Poul Anderson La Patrouille du temps Tome 2 Le Patrouilleur du temps (Time Patrolman, 1983) Traduction de Jean-Daniel Breque [1]. >> Qu'est-ce qui tient du reel, du possible ou du potentiellement reel ? L'univers quantique fluctue sans cesse a la lisiere du connaissable. Il n'existe aucune methode permettant de predire le destin d'une particule isolee ; et, au sein d'un monde chaotique, le destin collectif peut dependre de celui d'une particule. Saint Thomas d'Aquin a dit que Dieu Lui-meme ne pouvait alterer le passe, car pretendre le contraire serait un oxymoron ; mais saint Thomas se limitait a la logique d'Aristote. Rendez-vous dans ce passe, et vous etes aussi libre que vous l'avez jamais ete dans votre present, libre de creer ou de detruire, de guider ou d'egarer, de courir ou de trebucher. En consequence, si vous alterez le cours des evenements tel que le rapportait l'Histoire qu'on vous a enseignee, vous n'en serez pas affecte, mais l'avenir qui vous a engendre aura disparu, n'aura jamais existe ; la realite ne sera plus celle que vous vous rappelez. La difference sera peut-etre minime, voire insignifiante. Peut-etre sera-t-elle monstrueuse. Les humains qui, les premiers, maitriserent le deplacement dans le temps ont concretise ce danger. Par consequent, les etres surhumains des ages qui leur etaient ulterieurs sont revenus a leur epoque pour ordonner la creation de la Patrouille du temps. Avant-propos Voici, pour user d'une expression des plus appropriees, la deuxieme epoque de la Patrouille du temps. Comme nous l'avons explique dans le premier volume, Poul Anderson (1926-2001) a laisse passer plusieurs annees avant de revenir a ce cycle qu'il avait entame en 1955. Lorsque parut Time Patrolman, qui reunissait les deux courts romans formant le plus gros du present recueil, il n'etait plus le debutant brillant qui inondait Astounding Stories et The Magazine of Fantasy and Science Fiction de nouvelles et de feuilletons ou se melaient aventures, humour, speculation et poesie. Les annees 60 l'avaient vu accumuler les prix litteraires pour ses textes courts, en meme temps qu'il s'affirmait comme un romancier de premier plan. Si Manse Everard avait fait un bref retour durant les annees 70 (voir >, in La Patrouille du temps), il ne figurait qu'au second plan du recit et nous apparaissait comme plus mur, plus sombre que dans ses precedentes aventures. Ce n'etait qu'un avant-gout de cette deuxieme epoque, ainsi que vous allez le decouvrir. L'Histoire joue bien entendu un role important dans ce cycle. Mais, alors qu'elle etait jusque-la utilisee comme un decor - et un decor des plus exotiques lorsqu'on avait affaire a une Histoire parallele -, elle apparait ici comme la matiere meme de la fiction. D'abord, parce que la mission premiere de Manse Everard est de la preserver, ce qu'il fait avec maestria dans >, se decouvrant au passage un fils adoptif et reaffirmant les valeurs humanistes qui sont les siennes. Mais > nous donne une autre vision du travail des Patrouilleurs du temps : ici, il s'agit de faire de la philologie de terrain, d'aller se frotter aux heros des sagas pour etudier de pres la conception de celles-ci. Une entreprise qui n'est pas sans risques. Tout comme il peut etre dangereux de frequenter les Templiers de trop pres, ainsi que le decouvre le heros de >... De par sa brievete, ce dernier texte est atypique de cette deuxieme epoque, mais il permet de mettre en avant un nouveau personnage, Wanda Tamberly, avec laquelle vous ferez plus ample connaissance dans le prochain volume du cycle, La Rancon du temps, et qui jouera un role cle dans Le Bouclier du temps, ou se conclura en apotheose la carriere de Manse Everard. Mais ceci est une autre histoire... Jean-Daniel Breque D'ivoire, de singes et de paons 1 Tandis que Salomon regnait dans toute sa gloire et que le Temple s'edifiait, Manse Everard arriva a Tyr, la cite de la pourpre. Et se retrouva presque aussitot en danger de mort. Cela en soi n'avait guere d'importance. Un agent de la Patrouille du temps se savait susceptible d'etre sacrifie, notamment s'il ou elle jouissait du statut divin de non-attache. L'ennemi que traquait Everard pouvait detruire toute une realite. Il etait venu ici pour contribuer a la sauver. Le navire qui le transportait approcha de sa destination par une apres-midi de l'an 950 av. J.-C. Le temps etait doux, le vent presque inexistant. Toutes voiles ferlees, le navire avancait a coups de rames, grincements et eclaboussures, au rythme du tambour place pres des deux hommes de gouverne. Tout autour de la coque, qui depassait les vingt metres de long, les vaguelettes d'un bleu lumineux tournoyaient en gazouillant. Plus loin, les eaux eblouissantes noyaient les autres vaisseaux dans leur eclat. Ils etaient fort nombreux, du navire de guerre profile a la chaloupe mal degrossie. Si la plupart etaient pheniciens, certains provenaient d'autres cites-Etats de cette civilisation. On trouvait aussi des etrangers parmi eux : philistins, assyriens, acheens ou autres ; tout le monde connu venait commercer a Tyr. > Il se tenait sur la proue avec son passager, derriere la figure en forme de queue de poisson qui montait en s'incurvant vers la poupe, se tendant vers sa soeur jumelle decorant celle-ci. Une jarre d'argile d'une taille approchant celle d'un homme y etait attachee, par des cordages egalement fixes au bastingage. Elle contenait encore son huile ; la traversee avait ete fort calme, et on n'avait pas eu besoin d'apaiser les flots depuis la Sicile. Everard baissa les yeux vers le capitaine. Mago etait un representant typique de son peuple : un corps mince et trapu, un nez busque, de grands yeux legerement brides, de hautes pommettes ; il arborait une barbe taillee avec soin et sa veture se composait d'un caftan rouge et jaune, d'une coiffe conique et de sandales. Le Patrouilleur le dominait de la tete et des epaules. Comme aucun deguisement ne lui aurait permis de passer inapercu, Everard s'etait mis dans la peau d'un Celte venu d'Europe centrale : braies, tunique, epee de bronze et moustache conquerante. >, repondit-il sur un ton diplomatique, d'une voix a l'accent prononce. L'electro-education qu'il avait subie a son epoque d'origine, dans son Amerique natale, aurait pu lui inculquer un punique parfait, mais cela n'aurait pas colle a son personnage ; il se contentait donc d'etre comprehensible. > Son regard se porta a nouveau vers l'avant. En verite, Tyr etait a sa facon aussi impressionnante que New York - et peut-etre davantage, compte tenu de ce que le roi Hiram avait accompli en si peu de temps, avec les seules ressources d'un Age du fer tout juste naissant. Cote tribord, les terres montaient doucement vers les monts du Liban. L'ete les parait de fauve, un fauve mouchete de vert par les vergers et les forets, d'ocre par les villages. L'impression d'ensemble etait plus riche, plus accueillante, que lors des precedents sejours d'Everard en ce lieu, dans un avenir datant d'avant son entree dans la Patrouille. Usu, la ville originelle, s'etendait le long du rivage. Sa taille exceptee, elle etait typique de son milieu, batiments de pise aux formes trapues et aux toits plats, ruelles etroites et tortueuses, quelques facades colorees signalant un temple ou un palais. Tours et remparts creneles l'entouraient sur trois cotes. Le long des quais, des portes amenagees entre les entrepots conferaient a ceux-ci une valeur defensive. Un aqueduc courait a perte de vue vers les hauteurs. La cite neuve, Tyr proprement dite - Sor pour ses habitants, un mot signifiant > -, etait batie sur une ile a huit cents metres de la greve. Plus precisement, elle recouvrait un couple d'ilots rocheux dont on avait comble les abords. Puis on avait creuse un canal traversant l'ensemble du nord au sud, et ensuite jete des digues et des embarcaderes, elaborant ainsi un havre incomparable. Comme la population allait croissant, et le commerce florissant, les maisons poussaient etage par etage sur cet espace limite, jusqu'a emerger au-dessus des remparts tels de petits gratte-ciel. Leurs murs etaient de pierre et de cedre plus souvent que de brique. Lorsque la terre ou le platre entraient dans leur composition, ils etaient ornes de fresques ou d'incrustations de coquillages. Everard apercut a l'est un imposant edifice aux formes pleines de noblesse, que le roi n'avait pas construit pour son plaisir mais pour l'usage de son administration. Le navire de Mago devait mouiller au port exterieur, qu'il appelait le port egyptien. Ses quais grouillaient d'hommes affaires a charger, a decharger, a transporter, a reparer, a calfater, a discutailler, a s'engueuler, a marchander - une foule chaotique qui, sans qu'on comprenne comment, accomplissait son travail avec diligence. Tout comme les nombreux marins qui s'agitaient autour d'eux, les hommes d'armes, les aniers et les ouvriers n'etaient vetus que d'un pagne ou d'un caftan ravaude aux couleurs fanees. Mais on apercevait nombre d'atours plus colores, dont certains avec les teintures couteuses du cru. Quelques femmes se melaient a ces hommes, et la formation preliminaire qu'avait recue Everard lui assurait que toutes n'etaient pas des prostituees. Une vague de bruits deferlait sur lui : conversations, rires, cris, braiments, hennissements, courses, cavalcades, coups de marteau, grincements de treuil et de poulie, melodies nasillardes. Une vitalite proprement etourdissante. Non qu'il eut devant lui une scene lechee sortie d'un film sur les Mille et Une Nuits. Il distinguait deja des mendiants, des estropies, des aveugles, des affames ; il vit un fouet s'abattre sur le dos d'un esclave juge trop lent a la tache ; les betes de somme etaient soumises au martyre. Les parfums du Levant caressaient ses narines : la fumee, la bouse, les immondices, la sueur, mais aussi le goudron, les epices et la viande grillee. Le tout assaisonne a la puanteur des tanneries et des tas de coques de murex ; mais il s'y etait habitue a force de longer la cote et de camper sur la plage tous les soirs. Il ne s'offusquait pas de ces inconvenients. Ses periples dans l'Histoire l'avaient gueri de toute delicatesse et endurci face aux cruautes de l'homme et de la Nature - du moins en partie. Dans le contexte de leur epoque, ces Cananeens etaient des gens heureux et eclaires. En fait, ils l'etaient bien plus que la moyenne du genre humain, tous lieux et toutes epoques confondus. Il avait pour mission de veiller a ce qu'ils le restent. Mago l'arracha a sa reverie. -- Tu as tous mes remerciements, repondit Everard, mais je pensais retrouver l'homme de mon peuple dont je t'ai parle. Rappelle-toi que c'est sa presence dans cette cite qui m'a encourage a y venir. >> Sourire. > Simple politesse de sa part. La frequentation de Mago lui avait permis de conclure que ce dernier etait aussi rapace que n'importe quel marchand, et qu'il serait ravi de le plumer si l'occasion se presentait. Le capitaine le fixa quelques instants. Plutot imposant pour ses contemporains, Everard etait en cet age un veritable geant. Le nez casse plante au milieu de son visage mal degrossi en soulignait la durete, ses yeux bleus et ses cheveux chatain fonce evoquaient la sauvagerie du Nord. Nul n'avait interet a enerver cet Eborix. Cependant, la presence d'un Celte n'avait rien d'extraordinaire dans cette ville des plus cosmopolites. Non seulement on y importait de l'ambre venue de la Baltique, de l'etain venu d'Iberie, des condiments d'Arabie, du bois dur d'Afrique et autres produits, mais il y debarquait aussi des hommes originaires de ces terres lointaines. En achetant son passage, Eborix avait declare qu'il avait quitte ses montagnes suite a une querelle ayant tourne en sa defaveur et qu'il souhaitait chercher fortune dans le Sud. Il vivait de la chasse ou travaillait pour manger, a moins qu'il n'exercat ses talents de conteur pour obtenir l'hospitalite. Il s'etait retrouve chez les Ombriens, une peuplade apparentee a la sienne. (Trois siecles s'ecouleraient encore avant que les Celtes n'essaiment dans toute l'Europe de l'Ouest, une fois qu'ils auraient decouvert le fer ; mais certains avaient deja pousse fort loin de la vallee du Danube, le berceau de leur race.) L'un de ses hotes, qui avait servi comme mercenaire, lui vanta les merites de Canaan et lui enseigna la langue punique. Par la suite, Eborix gagna certaine baie de Sicile, frequentee par les marchands pheniciens, afin d'embarquer sur l'un de leurs navires. Un homme originaire de sa contree demeurait a Tyr, apres avoir connu une vie aventureuse, et sans doute ne rechignerait-il pas a l'idee d'aider un compatriote. Cette litanie de bobards, soigneusement elaboree par les specialistes de la Patrouille, n'avait pas pour seul but de desamorcer la curiosite des indigenes. Elle assurait la securite d'Everard. S'ils avaient pris l'etranger pour un homme sans attaches, Mago et son equipage auraient pu etre tentes de l'agresser pendant son sommeil, le ligotant afin de le garder au frais avant de le vendre comme esclave. La traversee s'etait revelee interessante, voire amusante par moments. Everard en etait venu a apprecier ces lascars. Ce qui le poussait d'autant plus a les sauver de la ruine. Le Tyrien soupira. > Son visage s'eclaira. > Il lacha une bordee d'ordres meles d'injures. Faisant montre d'une grande dexterite, les marins mirent leur navire a quai, l'amarrerent et jeterent la passerelle. Une petite foule se rassembla, dockers en quete de travail, badauds demandant des nouvelles, marchands prets a vanter leurs produits ou les boutiques de leurs patrons. Mais personne ne monta a bord. C'etait la la prerogative de l'officier douanier. Escorte par un garde casque et cuirasse, arme d'un glaive et d'une lance, il se fraya un chemin a travers la foule, laissant un sillage de lazzi et de jurons. Derriere lui trottinait un secretaire, porteur d'un stylet et d'une tablette de cire. Everard descendit dans la cale pour recuperer son bagage, qu'il avait range parmi les blocs de marbre italien constituant l'essentiel de la cargaison. Le douanier lui demanda d'ouvrir les deux sacs de cuir. Leur contenu n'avait rien de surprenant. Si le Patrouilleur s'etait impose de venir par la mer depuis la Sicile plutot que de faire un saut temporel direct, c'etait pour peaufiner sa couverture. L'ennemi surveillait certainement le deroulement des evenements, avec d'autant plus de vigilance qu'approchait l'heure de la catastrophe. > Le fonctionnaire phenicien hocha sa tete chenue lorsque Everard lui montra quelques lingots de bronze. Plusieurs siecles s'ecouleraient avant l'invention de la monnaie, mais ce metal pouvait etre echange contre toutes sortes de produits. > Il considera l'epee du Barbare d'un oeil mefiant. >. -- Je souhaite trouver un emploi honnete, sire, dans l'escorte d'une caravane, par exemple. Je dois voir Conor, le facteur d'ambre. >> Si Everard avait opte pour un deguisement de Celte, c'etait en partie a cause de l'existence de ce resident. Une suggestion du chef de l'antenne locale de la Patrouille. Le Tyrien arreta sa decision. > Il se consacra de nouveau a Mago. Everard s'attarda un temps pour dire au revoir au capitaine. La negociation se conclut bien vite, le montant de la taxe se revela fort modique. Cette societe marchande n'avait que faire de la lourde bureaucratie a la mode egyptienne ou mesopotamienne. Ses affaires etant reglees, Everard agrippa ses sacs de cuir et descendit la passerelle. On se pressa aussitot autour de lui pour le reluquer a grand renfort de commentaires. Il fut surpris de constater que presque personne ne le harcelait, ni marchand, ni mendiant. Etait-il vraiment au Proche-Orient ? Il se rappela l'absence de monnaie. Un nouveau venu ne possedait rien qui eut une valeur d'echange, meme mince. En general, le voyageur devait negocier avec un aubergiste - le gite et le couvert pendant telle duree contre telle quantite de metal, ou tout autre objet de valeur en sa possession. Pour les petites depenses, il fallait scier un morceau de lingot, ou alors recourir a d'autres expedients. (Everard avait sur lui de l'ambre et de la nacre.) Parfois, on faisait appel a un agent de change, qui integrait une nouvelle transaction a une serie d'accords complexes impliquant plusieurs parties. Une personne charitable avait souvent sur elle quelques grains ou fruits secs, qu'elle deposait dans l'ecuelle des indigents. Everard laissa bientot la foule derriere lui. C'etait surtout a l'equipage qu'elle s'interessait. Seuls des badauds et des curieux suivirent l'etranger du regard. Il s'avanca sur le quai en direction d'une porte ouverte. Une main agrippa sa manche. Manquant trebucher sous l'effet de la surprise, il baissa les yeux. Un garcon a la peau basanee le gratifia de son plus beau sourire. A en juger par le duvet sur ses joues, il devait avoir seize ans, bien qu'il fut plus petit et plus maigre que la moyenne. D'une demarche souple, il etait pieds nus et vetu en tout et pour tout d'un pagne crasseux et dechire, auquel etait accrochee une bourse. Il avait noue par un ruban ses cheveux noirs et boucles afin de degager un visage au nez aquilin, au menton bien dessine. Son sourire et ses yeux - de grands yeux de Levantin, bordes par de longs cils - etaient egalement etincelants. > Loin de bredouiller, il s'exprimait clairement, esperant etre compris de l'etranger. Lorsque Everard lui repondit dans sa propre langue, il sauta de joie. -- Eh bien, sire, devenir ton guide, ton conseiller, ton assistant, et, oui, ton gardien. Notre splendide cite regorge helas de scelerats qui n'aiment rien tant que s'en prendre aux voyageurs innocents. S'ils ne te derobent pas tout ce que tu possedes, et ce en un clin d'oeil, ils cherchent a te fourguer les pires rogatons a un prix qui te laissera sur la paille avant que tu...>> L'adolescent s'interrompit. Il venait de reperer un gaillard a l'air mauvais qui se rapprochait. Soudain, il se placa face a lui, agitant ses poings serres et glapissant d'une voix si aigue, a une cadence si precipitee, qu'Everard ne saisit qu'une partie de sa tirade : > L'autre se raidit. Il saisit un couteau pendant a son epaule. A peine avait-il esquisse son geste que l'adolescent s'empara d'une fronde passee a sa ceinture et la chargea d'un caillou de belle taille. Il se tendit, montra les dents, fit tournoyer son arme. L'autre cracha, se fendit d'une insulte, tourna les talons et s'en fut. Les quelques passants qui avaient observe la scene saluerent son depart par des rires moqueurs. Le jeune garcon, lui, s'esclaffa d'un air ravi et retourna aupres d'Everard. > Everard sentit un sourire se peindre sur son visage. > dit-il. Le garcon frappa du point son torse chetif. > Everard acquiesca. Le plan de Tyr etait grave dans sa memoire ; il n'avait nul besoin d'un guide. Toutefois, il etait naturel qu'un nouveau venu comme lui en recrute un. Et puis, ce gamin empecherait ses semblables de le harceler, et peut-etre se revelerait-il de bon conseil. -- Oui, sire. >> Comme il ne citait pas le nom de son pere, ainsi que le voulait l'usage, il ignorait sans doute son identite. -- Pas de titre. Je suis Eborix, fils de Mannoch, et je viens d'un pays bien au-dela de l'Achaie. >> Comme les hommes de Mago ne pouvaient plus l'entendre, le Patrouilleur s'autorisa a ajouter : > En d'autres termes, il representait les interets de sa famille a Tyr et vendait les marchandises qu'elle lui envoyait par bateau. -- Bien sur, bien sur. >> Pummairam prit les sacs d'Everard. > En fait, il n'etait pas difficile de s'orienter dans Tyr. La construction de cette ville avait ete planifiee, la ou d'autres avaient cru au fil des siecles de facon organique. On avait trace ses rues en suivant une grille. Ses avenues etaient pavees, pourvues de caniveaux et raisonnablement larges, compte tenu de la faible superficie de l'ile. Si l'on n'y trouvait pas de trottoirs, cela n'avait guere d'importance, car, sauf exception, les betes de somme n'etaient pas autorisees a circuler en dehors des quais ; et, de cette facon, les citoyens ne pouvaient pas utiliser la voirie comme depot d'ordures. Les panneaux indicateurs brillaient par leur absence, mais cela non plus ne pretait pas a consequence, car tous les passants etaient ravis de renseigner les etrangers, au prix d'un brin de causette ou - pourquoi pas ? - d'un accord commercial. A droite comme a gauche se dressaient de hauts murs, sans fenetre pour la plupart, protegeant des demeures fermees sur elles-memes comme il en fleurirait pendant des millenaires autour de la Mediterranee. Ces murs preservaient la fraicheur et renvoyaient la chaleur du soleil. Les echos rebondissaient sur eux, les odeurs s'insinuaient entre eux. Mais Everard se surprit a les apprecier. Dans ces rues, plus encore que sur les quais, les passants se pressaient, gesticulaient, s'esclaffaient, se bousculaient, s'invectivaient, chantaient et beuglaient. Les portefaix ployant sous leur fardeaux, les porteurs acheminant un bourgeois dans sa litiere se frayaient un chemin parmi les marins, les artisans, les vendeurs, les ouvriers, les menageres, les saltimbanques, les fermiers et les bergers venus de l'interieur, les etrangers issus de toutes les rives de la Mediterranee... bref, une population representative de l'humanite dans son ensemble. Si la majorite des vetements etaient plutot ternes, on en remarquait des flamboyants, et aucun des corps qu'ils paraient n'etait vide d'energie. Des enfilades d'echoppes dissimulaient les murs. Everard ne resista pas a la tentation d'examiner leurs marchandises. La fameuse pourpre n'etait pas du nombre : c'etait un produit trop onereux, convoite par les marchands de tissu du monde entier, destine a devenir l'apanage de la royaute. Mais il decouvrit une profusion de tissus, de tentures, de tapis tout aussi somptueux. La verrerie n'etait pas moins abondante, toute une gamme de produits, de la perle au carafon ; encore une specialite - mieux : une invention des Pheniciens. Bijoux et figurines, tailles dans l'ivoire et les pierres precieuses, etaient tout aussi delicats ; si cette culture n'etait guere inventive, elle copiait avec habilete les trouvailles des autres. Amulettes, charmes, babioles, plats, breuvages, ustensiles, armes, instruments, jeux, jouets, ad infinitum... Everard se rappela les termes avec lesquels la Bible louait (louerait) les richesses de Salomon, ainsi que leur origine : Car le roi avait sur la mer des navires de Tarsis qui naviguaient avec ceux d'Hiram et, tous les trois ans, les navires de Tarsis revenaient charges d'or et d'argent, d'ivoire, de singes et de paons[2] ...>> Pummairam s'empressa de couper court a ses discussions avec les marchands et lui deconseilla de s'attarder. > Sur la vente desquels il toucherait sans doute une commission, mais que diable ! il fallait bien qu'il vive, ce sacre gamin, et la vie ne semblait pas l'avoir menage. Ils longerent le canal pendant un temps. Des hommes halaient une barge lourdement chargee, au rythme d'une chanson paillarde. Sur le pont se tenaient des fonctionnaires drapes dans leur dignite de notables coinces. La haute societe phenicienne versait dans la sobriete... hormis lors de certaines ceremonies religieuses, qui tournaient parfois a l'orgie comme par compensation. La rue des Accastilleurs debouchait sur ce quai. Elle etait relativement longue et bordee d'immeubles de grande taille, qui se partageaient entre entrepots et batiments a usage de commerce et d'habitation. L'ambiance y etait paisible, bien qu'elle debouchat sur une artere animee ; aucune echoppe n'etait adossee aux hauts murs brulants, rares etaient les pietons dans les parages. Les capitaines et les armateurs venaient ici pour s'approvisionner, les marchands pour negocier, et, oui, ces deux monolithes flanquaient l'entree d'un petit temple dedie a Tanith, Notre-Dame des Vagues. Une bande d'enfants dont les parents devaient demeurer dans la rue - garcons et filles meles, tout nus ou quasiment - s'amusaient bruyamment, encourages par les aboiements d'un corniaud etique et excite. A l'entree d'une ruelle se trouvait un mendiant, assis les jambes ramenees contre le torse, un bol pose devant ses pieds nus. Son corps etait drape dans un caftan, son visage dissimule par un capuchon. Everard distingua un bandeau plaque sur ses yeux. Pauvre diable ; l'ophtalmie etait l'une des innombrables plaies de ce monde antique si peu reluisant... Pummairam passa en courant devant l'aveugle, soucieux de rattraper un homme vetu d'habits sacerdotaux qui sortait du temple. > Everard, qui connaissait la reponse a cette question, pressa le pas pour le rattraper. Le mendiant se leva. D'un geste vif de la main gauche, il arracha son bandeau, revelant un visage emacie, a la barbe fournie, et des yeux qui n'avaient rien perdu de la scene. Sa main droite emergea des replis de sa manche, serrant un objet luisant. Un pistolet ! Everard s'ecarta par pur reflexe. Une vive douleur irradia son epaule gauche. Un sonique, comprit-il, une arme venue de son avenir, ni bruit, ni recul. Si ce rayon invisible le frappait a la tete ou au coeur, c'etait la mort instantanee, la mort sans aucune trace. Une seule solution : foncer. Poussant un hurlement, il se lanca a l'attaque. Degaina son glaive. L'autre ricana, se campa sur ses jambes, visa avec soin. Un claquement sec. L'assassin tituba, cria, lacha son arme, porta une main a son flanc. La pierre que Pummairam venait de lancer roula sur le pave. Les enfants s'egaillerent en hurlant. Prudent, le pretre regagna l'abri de son temple. L'inconnu pivota sur lui-meme et detala, disparaissant au bout de la ruelle. Everard avait un temps de retard. Quoique sans gravite, sa blessure le faisait abominablement souffrir. A moitie sonne, il se planta a l'entree de la ruelle a present deserte, la parcourut du regard et declara en anglais : > Pummairam etait soudain a ses cotes. Des mains inquietes lui palperent le corps. -- Tu t'en es... quand meme... bien sorti. >> Everard reprima un frisson. Il sentit ses forces lui revenir, sa souffrance refluer. Il etait toujours en vie. A chaque jour suffit son miracle. Mais il avait du travail, urgent qui plus est. Apres avoir ramasse le pistolet, il posa une main sur l'epaule de Pummairam et l'obligea a le regarder dans les yeux. -- Euh, je... je...>> Vif comme un furet, le jeune homme rassembla ses esprits. > Sa voix se fit murmure complice. -- Bien, grommela Everard. Sache que ce sont la des questions que le commun des mortels ne saurait evoquer, de crainte d'etre frappe de paralysie, de surdite ou d'hemorroides. Tu as bien agi, Pum. >> Tu m'as probablement sauve la vie, ajouta-t-il mentalement, et il denoua le lacet qui fermait l'un de ses sacs. > Pendant qu'il reglait ainsi les affaires courantes, se remettait du choc et de la douleur consecutifs a son agression, et se rejouissait d'y avoir survecu, une sombre humeur l'envahit. En depit de toutes ses precautions, sa couverture n'avait meme pas tenu une heure. Non seulement la partie adverse surveillait le QG de la Patrouille, mais en outre son agent avait tout de suite saisi que le nouveau venu n'avait rien d'ordinaire et tente de le tuer sans la moindre hesitation. Une mission des plus delicates, ca ne faisait aucun doute. Et un enjeu si important qu'Everard en frissonnait dans son for interieur : l'existence de Tyr et, par voie de consequence, le destin meme du monde. 2 Zakarbaal referma la porte de ses appartements prives et en bloqua la clenche. Il se retourna et tendit la main a l'occidentale. > Mari et femme etaient de type levantin et vetus a la mode cananeenne, mais ici, loin de leurs employes et de leurs domestiques, ils pouvaient se permettre d'alterer leur port, leur allure, leurs expressions, le ton meme de leur voix. Meme s'il n'avait pas ete renseigne sur leur compte, Everard les aurait aussitot identifies comme originaires du XXe siecle. L'atmosphere devint pour lui aussi rafraichissante qu'une brise marine. Il se presenta. >, ajouta-t-il. Yael Zorach ouvrit de grands yeux etonnes. > Grimace d'Everard. > Il leur decrivit son periple et le contretemps par lequel il venait de se conclure. Son hotesse lui proposa un anti-douleur, mais il lui assura qu'il s'etait remis de ses emotions et son epoux attrapa un remede plus approprie, a savoir une bouteille de scotch. Quelques instants plus tard, ils s'asseyaient autour d'une table. Fort confortables, les sieges rappelaient eux aussi le XXe siecle - un luxe pour le lieu et l'epoque, mais Zakarbaal avait la reputation d'un homme prospere, amateur d'objets exotiques. A ce detail pres, l'appartement etait plutot austere, quoique decore par des fresques, des tentures, des lampes et des meubles du meilleur gout. Il y regnait une penombre bien fraiche ; on avait tire le rideau pour empecher la chaleur de penetrer par la petite fenetre qui donnait sur le jardin clos. >, proposa Everard. Rictus de Zorach. > Son epouse sourit. > Plongeant une main dans la bourse accrochee a sa ceinture, Everard en sortit les anachronismes qu'il s'etait autorises, a n'utiliser qu'en prive : sa pipe, son tabac et son briquet. Zorach se detendit d'un rien ; il gloussa et alla chercher des cigarettes dans un coffre-fort contenant d'autres anachronismes. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut avec un fort accent de Brooklyn. -- Oui. Recrute en 1954. >> Combien d'annees s'etaient ecoulees pour lui > qu'il avait repondu a une petite annonce, subi certains tests et decouvert l'existence d'une organisation regulant le trafic entre les epoques ? Il n'avait plus fait le compte depuis un bon moment. Aucune importance, vu que ses collegues et lui avaient droit a un traitement annulant le vieillissement. -- En effet, repondit Zorach. En fait, Yael est une sabra. Quant a moi, je n'ai emigre qu'apres l'avoir rencontree la-bas au cours d'une mission archeologique. C'etait en 1971. La Patrouille nous a recrutes quatre ans plus tard. -- Dans quelles circonstances, si je puis me permettre ? -- On nous a approches, sondes, puis on nous a mis au courant. Nous avons saute sur l'occasion, naturellement. Le travail que nous effectuons est delicat, et notre vie bien solitaire - d'autant plus que nous ne pouvons rien dire a nos anciens collegues lorsque nous les retrouvons en aval -, mais c'est un travail fascinant. >> Zorach grimaca. Sa voix devint un murmure. > Everard acquiesca. Ce cas n'etait pas le premier qu'il rencontrait. La plupart des agents de terrain etaient des specialistes comme ces deux-la, qui accomplissaient toute leur carriere dans un seul milieu. Ce qui allait de soi, car ils devaient acquerir sur lui suffisamment de connaissances pour bien servir la Patrouille. Si seulement on pouvait recruter des auxiliaires indigenes ! Mais ces derniers etaient extremement rares en amont du XVIIIe siecle, et meme en aval, dans certaines parties du monde. Il fallait avoir grandi dans une societe eclairee ou industrialisee pour comprendre le concept de machine automatique, sans parler de celui de vehicule se deplacant en un clin d'oeil dans l'espace et le temps. Il existait certes des genies, mais la majorite de ceux-ci jouaient un role crucial dans l'Histoire, et on n'osait pas les recruter de crainte de changer le cours de celle-ci... -- Oh ! nous avons deux enfants, ils demeurent a Tel-Aviv, repondit Yael Zorach. Nous planifions nos allers-retours afin ne jamais les laisser seuls plus de quelques jours. >> Soupir. > Retrouvant sa belle humeur : > Et dans le cas contraire, songea Everard, supporteriez-vous de les voir vieillir, puis subir les horreurs a venir et enfin quitter ce monde, alors que vous etes encore dans la force de l'age ? Une telle perspective l'avait convaincu de renoncer au mariage, et plus d'une fois. > C'etaient vraisemblablement des domestiques qui les elevaient ; leurs parents adoptifs n'osaient pas investir trop d'amour en eux. -- Vous les aimez bien, n'est-ce pas ? lanca Everard. -- Oh ! oui, en regle generale. Nous avons d'excellents amis parmi eux. Cela vaut mieux - vu l'importance de ce nexus. >> Everard plissa le front et tira sur sa bouffarde. Le fourneau, ou brulaient des braises rougeoyantes, lui rechauffait agreablement les mains. > Les Zorach parurent surpris. > Everard choisit ses mots avec soin. > Un temps. > Dans le royaume que David avait forge a partir d'Israel, du Juda et de Jerusalem, Tyr avait bientot joue un role primordial, en tant qu'influence civilisatrice, partenaire commercial et fenetre sur le monde exterieur. Salomon avait renouvele les voeux d'amitie qui liaient son pere a Hiram. Les Tyriens fournissaient la plupart des materiaux et des artisans necessaires a la construction du Temple, sans parler d'edifices moins celebres. Ils ne tarderaient pas a lancer de concert avec les Hebreux des missions d'exploration et des entreprises commerciales. Ils avanceraient a Salomon des produits en quantite considerable, une dette que le roi ne pourrait honorer qu'en leur cedant une vingtaine de villages... decision qui aurait de fort subtiles consequences a long terme. Mais les subtilites ne s'arretaient pas la. Les coutumes, les idees et les croyances pheniciennes allaient se diffuser dans le royaume voisin, pour le meilleur et pour le pire ; Salomon en personne ferait des sacrifices a leurs dieux. Yahve ne deviendrait le Dieu unique des Juifs qu'au moment de la Captivite de Babylone, lorsqu'ils y verraient un moyen de preserver une identite que dix de leurs tribus avaient deja perdue. Avant cela, le roi Achab aurait epouse une princesse tyrienne du nom de Jezabel. Leur sinistre reputation etait en grande partie immeritee : la politique d'alliances etrangeres et de tolerance religieuse qu'ils s'efforcaient de promouvoir aurait pu sauver le pays de la destruction qui allait l'affliger. Malheureusement, ils etaient entres en conflit avec ce fanatique d'Elie - >, pour citer l'historien Trevor-Roper. Et cependant, si le paganisme tyrien ne les avait pas incites a la rage, les prophetes auraient-ils pu concevoir cette foi qui devait perdurer pendant des millenaires et changer la face du monde ? > Sechement : > Everard sentit un frisson le parcourir. C'etait justement parce que la gloire future de Jerusalem avait eclipse celle de Tyr que cette antenne souffrait d'un manque de personnel criant ; sa vulnerabilite n'en etait que plus grande, et si, comme le pensait son hote, l'avenir y trouvait l'une de ses racines, et si cette racine etait tranchee... Les faits defilerent dans son esprit, aussi saisissants que s'il les decouvrait pour la premiere fois. Lorsque des etres humains avaient construit la premiere machine a voyager dans le temps, bien apres son epoque d'origine, les surhommes danelliens avaient debarque, provenant d'un futur encore plus eloigne, pour organiser une force de police sur les voies temporelles. La Patrouille devait rassembler des connaissances, fournir aide et conseil aux voyageurs egares et lutter contre la criminalite temporelle ; mais, outre ces missions de police, sa fonction premiere etait de preserver les Danelliens. Un homme ne perd pas son libre arbitre simplement parce qu'il est projete dans le passe. Il reste en mesure d'affecter le cours des evenements. Certes, ceux-ci ont un moment d'inertie, qui est souvent enorme. Les fluctuations mineures ont vite fait de se compenser. Pour prendre un exemple, qu'un individu pris au hasard meure vieux ou dans la fleur de l'age, vive dans la richesse ou dans l'indigence, cela ne fait guere de difference au bout de quelques generations. A moins que cet individu ne s'appelle Salmanasar, Gengis Khan, Cromwell ou Lenine ; Siddharta Gautama, Confucius, Paul de Tarse ou Mahomet ; Aristote, Galilee, Newton ou Einstein... Change le destin d'un de ces hommes, voyageur venu de demain, et tu seras toujours tel que tu es, mais ceux qui t'ont mis au monde auront cesse d'exister, n'auront jamais existe, le monde en aval sera radicalement altere, et toi et tes souvenirs temoigneront de la non-causalite, du chaos ultime qui fonde les soubassements du cosmos. Au fil de sa ligne temporelle propre, Everard avait deja empeche des criminels et des inconscients de declencher ce genre de catastrophe. Le cas ne se produisait que rarement ; apres tout, les societes pratiquant le voyage dans le temps selectionnaient les candidats avec un soin extreme. Malheureusement, sur un bon million d'annees d'Histoire connue, les erreurs etaient inevitables. Les crimes aussi. Everard reprit la parole d'une voix lente. -- Comme si nous en avions tant que ca, des details, marmonna Chaim Zorach. -- ... j'aimerais me faire une idee de leur raisonnement. Pourquoi ont-ils choisi Tyr comme cible ? Abstraction faite de ses liens avec les Juifs, bien entendu. -- Pour commencer, repondit Zorach, considerez les evenements politiques du proche avenir. Hiram est devenu le souverain le plus puissant de Canaan, et cette puissance lui survivra. Tyr resistera aux assauts des Assyriens, avec toutes les consequences que cela implique. Ses echanges commerciaux toucheront jusqu'a la Bretagne. Elle fondera des colonies, la plus importante etant Carthage. >> Everard pinca les levres. Il n'etait que trop bien place pour juger de l'importance de Carthage eu egard a l'Histoire future[3]. >> En attendant, le plus important des Etats pheniciens tiendra un role de premier plan dans la propagation des idees pheniciennes. Oui, y compris en Grece. Je pense a certains concepts religieux : Aphrodite, Adonis, Heracles et autres sont a l'origine des divinites pheniciennes. L'alphabet est une invention phenicienne. Les navigateurs pheniciens emmagasineront quantite de connaissances sur l'Europe, l'Afrique et l'Asie. Ils feront faire des progres a la marine et a l'architecture navale. >> L'enthousiasme percait dans sa voix. >> Nous manquons de personnel scientifique pour decrire ce processus en detail. Mais je suis convaincu que les Grecs ont developpe leurs institutions democratiques sous l'influence des Pheniciens, et des Tyriens en particulier - et c'est des Grecs que votre pays comme le mien heritera ces idees. >> Zorach tapa du poing sur l'accoudoir de son siege. De l'autre main, il porta son verre a sa bouche et but une lampee de whisky. > 3 Au moyen d'un holocube, Zorach montra a Everard ce qui se produirait dans un an. Il avait capture des images grace a une sorte de micro-appareil photo, en fait un enregistreur moleculaire du XXIIe siecle qui avait l'aspect d'une pierre sur une bague. (Dans notre langue, on ne peut decrire ses allers-retours qu'en employant le passe. La grammaire et la conjugaison du temporel sont mieux adaptees a de telles circonstances.) Il n'avait rien d'un pretre ni d'un acolyte, ce n'etait qu'un laic qui faisait a la deesse de genereuses donations afin qu'elle favorise ses entreprises, mais cela lui ouvrait certaines portes. L'explosion avait eu (aurait) lieu dans cette meme rue, dans le petit temple de Tanith. Comme elle se produirait la nuit, elle ne ferait aucune victime mais detruirait totalement le sanctuaire. En alterant l'angle de prise de vue, Everard examina les murs calcines et fissures, l'autel et l'idole fracasses, les tresors et reliques eparpilles, les bouts de metal tordus. Des hierophantes terrorises s'efforcaient d'apaiser la colere divine a coups de prieres et d'offrandes, sur ce site et dans tous les lieux sacres de la cite. Le Patrouilleur selectionna un volume d'espace et zooma. La bombe avait reduit en pieces le vehicule qui la transportait, mais ses debris permettaient de l'identifier. Un sauteur biplace modele standard, semblable aux milliers qui sillonnaient les lignes temporelles, s'etait materialise la pour se desintegrer aussitot. > Everard opina. > Zorach secoua la tete. > Everard se frotta le menton. Sa moustache lui semblait presque soyeuse ; difficile de se raser de pres avec un ustensile en bronze et sans l'aide d'un savon. Il songea qu'il aurait prefere la barbe rapeuse qui lui etait coutumiere, ou quoi que ce fut de familier. Il n'etait guere difficile de reconstituer les evenements. Le vehicule avait surgi d'un point inconnu de l'espace-temps, regle sur mode automatique. Le demarrage avait active le detonateur, et la bombe explosait deja a l'arrivee. Meme si les agents de la Patrouille pouvaient determiner l'instant crucial, ils etaient incapables de prevenir l'evenement. Une telle prouesse etait-elle a la portee d'une technologie superieure - d'une technologie danellienne ? Il imagina un generateur de champ de force place avant l'arrivee de la bombe, qui en contiendrait la violence au moment de l'explosion. Eh bien, cela ne s'etait pas produit, par consequent c'etait sans doute physiquement impossible. Ou alors, plus probablement, les Danelliens n'etaient pas intervenus parce que le mal etait fait - les saboteurs risquaient de recommencer - et parce que ce genre de jeu du chat et de la souris risquait de gauchir irremediablement le continuum. Il frissonna et demanda un peu sechement : -- Sans verser dans le dogmatisme, repondit Yael Zorach. Ils n'ont pas la meme Weltanschaung que nous, ne l'oubliez pas. A leurs yeux, le monde n'est pas totalement gouverne par les lois de la nature ; il est capricieux, changeant, magique. >> Et ils n'ont pas fondamentalement tort, hein ? Everard sentit un nouveau frisson le parcourir. -- Sauf si les maitres chanteurs remettent ca, cracha Chaim Zorach. -- Oui, je voudrais voir leur demande de rancon, demanda Everard. -- Je n'ai qu'une copie. L'original a ete transmis en aval pour examen. -- Oui, je sais. J'ai lu le rapport du labo. De l'encre sepia sur un rouleau de papyrus, aucun indice de ce cote-la. Vous l'avez trouve sur votre pas de porte, probablement depose la par un autre sauteur en mode automatique. -- Dites plutot certainement, corrigea Zorach. Les agents qui sont venus ici ont place des instruments durant cette nuit-la et ils ont detecte l'engin en question. Il n'est reste present que pour une milliseconde. Sans doute auraient-ils pu tenter de s'en emparer, mais a quoi bon ? Ils n'y auraient surement trouve aucun indice. Et ils auraient fait un tel barouf que tout le quartier serait descendu voir ce qui se passait devant chez moi. >> Il alla chercher le document en sa possession. Everard avait deja lu une transcription dans le cadre de son briefing, mais il esperait que l'examen d'une copie plus fidele lui suggererait une idee quelconque. Le scripteur avait utilise un roseau contemporain, non sans habilete d'ailleurs. (Ce qui impliquait qu'il connaissait bien le lieu et l'epoque, mais cela allait de soi.) Il avait trace des lettres d'imprimerie plutot que d'adopter une ecriture cursive, ce qui n'empechait pas quelques fioritures ca et la. Le texte etait redige en temporel. > Au moins ne cherchaient-ils pas a se faire passer pour une armee populaire de liberation nationale, comme il en sevissait tant a la fin du siecle natal d'Everard. Ces types etaient des truands et fiers de l'etre. A moins qu'ils n'aient cherche par ce biais a brouiller un peu plus les pistes... > Everard hocha la tete avec lassitude. Il avait affaire a des adversaires ruses. S'ils avaient menace de tuer ou d'enlever des individus - le roi Hiram, par exemple -, il aurait ete facile de les contrer. La Patrouille aurait protege les victimes potentielles. En cas d'echec, il suffisait de remonter en amont pour emmener la victime en un autre lieu au moment de l'attaque ; celle-ci ne serait > intervenue. Certes, une telle tactique entrainait une prise de risque a laquelle l'organisation repugnait en regle generale, et il fallait en outre s'assurer que l'avenir ne serait pas altere par ces operations de secours. Neanmoins, la Patrouille avait la volonte et la capacite d'agir. Mais comment evacuer l'ensemble des batiments de l'ile ? On pouvait certes deplacer sa population. Resterait la ville. Celle-ci n'etait pas bien grande, en depit de son importance historique - une cinquantaine d'hectares, abritant environ vingt-cinq mille personnes. Quelques tonnes d'explosifs, et il n'en resterait plus que des ruines. Et il n'etait meme pas besoin de l'obliterer. Apres une telle manifestation de furie surnaturelle, plus personne ne reviendrait ici. Tyr deviendrait une ville fantome, et quant aux siecles, aux millenaires de civilisation, quant aux etres humains et aux multiples vies que la cite avait contribue a faire venir au monde... ce ne seraient meme pas des fantomes. Everard frissonna une nouvelle fois. Qu'on ne vienne pas me dire que le mal absolu n'existe pas, se dit-il. Ces creatures... Il s'obligea a poursuivre sa lecture. > Lorsque ce systeme etait en cours de developpement, durant la Troisieme Renaissance industrielle, la Patrouille avait contacte ses concepteurs en secret, bien que ces derniers aient vecu en amont de sa fondation. Par la suite, son usage - sans parler de son existence, ni de son procede de fabrication - avait releve du secret absolu ou presque. Bien entendu, la possibilite de transformer toute quantite de matiere, ne serait-ce qu'un tas de terre, en une autre matiere, un bijou, une machine, voire un organisme vivant, aurait pu assurer au genre humain une richesse illimitee. Le probleme, c'est qu'on pouvait egalement produire par ce moyen une quantite illimitee d'armes, de poisons, d'atomes radioactifs... > Ca aussi, c'etait ruse. Le message ne risquait pas d'etre capte accidentellement par un habitant de la Silicon Valley, mais l'activite electronique etait si importante dans cette region qu'il serait impossible de localiser son recepteur. > Pas de signature. > demanda Yael a voix basse. Ses yeux etaient enormes dans la penombre de la piece. Elle a des enfants en aval, se rappela Everard. Ils disparaitraient en meme temps que leur monde. -- Et notre realite est toujours la ! s'ecria Chaim. Vous etes venu jusqu'ici, en partant de 1980. Donc, nous avons du apprehender ces criminels. >> Le soupir que poussa Everard sembla lui glacer le torse. -- Mais en quoi cela profiterait-il a ces criminels ? >> Cette question etait quasiment un cri. Everard haussa les epaules. > Moi-meme, il m'est arrive de me rebeller face aux restrictions qu'on m'imposait. e[4]...>> e siecle, sans aucune consequence notable. -- Mais les autres siecles ! hoqueta Yael. -- Ouais. Nous n'avons que la parole de ces truands pour nous garantir qu'ils seviront dans un avenir lointain et en dehors du systeme solaire. Une parole sans aucune valeur, je vous le parierais. Vu les capacites du transmuteur, pourquoi rester a l'ecart de la Terre ? Celle-ci demeurera a jamais le domaine des humains, et je ne vois pas comment la Patrouille pourra s'opposer a leurs agissements. -- Mais qui sont-ils ? murmura Chaim. Avez-vous une idee sur la question ? >> Everard but une gorgee de whisky et inhala une bouffee de tabac, comme si la chaleur de l'un et de l'autre pouvait gagner son esprit. [5] par exemple. Cette operation est trop sophistiquee. L'adversaire a consacre beaucoup de temps et d'effort a apprendre a connaitre le milieu phenicien et a s'assurer de son caractere de nexus. -- Qui ca ? >> Everard ne repondit pas tout de suite. Il se mit a marmonner comme s'il parlait tout seul. > Meme si les agents jouissent d'une longevite accrue. Tot ou tard, nous y passerons tous, jusqu'au dernier. Et il nous est interdit de prevenir la mort d'un camarade a laquelle nous avons assiste, tout comme nous n'avons plus le droit de le revoir avant son deces, car cela declencherait des remous dans le temps, des remous qui pourraient deboucher sur un maelstrom ; sans parler de notre propre souffrance. >> Il nous est impossible de fouiller tous les points de l'espace-temps local. Nous n'avons pas les ressources humaines necessaires, et, de plus, une telle activite entrainerait des anomalies temporelles que nous preferons eviter. Non, Chaim, Yael, nous devons trouver des indices, retrecir le champ de nos investigations. Mais comment faire ? Par ou commencer ? >> Comme sa couverture etait flambee, Everard accepta la chambre d'amis que lui proposaient les Zorach. Il y serait plus a l'aise que dans une auberge et pourrait y installer l'equipement dont il avait besoin. Toutefois, il resterait a l'ecart de la vie de la cite. > Gloussement. -- Parfait, repondit Everard, et une telle rencontre ne peut etre que positive. Peut-etre meme que le roi nous sera utile. En attendant... euh... la journee est loin d'etre finie. Je pense que je vais me balader en ville, m'en faire une meilleure idee, fouiner en peu en esperant renifler une piste. >> Rictus de Zorach. > Everard haussa les epaules. > Il regla l'engin en mode etourdisseur plutot qu'en mode letal. Un prisonnier en vie aurait ete pour lui le plus beau des cadeaux. Vu que l'ennemi le savait, il ne s'attendait pas a une nouvelle attaque - pas aujourd'hui, du moins. > Everard placa cette seconde arme a sa ceinture. En les apercevant, un Phenicien penserait a de simples talismans et, en outre, il prendrait soin de les recouvrir de sa cape. -- Elle le valait bien tout a l'heure, non ? Au fait, comment ce type a-t-il devine que vous etiez un agent ? -- Peut-etre lui avait-on donne ma description. Merau Varagan est bien du genre a dresser la liste des agents non-attaches qualifies pour cette mission. Ce qui me pousse a croire que c'est bien a lui que nous avons affaire. Auquel cas notre adversaire est aussi ruse que redoutable. -- Veillez a rester bien en vue, supplia Yael Zorach. Et rentrez avant la tombee de la nuit. La criminalite n'est guere repandue ici, mais il n'y a pas d'eclairage public et, la nuit, les rues sont quasiment desertes. Vous feriez une proie facile. >> Everard s'imagina chassant son chasseur en pleine nuit, mais il renonca a cette idee, la situation n'etant pas desesperee a ce point. > Son hotesse se forca a sourire. > 4 Les ombres s'etaient allongees et l'air rafraichi lorsque Everard sortit dans la rue des Accastilleurs. Dans l'artere perpendiculaire a cette derniere, la circulation n'avait rien perdu de son intensite. De par leur situation en bord de mer, Tyr et Usu etaient exemptes de la chaleur meridienne qui justifiait la coutume de la sieste dans bien des contrees, et, de toute facon, aucun Phenicien digne de nom n'aurait prefere le sommeil au commerce. > lanca une voix joviale. Mais c'est mon petit rat des quais ! >, dit Everard. L'adolescent, assis contre un mur, se leva d'un bond. > Le corps mince et bronze se fendit d'une reverence, mais les yeux comme les levres ne perdirent rien de leur malice. > Everard fit halte et se gratta la tete. Ce gamin s'etait montre etonnamment vif, et sans doute lui avait-il sauve la couenne, mais... -- Oh ! sire, tu plaisantes. Permets-moi de m'esclaffer de cette saillie ! Un guide, un entremetteur, un rempart contre certains vauriens... voire pire - un seigneur de ta magnanimite n'osera point priver un miserable comme moi de la gloire de sa presence, de la profondeur de sa sagesse, du souvenir qu'il cherira eternellement de son auguste compagnie. >> Si ce discours sentait le sycophante, ce qui n'avait rien d'incongru dans cette societe, on ne pouvait pas en dire autant du ton sur lequel il etait prononce. Pummairam s'amusait comme un fou, comprit Everard. Sans doute etait-il egalement devore par la curiosite et impatient d'en savoir davantage. Il frissonnait devant lui, les yeux plantes dans les siens. Everard prit une decision. >, lanca-t-il, souriant de toutes ses dents lorsque Pummairam se mit a danser de joie. Ce n'etait pas une mauvaise idee que d'engager un serviteur, de toute facon. Son but n'etait-il pas de mieux connaitre la cite, sans se cantonner au superficiel ? > Le garcon se figea, inclina la tete sur le cote, posa un doigt sur son menton. -- Hum. >> Eh bien, pourquoi ne pas lui dire la verite, dans la mesure ou cela m'est autorise ? S'il se revele insatisfaisant, je peux toujours le renvoyer, meme s'il risque de s'accrocher comme une tique. > Sur les traits de l'adolescent, la malice laissa place a la concentration. Le front plisse, il regarda dans le vide pendant quelques instants, puis il claqua des doigts et gloussa. -- Hein ? >> Surpris, Everard consulta les donnees stockees dans son cerveau. Asherat, que la Bible appellerait Astarte, etait la compagne de Melqart, le dieu tutelaire de Tyr - Baal-Melek-Qart-Sor... C'etait une deite des plus puissantes, deesse de la fertilite des hommes, des animaux et de la terre, une guerriere qui avait brave l'enfer pour ressusciter son amant d'entre les morts, une reine des mers dont Tanith n'etait peut-etre qu'un avatar... oui, c'etait l'Isthar des Babyloniens et, plus tard, les Grecs la venereraient sous le nom d'Aphrodite... > Pum se fendit d'une oeillade suggestive, d'un sourire salace et d'un coup de coude complice. > Le Patrouilleur comprit enfin. L'espace d'un instant, il se sentit desarconne. Comme la plupart des semites de cette epoque, les Pheniciens exigeaient que toute femme nee libre sacrifie sa virginite a la deesse, en servant dans son fanum[6] comme prostituee sacree. Elle n'avait le droit de se marier qu'apres qu'un homme avait paye pour ses faveurs. Cette coutume n'avait rien de licencieux ; elle trouvait son origine dans de terribles rituels de fertilite datant de l'Age de pierre. Certes, elle attirait aussi des pelerins et d'autres visiteurs etrangers, dont le sejour etait source de revenus. -- Euh... non. -- Bien ! >> Pum prit Everard par le coude et l'entraina a sa suite. > Everard eut un sourire en coin et se laissa faire. Pourquoi pas ? En toute franchise, apres ce long voyage en mer, sa chastete forcee commencait a lui peser ; et, dans ce milieu, frequenter le lupanar sacre tenait de la generosite plutot que de l'exploitation ; et peut-etre y trouverait-il des informations utiles... Mais d'abord, m'assurer que mon guide est vraiment fiable. > Ils deboucherent sur l'avenue et se frayerent un chemin dans une foule bruyante, mouvante et odorante. > Everard sursauta en entendant ces mots[7]. Puis, en decouvrant la suite du recit de Pum, il constata que, dans son cas, il s'agissait d'une contreverite. Ne d'un pere inconnu - sans doute l'un des marins et des ouvriers qui frequentaient lors de la construction de Tyr un certain bouge dont la serveuse faisait commerce de ses charmes -, membre d'une abondante fratrie, Pum avait ete eleve a la dure et avait tres vite appris a se debrouiller tout seul, recourant sans nul doute au chapardage puis, par la suite, exercant toutes les activites lucratives a sa portee. Neanmoins, il etait devenu tres vite acolyte dans un temple des quais, ou l'on venerait une deite mineure du nom de Bail Hammon. (Everard pensa aux eglises delabrees des taudis americains du XXe siecle.) Son pretre, un ivrogne du genre affable, avait jadis ete un erudit ; a son contact, Pum avait acquis un vocabulaire considerable, entre autres choses, tel un ecureuil amassant des noisettes dans la foret, puis le vieil homme etait mort. Soucieux de respectabilite, son successeur avait chasse le postulant qu'il considerait comme un garnement. Pum n'en avait pas moins entrepris de cultiver quantite de connaissances dans la cite, notamment des domestiques du palais royal. Ceux-ci venaient parfois chercher du plaisir dans les quartiers mal fames... Encore trop jeune pour diriger une bande, il se debrouillait comme il le pouvait pour ne pas mourir de faim. Le fait qu'il ait survecu jusqu'ici constituait un authentique prodige. Oui, songea Everard, j'ai peut-etre eu un coup de bol cette fois-ci. 5 Les temples devolus a Melqart et a Asherat etaient sis l'un en face de l'autre, sur une place animee proche du centre de la cite. Si celui du dieu etait le plus grand, celui de la deesse n'en etait pas moins impressionnant. Un porche a colonnade, avec chapiteaux ouvrages et peinture coloree, debouchait sur une cour dallee ou se tenait un grand bassin de cuivre destine aux ablutions rituelles. Le temple proprement dit se dressait au fond de cette cour, et ses lignes austeres etaient adoucies par un revetement de pierre : marbre, granite et jaspe. L'entree etait flanquee de deux etincelants piliers qui dominaient le toit. (Dans le temple de Salomon, dont la conception s'inspirait du modele tyrien, ces piliers s'appelleraient Jachin et Bohas.) A l'interieur, ainsi que le savait deja Everard, se trouvaient une chambre consacree au culte et, plus loin, le sanctuaire. Nombre de personnes etaient entrees dans la cour et s'etaient rassemblees par petits groupes. Les hommes souhaitaient sans doute se retrouver pour discuter dans un endroit tranquille. Les femmes etaient nettement plus nombreuses : des menageres pour la plupart, portant souvent un paquet sur leur tete coiffee, marquant une pause dans leurs activites pour faire leurs devotions et papoter un brin. Bien que tous les serviteurs de la deesse fussent des hommes, les femmes etaient toujours les bienvenues en ce lieu. Toutes les tetes se tournerent vers Everard lorsque Pum le poussa en direction du temple. Il commenca a se sentir gene. Un pretre etait assis derriere une table, a l'ombre de la porte ouverte. Exception faite de sa robe couleur d'arc-en-ciel et de son pendentif d'argent en forme de phallus, il ressemblait a un laic ordinaire, cheveux et barbe soigneusement tailles, traits aquilins et mobiles. Pum se planta face a lui et declara d'un ton solennel : > Le pretre les benit d'un signe. > Ses yeux luisirent d'interet. -- Du nord, par-dela les mers, repondit Everard. -- Oui, oui, c'est evident, mais ces mots decrivent un fort vaste territoire. Viendrais-tu des domaines des Peuples de la Mer ? >> Il designa un tabouret identique a celui qu'il occupait. > Pum se tremoussa de frustration pendant plusieurs minutes, puis s'assit au pied d'un pilier et se mit a bouder. Everard discuta avec le pretre durant pres d'une heure. De temps a autre, quelques personnes venaient se joindre a eux. Cette conversation aurait pu se prolonger toute la journee. Everard apprenait quantite de choses. Aucune qui fut en rapport avec sa mission, sans doute, mais on ne sait jamais et, de toute facon, il adorait tailler le bout de gras. Il redescendit sur terre lorsqu'on mentionna le soleil. L'astre du jour avait sombre derriere le toit. Il se rappela la mise en garde de Yael Zorach et s'eclaircit la gorge. > Pum retrouva son sourire. Le pretre s'esclaffa. > Everard se separa d'une genereuse quantite de metal. Renouvelant sa benediction, le pretre donna a chacun des deux celebrants un petit disque d'ivoire, frappe d'une gravure plutot explicite. > Pum fonca a toutes jambes. Everard le suivit en s'efforcant a plus de dignite. Les hommes avec lesquels il venait de bavarder lui adresserent des voeux du style grivois. Cela aussi participait de la ceremonie, de la magie. La salle etait fort vaste, plongee dans une penombre que les nombreuses lampes a huile ne dissipaient guere. Leur lueur permettait d'entrevoir des fresques complexes, decorees a la feuille d'or, incrustees de pierres fines. Tout au fond chatoyait une image de la deesse, les bras tendus en un geste compatissant que le style primitif de la sculpture exprimait de troublante facon. Everard huma divers parfum, la myrrhe et le santal, entendit un bruit de fond tout de froissements et de chuchotis. A mesure que ses yeux accommodaient, il distinguait un peu mieux les femmes. Au nombre d'une centaine, elles etaient assises sur des tabourets, alignees contre les murs lateraux. Leur tenue allait du lin delicat a la laine crue. Certaines etaient avachies, d'autres fixaient le neant, d'autres encore lancaient des invites aussi osees que le permettait le lieu, la plupart regardaient les hommes d'un air timide ou melancolique. Vu le jour et l'heure, les visiteurs etaient rares. Everard crut identifier trois ou quatre marins en bordee, un marchand ventripotent, deux jeunes gaillards. Ils faisaient tous montre d'une politesse de bon aloi ; apres tout, ce lieu etait une eglise. Son pouls battit plus fort. Damnation ! songea-t-il, irrite de sa reaction. Pourquoi est-ce que je me fais un tel cinema ? j'ai pourtant connu des femmes dans ma vie. Une bouffee de tristesse. Mais deux vierges seulement. Il s'avanca, s'interrogeant tout en evitant les regards qui repondaient au sien. Pum vint lui tirer la manche. -- Hein ? >> Everard laissa le jeune homme le tirer vers le centre de la salle, ou ils courraient moins de risques d'etre entendus. > Un peu interloque, Everard suivit son guide. Il deglutit lorsque celui-ci s'arreta. La femme qui repondit a voix basse au salut de Pum avait un corps trapu, un visage ingrat - quelconque, se corrigea-t-il - et des allures de vieille fille. Mais les yeux qu'elle braqua sur le Patrouilleur etaient vifs et hardis. > Avant de se donner le temps de changer d'avis, il lanca le jeton d'ivoire sur son giron. 6 Pum s'etait degote une beaute, une jeune fille arrivee ce meme jour et promise au fils d'une riche famille. Elle se montra deconfite en decouvrant le va-nu-pieds qui l'avait elue. Eh bien, chacun son probleme. Encore que Pum risquat d'en avoir lui aussi, meme si Everard en doutait. Les chambres proposees par Hanno etaient minuscules et meublees en tout et pour tout d'une paillasse. Leurs fenetres borgnes donnant sur la cour laissaient entrer un soupcon de lumiere, mais aussi de la fumee, des odeurs de bouse et de graillon, des cris et la melodie plaintive d'une flute. Everard tira le rideau de bambou qui servait de porte et se tourna vers sa compagne. Elle etait agenouillee devant lui, comme caparaconnee dans ses vetements. -- Bien sur. >> Il se presenta sous son identite d'emprunt. -- Est-ce le petit mendiant qui t'a envoye a moi ? >> Elle baissa la tete. > Il s'aventura a lui oter son echarpe pour lui caresser les cheveux. Quoique un peu cassants, ils etaient splendides et faisaient sans doute sa fierte. > Elle poussa un hoquet de stupeur. Il ressortit, trouva le logeur et passa commande. Un peu plus tard, ils etaient assis cote a cote, a meme le sol, il lui avait passe un bras autour des epaules et elle parlait librement. Les Pheniciens ignoraient peu ou prou le concept de vie privee. En outre, bien qu'ils accordassent a leurs femmes plus de respect et d'independance que bien des societes, un homme faisant preuve de consideration etait fort apprecie. > Comme il allait lui prendre sa virginite, il etait d'office disqualifie pour ce role. En fait, elle bousculait les convenances en lui posant cette question, car la loi interdisait les mariages arranges. -- Je suis navre, lui dit-il avec compassion. Je ne connais personne ici. >> Il pensait comprendre la situation. Si elle souhaitait se marier, ce n'etait pas tant pour echapper a son statut de femme celibataire, source de mepris et de soupcons a peine deguises, que pour avoir des enfants. Dans ce peuple, il n'y avait pire sort que de perir sans descendance, c'etait redoubler l'emprise de la mort... Perdant soudain toute contenance, elle se blottit contre le torse d'Everard et pleura a chaudes larmes. Le jour tombait. Il decida de faire fi des craintes de Yael - sans parler de l'exasperation de Pum, songea-t-il en gloussant - et de prendre son temps, de traiter Sarai comme l'etre humain qu'elle etait en fait, d'attendre les tenebres et de faire appel a son imagination. Ensuite, il la raccompagnerait a son domicile. 7 Les Zorach etaient fort inquiets lorsque leur invite daigna enfin regagner leurs penates, bien apres le coucher du soleil. Il ne leur dit pas un mot sur ce qu'il avait fait, et ils ne chercherent pas a le savoir. Apres tout, c'etaient des agents de la Patrouille, des personnes competentes dont la tache etait delicate et parfois pleine de surprises, mais ce n'etaient pas des detectives. Everard tint a leur presenter des excuses pour avoir gache le souper. Celui-ci s'annoncait comme une grande occasion. En temps normal, c'etait durant l'apres-midi que se tenait le principal repas de la journee, les Tyriens se contentant le soir d'un simple en-cas. Cela s'expliquait en partie par la mediocrite de l'eclairage, les lampes a huile rendant difficile le travail en cuisine. Les capacites techniques des Pheniciens etaient neanmoins admirables. Pendant le petit dejeuner, un repas plutot leger ou l'on degustait des lentilles accompagnees de poireaux et de galettes, Chaim evoqua le systeme d'adduction d'eau. La capacite des citernes recueillant l'eau de pluie etait insuffisante. Hiram ne souhaitait pas que Tyr depende des barges d'Usu, pas plus qu'il ne souhaitait faire construire un aqueduc qui aurait servi de pont a des assiegeants. Comme les Sidoniens avant lui, il projetait de capter de l'eau douce a des sources sous-marines. Sans compter, bien entendu, le talent, le savoir-faire et l'ingeniosite caracterisant la verrerie et la teinturerie, et des navires plus solides qu'il n'y paraissait, des navires qui vogueraient un jour jusqu'a la Grande-Bretagne... > Il eut un rire metallique. -- Que s'est-il passe lors de cet engagement ? >> demanda Yael. Elle le regarda droit dans les yeux, le visage eclaire par la lumiere oblique du soleil qui entrait par la porte donnant sur le patio. -- En etes-vous sur ? interrogea Chaim. Le recit de votre experience nous suggerera peut-etre un indice a creuser. Et puis, isoles comme nous le sommes ici et maintenant, nous avons soif de nouvelles. -- Et de recits d'aventures comme les votres >>, rencherit Yael. Everard eut un sourire ironique. [8]. " Et quand on doit regler une crise grave, comme celle qui nous occupe, l'aventurisme est vivement deconseille. >> Un temps. > Il se carra dans son siege, fit couler la fumee sur sa langue, sentit la chaleur du jour naissant chasser la froidure de la nuit. >> Enfin, peu importent les details. De toute facon, je ne m'en souviens plus tres bien. Toujours est-il que Bolivar, lui-meme natif du Venezuela, s'est rendu a marche forcee de Lima a Bogota. Il ne lui a fallu que deux mois, ce qui representait un exploit vu l'epoque et le terrain. Une fois qu'il eut regagne sa capitale, il proclama la loi martiale, se donna les pleins pouvoirs et gagna le Venezuela pour y affronter Paez. Le sang coulait deja a flots dans cette region. >> Pendant ce temps, les agents de la Patrouille surveillant le cours des evenements ont decouvert des indices montrant que tout ca n'etait pas tres casher... euh... excusez-moi. Bolivar ne se conduisait pas comme le leader humanitaire decrit par la plupart de ses biographes. Il avait un nouvel ami... sorti de nulle part... un conseiller en qui il avait toute confiance. Le plus souvent a raison, car ses idees etaient brillantes. Mais il semblait faire ressortir le cote malefique du Libertador. Et il ne figurait dans aucune des biographies de celui-ci. >> Je faisais partie des agents non-attaches envoyes sur place. Notamment parce que j'avais bourlingue dans la region avant d'etre recrute par la Patrouille. Ca me donnait un petit avantage sur mes camarades. Je ne pouvais pas me faire passer pour un latino-americain, mais je pouvais me deguiser en soldat de fortune yankee, mi-revolutionnaire exalte, mi-mercenaire en quete d'un gros coup - et, quoique suffisamment macho, pas assez arrogant pour herisser ce peuple susceptible. >> Tout ca constitue une histoire aussi ennuyeuse qu'interminable. Croyez-moi, mes amis, quatre-vingt-dix-neuf pour cent du travail d'agent de terrain consiste en une patiente collecte de faits sans grand interet ni grande utilite, entrecoupee de longues periodes d'attente. Pour me resumer, j'ai reussi a m'infiltrer la ou je le souhaitais, a prendre les contacts necessaires et a arroser les informateurs idoines pour rassembler les elements voulus. Plus aucun doute n'etait permis. Le denomme Blasco Lopez ne sortait pas de nulle part mais bel et bien de l'avenir. >> J'ai appele des renforts et nous avons pris d'assaut sa residence a Bogota. Nos prisonniers etaient en majorite d'inoffensifs indigenes embauches comme domestiques, dont les temoignages etaient neanmoins riches d'enseignements. Mais la maitresse de Lopez etait en fait sa complice. Elle nous a raconte beaucoup de choses, en echange d'une cellule doree sur la planete-prison. Quant au chef de la bande, il nous avait malheureusement file entre les doigts. >> Un homme a cheval, galopant vers la cordillere Orientale qui domine la ville - un homme ressemblant comme deux gouttes d'eau a des milliers de Creoles - impossible de le poursuivre avec nos sauteurs. Le risque de se faire remarquer etait trop grand. Qui peut prevoir les consequences d'une telle bevue ? Les conspirateurs avaient deja destabilise le flot du temps... >> Je me suis trouve un cheval, plus deux montures de rechange, de la viande boucanee et des pilules vitaminees, et en avant ! >> 8 Le vent cognait sourdement le flanc de la montagne. L'herbe et les broussailles tremblaient sous ses assauts. Un peu plus haut, on ne trouvait plus que la roche nue. De toutes parts, des pics escarpes percaient l'azur glacial. Un condor tournait, gigantesque, aux aguets de la mort. Sur les sommets, les neiges eternelles luisaient aux feux du soleil declinant. Un mousquet crepita. Vu la distance, le bruit etait tenu, mais les echos rebondissaient de toutes parts. Everard sentit passer la balle. D'un cheveu ! Il se tassa sur sa selle et talonna son cheval. Varagan n'espere quand meme pas m'atteindre avec une arme d'aussi faible portee, se dit-il. Qu'est-ce qu'il mijote ? Cherche-t-il a me ralentir ? S'il parvient ainsi a gagner quelque repit, en quoi cela l'avantage-t-il ? Quel peut etre son but ? Son adversaire le precedait de huit cents metres environ, mais sa monture commencait a donner des signes de fatigue. Everard avait mis du temps a retrouver la piste de Varagan, passant d'un peon a un berger pour repeter sans se lasser la description du fugitif. Mais Varagan ne disposait que d'un seul cheval, qu'il avait ete oblige de menager. Une fois qu'Everard avait retrouve sa trace, son oeil exerce n'avait eu aucune peine a le suivre, et la traque s'etait alors acceleree. Il savait en outre que Varagan n'etait arme que d'un mousquet. Il n'avait pas megote sur les munitions depuis que le Patrouilleur etait apparu derriere lui. Comme il rechargeait vite et visait bien, il etait parvenu a retarder son poursuivant. Mais quel refuge esperait-il trouver dans cette nature sauvage ? Varagan semblait se diriger vers un pic qui se voyait de loin. Non seulement il etait fort eleve, mais en outre sa forme suggerait celle d'un donjon. Cela dit, il n'avait rien d'une forteresse. Si Varagan tentait de s'abriter derriere lui, un coup de desintegrateur suffirait a le noyer sous une avalanche de roche en fusion. Peut-etre Varagan ignorait-il que l'agent possedait une telle arme. Non, impossible. C'etait un monstre, pas un cretin. Everard rabaissa son chapeau et referma son poncho autour de lui pour se proteger du vent. Il ne chercha pas a saisir son desintegrateur, ce n'etait pas utile pour le moment, mais, comme par instinct, sa main gauche se posa sur le pistolet a silex et sur le sabre passes a sa ceinture. L'un comme l'autre etaient avant tout des accessoires vestimentaires, concus pour impressionner les indigenes, mais leur masse lui semblait etrangement rassurante. Varagan, qui avait serre la bride pour tirer, poussa a nouveau sa monture vers les hauteurs, sans prendre le temps de recharger cette fois-ci. Everard fit passer son cheval du trot au petit galop et reduisit l'ecart. Il restait sur le qui-vive, evitant de se tendre mais demeurant pret a esquiver une nouvelle balle, voire a se jeter a terre si necessaire. Mais rien ne se passa, la cavalcade dans le froid continua. Et si Varagan avait epuise ses munitions ? Pas d'affolement, mon vieux Manse. L'herbe alpine, deja bien rare, acheva de disparaitre, et la roche resonna sous les fers des chevaux. Varagan fit halte au pied du pic et attendit. Son mousquet etait au fourreau, ses mains posees sur le pommeau de la selle. Son cheval tremblait et chancelait, la tete basse, totalement epuise, la robe et la criniere luisantes de sueur. Everard degaina son arme energetique et s'approcha au pas. Derriere lui, l'une des montures de rechange s'ebroua. Varagan attendait toujours. Everard stoppa a trois metres. >, declara-t-il en temporel. L'autre sourit. -- Euh... Manson Everard, agent non-attache, ne aux Etats-Unis d'Amerique a peu pres un siecle en aval de cette epoque. Peu importe. Vous allez me suivre. Ne faites pas un geste pendant que j'appelle un sauteur. Je vous previens, au moindre mouvement suspect de votre part, je n'hesiterai pas a tirer. Vous etes trop dangereux pour que je travaille dans la dentelle. >> Varagan eut un geste affable. -- Eh bien, quand un homme me tire dessus, je ne le considere pas comme un type sympa. -- Et si je vous avais pris pour un bandit, comme ceux qui infestent ces hauts plateaux ? Quel crime suis-je cense avoir commis ? >> La main libre d'Everard se figea avant de s'etre posee sur son communicateur. L'espace d'un instant, fascine malgre lui, il considera son prisonnier. Le port athletique de Merau Varagan accentuait encore sa haute taille. Ses longs cheveux noirs encadraient un visage dont la blancheur avait resiste au vent comme au soleil. Pas l'ombre d'une barbe sur ses joues. N'eut ete la finesse de ses traits, on aurait cru voir un jeune Cesar. De grands yeux verts, des levres au sourire rouge cerise. Sa tenue, bottes comprises, etait d'un noir rehausse d'argent, tout comme la cape qui claquait autour de son torse. Decouvert ainsi, au pied de ce pic escarpe, il faisait irresistiblement penser au comte Dracula. Sa voix, cependant, demeurait tres douce. > Le XXXIe millenaire. Des hors-la-loi, issus des rangs des Exaltationnistes, apres que ceux-ci eurent echoue a renverser une civilisation plus antique pour ce temps-la que l'Age de pierre ne l'etait pour le mien. Pendant leur breve domination, ils se sont empares de machines temporelles. Leur heritage genetique... Nietzsche aurait pu les comprendre. Jamais je n'en serai capable. -- Vous comptiez alterer le cours des evenements, retorqua Everard. Nous avons tout juste reussi a vous en empecher. Et nous allons avoir quantite de restaurations a effectuer. Pourquoi avez-vous fait ca ? Comment pouvez-vous etre aussi... egoiste ? -- " Egotiste " serait plus approprie, je pense, railla Varagan. L'ascendant de l'ego, la volonte sans entraves... Reflechissez. N'aurait-il pas mieux valu que Simon Bolivar fonde un veritable empire latino-americain plutot qu'un salmigondis d'Etats querelleurs ? Cet empire aurait ete eclaire, progressiste. Imaginez quelles souffrances, quelles hecatombes on aurait ainsi prevenues. -- Ca suffit ! >> Everard sentit la colere monter en lui. >> Si vous aviez vraiment eu l'intention d'unifier le continent, vous auriez tente le coup en un autre lieu et un autre temps. -- Ah bon ? -- Oui. Il n'y a qu'une seule possibilite. J'ai bien etudie la question. En 1821, San Martin, qui negociait avec les Espagnols au Perou, envisageait de susciter l'avenement d'une monarchie, avec a sa tete Don Carlos, le frere de Ferdinand VIL Cette structure, qui disposait de tous les atouts manquant a Bolivar, aurait pu a terme englober les territoires de la Bolivie et de l'Equateur, voire par la suite le Chili et l'Argentine. Mais pourquoi est-ce que je vous raconte tout ca, espece de salaud, sinon pour me prouver que vous mentez ? Vous avez surement etudie le terrain aussi bien que moi. -- Quel etait alors mon veritable objectif, a votre avis ? -- C'est evident. Pousser Bolivar a aller trop loin. C'est un guerrier, mais c'est aussi un idealiste, un reveur. S'il va trop loin, tout s'effondrera autour de lui, et ce sera le chaos, un chaos qui risque de s'etendre a toute l'Amerique du Sud. A ce moment-la, vous n'aurez plus grand-chose a faire pour prendre le pouvoir ! >> Varagan haussa les epaules avec une souplesse toute feline. > Le sauteur se materialisa six metres au-dessus d'eux. Se fendant d'un sourire, son pilote leva son arme et visa. Depuis la selle de son cheval, Merau Varagan adressa un signe de la main a son double chrononaute. Everard ne sut jamais avec certitude ce qui s'etait passe ensuite. Il reussit de justesse a sauter a terre. Sa monture poussa un cri lorsque le rayon la frappa. Il y eut une eruption de fumee et de chair carbonisee. Alors meme que l'animal s'effondrait, Everard se mit a l'abri derriere lui et tira. Le sauteur ennemi vira de bord. Everard s'eloigna de son cheval sans cesser de tirer tous azimuts. D'un bond, Varagan se refugia derriere l'eperon rocheux. La foudre frappa, crepita. De sa main libre, Everard recupera son communicateur et pressa l'appel d'urgence. Le vehicule disparut derriere la roche. On entendit le bruit caracteristique d'un appel d'air. Le vent apporta une odeur d'ozone. Un engin de la Patrouille apparut. Trop tard. Merau Varagan avait deja conduit son moi anterieur en un point inconnu de l'espace-temps. 9 Everard hocha la tete avec lassitude. > Les Zorach etaient consternes. -- Bien sur que si, y compris la pire des consequences possibles, a savoir faire en sorte qu'il n'ait jamais existe. D'un autre cote, il etait pret a effacer tout l'avenir connu, pour engendrer une Histoire dont il aurait ete le maitre. Il ignore la peur, c'est le parfait desperado. Ce trait fait partie du patrimoine genetique des princes exaltationnistes. >> Il poussa un soupir. > Yael lui tapota la main. -- Oh ! une fois debarrasse de son conseiller, dont il n'avait pas pris conscience du caractere nefaste, Bolivar a retrouve son naturel, leur dit Everard. Il a conclu un accord de paix avec Paez et decrete une amnistie generale. De nouveaux troubles ont eclate par la suite, mais il les a regles avec humanite et competence, tout en promouvant les interets et la culture de son peuple. A sa mort, la fortune dont il avait herite avait presque totalement disparu, car jamais il n'avait detourne un centavo d'argent public. C'etait un excellent dirigeant, un des rares que l'espece humaine connaitra durant l'Histoire. >> Tout comme Hiram, si j'ai bien compris - et c'est au tour de son regne d'etre menace, par un diable qui se dechaine sur le monde[9]. >> 10 Lorsque Everard ressortit, Pum l'attendait, bien entendu. Le garcon courut a sa rencontre. -- Hein ? >> Le Patrouilleur ouvrit de grands yeux etonnes. > Pum lui adressa un regard dont la deference ne parvenait pas a dissimuler la vivacite. -- Comment le sais-tu ? demanda sechement Everard. -- Eh bien, j'ai cherche des membres de son equipage, j'ai engage la conversation avec eux et j'ai fait appel a leurs souvenirs. Non que ton humble serviteur veuille se meler de ce qu'il n'est pas cense savoir. Si j'ai commis quelque transgression, je me prosterne devant toi et implore ton pardon. Mon seul but etait d'en apprendre davantage sur les projets de mon maitre afin de faire de mon mieux pour en favoriser l'avancement. >> Pum conclut cette tirade par un sourire positivement insolent. > Everard tira sur sa moustache et jeta un regard autour de lui. Personne a portee de voix. > Ce que tu as surement devine, vu mon empressement a venir chez Zakarbaal, plus le fait que j'ai loge chez lui. Ce n'etait pas la premiere fois, loin de la, qu'il constatait que les hommes et les femmes de son passe pouvaient etre aussi intelligents que ses contemporains, voire que leurs descendants. -- Mes intentions n'ont rien d'hostile, je tiens a ce que tu le comprennes. Sidon est l'amie de Tyr. Disons que je participe a un effort destine a promouvoir une entreprise d'envergure. -- Accroitre les echanges commerciaux avec le peuple de mon maitre ? Ah ! mais, dans ce cas, tu souhaites surement rencontrer ton compatriote Conor, non ? -- Non ! >> Everard se rendit compte qu'il venait de crier. Il maitrisa son irritation. > Tres peu probable, en effet. Everard avait du assimiler bien trop d'informations sur la Phenicie pour s'encombrer l'esprit de matieres celtiques. L'instructeur electronique s'etait contente de lui inculquer les notions necessaires pour passer pour un Celte dans un milieu qui ignorait presque tout de ce peuple - du moins l'esperait-il. > Sourire. > Pum eut un rire cristallin. Il tapa dans ses mains. > Everard sourit de toutes ses dents. > Pum mima la timidite. > Everard poussa un gemissement, quoiqu'il n'eut pas besoin de regarder a la depense. > 11 Hiram ne ressemblait pas a la moyenne de ses sujets. C'etait un homme de haute taille, au teint clair, aux cheveux et a la barbe roux, aux yeux gris et au nez droit. En le voyant, on pensait aux Peuples de la Mer, cette horde de boucaniers, ou se melaient Cretois et Barbares venus d'Europe, voire du Nord, qui avaient pille l'Egypte deux siecles plus tot et dont la descendance avait donne les Philistins. Une partie de ceux-ci, etablis au Liban et en Syrie, s'etaient croises avec des Bedouins commencant a pratiquer la navigation. De leur union etaient issus les Pheniciens. Le sang de leurs ancetres demeurait apparent chez les aristocrates. Une fois acheve, le palais de Salomon tant vante par la Bible ne serait qu'une pale copie de l'edifice ou Hiram avait son trone. Le souverain, toutefois, preferait la simplicite, se contentant en guise de veture d'un caftan de lin blanc lisere de pourpre, de sandales de cuir, d'une tiare d'or et d'une bague dont le rubis etait l'insigne de son rang supreme. Ses manieres etaient tout aussi franches et denuees d'affectation. Il paraissait nettement plus jeune que son age et d'une vigueur inalteree. Everard et lui s'entretenaient dans une grande salle, elegante et bien aeree, qui s'ouvrait sur un cloitre abritant un bassin a poissons. Le tapis a leurs pieds etait tresse dans la paille, mais teint de motifs subtils. Les fresques ornant les murs, oeuvre d'un artiste venu de Babylone, depeignaient des charmilles, des fleurs et des chimeres. La table basse placee entre les deux hommes etait sculptee dans l'ivoire et incrustee de nacre. Il s'y trouvait des coupes de vin pur et des plateaux de fruits, de fromages, de gateaux et de douceurs. Une beaute vetue d'une robe diaphane jouait de la lyre a leurs pieds. Un peu en retrait, deux valets attendaient leur bon vouloir. -- Peut-etre, mais je ne souhaite rien dissimuler a Sa Majeste >>, repondit prudemment Everard. Il suffirait que cet homme lance un ordre pour que des gardes le fassent passer de vie a trepas. Non, c'etait peu probable : un hote etait ici sacre. Mais s'il insultait le roi, sa mission serait compromise. > Hiram joignit les mains et plissa le front. > Everard afficha un sourire. > Hiram rit de bon coeur et se detendit. > Les psychologues de la Patrouille avaient elabore avec beaucoup de soin le boniment servi par Everard. Il n'avait aucun moyen d'embobiner le roi, et il ne le souhaitait nullement : Hiram ne devait surtout pas prendre des initiatives susceptibles de changer le cours de l'Histoire. Mais ledit boniment devait etre suffisamment plausible pour qu'Hiram coopere a l'enquete qu'Everard devait a tout prix faire aboutir. > A savoir la region de Hallstadt, en Autriche. Eborix entreprit de raconter le periple d'un groupe de Celtes qui, ayant ecume la Mediterranee avec les Peuples de la Mer, avaient regagne leurs terres apres que Ramses III eut defait ces proto-Vikings en 1149 av. J.-C. Leurs descendants avaient conserve des liens avec leurs cousins que le Pharaon avait autorises a s'etablir en Canaan, notamment par l'intermediaire des marchands d'ambre. Ils n'avaient jamais oublie leurs ambitions : les Celtes ont une longue memoire ancestrale. On parlait toujours de relancer une offensive en Mediterranee. Un reve qui prenait de plus en plus d'ampleur a mesure que les Barbares deferlaient sur la Grece, se disputant les ruines de la civilisation mycenienne, et que le chaos se repandait autour de l'Adriatique et jusqu'en Anatolie. Eborix connaissait des espions qui avaient servi d'emissaires aux rois des cites-Etats philistines. Ces derniers n'appreciaient pas la tolerance tyrienne a l'egard des Juifs, et les richesses pheniciennes commencaient a les tenter. On ourdissait toutes sortes de projets, parfois sur plusieurs generations. Eborix ignorait ou en etaient les negociations, mais il ne doutait pas que des aventuriers celtes se preparaient a deferler sur la region. Ainsi qu'il l'avoua sans ambages a Hiram, lui-meme aurait ete pret a se joindre a cette armee en compagnie de ses feaux. Malheureusement, son pere avait ete renverse et assassine suite a une querelle entre deux clans. Eborix n'avait echappe a la mort que de justesse. S'il etait venu jusqu'ici, c'etait par soif de vengeance, tout autant que par desir de se refaire. Une Tyr reconnaissante ne manquerait pas de lui donner les moyens necessaires pour lever une petite armee, grace a laquelle il recouvrerait le statut qui etait le sien. >, dit le roi en detachant les mots. Everard opina. > Hiram tirailla sur sa barbe. > Le coeur d'Everard fit un bond. C'etait l'ouverture qu'il s'etait efforce de susciter. > Hiram secoua la tete. > Gloussement. > Everard ravala son depit. Il avait un gout de bile. J'esperais que l'ennemi serait actif ces temps-ci, mais je me trompais : le moment de passer a l'action est trop proche. Il sait que la Patrouille est aux aguets. Non, c'est en amont qu'il a effectue ses recherches preliminaires, rassemble les informations necessaires sur la Phenicie et ses points faibles. Tres en amont, si ca se trouve. > Hiram baissa les yeux pour se concentrer. Des gouttes de sueur perlerent sur la peau d'Everard. Il se contraignit a l'immobilite. Puis il entendit le roi declarer dans un murmure : > Soupir. -- Mon seigneur ne les a donc pas rencontres en personne ? -- Non, j'etais parti en voyage, dans l'interieur des terres de notre royaume mais aussi a l'etranger, et ce afin de me preparer a monter sur le trone. Et aujourd'hui, Abibaal dort avec ses peres. Ainsi, j'en ai peur, que tous ceux qui ont pu rencontrer ces hommes. >> Everard refoula le soupir qui montait a ses levres et s'efforca de se detendre. Cet indice, si c'en etait un, etait des plus tenus. Mais a quoi s'attendait-il ? L'ennemi n'avait pas laisse une plaque pour marquer son passage. On ne trouvait personne en ce temps-ci pour tenir un journal intime, conserver sa correspondance et tenir un compte rigoureux des annees. Everard n'avait aucun moyen de savoir avec precision quand Abibaal avait recu ses etranges visiteurs. Il lui faudrait une sacree chance pour denicher un ou deux individus se souvenant de leur venue. Le regne d'Hiram durait depuis deux decennies, et l'esperance de vie des Tyriens etait fort peu elevee. Mais je dois quand meme essayer. C'est le seul indice que j'aie reussi a trouver. Bien entendu, ce n'est peut-etre qu'une fausse piste. Peut-etre s'agissait-il d'authentiques voyageurs venus de Chine - des envoyes de la dynastie des Zhou. Il s'eclaircit la gorge. > Hiram sourit. > 12 A la tombee du soir, un page conduisit Everard et Pum a leurs appartements. > Everard decida de ne pas trop profiter de ladite generosite. La maisonnee royale semblait accorder au statut plus d'importance que la population civile - tendance sans doute renforcee par la presence d'esclaves dans le personnel -, mais Hiram paraissait plutot du genre econome. Cependant, lorsque le Patrouilleur entra dans sa chambre, il constata que son hote savait faire preuve de delicatesse. Hiram avait du donner des ordres appropries tout de suite apres leur entrevue, des ordres qui avaient ete executes tandis qu'on lui servait un souper frugal et lui faisait visiter le palais. Grande et bien meublee, la chambre etait eclairee par plusieurs lampes. Une fenetre munie de volets donnait sur une cour ou poussaient des fleurs et des grenadiers. Les portes en bois massif tournaient sur des charnieres de bronze. Adjacent a la piece principale, on trouvait un reduit ou une paillasse et un pot de chambre attendaient Pum. Everard contempla la scene. La douce lueur des lampes caressait les tapis, les tentures, une table, un coffre en bois de cedre, un grand lit. Emergeant de l'ombre, une jeune femme s'avanca et s'agenouilla. > Il s'inclina et s'eclipsa. Pum laissa echapper un sifflement. > Everard sentit ses joues virer a l'ecarlate. -- Noble sire... -- Bonne nuit, j'ai dit. >> Pum leva les yeux au ciel, haussa les epaules d'un air appuye et gagna son reduit d'un pas trainant. La porte claqua derriere lui. > La femme obeit, gardant toutefois les bras croises et la tete baissee en signe d'humilite. Plus grande que la moyenne des Tyriens, elle etait aussi plus elancee, plus sculpturale. Sa tenue vaporeuse voilait une peau blanche. Ses cheveux, maintenus par un ruban, etaient d'une nuance auburn. Faisant preuve d'une certaine reverence, il glissa l'index sous son menton. Elle leva vers lui un visage eclaire par des yeux bleus, au nez mutin, aux levres pleines, aux joues piquetees de taches de rousseur. > Il avait la gorge serree en prononcant ces mots. > Dans sa voix percait un accent chantant, etranger. -- Je... je voudrais savoir qui tu es. Quel est ton nom, quel est ton peuple. -- Ils m'appellent Pleshti, maitre. -- Parce qu'ils ne peuvent ou ne veulent prononcer ton nom, je presume. Quel est ton nom ? >> Elle deglutit. Des larmes perlerent a ses paupieres. >, murmura-t-elle. Everard hocha la tete. Parcourant la piece du regard, il apercut une table ou etaient places une cruche de vin, une autre pleine d'eau, ainsi qu'une coupe et un compotier empli de fruits. Il prit la jeune femme par la main. Elle reposait, docile, au creux de la sienne. > Elle frissonna et faillit s'enfuir. Le coeur serre de tristesse, il se forca a lui sourire. > Elle refoula ses larmes, se redressa et deglutit. > Everard la guida jusqu'a la table, la fit asseoir et la servit. Elle ne tarda pas a lui conter son histoire. Celle-ci etait helas des plus banales. En depit de ses notions rudimentaires en matiere de geographie, il comprit qu'elle appartenait a une tribu celte qui avait quitte l'Urheimat danubien pour migrer vers le sud. Son village natal etait situe au bord de la mer Adriatique et elle etait la fille d'un yeoman relativement prospere, si l'on se referait aux criteres de l'Age de bronze. Quoiqu'elle n'eut jamais compte ses anniversaires, il estima qu'elle devait avoir treize ans lorsqu'un navire tyrien etait entre au port, il y avait une dizaine d'annees de cela. Les marins avaient monte leur camp sur la plage et s'etaient mis a marchander grace au langage des signes. Sans doute avaient-ils decide que ca ne valait pas la peine de revenir dans le coin, car, avant de lever l'ancre, ils avaient enleve plusieurs enfants curieux venus voir les droles d'etrangers. Bronwen etait du nombre. Les Tyriens n'avaient pas violente leurs captives, pas plus qu'ils n'avaient maltraite outre mesure l'ensemble de leurs jeunes prisonniers. Une vierge en bonne sante rapporterait un bon prix au marche des esclaves. Everard s'avoua en lui-meme qu'il ne pouvait les traiter de monstres. Ils avaient agi comme on agissait d'ordinaire dans l'Antiquite, ainsi d'ailleurs que dans des ages soi-disant eclaires. Tout bien considere, Bronwen avait eu de la chance. Elle avait ete acquise par le palais royal ; pas pour le harem du souverain, bien que celui-ci l'eut possedee a quelques reprises, mais pour l'agrement des visiteurs de marque. Il etait rare que les hommes se montrassent cruels avec elle. Si elle souffrait, c'etait de sa condition de captive en terre etrangere. Sans parler de ses enfants. Elle en avait engendre quatre, dont deux etaient morts en bas age - la aussi, cela n'avait rien d'exceptionnel, et encore cela n'avait-il guere affecte sa sante. Les deux survivants etaient encore fort jeunes. Sa fille deviendrait sans doute une concubine quand elle aurait atteint la puberte, a moins qu'elle ne soit revendue a un bordel. (La defloration d'une esclave ne donnait lieu a aucun rituel. Qui se souciait de son avenir ?) Son fils serait sans doute castre, son education faisant de lui un excellent candidat au poste d'eunuque. Quant a Bronwen, elle rejoindrait la domesticite ordinaire lorsque sa beaute commencerait a se faner. Comme on ne s'etait jamais soucie de lui enseigner le tissage, sans doute finirait-elle fille de cuisine ou femme de menage. Everard lui soutira ces informations une par une, et non sans difficulte. Pas une fois elle ne s'apitoya sur son sort. Tel etait son destin. Il se rappela ce qu'ecrirait Thucydide dans quelque siecles, commentant l'expedition de Sicile des Atheniens, dont les derniers survivants devaient perir dans les Latomies : De tous les maux que les hommes peuvent souffrir dans une pareille situation, aucun ne leur fut epargne[10]. >> Les hommes et les femmes. Surtout les femmes. Lui-meme aurait-il pu faire preuve d'un tel courage ? Il en doutait. Il se montra peu loquace sur son compte. A peine avait-il reussi a eviter un Celte qu'on lui en jetait une dans les bras - pour ainsi dire ; un peu de circonspection s'imposait. Mais, a un moment donne, elle le regarda dans les yeux, le visage rosi par le vin, et lui dit d'une voix legerement trainante : > Impossible de suivre le reste. >, lui dit-il. Elle revint au punique. > Elle se leva, fit le tour de la table et vint s'asseoir sur ses genoux, l'enveloppant de sa douce chaleur. Il avait deja interroge sa conscience. S'il se conduisait d'une facon inattendue, le roi en serait forcement informe. Peut-etre en prendrait-il ombrage, a moins qu'il ne se pose certaines questions sur son hote. Bronwen ne manquerait pas d'etre blessee, bouleversee meme ; et elle risquait d'avoir des ennuis. En outre, elle etait adorable et il avait trop longtemps ete frustre. Cette pauvre Sarai comptait a peine. Il attira Bronwen contre lui. Intelligente, observatrice, sensible, elle avait appris a combler un homme. Il aurait cru qu'une joute amoureuse lui suffirait, mais elle lui fit changer d'avis, et a plus d'une reprise. L'ardeur dont elle faisait preuve ne semblait nullement feinte. Eh bien, sans doute etait-il le premier homme a avoir cherche a lui plaire. A l'issue de leur deuxieme etreinte, elle lui murmura a l'oreille : > Il se garda de lui rappeler que tout fruit de leur union serait promis a l'esclavage. Juste avant de s'endormir, elle lui fit une autre confidence, dont elle se serait sans doute abstenue si elle avait ete tout a fait lucide : -- Hein ? >> On eut dit qu'un poignard de glace se plantait en lui. Il se redressa vivement. Elle se blottit contre lui. > 13 Un domestique reveilla Everard de bon matin - se repandant en excuses et en flatteries - pour l'emmener prendre un bain chaud. Le savon appartenait a l'avenir, mais une eponge et une pierre ponce lui permirent de se decrasser ; on lui appliqua ensuite des huiles odorantes et il eut meme droit a un rasage. Il retrouva ensuite les officiers de garde pour le petit dejeuner. > Everard ne savait pas si cette promenade se ferait a dos d'ane ou dans un char de guerre, vehicule rapide quoique peu confortable. Les chevaux etaient exclusivement des animaux de trait, trop precieux pour etre utilises ailleurs que sur le champ de bataille ou dans le cadre d'une ceremonie. > Plusieurs officiers hausserent les sourcils. > Ce palais se repait de ragots, se rappela Everard. J'ai interet a restaurer ma reputation vite fait. Il se redressa vivement, jeta un regard noir a l'insolent et gronda : -- Oh ! oui, oui ! Loin de moi l'idee de t'offenser, sire. Attends. Je vais chercher quelqu'un qui saura ou la trouver. >> L'homme fila a toutes jambes. Everard demanda a se retirer dans un salon. Il y passa les minutes suivantes a reflechir a l'urgence de son probleme. En theorie, il avait tout le temps voulu pour le resoudre ; s'il le souhaitait, il pouvait meme remonter en amont, a condition que personne ne le voie manifester ce qui apparaitrait comme un don d'ubiquite. En pratique, une telle tactique comportait des risques qui n'etaient acceptables qu'en derniere extremite. Non seulement il pouvait declencher une boucle causale potentiellement incontrolable, mais il etait possible que le cours des evenements ordinaires soit lui aussi perturbe. Et la probabilite d'une telle occurrence ne pouvait que croitre a mesure que les operations gagnaient en complexite. Par ailleurs, il etait impatient d'en finir avec cette mission, de garantir a nouveau l'existence du monde qui l'avait engendre, et cela n'avait rien que de tres naturel. Une ample silhouette franchit le rideau servant de porte. Sarai s'agenouilla devant lui. -- Releve-toi. Mets-toi a ton aise. Je souhaite seulement te poser quelques questions. >> Elle battit des cils et rougit jusqu'a la pointe de son nez. > Ses propos ne traduisaient ni veulerie, ni coquetterie, se rappela-t-il. Pas un instant elle n'envisageait de le seduire ni de l'implorer. Une fois qu'elle avait sacrifie a la deesse, une Phenicienne pieuse se devait de rester chaste. Sarai lui etait tout simplement reconnaissante. Il en fut touche. > Elle ouvrit de grands yeux. -- Je le sais. Mais que savent les domestiques les plus ages ? Tu les connais surement tous. Peut-etre certains d'entre eux servaient-ils le trone en ce temps-la. Peux-tu les interroger ? >> Elle porta une main a son front, ses levres, son coeur - le signe d'obeissance. > Il lui communiqua le peu d'information dont il disposait. Cela sembla la troubler. > Sourire ironique. > Everard pesta interieurement, et dans plusieurs langues. Apparemment, il va falloir que je me rende en personne a Usu, vingt ans en amont, et que je fouine un peu partout - au risque de voir l'ennemi reperer ma machine et de me faire tuer. -- Non, souffla-t-elle, mais ce sera a mon grand chagrin, doux seigneur. >> Elle executa une derniere genuflexion avant de prendre conge. Everard alla rejoindre l'officier qui lui avait propose une sortie. Il ne pensait pas decouvrir quoi que ce soit d'interessant a Usu ni dans ses environs, mais cette distraction serait la bienvenue. 14 Le soleil sombrait a l'horizon lorsqu'ils regagnerent l'ile. Un voile de brume recouvrait la mer, attenuant l'eclat du jour et parant d'une nuance doree les murailles de Tyr, donnant a la cite des allures de chateau elfique pret a s'evaporer dans le neant. Everard constata en debarquant que la plupart des habitants etaient rentres chez eux. L'officier le quitta pour aller retrouver sa famille et le Patrouilleur prit la direction du palais, empruntant des rues naguere agitees ou regnait desormais une atmosphere quasi spectrale. Devant le portique se tenait une silhouette sombre que les sentinelles feignaient de ne pas voir. A l'approche d'Everard, elles se leverent et empoignerent leurs lances, se preparant a verifier son identite. La position de garde-a-vous n'avait pas encore ete inventee. La femme vint a sa rencontre en trottinant. Comme elle s'inclinait, il reconnut Sarai. Son coeur fit un bond. -- J'ai attendu ton retour toute la journee, o seigneur, car il m'a semble que tu etais impatient d'entendre mon rapport. >> Elle avait du deleguer ses taches quotidiennes. Comme il devait faire chaud dans cette rue ! -- Peut-etre, maitre ; un soupcon d'indice. J'aurais aime qu'il soit plus substantiel. -- Parle, pour... pour l'amour de Melqart ! -- Pour le tien, o seigneur, pour le tien, puisque tu as confie cette mission a ta servante. >> Sarai reprit son souffle. Ses yeux chercherent ceux d'Everard, s'y fixerent. Elle reprit la parole d'une voix posee, empreinte de serieux. -- Mais... mais c'est magnifique, bafouilla-t-il. Jamais je n'aurais ete capable de faire ce que tu as fait. Je n'aurais pas su qui interroger. -- Je prie pour que ce vieil homme te soit utile, seigneur, dit-elle d'une petite voix, toi qui as ete si bon pour l'humble laideron que je suis. Viens, je vais te guider. >> 15 Faisant preuve de piete filiale, Jantin-hamu logeait son pere dans le minuscule appartement qu'il partageait avec son epouse et leurs deux enfants encore dependants. Au sein d'ombres monstrueuses, une pauvre lampe eclairait faiblement un mobilier se resumant a des paillasses, quelques tabourets, des jarres en terre cuite et un brasero. L'epouse preparait les repas dans une cuisine commune a tous les locataires, les rapportant ensuite au foyer ; la piece confinee sentait le graillon. Everard entreprit de questionner Bomilcar, observe par des temoins eberlues. Chauve, edente, a moitie sourd, les membres noues par l'arthrite, les yeux blanchis par la cataracte, il faisait peine a voir. (Son age ne devait pas depasser la soixantaine. Au temps pour le retour a la nature prone par les Americains du XXe siecle.) Assis le dos voute sur un tabouret, il agrippait un baton de ses doigts noueux. Mais son esprit n'avait rien de debile - il se tendait vers le monde depuis son corps telle une plante poussant au creux des ruines et cherchant le soleil. >> Sept, ils etaient sept, et ils disaient etre venus en bateau depuis le pays des Hittites. Pique par la curiosite, le jeune Matinbaal est alle trainer sur le port pour bavarder avec les marins, et il n'a trouve aucun capitaine qui dise les avoir transportes. Enfin, peut-etre avaient-ils pris place a bord d'un navire qui etait reparti chez les Egyptiens ou les Philistins... Sinim, tel etait le nom de leur peuple, et ils avaient parcouru des milliers et des milliers de lieues depuis le pays du Soleil levant, charges par leur roi de lui raconter le monde. Ils parlaient couramment le punique, oui, mais avec un accent comme je n'en ai jamais entendu depuis... Ils etaient fort grands, et bien batis ; ils avaient une demarche de chat sauvage, oui, ils avaient des manieres de felins, et, comme eux, ils pouvaient se montrer dangereux, j'en suis sur. Ils n'avaient point de barbe ; ils n'avaient pas besoin de se raser, entends bien : les hommes etaient glabres comme des femmes. Mais ce n'etaient pas des eunuques, oh ! que non - les femmes qui cherchaient leur compagnie avaient ensuite du mal a s'asseoir, he-he-he. Ils avaient des yeux clairs, une peau plus blanche que celle d'un Acheen, mais, contrairement a ceux-ci, leurs cheveux etaient noirs comme la nuit... Ils avaient des allures de sorciers, c'est sur, et on murmurait qu'ils avaient fait au roi la demonstration de leur pouvoir. Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas de malice en eux, rien que de la curiosite, oh ! comme ils etaient curieux, ils voulaient tout savoir sur Usu, et sur la construction de Tyr que l'on preparait a l'epoque. Ils ont conquis le coeur du roi ; celui-ci a decrete qu'ils pouvaient aller ou bon leur semblerait, fut-ce dans les profondeurs d'un sanctuaire ou dans le coffre d'un marchand... Je me suis souvent demande par la suite si ce n'est pas cela qui avait provoque la colere des dieux. >> Nom de Dieu ! se dit Everard. Ce sont surement mes ennemis. Oui, les Exaltationnistes, Varagan et sa bande. >... des Chinois ? Une fausse piste au cas ou la Patrouille aurait eu la puce a l'oreille ? Non, je ne pense pas, sans doute une couverture bien pratique pour embobiner Abibaal et sa cour. Ils n'ont meme pas pris la peine de dissimuler leur apparence. Tout comme en Amerique du Sud, Varagan etait sur que ces cretins de la Patrouille n'y verraient que du feu. Et c'est ce qui se serait passe si Sarai n'avait pas ete la. Ca ne signifie pas pour autant que je suis au bout de mes peines. -- Ah ! une veritable catastrophe, a moins qu'ils n'aient ete chaties pour avoir commis un blaspheme, pour s'etre introduits dans un sanctuaire, par exemple. >> Le vieil homme claqua la langue et secoua sa tete chenue. > Everard se retint de secouer le frele vieillard pour le faire parler. -- Je ne me trompais pas, oh ! que non. Mes pressentiments se verifient souvent, pas vrai, Jantin-hamu ? Presque toujours, en fait. J'aurais du devenir un pretre, mais il y avait trop de candidats aux postes d'acolytes... Bref. Ce jour-la, une tempete s'est levee. Le navire a coule. Personne n'a survecu. Si je l'ai appris, c'est parce que, comme bien du monde, je voulais savoir ce qu'etaient devenus ces etrangers. La figure de proue du navire s'est echouee un jour sur les recifs, la ou se dresse desormais notre cite. -- Mais... un instant, vieil homme... es-tu bien sur qu'il n'y a eu aucun survivant ? -- Je ne pourrais pas en jurer, bien entendu. Il est possible qu'un homme se soit accroche a une planche et qu'il ait ete rejete sur le rivage. Personne n'aurait prete attention a lui une fois qu'il aurait regagne notre cite. Qui au palais se soucierait d'un matelot ? Ce qui est sur, c'est que le navire a sombre, et les Sinim avec lui - car s'ils etaient revenus, eux, nous l'aurions forcement su, pas vrai ? >> L'esprit d'Everard tournait a plein regime. Des voyageurs temporels ont pu les rejoindre avec des sauteurs. A l'epoque, la Patrouille n'avait pas encore d'antenne susceptible de les detecter. (Nous ne pouvons pas surveiller tous les instants du millenaire. Au mieux, si necessaire, nous envoyons des agents dans un milieu donne, a partir des antennes dont nous disposons.) Si ces visiteurs souhaitaient se montrer relativement discrets, ils etaient obliges d'emprunter pour partir un moyen de transport ordinaire, par terre ou par mer. Avant cela, cependant, ils s'etaient assures des conditions meteo. Les navires de cette epoque ne prennent quasiment jamais la mer en hiver ; ils sont bien trop fragiles. Et s'il s'agissait d'une fausse piste ? La memoire de Bomilcar est peut-etre moins affutee qu'il ne le pretend. Et si ces visiteurs etaient originaires d'une de ces civilisations ephemeres dont les historiens comme les archeologues ont perdu toute trace, et que les chrononautes ont decouvertes presque par accident ? Une cite-Etat perdue dans les montagnes d'Anatolie, par exemple, qui aurait evolue au contact des Hittites et dont l'aristocratie pratiquait la consanguinite au point d'acquerir des caracteristiques physiques hors du commun... D'un autre cote, cette catastrophe en pleine mer est le moyen ideal de brouiller les pistes. Cela expliquerait pourquoi ils n'ont pas pris la peine de se grimer en Chinois dignes de ce nom. Comment en avoir le coeur net avant qu'il ne soit trop tard ? -- Eh bien, je te l'ai dit, retorqua le vieillard. Du temps du regne d'Abibaal, quand je travaillais dans son palais d'Usu. >> Everard sentait peser sur lui les regards des autres membres de la famille. Il les entendait respirer. La lampe crachota, les ombres s'epaissirent, l'air se rafraichissait vite. -- Non. Non. Je ne vois pas. Laisse-moi reflechir... C'etait deux ans, peut-etre trois, apres que le capitaine Ribadi a rapporte un veritable tresor de... d'ou donc, deja ? Un lieu situe par-dela Tarsis... Non, c'etait beaucoup plus tard, je crois... Ma premiere epouse est morte en couches peu apres, je m'en souviens bien, oui, mais des annees ont passe avant que je puisse me remarier, et, en attendant, il a bien fallu que je me contente de catins, he-he-he...>> Comme il est de coutume chez les vieillards, l'humeur de Bomilcar s'altera soudain. Des larmes coulerent sur ses joues. > Je n'obtiendrai plus rien de lui. Et qu'ai-je donc obtenu ? Du vent, probablement. Avant de partir, Everard offrit a Jantin-hamu un morceau de metal qui permettrait a sa famille de vivre plus confortablement. L'un des avantages de l'Antiquite par rapport a son epoque : les cadeaux n'y etaient pas taxes. 16 Le soleil etait couche depuis deux ou trois heures lorsque Everard regagna le palais. L'heure etait fort tardive au regard des indigenes. Les sentinelles l'inspecterent a la lueur de leurs lampes, puis appelerent leur superieur. Quand il eut identifie Eborix, ce dernier eut droit a de plates excuses. Son rire indulgent avait plus de valeur qu'un bon pourboire. Il n'avait pourtant pas le coeur a rire. Les levres pincees, il suivit un photophore jusqu'a sa chambre. Bronwen dormait. Une seule chandelle brulait encore. Il se deshabilla et, l'espace de quelques secondes, contempla son corps dans la penombre. Ses cheveux denoues faisaient sur l'oreiller une corolle blonde. Un sein encore juvenile affleurait sous un bras alangui. Mais ce fut sur son visage qu'il s'attarda. En depit de tout ce qu'elle avait endure, il demeurait innocent, enfantin, vulnerable. Si seulement... Non. Peut-etre sommes-nous deja un peu amoureux. Mais cela ne durerait pas, nous ne pourrions jamais vivre ensemble, seuls nos corps pourraient s'accorder. Trop de siecles nous separent. Que va-t-elle devenir ? Il s'allongea, soucieux de prendre un peu de repos. Elle se reveilla aussitot. Les esclaves apprennent a avoir le sommeil leger. Il vit la joie eclairer ses yeux. > Ils s'etreignirent avec chaleur. Mais il s'apercut qu'il avait surtout envie de parler avec elle. -- Hein ? Je... o maitre...>> Elle etait surprise qu'il s'interesse a elle. > Gloussement. > Elle n'alla pas jusqu'a lui proposer de faire leur connaissance. > Un detail tracassait Everard. > Ca m'etonnerait qu'il soit reste tranquille dans son coin, agite comme il est. > Elle se redressa, inquiete, comme Everard se levait. D'un geste vif, il ouvrit la porte du reduit. Personne. Ou diable etait passe Pum ? Peut-etre ne faisait-il rien de mal. Mais un serviteur trop curieux risque d'attirer des ennuis a son maitre. L'esprit en proie a de sombres pensees, debout sur un sol glace, Everard sentit des bras lui enserrer la taille, une joue lui caresser les omoplates, et entendit une voix lui susurrer : > Au diable les tracasseries. Elles attendront demain. Everard porta son attention sur un sujet plus agreable. 17 L'adolescent n'avait pas reparu a son reveil. Il se renseigna discretement et apprit qu'il avait passe la journee de la veille a bavarder avec les domestiques. Ceux-ci le trouvaient aussi curieux qu'amusant. Puis il etait sorti du palais et on ne l'avait plus revu. Il en a eu marre de m'attendre et il est alle dilapider sa solde dans les tavernes et les lupanars. Dommage. C'etait un type fiable, quoique plutot mal degrossi, et j'aurais ete pret a lui donner un petit coup de pouce pour qu'il s'en sorte apres mon depart. Suffit. J'ai une mission a accomplir. Everard annonca qu'il passerait la journee en ville et sortit du palais. Yael Zorach vint l'accueillir apres qu'un serviteur l'eut introduit au domicile de Zakarbaal. La tenue phenicienne lui seyait a merveille, mais son visiteur n'etait pas d'humeur a lui faire des compliments. Elle-meme paraissait tendue. >, dit-elle avec quelque secheresse, et elle le preceda dans les appartements prives du couple. Son mari s'y trouvait deja, en grande conversation avec un homme au visage burine, a la barbe broussailleuse, dont la veture presentait des differences marquees avec celle du lieu. > Il poursuivit en temporel : > L'interesse se leva et executa un salut militaire. > Everard etait d'un grade a peine plus eleve que le sien. Il etait responsable des activites temporelles en terre de Palestine, entre la naissance de David et la chute du royaume de Juda. Sur le plan strictement historique, Tyr etait peut-etre plus importante que Jerusalem, mais celle-ci attirait dix fois plus de visiteurs. Vu la position qu'il occupait, ce devait etre un homme d'action double d'un authentique erudit. >, proposa Yael. Everard et Korten passerent les minutes suivantes a faire connaissance. Le directeur d'antenne etait ne au XXIXe siecle, a la Nouvelle-Edom, sur Mars. Il n'etait pas du genre a se vanter, mais Everard comprit que si ses analyses informatiques d'antiques textes semitiques avaient attire l'attention des recruteurs de la Patrouille, il en allait de meme pour ses exploits lors de la Seconde Guerre des Asteroides. Apres la prise de contact et les tests d'usage, on lui avait revele l'existence de l'organisation, a laquelle il avait adhere d'enthousiasme, puis il avait suivi la formation... bref, la procedure habituelle. Son niveau de competence sortait franchement de l'ordinaire. De bien des facons, sa fonction etait plus delicate que celle d'Everard. -- Et nous pourrons dire adieu a la civilisation classique, completa Everard. Le judaisme a influence la philosophie et la pensee politique, chez les Grecs alexandrins comme chez les Romains. Donc, adieu a la chretiente, adieu a la civilisation occidentale, et a Byzance par la meme occasion, et aussi a leurs successeurs. Impossible de savoir ce qui les remplacera. >> Il pensa a un autre univers, dont il avait contribue a l'avortement, et sentit se reveiller une blessure qui le tourmenterait toute sa vie. -- Vous voulez dire que vous etes pret a faire une croix sur Tyr ? demanda Yael, atterree. -- Non, bien sur que non. Mais je veux que nous assurions nos arrieres au cas ou nous la perdrions. -- En agissant ainsi, vous prenez vos aises avec l'Histoire, fit remarquer Chaim d'une voix tremblante. -- Je sais. Mais une situation extreme exige des mesures extremes. Je suis venu ici pour en discuter avec vous, mais c'est bien cette politique que j'ai l'intention de recommander aux echelons superieurs. >> Korten se tourna vers Everard. -- Elles ne sont pas maigres, grommela l'Americain, elles sont franchement anorexiques. >> Hormis l'enquete preliminaire, quelles ressources la Patrouille a-t-elle engagees, sinon ma personne ? Cela signifie-t-il que les Danelliens savent que je reussirai ? Ou qu'ils sont du meme avis que Korten ? Tyr serait-elle " deja " condamnee ? Si je venais a echouer... a mourir... Il se redressa, attrapa sa pipe et son tabac puis dit : > Le debat dura des heures. L'apres-midi etait bien entamee lorsque Yael proposa de faire une pause dejeuner. > En verite, il n'avait pas envie de s'alourdir l'estomac avec de l'agneau roti ou quelque autre plat typique. Il se contenterait d'une tranche de pain et d'un morceau de fromage de chevre achetes a une echoppe, qu'il mangerait en reflechissant a ce nouveau probleme. (Graces soient rendues a la technologie. Sans les microbes transgeniques de protection que la Patrouille lui avait implantes dans l'organisme, jamais il n'aurait ose toucher a la cuisine locale, exception faite des viandes carbonisees. Le vacciner contre toutes les maladies de l'Histoire connue aurait sature son systeme immunitaire.) Il serra les mains de ses compagnons a la maniere du XXe siecle. Korten etait peut-etre dans l'erreur, mais ce n'en etait pas moins un homme competent, aimable et bien intentionne. Everard emergea dans une rue qui avait eu le temps de chauffer au soleil. Pum l'y attendait. Il se leva avec moins d'exuberance qu'a l'accoutumee. Son mince visage juvenile etait empreint de gravite. > Ils denicherent une taverne dont ils etaient les seuls clients. Son proprietaire s'etait contente d'installer un auvent devant son pas de porte et de poser des coussins a meme le sol ; on s'asseyait, on passait commande et il rapportait de chez lui des coupes d'argile emplies de vin. Everard le paya en perles de metal a l'issue d'un vague marchandage. La rue etait passante en temps ordinaire, mais, a cette heure de la journee, les hommes s'affairaient ailleurs. On les verrait affluer lorsqu'une ombre rafraichissante tomberait entre les murs. Everard sirota la boisson amere et piquante en faisant la grimace. Son experience lui avait enseigne que les epoques anterieures au XVIIe siecle ap. J.-C. ne connaissaient que la piquette. Pour la biere, c'etait encore pire. Aucune importance. > Pum deglutit, frissonna, se pencha en avant. > Vif sourire. > De nouveau serieux : >> Il te plait de passer pour un guerrier des plus frustes, o maitre, mais j'ai su des le debut que tu etait bien plus que cela. Bien entendu, il ne te viendrait pas a l'idee de te confier a un va-nu-pieds comme moi. Comment pouvais-je savoir ce qu'il te fallait sans savoir qui tu etais ? >> Ouais, songea Everard, oblige qu'il est de vivre au jour le jour, il n'a pu manquer de developper son intuition. > Les grands yeux brun roux de Pum chercherent les siens, et il le regarda d'egal a egal. -- Hum... non... pas plus que je ne m'y attendais. Avec qui as-tu discute ? -- Eh bien, pour commencer, avec l'adorable Pleshti - Bo-ron-u-wen, ainsi qu'elle se nomme. >> Pum leva la main. -- Non. >> Et puis, je parierais que tu as entrouvert la porte de ton reduit cette nuit-la et que tu nous as entendus. Peu importe. Je ne tiens pas a le savoir. > Everard partit d'un rire penaud. Touche*[11] ! Ce n'etait pas la premiere fois qu'on lui faisait ce genre de remarque lors d'une mission, mais, jusque-la, personne n'en avait tire de conclusion. Enhardi, Pum reprit : > Il se rengorgea. > Le coeur d'Everard se gonfla. -- Aimerais-tu rencontrer un homme qui a survecu au naufrage du navire et a l'attaque des demons ? >> 18 Age d'une quarantaine d'annees, courtaud mais nerveux, Gisgo avait un visage burine et plein de vie. Au fil des ans, ce matelot s'etait hisse au rang de maitre d'equipage, un poste aussi enviable que difficile. Le temps passant, ses amis s'etaient lasses de l'entendre conter son extraordinaire experience. Ils consideraient celle-ci comme une histoire a dormir debout. Everard etait empli d'admiration pour Pum, qui avait accompli un vrai travail de detective, allant d'un marin a l'autre en les interrogeant sur les recits que racontaient leurs aines. Jamais il n'aurait pu faire ce qu'avait fait le jeune homme : on se serait mefie de l'etranger qu'il etait, un etranger double d'un hote du palais royal. A l'instar des gens avises de toutes les epoques, le Phenicien moyen ne tenait pas a ce que le gouvernement s'interesse de trop pres a lui. Par chance, Gisgo sejournait chez lui entre deux voyages. Son age et sa situation aisee le dispensaient des expeditions les plus dangereuses, et il travaillait sur un navire assurant les liaisons avec l'Egypte, a un rythme loin d'etre frenetique. Ses deux epouses servirent des rafraichissements tandis qu'il bavardait avec ses hotes dans son appartement du quatrieme etage. Une fenetre donnait sur une cour amenagee entre les batiments. La vue se reduisait a des murs de pise et a du linge en train de secher. Mais les rayons de soleil venaient caresser les souvenirs de maints periples : un cherubin miniature venu de Babylone, une flute de Pan grecque, un hippopotame de faience rapporte des bords du Nil, une poupee iberique, une dague venue du Nord... Everard s'etait fendu d'un cadeau en or massif, et le marin se montra des plus loquaces. > Il se signa. > Il jeta un regard a Pum. > D'un geste, l'adolescent avoua son ignorance. >> La route de Chypre est toujours perilleuse. Impossible de faire escale ou que ce soit ; on doit rester en mer, parfois plusieurs jours d'affilee quand les vents sont contraires. Cette fois-la... ah ! cette fois-la ! Nous avions a peine pris le large que le vent s'est leve, et ca n'a pas servi a grand-chose de repandre de l'huile sur les eaux. On a sorti les rames pour empecher le navire de sombrer dans les creux, et on a rame a en perdre le souffle, a en etre moulus. Il faisait noir comme dans les entrailles d'un porc, oh oui, et le vent hurlait et fouettait, et la nef roulait et tanguait, et le sel m'encroutait les yeux et brulait mes levres gercees... et comment garder la cadence quand on n'entend meme pas le tambour au sein de la bourrasque ? >> Mais sur la passerelle par le milieu, j'ai vu le chef des Sinim, sa cape claquant au vent, il riait, riait, insolemment tourne vers la tempete ! >> Soit il etait courageux, soit il ignorait tout du danger, a moins qu'il n'ait ete plus verse que moi dans les choses de la mer. J'ai beaucoup reflechi a cette journee durant les annees suivantes, au cours desquelles j'ai cherement acquis une grande experience, et je pense aujourd'hui qu'avec un peu de chance, nous aurions pu nous en tirer. C'etait un navire solide que celui-la, et ses officiers connaissaient la mer. Mais les dieux, ou les demons, en ont voulu autrement. >> Car soudain, la foudre a frappe ! Un eclair aveuglant. J'ai lache ma rame, imite par plusieurs de mes camarades. Mais j'ai reussi a la rattraper avant qu'elle ne glisse a travers le tolet. C'est peut-etre pour cela que je n'ai pas perdu la vue, car j'avais les yeux baisses quand le second eclair est venu. >> Oui, la foudre, par deux fois. Je n'ai pas entendu le tonnerre, mais peut-etre que le fracas du vent et des vagues l'a etouffe. Lorsque j'y ai vu un peu plus clair, ce fut pour decouvrir que le mat brulait comme une torche. La coque avait cede. J'ai senti dans mon crane, et aussi dans mon cul, la mer qui s'engouffrait dans les cales au-dessous de moi, et brisait le navire en deux. >> Et ce n'etait pas le plus terrible. Car a la lueur incertaine des flammes, j'ai apercu dans le ciel des creatures semblables a ce taureau aile, la, aussi grosses que de vrais bestiaux et etincelantes comme des cuirasses de fer. Des hommes les chevauchaient. Ils ont fondu sur nous... >> Puis l'enfer s'est dechaine sur nous. Je me suis retrouve a la mer, toujours accroche a ma rame. Autour de moi, deux ou trois de mes camarades s'agrippaient a des debris. Mais les demons n'en avaient pas fini avec nous. Un eclair a file droit sur ce pauvre Hurumabi, mon compagnon de beuverie depuis notre plus jeune age. Il a du etre tue sur le coup. J'ai plonge et j'ai retenu mon souffle le plus longtemps possible. >> Quand je suis remonte a la surface, il n'y avait plus personne autour de moi. Mais, dans le ciel, il y avait tout un essaim de ces dragons, ou de ces chars volants, qui fendaient le vent. La foudre volait de l'un a l'autre. J'ai replonge. >> Je pense qu'ils n'ont pas tarde a regagner le coin de l'au-dela d'ou ils etaient issus, mais je cherchais avant tout a survivre et je ne leur ai plus prete attention. J'ai fini par regagner la terre. Ce qui m'etait arrive me semblait irreel, comme un mauvais reve. Et peut-etre que c'en etait un. Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que je suis le seul marin a etre revenu de cette nef. Que Tanith en soit louee, hein, les filles ? >> Visiblement peu emu par ses souvenirs, Gisgo pinca les fesses de son epouse la plus proche. D'autres reminiscences suivirent, qu'il fallut deux bonnes heures pour demeler. Finalement, Everard osa poser la question qui lui brulait les levres : -- Mais bien sur, repondit Gisgo. Tres precisement vingt-six ans, et ca s'est passe environ quinze jours avant l'equinoxe d'automne. >> Il agita une main. >> En verite, ce sont les Sinim qui m'ont amene a preter attention au temps. Je me trouvais aupres du capitaine quand ils ont marchande leur passage avec lui, et ils ont insiste pour que nous levions l'ancre un certain jour et pas un autre - et ils ont fini par le convaincre. En les ecoutant, je me suis dit que ca pouvait etre utile de se rappeler ce genre de choses, et je me suis promis de m'y efforcer. A l'epoque, je ne savais encore ni lire ni ecrire, mais je pouvais associer a chaque annee un evenement marquant, et, quand j'en avais l'occasion, je me recitais cette succession d'evenements afin de ne pas perdre le compte des ans. Donc, ceci s'est passe dans l'annee qui a suivi celle de notre expedition aux Falaises rouges et precede celle ou j'ai attrape la maladie de Babylone...>> 19 Une fois dehors, Everard et Pum quitterent le quartier du port sidonien et se dirigerent vers le palais en empruntant la rue des Cordeliers, ou s'installait la quietude du crepuscule. >, murmura le garcon au bout d'un temps. Le Patrouilleur hocha la tete d'un air absent. Son esprit etait habite par une autre forme de tempete. La methode de Varagan lui paraissait claire. (Il ne faisait aucun doute pour lui que c'etait bien Merau Varagan, qui perpetrait une nouvelle atrocite.) A partir de sa cachette perdue dans l'espace-temps, il s'etait rendu a Usu vingt-six ans plus tot, accompagne d'une demi-douzaine de complices. D'autres les avaient deposes en sauteur, pour disparaitre et revenir aussitot. La Patrouille ne pouvait esperer les intercepter, le lieu et le moment exact de leur arrivee etant inconnus. Une fois en ville, Vaiagan et son groupe s'etaient debrouilles pour entrer dans les bonnes graces du roi Abibaal. Ils avaient surement execute cette phase des operations apres avoir fait sauter le temple, transmis leur demande de rancon et - probablement - tente d'abattre Everard ; apres, bien entendu, relativement a leur ligne temporelle propre. Il ne leur avait pas ete difficile de selectionner une cible, encore moins de laisser un assassin sur place. Il existait quantite d'ouvrages sur Tyr. Une fois accomplie la premiere phase, Varagan avait conclu a la faisabilite de son plan. Decidant que celui-ci valait qu'il lui consacre un investissement notable en temps et en effort, il etait parti en quete des connaissances detailles qu'une etude livresque ne pouvait lui fournir, et qui lui seraient necessaires pour aneantir cette societe. Apres avoir appris tout ce qu'il souhaitait a la cour d'Abibaal, Varagan et son equipe avaient quitte la ville d'une facon conventionnelle, afin de ne pas inspirer aux Pheniciens des recits susceptibles d'attirer l'attention de la Patrouille. Et c'etait pour la meme raison, pour qu'on parle d'eux le moins possible, qu'ils avaient tenu a passer pour peris en mer. D'ou leur insistance sur la date de depart ; un vol de reconnaissance avait permis de reperer ce jour-la une violente tempete. Leurs complices en sauteur avaient arrose le navire aux armes energetiques afin de ne laisser aucun temoin. Si Gisgo n'avait pas echappe a leur vigilance, ils auraient dissimule leurs traces a la perfection. En fait, sans l'aide de Sarai, Everard n'aurait probablement jamais entendu parler de ces Sinim disparus avec leur nef. Varagan avait > envoye des agents pour surveiller le QG tyrien de la Patrouille a mesure qu'approchait le moment decisif. Si l'un d'eux reconnaissait et eliminait un ou plusieurs agents non-attaches, il ne pouvait que s'en feliciter. Le chantage exerce par les Exaltationnistes n'aurait que plus de chances d'aboutir - que leur but soit de se procurer un transmuteur ou bien carrement d'annihiler l'avenir danellien. Une issue comme l'autre ne pourrait que rejouir Varagan, alimenter sa soif de puissance et sa Schadenfreunde. Oui, mais Everard avait leve son gibier. Il pouvait lacher les chiens de la Patrouille... Mais le puis-je vraiment ? Il machonna sa moustache celtique et se dit, un peu stupidement, qu'il serait ravi de s'en debarrasser une fois cette mission achevee. Mais le sera-t-elle un jour ? La Patrouille avait sur Varagan l'avantage du nombre et de l'armement, mais elle ne devait pas sous-estimer son intelligence. Il avait planifie son operation avec un tel soin qu'il devenait quasiment impossible de l'arreter. Les Pheniciens ne possedaient ni horloges ni instruments de navigation precis. Gisgo ne pouvait dater le naufrage de son navire qu'avec une precision d'une ou deux semaines ; et quant a estimer sa position a ce moment-la, il ne pouvait pas davantage donner de details. Everard etait donc coince. Certes, la Patrouille pouvait determiner la date, et la course de Chypre etait connue. Mais pour intervenir a l'instant voulu, il fallait observer les evenements de pres. Et l'ennemi etait surement equipe de detecteurs qui l'alerteraient sur-le-champ. Les pilotes charges de bruler le navire et de recuperer Varagan et son groupe seraient prets a toute eventualite. Il leur suffirait de quelques minutes pour accomplir leur tache, et ensuite ils disparaitraient. Pis, ils risquaient d'annuler la mission. Attendre un moment favorable pour recuperer leurs complices - voire les recuperer a terre, avant le depart du navire. Dans les deux cas, Gisgo n'aurait pas connu l'experience qu'il venait de decrire a Everard. La piste que le Patrouilleur avait decouverte au prix de tant d'efforts n'aurait jamais existe. Les consequences a long terme pour l'Histoire seraient probablement fort triviales, mais rien ne permettait de garantir une telle issue une fois qu'on commencait a tripoter la causalite. C'etait pour les memes raisons - le risque de voir disparaitre des indices et de bouleverser le continuum - que la Patrouille ne pouvait pas anticiper sur le plan de Varagan. Elle n'osait pas, par exemple, descendre sur la nef et en apprehender les passagers avant que survienne la tempete. Apparemment, le seul moyen de regler cette affaire, c'est d'apparaitre la ou ils se trouvent, durant cet intervalle de cinq minutes ou les pilotes accomplissent leur sale besogne. Mais comment determiner le lieu et le moment sans les alerter ? > Suis-je donc a ce point transparent ? >> Oui, cela se peut. Mais, auparavant, je te recompenserai genereusement pour l'aide precieuse que tu m'as apportee. >> Le jeune homme lui tira sur la manche. > Stupefait, Everard s'arreta net. -- Je refuse d'etre separe de mon maitre ! >> Des larmes coulaient sur ses pommettes. > Par Dieu, mais j'ai bien l'impression qu'il est sincere, pour la premiere fois sans doute. Bien entendu, c'est hors de question. A moins que... Everard resta comme frappe par la foudre. Pum se mit a danser, riant et pleurant en meme temps. > Et peut-etre, peut-etre, quand tout sera fini, et s'il a survecu... peut-etre que nous aurons gagne un tresor des plus precieux. -- Je suis pret, mon seigneur >>, repondit Pum. Un grand calme semblait a present l'habiter. > Everard demarra a si vive allure que le garcon dut trotter pour le rattraper. L'instruction et l'endoctrinement basiques prendraient plusieurs jours, si tant est qu'il ne craque pas. Aucune importance. Everard aurait besoin de temps pour rassembler les informations qui lui etaient necessaires et mettre sur pied une force d'intervention. Pendant ce temps, il aurait Bronwen. Everard n'avait aucune certitude de s'en sortir vivant. Qu'il recoive donc un peu de la joie a laquelle il avait droit, et qu'il en donne un peu en retour. 20 Le capitaine Balraam renaclait. -- Il est plus robuste qu'il n'y parait >>, repondit l'homme qui pretendait etre le pere d'Adiyaton. (Un quart de siecle plus tard, il se ferait appeler Zakarbaal.) -- Ah ! >> Balraam se caressa la barbe en souriant. > Adiyaton (qui, dans un quart de siecle, pourrait continuer sans probleme a se faire appeler Pummairam) semblait ravi. Mais il frissonnait en lui-meme, car il avait devant lui un homme promis a une mort prochaine. 21 Depuis le point eleve ou patientait l'escadron de la Patrouille, la tempete etait une montagne bleu-noir recouvrant la mer a l'horizon nord. Ailleurs, la surface des eaux etait une nappe d'argent et de saphir, parsemee ca et la d'iles, qui s'etendait jusqu'a la ligne sombre de la cote syrienne. Tres loin, a l'ouest, le soleil dispensait au monde une lueur froide. Le vent sifflait aux oreilles d'Everard. Blotti dans sa parka, il se tendait sur la selle avant de son sauteur temporel. La selle arriere etait inoccupee, tout comme celle d'une bonne vingtaine des quarante vehicules qui partageaient le ciel avec lui. Leurs pilotes esperaient bien ramener des prisonniers. Les autres transportaient des armes, pareils a des oeufs recelant un feu meurtrier. La lumiere claquait sur leurs flancs metalliques. Merde ! se dit-il. Je me gele. Combien de temps ca va durer ? Est-ce qu'il est arrive quelque chose ? Pum s'est-il fait reperer par l'ennemi, son equipement est-il en panne, ou quoi ? Un recepteur fixe au levier de pilotage emit un bip et un voyant passa au rouge. Everard poussa un soupir audible, produisant un nuage de vapeur que le vent effilocha avant de l'engloutir. En depit de toutes ses annees d'experience en matiere de chasse a l'homme, il dut deglutir avant de declarer dans son micro : > Plus bas, l'ennemi venait d'apparaitre au sein des elements dechaines. Il avait entame sa sale besogne. Mais Pum, glissant une main sur l'ourlet de son pagne, avait active son transmetteur radio miniature. Une radio. Jamais les Exaltationnistes ne penseraient a quelque chose d'aussi primitif. Du moins Everard l'esperait-il. Et maintenant, Pum, mon garcon, vas-tu pouvoir te mettre a l'abri, te proteger comme on te l'a ordonne ? La peur etreignit de ses doigts glaces la gorge du Patrouilleur. Sans doute avait-il engendre des fils, ca et la dans les ages, mais c'etait la premiere fois qu'il avait l'impression d'en decouvrir un. Un appel dans ses ecouteurs. Une serie de chiffres. Des instruments places en trois endroits differents, a cent cinquante kilometres de la tempete, avaient localise le navire martyr. Des horloges avaient deja marque l'instant de reception du signal. > Plusieurs minutes s'ecoulerent. Il sentit monter en lui une paix arctique. L'engagement avait commence. En cet instant precis, ses hommes et lui se trouvaient deja au coeur de la bataille. Qu'il en soit fait selon la volonte des Nornes. On leur transmit les donnees. > Il regla les controles et activa la propulsion. Sa machine bondit en avant dans l'espace, en amont dans le temps, foncant vers l'instant ou Pum avait donne le signal. Le vent se dechainait. Le sauteur trepidait, tanguait dans son champ antigrav. Cinquante metres en contrebas bouillonnaient des vagues de noirceur. L'ecume qui en jaillissait avait la couleur du gresil. Une gigantesque torche eclairait la scene : le mat en bois de resineux, devore par un feu que la tempete ne faisait qu'attiser. La nef se disloquait en fragments calcines dont montait un banc de vapeur. Everard chaussa ses amplificateurs optiques. Sa vision devint nette. Son escadron s'etait place comme prevu, de facon a englober la demi-douzaine de sauteurs ennemis volant au-dessus des flots. Les brutes avaient deja entame le massacre. Sans doute avaient-elles ouvert le feu des leur emergence. Comme il savait que toutes seraient armees mais ignorait la position exacte qui serait la leur, Everard avait choisi de faire apparaitre ses hommes a une certaine distance, de facon a pouvoir evaluer la situation avant qu'ils ne soient reperes. Ce qui ne tarderait pas a se produire. > ordonna-t-il dans un rugissement. Sa monture bondit. Un rayon bleu-blanc transperca les tenebres. Everard se mit a zigzaguer, le sentant passer a un cheveu : chaleur, odeur d'ozone, crepitements. Ses amplificateurs s'etaient opacifies pour le preserver de la cecite. Il degaina son desintegrateur mais s'abstint de riposter. Telle n'etait pas sa tache. Le ciel etait deja sillonne d'eclairs. Leurs reflets embrasaient les eaux. Il serait impossible de capturer les pilotes ennemis. Les artilleurs avaient ordre de les descendre tous, sans exception, avant qu'ils aient eu le reflexe de faire un saut spatio-temporel. Les Patrouilleurs avaient pour mission de capturer les espions qui se trouvaient a bord du navire. Everard ne s'attendait pas a les decouvrir accroches aux fragiles morceaux de coque ballottes par les vagues. Ses hommes y jetteraient neanmoins un coup d'oeil, au cas ou. Mais les voyageurs avaient surement prevu une autre solution - des gilets gonflables planques sous leurs caftans, selon toute probabilite. Pum ne pouvait pas en faire autant. Pour passer inapercu, il devait etre vetu de son seul pagne. Tout juste si on avait pu y inserer le transmetteur. Everard avait veille a ce qu'il apprenne a nager. Rares etaient les marins puniques a en etre capables. Everard entrevit l'un d'eux, agrippe a une planche. Il faillit aller le secourir. Mais il ne le devait point. Balraam et son equipage avaient peri corps et biens - exception faite de Gisgo, dont la survie ne devait rien au hasard. La Patrouille avait fait un petit bond en aval pour le sauver d'un sauteur ennemi alors qu'il derivait ; et il etait assez robuste pour rester accroche a sa bouee de bois jusqu'a ce qu'il s'echoue sur le rivage. Quant a ses camarades... ils etaient morts et leurs proches les avaient pleures, un sort que connaitraient tant de marins au fil des millenaires a venir... et tant d'astronautes, et de chrononautes... Au moins auraient-ils peri afin que leur peuple soit sauve, lui et des milliards d'etres des temps a venir. Triste consolation. Ayant recouvre sa vision, Everard apercut une tete au sein des vagues - oui, pas moyen de s'y tromper, un homme flottant sans l'aide d'un bout de bois : un ennemi a capturer. Il perdit de l'altitude. L'homme leva les yeux vers lui au sein de l'ecume. Un sourire malefique se peignit sur ses levres. Une main surgit des eaux. Elle tenait un pistolet energetique. Everard fut le plus rapide. Un mince rayon frappa. Le hurlement de l'homme se perdit dans la tempete. Et son arme dans les flots. De sa main, il ne restait qu'un moignon calcine d'ou saillait l'os. Everard n'eprouvait aucune pitie. Cependant, il ne souhaitait pas la mort de l'adversaire. Grace a ses techniques de psychointerrogation sophistiquees et indolores, la Patrouille obtiendrait de ces captifs vivants de precieuses indications sur leurs bases et leurs moyens. Everard descendit au ras des flots. Le moteur du sauteur ronronnait, le maintenant en surplace au sein des vagues qui s'ecrasaient sur son champ protecteur, du vent qui le secouait avec violence. Les jambes calees sur l'engin, Everard se pencha, saisit l'homme a moitie inconscient, le souleva et le placa derriere lui. Bien, et maintenant, on prend le large ! Comme Manse Everard le constata peu apres avec une certaine satisfaction, la chance avait voulu que ce soit lui qui capture Merau Varagan. 22 L'escadron se replia dans un lieu tranquille pour y effectuer un premier briefing avant de sauter en aval du temps. Le choix d'Everard s'etait porte sur une ile inhabitee de la mer Egee. Ses falaises blanches se dressaient au-dessus d'eaux ceruleennes, dont le calme n'etait trouble que par le miroitement du soleil et un friselis d'ecume. Des goelands argentes miaulaient doucement, portes par une douce brise. Quelques buissons poussaient parmi les rochers. La chaleur faisait monter de leurs feuilles des parfums odorants. Dans le lointain voguait une nef. Il aurait pu s'agir de celle d'Ulysse. Les Patrouilleurs firent le bilan de l'operation. On ne deplorait dans leurs rangs que des blesses legers. Analgesiques et medicaments antichoc leur furent administres, en attendant qu'un sejour a l'hopital les remette sur pied. Ils avaient abattu quatre sauteurs exaltationnistes ; trois autres avaient pu s'enfuir, mais ils seraient traques, oui, traques. Et ils avaient un plein contingent de prisonniers. L'un des Patrouilleurs avait arrache Pummairam aux flots, le reperant grace a son transmetteur. > s'ecria Everard en le serrant contre lui. 23 Ils s'etaient assis sur un banc, dans le port egyptien. Sur le plan de la discretion, l'endroit en valait bien un autre, tous les hommes alentour etant trop affaires pour les epier ; et, bientot, ni l'un ni l'autre ne sentirait plus battre le pouls de Tyr. Ils attiraient les regards. Pour celebrer l'occasion, non content de faire la tournee des grands-ducs, Everard leur avait achete a tous deux un caftan dont le lin et la teinture etaient irreprochables, une tenue de roi parfaitement appropriee a leur humeur. Pour lui, ce vetement etait surtout utilitaire, car il lui permettrait de faire ses adieux a Hiram en grande pompe, mais Pum rayonnait de bonheur. Mille bruits peuplaient le quai : le claquement des sandales, le bruit sourd des sabots, le grincement des roues, le roulement des tonneaux. Un cargo arrivait tout juste d'Ophir, via le Sinai, et les dockers dechargeaient sa couteuse cargaison. La sueur faisait luire leurs muscles au soleil. Dans une auberge toute proche, des marins applaudissaient une fille dansant au son de la flute et du tambourin ; ils buvaient, jouaient, riaient, fanfaronnaient, se racontaient les pays lointains qu'ils avaient visites. Un vendeur chantait les louanges des douceurs sur son plateau. Passa un chariot tire par un ane. Un pretre de Melqart aux splendides atours discutait avec un etranger austere qui servait Osiris. Deux Acheens roux avancaient de leur demarche chaloupee. Un guerrier barbu venu de Jerusalem et le garde du corps d'un dignitaire philistin en visite echangerent un regard noir, mais leurs epees resterent au fourreau pour respecter la paix d'Hiram. Un homme noir, vetu d'une peau de leopard et coiffe de plumes d'autruche, attirait des nuees de gosses des rues. Un Assyrien passa majestueusement, brandissant son bourdon comme une lance. Un Anatolien et un Barbare blond du Nord de l'Europe titubaient bras dessus, bras dessous, pleins de biere et de bonne humeur... L'air sentait la teinture, la bouse, la fumee, le goudron, mais aussi le santal, la myrrhe, les epices et les embruns. Tyr finirait par mourir, dans quelques siecles, comme tout doit mourir un jour ; mais quelle puissante vie serait la sienne ! Et quel heritage fabuleux ! > Gloussement. > Le jeune homme continua de regarder devant lui, un peu plus hesitant qu'a l'ordinaire. > Il caressa son menton ou poussait un fin duvet. > Ravi : -- Eh bien, non, pas vraiment, repliqua Everard. Nous ne nous reverrons pas souvent, toi et moi. -- Quoi ? s'exclama Pum, sidere. Pourquoi ? Ton serviteur t'a-t-il offense, o mon seigneur ? -- En aucune maniere. >> Everard posa une main sur son epaule malingre. > Pum poussa un soupir. Puis il sourit de toutes ses dents. > Un ton plus bas : -- Bien sur, de temps a autre. Ou, si tu le preferes, tu peux passer tes permissions avec moi, dans certains lieux fort interessants de l'avenir. Notre travail est exigeant et dangereux, mais les agents de la Patrouille savent aussi s'amuser. >> Une pause, puis Everard reprit : -- Je serai donc adulte ? -- Exact. En fait, a l'Academie, tu te cultiveras le corps tout autant que l'esprit. Il te faudra une nouvelle identite, mais cela ne posera pas de probleme. Inutile de changer de nom, le tien est relativement courant. Tu seras Pummairam le marin, parti jadis simple mousse et revenant fortune faite, bien decide a acheter son propre navire et a organiser son propre negoce. Tu ne deviendras pas un magnat, cela serait contraire a nos buts, mais tu seras un sujet prospere et estime du roi Hiram. >> Le garcon joignit les mains. -- Et je n'en ai pas fini avec toi, retorqua Everard. Dans un cas comme le tien, je dispose de pouvoirs discretionnaires et je vais prendre certaines dispositions en ton nom. Si tu veux passer pour un homme respectable lors de ton retour, tu devras te marier. Eh bien, tu epouseras Sarai. >> Pum glapit. Le regard qu'il jeta au Patrouilleur etait atterre. Everard eclata de rire. > Severe : -- Eh bien... euh...>> Le regard de Pum se posa sur la danseuse. Les Pheniciens de sexe masculin savaient s'arranger avec la fidelite conjugale et Tyr ne manquait pas de lupanars. > Everard lui donna une claque sur le genou. > Quel plaisir de voir Pum totalement pris de court ! Everard redevint serieux. >> J'ai interroge Bronwen a ce propos. Si elle a la certitude de pouvoir vivre libre a Tyr, elle n'a aucune envie de regagner sa contree et d'y partager une hutte en torchis avec quinze membres de sa tribu. Mais pour rester ici, elle a besoin d'un epoux et d'un beau-pere pour ses enfants. Ca te dit ? -- Je... elle...>> Le visage de Pum passait du livide au cramoisi. Everard opina. > Elle etait un peu triste. Mais le sens pratique l'emporte sur le sentiment, en cette ere comme dans beaucoup d'autres. Peut-etre Pum souffrira-t-il de voir les siens vieillir alors que lui-meme fait semblant. Mais vu sa capacite a se deplacer dans le temps, il les aura aupres de lui pendant plusieurs decennies ; et il n'a pas ete eleve dans la sensiblerie americaine, apres tout. Tout devrait raisonnablement bien se passer. Nul doute que ses deux epouses se lieront d'amitie et se ligueront pour regenter en douceur la maisonnee du capitaine Pummairam. > Le jeune homme se leva d'un bond et se mit a danser. > Everard sourit. > Pour ma part... eh bien, quelques jours vont encore s'ecouler avant que je puisse prendre conge du roi sans eveiller les soupcons. En attendant, Bronwen et moi... Ce fut a son tour de soupirer avec tristesse. Pum avait disparu. Le pied leger, le rat des quais en caftan de pourpre filait vers le destin qu'il allait se forger. Le Chagrin d'Odin le Goth Alors j'entendis une voix dans le monde : > William Morris 372 Le vent jaillit du crepuscule quand la porte s'ouvrit. Les feux couvant sur toute la longueur de la salle s'embraserent dans leurs tranchees ; les flammes monterent et ondoyerent depuis les lampes de pierre ; des volutes de fumee amere descendirent des ouvertures dans le toit censees les evacuer. La soudaine lumiere accrocha les pointes des lances, les fers des haches, les gardes des epees, les ombons des boucliers, les armes posees pres de l'entree. Les hommes assembles dans la salle se figerent, sur le qui-vive, tout comme les femmes qui leur servaient des cornes d'ale. Ce furent les dieux qui semblerent fremir au sein des ombres agitees, Pere Tiwaz le Manchot, Donar a la Hache, les Cavaliers Jumeaux - les dieux, et les betes, les heros et les branches entrelacees graves sur les lambris. Oou-oub ! fit le vent, un son glacial emanant d'une bouche glaciale. Hathawulf et Solbern s'avancerent. Ulrica, leur mere, se tenait entre eux, et l'expression de son visage n'etait pas moins terrible que la leur. Tous trois firent halte l'espace d'un ou deux battements de coeur, une fort longue duree pour ceux qui attendaient leur discours. Puis Solbern referma la porte tandis que Hathawulf avancait d'un pas et levait le bras droit. Le silence s'abattit sur la salle, seulement rompu par le crepitement des feux et le haletement des bouches. Mais ce fut Alawin qui prit la parole. Il se leva, fremissant de son corps gracile, et s'ecria : > Sa voix etait incertaine ; il n'avait que quinze hivers. Le guerrier assis a ses cotes tira sur sa manche et gronda : > Alawin deglutit, se renfrogna, obeit. Des dents apparurent dans la barbe jaune de Hathawulf, signe qu'il esquissait un sourire. Il etait de neuf ans l'aine de son demi-frere, de quatre ans celui de son frere Solbern, mais il semblait bien plus age, et pas seulement a cause de sa haute taille, de ses larges epaules, de sa demarche de chat sauvage ; voila cinq ans qu'il avait endosse le manteau du chef, apres la mort de son pere Tharasmund, ce qui avait force la croissance de son ame. A en croire certaines rumeurs, Ulrica exercait sur lui une trop forte emprise, mais quiconque doutait de sa virilite courait le risque de l'affronter en combat singulier et de n'en point sortir vivant. >, dit-il sans hausser le ton, ce qui ne l'empecha pas d'etre entendu de toute la salle. -- Ermanaric >>, lacha Solbern. Plus petit et plus noiraud que Hathawulf, il etait davantage enclin a cultiver ses terres et a faconner des objets en bois qu'a guerroyer ou a chasser ; mais on eut dit qu'il venait de cracher un immondice loge dans sa gorge. Un soupir, plutot qu'un hoquet, parcourut l'assemblee, mais on vit quelques femmes se vouter, ou se rapprocher d'un epoux, d'un frere, d'un pere, d'un jeune homme aime. Quelques feaux grognerent, presque avec joie. D'autres prirent un air sombre. Parmi ces derniers figurait Liuderis, qui venait de calmer Alawin. Il monta sur son banc afin d'etre bien vu. C'etait un homme robuste, grisonnant, couture de cicatrices, l'ancien feal de Tharasmund. -- Un serment qu'il a bafoue le jour ou il a fait pietiner Swanhild par ses chevaux, repliqua Hathawulf. -- Mais il dit que Randwar complotait sa mort. -- C'est ce qu'il pretend ! >> s'ecria Ulrica. Elle s'avanca jusqu'a ce que la chiche lumiere l'eclaire mieux : une femme aux formes pleines dont les lourdes tresses se partageaient entre le gris et le roux, dont les rides qui figeaient son visage donnaient l'apparence severe de Weard elle-meme. Sa cape etait bordee de couteuses fourrures ; sa robe etait en soie d'Orient ; l'ambre du Nord luisait sur sa gorge : car elle etait fille d'un roi avant d'entrer par son mariage dans la divine lignee de Tharasmund. Elle se planta, les poings serres, et lanca a Liuderis et a l'assemblee : > Ulrica reprit son souffle. -- Tu es restee seule avec tes fils pendant une demi-journee, ma dame, dit Liuderis. Est-ce la leur volonte ou bien la tienne ? >> Hathawulf porta une main a son epee. -- Je ne souhaitais pas... commenca le guerrier. -- La terre est impregnee du sang de la blonde Swanhild, coupa Ulrica. Comment pourra-t-elle nous nourrir si nous ne la purifions pas avec le sang de son meurtrier ? >> Solbern conservait son calme. > Liuderis acquiesca, croisa les bras et repondit d'un ton pose : > Hathawulf se fendit d'un nouveau sourire, plus chaleureux que le precedent. > Liuderis acquiesca de nouveau. > Il s'assit. > Le jeune Alawin se leva d'un bond et monta sur son banc. Son poignard jaillit du fourreau. > Un rugissement monta des hommes, pareil a une maree prochaine. Solbern le Sobre traversa la salle. On s'ecarta devant lui pour lui ceder le passage. Sous ses bottes, les joncs eparpilles craquaient et le sol d'argile vibrait. > Les joues duveteuses s'empourprerent. > hurla-t-il d'une voix de fausset. Ulrica se raidit. La cruaute parlait par sa voix : > Le silence se fit. Les hommes echangerent des regards troubles. La resurgence d'anciennes haines en une heure pareille ne signifiait rien de bon. Erelieva, la mere d'Alawin, n'etait pas seulement la concubine de Tharasmund, elle etait devenue la seule femme qu'il aimat, et Ulrica s'etait rejouie presque ouvertement chaque fois que les enfants qu'elle lui donnait mouraient en bas age, un sort qui n'avait epargne que le premier d'entre eux. Apres que le chef lui-meme eut pris la route des enfers, les amis d'Erelieva s'etaient hates de la marier a un yeoman etabli tres loin d'ici. Alawin etait reste, ainsi que devait le faire un fils de chef, mais Ulrica ne manquait pas une occasion de le tourmenter. Des regards hostiles s'echangerent a travers la fumee et la lumiere mouvante des flammes. > Honteux de bafouiller ainsi, il se mordit la levre. > Hathawulf leva le bras une nouvelle fois. > Il jeta a Ulrica un regard de defi. Elle grimaca mais ne dit rien. Elle esperait que le garcon se ferait tuer, supposa-t-on. Hathawulf s'avanca vers le trone place au milieu de la salle. Ses mots resonnerent : > Il se tourna vers son epouse. > Les hommes taperent des pieds et des poings, et leurs poignards jaillirent comme des torches. Les femmes se mirent a hurler a l'unisson : > La porte s'ouvrit avec violence. L'automne etait proche, le crepuscule tombait vite, et le nouveau venu se tenait au milieu de la noirceur. Le vent faisait claquer les pans de sa cape bleue, voler autour de lui quelques feuilles mortes, sifflait sa froidure dans la salle. Ceux qui se tournerent vers l'arrivant retinrent leur souffle, ceux qui s'etaient assis se haterent de se lever. C'etait le Vagabond. De toute sa taille il les dominait, tenant sa lance a la maniere d'un baton, comme s'il n'avait pas besoin de son fer. Un chapeau a larges bords ombrageait son visage, sans cacher cependant sa barbe et ses cheveux gris de loup, ni l'eclat de son regard. Rares etaient les membres de l'assemblee a l'avoir deja vu, nombreux ceux qui ne s'etaient meme jamais trouves sur les lieux de ses apparitions ; mais tous reconnaissaient l'ancetre des chefs teurings. Ulrica fut la premiere a se ressaisir. -- Non, une coupe, une coupe romaine, la plus belle de toutes >>, rencherit Solbern. Hathawulf retourna vers la porte, bomba le torse et se planta devant l'Ancien. -- Ceci >>, repondit le Vagabond. Sa voix de basse avait des accents fort eloignes de ceux des Goths du sud, de tous les Goths en fait. On supposait que sa langue maternelle etait celle des dieux. Ce soir, elle semblait lourde de tristesse. > Le jeune homme se tassa sur lui-meme, livide. Un sanglot etouffe monta de sa gorge. Le regard du Vagabond parcourut la salle et s'arreta sur lui. > Sa voix vacilla-t-elle en cet instant ? -- Il... en sera fait... selon ta volonte, seigneur, dit Hathawulf, la gorge soudain nouee. Mais qu'est-ce que cela signifie... pour ceux d'entre nous qui partiront ? >> Le Vagabond le fixa pendant un moment qui se prolongea, puis repondit : > Alawin s'effondra sur son banc, se prit la tete entre les mains et frissonna. >, dit le Vagabond. Sa cape tournoya, sa lance se tourna, la porte se referma et il s'en fut. 1935 J'ai attendu pour me changer que mon vehicule m'ait fait traverser l'espace-temps. C'est dans une antenne de la Patrouille deguisee en entrepot que j'ai troque la tenue du bassin du Dniepr, fin du IVe siecle, contre celle des Etats-Unis, milieu du XXe siecle. Les principes de base - chemise et pantalon pour les hommes, robe pour les femmes - etaient les memes. Les differences de detail etaient innombrables. En depit de son tissu reche, ma panoplie gothique etait bien plus confortable que le costume-cravate. Je l'ai rangee dans la sacoche de mon sauteur, ainsi que certains objets tel le gadget qui m'avait permis d'ecouter depuis l'exterieur les discussions dans le hall des Teurings. Vu la taille de ma lance, je l'ai laissee fixee au flanc de la machine. Cette derniere ne me servirait qu'a regagner le milieu ou de telles armes avaient leur place. L'officier de garde ce jour-la etait un homme d'une vingtaine d'annees - jeune selon les criteres du jour, il serait deja chef de famille dans maintes eres revolues - que j'impressionnais quelque peu. Sa position dans la hierarchie de la Patrouille etait pourtant proche de la mienne. Pas plus que lui je ne participais a la regulation du trafic temporel, au sauvetage de chrononautes en detresse et autres missions exaltantes. Je n'etais qu'un homme de science, ou, plus exactement, un homme de lettres. Toutefois, je me deplacais sans supervision, ce pour quoi il n'etait pas qualifie. Il m'a regarde de biais tandis que j'emergeais du hangar pour gagner le bureau des plus quelconque, siege social d'une pretendue entreprise de travaux publics qui nous servait de couverture en ville a cette epoque. -- Qu'est-ce qui vous fait dire ca ? ai-je repondu machinalement. -- Votre expression, monsieur. Et votre demarche. -- Je ne courais aucun danger. >> Peu soucieux d'aborder le sujet avec quiconque, excepte peut-etre Laurie, et encore apres un certain delai, je l'ai plante la pour sortir dans la rue. Ici aussi, c'etait l'automne, et j'ai savoure cet air vif, cette lumiere chaude qui faisaient le charme de New York avant que cette ville ne devienne invivable ; l'annee en cours precedait celle de ma naissance. Le verre et la pierre se dressaient vers des hauteurs inegalees, vers un ciel d'azur parseme de rares nuages que portait une brise dont la fraicheur me caressait. Les automobiles etaient suffisamment rares pour que leur odeur n'etouffe pas le parfum des marrons chauds, dont les marchands commencaient a emerger a l'issue de l'ete. Je me suis dirige vers la 5e Avenue, longeant des boutiques de luxe et croisant certaines des plus belles femmes du monde, ainsi que des gens venus de tous les coins de la planete. En me rendant chez moi a pied, j'esperais me defaire d'une partie de la tension et du chagrin qui m'habitaient. La ville, en plus de me stimuler, allait forcement m'apaiser, pas vrai ? C'etait ici que Laurie et moi avions choisi de vivre, nous qui aurions pu nous etablir pratiquement partout, dans le passe comme dans l'avenir. Non, ce n'est pas tout a fait exact. Comme la plupart des couples, nous voulions faire notre nid dans un environnement relativement familier, ou nous ne serions pas obliges de tout reapprendre et de rester constamment sur nos gardes. Pour un Americain de race blanche, jouissant d'une bonne sante et de revenus confortables, les annees 30 etaient une epoque formidable. Les quelques elements de confort encore inconnus, l'air conditionne, par exemple, pouvaient etre discretement installes, quitte a les desactiver en presence d'invites ignorant tout du voyage temporel. Certes, Roosevelt et sa clique tenaient les renes du pays, mais la transformation de la Republique en Etat capitaliste etait a peine entamee et ne nous affectait guere dans notre vie quotidienne ; la veritable desintegration de cette societe ne debuterait (a mon avis) qu'apres l'election de 1964. Si nous avions choisi le Middle West, ou ma mere en ce moment se preparait a me mettre au monde, nous aurions du faire preuve d'une grande circonspection. Mais la plupart des New-Yorkais etaient tolerants, ou a tout le moins indifferents. Ma barbe en eventail et mes longs cheveux, que j'avais noues avec un catogan en changeant de tenue, n'attiraient guere l'attention, excepte des petits garcons qui me lancaient parfois des > Aux yeux de notre logeur, de nos voisins et de quelques autres connaissances, j'etais un professeur de philologie germanique a la retraite, dont l'excentricite allait de soi. Et il ne s'agissait meme pas d'un mensonge, du moins pas en totalite. Cette petite promenade aurait du me calmer, me rendre le recul necessaire a un agent de la Patrouille s'il ne veut pas que ses experiences le rendent fou. Nous devons comprendre que la reflexion de Pascal s'applique a tous les etres humains dans l'ensemble de l'espace-temps, y compris a nous-memes - Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comedie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tete, et en voila pour jamais[12] >> -, le comprendre dans nos tripes, afin de vivre dans le calme sinon dans la serenite. Enfin ! mes Goths s'en tiraient a bon compte compares, par exemples, a des millions de Juifs et de Tziganes dans l'Europe du futur proche, a des millions de Russes en ce moment meme. Je n'y arrivais pas. C'etaient mes Goths. Leurs spectres etaient si presents autour de moi que la rue, les buildings, les etres de chair et de sang que je croisais devenaient irreels, tels des reves a demi souvenus. J'ai presse le pas, foncant vers le sanctuaire que je trouverais aupres de Laurie. Nous occupions un vaste appartement dominant Central Park, ou nous aimions flaner quand la nuit etait douce. Le portier de l'immeuble n'avait pas besoin d'etre arme. Je l'ai sans doute froisse en ne repondant a son salut que par un grognement, mais je ne l'ai compris qu'une fois dans l'ascenseur et il etait trop tard. Revenir en amont pour modifier mon comportement aurait represente une violation de la Prime Directive de la Patrouille. Non qu'un acte aussi trivial eut nui au continuum ; celui-ci est flexible, dans certaines limites, et les alterations n'ont en general que des consequences ephemeres. En fait, un amateur de metaphysique pourrait mediter sur la question suivante : un chrononaute decouvre-t-il le passe ou bien va-t-il jusqu'a le creer ? Le Chat de Schrodinger se cache dans l'Histoire tout autant que dans sa boite. Et cependant, la Patrouille existe afin de s'assurer que le trafic temporel n'empeche pas la serie d'evenements qui finit par aboutir aux surhommes danelliens, ceux-la memes qui ont cree la Patrouille dans leur propre passe, a l'epoque ou les hommes ordinaires ont appris a voyager dans le temps. Mes pensees s'etaient refugiees en terrain familier pendant que j'attendais d'arriver a mon etage. Les spectres devenaient plus lointains, moins bruyants. Mais ils m'ont suivi lorsque je suis sorti de la cabine pour entrer chez moi. Le sejour aux murs tapisses de livres etait impregne d'une odeur de terebenthine. Laurie devenait peu a peu une artiste peintre de renom dans ce New York des annees 30 ou elle avait abandonne son statut d'epouse d'universitaire surmenee. On lui avait propose un emploi dans la Patrouille, mais elle l'avait refuse ; non seulement elle n'avait pas la force physique necessaire au travail sur le terrain - surtout pour une femme -, mais en outre les taches administratives ne l'interessaient en rien. Cela ne nous empechait pas de prendre ensemble des vacances dans des milieux fort exotiques. En m'entendant ouvrir la porte, elle est sortie en courant de son atelier pour sauter dans mes bras. La voir aussi heureuse m'a un peu remonte le moral. Vetue d'une blouse de rapin tachee de peinture, ses cheveux roux proteges par un foulard, elle n'en etait pas moins mince, souple et belle. Les rides autour de ses yeux verts etaient si fines que je ne les ai vues qu'en l'embrassant. Nos connaissances m'enviaient cette epouse qui, non contente d'etre charmante, etait en outre plus jeune que moi. En fait, nous ne sommes nes qu'a six ans d'intervalle. Lorsque la Patrouille m'a recrute, j'etais age d'une quarantaine d'annees et prematurement grisonnant, alors qu'elle avait conserve sa beaute juvenile. Le traitement antithanatique que nous propose l'organisation stoppe le vieillissement mais ne permet pas de l'inverser. Par ailleurs, elle passait le plus clair de sa vie en temps ordinaire, soixante secondes a la minute. Pour l'agent de terrain que j'etais, il pouvait s'ecouler des jours, des semaines, des mois entre le moment ou je prenais conge d'elle le matin et celui ou je la retrouvais le soir - un laps de temps ou elle poursuivait son activite artistique sans interference de ma part. Mon age cumulatif approchait les cent ans. J'avais parfois l'impression d'en avoir mille. Et cela se voyait. > Ses levres se pressaient sur les miennes. Je l'ai attiree contre moi. Et si je devais tacher mon costume, tant pis ! Puis elle s'est ecarte, elle a pris mes mains dans les siennes et elle m'a regarde, elle a regarde en moi. Sa voix a baisse d'un ton : -- Je m'y attendais, ai-je repondu avec lassitude. -- Mais pas a ce point... Es-tu parti longtemps ? -- Non. Je te donnerai les details tout a l'heure. Mais j'ai eu de la chance. Je suis tombe sur un point critique, j'ai fait ce que j'avais a faire et je suis reparti. Quelques heures d'observation discrete, quelques minutes d'action, et fini*. -- Appelle cela de la chance si tu le souhaites. Tu y retournes bientot ? -- En temps local, oui, tres bientot. Mais je veux rester quelque temps ici - pour me reposer, me remettre des evenements qui s'annoncent... Peux-tu me supporter pendant huit jours, meme si je suis d'une humeur massacrante ? -- Mon cheri. >> Elle est revenue au creux de mes bras. -- Oh ! j'espere que tu t'amuseras vraiment. N'essaie pas de faire semblant pour me faire plaisir. -- Plus tard, ca ira mieux, ai-je dit pour nous rassurer tous les deux. Je me contenterai d'accomplir ma mission originelle, d'enregistrer les contes et les chants qu'ils tireront de cette histoire. Mais avant... il faut que j'en supporte la realite. -- Tu es vraiment oblige ? -- Oui. Pas seulement pour une question d'erudition, je crois bien. Ce peuple est le mien. C'est comme ca. >> Elle m'a serre contre elle. Elle savait. Ce qu'elle ignorait, me suis-je dit en refoulant une grimace de douleur - pourvu qu'elle continue de l'ignorer ! suppliais-je -, c'etait la raison pour laquelle je me souciais tellement du sort de mes descendants. Laurie n'etait pas jalouse. Jamais elle ne m'avait reproche le bonheur que j'avais vecu aupres de Jorith. Cela ne la privait de rien, m'avait-elle dit en riant, alors que cela m'assurait au sein de la communaute que j'etudiais une position sans doute unique dans les annales de l'Histoire. Par la suite, elle avait fait de son mieux pour me consoler. Ce que je ne pouvais me resoudre a lui dire, c'etait que Jorith etait bien plus qu'une amourette a mes yeux. Je ne pouvais lui dire que j'avais aime cette femme morte depuis seize cents ans, que je l'avais aimee autant qu'elle, que je l'aimais encore et que je l'aimerais peut-etre toujours. 300 La demeure de Winnithar le Tueur de Bisons etait sise sur une falaise dominant la Vistule. C'etait un hameau compose d'une demi-douzaine de maisons blotties autour d'un hall, avec a proximite des granges, des appentis, un poulailler, une forge, une brasserie et autres annexes utilitaires ; sa famille, l'une des plus puissante des Teurings, demeurait ici depuis fort longtemps. A l'ouest s'etendaient plaines et champs cultives. A l'est, sur l'autre rive du fleuve, la nature regnait encore sans partage ou presque, son domaine etant grignote a mesure que croissait la tribu. Les hommes auraient pu abattre tous les arbres de la foret, mais ils etaient de plus en plus nombreux a migrer. L'heure n'etait pas au relachement. Non seulement les bandes de pillards ecumaient la region, mais de nouveaux peuples venaient occuper la terre, et les conflits eclataient sans cesse. On disait que les Romains etaient eux aussi occupes a s'entre-dechirer, tandis que s'effritait le puissant empire bati par leurs ancetres. Pour l'instant, seuls quelques hommes du Nord avaient ose franchir les frontieres imperiales. Mais les terres situees au sud de celles-ci, des terres riches et chaudes, peu ou pas defendues par leurs habitants, incitaient plus d'un Goth a aller s'y tailler un domaine. Winnithar restait ou il etait. Cela l'obligeait a consacrer autant de mois au combat - surtout contre les Vandales, mais parfois aussi contre d'autres tribus gothiques, telles les Greutings et les Taifals - qu'il en passait aux champs. A mesure que ses fils grandissaient, l'envie de partir montait en eux. Ainsi allaient les choses lorsque Cari arriva. Il arriva en hiver, une saison ou les voyageurs etaient rares. Pour cette raison meme, les etrangers etaient doublement les bienvenus, car ils rompaient la monotonie de l'existence. En l'apercevant a un mille de distance, les guetteurs le prirent tout d'abord pour un humble mendiant, vu qu'il voyageait seul et sans monture. Ils savaient cependant que leur chef tiendrait a le voir. Il s'approcha, foulant a grands pas les ornieres de la route gelee, usant de sa lance comme d'un baton. Sa cape bleue etait l'unique tache de couleur dans ce paysage de champs enneiges, d'arbres denudes et de ciel terne. Les chiens l'accueillirent en grondant et en aboyant ; il n'afficha aucune crainte, et les hommes comprirent qu'il aurait pu les tuer sur-le-champ s'ils l'avaient attaque. Mais ils ordonnerent aux betes de se taire et contemplerent le nouveau venu avec un soudain respect - car il portait de splendides vetements, que la route n'avait point abimes, et lui-meme etait fort impressionnant. Plus grand que le plus grand des villageois, elance mais bien bati, la barbe grise mais aussi souple qu'un jeune homme. Qu'avaient donc pu voir ses yeux pales ? Un guerrier s'avanca a sa rencontre. >, repondit-il comme on lui demandait son nom ; il n'ajouta aucune precision. > Les mots lui venaient aisement a la bouche, mais la facon dont il les prononcait, dont il les accentuait, n'evoquait aucun dialecte gothique connu aux oreilles des Teurings. Winnithar etait demeure dans le hall. Rester ainsi bouche bee eut ete indigne de lui. Lorsque Cari entra, il lui lanca depuis son trone, ainsi que le voulait l'antique coutume de sa maison : -- Merci, repondit Cari. Voila qui est parle avec grace, car tu serais fonde a voir en moi un mendiant. Je ne le suis point, et j'espere que ce cadeau aura l'heur de te plaire. >> Plongeant une main dans la besace passee a sa ceinture, il en retira un bracelet qu'il tendit a Winnithar. On entendit ceux qui assistaient a la scene pousser un hoquet, car ce bijou etait en or massif, finement ouvrage et incruste de joyaux. Le maitre des lieux reussit a conserver son quant-a-soi. > C'etait la place d'honneur. > Un claquement des mains. > Aux jeunes filles, aux jeunes garcons et aux enfants qui s'agitaient tout autour : > Ils s'eloignerent a contrecoeur. -- La plus proche des demeures ou tu as pu passer la nuit est fort eloignee d'ici, repondit Winnithar. -- Je ne m'y trouvais pas, ni en aucune autre. -- Quoi ? -- Tu aurais fini par le decouvrir. Je ne souhaite pas que tu penses que je t'ai menti. -- Mais...>> Winnithar le scruta, tira sur sa moustache et dit avec lenteur : > La voix de Cari etait douce, mais ceux qui l'entendirent ne douterent point de sa fermete. -- Si l'honneur exige que tu garde certains secrets par-devers toi, alors personne n'insistera, declara Winnithar. Mais tu dois comprendre que nous nous demanderons forcement...>> Il s'interrompit avec un soulagement visible pour s'exclamer : > Cari la salua avec courtoisie, mais son regard etait rive a la jeune fille qui se trouvait a ses cotes, la corne de Winnithar a la main. Elle etait douce, bien formee et vive comme une biche, avec de longs cheveux blonds qui flottaient librement autour d'un visage finement dessine, dont les levres formaient un sourire timide, dont les grands yeux avaient le bleu des ciels d'ete. Salvalindis remarqua son interet. > 1980 Apres avoir suivi ma formation a l'Academie de la Patrouille, j'ai retrouve Laurie le jour meme ou je l'avais quittee. J'avais besoin d'un peu de temps pour me remettre et me readapter ; me retrouver dans une universite de Pennsylvanie apres avoir vecu dans l'Oligocene, ce n'etait pas une mince affaire. J'etais cense attendre la fin de l'annee universitaire pour >. Laurie s'est occupee de la vente de notre maison et des meubles que nous n'avions pas l'intention de conserver - quels que soient le lieu et l'epoque ou nous residerions desormais. Dire adieu a nos amis nous a brise le coeur. Nous leur avons promis de les revoir a l'occasion, tout en sachant que nos visites s'espaceraient jusqu'a cesser completement. Il nous serait trop dur de leur servir les mensonges obligatoires. En fait, nous leur avions fait comprendre a demi-mot que mes nouvelles fonctions etaient une couverture pour un poste a la CIA. Enfin, les instructeurs de la Patrouille du temps m'avaient dit que la vie d'un agent se resumait bien souvent a une serie d'adieux. Je ne tarderais pas a apprendre ce que cela signifiait. Nous n'avions pas encore fini de preparer notre depart lorsque j'ai recu un certain coup de fil. > Mon coeur a fait un bond. Le grade de non-attache est l'un des plus eleves de la hierarchie ; les agents de ce niveau sont rares et eparpilles sur les millions d'annees que surveille la Patrouille. Un agent ordinaire, qu'il releve du service action ou de l'administration, est en general affecte a un milieu bien precis, qu'il est cense connaitre comme sa poche, et appartient a une equipe soudee. L'agent non-attache va quand il veut et agit en toute independance, ne rendant des comptes qu'a sa conscience, a ses pairs et aux Danelliens. -- Merci, mais je prefererais que ca se passe chez moi - du moins la premiere fois. J'aurai mes archives et mon terminal sous la main. Nous ne serons que tous les deux. Ne vous embetez pas a prendre l'avion. Allez dans un coin tranquille ou personne ne vous verra, votre cave par exemple. On vous a equipe d'un localisateur, n'est-ce pas ?... Okay, notez les coordonnees et rappelez-moi. Je viendrai vous chercher en sauteur. >> J'ai appris par la suite que cette absence de formalisme etait typique de son caractere. Ce colosse a l'air peu commode, depositaire d'une puissance comme Cesar et Gengis Khan n'en avaient jamais reve, etait aussi confortable qu'une vieille pantoufle. Une fois que je suis monte en selle derriere lui, nous avons traverse l'espace plutot que le temps pour gagner l'antenne de la Patrouille a New York. De la, nous avons marche jusqu'a son appartement. Il n'appreciait pas plus que moi la crasse, le desordre et le danger. Mais il estimait avoir besoin d'un pied-a-terre* au XXe siecle et s'etait habitue a celui-ci longtemps avant que la ville ne se degrade. > J'ai avale une gorgee du whisky-soda qu'il venait de me servir et, toujours sur mes gardes, j'ai repondu : -- Allons donc. >> Everard a jete un coup d'oeil a ses notes. Au creux de sa main gauche reposait une pipe de bruyere bien cabossee. De temps a autre, il en tirait une bouffee, puis buvait une gorgee d'alcool. > Un peu gene, j'ai parcouru l'appartement du regard. Situe a un etage eleve, c'etait une veritable oasis de calme et de proprete. La ou les murs n'etaient pas caches par les livres, l'oeil se posait sur trois splendides tableaux, ainsi que sur deux lances datant de l' Age de bronze. Le seul autre souvenir visible etait une peau d'ours polaire qui, a en croire le maitre des lieux, provenait du Groenland du Xe siecle. > Aucune note feminine a signaler dans sa taniere. Il etait possible qu'il ait une epouse dans une autre epoque, voire plusieurs. -- Merci. Les trompes de Fallope... Oui, nous en avons discute, Laurie et moi. Peut-etre profiterons-nous de cette offre. Mais nous ne pensons pas qu'il soit tres sage d'avoir un enfant au moment ou j'entame une nouvelle carriere. >> J'ai glousse. -- Attitude des plus responsable. Cela me plait. >> Il a hoche la tete. > Une serie d'experiences scientifiques, affirmaient-ils. Je m'y etait prete de bonne grace, Ganz m'ayant explique que je rendrais ainsi service a l'un de ses amis. Lui-meme etait beotien en la matiere, sa specialite etant la meme que la mienne, a savoir les anciennes litteratures germaniques. Nous nous etions rencontres lors d'un congres, ou nous avions pas mal bu ensemble, pour entamer ensuite une correspondance suivie. Il admirait mes articles sur Deor et Widsitb[13], j'admirais son article sur la Bible gothique. Naturellement, je ne savais pas alors qu'il en etait l'auteur. Cet article avait ete publie a Berlin en 1853. La Patrouille l'avait recrute peu apres, et il s'etait rendu en aval sous pseudonyme, en quete d'un assistant pour une tache bien particuliere... Everard s'est carre sur son siege. Derriere le fourneau de sa pipe, ses yeux me scrutaient. > Il a marque une pause. -- Je comprends. Mais, ecoutez, il vous suffit de lire les rapports que j'aurai redige a l'avenir. Si les premiers montrent que j'ai salope le boulot, eh bien, dites-moi de rester a la maison et de me cantonner aux recherches livresques. Cela serait quand meme utile a la Patrouille, pas vrai ? >> Soupir d'Everard. > Il s'est autorise une lampee d'alcool. -- Lorsqu'ils sont aussi obscurs que ceux qui m'interessent, est-ce que ca fait une grande difference ? -- Peut-etre. Sur le long terme, le role joue par les Goths a son importance, n'est-ce pas ? Prenez un evenement originel - une victoire ou une defaite, une mort ou un sauvetage, la venue au monde de tel ou tel individu - qui sait quels en seront les effets au bout de plusieurs generations ? -- Mais les evenements reels ne me concernent pas, du moins pas directement. Mon but est de retrouver des poemes et des contes perdus et de determiner par quel processus ils ont abouti a des oeuvres ulterieures, ou en quoi ils ont influence celles-ci. >> Everard s'est fendu d'un sourire penaud. > Il a vide son verre et s'est leve. -- Enfin, vous en avez surement parle avec Herbert... avec le professeur Ganz, ai-je replique sans dissimuler ma stupeur. Euh... merci, oui, j'en veux bien un autre. -- Oui, oui, a-t-il fait en nous servant. Recuperer la litterature germanique de l'Age des tenebres. Si on peut parler de " litterature " alors qu'il s'agit plutot de transmission orale au sein de societes illettrees. Seuls quelques fragments ont ete couches sur le papier, et les specialistes n'arrivent pas a se mettre d'accord sur leur fiabilite. Ganz s'interesse plus particulierement a l'epopee des Nibelungen. Ce que je ne vois pas, c'est le role que vous devez jouer dans l'entreprise. Les Nibelungen sont originaire de Rhenanie. Et vous, vous allez vous balader dans l'Europe de l'est au IVe siecle. >> Bien plus que son whisky, sa familiarite me mettait a l'aise. -- Ermanaric ? Qui c'est ? >> Everard m'a tendu son verre et s'est rassis. -- Eh bien, j'ai vu la Tetralogie de Wagner. Et alors que je me trouvais en mission en Scandinavie vers la fin de l'ere des Vikings, j'ai entendu conter l'histoire de Sigurd, qui a tue le dragon et reveille la Walkyrie, pour finir ensuite par tout foutre en l'air. -- Ce n'est qu'une infime fraction de l'histoire, monsieur. -- Appelez-moi Manse, Cari. -- Oh ! euh... merci. Tres honore. >> De crainte de sombrer dans le larmoyant, je suis passe en mode professoral. >> Si vous vous rappelez l'intrigue, Sigurd le Volsung a ete victime d'une ruse, de sorte qu'il a epouse Gudrun la Gjukind plutot que Brynhild la Walkyrie, ce qui a declenche un conflit entre les deux femmes et a abouti a la mort du heros. Chez les Germains, ces personnages s'appellent Siegfried, Kriemhild de Bourgogne et Brunehild d'Isenstein ; en outre, les dieux paiens brillent par leur absence, mais peu nous importe pour le moment. Dans l'une et l'autre des versions, Gudrun, alias Kriemhild, epouse par la suite un roi du nom d'Atli, ou Etzel, qui n'est autre qu'Attila le Hun. >> Par la suite, les deux versions divergent radicalement. Dans le Nibelungenlied, Kriemhild attire ses freres a la cour d'Etzel et les fait tuer pour venger le meurtre de Siegfried. Theodoric le Grand, l'Ostrogoth qui conquit l'Italie, apparait dans cet episode sous le nom de Dietrich de Berne, bien qu'il soit posterieur d'une generation a l'epoque d'Attila. Hildebrand, l'un de ses feaux, est tellement horrifie par la cruaute de Kriemhild qu'il la tue peu apres. Ce Hildebrand dispose de sa propre legende, d'ailleurs, sous la forme d'une ballade que Ganz a l'intention de retrouver, et il apparait en outre dans d'autres oeuvres. Comme vous le voyez, cette histoire est un sac d'anachronismes. -- Attila, hein ? a murmure Everard. Un type pas tres sympa. Mais il guerroyait au milieu du Ve siecle, epoque ou ces brutes chevauchaient dans toute l'Europe. C'est le IVe siecle qui vous interesse. -- Exact. Permettez-moi de vous resumer la version islandaise. Si Atli a attire a sa cour les freres de Gudrun, c'est parce qu'il convoitait l'or du Rhin. Elle a tente de les dissuader, mais ils sont quand meme venus, proteges par un sauf-conduit. Voyant qu'ils refusaient de lui livrer le magot, et meme de lui dire ou celui-ci etait cache, Atli les a fait tuer. Gudrun s'est vengee de facon atroce. Elle a massacre les fils qu'elle lui avait donnes et les lui a servis pour diner. Plus tard, elle l'a poignarde dans son sommeil, elle a incendie son grand hall et elle a quitte le pays des Huns. Emmenant avec elle Svanhild, la fille que lui avait donnee Sigurd. >> Everard plissait le front en signe de concentration. Il est facile de se perdre parmi tous ces personnages. e siecle. Selon les comptes rendus, soit il a epouse Svanhild, qui fut alors accusee a tort d'adultere, soit elle a epouse quelqu'un d'autre que le roi a fait pendre pour avoir complote contre lui. Quoi qu'il en soit, la pauvre Svanhild fut sur son ordre pietinee a mort par des chevaux. >> Hamther et Sorli, les deux fils de Gudrun, etaient alors parvenus a l'age adulte. Elle les a convaincus de tuer Jormunrek pour venger leur soeur. En chemin, ils ont rencontre Erp, leur demi-frere, qui etait pret a les accompagner. Ils l'ont massacre. Les manuscrits ne s'etendent pas sur leurs motivations. A mon avis, il etait le fils d'une simple concubine de leur pere, et ils le detestaient pour cette raison. >> Ils sont passes a l'attaque des leur arrivee chez Jormunrek. Ils n'etaient que deux, mais l'acier n'avait pas le pouvoir de les blesser, aussi ont-ils pu tuer quantite de guerriers, et meme blesser le roi en personne. Mais avant qu'ils aient pu l'achever, Hamther a eu la betise de dire qu'ils etaient vulnerables aux pierres. Ou alors, si l'on en croit la saga, Odin est soudain apparu, sous l'aspect d'un vieillard borgne, et c'est lui qui a fait cette revelation. Jormunrek a ordonne a ses guerriers de lapider les deux freres, et c'est ainsi qu'ils ont peri. Ici s'acheve le recit. -- Plutot lugubre, non ? >> Everard a reflechi durant une minute. -- Certes. Cela se produit souvent dans les recits folkloriques. Une histoire importante en attire d'autres, qui s'agregent a elle. Et ce n'est pas propre aux temps anciens. Par exemple, ce n'est pas W.C. Fields qui a dit qu'un homme detestant les chiens et les enfants ne pouvait pas etre mauvais. C'etait un inconnu qui le presentait aux convives d'un banquet. >> Everard s'est mis a rire. > Retrouvant son serieux : -- Eh bien, le conte en question est parvenu en Scandinavie, ou il a inspire deux tres bons poemes - a moins qu'il ne s'agisse de transcriptions d'une version anterieure - et s'est greffe a la saga des Volsung. Ce qui nous interesse, c'est l'ensemble de cette evolution, de ces connexions. En outre, Ermanaric est mentionne dans d'autres textes - des lais en vieil anglais, par exemple. Donc, il a sans doute figure dans quantite de legendes et d'oeuvres bardiques tombees dans l'oubli. Apparemment, c'etait un homme puissant, quoique peu sympathique lui aussi. Peut-etre que le cycle d'Ermanaric est aussi important, aussi brillant que les grandes oeuvres venues du Nord et de l'Ouest. Peut-etre qu'il a influence la litterature germanique de quantite de facons insoupconnees. -- Comptez-vous vous rendre a sa cour ? Je vous le deconseillerais, Cari. J'ai vu trop d'agents de terrain perir par imprudence. -- Oh ! non. Il s'est passe quelque chose d'horrible, qui a donne naissance a des recits dont on retrouve la trace un peu partout, et meme dans les chroniques historiques. Je pense pouvoir situer l'evenement dans une fourchette de dix ans. Mais je compte d'abord me familiariser avec le milieu dans son ensemble avant d'attaquer cet episode proprement dit. -- Bien. Quel est votre plan ? -- Pour commencer, subir un apprentissage electronique du langage gothique. Je le maitrise deja a l'ecrit, mais je veux pouvoir le parler couramment, meme si je ne dois jamais me debarrasser de mon accent. Je tiens aussi a apprendre tout ce que l'on sait de leurs coutumes, de leurs croyances, et caetera. Ce qui represente peu de choses. Contrairement aux Wisigoths, les Ostrogoths etaient quasiment inconnus des Romains. Ils ont surement change de bien des facons avant de migrer vers l'Ouest. >> Donc, je commencerai par me rendre bien en amont de ma cible ; je pense a l'an 300, parce que c'est un chiffre rond. Je ferai connaissance avec les gens. Ensuite, je reapparaitrai a intervalles reguliers pour m'informer de ce qui est arrive pendant mon absence. Bref, je suivrai le cours des evenements a mesure que l'on approche de celui qui m'interesse. Lorsqu'il se produira, il ne risquera pas de me prendre par surprise. Apres coup, je me manifesterai de temps a autre pour ecouter les poetes et les conteurs, et j'enregistrerai leurs oeuvres grace a un appareil dissimule sur ma personne. >> Rictus d'Everard. -- Oui. A en croire les archives des Romains portant sur eux, les Goths sont originaires du centre de la Suede. Je ne pense pas qu'un peuple aussi important en nombre ait pu sortir d'une zone aussi limitee sur le plan geographique, meme compte tenu de l'accroissement naturel de la population, mais il est possible qu'elle ait fourni les echelons superieurs du commandement et de l'intendance, tout comme cela s'est produit avec les Scandinaves dans la Russie naissante du IXe siecle. >> A mon avis, les premiers Goths vivaient sur le littoral sud de la mer Baltique. C'etait le plus oriental des peuples germaniques. Non qu'ils eussent jamais forme une unique nation. Lorsqu'ils sont arrives en Europe centrale, ils se sont dissocies pour donner les Ostrogoths, qui ont conquis l'Italie, et les Wisigoths, qui ont conquis l'Iberie. En gratifiant ces contrees d'excellents gouvernements, soit dit en passant - les meilleurs qu'elles aient connus depuis des siecles. Puis les envahisseurs ont ete terrasses a leur tour, pour se dissoudre dans l'ensemble de la population. -- Et avant cela ? -- Les historiens mentionnent certaines tribus, mais sans trop de precision. En 300 apres J.-C, les Goths demeuraient sur les berges de la Vistule, au centre de la Pologne actuelle. Avant que le siecle touche a sa fin, les Ostrogoths etaient en Ukraine et les Wisigoths au nord du Danube, sur la frontiere romaine. Une gigantesque migration, accomplie au fil de plusieurs generations, a l'issue de laquelle ils semblent avoir definitivement quitte le Nord ; ce sont des tribus slaves qui les y ont remplaces. Ermanaric etait un Ostrogoth, c'est donc cette branche-ci qui m'interesse. -- Vous etes ambitieux, a dit Everard, dubitatif. Surtout pour un debutant. -- Je compte bien grandir en experience a mesure de mes activites... Manse. Comme vous l'avez dit vous-meme, la Patrouille travaille en sous-effectif. Et puis, je ne pourrai qu'amasser les connaissances historiques que vous recherchez. >> Il a souri. > Se levant a nouveau : > 300-302 L'hiver descendit puis se retira, lentement, par a-coups de vent, de neige et de pluie glacee. Pour ceux qui demeuraient dans le village au bord du fleuve, et bientot pour leurs voisins, la saison fut un peu moins sinistre cette annee-la. Cari sejournait parmi eux. Le mystere qui l'entourait eveilla d'abord la crainte chez certains ; mais ils finirent par convenir que ni haine ni malheur ne l'accompagnaient. Ils ne cesserent pas pour autant de le respecter. En fait, ils le respecterent de plus en plus. Winnithar declara des le debut qu'un invite comme lui ne saurait dormir sur une paillasse, ainsi qu'un vulgaire paysan, et il lui offrit l'usage d'un lit. Il lui offrit aussi l'esclave de son choix pour le rechauffer, mais l'etranger refusa avec la plus grande courtoisie. Il accepta le manger et le boire, et on le vit se baigner et faire ses besoins. Toutefois, certains disaient en murmurant qu'il n'agissait ainsi qu'afin de mieux passer pour un etre humain. Cari se montrait amical et pose, quoique un peu hautain. Il etait capable de rire, de plaisanter, de raconter des histoires droles. Il se deplacait a pied et a cheval, se joignait aux chasseurs, visitait les yeomen les plus proches, faisait des offrandes aux Anses et participait aux festins qui suivaient. Il prenait part a des concours de tir et de lutte, mais il devint vite evident que nul ne pouvait le vaincre. Lorsqu'il jouait aux osselets ou aux jeux de plateau, il ne gagnait pas toujours, mais on disait que c'etait parce qu'il ne souhaitait pas terrifier les gens en usant de magie. Il parlait a tous ceux qu'il croisait, du roi au plus humble des esclaves, au plus petit des enfancons, et il ecoutait tout le monde avec attention ; en verite, il attirait tous et toutes, et il se montrait doux avec les animaux comme avec les esclaves. Quant a ses pensees, celles-ci demeuraient cachees. Non qu'il passat des heures dans un silence maussade. De sa bouche sortaient des mots et de la musique comme on n'en avait jamais entendu. Impatient d'entendre des chants, des lais, des contes et des proverbes, bref tout ce qui se disait, il les rendait au centuple. Car il semblait tout savoir du vaste monde, comme s'il y vagabondait depuis plus d'une vie. Il racontait Rome, puissante cite malade, son seigneur Diocletien, ses guerres et ses lois impitoyables. Il repondait aux questions portant sur le nouveau dieu, celui de la Croix, que les Goths connaissaient un peu grace aux marchands et aux esclaves venus du Sud. Il decrivait les Perses, les grands ennemis de Rome, et les merveilles qu'ils avaient accomplies. Les mots coulaient a flots de sa bouche, soiree apres soiree - il racontait le Sud, les terres de la chaleur, ou les hommes avaient la peau noire et ou vivaient des animaux de l'aspect du lynx mais de la taille de l'ours. Il leur faisait decouvrir d'autres betes, les dessinant sur une planche avec du charbon de bois, et tous de pousser des cris de ravissement ; compare a un elephant, un aurochs, un troll meme etaient insignifiants. Loin, tres loin vers l'Orient, disait-il, s'etendait un royaume encore plus vaste, encore plus merveilleux que Rome et la Perse. Ses habitants avaient une peau couleur d'ambre clair, des yeux qui paraissaient obliques. Pour se proteger des tribus sauvages qui les harcelaient au nord, ils avaient edifie une muraille aussi longue qu'une chaine de montagnes, qui leur servait depuis lors de redoute. C'etait pour cela que les Huns se tournaient vers l'Ouest. Ceux qui avaient triomphe des Alains et commencaient a attaquer les Goths n'etaient que racaille aux yeux de la puissante Khitai. Et le vaste monde etait plus vaste encore. Dirigez-vous vers l'Occident, traversez cette terre romaine qu'on appelle la Gaule, et vous decouvrirez la Grande Mer, sur laquelle on raconte maintes fables ; embarquez-vous alors sur un navire - mais un navire bien plus grand que ceux qui vous servent a naviguer sur le fleuve -, faites voile vers le couchant, et vous finirez par aborder la terre des sages et richissimes Mayas... Cari leur contait aussi les hauts faits d'hommes et de femmes fabuleux : Samson le Puissant, Deirdre la Triste, Crockett le Chasseur... Jorith, fille de Winnithar, oublia qu'elle etait en age de se marier. Elle restait assise aux pieds de Cari, avec les enfants, et l'ecoutait en ouvrant de grands yeux que la lueur des flammes transformait en soleils. Il n'etait pas toujours disponible. Parfois, il declarait qu'il avait besoin de s'isoler et disparaissait. Un jour, un garcon audacieux, un habile chasseur, le suivit sans etre vu, a moins que Cari n'eut point daigne le remarquer. Il revint livide et tremblant de tous ses membres, declarant que l'homme a la barbe grise etait entre dans le Bois de Tiwaz. Personne ne s'aventurait au milieu de ces pins noirs, hormis le jour du solstice d'hiver, ou l'on faisait au Maitre du Loup trois offrandes sanglantes - un cheval, un chien, un esclave - afin qu'il fasse fuir les tenebres et le froid. Le pere du garcon le fouetta et, de ce jour, personne ne parla plus de l'incident. Si les dieux avaient permis ceci, mieux valait ne pas insister. Cari revenait au bout de quelques jours, vetu de neuf et porteur de cadeaux. Ce n'etaient que d'humbles objets, mais ils etaient inestimables, du couteau a la lame prodigieusement effilee au chale etranger de splendide facture, en passant par le miroir cent fois plus net qu'une plaque de cuivre ou l'eau d'un etang ; ces tresors affluerent jusqu'a ce que toute personne de consequence, homme ou femme, en possedat au moins un. Et lui se contentait de dire : > Le printemps s'insinuait dans le Nord, la neige fondait, les bourgeons s'epanouissaient en fleurs, les crues gonflaient le fleuve. Les oiseaux migrateurs emplissaient le ciel de leurs ailes et de leurs clameurs. Agneaux, veaux et poulains titubaient dans les enclos. Hommes, femmes et enfants emergeaient au jour en clignant des yeux ; ils aeraient leurs demeures, leurs habits, leurs ames. La Reine du Printemps portait l'image de Frija d'une ferme a l'autre afin qu'elle benisse semailles et labours, tandis qu'autour de son char dansaient jeunes gens et jeunes filles pares de guirlandes. Le desir montait. Cari s'absentait toujours, mais il revenait le jour meme de son depart. On le voyait de plus en plus souvent en compagnie de Jorith. Ils se promenaient dans les bois, le long des sentiers fleuris, au milieu des champs, loin des yeux de tous. Elle semblait perdue dans un reve. Salvalindis, sa mere, voulut lui rappeler les convenances - oubliait-elle sa reputation ? -, mais Winnithar la fit taire. Le chef etait un homme avise. Quant aux freres de Jorith, ils rayonnaient de fierte. Vint un jour ou Salvalindis emmena sa fille a l'ecart. Elles se rendirent dans un appentis ou les femmes se retrouvaient pour coudre et pour tisser quand leurs taches leur en laissaient le loisir. Tel n'etait pas le cas ce jour-la, de sorte que mere et fille etaient seules dans la penombre. Salvalindis se dressa devant Jorith, comme pour la coincer contre le grand metier a tisser leste de pierres, et lui demanda de but en blanc : > La jeune fille rougit, se tordit les doigts, baissa les yeux. -- Et quoi ? -- Parler. Chanter. Rire. Reflechir. Oh ! mere, il n'a rien de hautain. Il est avec moi plus tendre, plus doux que... que je ne l'aurais cru possible chez un homme. Il me parle comme si j'etais capable de penser, pas comme on parle a une epouse...>> Salvalindis pinca les levres. > Jorith serra les poings, tapa du pied et, les yeux emplis de larmes qui devaient plus a la rage qu'a la peine, s'ecria : > Puis elle se tut, aussi horrifiee que Salvalindis. > Elle tourna les talons et s'en fut. Le froissement de ses jupes avait des accents de colere. Jorith pleura mais n'obeit point. Et, bientot, tout changea. Un jour ou des lances de pluie criblaient la terre, ou le char de Donar roulait dans le ciel, ou sa hache lancait des eclairs aveuglants, un homme arriva au village au grand galop. Il semblait sur le point de s'effondrer sur sa selle, et son cheval de tomber d'epuisement. Neanmoins, il decocha une fleche vers les nuages et lanca a ceux qui etaient sortis dans la boue pour venir a sa rencontre : > On le conduisit dans la grande salle, ou il declara a Winnithar : -- Il y a sans doute deux armees, marmonna Winnithar. Voire davantage. Ils debarquent en force, et plus tot que d'habitude. -- Comment peuvent-ils abandonner leurs terres au moment des semailles ? >> demanda l'un de ses fils. Winnithar se fendit d'un lourd soupir. -- Que devons-nous faire ? demanda un vieux guerrier au calme d'airain. -- Rassembler les hommes des environs et nous joindre a tous ceux de la contree qui ont deja pris les armes, tel Aefli s'il n'a pas deja ete defait. Au Rocher des Cavaliers Jumeaux, comme la derniere fois, hein ? Peut-etre que nous serons assez nombreux pour repousser les hordes vandales. >> Cari se redressa sur son siege. > Il n'avait pas besoin de decrire ce qui s'ensuivrait : les recoltes detruites, les femmes nubiles enlevees, les vieillards et les enfants massacres. > Winnithar fit silence. Les flammes lechaient l'air immobile. Au-dehors, le vent ululait et la pluie fouettait les murs. Il fixa Cari droit dans les yeux. > L'etranger se raidit. Son visage se creusa de rides. Winnithar sembla se vouter. -- Cari, oh ! Cari ! >> lanca Jorith en jaillissant de l'assemblee des femmes. Durant un long moment, l'homme gris et elle echangerent un regard. Puis il s'ebroua, se tourna vers Winnithar et dit : > On n'entendit aucun cri de joie. Un murmure parcourut la salle plongee dans l'ombre, pareil a celui du vent. Winnithar rassembla ses forces. > Personne ne sut exactement ce qui se passa durant les semaines suivantes. Les hommes partaient, dressaient le camp, combattaient, rentraient chez eux ou ne rentraient pas. Ceux qui revenaient, les plus nombreux, racontaient des histoires etonnantes. Ils evoquaient un homme arme d'une lance et vetu d'une cape bleue, qui traversait les cieux sur une monture n'ayant rien d'un cheval. Ils evoquaient des monstres terrifiants fondant sur les troupes vandales, des lumieres d'outre-monde qui semaient la terreur chez l'ennemi, qui finissait par jeter les armes et par s'enfuir en hurlant. Les Goths reussissaient toujours a intercepter les pillards vandales avant qu'ils n'atteignent leurs villages, et, peu a peu, voyant qu'ils ne pouvaient rapporter aucun butin, les clans Vandales renoncerent a leur campagne les uns apres les autres. La victoire avait choisi son camp. Les chefs en savaient un peu plus. C'etait le Vagabond qui leur disait ou ils devaient se rendre, a quoi ils devaient s'attendre, comment ils devaient former les rangs. C'etait lui qui les alertait, plus rapide encore que le vent, lui qui procurait des renforts aux Greutungs, aux Taifals, aux Amalings, lui qui convainquit les plus jaloux de leurs prerogatives afin qu'ils acceptent de s'allier comme il le souhaitait. Ces recits fabuleux s'estomperent au fil des generations. Ils etaient bien trop etranges. On les assimila aux antiques legendes du peuple goth. Anses, Wanes, trolls, sorciers, spectres... ces etres ne se melaient-ils pas des querelles des hommes ? Le plus important dans l'affaire, c'est que les Goths connurent dix ans de paix sur les berges de la Vistule. Occupons-nous donc des moissons, disaient-ils - des moissons ou de ce qui comptait le plus a leurs yeux. Mais, aux yeux de Jorith, Cari etait desormais le Sauveur. Il ne pouvait pas l'epouser. Il n'avait pas de famille connue. Mais un homme pouvait prendre une concubine s'il en avait les moyens ; cette pratique n'avait rien de honteux chez les Goths, a condition que l'homme subvienne aux besoins de la femme et des enfants. Et puis, Cari n'etait ni un jeune homme pauvre, ni un domestique, ni un roi. Ce fut Salvalindis en personne qui escorta Jorith jusqu'a lui dans la chambre envahie de fleurs, a l'issue d'un festin ou furent echanges de somptueux presents. Winnithar fit abattre des arbres, que l'on transporta sur des barges, afin de leur edifier une demeure. Cari tenait a certains amenagements speciaux, une chambre a lui seul reservee, par exemple. Plus une piece fermee a cle, ou lui seul avait le droit d'entrer. On ne l'y voyait pas disparaitre tres souvent, et on ne le vit plus se rendre au Bois de Tiwaz. Les hommes etaient d'avis qu'il accordait bien trop d'importance a Jorith. On les voyait souvent echanger des regards langoureux, s'isoler a l'ecart de la compagnie, tels des adolescents ayant le beguin l'un pour l'autre. Cela dit, elle tenait bien sa maison et nul n'aurait ose se moquer de lui. Il delegua a un intendant la plupart de ses taches de maitre de maison. Il apportait a son foyer les articles necessaires, ou savait comment se les procurer par le troc. Au fil des ans, il devint un negociant avise. Cette periode de paix ne fut pas une periode d'oisivete. Le village recevait plus de marchands que jamais, qui proposaient de l'ambre, des fourrures, du miel et du suif venus du Nord, du vin, des tissus, des poteries, des objets de verre et de metal venus du Sud et de l'Occident. Toujours ravi de voir de nouveaux venus, Cari les recevait avec largesse et se rendait aux foires tout autant qu'aux festivals. Comme il n'appartenait pas a la tribu, il se contentait du role d'observateur lors de ces derniers, mais, une fois les discussions achevees, la fete battait son plein dans sa tente. Toutefois, les hommes comme les femmes continuaient de s'interroger a son sujet. On apprit qu'un homme aux cheveux gris mais dans la force de l'age rendait parfois visite a d'autres tribus, meme lointaines... Peut-etre etait-ce a cause de ces absences repetees que Jorith ne se retrouva pas enceinte tout de suite ; a moins qu'elle n'ait ete trop jeune, seize printemps a peine, lorsqu'il l'avait mise dans son lit. Un an s'ecoula avant les premiers signes avant-coureurs. Quoique prise de frequentes nausees, elle rayonnait de joie. Cari se conduisit a nouveau d'etrange facon, semblant se soucier de la sante de la future mere bien plus que de l'enfant a naitre. Il alla jusqu'a surveiller ses repas, lui apportant des fruits exotiques quelle que fut la saison et l'empechant de manger trop de sel. Elle lui obeit sans rechigner, voyant dans son attitude une preuve d'amour. La vie suivait son cours dans la contree, avec son lot de naissances et de morts. Lors des funerailles, personne n'osait parler librement a Cari, toujours baigne d'inconnu. D'un autre cote, les chefs de famille qui l'avaient elu furent fort marris lorsqu'il refusa d'etre celui qui honorerait la prochaine Reine du Printemps. Ils ravalerent leur depit, se rappelant les services qu'il leur avait rendus et leur rendait encore. Chaleur ; moissons ; froidure ; renaissance ; retour de l'ete ; et Jorith entra en couches. Long fut son labeur. Elle se montra courageuse, mais les femmes qui l'assistaient prirent un air navre. Les elfes n'auraient pas apprecie qu'un homme la voie en cet instant. Cari avait irrite les esprits en insistant sur une proprete absolue. On ne pouvait qu'esperer qu'il savait ce qu'il faisait. Il patientait dans la grande salle de sa demeure. Lorsque des visiteurs se presentaient, il leur faisait servir a boire et a manger, ainsi que le voulait la coutume, mais il se montrait peu bavard. Une fois seul, le soir venu, il ne dormit point mais resta assis dans les tenebres jusqu'a l'aurore. De temps a autre, la sage-femme ou l'une de ses assistantes venait lui dire comment progressait l'accouchement. A la lueur de sa lampe, elle le voyait jeter des regards impatients en direction de la porte qu'il gardait fermee en permanence. Vers la fin du second jour, la sage-femme le trouva avec ses amis. Un silence pesant se fit. Puis le fardeau qu'elle portait poussa un cri, auquel Winnithar repondit. Cari se leva, livide. La femme s'agenouilla devant lui, deplia son linge et posa sur la terre battue, aux pieds memes du pere, un nouveau-ne male encore couvert de sang mais deja plein de vigueur. Si Cari ne le prenait pas sur ses genoux, elle etait censee l'emporter dans les bois et l'abandonner aux loups. Il ne daigna meme pas lui chercher des imperfections. S'emparant de son fils, il croassa : -- Elle est tres faible, repondit la sage-femme. Tu peux aller la voir. >> Cari lui rendit le nouveau-ne et se precipita dans la chambre. Les femmes qui s'y trouvaient s'ecarterent devant lui. Il se pencha sur Jorith. Elle avait la peau blafarde, le visage moite, les joues creuses. Mais, en decouvrant son homme, elle tendit une main dolente et esquissa un sourire. >, murmura-t-elle. C'etait le nom, fort repandu dans sa lignee, qu'elle avait choisi pour son enfant s'il s'agissait d'un garcon. >, dit Cari a voix basse. Ignorant la presence de temoins, il l'embrassa doucement. Elle ferma les yeux et retomba sur la paille. -- Non...>> Soudain, un frisson la parcourut. Elle porta vivement une main a son front. Ses yeux se rouvrirent. Leurs pupilles etaient immenses, fixes. Elle s'effondra. Son souffle se fit rale. Cari se redressa, tourna les talons et sortit en courant. Une fois devant la porte fermee, il l'ouvrit et entra. Elle se referma en claquant. Salvalindis alla au chevet de sa fille. > La porte interdite se rouvrit. Cari n'etait pas seul lorsqu'il la franchit. Il oublia de la refermer. Les hommes apercurent l'eclat du metal. Certains se rappelerent la monture qu'il avait chevauchee au-dessus des champs de bataille. Ils se serrerent les uns contre les autres, agripperent leurs amulettes ou se signerent. Cari etait accompagne d'une femme, vetue d'une tunique et de braies aux couleurs de l'arc-en-ciel. Jamais on n'avait vu une contenance comme la sienne : un visage large et des pommettes saillantes, comme les Huns, mais un nez court, une peau doree et des cheveux bleu-noir. Elle tenait une besace munie d'une poignee. Tous deux foncerent dans la chambre. > rugit Cari, en chassant les femmes comme la tempete chasse les feuilles mortes. Il ressortit a son tour, puis se rappela de refermer la porte interdite. En se retournant, il decouvrit que tous avaient les yeux fixes sur lui, que tous s'ecartaient de lui. > Suivit un long moment de silence durant lequel monta l'obscurite. L'inconnue refit son apparition et invita Cari a la rejoindre. En la voyant, il poussa un gemissement. Elle l'agrippa par le coude afin qu'il ne tombe point et l'attira dans la chambre. Le silence semblait sourdre de la porte. Au bout d'un temps, on entendit leurs voix, celle de Cari pleine de rage et de chagrin, l'autre de calme et de fermete. Personne ne reconnut le langage qu'ils employaient. Ils ressortirent. Cari semblait avoir vieilli. > La femme et lui entrerent dans la piece secrete. Blotti dans les bras de la sage-femme, Dagobert se mit a hurler. 2319 Si j'avais rejoint le New York des annees 1930, c'etait parce que je connaissais bien cette antenne et son personnel. Le jeune homme qui etait de garde a tente d'invoquer le reglement, mais il n'etait pas de taille a me resister. Il a fini par appeler d'urgence un medecin. C'est Kweifei Mendoza qui a repondu, bien que nous ne nous soyons jamais croises. Apres m'avoir pose les questions essentielles, elle m'a rejoint sur mon sauteur, et en route pour le pays des Goths. Plus tard, elle a insiste pour que nous gagnions tous deux son hopital lunaire du XXIVe siecle. Je n'avais pas le coeur a m'y opposer. Elle m'a fait prendre un bain chaud et m'a envoye au lit. Un casque electronique m'a plonge dans un sommeil de plusieurs heures. Puis on m'a donne des vetements propres, on m'a servi un repas (je n'en garde aucun souvenir) et on m'a conduit en sa presence. Assise derriere un gigantesque bureau, elle m'a fait signe de prendre un siege. Silence total pendant les trois minutes suivantes. J'ai examine ce qui m'entourait pour eviter de croiser son regard. Si la gravite artificielle me conferait un poids normal, elle ne rendait pas les lieux familiers pour autant. Je dois cependant leur reconnaitre une certaine beaute. L'air embaumait les roses et l'herbe fraichement tondue. La moquette etait d'un superbe violet constelle de points lumineux. Sur les murs se mouvaient de subtiles couleurs. Une immense fenetre, ou plutot un hublot, s'ouvrait sur la grandeur d'un paysage de montagnes et de crateres, sous un ciel noir ou flottait une Terre presque pleine. Je me suis perdu dans la vision de ce globe bleu parcouru de nuees blanches. Jorith s'etait eteinte la-bas, deux mille ans plus tot. Au bout d'un temps, Mendoza a lance en temporel, le langage de la Patrouille : -- Un peu etourdi, mais les idees claires... Non, soyons franc : je me fais l'impression d'etre un assassin. -- Vous n'auriez pas du toucher a cette enfant. >> M'obligeant a la regarder en face, j'ai retorque : -- Qu'en pense votre epouse ? A moins que vous ne l'ayez informee de rien. >> J'etais trop epuise pour m'elever contre ce qui ressemblait a de l'indiscretion. > Mendoza s'est fendue d'un sourire sinistre. -- Nous sommes restes monogames, elle comme moi, mais cela n'etait en rien une question de principe. Et je n'ai jamais cesse d'aller la voir. Je l'aime, elle aussi, et tres sincerement. -- Et elle a sans doute pense qu'il valait mieux laisser passer cette crise de la quarantaine >>, a sechement replique Mendoza. Cette remarque m'a froisse. > Le chagrin m'a serre la gorge. > Elle a secoue la tete. Ses mains etaient posees a plat sur le bureau. Elle a adouci le ton. -- Vous ne pouviez pas la soigner ? -- Eh bien, nous aurions pu transporter son corps en aval, faire repartir son coeur et ses poumons et produire un double identique grace aux techniques de clonage neuronal, mais ce double aurait du subir une reeducation totale ou presque. Mon service n'effectue pas ce genre d'operation, agent Farness. Ce n'est pas que nous manquions de compassion. Nous n'avons tout simplement ni le temps ni les ressources pour nous occuper d'autre chose que des membres de la Patrouille et de leurs familles... legitimes. Si nous commencions a faire des exceptions, nous serions vite submerges de demandes. Et vous n'auriez pas retrouve votre chere et tendre, comprenez-le. Pas plus qu'elle ne vous aurait retrouve. >> J'ai rassemble ce qu'il me restait de force. -- Ce n'est qu'un voeu pieux et vous le savez. La Patrouille n'a pas pour mission d'alterer ce qui est, mais de le preserver. >> Je me suis effondre sur mon siege. Ses contours modulables tentaient en vain de me reconforter. Le ton de Mendoza s'est encore adouci. > Redevenant ferme : -- Oui, ai-je reussi a dire. -- Vous aurez suffisamment de difficultes a assister aux souffrances de ses descendants et des votres. Je me demande si on ne devrait pas vous retirer ce projet. -- Non. S'il vous plait. -- Pourquoi ? -- Parce que je... je ne peux pas les abandonner... comme si Jorith avait vecu et etait morte pour rien. -- Ce sera a vos superieurs d'en decider. A tout le moins, vu les abus dont vous vous etes rendu coupable, vous aurez droit a une reprimande bien sentie. Et il n'est plus question d'interferer comme vous l'avez fait. >> Mendoza a marque une pause, m'a fixe en se caressant le menton puis a repris : > Elle a semble se soucier a nouveau de mon sort. Se penchant sur son bureau, elle a tendu une main dans ma direction et dit : >> Ca arrive, c'est arrive, ca arrivera, encore et encore. Des agents succombant au repli sur soi, en depit de frequentes permissions et de contacts avec des collegues au temperament prosaique comme moi. D'autres cedant a la panique, malgre leur preparation poussee ; d'autres encore victimes de choc culturel, ou de choc tout court. Vous vous etes retrouve dans un monde de brutalite, de misere, de crasse, d'ignorance, de tragedie inutile - voire de cruaute, de brutalite, d'injustice, d'atrocites sans nom... Vous ne pouviez pas en sortir indemne. Vous deviez vous assurer que vos Goths n'etaient ni pires ni meilleurs que vous-meme, seulement differents ; et vous avez du transcender cette difference pour mettre au jour leur identite ; alors vous avez souhaite les aider, et puis voila que s'ouvre une porte sur quelque chose de tendre et de merveilleux... >> Oui, c'est inevitable, nombre de chrononautes - et meme de Patrouilleurs - finissent par tisser des liens affectifs. Certaines de leurs actions ont un caractere intime. En temps normal, cela ne tire pas a consequence. Qu'importe l'identite exacte de l'ancetre lointain de tel ou tel personnage cle ? Le continuum cede, mais avec souplesse. Si certaines limites ne sont pas franchies, eh bien, la question demeure denuee de reponse comme de signification, on ne sait dire si de telles actions alterent le passe ou bien si elles en ont " toujours " fait partie. >> Ne vous sentez pas trop coupable, Farness, a-t-elle acheve avec douceur. J'aimerais vous aider a vous remettre de vos epreuves, et aussi de votre chagrin. Vous etes un agent de terrain de la Patrouille du temps ; ce n'est pas la derniere fois que vous aurez a prendre le deuil. >> 302-330 Cari tint parole. Muet et petrifie, appuye sur sa lance, il regarda les parents de Jorith la porter en terre et edifier un tumulus sur sa sepulture. Ensuite, son pere et lui honorerent sa memoire lors d'un banquet qui dura trois jours et auquel fut convie tout le voisinage. Il ne parlait que lorsqu'on lui adressait la parole, se montrant toutefois poli a sa facon un peu hautaine. Bien qu'il n'ait rien fait pour assombrir les festivites, celles-ci furent parmi les plus calmes qu'on ait connu. Une fois les convives partis, Cari dit a Winnithar, qui etait reste aupres de lui : -- As-tu fini de faire ce que tu etais venu faire ici ? -- Non, pas encore. >> Winnithar n'en demanda pas davantage. Poussant un soupir, Cari reprit : > Des l'aube venue, il fit ses adieux et s'en fut. Les brumes glacees qui recouvraient toutes choses eurent tot fait de l'engloutir. On raconta bien des choses durant les annees qui suivirent. Certains crurent l'apercevoir au crepuscule, penetrant le tumulus comme si une porte s'y ouvrait. D'autres affirmaient qu'il en avait fait sortir Jorith, la tenant par la main. Bientot, il devint moins humain dans leur souvenir. Les grands-parents de Dagobert deciderent de l'heberger, de lui trouver une nourrice et de l'elever comme s'il etait leur fils. En debit de ses etranges origines, il n'etait ni tenu a l'ecart ni livre a lui-meme. Les gens recherchaient son amitie, car il etait sans doute destine a de grandes choses - d'ou la necessite de lui enseigner l'honneur et les bonnes manieres, ainsi que les arts de la chasse, de la guerre et de la gestion d'une maison. On connaissait des cas d'enfants de sang divin. Les hommes devenaient des heros, les femmes des etres de sagesse et de beaute, mais ils n'en etaient pas moins mortels. Cari revint brievement au bout de trois ans. En contemplant son fils, il murmura : -- Certes, il a son visage, acquiesca Winnithar, mais ce sera un solide gaillard ; on le voit qui devient deja un homme, Cari. >> Personne d'autre n'osait appeler le Vagabond par ce nom - et encore moins par celui qu'on lui attribuait. Quand vint l'heure de boire, les hommes lui raconterent les contes et les chants qu'ils avaient recemment entendus. Il demanda d'ou ils provenaient, et on lui recommanda un ou deux bardes, auxquels il se proposa de rendre visite. Ce qu'il fit par la suite, les bardes en question se flattant d'avoir attire son attention. Pour sa part, il captiva son auditoire comme il le faisait naguere. Puis il repartit, et on ne le revit pas avant plusieurs annees. Dagobert grandit en force et en vivacite, devenant un joli garcon, heureux et aime de tous. Il n'avait que douze ans lorsqu'il accompagna ses oncles, les deux fils aines de Winnithar, pour un voyage vers le Sud en compagnie de marchands. Le printemps suivant, ils revinrent et evoquerent maintes merveilles. Les terres qu'ils avaient decouvertes ne demandaient qu'a etre conquises et cultivees, et a cote du Dniepr, le fleuve qui les arrosait, la Vistule ressemblait a un ruisseau. Si les vallees septentrionales etaient fort boisees, on trouvait plus au sud des plaines et des patures en abondance, qui n'attendaient que la charrue. Et ceux qui s'y etabliraient se retrouveraient sur la route commerciale menant aux ports de la mer Noire. Rares etaient les Goths a avoir migre dans cette region. Les tribus les plus occidentales avaient prefere aller jusqu'au Danube. Elles s'etaient arretees a la frontiere romaine, ou le negoce allait bon train. Toutefois, les Romains pouvaient se reveler redoutables en cas de guerre - en particulier s'ils mettaient un terme a leurs querelles intestines. Le Dniepr coulait fort loin de l'Empire. Certes, les Herules venus du Nord avaient colonise les rivages de la mer d'Azov : c'etaient des sauvages, qui ne manqueraient pas de leur creer des ennuis. Mais ils etaient si primitifs qu'ils se battaient sans discipline aucune et meprisaient la cotte de mailles, de sorte qu'ils etaient moins redoutables que les Vandales. Et au Nord et a l'Est de leur territoire rodaient les Huns, ces cavaliers aussi laids, crasseux et sanguinaires que des trolls. On disait que c'etaient les guerriers les plus feroces du monde. La gloire des Goths n'en serait que plus grande s'ils venaient a les vaincre ; et une alliance serait en mesure de les terrasser, car ils etaient divises en tribus et clans antagonistes, qui preferaient se battre entre eux plutot que de s'unir pour la conquete. Dagobert etait impatient de repartir, et ses oncles l'etaient a peine moins. Winnithar leur precha la prudence. Qu'ils en apprennent davantage avant de prendre une decision irreversible. En outre, lorsque viendrait le moment de migrer, il faudrait le faire en force, un peuple tout entier plutot que quelques familles vulnerables. Et ce moment viendrait peut-etre bientot. Car, en ce temps-la, Geberic le Greutung avait entrepris d'unir les Goths d'Orient. Il dut pour cela soumettre certaines tribus par la force, convainquant les autres par des menaces ou des promesses. Parmi ces dernieres figuraient les Teurings, qui jurerent allegeance a Geberic alors que Dagobert entrait dans sa quinzieme annee. Cela signifiait qu'ils lui payaient un tribut, d'ailleurs des plus modiques ; qu'ils lui envoyaient des guerriers quand il le demandait, a moins qu'on ne soit en periode de semailles ou de moissons ; et qu'ils respectaient les lois que le grand festival imposait a toutes les tribus. En retour, ils n'avaient plus rien a craindre des autres tribus qui avaient rejoint l'alliance, celles-ci etant meme susceptibles de les aider a affronter leurs ennemis communs ; le commerce devint florissant, et les Teurings envoyerent a chaque rencontre annuelle des representants qui votaient et s'exprimaient en leur nom. Dagobert se comporta vaillamment au service du roi. Entre deux campagnes, il effectua plusieurs voyages avec des marchands itinerants, qui lui confiaient le commandement de leur escorte. Il apprit ainsi beaucoup de choses. Etrangement, il se trouvait toujours a la maison lorsque son pere lui rendait visite. Le Vagabond lui dispensait de superbes cadeaux et de sages conseils, mais ils avaient du mal a se parler, car qu'aurait pu dire un jeune homme a un etre aussi fabuleux ? Dagobert presida les ceremonies devant l'autel que Winnithar avait edifie a l'emplacement jadis occupe par sa maison natale. Winnithar l'avait fait detruire par le feu, en l'honneur de celle dont le tumulus se dressait tout pres. Le Vagabond interdit que le sang fut verse en cette occasion. Seuls les fruits de la terre pouvaient servir d'offrandes. On raconta par la suite que les pommes jetees au feu devant la pierre devinrent les Pommes d'or. Lorsque Dagobert fut devenu un homme, Winnithar lui chercha une bonne epouse. L'elue, qui s'appelait Waluburg, etait la fille d'Optaris, de la Combe de la Corne-du-Cerf, le plus puissant des Teurings apres Winnithar. Le Vagabond etait present pour benir leur union. Il etait egalement present le jour ou Waluburg donna naissance a son premier enfant, un garcon qui recut le nom de Tharasmund. La meme annee naissait Ermanaric, le premier des fils du roi Geberic destines a atteindre l'age adulte. Waluburg donna a son epoux bien d'autres enfants robustes. Mais Dagobert demeurait agite ; on disait que c'etait le sang de son pere qui parlait, qu'il entendait l'appel du vent au bord du monde. Lorsqu'il revint d'un nouveau voyage, il annonca qu'un seigneur romain du nom de Constantin etait devenu le seul maitre de l'Empire apres avoir terrasse tous ses rivaux. Peut-etre que cette nouvelle enflamma Geberic, dont la vigilance ne s'etait jamais relachee. Apres avoir renforce l'alliance des Goths, il les mobilisa pour mettre enfin un terme a la menace vandale. Dagobert venait de decider qu'il migrerait vers le Sud. Le Vagabond lui avait dit que c'etait une bonne idee ; tel serait en fait le destin des Goths, et il serait bien inspire de les preceder afin de se choisir les meilleures terres. Il alla s'entretenir de ce projet avec divers yeomen, car, ainsi que le lui avait dit son grand-pere, il avait interet a partir en force. Mais lorsque fut lachee la fleche de guerre, son honneur lui commandait de la suivre. Il partit en guerre a la tete d'une centaine d'hommes. La campagne fut rude et s'acheva par une bataille qui devait engraisser les loups et les corbeaux. Visimar, le roi vandale, y trouva la mort. Ainsi helas que les deux oncles de Dagobert, qui avaient espere l'accompagner. Le jeune homme sortit indemne des combats, sa reputation de vaillance encore accrue. Certains murmuraient que le Vagabond l'avait aide, allant jusqu'a repousser ses adversaires, mais il le nia farouchement. > Terrasses, deroutes, les Vandales fuirent leurs terres. Apres avoir erre des annees durant par-dela le Danube, encore dangereux mais deja brises, ils solliciterent aupres de Constantin la permission de s'etablir dans son Empire. Desireux de recruter des guerriers pour garder ses marches, il les autorisa a se rendre en Pannonie. De par son mariage, son lignage et sa renommee, Dagobert se retrouva a la tete des Teurings. Apres quelques mois de preparatifs, il les conduisit vers le Sud. L'espoir qu'il suscitait etait si vif que seuls quelques-uns ne le suivirent point. Parmi eux figuraient Winnithar et Salvalindis, desormais tres vieux. Lorsque les chariots se furent eloignes, le Vagabond vint leur rendre visite une derniere fois, se montrant avec eux d'une grande tendresse eu egard a leurs epreuves communes et a celle qui reposait au bord de la Vistule. 1980 Ce n'est pas a Manse Everard que la Patrouille a confie le soin de me passer un savon. Apres m'avoir reproche mon imprudence, l'officier responsable m'a quand meme autorise a poursuivre ma mission - Herbert Ganz affirmait que j'etais irremplacable, a-t-il grommele. Everard avait de bonnes raisons pour s'abstenir de cette tache, ainsi que j'ai fini par le comprendre, en meme temps que je realisais qu'il avait etudie tous mes rapports. Deux annees de mon existence avaient passe depuis que j'avais perdu Jorith, deux ans durant lesquels je m'etais partage entre le IVe siecle et le XXe. Mon chagrin s'etait mue en regret - si seulement elle avait pu profiter de la vie plus longtemps ! -, hormis en de rares moments ou il venait me terrasser par surprise. A sa facon, Laurie m'avait aide a faire mon deuil. Jamais je ne m'etais rendu compte a quel point c'etait une femme exceptionnelle. J'etais en permission chez moi, a New York en 1932, lorsque Everard m'a telephone pour organiser une nouvelle rencontre. > Je suis arrive en plein hiver. La neige occultait le paysage au-dehors, transformant l'appartement en refuge ouate. Il m'a servi un grog et s'est enquis de mes gouts musicaux. Nous avons ecoute un concert de koto donne par un musicien du Japon medieval, le plus grand que l'Histoire ait jamais connu, bien que son nom fut oublie de tous. Le voyage dans le temps a aussi ses avantages. Everard a fait tout un cinema pour bourrer et allumer sa pipe. -- Cela... cela relevait de ma vie privee, ai-je repondu. De mon point de vue, cela ne regardait que moi. D'accord, on nous avait mis en garde contre ce genre de chose a l'Academie, mais le reglement ne l'interdit pas de facon expresse. >> En contemplant son visage sombre penche sur moi, j'ai soudain acquis la certitude que cet homme avait lu tout ce que j'avais pu ecrire. Il connaissait mon avenir, contrairement a moi - qui ne le connaitrais qu'apres l'avoir vecu. Le reglement interdit a un agent de se renseigner sur sa destinee ; parmi toutes les consequences indesirables d'une telle demarche, la boucle causale est la plus benigne. > Il a consacre une bonne minute a sa pipe avant de reprendre, au sein d'une fumee bleue : -- Je le sais, ai-je dit avec respect. -- Bon, commencons par le plus evident. Vous etes intervenu dans un conflit opposant Goths et Vandales. Comment justifiez-vous un tel acte ? -- J'ai repondu a cette question lors de l'enquete, monsieur... pardon, Manse. Il n'etait pas question que je tue quiconque, puisque ma vie n'etait pas en danger. J'ai contribue a l'organisation des troupes, j'ai rassemble des informations, j'ai seme la terreur chez l'adversaire - en volant sur mon sauteur, en projetant des illusions et en lancant des rayons subsoniques. En fait, la panique qui s'est ensuivie a probablement limite les pertes dans les deux camps. Si j'ai agi de la sorte, c'est essentiellement parce que j'avais consacre beaucoup de temps et d'effort - au nom de la Patrouille - pour m'introduire dans une societe que j'etais cense etudier et que les Vandales menacaient de detruire. -- Vous n'aviez pas peur de declencher des alterations en aval ? -- Non. Oh ! peut-etre aurais-je du etudier la question plus a fond et solliciter l'opinion des experts. Mais ma situation avait toutes les caracteristiques d'un cas d'ecole. Les Vandales ne lancaient pas une invasion mais un raid a grande echelle. L'Histoire n'en avait garde aucune trace. L'issue de ce raid n'avait aucune importance... sauf pour les individus concernes, dont certains etaient importants pour ma mission, ainsi que pour moi-meme. Quant aux vies de ces individus - et a la lignee que j'ai moi-meme fondee -, eh bien, il ne s'agit la que de fluctuations mineures dans le patrimoine genetique. Elles finissent toujours par se compenser les unes les autres. >> Rictus d'Everard. -- Je crois que je commence a le voir. >> Mon humilite n'etait pas feinte. > Everard a souri, et j'ai pris la liberte d'avaler une goulee de grog. -- Il fallait bien que je me rende interessant, pas vrai ? Sinon, pourquoi auraient-ils pris la peine de me raconter des histoires qui leur sont archi-connues ? -- Hum... bon, d'accord. Mais... supposez que vos recits s'insinuent dans leur folklore, qu'ils viennent a alterer les contes et les chants memes que vous souhaitez etudier ? >> Je me suis autorise un gloussement. > Everard a opine. > Il a tire sur sa pipe. Soudain : > C'etait la question la plus delicate de toutes, et j'avais passe du temps a m'y preparer. J'ai bu une nouvelle lampee de grog, pour me rechauffer la gorge et l'estomac avant de repondre posement : > A peine si Everard a tressailli. Placide comme un lion, il m'a demande d'une voix trainante : -- Oui. Ecoutez-moi, s'il vous plait. Je n'ai jamais pretendu etre un dieu, ni exige des prerogatives divines, ni rien de la sorte. Et je n'ai pas l'intention de le faire. Ca s'est passe comme ca, voila tout. Je suis arrive tout seul, vetu comme un voyageur mais pas comme un clochard. Je portais une lance, car c'est l'arme classique d'une personne se deplacant a pied. Etant originaire du XXe siecle, je suis plus grand que la moyenne au IVe, y compris dans le Nord. J'ai les cheveux et la barbe gris. J'ai conte des histoires, decrit des contrees lointaines et, oui, j'ai vole dans les airs et seme la terreur dans les rangs ennemis - impossible de faire autrement. Mais, j'insiste, je n'ai pas cree un dieu de toutes pieces. Je me suis coule dans l'image d'un dieu que les Goths venerent depuis longtemps et, au bout d'une ou deux generations, ils m'ont identifie a lui. -- Qui est-ce ? -- Les Goths l'appellent Wodan. Il correspond au Wotan des Germains, au Woden des Anglais, au Wons des Frisons, et caetera. La version Scandinave est la plus connue : Odin. >> J'ai ete surpris de voir Everard sursauter. Certes, les rapports que je redigeais a l'intention des agents de surveillance de la Patrouille etaient moins detailles que mes notes destinees a Ganz. -- Non. >> Comme il etait apaisant de repasser en mode conferencier ! >> Pour mes Goths, le grand patron des dieux, comme vous dites, c'est Tiwaz. Il provient en droite ligne du vieux pantheon indo-europeen, ainsi que les autres Anses, par opposition aux deites chthoniennes indigenes comme les Wanes. Les Romains identifiaient Tiwaz a Mars, car c'etait le dieu de la guerre, mais il n'etait pas que cela. >> De meme, les Romains pensaient que Donar - le Thor des Scandinaves - etait identique a Jupiter, car il regnait sur les elements ; mais les Goths voyaient en lui un fils de Tiwaz. Idem pour Wodan, que les Romains assimilaient a Mercure. -- Donc, la mythologie a evolue avec le temps, c'est ca ? -- Exactement. Tiwaz a fini par se confondre avec le Tyr d'Asgard. On ne garde de lui qu'un vague souvenir, mais on sait qu'il a perdu une main en domptant le Loup qui detruira le monde. Toutefois, considere en tant que nom commun, " tyr " est en norrois un synonyme de " dieu ". >> Au fil des siecles, Wodan, alias Odin, a cru en importance jusqu'a devenir le pere de tous les dieux. A mon avis - mais il conviendrait d'etudier cela de facon plus poussee -, c'est parce que les Scandinaves sont devenus de plus en plus belliqueux. Un psychopompe ayant acquis des pouvoirs de chamans sous influence finnoise, voila un dieu tout trouve pour des guerriers aristocrates ; il les conduit au Walhalla, apres tout. Quoi qu'il en soit, Odin etait plus populaire au Danemark et sans doute en Suede. En Norvege et en Islande, c'est Thor qui etait preponderant. -- Fascinant. >> Everard a pousse un soupir. e siecle. -- Il a toujours ses deux yeux, mais il a deja son chapeau, sa cape et sa lance, laquelle est en fait un bourdon. C'est le Vagabond, voyez-vous. C'est pour cela que les Romains l'ont confondu avec Mercure, traitement qu'ils avaient deja reserve a Hermes. Tout remonte aux antiques traditions indo-europeennes. On retrouve leurs traces dans les mythes indiens, perses, celtiques et slaves - ces derniers etant les plus oublies de tous. Au bout du compte, mes travaux permettront de... >> Mais passons. Si Wodan-Mercure-Hermes est le Vagabond, c'est parce que c'est le dieu du vent. Par consequent, il devient le patron des voyageurs et des marchands. Comme il a parcouru le vaste monde, il a beaucoup appris, de sorte qu'il est associe a la sagesse, a la poesie... et a la magie. Ajoutez a cela l'idee que les morts chevauchent les vents nocturnes... et il acquiert les caracteristiques d'un psychopompe, d'un guide conduisant les morts dans l'au-dela. >> Everard venait de faire un rond de fumee. Il l'a suivi du regard, comme pour le decrypter. -- Oui. Telle n'etait pas mon intention, je le repete. D'ailleurs, cela ne peut que compliquer ma mission. Et je ne manquerai pas d'etre prudent. Mais... ce mythe preexistait a ma venue. On racontait deja quantite d'histoires ou Wodan se manifestait parmi les mortels. Que la majorite ait releve de la fable, seules quelques-unes refletant des evenements attestes... cela fait-il une grande difference ? >> Everard a tire sechement sur sa pipe. > Il n'a pas hausse les epaules, il s'est carrement ebroue. > 337 La bataille avait fait rage durant toute la journee. Les Huns se jetaient sans relache sur les rangs des Goths, telles des deferlantes se brisant sur une falaise. Les fleches assombrissaient le ciel puis les lances s'abaissaient, les drapeaux flottaient, la terre tremblait sous le tonnerre des sabots, et les cavaliers chargeaient. Les fantassins goths tenaient bon, en rangs serres. Les piques se dressaient, les epees, les haches et les hachettes etincelaient, les arcs claquaient et les pierres volaient, les cornes beuglaient. Lorsque venait le choc, des voix de basse repondaient aux cris suraigus des Huns. Brandis, frappe, halete, sue, tue, meurs. Lorsqu'un homme tombait, son torse etait broye par les pieds et les sabots, sa chair reduite en charpie. Le fer faisait sonner les casques, tinter les cottes de mailles, vibrer le bois des boucliers et le cuir tanne des plastrons. Les chevaux pietinaient et glapissaient, la gorge transpercee ou le jarret tranche. Les hommes blesses grondaient et cherchaient le corps-a-corps. Ils ne savaient ni qui ils frappaient ni qui les frappait. La folie les possedait, les emportait dans son monde de noirceur. Les Huns reussirent a briser les rangs de l'ennemi. Poussant un cri de joie, ils tirerent les renes pour prendre les Goths a revers. Mais, surgies de nulle part, des troupes fraiches fondirent sur eux, les prenant au piege. Rares furent les survivants. En regle generale, les capitaines huns sonnaient la retraite lorsqu'une charge echouait. Bien entraines, les cavaliers se placaient hors de portee de fleche et, pendant un temps, les osts reprenaient leur souffle, etanchaient leur soif, soignaient leurs blesses, echangeaient des regards meurtriers. Le soleil sombra a l'ouest, rouge sang sur fond de ciel vert. Sa lumiere se refletait sur les eaux du fleuve et sur les ailes des charognards planant dans les hauteurs. Les ombres s'etendaient, longilignes, sur les coteaux d'herbe argentee, se massaient dans les combes, transformaient les bosquets en masses noires. Une brise rafraichit la terre imbibee de sang, ebouriffa les cheveux des morts qui gisaient en gerbes, siffla comme pour les inciter a la suivre. Les tambours resonnaient. Les Huns formaient les rangs. Un dernier eclat de trompe, et ce fut l'ultime assaut. Si extenues fussent-ils, les Goths le repousserent, moissonnant les hommes par centaines. Dagobert avait bien concu son piege. En apprenant l'imminence d'une invasion - l'armee de Huns tuait, violait, pillait, incendiait -, il avait appele son peuple a se rassembler sous une unique banniere. Les Teurings vinrent a lui, ainsi que tous les autres colons. Il avait attire les Huns dans une cuvette debouchant sur le Dniepr, ou leur cavalerie serait inefficace, puis ses troupes avaient deboule sur eux depuis les cretes, leur coupant toute retraite. Son petit bouclier circulaire etait en miettes. Son casque etait cabosse, sa cotte de mailles effilochee, son epee emoussee, son corps meurtri de partout. Mais il se dressait au premier rang des forces goths, et son etendard flottait pres de lui. Lorsque vint l'assaut, il bondit comme un felin. Un cheval fondit sur lui. Il apercu l'homme qui le montait : petit mais large d'epaules, vetu de peaux de bete puantes sous un semblant d'armure, le crane rase et surmonte d'une natte, une barbe rare formant deux tresses, un visage au nez camus, enlaidi par des scarifications rituelles. Le Hun etait arme d'une hachette. Dagobert fit un ecart pour eviter les sabots du cheval. Il frappa, interceptant l'arme de son adversaire. Un claquement d'acier. Une gerbe d'etincelles dans la penombre. Une torsion du bras, et la lame de Dagobert s'enfonca dans la cuisse de l'autre. Un coup mortel si le fil avait ete affute. Mais un flot de sang jaillit quand meme. Poussant un cri, le Hun repartit a l'attaque. Sa hache frappa le casque de plein fouet. Dagobert vacilla. Le temps qu'il se retablisse, son adversaire avait disparu, emporte par le tourbillon de la bataille. Venue d'un autre cheval, une lance fendit l'air. Encore etourdi, Dagobert la recut a la gorge. Le voyant s'effondrer, le Hun fonca sur la breche ouverte dans les rangs goths. Dagobert projeta son epee sur lui. Elle le frappa au bras et il lacha sa lance. Le Goth le plus proche donna de la hache. Le Hun tomba. Son cheval traina son cadavre au loin. Soudain, le combat cessa. Meurtris, terrorises, les ennemis prenaient la fuite. Chacun pour soi, dans le desordre le plus total. > Soudain affaibli, il frappa la cheville de son porte-etendard. Celui-ci s'avanca et les Goths le suivirent, tuant et tuant sans cesse. Rares furent les Huns qui rentrerent chez eux. Dagobert se palpa la gorge. La pointe de l'arme s'etait enfoncee profondement. Le sang coulait a gros bouillons. Le vacarme de la guerre s'eloigna. Il entendait toujours les cris des blesses, les hommes comme les chevaux, et les croassements des corbeaux. Puis ces bruits aussi s'estomperent. Ses yeux chercherent le soleil fuyant. L'air chatoya et fremit. Le Vagabond etait la. Il descendit de sa monture d'outre-monde, s'agenouilla dans la boue, plaqua ses mains sur la plaie de son fils. >, murmura Dagobert, n'emettant qu'un gargouillis tant le sang inondait son palais. Un immense chagrin se peignit sur ce visage qu'il ne se rappelait que lointain et severe. -- Avons... nous... gagne ? -- Oui. Nous ne reverrons plus les Huns avant longtemps. Grace a toi. >> Le Goth sourit. > Cari serra Dagobert dans ses bras jusqu'a ce que vienne la mort, et longtemps apres cela. 1933 -- Chut, mon cheri. Ce devait etre ainsi. -- Mon fils ! Mon fils ! -- Viens pres de moi. Ne crains pas de pleurer. -- Mais il etait si jeune, Laurie ! -- C'etait deja un homme. Tu n'abandonneras pas ses enfants, tes petits-enfants, n'est-ce pas ? -- Non, jamais. Mais que puis-je faire ? Dis-moi ce que je peux faire pour eux. Ils sont condamnes, les d... descendants de Jorith periront tous, je ne puis le changer, alors que faire pour les aider ? -- Nous y reflechirons plus tard, mon cheri. Pour l'instant, repose-toi, je t'en prie, dors un peu. >> 337-344 Tharasmund etait dans son treizieme hiver lorsque perit son pere Dagobert. Neanmoins, les Teurings firent de lui leur chef apres qu'ils eurent inhume le defunt dans un tumulus haut perche. Ce n'etait qu'un enfant, mais un enfant prometteur, et ils ne souhaitaient pas qu'une autre lignee regne sur eux. En outre, on ne s'attendait point a de nouvelles invasions apres la bataille du Dniepr. L'alliance de Huns qu'ils avaient vaincue etait formee de nombreuses tribus. Les autres ne s'en prendraient pas de sitot aux Goths, et les Herules eux aussi se tiendraient tranquilles. Si l'on devait a nouveau guerroyer, ce serait dans des terres lointaines, au service du roi Geberic. Tharasmund aurait le temps de grandir en force et en sagesse. Et puis, il ne manquerait pas de beneficier des conseils de Wodan. Waluburg, sa mere, epousa en seconde noces un homme du nom d'Ansgar. Quoique d'un rang inferieur au sien, c'etait un homme prospere et denue d'ambition. Non contents de bien administrer leur maison, ils se montrerent des regents avises. S'ils resterent en fonction lorsque Tharasmund entama son regne, ce fut a sa demande. Comme tous ceux de sa lignee, il etait pris de bougeotte et souhaitait voyager en toute liberte. Il fut bien inspire, car maints changements traverserent le monde en ce temps-la. Un chef devait en etre informe s'il voulait gouverner avec sagesse. Rome etait a nouveau en paix avec elle-meme, bien que Constantin ait scinde l'Empire en deux parties, l'Orient et l'Occident. Comme capitale de l'Orient, il avait choisi la cite de Byzance, lui donnant un nom inspire du sien. Elle se mit a croitre et a prosperer. Apres avoir subi quelques defaites, les Wisigoths firent la paix avec Rome et le commerce devint florissant sur les berges du Danube. Constantin avait fait du Christ le seul et unique dieu de l'Empire. Les proselytes de cette foi essaimaient de toutes parts. Les Goths d'Occident les ecoutaient avec une attention croissante. Ceux qui testaient fideles a Tiwaz et a Frija en prenaient ombrage. Non seulement les anciens dieux risquaient de se venger d'un peuple ingrat, mais en outre Constantinople ne pouvait que profiter de l'avenement du nouveau. Si les chretiens placaient le salut de l'ame avant toute chose, il n'en etait pas moins preferable d'etre dans les bonnes graces de l'Empire. Petit a petit, le ressentiment monta entre les deux factions. Vu leur situation geographique, les Ostrogoths ne prirent conscience de la situation que fort tardivement. Les quelques chretiens presents parmi eux etaient en majorite des esclaves venus d'Occident. Il y avait bien une eglise a Olbia, mais elle ne servait qu'aux marchands romains - une simple cabane en bois, bien pauvre comparee aux antiques temples de marbre a present desertes. Cependant, a mesure que le commerce se developpait, les colons entraient en contact avec des chretiens, et meme avec des pretres. On vit des femmes se faire baptiser, et meme quelques hommes. Les Teurings rejeterent en bloc cette nouvelle foi. Leurs dieux leur convenaient a merveille, ainsi qu'a tous les Goths d'Orient. Ils s'enrichissaient grace a leurs recoltes, au troc, et aussi au tribut verse par les peuples que leur roi avait soumis. Waluburg et Ansgar firent batir un grand hall digne du fils de Dagobert. Il se dressait sur la rive droite du Dniepr, dominant le lit etincelant du fleuve, les pres et les champs caresses par le vent, les forets ou nichaient des oiseaux dont les volees occultaient les cieux. Des dragons graves dans le bois dominaient ses pignons ; au-dessus de ses portes etaient fixes des bois d'elan et des cornes d'aurochs, dores a l'or fin ; sur les piliers figuraient tous les dieux - a l'exception de Wodan, qui avait droit a son propre temple. Autour de cet edifice pousserent des batisses plus modestes, jusqu'a ce que l'ensemble forme un veritable village. La vie envahit le voisinage : hommes, femmes, enfants, chevaux, chiens, chariots, armes, bavardages, rires, chansons, bruits de pas sur les paves, marteaux, scies, meules, feux, jurons, pleurs de temps a autre. Sur la berge, une remise abritait un bateau lorsqu'il ne naviguait pas, et les quais en voyaient souvent d'autres, aux soutes emplies de fabuleuses cargaisons. On nomma ce hall Heorot, car le Vagabond avait dit en souriant que c'etait la le nom d'un grandiose edifice du Nord. Il venait tous les deux ou trois ans passer quelques journees, a l'ecoute des nouveautes. Tharasmund etait plus sombre que son pere : les cheveux marron, le corps, les traits et l'ame plus lourds. Ce n'etait pas un mal, se disaient les Teurings. Qu'il profite de sa jeunesse pour assouvir sa soif d'aventures et acquerir ainsi la sagesse ; il ne les en gouvernerait que mieux une fois rassis. Sans doute auraient-ils besoin d'un chef indefectible. On racontait qu'un roi rassemblait les Huns autour de lui, comme jadis Geberic l'avait fait des Ostrogoths. Et on disait aussi qu'Ermanaric, l'heritier de ce dernier, etait un etre cruel et dominateur. En outre, la maison royale n'allait surement pas tarder a migrer vers le Sud, quittant les marecages pour gagner ces terres ensoleillees ou s'etait etabli le plus gros du peuple. Les Teurings voulaient un chef capable de defendre leurs droits. Tharasmund entama son ultime voyage alors qu'il avait dix-sept hivers, un voyage qui devait durer trois ans. Il le conduisit a travers la mer Noire et jusqu'a Constantinople. Son navire revint sans lui, et sa famille resta longtemps sans nouvelles. Mais on ne redoutait pas le malheur, car le Vagabond avait decide d'accompagner son petit-fils durant ce periple. Par la suite, Tharasmund et ses compagnons ne manquerent pas de recits fabuleux pour animer leurs soirees. Apres leur sejour dans la Nouvelle-Rome - une succession de prodiges et de peripeties memorables -, ils s'enfoncerent a l'interieur des terres, traversant la Mesie pour gagner les rives du Danube. La, ils passerent un an chez les Wisigoths. Le Vagabond avait insiste pour que Tharasmund se lie d'amitie avec ces tribus. Et ce fut la que le jeune homme rencontra Ulrica, fille du roi Athanaric. Ce puissant souverain venerait encore les anciens dieux, et le Vagabond s'etait deja manifeste en son royaume. Il etait ravi de faire alliance avec une puissante maison d'Orient. Quant aux deux jeunes gens, ils s'entendaient a merveille. Quoique d'un temperament un peu sec, Ulrica etait a meme de gerer une maisonnee, de porter des enfants robustes et d'epauler son homme. On parvint a un accord : Tharasmund allait regagner son pays, serments et cadeaux seraient echanges, et, dans un delai d'un an, sa promise le rejoindrait. Le Vagabond ne passa qu'une nuit a Heorot avant de prendre conge. Tharasmund et ses compagnons ne firent que peu de confidences a son sujet, le louant pour ses sages conseils mais remarquant qu'il lui arrivait souvent de disparaitre. Il etait bien trop etrange pour se preter a des bavardages. Bien des annees plus tard, cependant, alors qu'il se trouvait aupres d'Erelieva, Tharasmund lui confia : > 1858 Contrairement a la plupart des agents des echelons superieurs, Herbert Ganz n'avait pas abandonne son milieu d'origine. Lorsque la Patrouille l'avait recrute, c'etait un homme d'age mur double d'un celibataire endurci, et il appreciait sa condition de Herr Professor a l'universite Friedrich-Wilhelm de Berlin. En regle generale, il revenait de ses voyages temporels cinq minutes apres son heure de depart pour reprendre son existence routiniere d'universitaire un peu pedant. Lesdits voyages le menaient le plus souvent dans un bureau a l'equipement futuriste, et il ne se rendait que rarement dans les anciens milieux germaniques auxquels il avait consacre sa carriere. > Il se sentait oblige d'accorder l'hospitalite aux agents de terrain lorsqu'ils venaient en personne lui faire leur rapport. Pour la cinquieme fois de mon existence, nous avons partage un dejeuner gargantuesque, suivi par une sieste et une promenade sur l'Unter den Linden. Le crepuscule tombait sur ce jour estival lorsque nous avons regagne son domicile. Sous les arbres parfumes resonnait le tac-tac-tac des chevaux de fiacre, des gentilshommes saluaient d'un coup de chapeau les dames de leur connaissance, un rossignol chantait dans une roseraie. Nous croisions de temps a autre un officier prussien, mais nul ne voyait en lui une image de l'avenir. La maison etait fort spacieuse, ce qui n'apparaissait pas immediatement vu les livres et le bric-a-brac qui l'emplissaient. Apres m'avoir conduit dans la bibliotheque, Ganz a sonne sa soubrette qui est arrivee sans tarder, vetue d'une robe noire, d'un tablier et d'une coiffe blanche. > Une fois qu'elle se fut eclipsee, il laissa choir sur un sofa son corps des plus corpulents. >, m'a-t-il confie tout en essuyant son pince-nez. Le service medical de la Patrouille aurait pu le guerir de sa myopie, mais il lui aurait alors fallu expliquer pourquoi il n'avait plus besoin de verres correcteurs, et il s'etait accommode de cette deficience. > La tristesse s'est peinte sur son visage rougeaud. > Il a passe une main sur son crane degarni. > Je n'ai rien repondu a cela. Une fois que nous nous sommes retrouves seuls, j'ai pris tout mon temps pour installer l'appareil que j'avais apporte dans mes bagages. (Je me faisais passer pour un lettre britannique en visite, ce qui m'obligeait a travailler mon accent. En adoptant une identite americaine, j'aurais ete harcele de questions sur l'esclavage et les Peaux-Rouges.) Alors que Tharasmund et moi sejournions chez les Wisigoths, nous avions eu l'occasion de rencontrer Ulfdas. J'avais enregistre l'evenement, comme je le faisais dans les cas exceptionnels. Ganz desirerait surement voir le plus grand missionnaire envoye par Constantinople, l'apotre des Goths, dont la traduction de la Bible constituait la seule source d'information sur le gotique avant l'avenement du voyage temporel. L'hologramme a empli la piece. En lieu et place du chandelier, des etageres de livres, des meubles de style empire flambant neufs, des bustes, des huiles et des estampes, de la vaisselle, du papier peint a motifs chinois et des tentures marron, est apparu un feu de camp au coeur de la nuit. Et en me voyant moi-meme, ou plutot en voyant le Vagabond que j'etais, je me suis senti dissocie de la scene. (Les enregistreurs sont des appareils operant a l'echelle moleculaire, capables de collecter des donnees sensorielles avec une relative autonomie. J'avais dissimule celui-ci sur ma lance, laquelle etait posee contre un arbre. Comme je souhaitais rencontrer Ulfdas hors de toute ceremonie, j'avais choisi notre itineraire afin qu'il croise le sien alors que nous traversions une region que les Romains appelaient la Dacie avant de s'en retirer et que mon epoque appelait la Roumanie. Apres s'etre respectivement assures de leurs intentions pacifiques, mes Ostrogoths et ses Byzantins avaient dresse le camp et partage leur repas.) Une muraille d'arbres plongeait la clairiere dans l'ombre. Les volutes de fumee occultaient les etoiles. Un hibou ululait sans se lasser. La nuit etait encore douce, mais la rosee commencait a glacer l'herbe. Les hommes etaient assis autour du feu, hormis Ulfdas et moi-meme. Son zele l'avait pousse a se lever, et je ne pouvais me permettre d'etre domine en public. Tous nous regardaient et ecoutaient, et certains esquissaient parfois un signe, la Hache ou la Croix. En depit de son nom - Wulfila, a l'origine -, c'etait un homme de petite taille, aux epaules larges, au nez epate ; il tenait son physique de ses grands-parents cappadociens, enleves par les Goths lors du raid de 264. Conformement au traite de 332, il s'etait rendu a Constantinople, a la fois en tant qu'emissaire et en tant qu'otage. Il etait missionnaire a son retour chez les Wisigoths. Il prechait l'arianisme plutot que la doctrine du Concile de Nicee, qui avait condamne Arius pour heresie. Mais il etait neanmoins a l'avant-garde du christianisme. > Il avait adopte un ton des plus poses, mais les regards qu'il me jetait etaient aceres. -- Je ne suis point un demon malefique. >> Etait-ce bien moi qui me dressais devant lui, cet homme emacie, gris, enveloppe dans sa cape, condamne a vivre un futur qu'il ne connaissait que trop bien - une silhouette semblant emaner des tenebres et du vent ? Cette nuit-la, quinze cents ans apres cette autre nuit, j'avais l'impression de voir un etre different, Wodan en personne, l'eternel deracine. La ferveur d'Ulfilas brulait en lui. -- Pour quoi faire, pretre ? Les Goths ne sont pas un peuple du Livre, tu le sais bien. Ils sont disposes a faire offrande au Christ, certains le font deja. Mais jamais tu ne ferais offrande a Tiwaz. -- Non, car le Seigneur nous a interdit d'adorer un autre dieu que Lui. Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi. Que les hommes reverent le fils de Dieu, oui ; mais la nature du Christ...>> Et Ulfilas s'est lance dans un sermon. Celui-ci n'avait rien d'une exhortation. Il etait trop malin. Il parlait d'un ton pose, raisonnable, respirant parfois la bonne humeur. Il n'hesitait pas a user d'une imagerie paienne, et il se contentait d'esquisser ses idees sans trop insister. J'ai vu certains de mes hommes hocher la tete d'un air pensif. L'arianisme etait plus conforme a leurs traditions et a leur temperament qu'un catholicisme dont, de toute facon, ils n'avaient jamais entendu parier. Les Goths finiraient par opter pour ce type de christianisme, ce qui declencherait des siecles de conflits. Je ne m'etais pas tres bien sorti de la confrontation. Mais comment aurais-je pu defendre un paganisme en lequel je ne croyais pas et que je savais condamne a disparaitre ? Non que j'eusse ete plus zele pour defendre le Christ. Le moi de 1858 a cherche Tharasmund du regard. Sur son visage juvenile, je distinguais les traits de ma chere Jorith... -- Fort bien. >> Je me suis refugie dans les faits. > Evoquer celle-ci eveillait en moi de penibles souvenirs, mais j'ai sorti mes notes et mes enregistrements, et j'ai poursuivi vaillamment. 344-347 L'annee meme ou Tharasmund revint a Heorot pour assumer son role de chef des Teurings, Geberic s'eteignit dans le hall de ses peres, sur un pic des Hautes Tatras. Son fils Ermanaric devint le roi des Ostrogoths. Vers la fin de l'annee suivante, Ulrica, fille d'Athanaric le Wisigoth, vint rejoindre son promis Tharasmund a la tete d'une grande et riche compagnie. Leur mariage donna lieu a une fete memorable, qui reunit des centaines d'invites et fut l'occasion de maints repas, beuveries, jeux, echanges de cadeaux, rejouissances et vantardises. Exaucant le voeu de son petit-fils, le Vagabond en personne unit les deux epoux et conduisit a la lueur des torches la promise a la chambre ou l'attendait son aime. Il s'en trouva certains, quoique aucun parmi les Teurings, pour murmurer que Tharasmund semblait un peu presomptueux, comme s'il n'avait pas l'intention de rester eternellement le feal de son roi. Il dut partir en guerre peu apres ses epousailles. Les Herules semaient la devastation dans les marches. Il fallut un hiver entier pour les repousser et devaster une partie de leur contree. A peine la campagne etait-elle achevee qu'Ermanaric convoqua aupres de lui tous les chefs de tribu. Cette reunion se revela fructueuse. On dressa les plans de nouvelles conquetes et d'autres louables entreprises. Ermanaric deplaca sa cour vers le Sud, afin de se rapprocher de son peuple. Outre les Greutungs dont il etait le souverain, nombre de chefs de tribu l'accompagnerent avec leurs escortes. Ce fut la un splendide periple, que les bardes chanterent en des termes dont le Vagabond entendit bientot parler. Tout ceci explique qu'Ulrica ait tarde a enfanter. Mais peu apres que Tharasmund l'eut retrouvee, son ventre s'arrondit de facon tres visible. Elle declara a ses suivantes qu'elle allait donner naissance a un garcon, dont la renommee rivaliserait avec celle de ses ancetres. Elle accoucha par une nuit d'hiver - sans difficulte selon certains, au mepris de la douleur a en croire d'autres. Heorot se rejouit. Le pere fit savoir qu'il donnerait un festin pour la ceremonie du nom. Voila qui romprait la monotonie de la saison, en attendant la fete du solstice. Une foule se massa bientot autour du hall. On trouvait parmi eux des hommes qui saisirent l'occasion pour s'entretenir en prive avec Tharasmund. Ils avaient des reproches a faire au roi Ermanaric. La grande salle etait decoree de guirlandes d'aiguilles de pin, de tentures, de bijoux, de verrerie romaine. Bien que le jour n'ait pas encore deserte les champs enneiges, des lampes eclairaient deja les lieux. Vetus de leurs plus beaux atours, les plus notables des yeomen et des femmes teurings entouraient le trone, sur lequel on avait pose le bebe dans son berceau. Les plus humbles, les enfants et les chiens se tenaient contre les murs. Le parfum du pin et de l'hydromel emplissait les cranes. Tharasmund s'avanca. Il tenait dans sa main la hache consacree, qu'il brandirait au-dessus de son fils en demandant la benediction de Donar. A ses cotes avancait Ulrica, qui portait une jarre contenant de l'eau du puits de Frija. Jamais on n'avait vu plus splendide ceremonie, hormis lors de la naissance du premier-ne d'une maison royale. > Tharasmund s'interrompit. Tous les regards se tournerent vers la porte. Un soupir deferla sur l'assemblee. > Tapant le sol de sa lance, le Vagabond s'approcha. Il pencha sa tete grise sur l'enfant. -- Quel sera son nom ? -- Celui d'un ancetre de sa mere, afin de raffermir notre alliance avec les Goths d'Occident - Hathawulf. >> Le Vagabond demeura sans bouger pendant un moment qui sembla s'eterniser. Puis il leva enfin la tete. Le rebord de son chapeau plongeait son visage dans l'ombre. >, dit-il a voix basse, comme s'il parlait pour lui-meme. > Haussant le ton : > 1934 Emergeant de l'antenne new-yorkaise pour me retrouver dans le froid et les tenebres de decembre, je me suis rendu chez moi a pied. L'eclairage public et les vitrines des magasins me jetaient Noel a la figure, mais les acheteurs etaient rares. Au coin des rues beuglaient les orchestres de l'Armee du salut et tintaient les clochettes des peres Noel demandant la charite, tandis que des vendeurs a la triste figure proposaient des articles sans interet. Il n'y avait pas de Depression chez les Goths, ai-je songe. Mais les Goths avaient moins a perdre. Sur le plan materiel, a tout le moins. Sur le plan spirituel... qui aurait pu le dire ? Pas moi, qui avais pourtant vu ma part d'Histoire et n'avais pas fini d'en voir. En m'entendant arriver sur le palier, Laurie a ouvert en grand la porte de notre appartement. Nous etions convenus de cette date pour nos retrouvailles, apres son retour de Chicago, ou l'on exposait ses toiles. Elle m'a serre tres fort. Comme nous entrions, sa joie s'est estompee. Nous avons fait halte au milieu de la salle de sejour. Elle a pris mes mains dans les siennes, m'a devisage en silence puis m'a demande a voix basse : -- Rien que je n'aurais du prevoir, ai-je repondu d'une voix aussi engourdie que mon ame. Euh... comment s'est passee l'exposition ? -- Tres bien, a-t-elle repondu d'une voix neutre. En fait, j'ai deja vendu deux toiles pour une coquette somme. >> Le souci s'est peint sur son visage. -- Ca va. Pas la peine de me bichonner. -- Peut-etre que ca me fait du bien. Tu n'y as jamais pense ? >> Elle m'a pousse vers mon fauteuil prefere. Je m'y suis effondre et j'ai contemple l'exterieur. De lointaines lueurs parvenaient jusqu'a nos fenetres, comme pour faire reculer la nuit. La radio diffusait un programme de chants de Noel. Douce nuit, sainte nuit...>> >, m'a lance Laurie depuis la cuisine. J'ai obtempere, et c'etait soudain comme si j'etais vraiment rentre chez moi, a la facon d'un Goth debouclant son ceinturon. Elle est revenue avec deux scotch-citron bien tasses et m'a effleure le front des levres avant de prendre place dans un fauteuil en face de moi. > Nous avons leve nos verres et bu. Elle a attendu en silence le temps que je sois pret. J'ai lache d'une traite : -- Qui ca ? -- Hamther. Son frere Sorli et lui ont peri en voulant venger leur soeur. -- Je sais, a-t-elle murmure. Oh ! Cari, mon cheri. -- Le premier fils de Tharasmund et d'Ulrica. Il s'appelle en fait Hathawulf, mais il est facile de voir comment ce nom a pu donner celui de Hamther a mesure que l'histoire etait colportee au fil des siecles. Et ils comptent donner a leur prochain fils le nom de Solbern. Et le moment correspond. Ce seront tous deux des jeunes adultes quand...>> Je n'ai pas pu continuer. Elle s'est penchee vers moi, me rappelant a la realite d'une caresse de sa main. Puis elle a repris, un peu sechement : -- Hein ? >> J'etais si etonne que j'en ai oublie ma peine l'espace d'un instant. -- Ton travail consiste a determiner ce que les gens ont mis dans leurs contes et leurs chants. Pas a vivre leurs faits et gestes. Saute une etape, mon cheri. Debrouille-toi pour que... Hathawulf soit mort la prochaine fois que tu reviendras parmi eux. -- Non ! >> Me rendant compte que j'avais crie, j'ai bu une lampee d'alcool pour me reconforter, puis je l'ai regardee droit dans les yeux et j'ai repondu posement : -- Ni les aider. Tout ceci est predestine. -- Nous ignorons ce qui se passera... ce qui s'est passe. Et comment je pourrais... Non, Laurie, je t'en prie, cessons de parler de cela. >> Soupir. > Elle s'est abstenue d'ajouter : Pour toi, Jorith est un souvenir encore vif. > Les mots me manquaient, car je percevais sa souffrance. Elle a eu un sourire hesitant. > > 348-366 Athanaric, roi des Goths d'Occident, detestait le Christ. Outre qu'il etait attache aux dieux de ses peres, il voyait en l'Eglise un agent de l'Empire. Qu'elle accroisse son influence parmi les siens, raisonnait-il, et ils finiraient par se prosterner devant les Romains. Par consequent, il dressa ses hommes contre elle, empecha les familles de chretiens assassines d'obtenir reparation et, pour finir, promulgua une loi concue pour les faire massacrer a la moindre provocation. Ou du moins le pensait-il. Les Goths baptises, qui etaient de plus en plus nombreux, se rapprocherent et deciderent de laisser le Seigneur decider de l'issue de la crise. L'eveque Ulfilas critiqua leur position. Si les martyrs devenaient des saints, il fallait des fideles bien vivants pour repandre la Bonne Parole. Il demanda a Constantin d'autoriser ses ouailles a gagner la Mesie, ce que l'Empereur lui accorda. Il leur fit traverser le Danube et ils s'etablirent dans les monts Balkans. Les guerriers d'hier devinrent un peuple de fermiers et de bergers des plus paisibles. Lorsque cette nouvelle parvint a Heorot, Ulrica eclata de rire. > Elle s'etait rejouie trop vite. Durant les trente annees suivantes, Ulfilas poursuivit son oeuvre. Tous les chretiens wisigoths ne l'avaient pas suivi. Certains etaient restes au nord du Danube, parmi lesquels des chefs suffisamment puissants pour assurer la protection des leurs. On leur envoya des missionnaires, dont le zele porta ses fruits. Pour contrer les persecutions d'Athanaric, les convertis se chercherent leur propre chef. Ce role echut a Frithigern, un membre de la maison royale. Bien que les deux factions n'en vinssent jamais a la guerre ouverte, les affrontements ne manquerent pas. Plus jeune que son rival, bientot plus riche que lui du fait de ses echanges avec les Romains, Frithigern poussa de nombreux Goths d'Occident a entrer dans le sein de l'Eglise, une conversion leur paraissant des plus profitables. Les Ostrogoths etaient peu touches par cette evolution. Le nombre de chretiens parmi eux augmenta, mais lentement et sans que cela pose probleme. Le roi Ermanaric ne se souciait ni des dieux ni de l'autre monde. Il etait trop affaire a s'emparer des fruits de celui-ci. Il guerroyait dans toute l'Europe de l'Est. Les Herules furent defaits au prix de plusieurs campagnes. Ceux qui refuserent de se soumettre migrerent vers l'Occident pour rejoindre des peuples auxquels ils etaient apparentes. Les Estes et les Wendes se revelerent des proies faciles. Mais Ermanaric et ses troupes pousserent plus au nord, par-dela les terres que son pere considerait comme siennes. Au bout du compte, le domaine reconnaissant son autorite s'etendit de l'Elbe a l'embouchure du Dniepr. Tharasmund gagna gloire et butin au service du roi. Mais il n'appreciait guere la cruaute de celui-ci. Lors des assemblees, il defendait souvent les droits des autres tribus en plus de la sienne. Ermanaric ne pouvait que se rendre a ses arguments, fut-ce a contrecoeur. Les Teurings etaient encore trop puissants pour qu'il s'en fasse des ennemis. D'autant plus que nombre de Goths auraient hesite a affronter une maison dont l'etrange fondateur se manifestait encore de temps a autre. Le Vagabond etait present lorsqu'on donna son nom a Solbern, le troisieme fils de Tharasmund et d'Ulrica. Le deuxieme etait mort en bas age, mais Solbern, a l'instar de son frere, grandit en force et en beaute. Ensuite, ils eurent une fille, qu'ils nommerent Swanhild. Le Vagabond etait a nouveau la pour la ceremonie, mais il ne s'attarda point et on ne le revit plus durant des annees. Swanhild devint une fort belle enfant, d'une nature douce et joyeuse. Ulrica porta trois autres enfants. Aucun d'eux ne vecut tres longtemps. Tharasmund s'absentait souvent pour guerroyer, commercer, solliciter le conseil d'hommes avises, gouverner le destin des Teurings. A son retour, il couchait le plus souvent avec Erelieva, la concubine qu'il avait prise peu apres la naissance de Swanhild. Ce n'etait ni une esclave ni une misereuse, mais la fille d'un yeoman prospere. Elle aussi descendait de Winnithar et de Salvalindis, du cote de sa mere. Tharasmund avait fait sa connaissance lors d'une des tournees annuelles qu'il effectuait parmi les tribus afin de recueillir leurs avis et leurs doleances. Il prolongea cette etape-la, et on les vit tres souvent ensemble. Plus tard, il lui envoya des messagers pour l'inviter a le rejoindre. Ces derniers offrirent a ses parents des presents de qualite, ainsi que la promesse d'une alliance honorable entre les deux familles. Cette offre n'etait pas de celles que l'on refuse, et, comme la jeune femme etait consentante, elle repartit avec les hommes de Tharasmund. Celui-ci tint parole et la cherit. Lorsqu'elle lui donna un fils, Alawin, il organisa une fete aussi somptueuse que celles donnees en l'honneur de Hathawulf et de Solbern. Elle n'eut que peu d'enfants par la suite, qui tous moururent en bas age, mais il lui conserva son amour. Ulrica en concut de l'amertume. Elle n'en voulait pas a Tharasmund d'avoir une autre femme : la plupart des hommes agissaient ainsi quand ils en avaient les moyens, et celle-ci n'etait pas la premiere. Ce qui la mettait en rage, c'etait le statut qu'il accordait a Erelieva : elle etait la seconde dans la maisonnee et la premiere dans son coeur. Bien qu'Ulrica fut trop fiere pour se lancer dans une querelle perdue d'avance, son ressentiment n'en etait pas moins evident. Elle battit froid a Tharasmund, meme lorsqu'il rejoignait sa couche. Il finit donc par s'en abstenir, hormis lorsqu'il esperait un nouvel heritier. Lorsqu'il s'absentait, Ulrica deversait a l'envi son fiel sur Erelieva, la raillant et la moquant sans cesse. La jeune femme souffrait en silence. Elle se gagnait des amis a mesure que la megere perdait les siens. En reaction, Ulrica preta une attention accrue a ses fils, qui devinrent tres proches d'elle. C'etaient des garcons fougueux, vifs et impatients d'apprendre a devenir des hommes, aimes de tous ceux qui les rencontraient. Quoique fort differents de caractere, l'aine etant plus actif, le cadet plus pensif, ils etaient attaches l'un a l'autre. Quant a leur soeur Swanhild, elle etait adoree de tous les Teurings - Erelieva et Alawin inclus. Durant cette periode, le Vagabond ne se manifesta que rarement, et toujours pour de breves visites. Il n'en devint que plus impressionnant aux yeux de tous. Lorsqu'on apercevait sa silhouette dans les collines, le son de la corne depechait vers lui une escorte de cavaliers. Il etait encore plus taiseux que jadis. On eut dit qu'un chagrin secret pesait sur ses epaules, mais personne n'osait l'interroger a ce propos. Cela etait surtout evident lorsque Swanhild venait a passer pres de lui, dans toute sa beaute juvenile, lorsqu'elle lui servait une coupe de vin de sa main tremblante, ou lorsqu'elle se melait aux enfants qui l'ecoutaient, captives, dispenser contes et conseils avises. > dit-il un jour a Tharasmund. Le fier guerrier frissonna sous ca cape. Depuis quand cette femme reposait-elle dans la terre ? Un jour, on vit le Vagabond afficher de la surprise. Depuis sa precedente visite, Erelieva etait venue vivre a Heorot et avait donne naissance a son fils. Un peu intimidee, elle s'approcha de l'Ancien afin de le lui montrer. Il resta muet un long moment avant de demander : -- Alawin, sire. -- Alawin ! >> Le Vagabond porta une main a son front. > Un temps s'ecoula, puis il murmura : > Personne ne put dechiffrer son propos. Les annees passerent. La puissance du roi Ermanaric ne faisait que croitre. Son avidite et sa cruaute croissaient avec elle. Alors que Tharasmund et lui etaient dans leur quarantieme hiver, le Vagabond fit une nouvelle apparition. Ceux qui l'accueillirent avaient la mine sombre et le verbe rare. Heorot grouillait d'hommes en armes. Tharasmund salua son hote d'un air grave. > Le Vagabond etait aussi immobile qu'une statue de pierre. -- Pour que la situation soit claire meme a nos yeux ? Mais elle ne l'est que trop. Enfin... que ta volonte soit faite. >> Tharasmund reflechit. > Ceux-ci se revelerent fort mal assortis. Liuderis, un colosse grisonnant, etait l'homme de confiance du chef. Il faisait office d'intendant du domaine et de capitaine des troupes par interim. Le second n'etait qu'un garcon roux de quinze ans, glabre mais bien bati, dont les yeux verts exprimaient une rage hors de proportion avec sa jeunesse. Tharasmund le presenta : Randwar, fils de Guthric, un Greutung plutot qu'un Teuring. Tous quatre se retirerent dans une salle isolee. La breve journee hivernale touchait a son terme. Quelques lampes donnaient un peu de lumiere, un brasero une maigre chaleur, mais les hommes s'emmitouflaient dans leurs fourrures et leur haleine blanche emplissait la penombre. La salle etait richement meublee a la romaine, avec une table aux incrustations de nacre. On distinguait des tentures et des volets ornes de gravures. Des serviteurs avaient apporte une carafe de vin et des verres. Le plancher de chene resonnait des bruits de la vie tout autour. Le fils et le petit-fils du Vagabond avaient prospere. Mais Tharasmund ne cessait de grimacer, de s'agiter sur son siege, de triturer ses boucles brunes et sa barbe court taillee. Puis il se tourna vers son visiteur et lui dit d'une voix eraillee : > Cette metaphore designait le feu : ce qu'il evoquait la, c'etait un soulevement, une guerre civile, la mort du roi des Goths. Nul n'aurait pu dire si le visage du Vagabond avait fremi. Les ombres se mouvaient sur ses rides au rythme des flammes chancelantes. >, demanda-t-il. Tharasmund adressa un signe de tete a Randwar. > Le jeune homme deglutit. La rage ne tarda pas a l'emporter sur la timidite que lui inspirait le visiteur. Durant tout son discours, il ne cessa de se frapper le genou du poing. -- C'est souvent ainsi qu'agissent les rois. >> La voix du Vagabond etait de fer. -- Mon... mon pere etait lui aussi fils d'Aiulf, et il est mort tres jeune. C'est mon oncle Embrica et son epouse qui m'ont eleve. J'etais parti en expedition de chasse lorsque c'est arrive. A mon retour, la maison n'etait plus qu'un tas de cendres. On m'a dit que les hommes d'Ermanaric avaient tous violente ma mere adoptive avant de lui trancher la gorge. Elle... elle etait apparentee a cette maison. Je suis venu ici. >> Il s'effondra sur son siege, refoula vaillamment ses pleurs, vida son verre d'un trait. > Liuderis secoua la tete. -- Ni l'un, ni l'autre, je pense, repondit Tharasmund. A mon avis, c'est Sibicho, son conseiller - un conseiller vandale, qui plus est -, c'est Sibicho qui insuffle le mal en lui. Mais Ermanaric a toujours ete dispose a l'ecouter, oh ! oui. >> S'adressant au Vagabond : > Le Vagabond acquiesca. -- Nous allons exiger justice de sa part, reprit Tharasmund. Il devra payer double reparation et, lors de la grande assemblee, jurer sur la Pierre de Tiwaz qu'il respectera desormais les anciennes lois et coutumes. Sinon, je souleverai tout le pays contre lui. -- Il a quantite de partisans, l'avertit le Vagabond, qu'ils lui aient fait serment d'allegeance, qu'ils le craignent trop pour lui resister, qu'ils esperent s'enrichir a son service ou qu'ils estiment qu'un roi puissant est necessaire pour proteger les frontieres a present que les Huns rassemblent leurs forces, tel un serpent se preparant a bondir sur sa proie. -- Certes, mais pourquoi ce roi serait-il forcement Ermanaric ? >> intervint le jeune Randwar. L'espoir eclaira le visage de Tharasmund. > Ce fut d'une voix lourde d'angoisse qu'on lui repondit : > Tharasmund resta muet un moment. Puis il demanda : > Le Vagabond observa un nouveau silence, puis repondit comme a contrecoeur : > C'est ainsi qu'il partit avec les autres, a la tete de la troupe. Ermanaric possedait plusieurs demeures dans son royaume. Il allait de l'une a l'autre, accompagne de ses gardes, de ses conseillers et de ses serviteurs. Peu apres avoir fait tuer ses neveux, il avait eu l'audace de s'installer a trois jours de cheval de Heorot. Trois jours d'une ambiance lourde. Un manteau de neige recouvrait la terre. Elle craquait sous les sabots. Le ciel etait gris et bas, l'air immobile et apre. Les maisons se blottissaient sous le chaume. Les arbres etaient nus, hormis les coniferes a l'allure sinistre. Personne ne parlait ni ne chantait, meme autour du feu de camp le soir venu. Mais lorsque leur destination fut en vue, Tharasmund donna de la corne et ils arriverent au galop. Les sabots claquaient sur le pave, les chevaux hennissaient lorsque les Teurings entrerent dans la cour royale. Les gardes, a peu pres aussi nombreux qu'eux, se tenaient devant le hall, la lance prete mais abaissee. > rugit Tharasmund. C'etait une insulte calculee : par ce mot, il leur signifiait qu'ils n'etaient pas a ses yeux des hommes libres, mais des esclaves ou des chiens. Le capitaine rougit et repliqua : -- Faites ce qu'il dit >>, murmura Tharasmund a Liuredis. Le vieux guerrier gronda : -- Nous sommes venus parler >>, s'empressa de dire le Vagabond. Il mit pied a terre, imite par Tharasmund et par Randwar. Les portiers s'ecarterent devant eux et ils franchirent le seuil. La salle etait emplie de gardes. Ils etaient armes, contrairement aux usages. Assis le dos au mur est, flanque de ses courtisans, Ermanaric attendait. C'etait un geant au port inflexible. Ses cheveux noirs et sa barbe en eventail encadraient un visage ride et severe. Vetu de splendides atours, il portait une couronne et des bracelets en or massif, que faisait luire l'eclat des torches. Ses vetements etaient exotiques, par le tissu comme par la teinture, et bordes de martre et d'hermine. Il tenait dans sa main un gobelet de cristal, et des rubis etincelaient a ses doigts. Il demeura silencieux jusqu'a ce que les trois voyageurs crottes et epuises s'arretent devant son trone. Il prit le temps de leur jeter un regard mauvais, puis il dit : -- Tu sais qui sont ces deux-la, repondit le chef des Teurings, comme tu sais ce qui nous amene ici. >> Sibicho - un homme souffreteux, au teint de cendre, assis a la droite du roi - lui murmura a l'oreille. Ermanaric opina. -- Non, repondit Tharasmund. Nous n'accepterons ni ton sel ni ta soupe tant que tu n'auras pas fait la paix avec nous. -- Tu parles hors de propos. >> Le Vagabond leva bien haut sa lance. Le silence se fit, et les flammes semblerent crepiter avec plus de force. > Ermanaric le fixa sans broncher et repliqua : > Cet ordre etait comme un soufflet. Le Teuring dut deglutir a trois reprises avant de pouvoir formuler sa demande. -- Quoi ? s'ecria Randwar. Assassin, comment oses-tu dire cela ? >> Les gardes gronderent. Tharasmund retint le garcon d'une main. S'adressant a Ermanaric : -- Je ne marchande pas, retorqua Ermanaric d'une voix glaciale. Accepte mon offre et va-t'en - ou refuse-la et va-t'en, avant que je ne chatie ton insolence. >> Le Vagabond s'avanca. Une nouvelle fois, il leva sa lance pour demander le silence. Son chapeau ombrageait son visage, le rendant encore plus mysterieux ; sur ses epaules, la cape bleue tombait comme une paire d'ailes. > Un murmure parcourut la grande salle. Les hommes fremirent, se signerent, empoignerent leurs armes comme pour se rassurer. On voyait rouler les yeux sur fond de fumee et de penombre. Le Vagabond avait dit son fait. Sibicho tira sur la manche du roi et lui murmura quelques mots. Ermanaric acquiesca. Il se pencha en avant, pointa l'index comme une lame et declara, d'une voix qui fit trembler les solives : > Il se leva d'un bond. Son epee jaillit du fourreau, etincelante. > Le Vagabond ne broncha pas ; a peine vit-on sa lance fremir. -- Je ferai la paix s'ils le souhaitent, dit Ermanaric en souriant de toutes ses dents. Tharasmund, tu as entendu mon offre. L'acceptes-tu ? >> Le Teuring banda ses muscles tandis que Randwar grondait comme un loup aux abois, que le Vagabond restait petrifie comme une idole, que Sibicho ricanait sur son banc. -- Alors disparaissez, tous autant que vous etes, avant que je vous renvoie dans vos niches a coups de fouet. >> En entendant ces mots, Randwar sortit son epee du fourreau. Tharasmund porta la main a la sienne, on vit jaillir le fer de toutes parts. Le Vagabond tonna : > Il fit signe a ses compagnons de le suivre. Ermanaric se mit a rire. Les echos de ce rire les poursuivirent jusqu'au bout de la grande salle. 1935 Laurie et moi nous promenions dans Central Park. Le printemps se repandait autour de nous. Bien qu'il subsistat quelques plaques de neige, l'herbe verdissait deja. Arbres et buissons se criblaient de bourgeons. Plus loin, les gratte-ciels etincelaient, laves par la pluie, sur un fond d'azur ou regataient quelques nuages. La fraicheur de l'air vivifiait le sang. C'est a peine si je le remarquais, perdu que j'etais dans mon hiver. Elle s'est emparee de ma main. > J'ai senti qu'elle partageait ma douleur, dans la mesure ou elle en etait capable. -- Parce que tu y arrives maintenant ? >> Elle s'est reprise en hate. -- Benis soient les faiseurs de paix, c'est ce qu'on m'a enseigne au catechisme. -- Cette guerre est ineluctable. N'est-ce pas ? C'est elle qu'evoquent les contes et les poemes que tu etudies. >> J'ai hausse les epaules. > Peniblement, je me suis eclairci la gorge. -- Mon cheri, mon cheri, a-t-elle soupire, comme tu souffres ! Tu en perds le jugement. Reflechis. C'est ce que j'ai fait - et maintes fois - et, si je ne me suis pas rendue sur place, cela me permet neanmoins d'avoir un certain recul dont... dont tu as choisis de te dispenser. Tout ce que tu m'as rapporte depuis le debut de cette histoire, tout porte a croire que les evenements suivent un cours ineluctable. Si le dieu que tu es pouvait pousser le roi a un compromis, tu y serais parvenu, je n'en doute pas. Mais telle n'est pas la forme du continuum. -- Mais le continuum est flexible ! Quelle importance peut avoir la vie de quelques Barbares ? -- Tu t'emportes, Cari, et tu le sais. Je... je passe des nuits blanches a imaginer ce que tu pourrais tenter. Tu es au bord du precipice. Peut-etre meme commences-tu deja a basculer. -- Les lignes temporelles finiraient par s'ajuster. Comme toujours. -- Si tel etait le cas, nous n'aurions pas besoin d'une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. >> C'est ce que j'avais fait. Je m'etais contraint a l'analyser. Il existe des nexus, des points ou un coups de des peut etre decisif. Et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on pense. Un exemple m'est revenu en memoire, tel un cadavre de noye remontant a la surface. Un instructeur de l'Academie l'avait juge parlant pour les cadets originaires de mon milieu. La Seconde Guerre mondiale a eu des consequences incalculables, la plus importante etant qu'elle a permis aux Sovietiques de controler la moitie de l'Europe. (L'arme nucleaire aurait ete concue dans tous les cas a ce moment-la, car son principe etait deja connu.) Cette situation politico-militaire a entraine des evenements qui ont affecte la destinee du genre humain pendant plusieurs siecles - c'est-a-dire pendant une duree indefinie, vu que ces siecles recelaient leurs propres nexus. Et cependant, Winston Churchill avait raison lorsqu'il a qualifie de > le conflit de 1939-45. Certes, celui-ci trouve en grande partie son origine dans la faiblesse des democraties. Mais il a fallu que les nazis s'emparent de l'Allemagne pour qu'elles reculent devant sa menace. Et si ce mouvement - a l'origine un groupuscule derisoire, que la republique de Weimar avait toutefois traite avec trop de clemence - avait pu acceder au pouvoir dans la patrie de Bach et de Goethe, c'etait uniquement grace au genie d'Adolf Hitler. Et le pere de celui-ci, ne Alois Schicklgruber, etait l'enfant illegitime d'un bourgeois autrichien et de sa soubrette... Supposons que vous mettiez un terme a leur liaison, ce qui pourrait se faire sans causer du tort a quiconque, alors vous avortez toute l'Histoire qui s'ensuit. En 1935, le monde serait deja altere. Peut-etre serait-il preferable a l'original (sur certains points ; pour un temps), peut-etre pas. Il y aurait de grandes chances, par exemple, pour que l'homme n'aille jamais dans l'espace. A tout le moins, l'exploration spatiale serait retardee de plusieurs decennies ; suffisamment pour condamner a mort une Terre exsangue. Il n'y aurait aucune chance pour que cette Histoire parallele debouche sur une Utopie. Peu importe. Si mon intervention alterait de facon significative des evenements survenus du temps des Romains, je serais toujours la ; mais lorsque je regagnerais cette annee 1935, ma civilisation n'aurait jamais existe. Et Laurie pas davantage. > Aucun detail ? Eh bien, je faisais de mes observations un compte rendu exhaustif, sans mentir ni dissimuler quoi que ce soit, mais sans me repandre non plus. La Patrouille ne voulait pas d'une confession larmoyante, pas vrai ? Et on ne me demandait pas de me perdre dans les details triviaux, pas vrai ? De toute facon, cela m'aurait ete impossible. J'ai inspire a fond. -- Tu es ce que tu es, Cari. >> Nous avons poursuivi notre route. Puis elle s'est exclamee : > J'ai vu des larmes perler a ses paupieres, et j'ai fait de mon mieux pour afficher la joie qu'elle-meme s'efforcait de feindre. 366-372 Tharasmund reconduisit ses hommes a Heorot. Ils se separerent et regagnerent leurs foyers. Le Vagabond fit ses adieux. -- Toi, je crois bien, repondit Tharasmund. -- Je ne suis pas un dieu. -- Tu me l'as dit plus d'une fois, mais sans plus de precision. Qu'es-tu donc ? -- Je ne puis le reveler. Mais si cette maison m'est redevable de ce que j'ai fait pour elle au fil des ans, je te demande aujourd'hui, pour honorer cette dette, de faire preuve de prudence et de circonspection. >> Tharasmund acquiesca. > Le Vagabond le prit par la main, ouvrit la bouche comme pour parler, battit des cils, tourna les talons et s'en fut. Lorsque Tharasmund le vit pour la derniere fois, il s'eloignait sur la route enneigee, son chapeau, sa cape et sa lance a peine visibles. Randwar s'etablit a Heorot, souvenir vivant d'un tort qui restait a redresser. Mais il etait trop jeune, trop plein de vie, pour se morfondre bien longtemps. Bientot, il se lia d'amitie avec Hathawulf et Solbern, et ils ne se quitterent plus, que ce soit pour chasser, pour jouer, pour se battre ou pour faire la fete. Il voyait tout aussi souvent leur soeur Swanhild. Avec l'equinoxe vinrent la fonte des neiges, les bourgeons, les fleurs et les feuilles. Durant la saison froide, Tharasmund avait beaucoup voyage pour discuter en prive avec les chefs des Teurings et de leurs allies. Le printemps venu, il resta chez lui pour s'occuper de ses terres, et chaque soir il retrouvait Erelieva pour prendre du plaisir avec elle. Un jour, il s'ecria, plein de joie : > Ce matin-la, il embrassa Erelieva devant tous les hommes qui l'accompagnaient, puis monta en selle et partit au galop. Les chiens aboyaient, les chevaux hennissaient, les sabots claquaient, les cornes meuglaient. Avant de disparaitre, la ou la route contournait un bosquet, il se retourna pour lancer un signe a Erelieva. Lorsqu'elle le revit ce soir-la, il n'etait plus qu'une depouille sanglante. Les hommes qui le portaient, sur une civiere confectionnee avec une cape fixee a deux lances, raconterent d'une voix eteinte ce qui s'etait produit. En penetrant dans la foret situee a plusieurs milles de la, ils avaient trouve les traces d'un sanglier et l'avaient traque. Un long moment s'ecoula avant qu'ils ne le debusquent. C'etait une puissante bete, a la robe argentee, aux defenses pareilles a des poignards incurves. Tharasmund etait transporte de joie. Mais la vaillance de l'animal etait elle aussi tres grande. Plutot que de rester immobile lorsque les chasseurs l'encerclerent, il les chargea de front. Le cheval de Tharasmund s'effondra en hurlant, une plaie beante au ventre. Le chef se retrouva a terre. Ce que voyant, le sanglier se jeta sur lui. Il le laboura de ses defenses. Le sang jaillit. Bien que les hommes aient tue la bete sans tarder, ils la soupconnaient d'etre un demon, a moins qu'elle n'ait ete possedee - l'oeuvre d'Ermanaric, ou bien de Sibicho, son visqueux conseiller ? Quoi qu'il en soit, les blessures de Tharasmund n'etaient pas de celles qu'on peut etancher. A peine s'il eut le temps d'etreindre les mains de ses fils. Les femmes gemissaient dans la grande salle et dans les maisons environnantes - excepte Ulrica, qui restait de marbre, et Erelieva, qui s'etait isolee pour pleurer. Pendant que l'epouse lavait et exposait le corps de son mari, car tel etait son droit, des amis de la concubine conduisaient celle-ci en lieu sur. Un peu plus tard, ils la convainquirent d'epouser un yeoman veuf dont les enfants avaient besoin d'une maratre et qui demeurait assez loin de Heorot. Quoique age de dix ans, son fils Alawin se conduisit en homme et decida de rester. Hathawulf, Solbern et Swanhild le protegerent de l'hostilite de leur mere, gagnant ainsi son amour inconditionnel. La nouvelle de la mort de Tharasmund s'etait repandue alentour. Les Teurings se rassemblerent dans la grande salle, ou Ulrica rendit les honneurs a son homme. On fit sortir le corps richement vetu de la glaciere ou il se trouvait. Liuderis etait a la tete des guerriers qui l'inhumerent dans une chambre avec son epee, sa lance, son bouclier, son casque et sa broigne, ainsi qu'un tresor d'or, d'argent, d'ambre, de verre et de pieces romaines. Hathawulf, son fils aine, sacrifia le cheval et le chien qui l'accompagneraient sur la route de l'enfer. Le feu rugit sur l'autel de Wodan tandis que les hommes recouvraient la tombe de terre, jusqu'a former un grand tumulus. Puis ils tournerent autour d'elle a cheval, faisant claquer leur epee sur leur bouclier et hurlant comme des loups. Suivit un festin qui dura trois jours. Le troisieme jour, le Vagabond apparut. Hathawulf lui ceda le trone. Ulrica lui servit du vin. Dans le silence qui peuplait desormais la penombre, il but au nouveau spectre, a Mere Frija, au salut de la maisonnee. Il ne prononca que peu de mots. Puis il fit un signe a Ulrica et lui murmura a l'oreille. Tous deux sortirent pour gagner le boudoir. Le soleil se couchait, le ciel etait bleu-gris, la piece fort obscure. L'air frais apportait un parfum de feuille et de glebe, le chant d'un rossignol, mais ni l'un ni l'autre ne semblaient reels a Ulrica. Elle contempla un moment le metier a tisser et son ouvrage inacheve. -- Un linceul, repondit le Vagabond, a moins que tu ne changes le cours de la navette. >> Elle se tourna pour lui faire face et lui repliqua d'un ton presque moqueur : -- Ton fils. Il est jeune, et il connait moins le monde que son pere lorsqu'il avait son age. Toi, Ulrica, fille d'Athanaric, epouse de Tharasmund, tu possedes a la fois le savoir et la force, ainsi que la patience qui est l'apanage des femmes. Tu peux dispenser de sages conseils a Hathawulf, si tant est que tu le souhaites. Et... il a l'habitude d'ecouter ce que tu lui dis. -- Et si je me remariais ? Sa fierte dresserait un mur entre nous. -- Je ne pense pas que tu te remarieras. >> Ulrica contempla le crepuscule. > Elle se retourna vers la silhouette entenebree. -- Sois la voix de la sagesse. Il te sera dur de ravaler ta fierte et de ne point chercher a te venger d'Ermanaric. Cela le sera plus encore pour Hathawulf. Mais, ainsi que tu le comprends sans doute, sans Tharasmund pour conduire sa faction, la querelle ne peut avoir qu'une seule issue. Convaincs tes fils que, s'ils ne font pas la paix avec Ermanaric, ta famille est condamnee. >> Ulrica observa un long silence. Puis elle dit : > Ses yeux le chercherent a nouveau parmi les tenebres. > Elle conclut, pareille a un faucon fondant sur sa proie : -- J'ai dit ce que j'avais a dire, soupira le Vagabond. Maintenant, fais ce que tu as a faire. >> Ils retournerent au festin. Il partit le matin venu. Ulrica suivit son conseil, en depit de son amertume. Ce ne fut pas une mince affaire que de convaincre Hathawulf et Solbern. Ils ne cessaient d'invoquer leur honneur et leur reputation. Elle leur dit qu'il ne fallait pas confondre courage et inconscience. Ils etaient jeunes, sans experience, sans pratique du commandement, jamais ils ne rallieraient une armee de taille a se soulever contre le roi. Liuderis confirma ce jugement a contrecoeur. Ulrica declara a ses fils qu'ils n'avaient pas le droit d'entrainer dans la ruine la maison de leur pere. Qu'ils recourent plutot a la negociation. Qu'ils soumettent leur cas a la grande assemblee et s'inclinent devant son verdict, a condition que le roi en fasse autant. Les victimes de ce dernier n'etaient pour eux que des parents eloignes ; la reparation que le roi avait proposee leur serait plus utile qu'une vengeance ; nombre de chefs et de yeomen seraient reconnaissants aux fils de Tharasmund d'avoir respecte l'unite du royaume, et, dans les annees a venir, ils n'en auraient que plus de respect pour eux. > Ulrica pinca les levres. -- A moins qu'il ne devienne assez puissant pour nous defaire. -- Oh ! cela lui prendra du temps, et nous-memes nous emploierons a accroitre nos forces. Vous etes jeunes, ne l'oubliez pas. A tout le moins, vous finirez par lui survivre. Mais peut-etre n'aurez-vous pas besoin d'attendre aussi longtemps. A mesure qu'il vieillira...>> Et c'est ainsi, jour apres jour, semaine apres semaine, qu'Ulrica parvint a convaincre ses fils d'exaucer son souhait. Randwar les traita de laches et de traitres. Ils faillirent en venir aux mains. Swanhild s'interposa entre ses freres et lui. > s'exclama-t-elle. Ils retrouverent leur calme, non sans maugreer. Plus tard, Swanhild consola Randwar en prive. Tous deux se promenaient dans un sentier ou poussaient les mures, ou les feuilles des arbres chuchotaient et accrochaient le soleil, ou les oiseaux chantaient. Ses cheveux dores coulaient en cascade, ses grands yeux avaient la couleur d'un ciel d'ete, son pas avait la grace de celui d'une biche. -- Mais ceux... ceux qui m'ont eleve, ils crient vengeance ! -- Ils savent que tu les vengeras des que tu en auras le pouvoir, et ils sont patients. Ils peuvent attendre jusqu'a la fin du monde, n'est-ce pas ? Tu vas te faire un nom grace auquel on se souviendra des leurs ; attends de voir... Regarde, regarde ces papillons ! On dirait un coucher de soleil qui vole ! >> Bien que Randwar s'abstint desormais d'ouvrir son coeur a Hathawulf et a Solbern, il retrouva son amabilite a leur egard. C'etaient les freres de Swanhild, apres tout. Des hommes au verbe habile firent la navette entre Heorot et le palais royal. A leur grande surprise, Ermanaric etait pret a accorder plus que precedemment. C'etait comme s'il pensait pouvoir se montrer plus genereux a present que Tharasmund n'etait plus de ce monde. Il se refusait toujours a verser double reparation, car il aurait ce faisant avoue ses torts. Toutefois, si ceux qui connaissait la cachette du tresor consentaient a l'apporter lors de la prochaine assemblee, il laisserait celle-ci decider a qui il devait revenir. On parvint donc a un accord. Mais pendant que se deroulaient ces marchandages, Hathawulf depecha d'autres emissaires sur les conseils d'Ulrica ; et lui-meme confera avec certains chefs. Ces activites se poursuivirent jusqu'a l'equinoxe d'automne. Une fois l'assemblee ouverte, le roi exposa ses revendications. Un antique usage voulait que tout tresor de guerre revienne au souverain de celui qui l'avait gagne en combattant a son service, charge audit souverain de l'utiliser pour recompenser les hommes meritants et conclure de nouvelles alliances. Sinon, chaque capitaine ne penserait qu'a son propre interet ; la puissance de l'ost ne pouvait qu'en etre diminuee, l'avidite l'emportant sur la gloire ; les querelles au moment du partage semeraient la zizanie. Embrica et Fritla connaissaient cette loi, mais ils avaient choisi de la bafouer. Au grand etonnement du roi, plusieurs hommes prirent alors la parole, qu'Ulrica avait selectionnes avec soin. Jamais il n'aurait cru qu'ils fussent si nombreux. Chacun a sa maniere, ils exposerent le meme argument. Certes, les Huns et les Alains etaient les ennemis des Goths. Mais Ermanaric ne leur faisait pas la guerre cette annee-la. Embrica et Fritla avaient monte leur raid comme on monte une entreprise commerciale. Le tresor qu'ils avaient gagne leur appartenait de droit. Suivirent de longs et houleux debats, dans la salle de conseil et dans les tentes dressees autour d'elle. Il ne s'agissait pas seulement d'une question de loi ; il s'agissait de savoir qui imposerait sa volonte. Les arguments d'Ulrica, tels qu'exposes par ses fils et ses emissaires, avaient convaincu suffisamment de participants que le roi devait etre chatie, et ce bien que Tharasmund soit mort - et peut-etre meme parce qu'il etait mort. Tous n'etaient pas de cet avis, tous n'osaient pas l'admettre. Si bien que les Goths convinrent en fin de compte de diviser le tresor en trois parties egales : la premiere irait a Ermanaric, les deux autres aux fils d'Embrica et de Fritla. Comme les hommes du roi avaient tue ces derniers, les deux tiers du tresor revinrent a Randwar, le fils adoptif d'Embrica. Il devint riche du jour au lendemain. Livide, Ermanaric s'en fut sans mot dire. Un long moment s'ecoula avant que quiconque lui adresse la parole. Sibicho fut le premier a s'y risquer. Il l'attira a l'ecart et ils parlerent pendant des heures. Nul n'entendit ce qu'ils se dirent ; mais l'humeur d'Ermanaric en fut amelioree. Lorsqu'on l'apprit a Heorot, Randwar marmonna que le bonheur d'une telle fouine ne signifiait rien de bon pour les oiseaux. Mais le reste de l'annee s'ecoula paisiblement. Durant l'ete suivant, tout aussi paisible, il se produisit un etrange incident. Le Vagabond apparut sur la route d'Occident, comme a son habitude. Liuderis alla a sa rencontre a la tete d'une petite escorte. -- Hein ? fit Liuderis, stupefait. Tharasmund est mort, seigneur. L'aurais-tu oublie ? Tu as pourtant assiste a ses funerailles. >> Le Gris s'appuya sur sa lance comme frappe de stupeur. Soudain, la journee parut moins chaude, moins ensoleillee. > Il s'ebroua, leva les yeux vers les cavaliers et reprit avec plus de fermete : > Il fit demi-tour et s'en fut. Les hommes se signerent, encore sous le choc. Un peu plus tard, un bouvier ramenant son troupeau raconta que le Vagabond etait venu le voir dans son champ et l'avait longuement questionne sur la mort de Tharasmund. Personne ne savait ce que signifiait tout cela, mais une servante chretienne declara que les anciens dieux perdaient de leur emprise sur le monde. Neanmoins, les fils de Tharasmund accueillirent le Vagabond avec la deference voulue lorsqu'il revint l'automne suivant. Ils se garderent de lui demander des explications sur sa conduite. Quant a lui, il se montra plus jovial qu'a l'ordinaire et resta parmi eux deux semaines plutot que deux jours. On remarqua l'attention qu'il portait aux plus jeunes enfants, Swanhild et Alawin. Bien entendu, ce fut avec Hathawulf et Solbern qu'il eut les conversations les plus importantes. Il les pressa de partir en Occident l'annee suivante, comme leur pere l'avait fait dans sa jeunesse. -- Cela ne sera pas possible, j'en ai peur, lui repondit Hathawulf. Pas tout de suite. Les Huns se montrent de plus en plus hardis. Ils ont recommence a faire des raids dans nos marches. Meme si nous ne le portons pas dans notre coeur, nous devons admettre que le roi Ermanaric a raison d'appeler a la guerre pour l'ete prochain ; et Solbern et moi tenons a accomplir notre devoir. -- En effet, rencherit son frere, et pas seulement au nom de notre honneur. Jusqu'ici, le roi nous a laisses en paix, mais il est de notoriete publique qu'il nous deteste. Si nous devions passer pour des couards ou des paresseux, qui se rangerait a nos cotes en cas de menace ? >> Le Vagabond sembla plus contrarie par ce refus qu'on ne pouvait s'y attendre. Puis il dit : > Ils accepterent, et Alawin dansa de joie. En le voyant ainsi ravi, le Vagabond secoua la tete et murmura : > S'adressant sechement a Hathawulf : -- Oui, tres bien meme >>, dit le chef, un peu surpris. -- Il n'y a jamais de querelle entre vous ? -- Oh ! pas plus que n'en cause son impertinence. >> Le jeune homme caressa sa barbe soyeuse. -- Cultivez la tendresse que vous avez les uns pour les autres. >> Le Vagabond semblait adresser la une priere plutot qu'un ordre ou un conseil. > Fidele a sa parole, il revint le printemps suivant. Hathawulf avait equipe Alawin d'une tenue de voyage, de chevaux et de serviteurs, ainsi que d'un stock d'or et de fourrures a troquer. Le Vagabond avait quant a lui des objets precieux qui les aideraient a gagner les bonnes graces de leurs hotes a l'etranger. L'adolescent prit conge de ses freres et de sa soeur avec moult effusions. Ils resterent un long moment a regarder s'eloigner la caravane. Alawin semblait si petit, et ses cheveux si pales, par contraste avec la grande silhouette sombre qui chevauchait a ses cotes. Nul ne formula la pensee qui habitait tous les esprits : cette scene leur rappelait que le dieu Wodan etait cense guider les ames des defunts. Mais, un an plus tard, tous revinrent en parfaite sante. Alawin avait grandi, sa voix avait mue, et il ne laissait pas de decrire les merveilles qu'il avait vues et entendues. Hathawulf et Solbern avaient des nouvelles plus inquietantes a transmettre. L'ete precedent, la guerre contre les Huns n'avait pas tres bien tourne. Non seulement les feroces cavaliers n'avaient rien perdu de leur habilete au combat, mais ils avaient en outre appris la discipline sous les ordres d'un chef des plus ruses. S'ils n'avaient remporte aucune des batailles les ayant opposes aux Goths, ils ne leur en avaient pas moins inflige de lourdes pertes, et aucun des deux camps ne pouvait se pretendre vainqueur. Soumis a de constantes attaques surprises, affames, prives de butin, Ermanaric et ses troupes avaient du battre en retraite sur une plaine qui n'en finissait pas. Il ne lancerait pas d'expedition similaire cette annee ; il n'en avait pas les moyens. Ce fut donc un soulagement de passer des soirees entieres a boire en ecoutant les recits d'Alawin. Les fabuleux domaines romains susciterent bien des reves. Mais certains des propos de l'adolescent plongerent Hathawulf et Solbern dans l'inquietude, Randwar et Swanhild dans l'etonnement et Ulrica dans l'irritation. Pourquoi le Vagabond avait-il choisi un tel itineraire ? Au lieu de se rendre directement a Constantinople, comme il l'avait fait jadis avec Tharasmund, il avait commence par gagner les terres des Wisigoths, ou les voyageurs avaient sejourne plusieurs mois. S'ils avaient presente leurs respects au paien Athanaric, ils avaient surtout frequente la cour du chretien Frithigern. Certes, celui-ci etait non seulement plus jeune mais desormais plus puissant que celui-la, bien qu'Athanaric continuat a persecuter les chretiens demeurant dans son royaume. Lorsque le Vagabond finit par obtenir l'autorisation d'entrer dans l'Empire et de traverser le Danube pour se rendre en Mesie, il s'attarda a nouveau chez les chretiens, dans la colonie d'Ulfilas pour etre precis, et encouragea Alawin a se faire des amis parmi eux. Lorsqu'ils visiterent enfin Constantinople, ce ne fut que brievement. Le Vagabond en profita pour enseigner les us et coutumes romains a l'adolescent. L'automne venu, ils repartirent vers le nord et hivernerent a la cour de Frithigern. Le Wisigoth encouragea ses hotes a se faire baptiser, et peut-etre qu'Alawin se serait laisse convaincre, tant il avait ete impressionne par les eglises de la Corne d'Or. En fin de compte, il refusa poliment, expliquant qu'il ne devait pas se mettre en desaccord avec ses freres. Frithigern se rendit a cet argument, se contentant de declarer : > Le printemps venu, des que les routes devinrent praticables, le Vagabond avait ramene le jeune homme au bercail. Il ne s'etait guere attarde. Cet ete-la, Hathawulf epousa Anslaug, fille du chef des Taifals. Ermanaric avait tente de s'opposer a cette union. Peu apres, Randwar vint voir Hathawulf pour solliciter un entretien prive. Ils sellerent leurs chevaux et allerent se promener dans les champs. Il soufflait une forte brise, qui faisait fremir l'herbe fauve a perte de vue. Sur un ciel d'un bleu profond se detachaient des nuages aveuglants ; leurs ombres couraient sur le monde. Des bestiaux a la robe rouge paissaient ca et la, disperses un peu partout. Les oiseaux jaillissaient des fourres, un faucon planait dans les hauteurs. La fraicheur de l'air se nuancait d'un parfum de terre chaude et de vegetation. >, dit Hathawulf avec un sourire en coin. Randwar passa une main dans sa criniere rouge. -- Hum. Elle semble heureuse de ta presence. -- Nous sommes faits l'un pour l'autre ! >> Randwar se maitrisa. > Rictus de Hathawulf. -- Quantite de yeomen m'accueilleront avec joie. Tu ne perdrais pas un camarade, tu gagnerais un allie. >> Mais Hathawulf restait sur son quant-a-soi, si bien que Randwar lacha en bredouillant : -- Tu as toujours ete bouillant >>, dit le chef, restant affable bien que l'inquietude le gagnat. > Randwar poussa un hoquet. Avant qu'il ait eu le temps de s'emporter, Hathawulf lui posa une main sur l'epaule et poursuivit avec un sourire un peu triste : > Randwar prouva qu'il savait tenir sa langue. Lorsqu'ils furent de retour, Swanhild se precipita dans la cour. Elle agrippa le genou de son frere. Son impatience parla pour elle : > C'est ainsi qu'un splendide mariage occupa Heorot cet automne. Pour Swanhild, l'absence du Vagabond fut la seule ombre au tableau. Elle etait pourtant sure qu'il benirait leur union. Ne veillait-il pas sur sa famille ? Entre-temps, Randwar avait depeche des emissaires dans ses terres. Ils edifierent une nouvelle demeure a l'emplacement de celle d'Embrica et engagerent d'excellents serviteurs. Le jeune couple gagna ses penates en grande pompe. Apres avoir fait franchir a Swanhild un seuil ou il avait repandu des rameaux de coniferes pour implorer la benediction de Frija, Randwar organisa une fete pour toute la contree, et ils se retrouverent chez eux. Bientot, en depit de l'amour qu'il avait pour son epousee, il s'absenta de plus en plus, souvent pendant des jours. Il parcourait le pays des Greutungs pour mieux en connaitre les habitants. Lorsqu'un homme lui semblait digne de confiance, il l'attirait a l'ecart et leur conversation portait sur autre chose que le betail, le commerce et les Huns. Par une sombre journee precedant le solstice, alors que quelques flocons tombaient sur la terre gelee, les chiens se mirent a aboyer. S'emparant d'une lance, Randwar sortit pour voir ce qui se passait. Deux domestiques bien batis l'accompagnerent, egalement armes. Mais lorsqu'il apercut la haute silhouette qui entrait dans sa cour, il planta sa lance dans le sol et s'ecria : > Assuree qu'elle ne courait aucun danger, Swanhild se precipita sur le seuil. Sous son fichu d'epouse, ses yeux et ses cheveux lumineux tranchaient avec la grisaille qui envahissait toutes choses. La joie eclaira son visage. > Il s'approcha et elle distingua ses traits sous l'ombre de son chapeau. Elle porta une main a sa bouche. -- Je suis navre, repondit-il d'une voix pesante comme la pierre. Certaines choses doivent rester secretes. Si je n'ai pas assiste a votre mariage, c'etait de peur de gacher votre joie. A present... Eh bien, Randwar, j'ai parcouru une route douloureuse. Permets-moi de me reposer avant que nous n'en parlions. Buvons quelque chose de chaud et souvenons-nous des jours anciens. >> Ce soir-la, il retrouva un peu de son interet de jadis lorsqu'on lui chanta un lai portant sur la derniere campagne contre les Huns. En retour, il conta lui aussi de nouvelles histoires, mais avec moins d'entrain qu'auparavant, comme s'il devait se forcer. Swanhild soupira d'aise. >, dit-elle, bien qu'elle ne fut point encore grosse. Elle s'effara quelque peu de le voir grimacer. Le lendemain, il parut avec Randwar. Tous deux passerent des heures a discuter. Voici ce que Greutung rapporta a sa femme : -- Qu'as-tu repondu a cela ? demanda-t-elle en reprimant un frisson. -- Que les Goths libres ont le droit de s'ouvrir le coeur. Et je lui ai rappele que mes parents adoptifs criaient toujours vengeance. Si les dieux refusent de faire justice, c'est aux hommes d'agir. -- Tu devrais l'ecouter. Il en sait plus que nous en saurons jamais. -- Je n'ai pas l'intention de me precipiter. J'attendrai que se presente ma chance. Cela seul pourrait suffire. Il arrive parfois qu'un homme meure avant son heure ; si un tel sort peut echoir a un homme bon comme Tharasmund, pourquoi un etre malefique comme Ermanaric serait-il epargne ? Non, ma cherie, jamais nous ne quitterons ces terres qui sont notres, car elles appartiennent a nos fils a venir. Par consequent, nous devons etre prets a les defendre, n'est-ce pas ? >> Randwar attira Swanhild contre lui. > Le Vagabond ne put le faire flechir et, au bout de quelques jours, il lui fit ses adieux. -- Je crois que...>> Il chancela. > Il l'etreignit, l'embrassa, la lacha et s'en fut. Tous furent choques de l'entendre pleurer. Mais il afficha une contenance de fer une fois chez les Teurings. On l'y vit souvent au cours des mois qui suivirent, non seulement a Heorot mais aussi parmi les yeomen, les marchands itinerants, les paysans, les ouvriers et les marins. En depit de son prestige, il ne trouva que peu de Goths pour accepter de suivre ses exhortations. Il les pressait de renforcer leurs liens avec l'Occident, et pas seulement pour favoriser les echanges commerciaux. En cas de malheur - une invasion de Huns, par exemple -, ils sauraient ou se refugier. Qu'ils envoient donc l'ete prochain des hommes et des marchandises a Frithigern, qui en garantirait la securite ; qu'ils preparent des bateaux, des chariots, de la nourriture et du materiel ; et qu'ils s'efforcent d'en savoir davantage sur les terres les separant des Wisigoths, afin de les traverser sans encombre. Les Ostrogoths s'interrogerent en maugreant. Les distances a parcourir etaient telles qu'un developpement du commerce leur paraissait douteux, ce qui ne les incitait guere a y consacrer du temps et des efforts. Quant a quitter leurs foyers, c'etait impensable. Le Vagabond disait-il bien la verite ? Et qui etait-il, au fait ? Certains le qualifiaient de dieu, et il etait apparemment doue de longevite ; mais il ne formulait pas semblable pretention. Peut-etre s'agissait-il d'un troll, d'un sorcier, ou encore - a en croire les chretiens - d'un diable charge d'egarer les mortels. A moins qu'il ne fut tout simplement senile. Le Vagabond persista. Certains de ses interlocuteurs reflechirent a ses propos ; quelques-uns des plus jeunes en furent exaltes. Au premier rang de ceux-ci figurait Alawin - Hathawulf, quant a lui, se montrait hesitant, et Solbern dubitatif. Le Vagabond ne cessait d'aller et de venir, de parler, de s'affairer, de commander. Quand vint l'equinoxe d'automne, il avait en partie accompli son but. Le palais de Frithigern abritait desormais de l'or, des biens et des hommes pour gerer ceux-ci ; en depit de sa jeunesse, Alawin les rejoindrait l'annee suivante afin d'encourager le commerce ; a Heorot et en d'autres villages, des hommes etaient prets a migrer sur le champ en cas de besoin. -- Non, soupira le Vagabond. Eux aussi periront dans la chute du monde. -- Mais cela ne se produira pas de sitot. -- Nombreux sont les mondes a etre tombes en ruine, mon fils, et nombreux ceux qui les suivront dans les annees, les millenaires a venir. J'ai fait pour vous ce que je pouvais. >> Anslaug, l'epouse de Hathawulf, vint lui faire ses adieux. Elle donnait le sein a son premier-ne. Le Vagabond contempla celui-ci durant un long moment. >, murmura-t-il. Personne ne comprit ces mots. Bientot, on le vit s'eloigner, appuye sur sa lance, sur une route ou la bise agitait les feuilles mortes. Peu apres, Heorot apprit la terrible nouvelle. Le roi Ermanaric avait annonce une expedition au pays des Huns. Cette fois-ci, il ne s'agissait pas d'une guerre ouverte, aussi ne leva-t-il aucune armee, se contentant de partir a la tete de ses gardes, quelques centaines de guerriers qui lui etaient tout devoues. Les Huns s'etaient remis a harceler les frontieres. Il allait les chatier. Une frappe rapide, violente, et un massacre de leur cheptel. Avec un peu de chance, il pourrait piller deux ou trois campements. Les Goths acquiescerent en ayant connaissance de ce projet. Qu'on engraisse les corbeaux d'Orient, cela inciterait peut-etre ces sales nomades a retourner dans leurs steppes ancestrales. Mais une fois qu'il eut rassemble ses troupes, Ermanaric les conduisit beaucoup moins loin. Soudain, voila qu'elles debarquaient dans la demeure de Randwar, tandis que les fermes de ses allies s'embrasaient d'un horizon a l'autre. Le combat fut fort bref, le jeune homme n'y etant pas prepare et les forces royales etant superieures en nombre. Les mains liees derriere le dos, Randwar tituba dans sa cour, bouscule par ses ennemis. Le sang coulait dans ses cheveux. Il avait tue trois de ses adversaires, mais ceux-ci avaient ordre de le capturer vivant, et ils l'avaient terrasse a coups de gourdins et de manches de hache. C'etait une soiree lugubre, ou la bise sifflait son chant desole. Des volutes de fumee montaient des ruines calcinees. Le soleil rougeoyait a l'horizon. Quelques cadavres gisaient sur le pave. Pres du cheval d'Ermanaric, deux guerriers maintenaient dans une poigne de fer une Swanhild petrifiee. On eut dit qu'elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, que rien n'etait reel a ses yeux hormis l'enfant qui lui gonflait le ventre. On amena Randwar devant le roi. Celui-ci scruta son prisonnier. > Randwar s'exprimait avec difficulte, mais il gardait la tete haute. -- Allons. >> Les doigts d'Ermanaric caressaient une barbe qui virait au blanc. -- Je... n'ai point fait cela... je voulais seulement preserver l'honneur et la liberte... des Goths...>> Sa gorge etait si seche qu'il ne put poursuivre. > hurla Ermanaric, qui se lanca alors dans une longue tirade. A moitie effondre, Randwar n'en entendit sans doute pas grand-chose. Voyant cela, Ermanaric se tut. > Swanhild se mit a hurler et a se debattre. Randwar lui jeta un regard brouille puis se tourna vers le roi et dit : > Ermanaric lui decocha un coup de pied en plein visage. > On avait deja passe la corde a la poutre saillante d'un grenier. Des guerriers la mirent au cou de Randwar, hisserent celui-ci et la fixerent. Il tressaillit un long moment avant de ne plus bouger que sous l'effet du vent. > Frissonnants, les Greutungs se signerent ou agripperent leurs talismans. Ermanaric lui-meme semblait trouble. Sibicho, qui chevauchait a ses cotes, lanca : -- Oui ! >> fit Ermanaric en se ressaisissant. Il donna un ordre. Ce fut la peur, plus que toute autre chose, qui poussa les hommes a obeir. Ceux qui maintenaient Swanhild la giflerent jusqu'a ce qu'elle defaille, et ils la jeterent au centre de la cour. Etourdie, elle tomba sur le pave. Des cavaliers se presserent autour d'elle, encourageant leurs chevaux affoles a se cabrer. Lorsqu'ils se retirerent, il ne restait plus d'elle qu'une bouillie ecarlate piquetee d'esquilles blanches. La nuit tomba. Ermanaric conduisit ses hommes dans la grande salle pour y feter leur victoire. Le matin venu, ils denicherent le tresor et l'emporterent avec eux. La corde grincait toujours, Randwar restait suspendu au-dessus des restes de Swanhild. Tel fut le recit que les survivants rapporterent a Heorot. Ils s'etaient empresses d'enterrer les morts. La plupart souhaitaient s'en tenir la, mais quelques Greutungs avaient soif de vengeance, et il en etait ainsi de tous les Teurungs. La rage et le chagrin engloutirent les freres de Swanhild. Leur mere se montra plus froide, gardant ses sentiments pour elle. Mais lorsqu'ils se demanderent ce qu'ils devaient faire, bien que de toutes parts leur peuple ait afflue autour d'eux... elle les entraina a l'ecart, et ils parlerent jusqu'a ce que tombent des tenebres agitees. Tous trois entrerent dans la grande salle. Ils proclamerent leur decision. Mieux valait frapper sans delai. Certes, le roi s'attendrait a cette reaction, et il ne renverrait pas sa garde de sitot. Toutefois, a en croire les temoins de son passage, elle n'etait guere plus importante que les troupes assemblees ici meme. Une attaque surprise, des guerriers bien decides... et on n'en parlerait plus. Attendre, c'etait donner a Ermanaric le temps dont il esperait disposer pour ecraser tous les Goths epris de liberte. Les hommes approuverent a grands cris. Le jeune Alawin se joignit a eux. Puis, soudain, la porte s'ouvrit, et le Vagabond entra. Il ordonna d'un ton ferme que le dernier-ne de Tharasmund ne quitte pas les lieux, puis il retourna dans la nuit et le vent. Toujours resolus, Hathawulf, Solbern et leurs hommes partirent a l'aube. 1935 Je m'etais refugie dans les bras de Laurie. Mais le lendemain, lorsque je suis revenu chez nous a l'issue d'une longue promenade, elle ne s'y trouvait pas. C'est Manse Everard que j'ai vu quitter mon fauteuil pour venir vers moi. Sa pipe avait impregne l'atmosphere d'une odeur acre. > ai-je fait stupidement. Il s'est approche tout pres. J'ai senti ses pieds faire vibrer le plancher. Aussi grand que moi, plus large d'epaules, il me dominait aisement. Son visage etait inexpressif. Derriere lui, une fenetre l'encadrait de ciel. > Il m'a pris par le coude. > Je me suis effondre dans mon fauteuil, les yeux fixes sur le tapis. -- Non. -- Quoi ? >> J'ai leve les yeux. Il se tenait devant moi, solidement campe sur ses jambes, les poings sur les hanches. Dominateur. -- Vous le pouvez, et vous le ferez. Suivez-moi a la base. Et tout de suite. Vous avez eu droit a une nuit de sommeil. Eh bien, vous vous en contenterez pour le moment. Je vous interdis les tranquillisants. Vous devez ressentir ce qui va suivre jusque dans la moelle de vos os. Vous devez a tout prix rester en eveil. Et puis, rien de tel que la douleur pour faire passer la lecon. Par ailleurs, si vous vous fermez a cette douleur, si vous refusez ce que vous dicte la nature, alors vous n'en serez jamais debarrasse. Elle ne cessera pas de vous hanter. La Patrouille merite mieux qu'une epave. Sans parler de Laurie. Et de vous-meme. -- Qu'est-ce que vous racontez ? lui ai-je demande en sentant l'horreur affluer en moi. -- Vous devez finir ce que vous avez commence. Le plus tot sera le mieux, surtout en ce qui vous concerne. Pensez-vous que vous auriez profite de vos vacances en sachant ce qui vous attendait ? Cela vous aurait detruit. Non, mieux vaut accomplir votre devoir tout de suite, l'integrer dans le passe qui vous est propre ; ensuite, vous pourrez vous reposer et vous soigner. >> J'ai secoue la tete, en signe d'etonnement plutot que de denegation. -- C'est ce que je suis en train de faire, Cari. >> Un soupcon de gentillesse etait perceptible dans sa voix. Il s'est assis face a moi et s'est active sur sa pipe. >, a-t-il lache. Quoique prononcee d'une voix douce, cette phrase a acheve de me rendre ma lucidite. Il a opine. -- Mais... non, Manse, comment est-ce possible ? Je n'ai pas oublie les principes fondamentaux, jamais, que ce soit sur le terrain ou en d'autres temps, en d'autres lieux. D'accord, je suis devenu un element du passe, mais un element qui s'integrait au contexte preexistant. Nous avons etudie la question avec la commission d'enquete... et j'ai corrige les erreurs que j'avais pu commettre. >> Le briquet d'Everard a cliquete dans le silence. > Il a tire sur sa pipe. > Je m'etais prepare a cet argument. > J'ai hesite. > Il a brise mes espoirs. -- Mais... Manse, j'ai laisse Hathawulf et Solbern aller vers le trepas... D'accord, j'ai tente d'inflechir leur destin, je le confesse, car je pensais qu'il n'avait guere d'importance pour l'humanite dans son ensemble. J'ai echoue. Le continuum etait trop rigide, meme pour quelque chose d'aussi mineur. -- Comment savez-vous que vous avez echoue ? Votre presence, la presence de Wodan au fil des generations n'a pas seulement influe sur le patrimoine genetique de la famille. Elle a enhardi ses membres, les a inspires a la grandeur. Et maintenant... l'issue de cet affrontement est des plus incertaines. S'ils ont la conviction que Wodan est dans leur camp, les rebelles ont de grandes chances de renverser Ermanaric. -- Hein ? Vous voulez dire que... oh ! Manse ! -- Cela ne doit pas etre >>, a-t-il tranche. Mon supplice n'a fait que croitre. -- Eh bien, vos collegues et vous-meme, pour commencer, a replique cette voix implacable mais compatissante. Votre but etait de decouvrir les sources de l'histoire de Hamther et de Sorli, rappelez-vous. Et je ne parle pas des auteurs de sagas qui vous ont precedes, ni des conteurs qui les ont precedes - tous seront affectes de multiples facons, avec un resultat global proprement incalculable. Et puis, n'oublions pas qu'Ermanaric est un personnage historique d'une certaine importance. La date et les circonstances de sa mort sont attestees. La suite des evenements a ebranle le monde. >> Non, vous ne vous etes pas contente de faire une petite vague dans le fleuve du temps. Ceci est un maelstrom en puissance. Nous devons le canaliser, et la seule facon d'y parvenir est de completer la boucle causale, de refermer l'anneau. >> J'ai remue les levres pour former le mot >, incapable que j'etais de l'articuler. Everard a prononce sa sentence : > 372 La nuit venait de tomber. La lune sur le decroit attendait de se lever. Les etoiles ne diffusaient qu'une faible clarte sur les collines et les forets peuplees d'ombres. La rosee commencait a luire sur la pierre. Seul le bruit des sabots troublait le silence glacial. Casques et fers de lance se mouvaient comme l'ecume des vagues au sein de la tempete. Le roi Ermanaric buvait en compagnie de ses fils et de ses guerriers dans la plus majestueuse de ses salles du trone. Au fond des tranchees, les feux enflaient, sifflaient, crepitaient. La lueur des lampes transpercait la fumee. Massacres, fourrures, tentures, gravures semblaient ondoyer sur les murs et les colonnes, et les tenebres tout autant. L'or etincelait sur les bras et les gorges, les gobelets tintaient, les voix grasseyaient. Les domestiques s'affairaient, agites. Dans les hauteurs, la noirceur se massait sur les solives, emplissait le plafond. Ermanaric ne souhaitait que se rejouir. Sibicho le harcelait : -- Demain, demain, repliqua le roi avec agacement. Tu ne te lasses jamais des ruses et des complots, hein ? Ce soir, je ne pense qu'a la splendide esclave que je viens d'acquerir...>> On sonna de la corne au-dehors. Un homme traversa le vestibule en titubant. Son visage etait macule de sang. > Un rugissement etouffa sa voix. > Se levant d'un bond, les gardes se precipiterent vers leurs armes et leurs cottes de mailles. Comme elles etaient rangees dans le vestibule, ce fut tout de suite la cohue. On profera des jurons, on leva le poing. Les hommes qui etaient restes armes formerent un rempart autour du roi et de ses proches. Par precaution, il y en avait toujours une vingtaine de mobilises. Les gardes en faction dans la cour se sacrifierent pour laisser a leurs camarades le temps de se preparer. Les attaquants jouissaient d'une forte superiorite numerique. Les haches tonnaient, les epees claquaient, les poignards et les hachettes meurtrissaient. Les morts ne tombaient pas tout de suite tant la melee etait rapprochee ; les blesses qui s'effondraient ne se relevaient pas. Au premier rang des assaillants, un jeune colosse hurlait : > Sa lame etait assassine. Apres s'etre equipes en hate, les defenseurs se posterent sur le seuil. Le jeune colosse fut le premier a les ebranler. Ses camarades le suivirent, faisant reculer les assieges a coups d'epee, de hache, de poing, de pied, sans pitie pour les blesses. Comme ils s'engouffraient dans la grande salle tel un belier defoncant une porte, les guerriers encore desarmes reculerent. Les attaquants s'arreterent, haletants, lorsque leur chef s'ecria : > Le vacarme s'attenua a l'interieur, mais il faisait toujours rage au-dehors. Ermanaric se dressa sur son trone et regarda par-dela les casques de ses gardes du corps. La penombre ne l'empecha pas de reconnaitre son agresseur. > lui lanca-t-il. Le Teuring leva haut sa lame ensanglantee. -- Prends garde. Les dieux n'aiment pas les traitres. -- Oui, rencherit Solbern aux cotes de son frere, Wodan va venir te chercher ce soir, parjure, et te conduire dans une maison a la sinistre reputation. >> De nouveaux assaillants entrerent dans la salle ; Liuderis les mit en ordre de bataille. > beugla Hathawulf. Ermanaric lui aussi avait donne des ordres. La plupart de ses hommes n'avaient ni casque, ni broigne, ni bouclier, ni lance. Mais chacun d'eux etait au moins arme d'un poignard. Quant aux Teurings, ils etaient pauvres en fer. C'etaient pour la plupart des yeomen, qui pouvaient a peine s'offrir un casque en metal et un plastron de cuir, qui ne partaient au combat que lorsque le roi levait une armee. Ermanaric etait entoure de guerriers professionnels ; si quelques-uns etaient aussi fermiers ou marins, le combat etait leur premier metier. Ils connaissaient les manoeuvres et la discipline. Les gardes royaux s'emparerent des tables pour s'en faire des boucliers. Ceux qui avaient une hache en taillerent d'autres dans les lambris pour leurs camarades. Les bois de cerf, les cornes a boire, les gobelets de verre, les brandons arraches au feu faisaient autant d'armes redoutables. Dans un tel corps-a-corps - dans une telle bousculade, ou chaque allie pouvait devenir un obstacle, ou le sang et la sueur aveuglaient les hommes -, une epee, une hache, voyaient leur efficacite diminuee. Les lances ne servaient a rien, excepte a ceux qui etaient montes sur les bancs pour proteger le trone, et qui pouvaient frapper l'ennemi de haut. La bataille devint une melee informe, un pugilat de loups aveugles par leur soif de sang. Toutefois, Hathawulf, Solbern et les plus habiles de leurs hommes ne cesserent de progresser, donnant du poing, du poignard, de l'epee, avancant au sein des cris et des plaintes, des coups et des horions, leurs lames pareilles a des eclairs frappant les chairs... jusqu'a ce qu'ils atteignent leur cible. Alors les boucliers s'entrechoquerent, les lames se frapperent, les leurs et celles des gardes royaux. S'il n'etait pas en premiere ligne, Ermanaric se dressait neanmoins sur son trone, la lance a la main, visible aux yeux de tous. Maintes fois il echangea un regard hostile avec Hathawulf, et avec Solbern, oui, et un sourire plein de haine. Ce fut le vieux Liuderis qui fit ceder les defenses. Son sang coulait a gros bouillons de son bras et de sa cuisse, mais sa hache frappait sans relache ; il fit une percee jusqu'a Sibicho et lui fendit le crane. >, dit-il en expirant. Hathawulf et Solbern enjamberent son cadavre. L'un des fils d'Ermanaric fit a son pere un rempart de son corps. Solbern le trucida. Hathawulf frappa a son tour. La lance d'Ermanaric arreta son epee. Il frappa derechef. Le roi s'effondra contre le mur. Son bras droit pendait, a moitie tranche. Solbern le frappa a la jambe gauche. Il chut sans cesser de gronder. Les deux freres se preparerent a l'achever. Leurs hommes retenaient les derniers gardes royaux. Quelqu'un apparut soudain. Tous cesserent peu a peu de combattre, comme si une vague se repandait dans la melee. Les hommes avaient la bouche bee. L'obscurite etait telle qu'on distinguait a peine ce qui flottait au-dessus du trone. Un cheval squelettique, aux os de metal, monte par un homme de haute taille, a la barbe grise. Sa cape et son chapeau dissimulaient ses traits. Il tenait une lance dans sa main droite. Au-dessus des armes, decoupee en silhouette sur fond de tenebres, son visage accrochait la lueur des flammes - etait-ce une comete, le signe d'un malheur a venir ? Hathawulf et Solbern baisserent leurs armes. > La reponse lui fut donnee d'une voix caverneuse, inhumaine, impitoyable. >> Ermanaric, ton heure n'est pas encore venue. Fais sortir tes hommes par l'arriere et prends les Teurings a revers. >> Allez, vous tous, allez ou Weard vous mene. >> Et il n'etait plus la. Hathawulf et Solbern restaient petrifies. Quoique meurtri et sanguinolent, Ermanaric trouva la force de lancer : > Les hommes de sa garde rapprochee furent les premiers a comprendre. Poussant un cri de joie, ils fondirent sur leurs adversaires. Ceux-ci battirent en retraite, se retrouvant au coeur de la melee. Solbern resta sur le carreau, baignant dans son sang. Un groupe d'hommes s'engouffra dans la poterne. Contournant l'edifice au pas de course, ils se retrouverent devant l'entree. La plupart des Teurings avaient gagne l'interieur. Les Greutungs massacrerent ceux qui s'attardaient dans la cour. Quand ils n'avaient pas d'armes, ils arrachaient les paves pour les lapider. La lune leur faisait cadeau de son eclat. Puis les guerriers hurlants nettoyerent le vestibule. Ils purent alors s'armer de pied en cap, et ils fondirent sur les agresseurs. Le combat fut sans pitie. Se sachant condamnes a mort, les Teurungs lutterent jusqu'au dernier. Hathawulf tua tant de guerriers qu'il edifia un mur avec leurs cadavres. Lorsqu'il succomba, rares etaient les survivants en mesure de s'en rejouir. Le roi aurait peri lui aussi, si ses hommes ne s'etaient pas empresses de panser ses plaies. Il etait a peine conscient lorsqu'on le fit sortir d'une salle desormais peuplee de morts. 1935 Laurie ! Laurie ! 372 Avec le matin vint la pluie. Portee sur les ailes d'un vent ululant, aussi dure et froide que la grele, elle cachait toutes choses autour du village, comme si le reste du monde avait ete emporte. Ses rugissements resonnaient dans les couloirs deserts de Heorot. Il regnait la une obscurite aux relents de neant. Les feux avaient beau bruler, les lampes s'illuminer, les ombres demeuraient toutes-puissantes. L'air etait acre. Ils etaient trois au centre de la grande salle. Pas question de s'asseoir pour parler d'un tel sujet. De leurs levres sortait une haleine blanche. > Le Vagabond acquiesca. > Ulrica lui jeta un regard acere. -- Tu sais qui je suis, repondit-il. -- Vraiment ? >> Elle leva vers lui des doigts crochus. Sa voix se fit stridente. -- Hola, hola ! >> fit Alawin en implorant le Vagabond du regard. Ce dernier repondit a voix basse : -- Mais Ermanaric demeure sur cette terre, cracha Ulrica. Alawin, c'est toi desormais qui es depositaire du devoir de vengeance. -- Non ! fit le Vagabond. Sa tache est tout autre. Son devoir est de sauver le sang de la lignee, la vie du clan. C'est pour cela que je suis ici. >> Il se tourna vers le jeune homme, qui ouvrait de grands yeux. -- Vagabond, non ! >> s'ecria Alawin. Ulrica laissa echapper un sifflement. Le Gris leva la main qui n'empoignait pas sa lance. >> Ecoute. Si marri soit-il, Ermanaric voudra eradiquer ta maison une bonne fois pour toutes. Tu ne peux lever une armee aussi puissante que la sienne. Si tu restes ici, tu mourras. >> Reflechis. Tu es pret a migrer en Occident, ou les Wisigoths t'accueilleront avec joie. D'autant plus qu'Athanaric a subi de lourdes pertes en affrontant les Huns sur les berges du Dniestr ; ils ont besoin de nouvelles ames pleines de vigueur. Il te suffit de quelques jours pour monter cette expedition. Lorsqu'ils viendront ici, les hommes d'Ermanaric ne trouveront que les cendres de cet edifice, que tu detruiras pour le frustrer et pour qu'il serve de bucher funebre en l'honneur de tes freres. >> Tu ne t'enfuis pas. Non, tu pars te forger un avenir. Alawin, tu es a present le depositaire du sang de tes peres. Conserve-le precieusement. >> La colere deformait le visage d'Ulrica. > Le jeune homme deglutit avec difficulte. -- Tu ne dois point rester, repondit le Vagabond d'un air grave. Si tu restes ici, tu sacrifieras la derniere des vies qu'a engendrees ton pere - tu l'offriras au roi, ainsi que celles du fils de Hathawulf, de son epouse et de ta propre mere. Il n'est point deshonorant de battre en retraite devant une force superieure en nombre. -- Oui... je pourrai lever une armee parmi les Wisigoths... -- Tu n'en auras pas besoin. Ecoute. Dans moins de trois ans, tu recevras d'Ermanaric des nouvelles qui te mettront en joie. La justice des dieux s'imposera a lui. Je t'en donne ma parole. -- Et que vaut-elle donc ? >> glapit Ulrica. Alawin reprit son souffle, bomba le torse, reflechit quelques instants et dit d'une voix ferme : > L'enfant qu'il etait encore perca un moment. -- Je le dois, repondit le Gris. Cela t'est necessaire. >> Vivement : > Il s'enfonca parmi les ombres, franchit le seuil, disparut dans la pluie et le vent. 43 Ca et la, a diverses epoques, la Patrouille a cree des centres de vacances pour ses agents. Parmi eux figure Hawai avant la venue des Polynesiens. Bien que son existence s'etende sur plusieurs millenaires, c'est par un coup de chance que Laurie et moi avons pu y louer un bungalow pendant un mois. Encore que je soupconne Manse Everard de nous avoir pistonnes. Il n'a pas aborde le sujet quand il nous a rendu visite, alors que notre sejour touchait a sa fin. Affable comme il pouvait l'etre, il est alle surfer et pique-niquer en notre compagnie, puis il a attaque le diner prepare par Laurie avec l'enthousiasme qu'il meritait. Ce n'est qu'apres qu'il a aborde les evenements passes et a venir. Nous etions assis sur une terrasse adjacente au batiment. Le crepuscule parait d'une fraicheur bleutee le jardin et la foret en fleurs. A l'est, la terre pentue se precipitait a la rencontre d'une mer aux eclats de vif-argent ; a l'ouest, l'etoile du soir fremissait au-dessus de Mauna Kea. Un ruisseau gazouillait. Cette scene paisible m'aidait a guerir. -- Oui. Et ce sera beaucoup plus facile a present. Le plus gros du travail est fait, les informations fondamentales ont ete collectees et assimilees. Reste seulement a enregistrer les chants et les contes a mesure qu'ils seront composes et diffuses. -- " Seulement " ! >> s'est exclamee Laurie. Cette raillerie etait teintee de tendresse, et sa main posee sur la mienne ajoutait au reconfort qu'elle me procurait. > La voix d'Everard s'est faite plus grave. > Ce fut d'un ton apaise que je lui ai repondu : -- Vous comprenez, bien entendu, qu'il est nefaste de verser dans l'obsession comme vous l'avez fait. C'est un danger qui nous guette tous ou presque...>> Sa voix a-t-elle tremble, l'espace d'un instant ? Retrouvant sa contenance : -- Je sais, ai-je dit en m'autorisant un gloussement. Et vous savez que j'y ai reussi, non ? >> Everard a tire sur sa bouffarde. -- Vous etes vraiment un brave homme >>, lui a dit Laurie. Je ne pouvais demeurer impassible, mais une gorgee de rhum collins m'a calme. > Everard a fremi. -- Ne vous inquietez pas, Manse. J'ai agi avec prudence, et le plus souvent de facon indirecte. En adoptant differentes identites a differentes occasions. Les rares fois ou il m'a apercu, il ne s'est rendu compte de rien. >> J'ai passe une main sur mes joues rasees de pres - a la mode romaine, assorties a mes cheveux coupes court ; en outre, si besoin est, un Patrouilleur a acces a des techniques de deguisement des plus sophistiquees. -- Bien ! >> Everard s'est detendu sur son siege. -- Alawin ? Eh bien, il est parti rejoindre Frithigern a la tete d'une forte compagnie, comprenant notamment sa mere Erelieva et toute sa maisonnee. >> (Il partirait, en fait, dans trois siecles de cela. Mais nous nous exprimions dans notre anglais natal. Seule la conjugaison du langage temporel permet d'eviter ces ambiguites.) -- Hum. Je me demande ce qu'il a pense par la suite de cette experience. -- J'ai l'impression qu'il a prefere ne plus l'evoquer. Naturellement, si ses descendants - il a fait un excellent mariage - si ses descendants ont preserve une quelconque tradition a ce sujet, on peut supposer qu'ils parlent d'un fantome ayant hante la famille au pays de leurs ancetres. -- Au pays de leurs ancetres ? Oh ! oui, Alawin n'est jamais retourne en Ukraine, c'est ca ? -- En effet. Voulez-vous que je vous esquisse son histoire ? -- Je vous en prie. Je l'ai etudiee en partie, vu que je m'interessais a votre cas, mais sans trop me pencher sur la suite des evenements. Et puis, ca fait un sacre bail pour moi, en termes de temps propre. >> Et vous avez du en voir sacrement depuis lors, ai-je songe. >> L'administration romaine a passe les annees suivantes a gouverner les Goths - a les exploiter, en d'autres termes. Tant et si bien qu'ils ont fini par se revolter. Au contact des Huns, ils avaient appris quelques techniques de cavalerie et les avaient developpees a leur maniere ; ils ont ecrase les Romains a Andrinople en 378. Alawin a montre sa valeur en cette occasion, ce qui lui a ete utile par la suite. Theodose, le nouvel empereur, a signe un traite de paix avec les Goths en 381, et la plupart de ces guerriers sont entres au service de l'Empire en tant que federes - allies, en d'autres termes. >> Ensuite sont venus des conflits, des batailles, des migrations - bref, le Volkerwanderung que vous connaissez. Pour ce qui est d'Alawin, il a connu une vie agitee mais relativement heureuse, et il est mort a un age avance dans le royaume que les Wisigoths s'etaient taille dans le sud de la Gaule. Ses descendants ont joue un role important dans la fondation de la nation espagnole. >> Ainsi, comme vous le constatez, je n'ai plus besoin de me soucier de ma famille et je peux me consacrer tout entier a mon travail. >> La main de Laurie s'est refermee sur la mienne. Le soir avait cede la place a la nuit. Les etoiles apparaissaient. La pipe d'Everard emettait une lueur rouge. Il formait une masse sombre, telle la montagne qui se dressait a l'horizon occidental. -- Si, au bout du compte. Mais ils ont du d'abord traverser de terribles epreuves. >> J'ai marque une pause. Ce que j'allais dire eveillerait des plaies qui n'etaient pas encore cicatrisees. > 374 Ermanaric etait seul sous les etoiles. Le vent gemissait. Dans le lointain hurlaient les loups. Une fois que les messagers eurent annonce leurs nouvelles, il n'avait pu supporter les cris de terreur qui avaient suivi. Obeissant a ses ordres, deux guerriers l'avaient aide a monter sur le toit du batiment. Ils l'avaient laisse assis sur un banc, pres du parapet, une cape de fourrure jetee sur ses epaules voutees. > leur lanca-t-il, et ils s'en furent, effares. Il avait regarde le couchant rougeoyer a l'ouest, tandis que de lourds nuages bleu-noir se massaient a l'est. Ils occupaient desormais un bon quart du ciel. Des eclairs transpercaient ces cavernes de nuit. La tempete serait la avant l'aube. Pour le moment, seul son vent annonciateur se faisait sentir, d'une froidure hivernale en ce milieu d'ete. Dans les autres quadrants du ciel, les etoiles brillaient par hordes. Elles etaient petites, etranges, impitoyables. Ermanaric fuyait en vain le Chariot de Wodan, qui tournait autour de l'OEil de Tiwaz, ce point fixe au nord. Mais le signe du Vagabond attirait irresistiblement son regard. > Le voila assis la, lui, le puissant, estropie de la main et du pied, incapable d'agir a present que l'ennemi avait traverse le fleuve et massacre l'armee censee le retenir. Il aurait du elaborer une strategie, donner des ordres, haranguer son peuple. Tout n'etait pas perdu, a condition qu'ils aient un chef. Mais le roi avait la tete vide. Non, pas tout a fait. Les morts se bousculaient dans son crane, tous ceux qui etaient tombes aux cotes de Hathawulf et de Solbern, la fine fleur des Goths d'Orient. S'ils avaient encore ete de ce monde, ensemble ils auraient repousse les Huns, Ermanaric a leur tete. Mais Ermanaric avait peri lors de ce meme massacre. Ne restait a sa place qu'un mutile, a l'esprit ronge par une douleur incessante. Il ne pouvait plus rien pour son royaume hormis y renoncer, en esperant que l'aine de ses fils survivants se montrerait digne du trone, et victorieux au combat. Ermanaric montra les dents aux etoiles. Cet espoir etait vain, il ne le savait que trop bien. Les Ostrogoths etaient voues a la defaite, au pillage, a la boucherie, a la servitude. S'ils recouvraient un jour la liberte, ce serait bien apres qu'il aurait pourri sous terre. Tel serait le sort de sa chair - mais qu'adviendrait-il de son esprit ? Qu'est-ce qui l'attendait dans l'au-dela ? Il degaina son poignard. L'acier accrocha la lueur des etoiles et celle des eclairs. Un temps il trembla dans sa main. Le vent le railla. > s'ecria-t-il. Ecartant sa barbe de sa main libre, il porta la pointe sous sa machoire. Comme de sa propre volonte, son regard se tourna a nouveau vers le Chariot. Un eclat blanc, fugace... un lambeau de nuage, ou Swanhild courant derriere le Vagabond ? Ermanaric rassembla tout ce qu'il lui restait de courage. Il planta le poignard et se trancha la gorge. Le sang jaillit a gros bouillons. Il chancela et tomba sur le toit. Le tonnerre fut la derniere chose qu'il entendit. On eut dit les sabots des chevaux qui apportaient a l'Occident la nuit noire des Huns. Paris, mardi 10 octobre 1307 Les nuages bas, couleur d'acier, filaient a vive allure, portes par un vent qui tonnait dans les rues et sifflait dans les galeries les surplombant. La poussiere tourbillonnait. Si l'air frais attenuait la puanteur - immondices, crottin, latrines, sepulcres, fumee acre des cheminees -, il semblait accroitre le vacarme de la cite : bruits de bottes et de sabots, grincements de roues, coups de marteau, bavardages, cris de colere, suppliques, boniments, chansons, rares prieres. De partout on s'affairait, la menagere se rendant au marche, l'artisan courant vers sa besogne, le pretre se hatant au chevet d'un mourant croisaient le charlatan a la mise miteuse, le mendiant aveugle, le marchand escorte de deux apprentis, le soudard ivre, l'etudiant dans sa robe, l'etranger aux yeux eblouis, le charretier trainant son fardeau dans la foule a grand renfort de jurons et de fouet, et des dizaines, des centaines d'autres. Les carillons venaient de sonner la tierce et le travail battait son plein. Tous s'ecartaient devant Hugues Marot. Non pas tant a cause de sa taille, pourtant impressionnante, qu'en raison de sa veture. Sa tunique, ses chausses et ses bottes etaient de bonne qualite, d'une coupe severe, d'une couleur discrete, et le manteau qui les recouvrait etait d'un brun neutre ; mais il portait la croix rouge qui l'identifiait comme un Templier. De meme que ses courts cheveux noirs et sa barbe rase. La rumeur voulait que l'Ordre n'ait plus les faveurs du roi, mais, qu'elle soit ou non fondee, mieux valait ne pas contrarier une telle puissance. L'air sinistre qu'il affichait ne faisait qu'inciter les passants a plus de deference. Sur ses talons trottait le jouvenceau qui lui avait apporte sa convocation. Ils prenaient soin de raser les murs, evitant le plus possible la boue qui s'amassait au milieu de la chaussee. Bientot ils s'arreterent devant un batiment sensiblement plus grand que ses voisins, pourtant fort imposants. Par-dela ses ecuries, desormais vacantes derriere leur huis clos, se dressait une facade en pierre et bois d'une hauteur de trois etages, ou s'encadrait une porte en chene massif. Ce batiment servait jadis de demeure et de magasin a un drapier fortune. Les Templiers l'avaient saisi pour se rembourser de sa dette envers eux. Bien qu'il fut sis a une certaine distance de la commanderie, on l'utilisait a l'occasion pour heberger un visiteur de marque ou tenir une reunion confidentielle. Hugues se planta devant la porte et la frappa du poing. Une lucarne coulissa devant lui. Un bref coup d'oeil, puis on lui ouvrit la porte. Deux hommes le saluerent ainsi que l'exigeait son rang. Ils avaient le visage tendu, le poing serre sur leur hallebarde - une arme de combat et non de ceremonie. Hugues les fixa. -- Ordre du frere chevalier Foulques >>, repondit le plus grand des deux hommes d'une voix eraillee. Hugues jeta un regard autour de lui. Comme pour le dissuader de battre en retraite, l'autre declara : > S'adressant au messager : > Le garcon s'eclipsa. Flanque par les moines soldats, Hugues entra dans un vestibule d'ou montait un escalier. A droite, donnant sur les ecuries, une porte barree. A gauche, une autre, s'ouvrant sur une piece dallee occupant la quasi-totalite du rez-de-chaussee. Jadis devolue aux ateliers, aux entrepots et aux comptoirs, elle n'etait plus peuplee que d'echos qui resonnaient autour des epais piliers soutenant les solives. L'escalier surplombait une chambre forte tout aussi vacante. Les trois hommes gagnerent le premier etage, ou se trouvaient les chambres de la famille et des invites ; les domestiques dormaient dans les combles. On fit entrer Hugues dans le parloir, une piece ou subsistaient des lambris sombres et un mobilier de prix. Un brasero rechauffait l'atmosphere mais la rendait etouffante. Foulques de Buchy l'attendait debout. C'etait un homme de haute taille, a peine deux pouces de moins que Hugues, au nez aquilin, aux cheveux grisonnants, qui avait conserve sa souplesse et la plupart de ses dents. Il etait vetu d'un manteau blanc, la tenue d'un chevalier ayant fait voeu de celibat. Une epee pendait a sa ceinture. Hugues fit halte. >, fit-il d'une voix hesitante. D'un signe de tete, Foulques ordonna a ses deux hommes de se poster dans le couloir, puis il invita Hugues a s'approcher. > demanda ce dernier. Le formalisme est une armure parfois fragile. Le message lui enjoignait simplement de se hater et de se montrer discret. Foulques soupira. Fort des annees qu'ils avaient passees ensemble, Hugues reconnut ce son des plus rares. Le masque de fermete se lezardait sous l'effet de la tristesse. -- N'avons-nous pas toujours parle avec franchise, toi et moi ? bredouilla Hugues. -- Je me le suis demande ces derniers temps, retorqua Foulques. Mais nous allons voir. >> Un temps, puis : > Hugues serra les poings, s'obligea a les desserrer et dit de sa voix la plus posee : > Sa voix le trahit. >, acheva-t-il. Le chevalier se mordit la levre. Un filet de sang coula dans sa barbe. -- Tu etais bien moins precis jusqu'ici, remarqua l'autre d'une voix atone. -- L'heure etait bien moins grave. Et j'esperais...>> Foulques le coupa d'un geste de la main. > s'ecria-t-il. Hugues se raidit. Foulques se mit a faire les cent pas, pareil a un lion en cage. Il declara en hachant ses mots : > Il se planta devant le suspect et lacha : > L'interesse fit le signe de la croix. -- En ce cas, pourquoi ne m'en as-tu pas dit davantage, pourquoi ne m'as-tu pas expose le sort qui nous attend, que je previenne le Grand Maitre et tous nos freres afin qu'ils aient le temps de se preparer ? >> Hugues se prit la tete entre les mains. > Ce fut la severite incarne qui lui repondit : > Foulques reprit son souffle. > Il etouffa un sanglot. La souffrance deformait son visage. > Il resta un instant sans rien dire. Puis il reprit d'une voix d'airain : > Des larmes coulaient sur les joues de Hugues. Les gardes entrerent. Il n'avait pas d'arme excepte son couteau. D'un geste saccade, il le degaina et le tendit a Foulques. Celui-ci garda les mains derriere le dos, et l'arme chut sur le sol. Hugues suivit les deux hommes sans un mot. Il agrippa le petit crucifix pendu a son cou, un symbole tout autant qu'un lien avec un autre monde d'ou viendrait son salut. San Francisco, jeudi 8 mars 1990 Le soleil allait se coucher lorsque Manse Everard retrouva Wanda Tamberly. La lumiere coulait a travers le Golden Gate. Depuis leur suite, ils voyaient les funiculaires qui descendaient vers les quais en sonnant leurs cloches, les iles et l'autre rive qui se dressait au-dessus de la baie bleu argente, les voiliers pareils a une volee d'oiseaux blancs. Comme ils auraient aime se trouver parmi eux en ce moment ! En apercevant son visage burine, elle demanda d'une voix douce : > Il acquiesca. > Elle ne put empecher le ressentiment d'affleurer dans sa voix. Cela faisait a peine deux mois qu'ils etaient ensemble. -- Pas assez, loin de la. Je n'etais pas oblige d'accepter, tu sais. Mais apres avoir etudie le rapport, je suis bien oblige d'admettre que je suis sans doute le plus qualifie pour ce boulot. >> C'etait a cause du rapport en question qu'il l'avait quittee ce matin-la. Il representait l'equivalent d'une petite bibliotheque, pas sous forme livresque ni audiovisuelle, mais en inculcation cerebrale directe : notions d'Histoire, de langage, de droit, de coutumes... et dangers encourus. Noblesse oblige*, je sais. >> Wanda soupira. Elle alla a sa rencontre, se blottit contre son torse, etreignit son corps massif. > Sourire. > Il caressa ses cheveux blonds. > Un passe ou les boucles n'etaient que trop frequentes... -- C'est la meilleure offre qu'on m'ait faite de la journee. >> Elle plaqua ses levres sur celle de Manse et, durant un temps, on n'entendit plus dans la suite que murmures et soupirs. Puis elle s'ecarta de lui et lanca : > Sa voix etait moins posee qu'elle ne l'aurait souhaite. > Comme elle opinait, il alla chercher deux Sierra Nevada Pale dans le frigo. Elle s'assit sur le canape avec la sienne. Trop nerveux pour en faire autant, il resta debout et bourra sa pipe. e siecle, commenca-t-il. Hugh Marlow, un de nos scientifiques de terrain, s'est embourbe dans le yaourt et on doit aller le repecher. >> Comme il s'exprimait en anglais plutot qu'en temporel, il usait de conjugaisons peu appropriees a la chronocinetique. > Elle reprima un frisson. Une partie de cette experience leur etait commune. e siecle, un Occidental qui pense plus ou moins comme moi. C'est un point en ma faveur. Quelques generations suffisent pour faire des etrangers d'un humain et de son ancetre. -- Dans quel genre de petrin s'est-il fourre ? demanda-t-elle. -- Il etudiait les Templiers, dans le pays meme ou ils avaient concentre leurs activites, bien qu'ils aient ete presents dans le monde entier. Connais-tu l'histoire de l'Ordre du Temple ? -- Pas tres bien, j'en ai peur. >> Everard alluma sa pipe, avala une bouffee, sirota sa biere. > Wanda grimaca. -- Eh bien, ils ont une certaine importance. >> Everard ne crut pas necessaire de preciser que la Patrouille du temps avait besoin d'informations precises et abondantes sur les epoques qu'elle surveillait. Wanda etait bien placee pour le savoir. >> Mais que s'est-il passe en realite ? Les comptes rendus des chroniques ne sont pas tres fiables. Il serait interessant d'en savoir plus, et les donnees recueillies se reveleront peut-etre importantes. Par exemple, est-il possible que les Templiers survivants, disperses en Europe, en Afrique du Nord et au Proche-Orient, aient influence en sous-main le developpement d'heresies chretiennes et de sectes musulmanes ? Nombre d'entre eux ont rejoint les Maures, apres tout. >> Everard consacra une minute a tirer sur sa bouffarde et a admirer le profil de Wanda sur fond de ciel vesperal avant de poursuivre. -- Hein ? fit-elle, interloquee. Mais il etait... il est conditionne, non ? -- Naturellement. Il lui est impossible de dire a quiconque qu'il vient de l'avenir. Mais les agents de terrain ont droit a une certaine latitude, on fait confiance a leur jugement, et...>> Un haussement d'epaules. -- Pourtant, il faut etre aussi malin qu'endurci pour survivre dans une epoque aussi rude, non ? -- Mouais. Il me tarde de le cuisiner pour decouvrir ce qu'il a pu lacher et de quelle maniere. >> Un temps. >> Bref, il a convaincu son ami chevalier, un nomme Foulques de Buchy, de l'intervention imminente du roi et de l'Inquisition. Son conditionnement l'empechait d'entrer dans les details et, a mon avis, Foulques a estime que, meme s'il arrivait a prevenir le Grand Maitre, il etait sans doute deja trop tard. Il a donc decide de s'emparer de Marlow, dans l'idee de le denoncer comme sorcier et de le livrer aux autorites si jamais ses predictions se verifiaient. Cela plaiderait en faveur des Templiers, qui apparaitraient comme de bons chretiens, et caetera, et caetera. -- Hum. >> Wanda plissa le front. -- Eh bien, Marlow est equipe d'une radio miniature dissimulee dans le crucifix passe a son cou. Personne n'aurait ose le lui confisquer. Une fois dans sa geole, il a contacte l'antenne locale et a expose son probleme. -- Pardon. Je suis stupide. -- Ridicule ! >> Everard s'approcha d'elle pour lui poser une main sur l'epaule. Elle lui sourit. > Le sourire de Wanda s'effaca. -- Allons ! ne t'en fais pas. Tu n'es pas payee pour ca. Tout ce que j'ai a faire, c'est aller cueillir Marlow dans sa prison. -- Mais pourquoi faut-il que ce soit toi qui le fasses ? lanca-t-elle. N'importe quel officier est capable d'enfourcher un sauteur, de filer la-bas, de l'embarquer et de repartir. -- Hum, la situation est un poil delicate. -- Comment cela ? >> Everard reprit sa canette et se remit a faire les cent pas. > Un temps de reflexion. -- Je vois, repondit Wanda dans un murmure. D'ou la necessite de faire appel a un agent aguerri. Les partisans du roi ont sans nul doute repandu quantite de folles rumeurs sur les Templiers. Le moindre incident ayant des relents de sorcellerie - ou d'intervention divine, d'ailleurs -, et la poudriere risque d'exploser. Avec des consequences incalculables pour l'avenir. On ne peut pas se permettre de gaffer. -- Exactement. Tu vois bien que tu n'es pas stupide. Mais, comme tu le comprendras sans peine, nous sommes egalement tenus de secourir Marlow. C'est un des notres. Et puis, s'il venait a subir la question... il ne peut rien dire sur le voyage dans le temps, mais les aveux que lui arracherait l'Inquisition conduirait celle-ci a nos autres agents. Ils auraient le temps de filer, bien entendu, mais c'en serait fini de notre presence dans la France de Philippe le Bel. Et, je le repete, c'est un milieu que nous devons surveiller de pres. -- Mais nous nous y sommes maintenus, n'est-ce pas ? -- Oui. C'est ecrit dans notre Histoire. Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il s'agisse d'un fait acquis. Je dois m'en assurer. >> Wanda frissonna. Puis elle se leva, alla vers Manse, lui prit sa pipe pour la poser dans un cendrier, s'empara de ses deux mains et lui dit d'une voix presque sereine : > Elle n'en avait aucune certitude. Jamais les Patrouilleurs ne revoyaient leurs chers defunts, jamais ils ne se projetaient dans l'avenir pour voir ce que deviendraient leurs proches vivants - les paradoxes etaient trop dangereux, sans parler des plaies de l'ame. Harfleur, mercredi 11 octobre 1307 Le plus grand port du nord-ouest de la France constituait un emplacement ideal pour le QG de l'operation. Dans ce lieu ou debarquaient des hommes et des produits provenant de tout le monde connu, et ou se negociaient souvent des accords d'une dimension internationale, on n'accordait que peu d'attention a un visage, une allure, une activite sortant de l'ordinaire. Dans l'interieur des terres, tous les honnetes gens devaient se soumettre a une theorie de reglements, d'obligations, de convenances, de prelevements fiscaux, de prejuges sociaux regentant leurs actes et leurs paroles... e siecle >>, grommela Everard. Dans de telles conditions, il etait difficile, voire dangereux, d'operer dans la discretion. Non que ce soit une sinecure a Harfleur. Depuis que Boniface Reynaud avait debarque dans ce milieu, lui qui etait ne neuf siecles plus tard, il avait consacre deux decennies a construire le personnage de Reinault Bodel, parvenu au prix de mains efforts au statut de negociant en laine des plus respectes. Il faisait montre d'une telle habilete que personne ne s'interrogeait sur certain entrepot portuaire dont la porte demeurait toujours fermee. Il avait montre aux autorites que les lieux etaient vacants, et cela leur suffisait ; s'il choisissait de n'en rien faire, cela ne regardait que lui, et d'ailleurs il parlait souvent d'une expansion prochaine de son negoce. On ne s'interrogeait pas davantage sur les nombreux etrangers qui venaient s'entretenir avec lui. Il avait choisi avec le plus grand soin ses domestiques, ses employes, ses apprentis et son epouse. Aux yeux de ses enfants, c'etait un pere des plus aimables, autant qu'on pouvait l'etre a l'epoque medievale. Le sauteur d'Everard se materialisa dans la planque a neuf heures du matin. Il sortit grace a la cle fournie par la Patrouille et se rendit chez le negociant. Deja grand a son epoque natale, il avait dans celle-ci des allures de geant, de sorte qu'il attirait son content de regards. A en juger par sa tenue, c'etait un marin, probablement anglais, et mieux valait ne pas lui chercher noise. Comme il avait prevenu maitre Bodel de son arrivee, celui-ci le fit tout de suite monter dans son parloir et referma la porte derriere lui. Dans un coin de la piece etaient places un tabouret et une table croulant sous les objets professionnels, religieux et personnels : des registres, des plumes, des encriers, divers couteaux, une carte enluminee, une image de la Vierge, et caetera. Sinon, la piece etait decoree de fort sobre facon. Si la fenetre laissait entrer la lumiere, le verre en etait suffisamment plombe pour qu'on ne distingue rien du dehors. Le bruit, lui, entrait sans peine, une clameur urbaine evoquant celle de l'Asie, la rumeur des ouvriers qui s'affairaient dans le batiment, les cloches de la cathedrale. Ca sentait la laine, la fumee, la sueur, le linge mal lave. Mais tout cela n'empechait pas Everard de percevoir l'energie de ce lieu. Harfleur - Hareflot, pour employer la graphie de ses fondateurs normands - etait une pepiniere de marchands et d'entrepreneurs. Dans quelques generations, les ports comme celui-ci enverraient des navires vers le Nouveau Monde. Il s'assit en face de Reynaud. Leurs fauteuils etaient pourvus d'un dossier, d'un coussin, d'accoudoirs - un luxe hors du commun. Une fois expediees les politesses d'usage, il demanda en temporel : -- Aucun changement a signaler apres son dernier appel, repondit l'homme corpulent a la tunique liseree de fourrure. Il est enferme dans la chambre forte. Il ne dispose que d'une paillasse pour s'allonger. Ses gardiens lui apportent de l'eau et de la nourriture deux fois par jour, et on vide son pot de chambre a ce moment-la. A peine s'ils lui adressent la parole. Je crois vous avoir dit que les voisins se mefiaient des Templiers et se tenaient a l'ecart de l'edifice. -- Oui. Et Marlow ? Vous a-t-il dit quelles informations il a laissees echapper, et de quelle maniere ? -- C'est ce qui doit nous concerner au premier chef, n'est-ce pas ? >> Reynaud se frotta le menton. Everard entendit sa barbe crisser ; les rasoirs de ce temps n'etaient guere efficaces. > Everard haussa les sourcils. > Reynaud secoua la tete. > Everard ceda a la tentation. -- Ce mot n'est qu'une deformation de Mahomet, et cette accusation est pure diffamation. Certes, l'objet en question a bien la forme d'une tete, mais ce n'est qu'un reliquaire. Quant a la relique qu'il abrite, et qui provient de Terre sainte, il s'agit pretendument de la machoire d'Abraham. >> Everard laissa echapper un sifflement. > Il se redressa. > Il ne put s'empecher d'emettre un regret, si irrationnel fut-il. > Sans parler de tous ceux qui leur etaient chers. Leur mission etait de preserver cette Histoire. Haussant le ton : -- C'est bien plus que son ami, dit Reynaud. Ils sont devenus amants. Marlow a fini par l'avouer : il ne supportait pas l'idee de ce qui allait arriver a Foulques de Buchy. -- Ah ! ainsi, les accusations d'homosexualite sont en partie fondees. -- En partie seulement. >> Reynaud haussa les epaules. -- Oh ! n'allez pas croire que je m'erige en moraliste. Bien au contraire. >> Everard se demanda a quelles extremites il recourrait si la vie de Wanda etait menacee. > Rictus. -- Marlow lui a dit que le roi avait l'intention de detruire les Templiers dans un delai tres bref. Il a supplie Foulques de quitter la France sous un pretexte quelconque. Les souverains d'Europe ne suivront pas tout de suite l'exemple de Philippe et, dans des pays comme l'Ecosse et le Portugal, par exemple, les Templiers ne seront jamais persecutes. Cette mise en garde n'avait rien d'invraisemblable. Comme vous le savez sans doute, cela fait des annees que circulent diverses accusations, et une enquete est en cours, une enquete impartiale a en croire la version officielle. Foulques a pris l'avertissement suffisamment au serieux pour envoyer une missive a son cousin, qui n'est autre que le commandant de la flotte du Temple, afin qu'il mette ses equipages en alerte. -- Oui ! s'exclama Everard. Je m'en souviens - sauf que le sort de cette flotte est demeure un mystere, a en croire les donnees qu'on m'a inculquees. Si l'on se fie aux chroniques, elle a echappe a la saisie et on n'en a plus jamais entendu parler... Qu'est-ce qu'elle devient ? >> Reynaud etait tout naturellement informe des evenements a venir a mesure que les agents de terrain de la Patrouille les reconstituaient. -- Donc, les actes de Marlow ont deja eu un impact mesurable, dit Everard avec amertume. Qu'est-ce que Foulques peut encore faire, si peu de temps avant la rafle ? Une fois que nous aurons recupere Marlow, nous devrons nous occuper de ce gentilhomme... d'une facon ou d'une autre. -- Comment comptez-vous proceder pour Marlow ? demanda Reynaud. -- Je suis la pour en discuter avec vous. Nous devons elaborer une tactique sans faille. Pas question de laisser croire a une quelconque intervention surnaturelle. Dieu sait quelles pourraient en etre les consequences. -- Je presume que vous avez une idee derriere la tete. >> On n'en attendait pas moins de la part d'un agent non-attache. Everard opina. > Un temps. > Parfois, la Patrouille doit se montrer aussi cruelle que l'Histoire. Paris, mercredi 11 octobre 1307 Durant le couvre-feu, apres la fermeture des portes de la cite, personne ne sortait sans necessite, excepte la garde et la pegre. Le sauteur apparut dans une rue totalement deserte. C'etait une machine pourvue de huit sieges, qui se posa dans la boue avec un bruit nettement audible. Everard et ses hommes mirent pied a terre. Etroite, bordee de hautes facades ou couraient des galeries, la rue etait noire comme un four, et l'air y etait froid et puant. La lueur emanant de deux petite fenetres a l'etage d'un batiment ne faisait qu'accentuer l'obscurite. Les agents y voyaient comme en plein jour. Leurs amplificateurs optiques passeraient pour des masques grotesques. Ils etaient vetus de guenilles parfaitement ordinaires. Tous etaient armes d'un poignard ; on comptait aussi dans leur arsenal deux hachettes, un gourdin et un baton ; Everard avait passe a sa ceinture un fauchon, une courte epee a la lame recourbee - autant d'armes prisees par les bandits. Il fixa les fenetres en plissant les yeux. > Il passa au temporel. Les membres de son commando provenaient des pays et des epoques les plus divers. > La porte etait en chene massif, a en croire Marlow. Et on l'avait surement barree. Il fallait faire vite. Si les voisins ne risquaient pas d'accourir en entendant du bruit, peut-etre enverraient-ils querir la garde, a moins que celle-ci ne se manifeste de son propre chef. Everard et ses hommes ne devaient pas trainer, pas plus qu'ils ne devaient laisser de traces sortant du commun. Yan, qui resterait poste pres du sauteur, salua et s'affaira sur le mortier monte sur celui-ci. L'idee venait d'Everard, qui avait consacre plusieurs heures a sa mise en oeuvre, sans parler des essais. Le mortier tonna. Cracha une bille de bois dur. La porte s'effondra dans un fracas, a moitie arrachee a ses gonds. La barre etait brisee. On pouvait laisser la bille sur place, les gens d'armes la prendraient pour un belier. On s'inquieterait de la force physique de ces rufians, mais la rafle des Templiers ferait passer cette affaire au second plan. Everard fonca, Tabaryn, Rosny, Hyman et Uhl sur les talons. Ils franchirent le seuil, traverserent le vestibule - la porte de communication etait ouverte -, deboucherent dans l'atelier. La, ils se deployerent, le chef du commando se mettant en pointe, et scruterent les lieux. Une salle vide, au sol dalle et aux multiples piliers. Au fond, la porte de la cuisine, fermee pour la nuit. En guise de meubles, un coffre de fer, trois tabourets, un immense comptoir sur lequel brulaient quatre chandelles de suif diffusant une chiche lumiere. Elles empestaient. A droite, une porte donnant sur une piece logee sous l'escalier, jadis une salle forte, a present une geole cadenassee. Devant elle se tenait un homme au visage dur, vetu de la tenue de l'Ordre, arme d'une hallebarde. -- Jamais, par les os de Dieu ! >> repliqua le Templier. Etait-il simple soldat avant de prononcer ses voeux ? > Everard fit un signe a ses hommes. Ils cernerent le gardien. Il n'etait pas question de le tuer. Leurs armes blanches dissimulaient des soniques. Ils allaient le distraire, lui envoyer une decharge. En revenant a lui, il penserait avoir recu un coup sur la tete... oui, mieux valait lui laisser une petite bosse en souvenir. Deux hommes surgirent du vestibule. Ils etaient nus, car l'epoque ignorait la chemise de nuit, mais armes. Le plus rable brandissait une hallebarde. Le plus grand etait arme d'une longue epee. Sa lame mouvante, captant la chiche lumiere des chandelles, etait comme une flamme nue. Son visage aquilin... Everard le reconnut tout de suite. Marlow l'avait souvent filme avec son microscanner, illustrant ses rapports de plusieurs portraits. Les avait-il collectionnes afin de les contempler a loisir une fois sa mission achevee ? Foulques de Buchy, chevalier du Temple. > Un rire destine a Everard. > D'autres personnes firent leur apparition, une douzaine d'hommes et de jouvenceaux, desarmes, desempares, seulement capables de prier... et de temoigner. Et merde ! jura Everard dans son for interieur. Foulques a decide de passer la nuit ici, et il a fait revenir le personnel. > lanca-t-il en temporel. Pas question d'abattre un adversaire comme par magie. L'avertissement etait peut-etre inutile. Ces hommes etaient des Patrouilleurs, apres tout. Mais ce n'etaient pas des flics comme lui, seulement des volontaires connaissant bien ce milieu, qui n'avaient eu droit qu'a une formation acceleree. Ils foncerent sur les hallebardiers. Foulques voulait en decoudre avec lui. Il fait trop clair ici. Je ne pourrai l'etourdir en douce que si nous nous affrontons en combat rapproche - ou si j'arrive a le mener derriere un pilier -, son allonge est superieure a la mienne et je suis sur qu'il manie l'epee mieux que moi. D'accord, je connais des techniques d'escrime qui n'ont pas encore ete inventees, mais avec de telles lames, elles ne me serviront pas a grand-chose. Pour la enieme fois de sa vie, Everard songea qu'il allait peut-etre mourir. Mais il etait trop occupe pour ceder a la peur. On eut dit que son moi interieur le quittait, observait ses actes avec detachement, lui dispensant des conseils de temps a autre. Le reste de lui-meme se consacrait a l'action. La longue epee fondit sur son crane. Il bloqua le coup de son fauchon. Un claquement de metal. Il etait plus lourd, plus muscle. L'arme de Foulques dut reculer. La main libre de Manse forma un poing. Jamais un chevalier ne s'attendrait a un uppercut. Souple comme un felin, Foulques esquiva le coup et se mit hors de portee. Separes par deux metres de dallage, ils echangerent un regard assassin. Everard vit que les piliers allaient le gener. Cela risquait de lui etre fatal. Il faillit retourner son arme pour user de l'etourdisseur loge dans le pommeau. S'il etait assez rapide, personne ne verrait qu'il avait terrasse son adversaire a distance. Mais Foulques ne lui laissa pas le temps d'agir. Un bond, et son epee etait sur lui. Everard executa un kata. Un genou qui se detend, une jambe qui bouge pour eviter la lame. Il s'en fallut d'un cheveu. Il frappa, visant le poignet. Foulques etait trop rapide pour lui. Il faillit lui arracher le fauchon de la main. Il presentait son flanc gauche a l'adversaire, le bras replie sur le coeur. Comme s'il portait un bouclier invisible, frappe de la croix. Un sourire feroce se peignait sur ses traits. Sa lame jaillit, vive comme un serpent. Everard s'etait deja jete a terre. L'epee lui frola le crane. Il se recut de facon parfaite. Les arts martiaux etaient inconnus ici. Foulques n'aurait pas hesite a frapper un homme se relevant tant bien que mal. Mais Everard etait tendu, pret a bondir. Il avait une demi-seconde de repit. Le fauchon frappa Foulques a la cuisse. La lame heurta l'os. Le sang jaillit. Foulques hurla. Il mit un genou a terre. Leva de nouveau son epee. Everard eut a peine le temps de reagir. Cette fois-ci, il frappa au ventre. Sa lame s'enfonca profondement, se tordit. Un bout de tripe accompagna le torrent de sang. Foulques s'abattit. Everard se releva d'un bond. Les deux epees gisaient sur le sol. Il se pencha sur l'homme effondre. Son sang l'avait tache. Quelques gouttes tomberent sur le geyser qui alimentait la mare autour de lui. Puis le rythme se ralentit, le coeur robuste defaillit. Les dents de Foulques luisaient dans sa barbe. Un ultime rictus jete a son meurtrier ? Il leva sa main droite. Fit le signe de croix en tremblant. Mais ses dernieres paroles furent : Hugues, o Hugues...>> La main retomba. Les yeux se revulserent, la bouche bea, les entrailles se viderent. Everard huma la puanteur de la mort. > Mais il avait du travail. Il regarda autour de lui. Les deux hallebardiers etaient a terre, inconscients mais apparemment indemnes. Terrasses depuis quelques secondes, sinon ses hommes seraient venus a son aide. Ces Templiers se sont bien battus. Voyant qu'il n'etait pas blesse, les Patrouilleurs se tournerent vers les domestiques blottis dans l'entree. > hurlerent-ils. Ces hommes et ces enfants n'etaient pas des soldats. Ils s'enfuirent, pris de panique, dans un concert de cris et de gemissements, disparaissant dans la rue. Si terrorises fussent-ils, ils risquaient quand meme d'alerter la garde. > Il ne put s'empecher d'ajouter pour lui-meme : De peur de finir sur le bucher. Puis, redevenant serieux : > Ainsi, quelques modestes tresors seraient sauves de l'oubli, pour le benefice d'un monde que cette operation avait peut-etre sauve, lui aussi. Il ne pouvait en etre sur. Peut-etre que la Patrouille aurait pu traiter le probleme differemment. A moins que les evenements n'aient retrouve leurs cours initial sur le long terme ; le continuum etait dote d'une incroyable resilience. Il s'etait contente de faire pour le mieux. Il contempla le mort a ses pieds. > Pendant que ses hommes s'affairaient a l'etage, il se dirigea vers la chambre forte. Le cadenas aurait fini par ceder devant un outil contemporain, mais ceux dont il etait equipe etaient plus sophistiques, et ils en eurent raison en un instant. Il poussa la porte. Hugh Marlow surgit des tenebres. > Il apercut le chevalier. Etouffa un cri. Puis il alla pres du corps et s'agenouilla devant lui, indifferent au sang, luttant visiblement pour ne pas pleurer. Everard s'approcha et attendit. Marlow leva les yeux. > bredouilla-t-il. Everard acquiesca. -- Non. Il... est revenu. Vers moi. Il disait qu'il ne pouvait pas me laisser seul pour affronter... ce qui allait arriver. J'esperais... malgre tout... j'esperais pouvoir le convaincre de fuir... mais il ne voulait pas non plus abandonner ses freres... -- C'etait un homme, declara Everard. Au moins... n'allez pas croire que je m'en rejouisse, mais au moins n'aura-t-il pas a subir la torture. >> Les os broyes a coups de bottes, ou fracasses par la roue ou le chevalet. Les chairs carbonisees par des tisonniers portes au rouge. Des pinces sur les testicules. Des aiguilles... Peu importe. Les gouvernements sont ingenieux. Si, par la suite, Foulques avait renie la confession ainsi arrachee, et le deshonneur qui l'accompagnait, on l'aurait brule vif. Marlow opina. > Il se pencha sur son ami. Adieu*, Foulques de Buchy, chevalier du Temple. >> Il lui ferma les yeux et la bouche, puis l'embrassa sur les levres. Everard l'aida a se relever, car le sol etait glissant. -- Vous etes alle trop loin, repondit Everard, et cela a permis a la flotte de s'echapper. Mais cet episode a " toujours " fait partie de l'Histoire. Il se trouve que vous en avez ete la cause. Sinon, aucun mal n'a ete fait. >> Sauf qu'un homme etait mort. Mais tous les hommes sont mortels. > Ce discours puait la suffisance. Enfin, l'amour n'excuse pas tout, loin de la. Mais l'amour en lui-meme est-il un peche ? Les hommes redescendaient avec leur butin. >, dit Everard, et il les conduisit au-dehors. Fin du tome 2 * * * [1] Francis Bacon, >, in Essais, trad. Maurice Castelain, Aubier-Montaigne. (N.d.T) [2] Rois, 10.22, traduction oecumenique de la Bible, Le Livre de Poche. (N. d. T.) [3] Voir >, in La Patrouille du temps. (N.d.T) [4] Edward Fitzgerald, Les Rubaiyat d'Omar Khayyam, LXXIII, trad. F. Roger-Cornaz, ed. Payot. (N. d. T.) [5] Voir >, op. cit. (N.d.T.) [6] Terrain consacre / Temple (NScan). [7] Pum cite sans le savoir un vers de l'>, de Thomas Gray (1716-1771), un des plus celebres poemes de la litterature anglaise. Trad. Roger Martin, ed. Aubier-Montaigne. (N.d.T.) [8] Attribue a L. Sprague de Camp. (N.d.T.) [9] Everard fait ici reference a > de Yeats. Trad. Yves Bonnefoy (Gallimard). (N.d.T) [10] Thucydide, La Guerre du Peloponnese, Livre VII, chapitre LXVII, d'apres la traduction de Jean Voilquin. (N. d.T.) [11] Les mots et expressions en italique suivis d'un asterisque sont en francais dans le texte. (N. d. T.) [12] Pascal, Pensees, III, 210. (N. d. T.) [13] Poemes anglais des IXe et Xe siecles. (N. d. T.)