. Je pense que tu as raison, écuyer. Tandis qu’ils reprenaient leur souffle dans cette petite clairière, la brume matinale se dissipa. — Regardez ! s’écria Harry. Au sud-est, un énorme nuage de fumée noire s’élevait dans le ciel, signe annonciateur d’une terrible destruction. — Vu sa taille, on dirait bien qu’au moins la moitié de la ville est en train de brûler, commenta Ghuda. Sans faire de commentaires, Garret se remit en route. Les autres lui emboîtèrent le pas sans protester. À mesure que Nicholas et ses compagnons se rapprochaient de leur destination, la colonne de fumée ne cessait de s’élargir. Il était presque midi lorsqu’ils entamèrent l’ascension d’une colline du sommet de laquelle ils pourraient voir le château et la ville en contrebas. Lorsqu’enfin ils virent Crydee, ils s’aperçurent que leurs craintes les plus terribles étaient fondées. Le château n’était plus qu’une coquille de pierre éventrée et noircie. De la fumée s’échappait encore du donjon central. De son côté, la paisible ville côtière s’était transformée en paysage de désolation, avec ses charpentes encore fumantes ponctuées d’incendies qui continuaient à faire rage. Seuls les bâtiments que l’on apercevait plus loin au sud, dans les collines, paraissaient intacts. — Ils ont détruit la ville entière, chuchota Harry, la voix rauque à cause de la fatigue et de la fumée qui piquait les yeux et brûlait les poumons. Garret oublia ses compagnons et se mit à courir vers la ville. Les autres s’élancèrent à leur tour, mais pas aussi vite. Nicholas et Harry étaient presque en état de choc face à toute cette destruction. Nakor secoua la tête et marmonna dans sa barbe, tandis que Ghuda scrutait le paysage à la recherche du moindre signe de trouble. Il s’écoula cinq bonnes minutes avant que Nicholas se rende compte que le vieux mercenaire avait sorti son épée. Le prince dégaina son couteau de chasse, car il ne savait pas quoi faire d’autre. Cependant, le fait d’avoir une arme à la main lui donna l’impression qu’il était un peu mieux préparé à affronter ce qui les attendait. En bordure de la ville, la route passait entre ce qui était autrefois les modestes habitations des ouvriers de la ville et de leurs familles. Lorsque Nicholas et ses compagnons s’engagèrent sur cette route, ils s’aperçurent que la puanteur qui se dégageait du bois noirci par l’incendie était presque insupportable. Les yeux larmoyants, ils se hâtèrent en direction de l’une des petites places de marché, qui menait à la grand-place. Là, ils s’arrêtèrent, car plus d’une vingtaine de cadavres jonchaient le sol. Harry prit un moment pour embrasser la scène du regard, avec ses corps noircis et taillés en pièces, puis se détourna pour vomir. Nicholas avala sa salive afin d’empêcher son estomac de se rebeller. Harry paraissait sur le point de s’évanouir. Ghuda tendit la main et aida le jeune écuyer à garder l’équilibre en le prenant fermement par le bras. — C’est barbare, dît Nakor. — Qui a fait ça ? murmura Nicholas. Ghuda lâcha le bras de Harry pour aller examiner les corps. Il se déplaça parmi eux, étudia la façon dont ils gisaient sur le sol, puis contempla les bâtiments tout autour. — Quelle bande de chiens cruels, finit-il par dire, dégoûté. Il désigna ce qui restait des maisons. — Ils ont mis le feu à ces habitations et ont attendu dehors. Ceux qui se sont échappés les premiers ont été taillés en pièces. Les autres sont enfin sortis quand la température n’a plus été supportable. (Il essuya la transpiration qui lui maculait le front.) À moins qu’ils aient été brûlés vifs. Nicholas sentit les larmes lui monter aux yeux, mais il ne savait pas si c’était dû à la fumée ou à la terreur qu’il éprouvait. — Qui étaient ces hommes ? Ghuda balaya la place du regard. — Pas de vrais soldats, en tout cas. Je ne sais pas, avoua-t-il enfin en regardant les corps qui gisaient alentour et aussi plus loin dans la rue. — Mais où étaient nos soldats ? demanda Harry, incrédule. — Je ne sais pas non plus, lui répondit le mercenaire. Ils commencèrent à marcher au milieu des cadavres pour gagner la grand-place. Une odeur douceâtre, écœurante, assaillit les narines de Nicholas, qui comprit brusquement qu’il s’agissait de l’odeur de la chair brûlée. Incapable de se contrôler, il se détourna et vomit à son tour, comme Harry quelques minutes plus tôt. Celui-ci paraissait toujours un peu hagard, comme s’il n’arrivait pas à accepter ce qu’il voyait. — Venez, leur dit Ghuda avec fermeté. On va avoir besoin de vous. Nicholas secoua la tête pour ne pas s’évanouir et suivit le mercenaire. Mais ils purent se rendre compte, à chaque nouveau pas qu’ils faisaient, que tout était dévasté. C’est pourquoi Nicholas fut frappé d’apercevoir de temps à autre un objet intact. Un bol bleu en terre cuite gisait au milieu de la route. Sans trop savoir pourquoi, le prince prit soin de l’enjamber, pour ne pas l’abîmer. Une poupée de paille et de chiffons était assise contre un pan de mur en briques épargné par la destruction. On eût dit qu’elle observait en silence toute cette folie. Nicholas regarda Harry. Le visage de l’écuyer, couleur de cendres, était baigné de larmes qui formaient deux ruisseaux blancs sur ses joues. Le prince jeta un coup d’œil à Nakor et à Ghuda et vit que leurs visages étaient gris eux aussi à cause de la fumée qui planait dans l’air. Il examina ensuite ses propres mains et s’aperçut qu’elles étaient couvertes d’une fine pellicule de suie. Lorsqu’il porta les mains à ses joues, il les retira humides de larmes. Bouleversé par sa propre impuissance, il faillit s’arrêter. Les choses empirèrent à mesure qu’ils se rapprochaient du château. La plupart des habitants de la ville avaient fui pour retrouver la sécurité du donjon, uniquement pour se faire massacrer près de ce sanctuaire qui n’en était plus un. Trois hommes gisaient à l’intersection de deux rues, le corps criblé de flèches. Nicholas et Harry ne retrouvèrent de signes de vie qu’en traversant les débris qui jonchaient la grand-place de Crydee. Un petit enfant, muet de stupeur, était assis près du corps de sa mère. Les yeux agrandis par la terreur, il avait le visage couvert de sang séché. Nakor ramassa l’enfant, qui parut ne se rendre compte de rien. — Il a une blessure à la tête, commenta l’Isalani. Il claqua la langue pour faire réagir le petit garçon, qui agrippa à deux mains la robe bleue de Nakor. — Sa blessure est moins grave qu’elle en a l’air. C’est sûrement ce qui lui a sauvé la vie : ils ont dû croire qu’il était déjà mort. L’enfant, qui ne devait pas avoir plus de quatre ans, gardait les yeux fixés sur Nakor. Ce dernier mit la main sur le visage du petit pendant quelques instants. Lorsqu’il la retira, l’enfant ferma les yeux et s’écroula contre la poitrine de l’Isalani. — Il va dormir. C’est mieux pour lui. Il est trop jeune pour assister à une horreur pareille. — On est tous trop jeunes pour ça, Nakor, dit Harry d’une voix étranglée. Le petit homme reprit sa route en direction du donjon, l’enfant dans les bras. Des sons leur apprirent qu’il y avait d’autres survivants, dont certains pleuraient bruyamment tandis que d’autres gémissaient. Nicholas et ses compagnons s’arrêtèrent à l’entrée principale du château. Le donjon n’était plus qu’un squelette de pierre noirci qu’on eût dit tout droit sorti des profondeurs de l’enfer, illuminé de l’intérieur par l’incendie qui faisait rage. Dans la cour d’honneur, les blessés gisaient là où il y avait de la place, tandis que les quelques survivants capables de se mouvoir essayaient de les réconforter comme ils pouvaient. Nicholas et Harry se frayèrent un chemin au milieu des cadavres et des blessés et virent Martin, Marcus et Calis. Le duc était agenouillé au-dessus d’une personne étendue sur le sol. Le prince s’empressa de les rejoindre et s’aperçut qu’il s’agissait de Charles, le maître d’armes, dont la chemise de nuit était maculée de sang séché. Le visage de l’ancien soldat tsurani était livide et baigné de sueur, à cause de sa blessure et de la douleur occasionnée. Nicholas comprit qu’il allait mourir, car l’énorme tache cramoisie au centre de la chemise et ses jambes apparemment privées de vie indiquaient que le maître d’armes de Crydee avait reçu une blessure mortelle à l’estomac. Le visage de Martin n’était plus qu’un masque de pierre, mais ses yeux trahissaient sa douleur. — Quoi d’autre ? demanda-t-il au blessé en se penchant sur lui. Charles avala péniblement sa salive et répondit en haletant : — Certains des attaquants… étaient tsuranis. — Des renégats de LaMut ? demanda Marcus. — Non, pas des soldats. Brimanu Tong. (Il toussa et haleta de nouveau.) Des assassins. Des tueurs à gages. Ils n’ont pas… d’honneur. Il ferma les yeux quelques instants, puis les rouvrit. — Ce n’était pas… un combat… honorable. C’était un… massacre. Il gémit et referma les yeux. Sa respiration se fit creuse. Anthony apparut en boitant, le bras gauche dans une attelle. De la main droite, il portait un seau d’eau. Harry se précipita vers lui et le soulagea de son fardeau. Le magicien s’agenouilla péniblement à côté de Charles pour l’examiner. Au bout d’un moment, il regarda Martin et secoua la tête. — Il ne se réveillera pas. Martin se releva lentement, sans quitter des yeux son maître d’armes. — Qu’en est-il de Faxon ? — Il est mort dans l’écurie avec quelques-uns des soldats, lui apprit Anthony. Ils essayaient de tenir leurs positions, le temps que Rulf et ses fils sortent les chevaux. Eux aussi sont morts en se battant avec des fourches et des marteaux de forgeron. — Samuel ? — Je ne l’ai pas vu. Le magicien regarda tout autour de lui. Pendant un instant, Nicholas crut que le jeune homme allait craquer, mais il avala sa salive et reprit : — Je dormais, puis j’ai entendu les bruits du combat. Je n’arrivais pas à dire si c’était dehors ou à l’intérieur du donjon, alors je me suis précipité à la fenêtre. (De nouveau, il observa le carnage.) Puis quelqu’un s’est introduit dans ma chambre et a lancé quelque chose sur moi… une hache, je crois. Il fronça les sourcils en essayant de se rappeler la scène. — Je suis tombé par la fenêtre et j’ai atterri sur quelqu’un. Il avait l’air embarrassé et s’empressa d’ajouter : — Il était déjà mort. Je ne me suis rien cassé, mais j’ai perdu connaissance pendant quelque temps. Je me souviens d’être revenu à moi à cause de cette chaleur terrible. En rampant, je me suis éloigné, mais je ne me souviens pas de grand-chose après ça. — Marcus, et ta famille ? s’écria Nicholas. — Ma mère est toujours là-dedans, répondit son cousin d’une voix sans timbre. Il désigna l’incendie qui ravageait ce qui la veille encore était le donjon des ducs de Crydee. La colère et l’inquiétude remplacèrent rapidement le chagrin. — Margaret ! Et Abigail ? — Quelqu’un a dit que les filles ont été emmenées par les bandits, expliqua Anthony, ainsi que certains des jeunes hommes, je crois. (Il ferma les yeux, comme assailli par une douleur soudaine.) Ils ont également emmené des garçons et des filles de la ville. Non loin de là ; un soldat qui s’appuyait sur une lance brisée prit la parole. — Je les ai vus emmener quelques-uns des captifs, Votre Grâce. J’étais de garde sur ce mur, là-bas, et j’ai entendu quelqu’un arriver derrière moi dans la cour. Le temps que je me retourne, on m’a assommé. Quand j’ai repris conscience, je pendais à moitié dans le vide, coincé entre deux créneaux – je parie qu’on a essayé de me jeter par-dessus le mur. J’ai eu quelques égratignures, mais j’ai réussi à reprendre pied sur la muraille. « Il y avait deux cadavres à côté de moi et le château était déjà en flammes. Quand j’ai regardé vers la ville, j’ai vu des hommes emmener des garçons et des filles vers le port. — Vous avez vu qui ils étaient ? demanda Ghuda. — Il faisait clair comme en plein jour. Plus de la moitié de la ville était en feu. Ils étaient peut-être cinq ou six, des costauds, et ils portaient un harnais, un pagne et un masque en cuir noir. Ils avaient tous un fouet. — La guilde des esclavagistes de Durbin, annonça Ghuda. — On s’occupera de ça plus tard, répliqua Martin. Pour l’instant, il faut soigner les blessés. Nicholas et Harry acquiescèrent. Ils s’éloignèrent, et revinrent quelques minutes plus tard avec des seaux d’eau. Puis, au cours de l’après-midi, ils aidèrent ceux qui pouvaient se déplacer à aller s’abriter dans les onze bâtiments qui n’avaient pas été détruits, au sud de la ville. D’autres blessés furent transportés au village de pêcheurs, un kilomètre plus loin sur la côte. Lentement, les habitants qui avaient survécu surmontèrent le choc et se rassemblèrent pour commencer ensemble cette tâche déchirante qui consistait à continuer à vivre. D’autres personnes moururent et leurs corps furent amenés jusqu’au bûcher que l’on érigeait sur la grand-place. Nicholas aida un soldat dont la tête était recouverte d’un pansement à soulever un autre cadavre. Ensemble, ils le déposèrent au sommet de la masse de corps empilés sur du bois rapporté de la forêt. Le prince s’aperçut alors qu’il faisait nuit. Un autre soldat se tenait tout près, une torche à la main. — C’est le dernier, annonça-t-il. On en trouvera sûrement d’autres demain, mais il est temps de s’arrêter pour aujourd’hui. Nicholas hocha la tête en silence et s’écarta en titubant. Le soldat se pencha et mit le feu au bûcher. Tandis que les flammes s’élevaient pour consumer les cadavres, le prince se dirigea d’un pas pesant vers l’autre bout de la ville, en direction des lumières accueillantes et des voix familières. Il croyait avoir réussi à surmonter son angoisse mais se surprit à devoir une fois de plus ravaler ses larmes en traversant les décombres de cette ville autrefois prospère. Jusqu’ici son esprit avait repoussé ces images grotesques d’enfants taillés en pièces et de cadavres partiellement brûlés qu’il avait fallu traîner jusqu’au bûcher, y compris ceux des chiens et des chats, criblés de flèches sans raison aucune. L’un des soldats avait amèrement fait remarquer que les agresseurs leur avaient épargné un sacré travail car la moitié de la population avait déjà été réduite en cendres. Pour la première fois, cette remarque frappa vraiment Nicholas alors qu’il se tenait seul au milieu d’un terrain vide qui était autrefois une place de marché. Il se pencha en avant, les mains sur les genoux, et commença à trembler, bien que la nuit ne fût pas très froide. Ses tremblements augmentèrent au point qu’il se mit à claquer des dents, sans pouvoir se contrôler. Il aspira une bouffée d’air enfumé et amer et poussa un gémissement de colère. Il se redressa et ordonna à son corps d’avancer. Il avait le sentiment que s’il s’arrêtait de nouveau avant d’atteindre l’endroit où l’attendaient Martin et les autres, il ne bougerait plus jamais. Il se traîna jusqu’au plus grand édifice toujours debout. Encore en construction, il s’agissait d’une nouvelle auberge dont les murs s’élevaient dans les ténèbres. Le premier étage avait été construit, mais ne recouvrait que la moitié de la salle commune, et le toit était absent, si bien qu’une partie des communs se trouvait à l’air libre. Une vingtaine de personnes se serraient les unes contre les autres sous le premier étage, tandis que Martin et ses compagnons mangeaient en silence à la belle étoile, autour d’un petit feu de camp. Certains des pêcheurs avaient pris sur leurs maigres provisions pour offrir un ragoût de poisson et du pain. Nicholas s’écroula à côté de Harry qui mangeait en compagnie de Marcus, et secoua la tête lorsqu’on vint lui offrir un bol de ragoût. Il n’avait pas faim et pensait ne jamais pouvoir se débarrasser de l’odeur de fumée qui encombrait ses narines. — Une dizaine de pisteurs et de forestiers sont revenus faire leur rapport, Votre Grâce, était en train de dire Garret. Les autres devraient être de retour à l’aube. — Renvoie-les, ordonna Martin. Je veux que l’on prenne et que l’on ramène autant de gibier que possible. Nous n’avons presque plus de nourriture et dans moins de deux jours, nous aurons beaucoup de gens affamés. Les pêcheurs ne peuvent pas prendre grand-chose, avec tous les bateaux qui ont disparu. Garret acquiesça. — Certains des soldats pourraient nous donner un coup de main et chasser aussi. Martin fit signe que non. — Je dispose de moins de vingt hommes valides sur toute la garnison. — Mais nous avions plus d’un millier de soldats, Père, protesta Marcus. Le duc hocha la tête. — La plupart sont morts dans leurs baraquements. Les attaquants ont tué presque tous ceux qui étaient de garde sur la muraille, ont ouvert les portes, barricadé celles des baraquements et mis le feu au toit. Puis ils ont jeté des jarres en terre cuite remplies de naphte à travers les fenêtres. Le brasier a pris de l’ampleur avant même que la plupart des soldats se réveillent. Quelques-uns ont réussi à sortir par les fenêtres, mais ils se sont fait massacrer par des archers. D’autres dans le donjon sont morts pendant que les combats se déplaçaient de chambre en chambre. Une centaine d’hommes ont survécu mais sont blessés. Lorsqu’ils seront guéris, j’en enverrai quelques-uns à la chasse. L’automne est déjà presque là, et le gibier se déplace vers le sud. On va dépendre de Carse et de Tulan pour passer l’hiver (Martin mâcha une bouchée de pain et reprit.) J’ai encore cent autres blessés, mais ceux-là sont aux portes de la mort. Anthony a dit que les plus grièvement brûlés ne survivront sûrement pas, si bien qu’aux premières chutes de neige, nous disposerons peut-être en tout et pour tout de cent cinquante soldats. — Il y a aussi les deux cents hommes de la garnison de Barran, lui rappela Marcus. Martin acquiesça. — Je les rappellerai peut-être. Mais voyons déjà ce que Bellamy peut faire pour nous. Harry tendit à Nicholas un morceau de pain recouvert d’une épaisse couche de beurre et de miel. Sans y penser, le prince commença à manger et s’aperçut brusquement qu’il mourait de faim. Il fit signe à la femme qui distribuait le ragoût et lui expliqua qu’il en prendrait bien un bol après tout. Nicholas mangea en silence et écouta le sombre résumé de ce qui s’était passé la nuit précédente. Au cours de la journée, quelqu’un avait raconté que la duchesse avait tué six attaquants avant de succomber sous le nombre. Elle s’était fait tuer en essayant de sauver Margaret et les autres jeunes filles. Un soldat blessé avait aperçu son corps devant la chambre de sa fille lorsqu’il avait fui l’incendie du château. Les flammes étaient trop hautes et sa blessure trop importante pour qu’il puisse sortir le corps de la duchesse de ce brasier. Nicholas s’attendait à ce que l’on évoquât le sort des jeunes filles, mais Martin et les autres ne parlaient que des problèmes immédiats. Tandis que les gens venaient faire leur rapport avant de s’en aller, le jeune homme commença à se faire une idée précise sur l’ampleur de la destruction. Sur les dix mille habitants d’une ville autrefois prospère, moins de deux mille avaient survécu, dont la plupart avaient moins d’une semaine à vivre en raison de leurs blessures. Sur le millier de soldats qu’abritait la garnison, seul un homme sur cinq arriverait peut-être à survivre et à servir de nouveau le royaume. Tous les bâtiments depuis le phare de la Pointe jusqu’au sud de la vieille ville étaient détruits, et la moitié des nouveaux édifices avaient également été rasés. Aucun commerce n’en était sorti intact. Concernant les artisans, seuls un forgeron, deux charpentiers et un meunier avaient survécu. Une demi-douzaine de manœuvres et une vingtaine d’apprentis allaient pouvoir participer à la reconstruction. La plupart des survivants étaient des pêcheurs et des fermiers que l’on mettrait au travail là où on avait besoin d’eux. Mais en ce qui concernait l’avenir immédiat, Crydee n’était plus qu’un village, une enclave primitive sur la Côte sauvage. — Il faudra demander à Bellamy et Tolburt de Tulan de nous envoyer des artisans. Il va falloir reconstruire le château dès que possible. Nicholas fut incapable de supporter ça plus longtemps. — Et qu’en est-il des filles ? demanda-t-il doucement. La conversation s’arrêta net et tous les regards se tournèrent vers lui. — Qu’est-ce que tu proposes ? demanda Marcus avec une amertume mal dissimulée. Nicholas fut incapable de lui répondre. — Ils ont brûlé tous nos navires, lui apprit Marcus. Ils ont aussi brûlé presque tous les bateaux. On devrait peut-être prendre un canot et ramer jusqu’à Durbin ? Nicholas secoua la tête. — Pourquoi ne pas avertir… — Ton père ? l’interrompit Marcus. Pour ça, il faudrait encore traverser la moitié du royaume ! Est-ce qu’il nous reste un seul pigeon voyageur ou un cheval capable d’aller jusqu’à Carse ? Non ! La douleur et la colère de Marcus se focalisèrent sur la seule cible disponible : Nicholas. Martin posa la main sur l’épaule de son fils pour le calmer. Marcus se tut. — On parlera de ça demain, dit le duc. Nicholas ne demanda pas la permission de partir, il se contenta de se lever et de s’éloigner de la chaleur du feu. Il se trouva un abri relatif sous l’escalier qui conduisait au premier étage et se blottit contre le mur. Au bout de quelques minutes, il fut assailli par le besoin de se retrouver chez lui, avec son père et sa mère, ses frères, sa sœur, ses professeurs et tous ceux qui l’avaient toujours chéri et protégé. Pour la première fois depuis longtemps, il eut l’impression d’être redevenu un petit garçon. Il ressentait à nouveau la peur qui était la sienne autrefois lorsque les autres gamins s’amusaient à se moquer de lui et à le tourmenter en l’absence de ses protecteurs. Nicholas avait honte et mal au cœur. Il tourna son visage vers le mur et se mit à pleurer. Chapitre 7 CHOIX La tempête se déchaîna. Nicholas fut réveillé par la pluie sur son visage. Il avait dormi d’un sommeil profond et sans rêves. Cependant, il se sentait encore courbatu et épuisé. Un instant, il fut désorienté, mais très vite, trop vite, il se rappela où il était et ce qui s’était passé. Le désespoir l’envahit, tandis que l’averse traversait l’ouverture au-dessus de la salle commune pour venir s’écraser bruyamment sur le sol. Ceux qui dormaient le long du mur ou à la belle étoile se réfugièrent rapidement en compagnie de ceux qui se serraient déjà les uns contre les autres sous le plancher du premier étage. Le froid humide qui s’abattit sur la ville amena dans les cœurs un froid plus profond encore, car chacun se souvenait des horreurs de la veille. Nicholas vit qu’à l’extérieur, il régnait une certaine luminosité, en dépit de la pluie, et comprit que le soleil devait déjà être levé. Harry se fraya un chemin dans la salle commune en veillant à ne pas bousculer ceux qui essayaient de rester au sec. Pour l’écuyer, c’était déjà trop tard, ses cheveux trempés lui collaient au crâne. — Viens, on a du travail à faire, dit-il à son prince. Ce dernier hocha la tête et se leva, non sans quelques difficultés, car son pied lui faisait mal. Il sortit sous l’averse en boitant et fut trempé jusqu’aux os en un rien de temps. Malgré tout, la tempête avait au moins un avantage : l’insupportable odeur de chair brûlée qui planait sur Crydee avait quelque peu diminué. Les garçons franchirent la porte de l’auberge, restée ouverte, et rejoignirent Martin à l’extérieur du bâtiment. Le duc, tête nue, n’avait fait qu’une seule concession à la pluie en couvrant son arc et son carquois d’une toile huilée pour les protéger. — Nous avons besoin de rassembler autant de bois utilisable que nous pourrons en trouver, écuyer, annonça-t-il à Nicholas. Ce dernier hocha la tête et se tourna vers trois hommes blottis sous un auvent qui n’offrait que l’illusion d’une protection contre le mauvais temps. — Vous trois, cria le prince pour se faire entendre par-dessus le vacarme de l’averse. Vous êtes blessés ? Les trois hommes secouèrent la tête. L’un d’eux ajouta : — Mais on est mouillés, écuyer. Nicholas leur fit signe de le rejoindre. — Ce n’est pas en restant là à ne rien faire que vous serez moins mouillés. Venez, j’ai besoin de vous. Pendant le reste de la journée, ils parcoururent les mines de Crydee, ramassant une poutre par-ci, quelques planches par-là. Ce qu’ils pouvaient porter, ils le ramenaient à l’auberge, sinon, ils retenaient l’emplacement des pièces les plus lourdes pour un futur usage. La tempête se calma un peu aux environs de midi. Jusque-là, le prince et ses trois compagnons – un fermier dont la maison à l’entrée de la ville avait brûlé, et deux frères qui travaillaient à la fabrique – avaient réussi à trouver six barils de clous, quelques outils de charpentier intacts et assez de bois pour ériger une dizaine d’abris rudimentaires. Le charpentier qui avait survécu à l’attaque inspecta les outils et annonça qu’il pourrait finir le toit de l’auberge en une semaine, avec l’aide de trois hommes capables, à condition de trouver et de couper du bois. Martin lui dit qu’il verrait s’il leur restait des scies de bûcheron pour pouvoir abattre des arbres. Bien avant la fin de cette journée, Nicholas parvint à une conclusion évidente : cette ancienne tradition qui voulait que chaque enfant du château s’exerce à divers métiers avant d’être sélectionné par son maître le jour du Choix était une véritable aubaine. » Les survivants n’étaient peut-être pas charpentiers ou maçons, mais ils connaissaient les rudiments de ces métiers-là et s’aperçurent d’ailleurs avec surprise qu’ils se souvenaient très bien de ce qu’ils avaient appris enfants. À la tombée de la nuit, Nicholas était de nouveau épuisé et affamé. Le manque de nourriture allait bientôt poser problème, mais les pêcheurs, une fois encore, rapportèrent à tous de quoi manger. Un soldat, appuyé sur une béquille rudimentaire, entra en boitant dans l’auberge. Nicholas, de son côté, annonça à Martin que l’on avait retrouvé une demi-douzaine de chevaux près de la rivière. Le duc parut content à l’idée de pouvoir former une petite patrouille montée et de l’envoyer avertir le baron Bellamy. Un bateau de pêche était parti pour Carse l’après-midi même, mais il lui faudrait bien des jours pour descendre le long de la côte. Harry vint s’asseoir à côté de son ami et plongea sa cuillère dans un bol de ragoût bien chaud. — Je n’aurais jamais cru que le ragoût de poisson puisse être si bon, avoua-t-il entre deux bouchées. — C’est parce que tu as faim, répondit Nicholas. — Non, tu crois ? répondit Harry, presque vindicatif. — Je ne suis pas de très bonne humeur non plus, admit le prince, mais ne passe pas tes nerfs sur moi, Harry, et je ne me défoulerai pas sur toi. Son ami hocha la tête et présenta ses excuses. Nicholas ne répondit pas, les yeux dans le vide. — Tu crois qu’on les reverra un jour ? demanda-t-il après quelques instants de silence. Harry soupira. Il n’avait pas besoin de demander à qui Nicholas pensait. — J’ai surpris une discussion entre Martin et Marcus tout à l’heure. Ils ont dit que si Bellamy avertit Krondor assez rapidement, notre flotte peut bloquer Durbin avant même le retour des pirates. Ils pensent que ton père peut obliger le gouverneur de Durbin à libérer les prisonniers. Nicholas soupira à son tour. — J’aimerais qu’Amos soit de retour. Il connaît tout ça, lui. Il faisait partie des capitaines de la côte, avant. — Moi aussi, j’aimerais bien qu’il soit là, approuva Harry. Il y a tellement de choses que je ne comprends pas. Pourquoi tuer autant de monde et incendier toute la ville ? Nicholas balaya l’auberge du regard, admit qu’ils formaient un groupe pitoyable et fut bien obligé d’acquiescer. — Mais où est Calis ? demanda-t-il en s’apercevant soudain de l’absence du demi-elfe. Je ne l’ai pas revu depuis la mort de Charles. — Il est rentré à Elvandar, lui apprit Harry. Il a dit qu’il devait avertir sa mère. Le prince ressentit une soudaine inquiétude. — Par tous les dieux ! Qu’est-il arrivé à ses grands parents ? Il n’avait pas vu Megar et Magya parmi les survivants. — J’ai cru apercevoir Megar au village de pêcheurs tout à l’heure. En tout cas, on aurait dit que c’était lui. Il surveillait la cuisson du repas. Nicholas se mit à rire, pour la première fois depuis qu’ils étaient partis chasser. — Oui, ça ne pouvait être que lui. Robin, un page qui avait travaillé pour l’intendant Samuel, se fraya un chemin à travers la salle pleine à craquer et vint s’asseoir à côté des deux écuyers. Les trois garçons se racontèrent ce qu’ils avaient vu au cours de la journée et dressèrent ensemble un constat terrible, à la mesure de leurs craintes. Pratiquement tous les serviteurs du château avaient été tués durant l’attaque ou avaient succombé à leurs blessures peu de temps après. Seuls avaient survécu Megar, Magya, un autre cuisinier, un marmiton, deux écuyers et une poignée de pages et de serviteurs. Au cours de la nuit précédente et de la matinée, une dizaine de soldats étaient également morts et la plupart des habitants de la ville étaient malades ou blessés. Après le repas, Nicholas, Harry et Robin rejoignirent le duc, qui discutait en compagnie d’Anthony et de Marcus. — Vous avez mangé ? demanda Martin aux garçons. Tous trois acquiescèrent. — Bien, fit le duc. La pluie a éteint les incendies. À l’aube, je veux que l’on monte au château voir ce que l’on peut récupérer dans les décombres. Mais pour l’instant, allez dormir. Nicholas et Harry regardèrent dans la pièce à la recherche d’un espace libre où ils pourraient s’allonger ; il y en avait un le long du mur le plus éloigné. Les trois garçons se frayèrent un chemin entre les habitants endormis et se firent une petite place entre tous ces corps. Nicholas se retrouva entre Harry et un vieux pêcheur qui ronflait bruyamment. Mais le bruit, plutôt que de gêner le prince, le rassura. Il s’endormit, réconforté par la chaleur et la proximité de ses compagnons. Les jours passèrent et la vie reprit à Crydee. Le charpentier et ses aides finirent le toit de l’auberge, qui devint le quartier général de Martin. Le duc refusa pourtant de dormir au premier étage et laissa les chambres aux blessés et aux malades qui avaient le plus besoin d’un abri et de chaleur. Une autre centaine d’habitants et de soldats étaient morts à cause de leurs blessures ou d’infection, en dépit des soins prodigués par Nakor et Anthony. La nouvelle de la tragédie était parvenue jusqu’à l’abbaye de Silban, à la frontière d’Elvandar, sans qu’on sût trop comment, et une demi-douzaine de moines arrivèrent pour prêter main-forte aux survivants du désastre. Harry était devenu l’aubergiste officieux, puisque l’homme qui faisait construire la nouvelle auberge était mort pendant l’attaque. L’écuyer distribuait le peu de nourriture qui leur restait, mettait fin aux disputes et maintenait l’ordre dans l’établissement. En dépit de son attitude irrévérencieuse avant l’attaque, le jeune homme faisait preuve d’un sens inné pour la négociation et la médiation. Nicholas était impressionné par l’attitude de son ami, étant donné que tout le monde à Crydee était émotionnellement meurtri et s’emportait facilement. Harry avait le don de faire ressortir le côté raisonnable de gens qui n’étaient pourtant pas d’humeur à agir rationnellement. Le prince se promit qu’un jour, lorsqu’ils rentreraient chez eux, là où le monde était moins insensé qu’ici, il nommerait Harry intendant de la cour princière, car le jeune écuyer ferait des merveilles à ce poste. Nicholas accompagna Martin et Marcus au château, où ils ne trouvèrent rien d’intact. Entre le naphte utilisé comme départ de feu et les combustibles présents dans le château, les flammes avaient atteint une température si élevée qu’elles avaient tout détruit sur leur passage. L’incendie avait été d’une telle intensité que les pierres vieilles d’un siècle s’étaient fissurées ou avaient explosé ; même les appliques en métal qui servaient à accrocher les torches au mur avaient fondu. Le duc, son fils et son neveu déambulèrent parmi les couloirs noircis et s’aperçurent qu’il ne restait rien du dernier étage. Martin et Marcus s’attardèrent un long moment devant la chambre de Margaret, examinant les dalles brûlées et craquelées et les fragments de gonds en métal à l’emplacement des portes. Mais ceux qui étaient morts dans la fournaise n’avaient laissé aucune trace, car les flammes étaient si fortes qu’elles avaient réduit leurs os en cendres noires. Quelques flaques de métal, à présent mêlées à la pierre, indiquaient à quels endroits on avait laissé tomber des armes. Cependant, dans la cave, au niveau le plus bas, certains biens avaient survécu : du tissu, quelques manteaux et couvertures qui puaient la fumée, plusieurs malles contenant de vieux vêtements, ainsi que quelques vieilles paires de bottes, des ceintures et des robes. Harry retrouva des fournitures militaires. Martin, pour sa part, examina la nourriture. Il fit d’ailleurs remarquer qu’elle devait se trouver là depuis la guerre de la Faille. Le bœuf séché était désormais noir et dur comme du vieux cuir, alors que le pain rassis s’émiettait comme de l’argile séchée. Mais trois des tonneaux, scellés à la cire et au papier, paraissaient plus récents. L’un d’eux, après ouverture, révéla son contenu : des pommes séchées toujours comestibles. Enfin, on découvrit aussi, au grand amusement de tout le monde, six tonnelets de brandy keshian. Toutes ces fournitures devaient être rapatriées en ville sous la supervision de Nicholas. Lorsqu’ils quittèrent le château, le prince était silencieux. Il s’était attendu à ce que Martin ou Marcus fassent une remarque au sujet de la mort de Briana, mais ni le père ni le fils ne firent le moindre commentaire. Les journées passèrent et lentement la ville commença à guérir. Un deuxième, puis un troisième bâtiment furent réparés. À mesure que les blessés recouvraient la santé, ils s’attelaient à leur tour au dur labeur, hâtant le processus de reconstruction. Plus tard, au cours de cette même semaine, Calis revint en compagnie d’une douzaine d’elfes qui apportaient du gibier. Ils transportaient trois daims déjà écorchés et attachés à une perche, et portaient à la ceinture des cailles et des lapins. Les habitants de Crydee, affamés, remercièrent les elfes et commencèrent immédiatement à préparer la nourriture offerte. Calis passa une heure en compagnie de ses grands-parents, puis rejoignit Martin et les autres pour dîner. Nicholas et Harry dévorèrent leurs steaks de venaison. — Ma mère et mon père ont été très perturbés par la nouvelle, annonça le demi-elfe. Mais j’ai d’autres mauvaises nouvelles. La forteresse de Barran a aussi été touchée. Martin écarquilla les yeux. — Amos ? Calis hocha la tête. — Son navire a également été pris pour cible, mais il a réussi à repousser ceux qui voulaient l’incendier. Il a fait réparer son bateau et devrait vous rejoindre d’ici un jour ou deux. — Plus je reçois d’informations, et moins je comprends ce qui se passe, avoua Martin. Pourquoi des esclavagistes voudraient-ils s’en prendre à des soldats ? — Mon père pense qu’ils ont peut-être fait ça pour vous empêcher de les suivre, expliqua Calis. Marcus secoua la tête. — Mais pourquoi les poursuivre pendant des semaines jusqu’à Durbin, alors qu’il suffit d’avertir le prince de Krondor grâce aux pigeons de Bellamy pour leur couper la route ? Calis plissa les yeux, l’air inquiet, et répondit : — Avez-vous eu des nouvelles de Carse ? Martin reposa l’os qu’il était en train de ronger en s’exclamant : — Par tous les dieux ! Le bateau qui amenait le courrier de Carse n’est jamais arrivé ! — Si Bellamy aussi a été attaqué…, commença Marcus sans oser finir sa phrase. Son père se leva et balaya la pièce du regard. Il s’arrêta sur un visage familier, celui d’un soldat, et lui fit signe de le rejoindre. — Dès demain, à l’aube, je veux que deux cavaliers prennent la route de Carse. Si jamais ils rencontrent des hommes qui en viennent et s’ils apprennent qu’une attaque a également eu lieu là-bas, dites-leur de continuer jusqu’à Bellamy, de changer de monture et d’aller voir Tolburt à Tulan. Je veux un rapport complet sur ce qui s’est passé, aussi vite que possible. Le soldat salua le duc et quitta la pièce. Les chevaux qui avaient survécu étaient attachés à un piquet à l’extérieur de l’auberge. D’autre part, on avait retrouvé suffisamment d’objets appartenant à la sellerie pour équiper deux cavaliers. Martin s’assit de nouveau. Ghuda et Nakor entrèrent dans l’auberge et rejoignirent le duc, qui se morfondait. — Je crois que la plupart des blessés qui ont survécu jusqu’aujourd’hui guériront, annonça le petit Isalani. — Enfin une bonne nouvelle, commenta Marcus. Martin fit signe aux deux hommes. Il les laissa manger tranquillement, avant de dire : — J’ai le très mauvais pressentiment que nous ne sommes qu’au début d’une affaire bien plus importante que cette attaque. — J’ai déjà vu les esclavagistes de Durbin à l’œuvre, messire, approuva Ghuda, et ça n’avait rien à voir avec cette boucherie. (Il secoua la tête.) C’est comme s’ils avaient massacré tout le monde pour le plaisir. C’est à peine croyable. Martin ferma les yeux pendant un moment, comme s’il souffrait brusquement de maux de tête, puis les rouvrit. — Je n’ai pas ressenti cela depuis la guerre de la Faille. — Tu penses que les Tsuranis s’intéressent de nouveau à nous ? lui demanda son fils. Martin secoua la tête. — Non. La maîtresse de l’empire contrôle trop bien ses sujets pour que ce soit le cas. Depuis que son fils est devenu empereur, elle s’est révélée une partenaire commerciale rusée mais équitable. S’il ne s’agissait que de quelques marchands qui empruntent la faille sans autorisation pour acheter du métal, je ne dis pas. Mais tout ça… (De la main, il désigna la ville entière.) Tout ça n’aurait aucun sens s’il s’agissait de renégats tsuranis. — Mais Charles a dit que certains d’entre eux étaient tsuranis, Père, lui fit remarquer Marcus. — Comment les a-t-il appelés ? demanda Ghuda. Tong, c’est bien ça ? — Brimanu Tong, approuva Nakor. Cela signifie « la confrérie de la Tempête Dorée ». — Vous parlez le tsurani ? s’étonna Martin. Nakor acquiesça. — Suffisamment pour savoir qu’il s’agit d’une secte d’assassins. Ce sont les Faucons de la Nuit tsuranis, si vous préférez, une guilde de tueurs que l’on paye pour exécuter des contrats. La maîtresse de l’empire a détruit les plus puissants Tong, les Hamoi, il y a quinze ans, mais il en reste. Le duc secoua la tête et se pinça l’arête du nez. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Tout simplement que vous avez de sérieux ennuis, mon ami, répondit une voix familière. Tout le monde se retourna. Une silhouette corpulente se tenait sur le seuil de la porte. — Amos ! s’exclama Martin. Tu es revenu plus tôt que je ne le pensais. — J’ai empilé chaque pouce de toile que j’avais, j’ai fait travailler mes hommes jusqu’à l’épuisement et me voilà, répondit Trask. Il traversa la salle commune et retira son manteau de toile destiné à le protéger du mauvais temps. Il le laissa tomber sur le plancher et s’assit à côté de Martin. — Que s’est-il passé à Barran ? lui demanda ce dernier. Amos retira son bonnet de laine, le fourra dans sa poche et prit la tasse de thé brûlant que lui offrait Harry. Personne ne savait où le jeune homme avait bien pu dénicher du thé, mais le soir, lorsque le froid commençait à tomber, tout le monde appréciait le réconfort que procurait son goût âcre. — On s’est fait attaquer il y a sept nuits de cela, expliqua l’amiral, c’est-à-dire la veille de ce qui s’est passé ici, je crois. Martin hocha la tête. — Depuis la guerre contre les Tsuranis, je laisse toujours un homme de quart supplémentaire pendant la nuit lorsque je suis à quai, ce qui est une bonne chose, parce que la plupart des hommes de guet sont morts avant que l’alarme ait été donnée. L’un de mes hommes nous a avertis à temps, malgré tout, et nous avons réussi à tuer tous les fumiers qui voulaient brûler mon navire. (Il soupira.) La garnison a eu moins de chance. Nous venions à peine de finir de débarquer la plupart des armes et des fournitures – un jour de plus et ç’aurait été terminé. Votre lieutenant, Edwin, avait donné l’ordre à ses hommes d’arrêter la construction de la palissade le temps de nous aider à décharger, si bien que la porte n’était même pas finie. Les attaquants étaient déjà en train de tuer des hommes à l’intérieur des baraquements que l’alarme n’avait pas encore été donnée. Malgré tout, nous les avons saignés à blanc, ces chiens, même s’ils ont réussi à brûler le fort. — Ils ont brûlé le fort ! répéta Marcus, choqué. — Oui, ils l’ont pratiquement rasé. — Qu’as-tu fait de la garnison ? demanda Martini. — Je n’avais pas le choix ; j’ai ramené les survivants avec moi. Martin acquiesça. — Combien ? Amos soupira. — Un peu moins d’une centaine d’hommes, je suis désolé d’avoir à te l’apprendre. Edwin est en train de les rassembler sur les quais. Il te fera un rapport complet dès son arrivée. « Nous avons réussi à récupérer quelques affaires dans les ruines, et puis il y a aussi le peu de marchandises que nous n’avions pas encore déchargées. Mais la plupart des armes et des affaires ont été détruites. Il n’y avait plus de forteresse, et avec l’hiver qui arrive, je me suis dit qu’il était plus prudent d’abandonner le projet jusqu’au printemps. (Amos se passa la main sur le visage.) D’après ce que j’ai vu en arrivant, vous avez besoin de toute l’aide que vous pourrez trouver. — C’est vrai, admit Martin. Il raconta à l’amiral ce qu’ils savaient de l’attaque. Le visage d’Amos s’assombrit à mesure que Martin avançait dans son récit. Lorsque le duc lui fit la description des bateaux pirates, que lui avait rapportée l’un des pêcheurs, Amos s’exclama : — Mais ça n’a aucun sens ! — Tu n’es pas le premier à le dire, Amos, répliqua Marcus. — Non, non, pas seulement l’attaque. Ce n’est pas grave, continue, Martin. Le duc reprit son récit, retraçant tous les événements grâce aux témoignages rassemblés depuis son retour. Il parla une demi-heure avant de venir à bout de son histoire. Amos se leva et arpenta la salle commune, pourtant bondée. Il se caressa la barbe tout en réfléchissant. — D’après ce que je viens d’entendre, près d’un millier d’hommes ont pris part à la plaisanterie, rien qu’ici à Crydee. — Plaisanterie ? répéta Harry sans y croire. — Travail, entreprise, effort, expliqua Nakor en souriant. C’est un terme criminel. — Oh, fit l’écuyer. — Et alors ? s’impatienta Marcus. Amos se tourna vers lui. — Ça voudrait dire qu’au moins six, peut-être même huit capitaines de Durbin travaillent ensemble sur cette affaire. Ce n’est pas arrivé depuis que j’ai quitté les capitaines de la côte. — Vraiment ? fit Martin, sèchement. Il n’ignorait rien du lointain passé d’Amos, qui était autrefois le pirate le plus redouté de la Triste Mer, capitaine Trenchard, le Poignard de la Mer. Avec les années, l’histoire de l’amiral avait évolué avec chaque récit qu’il en faisait, si bien qu’il était désormais fier de dire qu’il avait été corsaire pour le compte du gouverneur de Durbin. — Oui, vraiment ! insista Amos. Les capitaines de la côte ne s’entendent pas et ne coopèrent pas davantage. La seule raison pour laquelle on leur permet de rester dans la cité, c’est qu’ils tiennent Queg à distance. Cela convient tout à fait à l’empire, qui ne souhaite pas donner de l’argent pour entretenir une flotte à Durbin. Et en tant qu’amiral de ton frère, ajouta-t-il en regardant le duc, je peux te dire que je suis beaucoup plus à l’aise avec une dizaine de pirates que je peux personnellement intimider plutôt qu’avec un escadron impérial. La politique, mon cher Martin, peut rendre pratiquement n’importe quoi respectable. — Alors ils ont mis de côté leurs différences et se sont regroupés pour cette seule attaque ? demanda Ghuda. Amos secoua la tête. — C’est peu probable. Une attaque simultanée sur Carse et sur Crydee ? Ainsi que sur la nouvelle forteresse, là-haut, à Barran ? Et je parie qu’il n’y a plus un seul navire à fort tirant d’eau à Tulan. Du plat de la main, il donna un grand coup sur le bar, avant de s’y accouder. — Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un brandy, marmonna-t-il. — A dire vrai, je gardais ça pour Nakor et Anthony, pour soigner les blessés, expliqua Harry. Le jeune homme plongea la main sous le bar et en ressortit une petite bouteille de brandy keshian. Il en versa dans un verre qu’il tendit à Amos. Ce dernier but une gorgée. — Ah, le ciel te le rendra, mon garçon, dit-il en s’humectant les lèvres. L’ancien pirate se leva et rejoignit le groupe de Martin, auprès duquel il s’agenouilla. — Ecoutez, quoi que cela puisse être, ça ne vient pas de Durbin. — Mais les esclavagistes…, protesta Marcus. Amos leva la main. — Je m’en moque. Ce n’est qu’une fausse piste, fiston. Les esclavagistes vont choisir un village, s’abattre dessus comme la foudre et emmener les enfants, les hommes et les femmes en bonne santé. Ils ne brûlent pas tout sur leur passage et surtout ils ne s’amusent pas à enlever les nièces de rois. Ça a tendance à attirer trop d’ennuis. (Il se frotta le menton.) Si je savais qui est derrière tout ça, et quels capitaines ont participé… — L’un des soldats a dit que le chef était un homme grand, à la peau claire et au visage couvert de tatouages, intervint Nicholas. — Avec des dents taillées en pointe et des yeux bleus ? demanda aussitôt Amos. Le prince acquiesça. Amos écarquilla les yeux et chuchota : — Render. Je le croyais mort. Martin se pencha en avant. — Qui est ce Render ? Amos lui répondit presque à voix basse, et d’un ton étonné. — Le fils maudit d’un démon. Il s’est perdu dans les archipels de l’Ouest alors qu’il n’était encore qu’un simple matelot. Il s’est fait capturer, ainsi que le reste de son équipage, par la tribu des Skashakans. Je ne sais pas comment, Render a réussi à gagner leur confiance, et ils l’ont adopté. Il est le seul à avoir survécu et depuis, il est couvert de la tête aux pieds par les tatouages du clan. On lui a aussi taillé les dents en pointe lors du rituel d’adoption. Les Skashakans sont des cannibales. Pour être initié, Render a dû manger l’un de ses compagnons d’infortune. « Je l’ai rencontré à Port-Margrave. À l’époque, il était second à bord du navire du capitaine Clémence. — Clémence ? répéta Nicholas avec un petit rire incrédule. — La plupart des capitaines de la côte se font appeler par de faux noms, expliqua Amos. Moi, j’étais Trenchard et Trevor Hull, Œil-Blanc. Gilbert de Gracie, lui, s’est fait appeler capitaine Clémence, parce qu’avant il était novice au temple de Dala le Clément. Il n’avait visiblement pas la vocation, mais le nom lui est resté. Amos se détourna, les sourcils froncés. — Qu’y a-t-il ? lui demanda Martin. — Render connaît le commerce des esclaves, car c’était l’un des passe-temps de Clémence, mais il n’est jamais devenu un capitaine de la côte, Martin. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, il faisait partie de l’équipage de John Avery, qui a trahi Durbin en laissant une flotte quegane s’en prendre à la cité. Render est un homme mort s’il y met de nouveau les pieds. — Pardonnez-moi, amiral, dit l’un des soldats, tout près, mais avez-vous mentionné Queg ? — Oui, soldat ? demanda Martin en se tournant vers lui. — Messire, ça ne m’était pas revenu jusqu’à présent, mais il y a un autre homme qui m’a paru familier, même si je l’ai à peine remarqué avec tout ce chaos. Vous vous souvenez de ce marchand quegan qui est venu au château la veille de votre départ pour la chasse ? Il accompagnait quelques-uns des attaquants. — Vasarius ! s’exclama Nicholas. Je n’ai pas aimé la façon dont il n’arrêtait pas de regarder Abigail et Margaret. — Et il a posé beaucoup de questions au maître d’armes et au maître des écuries au sujet du château et de la garnison, renchérit le soldat. — Oui, il s’est montré amical, ajouta Nicholas, mais en réalité, il inspectait sûrement nos défenses. — Ça devient de plus en plus compliqué, conclut Amos. Des pirates de Durbin ne feraient jamais une chose pareille : ça équivaut à une déclaration de guerre. Ils ont justement bâti en partie leur réputation sur le fait qu’ils choisissent leurs proies avec soin et qu’ils évitent tous ceux capables de représailles. Pour moi, l’ampleur de l’attaque ne signifie qu’une seule chose : ils ont fait ça pour qu’on ne les suive pas, parce qu’il est évident que c’est la seule chose qu’ils redoutent. Martin avait l’air perdu. — Que veux-tu dire ? — Tes gens disent avoir vu des esclavagistes de Durbin parmi les attaquants. Et s’ils n’appartenaient pas vraiment à la guilde ? Et si tes pirates voulaient nous faire croire qu’ils vont à Durbin alors que ce n’est pas vrai ? Ils doivent savoir que tu parviendras à envoyer un message à Krondor avant même qu’ils regagnent la Triste Mer ! Tu pourrais traverser les montagnes et aller jusqu’aux Cités libres, puis prendre un bateau pour Krondor et une fois sur place envoyer toute la flotte bloquer les côtes de Durbin. Pendant ce temps-là, eux, ils devraient descendre le long de la côte et franchir les passes des Ténèbres, ce qui, à cette époque de l’année, n’est pas une mince affaire, crois-moi. Non, ils ne vont pas à Durbin, et ils ne veulent pas non plus qu’on les suive. — Mais comment pourrions-nous les suivre, de toute façon ? demanda Nicholas. Je veux dire, ils ne laissent pas de traces, sur la mer. Amos sourit. — Mais je sais où ils vont, Nicky. Martin se redressa. — Où emmènent-ils ma fille, Amos ? — Port-Liberté. Render aime les îles du Couchant – en tout cas, c’est là qu’il sévissait la dernière fois que j’ai entendu parler de lui. Et d’après ce que vous m’avez raconté au sujet des bateaux qu’ils ont utilisés, je dirais qu’ils ne peuvent pas aller plus loin. — Je ne comprends pas, avoua Marcus. Qu’est-ce qu’ils ont, ces bateaux ? — Tu te souviens, demanda l’amiral à Martin, quand j’ai dit que ça n’avait aucun sens ? Le duc hocha la tête. — Je parlais des bateaux, expliqua Amos. Ce sont des chaloupes, de petites embarcations étroites dotées d’un mât unique que l’on peut escamoter. Aucun navire assez large n’aurait pu se rapprocher suffisamment de Crydee pour débarquer toutes ces chaloupes sans être repéré par les vigies du phare de la Pointe et du rocher de la Désolation. D’après ce que vous m’avez raconté, ils ont débarqué près d’un millier d’hommes ici, et deux cents là-haut à Barran. Or, avec ce genre de bateaux, ces salauds ne pouvaient venir que des îles du Couchant, sinon ils seraient morts de faim pendant la traversée. — Mais les pirates du Couchant se tiennent tranquilles depuis des années. Amos hocha la tête. — Je suppose que quelqu’un les a réveillés. C’est aussi ce qui m’ennuie. — Quoi donc ? demanda Martin. — Si tous les cœurs noirs qui vivent dans les îles du Couchant depuis mon enfance débarquaient sur nos rivages en amenant avec eux leurs grands-mères et le chat de leurs grands-mères, ils ne parviendraient pas, malgré tout, à rassembler une armée supérieure à cinq cents personnes. Mais nous parlons ici de deux fois ce nombre, y compris des assassins tsuranis et peut-être même quelques esclavagistes de Durbin et un renégat quegan. Martin acquiesça. — Dans ce cas, d’où venaient-ils, et qui les a envoyés ? — Est-ce que ce Render pourrait avoir commandité toute l’affaire ? demanda Nicholas. Amos secoua la tête. — Non, à moins qu’il ait vraiment changé en trente ans. Je pense que toute cette farce a été organisée par quelqu’un de plus intelligent que Render. Et ça a dû coûter de l’argent, aussi. Il a bien fallu ramener ces assassins de Kelewan… Ils ont dû payer des pots-de-vin, probablement des deux côtés de la faille. Quant aux esclavagistes de Durbin, ils exigent toujours des garanties. Si tous les jolis garçons et filles qu’ils ont capturés étaient vendus au prix le plus haut du marché, cela ne leur rapporterait même pas ce que cette aventure leur a coûté. — Il faut que nous partions, décida Martin. Amos approuva cette décision. — Mais cela prendra quelques jours pour apprêter le navire. — Où allons-nous ? demanda Nicholas. — Dans les îles du Couchant. C’est là que nous retrouverons leur trace, Nicky, répondit l’amiral. Un peu plus tard, au cours de cette même soirée, Martin demanda à Nicholas et Harry de le rejoindre à l’extérieur avec Marcus et Amos. Le duc s’éloigna pour être sûr qu’on ne surprendrait pas leur conversation, et prit la parole. — Nicholas, j’ai décidé que Harry et toi resterez ici, à Crydee, parce que le lieutenant Edwin va avoir besoin d’aide. Mais quand un bateau arrivera de Tulan ou de Krondor, vous pourrez retourner chez vous, à la cour de mon frère. Martin fit mine de faire demi-tour, pensant que tout était dit. — Non, rétorqua Nicholas. Le duc se figea. — Je ne te demande pas ton accord, écuyer. Le jeune homme hésita un long moment et soutint le regard de son oncle. Puis il prit une grande bouffée d’air et répliqua : — Ce sera Altesse, ou prince Nicholas, seigneur Martin. Marcus renifla, méprisant. — Tu iras là où Père te dit d’aller… Nicholas se retint de crier et répliqua d’un ton glacial et néanmoins plein de colère : — J’irai où il me plaira, maître Marcus. Son cousin s’avança, comme pour le frapper, lorsque Amos s’écria : — Ça suffit ! Marcus s’arrêta. — Nicky, à quoi joues-tu ? s’enquit l’amiral. Le prince regarda ses compagnons, tour à tour, puis arrêta son regard sur le visage de Martin. — Mon oncle, vous avez prêté serment, tout comme moi. À l’âge de quatorze ans, j’ai juré de défendre et de protéger le royaume. Comment pourrais-je prétendre tenir ce serment si je cours me réfugier à la maison maintenant ? Martin ne répondit pas, mais Amos répliqua : — Nicholas, ton père t’a envoyé ici pour apprendre quelles sont les différences entre la cour de Krondor et la vie sur la frontière, pas pour pourchasser des esclavagistes sur l’océan. — Mon père m’a envoyé ici pour apprendre à être un prince du royaume, amiral. Je suis prince de sang, tout comme Erland et Borric, et j’ai le devoir, tout comme eux, de veiller à la sécurité et au bien-être de nos sujets. À mon âge, Borric et Erland se battaient depuis un an déjà sur la frontière avec le baron de Hautetour. Je ne vous demandais pas la permission de vous accompagner, monsieur le duc, ajouta-t-il à l’intention de son oncle. Je vous donnais un ordre. Marcus ouvrit la bouche et fit mine de prendre la parole, mais Martin posa la main sur l’épaule de son fils pour le retenir. — Tu es sûr de toi, Nicholas ? demanda-t-il avec douceur. Le prince regarda Harry. Le fils du comte de Ludland, qui appréciait tant la vie autrefois, était sale à force d’avoir passé ses journées à travailler dans la ville couverte de suie. Il avait sous les yeux des cernes de fatigue, et pourtant il hocha la tête sans hésiter, pour montrer qu’il soutenait son ami. — Oui, mon oncle, je suis sûr de ce que je fais. Martin agrippa l’épaule de Marcus et répondit d’un ton serein : — Nous sommes liés par notre serment… Votre Altesse, ajouta-t-il après une courte pause. Marcus plissa les yeux, mais ne dit rien et se détourna pour suivre son père. Amos attendit leur départ pour se tourner vers Nicholas en disant d’un ton sec : — Je te croyais plus intelligent, Nicky. — Margaret et Abigail sont là, quelque part, Amos, et s’il existe un moyen de les sauver, je le trouverai. L’amiral secoua la tête. Il observa les ruines de la ville au clair de lune et poussa un soupir de résignation. — Je t’aime comme mon petit-fils, Nicky, mais si j’avais le choix, je préférerais recourir à un peu de magie plutôt que de recevoir des ordres de ta part. Si je te pressais le nez, il en sortirait encore du lait ! Nicholas, loin de se vexer, s’exclama : — Pug ! — Eh bien, quoi ? lui demanda Amos. Le jeune homme plongea la main à l’intérieur de sa tunique. — Il m’a donné ça au cas où nous aurions besoin de lui. — Pour être franc, je ne crois pas que les circonstances puissent devenir plus critiques qu’elles le sont déjà, dit l’amiral. Nicholas agrippa le talisman de la main droite et répéta trois fois le nom de Pug. La petite amulette en métal se réchauffa dans sa main, mais ce fut le seul signe qui montra que la magie avait fonctionné. Quelques instants plus tard, Nakor sortit de l’auberge. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il. — Vous l’avez senti ? répliqua Harry… — Senti quoi ? — La magie. — Bah. Il n’y a pas de magie, répondit le petit Isalani avec un geste de la main. J’ai vu Martin et Marcus rentrer dans l’auberge, et ils n’avaient pas l’air contents. — Je crois que Nicholas vient de rappeler à son oncle qui est d’un rang plus élevé que l’autre, expliqua Amos. En jargon militaire, on appelle ça s’imposer hiérarchiquement. Notre jeune prince ici présent a décidé de nous accompagner, peu importe ce que son oncle ou moi puissions dire. — C’est ce qu’il est censé faire, répliqua Nakor. — Comment ? s’étonna Harry. Le petit homme haussa les épaules. — Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que sans Nicholas, nous ne viendrons pas à bout de ce qui nous attend là-bas. — C’est parce qu’il est le fils du seigneur de l’Ouest, ajouta une voix derrière eux. Tous se retournèrent à temps pour voir Pug sortir des ténèbres. Il était vêtu d’une robe brune à capuche, qu’il repoussa, dévoilant un visage marqué par l’inquiétude. — J’étais sur le point de vous demander pourquoi vous m’avez appelé. Il balaya du regard le paysage dévasté. — Mais je crois que c’est évident, ajouta-t-il. *** Pug et Martin discutèrent un long moment, hors de portée de voix. Amos, à la demande de Pug, avait demandé au duc de sortir de l’auberge. À présent, l’amiral attendait, comme tous ceux qui avaient assisté à l’arrivée de Pug, se demandant ce qui allait se passer ensuite. — Vous croyez qu’il peut ramener les filles rien qu’en formulant un vœu ? demanda Harry à ses compagnons. — C’est un homme très puissant, admit Nakor, mais je ne crois pas que les vœux aient grand-chose à voir avec ses pouvoirs. Nous verrons. Pug et Martin les rejoignirent enfin. — Je vais essayer de localiser Margaret et son amie, annonça le magicien en regardant tout autour de lui. Mais je vais avoir besoin d’espace. Restez ici, s’il vous plaît. Il s’éloigna de l’auberge et s’avança au milieu du grand terrain, en face du bâtiment, destiné à devenir une nouvelle place de marché, même si, pour le moment, le sol était couvert de mauvaises herbes. Pug monta sur le gros rocher qui se dressait au centre du terrain et leva les mains au-dessus de la tête. Nicholas ressentit une vague impression, comme un bourdonnement dans le lointain. Il jeta un coup d’œil à Harry, qui hocha la tête pour montrer qu’il le sentait aussi. Au bout d’une longue minute, Anthony sortit de l’auberge et les rejoignit. — Voici donc le fameux Pug ? demanda-t-il à voix basse. Nakor hocha la tête. — Il recherche les deux filles. S’il réussit, on pourra dire qu’il connaît vraiment un bon tour. Les vibrations que Nicholas ressentait s’intensifièrent, comme si quelque chose rampait sur sa peau. Il résista à l’envie de se gratter. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Anthony. Nicholas regarda dans la direction qu’indiquait le magicien et aperçut une faible lueur rouge dans le lointain, à une quinzaine de centimètres au-dessus de la tête de Pug. Elle devenait de plus en plus brillante. — Baissez-vous ! cria Nakor au bout de quelques instants. Anthony eut l’air d’hésiter, mais Nakor tira sur sa manche pour l’obliger à se baisser. De même, l’Isalani tira sur le bras de Nicholas. — Couchez-vous sur le sol ! Couvrez-vous les yeux ! Ne regardez pas ! Maintenant ! Ils firent tous ce qu’il leur demandait, mais Nicholas releva la tête malgré tout et vit la lumière rouge se rapprocher à une vitesse terrifiante. Puis la main de Nakor se posa sur son crâne pour l’obliger à mettre face contre terre. — Ne regarde pas ! Couvre-toi le visage ! Brusquement, au milieu des ténèbres, le prince ressentit de la chaleur. Une vague brûlante déferla sur son crâne et ses épaules, comme si son corps était étendu devant une fournaise dont on venait d’ouvrir brutalement la porte. L’impact de cette vague lui coupa le souffle. Il faillit ouvrir les yeux, en dépit des injonctions répétées de Nakor. Puis la chaleur disparut. — Regardez ! s’écria l’Isalani. Pug paraissait transfiguré, pris dans un halo brûlant d’énergies rougeoyantes, à la surface duquel explosaient des éclairs étincelants tandis qu’à l’intérieur dansaient de petites particules argentées. Nakor bondit sur ses pieds et courut vers le magicien. Tout le monde l’imita. Mais lorsque l’Isalani ne fut plus qu’à quelques pas de Pug, il s’arrêta et écarta les bras pour faire comprendre aux autres qu’il valait mieux ne pas trop se rapprocher. Pug était immobilisé à l’intérieur des énergies rouges, telle une statue aux bras levés. Nakor décrivit un tour complet autour de cette étrange enveloppe de lumière et secoua la tête. — Qu’est-ce que c’est ? lui demanda Amos. — Une magie très puissante, amiral, lui répondit Anthony. Nakor fit un geste dédaigneux. — Bah ! La magie n’existe pas. Ça, c’est juste pour nous impressionner et nous avertir qu’il vaut mieux les laisser tranquilles. Mais il y a plus, admit-il en hochant la tête. — C’est-à-dire ? fit Martin. — Vos ennuis sont plus graves qu’on le pensait. Nakor fit mine de regagner l’auberge. — Vous allez le laisser là ? lui demanda Harry au sujet de Pug. — Que veux-tu que je fasse ? répondit Nakor. Il n’y a rien que je puisse faire pour Pug qu’il ne soit pas déjà en train de faire lui-même. Il s’en sortira très bien. Ça va juste lui prendre un peu de temps pour sortir de ce piège. — On ne devrait pas attendre auprès de lui ? demanda Nicholas. — Tu peux si tu le souhaites. Mais moi j’ai froid et je veux quelque chose à manger. Pug nous rejoindra à l’intérieur quand il aura terminé. — Terminé quoi ? voulut savoir Amos. — Ce qu’il est en train de faire là-dedans. Il pourrait se libérer en un rien de temps s’il le voulait. Mais je suis sûr que ce n’est pas ce qu’il cherche pour l’instant. Sur ce, le petit homme arriva devant la porte de l’auberge et l’ouvrit. Tous ses compagnons le suivirent à l’intérieur, à l’exception d’Anthony qui choisit de rester auprès de Pug pour l’observer. Le magicien se déplaçait au sein des ombres. Il avait étendu le champ de ses perceptions vers le sud-ouest, en direction de ces îles où Amos pensait que Margaret et les autres victimes étaient retenues prisonnières. Il n’eut aucun mal à retrouver l’endroit rapidement, car une grande ville avait été bâtie au cœur de l’archipel, et les énergies de ses habitants ressemblaient à un feu de joie sur une plage déserte. Puis une alarme résonna quelque part et ses sens l’avertirent qu’on allait l’attaquer. Il éleva une barrière de protection mentale au moment même où les énergies rougeoyantes s’abattaient sur lui. Ses défenses étaient supérieures à la force de l’attaque, mais Pug n’opposa aucune résistance et ne fit que se protéger lui-même. Il aurait facilement pu détruire la magie qui l’emprisonnait, mais ce faisant il aurait averti la personne qui avait lancé le sort qu’il s’était libéré. Le magicien préférait enquêter d’abord. Comme toujours lorsqu’il était question de lancer un sort, la magie laissait une faible trace entre sa source et sa cible. Pug l’examina, repéra de quelle direction venait le sort et comment il était construit, puis il créa une ombre de lui-même. Il ne s’agissait pas vraiment d’une ombre, mais c’était la façon dont Pug voyait et concevait cette entité. L’ombre était une œuvre de magie, une créature irréelle qui servait uniquement d’intermédiaire à la conscience de Pug. Il soupçonnait son intuition de lui faire penser à une ombre, car il allait dissimuler cette créature dans les endroits sombres et dépourvus de substance qui jalonnaient la piste magique, là où la personne qui avait lancé le sort ne la remarquerait probablement pas. Dès que l’ombre eut pris forme, il l’envoya explorer la piste bordée de trous noirs où il la laissa se fondre. Cela prendrait du temps, mais ainsi il était plus susceptible de découvrir la source et l’identité de la personne qui avait lancé cette attaque. Pug commença à chercher. L’aube était sur le point de se lever lorsque Pug se libéra de la lumière qui le retenait prisonnier. Anthony somnolait non loin de là, la tête et les épaules soigneusement abritées sous un manteau. Il se réveilla très vite lorsqu’il vit Pug s’éloigner de la lumière en titubant. Le cocon rouge, lui, resta à sa place, toujours parcouru d’étincelles blanches. À l’intérieur demeurait une ombre qui ressemblait à s’y méprendre à celle de Pug. Anthony se leva et prit le magicien par le bras. — Vous allez bien ? lui demanda-t-il, inquiet. Pug ferma les yeux quelques instants et répondit : — Oui, juste un peu fatigué. Il inspira profondément et ouvrit les yeux. Puis il étudia les énergies qui se dressaient toujours comme un obélisque de rubis. — Où sont les autres ? — À l’intérieur, répondit Anthony. Pug hocha la tête et effleura la lumière en examinant l’ombre de lui-même. — Cela fera l’affaire quelque temps, commenta-t-il. Puis il se détourna et commença à marcher en direction de l’auberge. Anthony lui emboîta le pas. — Est-ce que je vous connais ? lui demanda Pug. Le jeune homme répondit que non et se présenta. — Alors tu es mon remplaçant ? dit Pug, amusé. Anthony rougit. — Personne ne peut vous remplacer, maître. — Appelle-moi Pug. Et si le temps nous le permet, fais-moi penser à te raconter quel misérable raté je faisais quand je vivais ici à Crydee. Anthony esquissa un faible sourire, mais son expression montrait bien qu’il ne croyait pas le maître. — Je suis sérieux, insista Pug. J’étais un très mauvais magicien au début. Il ouvrit la porte de l’auberge, ce qui réveilla aussitôt Martin. Marcus et les autres ouvrirent les yeux à leur tour lorsqu’on leur secoua l’épaule ou qu’on leur glissa un mot à l’oreille. Harry se leva et s’étira en bâillant. — Je crois que je dois encore avoir du café. Je vais aller voir, annonça-t-il en se dirigeant d’un air endormi vers le comptoir. Pug s’accroupit à côté de Martin. — Je pense que l’hypothèse d’Amos est exacte. L’attaque a servi d’écran de fumée. — C’était quoi cette lumière rouge, dehors ? s’enquit le duc. — Un piège très malin. Nakor hocha la tête. — Et un avertissement aussi, non ? Pug acquiesça. — Où sont Margaret et les autres ? demanda Martin. — Là où Amos pensait les trouver. Je ne peux pas dire où ils se trouvent avec précision, car je me suis fait attaquer au moment où je les ai localisés. Je sais seulement qu’ils sont dans une grande pièce sombre, peut-être un entrepôt. Ils ont tous terriblement peur et j’ai senti en eux un grand désespoir. Même si votre fille a aussi beaucoup de colère en elle, ajouta le magicien avec un sourire. Martin ne put dissimuler son soulagement. — J’avais peur que… Pug hocha la tête. — En tout cas, la nuit dernière, elle allait bien. — Qui a essayé de vous piéger ? demanda Nakor. — Je ne sais pas. (Le magicien eut l’air pensif.) L’attaque n’est pas venue de l’endroit où sont gardés les prisonniers. Elle venait de bien plus loin et la personne qui l’a lancée a des pouvoirs à ne pas prendre à la légère. Elle m’a attaqué dès qu’elle a senti que je cherchais les deux filles. Nakor soupira. — En somme, elle l’a fait pour vous avertir qu’il vaut mieux ne pas vous mêler de ses affaires. Pug acquiesça. — J’ai créé une ombre de moi-même qui ne va pas tarder à disparaître. J’ai l’intention de me trouver loin d’ici au moment où ça arrivera. Ainsi, lorsqu’ils m’attaqueront de nouveau, ils ne s’en prendront à personne d’autre. Je peux me défendre, mais je ne sais pas combien d’entre vous je peux protéger s’ils élargissent ou intensifient leurs actions. Nakor se mordilla les lèvres. — Il va donc falloir se débrouiller sans vous. — Je ne vous suis pas, avoua le duc, les yeux plissés. — C’est à cause de l’avertissement, expliqua Nakor. Pug fait preuve de circonspection, il ne veut pas vous bouleverser davantage. Mais vous feriez mieux de lui dire, ajouta-t-il en se tournant vers le magicien barbu. — Il ferait mieux de me dire quoi ? s’impatienta Martin. Pug secoua tristement la tête. Au même moment, Harry revint vers eux en portant des tasses de café sur un plateau. Il distribua une tasse à chacun et Pug attendit d’avoir bu une gorgée de café avant d’avouer : — Je ne sais pas comment notre excentrique ami a fait pour deviner, mais il y avait bel et bien un avertissement derrière cette attaque : si j’essaie de suivre les prisonniers, si j’utilise la magie pour les aider à s’échapper, ou s’ils apprennent que des hommes du royaume se sont lancés à leur poursuite, les filles et les garçons seront tués, un par un, jusqu’à ce que vous abandonniez la poursuite. Les enfants de Crydee ne sont pas seulement des prisonniers, mais aussi des otages. Amos expira l’air de ses poumons, lentement. — Ce qui signifie que s’ils aperçoivent un navire battant pavillon du royaume, ils vont commencer à couper la gorge des prisonniers. — Exactement, dit Pug. — Comment l’as-tu deviné ? demanda Harry à Nakor. Ce dernier haussa les épaules. — Juste une supposition. Ils devaient bien savoir que Pug fait partie de la famille du duc et qu’il essaierait de retrouver Margaret. Ça paraissait logique de menacer de s’en prendre aux prisonniers. — Mais qui a lancé ce sort ? insista Anthony. — Cette magie m’est totalement étrangère, avoua Pug, je n’ai jamais rien vu de semblable. Mais si quelque chose peut prouver qu’Amos a raison et que cette attaque n’a rien à voir avec une simple razzia d’esclaves, c’est bien ce sortilège. Nakor hocha la tête et son visage d’ordinaire si rayonnant s’assombrit. — Ces esclavagistes ont de très puissants alliés, seigneur Martin. Le silence s’installa dans la pièce. Puis le visage d’Amos s’éclaira, peu à peu, tandis qu’un sourire retors réellement impressionnant se dessinait sur sa barbe poivre et sel. — J’ai trouvé ! s’exclama-t-il, visiblement content de lui. — Quoi donc ? fit Martin. — Je sais comment aller jusqu’à Port-Liberté sans qu’il soit fait le moindre mal aux captifs. — Comment ? lui demanda Pug. L’amiral sourit, comme un enfant qui vient juste de recevoir un nouveau jouet. — Messieurs, à compter d’aujourd’hui, vous êtes tous des boucaniers. Les marins étaient à pied d’œuvre sur l’Aigle Royal. Selon les instructions d’Amos, ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour changer l’apparence du navire, car l’amiral avait peur que les pirates qui avaient attaqué la forteresse de Barran le reconnaissent. Si jamais ils se faisaient démasquer avant d’arriver à Port-Liberté, leur entreprise se terminerait par un désastre. Deux apprentis charpentiers s’étaient attaqués à la figure de proue blanc et or pour transformer l’aigle en faucon. Amos leur avait crié dessus pendant des heures, au point que les deux jeunes gens avaient failli tout laisser tomber. Mais finalement l’amiral décida que l’oiseau était suffisamment différent de celui d’origine et se déclara satisfait. Il le fit aussi repeindre en noir, avec les yeux rouges, pour lui donner un air menaçant. On effaça au grattoir le nom d’Aigle Royal à la proue et à la poupe et un peintre entreprit de masquer les traces laissées par cette ; opération. On déplaça les vergues pour les remettre ailleurs, et on modifia l’emplacement des espars. On ajouta également une lisse au milieu du navire, elle ne tromperait personne si quelqu’un l’examinait de près mais Amos n’avait pas l’intention d’inviter des visiteurs à son bord. Depuis le quai, on aurait dit qu’elle a faisait partie de la structure originelle, tout comme les deux balistes montées sur plate-forme qui se trouvaient autrefois à la proue et qu’Amos avait fait installer de part et d’autre du navire. Les hunes où se postaient les archers avaient été ôtées des mâts, puisqu’on ne trouvait ce genre d’équipements que sur les bateaux de guerre du royaume. On suspendit à la place des cordages et des élingues pour permettre à des arbalétriers de s’y asseoir et de faire feu sur les équipages ennemis. On remonta également le beaupré si bien qu’un homme pouvait désormais se tenir debout à la proue. Une autre équipe avait pour tâche de salir le navire, comme disait Amos. Mais les marins détestaient devoir renoncer à la beauté et à la discipline de la marine royale, si bien qu’il fallut utiliser la menace pour contraindre la plupart à écailler la peinture, laisser rouiller le métal et faire croire, de manière générale, que le navire avait été très peu entretenu. Amos était persuadé qu’à une distance raisonnable, son bâtiment avait un aspect très différent de celui qui était le sien avant la transformation. Martin, Pug et Nicholas se tenaient à l’extrémité des quais, le seul endroit d’où ils pouvaient observer la manœuvre sans gêner personne. Tout autour d’eux, le sol était encore jonché de débris et de saletés, souvenirs funestes de l’attaque. Amos, qui s’avançait à la rencontre du duc et de ses compagnons, agita la main. — Comment ça se passe ? demanda Martin. — Oh, le bateau commence à ressembler à un sacré enfant de putain plutôt qu’au grand seigneur qu’il était avant. (Il se retourna et observa ses équipes au travail en se frottant le menton.) Je pourrais vraiment le déguiser si on me donnait encore une semaine, mais puisque les pirates ne l’ont vu que de nuit… ça fera l’affaire. — Il vaudrait mieux, commenta sèchement le duc. — Quand partons-nous ? demanda Nicholas. Amos secoua la tête. — Je sais que tu souhaites nous accompagner, Nicky, mais j’aimerais bien que tu changes d’avis. — Pourquoi ? L’amiral soupira. — Tu sais, fiston, que je t’aime comme mon petit-fils, mais tu dois penser comme un prince et pas comme un gamin amoureux. (Il leva la main avant que Nicholas puisse répliquer.) Non, épargne-moi tes protestations. J’ai bien vu la façon dont tu regardais Abigail le soir de ton arrivée. D’ordinaire, je te donnerais ma bénédiction et je te conseillerais même de coucher avec elle dès que possible, mais aujourd’hui, l’enjeu est de taille, Nicky. Tu t’es regardé dans un miroir, dernièrement ? ajouta-t-il en posant la main sur l’épaule du jeune homme. — Pourquoi ? — Parce que tu es le portrait craché de ton père. Il n’est pas ce qu’on pourrait appeler un inconnu, tu sais. Cela fait presque trente ans qu’il est prince de Krondor, et tu peux être sûr que la plupart des coupe-jarrets qui vivent dans les îles du Couchant ont déjà posé les yeux sur lui. Le prince se renfrogna. — Je peux modifier mon apparence. Je vais me laisser pousser la barbe et… — Regarde en bas, Nicky, suggéra doucement Amos, qui avait l’air peiné. Nicholas baissa les yeux et comprit brusquement ce que l’amiral voulait lui montrer. Sa botte gauche, aussi déformée que le pied qu’elle protégeait, proclamait son identité mieux que ne l’aurait fait une bannière. — Ce pied est presque aussi célèbre que ton père, fiston, ajouta Amos, dans un murmure. Le plus jeune fils du prince de Krondor est le portrait craché de son père, sauf en ce qui concerne le pied déformé, ce n’est un secret pour personne. Le visage du jeune homme s’empourpra. — Je peux ? Martin posa la main sur l’autre épaule de son neveu. — Tu ne peux pas le cacher, Nicholas. Le prince s’écarta, refusant qu’on le touche. Il regarda Amos d’abord, puis Martin, et enfin Pug. Quelque chose dans l’expression du magicien retint l’attention du jeune homme. — Quoi ? demanda-t-il d’un ton agressif. Pug fixa Nicholas droit dans les yeux. — Je peux vous aider, annonça-t-il d’un ton ferme. Le magicien fit une pause lourde de sens. Nicholas n’y tint plus et répliqua : — Quoi d’autre ? — Je peux vous aider, répéta Pug, mais seulement si vous êtes courageux, et je ne crois pas que vous le soyez. Nicholas s’indigna. — Montrez-moi ce qu’il faut faire ! ordonna-t-il. — Nous allons avoir besoin d’intimité, répondit Pug. Il posa la main sur l’épaule de Nicholas et le conduisit à l’écart des autres. Puis il se retourna vers Martin et lui dit : — Je l’emmène au château. Mais je vais avoir besoin d’aide. Vous pouvez demander à Nakor et à Anthony de nous rejoindre là-bas ? Le duc répondit par l’affirmative. Pug emmena Nicholas. Le prince suivit le magicien en silence, ce qui lui laissa l’occasion de réfléchir. Il trouva son attitude détestable et admit que son handicap lui avait souvent servi d’excuse pour se mettre en colère. Lorsqu’ils arrivèrent devant le portail du château, Pug se retourna. — Nous allons attendre les autres. Nicholas garda le silence pendant quelque temps, puis poussa un profond soupir, car sa colère s’était envolée. Pug laissa passer encore une minute avant de lui demander : — Comment vous vous sentez ? — Vous voulez vraiment le savoir ? Le magicien hocha la tête. Nicholas regarda en direction du port, au loin. Il ne restait presque rien de la jolie petite ville qu’il avait découverte le soir de son arrivée. — J’ai très peur, admit le prince. — Peur de quoi ? — De l’échec. Peur de les accompagner et de voir des hommes qui valent mieux que moi échouer par ma faute. Peur que les filles se fassent tuer. Peur de… tellement de choses. Pug acquiesça. — Mais qu’est-ce qui vous effraie le plus ? Nicholas réfléchit pendant un long moment. — J’ai peur de ne pas être aussi bon que je le devrais. — Alors vous avez une chance de réussir, Nicholas. Ils n’échangèrent pas d’autres paroles jusqu’à ce que Nakor et Anthony apparaissent au sommet de la colline, marchant d’un bon pas. — Le duc Martin nous a demandé de vous rejoindre, dit le jeune magicien. — En effet, répondit Pug. Nicholas va tenter une expérience et il a besoin de notre aide. Nakor hocha la tête mais Anthony avoua qu’il ne comprenait pas. — Pug va guérir mon pied. — Non, répliqua aussitôt le magicien. — Mais vous aviez dit que… Pug leva la main pour le faire taire. — Personne ne peut guérir votre pied, Nicholas. — Personne, sauf toi, ajouta Nakor. — Tout ce que nous pouvons faire, renchérit Pug, c’est vous apporter notre aide. Si vous l’acceptez. — Je ne comprends pas, avoua le prince. — Suivez-nous, on va tout vous expliquer. Ils entrèrent dans le château et remontèrent le couloir en direction de la tour nord, dont ils escaladèrent l’escalier de pierre noirci par la fumée. En arrivant sur le palier du premier étage, Pug s’arrêta devant une porte et dit : — C’était ma chambre autrefois. Kulgan, mon vieux maître, vivait à l’étage au-dessus. — C’est ma chambre, expliqua Anthony, ou du moins ça l’était jusqu’à la semaine dernière. J’ai choisi celle-ci plutôt qu’une autre à cause de cette étrange cheminée là-bas. (Il montra un trou dans le mur, qui avait contenu un conduit de métal.) Ça permettait de chauffer la pièce. Pug acquiesça. — C’est moi qui l’aie fait construire. Il balaya la pièce du regard et laissa les souvenirs l’envahir. Nicholas, Nakor et Anthony l’abandonnèrent à ses réminiscences. Au bout d’un moment, le magicien se tourna de nouveau vers eux. — Puisque c’était notre chambre à tous les deux, cette pièce convient parfaitement. (Il fit signe à Nicholas d’entrer.) Asseyez-vous près de la fenêtre et enlevez vos bottes. Nicholas obéit et s’installa sur le plancher noirci. Pug s’assit en face de lui, ignorant la suie qui maculait sa robe et ses mains. Nakor et Anthony restèrent debout de part et d’autre des deux hommes. Puis Pug prit la parole. — Nicholas, il faut que vous compreniez quelque chose au sujet de votre propre nature, une chose que vous avez en commun avec la plupart des gens. — De quoi s’agit-il ? — La plupart d’entre nous traversons la vie sans avoir la possibilité d’apprendre à nous connaître nous-mêmes. Nous savons ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, nous nous faisons une vague idée de ce qui nous rend heureux, puis nous mourons sans savoir ce qui se trouve enfoui profondément en nous. Nicholas hocha la tête. Pug poursuivit son discours. — Il y a toujours une raison à tout, comme à votre handicap, par exemple, même si ces raisons sont souvent impossibles à appréhender. Il existe tout un tas de théories, surtout si on écoute les prêtres appartenant à différents temples, mais personne ne sait vraiment pourquoi. — Il se peut que ton handicap soit là pour te montrer quelle leçon tu dois apprendre dans cette vie, Nicholas, expliqua Nakor. — C’est ce que beaucoup de gens pensent, en effet, approuva Pug. — Mais qu’est-ce que je peux bien avoir à apprendre d’un pied déformé ? demanda le jeune homme. — Il y a beaucoup à apprendre, répondit Pug. L’humilité, mais aussi la fierté ; savoir reconnaître ses limites tout en apprenant à triompher de l’adversité. — On peut aussi ne rien apprendre du tout, intervint Nakor. — Je sais que votre père a demandé aux prêtres et aux magiciens de guérir votre pied lorsque vous étiez petit, reprit Pug. Vous vous souvenez de cette période ? Nicholas secoua la tête. — Un peu, mais pas beaucoup. Je me rappelle surtout que ça faisait mal. Le magicien posa la main sur celle du prince. — C’est bien ce que je pensais, approuva-t-il. Il plongea son regard dans celui de Nicholas et prit une intonation apaisante. — Il faut que vous sachiez que vous êtes le seul qui puisse guérir ce qui ne va pas en vous. Comprenez-vous la peur ? Les paupières du prince commençaient à devenir lourdes. — Je ne sais pas… La peur ? — La peur nous retient et nous empêche de grandir, Nicholas, expliqua Pug d’une voix insistante. Elle tue une petite partie de nous chaque jour. C’est à cause d’elle que l’on s’accroche à la sécurité de ce que l’on connaît, c’est elle qui empêche les possibilités en nous de se réaliser. La peur est notre pire ennemie. Elle ne s’annonce jamais, elle préfère venir à nous sous une forme travestie, subtile. C’est la petite voix de la raison qui nous pousse à éviter de prendre des risques et à nous engager sur le chemin le plus sûr. (Il sourit pour rassurer le jeune homme.) Le brave n’est pas celui qui ne connaît pas la peur, c’est celui qui fait ce qu’il a à faire en dépit de sa peur. Pour réussir, il faut être prêt à risquer l’échec. C’est ce que vous devez apprendre. Nicholas sourit. — Père m’a dit quelque chose qui ressemblait à ça, une fois. Il commençait à avoir du mal à articuler, comme s’il était ivre ou à moitié endormi. — Nicholas, si vous aviez voulu que l’on vous guérisse, lorsque vous étiez enfant, les prêtres, les magiciens et les guérisseurs auraient rendu à votre pied sa forme normale. Mais quelque chose en vous s’est accroché à votre peur ; quelque chose en vous aime votre peur et vous lie à elle, telle une mère ou une amante. Vous devez affronter cette peur et la bannir ; vous devez l’étreindre et la laisser vous dévorer. Alors seulement vous connaîtrez votre peur et vous pourrez guérir. Avez-vous envie d’essayer ? Nicholas s’aperçut qu’il ne pouvait plus parler, si bien qu’il hocha la tête. Il avait les paupières trop lourdes pour pouvoir garder les yeux ouverts. Il les laissa se fermer. La voix de Pug parut venir de très loin. — Dormez. Et rêvez. Nicholas flottait dans un endroit sombre et chaleureux. Il savait qu’il était en sécurité. Puis une voix entra dans son esprit. — Nicholas ? — Oui ? — Tu es prêt ? — Prêt pour quoi ? demanda le jeune homme, perplexe. — Prêt à connaître la vérité. Aussitôt, il connut un accès de panique. L’endroit sombre n’était plus du tout chaleureux. Une lumière aveuglante lui brûla les yeux. Il s’aperçut qu’il flottait à l’intérieur d’une pièce. En dessous de lui, il vit un petit garçon qui pleurait dans les bras d’une femme aux cheveux roux. Les lèvres de la jeune femme bougeaient, et même s’il ne l’entendait pas, il savait ce qu’elle disait : il l’avait déjà entendue par le passé. Elle disait qu’aussi longtemps qu’elle serait là, rien ne pourrait jamais lui faire de mal. Il sentit la colère l’envahir. Elle mentait ! Il avait eu mal plusieurs fois. L’image s’estompa. Brusquement, le petit garçon apparut de nouveau, mais cette fois il était un peu plus âgé. Il se déplaçait de sa démarche chaloupée dans le grand couloir qui menait à sa chambre. En chemin, il croisa deux pages qui, après l’avoir dépassé, se mirent à chuchoter. Il savait qu’ils parlaient de lui et de sa difformité. Il courut jusqu’à sa chambre, les joues inondées de larmes. Il claqua la porte derrière lui et fit le vœu de ne plus jamais quitter cette pièce. La colère, la rage et la douleur le consumaient entièrement, et il continua à pleurer, seul, jusqu’à ce qu’un page vienne lui annoncer l’arrivée de son père. Il abandonna son lit et se lava le visage avec l’eau de la bassine sur la table de nuit. Lorsque la porte s’ouvrit, le petit garçon s’était calmé, parce qu’il savait que son père n’aimait pas le voir pleurer. Arutha lui fit signe de le suivre, parce qu’il avait besoin de lui dans la grande salle, et le gamin obéit. Une affaire d’État réclamait sa présence, et il oublia le vœu qu’il avait formulé de ne plus jamais quitter cette pièce. C’était un souhait qu’il avait déjà émis des centaines de fois, et qu’il émettrait encore, puisqu’il n’avait que six ans. L’image s’estompa et se stabilisa de nouveau. Il se tenait devant deux grands jeunes hommes, aux cheveux aussi roux que ceux de leur mère. Ils se moquaient de lui et le taquinaient en faisant comme s’ils ne pouvaient pas le voir ou en lui donnant le nom de « singe ». Il s’enfuit, poignardé de nouveau en plein cœur par une douleur glaçante. D’autres images se présentèrent à l’esprit de Nicholas. Une sœur trop occupée par le fait d’être une jeune princesse pour avoir le temps de prendre soin de son petit frère. Des parents qui consacraient la majeure partie de leur temps à la politique et au protocole, et qui ne pouvaient pas toujours être présents pour un enfant timide et effrayé. Des serviteurs qui faisaient leur devoir sans manifester la moindre affection envers le plus jeune fils de leur seigneur. Au cours des années, de nombreuses images étaient restées gravées dans l’esprit du prince. Lorsqu’il revint au présent, il entendit la voix de Pug qui lui demandait : — Es-tu prêt à affronter ta douleur ? De nouveau, la panique envahit Nicholas. — Je croyais… que c’était… déjà ce que je faisais, marmonna-t-il d’une voix à moitié endormie. — Non, fit Pug d’une voix douce qui se voulait rassurante. Tu étais simplement en train de te souvenir. La douleur est en toi à présent. Tu dois l’arracher de ton être et l’affronter. Le prince sentit un frisson parcourir tout son corps. — J’y suis obligé ? — Oui. Aussitôt, il s’enfonça plus profondément dans les ténèbres. Puis il entendit une voix, douce, chaleureuse, familière. Il essaya d’ouvrir les yeux et n’y parvint pas. Pourtant, il s’aperçut qu’il pouvait voir. Une jeune femme aux cheveux dorés s’avançait vers lui, dans un couloir aux limites vaguement définies. Sa robe transparente laissait deviner les rondeurs et la plénitude de son corps sous le tissu. Ses traits se stabilisèrent lorsqu’elle tendit la main vers lui. — Abigail ? Elle se mit à rire, et il sentit le son, plutôt qu’il ne l’entendit. — Je suis celle que tu souhaites que je sois. La sensualité de cette voix le fit frissonner. Puis, brusquement, il eut envie de se mettre à pleurer, car il y avait chez la jeune femme quelque chose d’aussi terrifiant que séduisant. Soudain, ce fut sa mère qui se tenait devant lui, mais telle qu’il se la rappelait dans ses souvenirs d’enfant. Des bras blancs accueillants se tendirent pour le soulever de terre. Elle se mit à bercer le petit garçon contre sa poitrine en murmurant des mots rassurants à son oreille. Il sentit son souffle chaud sur son cou et sut qu’il était en sécurité. Mais un avertissement résonna dans sa tête et il s’écarta. — Je ne suis plus un enfant ! cria-t-il. Sous sa paume, il découvrit un sein rond et ferme. De grands yeux bleus soutinrent son regard et des lèvres pleines s’écartèrent légèrement. Il repoussa Abigail en criant : — Qu’est-ce que vous êtes ? Brusquement, il se retrouva de nouveau seul dans les ténèbres, le corps parcouru de frissons. Aucune réponse ne lui parvint, et pourtant il sentait une autre présence dans l’obscurité. Il savait qu’il n’était pas seul. Il s’accrocha à sa volonté et se calma. De nouveau, sa voix résonna à ses propres oreilles : — Qu’est-ce que vous êtes ? Puis il entendit la voix de Pug, loin, très loin. — C’est ta peur, Nicholas. C’est la raison que tu as de t’y accrocher. Vois-la telle qu’elle est réellement. Nicholas sentit son cœur se serrer et prit peur. — Non, murmura-t-il. Tout à coup, la présence se rapprocha et se mit à rôder autour de lui, menaçante. Il savait qu’elle était capable de lui faire du mal, qu’elle pouvait passer outre ses défenses et le détruire ! Les ténèbres parurent se rassembler et se resserrer autour de lui, comme pour l’emprisonner. Il essaya de bouger d’un côté, puis de l’autre, mais tandis qu’il se débattait, la pression ne cessait de restreindre ses mouvements, de toute part, jusqu’à l’immobiliser. Comme il suffoquait, il ouvrit grand la bouche, mais aucun air ne vint remplir ses poumons. Un sentiment d’impuissance l’envahit, qui le fit suffoquer de plus belle. Un cri mourut dans sa gorge qui ne laissa passer qu’un sanglot, tandis que les larmes coulaient sur son visage. — Nicholas, fit la voix douce et rassurante. Des mains tout aussi douces se tendirent vers lui. De nouveau, le prince vit le beau visage de sa mère…, non celui d’Abigail, venir à lui. — Tu n’as qu’à me tendre les bras, fit la voix. La voix de Pug brisa l’enchantement. — Qu’est-ce que c’est, Nicholas ? Qu’est-ce que c’est vraiment ? Les femmes devant lui disparurent. Le prince se retrouva de nouveau dans la tour. Le jour s’était enfui, remplacé par une nuit froide et indifférente. Il était seul. Nicholas se mit à arpenter la pièce, mais ne parvint pas à trouver la porte. En regardant par la fenêtre, il s’aperçut que Crydee avait disparu. Il ne restait plus rien, y compris les cendres de la ville et le reste du château. Seule la tour était encore debout, surmontant une plaine désolée faite de roche et de sable, dépouillée de toute vie et de tout espoir. La mer noire venait s’écraser avec indifférence sur des rochers si stériles que même la mousse n’y poussait pas. — Que vois-tu ? lui demanda la voix lointaine. Nicholas dut se forcer pour parler, mais il réussit à retrouver la parole. — L’échec. — L’échec ? — Oui, l’échec total. Rien n’a survécu. — Alors vas-y, ordonna Pug. Immédiatement, Nicholas se retrouva sur la plaine. Le gémissement des vagues sans vie résonnait dans l’air immobile. — Où dois-je aller ? demanda le prince au ciel mort. — Où souhaites-tu aller ? répondit Pug. Brusquement, Nicholas sut. Il désigna la baie en direction de l’ouest et s’écria : — Là ! C’est là que je veux aller ! — Qu’est-ce qui t’en empêche ? Nicholas balaya du regard le paysage désolé et répondit : — Tout ça, je crois. Aussitôt, Pug apparut à ses côtés. — Qu’est-ce qui te fait si peur, Nicholas ? — Tout ça. L’échec le plus complet. Pug hocha la tête. — Parle-m’en. Nicholas respira profondément. — Mon père… Les larmes lui montèrent aux yeux et sa gorge se serra. — Il m’aime, je le sais. Mais il ne m’accepte pas, admit le prince en laissant la douleur le traverser de part en part. De nouveau, le magicien à ses côtés hocha la tête. — Quoi d’autre ? — Ma mère a peur pour moi. — Mais encore ? Nicholas regarda en direction de la mer noire. — Elle me fait peur. — Pourquoi ? — Elle me fait croire que je ne peux pas… — Que tu ne peux pas quoi ? — Faire… ce que je dois faire. — Que faut-il que tu fasses ? insista Pug. — Je ne sais pas, avoua Nicholas en pleurant. Puis, soudain, il se rappela ce que l’intendant Samuel lui avait dit et passa du rire aux larmes. — Mais oui, c’est ça ! Il faut que je trouve ce que je dois faire ! Pug sourit. Nicholas se sentit brusquement soulagé d’un grand poids. Il regarda le magicien et répéta : — Il faut que je découvre ce que j’ai à faire. Pug fit signe au jeune homme de le suivre. — Pourquoi redoutes-tu tellement l’échec, Nicholas ? — Parce que mon père déteste ça plus que tout, je crois. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, annonça le magicien. Tout va très vite et je dois bientôt partir. Me feras-tu confiance ? Me laisseras-tu t’enseigner une autre leçon ? — Je crois que oui, répondit le prince. Soudain, il se retrouva sur une falaise, très haut au-dessus de la mer. Sous lui, les rochers paraissaient vouloir l’attirer vers le bas, à l’endroit où les vagues s’écrasaient au pied de la falaise. Il sentit le vertige le gagner et ses genoux se dérober sous lui. — Avance, lui ordonna la voix de Pug. — Est-ce que vous me rattraperez ? demanda le prince d’une voix qui lui parut très juvénile. — Avance, Nicholas. Le jeune homme obéit et bascula dans le vide. Il se mit à hurler. Les rochers s’avancèrent à sa rencontre pour mieux l’étreindre. Il comprit qu’il allait mourir. Une douleur étourdissante l’envahit et il gémit, étendu sur les rochers inflexibles, balayé par les vagues. Il recracha l’eau amère qu’il avait avalée et dit en haletant : — Je suis vivant. Pug apparut sur les rochers et lui tendit la main. — Bien sûr que tu es vivant. Nicholas prit la main du magicien et se retrouva de nouveau sur la falaise. — Avance. — Non ! protesta le prince. Vous croyez que je suis cinglé ? — Avance ! lui ordonna son compagnon. Nicholas hésita, ferma les yeux, et fit un pas en avant. Fermer les yeux ne lui servit à rien puisqu’il fendit les airs pour aller s’écraser sur les rochers une fois de plus. Un peu hébété pendant quelques instants, il fut surpris de constater qu’il n’avait pas perdu conscience. Encore une fois, Pug s’agenouilla devant lui. — Est-ce que tu es prêt ? — Quoi ? — Tu dois recommencer, lui dit le magicien d’un ton ferme. — Pourquoi ? répondit Nicholas en pleurant. — Parce qu’il faut que tu apprennes la leçon. Nicholas prit la main de Pug et se retrouva au sommet de la falaise. — Avance, lui dit doucement le magicien. Nicholas obéit et s’aperçut que son pied s’était mêlé à la roche. Son estomac se noua lorsqu’il sombra dans le vide, mais son pied le retint, fermement ancré dans la falaise. Une douleur déchirante investit sa jambe gauche lorsqu’il se retrouva ainsi suspendu, tête la première au-dessus de la mer. Pug apparut encore une fois devant lui. — Ça fait mal, n’est-ce pas ? — Qu’est-ce qui se passe ? — C’est ta douleur, Nicholas. Voici ta mère et ta maîtresse. Voici ton excuse. À cause d’elle, tu ne peux pas échouer. — Pourtant, j’échoue tout le temps, répliqua le prince avec amertume. Le sourire de Pug était impitoyable. — Mais c’est parce qu’il existe une raison à cela, pas vrai ? Nicholas ressentit comme un coup de poignard à l’estomac. — Que voulez-vous dire ? — Tu n’échoues pas à cause de ce qui te fait défaut, mais parce que tu es l’estropié. Pug flottait dans les airs devant Nicholas. — Deux choix se présentent à toi, prince du royaume. Tu peux rester suspendu comme ça jusqu’à ce que tu deviennes vieux, en sachant que tu pourrais faire de grandes choses : sauver des innocents, trouver la femme de tes rêves, protéger tes sujets… si seulement tu n’avais pas un pied déformé. Ou tu peux te libérer de ton excuse. Nicholas essaya de se redresser, en vain. Pug tendit un doigt accusateur dans sa direction. — Tu t’es déjà écrasé sur les rochers. Tu sais ce que ça fait ! — Mais ça fait mal ! — Bien sûr que ça fait mal ! répliqua le magicien. Mais ce n’est qu’une douleur passagère, que tu peux surmonter. Tu n’es pas mort et tu peux essayer à nouveau. Tu n’y arriveras pas à moins d’accepter que l’échec est une possibilité. « Ce n’est qu’une excuse, ajouta-t-il en désignant l’endroit où la cheville du jeune homme s’enfonçait dans la roche. Nous avons tous ce genre d’excuses à notre disposition. Mais tu as des dons qui t’avantagent bien plus que ton pied ne t’immobilise. Nicholas sentit la certitude le gagner. — Que dois-je faire ? dit-il d’une voix plus ferme. — Tu le sais, répondit le magicien, qui disparut. Nicholas tendit le bras et agrippa sa jambe gauche. Le sang lui martelait le crâne. Il sentit les muscles de sa jambe se déchirer tandis qu’il hissait son corps vers le sommet de la falaise. Ses doigts raclèrent la roche mais il parvint à remonter petit à petit, centimètre par centimètre, en poussant des cris de frustration et de douleur. Puis il se retrouva assis sur la falaise, son pied toujours enfoncé dans la roche. Un couteau gisait à côté de lui, qui ne se trouvait pas là quelques minutes plus tôt. Alors Nicholas comprit ce qui lui restait à faire. Il prit le couteau et hésita un instant avant de taillader sa cheville. La douleur explosa dans sa jambe. Suffoquant, il s’obligea à tailler, encore et encore. On eût dit qu’il coupait dans du pain, et non dans de l’os et des tendons. Cependant, la douleur le parcourait à intervalles réguliers, comme des éclairs. Alors qu’il s’apprêtait à trancher la dernière fibre de sa propre chair, il se retrouva debout, le couteau posé contre la gorge de sa mère. Il recula en clignant des yeux, incrédule. — Nicholas ! protesta la chose qui avait pris l’apparence de la princesse Anita de Krondor. Pourquoi est-ce que tu me fais du mal ? Je t’aime. Puis ce fut Abigail qui apparut devant lui, revêtue d’une robe diaphane. — Nicholas, murmura-t-elle, les yeux baissés et la moue voluptueuse. Pourquoi est-ce que tu me fais du mal ? Je t’aime. La terreur envahit le jeune homme qui, pendant un moment, resta figé sur place. Puis il se mit à crier : — Vous n’êtes pas Abigail ! Ni ma mère ! Vous n’êtes qu’un démon qui me retient ! Une expression de tristesse passa sur le visage de l’apparition. — Mais je t’aime. Nicholas poussa un cri incohérent et donna un coup de couteau à l’aveuglette. La lame passa à travers le corps de la femme qui se transforma en ombre, puis en vapeur. La douleur explosa derrière les yeux du prince, qui se mit à hurler. Il sentit qu’on arrachait quelque chose de précieux de sa poitrine. Cette impression de perte était insupportable. Puis, brusquement, il se sentit également soulagé d’un grand poids et perdit conscience. Lorsque Nicholas ouvrit les yeux, Nakor et Anthony se penchèrent pour l’aider à s’asseoir. Il s’adossa contre les pierres froides et noircies du mur de la tour. La pièce était plongée dans la pénombre, car le soleil était déjà couché. — Combien de temps suis-je resté ici ? demanda-t-il d’une voix rauque. — Une journée et demie, répondit Anthony en lui tendant une gourde remplie d’eau. Le jeune prince s’aperçut alors qu’il mourait de soif. Il but de longues gorgées, avant d’avouer : — J’ai mal à la gorge. — Tu as crié et hurlé pendant un long moment, Nicholas, expliqua Anthony. Tu viens de traverser une terrible épreuve. Nicholas acquiesça. — J’ai la tête qui tourne. — Tu as faim, répliqua Nakor en lui donnant une orange. Nicholas arracha une partie de la peau et mordit dans le fruit, en laissant le jus sucré couler sur son menton. — J’ai l’impression d’avoir perdu quelque chose, avoua-t-il tout en mastiquant la chair de l’orange. Anthony hocha la tête. — Les hommes aiment leurs peurs, commenta Nakor. C’est pourquoi ils s’y accrochent. Tu as appris cette leçon à un très jeune âge, prince, car même des hommes beaucoup plus âgés que toi comprennent rarement cela. Tu as appris que la peur, loin d’être laide, nous apparaît au contraire sous une forme séduisante. Nicholas hocha la tête et termina son orange. Nakor lui en donna une autre, que le jeune prince commença aussitôt à éplucher. — J’ai tué ma mère, ou Abigail – ou une chose qui leur ressemblait. — Ce n’était ni ta mère ni ton amie, affirma le petit Isalani. C’est ta peur que tu as tuée. Nicholas ferma les yeux. — J’ai à la fois envie de rire et de pleurer. Nakor éclata de rire. — Tu as juste besoin de manger un peu et de te reposer. — Où est Pug ? soupira le jeune homme. — Son ombre s’est dissipée et le cocon d’énergies rouges a disparu. Pug a dit qu’il n’allait pas tarder à avoir de gros ennuis et qu’il valait mieux qu’il n’y ait personne autour de lui. Il a pris ton talisman et l’a donné à Anthony. Nicholas porta la main à son cou et s’aperçut que le pendentif avec les dauphins n’y était plus. Anthony mit la main dans le col de sa robe et montra au jeune prince que c’était lui qui portait l’amulette désormais. — Je ne sais pas pourquoi, mais il a dit que je devais la garder quelque temps, expliqua le jeune magicien, un peu gêné. Il m’a averti de ne l’utiliser qu’en dernier recours. — Puis il nous a dit au revoir et il est parti, conclut Nakor. Le prince baissa les yeux pour examiner sa jambe. Dans la pénombre, il ne vit tout d’abord pas grand-chose au bout de sa cheville gauche, si bien qu’il tenta de remuer les orteils et s’aperçut qu’il y arrivait très bien. — Dieux ! s’exclama-t-il, les larmes aux yeux. Sa vision s’ajusta à l’obscurité et lui permit de regarder son pied gauche, parfaitement bien formé, qui pour la première fois ressemblait en tout point à son pied droit. — La transformation a été difficile, lui dit Anthony. Je ne sais pas ce que Pug a fait, mais il est resté en transe pendant des heures, exactement comme toi. J’ai vu tes os et ta chair s’étirer et changer de place au cours de la guérison. C’était vraiment surprenant. Mais la douleur a dû être terrible, car tu criais à t’en casser la voix. Nakor se leva et tendit la main à Nicholas, qui la saisit. Le petit homme fit preuve d’une force étonnante en aidant le prince à se mettre debout. Pour la première fois de sa vie, le jeune homme répartit équitablement le poids de son corps sur ses deux jambes, ce qui lui procura une sensation tout à fait étrange. — Il va falloir que je m’y habitue, admit-il. Nakor examina à son tour le pied du prince et secoua la tête. — Il fallait en passer par la douleur, pas vrai ? Nicholas passa les bras autour du cou du petit homme et le serra contre lui en riant si fort qu’il se fit mal aux côtes. Puis, au bout d’un moment, il s’écarta. — Oui, admit-il, les joues humides de larmes. Il le fallait. Martin leva les yeux. Nakor, Anthony et Nicholas venaient dans sa direction. Le jeune homme se frayait un chemin avec précaution sur les rochers et grimaçait comme s’il posait le pied sur quelque chose de douloureux. Martin était sur le point de dire quelques mots au soldat à côté de lui lorsqu’il remarqua que le prince était pieds nus. Plus frappant encore, ses deux pieds paraissaient parfaitement normaux ! Le duc de Crydee oublia le soldat et se précipita à la rencontre de son neveu. Puis il regarda au fond des yeux de Nicholas et essaya de comprendre ce qu’il y voyait. — Qu’est-ce que je peux faire ? finit-il par demander. Nicholas sourit. — J’aurais bien besoin d’une nouvelle paire de bottes. Chapitre 8 ACCIDENT Nicholas se fendit. Marcus fit un bond en arrière et para l’attaque de son cousin, puis se désengagea et riposta. Nicholas para le coup facilement et força de nouveau son adversaire à reculer. Puis le prince baissa son épée et recula à son tour. — Assez, dit-il. Les jeunes gens étaient essoufflés et couverts de sueur. Ils avaient tous les deux laissé pousser leur barbe et paraissaient désormais remarquablement sinistres. Harry sortit de l’auberge et rejoignit les cousins à l’endroit où ils s’entraînaient. — Qu’en pensez-vous ? leur demanda-t-il. Même Marcus le stoïque ne put rester de marbre devant cette apparition flamboyante. L’écuyer, la taille ceinte d’une écharpe jaune, portait une culotte pourpre rentrée dans de larges bottes à revers et une chemise verte à manches bouffantes, dont le col et les poignets étaient ornés de brocart doré défraîchi. Par-dessus cette chemise, il portait également une veste en cuir marron, fermée sur le devant par un lacet et un crochet de bois. Un long bonnet rouge et blanc, dont la pointe retombait le long de son oreille droite, complétait cette tenue. — Tu es à faire peur, remarqua Nicholas. — Tu es censé être déguisé en quoi ? demanda Marcus, dubitatif. — Un boucanier ! s’écria Harry, indigné. Amos dit qu’ils ont tendance à porter des vêtements très colorés. — Oh, pour ça, tu l’es, admit Nicholas. Nakor apparut, occupé à manger une orange. Lorsqu’il aperçut Harry, il éclata de rire. L’écuyer avait lui aussi laissé pousser sa barbe, mais elle était clairsemée et n’apparaissait que par plaques. — C’est quoi, un boucanier, de toute façon ? fit Harry. — C’est un mot très ancien, qui vient de Bas-Tyra, expliqua Nakor. À l’origine, ce terme faisait référence à un type qui allumait des feux sur les plages pour attirer les navires sur le rivage, les chasseurs d’épaves, les voleurs, les pirates. — Tant de mots pour désigner la même chose, soupira Harry. Boucanier, corsaire, pirate… — C’est qu’il existe beaucoup de langues, répliqua l’Isalani. Le royaume, tout comme l’empire, a été bâti grâce aux différentes conquêtes. Autrefois, les hommes de la lande noire et les habitants de Rillanon ne pouvaient pas s’entretenir les uns avec les autres. Il hocha la tête et leur fit un clin d’œil, ravi de pouvoir partager ses connaissances avec les trois jeunes gens. — J’espère qu’Amos ne va pas insister pour qu’on s’habille tous comme ça, conclut Marcus. Il se tourna vers son cousin. — On reprend ? Nicholas secoua la tête. — Non. J’ai mal aux jambes et je suis fatigué. Marcus n’en tint pas compte et s’avança sans crier gare en portant un coup vicieux en direction de la tête du prince. — Et qu’est-ce qui se produirait si quelqu’un te tombait dessus quand tu es fatigué ? Nicholas bloqua juste à temps cette attaque qui aurait pu provoquer de sérieux dommages si elle était passée. Marcus pressa l’avantage et fit reculer son cousin. — Les gens essaient toujours de te tuer au moment le plus inopportun, cria le fils du duc en exécutant une série de coups hauts et bas. Les jeunes gens maniaient tous les deux le sabre, une arme qui leur était complètement étrangère. Personne à Crydee n’était l’égal de Nicholas à la rapière, mais Marcus était plus fort et plus rapide avec le sabre, car les coups de taille prenaient beaucoup plus d’importance. Le prince poussa un grognement épuisé et para une attaque dirigée vers son aine. Puis il se lança lui-même à l’attaque en criant et réussit à repousser son cousin grâce à une série de coups furieux portés tantôt en hauteur, tantôt en bas. Il parvint finalement à envelopper la lame de Marcus et à lui arracher la poignée des mains. Le fils du duc se retrouva acculé contre un muret de briques récemment reconstruit. Nicholas s’avança et pointa son épée sur la gorge de son cousin. Celui-ci recula encore, malgré lui, tomba à la renverse par-dessus le muret et atterrit sur son derrière. Nicholas se pencha sur lui sans jamais baisser la pointe de son épée. Harry s’avança d’un pas, hésita et s’arrêta. Visiblement, Nicholas, les yeux écarquillés, était très en colère. — J’ai bien compris la leçon, cousin, dit-il d’un ton glacial. Pendant une longue seconde, il se tut. Puis il finit par reculer et baisser son sabre. — Très bien, même, ajouta-t-il avec un petit rire sec. Le prince tendit la main et aida son cousin à se remettre debout. — À l’avenir, Marcus, tu ferais bien de te rappeler qu’irriter un meilleur bretteur est une bonne façon de finir à l’état de cadavre, fit une voix derrière eux. Nakor et les trois jeunes gens se retournèrent et virent qu’Amos se tenait sur le seuil de l’auberge. L’amiral avait renoncé à porter son uniforme bleu foncé au profit d’une culotte large et d’une veste courte d’un bleu défraîchi. Du brocart argenté terne bordait les revers et les poignets de la veste. Amos portait également une chemise jaunie qui avait dû être blanche autrefois, ornée d’un jabot de soie qui avait connu des jours meilleurs. De grosses bottes noires, ornées d’une bande de cuir repoussé rouge, et un tricorne bordé d’or et orné d’une plume jaune flétrie constituaient le reste de sa tenue. Un coutelas qui devait peser très lourd était accroché au baudrier suspendu en travers de sa poitrine. Enfin, il avait mis de l’huile dans ses cheveux et dans sa barbe, si bien que son visage était encadré par ses bouclettes. Amos retira son chapeau et se passa la main sur le crâne. — Tiens-t’en à l’arc, Marcus. Ton père n’a jamais été bon à l’épée, pas comme ton oncle Arutha, et Nicky est meilleur bretteur que nous. Comment va ton pied ? ajouta-t-il en se tournant vers le jeune prince. Celui-ci fit la grimace. — Ça fait mal. — C’est ce qu’on appelle la « douleur fantôme », intervint Nakor. C’est dans sa tête qu’il se dit qu’il a mal. Nicholas vint s’asseoir à côté de Marcus en boitillant. Son cousin semblait s’être replié dans un silence maussade. — Une douleur fantôme ? répéta Amos. Ça ne me paraît pas très logique. — C’est vrai que ça fait vraiment mal, admit Nicholas. Nakor affirme que la douleur s’arrêtera quand j’aurai finalement compris les leçons que j’ai déjà commencé à apprendre l’autre nuit dans la tour. — C’est vrai, approuva le petit homme. Quand il comprendra vraiment, il n’aura plus mal. — Dans ce cas, tu ferais mieux de te dépêcher, Nicky, fit Amos. On part demain matin avec la marée. Marcus se leva. — J’ai plusieurs choses à faire avant le départ. Amos attendit qu’il se soit éloigné avant de dire : — Vous ne vous aimez vraiment pas tous les deux, hein ? Nicholas ne répondit pas, les yeux baissés. Ce fut Harry qui prit la parole à sa place. — Et ça restera ainsi jusqu’à ce qu’Abigail choisisse l’un d’entre eux. — Si elle en a l’occasion, répliqua Nicholas avec amertume. Je vais rassembler mes affaires. Il se leva et partit. Amos se tourna vers Harry. — Pourquoi ai-je le sentiment que si ces deux-là ne trouvent pas une raison de faire la paix, tôt ou tard ils vont s’entretuer ? — Ça fait peur, pas vrai ? admit l’écuyer. Il s’appuya sur la portion du mur qui tenait encore debout et commenta : — Ils se ressemblent trop ; ils ne céderont pas d’un pouce. (Il regarda la porte de l’auberge.) Quand j’ai rencontré Nicholas, amiral, c’était un garçon accommodant – c’est ce qu’il est la plupart du temps. Vous le connaissez depuis plus longtemps que moi, mais je pense personnellement que je le connais mieux. Amos hocha la tête pour montrer qu’il était d’accord. — Mais il y a quelque chose chez Marcus qui transforme un gamin plutôt agréable en emmerdeur de première, conclut Harry. Nakor éclata de rire. — Marcus aussi se conduit comme une tête de mule, rétorqua Amos. Il donna une grande tape sur le dos de Harry et ajouta : — Quant à toi, tu ferais mieux de m’appeler « capitaine », plutôt qu’« amiral ». Je suis redevenu Trenchard le pirate. Avec un sourire menaçant, il sortit son couteau de sa ceinture et commença à tester le fil de la lame avec son pouce. — Je suis beaucoup plus vieux que toi et peut-être un peu plus lent, mais ce que les années m’ont pris, je le compense largement par ma méchanceté. (Brusquement Harry se retrouva avec la pointe du couteau sous le nez.) Des commentaires ? Harry fit un bond et recula en criant : — Non, monsieur ! Capitaine ! Amos se mit à rire. — Dans mon ancien métier, le capitaine était le plus méchant de tous les bâtards qui composaient l’équipage. C’est comme ça que tu te faisais élire à ce poste, en terrorisant tellement l’équipage qu’ils votaient pour toi par peur de représailles. Harry sourit et se risqua à demander : — C’est de cette manière que vous êtes devenu capitaine si jeune ? Amos acquiesça. — Oui. Mais c’est aussi parce que j’ai tué le second – un vrai salaud – quand je n’étais encore qu’un mousse. (Il s’appuya contre le mur et remit le poignard à sa ceinture.) J’avais douze ans quand j’ai pris la mer pour la première fois. Lors de mon deuxième voyage, le second – un type qui s’appelait Barnes – s’est dit qu’il allait me donner une correction pour quelque chose que je n’avais pas fait. Alors je l’ai tué. Le capitaine a organisé un procès tambour battant… — Tambour battant ? répéta Harry d’un air interrogateur. — Oui, sur-le-champ, devant l’équipage, en plein air. Ces gens ne se soucient pas des lois, tu sais. Tu plaides ta cause et c’est l’équipage qui rend le verdict. Il s’est avéré que la plupart détestaient Barnes et je leur ai bien fait comprendre que j’avais été puni pour un acte que je n’avais pas commis. Le vrai coupable s’est dénoncé et a dit au capitaine que je n’avais pas commis la faute dont Barnes m’accusait… (Le regard d’Amos se perdit dans le vague.) Amusant, hein ? Je ne me souviens plus de quoi j’étais accusé. Bref, le coupable a été fouetté, même si le capitaine s’est montré assez doux avec lui parce qu’il s’était dénoncé pour me sauver la vie. Je suis devenu l’assistant du second et après avoir passé quatre ans sur ce navire, je suis devenu capitaine. « J’avais tout juste vingt ans, Harry. Et à l’âge de vingt-six ans, je m’étais déjà attaqué à tous les ports de la Triste Mer, à l’exception de Krondor et de Durbin. À vingt-neuf ans, je me suis rangé. (Il se mit à rire.) Et au cours de mon premier voyage honnête, les Tsuranis ont brûlé mon bateau et m’ont laissé en plan à Crydee. C’était il y a plus de trente ans. Et me voici, à plus de soixante ans et de nouveau pirate ! Sacré tour de roue, pas vrai ? s’exclama l’amiral en riant encore. Harry secoua la tête, ébahi. — Tu parles d’une histoire ! Amos leva les yeux vers la masse de débris noircis qu’était devenu le château de Crydee. Deux maçons étaient arrivés de Carse la veille et avaient déjà commencé à inspecter le terrain pour reconstruire l’édifice. Martin se trouvait là-haut avec eux et leur donnait ses instructions pour que le travail puisse commencer dès la fonte des neiges, même s’il n’était pas encore de retour. — Quand je suis arrivé dans ce château, la première fois, j’y ai rencontré des gens surprenants, ajouta l’amiral d’un air pensif. Ils ont changé ma vie. Je leur dois beaucoup, même si je n’arrête pas de taquiner Arutha parce qu’il gâche toujours tout le plaisir aux gens autour de lui – pour être honnête, il sait vraiment se montrer acerbe. « Mais c’est aussi un homme merveilleux, par de nombreux côtés, ajouta-t-il en regardant de nouveau vers l’auberge. Si je devais naviguer en pleine tempête, c’est lui que je choisirais comme second. Je l’aime comme un fils, mais ce n’est pas facile d’être son enfant, je le vois bien. Borric et Erland ont des talents et le fait de ne pas ressembler à leur père n’est pas l’un des moindres. Mais Nicholas… — Il est exactement comme Arutha, approuva Harry. — Je n’ai jamais confié ça a personne, mais Nicholas a toujours été mon préféré, soupira Amos. C’est un bon garçon, qui a la plupart des qualités de son père, mais aussi la tendresse de sa mère. (Il s’écarta du mur.) Je prie pour pouvoir le rendre à sa famille en un seul morceau. Je n’ai pas très envie de devoir expliquer à sa grand-mère pourquoi il lui est arrivé malheur. — J’espère que vous ressentez la même chose à mon sujet et au fait de devoir annoncer une mauvaise nouvelle à mon père, capitaine, avança Harry. Amos lui fit un sourire diabolique. — Je ne me marie pas avec ton père, écuyer. Il va falloir te débrouiller tout seul. Harry éclata d’un rire pas tout à fait convaincu. Cependant un cri résonna derrière lui et l’empêcha de répliquer. Il se retourna et vit l’un des maçons de Carse dévaler la colline à toute vitesse en criant. Amos regarda le jeune écuyer. — Je ne comprends pas…, dit ce dernier. L’homme cria de nouveau et Amos lança : — Oh, dieux non, pas ça ! — Que se passe-t-il ? demanda Harry. — Il y a eu un accident, répondit Nakor à la place de l’amiral. Il se mit à courir en direction du château. Alors Harry comprit ce qui n’allait pas. Il n’y avait que trois personnes là-haut, au château : les deux maçons, et le duc. — Je vais chercher Marcus et Nicholas, annonça le jeune homme. Il se précipita vers l’auberge. Mais Amos le rappela avant de suivre Nakor : — Et trouve Anthony ! On va avoir besoin d’un guérisseur ! Le temps que tout le monde arrive au château, un moine de l’abbaye de Silban s’occupait de Martin. Ce dernier gisait inconscient sur le sol, le visage pâle et les traits tirés. Le moine, penché au-dessus de lui, examinait ses blessures. — Que s’est-il passé ? s’écria Marcus en se précipitant au chevet de son père. — Une partie du parapet s’est effondrée et Sa Grâce est tombée, expliqua le plus âgé des deux maçons. Je lui avais bien dit que c’était dangereux de monter là-haut. De toute évidence, il cherchait, de par son attitude, à rejeter le blâme sur le duc lui-même. — Est-ce grave ? demanda Marcus au moine. Celui-ci hocha la tête. Nakor et Anthony s’agenouillèrent auprès de Martin. Ils discutèrent à voix basse pendant quelques instants. — Il va falloir le transporter à l’auberge, annonça Anthony. — Est-ce qu’il faut fabriquer une civière ? demanda Nicholas. — Non, on n’a pas le temps, répondit le jeune magicien. Harry, Nicholas et Marcus soulevèrent Martin et descendirent la colline avec précaution, en faisant attention où ils mettaient les pieds pour ne pas trop secouer leur précieux fardeau. Une fois arrivés à l’auberge, ils installèrent le duc dans l’une des plus petites chambres, au deuxième étage. Anthony fit signe aux trois jeunes gens de sortir de la pièce et ferma la porte, restant seul avec Nakor et le blessé. Les autres attendirent dans le couloir pendant quelques minutes jusqu’à ce qu’Amos leur fasse remarquer : — Ça ne sert à rien de rester là. Il y a encore des milliers de choses à faire avant demain matin. — Tu comptes toujours partir demain ? s’étonna Marcus. Tu n’es pas sérieux ! L’amiral regarda le fils du duc. — Je suis très sérieux, au contraire. On part demain matin avec la marée, comme prévu. Marcus s’avança, l’air furieux. — Père ne sera pas du tout en état de voyager d’ici demain. — Ton père ne sera pas en état de voyager jusqu’au printemps, Marcus. On ne peut pas l’attendre. Marcus voulut protester, mais Nicholas le devança. — Attends une minute ! Comment peux-tu le savoir ? demanda-t-il à Amos. — Au cours de ma vie, Nicky, j’ai vu bien des marins tomber d’une vergue et heurter le plancher du pont. (Il se tourna vers le cousin du prince.) Ton père, Marcus, est plus proche des soixante-dix ans que des soixante, même s’il ne les fait pas. J’ai vu mourir des hommes bien plus jeunes que lui après une chute pareille. Personne ici ne va te mentir en prétendant que ton père n’est pas en danger. Mais ta sœur et les autres prisonniers risquent également leur vie. Ce n’est pas parce qu’on restera à l’attendre que ton père ira mieux ; en revanche, plus on attend et plus ta sœur sera en péril. C’est pour cela que nous partons demain. Sur ce, Amos tourna les talons et laissa les trois jeunes gens seuls dans le couloir silencieux. — Je suis désolé, Marcus, finit par dire Nicholas. Son cousin lui lança un regard indéchiffrable. Puis, sans rien répondre, il fit lui aussi demi-tour et disparut dans l’escalier. Calis courut sous la soudaine averse et entra dans l’auberge. Il secoua la tête en retirant son manteau à capuche et l’accrocha à une patère près de la porte. L’établissement était toujours plein, même s’il n’était pas aussi bondé que lors du dernier passage du demi-elfe à Crydee, car de nouveaux abris avaient été érigés depuis. Il aperçut Nicholas et Harry assis à une table dans le fond de la salle commune et se dirigea vers eux. — J’ai des messages à remettre à votre oncle, prince Nicholas, annonça Calis en s’asseyant avec eux. Le prince lui parla de l’accident. Calis écouta, l’air impassible. — Voilà de bien mauvaises nouvelles, commenta-t-il néanmoins. Anthony apparut dans l’escalier, vit Nicholas et se précipita vers lui. — Sa Grâce a repris conscience. Où est Marcus ? Harry bondit sur ses pieds. — Je vais le chercher. Anthony salua Calis d’un signe de tête. — J’ai des messages pour le duc, dit le demi-elfe. — Vous pourrez lui parler quelques minutes. Nicholas se leva à son tour, mais Anthony le retint : — Une seule personne à la fois. Le fils de la reine des elfes suivit le jeune magicien dans l’escalier. Quelques minutes plus tard, Marcus et Harry entrèrent dans l’auberge. Le prince s’avança à la rencontre de son cousin. — Père est réveillé ? Nicholas acquiesça. — Calis est revenu porter un message de la reine des elfes. Il est au chevet de ton père. Tu pourras monter le voir dès que Calis redescendra. Au même moment, le demi-elfe apparut en haut des marches. Marcus fit mine de monter l’escalier, mais Calis posa la main sur sa poitrine pour le retenir. — Sa Grâce souhaite s’entretenir avec Nicholas. Les yeux de Marcus lancèrent des éclairs. Mais il s’écarta et laissa passer Nicholas sans un mot. Le prince entra dans la chambre et découvrit Martin soutenu par un oreiller de plume, une lourde couverture remontée jusqu’à la poitrine. Anthony, Nakor et le moine se trouvaient autour du lit. — Vous vouliez me voir, mon oncle ? demanda Nicholas. Martin lui tendit la main et son neveu la serra, brièvement. — Je souhaite te parler seul à seul, Nicholas, dit le duc d’une voix étonnamment faible. Le prince jeta un coup d’œil aux trois autres. — Nous serons dans le couloir si tu as besoin de nous, fit Anthony. Martin ferma les yeux et s’adossa contre l’oreiller, le front humide de sueur. Dès qu’il entendit la porte se refermer, il dit : — Calis m’a apporté ceci. Il tendit une bague à Nicholas, qui la prit pour l’examiner. Elle était fabriquée dans un métal noir argenté qui scintillait froidement. Il y avait quelque chose de repoussant dans le motif de la bague, deux serpents entrelacés qui mordaient la queue de l’autre. Il fit mine de la rendre à son oncle, mais celui-ci lui dit de la garder. Le prince la glissa dans une petite bourse qu’il portait à la ceinture. — Jusqu’à quel point ton père t’a-t-il parlé de Sethanon ? lui demanda son oncle. La question surprit le jeune homme. — Je connais une partie de l’histoire, répondit-il. Père n’en parle pas souvent, et quand il le fait, il a tendance à minimiser le rôle qu’il a joué dans la bataille. Amos m’en a beaucoup parlé, par contre. Martin sourit faiblement. — Je n’en doute pas. Mais il y a de nombreuses choses au sujet de cette bataille qu’Amos ignore. Il fit signe à son neveu de venir s’asseoir sur le bord du lit. Nicholas obéit. — Je suis peut-être mourant, avoua Martin. Le jeune homme voulut protester mais son oncle l’en empêcha. — Nous n’avons pas de temps à perdre en paroles inutiles, Nicholas. Trop de choses sont en jeu. Je vais peut-être mourir, ou je vais vivre – ce sera aux dieux d’en décider – sauf que sans Briana… Pour la première fois, Nicholas vit sur le visage de son oncle la détresse qu’il éprouvait à cause de la mort de sa femme. Puis ses traits se durcirent. — Il y a certaines choses qu’il faut que tu saches et j’ai peu de temps et de souffle pour te les raconter. Nicholas hocha la tête. Le duc se reposa un moment avant de poursuivre. — À l’origine des temps, notre monde était gouverné par une race puissante. (Nicholas cligna des yeux, surpris, mais Martin continua sur sa lancée.) Ils se donnaient le nom de Valherus. Nos légendes les appellent les Seigneurs Dragons. Marcus fulminait. — Pourquoi a-t-il demandé à voir Nicholas ? Harry haussa les épaules. — J’en sais aussi peu que toi. Il étudia le jeune homme dont il avait été l’écuyer ces derniers mois. Il ne connaissait pas encore très bien Marcus, assez pour savoir, cependant, qu’il bouillait d’une rage à peine contenue. Il y avait d’abord eu cette rivalité entre les deux cousins au sujet d’Abigail, puis la mort de sa mère, l’enlèvement de sa sœur et le refus de Nicholas de continuer à jouer les écuyers en réaffirmant sa position de prince du royaume – tout cela contribuait à transformer Marcus en volcan prêt à entrer en éruption. Nicholas apparut en haut des marches et fit signe au moine, à Anthony, et à Nakor. Ils rentrèrent dans la chambre du blessé tandis que Marcus escaladait les marches deux par deux. — Il veut te voir, lui dit son cousin. Marcus le dépassa sans un mot et Nicholas continua à descendre l’escalier. — Que se passe-t-il ? demanda Harry à la vue de sa mine pensive. — J’ai besoin de prendre l’air, répondit son ami. Harry lui emboîta le pas et sortit de l’auberge avec lui. Il se méprit à cause de la triste figure que faisait le prince et demanda : — Le duc n’est pas… ? — Il a une double fracture de la jambe au-dessus et en dessous du genou, mais Anthony dit qu’il y a peut-être aussi une hémorragie interne. — Est-ce qu’il va… (Harry faillit dire « mourir » mais se reprit.)… vivre ? — Je ne sais pas, répondit brutalement Nicholas. Il est plus vieux que je ne le pensais, mais il est encore très solide. Le prince continua à marcher en direction de l’océan. — Il y a autre chose, n’est-ce pas ? hasarda Harry. Nicholas acquiesça. — De quoi s’agit-il ? — Désolé, Harry, mais je ne peux pas te le dire. — Je croyais qu’on était amis, Nicky. Le prince s’arrêta et regarda son compagnon. — C’est ce que nous sommes, Harry. Mais il y a des choses que seule la famille royale doit savoir. Le ton adopté par son ami mit fin aux velléités du jeune écuyer. Il hésita, puis emboîta de nouveau le pas à Nicholas. — C’est sérieux ? Le prince hocha la tête. — Je peux t’affirmer au moins une chose, c’est qu’il existe des forces autour de nous qui cherchent à nous détruire et à détruire tout – et je dis bien tout – ce que l’on aime. Ce sont peut-être eux qui sont à l’origine de ce qui s’est passé ici. — En effet, fit une voix dans les ténèbres. Harry et Nicholas se retournèrent. Le prince porta la main à son épée et s’apprêtait à la sortir du fourreau lorsqu’il reconnut Calis. Le fils de la reine des elfes sortit de la pénombre. — Je pense que j’ai eu la même conversation avec mon père que vous avec votre oncle, prince Nicholas. — Vous savez donc, pour les Serpents ? — L’un de nos groupes d’éclaireurs a rencontré une bande de Moredhels près de la frontière des monts de Pierre. Ils se sont battus et l’un des nôtres a retrouvé la bague en forme de serpent sur le corps d’un Moredhel. Ce n’est peut-être qu’un souvenir du grand soulèvement, quand le faux Murmandamus a mené son armée à Sethanon. Si c’est le cas, nous n’avons rien à craindre. — Mais si ce n’est pas le cas…, ajouta Nicholas. — Alors nous avons de nouveaux ennuis. — Qu’est-ce que Tomas et votre mère proposent de faire ? lui demanda Nicholas. Calis haussa les épaules. — Rien pour le moment. Il n’est pas dans notre habitude d’agir en fonction d’une rumeur ou d’une ombre. Mais il se peut qu’une menace se dissimule dans les ténèbres, c’est pourquoi je pars avec vous. Nicholas sourit. — Pourquoi vous ? Calis sourit à son tour. — Je suis à la fois elfe et humain. Mon apparence ne trahit pas mes origines, contrairement aux autres habitants d’Elvandar. De plus, je veux voir les hommes qui sont capables de faire une chose pareille, ajouta-t-il en balayant du regard les ruines de Crydee. Et je veux apprendre à mieux connaître mon héritage humain. Il mit son arc sur l’épaule et dit : — Je crois que je vais passer la soirée avec mes grands-parents. Je les vois rarement, et nous resterons peut-être absents longtemps – en tout cas longtemps pour des humains. Sur ces mots, le demi-elfe les laissa. Harry attendit un moment avant de se risquer à demander : — C’est quoi, cette histoire de bague ? Nicholas retira le bijou de sa poche et le tendit à son écuyer. Dans la pénombre, la bague paraissait avoir un éclat qui lui était propre. Harry grimaça. — Voilà un bijou qui me paraît bien menaçant, commenta-t-il. — Tu ne crois pas si bien dire, répliqua le prince en remettant la bague dans la bourse à sa ceinture. Viens maintenant. On a plein de choses à faire avant le départ. Le navire sortit du port. Amos donna l’ordre de hisser les voiles. Le jour s’était levé sur une aube claire et chaude et Nicholas espérait y voir un bon présage. Il se tenait sur le gaillard d’avant et observait un marin qui se déplaçait avec agilité sur le porte-haubans pour ajuster les cordages sur la partie supérieure du mât. Le prince baissa les yeux en direction des eaux écumantes que fendait le navire et vit des dauphins sauter juste devant la proue, comme pour jouer. — C’est de bon augure, annonça le marin en se laissant tomber de la lisse. Il atterrit avec légèreté sur ses pieds nus et courut remplir les autres tâches qui l’attendaient. Nicholas observa l’équipage avec un certain amusement. Lors de son premier voyage, chacun des marins portait l’uniforme de la marine royale sous toutes ses déclinaisons : pantalon bleu, chemise rayée bleu et blanc et bonnet de laine bleue. Mais cette fois-ci, le prince avait sous les yeux une collection de vêtements tous plus dépareillés les uns que les autres. Les habitants du village de pêcheurs avaient volontiers accepté d’échanger leurs pantalons et leurs tuniques crasseuses contre la garde-robe des marins, plus solide et plus chaude. On avait également ressorti de vieilles malles trouvées dans la cave du château des vestes et des pantalons de soie, des chemises de drap fin et divers modèles de chapeaux, certains ornés de plumes et d’autres de glands. D’après la coupe de ces différents atours, ils avaient dû appartenir à messire Borric, le grand-père de Nicholas, et le père du roi Lyam et du prince Arutha. Une dizaine de robes appartenant à la princesse Carline ou à sa mère, dame Catherine, avaient également été sacrifiées aux besoins de la compagnie. Amos avait en effet bien insisté sur ce point : la confrérie des corsaires, comme il l’appelait, ne portait que des vêtements outrageusement voyants. De simples marins se baladaient donc sur le navire, vêtus de tuniques qui avaient appartenu à leur roi trente ans plus tôt. On avait cousu sur les poignets et le col de ces mêmes tuniques le brocart et la dentelle qui décoraient jusque-là les vieilles robes de la duchesse de Salador, la sœur du roi. Nicholas ne put s’empêcher de sourire. Il avait pour sa part choisi de revêtir de vieux vêtements qui, au vu de leur taille et de leur coupe, ne pouvaient être que ceux de son père. Il portait donc une chemise blanche à col ample et à manches bouffantes, un simple pantalon noir, suffisamment large pour faciliter les mouvements et une paire de bottes de cavalier, également noires, qui montaient jusqu’au mollet avec sur le devant un large pan de cuir pour protéger le genou. Pour compléter l’ensemble, il avait choisi une veste noire en cuir qui offrait une protection toute relative contre la pointe d’une épée. La seule concession qu’il avait faite au style flamboyant des corsaires était l’écharpe rouge nouée autour de sa taille. Il portait également en travers de l’épaule droite un baudrier en cuir noir repoussé décoré d’un entrelacs de vigne, auquel était accroché un sabre. Ce n’était pas l’arme que Nicholas aurait choisie si on lui en avait laissé l’occasion, mais elle était beaucoup plus répandue que la rapière, dont on savait d’ailleurs qu’il s’agissait de l’arme préférée du prince de Krondor et de ses fils. À la ceinture du prince pendait également une dague. Il avait choisi de rester tête nue et avait noué sa longue chevelure en queue de cheval avec un ruban rouge. Cela faisait maintenant plus de dix jours qu’il laissait pousser sa barbe. Harry, pour sa part, n’avait pas quitté sa tenue, toujours aussi fantaisiste et colorée. Cependant, face à l’insistance d’Amos, il avait bien été obligé de les laisser se salir et faner au soleil. Il se plaignait de l’inconfort mais l’amiral tenait bon en lui rappelant que les boucaniers, tout pittoresques qu’ils soient, n’en étaient pas moins crasseux en général. L’écuyer se mit à rire lorsque Marcus monta sur le pont. Le fils du duc avait choisi des atours presque identiques à ceux de Nicholas, à l’exception de l’écharpe, qui était bleue, de sa chevelure, qu’il laissait flotter librement sur ses épaules, et d’un bonnet de laine bleue. Sur la hanche, il portait un coutelas, une arme de choix lorsqu’il s’agissait d’aborder un navire au cours d’une bataille, quand les combats étaient très rapprochés. — Si vous ne ressemblez pas à deux frères, alors moi… Harry se tut un peu abruptement face au regard meurtrier que lui lancèrent les deux cousins. — Comment va ton père ? demanda Nicholas. — Il ne m’a pas dit grand-chose. Il m’a souri et m’a souhaité bonne chance, puis il s’est endormi. (Le jeune homme agrippa le bastingage à deux mains.) Je suis resté à ses côtés toute la nuit… Mais il dormait encore quand je suis parti ce matin. — C’est un homme solide, et fort pour son âge, commenta Nicholas. Marcus se contenta de hocher la tête. Puis, après quelques minutes de silence, il se tourna vers son cousin pour lui faire face. — Que les choses soient bien claires entre nous : je ne te fais pas confiance. Je me moque de ce que tu as fait depuis ton arrivée à Crydee ; je sais que dès que la situation tournera au vinaigre, tu nous lâcheras. Tu n’as tout simplement pas le courage nécessaire pour affronter ce qui nous attend. Nicholas sentit le sang lui monter au visage face à cette accusation. Cependant, il parvint à conserver son calme. — Ça m’est égal que tu me fasses confiance ou pas, Marcus, du moment que tu m’obéis. Puis il tourna les talons et s’éloigna. — On ne pourra pas dire de moi que je viole mes serments, Nicholas, lui cria son cousin, mais si par ta faute, il arrive malheur à ma sœur ou à Abigail… Marcus laissa la menace en suspens. Harry se précipita dans l’escalier pour rattraper Nicholas. — Il faut que ça cesse, affirma-t-il. — Quoi donc ? lui demanda le prince. — Cette rivalité avec Marcus. Ça va se terminer par une mort d’homme si vous n’y remédiez pas. Nicholas s’écarta pour laisser passer deux marins qui s’apprêtaient à repositionner une vergue en tirant une lourde corde. Amos leur criait ses instructions depuis la dunette. — Jusqu’à ce que Marcus décide de ne plus me haïr, ou en tout cas de me faire confiance, il n’y a rien que je puisse faire, rétorqua le jeune homme. — Écoute, il n’est pas si mauvais que ça, plaida Harry. J’ai passé assez de temps en sa compagnie pour le savoir. Il ressemble même beaucoup à ton père, par certains côtés. Cette remarque déplut à Nicholas, qui plissa les yeux. — Non, sérieusement, je le pense, se hâta de poursuivre Harry. Ton père est un homme plutôt sévère, mais juste. Marcus, lui, n’a plus aucune raison de se montrer juste envers toi, c’est tout. Donne-lui une chance, et tu verras qu’il la saisira. — Et tu proposes quoi ? — Je ne sais pas, mais il faut que tu trouves un moyen de lui faire comprendre que tu n’es pas son ennemi. Il est là-bas, votre véritable adversaire, ajouta-t-il en indiquant l’ouest par-dessus son épaule. Nicholas ne put qu’approuver la remarque de son écuyer en repensant aux choses incroyables que lui avait racontées son oncle la veille. — Je crois avoir trouvé un moyen, annonça-t-il à Harry. — Alors je vais aller voir Marcus et essayer de lui faire entendre raison. Si tu sais quelque chose qui pourrait m’aider, n’hésite pas à m’en faire part, parce qu’on va tous avoir besoin de s’entraider avant la fin de cette aventure, j’en suis certain. Nicholas sourit. — Depuis quand êtes-vous devenu aussi intelligent, Harry de Ludland ? L’écuyer lui rendit son sourire. — Quand les choses ont cessé d’être amusantes. Nicholas acquiesça. — Je vais parler à Amos. Peux-tu demander à Marcus de nous rejoindre dans sa cabine dans quelques minutes, s’il te plaît ? Harry hocha la tête et partit à la recherche de Marcus pendant que Nicholas montait de nouveau sur le gaillard d’avant. — Il faut qu’on parle, dit-il en arrivant à côté d’Amos. Le capitaine dévisagea le prince et remarqua son expression sérieuse. — En privé ? — Dans ta cabine, ce serait parfait. Amos se tourna vers son second. — Je laisse le navire sous vos ordres, monsieur Rhodes. — Oui, capitaine ! — Gardez le cap. Je serai dans ma cabine si vous avez besoin de moi. Nicholas et Amos descendirent dans le navire. En traversant la coursive, ils jetèrent un coup d’œil dans la cabine que Marcus partageait avec Nakor, Calis, Ghuda et Anthony. Tous les quatre étaient étendus sur leur couchette, ravis de pouvoir se reposer après les longues préparations de la nuit précédente et avant les journées trépidantes qui les attendaient. Nicholas leur fit signe en passant. Amos ouvrit la porte de sa cabine et demanda, une fois à l’intérieur : — Qu’est-ce qui se passe, Nicky ? — Il faut qu’on attende Marcus. Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. Nicholas alla ouvrir. — Que se passe-t-il ? demanda Marcus en rentrant dans la pièce. — Assieds-toi, lui intima Nicholas. Marcus jeta un coup d’œil à Amos, qui hocha la tête. — Je sais ce qui s’est passé à Sethanon, annonça le prince, en regardant Amos. — Oui, Nicky, je t’en ai parlé. Que veux-tu dire ? — Je veux dire qu’oncle Martin m’a tout raconté. Amos hocha la tête. — C’est vrai qu’il y a des choses au sujet de cette bataille que même ceux d’entre nous qui y ont participé ignorent, des choses qui ne sont connues que de ton père et de tes oncles. Je n’ai jamais voulu poser de questions. S’ils jugent ça assez important pour ne pas en parler… Il ne prit pas la peine de terminer sa phrase. — Qu’est-ce que ton père t’a raconté ? demanda Nicholas à son cousin. Ce dernier lui lança un regard peu amène. — Je sais que les Moredhels se sont soulevés. Je suis au courant pour la bataille, et l’aide envoyée par Kesh et par les Tsuranis. Nicholas prit une grande inspiration. — Il existe un secret, connu seulement du roi et de ses frères. Ils ont mis mon frère Borric au courant, puisqu’il sera le prochain roi, et aussi Erland, parce qu’il deviendra le prince de Krondor à la mort de mon père. Hier, Martin me l’a révélé à son tour. Marcus plissa les yeux. — Quel secret mon père pourrait-il bien te confier qu’il me cacherait à moi ? Nicholas retira la bague de la bourse à sa ceinture et la tendit à Marcus, qui l’examina avant de la passer à Amos. — Ces maudits Serpents, murmura le capitaine. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Marcus. — Je dois à présent vous demander de jurer de garder le secret, répondit Nicholas. Ce que je vais vous raconter ne doit pas sortir de cette cabine. Est-ce que vous acceptez ? Marcus hocha la tête, tout comme Amos. — Ce que peu de gens savent, expliqua alors le prince, c’est que le grand soulèvement et l’invasion du royaume par le faux prophète Murmandamus ont été orchestrés par d’autres personnes que les elfes noirs. — Qui était-ce ? demanda son cousin. — Les prêtres-serpents Panthatians, répondit Amos. Marcus parut surpris. — Je n’ai jamais entendu parler d’eux. — Peu de gens connaissent leur existence, expliqua Nicholas. Murmandamus était un faux prophète à bien des égards puisque ce n’était même pas un elfe noir. Il s’agissait d’un prêtre-serpent qui avait utilisé la magie pour ressembler au légendaire chef de guerre. Les Moredhels ont été dupés et ne se sont jamais aperçus de la supercherie. — Je vois, fit Marcus. Mais pourquoi est-ce tellement secret ? Je pense au contraire que cela nous aiderait si les Moredhels apprenaient qu’ils ont suivi un imposteur ; on aurait moins de troubles sur nos frontières nord. — C’est parce qu’il y a beaucoup en jeu, rétorqua Nicholas. Au cœur de la cité de Sethanon se trouve un artefact, une grande pierre façonnée par une ancienne race connue sous le nom de Valherus. Marcus écarquilla les yeux. Amos, lui, hocha la tête comme s’il voyait enfin les pièces du puzzle se mettre en place. — Les Seigneurs Dragons ? souffla le fils du duc. Il jeta un coup d’œil en direction d’Amos, qui avait l’air stupéfait. — Les Panthatians sont des hommes-lézards, d’après ce que m’a dit ton père, Marcus. Ils vénèrent l’une des anciennes Valherus telle une déesse et ils veulent s’emparer de la Pierre de Vie et utiliser son pouvoir afin de ramener leur déesse dans ce monde. — Mais Sethanon a été abandonnée, protesta Amos. La rumeur prétend même qu’une malédiction pèse sur la cité. Plus personne n’y vit. Pourquoi cette pierre n’est-elle pas gardée si elle est si importante ? — Martin m’a dit qu’il y a un gardien, un grand dragon qui est aussi un oracle. Il n’a pas voulu m’en dire plus, sauf pour me conseiller de m’y rendre, un jour. À notre retour, je demanderai à mon père la permission de rendre visite à cet oracle. — Pourquoi mon père ne m’a-t-il pas raconté cela lui-même ? demanda Marcus. — Ton père avait prêté serment devant Lyam. Seul le roi, mon père, le tien et Pug connaissaient l’existence de la pierre et de son gardien. — Macros aussi savait, j’en suis convaincu, intervint Amos. — Mais il a disparu après la bataille, ajouta Calis en ouvrant la porte de la cabine. Amos poussa un véritable rugissement. — Tu ne sais donc pas frapper, comme tout le monde ? Le prince des elfes haussa les épaules. — Mon ouïe est bien plus aiguisée que la vôtre et les murs de ces cabines ne sont pas aussi épais que vous l’aimeriez. (Il s’adossa à la porte.) Mon père aussi connaît l’existence du dragon qui garde la pierre, car il était son ami autrefois. Il m’a parlé de la bataille de Sethanon. Mais pourquoi as-tu décidé de violer ton serment, Nicholas ? — Parce que Marcus fait partie de la famille royale, lui aussi, et que le même sang coule dans nos veines. Et parce qu’Amos va épouser ma grand-mère et donc entrer dans la famille, lui aussi. Mais surtout, et c’est plus important, parce que je leur fais confiance et que, s’il devait m’arriver quelque chose, il faut que d’autres comprennent ce qui se joue ici. Il y a plus en jeu que la vie des captifs, peu importe l’amour que nous leur portons. Il arrivera peut-être un moment où il paraîtra plus sage d’abandonner la poursuite, et si je ne suis pas là, je veux que vous sachiez pourquoi il ne faut surtout pas renoncer. Nicholas fit une pause, comme pour mieux peser ses mots. — Ton père n’est pas porté sur l’exagération, ajouta-t-il à l’intention de son cousin, et pourtant j’ai du mal à croire ses dernières paroles. Cette chose, la Pierre de Vie, est reliée à toutes les créatures vivantes de Midkemia. Si les Panthatians parviennent à s’en emparer, ils essaieront de libérer leur maîtresse, mais en faisant cela, ils risquent de détruire toute la vie sur cette planète. Tout, a répété ton père, depuis le plus puissant des dragons jusqu’au plus petit insecte. Notre monde entier ne sera plus qu’un endroit stérile habité par les fantômes des Seigneurs Dragons. Marcus écarquilla les yeux et regarda Calis. — C’est également ce que mon père m’a dit, admit le demi-elfe. Lui non plus n’est pas porté sur l’exagération. C’est donc que ça doit être vrai. La voix de Marcus se réduisit presque à un murmure. — Pourquoi les Panthatians feraient-ils une chose pareille ? Eux aussi risquent de mourir, non ? — Mais leur culte est basé sur la mort. Ils vénèrent une Valheru qui leur a donné un corps et une conscience. Avant, ils n’étaient que des serpents. Le prince secoua la tête, incrédule face à ce que lui-même était en train d’expliquer. — J’aurais aimé connaître toute cette histoire avant le départ de Pug car j’aurais eu bien des questions à lui poser. Dans tous les cas, ils croient que la déesse renaîtra pour régner sur le monde et qu’ils renaîtront à ses côtés tels des demi-dieux tandis que les morts se relèveront pour les servir. » Même s’ils connaissent la vérité, ils ne redoutent pas la mort. Que leur importe la destruction du monde si cela leur permet de ramener leur « déesse » ? Comprenez-vous maintenant pourquoi il faut continuer à tout prix, même si certains d’entre nous périssent ? Cette dernière phrase était surtout destinée à Marcus, qui hocha la tête. — Je comprends. — Alors tu as agi avec sagesse, Nicholas, intervint Calis en souriant, car tu as compris que parfois il est stupide d’obéir aveuglément. — Comprends-tu qu’il ne peut plus y avoir de discorde entre nous ? insista Nicholas. Marcus se leva et répondit par l’affirmative. Puis il tendit la main à son cousin, qui la serra. — Mais quand tout ça sera terminé, et qu’Abigail sera en sécurité à Crydee, il vaudra mieux surveiller tes arrières, prince du royaume, conclut Marcus en affichant le même sourire en coin qu’Arutha. Ce défi était à la fois sérieux et moqueur, et Nicholas y répondit dans le même esprit. — D’accord, quand elle sera en sécurité, avec ta sœur et les autres. De nouveau, les deux cousins se serrèrent la main, puis sortirent de la cabine. Calis regarda Amos, qui souriait légèrement. — Qu’y a-t-il de si amusant, capitaine ? — Oh, rien, mon ami, soupira Amos. Juste le fait de voir deux gamins devenir des hommes. Le destin du monde dépend peut-être du succès de notre entreprise, et malgré ça ils arrivent encore à se disputer à cause d’une jolie fille. Aussitôt, l’expression du capitaine s’assombrit. — Quant à toi, rugit-il, si tu oses encore entrer dans ma cabine sans permission, je t’arracherai les oreilles et les clouerai sur ma porte en guise de trophée ! C’est clair ? Calis sourit. — Très clair, capitaine. Après le départ du demi-elfe, Amos Trask resta seul dans sa cabine et se remémora les jours sombres de la guerre de la Faille et du grand soulèvement. Beaucoup de gens qu’il connaissait à l’époque étaient morts, à bord de son bateau Sidonie, pendant le siège de Crydee, et lorsque des gobelins les avaient capturés, lui et Guy du Bas-Tyra après avoir incendié l’Hirondelle Royale. Puis il y avait eu les années passées à Armengar et les combats incessants entre le peuple de Briana et les elfes noirs, combats qui avaient pris fin à la bataille de Sethanon. Tous ces souvenirs firent soupirer Amos, qui adressa une petite prière à Ruthia, la déesse de la Chance, suivie d’une injonction : — Ne laisse pas tout ça recommencer, espèce de putain inconstante. Penser à Briana l’attrista. Il espérait que Martin allait s’en sortir. Puis, décidant qu’il avait eu assez de souvenirs et de pensées morbides pour la journée, il se leva et quitta la cabine. Il avait un navire à commander. Chapitre 9 PORT-LIBERTÉ La fille pleurait. — Tu ne pourrais pas te taire ? lui demanda Margaret. Il ne s’agissait ni d’une menace, ni d’un ordre, mais simplement d’une requête pour obtenir un peu de répit, car les prisonniers de Crydee, les filles comme les garçons, ne cessaient de gémir ou de pleurer. La fille du duc Martin n’avait cessé de se débattre tandis qu’on la transportait, comme un trophée, à bord du bateau qui attendait dans le port. L’image de sa mère gisant face contre terre dans le couloir illuminé par les flammes restait gravée dans sa mémoire et l’avait rendue folle furieuse. Elle garda des jours qui suivirent l’attaque du château un souvenir plus vague mais non moins cauchemardesque. Les captifs avaient entre sept et trente ans ; la plupart étaient âgés d’une vingtaine d’années, car ils étaient jeunes, forts, et sûrs de rapporter un bon prix au marché des esclaves à Durbin. Pour Margaret, il ne faisait aucun doute que les meurtriers qui l’avaient enlevée trouveraient la flotte royale prête à les intercepter entre les passes des Ténèbres et Durbin. Son père ne manquerait pas de demander de l’aide au prince Arutha, qui la sauverait elle et les autres prisonniers. Elle décida donc de protéger ceux qui l’entouraient en attendant l’arrivée des secours. La première nuit fut la pire de toute. On entassa tous les captifs dans les cales de deux gros navires qui attendaient à l’horizon de Crydee. Quelques-uns des petits bateaux furent emmenés, mais la majorité fut coulée dans les eaux profondes tandis que leurs équipages se massaient sur le pont de ces navires qui les amèneraient à destination. Celle-ci ne devait pas être très éloignée, car Margaret connaissait suffisamment les bateaux pour savoir qu’il n’y avait pas assez de provisions dans les cales pour les équipages et les prisonniers. Abigail somnolait parfois, le corps agité de frissons tandis que son esprit tentait d’oublier les horreurs auxquelles elle venait d’assister. Le reste du temps, elle se perdait en conjectures, terrorisée quant au destin qui l’attendait. Parfois, une étincelle la sortait de sa torpeur, mais très vite, trop vite, l’oppression due à l’espace restreint dans lequel elle se trouvait la broyait de nouveau et la faisait fondre en larmes avant de la réduire au silence. À l’issue de la première journée, un semblant d’ordre s’établit dans les cales, tandis que les prisonniers essayaient de se faire à l’exiguïté de l’espace. Il n’y avait pas d’intimité et tout le monde était obligé de ramper à tour de rôle dans l’un des coins de la cale pour ajouter encore au tas de déjections humaines qui s’accumulaient en dessous d’eux. Margaret avait vaguement conscience de la puanteur, qui n’était pour elle qu’une nuisance supplémentaire, comme les incessants bruits de fond : les craquements de la coque, les pleurs et les jurons de ses compagnons, et les conversations à voix basse. En revanche, la jeune fille était inquiète au sujet des prisonniers qui souffraient de maux d’estomac ou qui avaient contracté la fièvre. Elle essaya d’améliorer leur situation en ordonnant aux autres captifs de se déplacer pour laisser aux malades un peu d’espace et de confort. Tous lui obéirent sans poser de questions, parce qu’elle était la fille du duc et qu’elle faisait preuve d’une autorité naturelle. — Ce sont eux qui ont de la chance, marmonna l’une des filles les plus âgées. Ils vont bientôt mourir. Nous, par contre, on va trimer ou faire les putains le reste de notre vie. Il vaut mieux s’habituer à cette idée : personne ne viendra à notre secours. Margaret se retourna et gifla la femme à toute volée. La malheureuse se recroquevilla, tremblante, tandis que la fille du duc lui faisait face, les yeux étrécis. — Si j’entends quiconque redire des bêtises pareilles, je lui arrache la langue ! Une autre voix, celle d’un homme, s’éleva. — Je sais que vous êtes pleine de bonnes intentions, damoiselle, mais nous avons assisté à l’attaque. Tous nos soldats sont morts. Qui va bien pouvoir venir à notre aide maintenant ? — Mon père, répliqua la jeune fille avec certitude. À son retour de la chasse, il avertira mon oncle, le prince de Krondor, qui enverra tous ses navires de guerre bloquer l’entrée du port de Durbin. Elle se radoucit et ajouta d’un ton presque suppliant : — Il faut se serrer les coudes, rien de plus. S’entraider, pour pouvoir survivre. — Désolée, damoiselle, s’excusa la femme qui avait exprimé ses doutes à voix haute. Margaret ne répondit pas mais lui tapota le bras, d’un geste conciliant. Puis elle s’assit de nouveau dans l’espace étroit qui lui était réservé et s’aperçut qu’Abigail la dévisageait. — Tu crois vraiment qu’ils vont réussir à nous retrouver ? chuchota la jeune fille. Une faible lueur d’espoir commençait à apparaître dans ses yeux bleus. Margaret hocha la tête. Je l’espère, ajouta-t-elle en son for intérieur. Margaret se réveilla. Il lui avait semblé entendre un bruit, comme un raclement. Durant la journée, la lumière entrait par le treillis qui recouvrait l’écoutille. Il s’agissait également de l’unique source d’air de la cale où régnait une atmosphère fétide. La nuit, un faible rayon de lune éclairait bien modestement une partie de la pièce, tandis que le reste était plongé dans l’obscurité absolue. Margaret entendit de nouveau ce raclement et vit un rai de lumière pâle au-dessus d’elle. Une corde apparut dans l’ouverture, et une silhouette se laissa descendre dans la cale. C’était l’un des bandits, une dague entre les dents. Il atterrit entre deux prisonniers endormis et s’approcha d’une très jeune fille, étendue non loin de là. Il lui plaqua la main sur la bouche. Choquée, elle écarquilla les yeux et tenta de s’écarter, mais les corps qui l’entouraient et le poids de l’homme l’en empêchèrent. — J’ai un couteau, petite chérie. Pas un bruit ou tu meurs, compris ? La fille, terrorisée, ne put que le dévisager, les yeux ronds, presque lumineux dans la faible clarté. L’individu posa la pointe de sa dague contre l’estomac de sa victime. — Je t’embroche avec ça ou avec quelque chose de plus amical. Ça m’est égal. La fille, qui n’était guère plus qu’une enfant, était trop terrifiée pour pouvoir réagir. Margaret se leva et réussit à conserver son équilibre malgré les oscillations du navire. — Laisse-la tranquille, murmura la fille du duc. Elle ne sait pas ce qu’aiment les hommes. L’homme se retourna et pointa sa dague sur Margaret. Tous les prisonniers portaient la même tenue : un simple morceau de tissu, noué à la taille, avec un trou pour passer la tête. Margaret défit la ficelle et retira le vêtement, se dénudant complètement. Le violeur hésita. De toute évidence, il l’avait vue faire, malgré le peu de clarté. Elle lui sourit et s’avança dans le rayon de lune, afin qu’il puisse mieux la voir. — Ce n’est qu’une enfant. Elle ne bougera même pas. Viens avec moi, et je te montrerai comment monter le joli poney. Margaret n’était pas belle, mais elle n’en était pas moins attirante. Des années de chasse et d’équitation, ainsi qu’une vie rigoureuse, avaient façonné ce corps ferme et musclé qu’elle exposait à son avantage en se tenant droite et fière. Son attitude était clairement provocante. L’homme sourit et dévoila des dents noircies. Il libéra la fillette qu’il venait de menacer. — Bien, fit-il. Ils me tueraient si je m’en prenais à une vierge, mais c’est clair que toi t’as déjà vu le loup, chérie. (Il s’avança vers elle, tenant toujours le couteau devant lui.) Là, tiens-toi tranquille et ce bon vieux Ned va t’en donner un bon coup. Tu verras, on va se prendre du bon temps tous les deux. Après, je remonterai et je laisserai mon ami descendre prendre ma place. Margaret sourit et tendit la main pour lui caresser tendrement la joue. Puis, d’une main, elle lui agrippa brusquement le poignet, du côté où il tenait le couteau, et de l’autre broya ses parties intimes. Ned poussa un hurlement de douleur. Il était plus grand que la jeune fille, mais pas beaucoup plus lourd, et ne réussit pas à se libérer de sa douloureuse emprise. Les prisonniers commencèrent à crier. Très vite, deux gardes et l’un des esclavagistes se laissèrent glisser le long de la corde. Les gardes s’emparèrent du violeur. Il suffit d’un regard à l’esclavagiste pour comprendre ce qui s’était passé. — Emmenez-le sur le pont. Et emparez-vous de celui qui l’a laissé ouvrir l’écoutille. Attachez-les et entaillez-leur les bras et les jambes pour les faire saigner, puis jetez-les aux requins. Je veux que l’équipage comprenne qu’on ne désobéit pas à mes ordres. Les hommes qui se trouvaient sur le pont laissèrent tomber une autre corde et remontèrent les deux gardes, qui tenaient tous deux avec fermeté un Ned en pleurs. L’esclavagiste se tourna vers Margaret. — Il t’a blessée ? — Non. — Il t’a prise ? — Non. — Alors couvre-toi. L’esclavagiste se détourna, tandis que ses hommes faisaient de nouveau descendre une corde. Très vite, les prisonniers se retrouvèrent de nouveau livrés à leur solitude. Margaret garda les yeux fixés sur le faible rayon de lumière pendant que l’esclavagiste remontait sur le pont. Le treillis de l’écoutille émit de nouveau un raclement, beaucoup plus sonore celui-là, et se remit en place avec un claquement définitif qui soulignait bien leur impuissance. Le navire jeta l’ancre une semaine après l’attaque. Des voix sur le pont crièrent aux prisonniers de se préparer à débarquer. Puis les hommes ouvrirent l’écoutille et firent descendre une échelle de corde. La semaine qu’ils avaient passé à l’étroit avec peu d’eau et de nourriture avait laissé des traces : lorsque Margaret aida les prisonniers qui avaient les jambes en coton à monter l’échelle, elle commença à remarquer ceux qui étaient morts pendant la nuit. Tous les matins, deux des esclavagistes descendaient dans la cale pour traîner les cadavres jusqu’à l’écoutille, d’où ils laissaient pendre un cordage terminé par une boucle. Ils attachaient la corde sous les bras du mort et le faisaient remonter à la surface. L’un des membres d’équipage avait fait remarquer que des requins suivaient toujours le navire. Maintenant, Margaret savait pourquoi. Elle s’agenouilla à côté de deux des habitants de la ville, un homme et une femme qui étaient trop faibles pour grimper à l’échelle. Une main brutale agrippa son épaule. — Tu es malade ? Elle n’essaya même pas de dissimuler le mépris que ces hommes lui inspiraient. — Non, espèce de salaud, mais eux le sont. L’esclavagiste qui lui tenait l’épaule la poussa vers l’échelle. — Monte sur le pont. On va s’occuper d’eux. Margaret se retourna au moment où elle posait le pied sur l’échelle. Elle vit le deuxième esclavagiste s’agenouiller à côté de la femme et lui passer une cordelette autour du cou d’un geste vif. Puis il resserra brutalement la cordelette, une seule fois, et lui brisa la trachée. La femme se débattit et convulsa, puis mourut. Margaret regarda vers le haut, refusant de voir l’homme subir le même sort. Le ciel bleu au-dessus d’elle était aveuglant après une semaine passée dans les ténèbres, si bien que ses larmes n’avaient rien de remarquable pour ceux qui se trouvaient déjà sur le pont. Abby serra Margaret de près lorsqu’on les fit avancer, lentement, vers le bastingage. Une dizaine de chaloupes, le mât replié en son milieu, attendaient près du navire avec quatre rameurs à leur bord. Les prisonniers durent descendre le long de filets que l’on avait suspendus par-dessus le bastingage. Puis les rameurs les déposèrent sur le rivage, par groupes de vingt. Margaret descendit le long de l’échelle, les bras et les jambes tremblant à cause de l’effort. Lorsqu’elle arriva au niveau de la chaloupe, un marin l’aida à y prendre place, non sans faire courir sa main le long de la jambe de la jeune fille. Elle lui donna un coup de pied que l’homme évita facilement, avec un rire gras. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Abigail se recroqueviller pour tenter d’échapper au marin qui lui caressait les seins à travers sa robe. Un cri d’avertissement s’éleva sur le pont : — Laisse ces filles tranquilles, Striker. L’homme agita la main en riant. — On va pas abîmer la marchandise, capitaine. On fait rien que s’accorder un p’tit plaisir innocent. Puis il ajouta en marmonnant dans sa barbe : — Maudits soient les yeux de Peter la Terreur. C’est la dernière fois que je navigue avec lui. Y nous donne des beautés si mûres qu’un maquereau de Durbin demanderait qu’à les cueillir et on peut juste leur donner une tape sur le derrière sinon, c’est par-dessus bord avec les requins. — Ferme ta gueule, répliqua l’un des autres marins. C’est plus d’or que t’en as vu de toute ta vie. T’en auras assez pour te payer des putes jusqu’à ce que tu puisses plus marcher, et puis après y t’en restera encore. Ça vaut la peine de bien se tenir, moi je dis. Les rameurs déposèrent les deux jeunes filles sur la plage. Elles s’aperçurent que ceux qui avaient déjà débarqué avaient été conduits vers un bâtiment de fortune. Le reste de l’île paraissait désert. Margaret et Abigail furent parmi les derniers à entrer dans le bâtiment. Les grandes portes se refermèrent sur les prisonniers de Crydee. Les jeunes filles firent le tour de leur nouvelle habitation. Celle-ci était entièrement vide, à l’exception des malheureux prisonniers, complètement abattus. On ne pouvait s’asseoir qu’à même le sol de terre battue. Le peu de lumière qui filtrait dans la pièce passait à travers les interstices entre les rondins des murs. Il ne fallut à Margaret qu’un rapide coup d’œil pour s’apercevoir que la plupart de ses compatriotes étaient malades. Ne connaissant que trop bien le sort réservé aux blessés ou aux malades, elle s’adressa à tout le monde : — Écoutez-moi ! Le son de sa voix mit fin aux murmures et aux sanglots étouffés. Ceux qui se tenaient près d’elle regardèrent dans sa direction. — Je suis Margaret, la fille du duc. Certains d’entre vous sont malades. Ceux qui ne le sont pas doivent les aider. Portez-les jusqu’à ce mur là-bas. Elle désigna le mur le plus éloigné de la porte. Quelques-uns commencèrent à bouger, hésitants. — Allez, faites-le ! les encouragea la jeune fille. Les plus valides aidèrent ceux qui étaient à peine capables de marcher. Lorsqu’ils eurent terminé, Margaret se déplaça à son tour vers le mur et le longea. — Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Abigail. — Je regarde si le terrain est en pente. — Pourquoi ? — Parce qu’on va avoir besoin d’une fosse d’aisance si on ne veut pas finir par dormir dans nos propres déjections. Cela permettra à plus de personnes de rester en vie. Elle atteignit l’extrémité de la pièce et se mit à longer l’autre mur. — Ici ! s’exclama-t-elle en désignant une petite dépression, sous le dernier rondin, où l’on pouvait apercevoir de la lumière. Creusez ici. — Mais nous n’avons aucun outil pour creuser, damoiselle, rétorqua un homme assis au pied du mur. Margaret se laissa tomber à genoux et entreprit de creuser le sol sablonneux à mains nues. L’homme l’observa pendant quelques instants, puis se pencha et se mit à ramasser des poignées de terre. Bientôt, une dizaine d’autres personnes le rejoignirent. Margaret, à présent que le travail était en bonne voie, retourna à la porte. — Garde ! cria-t-elle. — Quoi ? lui répondit une grosse voix masculine de l’autre côté de la porte. — Nous avons besoin d’eau. — T’en auras quand les capitaines en donneront l’ordre. — Des marchandises de valeur sont en train de mourir. Va dire ça à tes capitaines. — J’leur dirai rien du tout. — Alors je raconterai au premier officier qui rentrera ici que tu as essayé de violer l’une des filles. — C’est ça, essaie toujours. — J’aurai une dizaine de témoins pour prouver mes dires. Sa réplique fut suivie d’un long silence. Puis le garde déverrouilla la porte et l’ouvrit de quelques centimètres. Il tendit une gourde d’eau à Margaret en lui disant : — Y’en aura plus quand ils en rapporteront. Pour l’instant, faudra t’en contenter. Sans le remercier, Margaret prit la gourde et se dirigea vers les prisonniers malades. Pendant les dix jours qui suivirent, les prisonniers durent à nouveau supporter l’étroitesse de leur geôle, entassés les uns sur les autres, sans aucun soin ni confort. D’autres personnes les rejoignirent et Margaret comprit, d’après leurs rapports, que Carse et Tulan avaient également été attaquées. Apparemment, la garnison de Tulan, sur l’île à l’embouchure de la rivière, avait résisté avec succès, mais le château de Carse avait subi le même sort que celui de Crydee, même si la ville s’en était mieux sortie. Abigail sombra dans une profonde dépression parce qu’aucun des habitants de Carse n’était en mesure de lui dire si son père était vivant. Margaret sentit la douleur l’envahir de nouveau au souvenir de la mort de sa mère, mais elle mit sa peine de côté pour se concentrer sur les soins à donner aux autres. Tous les prisonniers étaient couverts de crasse et misérables. Au moins une dizaine d’entre eux étaient déjà morts et avaient été emmenés. La tranchée qui servait de fosse d’aisance empêchait les maladies de se répandre, même si la puanteur et les mouches étaient difficilement supportables. Margaret arrachait souvent des bandes de tissu à l’ourlet de sa robe pour panser des blessures qui ne guériraient pas, si bien que le vêtement était complètement déchiqueté à la hauteur de ses genoux. Le onzième jour, tout changea. Les six esclavagistes de Durbin entrèrent en compagnie d’une douzaine de gardes, des hommes vêtus de noir, au visage masqué, qui portaient un nombre d’armes impressionnant. Les esclavagistes s’avancèrent au centre du grand bâtiment, prêts à commencer l’examen quotidien des esclaves. Brusquement, les douze hommes en noir prirent leur arc et tirèrent sur les esclavagistes. La plupart des prisonniers se mirent à hurler et se recroquevillèrent contre les murs, terrorisés à l’idée que le massacre continue. Les autres restèrent assis, incapables de bouger, rendus muets par l’horreur. Un autre groupe d’hommes entra dans le bâtiment et ordonna aux prisonniers de sortir. Ceux qui se trouvaient le plus près des portes coururent presque à l’extérieur. Margaret aida certains malades qui pouvaient quand même se déplacer. La lumière éclatante lui fit cligner des yeux. Puis, lorsque sa vue se fut ajustée, elle embrassa la scène du regard. Un groupe d’hommes comme elle n’en avait jamais vu se tenait devant elle. Ils portaient des turbans semblables à ceux que portaient les hommes du désert de Jal-Pur, mais en beaucoup plus larges. Tous étaient blancs et ornés d’une gemme de taille et de couleur surprenantes. Leurs robes en soie prouvaient que la jeune fille avait affaire à des hommes prospères, d’un certain rang. Ils parlaient le keshian, mais avec un accent qui lui était inconnu, et employaient fréquemment des mots qu’elle n’avait jamais rencontrés lorsqu’elle apprenait cette langue. Derrière eux se trouvaient toujours plus d’hommes en armes, mais il ne s’agissait plus des pirates en guenilles qui avaient gardé les prisonniers pendant la première partie du voyage. Non, ceux-là étaient de véritables soldats, tous vêtus du même uniforme : tunique et pantalon noirs, avec un foulard rouge noué autour du crâne à la manière d’un bandana. Chacun portait également une épée à lame courbe et un bouclier noir, circulaire, orné d’un serpent doré. Ils inspectèrent les prisonniers en séparant ceux qui étaient capables de voyager et ceux qui ne l’étaient plus. Une dizaine de personnes furent jugées trop malades et reconduites à l’intérieur du bâtiment après que tous les captifs eurent été examinés. Des hurlements, qui durèrent peu, apprirent aux survivants quel avait été leur sort. Les autres furent conduits dans l’eau. On leur ordonna de se déshabiller et de se baigner. L’eau de mer n’offrait qu’un maigre réconfort, mais Margaret appréciait de pouvoir se débarrasser de la couche de crasse qui la recouvrait. Tandis qu’elle se baignait, elle aperçut le navire. Abigail était accroupie dans l’eau peu profonde en essayant d’ignorer les remarques des gardes qui se tenaient tout près. Même si elle avait le corps et les cheveux sales, il était impossible d’ignorer sa beauté. — As-tu déjà vu un bateau comme celui-ci auparavant ? lui demanda Margaret à voix basse. Abigail sortit de son mutisme et observa le navire. — Non, jamais, finit-elle par dire. Il faisait deux fois la taille d’un navire du royaume et oscillait avec aisance sur les vagues qui venaient du rivage. Entièrement noir, il était doté d’un avant-pont et d’un arrière-pont très élevés, ainsi que de quatre mâts. — On dirait une galère quegane, mais il n’y a pas de bancs de rames. Ce navire est gigantesque. Des dizaines d’embarcations se dirigeaient à la rame vers la plage. Margaret comprit que tous les prisonniers qui avaient survécu allaient être conduits au navire. Certains montaient déjà à bord d’une dizaine de chaloupes qui attendaient près de la plage. Cela leur prit presque la journée entière, mais au coucher du soleil le navire leva l’ancre et le voyage commença. Au cœur du bateau, dans la cale, Margaret et les prisonniers furent conduits à bâbord sur le plus inférieur des trois ponts. On fournit à chacun un grabat autour duquel il pouvait se déplacer. Puis on leur ordonna de se placer devant les grabats et de retirer leurs vêtements. Margaret s’empressa d’obéir, heureuse de pouvoir se débarrasser de ce chiffon crasseux. Abigail hésita et tenta de se couvrir lorsqu’elle laissa tomber sa robe sur le plancher. — Abby, dit Margaret d’un ton cinglant, si tu crains pour ta pudeur, tu leur donnes une arme qu’ils peuvent utiliser contre toi. — Je ne suis pas forte comme toi, Margaret, répondit la jeune fille, les yeux agrandis par la terreur. Je suis désolée. — Tu es plus forte que tu le penses. Redresse le menton ! Abigail faillit sursauter lorsqu’un homme s’approcha d’elle, avec à la main une tablette sur laquelle il écrivait. — Ton nom, ordonna-t-il. — Abigail, répondit-elle, presque dans un murmure. — D’où viens-tu ? lui demanda encore l’individu. Margaret trouva le ton de sa voix étrange et son accent terriblement familier. — Je suis la fille du baron Bellamy de Carse. L’homme la dévisagea avant de dire : — Va te mettre là-bas. La jeune fille, les bras serrés autour du corps pour dissimuler au mieux sa nudité, se dirigea vers l’endroit que lui indiquait l’homme, à l’autre bout de la cale. Pendant ce temps, il posa la même question à Margaret. La jeune fille ne voyait aucun intérêt immédiat à mentir et lui révéla donc son vrai nom. On l’envoya rejoindre Abigail. Dès lors, la fille du duc n’eut plus qu’à observer la scène. Chaque prisonnier était examiné avec soin par deux hommes qui gravaient des marques sur leur tablette pendant toute la durée de l’examen. Ils palpaient les chairs comme des médecins et les prisonniers étaient obligés de supporter cette inspection en silence. Dès qu’ils en avaient terminé, ils remettaient à chacun une robe propre. Des membres d’équipage les suivaient et refermaient des fers autour des chevilles des captifs, les attachant au pied de leur grabat. La chaîne était assez longue pour leur permettre de se déplacer un petit peu, mais ils ne pouvaient en aucun cas s’échapper de la cale. Lorsqu’ils eurent terminé, les hommes revinrent vers Margaret et Abigail et leur dirent : — Suivez-nous. Les filles grimpèrent à l’échelle qui menait au pont suivant et s’engagèrent dans une étroite coursive. Même Margaret tenta de couvrir sa nudité lorsqu’ils passèrent devant plus d’une dizaine d’hommes au regard concupiscent. Leur guide fit entrer les deux filles dans une grande cabine. — Trouvez-vous quelque chose qui vous va. Une sélection d’habits de qualité était disposée tout autour de la pièce. Margaret et Abigail trouvèrent rapidement des vêtements à leur taille et s’habillèrent, heureuses de pouvoir de nouveau se couvrir. Les robes étaient très simples, mais n’en étaient pas moins appréciables, surtout comparées aux sarraus que les filles avaient dû porter depuis leur capture. Puis leur guide les conduisit jusqu’à une large cabine située à la poupe du navire. Là, deux hommes les attendaient. Ils se levèrent, pleins de respect, pour saluer l’entrée des jeunes filles, et leur firent signe de s’asseoir sur un divan. — Mesdemoiselles, dit l’un d’eux avec cet étrange accent, nous sommes ravis de trouver des personnes de votre rang au sein de votre groupe. Pouvons-nous vous servir un peu de vin ? Margaret regarda la petite table couverte de fruits, de fromage, de viande et de pain. Une carafe en étain contenant du vin rafraîchi dans la glace accompagnait les victuailles. — Que voulez-vous ? les défia-t-elle, en dépit de sa faim. L’homme lui fit un sourire qui n’avait rien d’amical. — Des informations, damoiselle. Et vous allez nous les donner. — Terre en vue ! s’écria la vigie. Amos regarda en l’air et leva la main pour protéger ses yeux de l’éclat du soleil couchant. — Où ça ? demanda-t-il. — Deux degrés à bâbord ! Amos dévala l’escalier qui menait au pont principal et se précipita vers le gaillard d’avant. Puis il rejoignit Nicholas et les autres à la proue. Tous s’y étaient peu à peu rassemblés depuis midi, car Amos avait annoncé qu’il s’attendait à voir bientôt apparaître la première des îles du Couchant. — Ça fait plus de trente ans que je ne suis pas venu ici, murmura Amos, songeur. Pas étonnant que le cap n’était pas bon. Nicholas sourit. — Deux degrés d’écart seulement, et ce n’est pas le bon cap ? Amos balaya cette remarque d’un geste de la main. — L’île devrait se trouver droit devant. Maintenant il va falloir décrire une large boucle par le sud, pour compenser. — C’est un problème ? — Non, mais ça gêne mon sens de l’élégance. Est-ce que tu vois un seul pic ? ajouta-t-il à l’intention de la vigie. — Oui, capitaine. Une montagne tordue avec un sommet qui ressemble à une lame brisée. — C’est ça, fit Amos. Il se tourna vers la dunette en criant : — Cinq degrés à bâbord, monsieur Rhodes ! — À vos ordres, capitaine ! — Qui vit ici, exactement, capitaine ? demanda Harry. Amos soupira tandis qu’un flot de souvenirs lui revenait en mémoire. — À l’origine, il n’y avait là qu’une pitoyable garnison keshiane, un petit groupe de Chiens soldats dirigés par des officiers impériaux, avec un ou deux petits navires. Quand l’empire a abandonné la province de Bosania – Crydee et les Cités libres de Yabon – il a bien évidemment oublié la petite garnison. « Les années ont passé ; personne ne sait si les soldats se sont révoltés en tuant leurs officiers ou si les officiers les dirigeaient, mais toujours est-il qu’à l’époque où l’arrière-grand-père de Nicholas essayait de conquérir Bosania, cette joyeuse petite bande de coupe-jarrets a commencé sa carrière dans la piraterie. Ils s’en prenaient généralement aux navires marchands de Queg, du royaume et de l’empire dans les eaux d’Elarial ou de la Côte sauvage. — Ils ont attaqué Tulan quelquefois, ajouta Marcus. — Pourquoi le roi et l’empereur ne se sont-ils pas débarrassés d’eux ? voulut savoir Harry. Amos se mit à rire. — Tu crois qu’ils n’ont pas essayé ? (Il se frotta le menton.) Regarde cette île, là, devant nous. Tu vois ce pic ? Derrière se trouvent une dizaine d’autres grandes îles et une centaine de petites. Cette région fait partie d’une longue chaîne d’îles qui s’étend loin vers l’ouest et qui se termine en archipel. L’expression de Harry montrait clairement qu’il ne savait absolument pas de quoi parlait Amos. — Il s’agit d’un ensemble de plus d’un millier d’îles. Ça nous prendrait un mois rien que pour le traverser. Certaines îles sont immenses, pouvant faire jusqu’à une centaine de kilomètres de largeur. La plupart sont désertes, mais d’autres, comme Skashakan, ont une triste réputation. C’est là que notre ami Render a fait naufrage. « Il existe peut-être cinq cents îles entre ici et l’archipel, dont certaines ne sont guère plus que des bancs de sable. Mais il n’y a qu’un seul port dont les eaux sont assez profondes pour accueillir un navire comme celui-ci : Port-Liberté. « Si un seul navire de guerre du royaume s’aventurait par ici, il aurait droit à une réception très violente. Tu te souviens de ces chaloupes qu’ils ont utilisées pour attaquer Crydee ? Elles ne tirent pas plus d’un mètre cinquante d’eau, si bien que si on amenait une flotte entière ici, le temps d’entrer dans le port, tout le monde aurait déjà rassemblé ses affaires et filé. On pourrait raser la ville que ça n’y changerait rien : Kesh et le royaume ont déjà essayé plusieurs fois, mais les pirates reviennent après le départ des soldats et reconstruisent la ville. « Non, les pirates de Port-Liberté, c’est comme les cafards, tu as beau en tuer par dizaines, tu n’arrives pas à t’en débarrasser. Amos se tourna vers son second. — Rassemblez l’équipage, monsieur Rhodes ! — Tout le monde sur le pont ! cria le second tandis qu’Amos retournait sur le gaillard d’avant. L’ordre fut transmis et l’équipage se rassembla rapidement sur le pont principal. Amos balaya du regard les visages à ses pieds. — Messieurs, je vous connais tous, sauf vous, soldats de Crydee, que le duc a choisis pour nous accompagner. Je fais confiance à chacun d’entre vous. Si j’avais le moindre doute, vous ne seriez pas ici. « À compter de cet instant, vous n’êtes plus des citoyens du royaume. Vous êtes des pirates et vous arrivez tout juste de Port-Margrave. Si vous n’y avez jamais mis les pieds, demandez à ceux qui y sont allés de vous la décrire. C’est une petite ville et il n’y a pas grand-chose à voir. Si vous n’arrivez pas à vous souvenir de la description, ne parlez à personne quand on débarquera à Port-Liberté. Le regard du capitaine s’arrêta sur chaque visage, un à un. — Bientôt il vous faudra faire face aux hommes qui ont tué vos frères d’armes, marins ou soldats, vos amis, votre famille. Vous aurez envie d’étrangler ces bâtards, mais vous ne pourrez pas le faire. Port-Liberté est régi par des lois aussi strictes que celles de Krondor, mais sa justice est bien plus expéditive. Le shérif est la seule autorité de la ville et on ne peut faire appel de ses décisions que devant le conseil des capitaines, ce qui est rarement accordé. Les disputes se règlent au couteau mais les bagarres sont interdites. Alors si vous rencontrez dans la rue le chien qui a tué votre frère, souriez-lui en vous rappelant que tôt ou tard son heure viendra. « Nous ne sommes pas ici pour nous venger. Nous sommes venus chercher la fille du duc Martin et les autres garçons et filles qui ont été enlevés. Nous sommes ici pour retrouver vos enfants, ou les enfants de vos amis. « Si l’un d’entre vous pense qu’il n’arrivera pas à garder son calme, qu’il reste sur le bateau. Car je jure que je pendrai le premier qui déclenchera une bagarre. Sachez qu’il brûlera aussi en enfer si on n’arrive pas à sauver les enfants à cause de lui. Mais cet avertissement n’était pas nécessaire. Tous étaient déterminés à retrouver les prisonniers, même si pour cela ils devaient y laisser leur vie. Amos sourit. — Bien. Maintenant, le premier bâtard qui m’appelle amiral sera fouetté, c’est clair ? Certains membres de l’équipage se mirent à rire. — Très clair, capitaine ! répondit l’un d’entre eux. — Je suis le capitaine Trenchard ! s’écria Amos avec un grand sourire. Le Poignard de la Mer ! J’ai franchi les passes des Ténèbres au solstice d’hiver ! Le Rapace est mon navire et je l’ai emmené jusqu’aux Sept Enfers Inférieurs pour boire un verre avec Kahooli avant de rentrer à la maison ! Cette réplique fit rire les hommes, qui applaudirent. — Ma mère était un dragon des mers, mon père un éclair, et je danse la gigue des marins sur le crâne de mes victimes ! J’ai combattu aux côtés du dieu de la Guerre et j’ai embrassé la mort elle-même ! Mon ombre fait trembler les hommes et mon nom fait se pâmer les femmes ! J’ai tué tous ceux qui m’ont traité de menteur ! Je suis Trenchard, le Poignard de la Mer ! Les hommes acclamèrent et applaudirent leur capitaine. — Maintenant hissez-moi le pavillon noir et tout le monde à sa place. On nous surveille en ce moment même. Amos désigna le pic dans le lointain. — Quart de jour en bas ! cria Rhodes. Quart de nuit en haut ! L’un des hommes descendit dans la cale et revint sur le pont avec le pavillon noir qu’Amos avait fait coudre à Crydee. Ils le hissèrent en haut du mât d’artimon, où il se mit à battre dans la brise. Le drapeau représentait un crâne blanc sur champ noir. Une longue dague inclinée était représentée derrière le crâne, avec un rubis en forme de goutte suspendue à la pointe. Nicholas regarda Harry, Calis et Marcus et s’aperçut qu’ils regardaient tous le pavillon, bouche bée. Nakor souriait, tandis qu’Anthony et Ghuda restaient impassibles. — Ce qui est étrange, c’est qu’il n’avait pas l’air de faire semblant pendant son discours, remarqua Harry. Vous ne trouvez pas ? Nicholas secoua la tête. — Je crois qu’Amos dirait qu’il a eu une enfance difficile. — Je me disais bien que je l’avais déjà vu, quand je l’ai rencontré au palais l’autre jour, intervint Ghuda. — Vraiment ? s’étonna le prince. — J’étais à LiMeth lorsqu’il a attaqué la ville, expliqua l’ancien mercenaire. Je l’ai aperçu de l’autre côté de la barricade. (Il secoua la tête.) Ce sont de vieux souvenirs. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de l’île qui se rapprochait de plus en plus. Le navire allait la contourner sur la gauche. — Je crois que j’ai vu une lueur là-haut il y a pas longtemps, dit-il en indiquant le sommet de la montagne. — Il s’agit peut-être d’une sentinelle, suggéra Marcus. — Sûrement, approuva Ghuda. — Je me demande quel genre d’accueil on va nous réserver à Port-Liberté. — On ne va pas tarder à le savoir, répondit Nakor avec son optimisme naturel. Ils atteignirent l’entrée du port alors que le soleil s’apprêtait à se coucher. Amos avait fait amener toutes les voiles à l’exception des perroquets, si bien que le Rapace fit une entrée majestueuse dans Port-Liberté. La ville était construite au cœur d’un ensemble de plages en ovale, terminées par du corail. Derrière se dressait une montagne qui s’élevait en pente raide vers les cieux telle une main noire géante qui se refermait en coupe autour du port. Le soleil passa derrière le sommet de la montagne et le ciel, parcouru de nuages noirs, gris et argent, devint orange et pourpre. Autour des quais du port se dressaient des constructions grossières, avec des toits de chaume. Des lanternes et des torches brûlaient dans tous les quartiers, car dans Port-Liberté débutaient les activités nocturnes. — J’ai entendu parler d’endroits comme cette île, expliqua Ghuda à ses compagnons. — C’est-à-dire ? lui demanda Nicholas. — Vous voyez cette montagne qui forme un cercle quasi parfait autour du port ? — Oui, et alors ? — C’était le cœur d’un volcan, il y a longtemps. Nakor acquiesça. — Oui, un très gros volcan. (Cela paraissait beaucoup l’amuser.) Il fait presque huit cents mètres de diamètre ! Les lumières commencèrent à apparaître à flanc de montagne. Nicholas, fasciné, regarda le paysage se transformer peu à peu en panorama scintillant. Une brise chaleureuse les accueillit lorsque le navire s’avança vers le centre du port. Sept autres navires de tailles diverses mouillaient dans le port et oscillaient au gré du courant. Amos attendit que son bâtiment atteigne la meilleure position possible pour donner l’ordre d’amener les dernières voiles et de jeter l’ancre. Une douce brise soufflait dans le port, et ramenait avec elle des senteurs d’épices et de parfums pour tenter les sens. Des voix lointaines résonnaient à l’intérieur des terres, mais le silence régnait sur les quais. — Il n’y a pas beaucoup de bruit, pour autant de lumières, fit remarquer Marcus. — Je crois qu’ils attendent pour voir si nous ne naviguons pas sous de fausses couleurs, expliqua Ghuda. Amos demanda à ce que l’on mette une chaloupe à la mer, et les membres de l’équipage se précipitèrent pour lui obéir. Il ne cessa d’aboyer des insultes et des menaces. Nicholas s’étonna de la dureté de ses remarques, avant de comprendre qu’Amos ne faisait que jouer la comédie à l’intention de ceux qui les espionnaient depuis le rivage. — Un mot à chacun d’entre vous, intervint Ghuda en s’adressant à Marcus et à Nicholas. Les deux cousins se tournèrent vers le vieux mercenaire, qui reprit : — J’ai beaucoup voyagé et j’ai vu bien des endroits comme celui-ci ; on est des étrangers dont ils vont se méfier. On n’aura pas droit au bénéfice du doute. Alors vous feriez mieux de vous mettre d’accord sur les noms qu’on va vous donner, parce qu’il n’y aura pas de remise en cause de votre parenté. Nicholas et Marcus échangèrent un regard. — Mon titre s’accompagne d’une propriété située près du village d’Esterbrook, que j’ai visité plusieurs fois. Ghuda hocha la tête. — Alors ce sera Marc et Nick d’Esterbrook. Qui était votre père ? ajouta-t-il d’un ton brusque. — Mère elle-même ne le savait pas, répliqua Marcus avec un sourire en coin. Ghuda éclata de rire et lui donna une tape dans le dos. — Tu feras l’affaire, Marc. Qui était votre mère ? demanda-t-il à Nicholas. — Meg d’Esterbrook. Elle est serveuse dans la seule auberge du village, dirigée par un homme qui s’appelle Will. Mère est encore une jolie femme qui ne sait pas dire non à un beau gars. Ghuda rit de nouveau. — Bien dit. Ils rejoignirent Amos sur le pont principal. Le capitaine s’amusait à faire étalage de ses connaissances en matière d’insultes. Deux des soldats étaient entrés dans son jeu et juraient abondamment, toujours à l’intention des spectateurs sur les quais. — Les garçons, vous vous êtes mis d’accord sur votre histoire ? leur demanda Amos lorsqu’ils furent tous assis à bord de la chaloupe. — Marc est mon frère aîné, expliqua Nicholas. On vient d’Esterbrook. On ne sait pas qui sont nos pères. — Nick est un peu lent, ajouta Marcus, mais on le supporte pour faire plaisir à Mère. Le prince jeta un regard noir à son prétendu grand frère. — On s’est engagés avec vous à… (le jeune homme hésita un instant) Port-Margrave. — Vous deux n’avez pas besoin de changer d’identité, reprit Amos en désignant Nakor et Ghuda. Puis il se frotta le menton, songeur, en regardant Anthony, qui paraissait très mal à l’aise avec son pantalon, sa tunique, et un grand chapeau à bords flottants. — Qui vas-tu-bien pouvoir prétendre être ? — Votre guérisseur ? suggéra le magicien. Amos hocha la tête. — Tu vas avoir besoin de certaines choses, des herbes, des potions ? — Je soigne les blessures avec des herbes, des racines ou d’autres médications, admit Anthony, l’air sombre. Je peux faire semblant de m’approvisionner en ville. — Alors pour toi, c’est réglé, conclut le capitaine. Toi, Calis, tu ne devrais avoir aucun mal à jouer le rôle d’un chasseur de Yabon. Le demi-elfe acquiesça. — Je parle la langue de Yabon, alors ça ne posera pas de problème. Amos sourit. — Maintenant, si on devait vous poser des questions, tout ce que vous savez, c’est que je suis Trenchard, et que je reviens juste de la Triste Mer. J’ai peut-être navigué pour Kesh ou pour le royaume avant, mais vous n’en êtes pas sûrs. Vous savez qu’il ne vaut mieux pas demander. Tous hochèrent la tête et se turent tandis que deux des marins ramaient en direction des quais. Au bout de quelques minutes, ils parvinrent à destination. Six bateaux étaient déjà amarrés là, mais personne n’était en vue. Ils attachèrent les amarres et montèrent les marches de pierre qui menaient au sommet du quai. Brusquement une voix résonna tout près. — Arrêtez ! Qui va là ? Amos scruta la pénombre. — Qui veut le savoir ? brailla-t-il. Une seule silhouette surgit entre deux bâtiments. Il s’agissait d’un homme chauve, avec un nez en bec d’aigle. Il était mince, mais large d’épaules. Il avait l’air amusé. — C’est moi qui le demande, répondit-il d’une voix profonde et agréable. Mais mes amis aimeraient bien le savoir aussi. Douze hommes armés entourèrent le groupe et braquèrent leurs arbalètes. — Pas de gestes brusques, chuchota Amos à l’intention de ses compagnons. Le chauve s’avança à la rencontre de l’amiral. — Vous battez un pavillon bien connu, l’ami, même si c’en est un qu’on n’a pas vu par ici depuis plus de trente ans. Brusquement, Amos explosa de rire. — Patrick de Duncastle ! Ils ne t’ont pas encore pendu ? Puis il colla son poing dans la figure du type qui tomba à la renverse et atterrit sur les pierres du quai. Amos s’avança d’un pas et pointa vers lui un index accusateur. — Et où sont les vingt écus d’or que tu me dois ? L’homme sourit en se massant la mâchoire. — Eh bien, bonsoir Amos. Je te croyais mort. L’amiral passa entre deux des hommes qui pointaient leur arme sur lui et tendit la main pour remettre Patrick debout. Puis il passa ses bras autour de lui et serra l’individu contre lui en vociférant. — Qu’est-ce que tu fais à Port-Liberté ? ajouta-t-il en reposant le malheureux par terre. J’ai entendu dire que tu faisais passer des armes aux renégats des montagnes des Trolls ? Patrick passa un bras autour des épaules d’Amos. — Dieux, c’était il y a longtemps, presque dix ans. Je suis le shérif de Port-Liberté en ce moment. — Toi, shérif ? Je croyais que c’était cette saleté de bâtard rodezien – comment il s’appelait déjà ? Francisco Galatos ? — C’était il y a trente ans. Il est mort depuis, et il y en a eu deux autres après lui. Ça fait cinq ans maintenant que je suis shérif. Mais où étais-tu toutes ces années ? ajouta-t-il en baissant la voix. La dernière fois que j’ai entendu parler de toi, tu convoyais des armes sur la Côte sauvage, en provenance de Queg. Amos secoua la tête. — C’est une longue histoire, qu’il vaudrait mieux raconter autour d’un verre de vin ou d’une chope de bière. Patrick s’arrêta. — Amos, les choses ont changé, tu sais. — À quel point ? — Viens avec moi. Il fit signe à ses hommes d’escorter les compagnons d’Amos. Tous ensemble, ils quittèrent les quais pour s’engager dans une ruelle parallèle au front de mer. Des habitants, curieux, les regardèrent passer depuis leur fenêtre ou l’embrasure de leur porte. Quelques femmes, le visage peint de couleurs vives, invitèrent les nouveaux venus à les rejoindre, à condition qu’ils ne se fassent pas pendre d’abord. Ces remarques furent accueillies par des rires approbateurs. — Ces taudis n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé, Patrick. Ce sont toujours les mêmes trous à rats. — Attends, et tu verras, lui conseilla Patrick. Ils tournèrent au coin de la ruelle et se retrouvèrent en haut d’un large boulevard. — Nous y sommes, annonça Patrick de Duncastle en désignant le bas de la rue. Amos stoppa et embrassa le paysage du regard. Aussi loin qu’il pouvait voir, des bâtiments de deux ou trois étages, peints et visiblement bien entretenus, s’alignaient le long du boulevard. À voir la foule qui parcourait les trottoirs, il était évident que Port-Liberté abritait une communauté très active. Dans le lointain, la route s’enroulait à flanc de montagne. — Je n’en crois pas mes yeux, Patrick, avoua Amos. Duncastle se frotta le menton d’un air absent, à l’endroit où le capitaine l’avait frappé. — Tu peux le croire, Amos. On a grandi depuis ta dernière visite. On n’est plus un petit village avec une taverne et un bordel. On est une cité maintenant. Il se remit en marche et fit signe aux autres de le suivre. — On n’est pas aussi respectueux des lois que les habitants du royaume, mais on n’est pas plus corrompus que la plupart des cités de Kesh, et on l’est sûrement moins que Durbin. J’ai cinquante hommes d’armes qui travaillent pour moi, et on nous paye bien pour faire régner l’ordre à Port-Liberté. La plupart des marchands qui sont ici commercent avec Queg, Kesh et le royaume, ajouta-t-il en désignant les bâtiments qui les entouraient. — Sans payer la moindre taxe douanière, je suppose, répliqua Amos en riant. Patrick sourit. — La plupart du temps, c’est vrai. Mais certains jouent franc feu avec les douanes de Kesh et des Isles car ils perdraient trop d’argent s’ils se faisaient confisquer leurs marchandises en arrivant à destination. Ce n’est pas difficile de modifier sur un papier la provenance d’une cargaison – ici, on préfère passer sous silence le rôle de Port-Liberté dans ces transactions. Résultat, on fait d’énormes affaires grâce au transbordement. Vous voyez ce bâtiment là-bas ? demanda-t-il en désignant l’un des nombreux édifices encore ouverts. Il s’agit du plus grand négociant en épices indépendant au nord de la cité de Kesh, rien que ça. Amos éclata de rire. — Indépendant. J’aime ça. Étant donné que le commerce des épices à Kesh est un monopole impérial, il ne peut pas vraiment opérer de manière légale à l’intérieur de l’empire. Patrick sourit et acquiesça. — Mais il a ses sources, et je le soupçonne même d’avoir des contacts à l’intérieur de la cour impériale. Il fait affaire avec des négociants venus d’endroits dont nous n’avons jamais entendu parler, Amos. Certains sont du monde des Tsuranis, d’autres viennent de Brijana, de l’autre côté de l’empire. Il y en a aussi qui viennent de lieux dont je ne peux même pas prononcer le nom, et qui ont traversé des mers dont je ne connaissais pas l’existence. En dépit de l’heure tardive, une certaine animation régnait dans les édifices devant lesquels ils passaient. — Tu connais certains de ces hommes, Amos, reprit Patrick. Comme nous, ils ont été pirates dans leur jeunesse, mais ils s’aperçoivent maintenant que le commerce, à condition d’être rusé, rapporte plus en étant moins risqué. La ville que Nicholas avait sous les yeux ne lui paraissait guère différente de celles qu’il avait déjà visitées, à l’exception de ses habitants, visiblement plus bruyants et grincheux. Deux hommes se disputaient d’une voix forte, mais les hommes du shérif mirent fin à leur dispute en leur conseillant poliment de ne pas rester là. Le fils du prince de Krondor put ainsi s’apercevoir que Port-Liberté était une ville prospère à tout point de vue. — Alors c’est pour ça que tu es devenu si suspicieux avec l’âge, Patrick, fit Amos. L’autre hocha la tête. — Il faut que je sois suspicieux. Ça fait longtemps qu’on ne court plus se cacher dans les collines en attendant que les navires de guerre de Krondor ou d’Elarial se lassent et repartent. On a bien trop à perdre à présent. Amos dévisagea son vieil ami d’un œil menaçant. — C’est pour ça que tu nous as accueillis avec une douzaine de gros-bras ? Patrick hocha la tête. — Et si tu n’arrives pas à convaincre le conseil des capitaines que tu es bien ce que tu prétends être, on te prendra ton navire. — Il faudra d’abord passer sur mon cadavre, répondit Amos d’une voix basse et menaçante. Brusquement l’amiral et ses compagnons se retrouvèrent à nouveau avec une douzaine d’arbalètes braquées sur eux. — S’il le faut, Amos, s’il le faut, répliqua Patrick de Duncastle d’un air de regret. Les capitaines des îles du Couchant se réunissaient dans une maison à l’autre bout du boulevard. En chemin, Nicholas et ses compagnons purent s’apercevoir que Port-Liberté était une ville exotique en perpétuel mouvement. Un brouhaha de voix s’élevait dans l’air nocturne et une profusion de costumes, de toutes les couleurs et de tous les styles, attirait l’œil à chaque coin de rue. Salles de jeux et bordels se tenaient côte à côte avec les négociants et les courtiers. Au-dessus de chaque porte, une enseigne rédigée en une douzaine de langues décrivait les services offerts par la maison. Des marchands ambulants poussaient de petits chariots ou portaient des plateaux où s’entassaient tous les produits possibles et imaginables, depuis les soieries et les bijoux jusqu’aux pâtisseries et aux bonbons. Nicholas jetait des coups d’œil autour de lui si souvent qu’il ne tarda pas à se sentir dépassé par ce qu’il voyait. Port-Liberté paraissait plus grande et surtout beaucoup plus animée que Crydee. — Comment se fait-il que cet endroit ait pu se développer à ce point sans qu’on en entende parler au royaume de la mer ? s’étonna Amos. — Voilà qui ne parle pas en ta faveur, lui répondit Patrick. Les douanes de toutes les nations procèdent de deux façons distinctes mais complémentaires : elles ont des activités honnêtes et d’autres plus douteuses. Et tous ceux qui pratiquent le commerce en cachette ne tardent pas à apprendre où se trouvent les meilleures clôtures et où les marchandises illégales peuvent être débarquées en toute impunité. Tu n’as pas pu naviguer récemment avec ce célèbre pavillon qui est le tien sans avoir entendu dire que Port-Liberté est désormais le meilleur endroit au monde pour entreposer son butin. Même les commerçants honnêtes ont entendu parler de nous, parce qu’on ne fait pas payer de droits de douane. Amos répondit tandis qu’ils continuaient à descendre la rue : — Comme je te l’ai dit, Patrick, c’est une longue histoire. À l’extrémité du boulevard se dressait un édifice orné d’une enseigne qui annonçait en toutes lettres : Maison du gouverneur. Il s’agissait d’une modeste construction dotée d’un porche et d’une fenêtre de chaque côté. Les volets étaient grands ouverts. Nicholas entendit des voix se disputer bruyamment à l’intérieur. Amos et ses compagnons montèrent les quelques marches du porche et entrèrent dans le bâtiment. Il y avait peut-être eu des murs à l’intérieur, autrefois, mais ils avaient tous été abattus pour faire du rez-de-chaussée une seule et unique pièce de grande taille. Dans le fond, un escalier menait au premier étage. Au-dessus de leurs têtes, un chandelier en bois pourvu d’une douzaine de bougies fournissait l’éclairage. Une longue table avait été installée devant l’escalier. Sept hommes y étaient assis. Amos retira son grand chapeau, respectueusement. Ses compagnons suivirent son exemple. Mais c’était là toute la déférence dont l’amiral avait l’intention de faire preuve, car il s’avança devant l’homme assis au centre de la table et se mit à brailler : — Par les Sept Enfers Inférieurs, qu’est-ce qui te donne le droit, William l’Hirondelle, d’accueillir un frère pirate avec des hommes d’armes ? — Toujours aussi docile, à ce que je vois, répliqua l’homme aux cheveux gris. Un autre individu, plus jeune, avec une chevelure sombre et bouclée qui lui arrivait aux épaules, et une moustache soigneusement taillée, prit la parole à son tour. — C’est qui ce bouffon, l’Hirondelle ? — Bouffon ! répéta Amos en se tournant vers le jeune homme. Je vis et je respire, Morgan, mais j’ai entendu dire que ton père a pris une cuite de trop et que tu as pris le commandement de son navire après sa mort. Gamin, ajouta-t-il, l’œil menaçant, je brûlais et je coulais déjà des cotres keshians et des galères queganes que tu n’avais pas encore lâché le sein de ta mère ! J’ai mis Port-Natal à sac et repoussé la flotte de messire Barry jusqu’à Krondor comme on fouette un chien ! Je suis Trenchard, le Poignard de la Mer, et je tuerai le premier qui m’accusera d’être un menteur ! — Je te croyais mort, Amos, répondit Morgan pour l’apaiser. Mais le capitaine sortit une dague de son manteau, la lança avant que quiconque ait eu le temps de réagir et cloua la manche du jeune homme à la table. — Je vais mieux, maintenant, gronda-t-il, l’air féroce. Nicholas donna un coup de coude à Marcus, qui regarda dans la direction que lui indiquait son cousin. À l’une des extrémités de la table était assis un homme à la peau pâle et couverte de tatouages bleus. Il avait les yeux si bleus qu’ils contrastaient avec la pâleur de son visage. Un anneau en or décorait l’une de ses narines. — Capitaine, annonça Patrick de Duncastle d’un ton formel, voici Amos, le capitaine Trenchard, que je connais bien. — Nous avons entendu dire que tu naviguais pour le compte du royaume, Amos, dit l’Hirondelle. L’autre haussa les épaules. — C’est vrai, je l’ai fait pendant quelque temps. Mais avant ça, j’ai été impliqué dans un gros coup dans le Nord. J’ai fait pas mal de choses. J’ai navigué pour les Keshians, puis contre eux, pour le royaume, et puis contre eux aussi, comme tous les hommes dans cette pièce. — Et moi, je dis que vous n’êtes que des espions du royaume, répliqua l’un des autres capitaines. Amos se tourna vers lui et répondit en imitant son accent : — Et moi je dis que t’es toujours qu’un idiot, Peter la Terreur. Comment tu as pu devenir capitaine, ça, ça restera toujours un mystère pour moi : est-ce que le capitaine Clémence est mort, ou est-ce que toi et Render, là-bas, vous lui avez fait prendre une retraite anticipée ? L’individu fit mine de se lever. — Pas de bagarre ! lui rappela Patrick. — Mes gars m’ont dit que tu bats pavillon noir, Amos, intervint l’homme aux tatouages, mais que ton bateau est un navire de guerre du royaume. — C’est vrai, Render, c’était un navire de guerre du royaume, jusqu’à ce que je le vole. Amos regarda à nouveau en direction de la Terreur, puis fixa Render d’un œil noir. — On dirait que la qualité du commandement est passée aux oubliettes, par ici. La Terreur et Render capitaines ? (Il secoua la tête.) Render, qu’est-ce qu’il est devenu ton capitaine, John Avery ? Tu l’as mangé ? Render, qui paraissait sur le point de cracher au visage d’Amos, agrippa le bord de la table et répondit d’un ton sifflant : — Le Bantamina a coulé au large de Taroom il y a plus de dix ans, Trenchard. C’est à ce moment-là que je suis devenu capitaine ! — On peut rester là toute la nuit à échanger des insultes, Amos, intervint Patrick, mais ça ne t’aidera pas. Amos balaya la pièce du regard. — Je faisais partie de cette confrérie avant vous tous réunis, sauf William l’Hirondelle. Qui ose me dénier mon droit de passage ? Port-Liberté a toujours accueilli à bras ouverts les capitaines qui venaient jusqu’ici. Seriez-vous devenus des collecteurs d’impôts ? Bon sang, seriez-vous devenus civilisés ? — Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient, Amos, répliqua Patrick. Nous aurions beaucoup à perdre si nous laissions quelqu’un s’introduire ici et fourrer son nez dans nos affaires. — Je peux prêter serment, si c’est ce que vous voulez. — Qu’est-ce que tu es venu faire à Port-Liberté ? lui demanda un jeune capitaine qui, jusqu’alors, s’était contenté d’observer la scène. Amos le dévisagea. Il s’agissait d’un individu de petite taille, au torse puissant, avec une barbe et une longue chevelure bouclée de couleur rousse. — Tu dois être James l’Écarlate, dit-il avec un large sourire. L’homme acquiesça. — J’ai été poursuivi de Questor-les-Terrasses jusqu’à Queg par un navire qui ressemblait au tien, Trenchard. Le sourire d’Amos s’élargit. — C’était il y a deux ans, au printemps. Je t’aurais attrapé, aussi, si tu ne t’étais pas autant approché du rivage et si ces galères queganes n’étaient pas arrivées pour voir à quoi on jouait. L’Écarlate donna un grand coup sur la table en rugissant : — Tu naviguais pour le roi des Isles ! — Je viens de te dire que oui ! rugit Amos à son tour. Tu es sourd ou stupide ? On me donnait une prime pour tous les bâtards dans votre genre que j’attrapais, et on me pardonnait mes crimes aussi ! A ma place, personne n’y aurait réfléchi à deux fois avant de faire pareil ! Surtout lorsque c’est ça ou la potence, ajouta-t-il en se penchant sur la table pour regarder l’Écarlate droit dans les yeux. — On a un problème, admit Patrick. Beaucoup d’entre nous te connaissent, Amos, mais on ne t’a pas vu par ici depuis bien longtemps, sauf quand tu naviguais pour le roi. Tu prétends être redevenu un pirate, mais qu’est-ce qui nous garantit que tu ne vas pas nous vendre au plus offrant ? — Je t’offre la même garantie que tous ces chiens galeux ! cria Amos en désignant les autres capitaines. — Mais l’enjeu est élevé, rappela l’Écarlate. Nous avons l’entreprise la plus juteuse de toute l’histoire des îles et nous serions fous d’empoisonner nous-mêmes ce puits de délices. Amos renifla, d’un air méprisant. — Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il à Patrick. — Il faut que tu restes ici quelque temps. — Combien de temps ? — Assez longtemps pour qu’on soit sûrs qu’une flotte de guerre n’attend pas quelque part derrière l’horizon, répliqua l’Écarlate. — Ou pour qu’on ait la preuve que tu ne retourneras pas à Krondor pour ramener cette flotte, ajouta l’Hirondelle. — Dans tous les cas, Amos, ça ne prendra pas plus de quelques mois, un an tout au plus, conclut Patrick, en souriant comme s’il ne s’agissait que d’un petit désagrément. — Vous avez perdu l’esprit, répliqua Amos. Je suis venu pour une affaire qui ne saurait attendre. — C’est un espion, répéta la Terreur. — Quelle est cette affaire si urgente ? demanda Patrick. Amos pointa un index accusateur sur Render. — Je suis venu tuer cet homme. Render bondit sur ses pieds, une épée à la main. — Assez ! cria Patrick. Qu’est-ce que tu reproches à Render ? ajouta-t-il en se tournant vers Amos. — Il y a un mois, il a conduit une armée de meurtriers à Crydee. Il y avait même des esclavagistes de Durbin parmi eux. Il a brûlé et rasé cette maudite cité et tué presque tous ses habitants. Render poussa un grognement de dérision. — Il y a un mois, Trenchard, je naviguais au large de la côte keshiane. Je n’ai pas remis les pieds à Crydee depuis que j’étais mousse. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à voler là-bas ? — Il nie avoir attaqué cette ville, renchérit Patrick. Et même s’il s’en était pris à Crydee, je ne vois pas pourquoi cela devrait provoquer une dispute entre vous. — C’est que j’avais mis au frais le butin de cinq années de pillage dans un entrepôt sur les quais et que je me préparais à reprendre le tout lorsqu’il me l’a volé ! — Il n’y avait pas de butin ! s’écria Render. Tous les yeux se tournèrent vers lui. Amos esquissa un sourire diabolique. — Comment le sais-tu, puisque tu n’as pas attaqué Crydee ? — Il ment à mon sujet et au sujet de l’attaque, expliqua Render, alors il doit mentir aussi au sujet de ce butin. Patrick dévisagea chacun des capitaines, un par un. Tous hochèrent la tête. — Les lois de Port-Liberté interdisent à un capitaine de lever la main sur un autre, sans quoi, les équipages se battraient eux aussi, rappela le shérif. Vous pourrez régler votre différend dès que vous serez sortis du port, mais si l’un d’entre vous déclenche une bagarre, il sera jeté au trou et son navire, confisqué. Nicholas avait observé Render pendant toute la durée de l’échange. — Il ment, murmura-t-il. Marcus se tourna vers lui, mais avant qu’il puisse prononcer un mot, Patrick intervint : — Qu’est-ce que tu as dit ? — J’ai dit qu’il ment, affirma Nicholas. J’avais des amis à Crydee. Ce n’est qu’un chien, un meurtrier qui aime massacrer des femmes et des enfants. Si le capitaine Trenchard ne peut pas le tuer, j’ai bien l’intention de le faire, moi. — Render assure qu’il était au large de la côte keshiane le mois dernier, rappela Patrick. Ce devait être quelqu’un d’autre. Nicholas secoua la tête. — Deux pirates cannibales avec les yeux bleus ? Non, c’était lui. Le shérif se tourna vers Amos. — Trenchard, toi et ton équipage êtes désormais mis à l’épreuve. Vous avez le droit d’aller et venir en ville, mais si toi ou l’un de tes hommes provoquez une bagarre, ton navire sera confisqué et ton équipage vendu à Queg comme esclaves pour les galères. Il faut que tu contrôles tes hommes. Tu peux te présenter à nouveau devant le conseil quand tu le désires, et si tu réussis à convaincre quatre des sept capitaines ici présents que ton histoire est vraie, tu seras admis de nouveau au sein de la confrérie. Amos hocha la tête, tourna les talons et quitta la pièce. Les autres lui emboîtèrent le pas. — Tu as été brillant, murmura-t-il à Nicholas en descendant les marches du perron. — Oui, maintenant, vous pouvez être sûr qu’il va essayer de vous tuer, ajouta Ghuda. — C’est exactement ce que je recherche, expliqua le jeune prince. — Les capitaines croient qu’on va rester là encore un mois, mais j’ai bien l’intention de ficher le camp dès qu’on saura où se trouvent les prisonniers, ajouta Amos en atteignant le boulevard. Harry, retourne au navire et dis au reste de l’équipage que tout le monde, sauf les hommes de quart, a la permission de venir à terre. Dis-leur de bien se tenir et de garder l’esprit calme. Je veux que tous passent leur temps à écouter les moindres rumeurs. Quand tu reviendras, retrouve-nous à l’auberge avec l’enseigne en forme de dauphin rouge, – celle qu’on a passée en venant. Harry s’éloigna en courant. — Commence à faire tes achats, ordonna Amos à Anthony. Le magicien quitta le groupe à son tour. D’un signe de tête, Amos fit comprendre à Ghuda qu’il ferait mieux de le suivre discrètement. L’amiral attendit que l’ancien mercenaire soit parti à son tour et dit : — Maintenant, allons trouver cette auberge et essayons de voir si on peut garder Nick en vie. L’auberge du Dauphin Rouge était un établissement modeste, propre et relativement tranquille, au vu de sa clientèle habituelle. Amos réserva une pièce privée située derrière la salle commune. Nakor s’assit à côté de la porte qu’il laissa légèrement entrouverte afin de voir quiconque s’approchant de la pièce. — Il est évident que l’on n’a pas le temps de convaincre les capitaines un par un, expliqua Amos. Render compte pour une personne, déjà, ce qui veut dire qu’il faut faire changer d’avis quatre capitaines sur six. (Il pianota sur la table avec ses doigts.) Je pense que l’un d’entre eux était également impliqué. — Pourquoi ? demanda Marcus. — Parce qu’il y a encore trop de pièces du puzzle qui ne sont pas en place. Tu as vu les navires dans le port ? (Marcus hocha la tête.) Quelqu’un a bien dû aller chercher tous ces mercenaires quelque part, avant de les embarquer à bord des flottilles qui ont attaqué la Côte sauvage. Nous avons d’un côté un plan soigneusement conçu et de l’autre un grand nombre d’hommes. Je pense qu’il y avait au moins deux navires à fort tirant d’eau, peut-être trois, ce qui signifie au moins un capitaine en plus de Render. — Alors il faut aller vite, conclut Nicholas. — On a peut-être une semaine devant nous avant qu’un membre de l’équipage fasse une erreur et nous oblige à nous tailler un chemin à l’épée pour sortir d’ici, approuva Amos. Le prince était assis à côté de lui à la table, alors que Marcus se tenait debout devant eux. — Si les prisonniers sont encore ici, ajouta Nicholas, il faut que nous les retrouvions avant qu’on les emmène de nouveau ailleurs. Amos secoua la tête. — Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda Marcus. — Le capitaine Render ment à tout le monde, intervint Nakor. Il a dit qu’il n’y avait pas eu d’attaque. Pourtant il a amené les prisonniers ici, Pug nous l’a affirmé. Trop de mensonges. Amos hocha la tête. — Ça signifie que la personne qui est derrière l’attaque de Render a probablement emmené les prisonniers, et vite. Il ôta son chapeau et s’essuya le front. — J’avais oublié à quel point ces îles ont un climat chaud et humide. (Il soupira.) Maintenant que je vois comment Port-Liberté a grandi, je comprends que Render ait pu monter pareille attaque et le cacher aux autres capitaines. « Il y a une douzaine d’îles à moins d’une demi-journée de navigation qui pourraient être utilisées comme base de départ, ajouta-t-il avec un geste de la main. Render a très bien pu sortir du port au coucher du soleil, en disant qu’il allait s’en prendre à la côte de Kesh. Puis il rejoint sa bande de meurtriers, les embarque, charge les chaloupes dans les cales des deux navires et fait voile vers Crydee. Là, il s’arrête juste sous la ligne d’horizon, décharge les chaloupes et commence son attaque sur la Côte sauvage. — Mais pourquoi partir d’ici, Amos, demanda Marcus, s’ils ne veulent pas que les autres pirates l’apprennent ? — Parce qu’il y a des étrangers qui vont et viennent sans cesse dans le port. Il n’y a pas de meilleur endroit pour conclure un marché concernant ce genre de crime. Mais la question demeure : où peut-il bien cacher plusieurs centaines de prisonniers ? Le visage de Nakor s’assombrit lorsque les souvenirs lui revinrent. — Pug a parlé d’un grand bâtiment sombre. — Je crois qu’il va falloir commencer à se séparer, annonça Amos. Marcus, es-tu bon marin ? — Je peux manœuvrer un petit bateau sans me noyer, répondit le jeune homme. — Bien. Trouves-en un demain matin et achète-le. Si on te demande ce que tu fais, dis-leur que tu vas explorer les îles toutes proches parce que Trenchard songe à se faire construire une maison. Certains des capitaines ont leur propre petit royaume par ici. Prends Harry avec toi, et veille à ce qu’il ne se noie pas. « Render a peut-être trop à perdre pour commencer à nous chercher des ennuis, même si Nicholas et moi l’avons menacé. Et on nous a bien prévenus qu’il ne fallait pas s’en prendre à lui. Amos sourit et tapota la main du jeune prince. — Mais toi, c’est ton jour de chance. Tu vas avoir la mission, peu enviable, d’irriter Render pour le pousser à faire quelque chose de stupide. Nous, on va le surveiller, mais toi il faudra que tu sois constamment sur ses talons. Je veux que tu sois si proche de lui qu’il commence à croire que tu es son ombre. Nicholas hocha la tête. Amos ôta le couvercle d’un grand pichet de bière. — Bon, qui veut un verre ? Chapitre 10 DÉCOUVERTES Une mouette cria. Le soleil se levait à peine au-dessus de l’horizon, mais Marcus, Calis et Harry étaient déjà en route pour le port. Pour le demi-elfe, qui ne paraissait pas plus vieux que le jeune écuyer en dépit de ses trente ans, Port-Liberté offrait des nouveaux sons et des paysages inconnus. Jusque-là, il s’était tenu en retrait, préférant laisser ses compagnons parler lorsque c’était nécessaire. Mais il observait et écoutait avec la plus grande attention, et paraissait fasciné par la diversité des humains qui vivaient sur cette île. La nuit précédente, Harry avait confié à Nicholas qu’il était tout à fait possible d’oublier l’existence du demi-elfe jusqu’à ce qu’il choisisse de bouger ou de parler, tant il savait parfaitement se taire et rester immobile. Harry était sur le point de poser une question à Calis lorsqu’une mince silhouette surgit de derrière un bateau retourné et leur emboîta le pas. Le demi-elfe sortit son couteau et se mit en garde avant même que ses compagnons aient eu le temps de se retourner. Harry manqua sursauter devant cette apparition soudaine. — Par tous les dieux ! Qu’est-ce que tu veux ? — Et si je commençais plutôt par vous demander ce que vous voulez, tous les trois ? La mince silhouette était vêtue d’une tunique informe et d’un pantalon dont les jambes étaient trop longues ; on apercevait sous l’ourlet des orteils sales. Les bras fins qui sortaient des manches déchirées de la tunique étaient aussi sales que les pieds, et le visage ne paraissait guère plus propre. D’énormes yeux bleus et des pommettes hautes surmontaient une bouche étroite et un menton en pointe. La chevelure auburn, plutôt longue mais mal taillée, volait dans toutes les directions. — Va-t’en, gamin, fit Marcus d’un air impatient. — Gamin ? s’indigna la jeune mendiante. Elle donna un méchant coup de pied dans le tibia de Marcus et s’éloigna en dansant. — Pour ça, tu payeras le double du prix pour mes informations. Marcus grimaça à cause du coup. Harry s’immobilisa, muet d’étonnement. — Alors va-t’en, gamine, répliqua Calis calmement. Ils se remirent en route, mais la fille se précipita pour marcher à reculons à côté de Marcus. — Je sais beaucoup de choses. Vous pouvez demander à tout le monde à Port-Liberté et ils vous diront : « Voulez savoir quelque chose ? Demandez à Brisa ! » — Et Brisa, c’est toi ? dit Harry. — Bien sûr. Marcus et Calis ne répondirent pas, mais Harry expliqua : — Notre capitaine cherche une île pour pouvoir y bâtir une maison. Brisa arrêta de marcher à reculons et bloqua le passage à Marcus. — C’est ça, dit-elle d’un ton moqueur. Marcus fut obligé de s’arrêter tandis que ses compagnons passaient à droite de la fille. Sans masquer son irritation, il la regarda de haut et répéta : — Oui, c’est ça. Il essaya de la contourner, mais elle bougea en même temps que lui, l’empêchant toujours de passer. — Je n’ai pas de temps à perdre avec ces jeux idiots, dit-il en essayant de passer de l’autre côté. Elle recula d’un pas et se prit le talon dans un rouleau de corde. Elle tomba à la renverse et atterrit sur le derrière. Marcus sourit et Harry éclata de rire, tandis que Calis demeurait impassible. Brisa poussa une exclamation de dégoût tandis que Harry passait à côté d’elle. — Allez-y, partez ! cria-t-elle. Quand vous en aurez marre de tourner en rond, revenez me voir ! Marcus se tourna vers elle et la salua, montrant par là qu’il était amusé, chose rare chez lui. Même Calis sourit, tandis que Harry continuait à rire. Les trois garçons rentrèrent tard cette nuit-là. Lorsqu’ils escaladèrent l’échelle à l’endroit où leur bateau était amarré, ils trouvèrent Brisa assise sur une balle de tissu et occupée à manger une pomme. — Pas trop fatigués ? leur demanda-t-elle. Marcus, Calis et Harry échangèrent un regard et passèrent à côté de la fille. Mais elle bondit sur ses pieds et les rejoignit en marchant les mains derrière le dos. — Je sais ce que vous cherchez, chanta-t-elle, comme un enfant lorsqu’il joue. — On t’a dit qu’on était… commença Marcus. — Non, vous n’êtes pas, l’interrompit-elle d’une voix chantante. — On n’est pas quoi ? — À la recherche d’une île pour votre capitaine. Elle prit une dernière bouchée de sa pomme et jeta le trognon dans la mer, par-dessus son épaule. Les mouettes se mirent à crier et plongèrent pour l’attraper. — Qu’est-ce qu’on cherche, alors ? lui demanda Harry, qu’une journée passée en mer à fouiller une demi-douzaine d’îles désertes avait rendu impatient. Brisa croisa les bras. — Quelle valeur ça a pour vous, ce que vous cherchez ? Marcus secoua la tête. — On n’a pas le temps de jouer aux devinettes, fillette. Les trois garçons pressèrent le pas. — Je sais où sont allés les esclavagistes de Durbin, lâcha Brisa. Ils s’arrêtèrent, échangèrent un regard et se retournèrent. Calis revint à l’endroit où se tenait la fille et la prit par le bras, fermement. — Qu’est-ce que tu sais ? répéta Marcus. — Aïe ! s’écria-t-elle en essayant d’échapper à l’étreinte du demi-elfe, qui tint bon. Lâche-moi, ou je ne dirai rien du tout ! Marcus posa la main sur le bras de Calis. — Lâche-la. Le demi-elfe obtempéra et la fille s’écarta. Elle se massa le bras en faisant la moue. — Ta mère ne t’a jamais appris qu’il y a de meilleures façons pour attirer l’attention d’une fille ? (Elle tourna vers Marcus son regard coléreux.) Tu n’es pas si mal, pour un brigand tout débraillé, même si tu serais mieux sans la barbe, je pense. Je voulais être gentille, mais maintenant mon prix a augmenté. — Écoute, intervint Harry pour l’apaiser, qu’est-ce que tu sais et qu’est-ce que tu veux ? — Je sais qu’il y a un mois, des hommes étranges sont venus en ville et ils étaient nombreux. Beaucoup d’autres encore se sont rassemblés dans les îles voisines en faisant de leur mieux pour pas être vus par ceux qui vivent ici, à Port-Liberté. La plupart parlaient keshian, mais avec un accent étrange, que j’avais jamais entendu avant. D’autres sont venus en ville et ont acheté du matériel. Ils sont pas tous venus ensemble, mais ils étaient suffisamment nombreux pour attirer ma curiosité. Si quelque chose ici sort de l’ordinaire, tu peux être sûr que je vais le remarquer. Alors j’ai décidé de fourrer mon nez un peu partout. (Elle sourit.) Je suis douée pour trouver des tas de trucs. Harry ne put s’empêcher de sourire à son tour. — Je n’en doute pas. — Alors, on a un accord ? — Quel est ton prix ? lui demanda Marcus. — Cinquante écus d’or. — Je ne transporte pas autant d’or sur ma personne. — Qu’est-ce que tu dis de ça ? intervint Harry. Il lui tendit une bague en or surmontée d’un rubis facetté. — Où est-ce que tu as eu ça ? lui demanda Marcus. Harry secoua discrètement la tête. — J’ai oublié. Elle vaut deux fois le prix que tu en réclames, ajouta-t-il à l’intention de la fille. — Très bien, approuva celle-ci. J’ai suivi un groupe, marqué leur itinéraire et je suis sortie en bateau un soir après le coucher du soleil. J’ai trouvé leur point de ralliement. Là, il y avait le plus gros navire que j’aie jamais vu, ancré au large de la pointe. Il était noir et ressemblait à une galère quegane, avec de très hauts gaillards d’avant et d’arrière de larges grands-voiles et un sacré nombre de baux Il était haut sur l’eau, alors je me suis dit que ses cales étaient vides, mais des hommes ne cessaient, de faire des allées et venues entre ce navire et l’île d’à côté. Ils ne pouvaient pas échouer ce gros navire sur la plage, alors ils ont été obligés de passer des, jours entiers à amener des hommes et du matériel par chaloupe. D’après ce qu’il y avait sur la plage, je dirais qu’ils s’apprêtaient à faire un long voyage, peut-être même jusqu’à l’autre bout de l’empire. Ils avaient aussi des patrouilles et j’ai dû rentrer pour pas me faire attraper. « Quelques semaines plus tard, j’ai vu d’autres bateaux qui naviguaient entre les îles, mais qui restaient loin de Port-Liberté. La curiosité m’a pris, ajouta-t-elle avec un grand sourire, et je suis retournée sur l’île. Cette fois, j’ai vu que la plupart des hommes étaient emmenés sur le grand navire. Mais une dizaine de petits bateaux ont déposé beaucoup de prisonniers sur l’île. C’étaient six esclavagistes de Durbin qui s’en occupaient. — Comment tu sais que c’est ça qui nous intéresse ? lui demanda Harry, qui tenait toujours la bague. — Vous êtes sur un navire du royaume, et tous les prisonniers parlaient la langue du roi. Un célèbre capitaine refait surface après plus de trente ans d’absence – tout ça me paraissait trop gros pour être une simple coïncidence. Votre capitaine, c’est vraiment un pirate, mais vous autres, vous êtes bien trop propres et polis ; vous devez appartenir à la marine du royaume. Vous êtes venus chercher ces prisonniers, pas vrai ? Harry lança la bague dans les airs et Brisa l’attrapa au vol. — Où ont-ils emmené les prisonniers ? — Deux îles plus loin, à l’ouest, du côté sous le vent, répondit la jeune fille. Elle s’éloigna en courant et ajouta par-dessus son épaule : — Quand vous reviendrez, je pourrai vous en dire plus. — Comment on fait pour te retrouver ? cria Harry. — Vous n’avez qu’à demander Brisa, tout le monde me connaît, répondit la fille. Sur ce, elle disparut entre deux bâtiments. Cette même nuit, plusieurs membres de l’équipage du Rapace repérèrent en ville le capitaine aux tatouages et firent passer le mot à leurs compagnons. Nicholas et Ghuda firent une apparition inattendue à la taverne préférée de Render. Ils choisirent de s’asseoir suffisamment près pour être à portée de voix d’une conversation normale. Aussitôt, Render et ses hommes se turent. — C’est juste une question de temps, n’est-ce pas ? demanda Nicholas au bout d’un moment, assez fort pour que tout le monde dans la pièce puisse l’entendre. — Tôt ou tard, approuva Ghuda. Il n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait le Prince mais décida de rentrer dans son jeu. — Un de ces jours, un bateau va arriver de la Côte sauvage, en apportant la nouvelle de l’attaque. Plus de commerce, plus de pillage, et ça pendant des années. Alors tous les marchands de la cité vont mettre la maison du gouverneur sens dessus dessous pour avoir la tête du coupable au bout d’une pique. Et je serai ravi de la leur donner, ajouta Nicholas en jetant un coup d’œil à Render, qui lui rendit son regard, furieux. Le capitaine chuchota quelque chose à l’oreille de deux des hommes assis à sa table, puis se leva et quitta la taverne. Les deux individus gardèrent les yeux fixés sur Ghuda et Nicholas, comme pour les mettre au défi de suivre leur capitaine. Le prince se contenta de s’adosser au dossier de sa chaise et d’attendre. Le lendemain, Anthony, Nakor, et Amos quittèrent Port-Liberté à l’aube, en compagnie de Marcus, pour explorer l’île dont avait parlé Brisa. Ils y arrivèrent trois heures plus tard. Comme tant d’autres îles de la région, celle-ci s’était formée des siècles plus tôt à la suite de perturbations volcaniques. Du côté sous le vent, on ne trouvait aucune plage, juste une haute falaise inhospitalière, érodée par la mer et le vent et couverte de broussailles et de mauvaises herbes ramenées par les oiseaux marins. Ils mirent une heure pour contourner l’île et arrivèrent finalement dans une crique peu profonde. Un immense bâtiment se dressait sur la plage, protégé par de grands rochers qui le dissimulaient à la vue de tous, sauf de ceux qui venaient directement dans la crique. Il n’y avait aucune trace d’une quelconque présence sur l’île. Ils échouèrent leur voilier sur le sable et commencèrent à examiner les alentours. — De nombreux bateaux sont entrés et sortis de cette crique récemment, annonça Amos en désignant les traces sur le sable. Une large piste couverte d’empreintes menait au bâtiment. — S’il y avait eu beaucoup de vent ou une grosse averse, on ne les aurait pas vues, ajouta le capitaine. Elles ont été faites il y a quelques jours à peine. Ils se rendirent au bâtiment, une construction rudimentaire, ouvrirent les grandes portes et entrèrent. La puanteur de déjections humaines récentes se mêlait à une odeur plus nauséabonde encore. Un nuage de mouches s’éleva dans les airs, ce qui permit aux quatre hommes de découvrir qu’elles se nourrissaient de cadavres éparpillés sur le sol. Amos jura et les compta rapidement. — Il y en a plus d’une douzaine. Marcus ravala la bile qui lui montait à la bouche et se força à examiner le corps le plus proche. Il s’agissait d’un jeune garçon, qui gisait suffisamment près de l’entrée pour que la lumière permette de l’étudier facilement. — Il est mort dans la douleur, annonça le jeune homme. Amos secoua la tête. — J’ai déjà vu cette expression auparavant. Nakor examina un autre cadavre. — Ils sont morts depuis trois, peut-être quatre jours. La peau est toute gonflée et les mouches ont eu le temps de pondre des œufs. Amos balaya la pièce du regard. — On n’est pas là pour faire un pique-nique, Marcus. Si tu veux nous attendre dehors… Le jeune homme savait que l’amiral essayait de l’épargner, au cas où sa sœur et Abigail se trouveraient parmi les morts. — Non, dit-il sèchement. Ils se frayèrent un chemin à travers cette scène de barbarie. Au centre de la pièce, Amos découvrit quelque chose qui le fit jurer abondamment. — Par les furoncles de Banath ! s’exclama-t-il en invoquant le dieu des voleurs et des pirates. Six hommes vêtus de l’uniforme de la guilde des esclavagistes de Durbin gisaient sur le sol, le corps criblé de flèches. Amos s’agenouilla à contrecœur pour examiner l’un des cadavres et lui retira son masque noir, dévoilant le tatouage de la guilde. — Ce sont de véritables esclavagistes de Durbin, murmura-t-il, épouvanté. Qui oserait ainsi braver le courroux de la guilde ? Mais en réalité, il savait qu’il s’agissait de ces mêmes ennemis impitoyables qui avaient pris le contrôle de la guilde des assassins à Krondor pour l’utiliser à leurs propres fins. C’étaient eux également qui avaient perpétré la plus grande fraude de toute l’histoire de Midkemia en hissant la bannière du légendaire Murmandamus pour obliger les nations du Nord – Moredhels et gobelins – à envahir le royaume. Ils étaient les seuls à pouvoir tuer six maîtres de la guilde des esclavagistes de Durbin en toute impunité, car aucun homme au monde ne savait où vivaient les prêtres-serpents panthatians. On savait seulement qu’ils résidaient sur une terre lointaine au-delà de la mer. Anthony fit le tour du bâtiment, le visage impassible en dépit du carnage. Les prisonniers qui étaient trop faibles pour poursuivre le voyage avaient été égorgés. — Regardez, il n’y a qu’une seule fille, là-bas. Tous se précipitèrent. — C’est Willa, annonça Anthony. Elle travaillait dans les cuisines. Nakor désigna un autre cadavre, un homme qui était mort avec son pantalon en bas des chevilles. — Celui-là était un homme mauvais. Il a essayé de violer la pauvre fille avant de la tuer, expliqua-t-il comme s’il pouvait lire le passé, et quelqu’un l’a assassiné pour avoir essayé. Le petit homme secoua la tête et balaya la pièce du regard. — C’est cruel de rassembler des enfants ici comme s’il s’agissait d’un troupeau ; mais les laisser pendant des jours en compagnie des morts et des mourants, c’est inhumain. — Personne n’a dit que les coupables de ces méfaits sont humains, Isalani, murmura Amos. Anthony continua à faire le tour de la pièce comme s’il cherchait quelque chose. Alors qu’Amos était sur le point de donner l’ordre du départ, le magicien découvrit quelques bouts de tissu arrachés d’une tunique ou d’une robe. Il les prit et les examina. Brusquement il écarquilla les yeux. — Margaret ! s’exclama-t-il en montrant un morceau de tissu qui avait servi de bandage. — Comment le savez-vous ? lui demanda Amos. — Je le sais, c’est tout, affirma le magicien. C’est elle qui portait ça. Marcus l’examina à son tour. — Est-elle blessée ? Regardez le sang qu’il y a dessus. Anthony secoua la tête. — Je crois… qu’elle l’a utilisé pour panser les blessures de quelqu’un d’autre. — Comment pouvez-vous en être sûr ? lui demanda le frère de la jeune femme. — Je… je le sais, c’est tout, répéta Anthony. Amos regarda autour de lui. — Cette attaque a été planifiée bien à l’avance et ils ont paré à toute éventualité. La plupart des participants venaient peut-être de Kesh ou d’ailleurs mais je dirais qu’au moins une centaine de pirates venus de Port-Liberté y ont pris part. « Le problème va être d’en retrouver un qui y a participé et qui voudra bien parler, ajouta-t-il comme ils quittaient le bâtiment pour revenir au voilier. Ceux qui sont à l’origine de l’attaque ont probablement bien payé leurs hommes et nous avons vu qu’ils sont prompts à châtier ceux qui leur désobéissent. Peu de gens vont accepter de trahir ces maîtres-là. Il faut que tu retrouves cette fille, Marcus, et que tu lui fasses dire ce qu’elle sait. Les quatre hommes gardèrent le silence pendant le voyage de retour. Ils arrivèrent à l’auberge du Dauphin Rouge au coucher du soleil. En entrant dans leur salle privée, Amos découvrit Harry, qui les attendait. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Render a presque failli défier Nick aujourd’hui, répondit l’écuyer en souriant. À midi, il a décidé de déjeuner dans une autre taverne, mais l’un de nos hommes l’a aperçu, alors Nick est arrivé et s’est assis tout près de lui. Render est parti ; on l’a retrouvé dans une troisième taverne, où Nick a également fait une apparition. Render a commencé à crier après lui. Il ne va pas bien. Nos marins ont commencé à répandre tout un tas de rumeurs au sujet de l’attaque de la Côte sauvage, et les habitants de Port-Liberté commencent à se demander s’il ne s’est pas passé quelque chose. Il y a suffisamment de gens par ici qui savaient qu’un coup se préparait ces derniers mois et ils sont de plus en plus enclins à nous croire et à douter de la parole de Render. « Si on profitait d’une soirée de sixdi particulièrement chaude en commençant à payer des tournées à ceux qui veulent bien nous écouter raconter comment Render a miné tout le monde pour les cinq prochaines années, je parie qu’ils le traîneraient à l’extérieur et qu’ils le pendraient haut et court sans lui accorder le bénéfice du doute, plaisanta le jeune homme en secouant la tête. La petite lueur de joie s’éteignit dans les yeux de Harry, qui redevint sérieux. — Je crois que Render en a assez. La rumeur prétend qu’il va appareiller demain ou après-demain pour aller attaquer la côte keshiane. Il paraît qu’il cherche des marins supplémentaires. Amos se gratta le menton. — Des hommes en plus, hein ? Il risque de s’en prendre à Nicholas ce soir, si c’est ce qu’il a en tête. Render peut s’en sortir de deux façons différentes. S’il est intelligent, il appareillera tard ce soir pour ne plus jamais remettre les pieds à Port-Liberté. Mais il n’a jamais eu la réputation d’être très intelligent. Il est malin et rusé, ça oui, mais pas intelligent. Amos réfléchit un long moment avant de poursuivre. — Si je connais bien ce cannibale, alors je dirais qu’il va essayer de s’emparer de mon navire par la même occasion – c’est pour ça qu’il a besoin d’hommes supplémentaires. Il va tuer Nick, ajouta-t-il comme pour lui-même, en rejeter la faute sur moi et exiger que je sois pendu, ce qui lui permettra de récupérer le meilleur navire de guerre que ces îles aient connu, tout ça en l’espace d’une seule nuit. — Alors qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Marcus. — On le laisse essayer, pardi, répliqua Amos, Harry, va chercher Ghuda, Nick et tous les hommes que tu pourras trouver et ramène-les ici. L’écuyer obéit et quitta la pièce. — Anthony, essaie de trouver ceux qui pourraient savoir quelque chose au sujet de ce bâtiment où étaient retenus les prisonniers ; ils ont peut-être amené leurs propres charpentiers avec eux, mais ils n’ont sûrement pas transporté tout ce bois. Et ne va pas t’attirer des ennuis, surtout. Anthony et Marcus quittèrent la pièce à leur tour. — Je me demande comment le magicien a su que le tissu appartenait à Margaret ? demanda Amos, songeur. Nakor sourit. — Il est magicien. Et en plus, il est amoureux d’elle. — Vraiment ? s’étonna le capitaine. Je le croyais dépourvu de la moindre émotion. L’Isalani secoua la tête. — Il est timide, mais il l’aime. C’est pour ça qu’il la trouvera, le moment venu. Amos plissa les yeux. — Voilà que vous jouez à nouveau les mystérieux. Nakor haussa les épaules. — Je vais faire la sieste. Il va y avoir beaucoup de bruit par ici dans quelques heures. Il fit basculer sa chaise jusqu’à ce qu’elle s’appuie contre le mur, et ferma les yeux. Quelques instants plus tard, il se mit à ronfler doucement. — Mais comment il fait ça ? murmura Amos en regardant le petit homme endormi. *** Le navire gémit. — Écoute ! s’exclama Margaret. Abigail la regarda en faisant preuve de peu d’intérêt. — Qu’est-ce qu’il y a ? — On a changé de direction, expliqua son amie. Tu ne sens pas la différence dans la façon dont le navire bouge ? — Non. Et alors ? rétorqua Abigail d’un ton neutre. Même si elles avaient droit à une cabine pour elles toutes seules grâce à leur rang, et à de la bonne nourriture, la jeune fille ne parvenait pas à sortir de sa dépression. Parfois, il lui arrivait encore de pleurer sans pouvoir se retenir. — Jusqu’à présent, on se dirigeait vers le sud, et je m’attendais à ce qu’on tourne vers l’est pour franchir les passes des Ténèbres, mais on est en train de tourner à tribord – à droite ! ajouta Margaret lorsqu’elle s’aperçut qu’Abigail ne connaissait pas ce terme. On va en direction du sud-ouest. Abigail secoua la tête sans comprendre. Puis une lueur d’intérêt apparut dans ses yeux. — Qu’est-ce que ça signifie ? Margaret sentit l’étau de la peur se refermer sur elle sans laisser la moindre place à l’espoir. — On ne va pas à Kesh, chuchota-t-elle. Les putains riaient tandis que les hommes leur lançaient des insultes amicales pour les accueillir. Nicholas vida son septième ou huitième verre de vin. De l’autre côté de la pièce, Render était assis en compagnie de cinq de ses hommes et leur parlait à voix basse. Le prince et le capitaine pirate n’avaient cessé de se lancer des regards furieux pendant presque une heure, et Ghuda et Harry avaient bruyamment supplié Nicholas d’arrêter de boire. Il les avait ignorés et avait commencé une heure plus tôt à proférer des menaces contre Render. Au début, ceux qui ne se tenaient pas à côté du prince pouvaient à peine l’entendre, mais depuis cinq minutes, presque tout le monde comprenait clairement ce qu’il disait. Nicholas se leva en titubant et traversa la pièce en direction de la table de Render. Ghuda et Harry furent lents à réagir ; lorsqu’ils le rattrapèrent, trois des cinq hommes de Render étaient déjà debout, la main sur la poignée de leur épée. — Je vais t’arracher le cœur, espèce de salaud ! cria Nicholas. Le silence s’abattit sur la pièce. — Par tous les dieux, je jure que tu vas payer pour ce que tu as fait. Render lui jeta un regard furieux, tandis que Ghuda et Harry faisaient reculer le jeune homme. — Emmenez cet ivrogne loin d’ici avant qu’on mette fin à son malheur, cria l’un des compagnons du capitaine pirate. — Tu pourrais essayer, répliqua Ghuda sur le même ton. Ça pourrait même être amusant. Son calme et les différentes armes visibles sur sa personne suffirent à mettre un terme à ces menaces. Render se leva et pointa un index accusateur dans leur direction. — Tout le monde a entendu. Cet homme n’a cessé de me menacer. Si jamais il y a la moindre bagarre, ce sera de sa faute, et celle du capitaine Trenchard. Je jure devant toute cette assemblée que je ne lèverai la main que pour me défendre ! Nicholas fit mine de se débattre, essayant d’atteindre le capitaine pirate, mais Ghuda et Harry le retinrent. Ils durent le traîner à l’extérieur de la taverne et furent presque obligés de le porter. Ils l’aidèrent à remonter le boulevard et entrèrent dans l’auberge du Dauphin Rouge. Ils se rendirent immédiatement dans la salle privée qu’avait louée Amos. Nicholas se redressa dès qu’il eut franchi la porte. — Comment vas-tu ? lui demanda Harry. — Je n’ai jamais bu autant d’eau aussi vite. Où est le pot de chambre ? Harry le lui montra et Nicholas se soulagea. — Tu penses qu’on peut faire confiance au tavernier ? — Non, répliqua Ghuda, mais je lui ai donné assez d’or et je l’ai suffisamment menacé pour qu’il se taise encore pendant un jour ou deux. — Maintenant, on attend, conclut le prince. Un peu avant l’aube, un groupe d’hommes s’introduisit dans la salle commune du Dauphin Rouge. Un petit garçon qui travaillait au bar et qui dormait sous une table se réveilla aussitôt. Il était de son devoir de garder la salle et d’avertir l’aubergiste si des clients arrivaient à une heure indue ou si des mendiants et des voleurs entraient dans la pièce. Mais lorsqu’il vit que les intrus avaient l’épée au clair, le gamin recula sous la table et se tapit contre le mur. Il n’avait pas l’intention de donner l’alarme quand tant de brigands se trouvaient si près. Il les laissa monter l’escalier. Au moment où les intrus atteignaient la porte la plus éloignée, toutes les autres s’ouvrirent et des hommes armés bondirent dans le couloir. Le son de l’acier contre l’acier résonna et le combat commença pour de bon. Nicholas et Ghuda se tenaient sur le seuil de leur chambre. Deux des brigands firent mine de s’avancer dans leur direction, mais la présence de soldats entre eux et leurs proies les en dissuadèrent. Puis un cri résonna au sommet de l’escalier et couvrit le bruit des combats. — Assez ! Au nom du shérif, arrêtez de vous battre. Les hommes qui s’étaient fait piéger dans le couloir firent demi-tour. Certains essayèrent de se tailler un chemin pour descendre l’escalier. Mais ils se retrouvèrent rapidement encerclés par une douzaine d’hommes armés de gourdins et d’épées, qui furent obligés de tuer deux des brigands avant de maîtriser les autres. Ceux qui, dans le couloir, n’avaient pas bougé, se regroupèrent et l’un d’eux cria : — On ne résistera pas ! Nicholas sourit à Ghuda. — C’est Render, dit-il avec un air de sombre satisfaction. Amos et Harry sortirent par l’une des autres portes en compagnie de William l’Hirondelle. Anthony, Marcus et Nakor sortirent d’une autre pièce. Ils suivirent les acolytes de Render dans l’escalier. En bas, dans la salle commune, Patrick de Duncastle et une douzaine de ses hommes attendaient pour arrêter les brigands. Amos s’approcha du gamin qui se cachait toujours sous la table et lui donna une pièce d’or. — Tu as bien fait. Va dire à ton maître que je le remercie de m’avoir laissé utiliser l’auberge. Le gamin partit. Amos poussa Render dans la grande pièce située derrière la salle commune. Quatre des capitaines de Port-Liberté s’y trouvaient réunis derrière une table. Render vint s’agenouiller devant eux. William l’Hirondelle rejoignit ses pairs. — Si c’est vrai, Amos avait raison, Render et ses hommes sont venus dans l’intention de le tuer. Il prit place à la table et ajouta : — Tu connais la loi, Render. Nous te confisquons ton navire ; quant à toi, tu vas être jeté au trou. — Non ! On m’a dupé ! — Avant que vous jetiez ce déchet dehors, j’ai certaines questions à lui poser, intervint Amos. Ses réponses pourraient vous intéresser. L’Hirondelle regarda les autres capitaines, tous présents à l’exception de Peter la Terreur. Ils hochèrent la tête. — Qui t’a payé pour attaquer la Côte sauvage ? Render lui cracha au visage, et Amos répondit en le frappant de son poing ganté. Le capitaine pirate heurta durement le sol et resta allongé là, le sang coulant sur le menton. — Je n’ai pas le temps de m’amuser avec toi, Render, et surtout je n’en ai pas envie, reprit Amos en s’agenouillant près de lui. Si nous te jetions dehors en faisant savoir que tu as détruit tout commerce avec la Côte sauvage pour les cinq années à venir, que tu as travaillé pour des esclavagistes de Durbin et que tu as empêché les autres capitaines et leurs équipages de toucher leur part du butin, combien de temps faudra-t-il, à ton avis, avant que les habitants de Port-Liberté te mettent en pièces ? Render écarquilla les yeux mais ne répondit pas. — Pense aux putains qui ne verront plus leur or maintenant que les bateaux ne viendront plus de Crydee, de Carse ou de Tulan. Pense aux hommes de ce port qui n’auront plus de navires à attaquer. Pense aux honnêtes marchands qui n’auront plus de marchés à proximité et devront se rabattre sur Elarial ou les Cités libres. — Nous avons entendu les rumeurs, Amos, intervint l’Hirondelle. Est-ce donc vrai ? — Oui, William, c’est vrai. Ce bâtard a conduit plus d’un millier d’hommes sur la Côte sauvage le mois dernier et a rasé le château des ducs de Crydee. La forteresse de Barran a été détruite et Carse et Tular ont également été touchées – on ne sait pas à quel point, mais nous supposons le pire. Vous ne pourrez guère tirer profit du duché dans les années à venir que ce soit au moyen du commerce ou du pillage. William l’Hirondelle se leva, blême de rage. — Espèce d’idiot ! cria-t-il à l’intention de Render. Toute la flotte de guerre du royaume va nous tomber dessus ! Et tout ça pour quoi ? Le capitaine pirate refusa de répondre, mais Amos lui prit l’un de ses lobes distendus et tordit le fétiche qui y était accroché. L’homme poussa un cri de douleur. — Sans doute pour plus d’or qu’il ne pouvait honnêtement en voler en une seule vie de pirate – vous feriez mieux d’envoyer des hommes inspecter les cales de son navire – à moins que… Amos attrapa la bourse à la ceinture de Render et en renversa le contenu. Une bague en forme de serpent tomba sur le sol, parmi les pièces d’or et les gemmes. Amos la prit et la tendit à William l’Hirondelle. — Avez-vous déjà vu un bijou semblable à celui-ci ? L’Hirondelle l’examina avant de la passer aux autres capitaines. Tous répondirent qu’ils n’avaient jamais rien vu de tel. — Qu’est-ce qu’il est pour eux ? demanda Nicholas. Un employé ou un simple pion volontaire ? Amos attrapa Render par le bras et l’obligea à se relever. — Il n’a pas le courage ou la conviction d’un fanatique religieux. C’est un serviteur que l’on paye. — Amos, nous te remercions pour cet avertissement, dit l’Hirondelle. Nous devons nous préparer à la vengeance du royaume. « Quant à toi, Render, ajouta-t-il en agitant l’index, tu seras pendu à l’aube. Et tous les hommes de ton équipage seront vendus. — Faites ce que vous voulez de ses hommes, mais j’ai besoin de Render, intervint Amos. — Pourquoi ? — Pour trouver ceux dont il a exécuté les ordres. — Nous ne pouvons pas le laisser partir, Amos, dit l’Hirondelle. Sinon, quelle valeur aurait la charte des capitaines ? Amos haussa les épaules. — Cette charte vaut ce qu’elle a toujours valu : pas grand-chose. C’est un traité qui ne tient que par la peur, et la peur est toujours en conflit avec l’envie. Jusqu’ici, personne n’avait encore violé la charte parce que le profit à en tirer n’était pas assez grand. Mais un jour quelqu’un est arrivé avec plus d’or que Render n’a de bon sens. D’ailleurs, en parlant d’idiot, ajouta Amos en balayant la pièce du regard, où est Peter la Terreur ? — On lui avait ordonné de venir, affirma l’Hirondelle. L’amiral soupira. — Envoyez vos hommes à sa recherche. Je pense qu’il y avait deux imbéciles impliqués dans cette attaque. Où était la Terreur le mois dernier ? — On croyait qu’il était à la recherche d’une proie sur la Triste Mer. — Trouvez-le avant qu’il avertisse ses maîtres que vous êtes à leur recherche, insista Amos. Pour ma part, je vous propose un marché. — Lequel ? demanda l’Hirondelle. — Si vous me laissez interroger Render, je vous promets qu’aucune flotte ne viendra s’en prendre à Port-Liberté en guise de représailles. L’Hirondelle plissa les yeux. — Et comment peux-tu faire une promesse pareille ? — Parce que je suis l’amiral du royaume de l’Ouest. Les cinq capitaines échangèrent un regard. — Donc, tu faisais plus que proposer tes services en échange du pardon lorsque tu m’as pourchassé le long de la côte quegane, résuma l’Écarlate. Amos hocha la tête. — Laissez-moi vous expliquer en détail. Ensuite ce sera à vous de décider. Nous n’avons ni le temps ni l’intérêt de mettre un terme à votre entreprise. Nous sommes à la recherche de la fille du duc Martin et des autres prisonniers de Crydee. Quelqu’un a mis Render et la Terreur sur l’affaire en leur envoyant un millier d’hommes, y compris des assassins tsuranis et des esclavagistes de Durbin. Il leur raconta ce qu’il savait de l’attaque et conclut : — Nous avons donc plus urgent à faire que de mettre un terme à la façon dont vous gagnez votre vie. — Qu’est-ce qui nous empêcherait de te retenir ici comme otage, Amos ? lui demanda l’Hirondelle. — Rien, sinon qu’il n’y a qu’un seul moyen pour empêcher Arutha d’envoyer sa flotte raser cette cité, c’est de lui ramener sa nièce en un seul morceau et de la rendre à sa famille, espèce d’idiot ! rugit l’amiral. J’ai besoin de te faire un dessin ? — Et nous pouvons rendre le marché profitable pour tout le monde, ajouta Nicholas. — Comment ? voulut savoir l’Hirondelle. — Le commerce n’a jamais été l’un de mes points forts, mais je sais que vous vous êtes enrichis parce qu’on a besoin des produits que vous fournissez. (Il dévisagea chacun des cinq capitaines.) Pendant un an, le royaume n’exercera aucune représaille contre Port-Liberté. Puis un navire du royaume viendra vous rendre visite. Tous ceux qui seront restés sur l’île se verront pardonner leurs crimes passés, du moment qu’ils jurent fidélité au royaume et qu’ils ne transgressent pas la loi. Tous ceux qui choisiront de ne pas prêter serment seront libres de partir et de recommencer leur vie ailleurs. — Et nous dans tout ça ? le défia l’Écarlate. — Vous y gagnerez la paix de l’esprit, pour commencer, annonça Marcus. — Et Kesh et Queg vous accorderont leur protection au cas où les Isliens commenceraient à se dire que ça ferait joli sur une carte si vous faisiez partie de leur royaume, promit Ghuda. — Kesh, Queg, le royaume, ça ne fait pas grande différence, rétorqua l’Hirondelle. Ça signifie toujours un gouverneur, des collecteurs d’impôts, des lois et tout le reste. — C’est vrai en partie, admit Nicholas. Vous ne pourrez plus jouer aux pirates. Amos sourit. — On devient tous un peu vieux pour chasser les navires marchands comme des gamines à la fête du solstice d’été, William. L’Hirondelle hocha la tête. — C’est vrai, mais pourquoi on resterait, Amos ? Si cet endroit doit devenir un nouveau port du royaume… — Et si Port-Liberté continuait à accueillir les navires sans leur faire payer de droits de douane ? intervint Nicholas. Si un négociant pouvait venir ici et livrer ses marchandises légalement sans avoir besoin de payer une taxe au royaume ? — Alors certains continueraient à venir ici, admit l’Hirondelle, même si c’est un long détour entre Queg et le royaume, à condition d’avoir des marchandises de grande valeur. Amos tenta de rappeler le jeune prince à l’ordre. — Le roi ne va jamais laisser faire ça, Nick. — Je pense que si. Nous avons clairement vu quel danger peut représenter Port-Liberté. Ça vaut la peine de perdre quelques rentrées d’argent si on peut faire régner l’ordre par ici. Kesh laisse bien les capitaines de Durbin aller et venir librement. Pourquoi le royaume ne ferait-il pas la même chose avec Port-Liberté ? — Pourquoi pas, en effet, admit l’amiral. — Peux-tu obtenir l’accord du roi, Amos ? — Je ne pense pas, William. Mais son neveu le pourra sûrement, ajouta-t-il en plaçant la main sur l’épaule de Nicholas. — Son neveu ? répéta l’Écarlate. — Tout ça ne sort pas de cette pièce, il vous faudra prêter serment. Ce sera à vous de décider comment expliquer la situation à la population. Mais ce gamin n’est autre que le fils du prince de Krondor, et le cousin de Margaret, la jeune fille qui a été enlevée. — Et je suis son frère, Marcus. Mon père est le duc de Crydee. Le jeune homme plissa légèrement les yeux en pensant à son père, mais ne perdit pas son calme pour autant. — Est-ce qu’on a le choix ? demanda l’Hirondelle. — Tu n’en as pas vraiment le droit, répondit Amos, mais on va quand même t’en donner un. Vous avez un an pour y réfléchir. Nicholas tendit la main. — Donnez-moi du papier et une plume pour que je puisse écrire un mot à l’intention de mon père ou de la personne qui viendra ici au printemps, au cas où on ne reviendrait pas. D’ici un an, à cette époque de l’année, il faudra avoir pris votre décision. L’Hirondelle accepta. — Patrick ? fit le prince. — Oui, euh… Altesse ? — Les choses resteront en l’état, mais si les capitaines parvenaient à convaincre les habitants d’accepter notre marché avant le terme convenu, vous agirez en tant que haut shérif du roi, ici, à Port-Liberté. Êtes-vous d’accord ? Patrick hocha la tête et recula. — Les cinq capitaines ici présents recevront des lettres de marque qui leur permettront de devenir l’escadron de l’Ouest de la flotte krondorienne, reprit le prince. Vous aurez l’air plus convaincants lorsque mon père se présentera ici au printemps prochain si les couleurs du royaume flottent au sommet des mâts de vos navires. Amos se tourna vers Render. — Maintenant, tu vas nous dire ce qu’on a besoin de savoir, espèce d’assassin ! La seule question, c’est est-ce que tu veux qu’on s’y prenne avec la manière douce ou avec la manière forte ? Render lui cracha au visage. — J’exige de faire valoir mes droits de capitaine, selon la charte du conseil ! On ne fait pas encore partie de ton maudit royaume, Trenchard ! Tu n’as aucun droit sur moi, et j’exige la justice personnelle ! Amos se tourna vers les autres capitaines. — Vous n’allez pas… — Il le faut, Amos, l’interrompit l’Hirondelle. Nous n’oserons pas violer la charte jusqu’à ce que les habitants de cette ville aient accepté les lois du royaume. Si nous agissions autrement… — Mais vous avez dit que je pourrais questionner Render si je faisais en sorte d’empêcher le royaume de se venger sur Port-Liberté ! rugit Amos. — Nous avons signé la charte du conseil avec notre sang ! cria Morgan, tandis que les autres approuvaient bruyamment. S’il y a un serment qu’il nous faut honorer de ce côté-ci de l’enfer, c’est bien celui-là ! — Tu as fait partie de la confrérie pendant assez longtemps pour le savoir, Amos, ajouta William l’Hirondelle. Qui que tu sois, tueur, voleur ou blasphémateur, nous t’accueillerons parmi nous, mais si tu es un parjure, aucun homme ne naviguera plus jamais avec toi. Morgan regarda le prisonnier. — Je serais ravi de te remettre moi-même le cœur de ce traître, Trenchard, mais c’est notre parole qui nous lie. Si on revenait dessus maintenant, alors on ne vaudrait pas mieux que lui. Amos hocha la tête. — Très bien, Render, dit-il en retirant son chapeau et sa veste. Puisque tu souhaites faire valoir tes droits de capitaine… — Non ! s’exclama le renégat. Pas toi, Trenchard. Lui ! Il désigna Nicholas du doigt. — C’est le gamin qui l’a accusé, admit l’Hirondelle, et la charte interdit aux capitaines de se battre entre eux. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’enquit le prince. Amos s’approcha de lui. — En tant que capitaine, Render a le droit de se défendre en duel. C’est toi qui dois le tuer. Nicholas eut l’air surpris. — Je n’ai jamais tué personne, Amos, murmura-t-il. Ce dernier jeta un coup d’œil à Render, qui venait de retirer sa veste et sa chemise, dévoilant les tatouages bleus qui lui couvraient le dos et la poitrine. — Eh bien, je ne vois pas qui tu pourrais haïr encore plus, mon garçon, répondit Amos. Voici l’homme qui est responsable du meurtre de ta tante Briana et qui a enlevé ta cousine et la petite dont tu es si amoureux. Il était clair, à voir l’expression de son visage, que Nicholas n’était pas convaincu. — Je ne sais pas si je peux… juste le tuer. — On ne te laisse pas le choix, fiston. Si tu refuses, il sort d’ici en homme libre. — Ils ne peuvent pas… — Ils peuvent et ils le feront. Ici, on n’est pas au royaume, et ton rang ne signifie rien. Il baissa la voix et posa les mains sur les épaules de Nicholas. — Il faut que tu saches qu’il va certainement essayer de te tuer si tu lui en laisses la possibilité, alors évite. S’il gagne, il sort d’ici avec le droit de passage et la garantie qu’on ne le pourchassera pas. C’est la loi des capitaines. C’est pour ça qu’il faut que tu le tues. — Mais les filles ? On ne saura pas… — Ces types – il désigna les capitaines – s’inquiètent moins des prisonniers que de leur propre carcasse. Donne-leur seulement la chance de réfléchir et ils décideront peut-être de te garder en otage au cas où ton père se ramènerait ici avec toute sa flotte. Inquiète-toi d’obtenir des informations quand tu auras réussi à rester en vie, Nicholas, insista Amos, dont la voix et le visage reflétaient une sincère inquiétude. Il faut que tu le tues. Nicholas hocha la tête et retira son manteau et son baudrier. Rapidement, les autres débarrassèrent la salle commune de ses tables et de ses chaises. L’Écarlate dessina un large cercle à la craie sur le plancher de l’auberge. L’Hirondelle posta un homme armé d’une arbalète sur les marches de l’escalier. — Le principe est simple, expliqua-t-il. Vous entrez tous les deux dans le cercle, mais un seul en sortira vivant. Si l’un d’entre vous tente de fuir le cercle, il sera jugé coupable et abattu. Les deux combattants entrèrent dans le cercle qui faisait à peine plus de six mètres de diamètre. — C’est comme le couloir d’escrime au palais, chuchota Harry à l’oreille de Nicholas. Garde ton attention fixée sur sa lame. Le jeune prince hocha la tête. Une partie de leur entraînement s’était déroulée dans un couloir étroit où ils devaient se battre en duel sans pouvoir avancer rapidement ou se déplacer trop loin d’un côté ou de l’autre sous peine de se voir infliger une blessure. Dans ce genre de duel, il n’était guère utile de savoir comment placer ses pieds ; seul comptait le travail de la lame. Render prit un gros sabre et le leva devant son visage, puis se mit en garde en faisant passer l’arme derrière sa tête. Nicholas tendit son sabre devant lui, car il savait que son adversaire était susceptible de lui flanquer un coup de taille soit pour bloquer une attaque, soit pour lui faire sauter la tête des épaules. — Que Banath, le dieu des voleurs et des pirates, donne à celui qui est dans son bon droit la force de vaincre. Nicholas se mit en garde et ressentit brusquement une terrible douleur au pied gauche. Puis la lame de Render siffla dans les airs et le prince eut à peine le temps de lever son sabre pour parer le coup. Il sentit le choc se répercuter tout le long de son bras. À ce moment, le prince comprit qu’il ne s’agissait plus d’un exercice et qu’il n’avait pas affaire à un adversaire civilisé. Il faisait face à un homme déterminé à le tuer. La peur s’empara du cœur du jeune homme, une terreur profonde, proche de la panique. Mais les heures d’entraînement quotidien qu’il avait subies pendant des années le sauvèrent. Ses réflexes fonctionnèrent à la place de son esprit et il réussit à parer chacun des coups de son adversaire. En moins d’une minute, Render ne lança pas moins d’une dizaine d’attaques, chacune contrée par Nicholas. Son pied lui faisait mal dès qu’il s’appuyait dessus, et chaque fois la douleur était pire que la précédente. Le prince sentit l’odeur aigre de sa propre sueur agresser ses narines. La terreur le poussait à survivre, mais il n’avait pas encore lancé de contre-attaque. Harry l’encourageait de son mieux, mais les autres observaient un silence glacial. Render ne cessait de presser son adversaire, mais Nicholas lui opposait toujours une solide défense. Son pied lui faisait mal au point de lui donner envie de hurler, de se laisser tomber sur le sol et de s’y rouler en boule jusqu’à ce que la douleur brûlante et lancinante disparaisse. Mais il savait qu’il mourrait s’il faisait cela. Render lui donna un autre coup de taille. Le prince s’obligea à parer le coup et à contre-attaquer. Le capitaine couvert de tatouages recula en chancelant car il ne s’attendait pas à pareille riposte. Cependant Nicholas ne profita pas de l’ouverture, car la douleur remonta le long de sa jambe et fit trembler son genou gauche. Il recula en regardant Render droit dans les yeux et s’obligea à respirer lentement. — Ça va faire mal, mais tu vas vivre, se dit-il à voix basse. Ce n’est qu’une douleur que tu peux ignorer. Render avança, méfiant désormais, puisqu’il avait eu un aperçu de la vivacité du jeune homme. Ce dernier attendit sans bouger, suivant des yeux chacun des mouvements du capitaine. Le prince veilla à conserver son équilibre, son poids équitablement réparti sur ses deux jambes, même si son pied gauche lui faisait horriblement mal. Puis, brusquement, Render fut sur lui en exécutant une série de coups combinés, en haut, en bas, puis de nouveau en haut, ce qui obligea Nicholas à reculer. Il para chaque série de coups et concentra toute son attention sur la lame de son adversaire. L’odeur âcre de la peur, son pied douloureux, l’environnement – il mit tout cela de côté et se perdit dans le rythme du combat. Puis Render tendit trop le bras en voulant exécuter une nouvelle attaque haute. Nicholas bondit et atteignit le pirate à l’épaule où il lui fit une profonde entaille. Le sang jaillit sur la peau blanche et les tatouages bleus, mais Render ne parut pas s’en préoccuper. Nicholas s’avança puis recula aussitôt. Il perdit sa concentration en s’éloignant de Render et sentit de nouveau la douleur remonter le long de sa jambe, ce qui lui coupa le souffle. Il vacilla. Render pressa de nouveau son attaque, sentant bien que quelque chose gênait le jeune homme. Nicholas parvint à bloquer juste à temps un coup de taille porté en direction de son cou, mais reçut un coup terrible au coude. Pratiquement aveuglé par la douleur, il riposta et abattit son sabre sur les côtes de Render, que la souffrance fit suffoquer. Le pirate recula, mais le prince sentit ses doigts commencer à s’engourdir. Il transféra son sabre dans la main gauche et cligna des yeux pour s’éclaircir la vue. Render se tenait les côtes. Brusquement, Nicholas entendit Amos crier : — Il t’a laissé une ouverture, fiston ! Tue-le ! Non sans maladresse, le jeune homme redressa son sabre, mais la vision de Render parut se clarifier au même moment. En dépit du sang qui coulait de son épaule et de sa blessure au flanc, il sourit. Nicholas essaya d’avancer, mais la douleur envahit de nouveau son pied gauche, qui était désormais son point d’appui. Il recula et Render bondit en avant. Nicholas rassembla toutes ses forces pour parer cette nouvelle attaque, balaya la lame de Render et riposta. La pointe de son sabre entra au creux de l’estomac du pirate qui écarquilla les yeux, incrédule, tandis que le sang jaillissait de son nez et de sa bouche. Pendant quelques instants, ses yeux ne quittèrent pas ceux de Nicholas ; ils ne contenaient ni peur ni haine, ils étaient simplement interrogateurs, comme si Render demandait au prince : « Pourquoi ? » Puis il s’effondra. Les hommes se rassemblèrent autour de Nicholas. — Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Amos. Le jeune homme mit un certain temps à comprendre la question. Sa jambe commença à trembler. Brusquement, elle céda sous lui. Mais Marcus et Harry le retinrent et l’empêchèrent de tomber. — Mon pied… murmura Nicholas. On le transporta jusqu’à une chaise toute proche où on le fit asseoir. Il laissa Harry lui retirer sa botte gauche et fit la grimace lorsqu’il vit son pied, couvert d’un énorme hématome noir et violet. — Dieux, murmura Harry. On dirait qu’un cheval t’a marché dessus. — Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Amos. Nakor secoua la tête sans répondre. Au bout d’un moment, la douleur commença à diminuer, de même que la coloration du pied. La vision du prince s’éclaircit. — Qu’est-ce que tu as dit, Amos ? lui demanda-t-il enfin. — Je t’ai demandé ce qui n’allait pas. — Oh, à propos de mon bras ? Nicholas regarda son bras mais n’y vit aucune trace de sang. En remontant sa manche, il découvrit sur son coude une marque très rouge qui s’assombrissait rapidement. Mais il n’y avait pas la moindre trace de coupure ou de fracture. — Je t’ai vu t’exercer pendant des heures de la main gauche, lui rappela Harry. Qu’est-ce qui t’a gêné à ce point ? — Je ne sais pas. Mon pied… Amos et les autres se penchèrent et virent que le pied de Nicholas n’avait plus rien d’anormal. — Il a changé ! s’exclama Ghuda. Le jeune homme secoua la tête. — Ça m’a fait mal. Quand j’ai posé le pied par terre, j’ai ressenti une douleur cuisante qui n’a fait qu’empirer tout au long du combat. — Est-ce que tu as toujours mal ? demanda le petit Isalani. Nicholas se leva et appuya dessus de tout son poids. — Un peu, seulement… Non, ça ne me fait plus mal. Nakor hocha la tête sans faire de commentaires. Amos se tourna vers les autres capitaines. — Voilà, vous avez eu votre justice. Marcus, Harry, emmenez quelques-uns des garçons et accompagnez le shérif. Ça ne te dérange pas, Patrick ? — Pas du tout, répondit l’intéressé. — Marcus, quand tu auras réuni l’équipage de Render, dis-leur que j’achèterai personnellement la liberté de celui qui saura nous dire qui a emmené les filles et où il allait. Interroge-les un par un, parce que ces bâtards vont tous essayer de te mentir. Marcus hocha la tête et quitta la pièce en compagnie de Harry. Amos se retourna et s’aperçut que Nicholas ne pouvait détacher les yeux du corps sans vie de Render. Livide, le jeune homme paraissait sur le point de vomir. Amos lui posa la main sur l’épaule. — Ne t’inquiète pas, fiston. Tu t’y habitueras. Les larmes montèrent aux yeux du prince qui répliqua : — J’espère que non. Ignorant les regards que lui lançaient les hommes autour de lui, il prit sa veste et monta lentement l’escalier pour retourner dans sa chambre. Nicholas dormit tard le lendemain. L’arrestation des hommes de Render s’était déroulée plus facilement que prévu, car tout l’équipage se trouvait à bord de son navire, la Dame des Ténèbres, et attendait de recevoir l’ordre de s’emparer du Rapace. Les hommes du shérif encerclèrent le navire pirate à l’aide d’une dizaine de chaloupes et menacèrent de le brûler jusqu’à la quille si l’équipage ne rendait pas immédiatement les armes. Il n’en fallut pas plus pour qu’ils obéissent. Amos avait déjà remarqué qu’ils étaient moins résolus que les marins du royaume, car ils naviguaient pour un butin et non pour un salaire. Ils revinrent à Port-Liberté cinq heures après l’aube mais Nicholas, épuisé par le duel, dormait encore. Un bruit de course dans l’escalier accueillit le prince lorsqu’il ouvrit la porte de sa chambre. Harry, hors d’haleine, se tenait au sommet des marches. — Qu’y a-t-il ? demanda Nicholas à son ami. — Tu ferais mieux de venir avec moi. Il se précipita à nouveau dans l’escalier, et le prince le suivit. En bas, dans la grande pièce privée qu’Amos utilisait comme quartier général, les jeunes gens trouvèrent leur amiral en pleine conférence avec William l’Hirondelle et Patrick Duncastle. Amos leva les yeux lorsqu’ils entrèrent. — Ils sont morts, dit-il abruptement. — Qui ? demanda Nicholas. Il avait peur qu’Amos fasse référence aux prisonniers et prononce les noms de Margaret et d’Abigail. — Les hommes de Render. Ils sont tous morts. Le prince plissa les yeux en essayant de digérer la nouvelle. — Tous ? — Oui, tous, répondit Patrick, dont le visage n’était plus qu’un masque de rage à peine contenue. Ainsi que six de mes hommes. Quelqu’un a empoisonné l’eau de la prison et tué tout le monde la nuit dernière. J’ai perdu cinq gardes et un cuisinier. — Personne n’a survécu ? — Tu parles d’une sale histoire. La nourriture était trop salée, alors ils ont tous réclamé de l’eau. On n’est pas cruels, on leur en a donné. Les gardes avaient mangé la même chose que les prisonniers. Maintenant, ils sont tous morts. — Ce n’est pas tout, intervint Amos. — On a retrouvé une dizaine de cadavres ici et là dans la cité, ajouta l’Hirondelle. — Sûrement d’autres hommes qui ont participé à l’attaque, commenta Amos. Si on voulait mettre la main sur Peter la Terreur et son équipage, je parie qu’on les retrouverait au fond de la mer, et les six assassins tsuranis avec, probablement. Quelqu’un essaie de couvrir ses traces. — Ils sont tous morts ? ne put s’empêcher de répéter Nicholas, stupéfait. Amos acquiesça. — C’est facile à faire si tu as assez de fanatiques sous la main et s’ils sont prêts à mourir pour toi. C’est plus facile d’ailleurs d’empoisonner l’eau d’un navire que celle d’une prison. Et je mettrais ma main à couper qu’on va retrouver encore une vingtaine de cadavres en ville avant la tombée de la nuit. C’est pas que je plaigne les chiens qui ont attaqué la Côte sauvage, mais j’aurais bien aimé en bousculer un ou deux pour en tirer des informations. — Je vais faire passer le mot dans la rue pour faire comprendre, à tous ceux qui ont participé à l’attaque avec Render et la Terreur qu’ils auront une meilleure chance de rester en vie s’ils se dénoncent, proposa Patrick. — Je ne pense pas que ça servira à grand-chose, répliqua Amos en se levant. Tu as une prison pleine de cadavres et c’est suffisant pour faire de ta promesse un mensonge. — Bon sang, Amos, je ferai en sorte qu’aucun inconnu ne s’approche de ceux qui viendront se dénoncer, protesta le shérif. L’amiral secoua la tête. — Et c’est toi qui prétends que je suis resté trop longtemps dans le droit chemin, Patrick. Qu’est-ce que tu ferais, toi, si tu avais participé à l’attaque ? La même chose que moi. Tu irais te terrer dans les collines en te nourrissant de fruits et d’œufs d’oiseaux jusqu’à ce que tu te dises que la chose qui veut ta mort a quitté l’île. L’Hirondelle regarda Amos, les yeux étrécis. — La chose ? Tu ne veux pas plutôt dire la personne ? demanda-t-il en baissant la voix. — Mieux vaut que tu ne saches pas de quoi je parle, William. Marcus, Harry, vous savez ce qu’il vous reste à faire ? Marcus hocha la tête. — Il faut retrouver cette fille. Le fils du duc de Crydee se réveilla avec le sentiment de ne pas être seul. Ghuda lui fit signe de garder le silence tout en tendant la main vers son épée. Puis une voix résonna dans la pénombre. — Je t’avais dit que tout ce que t’avais à faire, c’était de demander autour de toi et que je te trouverais. Brisa était assise au pied du lit de Marcus, qui se sentit embarrassé. Il tendit aussitôt la main pour attraper sa tunique et son pantalon. — Qu’est-ce que tu sais de l’endroit où on a emmené les prisonniers ? Brisa étudia le jeune homme qui essayait de s’habiller tout en restant assis sous les couvertures. — Tu as un joli corps, mauvais garçon, répliqua-t-elle avec un sourire effronté. C’était quoi, ton nom, déjà ? — Marcus, répondit brutalement le jeune homme. — Tu sais que tu es très mignon quand tu es en colère ? ajouta Brisa, toujours souriante. Marcus s’immobilisa quelques instants, puis finit de s’habiller sous les couvertures. Ensuite, ignorant les plaisanteries de la jeune fille, il repoussa les draps et enfila ses bottes. — Qu’est-ce que tu as trouvé ? — Quel est ton prix ? — Qu’est-ce que tu demandes ? demanda Marcus d’un ton aigre. — Je croyais que tu m’aimais bien, répliqua Brisa en feignant la moue. Le jeune homme, à bout de patience, tendit la main et agrippa le bras maigre de la jeune fille. — Je ne te trouve même pas… Une dague apparut comme par magie contre sa carotide. Marcus lâcha Brisa, qui reprit : — Là, c’est mieux. Je n’aime pas qu’on m’attrape comme ça. Si tu m’avais laissé ne serait-ce que la moitié d’une chance, je t’aurais probablement montré comment j’aime être attrapée, mais maintenant, tu m’as mise de mauvaise humeur et c’est de l’or que je veux. Alors Ghuda saisit le bras de Brisa de manière vicieuse et éloigna la dague de la gorge de Marcus. — Assez joué, jeune fille, dit le vieux mercenaire. Et n’essaie pas de prendre l’autre dague dans ta botte. Je te casserai le bras avant que tu la touches. Il attendit un moment, puis la relâcha. — Très bien, fit Brisa d’un air renfrogné. Donnez-moi mille écus d’or et je vous dirai ce que vous voulez savoir. — Qu’est-ce qui te fait croire qu’on va te donner une somme pareille ? demanda Marcus. Elle lui lança un regard noir. — Je sais que vous payerez. Marcus hésita un instant avant de répondre : — Attends ici. Il revint quelques minutes plus tard en compagnie d’Amos et de Nicholas. — La fille prétend savoir ce qui s’est passé quand les prisonniers ont quitté l’île. Elle réclame mille écus d’or pour nous le dire. Amos hocha rapidement la tête. — Tu les auras. Maintenant, dis-moi où sont les prisonniers. — L’or d’abord. Amos fulmina, avant de céder. — Très bien. Allons-y. — Où ça ? demanda Nicholas. — Au navire. Il fit un signe de tête à l’intention de Ghuda, qui s’empara de nouveau de la fille. — Hé ! se plaignit-elle. — Je ne transporte pas mille écus d’or sur moi, petite. L’or se trouve dans ma cabine. Je ne te ferai aucun mal, tu as ma parole. Mais si tu me mens, on te balancera par-dessus bord et tu rentreras à la nage. Brisa les accompagna en ronchonnant mais sans se débattre. Amos rassembla rapidement les membres de son équipage qui dormaient à l’auberge et conduisit tout ce petit monde sur les quais. La plupart des marins étaient déjà à bord du Rapace ; les autres les rejoignirent en compagnie de l’amiral. Celui-ci vint trouver son second, monsieur Rhodes, et s’entretint avec lui pendant quelques instants. Puis il conduisit Nicholas et Brisa jusqu’à sa cabine. Marcus et les autres restèrent sur le pont. Amos entra dans sa cabine. Il fit signe à la jeune fille de s’asseoir et donna l’ordre à Nicholas de rester devant la porte, pour en bloquer l’issue. — Maintenant, fillette, dis-moi où sont les prisonniers. — Mon or d’abord, exigea Brisa. Amos s’avança jusqu’au bureau, derrière lequel était dissimulée une petite trappe dans le sol. Il l’ouvrit et en sortit un sac, qui rendit un son métallique. Il le déposa sur le bureau et défit le cordon de cuir. Puis il plongea la main à l’intérieur et en retira une poignée de pièces d’or qu’il montra à la jeune fille. — Voici l’or. Maintenant, dis-nous ce que tu sais. — Donnez-le-moi. — Tu l’auras quand tu nous auras dit où sont les prisonniers. Brisa hésita. Pendant quelques instants, Nicholas crut qu’elle allait les laisser dans une impasse, mais elle finit par céder. — Très bien. Quand j’ai dit à ton ami que j’avais suivi certains de ces coupe-jarrets jusqu’à l’endroit où ils retenaient les prisonniers, je ne lui ai pas tout dit. Elle fit une pause. — Continue, l’encouragea Amos. — Il y avait un navire ancré en eaux profondes, loin de l’île. Je n’avais jamais rien vu de pareil, et pourtant j’en ai vu, des navires, à Port-Liberté. (Elle décrivit le navire à Amos.) Plus d’une vingtaine d’embarcations transportaient des gens entre l’île et le bateau. Je ne me suis pas trop approchée, mais je sais qu’ils emmenaient tout le monde et qu’ils s’apprêtaient à déserter l’île. — Où sont-ils allés ? — Je ne suis pas restée assez longtemps pour le voir, mais ils n’avaient qu’un seul passage navigable, et ils ont dû faire voile vers le sud pendant quelques jours. Leur navire tirait plus d’eau que celui-ci, alors vous devez sûrement savoir de quoi je parle. Amos acquiesça. — S’il a un tel tirant d’eau, il a probablement dû faire voile vers le sud pendant une semaine afin de ne pas heurter les récifs de corail qui entourent les îles. — Donc, tu ne sais pas où ils sont allés, conclut Nicholas. Pourquoi on devrait te donner l’or ? — Parce qu’il y a deux jours, un navire marchand de Kesh est arrivé en provenance de Taroom. Un grain l’a poussé à l’ouest et il a dû tourner nord-est pour revenir sur Port-Liberté. L’un des marins m’a dit qu’il était de quart dans la vigie deux jours avant d’arriver au port et que c’est là qu’il a aperçu le plus gros bateau qu’il ait jamais vu, noir comme la nuit, qui faisait voile vers le couchant. — Le couchant ! répéta Amos. Le soleil se couche au sud-ouest à cette époque de l’année. — Mais Kesh se trouve à l’est, rappela Nicholas. — Et l’archipel se trouve à l’ouest, pas au sud-ouest, renchérit Brisa. — Il n’y a rien par là-bas, ajouta le prince. C’est la Mer sans Fin. — Une fois, ton père m’a montré de vieilles cartes…, murmura Amos, songeur. — Celles de Macros le Noir ! s’exclama Nicholas. Ces cartes qui montraient d’autres continents. Amos se tut un moment puis hocha la tête. — Ouvre la porte. Le prince obéit. Le second se tenait dans le couloir. — Monsieur Rhodes, faites savoir aux hommes restés à terre que je veux que l’équipage se réunisse le plus vite possible. On part avec la marée du soir. — Oui, capitaine. Brisa se leva de son siège. — Je veux mon or ! — Tu l’auras quand on reviendra, répliqua Amos. — Quand on reviendra ? répéta la jeune fille, crachant presque. Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai envie de vous suivre à l’autre bout du monde ? Amos lui fit le sourire le plus diabolique que Nicholas ait jamais vu. — C’est moi qui décide, fillette. Et si je m’aperçois que tu nous as envoyés à la poursuite d’un fantôme, ça risque de te prendre beaucoup plus de temps pour rentrer à la nage. Brisa bondit, armée de sa dague, mais Nicholas s’était préparé à une telle réaction et fit sauter la lame des mains de la jeune fille avec son épée. — Reste tranquille, dit le prince en pointant son épée sur elle pour souligner ses propos. Nul ne te fera de mal tant que tu ne chercheras pas les ennuis. Les personnes que nous recherchons sont importantes pour nous. Si tu mens, ça ira mal. Mieux vaut nous dire la vérité maintenant. Brisa ressemblait à un animal acculé. Ses yeux ne cessaient de bouger, balayant la pièce à la recherche de la moindre issue. Mais comme il n’y en avait aucune, elle finit par céder. — Je ne mens pas. La description du marin comportait trop de détails ; nous avons vu le même navire. Il était à six heures au sud de l’écueil des Têtes, à l’ouest de l’île des Trois Doigts. Vous connaissez ? Amos acquiesça. — Je connais. — Faites le point une heure avant le coucher du soleil, avec le soleil à cinq degrés à tribord. Vous vous retrouverez pile poil sur la trajectoire du navire noir. Amos hocha la tête. — Si ton information se révèle exacte, tu auras ton or, et plus encore. Je vais faire préparer un lit pour toi dans la pièce où on range les cordages. Reste loin de mes hommes ; si tu commences à chercher les ennuis, je t’enfermerai à clé dans la pièce des chaînes, qui est beaucoup moins confortable. Compris ? Brisa hocha la tête, l’air maussade. — Je peux partir maintenant ? demanda-t-elle en relevant crânement le menton. Amos se leva. — Oui, tu peux. Nicholas ? — Oui, capitaine ? — Surveille-la jusqu’à ce qu’on soit trop loin du rivage pour qu’elle essaie de regagner le port à la nage. Si elle fait mine de courir vers le bastingage, assomme-la. Nicholas sourit d’un air contrit. — Avec plaisir, capitaine. La jeune fille lui lança un regard noir, chargé de colère, et quitta la cabine, quelques secondes à peine avant lui. Chapitre 11 LA POURSUITE Margaret frissonna. — Qu’y a-t-il ? lui demanda Abigail. — C’est encore cette… étrange sensation. La jeune fille ferma les yeux. — Quoi d’autre ? Raconte-moi, insista sa compagne. Depuis un mois, une à deux fois par jour, Margaret ressentait une étrange impression, qu’elle comparait parfois à un frisson, ou à une sensation de picotement qui parcourait tout son corps. Ce n’était ni douloureux ni menaçant, simplement étrange. — Ça se rapproche, annonça-t-elle. — Qu’est-ce qui se rapproche ? — Ce qui est à l’origine de cette sensation. Margaret se leva et se rendit à la fenêtre. On leur avait donné une cabine à l’arrière du bateau, au-dessus du gouvernail. Elle n’était pas large, car située un niveau ou deux en dessous de celle du capitaine, mais elle avait au moins le mérite de disposer d’une fenêtre plus large que le minuscule hublot qui éclairait leur première cabine ! La pièce était meublée d’un divan, installé au pied des deux lits calés sous la fenêtre et séparés par une petite table. Les repas étaient servis par des hommes silencieux qui refusaient d’engager la conversation même la plus innocente. Deux fois par jour, si le temps le permettait, on venait chercher les jeunes filles pour les emmener sur le pont afin de les laisser prendre l’air et se dégourdir les jambes. Le temps changeait et se réchauffait. Margaret trouvait cela étrange, puisque le début de l’hiver approchait. L’équipage, cependant, ne paraissait guère s’en formaliser, pas plus qu’il ne s’étonnait du fait que les journées rallongeaient. Margaret méditait à voix haute sur ces étrangetés climatiques, mais Abigail s’en désintéressait totalement. Margaret grimpa sur son lit et ouvrit la petite fenêtre, suffisamment large pour lui permettre de sortir la tête par l’ouverture et de regarder le gros gouvernail fendre les eaux tourbillonnantes. Les deux jeunes filles appréciaient le fait de pouvoir renouveler l’air de leur cabine après avoir passé des journées entières dans la cale de navires plus petits. Margaret se demandait souvent comment allaient les autres prisonniers, moins chanceux qu’elles, car même s’ils disposaient de leurs propres couchettes, il n’y avait pas d’air frais et peu de lumière dans le quartier réservé aux esclaves. La porte s’ouvrit sur un visage familier. Arjuna Svadjian les salua en s’inclinant à sa façon étrange, les paumes des deux mains pressées l’une contre l’autre et l’extrémité de ses doigts devant le visage. — J’espère que vous allez bien. Il s’agissait, les deux jeunes filles l’avaient compris, de salutations formelles. Tous les jours, cet homme venait leur rendre visite et engageait avec elles une conversation qui, en apparence, ne rimait à rien. Son physique ou son attitude n’avaient rien de menaçant ; de taille moyenne, il portait une barbe taillée de près et des vêtements classiques mais faits à partir de matériaux nobles. Il donnait l’impression d’être un homme d’affaires prospère et aurait même pu, s’il s’était aventuré à l’intérieur du royaume, se faire passer pour un négociant venu d’un lointain port impérial. Au début, la conversation était la bienvenue, car elle faisait oublier à Margaret et à Abigail la monotonie de leur situation. Cette cabine était peut-être plus confortable que la précédente, mais elle n’en restait pas moins une cellule. Puis, invariablement, les jeunes filles commençaient à se montrer difficiles, en donnant aux questions d’Arjuna des réponses dénuées de sens ou se contredisant délibérément. Ces deux tactiques le laissaient complètement indifférent, car il se contentait d’écouter tout ce qu’elles disaient. De temps en temps, il se faisait accompagner d’un autre homme, qu’elles avaient rencontré le premier jour et qui se prénommait Saji. Il parlait peu et s’arrêtait parfois pour écrire quelque chose sur un parchemin qu’il transportait toujours avec lui. Le reste du temps, il se contentait d’observer la scène. — Aujourd’hui, je voudrais vous demander de me parler davantage de votre oncle, ce prince Arutha, expliqua Arjuna. — Pourquoi, pour que vous puissiez mieux vous préparer à lui faire la guerre ? L’accusation n’éveilla chez cet homme aucune irritation ni amusement. — Il est difficile de mener une guerre par-delà une mer aussi grande, se contenta-t-il de répondre. Il ne fit aucun autre commentaire et reprit l’interrogatoire. — Est-ce que vous connaissez bien le prince ? — Non, pas très bien. Il n’était pas homme à laisser transparaître ses émotions devant les deux jeunes filles. Pourtant, la façon dont il se pencha légèrement en avant donna à Margaret l’impression que cette réponse le ravissait. — Cependant, vous l’avez rencontré ? — Quand j’étais petite, oui. — Et vous ? reprit-il en se tournant vers Abigail. Avez-vous rencontré ce prince Arutha ? La jeune fille secoua la tête. — Mon père ne m’a jamais emmenée à la cour. Arjuna chuchota quelques mots d’une langue étrangère à l’oreille de Saji, qui écrivit des signes sur son parchemin. L’interrogatoire se poursuivit. Les questions n’avaient en apparence rien à voir avec celles posées lors des précédents entretiens. En fin de matinée, les filles commençaient souvent à s’ennuyer et à se sentir fatiguées et frustrées, mais Arjuna, lui, ne semblait jamais se lasser. À midi, on servait aux deux prisonnières un léger repas, mais lui ne mangeait pas et se contentait de ralentir la fréquence de ses questions afin qu’elles puissent déjeuner. Le menu, très simple, se composait de biscuits, de viande, de fruits séchés et d’un verre de vin. Elles avaient appris à manger toute la nourriture qu’on leur apportait car, un jour, Abigail avait refusé de toucher à son repas. Deux des hommes silencieux étaient entrés et l’un avait tenu la jeune fille tandis que l’autre la nourrissait de force. « Vous devez conserver vos forces et rester en bonne santé », tel avait été l’unique commentaire d’Arjuna. Après le déjeuner, il les pria de l’excuser et quitta la pièce. Les deux filles l’entendirent rentrer dans la cabine à côté de la leur. Margaret se précipita vers la cloison qui séparait les deux pièces et tenta de surprendre la conversation, comme à chaque fois qu’Arjuna entrait dans cette cabine. Il y consultait régulièrement un mystérieux passager. Le reste du temps, personne n’entrait dans cette cabine. Une fois, Margaret, bravement, avait demandé qui était ce passager, mais Arjuna avait ignoré la question en y répondant par une autre. La jeune fille entendait à peine leur conversation, réduite à un vague murmure, et ne parvenait pas à distinguer les mots que les deux voix prononçaient. Puis, brusquement, elle éprouva de nouveau cette sensation de picotement, plus forte que jamais. Au même moment, une voix poussa un cri d’alarme dans la cabine d’à côté, et le bruit de quelqu’un qui se rendait à la fenêtre traversa la cloison. Margaret jeta un coup d’œil sur sa gauche et aperçut une silhouette encapuchonnée qui se penchait hors de la fenêtre de l’autre cabine. La silhouette tendit le bras en désignant un point derrière le navire et s’exclama : — She-cha ! Ja-nisht souk Svadjian ! Margaret recula précipitamment, le visage livide et les yeux écarquillés. — Que se passe-t-il ? demanda Abigail, que l’expression de sa compagne inquiétait. Margaret tendit la main pour prendre celle de la jeune fille. — J’ai aperçu notre voisin, murmura-t-elle en serrant très fort la main de son amie. Il… Cette chose… a sorti le bras et… il était couvert d’écailles vertes. Les yeux d’Abigail se remplirent de larmes. — Si tu recommences à pleurer, je te giflerai si fort que tu auras vraiment une raison de pleurer, l’avertit Margaret. — J’ai peur, protesta Abigail d’une voix tremblante. — Et moi, tu ne crois pas que j’ai peur aussi ? Il ne faut pas qu’ils sachent qu’on a vu cette chose. — J’essaierai de ne rien dire. — Il y a autre chose. — Quoi ? — On nous suit. Abigail écarquilla les yeux et parut reprendre espoir pour la première fois depuis leur capture. — Comment le sais-tu ? De qui s’agit-il ? — Cette chose à côté de nous a ressenti la même chose que moi, et elle s’est plainte en disant qu’un navire était en train de nous rattraper. — Tu as compris ce qu’elle disait ? — J’ai compris son intonation, et elle n’avait pas l’air ravie. Je commence à comprendre la sensation que j’éprouve, finalement. — C’est vrai ? — Oui. Je sais qui nous suit. — Qui ? — Anthony. — Anthony ? répéta Abigail d’un ton déçu. — Il n’est pas seul, je te le promets. C’est sûrement sa magie que je ressens. Je me demande pourquoi moi je peux la ressentir et pas toi ? ajouta Margaret d’un air songeur. Abigail haussa les épaules. — Qui peut comprendre la magie ? — Tu crois que tu arriverais à te glisser par cette fenêtre ? Abigail y jeta un coup d’œil avant de répondre : — Je pourrais si je ne portais pas cette robe. — Alors il faudra la retirer, décréta Margaret. — À quoi tu penses ? — À la seconde où je vois un navire derrière nous, j’ai l’intention d’abandonner celui-ci. Tu es bonne nageuse ? Abigail secoua la tête et parut effrayée à l’idée de répondre. — Est-ce que tu sais nager, au moins ? lui demanda Margaret d’un ton incrédule. — Je sais un peu barboter, si l’eau n’est pas trop agitée. — Elle passe sa vie entière au bord de la mer et elle me dit qu’elle sait un peu barboter, grommela Margaret en toisant son amie d’un air dur. Tu vas barboter et j’essaierai de t’aider s’il le faut. Si un navire nous suit, on ne restera pas longtemps dans l’eau. — Et s’ils ne nous voient pas ? — Tu t’inquiéteras de ça le moment venu, répliqua Margaret. Elle éprouva de nouveau cette étrange sensation de picotement. — Ils arrivent, annonça-t-elle. *** Anthony tendit le bras. Amos regarda dans la direction qu’il lui indiquait. — Deux degrés à bâbord, monsieur Rhodes, ordonna-t-il. Nicholas, Harry et Marcus observèrent le magicien pendant une minute ou deux. — Je ne sais pas comment il peut être aussi sûr de lui, fit remarquer Harry. Tout le monde à Crydee disait qu’il n’était pas un très bon magicien. — Ce n’est peut-être pas un très bon magicien, mais Nakor affirme qu’il sait où se trouvent… les filles. Nicholas était sur le point de dire « Margaret » mais se hâta de changer sa phrase, vu les sentiments que l’écuyer éprouvait pour la jeune fille. — Nakor est sûr qu’Anthony est sur la bonne piste, ajouta le prince. Et Pug a dit de suivre les conseils de Nakor. Amos demandait à Anthony d’utiliser sa magie trois fois par jour, au lever du soleil, à midi et à la tombée de la nuit, pour corriger leur cap. Nakor se trouvait à la proue et discutait avec Calis. Ghuda se tenait un peu plus loin, perdu dans ses pensées. Harry jeta un coup d’œil en direction de l’horizon. — Je n’arrive pas à comprendre comment il arrive à les retrouver sur cette mer qui n’en finit pas. Ça me dépasse. Nicholas ne pouvait qu’être d’accord avec lui. À l’exception de quelques nuages blancs, au nord, le ciel était vide, comme l’océan. Rien ne venait perturber la surface de l’eau, toujours en mouvement. Au cours des trois premières semaines, ils avaient aperçu des îles ici et là, qui faisaient toutes partie de l’archipel du Couchant et qui venaient briser la monotonie du voyage. Passé l’excitation de se savoir relativement proches de leur proie, l’équipage avait sombré dans la routine. Cependant, la tension n’en demeurait pas moins grande. Lorsque le temps le permettait, Marcus faisait les cent pas sur le pont, comme un animal en cage. Lorsqu’il pleuvait, il restait assis à l’intérieur à broyer du noir. Nicholas et Harry prêtaient main forte à l’équipage chaque fois que c’était possible, afin de combattre l’ennui, et commençaient à devenir de bons marins au long cours. Le travail constant et la maigre nourriture leur avaient donné à tous les deux une apparence svelte et élancée. Le temps passé dans la mâture ou sur le pont avait donné à Nicholas un teint hâlé. La peau claire de Harry n’y avait pas résisté et avait brûlé, si bien qu’Anthony avait donné un onguent au jeune homme pour apaiser la douleur. Depuis, sa peau était devenue brune, comme s’il avait vécu toute sa vie sur une plage. Nicholas s’était rasé la barbe tandis que Marcus l’avait laissée pousser. La ressemblance entre les deux cousins était toujours là, mais moins flagrante qu’avant. Les autres aussi avaient adopté leur propre routine. Nakor et Anthony passaient la plus grande partie de leur temps à discuter de magie, ou de « tours » comme l’Isalani persistait à les appeler. Ghuda, pour sa part, semblait content de rester seul, même si on l’apercevait parfois en grande conversation avec Calis. Plus le navire avançait vers l’inconnu et plus l’inquiétude allait croissant à bord du bâtiment, car Amos avait donné l’ordre de diminuer les rations. Lorsqu’ils avaient appareillé, il avait eu l’impression d’avoir à bord assez de provisions. Mais ne sachant pas si la terre se trouvait juste au-delà de l’horizon ou à des semaines de distance, il avait préféré faire durer les provisions. Avec la faim qu’amenait inévitablement le rationnement, l’équipage avait réalisé qu’il naviguait dans des eaux inconnues. Ils n’avaient pas vu la terre depuis un mois, leur dernier contact avec les îles du Couchant n’étant rien d’autre qu’un pitoyable enfilement de bancs de sable et de corail qu’on pouvait difficilement appeler des îles. Après les avoir laissés derrière eux, il n’y eut plus rien d’autre que la mer. Nicholas savait qu’il existait un autre continent au-delà de l’océan. Il acceptait cette réalité parce que c’était ce que son père lui avait raconté. Mais voilà qu’il se tenait sur le pont d’un navire au beau milieu de ce que l’on appelait communément la Mer sans Fin, en route pour un continent où aucun homme du royaume ne s’était jamais aventuré. Malgré tous ses efforts, il n’arrivait pas à écarter cette petite voix tenace, celle du doute, qui lui disait : « Les marins ont peut-être raison ; la carte pourrait être fausse. » Seules deux choses permettaient à l’équipage de rester calme et de vaquer à ses occupations comme si de rien n’était : leur entraînement dans la marine royale et la fermeté d’Amos. Ils ne croyaient peut-être pas le magicien capable de leur indiquer où se trouvait le navire noir devant eux, mais s’il y avait bien un homme capable de leur faire traverser la Mer sans Fin et de les ramener à bon port, c’était l’amiral Trask. Nicholas regarda en haut du grand mât. La vigie était à son poste, dans l’espoir d’apercevoir le navire qu’ils poursuivaient. Amos avait déduit, d’après la description de Brisa, qu’il s’agissait d’un galion, un type de navire que l’on trouvait à Queg autrefois et qui était parfois doté de bancs de rames. Si tel était le cas, le bateau devait être beaucoup plus lent que le sien. Amos pensait être capable de le rattraper avant qu’il atteigne son lointain port d’attache, malgré ses dix jours d’avance ou plus. Nicholas l’espérait de tout cœur, car plus il s’ennuyait et s’agitait à bord du Rapace, plus son esprit dérivait et se plaisait à imaginer ses retrouvailles avec Abigail. Le souvenir amer de la mort de Render continuait également à s’imposer à la mémoire du prince de temps à autre. Malgré tous ses efforts, il n’arrivait pas à oublier la sensation du sabre dans sa main lorsqu’il l’avait enfoncé dans l’estomac du pirate. Même lorsqu’il s’exerçait à l’épée avec Marcus, Harry ou Ghuda sur un pont en pente, il s’attendait à ressentir cette soudaine différence, étrangement douce, d’une lame acérée qui tranchait la chair au lieu de heurter la lame de l’adversaire. Rien que le fait de penser au sang ou à la mort rendait le prince malade. Il en avait parlé avec Harry et Ghuda, mais aucun d’eux ne pouvait l’aider à affronter ce sentiment de saleté qui lui collait à la peau. Il avait beau essayer de justifier la mort de Render, de se rappeler qu’il s’agissait de l’homme qui avait tué sa tante, détruit des centaines de vies et réduit une ville prospère à un tas de mines fumantes, Nicholas n’arrivait pas à se donner l’impression d’avoir agi correctement. Cependant, il savait qu’il ne valait mieux pas aborder le sujet avec Marcus, car comment aurait-il pu exprimer devant son cousin le regret d’avoir tué l’un des hommes qui avaient assassiné sa mère et enlevé sa sœur ? D’autre part, le jeune homme n’avait parlé à personne de sa plus grande peur : que si le besoin s’en faisait sentir, il ne serait peut-être pas capable de tuer à nouveau. Brisa apparut sur le pont et Nicholas ne put s’empêcher de sourire. Cette fille ne ressemblait à aucune des personnes qu’il avait connues. Elle l’amusait. D’une certaine façon, elle lui rappelait un peu son « oncle James », l’un des conseillers du roi à Rillanon et ancien compagnon de son père. Aujourd’hui, James était baron de la cour du roi et se rendait régulièrement à Krondor avec sa femme et ses enfants. Nicholas avait entendu dire que lorsqu’il était enfant, James était voleur dans les rues de Krondor. Il y avait quelque chose en lui de sauvage et d’audacieux, dissimulé sous la surface, et Nicholas retrouvait la même chose chez Brisa, même si chez elle, c’était moins profondément dissimulé. Ces deux qualités assortaient d’ailleurs avec une régularité inquiétante en présence de Marcus. Nicholas et Harry échangèrent un regard. Le prince surprit un sourire sur le visage de son écuyer, amusé par l’attitude de Brisa qui se dirigea droit sur eux, les yeux fixés sur Marcus. Pour des raisons qu’aucun d’eux n’arrivait à comprendre, la jeune fille s’était clairement prise d’affection pour le fils du duc de Crydee, qui avait pourtant souvent l’air sévère. Dans tous les cas, elle adorait le taquiner dès que l’occasion s’en présentait. Souvent, Nicholas se demandait si son attitude provocante était bien une plaisanterie, car elle se conduisait parfois de manière scandaleuse. Elle se sentait chez elle au milieu des marins car, bien qu’elle fût une fille et que certains membres de l’équipage croyaient à cette étrange superstition concernant les femmes à bord des navires, elle était capable de jurer aussi bien que les meilleurs d’entre eux, grimpait dans le gréement comme un singe et racontait les blagues les plus grossières. Amos s’était inquiété à l’idée que certains des plus jeunes marins tentent de profiter de la présence de Brisa à bord et provoquent des conflits au sein de l’équipage. Mais cette inquiétude s’était révélée sans fondement, car la mince jeune fille, avec sa chevelure en bataille et ses grands yeux bleus, avait réussi à transformer presque tous les marins en grands frères de substitution. Tous auraient été ravis d’assommer le premier qui tenterait d’abuser de « leur » Brisa et paraissaient également ravis de la voir faire rougir Marcus. Ce dernier avait l’air résigné. La jeune fille vint à sa rencontre. — Salut, beauté, le salua-t-elle. Tu veux descendre avec moi pour apprendre quelques petites choses ? Marcus s’empourpra et secoua la tête. — Non. Mais je vais descendre parce que je n’ai pas encore pris mon déjeuner. Elle fit mine de le suivre. — Je sais y aller tout seul, merci ! Il disparut dans l’escalier qui menait à l’intérieur du navire. Brisa fit semblant de faire la moue et Harry et Nicholas sourirent. — Pourquoi faut-il toujours que tu le taquines ? lui demanda l’écuyer. La jeune fille haussa les épaules. — Oh, ça m’occupe. Le reste du temps, je trouve qu’on s’ennuie beaucoup par ici. En plus, il y a quelque chose en lui qui m’attire. Je crois que c’est son absence totale de sens de l’humour. C’est un défi. Nicholas se dit qu’il avait de la chance qu’elle ait jeté son dévolu sur Marcus plutôt que sur lui. Il se sentait plein de compassion à l’égard de son cousin, car la gamine des rues de Port-Liberté était une véritable force de la nature. Il l’observa et se surprit à admettre qu’elle était jolie à sa manière, bien qu’un peu garçonne. Quelques jours après le début du voyage, le prince avait compris que les vêtements dépenaillés de la jeune fille et la crasse dont elle était couverte tenaient plus de la ruse que de la négligence. Il était dangereux d’être une jolie fille à Port-Liberté ; sans protecteur, c’était une invitation au viol et à l’esclavage. Grâce à ses vêtements informes, trop grands de plusieurs tailles, et à la poussière qui couvrait chaque centimètre de peau apparente, elle avait l’air beaucoup moins avenante et pouvait même se faire passer pour un garçon. Les mains derrière le dos, elle s’engagea d’un pas allègre dans l’escalier en sifflant un air de son invention. Nicholas éclata de rire. — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui demanda Harry, qui connaissait déjà la réponse. — J’imaginais seulement à quelle vitesse on allait voir réapparaître Marcus. Je parie qu’à la minute où il la verra en bas, il va remonter sur le pont. — Un de ces jours, elle pourrait bien avoir une surprise. — Je ne crois pas que beaucoup de choses puissent prendre notre Brisa par surprise. — Je me demande à quoi elle ressemble avec des vêtements normaux, dit Harry. — Je me posais justement la même question, avoua Nicholas. Elle est plutôt jolie sous cette tignasse en bataille, et elle a de beaux yeux. — Serait-on déjà en train d’oublier Abigail ? se moqua Harry. Aussitôt, l’humeur du prince s’assombrit. — Non, répliqua-t-il d’un ton froid. — Désolé. Je plaisantais, c’est tout. — Ce n’était pas drôle. — Je suis désolé, soupira Harry. Puis son humeur s’allégea de nouveau. — Je me demandais à quoi elle ressemblerait dans l’une de ces robes que portaient Margaret et Abigail à la dernière réception, tu sais, celles qui avaient toute cette dentelle sur le devant. Nicholas ne put s’empêcher de sourire. — Tu veux dire celles avec le profond décolleté que ma mère trouve tellement scandaleux ? Harry sourit à son tour. — Eh bien, tu sais, Brisa a ce long cou gracieux et ses bras sont très jolis. — On dirait que je ne suis pas le seul à oublier celles que nous cherchons, lui fit remarquer Nicholas. — Je suppose que tu as raison, soupira l’écuyer. C’est peut-être parce que je m’ennuie. Mais à part Brisa, je n’ai prêté attention à aucune autre fille, jolie ou pas, depuis la dernière soirée que nous avons passée avec Margaret et Abigail. On en a peut-être rencontré quelques-unes, mais j’étais un peu trop occupé pour les remarquer. Le prince acquiesça. — Encore une chose, ajouta Harry. — Oui ? — Je me demande pourquoi elle a choisi Marcus et pas moi. Nicholas regarda son ami et s’aperçut qu’il ne plaisantait qu’à moitié. — Capitaine ! Des hommes à la mer ! s’écria soudain la vigie. — Dans quelle direction ? répondit aussitôt Amos. — Trois degrés à tribord ! Amos se précipita à la proue, bientôt rejoint par Nicholas, Harry et la moitié de l’équipage. Tous purent apercevoir de petites silhouettes qui flottaient dans l’eau. Amos faillit presque cracher. — Ces maudits esclavagistes, gronda-t-il, animé par une rage meurtrière à peine contenue. Ils jettent les cadavres aux requins. — L’un d’entre eux est vivant ! s’écria la vigie. Amos se retourna pour lancer ses ordres. — Mettez un canot à la mer ! Préparez-vous à récupérer le survivant ! Remontez contre le vent, monsieur Rhodes ! Ce dernier fit tourner le navire pour ralentir l’allure tandis que l’on mettait un canot à la mer. Les marins commençaient à ramer en direction des corps et du survivant qui flottaient à la surface lorsque la vigie s’écria : — Attention aux requins ! Amos regarda dans la direction que lui indiquait le marin et vit un aileron fendre les eaux. — Cette tache brune au sommet de l’aileron… C’est un mangeur d’hommes. — Il y en a un autre, annonça Harry. — Est-ce que tes hommes peuvent rejoindre le survivant avant eux, Amos ? demanda Nicholas. — Non. Ils ont peut-être une chance d’y arriver si les requins s’attaquent d’abord à l’un des cadavres. On ne sait jamais avec ces bestioles-là. Ils peuvent nager autour de toi pendant des heures ou se jeter sur toi dès que tu touches l’eau. Il secoua la tête. — Je vais peut-être pouvoir les distraire, intervint Calis. Il prit son arc et encocha une grande flèche, puis tira sur la corde et visa le requin le plus proche du navire, avant de libérer son trait. La flèche à pointe d’acier fendit les airs et atteignit le requin juste en dessous de l’aileron, ce qui fit jaillir une fontaine de sang assez importante. Aussitôt, trois requins s’éloignèrent des cadavres et se précipitèrent sur leur congénère à l’agonie. — Joli tour, commenta Amos. C’est un coup de chance, la peau des requins est épaisse. C’est comme réussir à enfoncer une pointe de flèche dans une armure. Calis ôta la corde de son arc et répondit en toute modestie : — Ça n’a rien à voir avec la chance. Les marins hissèrent le survivant dans le canot et recommencèrent à ramer pour regagner le navire. — Préparez une élingue ! Lorsque le canot s’arrêta le long du Rapace, deux cordes et une élingue étaient prêtes. Deux des marins descendirent à mi-chemin le long de la coque pour aider leurs camarades à remonter le blessé. Anthony se précipita à ses côtés dès que les marins le déposèrent sur le pont. Le guérisseur examina le teint du malheureux, lui souleva une paupière et posa son oreille sur sa poitrine pour écouter les battements de son cœur. Puis il hocha la tête. — Il faut le descendre. Amos fit signe à deux de ses hommes de soulever le blessé pour le conduire dans le quartier réservé à l’équipage. Puis il se tourna vers la dunette. — Reprenez le cap, monsieur Rhodes ! — Bien, capitaine ! Amos se gratta la barbe. — Si l’un d’eux est encore en vie… — Alors ça signifie qu’on n’est plus très loin ! s’exclama Nicholas. Amos acquiesça. — Deux jours au plus. À moins de faire erreur, nous devrions apercevoir le navire noir d’ici demain soir, au coucher du soleil, ajouta-t-il après avoir effectué un rapide calcul. Une petite lueur brillait dans les yeux de l’amiral. Nicholas n’eut pas besoin de lui demander ce qu’il avait derrière la tête. Lorsque Amos rattraperait les hommes responsables du pillage de Crydee, il leur ferait payer leurs crimes. Nicholas, Marcus et les autres se trouvaient sur le pont lorsque le soleil sombra à l’ouest. Amos était descendu, en compagnie d’Anthony et de Nakor rendre visite au malheureux blessé qu’ils avaient récupéré dans l’eau. Tous les trois avaient passé la majeure partie de la journée en bas et n’étaient toujours pas remontés. Enfin, Amos apparut sur le pont et fit signe à Nicholas et Marcus de le rejoindre. Les cousins laissèrent leurs compagnons, rassemblés sur le gaillard d’avant, et retrouvèrent Amos sur le pont principal. — Il respire encore, mais sa vie ne tient qu’à un fil, annonça l’amiral. — Qui est-ce ? demanda Marcus. — Il dit s’appeler Hawkins. Il était apprenti charron à Carse. — Alors il se trouvait bel et bien à bord du navire noir ! s’exclama Nicholas. Amos acquiesça. — Il nous a également dit qu’il avait passé deux jours dans l’eau avant qu’on le retrouve. Au lever du soleil, les esclavagistes jettent par-dessus bord, en même temps que les déchets, les cadavres et ceux qui sont trop malades pour guérir. Il a réussi à survivre en s’accrochant à un débris de caisse. Anthony pense que c’est à cause de sa toux sèche que les esclavagistes se sont débarrassés de lui. C’est un miracle qu’il soit encore en vie. — Et les filles ? s’enquit Nicholas. — Il n’a que des rumeurs. On les a séparées des autres prisonniers la première nuit, donc il sait qu’elles étaient à bord quand le navire a levé l’ancre, mais il ne les a pas revues depuis. Il a entendu quelqu’un dire que, d’après un marin, on les a enfermées dans de meilleurs quartiers à cause de leur rang. Mais il n’est sûr de rien. — Est-ce qu’on va rattraper ces pirates avant qu’ils rejoignent leur port d’attache ? demanda Marcus. Amos hocha la tête. — Je crois que oui, à moins que nous ne soyons plus proches de la terre que je le pense. La couleur de l’eau est différente ici, elle est plus profonde, ajouta-t-il lorsque le soleil passa derrière l’horizon. Mais je ne sais absolument pas où nous sommes. Je n’avais encore jamais vu les étoiles dans cette position. Certaines, qui me sont très familières, sont tombées au nord sous la ligne d’horizon le mois dernier et d’autres, que je ne connaissais pas, sont apparues au sud. Je pense qu’il nous reste encore un bout de chemin à parcourir avant d’arriver au port d’attache de nos amis, si je me souviens bien de cette carte. — Cela représente un long voyage, fit remarquer Marcus. — Oui, j’estime qu’il faut quatre mois depuis Krondor pour rejoindre le nord de ce continent qu’on voit sur la carte. Ça fait plus de deux mois qu’on a quitté Port-Liberté et je crois qu’on est encore à deux semaines de distance de la terre… en supposant qu’Anthony ne se trompe pas au sujet de leur cap. L’amiral baissa les yeux et fixa le pont, comme s’il pouvait voir le blessé de Carse à travers les planches. — La présence de notre malheureux ami en bas prouve qu’Anthony n’est pas si mauvais magicien que cela. — Est-ce qu’on va avoir du mal à rentrer à Krondor ? voulut savoir Nicholas. Amos secoua la tête. — Je peux retrouver notre itinéraire, compte tenu des vents. Chaque nuit, j’inscris dans mon livre de bord ce que je pense être notre direction et notre vitesse. J’ai fait ça assez longtemps pour savoir que mes suppositions sont plutôt justes. Les étoiles ont peut-être changé, mais j’ai marqué l’emplacement des nouvelles, ainsi que là où les étoiles qui nous sont familières apparaissent chaque nuit. Cela nous demandera peut-être un peu de travail, mais je crois pouvoir dire qu’on arrivera quelque part entre Elarial et Crydee à notre retour. Sur ce, l’amiral rejoignit son second sur la dunette et laissa les cousins seuls avec leurs pensées. Anthony, les traits tirés et l’air épuisé, apparut sur le pont, Nakor sur les talons. — Comment va le blessé ? demanda Nicholas. — Pas bien, répondit Anthony avec amertume Ces esclavagistes connaissent leur métier. Même s’il guérit, il ne sera jamais plus en bonne santé. Ils n’auraient jamais pu le vendre aux enchères comme esclave. — Quand saurons-nous s’il va s’en sortir ? insista le prince. Anthony consulta Nakor du regard. — S’il passe la nuit, il aura une bonne chance de s’en tirer. Nakor haussa les épaules. — Ça ne dépend plus que de lui, maintenant. — Je ne comprends pas, avoua Nicholas. Nakor sourit. — Je sais. Quand tu comprendras, ton pied ne te fera plus mal. Le petit homme prit Anthony par le coude et le conduisit de l’autre côté du navire pour lui parler seul à seul. Nicholas regarda Harry, qui haussa les épaules en disant : — Et si on s’entraînait ? Si on doit bientôt rattraper et aborder ce maudit navire, je veux être aussi tranchant et acéré que cette lame, ajouta-t-il en brandissant son sabre. Le prince accepta. Les deux jeunes gens délimitèrent une partie du pont et commencèrent à échanger des coups. Nakor les regarda s’exercer un moment, puis se tourna vers Anthony. — Tu t’en es bien sorti, magicien. Ce dernier se passa la main sur le visage, visiblement épuisé. — Merci. Mais je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous avez fait en bas. L’Isalani haussa les épaules. — Je n’ai fait que quelques tours. Parfois ce n’est pas le corps qui a besoin d’être guéri. Avec un peu d’entraînement, on peut voir d’autres choses à l’intérieur de la personne. J’ai donc parlé à l’esprit du malade. Anthony fronça les sourcils. — Voilà que vous parlez comme un prêtre. Nakor hocha énergiquement la tête. — Non. Eux, ils emploient ce terme pour parler de l’âme. Moi, je parle de l’essence de la personne. Pendant quelques instants, le petit homme eut l’air de ne pas trouver les mots pour s’expliquer. — Ferme les yeux, finit-il par dire. Anthony s’exécuta. — Maintenant, dis-moi où se trouve le soleil. Le jeune magicien pointa l’index au-dessus de la proue du navire. — Bah, fit Nakor d’un ton dégoûté. Ce que je voulais dire, c’est : « où sens-tu le soleil ? » — Sur mon visage. — C’est sans espoir, admit l’Isalani, visiblement encore plus découragé. Ces magiciens ! Ils t’ont embrouillé l’esprit au port des Étoiles et t’ont farci la tête d’âneries. D’ordinaire, le comportement du petit homme amusait Anthony, mais ce jour-là, il était trop fatigué. — Quelles âneries ? — Si tu étais aveugle, lui demanda Nakor, le visage plissé par la concentration, pourrais-tu me dire où se trouve le soleil ? — Je ne sais pas, répondit Anthony. Le navire frémit lorsque Amos ordonna un léger changement de cap à cause du vent. — Un aveugle ressent la chaleur du soleil sur son visage et peut donc le « regarder », expliqua Nakor. — Ça, je veux bien l’admettre, répondit Anthony. — Comme c’est généreux de ta part, répliqua sèchement le petit homme. Ferme les yeux encore une fois. Peux-tu sentir le soleil ? Anthony se tourna vers la proue du navire. — Oui. La chaleur est plus forte par ici. — Bien, on commence à y arriver. Comment peux-tu sentir le soleil ? lui demanda Nakor en souriant. — Eh bien, je… (Le magicien parut surpris.) Je ne sais pas. Je le sens, c’est tout. — Pourtant le soleil est tout là-haut. Le petit homme désigna l’astre déclinant dans le ciel en cette fin d’après-midi. — Il donne de la chaleur, c’est pour ça, hasarda Anthony. — Ah, fit Nakor, tout sourire. Mais peux-tu sentir l’air ? — Non… je veux dire, je sens le vent… — Tu ne vois pas l’air, mais tu le sens ? — Parfois, oui. Nakor sourit de plus belle. — S’il y a certaines choses dont tu ressens la présence mais que tu ne vois pas, ne pourrait-il pas aussi y avoir des choses dont tu ne ressens pas la présence, et que tu ne vois pas ? Anthony avait l’air perdu. — Oui, je suppose. Nakor s’accouda au bastingage, ouvrit le sac à dos qu’il emmenait partout avec lui et en sortit une orange. — Tu en veux une ? Anthony accepta le fruit qu’on lui tendait et demanda : — Comment vous faites ça ? — Comment je fais quoi ? — Comment vous faites pour toujours avoir des oranges dans ce sac ? Ça fait presque quatre mois qu’on a quitté Crydee et je ne vous ai pas vu acheter une seule orange. Le petit Isalani fit un grand sourire au magicien. — C’est un… — Un tour, oui, je sais, mais comment vous faites ? — Tu appellerais ça de la magie. Anthony secoua la tête. — Mais vous, vous ne lui donnez pas ce nom. — La magie n’existe pas, insista Nakor. Écoute, je viens de t’expliquer qu’il y a des choses que tu ne vois pas et qui malgré tout sont présentes autour de nous. Il traça un arc de cercle dans les airs. — Quand tu fais ça, tu sens l’air se déplacer. Mais si tu fais ça, ajouta-t-il en se frottant le pouce et index, tu ne le sens pas. L’univers est composé d’un matériau très étrange, Anthony. Je ne sais pas de quoi il s’agit exactement, mais c’est comme la chaleur du soleil et le souffle du vent. Parfois, tu le sens et parfois tu peux même l’influencer. — Continuez, l’encouragea Anthony, intrigué à présent. — Quand j’étais enfant, je pouvais faire des tours. Je savais comment faire des choses qui amusaient les gens de mon village. J’aurais dû devenir fermier comme mon père et mes frères, mais un été un magicien itinérant est arrivé dans notre village pour vendre des charmes et des sorts curatifs. Ce n’était pas un très bon magicien, mais j’étais fasciné par les tours qu’il pouvait faire. La nuit venue, j’ai quitté la maison de mon père et je suis allé le trouver pour lui montrer certains de mes tours. Il m’a demandé si je voulais devenir son apprenti et j’ai dit oui. Je l’ai suivi et je n’ai plus jamais revu ma famille. « Je suis resté pendant des années avec lui, jusqu’à ce que je découvre que mes tours étaient meilleurs que les siens et que je savais faire plus de choses que lui. Alors je suis parti au-devant de mon propre destin. Nakor enfonça son pouce dans une orange et arracha un morceau de peau. Puis il mordit dans le fruit et fit une pause dans son récit le temps de manger. — Des années plus tard, reprit-il, j’ai renoncé à toute prétention de magie, car j’ai appris que je pouvais faire toutes ces choses sans me lancer dans des incantations, sans jeter de poudre dans le feu et sans faire de marques dans la poussière. Je pouvais faire mes tours, simplement, sans fioritures. — Mais comment ? demanda Anthony. — Je ne sais pas, répondit le petit homme en souriant. Tu vois, je crois que Pug est quelqu’un de très intelligent, pas parce qu’il est très puissant, mais parce qu’il a conscience de tout ce qu’il ignore encore. Il sait qu’il a dépassé son entraînement. Toi aussi, Anthony, tu pourrais faire la même chose si tu parvenais à comprendre une seule chose. — Laquelle ? — Il n’y a pas de magie. Seul existe ce matériau qui compose l’univers ; quand les gens le manipulent, ils appellent ça de la magie, mais ça n’en est pas. — Vous n’arrêtez pas d’appeler ça un « matériau ». Vous avez un autre nom pour cet élément magique ? rétorqua Anthony. — Non, répondit Nakor en riant. J’ai toujours appelé ça le matériau et pour moi il n’a rien de magique. Il mordit à nouveau dans son orange et leva le pouce et l’index. Il les rapprocha l’un de l’autre aussi près que possible sans qu’ils se touchent et reprit son exposé, la bouche pleine : — Imagine ce minuscule espace. Maintenant, imagine-le à nouveau, mais moitié plus petit. Puis encore une fois, et encore, et encore. Peux-tu te représenter quelque chose d’aussi petit ? — Je ne crois pas, non, admit le jeune magicien. Le sourire de Nakor s’élargit. — Il est sage celui qui sait reconnaître ses limites, dit-il gaiement. Mais, quand même, essaie de te représenter cet espace, puis visualise que tu es à l’intérieur, et que c’est immense, la plus grande Pièce que tu aies jamais vue, et écarte les doigts comme moi. (Le petit homme leva de nouveau la main.) Puis recommence, tout le processus. Dans ce dernier espace, qui devrait être minuscule, tu trouverais ce que j’appelle le matériau. — C’est vraiment petit, dit Anthony. — Si on pouvait regarder à l’intérieur, tu le verrais. — Comment avez-vous découvert ce matériau ? — Quand j’étais petit, je faisais mes propres tours. J’étais un enfant très malicieux et il m’arrivait de renverser un baquet plein d’eau, ou de déposer un chat endormi au sommet d’une hutte. Mon père, qui était un homme important dans le village, a envoyé quelqu’un à la cité de Shin Lai chercher un prêtre de l’ordre de Davlu, celui qu’au royaume vous appelez Banath. Dans la province ou j’ai grandi, nous le surnommons le Farceur. Mon père était sûr que nous étions tourmentés par un esprit impie ou un démon J’ai appliqué un fer chaud au derrière du prêtre, et on a découvert que c’était moi qui étais à l’origine de tous ces tours. Le prêtre a recommandé à mon père de me donner une correction, ce qu’il a fait. Puis on m’a dit de bien me tenir, ce que j’ai fait, la plupart du temps. « Pour résumer, toute ma vie, je me suis aperçu que je pouvais faire des choses, ce que j’appelle des tours, simplement parce que je savais manipuler ce matériau, conclut le petit homme en mordant de nouveau dans l’orange. Anthony hocha la tête. — Pourriez-vous l’enseigner aux autres ? — C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre aux gens du port des Étoiles : tout le monde peut apprendre. — Je crois que j’échouerais si vous essayiez de me l’enseigner, avoua le jeune magicien. — Mais je suis déjà en train de te l’apprendre, rétorqua Nakor en riant. C’est à ce matériau que je m’adressais tout à l’heure en parlant au blessé ; c’est comme une énergie qui se trouve partout autour de nous et que je peux manipuler. Il ouvrit son sac et le tendit à Anthony. — Tiens, prends une orange. Le jeune homme plongea la main dans le sac et s’écria : — Mais il n’y a rien à l’intérieur ! — C’est un tour, répliqua le petit homme. Ferme les yeux. Est-ce que tu sens la couture au fond du sac, du côté opposé à celui où je le tiens ? — Non. — Essaie encore, mieux que ça. Elle est très fine et très difficile à trouver. Essaie de te concentrer sur le sommet de ton majeur et fais passer le tissu sous ton ongle. Là, tu le sens ? Anthony se concentra. — Oui, je crois que je sens quelque chose. — Maintenant, tire doucement sur le tissu et ramène-le dans ma direction. — Je crois que je suis en train de le perdre… Non, je l’ai. — Dès que tu auras retiré une partie du tissu, tends la main et tu trouveras une orange. Anthony tendit la main et trouva le fruit. Il le sortit du sac et ouvrit les yeux. — Alors c’est ça un tour. — Regarde à l’intérieur du sac, lui dit Nakor. Le magicien examina le sac de grosse laine sous toutes ses coutures. — Je ne vois pas le double fond, et je ne le sens pas non plus, ajouta-t-il en chiffonnant l’étoffe entre ses doigts. — C’est parce qu’il n’y en a pas, répliqua l’isalani en riant. Tu as écarté une partie du matériau et tu as trouvé un petit passage vers un autre endroit. — Qui se trouve où ? — Dans un entrepôt, à Ashunta, où j’ai travaillé quelque temps. Il appartient à un marchand de fruits. Quand tu traverses le passage, ta main arrive directement au-dessus d’une grosse caisse que le marchand remplit constamment d’oranges. Anthony se mit à rire à son tour. — Alors c’est comme ça que vous faites ! C’est une faille ! Nakor haussa les épaules. — Je crois, oui. Je ne sais pas. L’ouverture ne réagit pas vraiment comme une faille, d’après ce que j’en sais. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un trou dans le matériau. — Mais pourquoi un marchand de fruits ? Pourquoi pas plutôt un trésor ? — Parce que c’est à cet entrepôt que je pensais lorsque j’ai créé cette ouverture et je n’ai pas été capable de la déplacer depuis. — Vous manquez de discipline, lui fit remarquer le magicien. — Peut-être, mais tes incantations ne servent qu’à orienter ton esprit dans une certaine direction afin de te permettre de manipuler le matériau. Seulement, tu ne sais pas ce que tu fais. Je crois que Pug a compris, lui. Il ne croit plus à cette histoire de magie mineure ou supérieure et à toutes les idioties dans le même genre. Il sait qu’il n’a qu’à tendre la main pour s’emparer du matériau et le déplacer. Anthony se mit à rire de nouveau. — Le marchand ne remarque pas la disparition de ses oranges ? — C’est une très grosse caisse, et je n’en prends que quelques-unes par jour. De plus, il ne fait entrer ses ouvriers dans l’entrepôt que deux à trois fois par semaine. Je ne cours un risque que lorsque je dissimule le contenu du sac au sommet de la caisse pour qu’il soit vide si on me fouille. Une fois, j’ai laissé tomber quelques pièces d’or parmi les oranges. Je crois que j’ai fait un heureux le lendemain parmi tous les ouvriers de l’entrepôt. Le jeune magicien était sur le point de répondre lorsque résonna le cri de la vigie : — Bateau en vue ! — Où ça ? lui cria Amos depuis la dunette. — Droit devant, capitaine. Amos se précipita à la proue où se trouvaient déjà ses compagnons d’aventure, plissant les yeux pour essayer d’apercevoir le navire. — Là ! s’exclama Calis en tendant le bras. Nicholas plissa les yeux pour se protéger de l’éclat du soleil couchant et aperçut un point noir sur l’horizon. — Ce sont les pirates qui ont attaqué Crydee ? demanda-t-il. — Oui, sauf si Anthony nous a induits en erreur avec sa magie, répondit Amos. — Quand allons-nous les rattraper ? s’enquit Harry. L’amiral se frotta le menton. — C’est difficile à dire. Voyons déjà quelle distance nous allons effectuer cette nuit, ensuite je pourrai mieux te répondre. (Il se tourna vers la poupe.) Ce soir, je veux des hommes de quart supplémentaires dans le gréement et à la proue, monsieur Rhodes. Gardez l’œil ouvert, au cas où vous verriez des lumières. — Bien, capitaine. — Maintenant, on attend, annonça Amos à ses compagnons. Chapitre 12 LE DÉSASTRE — Bateau en vue ! cria la vigie. — Où ça ? lui demanda Amos. — Droit devant, capitaine. Ce dernier se tenait à la proue avec le prince et ses compagnons. Derrière eux, à l’est, le soleil s’apprêtait à se lever, comme à contrecœur. Une brume épaisse recouvrait l’horizon à l’ouest, mais quelques minutes après que la vigie eut aperçu le navire noir, Calis annonça à son tour : — Je le vois. — Tes yeux sont plus jeunes que les miens, l’elfe, répondit Amos à voix basse. Calis ne fit pas de commentaire, mais se risqua à sourire, amusé que l’amiral l’ait appelé un elfe. Puis il tendit le bras. — Là ! Il est là ! Un point noir se détachait sur le ciel matinal bleu-gris, mais seuls ceux qui avaient passé des années en mer étaient capables de dire qu’il s’agissait d’un navire et de ses voiles. — Bon sang, jura Amos. On ne les rattrape pas si vite que ça. — Combien de temps encore ? demanda Marcus. Amos tourna les talons et se dirigea vers l’échelle qui menait au pont principal. — À cette allure, il va nous falloir une semaine pour le rattraper. (Il jeta un coup d’œil au-dessus de lui.) Trois degrés à tribord, monsieur Rhodes ! cria-t-il à pleins poumons, autant par frustration que par besoin de se faire entendre. Orientez les voiles ! Je veux le navire aussi près du lit du vent que possible en gardant ce cap ! — Bien, capitaine ! Sans qu’on ait besoin de leur en donner l’ordre, certains marins bondirent et escaladèrent les enfléchures pour monter dans la mâture et orienter les voiles vers le haut. Les autres membres de l’équipage, sur le pont, tirèrent sur les cordages pour déplacer les grands espars et les vergues. Nicholas rejoignit l’amiral sur le pont principal. — Je croyais que nous allions plus vite qu’eux, Amos. — C’est le cas, répondit l’intéressé, en montant à l’échelle qui menait à la dunette. Seulement, nous n’avons pas le même type de navire. Le leur atteint sa vitesse maximale en naviguant au plus près du vent. Nous, nous allons plus vite en naviguant au petit largue. Mais si on garde la même direction, eh bien, on est plus rapides aussi, mais pas de beaucoup. — Et si on prenait de la vitesse en naviguant grand largue pour revenir sur le côté du navire et lui barrer la route ? Amos sourit. — Il ne s’agit pas d’une course de bateaux dans le port, Nicky. L’océan est immense. Imagine que nous suivions ton idée, mais qu’au moment où nous nous apprêtions à le rejoindre, on s’aperçoive que le capitaine de ce navire a modifié son cap et qu’il se trouve à des milles de là ? Non, fiston, c’est une poursuite en ligne droite jusqu’au bout. — Et une poursuite en ligne droite est une longue poursuite, conclut le prince en répétant un dicton de marin. Amos se mit à rire. — Où est-ce que tu as entendu ça ? Nicholas sourit. — C’est ce que tu dis à chaque fois que tu racontes comment tu as aidé mes parents à s’échapper de Krondor, quand Jocko Radbum a essayé de te rattraper. Amos lui rendit son sourire. — Que je sois pendu ! C’est que tu as écouté ce que je racontais ! L’amiral passa un bras autour du cou de Nicholas et fit semblant de lui donner un coup de poing dans l’estomac, par jeu. — Tu es désormais mon futur petit-fils préféré ! Puis il le repoussa et le regarda d’un air sévère. — Maintenant, débarrasse-moi le plancher et ne remets plus jamais les pieds ici sans me demander d’abord la permission, Votre Altesse ! — Bien, capitaine, répondit Nicholas en riant. Il quitta la dunette, ravi d’avoir eu droit à ce moment de répit, aussi bref fût-il, qui l’avait soulagé de la tension ambiante. Il retourna à la proue et y retrouva tous ses compagnons, les yeux fixés sur le point noir devant eux. Calis et Marcus étaient tous deux aussi immobiles qu’une statue, tandis que Harry fredonnait une mélodie quelconque. Brisa avait la main posée sur l’épaule de Marcus, mais ce dernier ne semblait pas s’en être aperçu. Ghuda astiquait son épée avec le chiffon qu’il portait toujours sur sa personne, tandis que Nakor et Anthony se contentaient de scruter le paysage. Nicholas observa le visage d’Anthony. Le magicien avait l’air concentré, comme s’il essayait d’apercevoir quelque chose au loin. Margaret frissonna. Abigail, assise sur le divan, se leva et vint s’asseoir à côté de son amie, sur l’un des deux lits. — Est-ce que c’est… ? demanda-t-elle. Margaret hocha la tête. — Oui, c’est Anthony, murmura-t-elle, les yeux brillants de larmes. Abigail lui prit la main. — Qu’y a-t-il ? Margaret s’efforça de lui répondre en ravalant ses larmes. — Je ne sais pas, c’est juste une sensation… (Elle secoua la tête et sourit.) Je n’arrive pas à la décrire. C’est juste cette façon qu’Anthony a d’étendre ses perceptions pour me retrouver et me toucher. L’expression d’Abigail montra qu’elle ne comprenait pas un traître mot de ce que sa compagne essayait de lui expliquer. Elle se leva et se rendit à la fenêtre pour regarder l’océan. — Dire qu’ils sont là, quelque part. Margaret se leva à son tour et la rejoignit. Puis elle plissa les yeux. — Là ! s’exclama-t-elle en essayant de réfréner son excitation. Tu vois ce petit point noir ? Abigail le fixa pendant un long moment avant d’acquiescer : — Oui, je le vois. Ce sont eux ! Les jeunes filles observèrent le navire pendant une heure, essayant de discerner un détail, une voile ou une bannière, et lui adressant des prières silencieuses pour qu’il avance plus vite. Puis elles entendirent des bruits de pas dans le couloir et Margaret s’empressa de fermer la fenêtre. Lorsque Arjuna entra dans la pièce, suivi de Saji, les deux jeunes filles étaient sagement assises sur leur lit. — Bonjour, mesdemoiselles, dit froidement Arjuna. Il s’assit sur le divan, tandis que Saji restait debout. — Dites-moi, dame Margaret, que savez-vous de la cité de Sethanon ? lui demanda Arjuna. Pendant trois jours, l’équipage du Rapace continua à surveiller le navire au loin. Tous les matins. Nicholas et ses compagnons se précipitaient à la proue pour estimer la distance qu’ils avaient rattrapée pendant la nuit. Désormais, les voiles et la coque du navire ennemi étaient clairement visibles. Ce bateau était immense et se déplaçait de façon majestueuse sur l’océan, mais pour l’équipage et les passagers du Rapace, il n’avait rien de beau. En milieu de matinée, la vigie appela Amos pour le prévenir. — Il change de cap, capitaine ! — Sur quel quart ? — Il met le cap à tribord ! — Barre à tribord, monsieur Rhodes, ordonna Amos. — Mais qu’est-ce qu’ils font ? interrogea Nicholas depuis la proue. L’amiral secoua la tête pour montrer qu’il n’en savait rien. Puis il leva la tête vers la vigie. — Ouvre bien l’œil et attention aux récifs ! Postez d’autres hommes dans la mâture et à la proue, monsieur Rhodes, ajouta-t-il en se tournant vers son second. Quelques minutes plus tard, les marins se trouvaient à leur poste à la proue et sur les vergues, et examinaient l’eau pour repérer les changements de couleur qui trahiraient la présence de récifs. — Essayez de retrouver le même cap que ce maudit navire, monsieur Rhodes. S’il se déplace au milieu des écueils, je veux qu’il nous montre le chemin. — L’eau change de couleur, capitaine ! s’exclama l’un des guetteurs à la proue. Amos se précipita pour le rejoindre et se pencha par-dessus le bastingage, au point que Nicholas se sentit obligé de le tenir par sa ceinture. — L’eau devient moins profonde, mais pas tant que ça, affirma l’amiral en se redressant. Il fit signe à Nicholas et ses compagnons de se rassembler autour de lui. — Je pense qu’on ne va pas tarder à apercevoir la terre, une île, peut-être, ou alors ce continent qui était sur la carte, poursuivit-il. « Toi, là-haut, ajouta-t-il en levant la tête vers la vigie, garde les yeux fixés sur la poupe de ce navire. S’il oriente ses voiles ou change à nouveau de direction, préviens-nous ! — Bien, capitaine. — Ghuda est celui qui a le plus d’expérience en tant que soldat, reprit Amos. Alors je conseille à tout le monde de rester près de lui. L’amiral regarda Nicholas, Marcus et Harry. — Ne vous excitez pas trop et n’essayez pas de gagner le combat à vous tout seuls. C’est un sacré gros navire qui transporte peut-être une centaine d’hommes armés en plus de son équipage habituel. (Il regarda par-dessus son épaule les marins qui s’affairaient sur le pont.) Mes gars sont aussi durs que doués, alors ils prendront soin d’eux-mêmes. (Il jeta un œil au bateau au loin.) « Ce genre de chose peut changer de manière inattendue. Si nos ennemis sont obligés de prendre une allure différente à cause du vent, on pourrait bien se retrouver tout de suite sur eux. Le combat peut commencer à tout moment désormais, alors tenez-vous prêts. Bonne chance. Amos tourna les talons et quitta l’avant du navire Nicholas se tourna vers Ghuda. — J’ai servi dans la marine autrefois, expliqua le vieux mercenaire. Il regarda par-dessus l’épaule de Harry en direction du lointain navire et ajouta : — C’est une saloperie de gros navire, qui est plus haut que nous sur l’eau. Ce n’est pas bon. Ça veut dire qu’il va falloir soit leur tomber dessus en se laissant glisser de la mâture, soit escalader la coque avec des cordes et des grappins. C’est plus facile de se laisser descendre, mais ceux qui le feront devront tenir le bastingage pour que les autres puissent escalader la coque sans se faire exploser la tête. Restez près les uns des autres et protégez vos arrières, car il n’y aura pas de ligne de front ; si vous sentez quelqu’un derrière vous, ça pourrait bien être un ennemi. Nakor, Anthony, ce serait peut-être mieux si vous restiez ici tous les deux le temps du combat. Vous pourrez toujours nous rejoindre après pour vous occuper des blessés. — J’ai un tour ou deux qui pourraient se révéler utiles, dit Nakor. — Je n’en doute pas, répliqua sèchement Anthony. Cela ne l’empêcha pas d’approuver à son tour la suggestion de Ghuda. Ce dernier se tourna vers Calis et Marcus. — C’est en vous postant dans le gréement pour vous servir de vos arcs que vous nous serez le plus utile, tous les deux. Choisissez bien vos cibles, parce que s’il y a des soldats à bord de ce navire, ça signifie qu’ils ont sûrement des arbalétriers. Marcus hocha la tête. — Si c’est le cas, les arbalétriers seront tous morts avant que nous ayons abordé le navire. — Je sais que ça va être difficile, mais essayez de prendre un peu de repos tant que c’est encore possible, reprit le vieux mercenaire en s’adressant à tout le monde, cette fois. Quand la bataille commencera, vous allez devoir être aussi vigilants que possible, et un soldat fatigué fait inévitablement des erreurs. Sur ce, il s’assit, le dos contre le bastingage, s’enveloppa dans son manteau et entreprit de faire un somme. Nicholas et Harry s’éloignèrent pour le laisser se reposer. — Comment arrive-t-il à faire ça ? s’étonna l’écuyer. Marcus les rejoignit et tenta de répondre. — Il a déjà abordé plusieurs navires, donc ça n’a plus pour lui aucun mystère. — Peut-être, rétorqua Harry, mais je ne crois pas que j’arriverai un jour à me laisser tomber sur place, de cette manière, et à m’endormir en un clin d’œil. — Je t’ai vu le faire à Crydee, lui rappela Nicholas. Harry fut bien obligé d’admettre que c’était vrai. Mais le souvenir de la fatigue, apparemment interminable, qu’ils avaient éprouvée en essayant d’aider les victimes de l’attaque des pirates rendit les jeunes gens mélancoliques. Même Brisa, qui se tenait discrètement à côté d’eux, ne trouva aucune plaisanterie à dire pour alléger l’atmosphère. Nicholas regarda en direction du lointain navire et se demanda ce qu’ils trouveraient à son bord, écarta les pensées déplaisantes qui lui venaient à l’esprit et prit le chemin de sa cabine dans l’espoir de prendre un peu de repos. Margaret ouvrit la fenêtre. Du coin de l’œil, elle aperçut un mouvement sur sa gauche et recula avant que l’occupant de la cabine voisine puisse la voir. Elle porta l’index à ses lèvres pour recommander à Abigail de se taire, et tendit l’oreille. La jeune fille reconnut la voix d’Arjuna, qui parlait la même langue que cette créature aux écailles de lézard, mélange de sons gutturaux et sifflants. La créature lui répondit ; elle n’était pas contente, à en juger par le ton de sa voix, mais il était difficile d’en être sûr concernant cette chose si étrange. Abigail s’approcha et regarda à son tour par la fenêtre. Le navire qui les poursuivait était parfaitement visible désormais et, même si la jeune fille ne s’y connaissait pas beaucoup en matière de bateaux, elle était sûre qu’il s’agissait d’un navire du royaume. — Quand allons-nous essayer de nous échapper ? chuchota-t-elle. Margaret secoua la tête et tendit la main pour fermer la fenêtre. — Je pense qu’ils seront suffisamment proches demain matin. Nous essaierons à ce moment-là s’ils continuent à se rapprocher à la même vitesse. Ils se trouveront alors à moins d’un mille derrière nous, une distance qu’on devrait pouvoir aisément parcourir à la nage. Abigail n’avait pas l’air très convaincue, mais acquiesça quand même. La porte s’ouvrit et Arjuna entra dans la pièce. — Mesdemoiselles, les salua-t-il en s’inclinant de cette façon étrange mais qui leur était désormais familière. Vous avez sans doute remarqué qu’un navire est à notre poursuite. Il ne bat pas le pavillon du royaume, mais nous pensons néanmoins qu’il vient de votre pays. Si nous étions sûrs qu’il s’agissait d’un bâtiment de votre marine royale, nous jetterions un prisonnier par-dessus bord, en guise d’avertissement. (Il paraissait regretter ce manque de certitudes.) Mais puisqu’il s’agit peut-être d’un pirate de Port-Liberté, nous allons être obligés d’avoir recours à d’autres méthodes. Je vous assure que personne ne va pouvoir vous secourir, même si vous pensez le contraire, bien évidemment. J’ai bien peur de devoir prendre des mesures afin que vous ne fassiez pas de folies. Il fit signe à deux des membres de l’équipage qui entrèrent dans la cabine. Ils écartèrent les deux jeunes filles, prirent les marteaux qu’ils portaient à la ceinture et enfoncèrent de grands clous dans le châssis de la fenêtre. — Dès que nous nous serons débarrassés de nos poursuivants, nous vous permettrons de rouvrir la fenêtre, les informa Arjuna. Il fit sortir les deux marins et les suivit dans le couloir en refermant la porte derrière lui, laissant seules les deux jeunes filles. — Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ? demanda Abigail. Margaret examina les clous et essaya d’en retirer un avec ses doigts, sans succès. Exaspérée, elle poussa un juron et balaya la pièce du regard. Puis elle s’approcha de la petite table pour mieux l’étudier. Le meuble était lourd pour l’empêcher de glisser par gros temps, mais n’était attaché au plancher que par des chevilles de métal enfoncées dans les pieds. Margaret s’agenouilla sur son lit et fit signe à Abigail de prendre l’autre côté. Elles tentèrent alors de soulever la table qui céda, non sans réticence. — Repose-la par terre, ordonna Margaret. Dès que la table eut retrouvé sa place, la jeune fille expliqua son nouveau plan à sa compagne. — Je crois qu’il faut lancer la table sur la fenêtre. — Tu crois que ça marchera ? Margaret examina la fenêtre. — Si on détruit cette fenêtre après avoir enlevé nos vêtements, on devrait pouvoir briser assez de verre et de bois pour passer à travers… On récoltera peut-être quelques coupures et quelques bleus, mais on devrait pouvoir se jeter à l’eau avant qu’ils entrent pour nous en empêcher. Abigail avait l’air encore moins convaincue, mais elle hocha la tête. — Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre demain matin. Margaret s’assit mais ne parvint pas à chasser le souvenir de l’aileron qui fendait les eaux derrière le navire. Calis se tenait à l’avant du navire, debout sur le porte-haubans gauche, agrippant d’une main un cordage relié au beaupré. Derrière lui, le soleil n’était pas apparu sur l’horizon, alors que face à lui le ciel était encore d’un noir d’encre. Parmi tous les passagers et l’équipage, c’était le demi-elfe qui avait la meilleure vue et il se trouvait déjà à la proue du Rapace lorsque Nicholas se leva. — Est-ce qu’ils sont toujours devant nous ? demanda le prince. — Oui, ils sont là, répondit Calis. Ils ont éteint toutes les lumières à minuit et ont changé de cap pour essayer de nous perdre, mais Anthony a assisté l’amiral en corrigeant la trajectoire toutes les heures. Nicholas scruta l’océan devant lui mais ne vit rien du tout. Les minutes passèrent. Le prince se retourna et vit que Marcus l’avait rejoint. Harry se tenait non loin de là, à côté de Brisa qui serrait les bras autour de son propre corps pour ne plus sentir la fraîcheur matinale. Brusquement, elle s’appuya contre Harry, qui passa son bras autour des épaules de la jeune fille. L’écuyer avait l’air à la fois surpris et ravi. Le temps s’était réchauffé peu à peu à mesure que le navire progressait vers l’ouest. Amos estimait qu’ils étaient passés sous l’équateur et que c’était la fin du printemps dans la région qu’ils traversaient. Il avait entendu parler des saisons inversées dans certains États lointains de la confédération keshiane, mais ne s’était jamais aventuré aussi loin au sud. Le ciel devenait de plus en plus clair à l’est. Soudain, Calis tendit la main. — Ils sont là-bas ! Nicholas scruta de nouveau l’océan et aperçut le navire, silhouette noire qui se détachait sur le gris sombre du ciel. Il était réellement énorme et disposait d’un très haut gaillard d’arrière et d’une voile brigantine à l’arrière. Le navire gîtait, toutes voiles dehors, en remontant contre le vent. Amos rejoignit ses compagnons à la proue et observa le navire ennemi pendant quelques instants. — Dans combien de temps les rattraperons-nous ? s’enquit Marcus. Amos calcula la distance qui les séparait et la vitesse du Rapace. — Avant midi, je dirais. — Terre en vue ! cria la vigie au-dessus de leurs têtes. — Dans quelle direction ? questionna Amos. — Droit devant. Tandis que tous regardaient devant eux, la pénombre autour du navire commença à se dissiper. Le soleil se leva en faisant disparaître les brumes matinales, ce qui augmenta aussitôt la visibilité. Le ciel s’éclaira comme si on venait de lever un voile, et toutes les personnes présentes à la proue du navire aperçurent ce que la vigie venait de leur indiquer. — Par tous les dieux ! jura Amos. Regardez ça ! Un gigantesque escarpement s’élevait au-dessus d’une plage couverte de galets. La falaise, qui devait bien faire neuf cents mètres de haut en son point le plus élevé, se dressait devant eux tel un mur lointain. Les premiers rayons du soleil coloraient la roche en rose et en orange, et nimbaient la crête de la falaise d’une lumière jaune. Amos se tourna vers son équipage en criant : — Je veux des hommes dans la mâture ! On est au beau milieu des écueils ! Aussitôt, une demi-douzaine de marins s’élancèrent et commencèrent à essayer de repérer les bancs de sable et autres pièges que leur réservaient ces eaux peu profondes. — Regardez ! s’écria Amos en désignant des rochers à droite du navire, à moins de trois cents mètres. On entendait faiblement au loin les vagues s’échouer sur la plage. — Bon sang ! jura l’amiral. On aurait pu s’échouer sur un banc de sable une bonne demi-douzaine de fois au cours de la nuit. Ruthia doit vraiment nous apprécier. — Est-ce qu’ils essaient de faire échouer le navire ? demanda Nicholas. — Peut-être, répondit Amos. Mais ils ont un tirant d’eau bien supérieur au nôtre, alors il doit y avoir un passage sûr au milieu de tous ces pièges. J’essaie de me rappeler cette maudite carte que ton père m’a montrée. Si ma vieille mémoire ne me fait pas défaut, je dirais que nous avons devant nous le nord du continent de Novindus. Il ferma les yeux et fit de grands gestes en expliquant : — Quelque part au sud, à une semaine environ de traversée, se trouve une péninsule qu’il faut contourner pour atteindre, si je ne me trompe pas, une cité. Nicholas se souvenait vaguement de cette carte lui aussi, mais se rappelait moins de détails que l’amiral. — Elle vire de bord, capitaine, annonça Calis. — Et je sens quelque chose…, commença Anthony qui jusqu’ici n’avait pas encore pris la parole. Brusquement une explosion résonna au-dessus d’eux. L’un des hommes en poste dans la mâture hurla et tomba de l’une des vergues pour se retrouver dans l’eau à côté du navire. Nicholas eut l’impression de devenir un conducteur d’électricité, car il sentit un pouvoir indéfinissable entrer dans son crâne et traverser tout son corps avant de se communiquer au navire en ressortant par ses pieds. Le hurlement suraigu de Brisa résonna par-dessus les cris de terreur des marins. En regardant tout autour de lui, Nicholas s’aperçut que Ghuda avait dégainé son épée et que même Calis le taciturne paraissait à la recherche de cet ennemi sans nom qui les agressait. Puis l’énergie se modifia. Nicholas sentit des picotements lui parcourir la peau et les cheveux. Il vit un éclair bleu danser sur les vergues et s’aperçut que les cheveux de ses compagnons se dressaient sur leur tête, déployés comme des éventails. Puis le silence. Amos cligna des yeux. — Qu’est-ce que… Le navire commença doucement à tanguer. — Que je sois pendu ! s’exclama l’amiral en se précipitant au bastingage. Ils nous ont encalminés ! — Mais comment est-ce possible ? s’étonna le prince. Oh, regardez ! Tous regardèrent le navire noir qui s’éloignait lentement, toutes voiles dehors. Il gîta à bâbord en passant à la vitesse maximale. — C’est de la magie, murmura Anthony. — C’est juste un très vilain tour, oui, marmonna Nakor. Ils ont aspiré tout le vent autour de nous. Amos n’en croyait pas ses yeux. À cinquante mètres alentour, la mer était d’huile. Au-delà, la brise matinale créait des petits moutons d’écume au sommet des vagues. Frustré, l’amiral frappa le bastingage du plat de la main. — On y était presque ! (Il prit une profonde inspiration pour se calmer.) Faites amener un canot, monsieur Rhodes ! Préparez une touline. — Quoi, on va sortir de cette magie à la rame ? fit Marcus, incrédule. — J’ai déjà été encalminé, répliqua Amos. Parfois, c’est tout ce qu’on peut faire, ramer. Nicholas regarda ses compagnons. — On ferait mieux de prendre un peu de repos, affirma Ghuda. Mais le prince, lui, resta où il était et regarda le navire noir s’éloigner et devenir de plus en plus petit. — Ils se sont arrêtés, annonça Margaret. — Comment ? s’écria Abigail. — Ils sont en train de se laisser distancer. Abigail jeta un coup d’œil par les petits panneaux vitrés. — Oh, dieux, non, gémit la jeune fille. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle repoussa l’envie de pleurer. — Qu’est-ce qu’on va faire, Margaret ? — On s’en va maintenant ! répondit sa compagne en commençant à défaire sa robe. Elle tira sur les lacets de son corsage et s’apprêtait à le faire glisser de ses épaules lorsque la porte s’ouvrit. Arjuna entra dans la cabine. — Mesdemoiselles, je vous conseille de garder vos habits. Cela risquerait de distraire mes hommes s’ils vous voyaient nues. Il fit un signe et deux gros marins vêtus de noir entrèrent à leur tour dans la pièce. — Ils vont rester avec vous quelque temps, annonça Arjuna, jusqu’à ce que même une jeune fille aussi imprudente que vous, dame Margaret, ne se risque plus à parcourir à la nage une telle distance dans une mer infestée de requins. Ensuite, ils retireront les clous et vous pourrez à nouveau respirer de l’air frais dans cette cabine. Il sourit, puis tourna les talons et quitta la pièce. Abigail se laissa tomber sur son lit et regarda son amie. Margaret lui sourit, car elle savait que la jeune fille s’efforçait de faire bonne figure et résistait à l’envie de fondre en larmes. La fille du duc relaça lentement le corsage de sa robe en regardant s’éloigner le navire qui aurait pu les sauver. Brisa, contrariée, se tourna vers ses compagnons. — Quel est l’idiot qui a dit qu’on était encalminé ? gémit-elle. Moi, le bruit me rend folle ! Nicholas, compatissant, échangea un regard avec Harry. Ils comprenaient ce que ressentait la jeune fille. Quelques minutes après que la magie leur eut volé le vent, ils avaient commencé à entendre ces milliers de petits bruits qu’ils ne remarquaient jamais. Lorsque soufflait la brise, on entendait seulement le bruit des cordages bien tendus, des marins au travail, et de la proue du navire qui fendait les eaux. À présent, les cordes et la toile pendaient mollement des espars et des vergues. Le Rapace se balançait doucement au gré des vagues et la coque gémissait à mesure que le boisage et le bordage se déplaçaient et fléchissaient. Une centaine de poulies se balançaient au bout de cordages détendus et heurtaient les mâts, produisant un cliquetis incessant. Les planches craquaient, les gonds grinçaient et l’on entendait toujours en bruit de fond les vagues s’échouer sur le rivage. Les marins avaient déjà ramé sur près de huit kilomètres, sans le moindre changement. Nakor en avait déduit que le sortilège se déplaçait avec le navire, mais ne savait pas comment l’annuler. — C’est vraiment un très bon tour, affirma-t-il sans plus d’explications. Pendant le reste de la journée, ils regardèrent avec frustration s’éloigner le navire noir. Amos ordonna à d’autres marins de relever les rameurs. Le navire se mit à dériver au gré des courants, le temps que les hommes reviennent à bord pour se faire remplacer. Amos arpenta la dunette en jurant. Puis il rejoignit Nicholas et les autres à la proue de son bâtiment. — Vous ne pouvez vraiment rien faire ? demanda-t-il à Nakor. Le petit homme haussa les épaules. — Peut-être, si j’y réfléchissais assez longtemps. Peut-être pas. C’est dur à dire. — Je connais un sortilège, que j’ai étudié mais que je n’ai jamais utilisé, avoua Anthony. C’est une incantation qui sert à contrôler le temps. Mais ça ne fonctionnera peut-être pas. — Qu’est-ce que vous ne me dites pas ? voulut savoir Amos en le regardant d’un air menaçant. — C’est dangereux. — Ça l’est toujours quand on essaie de faire un tour qu’on ne connaît pas, renchérit Nakor. Amos se gratta la barbe. — Qu’est-ce que vous pensez du sortilège dans lequel nous sommes enfermés ? — C’est le même genre de magie…, commença Anthony. — Ce n’est qu’un tour, lui rappela brutalement Nakor. — Que j’envisage d’utiliser, termina le jeune magicien sans tenir compte de l’interruption. Si nous ne faisons rien, ça va durer au moins encore une journée, peut-être plus. Si le magicien qui a lancé ce sort est particulièrement doué, il pourrait même durer une semaine. Amos jura. — Mais quel autre choix avons-nous ? — Aucun, répondit Nicholas. Si nous parvenons à rejoindre ce maudit navire avant qu’il arrive à quai, ou pas très longtemps après lui, nous aurons encore un espoir de retrouver les prisonniers. Mais s’ils arrivent à bon port plusieurs jours avant nous, il sera peut-être impossible de les rejoindre. L’amiral n’avait pas l’air ravi, mais il hocha la tête, approuvant ce résumé de la situation. — As-tu besoin de quelque chose de spécial ? demanda-t-il à Anthony. — Non, seulement de chance. — Dites à tout le monde de se réunir sur le pont, monsieur Rhodes ! cria Amos. Il attendit que l’équipage se fût rassemblé au pied du gaillard d’avant pour s’adresser à tous : — Messieurs, nous allons essayer d’annuler le sortilège qui nous a encalminé. Nous ne savons absolument pas quelles vont être les conséquences, c’est pour cela que je veux tout le monde à son poste et prêt à intervenir en cas de besoin. Puis il se tut, tandis que monsieur Rhodes donnait l’ordre de gréer les voiles pour parer au mauvais temps. Certains des marins s’arrêtèrent un instant, le temps d’adresser une prière silencieuse à telle ou telle divinité, mais chacun était à son poste lorsque Amos fit signe à Anthony que tout était prêt. — Nakor, si vous voulez me donner un coup de main, c’est le moment, dit le jeune magicien. Nakor haussa les épaules. — Je ne connais pas ce tour, je ne saurais donc pas juger si tu t’en sors bien ou pas. Fais-le, tout simplement, et espérons que les dieux ne sont pas trop en colère contre nous aujourd’hui. Anthony ferma les yeux et commença l’incantation. — En esprit, je vois la matrice et dans cette matrice se trouve le pouvoir. Ma volonté ouvre le verrou de la matrice. Au sein de la matrice, ma volonté devient pouvoir. À mesure qu’il répétait l’incantation, sa voix diminua jusqu’à ce que Nicholas et les autres ne puissent plus l’entendre. Ses lèvres continuèrent à bouger tandis qu’il se balançait en cadence. Un léger souffle de vent caressa la joue de Nicholas, qui regarda ses compagnons. Marcus et Brisa levèrent tous deux les yeux vers le mât. Le prince les imita et vit la toile frémir. Le vent revint en produisant un son semblable à un soupir de soulagement. Le navire commença à virer de bord sous l’effet de l’air qui remplissait ses voiles. — Orientez les voiles, monsieur Rhodes, et mettez le cap à la poursuite du navire noir ! La vigie annonça qu’il apercevait encore la silhouette du vaisseau ennemi au sud et en donna la position. — Les hommes dans la mâture ! Ouvrez l’œil à cause des récifs ! cria Amos. Anthony continua l’incantation. Nicholas regarda Nakor d’un air interrogateur, mais le petit homme haussa les épaules. — J’ai dit que je ne le connaissais pas, ce tour. Le vent se mit à souffler plus fort. — Attention au grain, monsieur Rhodes ! cria l’amiral. Nicholas jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’écria : — Regardez ! Une grosse masse nuageuse se rassemblait au nord-est, alors que tout autour le ciel était d’un bleu limpide. Comme si quelqu’un déversait ces nuages d’un bol, ils s’amassèrent et se déployèrent derrière le navire telle une ligne de fureur noire. Le prince sentit une goutte d’eau sur sa joue. La pluie commença à tomber des nuages que le vent rabattait dans la direction du navire. Amos ordonna de gréer les voiles pour parer à la tempête. Les marins s’élancèrent dans la mâture et amenèrent partiellement les voiles les plus grandes en se contentant d’orienter les autres. D’autres membres de l’équipage tendirent des lignes de vie sur le pont pendant que certains distribuaient des cirés autour d’eux. Le ciel s’assombrissait de plus en plus à mesure que les nuages noirs se rapprochaient, toujours plus nombreux. Anthony, pendant ce temps, restait immobile, les yeux clos, ne bougeant que les lèvres. — Nakor ! Est-ce qu’on devrait l’arrêter ? cria Nicholas par-dessus le vacarme du vent. — Oui, mais comment ? Je ne sais pas ce qu’il fait. — Quelquefois, la meilleure approche est la plus directe. Il agrippa Anthony par l’épaule et cria son nom. Mais le magicien n’eut aucune réaction. Ghuda le secoua plus fort, sans résultat. Anthony était maintenant trempé jusqu’aux os. — Si la tempête n’arrive pas à le distraire, ce ne sont pas mes cris qui vont le sortir de sa transe, annonça le vieux mercenaire. — Alors essayez autre chose, cria Brisa, l’air complètement terrifiée. Le vent redoublait de fureur et de grosses vagues soulevaient le Rapace aussi aisément qu’un enfant manipule un jouet. Le roulement du pont sous ses pieds paraissait être plus que la jeune fille n’en pouvait supporter. — Faites n’importe quoi, mais arrêtez ça ! Dans la mâture, les marins se précipitaient pour amener les voiles qui offraient trop de surface au vent qui soufflait plus fort à chaque seconde. Les espars et les vergues gémissaient pour protester contre la tension qu’on leur faisait endurer. Les vents parcoururent le gréement en hurlant leur colère. Nicholas rejoignit Ghuda et secoua Anthony en l’appelant par son nom. Tous se retournèrent en entendant un cri à la poupe. La voix d’Amos coupa à travers le vent tel un couteau. — Banath, préserve-nous ! Une vague plus haute que les précédentes commençait à s’élever au nord-est. — Barre à bâbord toute, monsieur Rhodes. Amenez le navire dans le lit du vent. Que tout le monde attrape quelque chose et s’y accroche ! cria-t-il à son équipage. Si cette vague nous frappe par travers, nous risquons de perdre un mât ou pire. Nicholas agrippa le bastingage à côté de lui et regarda avec un mélange de terreur et de fascination la vague s’élever de plus en plus haut. Comme un mur noir, l’eau avança en direction du navire tandis que l’équipage faisait tout ce qu’il pouvait pour l’amener proue en avant face à la vague. Mais ils n’avaient pas tout à fait terminé lorsqu’elle s’abattit sur eux. Le navire tenta d’escalader le mur d’eau et sa proue s’éleva dans les airs tandis qu’il donnait de la bande à tribord. Brisa hurla en s’accrochant désespérément à un filin qui s’était détaché d’un bossoir. Marcus tendit le bras, attrapa la jeune fille par la taille et l’attira contre lui tout en se retenant d’une main à une ligne de vie. Le navire continua à essayer de gravir le mur d’eau. Nicholas observait la scène, stupéfait à mesure que le monde basculait. Il était pratiquement étendu sur le dos – ou du moins il en avait l’impression – tandis que le navire s’élevait de plus en plus haut. Puis brusquement, le Rapace fut projeté en avant. Des hommes hurlèrent en tombant du gréement, tandis que d’autres proféraient des jurons en s’accrochant à tout ce qui était à leur portée. Nicholas s’aperçut que le vaisseau s’enfonçait dans la dépression à un angle aussi abrupt que lorsqu’il avait escaladé la vague. Il comprit alors que la magie influençait les lois naturelles de la mer, car la vague était aussi raide de ce côté-ci de la crête. Puis le prince vit le navire plonger dans l’eau et comprit en cet instant qu’ils étaient perdus. Il ferma les yeux lorsqu’une vague le balaya et le heurta tel un mur solide en menaçant de lui arracher les bras. Il agrippa le bastingage de toutes ses forces et sentit brusquement son corps devenir lourd tandis que le pont se soulevait à nouveau. Il perdit l’équilibre et tomba sans toutefois lâcher le bastingage. Il se débattit sous l’eau avant de se retrouver brusquement de nouveau à l’air libre. L’eau jaillit dans toutes les directions lorsque la proue du navire sortit de l’océan. Haletant, les yeux brûlés par le sel, Nicholas regarda tout autour de lui. Apparemment, tout le monde était encore là, se retenant à l’une ou l’autre partie du navire. Ghuda était debout, semblable à un rocher qui ne plie pas devant la vague. D’une main, il tenait Anthony par la taille et s’accrochait de l’autre à l’une des lignes de vie. Le navire continuait à donner de la bande à tribord mais, alors qu’il paraissait sur le point de se coucher complètement sur le côté, il vira brusquement à bâbord et tout le monde dut de nouveau se retenir désespérément à quelque chose pour ne pas passer par-dessus bord. Puis il se redressa et parut redevenir stable l’espace de quelques instants. — Oh non, regardez ! s’écria l’un des marins. Nicholas se retourna et vit une autre vague, plus grande encore que la première, fondre sur eux. Tandis que la proue commençait de nouveau à s’élever dans les airs, le prince se tourna vers Ghuda en criant : — Mais fais quelque chose ! Ghuda hocha la tête et lâcha Anthony. Puis, avant même que le magicien commence à tomber, le gros mercenaire lui envoya son poing dans la mâchoire. Anthony s’effondra sur le pont, inconscient. Aussitôt, le ciel redevint clair, mais Nicholas s’aperçut, horrifié, que le mur d’eau s’apprêtait toujours à les engloutir tandis que le Rapace s’élevait à sa rencontre. — Accrochez-vous ! cria-t-il au moment où le navire entamait de nouveau son impossible ascension. Des cris et des hurlements s’élevèrent lorsque certains marins furent à nouveau arrachés au navire. Le fracas résonna lourdement dans le silence quand une partie du matériel fut arrachée à son emplacement d’origine et s’abattit sur le pont en venant s’écraser contre le mât ou contre la dunette. De son côté, le navire continuait à s’élever de plus en plus haut. Cette fois, Nicholas se sentit d’autant plus terrifié qu’il n’était plus aveuglé par la pluie. Seule la montagne d’eau en mouvement projetait quelques embruns. Nicholas entendit vaguement Brisa hurler et Harry jurer derrière lui, avant de réaliser qu’il n’avait pas revu Calis sur le pont depuis l’arrivée de la première vague. Puis au moment où le navire allait basculer en arrière comme une tortue sur le dos, il atteignit la crête de la vague et redescendit de l’autre côté à toute vitesse. La voix de Nicholas se joignit aux autres pour hurler sa terreur irraisonnée. La magie, en disparaissant, avait également fait s’évanouir la force surnaturelle qui commandait à la mer, si bien que celle-ci revenait à son niveau normal. Contrairement à toute attente, la vague s’effondra plutôt que de poursuivre son terrible assaut. Ainsi, bien qu’ils aient survécu au plus fort de la vague géante, sa dissipation ne faisait qu’ajouter de l’élan au plongeon du navire. Nicholas aperçut les bancs de sable et les récifs sous la surface, comme s’il les observait à travers une vitre verte. Il sut avec certitude qu’ils ne survivraient pas à ce plongeon car il n’y avait pas assez d’eau pour amortir le choc. L’océan parut s’élever à la rencontre du prince. L’eau le gifla telle la main d’un géant. Il sentit le navire tomber sous ses pieds et entendit le fracas grinçant du bois qui se déchirait contre les rochers. Le navire mourut dans un cri déchirant auquel se joignirent les hurlements de l’équipage terrifié. Puis Nicholas fut aspiré sous l’écume blanche. Il retint son souffle aussi longtemps qu’il le put et se sentit entraîné toujours plus profondément sous l’eau par une force comme il n’en avait jamais connue. Il se retrouva projeté dans un monde de sons et de vibrations où il se fit secouer dans tous les sens si violemment qu’il en perdit toute notion d’orientation. Le navire en sombrant créait un tourbillon qui aspirait tout autour de lui. Nicholas se mit à battre des jambes pour éviter d’être emporté par le courant. Soudain, ses pieds heurtèrent du bois, comme s’il avait atterri durement sur le plancher de sa chambre. Une douleur violente à lui couper le souffle envahit son pied gauche. Sa bouche et ses narines s’emplirent d’eau. Nicholas s’étouffa, les poumons brûlés par l’eau de mer. Il battit des bras, mais l’eau bouillonnante le fit tomber à genoux sur le pont et s’introduisit plus avant dans ses poumons. En un instant qui lui parut d’une étonnante clarté, le jeune homme comprit qu’il allait mourir. Un profond sentiment de paix l’envahit. Les battements de son cœur et la pression du sang dans ses tempes lui paraissaient désormais bien lointains, tout comme la brûlure dans ses poumons n’était plus qu’un faible écho de la douleur éprouvée quelques instants plus tôt. Puis, brusquement, il s’aperçut qu’il remontait à la surface à une vitesse stupéfiante, comme si un géant l’avait soulevé au creux de sa paume. Le navire venait de rebondir sur les bas-fonds et se relevait à nouveau à cause de l’air enfermé à l’intérieur de la coque. Il parcourut d’un trait les cinquante pieds d’eau qui le séparaient de la surface et entraîna le prince avec lui. Lorsque le navire brisa la surface, Nicholas fut projeté dans les airs. Le souffle court, il recracha de l’eau de mer en battant des bras comme s’il essayait de voler. Puis le navire plongea de nouveau dans les vagues et le prince heurta la surface de l’eau. Tandis que le bateau se redressait sous ses pieds, le jeune homme, moitié nageant, moitié rampant, s’approcha du bastingage et s’y agrippa de toutes ses forces. Tel un animal blessé, le Rapace donna de la bande à bâbord, tandis que l’eau remplissait ses cales et lui faisait perdre l’équilibre. Nicholas, crachant et toussant, parvint à prendre une profonde respiration, bien que douloureuse. Puis il toussa de nouveau, vomissant le reste de l’eau qu’il avait avalée. Il souffla pour faire sortir l’eau de mer de ses narines, s’essuya le visage d’une main et regarda autour de lui. Les trois mâts étaient détruits. Le grand-mât s’était brisé au-dessus de la première vergue, tandis que les deux autres s’étaient rompus au-dessous. Le pont était jonché de corps, de débris et d’algues. Il fallut bien une minute pour qu’un semblant d’ordre s’établisse au milieu de toute cette confusion. Calis et Marcus se retenaient tous deux à ce qui restait du porte-haubans, tandis que Brisa avait les deux bras autour de la taille du fils du duc. Ghuda tenait toujours Anthony tout en s’agrippant à un cabestan. Le vieux mercenaire avait une vilaine blessure au cuir chevelu et du sang coulait le long de son visage. Nakor, quant à lui, s’était empêtré dans les enfléchures du grand mât et criait en demandant qu’on le libère. Puis, Nicholas s’aperçut qu’il manquait quelqu’un. — Harry ! cria-t-il. Le jeune homme sentit son estomac se contracter et se pencha pour vomir de l’eau de mer. Le navire tanguait toujours en gémissant. Amos repoussa l’espar brisé qui était tombé sur lui et se remit péniblement debout. Puis il regarda alentour pour estimer les dégâts. Il rejoignit Nicholas et lui tendit la main pour l’aider à se relever. — Quel désordre ! s’exclama-t-il avant de se tourner vers la proue du bateau en appelant monsieur Rhodes. Aucune réponse ne leur parvint. Amos entreprit d’examiner son navire et rejoignit rapidement Nicholas. — Rassemble tout le monde sur le pont et récupère tout ce qui peut encore être sauvé. Ensuite, transporte autant de gourdes et de tonnelets d’eau douce que tu pourras dans les canots, et toute la nourriture que tu trouveras. On est en train de couler. — Il n’y a plus rien à faire ? demanda le prince. Amos secoua la tête et s’éloigna. Nicholas rejoignit Calis, occupé à libérer Nakor des cordages dans lesquels il s’était emmêlé. — Tout le monde sur le pont, leur annonça le prince. On abandonne le navire. La consigne fut rapidement transmise au reste de l’équipage. Marcus et Nicholas se dépêchèrent de regagner leurs cabines où l’on pouvait déjà apercevoir l’eau qui montait à travers le plancher. Ils prirent ce qu’ils pouvaient trouver au milieu de ce fouillis et remontèrent en courant sur le pont. L’arc et les flèches de Calis étaient intacts, protégés par la toile cirée dans laquelle il les avait enveloppés, mais Marcus avait perdu le sien. Sachant qu’ils étaient sur le point d’être rejetés sur un rivage hostile, Nicholas se fraya un passage dans un enchevêtrement de débris et de cadavres et entra dans la cabine d’Amos. Il ouvrit la petite trappe et en retira la bourse pleine d’or qu’Amos lui avait montrée quand ils avaient amené Brisa à bord du navire. Il était sur le point de sortir lorsqu’il se souvint d’un autre détail. Il pataugea jusqu’au bureau de l’amiral dans l’eau qui ne cessait de monter et y récupéra le journal de bord, un gros livre relié de cuir rouge. Le prince mit l’or dans sa tunique, le livre sous son bras et regagna la coursive, ou l’eau entrait en tourbillonnant. Le navire coulait vite. Nicholas se hâta de monter à l’échelle qui menait au pont principal. Il ressentit une autre douleur foudroyante au pied et faillit laisser tomber le livre de bord. Il arriva sur le pont à temps pour voir quelques-uns des marins sauter par-dessus le bastingage pour atterrir dans l’eau. Amos se tenait sur le pont et lui fit signe de le rejoindre. Nicholas lui donna le journal de bord. — J’ai aussi pris l’or dans ta cabine. On va sûrement en avoir besoin. — Que les dieux te bénissent, mon garçon, pour avoir su garder ton sang-froid. Grâce à ça, on va pouvoir rentrer chez nous un jour ou l’autre, dit Amos en serrant le livre contre sa poitrine. Nicholas escalada le bastingage et vit un canot qui l’attendait un mètre cinquante plus bas. — Amos, tu viens ? demanda le prince par-dessus son épaule. — J’arrive, Nicky, j’arrive. Amos jeta un dernier et long regard à son bateau avant de descendre dans le canot en compagnie de Nicholas. Puis Ghuda et l’un des marins souquèrent ferme pour mettre le plus de distance possible entre eux et le navire à l’agonie. Alors qu’ils n’étaient qu’à quatre cents mètres à peine, le Rapace, autrefois connu sous le nom d’Aigle Royal, l’un des fleurons de la flotte krondorienne, se retourna et s’enfonça. — Bon sang, je déteste perdre un navire, dit Amos d’un ton amer. Sans savoir pourquoi, Nicholas trouva cette remarque terriblement drôle et ne put s’empêcher, malgré tous ses efforts, d’éclater de rire. Il essaya en vain de contenir cette hilarité, au point pratiquement de se mettre à trembler. Amos s’en irrita, mais Brisa et Ghuda se mirent à rire à leur tour, si bien que même Marcus le taciturne les imita. Nakor n’avait jamais besoin d’excuses pour rire et ne fit pas le moindre effort pour dissimuler son amusement. Au bout d’une minute, les seuls à ne pas rire étaient Anthony, inconscient, et un Amos Trask particulièrement énervé. — Qu’est-ce qu’il y a de si marrant, à la fin ? — Combien de navires avez-vous perdus ? lui demanda Ghuda qui, en dépit de son visage couvert de sang poisseux, paraissait aller très bien. — Trois, répondit Amos. Brusquement, l’amiral sourit et se laissa gagner par l’hilarité générale, d’autant que sa réponse amusa tellement ses compagnons qu’ils faillirent s’effondrer de rire. Une voix rauque s’éleva soudain à côté du bateau. — Si vous ne vous amusez pas trop là-haut, ça vous ennuierait de me donner un coup de main ? Nicholas jeta un coup d’œil par-dessus le plat-bord du canot et aperçut une silhouette familière qui s’accrochait à un espar brisé. — Harry ! s’écria-t-il en se penchant pour aider son ami à monter à bord du canot déjà bien rempli. Je croyais que tu t’étais noyé. — Oui, et je vois que ça te faisait beaucoup de peine, répliqua l’écuyer en grimaçant à cause d’une douleur à quelque endroit de son corps. L’expression du prince s’assombrit. — On était juste un peu grisés à l’idée de s’en être sortis. Harry hocha la tête. — J’ai été projeté par-dessus bord. J’ai vu la proue rebondir au fond de l’océan et j’ai cru que vous étiez tous morts. — Je suis surpris qu’il n’y en ait pas plus que ça, admit Amos. Regardez. Ils se retournèrent et virent deux autres canots qui ramaient vers eux. — Est-ce que monsieur Rhodes est avec vous ? leur cria Amos dès qu’ils furent à portée de voix. — J’ai vu un espar lui faire sauter la tête des épaules, capitaine, répondit l’un des marins. Il est mort, Pas de doute là-dessus. — Combien êtes-vous ? — Vingt-sept dans ce bateau-ci et dix-neuf dans l’autre, monsieur. — Vous avez récupéré des provisions ? — Non, il n’y en a pas à bord de ce canot, monsieur. — On a récupéré un tonneau de porc et un autre plein de pommes séchées, capitaine, lui cria un marin dans le deuxième canot. — Bon, il va falloir gagner le rivage, annonça Amos en regardant tout autour de lui. Il va faire nuit dans quelques heures et je ne souhaite pas partir à la dérive. Suivez-nous. Il fit signe aux deux autres bateaux de prendre position. Ghuda et le marin commencèrent à ramer. — Calis, ouvre l’œil pour nous dire s’il y a des rochers devant nous. Surveille la ligne des brisants, et préviens-moi si l’eau part dans deux directions différentes car cela signifie que des rochers se trouvent en dessous. Ils ramèrent en direction des imposantes falaises. — Je me demande ce qu’il y a là-haut, fit Nicholas. — Des bois ou de la broussaille, ou peut-être une plaine, répondit Calis. Un endroit où je pourrais chasser. — À moins que ce soit une ville, proposa Harry, qui ressemblait toujours à un rat noyé. — Un endroit où je pourrais m’acheter une chemise propre, ajouta Brisa. — Et quelque chose à manger, renchérit Nakor avec un sourire timide. Les canots se frayèrent un chemin entre des rochers pour atteindre un endroit où le courant était plus fort, entraîné par les rouleaux qui allaient s’échouer sur le rivage. Ils se retrouvèrent sur la crête d’une vague et se laissèrent pousser vers la plage. Soudain Calis s’écria : — Attention aux rochers ! Tournez à droite, vite ! Ghuda, qui se trouvait assis à gauche, appuya frénétiquement sur son aviron, mais tous entendirent le bruit effroyable de la coque qui se déchirait. Le canot s’arrêta net comme s’il venait de heurter un mur. Calis et Marcus furent projetés par-dessus bord et Brisa hurla. Un éperon rocheux qui ne devait pas mesurer plus de deux centimètres avait percé la proue du canot, mais l’eau s’engouffrait déjà à l’intérieur. — On prend l’eau ! cria Amos. Attrapez tout ce que vous pouvez et sortez de là ! On finit à la nage ! Il se tourna vers les autres canots et ajouta : — On a heurté un rocher ! Éloignez-vous ! Le marin assis à la proue du deuxième canot agita la main pour lui montrer qu’il avait compris. Ils s’éloignèrent sur la gauche en passant au large de l’embarcation d’Amos. Nicholas prit deux gourdes et sauta par-dessus bord. Il n’eut aucun mal à gagner à la nage un endroit où il avait pied, puis se rendit sur le rivage en pataugeant dans l’eau peu profonde. Tous les autres passagers du canot naufragé suivirent le prince sans encombre, tandis que les deux autres embarcations essayaient de ne pas tomber dans le même piège. Mais le deuxième canot frotta sa coque contre un écueil invisible. Les marins poussèrent des jurons car ils furent obligés à leur tour d’abandonner leur embarcation. Le troisième canot fut averti à temps et parvint à gagner la plage sans encombre. Amos ordonna à certains de ses marins de regagner à la nage le canot qui venait de s’échouer sur écueil. — Les vagues vont le briser sur les rochers si on n’arrive pas à le ramener. Plus d’une dizaine d’hommes, pourtant tous épuisés, pataugèrent dans l’écume et nagèrent jusqu’à l’embarcation. Ils poussèrent et tirèrent de toutes leurs forces pour essayer de le déloger, mais en vain. Finalement, Amos leur fit signe de revenir. — Il a pris l’eau, capitaine, et il est assis sur cet écueil aussi fermement qu’un vautour sur le cadavre d’un chien. — Bon sang, jura Amos. Il se retourna et examina leur nouvel environnement. L’ombre des imposantes falaises qui se dressaient au-dessus de leurs têtes s’étendait déjà sur l’eau. L’air se rafraîchissait. — Voyez si vous pouvez trouver de quoi faire un grand feu, dit-il à Nicholas, Marcus, Brisa et Calis. Il va bientôt faire froid et on n’a pas une seule couverture pour nous tous. L’amiral résuma rapidement la situation. Quarante-neuf marins et soldats avaient survécu, ce qui portait leur nombre à cinquante-huit en tout en comptant Nicholas et ses compagnons – cinquante-huit survivants sur un équipage qui comptait plus de deux cents hommes au départ. Il adressa une rapide prière à Killian, la déesse des marins, en lui demandant d’avoir pitié de ceux perdus en mer. Puis il se tourna vers ses hommes en poussant un soupir de résignation. — Déployez-vous au cas où la mer rejetterait des choses utiles sur le rivage. Il nous reste encore deux heures avant le coucher du soleil, ajouta-t-il en balayant le paysage du regard. Alors, autant explorer les environs. Les hommes obéirent. La plupart se déployèrent le long de la plage, certains remontant vers le nord-ouest tandis que d’autres se dirigeaient vers le sud-est, le long des rochers. Quelques-uns, trop mal en point pour pouvoir bouger, se laissèrent tomber sur le sable, silencieux, trempés et malheureux. Amos regarda ses hommes s’éloigner, puis se tourna vers Nakor et Ghuda, qui tenaient toujours Anthony, encore inconscient. — Réveillez-le si vous le pouvez, mais examinez les alentours vous aussi. J’ai le sentiment qu’on va avoir besoin de tous les avantages qu’on pourra tirer de la situation si on veut survivre. Ghuda déposa le magicien par terre et le secoua, sans résultat. Au bout d’un moment, le vieux mercenaire se leva et rejoignit les autres. Nakor se tourna vers Amos. — Je suis désolé pour votre navire. — Et moi donc, répondit l’amiral en hochant la tête. Le petit Isalani plongea la main dans son sac à dos et la ressortit aussitôt comme si quelque chose l’avait piqué. — Oh, oh, ça, c’est pas bon du tout. — Qu’y a-t-il ? lui demanda Amos. — Je connais un marchand à Ashunta qui va vraiment pas être content quand il va s’apercevoir que de l’eau de mer a gâté tous ses fruits, répondit Nakor. Hochant la tête, le petit homme aux jambes arquées s’éloigna et commença lui aussi à chercher parmi les rochers. Resté seul, Amos se tourna vers son navire qui gisait sur le flanc et s’enfonçait lentement derrière la ligne des brisants. Éprouvant une tristesse inexprimable, il garda les yeux fixés sur l’épave jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous les vagues. Chapitre 13 L’ASCENSION Le feu s’éteignait lentement. Brisa serra les bras autour de son corps, essayant en vain de se réchauffer auprès des cendres qui se mouraient doucement. D’autres s’étaient regroupés autour de deux feux plus petits ou arpentaient la plage pour moins sentir le froid. La veille, ils avaient exploré la côte, mais à chaque tournant, ils n’avaient trouvé que sable et rochers, avec derrière eux, ce mur de pierre apparemment interminable. La chaleur, pendant la journée, était torride, mais le soir un froid glacial s’installait et le peu de bois qu’ils avaient réussi à trouver était maintenant parti en fumée. Suffisamment de débris avait été rejeté sur le rivage pour leur permettre d’édifier un abri rudimentaire à partir de voiles et d’espars, cependant le bois était trop humide et ne faisait que fumer lorsqu’on le mettait à brûler. Le porc salé n’était plus bon à rien, toutefois les pommes séchées étaient encore comestibles. Par chance, il restait suffisamment d’eau potable pour tout le monde, et certains marins avaient récupéré de quoi faire des appâts et péchaient depuis les rochers. Certains poissons se faisaient piéger dans des bassins par la marée mais, sans marmite pour les faire cuire, ils n’étaient guère appétissants. Il n’y avait pas beaucoup de mouettes et les rares oiseaux qui passaient par là ne semblaient pas nicher à proximité. Anthony reprit conscience au lendemain du naufrage. Il ne conservait que peu de souvenirs de ce qui s’était passé lorsqu’il avait essayé d’annuler le sortilège qui les emprisonnait. Ce fut pour lui un choc de découvrir que le navire avait coulé. On ne parvint à le faire sortir de son état de panique qu’en lui montrant que de toute évidence on avait besoin de ses talents de guérisseur. L’aube se leva, la deuxième depuis le naufrage. Amos vint trouver Nicholas. — On se meurt, annonça-t-il froidement. Je n’ai jamais vu une côte aussi peu hospitalière. — Qu’est-ce que tu veux faire ? lui demanda le prince. — Un seul canot ne réussira pas à nous transporter tous. On a le choix entre deux solutions. Soit on demande à quelques hommes de prendre l’embarcation et de ramer en direction du sud jusqu’à ce qu’ils retrouvent la civilisation et qu’ils reviennent avec de l’aide, soit on essaie d’escalader la falaise. Ou alors on tente les deux. — Non, refusa Nicholas. On reste ensemble. Amos parut sur le point de protester, mais il finit par secouer la tête. — Tu as raison. Mais une chose est sûre : on ne peut pas rester ici, sinon on va finir par mourir de faim. — On ferait mieux de commencer à chercher un moyen d’escalader cette falaise, approuva Nicholas. Amos hocha la tête. — Je suis le plus vieux ici, et je n’aime pas spécialement l’escalade, mais il n’y a pas d’autre solution. Le prince soupira. — Moi non plus, je n’ai jamais fait beaucoup d’escalade, à cause de mon pied… (Il se tourna vers Calis et Marcus.) Tous les deux, vous sauriez trouver un chemin permettant d’escalader cette falaise, s’il en existe un ? Marcus fronça les sourcils, mais Calis fit signe que oui et se leva. — Par où ? demanda-t-il. — Toi, tu vas par-là, lui répondit Nicholas en indiquant le nord. Et toi, Marcus, tu vas dans l’autre direction. N’allez pas plus loin qu’à une demi-journée de marche. Quand le soleil atteindra son zénith, revenez vers nous. Les deux hommes hochèrent la tête et partirent d’un bon pas, sans toutefois aller trop vite, pour ne pas perdre une énergie qu’ils ne pourraient pas récupérer. La faim hantait tout le monde et Nicholas savait que s’ils ne trouvaient pas bientôt des aliments frais, ils ne tarderaient pas à périr d’inanition. Au moins une dizaine de marins étaient blessés ou souffraient des conséquences du naufrage, parce qu’ils avaient de l’eau dans les poumons ou des blessures internes. Nakor et Anthony faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour les soulager, mais ils ne pouvaient pas grand-chose en l’absence du sac où le jeune magicien rangeait ses remèdes. Nicholas éprouvait de la compassion pour les blessés car jamais son corps ne lui avait fait si mal ; il n’était pourtant couvert que de bleus et savait que le moins mal en point se sentait aussi meurtri que lui. Le prince était même surpris qu’il n’y ait pas de blessures plus graves, mais il fut bien obligé d’admettre que tous ceux qui avaient été gravement blessés au cours du naufrage n’avaient pas survécu. Après le départ de Calis et de Marcus, les survivants firent l’inventaire de ce qu’ils avaient réussi à récupérer parmi les débris que les vagues venaient déposer sur la plage. Ils ne possédaient plus que quelques armes : les épées de Nicholas et de Ghuda, l’arc de Calis et une collection de dagues et de couteaux. Il leur restait aussi un sachet de biscuits secs, en plus des pommes séchées. La plage était jonchée de cordes, si bien que Nicholas envoya ses hommes les ramasser et leur donna pour mission de les trier, séparant celles qui leur permettraient d’escalader la falaise de celles qui étaient trop usées. Le prince s’aperçut, à son grand désarroi, que cet inventaire leur avait pris moins d’une heure. Il s’assit à côté du feu désormais éteint et attendit en essayant d’ignorer la faim. Brisa vint s’asseoir à côté de lui et regarda Nakor et Harry, qui tentaient de ménager leurs forces en dormant. — Est-ce que je peux te demander quelque chose, Nicholas ? Le prince hocha la tête. — Bien sûr. De quoi s’agit-il ? — Marcus… La jeune fille hésita et se tut. — Oui ? l’encouragea Nicholas. — Tu le connais bien… Le prince lui coupa la parole. — Non en réalité, je le connais à peine. — Je croyais que vous étiez frères, rétorqua la jeune fille, surprise. — Et moi je croyais que tu savais. — Que je savais quoi ? — Qui est Marcus. — Il est le fils d’un duc. En tout cas, c’est ce que m’a dit Harry, mais je ne savais si je devais le croire ou pas. Nicholas hocha la tête. — Marcus n’est pas mon frère. C’est mon cousin. — Mais tu viens de dire que tu le connais à peine. — C’est la vérité. Je l’ai vu pour la première fois quelques semaines avant que je te rencontre toi. Je ne vis pas sur la Côte sauvage. — Et tu habites où ? — À Krondor. — J’espérais que tu pourrais me parler de lui, avoua la jeune fille, déçue. Nicholas se sentit désolé pour elle, car il comprit que son béguin pour Marcus s’était transformé en un sentiment beaucoup plus profond. — Je ne sais pas quoi te dire. Nous venons de Krondor pour la plupart. Mais peut-être que l’un des soldats… Brisa haussa les épaules. — Ce n’est pas grave. On ne s’en sortira probablement pas, de toute façon. — Ne dis pas ça, ordonna aussitôt Nicholas d’un ton tranchant. La jeune fille le regarda, les yeux écarquillés. Harry se redressa, à moitié endormi, et leur demanda ce qui se passait. Nicholas réalisa qu’il avait parlé très fort. — Ne dis pas ça, Brisa, même si tu le penses. Le désespoir est un fléau. Si on baisse les bras maintenant, on va mourir. On n’a pas le choix, il faut aller de l’avant. Brisa s’allongea sur le dos à côté de Nakor qui ronflait. — Je sais, répondit-elle. Nicholas balaya la plage du regard. Il était trop tôt encore pour que Marcus et Calis reviennent. Tout ce qu’il avait à faire, pour l’instant, c’était d’attendre. Calis revint au coucher du soleil, suivi, quelques minutes plus tard, par Marcus. — Je n’ai rien trouvé qui ressemble de près ou de loin à un chemin ou même à une piste difficile d’accès, annonça le demi-elfe. — Je n’ai rien trouvé non plus au sud, avoua Marcus. — Dans ce cas, il faut tenter l’ascension ici ou un peu plus loin au sud, décida Nicholas. — Pourquoi au sud ? demanda Marcus, épuisé. Je viens de te dire qu’il n’y a rien là-bas. — Tout simplement parce que c’est vers le sud qu’il faut aller de toute façon. Puisque nous sommes face à un choix arbitraire, autant se déplacer dans la direction qu’il nous faudra prendre tôt ou tard. Amos acquiesça. — Je n’ai pas de meilleur plan à proposer. Essayons de prendre un peu de repos. On partira à l’aube. — Mangez ce que nous ne pouvons pas emporter avec nous, pour prendre le plus de forces possible avant le départ, ajouta Nicholas. Nakor et Anthony s’approchèrent du groupe dans la lumière déclinante. Ils portaient tous les deux un peu de bois. — On l’a laissé sécher sur les rochers, expliqua le petit homme. — Si vous arrivez à faire partir le feu, ce bois-là devrait brûler, ajouta Anthony. Calis rassembla ce qui restait du feu de la veille – du bois que les flammes n’avaient pas entièrement consumé – et le débita en morceaux pour pouvoir allumer le feu. Puis il prit son couteau et la pierre à briquet qu’il portait à la ceinture et les frotta l’un contre l’autre pour provoquer des étincelles. Bientôt naquit une petite flamme qu’il nourrit avec précautions en rajoutant des morceaux de plus en plus gros, jusqu’à ce qu’il obtienne un véritable feu. Puis il déposa sur les flammes le bois que venaient de rapporter Nakor et Anthony. Très vite un véritable brasier s’éleva pour maintenir le froid de la nuit à distance. Anthony prit une nouvelle brassée de bois et alluma un autre feu quelques mètres plus loin, afin que tous puissent profiter de la chaleur des flammes. Nakor et le jeune magicien rapprochèrent également les blessés pour qu’ils puissent se réchauffer. Tous s’installèrent alors pour passer cette longue nuit le plus confortablement possible. Nakor vint s’asseoir à côté de Nicholas. Personne n’était d’humeur à bavarder ; la plupart essayaient de dormir ou mangeaient leur part de biscuits secs, de pommes séchées et de poisson à moitié cuit. — L’eau va poser un problème, annonça Nakor sans préambules. — Pourquoi ? lui demanda le prince. — Nous n’avons vu aucune source à proximité. Certes, il nous reste les gourdes que nous avons réussi à sortir du navire, mais il n’y en pas assez pour nous tous. En plus, on ne pourra pas traîner les tonneaux sur une grande distance. — C’est sûr qu’on ne peut pas les monter avec nous en haut de la falaise, admit Amos. Nicholas soupira. — Qu’est-ce que tu proposes ? Nakor haussa les épaules. — Dis à tout le monde de boire autant d’eau qu’ils le peuvent avant de partir. Ça nous aidera. Si on trouve un emplacement pour grimper pas loin de l’endroit où Marcus s’est arrêté, on pourra toujours renvoyer quelques hommes remplir les gourdes. Mais si on doit longer la côte pendant un moment, tant pis, il faudra faire avec ce qu’on a. — Et en ce qui concerne la nourriture ? s’enquit le prince. — Il n’en restera pas beaucoup d’ici demain, répondit Anthony en venant s’asseoir près du feu. Un homme vient de mourir il y a quelques minutes à peine, ajouta-t-il, les traits creusés par la fatigue. Amos jura dans sa barbe et fit signe à deux des marins de le rejoindre. — Trouvez-moi de la toile. On ne peut pas coudre le malheureux dans un linceul, mais on peut au moins l’envelopper dans un bout de voile et attacher une corde autour. Demain, on l’emmènera sur les rochers et on rendra son corps à la mer. Les deux marins hochèrent la tête et firent ce qu’on leur demandait. — Il y en aura d’autres, prédit Amos en paraissant soudain plus vieux que son âge. Le silence se referma sur ses paroles. Pendant une journée et demie, les survivants du naufrage marchèrent péniblement le long du rivage. Nicholas leur faisait régulièrement faire une halte, car le manque de nourriture, le rationnement de l’eau et la chaleur se faisaient lourdement sentir. — C’est là que j’ai arrêté mes recherches, annonça Marcus, tard le deuxième jour. Nicholas sentit le désespoir l’envahir. Il leur avait fallu deux jours pour amener les blessés à un endroit que Marcus, lui, n’avait mis qu’une demi-journée à atteindre. Le prince se força à mettre sa mauvaise humeur de côté. — Marcus, toi et Calis, partez en éclaireurs. Il pria en silence pour qu’ils trouvent rapidement un moyen d’atteindre le sommet de la falaise. Marcus et le demi-elfe s’éloignèrent au pas de course. Amos demanda à Nicholas de faire quelques pas en sa compagnie et attendit d’être hors de portée de voix pour lui dire : — Demain, il faudra entreprendre l’ascension, peu importe comment. — Je sais, on va bientôt mourir de faim, admit le jeune homme. — Nous sommes déjà en train de mourir. Même si on trouvait un véritable chemin dans deux ou trois jours, la moitié des hommes ne seraient déjà plus en état de grimper. Et je pourrais bien être du nombre, ajouta l’amiral en fléchissant la main comme si elle s’était ankylosée. Ma main me fait mal. Je parie qu’il va y avoir un changement de temps. — On va avoir droit à une tempête ? — Je pense, oui, acquiesça Amos. À moins que le temps vire seulement à la pluie. Nicholas regarda le ciel qui s’assombrissait à l’est. — Il va bientôt faire nuit, dit-il. Ça suffit pour aujourd’hui. Mieux vaut se reposer, parce qu’on va avoir besoin de toutes nos forces. Le prince et l’amiral retournèrent vers leurs compagnons. Amos ordonna à chacun de partager ses maigres rations avec son voisin. Nicholas, de son côté, rejoignit Harry, qui massait ses pieds douloureux. Brisa était assise à côté de lui, les genoux repliés sous le menton et les bras autour des jambes, comme si elle avait déjà froid. — Comment ça va ? leur demanda le prince. — J’ai faim et j’ai mal aux pieds, répondit Harry. Brusquement il sourit. — Ce qui fait de moi un spécimen unique par ici, pas vrai ? Nicholas ne put s’empêcher de sourire à son tour. Il savait que Harry serait le dernier à perdre sa bonne humeur. — J’aimerais que tu fermes la marche demain, expliqua le prince à son ami. On va essayer d’escalader la falaise et j’ai besoin de quelqu’un à l’arrière qui fasse en sorte que personne ne se décourage. — Je ferai de mon mieux, lui promit l’écuyer. — Et toi, Brisa, comment tu vas ? — J’ai faim et j’ai mal aux pieds, lui répondit la jeune fille d’un ton aigre. Nicholas se mit à rire. — Vous faites la paire, tous les deux. Il se leva et laissa les jeunes gens pour aller parler à quelques-uns des autres survivants. Brisa le regarda s’éloigner et l’observa pendant une bonne minute avant de dire : — Il fait vraiment des efforts, tu ne trouves pas ? — Sans doute, oui. Mais il a ça dans le sang, je crois. C’est sans doute à cause des obligations de la noblesse. Il est né pour servir. — Comme toi ? riposta la jeune fille d’un ton moqueur. — Non. Moi, je ne suis pas un prince, seulement le fils cadet d’un noble de moindre importance, ce qui signifie que j’ai moins de perspectives d’avenir qu’un marchand de bière, à moins que je ne parvienne à m’accrocher à l’un des puissants. — Quoi, lui ? fit Brisa d’un ton incrédule en indiquant Nicholas du menton. — Ne te moque pas. Nicky est bien plus que ce que tu vois. Il deviendra un homme très important et très puissant un jour. C’est le frère du roi, tu sais. — Bien sûr, ricana la jeune fille. — Je ne plaisante pas. C’est le fils cadet du prince Arutha. Et Marcus est le fils du duc de Crydee. — Ils ont l’air plutôt minable pour des nobles, si tu veux mon avis. — Eh bien, crois ce que tu veux. N’empêche qu’il deviendra un homme important un jour. — En supposant qu’on vive jusque-là, rétorqua Brisa. Harry ne trouva rien à répondre. La jeune fille vint s’appuyer contre lui. — Ne va pas te mettre des idées en tête, le prévint-elle. J’essaie juste de me réchauffer. — Oh, alors je ne suis là que pour remplacer Marcus, c’est ça ? dit Harry en faisant semblant d’être vexé. — Non, c’est juste que j’en ai besoin et que je ne risque rien avec toi. — Comment ça, tu ne risques rien ? Là, je suis vraiment vexé. Brisa déposa un chaste baiser sur la joue du jeune homme. — Tu as du charme à ta manière, écuyer, même si tu es un peu gamin et maladroit. Ne le prends pas mal. Ça te passera en vieillissant. Elle se pelotonna au creux de ses bras. Harry la laissa faire, trouvant cela agréable. Mais il était piqué au vif. — Maladroit, moi ? Calis et Marcus ne revinrent pas cette nuit-là. Au lever du soleil, Nicholas réveilla tout le monde et donna l’ordre de se préparer. Une heure plus tard, Marcus apparut et agita la main à l’intention de son cousin, qui courut à sa rencontre. — Qu’est-ce que vous avez trouvé ? — Calis a repéré un endroit à environ huit cents mètres d’ici. Il pense avoir trouvé un moyen d’arriver au sommet de la falaise. Nicholas baissa la voix pour que leurs compagnons ne puissent pas l’entendre. — On doit tenter l’ascension aujourd’hui. Il y a déjà suffisamment d’hommes qui risquent de ne pas survivre dans l’état actuel des choses. On ne peut pas attendre plus longtemps. Marcus regarda le groupe de marins en haillons et hocha la tête. Ils mirent un certain temps à rejoindre Calis, car les blessés avaient du mal à avancer sur le sable. Dès qu’il eut traversé la plage, Nicholas s’empressa d’aller retrouver le demi-elfe, qui lui montra une saillie à trois mètres au-dessus de leurs têtes. Calis fit la courte échelle au prince et l’aida à grimper sur cette saillie. Le jeune homme découvrit alors un large affleurement rocheux et une petite grotte qui s’enfonçait dans la falaise. Marcus fit la courte échelle à Calis qui rejoignit le prince sur la plate-forme rocheuse. Le demi-elfe se tourna ensuite vers le fils du duc et l’aida à monter les rejoindre. Lorsqu’ils furent tous trois réunis, Nicholas demanda : — La grotte ? — Non, répondit Marcus. Elle n’est pas très profonde et ne mène nulle part. Elle fournira seulement un abri à ceux qu’il faudra laisser derrière. — Personne ne reste derrière, protesta son cousin. Tous ceux que nous laisserions ici mourraient. La voix de Marcus se fit brutale, mais c’était dû à la frustration et non à la colère. — Nicholas, certains de ces hommes peuvent à peine marcher, même avec de l’aide. Ils ne seront pas capables d’escalader ça ! Il tendit l’index vers le haut. Nicholas leva les yeux. Près de l’entrée de la grotte, deux façades de pierre se rencontraient en formant un « V ». Un étroit chemin escaladait l’une des façades et disparaissait derrière un tournant. De là où il se tenait, le prince ne pouvait voir ce qu’il advenait ensuite de la saillie. — Est-ce que vous êtes montés là-haut ? — Oui, moi j’y suis monté, répondit Calis. Le chemin escalade la falaise jusqu’à mi-chemin puis s’arrête, mais à moins d’un mètre au-dessus s’élève une cheminée de pierre. D’après ce que j’ai pu voir, on peut l’escalader pour arriver au sommet de la falaise. — Comment ? lui demanda Nicholas. — C’est là que ça se complique, admit le demi-elfe. Mais si deux ou trois d’entre nous parviennent à escalader cette cheminée à mains nues, on a assez de longueur de corde pour la laisser tomber le long de la falaise et remonter ceux qui ont du mal à grimper. — Mais ça leur demandera quand même un sacré effort, que les blessés graves ne pourront pas fournir, ajouta Marcus. On ne peut pas tracter dix ou quinze hommes qui seront comme des poids morts sur plus de quatre-vingt-dix mètres de hauteur. Nicholas fut envahi par un sentiment d’impuissance qu’il écarta de ses pensées avec colère. — On fera ce qu’on pourra. Pour l’instant, il faut faire monter tout le monde ici. Les pierres sur lesquelles ils se tenaient commençaient à chauffer au soleil de midi. Le prince conseilla à tout le monde de s’abriter dans la grotte. Puis il prit Amos à part. — Dès que le soleil ne donnera plus sur la falaise, je tenterai l’ascension avec Marcus et Calis. — Pourquoi toi ? voulut savoir Amos. — Parce qu’à moins d’être complètement à côté de la plaque, nous sommes les trois personnes les plus aptes à ce genre d’exercice. — Mais tu n’as jamais fait ce genre de choses auparavant, je me trompe ? — Écoute, tôt ou tard, il va bien falloir que quelqu’un essaie, sinon on va tous mourir sur cette plage. Et si je dois tomber et m’écraser sur les rochers, eh bien, je préfère ça plutôt que de laisser quelqu’un me tirer à l’aide d’une corde. Amos proféra un juron. — Tu ressembles de plus en plus à ton père. Très bien, je te laisse y aller. Mais dès que vous aurez bien attaché la corde, je veux que Ghuda soit le premier à vous rejoindre. — Pourquoi ? — Parce qu’on n’a certainement pas besoin de son épée ici, mais on ne sait pas ce qu’on va trouver là-haut ! s’exclama Amos d’un ton impatient. — Très bien. Mais après Ghuda, ce sera ton tour. — Non, je passerai après mes hommes. Le prince posa la main sur l’épaule de l’amiral. — Certains ne pourront pas nous suivre, tu le sais. Amos se détourna et regarda en direction de l’océan. — Je suis leur capitaine. Je dois être le dernier à entreprendre l’ascension. Nicholas était sur le point de protester, mais quelque chose le retint. — Très bien, soupira-t-il. Tu passeras en dernier si tu le souhaites, mais tu viens avec nous. L’amiral hocha la tête et s’éloigna. Nicholas retourna à l’entrée de la grotte et s’y assit en attendant que le soleil cesse d’éclairer les rochers. Nakor vint s’asseoir à côté du prince. Le jeune homme observait la progression des ombres qui n’étaient plus qu’à quelques centimètres de la façade rocheuse. — Tu t’en vas bientôt ? demanda le petit homme. Nicholas hocha la tête. — Dans quelques minutes, le temps que le soleil n’éclaire plus la roche. Elle est encore très chaude au toucher. — Comment tu te sens ? Le jeune homme haussa les épaules. — J’ai faim et je suis fatigué. Je suis inquiet aussi, et pas qu’un peu. — Inquiet ? Nicholas se leva et fit signe à Nakor de l’accompagner à l’extérieur de la grotte. Là, il fit semblant de regarder la position du soleil et baissa la voix pour avouer : — Je pense qu’au moins six hommes sont incapables d’escalader cette falaise, Nakor, peut-être plus. L’Isalani soupira. — Tout le monde meurt. Ça, on le sait. Pourtant, la mort de quelqu’un qui nous est proche nous trouble toujours, même s’il s’agit d’une personne avec laquelle on n’a échangé que quelques mots, pendant quelques minutes. Nicholas tourna le dos à la grotte et regarda en direction de la plage et de l’océan. Une petite brise s’était levée au cours de l’après-midi ; elle éparpilla la longue chevelure du prince sur ses épaules. — J’ai vu beaucoup de gens mourir ces derniers temps. Je ne sais pas si je pourrai jamais m’y habituer. Nakor sourit. — Tant mieux. C’est bien de se montrer philosophe quand on se trouve dans une pièce confortable avec un verre de vin à la main et une bonne flambée dans la cheminée, mais dans le feu de l’action, quand des vies sont en jeu, il ne faut pas réfléchir. Il faut agir. Nicholas hocha la tête. — Je crois que je comprends. Nakor posa la main sur le bras du jeune homme. — Sais-tu pourquoi certains hommes vont mourir aujourd’hui ? — Non, répondit Nicholas avec amertume. Mais j’aimerais bien le savoir. — C’est parce que certains esprits aiment la vie tandis que d’autres s’en lassent. — Je ne comprends pas. Avec la main, Nakor décrivit un cercle pour englober tout ce qui les entourait. — La vie, c’est un matériau. — Quel matériau ? — Celui qui compose tout ce qui nous entoure. (Il regarda l’océan.) Tu vois tout ça, l’eau, les nuages, et tu sens le vent. Mais il existe aussi un matériau que tu ne vois pas et que des idiots comme Anthony persistent à appeler de la magie. Tout ça, depuis les bottes que tu portes jusqu’aux étoiles dans les cieux, est fait à partir de la même chose. — Ce « matériau », comme tu l’appelles ? Nakor sourit. — Si je pouvais lui trouver un nom plus élégant, je le ferais. Mais peu importe la nature de ce matériau de base, c’est quelque chose que tu ne peux pas voir ; c’est comme de la colle qui permet de maintenir la cohésion de l’ensemble. Et l’une de ces nombreuses manifestations n’est autre que ce que nous appelons la vie. (Le petit homme regarda Nicholas droit dans les yeux.) Tu as traversé beaucoup d’épreuves en peu de temps et tu n’es plus le gamin qui a quitté Krondor récemment. « Mais tu n’es pas encore l’homme que tu dois devenir. Alors comprends bien ceci : parfois la mort arrive de façon inattendue et ceux qu’elle conduit dans les salles de Lims-Kragma ne la suivent pas de leur plein gré. C’est le destin. Mais lorsque l’esprit a le choix, comme c’est le cas ici pour ces hommes, alors il nous faut l’accepter. — Je ne suis toujours pas sûr de comprendre ce que tu veux dire, avoua Nicholas. Visiblement, d’après l’expression de son visage, il essayait pourtant. D’un hochement de tête, Nakor indiqua l’entrée de la grotte. — L’esprit de certains de ces hommes est prêt à mourir. Il est temps pour eux de partir. Tu comprends ? — Je crois, oui, répondit Nicholas. C’est pour ça qu’un homme grièvement blessé arrive à s’en sortir là où un autre meurt. — Voilà, approuva l’Isalani. Tu ne dois pas te sentir responsable. C’est un choix que chacun fait, même si ce n’est pas conscient. Ça dépasse même les princes et les prêtres, et se passe uniquement entre l’esprit d’un homme et le destin. — Je crois que je comprends, répéta le prince. Quand le navire a sombré la première fois, je me suis étouffé en avalant de l’eau de mer. Je ne pouvais plus respirer et j’étais de plus en plus aspiré vers le bas. J’ai cru que mon heure était venue. — Qu’est-ce que tu éprouvais ? — Au début, une peur terrible, mais après, avant d’être propulsé vers la surface, j’ai ressenti un calme étrange. Nakor acquiesça. — C’est une belle leçon. Ce n’était pas ton heure, mais pour certains de ces hommes, le temps est venu de mourir. Et tu dois l’accepter. — Mais je ne suis pas obligé de l’apprécier. Nakor sourit. — C’est pourquoi, un jour, tu deviendras sans doute un grand souverain. Mais pour le moment, il faut que tu escalades cette falaise, pas vrai ? Nicholas sourit à son tour, à la fois fatigué et soulagé. — Oui. C’est l’occasion ou jamais de prendre la tête et de sortir mes hommes de ce piège. Si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais. — As-tu pensé à l’amulette ? lui demanda le petit Isalani. — Oui, répondit Nicholas. Mais Pug l’a donnée à Anthony et lui a dit de ne l’utiliser qu’en cas de besoin extrême. Pour l’instant, je pense que toute situation à laquelle nous pouvons survivre sans aide extérieure ne correspond pas à ce critère. — Tu dois y aller, lui annonça Nakor. Nicholas leva les yeux et vit que le soleil n’éclairait plus la falaise. Il hocha la tête et se rendit à l’entrée de la grotte. — Marcus, Calis. C’est l’heure. Le demi-elfe bondit sur ses pieds avec une grande souplesse et s’empara d’un long rouleau de corde qu’il noua solidement en forme de boucle. Puis il passa le rouleau en travers de son épaule. Marcus et Nicholas l’imitèrent. Lorsqu’ils arriveraient au sommet de la falaise, ils attacheraient les rouleaux ensemble et laisseraient tomber la corde afin de faciliter l’escalade des autres. Harry vint trouver Nicholas. — J’aurais préféré que tu me laisses y aller à ta place. Le prince sourit et posa la main sur l’épaule de son ami. — Toi ? Je te remercie, mais moi je n’ai pas les mains moites quand je me tiens sur les remparts du château, tu sais. Tu n’as jamais aimé la hauteur. — Je sais, mais si l’un d’entre nous doit tomber… — Personne ne va tomber. Nicholas passa à côté de son ami et entra dans la grotte. — Nous devrions atteindre le sommet de la falaise avant le coucher du soleil, annonça-t-il aux marins rassemblés à l’intérieur. Nous laisserons tomber la corde et vous pourrez commencer à grimper. Amos, ce sera à toi de décider qui vient en premier et qui doit aider ceux qui sont le moins capables d’escalader la falaise. Si c’est possible, j’aimerais que d’ici la tombée de la nuit, tout le monde soit en haut. Amos hocha la tête, mais ils savaient tous deux que c’était impossible. L’un des marins s’avança vers eux en boitillant, l’une des jambes enflée à cause d’une cheville cassée. Il était livide à cause de la douleur, pourtant il s’adressa aux deux hommes d’un ton brave : — Je vais m’assurer que le plus de monde possible tente l’escalade, Altesse. Nicholas hocha la tête et se dirigea vers l’entrée de la grotte. Avant de regagner l’extérieur, cependant, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Amos tendre au marin sa propre dague. Le jeune homme détourna aussitôt les yeux. Il savait pourquoi l’homme avait demandé une arme. Il y avait des façons plus dignes de mourir que succomber à la faim et à la soif. Nicholas remonta la piste étroite et rejoignit Marcus et Calis au pied de la cheminée de pierre. Harry le suivit jusque-là. — Je passe le premier, annonça Calis, puisque je suis le plus expérimenté. Marcus, suis-moi, et toi Nicholas, regarde bien où tu poses les mains et les pieds. Quelque chose qui te paraît solide peut ne pas l’être ; il y a des fissures dans la roche derrière lesquelles l’eau s’accumule. Si elle gèle, cela fragilise la roche. Teste chaque prise avant de t’y appuyer de tout ton poids. Si tu te fatigues ou que tu commences à avoir des problèmes, dis-le. On n’est pas pressés. Nicholas hocha la tête, soulagé que le demi-elfe prenne la situation en main. D’ailleurs, ce n’était pas le moment de chipoter sur des considérations de rang. Il se tourna vers Harry : — Quand nous laisserons tomber la corde, dis aux autres de se rassembler et de commencer l’ascension. (Il posa la main sur l’épaule de son ami et se mit à chuchoter.) Et veille à ce qu’Amos passe avant toi. Même s’il faut l’assommer avec une pierre et le haler jusqu’au sommet de la falaise, ne le laisse pas rester en arrière avec les blessés. Harry hocha la tête. Calis posa les mains sur la roche et se souleva en plaçant les jambes de chaque côté de la cheminée. Puis il tendit le bras de l’autre côté de la fissure, trouva une autre prise et continua à grimper, sous l’œil attentif de Marcus et de Nicholas. Marcus attendit que le demi-elfe se fût enfoncé de près de trois mètres à l’intérieur de la cheminée pour commencer l’ascension à son tour. Nicholas resta seul à observer son cousin et attendit que celui-ci prît à son tour suffisamment de hauteur. Puis le prince posa les mains au même endroit que ses prédécesseurs et ressentit une soudaine panique, car les prises étaient très étroites. Il hésita un instant puis se souleva et posa les pieds au même endroit que Calis et Marcus avant lui. Une douleur sourde envahit son pied gauche et le fit jurer à voix basse. — Bon sang, non, pas maintenant ! Marcus baissa les yeux vers son cousin. — Qu’y a-t-il ? — Rien, répondit le prince. Il s’efforça d’oublier son pied récalcitrant et leva les yeux, surpris par la pénombre qui régnait dans la cheminée, alors qu’au-dessus d’eux, le ciel était clair. Il s’obligea à regarder Calis et Marcus et à étudier la façon dont ils se déplaçaient. Puis il tendit le bras, posa la main de l’autre côté de la fissure et souleva de nouveau son corps vers le haut. Centimètre par centimètre, les trois jeunes gens se forcèrent un passage vers le sommet de la falaise, comme trois insectes sur un mur. Nicholas perdit la notion du temps, qui devint pour lui une série de pauses, pendant lesquelles il observait ses compagnons, entrecoupées de périodes où il escaladait la falaise petit à petit. À trois reprises, Calis cria pour les avertir d’une possible faiblesse de la roche. Une fois même, son pied glissa, envoyant une pluie de petits cailloux sur Marcus et Nicholas. Celui-ci s’arrêta plusieurs fois pour reprendre son souffle, mais il finit par s’apercevoir qu’il tirait tout autant sur ses bras et ses jambes en restant immobile qu’en grimpant. Il était fatigué mais concentra son attention sur l’effort à fournir : lever une main plus haut que l’autre, déplacer le pied et se soulever toujours un peu plus haut. Une fois, il regarda en bas et fut surpris de découvrir qu’il n’avait effectué qu’un tiers de l’ascension. Il décida de ne pas renouveler cette expérience, car la déception qui l’envahit s’accompagna d’une violente douleur au pied gauche. Il avait beau être plongé dans la pénombre, il ruisselait de sueur à cause de la chaleur, ce qui l’aveuglait parfois lorsqu’il regardait au-dessus de lui. Plusieurs fois, il fut obligé de s’essuyer les yeux sur son épaule et maudit la nécessité du geste. Le temps s’écoula tandis qu’il s’efforçait de ne pas se laisser distancer par Calis et Marcus. Chaque heure qui passait les rapprochait du sommet, mais au moment où le prince commençait à retrouver son optimisme, il entendit Calis dire : — On a un problème. Nicholas leva les yeux mais ne parvint pas à distinguer clairement le demi-elfe à cause de son cousin. — Que se passe-t-il ? — Ici, la cheminée s’élargit. — Qu’est-ce qu’on fait ? — C’est délicat. Tu verras en arrivant à ce niveau que le côté gauche part en diagonale. On dirait que tu as juste besoin de tendre un peu plus le bras pour l’atteindre, mais c’est dangereux. Il vaut mieux redescendre un petit peu et balancer les deux pieds du même côté, comme ça tu continues à avancer, les pieds contre la paroi gauche et le dos contre la droite. Tu me suis ? — Je pense, répondit Nicholas. J’observerai Marcus. Ce dernier resta immobile pendant un moment qui parut très long à Nicholas. Le prince sentit les muscles de ses bras et de ses jambes se nouer à force de devoir conserver si longtemps la même position. La panique l’envahit lorsque sa main gauche glissa sur la roche. Il resserra son emprise et se força à inspirer profondément pour se calmer. — Ne perds pas ta concentration, ne cessait-il de se répéter. Le temps s’étira. Nicholas ressentit de petites crampes et des douleurs ; et se dit qu’il n’avait jamais éprouvé pareille fatigue. Puis, brusquement, la voix de Marcus retentit dans la cheminée. — Calis a réussi à passer. Nicholas regarda son cousin escalader la roche sur trois mètres environ, avant de balancer la jambe droite et de poser le pied contre la façade gauche, le dos appuyé de l’autre côté. Puis en prenant appui sur une seule jambe, Marcus souleva l’autre et utilisa ses mains pour soulever son corps vers le haut. La progression était lente mais ne paraissait pas très difficile pour Nicholas. Ne prends pas tout pour argent comptant, lui souffla une petite voix dans son esprit. Lorsque le prince atteignit l’emplacement où son cousin s’était retourné, il ressentit à nouveau une vive douleur au pied gauche. — Mince, murmura-t-il en essayant de s’appuyer dessus. Sa jambe gauche tremblait. Nicholas dut fermer les yeux pour se concentrer et continuer à prendre appui sur son pied. Tout son être lui criait de faire demi-tour, mais le jeune homme se força à continuer. Puis son pied droit se retrouva à son tour fermement appuyé contre l’autre paroi, soulageant ainsi la pression sur le pied gauche. Nicholas prit une profonde inspiration et leva les yeux. Marcus était sur le point de se remettre droit lorsque, soudain, son pied gauche glissa sur la roche. Le jeune homme cria et se retrouva suspendu au-dessus du vide en se retenant à une minuscule corniche tandis que ses pieds essayaient de trouver une autre prise sur la façade de roche polie. La panique noua l’estomac de Nicholas, qui cria : — Accroche-toi ! Le jeune homme s’obligea à ignorer ses muscles douloureux et se hissa à la force des bras et des jambes pour rejoindre son cousin. — Recule ! lui cria ce dernier. Si… je tombe… je risque de… te heurter. Rien qu’à entendre les halètements de son cousin, Nicholas savait qu’il luttait héroïquement pour ne pas perdre prise. Le prince ignora l’avertissement et se força à escalader la paroi à une vitesse imprudente. Il cligna les yeux pour en chasser les poussières et les petits cailloux qui lui tombaient dessus à mesure qu’il se rapprochait de Marcus. Il ne savait pas ce qu’il était advenu de Calis. Nicholas arriva juste en dessous des pieds de Marcus, qui pendaient dans le vide. — Reste immobile une seconde ! lui cria-t-il. Marcus obéit tandis que son cousin venait se glisser sous lui. Nicholas mit doucement la main sur la botte du jeune homme. — Ne me donne pas de coup de pied, sinon on tombe tous les deux, lui recommanda-t-il en repoussant le besoin presque instinctif d’agripper la botte devant son visage. Le prince s’installa du mieux qu’il pouvait et mit la main sous le pied droit de Marcus. — Appuie-toi doucement sur moi, cria-t-il. Marcus fit passer une partie de son poids sur la main de son cousin. Ce dernier fit la grimace, sentant ses épaules ployer sous l’effort. La pierre lui râpait la peau sous sa tunique. Ses jambes tremblaient et son pied gauche le brûlait, mais il tint bon tandis que Marcus s’appuyait sur lui. Le prince s’aperçut qu’il respirait trop vite et s’obligea à prendre des inspirations plus profondes. Les larmes coulaient sur son visage à cause de la douleur qui irradiait dans son dos et ses jambes, mais il ne fléchit pas, aussi tendu que la corde d’un arc et aussi raide qu’une baguette de fer. Il savait que si sa concentration faiblissait, cela risquait de leur coûter la vie à tous les deux. Puis soudain la sensation de poids disparut. Marcus se hissa de nouveau vers le sommet de la falaise. Nicholas adressa une fervente prière aux dieux, car il mourait d’envie de se détendre. Mais il savait qu’il occupait à présent une position extrêmement périlleuse, car il avait besoin de redescendre légèrement avant de pouvoir à nouveau escalader la façade rocheuse. Les épaules et les jambes brûlantes, le prince sentit qu’il glissait sur quelques centimètres et comprit brusquement qu’il était coincé. — Euh… Calis ! — Qu’y a-t-il ? fit une voix au-dessus de lui. — J’ai un petit problème. — Lequel ? lui demanda Marcus en baissant les yeux dans sa direction. — J’ai laissé mes pieds arriver plus haut que mes épaules. Je ne peux pas baisser les pieds et je n’arrive pas à redresser mes épaules. — Ne bouge pas ! lui conseilla le demi-elfe. Je suis presque au sommet ! Nicholas savait que lorsque Calis atteindrait le sommet, il lui lancerait la corde et le soulèverait. Il suffisait de tenir bon en attendant. Les secondes passèrent lentement devant les yeux de Nicholas comme un défilé d’escargots sur l’allée d’un jardin. Il s’obligea à regarder la paroi de roche impitoyable qui lui faisait face, car il savait qu’il risquait de tomber s’il regardait en bas. La panique menaçait de le submerger et son pied lui faisait aussi mal que lors de sa guérison à Crydee. Il aurait voulu fléchir le mollet pour soulager un peu l’inconfort de sa position, mais risquait de glisser s’il le faisait. Il ferma les yeux et tourna ses pensées vers Abigail. Il se souvint de cette dernière soirée en sa compagnie, dans le jardin du château. Il se rappelait le doux renflement de sa poitrine sous la robe qu’elle portait et les boucles de sa chevelure dorée, dans laquelle la lumière des torches sur le mur allumait des reflets roux. Elle sentait les épices et les fleurs d’été, et ses yeux ressemblaient à d’immenses bassins bleus. Il revécut leur premier baiser et éprouva à nouveau la sensation de ses lèvres pleines contre les siennes. Il fallait qu’il atteigne le sommet de cette falaise, se dit-il. S’il voulait revoir Abigail un jour, il ne devait pas tomber. Tout à coup, il sentit quelque chose le frapper au visage. — Attache-ça autour de ta taille ! lui cria une voix. Nicholas ouvrit les yeux et vit une corde qui se balançait devant lui. Il la prit de la main gauche et tira. Il obtint davantage de cordage qu’il fit passer autour de sa taille. Puis il écrasa ses épaules contre la roche, en ignorant la douleur de sa peau déchirée et de ses muscles brûlants, et passa la main sous son corps où il parvint à récupérer l’extrémité de la corde. Il la fit passer de l’autre côte et fit un nœud sur le devant. — Je ne sais pas si ça tiendra. — Ce n’est pas loin. Prends bien la corde à deux mains. Le prince agrippa la corde de la main droite et cria : — Prêt ? — Prêt ! De la main gauche, il lâcha la paroi, agrippa la corde et laissa ses pieds glisser le long de la paroi opposée. Soudain il se retrouva suspendu dans le vide, uniquement retenu par le cordage qu’il sentit glisser autour de sa taille. Il se balança contre la roche et s’y abîma le visage. Cependant, la corde tint bon. — Tirez ! cria-t-il. Il commença aussitôt à s’élever, plus vite qu’il ne l’aurait cru possible, et s’érafla chaque pouce de peau contre la pierre dure. Puis, brusquement, il se retrouva au bord de la falaise et aperçut deux grands yeux bruns qui le dévisageaient. La chèvre poussa un bêlement de surprise et s’éloigna tandis que l’on hissait Nicholas par-dessus le rebord de la fadaise. Il laissa ses compagnons l’écarter du précipice, roula sur le dos et regarda le ciel bleu. Puis il essaya de s’asseoir, mais tous les muscles de son dos et de son estomac se contractèrent et il poussa un cri de douleur. — Ne bouge pas, lui conseilla Marcus. Reste allongé et repose-toi. Nicholas tourna la tête et aperçut Calis quelques mètres plus loin. — Il m’a remonté à lui tout seul. Marcus acquiesça. — Il est beaucoup plus fort que je le croyais. — J’ai des parents qui sortent de l’ordinaire, répondit le demi-elfe. Sans autre commentaire, il prit la corde de Marcus et l’attacha à la sienne au moyen d’un nœud solide. Puis il la déroula et en examina chaque pouce afin d’être sûr qu’elle n’était pas abîmée ni effilochée. Enfin, il jugea qu’elle pouvait servir. — J’ai besoin de l’autre, annonça-t-il. Marcus aida Nicholas à s’asseoir. Tous les muscles de son corps lui faisaient mal, mais le prince réussit malgré tout à bouger. Il laissa son cousin ôter la corde de son épaule et regarda tout autour de lui. Ils se trouvaient dans une petite clairière où de l’herbe touffue poussait sous des arbres étranges, dont l’écorce formait de petites pointes, comme un anneau de lames autour du tronc, depuis les racines jusqu’aux plus hautes branches, quelque six mètres au-dessus de leurs têtes. Là, de grandes feuilles vertes comme des éventails géants leur prodiguaient de l’ombre. Le murmure cristallin de l’eau trahissait la présence d’un petit ruisseau non loin de là. Un troupeau de chèvres paissait au bord de la falaise ; parmi elles se trouvait l’animal qui avait accueilli le prince. Calis s’approcha du bord et cria à l’intention de ses compagnons : — Est-ce que vous m’entendez ? Une faible réponse leur confirma que c’était le cas, même si Nicholas ne comprit pas ce que disait la personne en bas. Il tendit la main à Marcus pour que son cousin l’aide à se remettre debout. — Je suis content que ce soit fini, dit-il. Marcus sourit, ce qui surprit son cousin, qui jusque-là ne lui avait jamais vu qu’une expression hostile. — Je suis content de t’avoir eu derrière moi, répondit le jeune homme en tendant la main. Nicholas la serra. — Je te dirais bien que c’était un plaisir, mais je mentirais. Je ne crois pas qu’il y ait une seule partie de mon corps qui ne me fasse pas mal, commenta-t-il en s’étirant. — Je sais, acquiesça Marcus. — Quelle hauteur avons-nous escaladée ? — Moins de quatre-vingt-quinze mètres, je dirais. — J’aurais plutôt cru trois kilomètres, fit le prince en souriant. — Oui, je connais cette impression. — Un coup de main ne serait pas de refus, annonça Calis, les pieds solidement campés sur le sol. — Repose-toi, dit Marcus à son cousin. Le fils du duc de Crydee rejoignit le demi-elfe pour l’aider à tenir la corde. Moins de cinq minutes plus tard, la tête de Brisa apparut, et la jeune fille se hissa péniblement sur le bord de la falaise. Puis elle se leva et épousseta ses vêtements en souriant à Marcus. — J’ai fait beaucoup d’escalade. Ça me paraissait logique de monter la première. Le prochain, c’est Ghuda. Nicholas rejoignit Marcus en boitillant et agrippa la corde. Même s’ils étaient quatre à tirer dessus, le peu d’efforts que le prince parvint à fournir provoqua des crampes dans ses jambes et ses épaules. Cependant il était bien décidé à aider ses compagnons. Quelques minutes plus tard, Ghuda apparut. Le gros mercenaire se hissa au-dessus du bord et se releva d’un même mouvement fluide. Puis il regarda Calis. — Je vais te relayer, annonça-t-il. Il prit la place du demi-elfe et écarta bien les pieds. — Si la corde faisait trois mètres de plus, on pourrait l’enrouler autour du tronc de ce palmier dattier là-bas. — C’est comme ça que ça s’appelle ? grommela Nicholas, épuisé. — Oui. Je te montrerai comment on y grimpe, si tu veux. Devrait y avoir des dattes là-haut qu’on peut manger. C’est peut-être l’automne à la maison, mais ici c’est le printemps. — Je ne crois pas avoir envie d’escalader quoi que ce soit d’autre aujourd’hui, répondit Nicholas tandis qu’un marin prenait pied au sommet de la falaise. — Allez leur donner un coup de main, lui demanda Calis. Sans rien dire, le marin s’approcha de Nicholas et prit sa place. Le prince s’avança en titubant jusqu’au bord du ruisseau et s’agenouilla. Tout son corps protesta contre ce traitement, mais il l’ignora et but longuement. Puis il se redressa, prit une profonde inspiration et leva les yeux. Brusquement le ciel se mit à tourner au-dessus de lui. Le prince sombra dans un trou noir. Lorsque Nicholas reprit conscience, la nuit était tombée. Il aperçut le visage de Harry, penché au-dessus de lui et illuminé par le feu de camp. — Combien de temps ? demanda le prince. — Tu t’es évanoui il y a deux heures environ. Ghuda nous a dit qu’il fallait te laisser te reposer. Nicholas s’assit et s’aperçut que la tête lui tournait toujours. D’autre part, il se sentait encore courbatu de la tête aux pieds, mais ne souffrait plus des horribles crampes qui s’étaient emparées de lui lorsqu’il avait lâché la corde. Harry l’aida à se remettre debout. Le prince regarda tout autour de lui et vit que l’on avait allumé un feu au centre de la clairière. Les hommes étaient assis autour des flammes et mangeaient tranquillement. — Tout le monde est là ? demanda Nicholas. Amos s’avança vers lui et répondit : — Tous ceux qui nous accompagnent sont là. Nicholas compta rapidement les membres de la compagnie et dénombra seulement quarante-six personnes dans la clairière. — Onze personnes sont restées en bas ? s’étonna-t-il. — Six d’entre eux étaient trop mal en point pour tenter l’ascension, répliqua Amos avec amertume. Et la corde s’est cassée alors que les cinq derniers étaient en train d’escalader la falaise. La nuit était sur le point de tomber. Ils ont paniqué et n’ont pas attendu que les hommes devant eux arrivent au sommet. La corde pouvait soutenir le poids de trois personnes, pas cinq. — Calis et Ghuda ont baissé la corde aussi bas que possible et j’ai grimpé avec l’autre extrémité, j’ai attaché le tout avec un nœud solide et j’ai terminé l’ascension, expliqua Harry. Je suis le dernier arrivé. — On pourrait peut-être faire descendre un peu de nourriture, proposa Nicholas. — Suis-moi, dit Ghuda. Le jeune homme lança un coup d’œil à Amos, qui hocha la tête. Calis s’approcha à son tour et se joignit à eux. Le mercenaire, le prince et le demi-elfe traversèrent une petite étendue d’herbe haute et arrivèrent dans une autre clairière. Nicholas s’arrêta. Devant eux, l’herbe poussait sur quelques mètres encore avant de céder la place au sable du désert qui s’étendait à perte de vue sous la lumière de la lune. — Les hommes qui sont restés en bas sont morts, asséna brutalement Ghuda. Tu dois l’accepter. Nous allons avoir besoin de toute la nourriture et de toute l’eau que nous pourrons emporter. — Jusqu’où s’étend le désert ? demanda Nicholas. — Je ne sais pas, répondit le vieux mercenaire. Je l’ai aperçu juste après le coucher du soleil, avant qu’il fasse vraiment nuit, mais je dirais qu’on en a pour trois ou quatre jours à le traverser. On peut aussi espérer tomber de nouveau sur une oasis. — Mais il y a autre chose, ajouta Calis. — Oui ? dit Nicholas. Ce fut Ghuda qui répondit. — Ces chèvres. Quelqu’un les a laissées ici. Les plus vieilles ont un glyphe tatoué dans l’oreille, mais les jeunes n’en ont pas. (Il caressa sa barbe grise.) J’ai traversé le Jal-Pur plusieurs fois. Si les hommes du désert laissent leurs troupeaux dans une oasis, c’est qu’une tribu revendique la propriété de cette eau et que les autres la laissent en paix, car prendre l’eau d’une tribu sans sa permission risquerait de déclencher un conflit sanglant. — Vous pensez que quelqu’un va venir ici ? — Tôt ou tard, répondit le mercenaire. Je ne sais pas si ce sont des contrebandiers qui utilisent ces falaises ou seulement des nomades qui n’aiment pas les étrangers. Je ne sais pas non plus pourquoi ils gardent des chèvres ici, au bord du monde, mais je peux vous assurer qu’ils ne seront pas ravis de découvrir qu’on leur a massacré le troupeau entier. Ils ne peuvent pas les laisser ici trop longtemps, car elles dépouilleraient cette oasis de toutes ses plantes en moins d’un an. Ce petit troupeau était la réserve de nourriture de quelqu’un, et il ne va pas être content d’apprendre qu’on lui a mangé toutes ses réserves. — De plus, nous n’avons que deux épées, un arc et un carquois de flèches, et deux douzaines de dagues et de couteaux à répartir entre quarante-six hommes, ajouta Calis. — Ce qui ne fait pas de nous une armée bien menaçante, admit Nicholas. Où en sont nos réserves de nourriture ? — Nous avons suffisamment de dattes, de viande de chèvre et d’eau pour tenir cinq jours si on est prudents, répondit Ghuda. — Est-ce qu’il faudra marcher de nuit ? voulut savoir le prince, qui se souvenait de ce qu’on lui avait appris au sujet du désert lorsqu’il était enfant. — Vu notre état de santé, ce serait mieux, approuva le mercenaire. Je montrerai à tout le monde comment se reposer le jour, et nous marcherons la nuit. Nicholas hocha la tête. — Alors nous passerons la nuit et la journée de demain ici, pour reprendre des forces. Nous partirons demain soir au coucher du soleil. Chapitre 14 LES BANDITS Les vents se levèrent. Nicholas somnolait, allongé sur le sol. Au creux de son bras se dressait un bâton qui maintenait un abri de fortune au-dessus de sa tête. Ghuda avait particulièrement insisté là-dessus : tout le monde devait trouver un moyen de se protéger durant la journée en utilisant le matériel à portée de main, pour ménager un espace respirable entre la peau et le sommet de l’abri. Chacun avait donné les vêtements qu’il possédait, en dehors de son pantalon et de sa tunique. Toutes les vestes, les grands manteaux, et les bouts de voile récupérés du naufrage – tout ce qui avait servi à les protéger du froid mordant de la nuit, même les sacs de nourriture – avaient été reconvertis en couvre-chefs. Ils avaient même récupéré les vêtements des malheureux qui avaient succombé au cours de la première nuit dans le désert. Alors qu’il tentait de se reposer lors de ce deuxième jour de chaleur accablante, Nicholas comprit pourquoi Ghuda n’avait cessé de répéter que la protection des vivants était bien plus importante que la dignité des morts. Ils avaient tous désormais un abri au-dessus de leur tête et une protection sur leurs pieds, car la chaleur qui montait des sables dépassait tout ce que Nicholas aurait pu imaginer. Mais il avait découvert que le désert ne correspondait pas du tout à l’image qu’il en avait. Comme la plupart des habitants du royaume, il connaissait l’existence du Jal-Pur, à la frontière nord de l’empire de Kesh la Grande, mais il ne l’avait jamais vu. Il s’était donc imaginé des dunes de sable en mouvement qui s’étendaient à perte de vue. Or, le désert qu’il avait sous les yeux se composait principalement de roches brisées et de grandes étendues de sel, avec suffisamment de dunes entre les deux pour que le jeune homme se félicite de ne pas tout le temps avoir affaire à du sable. Dès qu’ils arrivaient dans les dunes, on pouvait entendre un gémissement s’échapper des lèvres d’au moins la moitié du groupe. Leur allure s’en trouvait considérablement ralentie car leurs jambes fatiguées devaient fournir plus d’efforts sur un terrain qui ne cessait de se dérober sous leurs pieds. Le vent mettait les nerfs du prince à vif car il était très sec et volait au corps toute son humidité, même à froid. De plus, il s’accompagnait d’un sable si fin qu’aucune protection ne l’empêchait de s’infiltrer dans les yeux, le nez ou la bouche. Même si Nicholas, la bouche sèche, rêvait d’eau, il se languissait aussi de pouvoir se laver le visage, les cheveux, et les vêtements. La friction incessante de la fine poussière de sable mettait par endroits sa peau à vif sur les bras et les jambes, et faisait crisser la nourriture sous les dents. Ils avaient quitté l’oasis deux nuits plus tôt et progressaient lentement mais sûrement. Ghuda avait pris l’initiative de faire des allées et venues entre la tête et l’arrière du groupe, pour s’assurer que personne ne brisait le rythme de marche, ne buvait de l’eau avant que cela leur fût permis ou ne s’arrêtait de marcher. Tous savaient que le premier qui tombait serait abandonné, car ils n’avaient tout simplement plus assez de forces pour porter quelqu’un d’autre. Les nuits dans le désert étaient aussi froides qu’elles l’avaient été sur la plage. Marcher tenait chaud à tout le monde, mais la chute des températures se faisait malgré tout lourdement ressentir. Puis, lorsque le soleil se levait, la chaleur arrivait par vagues successives. Nicholas se souvint de la veille. Au début le ciel s’était éclairci, et lorsque le soleil s’était levé sur le plateau, il paraissait brûlant. Dès que l’astre avait atteint les sommets des falaises environnantes, Ghuda avait ordonné une halte. Puis il s’était accroupi en prenant l’un des bâtons – une longue branche récupérée sur l’une des plantes de l’oasis – et avait montré à ses compagnons comment s’asseoir, le dos droit, tandis que le bâton maintenait son manteau au-dessus de sa tête, formant une espèce de tente. Puis il s’était empressé de superviser l’installation de chacun. Ensuite, au coucher du soleil, le vieux mercenaire avait donné l’ordre à tout le monde de se lever et leur avait appris à scruter l’horizon à la recherche de signes qui indiqueraient la présence d’eau dans les parages – des oiseaux en vol, ou une altération des brumes de chaleur. Mais il n’y en avait pas. Ils s’étaient alors rendu compte que trois hommes étaient morts. Ils n’étaient plus désormais que quarante-trois et Nicholas savait que lorsqu’ils se lèveraient pour entreprendre cette troisième nuit de marche, de nouveaux hommes resteraient probablement sur le sable. Il éprouvait une certaine frustration à l’idée de ne pas pouvoir faire plus pour les aider. Le prince somnolait, incapable de dormir. Lorsqu’enfin il parvenait à sombrer dans un sommeil plus profond pendant quelques instants, le mouvement du bâton le réveillait en sursaut. Quelques-uns de ses compagnons avaient essayé de creuser un trou ou d’utiliser des pierres pour caler le bâton, mais le sol sous leurs fesses était dur comme de la roche. Ghuda leur avait promis que, même s’ils se sentaient fatigués, ils parviendraient néanmoins à se reposer suffisamment pour reprendre la marche de nuit. Mais cette fois, Nicholas en doutait. Lorsqu’il scrutait la surface du désert, il voyait se lever des vagues de chaleur miroitantes qui déformaient l’horizon. Le jeune homme laissa son esprit vagabonder en essayant de dormir. Le désert lui rappelait l’histoire de son frère Borric qui avait traversé le Jal-Pur en tant que prisonnier d’un marchand d’esclaves. Mais rien de ce qu’il avait raconté à Nicholas n’était comparable à ce que vivait le jeune prince. Depuis qu’ils avaient quitté l’oasis, il n’y avait plus aucun signe de vie sur le plateau. Nicholas pensa à ses frères. Ils avaient beaucoup changé au cours de ce voyage à Kesh, car ils étaient tombés au beau milieu d’un complot visant à détruire la famille de l’impératrice en attirant l’empire dans une guerre contre le royaume. Borric avait été capturé par des marchands d’esclaves, mais s’était échappé et avait rencontré Ghuda et Nakor au cours de cette même aventure. Il avait également fait la connaissance d’un garçon, Suli Abul, qui était mort en essayant de l’aider. Cette expérience avait bouleversé Borric qui, à son retour, s’était montré beaucoup plus attentionné envers ce petit frère qu’autrefois il taquinait cruellement. Une vague de nostalgie s’abattit sur Nicholas, qui se réveilla tout à fait. Brusquement, il se sentit une fois de plus très jeune, et se surprit à vouloir redevenir ce petit garçon choyé par sa famille et protégé des dures réalités de la vie par une mère douce et chaleureuse et un père fort et protecteur. Nicholas ferma de nouveau les yeux et tenta de faire revenir le sommeil. Son esprit s’égara encore dans ses souvenirs et il se mit bientôt à penser à Abigail. Mais, dans ce rêve, il n’arrivait pas à se souvenir de son visage. Il savait qu’elle était belle, mais les détails ne cessaient de changer dans son souvenir ; tantôt elle ressemblait à l’une des servantes de Krondor, tantôt à une fille aperçue à Crydee. Nicholas se secoua pour se réveiller et se leva, plein de courbatures à cause de l’inconfort de sa position. Il resserra la cape autour de ses épaules et garda le bâton dans sa main gauche. Puis, sans qu’on le lui demande, il commença à scruter l’horizon, en direction du soleil couchant, à la recherche d’oiseaux se dirigeant vers un point d’eau. Autour de lui, ses compagnons regardaient dans d’autres directions, mais personne ne cria pour annoncer qu’il avait vu les oiseaux. Nicholas balaya son groupe du regard et s’aperçut que deux autres silhouettes gisaient toujours sur le sol. Ravalant une certitude amère, il se pencha pour examiner les deux malheureux et se fit une frayeur en voyant que l’un d’eux n’était autre que Harry. Le prince s’agenouilla à côté de son ami et sentit le soulagement l’envahir lorsqu’il entendit un faible ronflement. — C’est l’heure, annonça-t-il en le secouant pour le réveiller. L’écuyer émergea lentement du sommeil, les yeux gonflés par la chaleur et le manque d’eau. — Hein, quoi ? — Il est l’heure de partir. Harry se leva à contrecœur. — Je ne sais pas comment tu arrives à dormir, lui dit Nicholas. — Quand tu es aussi fatigué, tu dors, répondit son ami d’une voix pâteuse. Ghuda les rejoignit et leur apprit qu’un autre de leurs compagnons était mort. À présent, ils n’étaient plus que quarante-deux. Certains membres du groupe déshabillèrent rapidement le cadavre et répartirent ses vêtements entre ceux qui avaient besoin d’une protection supplémentaire contre le soleil. Ghuda tendit une gourde à Nicholas, qui lui fit signe que non. — Bois, ordonna le mercenaire. C’est commettre un meurtre que de boire plus que sa part, mais c’est du suicide de ne pas le faire quand c’est son tour. J’ai vu des hommes refuser leur eau et mourir deux heures plus tard avant d’avoir eu le temps d’en demander. Nicholas prit la gourde et se mit à boire dès que l’eau, pourtant aigre et chaude, toucha ses lèvres. — Deux gorgées seulement, lui rappela Ghuda. Nicholas obéit et tendit la gourde à Harry. Ce dernier but ses deux gorgées et la passa à quelqu’un d’autre. Le prince était heureux que ses hommes appartiennent à la marine royale des Isles, car leur sens de la discipline empêchait une situation désespérée de devenir insoutenable. Il savait que chacun d’entre eux mourait d’envie de boire autant d’eau que possible, mais tous suivaient les ordres et n’en prenaient que deux gorgées. Nicholas regarda Amos qui observait, immobile, trois de ses hommes recouvrir de pierres le nouveau cadavre. Le jeune homme savait que son vieil ami avait vu mourir de nombreux membres de son équipage au cours de sa carrière, mais il était bouleversé par la mort de ces marins qui avaient quitté Krondor pour un simple voyage sur la Côte sauvage en attendant de revenir célébrer le mariage de leur amiral. Nicholas se demanda comment sa grand-mère supportait l’absence d’Amos. La nouvelle de l’attaque avait dû atteindre Krondor à l’heure qu’il était, et Arutha s’apprêtait probablement à conduire une flotte pour ravitailler Crydee, même si pour cela il leur fallait traverser les passes des Ténèbres alors que le mauvais temps de cette fin d’automne risquait de s’abattre sur eux. Les sinistrés allaient sûrement recevoir de l’aide aussi en provenance de Yabon, mais pour cela il fallait d’abord que les secours franchissent la passe du Nord et traversent les montagnes des Tours Grises. Le prince se demanda alors comment se portait Martin. Était-il toujours en vie ? Le fait de penser à son oncle le fit se tourner vers Marcus. L’attitude de ce dernier avait profondément changé depuis l’ascension de la falaise. Personne ne pourrait jamais accuser Marcus d’être démonstratif, mais Nicholas sentait la différence lorsqu’ils parlaient ensemble. Ils ne deviendraient peut-être jamais amis, mais ils n’étaient plus des rivaux. Tous deux savaient désormais qu’ils respecteraient le choix d’Abigail, quel qu’il fût. Ghuda donna le signal du départ. Ils se dirigeaient vers le sud pour la même raison qu’ils avaient remonté la plage dans cette direction ; faute d’un meilleur choix, ils prenaient le chemin qui les amènerait le plus directement possible à leur destination finale. Une heure avant le coucher du soleil, l’air se rafraîchit au point de devenir glacial. Les voyageurs resserrèrent leurs chemises, tuniques et manteaux. Ils essayèrent de ne pas faire trop de pauses, mais ils ne pouvaient marcher toute la nuit sans s’arrêter. Amos avait déduit d’après la position des étoiles et l’heure du lever et du coucher de soleil que les saisons marchaient bel et bien à l’envers sur ce continent et que les jours s’allongeaient à mesure que le printemps cédait la place à l’été. Cela signifiait aussi qu’il allait faire plus chaud durant la journée. Nicholas estimait qu’à leur allure actuelle, il leur faudrait trouver un abri et de l’eau d’ici deux jours, sinon ils risquaient tous de mourir. Péniblement, ils passèrent la nuit à marcher. Ils n’étaient plus que trente-quatre. Nicholas savait que cette marche serait la dernière à moins qu’ils trouvent de l’eau. Ils se déplaçaient désormais moitié moins vite que la première nuit. Ghuda estimait qu’ils n’avaient parcouru que seize kilomètres la nuit précédente et qu’ils auraient de la chance s’ils arrivaient à en faire autant ce soir-là. Le mercenaire émergea hors de sa minuscule tente de chemises et de manteaux en annonçant : — C’est l’heure. Ils scrutèrent l’horizon. Brusquement, l’un des marins s’écria : — Là, il y a de l’eau ! Ghuda jeta un coup d’œil dans la direction qu’indiquait le marin. Nicholas suivit son regard. Effectivement, à l’ouest, un faible miroitement bleu se détachait sur l’horizon. — Alors ? demanda le prince au vieux mercenaire. Ce dernier secoua la tête. — Ce pourrait être un mirage. — Un mirage ? répéta Harry d’un air interrogateur. — L’air chaud provoque de drôles d’effets parfois, expliqua Nakor. Il agit comme un miroir et te montre le bleu du ciel sur le sol, et toi, tu crois que c’est de l’eau. Ghuda resta là quelques instants en se frottant le menton. Il contempla Nicholas avec sur le visage une expression qui montrait qu’il ne voulait pas prendre pareille décision. Si c’était un mirage, ils mourraient. Si c’était de l’eau et qu’ils l’ignoraient, ils mourraient aussi. — Continuons à observer l’horizon jusqu’à ce que le soleil se couche, proposa le prince. Ce fut Calis qui les vit le premier. — Des oiseaux ! s’exclama-t-il. Le soleil venait à peine de disparaître sous l’horizon. — Où ça ? s’enquit Nicholas. — Là-bas, au sud-ouest. Le prince regarda dans cette direction, mais ne vit rien. Tous les marins encore en vie suivirent son exemple, également en vain. — Tu dois avoir des yeux magiques, dit Amos d’une voix que le manque d’eau rendait rocailleuse. Calis ne répondit pas et commença à marcher en direction de l’endroit où il avait vu des oiseaux. Une heure plus tard, ils atteignirent la limite du désert. Il était difficile de s’en rendre compte dans les ténèbres, mais ils sentirent la différence sous leurs pieds. La dureté de la roche laissa place à une texture moelleuse. Brisa tomba à genoux en disant d’une voix rauque : — Je n’ai jamais senti un parfum aussi doux. Nicholas se pencha, arracha un long brin d’herbe sec et épais et le frotta entre le pouce et l’index. Il y avait peut-être eu de l’eau par ici, mais ce n’était plus qu’un souvenir. — Calis ? — Par ici, répondit le demi-elfe en désignant le sud-ouest. Le fait de quitter le désert pour entrer sur une terre herbeuse ranima une étincelle dans le cœur de chacun. Tous se mirent à marcher un peu plus vite et d’un pas plus énergique. Mais Nicholas savait qu’ils n’étaient plus qu’à quelques heures de la mort. Le terrain commença à monter légèrement et le sol sablonneux sous leurs pieds céda bientôt la place à de la terre battue. — C’est par là ! annonça Calis alors que l’obscurité devenait de plus en plus profonde. Il s’élança aussi vite qu’il le pouvait compte tenu de la fatigue. Le prince et les autres essayèrent de suivre le rythme. Titubant, chancelant, Nicholas obligea ses jambes épuisées à gravir la pente. Puis il l’aperçut, brillant au clair de lune. Une source ! Le prince descendit le petit monticule, moitié courant, moitié vacillant. Quelques oiseaux qui nichaient dans les roseaux s’envolèrent en criant lorsque Calis plongea tête la première dans l’eau. Nicholas le rejoignit quelques secondes plus tard et l’imita. Il but longuement et était sur le point de recommencer lorsque la grande main de Ghuda l’agrippa par le col de sa tunique et l’attira en arrière. — Bois doucement, sinon tu vas tout vomir, le prévint-il. Il répéta cet avertissement à l’intention des autres membres de la troupe, qui parurent à peine l’entendre. Nicholas laissa l’eau chaude ruisseler sur son visage. Elle était boueuse et d’un goût sur lequel il valait mieux ne pas trop s’interroger, compte tenu de la présence toute proche des nids d’oiseaux, mais au moins, c’était de l’eau. Il se leva, mal assuré, et examina cette deuxième oasis. Un rideau de palmiers entourait le bassin sur trois côtés, tandis qu’à l’est le désert se poursuivait. Nicholas se déplaça parmi les hommes, en compagnie d’Amos et de Ghuda, pour s’assurer qu’ils ne buvaient pas trop vite. Après avoir avalé d’un trait les premières gorgées, la plupart se contentèrent de suivre les ordres, mais il fallut éloigner certains du bassin pour les obliger à faire attention. — Je vais explorer les environs, annonça Calis. Nicholas acquiesça et fit signe à Marcus de l’accompagner. Comme son cousin n’avait pas d’armes, le prince prit un gros couteau à sa ceinture et le lui tendit. Marcus le remercia d’un hochement de tête et suivit le demi-elfe sans souffler mot de la menace tacite qui planait sur eux. À présent qu’ils étaient sortis du désert, ils se trouvaient peut-être à proximité d’êtres humains potentiellement hostiles. Toute la troupe se déplaça vers le sud-ouest. Certains des hommes avaient recouvré suffisamment de forces pour permettre à Amos de désigner quelques sentinelles et d’organiser une battue afin de fouiller les environs. Deux des marins les plus lestes grimpèrent dans les palmiers pour y récolter des dattes. Nicholas fit signe à Harry de l’accompagner et quitta l’oasis en direction du nord-ouest. Après avoir parcouru une centaine de mètres, les deux jeunes gens se rendirent compte que le désert changeait. — Regarde, dit Harry en tendant le bras. Nicholas regarda dans cette direction et hocha la tête. Des massifs de plantes étranges poussaient tout autour d’eux. Au loin se dressait une espèce d’arbres non moins étranges, secs et dépourvus de feuilles. Cependant, ils n’avaient pas l’air morts. — Ce sont peut-être des plantes dormantes, à cause de la chaleur, suggéra Nicholas. — Peut-être, admit Harry, qui en connaissait moins à ce sujet que le prince. Margaret le saurait, elle. Cette remarque surprit Nicholas. — Pourquoi ? — La dernière fois que nous nous sommes promenés dans le jardin, elle m’a dit qu’elle passait beaucoup de temps dans la forêt avec son père, son frère et… sa mère. — J’ai peur, Harry, avoua Nicholas. — Qui ne ressent pas la même chose ? Nous sommes loin de tout ce qui nous est familier et je ne sais pas comment on va retrouver les filles, sans parler de les ramener à la maison. Nicholas secoua la tête. — Ce n’est pas ça. Anthony nous conduira jusqu’à elles, j’en suis sûr. — Tu crois ? Le prince préféra ne pas parler des sentiments que le magicien éprouvait pour Margaret, non pas parce qu’il considérait Harry comme un sérieux rival, mais parce qu’il ne voulait pas lui faire de peine, et surtout parce qu’il se sentait trop fatigué pour gérer la situation. — Oui, je le crois. — Et comment on rentre, après ? Nicholas surprit son ami en lui faisant un grand sourire. — Quoi, tu oses poser la question alors qu’on a avec nous le pirate le plus célèbre de la Triste Mer ? On va voler un bateau, bien sûr. Harry esquissa un faible sourire. — Si tu le dis. — Non, ce qui me fait peur, c’est que j’ai l’impression que je vais tous nous faire échouer, expliqua le prince. — Écoute, c’est moi le bon à rien, en tout cas c’est ce que m’a souvent dit mon père. Mais je ne dormais pas complètement lors de ces rares occasions où il me faisait faire le tour de la baronnie. Et j’ai passé suffisamment de temps à la cour de ton père pour savoir que ce qui fait d’un homme un dirigeant, c’est sa capacité à faire les choses, même s’il risque d’avoir tort. — Tu crois ? s’étonna son ami. — Oui. Je crois qu’il s’agit juste de dire : « Voici ce qu’on va faire, même si c’est une erreur » et de le faire ensuite. — C’est vrai, admit Nicholas. Mon père m’a toujours dit qu’on ne peut pas avoir raison à moins d’accepter le risque d’être dans l’erreur. Un cri résonna derrière eux dans l’oasis et obligea les deux jeunes gens à revenir sur leurs pas en courant. Marcus et Calis étaient de retour. — Vous feriez mieux de venir voir ça, annonça le fils du duc. Nicholas, Harry, Amos et Ghuda suivirent Calis et Marcus hors de l’oasis. Ils traversèrent une petite vallée et escaladèrent une crête. Puis ils descendirent dans une modeste ravine et grimpèrent le long d’une pente encore plus haute. En arrivant au sommet, Nicholas découvrit qu’ils se trouvaient au sud-ouest d’un haut plateau. Le terrain devenait de plus en plus vert à mesure qu’il s’en éloignait. Le désert, pour sa part, s’étendait à perte de vue au nord-ouest. — Nous avons fait le bon choix en prenant la direction du sud, finit par dire le prince. — Certainement, reconnut Calis. Si nous étions partis à l’ouest, nous serions probablement morts. — Ce n’est pas tout, intervint Marcus. Regardez. Il tendit le bras. Nicholas aperçut un léger brouillard dans le lointain. — De quoi s’agit-il ? — D’un fleuve, répondit Calis. Et un grand, compte tenu de la distance. — A quelle distance sommes-nous ? demanda Amos. — Quelques jours de marche, peut-être plus. — Alors on se repose ici cette nuit et toute la journée de demain, décida Nicholas. On partira à l’aube après-demain. Ils tournèrent le dos à ce paysage grandiose. Tandis qu’il retournait vers l’oasis, Nicholas mit de côté ses craintes d’un échec. Les trente-quatre survivants du naufrage du Rapace descendaient la pente d’un pas décidé en direction du fleuve lointain. Ils avaient quitté l’oasis depuis deux jours, mais ne souffraient pas trop de la chaleur grâce aux arbres étranges qui leur prodiguaient de l’ombre tout au long du chemin. En réalité, la température leur paraissait presque clémente comparée à l’atmosphère torride du désert. Ils avaient de l’eau en abondance, car la source qui nourrissait le bassin au sommet du plateau se déversait en un ruisseau qui jaillissait de la roche et qu’ils avaient découvert en avançant vers le sud. Calis leur avait conseillé de suivre ce ruisseau, car il courait certainement jusqu’au fleuve. Même si ce n’était pas le cas, au moins ils auraient de l’eau pendant une partie du voyage. Vers midi, ils s’arrêtèrent pour se reposer. De son côté, Calis partit en éclaireur. Nicholas en arrivait à éprouver un respect mêlé de crainte pour la force et l’énergie du demi-elfe. Alors que tous les autres survivants portaient les traces du naufrage et du périple qui s’en était suivi, Calis avait l’air aussi frais qu’au jour de leur première rencontre, à l’exception de sa tunique poussiéreuse et déchirée. Le demi-elfe revint presque aussitôt en disant : — Nicholas, il vaudrait mieux que tu voies ça. Le prince fit signe à Marcus et à Harry de l’accompagner. Les quatre jeunes gens traversèrent en courant presque une petite vallée où passait le ruisseau et arrivèrent devant une nouvelle pente rocheuse. Calis leur fit signe de le suivre et grimpa jusqu’au sommet, quatre mètres au-dessus de leurs têtes. Nicholas le rejoignit et aperçut le fleuve sous la forme d’un mince ruban bleu qui serpentait à travers de vertes prairies. — On est encore loin ? demanda le prince. — Un jour ou deux. Nicholas sourit. — On va y arriver. Marcus esquissa un faible sourire, comme s’il n’était pas convaincu, mais Harry avait l’air aussi heureux que Nicholas. — Nous progressons dans la bonne direction, annonça ce dernier en rejoignant ses hommes. Cette simple remarque parut réjouir tout le monde, y compris Brisa, qui avait sombré dans un étrange mutisme depuis la traversée du désert. Nicholas souhaitait presque qu’elle recommence à taquiner Marcus, afin d’être sûr qu’elle avait retrouvé toute sa personnalité. Mais la jeune fille, sans être maussade, se montrait distante et ne répondait qu’à des questions qu’on lui posait directement. Calis repartit en éclaireur chercher comment accéder facilement aux prairies tandis que ses compagnons attendaient et se reposaient aux heures les plus chaudes de la journée. Plus d’une heure s’écoula. Nicholas commençait à s’inquiéter car Calis était d’une ponctualité exemplaire et se trouvait toujours à un endroit précis au moment précis où il avait promis d’y être. Le prince était sur le point d’envoyer Marcus à sa recherche lorsque le demi-elfe revint en portant un animal en travers des épaules. Celui-ci ressemblait à un petit daim, à l’exception des cornes torsadées qui poussaient sur son front. — Je dirais qu’il s’agit d’une espèce d’antilope, grommela Ghuda, même si je n’en ai jamais vu de la sorte à Kesh. Calis jeta l’animal par terre en disant : — Il y a un troupeau à la lisière de la prairie. J’ai pris celui-ci et je l’ai déjà dépouillé de sa peau et de ses entrailles. On va avoir de la nourriture en abondance si ce troupeau ne s’éloigne pas trop loin. Les marins allumèrent rapidement un feu pour faire cuire l’animal. Nicholas aurait pu jurer qu’il n’avait jamais mangé de viande aussi savoureuse et substantielle. Ils étaient à moins d’une journée de marche du fleuve lorsque Nicholas aperçut la fumée à l’ouest. Calis et Marcus la virent au même moment que le prince, qui ordonna une halte. Il fit signe à Ghuda d’emmener Harry et de faire le tour par l’est, tandis que Marcus et l’un des marins devaient s’en approcher du côté opposé. Puis il demanda à Calis de l’accompagner et se dirigea droit vers la fumée. Depuis quelques jours, ils cheminaient au milieu d’herbes si hautes qu’elles leur arrivaient parfois à la poitrine, ralentissant leur progression. Il y avait toujours de l’eau à proximité et le gibier était abondant, ainsi que le demi-elfe l’avait prédit. On ne pouvait pas non plus dire qu’ils menaient grande vie, mais c’était suffisant en tout cas pour remplumer le physique de chacun. Nicholas se demanda à quoi il ressemblait. Tous ses compagnons étaient hâves, couverts de crasse et vêtus de haillons, mais la plupart des blessures – entorses, hématomes, et entailles – avaient guéri. Les deux jeunes gens arrivèrent au sommet d’une petite éminence et découvrirent à leurs pieds une scène de destruction. Six chariots étaient rassemblés en cercle près du fleuve et deux d’entre eux brûlaient. Deux autres véhicules gisaient non loin de là, renversés. Une douzaine de chevaux avaient été tués alors qu’ils étaient encore attelés aux chariots. Des cadavres étaient éparpillés alentour. D’après les emplacements vides au sein du cercle de chariots, il était évident que d’autres véhicules avaient quitté les lieux. — Je vais aller jeter un coup d’œil, annonça Nicholas à Calis. Fais le tour et vois s’il y a encore du monde dans les environs. Le demi-elfe hocha la tête et disparut parmi des herbes hautes. Le prince descendit la colline, atteignit le premier chariot et regarda tout autour de lui. L’attaque avait dû avoir lieu trois ou quatre heures plus tôt, à en juger par l’état des chariots qui brûlaient toujours. Les autres, réduits à l’état de squelettes noircis, avaient fini de se consumer. Il s’agissait de véhicules hauts, avec de larges arceaux de fer recouverts de toile. Celle-ci pouvait être relevée pour laisser entrer l’air et la lumière, ou pour faciliter le déchargement, mais on pouvait également la baisser pour protéger les marchandises. Les chariots étaient suffisamment spacieux pour accueillir beaucoup de fret ou de nombreux passagers. L’arrière était de bois solide et doté de charnières pour qu’une fois baissé il puisse servir de rampe de chargement. On y trouvait également une petite porte, haute comme un homme, qui permettait d’entrer dans le véhicule lorsque la rampe était relevée. L’attelage pouvait accueillir au moins quatre chevaux. Nicholas retourna l’un des cadavres et découvrit un homme de taille moyenne, à la peau légèrement plus foncée que la sienne, mais pas aussi basanée que la plupart des Keshians. Le malheureux aurait même pu se faire passer pour un citoyen du royaume, à en juger par son apparence. Il avait reçu un coup d’épée dans la poitrine et avait dû mourir très vite. Nicholas ne mit que quelques minutes à comprendre que presque tout ce qui avait de la valeur avait été emporté. Il trouva une épée sous le cadavre de l’un des chevaux et la prit pour l’examiner. Il s’agissait d’un glaive, une arme que l’on trouvait en abondance dans le royaume. Marcus apparut en compagnie du marin. — Nous sommes arrivés trop tard, annonça Nicholas en lui tendant l’épée. — Dis plutôt qu’on a plus de chance que ce qu’on mérite, répliqua son cousin en désignant l’endroit par lequel il venait d’arriver. Il y a vingt ou trente cadavres par là-bas. De nombreux hommes s’en sont pris à cette caravane – assez nombreux pour nous tailler en pièces sans le moindre remords, je parie. — Tu as peut-être raison, admit Nicholas. On ne sait pas qui étaient ces gens ni qui les a attaqués. Ghuda et Harry arrivèrent par l’est et commencèrent à examiner les cadavres qui se trouvaient sur leur chemin. — Qu’en penses-tu, Ghuda ? demanda Nicholas en s’avançant à leur rencontre. Le vieux mercenaire se gratta le visage. — Je dirais qu’il s’agit de marchands et de gardes qu’ils avaient embauchés. La première attaque est venue de là, ajouta-t-il en désignant les herbes hautes par où le prince était arrivé. Mais ce n’était qu’une feinte, car la véritable attaque est venue du fleuve. « C’est là-bas qu’ont eu lieu la plupart des combats, expliqua-t-il en montrant tous les cadavres qui jonchaient le sol. Mais ils ont pris fin rapidement. Quant aux corps, là, à l’extérieur des chariots, ce sont soit les attaquants soit des passagers qui ont essayé de s’enfuir. — Retourne chercher nos compagnons, ordonna Nicholas au marin, et ramène-les ici. Le marin effectua un salut militaire et partit en courant. — Vous croyez qu’ils ont été attaqués par des bandits ? suggéra Marcus. Ghuda secoua la tête. — Je ne crois pas, non. Tout cela était pensé de façon minutieuse. Je dirais plutôt des soldats. — Je ne vois aucun uniforme, objecta Nicholas. — Mais les soldats ne portent pas toujours un uniforme, lui fit remarquer le vieux mercenaire. Au même moment, Calis revint vers eux en poussant devant lui un petit homme mince, visiblement terrifié, qui se jeta sur le sol aux pieds du prince et de ses compagnons avec un flot de paroles incompréhensibles. — Qui est-ce ? demanda Nicholas. — Un survivant, je crois, répondit Calis en haussant les épaules. — Est-ce que quelqu’un comprend ce qu’il dit ? — Écoutez un peu ce qu’il raconte, conseilla Ghuda. Nicholas obtempéra et s’aperçut brusquement que l’homme parlait keshian avec un lourd accent, ou une langue si proche du keshian que cela ne faisait presque pas de différence. La difficulté à le comprendre venait en réalité de son accent et de ses prières désespérées dans lesquelles il leur demandait d’épargner sa vie. — Cette langue n’est pas sans ressembler au natalais, aussi, ajouta Marcus. La langue natalaise dérivait du keshian, car le Natal était une ancienne province de l’empire. — Lève-toi, ordonna Nicholas en keshian – il ne le parlait pas couramment, mais il l’avait étudié. L’homme le comprit suffisamment pour obéir. — Sah, encosi. Nicholas regarda Ghuda d’un air interrogateur. — Je crois qu’il a dit : « Oui, encosi ». C’est un titre, expliqua le mercenaire en voyant que le prince ne comprenait toujours pas. Ça veut dire « maître », ou « patron », ou encore « messire ». On l’utilise dans la région de la Ceinture de Kesh, quand on ne connaît pas le rang de la personne à qui on s’adresse. — Qui es-tu ? demanda Nicholas au petit homme. — Je suis appelé Tuka, conducteur de chariot, encosi. — Qui a fait ça ? L’homme haussa les épaules. — Je ne sais pas qui était la compagnie, encosi. À la façon dont il ne cessait d’observer un à un les visages qui l’entouraient, il était clair que Tuka n’était pas entièrement convaincu de ne pas avoir affaire aux responsables en question. — Quelle compagnie ? demanda Harry. — Ils n’avaient pas de bannière et ne portaient pas de – il utilisa un mot que Nicholas ne connaissait pas –, encosi. — Je crois qu’il a dit qu’ils ne portaient pas de signes distinctifs, expliqua Ghuda. L’homme qui prétendait s’appeler Tuka hocha vigoureusement la tête. — Oui, une compagnie pas légale, encosi, pas de doute. Des bandits, sûrement. Quelque chose dans la façon dont il s’exprimait gêna le prince, qui fit signe à Ghuda de l’accompagner à l’écart. — Il ne croit pas lui-même à ce qu’il dit. Pourquoi tient-il à nous mentir ? Ghuda jeta un coup d’œil au rescapé par-dessus l’épaule de Nicholas. — Je n’en ai pas la moindre idée. On ne sait pas ce qui se passe dans la région ; on a peut-être mis les pieds au milieu d’un conflit entre deux seigneurs ou deux organisations marchandes. Il se peut aussi qu’il connaisse l’identité de ses agresseurs, mais que le fait de jouer l’idiot lui permette de rester en vie. Nicholas haussa les épaules et retourna voir Tuka. — Est-ce que tu es le seul survivant ? L’homme regarda tout autour de lui, comme s’il cherchait la réponse qui l’aiderait le mieux. Ghuda ne s’y laissa pas tromper et sortit son couteau de chasse pour l’agiter sous le nez du rescapé. — Ne t’avise pas de mentir, espèce d’ordure ! Tuka tomba à genoux et le supplia d’épargner sa vie à cause de ses trois épouses et ses innombrables enfants. Nicholas jeta un coup d’œil interrogateur à Marcus, qui hocha discrètement la tête pour lui conseiller de laisser faire Ghuda. Ce dernier continua à faire semblant de menacer le petit homme, au point qu’il en devenait presque comique, mais l’humour en question ne semblait pas du goût de Tuka qui prit tout au pied de la lettre. Il rampa sur le sol et versa des larmes abondantes en hurlant qu’il était innocent et en faisant appel à plusieurs divinités que Nicholas ne connaissait pas. Le prince finit par faire reculer Ghuda. — Je ne le laisserai pas te faire du mal, expliqua-t-il au rescapé, si tu nous dis la vérité. Nous n’avons rien à voir avec ceux qui ont brûlé ces chariots. Maintenant, dis-nous qui tu es, où est-ce que ce convoi allait et qui vous a attaqués. Le petit homme balaya du regard les visages qui l’entouraient et finit par accepter de parler après avoir de nouveau imploré les deux de lui accorder aide et réconfort. — Pitié, encosi. Je suis appelé Tuka, serviteur d’Andres Rusolavi, un marchand aux talents immenses. Mon maître détient la patente de six des cités et c’est un ami des Jeshandis. Nicholas ne savait pas du tout de quoi parlait Tuka, ni qui étaient ces Jeshandis, mais fit signe au petit homme de poursuivre son récit. — On revenait de la réunion du Printemps et on rentrait chez nous avec des marchandises de grande valeur quand ce matin une bande de cavaliers nous a obligés à nous mettre en cercle. Mon maître avait demandé la protection de la compagnie de Jawan, qui s’est bien battue. On aurait pu survivre à cette attaque mineure quand des hommes sont arrivés en bateau sur le fleuve et nous ont attaqués. Ils étaient trop nombreux. Tous les serviteurs de mon maître et la compagnie de Jawan ont été tués, et les quatre autres chariots de mon maître ont été emmenés. » J’étais sur ce chariot, ajouta le petit homme, terrifié, en désignant l’un des deux chariots renversés. Quand il a basculé, il m’a jeté dans l’herbe là-bas. (Il montra l’endroit où Calis l’avait retrouvé.) Je ne suis pas très brave. Je me suis caché. Il prononça ces derniers mots les yeux baissés, comme s’il avait honte d’admettre sa lâcheté. — Est-ce qu’on peut le croire ? demanda Nicholas. Ghuda l’emmena de nouveau à l’écart avant de répondre : — Je ne crois pas qu’il ment. Il pense qu’on sait qui sont ces Jeshandis et qui était ce Jawan, sinon il nous l’aurait expliqué. Par contre, il s’est dit qu’on ne devait pas connaître son maître, c’est pour ça qu’il nous a raconté qu’il s’agit d’un homme important. » Est-ce que tu fais partie de la maison de Rusoavi ? ajouta le vieux mercenaire en se tournant vers Tuka. Ce dernier hocha énergiquement la tête. — Comme mon père. Nous sommes ses libres serviteurs. — Je pense qu’on ferait mieux de ne pas lui révéler notre identité pendant quelque temps, conseilla Ghuda. Nicholas approuva d’un hochement de tête. — Fais le tour du groupe et dis à chacun de surveiller ce qu’il dit en présence de cet individu, pendant que je continue à l’interroger. Le prince fit signe au petit homme de l’accompagner jusqu’aux chariots et tenta de découvrir quelles étaient donc ces marchandises de valeur qu’ils transportaient. Peu de temps après, les autres rescapés du naufrage arrivèrent sur les lieux de l’attaque. Ghuda recommanda à chacun de dissimuler son identité jusqu’à nouvel ordre. De son côté, Nicholas commençait à se faire une idée de ce que la caravane transportait. À un moment donné, Tuka se risqua à lui poser une question : — Encosi, quelle est cette compagnie ? Nicholas regarda les marins et les soldats en haillons qui avaient survécu au voyage depuis Crydee. — C’est ma compagnie, répondit-il. L’homme écarquilla les yeux. — Pourriez-vous me faire l’honneur de connaître votre nom ? — Nicholas, répondit le prince, qui faillit ajouter « de Krondor » mais se retint à temps. Tuka parut perplexe, ce qui ne l’empêcha pas de répondre avec emphase : — Bien sûr, puissant guerrier. Votre réputation vous précède. Vos hauts faits sont légendaires et tous les autres capitaines tremblent de peur ou d’envie en entendant votre nom. Nicholas ne savait pas trop comment répondre à cette flatterie et ne put s’empêcher de dire, tout en ordonnant au petit homme de le suivre : — Nous ne sommes pas d’ici. — C’est ce que je croyais comprendre à cause de vos vêtements et de votre accent, encosi. Mais votre réputation s’étend dans tout le pays. — Puisqu’on en parle, fit Nicholas, dans quel pays sommes-nous ? La question laissa Tuka perplexe et ce n’était pas une question de langue. Nicholas décida que le contexte n’était pas le bon et reformula sa question. — À quelle distance sommes-nous de ta destination ? Le visage du petit homme s’éclaira. — Nous ne sommes qu’à quatre jours du lieu de rendez-vous, au débarcadère de Shingazi. C’est là que mon maître avait l’intention de charger ses marchandises sur des barges pour leur faire descendre le fleuve. — Pour aller où ? lui demanda Nicholas au moment où ils rejoignaient les autres. Tuka parut encore plus perplexe. — Pour aller où ? répéta-t-il. Mais à la cité du fleuve Serpent, bien sûr. Où pourrions-nous bien aller dans les terres orientales, encosi ? Il n’y a pas d’autre endroit où aller. Nicholas regarda ses compagnons, qui l’attendaient. Margaret se tordit le cou pour essayer d’apercevoir quelque chose en dépit du gros gouvernail. — C’est un port, annonça-t-elle. — Comme c’est intéressant, lui répondit Abigail, sarcastique. Elle ne cessait d’alterner entre humour noir et désespoir teinté d’amertume depuis qu’ils avaient laissé le navire du royaume derrière eux. — Il fallait bien qu’on arrive dans un port un jour ou l’autre, ajouta la jeune fille. — S’il y a bien une chose que j’ai apprise au cœur de la forêt, Abby, c’est qu’il faut être fou pour suivre une piste sans prendre de repères. — Et c’est censé vouloir dire quoi ? Margaret se retourna et vint s’asseoir sur l’un des deux lits. — Ça veut dire que lorsque l’on arrivera à s’échapper, mieux vaut avoir une petite idée sur la façon dont on peut rentrer. — Rentrer où ? s’écria Abigail en dirigeant sa colère et son amertume vers sa compagne. Celle-ci lui prit les bras et s’efforça de la calmer à voix basse. — Je sais que tu es bouleversée. J’ai ressenti la même chose lorsque nous avons perdu Anthony et les autres. Mais ils vont venir. Ils ne sont peut-être qu’à une ou deux journées derrière nous. Quand nous arriverons à échapper à ces meurtriers, il faudra pouvoir revenir sur nos pas, car c’est là que nous trouverons nos amis. — Si on y arrive, maugréa Abigail. — Ne dis pas « si », mais « quand » ! insista Margaret. Les yeux d’Abby se remplirent de larmes. La jeune fille laissa retomber sa colère. — J’ai si peur, avoua-t-elle lorsque Margaret la prit dans ses bras. — Je sais, murmura sa compagne pour apaiser ses craintes. Mais il faut faire face, malgré toute la crainte que l’on éprouve. Il n’y a pas d’autre solution. — Je ferai tout ce que tu me diras de faire, promit Abby. — C’est bien. Reste toujours près de moi, car si je vois la moindre chance d’évasion, j’ai bien l’intention de la saisir. Tu n’auras qu’à me suivre. Abigail ne répondit pas. La porte de la cabine s’ouvrit de façon inattendue. Deux marins vêtus de noir entrèrent dans la pièce et prirent position de part et d’autre de la porte. Les deux jeunes filles s’attendaient à voir apparaître Arjuna Svadjian, mais ce fut une femme qui franchit le seuil. Sa chevelure noire, sa peau laiteuse et ses yeux bleus lui donnaient une apparence exotique. Elle était vêtue d’un cafetan dont elle rejeta les pans en arrière en entrant dans la cabine, comme pour montrer qu’elle ne portait presque rien en dessous. Un dos-nu quasiment transparent recouvrait sa poitrine, tandis qu’une courte jupe en soie reposait sur ses hanches. On avait visiblement apporté beaucoup de soin à la confection de ces vêtements, même s’ils ne dissimulaient rien ou presque du corps qu’ils habillaient. La femme portait également une fortune en bijoux. Margaret devina qu’il ne s’agissait pas d’une danseuse de taverne ou même d’une riche courtisane, car une lueur terrifiante brillait dans les yeux de la femme. Celle-ci s’exprimait aisément. — Vous êtes la fille du duc ? demanda-t-elle. — Oui, c’est moi, répondit Margaret. Et vous, qui êtes-vous ? Son interlocutrice ignora la question. — Dans ce cas, vous devez être la fille du baron de Carse ? reprit-elle en s’adressant à Abigail cette fois. La jeune fille se contenta d’acquiescer. — On va vous faire descendre du navire et je tenais à vous avertir qu’il vaut mieux faire tout ce qu’on vous demandera. Vous pourrez vivre paisiblement ou mener une existence misérable et regarder certains de vos compatriotes mourir dans d’atroces et interminables souffrances – je vous assure que nous avons les moyens de faire durer la torture pendant ce qui vous paraîtra une éternité. « Nous n’avons que faire de la douleur de vos compatriotes, ajouta-t-elle de manière désinvolte, mais vous les nobles du royaume avez par trop tendance à vous prendre pour les gardiens de ce troupeau. J’espère que ceci nous aidera à obtenir votre entière coopération. Elle se tourna vers le couloir et fit un geste de la main. Aussitôt deux gardes entrèrent dans la pièce en traînant une adolescente avec eux. — Vous connaissez cette fille ? demanda la femme sans quitter Margaret des yeux. La jeune fille reconnut la malheureuse. Il s’agissait de Meggy, qui travaillait aux cuisines du château. Margaret hocha la tête. — Bien. Elle ne se sent pas très bien, si bien qu’en la tuant, cela nous fera une bouche de moins à nourrir. Tuez-la, ajouta la femme après quelques instants de silence. — Non ! hurla Margaret tandis que l’un des gardes prenait une dague en attrapant Meggy par les cheveux. Il renversa la tête de l’adolescente en arrière et lui trancha la gorge d’un rapide coup de lame. L’acte fut si soudain que la malheureuse n’eut que le temps d’émettre un cri étranglé avant de s’effondrer, les yeux vitreux et le sang jaillissant de la gorge. — Vous n’aviez pas besoin de faire ça ! s’écria Margaret d’un ton accusateur, tandis qu’Abigail restait muette, les yeux écarquillés face à l’horreur de la situation. — Il s’agissait simplement d’une démonstration, répliqua la femme. Vous avez une valeur spéciale à mes yeux et je ne tiens pas à vous faire du mal tant que d’autres options me permettront de l’éviter. Mais je n’hésiterai pas à choisir le plus jeune enfant de votre maison et à le faire cuire lentement sur des charbons, devant vous, pour m’assurer de votre coopération. Me suis-je montrée assez claire ? Margaret ravala sa colère, un goût de bile dans la bouche. Des larmes de rage lui montèrent aux yeux, mais elle se força à répondre d’une voix calme : — Oui. Très claire. — Bien, fit la femme. Elle fit demi-tour en resserrant les pans de son cafetan autour d’elle et quitta la pièce. Les gardes qui avaient traîné l’adolescente jusque-là soulevèrent son cadavre et sortirent à leur tour. Les deux autres gardes les suivirent et fermèrent la porte derrière eux, laissant la cabine dans l’état où ils l’avaient trouvée, à l’exception de la mare de sang qui s’étalait sur le plancher. Nicholas attendit que tout le monde se réunisse sur les lieux de l’embuscade avant de donner l’ordre à ses hommes de fouiller le site. Dans les herbes hautes, ils découvrirent trois épées et quelques dagues. On retrouva également un tonneau de pain dur et de bœuf séché dont le contenu fut rapidement distribué aux marins. — On dirait, ô encosi, que votre compagnie a subi un grave revers de fortune, fit remarquer Tuka en observant les hommes aux traits marqués par la fatigue et les privations. Nicholas dévisagea le petit homme et comprit qu’il avait affaire à quelqu’un de perspicace. — On peut dire ça, répondit calmement le prince. Un peu comme toi, semble-t-il. Le visage du petit homme s’assombrit. — C’est tellement vrai, puissant capitaine. Mon maître sera grandement affligé par la perte d’une caravane de cette valeur. Sa réputation au sein du Dhiznasi Bruku va en pâtir et on m’en tiendra responsable, j’en suis sûr. Nicholas ne savait pas ce qu’était le Dhiznasi Bruku, mais la dernière remarque de Tuka l’amusa. — Pourquoi ton maître, un homme d’une grande clairvoyance, à n’en pas douter, te tiendrait-il pour responsable, toi un simple conducteur de chariot ? Tuka haussa les épaules. — Qui d’autre pourrait-il blâmer ? Je suis le seul survivant. Ghuda se mit à rire. — Peu importe la distance et l’endroit, il y a des choses qui ne changent jamais. — C’est bien vrai, approuva Nakor qui les avait rejoints et se tenait derrière Nicholas. Voilà pourquoi il est probable que cet homme intelligent nous serait très reconnaissant si nous lui ramenions ses marchandises. Une lueur sauvage apparut dans les yeux de Tuka. — Un capitaine aussi puissant que vous accepterait-il une mission de la part d’un être aussi inférieur que moi ? Discrètement, Ghuda secoua la tête pour conseiller à Nicholas de refuser. — Non, répondit le jeune homme, mais j’accepterais cette mission de la part de ton maître si tu avais le pouvoir d’agir en son nom. — Ooooh, gémit le petit homme, l’air sincèrement frustré. Vous vous moquez du pauvre Tuka, encosi. Vous savez que ce pouvoir, je ne l’ai pas. Le Bruku me punira sûrement et me couvrira de honte. Je serai peut-être expulsé sans espoir de retrouver jamais un travail honnête, mais je ne peux pas lier mon maître par un contrat, ça non. Nicholas se frotta le menton, perplexe quant à la conduite à suivre. Cependant, Ghuda répondit à sa place : — À vrai dire, je suppose que nous pourrions simplement nous lancer à la poursuite de ces bandits et leur reprendre ce qu’ils ont pris à ton maître. — Oh, non, puissant capitaine ! s’écria Tuka, qui paraissait profondément affligé. Si vous faisiez ça, je serai de nouveau emporté par la rivière du désespoir. Non, il doit être possible de conclure un marché. Amos, qui jusqu’ici s’était contenté d’écouter la conversation en silence, prit part à l’échange. — C’est vrai que les lois concernant la récupération des marchandises volées sont à peu près les mêmes partout. — Sur la mer, peut-être, admit Nicholas en se tournant vers lui, mais à – euh, là d’où nous venons – nous pendons ceux qui recèlent ces mêmes marchandises, tu te rappelles ? Amos soupira. — Les joies de la civilisation. J’avais oublié, ajouta-t-il sèchement. — Je vais vous dire ce qu’on va faire, répliqua le prince. Nous allons traquer ces bandits. Ensuite, eh bien, si nous réussissons à leur reprendre quoi que ce soit, nous prélèverons notre part selon les tarifs en vigueur. Quelque chose qui ressemblait à de l’espoir apparut sur le visage de Tuka. — Combien de guerriers à votre service, encosi ? — Trente-trois mis à part moi, répondit Nicholas. Tuka montra Brisa du doigt. — Y compris la fille ? demanda-t-il en saisissant aussitôt l’occasion de marchander. Une dague apparut brusquement entre ses pieds, encore vibrante tant le lancer avait été puissant. Brisa sourit d’un air aussi méchant que possible. — Y compris la fille, annonça-t-elle. — Ah, les guerrières, répondit Tuka avec un sourire forcé. Je suis un homme progressiste, moi. Trente-trois guerriers et vous, encosi. D’ici au débarcadère de Shingazi, avec un supplément pour le combat, vous auriez droit à soixante-six cerlands de Khaipur, et… Sans attendre qu’il eût fini, Ghuda saisit le petit homme par le devant de sa tunique et faillit le soulever du sol en grondant : — Tu cherches à nous duper ! — Non, maître de la gentillesse, je commençais simplement à faire le compte ! (Il paraissait sur le point de s’évanouir.) Ce que je voulais dire, c’est soixante-six cerlands d’or par jour, plus la nourriture et la boisson, et un bonus pour le capitaine quand nous arriverons au débarcadère de Shingazi ! Nicholas secoua la tête, surpris. — Tu veux plutôt parler de la cité du fleuve Serpent, car c’est bien là que se trouve ton maître, n’est-ce pas ? Tuka pâlit et parut sur le point de faire une nouvelle offre, mais Ghuda le souleva un peu plus haut encore jusqu’à ce que ses orteils se balancent quelques centimètres au-dessus du sol. — Hééééééé ! protesta Tuka en s’élevant dans les airs. Si tel est le bon plaisir de l’encosi, je suis sûr que mon maître y consentira volontiers ! Ghuda reposa Tuka par terre. — Oh oui, ton maître y consentira s’il veut revoir ses marchandises, répliqua Nicholas. Tuka se mit à se balancer d’un pied sur l’autre comme s’il dansait sur des charbons ardents, mais finit par accepter. — Entendu ! dit-il. — Je vais chercher Calis, annonça Ghuda. Nicholas hocha la tête et s’adressa à Marcus. — Veille à ce que les hommes explorent de nouveau les herbes tout autour pour voir si nous n’avons pas raté quelque chose qui pourrait nous être utile. « Dis-moi, Tuka, ajouta le prince en se tournant de nouveau vers le petit homme, est-ce qu’il existe un endroit entre ici et le débarcadère de Shingazi où les hommes qui se sont emparés des chariots auraient pu décharger les marchandises volées afin de les embarquer sur leurs bateaux ? — Non, encosi. Ils avaient des embarcations trop petites, dans tous les cas. S’ils ont à leur disposition de grandes barges, c’est au débarcadère qu’elles sont. — Alors c’est là que nous allons, annonça le prince. Nicholas consulta Amos, qui l’aida à évaluer rapidement leurs forces. Leur petit groupe possédait désormais un arc, cinq épées, et suffisamment de couteaux et de dagues pour équiper chacun. Ceux qui avaient survécu au naufrage étaient tous des soldats aguerris ou des marins ayant une petite expérience des combats. Nicholas parla stratégie avec Amos et élabora plusieurs plans, mais il s’agissait surtout pour lui de contrôler sa nervosité, car en dehors de ses leçons, il ne connaissait rien de la guerre. Il en savait plus sur la théorie qu’aucun homme présent à ses côtés, il en était persuadé, mais question batailles, c’était lui le moins expérimenté de tous. Marcus avait combattu les gobelins aux côtés de Martin et même Harry, avant de venir à Krondor, avait un jour pourchassé des brigands avec son père. Calis revint en milieu d’après-midi. — Ghuda fait le guet, expliqua-t-il en s’appuyant sur son arc. Il devait y avoir du vin ou de la bière parmi les marchandises… — Il s’agissait de liqueurs, leur apprit Tuka. — En tout cas, ceux qui conduisent les chariots ont l’air de vouloir boire la quasi-totalité de la cargaison avant de rejoindre leurs compagnons au débarcadère. Ils se sont arrêtés au bord de la route et commencent à devenir magnifiquement ivres. Il s’interrompit et fit signe à Nicholas de l’accompagner afin que Tuka ne puisse pas les entendre. — Il y a plus, avoua le demi-elfe. Ils ont des prisonniers avec eux. — Des prisonniers ? — Oui. Des femmes, d’après ce que j’ai pu voir. Nicholas réfléchit un long moment puis se retourna en tirant lentement l’épée hors du fourreau, d’un geste théâtral. Il avança droit sur Tuka qui pâlit au fur et à mesure que le jeune homme, visiblement mécontent, se rapprochait. — Encosi ? croassa-t-il. — Parle-moi de ces femmes, exigea Nicholas en appuyant la pointe de son épée sur la gorge du petit homme. Ce dernier tomba à genoux en pleurant. — Épargnez-moi, maître, car je suis bien fou pour mentir à un capitaine aussi auguste que vous. Je vous dirai tout si vous voulez bien me laisser respirer jusqu’à ce que Dame Kal prenne ma vie. — Parle, ordonna le prince, qui faisait de son mieux pour avoir l’air menaçant. Mais il devait être convaincant, car Tuka lui expliqua tout dans un déluge de paroles. Les femmes n’étaient autres que la fille d’un noble, qui portait le titre de ranjana, et ses quatre servantes. Nicholas n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait le titre de la jeune fille, mais laissa néanmoins le petit homme poursuivre son récit. La ranjana, qui venait de la cité de Kilbar, était promise au Chef Suprême, le souverain de la cité du fleuve Serpent, qu’elle devait prochainement épouser. Le maître de Tuka, Andres Rusolavi, avait reçu une grosse somme d’argent afin d’arranger ce mariage et d’amener la jeune fille saine et sauve jusqu’à la cité. Tuka jura ses grands dieux qu’à son avis les bandits avaient été envoyés pour créer des tensions entre le Chef Suprême et le Dhiznasi Bruku – dont Nicholas finit par deviner qu’il s’agissait d’une corporation marchande – et creuser un fossé entre eux. — Qui voudrait faire une chose pareille ? demanda Calis. Tuka le regarda d’un air perplexe. — Vous ne pouvez quand même pas venir d’un endroit si éloigné que vous ne savez même pas que le Chef Suprême est un homme qui a une multitude d’ennemis ? Il s’agit certainement du raj de Maharta, le souverain contre qui le Chef Suprême est actuellement en guerre. — Nous venons d’une cité très lointaine, expliqua Nicholas. — Mon maître et ses associés cherchent à s’attirer les faveurs du Chef Suprême en lui envoyant des cadeaux avec sa nouvelle femme. — Et je parie qu’ils envoient aussi des cadeaux à ce raj, ajouta le prince sèchement. Tuka sourit. — Mon maître a la réputation d’être un homme qui envisage toutes les solutions, sab. Nicholas reconnut le terme « sab », qui voulait dire « maître ». — Donc, si nous sauvons cette fille et ses compagnes, nous allons recevoir une récompense de la part de ton maître mais aussi du Chef Suprême ? — De mon maître, c’est fort probable, encosi, mais du Chef Suprême… ? (Tuka haussa les épaules.) Il a déjà plusieurs épouses. — Il ne va pas être très difficile d’attaquer ces bandits, annonça Calis. — Ça va l’être si nous voulons garder ces filles en vie, rétorqua Amos. Nicholas s’accroupit dans la poussière. — Comment se sont-ils déployés ? demanda-t-il. Calis lui fit un dessin à l’aide de sa dague. — Il y a quatre chariots. Apparemment, ces bandits sont sûrs qu’ils ne risquent rien, car ils n’ont établi aucune défense et se sont simplement arrêtés au bord de la route. (Le demi-elfe traça quatre longs traits dans la poussière, représentant les chariots.) Les filles se trouvent dans le deuxième. — Combien d’ennemis ? — Quatre par chariot, tous bien armés. — Jusqu’à quelle distance pouvons-nous approcher ? — L’herbe est haute lorsqu’on s’éloigne des berges du fleuve. Je pense que cinq ou six hommes pourraient s’approcher sans problème à moins de douze pas des chariots. — Combien de bandits peux-tu tuer à cette distance ? demanda le prince. — Je pourrais tous les abattre si j’avais assez de flèches. Je pense pouvoir en tuer trois ou quatre avant qu’ils ne comprennent ce qui se passe. Peut-être plus s’ils sont vraiment ivres. — Je vais les encercler avec l’aide de Marcus et de quelques-uns de nos hommes, décida Nicholas. J’arriverai de ce côté-ci tandis que Ghuda et dix hommes conduiront une seconde attaque de ce côté-là. Les autres attaqueront de face. Calis, je veux que ce soit toi qui donnes l’ordre d’attaquer. Nous vous rejoindrons dès que nous entendrons les cris. Calis réfléchit quelques instants avant de demander : — Veux-tu que je tue ceux qui sont le plus près des filles ? — On ne peut pas prévoir leur réaction ; je ne sais pas s’ils essaieront de les tuer ou de les utiliser comme otages ou comme boucliers. Nous pouvons maîtriser ces seize bandits, mais nous n’avons aucun moyen d’assurer la sécurité de ces femmes. Ce sera à toi de veiller sur elles. Calis acquiesça. — J’éloignerai les bandits le temps que vous puissiez atteindre les chariots. — Bien. Nicholas choisit les hommes qui devaient participer à l’attaque et répéta ses instructions. Puis il se tourna vers Anthony et Nakor. — Restez ici avec ceux qui ne sont pas assez en forme pour se battre. Vous nous rejoindrez quand les choses se seront calmées. On aura sûrement besoin de vos talents. Anthony parut approuver cette décision. — J’ai trouvé deux ou trois choses ici qui m’aideront à soigner les blessures, expliqua-t-il. Nakor, pour sa part, se contenta de hocher la tête. — J’attendrai. Six autres personnes acceptèrent de rester en arrière, y compris Brisa, qui ne manifestait pas le moindre désir de participer à l’attaque. Le soleil se couchait presque lorsque le petit groupe arriva à l’endroit où attendait Ghuda. Celui-ci était étendu sur une petite éminence qui surplombait le dernier chariot du convoi. — Ils sont déjà ivres, annonça-t-il à Nicholas lorsque ce dernier le rejoignit. Je crois qu’ils se sont battus il y a un moment à cause des femmes. Regardez. Le prince se tourna dans la direction que lui indiquait le mercenaire et vit un corps étendu sous un chariot. — Ils ne règlent pas leurs disputes en douceur, n’est-ce pas ? — Et comment, approuva Ghuda. C’est quoi le plan, maintenant ? — J’emmène quelques hommes avec moi pour prendre les bandits à revers. Calis doit les empêcher de s’en prendre aux filles pendant que nous les attaquons sur trois côtés à la fois. — Simple, commenta le mercenaire, mais je n’ai pas mieux à proposer. Nicholas indiqua à ceux qui ne restaient pas avec Ghuda de les suivre, lui et Calis. Le demi-elfe prit la tête de la petite expédition et se déplaça le long d’une hauteur parallèle à la route. Lorsqu’il arriva en face du second chariot, il indiqua à Nicholas de conduire ses hommes à l’endroit qu’il avait désigné un peu plus tôt. Le prince se mit à courir, plié en deux. Puis il s’arrêta et fit signe à ses hommes de se tenir prêts. Tout dépendait de leur rapidité et de l’effet de surprise. Si les bandits réussissaient à s’organiser, les hommes de Nicholas risquaient de ne pas faire le poids face à quinze individus bien armés qui se battaient de concert. Brusquement, un cri s’éleva à l’endroit où certains soldats étaient restés en compagnie de Calis. Aussitôt Nicholas se leva et se mit à courir. Il ne jeta pas un regard en arrière pour s’assurer que les autres le suivaient ; il supposait que c’était le cas. Un brouillard d’images confuses l’accueillit à son arrivée dans le campement. Un bandit se leva, avec à la main un tonnelet duquel il faisait couler un liquide ambré dans sa bouche. Il se retourna et vit Nicholas qui courait dans sa direction ; pendant quelques instants, il resta là, hébété, en clignant des yeux, le liquide ambré dévalant sur son menton. Puis il finit par laisser tomber le tonnelet et tirer l’épée, mais l’un des hommes du royaume lança une dague qui atteignit le bandit à l’épaule. Nicholas passa à côté de lui en courant et tua un homme qui se retournait pour connaître l’origine de tout ce vacarme. Puis un autre bretteur se présenta face au prince et le duel s’engagea. Nicholas avait vaguement conscience des combats qui se déroulaient autour de lui, mais resta concentré sur l’individu qui lui faisait face. Il s’agissait d’un homme d’âge moyen, un vétéran dont les attaques étaient simples et directes. Il ne fallut qu’une minute au prince pour repérer la faiblesse de son adversaire et le tuer. Le combat prit fin aussi brusquement qu’il avait commencé. Nicholas regarda tout autour de lui et s’aperçut que ses hommes s’en étaient pris à une bande désordonnée et complètement ivre, et que la plupart des bandits avaient été liquidés avant de comprendre ce qui leur arrivait. Nicholas reconnut l’un des marins d’Amos. — Rassemble toutes les armes que tu pourras trouver, et aussi tout ce qui pourrait nous être utile, lui dit-il en le prenant par le bras. Veille à ce que personne ne jette les corps dans le fleuve. Puis le prince se dirigea vers le deuxième chariot où se recroquevillaient, terrorisées, cinq jeunes filles, du même âge que lui environ. Deux d’entre elles avaient les vêtements déchirés et le visage couvert de bleus. — Est-ce que ça va ? leur demanda Nicholas, qui n’avait rien trouvé de mieux à dire. — Nous ne sommes pas blessées, répondit l’une des femmes, vêtue d’une robe en soie. Ses grands yeux bruns écarquillés et sa voix tremblante montraient qu’elle n’était pas certaine d’avoir été sauvée. Peut-être pensait-elle avoir affaire à de nouveaux ravisseurs. Nicholas hésita un moment, frappé par sa beauté stupéfiante. Il s’obligea à détourner le regard de ce visage magnifique. — Vous êtes en sécurité, maintenant, annonça-t-il. Puis il balaya le camp du regard et aperçut Ghuda. Le vieux mercenaire inspectait la scène. — Ce n’étaient pas des soldats entraînés, Nicholas, dit-il lorsque le prince le rejoignit. Le jeune homme regarda à nouveau autour d’eux et fut bien obligé d’en convenir. — Ils ont choisi l’un des sites les moins défendables et n’avaient même pas de sentinelles. Ghuda se gratta la barbe. — Soit ils pensaient qu’il n’y avait personne dans les environs… — Soit ils attendaient des renforts, acheva Nakor en arrivant à côté de Nicholas. — On ferait mieux de s’organiser et de repartir le plus tôt possible, dit le prince. — Trop tard, répondit le petit homme en montrant la colline où Ghuda et ses compagnons avaient attendu avant d’attaquer le campement. Une rangée de cavaliers impassibles les observait. Chapitre 15 DÉCOUVERTE Nicholas leva la main. Aussitôt, certains de ses hommes coururent vers des endroits stratégiques derrière les chariots, pour défendre le campement, tandis que les autres dépouillaient les cadavres des bandits de leurs épées et de leurs arcs. Marcus rejoignit Nicholas, un arc court à la main. — Il n’est pas vraiment à mon goût, fit remarquer le jeune homme en testant la corde de l’arc, mais il fera l’affaire. — Ce sont des Jeshandis ! s’exclama Tuka en désignant les douze cavaliers. — Amis ou ennemis ? lui demanda Nicholas. Une expression inquiète apparut sur le visage du petit homme. — C’est vrai qu’il existe un engagement à tenir à l’occasion de la réunion du Printemps. Chacun promet de respecter la paix et peut venir et commercer librement. Mais la réunion a pris fin et nous sommes de leur côté du fleuve. — Leur côté du fleuve ? répéta Harry d’un air interrogateur, en soulevant un glaive déjà bien ébréché. Tuka hocha la tête. — Depuis le débarcadère de Shingazi jusqu’au nord, en direction de l’ouest jusqu’à ce que le fleuve Serpent rencontre presque la Vedra, et du fleuve au désert, les prairies appartiennent aux Jeshandis. Personne ne peut les traverser sans leur permission. Parfois leur sens de l’hospitalité ne connaît pas de limites, mais il leur arrive aussi de se conduire comme des brigands. Celui que l’on voit devant avec les pompons rouges sur ses rênes est un hetman, c’est-à-dire un important personnage. — Eh bien, fit Nicholas, on peut attendre aussi longtemps qu’eux. Au même moment, une autre douzaine d’hommes apparurent de part et d’autre du premier groupe, au nord et au sud de la colline. — On ne peut peut-être pas attendre, après tout, rectifia le prince. Il grimpa sur le chariot et leva son épée à bout de bras, afin que tous puissent clairement la voir. Puis il la remit au fourreau pour bien montrer que ses intentions étaient pacifiques. Ensuite, il sauta à bas du chariot en disant : — Ghuda, viens avec moi. Marcus et Calis, couvrez-nous, au cas où il faudrait qu’on revienne ici en courant. Le mercenaire et le prince escaladèrent la colline et s’arrêtèrent à mi-chemin entre les chariots et le sommet. Deux des cavaliers s’avancèrent à leur rencontre, lentement. Nicholas les observa à mesure qu’ils se rapprochaient. Chacun disposait d’un arc, d’un carquois et de divers épées et couteaux. Ils portaient une longue cape de couleur sombre par-dessus une tunique et un pantalon, ainsi qu’un chapeau de forme conique, rouge pour les uns, bleu pour les autres, parfois prolongé d’un pan de tissu qui recouvrait la nuque. Un autre tissu protégeait leur visage de la poussière et ne laissait que les yeux à découvert. Les deux cavaliers tirèrent sur les rênes de leur monture en arrivant devant Nicholas et Ghuda. Le prince leva la main et toucha successivement son front, son cœur et son ventre à la façon des hommes du Jal-Pur et prononça leurs paroles d’accueil rituelles : — La paix soit sur vous. L’un des cavaliers s’exprima dans cette variante du keshian qui semblait être la langue commune à ces terres. — Vous avez un accent terrible. Mais vous savez faire preuve de bonnes manières, ajouta-t-il en mettant pied à terre. Que la paix soit également sur vous. Il fit un geste de la main, puis il se rapprocha des deux hommes. Nicholas aperçut des yeux d’un bleu vif au-dessus du tissu indigo qui couvrait le visage de son interlocuteur. — Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda ce dernier en désignant les chariots. Le prince lui parla de l’attaque et lui expliqua comment ils avaient repris les chariots aux bandits. Après avoir terminé son récit, il ajouta : — Nous sommes sur le point de quitter les terres des Jeshandis et ne voulons pas vous manquer de respect. Cette caravane revenait de la réunion du Printemps. Il espérait le convaincre que l’engagement pacifique qui tenait pendant toute la durée de la réunion faisait également effet jusqu’à ce que tous les participants quittent le territoire jeshandi. Le cavalier ôta son cache-poussière. Nicholas se retrouva face à un visage jeune, dominé par des pommettes hautes et des yeux perçants. Il y avait dans ces traits quelque chose d’étrangement familier. Le prince comprit brusquement de quoi il s’agissait et se tourna vers les chariots. — Calis ! Tu ferais mieux de venir nous rejoindre ! cria-t-il. — Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Ghuda tandis que le demi-elfe sautait à bas du wagon. — Regarde son visage, répondit Nicholas. — Mon visage vous dérange ? s’offusqua le cavalier, extrêmement tendu, qui paraissait prêt à régler le problème sur-le-champ. — Non, pas du tout, c’est simplement que nous ne nous attendions pas à rencontrer l’un des vôtres ici, dans de telles circonstances. Le cavalier se pencha en avant, regarda Nicholas droit dans les yeux et lui dit d’un ton clairement agressif : — Qu’entendez-vous par « l’un des vôtres » ? Calis les rejoignit à temps pour entendre la question. Ce fut lui qui répondit à la place du prince. — Il voulait simplement dire qu’il ne s’attendait pas à rencontrer l’un des Edhels ici. — Quelle que soit la signification de ce mot, j’entends que l’on s’adresse à moi par mon nom et par mon titre, répliqua le cavalier, perplexe. Calis eut du mal à dissimuler sa surprise. — Votre nom et votre titre ? — Je suis Mikola, l’hetman des cavaliers Zakoshas, de la tribu des Jeshandis. Nicholas s’inclina de nouveau et détourna l’attention du hetman, qui jusque-là dévisageait un Calis aux idées pour le moins confuses. — Je suis Nicholas, le capitaine de cette compagnie, et je ne suis l’ennemi d’aucun homme qui accepte d’être mon ami. — Bien dit, approuva Mikola d’un large sourire. Mais je me moque des problèmes des hommes de la cité. (Il pointa sur Nicholas un index accusateur et son sourire disparut.) Mon problème à moi, c’est de savoir qui va payer pour mes chèvres ! — Vos chèvres ? répéta Nicholas, surpris. — Parfaitement, mes chèvres. Vous n’avez donc pas vu le tatouage dans l’oreille des chèvres adultes ? Vous n’avez donc pas reconnu mon emblème ? Ne me dites pas que vous ne l’avez pas vu pendant que vous les abattiez pour les manger ! Et d’ailleurs, que faisiez-vous si près du bout du monde ? « Nous allons établir notre campement ici même car nous avons bien des choses à discuter, ajouta-t-il sans attendre la réponse de Nicholas. Mais surtout, nous allons discuter du paiement que vous allez me donner pour mes chèvres. Il se remit en selle et retourna au sommet de la colline, en lançant des ordres à ses compagnons. — C’est quoi, ce cirque ? voulut savoir Ghuda. — C’est un elfe, répondit Nicholas. — Je n’ai rien remarqué, car ses oreilles étaient cachées. En plus, je n’en avais jamais vu avant de rencontrer Calis. Ce dernier hocha la tête. — Vous n’avez peut-être jamais rencontré l’un des représentants du peuple de ma mère, mais Nicholas dit la vérité. Il fait partie des Edhels, mais il ne sait pas ce que ce nom signifie. Calis, l’inquiétude inscrite sur le visage, regarda le cavalier s’éloigner. Ils furent reçus après la tombée de la nuit dans la tente de Mikola. Calis garda le silence pendant la majeure partie de la soirée. Le chef des Jeshandis était peut-être irrité par le sort réservé à ses chèvres, mais cela ne l’empêcha nullement de faire preuve d’hospitalité, comme le montra le festin que son peuple offrit aux rescapés du naufrage du Rapace. Tuka accompagna Nicholas, Harry, Ghuda, Nakor, Marcus, Amos et Anthony à l’intérieur de la tente du hetman, qu’il appelait une yourte. Il s’agissait d’un large espace circulaire, composé d’une charpente en bois recouverte d’un tissu en poil de chèvre et en laine de mouton. La yourte de Mikola pouvait aisément accueillir plus d’une vingtaine de convives. L’intérieur était décoré d’étendards et de fanions de différentes formes et couleurs, ainsi que de tissus rouges rebrodés d’icônes dorées et de peaux de bêtes dont les bords étaient ornés de perles. L’air était lourd du parfum des épices car un brûle-encens diffusait dans la tente une fumée odorante pour masquer les effluves âcres des chevaux et de la sueur humaine. Pour Nicholas, il était évident que ces gens n’avaient que rarement accès à de l’eau et prenaient donc très peu de bains. Brisa s’entendit dire, pour son plus grand déplaisir, que les femmes n’étaient pas admises dans la yourte du hetman, à l’exception des épouses, et encore pour le seul plaisir du chef. La jeune fille s’abstint de faire une scène, mais les insanités qu’elle proféra tout bas montraient clairement ce qu’elle en pensait. Le langage grossier de Brisa arracha un sourire à Marcus. Nicholas était sûr que c’était parce que son cousin éprouvait la même chose que lui au sujet de la jeune fille ; tous les deux étaient ravis de voir revenir son mauvais caractère. Après avoir mangé un repas particulièrement fin accompagné d’un vin robuste, Nicholas se sentit obligé de manifester sa reconnaissance. — Mikola, votre générosité est sans limites. L’hetman esquissa un léger sourire. — Les lois de l’hospitalité sont inviolables. Maintenant, racontez-moi un peu votre histoire. J’ai une bonne oreille et je retiens facilement les accents, mais je n’ai jamais entendu le vôtre. D’où venez-vous ? Nicholas lui raconta leur périple et lui apprit qu’ils avaient traversé le grand océan, ce qui ne parut pas perturber Mikola. — Nos légendes parlent d’aventures semblables qui se sont déroulées il y a très longtemps. (Il regarda Nicholas droit dans les yeux.). Quel dieu adorez-vous ? Le prince perçut la tension dans la voix de son hôte et répondit avec précaution : — Nous adorons de nombreux dieux au sein de notre compagnie… — Mais Al-maral règne au-dessus de tous, l’interrompit Nakor. L’hetman hocha la tête. — Vous êtes des étrangers, si bien que vos croyances ne regardent que vous. Vous êtes en sécurité tant que vous profitez de l’hospitalité des Jeshandis. Mais sachez que lorsque vous aurez quitté ces terres, si jamais vous deviez y revenir, il vous faudrait jurer d’adorer le Seul Vrai Dieu, dont tous les autres ne sont que les multiples facettes, ou renoncer à la vie. Nicholas hocha la tête et lança un regard songeur en direction de Nakor. — Que savez-vous de ces anciennes légendes, hetman ? demanda Calis. — Je sais que mon peuple est originaire du pays d’où vous venez, répondit Mikola. Du moins c’est ce que le Livre nous dit, et c’est dans ce livre que sont écrits les mots de Dieu, c’est pourquoi il doit en être ainsi. « Y a-t-il autre chose que vous aimeriez savoir ? ajouta-t-il en regardant le demi-elfe. Celui-ci hocha la tête. — Votre peuple est parent du mien, annonça-t-il. L’hetman écarquilla légèrement les yeux. — Vous faites partie des Longues-Vies ? Calis repoussa ses cheveux en arrière et dévoila son oreille légèrement retroussée. — Al-maral soit loué, murmura Mikola. À son tour, il rejeta en arrière sa longue chevelure blonde, dévoilant, comme tout le monde s’y attendait, une oreille pointue. — Pourtant, la vôtre est différente. Comment cela se fait-il ? — Ma mère appartient au même peuple que vous. C’est notre reine, la souveraine d’Elvandar, expliqua-t-il sans se presser. S’il s’attendait à une réaction, il dut être déçu, car il n’y en eut aucune. — Dites-m’en plus, le pressa Mikola. — Mon père est humain, mais doué d’une magie qui lui est propre. — En vérité, il doit l’être, répondit l’hetman, car de mémoire de Jeshandi – et Al-maral sait si nos souvenirs sont nombreux – aucune union entre les Longues-Vies et les Courtes n’a donné naissance à une progéniture. Il frappa dans ses mains. Aussitôt un serviteur lui apporta un bol rempli d’eau. — C’est pour cette raison qu’une telle union est interdite au sein des Jeshandis, ajouta-t-il en se lavant les mains. — De telles unions ne sont pas prohibées par mon peuple, répliqua Calis, mais elles sont rares car presque toujours malheureuses. — Faites-vous parties des Longues-Vies ou des Courtes ? — Cela reste à vérifier, répondit le demi-elfe avec un sourire en coin. — Dans le Livre, expliqua Mikola, il est écrit que les Longues-Vies erraient sur ces terres lorsque les fidèles traversèrent la mer. Amer fut le combat entre ces deux races jusqu’à ce que les Longues-Vies entendent la parole de Dieu ; alors ils embrassèrent la foi. Al-maral est toujours clément. Depuis, nous vivons comme si nous ne faisions qu’un. — Voilà qui explique beaucoup de choses, commenta Calis. — Le Livre explique toutes choses, affirma l’hetman, très sûr de lui. Nicholas regarda Calis, qui lui fit comprendre qu’il en avait terminé. — Mikola, nous ne savons pas comment vous remercier pour votre hospitalité, dit alors le prince. — Il n’est nul besoin de remerciements ; c’est celui qui donne qui devrait éprouver de la reconnaissance, car il est écrit que c’est seulement en donnant que l’on apprend à devenir généreux. Il commença à se curer les dents avec une longue brindille de bois et revint à la charge. — Maintenant, dites-moi, comment comptez-vous me payer pour mes chèvres ? Aussitôt débuta un âpre marchandage. Nicholas savait qu’il partait avec un handicap, car le produit de la vente avait déjà été consommé. Il ne s’agissait plus que de débattre du prix. Au fur et à mesure que la nuit avançait, la valeur des animaux ne cessait de grimper et Nicholas ne pouvait que protester du fait que leur viande était filandreuse, épaisse et manquait de goût. Pour finir, il fut obligé de payer au moins trois fois ce que les chèvres valaient réellement. Si Mikola éprouva une certaine curiosité en voyant l’emblème sur les pièces d’or que lui remit le prince, il n’en laissa rien paraître. Il était ravi de la qualité et du poids des pièces et cela lui suffisait. Puis Nicholas marchanda pour acheter des armes et des fournitures aux Jeshandis. Une fois que ce fut terminé, toute sa compagnie était équipée, mais il était tard et le prince était fatigué. Il souhaita bonne nuit au hetman et retourna aux chariots avec ses compagnons. — Calis, pourquoi as-tu dit que le passage du Livre expliquait beaucoup de choses ? demanda le jeune homme en chemin. Le demi-elfe haussa les épaules. — On m’a toujours appris que les Edhels, les elfes, ne forment qu’une seule race, sur laquelle règne une seule reine, ma mère, et qu’ils n’ont qu’un seul foyer, Elvandar. Avant cela, nous étions les serviteurs des Valherus. Après les guerres du Chaos, nous nous sommes séparés en trois groupes distincts : les Eledhels, le peuple de ma mère ; les Moredhels, que vous appelez la confrérie de la Voie des Ténèbres ; et les Glamredhels, les déments. « À présent, je me rends compte que certains de nos parents ne connaissent même pas l’existence d’Elvandar, ajouta-t-il en regardant par-dessus son épaule pendant quelques instants. Nos traditions ne parlent que de ceux qui vivent sur le même continent que votre royaume. Nous ignorons tout de ce peuple. — Et ils ignorent tout du tien, renchérit Nakor. — C’est quoi, cette histoire d’Al-maral ? s’enquit Nicholas. Le petit Isalani secoua la tête. — Une triste histoire de guerres religieuses, les pires qui soient. Il y a plusieurs siècles, un grand fossé s’est creusé au sein de l’Église d’Ishap entre ceux qui croyaient qu’il est le Dieu Unique, Celui-Qui-Est-Au-Dessus-De-Tous, et ceux qui croyaient qu’il est Al-maral, c’est-à-dire tous les dieux à la fois, chaque dieu mineur n’étant que l’une de ses multiples facettes. Comme c’est toujours le cas avec ce genre d’événements, cette scission masquait en réalité une lutte de pouvoir au sein des temples d’Ishap. Les adorateurs d’Al-maral finirent par être reconnus comme hérétiques et pourchassés. La légende veut que ceux qui vivaient dans l’empire de Kesh la Grande se soient enfuis dans le désert pour y mourir, mais certains sont partis par navire et se sont enfuis sur la Mer sans Fin. — Ce qui expliquerait pourquoi ils parlent tous keshian, renchérit Ghuda. — Oui, ça doit ressembler au keshian que l’on parlait il y a plusieurs siècles, ajouta Harry. — L’encosi vient d’un pays au-delà de la grande mer ? demanda Tuka. — Je t’ai dit que nous venions d’une lointaine cité, rétorqua le prince. Une petite lueur dans les yeux de Tuka trahit ses pensées. — Dans ce cas, ce doit être une affaire de la plus grande importance qui amène une telle compagnie à traverser la grande mer, est-ce exact ? — C’est un sujet dont je ne discuterai qu’avec ton maître. Mais je lui en parlerai quand nous aurons rendu la ranjana au Chef Suprême, et je ne manquerai pas de mentionner ton rôle dans cette affaire, ajouta le prince en voyant les rêves du petit homme partir en fumée. — Mon maître, en dépit de toute sa générosité, ne manquera pas de trouver mes actes bien insuffisants en regard de la perte de sa caravane que j’ai échoué à protéger. — Conduis-nous jusqu’à ton maître, et nous te récompenserons pour tes efforts en faisant en sorte qu’il ne t’en veuille pas. De nouveau, l’expression du petit homme se modifia. — Oh merci, généreux encosi. — Il va nous falloir apprendre comment on fait les choses ici, alors en échange de notre générosité, tu vas nous enseigner les coutumes de ton pays. — Sans le moindre problème, encosi. Ils arrivèrent au campement et découvrirent que deux marins gardaient Brisa à l’écart. — Que s’est-il passé ? s’enquit Nicholas. L’un des marins lui répondit dans la langue du roi. — Elle était sur le point d’étrangler cette fille dans le chariot quand nous les avons séparées, Altesse. — Ne m’appelez plus comme ça désormais. Je suis le capitaine de cette compagnie, et il nous faut parler keshian ou natalais. Le marin passa aussitôt au natalais et reprit son récit : — Je ne sais pas ce qui a provoqué cet esclandre, mais la gamine a essayé de tuer la fille aux bijoux. — Laquelle ? — Celle que les autres appellent la ranjana. — Brisa, que s’est-il passé ? questionna le prince en s’agenouillant auprès de la jeune fille. — Personne n’a le droit de me traiter de… Nicholas leva les mains pour la faire taire. — Si tu commençais par le début ? — J’étais en train de m’occuper de mes propres affaires quand cette morveuse m’a appelée et m’a demandé de lui ramener une boîte qui se trouvait dans le premier chariot. (La jeune fille, les yeux étrécis, regarda en direction du second véhicule.) Alors moi, je me dis, pourquoi pas ? Je vais la chercher, elle l’ouvre, et elle commence à mettre tous ses bijoux. Puis elle m’ordonne de lui apporter de l’eau pour qu’elle puisse prendre un bain. Je lui dis d’aller la chercher elle-même et là elle me traite de… Nicholas l’interrompit de nouveau. — C’est pour ça que tu as essayé de la tuer ? — Juste un petit peu. Je me serais arrêtée avant qu’elle soit vraiment morte. Nicholas se leva. — Je pense que je vais aller rendre une petite visite à notre invitée. Il se dirigea vers le deuxième chariot et s’aperçut que l’on avait complètement baissé les toiles qui recouvraient les côtés. Nicholas s’arrêta et frappa à la porte. Une voix s’éleva à l’intérieur pour demander qui était là. — Nicholas… Le capitaine Nicholas. La porte s’ouvrit et le visage d’une adolescente apparut. — Ma maîtresse a été bouleversée par l’attitude de la putain. Elle vous recevra demain, pas avant. Ne tuez pas la putain avant le réveil de ma maîtresse, pour qu’elle puisse profiter du spectacle. La porte se referma. Nicholas resta là, interloqué. Il résista au désir impérieux d’ouvrir la porte et d’entrer quand même en se disant qu’une bonne nuit de sommeil ferait du bien à tout le monde. De plus, il ne savait vraiment pas quoi dire. Le prince retourna près du feu de camp où se trouvait Brisa. — Je réglerai ça demain matin, lui promit-il. — Elle m’a traitée de… — Je sais, l’interrompit Nicholas. Je tirerai cette affaire au clair demain matin. En attendant, essaie de dormir. Le prince demanda à Tuka, Amos, Marcus et Ghuda de le rejoindre près du feu. — Tuka, nous pouvons faire de toi, sinon un homme riche, du moins un homme prospère, annonça le jeune homme sans préambule. Si tu cherches à nous duper en croyant pouvoir en tirer un avantage plus tard, mon ami ici présent – il désigna Ghuda – se fera un plaisir de te tordre le cou ; maintenant, parle-nous de cette nation. Le petit homme paraissait ne pas connaître le sens de ce dernier mot. — Nation, encosi ? — Ces terres. Qui en est le souverain ? — De ce côté du fleuve, les Jeshandis revendiquent la propriété de toutes les terres. — Et qui règne de l’autre côté du fleuve ? — Personne, encosi. Nous sommes trop loin de la cité du fleuve Serpent pour que le Chef Suprême puisse en revendiquer la propriété. Les autres cités se trouvent de l’autre côté des montagnes. Ceux qui vivent ici sont leurs propres maîtres. Ils discutèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit et apprirent des choses qui, pour Nicholas et ses compagnons, paraissaient bien étranges. Il n’existait ni empire ni royaume, ni aucune entité politique qui se rapprochât suffisamment de ces termes pour que Tuka pût en comprendre la signification. On ne trouvait sur ce continent que des cités-États et des souverains indépendants qui revendiquaient la propriété des seules terres qu’ils étaient capables de conquérir par la force des armes. Dans les terres orientales, la province dominée par la cité du fleuve Serpent, le pouvoir appartenait à une confédération de clans apparentés aux Jeshandis. Mais cette confédération ne tenait que par un fil et était désormais soumise au Chef Suprême, un homme arrivé au pouvoir vingt ans plus tôt, qui réussissait à garder sa position en montant les clans les uns contre les autres. À mesure que la discussion se poursuivait, Nicholas comprit que sur ce continent, pour se déplacer d’un point à un autre, on faisait toujours appel aux services d’une compagnie de mercenaires. C’est pourquoi Tuka croyait avoir affaire au « puissant capitaine » Nicholas et à ses trente-trois mercenaires. Lorsque personne ne fut plus capable d’écouter le petit homme à cause de l’épuisement des jours précédents et du repas trop riche qu’ils venaient d’engloutir, Nicholas leur donna l’ordre d’aller se coucher. Puis il demanda à Amos de choisir quelques hommes pour monter la garde, même si le besoin ne s’en faisait pas vraiment sentir avec les Jeshandis à proximité. Malgré tout, le prince voulait poster un soldat près du chariot de la ranjana. Après avoir dormi à même le sol pendant près de deux semaines, la natte qu’il venait d’acheter à Mikola lui parut aussi douce que le meilleur matelas de plumes. Nicholas s’allongea et sombra dans un profond sommeil, détendu, pour la première fois depuis le naufrage. Le prince se réveilla en sursaut lorsqu’un hurlement déchira l’air. Il bondit sur ses pieds, son épée à la main, et cligna des yeux, comme une chouette surprise par la lumière, tout en essayant de se repérer. Deux des marins étaient debout et avaient eux aussi tiré les armes. Puis un nouveau hurlement les fit se tourner vers le second chariot. Nicholas remit son épée au fourreau, car il s’agissait incontestablement d’un cri de rage, et non de peur ou de douleur. Il se dirigea vers le chariot et y retrouva l’un des soldats de Crydee, qui haussa les épaules d’un air désolé en disant : — Pardon, capitaine, mais elle voulait vous voir et je refusais de vous réveiller, alors elle s’est mise à hurler. Nicholas hocha la tête et fit signe au soldat de s’écarter. Puis il frappa au panneau de bois et attendit un moment. Comme la veille, un visage apparut – celui-là même de l’adolescente qui l’avait reçu la première fois. — Vous êtes en retard ! — Dites à votre maîtresse que je suis là, répliqua le prince. — Elle vous recevra dans un moment. Nicholas était de mauvaise humeur car on l’avait tiré d’un profond sommeil et il n’avait encore rien eu à manger. — Elle va me recevoir tout de suite ! s’exclama-t-il en repoussant l’adolescente. Il l’écarta de son chemin et se courba pour entrer dans le chariot, qui n’était pas très haut. Une fois à l’intérieur, il s’aperçut que le véhicule avait été reconverti en chambre à coucher. Des nattes se trouvaient à l’autre extrémité du chariot, suffisamment large et long pour permettre aux cinq femmes qui voyageaient ensemble d’y dormir confortablement. À l’endroit où se tenait le prince, de petites malles, qui devaient contenir les effets personnels de ces dames, s’empilaient de chaque côté. Un volet de toile était ouvert sur la gauche du chariot, du côté opposé au feu de camp, et laissait entrer le soleil afin que la ranjana pût se pomponner devant son miroir. Nicholas put ainsi observer la jeune femme à la lumière du jour. Ce qu’il vit l’impressionna. Il l’avait trouvé jolie la première fois, dans la pénombre, mais à présent, il découvrait qu’elle était assurément aussi belle qu’Abby, même si c’était comme comparer la nuit au jour. Alors qu’Abby était blonde au teint clair, la ranjana, elle, était dotée d’une chevelure d’un noir de jais et d’une peau couleur café au lait. Elle avait d’immenses yeux bruns surmontés de cils incroyablement longs, et des lèvres pleines qui, pour le moment, faisaient une moue particulièrement déplaisante. La jeune femme s’empressa de refermer son corsage de soie rouge, qui jusque-là s’ouvrait sur un bandeau noir destiné à accentuer la courbe de sa poitrine. Nicholas rougit légèrement. Mais l’expression de la ranjana lui fit oublier ce qu’il venait de voir, car elle tourna sa colère vers lui. — Vous osez entrer sans ma permission ! — J’ose, répliqua-t-il. Vous êtes peut-être un personnage important là d’où vous venez, ranjana, mais ici c’est moi qui commande. Ne l’oubliez jamais. Il s’accroupit afin de pouvoir regarder la jeune femme droit dans les yeux, car elle était assise. — Maintenant, dites-moi, pourquoi cette attitude insensée ? Pourquoi vous attendez-vous à ce que j’accoure lorsque vous m’en donnez l’ordre ? — Ce n’est pas plus insensé que vous qui vous attendez à ce que je me déplace lorsque vous en donnez l’ordre, cracha-t-elle, les yeux brillants de colère. Je suis la ranjana ! Bien sûr que vous devez venir lorsque je vous appelle, bouseux ! Nicholas rougit de nouveau. On ne s’était jamais adressé à lui de cette façon et il n’aimait pas du tout cela. Il fut tenté de lui expliquer que son père était prince et que son frère allait devenir roi, mais décida de se faire comprendre en termes plus simples. — Madame, vous êtes mon invitée, mais il ne faudrait pas grand-chose pour faire de vous ma prisonnière. Je ne sais quel sort vous réservaient les brigands de qui nous vous avons sauvée, mais je n’ai aucun mal à le deviner. (Il se retourna et dévisagea les quatre autres femmes.) « Toutes les cinq, vous pourriez me rapporter suffisamment d’argent au marché aux esclaves pour me permettre de vivre de mes gains plusieurs générations durant. Même si vous me faisiez certainement perdre une somme d’argent non négligeable à cause de votre mauvais caractère, ajouta-t-il en pointant sur la ranjana un index accusateur. Alors ne me tentez pas ! Il se leva et tourna les talons. — Je ne vous ai pas congédié, que je sache ! À la porte du chariot, le prince se retourna en disant : — Lorsque vous aurez appris les bonnes manières et que vous ferez preuve d’un peu de gratitude à mon égard pour vous avoir sauvé de ces bandits, nous parlerons. En attendant, vous pouvez rester dans ce chariot ! Il sortit et ferma la porte derrière lui. — Ne les laisse pas sortir pendant quelque temps, ordonna-t-il au soldat. Ce dernier exécuta un salut militaire. Nicholas revint vers sa natte et la roula, puis il fit signe à Marcus et à Amos de le suivre à l’écart. — Il n’y a que nous trois, ainsi que Calis, qui savons ce qui est vraiment en jeu. On ne peut pas se permettre de l’oublier, mais la situation présente certaines possibilités. — Lesquelles ? s’enquit Amos. — Si nous ramenons cette enfant bruyante et impolie à son futur mari, nous nous ferons bien voir de lui et cela nous permettra d’entrer dans la cité avec une histoire plausible : nous ne sommes rien d’autre qu’une compagnie de mercenaires qui passait au bon moment et au bon endroit. Marcus demanda à Tuka de venir les rejoindre. — À quoi devons-nous nous attendre en arrivant à la cité du fleuve Serpent ? — Encosi ? — Ce que mon ami veut dire, c’est : est-ce que le Chef Suprême fait garder ses portes, ou devrons-nous informer un officiel de notre présence dans la cité ? expliqua Nicholas. Tuka sourit. — Vous voudrez sûrement embaucher un crieur pour énoncer la liste de vos hauts faits, encosi, afin que l’on puisse vous offrir de riches missions. En ce qui concerne le Chef Suprême, encosi, ce qui se passe dans la cité n’a pour lui que peu d’importance, tant que la paix n’en souffre pas trop. — J’ai visité ce genre d’endroit, intervint Amos. Considère qu’il s’agit en quelque sorte d’un camp fortifié. Mais on a un petit problème à surmonter avant de s’inquiéter de l’arrivée dans la cité. Nicholas hocha la tête. — Le débarcadère de Shingazi. — Vous pensez que c’est là que nous attendent les bandits qui se trouvaient dans les bateaux ? — Mieux vaut s’y attendre, sinon notre voyage pourrait bien s’avérer plus court que prévu, répliqua Nicholas. Amos, tout le monde est armé ? — Pas aussi bien que je l’aurais souhaité. Nous avons six arcs courts, et tous les hommes disposent d’une arme qui ressemble à une épée. Mais pas de boucliers. De toute façon, ceux qu’utilisent les Jeshandi sont en peaux de bête. Pas d’armure non plus. Pour une compagnie de mercenaires, ce n’est pas très brillant. — Mais on a au moins un avantage, répliqua Nicholas. — Lequel ? demanda Marcus. — Ils ne savent pas qu’on arrive. Une heure après le départ de Nicholas, l’une des servantes de la ranjana tenta de sortir du chariot et en fut empêchée par le garde qui se tenait devant la porte, ce qui donna lieu à un échange de cris entre le soldat et deux des jeunes filles. Nicholas fut même obligé d’intervenir. A bout de patience, le jeune homme se contenta de repousser les servantes à l’intérieur du chariot d’une main ferme et de refermer la porte, qu’il donna l’ordre de barricader. Alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, il aperçut Brisa, dont le visage reflétait clairement le plaisir que lui inspirait ce revirement de situation. Le jeune homme pensait déjà au combat à venir et n’était pas d’humeur à supporter pareille suffisance. — Donne-moi ne serait-ce que la moitié d’une excuse, et je t’enferme là-dedans avec les autres. Brisa s’empara de sa dague et fit mine d’en tester le fil avec son pouce. — Oh oui, brave capitaine, je vous en prie… Nicholas écarta la jeune fille d’un geste de dégoût. Au même moment, un cri retentit dans le camp jeshandi, qui plongea aussitôt dans la plus grande agitation. — Ils lèvent le camp, annonça Amos en rejoignant Nicholas. Ce dernier hocha la tête. — Tuka m’a dit que si nous roulons toute la journée et encore une heure après la tombée de la nuit, nous pouvons arriver à ce débarcadère au coucher du soleil demain soir. L’amiral se frotta le menton. — Parles-en à Ghuda, mais je pense qu’il serait peut-être plus sage de s’arrêter un peu avant et de n’y aller que le jour suivant à l’aube. Nicholas réfléchit quelques instants. Ses professeurs lui avaient toujours dit et répété depuis l’enfance que c’était à l’aube que les hommes étaient le plus vulnérables et le moins vigilants, car encore endormis ou fatigués par une longue garde ennuyeuse et sans histoire. — J’en parlerai à Ghuda, promit le jeune homme. Quelques minutes après que l’ordre de lever le camp eut été donné, il ne restait plus aucune tente jeshandie debout, et toute la communauté s’était mise en mouvement. Nicholas était impressionné. Avant même que sa propre petite caravane fût prête, les Jeshandis avaient complètement disparu à l’horizon. La chaleur était moins forte le long du fleuve que sur le plateau, mais pas de beaucoup. Et ce que l’on gagnait en fraîcheur était plus que contrebalancé par des nuées de mouches qui n’hésitaient pas à s’en prendre aux hommes comme aux bêtes. Nicholas prit place à l’avant du second chariot, celui de la ranjana, à côté de Ghuda qui se révélait avoir une bonne expérience des chevaux d’attelage. Lorsque la caravane se mit en marche, le prince entendit la ranjana se plaindre à l’intérieur de son véhicule. La jeune fille semblait de toute évidence oublier qu’à peine quelques heures plus tôt seize bandits les retenaient prisonnières et que l’un d’eux était mort pour avoir voulu prendre du plaisir avec elles. Quelques minutes plus tard, la pression d’une main sur son épaule fit sursauter Nicholas. Il faillit sauter au bas du chariot, mais conserva suffisamment de sang-froid et se retourna. Il découvrit le visage de l’une des servantes dans l’encadrement du volet de toile qui s’ouvrait à l’avant du véhicule. — Ma maîtresse se plaint de la chaleur. — Tant mieux, répliqua le jeune homme. Cette fille l’irritait plus que toutes celles qu’il avait connues depuis sa sœur aînée, qui avait été un véritable fléau pour le petit garçon. Cependant, même Elena était devenue un être humain raisonnable lorsque son petit frère avait cessé de lui jouer des tours. Un moment plus tard, Nicholas eut de nouveau droit à la même complainte, sauf qu’en se retournant, il découvrit une autre jeune fille à la fenêtre. — Si ta maîtresse avait la gentillesse de venir en personne me demander de relever les murs de toile, j’envisagerais peut-être d’accéder à sa requête. Il y eut un échange très animé à l’intérieur du chariot, puis la première servante réapparut. — Ma maîtresse demande très modestement à ce que les murs de toile soient relevés afin que l’on puisse laisser rentrer un peu d’air frais. Nicholas décida de ne pas envenimer la situation et descendit du chariot en marche. Les véhicules se déplaçaient lentement pour permettre à ceux qui ne pouvaient y monter de marcher à côté d’eux. Il ne fut donc pas difficile pour le prince de détacher les cordes qui retenaient la toile et de tirer dessus pour faire remonter le tissu. Une servante particulièrement jolie se pencha vers lui. — Ma maîtresse remercie le brave capitaine. Nicholas lança un regard à demi exaspéré par-dessus son épaule et vit que la ranjana regardait de l’autre côté de la route pour mieux l’ignorer. Le prince décida que la servante s’était permis de faire preuve de politesse à la place de sa maîtresse. La journée se déroula sans incident. Nicholas mit la situation à profit pour discuter avec Ghuda des diverses possibilités qui se présentaient à eux. — Il y a une chose qui me gêne au sujet de ces gamins, avoua le vieux mercenaire à un moment donné. — Laquelle ? Ghuda fit légèrement claquer les rênes avant de répondre : — Ils n’étaient pas ce qu’ils semblaient être. Je les ai bien examinés quand nous les avons enterrés, et ce n’étaient pas des soldats. — Des bandits, alors ? — Non. (Le vieux mercenaire paraissait inquiet.) Si ce Tuka nous dit la vérité, l’attaque a été plutôt bien menée, sans imagination, mais efficace. Et toujours d’après Tuka, la compagnie qui était payée pour garder la caravane était bonne. Mais les quinze hommes que nous avons tués hier étaient des bleus comme je n’en avais encore jamais vu sur un champ de bataille. Bons épéistes, peut-être, et qui savaient sûrement se battre individuellement, mais il n’y avait aucune organisation au sein du groupe. « La moitié d’entre eux… (Il secoua la tête.) Ils avaient les mains douces et ne ressemblaient pas à de pauvres bandits en dépit de leurs vêtements. Je dirais plutôt qu’ils ressemblaient à des gosses de riches déguisés en truands. Nicholas secoua la tête pour montrer son incompréhension. — Qu’en penses-tu ? — Je pense que quelqu’un s’attendait à ce que l’on retrouve les chariots – il pensait peut-être aux Jeshandis. (Ghuda se gratta le menton.) J’ai l’impression qu’on ne voit qu’une toute petite partie de ce qu’il y a à voir. — Tu penses donc qu’il n’y a personne au débarcadère de Shingazi qui attend l’arrivée des hommes que nous avons tués ? — Ou alors, quelqu’un pour s’assurer que s’ils y arrivent, ils n’iront pas plus loin. Le prince acquiesça et descendit du chariot, avant de courir vers le premier véhicule, où se trouvaient Tuka et Marcus. — Tuka, fit Nicholas. — Oui, encosi ? répondit le petit homme en baissant les yeux vers le prince. — Est-ce qu’il existe un endroit d’ici au débarcadère de Shingazi qui pourrait convenir à une embuscade ? Tuka réfléchit quelques instants avant de répondre par l’affirmative. — Oui, encosi. Il se trouve un endroit merveilleux à une demi-journée de marche devant nous, où un petit groupe pourrait mettre une armée en grande difficulté. — Merveilleux, répéta le prince. Marcus, arrête-toi. Le prince fit signe aux autres chariots derrière lui et courut jusqu’au troisième, où se trouvaient Calis et Harry. — Tuka vient de me dire qu’il existe un endroit parfait pour monter une embuscade, à une demi-journée devant nous, et Ghuda pense qu’on risque de se faire attaquer. Calis hocha la tête, sauta au bas du chariot sans faire de commentaires et s’éloigna en courant à petites foulées. Nicholas se dirigea quant à lui vers le dernier véhicule de la caravane, conduit par Amos et Brisa, et expliqua à ses deux compagnons la raison de cet arrêt inattendu. Amos mit lui aussi pied à terre en disant : — Eh bien, je suppose que Ghuda connaît son métier. Nakor et Anthony, qui voyageaient à l’arrière du dernier chariot en compagnie des hommes qui avaient encore besoin de leurs soins, rejoignirent le prince et l’amiral. — Ghuda en sait assez pour diriger sa propre compagnie, s’il en avait l’ambition, approuva le petit Isalani. Il regarda tout autour de lui avant d’ajouter : — Tu sais, Anthony, cet endroit est aussi bien qu’un autre. — Pour quoi faire ? demanda Nicholas. — Pour essayer de localiser à nouveau les prisonniers, répondit le jeune magicien. Je n’ai pas renouvelé l’expérience depuis le naufrage. Le prince hocha la tête. Anthony ferma les yeux. — C’est faible, mais je le sens, annonça-t-il au bout d’une longue minute. Il tendit le bras en direction du sud. — Ça tombe bien, fit remarquer Nicholas, c’est là qu’on va. Calis s’aplatit sur le sol et tendit le bras devant lui. — C’est là, annonça-t-il. Nicholas plissa les yeux pour éviter d’être aveuglé par le soleil couchant. Ils étaient étendus au milieu des herbes hautes à l’ouest d’une grande auberge entourée d’un muret. Le prince s’efforçait de mieux distinguer un groupe d’hommes qui faisait bande à part dans un coin éloigné de la cour. — Ils sont douze, je crois, dit-il après les avoir comptés. — Mais ils sont beaucoup plus nombreux à l’intérieur, à en juger par le boucan qu’ils font, ajouta Ghuda. Les cris et les rires qu’ils entendaient montraient clairement qu’il s’agissait d’une fête, où la musique s’accompagnait des bruits joyeux d’hommes et de femmes qui s’amusaient ensemble. Nicholas redescendit la colline en rampant, car les douze individus étaient suffisamment proches pour qu’il faille éviter à tout prix de se faire repérer, même si la nuit n’allait pas tarder à tomber. Ses compagnons le suivirent et se hâtèrent de rejoindre les chariots, qui les attendaient sur la route deux kilomètres plus bas. Ghuda avait déjà suggéré à Nicholas de ne pas allumer de feu ce soir-là, au cas où une personne à l’auberge ferait preuve de vigilance et remarquerait la lumière dans le lointain. La ranjana leur avait fait savoir qu’elle n’appréciait guère cette décision et son irritation n’avait fait que grandir lorsqu’elle s’était aperçue que Nicholas l’ignorait complètement. — Ce sont ces douze types qui faisaient bande à part qui me rendent nerveux, avoua Ghuda lorsqu’ils eurent parcouru une partie du chemin. — Pourquoi ? lui demanda le prince. — Ce sont des professionnels ou je ne m’y connais pas. Ce sont eux qui ont dirigé cette attaque et qui ont coordonné son déroulement. Les autres… Je ne sais pas qui ils sont. Mais pendant qu’ils s’enivrent à l’intérieur de l’auberge en commençant à se battre pour les putains, les professionnels, eux, restent dehors à tenir réunion. Ils ont quelque chose en tête, j’en suis sûr. — Tu penses qu’ils cherchent à trahir leurs compagnons ? Ghuda haussa les épaules, un geste parfaitement clair en dépit de la lumière déclinante. — Cela m’a traversé l’esprit. Ceux qu’ils ont laissé conduire les chariots ont sûrement été abandonnés à leur sort. Si leur mission, c’est de compromettre l’alliance entre le maître de Tuka et ce Chef Suprême, pourquoi n’ont-ils pas tout simplement tué la fille ? Ou pourquoi ne pas la vendre comme esclave, ou demander une rançon ? Pourquoi, aussi, ne pas l’emmener sur l’un de ces bateaux ? Et pourquoi laisser derrière eux tous les bijoux qu’elle porte ? Ils n’ont pas l’air très intéressés par le pillage, plutôt bizarre pour des bandits, non ? (Ghuda se gratta le menton.) Ça fait beaucoup de questions, et je n’ai pas la moindre réponse. Nicholas n’ajouta pas grand-chose tandis qu’ils revenaient vers leur campement. Une voix s’éleva dans les ténèbres lorsqu’ils arrivèrent aux abords des chariots. — Bonsoir, capitaine. Nicholas salua d’un geste de la main la sentinelle qui s’était dissimulée derrière un petit buisson et esquissa un léger sourire, amusé par le titre que l’homme venait de lui donner. Il avait fallu un peu de temps à chacun pour en prendre l’habitude, mais désormais tous l’appelaient capitaine, y compris Amos, qui semblait apprécier l’ironie de la chose. Lorsqu’ils arrivèrent au centre de l’espace que formaient les chariots, disposés en carré pour faciliter leur défense, ils trouvèrent Marcus et les autres occupés à manger un repas froid. Nicholas s’agenouilla à côté de son cousin. — La plupart d’entre eux sont en train de s’enivrer à l’auberge, annonça-t-il. — Quand les attaquons-nous ? demanda Marcus. — Juste avant l’aube, répondit le prince. — Tu as dit « la plupart d’entre eux », fit remarquer Brisa, assise à côté de Marcus. — Douze d’entre eux ont l’air de connaître leur affaire et risquent de poser un problème, admit Nicholas. — Quel genre de problème ? demanda Marcus. — Ils ont l’air de vétérans aguerris, répondit Ghuda qui dévisagea les marins et les soldats qui se tenaient tout près. Nous avons nous aussi un bon nombre d’hommes d’expérience, mais nous sommes pauvrement armés et certains d’entre nous n’ont pas encore recouvré toutes leurs forces. — Mais nous avons l’effet de surprise pour nous, rétorqua Nicholas. — J’espère que ça suffira, soupira le vieux mercenaire. — Comment allons-nous entrer ? voulut savoir Harry. Le prince prit sa dague pour dessiner par terre. — L’auberge est à côté du débarcadère et l’un de ses côtés s’élève directement au pied du fleuve. — Encosi, il y a une trappe dans le plancher de la cave, que Shingazi utilise pour débarquer plus facilement la bière et la nourriture des bateaux sur le fleuve. — Tu es déjà allé là-bas ? — Oui, plusieurs fois. — Je dirais qu’à voir l’endroit, le propriétaire ne s’attend pas à avoir beaucoup de problèmes. — Non, sab, en effet, approuva Tuka. Les Jeshandis ont cédé cet endroit à son père il y a des années, et les marchands et les voyageurs s’y arrêtent régulièrement. Shingazi a beaucoup d’amis et aucun ennemi, car c’est un négociant juste et un bon aubergiste. N’importe quelle compagnie hésiterait avant de s’en prendre au débarcadère de Shingazi, car ils risqueraient de s’attirer beaucoup d’inimitié. — Ça veut dire que si nous attaquons les bandits à cet endroit, les choses risquent ensuite de devenir difficiles ? s’enquit Nicholas. — Désolé de devoir vous annoncer cette nouvelle, encosi, mais c’est vrai. — Mais si on ne se montre pas, quelqu’un viendra à notre rencontre. Ceux qu’ils ont laissé conduire les chariots avaient beau être paresseux et négligents, ils n’auraient pas mis plus d’une demi-journée supplémentaire pour arriver à l’embarcadère. D’ici demain soir, ils vont sûrement envoyer quelqu’un sur nos traces. — Et c’en sera fini de notre effet de surprise, renchérit Calis. Nicholas parvint à prendre une décision. — Marcus, Calis, prenez chacun cinq hommes et tous les arcs. Calis, je veux qu’avec ton groupe, tu fasses le tour et reviennes vers nous en longeant le fleuve. Marcus, toi, tu remonteras dans sa direction. Quant à nous, nous remonterons par la route et nous la quitterons de ce côté-ci de la colline, juste avant d’arriver à l’auberge. On fera le tour pour arriver juste en face de la porte principale. « S’ils sont suffisamment ivres, nous arriverons peut-être à entrer et à les désarmer, ajouta le jeune homme après avoir réfléchi quelques instants. — Oui, à condition que les douze types qui se trouvaient à l’extérieur soient tous endormis, rétorqua Ghuda. — Non, à condition qu’ils ne laissent que trois ou quatre sentinelles. — Ce muret ne les protégera pas, Nicholas, mais il leur fournira malgré tout un abri relatif, lui rappela Ghuda. — Je connais un tour qui pourrait vous aider, annonça Nakor. Tous les yeux se tournèrent vers l’endroit où le petit homme était assis en compagnie d’Anthony. Nakor posa la main sur le poignet du magicien. — Il m’aidera. — Ah bon ? fit l’intéressé, surpris. Nakor, qui s’était remis à porter son sac à dos, y plongea la main et poussa une exclamation. — Ah ! Le marchand a fait réparer son entrepôt. (Il sortit du sac ce qu’il venait de voler au marchand en question et leva la main pour que tout le monde pût le voir.) Quelqu’un veut une pomme ? Nicholas se mit à rire. — Volontiers. Alors c’est quoi ce tour ? ajouta le prince en mordant dans son fruit. — Je vais nager dans le fleuve et me hisser à l’intérieur de l’auberge par cette trappe que vient de mentionner Tuka. Je mettrai le feu à un petit tas d’herbe humide qui va produire beaucoup de fumée, et quand ça commencera vraiment à brûler, je crierai au feu ! — Je pensais que tu voulais parler de magie ! s’écria le prince en riant de nouveau. Nakor fit la grimace. Nicholas s’attendait presque à l’entendre dire que la magie n’existait pas, au lieu de quoi le petit Isalani répliqua : — Et comment crois-tu que je vais arriver à rentrer là-dedans sans qu’on me voie si la trappe est verrouillée ? — Ghuda, qu’en penses-tu ? demanda le prince. — Si nous nous occupons des gardes à l’extérieur, ils n’auront pour toute issue que la porte et deux grandes fenêtres… ça peut marcher. — Alors essayons. — Je suis peut-être un peu stupide, intervint Brisa, mais pourquoi allons-nous attaquer cet endroit ? (Au son de sa voix, il était clair que cette idée ne lui plaisait pas.) Pourquoi ne pas le contourner, tout simplement ? — Parce que c’est là que sont les bateaux, répondit Harry. — Quels bateaux ? — Ceux qui nous permettront de descendre le fleuve jusqu’à la cité, expliqua le prince, avant de se tourner vers Tuka. Combien de temps mettrions-nous pour atteindre la cité par chariot ? — C’est presque impossible, avoua le petit homme. Les pistes au sud du débarcadère ne sont utilisées que par les chasseurs et les cavaliers. Il n’y a plus de route, et même s’il y en avait une, un tel voyage prendrait des mois. Mon maître s’attend à ce que ses conducteurs de chariots reviennent à Kilbar avec les véhicules après que les marchandises et la ranjana auront été embarquées à bord des bateaux. Par le fleuve, ça ne prend que quelques semaines. — Donc, ce sont les bateaux dont nous avons besoin, résuma Nicholas, mais nous ne voulons pas nous mettre à dos toutes les compagnies de mercenaires de ce territoire, c’est pourquoi il nous faut agir sans saccager l’auberge. Pour moi, le mieux, c’est encore d’affronter un groupe d’hommes désorientés, avec la gueule de bois, qui s’efforcent de sortir d’un bâtiment en flammes au beau milieu de la nuit. Ils discutèrent les détails de ce plan pendant une heure, puis mangèrent leur nourriture froide. Nicholas était sur le point de suggérer à chacun d’aller dormir et de se reposer quand l’une des sentinelles entra dans le camp en courant. — Capitaine ! — Qu’y a-t-il ? s’écria le prince en voyant l’inquiétude inscrite sur le visage du soldat. — L’auberge du débarcadère de Shingazi est en train de brûler. Nicholas regarda au sud et aperçut une lueur rougeâtre juste au-dessus de l’horizon. Ils arrivèrent au sommet de la colline qui surplombait l’auberge au moment où le feu atteignait son point culminant. Nicholas et les vingt soldats et marins les plus en forme avaient couru sur près de deux kilomètres avant d’arriver là, pendant que ceux qu’ils avaient laissés derrière eux gardaient les chariots. Depuis leur position sur la colline, ils virent que le bâtiment tout entier était la proie des flammes, à la lueur desquelles ils distinguèrent tout aussi clairement les corps qui jonchaient les pavés de la cour. Ghuda les compta. — On dirait que quelqu’un a eu la même idée que nous, sauf qu’ils ont allumé un véritable incendie au lieu de se contenter d’enfumer l’auberge. Il y a plus d’une trentaine de cadavres dans la cour. Ces pauvres bougres se sont précipités sur la porte et les fenêtres et se sont fait tailler en pièces en sortant. Ils ont utilisé la même tactique à Crydee, ajouta-t-il après réflexion. Nicholas sentit les poils de ses bras se hérisser. — Tu as raison, murmura-t-il. Ils descendirent la colline. Les détails du carnage s’offraient à eux à mesure qu’ils s’approchaient de l’auberge. Ils passèrent par-dessus le muret et se frayèrent un chemin parmi les corps et les débris. Tuka s’agenouilla pour examiner les morts. — Encosi ! s’exclama-t-il au bout d’une minute. Ce sont des hommes des clans ! Il désigna l’un des cadavres, qui portait un pendentif en argent en forme de tête de lion, accroché à un lien de cuir autour de son cou. Puis il se déplaça rapidement de corps en corps en disant : — Celui-ci appartient au clan de l’Ours, et celui-là au clan du Loup. C’est une alliance ; il doit s’agir de tous ceux qui se sont retournés contre le Chef Suprême. Ghuda se rendit dans le coin le plus éloigné de la cour, le plus près possible de la chaleur des flammes, et appela le prince. — Nicholas, par ici ! Le jeune homme se précipita, en compagnie de Calis, d’Amos et de deux des soldats, vers l’endroit où se tenait le vieux mercenaire. Ce dernier leur montra une pile de cadavres dont certains fumaient à cause de la chaleur de l’incendie. — Ce sont les mercenaires dont je vous parlais. — Bon sang ! maugréa Amos. Quand tu évoquais la trahison, tu ne croyais pas si bien dire. Quelqu’un s’est donné bien de la peine pour mettre en colère tous les gens impliqués dans cette histoire. Nicholas s’agenouilla pour examiner quelque chose de plus près. Amos suivit son regard et ne put s’empêcher de s’écrier : — Les dieux nous préservent ! — Qu’y a-t-il ? demanda Marcus. — Ce heaume, là, entre les deux cadavres. Marcus se pencha à son tour. — Le rouge ? — Oui, celui-là. — Eh bien, qu’a-t-il de particulier ? — J’en ai déjà vu de semblables, même si ceux-là étaient noirs. — Mon père me les a décrits, ajouta Nicholas. Un heaume complet surmonté d’une crête de dragon, dont les deux ailes se replient sur les joues pour les recouvrir, et tout le reste. — Est-ce qu’il t’a dit qui portait ce genre de heaume ? demanda Amos. — Oui. Les Tueurs noirs de Murmandamus. — Ça, c’est le heaume des Tueurs rouges, leur apprit Tuka. — Que sais-tu d’eux ? lui demanda Nicholas. Le petit homme fit une série de gestes compliqués pour se protéger du mal. — Ce sont de très méchants hommes, une confrérie de guerriers qui sert le Chef Suprême. Nicholas regarda Calis, Amos et Marcus. Lorsqu’il parla, on eût dit que c’était à l’intention de tous mais en réalité il ne s’adressait qu’à eux. — Nous allons dans la bonne direction, affirma-t-il. Chapitre 16 LE FLEUVE Un homme se mit à tousser. Nicholas et les autres se tournèrent dans la direction d’où provenait le son et s’avancèrent d’un pas rapide. Deux hommes gisaient, inconscients ou presque, du côté extérieur du muret. Ghuda aida deux des soldats à les tirer loin de l’incendie. L’un avait une blessure à la tête qui saignait abondamment, l’autre, avait reçu un carreau d’arbalète dans l’épaule. Ce dernier n’avait pas encore repris conscience, alors que le premier commençait à se réveiller. — Apportez-moi de l’eau, ordonna Ghuda. L’un des soldats lui tendit une gourde, dont le vieux mercenaire se servit pour nettoyer le visage du blessé. — Par tous les dieux ! s’exclama Amos. Si ça n’est pas le type le plus laid que j’aie jamais vu… L’intéressé recracha de l’eau en clignant des yeux et secoua la tête. — Ohhh, gémit-il en portant la main à sa tempe. C’était une erreur. Il ouvrit de nouveau les yeux et dévisagea les personnes qui l’entouraient. — Vous correspondez pas non plus à mon idéal de beauté, répliqua-t-il en regardant Amos. Le front du blessé ressemblait à une bosse de granit couverte de poils noirs – en réalité ses sourcils ne formaient qu’une seule ligne continue au-dessus de ses yeux. Ces derniers, très renfoncés, ressemblaient à deux puits noirs séparés par un nez globuleux qui avait été cassé si souvent que l’on aurait été bien incapable de dire quelle forme il avait à l’origine. Une barbe clairsemée couvrait la majeure partie de sa mâchoire, dont on voyait malgré tout qu’elle saillait de manière pugnace. Ses lèvres aussi paraissaient étranges, comme si elles avaient reçu tellement de coups qu’elles restaient enflées en permanence. L’incendie éclairait sa peau zébrée de cicatrices et marquée par la petite vérole. Nicholas partageait l’opinion d’Amos : ce malheureux était l’homme le plus laid qu’il avait rencontré jusqu’à présent. Son compagnon, en revanche, était aussi beau que lui était laid. La lueur des flammes mettait en évidence sa chevelure noire, sa moustache finement taillée et son profil pur. Ghuda tendit la main pour aider celui qui avait une blessure au crâne à se remettre debout. — Que s’est-il passé ? demanda le vieux mercenaire. L’homme porta la main à sa blessure. — Toutes sortes de trahisons meurtrières. Et je crois pas que ce soit une telle surprise pour vous, à vous voir ainsi armés jusqu’aux dents, ajouta-t-il en regardant le petit groupe autour de lui. Nicholas s’aperçut alors que tous ses soldats avaient encore leur épée au clair. Il leur fit signe de les remettre au fourreau. — Qui êtes-vous ? demanda Marcus. — Je m’appelle Prajichetas, et voici mon ami Vajasiah. Vous pouvez nous appeler Praji et Vaja. — Est-ce que vous faisiez partie de ce groupe de mercenaires ? voulut savoir Ghuda. — Pas que je sache, répondit Praji. On cherchait simplement un bateau pour descendre le fleuve, en direction des guerres… — Quelles guerres ? répéta Nicholas, surpris. — C’est qui, lui ? demanda Praji à Ghuda. — C’est le capitaine. — Quoi, lui ? On dirait un gamin… — C’est à moi qu’il faut s’adresser, répliqua Nicholas. — C’est vraiment lui le capitaine, insista Harry. — Je veux bien croire que c’est votre fils, répondit Praji, toujours à l’intention de Ghuda, ou bien votre animal de compagnie, ou encore… En un éclair, Nicholas sortit son épée et en appuya la pointe sur la gorge de l’individu. — C’est moi le capitaine, affirma-t-il doucement. Praji le regarda de haut en bas, puis écarta avec précaution la pointe de son épée. — Bref, je disais donc, capitaine, reprit-il en regardant Nicholas cette fois, qu’on cherchait à descendre le fleuve pour rejoindre les guerres… — Lesquelles ? interrompit Amos. L’homme se tourna vers l’amiral et porta de nouveau la main à la tête. — C’était encore une mauvaise idée, murmura-t-il en fermant les yeux. Vous auriez pas quelque chose à boire ? — Désolé, nous n’avons que de l’eau, répondit Nicholas, comprenant que Praji faisait allusion à quelque chose de plus corsé. — Il faudra bien que ça fasse l’affaire. Le blessé prit la gourde qu’on lui tendait et but de longues gorgées. Anthony rejoignit le petit groupe et s’agenouilla auprès de l’ami de Praji. Il lui ouvrit sa tunique pour l’examiner. — Ce n’est pas trop grave, annonça le magicien. Il portait une cotte de mailles sous son vêtement. C’est elle qui a encaissé la majeure partie du coup. Il réussit à retirer le carreau de l’épaule du blessé et endigua l’hémorragie à l’aide d’un chiffon qu’il sortit du sac qu’il avait emporté en prévision de l’attaque. — Il vivra, annonça-t-il. — Bonne nouvelle, dit Praji. On a traversé trop de choses ensemble pour que je laisse ce bâtard mourir sans moi. — Vous parliez de guerres, lui rappela Marcus. — Ah, vraiment ? fit l’autre en regardant le jeune homme d’un œil torve. — Vous disiez aussi que vous vouliez descendre le fleuve, ajouta Amos. — Oui, pour nous rendre dans un village du nom de Nadosa, entre Lanada et Khaipur, sur la Vedra. Un négociant en laine nous a fait faire un bout de chemin avant de nous déposer à quelques kilomètres plus au sud, et on a marché jusqu’ici. On s’apprêtait à aller jusqu’aux sources occidentales du fleuve – y a toujours des caravanes qui vont à Khaipur par là-bas – quand on est tombé sur cette joyeuse petite bande de coupe-jarrets et de fils des clans. Alors quand la bière a commencé à couler à flots, on s’est joints à eux. Quelqu’un offrait des tournées générales, et je suis pas du genre à laisser passer une bière à l’œil. — Donc vous ne faites vraiment pas partie de ce groupe, conclut Nicholas. — Si on en faisait partie, on serait là-bas avec eux, répondit Praji en désignant les cadavres fumants près du mur en flammes de l’auberge. — Que s’est-il passé ? demanda le prince. L’homme soupira. — On était assis tranquillement, en train de boire avec cette bande de gamins stupides et quelques véritables meurtriers, et c’est là que le mec qui nous offrait toute cette bière s’est ramené et m’a chuchoté à l’oreille qu’il avait peut-être du travail pour nous et qu’on devrait rejoindre les autres soldats professionnels, là-dehors. Mais on aimait pas trop la façon dont il parlait, alors on est sortis ; on s’est tenus un peu à l’écart des autres, qu’on a mis entre nous et le type qui nous avait dit de sortir. « Tout à coup, ça s’est mis à crier et on a vu des carreaux d’arbalète voler dans tous les coins. Vaja et moi, on a sauté par-dessus le mur et on a atterri un peu rudement. J’ai vu qu’il avait été touché et puis brusquement, tout est devenu noir. Praji fronça les sourcils et mit la main à l’intérieur de sa tunique. À tâtons, il trouva ce qu’il cherchait et sortit une petite bourse. — Bien, bien, murmura-t-il en dénouant les cordons. Il sortit de la bourse un minuscule rouleau de parchemin, qui ne devait pas faire plus de sept centimètres de large, ainsi qu’un petit bout de bois pointu délicatement taillé. Il en lécha la pointe, dont Nicholas s’aperçut qu’elle était noircie, et déroula le parchemin. Puis il posa le stylet au-dessus d’une ligne de gribouillis et demanda : — Chef Suprême, ça s’écrit en un mot ou en deux ? Même si la plupart des cadavres avaient déjà à moitié brûlé, il n’y avait plus assez de bois à proximité pour édifier un bûcher, si bien que Nicholas donna à ses hommes l’ordre de les enterrer. Le temps de terminer cette tâche et de ramener les chariots, il était déjà midi. L’individu du nom de Vaja reprit conscience une heure après qu’on l’eut trouvé derrière le mur, et corrobora le récit de Praji. Nicholas laissa les deux blessés se reposer et envoya Calis, Marcus et Harry fouiller rapidement les environs. Mais ceux qui avaient tué les hommes des clans et les mercenaires avaient disparu. Lorsque les trois jeunes gens revinrent, Nakor les accueillit avec une bonne nouvelle : la majeure partie de la cave dont leur avait parlé Tuka avait été épargnée par les flammes. Nicholas conduisit ses compagnons dans les ruines encore fumantes de l’auberge et trouva la trappe qui menait à la pièce en question. Bien que noircie, elle était intacte. Le prince la souleva et se glissa dans l’ouverture, suivi de Tuka, Ghuda, Nakor et Marcus. Harry tendit à Marcus plusieurs torches allumées, puis le rejoignit dans la cave. Nicholas avança et faillit trébucher sur le cadavre d’un homme. Il n’avait pas brûlé mais son visage était tordu en un masque de douleur. — C’est Shingazi, annonça Tuka en le voyant. Il a dû essayer de se cacher ici quand l’incendie a commencé. — Il est mort asphyxié, je crois, ajouta Nakor après l’avoir examiné. Une façon peu agréable de quitter ce monde. — Parce qu’il existe des morts agréables ? demanda Harry. Nakor eut un large sourire. — Oui, plusieurs. Il existe notamment une drogue qui te tue, mais qui te fait éprouver au cours des dernières minutes de ta vie une extase qui dépasse tout ce que tu peux imaginer, et alors c’est là qu’une femme particulièrement belle… — Assez, l’interrompit Nicholas. On a compris l’idée générale. Voyons si on peut trouver quelque chose d’utile par ici. Ils commencèrent à explorer la pièce. Soudain, Marcus les appela. — Regardez ça. Nicholas rejoignit son cousin et vit qu’il avait découvert une armurerie. — On dirait que notre hôte était prêt à équiper une armée. Le prince aperçut des piles de cottes de mailles, des boucliers dépourvus d’emblèmes, des épées et des arcs de toutes les tailles, des arbalètes, des flèches, des carreaux et des couteaux. La découverte d’un arc long ravit Marcus. — Faites descendre quelques hommes et commencez à répartir ces armes. Ghuda ouvrit un tonneau et regarda à l’intérieur. Il en ressortit de la viande séchée, qu’il goûta. — Ça a un peu le goût de fumée, mais c’est pas mauvais. Nicholas tourna les talons en disant : — Remontons tout ça là-haut pour voir ce qu’on a trouvé. Il retourna sous la trappe et demanda à Harry de lui faire la courte échelle. Alors qu’il s’apprêtait à quitter les décombres de l’auberge, il entendit des cris en provenance des chariots. Il proféra un juron en levant les yeux au ciel. Cette voix n’était autre que celle de la ranjana. Lorsqu’il arriva près des chariots, Nicholas vit que la jeune noble se tenait devant Amos, les mains sur les hanches en une posture de défi, et criait comme un chat qu’on égorge. — Comment ça, il n’y a pas de bateaux ! Je suis censée arriver à la cité du fleuve Serpent dans deux semaines… — Qu’est-ce qui se passe ici ? intervint le prince. Un garde se tenait non loin, occupé à soigner d’impressionnantes griffures sur sa joue. — J’ai essayé de l’obliger à rester à l’intérieur du chariot, Al… – euh, capitaine – mais elle a entendu quelqu’un dire que l’auberge avait été détruite et… — Et je suis venue constater par moi-même dans quelle situation vous m’avez mise, imbéciles que vous êtes, termina la jeune femme. La patience de Nicholas touchait à sa fin. — Ce que nous avons fait, c’est sauver votre vie, votre virginité et votre fortune, et en guise de récompense, on doit supporter vos absurdités… Maintenant, retournez dans ce chariot ! s’exclama-t-il dans un cri de colère. La jeune femme tourna les talons avec insolence et s’éloigna, le menton crânement levé. Elle réussit à regagner le chariot ainsi sans même trébucher. Puis elle s’arrêta devant la porte du véhicule et se retourna en disant : — Lorsque le Chef Suprême apprendra ce qu’un sale mercenaire barbare et impoli m’a fait endurer, vous regretterez de ne pas être né esclave ! Nicholas la regarda disparaître et se tourna vers Amos. — Sale ? L’amiral sourit. — Tu ne sens pas la rose, Nicky, comme nous tous. Le prince regarda ses compagnons et s’aperçut qu’ils avaient tous l’air crasseux et abominable. Il se passa la main sur le menton et réalisa que la barbe qu’il avait rasée sur le Rapace avait repoussé de façon irrégulière. — Dans ce cas, je suppose que ça ne nous ferait pas de mal de prendre un bain. — Si tu le dis, capitaine, répondit Amos en souriant. Le jeune homme poussa un grognement dégoûté et écarta Amos en criant aux hommes qui sortaient les affaires de l’auberge : — Essayez de voir s’il y a du savon dans tout ça ! Les soldats du prince retrouvèrent également des vêtements dans la cave, ce qui leur permit de remplacer la plupart de leurs vieux habits, sales et déchirés. Ceux qu’ils venaient de retrouver formaient un étrange assortiment et comprenaient des tuniques et des pantalons ordinaires, ainsi que quelques accoutrements plus luxueux qui, selon Ghuda et Tuka, avaient dû être oubliés par les clients de l’auberge ou laissés en gage en échange du gîte et du couvert pour ceux qui n’avaient pas les moyens de payer en monnaie sonnante et trébuchante. De toute évidence, Shingazi, de son vivant, avait le cœur tendre et se laissait mener en bateau par ses clients, à moins qu’il appréciât tout particulièrement les modes vestimentaires un peu bizarres. Nicholas ordonna à ses hommes de laver les vêtements qu’ils avaient découverts afin de les débarrasser de cette odeur de fumée puis de prendre un bain avant de se changer. Dans la chaleur de cette fin d’après-midi, les affaires séchèrent rapidement sur des cordes tendues entre les chariots. Avant le coucher du soleil, tous les hommes avaient pris un bain et ceux qui le désiraient s’étaient rasés ou taillés la barbe. Lorsque tout le monde fut propre et prêt, Amos et Harry arrivèrent en portant un coffre en bois cerclé de fer à moitié carbonisé. — Regardez ce que nous avons trouvé, dit Amos. Ils ouvrirent le coffre qui contenait de nombreuses petites bourses. Nicholas en ouvrit une et y découvrit des pierres précieuses. D’autres contenaient des bijoux, de l’argent et de l’or. — On est riches, murmura Harry, émerveillé. Nicholas prit l’un des sacs d’or et se dirigea vers l’endroit où Praji et Vaja se reposaient à l’ombre d’un chariot. Tous les deux avaient déjà mangé et somnolaient à présent. Praji se réveilla et se leva en voyant le prince approcher. — Pour vous, dit Nicholas en lui lançant la bourse. Praji la soupesa et entendit les pièces tinter à l’intérieur. — Pour quelle raison ? — Deux hommes qui connaissent la cité du fleuve Serpent me seraient bien utiles, avoua le prince en désignant le sac. Vous pouvez garder ça, quelle que soit votre décision, à cause de ce qui s’est passé et pour vous permettre de reprendre la route. Mais sachez que ma compagnie vient tout juste d’être créée, et que nous n’avons pour guide que ce petit conducteur de chariot. En plus, deux hommes qui ont réussi à ne pas se faire tuer, alors que tout le monde autour d’eux se faisait massacrer, peuvent toujours être utiles au sein d’une compagnie de mercenaires. Praji jeta un coup d’œil à son ami, qui était à moitié endormi. — C’est vrai qu’on est pas en état de voyager à pied. Vaja sera guéri d’ici qu’on atteigne la cité. Mais j’ai une question pour vous… — Laquelle ? — Vous êtes pour ou contre le Chef Suprême ? L’expression sur le visage de Praji montrait qu’il s’agissait pour lui d’une question d’importance. — Ni l’un ni l’autre, répondit Nicholas. Nous avons d’autres sujets de préoccupation. Mais à cause de ce heaume de Tueur rouge, j’ai bien peur que l’on se retrouve de l’autre côté des lignes de combat, une fois que celles-ci auront été tracées. Praji se frotta le menton, qui était couvert de barbe. — Dans ce cas, on vous accompagne. Quand on atteindra la cité, on aura eu le temps de se faire une meilleure opinion de vous. En attendant, on préfère pas signer de contrat tant qu’on a pas jugé sur pièce. Ça vous va ? — Ça me va. Praji sourit, ce qui faisait peur à voir, et ajouta : — Maintenant que le Chef Suprême est sur ma liste, je peux décemment pas aider quelqu’un qui est de son côté, vous voyez ? — Quelle liste ? demanda Harry, qui les avait rejoints. — J’ai cette liste, là, et quand quelqu’un me fait un sale coup, j’inscris son nom dessus, si je le connais. Je dis pas que je suis arrivé à régler mes comptes avec tous les gens qu’il y a sur cette liste, mais j’oublie jamais. Harry était sur le point de commenter la chose lorsque Calis rentra en courant dans le camp. Il arrivait du sud, où il avait passé la journée en éclaireur. — On a de la compagnie, annonça-t-il en arrivant près de Nicholas. — Où ça ? — À sept ou huit kilomètres en remontant le fleuve. Une troupe de cavaliers, vingt-deux si j’ai bien compté. Ils sont armés jusqu’aux dents et savent où placer leurs sentinelles. Ce sont des soldats qui portent une tunique noire et qui ont une bannière, un drapeau noir frappé d’un serpent doré. On dirait qu’ils lèvent le camp et s’apprêtent à partir au coucher du soleil. — Ce sont les soldats du Chef Suprême, expliqua Praji, qui s’appuyait contre le chariot. Drôlement loin de la cité pour une troupe de l’armée régulière. Nicholas fit signe à Ghuda et aux autres de le rejoindre et leur apprit ce que Calis venait de voir. — Qu’en penses-tu, Ghuda ? Le vieux mercenaire haussa les épaules. — J’ai vu pas mal de trahisons sanglantes dans ma vie, et la moitié d’entre elles ont eu lieu ces deux derniers jours. Je dirais qu’ils viennent retrouver les chariots, tuer les « coupables » et sauver la princesse pour rentrer en héros. — Vous êtes en train de dire que tout ça est une mise en scène ? fit Praji. — Si je vous disais que ces chariots ont été attaqués par les hommes des clans, vous en penseriez quoi ? répliqua Nicholas. La petite lueur qui brillait dans les yeux de son interlocuteur trahissait un esprit vif. — Je dirais que les clans essaient de semer la pagaille entre le Chef Suprême et les organisations marchandes du Nord, pour mettre un terme à leur alliance. Ça surprendrait personne. Par contre, ce qui serait surprenant, c’est qu’ils soient assez stupides pour faire ça publiquement en laissant des témoins derrière eux. — Et que diriez-vous en apprenant que tous les hommes des clans ont été tués ? — Voilà qui se complique. Tout dépend de qui les a tués. Si c’était le Chef Suprême, ils… (Praji s’interrompit.) Si les assassins s’arrangeaient pour que ça ressemble à une espèce de dispute, cela risquerait de provoquer une scission entre les clans. On les verrait s’entre-déchirer. — La position du Chef Suprême est-elle sûre ? Praji haussa les épaules. — Ça fait vingt ans qu’on parle de révolte, mais il est toujours là. — En bref, on vient de mettre les pieds dans un combat qui n’est pas le nôtre, résuma Nicholas. Mais les deux camps n’en auront rien à faire, alors mieux vaut se préparer à combattre. « Si ces soldats font partie du complot, ajouta-t-il en regardant tout autour de lui, ils s’attendront à trouver seize hommes des clans avec ces chariots, alors je veux quatre soldats par véhicule. Reconduisez-les de l’autre côté de la colline. Calis, retourne en direction du sud. Quand tu verras les cavaliers approcher, envoie une flèche dans la cour pour nous avertir. Peux-tu le faire sans toucher personne ici ? Le demi-elfe jeta au prince un regard qui signifiait qu’il n’avait même pas besoin de poser cette question. Nicholas lui montra où il voulait qu’il aille, puis se tourna vers Ghuda. — Je veux que tu restes ici avec moi et quelques hommes. On s’allongera dans la cour. Ces soldats s’attendent à voir des corps tout autour, autant ne pas les décevoir. Comme ça, lorsqu’ils arriveront près des chariots, on sera derrière eux. (Ghuda acquiesça.) Amos, c’est toi qui prends les chariots en charge. Quand tu seras redescendu au pied de la colline, de l’autre côté, allume des feux de camp pour que les soldats puissent voir la lumière illuminer le ciel, mais pas les feux eux-mêmes. Et prépare-les de manière à ce que les cavaliers les voient en arrivant au sommet de la colline. Je veux qu’ils se détachent sur la lumière des flammes quand nous les prendrons à revers. Amos salua le prince d’un sourire et fit signe d’atteler les chevaux. — Harry, emmène les filles au bord du fleuve, reprit Nicholas, et veille à ce qu’elles se tiennent tranquilles et qu’on ne les voie pas. — Et moi alors ? demanda Brisa. — Accompagne Harry. Si la ranjana ne prononce ne serait-ce qu’un mot, je te donne la permission de l’étrangler. Brisa sourit. — Merci, capitaine. Les soldats et les marins se précipitèrent pour faire ce qu’on attendait d’eux. Nicholas se tourna vers Praji. — Si vous voulez nous donner un coup de main, mieux vaudrait emmener votre ami à l’abri. Il n’a pas l’air prêt à se battre. — Lui, peut-être pas, mais moi je le suis. Je vais le mettre dans un des chariots et me joindre à votre vilain ami là-bas. Amos regarda par-dessus son épaule et fit mine de se vexer. — Vilain, moi ? Le matériel qu’on avait déplacé dans la cour fut rapidement remisé à l’abri des regards tandis que les chariots s’éloignaient. Le soleil commençait tout juste à décliner sous l’horizon que tout le monde était déjà en place. Nicholas choisit de diriger lui-même les hommes présents dans la cour et s’allongea pour attendre le signal. Les minutes passèrent. Il s’aperçut que son pied gauche le lançait légèrement. Il s’en irrita plus qu’il n’en souffrait et tenta de ne plus y penser en révisant à nouveau son plan d’attaque à la recherche du moindre défaut. Il se perdit à ce point dans ses pensées qu’il sursauta lorsqu’une flèche atterrit dans un bruit sourd au milieu de la cour. Aussitôt le prince redevint vigilant et agrippa son épée. On entendait déjà les cavaliers. Le bruit des sabots se fit plus fort. Les soldats ne tardèrent pas à déboucher dans la clairière au sud de l’auberge. Un homme jura. — Où sont donc passés ces maudits chariots ? — Je ne sais pas, capitaine, répondit une autre voix. Ils auraient déjà dû être arrivés. — Regardez, capitaine, cette lueur dans le ciel ; il y a des feux de camp de l’autre côté de la colline. — Ces satanés paresseux n’étaient donc pas capables de parcourir les derniers quatre cents mètres ! s’exclama la voix qui, Nicholas le savait à présent, appartenait au capitaine de cette troupe. Bon, allons faire ce pour quoi on est venus. Le prince les entendit tirer leurs armes hors du fourreau, ainsi qu’un son étrange, moitié grognement, moitié cri, lorsque quelqu’un lança son cheval au galop. Nicholas attendit le temps que les soldats laissent l’auberge derrière eux, puis se leva. — Maintenant, dit-il à voix basse. Ses hommes se redressèrent et se mirent à courir. Ceux qui avaient un arc prirent position sur la route. Les cavaliers, en atteignant le sommet de la colline, se détachèrent clairement sur la lueur des feux de camp, ainsi que le prince l’avait espéré. — Maintenant ! s’écria Nicholas. Les archers tirèrent une volée de flèches. Les hommes d’Amos firent de même de leur côté. Avant même de comprendre ce qui leur arrivait, la moitié des cavaliers étaient déjà en train de s’effondrer sur leur selle. Ceux qui n’avaient pas d’arc chargèrent en criant. Les cavaliers, qui pensaient trouver seize hommes probablement ivres et surtout inexpérimentés, se retrouvaient à présent face à trente soldats et marins qui avaient l’expérience du combat. L’un des cavaliers essaya de redescendre la colline pour charger Nicholas et ses hommes. Une longue flèche l’atteignit en plein cœur et le fit tomber de sa selle. Le prince jeta un coup d’œil derrière lui et vit Calis courir dans sa direction tout en encochant une nouvelle flèche. Alors le capitaine ordonna aux huit hommes qui lui restaient de charger à leur tour. Les neuf cavaliers s’élancèrent au galop dans l’espoir de sauver leurs vies. Les archers réussirent à en tuer deux de plus, mais les autres se penchèrent sur l’encolure de leur monture pour éviter les flèches. — Abattez les chevaux ! cria Nicholas. Ne laissez personne s’échapper ! Le son de l’acier résonnant contre l’acier apprit au prince que certains des hommes tombés à terre n’étaient pas morts et s’étaient relevés pour engager le combat. Le premier cavalier passa entre les soldats de Nicholas qui s’apprêta à réceptionner la charge. S’entraîner face à un cavalier qui savait que sa cible était le fils de son prince était une chose. La réalité en était une autre et Nicholas en avait parfaitement conscience. La sueur lui coulait dans le dos. Il sentit ses mains devenir moites sur la garde de son épée. Il fléchit les genoux et leva bien haut son épée lorsque le cavalier s’approcha. Le jeune homme savait que c’était de la folie de faire face à un cheval lancé au galop et à son cavalier avec un simple glaive. S’il avait eu une épée bâtarde comme celle de Ghuda, ou même un lourd falchion, il aurait pris le risque de faucher les jambes de l’animal tout en évitant l’attaque du cavalier. Mais avec un glaive, il devait faire en sorte que le cheval se mît à ruer ou qu’il changeât de direction, tout en se protégeant à la fois de l’animal et du cavalier. Alors que ce dernier arrivait droit sur Nicholas, le cheval hennit tandis que ses antérieurs se dérobaient sous lui. Le cavalier fut désarçonné ; tel un acrobate, il essaya d’atterrir sur son épaule pour faire une roulade. Quelqu’un dans la pénombre avait tiré sur le cheval ou l’avait frappé à l’aide d’une épée. Le cavalier atterrit lourdement sur le sol et poussa un gémissement de douleur, mais parvint à se remettre debout. Nicholas se jeta sur lui au moment où il s’avançait d’un pas titubant et lui donna un coup d’épaule, lui arrachant un cri de douleur. Le soldat avait dû se casser quelque chose dans sa chute. Le prince donna un coup de taille et atteignit son adversaire au bras, l’obligeant à lâcher son épée, que ses doigts gourds ne pouvaient plus tenir. Le blessé recula tant bien que mal et fit demi-tour pour s’enfuir, mais deux des hommes de Nicholas arrivèrent en courant et s’emparèrent de lui en le plaquant au sol, où ils lui attachèrent rapidement les mains. Le prince avait demandé de faire des prisonniers si possible. Le jeune homme regarda autour de lui et s’aperçut que le combat était terminé. Nicholas donna l’ordre d’allumer un feu de camp et fit le tour de ses hommes pour s’assurer de leur état de santé. L’effet de surprise avait si bien fonctionné que seul l’un d’entre eux était blessé, et encore, il souffrait simplement d’une coupure peu profonde au bras. Il avait d’ailleurs l’air gêné par le fait d’être le seul. Les autres n’avaient récolté que des bleus, des élongations ou des entorses. Nakor examina les blessures des deux prisonniers et vint faire un rapport à Nicholas. — Le capitaine survivra peut-être, mais il a les côtes cassées et la blessure qu’il a reçue au bras est profonde. En revanche, l’autre soldat ne s’en sortira pas. Il est grièvement blessé au ventre et m’a dit qu’il avait mangé avant l’attaque. C’est un soldat aguerri. Il demande une mort rapide. Nicholas frémit et vit Ghuda hocher la tête. — Une blessure à l’estomac, c’est pas une belle façon de mourir. — Il n’y a rien que tu puisses faire ? demanda le prince à Anthony. — Si j’avais mes herbes et mes remèdes habituels, je pourrais essayer de le sauver, mais même avec ça ce serait délicat. Un prêtre guérisseur y parviendrait peut-être à l’aide de sa magie et de ses prières, mais ici, avec ce que j’ai à ma disposition, il n’y a rien que je puisse faire pour lui. Amos prit Nicholas par le coude et l’emmena à l’écart. — Nicky, dit-il en baissant la voix, je n’ai fait aucune réflexion depuis que tu as pris le commandement, parce qu’à bien des égards, tu as pris les bonnes décisions et tu as fait des erreurs que même un capitaine plein d’expérience n’aurait pu éviter. Mais maintenant il faut que tu comprennes certains des choix les plus difficiles qu’ont à faire les hommes de ton rang. — Cela veut dire qu’il faut que je laisse Ghuda tuer ce prisonnier ? — Non, ça veut dire qu’il va falloir que tu les tues tous les deux. — Crowe, murmura le prince avec résignation. — Pardon ? — C’est une histoire que mon père m’a racontée. Elle date de l’époque où la confrérie de la Voie des Ténèbres a envahi le royaume. C’est arrivé pendant qu’il chevauchait vers le nord, avant qu’il vous trouve, toi et Guy du Bas-Tyra à Armengar. Des Tueurs noirs les pourchassaient lui et ses compagnons. (Le prince ferma les yeux.) Un homme du nom de Morgan Crowe, un renégat, les a reconnus et mon père a dû donner l’ordre de le tuer. Il m’a raconté que, de tous les hommes qu’il a dû faire exécuter, celui-là a été le plus dur, expliqua-t-il en secouant la tête. « Je ne peux même pas invoquer la loi ici, Amos, ajouta le jeune homme en regardant l’amiral droit dans les yeux. Nous ne sommes pas au royaume, et cet homme ne voulait pas me tuer, du moins pas directement ; il suivait seulement les ordres de son maître. Contrairement à Crowe, il n’a pas trahi mon roi. — Je comprends, répondit Amos, mais il n’y a pas de lois, par ici, à l’exception de celles que nous créons nous-mêmes. Tu es le capitaine d’une compagnie qui se trouve en plein cœur d’un océan d’herbe et tu dois agir comme si ces soldats étaient des pirates cherchant à aborder ton navire pour le piller. Tu dois ordonner leur mort après leur avoir soutiré le plus d’informations possible. Nicholas soutint le regard de celui qui allait devenir, si les dieux le permettaient, son grand-père par alliance. Puis il finit par prendre une profonde inspiration et hocha fermement la tête. Il revint auprès des hommes qui se tenaient en cercle autour du feu et fit un bref signe de tête à l’intention de Ghuda, qui s’éclipsa discrètement. — Amenez-moi le capitaine, ordonna le prince. Deux marins vinrent avec le blessé, qui gémit lorsqu’on l’installa en position assise au pied de Nicholas. — Quel est ton nom ? lui demanda le prince. — Dubas Nebu, capitaine de la deuxième compagnie des Braves du Rayonnant. — Bon sang, c’est la propre garde du Chef Suprême ! s’exclama Praji, qui s’était approché du feu d’un pas tranquille. — Ce qui signifie ? s’enquit Nicholas. Praji se frotta le visage. — Soit que c’est le Chef Suprême qui est derrière tout ça, soit qu’il y a un traître haut placé au sein de son propre gouvernement. L’homme se pencha et déchira la tunique du capitaine, lui arrachant un cri de douleur. — Éloignez cet animal de moi ! s’écria-t-il. Praji trouva quelque chose au cou du soldat et tira dessus pour l’ôter. — Regardez ça, ajouta-t-il en tendant le talisman à Nicholas. C’est l’emblème d’un clan, même si j’avais jamais rien vu de semblable auparavant. On devinait au ton de sa voix qu’il était perplexe. — Moi je l’ai déjà vu, répondit le prince. Le talisman représentait deux serpents enlacés, un symbole identique à celui de la bague. Amos s’apprêtait à dire quelque chose lorsque Nicholas lui coupa la parole. — Laissez-nous. Je veux rester seul avec cet homme. Amos parut de nouveau sur le point de dire quelque chose, puis il se ravisa et hocha la tête. Il fit signe aux autres de le suivre. Nicholas attendit d’être seul avec le blessé et s’agenouilla face à lui. — Imbécile, chuchota-t-il d’une voix de conspirateur. Quels étaient tes ordres ? Les yeux du capitaine Dubas brillaient de fièvre à cause de sa blessure, et son visage était baigné de sueur, mais cela ne l’empêcha pas de répondre d’une voix claire : — Je ne sais pas du tout de quoi tu parles, renégat. Nicholas plongea la main dans la bourse à sa ceinture et en sortit la bague que Calis leur avait apportée d’Elvandar. Il la montra au blessé. — Je ne porte cette bague que lorsque j’ai besoin de me faire connaître, expliqua le prince. Maintenant, dis-moi qui est l’imbécile qui t’a donné l’ordre de venir ici ? Nous devions tuer tous les hommes des clans et amener la ranjana dans la cité. — Mais… Dahakon m’avait dit que… qu’il ne devait pas y avoir d’autre compagnie, balbutia Dubas. Nicholas prit sa dague et l’appuya contre la poitrine du blessé. — Je devrais te tuer tout de suite, mais quelqu’un de plus haut placé que toi a complètement embrouillé la situation. — Qui es-tu ? demanda le capitaine. — Quels étaient tes ordres ? Le visage du blessé pâlissait à cause de la douleur. — Je devais me charger de ceux qui conduisaient les chariots. Les Tueurs rouges sont déjà sur le chemin du retour avec les bateaux… Je ne comprends pas… — Et les prisonniers ? demanda Nicholas. — Il ne devait pas y en avoir, répondit Dubas. Je devais tuer les filles et ramener leurs cadavres avec moi. — Non, les autres prisonniers, ceux du navire ! — Quel navire… ? Brusquement Dubas comprit. — Tu es au courant pour le navire ! Avant que le prince ait le temps de réagir, le capitaine se jeta sur lui et poussa un faible cri lorsqu’il s’empala sur la lame du prince. Amos et les autres assistèrent à la scène à quelque distance de là et s’empressèrent de rejoindre Nicholas. — Que s’est-il passé ? demanda l’amiral en soulevant le cadavre pour libérer le prince. — Il s’est tué, répondit le jeune homme amèrement. J’essayais de le faire parler et je suis allé trop loin. — As-tu appris quelque chose d’intéressant ? demanda Harry en aidant son ami à se relever. — Oui, il m’a donné un nom. — Lequel ? s’enquit Praji. — Dahakon. — Oh, alors ça, c’est merveilleux ! Vous avez une liste d’ennemis impressionnante, capitaine. — Qui est Dahakon ? lui demanda Marcus. — C’est le grand conseiller du Chef Suprême, et aussi le fils de pute le plus vicieux de toutes les terres orientales et fluviales, et même, par l’Enfer, de toute cette maudite planète ! — Et d’après ce que je sais, c’est aussi un traître, ajouta Nicholas. — Impossible, rétorqua Praji. — Pourquoi ? fit Harry. — Parce que c’est lui qui a permis au Chef Suprême de conserver le pouvoir après avoir pris le contrôle de la cité, il y a vingt ans. C’est de lui que les habitants de la cité ont vraiment peur. — Pourquoi ? voulut savoir Marcus. — Parce que c’est un magicien. — Et ils ont un statut spécial par ici ? hasarda Nicholas. — Ah ! s’exclama Praji. On voit que vous venez de sacrément loin. Capitaine, il existe qu’un seul magicien dans les terres orientales, et c’est Dahakon. Autrefois, y en avait, ici ou là, mais c’est la mort pour le magicien qui se fait attraper dans la cité, et pas une belle mort, d’après les rumeurs. Il paraît que Dahakon les mange. Nicholas jeta un coup d’œil à Nakor et Anthony et secoua discrètement la tête. — On dit aussi que c’est lui qui a créé les Tueurs rouges et qu’ils font ses quatre volontés et pas celles du Chef Suprême, poursuivit Praji. Il parle avec les morts et a pour amante une Buveuse d’Âmes. C’est elle qui le maintient en vie, car on prétend qu’il est âgé de plusieurs siècles. Nakor esquissa un geste de protection. — C’est pas bon du tout, dit le petit homme. La nécromancie, c’est ce qu’il y a de pire. Anthony approuva d’un signe de tête. Nicholas s’aperçut que le magicien était secoué. — Nous n’avons pas de magiciens parmi nous, dit le prince d’une voix forte. Nous n’avons donc aucune raison de nous inquiéter. — Tant mieux, dit Praji. Mais Dahakon peut pas être le traître ; il peut mettre fin au règne du Chef Suprême quand il le souhaite. Nicholas soupira. — Dans tous les cas, ce n’est pas en restant ici que l’on arrivera à deviner qui est derrière tout ça. Quel est le meilleur moyen de gagner la cité ? — Par bateau, affirma Praji, mais vu l’état de l’auberge, aucune caravane fluviale acceptera de s’arrêter. Ils vont croire que c’est vous les meurtriers. D’ailleurs si les Jeshandis passent bientôt par ici, il faudra les convaincre du contraire, alors qu’ils seront déjà en train de vous faire rôtir sur le feu. Lorsqu’ils ont donné cette terre au père de Shingazi, ils ont mis cette petite auberge sous leur protection. Praji balaya les environs du regard, comme si le fait d’avoir prononcé le nom des nomades risquait de les faire apparaître. — On ferait mieux de redescendre vers le sud en longeant le fleuve. Il y a un village à cinq jours de marche où les bateaux s’arrêtent de temps en temps. Si on trouve pas de bateau, on arrivera dans la cité d’ici un mois ou deux. Nicholas ne répondit pas. D’ici un mois, il serait trop tard. — Va-t-en ! hurla Abigail. La jeune fille donna un coup de pied à la créature, qui s’écarta. — Je ne crois pas qu’elle te fera du mal, intervint Margaret. — Je m’en moque, répliqua Abigail d’un ton plein de colère. Elles sont dégoûtantes ! Les deux créatures en question, bien qu’humanoïdes, étaient recouvertes d’écailles vertes. Leur visage dépourvu d’expression était doté d’un large front et de grands yeux noirs reptiliens. Leur dentition, sans être aussi pointue que celle d’un reptile, n’était pas aussi régulière que chez la plupart des humains. Elles paraissaient ne pas avoir de sexe, car la poitrine était plate et dépourvue de mamelons et l’entrejambe paraissait plat lui aussi. Margaret ne connaissait pas ces créatures, mais elle savait qu’elles devaient avoir un lien avec celle qui occupait la cabine voisine de la leur sur le navire noir. Un équipage de rameurs, composé d’hommes en tunique et pantalon noirs, la tête ornée d’un couvre-chef rouge, avait amené les jeunes filles à terre à bord d’une grande barge. Margaret s’attendait à ce qu’on les conduisît dans un enclos à esclaves, au lieu de quoi on les avait fait monter dans des chariots qui les avaient emmenées hors de la ville, dans une grande propriété entourée par de hauts murs. On les avait alors conduites dans les appartements qu’elles occupaient à présent, et Arjuna Svadjian avait repris ses interrogatoires. Margaret était à présent convaincue qu’il existait bien un dénominateur commun à toutes ces questions apparemment posées au hasard, mais n’arrivait toujours pas à déterminer de quoi il s’agissait. Elle savait que la plupart des questions qu’il posait servaient d’ailleurs à dissimuler son véritable dessein, que ses manières et le choix des sujets rendaient difficile à cerner. Elles ne revirent jamais la mystérieuse femme qui avait ordonné le meurtre de l’adolescente à seule fin de s’assurer de leur coopération. Une fois, Margaret posa une question à son sujet, mais Arjuna l’ignora et y répondit par une autre question. Margaret avait demandé à Abigail de l’aider à découvrir les intentions cachées d’Arjuna, ce qui permit à la jeune fille de sortir du désespoir. Désormais, elle était en colère et semblait prête à aider son amie à s’échapper. Margaret ne cessait de répéter qu’elle entendait bien fausser compagnie à leurs geôliers dès que possible. Leur routine devint prévisible. Elles avaient droit à leur intimité, sauf lorsque Arjuna venait les interroger. Au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner, elles étaient servies par des domestiques qui refusaient de leur parler. Au cours de l’après-midi, on leur permettait de passer quelques heures dans un jardin, sous un auvent de gaze vaporeuse qui les protégeait de l’éclat du soleil. Puis les choses changèrent. Ce matin-là, Arjuna n’était pas venu et l’on avait fait rentrer les deux créatures dans la pièce. Abigail s’était recroquevillée dans le coin le plus éloigné de la chambre tandis que Margaret se tenait prête à se défendre à l’aide d’une chaise. Les deux créatures s’étaient accroupies et les avaient observées pendant quelque temps, chacune étudiant l’une des jeunes filles. Puis Abigail avait fini par retourner s’asseoir sur son lit. Pendant une heure encore, l’une des créatures avait continué à l’observer. Puis elle avait essayé de la toucher. — As-tu jamais entendu parler d’une chose pareille ? demanda Margaret. — Non, répondit sa compagne. On dirait une espèce de démon. Margaret étudia celle qui l’observait. — Je ne crois pas. Elles ne m’ont pas du tout l’air magiques. Par contre, leur peau me fait penser à la main que j’ai vue sur le navire, lorsque je regardais par la fenêtre. La porte s’ouvrit. Les serviteurs apportèrent le petit-déjeuner. Les deux filles n’avaient pas beaucoup d’appétit, mais elles savaient que si elles ne mangeaient pas, on les nourrirait de force. Au cours du repas, l’intérêt des deux créatures parut augmenter. Elles essayèrent de se rapprocher. Abigail fit fuir la sienne en lui lançant une assiette, tandis que Margaret se contentait d’ignorer l’autre. Arjuna entra dans la pièce à l’issue du repas. — Que sont ces créatures ? cria Margaret avant qu’il ne pût dire un mot. — Quoi, ça ? dit-il sans se départir de son calme habituel. Elles ne vous feront aucun mal. Considérez-les comme des compagnes. — Oui, eh bien, moi, je ne veux pas d’elles ici ! insista Abigail. Emmenez-les. — Elles ne vous feront pas de mal, répéta Arjuna. Elles resteront ici. Il prit une chaise et ajouta : — Maintenant, dites-moi, que savez-vous de la légende de Sarth ? Margaret regarda la créature qui l’observait toujours et discerna l’espace d’un instant comme une lueur d’intelligence au fond de ses yeux morts. La jeune fille frissonna et détourna le regard. Les bateaux descendaient paresseusement le fleuve. Nicholas était assis à la proue du premier, une embarcation lourde avec de hauts plats-bords, comme une demi-barge, pourvue d’un mât qui, pour l’heure, était replié sur toute sa longueur car ils utilisaient les courants du fleuve Serpent pour les pousser vers leur destination. Deux longues rames luttaient sans enthousiasme contre ces mêmes courants car il fallait malgré tout qu’ils aillent un peu plus vite que le fleuve s’ils voulaient que la barre serve à quelque chose. Ils avaient embarqué à bord de ces bateaux depuis près d’une semaine et arriveraient bientôt dans la cité. Nicholas passa leur situation en revue. Grâce au trésor et aux armes récupérés dans les décombres de l’auberge de Shingazi, la compagnie de Nicholas, comme ils s’appelaient désormais entre eux, était bien équipée et relativement riche. Ils avaient gagné par la route le village dont Praji leur avait parlé et s’y étaient reposés quelque temps. Au début, les villageois, terrorisés, avaient fui en les prenant pour des bandits. Mais Nicholas avait attendu calmement une journée à côté des chariots jusqu’à ce que l’un des habitants les plus courageux s’aventure hors des bois voisins pour lui parler. Il avait alors suffi de quelques mots aimables et d’une pièce d’or pour le convaincre qu’ils n’allaient pas piller le village, ce qu’ils auraient très bien pu faire pendant que ses habitants se terraient dans la forêt. Ces derniers étaient donc rentrés chez eux et avaient abrité la compagnie pendant une semaine, ce qui avait permis aux blessés de guérir complètement. Le prince détestait perdre du temps, mais il savait que tout le monde avait besoin de repos avant d’entreprendre le voyage dans le sud par chariot. Et le village était l’endroit le plus stratégique pour héler les bateaux qui passaient sur le fleuve. Pendant ce temps, Vaja, le compagnon de Praji, avait repris suffisamment de forces pour se joindre aux conversations. Nicholas s’aperçut qu’il s’agissait d’un homme vaniteux, fier de son beau profil et de ses boucles sombres. Les plus jeunes femmes du village renforcèrent cette haute opinion qu’il avait de lui-même en multipliant les attentions à l’égard du beau combattant. Elles lui apportaient de l’eau, des fruits frais et des tartines de miel pendant la journée. Nicholas les soupçonnait en outre de lui accorder des faveurs plus intimes après la tombée de la nuit. Il découvrit que Vaja affectait des manières de noble et n’était en réalité pas très intelligent. Praji semblait être le cerveau de ce duo, mais il paraissait content de laisser les autres penser que Vaja était plus charismatique. Pendant la convalescence de ses hommes, Nicholas demanda à Ghuda de lui donner des leçons sur le déploiement d’une compagnie aussi peu nombreuse que la leur. Si Praji et Vaja restaient avec eux, ils compteraient trente-cinq soldats, plus Brisa. Les marins rechignaient à s’entraîner, mais les soldats se moquèrent d’eux sans pitié jusqu’à ce que les premiers parviennent finalement à résister et à tenir leur position au cours des combats qu’ils simulaient. Chaque homme dut subir des heures interminables d’entraînement à l’épée et au tir à l’arc, jusqu’à ce que tout le monde fût capable de se servir de ces armes, même avec un talent mineur. D’après Praji et Tuka, trente-cinq, ce n’était pas beaucoup pour une compagnie de mercenaires – les plus importantes comptaient jusqu’à six cents hommes – mais c’était suffisant pour rendre leur histoire crédible. A la fin de la semaine, une caravane fluviale apparut. Praji les héla avec un drapeau blanc pour leur faire comprendre qu’il voulait discuter. Le premier bateau s’approcha suffisamment du rivage pour permettre à Nicholas et au capitaine de cette caravane de négocier. Au bout de dix minutes, le prince dut envoyer quelqu’un pour porter son or au capitaine à la nage. Le jeune homme choisit d’envoyer Harry, tandis que Marcus, Calis et les archers restants se tenaient prêts à intervenir en cas de besoin. Mais dès que le capitaine vit l’or, les autres bateaux s’approchèrent à leur tour du rivage. Il fallut presque deux heures pour embarquer la compagnie. Nicholas revint au moment présent et aperçut une traînée noire sur l’horizon. — Praji, qu’est-ce que c’est ? — De la fumée, au-dessus de la cité du fleuve Serpent. On y sera avant la tombée de la nuit. Ils avaient passé toute la semaine à élaborer un plan après avoir étudié toutes les possibilités. Nicholas espérait que ce plan suffirait, car il ne pouvait admettre devant les autres qu’il avait le sentiment de les conduire au désastre. La seule chose qui lui permettait de tenir, c’était la peur qu’il arrivât quelque chose à Margaret et Abigail, et la certitude que derrière les mystérieuses trahisons des deux dernières semaines se cachaient les prêtres-serpents panthatians. Chapitre 17 LA CITÉ Nicholas se crispa. Après avoir traversé une région marécageuse pendant une heure, le fleuve Serpent se jetait à présent dans un lac immense. L’équipage commença à ramer pour de bon, car les courants se diluaient dans cette vaste étendue d’eau et ralentissaient le bateau. L’homme qui tenait la barre pesa dessus de tout son poids pour faire virer l’embarcation en direction de l’est, où le fleuve se séparait du lac. Nicholas, assis à l’avant, se redressa pour avoir une meilleure vue de la cité dans le lointain. — Où sommes-nous ? demanda-t-il à Praji. — Sur le lac des Rois. — Pourquoi ce nom ? Praji s’adossa à un ballot de marchandises, près duquel dormait Vaja. Nicholas avait l’impression que ces deux-là ne se séparaient jamais ou presque. — Au début, il y a très longtemps, la cité était qu’un lieu de rencontre où se réunissaient les tribus du sud des terres orientales. Au fil du temps, elle a pas arrêté de se construire et de s’étendre, si bien qu’aujourd’hui, on serait bien en peine de dire que les citadins sont parents des Jeshandis et des autres tribus de la plaine. (Praji entreprit de se curer les ongles à l’aide de la pointe de sa dague.) « Chaque tribu avait un roi, vous voyez, et tous les ans c’était au tour d’une tribu différente de présider la rencontre annuelle. Du coup, chaque année, la cité se dotait d’un nouveau roi qui avait bien l’intention de faire payer aux autres tribus tout ce qu’elles avaient pu faire à la sienne les treize années précédentes – quatorze grandes tribus, vous imaginez ? « Bref, au bout de deux cents ans, les habitants de la cité en ont eu assez et se sont révoltés. Quand tout a été terminé, ils ont jeté les quatorze rois et un grand nombre de leurs parents dans le lac que vous voyez ici. C’est pour cela qu’on l’appelle le lac des Rois. — Que s’est-il passé ensuite ? demanda Nicholas, tandis que Marcus et Harry venaient s’asseoir à côté de lui pour écouter la fin de l’histoire. Le bateau avait déjà traversé la moitié du lac. On pouvait désormais apercevoir un autre fleuve qui en sortait et paraissait serpenter à l’est de la cité. — Pendant un temps, ils ont essayé de s’en sortir sans dirigeants, mais après de gros incendies et quelques émeutes qui ont fait des centaines de morts, ils ont compris que c’était stupide et ont décidé de laisser les chefs de clans former un conseil. Comme il y avait parfois plusieurs membres d’un même clan au sein d’une tribu, ça paraissait plutôt équitable, et personne s’en est plaint ; les choses se sont plutôt bien passées, d’après ce que j’en sais, pendant quelques siècles. — Puis le Chef Suprême a fait son apparition ? devina Harry. — Oh, je suppose qu’il était là depuis un petit moment, répondit Praji en se grattant le menton. J’ai entendu quelques rumeurs ici et là sur son identité, mais personne est sûr de rien. Mieux vaut pas poser de questions dans trop d’endroits. — Il a une police secrète ? comprit Nicholas. — Qu’on appelle la Rose noire, si vous arrivez à avaler ça. Dirigée par quelqu’un connu sous le nom de « contrôleur », mais personne sait qui c’est. Certains pensent que c’est lui qui tient Dahakon à l’œil, mais d’autres pensent aussi que Dahakon et le contrôleur sont qu’une seule et même personne. Ce qui est sûr, c’est que personne à ma connaissance connaît vraiment la réponse. » Mais y a un truc dont je suis certain au sujet du Chef Suprême, ajouta Praji en rangeant sa dague. Il s’appelle Valgasha, ce qu’est pas un nom jeshandi, ni même d’aucun endroit où j’ai déjà mis les pieds. Il est grand, parce que je l’ai vu une fois un jour de parade à la fin du festival d’Été. Aussi massif que votre ami Ghuda, je dirais. Il a l’air d’avoir la trentaine, mais j’ai entendu dire qu’il ressemblait exactement à ça le jour où il a pris le pouvoir, et avec ces histoires qui courent au sujet de son magicien, va savoir. Il a pour animal de compagnie un aigle qu’il utilise pour chasser, comme un faucon. Les gens disent que c’est un oiseau magique. — Combien de temps encore jusqu’à la cité ? demanda Nicholas. — Ce sera plus très long, promit Praji en montrant du doigt un bosquet d’arbres sur le lointain rivage. C’est là que le lac se déverse dans le fleuve qui fait le tour de la cité. Il garda le silence quelques instants, avant de reprendre la parole : — Quand on sera arrivés, on ferait bien de vous trouver un endroit quelque part où vous installer ; toute compagnie de mercenaires doit en avoir un si elle veut que des employeurs potentiels la trouvent. Ça vous dérangerait de réduire votre train de vie ? — Non, pourquoi ? lui répondit Nicholas. — C’est-à-dire que vous avez plus d’argent que de bon sens, m’est avis, et y’a rien de plus louche qu’une petite compagnie de mercenaires qui mène grande vie. Faudrait pas vous installer dans l’hôtel le plus cher de la ville et recevoir la visite de deux cents guerriers la deuxième ou la troisième nuit. Mais si vous vivez trop simplement, les gens vont se dire que vous êtes fauchés ou que vos services valent pas cher. « Je crois que je connais l’endroit idéal, ajouta-t-il au bout d’une minute de réflexion. C’est juste derrière le bazar, modeste, pas trop sale, et le proprio vous volera pas. Nicholas sourit. — Je suppose qu’il s’agit également d’un endroit où nous pourrions apprendre des choses intéressantes rien qu’en ouvrant grand les oreilles ? — Supposez tout ce que vous voulez, répondit Praji dont le sourire dévoilait la dentition brisée, mais le truc, c’est pas d’écouter les rumeurs, c’est de démêler le vrai du faux. (Il bâilla.) Ça fait vingt ans que je suis sur la route et je peux vous dire que j’ai jamais vu un endroit comme la cité du fleuve Serpent. Prenez Maharta, par exemple. La ville est propre, ses affaires prospèrent, et les citoyens en sont fiers, même qu’ils l’appellent la cité-reine du fleuve. Pourtant, là-bas aussi, on peut se faire trucider pour une pièce d’or, comme n’importe où ailleurs. Praji continua d’énumérer les forces et les faiblesses des différentes villes qu’il avait visitées, tandis que Nicholas regardait la cité qui commençait à prendre forme dans le lointain. Là où, quelques instants plus tôt, on ne voyait qu’une ombre grise et vague sur l’horizon, commençaient à se dessiner des murs et des tours. Des marais et de petits buissons de jonc entouraient le lac, et il était difficile de dire où s’arrêtait l’eau et où commençait la terre. Une série de petits monticules de terre s’élevaient quelque part derrière le lac, tous dépourvus de végétation à l’exception de quelques plantes particulièrement résistantes d’après leur aspect. À la droite du bateau, sur les rives occidentales du lac, le sol s’élevait progressivement en s’éloignant des marais. Les vestiges d’un mur montraient que quelqu’un avait construit là autrefois, mais l’endroit était désormais complètement désert. Derrière s’élevait une petite façade rocheuse, haute de quinze mètres environ, au sommet de laquelle Nicholas vit des signes d’activité, bien que tout cela fût trop loin pour pouvoir discerner de quoi il s’agissait. — Ce sont des fermes, lui apprit Praji, comme s’il pouvait lire dans son esprit. Vous verrez beaucoup de petites propriétés qui ont été édifiées à proximité de la cité pour bénéficier de sa protection. Y’en a aussi quelques-unes qui ont brûlé de l’autre côté du fleuve. C’est une terre difficile à défendre, et les soldats du Chef Suprême se déplacent pas à moins qu’on s’en prenne aux murs de la ville elle-même, sauf si leur maître est d’humeur. Il cracha par-dessus bord. Après quelque temps, ils s’engagèrent sur le fleuve qui se dirigeait vers l’est et reprirent de la vitesse à mesure que la force des courants augmentait. Alors même qu’ils approchaient des abords de la cité, ils aperçurent une ferme incendiée sur la rive orientale. — Je vois ce que vous vouliez nous dire, commenta Nicholas. — Ce sont pas des bandits qui ont fait ça, répliqua Praji. Il désigna une vaste propriété édifiée au sommet d’une colline, à quelque huit cents mètres de là, et entourée par un haut mur de pierres. — La propriété de Dahakon. C’est là qu’on peut le trouver quand il est pas au palais du Chef Suprême, même si je me demande bien pourquoi quelqu’un chercherait à le trouver. (Il esquissa un geste porte-bonheur.) Il a dû se dire que cette ferme était trop près de ses terres et a donné l’ordre aux Tueurs rouges de l’incendier. Ils passèrent sous le pont qui menait à la propriété du magicien et entrèrent dans une région peuplée de huttes et de maisons sur pilotis rassemblées sur les berges du fleuve. De toute évidence, ces gens étaient de pauvres pêcheurs ou des ouvriers de la cité qui n’avaient pas les moyens d’y vivre, ou encore des fermiers dont on apercevait les maigres cultures en terrasses derrière leurs habitations. Quelques petits bateaux allaient et venaient rapidement pour porter des nouvelles ou de la nourriture. Sur plusieurs de ces embarcations se trouvaient des enfants qui agitèrent la main en riant au passage de la caravane. Nicholas leur fit signe à son tour. Plus ils progressaient en direction de la cité, plus le nombre de bateaux augmentait. À mesure qu’ils s’approchaient des quais, le prince vit que certains des bâtiments au bord du fleuve étaient vieux et hauts de deux ou parfois trois étages. Des femmes aux tenues variées se penchaient aux balcons de plusieurs de ces édifices et mettaient leurs charmes en avant tout en criant leur nom aux membres de la caravane. — Ce sont des putains, expliqua Praji, l’air indifférent. Nicholas rougit lorsque l’une d’elles attira son attention en lui suggérant quelque chose qu’il n’aurait pas cru possible. Praji le vit devenir tout rouge et se mit à rire. — Capitaine, commenta-t-il sèchement. La berge orientale s’éloigna tandis que l’embouchure du fleuve s’élargissait. La caravane entra dans un estuaire et continua à suivre le rivage sur la droite jusqu’à arriver devant le premier d’une longue série de docks et de quais. Un petit bateau leur coupa la route en se dirigeant droit vers un navire ancré dans des eaux plus profondes. Le timonier qui dirigeait la barge sur laquelle se trouvait Nicholas maudit l’homme qui tenait la barre de la petite embarcation, car ils manquèrent rentrer en collision. Nicholas suivit le petit bateau des yeux. Son regard s’arrêta sur l’un des navires dans le port. — Marcus ! Son cousin se pencha en avant. — Qu’y a-t-il ? — Dis à Amos de regarder par là-bas, répondit le prince en tendant le bras. Marcus jeta un coup d’œil dans la direction indiquée, hocha la tête et retourna à l’arrière du bateau. Puis il cria pour avertir Amos qui se trouvait dans la deuxième embarcation. — Nicholas a dit de regarder par là-bas ! — Dis-lui que je l’ai aperçu moi aussi. C’est le même navire, pas de doute. — Amos dit que c’est bien le même, annonça Marcus en revenant vers son cousin. Ce dernier hocha la tête. — C’est bien ce que je pensais. Le navire noir, dont la cale était vide désormais, flottait très haut sur les eaux du fleuve, et représentait pour le prince un signe qu’il ne pouvait manquer. — Nous avons vraiment fait le bon choix. Marcus posa la main sur l’épaule de son cousin, sans rien dire. *** Ils firent leurs adieux à la caravane et se frayèrent un chemin sur les quais encombrés, puis le long d’une grande rue qui les conduisit à un immense bazar en plein air. Praji et Vaja leur firent traverser le marché où abondait la foule, en leur recommandant de rester près d’eux s’ils ne voulaient pas se perdre. Tous les sens de Nicholas étaient éblouis par un étalage exotique de costumes et de marchandises. Les habitants de la cité étaient d’apparences aussi variées que ceux de Krondor ou même du nord de Kesh. Hommes et femmes de toutes les couleurs, qui allaient du teint clair des blonds à la peau sombre comme la nuit des bruns, arpentaient le bazar en vantant la valeur de leurs marchandises avant d’en débattre le prix avec les acheteurs intéressés. Praji tourna en direction du sud au croisement de deux allées à ciel ouvert et leur fit franchir une nouvelle partie du bazar, qu’ils laissèrent bientôt derrière eux. Ils traversèrent une rue étroite pour s’engager dans une nouvelle ruelle où ils se retrouvèrent devant l’auberge dont Praji leur avait parlé. Ce dernier entra en compagnie de Nicholas. — Keeler ! cria-t-il. Un homme corpulent, à la joue gauche ornée d’une cicatrice, sortit d’une arrière-salle. — Praji ! s’exclama-t-il avant de s’emparer d’un large fendoir à viande qu’il abattit sur le comptoir en bois pour mieux donner emphase à ses propos. Moi qui croyais le mois dernier que tu partais pour de bon et que je ne reverrais jamais ta misérable carcasse ! L’intéressé haussa les épaules. — On m’a fait une meilleure offre. Voici mon nouveau capitaine, ajouta-t-il en désignant Nicholas d’un signe de tête. Les yeux bleus globuleux de Keeler se posèrent sur le jeune homme. L’aubergiste se gratta le menton. — Très bien. De quoi avez-vous besoin, euh… capitaine ? — De chambres pour mes hommes et moi-même. Nous sommes quarante. — J’ai de la place pour cinquante. Six chambres individuelles qui peuvent accueillir jusqu’à quatre personnes et un dortoir capable d’en accueillir vingt-six. Vous pouvez même en caser un peu plus si vous avez envie de vous montrer amical, ajouta-t-il avec un sourire. — Je les prends toutes, répondit le prince. Je suis à la recherche de nouvelles recrues. Ils s’étaient mis d’accord sur cette histoire, qui leur donnerait une excuse pour rester quelques jours sans rien faire en apparence. Les compagnies de mercenaires ne s’attardaient pas très longtemps entre deux contrats ; ils risquaient d’attirer l’attention s’ils restaient plus de quelques jours en ville. Nicholas et Keeler tombèrent d’accord sur un prix, et le prince remit une petite bourse d’or à l’aubergiste. Puis il fit signe à Harry, qui se tenait sur le seuil. L’écuyer fit passer le mot derrière lui et toute la compagnie entra dans l’auberge. La ranjana jeta un regard assassin à Nicholas lorsqu’elle entra en compagnie de ses servantes pour examiner la salle commune. Le prince ne lui avait pas dit pourquoi les soldats du Chef Suprême étaient venus au débarcadère de Shingazi. La jeune fille s’attendait à ce qu’on l’emmenât directement au palais de son futur époux et entra dans une colère noire en apprenant qu’elle devait passer une nouvelle journée en compagnie de Nicholas. Ce dernier trouva la solution appropriée et laissa la ranjana à la garde de Brisa. La gamine des rues de Port-Liberté informa la noble que si elle voulait faire une scène, elle-même serait ravie de lui couper la langue. Lorsque chacun se fut installé dans ses quartiers, Nicholas fit le tour de l’auberge. Ils avaient à leur disposition la salle commune, la cour – que le prince jugea suffisamment grande pour l’entraînement quotidien de ses hommes – et l’étable, qui n’abritait pour l’heure qu’un âne à longs poils hirsutes, lequel regarda les étrangers avec une béate indifférence. La tradition voulait que la compagnie qui occupait une auberge décidât ou non d’ouvrir la salle commune aux clients de l’extérieur. Tel fut le sujet de la première réunion que Nicholas tint avec ceux qui lui serviraient d’officiers : Marcus, Ghuda, Amos et Praji. Le prince avait mis au point une histoire selon laquelle ils venaient d’une cité très lointaine à l’autre bout du continent, histoire que Praji parut croire sur parole. Les terres qui s’étendaient entre les différentes cités-États étaient apparemment si chaotiques que les habitants de ce continent s’aventuraient rarement à plus de quelques centaines de kilomètres de leur lieu de naissance. Même des mercenaires aussi aguerris que Praji ne s’aventuraient guère plus loin que la cité de Lanada, où résidait un prêtre-roi, l’actuel responsable des troubles qui régnaient dans cette région car il était impliqué dans une guerre contre le raj de Maharta et le Chef Suprême de la cité du fleuve Serpent. Nicholas était assis en compagnie de ses lieutenants dans la salle commune pendant que Harry supervisait l’installation des hommes dans leurs chambrées. — Quel est le meilleur choix, Praji ? demanda le prince. Garder la salle ouverte aux clients ou leur interdire l’entrée ? — Si vous l’interdisez alors que vous n’êtes pas très connu, vous allez rendre les gens curieux. Si vous gardez la salle ouverte, par contre, vous pouvez être sûr que dans l’heure qui suit le coucher du soleil, cet endroit sera plein de putains, de voleurs, de tire-laine, de mendiants et d’espions à la solde des différents clans, guildes, factions et autres compagnies. — Qu’en penses-tu, Amos ? Ce dernier haussa les épaules. — D’après l’expérience que j’ai acquise dans ce genre d’endroit, je dirais que soit tu peux sortir pour chercher tes informations, soit attendre et les laisser venir d’elles-mêmes. Nicholas hocha la tête. — Laissons la salle commune ouverte, mais explique aux hommes, et que ce soit bien clair pour eux, que le premier qui boit et dit un mot de trop devra m’en répondre personnellement. Il essayait d’avoir l’air menaçant mais se sentit ridicule. Cependant, la remarque ne fit sourire personne autour de la table. — Pourquoi d’autres compagnies viendraient-elles nous espionner ? questionna le prince. — Parce que vous avez peut-être un contrat qu’elles peuvent vous piquer, répondit Praji. Si vous êtes sur un gros coup, ils peuvent peut-être proposer un meilleur marché à celui qui passe le contrat ; ou alors ils sont sur un coup qui nécessite une plus grosse compagnie que la leur et ils en cherchent une ou deux petites pour unir leurs forces et ne pas perdre l’affaire. « Vous avez pas besoin de me dire pourquoi vous êtes ici, ajouta-t-il en dévisageant Nicholas d’un regard insistant, du moment qu’on reçoit notre paye et que vous nous faites pas pendre pour un truc avec lequel j’ai rien à voir. Mais pour une compagnie de mercenaires, vous avez plutôt l’air de bleus inexpérimentés. « Lui, on dirait qu’il s’y connaît, ajouta-t-il en montrant Ghuda du pouce, mais les autres – il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de deux marins qui venaient d’entrer dans la salle –, c’est pas la même chanson. Ils se précipitent pour obéir quand on leur donne un ordre, ils font bande à part et ils se retrouvent jamais pris dans une vraie dispute ou une bagarre. Rien qu’à les voir, je dirais que c’est des soldats de l’armée régulière. — Tu es loin d’être idiot, lui dit Nicholas. — Jamais dit que je l’étais. Je laisse juste les gens penser ce qu’ils veulent, d’habitude, c’est toujours à mon avantage. Ces gamins sont probablement de bons soldats, mais comme mercenaires ils sont pas convaincants. Ghuda, lui, est un vrai mercenaire. Praji regarda Nicholas dans les yeux. — Il y a trois types de capitaines : les premiers sont des bâtards vicieux qui font peur à leurs hommes pour les faire obéir ; les deuxièmes sont plutôt du genre à les enrichir ; les derniers sont ceux que leurs hommes suivraient jusqu’au bout du monde, parce que c’est leur capitaine qui leur permet de rester en vie. Vous appartenez pas au premier type ; désolé d’être dur avec vous, mais même ma vieille grand-mère aurait pas peur de vous. Vous distribuez pas d’or à tout bout de champ, et vous portez pas des bijoux aux mains, alors personne ne croira que vous appartenez au deuxième type. J’en conclus que vous feriez mieux de convaincre tout le monde que vous êtes plutôt du genre qu’on suivrait au bout du monde. — J’ai étudié les tactiques et la stratégie toute ma vie, Praji, et j’ai conduit des hommes au combat. Nicholas s’abstint de préciser que son expérience n’avait débuté que quelques jours avant leur rencontre. — Vous parlez d’un beau combat, reprit Praji en se levant. Quand vous aurez envie de me dire ce qui se passe, je vous dirai si moi et Vaja on veut y participer. En attendant, je vais essayer de dormir un peu. — Est-ce qu’on peut lui faire confiance ? demanda le prince lorsqu’il eut quitté la pièce. — Ce n’est pas le genre à jurer fidélité éternelle à la Couronne, répliqua Ghuda avec un sourire, mais il se battra pour celui à qui il a donné sa parole et contre quiconque finit par atterrir sur sa « liste ». Je pense qu’il est ce qu’il paraît être. — On fait quoi maintenant ? s’enquit Marcus. — Il faut découvrir l’endroit où les prisonniers ont été emmenés. Ils étaient nombreux, leur débarquement n’a pas dû passer inaperçu. Il y a bien quelqu’un qui doit savoir où ils sont allés. On va juste devoir se montrer prudents en posant ces questions. — Je pense que je devrais aller fouiner dans les environs des docks, dit Amos. — Emmène Marcus avec toi. Commencez à chercher un navire que l’on pourrait voler. — On est à nouveau des pirates ? demanda Amos. Nicholas lui rendit son sourire. — Dès que nous trouverons où sont Margaret, Abigail et les autres, nous redeviendrons des boucaniers. Amos et Marcus se levèrent et quittèrent l’auberge. — Ghuda, est-ce que tu peux faire en sorte que nos hommes ressemblent plus à des mercenaires ? s’enquit le prince. Ghuda se leva au moment où Harry et Brisa entraient dans la pièce. Il répondit à Nicholas pendant que les deux jeunes gens se dirigeaient vers la table. — Je leur parlerai par groupes de deux ou trois et je leur donnerai une idée de ce à quoi ils doivent s’attendre et comment réagir. — Merci, dit Nicholas. Harry et Brisa s’assirent en sa compagnie tandis que le vieux mercenaire s’éloignait. — Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda l’écuyer. — D’abord, il faut que je prenne une décision au sujet de la ranjana. — Vends-la à quelqu’un, suggéra Brisa d’un ton joyeux. En raison de sa gaieté, le prince était presque sûr qu’elle plaisantait. Presque. — Pourquoi ne pas la garder quelque temps en attendant de voir si on a besoin d’une entrée au palais ? proposa Harry. — Je ne comprends pas, avoua le prince. — Écoute, j’ai du mal à imaginer qu’un navire de cette taille puisse rentrer dans le port, avec à son bord près de deux cents captifs, sans qu’aucun officiel le remarque. Peut-être que le Chef Suprême est derrière tout ça. (Il haussa les épaules.) Si c’est le cas, quel meilleur moyen de le rencontrer qu’en lui ramenant sa future épouse ? — Mais il a essayé de la tuer, lui rappela Nicholas. — Oui, quand elle était sur la route et encore loin de la cité, répliqua Brisa en faisant un geste vague en direction du nord. Je le vois mal la tuer dans le palais et rejeter la faute sur les clans, tu ne crois pas ? — Le palais est l’endroit le plus sûr pour elle, insista Harry. (Il se pencha en avant.) Gardons-la encore quelques jours ; si nous n’avons pas besoin d’entrer au palais, tu peux toujours la renvoyer chez son père avec la première caravane fluviale qui se dirige vers le nord. Mais s’il faut approcher le Chef Suprême, alors elle est ta meilleure excuse. — Mais ça a l’air de lui être égal, à cette fille. Brisa ricana. — Cette fille ? Ah, cette garce a la peau dure comme une carapace de tortue. Oublie ses grands yeux et ses lèvres boudeuses, Nicky, car elle serait capable de t’arracher le cœur en souriant. Elle a peut-être l’air d’une enfant gâtée, mais il y a chez elle une dureté que tu peux sûrement voir, étant donné que tu ne la regardes jamais au-dessus du cou. — Eh, attends une minute ! protesta Nicholas, les yeux étrécis. Brisa balaya cette objection d’un geste de la main. — Elle est belle, je sais, mais elle n’est pas ce qu’elle prétend être. — Je lui ai parlé, renchérit Harry, et il y a quelque chose de… glacial, chez elle. Nicholas décida d’ignorer l’accusation de Brisa. — Dans tous les cas, ce n’est pas aujourd’hui que je prendrai une décision à son sujet. Pourquoi ne pas commencer à fouiner dans les environs ? Brisa, tu sais comment t’y retrouver dans des rues telles que celles-ci. Quant à toi, Harry, tu pourrais l’accompagner. (Le prince prit quelques pièces d’or dans sa bourse et les poussa sur la table en direction de son ami.) Achetez tout ce que vous pensez nécessaire – et prenez Anthony avec vous, il a besoin de faire à nouveau provision d’herbes et de potions. Ce qui me fait penser, ajouta Nicholas en regardant autour de lui, que je ne sais pas où il est, ni où est Nakor. — J’ai aperçu Anthony tout à l’heure dans l’une des chambres qui donnent sur l’arrière, répondit Harry. Il s’occupait des blessures de Vaja. Mais je n’ai pas revu Nakor depuis notre arrivée. Nicholas hocha la tête et les renvoya d’un geste de la main. Puis il resta assis, seul avec ses pensées, pendant quelques instants. Un peu plus tard, Calis entra dans la salle commune et vint s’asseoir sans y avoir été invité. — Tu as l’air troublé. Nicholas balaya la pièce du regard avant de répondre : — Allons faire un tour. Ils se levèrent et quittèrent l’auberge, avant de s’engager dans la petite rue qui menait directement au bazar. Ce dernier formait un immense carré traversé par deux grands boulevards dont l’un allait du nord au sud et l’autre de l’est à l’ouest. Une large esplanade s’élevait à l’intersection de ces boulevards, sur les marches de laquelle des mendiants, des diseuses de bonne aventure et des bateleurs s’étaient installés. La rue qui abritait l’auberge de Keeler entrait dans le bazar par le sud, mais il existait au moins une demi-douzaine de ruelles qui rejoignaient le marché de tous les côtés, sauf à l’est où s’élevait le mur d’enceinte extérieur du palais du Chef Suprême. Les deux jeunes gens se mêlèrent à la foule qui parcourait le bazar, passèrent devant des stands érigés pour la journée et écoutèrent résonner de partout les cris les invitant à examiner des poteries, des bijoux, des bonbons, du tissu et tous les produits possibles et imaginables. Calis ne souffla pas un mot lorsque Nicholas fit semblant d’examiner certaines des armes que lui présentait un unijambiste. Puis, tandis qu’ils passaient en jouant des coudes devant la charrette d’un marchand de fruits, le prince prit enfin la parole : — Je ne me sens pas à ma place ici. Calis hocha la tête. — Je comprends. — Vraiment ? fit le prince en regardant le demi-elfe. — Je suis un peu plus âgé que tes frères, et pourtant j’ai l’air aussi jeune que toi, expliqua Calis. Cependant, aux yeux de mon peuple, je ne suis guère plus qu’un enfant. (Il parcourut le bazar du regard.) Tout ceci m’est complètement étranger. J’ai visité Crydee plusieurs fois au cours de mon existence, – mais en dehors de ton oncle Martin et de Garrett, ou parfois des rangers du Natal qui viennent visiter Elvandar, je n’ai jamais passé plus d’une soirée ou deux en compagnie d’un humain. Alors, oui, c’est vrai, je sais ce que c’est que de sentir que l’on n’est pas à sa place. Il offrit à Nicholas l’un de ses rares sourires. — Mais ce n’est pas ce que tu voulais dire, n’est-ce pas ? Nicholas secoua la tête. — Non, en effet. J’ai l’impression d’être un imposteur qui prétend être le capitaine d’une compagnie de mercenaires. Calis haussa les épaules. — Tu ne devrais pas. Ou du moins, j’estime que tu ne devrais pas penser ça. Les autres ont accepté ton autorité et jusqu’ici tu n’as rien fait pour leur montrer qu’ils ont tort. Le demi-elfe s’arrêta et s’écarta pour laisser passer un chariot plein d’esclaves. Nicholas étudia chaque visage dans l’espoir d’en reconnaître un, mais les esclaves gardaient les yeux baissés, l’air résigné comme s’ils savaient qu’ils allaient passer leur vie entière sous le contrôle de quelqu’un d’autre. Nicholas suivit le chariot des yeux un moment, avant de reprendre : — Merci. Je suppose que du moment que je fais de mon mieux pour jouer ce rôle, mes sentiments n’ont que peu d’importance. Calis eut un léger sourire. — Tu ressembles beaucoup à ton oncle Martin ; lui aussi réfléchit constamment. C’est ironique, mais de bien des façons tu lui ressembles beaucoup plus que Marcus. Nicholas sourit à son tour. — Oui, voilà ce que j’appelle de l’ironie. Ils se promenèrent sans but dans le bazar pendant une demi-heure, éblouis par l’étonnant assortiment de marchandises proposées. Puis ils se retrouvèrent à proximité de l’esplanade qui se dressait au centre. Ils y furent assaillis par des mendiants qui demandaient l’aumône en échange de leur bénédiction, mais lorsque les deux jeunes gens firent la sourde oreille, ce furent les malédictions qui les poursuivirent. Les diseuses de bonne aventure leur proposèrent de lire leur avenir dans les cartes, les os, ou la fumée, mais elles furent ignorées à leur tour. En faisant le tour de l’esplanade, les jeunes hommes tombèrent sur une autre partie du bazar qui attirait une foule considérable. Ils se frayèrent un chemin parmi les badauds et arrivèrent devant une large plate-forme érigée à mi-chemin entre l’esplanade et le mur d’enceinte du palais. La foule se pressait jusqu’à une douzaine de mètres du mur, puis laissait un vide. Nicholas leva les yeux et aperçut deux cages suspendues au mur, dans lesquelles se trouvaient trois corps : deux squelettes et un homme qui bougeait encore faiblement. — Je vois que la mort par exposition dans une cage fait partie des coutumes locales, fit remarquer Calis en suivant le regard du prince. — Le message est clair, renchérit son compagnon. Ils ne veulent pas que quiconque leur crée des problèmes. Il tourna le dos à ce macabre spectacle et examina la plate-forme où se déroulait une vente aux enchères. Un marchand présentait ses esclaves à l’attention de la foule. Nicholas examina chaque visage, à la fois par espoir et dans la peur de reconnaître l’un des prisonniers de Crydee. Au bout de quelques minutes d’inspection, il comprit que ces malheureux étaient tous originaires de la cité. La présence de quelques très jeunes filles donna lieu à des enchères animées, ainsi qu’un homme d’âge moyen qui avait l’air particulièrement fort. Mais les autres esclaves étaient ou trop vieux ou trop jeunes pour rapporter le moindre profit. — Viens Calis, dit Nicholas, dégoûté par tout ce qu’il voyait. Retournons à l’auberge. Ils réussirent à se frayer un chemin vers le nord du bazar et se trouvaient à mi-chemin de l’auberge lorsqu’ils s’aperçurent que les gens s’écartaient pour laisser passer un groupe d’hommes. En tête du cortège, un jeune garçon frappait sur un tambour tandis que derrière lui s’avançait un homme porteur d’une perche au sommet de laquelle se trouvaient deux cordes reliées aux extrémités d’une baguette. Celle-ci supportait une bannière, une longue pièce de tissu gris sur laquelle était cousu un faucon rouge qui, les serres écartées, s’apprêtait à fondre sur sa proie. Nicholas et Calis s’écartèrent à leur tour et regardèrent passer deux cents hommes d’armes. Tandis que le cortège s’éloignait, Nicholas se tourna vers un homme qui suivait les soldats et lui demanda : — Qui sont-ils ? — Ce sont les Faucons rouges du capitaine Haji, répondit l’individu en regardant Nicholas comme s’il était fou de poser pareille question. L’homme s’éloigna d’un pas pressé. Le prince le laissa partir. — Je suppose que Tuka ne mentait pas lorsqu’il disait que nous avons besoin de nous présenter, commenta-t-il. — Peut-être, admit Calis, mais pas avant de savoir ce que nous sommes prêts à révéler à notre sujet. — Bonne remarque. Ils retournèrent à l’auberge et virent que Marcus et Amos étaient rentrés eux aussi. Nicholas alla s’asseoir à leur table tandis que Calis regagnait sa chambre. — C’est du rapide, fit remarquer le prince. Vous avez trouvé un navire ? Amos baissa la voix afin que Keeler, qui s’occupait de son bar, ne puisse pas surprendre leur conversation. — On a trouvé un certain nombre de navires qui feront l’affaire, surtout quand nous savons combien de temps risque de prendre le voyage de retour. Mais le plus étonnant, c’est qu’on a aperçu deux navires de guerre du royaume dans le port. — Pardon ? — Et l’un d’eux n’est autre que le Rapace, renchérit Marcus. Nicholas se tenait à l’extrémité du quai et fixait les navires, si stupéfait qu’il en gardait la bouche ouverte. — Tu devrais la refermer si tu ne veux pas gober des mouches, lui conseilla Amos. — Comment est-ce possible ? — Regarde bien, répliqua l’amiral. Ce n’est pas vraiment comme ça que nous avons transformé le Rapace. Il y a de petites différences. Et je n’aurais jamais accepté un gréement aussi lâche, même à quai. Dans cet état, il suffit d’un brusque coup de vent pour perdre un espar. Certains haubans et certaines écoutes ne sont pas corrects. C’est une copie de l’Aigle Royal que quelqu’un a essayé de transformer en Rapace. Il désigna ensuite le second navire qui, hormis la taille, légèrement plus petite, était le jumeau du premier. — Soit il s’agit d’une réplique exacte de la Mouette Royale, soit on a affaire à l’original. — Je croyais que l’original avait été coulé par une tempête au large des côtes keshianes il y a deux ans. — C’est ce que je croyais aussi, mais ce n’est peut-être pas vrai en fin de compte. Nicholas hocha la tête. — Voilà qui ne répond toujours pas à la grande question. — Exact, approuva Amos. Pourquoi ces navires sont-ils ici ? Marcus, Nicholas et l’amiral n’échangèrent pas d’autre parole sur le chemin du retour. En rentrant dans l’auberge, Nicholas demanda à plusieurs de ses hommes s’ils avaient vu Nakor. Tous répondirent que non. Le petit homme avait disparu peu de temps après leur arrivée en ces lieux. Nicholas décida de regagner sa chambre, afin de se reposer un peu et de réfléchir au problème posé par les deux mystérieux navires. Mais lorsqu’il passa devant la chambre de la ranjana, un cri à l’intérieur obligea le prince à s’arrêter. Au moment où il tendait la main vers la porte, celle-ci s’ouvrit. — Maître, je vous en prie…, murmura l’une des servantes, effrayée. Nicholas entra dans la pièce et aperçut les trois autres servantes recroquevillées dans un coin de la pièce. La ranjana prit une brosse sur la table qui lui servait de coiffeuse et la lança sur ses compagnes. — Je ne resterai pas ici une minute de plus ! cria-t-elle. Nicholas s’avança pour essayer de la calmer. — Damoiselle… Avant qu’un autre mot ait pu sortir de sa bouche, le jeune homme fut obligé de se baisser pour éviter de recevoir à la figure un peigne à cheveux potentiellement dangereux, car constitué de trois dents d’or suffisamment pointues pour blesser quelqu’un. Nicholas se releva et attrapa la jeune fille par un poignet, ce qui fut une erreur stratégique, car de l’autre main, elle le gifla au visage. Il attrapa sa main libre en criant : — Arrêtez, demoiselle ! Elle lui donna des coups de pied dans les tibias, si bien qu’il l’envoya durement sur le plancher. — Ça suffit comme ça ! s’exclama-t-il en pointant son index sur elle. La ranjana se releva pour se jeter à nouveau sur lui, mais il la repoussa et elle atterrit de nouveau durement sur le plancher. Cette fois, elle écarquilla les yeux, stupéfaite. — Comment osez-vous porter la main sur moi ? — Je risque de faire plus encore si vous ne m’expliquez pas la cause de ce grabuge ! dit Nicholas d’une voix sévère. — J’exige d’être immédiatement escortée au palais, répondit la jeune femme. J’ai parlé à l’un de vos hommes et il a eu la témérité de me dire d’attendre votre retour. (Elle se releva.) Je veux qu’il soit pendu pour ça. Maintenant, conduisez-moi au palais. — C’est que ça pose un problème, avoua le prince. — Un problème ! répéta la ranjana dans un cri indigné. Elle replia les doigts tels des serres et se jeta sur Nicholas, qui lui attrapa de nouveau les poignets en disant : — Allez-vous arrêter ? La jeune femme continua de se débattre, visiblement déterminée à lui arracher les yeux. Il finit par la repousser plus brutalement encore, si bien que lorsqu’elle tomba sur les fesses, elle glissa sur le plancher et alla heurter le mur. Avant qu’elle ait le temps de faire un geste, il la rejoignit et se pencha sur elle. — Ne vous levez pas ! l’avertit Nicholas d’une voix menaçante. Restez assise ici et écoutez-moi, ou je demande à mes hommes de vous ligoter ! Elle s’assit, mais son expression n’en demeura pas moins provocante. — Pourquoi ne voulez-vous pas m’emmener au palais ? Nicholas soupira. — J’espérais éviter de vous le dire, mais je suppose que je dois vous mettre au courant maintenant. Je ne vous emmène pas au palais parce que j’ai appris que le responsable de l’attaque de votre caravane n’est autre que le Chef Suprême en personne. — C’est impossible. Je dois l’épouser lors de la prochaine nuit de fin d’été. Le prince vit que son énergie belliqueuse l’avait abandonnée et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Mais elle l’écarta d’un geste sec et se leva sans aide, avec la grâce d’une danseuse. Nicholas fut obligé d’admettre que Brisa n’avait pas entièrement tort. La ranjana mettait son corps en valeur grâce au choix des vêtements qu’elle portait, jupes légères et petits hauts qui ne cachaient presque rien et laissaient le ventre à nu. Or il fallait bien reconnaître que ce corps était d’une beauté exceptionnelle. Mais l’humeur de la demoiselle était aussi laide que le reste de sa personne était joli. — Vous mentez, affirma-t-elle. Vous voulez exiger une rançon. — Si c’était le cas, soupira Nicholas, je me contenterais de vous enfermer ici et de poster un garde sous vos fenêtres. Non, si nous découvrons que le Chef Suprême est bien l’homme qui a essayé de vous faire tuer, nous ferons en sorte de vous permettre de retourner chez votre père… — Non, l’interrompit la jeune femme d’une voix réellement paniquée. — Non ? — Non. Mon père me tuerait. — Pourquoi ferait-il une chose pareille ? — Mon père le raj a trente-neuf épouses. Je suis la plus jeune fille de sa dix-septième épouse. Je n’ai de valeur pour lui qu’en épousant l’un de ses alliés, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Si je rentre chez lui, il se mettra dans une colère noire et donnera l’ordre de me décapiter. Je ne lui serai plus d’aucune utilité car me donner en mariage à un autre de ses alliés après m’avoir offerte au Chef Suprême serait une insulte. — Vous savez, le Chef Suprême n’avait peut-être rien à voir avec cette attaque. Si c’est le cas, nous vous escorterons jusqu’au palais, promit le prince. Toute cette affaire lui paraissait terriblement confuse, car la jeune femme avait brusquement l’air vulnérable et effrayée, ce qui, de façon tout à fait inattendue, serra le cœur de Nicholas. Irrité par la soudaine inquiétude qu’il éprouvait pour elle, il ajouta : — Je ferai de mon mieux. Puis il tourna les talons et quitta la pièce. Dans le couloir, il s’aperçut qu’il ne se rappelait plus ce qu’il avait l’intention de faire avant d’entrer dans la chambre des jeunes filles. Il finit par retourner dans la salle commune pour y attendre Harry et Brisa. Deux heures après le coucher de soleil, la salle commune était pleine d’étrangers et d’hommes appartenant à la compagnie de Nicholas. La table que le prince avait choisie pour ses compagnons et lui-même se trouvait tout près du couloir conduisant aux chambres à coucher. Harry, Anthony et Brisa n’étaient toujours pas revenus, et personne n’avait aperçu Nakor depuis leur arrivée à l’auberge. Nicholas commençait à s’inquiéter. À deux reprises, des mercenaires s’étaient approchés pour lui demander s’il y avait de la place pour de nouvelles recrues au sein de sa compagnie. Le jeune homme leur répondit de manière évasive en leur expliquant que cela dépendait d’un possible contrat, qu’ils devraient revenir dans quelques jours. La nourriture que l’on servait ici était chaude et nourrissante sans être savoureuse, mais le vin était au-dessus de la moyenne, ce qui convenait à tous les membres de la compagnie ; d’ailleurs leur régime s’en trouvait grandement amélioré comparé au pain et aux haricots qu’ils avaient mangés chaque soir sur le bateau en accompagnement d’un morceau de porc salé froid. Harry, Anthony et Brisa rentrèrent dans l’auberge pendant que leurs compagnons mangeaient. Ils prirent place à la table du prince qui s’empressa de leur demander : — Qu’est-ce qui vous a retenus si longtemps ? Harry sourit. — C’est que c’est une grande ville. — Aviez-vous besoin de la visiter en une seule journée ? répliqua Amos, souriant lui aussi. — On n’en a même pas vu le dixième, mais on a réussi à apprendre quelques nouvelles intéressantes – pour être honnête, c’est Anthony et Brisa qui ont appris tout ça. — J’ai trouvé un homme qui vend des charmes près des quais, expliqua Anthony. C’est un faux magicien, bien sûr, et ses babioles ne sont d’aucune utilité, mais il ne s’est pas montré avare de commérages au sujet du Chef Suprême et de son grand conseiller. Nicholas se pencha en avant lorsque le jeune magicien baissa la voix. — Praji ne plaisantait pas en disant que la magie est interdite ici. Le vendeur de charmes m’a appris qu’il existe un sort de surveillance sur la cité qui alerte ce Dahakon si quelqu’un tente d’utiliser la magie entre ses murs. Du moins, c’est la rumeur qui court. Il m’a vanté l’une des propriétés de ses babioles, comme quoi elles fonctionnent sans alerter le conseiller. (Anthony secoua la tête.) Est-ce que quelqu’un veut cette chose ? ajouta-t-il en sortant de sa poche un étrange fétiche représentant un homme doté d’un pénis géant. Il paraît qu’avec ça, les femmes vous trouvent irrésistibles. Il rougit tandis que Brisa se mettait à rire, la main sur la bouche. — Anthony, il faut que tu sois à moi ! s’écria-t-elle pour plaisanter. Mais cela n’amusait pas Nicholas. — Range-moi ça. Tout cela veut donc dire que tu ne vas pas pouvoir utiliser tes pouvoirs pour retrouver les filles. — Quelles filles ? s’étonna Harry. — Les prisonniers, répondit Anthony en rougissant plus encore. Je suis capable de retrouver Margaret et Abigail grâce à mes pouvoirs. Nicholas savait que le magicien trichait un peu avec la vérité à cause de l’intérêt que portait Harry à Margaret, mais ce genre de considérations lui paraissait trivial désormais. — Qu’avez-vous appris d’autre ? — Il existe une organisation de voleurs dans le coin, répondit Brisa. Tu es de Krondor, alors tu as dû entendre parler des Moqueurs. Nicholas hocha la tête. — Ça y ressemble, expliqua la jeune fille, mais j’ai l’impression, d’après ce qu’on a vu, qu’elle est beaucoup moins efficace et surtout probablement moins puissante. — Pourquoi ? demanda le prince. — Je n’ai jamais vu autant d’hommes armés au kilomètre carré de ma vie, même pas à Port-Liberté, et la moitié d’entre eux appartiennent soit aux différents clans, soit au Chef Suprême. — Elle a raison, Nicky, renchérit Harry. Il y a des soldats partout et tout le monde a un garde du corps, ou emploie des gardes ou des mercenaires pour protéger sa maison. Comme l’a fait remarquer Ghuda, ce n’est plus une ville, c’est un camp retranché. Nicholas réfléchit quelques instants. Krondor abritait un certain nombre de gardes personnelles et de mercenaires qui travaillaient pour des marchands et des nobles, mais la plupart de ses habitants se promenaient sans armes – sauf ceux qui se rendaient la nuit dans le quartier pauvre ou sur les quais – où le guet de la cité et la garnison du prince préservaient la paix et tenaient les Moqueurs à l’œil, du moins en partie. Le prince avait également appris, de la bouche de son père, que la guilde des voleurs appréciait le maintien de l’ordre, parce qu’en cas contraire la loi martiale mettait un sérieux frein à leurs affaires. — Avez-vous appris quelque chose au marché aux esclaves ? — Rien qui vaille la peine d’en parler, répondit Harry. C’était difficile, parce que si tu n’achètes pas, on te regarde d’un air soupçonneux. Par contre, est-ce que tu as remarqué la ligne blanche à une douzaine de mètres du mur derrière le marché aux esclaves ? — Calis et moi sommes allés nous balader dans ce coin-là, mais je n’y ai pas fait attention, avoua le prince. — C’est une ligne de démarcation, expliqua Harry. Nicholas hocha la tête. Cela signifiait qu’il y avait des archers sur les murs ou des soldats présents sur le marché et qu’ils avaient reçu l’ordre de tuer quiconque franchirait la ligne. — Le Chef Suprême ne veut pas que l’on parvienne à libérer les condamnés. — Ou il ne veut pas de visite surprise, suggéra Brisa. — Tu en voudrais, toi, si tu dirigeais cette ville ? rétorqua Amos. — Si je la dirigeais, je le ferais de façon différente, répliqua le prince. Amos éclata de rire. — Tu n’es pas le premier à penser ça avant de savoir ce que c’est vraiment. Demande à ton père un jour de te parler du marché qu’il a passé avec les Moqueurs au début de son règne. — Brisa, crois-tu être capable de rentrer en contact avec les voleurs locaux ? demanda Nicholas. — Ça risque de prendre quelques jours. La moitié des gens dans cette ville ont l’air d’animaux traqués. D’ailleurs, je dirais qu’il y a déjà une demi-douzaine d’informateurs et d’espions dans cette pièce, ajouta-t-elle en baissant plus encore la voix. On ne peut pas vraiment dire que la confiance règne dans cette cité. — Eh bien, mangez, buvez, soyez heureux…, murmura Nicholas. Il laissa sa voix s’éteindre sans terminer le vieux dicton. Margaret se réveilla en sursaut, le cœur battant. Quelque chose la poussa à se retourner lentement vers l’autre lit. Une silhouette se dessinait au-dessus d’elle dans les ténèbres de la pièce. La jeune fille cligna des yeux pour mieux voir de quoi il s’agissait. Lorsqu’elle s’assit, son mouvement brusque fit sursauter la silhouette qui recula. Margaret tendit la main vers une lampe à huile qui brûlait faiblement toute la nuit et augmenta la luminosité de la flamme. L’une des deux créatures-lézards était assise par terre à côté du lit. Elle abrita ses yeux noirs de la lumière vive et recula précipitamment en émettant des petits bruits. Margaret se figea, la bouche ouverte sur un hoquet de terreur. La créature venait de prononcer un mot à voix basse. Elle avait dit « non ». Mais c’était le son de sa voix qui terrifiait Margaret, bien qu’elle n’eût rien d’étrange ou d’inhumain. Au contraire, cette voix appartenait à une femme. C’était la sienne. Chapitre 18 SECRETS Nicholas leva les yeux. Tuka, le conducteur de chariot, venait de rentrer dans l’auberge en compagnie d’un homme dont le visage rubicond et bouffi allait de pair avec un tour de taille imposant. Il était vêtu de couleurs criardes qui ne s’accordaient pas du tout : une veste jaune, une chemise à carreaux rouge et vert, un pantalon rouge, une écharpe verte en guise de ceinture et un chapeau violet qu’il portait à la mode des environs en relevant le large bord de chaque côté pour étreindre le crâne. — Harry, quelqu’un ne t’aurait pas volé tes habits la nuit dernière, par hasard ? demanda Ghuda. L’écuyer de Ludland bâilla. Il n’était pas encore tout à fait réveillé car il avait bu plus de bière qu’à son habitude la veille au soir. — On dirait bien que si, répondit-il. Mais les miens étaient de meilleur goût, malgré tout. Ghuda et Amos s’abstinrent du moindre commentaire et regardèrent l’étrange couple s’approcher de leur table. — Encosi, je présente à vous Anward Nogosh Pata, le représentant de mon maître dans la cité, annonça Tuka. Sans attendre qu’on lui en donnât la permission, l’homme s’empara de la seule chaise restée libre à la table du prince et lui demanda en chuchotant : — Est-ce vrai ? — Quoi donc ? répliqua Harry. Mais Nicholas balaya d’un geste la question de son compagnon et répondit : — Oui, c’est vrai. Nous avons la fille. Les joues de l’homme se dégonflèrent lorsqu’il poussa un profond soupir. Il tambourina sur la table. — Je connais Tuka depuis des années et je sais que même s’il n’est pas plus digne de confiance que n’importe quel autre conducteur de chariot, il n’est pas assez intelligent pour inventer une histoire de meurtre et de trahison aussi tordue. (Il se pencha par-dessus la table et baissa plus encore la voix.) Que comptez-vous faire ? Demander une rançon ou une récompense ? Nicholas fronça les sourcils. — Que préféreriez-vous que je fasse ? L’individu se remit à tambouriner sur la table. — Je n’en suis pas sûr. Si mon maître devient la victime d’un complot destiné à créer des tensions entre les clans – dont la plupart ont des liens solides avec des maisons marchandes ici et dans d’autres cités –, peu de leurs hommes seront enclins à se rappeler que mon maître s’est fait duper lui aussi. Il haussa les épaules tout en écartant les mains. — À dire vrai, mon maître ne serait pas franchement ravi de se faire traiter de dupe – car malgré toutes les excellentes qualités dont il est pourvu, il n’est pas sans éprouver une certaine vanité. D’ailleurs, les retombées que cela aurait sur son commerce risqueraient d’être désastreuses. — Certains sujets qui nous préoccupent moi et mes hommes pourraient également avoir un impact sur cette affaire, expliqua Nicholas. — Que proposez-vous ? demanda aussitôt Anward. — De ne rien faire pendant quelques jours. Nous sommes déjà parvenus à la conclusion que si la volonté du Chef Suprême se cache derrière cette série d’attaques et de meurtres, la vie de la fille, une fois au palais, ne vaudra pas cher. En revanche, si elle est le trophée d’un jeu que nous ne comprenons pas, alors le palais sera pour elle l’endroit le plus sûr du monde. Laissez-moi vous poser une question : quelle serait la réaction de votre maître s’il devait la renvoyer chez elle ? — Ça ne lui ferait pas plaisir, car cela voudrait dire que toute l’entreprise a échoué. Mais si cette affaire était vouée à l’échec dès le départ en raison de certaine duplicité, mon maître ne serait pas du genre à blâmer des gens innocents. — Le père de la fille la punirait-il ? — Il a de nombreuses filles, c’est vrai, mais il les chérit toutes. Non, il ne lui ferait aucun mal. Pourquoi cette question ? — Simplement pour m’assurer que je comprends tous les enjeux de cette partie, répondit le prince en réfléchissant à toute vitesse. — Qu’en est-il des précieux cadeaux qui accompagnaient la ranjana ? — Ils sont tous en sécurité. — Dans ce cas, j’enverrai un chariot et des gardes récupérer les biens de mon maître. Nicholas leva la main. — Je préférerais que vous attendiez un peu. Je ne pense pas que les personnes qui nous ont vus arriver nous soupçonnent d’avoir un lien avec les meurtres qui ont eu lieu au débarcadère de Shingazi, mais on ne peut jamais en être sûr. Si nous sommes surveillés, je ne veux pas que l’on sache que nous avons trouvé un trésor ou la ranjana. Laissons-les croire que les demoiselles qui nous accompagnent ne sont que des filles à soldats. » Vous avez ma parole, assura Nicholas lorsque Anward lui jeta un regard soupçonneux. Quand la ranjana quittera cet endroit, elle emportera avec elle son or et ses bijoux. L’individu se leva en disant : — Je vais certes recourir à la prudence, mais ça ne m’empêchera pas de chercher qui est le responsable de tout ce drame. Resterez-vous ici quelque temps ? — Quelques jours, sûrement. — Je vous souhaite une bonne journée, capitaine, conclut Anward en s’inclinant respectueusement. Ghuda s’aperçut que Tuka ne suivait pas le représentant de son maître. — Ils t’ont mis dehors ? Le petit conducteur de chariot haussa les épaules. — En effet, sab. On m’a retiré mon emploi car je n’ai pas réussi à protéger les marchandises de mon maître. Mais comme je suis venu leur apporter des nouvelles de la ranjana en leur disant qu’elle était ici, en ville, ils ne m’ont pas battu ni tué. — Dois-je comprendre qu’il est dur de trouver du travail par ici ? s’enquit Marcus. — On dirait, si les ouvriers sont prêts à supporter pareil traitement, répliqua Amos. — C’est très dur, sab, répondit Tuka. Je vais peut-être devoir me résoudre à devenir voleur pour pouvoir manger, ajouta-t-il d’un air complètement abattu. Nicholas ne put s’empêcher de sourire devant l’attitude comique du petit homme. — Je ne crois pas que tu aies le talent nécessaire. (Tuka hocha la tête en guise d’approbation.) Je vais te dire ce qu’on va faire. Tu nous as rendu quelques bons services, alors pourquoi ne pas travailler pour nous tant que l’on reste en ville ? Nous nous assurerons que tu ne meures pas de faim. Le visage du petit homme s’éclaira. — Encosi a besoin d’un conducteur de chariot ? — Pas que je sache. En revanche, j’ai besoin de quelqu’un qui connaît ce continent, et nous ne connaissons pas beaucoup de monde ici. Combien te payaient-ils ? — Un pastoli – une pièce de cuivre du fleuve Serpent – par semaine, plus la nourriture et la permission de dormir sous le chariot. Nicholas fronça les sourcils. — La monnaie locale ne m’est pas familière. Il prit quelques pièces dans sa bourse, l’une de celles qu’il avait trouvées au débarcadère de Shingazi, et les étala sur la table. — Laquelle est le pastoli ? Tuka écarquilla les yeux devant le nombre de pièces. — Celle-ci, encosi, répondit-il en désignant la plus petite. — Et les autres ? demanda Ghuda. Tuka trouva peut-être étrange l’attitude de ces mercenaires qui ne connaissaient pas la valeur de la monnaie locale, mais il n’en laissa rien paraître. — Ça, c’est le stolesti, expliqua-t-il en désignant une grosse pièce de cuivre. Elle vaut dix pastolis. Il passa également en revue le kathanri en argent qui valait vingt stolestis et le drakmasti en or que l’on appelait plus simplement le drak. Les autres pièces venaient d’autres cités et Tuka leur expliqua qu’il circulait tellement de monnaie étrangère qu’il était de coutume de payer par type de pièces en fonction de leurs poids autant qu’en fonction de leur valeur réelle. La plupart des négociants possédaient leurs propres pierres de touche et il n’existait pas de bureaux de change. Nicholas lança un stolesti à Tuka. — Va t’acheter une tunique propre et quelque chose à manger. Le petit homme s’inclina avec empressement. — Encosi est très généreux. Il se hâta de sortir de la salle commune. — Je sais que les pauvres du royaume ne possèdent pas grand-chose, fit remarquer Marcus, mais ici c’est encore pire apparemment. — Ils payent leurs conducteurs de chariot un dixième du salaire qu’ils pourraient toucher à Kesh, renchérit Ghuda. Nicholas fronça les sourcils. — Le commerce n’a jamais été un de mes points forts, mais je suppose qu’avec tous ces combats, le commerce ne marche pas très fort, ce qui signifie peu d’emplois et beaucoup de pression pour essayer de faire des bénéfices. (Le prince haussa les épaules.) Le travail est donc peu rémunéré. Ghuda acquiesça. — Ce qui a au moins un avantage, intervint Amos. — Lequel ? demanda Nicholas. — Les pots-de-vin nous ouvriront plus de portes ici, répondit l’amiral avec un grand sourire. Ce qui signifie que le trésor de Shingazi fait de nous des gens riches, très riches même, et pas seulement aisés. — C’est une bonne chose, mais ça ne nous dit toujours pas comment trouver les prisonniers. — C’est vrai, admit Amos. — Où sont Harry et Brisa ? Ils devraient être de retour depuis le temps ! Ils les avaient envoyés au bazar afin de voir si Brisa pouvait rentrer en contact avec les voleurs et les mendiants de la cité. — Et où diable Nakor a-t-il bien pu passer ? ajouta Nicholas, inquiet. Ghuda haussa les épaules. — Nakor ? Oh, il refera surface tôt ou tard. Il le fait toujours. Nakor pénétra dans le palais. Quelques minutes plus tôt, il avait aperçu un groupe de moines qui marchaient dans cette direction, juste au moment où il se demandait comment il allait bien pouvoir entrer. À la vue de leur tenue – une robe orange et jaune qui s’arrêtait au genou et au coude, avec une écharpe noire en travers de l’épaule – l’Isalani improvisa rapidement. Il emboîta le pas au dernier moine et tourna son sac à dos pour le prendre dans ses bras, si bien qu’on eût dit qu’il portait un paquet et une écharpe noire en travers de la poitrine. Cette ruse le transforma aussitôt en moine de l’ordre d’Agni – dont Nakor savait qu’il s’agissait du nom local de Prandur, le dieu du Feu. Il entra avec assurance dans le palais en passant devant les deux Tueurs rouges qui gardaient les portes. Il regarda l’un d’entre eux du coin de l’œil et le compara à la description qu’Amos avait fait des Tueurs noirs de Murmandamus. L’amiral était le seul membre de leur compagnie à avoir vu ces assassins et il les leur avait décrits après avoir trouvé le heaume près des ruines de l’auberge de Shingazi. Ces Tueurs rouges se tenaient immobiles, couverts du cou jusqu’aux pieds par une armure en maille rouge. Un heaume leur protégeait entièrement la tête, à l’exception de deux fentes étroites pour les yeux. Au sommet se trouvait un dragon ramassé sur lui-même, dont les ailes descendaient pour former les côtés du heaume. Nakor n’aurait su dire si les yeux de l’animal étaient en onyx ou en saphir, mais il n’avait pas l’intention d’y regarder de plus près. Les deux gardes portaient un tabard rouge orné d’un cercle noir sur la poitrine, au sein duquel un serpent doré à l’œil rouge formait un « S ». L’entrée du palais s’ouvrait sur un long passage qui s’enfonçait dans ce que Nakor supposa être un mur d’enceinte très épais. Puis ils se retrouvèrent de nouveau à ciel ouvert et traversèrent une très ancienne cour intérieure avant d’entrer dans le palais proprement dit. Ils montèrent quelques marches qui menaient à un vaste portail, entre de hautes colonnes qui soutenaient l’avancée du deuxième étage, couronné de créneaux dans lesquels s’ouvraient des meurtrières. Nakor vit que l’architecte, tout en essayant d’adopter un certain style classique, n’en avait pas pour autant complètement renié les dispositifs de défense. Dans l’ensemble, l’Isalani se dit que le palais du Chef Suprême était particulièrement laid. Il entra en compagnie des moines dans la grande salle où d’autres personnes se trouvaient déjà. Des soldats de l’armée régulière s’alignaient le long des murs, vêtus d’un tabard noir frappé lui aussi de l’emblème du Serpent. Une douzaine d’ordres religieux s’étaient déjà rassemblés avant l’arrivée des moines du feu. Une centaine d’hommes visiblement riches, dont certains devaient être des négociants à en juger par leur tenue, et les capitaines d’importantes compagnies de mercenaires tournaient autour du rassemblement de prêtres et de moines. Nakor se laissa distancer d’un pas par le dernier des moines d’Agni lorsque ceux-ci prirent position le long de l’un des murs de l’immense salle. Ils s’alignèrent à leur tour, si bien que Nakor se retrouva au même niveau que deux des soldats qui se tenaient devant les gigantesques colonnes de marbre sculpté. Il jeta un coup d’œil à droite, puis à gauche, avant de reculer d’un pas, se retrouvant derrière les deux gardes. Il adressa un sourire amical au marchand qui le regardait et lui fit signe de prendre sa place, comme pour lui permettre de mieux voir. L’homme sourit à son tour pour le remercier et s’avança pour prendre la place qu’occupait Nakor précédemment. Ce dernier recula dans l’ombre d’une colonne pour observer la cérémonie. À l’autre bout de la pièce, un certain nombre d’hommes et de femmes firent leur entrée en passant entre de grands rideaux suspendus derrière une haute estrade. L’individu qui ouvrait la marche présentait une stature impressionnante et mesurait visiblement plus de deux mètres. Il paraissait puissamment musclé mais sans être gras. Au contraire, on ne pouvait le décrire autrement que mince. Son visage tout en longueur aurait pu être beau s’il n’avait eu quelque chose de cruel dans le regard et dans le pli de la bouche. Nakor s’en rendit parfaitement compte en dépit de la distance qui les séparait. Cet homme était le Chef Suprême, sans le moindre doute. Il portait une simple toge pourpre qui lui arrivait aux genoux et mettait en valeur son physique d’athlète. Il leva une main gantée et siffla. Un cri lui répondit très haut sous la voûte de la salle et le son d’un battement d’ailes accompagna la descente d’un aigle. Bien qu’encore jeune, l’oiseau paraissait déjà si gros que seul un homme extrêmement fort pouvait le tenir perché sur son poignet. Cependant, le Chef Suprême paraissait porter la créature sans effort apparent. Derrière lui venaient deux femmes vêtues de manière provocante. L’une était blonde et portait pour tout vêtement un dos-nu de soie rebrodé de fil d’or et de rubis et une jupe d’un blanc immaculé, rassemblée sur un côté pour dévoiler en marchant une longue jambe fine. Une broche en or sertie d’un énorme rubis retenait le tissu sur les hanches. La chevelure blonde de la jeune femme était retenue en arrière par une pince en or et retombait sur ses épaules. Elle avait la peau pâle et ses yeux devaient être bleus, mais Nakor n’en était pas très sûr à cette distance. Elle était d’une beauté remarquable à tout point de vue, quoique trop jeune au goût de Nakor. Elle marchait à la droite du géant mais restait un pas en retrait. L’autre femme était tout aussi belle, bien qu’un peu plus âgée. Elle avait une chevelure d’ébène, mais la peau presque aussi claire que la première. Elle portait un petit débardeur rouge en partie ouvert sur une haute poitrine qu’elle dévoilait amplement. Sa jupe était identique à celle que portait l’autre femme, à l’exception de sa couleur noire. Ses bijoux, or et saphir, n’étaient pas moins coûteux, mais la broche qui retenait sa jupe n’était sertie que d’une petite émeraude. Elle rejoignit un homme vêtu d’une robe noire dont il repoussa le capuchon, dévoilant son visage. Il avait le crâne chauve et le nez percé d’un anneau doré. La femme lui prit le bras. — Rassemblez-vous et soyez attentifs, ô vous, hommes et femmes du sacré, annonça un héraut. Notre gracieux Chef Suprême requiert votre conseil, car il a besoin d’organiser une fête. Il va prendre femme, la ranjana de Kilbar, et souhaiterait célébrer la cérémonie lors du festival de la Fin du Printemps. L’expression de la jeune blonde montra que cette annonce ne lui faisait pas du tout plaisir, ce qui ne l’empêcha pas de rester silencieuse et à sa place derrière le Chef Suprême. — Dame Clovis, annonça le héraut. Tous les yeux se tournèrent vers la femme aux cheveux noirs, qui prit la parole. — Le seigneur Dahakon vous demande à tous de bénir cette union et de préparer les cérémonies que vous estimerez appropriées à cette occasion. L’homme qui, selon Nakor, devait être Dahakon restait immobile et silencieux. Très intéressant, se dit l’Isalani. Le Chef Suprême prit la parole à son tour. Nakor l’écouta avec attention et s’avança lentement derrière la rangée de colonnes qui soutenaient la galerie surplombant la salle. Puis il s’enfonça plus profondément encore dans les ténèbres et se dirigea vers l’estrade, pour mieux observer la scène. Harry et Brisa entrèrent dans l’auberge et se frayèrent un chemin dans la salle comble. Le jeune homme fit signe à Nicholas de les rejoindre dans l’une des chambres. Le prince ordonna à ses compagnons de rester assis à la table et suivit le couple dans le couloir. Ils pénétrèrent dans la chambre de Nicholas. — On sait où ont été emmenés les prisonniers, chuchota Brisa. — Où sont-ils ? demanda le prince à voix basse. — Dans cette propriété que nous avons vue en longeant le fleuve, répondit Harry. — Vous en êtes sûrs ? L’écuyer sourit. — Cela nous a pris la plus grande partie de la journée et la moitié de la soirée, mais Brisa a réussi à mettre la main sur un des membres de la confrérie des Haillons… — Qui ça ? — Les voleurs, expliqua Brisa. C’est le nom qu’ils se donnent. Mais il n’y a pas de quoi en faire un plat, il s’agit surtout de mendiants et de quelques tire-laine. Les voleurs les plus doués travaillent seuls ou sont pourchassés et tués par les hommes du Chef Suprême. — Harry, va chercher Calis et Marcus, ordonna Nicholas. L’écuyer obéit et sortit de la pièce. — D’autres nouvelles intéressantes ? Brisa haussa les épaules. — Je ne connais pas grand-chose aux cités. D’ailleurs, j’ai vécu toute ma vie à Port-Liberté et je n’ai que ça comme point de comparaison. Pourtant s’il existe un trou à rats plus misérable que cette cité – même comparé à Durbin –, eh bien, je n’en ai jamais entendu parler. Elle fronça les sourcils, ce qui poussa le prince à lui demander : — Qu’y a-t-il ? — C’est juste… ce qu’a dit un des mendiants. Pendant que j’essayais de lui faire du charme pour le convaincre que je n’étais pas l’une des Roses noires du Chef Suprême, il m’a dit qu’il ne volait que dans les endroits où c’est permis. « Plus tard j’ai demandé à un autre voleur ce que le premier voulait dire. Il m’a appris qu’il y a comme un règlement officieux qui détermine les endroits où l’on peut voler sans craindre les représailles et ceux où l’on risque de finir dans la cage. (Elle frissonna.) Ce doit être une horrible façon de mourir. Tu restes suspendu là pendant des heures et des heures. La nuit, tu gèles, et le jour, tu cuis ; tu peux pas t’asseoir ou te mettre debout et tu vois les gens sur la place qui s’occupent de leurs propres affaires. Tu dois avoir un drôle de sentiment d’irréalité. — On dirait que tu y as beaucoup réfléchi, fit remarquer Nicholas. — Montre-moi un voleur qui ne pense pas à ce qui pourrait lui arriver s’il est pris, et je te dirai qu’il s’agit d’un voleur stupide. (Elle fit la grimace.) Pour être franche, on est tous stupides. C’est vrai qu’on y pense, mais on s’imagine jamais qu’on pourrait réellement se faire prendre un jour. Nicholas esquissa un léger sourire. — C’est ce que j’appelle de l’autocritique. Brisa haussa les épaules. — J’ai passé trop de temps en compagnie de Harry ces derniers jours. (Elle sourit brusquement.) Il essaie de me remettre dans le droit chemin. Juste à ce moment, la porte s’ouvrit. Harry, Calis et Marcus entrèrent dans la pièce. Nicholas expliqua à son cousin et au demi-elfe ce qu’il venait d’apprendre, avant de conclure : — Attendez que la nuit soit bien avancée et tâchez de traverser le fleuve sans être vus. Je ne sais pas jusqu’à quelle distance vous pouvez vous approcher de cet endroit sans être repérés… — Je peux m’approcher très près, l’interrompit Calis. — Mais essayez de vous faire une idée de l’endroit où sont retenus les prisonniers. — Je me débrouillerai mieux si j’y vais seul, rétorqua le demi-elfe. Le prince haussa un sourcil. Puis il se souvint du petit jeu dans la forêt et lança un coup d’œil à Marcus. — C’est sûrement vrai, admit son cousin. (Il regarda Calis et s’aperçut que ce dernier l’observait avec un sourire sardonique.) Très bien, d’accord, c’est vrai. — Accompagne-le à mi-chemin, reprit Nicholas après réflexion. Je veux qu’il y ait quelqu’un à proximité pour te donner un coup de main au cas où tu devrais quitter cette propriété très vite. Calis sourit. — C’est gentil de vous inquiéter tous les deux. J’espère que ce ne sera pas justifié. On devrait partir maintenant, Marcus, ainsi on prendrait notre temps pour arriver jusqu’aux ruines de cette ferme devant la propriété. Je peux partir de là en éclaireur. Ils quittèrent la chambre. Nicholas se retourna et surprit Harry, le bras passé familièrement autour de la taille de Brisa. — Oh ! s’exclama le prince en haussant les sourcils. — Oh quoi ? fit Harry avant de se rendre compte de son geste. Oh ! répéta-t-il en se désengageant. — Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, Nicholas, rétorqua Brisa avec un sourire ironique. Je me contente de participer à l’éducation de Harry. Elle sortit de la pièce d’un air nonchalant et referma la porte derrière elle. Harry rougit tandis que Nicholas l’observait. — Je me pose des questions à ton sujet. L’écuyer s’empourpra de plus belle. — C’est-à-dire qu’on a passé beaucoup de temps ensemble, et elle est vraiment très jolie si on se donne la peine de regarder au-delà de ses horribles vêtements et de sa saleté. Nicholas leva les mains. — Tu n’as pas besoin de t’expliquer. Il jeta un coup d’œil à la porte, comme s’il pouvait voir à travers. — Ces derniers temps, je m’aperçois que j’ai du mal à me rappeler d’Abigail. C’est drôle, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en secouant la tête. Harry haussa les épaules. — Je ne crois pas. Cela fait des mois qu’on n’a pas vu Margaret et Abigail et… Nouveau haussement d’épaules. — Et Brisa dans ton lit, c’est plus réel que Margaret dans tes rêves ? hasarda Nicholas. — Quelque chose comme ça, oui, admit Harry. (Puis il parut sur le point de se mettre en colère.) Mais c’est plus que ça. C’est une chouette fille, Nicky. Si toi et moi, on avait vécu des trucs aussi durs que ce qu’elle a traversé dans son enfance, on s’en serait moitié moins bien sortis qu’elle. Et je sais que je peux la persuader de ne plus être une voleuse. Nicholas leva de nouveau les mains et fut surpris d’entendre Harry ajouter : — En plus, Anthony est amoureux de Margaret. — Tu as fini par deviner ? Harry sourit. — Ça m’a demandé du temps, mais j’ai fini par comprendre qu’il se concentrait sur l’une des deux filles pour pouvoir les retrouver. Ensuite, je me suis souvenu qu’il avait l’air plutôt détendu avec Abigail, mais qu’avec Margaret il ne tenait pas en place. — Où est Anthony ? s’enquit Nicholas. — Il est parti chercher Nakor. Le prince poussa un soupir exaspéré. — Et où est Nakor ? Ça fait deux jours maintenant. Harry n’avait pas de réponse à lui offrir. — Comme j’aimerais qu’elles arrêtent de faire ça, avoua Abigail. Margaret acquiesça. — Je sais. C’est énervant. Les deux créatures étaient assises non loin des jeunes filles, occupées à dîner, et imitaient chacun de leurs mouvements. Si Margaret coupait sa viande avec un couteau, l’une des créatures répétait ce geste sur une assiette et une table imaginaires. Elles restaient à une distance respectable des jeunes filles pendant la journée et ne s’approchaient jamais plus près qu’à portée de bras. Mais elles les observaient constamment et s’étaient mises depuis peu à les singer, ce qui irritait Abigail et Margaret. Cette dernière repoussa son assiette vide en disant : — Je ne sais pas pourquoi je mange autant, puisque nous n’avons rien à faire. Malgré tout, on dirait que je ne prends pas de poids. — Je sais. Je n’ai pas faim, mais je ne veux plus qu’on me force à me nourrir comme la première fois. Abigail mâcha consciencieusement une bouchée de nourriture et l’avala avant d’ajouter : — Est-ce que tu les as vues manger quoi que ce soit ? — Non, répondit sa compagne. Je me disais qu’on les nourrit peut-être pendant que nous dormons. — Et je ne les ai jamais vues non plus… tu sais. Margaret esquissa un sourire ironique. — Utiliser le pot de chambre. Abigail hocha la tête. — Je ne crois pas qu’elles dorment non plus. Margaret se souvint de la nuit où elle avait surpris la créature penchée au-dessus de son lit. — Je crois que tu as raison, Abby. Elles ne dorment pas. La jeune fille se leva et vit la créature qu’elle considérait désormais comme la sienne faire de même. Derrière elle, Margaret entendit Abigail émettre un hoquet de surprise. La jeune fille s’aperçut alors que le corps de la créature s’était légèrement modifié. Elle était plus grande, de la taille de Margaret à présent, et ses hanches et sa poitrine s’étaient élargies tandis que sa taille paraissait plus étroite. — Qu’est-ce qui se passe ? murmura Margaret. Nicholas leva les yeux lorsque la porte de l’auberge s’ouvrit violemment et alla s’écraser contre le mur. Avant que les soldats aient eu le temps de faire un geste, trois hommes armés firent irruption dans la salle, suivis de six archers. Un imposant individu aux cheveux gris entra derrière les archers qui tenaient en joue les occupants de la salle. — Qui commande ici ? demanda-t-il d’une voix impérieuse. — C’est moi, répondit Nicholas en se levant. Le vieil homme s’approcha de lui et le regarda de haut en secouant la tête. — Je louerai ta bravoure devant ton capitaine, mon garçon, mais tu ne lui fais pas honneur en le dissimulant à ma vue. — Sortons dehors, grand-père, et je me ferai un plaisir de te montrer que je suis bel et bien le capitaine de cette compagnie. — Grand-père ? répéta le vieil homme, encore solidement charpenté pour son âge. Pour qui te prends-tu, espèce de blanc-bec… Le prince sortit son épée et l’appuya sur la gorge de l’individu avant même que les archers aient le temps de lui décocher une flèche. — Si tu penses que tes hommes peuvent me tuer avant que j’enfonce la pointe de cette lame dans ta gorge, donne-leur l’ordre de tirer. Le vieil homme leva la main pour signifier à ses archers de ne pas tirer. — Si tu es le capitaine de cette compagnie, nous avons un litige à régler. Nous serons peut-être morts tous les deux dans quelques instants, alors ne mens pas. Il n’est pas honorable pour un homme d’entrer dans la maison de Dame Kal le mensonge aux lèvres. Pendant cette conversation, les hommes de Nicholas s’étaient déployés lentement dans la pièce en se préparant à combattre. — Si un seul d’entre vous, bande d’imbéciles, fait un geste particulièrement stupide, rugit Amos, nous serons tous morts ou presque avant d’avoir le temps de comprendre ce qui nous arrive. Alors laissez vos satanées armes au fourreau ! Le vieil homme jeta un coup d’œil à l’amiral. — Tu es sûr que ce n’est pas lui le capitaine ? — C’est le capitaine de mon navire, répliqua le prince. — Un navire ? Parce que tu en as un ? Nicholas ignora cette question. — Aurais-tu l’obligeance de m’expliquer pourquoi tu as fait irruption en menaçant mes hommes et en exigeant de me parler ? Avec lenteur, le vieil homme posa la paume de sa main gantée contre la lame du prince et l’écarta tout doucement. — Je suis venu te demander si toi et tes hommes avez tué mes fils. Nicholas regarda son interlocuteur de la tête aux pieds. Il était grand, de la taille de son oncle Martin au moins, et tout aussi large d’épaules que ce dernier. Sa chevelure nouée en queue de cheval à la manière des guerriers retombait sur ses épaules. Au vu des cicatrices sur son visage et ses bras, le prince se dit que le vieil homme n’avait pas adopté cette coiffure par vanité. L’épée qui lui battait la hanche paraissait vieille mais bien entretenue. — Je n’ai pas tué assez d’hommes, grand-père, pour ne pas me souvenir d’eux. Qui étaient tes fils, et pourquoi crois-tu que je suis le responsable de leur mort ? — Je suis Vaslaw Nacoyen, répondit le vieil homme, chef du clan du Lion. Mes fils se prénommaient Pytur et Anatol. Je pense que vous êtes au courant de leur mort car l’un de mes hommes vous a vus entrer dans la cité avec une jeune fille dont je pense qu’elle vient de la cité de Kilbar. Nicholas jeta un coup d’œil à Ghuda et Amos, puis remit son épée au fourreau. — Ce n’est pas un bon endroit pour parler, dit-il en désignant la salle pleine d’hommes qui n’appartenaient pas à sa compagnie ni à celle de Vaslaw. — Nous pouvons parler à l’extérieur, concéda ce dernier. Le prince fit signe à Ghuda et à Amos de l’accompagner. Les deux hommes se levèrent. Au moment où ils atteignaient la porte de l’auberge, Nicholas se retourna en disant : — Vaslaw, tes hommes peuvent-ils s’assurer que personne ne quitte cette pièce jusqu’à notre retour ? Le chef de clan donna à ses archers la consigne de tenir tout le monde éloigné de la porte. Puis il sortit en compagnie du jeune prince et de ses lieutenants. Une douzaine de cavaliers attendaient devant l’établissement, tandis que derrière eux se trouvaient encore une douzaine de fantassins. — On dirait que tu t’étais préparé à n’importe quelle réponse, fit remarquer Nicholas. Le vieil homme, dont le souffle se condensa dans l’air nocturne, poussa un grognement. Il fit signe au prince et à ses compagnons de le suivre et s’avança au centre de sa petite armée. — Personne qui n’est pas de mon sang ne peut nous entendre à présent. Savez-vous quelque chose au sujet de mes fils ? — S’ils ont pris part à une attaque particulièrement stupide du côté du débarcadère de Shingazi, oui, je sais ce qui leur est arrivé. — Sont-ils morts ? — Certainement, s’ils faisaient partie de la compagnie qui a mené l’attaque. — Les as-tu tués ? Nicholas formula soigneusement sa réponse. — Je ne crois pas. Nous avons tué quelques hommes des clans qui s’étaient emparés d’une caravane de chariots, mais nous n’avons trouvé sur eux que les talismans de l’ours et du loup. (Il prit soin d’omettre le talisman du serpent.) Les autres n’étaient que des bleus, des mercenaires qui n’ont même pas pensé à monter un tour de garde. Le prince fit le récit de cet épisode au grand complet, depuis la découverte des chariots incendiés et de Tuka jusqu’à celle des cadavres des hommes des clans et des mercenaires. — Tu passais là par hasard, c’est tout ? insista le vieil homme. — C’est exact, dit Nicholas, qui refusait de divulguer son origine. Vaslaw ne paraissait pas satisfait. — Pourquoi devrais-je te croire ? — Parce que tu n’as aucune raison de ne pas le faire. Quel motif aurais-je eu d’attaquer cette caravane de chariots ? — L’or, répliqua aussitôt le vieil homme. Nicholas soupira. Le fait d’être le fils du prince de Krondor ne lui permettait pas de savoir ce qu’était la cupidité. — Disons que l’or ne figure pas du tout en tête de ma liste de priorités. J’ai d’autres inquiétudes. — Écoutez, intervint Amos, vous l’avez entendu dire que je suis le capitaine de son navire. Mais son père en possède une flotte complète. — Qui est ton père ? demanda Vaslaw. — Il gouverne une lointaine cité, expliqua Ghuda. Ce jeune homme est son fils cadet. Le vieil homme hocha la tête. — Je vois, tu cherches à prouver ta valeur en guerroyant. Je comprends ce motif. — C’est un peu ça, en effet, admit Nicholas. De plus, l’une des questions les plus importantes que tu devrais te poser, c’est à qui profite la mort de tes fils ? — Personne, répondit le vieux chef de clan. Voilà bien ce qui me fait enrager. Ce complot mal conçu et destiné à irriter le Chef Suprême a été élaboré par mes fils et quelques autres têtes brûlées appartenant aux différents clans. La mort de tous ces jeunes hommes ne profite à personne, pas même au Chef Suprême. Il n’en résulte que de la méfiance entre les clans et le Chef Suprême, et aussi une perte de confiance au sein d’une cité qui en possède déjà bien peu. — C’est vrai qu’il y a beaucoup de choses au sujet de ce complot qui n’ont aucun sens. Que dirais-tu en apprenant qu’à deux reprises les attaquants ont laissé derrière eux suffisamment d’or pour rançonner une cité ? Et que l’un des cadavres que nous avons retrouvés tenait dans ses bras le heaume d’un Tueur rouge ? — Impossible, balbutia le vieil homme. — Pourquoi ? — Parce qu’aucun Tueur rouge n’a jamais quitté la cité sans le Chef Suprême. Il s’agit de ses gardes du corps personnels. Nicholas pesa le pour et le contre de ce qu’il convenait de dire ensuite. Il y avait quelque chose d’extrêmement simple chez ce vieillard, quelque chose qui rappelait l’époque plus simple elle aussi où ces gens vivaient comme les Jeshandis aujourd’hui, parcourant les plaines à cheval en suivant les troupeaux et vivant dans des yourtes. Les hommes des clans étaient peut-être devenus citadins depuis des générations, mais ils honoraient toujours leur héritage. Ils étaient dirigeants et guerriers, mais savaient toujours donner leur parole. — Et si je vous disais qu’un autre détachement de soldats est arrivé pour finir le travail afin de tuer la ranjana et de s’assurer que personne n’avait réussi à s’échapper ? Et que ces soldats appartenaient à la garde personnelle du Chef Suprême, les Braves du Rayonnant ? — En as-tu la preuve ? — J’ai tué un homme du nom de Dubas Nebu. — Je connais ce salaud. C’était le capitaine de la deuxième compagnie. Pourquoi l’avoir tué ? Nicholas expliqua en détail ce qu’ils avaient trouvé chez Shingazi, en n’omettant que la partie concernant le talisman du serpent. — Tu nous as donné à moi et aux autres chefs de clan matière à réfléchir, avoua le vieil homme lorsque le prince eut fini son récit. Quelqu’un essaie de nous dresser tous les uns contre les autres, et contre le Chef Suprême. — Mais qui pourrait tirer profit d’un pareil chaos ? intervint Amos. — C’est ce dont je dois discuter en conseil avec les autres chefs. Nous avons de nombreuses rivalités et vendettas au sein des familles des différents clans – c’est une tradition –, mais ce genre de désastre risque de nous ramener une dizaine d’années en arrière par rapport à notre alliance avec le Chef Suprême. — Vous avez une alliance ? fit Nicholas, surpris. — En effet, admit le vieil homme. Mais je ne vais pas t’expliquer notre histoire debout dans le froid. Viens dîner chez moi demain soir dans le quartier occidental de la cité et amène tes compagnons avec toi si tu crains pour ta sécurité. Je t’en dirai plus à cette occasion. Il leva le bras et aussitôt on lui amena un cheval. Il n’eut aucun mal à se hisser en selle en dépit de son âge. Pendant ce temps, l’un des fantassins alla ouvrir la porte de l’auberge et fit signe aux archers de quitter l’établissement. — J’enverrai quelqu’un pour te guider demain, promit Vaslaw. Porte-toi bien jusque-là. Il fit demi-tour et conduisit ses hommes hors de la ruelle. Amos, Ghuda et Nicholas les regardèrent partir, puis rentrèrent dans la salle commune et retournèrent s’asseoir à leur table. — Alors, que voulaient-ils ? demanda Harry. — Nous inviter à dîner, répondit le prince. Amos et Ghuda éclatèrent de rire. Calis fit signe à Marcus d’attendre. Ils venaient de passer presque une heure entière dans les ruines de la ferme incendiée et s’étaient tus par peur des sentinelles ou d’une patrouille. La traversée du fleuve s’était avérée plus difficile que prévu, car une troupe de soldats montait la garde sur le pont. Ils s’étaient rendus sur les quais, furtivement, pour y dérober une petite embarcation. Puis ils avaient traversé le fleuve à la rame et dissimulé le bateau dans les buissons. Calis leva deux doigts. Marcus hocha la tête. Si le demi-elfe n’était pas de retour dans deux heures, le jeune homme comprendrait qu’il avait été capturé ou qu’il n’avait pu quitter les lieux pour une raison ou une autre. Marcus devrait alors retourner à l’auberge pour en informer Nicholas. Calis partit en courant et traversa à découvert la route qui longeait la ferme avant de disparaître au cœur d’un bosquet d’arbres. Il courut entre les troncs, sûr de sa capacité à se cacher si le besoin s’en faisait sentir. Ces bois lui paraissaient familiers même s’il n’avait jamais arpenté leurs chemins auparavant. Ses yeux scrutaient la pénombre et distinguaient clairement la silhouette des buissons et des branches alors qu’un humain n’aurait rien vu. De par sa nature, le demi-elfe n’avait presque pas besoin de lumière pour voir. Seules les ténèbres absolues le rendaient comme aveugle. Calis s’arrêta en atteignant l’orée du bois. Il tendit l’oreille, tous les sens en alerte. Des animaux détalaient autour de lui, des lapins ou des écureuils peut-être. Le demi-elfe leur envoya une pensée rassurante et le léger bruissement se calma. De tous les mortels qui vivaient sur Midkemia, Calis était unique. Sa mère appartenait au peuple des elfes, mais son père, un humain, détenait un grand nombre des pouvoirs des légendaires Valherus, que les hommes appelaient les Seigneurs Dragons. Seule la magie de son père avait rendu possible sa naissance, et c’était encore elle qui lui avait donné des dons qu’on ne pouvait qualifier que de magiques. Calis esquissa un léger sourire en pensant à ce que Nakor répondrait à cela. Il avait surpris la plus grande partie des discussions entre le petit Isalani et Anthony sur le navire. Il savait que Nakor dirait que la magie n’existait pas et que l’univers tout entier était composé d’un matériau. Il savait aussi que Nakor était plus proche de la vérité que ce que lui-même pouvait appréhender, et se demandait s’il ne devrait pas emmener le petit Isalani à Elvandar pour parler aux tisseurs de sorts, si toutefois ils réussissaient à rentrer chez eux. Calis s’élança à toute vitesse et traversa en courant la route qui longeait le mur de la propriété. A moins qu’on le regardât directement, le demi-elfe n’était plus, lorsqu’il courait, qu’une silhouette floue sous le clair de lune. Il se déplaçait dans un silence surnaturel, même pour un natif d’Elvandar à qui les elfes avaient tout appris. Lorsqu’il s’arrêta derrière un chêne solitaire qui se dressait près du mur, sa respiration demeurait lente et normale. Il n’affichait aucun signe de l’épuisement qui aurait dû accompagner cette soudaine accélération, à l’exception d’un léger éclat humide sur son front. Calis examina le mur et attendit sans bouger pendant plus d’une demi-heure, faisant preuve d’une patience inhumaine. Mais il ne décela aucun signe de mouvement au sommet du mur crénelé. Il se baissa pour passer sous une branche basse et courut jusqu’au pied de la muraille qui s’élevait à plus de quatre mètres de hauteur et n’offrait que peu de prises pour l’escalade. Jusqu’ici, le demi-elfe portait son arc à la main ; il le passa en travers de son épaule et fléchit les genoux. Puis, faisant appel à tout son pouvoir, il sauta en extension et agrippa le sommet du mur des deux mains. En silence, il se hissa suffisamment haut pour jeter un coup d’œil par-dessus les créneaux. Le parapet était désert. Il escalada les remparts et s’accroupit dans l’ombre d’un merlon qui lui arrivait à hauteur de poitrine. Il ne voulait pas que sa silhouette se découpe sur le ciel nocturne, car même quelques étoiles masquées suffiraient à attirer l’attention d’un garde vigilant. D’ailleurs, les lumières de la lointaine cité se trouvaient directement derrière lui. Calis étudia les alentours et comprit pourquoi il n’y avait pas de gardes au sommet du mur. La propriété était immense et de nombreuses allées serpentaient entre les jardins et les dépendances. La maison elle-même se trouvait à plus de quatre cents mètres de distance, entourée par un autre mur protecteur. Il n’était pas dans la nature du demi-elfe de maudire le destin ou d’exiger quoi que ce soit des dieux. Mais il lui faudrait des nuits entières pour explorer les environs, à moins d’avoir de la chance. D’autre part, il savait qu’il lui restait moins d’une heure avant de devoir rejoindre Marcus, non pas qu’il s’inquiétât à l’idée de retraverser le fleuve sans le bateau – il était capable de nager dans les courants du fleuve aussi aisément qu’il avait sauté au sommet du mur. En réalité, c’était la sécurité de Marcus qui le préoccupait. Ils avaient à peu près le même âge, étant donné la façon dont comptaient les elfes, et le fils du duc de Crydee était à bien des égards le seul véritable ami que possédât Calis. Comme Martin, Marcus avait accepté le demi-elfe sans aucune réserve, alors que même ses amis les plus proches à Elvandar maintenaient avec lui une certaine distance. Calis n’en concevait ni rancœur ni tristesse – il s’agissait seulement d’un trait de caractère des elfes. Son père aussi avait peu d’amis au sens propre du terme, mais il bénéficiait de l’amour de son épouse et du respect que l’on accorde toujours à un chef de guerre victorieux. Calis savait qu’un jour lui-même devrait quitter Elvandar, et c’était l’une des raisons qui l’avaient poussé à accompagner Marcus pour ce long voyage. Le demi-elfe suivit du regard le chemin à ses pieds et vit qu’il serpentait à travers plusieurs jardins en terrasses avant d’atteindre le bâtiment principal. Il se laissa tomber avec souplesse du parapet et suivit le chemin, tous les sens en éveil afin de percevoir le moindre bruit. Margaret se réveilla et se redressa, désorientée, un épais nuage sombre devant les yeux. D’étranges coups sourds résonnaient à l’intérieur de son crâne douloureux. Elle avait aussi la bouche sèche. Elle avait ressenti cela une fois après avoir été autorisée à boire du vin à la table de son père, mais ici on ne leur servait pas d’alcool aux repas. Une lumière grise éclairait faiblement la pièce, car l’aube ne s’était pas encore tout à fait levée. La jeune fille dut faire appel à toute sa volonté pour pouvoir s’asseoir et inspira une profonde bouffée d’air. Brusquement, elle prit conscience d’une curieuse odeur épicée, ni désagréable ni rebutante, mais qui lui était totalement inconnue. Dans la pénombre, elle aperçut la silhouette immobile d’Abigail sur l’autre lit, dont la respiration calme et régulière faisait se soulever sa poitrine sous la fine couverture. Le visage de sa compagne paraissait crispé, comme si Abigail était aux prises avec un cauchemar. Puis Margaret se souvint que c’était un rêve qui l’avait réveillée. Des créatures la maintenaient immobiles, mais elle ne parvenait pas à se souvenir de leur aspect. Puis la jeune fille surprit un mouvement du coin de l’œil. L’une des créatures-lézards fit mine de repousser quelque chose d’une main. Margaret sentit la surprise l’envahir, mais cette émotion paraissait étouffée, comme si la chose à l’origine de ses maux de tête altérait également ses sentiments. On eût dit que la créature repoussait une mèche de cheveux. Margaret sortit du lit en obligeant ses jambes faibles et réticentes à bouger. Elle traversa la pièce d’un pas lourd et incertain pour s’approcher de l’endroit où se trouvaient les deux créatures, penchées tête contre tête comme si elles chuchotaient. La jeune fille éprouva une vague impression d’alarme. Les créatures avaient encore changé. A mesure que la lumière grise entrait par la fenêtre et illuminait la pièce dans des tons de gris et de noir, elle s’aperçut que la peau de lézard avait mué en une texture beaucoup plus douce et claire, et qu’au sommet de leur crâne poussaient désormais des cheveux. Margaret recula en portant la main à la bouche. L’une des créatures avait les cheveux blonds comme ceux d’Abigail, tandis que la chevelure de l’autre avait exactement la même teinte que la sienne. Marcus encocha une flèche, bien qu’il fût certain qu’il s’agissait de Calis. Peu d’hommes, à l’exception peut-être de son père, Martin, et de quelques rangers du Natal, auraient senti le demi-elfe approcher dans la pénombre qui précède l’aube. — Baisse ton arc, chuchota Calis. Marcus se leva et suivit son ami sans avoir besoin d’autres consignes. Ils ne disposaient que d’une étroite marge de manœuvre s’ils voulaient retraverser le fleuve sans être vus. Lorsqu’ils se retrouveraient en sécurité au milieu du trafic fluvial, ils ne seraient plus qu’un bateau parmi tant d’autres, mais ils risquaient d’attirer une attention indésirable si on les voyait mettre leur embarcation à l’eau si près de la propriété du grand conseiller. Marcus commença à ramer. — As-tu trouvé quelque chose ? — Rien de bien utile. J’ai remarqué une chose étrange cependant : on dirait qu’il n’y a aucun garde et peu de serviteurs. — Dans une propriété de cette taille ? s’étonna Marcus. Calis haussa les épaules. — Je n’ai qu’une expérience limitée des maisons humaines. C’est la première fois que j’en visite une, ajouta-t-il avec un sourire ironique. — D’après la taille de ces murs et la distance sur laquelle ils s’étendent, j’aurais cru trouver une véritable ville à l’intérieur. — Ce n’est pas le cas. Il y a surtout des jardins, des bâtiments vides et des signes étranges. — Des signes ? — Oui, des empreintes comme je n’en avais encore jamais vues : plus petites que celles d’un homme, mais malgré tout de forme humaine, avec des traces d’éraflures devant les orteils. Marcus n’avait pas besoin de se l’entendre dire pour deviner qu’il s’agissait de griffes. — Des hommes-serpents ? — Je ne le saurai que lorsque j’en verrai un, répondit Calis. — Tu vas y retourner ? — Il le faut. Il reste encore bien des endroits que je dois explorer si nous voulons trouver les prisonniers et découvrir ce qui est à l’œuvre ici. (Il sourit pour rassurer son ami.) Je serai prudent et méthodique. Je vais explorer tous les jardins avant d’entrer dans la maison proprement dite. Marcus ne se sentit pas rassuré pour autant, mais il savait que Calis était rapide, fort, calme et vif d’esprit. — Combien de temps ? demanda-t-il. — Trois, peut-être quatre nuits supplémentaires. À moins que je les trouve avant de visiter la maison. Marcus soupira et s’abstint de répondre en ramant vers les quais de l’autre côté du fleuve. Chapitre 19 EXPLORATIONS Un guide vint les chercher. Nicholas demanda à Ghuda et Amos de l’accompagner. Harry et Brisa, de leur côté, exploraient la cité à la recherche de nouveaux indices concernant le sort réservé aux prisonniers. Le rapport de Calis troublait le prince, car l’absence de gardes et de serviteurs n’avait, une fois de plus, aucun sens. Il se retrouvait confronté à trop de mystères et n’aimait pas ça. L’empreinte qui appartenait peut-être à un prêtre-serpent panthatian représentait la seule éventualité positive, ce qui ne réconfortait guère Nicholas. Il ne voulait pas que Calis retourne dans la propriété du grand conseiller, mais ne parvint pas à trouver une bonne raison de l’en empêcher. Anthony resterait à l’auberge en compagnie de Praji, de Vaja et des autres soldats pour écouter les rumeurs locales et découvrir d’éventuelles informations. Praji et Vaja avaient choisi de rester en échange d’un salaire élevé, car le prince, même s’il ne leur avait toujours pas révélé les tenants et aboutissants de cette affaire, leur en avait suffisamment dit pour les convaincre de travailler pour lui. Praji était certain qu’au moins une demi-douzaine d’agents appartenant à d’autres compagnies, ainsi que les mystérieuses Roses noires et les membres de certains clans se trouvaient dans la salle commune de l’auberge pour poser des questions discrètes. Nicholas et ses deux compagnons quittèrent l’auberge. Le trajet, à pied, leur prit presque une heure, ce qui donna au prince l’occasion de visiter un peu la cité du fleuve Serpent. Le bazar et les quartiers marchands qui l’entouraient, ainsi que les quais, représentaient une sorte de terrain neutre où chacun pouvait aller et venir librement, quel que soit son clan ou l’alliance à laquelle il appartenait. L’ordre y était maintenu par une garnison appartenant à la garde personnelle du Chef Suprême. Ces soldats vêtus d’uniformes noirs marchaient deux par deux dans toutes les rues de ce quartier et l’on apercevait même de temps en temps une patrouille de douze hommes traverser la foule d’un pas vif. Mais lorsque les trois hommes et leur guide quittèrent le centre commerçant de la cité pour rentrer dans les quartiers résidentiels, ils eurent l’impression de pénétrer dans une ville en pleine guerre civile. Des barricades avaient été érigées pour obliger les chariots et les cavaliers à les contourner afin de décourager toute attaque. Les hommes se déplaçaient en groupes et les femmes ne sortaient pas sans escorte armée. À plusieurs reprises, les passants changèrent de trottoir plutôt que de faire confiance à Nicholas et ses amis. Le prince remarqua que la plupart des personnes qu’ils croisaient portaient un insigne. La majorité d’entre eux représentait la tête d’un animal ; il comprit qu’il s’agissait des clans dont Tuka et Praji lui avaient parlé. Les autres, des mercenaires, portaient un insigne montrant à quelle compagnie ils devaient allégeance. Nicholas songeait déjà auparavant à faire fabriquer des insignes pour ses hommes, mais espérait avoir quitté la cité avant que cela devienne nécessaire. Il avait déjà l’impression d’y être resté trop longtemps. Lorsqu’ils approchèrent de la maison de leur hôte, le foyer ancestral du clan du Lion, le jeune homme eut droit à un autre exemple du genre de vie que menaient les habitants de cette ville. On eût dit un camp retranché. D’ailleurs, ils virent les premières sentinelles bien avant d’apercevoir la maison elle-même. Celle-ci se composait de trois étages et d’une tourelle d’observation. Le mur d’enceinte extérieur s’élevait à plus de deux mètres de hauteur et les archers se tenaient à leur poste sur les plates-formes qui leur étaient réservées. — Tiens, il y a une double enceinte, fit remarquer Amos après avoir franchi le portail. L’espace à découvert qui s’étendait entre les murs extérieur et intérieur faisait le tour de la propriété tout entière. Le mur d’enceinte intérieur s’élevait lui à près de quatre mètres de hauteur, et une distance de neuf mètres séparait les deux obstacles. — Il y a deux cents ans, le clan du Rat et ses alliés ont réussi à s’infiltrer dans la maison elle-même. Notre chef de l’époque fut exilé en raison de sa disgrâce et son successeur fit construire les deux murs que vous voyez là afin que cela ne se reproduise jamais, expliqua leur guide. Vaslaw Nacoyen accueillit ses invités à l’entrée de sa demeure en compagnie d’une dizaine de ses guerriers. Nicholas était heureux d’avoir rencontré les Jeshandis au cours de son voyage, car cela lui permettait de voir à présent les liens qui existaient entre ces deux peuples. Certes, les citadins avaient revêtu des robes de soie coûteuse et se baignaient dans de l’eau parfumée mais, dans l’ensemble, leur tenue et leurs armes n’étaient pas sans rappeler celles des nomades de la plaine. Les soldats sur le toit disposaient de l’arc court des cavaliers ; aucune arbalète ni aucun arc long n’étaient visibles. Tous portaient la queue de cheval des guerriers, comme Mikola dans sa yourte, et la plupart avaient de longues moustaches tombantes ou des barbes taillées de près. Vaslaw conduisit ses invités dans une immense pièce qui ressemblait autant à une chambre du conseil qu’à une salle à manger. Les serviteurs les attendaient et avaient déjà dressé la table, qui occupait une grande partie de la pièce. Le vieil homme pria Nicholas et ses compagnons de s’asseoir, puis leur présenta le seul fils qui lui restait, Hatonis, ainsi que ses deux filles. Yngia, l’aînée, paraissait sur le point d’accoucher et s’agrippait au bras d’un homme qui devait être son mari. La plus jeune, Tashi, âgée d’une quinzaine d’années environ, rougit lorsque son père la présenta et garda les yeux baissés. Le mari d’Yngia se prénommait Regin, leur apprit Vaslaw. Une fois tous les convives assis, les serviteurs apportèrent un assortiment de plats répartis en petites portions sur de nombreuses assiettes. Nicholas se dit qu’il devait s’agir d’un exemple de tout ce que la cuisine locale avait à offrir. Un certain nombre de vins attendaient d’être versés dans les verres à la droite de chaque convive, pour accompagner les différents mets. Tout en mangeant, le prince attendit que son hôte entame la conversation. Mais le vieil homme resta silencieux pendant la première partie du repas. Puis Regin se tourna vers Nicholas pour lui poser une question. — Avez-vous beaucoup voyagé, capitaine ? Le jeune homme acquiesça. — Beaucoup, oui. Je suis le premier de mon peuple à visiter cette cité, je crois. — Seriez-vous originaire des terres occidentales ? s’enquit Yngia. Le continent de Novindus se divisait plus ou moins en trois parties égales. Le Rapace avait fait naufrage au large des terres orientales, qui comprenaient les terres brûlantes, ainsi qu’ils appelaient le désert, les grandes steppes, foyer des Jeshandis, et la cité du fleuve Serpent. Les terres fluviales se trouvaient pour leur part au cœur du continent et abritaient une forte population, supérieure à celle des deux autres territoires. La rivière Vedra, qui prenait sa source dans les montagnes Sothu, traversait cette riche région agricole en direction du sud-est. À l’ouest de la rivière s’étendait la plaine de Djams, un territoire relativement inhospitalier habité par des nomades plus primitifs encore que les Jeshandis. Au-delà de cette plaine s’élevait une gigantesque chaîne de montagnes, le Ratn’gary – le Pavillon des Dieux – qui commençait au sud du continent, près de la mer, et s’achevait au nord au bord de la majestueuse forêt d’irabek, laquelle s’étendait entre le Ratn’gary et les montagnes Sothu. C’était au-delà de cette barrière naturelle que se trouvaient les terres occidentales. La plupart des Orientaux ne connaissaient que peu de choses au sujet de cette région et de ceux qui y vivaient. Ils en savaient d’ailleurs encore moins à propos du royaume insulaire de Pa’jkamaka, situé à huit cents kilomètres de là. Seule une poignée de négociants audacieux s’étaient aventurés jusque dans ces lointaines cités. — Quand doit naître votre bébé ? demanda Ghuda à brûle-pourpoint, épargnant ainsi à Nicholas la peine de répondre. — Bientôt, répondit la jeune femme en souriant. Tandis que les serviteurs commençaient à retirer les premiers plats, le prince n’y tint plus et décida d’aborder lui-même le sujet qui lui brûlait les lèvres. — Vaslaw, tu m’as dit la nuit dernière que j’avais besoin de comprendre l’histoire de cette cité. Le vieil homme hocha la tête en finissant de sucer le contenu d’une palourde, et reposa la coquille vide sur son assiette pour que le serviteur puisse la retirer. — En effet, admit-il. En possèdes-tu déjà quelques notions ? Nicholas lui expliqua ce qu’il avait appris jusqu’ici. De nouveau, Vaslaw hocha la tête. — Pendant des siècles, après nous être occupés des rois, le conseil des chefs gouverna sagement et la cité connut la paix. De nombreuses vieilles querelles furent écartées et l’on assista même à beaucoup de mariages entre clans, si bien qu’à mesure que le temps passait, nous commencions à ne plus former qu’un seul peuple. (Il fit une pause pour rassembler ses pensées.) Nous sommes pétris de traditions. Dans notre propre langue, nous nous appelons les Pashandis, ce qui signifie « les Justes ». — Vous êtes donc parents des Jeshandis, fit remarquer Amos. — Cela signifie « les Libres ». Mais nous sommes tout simplement le shandi, le peuple. Il est dur pour nous de nous défaire de certaines traditions. C’est important de devenir avant tout un chasseur et un guerrier. Je suis un marchand de grand renom et possède des navires et des caravanes fluviales qui vont et viennent à longueur d’année. Je me suis rendu par deux fois dans les terres occidentales et j’ai même visité le royaume de Pa’jkamaka une fois, et chacune des cités sur la Vedra. Mais ma richesse ne vaut rien au sein du conseil de mon clan ; c’est mon œil vif, mes talents d’archer et de cavalier, mon aptitude à traquer une proie, et ma force à l’épée qui me confèrent le droit de régner. Son fils le regardait avec fierté, tout comme ses filles et son gendre. — Mais être le premier à l’épée, à l’arc ou sur le dos d’un cheval ne fait pas d’un homme un dirigeant avisé, reprit Vaslaw. Au cours des années, de nombreux chefs ont commis des actes stupides au nom de la fierté et de l’honneur, et leurs clans en ont souvent souffert. Le conseil avait la main mise sur la cité, mais seul un chef pouvait édicter des lois au sein de son clan. (Il secoua la tête.) Puis, il y a presque trente ans de cela, des événements désastreux ont commencé à se produire. — Des événements désastreux ? répéta le prince. — Oui. Les rivalités devinrent à nouveau querelles. Le sang fut versé et la guerre ouverte éclata entre les différents clans. Il y en a quatorze en tout, Nicholas. Au plus fort des combats, six clans – l’Ours, le Loup, le Corbeau, le Lion, le Tigre et le Chien – étaient aux prises avec ceux du Chacal, du Cheval, du Taureau, du Rat et de l’Aigle. L’Élan, le Buffle et le Blaireau s’efforçaient de rester neutres mais se laissaient peu à peu aspirer dans le conflit. « Au plus fort de cette guerre, un capitaine mercenaire du nom de Valgasha s’empara du bâtiment du conseil avec l’aide de sa compagnie. Il se proclama porte-parole des habitants de la cité qui n’appartenaient pas à nos clans et déclara que le bazar et les quais étaient désormais sous sa protection. Il tua tous les hommes des clans qui s’aventurèrent armés dans cette partie de la ville et réussit presque à nous unir tous contre lui, mais avant que nous ayons pu monter une offensive, il nous envoya des messagers pour implorer une trêve. Nous le rencontrâmes et il réussit à nous convaincre, moi et les autres chefs, de mettre fin au conflit. C’est à la suite de ces événements qu’il prit le titre de Chef Suprême. Depuis, il remplit le rôle d’arbitre et de conciliateur auprès des différents, clans, même s’il reste encore beaucoup de problèmes non résolus et que les querelles se poursuivent. — Je croyais qu’il était le souverain absolu de la cité, avoua Nicholas. — Il l’est, mais à l’époque, il représentait une solution alternative plus raisonnable que la guerre au quotidien. Mais avec le retour de la paix, son emprise sur notre ville s’est accentuée. Il commença par transformer sa compagnie de mercenaires en gardes qui se mirent à patrouiller dans le bazar et sur les quais, puis le quartier marchand. Ensuite, il créa une armée régulière et fit entrer ses plus anciens et plus fidèles soldats dans sa propre garde, les Braves du Rayonnant. Il agrandit le vieux palais des rois et s’y établit. Puis Dahakon fit son apparition. (Vaslaw cracha presque ce nom.) « C’est à cause de ce meurtrier au cœur noir que la cité est devenue une principauté dont Valgasha est le prince. C’est lui aussi qui a créé les Tueurs rouges, de véritables fanatiques qu’il faudrait tailler en pièces, car on ne les arrêtera pas si leurs maîtres les lâchent sur les innocents de cette ville. — Quand tout cela est-il arrivé ? demanda Amos. — Les troubles ont commencé il y a vingt-sept ans ; l’emprise du Chef Suprême devint absolue trois ans plus tard. Nicholas jeta un coup d’œil à l’amiral, qui hocha la tête. — Et qu’en est-il de cette attaque que nous avons involontairement contrariée ? demanda le prince. Vaslaw fit signe à son gendre de parler. — Certains de nos plus jeunes guerriers cherchent à saper l’autorité du Chef Suprême en sabotant le traité qu’il a signé avec les organisations marchandes du Nord. Ils ont agi sans avoir la permission de leurs chefs. Le vieil homme soupira. — C’était stupide, peu importe leur bravoure. Un tel revers n’est tout au plus qu’une source d’irritation passagère pour Valgasha. — Je crois que nous partageons la même cause, affirma Nicholas. Comme je l’ai dit, je pense que le Chef Suprême ou un membre haut placé de sa cour est responsable de la mort de tes fils. Le jeune homme répéta, mais avec plus de détails cette fois, l’histoire qu’il lui avait racontée la veille, au sujet de l’attaque, de la présence du heaume d’un Tueur rouge, et de l’arrivée de la garde personnelle du Chef Suprême. Ce fut Hatonis qui posa la première question. — Que faisiez-vous donc à cet endroit ? Le prince regarda Ghuda, qui haussa les épaules, et Amos, qui lui fit signe de parler. — J’exige de vous le serment que ce qui sera dit entre ces murs ne sortira pas de cette pièce, dit Nicholas. Vaslaw hocha la tête. — Je suis le fils du prince de Krondor, avoua le jeune homme. — Mon père m’a dit que le vôtre est le souverain d’une cité quelconque. Mais je n’ai jamais entendu parler de Krondor. Est-ce qu’elle se trouve dans les terres occidentales, ainsi que ma sœur vous l’a demandé ? — Non, répondit Nicholas qui passa l’heure suivante à leur parler du royaume des Isles et de l’empire de Kesh la Grande, ainsi que de leur traversée de l’océan et des attaques sur le continent. Lorsqu’il acheva son récit, le repas était terminé et tous les convives s’attardaient à table autour de diverses liqueurs et de café sucré. — Je ne vais pas traiter un hôte dans ma maison de menteur, Nicholas, mais j’ai du mal à donner foi à ton histoire. J’aurais déjà du mal à imaginer ces lointains royaumes et des dizaines de milliers de soldats si c’était un conteur qui me les décrivait, alors dans la vraie vie… Non, j’ai des difficultés à te croire. Nous avons eu notre part de conquérants par le passé ; au début du conflit, le roi-prêtre de Lanada a essayé de conquérir toutes les cités au bord du fleuve, mais le Chef Suprême s’est allié avec le raj de Maharta pour contrecarrer ses ambitions. Crois-moi, de tels individus sont toujours arrêtés à temps. — Non, pas toujours. Mes ancêtres étaient des conquérants, et aujourd’hui ils sont devenus les héros de notre histoire nationale. Mais il est vrai que c’est nous qui écrivons l’histoire, admit Nicholas à l’intention d’Amos. Ce dernier sourit. — Nicholas dit la vérité. Il faudra prendre l’un de vos navires et venir nous rendre visite un jour, Vaslaw. Vous trouverez tout cela bien étrange, mais c’est réel. — Très bien, concéda Regin, mais pour quelle raison cette mystérieuse force voudrait-elle faire la guerre par-delà un océan aussi vaste – celui que nous appelons la mer Bleue – et n’en rapporter qu’un peu de butin et des esclaves alors qu’il y a tant de richesses à proximité ? Le prince se tourna vers Vaslaw. — Tu as parlé de quatorze tribus. Y en avait-il une quinzième autrefois ? Les traits du vieil homme se durcirent. Il fit signe aux serviteurs de quitter la pièce. Puis il se tourna vers ses filles et ses autres invités. — Je vous demande également de sortir. Tashi parut sur le point de protester, mais son père l’en empêcha en criant presque : — Obéis ! Il ne resta plus dans la pièce que Nicholas, ses amis, Vaslaw, son fils et son gendre. — Hatonis est mon dernier héritier mâle et Regin deviendra le chef à ma mort, expliqua le vieil homme. Mais personne d’autre ne doit entendre les paroles qui vont être échangées. Qu’as-tu dit, Nicholas ? Ce dernier sortit le talisman de sa bourse et le tendit à. Vaslaw qui regarda l’objet d’un œil sévère. — Les Serpents sont de retour. — Les Serpents, Père ? murmura Hatonis, surpris. Regin aussi paraissait confus. Vaslaw reposa le talisman. — Lorsque j’étais enfant, mon père, qui était le chef à l’époque, m’a parlé du clan du Serpent. (Il fit une courte pause avant de reprendre son récit.) Autrefois les clans étaient au nombre de vingt. Trois d’entre eux se sont éteints : le Serval, le Dragon et la Loutre. Deux autres ont été détruits au cours d’une guerre ou à cause de querelles sanglantes : le Faucon et le Sanglier. Du temps du père de mon grand-père, les Serpents vivaient ici, dans la cité, comme le reste d’entre nous. Mais il y eut trahison, et un déshonneur si vil qu’aucun homme ne put en parler. Les Serpents furent traqués et tués jusqu’au dernier, pense-t-on. « Sais-tu ce que cela signifie « jusqu’au dernier » ? ajouta le vieil homme en baissant la voix. (Nicholas ne répondit pas.) Tous les hommes femmes et enfants qui avaient du sang Serpent dans les veines furent capturés et passés au fil de l’épée, en dépit de leur jeunesse ou de leur innocence. Des frères tuèrent leurs propres sœurs qui avaient épousé un homme du clan du Serpent. « Vous êtes des étrangers, si bien qu’il y a beaucoup de choses au sujet des clans que vous ne pouvez pas comprendre. Nous ne faisons qu’un avec le totem de notre clan. Ceux d’entre nous qui pratiquaient la magie empruntaient sa forme à l’animal et apprenaient sa sagesse. Nous lui parlions et il guidait nos jeunes hommes lors de leur quête de vision. Mais quelque chose se produisit au sein du clan du Serpent, qui figurait autrefois parmi les plus puissants d’entre nous, quelque chose qui les conduisit dans les ténèbres et leur enseigna le mal. Ils devinrent l’anathème de leur race. — Regarde ceci, dit Nicholas en lui tendant cette fois la bague en forme de serpent. Nous l’avons retrouvée au doigt d’un Moredhel – un parent de ceux que vous appelez ici les Longues-Vies – près du château de mon oncle. Vaslaw dévisagea le jeune homme pendant un long moment. — Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? — Il s’agit d’un sujet que je ne pourrais peut-être jamais aborder, même s’il devait m’en coûter la vie. J’ai prêté serment, ainsi que mes parents. Mais il existe une raison pour laquelle nous avons un lien, nous qui sommes venus de l’autre côté de l’océan et vous qui habitez ici. Nous avons un ennemi commun qui est derrière tout ce qui s’est produit ces derniers mois, j’en suis sûr. — Qui ? demanda Hatonis. Le Chef Suprême et Dahakon ? — Peut-être, mais je pensais à un ennemi qui se cache encore derrière ces deux-là, répondit Nicholas. Que savez-vous des prêtres-serpents panthatians ? La réaction de Vaslaw fut immédiate. — Impossible ! Voilà que tu nous racontes une nouvelle fable ! Ce sont des créatures de légende, qui vivent sur une terre mystérieuse, Panthatia, quelque part à l’ouest – des serpents qui vivent et parlent comme des hommes. De telles créatures n’existent que dans les histoires que les mères racontent pour effrayer les enfants qui ne sont pas sages. — Ce n’est pas une légende, affirma Amos. J’en ai vu un. Vaslaw dévisagea l’amiral qui lui parla brièvement du siège d’Armengar, lorsque Murmandamus s’apprêtait à envahir le royaume. — Me voilà de nouveau tenté de traiter l’un de mes invités de menteur, dit Vaslaw. Le sourire que lui fit Amos était dépourvu de la moindre chaleur. — Résistez à cette tentation, mon ami. Il est vrai que j’ai la réputation d’inventer des histoires de temps à autre, mais en ce qui concerne celle-ci, vous avez ma parole : elle est vraie. Et je n’ai jamais laissé vivre un homme qui me traitait de parjure. — Je ne sais rien de vos traditions, comme tu me l’as si bien fait remarquer, admit Nicholas. Mais est-ce l’union à son totem qui a pu rendre le clan du Serpent vulnérable à l’influence des Panthatians ? — Personne aujourd’hui ne sait quelle horreur est la cause de l’éradication du clan du Serpent, Nicholas. Ce terrible secret a disparu avec les chefs qui ont tué les membres de ce clan. — Mais ce terrible secret, quel qu’il soit, aurait pu avoir un rapport avec les Panthatians, n’est-ce pas ? insista le prince. Le vieil homme avait l’air secoué. — Si le peuple du Serpent se cache derrière les récents événements, comment leur résister ? Ils sont des fantômes qu’aucun homme ici présent n’a jamais vus. Devons-nous nous déployer dans toutes les directions pour partir à leur recherche ? — Nous ne sommes pas sans espoir, intervint Amos. — Lequel ? demanda Regin. — J’ai rencontré un Panthatian, certes, mais je l’ai aussi vu mourir. — Ce sont des créatures mortelles, renchérit Nicholas. Je ne sais pas encore quels sont leurs plans, et je sais surtout que ma tâche est de retrouver ceux qui nous ont été enlevés et de les ramener chez nous. Mais je pense qu’en faisant cela, je risque de frustrer ces créatures et de les pousser à me pour suivre. — Qu’attendez-vous de mon clan, qu’attendez-vous du Lion ? demanda Vaslaw. — Pour le moment, je n’attends de toi que la paix. Mais je serais également heureux de te voir te venger de ceux qui sont responsables de la mort de ces jeunes hommes. Je suis sûr que cela n’entravera en rien mon but. Et j’aurais peut-être besoin de ton aide. — Nous te l’accorderons si nous le pouvons, lui promit le vieil homme. Chaque chef de clan doit prêter de nombreux serments lorsqu’il accepte ce titre. Mais l’un d’entre eux importe particulièrement, presque autant que celui de protéger le clan jusqu’à la mort. C’est celui qui nous oblige à traquer le moindre Serpent. Aujourd’hui, il fait partie du rituel, et aucun chef de clan depuis quatre générations n’a eu à le respecter. Jusqu’à maintenant, ajouta-t-il en caressant le talisman. Calis s’accroupit et se dissimula derrière une haie, face à un grand bâtiment. Il en avait déjà exploré plusieurs et localisé une armurerie, un ensemble d’entrepôts, des cuisines et les quartiers réservés aux serviteurs. Tous étaient déserts, même si le demi-elfe avait relevé des traces montrant qu’ils avaient été utilisés récemment. En revanche, il y avait du monde dans un autre bâtiment qui servait également de cuisine, et l’on y préparait une grosse quantité de nourriture, ce qui laissait Calis perplexe, car la maison principale était en grande partie plongée dans la pénombre. Un seul côté paraissait occupé, si l’on en croyait les lumières qui brillaient aux fenêtres. Il avait vu deux hommes vêtus de noir, avec un tissu rouge noué autour de la tête, sortir des cuisines en portant des pots remplis de ragoût fumant, et les avait suivis jusqu’à ce grand bâtiment. Des gardes vêtus du même uniforme, que complétaient une épée et un arc, les laissèrent entrer par une double porte. Calis étudia le mur depuis sa cachette. Le bâtiment était dépourvu de fenêtres et ressemblait à un gros entrepôt. Le demi-elfe regarda tout autour de lui pour s’assurer que personne ne se cachait à proximité, puis s’élança en direction du mur. D’un bond prodigieux, il atterrit directement au sommet du toit de tuiles. Et faillit retomber de l’autre côté. L’édifice n’était qu’un carré creux, un passage couvert entourant une grande cour à ciel ouvert. Le toit en pente, couronné de tuiles rouges, ne devait pas faire plus de quatre mètres de large et abritait des marchandises, semblait-il. Calis s’aplatit contre les tuiles et scruta les ténèbres. Ses yeux, plus perçants que ceux d’un humain, lui permirent de distinguer clairement ce qui se passait dans cette cour. Comme tous les elfes, on lui avait appris à maîtriser ses émotions, mais il n’en fut pas moins secoué par ce qu’il vit. Sa main serra son arc au point que ses jointures blanchirent. Plus d’une centaine de prisonniers gisaient enchaînés sur de lourdes planches de bois, sous les étoiles. Bien qu’on fût au printemps, il faisait encore froid la nuit. Les malheureux portaient les traces de leur captivité à l’air libre. Leur corps était émacié, ils avaient l’air hagard. De toute évidence, beaucoup étaient malades et, à en juger par le nombre de planches vides, plus de la moitié des personnes capturées sur la Côte sauvage étaient mortes. Mais ce qui choqua le demi-elfe et provoqua en lui une vague de répulsion, ce fut la vue des créatures qui erraient parmi les prisonniers. On eût dit de grotesques imitations d’humains. Elles se déplaçaient, gesticulaient, et certaines essayaient de bouger les lèvres pour imiter la parole, mais les voix paraissaient fausses et ne formulaient que des syllabes incohérentes. Les deux hommes qui apportaient le ragoût traversèrent la cour en distribuant un bol de nourriture à chaque prisonnier. Calis se déplaça lentement sur le faîte du toit, désireux d’en apprendre plus sur les environs et cherchant à apercevoir Margaret et Abigail. Il ne serait pas facile de secourir les malheureux. Les gardes ne semblaient pas nombreux, mais il y avait beaucoup de chemin à parcourir pour sortir de la propriété et la plupart des prisonniers ne devaient pas être assez en forme pour se déplacer et encore moins pour courir. Le demi-elfe fit le tour complet du bâtiment pour graver chaque détail dans sa mémoire. Pendant un moment, il observa les deux créatures accroupies à côté de deux des prisonniers. L’une d’elles frotta les cheveux d’un prisonnier, qui tenta faiblement de la repousser. Le geste de la créature était étrangement apaisant. Brusquement Calis comprit ce qui le dérangeait. La chose ressemblait au prisonnier. Le demi-elfe balaya de nouveau la cour du regard et s’aperçut que pour chaque homme ou femme enchaîné se trouvait une créature qui commençait à lui ressembler. Calis fit de nouveau le tour du bâtiment pour s’assurer qu’il ne se trompait pas. Lorsqu’il atteignit l’endroit où il avait atterri, il se laissa tomber d’un bond et courut en direction de la haie pour s’y dissimuler. Il n’avait pas vu les deux jeunes nobles de Crydee. Il connut un instant de doute. Devait-il retourner voir Marcus et l’informer du sort des prisonniers, ou devait-il poursuivre ses recherches ? La prudence fut plus forte que son sentiment d’urgence. Il n’était pas dans sa nature de céder à l’impatience. Il se dirigea vers le mur d’enceinte extérieure pour rejoindre Marcus. Nakor regardait, fasciné. Il observait l’individu immobile sur sa chaise depuis presque une demi-journée, et bien que cet homme n’ait fait absolument aucun mouvement, le petit Isalani n’en était pas moins captivé. Depuis qu’il était entré dans le palais, il avait erré en toute liberté de salles en galeries. Il n’avait pas rencontré le moindre soldat, sauf à l’entrée du palais, et il avait facilement évité les quelques serviteurs aperçus du coin de l’œil. La plupart des pièces n’étaient pas utilisées – ni nettoyées, à en juger par la couche de poussière qui s’y trouvait. Il s’aperçut qu’il était facile de se glisser dans les cuisines pour y prendre ce dont il avait besoin, et de toute façon, il avait toujours ses pommes, même s’il pensait parfois avec nostalgie à ses oranges. C’est qu’il s’y était habitué, avec le temps. Il avait dormi dans des lits moelleux et même pris un bain et revêtu une nouvelle robe, visiblement taillée pour une personne d’à peu près sa taille. Il resplendissait désormais dans cette robe lavande qui s’arrêtait au coude et au genou, avec une écharpe violette bordée de fils d’or. Il envisagea la possibilité, de se rebaptiser Nakor le Cavalier Violet, mais décida finalement que ce nom manquait d’un certain panache. Lorsqu’il rentrerait au royaume, il se trouverait une nouvelle robe bleue, s’il en avait le temps. Tôt ce matin-là, il avait aperçu la belle dame Clovis, à la sombre chevelure, et décidé de la suivre. Elle s’était enfoncée d’un pas pressé dans les entrailles du palais, jusqu’à atteindre une chambre basse située sous terre. Elle y avait rencontré le Chef Suprême et échangé quelques mots avec lui, brièvement. Nakor s’était caché trop loin d’eux pour les entendre ou même pour lire sur leurs lèvres – un tour qu’il trouvait utile. Lorsque le Chef Suprême avait quitté la pièce, Nakor avait décidé de suivre la femme. Il y avait quelque chose en elle qu’il trouvait familier, et cela le perturbait. Elle entra dans un long tunnel, si bien qu’il dut attendre un moment avant de s’y engager à son tour, pour pouvoir la suivre sans être vu. Il marcha pendant une demi-heure avant d’atteindre l’extrémité du tunnel, où il tomba sur une porte fermée à clé. Cependant, il n’eut aucun mal à crocheter la serrure et découvrit une volée de marches s’enfonçant dans le sol. Sans hésitation, il s’engagea dans l’escalier après avoir refermé la porte derrière lui. Puis il s’arrêta en entrant dans un tunnel entièrement plongé dans les ténèbres. Le noir ne lui faisait pas peur, mais il n’était pas doté d’une vue ou d’une ouïe particulièrement développées, et répugnait à utiliser l’un de ses tours pour obtenir une lumière. On prendrait cela pour de la magie, et il n’avait pas la moindre envie d’être dévoré par Dahakon – si c’était bien dans ses habitudes. Nakor commençait à en douter. Mais il trouvait l’histoire intéressante et se montrait suffisamment pragmatique pour envisager les conséquences désastreuses qui s’ensuivraient s’il ne s’agissait pas simplement d’une fable. L’Isalani plongea la main dans son sac à la recherche d’une autre ouverture qu’il y avait pratiquée et qui ne menait pas à l’entrepôt d’Ashunta. Il enfonça son bras jusqu’à l’épaule et tâtonna sur la table qu’il avait préparée avant de partir à la recherche de Ghuda, presque deux ans auparavant. Il avait apporté divers objets utiles dans une grotte cachée dans les collines de Landreth, non loin du port des Étoiles, avant de faire tomber des rochers devant l’entrée afin de dissimuler sa cachette. Puis il avait créé avec soin une déchirure dans ce qu’il appelait le matériau, à une hauteur et une distance adéquates de la table pour lui permettre de prendre tout ce qu’il y avait posé. Il trouva l’objet qu’il cherchait et sortit une lampe de son sac, non sans quelques difficultés. Puis il referma l’ouverture et s’arrêta un moment. Les yeux clos, il étendit le champ de ses perceptions le long des lignes de pouvoir qui couraient au-dessus de lui. Mais il ne décela aucune perturbation du matériau, ce qui signifiait qu’aucune alarme mystique n’avait été déclenchée. Nakor haussa les épaules et sourit dans les ténèbres. Il devait s’agir d’un autre mensonge. Il en avait découvert tant en fouillant le palais qu’il n’en était pas surpris. D’ailleurs, il s’attendait à en découvrir d’autres avant la fin de son expédition. Il mit la main à sa ceinture, en sortit un briquet et alluma la lampe. Puisqu’il pouvait y voir plus clair, il se redressa et examina ce qui l’entourait. Le tunnel descendait légèrement en pente et disparaissait dans les ténèbres. Nakor le suivit vers la sortie. De la moisissure verte poussait sur les murs et des flaques d’eau clapotaient sous ses pieds. Il ferma les yeux pour faire une estimation rapide de la distance parcourue depuis le palais et comprit qu’il devait se trouver sous le fleuve. Comme cette destination lui plaisait, il se remit en route d’un pas rapide. Après une nouvelle marche d’environ une demi-heure, il arriva devant une échelle dont les barreaux en fer s’enfonçaient dans la paroi du tunnel et disparaissaient en direction d’un puits au-dessus de sa tête. Sans se presser, Nakor souffla la flamme de sa lampe et grimpa à l’échelle. Lorsqu’il arriva au sommet, il se cogna le crâne contre une surface rigide. Il poussa un juron silencieux en se frottant la tête, puis chercha à tâtons le mécanisme d’ouverture. Il découvrit un loquet sur lequel il appuya et entendit un cliquetis métallique lorsque les ressorts jouèrent. Il poussa vers le haut la trappe qui bougea non sans réticence. Après les ténèbres, le petit homme fut presque aveuglé par la lumière. Il jeta un coup d’œil prudent vers le haut et s’aperçut qu’il se trouvait dans un puits couvert près des fondations de la ferme incendiée. Ravi de cette découverte, il referma la trappe sans la verrouiller, au cas où il aurait besoin de sortir rapidement, et retourna dans le tunnel. Il ralluma sa lampe et poursuivit son chemin. Il arriva devant un nouvel escalier qui l’amena une fois de plus devant une porte fermée à clé. Il crocheta la serrure avec précaution et l’entrouvrit pour jeter un coup d’œil. Il n’aperçut aucun mouvement et se dépêcha de sortir du tunnel, refermant la porte derrière lui. Il souffla de nouveau la flamme de sa lampe, car des torches brûlaient au mur, puis la remit avec soin dans son sac et s’aventura dans la cave d’un édifice dont il était certain qu’il s’agissait de la propriété de Dahakon, de l’autre côté du fleuve. Les passages secrets et les tunnels cachés attiraient Nakor, que cette exploration ravissait. De plus, la belle femme brune le fascinait, car elle n’était pas ce qu’elle semblait être. Nakor rôda dans la maison pendant la majeure partie de la matinée, à la recherche de cette femme, mais ne croisa que des serviteurs silencieux vêtus d’une tunique et d’un pantalon noirs, avec un bandeau rouge noué autour du crâne. Vers midi, il sentit une odeur de cuisson et se faufila vers une cuisine située dans un bâtiment derrière la maison principale. Il vit trois hommes en sortir, dont deux portaient des pots de nourriture fumante. Il se glissa à l’intérieur, s’accroupit derrière une table et vit deux cuisiniers à l’œuvre. Il s’empara d’une miche de pain chaude et ressortit du bâtiment, courbé en deux. Il manqua tomber sur deux hommes en noir, mais heureusement pour lui, ces derniers lui tournaient le dos. Nakor s’empressa de revenir sur ses pas et se cacha derrière une petite haie pendant une minute. Tout en mangeant son pain, il décida d’explorer la maison principale avant de s’aventurer dans les jardins. Alors qu’il faisait mine de se remettre debout, il remarqua quelque chose d’étrange dans l’herbe. Il se pencha pour l’examiner et découvrit une empreinte, presque méconnaissable car les brins d’herbe s’étaient déjà presque tous redressés après avoir été piétinés. Nakor était fasciné. L’individu qui avait marché à cet endroit se déplaçait de façon telle qu’il n’avait creusé aucun trou dans la terre et que peu de brins étaient broyés ou cassés. L’Isalani sourit car aucun humain n’en était capable. Calis était venu ici la nuit précédente. Cela lui fit plaisir. Désormais, il ressentait moins le besoin de retourner voir Nicholas pour l’informer de ses découvertes. De plus, il n’était pas tout à fait certain de comprendre ce qu’il avait découvert et préférait poursuivre ses investigations avant de retourner à l’auberge. Par ailleurs, il s’amusait énormément. Il retourna à l’intérieur de la maison et découvrit en son centre une série de pièces où il eut droit à un aperçu des pratiques attribuées à Dahakon. Les restes de plusieurs malheureux étaient exposés sur les murs, pendus à des crochets, empalés sur des pieux ou disposés sur des étagères. L’un de ces infortunés, un homme, pendait à un crochet qui lui traversait la poitrine. Il n’avait plus un seul centimètre de peau sur le corps. Une grande table, assez large pour accueillir un homme, était couverte de taches brunes qui ne pouvaient être que du sang. La pièce puait les produits chimiques, l’encens et la pourriture. Dans la pièce suivante, Nakor découvrit une bibliothèque. Son cœur faillit faire un bond dans sa poitrine. Tant de livres qu’il n’avait pas lus ! Il s’approcha du rayonnage le plus proche et commença à déchiffrer les différents titres. Il en connaissait certains de réputation, mais la plupart lui étaient étrangers. D’autre part, même s’il pouvait lire la plupart des langues représentées dans cette bibliothèque, certaines lui étaient inconnues. Impulsivement, Nakor tendit la main vers l’un des livres mais la prudence le poussa à suspendre son geste. Il grimaça et regarda les livres entre ses paupières mi-closes. Sans savoir comment ce tour fonctionnait, il avait découvert qu’en ouvrant juste assez les yeux pour laisser passer la lumière, il pouvait détecter des signes que certains auraient appelés de la magie. Au bout de quelques instants, il décela une faible lueur bleue. — Des pièges, murmura-t-il. Et vicieux en plus. Il tourna le dos à la bibliothèque et se dirigea vers une autre pièce. Il ouvrit la porte et sentit son cœur s’emballer lorsqu’il croisa le regard d’un homme assis sur une chaise. Dahakon ! L’homme ne bougea pas d’un pouce. Nakor se glissa dans la pièce et referma la porte derrière lui. Le magicien restait immobile, les yeux perdus dans le vague. Nakor s’avança jusqu’à lui et se pencha pour regarder ses prunelles. Il se passait quelque chose ici, il en était certain, mais peu importait de quoi il s’agissait, Dahakon ne prêtait pas la moindre attention à l’intrus. Puis Nakor aperçut l’autre Dahakon, et sourit. Il se dirigea rapidement vers le corps qui se tenait immobile contre le mur et l’examina. La chose puait les épices et les fragrances achetées à un parfumeur. L’Isalani lui effleura la main et retira aussitôt la sienne. De toute évidence, cette chose était morte. Nakor regarda au fond de ses yeux et repensa à ce qu’il avait vu dans la première pièce. Maintenant, il savait ce qu’il était advenu de la peau du malheureux. Derrière le vrai Dahakon se trouvait une table d’étude, couverte de rouleaux et d’objets de grand intérêt, si bien que Nakor s’assit et commença à fureter dans les documents. Les heures s’écoulèrent. Il passa en revue tout ce qui l’intéressait dans la pièce. Dans les tiroirs du bureau, il découvrit une lentille de cristal. En regardant à l’intérieur, il s’aperçut qu’il pouvait voir les énergies. Le halo bleu qui entourait les livres dans la pièce d’à côté lui sauta aux yeux, même s’il ne pouvait en voir qu’une partie à travers la porte ouverte. Autour de Dahakon brillait une lumière couleur rubis, dont un rai s’élevait pour traverser le plafond. — Pug ? chuchota Nakor. Brusquement, il comprit et sut avec certitude ce qui retenait l’attention de Dahakon. Sans s’excuser, il s’appropria la lentille et la mit dans son sac. Il se leva, passa à côté du magicien immobile et commença à revenir sur ses pas pour retourner en ville. Il décida de sortir près des ruines de la ferme pour s’épargner l’irritation de devoir sortir en douce du palais, même si cela l’obligeait à traverser le fleuve à la nage. Désolé à l’idée de salir sa jolie robe toute neuve, il poursuivit son chemin. Margaret essaya de courir, mais ses pieds refusaient de bouger. Elle regarda par-dessus son épaule mais ne vit pas la chose qui la poursuivait. Devant elle, la jeune fille aperçut son père ; elle ouvrit la bouche pour l’appeler à l’aide, mais aucun son n’en sortit. La panique l’envahit. De nouveau, elle tenta de crier. La chose était sur le point de la rattraper. Margaret se réveilla en hurlant. Le bruit fit sursauter les deux créatures, qui s’éloignèrent. La jeune fille était baignée de sueur. Sa chemise de nuit colla à son corps lorsqu’elle écarta les couvertures et se leva pour aller jusqu’au lit d’Abigail. Elle ne tenait pas très bien sur ses pieds mais, pour la première fois depuis des jours, elle avait l’esprit clair. Elle s’assit au bord du lit de sa compagne et la secoua. — Abby ! l’appela-t-elle à voix basse. La jeune fille bougea mais sans se réveiller. — Abby ! répéta Margaret en la secouant plus fort. Puis une main se posa sur son épaule. Son cœur fit un bond. Elle se retourna pour repousser la créature, mais découvrit Abigail à la place du lézard. Margaret se releva et recula dos au mur, les yeux agrandis par la peur. La deuxième Abigail était nue, et parfaite dans les moindres détails. Margaret s’était baignée assez souvent avec son amie pour reconnaître la petite tache de naissance au-dessus de son nombril et la cicatrice sur un genou, là où l’un de ses frères l’avait poussée lorsqu’elle était enfant. Tout était parfait chez cette deuxième Abby, à l’exception de ses yeux. Ils étaient morts. — Retourne te coucher, chuchota la deuxième Abigail d’une voix lointaine. Margaret jeta un coup d’œil derrière elle en se dirigeant vers son lit et aperçut la deuxième créature assise, la mâchoire pendante, dans un coin de la pièce. La jeune fille écarquilla de nouveau les yeux en se voyant elle-même, nue également, à l’autre bout de la pièce. Son hurlement déchira la nuit. Chapitre 20 PLANS Nicholas leva les yeux. Nakor entra dans l’auberge, encore trempé d’avoir passé le fleuve à la nage. Il traversa la salle commune, bondée, et s’assit à la table de Nicholas, en compagnie de Harry, d’Amos et d’Anthony. Praji, Vaja, Ghuda et Brisa étaient assis à la table d’à côté. — Vous n’auriez pas quelque chose de chaud à manger ? demanda le petit homme avec un grand sourire. — Harry, pourrais-tu apporter à Nakor de quoi se restaurer ? demanda Nicholas. L’écuyer se leva. — Où étais-tu ? demanda le prince au petit homme. — Ici et là. J’ai visité pas mal d’endroits et vu beaucoup de choses intéressantes. Mais on ne devrait pas en parler ici. Laisse-moi manger, et je te raconterai tout après. Nicholas hocha la tête. Harry revint avec un plat chaud et une chope de bière. Le groupe resta assis en silence pendant que Nakor mangeait. Ce dernier n’était d’ailleurs nullement gêné d’être ainsi l’objet de cette attention silencieuse. Lorsqu’il eut terminé son assiette, il se leva en disant : — Il faut qu’on parle, Nicholas. Le prince se leva à son tour. — Amos ? fit-il. L’amiral hocha la tête et les suivit. Ils se rendirent dans la chambre du prince. — Je crois savoir où sont les prisonniers, annonça Nakor. — Calis les a trouvés, répliqua le prince qui répéta au petit homme ce que le demi-elfe lui avait raconté. — Mais il n’a pas vu Margaret ni Abigail, ajouta Amos. Nakor hocha énergiquement la tête en souriant jusqu’aux oreilles. — Je sais que Calis était là-bas. J’ai vu son empreinte. Il est très doué. Même un bon pisteur ne l’aurait pas vu, mais moi je me suis allongé pour me cacher et j’avais le nez dessus, gloussa-t-il. — Comment as-tu réussi à entrer dans cette propriété ? lui demanda Nicholas. — J’ai trouvé un passage souterrain qui part du palais et passe sous le fleuve. Amos et Nicholas échangèrent un regard stupéfait. — Et comment as-tu réussi à entrer dans le palais ? lui demanda l’amiral. Nakor le leur expliqua ainsi que certaines des choses qu’il y avait vues. — Ce Chef Suprême est un homme étrange. Il se préoccupe de choses stupides : les cérémonies et les jolies filles. Amos sourit. — Je dirais que tu as à moitié raison : les cérémonies, c’est stupide. — Je pense qu’il n’est qu’un outil, ajouta l’isalani. Je crois que ce sont Dahakon et son amie qui contrôlent réellement les choses. Le Chef Suprême agit comme un homme dont le cerveau a été modifié. Il remplit son rôle, c’est tout. Mais la femme qui accompagne Dahakon est réellement intéressante. — Je m’en moque, affirma Nicholas. Que sais-tu à propos de Margaret et d’Abigail ? Nakor haussa les épaules. — Elles doivent être quelque part dans la grande maison. Je n’ai pas cherché. Mais je peux y retourner si tu veux que je jette un coup d’œil. Le prince secoua la tête. — Attends le retour de Calis. Je ne veux pas que vous vous gêniez l’un l’autre. Nakor sourit. — Oh, on ne se gênerait pas. Il y a des choses à son sujet qui sont très spéciales, et je sais comment me cacher. — Je préfère quand même que tu attendes jusqu’à demain. S’il les a trouvées, tu n’auras pas besoin d’y retourner. Le petit homme redevint sérieux. — Non. Il faut que j’y retourne. — Pourquoi ? lui demanda Amos. — Parce que je suis le seul qui peut affronter l’amie de Dahakon et survivre. — Serait-ce une sorcière ? demanda Nicholas. — Non, répondit Nakor. Comment allons-nous rentrer chez nous ? Amos se frotta le menton. — Il y a deux navires dans le port qui pourraient tous deux faire l’affaire – ce sont des copies de navires du royaume. — Voilà qui est très étrange. Dahakon, lui, copie des gens. — Vraiment ? s’étonna Nicholas. — Oui. Il a créé une copie de lui-même. C’est ce que j’ai vu lorsque le Chef Suprême a annoncé son mariage avec la ranjana. C’est une très bonne copie à condition de ne pas y regarder de trop près, mais c’est stupide. Ça ne peut pas parler, alors c’est cette femme qui parle pour lui. Et puis ça sent très mauvais. Je pense qu’il va bientôt devoir en faire une nouvelle. — Comment les fabrique-t-il ? demanda Amos, curieux. — À partir de cadavres, répondit le petit homme en se remémorant la pièce remplie de corps. C’est tout ce que je t’en dirai. — Mais les prisonniers ne sont pas morts, protesta le prince. Nakor hocha la tête. — C’est bien le plus étrange. Il ne s’agit pas des mêmes tours. Dahakon est un nécromancien. Ce que Calis a vu n’a rien à voir avec la mort, c’est… (Il haussa les épaules.) autre chose. Le tour utilisé sur les prisonniers sert à manipuler les créatures vivantes. Ces copies ne seront pas stupides et ne sentiront pas mauvais. Ça n’a rien à voir avec les tours de Dahakon. — En tout cas, une chose me paraît évidente, affirma Amos. — Pour moi, rien n’est évident, avoua Nicholas. De quoi s’agit-il ? — Ils vont les ramener chez nous. — Les prisonniers ? — Non, les copies, répliqua Nakor. Amos se frotta le menton et ajouta : — Mais on ne sait pas pourquoi. — Pour servir d’espions ? suggéra le prince. — Ce serait se donner beaucoup de peine pour peu de choses, en fin de compte, rétorqua Amos. Si la Mouette Royale faisait son entrée dans n’importe quel port du royaume, on se poserait beaucoup de questions, et ces copies n’échapperaient pas à une inspection très serrée. Ce serait bien plus facile de déposer leurs espions à Krondor, ou à Crydee, ou n’importe où, comme ce marchand quegan qui est venu à Crydee juste avant l’attaque. Non, il s’agit d’autre chose. — Nous trouverons, assura Nakor. Ça va simplement prendre un peu de temps. — Mais je crois que du temps, nous n’en avons plus guère, répliqua Nicholas. — Pourquoi ? demanda Amos. — Juste un pressentiment. Calis a dit que de nombreux prisonniers sont déjà morts. Nous ne savons pas si c’est à cause de ces copies, mais si nous voulons sauver ceux qui sont encore en vie, nous devons le faire bientôt. Amos haussa les épaules. — Vu ce que nous a raconté Calis, ils ne seront pas en état de courir. — Nakor, quelle distance doit-on parcourir pour aller de l’endroit où sont retenus les prisonniers jusqu’au tunnel ? questionna le prince. — Ce n’est pas très loin, répondit le petit homme. Mais ce serait difficile. Pour cela, les prisonniers devraient rentrer dans la grande maison, passer à côté des cuisines et à proximité des appartements de Dahakon. — Combien de gardes et de serviteurs as-tu rencontrés ? — Pas beaucoup, mais ils sont certainement plus nombreux autour des prisonniers. — Calis nous a dit que non, lui apprit Nicholas. On dirait que le Chef Suprême et son conseiller basent leur pouvoir sur leur réputation et non sur des centaines d’hommes d’armes. — C’est peut-être parce qu’ils ne veulent pas de témoins, et qu’ils n’ont pas tant d’hommes de confiance, suggéra Amos. — Dès que Calis aura trouvé les filles, je pense qu’il nous faudra quitter la cité, affirma de nouveau Nicholas. Si nous pouvions amener les prisonniers jusqu’à cette ferme incendiée et faire en sorte que des bateaux les y attendent, nous pourrions ensuite remonter le fleuve en direction de la mer. — Ce qui signifie qu’on va devoir s’emparer de l’un de ces navires, ajouta Amos. — Est-ce que tu en es capable ? Le visage de l’amiral s’assombrit. — Nous n’avons pas assez d’hommes. Avec seulement trente-cinq marins et soldats… J’ai besoin d’au moins vingt-quatre personnes pour m’emparer du navire et m’aider à le sortir du port, et ça seulement s’il n’y a à bord que les marins de quart et que le reste de l’équipage est en ville. S’ils ont ne serait-ce qu’une douzaine d’hommes à bord, le combat risque d’être serré et je n’aurai peut-être plus assez de membres d’équipage pour appareiller le navire avant l’arrivée des renforts. — Ce qui ne me laisse que onze soldats pour m’aider à faire sortir les prisonniers, conclut Nicholas. — Tu devrais peut-être chercher de l’aide, lui proposa Nakor. — Oui, peut-être que Vaslaw pourrait nous aider. — Ses hommes sont sûrement de grands guerriers tant qu’il s’agit de parader à cheval en faisant beaucoup de bruit, rétorqua Amos, mais nous avons besoin de personnes habituées à se faufiler quelque part pour entrer et sortir de cette propriété. — Brisa pourrait peut-être parler aux voleurs ? suggéra Nicholas. Amos se passa la main sur le visage en signe de frustration. — Peut-être, mais d’après ce qu’elle a dit, ils sont plutôt timides et pas très dégourdis, pas du tout comme nos Moqueurs. Praji et Vaja pourraient peut-être nous trouver une demi-douzaine de gars de confiance qui feront preuve de courage en échange d’un certain montant en pièces d’or. — Vous trouverez, leur promit Nakor. Tout ira bien. Il se leva et se dirigea vers la porte. — Où vas-tu ? demanda Nicholas. — Dormir, répondit le petit homme en souriant. Bientôt, tout le monde sera très occupé, ce sera très bruyant et il faudra courir partout. Il quitta la pièce. Amos secoua la tête. — C’est l’homme le plus étrange que j’aie jamais rencontré, et pourtant j’en ai vu, des types étranges, dans ma vie. Nicholas fut obligé de rire. — Mais il nous est d’une grande aide. Amos se souvint qu’Arutha lui avait recommandé d’écouter Nakor et sentit son propre sourire s’évanouir. Il avait le sentiment que quelque chose de sombre s’avançait rapidement à leur rencontre. À chaque fois qu’il avait eu ce pressentiment, des hommes qu’il appréciait étaient morts. Sans rien ajouter d’autre, ils retournèrent dans la salle commune. *** — Nicholas, puis-je te parler ? demanda Anthony. Le prince, qui s’apprêtait à rentrer dans sa chambre, hocha la tête et fit signe au jeune magicien de le suivre. Anthony ferma la porte de sa chambre, traversa le couloir et entra dans celle du prince. — Qu’y a-t-il ? demanda ce dernier en étouffant un bâillement. Tendu à force d’attendre le retour de Calis, il se sentait littéralement épuisé. Il s’assit sur le lit et fit signe à Anthony de prendre place sur l’unique chaise, à côté de la petite table fournie par l’aubergiste. Le jeune magicien paraissait éprouver des difficultés à parler, et Nicholas s’efforça de se montrer patient. Il retira ses bottes et fléchit la jambe gauche. — Ça fait mal ? lui demanda Anthony. Le prince remua les orteils du pied gauche. — Non. Oui. Je veux dire, non, pas vraiment. C’est… un peu raide, c’est tout. Pas franchement une douleur, juste… Quand je suis très fatigué, je me rappelle à quel point ça me faisait mal avant. C’est comme si j’anticipais la douleur, si tu vois ce que je veux dire. Anthony acquiesça. — Oui, je vois. Il est dur d’oublier les vieilles habitudes, et les vieilles peurs sont des habitudes. Nicholas n’était pas d’humeur à parler de ses inquiétudes. — De quoi voulais-tu me parler ? demanda-t-il pour couper court à cette conversation. — Je me sens inutile. — C’est ce que nous ressentons tous, à devoir attendre comme ça… — Non, je veux dire que même lorsqu’on n’est pas obligés de rester là sans rien faire, je n’ai pas l’impression de me rendre très utile. — Puis-je te rappeler que si tu n’avais pas été capable de retrouver la trace de Margaret, nous serions tous encore au beau milieu de la mer, morts de faim et de soif ? — Mais je n’ai rien fait depuis, soupira Anthony. — Tu as empêché au moins trois hommes de mourir. N’est-ce pas suffisant ? Le jeune magicien poussa de nouveau un long soupir. — Tu as peut-être raison. Il mit la main dans le col de sa tunique et en sortit le talisman que Pug à l’origine avait donné à Nicholas. — Je me demande parfois s’il est temps d’utiliser ceci. Pug a dit que je le saurai, le moment venu. — Si tu n’es pas sûr de toi, alors ne l’utilise pas, lui recommanda Nicholas. D’après Nakor, on ne doit se servir du talisman qu’en dernier recours. — C’est ce qu’il a dit, admit Anthony. Mais nous n’avons toujours pas retrouvé Margaret et Abigail. Le prince se pencha et posa la main sur l’épaule du magicien. — Nous avons traversé beaucoup d’épreuves pour retrouver les prisonniers, Anthony. Je sais ce que tu ressens pour ma cousine… Le magicien baissa les yeux, l’air profondément embarrassé. — J’ai essayé de ne pas le montrer. — La plupart du temps, tu t’en es bien sorti, répondit Nicholas en se redressant. Moi aussi, j’éprouve des sentiments pour Abigail, même si ces derniers temps, ça ressemble plus à une amourette de gamin. Mais je vois bien que tes sentiments à toi sont plus profonds. Lui as-tu dit ce que tu éprouves ? — Je n’ai pas osé, avoua le magicien dans un souffle. C’est la fille du duc. Le prince sourit. — Et alors ? Nous avons déjà eu des magiciens dans la famille et Margaret ne se conforme pas vraiment à l’image qu’on se fait d’une dame de la cour. — Je me suis senti très mal à l’idée que je ne pourrais peut-être jamais lui dire ce que je ressens. Nicholas hocha la tête. — Je comprends. Cependant, même si nous ne ramenons ne serait-ce qu’un seul de ces malheureux chez lui, sur la Côte sauvage, alors nous aurons accompli ce que le peuple attend de la couronne. Même si c’est trop tard pour Margaret et Abigail, ajouta-t-il d’un air sombre. — Tu as un plan ? — Je n’ai rien d’autre à faire que rester assis et élaborer un plan, soupira Nicholas. Je crois que le temps nous est compté désormais. Je ne saurais te dire pourquoi, mais j’en ai le… pressentiment. — Une intuition ? — Peut-être. Je ne prétends pas avoir de pouvoirs magiques. Je sais seulement que si nous n’agissons pas très vite, bientôt il sera trop tard. — Quand as-tu l’intention de partir ? — Je vais parler à Praji et à Vaja dès la première heure demain matin. Je ne veux pas laisser passer trop de temps entre le recrutement des mercenaires et la libération des prisonniers, pour que les Roses noires du Chef Suprême ne puissent pas découvrir ce que nous avons l’intention de faire. Si nous arrivons à trouver vingt hommes de confiance, nous nous emparerons du navire demain soir à la nuit tombée, et nous irons chercher les prisonniers avant l’aube. Si nous ne pouvons pas trouver vingt mercenaires, nous agirons la nuit d’après avec ce qu’on aura pu trouver. — Je serai heureux d’agir à nouveau, avoua le magicien. Nicholas acquiesça. Anthony se leva et sortit de la chambre. Le prince s’allongea sur son lit et contempla les poutres du plafond tout en réfléchissant. Ressentait-il vraiment une intuition qui allait les aider à rentrer chez eux avant un nouveau désastre ? Ou son impatience allait-elle les conduire tout droit vers une nouvelle tragédie ? Lorsqu’il discutait avec Amos et Ghuda, il se montrait ferme dans ses décisions. Il savait que l’éducation reçue au palais de Krondor était destinée à lui donner les meilleurs atouts pour lui permettre de prendre des décisions difficiles, mais lorsqu’il était seul, les doutes revenaient, et ses peurs avec eux. Il éprouvait toujours une douleur lancinante au pied gauche avant de s’endormir, et savait qu’il ne suffisait pas de le souhaiter pour qu’elle s’en aille. Il fallait qu’il ait raison. Des vies en dépendaient. Il avait envie de pleurer, mais il était trop fatigué pour cela. Calis tendit l’oreille et attendit. Deux hommes passèrent en parlant à voix basse, sans savoir qu’au-dessus de leurs têtes se trouvait un demi-elfe, en sécurité au sein des ombres d’un arbre. L’épais feuillage et les ténèbres de la nuit le dissimulaient entièrement. Il attendit que les deux hommes aient disparu au détour d’un mur, puis se laissa glisser et atterrit à l’intérieur de la cour. Il attendit de nouveau en tendant l’oreille car, bien qu’il fût de l’autre côté du mur à présent, cela ne voulait pas dire que les deux hommes ne l’avaient pas entendu. Mais c’était faire preuve d’une prudence excessive, car aucun humain n’aurait pu entendre le faible bruit de son passage. Aucun cri ne s’éleva pour donner l’alerte et le demi-elfe ne se fit pas attaquer. Il balaya le jardin du regard. Celui-ci était relativement petit, avec en son centre un bassin pour se baigner. Un tissu vaporeux était tendu en surplomb pour protéger les visiteurs des rayons brûlants du soleil sans toutefois priver le jardin de lumière. De grandes portes et fenêtres s’ouvraient sur ce petit sanctuaire. Calis avait déjà exploré deux jardins identiques, mais les avait trouvés déserts, envahis par les mauvaises herbes, leur bassin rempli d’eau stagnante. Celui-ci était propre et bien entretenu. Calis traversa en courant l’espace à découvert et jeta un coup d’œil par une fenêtre. Les volets étaient fermés, mais il réussit à distinguer entre les lattes de bois une silhouette assise sur un lit. Ses cheveux paraissaient blond pâle à la lumière de la lampe, mais Calis ne parvint pas à distinguer ses traits. Ce devait être Abigail, d’après la description qu’il avait entendue plusieurs fois. Il connaissait Margaret de vue, mais la fille du baron de Carse lui était inconnue, car elle était arrivée au château de Crydee après sa dernière visite. Un être moins prudent que lui aurait peut-être misé sur sa chance et supposé qu’il s’agissait de l’une de celles qu’il cherchait, mais Calis éprouvait la patience de ce peuple qui comptait en siècles et non en années. Il délaissa la fenêtre et examina la porte. Celle-ci était faite en bois, avec une seule poignée et sans verrou apparent. Il écouta plusieurs minutes, et n’entendit aucun son ni mouvement. Il tendit la main vers la poignée de la porte, mais quelque chose le retint. Il retourna à la fenêtre et regarda de nouveau à l’intérieur de la pièce. Il avait entendu un bruit, sans en avoir vraiment conscience. À présent, il en connaissait la source. Une autre fille s’était assise sur le lit à côté de la première. Calis écarquilla les yeux. On eût dit des jumelles. Le demi-elfe s’écarta de la fenêtre aux volets clos. Il se rappelait l’horrible vision qu’il avait eue dans la cour fermée où gisaient les autres prisonniers, et comprit que des créatures étranges se transformaient grâce à de sombres pouvoirs secrets en copies des personnes qui avaient été enlevées. De toute évidence, la même chose venait d’arriver à Abigail. Puis Margaret apparut dans le champ de vision de Calis. Instantanément, les sens du demi-elfe, plus aiguisés que ceux de n’importe quel humain, comprirent qu’il ne s’agissait pas de la fille du duc Martin. La démarche et le port de tête n’étaient pas les mêmes et son expression n’était pas humaine. Ne sachant pas quoi faire, Calis attendit. C’était une attitude naturelle chez lui. Nicholas sortit de son lit. Il restait encore une heure avant le lever du soleil, mais il n’arrivait pas à dormir. Il se rendit dans le grand dortoir où dormaient une douzaine d’hommes et où s’alignaient six lits de chaque côté de la pièce. Le prince se fraya un chemin jusqu’à celui de Praji. Vaja dormait en face de son ami, de l’autre côté de l’allée qui séparait les deux rangées de lits. Nicholas secoua gentiment l’épaule de Praji. Le mercenaire ouvrit les yeux aussitôt. Le prince lui fit signe de le suivre. Praji obéit. Il ne prit pas la peine d’enfiler ses bottes ou sa cape, car Nicholas était lui aussi pieds nus et ne portait pas de vêtement chaud pour sortir. — Nous allons devoir prendre certaines décisions, tous les deux, annonça Nicholas en arrivant dans la salle commune, déserte à cette heure. — Vous allez me dire la vérité ? — C’est une longue histoire. Assieds-toi. Praji s’étira en bâillant et s’empara d’une chaise. — Essayez de la rendre intéressante, capitaine, dit Praji en se laissant lourdement tomber sur sa chaise. Je n’aime pas être réveillé trop tôt. La plupart du temps, ça veut dire que quelqu’un a besoin de mourir prématurément. Son sourire n’était pas beau à voir dans la pénombre qui précède l’aube. Nicholas lui raconta toute l’histoire à l’exception de la Pierre de Vie et de l’oracle d’Aal qui montait la garde dans les profondeurs de la cité de Sethanon. En revanche, il lui parla de son père, du royaume, et de l’attaque de Crydee. Lorsqu’il termina son récit, l’aube s’était levée et Keeler était arrivé dans la salle pour préparer le travail de la journée. L’un des apprentis de la boulangerie située deux portes plus loin dans la rue vint livrer du pain chaud, et les fruits et le fromage ne tardèrent pas à arriver eux aussi. Sans les interrompre, l’aubergiste servit un repas à Nicholas et à Praji en repartant rapidement pour ne pas être accusé d’espionner leur conversation à voix basse. Keeler connaissait suffisamment les compagnies de mercenaires pour savoir que mieux valait ignorer leurs faits et gestes si l’on voulait continuer à travailler ou, à plus forte raison, rester en vie. — J’ai besoin d’une douzaine d’hommes – une vingtaine, ce serait encore mieux, conclut Nicholas. Ils doivent être dignes de confiance mais je saurai les récompenser de leur peine. Il faut aussi qu’ils acceptent de partir en bateau avec nous et d’être déposés un peu plus loin sur la côte, ce qui signifie qu’ils doivent être assez débrouillards pour rentrer chez eux du mieux qu’ils peuvent. Peux-tu me trouver ces hommes ? — La question, c’est pas de pouvoir, mais de vouloir. Vous parliez de récompenser leur peine. Combien leur donneriez-vous ? — Combien devrais-je donner à des hommes à qui je demande de voler une chose précieuse à laquelle le Chef Suprême et son sorcier tiennent beaucoup ? Praji sourit. — En ce qui me concerne, je le ferais gratuitement, rien que pour le plaisir. J’ai toujours le nom de ce bâtard sur ma liste. Si je peux pas le tuer en personne, je peux au moins le harceler. Mais pour que des mercenaires acceptent d’affronter ses soldats, surtout s’il s’agit de ces Tueurs rouges, alors je dirais que ça va vous coûter cher, très cher. — Combien ? — À mon avis, pas moins de l’équivalent d’un an de salaire pour un garde de caravane. Disons une centaine de draks d’or – peut-être un peu plus, ce serait mieux. Nicholas estima la valeur de cette somme au poids de l’or et considéra ce qu’il lui restait du trésor de Shingazi. — Si tu peux te porter garant de ces hommes, je leur donnerai deux cents draks à chacun, et encore une centaine d’autres pour toi et Vaja pour vous assurer qu’ils sont dignes de confiance et qu’ils suivront les ordres. Je ne veux aucun agent de la Rose noire parmi nous. Praji hocha la tête. — Avec les années que j’ai passé sur les routes, je connais plus d’une quarantaine de types qui peuvent faire l’affaire. Peuvent pas être des agents, ça non. Mais ça risque de prendre toute la journée pour les retrouver, surtout qu’il va falloir mentir à ceux que je ne veux pas. — Dis-leur que nous nous préparons à escorter un riche marchand et sa famille, ainsi que ses serviteurs, sur une dizaine de bateaux. Dis-leur que le marchand est très pointilleux et qu’il t’a demandé de te porter garant, si bien que tu ne peux pas engager des gens que tu ne connais pas bien. Que dirais-tu de devenir capitaine ? ajouta brusquement le prince. — Avoir ma propre compagnie ? (Il se gratta le menton.) Ça ferait pas de mal à ma réputation. — Bien. Alors dis à tous ceux qui te poseront des questions que le marchand compte te donner assez d’or pour te permettre de fonder ta propre compagnie et que tu ne prends avec toi que des hommes que tu connais bien. — Z’êtes un bâtard sournois, capitaine, approuva Praji en souriant. Peu d’hommes accepteraient de rejoindre une nouvelle compagnie, sauf si ce sont de vieux amis. Maintenant, dites-moi où je dois rassembler mes gars ? — Dis-leur de rester à proximité. Poste-les dans les auberges du coin, par groupes de deux ou trois, et dis-leur de se tenir prêts à partir dès que j’en donne l’ordre. — Bon, ben je ferais bien d’aller réveiller Vaja et de le laisser manger quelque chose – il est pire qu’une vieille femme acariâtre le matin s’il prend pas son petit-déjeuner. Imaginez ce qu’il me fait endurer quand on participe à un siège ! — Envoie-moi aussi Tuka, lui demanda le prince. Praji acquiesça et sortit de la pièce. Les autres commencèrent à arriver dans la salle commune. Lorsque Tuka entra en se grattant la tête d’un air endormi, Amos et Harry étaient déjà en train de prendre leur petit-déjeuner avec Nicholas. — Je vais avoir besoin de tes talents aujourd’hui, annonça le prince. — Que dois-je faire, encosi ? — Est-il difficile de trouver une dizaine de bateaux pour remonter le fleuve vers le nord ? — Non, encosi. — Combien de temps ça prendra ? — Je peux obtenir ces bateaux d’ici midi. Mais pour m’assurer qu’ils tiendront le coup pendant le voyage, ça risque de me prendre le reste de la journée. — Fais le plus vite possible. Je veux qu’au coucher du soleil, ils soient tous à quai, remplis de provisions. Amos posa son coude sur la table et son menton dans sa main. — Nous partons ? — Bientôt, oui, lâcha Nicholas. Je veux que tu fasses une liste pour Harry et Brisa. Harry, va la réveiller. Vous allez accompagner Tuka. Examine les bateaux avec lui ; ensuite, achète les provisions. Veille à ce que tout soit livré sur les quais cet après-midi et embarqué à bord des bateaux avant le coucher du soleil. Je vais poster quelques-uns des soldats pour monter la garde sur les quais toute la nuit. Je veux être capable de partir dans l’heure s’il le faut. Harry hocha la tête. Il savait parfaitement marchander et Brisa était très débrouillarde, si bien qu’à eux deux ils devraient rapidement obtenir ce dont ils avaient besoin, sans attirer sur eux une attention indésirable. La cité du fleuve Serpent comptait tellement d’étrangers à l’accent bizarre qu’en faisant preuve d’un peu de prudence, les deux jeunes gens devraient pouvoir passer pratiquement inaperçus. — Amos, dès que Marcus et Calis rentreront, je veux que tu ailles à la pêche avec Marcus. L’amiral soupira en se levant de table. — Je suppose que tu vas nous dire d’aller pêcher près de ces deux navires de guerre ? — Exactement. Tout ça ne sert à rien si nous n’arrivons pas à nous emparer de l’un de ces deux navires, parce que dans ce cas, on ne pourra pas remonter à l’embouchure du fleuve pour embarquer les prisonniers et les provisions. — Tu as les hommes qu’il nous faut ? — Praji doit nous en trouver vingt d’ici le coucher du soleil. — Cela nous laisse toujours une marge de manœuvre très étroite, s’inquiéta Amos. J’ai besoin de la plupart des hommes de Crydee pour m’emparer de ce navire. Je ne peux pas compter sur des mercenaires, car la plupart d’entre eux n’ont aucune expérience de l’abordage. Nicholas acquiesça. — Je garde Ghuda, Marcus, et Calis, mais pour le reste tu peux prendre tous les hommes dont tu as besoin. J’ai donné à Harry la responsabilité des autres bateaux. Amos balaya du regard la pièce remplie de soldats et de marins affamés. — C’est sûr que la plupart de nos gars seront contents de passer à l’action. L’attente commençait à taper sur les nerfs de certains. On n’a pas eu de bagarre, mais on a eu droit à quelques remarques grincheuses et beaucoup de mauvaise humeur. — Je pense qu’ils vont avoir de quoi s’occuper très bientôt, répliqua le prince. Marcus et Calis entrèrent dans l’auberge une heure plus tard. — Nous les avons retrouvées, annonça le demi-elfe. Nicholas fit signe aux deux jeunes gens, ainsi qu’à Amos et à Ghuda, de l’accompagner dans sa chambre. — Où sont-elles ? Au même moment, la porte s’ouvrit. Nicholas bondit, l’épée à moitié hors du fourreau, mais ce n’était que Nakor qui entrait en bâillant. — Je vous ai entendus depuis la pièce d’à côté. Où sont les filles ? — Dans un petit appartement au sud-est de la propriété. Il y a deux chambres et un jardin. L’une des chambres est vide. Margaret et Abigail sont dans l’autre. — Est-ce qu’elles vont bien ? demanda Nicholas. — Difficile à dire. J’ai vu deux Abigail. — Donc, ils fabriquent bien des doubles. Mais pourquoi ne sont-elles pas avec les autres ? Calis haussa les épaules. — Peut-être parce qu’ils ont besoin d’elles pour différentes raisons, suggéra Nakor. — Besoin de qui ? demanda Marcus. Des filles ou de leurs doubles ? — Les unes ou les autres. (Nakor haussa les épaules à son tour.) Je ne fais que des suppositions. Mais parmi tous les prisonniers, elles sont les seules à avoir du sang noble, n’est-ce pas ? (Tous ses compagnons acquiescèrent.) Alors, elles seront peut-être soumises à un examen plus minutieux ? — Tu as raison, convint Nicholas. Mais comment comptent-ils transporter tous ces doubles ? — Ils ont deux copies de navires de guerre du royaume, intervint Amos. Pour moi, il est clair qu’ils avaient l’intention de s’emparer de l’Aigle Royal à Barran et de le couler au large de Port-Liberté. — Attends un peu, protesta Marcus. Pourquoi ne pas l’amener jusqu’ici ? Pourquoi prendre la peine d’en faire une copie ? — Peut-être n’avaient-ils pas assez d’hommes pour le ramener avec le navire noir, devina Amos. Ils ont engagé beaucoup d’étrangers, y compris des assassins tsuranis et des esclavagistes de Durbin. Ils ont recruté des Keshians et des renégats de Port-Liberté. Ils n’avaient peut-être pas suffisamment d’équipage pour ramener deux bateaux, et ils ne voulaient sûrement pas emmener avec eux des habitants de notre partie du monde, qui auraient pu témoigner par la suite de ce qu’ils auraient vu ici. « On savait depuis l’hiver dernier que ton père avait l’intention d’établir une nouvelle garnison à Barran, Marcus, ajouta l’amiral en se grattant le menton. Compte tenu des nouvelles patrouilles que j’ai mises en place, et puisque le Dragon est devenu le nouveau navire amiral de la flotte, il ne restait plus que l’Aigle pour me rendre sur la Côte sauvage. (Il secoua la tête.) Ça fait longtemps qu’ils ont planifié tout cela, Nicholas. Si l’Aigle ou la Mouette entraient dans le port de Krondor, avec à la barre un simple marin affirmant que tous les officiers sont morts, les passagers du navire réussiraient sûrement à convaincre ton père qu’on les a emmenés jusqu’à Kesh et qu’ils ont réussi à s’allier avec les survivants de l’attaque – ou toute autre bêtise du même genre. Arutha n’aurait aucune raison de ne pas les croire, surtout s’ils racontent tous la même histoire. En plus, comme la plupart de ces gens viennent de la Côte sauvage, qui pourrait savoir que leur attitude n’est pas normale ? — Mais tôt ou tard, quelqu’un de Carse ou de Crydee viendrait rendre visite à Margaret et Abigail, protesta Nicholas. Il s’abstint de prononcer le nom de Martin, car il savait très bien, ainsi que son cousin, que le duc était peut-être mort à l’heure actuelle. — Ça peut vous changer quelqu’un d’être capturé par des marchands d’esclaves, rétorqua Ghuda, si bien que pendant quelque temps, leur conduite étrange n’attirerait pas les soupçons. J’ai vu des gens qui n’arrivaient pas à se rappeler de leur propre famille après avoir survécu à une attaque. — Mais seulement pour quelque temps, souligna Marcus, pensif. Tôt ou tard, quelqu’un fera une erreur et dévoilera la supercherie. Ce qui signifie qu’au-delà de quelques semaines, voire quelques mois, les doubles n’auront plus aucune utilité pour eux. — On en revient donc au point de départ, conclut Nicholas avec un geste dédaigneux, à savoir : pourquoi font-ils ça ? Dans tous les cas, s’ils manquent de soldats, ça explique pourquoi ils gardent la cité et la région sur des charbons ardents depuis vingt ans. — Tu veux dire en semant discrètement la discorde entre les clans tout en jouant le rôle de médiateur ? demanda Marcus. — Oui, ça paraît logique, acquiesça le prince. Si le Chef Suprême a un but secret, cette histoire de trahison et d’alliance rompue a son utilité. Ça le fait passer pour une victime au même titre que les clans. Si tout avait été conforme à son plan, il aurait tué un certain nombre de jeunes hommes des clans, quelques mercenaires et la ranjana et ses suivantes. Il ne risquait pour sa part que quelques hommes dans cette bataille. (Nicholas secoua la tête.) Et les clans se seraient retrouvés dans une position où ils auraient dû le convaincre qu’ils n’étaient pas responsables de ce gâchis ! — Bien sûr ! s’exclama Amos. Si les clans pensent qu’il a l’intention de prendre le contrôle de la cité et de les en chasser, ils se réjouiraient de sa déconvenue. Mais s’ils croient que quelqu’un d’autre essaie de fomenter des troubles, alors ils n’auraient d’autre choix que de faire la paix avec le Chef Suprême. Et pendant ce temps-là, il ne se soucie pas de conforter sa position. (Son visage s’éclaira.) L’illusion de puissance est tout aussi dissuasive que la puissance elle-même. — Il n’y a pas beaucoup de soldats à l’intérieur du palais, ajouta Nakor. J’en ai vu plusieurs dans les baraquements à l’extérieur, mais il n’y en avait que quelques-uns dans la grande salle de réception, et c’est tout. D’ailleurs, presque personne n’y habite, il n’y a pas beaucoup de serviteurs ni de gardes. Comme dans la propriété de Dahakon. — Je suis d’accord, approuva Calis. Je n’y ai vu que quelques hommes, qui n’étaient pas armés, et la plupart des bâtiments sont déserts. — Si je n’avais pas vraiment besoin de me battre, ajouta Ghuda, songeur, je pourrais garder les choses en état rien qu’avec une centaine d’hommes, surtout si je les fais changer d’uniforme de temps en temps et que j’habille certains en Tueurs rouges. — Mais que font-ils ? Pourquoi ces copies de nos gens ? insista Nicholas. — Nous y réfléchirons plus tard, intervint Amos. Dans l’immédiat, on a besoin de savoir si on peut s’emparer de l’un de ces navires. Le prince hocha la tête. — Marcus, je sais que tu es fatigué, mais je voudrais que tu accompagnes Amos. Emmenez Ghuda avec vous. Les trois hommes sortirent de la pièce. — Calis, repose-toi quelques heures. Ensuite, toi, Nakor et moi allons devoir mettre au point un plan pour nous introduire dans la propriété et libérer les prisonniers. — Très bien. Le demi-elfe se leva et sortit à son tour. — Moi, je me suis assez reposé, annonça Nakor. Je vais aller faire des courses. — Pour quoi faire ? — J’ai besoin de certaines choses. Pug retient l’attention de Dahakon, mais cette femme, dame Clovis, risque de nous poser des problèmes. — Pourquoi ? voulut savoir le prince. — Tu te souviens de ce que Praji a dit à son sujet ? Qu’elle est une Buveuse d’Âmes ? Nicholas acquiesça, l’inquiétude inscrite sur le visage. — C’est vrai ? Nakor secoua énergiquement la tête. — Non, non. C’est juste une histoire pour effrayer les gens. — Je suis soulagé de l’apprendre. — Non, il s’agit d’autre chose. — Quoi donc ? — Je ne sais pas encore, avoua le petit homme. Mais j’ai ma petite idée. Je ne peux être sûr de rien jusqu’à ce que je lui parle. — Tu vas aller lui parler ? s’exclama le prince, stupéfait. Nakor sourit. — Peut-être. J’aimerais autant l’éviter, mais on ne sait jamais, je n’aurais peut-être pas le choix. Je sais cependant qu’elle est très dangereuse. — Pourquoi ? — Parce que c’est elle qui dirige tout. — C’est elle qui a planifié l’attaque ? Nakor secoua la tête. — Pas seulement. C’est elle qui contrôle Dahakon et le Chef Suprême. Elle est le vrai pouvoir de la cité, et le plus grand danger qui s’y cache. C’est probablement elle qui est en contact avec les Panthatians. — Es-tu capable de l’affronter ? s’inquiéta Nicholas. Le petit homme se mit à rire. — L’affronter, c’est facile. C’est survivre qui le sera moins. Nicholas fut obligé de rire à son tour. — De quoi as-tu besoin ? — Oh, de diverses petites choses. Et je vais avoir besoin d’Anthony. — Demande-lui. Je pense qu’il t’accompagnera volontiers. — Sûrement. C’est dans sa nature. Je serai de retour avant la tombée de la nuit, promit Nakor. Il quitta la pièce. Nicholas s’assit pour réfléchir. Il passa en revue dans sa tête le déroulement des événements tel que le prévoyait son plan. Il fallait s’emparer du navire, le sortir du port et l’amener jusqu’à l’embouchure du fleuve, afin d’y retrouver les bateaux et d’embarquer les provisions et les prisonniers. Quant aux bateaux, il faudrait les amener des quais du fleuve jusqu’à une plage non loin de la ferme incendiée, puis embarquer les prisonniers et remonter le fleuve pour aller à la rencontre du navire. Mais avant toute chose, il fallait libérer les prisonniers, les conduire jusqu’aux mines de la ferme, et défendre cette position jusqu’à l’arrivée des bateaux. Le prince s’allongea sur son lit et mit un bras devant ces yeux. Son pied gauche commençait à lui faire mal. — Ça ne marchera jamais, gémit-il. Ghuda se tenait sur le toit de l’auberge, au sommet d’une plate-forme de guet que l’on utilisait autrefois pour avertir d’un danger les habitants de ce pâté de maisons. Praji et Nakor escaladèrent la petite échelle pour le rejoindre. — Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Praji. Nicholas veut nous voir. Ghuda leva la main. — Dans une minute. — Oh ! fit Nakor. Ghuda désigna le soleil couchant. — Une fois, tu m’as dit : « Il y aura des couchers de soleil sur d’autres océans, Ghuda. Il te reste encore de très belles vues et bien des merveilles à découvrir. » Tu te souviens ? Nakor sourit. — C’était pour te convaincre de m’accompagner. Ghuda sourit. — Je n’avais pas encore pris le temps d’en regarder un. Je me suis dit que c’était peut-être ma dernière occasion. — Voilà des paroles lugubres, commenta Praji. Le vieux mercenaire haussa les épaules. — Je ne crois pas aux prémonitions, et je ne me laisse pas aller à la résignation d’habitude, mais vu ce qui nous attend… Praji hocha la tête sans faire de commentaires. Le soleil déclinait au-dessus de la cité. Depuis leur poste d’observation, à l’extrémité sud du bazar, les trois hommes avaient sous les yeux un océan de toits. La cité suivait la courbe de la baie d’un côté et de l’estuaire de l’autre, si bien qu’au-delà des maisons, à l’ouest, ils pouvaient voir l’océan, le vrai, un mince ruban d’eau bleu sur l’horizon. Le soleil déclina davantage, une boule orange partiellement masquée par une brume nocturne qui s’était levée sur la mer. Les nuages noirs se paraient d’or et d’argent, de rose et d’orange dans un ciel strié de rouges et d’ors. L’astre continua à décliner jusqu’à disparaître. Au dernier instant, ils aperçurent un éclair vert. Ghuda sourit. — Je n’avais encore jamais vu ça. — La plupart des gens ne le voient jamais, soupira Nakor. Il faut regarder de nombreux couchers de soleil sur l’océan avant d’en voir un. Les nuages doivent être à une certaine position dans le ciel et il faut que certaines conditions climatiques soient réunies. Même alors, tu n’es pas sûr d’en voir un. Ce n’est que le deuxième que je vois, pour ma part. — Ça valait le coup d’œil, admit Praji en riant. Allez, venez. On aura pas d’autre plaisir avant un bon moment. Ghuda s’attarda un moment. — Bien des merveilles à découvrir, murmura-t-il. Puis il fit demi-tour et suivit ses compagnons à l’intérieur de l’auberge. Chapitre 21 ÉVASION Harry rentra dans la pièce en courant. — Que se passe-t-il ? lui demanda Nicholas. — Un détachement de soldats du Chef Suprême se dirige par ici, répondit l’écuyer, hors d’haleine. — Ils sont là pour nous ? demanda Marcus en se levant et en repoussant sa chaise. — Peut-être. Je ne sais pas. Ils ont traversé le bazar et viennent de s’engager dans notre rue. Et ils n’ont pas l’air contents. — Brisa, monte sur le toit et crie pour nous avertir s’ils se dirigent vers l’auberge, ordonna Nicholas. Il aboya ensuite d’autres ordres que les hommes de Crydee s’empressèrent d’exécuter. Il était midi et une demi-douzaine de clients venus de l’extérieur se trouvaient dans la salle commune. — Tous ceux qui ne souhaitent pas se retrouver au milieu d’une bagarre feraient mieux de partir maintenant ! cria le prince. Deux hommes coururent en direction de la porte. D’autres se levèrent également, mais sans se presser. Brusquement, Nakor se mit à crier : — Nicholas ! Cet homme ! Ne le laisse pas partir ! Le prince fit volte-face et vit un homme maigre, vêtu d’habits de travail quelconques, se précipiter vers la porte. Il bondit pour l’arrêter et sortit sa dague du fourreau. L’homme prit un poignard à sa ceinture et voulut donner un coup à Nicholas. Vaja s’avança, leva son épée et en abattit la garde sur la tête de l’individu, plus petit que lui. Ce dernier s’effondra et ses doigts s’ouvrirent, laissant s’échapper le poignard. Ghuda et Praji le remirent tout de suite sur ses pieds. Il saignait légèrement d’une blessure à la tête. — Sortez-le d’ici, ordonna Amos. Et que quelqu’un me nettoie tout ça. Ghuda et Praji portèrent l’agresseur, à demi-conscient, dans l’arrière-salle. Harry s’agenouilla et nettoya le sang avec un chiffon et le lança à Keeler qui le dissimula derrière le comptoir. — Pourquoi m’as-tu dit de l’arrêter ? demanda Nicholas à Nakor. — Je t’expliquerai dès que les soldats seront partis, répondit le petit homme en courant presque vers l’arrière-salle. — Marcus, rejoins Ghuda et Praji dans l’arrière-salle et attends là-bas avec Calis et Harry. Vaja, reste à proximité. Que tout le monde essaie d’avoir l’air surpris quand ces soldats rentreront, mais dès que je vous en donnerai l’ordre… Le prince laissa sa phrase en suspens. — Nous serons prêts, promit Marcus en disparaissant dans l’arrière-salle. Les soldats qui se trouvaient dans la pièce principale s’assirent de nouveau, mais leurs mains reposaient à proximité de la poignée de leur épée et ils examinaient la salle en prenant note de la position des tables afin d’anticiper la meilleure ligne d’attaque, au cas où ils devraient se lever précipitamment. Quatre soldats se tenaient debout accoudés au comptoir, fixant des yeux leur chope de bière à moitié vide, leur dague hors de vue mais à portée de main. Nicholas entendit s’élever une voix féminine pleine d’indignation et devina que la ranjana se plaignait à nouveau. Il s’apprêtait à se lever pour aller la voir lorsque la porte de l’auberge s’ouvrit à la volée. Un officier et quatre de ses hommes entrèrent dans la pièce. L’officier avait un uniforme identique à ceux que portaient les vingt soldats que Nicholas avait rencontrés près du débarcadère de Shingazi. — Qui commande ici ? demanda l’officier d’une voix forte. Le prince acheva de se lever et répondit : — C’est moi. Je suis le capitaine Nicholas. Aussitôt, l’individu jeta un coup d’œil aux pieds du prince. Ce dernier sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, mais se força à rester calme. Tout ce que voyait le capitaine, c’était une paire de bottes parfaitement normale. — Nous avons entendu dire que vous avez une jeune fille avec vous, dit l’officier, lentement, d’une voix profonde, en choisissant ses mots avec soin. Si elle est bien celle que nous pensons, vous êtes susceptible de recevoir une récompense. Nicholas s’obligea à sourire. — Quelle fille ? Nous n’en avons pas avec nous. L’officier fit signe à ses hommes de se déployer. — Fouillez toutes les pièces. Nicholas fit un pas de côté pour s’interposer entre le soldat le plus proche et le couloir qui menait aux pièces à l’arrière de l’auberge. — J’ai deux hommes malades là-bas derrière et je ne veux pas qu’on les dérange. Je viens de vous dire que nous n’avons pas de fille avec nous, dit-il d’une voix forte en détachant bien ses mots. Il laissa sa main se poser sur le poignard à sa ceinture. Le soldat regarda par-dessus son épaule, en direction de son capitaine, attendant de nouvelles instructions. L’officier se tourna vers l’homme le plus proche de la porte et lui fit un signe de tête. Aussitôt, le soldat ouvrit la porte et laissa rentrer une douzaine d’autres hommes. — Nous préférons vérifier par nous-mêmes, répliqua le capitaine lorsque ses hommes furent entrés. — Et moi, je préfère que vous sortiez, répondit le prince. — C’est quoi tout ce bruit ? demanda une voix féminine derrière lui. Nicholas se retourna pour voir Brisa apparaître à la porte de derrière. Il jeta un coup d’œil à Amos et Anthony, qui fixaient tous deux la jeune fille d’un air stupéfait. Elle avait délaissé son habituelle chemise masculine pour un corsage ouvert, qui mettait en valeur une poitrine plus ronde que Nicholas aurait cru et dévoilait sa taille fine et son ventre plat. Elle portait également une jupe légère nouée sur une hanche et reposant en équilibre précaire sur l’autre, moulant toutes les courbes de ses cuisses et de ses jambes lorsqu’elle se déplaçait. Elle étouffa un bâillement et s’avança dans la pièce, les cheveux ébouriffés, en balançant les hanches de façon exagérée. En arrivant à côté de Nicholas, elle glissa son bras sous celui du prince et lui demanda : — Pourquoi tous ces cris, Nicky ? — Vous m’avez menti ! s’exclama le capitaine. — Je vous ai dit que nous n’avions aucune jeune fille avec nous. Voici ma femme. Et je ne veux toujours pas vous laisser entrer là derrière, ajouta le prince lorsque l’un des soldats fit mine d’avancer. — Oh, ça m’est égal, intervint Brisa avant d’ajouter, à l’intention du capitaine : mais notre chambre est en désordre, alors faites attention. Nicholas regarda la jeune fille, qui hocha discrètement la tête. — Très bien, céda-t-il. Une demi-douzaine de soldats purent enfin pénétrer dans l’arrière de l’auberge. Ils réapparurent quelques minutes plus tard. — Aucune trace d’une autre femme, capitaine. Il n’y a que quelques malades dans le dortoir, c’est tout. L’officier dévisagea longuement Nicholas, puis tourna les talons sans faire de commentaires. Le prince adressa un bref signe de tête à l’un de ses propres soldats, qui jeta un coup d’œil à travers les volets. — Ils partent, annonça-t-il. — Où sont-elles ? demanda le prince en se tournant vers Brisa. — Sur le toit, répondit la jeune fille, soulagée. Nakor et Calis sont avec elles. Nicholas sourit. — Tu as été géniale. — Ce n’était pas mon idée, répliqua Brisa, dont la voix se chargea de colère lorsqu’elle s’aperçut que tous les hommes dans la pièce la regardaient. Elle tira sur son minuscule corsage pour le refermer sur sa poitrine, puis croisa les bras lorsqu’elle comprit que le vêtement ne réussirait pas à la couvrir décemment. — Nakor t’a entendu crier, expliqua-t-elle. Ce petit bâtard m’a fait descendre de l’échelle alors que j’allais monter sur le toit comme tu me l’avais demandé. Puis il m’a poussé dans la chambre de la ranjana et a dit à Calis, Marcus et Harry de faire monter les filles sur le toit et de remonter l’échelle pour fermer la trappe. Ensuite il a attrapé ma chemise et l’a ouverte en arrachant tous les boutons. En un clin d’œil, il me l’avait enlevée ! Et avant que je puisse faire un mouvement, il m’a aussi baissé le pantalon sur les chevilles ! Moi, j’étais là, à poil devant lui ! Après il m’a poussée vers le tas de vêtements que possède cette espèce de sorcière et m’a dit de mettre quelque chose de transparent et de sortir pour distraire tout le monde pendant quelques minutes. — C’est exactement ce que vous avez fait, jolie jeune fille, commenta Amos en souriant jusqu’aux oreilles. Brisa, écarlate, tourna les talons afin de regagner la chambre de la ranjana. — Je n’ai jamais été aussi embarrassée de toute ma vie – parader à moitié nue comme une danseuse de taverne keshiane ! Je vais tuer ce petit singe ! Nicholas la regarda disparaître dans le couloir et ne put s’empêcher de remarquer la façon dont ses hanches bougeaient sous le léger tissu de sa jupe. La main d’Amos s’abattit sur son épaule. — Harry a beaucoup de chance. On peut dire que c’est vraiment un beau brin de fille. Nicholas sourit. Puis son expression redevint sérieuse. — Il faut qu’on parte ce soir. Tu as remarqué la façon dont cet officier a regardé mes pieds quand je lui ai dit mon nom ? — Oui. Ils te cherchent, toi et tous ceux qui pourraient venir de Crydee. (Il se frotta le menton.) Rappelle-toi, à moins qu’ils aient envoyé quelqu’un vérifier, ils ne peuvent pas savoir que le Rapace a coulé. Ils s’attendent peut-être à voir arriver tous ceux qu’ils n’ont pu tuer à Crydee. Si Nakor a raison et que cette dame Clovis est derrière toute cette affaire, elle te soupçonne sans doute d’être la personne qui poursuivait son navire noir. Je parierais aussi que ce marchand quegan, Vasarius, leur a donné la description de tous les gens qui comptent à Crydee. Ils savent aussi qui n’a pas été tué au cours de l’attaque. Si Martin avait été parmi nous pour assumer le commandement… (L’amiral secoua la tête.) Qui sait ce qui aurait pu arriver. — Je suis content qu’ils n’aient pas vu Marcus et Harry. Deux cousins qui se ressemblent comme des frères et un jeune homme roux du même âge, ç’aurait été plus qu’une coïncidence. Mais ils vont peut-être revenir quand même. — Oui, d’ailleurs quelqu’un les a informés que la ranjana est ici, ajouta Amos. Peut-être que cet Anward Nogosh Pata a tenté de réparer une partie du préjudice porté à son maître en négociant avec le Chef Suprême. Un hurlement poussa Nicholas et Amos à se précipiter vers l’arrière du bâtiment, où ils trouvèrent Brisa occupée à frapper Nakor d’une main tout en essayant de l’autre de garder son corsage fermé. Le petit homme, qui s’étranglait de rire, se laissait faire en protestant : — Je vais recoudre les boutons ! Je vais le faire tout de suite ! La ranjana n’était pas de meilleure humeur que Brisa. Elle lança un regard noir à Nicholas et s’écria : — Cet homme a osé poser les mains sur moi ! Elle désigna Calis et, pour la première fois, le prince vit le demi-elfe faire un grand sourire. — Il m’a poussée en haut de l’échelle et a osé mettre ses mains sur mon derrière ! se plaignit la jeune femme, indignée. Je vais le faire écraser par des éléphants ! Calis haussa les épaules. — Elle n’allait pas aussi vite que ses servantes, et j’ai entendu le capitaine ordonner à ses hommes de fouiller l’auberge. — Sachez, jeune fille, expliqua Nicholas, que ces hommes vous auraient emmenée au palais du Chef Suprême et que vous n’auriez certainement pas vécu assez longtemps pour voir le soleil se lever demain matin. Maintenant, calmez-vous et retournez dans votre chambre faire vos bagages. — Nous partons ? Le prince hocha la tête. — Tôt demain matin. Dites à vos servantes qu’il faut que tout soit prêt d’ici le repas de ce soir. Allez ! Brisa repoussa Nakor en lui disant : — Je vais recoudre mes boutons moi-même, mais nous avons toujours un compte à régler tous les deux. Elle disparut dans la chambre de la ranjana et claqua la porte derrière elle. Nakor sourit. — C’était amusant. — Je suppose que ça devait l’être, en effet, approuva Nicholas en observant la porte pendant quelques instants et en se rappelant à quel point Brisa était attirante lorsqu’elle ne portait pas de vêtements informes et masculins. — Tu es un étrange individu, Nakor, dit Amos en riant. — Comment savais-tu qu’il fallait empêcher cet homme de partir ? ajouta Nicholas lorsque Marcus et Harry redescendirent du toit à leur tour. — À cause de son odeur, répliqua le petit homme en leur faisant signe de le suivre. Il les conduisit dans le dortoir où Ghuda et Praji étaient assis de chaque côté du lit sur lequel reposait l’individu, toujours inconscient. Nakor se pencha et ouvrit sa chemise. — Vous voyez ? leur dit-il en montrant une petite pochette nouée par un lien de cuir. Nicholas prit la pochette et renifla son contenu. L’odeur âcre lui paraissait familière. — Des clous de girofle ? — En effet, acquiesça Nakor. J’avais déjà repéré cette odeur sur lui il y a un jour ou deux, lorsque je l’ai aperçu pour la première fois dans la salle commune. Et je l’ai sentie à nouveau lorsqu’il a essayé de partir. Amos ouvrit la pochette et versa une poignée de clous de girofle au creux de sa main. — Et alors ? demanda-t-il. À quoi ça rime ? — Clous. Clovis. Le rapport est évident. — Euh, non. Je ne comprends toujours pas, avoua l’amiral. — Savez-vous comment on appelle le clou de girofle en delkian – un dialecte de Kesh ? — Non. — La Rose noire. Vous pouvez demander à n’importe quel marchand d’épices au sud de la Ceinture de Kesh. Mais c’est vrai que j’ai mis du temps à m’en rappeler, admit le petit homme. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi cet homme sentait le clou de girofle. Puis ça m’est revenu. (Il reprit la pochette à Amos.) S’ils doivent laisser un message à un autre agent, dans un endroit dont ils ont convenu à l’avance, ils y déposent l’un de ces clous de girofle, et l’agent sait que le message n’est pas un faux. Simple et efficace. — Très, approuva Nicholas. — Trop, rétorqua Amos. — Oui, s’il s’agissait de conquérir et de régner. Mais rappelle-toi à qui nous avons affaire et quelles sont leurs motivations. Tu verras alors que leur stratégie, même simple, n’en reste pas moins efficace. Amos hocha la tête. Il se souvenait de ce que Nicholas lui avait raconté et de ce que lui-même avait vu à la bataille de Sethanon. Les Panthatians se moquaient de la conquête et ne s’inquiétaient pas de régner. Ils pratiquaient un culte de mort visant à ramener leur déesse en ce monde grâce à la Pierre de Vie. Si la mort était leur unique but, pas besoin de se montrer très intelligent, se dit l’amiral. — Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda Ghuda en montrant l’agent, toujours inconscient. — Attache-le et mets-le quelque part en sécurité, ordonna le prince. Dis à Keeler de le libérer au bout d’une journée. À ce moment-là, nous serons loin… ou ça n’aura plus d’importance. Ses compagnons acquiescèrent, comprenant exactement ce qu’il voulait dire par là. Brisa remit son pantalon et noua le cordon à sa taille, puis s’assit sur le sol en ignorant les regards noirs que lui lançait la ranjana. Elle refusait de sortir à moitié nue et insista donc pour recoudre ses boutons sur sa chemise avant de sortir de la chambre de la jeune noble. Elle avait réussi à persuader l’une des servantes de lui donner du fil et une aiguille. — Vous êtes peut-être habituée à sentir les mains de ces brutes se poser sur vous, mais moi pas ! dit sèchement la ranjana. — Passe tes nerfs sur une autre, ma fille, répliqua Brisa. Je ne suis pas d’humeur à le supporter. Elle humidifia le fil et examina le premier bouton. Puis elle commença à recoudre le deuxième et ajouta : — Et si tu n’es pas trop bête, tu as dû remarquer que Calis n’est pas ce que j’appellerais un homme banal. La ranjana mit son irascibilité de côté le temps d’admettre : — C’est vrai qu’il est d’une force peu commune. Je ne suis pas grosse, mais je n’aurais pas cru qu’un homme puisse me soulever si rapidement et si aisément. — Et d’une seule main, qui plus est, quand il se trouvait sur l’échelle. Les servantes échangèrent un regard émerveillé, car elles étaient déjà sur le toit à ce moment-là et n’avaient pas assisté à la scène. — Il n’est pas désagréable à regarder, d’ailleurs, même s’il y a quelque chose d’étrange chez lui. — Tu ne sauras jamais à quel point, se moqua Brisa. — Et je ne souhaite pas le savoir, répliqua la ranjana. Mes servantes fréquentent sans doute les hommes du peuple, et il est clair que tu y es habituée toi aussi, mais je me dois de me réserver pour un homme de haut rang, riche et puissant. — Et tu crois que devenir la quinzième épouse du Chef Suprême fera de toi quelqu’un de spécial ? (Elle secoua la tête.) Y’en a, je vous jure. La ranjana sourit. — Ton capitaine est beau à sa manière, même s’il est un peu sévère. J’aime lorsqu’il sourit. Elle s’aperçut que Brisa la dévisageait d’un air amusé et s’empressa d’ajouter : — Mais il est d’une naissance trop inférieure à la mienne. Brisa ne put s’empêcher d’éclater de rire. — Qu’est-ce qui est si drôle ? voulut savoir la jeune noble. — Oh, rien, répondit la fille de Port-Liberté en finissant de recoudre son bouton. — Non, dis-moi, je veux savoir. Brisa s’occupa du troisième bouton et ignora la ranjana pendant une bonne minute. Elle ne tarda pas à finir le troisième et commença à recoudre le quatrième. — J’exige de savoir ce qui est si drôle, insista la noble. Brisa reposa son aiguille et enfila sa chemise d’homme. — C’est juste que certaines personnes ont des idées bien arrêtées sur ce qui est noble et ce qui ne l’est pas, répondit-elle enfin en se levant. Tu ne reconnaîtrais pas un prince même si tu passais des semaines en sa compagnie. Elle sortit de la pièce sans rien ajouter d’autre. La ranjana resta immobile, les mains sur les hanches, pendant quelques instants, puis elle se dirigea vers la porte tel un ouragan et l’ouvrit à la volée. Un garde se tenait sur le seuil et s’interposa lorsqu’elle essaya de passer à côté de lui. — Désolé, demoiselle, mais le capitaine s’est montré très clair. Vous êtes seulement autorisée à faire vos bagages, vous n’avez pas le droit de sortir jusqu’à l’heure du dîner. La ranjana rentra dans sa chambre et ferma la porte. Puis elle se tourna vers ses servantes, l’air songeuse. — Un prince ? (Au bout de quelques instants de réflexion, elle frappa dans ses mains.) Hâtez-vous ! Qu’est-ce que vous attendez ? Tous les bagages doivent être prêts avant le dîner. Voyant que ses servantes se dépêchaient de rassembler ses vêtements et ses bijoux, la jeune femme alla s’étendre sur son lit pour réfléchir. — Un prince ? Puis un sourire apparut sur ses lèvres et elle se mit à fredonner une mélodie tout bas. Harry, nerveux, se tenait devant l’auberge, occupé à superviser la colonne de charrettes et de chariots qui devait prendre la direction des quais. Les bateaux les y attendaient, remplis d’hommes payés le double du prix habituel pour se tenir prêts à appareiller à tout moment, de jour comme de nuit. Tuka se trouvait déjà sur place pour s’assurer qu’aucun des membres d’équipage n’allait se balader ou s’enivrer durant cette longue attente. Praji, Vaja, et vingt-quatre mercenaires qui se faisaient passer pour des gardes étaient également là pour s’assurer que tous obéissaient aux ordres du petit conducteur de chariot. Calis et Marcus les rejoindraient plus tard car ils avaient pour mission, lorsque les bateaux commenceraient à remonter le fleuve, de faire sortir les prisonniers de la propriété de Dahakon. Harry fit signe aux quatre gardes de prendre la tête de la petite caravane, tandis que Brisa faisait monter la ranjana et ses servantes dans l’un des chariots. Nicholas avait décidé de garder les jeunes filles avec lui pendant quelque temps encore. Il les libérerait plus tard en leur donnant suffisamment d’argent pour qu’elles puissent rentrer chez elles. Harry s’inquiétait, car la ranjana se montrait très coopérative, au point même de se comporter gentiment avec Brisa. Cette dernière prenait un air soupçonneux dès que la jeune noble posait une question, mais elle préférait tout de même son bavardage à leurs anciennes disputes. Cela ne l’empêchait pas, tout en l’écoutant jacasser d’une oreille distraite, de scruter les ombres à la recherche d’un signe ou d’un mouvement inattendu. La plupart des questions que posait la ranjana concernaient Nicholas, et Brisa n’avait aucun mal à les esquiver grâce à des réponses vagues. Harry regardait le dernier chariot sortir du bazar lorsqu’il entendit un cri et assista à une scène de confusion au nord de l’immense place. Un détachement de soldats apparut en donnant des coups de bâton à droite et à gauche pour s’ouvrir un chemin dans la foule. Derrière eux venait une autre colonne de chariots transportant ce qui ressemblait à des prisonniers. Alors Harry écarquilla les yeux. Il se tourna vers le conducteur du chariot sur lequel il se trouvait. — Vous aurez droit à une prime si vous arrivez à faire en sorte que tous les chariots devant vous arrivent en bon ordre sur les quais. Je dois porter un message à mon maître ! — De combien, la prime ? cria le conducteur de chariot. Mais l’écuyer était déjà loin, traversant le bazar en courant et s’enfonçant dans la foule de clients et de marchands. Il apercevait encore les plumes des deux officiers au-dessus de la tête des passants qui s’étaient rassemblés pour observer ce spectacle. Le jeune homme distingua également la tête de certains prisonniers, en raison de la hauteur des véhicules. Il se fraya un chemin parmi les badauds pour mieux regarder passer le cortège, puis fit demi-tour et fendit de nouveau la foule, en sens inverse cette fois, poussant sans ménagement tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Un chapelet de malédictions et d’injures le poursuivit tandis qu’il revenait en courant vers l’auberge. Quelques minutes plus tard, il entra dans la salle commune, passa devant une dizaine de soldats qui le regardèrent avec curiosité et se dirigea vers la chambre de Nicholas. Il y entra sans frapper et trouva le prince occupé à passer en revue les activités de la nuit à venir, en compagnie d’Amos, Ghuda, Marcus et Calis. Anthony et Nakor étaient déjà sortis pour faire une course mystérieuse, que le petit homme prétendait vitale. — Qu’est-ce que tu fais ici ? s’exclama Nicholas. Tu es censé accompagner les chariots ! — Ils sont en train de déplacer les prisonniers ! répondit Harry, hors d’haleine. — Où les emmènent-ils ? demanda aussitôt Amos. Harry prit une grande bouffée d’oxygène. — Au sud-ouest. On dirait qu’ils se dirigent vers le port ! — Bon sang ! s’écria le prince, qui sortit de sa chambre, suivi par tous ses compagnons. En arrivant dans la salle commune, il se tourna vers eux. — Calis, Marcus, allez jusqu’au fleuve. Si vous n’avez pas de nouvelles, faites ce qui est prévu. Au cas où il y aurait un changement, nous enverrons un messager vous prévenir. Le petit groupe se sépara à l’extérieur de l’auberge. Harry, Amos, Ghuda et le prince se dépêchèrent pour rattraper les chariots. Ils parvinrent à emboîter le pas au cortège et repoussèrent les badauds sans jamais perdre de vue le dernier chariot de la colonne, encadré par deux gardes à cheval. — Je reconnais l’un de ces visages, dit alors Nicholas. C’est Edward, l’un des pages du château. Il montra du doigt un jeune homme assis à l’arrière du dernier chariot, les yeux perdus dans le vide, l’air absent. — On dirait que quelque chose ne va pas chez lui, remarqua Amos. — Ils ont tous la même expression, ajouta Ghuda. Le prince passa sur le côté, où il y avait moins de monde, et courut pour réduire la distance entre lui et le véhicule, puis revint sur la route et faillit renverser une femme qui portait un plateau de fruits et qui regardait passer le cortège. Elle se mit à crier et l’un des gardes se retourna pour voir ce qui se passait. — Désolé, se hâta de dire Nicholas pour apaiser la femme. — Regarde où tu mets les pieds, imbécile ! cria-t-elle. — C’est moi que tu traites d’imbécile ? cria-t-il son tour. Au même moment, Ghuda, qui l’avait suivi, lui prit le bras. — C’est bon, il ne te regarde plus. Le prince se tordit le cou pour regarder les chariots, qu’ils suivirent jusqu’aux quais. A mesure qu’ils s’éloignaient du marché, la foule diminua, si bien qu’ils durent laisser les véhicules prendre une certaine avance sous peine de se faire remarquer par les gardes. Lorsqu’ils purent enfin se rapprocher du cortège, en longeant une rangée d’étals comme s’ils avaient une commission à faire, ils eurent une bonne vision de la scène. Des chaloupes attendaient pour transporter les prisonniers jusqu’à un navire ancré dans le port. Amos attira Nicholas et Harry entre deux étals. Ghuda les y suivit. — C’est quoi ce cirque ? fit l’amiral. — Je ne sais pas, répondit le prince. On dirait que quelque chose ne va pas chez nos compatriotes. — Parce que ce ne sont peut-être pas nos compatriotes, mais leurs copies, suggéra Harry. Nicholas proféra un juron. — Si c’est vrai, ça veut dire qu’il faut quand même aller jeter un coup d’œil dans la propriété pour nous en assurer. (Il réfléchit quelques instants.) Harry, retourne au port fluvial et dis à Marcus et à Calis de traverser tout de suite. Je veux qu’ils aillent vérifier si nos gens se trouvent toujours là-bas. Si c’est le cas, dis-leur d’avertir Praji et Vaja et de suivre le plan comme c’était prévu. Si ce n’est pas le cas… ou si nos gens sont morts, dis-leur qu’il est inutile de vouloir se venger. Restez avec les bateaux jusqu’à ce que je vous dise quoi faire. S’ils sont encore en vie, je veux que tu prennes le commandement des bateaux. Amène-les à l’endroit dont nous avons convenu et embarque nos gens à bord, puis dirige-toi vers le port maritime. — Entendu, dit l’écuyer en faisant mine de partir. Le prince le rappela. — Harry ! Ce dernier s’arrêta et se retourna. — Oui ? — Fais attention à toi. Reste en vie. Son ami lui rendit son sourire. — Toi aussi, Nicky, répondit-il avant de disparaître en courant. Amos jura lorsque le premier groupe de chaloupes arriva devant les navires. — Les deux navires vont appareiller ! — Quand ? lui demanda Nicholas. Amos s’était renseigné au sujet des heures de marée et des conditions de navigation, mais n’avait pas réussi à obtenir toutes les informations qu’il désirait, de peur d’attirer les soupçons. — Je dirais entre minuit et l’aube, au prochain changement de marée. — Peut-on voler un autre navire ? Amos balaya la baie du regard. — Il y a eu beaucoup d’allées et venues ces derniers jours. Mais… Cette begala, peut-être ? dit-il en lui montrant un petit voilier à deux mâts, gréé de voiles latines. C’est un caboteur, ce qui ne l’empêche pas d’être rapide. Si nous sortons du port avant le départ des deux navires de guerre, on arrivera peut-être à en intercepter un plus haut près de la côte. Ils vont être obligés de naviguer au près en sortant du port, jusqu’à ce qu’ils contournent cette péninsule, là-bas, à l’est. On pourra s’emparer du deuxième navire, car le premier ne pourra pas tourner à temps et venir à son secours. Par contre, il faudra les rattraper avant qu’ils contournent la péninsule, sinon les deux navires n’auront plus qu’à prendre de la vitesse pour nous échapper. — Est-ce que ce petit navire peut accueillir tout le monde ? s’enquit Ghuda. — Non, répondit Amos. Il va falloir revenir, embarquer tout le monde et nous lancer à la poursuite de celui des navires que nous n’aurons pas pu prendre. — Il faut déjà s’emparer du premier avant de s’inquiéter de l’autre, intervint Nicholas. Venez. Retournons à l’auberge. Il faut envoyer quelqu’un au fleuve pour prévenir Calis et Marcus qu’il y a des changements. Tous les trois se mirent en route. Soudain, Nicholas s’écria : — Oh, dieux, non ! — Qu’y a-t-il ? demanda Amos. — Nakor. — « Oh, dieux, non » est une expression qui s’impose en ce qui le concerne, fit remarquer Ghuda. — Est-ce que quelqu’un sait ce que font lui et Anthony ? demanda Amos. — Non, répondit le prince. Il ne reste plus qu’à espérer qu’il ne donne pas un coup de pied dans la fourmilière avant qu’on ait quitté la ville. Ils se hâtèrent de regagner l’auberge. Il faisait complètement nuit, à présent. Calis bondit par-dessus le mur de la propriété et se mit à courir sans se soucier d’être vu, pour une fois. Il commençait à se familiariser avec l’absence de surveillance des lieux. De plus, Nicholas l’avait averti que les prisonniers venaient d’être conduits aux navires, ce qui rendait la présence d’un garde encore plus improbable. Pourtant, au détour d’une grosse haie, le demi-elfe faillit entrer en collision avec l’un des rares soldats présents, sur les lieux. Sans lui laisser le temps de réagir, il abattit le plat de sa main sur la gorge de l’individu, lui broyant la trachée. Le malheureux tomba à terre en se convulsant. Calis se remit à courir sans attendre de le voir mourir. Il n’était pas du genre à maudire en vain la chance ou le destin et savait, en dépit de l’improbable présence de ce garde resté en arrière pour patrouiller les lieux, que la rapidité était plus importante que la discrétion. L’état des prisonniers, la dernière fois qu’il les avait vus, montrait bien que leurs geôliers ne se souciaient que de les garder en vie le temps de fabriquer leurs copies. Puisqu’à présent cette tâche était terminée, ils n’avaient aucune raison de les laisser vivre plus longtemps. Le son d’une paire de bottes faisant crisser le gravier annonça l’arrivée d’un autre garde. Calis se jeta sur le sol derrière un petit abri de jardinier. Lorsque le soldat passa à côté de lui, le demi-elfe se leva et tendit les mains pour l’attraper par le menton et l’arrière du crâne. Avant que le soldat, surpris, ait eu le temps de faire un geste, Calis lui brisa la nuque. Puis il se mit à courir. Il atteignit le mur qui entourait la cour où se trouvaient les prisonniers, et fit un bond qui lui permit d’atterrir au sommet. Il s’accroupit et vit que les prisonniers gisaient toujours sur leur planche de bois, abandonnés par leurs geôliers et ces créatures qui étaient devenues leurs doubles. Calis s’aperçut qu’ils étaient tous inconscients, jusqu’au dernier d’entre eux, mais toujours vivants. Il se laissa tomber dans la cour et s’avança vers le prisonnier le plus proche. Il s’agenouilla près du jeune homme, hâve et couvert de crasse, et tenta de le réveiller, mais en vain. Le malheureux gémit sans pour autant revenir à lui. Calis leva les yeux et vit que quelque chose avait changé depuis sa dernière visite. Il se redressa et se dirigea vers l’extrémité de la cour où se trouvait une statue grandeur nature de ce qui, à première vue, ressemblait à un elfe, mais qui se révéla être d’une tout autre nature. Calis sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Jamais encore il n’avait ressenti pareille terreur, car jamais encore il n’avait rencontré ce qui se tenait devant lui : une idole à l’image des Valherus, ce peuple qui régnait autrefois en maître sur Midkemia. Un instinct primitif, profondément enfoui en lui, répondit à la vue de cette idole. Il n’était certes qu’à demi-elfe de par sa naissance, mais cette moitié-là cria de peur face à une chose sur laquelle aucune créature vivante n’avait posé les yeux dans cette vie. Seul son père, Tomas, possédait une grande connaissance des Valherus, et pour cause : il était le dépositaire de leur héritage. Pendant un temps, il avait été à la fois homme et Seigneur Dragon, disposant des souvenirs d’une créature morte depuis des milliers d’années. Calis fit le tour de la statue pour l’examiner. Il s’agissait non pas d’un, mais d’une Valheru, portant heaume et armure. Un emblème en forme de serpents ornait son heaume et son bouclier. Le demi-elfe comprit alors que les pires craintes de Nicholas étaient fondées : les prêtres-serpents panthatians se trouvaient bien derrière toute cette histoire, cela ne faisait plus le moindre doute. Calis avait devant lui Alma-Lodaka, la Valheru qui avait créé les Panthatians des milliers d’années auparavant, donnant aux serpents la conscience et l’intelligence afin d’en faire ses serviteurs, créatures amusantes mais triviales. Mais depuis le départ des Valherus, ces créatures avaient évolué, pratiquant un culte de mort pour vénérer leur déesse disparue. Ils croyaient que s’ils réussissaient à la ramener en ce monde, tous les êtres vivants mourraient pour entrer à son service, et qu’eux-mêmes, les Panthatians, seraient élevés au rang de demi-dieux et récompensés pour leur loyauté. Calis sortit de sa rêverie et quitta la cour. Il ouvrit l’une des doubles portes et aperçut pour la première fois l’intérieur du bâtiment carré. Ce dernier était vide, à l’exception de chaises et d’outils abandonnés. Le demi-elfe se dépêcha, car il fallait avertir Marcus, ainsi que Harry qui attendait de l’autre côté du fleuve. Il savait que s’il ne ramenait pas très vite de l’aide pour les prisonniers, ceux-ci risquaient de mourir. Margaret se débattit dans ses liens, des rubans de soie qui voletaient dans la brise et qui maintenaient en place les poignets et les chevilles de la jeune fille. Elle voulut crier, de peur et de colère, mais de la soie lui remplissait également la bouche et l’en empêcha. Dans la pénombre, une silhouette s’approcha. — Ah ! s’exclama Margaret en se réveillant brusquement. Son lit était trempé de sueur et la pièce plongée dans la pénombre. La jeune fille avait la pire des migraines, un peu comme si elle avait la gueule de bois, d’après ce qu’elle avait entendu dire aux lendemains des grandes fêtes au château de Crydee. Abigail remua dans son sommeil sur l’autre lit, et émit des petits bruits interrogateurs. Margaret prit une profonde inspiration pour se calmer. Son cœur battait très vite, comme si elle venait de courir. Elle se leva et s’aperçut que ses mouvements n’étaient pas coordonnés et qu’elle avait la tête qui tournait. Seule la peur ressentie quelques instants plus tôt lui donnait une impression de clarté. Elle tendit la main et prit appui sur le mur pour retrouver une certaine stabilité. Elle avait les tempes et le cœur battants, une douleur sourde mais lancinante. Margaret tendit la main vers le broc posé sur la table entre son lit et celui d’Abigail, et se rendit compte qu’il n’y avait plus d’eau. Elle trouva cela étrange. La jeune fille s’avança jusqu’au lit de sa compagne. — Abby ? dit-elle d’une voix qui ressemblait à un faible croassement. Elle s’assit et secoua Abigail qui remua de nouveau en marmonnant quelque chose d’incompréhensible, comme si elle essayait de parler dans son sommeil. Margaret tenta d’élever la voix et appela de nouveau son amie par son prénom en la secouant de toutes ses maigres forces. — Quoi ? s’écria Abigail en se redressant. Margaret dévisagea sa compagne, interloquée. On eût dit qu’Abigail n’avait pas dormi depuis une semaine. Elle avait les yeux cerclés de noir et son visage était plus pâle que d’ordinaire. Les cheveux sales et en bataille, elle ne cessait de cligner des yeux, comme si elle essayait de se réveiller. — Tu as l’air horrible, lui avoua Margaret. Abigail cligna de nouveau les yeux, et secoua la tête en disant : — Tu n’as pas l’air vraiment mieux. Sa voix paraissait aussi rauque et sèche que celle de sa compagne. Cette dernière fit l’effort de se lever et s’avança jusqu’à un miroir. Celui-ci lui renvoya l’image d’un visage aux traits tirés comme ceux d’Abigail, comme si elle non plus n’avait pas dormi pendant des jours. Sa chemise de nuit, humide, puait littéralement. La jeune fille fit la grimace. — Je sens si mauvais qu’on dirait que je ne me suis pas lavée depuis des jours. Abigail, pour sa part, avait toujours une expression vague sur le visage. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle. — J’ai dit… Margaret s’interrompit et balaya la pièce du regard. — Où sont-elles ? — Qui ça, elles ? Margaret rejoignit son amie, la prit par les épaules et la regarda droit dans les yeux. — Abby ? — Quoi ? fit la jeune fille, irritée, en la repoussant. — Ces créatures, où sont-elles ? — Quelles créatures ? — Tu ne te souviens pas ? — Me souvenir de quoi ? répliqua la jeune fille en écartant Margaret. Et où est le petit-déjeuner ? Je meurs de faim. Margaret recula. La chemise de nuit de son amie était elle aussi souillée, maculée de taches en dessous de la ceinture. Le lit empestait. — C’est quoi ça ? Abigail regarda tout autour d’elle, comme si elle n’arrivait pas à retrouver ses repères. — Quoi donc ? Margaret s’aperçut alors qu’il faisait nuit à l’extérieur. D’après ce qu’elle ressentait, et vu l’état de leurs lits, elle comprit qu’elles ne s’étaient pas simplement réveillées trop tôt. Elles avaient plutôt dû faire le tour de la pendule au moins une fois, sinon deux ou trois jours d’affilée. On ne les y avait encore jamais autorisées. Tous les jours, un serviteur était venu les réveiller une heure après l’aube en leur apportant le petit-déjeuner. Margaret se dirigea vers la fenêtre et regarda dans le jardin. Il était désert. Elle attendit un moment, mais ne surprit aucun bruit. D’ordinaire, la nuit, elle entendait les serviteurs ou les soldats se déplacer dans la propriété. Elle distinguait même parfois une voix lointaine, ou quelque chose qui ressemblait à un hurlement. La jeune fille courut vers la porte et essaya de tourner la poignée. La porte s’ouvrit. Margaret passa la tête dans l’entrebâillement et regarda dans le couloir, d’un côté puis de l’autre. Elle se tourna ensuite vers Abigail en disant : — Il n’y a plus personne. Sa compagne se leva tranquillement, les yeux fixés sur un point dans l’espace. Margaret la rejoignit. — Abby ! Cette dernière cligna des yeux, sans répondre. Sous le regard vigilant de Margaret, elle parut s’affaisser et retourna d’un pas traînant vers le lit, les bras le long du corps. Ses yeux se fermèrent et elle était presque assise déjà lorsque sa compagne la prit par les épaules. Margaret combattit son propre vertige tout en secouant son amie et en criant son prénom. N’obtenant aucun résultat, la jeune fille maudit le broc d’eau vide. Sans lâcher Abigail, elle l’entraîna, parfois en la poussant, parfois en la portant, vers la porte qui s’ouvrait sur le jardin. Elle fit franchir le seuil à son amie et la conduisit vers le bassin au centre. Puis Margaret poussa Abigail dans l’eau. La jeune fille commença par se laisser couler, puis eut un sursaut et s’assit dans l’eau peu profonde, toussant et crachant. — Mais qu’est-ce que… ? s’exclama-t-elle d’un ton furieux. Pourquoi as-tu fait ça ? Margaret ôta sa chemise de nuit souillée, s’assit dans le bassin à côté de son amie et commença à se laver pour éliminer la sueur et les déchets de plusieurs jours d’inconscience. — Parce que tu sens aussi mauvais que moi et que je n’arrivais pas à te réveiller. Abigail plissa le nez de dégoût. — C’est vraiment nous ? — On dirait bien, répondit Margaret avant de plonger sous l’eau pour se mouiller les cheveux. Elle refit surface en recrachant l’eau qu’elle venait d’avaler. — Je ne sais pas jusqu’à quel point on va réussir à se laver, mais si nous voulons sortir d’ici, il ne faut pas qu’on puisse nous retrouver à l’odeur. — Tu crois qu’on peut sortir ? demanda Abigail, parfaitement réveillée à présent. Margaret tenta vaillamment de se laver les cheveux à l’eau claire. — La porte n’est pas gardée, je n’ai entendu personne aux alentours et ces deux créatures sont parties. Abigail s’avança jusqu’à la petite sculpture qui représentait un porteur d’eau et plongea la tête sous l’eau qui jaillissait de la jarre, afin de débarrasser sa chevelure de la saleté qui s’y était accumulée. — Combien de temps ? — Tu veux dire combien de temps avons-nous dormi ? Abby hocha la tête. — Je ne sais pas, avoua Margaret. D’après l’état de nos lits, je dirais quelques jours, peut-être une semaine. Je ne me sens pas très en forme, mais je meurs de faim et de soif. Abigail but directement au jet d’eau. — Moi aussi, je ne me sens pas bien. (Elle mit de nouveau la tête sous l’eau.) Sans savon, je ne peux pas faire grand-chose de plus, conclut-elle en essayant de se lever. Mais ses genoux flageolants se dérobèrent sous elle. Abigail retomba dans l’eau. — Attention, lui dit Margaret en s’approchant pour boire au jet d’eau elle aussi. Tu trembles beaucoup plus que moi. — Je me demande pourquoi, avoua sa compagne qui repoussa une mèche de cheveux humides tout en se levant avec précaution dans l’eau qui lui arrivait aux genoux. Margaret acheva de se nettoyer et sortit du bassin. Elle aida son amie à regagner leur chambre. — Je ne sais pas. J’ai peut-être résisté plus longtemps contre ces créatures et ce qu’elles nous faisaient, même si je ne sais pas de quoi il s’agit… Brusquement, elle s’arrêta et ouvrit une bouche stupéfaite. — Elles ont fabriqué des copies de nous ! Abigail cligna des yeux. — De quoi tu parles ? — Les deux créatures qui étaient ici avec nous. — Les deux lézards ? demanda Abigail d’un ton dégoûté. — Elles se sont transformées. Elles ont commencé à avoir des cheveux et leur corps s’est modifié et à la fin elles nous ressemblaient et parlaient comme nous ! Abigail prit un air effrayé. — Margaret, comment quelqu’un peut-il faire ça ? — Je n’en ai pas la moindre idée, mais il faut que nous sortions d’ici. Anthony et les autres sont là-dehors, quelque part. Ils nous cherchent et il faut les avertir de l’existence de ces choses qui nous ressemblent. Elles ouvrirent le panier en osier où se trouvaient leurs vêtements propres. Margaret en sortit un jupon et le lança à Abigail. — Sèche-toi. Puis elle en prit un autre pour s’en servir comme d’une serviette et le jeta sur le lit lorsqu’elle eut terminé. La jeune fille choisit ensuite les deux robes les moins serrées et en donna une à Abigail. — Laisse tomber les jupons ; il va falloir qu’on se déplace aussi aisément que possible. On aura peut-être à escalader un mur. Elle enfila une paire de mules et se retourna pour voir comment s’en sortait Abigail. Cette dernière n’allait pas vite mais avait presque fini de s’habiller. Margaret l’aida à enfiler ses mules. Puis elle se redressa et retourna à la porte pour s’assurer que personne n’était apparu dans le couloir pendant qu’elles se baignaient. Elle ne vit personne et aida Abigail à sortir de la chambre. À l’autre bout du couloir, Margaret ouvrit la porte qui donnait sur l’extérieur et regarda tout autour. Là encore, il n’y avait personne en vue. Elle fit signe à sa compagne de garder le silence et la conduisit au cœur de la nuit. — Est-ce que j’ai vraiment besoin de ça ? demanda Anthony en montrant la bourse qu’il portait. — Oui, lui répondit Nakor. On ne sait jamais ce qui peut se révéler pratique. Cette femme qui se fait appeler Clovis est dangereuse et fait des tours elle aussi, peut-être pas aussi puissants que ceux de Pug, mais suffisants pour nous tuer tous les deux d’un regard. Il faut être prêts à parer à toute éventualité. Ce que nous avons dans cette bourse sera pour elle totalement inattendu. — Mais… Anthony commença à protester, puis s’interrompit. Il savait qu’il ne valait mieux pas argumenter avec le petit homme, parfois bien mystérieux. Cependant, le contenu du sac surprenait le magicien qui ne voyait pas à quoi cela pourrait bien leur servir. Ils se trouvaient dans le tunnel qui allait du palais à la propriété de Dahakon. Nakor avait pénétré dans le palais tandis que le plus gros de la garnison se rendait sur les quais. Il était entré dans la cour extérieure en portant une boîte vide, tandis qu’Anthony traînait pour sa part un sac de pommes. Avant que le garde puisse leur poser des questions, Nakor lui avait demandé comment se rendre à la cuisine, expliquant qu’ils apportaient une partie de la livraison de nourriture qui avait été retardée. Le garde avait paru légèrement surpris, mais comme les deux hommes ne lui paraissaient pas bien menaçants, il leur dit comment trouver la cuisine. Ils s’étaient empressés de s’éloigner. Nakor était ensuite passé devant l’entrée de la cuisine et avait fait le tour du palais jusqu’à trouver une porte qui n’était pas gardée. Ils avaient déposé la boîte vide dans un couloir, et Nakor avait mis les pommes dans son sac à dos avant de conduire Anthony vers les niveaux inférieurs, jusqu’au tunnel qui passait en dessous du fleuve. — Tu comprends quel rôle tu vas avoir à jouer ? demanda Nakor en arrivant devant les escaliers qui menaient à la propriété de Dahakon. — Oui. Je veux dire, non. Je sais ce que je dois faire, mais je n’ai pas la moindre idée de l’utilité que ça aura. — Aucune importance, répliqua le petit Isalani en souriant. Contente-toi de suivre mes instructions. Ils s’enfoncèrent au cœur de la propriété sans rencontrer âme qui vive. La nuit était tombée depuis plusieurs heures. Anthony savait que selon le plan de Nicholas, Calis et les autres arriveraient d’ici deux heures pour libérer les prisonniers. Sa tâche à lui – et celle de Nakor également – était de s’assurer que le magicien et la Buveuse d’Âmes qu’il avait pour compagne ne s’interposeraient pas. Ils traversèrent une série de couloirs sombres, à peine éclairés par une lampe installée à chaque intersection. Puis Nakor fit entrer Anthony dans les appartements de Dahakon. Le jeune magicien frémit à la vue des cadavres en décomposition sur le mur, puis resta bouche bée devant le nécromancien, assis sans bouger sur une chaise, les yeux fixant un point dans l’espace. Nakor s’approcha de Dahakon. — Il est toujours occupé, annonça-t-il. — Pug ? demanda Anthony. L’Isalani hocha la tête et lui tendit la lentille de cristal qu’il avait prise dans cette même pièce. — Regarde à travers ça. Anthony obéit. — Ils sont en train de se battre, expliqua Nakor. Je crois que Pug pourrait facilement gagner, mais ça pourrait nous attirer des ennuis. Voilà pourquoi il préfère tenir Dahakon occupé. — C’est donc ça qui le retient ! fit une voix derrière eux. Anthony et Nakor firent volte-face et aperçurent dame Clovis, qui se tenait sur le seuil, les yeux plissés pour dévisager les deux intrus. Elle parut reconnaître l’un d’entre eux. — Toi ! s’exclama-t-elle. Nakor écarquilla les yeux. — Joma ! (Il laissa échapper un hoquet de surprise lorsque la femme hocha la tête.) Je me disais bien que c’était toi. Mais tu as pris un nouveau corps ! Elle s’avança et Anthony dut avaler sa salive. Tout en elle faisait réagir en lui des instincts tellement primaires qu’il dut faire l’effort de se rappeler qu’elle était à l’origine des horribles événements qui avaient fait souffrir les gens qu’il aimait. Chaque mort et chaque seconde de souffrance lui étaient dues et pourtant, le balancement de ses hanches, les courbes de sa poitrine, ses grands yeux noirs et ses lèvres entrouvertes, qui semblaient demander un baiser – tout l’attirait. Il sentit son corps répondre, malgré lui, à cette provocation des sens. — Assez de sottises ! s’exclama Nakor. Il tendit la main vers Anthony et lui pinça violemment le bras. Le jeune magicien cria de douleur et ses yeux se remplirent de larmes. Aussitôt, le désir qu’il éprouvait pour cette femme disparut. — Ces parfums que tu utilises pour piéger les hommes ont cessé de faire effet sur moi il y a une centaine d’années, Joma, reprit Nakor. Il sortit alors un oignon de son sac et y planta le pouce, avant de le coller sous le nez d’Anthony. — Mon ami ne peut guère éprouver d’excitation avec les yeux larmoyants et le nez qui coule, ajouta l’Isalani en riant. — Je suis dame Clovis, maintenant, répliqua la femme en regardant Nakor avec dédain. Mais toi, tu n’as pas beaucoup changé. Le petit homme haussa les épaules. — J’admets que tu as toujours été une source d’ennuis, mais pas à ce point. Quand as-tu décidé de faire alliance avec les Serpents ? Elle haussa les épaules à son tour. — Lorsqu’ils m’ont offert un moyen de préserver ma jeunesse. (Elle recula de quelques pas et écarta les bras pour lui présenter son corps sous le meilleur angle possible, telle une courtisane accomplie.) Je me faisais vieille… Quel nom portes-tu désormais ? — Je me fais appeler Nakor. — Nakor ? — Oui, Nakor le Cavalier Bleu ! répondit-il avec fierté. — Peu importe. Elle haussa de nouveau les épaules. À la vue de sa poitrine qui se soulevait, à peine dissimulée par le corsage très court qu’elle portait, Anthony se força à inhaler l’odeur de l’oignon pour garder ses esprits. — Je suis venue ici pour m’occuper d’une affaire qui se termine ; je resterai peut-être encore quelque temps afin de garder Valgasha sur le trône, avant de l’abandonner aux bons soins des clans. Dans tous les cas, dès que mes amis en auront terminé, je partirai avec eux. — Que peuvent-ils bien t’offrir, comparé aux pouvoirs que tu as déjà ? demanda Nakor en se rapprochant lentement d’Anthony. Tu es riche, ou du moins tu l’étais la dernière fois que je t’ai vue. Tu as bien des talents. Tu connais de nombreux tours. Tu as l’air jeune. — J’en ai l’air, mais je ne le suis pas, répliqua-t-elle, lui crachant presque ces mots au visage. Je dois tuer deux ou trois amants par an ne serait-ce que pour vieillir normalement, et encore cinq ou six autres pour avoir l’air plus jeune. Sais-tu à quel point c’est difficile lorsque tu es censée rester fidèle au plus puissant magicien de la région ? Dahakon m’était trop utile pour me permettre de prendre le risque de le mettre en colère. Certes, il s’est sûrement montré stupide à certains égards… — Son goût en matière de femmes, par exemple ? l’interrompit Nakor. Elle sourit. — En effet. Mais il savait se montrer rusé et me faisait surveiller la plupart du temps. Cette dernière décennie a été difficile pour moi, Nakor. La fidélité n’a jamais figuré en tête de la liste de mes vertus. (Elle donna une petite tape sur la tête du magicien, presque affectueusement.) As-tu remarqué que ceux qui passent leur temps à jouer avec des cadavres semblent perdre toute perspective ? Dahakon est capable de choses surprenantes avec les morts, mais ils ont tendance à être si ennuyeux, et sans aucune imagination. — Qu’est-ce qu’ils t’ont offert ? Elle éclata d’un rire profond, presque musical. — L’immortalité ! Non, mieux : la jeunesse éternelle ! répondit-elle, les yeux écarquillés. Anthony se demanda si elle était folle, en plus de tout le reste. Nakor, lui, secoua la tête. — Et tu les crois ? Je te croyais plus intelligente. Ils veulent plus que ce que tu pourras jamais leur donner. — Prétends-tu connaître leur but ultime, ou s’agit-il seulement d’une minable tentative de me soutirer des informations ? — Je sais ce qu’ils cherchent à faire. Et si tu le savais aussi, tu ne te serais jamais alliée avec les Panthatians. Pug est au courant, lui aussi. — Pug ! s’exclama-t-elle avec violence. L’héritier du manteau de Macros. Le plus grand magicien de notre époque. Nakor haussa les épaules. — C’est ce que disent certains. Je sais qu’il aurait pu mettre fin à cette farce en moins d’une minute, ajouta-t-il en montrant Dahakon. — Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir fait ? — Parce qu’il nous fallait trouver ce que font les Panthatians, pour pouvoir les arrêter. S’il tuait Dahakon, tu risquais de prendre la fuite en emmenant les prisonniers autre part. Et si Pug était venu ici en personne, toi et Dahakon, vous les auriez peut-être tués pour le tenir à l’écart. Nous ne savons toujours pas quel était le plan à l’origine, admit le petit homme en faisant la grimace. « Il a préféré occuper Dahakon pour nous permettre de venir chercher les prisonniers, d’élaborer un plan et de te vaincre. N’y vois rien de personnel, ajouta-t-il en s’excusant presque. Elle secoua la tête. — Si je pouvais, je te laisserais vivre, en souvenir du bon vieux temps. Mais je ne peux pas. — Ne nous oblige pas à te faire du mal, l’avertit Nakor. Elle rit. — Comment ? Le petit homme montra du doigt Anthony, qui arrivait à peine à se retenir de trembler, les yeux larmoyants et le nez qui coulait. — Voici le véritable héritier du manteau de Macros ! s’exclama Nakor d’un ton emphatique. Voici son fils ! La femme dévisagea le jeune magicien. — Quoi, lui ? s’étonna-t-elle. — Anthony, dit Nakor d’une voix théâtrale, il nous faut la neutraliser. Déchaîne sur elle la furie de tes pouvoirs ! Anthony hocha la tête. Cette phrase était en réalité un signal lui indiquant qu’il devait utiliser ce qui se trouvait dans la bourse. Clovis commença à psalmodier une incantation. Le jeune magicien sentit les poils sur ses avant-bras et sur sa nuque se redresser en reconnaissant les mots qu’elle utilisait. Il comprit qu’elle s’apprêtait à ériger une barrière pour se protéger d’une attaque mystique. Il comprit aussi qu’il était loin d’avoir les dons ou la force nécessaires pour briser un sortilège de protection d’une telle ampleur. Brusquement, un halo de lumière argentée entoura la femme. Anthony plongea la main dans la bourse et en sortit le petit sachet en papier que lui avait donné Nakor. Puis il le jeta violemment au sol. Une colonne de fumée noire s’éleva aussitôt, emplissant rapidement la pièce. — Qu’est-ce que c’est ? s’écria Clovis. Elle commença une nouvelle incantation. Anthony s’aperçut qu’elle faisait appel à des forces ténébreuses pour les détruire, Nakor et lui. Il espérait, de toutes ses forces, que Nakor savait ce qu’il faisait. Le jeune homme ouvrit la bourse et la lança sur Clovis. Celle-ci leva les mains et interrompit son incantation lorsque l’objet traversa la barrière argentée et l’atteignit au visage. Elle se retrouva alors au cœur d’un nuage de poudre noire. Tous trois se figèrent un instant, puis Clovis éternua. Elle ouvrit la bouche pour parler et éternua une deuxième, puis une troisième fois, les yeux remplis de larmes. Elle se mit à tousser comme si elle s’étranglait et éternua encore, violemment cette fois. Anthony ne tarda pas à l’imiter. Elle essaya de parler pour lancer son sortilège, mais elle ne pouvait plus s’arrêter d’éternuer. Nakor plongea la main dans son sac à dos et en sortit un grand sac en tissu. Il tendit le bras en arrière et asséna le sac de toutes ses forces sur l’arrière du crâne de la femme. Celle-ci s’effondra. Anthony se moucha pour évacuer la poudre de son nez, et demanda, les larmes aux yeux : — C’est du poivre ? Nakor éternua. — Tu ne peux pas incanter en éternuant. Je savais que si elle s’attendait à recevoir une attaque magique, elle oublierait de se protéger de choses évidentes. Elle ne s’est toujours préoccupée que de grandes choses, en négligeant les plus simples. (Il mesura la distance, puis la frappa de nouveau avec le sac.) Elle va rester inconsciente un bon moment. — Avec quoi l’avez-vous frappée ? — Le sac de pommes. Je parie que ça fait mal. — On la laisse ici ? — On ne pourrait pas la tuer même si on essayait. Si nous lui coupions la tête, ça ne ferait que l’irriter davantage. Si elle croit que nous nous sommes enfuis pour lui échapper, elle sera folle de rage, tout en pensant qu’elle a déjà gagné. Elle n’a aucune raison de nous suivre à moins de s’apercevoir que nous lui avons volé un de ses navires. Le petit Isalani balaya la pièce du regard et tendit le sac de pommes à Anthony en lui disant : — Si elle fait mine de bouger, frappe-la de nouveau. Il courut dans l’autre pièce et en revint avec un couteau couvert de taches brunes. — Je croyais qu’on ne pouvait pas la tuer, lui fit remarquer le jeune magicien. — C’est vrai. Mais on peut toujours l’incommoder. Il s’avança jusqu’à l’endroit où Dahakon était assis et lui trancha la gorge. Une mince balafre cramoisie apparut sur la peau, mais aucun sang ne gicla. Nakor utilisa ensuite le couteau pour couper les embrases des rideaux, avec lesquelles il attacha les poignets et les chevilles de Clovis. — Allons-y, finit-il par dire en jetant le couteau par terre. Calis et les autres doivent déjà être avec les prisonniers. Ils sortirent en courant des appartements du nécromancien. — Qu’avez-vous fait à Dahakon ? s’enquit Anthony. — Ça le tiendra occupé au cas où il abandonnerait le combat contre Pug. Il sera bien obligé de nous laisser tranquilles le temps d’arrêter l’hémorragie. Cependant, je ne crois pas qu’il soit aussi pragmatique que Joma – je veux dire Clovis. Il se lancera peut-être à notre poursuite, malgré tout. — Où est-ce que vous l’avez rencontrée ? — À Kesh, il y a des années de cela. — Vous étiez amis ? — Elle était ma femme. (Il eut un sourire malicieux.) Enfin, en quelque sorte. On vivait ensemble. — Vous avez vécu avec cette meurtrière ? (Anthony rougit.) Nakor sourit de nouveau. — J’étais plus jeune. Elle était très jolie et très douée au lit. Quand j’étais jeune, je ne recherchais pas les mêmes choses chez une femme. J’ai beaucoup changé depuis. — Comment l’avez-vous reconnue ? — Certaines choses ne changent jamais. Quand tu sauras mieux faire des tours, tu t’apercevras que tu peux voir qui est vraiment la personne, peu importe son apparence physique. C’est très utile. — Je crois que si nous survivons à cette aventure, vous devriez retourner au port des Étoiles pour y enseigner certains de ces « tours ». — Je t’en apprendrai peut-être quelques-uns, pour que toi tu y retournes. Moi, je n’aime pas cet endroit. Ils arrivèrent dans le couloir qui menait à la cour et aperçurent le cadavre d’un serviteur qui gisait sur le sol. — Je vois qu’elle était occupée avant notre arrivée, commenta Nakor en passant à côté du cadavre. Anthony détourna le regard. L’homme était nu, le corps flétri comme si chaque goutte de fluide vital avait été aspirée de sa chair. L’air empestait la magie noire. Le jeune magicien se sentit profondément perturbé en se rappelant le désir qu’il avait éprouvé en présence de cette femme. Son respect envers Nakor et la capacité qu’il avait de résister à ce charme ne fit qu’augmenter davantage. Ils n’étaient pas loin de la cour emmurée où les prisonniers étaient détenus lorsque Nakor s’arrêta brusquement. — Regarde, murmura-t-il. Deux silhouettes se tenaient recroquevillées dans la pénombre, à peine visibles de l’endroit où se tenait Anthony. Nakor lui fit signe de le suivre. Ils se déplacèrent en silence et se glissèrent derrière les deux silhouettes qui se cachaient. Anthony ressentit une brusque bouffée de chaleur et un picotement dans tout le corps. — Margaret ! s’exclama-t-il dans un hoquet de surprise. Les deux silhouettes bondirent sur leurs pieds et se retournèrent. Margaret écarquilla les yeux. — Anthony ? Il lui suffit de faire deux pas pour se jeter dans les bras du magicien en sanglotant de soulagement. — De toute ma vie, je n’ai jamais été aussi heureuse de revoir quelqu’un. Abigail s’approcha d’Anthony à son tour et lui toucha le bras, comme pour s’assurer que le jeune homme était bien réel. — Où sont les autres ? demanda-t-elle. — Ils doivent être en train de libérer les autres prisonniers. Venez, suivez-nous. Anthony serra Margaret contre lui, réticent à l’idée de la lâcher. Il s’obligea pourtant à le faire et s’écarta. — Je suis content de voir que vous êtes saine et sauve. Elle le regarda, les larmes aux yeux. — C’est tout ce que tu as à me dire. Elle leva les bras, mit la main sur la nuque du jeune magicien et l’embrassa. Il resta immobile l’espace d’une seconde, puis l’étreignit de nouveau. — Comment as-tu pu effleurer mon esprit, jour après jour pendant des mois, et croire que je ne savais pas ce que tu ressentais pour moi ? (Les larmes coulaient sur son visage.) Je te connais, Anthony… Je sais ce qui est dans ton cœur et je t’aime, moi aussi. Nakor écrasa lui aussi une petite larme. — Il faut y aller, dit-il. Il prit Abigail par le bras et la guida vers la cour emmurée, où l’on pouvait entendre le bruit des marteaux sur le métal. Lorsqu’ils entrèrent, ils virent les mercenaires, occupés à briser les fers des prisonniers. Abigail aperçut une silhouette familière et s’écria : — Marcus ! Le jeune homme bondit par-dessus deux planches et se jeta sur la jeune fille. Il la souleva dans ses bras et lui donna un profond baiser. Puis il la reposa par terre. — Je croyais que je ne te reverrais jamais, avoua un Marcus d’ordinaire plus taciturne. Ni toi non plus d’ailleurs. Il passa un bras autour des épaules de Margaret et l’embrassa sur la joue. — Gardez vos embrassades pour plus tard, leur conseilla Nakor. Il faut vite partir d’ici. Combien de temps encore ? — Une dizaine de minutes, répondit Marcus. Il y avait des outils entreposés là-bas (il désigna la porte qui s’ouvrait sur le passage couvert qui entourait la cour) mais on n’y a trouvé que deux burins. — Comment vont les prisonniers ? demanda Nakor à Anthony. À ces mots, le guérisseur prit le pas sur l’amoureux ; non sans réticence, le jeune magicien lâcha Margaret et commença à examiner les malheureux. — Donnez-leur à boire autant d’eau que possible, mais veillez à ce qu’ils boivent lentement, dit-il après avoir examiné deux d’entre eux. Donnez-leur gorgée par gorgée. Ensuite, il faudra les amener au navire. Il se déplaça parmi eux et arriva devant la statue d’Alma-Lodaka. Une étrange démangeaison le frappa telle une force. — Nakor ? Le petit homme s’empressa de le rejoindre et fit le tour de la statue. — Non ! s’exclama Anthony lorsque son compagnon fit mine de la toucher. Nakor hésita, puis hocha la tête. Le jeune magicien se tourna vers les prisonniers et leur demanda d’une voix forte : — Est-ce que l’un d’entre vous a touché cette statue ? — Non, lui répondit un homme à côté de lui. Mais les change-formes l’ont fait. — Les change-formes ? répéta Nakor, surpris. — Ces créatures à tête de serpent. (Il toussa.) Les gardes nous ont enchaînés ici avec ces serpents qui marchent comme des hommes. Les créatures n’ont cessé de se transformer, jusqu’à ce qu’elles nous ressemblent – enfin jusqu’à ce qu’elles ressemblent à ceux d’entre nous qui ne sont pas morts, ajouta le prisonnier avec amertume. Il n’était apparemment qu’un jeune homme, mais ses yeux n’étaient plus que deux puits sombres et profonds, ses cheveux se striaient de gris et des rides prématurées creusaient son visage. — Ils sont tous venus étreindre la statue en murmurant une espèce de vœu dans ce langage obscène qui est le leur, reprit le malheureux. Puis ils se sont enfoncé une longue aiguille dans l’avant-bras et l’ont frottée contre la statue. — Où ont-ils emmené ceux d’entre vous qui sont morts ? s’enquit Anthony, dont le visage trahissait un début de panique. L’homme désigna la porte opposée à celle par laquelle était entré Calis. — Là-bas. C’est par là qu’ils ont sorti tous les cadavres. Anthony se précipita vers la porte en question et sauta par-dessus une planche pour l’atteindre. Il appuya sur la poignée et s’aperçut que l’issue était verrouillée. — Peux-tu la forcer ? demanda-t-il à Marcus. Ce dernier s’empressa de le rejoindre avec un marteau et un burin et s’attaqua au verrou. Il ne fallut que quelques minutes pour que celui-ci cède. Aussitôt, le jeune magicien repoussa le fils du duc et ouvrit la porte. Marcus recula en se couvrant la bouche. — Par tous les dieux ! s’exclama-t-il. Il détourna la tête pour vomir. — Nakor, apporte-moi une lumière ! cria Anthony. Que tout le monde reste à l’écart. Le petit Isalani se hâta de prendre une torche des mains de l’un des mercenaires et rejoignit le magicien. À l’intérieur du trou creusé dans le mur gisaient des cadavres, ceux des humains et des créatures en forme de lézard qui auraient dû être leurs doubles. Les corps humains paraissaient sinistres, mais ce furent les créatures qui retinrent l’attention d’Anthony. Elles avaient la peau craquelée, le corps gonflé et noirci ; le sang et le pus suintaient de ces lésions. Leurs lèvres gercées avaient pris une couleur verdâtre, tandis que leurs yeux ressemblaient à des raisins noircis au fond de leurs orbites. Ce qu’il restait de leurs traits prouvait que leur agonie avait été douloureuse, et leurs mains n’étaient plus que des pattes dépourvues de griffes, en sang à force d’avoir essayé de sortir en grattant le mur de pierre. La chose était d’autant plus horrible que certaines de ces créatures n’avaient rien d’humain alors que d’autres portaient les divers stades de la transformation sur leurs traits tordus par la souffrance. — Est-ce que vous le sentez ? chuchota Anthony. — Je sens quelque chose, admit Nakor. Quelque chose de noir et de maléfique. Anthony ferma les yeux et psalmodia une incantation. Il balaya l’air de ses mains pour invoquer la magie et rouvrit brusquement les yeux en les écarquillant à tel point que Nakor pouvait voir le blanc autour des iris bleus. — Sortez, murmura le magicien d’une voix rauque. Nakor s’empressa de sortir du trou. Anthony le suivit et s’adressa à Marcus et Calis. — Faites sortir tout le monde, et brûlez cet endroit. Brûlez aussi les autres bâtiments : les dépendances, les étables, les cuisines, ajouta le magicien avec dans la voix une autorité dont il n’avait encore jamais fait preuve. Au passage, brûlez aussi la maison principale. Brûlez tout ! — Faites sortir tout le monde ! s’écria Marcus. On aida les derniers prisonniers à sortir de la cour et on lança une torche sur les corps en décomposition. Les mercenaires retrouvèrent dans un autre coin de la cour une lampe à huile et quelques chiffons, qu’ils jetèrent dans le feu naissant. Marcus leur donna l’ordre d’allumer de nouvelles torches et de commencer à incendier les autres bâtiments. Quelques minutes plus tard, ils entendirent un crépitement lorsque la paille sèche dans l’étable abandonnée s’embrasa. Les cuisines et les quartiers des serviteurs furent également incendiés et l’on envoya des hommes allumer des feux dans la maison principale, dans les pièces qui donnaient sur l’extérieur. Calis s’occupa de la pièce où Margaret et Abigail avaient été retenues prisonnières et revint vers le magicien pour lui demander : — Qu’est-ce que tu as trouvé là-dedans, Anthony ? — Des cadavres, répondit le jeune homme, laconique. — Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Marcus. Anthony s’arrêta, tandis que les mercenaires faisaient traverser la maison aux prisonniers, suivant Nakor qui les conduisait vers le tunnel. — Ils envoient la peste au royaume, Marcus, chuchota-t-il, des larmes de rage dévalant ses joues. Ils envoient une maladie créée par magie pour déclencher la pire épidémie que l’on ait jamais vue. Il faut les arrêter ! Marcus écarquilla les yeux et eut du mal à avaler sa salive. Puis il prit la main d’Abigail et se dirigea vers la maison, Anthony et Margaret sur ses talons. Chapitre 22 L’EMBUSCADE Harry montra quelque chose du doigt. — Qu’est-ce que c’est ? lui demanda Brisa. — Un incendie, lui répondit Praji. Et un gros, vu comme il éclaire le ciel. Ils se trouvaient tous trois à l’avant du premier des bateaux qui se dirigeaient vers la ferme incendiée où, si les dieux se montraient cléments, ils trouveraient les prisonniers les attendant. Harry sentit une sueur glacée lui couler dans le dos. — Il va bientôt y avoir du remue-ménage dans le coin, prédit-il. — Sans le moindre doute, renchérit Praji. Des soldats vont rappliquer pour savoir ce qui se passe. S’ils viennent par ici, il va falloir se battre. L’un des membres d’équipage toucha deux mots à Tuka, qui se tourna vers Harry : — Sab, on va accoster maintenant. Harry hocha la tête et leva la main pour avertir le bateau derrière lui. Il était difficile de voir quoi que ce soit dans les ténèbres, mais chaque embarcation disposait d’un guetteur à la proue et à la poupe pour relayer les ordres. Le premier bateau accosta sur le rivage en raclant doucement sa coque sur le sable. Les autres l’imitèrent, jusqu’à ce que les dix embarcations fussent amarrées. Harry courut jusqu’à la ferme. Le couvercle du puits avait été poussé de côté et un homme s’apprêtait à émerger des profondeurs de la terre, non sans quelques difficultés semblait-il. L’écuyer l’attrapa par le bras et l’aida à s’extraire du puits. — Harry ! s’exclama quelqu’un à voix basse à l’intérieur des ruines de la ferme. Calis en sortit et agita la main. L’écuyer aida le prisonnier, encore faible, à aller jusqu’à la maison et le laissa s’asseoir par terre. — Tu viens juste d’arriver ? demanda-t-il au demi-elfe. — Ça prend plus de temps que ce qu’on pensait, expliqua ce dernier. Marcus et les autres sont encore en bas pour aider les prisonniers à grimper, mais ils ne vont pas vite. Ils sont faibles, et il va falloir en hisser certains. Praji rejoignit les deux jeunes gens. Harry se tourna vers lui. — Prends une corde et fabrique une espèce d’élingue, puis ramène quatre costauds ici pour hisser les prisonniers les plus faibles en haut du puits. Praji s’éloigna en courant. — C’est six d’un côté ou six de l’autre, reprit l’écuyer. Soit on attend ici, soit on attend dans la baie. Calis hocha la tête. — Nicholas et Amos doivent être sur le point de s’emparer de ce navire à l’heure qu’il est. — Je leur souhaite bonne chance. (Harry jeta un coup d’œil au ciel, où la deuxième des trois lunes de Midkemia s’apprêtait à se lever. La troisième n’apparaîtrait pas avant une heure encore.) Il va bientôt faire très clair par ici. Il était rare d’avoir trois pleines lunes en même temps et le terme « au clair des trois lunes » signifiait qu’on y voyait presque comme en plein jour. — On ne va pas vraiment pouvoir passer inaperçu par une nuit pareille, se lamenta le jeune homme. Au fait, c’est quoi cet incendie ? — De mauvaises nouvelles, j’en ai bien peur, répondit Calis. Anthony prétend qu’une espèce de peste noire a été cultivée ici et que seul le feu peut la détruire. Si nous n’avions pas incendié la propriété de Dahakon, tous les habitants de cette cité seraient morts dans le mois suivant, ou celui d’après tout au plus, et tous ceux qui auraient quitté la cité l’auraient emportée avec eux. Il pense que cette peste aurait bien pu tuer la moitié des habitants de ce continent avant de disparaître. — Par les dieux, quel acte ignoble ! s’exclama Harry en secouant la tête d’un air dégoûté. Dans tous les cas, on va vite voir rappliquer des soldats curieux, ajouta-t-il en regardant l’incendie dans le lointain. Puis il dévisagea la vingtaine de prisonniers, qui avaient l’air malades, et reconnut l’un d’eux, un page avec lequel il avait joué au football. — Comment vas-tu, Edward ? demanda-t-il en s’agenouillant auprès du jeune garçon. — Pas bien, écuyer, répondit-t-il en essayant de sourire bravement. Mais je vais me remettre très vite maintenant que nous sommes libres. Il avait les traits tirés. Harry s’aperçut que l’esprit d’Edward souffrait autant que son corps, car il avait été fait prisonnier et avait vu des horreurs qu’il n’aurait jamais imaginées avant l’attaque de Crydee. On l’avait libéré de ses chaînes, mais rien ne saurait le délivrer de ses souvenirs. — J’aurais besoin de ton aide, expliqua Harry. Tu t’en sens capable ? Le page hocha la tête. — Alors aide tes compagnons à monter dans les bateaux, s’il te plaît. Le jeune garçon se leva et se pencha pour aider une adolescente qui fixait l’espace de ses grands yeux vides. — Debout tout le monde. Vous avez entendu l’écuyer. Il faut aller jusqu’aux bateaux. On rentre à la maison. Il prononça ces derniers mots dans un quasi-sanglot, mais ses paroles n’en eurent pas moins l’effet escompté. Les autres prisonniers se levèrent et s’avancèrent d’une démarche titubante en direction des embarcations échouées sur le sable. Pendant ce temps, une autre silhouette surgit du puits. Harry courut pour lui dire d’aller aux bateaux. Puis il se pencha par-dessus la margelle. — On est ici avec les bateaux, cria-t-il. Est-ce que vous pouvez vous dépêcher ? La voix de Marcus lui répondit en écho depuis les ténèbres du tunnel. — On va essayer, mais ils sont tous très faibles. — On est en train de préparer une élingue pour hisser ceux qui ne peuvent pas monter. — Bonne idée. Le temps s’écoula lentement tandis que les prisonniers affaiblis escaladaient l’échelle un par un. Praji, Vaja et deux autres mercenaires apportèrent l’élingue et commencèrent à hisser ceux qui ne pouvaient faire l’ascension eux-mêmes. Harry, de son côté, retourna aux bateaux pour parler à Tuka. — Lorsque je t’en donnerai l’ordre, conduis les bateaux qui sont déjà pleins dans le port et va dans la baie pour y attendre Nicholas. — Quand allons-nous remonter le fleuve, sab ? — Après, mon ami, après. Nous avons encore un dernier arrêt à faire, ajouta-t-il, presque en silence. Les deux hommes restèrent immobiles et silencieux pendant quelques instants pour regarder brûler la lointaine propriété de Dahakon le magicien, le grand conseiller du Chef Suprême. La vue était grandiose. *** — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Amos. — On dirait qu’il y a un incendie de l’autre côté de la baie. — J’espère que ce n’est pas une mauvaise nouvelle pour nos compagnons. — Ne nous inquiétons pas de ça, répliqua le prince. Regarde ! Amos suivit la direction que lui indiquait Nicholas et dit d’une voix forte : — Tout le monde à son poste ! Préparez-vous à virer ! La begala était un bateau de plaisance que son propriétaire, un marchand, utilisait à la fois pour son commerce et ses loisirs. Elle pouvait transporter sans peine sept ou huit passagers dans les trois petites cabines, et il y avait suffisamment de place dans la cale pour entreposer une certaine quantité de marchandises. Elle naviguait lentement au près, mais allait très vite par vent arrière. C’est pourquoi Amos la faisait tourner pour qu’elle puisse aborder le second navire qui sortait du port. Le premier, la copie de la Mouette Royale, était apparu quelques instants plus tôt. À présent, c’était au tour du double de l’Aigle Royal. Amos fit tourner son navire pour prendre le même cap. Après calcul, il s’était dit qu’un capitaine confirmé ferait sortir son navire en restant au plus près du vent pour longer les promontoires rocheux, potentiellement dangereux, de cette longue péninsule qui formait la limite orientale du port. Le clair de lunes gênait Harry, qui avait besoin de discrétion, mais c’était une véritable aubaine pour Amos. Les membres d’équipage bondirent pour accomplir leurs tâches. Ce navire leur était inconnu, mais ces marins avaient de l’expérience et faisaient tout pour se familiariser avec le gréement depuis qu’ils étaient montés à bord. Les deux gardes capturés lorsque Nicholas et ses compagnons s’étaient emparés du navire gisaient attachés dans la cale, indemnes mais complètement terrifiés. La begala bondit tel un prédateur. Ghuda se tenait à la proue du bateau avec une corde et un grappin à la main, tandis que trois autres hommes attendaient derrière lui. Au total, douze des trente hommes d’équipage se préparaient à immobiliser le navire adverse pour permettre à leurs compagnons de l’aborder. Nicholas espérait que la surprise les aiderait à venir à bout de toute résistance avant que l’équipage ennemi ne puisse reprendre ses esprits. Ils ne savaient pas exactement combien d’hommes il y avait à bord, mais Amos estimait qu’il devait y avoir pas moins de trente marins, sans compter les gardes et les doubles des prisonniers de Crydee. Un cri d’avertissement résonna au-dessus d’eux lorsque l’une des vigies vit la begala se ranger à côté d’eux. Un archer à la proue fit taire l’individu, tandis que Ghuda lançait son grappin. Aussitôt, les autres suivirent son exemple et lancèrent leurs cordes à leur tour. Six marins, qui attendaient dans le gréement de la begala, bondirent, sabres et couteaux au clair, sur le pont du navire adverse, pourtant plus haut qu’eux. Nicholas grimpa sur une enfléchure et bondit pour agripper le bastingage du navire, suspendu dans le vide au-dessus des vagues. Il passa par-dessus la rambarde et se mit en garde lorsqu’un marin vêtu de noir et armé d’un coutelas se jeta sur lui. Nicholas le tua avant qu’il ait pu lui porter un coup. Tout autour de lui, le bruit des combats résonnait dans l’obscurité. Le prince entendit également un cri dans le lointain : l’équipage à bord du premier navire s’inquiétait de ce qui arrivait à leurs congénères. Nicholas faisait confiance à ses hommes et savait que chacun remplirait sa mission. Il se précipita donc vers le gaillard d’arrière. S’il y avait à bord le moindre Panthatian, ou l’un de leurs plus puissants acolytes, c’était là qu’il les trouverait. Il ouvrit d’un coup de pied la porte de la cabine du capitaine et sentit un carreau d’arbalète le frôler avant d’aller s’encastrer dans le chambranle en bois. Le capitaine reposa calmement son arbalète et tira l’épée. — Abandonnez le commandement du navire, ordonna le prince. Mais le capitaine, sans répondre, fit le tour de son bureau pour se jeter sur le jeune homme. Brusquement, ce dernier dut parer une violente attaque et recula, avant de contre-attaquer. Le duel s’engagea alors pour de bon. Nicholas était plus jeune et plus rapide, mais le capitaine, de toute évidence, avait lui aussi du talent et de l’expérience. Le prince essaya de se concentrer sur son adversaire, mais ne pouvait s’empêcher de se demander comment se déroulait la bataille au-dessus de lui. Ils avaient prévu de relâcher les deux gardes de la begala afin qu’ils puissent empêcher le bateau de s’échouer sur les rochers, pendant qu’Amos et les autres abordaient le navire. Il s’agissait donc d’un pari à haut risque, car si Nicholas et ses hommes se faisaient repousser, ils n’auraient nulle part où se replier. Le prince taillada le bras du capitaine, le forçant à laisser tomber son épée. Aussitôt, il le menaça de la pointe de son arme en lui criant de nouveau : — Ordonnez à vos hommes de se rendre ! Mais le capitaine prit un couteau à sa ceinture et se jeta sur le jeune homme qui, d’instinct, se fendit. Son épée entra sous le sternum et transperça le cœur du capitaine, qui s’effondra. La sensation qui parcourut le bras de Nicholas était identique à celle qu’il avait éprouvée en tuant Render. La friction de l’acier sur l’os et les muscles avait quelque chose de troublant. Le jeune homme libéra son arme et tourna les talons. Il y avait deux autres cabines à cet étage, dont les deux portes se faisaient face, devant celle du capitaine. Nicholas choisit d’ouvrir celle à sa droite et lui donna un violent coup de pied avant de plonger sur sa gauche, ayant parfaitement retenu la leçon. Aucun carreau ne volant au-dessus de sa tête, il regarda à l’intérieur. La cabine était déserte. Il utilisa le même procédé avec l’autre porte. Cette fois, un carreau en surgit, et il s’en fallut de peu qu’il le blessât. Si le prince ne s’était pas écarté, celui-là l’aurait certainement embroché. Le jeune homme bondit à l’intérieur de la cabine, et reçut l’épaule du second dans l’estomac. Il entendit le bruit d’un tissu qui se déchire et sentit quelque chose lui effleurer les côtes. Il abattit violemment la garde de son épée sur la nuque de son agresseur et reçut pour toute réponse un grognement de douleur. Puis il sentit qu’on lui raclait de nouveau les côtes et donna un autre coup sur la tête du second. Ce dernier s’évanouit. Nicholas le repoussa. Il se releva et ressentit une brûlure au côté gauche. Il y porta la main et la retira humide de sang. Baissant les yeux, il aperçut sur le sol le couteau avec lequel le second avait essayé de le tuer. Il y avait du sang sur la lame. Nicholas examina sa chemise et vit qu’il avait été touché, mais que la coupure n’était pas très profonde. Il revint sur le pont supérieur. Ghuda et les marins de Crydee semblaient avoir pris le dessus. Les défenseurs du navire, tout de noir vêtus, avaient été débordés par le caractère subit de l’attaque et la plupart d’entre eux gisaient sur le pont, morts ou blessés. Le prince jeta un coup d’œil sur sa droite, vit deux hommes acculer Amos dans un coin et se mit à courir pour lui porter secours. Mais lorsque l’amiral para le coup de taille de l’un de ses adversaires, celui-ci bloqua sa lame et la maintint dans les airs, permettant ainsi au deuxième de plonger son épée dans l’estomac de leur victime. — Amos ! hurla Nicholas. Il se jeta sur ses agresseurs et tua celui qui avait retenu la lame de l’amiral. Puis il dut faire face à l’attaque du deuxième, riposta et plongea sa propre lame dans le corps de son adversaire. D’un coup de pied, il écarta les deux blessés et s’agenouilla à côté d’Amos. Ce dernier, inconscient, respirait laborieusement, le souffle creux. Nicholas jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit Ghuda tuer l’un des défenseurs. Il semblait ne pas y avoir de répit dans les combats. Le prince se releva en courant et tomba lorsqu’une main lui attrapa la cheville. Il roula sur lui-même et donna un coup de botte dans le visage du blessé qui venait de l’attraper. Il sentit les os se briser sous son talon. L’homme poussa un hurlement. Nicholas se releva d’un bond et lui enfonça son épée dans le cou. Puis il fit volte-face lorsque Ghuda cria : — C’est incroyable, ils refusent de se rendre ! — Dans ce cas, pas de quartier ! répliqua le prince d’un ton farouche. Cela signifiait qu’il fallait tuer tout le monde à bord, et il le savait. Un goût à la fois amer et acide lui envahit la bouche. Il cracha puis courut s’en prendre à un marin vêtu de noir qui, en dépit de ses blessures, venait de se relever derrière l’un des hommes du prince pour l’attaquer à nouveau. Le combat parut se poursuivre indéfiniment. À deux reprises, Nicholas aurait pu jurer qu’il s’apprêtait à tuer des hommes qu’il venait déjà d’affronter. Puis, brusquement, le silence retomba. — C’est fini, annonça Ghuda. Ils sont tous morts. Nicholas hocha faiblement la tête. Il était couvert de sueur et de sang, et ses genoux tremblaient de fatigue. Une douleur sourde avait envahi son pied gauche et sa coupure au côté le brûlait. Brusquement il se souvint : — Amos ! Il courut à l’endroit où gisait l’amiral et s’aperçut, à son grand soulagement, qu’il respirait encore. Ghuda s’agenouilla à côté de Nicholas pour examiner le blessé : — C’est une sale blessure. On a besoin d’Anthony et de ses dons de guérisseur. — Portez-le dans la cabine du capitaine, ordonna le prince. Deux des marins de Crydee soulevèrent Amos avec délicatesse et le portèrent à l’intérieur. Nicholas regarda autour de lui et s’aperçut que tous ses hommes le dévisageaient fixement. Il comprit brusquement qu’avec la blessure d’Amos, c’était à lui qu’il revenait de commander le navire. Il regarda l’un des marins, derrière Ghuda, et lui demanda : — Qui est le plus âgé d’entre vous ? — Pickens, je crois, Altesse. — Pickens ! cria le prince. Une voix lui répondit depuis le gaillard d’avant. — Ici, capitaine. Un homme âgé d’un peu moins de quarante ans se hâta de descendre sur le pont. — Vous voici promu au poste de second, Pickens. Faites jeter ces cadavres par-dessus bord. — Bien, capitaine. (Le marin se tourna vers l’équipage, épuisé et ensanglanté.) Vous avez entendu le capitaine ? Alors qu’est-ce que vous attendez ! Jetez-moi ces cadavres à la mer. — Tout va bien ? demanda Ghuda au prince. Ce dernier baissa les yeux sur sa chemise pleine de sang. — Ce n’est rien. C’est au sujet d’Amos que je m’inquiète. — Il est solide, il s’en sortira, le rassura Ghuda. Cependant, il paraissait inquiet lui aussi. — Amos m’a beaucoup appris au cours de ce voyage, et j’avais déjà navigué avant ça. J’espère seulement que je ne vais pas tout gâcher. — Contente-toi d’expliquer à ton monsieur Pickens ce que tu veux qu’il fasse, et laisse-le trouver comment il doit s’y prendre, répondit Ghuda en baissant la voix. Nicholas esquissa un sourire qui se termina en grimace. — Bonne idée. L’un des marins se précipita sur le pont. — Al… euh, je veux dire, capitaine, il y a des prisonniers dans la cale. Nicholas le suivit tout en criant : — Monsieur Pickens ! — Oui, capitaine ? — Quand vous aurez fini de nettoyer, faites demi-tour et mettez le cap sur la cité ! — Bien, capitaine. Nicholas sourit, l’air déterminé, et dit à Ghuda : — Ça peut marcher. Il se rendit dans la cale principale et se pencha par-dessus la rambarde. Trois ponts plus bas, une douzaine de visages étaient tournés vers eux. Personne ne parla. — Est-ce qu’il s’agit des prisonniers, ou de leurs doubles ? demanda Ghuda. — Je l’ignore, lui répondit le prince, qui se sentit dépassé par les événements. Enferme-les dans les cales. Nous mettrons tout ça au clair lorsque nous aurons retrouvé les autres. Il se redressa et sentit le navire tanguer sous ses pieds. L’équipage devait avoir fini de jeter les cadavres à la mer et avait dû reprendre le navire en main. Ghuda donna un petit coup de coude à Nicholas en lui indiquant une direction. Le jeune homme comprit de quoi il s’agissait et se dirigea, non sans réticence, vers la dunette, car l’équipage devait s’attendre à ce qu’il supervisât la manœuvre maintenant qu’il était capitaine. Nicholas grimpa à l’échelle et trouva Pickens debout devant la barre, que manœuvrait l’un des marins. — Orientez les voiles pour changer de cap ! Barre à tribord ! ajouta-t-il en se tournant vers le marin. Changement de cap ! Aussitôt, les marins se précipitèrent à l’endroit qui leur était assigné dans la voilure. — Ce navire est une sacrée bonne copie, capitaine, fit remarquer le second. J’ai navigué à bord de l’Aigle pendant dix ans et je n’arrive pas à les différencier. — Comment vont les hommes ? lui demanda le prince. — Nous avons six blessés et trois morts. Encore dix minutes et nous nous serions échoués sur les rochers. Mais nous sommes plutôt en bonne condition. — J’espère que vous avez raison, murmura Nicholas à part lui. Tandis qu’il se tenait immobile, un cri résonna au-dessus d’eux pour les avertir de la présence d’un navire à proximité. Le prince sentit son pouls s’accélérer, mais la voix de Pickens ne tarda pas à le rassurer. — Ne vous inquiétez pas, capitaine, je n’ai pas l’intention de nous écraser contre la begala en faisant demi-tour. Gardez l’œil ouvert pour surveiller le ciel ! ajouta-t-il en élevant la voix. Nicholas sourit. — Pourquoi ne descendez-vous pas vous reposer et demander à ce qu’on s’occupe de vos blessures ? lui proposa son second. Le jeune homme hocha la tête. — La dunette est à vous, monsieur Pickens. — Bien, monsieur ! s’exclama celui-ci en exécutant un salut militaire. Nicholas quitta la dunette et descendit à l’endroit où les soldats prenaient soin des blessés. L’un d’eux l’aperçut et l’aida à se débarrasser de sa tunique, sans rien dire. Le prince détourna le regard tandis que le soldat palpait sa blessure, puis leva les mains pour qu’il puisse entourer ses côtes d’un bandage propre. Il espérait que Harry et les autres s’en sortaient sans difficultés. Harry s’accroupit pour profiter de la maigre protection qu’offrait la cabine du bateau. Les flèches pleuvaient tout autour de lui. Calis se releva, très calme, et tira à son tour, pour répondre à cette attaque. Puis il s’accroupit de nouveau derrière la cabine tandis qu’un cri sur le rivage lui confirmait qu’il avait atteint sa cible. — Ça en fait quatre, annonça Praji, allongé sur le pont. On pourrait croire qu’ils ont compris et qu’ils vont se retirer. Eh bien, même pas. Harry releva la tête pour s’adresser à Tuka, allongé à côté de Praji. — C’est encore loin ? — Plus qu’une centaine de mètres, il me semble, sab. Ils dérivaient sur le fleuve et se faisaient tirer dessus par les archers à cheval, venus connaître la cause de cet incendie. L’un des bateliers était mort, touché lors de la première volée de flèches. Après, tout le monde s’était jeté sur le pont, face contre terre. — Marcus ! appela Harry. — Oui ? lui répondit le jeune homme depuis le second bateau. — Comment ça se passe pour toi ? Il y eut quelques instants de silence avant que Marcus réponde : — On a un blessé, mais rien de très grave. Ce fut au tour de Calis de s’adresser au jeune homme. — Marcus, la troisième lune se lève, regarde les deux silhouettes qui se découpent sur la lumière blanche. Deux très bonnes cibles, tu ne crois pas ? — Je prends celui de gauche. — D’accord. À trois, ajouta Calis. Un. Deux… À « Trois », le demi-elfe se leva et tira une flèche. Harry entendit vibrer la corde de l’arc lorsque Marcus fit de même. Deux cris s’élevèrent dans la nuit et les soldats sur le rivage cessèrent de tirer. Harry compta jusqu’à dix avant de crier : — Tous aux rames, maintenant ! Les équipages bondirent pour reprendre les rames que tous avaient lâchées lorsque les archers avaient commencé à les prendre pour cible. Ils les replacèrent dans les tolets et se mirent à souquer ferme, tandis que les timoniers les orientaient de nouveau vers le centre du fleuve. Très vite, les dix embarcations formèrent à nouveau une ligne continue. — Tout le monde va bien ? cria Harry. La question fut répétée de bateau en bateau, et la réponse ne se fit pas attendre : il y avait un mort – le premier homme abattu – et deux blessés, tous les deux sans gravité. Harry se rendit à la proue du premier bateau et se pencha vers Brisa, toujours recroquevillée derrière la cabine. — Ça va ? — Non, je suis morte de trouille ! répliqua-t-elle d’un ton mordant. Mais à part ça, je vais bien. Il s’agenouilla auprès d’elle. — Nous serons bientôt en sécurité, lui promit-il. — Si ton ami et sa joyeuse petite bande ont réussi à aborder un navire toutes voiles dehors… J’ai grandi dans un port, souviens-toi. (Elle secoua la tête.) Je ne compte pas trop sur leur réussite. Il posa sa main sur la sienne. — Tout ira bien. La jeune fille essaya de sourire. — Je l’espère. Ils entrèrent dans la baie et continuèrent à se déplacer à vive allure. La houle ballottait les larges embarcations fluviales. — Je suis content de ne pas avoir à affronter la mer sur ces rafiots, fit remarquer Harry. Praji et Vaja s’accrochaient à la rambarde peu élevée qui entourait la cabine. — Ç’aurait pu être amusant, pourtant, regretta le premier. — Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, mon ami a un sens de l’humour très personnel, commenta Vaja. — Je vois ça, répondit Harry. Un cri le fit se retourner. Cela provenait du bateau qui fermait le cortège. L’avertissement fut répété d’embarcation en embarcation, jusqu’à ce que l’écuyer entende Marcus crier à son tour : — Nous sommes suivis ! — Et merde ! s’exclama Harry, qui frôla Praji en se dirigeant vers la timonerie. Marcus, combien sont-ils et à quelle distance ? Le fils du duc relaya la question. La réponse leur parvint quelques instants plus tard : — Trois, à environ deux cents mètres derrière nous. Apparemment ils ont des chaloupes remplies de soldats. Harry passa rapidement en revue les différentes options qui se présentaient à lui. — C’est sur les deux premiers bateaux que nous avons le plus de combattants. Marcus, dis à ton timonier de se décaler sur la droite pour laisser passer les autres. Toi et Calis allez devoir décourager nos poursuivants. Praji regarda tout autour de lui. — Y’a pas beaucoup de place pour se battre. Dites à la fille de sauter dans un autre bateau lorsqu’ils passeront à côté de nous. — Bonne idée. Avant que Brisa ait le temps de protester, le jeune homme se tourna de nouveau vers Marcus, à l’avant de l’autre embarcation. — Fais monter Abigail, Margaret et tous ceux qui ne peuvent pas se battre dans les autres bateaux lorsqu’ils passeront à côté de toi. Harry ignora la remarque grossière de Margaret, qui n’appréciait pas que l’on remette en doute ses capacités à se battre. Il se contenta de crier : — Tu es trop faible, alors tais-toi et obéis ! Puis il se retourna et aperçut Brisa qui avançait droit sur lui. Avant qu’elle ait le temps de dire un mot, il pointa sur elle un index accusateur. — Toi aussi, tu descends. Et ne proteste pas, on n’a pas le temps de se disputer ! Elle s’arrêta net, cligna des yeux, puis se jeta à son cou et le serra très fort contre elle. Après l’avoir embrassé passionnément, elle sauta au sommet de la cabine et s’avança vers l’un des bateaux, qui s’apprêtait à longer le leur. — Je t’aime, espèce d’idiot, cria-t-elle à Harry. Ne va pas te faire tuer ! La jeune fille franchit d’un bond le peu d’eau qui séparait les embarcations et atterrit avec souplesse sur le pont de l’autre bateau. — Moi aussi, je t’aime ! lui cria Harry. Puis il tira l’épée et alla prendre place à la poupe. Il vit Abigail et Margaret embarquer à bord d’un autre bateau et entendit des cris s’élever derrière lui. — Ils sont en train de tirer sur le dernier bateau, lui expliqua Marcus. — Mais ils n’ont pas d’arc long, répliqua Calis en grimpant sur le toit de la cabine. Marcus l’imita tandis que les autres bateaux passaient entre eux. Les deux archers tirèrent leur flèche en même temps ; deux hommes s’écroulèrent à bord des chaloupes qui les poursuivaient. Aussitôt, leurs rameurs ralentirent la cadence. Harry se mit à rire. — Voilà qui devrait les décourager pendant un moment, annonça Calis. Sauf s’ils s’aperçoivent que nous manquons de flèches, ajouta-t-il à voix basse en tapotant son carquois. — Voilà le navire ! s’écria quelqu’un devant eux. Harry se retourna et sentit le soulagement l’envahir en voyant apparaître le bateau. Son équipage était en train d’amener les voiles et de le tourner au vent afin de le faire ralentir et de permettre aux passagers des embarcations fluviales de monter à bord. — Il va falloir retenir les soldats derrière nous pendant que nous déchargeons les marchandises, reprit Harry. — Et nous alors, sab ? — On va d’abord essayer de vous sauver la vie avant de songer à vous débarquer sur le rivage. Tuka hocha la tête, mais il savait qu’il venait de perdre les bateaux qu’on avait promis de lui donner pour qu’il puisse monter sa propre caravane, et tous les bénéfices qu’il aurait pu faire avec. Il était clair que tout cela le désolait. Harry s’en rendit compte et tenta de le réconforter : — Ne t’inquiète pas. Nous te récompenserons de tes efforts. Tu seras quand même payé pour escorter la ranjana et la ramener chez son père. Tuka essaya d’avoir l’air content mais, visiblement, il n’était pas convaincu. Le premier bateau s’arrêta le long du navire, dont l’équipage abaissa un filet à marchandises. Les mercenaires et les bateliers retirèrent les couvercles qui protégeaient les cales et les jetèrent à l’eau. Puis ils chargèrent avec frénésie toutes les fournitures dont les hommes du royaume allaient avoir besoin pour le long voyage de retour. Lorsque les cales furent vides, ils escaladèrent les cordes pour monter à bord du navire. — Hé vous ! leur cria Harry. Que certains d’entre vous attendent les autres pour leur donner un coup de main. Deux d’entre eux, qui s’apprêtaient à escalader la coque, s’accrochèrent à leur corde tandis que la deuxième embarcation fluviale repoussait la première pour s’arrêter à son tour le long du navire. Les deux hommes se laissèrent alors descendre sur le pont du petit bateau pour aider son équipage à décharger. Les chaloupes qui s’étaient lancées à leur poursuite rôdèrent un moment autour d’eux, puis l’une d’elles fit demi-tour. — Ils s’en vont ? s’étonna Harry. — Je ne crois pas, non, répondit Calis. Je dirais plutôt qu’ils vont chercher des renforts. Pendant ce temps, le déchargement se poursuivait rapidement, grâce à l’aide supplémentaire dont disposaient les équipages. Debout sur le pont du navire, Nicholas observait la manœuvre, non sans inquiétude, car les nouveaux arrivants lui expliquèrent ce qui venait de se passer. Pickens lui avait dit que moins de quelques minutes après en avoir donné l’ordre, le navire lèverait l’ancre et se mettrait en route, mais que sortir du port leur prendrait du temps. Soudain, le prince vit Margaret et Abigail grimper à bord et aider deux des prisonniers les plus faibles à passer par-dessus le bastingage. Les jeunes filles le saluèrent de manière chaleureuse, mais Abigail se détourna très vite pour regarder les bateaux. — Et Marcus ? Il ne va pas se faire blesser au moins ? Nicholas éprouva un mélange de soulagement et de jalousie. Puis la voix de la vigie balaya ces deux émotions : — Capitaine ! Je viens de voir un navire lever l’ancre ! — Quelle direction ? — À la poupe sur bâbord ! Nicholas se hâta de monter sur la dunette et se rendit à la poupe. Il aperçut au clair de lune un navire déployer sa voilure. — Combien de temps ? demanda-t-il à Pickens. — Il se mettra en route dans dix minutes au plus tard, et mettra deux fois ce temps à nous rattraper. — Combien de bateaux encore ? cria Nicholas. — Deux, lui fut-il répondu. Le prince se précipita à l’endroit où les mercenaires et les marins se hâtaient de vider le filet pour pouvoir l’abaisser de nouveau à l’attention de l’avant-dernier bateau. Il se pencha par-dessus le bastingage et cria à pleins poumons : — Harry ! — Quoi ? — Où est l’or ? — Ici, avec moi. — Alors apporte-le et monte à bord. Laisse le reste des marchandises ; on s’en va. Nicholas entendit une voix protester derrière lui et comprit que la ranjana était à bord. — Capitaine, mes affaires sont sur ce bateau ! — On vous en achètera d’autres, à condition de rester en vie ! Margaret, Brisa, je sais que je peux compter sur vous deux. Margaret, voici Brisa ; Brisa, Margaret. Est-ce que vous pourriez escorter la ranjana à l’intérieur et l’installer dans la cabine à bâbord, face à celle d’Amos ? Les deux jeunes filles acquiescèrent et emmenèrent la ranjana et ses quatre servantes. Bientôt, Harry, Calis et Marcus grimpèrent par-dessus bord, non sans difficulté, et hissèrent sur le pont le coffre très lourd qui contenait l’or de Shingazi. Nakor et Anthony firent partie des dernières personnes à monter à bord. — Sortez-nous de là, monsieur Pickens ! cria le prince. Le second lança une série d’ordres. Nicholas regarda tout autour de lui. Les marins et les soldats de Crydee couraient dans tous les sens pour exécuter les ordres en question. Les mercenaires engagés par Praji se tenaient d’un côté, tandis que les bateliers de Tuka s’étaient regroupés autour de la principale écoutille. — Ne restez pas dans nos jambes, leur conseilla Nicholas. Praji, tes hommes vont peut-être devoir se battre pour de bon, après tout. Certains d’entre eux marmonnèrent des imprécations, mais le prince ne se laissa pas faire. — C’est pour ça qu’on vous paye ! Il tourna les talons et se hâta de regagner la dunette. — Va-t-on réussir à sortir du port, monsieur Pickens ? — Ça va être juste, répondit ce dernier. Il jeta un coup d’œil derrière lui et se tourna de nouveau vers le prince, en souriant cette fois. — Mais je crois bien qu’on va réussir à les laisser dans notre sillage. Nicholas redescendit sur le pont principal, se retourna pour dire quelque chose à ses compagnons et s’effondra brusquement. Il venait de perdre connaissance. Il se réveilla dans la cabine du second. Le soleil entrait à flots par le hublot et le prince comprit qu’il avait dormi bien après le lever du jour. Il essaya de bouger et s’aperçut que ses côtes étaient brûlantes et endolories. Baissant les yeux, il vit que quelqu’un lui avait fait un cataplasme et un nouveau bandage avant de le mettre au lit. Il mit son pantalon et ouvrit le coffre au pied de la couchette. L’ancien occupant de la cabine n’y avait laissé qu’une tunique noire ; Nicholas l’enfila à son tour et s’aperçut que la taille lui convenait plutôt bien. Il mit ses bottes et se dirigea vers la porte d’une démarche un peu raide. Avant même de regagner le pont, il ouvrit la porte de la cabine du capitaine et s’approcha de la couchette où gisait Amos. La respiration de l’amiral était plus régulière, mais il avait le teint cireux. Nicholas l’observa un moment, puis sortit pour le laisser se reposer. Lorsqu’il arriva sur le pont principal, le prince découvrit plusieurs groupes d’hommes debout, tandis que d’autres, allongés, dormaient comme ils pouvaient. Marcus, Anthony, Harry et Ghuda se tenaient près de l’échelle qui menait à la dunette, tandis que Praji et Vaja se trouvaient à l’autre bout du pont et parlaient avec les autres mercenaires. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda le prince en arrivant à côté de Marcus. — On a quelques petits problèmes, avoua Harry. — C’est-à-dire ? Ghuda regarda autour de lui. — Pour commencer, Calis se trouve sur la dunette derrière nous au cas où Praji et ses amis demanderaient de manière très insistante à être déposés à terre. Nicholas regarda le paysage qui l’entourait afin de prendre ses marques. — Quand avons-nous laissé la péninsule derrière nous ? — Hier, peu avant le coucher du soleil. — J’ai dormi combien de temps ? s’inquiéta Nicholas. — Nous avons laissé la cité du fleuve Serpent derrière nous la nuit d’avant. Il est un peu plus de midi, lui apprit Marcus. — Ta blessure était plus grave que tu le pensais. Anthony t’a soigné avant de te mettre au lit. Cinq minutes plus tard, les ennuis ont commencé, expliqua Harry. — Fais-moi un résumé, lui conseilla le prince en regardant les mercenaires. — Ce sont les bateliers qui ont commencé, intervint Ghuda. Ils se sont mis à pousser des cris de marchandes de poisson en disant qu’ils ne voulaient pas quitter leurs familles et qu’on ne les avait pas payés pour traverser la mer. — Pourquoi ne pas vous être mis en panne afin de les déposer sur le rivage après être sorti du port ? Marcus esquissa un geste d’exaspération. — C’est ce que je voulais faire, mais Anthony et Calis ont insisté en disant que Pickens devait absolument rattraper le premier navire, tu sais, la copie de la Mouette. — C’est là que les mercenaires ont commencé à râler, ajouta Ghuda. Ils nous ont accusés de les avoir enlevés. Les choses se sont envenimées hier soir, quand nous avons distribué un peu de vin. On croyait que ça détendrait l’atmosphère, mais ça a mis tout le monde sur des charbons ardents. — Laissez-moi voir ce que je peux faire, répliqua Nicholas. Il monta dans la dunette et y retrouva Calis, qui s’appuyait sur son arc. — Pourquoi ne pas avoir laissé les mercenaires et les bateliers descendre à terre ? — Je crois que je ferais mieux de rester ici au cas où les copains de Praji s’énerveraient à nouveau. Anthony est en bas, dans le carré. Il t’expliquera mieux que moi. — Et Praji, comment va-t-il ? — Bien. Je pense que ses copains nous auraient causé beaucoup plus d’ennuis s’il ne leur avait pas recommandé de se montrer patients. (Calis sourit.) Je crois qu’il te considère comme un bon capitaine et qu’il attend de voir ce que tu as à dire. Nicholas redescendit le long de l’échelle et alla voir Praji. — Capitaine, lui dit le mercenaire en guise de salut. — Je ne sais pas ce qui se passe, avoua le prince, mais je te donne ma parole que ceux d’entre vous qui veulent descendre disposeront d’un canot avant le coucher du soleil – et ils auront droit à une prime pour compenser ce désagrément. Aussitôt, l’atmosphère se détendit ; les autres mercenaires eurent l’air soulagés. Nicholas se retourna et fit signe à Calis de les rejoindre. Derrière le demi-elfe, il aperçut le second, l’air hagard. — Monsieur Pickens ! — Oui, capitaine ! — Allez dormir un peu et donnez la barre à l’un des marins. Je vais descendre un moment. — Bien, capitaine, répondit Pickens, non sans soulagement. — Harry ! — Oui, Nicholas ? — Monte sur la dunette et veille à ce qu’on n’aille pas s’échouer. Tu es désormais lieutenant. — Bien, capitaine, répondit Harry avec un sourire contrit. Le prince fit signe à Calis, Marcus et à Ghuda de le suivre. Ensemble, ils s’engagèrent dans la coursive qui menait au carré. Anthony s’occupait des prisonniers qui dormaient sur les couchettes ou qui parlaient entre eux à voix basse. Margaret et Abigail apportaient leur aide au jeune magicien. — Comment ça va ? demanda le prince. — Tu es réveillé ! s’exclama Anthony. Nicholas était sur le point de se moquer de l’évidence de cette remarque lorsqu’il vit les cernes noirs et les joues creuses du magicien. — À quand remonte ta dernière nuit de sommeil ? Anthony haussa les épaules. — Avant notre départ, je crois. Je ne m’en souviens plus très bien. Il y a beaucoup à faire. — Je lui ai dit de se reposer, intervint Margaret, mais il ne cesse de m’ignorer. L’expression de son visage trahissait un mélange d’irritation et d’admiration. — Comment vont nos amis ? — Tout le monde va bien, répondit le magicien. Le pire est derrière eux, du moment qu’ils se nourrissent et qu’ils se reposent. Nous avons réussi à embarquer la plupart des provisions, mais il faut quand même surveiller nos rations quotidiennes. — Comment va Amos ? demanda Nicholas en baissant la voix. — Mal. J’ai fait tout ce que j’ai pu, mais il a beaucoup saigné et la blessure est profonde. Cependant, il est solide pour son âge, et les cicatrices sur son corps montrent qu’il a déjà survécu à un coup presque fatal. S’il se réveille d’ici un jour ou deux, je pense qu’il s’en sortira. « Mais si c’est le cas, il ne sera pas en condition de commander ce navire pour nous ramener à la maison. Ce travail te revient, Nicholas. Ce dernier acquiesça. — Pourquoi as-tu refusé de déposer les mercenaires et les bateliers sur le rivage ? Anthony et Calis échangèrent un regard. — Je ne sais pas par où commencer, avoua le magicien. Il paraissait épuisé, si bien que Nicholas lui laissa le temps de formuler sa réponse. — On ne peut pas laisser ce navire prendre trop d’avance, reprit le jeune homme. J’ai préféré ne pas prendre le risque de nous ralentir en mettant un canot à la mer. Le ton de sa voix suggérait de graves inquiétudes. — Continue, lui dit le prince. — C’est pire que ce qu’on croyait, Nicholas. Nakor m’a raconté certaines choses que je ne suis pas censé connaître. (Il jeta un coup d’œil à Marcus, qui hocha la tête.) Je ne sais pas tout – seule la famille royale est entièrement au courant, ce que je comprends tout à fait – mais ce que je sais m’effraie plus que tout ce que j’aurais pu imaginer. « Les Panthatians ont créé une peste, pire que toutes les maladies que je connais. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’existe aucun remède, répliqua durement Anthony. Ils ont utilisé la pire des magies noires pour mettre au point cette chose infâme. Et ils envoient leurs créatures pour faire entrer cette maladie dans le royaume. Nicholas ferma les yeux. — Voilà que soudain tout s’explique. Il s’agit d’un peuple qui vénère la mort et qui se sacrifierait volontiers pour servir sa cause. — Je ne connais pas tous les effets de la maladie mais j’ai vu certains de leurs échecs. C’était horrible. — Et tu sais qu’on ne peut pas en guérir ? — C’est ce que dit Nakor, et il en sait plus sur la magie (Il esquissa un faible sourire.) ou sur les « tours » que moi. Peut-être que Pug, ou les plus habiles des prêtres de Dala ou de Kilian… Ou les Ishapiens… Je ne sais pas. Mais je ne crois pas qu’on aurait le temps de trouver un remède de toute façon. — Pourquoi ? — Appelle ça une intuition. Je crois que la maladie progresse rapidement. Les cadavres que j’ai pu voir ont succombé très vite. L’état de leur peau – du moins ce qui ressemblait à de la peau humaine, par-dessus leurs écailles – et les autres ravages causés par la maladie me conduisent à penser que la personne n’a plus que quelques jours à vivre après avoir contracté la maladie. Je ne sais pas comment cette peste se contracte et se répand ; Nakor se trouve avec ces créatures, pour voir ce qu’il peut en apprendre. — Est-ce bien prudent ? s’inquiéta Nicholas. — Je crois que oui, en ce qui le concerne. — Où sont-ils ? — Dans la cale. Nous pouvons nous y rendre en passant par-là, expliqua Anthony en lui montrant une petite porte dans la cloison. Celle-ci s’ouvrait sur un petit passage qui débouchait sur une deuxième porte. Nicholas l’ouvrit à son tour et entendit Anthony avertir les autres de rester dans le carré et de ne pas les suivre. Le prince se retrouva sur le deuxième pont des marchandises, éclairé par la lumière qui passait à travers le grillage recouvrant la principale écoutille. Le pont inférieur de la cale avait été converti en une espèce de baraquement au-dessus duquel s’ouvrait une grande trappe. Nicholas s’aperçut que la plupart des fournitures rapportées sur les bateaux avaient été entreposées à ce niveau. — Où se trouve le reste de nos marchandises ? demanda le jeune homme. — Elles sont arrimées sur le pont principal. Nakor et moi n’avons pas voulu qu’on les descende ici. C’était trop dangereux. — Ah, Nicholas, c’est toi, dit une voix familière en dessous d’eux. Le prince baissa les yeux et vit Nakor, assis sur un lit. L’Isalani regardait les personnes qui occupaient les autres lits autour de lui. Il n’y avait chez eux rien d’anormal et Nicholas sursauta en reconnaissant certains visages, pour les avoir vus en ville et au château de Crydee. — Je… C’est stupéfiant, reconnut-il à voix basse. — Est-ce que tu commences à comprendre ? lui demanda Anthony. Ces créatures pourraient entrer dans le royaume et marcher parmi nous pour répandre la maladie jusqu’à ce que la moitié de l’Ouest soit infectée. Même si ton père, grâce à son influence, arrivait à obtenir l’aide du port des Étoiles et des temples pour régler le problème, ces créatures, en posant le pied sur le rivage, sèmeraient le chaos dans tout le royaume pour les années à venir. — Nakor, as-tu découvert quelque chose d’utile ? demanda Nicholas. — Oui, répondit le petit homme. Jette-moi la corde. Le prince regarda tout autour de lui et vit une corde attachée à un anneau de fer, fixé au mur. Il lança la corde qui permit à Nakor de monter les rejoindre. Lorsque ce dernier prit pied sur le pont des marchandises, il enroula de nouveau la corde en disant : — Pour le moment, ils sont inoffensifs, jusqu’à ce que la maladie se développe. Nicholas baissa les yeux sur les visages tournés vers lui. Certains se risquèrent à lui sourire, timidement. D’autres le saluèrent. Le prince détourna les yeux en disant : — Ça me perturbe de les regarder. Il retourna dans le carré, où l’attendaient Marcus et Ghuda. La vue des véritables prisonniers, malades et hagards en raison des épreuves qu’ils avaient vécues, lui permit de prendre du recul. — C’est ça le problème, dit Anthony. — Lequel ? — Il va falloir tuer ces créatures. — Pardon ? s’écria le prince. Nakor hocha la tête en guise d’assentiment. — Ils vont développer la maladie. Ce ne sera pas avant plusieurs semaines, voire des mois, car il ne faudrait pas qu’ils tombent malades avant d’atteindre le royaume, tu comprends. Mais ils sont peut-être déjà capables de répandre l’infection. Je ne sais pas comment ; nous savons seulement qu’elle risque de se répandre. Certains temples pensent qu’il s’agit d’esprits maléfiques, et d’autres prétendent que les épidémies se transmettent par voies respiratoires. Ma théorie, c’est que… Nicholas l’interrompit. — Pourquoi les tuer ? Pourquoi ne pas simplement les déposer sur une île, quelque part ? — Nous sommes peut-être poursuivis sans le savoir, rétorqua Marcus. Imagine qu’on les dépose sur une île et que le lendemain, nos poursuivants viennent les chercher, on aurait l’air malin. Ils ne seront peut-être pas capables de faire entrer les doubles d’Abigail et de Margaret au palais de ton père, mais ils pourraient facilement introduire une trentaine de personnes infectées à Krondor. — Comment faire alors ? demanda Nicholas. — C’est difficile, admit Nakor. Je ne suis pas facile à tuer – il faudrait que je sois exposé à cette maladie bien plus longtemps que toute autre personne à bord de ce navire avant de succomber – c’est pourquoi c’est à moi qu’il revient de descendre dans la cale avec eux. Je peux mettre quelque chose dans l’eau qu’ils boivent pour les plonger dans un sommeil vraiment très profond. Ensuite, en descendant un filet de marchandises, je peux les mettre tous dedans afin de les jeter par-dessus bord. — Et tu ne peux pas leur faire boire une potion qui les tuerait sans douleur ? — Non, ce serait trop dangereux. La mort de ces créatures pourrait libérer la maladie et infecter d’autres passagers. On ne peut pas savoir, il faut rester très prudent. Je préférerais brûler les corps, mais en pleine mer c’est impossible. — Mais ça paraît cruel, protesta Nicholas. Les noyer dans leur sommeil… — C’est cruel, fiston, c’est vrai, intervint Ghuda. Mais la vie est souvent cruelle. Si tu as besoin d’un argument pour t’aider à prendre cette décision difficile, souviens-toi seulement des blessés et des morts de Crydee. Le prince soupira. — Je doute que ces pauvres créatures soient au courant de ça. Mais je comprends votre point de vue à tous les trois. Fais-le, ajouta-t-il en regardant Nakor. Ce dernier quitta la pièce. — Il faut aussi qu’on s’arrête pour permettre aux bateliers et aux mercenaires de regagner le rivage. — Voilà qui pose un petit problème, avoua Ghuda. — Pourquoi ? — Parce que sans eux, on n’aura pas assez d’hommes à bord pour manœuvrer ce navire et s’emparer du deuxième, répondit Marcus. On a réussi à prendre celui-ci parce que son équipage ne s’attendait pas à être attaqué à la sortie du port. Mais la fausse Mouette nous a vus aborder ce navire. Les marins savent que nous sommes à leurs trousses et s’attendent à nous voir arriver. Tu peux compter sur une vraie bataille, et une grande résistance. — Allons leur parler, décida Nicholas. En remontant à l’air libre sur le pont, le prince aperçut la ranjana et ses servantes qui se dégourdissaient les jambes à l’avant du navire en compagnie de Brisa. La jeune noble lui fit un grand sourire et s’enquit de son état de santé. Le prince lui répondit de manière évasive et se hâta de rejoindre la partie principale du pont. Il fit signe à Tuka de rassembler les bateliers et s’avança pour affronter les mercenaires. Lorsque tous furent réunis autour de lui, il prit la parole. — Je m’appelle Nicholas et je suis le fils d’Arutha conDoin, le prince de Krondor. Les bateliers et les mercenaires le regardèrent sans comprendre, car pour eux, ces noms ne signifiaient rien. — Tout à l’heure, vous parliez de primes et de regagner le rivage, prince, lui rappela Praji. — Vous savez que nous poursuivons un navire qui est le jumeau de celui-ci, répliqua le prince. Je ne peux me permettre de m’arrêter, mais je peux ralentir suffisamment pour mettre un canot à la mer et laisser partir ceux d’entre vous qui le souhaitent. (Quelques murmures s’élevèrent parmi la foule.) Je compte donner à chaque homme ici présent la prime dont je vous ai parlé. Marcus, va chercher l’or que nous avons amené à bord, ajouta-t-il, par-dessus son épaule. Marcus et Ghuda s’éloignèrent d’un pas rapide. — Cependant, reprit Nicholas, je compte offrir encore beaucoup plus à ceux d’entre vous qui souhaitent rester. — Combien ? demanda Praji. — Attendez et vous verrez, répondit le prince. Une minute plus tard, Ghuda et Marcus revinrent avec le coffre imposant. Ils le déposèrent sur le pont, et Nicholas l’ouvrit. Les bateliers ouvrirent de grands yeux ronds et les mercenaires émirent des petits bruits de gorge à la vue de l’or et des joyaux. — Tuka, prends dans le coffre ce que j’ai promis à tes hommes, ordonna le prince. Le petit conducteur de chariot hésita, puis se pencha sur le coffre. Il y récupéra quelques petites pièces d’argent et certaines des plus petites pièces d’or. Puis il se redressa et tendit la main, pleine de monnaie, pour la montrer à Nicholas. — Voilà la paye des bateliers, encosi. Le jeune homme hocha la tête. — Praji, prends également ce que je dois à tes hommes. Praji se montra moins hésitant que Tuka, mais ne sortit lui aussi qu’une poignée de pièces. — Distribuez l’argent, ordonna le prince. Les deux hommes obéirent. Puis Nicholas ramassa une pleine poignée d’or en disant : — Distribue également ceci. Praji prit l’or et le répartit équitablement entre tous les hommes présents. Tous parurent surpris et ravis. — Maintenant, tends les mains, Praji. Ce dernier obéit. Nicholas remplit ses mains d’or. Praji ouvrit de grands yeux ronds. Les rameurs observèrent la scène, muets d’étonnement. — Ce que vous venez de recevoir, c’est votre prime. Tout homme qui désire quitter le navire emportera cette somme avec lui. En revanche, ajouta-t-il en désignant l’or dans les mains de Praji, ceux qui m’accompagneront chez moi, sur ma terre natale, je leur donnerai cette somme-là et plus encore ! Les bateliers et les mercenaires se mirent à parler entre eux. — Quelle est donc cette terre dont vous nous parlez, prince ? demanda Praji… — Elle se trouve au-delà de la mer Bleue, Praji. La traversée prend un peu plus de trois mois. C’est à l’autre bout du monde. Très rapidement, un petit groupe se sépara du reste de la troupe. — Encosi, ces hommes sont bouleversés par votre générosité, annonça Tuka, mais ils ont des femmes et des enfants et mourraient s’ils devaient s’en séparer. Ils demandent à regagner le rivage. — Entendu. Vous souhaitez rester ? demanda-t-il en regardant les autres. — Nous vous suivrons au bout du monde, prince, répondit Praji. Des ordres furent lancés, afin de préparer un canot. Avant d’affronter la ranjana, Nicholas se tourna vers Praji et lui avoua sa surprise : — Je ne pensais pas que nous avions tant de célibataires avec nous. — Oh, la plupart sont pas célibataires. Mais ceux-là risquent pas de mourir parce qu’ils se séparent de leurs femmes et enfants. Nicholas secoua la tête. Puis il alla trouver la ranjana et ses servantes, qui discutaient avec Margaret et Abigail. — Mademoiselle, un canot s’apprête à regagner le rivage. Cinq des bateliers et trois des mercenaires désirent rentrer à la cité du fleuve Serpent. Ils vous serviront d’escorte. Quant à moi, je vais vous donner les fonds nécessaires à votre retour chez votre père. — Non, répliqua tout net la jeune femme. Nicholas, qui s’apprêtait à tourner les talons, se figea. — Non ? — Je refuse d’être déposée ici, loin de toute civilisation. De plus, si je rentrais chez moi, mon père me ferait fouetter et me vendrait à un dresseur de chameaux. — Écoutez, je ne sais pas à quoi vous jouez, mais l’agent d’Andres Rusolavi, Anward Nogosh Pata, m’a assuré que votre père est un homme bon, qui vous aime, et qu’en aucun cas vous ne serez punie en rentrant chez vous. L’attitude de la jeune femme se modifia. — Vous avez raison, je vous ai menti. C’est pour une autre raison que je souhaite rester. — Laquelle ? demanda Nicholas, dont la patience commençait à s’émousser. Brusquement, la ranjana lui sauta au cou et se pressa contre lui. — Vous avez gagné mon cœur, brave capitaine, expliquait-elle avant d’embrasser passionnément le prince. Je veux être votre femme, ajouta-t-elle lorsque Nicholas, troublé, tenta de se dégager. Le jeune homme regarda par-dessus l’épaule de la ranjana, qui s’accrochait à lui de toutes ses forces, et vit que Margaret, Abigail, Marcus et Ghuda se retenaient d’éclater de rire. Chapitre 23 LA POURSUITE EN MER — Navire en vue ! cria la vigie. Nicholas se libéra de l’interminable étreinte de la ranjana, qui continuait à lui jurer un amour éternel. — Où ça ? — Droit derrière ! Le prince, excédé, posa la main sur la poitrine de la jeune femme et la repoussa avec tant de force que ses servantes durent la rattraper pour l’empêcher de tomber. Il courut jusqu’à la poupe et monta sur la dunette afin de scruter l’horizon. Au bout d’un moment, il aperçut un petit point noir. — Monsieur Pickens, combien de temps faut-il pour débarquer les bateliers et les mercenaires ? Le second scruta le rivage avant de répondre : — Une heure si nous mettons en panne ; quinze minutes seulement si nous ralentissons fortement le temps de mettre un canot à la mer. Nicholas montra les huit hommes qui se tenaient sur le pont. — Est-ce que toutes ces personnes vont tenir dans un seul canot ? — Non, car il ne serait pas capable de rester à flot sur les vagues déferlantes, capitaine. Il vaudrait mieux faire trois ou quatre allers-retours. — Dans combien de temps ce navire va-t-il nous rattraper ? — Difficile à dire, répondit le marin. Une heure environ, si c’est le même navire qui a tenté de nous arrêter, il y a deux nuits. Si c’en est un autre… Il ne prit pas la peine d’achever cette pensée. — Très bien, décida Nicholas. Restez vigilant, monsieur Pickens. Préparez-vous à faire descendre un canot ! cria-t-il à ceux qui se trouvaient sur l’un des ponts inférieurs. Les marins s’empressèrent de détacher l’un des grands canots arrimés à l’envers au-dessus de l’écoutille arrière. Puis ils le soulevèrent à l’aide d’une bôme et le firent passer par-dessus bord avant de le descendre le long de la coque. Ceux qui, parmi les bateliers et les mercenaires, étaient les plus impatients de partir, dévalèrent les échelles de corde en compagnie de deux marins. Lorsque tout le monde eut pris place à bord du bateau, ils ramèrent énergiquement vers le rivage. Nicholas observa la manœuvre avec inquiétude lorsqu’ils arrivèrent au milieu des écueils avant de se laisser porter par les brisants pour atteindre la plage. Deux des bateliers de Tuka repoussèrent le canot dans l’eau et les matelots de Crydee durent souquer ferme pour repasser la ligne des brisants. — Cela prend trop de temps, murmura le prince en regardant derrière lui. Le navire qui les poursuivait ne cessait de grossir à l’horizon. Le canot se rangea le long de la coque de l’Aigle, et le deuxième groupe de bateliers et de mercenaires prit place à son bord. Au moment où le canot atteignait de nouveau la plage, la vigie s’écria : — Capitaine, je vois ses couleurs ! Nicholas regarda le navire et s’aperçut que ses voiles étaient noires. — Quel pavillon ? — Il bat pavillon noir, frappé d’un serpent doré. — C’est le navire du Chef Suprême, annonça Praji. Le prince scruta le navire pendant un long moment et étudia sa trajectoire. — Monsieur Pickens, je ne suis pas un expert de la navigation au long cours, mais je dirais que ce navire remonte contre le vent. Le second étudia le navire à son tour pendant une bonne minute avant d’approuver : — Vous avez raison, capitaine, même si vous manquez d’expérience. — Capitaine, ils sont en train d’installer un éperon à l’avant ! s’écria la vigie quelques instants plus tard. — Une galère de guerre. Elle va se précipiter droit sur nous puisqu’elle n’a pas besoin de tenir compte du vent, prédit Nicholas. Mais je ne l’avais pas vue dans le port. — Le Chef Suprême a un bassin privé alimenté par l’estuaire ; c’est là qu’il entretient sa propre flotte, expliqua Praji depuis le pont. — Ce doit être un sacré bassin, fit remarquer Ghuda. — C’est le dromon du Chef Suprême, expliqua Praji. Deux bancs de rames de chaque côté, éperon et pont d’abordage à la proue, ainsi qu’une catapulte sur le château arrière et une baliste devant le mât. — Préparez-vous à déployer les voiles, monsieur Pickens, ordonna Nicholas. Je ne vais pas laisser ce satané navire s’approcher suffisamment pour nous tirer dessus. (Il s’avança vers la rambarde qui surmontait le pont principal pour donner ses ordres à l’équipage.) Lorsque le canot sera de retour, faites embarquer la ranjana et ses suivantes. Les autres devront gagner le rivage à la nage. Nous partons. — Nicholas, la fille n’est plus là ! annonça soudain Marcus. — Trouve-la. Nous n’avons pas de temps à perdre à cause de ces bêtises ! Le cousin du prince se hâta de descendre dans la cabine de la jeune femme. Lorsque le canot se rangea de nouveau le long de la coque, le dernier batelier et deux mercenaires s’empressèrent de descendre l’échelle. Des cris s’élevèrent dans les cabines situées sous la dunette, où Calis et Ghuda se rendirent pour se renseigner sur l’origine de ces bruits. Marcus traîna sur le pont une ranjana qui ne cessait de crier, de mordre et de griffer. Brisa, Abigail et Margaret les suivaient en poussant devant elles les quatre servantes. — Donne-lui de l’or pour qu’elle puisse rentrer chez elle et passe-la par-dessus bord ! cria Nicholas. — Je ne retournerai pas chez moi ! hurla la jeune femme qui faisait de son mieux pour se libérer à coups de griffes de l’étreinte de Marcus. Le rahajan va me tuer ! — C’est ce qu’elle appelle de l’amour éternel ? commenta Brisa en partageant avec Margaret un sourire méchant. Un cri s’éleva dans le canot, bientôt suivi par plusieurs « plouf ». L’un des matelots se pencha par-dessus le bastingage. — Capitaine, les mercenaires sont partis avec le canot. Deux autres mercenaires se précipitèrent pour regarder à leur tour, puis passèrent par-dessus le bastingage et sautèrent dans l’eau pour suivre le canot. — Devrions-nous mettre un autre canot à la mer, capitaine ? s’enquit Pickens. — Non, c’est trop tard, répondit Nicholas en jetant un coup d’œil à la galère de guerre qui ne cessait de se rapprocher de l’Aigle. — Est-ce que je dois la jeter par-dessus bord ? cria Marcus. — Non ! hurla la jeune femme. Je ne sais pas nager ! Je risquerais de me noyer ! Nicholas leva les mains en signe de résignation. — Non, repose-la par terre. Sortez-nous de là, monsieur Pickens. Toutes voiles dehors ! ajouta-t-il, contrarié. — Apprêtez les écoutes et les haubans ! cria le second. Levez l’ancre ! L’Aigle recommença à avancer, lentement d’abord, puis bondit sur l’eau tel un dauphin lorsque le vent vint gonfler ses voiles. — Sont-ils assez proches pour nous tirer dessus ? demanda Nicholas en regardant la galère. Comme pour lui répondre, une boule de feu traça un arc de cercle dans les airs et atterrit en sifflant à une douzaine de mètres du navire. — Espérons seulement qu’ils se fatiguent avant que nous perdions le vent, répondit calmement Pickens. Malgré la distance, Nicholas perçut faiblement le son du tambour utilisé pour marquer la cadence des rameurs. Il tourna le dos à la galère en disant : — Ils ne peuvent garder cette vitesse d’attaque très longtemps. Les esclaves vont s’évanouir sur les bancs de rame. — Il leur reste leur voile, capitaine, lui rappela Pickens. Nicholas regarda de nouveau en direction de la voile noir et or, d’aspect si maléfique, qui se gonflait au vent. — Ce n’est pas grâce à ça qu’ils nous rattraperont. — C’est vrai, capitaine, mais ils peuvent rester suffisamment proches pour nous causer de sérieux ennuis si le vent disparaît. — Alors espérons que le vent ne faiblisse pas, monsieur Pickens. Nous sommes encore loin de chez nous. — Oui, capitaine. Nicholas redescendit sur le pont pour y affronter la ranjana, qui le regarda d’un air de défi, les poings sur les hanches. — Je refuse d’être déposée sur le rivage. Nicholas s’immobilisa, ouvrit la bouche pour parler, s’arrêta de nouveau et laissa échapper une autre exclamation exaspérée. Puis il lui tourna le dos et regagna sa cabine. Marcus examina les traces de griffures sur son bras. — Heureusement qu’il ne m’a pas demandé de vous balancer par-dessus bord, jeune fille, fit-il remarquer. La ranjana se tourna vers lui et prit une petite dague couverte de joyaux dans la large ceinture de sa jupe. — Heureusement, en effet, dit-elle en pointant l’arme sur le fils du duc. Elle la jeta si bien que la lame vint se planter, vibrante, sur les planches du pont, entre les pieds de Marcus. Puis la jeune femme fit demi-tour et fit signe à ses servantes de la suivre dans sa cabine. Brisa se mit à rire. — En voilà une qui est pleine de surprises, pas vrai ? — Je crois que Nicholas ne va pas tarder à s’en rendre compte lui aussi, ajouta Harry. Margaret et Abigail n’en revenaient pas. — Vous nous aviez prévenues au sujet de son caractère difficile, mais pas de ses instincts meurtriers, leur reprocha Margaret. Abigail se rapprocha de Marcus et examina ses égratignures tout en murmurant des paroles réconfortantes, au grand embarras du jeune homme. Puis la jeune fille se tourna vers Harry pour lui demander : — Pourquoi penses-tu que Nicholas ne va pas tarder à s’en rendre compte ? Ce fut Brisa qui répondit à la place du jeune écuyer. — Disons simplement que cette fille va sûrement trouver un moyen d’amener Nicholas à faire ce qu’elle veut. J’ai l’impression qu’elle ne nous a pas tout raconté. — D’autant qu’on ne peut pas dire que Nicholas ait beaucoup d’expérience avec les femmes, ajouta Harry en hochant la tête. — Parce que toi, tu en as, écuyer ? rétorqua Margaret. Toi qui as rougi lorsque je t’ai taquiné dans le jardin du château ? — C’est qu’il s’est passé beaucoup de choses depuis la dernière fois que nous t’avons vue, petite sœur, intervint Marcus. — C’est le moins qu’on puisse dire, mon ami, répliqua Harry avant d’éclater de rire. Ghuda ne tarda pas à l’imiter et bientôt les autres membres du groupe se mirent à rire à leur tour. Nicholas essaya de dormir. Il avait retiré ses bottes mais s’était allongé tout habillé sur sa couchette. Dans un état proche de l’épuisement, il ne put malgré tout s’empêcher de s’inquiéter. Le navire du Chef Suprême ne les lâchait pas d’une semelle. Son capitaine savait utiliser le vent et les rames pour diminuer la distance entre les deux vaisseaux dès qu’il en avait la possibilité. Pickens affirmait qu’ils laisseraient le dromon derrière eux dès qu’ils cesseraient de suivre la côte pour se perdre en pleine mer. Nicholas avait mangé seul dans sa cabine après avoir passé quelque temps dans celle d’Amos. Puis il s’était penché sur le journal de bord de l’amiral, déchiffrant ses notes et ses abréviations au sujet des vents et des courants. Le prince s’y connaissait suffisamment en matière de navigation pour savoir qu’il ne pouvait pas se contenter d’inverser la trajectoire empruntée à l’aller. Il lui fallait aussi tenir compte des courants et des vents qui soufflaient dans la direction opposée, sans quoi ils risquaient de recevoir le vent de côté pendant des centaines de milles. Nicholas était finalement parvenu à somnoler lorsque la porte s’ouvrit en grinçant, ce qui le réveilla aussitôt. — Hein ? fit-il en retirant bruyamment son épée du fourreau. — L’épée ne sera pas nécessaire, dit une voix féminine, tandis que le corps auquel elle appartenait s’asseyait sur le lit à côté du prince. — Abby ? crut deviner Nicholas, en tendant le bras pour allumer une lumière. — Elle est avec Marcus dans la pièce où l’on range les cordages. Disons qu’ils… fêtent leurs retrouvailles. À l’aide d’une étincelle, le prince alluma la flamme de la lanterne et découvrit la ranjana, assise à ses côtés. — Qu’est-ce que vous faites là ? lui demanda-t-il, irrité par cette intrusion nocturne. — Il faut que l’on parle, expliqua-t-elle. Elle était vêtue d’une robe en soie qui moulait les courbes de son corps et avait relevé sa chevelure à l’aide d’épingles dorées et ornées de perles, ce qui soulignait ses boucles brunes. — À quel sujet ? — Cet endroit où vous nous emmenez ? Vous êtes vraiment un prince ? — Ranjana – quel est votre nom ? — Iasha. — Je suis bien un prince, Iasha. Le roi de mon pays n’est autre que mon oncle, et c’est mon frère qui va lui succéder. La jeune femme baissa les yeux, comme si ces révélations l’embarrassaient. — Je suis désolée de vous avoir causé tellement d’ennuis. J’ai parlé avec cette fille que vous appelez Margaret. Je ne savais pas qu’il y avait eu tant de morts et de souffrance, ni que vous étiez venu de si loin pour retrouver Abigail. Nicholas soupira et s’adossa à la cloison, un bras derrière la tête. — Lorsque j’ai entrepris ce voyage, j’aurais pu vous dire à quel point j’étais amoureux d’elle. Aujourd’hui, tout cela me paraît si bête. — L’amour n’est jamais bête, répondit Iasha. — Je n’ai pas dit que ça l’était. Par contre, c’était bête de croire que ce que je ressentais, c’était de l’amour. — Oh ? — C’est tout ce que vous êtes venue me dire ? Que vous êtes désolée ? — Oui… Non. (Elle soupira.) Lorsque j’ai dit que je vous aimais, c’était pour vous empêcher de me renvoyer à Kilbar. — J’avais cru le comprendre, en effet, répliqua le prince sans rien dissimuler de son irritation. — Mais je ne mentais pas en vous disant que cela me coûterait la vie. — Quoi, votre père serait-il vraiment prêt à vous tuer ou à vous vendre à cause du complot du Chef Suprême ? La jeune femme poussa de nouveau un profond soupir. — Non, c’est à cause de ce que j’ai fait. Ou plutôt, de ce que la ranjana a fait. — C’est-à-dire ? s’enquit Nicholas, dont le visage reflétait la confusion. — Je ne suis pas la ranjana de Kilbar. — Qui êtes-vous, dans ce cas ? — Je suis sa servante, Iasha. Les autres servantes sont également au courant de notre stratagème. — Vous feriez mieux de m’expliquer tout cela. — La ranjana n’avait pas la moindre envie de devenir la quinzième épouse du Chef Suprême, d’autant qu’elle était amoureuse de son ami d’enfance, un prince de Hamsa qui n’a qu’un pouvoir mineur. Elle a donc soudoyé Andres Rusolavi, qui a accepté que je me substitue à elle et qui nous a envoyées au sud, tandis qu’elle-même se rendait à Hamsa pour y épouser son prince dans le plus grand secret. Il n’y a presque pas de relations entre Hamsa et la cité du fleuve Serpent, ma dame pouvait donc se marier sans risque tandis que je ne serais pour le Chef Suprême qu’un joli visage de plus. Je devais vivre dans le luxe pour le restant de mes jours et récompenser les servantes de leur silence. — Il s’agissait donc d’une autre ruse ? s’exclama Nicholas, exaspéré. — J’en ai peur, mon prince. Maintenant, il me faut me jeter à vos pieds pour implorer votre pardon et vous supplier de ne pas nous vendre comme esclaves, moi et mes suivantes. Nicholas la dévisagea en plissant les yeux. — J’ai la curieuse impression que Margaret vous a déjà raconté que l’esclavage n’existe pas dans le royaume. L’esquisse d’un sourire apparut sur les lèvres de la jeune femme, qui se contenta de répondre : — Oh ? — Je ferais bien d’aller vérifier l’état d’Amos, dit brusquement le prince en se frottant les yeux. Alors qu’il faisait mine de se lever, Iasha se pencha vers lui et posa ses lèvres douces sur celles du jeune homme. Ce dernier resta immobile pendant quelques instants puis lui demanda, lorsqu’elle recula : — À quoi dois-je ce baiser ? — J’ai beau ne pas être amoureuse de vous, mon brave capitaine, je n’en pense pas moins que vous êtes un homme bon et que vous traiteriez une servante aussi bien qu’une ranjana. — Voilà qui est bien dit, damoiselle, répondit le prince en se levant. Mais je vais avoir besoin d’un peu de temps avant de pouvoir croire sur parole quiconque est originaire de votre continent. Iasha se leva à son tour. — Parlez-moi de votre royaume. — Je vous en montrerai une carte après m’être assuré qu’Amos va bien. Venez, suivez-moi. Il souleva la lanterne et conduisit la jeune femme dans la cabine de l’amiral, qui dormait. Nicholas s’arrêta un moment pour le regarder et le trouva encore pâle. — Va-t-il survivre ? demanda Iasha à voix basse. — Je l’espère, répondit le jeune homme. Il doit épouser ma grand-mère à son retour à Krondor. Ma famille et moi l’aimons beaucoup. Il observa les traits immobiles d’Amos pendant un long moment. Puis il déposa la lanterne et se tourna vers le coffre où l’on rangeait les cartes. Il examina celles que les Panthatians avaient remises au capitaine qui devait à l’origine commander ce navire. Grâce à ces cartes et au journal de bord d’Amos, il espérait pouvoir trouver la route qui les ramènerait chez eux. Il choisit l’une des cartes, sur laquelle figurait la Triste Mer, et la déroula avant de poser son index sur Krondor. — Voici l’endroit d’où je viens. Elle y jeta un coup d’œil avant d’avouer : — Je ne sais pas lire, capitaine. Que veulent dire ces lignes ? Nicholas commença à lui parler de Krondor et lui montra sur la carte la distance parcourue depuis la cité du fleuve Serpent. La jeune femme laissa échapper un hoquet de surprise. — C’est un bien grand pays pour n’appartenir qu’à un seul homme, commenta-t-elle au sujet du royaume. — Il n’appartient pas à un seul homme, rectifia le prince. Je vous l’expliquerai plus tard en détail, mais sachez que si mon oncle est roi de par sa naissance, il a aussi des obligations à remplir pour protéger les habitants du royaume. Dans mon pays, la noblesse n’est pas qu’un privilège, c’est aussi une responsabilité. Nous régnons, mais nous servons nous aussi, à notre manière. Il lui parla un peu de sa famille. — On ne vous donnera donc pas de cité sur laquelle régner ? conclut la jeune femme. Nicholas haussa les épaules. — Je ne sais pas ce que mon oncle et mon père me réservent. Un mariage d’État, je suppose, avec une princesse de Roldem ou de Kesh, ou la fille d’un duc important. On m’enverra peut-être à Rillanon pour servir à la cour de mon frère lorsqu’il deviendra roi. — Où se trouve Rillanon ? Le jeune homme déroula une autre carte et la posa à côté de la première, pour lui montrer la mer du royaume. — Cette île, ici, est le berceau de mon peuple. C’est là que tout a commencé et c’est pour cela qu’on nous appelle le royaume des Isles. — Il faudra me faire visiter Rillanon, dit Iasha en passant son bras sous celui du prince. Ce dernier rougit en sentant la poitrine de la jeune femme effleurer son bras. — Euh, oui, peut-être, répondit-il en se libérant pour ranger les cartes. Je crois cependant que vous n’aurez aucun mal à trouver quelqu’un pour vous faire visiter tout ce que vous voulez voir. Iasha fit la moue. Le cœur de Nicholas fit un bond dans sa poitrine. — Je ne suis qu’une pauvre servante. Quel homme de haut rang s’abaisserait à me regarder ? Le jeune homme sourit. — Un certain nombre d’entre eux, je dirais. Vous êtes très belle. Le visage de la jeune femme s’éclaira. — Vous me trouvez réellement très belle ? — Oui, quand vous n’essayez pas d’arracher les yeux de Marcus à coups de griffes, ou quand vous ne criez pas comme un chat qu’on égorge, essaya de plaisanter le prince. Elle sourit, en couvrant sa bouche de sa main. — C’est ainsi que se conduit la ranjana, capitaine. J’ai voulu l’imiter pour rendre mon personnage plus convaincant. Brusquement, le silence se fit entre eux lorsque Nicholas s’aperçut qu’il ne savait pas quoi dire ensuite. Iasha, immobile, le regardait, éclairée par la douce lueur qui émanait de la lanterne. Leurs regards se croisèrent et la jeune femme s’avança pour l’embrasser de nouveau. Cette fois, Nicholas laissa parler son corps et, sans réfléchir, attira la jeune femme dans ses bras. Ils restèrent ainsi un moment, laissant échapper de doux petits bruits. Puis une voix faible s’éleva derrière eux. — Tu pourrais emmener ta copine dans ta propre cabine, Nicky. Le prince se retourna aussitôt. — Amos ! Il se dirigea vers la couchette et demanda à Iasha, par-dessus son épaule : — Allez chercher Anthony ! La jeune femme s’empressa de sortir pour ramener le magicien. — Aide-moi à m’asseoir, demanda l’amiral. Nicholas le laissa prendre son bras, le temps de trouver une position plus confortable, puis ajusta les oreillers derrière la tête du blessé. — Ghuda me doit cinq souverains d’or, annonça Amos. — Pourquoi ? — J’ai parié avec lui que cette fille réussirait à convaincre l’un d’entre vous, jeunes coureurs de jupons que vous êtes, de l’emmener avec nous. C’est donc toi qui couches avec elle ? — Non. — Par tous les dieux, fiston, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? (Il se mit à tousser.) Ah, bon sang, ça fait mal. — Tu as de la chance d’être encore en vie, lui rappela Nicholas. — Tu n’es pas le premier à me le dire, répliqua Amos. Maintenant, dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé depuis que je me suis fait trouer le ventre ? Lorsque Nicholas eut fini de tout lui raconter, Anthony arriva. Le guérisseur examina Amos avant de rendre son verdict : — Vous feriez bien de rester encore quelque temps au lit. Je vais demander à ce qu’on vous apporte un bouillon. Cette blessure au ventre est dangereuse, il va falloir faire attention à la nourriture pendant un petit moment. — Est-ce que tu m’autoriserais à prendre un peu de vin ? demanda Amos avec un faible sourire. — Un petit verre pour accompagner le bouillon, concéda le magicien. Cela vous aidera à mieux dormir. Anthony quitta la pièce. — Demain, il faudra…, commença Nicholas. — Tuer ces créatures dans la cale, acheva Amos. Oui, j’étais en train de me demander pourquoi tu as attendu si longtemps. — Parce que c’est dur, Amos. Je sais bien ce qu’ont raconté Nakor et Calis, et ce qu’ont vu Margaret et Abigail, mais ils ressemblent à des humains. Ils ressemblent à nos amis de Crydee. — Mais ce ne sont pas nos amis, ni des humains, répliqua Amos. Tu es un prince de sang royal, tout comme ton père et tes frères, et tu dois faire ton devoir. Cela signifie souvent prendre une vie pour protéger la tienne. Ce n’est pas facile, ni même juste, seulement nécessaire. C’est dans l’ordre des choses. Nicholas hocha la tête. — Je vais te laisser dormir. Demain, j’aurai besoin de toi pour m’aider à déchiffrer tes pattes de mouche dans le journal de bord, afin qu’on puisse rentrer à la maison. — À demain, dit Amos, qui avait déjà l’air prêt à se rendormir… Encore une chose cependant. — Oui ? — Cette petite fille… Ne la laisse pas devenir trop proche de toi. — Ne t’ai-je pas entendu dire que quelque chose n’allait pas chez moi ? — Je ne parlais pas de coucher avec elle. Elle pourrait sûrement t’apprendre une ou deux choses. Non, souviens-toi seulement de qui tu es et du destin qui t’attend. Tu es libre d’aimer qui tu veux, mais le roi te dira qui tu dois épouser. — On n’a cessé de me le répéter pendant toute ma vie, Amos, lui rappela Nicholas en hochant la tête. — Souviens-toi seulement qu’elle te tient sous son charme. La plupart des hommes ne pensent plus de façon cohérente dans ces cas-là ; ne va pas lui faire de promesses. (Puis il sourit et Nicholas eut l’impression de retrouver son vieil Amos.) Mais même si tu n’as pas le droit de la laisser prendre le contrôle de ta vie, tu peux quand même la laisser essayer, afin d’en profiter un peu. Nicholas rougit. — Bonne nuit, Amos. Je te verrai demain matin. Il retourna dans sa propre cabine et se souvint qu’il avait laissé la lanterne dans celle d’Amos. Il ôta sa chemise et son pantalon dans l’obscurité et s’assit sur le lit. Cependant, il bondit sur ses pieds lorsque quelque chose se mit à bouger sous les draps. — Vous devriez venir sous les couvertures, dit Iasha. Il fait froid ici ! Il hésita, puis se glissa dans le lit à côté de la jeune femme. Il sentit bientôt la chaleur de sa peau contre la sienne, mais resta immobile, car il ne savait pas ce qu’il convenait de faire ensuite. Puis les lèvres de Iasha se posèrent sur les siennes et il lui rendit son baiser. Ensuite, il se mit à rire. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’un ton à la fois amusé et inquiet. Vous me trouvez drôle ? — Non. Je repensais juste à ce que m’a dit Amos. — Et qu’est-ce qu’il vous a dit ? — Je te le raconterai plus tard, répondit le prince avant d’embrasser Iasha à nouveau. — Ils sont toujours derrière nous, capitaine, annonça Harry. Nicholas venait juste d’arriver sur le pont, sous un ciel bleu et une brise rafraîchissante. — Combien de temps encore vont-ils nous poursuivre ? Ils ne peuvent pas avoir pris suffisamment de provisions pour un si long voyage. — Peut-être qu’ils s’en moquent, suggéra Harry. Tu n’as plus besoin de la cabine ? Avec le nombre de femmes qu’ils avaient à bord, les nobles et les officiers étaient obligés de partager leurs cabines, si bien que Pickens et le nouveau maître d’équipage, Gregory, partageaient la même couchette. Harry et Nicholas n’étaient pas de quart en même temps – Harry avait le commandement du navire la nuit – et dormaient dans ce qui était autrefois la cabine du second. La ranjana, Margaret, Abigail et les servantes étaient censées dormir dans les deux petites cabines réservées aux passagers ou aux invités sur les navires du royaume, mais le prince se demandait si les filles s’arrangeaient entre elles comme Harry et lui. — Tu serais un peu plus convaincant dans ton rôle de capitaine si tu effaçais ce sourire idiot de ton visage, lui fit remarquer Harry. — Quel sourire ? L’écuyer hocha la tête. — Je connais ça. Il sourit et fit un signe de tête en direction de Brisa, qui traversait le pont. — C’est peut-être drôle de dire ça maintenant, compte tenu…, hésita le prince. — Compte tenu de quoi ? Nicholas rougit. — Compte tenu de ce qui s’est passé la nuit dernière, mais nous devrions peut-être nous montrer plus prudents au sujet de ces petits arrangements nocturnes. — Pourquoi ? Moi, j’ai Brisa, toi tu as la ranjana, Marcus est avec Abigail et Anthony avec Margaret ; cela paraît plutôt logique, tu ne trouves pas ? — Va expliquer ça aux quarante-neuf hommes à bord, répliqua Nicholas. Harry jeta un coup d’œil à un groupe de mercenaires, assis sur une écoutille, qui regardèrent passer Brisa. — Nous pouvons avoir confiance en nos hommes, reprit le prince, car ce sont des soldats et des marins du roi. Mais les mercenaires, c’est une autre histoire. Je veux que l’on surveille les distributions de bière et de vin lors des repas et que l’on me prévienne au moindre signe de trouble. La traversée risque de nous prendre plus de trois mois. — Tu as raison, soupira Harry. J’en toucherai un mot aux autres. — Le vrai problème risque de se poser au niveau des servantes, ajouta Nicholas. Si les hommes se battaient au couteau à cause de l’une d’entre elles, cela pourrait avoir des conséquences désastreuses. — Je comprends. Je dirai à tout le monde de rester vigilant. Un juron retentit en dessous d’eux, ce qui attira l’attention des deux jeunes sur le pont principal. Amos venait d’arriver et balaya d’un geste les protestations d’Anthony. — C’est peut-être toi le guérisseur, mais c’est mon corps et c’est moi qui dis quand j’ai besoin d’air frais, sacrebleu ! Écarte-toi ! Il repoussa faiblement la main qu’Anthony lui tendait pour l’aider, et agrippa le bastingage. — Qu’est-ce que tu fais là, Amos ? s’écria Nicholas en descendant de la dunette. Tu devrais être au lit ! — Je suis resté au lit si longtemps que je sentais aussi mauvais que le fond d’une chope de bière ! J’ai besoin d’air et de vêtements propres. Nakor émergea de la cale. — Anthony, capitaine. (Il aperçut brusquement Amos.) Amiral ! C’est bon de vous revoir ! — C’est vrai que ça fait du bien de revoir votre sourire idiot, admit l’intéressé. — Nicholas, ces créatures se sont toutes endormies, annonça l’Isalani. La drogue devrait faire effet pendant un moment, mais on ne peut pas en être sûr, ces choses ne sont pas humaines. Il faut nous en débarrasser maintenant. Nicholas ferma les yeux avant d’acquiescer. — Allez-y, faites-le. Nakor fit signe à Ghuda, qui prit la direction des opérations. Les marins ouvrirent l’écoutille de la cale et suspendirent un gros filet à marchandises lesté de petits sacs de plomb au-dessus de l’ouverture. L’Isalani sauta lestement dans le filet et s’y accrocha tandis que les hommes le faisaient descendre dans la cale. Les minutes s’écoulèrent en silence tandis qu’ils attendaient, car seul Nakor avait le droit de descendre dans la cale afin de charger les trente créatures inconscientes dans le filet. Il prétendait être la personne la moins susceptible d’être infectée à cause des tours qu’il connaissait. Comme il ne savait pas comment cette peste se propageait, le prince ne pouvait mettre ce jugement en doute. Un cri résonna à l’intérieur de la cale. Ghuda fit signe aux marins qui devaient hisser cette cargaison de pousser sur les barres en bois du cabestan ; le filet s’éleva lentement et franchit l’écoutille en sens inverse. Nakor, qui s’accrochait à l’extérieur du filet, se laissa tomber sur le pont tandis que les créatures continuaient à s’élever jusqu’à dépasser le bastingage. Deux hommes tirèrent sur les cordes des bonnes pour faire passer le filet au-dessus de l’eau. À l’intérieur, de jeunes hommes et femmes paraissaient paisiblement endormis. Sans attendre que Nicholas en donne l’ordre, Nakor prit un couteau et trancha la corde qui retenait le filet. Celui-ci s’écrasa dans les vagues en projetant une grande gerbe d’eau. Nicholas observa la scène, muet de révulsion, tandis que les créatures disparaissaient sous l’eau sans un bruit, entraînées par le plomb vers le fond de l’océan. Anthony posa la main sur l’épaule du prince. — Il fallait le faire, on n’avait pas le choix. Essaie de garder à l’esprit que ces créatures sont nées pour mourir. — Ça ne rend pas le meurtre plus facile pour autant, répliqua le jeune homme. — Je vais descendre dans la cale avec Nakor, annonça le magicien. À nous deux, nous arriverons à purifier l’endroit de toutes traces de maladie. Comme ça, les mercenaires n’auront plus à dormir sur le pont. Nicholas hocha la tête. — C’est quoi, ce navire qui nous suit ? s’inquiéta Amos. — C’est ce que Praji appelle un dromon, répondit le prince. Cela ressemble à une birème quegane avec une catapulte et une baliste, ainsi qu’un éperon et un pont d’abordage. Il n’a qu’une seule voile latine sur le grand mât, mais je crois qu’il a aussi une brigantine à l’arrière, même s’il ne s’est pas suffisamment rapproché pour que je puisse le vérifier. — Soit leur capitaine est vraiment brave, soit il est complètement fou. Ce navire n’est pas fait pour les eaux profondes. À la première tempête, ils seront obligés de ramer comme des forcenés pour espérer s’en sortir. — Souviens-toi à qui nous avons affaire, lui rappela Nicholas. Amos acquiesça. — Je le sais mieux que toi, fiston. J’ai été témoin de leur boucherie et j’ai vu des choses que tu ne peux même pas imaginer. (Il leva les yeux.) Les hommes ont l’air de s’occuper de leurs corvées. — Pickens se révèle être un bon second, finalement, et Harry apprend à son contact. Tout comme moi, ajouta Nicholas en souriant. — Quelquefois, c’est la meilleure façon d’apprendre, répondit l’amiral. Pickens a toujours été un bon marin, mais c’est à cause de son amour pour la bouteille que je l’ai laissé dans le gaillard d’avant jusqu’ici. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction de l’endroit où se tenait Pickens.) Si nous réussissons à rentrer à Krondor et qu’il reste sobre une fois au port, je lui donnerai la place pour de bon. Amos chancela légèrement et dut se retenir au bastingage. — Ça suffit comme ça, lui dit Nicholas. Retourne te coucher. C’est avec joie que je te rendrai le commandement quand tu seras prêt, mais ce n’est pas encore pour tout de suite. — Nicky, accorde-moi une faveur, tu veux ? demanda le blessé tandis que le jeune homme l’aidait à regagner sa cabine. — Laquelle ? — Quand nous rentrerons à la maison, ne parle pas de toute cette histoire à ta grand-mère. Inutile de la bouleverser. — Je crois qu’elle ne manquera pas de remarquer ta nouvelle cicatrice, Amos. — D’ici là, je trouverai bien une histoire à lui raconter, répliqua l’amiral d’une voix faible. Nicholas l’aida à s’allonger sur sa couchette. Amos dormait déjà lorsque le jeune homme sortit de la cabine. Les jours passèrent. Nicholas redoutait des frictions entre les membres de l’équipage au sujet des femmes présentes à bord du navire, mais ses craintes se révélèrent sans fondement tant que la galère du Chef Suprême continua à les pourchasser. Pendant des heures entières, le dromon disparaissait de leur vue, avant de réapparaître à l’aube, ou juste avant le coucher du soleil. Comme il n’y avait toujours aucune trace de la Mouette Royale, il aurait été facile de se détendre en pensant que le voyage se terminerait paisiblement. Mais la silhouette noire qui se découpait derrière eux sur l’horizon leur rappelait sans cesse que le combat n’était pas loin. Les prisonniers de Crydee recouvraient peu à peu leurs forces, suffisamment pour passer du temps sur le pont. Les douze femmes qui venaient de Crydee et les quatre servantes qui accompagnaient Iasha empêchaient les célibataires d’envier Nicholas et ses amis. À deux reprises, le prince fut obligé de séparer des bateliers ou des mercenaires, mais il jugea que ces bagarres n’étaient pas plus graves que celles qui éclataient régulièrement entre les apprentis de Krondor à cause d’une jolie fille. Les bateliers qui avaient choisi d’entreprendre ce long voyage aidèrent les marins de Crydee à s’occuper du navire et devinrent des matelots convenables. Les soldats eurent l’occasion d’effectuer de nouveau les tâches apprises à l’aller, tandis que Nicholas, Marcus et Harry apprenaient, du haut de la dunette, l’art de commander un navire. Tous les jours, le prince s’entretenait avec Amos, qui essayait de l’aider à choisir un trajet à partir des cartes et du journal de bord. Ils s’approchaient de l’endroit où, selon l’amiral, ils devraient trouver un courant porteur qui les aiderait à changer de cap pour s’éloigner de Novindus et entreprendre la traversée de la mer Bleue. Ils avaient déjà laissé la terre derrière eux et l’eau devenait d’un bleu plus profond qui indiquait le changement de courants. Nicholas ne détectait pas ces changements avec autant d’assurance qu’Amos, mais ce dernier exerçait ce métier depuis plus de quarante ans. La vie à bord du navire sombra dans la routine, malgré les tensions. Peu de gens sont capables de vivre constamment les nerfs à vif ; il y eut donc des moments comiques et pas mal d’espièglerie. Harry et Brisa continuaient à se bagarrer gentiment et à se lancer des menaces en l’air, mais Nicholas remarqua qu’on les voyait rarement l’un sans l’autre. On pouvait souvent voir Margaret et Anthony à la proue du navire, profitant du peu d’intimité qu’ils parvenaient à préserver. Ils n’étaient pas aussi démonstratifs que Harry et Brisa, mais peu de gens l’étaient en vérité. Marcus et Abigail s’étaient installés dans une espèce de routine tranquille, même si la jeune fille parvenait encore à lui faire froncer les sourcils lorsqu’elle mentionnait son désir de visiter Krondor et Rillanon. Nicholas en venait à penser que son cousin n’était pas homme à voyager à plus d’une journée de distance de sa maison, à moins que cela ne fût absolument nécessaire ou qu’il dût aller à la chasse. Le prince se surprit, pour sa part, en constatant que cette existence le comblait. Iasha se montrait passionnée et instructive, et il jouait bien volontiers le rôle de l’élève. Il devait certes commander le navire et superviser l’entraînement des hommes en vue de la bataille à venir, mais ces obligations rajoutaient à son bonheur. Il savait que l’enjeu de ce conflit n’était rien moins que la survie de son pays natal, mais n’en savourait que mieux les moments heureux vécus dans l’intervalle. Pour l’heure, il préférait écarter ce problème de ses pensées et se contenter d’apprécier son travail, la compagnie de ses amis et l’affection d’une belle jeune femme. Nicholas avait trop la tête sur les épaules pour se laisser aller à croire qu’il était amoureux d’elle. Mais il éprouvait pour elle une certaine affection, car Iasha s’avérait être une jeune femme intelligente, rusée et enthousiaste, qui faisait preuve du même bon sens et se montrait tout aussi dégourdie que Brisa. Ce que cette dernière avait pris pour de la froideur lors de leur première rencontre n’était en fait qu’une attitude dictée par l’envie de survivre, ce que Brisa comprenait et appréciait. Le manque de culture de Iasha et l’éducation fruste qu’elle avait reçue ne parvenaient pas à masquer son intelligence et Nicholas se fit réprimander à plusieurs reprises pour avoir confondu ignorance et stupidité. Cependant, même si le prince rêvait du grand amour, comme souvent les jeunes gens de son âge, il savait depuis toujours qu’il était fils de la noblesse et n’aurait jamais le droit de choisir son épouse. C’est pourquoi ce voyage en direction du nord-est, cette succession d’après-midi baignant dans la chaleur des eaux équatoriales, en compagnie de ceux qu’il était venu chercher et qu’il savait désormais sains et saufs à son bord, lui donnaient un sentiment de liberté tel qu’il n’en avait jamais connu. Le deuxième mois était déjà bien entamé lorsqu’ils rentrèrent dans des eaux plus familières. Amos monta sur le pont un soir et scruta les cieux. — Voilà des étoiles qui me sont familières, annonça-t-il en souriant. Nous rentrons bien chez nous. Il prononça ces derniers mots avec un accent de nostalgie que Nicholas ne lui avait encore jamais entendu. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda le jeune homme. — Rien de bien grave, je t’assure, répondit l’amiral. Il s’accouda au bastingage et plongea le regard dans les eaux sombres avant d’expliquer : — Je me disais juste qu’il s’agit de mon dernier voyage. — Ce n’est pas comme si on allait t’emmurer dans le palais, rétorqua Nicholas. Grand-mère possède son propre domaine et aime voyager elle aussi. Tu auras peut-être envie de rester quelque temps à Krondor après avoir fait le tour du royaume avec elle – rends-toi compte, il te faudra aller à Rillanon et à Bas-Tyra, et puis à Salador sinon tante Carline ne te le pardonnerait jamais. Tu te rendras peut-être jusqu’à la lande Noire pour y goûter le vin nouveau, et jusqu’à Yabon, une fois tous les deux ans. Amos secoua la tête. — L’aristocratie terrienne. Je ne m’y ferai jamais. Nicholas lui fit un large sourire. — Mais si, tu verras. — Et toi, tu te fais à l’idée de devoir rentrer à la cour de ton père ? rétorqua l’amiral. Le sourire du jeune homme s’évanouit. — C’est ce que je pensais, avant… Tu crois qu’ils font route vers Krondor ? dit-il brusquement pour changer de sujet. Amos n’eut pas besoin de lui demander à qui ce « ils » faisait référence, d’autant qu’il savait que Nicholas connaissait déjà la réponse à cette question. Ils en avaient déjà discuté plusieurs fois, mais l’amiral savait qu’en dépit des expériences qui l’avaient fait mûrir ces six derniers mois, son protégé était encore bien jeune et peu sûr de lui. — C’est le choix le plus logique, répondit-il après quelques instants de réflexion. (Il jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.) Nous savons quelle est leur ultime destination : Sethanon et la Pierre de Vie. L’épidémie n’est que l’un des moyens de parvenir à leurs fins. En précipitant le royaume dans le chaos, ils n’auront aucun mal à monter une expédition vers Sethanon pour libérer leur soi-disant déesse. — Voilà des créatures bien stupides, fit remarquer Nakor. Amos et Nicholas sursautèrent avant de se tourner brusquement vers le petit homme. — J’ai horreur de ça ! s’exclama Amos. Par où êtes-vous arrivé ? Nakor sourit. — Par où aurais-je bien pu arriver ? Nous sommes sur un navire, vous vous rappelez ? — Qu’as-tu entendu ? lui demanda Nicholas. — Suffisamment pour comprendre de quoi vous parliez, mais rien que je ne sache déjà. Le prince se rappela de ne jamais sous-estimer les connaissances du petit Isalani. Mais il était certain jusque-là que seule une poignée de gens connaissaient l’existence de la Pierre de Vie. — Qu’en penses-tu ? demanda-t-il. — Les Serpents sont des créatures très étranges, j’en suis convaincu depuis des années. — Vous les avez déjà rencontrés ? s’étonna Amos. — Oui, la dernière fois que je me suis rendu à Novindus. — Tu étais déjà allé à Novindus ? s’écrièrent Amos et Nicholas d’une seule voix. — Une fois oui, il y a longtemps – mais je ne savais pas à l’époque qu’il s’agissait de Novindus. C’est une longue histoire en rapport avec un tour qui n’a pas marché comme je le pensais, les reliques d’un temple dont je croyais qu’elles étaient abandonnées et un clergé secret qui n’avait pas le sens de l’humour. Quoi qu’il en soit, ces Panthatians sont des créatures stupides prêtes à assassiner une planète tout entière au nom de leur soi-disant déesse. Au bout du compte, je sais qu’ils échoueront. Amos préféra ne pas spéculer sur l’étendue des connaissances de Nakor sur le sujet. — On peut toujours se faire tuer par quelqu’un, que ses raisons soient bonnes ou stupides. — C’est ça, approuva Nakor. Dans les deux cas, le résultat est le même : tu es mort. On ne peut pas discuter avec des fanatiques religieux. Ghuda, qui se promenait sur le pont non loin d’eux, surprit cette dernière remarque. — Oh, si, tu peux, mais pour ce que ça peut faire, commenta-t-il. J’ai rencontré un homme du désert qui disait que c’est comme se cogner la tête contre le mur. Cette réflexion les fit tous sourire. — Comment se passe l’entraînement ? demanda Nicholas. — Bien, répondit le vieux mercenaire. Certains des prisonniers ont suffisamment récupéré et nous ont rejoints ; ils ont bien l’intention d’avoir une épée à la main lorsqu’il s’agira d’aborder l’autre navire. Le prince s’était d’abord montré réticent à l’idée de laisser les pages et les apprentis porter une arme, de peur qu’ils deviennent une gêne plutôt qu’une aide. Mais Ghuda l’avait convaincu en lui rappelant qu’ils auraient peut-être besoin de tous les hommes qu’ils pourraient rassembler. D’autre part, l’entraînement occupait une bonne partie de la journée et donnait quelque chose à faire aux mercenaires. La soirée se poursuivit calmement, jusqu’à ce qu’Amos se plaigne de la fatigue et retourne dans sa cabine. Nicholas aperçut Harry sur la dunette et décida d’aller se coucher lui aussi. Lorsqu’il entra dans sa cabine, il y trouva Iasha et Brisa, occupées à bavarder. Brisa bondit sur ses pieds à la vue du prince en disant : — J’allais justement partir. Nicholas lui sourit lorsqu’elle passa à côté de lui. A mesure que les journées devenaient de plus en plus chaudes, les femmes du navire s’étaient mises à porter de simples chemises. Celle de Brisa avait un décolleté plongeant et provocateur et s’arrêtait bien au-dessus de ses chevilles, dévoilant son cou, ses bras, sa poitrine et ses jambes. Le prince la regarda sortir de la pièce. Derrière lui, Iasha s’éclaircit la voix, une attitude lourde de sous-entendus. Nicholas se retourna et lui fit face avec un large sourire. — Viens donc par ici, que je te fasse oublier cette gamine maigrichonne, dit la jeune femme. Le jeune homme ôta sa ceinture et ses bottes et les laissa tomber sur le sol de la cabine. — Brisa, maigrichonne ? Iasha leva les mains et défit les lacets de sa chemise, qu’elle laissa tomber jusqu’à sa taille. — Maigrichonne, oui, répéta-t-elle. Nicholas se mit à rire et enfouit son visage entre les seins de la jeune femme. Puis il l’embrassa. — De quoi parliez-vous toutes les deux ? On dirait que vous vous entendez comme des larrons en foire. — Elle m’aide à apprendre cette langue barbare qui est la vôtre, si tu tiens à le savoir, répondit Iasha en lui ôtant sa tunique. Dans le fond, elle n’est pas méchante. Elle est même devenue très sociable depuis qu’elle a appris que je ne suis pas noble. — Elle s’entend plutôt bien avec Margaret, pour quelqu’un qui n’aime pas les nobles. — C’est parce que ta cousine est une femme comme on en rencontre peu. J’ai connu beaucoup de femmes riches et de noble naissance, et elle ne ressemble à aucune d’entre elles. Nicholas poussa un soupir en se blottissant contre Iasha. — Dommage que tu n’aies pas connu sa mère. Il s’aperçut brusquement qu’il avait du mal à se rappeler le visage de sa tante et sentit la mélancolie l’envahir. — Qu’y a-t-il ? lui demanda la jeune femme. Le prince haussa les épaules. — Rien. C’est juste que les gens meurent, on les pleure, et puis on reprend le cours de nos vies. C’est comme ça. Je suis content que tu apprennes la langue du roi, ajouta-t-il d’un ton plus gai. Iasha sourit. — Ça me sera nécessaire si je veux trouver un riche mari. Nicholas se redressa. — Un mari ? — Oui, tôt ou tard. Ton épouse ne souhaitera sûrement pas avoir ta maîtresse sur les bras. Et nous savons tous les deux que ton père ne t’autorisera pas à te marier avec moi. Nicholas voulut protester mais s’aperçut très vite qu’elle ne disait rien qu’il n’ait pas déjà lui-même pensé. Il découvrit aussi qu’il n’aimait pas l’entendre formuler ces vérités à haute voix. — Je t’ai blessé, dit-elle d’un ton légèrement moqueur. La jeune femme se leva et défit la ceinture qui retenait sa chemise sur ses hanches, laissant le tissu tomber à ses pieds. — Laisse-moi t’aider à te sentir mieux. Nicholas sourit lorsqu’elle revint vers lui se blottir dans ses bras. Cela faisait une semaine qu’ils n’avaient pas revu le dromon. Amos en conclut que la galère n’avait pas supporté une traversée aussi longue. Il monta sur le pont et aspira une grande bouffée d’air marin. Le printemps était de retour. L’amiral rejoignit Nicholas sur la dunette et lui dit : — Un de ces jours, je te demanderai peut-être de me remettre le commandement. — Pas de problème, quand tu veux. Amos lui donna une tape sur l’épaule. — Tu fais du bon boulot. — Je me sentirais mieux si je savais où se trouve cet autre navire. — Si ce capitaine connaît bien son métier, ils doivent être au sud des rochers de la Frégate, à une semaine environ de l’île des Trois Doigts. C’est là qu’ils tourneront pour mettre le cap sur les passes des Ténèbres. — Est-ce qu’on va pouvoir les rattraper ? s’inquiéta le prince. — Je ne sais pas, avoua Amos. Ce navire est presque aussi rapide que l’Aigle, et la véritable Mouette était juste un peu plus lente que celui-ci. C’est un choix difficile, d’autant que nous ne connaissons pas aussi bien les eaux méridionales que leur capitaine. (Il se frotta la main.) Mais personne ne connaît mieux que moi les eaux du Nord ; lorsque nous serons de retour dans la Mer sans Fin, j’utiliserai tous les courants, les tourbillons et les vents pour nous donner de l’élan. On les rattrapera, sois-en sûr. — Quand pouvons-nous espérer les voir, au plus tôt ? — Maintenant, répondit Amos. On aurait pu les rattraper n’importe où en chemin, mais ça dépend de l’endroit où leur capitaine mettra le cap vers l’est. — Voile en vue ! s’écria la vigie deux heures plus tard. Nicholas ordonna aussitôt de déployer les voiles. Tous les marins bondirent à leur poste pour permettre au navire d’aller plus vite. — Je le reconnais, capitaine ! dit la vigie après quelque temps. C’est la Mouette Royale ! — Préparez-vous à l’abordage ! cria Amos. — Non ! s’exclama Nicholas. — Non ? — Il ne faut pas l’attaquer, pas encore. — Pourquoi, par tous les dieux ? jura Amos. Ghuda monta sur le pont, suivi de Praji et Vaja. Nicholas s’adressa à tous. — Nous ne savons pas encore combien d’hommes transporte ce navire. Et nous ne pourrons pas jouer de l’effet de surprise. Je ne vais pas me jeter sur eux avant d’avoir franchi les passes des Ténèbres et d’être presque à la maison. — Pourquoi ? demanda Harry en arrivant sur la dunette. — Parce que je refuse de laisser une seule de ces créatures mettre le pied à Krondor. S’il le faut, je préfère couler les deux navires. Et s’il faut regagner Krondor à la nage, autant ne pas être trop loin de nos côtes. Amos jura de nouveau. — Dans ce cas, il ne faut pas les lâcher d’une semelle et j’espère que leur capitaine n’a pas beaucoup d’imagination. — Fais passer la consigne ; si la Mouette vient vers nous, nous devons nous enfuir, ordonna le prince. — Je n’aime pas ça… — Ce sont mes ordres, l’interrompit Nicholas. Nous ne la prendrons d’assaut que si elle se dirige vers Kesh ou vers les Cités libres. Sinon, nous la suivons jusque chez nous. — Bien, capitaine, dit Amos avant d’effectuer le salut militaire. Son visage reflétait un mélange de doute et de fierté. Chapitre 24 LA BATAILLE La reproduction de la Mouette Royale orienta ses voiles et ralentit de façon provocante pour inciter l’Aigle à tenter un abordage. Nicholas et Amos observaient la scène, debout sur la dunette, que l’amiral n’avait presque pas quittée ces deux dernières semaines, sans toutefois demander au prince de lui rendre le commandement. Le jeune homme, pour sa part, ne lui avait pas caché son manque d’expérience en ce qui concernait les navires, ce qui n’en faisait pas moins un élève doué. Il naviguait sur de petits bateaux depuis son plus jeune âge et grâce au temps qu’il avait passé sur le Rapace et ce qu’il avait appris en compagnie d’Amos et maintenant de Pickens, il était sur le point de devenir un excellent marin au long cours, même si l’amiral prétendait qu’au rythme où il apprenait, il deviendrait plutôt un excellent mousse d’ici un ou deux ans. Nicholas savait qu’Amos, le quasi légendaire capitaine Trenchard, ne faisait que plaisanter, mais jusqu’ici le jeune homme avait été incapable de savourer ses succès, persuadé que sa chance n’allait pas tarder à tourner. — On dirait qu’ils essaient de nous obliger à déclencher les hostilités, dit Amos, songeur. Nicholas était d’accord avec lui. — C’est parce qu’ils savent qu’on ne veut pas se battre, pas encore. Mais je ne comprends pas pourquoi ils font ça. — Rien en vue derrière nous ? cria Amos à l’intention de la vigie. — Non, rien, amiral ! Ils avaient franchi les passes des Ténèbres la semaine précédente et se trouvaient à présent au nord de Durbin. — Tu ne t’attends pas vraiment à voir arriver un navire derrière nous, j’espère ? s’inquiéta le prince. — On ne sait jamais, répliqua Amos avant de cracher par-dessus le bastingage. Les Serpents ont réussi à conjurer assez de magie pour créer cette peste et ceux qui la portent ; en plus, ils ont eu des années devant eux, car ils ont probablement commencé à élaborer ce plan à la minute même où Murmandamus est mort à Sethanon. Je les crois tout à fait capables de trouver un moyen pour que cette satanée birème puisse traverser l’océan. (Il sourit.) Pour être honnête, je les crois tout à fait capables de dissimuler un navire quelque part au milieu de la Triste Mer, au cas où. C’est peut-être pour ça qu’ils ralentissent : parce qu’ils attendent de l’aide. — C’est un risque dont je vais tenir compte, répliqua Nicholas. Au même moment, la voix de la vigie résonna au-dessus de leurs têtes : — Voile en vue ! — Dans quelle direction ? cria le prince. — À tribord, capitaine ! Nicholas et Amos se précipitèrent vers le bastingage et regardèrent sur leur droite. Au bout d’une minute, ils purent effectivement apercevoir une voile. — Il est rapide, s’inquiéta le jeune homme. — C’est vrai, admit Amos. On dirait un cotre keshian. Sûrement un corsaire qui sort de Durbin. Il est temps de hisser nos couleurs. Leur faux navire de guerre transportait un assortiment complet de bannières et de pavillons. — Hissez les couleurs du royaume et le pavillon royal ! ordonna Nicholas. — Demande-leur de hisser également mon pavillon personnel, pendant que tu y es, ajouta Amos. Le prince demanda donc à ce que l’on hisse également le pavillon de l’amiral de la flotte. Bientôt, plusieurs bannières colorées se dressèrent au sommet du mât de hune et du mât d’artimon. Le cotre keshian avança droit sur eux avant de virer brusquement à bâbord. Amos se mit à rire. — Ce capitaine croit avoir affaire à deux navires de guerre du royaume qui rentrent de patrouille, dont l’un a à son bord l’amiral de la flotte et un membre de la maison royale. Il préfère passer au large pour nous éviter. La journée s’écoula lentement, et Nicholas veilla à conserver la distance qui le séparait de la Mouette Royale. La poursuite avait pris l’aspect d’une course dont le but n’était pas de rattraper l’autre ou de décrocher, mais de rester à proximité. La Mouette déploya plus de voiles peu avant le coucher du soleil, ce qui fit jurer Amos. — Ce bâtard va essayer de nous semer dans l’obscurité. Il n’a donc pas encore compris que je connais trop bien ces eaux pour le laisser s’échapper ? Je sais par où il doit passer pour se rendre à Krondor. — Et s’il n’allait pas à Krondor ? suggéra Nicholas. — Je suis sûr que c’est là qu’il va, répliqua Amos. Il pourrait accoster à Sarth, ou à Finisterre, mais pourquoi prendrait-il cette peine ? Ton père se trouve certainement sur la Côte sauvage, à essayer de démêler la situation embrouillée que nous avons laissée derrière nous à Port-Liberté. Nous pensions que Carse, Tulan et Barran avaient été attaquées sans raison, mais je crois que c’est faux. Vu tout ce qu’il y a à reconstruire, ton père a certainement mis le cap sur la Côte sauvage avec la plus grande partie de la flotte dès que les passes sont redevenues franchissables. Ensuite, il a dû partir pour Port-Liberté. (Amos réfléchit rapidement.) Il est sûrement en train de se demander s’il doit rentrer à Krondor ou se lancer à notre poursuite. — Il se dirige vers le nord ! s’exclama Nicholas. — Je pense qu’il s’agit d’une ruse. Attends un moment, puis hisse les voiles et suis-le ; dès qu’il fera noir et qu’il ne pourra plus nous voir, remets le cap sur Krondor. Je te parie tout ce que j’ai qu’on le retrouvera à moins d’un mille de distance demain matin à l’aube. — Je te connais suffisamment pour savoir qu’il vaut mieux ne pas prendre ton pari, répliqua le prince en souriant. Que dirais-tu d’aller manger ? ajouta-t-il en posant la main sur l’épaule de son compagnon. — Pourquoi pas ? Le vieil amiral avait encore tendance à légèrement tituber en fin de journée ; cependant, sa blessure à l’estomac était, selon Anthony, complètement guérie. Ses forces lui revenaient peu à peu et il serait en pleine forme d’ici leur arrivée à Krondor. Il descendit l’échelle qui menait au pont supérieur en marmonnant dans sa barbe : — Si on pouvait mettre directement le cap sur Krondor, on serait à la maison dans quatre jours ! Tous ces changements de cap, comme si on disputait une course dans le port, c’est une sacrée perte de vent. — Moi aussi, j’ai hâte d’en avoir fini avec ce navire, mais il est peu probable que ces chiens se plient à nos désirs. — Fumée en vue, capitaine ! s’écria la vigie. — Dans quelle direction ? — Par l’arrière ! Nicholas et Amos s’empressèrent de regagner la dunette et plissèrent les yeux pour ne pas être aveuglés par le soleil couchant. Un panache de fumée s’élevait dans le ciel tel un drapeau en loques. — On dirait que ce cotre keshian est tombé sur un autre navire. — Oui, mais lequel ? demanda Nicholas. La prédiction d’Amos était juste. Lorsque l’aube se leva, la Mouette Royale se trouvait à moins d’un mille au nord de l’Aigle. Nicholas regarda le navire grossir peu à peu devant lui, puis ordonna de mettre la barre à bâbord, afin que leur propre vitesse diminue. Amos avait raison, la poursuite les ralentissait considérablement. L’amiral arriva sur le pont et rejoignit le prince sur la dunette. — Du nouveau ? — Oui, répondit Nicholas. Je ne comprends pas ce qui se passe, ils ne font que ralentir. Je me demande s’ils vont faire demi-tour et nous attaquer. Amos observa l’autre navire. — Si c’est ce qu’ils ont en tête, ils devraient le faire maintenant. La Mouette fit demi-tour au même moment. — Tout le monde sur le pont ! cria Nicholas. Monsieur Pickens, mettez le cap à bâbord et voyez si on peut s’en sortir en remontant au vent avant qu’ils aient le temps d’orienter leurs voiles. Nakor arriva en courant sur le pont. — Il se passe quelque chose ! Il se passe quelque chose ! cria-t-il. — De quoi tu parles ? lui demanda le prince. — Je ne sais pas, répondit le petit homme en sautant d’un pied sur l’autre. Mais il se passe quelque chose, je le sens ! Anthony les rejoignit un instant plus tard en disant : — Nicholas, il se passe quelque chose d’étrange, je le sens. — As-tu la moindre idée de ce dont il s’agit ? s’enquit le prince. Brusquement, on entendit un bruit, comme un tissu géant qui se déchire, et un tintement qui ressemblait à un carillon, sonore et ininterrompu, irritant comme le crissement d’une craie sur un tableau noir. Nicholas, le souffle court, en eut la chair de poule. — Regardez ! s’exclama Anthony tout à coup. Le dromon se matérialisa à travers un brouillard miroitant suspendu sur l’horizon. — C’est un piège ! s’écria Nakor. Ils ont masqué le navire pendant que l’autre nous ralentissait ! — Un sortilège de dissimulation, ajouta Anthony. — Maintenant, on sait qui ce pirate keshian a rencontré hier soir, commenta Amos. — Et qui a gagné, renchérit Nicholas, avant de déterminer la position des deux navires ennemis. Préparez-vous à combattre ! Monsieur Pickens, barre à tribord toute ! Nous allons aborder la Mouette ! Des ordres furent lancés et Ghuda et Praji rassemblèrent les deux troupes de mercenaires, l’une dans le gréement et l’autre sur le pont. Parmi les prisonniers de Crydee, ceux qui étaient capables de se battre avaient une arme, mais la plupart portaient également des cordes et des grappins. Les marins, qui avaient commencé à orienter les voiles pour virer à bâbord, s’empressèrent de changer à nouveau leur orientation et choquèrent les écoutes qu’ils venaient juste de haler, tandis que d’autres, à l’inverse, halaient celles qu’ils venaient de choquer. Marcus et Calis grimpèrent dans les hunes en compagnie d’une demi-douzaine d’archers. Les deux jeunes gens choisirent leurs cibles et commencèrent à tirer ; leurs arcs longs avaient une portée bien supérieure à celles des arcs utilisés par les soldats des deux navires. Les marins de la Mouette se jetèrent à plat ventre pour se mettre à l’abri. Lorsque Calis tua leur barreur, le navire se mit à tanguer. L’Aigle fondit sur son jumeau. La distance entre les deux navires ne cessait de s’amenuiser. Amos estima d’un œil d’expert l’angle selon lequel ils allaient aborder la Mouette et en informa Nicholas. Au milieu du pont, Margaret, Brisa et Iasha, aidées par quelques bateliers et certaines des femmes de Crydee, allumèrent des pots à feu, éventant les braises pour les raviver. — Barre à bâbord toute ! cria Amos. Aussitôt, Pickens fit tourner la roue du gouvernail aussi vite qu’il le put. L’Aigle s’abattit sur la Mouette et les équipages des deux navires s’accrochèrent à tout ce qu’ils avaient sous la main en vue de la collision imminente. Mais alors que la proue de l’Aigle paraissait prête à enfoncer la coque de la Mouette, le navire tourna lentement et lourdement, sur la gauche. Certains des espars et des vergues du beaupré et des porte-haubans se brisèrent et projetèrent des éclats de bois tels des missiles. Puis les coques des deux navires se heurtèrent et le coup, bien qu’oblique, fut suffisamment puissant pour jeter l’un des soldats de l’Aigle au bas de son perchoir. Un second tomba et s’emmêla dans les cordages, tandis que son épée allait s’écraser sur le pont quelques mètres plus bas. Une vingtaine d’hommes se tenaient sur le pont du navire ennemi, prêts à accueillir les attaquants. — Nakor, si l’un de tes tours peut nous aider, c’est le moment ou jamais de l’utiliser ! s’écria Nicholas. L’Isalani plongea la main dans son sac à dos noir et en sortit une boule de fumée noire qui tourbillonnait dans sa main. Nicholas s’aperçut alors qu’il s’agissait d’un essaim d’insectes. Le petit homme le lança en direction de la Mouette. L’essaim s’élargit jusqu’à avoir la taille d’un petit nuage et le bourdonnement furieux des insectes se fit entendre tandis que les deux navires se mettaient à rouler violemment. Les défenseurs poussèrent des cris de douleur et commencèrent à écraser les insectes qui les piquaient. — Dépêchez-vous, conseilla Nakor, ça ne va pas les occuper longtemps. Nicholas donna le signal de l’attaque. — Maintenant ! Lancez les grappins ! s’exclama Harry à l’attention des hommes de Crydee qu’il avait sous ses ordres. Aussitôt, ils lancèrent les lourds crochets à trois pointes. Deux d’entre eux rebondirent sur le bastingage et tombèrent entre les navires ; un autre atterrit sur le pont sans faire de dégâts lorsque l’homme qui venait de le lancer lâcha la corde dans le feu de l’action. Mais les autres tinrent bon et tirèrent sur les cordes. Les deux navires se rapprochèrent et se heurtèrent en grinçant. Les hommes de Crydee s’empressèrent de nouer les cordes des grappins et tirèrent l’épée pour se lancer eux aussi à l’abordage. Tous portaient un foulard noir autour du crâne, à la demande de Nicholas, afin qu’ils sachent, lorsqu’ils se retrouveraient face à un double inhumain, que ce n’était pas l’un des leurs, même s’il avait le visage d’un frère ou d’un ami. Tous savaient que s’ils perdaient le foulard, ils risquaient de se faire tuer par l’un de leurs compagnons et que dans ce cas mieux valait se jeter à plat ventre sur le pont et s’éloigner des combats. Les mercenaires de Praji envahirent le pont adverse, tandis que ceux de Ghuda se laissaient tomber du gréement de l’Aigle. Nicholas regarda sur le pont principal et vit que Tuka, ses bateliers et certaines des femmes de Crydee se tenaient prêts à lancer de la poix brûlante sur le navire adverse ou à éteindre les feux susceptibles de se déclarer sur l’Aigle. Le prince comprit que tout était en ordre, tira l’épée et courut en direction du bastingage, sur lequel il prit appel avant de sauter sur une distance d’un mètre quatre-vingts par-dessus les coques des deux navires. Il atterrit sans mal sur le gaillard d’avant de la Mouette. Les insectes de Nakor avaient disparu, mais ils avaient rempli leur mission. Les deux navires étaient fermement attachés l’un à l’autre de la proue à la poupe et leurs voiles et leur gréement les forçaient à tourner lentement en rond. Nicholas maudit le destin qui l’avait obligé à aborder la Mouette par la proue et non par la poupe. Il allait être beaucoup plus difficile maintenant de détacher les cordes et de s’en éloigner que s’ils l’avaient abordée en suivant la même trajectoire qu’elle. Le prince espérait seulement que cela ne les rendrait pas trop vulnérables à une attaque du dromon. Un officier vêtu de noir se jeta sur Nicholas qui para la première attaque. L’homme avait tendance à suivre une séquence de trois attaques ; lorsqu’il recommença cette séquence pour la troisième fois, le prince n’eut aucun mal à lui transpercer la poitrine de la pointe de son épée. Puis il regarda autour de lui et vit l’un de ses hommes se faire repousser par-dessus bord. Nicholas tua le soldat et aida l’autre homme à revenir sur le pont. Ils s’aperçurent alors qu’ils étaient tout seuls sur le gaillard d’avant. — Amos, par ici ! cria le prince. L’amiral souleva un petit tonneau, du genre que ceux que l’on utilisait pour le cognac, et le lança à Nicholas. Ce dernier sentit ses genoux fléchir et en eut presque le souffle coupé lorsqu’il l’attrapa, mais réussit à ne pas le faire tomber. — Ouvre cette petite écoutille et gare aux mauvaises surprises ! cria-t-il au soldat qu’il venait de sauver. Ce dernier ouvrit l’écoutille d’un coup de pied et se jeta aussitôt à plat ventre à côté, évitant ainsi le carreau d’arbalète qui fut tiré de l’intérieur. Sans attendre, Nicholas jeta le tonnelet dans les ténèbres. Pour la plus grande satisfaction du prince, on entendit le bois se briser et un cri de douleur s’élever. — En voilà un ! cria-t-il à Amos. L’amiral lui en jeta un autre auquel le prince fit suivre le même chemin que le premier. Puis il repoussa le couvercle de l’écoutille à l’aide du soldat. Nicholas ramassa son épée et regarda au-dessous de lui, sur le pont principal : les combats y faisaient rage et occupaient tout l’espace, sans ligne de démarcation clairement définie entre les assaillants et les défenseurs. Le prince dégringola l’échelle et s’y appuya le temps d’envoyer un coup de pied dans le dos d’un soldat qui affrontait l’un des mercenaires de Praji. Le marin vêtu de noir trébucha en avant et le mercenaire le tua rapidement. Nicholas longea les combats sans y prendre part pour rejoindre le côté le plus proche de son navire. Ghuda, Praji et Vaja avaient dégagé un espace autour d’eux. Le prince les rejoignit au moment où ils se frayaient un passage vers une écoutille située au centre du pont. Dès qu’ils atteignirent l’ouverture, Nicholas se retourna en criant : — J’ai besoin d’un autre tonneau ! Cette fois, Amos et Harry apportèrent une grosse barrique et durent la poser sur les bastingages des deux navires en mouvement, le temps que Nicholas puisse l’attraper. Puis Harry rejoignit le prince et l’aida à soulever la barrique. Comme celle-ci contenait pas moins de trente litres d’huile, ils eurent des difficultés à l’amener jusqu’à l’écoutille, d’autant que la Mouette tanguait sous leurs pieds. Nicholas compta jusqu’à trois et laissa tomber la barrique dans l’ouverture. L’huile de lampe ne pouvait pas brûler si l’on n’y allumait pas de mèche, mais Nakor avait assuré que si la température de l’incendie montait suffisamment, l’huile aiderait le navire à brûler et ferait fondre la poix dont étaient enduites les planches de la coque. Si la Mouette ne brûlait pas jusqu’à la quille, l’incendie ouvrirait suffisamment de voies d’eau pour qu’elle coule. Nicholas tourna le dos à l’ouverture et s’aperçut que l’écoutille principale était pour l’instant dégagée. — Va me chercher un autre tonneau ! cria-t-il à Harry avant de courir en direction de l’écoutille. Deux des marins de la Mouette surgirent de nulle part au même moment, et le prince les attaqua tous les deux. Lors de ses leçons d’escrime, dans la cour où se déroulaient les entraînements, le prince avait appris à affronter de multiples adversaires, et ce, depuis le premier jour, mais jamais encore il n’avait mis sa vie en jeu à cet exercice. Il se souvint de ce que lui avaient toujours dit son père et son maître d’armes : à moins que les deux hommes qui lui faisaient face aient l’habitude de se battre de façon coordonnée, ils étaient susceptibles de se gêner mutuellement aussi bien que de s’aider. Il fallait les laisser attaquer, parer les coups et attendre une ouverture. Comme son père le lui avait montré une fois, l’homme à sa gauche s’avança devant celui de droite. Ce dernier le heurta, le déséquilibra et l’envoya s’empaler sur l’épée du prince avant qu’il ait le temps de retrouver son équilibre. Nicholas repoussa ensuite le deuxième et l’atteignit à la gorge au moment où Ghuda arrivait avec un tonneau dans les bras. Il le laissa tomber dans l’écoutille en disant : — C’est le dernier ! — Donne l’ordre d’allumer l’incendie et dis à tout le monde de dégager ! cria Nicholas. Tous les hommes avaient été prévenus : dès que l’incendie se déclarerait sur la Mouette, ils devaient se tailler un chemin à coups d’épée pour regagner l’Aigle. Les bateliers de Tuka se tenaient rassemblés autour d’une petite marmite dans laquelle chauffait de la poix. Au-dessus d’eux, des hommes attendaient debout dans les vergues, tandis que leurs camarades s’efforçaient de regagner le navire. L’équipage de la Mouette, plutôt que de presser l’avantage, chercha au contraire à couper les cordes qui retenaient les deux navires côte à côte. Nicholas vit les premiers soldats de Crydee franchir le bastingage de l’Aigle. — Maintenant ! cria-t-il. Au-dessus de sa tête, Calis et Marcus commencèrent à tirer des flèches enflammées sur les voiles de la Mouette. Les marins présents dans les vergues de l’Aigle firent descendre des cordes auxquelles on attacha des pots de poix en ébullition. Ils se hâtèrent de les remonter, car la poix refroidissait rapidement, or, plus elle était chaude et mieux elle s’enflammait. Nicholas les regarda faire non sans éprouver une certaine appréhension – il était toujours risqué de manipuler du feu à bord d’un navire, mais lors d’une bataille, cela devenait extrêmement dangereux. Il n’existait pas de pire désastre en mer qu’un incendie, car un navire était une véritable poudrière. La moindre flamme dans les voiles ou le gréement et le navire tout entier s’embrasait en l’espace de quelques minutes. La plupart des matériaux utilisés pour l’étanchéité, comme la poix, le goudron et l’huile, brûlaient très facilement et même si l’on humidifiait la toile lors des batailles, cela ne protégeait guère les voiles des flèches enflammées ou des charbons ardents. Harry se tenait près du plus gros brasero, dressé au milieu du pont, prêt à laisser tomber les charbons sur son propre navire et à verser de l’huile pour alimenter le feu. S’ils ne parvenaient pas à incendier la Mouette, il brûlerait les deux navires et donnerait l’ordre aux passagers et à l’équipage d’abandonner l’Aigle. Dans le gréement, les hommes de Crydee se servirent avec précaution de leurs briquets pour allumer leurs braises, qu’ils protégèrent du vent, car leurs voiles étaient aussi sèches et vulnérables que celles de la Mouette. Ils avancèrent jusqu’aux extrémités des vergues, où attendaient les marins, et leur remirent les brandons enflammés avec lesquels ils effleurèrent la surface des pots de poix bouillante. Aussitôt, la poix s’enflamma ; les hommes s’empressèrent alors de jeter les pots sur le gréement et les vergues du navire voisin. Nicholas se tenait tout seul sur le pont de la Mouette afin de s’assurer que ses hommes regagnaient tous le navire sains et saufs. Mais au moment où il faisait mine de retourner sur l’Aigle, deux marins se jetèrent sur lui pour l’attaquer. Le prince se retrouva assis sur le bastingage, incapable de se dégager. Brusquement, quelqu’un se jeta par-dessus le bastingage et atterrit sur ses deux assaillants. Tous allèrent s’écraser sur le pont et Nicholas vit Ghuda se relever. Le gros mercenaire se tourna vers le prince en souriant. — Viens…, commença-t-il à dire, avant que la surprise envahisse son visage. Il s’avança d’un pas vers le prince et passa la main derrière son dos, comme s’il essayait de se gratter. — Que le diable m’emporte ! Nicholas, qui venait de regagner le pont de l’Aigle, vit Ghuda s’effondrer tête la première sur le bastingage des deux navires. Le jeune homme se précipita et tira le gros mercenaire sur le pont de l’Aigle, en faisant appel à une force qu’il n’aurait pas cru trouver en lui. Tuka se mit à courir, un pot de poix brûlante à la main. Il leva le bras pour lancer le pot sur la Mouette lorsqu’une flèche l’atteignit à la poitrine. Un gargouillis s’échappa de ses lèvres lorsqu’il trébucha et passa par-dessus bord. Il tomba en hurlant entre les deux coques qui se rapprochèrent pour le broyer dans un grincement atroce. Son cri s’éteignit aussitôt. Nicholas sentit la nausée l’envahir. Anthony se précipita à ses côtés. — Occupe-toi de lui, dit le prince en montrant Ghuda. Les mercenaires donnèrent de grands coups d’épée pour couper les cordes qui retenaient les navires, tout en s’efforçant d’éviter les flèches enflammées qui pleuvaient sur la Mouette, dangereusement proche de l’Aigle. Margaret et Iasha avaient des seaux d’eau et de sable à portée de main, prêtes à éteindre les flammes si elles atterrissaient sur le pont. Les marins dans le gréement étaient tous munis de couteaux pour pouvoir couper rapidement la moindre voile ou le moindre cordage qui s’enflammerait. Nicholas s’aperçut que l’équipage de la Mouette tentait désespérément de combattre les flammes dans le gréement et dans les voiles. Le prince donna l’ordre à Pickens de les éloigner du navire ennemi. — On est coincé, capitaine ! répliqua le second. On est dans le lit du vent et on ne va pas pouvoir se détacher jusqu’à ce qu’on tourne ! Nicholas ordonna aux bateliers d’apporter des avirons pour repousser la Mouette. Aussitôt, ils ramenèrent une douzaine d’avirons et tentèrent de faire ce qu’on leur demandait, mais en vain. Paresseusement, les deux navires tournaient au vent, accrochés l’un à l’autre en une monstrueuse étreinte. Soudain, les deux coques commencèrent à se séparer ; le bois et le métal raclèrent l’un contre l’autre en émettant un son strident. Puis l’Aigle contourna la proue de la Mouette. Les deux navires se heurtèrent une dernière fois dans un bruit de tonnerre et l’Aigle se libéra et s’éloigna en se balançant sous l’effet du roulis. De petits incendies éclatèrent dans le gréement et sur le pont mais furent rapidement maîtrisés. Les marins qui, quelques minutes plus tôt, jetaient de la poix brûlante sur leurs ennemis, s’épuisaient maintenant à hisser de l’eau à l’aide des mêmes cordes, afin d’humidifier les voiles et d’empêcher les étincelles et les brandons enflammés emportés par le vent d’incendier l’Aigle. Nicholas se précipita vers le gaillard d’arrière et monta sur la dunette tandis que son navire laissait la Mouette derrière lui. Marcus se laissa tomber du gréement et posa la main sur l’épaule de son cousin. — On a réussi. — Je l’espère, répondit Nicholas. Ce dernier sentit la main de Marcus se resserrer douloureusement sur son épaule et aperçut à son tour ce que voyait son cousin. Alors même que les flammes commençaient à engouffrer les voiles de la Mouette, des silhouettes venaient d’apparaître sur le pont. Parmi elles, encadrées par la fumée et une pluie de braises incandescentes, se trouvaient Margaret et Abigail, poussant des hurlements de terreur. Les deux cousins se figèrent, horrifiés, car ils étaient suffisamment proches du navire ennemi pour entendre les voix des deux jeunes filles. Nicholas jeta un coup d’œil derrière lui et aperçut Margaret sur le pont principal, vêtue de sa courte chemise, alors que la Margaret qui se trouvait sur la Mouette portait une robe de princesse. — Marcus ! Aide-moi ! s’écria celle-ci. Le double d’Abigail se mit à crier à son tour. — Nicholas, sauve-nous ! Quelque chose prit feu dans les cales de leur navire et provoqua une faible secousse. Des flammes s’élevèrent des écoutilles. La robe que portait le double de Margaret prit feu et la jeune femme hurla en essayant d’éteindre les flammes avec ses mains. Une flèche partit du gréement de l’Aigle et atteignit la jeune femme à la poitrine. Elle tomba à la renverse et disparut. Une deuxième flèche atteignit Abigail à la poitrine et la fit tomber elle aussi. Calis descendit d’un bond de la mâture et atterrit avec souplesse à côté de Nicholas et de Marcus. — Pour moi, il n’y avait aucune raison de prolonger leurs souffrances. Ce n’étaient peut-être que des doubles, mais cette vision n’en était pas moins terrible. Le demi-elfe fit un signe de tête en direction du pont, où se tenait Abigail, les yeux écarquillés, horrifiée d’avoir été témoin de sa propre mort. Margaret, le visage couleur de cendres, serrait de toutes ses forces les mains d’Anthony. Nicholas hocha la tête en guise d’approbation, puis se tourna vers l’arrière. Le dromon se dirigeait droit sur eux. — Préparez-vous à combattre ! cria le prince. Ce n’est pas encore fini. Barre à tribord, monsieur Pickens. — Regardez ! s’écria Amos. Nakor et Praji montèrent sur la dunette et rejoignirent Nicholas. — Qu’y a-t-il ? demanda le mercenaire. — Qui est ce type à la proue ? Le prince sentit son cœur sombrer lorsque Nakor répondit : — C’est Dahakon. Un homme vêtu d’une robe brune, les bras enfouis dans les larges manches du vêtement, observait, impassible, l’Aigle et la Mouette qui brûlait. — Il a dû utiliser sa magie pour amener la galère jusqu’ici, fit remarquer Praji. — Non, répliqua Nakor. Il nous a suivis tout le long du chemin et n’a utilisé ses tours que pour se dissimuler. — Impossible, rétorqua Amos. La galère n’est pas assez grande pour contenir toutes les provisions nécessaires aux esclaves et à l’équipage. — Regarde, dit alors le prince en montrant le dromon du doigt. Valgasha, le Chef Suprême, rejoignit Dahakon à la proue du navire. Il avait la peau pâle, gonflée et infestée de vers. Ses mouvements saccadés étaient dépourvus de coordination. Sur son poignet, l’aigle déploya ses ailes, parodie pourrissante de l’oiseau splendide qu’il était autrefois. — C’est de la nécromancie, annonça Nakor. Ce salaud est diabolique. Dahakon leva la main et Nicholas sentit sa peau se hérisser de nouveau de chair de poule. — Il est en train de lancer une incantation, annonça Anthony en bas, sur le pont. Calis décocha une flèche en direction du dromon, mais le trait parut se heurter à un mur invisible à quelques centimètres du magicien et retomba sur le pont. Les hommes commencèrent à se rassembler sur le pont principal de l’Aigle. La plupart se mirent à prier les dieux de leur accorder leurs faveurs, car un navire rempli de cadavres s’apprêtait à les attaquer. Sur le dromon, les soldats ennemis se rassemblèrent eux aussi, formant un groupe immobile, mort et silencieux. Nakor ferma les yeux et esquissa un geste, avant de les rouvrir brusquement. — Alors ça, c’est pas bon du tout. — Vraiment ? fit Nicholas. — Non seulement il utilise des tours très puissants pour animer ces cadavres, mais en plus ils sont infestés par la peste. — On ne peut pas monter de seconde offensive contre la galère, annonça Amos. Nous n’avons plus assez d’huile et de poix. — Alors nous allons l’éperonner, décida Nicholas. — Pas dans cette vie, répliqua l’amiral en désignant les voiles du dromon, que son équipage venait de réduire, et les rames qui commençaient à se soulever pour retomber dans l’eau. Ces hommes ont beau être morts, ça ne les empêche pas de ramer. — Sa magie est puissante, commenta Praji en crachant par-dessus bord. — Comment est-ce qu’on se bat contre des cadavres ? demanda Marcus. — Du mieux que l’on peut, répondit le prince en sortant son épée du fourreau. Où sommes-nous, Amos ? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil au lointain rivage. — À moins d’une demi-journée de Finisterre et à trois jours de Krondor. — Alors nous allons laisser la galère se rapprocher et nous éperonner, puis nous mettrons le feu à notre navire. Ceux qui le pourront gagneront le rivage à la nage. — Mais c’est à plus de trois milles, répondit Amos à voix basse. Peu d’entre nous vont pouvoir s’en sortir. — Je sais, répliqua le prince d’un ton encore plus bas. Harry arriva en courant. — On va vraiment se battre contre ça ? Nicholas acquiesça. — Anthony ! s’exclama Nakor. — Qu’y a-t-il ? demanda le jeune magicien. — Il est temps ! lui dit l’Isalani en souriant. — Temps pour quoi ? répondit Anthony en clignant des yeux, les idées confuses. — D’utiliser l’amulette ! Anthony plissa les yeux et plongea la main à l’intérieur de sa tunique. Il en ressortit le talisman que Pug, à l’origine, avait donné à Nicholas. Il referma sa main autour de l’objet en criant : — Pug ! Une minute s’écoula sans que rien ne se produise. Anthony ferma les yeux et cria de nouveau le nom de Pug. Lorsqu’il le prononça une troisième fois, une légère bourrasque de vent balaya le pont du navire, comme si un coup de tonnerre avait éclaté près d’eux. L’Aigle gîta légèrement. Des hommes se mirent à crier ou à pousser des exclamations en montrant du doigt la créature suspendue dans les airs en face du dromon. Elle était aussi grosse que le navire lui-même et ses ailes créaient un courant d’air suffisamment puissant pour repousser la birème. — Un dragon ! s’exclama Amos. Le corps de l’animal était doré, avec une crête argentée. Des yeux couleur rubis de la taille d’un bouclier brillaient au soleil couchant, tandis que des serres noires comme de l’ébène se déployaient comme les griffes d’un chat. Dahakon resta immobile pendant quelques instants, la bouche ouverte. Le dragon battit des ailes, vint se mettre en position devant le dromon et ouvrit sa gueule immense. Du feu en surgit, blanc et aveuglant, et engouffra la birème. Les voiles et les ponts s’embrasèrent, tandis que l’équipage prenait feu également. Le Chef Suprême et son aigle se dressaient telle une statue faussement majestueuse lorsque les flammes les consumèrent. L’oiseau noircit et tomba du bras de son maître, qui s’effondra à son tour quelques instants plus tard. Le souverain de la cité du fleuve Serpent était mort pour de bon, cette fois. Pendant quelques terribles instants, l’équipage du dromon resta immobile en position d’attaque, tout en brûlant. Guerriers sans vie, inconscients de leur propre destruction, ils attendaient l’ordre du magicien pour se précipiter par-dessus bord et envahir l’Aigle. Mais les épées s’échappèrent des doigts trop racornis pour pouvoir les tenir encore, et les cadavres commencèrent à basculer. L’Aigle Royal, pour sa part, continuait à avancer doucement sans qu’aucun effort ne soit fait pour maintenir son cap, car toutes les âmes à bord n’avaient d’yeux que pour la créature la plus majestueuse de Midkemia. Ces dragons dont parlaient les contes et les légendes, ils en avaient un sous les yeux à moins d’une centaine de mètres, qui venait de leur sauver la vie en détruisant la galère du nécromancien. — Regardez ! s’exclama Anthony. Dahakon se tenait immobile au cœur de l’incendie, entouré par un halo de couleur rouge qui le protégeait de la colère du dragon. — N’y a-t-il donc rien que l’on puisse faire ? s’écria Nicholas. Calis décocha une autre flèche qui rebondit contre le bouclier rubis comme la première avait été arrêtée par le mur invisible. — Je me demande…, réfléchit Nakor à voix haute. Il prit une flèche dans le carquois du demi-elfe et la brisa en deux sur son genou. — Son bouclier arrête l’acier, expliqua l’Isalani en tendant le morceau de flèche à Calis. Mais est-ce que tu peux lui envoyer ça ? Le demi-elfe prit le trait, qui ne mesurait plus que les trois quarts de sa longueur originelle. — Je peux essayer. Il encocha la flèche et tendit la corde en prenant soin de l’adapter à la nouvelle longueur du trait, puis la laissa partir. Contrairement aux deux premières, celle-là atteignit le nécromancien à la poitrine. Dahakon poussa un cri de douleur. Son bouclier rouge disparut et il se fit instantanément dévorer par le feu du dragon. Le magicien poussa un hurlement que l’on put même entendre du pont de l’Aigle et tomba à la renverse, hors de vue. Le dragon regarda le navire brûler, puis s’éloigna d’un battement d’ailes et prit de la hauteur, planant au-dessus des vagues en direction du soleil couchant. Il décrivit un cercle lent et majestueux, passa au-dessus du navire, tourna en direction du nord-ouest et s’en fut à grands coups d’ailes. — Ryana, chuchota Harry. Nicholas acquiesça. — Regardez ! s’exclama l’écuyer. Le prince plissa les yeux pour tenter d’apercevoir ce que voulait lui montrer son ami. Là, sur le dos du dragon, se trouvait la minuscule silhouette d’un cavalier. — Est-ce que c’était Pug ? demanda Harry. — Je crois bien que oui, répondit Nakor en souriant. (Il se mit à rire.) C’est fini, nous avons gagné ! Vaja appela depuis le pont principal. — Nakor ! Tous se tournèrent vers lui et s’aperçurent qu’il se trouvait à genoux auprès de Ghuda. Nicholas et ses compagnons suivirent Nakor et Anthony qui se précipitèrent au chevet du mercenaire blessé. Ce dernier était allongé, la tête sur un sac de sable. Le sang coulait à flots de ses narines. Anthony le tourna sur le côté, examina la blessure et regarda Nicholas, la peine inscrite sur le visage. De la tête, il fit signe qu’il n’y avait plus d’espoir. Nakor prit la main de Ghuda. — Que se passe-t-il, mon vieil ami ? Ghuda se mit à tousser et du sang coula à la commissure de ses lèvres. — Ami ? répéta-t-il d’une voix faible et liquide. Je suis là à me noyer dans mon sang parce que tu as voulu me faire faire la moitié du tour du monde et tu m’appelles ton ami ? (Il serra très fort la main de Nakor tandis que des larmes roulaient sur ses joues parcheminées.) Des couchers de soleil sur d’autres océans ; de très belles vues et bien des merveilles à découvrir, Nakor. Le malheureux toussa violemment et cracha du sang sur Nakor et Anthony. Haletant à la recherche d’un souffle qu’il ne trouva pas, il murmura : — Un dragon d’or… mon ami, ajouta-t-il dans son dernier soupir. Il émit un son étranglé et convulsa pendant quelques secondes, puis s’immobilisa. Nicholas ravala ses larmes et regarda autour de lui. D’autres blessés gisaient à proximité. — Anthony, il faut s’occuper d’eux aussi, dit le prince. Le jeune magicien regarda dans la direction que lui indiquait Nicholas et s’empressa d’aller porter secours à ceux qui en avaient besoin. Le prince sentit une main se poser sur son épaule et leva les yeux. Iasha se tenait à côté de lui. Il se leva. — Est-ce qu’on va pouvoir rentrer chez toi maintenant ? Nicholas laissa les larmes couler librement sur son visage et prit la jeune femme dans ses bras. Il ne savait pas s’il pourrait parler, si bien qu’il hocha la tête en guise de réponse. Puis il finit par laisser échapper un sanglot, mélange de chagrin et de soulagement, et dit : — Oui, on rentre à la maison. Le jeune homme se calma et écarta gentiment Iasha. Puis il se tourna vers son second. — Mettez le cap sur Krondor, monsieur Pickens ! — Grimpez dans la mâture, tas de chiens galeux ! cria Amos à pleins poumons. L’Aigle Royal vira lentement de bord. Puis, lorsque le vent gonfla ses voiles, il s’éloigna majestueusement des deux carcasses qui brûlaient toujours. Tandis que le soleil se couchait devant lui, Nicholas regarda sombrer la fausse Mouette Royale d’abord, et la birème du Chef Suprême ensuite. Amos vint le rejoindre et lui posa la main sur l’épaule. — Est-ce que je t’ai dit que tu commences à me rappeler ton père ces derniers temps ? Le jeune homme se tourna vers l’amiral, les yeux brillants de larmes qu’il se refusait à verser. — Non, répondit-il d’une voix rauque. — Eh bien, maintenant tu le sais, chuchota Amos en lui serrant l’épaule. Et je suis aussi fier de toi que si tu étais vraiment mon petit-fils. Nicholas inspira profondément. — Merci, dit-il avant d’ajouter « grand-père » avec un sourire forcé. Amos attrapa le prince par la peau du cou et le secoua en disant : — Grand-père ! Que je sois pendu, tu es exactement comme lui, toujours à essayer de me gâcher tout le plaisir ! Nicholas sourit et posa la main sur l’épaule de l’amiral. — Personne n’a jamais réussi à te gâcher tout le plaisir, Amos. Ce dernier lui offrit un sourire triste. — C’est vrai, n’est-ce pas ? Mais ce sont des jours comme aujourd’hui qui nous aident à comprendre à quel point il est important de savoir s’amuser. De façon tout à fait inattendue, l’amiral prit son petit-fils par alliance dans ses bras et le serra contre lui. — Enterrons nos morts, Nicky, levons un verre à leur mémoire et rentrons à la maison. Le groupe qui se tenait sur le pont principal manquait singulièrement d’entrain. L’humeur de l’équipage était un mélange de profond soulagement, de stupeur à la vue du dragon, et de chagrin en raison des blessures ou de la mort de leurs amis. Ghuda et Tuka n’étaient pas les seules victimes. L’une des servantes et amie de Iasha avait été grièvement brûlée par la poix qu’elle avait piétinée afin de l’empêcher de mettre feu au navire. Cinq mercenaires étaient morts, ainsi que trois bateliers. Une douzaine d’hommes originaires de Crydee avaient donné leur vie pour le royaume. Nicholas effectua un rapide calcul et s’aperçut que sur ces douze hommes, six d’entre eux avaient quitté Crydee avec lui afin de pourchasser les assaillants qui avaient détruit la ville. Sur les soixante-cinq hommes et femmes que comptait désormais le navire, seuls vingt-sept étaient montés à bord à Krondor au tout début de cette aventure. Nicholas fit distribuer du cognac et demanda à tout le monde de se rassembler devant lui. — Certains savent ce que nous avons traversé, alors que d’autres sont arrivés parmi nous plus récemment, leur dit-il. Mais sans chacun d’entre vous, je ne sais pas si nous aurions réussi à accomplir tout cela. La couronne vous est redevable et j’ai donc décidé que ce qui reste du trésor serait équitablement distribué parmi toutes les personnes ici présentes. Les mercenaires sourirent tandis que les marins et les soldats se lançaient des regards surpris mais tout aussi ravis. Les primes étaient rares au service du roi. — Nous avons perdu quelques bons amis, reprit le prince. Puissions-nous ne jamais les oublier. (Il leva son verre.) À Ghuda, et à tous les autres. Tous burent à la mémoire des disparus. Puis Nicholas conclut son discours. — Quant à tous ceux qui ont traversé un vaste océan pour sauver un pays lointain, je peux vous assurer que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que vous vous sentiez comme chez vous. Je ne sais pas comment nous allons vous aider à rentrer à Novindus, mais je vous promets qu’un jour vous le pourrez. Vous avez ma parole. En attendant, vous trouverez à Krondor un travail honnête et un salaire généreux. Il se tourna vers le soleil couchant qui illuminait les cieux de couleurs orange, rouge et or, et s’exclama : — Cap sur Krondor ! L’équipage applaudit bruyamment et les hommes bondirent à leur poste, impatients de rentrer enfin chez eux. Trois jours plus tard, aux environs de midi, ils entrèrent dans le port de Krondor. Amos fit hisser le pavillon royal et laissa le pilote portuaire, extrêmement agité, intercepter le navire. Le pilote monta à bord en compagnie de ses deux assistants et salua Amos et Nicholas avec un mélange de stupeur et d’émerveillement. — Veux-tu amener l’Aigle à quai pour la dernière fois, Amos ? demanda le prince. L’amiral haussa les épaules. — Si c’était vraiment l’Aigle, ou le Dragon Royal, peut-être. Mais là, ce n’est pas tout à fait pareil. Le pilote portuaire, ne sachant plus très bien où il en était, jeta un coup d’œil à son prince, puis à Amos. Ce dernier esquissa un sourire diabolique en disant : — Tu devrais t’exercer à amener le navire à quai toutes voiles dehors. Il n’est que temps de commencer à apprendre. — Altesse, je vous en prie, faites amener vos voiles et laissez-nous vous remorquer à quai, le supplia le pilote. — Harry ! s’exclama le prince. — Qu’y a-t-il ? — Va à la proue pour t’assurer que le pilote assistant ne va pas s’évanouir. Nous rentrons au port à la voile, ajouta-t-il dans un cri de défi presque joyeux. Les marins grimpèrent dans le gréement tandis que les petits bateaux s’écartaient du gros navire. Le pavillon royal donnait à l’Aigle le droit de passage sur toutes les autres embarcations à l’exception d’un bateau de plus petite taille ayant lui aussi hissé les couleurs du roi. Mais les habitués du port connaissaient les habitudes de l’amiral Trask et savaient qu’il aimait amener son navire à quai à la voile. Le pavillon personnel d’Amos flottait en haut du grand mât et aucune personne saine d’esprit n’allait s’amuser à couper la route de l’Aigle Royal ; les deux seuls individus à avoir jamais tenté une chose pareille se trouvaient en ce moment même sur le pont du navire. — On est dans la bonne trajectoire ! annonça Harry. — Amenez les voiles ! Parez les amarres ! ordonna Nicholas. Les marins tirèrent avec énergie sur les cordages pour abaisser les voiles. Le navire continua à avancer, porté par sa force d’inertie. Nicholas regarda les quais se rapprocher, attendant le bon moment pour donner l’ordre de lancer les amarres. Le navire continua à ralentir, et Nicholas, attendit, et attendit encore, jusqu’à ce qu’enfin Harry se tourne vers lui en criant : — Euh… On est un peu court, Nicky. Le prince, accoudé au bastingage, enfouit la tête au creux de son bras. — Maître pilote. Demandez à votre bateau de nous remorquer, je vous prie, dit-il. Amos éclata d’un rire tonitruant qui ébranla les voiles. — Tu finiras par piger le truc, un de ces jours ! dit-il au jeune homme en lui donnant une tape dans le dos. Nicholas lui jeta un coup d’œil par-dessous son bras en disant : — Regardez qui est-ce qui nous gâche tout le plaisir ! Chapitre 25 LE MARIAGE Les convives applaudirent. Lyam, le roi des Isles, but le verre qu’il venait juste de lever à la santé des nouveaux mariés. Amos souriait, presque méconnaissable dans sa tenue de cérémonie : les chemises à jabot de dentelle et les vestes ouvertes sur le devant étaient à la mode cette année dans le royaume. Mais si sa chère Alicia ne lui avait pas demandé de mettre ses plus beaux atours le jour de leur mariage, jamais il n’aurait accepté de revêtir ces « ridicules fanfreluches ». Il n’avait comme autre choix que son uniforme d’amiral, qu’il détestait plus encore, si bien qu’il avait accédé à la requête de sa fiancée et s’était habillé à la mode actuelle. Nicholas était assis en compagnie des autres invités à la grande table dans la salle de réception du palais princier de Krondor. À sa droite, sa sœur Elena et le mari de celle-ci discutaient avec Erland, l’un des frères de Nicholas, et son épouse, la princesse Geneviève. Borric, le jumeau d’Erland, parlait avec sa femme, Yasmine, sous l’œil attendri d’Anita. La mère de Nicholas avait été bouleversée en voyant son plus jeune fils rentrer au palais sans le handicap qui l’avait marqué à vie. Le jeune homme s’était alors aperçu qu’au cours de la dernière bataille, il s’était tellement préoccupé du bon déroulement des événements que si son pied lui avait fait mal, il ne l’avait pas remarqué. Nakor lui avait assuré que sa guérison était définitive. Il avait fallu des mois pour organiser le mariage et réunir tout le monde à Krondor. Le roi, qui venait pourtant de Rillanon, était arrivé à la cour d’Arutha avant même le retour du prince. En effet, ce dernier n’avait appris la nouvelle que lorsque le baron Bellamy de Carse lui avait envoyé un message à Port-Liberté où il attendait en compagnie de sa flotte. Amos avait pratiquement vu juste : Arutha avait finalement décidé de ne pas suivre Nicholas à l’issue d’un long et amer débat avec sa conscience. Lorsque le prince était rentré à Krondor, Nicholas et Amos lui avaient raconté, ainsi qu’au roi, toute l’histoire, depuis l’attaque de Crydee jusqu’à la destruction des deux navires au large de Finisterre. Lyam envoya l’un de ses meilleurs messagers à l’île du Sorcier, pour essayer de retrouver Pug, et dépêcha Nicholas et Borric à Sethanon, car il ne pouvait confier pareille mission qu’à des membres de la famille royale. Nicholas et son frère étaient revenus deux semaines plus tard en disant que tout allait bien à Sethanon. L’oracle de Aal avait grandement intimidé le jeune prince, qui avait été surpris de s’apercevoir que la Pierre de Vie n’était pas visible, dissimulée par une distorsion temporelle mise en place par Pug. Cependant, Nicholas savait que la Pierre était bel et bien là, et vulnérable en dépit de toutes ses protections ; il n’en était que trop conscient après tout ce qu’il avait vécu ces derniers mois. Le messager royal était revenu de l’île du Sorcier en disant que Gathis, le majordome de Pug, lui avait assuré que le magicien se joindrait à eux pour le mariage. Les semaines passant, tous les invités étaient enfin arrivés et la cérémonie avait pu être célébrée. Nicholas se détendit pour la première fois depuis ce qui lui paraissait être une éternité. Il jeta un coup d’œil à sa cavalière et sourit. Iasha s’adaptait très bien à la vie à la cour et parlait de mieux en mieux la langue du roi. Sa servante avait guéri de ses blessures et la magie d’Anthony lui avait évité de cruelles cicatrices. Les trois autres jeunes filles attiraient déjà l’attention de nombreux jeunes hommes de la cour. L’histoire qui avait fait le tour du palais prétendait qu’il s’agissait de cinq filles d’un puissant seigneur, originaires d’un pays lointain. Elles s’étaient bien gardées de dissiper ce malentendu. Marcus était assis à côté de son père et de sa sœur, qui ne lâchait pas la main d’Anthony, et s’efforçait d’ignorer Abigail qui ne cessait d’attirer l’attention des courtisans les plus audacieux. Nicholas s’aperçut que la jeune fille flirtait pratiquement ouvertement avec le fils cadet du duc de Ran, le beau-frère d’Elena. Le duc Martin avait vieilli. Sa chevelure était devenue presque entièrement grise, il ne se tenait plus aussi droit qu’autrefois et ne marchait plus de ce pas vigoureux qui avait été le sien. Ces changements étaient dus aussi bien à l’âge qu’au chagrin. Nicholas devinait, non sans en éprouver de la tristesse, que son oncle avait perdu toute joie de vivre à la mort de sa femme. Il parlait déjà de se retirer en faveur de Marcus, mais Nicholas savait qu’il y aurait de longues discussions entre Lyam, Martin et Arutha avant que cela soit possible. Malgré tout, le duc paraissait profondément soulagé d’avoir retrouvé ses enfants. Il avait essayé d’exprimer toute sa gratitude envers Nicholas, donnant lieu à un moment très embarrassant entre eux. Le prince s’était rendu compte que son oncle avait dû vivre sa convalescence comme une véritable torture, sans nouvelles de ses enfants. « C’est ce que vous auriez fait à ma place », voilà tout ce que le jeune homme réussit à dire à Martin. Ce dernier n’avait pu que hocher la tête, les larmes aux yeux. Puis il avait étreint son neveu. Nicholas devinait combien il avait dû être difficile pour Martin d’exprimer aussi ouvertement ses émotions. Le rire d’Abigail tira le prince de sa rêverie. Il se pencha en arrière pour parler à Harry sans gêner Iasha. — Combien de temps crois-tu que Marcus va supporter ça ? Harry sourit. — Je crois qu’en ce moment, il serait ravi si quelqu’un le débarrassait d’Abby. Brisa donna un coup de pied sous la table à son compagnon. — Arrêtez, tous les deux. Iasha sourit à son tour. — Abby essaie juste de faire comprendre à Marcus de ne pas tout prendre pour acquis. Il a été son premier amant, mais elle ne souhaite pas le laisser croire qu’elle n’a pas d’autre choix que lui. (Elle se mit à rire.) Ils finiront sûrement par se marier, car elle l’aime vraiment. D’ailleurs, il est plutôt mignon, malgré son air sévère, un peu comme ton père, ajouta-t-elle en regardant Nicholas. Mais ils n’ont pas ta gentillesse. En plus, ton cousin n’a pas ton… imagination. Nicholas eut la bonne grâce de rougir. Puis son visage s’assombrit. — Comment peux-tu savoir que… Brisa lui fit un grand sourire. — C’est Abby qui nous l’a dit. Il fallait bien qu’elle parle à quelqu’un après sa première fois. Vous les hommes n’avez pas idée de ce dont les femmes parlent quand vous n’êtes pas là. Nicholas porta la main à son visage et se couvrit les yeux. — Pauvre Marcus. Puis il écarquilla les yeux, presque terrifié, et dévisagea Brisa et Iasha. — Et vous deux alors ? Brisa sourit sans répondre. Au bout d’un moment, le prince ne put s’empêcher de lui sourire à son tour. La jeune fille était d’une beauté stupéfiante. Sa chevelure d’un roux foncé avait suffisamment poussé depuis son arrivée pour permettre à Anita et à ses servantes de la relever et d’y mêler des perles et des rubans d’argent. Elle était vêtue d’une robe d’un vert profond spécialement créée pour mettre en valeur ses yeux et sa peau. Lorsque le dîner prit fin, Borric vint trouver Nicholas et lui mit la main sur l’épaule. — On vous demande, toi et ta dame, dans les appartements privés de la famille, petit frère. Il jeta un coup d’œil à Harry et ajouta : — Toi aussi, écuyer, ainsi que ta dame. Tandis que les convives sortaient en file indienne de la salle, certains pour retourner en carrosse dans la cité et d’autres pour se rendre dans l’aile du palais réservée aux invités, la famille royale se réunit dans les appartements d’Arutha. Compte tenu de tous les oncles, tantes, et cousins présents, ainsi que des pièces rapportées, la famille était à elle toute seule presque aussi nombreuse que les invités du mariage. En entrant dans la grande pièce, Nicholas hocha la tête pour saluer sa tante Carline, une femme encore belle aux cheveux gris argent. Son époux, Laurie, le duc de Salador, sourit et fit un clin d’œil à Nicholas. Ce dernier savait qu’avant la fin de la soirée, Laurie deviendrait le centre d’attention avec ses chansons en s’accompagnant du vieux luth qu’il emmenait partout avec lui. Il avait beau ne plus être le fringant troubadour de sa jeunesse, il n’en restait pas moins un très bon chanteur qui savait captiver son auditoire pendant des heures. Sa fille et ses deux fils étaient assis dans un coin de la salle et prévoyaient de s’échapper dès que possible pour aller faire un tour en ville en compagnie de jeunes courtisans. Nicholas avait du mal à croire que ses cousins étaient à peu près du même âge que lui ; il avait l’impression d’avoir vieilli de dix ans au cours de ces derniers mois. Gunther, le fils aîné du duc de Ran, tenait la main d’Elena, assise aux côtés de sa mère. La jeune femme, qui approchait du terme de sa première grossesse, était littéralement radieuse. Anita se réjouissait de la présence de ses petits-enfants et allait sûrement s’arranger pour garder sa famille à Krondor plus longtemps que prévu. Borric et son épouse, la princesse Yasmine, entrèrent les derniers. Les serviteurs refermèrent les portes derrière eux. Plusieurs jeunes enfants étaient absents de cette réunion, car ils risquaient de s’énerver et de devenir difficiles. De plus, il se faisait tard, et bientôt les deux aînés de Borric et Yasmine iraient au lit à leur tour. Harry, Brisa, Iasha, Abigail et son père, le baron Bellamy, figuraient au nombre des invités, en plus de la famille. Les deux fils du baron s’occupaient actuellement de la reconstruction de Carse et de Crydee. Une deuxième porte s’ouvrit et Nakor fit son entrée, vêtu d’une superbe robe bleue et d’une magnifique cape bordée de broderies complexes de couleur blanc et argent. Derrière lui venaient un homme vêtu de noir et une jolie jeune femme aux cheveux blonds. Nicholas et Harry se levèrent, stupéfaits. — Pug ! Ryana ! s’exclama le prince. Puis il se reprit. — Dame Ryana, c’est un plaisir de vous rencontrer à nouveau. La jeune femme, belle mais si étrange, hocha la tête dans sa direction. Ils échangèrent un sourire. Puis un Prajichetas visiblement très embarrassé et un Vajasiah élégamment vêtu entrèrent à leur tour. Calis fermait la marche. Les serviteurs refermèrent la porte derrière lui. Toujours aussi imposant en dépit de son âge, le roi se tenait devant une immense cheminée où ne brûlait aucun feu, par cette chaude soirée d’été. Seules une touche de gris dans sa chevelure blonde et quelques rides sur son visage montraient quelle pression il subissait au quotidien. Lyam retira le cercle d’or qui lui servait de couronne en poussant un soupir de soulagement, et regarda son épouse, la reine Magda. — Nous ne vivons que pour ces moments informels où le « nous » peut se transformer en « je » pendant quelques heures. Il sourit et les années parurent s’envoler de son visage. Martin et Arutha le rejoignirent, le duc boitant toujours légèrement en raison de sa blessure. Un laquais entra et ouvrit la porte afin de laisser passer les serviteurs apportant des carafes de vin. Lyam attendit que tout le monde fût servi pour reprendre la parole. — Nombre d’entre vous savent en partie ce qui s’est passé sur la Côte sauvage l’année dernière. Mais je tiens à ce que vous sachiez tous que mon neveu, le prince Nicholas, a fait une chose remarquable. (Il fit une pause tandis que tous les yeux se tournaient vers le jeune homme.) Il a traversé la moitié du monde à la recherche de sa cousine et de tous les malheureux qui avaient été enlevés, et refait le chemin en sens inverse avec tous ceux qu’il a pu sauver. « J’aurais aimé porter ce toast lors de la fête, afin que tous dans ce royaume apprennent cet incroyable exploit, mais comme il s’agissait du mariage d’Amos et d’Alicia, j’ai préféré attendre que nous tous, la famille et les amis de Nicholas, soyons réunis ici en privé. Je porte donc un toast à Nicholas, qui couvre de gloire et d’honneur le nom des conDoin. — À Nicholas, dirent tous les membres de la famille en levant leur verre. Les serviteurs quittèrent la pièce. Le jeune homme s’aperçut que tous les regards restaient fixés sur lui. Il rougit et éprouva quelques difficultés à avaler sa salive. Ses yeux menaçaient de se remplir de larmes. Il s’éclaircit la gorge. — Merci à tous. Mais je n’aurais jamais accompli tout cela sans l’aide d’hommes et de femmes extraordinaires, expliqua-t-il en serrant très fort la main de Iasha. Beaucoup d’entre eux ne sont pas parmi nous ce soir. (Il leva son verre.) Aux absents. — Aux absents, répétèrent-ils. Les membres de l’assemblée se séparèrent alors en petits groupes pour parler de la famille ou des amis, s’inquiétant de la santé des plus âgés ou de la croissance des enfants. Nicholas fut frappé par le fait qu’en dépit du nombre de personnes présentes et du pouvoir que détenaient la plupart d’entre eux, cette réunion ne différait en rien de celle d’une famille ordinaire. Pug s’avança et attira Nicholas dans un coin tranquille. — C’est la première fois que nous pouvons parler seul à seul depuis Crydee. Je tenais à te dire, Nicholas, que tu as fait tout ce que l’on aurait pu attendre de toi, et bien plus encore. — Merci, Pug. — Je suppose que tu as quelques questions à me poser. — Dahakon… ? — Il est vraiment mort, répondit le magicien. Il était dangereux, mais en le tenant occupé pendant des mois, j’ai affaibli ses pouvoirs. Il a épuisé presque tous ceux qui lui restaient en se lançant à votre poursuite. Il n’était plus de taille à lutter contre Ryana, après que Calis l’eut distrait avec cette flèche en bois. — C’est Nakor qui lui en a donné l’idée, expliqua le prince en souriant. Je suis surpris que vous ayez amené Ryana avec vous. Pug sourit à son tour. — Ça fait partie de son éducation. Il n’est pas facile pour ceux de sa race de se faire passer pour des humains. Nicholas regarda vers l’endroit où Ryana s’entretenait avec Vajasiah. Tous les gestes et les expressions du mercenaire étaient destinés à séduire son interlocutrice. — J’ai l’impression que son éducation est en train de faire un grand bond en avant, commenta le jeune homme. Pug sourit de nouveau. — Le malheureux risque d’être déçu si elle accepte de s’éclipser en sa compagnie. Ryana ne saisit pas bien encore toutes les nuances du comportement humain. En dépit de son âge et de ses pouvoirs, elle n’est encore à bien des égards qu’une enfant. — J’aurais encore une question, fit le prince. — Laquelle ? — Lorsque je suis arrivé sur votre île, jusqu’à quel point saviez-vous ce qui allait se passer ? — Je connaissais certaines choses, admit le magicien avant de baisser à nouveau d’un ton. Je venais de recevoir un message de l’oracle d’Aal m’avertissant d’un danger proche. Plusieurs issues étaient possibles en fonction de nos réactions. « J’aurais pu réduire à néant la flotte qui a pillé et détruit Crydee si j’avais été prévenu de son arrivée, mais alors je n’aurais pas su la part que les Panthatians avaient dans cette affaire, et nous n’aurions pas appris l’existence de cette peste. Si je m’étais lancé à la poursuite des prisonniers, les quelques hommes que tu as réussi à sauver seraient morts eux aussi et les Panthatians auraient continué à en chercher d’autres pour faire entrer la peste à Krondor. — Mais il reste encore un point que je ne comprends pas : pourquoi prendre toute cette peine ? Pourquoi ne pas simplement envoyer les leurs infester Krondor ? — Si la peste s’était déclarée en ville, les magiciens du port des Étoiles et les prêtres des différents temples auraient tout mis en œuvre pour protéger le prince, sa famille et ses ministres. En revanche, si la peste se déclarait au sein même du palais, imagine le chaos qui s’en serait suivi si ton père, ses conseillers, ses généraux et les marchands à la tête des guildes avaient été parmi les premiers à mourir. Nicholas acquiesça. — C’est pour ça que vous nous avez laissé poursuivre les pirates, afin d’apprendre leurs véritables motivations. — C’est exact. Je trouvais qu’il était préférable de te laisser découvrir tout ça pendant que je tenais en respect leur plus puissant magicien. J’ai senti que tu serais au cœur de ce sombre affrontement, et Nakor a confirmé cette impression. (Pug regarda par-dessus son épaule.) Cet homme est fascinant. Je vais essayer de le convaincre de passer quelque temps sur l’île du Sorcier avec moi. Nicholas soupira. — Qu’en est-il de cette dame Clovis ? — D’après ce que m’en a dit Nakor, elle est sûrement en vie et se cache quelque part pour comploter. Nous n’avons probablement pas fini d’entendre parler d’elle. — Ou des Panthatians. Pug dévisagea le jeune prince. — Je connais cette expression ; je l’ai déjà vue plusieurs fois sur le visage de ton père. Alors écoute-moi bien, Nicholas. Quelqu’un devra mettre fin à cette menace un jour, mais personne n’a dit que ça devait être toi. (Il sourit.) Tu as déjà fait plus que ta part. Est-ce que tu vas épouser la jeune personne qui t’accompagne ? demanda-t-il en regardant les jeunes femmes qui s’étaient réunies pour bavarder. Nicholas sourit. — Parfois, j’en ai l’impression. Mais elle parle de se trouver un riche mari, parce qu’elle ne croit pas que mon père ou le roi nous donneront leur permission. (Il baissa la voix.) Et pour être honnête, parfois j’ai envie de l’épouser, mais à d’autres moments, c’est moi qui lui cherche un riche époux. Pug se mit à rire. — Je connais ça. Quand j’étais très jeune, j’ai souvent éprouvé ça à cause de ta tante Carline. Nicholas écarquilla les yeux. — Oncle Laurie est au courant ? — Qui les a présentés, à ton avis ? — J’ai une annonce à vous faire, intervint le roi. Tous les yeux se tournèrent vers lui. — Messire Henry de Ludland m’a appris que son fils, Harry, va se marier. Des applaudissements et des hourras résonnèrent dans la pièce. Les jeunes femmes se réunirent autour de Brisa et l’étreignirent pour la féliciter. Nicholas et Pug se frayèrent un chemin parmi les invités qui félicitaient un Harry rouge jusqu’aux oreilles. Le prince serra la main de son ami. — Espèce de cachottier ! s’exclama le jeune homme en riant. Tu ne m’en as rien dit ! Harry se pencha pour que seul Nicholas puisse l’entendre. — Je ne suis que le fils cadet d’un comte sans importance ; il a bien fallu que je lui demande de m’épouser avant qu’un riche fils de duc me la prenne. Quand on l’a rencontrée, on n’aurait pas cru qu’elle pouvait être si belle, pas vrai ? Le prince ne trouva rien à y redire. — En plus, on va avoir un bébé, chuchota l’écuyer. Nicholas éclata de rire. — Dois-je demander à mon oncle Lyam de rendre publique la nouvelle ? Harry fit la grimace et leva la main. — Non, mon père risquerait d’avoir une attaque. On va attendre une semaine ou deux après le mariage, merci bien. — Quand allez-vous vous marier ? — Le plus tôt possible, je l’espère, vu les circonstances. Nicholas acquiesça en riant. — Mon frère Arutha a également quelque chose à vous dire, intervint de nouveau Lyam. Le prince prit la parole, l’un de ses rares sourires aux lèvres. — Mon fils et Harry… (Amos s’éclaircit la voix.) avec l’aide de l’amiral Trask, s’empressa d’ajouter Arutha, ont réussi à effectuer la première conquête de nouveaux territoires depuis que mon grand-père s’est emparé de la Côte sauvage. Je me dois d’ailleurs d’ajouter qu’ils ont réussi cet exploit sans qu’aucun sang ne soit versé. (Il leva son verre pour porter un toast.) « Comme nous avons besoin de quelqu’un pour diriger Port-Liberté, je place, avec la permission de mon frère, l’ancien écuyer de mon fils, le sieur Harry de Ludland, au poste de gouverneur de Port-Liberté et des îles du Couchant. — Il est également élevé au rang de baronnet de la cour du prince, ajouta Lyam. Harry fut de nouveau félicité. D’un geste, Arutha fit signe à Nicholas de le rejoindre. — Qu’en est-il de toi ? demanda-t-il à son plus jeune fils. As-tu réfléchi à ce que tu aimerais faire ? Il serait malvenu de te renvoyer à Crydee pour y jouer les écuyers, n’est-ce pas ? — J’ai effectivement réfléchi, père, et je crois que j’aimerais reprendre la mer. J’aimerais posséder un navire. Amos éclata de rire. — J’ai dit à Arutha que tu songeais à prendre ma place, maintenant que j’ai pris ma retraite. Nicholas se mit à rire lui aussi. — Je ne suis pas encore prêt à devenir amiral, Amos. — Avec le commerce qui ne va pas tarder à se développer entre le royaume et Port-Liberté, Carse va devenir un point stratégique au niveau des échanges ; c’est le meilleur port de toute la Côte sauvage, expliqua l’amiral. De nombreuses personnes au cœur noir vont s’essayer à la piraterie, si bien qu’il va nous falloir des hommes forts à la tête de gros navires, dans ce coin-là. — Nous allons maintenir une escadrille à Port-Liberté, ajouta Arutha. Amos a raison, à cause de ce stupide accord de libre-échange que tu as passé, tous les négociants, les pirates et les contrebandiers des trois nations les plus proches vont se jeter sur ces îles. Ton Patrick de Duncastle me paraît être l’homme de la situation s’il s’agit d’étouffer une bagarre, et fera un bon shérif, mais nous allons avoir besoin d’un administrateur, c’est pour ça que j’envoie Harry là-bas. Amos m’a dit qu’il sait s’y prendre avec les marchands et les voleurs. — C’est vrai, insista l’amiral. Si je devais de nouveau me lancer à l’aveuglette sur l’océan, c’est le premier que j’embarquerais à mon bord ; Harry est un baratineur de première et il a le don de mettre fin aux disputes. Quant à Brisa, elle connaît Port-Liberté comme sa poche. — Dans ce cas, je vais envoyer l’Aigle rejoindre les deux navires que j’ai laissés là-bas, dit Arutha à son fils. Tu seras promu au grade de capitaine et devras prendre la tête de cette escadrille de pirates que William l’Hirondelle organise en ce moment même. D’après ce que j’ai entendu dire, tu seras de taille à faire face à ces brigands, puisqu’il paraît que tu t’es toi-même essayé à la piraterie récemment. Nicholas sourit. — Pour ainsi dire, admit-il. — Lyam donnera le titre de gardien de l’Ouest à Marcus lorsque Martin prendra sa retraite, si bien que tu devras répondre de tes actes devant lui. Je voulais t’élever au rang de baron de la cour, afin que tu puisses t’assurer que Harry ne dépasse pas trop les bornes, ajouta son père d’un ton faussement sérieux, mais je devrais peut-être demander à Lyam de créer un titre spécial en ta faveur – le boucanier du roi, par exemple ? Nicholas éclata de rire. — Le titre de capitaine me suffit, père. Je vous le ferai savoir, lorsque j’aurai envie de devenir amiral. Arutha rit à son tour et passa le bras autour des épaules de son fils. — Je suis fier de toi, Nicky. Anita les rejoignit et étreignit son fils. — J’aime beaucoup ta compagne, Nicholas. Elle a un esprit comme on en voit peu. — Elle est… différente, admit le jeune homme. Ils rirent tous ensemble et rejoignirent les autres. Au fur et à mesure de la soirée, on échangea de vieux souvenirs, et on exprima ses espoirs pour l’avenir. Une famille qui avait connu tant de peine et de joie prit un profond plaisir dans le simple fait d’être de nouveau réunie. FIN 1