Poul Anderson La Patrouille du temps Tome 4 Le bouclier du temps (The shield of time, 1990) Traduction de Jean-Daniel Breque [1]. >> Qu'est-ce qui tient du reel, du possible ou du potentiellement reel ? L'univers quantique fluctue sans cesse a la lisiere du connaissable. Il n'existe aucune methode permettant de predire le destin d'une particule isolee ; et, au sein d'un monde chaotique, le destin collectif peut dependre de celui d'une particule. Saint Thomas d'Aquin a dit que Dieu Lui-meme ne pouvait alterer le passe, car pretendre le contraire serait un oxymoron ; mais saint Thomas se limitait a la logique d'Aristote. Rendez-vous dans ce passe, et vous etes aussi libre que vous l'avez jamais ete dans votre present, libre de creer ou de detruire, de guider ou d'egarer, de courir ou de trebucher. En consequence, si vous alterez le cours des evenements tel que le rapportait l'Histoire qu'on vous a enseignee, vous n'en serez pas affecte, mais l'avenir qui vous a engendre aura disparu, n'aura jamais existe ; la realite ne sera plus celle que vous vous rappelez. La difference sera peut-etre minime, voire insignifiante. Peut-etre sera-t-elle monstrueuse. Les humains qui, les premiers, maitriserent le deplacement dans le temps ont concretise ce danger. Par consequent, les etres surhumains des ages qui leur etaient ulterieurs sont revenus a leur epoque pour ordonner la creation de la Patrouille du temps. Avant-propos Patrouille du temps, quatrieme et derniere epoque ! Ce n'est pas sans un pincement au coeur que nous allons dire adieu a Manse Everard et a ses intrepides compagnons, au premier rang desquels figure la jeune Wanda Tamberly, une fois que sera achevee l'aventure que vous allez decouvrir. Elle les conduira de la Bactriane du IIIe siecle av. J.C. a une etrange variante de notre XXe siecle... ou plutot a deux etranges variantes... en passant par un bout de terre disparu depuis la prehistoire puis par le Moyen Age italien. Nos heros devront affronter les derniers Exaltationnistes, mais aussi une menace plus pernicieuse encore, puisqu'elle semble le fait du seul hasard - ou du chaos quantique, au choix. Comme toujours chez Poul Anderson, ils se tireront d'affaire en faisant appel a leur courage, a leur esprit d'initiative mais aussi a leur camaraderie. Car ce n'est pas au nom d'une ideologie qu'ils se battent mais pour le salut de leurs amis et de leurs proches. Ces > savent aussi se garder eux-memes... Au moment ou se conclut la publication francaise de ce cycle, on constate sur nos rivages, mais aussi outre-Atlantique, un regain d'interet pour l'oeuvre de Poul Anderson. La bibliographie que nous avions composee fin 2004 pour le premier volume s'est considerablement etoffee, notamment ces derniers mois : Baen Books, qui fut le principal editeur de notre auteur lors de la derniere decennie de sa carriere, a entame une edition en sept volumes de son cycle de la >, dont nous ne connaissons ici que quelques bribes, a savoir les exploits de Dominic Flandry, l'agent de l'Empire terrien[2]. Deja parus a l'heure ou nous ecrivons ces lignes : The Van Rijn Method et David Falkayn, Star Trader ; un troisieme volume, Rise of the Terran Empire, est annonce pour juillet. Parallelement, la New England Science Fiction Association vient de mettre sur les rails un projet ambitieux, qui n'est ni plus ni moins qu'une integrale raisonnee des nouvelles d'Anderson (agrementees d'essais et de poemes choisis) ; un premier volume, Call Me Joe, est sorti en debut d'annee, un deuxieme, The Queen of Air and Darkness, est annonce pour aout. De quoi donner de la matiere aux editeurs francais... Mais ceux-ci ne sont pas en reste, puisque ce printemps aura vu la reedition en Folio SF de Trois coeurs, trois lions, suivi de Deux regrets, precedemment paru au Belial', et au Livre de Poche de Roma Mater, le premier volet de la tetralogie du Roi d'Ys (en collaboration avec Karen Anderson), publie il y a trois ans par Calmann-Levy. Dans le temps ou dans l'espace, l'aventure n'est pas finie... Jean-Daniel Breque Premiere partie L'etranger est dans tes portes 1987 apr. J.C. Peut-etre avait-il eu tort de revenir a New York le lendemain de son depart. Meme ici, en ce jour, le printemps etait trop beau. Un crepuscule comme celui-ci n'etait pas propice a la solitude, ni aux reminiscences. La pluie avait purifie l'atmosphere pour un temps et les fenetres ouvertes laissaient entrer un parfum de fleurs et de verdure. Les lumieres et les bruits qui montaient de la rue en etaient adoucis, evoquant l'eclat et le murmure d'un fleuve. Manse Everard avait envie de sortir. Il aurait pu aller faire un tour dans Central Park, avec son etourdisseur dans la poche en cas de pepin. Pas un policier de ce siecle n'y reconnaitrait une arme. Mieux encore, vu les actes de violence auxquels il avait recemment assiste - dans ce registre, le minimum etait deja insupportable -, il aurait pu se balader dans le centre-ville jusqu'a echouer dans l'un de ses bars preferes, y savourant la biere et les conversations. Et s'il avait vraiment souhaite s'evader, il avait toujours le loisir de requisitionner un scooter temporel au QG de la Patrouille pour gagner l'epoque et le lieu de son choix. Un agent non-attache n'a pas besoin de s'expliquer. Un coup de fil l'avait piege chez lui. Il arpentait son appartement entenebre, les dents crispees sur une pipe rougeoyante, laissant parfois echapper un juron bien senti. Ridicule de se mettre dans des etats pareils. D'accord, il est naturel de se sentir deprime apres l'action ; mais il avait profite de quinze jours de detente dans la Tyr du temps d'Hiram, pendant qu'il finalisait les derniers details de sa mission[3]. Quant a Bronwen, il avait veille a lui assurer un avenir correct, et il n'aurait fait que gacher son bonheur en tentant de la revoir ; par ailleurs, a en croire le calendrier, elle etait retournee a la poussiere depuis vingt-neuf siecles et mieux valait mettre un point final a cette histoire. Un coup de sonnette l'arracha a ses idees noires. Il pressa le commutateur, tiqua sous le soudain flot de lumiere et fit entrer son visiteur. -- Non, non. J'ai accepte votre rendez-vous au telephone, n'est-ce pas ? >> Ils se serrerent la main. Everard songea que ce geste n'etait surement pas d'usage dans le milieu spatio-temporel de l'autre, quel qu'il fut. -- J'ai pense que vous souhaiteriez consacrer ce jour a regler les details administratifs afin de partir des demain dans quelque coin tranquille pour y villegiaturer - euh... les Americains de votre epoque preferent parler de vacances, c'est cela ? J'aurais pu m'entretenir avec vous a votre retour, naturellement, mais vos souvenirs auraient ete bien moins frais. En outre, pour parler franchement, je tenais a faire votre connaissance. Puis-je vous inviter a diner dans le restaurant de votre choix ? >> Tout en recitant son discours, Guion etait entre dans le salon et avait pris place dans un fauteuil. D'une apparence tout a fait banale, il etait plus petit et plus mince que la moyenne, et vetu d'un costume gris anonyme. Son crane semblait toutefois un peu trop proeminent et, quand on le regardait de pres, on constatait que ses traits n'etaient pas ceux de l'homme blanc au teint basane qu'il paraissait etre - en fait, il ne correspondait a aucune des races vivant presentement sur la planete. Everard se demanda quelle puissance dissimulait son sourire. >, repondit-il. En apparence, cette invitation ne signifiait pas grand-chose ; un agent non-attache de la Patrouille du temps dispose de fonds illimites. En fait, elle etait des plus signifiante. Guion souhaitait lui consacrer une partie de sa ligne de vie. > Apres avoir obtenu une reponse positive, il alla preparer deux scotches coupes de soda. Guion ne voyait aucune objection a ce qu'il fume. Il s'assit en face de lui. -- J'etais bien seconde. -- Certes. Mais vous vous etes montre un leader hors pair. Et c'est en solo que vous avez effectue le travail preliminaire - en courant des risques considerables, ajouterai-je. -- C'est pour cela que vous etes venu me voir ? lanca Everard. J'ai pourtant subi un debriefing exhaustif. Vous avez surement lu son compte rendu. Je ne vois pas en quoi je pourrais le completer. >> Guion contempla son verre comme si les glacons qui y flottaient etaient des des venus de Delphes. >, murmura-t-il. Le rictus qui accueillit cette declaration, si fugitif fut-il, n'echappa pas a son attention. > Que sait-il exactement et que soupconne-t-il ? s'interrogea Everard. Une triste amourette avec une esclave celte, condamnee par le gouffre qui separait leurs epoques respectives, sans parler de tout le reste ; il avait veille a ce qu'elle fut affranchie et bien mariee, il lui avait fait ses adieux... Pas question que j'essaie d'en apprendre davantage. Je risquerais de le regretter. Il ignorait quels etaient les buts et les motivations de ce Guion, ne pouvait que supposer qu'il etait d'un grade au moins egal au sien. Probablement plus eleve. Excepte a ses echelons inferieurs, la Patrouille ne se souciait ni des organigrammes, ni des chaines de commandement trop rigides. Cela etait contraire a sa nature. Sa structure etait a la fois plus subtile et plus solide que celle d'une armee du XXe siecle. Selon toute probabilite, seuls les Danelliens etaient en mesure de l'apprehender. Neanmoins, Everard durcit le ton. Lorsqu'il declara : >, il ne se contentait pas de rappeler une evidence. > Ronronnant presque : > Everard sursauta. Il faillit lacher son verre. > Ressaisis-toi. Prends l'initiative. -- Eh bien, vous nous avez recommande de la recruter. -- Et elle a passe les epreuves preliminaires, n'est-ce pas ? -- Certainement. Mais vous l'avez rencontree alors qu'elle etait embarquee dans cette histoire peruvienne[4]. Une breve rencontre, mais chargee de danger et riche de revelations. >> Gloussement. -- Une relation superficielle, retorqua sechement Everard. Elle est tres jeune. Mais... oui, je la considere comme une amie. >> Un temps. protegee*[5] si l'on peut dire. >> Nous somme sortis ensemble deux ou trois fois. Puis je suis parti en Phenicie, ou j'ai passe plusieurs semaines de temps propre... pour revenir en ce meme printemps que nous avons connu ensemble a San Francisco. e siecle afin de disparaitre sans susciter ni soupcons ni inquietudes... Ah ! Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ca, vous le savez mieux que moi ! >> Pour penser a voix haute, je suppose. Wanda n'a rien a voir avec Bronwen, mais peut-etre m'aidera-t-elle sans le savoir a oublier celle-ci, ce que je vais devoir faire, et avant que... Everard n'etait guere enclin a l'introspection. Il eut donc un sursaut en comprenant que ce qu'il lui fallait pour se remettre de cette liaison, ce n'etait pas une autre liaison mais plutot la frequentation d'une personne innocente. Comme un homme assoiffe de whisky tombant sur une source pure en haut d'une montagne... Par la suite, chacun d'eux reprendrait le cours de sa vie, il retrouverait ses missions et elle entamerait sa formation au sein de la Patrouille. Frisson glace : A moins qu'elle ne soit recalee, en depit de ses atouts. > Guion secoua la tete. -- Bien. >> Everard se detendit comme si on venait de lui rechauffer le coeur. Il avait trop tire sur sa pipe. Une gorgee d'alcool lui apaisa le gosier. >, reprit Guion. Vu le sujet qu'il abordait a present, sa voix etait d'un calme etonnant. Conquista. Et voila que vous sauvez l'antique Tyr de leurs manigances et capturez la plupart de ceux qui couraient encore, notamment Merau Varagan. Un excellent travail. Malheureusement, votre tache n'est pas achevee. -- C'est exact, acquiesca Everard a voix basse. -- Je suis ici pour... me faire une idee de la situation, lui dit Guion. Je ne puis definir avec precision ce que je cherche, meme en parlant temporel. >> Si sa voix demeurait posee, il avait cesse de sourire et l'on percevait une lueur terrible dans ses yeux brides. > ou > sont tout aussi inadequats. Ce que je cherche... c'est a comprendre ce qui se passe, dans la mesure du possible. >> Suivit une pause, durant laquelle la rumeur de la ville sembla des plus lointaine. eprouve de votre experience. C'est tout. Une simple conversation, l'evocation de souvenirs recents, apres quoi vous serez libre d'aller ou vous le souhaiterez. >> Mais reflechissez. Vous, Manson Everard, vous etes retrouve par trois fois oppose aux Exaltationnistes - peut-il s'agir d'une simple coincidence ? Une fois seulement vous les avez soupconnes des le depart d'etre a l'origine des troubles necessitant l'intervention de la Patrouille. Malgre cela, vous etes devenu la Nemesis de Merau Varagan, lequel - je peux bien l'admettre a present - suscitait les plus vives inquietudes au Commandement central. Est-ce le fait du hasard ? Et est-ce par hasard que Wanda Tamberly s'est retrouvee happee par ce vortex - elle qui avait un parent dans la Patrouille et n'en savait rien ? -- C'est a cause de lui qu'elle...>> Everard laissa sa phrase inachevee. Un nouveau frisson le parcourut : Qui est cet homme ? Qu'est-il ? -- Je vois >>, souffla Everard. Son coeur battait la chamade. Il entendit a peine la coda de Guion : > Ce fut au tour du visiteur de se taire, comme s'il en avait trop dit. Everard rassemblait deja ses souvenirs, les yeux focalises sur son passe, pareil a un limier cherchant une piste, sachant desormais qu'il n'avait pas besoin de se detendre mais de mettre un terme a la traque. Deuxieme partie Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre 1985 apr. J.C. Dans ces regions ou la Grande Ourse et la Petite Ourse couraient trop bas dans le ciel, la nuit glacait le sang et les os. Le jour, les montagnes bouchaient l'horizon a force de rochers, de neige, de glaciers et de nuages. La bouche de l'homme s'assechait quand il foulait les cretes, faisant crisser les cailloux sous ses bottes, car jamais il ne parvenait a aspirer une bouffee d'air digne de ce nom. Et il redoutait qu'une balle ou un couteau surgissant des tenebres ne fasse offrande de sa vie a cette desolation. Lorsque Youri Alexeievitch Garchine apercut le capitaine, il crut voir un ange sorti du paradis dont parlait sa grand-mere. Trois jours avaient passe depuis l'embuscade. Il tentait depuis lors de garder le cap au nord-est, s'efforcant de descendre vers les vallees bien que ses pieds persistent a le conduire vers les hauteurs, comme lourds de tout le poids du monde. Le camp se trouvait quelque part par la. Son sac de couchage ne lui apportait guere le repos ; la terreur l'arrachait au sommeil pour le replonger dans une cruelle solitude. Soucieux d'economiser ses rations, il ne mangeait que quelques bouchees a la fois, et ses crampes d'estomac avaient fini par s'apaiser. Toutefois, ses reserves ne cessaient de diminuer. Il n'avait aucun mal a remplir sa gourde, car les neiges n'avaient pas encore fini de fondre en depit de la saison, mais il n'avait aucun moyen de chauffer son eau. Le samovar de ses parents n'etait plus qu'un lointain souvenir - ainsi d'ailleurs que leur cottage et le kolkhoze tout entier, les cris des alouettes au-dessus des champs de seigle, les fleurs sauvages a perte de vue, la main d'Elena Borisovna dans la sienne. Ici, il ne poussait que du lichen, des epineux etiques, de pales touffes d'herbe. Le seul son qu'il entendait, hormis son souffle, son pouls et le bruit de ses bottes, etait le hurlement du vent. Un gros oiseau planait dans le ciel. Garchine n'aurait su determiner sa nature. Un vautour attendant de le voir mourir ? Non, les vautours devaient se repaitre de ses camarades... Un eperon rocheux saillait de la falaise devant lui. Il changea de direction pour le contourner, se demandant s'il ne deviait pas un peu trop de son cap. Et, soudain, il vit l'homme qui se tenait sous la masse rocheuse. L'ennemi ! Il fit mine de saisir la kalachnikov passee a son epaule. Puis : Non. C'est un uniforme sovietique. Un flot de soulagement deferla sur lui. Ses jambes flageolerent. Lorsqu'il se ressaisit, l'autre s'etait approche. Il etait vetu d'une tenue propre et bien repassee. Ses galons d'officier luisaient a l'eclat cru du soleil, mais il portait un paquetage et un duvet sur ses epaules. Bien qu'arme d'un simple pistolet, il semblait sans crainte et en pleine forme. De toute evidence, il ne s'agissait pas d'un militaire afghan equipe par le puissant allie. Muscle et large d'epaules, il avait le teint pale mais le visage plutot large et les yeux legerement brides. -- Sans doute est-il originaire de la region du lac Ladoga, songea Garchine. Quant a moi, je fais mon temps en serrant les dents, esperant survivre et rentrer chez moi, loin de cette miserable guerre. Il salua tant bien que mal. L'officier fit halte a un metre de lui. C'etait un capitaine. > Ses yeux de Finnois etaient aussi glacials qu'un vent vesperal. Mais sa voix etait affable et il parlait un dialecte moscovite, le plus repandu dans l'armee, avec un accent tempere par des traces d'instruction. > Soudain, il fut pris de tremblements incontrolables. > Il reussit a reciter le nom de son unite. -- Nous etions... une escouade, mon capitaine... en mission de reconnaissance sur le col... Une explosion, des coups de feu, des morts de tous les cotes...>> Le crane de Serguei transforme en charpie, son corps desarticule, le fracas des detonations, les nuages de poussiere, ce carillon dans ses oreilles qui l'empeche d'entendre ce qui se passe alentour, cet horrible gout de medicament dans sa bouche. > Garchine ne reussit a vomir que de la bile. Elle lui brula la gorge. Le capitaine patienta jusqu'a ce qu'il ait fini et que son mal de tete se soit en partie dissipe. -- A vos ordres. >> Garchine obtempera. Cela lui fit un peu de bien. Il tenta de se relever. -- Oui, mon capitaine. Pas pour deserter, non, mais... -- Je sais. Vous ne pouviez plus rien faire pour vos camarades. Votre devoir vous commandait de rejoindre votre unite afin de faire votre rapport. Mais vous n'avez pas ose passer par le col. Cela aurait ete par trop temeraire. Vous avez donc gagne les hauteurs. Vous etiez encore un peu sonne. Lorsque vous avez repris vos esprits, vous avez compris que vous etiez perdu. Exact ? -- Je crois. >> Garchine leva les yeux vers la silhouette dressee pres de lui. Elle occultait le ciel, aussi hostile que l'eperon rocheux. Il recouvrait peu a peu sa lucidite. -- Je suis en mission speciale. Vous ne devez parler de moi a personne, sauf si je vous en donne l'ordre. Compris ? -- A vos ordres. Mais...>> Garchine se redressa. > Le capitaine opina. > Il s'abstint de les qualifier de heros. Garchine n'aurait su dire s'il lui en etait reconnaissant. Le fait qu'un officier se confie ainsi a un homme de troupe ne laissait pas de l'etonner. -- Bien sur. Je vais vous aider. Vous vous sentez mieux ? >> Le capitaine lui tendit la main. Aide par sa force, Garchine reussit a se lever. Il constata qu'il tenait relativement bien sur ses jambes. Des yeux etrangers le scruterent. Les mots que prononca l'officier le frapperent avec une lenteur deliberee, comme s'il usait d'un marteau precautionneux. > Un ange descendu du paradis, en effet. Garchine se mit au garde-a-vous. -- Excellent. >> Le capitaine continua de le fixer des yeux. Au loin, les nuages tournaient autour de deux pics proches l'un de l'autre, tantot les voilant, tantot les denudant comme s'il s'etait agi de crocs. Le vent faisait fremir les brindilles jonchant le sol. -- J'ai... dix-neuf ans, mon capitaine. Je viens d'un kolkhoze des environs de Shatsk. >> S'enhardissant : > L'autre hocha la tete une nouvelle fois. > Il glissa les pouces sous les sangles de son paquetage. > Ils poserent le sac par terre et se pencherent sur lui. Le capitaine l'ouvrit et en sortit une boite. Pendant ce temps, il continuait de parler sur le ton de la conversation, mais il semblait surtout s'adresser a lui-meme et Garchine ne tarda pas a se sentir un peu depasse. > Le vent effleura l'epine dorsale de Garchine. >, murmura-t-il. L'autre haussa les epaules. Le ton de sa voix se fit plus neutre. > Il placa la boite dans les mains de Garchine. Longue de trente centimetres, large de dix et haute d'autant, elle etait vert-de-grisee par la corrosion mais relativement intacte du fait du climat et de l'altitude (pourtant, combien de siecles etait-elle restee enfouie ?). Son couvercle etait ferme par une substance rappelant la poix, ou l'on discernait les vestiges d'un sceau. Des figurines moulees dans le metal demeuraient vaguement visibles. -- Oui... oui, mon capitaine. -- Des votre retour au campement, dites a votre sergent que vous devez absolument voir le colonel, afin de lui transmettre une information vitale et strictement confidentielle. >> Consternation. -- Vous devez lui remettre cette boite afin qu'elle ne se perde pas dans le labyrinthe de la bureaucratie. Contrairement a nombre de ses collegues, le colonel Koltukhov n'est pas une machine sans cervelle. Il comprendra ce qu'il doit faire et le fera sans tarder. Contentez-vous de lui dire la verite et de lui donner ce coffret. Vous ne le regretterez pas, je vous le promets. Il souhaitera savoir mon nom. Dites-lui que je ne vous l'ai pas donne car ma mission est si secrete que je n'aurais pu que vous mentir, mais, bien entendu, il est libre d'aviser le GRU et le KGB de ma presence dans la region. Quant a vous, soldat Garchine, vous etes tout simplement le depositaire d'un objet dont la valeur est purement archeologique, et que vous auriez pu decouvrir par inadvertance comme je l'ai fait moi-meme. >> Le capitaine partit d'un petit rire, mais son regard demeura serieux. Garchine deglutit. -- Oui. Et nous ferions mieux de nous remettre en route, vous comme moi. >> Il plongea une main dans sa poche. > Il designa une direction. >>... et quand ce pic se trouvera au sud-sud-ouest par rapport a votre position...>>... et ensuite... >> Est-ce que c'est clair ? J'ai un carnet de notes. Je peux vous mettre ca par ecrit. >>... Bonne chance, mon garcon. >> Garchine entama sa descente vers les vallees. Il avait enveloppe la boite dans son duvet. Si legere fut-elle, il n'en sentait pas moins son poids au creux de ses reins, comme il sentait celui de ses bottes et celui de la terre qui recouvrait toutes choses. Derriere lui, le capitaine le regardait s'eloigner, les bras croises, solidement plante sur ses jambes. Lorsque Garchine se retourna pour lui jeter un dernier coup d'oeil, il le vit nimbe d'une aura par le soleil, evoquant un ange qui aurait garde quelque mysterieux lieu interdit. 209 av. J.C. La route suivait la rive droite de la riviere Bactrus. Les voyageurs pouvaient s'en feliciter. La brise montant des eaux, l'ombre des saules et des muriers, tout etait bon pour vous soulager, ne fut-ce qu'un instant, de la chaleur estivale qui pesait sur la terre. Les champs de ble et d'orge, les vergers et les vignes poussant parmi eux, et meme les pavots et les chardons pourpres semblaient ecrases par la lumiere qui se deversait d'un ciel sans nuages. C'etait pourtant une terre riche que celle-la, peuplee de quantite de maisonnettes en pierre, rassemblees en villages ou disseminees entre les fermes. La paix y regnait depuis des annees. Manse Everard savait helas que ce n'etait que provisoire. La caravane progressait vers le sud avec obstination. Les sabots des dromadaires soulevaient des nuees de poussiere. Hipponicus les avait substitues a ses mules apres qu'ils avaient quitte les montagnes. Quoique puants et agressifs, ces animaux de bat etaient plus robustes, plus resistants et mieux adaptes aux regions arides que traversait leur route. Ils appartenaient a une espece courante en Asie centrale et venaient tout juste de perdre leur pelage d'hiver. Les chameaux n'avaient pas encore atteint cette region du monde a laquelle ils seraient associes par la suite. Leur harnachement grincait, leurs attaches cliquetaient. Pas de clochettes pour ajouter leurs tintements a ces bruits : elles aussi appartenaient a l'avenir. Ravis de voir approcher la fin de leur periple de plusieurs semaines, les caravaniers bavardaient, criaient, chantaient, helaient les indigenes au passage, n'hesitant pas a siffler si parmi eux se trouvait une jolie fille - voire un joli garcon pour certains. Ils etaient en majorite d'origine iranienne, des hommes noirauds, minces, barbus, vetus de pantalons flottants, d'amples blouses ou de manteaux longs, coiffes de hauts chapeaux sans bords. On trouvait parmi eux deux ou trois Levantins vetus de tuniques, aux cheveux courts et aux joues glabres. Hipponicus etait un Hellene, comme la plupart des membres de l'aristocratie et de la bourgeoisie bactriennes : un quadragenaire corpulent, au visage constelle de taches de rousseur, dont la coiffe dissimulait des cheveux roux et clairsemes. Ses ancetres etaient originaires du Peloponnese, une region qui ne portait encore aucune trace de l'influence anatolienne omnipresente a l'epoque d'Everard. Juche sur son cheval a la tete de la caravane, il etait tout aussi crasseux et suant que ses camarades. -- Tu es trop aimable, repondit Everard. Mais je ne puis accepter ton offre. Tu vas retrouver en ville des hommes d'importance, riches et instruits, et je ne suis qu'un vieux soldat de fortune mal eleve. Je ne voudrais pas... euh... te causer de l'embarras. >> Hipponicus jeta un regard de biais a son compagnon. Il avait du depenser du temps et de l'argent avant de trouver un cheval a sa taille. Sa tenue etait toute simple et meme un peu grossiere, mais on ne pouvait s'empecher de remarquer l'epee passee a sa ceinture. Plus personne ne portait d'armes de nos jours ; le marchand avait donne conge a son escorte des qu'il etait entre dans un territoire considere comme sur. Decidement, ce Meandre sortait de l'ordinaire. > Everard se fendit d'un sourire. Cela eclaircit ses traits massifs - des yeux bleu clair sous des boucles brunes, un nez casse lors d'un pugilat qu'il n'aimait guere evoquer, pas plus qu'il ne parlait de son passe en regle generale. >, graillonna-t-il. Hipponicus prit un air grave. > Everard hocha lentement la tete. > Moi aussi, je me suis attache a toi, songea-t-il. Non que nous ayons partage des aventures epiques. Une petite bagarre, puis ce gue en furie ou nous avons failli perdre trois mules et... et quelques incidents du meme tonneau. Mais ce voyage etait de ceux ou on peut mesurer la trempe de ses compagnons... Everard avait rejoint la caravane a Alexandreia Eschate, sur le fleuve Iaxartes, la derniere et la plus isolee des cites fondees par le Conquerant et auxquelles il avait donne son nom. Si elle se trouvait bien dans le royaume de Bactriane, les frontieres de celui-ci n'etaient pas loin et les nomades venus de l'autre rive la pillaient souvent cette annee-la, car on avait vide ses garnisons pour renforcer les troupes au sud-ouest du pays. Hipponicus etait ravi de recruter un garde supplementaire, bien qu'il fut etranger et peu sociable. Et ils avaient du repousser une attaque de bandits. Ensuite, ils avaient traverse la Sogdiane, une region ou les paysages sauvages et desoles se melaient aux terres cultivees et irriguees. Ils venaient tout juste de franchir l'Oxus et arrivaient en vue de Bactres, leur destination... ... tout comme le garantissaient nos observations. Ce matin, l'espace d'une minute, les cameras d'un spationef-robot nous ont reperes avant que son orbite ne s'inflechisse pour l'amener a son point de rendez-vous. C'est pour cela que je suis venu a ta rencontre a Alexandreia, Hipponicus. Je savais que ta caravane arriverait a Bactres a un moment qui me convenait. Mais, oui, tu me plais, vieux briscard, et j'espere de tout coeur que tu survivras aux epreuves qui attendent ta nation. > Soupir. > Les nouvelles qu'ils avaient pu recevoir ces derniers jours etaient vagues mais alarmantes. Antiochos III, le roi seleucide, envahissait la Bactriane. Euthydeme Ier, le souverain de celle-ci, avait rassemble ses troupes pour aller l'affronter. Selon la rumeur, il avait perdu la bataille et battait en retraite vers sa capitale. Hipponicus retrouva sa belle humeur. > Il se pencha vers Everard pour lui donner un coup de coude. > Everard se raidit. -- Aie ! ne t'emporte pas comme ca. >> Hipponicus le fixa en plissant les yeux. -- Non. >> C'etait vrai d'Everard, mais cela collait en outre a son personnage, celui d'un aventurier barbare a peine hellenise, originaire du nord de la Macedoine. -- Non, en effet, je l'avais remarque >>, murmura Hipponicus. Peut-etre regrettait-il seulement d'etre frustre d'anecdotes salaces ; il n'etait pas indiscret par nature. A vrai dire, reconnut Everard, il n'y a aucune raison pour que je m'offusque de sa plaisanterie. Pourquoi ai-je reagi ainsi ? Ca n'a pas de sens. Apres une longue periode d'abstinence, nous avons regagne un pays civilise et nous sommes arretes dans un caravanserail ou se trouvaient des filles consentantes. J'ai pris mon plaisir avec Atossa. Et ca s'arrete la. C'est peut-etre la que le bat blesse, poursuivit-il, le fait que ca se soit arrete la. C'est une gentille fille. Elle merite mieux que le lot qui lui est echu. De grands yeux, des seins menus, des hanches fines, des mains expertes, mais des accents de chagrin dans la voix quand elle lui avait demande si elle le reverrait un jour. Par ailleurs, en plus de ses emoluments et d'un modeste pourboire, il lui avait fait un autre don : la politesse qu'un Americain du XXe siecle manifeste d'ordinaire avec les femmes. Ce qui n'avait rien d'ordinaire dans ce milieu. Je ne cesse de me demander ce qui va lui arriver. Lorsque les troupes d'Antiochos envahiront la region, elle risque de subir un viol collectif, voire d'etre tuee ou reduite en esclavage. Dans le meilleur des cas, elle commencera a se faner avant d'avoir eu trente ans, se retrouvant confinee aux corvees menageres ; a quarante ans, ce ne sera plus qu'une harpie edentee ; a cinquante, elle sera morte. Jamais je ne le saurai. Everard s'ebroua. Arrete tes jeremiades ! Il n'avait rien d'une bleusaille au coeur tendre et a l'estomac sensible. C'etait un veteran, un agent non-attache de la Patrouille du temps, qui savait que l'Histoire humaine n'est qu'une litanie de souffrances. Peut-etre que je me sens coupable, tout simplement. Mais de quoi ? C'est encore moins sense que tout le reste. Qui donc ai-je blesse ? Personne, et en tout cas pas lui-meme. Les virus de synthese qu'on lui avait inocules detruisaient tous les germes qui avaient infecte l'humanite a travers le temps. Corollaire : il n'avait rien transmis a Atossa, hormis des souvenirs. Et il n'aurait pas ete naturel pour Meandre l'Illyrien de laisser passer une telle occasion. J'en ai saisi de semblables plus que je ne m'en souviens au cours de mon existence, et pas seulement pour ne pas trahir ma couverture au cours d'une mission. D'accord, d'accord, je suis sorti avec Wanda Tamberly peu de temps avant d'entamer celle-ci. Et alors ? Ca ne la regarde pas, elle non plus, pas vrai ? Il s'apercut qu'Hipponicus lui parlait depuis un moment. -- Merci, repondit Everard. Pardonne-moi si j'ai ete un peu brusque. Je suis fatigue, il fait chaud et j'ai soif. >> Parfait, songea-t-il. Un vrai coup de chance, en verite. Non seulement je n'aurai aucun probleme pour retrouver Chandrakumar, mais en outre je risque d'en apprendre beaucoup aupres des connaissances d'Hipponicus. Certes, sa presence serait un peu moins discrete que prevu. Mais elle n'aurait rien de remarquable dans cette ville cosmopolite qu'etait Bactres. Pas de danger qu'il alerte sa proie. >, promit le marchand. Comme pour confirmer ses propos, la route obliqua autour d'un bosquet de cedres et ils decouvrirent la cite qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir jusqu'ici. Ses murailles massives, de couleur fauve et herissees de tours, se dressaient au-dessus des quais. Dans son enceinte, qui atteignait dix kilometres de long, on voyait monter les fumees des maisons et des ateliers, on entendait grincer les roues et cliqueter les sabots, et par ses grandes portes entrait et sortait un flot continu d'hommes, de chevaux et de chariots. Des batiments avaient pousse autour d'une sorte de pomerium qui restait degage dans un but defensif : maisons, auberges, ateliers, jardins potagers. Tout comme les caravaniers, les citoyens etaient en majorite de type iranien. C'etaient leurs ancetres qui avaient fonde cette ville, lui donnant le nom de Zariaspa, la Cite du Cheval. Les Grecs l'appelaient Bactres et, plus on s'en approchait, plus on voyait de Grecs. Leurs ancetres etaient arrives dans ce pays alors qu'il appartenait a l'Empire perse. Ce n'etait pas toujours de leur plein gre, car les souverains achemenides y deportaient souvent les fauteurs de troubles ioniens. Apres qu'Alexandre s'en fut empare, l'immigration s'etait acceleree, car la Bactriane etait desormais une terre fort convoitee, qui avait fini par prendre son independance pour devenir un royaume greco-bactrien. L'immense majorite de ses habitants demeuraient dans les cites, a moins qu'ils n'appartiennent a l'armee ou ne parcourent les routes commerciales pour se rendre jusqu'en Mediterranee a l'ouest, en Inde au sud et en Chine a l'est. Everard revit mentalement des taudis, des ruines medievales, des fermiers et des bergers reduits a la misere, en majorite des Ouzbeks turco-mongols. Mais c'etait dans l'Afghanistan de 1970, non loin de la frontiere sovietique. Le millenaire a venir allait faire souffler sur les steppes un vent porteur de changements. De bien trop de changements. Il encouragea son cheval d'un claquement de langue. Celui d'Hipponicus etait parti au petit trop. Les meharistes firent presser le pas a leurs dromadaires, et les hommes a pied n'etaient que trop ravis de suivre le mouvement. Ils etaient presque arrives chez eux. Dans une ville en guerre, se rappela Everard. Ils entrerent par la porte de Scythie. Elle etait grande ouverte, mais gardee par un escadron de soldats, dont les casques, les boucliers, les cuirasses, les jambieres et les piques luisaient au soleil. Ils examinaient d'un oeil mefiant tous les gens qui passaient. Ces derniers etaient fort peu exuberants et parlaient moins fort et plus sechement qu'il n'est de coutume en Orient. On voyait quantite de chariots lourdement charges entrer dans la ville, tractes par des boeufs ou des anes, escortes par des familles entieres venues se refugier derriere les murailles. Hipponicus accusa le coup. Ses levres se pincerent. > Cependant, la vie quotidienne suivait son cours. C'est ce qu'elle fait toujours, jusqu'a ce que se referme l'etau du destin. Bordees par des immeubles aux facades souvent aveugles mais parfois peintes de couleurs vives, les rues etaient grouillantes de monde. Chariots, betes de somme, portiers, femmes tenant en equilibre sur leur tete une jarre d'eau ou un panier de fruits ou de legumes, artisans, ouvriers, esclaves se croisaient et se melaient. Un homme riche sur sa litiere, un officier a cheval, un elephant de guerre et son cornac fendaient le flot de la populace, laissant dans leur sillage des ondes de turbulence humaine. Les roues geignaient, les sabots toquaient, les sandales claquaient sur le pave. Bavardages, rires, cris de colere, les bribes d'une chanson, la melodie d'une flute ou le rythme d'un tambourin, un parfum compose de sueur, de bouse, de fumee, de graillon, d'encens. A l'ombre des echoppes, des hommes assis en tailleur sirotaient leur vin, jouaient a des jeux de plateau, regardaient defiler ce monde si agite. Dans la Voie sacree, on trouvait une bibliotheque, un odeon et un gymnase, a la facade de marbre et aux superbes frises et colonnes. A intervalles reguliers etaient disposes des piliers ithyphalliques surmontes d'une tete barbue, que l'on appelait des hermai. Dans d'autres quartiers, on trouvait des ecoles, des bains publics, un stade, un hippodrome et un palais royal inspire de celui d'Antioche. Dans cette artere, on notait egalement la presence de trottoirs, concus pour proteger les pietons des ordures et des dejections d'animaux, prolonges par des pierres surelevees permettant de traverser les carrefours. Les graines de la civilisation grecque avaient essaime jusqu'ici. Mais il importait peu que les Grecs identifient Anahita a Aphrodite Ourania et lui aient edifie un fanum de style hellene. Elle demeurait une deesse asiatique et son culte etait toujours florissant ; et bientot, a l'ouest de la Bactriane, le jeune royaume de Parthie allait forger un nouvel Empire perse. Le temple d'Anahita se dressait pres du stoa[6] de Nikator, le principal marche de la ville. La place etait encombree d'echoppes ou l'on vendait de la soie, du lin, de la laine, du vin, des epices, des sucreries, des drogues, des bijoux, de la chaudronnerie, de l'argenterie, de la ferronnerie, des talismans... Outre les commercants annoncant leurs prix et les chalands qui les marchandaient, on trouvait la des vendeurs ambulants, des danseuses, des musiciens, des oracles, des sorciers, des prostitues, des mendiants, des oisifs... Les visages et les vetements, aussi varies les uns que les autres dans leur forme et leur couleur, venaient de Chine, d'Inde, de Perse, d'Arabie, de Syrie, d'Anatolie, d'Europe, des highlands sauvages et des plaines desolees du Nord... Aux yeux d'Everard, cette scene etait etrangement familiere. Il l'avait deja contemplee en une vingtaine de pays differents, et dans autant de siecles. Chacune de ses iterations etait unique, mais en chacune d'elles vibrait la meme identite prehistorique. C'etait la premiere fois qu'il venait ici. La Balkh de son epoque natale n'etait plus que le spectre de la Bactres hellenique. Mais il connaissait celle-ci comme sa poche. Une seance d'electro-impregnation lui avait permis de memoriser le plan de la ville, les principaux langages qu'on y parlait ainsi que toutes les informations que les chroniques avaient negligees mais que Chandrakumar avait patiemment glanees. Toute une minutieuse preparation, toute une serie d'efforts et de dangers, rien que pour s'emparer de quatre fugitifs. Qui mettaient en peril l'existence meme de son monde. > hurla Hipponicus en se dressant sur sa selle. La caravane gagna peniblement un quartier moins frequente et fit halte devant un entrepot. Suivirent deux ou trois heures durant lesquelles les marchandises furent dechargees, inventoriees et stockees. Hipponicus versa a chacun de ses employes un acompte de cinq drachmes et leur laissa des instructions precises sur les soins a dispenser aux animaux. Il les retrouverait le lendemain a la banque qui gerait ses comptes, ou le restant de leur salaire leur serait verse. Pour le moment, chacun etait presse de rentrer chez soi, pour s'informer des derniers evenements et feter son retour dans la mesure ou lesdits evenements le permettaient. Everard patienta. Sa pipe lui manquait, et une biere fraiche lui aurait fait un bien fou. Mais un Patrouilleur du temps etait endurci contre l'ennui. Il observa les gens qui s'affairaient autour de lui tout en se perdant dans diverses songeries. Au bout d'un temps, il se surprit a repenser a une apres-midi qu'il avait vecu plus de deux mille ans dans l'avenir. 1987 apr. J.C. Une fenetre ouverte laissait entrer la lumiere du soleil, la douceur de l'air et la rumeur de la ville. En mettant le nez dehors, Everard vit que Palo Alto se preparait au week-end. L'appartement ou il se trouvait etait une piaule d'etudiant typique, avec des meubles uses mais confortables, un bureau encombre de papiers, des etageres croulant sous les livres, une affiche de la National Wildlife Federation punaisee au mur. Il ne subsistait plus aucune trace des desordres de la nuit passee. Wanda Tamberly avait passe les lieux au peigne fin. Elle ne devait rien remarquer a son retour de vacances - elle, plus jeune de quatre mois que la Wanda assise devant lui en cet instant, laquelle avait grandi en age et en sagesse d'une facon proprement incommensurable. Si Everard restait sur le qui-vive, il n'etait pas pour autant sur les nerfs. Plutot que de scruter le voisinage, il preferait contempler la jeune femme, une beaute typiquement californienne. La lumiere du jour faisait ressortir ses cheveux blonds et le peignoir bleu assorti a la couleur de ses yeux. Bien qu'elle ait litteralement fait le tour du cadran, elle s'etait remise de ses epreuves avec une rapidite stupefiante. Toute autre jeune fille - voire tout autre jeune homme - qui se serait fait kidnapper par un conquistador pour etre secouru par des chrononautes serait restee dans un etat second pendant deux ou trois jours. Wanda avait partage un steak avec lui dans sa cuisine tout en le bombardant de questions intelligentes. Ce qu'elle continuait de faire dans son sejour. > Il acquiesca. -- Mais quand meme... D'accord, ma specialite, c'est la biologie, mais j'ai suivi des cours de physique et je m'efforce de rester a niveau. Je lis Science News, Analog...>> Sourire. Scientific American me semble un poil soporifique. Ma franchise me perdra, je le sais ! >> Elle se rembrunit. Il vit que sa belle humeur n'etait qu'une facade. La situation demeurait critique, apres tout, et peut-etre meme desesperee. > Il haussa les epaules et la gratifia d'un sourire. Epur si muove. -- Hein ? Oh ! oui. Galilee marmonnant dans sa barbe apres s'etre retracte. > C'est ca ? -- Exact. Je suis surpris que... euh... qu'un representant de votre generation connaisse cette citation. -- Je ne me contente pas de pratiquer la plongee et la randonnee, monsieur Everard. >> Il percut sans peine son ressentiment. -- Euh... pardon. Je... -- Pour etre franche, c'est moi qui suis surprise que vous la connaissiez, cette fameuse citation. >> C'est vrai, songea-t-il, en depit des circonstances, on ne peut se meprendre sur ce que je suis : un brave gars du Middle-West dont les bottes sont encore toutes crottees. Elle adoucit le ton. > Elle secoua la tete, faisant ondoyer ses cheveux couleur de miel. -- Je croyais qu'on s'appelait par nos prenoms. >> La norme dans l'Amerique de cette epoque. Laquelle ne m'est pas si etrangere que ca, bon sang. C'est ici que j'ai installe ma base. C'est un peu mon chez-moi. Je ne m'y sens pas depasse. Je suis ne il y a soixante-trois ans. Certes, ma duree de vie reelle est un peu plus importante, vu toutes mes virees dans le temps. Mais mon age biologique est de trente ans a peine. Il aurait voulu le lui dire, mais il se retint. Traitements d'antisenescence, medecine preventive elaboree dans l'avenir. Nous autres, Patrouilleurs, avons certains avantages en nature. Et ils nous sont bien necessaires si nous voulons tenir le coup. Il s'obligea a adopter un ton un rien plus leger. > Le genre de mythe qui motive l'homme plus que les faits eux-memes. > Elle se carra dans son sofa et rendit son sourire a Everard. -- Peut-etre serait-il capable de l'entrevoir. Systemes de referents non-inertiels. Gravite quantique. Energie du vide. Le theoreme de Bell vient tout juste d'etre invalide par l'experience, non ? A moins que ce ne soit pour l'annee prochaine. Pensez aux trous de ver dans le continuum, a la metrique de Kerr, aux machines de Tipler... Non que j'entrave quoi que ce soit a ces theories. La physique n'etait pas mon sujet de predilection a l'Academie, loin de la. C'est seulement dans plusieurs millenaires que l'on fera les decouvertes fondamentales et que l'on fabriquera le premier vehicule spatio-temporel. >> Elle plissa le front en signe de concentration. > Elle grimaca. -- Pas necessairement. Comme vous pouvez en attester. >> Elle sursauta, puis partit d'un rire nerveux. -- Plus que vous ne le pensez. Si nos ancetres ne savaient pas tout ce que nous savons, ils connaissaient des choses que nous avons oubliees ou que nous laissons moisir dans nos archives. Et leur intelligence moyenne etait identique a la notre. >> Everard se pencha sur son fauteuil. > Elle arqua les sourcils. -- Une transcription anglaise du terme qui les designe en temporel. Le temporel etant notre langage commun, concu et developpe pour accommoder les paradoxes inherents au deplacement dans le temps. Les Danelliens... Certains d'entre eux sont apparus... apparaitront... lorsqu'on commencera a developper la chronocinetique. >> Il marqua une pause. Sa voix baissa d'une octave. [7]. Il m'a fallu des semaines pour m'en remettre. Naturellement, je suppose qu'ils peuvent se deguiser si necessaire, quand ils se melent a nous autres humains, si tant est qu'ils le souhaitent. Cela m'etonnerait, en fait. Ils nous succederont sur l'echelle de l'evolution, dans un million d'annees et quelques. Tout comme nous avons succede aux singes. C'est du moins ce que nous supposons. Personne ne le sait avec certitude. >> Elle ouvrit de grands yeux et regarda dans le lointain. -- Ouais. >> Everard s'obligea a adopter un ton plus prosaique. > Elle avait blemi. -- En effet, du moins dans la logique que vous connaissez. Mais reflechissez. Si vous voyagez dans le passe, vous n'en conservez pas moins votre liberte d'action. Quelle puissance mystique pourrait retenir votre main quand aucune ne la retient dans le present ? Reponse : aucune. Vous, Wanda Tamberly, pourriez parfaitement tuer votre pere ou votre mere avant leur mariage. Non que vous en ayez necessairement envie. Mais supposez qu'en vous baladant a l'epoque de leur jeunesse, vous declenchiez un concours de circonstances qui les empeche de se rencontrer ? -- Est-ce que... est-ce que je cesserais d'exister ? -- Non. Vous seriez toujours la, en cette annee fatale. Mais vous avez une soeur, je crois bien. Jamais elle ne serait nee. -- Mais alors, d'ou serais-je issue ? >> Un eclair de malice dans le regard. > Elle redevint grave. > Il sentit l'atmosphere se charger de tension. Mieux valait dedramatiser les choses. -- J'ignore si vous me faites tourner en bourrique ou tout simplement la tete. Mais... d'accord, j'ai quelques notions de relativite. Nos lignes de vie, les traces que nous laissons dans l'espace-temps... C'est un peu comme un maillage de rubans en caoutchouc, c'est ca ? Si on tire dessus, il a tendance a reprendre sa configuration... euh... correcte. >> Il poussa un petit sifflement. > Elle ne semblait nullement soulagee. > Il acquiesca. Elle se redressa, frissonna et s'empoigna les genoux. e siecle et... prendre le commandement de la Conquista, apres quoi il compte eliminer les protestants en Europe et chasser les musulmans de la Palestine... -- Vous avez tout compris. >> Il se pencha vers elle pour lui prendre les mains. Elle s'accrocha a lui. Ses mains etaient glacees. > Elle deglutit. > Il sentit ses doigts se rechauffer entre les siens. > S'efforcant d'etre plus rassurant encore : > Elle retira ses mains, gentiment mais fermement. Cette fille a la tete froide, se dit-il. Sans pour autant etre du genre frigide. Independante, courageuse, vive, volontaire. Et elle n'a que vingt et un ans ! Elle le fixa de ses yeux qui ne cillaient pas et lui declara de sa voix de gorge : -- Allez ! Je suis l'agent qu'on a charge de votre affaire, voila tout. >> Sourire. -- Les quoi ? >> Elle ne lui laissa pas le temps de repondre. -- Pas tout a fait. Dans les epoques anterieures a la revolution scientifique, c'est-a-dire le debut du XVIIe siecle, rares sont les personnes a pouvoir concevoir l'idee du voyage dans le temps. Castelar est un etre hors du commun. -- Comment vous a-t-on recrute ? -- J'ai repondu a une petite annonce et on m'a fait passer des tests, en... il y a un certain temps. >> Pas question que je lui dise que c'etait en 1957. Mais pourquoi, au fait ? Parce qu'elle n'aurait qu'un apercu partiel de la realite. Elle me prendrait pour un vieux croulant... Et pourquoi ca te derange a ce point, Everard, espece de vieux satyre ? >> Nos methodes de recrutement sont tres variees, en fait. >> Il s'ebroua. -- Ah bon ? murmura-t-elle. Je pensais que vous pouviez revenir a n'importe quel moment du passe et rattraper le temps perdu. >> Futee, la gamine. -- Je vois >>, souffla-t-elle. Puis : -- Non, avoua Everard. S'il a mis la main sur un scooter temporel, c'est parce que des bandits venus d'un avenir lointain ont tente de s'emparer de la rancon d'Atahualpa la nuit ou il se trouvait dans la salle du tresor. Ce sont ces types-la qui representent un reel danger. Mais chaque chose en son temps : commencons par traquer notre conquistador. >> 209 av. J.C. Comme la plupart des demeures hellenes cossues de la region, celle d'Hipponicus melait la simplicite classique au luxe oriental. La salle a manger etait decoree de fresques encadrees par des moulures, qui depeignaient des oiseaux, des fauves et des plantes fabuleux et barioles. Leur style etait assorti a celui des candelabres de bronze que l'on allumait des la nuit tombee. Un doux parfum d'encens impregnait l'atmosphere. Comme on etait en ete, une porte ouverte sur le patio laissait entrer l'odeur des roses et la fraicheur du bassin a poissons. Les convives etaient assis deux par couche autour de petites tables a la mode attique et vetus de tuniques blanches a la coupe sobre. Ils mettaient de l'eau dans leur vin et savouraient des mets delicats mais simples, un potage accompagne de pain suivi par de l'agneau a l'orge et aux legumes, epice avec moderation. On ne servait de la viande que dans les grandes occasions. Pour le dessert, ils eurent droit a des fruits frais. Dans des circonstances normales, le marchand aurait consacre son premier diner a des retrouvailles avec sa famille, auxquelles le seul Meandre aurait ete invite. Le lendemain, il aurait donne une fete pour ses amis, avec musiciennes, danseuses et courtisanes. Mais la situation etait grave. Il avait besoin de s'en faire une idee la plus precise possible. Par consequent, le messager qu'il avait depeche aupres de son epouse l'avait priee d'inviter certaines personnes des son retour. C'etaient des esclaves de sexe masculin qui assuraient le service. Hipponicus etait un notable suffisamment important pour que les deux personnes libres d'accepter son invitation l'aient fait sur-le-champ. Par ailleurs, les informations qu'il ramenait de la frontiere nord pouvaient se reveler importantes. Les deux invites etaient assis face a Everard et, apres avoir echange les banalites d'usage, ils aborderent le vif du sujet. Les nouvelles n'etaient vraiment pas bonnes. > Cet homme massif, au visage couture de cicatrices, etait commandant en second de la garnison depuis le depart du roi Euthydeme. Hipponicus tiqua. -- Moins les defunts, repondit Creon d'un air sinistre. -- Mais... et le reste du pays ? >> demanda le marchand, visiblement secoue. Il avait des proprietes dans l'interieur des terres. > Tu pilles d'abord, tu incendies apres ! Everard se rappela cette blague du XXe siecle, que l'on connaissait surement dans les epoques anterieures ; tout bien considere, elle n'etait pas vraiment drole, mais a l'approche d'une catastrophe, meme l'humour noir est source de detente. >, dit Zoilus d'une voix apaisante. Ainsi qu'Hipponicus l'avait explique a Everard, le ministre du Tresor avait des contacts dans tout le royaume. Sous son nez proeminent, ses levres esquisserent un sourire pince. -- Ce n'est pas aussi simple, surtout sur le long terme. >> Le regard dont l'officier gratifiait le fonctionnaire en disait long : Vous autres, les civils, vous vous prenez toujours pour de fins strateges. > Everard, qui avait observe un silence respectueux face a ces deux dignitaires, decida de hasarder une question. > Quoique un rien condescendant, Creon lui repondit sur un ton affable, un guerrier s'adressant a un autre. > C'est-a-dire la riviere Hari Rud a l'epoque d'Everard. > Naturellement, songea Everard. Cette guerre couvait depuis une soixantaine d'annees, depuis que le satrape de Bactriane s'etait revolte contre la monarchie seleucide pour declarer l'independance de sa province et s'en proclamer le roi. Les Parthes s'etaient souleves a peu pres en meme temps, precisement dans le meme but. De souche iranienne quasi pure - des Aryens, au sens premier du terme -, ils se consideraient comme les heritiers de l'Empire perse qu'Alexandre avait conquis et dont ses generaux s'etaient partage les depouilles. Les descendants de Seleucos, l'un des generaux en question, qui avaient deja fort a faire avec leurs rivaux a l'ouest, s'etaient soudain retrouves menaces sur leurs arrieres. Ils regnaient actuellement sur la Cilicie (qui correspondait au centre et au sud de la Turquie du temps d'Everard) et sur la region de Laodicee, au bord de la Mediterranee. Leurs provinces et leurs Etats vassaux recouvraient la plus grande partie de la Syrie, de la Mesopotamie et de la Perse (l'Irak et l'Iran du XXe siecle). Si ce royaume etait le plus souvent qualifie de syrien, ses souverains etaient greco-macedoniens, parfois metisses de levantins, et leurs sujets appartenaient aux ethnies les plus diverses. Antiochos III en avait reconstitue l'unite apres qu'il eut ete secoue par une serie de conflits armes et de guerres civiles. Il avait monte une premiere expedition en Parthie (le nord-est de l'Iran) et soumis les rebelles - pour le moment. A present, il etait bien decide a reconquerir la Bactriane et la Sogdiane. Par la suite, il ambitionnait de s'emparer de nouvelles terres au sud, voire de marcher sur l'Inde... > Creon soupira. > L'armee bactrienne, tout comme la parthe, etait en majorite constituee de cavaliers. Cela etait conforme non seulement a la tradition, mais aussi au terrain asiatiques ; cependant, ces cavaliers etaient terriblement vulnerables la nuit, lorsqu'ils se retiraient a une distance qu'ils esperaient suffisante pour les proteger de l'ennemi. > Hipponicus se rembrunit. > Creon haussa les epaules, vida sa coupe et la tendit a un esclave. -- Cependant, dit Zoilus, il a eu tort a mon sens de ne pas profiter sur-le-champ de son avantage. Bactres est bien approvisionnee. Ses murs sont imprenables. Une fois a l'abri, le roi Euthydeme... -- Peut attendre patiemment qu'Antiochos nous affame en montant un blocus ? coupa Hipponicus. J'espere que telle n'est pas son intention ! >> Sachant quel cours allaient suivre les evenements, Everard s'autorisa a intervenir. > Creon opina. > Il inclina sa coupe et fit couler quelques gouttes sur le sol. > Visiblement, cet homme etait avant tout un courtisan. Mais ce n'etait pas pour autant un simple flagorneur, sinon Hipponicus n'aurait pas souhaite sa presence. Dans ce cas precis, il ne faisait qu'enoncer la verite. Euthydeme etait un authentique autodidacte, un aventurier originaire de Magnesie qui s'etait empare de la couronne de Bactriane ; mais c'etait aussi un combattant ruse double d'un gouverneur competent. Dans les annees a venir, Demetrios traverserait l'Hindu Kuch pour conquerir une bonne partie du domaine de l'empire Maurya alors en pleine decadence. A moins que les Exaltationnistes ne triomphent malgre tout, a moins que l'avenir dont venait Everard ne soit annihile. > Il ne put reprimer une grimace. > Hipponicus se tourna vers Everard. Leurs bras se touchaient. Le Patrouilleur sentit son hote fremir. Zoilus prit la parole, non sans mechancete. -- Pas si vite, sire, je t'en prie, repondit Everard. -- Tu combattras a nos cotes ? souffla Hipponicus. -- Eh bien, je suis un peu pris de court...>> Quel pietre menteur je fais ! Creon gloussa. -- Qui ca ? >> demanda Everard. Rictus d'Hipponicus. > Zoilus piqua un fard. > Oh-ho ! songea Everard. Ainsi, notre haut fonctionnaire a des faiblesses humaines, lui aussi ? Mais evitons de lui causer de l'embarras. Je vais avoir assez de mal comme ca a orienter la discussion dans le sens qui m'interesse. Des vers de Kipling lui revinrent en memoire : Quatre choses il est plus grandes que les autres : Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre. De toutes nous parlions, surtout de la derniere[8]... Il se tourna vers Hipponicus. > Le marchand opina. -- J'irai faire un tour en ville, parmi les meteques et les voyageurs, repondit Everard. Peut-etre que l'un d'eux souhaitera embaucher un garde pour l'escorter jusqu'a son pays. La moitie du monde passe par la Bactriane, a ce que l'on dit. Si je trouve une personne venant d'un lieu que je n'ai encore jamais vu, cela sera parfait. >> Depuis qu'il connaissait Hipponicus, il entretenait aupres de lui l'image d'un homme desireux de visiter le vaste monde et pas seulement d'echapper a la vindicte de sa tribu. De tels specimens etaient monnaie courante en ce lieu et a cette epoque. > Je le savais deja. La Chine vit sous le joug de Qin Shi Huangdi, le Mao de son temps. Un homme totalement xenophobe. Et sa mort desormais toute proche sera suivie d'une periode troublee avant l'avenement de la dynastie Han. Pendant ce temps, les Xiongnu et autres pillards nomades ravageront les terres par-dela la Grande Muraille... Il haussa les epaules. > Les trois autres sursauterent. > repeta Hipponicus. Everard sentit son pouls battre plus fort. Il s'efforca de rester aussi detache que lorsqu'il avait prononce ce mot. -- A quoi ressemblent-ils ? lui demanda Creon, qui ne semblait pas lui tenir rigueur de son refus de combattre. -- Ils ont une allure des plus etrange, m'a-t-on dit. Grands, minces et beaux comme des dieux, avec des cheveux noirs mais une peau d'albatre et des yeux clairs ; et les hommes n'ont pas de barbe, leurs joues sont aussi lisses que celles d'une fille. >> Hipponicus fronca les sourcils puis secoua la tete. Zoilus se raidit. Creon frotta son menton hirsute et murmura : > Hipponicus prit un air pensif. > Il partit d'un rire franc. > Everard sentit un frisson lui parcourir le cuir chevelu. Une courtisane d'elite, ouais, c'est la meilleure couverture pour une femme souhaitant avoir une totale liberte d'action dans ce milieu. Je m'en doutais un peu. Il esquissa un sourire. > Zoilus tapa du poing sur sa couche. > s'ecria-t-il. Les autres le fixerent d'un air surpris. Il se ressaisit et lanca a Everard d'une voix hostile : > Oh-ho ! j'ai touche un point sensible, dirait-on. Prudence ! Everard leva une main. > Creon pinca les levres. > Neanmoins, Zoilus passa le reste de la soiree a jeter des regards inquisiteurs a Meandre l'Illyrien. 976 av. J.C. Apres avoir capture les Exaltationnistes[9] le commando de la Patrouille gagna une ile de la mer Egee pour faire le point et soigner les blesses. L'operation s'etait deroulee conformement aux voeux d'Everard : sept ennemis captures a bord du navire marchand phenicien et quatre scooters temporels detruits. Certes, trois membres de la bande s'etaient evanouis dans l'espace-temps avant qu'un rayon energetique ait pu les frapper. Il n'aurait pas de repos tant que le dernier representant de cette engeance ne serait pas capture ou tue. Mais il n'en restait qu'une infime quantite en liberte, et aujourd'hui, il avait enfin - enfin ! - mis la main sur leur chef. Merau Varagan s'eloigna de quelques pas, se dirigeant vers le bord de la falaise, et s'abima dans la contemplation de la mer. Les Patrouilleurs ne tenterent pas de le retenir - ils avaient passe un collier de neuro-induction autour du cou de chacun des prisonniers. Au premier geste suspect, il suffirait de presser un bouton pour le paralyser. Obeissant a une impulsion, Everard s'approcha de lui. Sur l'eau bleu turquoise dansaient des gerbes d'ecume d'un blanc eblouissant. Sous leurs pieds, les dictames embaumaient a la chaleur du soleil. La brise ebouriffait les cheveux de Varagan, les transformant en oriflamme d'obsidienne. Il s'etait defait de sa robe trempee et se dressait tel une statue faconnee par la main de Phidias. Son visage evoquait lui aussi l'ideal d'une Hellade encore a naitre, mais ses traits etaient un peu trop finement ciseles et il n'y avait rien d'apollinien dans ses grands yeux verts, ni sur ses levres rouge sang. Dionysiaque, oui, sans conteste... Il adressa un signe de tete a Everard. >, lui dit-il en anglais, une langue que sa voix transformait en musique. Son ton etait pose, quasiment nonchalant. -- Bien sur, dit le Patrouilleur, mais nous ne resterons pas tres longtemps. -- La planete d'exil offre-t-elle des panoramas comparables ? -- Je l'ignore. On ne nous l'a pas dit. -- Afin de la rendre plus redoutable, je presume. [10]. >> Sardonique : -- En fait, ils auraient plutot tendance a pester. Ce ne serait guere aimable de votre part, car nous serions obliges de repecher votre carcasse et de la ressusciter. -- Afin de pouvoir me soumettre au kyradex. -- Ouais. Votre tete bien faite regorge d'informations interessantes. -- Vous risquez d'etre decu, j'en ai peur. Nous veillons a ce qu'aucun de nous n'en sache trop sur les ressources, les capacites et les projets de ses freres et soeurs. -- Mouais. Des loups solitaires, tous autant que vous etes. >> Ainsi que l'avait formule Shalten : e millenaire entreprirent d'engendrer une race de surhommes, concus pour explorer et conquerir les frontieres cosmiques, pour s'apercevoir par la suite qu'ils avaient donne naissance a Lucifer. >> Il lui arrivait souvent de s'exprimer dans ce style vaguement biblique. Cela mis a part, il n'y avait rien de vague chez lui. > Sourire. > Everard, epuise nerveusement autant que physiquement, etait particulierement vulnerable a ses emotions. > Varagan acquiesca. > Et vous avez tente de la renverser, y echouant mais vous emparant au passage de scooters temporels qui vous ont permis de fuir dans le passe. -- Cela aurait ete la pire des solutions, car en agissant ainsi nous aurions perverti notre nature meme. La Patrouille n'existe que pour conserver une version precise de l'Histoire. -- Et vous vous obstinez a vouloir la detruire ! Nom de Dieu, pourquoi ? -- Une question aussi stupide est indigne de vous. Vous en connaissez parfaitement la reponse. Si nous avons voulu faconner le temps, c'est afin de regner sur lui ; et si nous voulons regner, c'est afin de donner libre cours a notre volonte. Il suffit. >> Passant en un instant de l'arrogance a la legerete, Varagan laissa echapper un petit rire. -- Ah ! ca me prendrait trop de temps...>> et ca me ferait trop de peine. L'autre arqua ses elegants sourcils. > Ou Varagan avait ete a deux doigts de s'emparer du gouvernement de Bolivar. > Ou sa bande avait tente de voler la rancon d'Atahualpa et, ce faisant, de changer le cours de la Conquista. > Qu'ils avaient menace de detruire si on ne leur livrait pas un engin capable de les rendre tout-puissants ou quasiment. > Une sourde colere avait peu a peu gagne le Patrouilleur. > Ce fut avec irritation qu'on lui repondit : > Everard serra les poings. > Varagan retrouva sa contenance et sa tendance a la cruaute. > Un dernier sourire, et il lui tourna le dos, se plantant a nouveau face a la mer. Le Patrouilleur partit lui aussi en quete de solitude. Gagnant l'autre bout de l'ilot, il s'assit sur un rocher, sortit sa pipe et sa blague a tabac, et ne tarda pas a emettre des nuages de fumee. L'esprit de l'escalier, songea-t-il. J'aurais du lui repliquer : > Hormis, bien entendu, dans les parcelles d'espace-temps anterieures au changement et durant lesquelles il s'etait livre a ses manigances. Il n'aurait pas manque de me le rappeler. Ou peut-etre pas. De toute facon, ca m'etonnerait qu'il craigne l'obliteration. Ce type est l'incarnation meme du nihilisme. Au diable ! La fine repartie n'a jamais ete mon fort. Je vais retourner a Tyr, regler les derniers details... Bronwen. Non. Je dois lui garantir un avenir, c'est entendu, mais c'est la une simple question de correction, rien de plus. Ensuite, il nous faudra, a elle comme a moi, apprendre a nous passer l'un de l'autre. Le mieux serait que je regagne ma bonne vieille Amerique du XXe siecle, ou j'aurai le loisir de me detendre quelque temps. Si le statut d'agent non-attache n'etait pas exempt de risques et de responsabilites, les privileges auxquels il donnait droit, en partie lorsqu'il s'agissait de selectionner ses missions, les compensaient amplement, du moins a ses yeux. Et quand je me sentirai bien repose, peut-etre que je continuerai de m'occuper de cette histoire d'Exaltationnistes. Ouais, j'en ai bien envie. Il s'agita sur son rocher. Mais pas question de me laisser aller au farniente ! Il me faut une activite susceptible de me distraire. Cette fille qui s'est retrouvee embarquee dans l'equipee peruvienne, Wanda Tamberly... Son souvenir demeurait vif, et il franchit sans peine plusieurs mois de ligne de vie et trois millenaires d'histoire. Mais oui. Pas de probleme. Elle a accepte la proposition de la Patrouille. Si je peux la localiser entre le jour ou nous avons dine ensemble et celui ou elle doit partir pour l'Academie... Deviendrais-je un amateur de tendrons ? Non, bon sang ! J'ai envie de m'amuser, c'est tout ; on fera la fete pour celebrer sa nouvelle vie et, quand on se sera dit adieu, j'aborderai le cote plus leste de ma permission. 209 av. J.C. Au fil des siecles, l'enseignement de Bouddha finirait par etre quasiment oublie dans son Inde natale. En ce temps-ci, il etait encore florissant et se repandait avec vigueur dans les contrees voisines. Pour le moment, Bactres ne comptait encore que quelques convertis. Les stupas dont Everard avait contemple les ruines dans l'Afghanistan du XXe siecle ne seraient pas batis avant plusieurs generations. Il y avait neanmoins suffisamment de fideles a Bactres pour qu'il y trouve un vihara, qui accueillait et hebergeait les coreligionnaires de passage ; et ces derniers etaient fort nombreux et venus d'horizons fort divers, qu'ils soient marchands, caravaniers, gardes, mendiants, moines ou simples voyageurs. Du coup, cet endroit constituait un terrain de chasse ideal pour un historien travaillant sur le terrain. Everard s'y rendit le lendemain de son arrivee. Le sanctuaire hotelier etait un modeste batiment en pise, anciennement a usage locatif, sis dans l'allee d'Ion qui donnait sur la rue des Tisserands, coince entre des immeubles serres les uns contre les autres et dont il se distinguait par les motifs peints sur sa facade : le lotus, le joyau, la flamme. Lorsque le Patrouilleur toqua a la porte, un homme basane en robe jaune lui ouvrit et le salua d'un air affable. Everard demanda a voir Chandrakumar de Pataliputra. On lui repondit que cet estime philosophe demeurait bien ici, mais qu'il etait parti effectuer sa promenade socratique, a moins qu'il ne se soit installe dans un coin tranquille pour y mediter a son aise. Il serait de retour dans la soiree. >, fit Everard, qui pesta interieurement. Non que ce contretemps soit surprenant. Il n'avait aucun moyen de fixer un rendez-vous a l'avance avec Chandrakumar. Celui-ci etait cense collecter les informations negligees par les chroniques, non seulement en matiere de politique, mais aussi dans les domaines de l'economie, de la sociologie, de la culture et de la vie quotidienne. Le meilleur moyen de le faire etait de se meler aux citoyens. Everard s'eloigna. Peut-etre tomberait-il sur lui par hasard. A moins qu'il ne trouve des indices precieux en fouinant un peu partout. Il regrettait cependant d'etre aussi peu discret, lui qui apparaissait comme un veritable geant dans ce milieu, sans parler de ses traits qui suggeraient davantage le Gaulois que le Grec ou l'Illyrien. (Il s'etait deja fait passer pour un Germain, mais les Angles, les Saxons et autres tribus etaient encore totalement inconnus dans cette partie de l'Asie.) Un detective doit avant tout se fondre dans le decor. D'un autre cote, la curiosite qu'il suscitait pouvait amener les gens a l'aborder dans la rue pour converser avec lui ; et les Exaltationnistes n'avaient aucune raison de soupconner la Patrouille d'etre sur leur piste. Si tant est qu'ils soient bien ici. Peut-etre n'avaient-ils jamais mordu a l'hamecon qu'on leur avait presente, soit qu'ils ne l'aient pas vu, soit qu'ils s'en soient mefies. Quoi qu'il en soit, et abstraction faite de sa physionomie, il etait le candidat ideal pour cette mission, du fait de ses capacites comme de son experience. La Patrouille souffrait d'une penurie d'effectifs chronique, et cela n'avait rien de nouveau. Il faut bien se contenter de ce qu'on a. Les rues grouillaient de monde. En plus de la puanteur qui y regnait de facon permanente, on y humait un fort parfum d'angoisse. Les crieurs publics annoncaient un peu partout le retour imminent du glorieux roi Euthydeme a la tete de son armee. Ils ne precisaient pas qu'il battait en retraite a l'issue d'une defaite, mais le peuple etait deja parvenu a cette conclusion. Personne ne paniquait. Les hommes comme les femmes vaquaient a leurs taches quotidiennes ou s'affairaient a des preparatifs d'urgence. Ils n'exprimaient que rarement les craintes qui leur rongeaient l'esprit : un siege, la faim, les epidemies, la mise a sac. Autant se meurtrir soi-meme les chairs. Par ailleurs, la plupart des habitants de l'ancien monde etaient plus ou moins fatalistes. Les evenements a venir pouvaient tourner pour le mieux ou pour le pis. Nul doute que nombre d'entre eux reflechissaient au meilleur moyen de profiter de la situation. Toutefois, les conversations etaient bruyantes, les gestes saccades, les rires stridents. Les epiceries se vidaient de leur stock, les accapareurs s'emparant de ce que les granges royales n'avaient pas encore mis de cote. Oracles, devins et vendeurs de charmes faisaient des affaires en or. Everard n'eut aucune difficulte a nouer de nouveaux contacts. Il n'eut meme pas besoin d'offrir a boire a quiconque. On se bousculait pour avoir des nouvelles du dehors. Dans les rues, sous les arcades de la place du marche, dans les tavernes, chez les epiciers, dans le bain public ou il se refugia pour souffler un moment, il ne cessa d'eluder les questions en faisant montre d'une amabilite inebranlable. En guise d'informations, il n'obtint pas grand-chose. Personne n'avait entendu parler de ses >. Ce qui n'avait rien que de tres previsible, meme si deux ou trois personnes croyaient se rappeler avoir entrevu des quidams correspondant a sa description. Peut-etre etaient-elles sinceres, mais sans doute n'avaient-elles apercu que des hommes appartenant a ce milieu et venus d'une lointaine contree, d'une tribu inconnue. Peut-etre leur memoire les trahissait-elle. Peut-etre disaient-elles tout simplement a Meandre ce qu'il souhaitait entendre ; c'etait une coutume orientale remontant a la nuit des temps. Au temps pour les aventures trepidantes du Patrouilleur, songea Everard, s'adressant a une image mentale de Wanda Tamberly. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre travail consiste en des taches de routine, comme il en va dans toutes les forces de police. Il finit par faire une touche, ou a tout le moins par degoter des elements d'information un peu moins flous que les autres. Dans les thermes, il lia connaissance avec un denomme Timothee, un marchand d'esclaves velu et grassouillet qui se revela porte sur les revelations salaces des que Meandre l'orienta vers ce sujet. Le nom de Theonis s'insera naturellement dans leur conversation. -- C'est aussi notre cas, mon ami. Notre cas a tous. Tout ce que racontent les ragots, ca parait trop beau pour etre vrai. >> Timothee s'essuya le front et fixa la penombre devant lui, comme pour faire apparaitre l'image de l'hetaire dans les volutes de vapeur. > Il esquissa un signe de devotion du bout de l'index. >> Son corps comme son visage sont dignes d'Aphrodite, sa voix est une melodie, sa peau un champ enneige, sa demarche celle d'une panthere. Ses cheveux sont noirs comme la nuit. Ses yeux sont un feu ou va se fondre le cuivre. Voila ce que l'on dit. >> Je ne l'ai jamais vue. Peu de gens l'ont apercue. Elle ne quitte que rarement sa demeure et se deplace dans une litiere voilee. Mais, oui, c'est ce que dit la chanson. Une chanson a boire. Malheureusement, nous autres gens du peuple, nous ne pouvons que l'aimer en chanson. Et peut-etre les couplets sont-ils un rien exageres. >> Ricanement. > S'il s'agit de Raor, je dirais qu'il l'a bien croquee. Everard se sentit glace au sein de l'etuve. Il ordonna a sa voix de ne pas trembler. > Timothee se tourna vers le colosse. > Everard haussa les epaules. > Timothee prit un air inquiet. > En hate : > Il ne put resister a son cynisme. > En hate, une nouvelle fois : > Poseidon ? s'interrogea Everard. Si loin de la mer ?... Oh ! oui. C'est aussi le dieu des chevaux et des seismes, et ce pays est bien pourvu de ce cote. Le soir venant, il estima que Chandrakumar aurait regagne le vihara. Il commenca par se rassasier devant un brasero, un plat de lentilles aux oignons servi dans un chapati. Les tomates, le poivre vert et le mais grille ne feraient leur apparition que dans un lointain futur. En guise de cafe, il dut se contenter d'une piquette coupee d'eau. Et pour soulager un besoin naturel, il s'isola dans une ruelle provisoirement deserte. Le pissoir*, cette conquete dont la civilisation etait redevable aux Francais, ne verrait le jour que dans l'avenir - pour une periode helas trop breve. Le soleil avait sombre derriere les remparts et les rues plongees dans l'ombre se rafraichissaient lorsqu'il arriva a destination. Cette fois-ci, le moine portier le conduisit dans une chambre. Ou plutot une cellule, minuscule et depourvue de fenetre, dont une simple tenture assurait l'intimite. Une lampe en terre cuite posee sur une etagere dispensait une chiche lumiere et un parfum acre, et Everard avanca avec precaution entre le matelas de paille et le tapis ou un homme etait assis en tailleur. Chandrakumar leva la tete, et l'eclat de la lampe se refleta sur ses yeux globuleux. Petit et mince, il avait le teint basane et les levres pleines d'un Indien ; ne a la fin du XIXe siecle, il avait consacre sa these de doctorat a la societe indo-bactrienne, ce qui avait amene la Patrouille a lui proposer de poursuivre ses etudes sur le terrain. Il etait vetu d'un dhoti blanc, portait des cheveux longs et tenait pres de sa bouche un objet dont Everard devina qu'il ne s'agissait pas d'une simple amulette. >, declara-t-il d'une voix hesitante. Everard lui rendit son salut en grec. > Le moine qui l'avait conduit s'eloigna. Il reprit la parole, a voix basse et en temporel. -- Vous etes un agent ? >> demanda Chandrakumar d'une voix tremblante. Comme il allait pour se lever, Everard lui fit signe de n'en rien faire et posa sa carcasse sur le sol de terre battue. -- Je m'en doutais un peu. >> Chandrakumar avait retrouve sa contenance. C'etait un universitaire et non un gendarme, mais les agents de terrain comme lui devaient etre vifs et resistants. Sa voix restait cependant un peu tendue. > Un temps. > L'avenir ne dependait pas necessairement d'un evenement historique du genre spectaculaire. Everard designa le medaillon accroche a sa chaine. > Cette amulette dissimulait sans doute un enregistreur moleculaire auquel Chandrakumar etait en train de confier ses observations de la journee. Il disposait d'un communicateur et autre materiel sophistique, mais probablement les avait-il planques ailleurs. Une fois le medaillon desactive, Everard reprit : > Dans le cadre d'une mission aussi delicate que celle-ci, on ne communiquait a ses allies que le strict necessaire. Everard et Chandrakumar echangerent une poignee de main, comme le faisaient les hommes de leurs epoques respectives. -- C'est ce que je suis chez moi. Ici, j'utilise le nom de Chandrakumar. Ce qui ne s'est pas fait sans mal. Lors de mon precedent sejour, j'etais >. Celui-ci ne pouvait pas refaire son apparition si tot apres etre reparti dans son pays, de crainte d'eveiller les soupcons, si bien qu'il m'a fallu inventer une histoire de cousinage pour expliquer notre ressemblance. >> Ils etaient passes a l'anglais sans s'en rendre compte, et cet idiome familier les detendait d'un rien. Peut-etre etaient-ils encore trop nerveux pour entrer dans le vif du sujet. > Chandrakumar ouvrit les bras. > Everard s'abstint de le contredire. Non qu'il aimat la guerre ; il n'en avait que trop vu. D'un autre cote, la guerre etait partie integrante de l'Histoire, tout comme le blizzard du climat arctique ; et l'issue d'un conflit avait souvent de profondes consequences sur l'Histoire. -- Pas exactement. Ce vihara abrite quelques reliques sacrees, mais rien d'extraordinaire. Toutefois, Chandrakumar est en quete d'illumination et les lettres que lui a ecrites son cousin Rajneesh, le negociant en soie etabli a Bactres, l'ont encourage a etudier la sagesse de l'Occident autant que celle de l'Orient. Pour prendre un exemple, Heraclite etait contemporain de Bouddha et certaines de leurs idees sont etrangement paralleles. Cet endroit convient a merveille a un Indien souhaitant etudier les Hellenes. >> Everard opina. Sautant d'une identite a l'autre, dont il separait les sejours d'un intervalle de temps suffisant pour eviter d'etre reconnu, Benegal Dass avait passe plusieurs dizaines d'annees parmi les Bactriens. Pour arriver comme pour repartir, il utilisait les moyens permis par l'epoque, aussi lents que dangereux ; en se servant d'un scooter temporel ou de tout autre vehicule trop etrange, il aurait trahi son incognito et enfreint la Prime Directive de la Patrouille. Il avait assiste a l'expansion de cette cite et assisterait a son trepas. Le produit de son labeur ne serait autre que l'histoire de Bactres, une histoire exhaustive et detaillee, destinee a etre connue de quelques specialistes de la Patrouille et des universitaires d'un futur lointain. Lorsqu'il partait en permission dans son pays et son epoque d'origine, il etait contraint de mentir a sa famille et a ses amis quand on l'interrogeait sur son activite. Nul moine n'avait accepte existence si dure, si solitaire, si devouee. Je n'ai pas la force d'ame necessaire, s'avoua Everard. Chandrakumar eut un rire nerveux. > Il marqua une pause. -- Ca ne va pas vous plaire, j'en ai peur, repondit Everard d'un ton lourd de sous-entendus. On vous a sans doute impose cette corvee pour pas grand-chose. Mais l'evenement central est d'une telle importance que la moindre parcelle d'information risque d'etre utile, meme si elle est negative. >> Vu la penombre qui regnait dans la cellule, il n'aurait su dire si Chandrakumar se mordait la levre. Mais sa voix etait glaciale. -- Entrer dans les details me prendrait trop de temps. Non que j'en sache long sur les details en question. Mon role se borne a celui d'agent de liaison, de messager si vous preferez. La Patrouille cherche a prevenir une divergence plusieurs annees en aval. Un peu comme si... l'equivalent de la dynastie sassanide s'emparait de la Perse. Et tres bientot. >> Le petit homme se raidit. > Everard se fendit d'un rictus. -- Les repercussions... chuchota Chandrakumar. -- Ouais. Le royaume seleucide n'y survivrait pas. Il est en permanence menace de guerre civile. Du coup, les Romains prendraient pied en Mediterranee orientale, a moins que les Parthes, qui n'ont toujours pas digere l'humiliation infligee par Antiochos, ne deferlent sur le Moyen-Orient pour restaurer l'Empire perse trois siecles et demi avant que les Sassanides ne le fassent. Impossible de dire quelles seraient les consequences a moyen ou a long terme, mais l'Histoire n'aura plus rien de commun avec celle que vous et moi avons etudiee. -- Cet usurpateur... s'agit-il d'un chrononaute ? -- C'est ce que nous pensons, acquiesca Everard. Je le repete : on ne m'a quasiment rien dit. Mais j'ai l'impression que la Patrouille a repere une bande de fanatiques qui ont mis la main sur des scooters et projettent de... je ne sais pas. Preparer le terrain afin que Mahomet et les ayatollahs deviennent maitres du monde ? Ca me parait un peu tire par les cheveux, mais avec les barbus, on ne sait jamais. Quoi qu'il en soit, on a mis sur pied une operation pour les en empecher, tout en veillant a ne pas trop abimer le continuum. -- Oui, la prudence s'impose... Je suis pret a vous assister dans la mesure de mes moyens, bien entendu. Mais quel est exactement votre role ? -- Eh bien, comme je vous l'ai dit, je suis moi aussi un agent de terrain, ma specialite etant le domaine militaire, l'art de la guerre hellenistique pour etre precis. J'avais l'intention d'observer le deroulement de ce siege. Il est bien plus interessant que vous ne semblez le croire. La Patrouille m'a ordonne de modifier mes plans, tout comme vous. J'etais cense arriver en ville, prendre contact avec vous et collecter toutes les informations que vous avez rassemblees durant l'annee ecoulee. Je repars demain, pour rejoindre l'envahisseur et m'enroler dans son armee. Je suis trop grand pour servir comme cavalier vu la carrure des chevaux de cette epoque, mais les Syriens continuent d'utiliser leur infanterie - la bonne vieille phalange macedonienne - et je ferai un piquier plus que passable. Dans quelque temps, un Patrouilleur entrera en contact avec moi et je lui transmettrai vos donnees. Une fois qu'Antiochos aura fait la paix avec Euthydeme, j'accompagnerai l'armee syrienne jusqu'en Inde et ferai ensuite le voyage retour. Un agent de la Patrouille m'aura glisse une arme energetique, ce qui me permettra de proteger Antiochos en cas de danger. Nous esperons que ce ne sera pas necessaire, naturellement. Selon toute probabilite, on eliminera discretement l'usurpateur et ses sbires, et tout ce que j'aurai a faire, c'est me documenter sur le fonctionnement de l'armee syrienne en campagne. -- Je vois >>, fit Chandrakumar d'un air vaguement contrarie. Comment osait-on agresser ses Bactriens bien-aimes ? Ses sentiments ne l'empecherent pas d'observer : -- Simple precaution. L'ennemi a peut-etre poste une sentinelle ici, equipee d'un materiel lui permettant de reperer un vehicule temporel. Nous ne voulons courir aucun risque de cette nature. Si l'ennemi continue d'ignorer notre presence, c'est un atout de plus en notre faveur. Et la Bactriane a un role a jouer dans l'histoire. Tant qu'elle maintiendra sa puissance militaire, cela obligera les Parthes a se montrer plus prudents que de coutume. >> Ceci au moins est pure verite. Maintenant, repartons sur le terrain du mensonge. -- Je vois >>, repeta Chandrakumar, sur un ton plus amical cette fois. Il etait impatient d'aider Everard, qui venait de lui brosser un tableau proprement terrifiant - et expressement concu dans ce but. Mais il conserva son calme et se frotta le menton d'un air pensif. -- Peu importe. Donnez-moi une liste la plus complete possible. Nous ferons le tri ensuite. -- Si vous pouviez me preciser ce que vous recherchez... -- Pour commencer : qui est venu dans ce temple pour y faire ses devotions, se debrouillant dans la foulee pour se renseigner sur les evenements recents... et sur les visiteurs sortant de l'ordinaire, par exemple ? -- Plusieurs personnes, en fait. Un etablissement comme celui-ci fait un peu office de service des renseignements, vous savez, et pas seulement pour les bouddhistes. >> Je sais. C'est pour cela que la Patrouille a contribue a sa fondation il y a un demi-siecle. Dans l'Europe medievale, certains monasteres ont pour nous le meme usage. -- Eh bien, conformement aux instructions, je suis reste dans cette modeste cellule plutot que d'emmenager dans des quartiers plus confortables, afin d'etre mieux a meme d'observer les allees et venues. Dans leur grande majorite, les visiteurs ne m'ont paru en rien suspects. J'aimerais vraiment que vous me donniez un peu plus de precisions. -- Je recherche des individus qui paraissent deplaces dans ce milieu spatio-temporel, du fait de leur ethnie, de leur culture ou... de toute autre trait qui aurait eveille votre attention. On m'a dit que cette bande etait plutot du genre disparate. >> La lampe eclaira faiblement un sourire ironique. > Everard s'efforca de refrener son excitation - ce n'etait pas ce genre de suspect qui interessait Holbrook. Son interlocuteur lui semblait digne de confiance, mais quand on a affaire a un gibier de cet acabit, on limite les risques au maximum. Les Exaltationnistes devaient se douter qu'un historien de la Patrouille etait en poste a Bactres. Peut-etre meme avaient-ils fait le necessaire pour l'identifier. Dissimule tes traces ! -- Je n'ai pas assiste a la conversation qu'ils ont eue avec Zenodote. C'est un Grec qui s'est converti au bouddhisme, et le moine le plus au fait des affaires de la cite. Je me suis efforce de le cuisiner apres coup, sans paraitre trop curieux comme on me l'avait conseille. D'apres ce qu'il m'a rapporte, ils disaient etre des Gaulois - des Gaulois civilises de la region de Massalia. -- Possible. Ils etaient bien loin de chez eux, mais l'existence de grands voyageurs de ce type est attestee. Voir ma propre couverture, par exemple. -- En effet. C'est leur aspect physique qui m'a amene a me poser des questions. Des Gaulois du sud auraient du ressembler aux Francais meridionaux de mon epoque et de la votre, non ? Enfin, peut-etre descendaient-ils de migrants venus du nord. Ils ont declare a Zenodote que notre cite leur plaisait fort et qu'ils envisageaient de se lancer dans l'elevage des chevaux quelque part a l'interieur des terres. Pour ce que j'en sais, ce projet ne s'est jamais concretise. Depuis lors, il m'est arrive de les apercevoir dans la rue, a moins qu'il ne s'agisse de personnes leur ressemblant grandement. D'apres certains ragots, il y avait sans doute dans leur groupe une femme qui est devenue par la suite une courtisane plutot cotee. C'est tout ce que je peux vous dire sur leur compte. Cela vous sera-t-il utile ? -- Je n'en sais rien, grommela Everard. Mon role se borne a transmettre vos observations aux agents competents. >> Dissimule tes traces !>> Autre chose ? Des etrangers pretendant etre libyens, egyptiens, juifs, armeniens, scythes - n'importe quelle contree exotique fera l'affaire - mais dont l'allure ne collerait pas avec l'origine affichee ? -- J'ai garde les yeux ouverts, aussi bien dans ce temple que dans les rues de la cite. Mais, ne l'oubliez pas, je suis peu entraine a reperer des anomalies dans la physionomie des uns et des autres. Rien que chez les Grecs et les Iraniens, on trouve une complexite ethnique a vous donner le vertige. Maintenant que j'y pense, il y avait bien cet homme venu de Jerusalem... voyons, c'etait il y a trois mois environ. Je vais vous transmettre mes notes. La Palestine, comme vous le savez, est placee sous la domination de Ptolemee IV, qu'Antiochos a deja eu l'occasion d'affronter. A l'en croire, cet homme n'a rencontre aucune difficulte pour traverser le territoire syrien...>> Everard n'ecoutait qu'a moitie. Il avait la conviction que Theonis et ces pretendus Gaulois etaient ceux qu'il recherchait. Mais il ne tenait pas a ce que Chandrakumar s'en rende compte. > Un cri retentit dans le couloir. Puis ce fut une course precipitee. On entendit un bruit de bottes et un fracas metallique. > Everard se leva d'un bond. Il etait venu sans armes, ainsi qu'il seyait a un civil, et il avait egalement laisse son equipement dans la demeure d'Hipponicus, de crainte de se faire reperer. C'est pour toi, Manse, s'ecria-t-il mentalement, sur de ce qui l'attendait. Une main ecarta la tenture. La chiche lumiere permettait de distinguer un casque, une cuirasse, des jambieres, la lame d'une epee. L'intrus, un Macedonien, etait accompagne de deux de ses camarades. Peut-etre y en avait-il d'autres dans le vestibule. > Le moine portier les a guides vers la cellule ou je me trouvais, mais comment se fait-il qu'ils connaissent mon nom ? Par Heracles ! jura-t-il. Pour quelle raison ? Je n'ai rien fait. >> Chandrakumar s'etait tapi dans un coin. > Le capitaine des gardes n'etait pas tenu par la loi d'enoncer le chef d'accusation, mais sa nervosite le rendait bavard. > Son epee s'agita. Il lui suffirait de tendre le bras pour la plonger dans le ventre du suspect si celui-ci refusait d'obtemperer. C'est forcement un coup des Exaltationnistes, mais comment ont-ils reussi a me percer a jour et a me faire apprehender aussi vite ? Celui qui hesite est perdu. D'un geste vif, Everard renversa la lampe sur son etagere. Une breve flambee d'huile, puis ce fut le noir total. Everard, qui avait deja change ses appuis, adopta la position accroupie. Soudain aveugle, le Macedonien poussa un rugissement et frappa au juge. Les yeux d'Everard, qui avaient eu le temps d'accommoder dans la penombre, ne perdaient rien des evenements. Il tendit le bras, la paume en avant, et se redressa d'un bond. Un craquement d'os. La tete du capitaine partit en arriere. Son epee tomba sur le sol. Il chancela et s'effondra sur ses hommes, genant leurs mouvements. En frappant du poing, Everard aurait couru le risque de se briser les phalanges, car il n'y voyait pas grand-chose et n'avait pas la place de manoeuvrer. Il espera qu'il n'avait pas tue ce pauvre bougre, qui ne faisait que son devoir et avait peut-etre femme et enfants... Ah ! tant pis. Il fonca dans la melee, la disloquant du fait de sa seule masse. Tordant quelques bras, frappant du genou quelques ventres, il reussit a passer. Devant lui, un quatrieme garde poussa un cri et tenta de l'arreter a mains nues, hesitant a degainer son epee de peur de blesser ses camarades dans ce couloir etroit. Son pagne de couleur claire formait une cible parfaite. Nouveau coup de genou. Son cri monta dans le suraigu. Il tomba par terre, faisant choir un soldat qui venait de se relever. Le Patrouilleur avait gagne une salle commune. Trois moines s'ecarterent de son chemin, atterres. Il chargea, sortit dans la rue, fonca. La carte qu'il s'etait inculquee le guida dans sa course : tourne a gauche au premier coin de rue, prends la troisieme ruelle qui debouche sur un dedale de venelles tortueuses... Des cris dans le lointain. Une echoppe inoccupee pour l'heure, apparemment assez robuste pour supporter son poids. Hisse-toi a la force du poignet, couche-toi dessus et tiens-toi tranquille, au cas ou un poursuivant viendrait a se pointer. Personne. Everard redescendit au bout d'un moment. Le crepuscule virait a la nuit noire. Une par une, de plus en plus nombreuses, les etoiles scintillaient au-dessus des toits et des murs. Le silence regnait ; avant l'invention de l'eclairage public, la plupart des citadins se calfeutraient chez eux le soir venu. L'air s'etait rafraichi. Il en avala une goulee et se mit en marche... La rue des Gemeaux s'etendait devant lui, entenebree et quasiment deserte. Il croisa un jeune garcon charge d'une torche, un homme portant une lanterne. Lui-meme avait adopte l'allure d'un honnete citoyen, qu'une tardive obligation contraignait a rentrer chez lui a la nuit tombee et qui s'efforcait de ne pas crotter ses chaussures. Il avait dans sa bourse une lampe torche, le seul objet anachronique en sa possession. Quiconque l'aurait fouille aurait cru a une sorte de talisman. Mais elle ne devait servir qu'en cas d'extreme urgence. Si quelqu'un l'avait vue briller, jamais Everard n'aurait pu lui servir un boniment convaincant, alors qu'il n'aurait eu aucun mal a expliquer la sueur froide qui impregnait sa tunique. Quelques rares fenetres donnaient sur la rue, le plus souvent aux etages superieurs. Elles etaient protegees par des volets, qui laissaient filtrer des rais de lumiere jaune. Derriere eux, les habitants du lieu devaient deguster un souper froid, boire une derniere coupe, commenter les nouvelles de la journee, jouer, chanter une berceuse a un enfant, faire l'amour. On pinca les cordes d'une harpe. Des accords mineurs deriverent sur la brise. Tous ces signes de vie semblaient plus lointains que les etoiles. Everard sentit son pouls revenir a la normale. Il avait ordonne a ses muscles de se detendre. Le contrecoup viendrait quand il le deciderait et pas avant. Il avait le loisir de reflechir. Pourquoi cette accusation bidon et cette tentative d'arrestation ? Un simple malentendu ? C'etait au mieux invraisemblable, et le fait que le capitaine ait connu son nom plaidait pour le contraire. Celui qui lui avait confie cette mission lui avait donne le nom et le signalement du suspect. De toute evidence, on souhaitait eviter une erreur sur la personne, qui n'aurait pas manque de l'alerter ainsi que ses eventuels complices. Les Exaltationnistes etaient tout aussi soucieux que lui de ne pas se faire reperer. Les Exaltationnistes... oui, ils etaient forcement dans le coup. Mais ils ne tiraient pas les ficelles du gouvernement... pas encore. Ils n'oseraient surement pas employer des voyous indigenes deguises en soldats - trop risque. Pas plus qu'ils n'avaient le pouvoir de depecher de veritables gardes. Donc, ils utilisaient comme intermediaire un notable jouissant du pouvoir ou de l'influence necessaires pour faire executer leurs instructions. Qui donc ? Eh bien, cela nous ramenait a la personne qui avait identifie Everard. Zoilus. C'est evident - quoique je l'aie compris un peu trop tard. Une grosse legume doublee d'un client fidele de Theonis qui a fini par tomber sous son charme. Elle a du lui servir un bobard quelconque sur des ennemis susceptibles de s'en prendre a elle dans cet endroit recule. Il avait le devoir de la prevenir des qu'un nouveau venu poserait des questions sur des etrangers dont la description correspondrait a sa physionomie. Comme il connait plein de monde dans ce nid a ragots, il avait de grandes chances d'en entendre parler. Et la malchance a voulu qu'il soit invite par Hipponicus hier soir et voie de ses propres yeux l'etranger trop curieux. Everard laissa echapper une litanie de jurons. Il l'a mise au courant des aujourd'hui, je suppose. Pour lui, Meandre etait tout simplement un barbare trop curieux, mais elle etait plus avisee et l'a persuade de m'envoyer la garde. Le tout a du prendre plusieurs heures. Il ne fait pas partie de l'armee et il lui a fallu suborner un officier pour executer ses ordres. Et n'oublions pas que tout ca devait se passer dans la discretion. Avec ma carrure et mon allure, j'etais suffisamment remarquable pour que ces gardes me retrouvent sans probleme. Il soupira. Ils vont arreter Chandrakumar. Pour complicite, sinon pire ; et aussi parce qu'ils redoutent de recevoir cinq ou six coups de fouet pour m'avoir laisse filer. Pauvre petit bonhomme. Il se ressaisit. Une fois que les Exaltationnistes auront decouvert qu'il est conditionne pour garder le silence, ils comprendront qu'il ne sert a rien de le torturer, sauf si c'est pour le plaisir. Certes, le seul fait de son conditionnement prouvera que c'est un homme venu du futur. Si ces salopards disposent d'un kyradex... eh bien, il ne leur avouera que des fadaises. Heureusement pour moi, Shalten m'a bien fait la lecon avant mon depart, il m'a amplement pourvu en fausses pistes a disseminer... Il recensa les atouts dont il disposait : son experience, sa connaissance, sa force, son agilite, sa ruse, une bourse bien remplie... Quant a son equipement, il etait reste dans la demeure d'Hipponicus. Il y avait la un anneau dissimulant un transmetteur capable d'envoyer de brefs messages ; sa batterie avait une capacite derisoire, mais il captait les emissions photoniques et, vu la technologie de l'epoque, n'avait a craindre aucune interference. Son medaillon a l'effigie d'Athena dissimulait un emetteur-recepteur un peu plus puissant. Le pommeau de sa dague etait un etourdisseur d'une capacite de vingt decharges. La poignee de son epee faisait egalement office d'arme energetique. Et il n'etait pas tout seul. Il pouvait faire appel a des centaines de membres de la Patrouille : historiens de terrain comme Chandrakumar, scientifiques specialises dans d'autres domaines, esthetes, erudits et experts en esoterisme... Sans compter les antennes de Rome, d'Alexandrie, d'Antioche, d'Hecatompyles, de Pataliputra, de Xianyang, de Cuicuilco... et leurs dependances regionales. Toutes etaient informees de son operation. Un appel au secours aurait des resultats instantanes. A condition qu'il soit en mesure de le lancer. Et, dans le meilleur des cas, ce serait en desespoir de cause. Les Exaltationnistes avaient du prendre toutes les precautions possibles et imaginables. Everard n'aurait su dire quels types de detecteur ils avaient mis en place, mais ils avaient surement la capacite de reperer toutes les emissions electroniques, sans parler de l'apparition d'un vehicule temporel a proximite de la cite. Ils devaient etre prets a fuir sans laisser de traces au plus petit signe d'intervention de la Patrouille. Certes, ils n'etaient pas tous en mesure de disparaitre instantanement a la moindre alerte. Leurs activites les amenaient forcement a s'eloigner a l'occasion de leurs scooters temporels. Mais il y avait de grandes chances pour que tous ne soient pas vulnerables au meme instant. Il suffirait que l'un d'eux echappe a une rafle pour que subsiste le danger qu'ils representaient dans leur ensemble. Electro-inculcation ou pas, il etait malaise de s'orienter en l'absence d'eclairage et de panneaux de signalisation. Everard s'egara a deux ou trois reprises, ce qui l'amena a jurer copieusement. Il etait presse, apres tout. Des que les Exaltationnistes seraient informes de l'echec de leur tentative, ils useraient de leur influence sur Zoilus pour envoyer des gardes chez Hipponicus afin de guetter le retour de Meandre et de confisquer ses possessions. Everard devait y arriver avant eux, embobiner le marchand, rassembler ses affaires et foutre le camp. Il ne pensait pas qu'un autre groupe l'y attendait deja. Zoilus avait sans doute eu bien de la peine a requisitionner quatre gardes pour les lancer a sa recherche. En cherchant a faire du zele, il courait le risque qu'un officier integre s'interesse a ses agissements et lui demande de quoi il retournait - ce qui n'aurait pas manque de compromettre Theonis. J'ai quand meme interet a me montrer prudent. Heureusement que le telephone n'a pas encore ete invente. Il se figea sur place. Ses tripes se nouerent. > gemit-il, car un simple juron n'aurait pas ete digne de sa betise. Ou est passee ma cervelle ? En vacances aux Bermudes ? Au moins est-elle revenue a temps. Il fit un pas de cote, se refugia dans un coin d'ombre, se colla contre un mur en stuc, se mordit la levre et tapa du poing sur sa paume. La nuit etait peuplee d'etoiles et une lune gibbeuse eclairait la tour de l'Aigle. La rue ou demeurait Hipponicus serait tout aussi illuminee. Et lui serait visible comme en plein jour lorsqu'il se planterait devant la porte, toquerait et attendrait qu'un esclave vienne lui ouvrir. Il leva les yeux. Vega brillait au sein de la Lyre. Rien ne bougeait hormis les etoiles fremissantes. Peut-etre un scooter temporel flottait-il dans les hauteurs, chevauche par un ennemi equipe de jumelles qui distinguait la rue dans ses moindres details. Une pression sur un bouton, et il fondrait sur sa proie en un instant. Inutile de la tuer : un coup d'etourdisseur et il la chargerait sur sa selle pour la conduire en salle d'interrogatoire. Evidemment. Des qu'elle aurait appris ce qui s'etait passe au vihara, ce qui ne saurait tarder, Raor enverrait un de ses hommes en amont pour qu'il surveille la demeure du marchand jusqu'a ce que le fugitif s'y presente ou que les soldats viennent l'y chercher. La Patrouille n'avait aucun vehicule a proximite et Everard etait incapable d'en appeler un. Non qu'il l'ait souhaite. S'il avait capture un eventuel guetteur, cela aurait pousse le reste de la bande a prendre la fuite. Peut-etre qu'elle n'y pensera pas. J'ai failli passer a cote. Everard laissa echapper un soupir. Trop hasardeux. Les Exaltationnistes sont certes cingles, mais ils ne sont pas stupides. En fait, leur talon d'Achille serait plutot leur exces de subtilite. Autant les laisser s'emparer de mon paquetage. Quel profit en retireraient-il ? Peut-etre n'avaient-ils pas les outils necessaires pour lui arracher ses secrets. S'ils y parvenaient quand meme, eh bien, ils n'apprendraient rien de fondamental, hormis que Jack Holbrook n'etait pas un imbecile. Une bien pauvre consolation pour un Manse Everard a present desarme. Que faire ? Quitter la cite avant l'arrivee des Syriens, chercher a gagner la plus proche antenne de la Patrouille ? Celle-ci se trouvait a plusieurs centaines de kilometres, et il y avait de grandes chances pour qu'il perisse en chemin, et avec lui les quelques bribes d'information qu'il etait parvenu a collecter. Et s'il survivait a ce periple, jamais ses superieurs n'accepteraient de le laisser reprendre sa mission la ou il l'avait laissee. Et il n'etait pas question de passer de nouvelles annees-homme a tenter d'inserer un autre agent dans ce contexte spatio-temporel. Il avait brule tous ses vaisseaux. Si Raor devait affronter le meme dilemme, cela ne lui ferait ni chaud ni froid. Elle reviendrait en arriere dans le temps, annulerait sa premiere tentative et repartirait de zero. Et peu importent les risques de vortex causal, peu importent les consequences imprevisibles et incontrolables sur le cours des evenements. Le chaos est le but meme des Exaltationnistes. C'est le feu qui leur permettra de forger leur royaume. Si je renonce a ma mission et parviens a avertir la Patrouille, elle sera obligee d'intervenir en force, en envoyant une escadrille de scooters temporels en ce lieu et en cette heure. Sans doute pourront-ils liberer Chandrakumar. Et mettre un terme aux agissements de Raor. Mais celle-ci leur filera entre les doigts, ainsi que ses acolytes, et ils chercheront de nouveau a nous nuire, en un temps et un lieu dont nous ne saurons rien. Everard haussa les epaules. Ca ne me laisse guere le choix, pas vrai ? Il changea de direction et obliqua vers les quais. Selon son inculcation, il y avait dans ce quartier quantite de tavernes sordides ou il trouverait une paillasse, un abri et peut-etre quelques ragots sur Theonis. Demain... Demain, le roi allait revenir, l'ennemi sur les talons. La tournure prise par les evenements ne devrait pas me surprendre, je suppose. Shalten et les autres avaient elabore un plan des plus minutieux. Mais tout officier est cense savoir que la premiere perte a deplorer lors d'une bataille est precisement le plan ourdi par les strateges. 1987 apr. J.C. La maison etait sise dans une cite-dortoir des environs d'Oakland, ou on avait la possibilite de ne jamais voir son voisin si on le souhaitait. Plutot petite, blottie au fond d'une impasse, elle etait protegee des regards par une haie de pins et de chenes des canyons. Everard y decouvrit un interieur frais, sombre et anachronique. Acajou, marbre, tetieres brodees, tapis moelleux, tentures marron, livres relies plein cuir avec titres en francais dores a l'or fin, copies de Seurat et de Toulouse-Lautrec, identiques aux originaux a la molecule pres et... tout cela n'avait rien a faire en ce lieu et en cette epoque, n'est-ce pas ? Shalten percut sa reaction. pied-a-terre* prefere se situe dans le Paris de la Belle Epoque*. Un raffinement pres de sombrer dans l'horreur, des innovations qui vont verser dans la folie, et, du coup, aux yeux d'un observateur avise, un certain piquant qui frise le poignant. Quand les necessites de mon travail m'obligent a me deplacer, j'emporte quelques souvenirs avec moi. Soyez le bienvenu. Prenez place pendant que je vais chercher des rafraichissements. >> Il tendit la main a Everard, qui la serra. Une main seche et osseuse, qui evoquait une patte d'oiseau. L'agent non-attache Shalten etait du genre fluet, avec un grand crane chauve et un visage ride. Il etait vetu d'un pyjama et d'une robe de chambre fanee, chausse de pantoufles et coiffe d'une calotte, bien qu'il ne fut sans doute pas juif. Lorsque Everard avait discute des modalites de ce rendez-vous avec l'antenne locale, il s'etait enquis du lieu et de l'epoque d'origine de son hote. >, lui avait-on repondu. Neanmoins, Shalten paraissait fort hospitalier. Everard s'effondra dans un fauteuil rembourre, refusa un scotch car il devrait reprendre le volant pour regagner son hotel, mais accepta une biere. Quant a Shalten, il se servit un the aromatise a l'amaretto et au triple sec, qui ne collait guere avec ses affectations francaises ; mais la coherence semblait le cadet de ses soucis. >, dit-il d'une voix eraillee. Une pipe en terre etait posee sur son bureau. Il la bourra d'un tabac au parfum nauseabond. En partie par reaction de legitime defense, Everard sortit sa bouffarde et l'imita. L'atmosphere n'en demeura pas moins conviviale. Enfin, au moins partageaient-ils certaines valeurs, et Shalten etait-il sans doute au fait des dangers qui les menacaient. Ils consacrerent quelques minutes au temps qu'il faisait, aux embouteillages et a la qualite des menus du restaurant Tadich a San Francisco. Puis Shalten braqua sur son visiteur des yeux d'un vert jaune etrangement lumineux et lui dit sans changer de ton : > Levant la main : > Everard fit oui de la tete. > Il esquissa un sourire. > Everard s'esclaffa. > Formulee en anglais, cette remarque etait grotesque, mais seul le temporel etait equipe de la structure grammaticale idoine pour accommoder la chronocinetique. Et Everard preferait utiliser sa langue maternelle sauf contre-indication. Les deux hommes savaient ce qu'il avait voulu dire. -- Vous n'aviez pas besoin de vous en occuper personnellement, vous savez, fit remarquer Shalten. Etant donne vos qualifications, le haut commandement esperait que vous vous porteriez volontaire, mais ce n'etait pas une obligation. -- C'est ce que je souhaitais >>, gronda Everard. Il empoigna le fourneau de sa pipe, savourant la chaleur qui se diffusait dans ses doigts. > Shalten exhala a son tour un nuage de fumee. et caetera. Nous n'avons aucune chance de les retrouver. Le simple fait de leur presence pourrait nous donner les moyens de leur jouer un tour a notre facon, sauf qu'ils ne manqueraient pas de nous reperer vu la paranoia qui les caracterise. Il est vraisemblable qu'ils sont restes sur le qui-vive* durant toute cette journee, evitant toutes les actions dont ils ne maitrisaient pas les tenants et aboutissants. -- Mouais. C'est evident. -- Apres avoir etudie la situation, j'ai constate qu'il existait un autre intervalle d'espace-temps ou un ou plusieurs Exaltationnistes etaient surement en train de roder. Ma conclusion n'a rien de garanti, et l'intervalle en question n'a rien de precis, mais cela vaut la peine d'y regarder de plus pres. >> Le tuyau de sa pipe se braqua sur Everard. -- Eh bien, euh... ici et maintenant, bien sur, puisque vous vous y trouvez. -- Exactement. >> Rictus de Shalten. > Ses levres pincees exhalerent des volutes de fumee. > Everard fixa le gnome qui lui faisait face comme s'il venait de se transformer en serpent a sonnette. -- La jeune dame de ce temps embarquee dans notre affaire peruvienne, oui, exactement. >> Shalten opina du chef et reprit avec une impassibilite exasperante : > Je ne risque pas d'avoir oublie tout ca, nom de Dieu ! pesta Everard dans son for interieur. >> Ces rufians sont audacieux et beaucoup trop intelligents. Ils n'ont pu manquer d'exploiter tous les indices se trouvant a leur portee. Sans que nous ne puissions les en empecher. Nous n'avons pas les moyens de placer sous surveillance permanente toutes les personnes impliquees dans cette histoire. Peut-etre sont-ils retournes au Perou apres 1533 pour s'enquerir de la biographie de Castelar a l'issue de cet episode. Idem pour l'agent Tamberly, dans une moindre mesure toutefois. Certes, ils n'avaient aucun moyen pour reconstituer les efforts que nous avons du deployer afin de capturer le conquistador et de recuperer notre agent, ni pour determiner le role qu'a joue la niece de ce dernier dans l'aventure. Ils n'ont pu au mieux qu'obtenir des donnees fragmentaires, formuler des deductions incompletes et ambigues. Cependant, il est clair qu'ils ont conclu qu'ils ne couraient aucun danger immediat - comme en atteste le fait qu'ils aient mis en oeuvre leur equipee phenicienne. >> Ils ont commence, j'en suis sur, par enqueter sur toutes les personnes citees par Tamberly au cours de son interrogatoire en regle. Parents, amis et connaissances. En explorant les annees posterieures a celle-ci, ils n'ont pu manquer de conclure que sa niece Wanda avait ete impliquee dans l'aventure et, en consequence, invitee a entrer dans la Patrouille. Peut-etre ont-ils reussi a determiner que la date de son implication etait voisine du mois de mai 1987... -- Et nous restons assis ici sans rien faire ? >> s'emporta Everard. Shalten leva une main. > -, precisement dans l'espoir de les reperer. Apres tout, eux-memes n'auraient aucun scrupule a utiliser un etre humain en guise d'appat. Non, ils se contenteront de glaner des bribes de donnees avant de battre en retraite dans leur repaire, en un autre lieu et un autre temps. -- Mais quand meme !... -- En fait, j'ai fait placer mademoiselle Tamberly sous surveillance par acquit de conscience. Le risque est a mes yeux minime et cette demarche represente un gaspillage d'annees-hommes. Mais le QG a insiste. Vous pouvez vous detendre. -- D'accord, d'accord >>, grommela Everard, soulage malgre lui. Pourquoi est-ce que je me fais autant de souci ? Oh ! elle est vaillante, intelligente et bien roulee, mais apres tout ce n'est qu'une fille, une fille comme il en existe des millions d'autres dans toute l'histoire de l'humanite... > Shalten sirota son verre. > Everard vida sa chope de biere et se pencha en avant, tirant furieusement sur sa pipe. -- Avez-vous suivi l'affaire de la Lettre de Bactriane ? repliqua Shalten. -- La quoi ? >> Everard reflechit un instant. > Le crane chauve s'inclina. -- En grande partie grace a votre discrete intervention, je suppose >>, deduisit Everard. Son coeur battait la chamade. > Comment s'y prend-il ? Il doit disposer de tout un reseau de correspondants, distiller des informations redigees avec soin a des journalistes tries sur le volet... ce rat de bibliotheque a-t-il l'envergure necessaire pour monter une telle operation ? Meme en tenant compte des moyens informatiques qui sont surement les siens, c'est proprement stupefiant. Mais ne lui demande surtout pas d'entrer dans les details, mon garcon, ou il va te tenir la jambe jusqu'a la semaine prochaine. -- Nous aurions pu jeter notre devolu sur le mois de juin 1980, ou la presence des Exaltationnistes est attestee, mais, outre que leur mefiance naturelle aurait joue contre nous, j'ai estime que leur intervention serait trop breve. Il y avait de grandes chances pour qu'ils ne remarquent meme pas notre appat. Cette annee-ci est plus propice a notre action, a condition bien sur qu'ils se trouvent dans les parages. Ils sont dans l'obligation d'enqueter sur la famille Tamberly d'une facon relativement decousue, en se manifestant sur des periodes recouvrant plusieurs journees. Deguises comme ils le sont en ressortissants du XXe siecle d'apparence ordinaire, ils sont obliges de patienter des heures dans leur logis ou dans les transports en commun - de sorte qu'ils chercheront a tromper leur ennui en lisant les journaux, en regardant la television, et caetera. N'oublions pas que ce sont des individus d'une grande intelligence. L'environnement ou ils seront plonges, un environnement pour eux de la plus haute antiquite, ne manquera pas d'eveiller leur curiosite. Et... comme je l'ai dit, l'evenement concu pour attirer leur attention fait les gros titres des journaux. Pendant une periode fort breve, naturellement ; un clou chasse l'autre. Mais si la chose les intrigue, ils ont le loisir de creuser la question, de se procurer des publications specialisees, par exemple. >> Everard soupira. -- Je vous en prie. >> Lorsque Everard se fut rassit, Shalten resta plante devant un splendide secretaire antique, qui le faisait apparaitre fort laid par contraste, tira sur sa pipe et lui lanca : -- Hein ? Euh... laissez-moi reflechir...>> S'il possedait sur le bout des doigts l'histoire des societes ou il etait alle en mission, il n'avait sur les autres que de vagues notions. > Shalten acquiesca. > Il bomba son torse rachitique et reprit : -- Que contenait ce coffret ? -- Permettez-moi au prealable de vous esquisser le contexte. La Bactriane occupait grosso modo la region situee entre l'Hindu Kuch et l'Amou-Daria. Au nord se trouvait la Sogdiane, limitee par le Syr-Daria - aujourd'hui englobee dans l'Union sovietique -, egalement placee sous la souverainete des rois de Bactriane. >> Ceux-ci avaient fait secession de l'Empire seleucide. En l'an 209 avant l'ere chretienne, le roi Antiochos III a traverse l'Asie centrale pour reconquerir ces riches territoires. Il a battu son rival Euthydeme Ier et assiege Bactres, sa capitale, malheureusement sans succes. Au bout de deux ans, il a leve le siege, fait la paix avec le rebelle puis est parti vers le sud afin d'imposer sa puissance a l'Inde - quoique, la encore, sa campagne se soit conclue par un traite plutot que par des conquetes. Bien que le siege de Bactres ait ete aussi celebre en son temps que celui de Belfort l'a ete dans ma France cherie, aucun recit detaille n'en a survecu par la suite. >> Eh bien, le coffret trouve par notre soldat russe contenait un papyrus dont le texte etait encore en grande partie dechiffrable. La datation au carbone 14 a permis d'etablir son authenticite. Il est rapidement apparu que nous avions affaire a une lettre adressee par Antiochos a un subordonne en poste au sud-ouest de la region. Le messager et son escorte ont sans doute ete victimes de bandits des grands chemins. Le coffret s'est retrouve enfoui sous la terre, apres que les brigands l'eurent jete en constatant qu'il ne contenait rien de precieux, et l'aridite du climat a contribue a sa bonne conservation. >> Shalten acheva son the aromatise et se dirigea vers la cuisine pour s'en preparer un autre. Everard s'exerca a la patience. -- Vous aurez l'occasion d'en examiner une copie. En resume, Antiochos y raconte comment, alors qu'il arrivait aux portes de Bactres, Euthydeme et son fils, le courageux Demetrios, ont tente une sortie. Leur escadron a ouvert une breche dans l'armee syrienne, mais celle-ci l'a repousse et les Bactriens sont retournes a l'abri de leurs remparts. Si cette manoeuvre avait reussi, peut-etre auraient-ils gagne la guerre sur-le-champ. Mais le coup etait risque. A en croire la lettre, Euthydeme et Demetrios menaient eux-memes la charge, et ils ont failli etre occis lorsque Antiochos a contre-attaque. Un fait de guerre des plus hardis, dont vous apprecierez surement la relation. >> Everard, qui avait vu des hommes se vider de leur sang et de leurs tripes sur le champ de bataille, se contenta de demander : -- Le texte ne permet pas de le dire avec certitude. Sans doute a un general, charge de gouverner le royaume > de Gedrosie situe sur le golfe Persique, ou bien a un satrape place a la tete d'une province orientale... Quoi qu'il en soit, Antiochos conclut de cet incident que la guerre ne pourra pas etre gagnee rapidement et retarde son projet de marche sur l'Inde. Un projet auquel il a fini par renoncer, du reste. -- Je vois. >> La pipe d'Everard s'etait eteinte. Il vida le fourneau de ses cendres et craqua une allumette. -- Precisement. Le professeur Soloviev developpe cette idee dans son article de la Literaturnaya Gazeta, et c'est cela qui a enflamme les imaginations. >> Il aspira une bouffee de tabac, avala une gorgee de the et poursuivit : > Everard faillit evoquer la vie amoureuse d'Antiochos, mais se retint. -- La depeche ne permet pas de conclure qu'il a couru un quelconque danger. On ne peut en dire autant de ses ennemis, a savoir Euthydeme et Demetrios. Et bien que leur pays soit destine a sombrer dans une relative obscurite, leur resistance a change le cours de la carriere d'Antiochos. >> Shalten vida sa pipe de ses cendres, la posa dans un coin, joignit les mains derriere le dos et poursuivit sa conference improvisee ; Everard sentit un frisson glace lui parcourir l'echine. glasnost tant vantee par monsieur Gorbatchev. Il est naturel que cela ait attire l'attention du monde entier. -- Eh bien, il me tarde de lire cet article >>, commenta Everard, presque machinalement. Il avait l'impression que venait de se lever un vent violent porteur de l'odeur du tigre mangeur d'hommes. -- Supposons que la Bactriane tombe dans l'escarcelle d'Antiochos. Du coup, il dispose des ressources necessaires pour partir en campagne dans l'ouest de l'Inde. S'il reussit a conquerir cette region, cela renforce sa position vis-a-vis de l'Egypte et surtout de Rome. On l'imagine sans peine reconquerant les territoires qu'il a perdus au nord du Taurus et aidant Carthage a survivre a la Troisieme Guerre punique. Bien qu'il soit lui-meme tolerant, l'un de ses descendants a tente d'ecraser le judaisme en Palestine, comme on le lit dans les livres des Maccabees. Si ce roi avait dispose du pouvoir supreme en Asie Mineure, sa tentative aurait sans doute ete couronnee de succes. Consequence : jamais le christianisme ne serait ne. Du coup, le monde qui nous a donne naissance, a vous et a moi, ne serait plus qu'un spectre, un potentiel non realise, dont une Patrouille du temps parallele aurait pour mission de prevenir l'emergence. >> Everard laissa echapper un sifflement. -- Une telle possibilite ne manquerait pas de leur venir a l'esprit, opina Shalten. Ainsi que nous le savons, ils commenceront par frapper en Phenicie. Apres l'echec de cette operation, il y a des chances pour que les survivants se souviennent de la Bactriane. >> 209 av. J.C. Dans un fracas et un rugissement qui semblerent durer des heures, l'armee du roi Euthydeme entra dans la Cite du Cheval. Au sud, la terre disparaissait sous le nuage de poussiere souleve par les pieds et les sabots, agite par le tumulte du vent et des soldats. A l'horizon, on ne voyait rien de l'arriere-garde bactrienne qui tenait tete aux troupes syriennes. On entendait sonner les cornes, battre les tambours, gemir les chevaux et les betes de somme, grincer les voix des hommes. Everard se melait a la foule. Il s'etait achete un manteau a capuchon pour dissimuler son visage. Un tel vetement detonnait dans cette chaleur et cette agitation, mais, en ce jour, les citoyens avaient d'autres soucis. Il avancait d'un pas mesure, allant de ruelle en stoa, arpentant la cite - pour lui prendre le pouls, se dit-il ; il s'efforcait d'elaborer un plan d'action englobant toutes les contingences possibles et tenant compte de toutes les observations effectuees. Les conducteurs de char donnaient du fouet pour rallier leurs baraquements depuis les portes de la ville. Ils etaient suivis du reste des soldats, transformes en statues grises par la poussiere, courbes de fatigue et muets de soif. Toutefois, ils continuaient de marcher en ordre. La plupart etaient des cavaliers equipes d'une armure legere, brandissant une lance dont la pointe etincelait au-dessus des fanions et des oriflammes, egalement armes d'un arc ou d'une hache fixes au pommeau de leur selle. On les utilisait rarement comme troupes de choc, car l'etrier etait encore inconnu a cette epoque, mais ils avaient l'allure de centaures ou de Comanches et, quand ils lancaient une frappe eclair, ils se montraient aussi feroces que des loups. L'infanterie qui les soutenait etait en majorite composee de mercenaires, avec un fort contingent de Grecs et d'Ioniens ; la foret de leurs piques fremissait comme sous la houle, un effet de leur pas cadence. Les officiers a cheval, coiffes d'un casque a crete et vetus d'une cuirasse, etaient pour la plupart grecs ou macedoniens. Plaques contre les murs, penches aux fenetres ou juches sur les toits, les citoyens les regardaient defiler en saluant, en riant, en pleurant. Les femmes brandissaient leurs bambins, criant d'une voix pleine d'espoir : > - prononcant ensuite un nom cheri. Les vieillards clignaient des yeux et secouaient la tete, resignes aux caprices des deites. Les jeunes garcons se montraient les plus bruyants, persuades que l'ennemi connaitrait bientot la deroute. Les soldats ne s'arreterent point. Ils avaient ordre de gagner leurs quartiers et, une fois etanchee leur soif, de rejoindre le poste qui leur avait ete assigne sur les remparts. Plus tard, si l'ennemi ne donnait pas l'assaut tout de suite, ils auraient droit a une breve permission. Alors, tavernes et lupanars ne desempliraient pas. Cela ne durerait pas, Everard le savait. Pour commencer, jamais la ville ne pourrait nourrir tous ces animaux. D'apres Zoilus et Creon, ses entrepots etaient bien garnis. Le blocus de l'ennemi ne serait jamais parfait. Bien escortes, des porteurs d'eau pourraient s'approvisionner au fleuve. Si Antiochos tentait de stopper le trafic fluvial grace a ses catapultes, il ne pourrait pas empecher toutes les barges de passer. Une caravane, bien escortee elle aussi, pourrait livrer a la ville des provisions venues des campagnes. Mais on ne trouverait jamais assez de fourrage pour ce troupeau de chevaux, de mules et de dromadaires. Il faudrait en tuer une bonne partie - a moins qu'Euthydeme ne decide de les sacrifier lors d'une charge contre les Syriens. Deux ans de rationnement. Heureusement que je ne compte pas moisir ici. Quoique... je ne sais pas encore comment je vais tirer ma reverence. Une fois l'operation bouclee, qu'elle ait abouti ou non a la capture d'Exaltationnistes, la Patrouille viendrait recuperer Everard en toute discretion, s'il n'avait pas deja regagne l'antenne locale par ses propres moyens ; elle s'assurerait aussi du sort de Chandrakumar et extrairait l'agent infiltre dans l'armee d'Antiochos. En attendant, aucun de ces trois hommes n'etait indispensable. Et peu importait qu'Everard ait le grade de non-attache, ce qui faisait de lui le superieur hierarchique des deux autres, un scientifique de terrain et un simple policier du temps. Everard s'etait introduit dans Bactres precisement parce qu'il savait s'adapter a toutes sortes de dangers et d'imprevus. De l'avis de Shalten, il etait probable que Raor se soit etablie ici et maintenant. L'agent infiltre chez les Syriens n'etait la que pour servir de renfort en cas de besoin. Mais les grades n'avaient aucune importance dans une telle mission. L'essentiel etait de la mener a bien. Si un agent non-attache venait a y laisser la vie, ce serait certes une lourde perte ; mais il aurait contribue a sauver un avenir, et avec lui des milliards d'hommes et de femmes, et tout ce qu'ils allaient faire, apprendre, creer, devenir. Tout le contraire d'un marche de dupes. Ses amis auraient le loisir de le pleurer. En supposant, bien sur, que nous puissions dejouer les plans de ces bandits, et les capturer de preference. Les archives en aval attestaient le succes de la Patrouille, du moins en ce qui concernait le premier de ces objectifs. Mais si la mission echouait, ces archives n'auraient jamais existe, la Patrouille ne serait jamais fondee, Manse Everard ne verrait jamais le jour... Il chassa cette pensee de son esprit, comme a chaque fois qu'elle revenait le hanter, et se concentra sur son travail. La rumeur attisait l'agitation, les esprits orientaux s'enflammaient, le tumulte embrasait les rues d'une porte a l'autre. Un excellent camouflage pour Everard, qui arpentait les quartiers sans flechir, relevant quantite de details et annotant la carte enregistree dans son esprit. Il passa a plusieurs reprises devant la maison ou s'etait etablie Theonis. Ce batiment cossu de deux niveaux abritait sans doute un patio, a l'instar des demeures de la classe aisee. Quoique de taille modeste, tres inferieure a celle de la maison d'Hipponicus, il arborait une facade de pierre plutot que de stuc, ou s'ouvrait un etroit porche a colonnade surmonte d'une frise en bas-relief. Des ruelles le separaient de ses voisins. La rue ou il etait sis presentait un melange d'habitations et de commerces trahissant l'absence de toute notion d'urbanisme. Aucun des commerces en question n'etait ouvert la nuit, si l'on exceptait celui de Theonis, qui n'avait pas pignon sur rue. Ce qui lui convenait parfaitement. Et a moi aussi. Le plan d'Everard commencait a prendre forme. La populace ne tenait pas en place. Les gens se retrouvaient entre amis, trainaient dans les rues, se refugiaient dans le vin et les confiseries, dont les prix atteignaient des sommets. Prostitues de tous les sexes et voleurs a la tire faisaient des affaires en or. Quand vint la tombee du soir, Everard eut quelque difficulte a acheter les articles dont il avait besoin, notamment un couteau et un rouleau de corde ; les vendeurs n'etaient pas d'humeur a marchander. L'hysterie regnait dans la cite. Avec le temps, ce sentiment evoluerait en une angoisse sourde typique des villes assiegees. A moins qu'Euthydeme ne fasse une sortie victorieuse. Non, ce n'est pas possible. Mais s'il venait a mourir lors d'une telle tentative, et si Antiochos s'emparait de Bactres... les Syriens la mettraient a sac. Pauvre Hipponicus. Pauvre ville. Pauvre avenir. Lorsqu'une rumeur de bataille parvint d'au-dela les murs, Everard assista aux premieres manifestations de panique. Il s'empressa de changer de quartier mais eut le temps de voir des gardes courir vers le lieu de l'incident. Sans doute reussirent-ils a prevenir une emeute, car les passants ne tarderent pas a deserter les rues. Mieux valait qu'ils regagnent leur domicile, ou a defaut un abri quelconque, et se tiennent cois. La rumeur s'estompa. Les cornes sur les remparts lacherent des accords triomphants. Un peu prematures, ainsi qu'il le savait. Les Syriens avaient harcele l'arriere-garde bactrienne jusqu'aux portes de la cite, dont seule l'adresse des archers les avait empeches de s'approcher. Les envahisseurs se retirerent pour dresser leur camp. Le soleil frolait deja l'horizon, les rues etaient plongees dans l'ombre. Cela dispensait les citoyens de sortir feter le retour des derniers braves, ce qu'ils n'etaient pas d'humeur a faire de toute facon. Everard trouva une echoppe encore ouverte, y mangea et but avec moderation, puis s'assit sur le socle d'une statue pour faire une pause. Mais le repos qu'il accorda a son corps etait interdit a son esprit. Sa pipe lui manquait. L'obscurite crut jusqu'a virer a la nuit noire. La fraicheur descendit des etoiles et de la Voie lactee. Everard se mit en route. Bien qu'il s'efforcat a la discretion, le bruit de ses pas resonnait dans le silence. La rue de Gandhara ne semblait habitee que par les ombres. Il partit en reconnaissance devant la maison de Theonis, titubant comme un poivrot, puis retourna se placer a quelque distance du porche. Le moment etait venu d'agir, et d'agir vite. Il laissa glisser sur le sol les quinze metres de corde de chanvre. Il avait confectionne un noeud coulant a l'extremite qu'il tenait a present dans sa main. Une corniche saillait de l'entablement, pale sur fond de firmament. Ses yeux adaptes a la nuit la voyaient nettement, bien qu'il ait du mal a estimer la distance qui l'en separait. Le noeud se relacha tandis qu'il faisait tourner la corde autour de lui. Il lanca juste au bon moment. Merde ! Loupe d'un poil. Il se raidit, pret a prendre ses jambes a son cou. Rien. Personne n'avait entendu le bruit de l'impact. Il ramena le lasso. A la troisieme tentative, la boucle enserra la corniche et tint bon lorsque Manse tira la corde vers lui. Pas mal pour un vieux schnoque. Il n'avait rien d'un chasseur de stars mais, apres avoir conclu qu'il lui serait utile de savoir manier le lasso, il s'etait rendu en 1910 pour faire la connaissance d'un expert qui avait accepte de le former a cet art. Les quelques heures qu'il avait passees avec Will Rogers[11] comptaient parmi les plus agreables de sa vie. S'il n'avait pas remarque une saillie sur le batiment, il aurait utilise un autre moyen pour s'y introduire, une echelle par exemple. Mais celui-ci etait sans doute le moins dangereux. Une fois dans la place... tout dependrait de ce qu'il allait denicher. Il esperait recuperer tout ou partie de son equipement de Patrouilleur. Et si la bande s'etait rassemblee sous ce toit pour se faire dezinguer... Ah ! ne revons pas. Il se hissa sur le toit et ramena la corde avec lui. Une fois allonge sur les tuiles, il ota ses sandales et les coinca dans un repli de son manteau, qu'il enroula et attacha a sa ceinture avec un bout de corde. Il preleva un autre troncon sur le lasso, puis abandonna celui-ci et se dirigea vers la corniche dominant le patio. Il se figea. La ou il s'etait attendu a decouvrir un puits de tenebres, des doigts de lumiere se tendaient vers lui depuis le mur oppose. Ils caressaient des plantes poussant autour d'un bassin ou se refletaient les etoiles. Oh-ho ! Vais-je rester perche ici jusqu'a ce que ce couche-tard soit alle au lit ? Un temps, puis : Non. C'est peut-etre une occasion a ne pas manquer. Si je me fais capturer... Il caressa le manche de son couteau. Ils ne me prendront pas vivant. Une bouffee de desespoir, qu'il chassa aussitot. Et si je reussis a m'en tirer, quel exploit ! Toujours de l'audace et a Dieu vat* ! Neanmoins, ce fut avec un luxe de precautions qu'il laissa couler sa corde et descendit pouce par pouce. Le jasmin enveloppa son visage de sa fragrance nocturne. Restant dissimule derriere les fourres, il se deplaca avec une lenteur d'escargot. Une eternite s'ecoula avant qu'il se retrouve en position de voir et d'ecouter. L'interieur de la demeure etait encore impregne de la chaleur du jour, car on avait ouvert une fenetre pour rafraichir la piece. Depuis son poste, il avait une vue imprenable sur celle-ci et ses oreilles ne perdaient rien de la conversation qui s'y deroulait. Quel coup de pot ! Ingrat : Ouais, ce n'est pas trop tot. Pour prix de ses efforts, il etait en sueur, assoiffe, ecorche a la cheville et couvert de piqures d'insectes qu'il n'osait pas gratter. Il oublia bien vite ces desagrements. En presence de Raor, un homme aurait pu tout oublier. Elle se prelassait dans un petit salon reserve aux rencontres intimes. Une invraisemblable quantite de bougies en cire, fichees dans des chandeliers dores en forme de papyrus, deversant leur lumiere sur un tapis persan ; des meubles en ebene et en bois de rose incrustes de nacre ; des fresques d'un erotisme subtil, dignes d'une Alicia Austin[12]. L'homme etait assis sur un tabouret, la femme allongee sur une couche. Une esclave disposait un compotier et une carafe de vin sur la table qui les separait. A peine si Everard la remarqua. Theonis s'offrait a lui. Elle ne portait que peu de joyaux ; ceux qui scintillaient sur ses doigts, a son poignet et sur sa gorge abritaient sans doute des appareils electroniques. La robe qui moulait ses galbes et ses formes etait d'une coupe toute simple, taillee dans un tissu vaporeux. C'etait bien le reflet feminin de Merau Varagan, son clone, son anima. Suffit. > Elle chantait plus qu'elle ne parlait. > Ses yeux se plisserent d'un rien. On eut dit que leur vert passait en un instant de la couleur de la malachite a celle d'une vague se brisant sur les recifs. > Sans pouvoir en etre sur, Everard eut l'impression que l'esclave frissonnait. > Elle sortit a reculons. Sans doute la domesticite dormait-elle dans une piece de l'etage. Raor prit un gobelet et avala une gorgee. L'homme s'agita sur son siege. Vetu d'une robe bleue a liseres blancs, il lui ressemblait suffisamment pour qu'on ne puisse douter de sa race. Ses tempes grisonnantes devaient surement tout a la cosmetique. Lorsqu'il prit la parole, ce fut d'un ton plein d'autorite, mais exempt de l'arrogance d'un Varagan. > Il s'exprimait dans la langue de son epoque natale, qu'Everard avait assimilee depuis belle lurette. Lorsque sa traque prendrait fin, si tant est qu'elle le fasse, ce serait a regret que le Patrouilleur effacerait ces trilles et ces ronronnements de son cerveau. Non seulement ce langage etait des plus euphonique, mais il etait en outre aussi precis que concis, a tel point qu'il fallait parfois un long paragraphe d'anglais pour traduire une de ses phrases, comme si les locuteurs ne faisaient qu'echanger des donnees qu'ils connaissaient deja. Cela dit, il ne pouvait pas encombrer sa cervelle de tout ce qu'il devait memoriser dans le cadre de son job. Sa capacite memorielle etait limitee et il aurait d'autres traques a livrer. C'etait couru d'avance. -- Nous avons deja consacre plusieurs annees de notre vie... -- A peine plus d'une. -- Sauvo et toi, peut-etre. Moi, il m'en a fallu cinq pour asseoir cette identite. -- Eh bien, patiente quelques jours encore pour proteger ton investissement. >> Raor sourit et le coeur d'Everard cessa de battre une seconde. > Ho-oh ! Alors c'est lui, le > de Theonis. Everard s'accrocha a cette revelation pour juguler la fascination qui le gagnait insidieusement. -- Sa recompense n'en sera que plus douce, railla Raor. -- Si Sauvo ne prend meme pas la peine d'arriver a l'heure a ses rendez-vous...>> Raor leva une main que Botticelli eut pu peindre. Elle inclina sa tete couronnee de tresses noires. > Un nouvel Exaltationniste fit son entree. Sa beaute etait plus fruste que celle de Draganizu. Il portait une tunique et des sandales tout a fait ordinaires. Raor se pencha en avant, affichant une certaine excitation. -- Evidemment, repliqua Sauvo. Je n'oublie jamais de le faire, n'est-ce pas ? >> Draganizu sembla soudain mal a l'aise. Peut-etre lui etait-il arrive de commettre cette bevue. Une fois, mais pas deux. Raor avait du y veiller. >, ajouta Sauvo. Ah ! ils ont planque leurs scooters temporels dans une chambre secrete du rez-de-chaussee... a l'arriere du batiment, puisque Sauvo vient de cette direction... Draganizu fit mine de se lever, puis retomba sur son siege et demanda d'une voix inquiete : > Sauvo s'assit a son tour sur un tabouret ; dans l'Antiquite, chaises et fauteuils etaient fort rares et reserves aux souverains. Il prit une figue et se servit un gobelet de vin. camarado. Peut-etre ont-ils deniche des indices, mais ils les ont interpretes de travers. Ils pensent que le danger menace quelques annees en aval. S'ils ont envoye un homme enqueter ici et maintenant, c'est juste par acquit de conscience. >> Il resservit le boniment qu'Everard avait deja sorti dans le vihara. Il est donc alle voir Chandrakumar dans sa cellule et l'a soumis au kyradex, se dit le Patrouilleur. Le malheureux n'avait pas de secrets pour lui. Sauf que Sauvo n'a recolte que des bobards. Bien vu, Shalten, et merci. -- Notre action l'annulera, ainsi que ceux qui cherchent a l'activer, murmura Raor. Mais il serait interessant d'en apprendre un peu plus sur eux. Voire de les contacter...>> Sa voix vira au sifflement, evoquant un serpent ondoyant vers sa proie. > Raor revint a la realite. -- En constatant qu'il n'a pas fait son rapport... -- Je ne pense pas que la Patrouille attende celui-ci de sitot. Nous pouvons le negliger pour le moment, ainsi que les autres conspirateurs. Des questions plus urgentes demandent notre attention. >> Draganizu se tourna vers Sauvo. -- Tu n'es pas au courant ? fit l'autre, un peu surpris. -- Je viens tout juste d'arriver. Les affaires de Nicomaque requeraient toute mon attention. Et le message de Raor etait des plus succinct. >> Et apporte par un esclave coursier, je parie, se dit Everard. Pas question d'utiliser une radio. Peut-etre est-elle sure de son fait, mais l'apparition de > l'a incitee a la prudence. Raor fit onduler ses epaules soyeuses. > Et une fois que matons et taulards se sont endormis, Sauvo s'est introduit dans la cellule de Chandrakumar avec un scooter. Raor pouvait se permettre de courir un tel risque ; elle avait neutralise deux agents de la Patrouille - le premier etait sous les verrous, le deuxieme en cavale et prive de son attirail -, et il etait peu probable qu'il y en ait un troisieme en ville. Apres avoir etourdi le prisonnier, Sauvo l'a coiffe d'un kyradex et l'a reveille pour le soumettre a un interrogatoire en regle. J'espere qu'il l'a laisse en vie. Oui, il n'avait aucune raison de le tuer. Pourquoi alarmer ses geoliers ? Quoi que leur dise Chandrakumar a son reveil, ils le prendraient pour un dement. Draganizu fixa Raor. -- Lui et quelques autres >>, repondit Sauvo tandis que Raor sirotait son vin d'un air modeste. Il rit. > Ah ! Sauvo se fait donc appeler Xeniades, et c'est lui qui regne sur la domesticite. C'est bon a savoir... Mais je plains Zoilus et les autres. Moi-meme, je serais ravi de coucher avec madame. Everard eut un rictus. Mais jamais je n'oserais m'endormir dans ses bras. Elle risquerait de m'injecter du cyanure avec une seringue planquee dans ses boucles brunes. -- Il l'a laisse chez Hipponicus quand il est alle faire un tour en ville, repondit Raor. Celui-ci est ce qu'il semble etre, a savoir un simple marchand. Il etait consterne lorsqu'une patrouille lui a appris que son invite etait un espion, et il ne s'est pas oppose a la confiscation de ses bagages. Nous n'avons aucune raison de le harceler, et ce serait en fait une mauvaise idee. >> Ouf ! > Sourire felin. > Sans doute a-t-elle stocke mon barda avec les scooters. Raor reposa son gobelet sur la table et se redressa. Sa voix rendait un son metallique. -- Pas tres risque, en fait >>, corrigea Sauvo. Peut-etre souhaitait-il rappeler a ses interlocuteurs qu'il avait insiste pour agir de la sorte et que la suite lui avait donne raison. > Merci, c'est sympa de le preciser. -- Mais comment ferait-elle pour le retrouver ? Elle mettrait plusieurs jours a rassembler les premiers indices. -- Il ne faut pas lui faciliter la tache, cracha Raor. Si nous sommes capables de detecter les traces d'activite electronique, nucleonique, gravitonique et chronocinetique, la Patrouille aussi, et surement dans un rayon plus important. Elle ne doit pas se douter qu'il y a d'autres chrononautes que ses agents dans ce milieu. A partir de ce soir et jusqu'a la conclusion de notre affaire, nous cessons d'utiliser la haute technologie. C'est compris ? -- Sauf en cas d'extreme urgence >>, insista Sauvo. Toi, mon bonhomme, tu tiens a imposer ton autorite, a ne pas te laisser deborder par la Varagan. > Raor adoucit le ton. > Draganizu tenait lui aussi a s'affirmer, quoique dans un registre plus mesquin. > Il eut droit a un regard si glacial qu'il aurait pu frigorifier un nuage d'helium. > Ils sont a bout de nerfs apres tous ces mois d'efforts et de manigances. Eux aussi sont mortels. Une constatation encourageante. Raor se detendit, se resservit du vin et ronronna : > De toute evidence, Draganizu jugeait plus prudent de revenir a des questions pratiques. > Raor arqua les sourcils. > Sauvo se frotta le menton. >, fit-il d'un air songeur. Ces trois-la avaient du rebattre le sujet durant l'annee ecoulee, mais ils demeuraient assez humains pour trouver du reconfort a repeter des evidences, et, dans leur langage, cela ne leur prenait que quelques secondes. > Everard en sursauta de surprise. Bon Dieu ! Ce Buleni a su s'elever dans la hierarchie, hein ? Notre agent chez les Syriens n'a pas un grade aussi eleve. Reflechissant : Eh bien, Draganizu vient de dire que Buleni avait passe cinq ans a preparer sa mission. La Patrouille ne jugeait pas necessaire de gaspiller autant d'hommes-annees. > Donc, Polydore alias Buleni joue le role d'un fidele de Poseidon, deduisit Everard. > Le gloussement de Draganizu, autrement dit Nicomaque, pretre de l'Ebranleur du sol, etait on ne peut plus humain. Mais la voix de Raor resta seche. On abordait enfin les affaires serieuses. > Draganizu parut soudain mal a l'aise. -- Nous devons habituer les indigenes a vous voir ensemble au temple, retorqua Raor. Par ailleurs, cela te permettra d'informer Buleni de la situation en ville, et lui te donnera les derniers details sur les forces syriennes. >> Un temps, puis elle conclut en detachant ses mots : > Sauvo opina. > Everard fut parcouru d'un nouveau frisson en entendant ces mots. > a confie a Antiochos qu'il avait des parents bactriens hostiles a Euthydeme - affirmant sans doute qu'ils le consideraient toujours comme un usurpateur - et tout a fait disposes a le trahir. Antiochos avalera sans peine ce bobard. Apres tout, Polydore pourra lui servir d'otage, ce qui obligerait Nicomaque a sortir de son trou. Si tout se passe bien, le pretre livrera a l'aide de camp le plan de bataille elabore par Euthydeme en prevision de sa sortie. Ainsi avise, Antiochos aura toutes les chances de l'emporter. Impressionne et reconnaissant, il se fera un plaisir d'accueillir la famille de Polydore dans sa cour. Et la belle Theonis fera le necessaire pour que les choses aillent un peu plus loin. Resultat des courses : les Exaltationnistes auront obtenu un statut de choix... dans un monde sans Danelliens et meme sans Patrouille, si l'on excepte quelques survivants isoles... un monde qu'ils pourront modeler selon leur bon plaisir. Et si le bruit court que Theonis est une sorciere, cela ne fera que la rendre plus redoutable. Il en avait la chair de poule. >> Certes, au moment critique, nous reactiverons nos communications electroniques et notre systeme de surveillance par scooter temporel. Ainsi que nos armes energetiques si necessaire. Mais j'espere qu'Antiochos eliminera ses rivaux d'une facon normale. >> Rire en cascade. trop sulfureuse. -- Cela attirerait la Patrouille du temps, acquiesca Draganizu. -- Non, la Patrouille cessera d'exister des l'instant qu'Euthydeme aura peri, repliqua Sauvo. -- Il nous faudra toujours compter avec les agents affectes en amont, rappelle-toi >>, fit Draganizu, sans doute dans le seul but d'amener son argument suivant. -- Et quels siecles ce seront ! rugit Raor. Nous quatre, les quatre derniers survivants, serons devenus des dieux createurs ! >> Une pause, puis, d'une voix de gorge : > Elle se leva d'un bond. > Everard serra les dents a s'en crisper les machoires. Les deux hommes se leverent a leur tour. Soudain, Raor se fit volupte. Ses longs cils s'abaisserent, ses levres finement ourlees s'empourprerent et se plisserent, elle fit un signe de la main. > Everard sentit son sang bouillonner dans ses veines. Il planta ses doigts dans la terre et s'y cramponna, s'y ancra, de peur de se ruer sur cette tentatrice pour la prendre de force. Lorsque son champ visuel s'eclaircit et que se tut le tonnerre qui resonnait dans ses oreilles, il la vit qui s'eloignait, un bras autour de la taille de chacun de ses compagnons. Ces derniers portaient tous deux une bougie. Ils avaient eteint toutes les autres. Raor s'en fut et la nuit posseda le salon. Patience. Patience. Donne-leur le temps de batifoler a loisir. Quels veinards, ces deux enfoires... Non, je ne suis pas cense avoir de telles pensees, pas vrai ? Everard s'abima dans la contemplation du firmament. Que faire ? En matiere de renseignements, c'etait un tresor qu'il venait de deterrer la. Certaines des informations collectees confirmaient ce qu'il savait, d'autres satisfaisaient sa curiosite sans rien avoir de fondamental, mais quelques-unes etaient d'une valeur inestimable. A condition qu'il puisse les transmettre a la Patrouille. Ce qui etait impossible. A moins qu'il ne se degotte un emetteur-recepteur. Devait-il risquer le coup ou bien filer a l'anglaise ? Peu a peu, tandis qu'il patientait parmi les arbustes parfumes, le doute laissa la place a la decision. Il etait isole et devait se debrouiller tout seul. Quoi qu'il fasse, il courrait un risque. Agir avec inconscience signifierait trahir sa mission, mais il pensait pouvoir se permettre un coup d'audace. Il estima qu'une heure s'etait ecoulee. Raor et ses boys devaient etre trop occupes pour se soucier du monde exterieur. La maison etait probablement truffee de systemes d'alarme, mais il n'y en avait sans doute aucun qui detectat les intrus. Les allees et venues des esclaves et des visiteurs auraient pu les faire reagir hors de propos, et la maitresse de lieux aurait eu toutes les peines du monde a expliquer le phenomene. Il se leva, assouplit ses muscles noues de crampes et s'approcha de la fenetre toujours ouverte. Il saisit la lampe glissee dans sa bourse. Longue d'une douzaine de centimetres, elle avait l'aspect d'une figurine en ivoire representant le dieu Apollon, un talisman repandu en cette epoque. Lorsqu'il en pressa les chevilles, la tete emit un fin pinceau lumineux. Les propos qu'il avait entendus cette nuit confirmaient ses soupcons : l'ennemi disposait de capteurs susceptibles de reperer toute energie anachronique dans les parages. Nul doute que les Exaltationnistes etaient equipes de recepteurs personnels qui les alerteraient sur-le-champ en cas de besoin. Mais ce petit gadget etait alimente par une vulgaire cellule photonique et son action ne differait en rien de celle d'un organisme animal ou vegetal. En n'allumant la lampe que par a-coups, il enjamba le rebord de la fenetre et traversa le salon pour gagner un couloir. Silencieux comme un lynx, il passa devant deux portes ouvertes et jeta un bref coup d'oeil derriere elles. Des chambres meublees avec une opulence typique du lieu et de l'epoque. Deux autres portes se revelerent fermees. La premiere etait decoree de sculptures en bois ; nymphes et satyres semblaient fremir sous le rayon lumineux. Il tendit l'oreille et percut des soupirs dignes de ces creatures de plaisir. De toute evidence, Theonis et ses camarades s'en donnaient a coeur joie derriere ces lambris. Everard resta plante la une minute, tremblant de desir, puis poursuivit son inspection. Comment se fait-il quelle me fasse un tel effet ? Est-ce du a sa beaute, a sa lascivite ou bien a des emissions de pheromones ? Il se forca a sourire. Frapper au-dessous de la ceinture, c'est bien dans la maniere des Exaltationnistes. La seconde porte etait en bois massif. De toute evidence, elle donnait acces a toute la partie arriere de la maison. Ouais, c'est surement ici qu'ils planquent leurs scooters, leurs gadgets et leurs armes. Pas question de forcer ce verrou ridicule. Ce n'etait qu'un leurre. Le veritable verrou reagirait a sa tentative et alerterait toute la maisonnee. Il monta a l'etage mais s'arreta sur le palier. Quelques coups de lampe a droite et a gauche, et il verifia que ce niveau etait totalement utilitaire. Il etait naturel que Theonis ferme a cle la reserve ou elle conservait les cadeaux couteux que recevait une hetaire de sa classe. Mais une seconde chambre secrete aurait donne naissance a des ragots malvenus. Everard retourna au rez-de-chaussee. Je ferais mieux de m'eclipser tant qu'il en est encore temps. Dommage que je ne puisse pas emporter un souvenir. Mais il etait deraisonnable d'esperer trouver un flingue ou un communicateur trainant dans un coin. J'ai pu me faire une idee du plan de l'immeuble, et c'est deja beaucoup. Non que ce soit de nature a lui servir pour le moment. Mais on ne sait jamais. De retour dans le patio, il grimpa sur le toit. Arrive sur la corniche, il degaina son couteau. Grace a sa lampe torche, il decoupa la corde cote boucle jusqu'a ce qu'elle ne tienne que par quelques fibres. Puis il lanca l'autre extremite dans la rue et se laissa glisser. Si la corde cedait avant qu'il ait atterri, il ne ferait pas trop de bruit en tombant. En fait, elle tint bon et il dut tirer dessus a plusieurs reprises pour achever de la rompre. Mieux valait ne laisser aucune trace. Il se planqua dans une ruelle, ou il remit ses sandales et son manteau, enroula la corde et fit un nouveau noeud coulant. Bon. Maintenant, on quitte la ville. Plus facile a dire qu'a faire. Les portes etaient fermees et placees sous bonne garde ; remparts et tourelles grouillaient de sentinelles. Il avait repere l'endroit le plus favorable pendant la journee. Tout pres du fleuve, naturellement, car une attaque surprise etait impensable dans ce secteur, qui etait par consequent moins garde que les autres. Mais les sentinelles affectees la etaient aussi vigilantes qu'ailleurs, et elles reagiraient sur-le-champ a l'approche de tout individu suspect, en particulier s'il etait arme. Ses atouts etaient les suivants : sa taille, sa force, sa science du combat et sa determination sans failles. Sans compter mon caractere un peu bourrin. Si j'ai pu m'introduire chez Raor, c'est sans doute qu'elle n'avait pas imagine une tactique aussi primaire. Arrive a proximite de sa cible, il s'engagea dans une ruelle donnant sur le pomerium, dont l'obscurite etait propice a la planque qu'il devait s'imposer. L'attente fut longue. La lune monta dans le ciel. Il faillit passer a l'action par deux fois, mais se retint en jugeant que le risque etait trop eleve. Il pouvait se permettre de patienter. L'esprit du tigre etait en lui. Voila enfin sa chance : un soldat s'avancant seul sur la chaussee, en route pour se presenter a ses superieurs avant son tour de garde, et personne d'autre a proximite. Sans doute avait-il fait le mur pour retrouver une mere ou une fiancee, jusqu'a ce qu'une clepsydre, voire le sens de la duree qu'acquierent souvent les hommes par instinct, lui signale que l'heure tournait. Ses sandales cloutees resonnaient sur les dalles. Le clair de lune faisait luire son casque et sa cotte de mailles. Everard se rua sur lui. Le jeune homme ne vit ni n'entendit rien. De grosses mains se refermerent sur sa gorge, des doigts presserent ses carotides. Il se debattit un moment, incapable de seulement crier. Ses talons tambourinerent sur les dalles. Puis il s'avachit et Everard l'emporta dans une ruelle. Le Patrouilleur se tendit, pret a fuir si necessaire. Pas un cri, pas un bruit de pas. Il avait reussi. Le jeune homme frissonna, gemit, aspira une goulee d'air, s'efforca de reprendre conscience. Le tuer d'un coup de couteau etait la solution la plus raisonnable. Mais le clair de lune illumina son visage : il etait bien jeune, et, quel que soit son age, Everard n'avait rien contre lui. La lame luisit devant son oeil. > Heureusement pour lui, et pour la conscience d'Everard, il obtempera. On le decouvrirait le matin venu, ligote par une corde et baillonne par un bout de tissu arrache a son pagne. Peut-etre aurait-il droit a quelques coups de fouet, ou a une seance de marche forcee avec paquetage - aucune importance. Quant au larcin dont il avait ete la victime, ses superieurs prefereraient etouffer l'affaire. Une fois debarrasse de sa coiffe, le casque tenait plus ou moins bien sur la tete du voleur. Jamais Everard ne rentrerait dans la cotte de mailles, mais il ne pensait pas en avoir besoin. Si une sentinelle s'approchait de trop pres, il avait desormais une epee pour l'affronter. Personne ne chercha a l'arreter lorsqu'il monta sur les remparts et parcourut le chemin de ronde en quete d'un endroit a sa convenance. Vu l'obscurite, les soldats qui l'apercevaient ne remarqueraient rien d'anormal, et sa demarche etait si assuree que personne ne songerait a le retarder. Il fit halte a mi-distance de deux guerites, depuis lesquelles il n'apparaissait au mieux que comme une ombre floue. La patrouille chargee de faire la ronde etait encore loin. Il avait passe le lasso autour de ses epaules. D'un mouvement vif, il coinca la boucle autour d'un merlon et jeta la corde en contrebas. Il avait largement de quoi atteindre la bande de terre separant les murailles des quais. Il enjamba le parapet et se laissa glisser. Les sentinelles trouveraient la corde le lendemain et se demanderaient si elle avait appartenu a un espion ou a un criminel souhaitant quitter la ville, mais il y avait peu de chance pour que Theonis eut vent de l'incident. Tout en marchant d'un bon pas, il parcourut du regard la contree alentour. Les maisons et les champs viraient au gris fonce, pour se fondre dans la nuit noire a mesure qu'il s'eloignait, mais quelques braises rougeoyantes signalaient les fermes incendiees. Dans le lointain brillaient les feux de camp de l'ennemi. Ils etaient bien plus abondants de l'autre cote de la ville, acculant Bactres au fleuve qui l'arrosait. Ses pieds foulerent bientot l'herbe. La pente qu'il descendait etait si forte qu'il faillit trebucher. Quelque part, un chien hurlait. Il pressa le pas, s'eloignant du rempart pour gagner l'interieur des terres. Premiere chose a faire : me trouver une meule de foin ou quelque chose d'approchant et dormir une poignee d'heures. Je suis vraiment creve, nom de Dieu ! Demain matin, il faudra que je me procure de l'eau, de la nourriture si possible et... ce dont je pourrai avoir besoin. Je connais l'air et la chanson, mais je n'ai pas de partition et, a la premiere fausse note, j'aurai droit aux tomates. La Californie de la fin du XXe siecle semblait encore plus lointaine que les etoiles dans le ciel. Pourquoi diable suis-je en train de penser a la Californie ? 1988 apr. J.C. Lorsqu'il entendit le telephone sonner dans son appartement new-yorkais, il etouffa un juron et envisagea un instant de laisser le repondeur enregistrer l'appel. La musique l'emportait vers de nouveaux sommets. Mais c'etait peut-etre important. Son numero etait sur liste rouge et il ne le donnait pas a tout le monde. Il se leva, decrocha et marmonna : -- Bonjour, dit une voix de contralto un rien tremblante, ici Wanda Tamberly. >> Il se rejouit aussitot d'avoir repondu. -- Non, non, lui dit-il, je suis seul a la maison ce soir. Que puis-je faire pour vous ? >> Elle se mit a bredouiller. -- Mais bien sur ! Quel est le probleme, si je puis me permettre ? -- C'est... Oh ! ce sont mes parents, ils veulent nous emmener en excursion pour le week-end, ma soeur et moi, avant que je parte rejoindre mon nouveau poste... Deja que je suis obligee de leur mentir, je ne veux pas en plus leur faire de la peine. Jamais ils ne penseraient a me le reprocher, mais... mais ils pourraient croire a de l'indifference de ma part. Vous comprenez ? -- Naturellement. Cela ne presente aucune difficulte. >> Everard partit d'un petit rire. -- Hein ? Moi, vous jouer un tour pareil, apres tout ce que vous avez fait pour...>> Elle s'efforca d'etre drole. > Redevenant serieuse : -- Elle vous est grande ouverte, si j'ose dire. Je regrette d'apprendre que vous avez des ennuis. J'apporterai des mouchoirs de rechange. Et je ne risque pas de me barber, je vous l'assure. Au contraire : j'insiste pour que nous allions diner a l'issue de cette conversation. -- Oh ! chic, Manse, vous... Enfin, on n'a pas besoin d'aller dans un quatre-etoiles. Vous m'avez deja fait decouvrir des tables fabuleuses, mais je ne suis pas obligee d'arroser mon caviar Beluga avec du Dom Perignon. >> Il gloussa. -- Mais je... -- L'addition n'a aucune importance. Mais, vous connaissant, je suis sur que vous prefererez un endroit simple et decontracte. Car je crois deviner quel est votre probleme, voyez-vous. Et puis je suis du genre a me contenter de palourdes arrosees d'une bonne biere. C'est comme il vous plaira. -- Manse, a vrai dire, je... -- Non, s'il vous plait, pas au telephone ; si j'ai devine juste, il vaut mieux que nous nous parlions face a face. Vous vous posez certaines questions, et je peux deja vous dire que ca n'a rien d'anormal et que c'est tout a votre honneur. Je vous retrouve ou et quand vous le souhaiterez. L'un des avantages du voyage dans le temps, rappelez-vous. Alors ? Et, en attendant, reprenez le moral. -- Merci. Merci infiniment. >> Il remarqua la dignite avec laquelle elle prononcait ces mots, ainsi que la facon dont elle regla aussitot les details pratiques. Une fille adorable. Qui deviendra sous peu une femme fantastique. Lorsqu'il lui souhaita une bonne nuit, il constata que leur conversation n'avait en rien gache son plaisir de melomane, bien que le mouvement en cours presentat un contrepoint des plus subtils. En fait, il se sentait propulse vers des sommets majestueux. Cette nuit-la, il ne fit que de beaux reves. Le lendemain, bouillonnant d'impatience, il emprunta un scooter et partit directement pour San Francisco a la date fixee, se menageant quelques heures d'avance. > Il se procura une cle anti-alarme, qu'il reposerait a son retour dans un certain tiroir, puis prit le bus pour se rendre dans une agence de location de voitures ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Enfin il fila vers le Golden Gate Park, ou il fit une promenade dans l'espoir de se calmer un peu. Le soir tombait en ce jour de janvier lorsqu'il frappa a la porte des parents de Wanda. A peine celle-ci lui avait-elle ouvert qu'elle lancait un > par-dessus son epaule et le rejoignait. L'eclat des reverberes faisait luire ses cheveux blonds. Elle etait vetue d'un sweater, d'une veste de toile et d'une jupe en tweed, et chaussee de souliers a talons plats ; de toute evidence, il ne s'etait pas trompe sur la tonalite de leur soiree. Elle lui accorda un sourire double d'une ferme poignee de main, mais en voyant la lueur dans ses yeux, il la conduisit sans tarder a sa voiture. >, declara-t-il. Ce fut d'une voix a peine audible qu'elle repondit : > Toutefois, alors qu'ils s'installaient, il remarqua : > Elle se mordit la levre. -- Je me serais contente d'echanger des banalites, comme le vieux ringard que je suis, dit-il en demarrant. -- Oui, mais... Eh bien, je ne sais pas si j'aurais pu tenir le coup. Ils ne sont pas du genre a fouiner dans ma vie, mais cet homme mysterieux que je viens de rencontrer a eveille leur curiosite, bien qu'ils ne l'aient vu que deux fois avant ce jour. J'ai du leur raconter un... un bobard... -- Mouais. Et dans l'ignoble art du mensonge, vous n'avez ni talent, ni experience, ni enthousiasme. >> -- C'est ca. >> Elle lui effleura le bras. eux que je mens. -- Tel est le prix que nous payons. J'aurais du vous mettre en contact avec votre oncle Steve. Il vous aurait rasserenee mieux que je ne pourrais le faire. -- J'y ai pense, mais vous... euh...>> Il se fendit d'un sourire penaud. -- Je n'en sais rien. Franchement, je n'en sais rien. Je veux dire... eh bien, en quelque sorte, oui - vous etes un grade de la Patrouille, vous m'avez secourue, vous m'avez parrainee et tout le reste, mais... J'ai du mal a apprehender mes sentiments... Ah ! assez de baratin psycho ! J'aimerais voir en vous un ami mais je n'ose pas encore sauter le pas. -- Voyons si nous pouvons arranger ca >>, repartit-il, bien plus calme en apparence qu'il ne l'etait en realite. C'est qu'elle est seduisante, bon sang ! Elle regarda autour d'elle. -- Twin Peaks ; j'ai pense qu'on pourrait se garer et faire quelques pas. Le ciel est degage, la vue superbe et aucun des autres passants ne nous pretera attention. >> Elle hesita un instant. > Le lieu ideal pour un rendez-vous galant, en effet. Et, dans d'autres circonstances, j'aurais probablement saute sur l'occasion. Toutefois... > A en juger par le ton de sa voix, elle avait compris le fond de sa pensee. -- Un heureux hasard. >> Il continua de parler tout en roulant, sentant qu'elle retrouvait deja un peu de son allant. Devant eux se deployait un splendide panorama, la cite pareille a une galaxie grouillante d'etoiles, les ponts elegants jetes sur des eaux miroitantes, les hauteurs ou brillaient les lueurs d'innombrables demeures. Le vent tonitruant leur apportait le parfum de la mer. Il faisait trop froid pour rester longtemps au grand air. La main de Wanda chercha la sienne. Lorsqu'ils se refugierent dans la voiture, elle se blottit contre lui et il lui passa un bras autour des epaules ; puis, enfin, ils echangerent le plus doux des baisers. En entendant ce qu'elle avait a lui dire, il ne fut nullement surpris. Tout demon a besoin d'etre exorcise. Quoique sincere, le sentiment de culpabilite qu'elle eprouvait vis-a-vis de sa famille dissimulait une centaine de craintes. L'excitation qui l'avait envahie a l'idee d'entrer dans la Patrouille du temps - imaginez un peu ! - avait fini par s'estomper. Personne ne peut ressentir longtemps une telle joie. A mesure que se succedaient les entretiens, les tests, les etudes preliminaires, ses pensees s'etaient assombries. Tout est flux. La realite impose les courants du changement au chaos quantique supreme. Non seulement votre vie est constamment en danger, mais il en va de meme pour la possibilite de votre existence, sans parler du monde et de son histoire tels que vous les connaissez. On vous interdira de connaitre vos succes a l'avance, car cela ne ferait qu'accroitre la probabilite de vos echecs. Dans la mesure du possible, vous suivrez le lien de la cause vers l'effet, comme le commun des mortels, sans deformer ni distordre quoi que ce soit. Le paradoxe, voila l'ennemi. Vous aurez le pouvoir de remonter le temps pour revoir vos chers disparus, mais vous n'en ferez rien, car vous seriez alors tentee de leur epargner la mort qui fut la leur, et cela vous dechirerait le coeur. Jour apres jour sans cesse, a jamais impuissante, vous vivrez dans le chagrin et dans l'horreur. Nous gardons ce qui est. Sans jamais nous demander si cela doit etre. Et nous avons interet a ne pas nous interroger sur ce que signifie >. -- Allons, ce n'est pas aussi grave, tu ne fais que grossir tes problemes. Ce qui n'a rien que de tres normal a ce stade de ta formation. Si tu n'etais ni assez intelligente ni assez sensible pour te poser des questions et te faire du souci, voire pour eprouver certaines craintes... eh bien, tu n'aurais pas ta place parmi nous. >>... recherche scientifique, etudier la vie prehistorique. Je t'envie un peu, tu sais. La Terre etait un sejour pour les dieux avant que la civilisation ne la souille irremediablement. >>... en rien prejudiciable pour tes parents et tes amis. C'est un secret qu'ils n'ont pas a connaitre, voila tout. Ne me dis pas que tu as toujours ete franche avec eux ! Et, en fait, tu pourras de temps a autre leur donner certains petits coups de pouce qui leur apparaitront comme des dons du Ciel. >>... une longevite de plusieurs siecles, sans jamais etre malade un seul jour. >>... amis comme tu n'en as jamais connus. Il y a des types fabuleux dans la Patrouille. >>... plaisirs. Des experiences. Une vie pleinement vecue. Que dirais-tu de profiter d'une permission pour decouvrir le Parthenon quand il etait tout neuf, Chrysopolis quand elle sera sortie de terre, ou carrement la planete Mars ? Randonner a Yellowstone avant l'arrivee de Christophe Colomb, puis faire un saut a Huelva pour lui souhaiter bon voyage ? Voir Nijinski danser, Garrick jouer Lear, Michel-Ange le pinceau a la main ? A toi de faire un voeu et, dans les limites du raisonnable, il sera exauce. Sans parler des petites fetes que nous organisons entre nous. Des soirees authentiquement cosmopolites ! >>... tu sais tres bien que tu ne renonceras pas. Ce n'est pas dans ta nature. Alors fonce ! >> ... jusqu'a ce qu'elle l'etreigne une nouvelle fois et dise d'une voix tremblante, partagee entre le rire et les larmes : -- Tu sais, je n'ai pas fait grand-chose, a part te pousser gentiment vers la decision que tu aurais fini par prendre de toute facon. >> Everard etira ses jambes pour en chasser les courbatures. -- Et comment ! s'exclama-t-elle, aussi desireuse que lui de repartir dans le superficiel. Au telephone, tu as parle de palourdes... -- Ce n'est pas une obligation >>, repliqua-t-il, neanmoins touche qu'elle s'en soit souvenue. -- Eh bien, il nous faut un petit troquet sans pretention mais ou on mange bien, et j'ai pense a la Grotte de Neptune, autrement dit Chez Ernie, dans Irving Street. -- Taiaut ! >> Il demarra. Comme ils descendaient de la colline, perdant de vue la galaxie urbaine et laissant le vent derriere eux, elle prit un air pensif. -- Oui ? -- Quand je t'ai appele a New York, il y avait de la musique en fond sonore. Tu ecoutais un concert, je suppose. >> Sourire. > Il etouffa un rire. Passion selon saint Marc. -- Hein ? Minute ! >> Everard opina. > Elle frissonna. -- Mouais. Encore un avantage de la chronocinetique, sans parler du statut de Patrouilleur. >> Elle se tourna vers lui pour le fixer des yeux. [13] que tu parais etre, pas vrai ? murmura-t-elle. Tres, tres loin. >> Il haussa les epaules. > 209 av. J.C. A six kilometres environ au nord-est de Bactres, une source jaillissait dans un bosquet de peupliers sur le flanc d'une colline. C'etait depuis des temps immemoriaux un sanctuaire dedie au dieu des eaux souterraines. Les paysans y deposaient des offrandes dans l'espoir d'etre proteges des tremblements de terre, de la secheresse et des epizooties. Lorsque Theonis avait finance la refection de l'autel, qu'un pretre de Poseidon officiant dans la cite venait entretenir a intervalles reguliers, personne n'avait eleve d'objection. Les gens s'etaient contentes de confondre les deux deites, continuant le plus souvent a utiliser l'appellation traditionnelle, et s'etaient felicites de beneficier d'une protection renforcee pour leurs troupeaux. Everard apercut les arbres avant de voir le temple. Leurs frondaisons emettaient un eclat argente dans l'air matinal. Ils entouraient un mur d'enceinte s'ouvrant sur une porte depourvue de battant. L'aire ainsi definie constituait le temenos, la terre consacree. D'innombrables generations de pieds avaient foule le sentier qui y conduisait. Aux alentours s'etendaient des champs pietines parmi lesquels on apercevait des fermes abandonnees, tantot intactes, tantot reduites a l'etat de ruines calcinees. Les envahisseurs ne s'etaient pas livres a un pillage systematique, pas plus qu'ils n'avaient attaque les hameaux trop proches de la ville. Cela ne tarderait pas. Leur campement, situe trois kilometres plus au sud, se presentait comme un alignement de tentes flanquant un remblai. Les couleurs vives du pavillon royal contrastaient avec le cuir marron dont se contentaient les hommes de troupe. Fanions et oriflammes claquaient au vent. Le soleil faisait luire les armes des sentinelles. Des plumets de fumee montaient des feux de camp. Une sourde rumeur parvenait aux oreilles d'Everard, melange de bruits de pas, de cris, de hennissements et de claquements metalliques. Au loin, des escouades d'eclaireurs a cheval soulevaient des nuages de poussiere. Personne ne l'avait attaque, mais il avait pris soin de ne pas se faire reperer. Des soldats syriens tombant sur lui par hasard n'auraient pas hesite a le tuer ; il etait encore trop tot pour qu'ils capturent des esclaves. Heureusement, ils hesiteraient a dechainer la colere de Poseidon - d'autant plus que Polydore, l'aide de camp de leur roi, leur avait donne des consignes en ce sens. Le Patrouilleur poussa un soupir de soulagement en entrant dans le bosquet. Le simple fait de se retrouver a l'ombre etait une benediction. Ce qui n'eclaircissait en rien son humeur. Le temple occupait la quasi-totalite de la cour, bien qu'il ne fut guere plus grand que l'autel qui l'avait precede. Trois marches conduisaient a un portique soutenu par quatre colonnes de style corinthien, qui ombrageaient une facade sans fenetres. Les colonnes etaient en pierre - sans doute un simple placage - et le toit en tuiles rouges. Le reste de l'edifice consistait en des murs de briques blanches. Nul ne s'attendait a du somptueux dans un temple aussi modeste, dont la seule utilite, aux yeux de Raor, etait de servir de lieu de rendez-vous pour Draganizu et Buleni. Deux femmes etaient assises dans un coin du temenos. La plus jeune donnait le sein a un nourrisson. La plus agee tenait dans ses mains un chapati a moitie mange, qui constituait sans doute sa ration quotidienne. Elles etaient vetues de haillons souilles et dechires. En voyant apparaitre Everard, elles se blottirent l'une contre l'autre, le visage deforme par la peur. Un homme emergea de l'unique entree du temple. Il etait vetu d'une tunique blanche, elimee mais propre. Le dos voute par les ans, la bouche edentee, les yeux plisses, il pouvait etre age de soixante ans ou de quarante. Avant l'avenement de la medecine scientifique, seuls les representants des classes superieures atteignaient un age mur sans perdre la sante. Dire que les intellectuels du XXe siecle considerent la technologie comme deshumanisante, songea Everard. Cet homme etait cependant tout sauf senile. > Everard leva la main en signe de salut. -- Hein ? Non, non, je ne suis pas un pretre, rien qu'un humble gardien - Dolon, esclave de Nicomaque. >> Selon toute evidence, il demeurait dans une hutte toute proche et passait la journee au temple. > Il s'approcha, s'arreta, plissa les yeux d'un air dubitatif. -- Je ne suis pas un soldat. >> La cape d'Everard dissimulait son epee, quand bien meme la presence de celle-ci n'avait rien de surprenant. > Dolon secoua la tete. > Il jeta un regard sur les deux femmes. > L'estomac d'Everard protesta. Il fit de son mieux pour le faire taire. Vu son entrainement et son etat de sante, il pouvait rester plusieurs jours sans manger avant d'etre affaibli. -- De l'eau benite, issue du puits divin, ne l'oublie pas. Qu'est-ce qui t'amene ici ? >> Soupconneux : > Everard avait eu le temps de peaufiner son bobard. > Cette contree a demi barbare, dont les Grecs ne savaient presque rien, avait pu engendrer un colosse comme lui. -- Une prophetie, un pont jete vers l'avenir >>, souffla Dolon. Si impressionne fut-il, il n'en demeurait pas moins mefiant. [14], si je ne me trompe. -- Non, non, j'ai achete mon passage dans une serie de caravanes. Je me trouvais dans la derniere, en route pour Bactres, lorsque nous avons appris qu'une armee marchait sur la ville. Le chef de caravane a decide de faire demi-tour. J'ai choisi de poursuivre en solitaire, persuade que le dieu veillerait sur moi. Hier, une bande de voleurs... sans doute des paysans ruines par les pillards... m'a derobe ma mule et mon bagage, mais j'ai pu leur echapper pour continuer a pied. Et me voici. -- En verite, tu as souffert bien des epreuves, dit Dolon d'un air compatissant. Que dois-tu faire a present ? -- Attendre que le dieu me donne... euh... de nouvelles instructions. Je suppose qu'il le fera dans un reve. -- Eh bien... enfin... je n'en sais trop rien. Ceci est plutot irregulier. Interroge donc le pretre. Il est en ville pour le moment, mais on ne tardera pas a le laisser sortir pour venir... regler ses affaires ici. -- Je t'en prie ! N'oublie pas que je suis voue au silence. Si le pretre me pose des questions, si je refuse d'y repondre et s'il insiste... l'Ebranleur du sol n'en sera-t-il pas fache ? -- Euh... je... -- Ecoute >>, reprit Everard, s'efforcant de paraitre a la fois ferme et affable, > Soit l'equivalent de mille dollars dans les Etats-Unis des annees 1980, si tant est qu'une telle comparaison ait un sens. > Dolon hesita. > Il ouvrit sa bourse et en sortit une poignee de drachmes. > Dolon tressaillit puis se lanca et tendit la main. > Everard le paya. > L'ombre et la fraicheur apaiserent sa peau cuite par le soleil et ses levres assechees. La source gazouillait au centre de la cour, sur un talus servant d'assise a l'edifice. Apres avoir empli un bassin creuse dans le sol, elle s'ecoulait dans une conduite qui disparaissait sous un mur, pour se deverser sans aucun doute dans un ruisseau proche du temenos. Derriere elle se dressait un bloc de pierre mal degrossie, l'autel originel. On avait peint l'image de Poseidon sur une de ses faces, a peine visible dans cette chiche lumiere. Le sol etait jonche d'offrandes diverses, en majorite des modelages d'argile representant une maison, un animal domestique ou un organe humain - tous pretendument gueris par le dieu. Nicomaque prelevait sans doute les biens precieux et les denrees perissables chaque fois qu'il venait faire un tour ici. Votre foi naive ne vous a guere aides, pauvres gens que vous etes, songea Everard avec tristesse. Dolon se prosterna devant le dieu. Everard s'efforca de l'imiter au mieux, ainsi que l'aurait fait un Thrace un peu balourd. Se redressant sur ses genoux, le gardien du temple remplit une coupe d'eau et la tendit au suppliant. Dans l'etat ou il etait, cette gorgee d'eau fit a Everard l'effet d'une biere bien fraiche. La priere qu'il adressa en remerciement etait presque sincere. > Il s'en fut apres une ultime reverence. J'ai interet a ne pas trainer, se rappela le Patrouilleur. Cela dit, un peu d'intimite et de repos, et une chance de cogiter... Il n'avait formule que de vagues plans. Premier objectif : s'introduire dans le camp syrien et localiser un chirurgien militaire nomme Caletor d'Oinoparas, alias l'agent Hyman Birenbaum, qui beneficiait tout comme lui d'appoints medicaux lui permettant de vivre parmi les paiens en passant inapercu. Peut-etre trouveraient-ils une excuse pour s'isoler dans un coin tranquille, a moins que Birenbaum n'ait les moyens d'organiser l'evacuation d'Everard. Le plus important, c'etait de s'eloigner suffisamment des capteurs exaltationnistes pour transmettre a la Patrouille les informations recueillies sur le terrain afin qu'elle soit en mesure de preparer une contre-offensive. Mais a en juger par les precautions prises par ces salopards, il y a peu de chances pour que nous les capturions tous les quatre. Et merde ! Peu importe. Comment allait-il s'y prendre pour contacter Birenbaum alors que les soldats ennemis risquaient de le trucider des qu'ils l'auraient repere ? Peut-etre les retarderait-il en leur disant qu'il etait porteur d'un message urgent, mais ils le conduiraient alors a leurs officiers, qui s'empresseraient de le cuisiner sur le message en question, et il n'etait pas question de leur parler de Caletor de peur de compromettre celui-ci - tous deux periraient alors sous la torture, car leur conditionnement les empecherait d'avouer quoi que ce soit. S'il etait venu dans ce temple, c'etait dans l'espoir d'y trouver un responsable quelconque - un pretre ou, faute de mieux, un acolyte. Celui-ci aurait pu lui fournir une escorte et un sauf-conduit pour franchir les barrages syriens. Et s'il exhibait sa lampe torche en affirmant que c'etait un don de Poseidon ?... Il devrait pour cela attendre que Nicomaque (alias Draganizu) ait retrouve Polydore (alias Buleni) et que tous deux fussent repartis. Il avait envisage de n'arriver qu'apres leur rencontre, mais il aurait couru plus de risques a errer dans la campagne qu'a poireauter dans cette cour, et peut-etre observerait-il des details interessants... Un plan bien bancal. Qui lui paraissait maintenant grotesque. Enfin, peut-etre vais-je avoir une idee de genie. Il se fendit d'un rictus sardonique. Opter pour l'action primaire, comme hier mais en plus insense encore. Alors qu'il s'avancait en plein soleil, il fut pris d'un leger vertige qui l'eblouit un instant. -- Non, non. >> Le gardien lui recommanda de ne pas souiller le temenos - on avait amenage des latrines a l'autre bout du bosquet - et se retira dans son logis. Everard se dirigea vers le coin qu'occupaient les deux femmes. Ce n'etait plus la peur qui se lisait sur leur visage, mais un chagrin teinte d'epuisement et de desespoir. Il n'eut pas le coeur a leur lancer un > -- Nous ne pouvons vous en empecher >>, marmonna la plus agee (il lui donna une quarantaine d'annees). Il s'assit a cote de la plus jeune. Sans doute avait-elle ete jolie, naguere, avant qu'on ne lui brise l'esprit. -- Nous attendons, c'est tout, repliqua-t-elle d'une voix atone. -- Euh... je m'appelle Androcles et je suis un pelerin. Vous demeurez dans les environs ? -- Nous y demeurions. >> La vieillarde fremit. Durant une minute, elle retrouva un semblant de vitalite. Une fois devant la cite, nous avons trouve porte close. Et nous avons cherche refuge aupres de l'Ebranleur du sol. -- J'aurais prefere qu'ils nous tuent >>, dit la jeune femme d'une voix blanche. Son bebe se mit a pleurer. Elle se denuda le torse d'un geste machinal afin de lui donner le sein. De sa main libre, elle tendit un carre d'etoffe pour se proteger du soleil et des mouches. > Ce fut tout ce qu'Everard trouva a dire. C'est ca, la guerre, le passe-temps prefere des gouvernements. > Elles ne daignerent pas repondre. Enfin, l'anesthesie est parfois un prelude a la guerison. Il releva sa capuche et s'adossa au mur. Les peupliers n'offraient qu'une ombre fugace. La chaleur de la pierre s'insinua dans ses chairs. Plusieurs heures s'ecoulerent. Comme a son habitude lorsqu'il etait contraint de patienter dans l'attente d'une issue incertaine - ce qui lui etait souvent arrive lors des siecles futurs -, il se refugia dans ses souvenirs. De temps a autre, il buvait une gorgee d'eau tiede ou faisait un bref somme. Le soleil atteignit son zenith puis descendit vers l'horizon. ... les nuages filant sur les ailes du vent, transperces par des lances de soleil qui illuminent les vagues, les cordages qui vibrent et se tendent, les embruns qui le giflent lorsque l'etrave du navire fend des eaux d'un gris-vert de tempete, festonnees d'ecume blanche, et Bjarni Herjolfsson qui s'ecrie sans lacher la barre : >, signe que le nouveau monde n'est pas loin... La fin du jour s'amorca avec lenteur, pour se poursuivre sur un rythme precipite. Everard entendit des bruits : claquement de sabots, eclats de voix, fracas metallique. Sa peau se herissa. Pret a tout, il rabattit un peu plus son capuchon sur son visage, releva ses genoux et vouta ses epaules, adoptant une pose aussi apathique que celle de ses voisines. Respectueux du lieu saint, les Syriens descendirent de leurs montures avant de penetrer dans le bosquet. Six soldats armes de pied en cap escortaient l'homme qui entra dans le temenos. Tout comme eux, il portait une cuirasse et des jambieres ainsi qu'une epee passee a son ceinturon. Coiffe d'un casque a plumet et revetu d'une ample cape rouge, il tenait a la main un baton d'ivoire qu'il maniait comme une cravache et depassait ses hommes d'une bonne tete. On eut dit que Praxitele avait sculpte son visage dans l'albatre. Dolon devala les marches du temple et se prosterna. Lorsque Alexandre avait envahi l'Asie, l'Orient avait conquis l'Hellade. Rome connaitrait la meme evolution, a moins que les Exaltationnistes ne fassent avorter sa destinee. Ils n'y arriveront pas. Nous les en empecherons, d'une facon ou d'une autre. Buleni-Polydore semblait rayonner d'energie. Mais... Seigneur !... s'ils nous filent encore entre les doigts, forts de l'experience de ce nouvel affrontement... >, dit l'aide de camp du roi Antiochos. Il jeta un regard aux miserables blottis dans leur coin. -- Des fugitifs, maitre, repondit Dolon d'une voix chevrotante. Ils ont demande asile. >> L'etre splendide haussa les epaules. -- Certainement, maitre, certainement. >> Obeissant aux ordres qu'on leur aboyait, les soldats se posterent au pied des marches et de part et d'autre de la porte. Buleni entra. Dolon rejoignit Everard et les deux femmes sans toutefois s'asseoir a leurs cotes, trouvant sans doute quelque reconfort dans leur compagnie en depit de leur miserable statut. Ouais. Nicomaque a parle aux autorites bactriennes. Peut-etre a-t-il recu un petit coup de main de Zoilus ; Theonis y a veille. Le pretre est dans l'obligation de se rendre a son temple. Il serait souhaitable qu'un officier ennemi l'y retrouve afin que tous deux discutent d'un eventuel accord. Aucun des deux camps ne souhaite offenser l'Ebranleur du sol. On a depeche des herauts pour preparer la rencontre. Tout s'est passe dans la discretion. Le roi Antiochos sait que son aide de camp est en contact avec un Bactrien dissident qui est dispose a espionner pour son compte. De nouveaux bruits, nettement moins martiaux. Dolon se jeta une nouvelle fois sur le sol. Vetu d'une robe blanche qui, si elle lui conferait une certaine dignite, avait du le handicaper pour chevaucher sa mule, Nicomaque entra dans le temenos. Un jeune esclave trottinait a ses cotes, porteur d'une ombrelle. Tous deux etaient escortes par un soldat syrien. Ce dernier fit halte, imite par l'adolescent tandis que le pretre entrait dans l'edifice, apres quoi ils s'assirent pour prendre un peu de repos. A peine si Everard les remarqua. Il restait fige dans sa position, comme aveugle par l'objet qu'il avait vu reposant sur le torse de Draganizu. Un medaillon de taille modeste, pendant a une chaine, le revers tourne vers l'exterieur ; quant a l'avers, il le connaissait si bien qu'il l'aurait identifie en le touchant dans l'obscurite : le hibou d'Athena. Son propre communicateur. Le monde se remit en ordre autour de lui. Pourquoi pas ? se dit-il. Qu'est-ce que ca a de surprenant ? Pour le moment, ils observent un silence radio absolu, mais ils doivent pouvoir se contacter en cas d'urgence. Buleni a forcement un appareil similaire sur lui. Le materiel de la Patrouille est superieur a tout ce qu'ils ont pu apporter avec eux, utiliser un communicateur confisque a l'ennemi est typique de la mentalite exaltationniste et rien n'empeche un pretre de Poseidon d'honorer la deesse Athena. En fait, c'est meme une preuve de tact, vu l'antagonisme qui les oppose dans l'Odyssee. Bel exemple d'oecumenisme... Il etouffa son rire. Qu'est-ce qui m'a le plus surpris quand j'ai vu ca ? Il comprit soudain. Ce medaillon signifiait sans doute sa mort. Et cependant... oui, par Dieu ! Il aurait une chance de renverser la situation. De toute facon, il ne pensait pas survivre indefiniment. En agissant comme il l'envisageait, il parviendrait a eliminer ces salopards et peut-etre, peut-etre... Rien ne m'oblige a presser le mouvement. D'abord, reflechissons un peu, rassemblons nos souvenirs, et ailleurs que dans cette fournaise. Everard se leva. Il etait raide et courbatu a force d'etre reste si longtemps immobile. Il se dirigea vers la porte d'un pas lent. Un soldat degaina son glaive. > Il obtempera. -- Attends ici que...>> Everard se dressa de toute sa taille. > Dolon les rejoignit en trottinant. > Apres avoir echange un regard avec ses camarades, le soldat rengaina son arme. > Il se dirigea vers la porte et hela les deux hommes postes pres des chevaux pour leur dire qu'un civil avait ete autorise a sortir. Les deux femmes regarderent le colosse s'eloigner avec un certain regret. Il leur avait adresse des paroles aimables. Everard s'avanca d'un pas vif entre les arbres, savourant leur ombre. Ne traine pas trop, se rappela-t-il. Ca mitonnerait que Buleni et Draganizu s'attardent dans le temple une fois qu'ils se seront mis a jour de la situation. Il n'avait pas de besoin pressant excepte faire quelques exercices d'assouplissement et degainer son epee sous sa cape. Sur le chemin du retour, il veilla a adopter un pas trainant. Cela paraitrait naturel a quiconque le remarquerait. Sa taille lui permit de jeter un coup d'oeil a la cour par-dessus le mur. Il arrivait a l'angle de celui-ci lorsque les Exaltationnistes emergerent du temple. Everard pressa le pas. Les deux ennemis etaient au pied des marches lorsque le Patrouilleur entra dans l'enceinte. -- Oui, sire. >> Everard fit tout un cinema pour s'incliner devant lui, puis il s'eloigna d'une demarche de crabe, se rapprochant en fait de sa proie. Les deux hommes avancaient cote a cote. Buleni se fendit d'un rictus en apercevant le miserable devant lui. La cour n'etait pas tres grande. Lorsque Everard bondit, moins de deux metres le separaient de ses ennemis. Draganizu risquait d'appeler des renforts en pressant le medaillon alors meme qu'il le portait a sa bouche. Il devait etre le premier a mourir. Everard fondit sur lui. La pointe de son epee lui transperca le cou. Un geyser de sang en jaillit, d'un rouge eblouissant. Le cadavre s'effondra sur le sol. Changeant d'appui alors meme qu'il poursuivait son mouvement, Everard atterrit sur le talon, pivota sur lui-meme et, du poing gauche, decocha a Buleni un uppercut au menton. C'etait la seule facon d'atteindre un homme protege par un casque et une cuirasse. L'Exaltationniste avait a moitie degaine son arme. Sonne, il recouvra son equilibre et sortit son glaive du fourreau. Un authentique surhomme. Mais un rien diminue, un rien ralenti. Everard le serra. Le tranchant de la main gauche sur le poignet. Les phalanges de la droite sur le larynx, il sentit le cartilage se rompre. Buleni tomba a quatre pattes et vomit du sang. Dolon hurla. Les soldats foncerent, les armes a la main. Everard se jeta litteralement sur Draganizu. S'emparant du medaillon ensanglante, il le pressa du pouce et glapit en temporel : > Pas le temps d'en rajouter. Le premier Syrien etait sur lui. Il roula sur lui-meme. Prenant appui sur son posterieur, il detendit ses jambes. L'homme chancela. Ses camarades accouraient. Leur masse occulta le ciel. L'un d'eux s'avachit sur Everard. > Un corps caparaconne de metal qui vous tombe sur le ventre... il y a de quoi vous couper le souffle. Lorsque Everard eut repris ses esprits et se fut rassis, les soldats gisaient tout autour de lui en tas disgracieux. Leur souffle etait lent et regulier. Il savait que leurs camarades restes pres des chevaux avaient eux aussi recu une decharge d'etourdisseur et resteraient dans le coma pendant un bon quart d'heure. Cela mis a part, ils etaient indemnes. Un scooter temporel s'etait pose non loin de la. Un homme aux allures de Chinois et une femme noire, souples et robustes dans leur combinaison moulante, l'aiderent a se relever. Quatre autres vehicules survolaient le temple ; il vit que leurs pilotes etaient armes de canons energetiques. -- Pardon ? fit l'homme. -- Peu importe. Passons la situation en revue, et fissa ! >> Pas question qu'il se donne le loisir de reflechir, de penser au sort qui avait failli etre le sien. Il ne ferait qu'attraper la tremblote et le moment etait mal choisi. Son entrainement de Patrouilleur lui permit de maitriser son corps et son esprit. Plus tard, quand tout serait fini, il paierait sa dette a la nature. En recevant son appel, la Patrouille avait monte une equipe d'intervention, a bonne distance de cette epoque, puis l'avait depechee a l'instant precis ou il avait besoin d'aide. Il devait faire preuve de la meme precision pour utiliser a son tour ses services. Mais il pouvait consacrer quelques minutes a ebaucher une strategie. Buleni etait toujours vivant, mais a peine. via l'emetteur-transmetteur qu'on venait de lui donner. On saura quoi faire d'eux. >> Il parcourut les lieux du regard. Le pauvre Dolon gisait dans la poussiere. > Les deux femmes etaient restees dans leur coin, hors du rayon d'action de l'etourdisseur. Elles etaient blotties l'une contre l'autre, galvanisees par la terreur, la grand-mere etreignant la mere et la mere serrant son enfant contre son sein. Everard alla se planter devant elles. Il avait conscience de leur apparaitre comme un etre terrifiant, couvert de sang, de sueur et de crasse, mais il demeurait encore capable de sourire. > Il attrapa la bourse passee a sa ceinture et la laissa choir sur le sol. > Le bebe cria, la mere sanglota. La grand-mere regarda Everard dans les yeux et, d'une voix impavide mais encore un peu choquee, lui repondit : -- Bien. >> Il les quitta pour accomplir sa tache de Patrouilleur. Il avait fait pour elles tout ce qui etait en son pouvoir - en contournant le reglement, certes, mais il avait le grade de non-attache, apres tout. Ses sauveteurs s'en inquieterent neanmoins > Une bleusaille, sans doute, mais qui s'etait bien comportee dans le feu de l'action. Il decida que ses camarades et elle-meme avaient droit a une petite seance d'instruction. -- La Jamaique, monsieur, en 1950. -- D'accord, je vais vous exposer l'incident dans les termes de votre epoque. Une bagarre eclate dans la rue et, soudain, des helicopteres descendent du ciel. Ils lachent des grenades lacrymogenes qui calment la foule sans blesser personne. Des hommes en sortent, porteurs de masques a gaz. Ils s'emparent de deux des bagarreurs qu'ils embarquent dans un de leurs appareils. L'un de ces hommes explique aux temoins qu'il s'agit de dangereux agitateurs communistes et qu'il est lui-meme un agent de la CIA, qui agit ainsi que le reste de son escadron avec l'autorisation du gouvernement local. Et les helicos repartent. Supposons que cette scene se soit deroulee dans un village coupe du monde, ou les lignes telephoniques ont ete sabotees, par exemple. >> Eh bien, les villageois ne parleront que de ca pendant un mois ou deux. Mais lorsque l'histoire se repandra dans le reste du pays, elle sera pas mal eventee, les medias ne lui accorderont qu'une attention limitee et la plupart de ceux qui l'entendront repeter croiront a une affabulation. Les villageois eux-memes cesseront peu a peu d'y faire allusion et son souvenir finira par s'estomper. Aucun d'eux n'aura ete affecte et tous reprendront le cours de leur vie. Et puis, ce qui s'est passe n'avait rien d'impossible. Des helicos, des lacrymos, la CIA... tout cela existe bien. C'etait un incident bizarre, mais rien de plus. Peut-etre que les villageois le raconteront a leurs enfants, mais ceux-ci n'auront pas tendance a les imiter. >> Dans l'esprit des gens de la presente epoque, une intervention divine represente plus ou moins la meme chose. Naturellement, nous n'en organisons qu'en cas de necessite absolue, et nous ne nous attardons jamais une fois l'affaire conclue. >> Everard acheva de donner ses instructions via le communicateur. Les deux Exaltationnistes avaient ete evacues sur des scooters. Un Patrouilleur supplementaire les avait accompagnes, liberant une place sur son vehicule pour l'agent non-attache. Everard prit les commandes, la seconde selle etant occupee par Imre Ruszek, un agent originaire de l'Europe de son epoque. Comme il s'elevait dans les airs, il jeta un dernier regard aux deux femmes et lut dans leurs yeux un melange d'espoir et d'incredulite. Les trois scooters s'eleverent suffisamment pour etre invisibles depuis le sol, excepte sous la forme d'une etincelle, puis filerent vers Bactres. La terre deferlait des montagnes comme une vague de champs verts et ocre, parsemee de fermes et de bosquets, ou la riviere semblait un ruban de vif-argent, la cite et les tentes de l'envahisseur des jouets d'enfant. A cette altitude glaciale, on ne trouvait aucune trace de haine et de souffrance, hormis celles que les chrononautes portaient en eux. Je sais qu'on vous a martele cette doctrine durant votre formation, mais Ruszek et moi allons descendre dans l'arene et, s'il nous arrive malheur, vous pourriez etre tentes de faire une betise. Abstenez-vous-en. >> Il leur decrivit la demeure de Raor et en esquissa le plan. L'alarme y serait donnee des qu'un vehicule spatio-temporel se manifesterait dans un rayon de plusieurs kilometres. Sauvo et elle s'empresseraient de gagner leurs propres machines pour disparaitre. Et au diable leurs deux congeneres ! Aux yeux de ces egotistes supremes, la loyaute etait affaire de convenance. Conclusion evidente : le signal d'alarme avait retenti a l'instant ou Everard avait lance son appel, declenchant l'apparition des autres Patrouilleurs. Leurs ordinateurs connaissaient cet instant a la microseconde pres. Il decida de debarquer soixante secondes plus tot, au moment ou il avait attaque Draganizu et Buleni ; ces derniers n'etaient plus en etat de beneficier d'une aide quelconque une minute plus tard. >, annonca-t-il. Immobile dans les hauteurs, il mit a contribution instruments optiques et detecteurs electroniques pour determiner a quelques centimetres pres son point d'emergence dans la maison. Il regla la console sur ces coordonnees spatiales et sur l'Heure Zero. Les autres vehicules feraient le meme saut dans le temps, mais resteraient a cette altitude jusqu'a ce que l'affaire soit reglee. > s'ecria-t-il en pressant le bouton. Ils emergerent dans un couloir, lui, son equipier et le scooter. A droite, une fenetre ouverte donnant sur le patio parfume et inonde de soleil. A gauche, une porte massive, fermee et verrouillee. L'ennemi n'avait plus acces a ses moyens de transport. Sauvo apparut au bout du couloir, vif comme un cerf, un pistolet energetique a la main. Ruszek tira le premier. Un fin rayon bleu frola la tempe d'Everard et transperca le torse de Sauvo. Sa tunique s'embrasa. Le temps d'un clin d'oeil, son visage furibond arbora la grimace pathetique d'un enfant recevant un coup. Il tomba. Son sang ne coula guere - la plaie etait deja cauterisee - mais sa mort fut aussi abjecte que celle d'un humain ordinaire. >, expliqua Ruszek. Everard opina. Je m'occupe de la derniere. >> Ouvrant son communicateur : > Les autres agents comprendraient le message. > Il entendit dans le lointain des sanglots terrifies, sans doute une esclave, et espera qu'aucun innocent ne perirait durant l'operation. > Raor s'avancait vers eux. Une robe vaporeuse soulignait le moindre de ses mouvements fluides. Ses cheveux d'ebene cascadaient autour du masque de beaute et de dedain qu'etait son visage. Everard pensa a Artemis la Chasseresse. Son coeur fit un bond. Elle fit halte a quelques pas de lui. Il mit pied a terre et s'approcha d'elle. Mon Dieu, songea-t-il, se sentant puant et suant, j'ai l'impression d'etre un ecolier dissipe face a son institutrice. Il se redressa et se campa sur ses jambes. Son coeur battait toujours la chamade, mais il parvint a fixer sans broncher ses yeux d'un vert ocean. Elle poursuivit en grec : -- Echoue en Colombie et au Perou, mais reussi en Phenicie >>, retorqua-t-il, non par vantardise, mais parce qu'elle etait en droit de le savoir de par son rang. > Le venin colora sa voix douce. -- Que... qu'auriez-vous fait... fait du monde ? >> Elle releva sa tete nimbee de gloire. La fierte resonnait dans sa voix. > Le desir le quitta avec la soudainete d'un vent hivernal. Soudain, il fut pris de l'envie de rentrer chez lui, de retrouver les amis et les objets qui lui etaient chers. >, ordonna-t-il. Via l'emetteur-recepteur : > 1902 apr. J.C. L'appartement parisien de Shalten, aussi vaste que luxueux, etais sis Rive gauche et donnait sur le boulevard Saint-Germain. Avait-il deliberement choisi cette adresse ? Son sens de l'humour etait assez tordu pour cela. Il declara a Everard qu'il appreciait la vie de boheme et que ses voisins, habitues aux excentriques de toute sorte, ne lui accordaient aucune attention particuliere. C'etait par un doux apres-midi d'automne. Les fenetres ouvertes laissaient entrer un riche parfum de fumee et de crottin. De temps a autre, une voiture automobile se faufilait entre les fiacres et les charrettes. Le long des facades grises, ou le jaune des frondaisons apportait une touche de lumiere, les passants se pressaient sur les trottoirs. Cafes, boutiques, boulangeries et patisseries faisaient des affaires en or. La rumeur montant des rues etait empreinte de jovialite. Everard s'efforca d'oublier que ce monde serait aneanti dans une douzaine d'annees. Le decor qui l'entourait - les meubles, les tentures, les tableaux, les livres relies de cuir, les bustes et autre bric-a-brac - attestait d'une solidite qui perdurait depuis le Congres de Vienne. Mais il reconnut quelques objets originaires de la Californie de 1987. Un monde tout a fait different, aussi lointain qu'un reve... ou un cauchemar. Il se carra dans son fauteuil, faisant grincer le cuir et bruire le crin de cheval. Il tira sur sa pipe. tutti quanti. En temps de paix, cela aurait fait sensation. Mais les gens avaient d'autres soucis en tete et les periodes de crise sont fertiles en recits echeveles de toute sorte. Qui ne tardent pas a tomber dans l'oubli, heureusement. D'apres les premiers rapports d'evaluation, l'histoire n'a pas ete alteree. Mais vous etes surement au courant. >> L'histoire. Le courant des evenements, petits et grands, qui conduit de l'homme des cavernes aux Danelliens. Mais que deviennent les tourbillons, les bulles d'air, les individus et les gestes sans importance, qui sont trop tot oublies et dont l'existence ou l'inexistence ne change en rien l'orientation du flot ? J'aimerais revenir en amont pour decouvrir ce que sont devenus mes compagnons de voyage : Hipponicus, ces deux femmes avec leur bebe... Non. Ma ligne de vie est trop courte, quelle que soit la longueur qui lui est allouee, et j'ai eu mon content de chagrin. Peut-etre ont-ils survecu et prospere. Assis en face de lui, Shalten acquiesca en tirant sur sa bouffarde. -- Hein ? -- Si la Syrie hellenistique a eu quelque importance, la Bactriane revet un caractere marginal dans l'histoire des civilisations. Son influence a toujours ete minime. Apres qu'Antiochos et Euthydeme eurent fait la paix...>> Ouais, une reconciliation dans les regles, le prince qui epouse la princesse, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, et peu importent les meurtres, les exactions, les viols, les pillages, les incendies, la famine, la pestilence et la ruine, les captifs reduits en esclavage, les espoirs brises et les familles aneanties. La routine, pour un gouvernement. > Le grand crane chauve oscilla de haut en bas. -- Exact, marmonna Everard. En 1981, si ma memoire est bonne, ils ont choisi comme Premier ministre un professeur de Berkeley. >> Shalten tiqua, haussa les epaules et reprit : -- Je sais, fit Everard d'un air irrite. -- Je ne souhaitais pas vous faire la lecon, mais clarifier la conclusion vers laquelle je me dirigeais, precisa Shalten. Le royaume greco-bactrien etait le moins fragile des milieux susceptibles d'attirer les Exaltationnistes. Il n'a pas exerce la moindre influence sur le reste du monde et il aurait fallu une invraisemblable concatenation d'evenements improbables pour changer cela, non seulement dans la region concernee mais aussi dans l'ensemble de la sphere hellenistique. Par consequent, ainsi que l'enonce la loi de l'action et de la reaction, le maillage de lignes temporelles qui lui est associe presente une stabilite exceptionnelle et quasiment impossible a distordre. Bien entendu, nous nous sommes efforces de donner aux Exaltationnistes une impression diametralement opposee. >> Everard s'effondra dans son fauteuil. > C'est fort probable, railla son esprit. Un tic deforma un instant le sourire suffisant de Shalten. >, comme on le formule a votre epoque, si je ne me trompe. Vu la position que vous occupez dans notre hierarchie, il est souhaitable que vous soyez informe de la verite. Si vous deviez l'apprendre par vos propres moyens, cela representerait un risque non negligeable. Les boucles causales sont parfois subtiles. Votre experience bactrienne, et votre reussite, appartiennent a la realite. Par consequent, vous devez en etre informe bien en amont de vos preparatifs en vue de cette mission. J'ai pense que vous apprecieriez un sejour dans ma Belle Epoque*. -- Euh... vous voulez dire que... que la lettre que le soldat russe a decouverte en Afghanistan... et qui nous a servi d'appat pour tendre notre piege... que cette lettre etait un faux ? -- Exactement. Vous n'aviez jamais envisage cette possibilite ? -- Mais... vous disposiez de plus d'un million d'annees pour denicher un appat a votre convenance... -- Mieux valait en creer un sur mesure. Pas vrai ? Enfin, cette lettre a accompli son but. La prudence nous commande maintenant de la supprimer. Jamais on ne l'aura trouvee. >> Everard se redressa. Le tuyau de sa pipe se brisa entre ses doigts. Sans preter attention aux braises qui tombaient sur le tapis, il s'ecria : -- Je l'ai fait sur ordre >>, entendit-il ; ses machoires se refermerent et il fit silence. 1985 apr. J.C. Dans ces regions ou la Grande Ourse et la Petite Ourse couraient trop bas dans le ciel, la nuit glacait le sang et les os. Le jour, les montagnes bouchaient l'horizon a force de rochers, de neige, de glaciers et de nuages. La bouche de l'homme s'assechait quand il foulait les cretes, faisant crisser les cailloux sous ses bottes, car jamais il ne parvenait a aspirer une bouffee d'air digne de ce nom. Et il redoutait qu'une balle ou un couteau surgissant des tenebres ne fasse offrande de sa vie a cette desolation. Youri Alexeievitch Garchine errait, seul et egare. Troisieme partie Avant les dieux qui creerent les dieux 31 275 389 av. J.C. > Son cheval renacla et sursauta. Elle le calma machinalement des mains et des genoux tout en se dressant sur sa selle, s'efforcant de ne rien manquer de la merveilleuse vision qui lui etait offerte. Alertees par l'approche des gros animaux, une douzaine de minuscules creatures venaient de jaillir d'un buisson. L'eclat du jour permettait de detailler leur robe pommelee, leur carrure de chien, leurs sabots trifurques, leur tete etrangement chevaline. Puis elles traverserent la piste et disparurent dans la nature. Tu Sequeira s'esclaffa. > Il caressa leurs deux montures, comme pour signifier qu'il savait les ascendants de l'homme confines en cette epoque a la jungle africaine. Il laissa ses doigts s'attarder sur la cuisse de Wanda. A peine si elle le remarqua. Elle debordait de joie. La Terre de l'oligocene etait un veritable paradis pour une paleontologue. Mesohippus ? s'interrogea-t-elle a voix haute. Non, je ne crois pas, pas tout a fait. Et des Miohippus pas davantage ; il est encore trop tot, non ? Mais nous savons si peu de choses, en verite. Meme aidee du voyage dans le temps, la connaissance ne progresse qu'avec lenteur. Une espece intermediaire ? Si seulement j'avais pris un appareil photo ! -- Un quoi ? >> Sans y penser, elle s'etait exprimee en anglais plutot que de continuer en temporel, le seul langage qu'ils aient en commun. > Cette breve explication dissipa en partie son enthousiasme. Apres tout, elle avait deja observe quantite de creatures aujourd'hui. Les agents de la Patrouille ne pouvaient faire autrement que d'alterer l'environnement naturel de leur Academie. Nombre de Nimravus leonins et d'Eusmilus a dents de sabre, deux felins particulierement agressifs, avaient ete abattus par des vacanciers, ce qui ne pouvait manquer d'affecter l'ecologie locale. Toutefois, lorsque les cadets se voyaient accorder une permission de plusieurs jours, ils prenaient un aero et gagnaient une region eloignee pour escalader une montagne, randonner sur un sentier ou paresser sur une ile tropicale. Dans l'ensemble, l'humanite respectait les epoques anterieures a celles de son evolution. Aux yeux de Tamberly, cette region semblait presque virginale, par contraste avec la Sierra ou le Yellowstone de son epoque. -- C'est notre lot a tous, repondit-il. J'aurais du mal a assimiler les sujets que tu dois etudier. >> D'ordinaire, la modestie n'etait pas son fort. Sans doute avait-il compris que, si elle appreciait sa personnalite flamboyante, celle-ci ne suffirait pas a la retenir indefiniment. A moins qu'il n'ait opte pour une tactique de seduction moins grossiere, songea-t-elle avec l'equivalent mental d'un haussement d'epaules. Ce qui ne pourrait que lui servir durant sa carriere. Quoi qu'il en soit, il disait vrai. La Patrouille utilisait les outils pedagogiques d'une epoque bien en aval des leurs. Grace a l'electro-impregnation, il suffisait d'une ou deux heures pour parler une langue couramment - et ce n'etait la qu'un exemple trivial. Neanmoins, le regime auquel etaient soumis les cadets testait leur endurance de facon presque inhumaine. Le moindre instant de repit leur faisait l'effet d'une breve eclaircie entre deux ouragans. Si Tamberly avait accepte d'accompagner Sequeira, c'etait uniquement parce qu'une excursion lui semblait preferable a une sieste. >, reprit-elle. Elle etait repassee a l'anglais sans s'en rendre compte. > Ne sur Mars durant l'ere du Commonwealth solaire, il serait affecte apres sa formation a une equipe chargee d'etudier les premiers stades de l'exploration spatiale. Ce qui l'amenerait a s'introduire dans des centres de recherche comme Peenemunde, White Sands et Tiouratam. Non seulement il courrait de gros risques, mais il serait tenu de sacrifier sa vie si necessaire afin que rien ne bouleverse le cours d'evenements lourds de consequences sur le plan historique. Sequeira sourit de toutes ses dents. > Elle sentit son visage s'empourprer. Ce que faisaient les cadets en periode de repos ne regardait qu'eux et eux seuls, a condition que cela n'affecte pas leur condition physique. Voila qui est tentant, je l'avoue. Quelques galipettes avant de reprendre le collier... Mais est-ce que je tiens vraiment a tisser de tels liens ? >, s'empressa-t-elle de repondre. Les repas y etaient excellents, voire somptueux a l'occasion. Les cuisiniers puisaient dans les recettes de toute l'histoire, apres tout. Il partit d'un nouveau rire. > La piste etait tout juste assez large pour qu'ils chevauchent de front, genou contre genou. Il talonna son cheval et partit au petit galop. En se lancant a sa poursuite, elle se dit que la combi grise qu'il portait ne seyait pas a son corps d'athlete ; elle l'aurait plutot vu en pourpoint et cape ecarlate. On se calme, ma fille ! Ils emergerent de la foret pour descendre dans la vallee. A l'est se deployait un paysage enchanteur. L'espace d'un instant, elle se laissa emporter par l'emerveillement d'etre ici et maintenant - trente millions d'annees avant le jour de sa naissance. L'eclat dore du soleil inondait une prairie s'etendant a perte de vue. Les herbes constellees de fleurs sauvages ondoyaient et bruissaient sous le vent, quoiqu'elle ne les entendit point. Ca et la, un hallier ou un bosquet interrompait l'immensite, dans le lointain coulait un fleuve boueux que bordaient des haies d'arbres. Ses eaux et son limon etaient grouillants de vie : larves, insectes, poissons, grenouilles, serpents et oiseaux aquatiques, plus des troupeaux de Merycoidodon, qui tenaient du gros phacochere ou du petit hippopotame. Les deux etaient peuples d'ailes. L'Academie etait sise non loin de la, juchee au sommet d'une colline que les batisseurs avaient encore surelevee pour la proteger des deluges occasionnels. Millenaire apres millenaire, ses jardins, ses pelouses, ses tonnelles et ses batiments aux formes subtiles et aux couleurs changeantes resistaient aux atteintes du temps. Lorsque le dernier diplome en serait sorti, les batisseurs la demanteleraient enfin, ne laissant subsister aucune trace de son existence. Mais cela ne se produirait pas avant cinquante milliers d'annees. Tamberly aspira une goulee d'un air doux au parfum de vie, d'humus et d'herbe legerement sulfuree. Et dire que l'equinoxe vernal etait a peine passe ! Les deux cadets dessellerent et bouchonnerent eux-memes leurs chevaux. Ce genre de corvee ne semblait pas obligatoire a leur formation, mais l'Academie la leur imposait neanmoins ; cela pouvait se reveler utile et cela renforcait leur sens des responsabilites et du travail bien fait. Ils echangerent quelques vannes tout en s'activant. Il est vraiment beau mec, se dit-elle. Ils sortirent des ecuries en se tenant par la main. Les feux du couchant eclairaient d'une lueur douce l'homme qui les attendait et projetaient derriere lui une ombre gigantesque. >, salua-t-il. Sa voix etait denuee d'emphase, sa tenue parfaitement ordinaire, mais elle percut en lui un controle de fer. > Ce n'etait pas une question. > Elle sentit Sequeira se raidir a ses cotes. Son coeur battit plus fort. -- Rien qui ne doive vous inquieter. >> Guion sourit. Elle n'aurait su dire s'il etait sincere. Pas plus qu'elle n'aurait su determiner son ethnie. La finesse de ses traits evoquait... l'aristocratie ? Mais de quel avenir etait-il issu ? > Comment a-t-il su qu'il me trouverait ici ? S'il occupe un poste eleve dans la hierarchie, il en a les moyens, je suppose. Mais que me veut-il donc ? >> C'est que... bredouilla-t-elle, je suis sale, je suis en sueur et... enfin, vous voyez. -- De toute facon, vous seriez allee vous laver et vous changer, retorqua Guion avec un peu de secheresse. Et si nous nous retrouvions dans une heure ? Chambre 207, aile des professeurs. Tenue de soiree facultative. Merci. Je vous attends. >> Il se fendit d'une petite courbette, qu'elle lui rendit machinalement. Puis il s'en fut vers le quartier des officiers, adoptant une demarche ondoyante. -- Je... je n'en ai aucune idee. Mais je ferais mieux de ne pas trainer. Desolee, Tu. Une autre fois. >> Peut-etre. Elle s'en fut et le chassa de son esprit. Qu'elle soit obligee de s'appreter l'aida a reprendre ses esprits. Chaque cadet disposait d'une chambre individuelle, equipee d'une salle de bains aussi etrange et perfectionnee que l'avait promis Manse Everard. Tout comme la plupart de ses condisciples, elle avait apporte quelques vetements de son epoque. Melanger les tenues ne faisait qu'enrichir les fetes et les soirees. Non que celles-ci pechent par monotonie, vu la diversite de leurs origines. (Une diversite limitee, a vrai dire. On lui avait explique que deux personnes provenant de civilisations trop dissemblables parvenaient rarement a s'entendre, se jugeant mutuellement incomprehensibles, voire repugnantes. La plupart des recrues qu'elle etait amenee a frequenter provenaient de l'epoque situee entre 1850 et 2000. Rares etaient ceux, comme Sequeira, qui etaient originaires des siecles en aval ; non seulement leurs cultures etaient compatibles entre elles, mais leur cohabitation etait en quelque sorte partie integrante de la formation.) Elle finit par jeter son devolu sur une robe noire toute simple, agrementee d'un pendentif navajo en argent et turquoise, de souliers a talons plats et d'un soupcon de maquillage. Elle esperait etre parvenue a une certaine neutralite, ni trop aguicheuse, ni trop reservee. Quelles que fussent les intentions de Guion, elle ne pensait pas qu'il cherchait a la seduire. Et moi pas davantage. Grand Dieu, non ! Sans doute representait-elle pour lui un sujet interessant. Cela dit, elle n'etait qu'une bleusaille et lui... une grosse legume. Tres certainement un agent non-attache. Ou un membre du haut commandement ? On ne lui avait pas appris grand-chose - pour ne pas dire rien du tout - sur la hierarchie de la Patrouille. Peut-etre qu'il n'y en avait pas. Peut-etre que l'humanite a laquelle appartenait Guion avait depasse ce stade. Peut-etre en apprendrait-elle davantage durant la soiree. Son angoisse s'evapora a cette perspective. En traversant le campus, ou les allees lumineuses emettaient un eclat tamise au crepuscule, elle salua les condisciples qu'elle croisa avec un peu moins de chaleur qu'a l'accoutumee. Certains d'entre eux etaient devenus des amis, mais elle avait la tete ailleurs. Voyant qu'elle s'etait mise sur son trente et un, ils ne tenterent pas de la retarder. Naturellement, les ragots iraient bon train dans les couloirs et les salles communes, et on ne manquerait pas de lui poser des questions le lendemain venu ; elle devait se preparer a y repondre, ne fut-ce que par : > Elle se demanda un instant si toutes les promotions suivaient une formation de style universitaire comme ses camarades et elle-meme. Sans doute que non. Les normes sociales, les modes de vie, les mentalites, les sentiments et le reste... tout cela devait varier considerablement au cours des millenaires. En fait, une bonne partie de son cursus laisserait pantois ses profs de Stanford. Elle ne put reprimer un gloussement. Jamais elle n'etait entree dans l'aile des professeurs, elle ne l'avait meme pas vue en photo ; la porte franchie, elle deboucha dans un petit hall aux murs nus ou un graviscenseur la conduisit aux etages superieurs. Si l'Academie affectait de cultiver une atmosphere democratique, ce n'etait que de facon superficielle et dans la mesure ou le travail de tous en etait facilite. Elle s'avanca dans un couloir dont le sol nu se revela tiede et moelleux, comme de la chair humaine, et dont les murs et le plafond diffusaient une lumiere iridescente. La porte de l'appartement 207 s'evapora devant elle pour reapparaitre une fois qu'elle eut franchi le seuil. Les pieces qu'elle decouvrit etaient meublees dans un style elegant qui lui etait familier - et dont le but devait precisement etre de rassurer les visiteurs comme elle. Il n'y avait pas de fenetres, mais le plafond transparent permettait de contempler les etoiles dans toute leur gloire, comme si l'atmosphere avait cesse de brouiller leur scintillement, un firmament d'une majeste a couper le souffle. Guion l'accueillit d'une poignee de main digne d'un gentleman et la pria de prendre place dans un fauteuil. Les cadres accroches aux murs abritaient des scenes tridi : une falaise battue par les vagues, une montagne a la silhouette decoupee par l'aurore. Elle n'aurait su dire s'il s'agissait d'enregistrements ou de vues en temps reel. Impossible egalement de reconnaitre la musique de fond, mais peut-etre etait-ce une piece japonaise - choisie specialement a son intention, devina-t-elle. > proposa Guion. Il parlait l'anglais couramment, avec a peine un leger accent. >, repondit-elle dans la meme langue. Il gloussa et s'assit en face d'elle. > Elle passa plusieurs secondes a composer sa reponse. > Il acquiesca. -- Et vous avez acces aux rapports portant sur ce que j'ai accompli... ce que je vais accomplir... Non, laissez-moi tenter de le dire en temporel. >> Il la fixa d'un oeil un peu severe. > Une machine roula jusqu'a eux, portant sur un plateau son verre de sherry et le verre de cordial qu'avait commande son hote. Elle profita de ce repit pour se ressaisir. > Rassemblant son courage : -- Oui, conceda-t-il. Dans un environnement protege comme celui-ci, il est possible de le faire en toute securite ou presque. Je ne vous surprendrai pas en disant que vous vous comporterez tres bien. -- Ce qui ne me dispense pas de finir mon annee, pas vrai ? -- Bien sur que non. Vous devez assimiler la theorie et maitriser la pratique. Certains individus, se sachant promis au succes, seraient tentes de relacher leurs efforts ; mais vous etes trop avisee pour cela. -- Je sais. Le succes n'est pas garanti a cent pour cent. Je pourrais alterer l'histoire en commettant une gaffe ; ce que je n'ai aucune envie de faire. >> En depit de l'affabilite de son hote, elle sentait monter sa tension. Elle sirota une gorgee d'alcool parfume et s'efforca de detendre ses muscles, comme on le lui enseignait en cours de gym. -- Tous les agents de la Patrouille sont exceptionnels. -- Euh... oui, mais moi... je me prepare a un travail purement scientifique. Dans les epoques prehistoriques, qui plus est, et sans lien aucun avec l'anthropologie. Je ne risque pas de tomber sur un nexus, du moins j'en ai l'impression. Qu'est-ce qui peut bien vous... vous interesser chez moi ? -- Les circonstances de votre recrutement etaient extraordinaires. -- Mais qu'est-ce qui ne l'est pas ? s'exclama-t-elle. Quelle etait la probabilite pour que je naisse telle que je suis, avec precisement la combinaison de genes que je porte ? Ma soeur ne me ressemble en rien ou presque. -- Objection des plus raisonnable. >> Guion se carra dans son fauteuil et porta son verre a ses levres. > Sa voix posee et sa diction professorale calmerent Tamberly avec plus d'efficacite que l'alcool ou les techniques de relaxation. > Il soupira. > Nouveau sourire. > Elle comprit sans peine ce que ses mots ne disaient point, a savoir que la courtoisie dont il faisait preuve etait denuee de toute arriere-pensee - hormis peut-etre le desir de la mettre a l'aise afin qu'il puisse capter les nuances de son propos - et qu'il etait tres certainement sincere. > Un crime ? Elle frissonna. -- Ce que j'attends de vous, c'est que vous parliez en toute liberte, notamment de vous-meme. Rares sont les gens qui rechignent a faire cela, pas vrai ? >> Redevenant grave : -- Comment ? souffla-t-elle. Quelle est cette... question ? -- Je ne peux vous le dire. >> Elle se demanda si cela lui etait interdit. > Il se tut. -- Il n'est pas facile de me filer la petoche, monsieur. >> Mais tu y es presque arrive. > Il esquissa un sourire. -- Mais ils ont tous ete tues ou captures, ou alors ils le seront tous, protesta-t-elle. N'est-ce pas ? -- En effet. Cependant, ils ont peut-etre un lien avec une menace plus importante. >> Il leva la main. >> Par consequent, la sagesse commande d'etudier ceux qui ont pris part a un grand evenement. Peut-etre le referont-ils, que nos archives en aient ou non connaissance. -- Mais je n'etais que... qu'un poids mort dans cette histoire, bafouilla-t-elle. C'est Manse... c'est l'agent Everard qui a joue le role le plus important. -- Je tiens a m'en assurer >>, repondit Guion. Il observa une pause, durant laquelle les etoiles dans le ciel se firent plus lumineuses et dessinerent des constellations inconnues de Galilee. Lorsqu'il reprit la parole, elle s'etait fait une raison. Elle n'avait aucune importance, decreta-t-elle. Impossible. Ce n'etait pas une question d'humilite - elle etait bien decidee a se montrer brillante dans sa partie -, mais de simple bon sens. Si enigmatique fut-il, cet homme se conduisait tout bonnement comme un detective consciencieux : il suivait toutes les pistes se presentant a lui, sachant que la plupart ne deboucheraient sur rien. En outre, peut-etre etait-il du genre a savourer un diner et une conversation avec une jeune femme plutot bien de sa personne. Alors pourquoi n'en ferait-elle pas autant ? Peut-etre reussirait-elle a apprendre quelque chose sur lui et sur le monde dont il venait ? De ce point de vue-la, elle fut decue. Guion etait l'affabilite meme. Elle l'aurait presque qualifie de charmant, dans le registre vieux lettre un peu distant. Pas un instant il ne fit la demonstration de son autorite, mais elle avait une conscience aigue de celle-ci, et plus d'une fois elle repensa a son pere tel qu'il lui apparaissait durant son enfance. (Oh, papa, et dire que tu ne sauras jamais !) Petit a petit, il l'amena a tout dire sur elle, sur sa vie et sur Manse Everard, sans jamais faire mine de queter ses confidences mais avec une habilete telle qu'il lui fallut du temps pour se rendre compte qu'elle lui en avait peut-etre trop dit. Sur le moment, lorsqu'ils prirent conge l'un de l'autre, elle se contenta de conclure qu'elle avait passe une soiree interessante. Il ne lui dit rien qui suggerat une prochaine rencontre. Tandis qu'elle regagnait sa chambre, foulant des allees a present desertes et humant les parfums nocturnes d'une Terre antique, elle se surprit a penser non pas a son hote d'un soir, et encore moins a Sequeira, mais a ce colosse a la voix douce et - du moins le croyait-elle - au coeur solitaire qui avait nom Manse Everard. Quatrieme partie Beringie 13 212 av. J.C. I. Elle fit halte en arrivant devant son abri et resta immobile un moment a contempler le paysage alentour et le chemin qu'elle avait suivi. Pourquoi ? se demanda-t-elle. Comme si c'etait la derniere fois que je voyais tout ceci. Puis, avec un pincement au coeur : C'est peut-etre bien le cas. Au sud-ouest, le soleil flottait au-dessus d'une mer ou il ne sombrerait que dans plusieurs heures, et pour un laps de temps tres bref. Ses rayons inondaient d'un or glacial les massifs de cumulus a l'est et illuminaient les eaux a huit cents metres de la. A cet endroit de la cote, la terre montait vers les corniches au nord en suivant un gradient eleve. D'un aspect maladif, elle etait couverte d'une herbe rase, avec ca et la quelques taches de sphaigne vert et marron. Sur les trembles etiques, seules quelques feuilles blafardes frissonnaient encore. Ailleurs poussaient d'epais fourres de saules herbaces qui lui arrivaient a peine a la cheville. Des laiches bruissaient doucement dans un ruisseau tout proche. Celui-ci se jetait dans une riviere guere plus large, qu'une ravine dissimulait pour l'instant a ses yeux. Elle apercevait neanmoins le feuillage des aulnes verts poussant sur ses bords. Des lambeaux de fumee montaient des tanieres d'Aryuk et de sa famille. Un vent vif soufflait de la mer, lui picotant les joues. Cela la soulagea en partie de sa fatigue mais aiguisa son appetit ; elle avait pas mal crapahute aujourd'hui. Les cris de centaines d'oiseaux parvenaient a ses oreilles : goelands, canards, oies, grues, cygnes, pluviers, becassines, courlis, un aigle planant dans les hauteurs. Meme au bout de deux ans, la profusion de la vie aux portes meme des Glaces ne laissait pas de l'emerveiller. Il avait fallu qu'elle quitte son monde pour prendre conscience de sa misere. > Apres quoi j'aurais interet a rediger mon rapport. Le diner attendra. Grimace. Un rapport qui sera nettement moins marrant que les precedents. Elle se raidit. Allez, tu ne vas pas faire une montagne de ce qui vient d'arriver ! L'evenement est certes d'importance, mais ce n'est pas necessairement un drame. Tu crois aux premonitions maintenant ? Ecoute, ma fille, il est normal que tu parles toute seule de temps a autre, et tu as meme le droit de bavasser avec la faune, mais quand tes betes noires commencent a t'adresser la parole, c'est que tu as besoin de changer d'air. Elle descella le dome, y entra et referma la porte. La penombre regnait dans l'habitacle jusqu'a ce qu'elle active la transparence. (Personne alentour pour la reluquer, et jamais ses chers Nous n'oseraient le faire sans sa permission.) Gagnee par la chaleur, elle ota sa parka, s'assit pour enlever ses bottes et ses chaussettes, agita les orteils. Elle ne pouvait guere bouger dans un espace aussi confine. Son scooter temporel occupait une bonne partie de la place disponible, sous une couchette ou etaient etales matelas et duvet. L'unique chaise etait rangee devant l'unique table, dont la moitie etait prise par l'ordinateur et ses peripheriques. Pres de la table, une unite multifonctions assurant la cuisine, la lessive et caetera. Plus quelques placards et cartons divers. Deux de ceux-ci abritaient vetements et objets personnels ; les autres contenaient du materiel relatif a sa mission. Le reglement de la Patrouille exigeait un habitat reduit a sa plus simple expression, afin d'interferer le moins possible avec le lieu, son ecologie et ses habitants. Si elle avait envie de bouger et de respirer, il lui suffisait de sortir. Apres avoir mis de l'eau a bouillir, elle deboucla son ceinturon et rangea son pistolet et son etourdisseur a cote de ses fusils. Pour la premiere fois, toutes ces armes lui semblaient laides. Elle ne tuait que rarement, pour se nourrir et, plus rarement, lorsqu'elle estimait necessaire de prelever un specimen - plus ce lion des neiges devenu mangeur d'hommes qui terrorisait la famille d'Ulungu aux Sources-Bouillonnantes. Des humains ? Ridicule ! Sacredie, mais tu as les nerfs a vif en ce moment. Elle sourit en se rappelant de qui elle tenait ce juron. Manse Everard. Il s'efforcait de rester poli en presence d'une femme, comme on le lui avait enseigne. Elle avait remarque qu'il semblait plus a l'aise lorsqu'elle-meme en faisait autant, ce qu'elle s'efforcait de ne jamais oublier, sans y parvenir tout a fait. Un peu de musique lui ferait du bien. Elle activa l'ordinateur. Eine kleine Nachtmusik. >> Les cordes prirent leur envol. Ce fut alors qu'elle se rendit compte avec surprise de ce qu'elle venait de faire. Non qu'elle detestat Mozart, mais elle s'etait rappelee que Manse ne supportait pas le rock. Enfin, de toute facon, ceci a plus de chances de me detendre. Une tasse de Darjeeling, un cookie aux flocons d'avoine, et elle petait la forme. Le moment etait venu de s'occuper de ce rapport. Neanmoins, une fois qu'elle en eut dicte le preambule, elle se le repassa avant de poursuivre, au cas ou il aurait ete aussi mal fichu qu'elle le craignait. Son visage apparut sur l'ecran : des yeux bleus, une criniere blonde, un nez epate, des pommettes et un menton saillants. Ses cheveux delaves par le soleil lui effleuraient les machoires, sa peau etait encore plus tannee qu'au terme d'un ete californien. Doux Jesus, c'est a ca que je ressemble ? On me donnerait facilement trente ans alors que je n'en ai... que je ne suis meme pas nee, en fait. Cette vanne eculee la fit quand meme sourire. Des que je serai rentree au bercail, direction le salon de beaute le plus proche ! Une voix de contralto un peu rauque declara : > Suivirent ses coordonnees spatio-temporelles dans le referentiel adopte par la Patrouille. Elle s'exprimait en temporel. > > ordonna-t-elle en effacant l'image. Depuis quand la Patrouille recommande-t-elle le baragouin pontifiant ? Tu es epuisee, ma fille. Tu regresses au niveau scolaire. Reprends-toi. Ca fait quatre ans que tu as entame tes etudes superieures. Quatre annees de temps propre, riches d'experience et d'histoire. De prehistoire, meme. Elle inspira profondement a plusieurs reprises, se detendit lentement, muscle par muscle, et medita sur un koan. Elle n'avait rien d'une maniaque du zen, mais certaines techniques etaient efficaces. Retour a zero. > Les chrononautes qui avaient appris leur langage et une partie de leurs us avaient debarque trois siecles plus tot et ils etaient tombes dans l'oubli depuis belle lurette, a moins que la memoire collective ne les ait transformes en mythe. >> Commencons par le commencement. Hier, son fils Dzuryan est revenu d'une errance prenuptiale. Simple lubie d'adolescent de sa part ; il n'a pas plus de douze ou treize ans, je crois bien, et il est trop tot pour qu'il se cherche une compagne. Mais peu importe. A son retour, Dzuryan a signale entre autres choses un troupeau de mammouths au Fosse du Bison. >> Ce nom de lieu etait amplement suffisant. Elle avait deja envoye en aval les cartes qu'elle dessinait durant ses randonnees. C'etait elle qui avait baptise les points remarquables. Les noms que leur donnaient les Nous n'etaient pas toujours fixes. Mais ils ne se lassaient pas de relater les histoires qui leur etaient associees. (>) > Oh ! que oui. > Il est vraiment adorable, sans cesse a bichonner son invitee, cette conteuse et faiseuse de miracles qui se debrouille comme un manche dans la nature. > Tamberly ota le bandeau qui lui ceignait le front. Elle en detacha l'enregistreur gros comme son ongle qui avait capte tout ce qu'elle avait vu et entendu, le brancha sur la boite de donnees et tapota le clavier. Tous les fichiers seraient integres au dossier de sa mission, mais elle n'attacherait a ce rapport que les elements essentiels. Toutefois, en voyant defiler en quelques minutes ce qu'elle avait mis des heures a observer, elle ne put resister a la tentation de passer en vitesse normale de temps a autre. Le flanc sud d'une colline les protegeait du vent. Aryuk et elle y buvaient l'eau fraiche d'une source. En revoyant la scene, elle se rappela la froidure dans son palais, le parfum de terre et de pierre, le soleil qui lui chauffait le dos et le fumet qui montait des herbes alentour. Le sol etait moelleux sous ses pieds, encore humide de la fonte des neiges. Les moustiques vrombissants se comptaient par millions. Aryuk recueillit l'eau dans ses mains en coupe et la but a grand bruit. Des gouttelettes etincelaient dans la barbe noire qui lui recouvrait le torse. -- Non, continuons, je suis impatiente de voir ca. >> C'etait plus ou moins ce qu'elle lui avait repondu. A l'instar du temporel - qui etait en outre le produit d'une culture technologique -, le tula etait difficilement traduisible en anglais. C'etait une langue agglutinante, a base de trilles et de claquements, capable d'exprimer des concepts dont la subtilite lui demeurait impenetrable. Pour ne citer qu'un exemple, les genres y etaient au nombre de sept, dont quatre s'appliquant a certains vegetaux, aux phenomenes climatiques, aux corps celestes et aux defunts. Aryuk eclata de rire, exhibant une dentition deja bien clairsemee. > Les Tulat, un terme qu'elle traduisait par >, ne tenaient pas le compte des jours et des annees. Elle lui donnait la trentaine bien tassee. Rares etaient ses congeneres qui depassaient les quarante ans. Il avait deja deux petits-enfants, sans compter ceux qui etaient morts en bas age. Maigre mais robuste, il demeurait en assez bonne sante, quoique marque par les cicatrices de plusieurs blessures infectees. Il faisait une dizaine de centimetres de moins qu'elle, mais elle etait plutot grande pour une Americaine du XXe siecle. Sa physiologie etait facile a observer, car il etait completement nu. En cette saison, il aurait du se revetir d'un poncho tisse avec de l'herbe seche pour se proteger des moustiques. Mais, aujourd'hui, il accompagnait Elle-qui-Connait-l'Etrange, que les moustiques n'approchaient jamais. Tamberly n'avait meme pas essaye de lui expliquer le fonctionnement du gadget qui les repoussait. Elle-meme ignorait le principe de ce repulsif futuriste. Des emissions supersoniques ? Aryuk pencha sa tete chevelue et lui jeta un regard en coin sous ses sourcils broussailleux. > Elle repoussa cette proposition d'un geste et il partit d'un nouveau rire, gravant de rides son visage au nez camus. Il n'avait dit cela que pour la taquiner, et tous deux le savaient. Une fois qu'ils eurent compris que l'etrangere ne leur etait pas hostile, et qu'elle pouvait meme user de ses pouvoirs pour les soulager de leurs souffrances, les Nous avaient vite appris a se detendre en sa compagnie. C'etait certes un etre mysterieux, mais on pouvait en dire autant de la quasi-totalite de leur monde. >, dit-elle. Redevenant soudain serieux, Aryuk opina. > Il tiqua. > Il changea d'humeur une nouvelle fois. > Sa femme. > Il ramassa la pierre en forme d'amande, grossierement taillee, qu'il portait toujours sur lui et qui faisait office de projectile, de couteau et de broyeur d'os. Ses autres outils etaient tout aussi primitifs. Leur facture remontait au Mousterien ou a des traditions similaires associees a l'homme de Neandertal. Aryuk etait quant a lui un authentique Homo sapiens, un Caucasien archaique ; ses ancetres etaient venus de l'Asie occidentale. Tamberly n'avait pas manque de relever cette ironie de la prehistoire : les premiers occupants de l'Amerique etaient plus blancs que rouges... Adoptant une allure soutenue mais peu fatigante, ils avaient repris leur route en direction du nord-ouest. Elle repassa en accelere. Pourquoi me suis-je arretee sur cette scene ? Elle ne presente aucun interet. A moins que ce ne soit la derniere de ce type que j'aurai vecue. Elle s'autorisa a en revivre deux autres. Le troupeau de poneys sauvages a poil long qu'elle avait vu galoper sur une crete devant un ciel ennuage. La harde de bisons des steppes qu'elle avait apercue au loin, dont le male dominant mesurait pres de deux metres cinquante au garrot. Aryuk avait honore ces puissantes creatures par un chant emerveille. Son peuple n'etait pas un peuple de chasseurs. Les Nous pechaient avec leurs mains les poissons des lacs et des rivieres, edifiant parfois des barrages pour les pieger. Ils ramassaient les coquillages, les oeufs, les oisillons, les larves, les racines et les baies en saison. Ils capturaient des oiseaux, des rongeurs et autre menu gibier. De temps a autre, ils attrapaient un jeune mammifere, faon ou bisonneau, ou tombaient sur une carcasse encore comestible ; ils en recuperaient egalement la peau. Pas etonnant qu'ils soient si peu nombreux et n'aient quasiment laisse aucune trace de leur passage, meme bien au sud du glacier. Une lueur sur l'ecran attira son attention. Elle appuya sur >, reconnut la vue et hocha la tete. Reprenant l'enregistrement, elle humecta des levres soudain seches et dit : > L'heure precise etait gravee sur des molecules distordues. > Elle aurait pu effectuer cette operation en une fraction de seconde mais decida de revoir les images a vitesse normale. Cela lui permettrait peut-etre d'observer des details qui lui avaient echappe sur le moment ou d'esquisser une nouvelle interpretation des evenements. Quoi qu'il en soit, il est toujours sage de se rafraichir la memoire. Une fois de retour au QG, elle aurait droit a un debriefing exhaustif. Elle revit l'endroit ou ils s'etaient rendus. Les forets eparses de la zone cotiere se trouvaient loin derriere eux. En depit de son humidite, la region qu'ils arpentaient tenait davantage de la steppe que de la toundra. Elle etait recouverte d'un tapis d'herbe d'un vert terne, eclaire ca et la par des saules herbaces et des flaques argentees de cladonies. Au loin les attendaient des bouleaux, relativement freles mais serres les uns contre les autres, signe avant-coureur d'une prochaine invasion. On ne comptait plus les mares et les etangs envahis de laiches. Deux faucons voguaient au vent, les seuls volatiles visibles alentour ; les grouses et les lagopedes avaient du se cacher, a l'instar des lemmings et des rats musques. A moins de quinze cents metres de la, les mammouths avancaient en broutant. Le grondement de leurs estomacs resonnait sur la plaine. Aryuk l'entendit pousser un cri. Il se tendit. > Sur l'ecran, on voyait son bras tendu et les minuscules silhouettes qu'elle pointait du doigt. > Aryuk mit une main en visiere et plissa les yeux. > L'acuite visuelle du sauvage est une legende, au meme titre que sa sante resplendissante. hommes. Et... et... oh ! viens. >> L'image tressauta. Tamberly s'etait mise a courir. Serrant un peu plus fort sa pierre taillee, Aryuk trottina a ses cotes, le visage deforme par la peur. Les etrangers les repererent, firent halte, echangerent quelques mots et coururent a leur rencontre. Tamberly en denombra sept. Autant d'adultes que n'en abritait le campement d'Aryuk, si l'on comptait les grands adolescents ; sauf que tous les nouveaux venus etaient males. Plutot que de foncer droit sur eux, ils avaient adopte une trajectoire oblique. En voyant le signe que lui lancait leur chef, elle changea a son tour de direction. Elle se rappelait avoir pense a ce moment : C'est vrai, ils ne doivent pas affoler les mammouths. Ca doit faire plusieurs jours qu'ils les harcelent, les guidant vers une zone qu'ils n'ont pas l'habitude de frequenter, ou la provende est chiche mais ou abondent les mares et autres trous d'eau dans lesquels les chasseurs ont de bonnes chances de les pieger. C'etaient des hommes trapus, aux cheveux noirs, portant des tuniques, des culottes et des bottes de cuir. Chacun d'eux etait arme d'une lance s'achevant par une pointe taillee dans un os, ou etaient inserees des lamelles de silex, le tout formant une lame aussi longue qu'affutee. A leur ceinture etaient accrochees une bourse contenant sans doute des vivres et une pierre taillee faisant office de couteau. Ils etaient aussi armes d'une hache. Le rouleau de peau attache a leurs epaules devait etre une couverture. Deux ou trois lances s'y trouvaient stockees. Sous les sangles, on distinguait un propulseur a gorge. Pierre, bois, bois de cerf, os, peau... ils savaient travailler tous ces materiaux. Comme Tamberly et Aryuk s'approchaient, les hommes firent halte avant de se deployer, prets a passer a l'attaque. Jamais une bande de Tulat n'aurait pense a une telle manoeuvre. S'ils connaissaient la violence, et meme l'homicide, elle etait fort rare chez eux. Un conflit collectif leur etait tout bonnement inimaginable. Les deux groupes se figerent. > hoqueta Aryuk. Une sueur mauvaise faisait luire sa peau basanee et, s'il respirait par a-coups, ce n'etait pas l'effet de la fatigue. Pour lui, l'inconnu etait par essence surnaturel et terrifiant, du moins tant qu'il n'etait pas parvenu a le comprendre. Pourtant, elle l'avait vu s'aventurer sur les flots en pleine tempete, afin de tuer un bebe phoque et nourrir ainsi sa famille. >, repondit-elle d'une voix un peu tremblante. Les paumes de ses mains tournees vers l'exterieur, elle s'avanca vers les etrangers ; auparavant, elle avait pris soin de deboucler ses deux etuis, celui de l'etourdisseur comme celui du pistolet. Ils semblerent se detendre en la voyant animee d'intentions pacifiques. Ses yeux ne cessaient d'aller et venir de l'un a l'autre. Elle s'efforca de faire abstraction de leur individualite pour determiner leurs caracteristiques ethniques. Encadre par de lourdes tresses, un visage naturellement basane, avec des yeux en amande, un nez epate, une pilosite quasi inexistante. Des traits de peinture leur barraient le front et les joues. Je ne suis pas anthropologue, se rappelait-elle avoir pense, mais je suis sure que ce sont des Mongols archaiques. Ils viennent surement de l'Ouest... >, leur lanca-t-elle en arrivant a leur niveau. Le langage tula ne comportait aucun mot signifiant >, car un tel sentiment allait de soi. > Certaines revelations etaient susceptibles d'attirer des esprits malefiques ou une magie hostile. Le plus grand des hommes, qu'elle ne dominait que de quelques centimetres, jeune mais rude d'aspect et de manieres, vint se planter face a elle. La succession de grondements et de ronronnements qui sortit de sa bouche etait incomprehensible. Elle tenta de le lui faire comprendre par signes, souriant, haussant les epaules et secouant la tete. Il plissa les yeux pour l'examiner. Sans doute devait-elle lui apparaitre comme fort bizarre, de par sa taille, la couleur de sa peau, son accoutrement. Mais, contrairement aux Nous, il ne semblait nullement intimide en sa presence. Au bout d'un moment, sa main s'avanca avec une lenteur calculee, jusqu'a ce qu'il lui pose le bout des doigts sur la gorge. Puis il descendit poursuivre son exploration. Elle s'etait raidie, etouffant aussitot une envie de fou rire. Mais c'est qu'il me pelote, le bougre ! Il lui palpa les seins, le ventre, l'aine. Mais, ainsi qu'elle le constata, ses gestes demeuraient delicats et impersonnels. Il verifiait qu'elle etait la femelle dont elle avait l'apparence, tout simplement. Comment reagirais-tu si je t'agrippais les parties ? Elle avait chasse cette idee de sa tete. Inutile de semer la confusion dans son esprit. Lorsqu'il eut acheve son examen, elle recula d'un pas. Il cracha quelques mots a ses congeneres. Ceux-ci lancerent un rictus a Tamberly, puis a Aryuk. Les femmes de leur tribu ne chassaient probablement jamais. Supposaient-ils qu'il etait son conjoint ? En ce cas, pourquoi restait-il derriere elle ? Le chef s'adressa a Aryuk sur un ton qui semblait meprisant. Le Tula reprima un frisson puis lui fit face. Le chef des etrangers leva sa lance comme pour l'en transpercer. Aryuk se jeta a terre. Les hommes eclaterent de rire. > s'exclama Tamberly en anglais. Elle perdit tout desir de visionner la suite. Ordonnant a la capsule de transferer sans delai le reste du fichier, elle soupira et reprit : > Elle les avait calmes en degainant son couteau a lame d'acier, qui n'avait pas manque de les impressionner. Ils ne savaient quoi penser d'elle, mais ils n'avaient pas bouge lorsque Aryuk et elle avaient battu en retraite, les gardant a l'oeil jusqu'a ce qu'ils aient disparu derriere l'horizon. > Une seconde plus tard : > Elle recupera son enregistrement, l'insera dans l'une des capsules dont etait equipe son scooter, entra les coordonnees et pressa un bouton. Le cylindre disparut dans un pop. Il n'etait pas parti pour l'antenne locale, car il n'y en avait aucune a cette epoque reculee. Sa destination n'etait autre que le QG du projet, sis dans son pays et son siecle d'origine. Soudain, elle se sentit seule et epuisee. Pas de reponse en retour. On devait estimer qu'elle avait besoin d'une bonne nuit de repos. Et d'un bon diner. Le preparer, l'engloutir, laver la vaisselle... tout cela la detendit. Mais elle n'avait pas sommeil. Elle se lava avec une eponge de bain, enfila un pyjama et s'allongea sur sa couchette, calant son oreiller contre la paroi pour y appuyer la nuque. Comme le soleil sombrait et que l'obscurite montait, elle alluma une lampe. Elle hesita un bon moment avant de choisir un film a voir ou un livre. Dans ses bagages etait niche un exemplaire de Guerre et Paix, qu'elle pensait avoir le temps de lire pendant cette expedition ; jusqu'ici, elle ne l'avait pas ouvert et, vu les evenements de la journee, ce n'etait pas ce soir qu'elle allait s'y decider. Et les enquetes de Travis McGee qu'elle avait rapportees a l'issue de sa derniere permission ? Non, John D. MacDonald etait parfois trop incisif. Ah ! oui, ce cher vieux Dick Francis... II. Loup-Rouge et ses hommes ne parvenaient plus a conduire les mammouths vers un terrain propice a l'abattage de l'un d'eux. Les grands animaux avaient cesse de s'ecarter devant les minuscules creatures qui les harcelaient. De plus en plus souvent, ils faisaient halte pour marteler le sol de leurs grosses pattes, et ils ne repartaient pas avant d'avoir mange toute la vegetation a leur portee. Hier, un male avait charge les chasseurs, les obligeant a se disperser pour ne pas revenir avant l'aurore. De toute evidence, le troupeau ne s'eloignerait pas davantage de son territoire. -- Pas encore, repondit Loup-Rouge. Nous devons abattre un mammouth, c'est urgent. Et nous le ferons. >> Bien plus que de viande et de graisse, le Peuple des Nuages avait besoin d'os, de defenses, de dents, de peau et de fourrure, autant de materiaux qui se faisaient rares. Et il y avait la victoire elle-meme, qui leur apporterait a nouveau la chance. Le periple avait ete long et rude. La peur fit ciller les yeux de Bois-de-Caribou. -- Pourquoi penses-tu donc qu'elle possede des pouvoirs ? lanca Loup-Rouge. Elle nous a fuis, ainsi que son petit homme. C'etait il y a trois jours. Attends d'ecouter les nouvelles que rapportera Renard-Veloce. >> Ses paroles maintinrent l'ordre dans le groupe jusqu'a ce que l'eclaireur le rejoigne. Renard-Veloce leur signala une grande tourbiere toute proche. Loup-Rouge harangua ses hommes, qui accepterent de faire une nouvelle tentative. Ils commencerent par collecter des brindilles, des roseaux secs et autre petit bois qu'ils lierent en fagots. Loup-Rouge se chargea ensuite de faire du feu. Tout en s'activant, il entonna le Chant du Corbeau et ses camarades se mirent a danser lentement autour de lui. La nuit etait tombee, mais c'etait la nuit courte et lumineuse de l'ete, un crepuscule ou l'on voyait luire les mares et l'herbe grise courir d'un horizon a l'autre. Le ciel au-dessus d'eux etait pareil a une plaine d'ombre ou clignotaient quelques etoiles a peine distinctes. La froidure s'intensifia. Pendant que ses compagnons s'approchaient des mammouths, Loup-Rouge resta en retrait afin que sa torche ne les alerte pas prematurement. Sous leurs pieds, les brindilles craquaient, les herbes bruissaient, la terre humide ployait. Un coup de vent apporta a ses narines l'odeur forte des betes et un peu de leur chaleur, du moins le crut-il. Cela lui donna le vertige ; il n'avait guere mange ces derniers temps. En entendant les bruits qu'emettaient leurs gorges, leurs trompes et leurs pattes, il sentit son coeur battre plus fort et son esprit se raffermir. Rendus nerveux par plusieurs journees de harcelement, les mammouths etaient prets a la debandade. Il siffla lorsqu'il estima venu le moment d'agir. En l'entendant, les hommes coururent vers lui. Ils allumerent leurs torches a la sienne. Loup-Rouge a sa tete, le groupe se deploya en arc de cercle et passa a l'attaque. Les hommes agitaient leurs torches dans les airs ; les flammes montaient, les etincelles s'envolaient. Ils pousserent le hurlement du loup, le rugissement du lion, le grondement de l'ours et ce cri terrifiant, brutal et module, passant sans cesse du grave a l'aigu, qui est l'apanage de l'homme. Un mammouth glapit. Un autre barrit. Le troupeau prit la fuite. La terre se mit a trembler. > La proie qu'il avait choisie etait un jeune male qui filait droit sur la tourbiere. Bien que ses congeneres ne se soient guere ecartes l'un de l'autre, ils n'en fuyaient pas moins en ordre disperse, et la nuit resonnait de leurs cris et de leur course precipitee. Les hommes voyaient beaucoup mieux qu'eux. Les chasseurs depasserent l'animal, coururent sur ses flancs. Ils jeterent leurs torches sur lui avant qu'elles ne s'eteignent. Il glapit de terreur. Loup-Rouge bondit. Il sentit la queue de la bete lui balayer les epaules. Il lui planta une lance dans le ventre, la laissa dechirer les chairs et se retira en hate. Les propulseurs passerent a l'action. Chaque projectile blessait le jeune mammouth. Il prit de la vitesse. Son souffle se fit eraille. La terre s'ouvrit sous ses pattes dans une explosion de boue, il sombra jusqu'au garrot et se retrouva pris au piege. Ses congeneres disparurent dans la nuit sans demander leur reste. Peut-etre serait-il parvenu a se degager, si on l'avait laisse en paix. Mais les chasseurs n'en firent rien. Bondissant autour de la fosse ou il se debattait, ils le criblerent de leurs lances. Ils plongerent dans la boue pour les planter dans ses chairs. L'eau se colora d'un sang noir a la lueur des etoiles. L'animal poussa un cri dechirant. Sa trompe fouettait l'air, ses defenses le fendaient, mais il frappait a l'aveuglette. Dans les cieux, les astres poursuivaient en silence leur course immuable. Bientot, le mammouth s'affaiblit. Son cri se reduisit a un sourd gemissement. Les hommes convergerent sur lui. Plus legers et capables de s'entraider, ils ne couraient pas le risque de sombrer. Leurs couteaux luisirent, leurs haches s'abattirent. Coureur-des-Neiges planta sa lance dans un oeil. Mais l'autre oeil de la bete vit quand meme le soleil se lever, voile par la brume glaciale qui pesait sur son champ de mort. >, dit Loup-Rouge. Les hommes se retirerent sur la terre ferme. Il se tourna vers le nord et entonna avec eux le Chant des Spectres. Au nom de tous les chasseurs, il expliqua au Pere des Mammouths pourquoi cet acte etait necessaire. Puis : > S'il etait facile de tailler une pointe, ils ne savaient pas encore s'ils trouveraient des pierres idoines dans cette region et les hampes de bois etaient egalement precieuses. Une fois cette tache accomplie, les hommes se reposerent. Ils finirent les restes de baies et de viande sechee que contenaient leurs bourses. Certains etalerent leurs couvertures et s'endormirent sans prendre la peine de les ramener sur eux, l'air s'etant rechauffe. D'autres bavarderent et plaisanterent, ou observerent l'agonie du mammouth. Celle-ci se prolongea jusqu'en milieu de matinee, puis le grand corps soudain tressaillit, vida ses entrailles dans la fosse et cessa de bouger. Les hommes oterent alors leurs vetements pour attaquer la bete au couteau. Ils sucerent son sang pendant qu'il etait encore chaud et preleverent des morceaux de langue et de bosse, car tel etait le privilege des chasseurs. Ensuite, ils se laverent dans une mare d'eau claire, a laquelle ils firent l'offrande du globe oculaire intact afin de la remercier. Ils s'empresserent de se rhabiller, car des nuees de moustiques tombaient sur eux. Puis ils festoyerent. Quelque temps apres apparurent les oiseaux charognards, qu'ils eloignerent en leur jetant des pierres. Attiree par l'odeur de la carcasse, une meute de loups fit son apparition mais garda ses distances. >, commenta Loup-Rouge. La tribu les rejoignit le lendemain en fin de journee. Elle n'avait pas un long chemin a faire, car les chasseurs de mammouths progressaient lentement et en zigzag, mais outre qu'elle comptait des vieillards et des enfants en bas age, elle devait aussi transporter quantite de peaux, de poteaux et autres materiaux. Les cris de joie que pousserent ses membres etaient temperes par l'epuisement. Mais ils ne tarderent pas a se mettre a l'ouvrage et, ce soir-la, Loup-Rouge retrouva Petit-Saule, sa femme. Le matin venu, on entreprit de depecer la bete, une tache qui prendrait plusieurs jours. Loup-Rouge alla voir le chaman Celui-qui-Repond dans sa tente. Ils inhalerent en silence la fumee montant d'un feu de tourbe sacre ou l'on avait jete des herbes de puissance. La penombre etait peuplee de presences entrevues ; les bruits parvenant du dehors semblaient issus du bout du monde. Mais les pensees de Loup-Rouge demeuraient pleines de vigueur. -- Les Hommes Cornus ne marchent plus dans mes reves >>, repondit prudemment le chaman. Loup-Rouge agita une main de haut en bas pour signaler son assentiment. Ceux qui avaient chasse le Peuple des Nuages de ses terres ancestrales n'avaient aucune raison de les poursuivre, mais leur fuite vers l'Est les avait amenes a traverser les territoires de tribus semblables a leurs ennemis, ce qui les avait obliges a pousser le plus loin possible. >, dit-il. Le visage de Celui-qui-Repond se plissa a tel point que rides et traits de peinture s'y confondirent. Il palpa son collier de griffes. -- Apparemment, nous avons atteint un territoire ou personne ne demeure, hormis de rares etres frappes de debilite. -- Es-tu sur qu'ils sont depourvus de puissance ? Par ailleurs, tes chasseurs de mammouths se sont plaints de la difficulte de la traque. -- Trouverons-nous jamais un lieu plus accueillant ? Je me demande si Foyer-du-Ciel n'a pas embelli dans notre souvenir. A moins que les mammouths ne se fassent rares dans toutes les contrees. J'ai trouve ici des traces de bisons, de chevaux et de caribous, entre autres. En outre, pendant que nous etions en chasse, nous avons vu une chose merveilleuse, et je voulais t'en parler. Cela veut-il dire que nous etions les bienvenus ou que nous courions un danger ? >> Loup-Rouge relata sa rencontre avec l'etrange couple. Puis il rapporta les autres decouvertes faites par son groupe - eclats de pierre, restes de feux de camp, fragments d'os de lapin -, autant de signes d'une presence humaine. Contrairement aux tribus de l'Ouest, les habitants du lieu devaient etre faibles et chetifs, car le gros gibier ne semblait nullement craindre l'homme, et celui qui accompagnait la femme aux cheveux de paille etait nu et arme en tout et pour tout d'une pierre taillee. Quant a cette femme, elle se signalait par sa haute taille, ses yeux clairs et son etrange mise. Elle n'avait pas cache sa colere lorsque les chasseurs avaient defie son compagnon, mais tous deux etaient partis sans chercher l'affrontement. Sa tribu serait-elle disposee a traiter avec le Peuple des Nuages, avec de vrais hommes ? >, conclut Loup-Rouge. Comme il s'y etait attendu, le chaman s'abstint de lui repondre mais lui demanda : -- Oui, avec quelques amis courageux. Si nous ne sommes pas revenus quand la carcasse sera prete, tu sauras que ce pays n'est pas pour notre peuple. Mais nous sommes restes si longtemps sans foyer. -- Je vais lancer les os. >> Ils retomberent d'une facon telle que le chaman ordonna : > Durant la nuit, Loup-Rouge et Petit-Saule l'entendirent chanter. Son tambour ne cessait de tonner. Leurs enfants ramperent jusqu'a eux et ils se blottirent les uns contre les autres, impatients de voir le soleil se lever. Des les premieres lueurs, Loup-Rouge se presenta devant la tente de Celui-qui-Repond. Le chaman en sortit hagard et tremblant. > Loup-Rouge inspira profondement et bomba le torse. Cinq hommes l'accompagnaient. Que Renard-Veloce soit de la partie ne le surprenait pas, et il en allait de meme pour Coureur-des-Neiges et Lame-Brisee. Il devina qu'Attrapeur-de-Chevaux et Bois-de-Caribou avaient besoin de dominer leur peur. Leur quete les conduisait vers le Sud, car c'etait par la qu'etait partie la femme aux cheveux jaunes ; par ailleurs, les traces de presence humaine etaient plus abondantes dans cette direction. La contree se faisait de plus en plus seche a mesure qu'ils descendaient. Prairies et bosquets furent bientot omnipresents. Enfin, les voyageurs parvinrent au point ou la Grande Eau se deployait sous un ciel empli de vent, de fumee et de sifflements. Les vagues se fracassaient a grand bruit sur le sable, refluaient en susurrant. Les goelands croisaient sur un vent sale. Le sol etait jonche d'os, de coquillages, d'algues et de bois flotte. Le Peuple des Nuages connaissait mal ce milieu ; il chassait le plus souvent a l'interieur des terres. Rassemblant leur courage, Loup-Rouge et ses hommes suivirent la greve en direction de l'est, car ils avaient sans doute plus de chances de trouver quelqu'un de ce cote. En chemin, ils prirent conscience des nombreuses richesses de ce pays. S'il y avait des poissons morts echoues sur la greve, les eaux devaient grouiller de poissons vivants. Ces coquillages avaient jadis abrite de la chair. Les recifs disparaissaient sous la masse des phoques et des cormorans. Lamantins et loutres de mer bondissaient sur les vagues. -- Nous apprendrons >>, retorqua Renard-Veloce. Loup-Rouge garda son avis pour lui-meme. Dans son esprit fremissait une idee, pareille a un enfant dans le ventre de sa mere. Soudain, la ou un fleuve courant au fond d'une ravine se jetait dans la mer, ils apercurent deux personnes. Celles-ci les virent aussi et fuirent en remontant le courant. > Il s'avanca a la tete du groupe, sa lance dans la main droite mais la gauche tendue, la paume en avant. Les etrangers continuerent de reculer. C'etaient de jeunes garcons et non des hommes, avec un fin duvet sur les joues. Pour se proteger du vent, ils portaient des peaux de betes non tannees mais adoucies par mastication et attachees a leur cou par un cordon. Vu leur etat, elles avaient ete prelevees sur des charognes et non sur du gibier fraichement tue. A leur taille pendait une bourse attachee par une laniere et non cousue. Leurs chaussons etaient egalement grossiers. Chacun d'eux portait une pierre taillee et un bout de peau contenant les moules qu'il avait ramassees. Coureur-des-Neiges partit d'un petit rire. > L'espoir fit battre les tempes de Loup-Rouge. > Des aulnes verts poussaient sur les berges, mais leur faible hauteur comme leur maigre feuillage ne genaient ni les mouvements, ni la visibilite. L'un des garcons poussa un cri. Sa voix etait mal assuree. Le vent l'emporta vers les arbustes bruissants. Les chasseurs s'avancerent. D'autres hommes apparurent en haut de la ravine. Ils descendirent dans le lit du fleuve et se figerent. Les deux garcons s'empresserent de les rejoindre. A la tete du petit groupe se trouvait un homme que Loup-Rouge reconnut. Derriere lui se tenait un jeune adulte. Encore derriere, deux femmes et une fille pubere, a peine mieux vetues que les males, qui faisaient taire plusieurs enfants nus. -- Les autres sont peut-etre a la cueillette, dit Loup-Rouge. Mais ils ne sont surement pas tres nombreux, sinon nous les aurions reperes avant. -- Ou est... la grande femelle avec des cheveux semblables au soleil ? -- Peu importe. Aurais-tu peur d'une femme ? Viens. >> Loup-Rouge s'avanca d'un pas decide. Ses chasseurs se deployerent autour de lui. C'etait ainsi que le Peuple des Nuages avait affronte les Hommes Cornus, dont le nombre avait fini par leur imposer la retraite. Les chasseurs qui l'entouraient etaient alors des enfants, mais leurs peres les avaient bien eduques. Un jour, peut-etre devraient-ils se battre, eux aussi. Loup-Rouge fit halte a trois pas du chef. Ils se jaugerent du regard. Le silence se prolongea sous les assauts du vent. > L'autre remua les levres sous sa barbe. On aurait dit le gazouillis d'un oiseau. -- En tout cas, ils sont hideux, retorqua Bois-de-Caribou. -- La femme, pas tant que ca >>, murmura Lame-Brisee. Le regard de Loup-Rouge s'attarda sur la jeune fille. Ses epaisses tresses encadraient un visage delicat. Elle frissonna et resserra sa cape sur son corps malingre. Il se tourna de nouveau vers l'homme, qui etait sans doute son pere. Se frappant le torse du poing, il prononca son nom. L'autre sembla comprendre lorsqu'il repeta son geste pour la troisieme fois et il l'imita en declarant : > Puis, agitant la main, il ajouta : -- Eh bien, nous savons comment il faut les appeler, commenta Loup-Rouge. -- Ce sont leurs vrais noms ? >> se demanda Renard-Veloce. Dans leur peuple, le vrai nom d'un homme n'etait connu que de son esprit des reves et de lui-meme. >, fit Loup-Rouge. Il percevait sans peine la nervosite de ses hommes, leur sueur en etait impregnee. Lui-meme etait tendu. Qui etait donc cette femme mysterieuse ? Ils ne devaient pas laisser la peur ronger leur courage. > Il s'avanca d'un pas conquerant. Aryuk et le jeune homme firent mine de lui barrer le passage. Il sourit et agita sa lance. Ils eurent un mouvement de recul et echangerent quelques murmures. > railla Loup-Rouge. Seul le vent lui repondit. Enhardis, ses hommes se mirent en marche a leur tour. Les autochtones les suivirent dans le desordre, mi-maussades, mi-effrayes. Un peu plus loin, le Peuple des Nuages trouva leur foyer. La ravine s'elargissait en amont et une corniche saillait au-dessus d'elle, a l'abri des eaux. On entendait couler un ruisseau sur le coteau couvert de fourres - sans doute une source jaillissait-elle non loin de la, car l'eau du fleuve etait trop salee pour qu'on la boive. Trois minuscules huttes etaient blotties les unes contre les autres. Les autochtones avaient commence par empiler des roches jusqu'a hauteur de leurs epaules, laissant une ouverture pour entrer et sortir, comblant ensuite les interstices avec de la mousse. Pour le toit, ils avaient pose a plat du bois mort, qu'ils avaient ensuite recouvert de tourbe. En guise de porte, ils avaient pour les proteger du vent des fagots de branchages lies par des boyaux. Dans l'un des abris rougeoyait un feu couvert, sans doute entretenu en permanence. Non loin de la etait amenage un depotoir, au-dessus duquel flottait une nuee de mouches. > Les huttes de terre que leur peuple edifiait pour se proteger du froid, en attendant d'avoir le temps d'en batir de plus solides, etaient plus spacieuses et plus propres. Quant a leurs tentes de cuir, elles etaient a la fois douillettes et bien aerees. > De toute evidence, les Tulat etaient faches que l'on fouille leurs domiciles, mais seul Aryuk et le jeune adulte oserent leur lancer des regards furibonds. Les chasseurs trouverent d'importantes reserves de viande et de poisson seches, ainsi que des fourrures et des peaux d'oiseau. > Ses hommes prirent et mangerent ce qui leur faisait envie. Aryuk finit par se joindre a eux, mais il conserva une position accroupie alors qu'ils s'etaient assis en tailleur. Il machonna un bout de saumon et leur lanca a plusieurs reprises un sourire avenant. Ensuite, Loup-Rouge et ses hommes explorerent les alentours du fleuve. Une sente qu'ils avaient reperee grace a leur oeil entraine les conduisit en un point situe au bord d'un ruisseau tout proche. A en juger par le disque de terre nue et tassee, il s'etait recemment trouve ici un objet de belle taille. De quoi s'agissait-il exactement ? Qui l'avait fabrique et pourquoi ? Qui l'avait emporte et comment ? Chacun d'eux s'efforca de cacher sa peur a ses camarades. Loup-Rouge fut le premier a se ressaisir. -- Les indigenes nous le diront, une fois que nous saurons comment leur parler, dit Renard-Veloce. -- Les indigenes feront bien davantage >>, repondit Loup-Rouge d'une voix trainante. Exultant : > Ses hommes en resterent bouche bee. Il ne leur exposa pas tout de suite son idee. Comme ils regagnaient le campement, il reprit d'un air pensif : > Son regard se porta sur Aryuk et sa famille. L'echine courbee, ils attendaient de subir leur sort. Les adultes s'agrippaient par les mains, les femmes serraient les enfants contre elles. > Il adressa un sourire a la jeune fille. Un regard de terreur pure y repondit. 1965 apr. J.C. En ce bel apres-midi d'avril, Wanda Tamberly venait au monde a San Francisco, de l'autre cote de la baie. Chrononaute ou pas, elle ne pouvait reprimer un certain frisson. Bienvenue, o moi ! Simple coincidence. Si Ralph Corwin lui avait fixe cette date pour leur rendez-vous, c'etait parce que sa maison de Berkeley ne serait pas disponible avant ce jour-la. La Patrouille, qui souffrait d'un manque d'effectif chronique, ne pouvait affecter que quelques specialistes aux migrations de l'homme dans le Nouveau Monde, si importantes fussent ces dernieres. Totalement surmenes, ils ne cessaient d'aller et de venir entre present et passe, transitant toujours par cette antenne administrative. A l'instar de la plupart des bureaux specialises, celui-ci avait l'apparence d'un immeuble residentiel, loue pour une duree de plusieurs annees par des personnes qui y avaient elu residence. Le choix de l'Amerique du XXe siecle s'etait tout de suite impose. La plupart des specialistes cites plus haut en etaient originaires et se fondaient sans peine dans la population. Ils ne pouvaient cependant pas utiliser le QG regional de San Francisco ; un surcroit d'activite l'aurait rendu un peu trop reperable. Le Berkeley des annees 60 constituait une solution de rechange presque parfaite. Dans ce haut lieu du non-conformisme, nul ne pretait attention aux excentriques de passage. Quelques annees plus tard, cependant, le developpement de la consommation de drogue entrainerait une trop forte presence policiere ; mais la Patrouille en aurait fini avec ce projet et evacue sa base. Seul defaut : le batiment n'abritait aucun local susceptible d'accueillir des scooters temporels. Tamberly emprunta les transports en commun, descendit a Telegraph Avenue, mit le cap au nord et fit le tour du campus. La journee etait splendide et sa curiosite eveillee. Cette decennie avait acquis un statut legendaire durant son adolescence. La deception etait de taille. Ce n'etait partout que salete, arrogance et pretention. Lorsqu'un garcon au jean macule de crasse et enveloppe dans une couverture indienne bidon lui brandit un tract vantant les vertus de la paix dans un style pompeux, elle se rappela l'avenir proche - le Cambodge, les boat-people - et lui declara avec un sourire suave : > Un jour, Manse avait evoque devant elle ses souvenirs des sixties d'une facon qui aurait du lui mettre la puce a l'oreille. Mais pourquoi se soucier de telles vetilles alors que les cerisiers etaient en fleur ? Le batiment qu'elle cherchait etais sis dans Grove Street (une rue destinee a etre rebaptisee Martin Luther King Jr. Way et que les etudiants de sa generation surnommaient Milky Way). Une maison modeste et bien entretenue ; un proprietaire satisfait n'est jamais trop curieux. Elle gravit les marches du perron et sonna. La porte s'ouvrit. > Comme elle opinait : > Elle avait devant elle un homme mince, au profil de Romain, dote d'une moustache taillee en brosse et de cheveux ondules grisonnants. Il portait une chemise marron avec des epaulettes et une batterie de poches, un pantalon de toile au pli impeccable et des sandales Birkenstock. La quarantaine bien tassee, mais ca ne voulait rien dire quand on beneficiait du traitement de longevite de la Patrouille. Il referma la porte derriere elle et la gratifia d'une solide poignee de main. > Sourire. >. Je ne pouvais pas vous appeler >, vous auriez tout aussi bien pu faire la quete pour quelque bonne cause. Mais peut-etre preferez-vous > ? -- Peu importe, repondit-elle sur un ton volontairement decontracte. Manse Everard m'a explique que ces appellations avaient tendance a muter. >> Oui, fais-lui comprendre que tu es pote avec un agent non-attache. Au cas ou il serait en mal d'autorite. > Montre a ce grand anthropologue que l'humble naturaliste que tu es n'est pas tout a fait idiote. Elle se demanda si c'etait son accent pseudo-britannique qui la herissait. En interrogeant le QG, elle avait appris qu'il etait ne a Detroit en 1895. Mais, avant d'entrer dans la Patrouille, il avait fait de l'excellent travail sur les Indiens durant les annees 20 et 30. > Son sourire s'elargit. Il est plutot charmant, en fait, s'avoua-t-elle. -- Cafe, s'il vous plait. Il est encore tot. >> Il la conduisit au sejour et l'invita a s'asseoir dans un fauteuil. Les meubles avaient vecu. Les murs disparaissaient derriere les livres, en majorite des ouvrages de reference. Il s'excusa pour gagner la cuisine, en revenant avec un plateau de patisseries qu'elle trouva delicieuses. Une fois qu'il l'eut pose sur la table basse, il s'assit face a elle et lui demanda la permission de fumer. C'etait fort poli pour une personne de son epoque ; contrairement a Manse, qui preferait la pipe, il alluma une cigarette. -- Pour le moment. J'y ai veille, et ce ne fut pas sans mal. >> Rire. -- Eh bien, vous le savez, repondit-elle, surprise. De la zoologie, de l'ecologie... ce qu'on appelait l'histoire naturelle du temps de votre jeunesse. >> He ! ne sois pas insultante ! A son grand soulagement, il ne sembla pas relever. > Tout sucre et tout miel : > Elle secoua la tete. grosso modo attendue en ce lieu et en cette heure. Non que je fusse censee les rencontrer en personne - si ca s'est fait, seul le hasard en est responsable -, mais ma mission consistait entre autres a decrire l'environnement ou ils allaient debarquer, les ressources qu'ils pourraient exploiter, et caetera. >> Consternee : Qu'est-ce qui te prend de deblaterer comme ca ? Il sait tout ca par coeur. Tu es trop nerveuse. Ressaisis-toi, petite cruche. Corwin tiqua. > Tamberly se detendit. -- Votre modele, en quelque sorte, hein ? Une scientifique d'elite, a en juger par vos resultats. >> Il sirota son the. > Evoquer de tels sujets devant un homme aussi cultive que seduisant etait fort agreable - suffisamment, en tout cas, pour l'amener a se detendre. En 1987 et apres, elle avait souffert de ne pouvoir se confier a ses parents, a sa soeur, a ses amis, qui tous se demandaient pourquoi elle interrompait ses etudes afin de se consacrer a un mysterieux travail qui l'eloignait de ses proches. Durant sa periode de formation a l'Academie de la Patrouille, elle avait plus d'une fois cherche en vain une oreille compatissante. Mais elle avait fini par depasser ce stade. A moins que... ? -- Non, je prefererais vous entendre dans votre langue maternelle. Vous en dites davantage sur vous-meme. Ce qui est charmant, si je puis me permettre. Poursuivez, je vous en prie. >> Grand Dieu, mais c'est qu'il me ferait rougir ! Tamberly reprit en hate : e siecle, deguise en moine, pour suivre le cours de l'expedition de Pizarre. >> (Car cette conquete etait l'un des episodes cles de l'histoire. Si elle s'etait deroulee differemment, l'ensemble de l'avenir en aurait ete change, et le XXe siecle aurait ete prive des Etats-Unis d'Amerique mais aussi de la famille Tamberly dans son ensemble. Sous la realite est tapie la forme supreme de l'indetermination quantique. Au niveau des phenomenes observables, celle-ci se manifeste sous la forme du chaos, au sens physique du terme - la capacite des forces infinitesimales a causer des catastrophes a grande echelle. Voyagez dans le passe, et vous devenez capable de l'alterer, d'annuler l'avenir qui vous a donne naissance. Vous n'en continuerez pas moins d'exister, sans parentele ni cause premiere, telle l'incarnation de l'insignifiance universelle ; mais le monde dont vous etiez issu n'existera - n'aura existe - que dans votre souvenir. Lorsque le voyage dans le temps est devenu un fait, est-ce l'altruisme qui a pousse les surhommes danelliens a venir de leur futur lointain pour fonder et organiser la Patrouille du temps ? Celle-ci a pour mission d'assister, de secourir, de conseiller et de rendre justice, bref d'accomplir les taches qui sont du ressort de toute force de police qui se respecte. Mais elle doit aussi empecher les idiots, les criminels et les dements de detruire l'histoire, cette histoire dont le but ultime est l'avenement des Danelliens. Pour ceux-ci, c'est peut-etre une simple question de survie. Ils ne nous l'ont jamais dit, c'est a peine si nous les voyons, nous n'en savons rien.) trop complique. Il nous faudrait des heures. Le resultat des courses, c'est qu'un conquistador s'est empare d'un scooter, a appris a s'en servir et a decouvert mon existence ainsi que le lieu ou je me trouverais a un moment donne. Il m'a kidnappee afin de m'obliger a lui servir de guide dans l'Amerique du XXe siecle, esperant se procurer des armes modernes par mon intermediaire. Il avait des projets tout a fait grandioses. >> Corwin lacha un sifflement. -- L'agent Everard m'avait contactee dans le cadre de son enquete sur la disparition d'oncle Steve. Il ne m'avait rien dit sur la Patrouille, naturellement, mais il m'avait laisse son telephone et... j'ai tente le tout pour le tout et reussi a l'appeler. Il m'a liberee. >> Tamberly ne put s'empecher de sourire. >. Du coup, sa couverture etait flambee. >> Son devoir lui commandait de s'assurer que je fermerais mon clapet. J'aurais pu accepter le conditionnement et me retrouver incapable de parler de voyage dans le temps avec mes proches, ce qui m'aurait permis de reprendre le cours de ma vie la ou je l'avais laisse. Mais il m'a propose une autre solution. M'engager dans la Patrouille. Il ne me voyait pas dans la peau d'une femme-flic, et il avait sans doute raison, mais la Patrouille a egalement besoin de scientifiques de terrain. >> Bref, quand on m'a propose de faire de la paleontologie avec des specimens vivants, je ne pouvais pas refuser. Est-ce qu'un ours va ch... euh... est-ce que le pape est catholique ? -- Donc, vous avez suivi la formation de l'Academie, murmura Corwin. Je suppose que le site vous a coupe le souffle. Par la suite, je presume, vous avez travaille au sein d'une equipe jusqu'a ce qu'on vous considere comme la candidate ideale pour ce poste de terrain en Beringie. >> Tamberly acquiesca. -- Et arretons de parler de moi, suggera-t-elle. Comment etes-vous entre dans la Patrouille ? -- Cela n'avait rien de sensationnel. En fait, c'est arrive le plus banalement du monde. Un recruteur qui me considerait comme un candidat potentiel a cultive mon amitie et m'a incite a passer certains tests, apres quoi il m'a revele la verite et m'a propose de m'engager. Il savait que j'accepterais, bien entendu. Reconstituer l'histoire non ecrite du Nouveau Monde... contribuer a l'ecrire, en fait... bref, vous me comprenez, ma chere. -- Vous n'avez pas eu de mal a couper les ponts avec vos proches ? >> Moi, je pense que je n'y arriverai jamais, pas vraiment, du moins tant que... tant que papa, maman et Susie seront encore vivants... Non, ne pense pas a ca, pas maintenant. Le soleil brille trop fort derriere cette fenetre. > Mieux vaut orienter la conversation vers des sujets moins intimes, songea Wanda. > Et jamais je n'aurais pu faire mieux, ajouta-t-elle dans son for interieur. -- Non, non. Ce milieu est tout bonnement fascinant. >> Tamberly sentit son coeur battre plus fort. Vas-y, saisis ta chance. -- Hum. >> Il se caressa la moustache. > Gloussement. > Elle acquiesca vigoureusement, tout en sentant son coeur se serrer. vivante. Et les Nous sont adorables. -- Les Nous ? Ah ! oui. C'est ainsi que se designent les aborigenes, je presume. Le sens du mot >. Ils avaient oublie l'expedition qu'avaient accueillie leurs aieux et pensaient etre seuls au monde jusqu'a votre apparition. -- Exact. Je ne comprends pas qu'on se desinteresse d'eux a ce point. Ils ont occupe cette region pendant des millenaires. Des gens comme eux sont alles jusqu'en Amerique du Sud. Mais la Patrouille ne s'est interessee qu'a une seule tribu. Tout ce qu'elle en a appris, c'est leur langage et une vague idee de leurs moeurs. Lorsqu'on m'a transmis ces donnees par electro-impregnation, j'ai ete consternee de leur minceur. Pourquoi personne ne se soucie d'eux ? >> Il lui repondit d'un air grave et pondere. e siecle ont presque tous doute de leur existence. Les quelques traces qu'ils ont laissees - outils et feux de camp - pouvaient s'expliquer par des causes naturelles. Ce sont les chasseurs arrives lors de la derniere glaciation du pleistocene, dite glaciation du Wisconsin, entre les stades de Cary et de Mankato, qui ont peuple les deux continents. Leurs predecesseurs ont peri a petit feu, a moins qu'ils ne les aient extermines. S'il y a eu des croisements entre les deux peuplades - du fait de captives, sans doute -, ils etaient fort rares et le sang de l'ancien peuple s'est dilue dans celui du nouveau. -- Je sais ! Je sais ! >> Tout juste si elle n'avait pas hurle. Les larmes perlaient a ses paupieres. Tu n'as pas besoin de me faire un cours magistral, je ne suis pas une bizuth. C'est tes vieilles habitudes qui reprennent le dessus ? -- Un Patrouilleur doit apprendre a s'endurcir, comme un medecin ou un policier. Sinon, il finit brise par les cas qu'il doit traiter. >> Corwin se pencha vers elle. Il enveloppa de sa main le poing qu'elle tenait crispe sur sa cuisse. > Tamberly deglutit et se redressa. Elle se degagea puis, ne souhaitant pas donner l'impression qu'elle le fuyait, lui repondit : -- Bien sur que non. Les etrangers que vous avez vus debarquer appartenaient sans doute a une petite tribu. Ils formaient l'avant-garde de la migration, j'imagine, et le gros des troupes n'a debarque qu'une ou deux generations apres. Par ailleurs, si j'ai bien compris, vos Tulat vivaient sur la cote et ne chassaient pas le gros gibier. Il n'y avait donc aucune rivalite entre eux. -- J'espere que vous avez raison. Mais s'ils entrent en... en conflit, pouvez-vous les aider ? -- Helas, non. La Patrouille n'a pas le droit d'intervenir. >> Elle se sentait de nouveau pleine d'energie. -- Vous savez tres bien pourquoi. >> Peut-etre avait-il compris qu'il avait eu tort de jouer les professeurs, car il parlait a present d'un ton pose, sans colere ni condescendance, comme s'il avait affaire a une jeune femme bouleversee. > fait partie du passe. -- Oui, oui, oui. >> Elle maitrisa le ressentiment qui l'habitait et que le ton conciliant de son interlocuteur n'avait en rien entame. -- Non. Vous etes soumise a une forte tension. Vous vous efforcez de clarifier vos intentions. >> Sourire de Corwin. -- Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi on ne peut rien faire, insista-t-elle. Oh ! je ne demande pas un truc monstrueux, du genre a s'enkyster dans la memoire collective. Mais... oh ! ces chasseurs etaient si arrogants ! S'ils commencent a tyranniser les Nous, on pourrait leur dire de garder leurs distances, quitte a y aller d'une petite demonstration de force - des feux d'artifice, par exemple. -- Vous perdez de vue la situation globale, repliqua-t-il. La population de la Beringie ne se limite plus... a cesse de se limiter, devrais-je dire... a une societe statique ayant a peine depasse le stade eolithique - si l'on peut parler de societe dans le cas d'une peuplade aussi dispersee. Elle a ete envahie par une culture ou un ensemble de cultures avancees, dynamiques et progressistes. En l'espace de quelques generations, ces nouveaux venus ont descendu le corridor separant l'Inlandsis laurentidien de l'Inlandsis de la cordillere pour deboucher sur les grandes plaines, ou la taiga se transformait en prairie fertile a mesure du recul des glaciers. Ils se sont alors multiplies dans des proportions incroyables. Moins de deux mille ans apres le moment ou vous les avez rencontres, ils fabriquaient les superbes pointes de silex du site Clovis. Peu apres, ils achevaient d'exterminer le mammouth, le cheval, le chameau, bref la plupart des grands mammiferes du continent. Par la suite, ils ont donne naissance aux diverses ethnies amerindiennes... mais vous savez deja tout cela, je presume. >> Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que nous avons affaire a une situation instable. Certes, elle date d'un passe fort lointain. Il n'en subsistera aucune trace ecrite permettant aux morts d'edifier les vifs. Neanmoins, il est impossible d'ecarter la possibilite d'un vortex causal. En consequences, nous devons veiller a exercer une influence minimale dans le cadre de nos recherches sur le terrain. Seul un agent non-attache est competent pour engager une action decisive, et un tel homme ne prendrait ce genre d'initiative qu'en cas d'extreme urgence. >> Ou une telle femme, ajouta mentalement Tamberly. Mais n'oublions pas a quelle epoque il est ne et a ete eleve. Ses intentions sont louables. Mais il aime s'ecouter parler, ca c'est sur. Son agacement lui fit oublier son inquietude. Lorsqu'il ajouta : >, elle en convint dans son for interieur. Pourquoi diable etait-elle sujette a ces sautes d'humeur, au fait ? Eh bien, elle etait passee tout droit de la prehistoire a une epoque si semblable et en meme temps si differente de la sienne que cela ne pouvait que la destabiliser. Son travail allait rester inacheve, elle se faisait du souci pour les Nous, elle etait triste a l'idee de ne plus jamais les revoir, angoissee par cette confrontation avec un Patrouilleur jouissant de plusieurs decennies d'experience... Pas etonnant qu'elle soit dans un tel etat. Tu as interet a te calmer, ma fille. > Il alla vider sa tasse, la remplit de cafe chaud et produisit une flasque de brandy. -- Euh... un de a coudre, pas plus >>, conceda-t-elle. Ce fut le geste plus que l'alcool qui lui fit du bien. Plutot que de persister a vouloir la convaincre, Corwin passa ensuite a des considerations plus pratiques. Ses questions et ses remarques intelligentes constituaient le meilleur antidote a la tension nerveuse. Il alla chercher plusieurs livres, les ouvrit pour lui montrer les cartes idoines et lui decrivit les eres geologiques qu'avait traversees son terrain d'experience. Elle avait deja etudie la question, naturellement, mais il lui restitua le contexte d'une facon aussi vivante que precise. Durant l'ere qui lui etait familiere, la Beringie n'occupait pas, et de loin, le maximum de sa superficie. Cela demeurait toutefois un vaste territoire, un pont entre la Siberie et l'Alaska, et sa disparition s'etalerait sur une duree fort longue, si l'on raisonnait en termes de generations humaines. Gonflees par la fonte des glaces, les eaux finiraient par monter au point de l'engloutir ; a ce moment-la, l'Amerique serait peuplee de l'ocean Arctique a la Terre de Feu. Elle avait beaucoup de choses a lui dire sur la faune et la flore, moins sur les hommes et les femmes, quoiqu'elle ait appris a bien connaitre ces derniers. Grace aux donnees collectees par la premiere expedition, il connaissait le langage des Tulat et une partie de leurs us et coutumes. Elle se rendit compte qu'il avait beaucoup reflechi sur ceux-ci, les comparant avec ce qu'il savait des peuples primitifs, de son epoque et des autres, et usant de son experience pour extrapoler pas mal de choses. Il avait approche les Paleo-Indiens alors qu'ils descendaient vers le Sud en traversant le futur Canada. Son but etait de localiser la source de leurs mouvements migratoires. La Patrouille avait besoin d'en savoir davantage sur eux afin de determiner quels etaient les nexus a surveiller avec une attention particuliere. Quoique parcellaires, ces informations constituaient deja un debut. En outre, d'autres personnes etaient vivement interessees par ces donnees : anthropologues, folkloristes et artistes de toute sorte en quete d'inspiration. Guidee avec expertise par Corwin, Tamberly sentit ses souvenirs s'ordonner et prendre de l'epaisseur : des groupes de familles demeurant a l'ecart les unes des autres et se retrouvant de facon periodique, le plus souvent liees par des individus errants, pour la plupart des jeunes celibataires en quete d'une compagne... des rites tout simples, des legendes souvent macabres, une crainte tenace des spectres et des demons, des tempetes et des predateurs, de la maladie et de la famine... mais une certaine joie de vivre, une grande tendresse, un emerveillement enfantin devant les plaisirs de l'existence... une reverence toute particuliere pour l'ours, sans doute anterieure a la naissance de cette ethnie... -- Moi non plus, avoua Corwin. Le temps passe vite en compagnie d'une jeune femme comme vous. Je propose d'arreter la pour aujourd'hui, qu'en dites-vous ? -- Entendu. Je suis prete a faire un sort a un hamburger et a une chope de biere. -- Vous logez a San Francisco ? -- Oui, dans un petit hotel proche du QG, le temps de ce debriefing. Inutile de faire la navette entre aujourd'hui et 1990. -- Ecoutez, vous meritez mieux qu'une cafeteria. Puis-je vous inviter a diner ? Je connais toutes les bonnes tables de cette epoque. -- Euh... -- Vous n'aurez meme pas besoin de vous changer. Laissez-moi le temps de me rendre presentable. J'en ai pour une minute. >> Il s'eclipsa avant qu'elle ait eu le temps de repondre. -- Ouaouh !... Bon, pourquoi pas ? En fait... euh... non, calme-toi, ma fille. Ca fait un bail, d'accord, mais quand meme... Corwin revint aussi vite qu'il l'avait promis, en veste de tweed et fine cravate en cuir. Il la conduisit sur l'autre rive, dans un restaurant japonais proche de Fisherman's Wharf. Comme ils savouraient leurs cocktails, il lui proposa de devenir son equipier si elle tenait vraiment a retourner en Beringie. Elle decida sur-le-champ de considerer cela comme une blague. Lorsque le cuisinier vint preparer leurs sukiyaki devant eux, Corwin le pria de s'ecarter et se chargea lui-meme de cette tache, precisant qu'ils seraient >. Puis il se lanca dans le recit de son sejour parmi les Paleo-Indiens, insistant sur les episodes les plus dangereux. > S'il avait tire des conclusions de ses observations, il ne croyait pas Tamberly capable d'en faire autant, du moins le semblait-il. Lorsqu'ils sortirent de table, il lui proposa d'aller boire un verre au Top of the Mark, un bar cense etre le plus romantique de la ville. Elle pretexta la fatigue pour decliner. Une fois devant son hotel, elle le quitta avec une poignee de main. > 13 212 av. J.C. Chaque automne, les Nous se retrouvaient aux Sources-Bouillonnantes. Quand le temps se refroidit, c'est un bonheur de patauger dans les boues tiedes et de se baigner dans les eaux chaudes qui montent des profondeurs. Les parfums et les saveurs fortes protegent de la maladie ; les spectres de vapeur eloignent les fantomes inamicaux. Ils arrivaient de tous les villages le long de la cote, parfois des limites du monde connu, pour celebrer les festivites les plus joyeuses de l'annee. Ils apportaient beaucoup de vivres, car aucune famille n'aurait pu a elle seule nourrir une telle foule, et ils les partageaient. Ils appreciaient tout particulierement les excellentes huitres de la baie du Morse, maintenues en vie et transportees dans des outres pleines d'eau de mer ; et les poissons, les oiseaux, les petits animaux fraichement captures, fourres aux fines herbes ; les baies et les fleurs sechees provenant des coteaux ensoleilles ; de la graisse de phoque si l'un d'eux avait pu en tuer un, voire, merveille des merveilles, du blanc de baleine s'ils en avaient trouve une echouee sur la greve. Ils apportaient aussi de quoi alimenter le troc : de belles peaux, de belles plumes, de belles pierres. Ils mangeaient, chantaient, dansaient, riaient, faisaient l'amour en toute liberte. Ils echangeaient les dernieres nouvelles, marchandaient, echafaudaient des projets, se rappelaient les jours anciens en soupirant et regardaient en souriant leurs enfants gambader. Parfois, ils se querellaient, mais de vrais amis finissent toujours par se calmer. Quant il ne restait plus rien a manger, ils remerciaient Ulungu de les avoir heberges et rentraient chez eux, riches de souvenirs pour peupler les mois de tenebres qui s'annoncaient. Il en avait toujours ete ainsi. Il aurait du en etre toujours ainsi. Mais vint le temps ou le chagrin et la terreur peserent sur les Nous. On parlait beaucoup des etrangers arrives l'ete precedent pour venir vivre dans les terres. Bien que seules quelques maisonnees les aient vus, le bruit de leur venue s'etait repandu grace aux jeunes errant en quete d'une compagne et aux peres rendant visite a leurs voisins. Les envahisseurs etaient des etres laids, qui parlaient dans la langue des loups, avec des tenues de cuir et des armes de toute sorte, qui se deplacaient en bande et allaient ou bon leur semblait. Quand ils debarquaient dans un village, ils prenaient tout ce qu'ils voulaient - de la nourriture, des objets, des femmes -, non comme le font des invites mais a la maniere des aigles pillant les nids des balbuzards. Les hommes qui tentaient de leur resister etaient grievement blesses, par la lance ou par le couteau. La plaie d'Orak s'etait infectee et il en etait mort. Toi-Qui-Connais-l'Etrange, pourquoi Nous as-tu abandonnes ? Lors des celebrations aux Sources-Bouillonnantes, l'ambiance etait lourde et les rires souvent forces. Peut-etre que les mechants finiraient par s'en aller, comme les neiges hivernales a l'approche de l'ete. Celles-ci faisaient de nombreuses victimes. Qu'en serait-il de ce nouveau fleau ? Les gens s'isolaient pour echanger des murmures. Soudain, un jeune garcon qui s'etait eloigne revint en courant. La peur gagna les celebrants comme une vague et les corps s'agiterent dans sa houle. Aryuk du Fleuve des Aulnes s'efforca de calmer les femmes prises de panique et rassembla les hommes autour de lui, jusqu'a ce que seuls les enfants continuent de sangloter a mi-voix. Durant la saison ecoulee, il etait devenu d'humeur sombre et taciturne. Il se tenait a la tete des hommes, hors du perimetre des sources. Chacun d'eux empoignait une hache ou un gourdin. Les femmes et les jeunes restaient blottis entre les huttes. Derriere eux, les vagues grondaient, au-dessus d'eux, les oiseaux criaillaient, autour d'eux, le vent sifflait un air lugubre. Le ciel etait degage, il n'y courait que quelques nuages. A l'ouest, le soleil inondait d'une lumiere froide les collines jaunies et grisaillees par l'automne. Un etang bouillonnait doucement non loin de la, et le brun de ses eaux etait la seule note de couleur dans le paysage. Le vent dispersait sa chaleur, sa vapeur et ses fumets magiques. D'autres hommes marchaient vers les Nous. Les pointes de leurs lances ondoyaient au rythme de leur pas. Aryuk porta une main a son front et les fixa des yeux. > Comme ils se rapprochaient : > Il se mit a courir, stoppa, fit demi-tour, se planta parmi les siens, tremblant. Bientot elle fut devant lui. Elle avait le visage amaigri, les yeux eteints, comme si quelque chose avait quitte son esprit. Un chasseur resta aupres d'elle et les autres se deployerent. Ils fremissaient d'impatience. -- Je leur appartiens >>, repondit-elle d'une voix atone. Designant l'homme a ses cotes : -- Comment... comment vas-tu, mon enfant ? Oh ! mon enfant cherie ! -- Les hommes me possedent. Je travaille. Deux des femmes sont gentilles avec moi. >> Aryuk s'essuya les yeux de sa main libre. Ravalant une boule de bile, il adressa au Loup-Rouge : > Le chasseur eut le geste de celui qui eloigne une mouche. Avait-il compris ses paroles ? S'en desinteressait-il ? Wanayimo - Peuple des Nuages. >> Aryuk peinait a dechiffrer le son de sa voix. omulaiyeh...>> Il se tourna vers Daraku et cracha toute une serie de sons. D'une voix denuee de tonalite, elle declara a son pere en fuyant son regard : -- Que veulent-ils dire par cela ? s'ecria Huyok de la Greve des Loutres. Est-ce qu'ils ont faim ? Nous n'avons pas grand-chose a leur offrir, mais... mais...>> Le Loup-Rouge emit une nouvelle serie de sons. Daraku s'humecta les levres. -- Nous pouvons troquer...>> commenca Huyok. Un hurlement l'interrompit. Khongan du Marais aux Courlis etait le plus courageux des Nous. Il s'etait mis en rage quand on lui avait raconte les actes des envahisseurs. > Un rictus aux levres, les chasseurs leverent leurs lances. Aryuk savait qu'il aurait du imposer le calme. Mais il avait les mains trop lourdes, la gorge trop serree. Un par un, ses hommes reprirent le cri de Khongan : > Quelqu'un jeta une pierre. Quelqu'un d'autre leva sa hache et tenta de frapper un chasseur. Ce fut du moins ce que supposa Aryuk par la suite. Il ne devait jamais le savoir avec certitude. On entendit des cris, on echangea des coups, ce fut le cauchemar. Puis les Nous s'enfuirent. S'egaillerent. En se retournant, ils virent les envahisseurs indemnes, leurs armes maculees de sang. Deux d'entre les Nous etaient morts. Un ventre ouvert degorgeait ses tripes, un crane defonce sa cervelle. Les blesses legers avaient pu fuir, hormis Khongan. Le corps crible de coups de lance, il resta un long moment a gemir et a se convulser, puis il cessa de bouger. Daraku tomba a genoux devant le Loup-Rouge et se mit a pleurer. 1990 apr. J.C. > Elle perdit soudain son ton enjoue. Sans doute etait-il force. > Tu n'as jamais cherche a me revoir. Pourquoi l'aurais-tu fait ? Un agent non-attache a d'autres chats a fouetter. > Suivirent un numero de telephone et une serie de dates et d'heures en ce mois de fevrier. > Silence. Il stoppa la bande magnetique une fois le message fini et resta sans bouger durant plusieurs minutes. On eut dit que son appartement s'etait retire de New York pour investir son propre espace. Puis il haussa les epaules, se fendit d'un sourire penaud et opina du chef. Les autres messages etaient moins urgents et il les traiterait au prix de quelques petits sauts dans le temps. Non que celui de Wanda le fut vraiment. Quoique... Il se dirigea vers son armoire a liqueurs. Le parquet lui semblait nu a present qu'il etait recouvert par un banal tapis. Il avait remise sa peau d'ours polaire, devant laquelle de plus en plus de visiteurs se renfrognaient. Il ne pouvait pas leur expliquer qu'elle venait du Xe siecle, une epoque de l'histoire du Groenland ou c'etait l'homme et non l'ours blanc qui faisait partie des especes menacees. Par ailleurs, elle etait devenue plutot miteuse. Le casque et les lances entrecroisees decoraient toujours le mur ; seul un chrononaute comme lui aurait vu qu'ils dataient bel et bien de l'age du bronze. Il se prepara un scotch and soda bien corse, bourra et alluma sa pipe puis se retira dans son bureau. Son fauteuil etait aussi confortable qu'une vieille pantoufle. Rares etaient les visiteurs contemporains qu'il laissait entrer ici. Le plus souvent, ils s'empressaient de lui vanter les qualites de leur ordinateur personnel. >, disait-il, puis il changeait de sujet. La plupart du materiel de cette piece etait bidon. >, ordonna-t-il, ajoutant des donnees supplementaires pour garantir l'identification. Une fois qu'il eut etudie le dossier en question, il reflechit puis lanca une recherche sur des sujets en rapport. Lorsqu'il s'estima sur la bonne piste, il decida d'entrer dans les details. L'obscurite se fit peu a peu autour de lui. Surpris, il constata qu'il travaillait depuis des heures et qu'il avait faim. Il n'avait meme pas defait ses valises ! Trop agite pour sortir, il decongela un steak aux micro-ondes, le fit cuire a la poele et se confectionna un copieux sandwich qu'il arrosa d'une biere, devorant cet en-cas sans meme penser a le savourer. Une unite cordon bleu aurait pu lui preparer un diner de gourmet, mais quand on est base dans un milieu anterieur a l'epoque du developpement du voyage temporel, on ne conserve chez soi que le strict necessaire en matiere d'equipement futuriste, et on veille a le cacher soigneusement. Lorsqu'il eut acheve sa tache, il vit que l'heure correspondait a l'une de celles indiquees par Wanda. Il retourna dans le sejour et decrocha son telephone. Ridicule, la facon dont son coeur battait plus fort ! Ce fut une femme qui repondit. Il reconnut sa voix. > Il aurait du identifier le numero de ses parents. En termes de temps propre, ca ne faisait que quelques mois qu'il avait appele chez eux - des mois certes riches en peripeties. Brave fille, elle retourne voir ses parents des quelle en a l'occasion. Des familles heureuses comme celle-ci, ca se fait rare a cette epoque. Le Middle-West de son enfance, qu'il avait quitte en 1942 pour partir a la guerre, lui faisait l'effet d'un reve, d'un monde a jamais perdu, aussi revolu que Troie et Carthage, ou que l'innocence des Inuits. Mieux valait ne jamais y retourner, ainsi qu'il avait fini par l'apprendre. -- C'est la moindre des choses. Je crois savoir ce qui te tarabuste et, oui, il faut que nous en parlions tous les deux. Peux-tu me retrouver demain apres-midi ? -- Ou tu veux, quand tu veux. Je suis en permission. >> Elle se tut. Peut-etre craignait-elle les oreilles indiscretes. -- La librairie, alors. Disons a trois heures. >> Ses parents n'etaient pas censes savoir qu'il se trouvait loin de San Francisco, mais mieux valait ne pas eveiller leurs soupcons. -- Euh... oui, oui, bien sur. >> Soudain timides tous les deux, ils raccrocherent apres avoir echange quelques mots. Il avait besoin d'une bonne nuit de sommeil, sans parler des taches qui s'etaient accumulees durant son absence. Le soir tombait a nouveau, froid et gris en depit des lumieres de la ville, lorsqu'il entra dans le QG new-yorkais. Une fois dans la salle secrete, il prit un scooter, l'enfourcha, entra les coordonnees de sa destination et activa les commandes. Le garage souterrain qui se materialisa devant lui etait plus petit que celui qu'il venait de quitter. Il monta au rez-de-chaussee en passant par une porte derobee. Le jour se deversait par les fenetres. Il se trouvait dans la boutique d'un bouquiniste cote. Wanda etait occupee a feuilleter un livre ; elle etait arrivee en avance. Sa criniere etait un soleil eclairant les etageres encombrees de volumes, sa robe assortie a ses yeux moulait ses galbes delicats. Il s'approcha d'elle. > Elle faillit pousser un cri. > La tension qui l'habitait etait presque palpable. > Si deux ou trois clients les suivirent du regard, c'etait uniquement parce qu'ils enviaient Everard ; ils etaient tous de sexe masculin. > Le petit homme sourit et hocha la tete mais ses yeux etaient solennels derriere ses verres epais. Everard l'avait prevenu de sa visite afin d'avoir la disposition de son bureau. On ne trouvait rien d'extraordinaire dans celui-ci. Les murs disparaissaient derriere les armoires et les etageres de livres. Les cartons s'empilaient sur le sol, les bouquins et les papiers sur la table. Nick etait un authentique bibliophile ; s'il avait accepte avec joie que sa boutique serve d'antenne a la Patrouille, c'etait parce que cela lui donnait la possibilite de traquer les pieces de collection dans tout l'espace-temps. Pres de son ordinateur etaient posees ses dernieres acquisitions, qui dataient visiblement de la periode victorienne. Everard s'attarda sur leurs titres. Bien que ne pretendant pas au titre d'intellectuel, c'etait un amoureux des livres. L'Origine de la religion des arbres, Oiseaux d'Angleterre, Catulle, La Guerre sainte[15]... de quoi faire le bonheur d'un collectionneur, a moins que Nick ne decide de les garder pour lui-meme. -- Merci. >> Des qu'elle souriait, elle semblait plus a l'aise, comme si elle redevenait elle-meme. Sauf qu'elle ne sera plus jamais la meme, et moi non plus. On a beau gambader dans le temps, l'age finit toujours par nous rattraper. -- Un vrai fils de fermier. J'essaie de les desapprendre. Ces temps-ci, les femmes me taxent de condescendance alors que je crois me montrer poli. >> Il fit le tour de la table pour s'asseoir face a elle. -- Comment ca va ? Le boulot te plait ? >> Un eclair d'enthousiasme : > Une ombre passa sur son visage. Elle detourna les yeux. > Il ne souhaitait pas encore entrer dans le vif du sujet. D'abord, il fallait qu'il l'amene a se detendre, si possible. > Ils avaient quitte l'Academie de la Patrouille pour aller diner dans le Paris de 1925, profitant ensuite de la douceur de cette soiree de printemps pour se promener sur les bords de la Seine, puis dans les rues de Saint-Germain ; lorsqu'ils s'etaient assis a la terrasse des Deux-Magots, ils avaient remarque deux de leurs auteurs preferes a quelques tables de distance et, une fois de retour a San Francisco en 1988, lorsqu'il avait pris conge d'elle devant la maison de ses parents, elle l'avait embrasse. > Elle acquiesca. -- Eh bien, il s'est ecoule moins de temps pour moi et je n'ai accompli que deux missions d'importance. -- Ah bon ? fit-elle, surprise. Tu n'es pas retourne en 1988 a New York ? Je veux dire, tu n'as pas laisse ton appartement vacant pendant plusieurs mois, quand meme. -- Je l'ai prete a une collegue qui avait besoin d'une base dans ce milieu - officiellement, c'etait une sous-location. N'oublie pas le controle des loyers. Un systeme qui produit des taudis a la pelle, de sorte que les logements corrects se font de plus en plus rares ; du coup, les nouveaux venus sont de plus en plus riches, et ca attire les convoitises - dangereux pour un Patrouilleur qui tient a la discretion. -- Je vois. >> Tamberly s'etait raidie. Elle pense sans doute a cette fameuse collegue. Un Patrouilleur doit aussi veiller a ne pas en dire trop. Surtout dans un cas comme celui-ci. > Toute animosite sembla la quitter d'un coup. Elle baissa les yeux, s'abimant dans la contemplation de ses mains jointes. -- Et moi pas davantage. >> Le grand non-attache qui en impose a la jeune recrue. Certains auraient pu en prendre ombrage. toi...>> Pas mal de temps, en fait, et pas seulement tel qu'on le mesurait en battements de coeur : elle avait vecu, decouvert des choses nouvelles et etranges, connu son content de dangers et de triomphes, de joies et de chagrins. Et d'amour ? Ses formes s'etaient epanouies, constata Everard, mais elle avait pris du muscle plutot que de la graisse. Les os se detachaient avec plus de nettete que naguere sur son visage burine par le vent et le soleil. Mais la metamorphose la plus importante etait aussi la plus subtile. La derniere fois qu'il l'avait vue, c'etait une fille - une jeune femme, pour employer la terminologie feministe en vigueur, mais une gamine quand meme. Cette fille etait encore en elle ; sans doute ne l'abandonnerait-elle jamais. Mais si la personne qui lui faisait face demeurait jeune, ce n'en etait pas moins une femme a part entiere. Son coeur fit un bond dans sa poitrine. Il reussit a rire. > Elle reagit sur-le-champ. > Il sortit de sa poche sa pipe et sa blague a tabac. -- Non, vas-y. >> Sourire. > Sous-entendu : Ce serait un mauvais exemple pour nous contemporains, chez qui le tabac tue. Les medecins de la Patrouille sont capables de tout guerir ou presque. Tu es ne en 1924, Manse. Tu sembles age de quarante ans a peine. Mais combien d'annees as-tu vraiment endurees ? Quel est ton age veritable ? Il n'avait pas envie de le lui dire. Pas aujourd'hui. > Elle redevint serieuse et le regarda droit dans les yeux. -- Je n'ai pas demande a avoir cette information, s'empressa-t-il de repondre. Non seulement c'aurait ete contraire a la courtoisie et a l'ethique, mais en outre on ne me l'aurait jamais donnee sans motif valable. Nous ne scrutons pas notre avenir, ni celui de nos amis. -- Et pourtant, cette information existe, murmura-t-elle. Tout ce que toi ou moi ferons jamais - tout ce que je pourrai decouvrir sur le passe - tout cela leur est connu, en aval. -- He ! je te rappelle que nous parlons en anglais et non en temporel. Les paradoxes...>> Elle hocha sa tete blonde. soit fait. Qu'il ait ete fait, a un moment donne. Il ne servirait a rien que je le fasse si j'en connaissais deja le resultat ; et le danger qu'il y a a declencher un tourbillon de cause et d'effet... -- Sans compter que ni le passe ni l'avenir ne sont graves dans le marbre. C'est pour cela que la Patrouille a ete creee. Bon, tu as fini de reviser tes notions elementaires ? -- Pardon. J'ai encore de la peine a... a apprehender tout ca. Je dois me repasser mentalement les principes fondamentaux. Mon travail est par nature... eh bien, tout a fait ordinaire. Comme si j'explorais un nouveau continent. Rien a voir avec les problemes qui constituent ton lot quotidien. -- Oui, je comprends. >> Everard tapa sa pipe sur le cendrier avec une certaine brutalite. > Elle se tendit sur son siege. La question jaillit de ses levres : > Il s'activa sur sa pipe un moment avant de la rallumer. -- J'ai encore du travail a faire. Une centaine d'annees-hommes n'y suffiraient pas. -- Je sais, je sais. Mais ce que tu devrais savoir, c'est que nous ne les avons pas, loin de la. Les scientifiques en aval et les Patrouilleurs comme moi, nous devons nous contenter des grandes lignes et laisser tomber les techniques de nidification du cheropus a poil dur. >> Elle piqua un fard. > Oui, une femme de caractere, songea Everard. Elle hesite a faire les yeux doux au non-attache, mais pas a l'envoyer sur les roses quand il le merite. > Apres avoir avale une goulee de fumee : -- Si. Dans un sens. >> Elle avait retrouve son calme. > Everard plissa le front et fixa le fourneau de sa pipe. > Il leva la main. > Tamberly serra les poings. vivre chez eux ! -- Ouais. N'oublie pas que c'est un pro, un anthropologue qualifie. J'ai egalement consulte son dossier. Le travail qu'il a accompli avec les generations ulterieures lui confere une expertise unique. Il saura minimiser son influence sur cette tribu tout en se debrouillant pour en apprendre suffisamment et se faire ainsi une bonne idee des evenements - comme tu l'as fait dans ton domaine, en etudiant la flore et la faune. >> Everard fit couler la fumee dans son palais avant d'en exhaler un plumet. >> Oui, ton etude ecologique est precieuse, mais l'anthropologie devient desormais notre priorite. Il est tout simplement necessaire de mettre un terme a ton projet, sans que cela prejuge de tes qualites. Tu en trouveras bien vite un autre et tes superieurs veilleront a ce que tu puisses le mener a sa conclusion. -- Oui, je vois. On m'a deja explique tout cela. >> Elle resta un moment sans rien dire. Lorsqu'elle leva de nouveau les yeux vers lui, sa voix etait posee. > Il opina. > Tamberly secoua la tete. -- Ouais. C'est precisement pour cette raison qu'on a mis un veto a sa suggestion. Mais reconnais qu'il a fait son possible. -- Je n'en disconviens pas. >> Son debit s'accelera. > Ce fut comme un coup de tonnerre dans le crane d'Everard. Il posa sa pipe et se composa un visage indechiffrable. >, articula sa bouche. Tamberly eclata de rire. > Elle reprit son serieux. Voyait-il des larmes perler a ses cils ? > La promesse de Manse lui fut arrachee de haute lutte. Lorsqu'il finit par ceder a ses arguments, le soleil s'etait couche. Le jour ou il l'avait invitee a rejoindre la Patrouille, elle avait pousse un cri de joie. A present, elle etait si epuisee qu'elle se contenta de murmurer : > Mais ils se sentirent revigores en allant diner. Il avait opte pour une tenue que meme l'imperatrice de Chine aurait jugee acceptable et elle n'avait pas a rougir de la sienne. En guise de promenade digestive, ils firent la tournee des pubs. Ils ne cessaient de parler. Lorsqu'il prit conge d'elle devant la maison de ses parents, elle l'embrassa. 13 211 av. J.C. I. L'hiver peu a peu rongea les journees, les blizzards couvrirent d'un manteau de neige une terre durcie par le gel, l'ours brun alla rever parmi les morts tandis que l'ours blanc courait sur la glace de mer. Les Nous passaient dans leurs abris le plus gros des longues nuits. Petit a petit, lentement tout d'abord puis de plus en plus vite, le soleil leur revint. Les vents s'adoucirent, les congeres fondirent, les ruisseaux se gonflerent a grand bruit, les petits des mammouths et des betes a cornes se mirent a fouler d'un pas mal assure une steppe ou les fleurs eclosaient par myriades, les oiseaux migrateurs entamerent leur retour. Pour les Nous, cette saison etait toujours la plus heureuse - jusqu'a aujourd'hui. Ils redoutaient l'interieur des terres, ou rodaient les spectres et les loups, mais ils etaient obliges de s'y aventurer. L'automne precedent, les chasseurs etaient venus leur montrer la route, leur apprenant a edifier des cairns pour se reperer. Par la suite, ils l'avaient parcourue tout seuls, porteurs du tribut exige d'eux. La neige les avait liberes jusqu'au printemps. Mais durant les temps chauds, entre deux pleines lunes, chaque famille devait faire le voyage. Ainsi l'avaient ordonne les chasseurs. Si lourd etait leur fardeau qu'Aryuk et ses fils mirent trois jours a rallier leur but. Il ne leur en faudrait pas deux pour le retour. Certains villages etaient plus eloignes que le leur de celui des chasseurs, d'autres non, mais ces absences etaient nefastes pour tous, car elles les empechaient de se livrer a la chasse, a la cueillette et autres activites vitales. Une fois de retour, ils consacraient plusieurs jours supplementaires a preparer le prochain chargement. Il ne leur restait guere de temps, ni de forces, pour assurer leur propre subsistance. Les Nous avaient parle de se reunir afin de ne former qu'un seul grand village. Cela leur apporterait protection et consolation, mais cela obligerait les hommes a consacrer plus de temps encore a ces taches. En fin de compte, ils avaient decide de continuer a se rendre chez les chasseurs par petits groupes. Peut-etre changeraient-ils d'habitude plus tard, quand ils en auraient davantage appris sur ce nouvel ordre des choses. C'est ainsi qu'Aryuk effectua le premier voyage ce printemps-la, en compagnie de ses fils Barakyn, Oltas et Dzuryan. Les femmes et les enfants d'Aryuk et de Barakyn les regarderent partir. Ils portaient de longs batons, que les chasseurs leur avaient appris a tailler, ainsi que des provisions de bouche. Le vent et la pluie les harcelaient, la boue les piegeait, leur fardeau leur faisait ployer l'echine. Des hurlements et des ululements hantaient leur sommeil. Le jour venu, ils reprenaient leur marche sur la terre pentue. Puis ils finirent par atteindre le camp des chasseurs. Ils le decouvrirent depuis un talus. Legerement en contrebas, le site etait amenage sur un terrain plat au sol bien draine. Il etait traverse par un ruisseau prenant sa source dans les collines au nord. Les Nous furent frappes d'emerveillement. Lors de leur derniere visite, l'automne precedent, ils s'etaient deja etonnes de la quantite de tentes de cuir, bien plus nombreuses que la totalite des huttes tulat. Aryuk s'etait demande si elles seraient assez chaudes pour l'hiver a venir. Il decouvrait a present que les etrangers avaient edifie des huttes de pierre, de tourbe et de peaux. Hommes et femmes vaquaient parmi elles, minuscules vus de loin. Des plumets de fumee montaient dans le ciel tranquille de l'apres-midi ensoleillee. > Aryuk se rappela certaines remarques d'Elle-qui-Connait-l'Etrange. -- Mais quand meme, quel travail ! dit Barakyn. Comment ont-ils trouve le temps de l'accomplir ? -- Ils tuent de grosses betes, lui rappela Aryuk. Chacune de leurs prises les nourrit plusieurs jours. >> Des larmes de souffrance et d'epuisement inonderent les joues de Dzuryan. > bafouilla-t-il. Son pere n'avait rien a repondre a cela. Il ouvrit la marche pour descendre. En chemin, ils passerent devant un monticule rocheux. La ou un ruisseau jaillissait sur son flanc, cache aux yeux du camp, il y avait un objet qui les figea sur place. L'espace d'un instant, un tourbillon de tenebres traversa le crane d'Aryuk. coassa Barakyn. -- Non, non, gemit Oltas. Elle est notre amie, jamais elle ne viendrait vivre ici. >> Aryuk etreignit son esprit, de crainte qu'il n'echappe a son corps. Lui aussi aurait pu pousser un cri, s'il n'avait pas ete aussi epuise. Fixant des yeux la coque ronde et grise, il dit : > Ils reprirent leur route d'un pas lourd. On ne tarda pas a les apercevoir. Des enfants coururent vers eux en criant, exempts de toute crainte. Plusieurs adultes les suivirent d'un pas vif. Ils etaient armes de lances et de hachettes - Aryuk avait appris a connaitre ces mots -, mais n'en souriaient pas moins. Les autres devaient etre partis chasser, supposa-t-il. A mesure que les Nous se rapprochaient des huttes, femmes et enfants se portaient a leur rencontre. Il remarqua des hommes et des femmes rides, edentes, voutes, aveugles. Ici, les faibles n'etaient pas tenus de mourir. Les jeunes et les forts pouvaient se permettre de les nourrir. On conduisit les Nous vers une hutte plus grande que les autres. La les attendait l'homme qui parlait pour le peuple, vetu d'une tunique de cuir ornee de fourrure et coiffe de trois plumes d'aigle. Aryuk le connaissait sous le nom de Loup-Rouge. C'etait du moins ainsi que l'appelaient les siens. Comme il serait amene a adopter d'autres noms au cours de sa vie, chacun devait signifier une chose. Chez Aryuk et les siens, le nom n'etait qu'un son servant a identifier chaque personne. En y reflechissant, peut-etre se serait-il rendu compte que le sien signifiait >, quoique l'accent fut legerement different de la normale, mais jamais il ne lui arrivait d'y reflechir. Il oublia Loup-Rouge. Il oublia tout le reste. Un autre homme fendait la foule. Il dominait tous les chasseurs de la tete et des epaules. Ils s'ecartaient devant lui avec respect, mais les sourires et les saluts qu'ils lui adressaient prouvaient qu'il se trouvait depuis longtemps parmi eux. Son visage etait etroit et ses joues glabres, mais une moustache poussait sous son nez busque. Ses cheveux etaient tres courts. Sa peau et ses yeux, son corps et sa demarche, tout cela rappelait Elle-qui-Connait-l'Etrange ; sa tenue et les objets pendus a sa ceinture renforcaient cette impression. Dzuryan laissa echapper un gemissement. >, dit Loup-Rouge aux Nous. Il s'etait perfectionne dans leur langue. > L'envoye d'un autre monde s'arreta a ses cotes. Une fois libere de son fardeau, Aryuk se sentit courbatu mais etrangement leger, comme si le vent allait l'emporter. Ou bien avait-il la tete qui tournait ? -- Elle... elle vivait pres de notre village. -- Vous etes de la meme famille ? dit l'autre, visiblement ravi. Tu es Aryuk ? J'attendais ce moment. -- Est-elle avec toi ? -- Non. Mais elle est de mon peuple et m'a prie de te donner ses pensees les plus amicales. Je m'appelle... le Peuple des Nuages m'a donne le nom de Grand-Homme. Je suis venu passer quelques annees avec lui et apprendre leurs us. Je veux aussi vous connaitre mieux. >> Loup-Rouge, de plus en plus agite, aboya quelques mots dans sa langue. Grand-Homme lui repondit. Ils discuterent quelque temps, puis Loup-Rouge baissa la main d'un geste tranchant, comme pour signifier : > Grand-Homme se tourna de nouveau vers Aryuk et ses fils, immobiles et muets au sein d'un cercle de chasseurs. -- Que pouvons-nous apporter, hormis du bois mort et du bois flotte ? demanda Aryuk d'une voix aussi morne que son coeur. -- Ils en veulent davantage. Mais ils veulent aussi des pierres pour leurs armes et leurs outils. Ils veulent de la tourbe et des bouses sechees pour leurs feux. Ils veulent des fourrures. Ils veulent du poisson seche, du blanc de baleine, tout ce que donne la mer. -- Nous ne pouvons faire cela ! s'ecria Aryuk. Ils demandent deja tellement de choses que nous parvenons a peine a nous nourrir. >> Grand-Homme parut attriste. > Sa voix se brisa. > Il se tut, car Aryuk ne l'ecoutait plus. Loup-Rouge s'etait ecarte de l'entree de la grande hutte. De celle-ci venait de sortir une femme. Elle etait vetue comme les autres, mais sa tenue etait sale, graisseuse et puante. Son ventre etait rond. Ses cheveux crasseux encadraient un visage amaigri. Lorsqu'elle se redressa, elle chancela et garda les bras ballants. > Il ne l'avait pas vue jusqu'ici, pas plus qu'il n'avait eu le courage de demander de ses nouvelles. Il pensait que Loup-Rouge lui avait ordonne de rester hors de vue pour eviter une querelle, a moins qu'elle n'ait eu honte de se montrer, a moins qu'elle ne soit morte. Elle s'approcha de lui en trebuchant. Il la serra dans ses bras et pleura. Loup-Rouge lanca sechement un ordre. Elle se blottit contre Aryuk. Grand-Homme se rembrunit. Il parla d'un ton brusque. Loup-Rouge et les chasseurs alentour se herisserent. Grand-Homme se mit a chuchoter. Peu a peu, Loup-Rouge se calma. Au bout d'un temps, il ouvrit les bras et tourna le dos, signe qu'il en avait fini avec cette affaire. Aryuk examina le dos de Daraku. Ses os saillaient sous la tunique de peau. L'espoir fremit en lui. Au sein du vacarme qui lui peuplait le crane, comme si une tempete s'y dechainait, il entendit Grand-Homme qui disait : > Aryuk se prosterna devant Grand-Homme et obligea Daraku a l'imiter. Ses freres suivirent leur exemple. Apres, ils purent manger - les femmes du Peuple des Nuages etaient genereuses, mais leur nourriture etait si differente de celle des Nous qu'ils pouvaient a peine l'avaler - puis dormir, reunis dans une tente dressee a leur intention, et parler un long moment, Grand-Homme servant d'interprete entre Aryuk et Loup-Rouge. On exposa en detail les taches que devraient desormais accomplir les Nous et les compensations qu'ils recevraient en echange. Aryuk se demanda combien de temps il mettrait a bien assimiler tout ce qui avait ete dit. Une chose etait sure : sa vie avait change d'une maniere qui lui restait incomprehensible. Il repartit chez lui en compagnie de ses enfants par un matin ou le vent giflait le monde de sa pluie. Ils progressaient lentement et s'arretaient souvent, car Daraku ne pouvait s'empecher de tituber. Elle regardait devant elle sans rien voir et ne repondait que rarement, sans prononcer plus de deux ou trois mots. Mais lorsque Aryuk lui caressait la joue ou la prenait par la main, son sourire faisait plaisir a voir. Cette nuit-la, apres qu'ils eurent dresse le camp, elle entama son travail. La pluie tombait a torrents. Aryuk, Barakyn, Oltas et Dzuryan se masserent autour d'elle, cherchant a lui apporter chaleur et protection. Elle se mit a hurler sans pouvoir s'arreter. Elle etait si jeune, avec des hanches encore si etroites. Quand la grisaille du matin emergea de l'est invisible, Aryuk vit qu'elle saignait abondamment. La pluie emporta son sang dans les sphaignes. Sa peau etait tendue sur son crane, ses yeux aveugles. A peine si on entendait sa voix. Le silence suivit son dernier rale. -- Cela vaut mieux ainsi, marmonna Aryuk. Je ne sais ce que j'aurais fait de lui. >> Au loin, un mammouth barrit. Le vent se renforca. L'ete s'annoncait tres froid. II. Les Patrouilleurs debarquaient fort tard, par une nuit sans lune, travaillaient le plus vite et le plus discretement possible, puis disparaissaient. Les habitants des environs decouvriraient peu apres qu'un nouveau prodige s'etait produit, se felicitant neanmoins de n'en avoir rien vu. Toujours minimiser l'impact. Toutefois, Wanda Tamberly avait ete autorisee a arriver au lever du jour. Son scooter emergea a l'interieur de l'abri edifie a son intention. Le coeur battant, elle mit pied a terre et parcourut les lieux du regard. Les parois etaient reglees sur translucide et l'aurore se montrait genereuse. On avait range avec soin ses affaires personnelles. Mais il lui faudrait quelque temps pour les installer a sa convenance. Commencons par aller jeter un coup d'oeil aux environs. Deja chaudement vetue, elle enfila une parka, descella l'entree et sortit. On etait en automne, l'annee suivant celle ou elle avait quitte la Beringie (mais elle n'avait passe que quelques semaines au XXe siecle avant de revenir). A l'echelle astronomique, la saison etait a peine entamee, mais comme on se trouvait a une latitude subarctique et en pleine periode glaciaire, la neige pouvait tomber a tout moment. Quoique claire, la matinee etait sinistre. Le vent sifflait au-dessus de l'herbe rase. Au nord comme au sud, les collines etouffaient l'horizon. Une moraine se dressait au-dessus de son dome et de celui de Corwin, souvenir de la retraite du glacier. A son pied jaillissait une source. La mer et les arbres nains qui entouraient son precedent campement lui manquaient deja. Les rares volatiles dans le ciel n'etaient pas des oiseaux marins. Les deux domes se touchaient presque. Corwin sortit du sien, impeccable dans sa tenue kaki, cardigan et cuir cire. Il se fendit d'un sourire rayonnant. -- Ca ira, merci, fit Tamberly. Et vous, comment ca se passe ? >> Il haussa les sourcils. > Le terme est bien choisi, songea-t-elle. Non qu'ils manquent de rigueur sur le plan scientifique. Mais l'elegance du style ne gache rien. Cela dit, j'ai quand meme eu l'impression qu'il... glissait sur certains sujets. Peut-etre un effet de mes prejuges. >, repliqua-t-elle. Prenant soin de sourire : > Il resta aimable. En fait, je ne doute pas que nous fassions du bon travail ensemble. Et, d'un point de vue strictement personnel, comment pourrais-je etre fache par votre compagnie ? >> Tamberly s'empressa de mettre les choses au clair. > Elle s'etait efforcee de repeter l'evidence de la facon la moins insultante possible. En d'autres termes : Laissez-moi bosser en paix. De mon cote, je vous jure que je ne serai jamais dans vos jambes. Il prit sa remarque avec le sourire. -- Eh bien, je pensais... -- Oh ! acceptez, je vous en prie. Nous avons besoin de parler serieusement, et autant le faire dans le confort. Je ne suis pas un maitre queux, mais vous n'avez rien a craindre. >> Tamberly rendit les armes. Corwin avait amenage son dome avec bien plus d'efficacite qu'elle, a tel point qu'il semblait plus vaste que le sien. Il insista pour qu'elle prenne place sur l'unique chaise et lui servit du cafe chaud. -- Je m'en pourleche deja les babines. -- Excellent ! >> Il s'affaira devant le petit poele electrique. La mini-unite nucleaire qui l'alimentait assurait egalement le chauffage du dome. Tamberly ota sa parka, se carra dans son siege, sirota l'excellent cafe et parcourut les lieux du regard. En matiere de livres, il avait des gouts plus intellos que les siens, a moins qu'il n'ait mis ces titres en evidence dans le but de l'impressionner ; ils ne semblaient pas etre ouverts tres souvent. Parmi eux, on trouvait les deux ouvrages qu'il avait publies au cours de sa carriere universitaire. Sur une etagere etaient ranges quelques objets contemporains, obtenus par troc ou en cadeau, qu'il comptait sans doute rapporter comme souvenirs, notamment une lance avec pointe composite et une hachette a lame de pierre et manche en bois de renne, assemblee a l'aide de glu et de lanieres de cuir. Les outils sans manche - couteaux, grattoirs, burins, et caetera - etaient proches de la perfection. Tamberly se rappela les outils mal degrossis des Nous et sentit des larmes perler a ses paupieres. -- Les Wanayimo ? Ah ! oui, le Peuple des Nuages. Euh... -- Ne vous inquietez pas. Le fait que vous ayez votre propre demeure ne les offusque pas - vous en avez besoin pour pratiquer votre magie. Vous n'avez rien a craindre parmi eux, d'autant plus qu'ils vous croient mienne. Sinon... ils auraient quand meme hesite a s'en prendre a vous, du fait des pouvoirs qu'ils vous attribuent, mais ce ne sont pas les scrupules qui les auraient etouffes, et certains jeunes males auraient vu dans un tel acte une preuve de courage et de virilite. Apres tout, comme ils ne manqueraient pas de le decouvrir, j'ai du les aviser que vous etiez naguere associee aux Tulat, qu'ils n'estiment pas tout a fait humains. >> Tamberly plissa les levres d'un air sombre. -- Je ne peux pas tout faire, ma chere. Je n'ai ni le temps ni les ressources necessaires pour effectuer une etude anthropologique digne de ce nom. Cela fait a peine sept mois que je vis parmi eux, du moins dans leur chronologie propre. >> Il lui arrivait parfois de sauter en aval, pour converser avec ses pairs et prendre un peu de repos, mais, contrairement a elle lorsqu'elle etait chez les Nous, il revenait toujours le lendemain ou le surlendemain de son depart. La continuite est nettement plus importante quand on etudie des etres humains plutot que la faune et la flore. Vu le peu de temps dont il dispose, et les handicaps qui pesent sur son entreprise, il a fait un boulot remarquable, je ne peux que le reconnaitre, songea-t-elle. Certes, il maitrisait en partie leur langage ; c'est plus ou moins le meme que celui des tribus de la Siberie orientale que d'autres agents ont deja visitees, et il est toujours en usage dans quelques generations d'ici, parmi les tribus migrant a travers le Canada avec lesquelles lui-meme a deja travaille. Mais c'etait son seul atout au moment de commencer. Il lui a fallu un sacre courage. Il aurait pu se faire tuer. Ces types-la sont feroces et susceptibles... du moins a en croire ses rapports. -- Hein ? s'exclama-t-elle. Mais vous ne mentionnez pas cela dans vos rapports ! -- Je ne l'ai pas encore fait. C'est tout nouveau pour moi. Pour le moment, ils sont persuades d'avoir atteint leur Terre promise et bien decides a y rester. Afin de me faire une idee plus precise de leur developpement, et de mieux comprendre leur interaction avec la vague suivante de migrants, j'ai fait un saut de quelques annees en aval. La region est totalement abandonnee. J'ai pu determiner que leur depart aurait lieu le printemps prochain. Non, j'en ignore les causes. Vont-ils juger certaines ressources insuffisantes ? Peut-etre pourrez-vous resoudre cette enigme. Je ne pense pas qu'ils aient a craindre une menace venue de l'Ouest. Ainsi que je m'en suis assure, la prochaine migration de Paleo-Indiens ne se produira pas avant une cinquantaine d'annees - n'oubliez pas que ces mouvements n'ont rien de concerte. >> Alors, les Nous auront cinquante ans de paix. Son soulagement ne dura qu'une seconde. Elle se rappela ce qu'ils avaient subi depuis l'arrivee du Peuple des Nuages, et ce qu'ils subiraient encore jusqu'a son depart. Combien de Nous seraient encore vivants a ce moment-la ? Elle s'obligea a aborder le probleme de front. >. Qu'en est-il exactement ? >> Ce fut d'un ton agace qu'il lui repondit : > Il cassa des oeufs dans un bol, aussi vivement que s'il entrechoquait les cranes de confreres trop bornes pour publier un de ses articles. > Il redevint affable et se fendit d'un sourire conciliant. >> Comme vous le constaterez, les Wanayimo ne sont pas des monstres. Rien a voir avec les nazis ni meme les Azteques. Ils ont ete contraints de faire la guerre, parce que la Siberie etait devenue surpeuplee compte tenu des ressources a la portee d'une technologie paleolithique. Jamais ils n'ont oublie la defaite qu'ils ont subie, mais lorsqu'ils n'ont personne a affronter, on ne saurait les accuser d'etre des gens belliqueux. Traitez-les de machos si vous voulez. C'est un pre-requis quand on chasse le gros gibier, le plus dangereux qui soit. A leurs yeux, exploiter les Tulat est aussi naturel que d'exploiter les caribous. Ils ne le font pas de facon deliberement cruelle. En fait, ils cultivent la reverence de toutes les formes de vie. Mais ils prennent dans le monde ce qu'ils y trouvent pour nourrir leurs femmes, leurs enfants, leurs vieillards et eux-memes. Ils n'ont pas le choix. >> Tamberly acquiesca a contrecoeur. D'apres les rapports de Corwin, la presence des Nous representait une aubaine pour le Peuple des Nuages. S'ils ne les avaient pas pris sous leur coupe, ils auraient eu la vie plus difficile. Cependant, il n'avait pas prevu qu'ils agiraient de la sorte. Une telle situation etait pour eux sans precedent. L'un des leurs, un genie, avait invente une pratique - la taxation - qui procurait un immense benefice a ses semblables. Le genre humain ne cesserait par la suite de refaire la meme decouverte, dans les siecles des siecles, souvent sans meme chercher a justifier son application. Leur periple avait ete bien plus long et bien plus eprouvant que les quarante annees que, selon le mythe, les Hebreux avaient passees dans le desert. En guise de manne celeste, ils n'avaient eu droit qu'a de la neige, de la grele et de la pluie glaciale. Quand ils trouvaient des terrains de chasse, ils etaient toujours occupes, et les tribus locales ne tardaient pas a se ressaisir et a chasser les etrangers. Puis, lorsqu'ils etaient arrives dans cette region, bien plus loin du continent asiatique qu'aucun de leurs semblables n'etait jamais alle, leur premier hiver s'etait revele presque aussi rude que celui des Peres pelerins dans le futur Massachusetts. Leur peuple etait aujourd'hui florissant. Grace au bois que leur apportaient les Nous, ils remplacaient leurs abris de fortune par de veritables maisons. Lorsqu'on cassait la hampe d'une lance, ce n'etait plus une calamite. La pierre, la tourbe, le poisson, la viande, la graisse, les peaux... tout cela, ils auraient pu se le procurer par eux-memes, et ils continuaient de le faire. Mais l'aide que leur apportaient les Nous etait inestimable. Elle leur permettait de monter des chasses plus audacieuses, d'edifier des constructions plus grandes, de developper un artisanat plus soigne, un art plus sophistique - chants et danses, reves et reflexions. Corwin lui avait fait remarquer que, pour des raisons pragmatiques, les Wanayimo suivaient ses conseils et recompensaient leurs sujets au moyen d'hamecons, de harpons, d'aiguilles et de couteaux, sans parler des techniques et des idees nouvelles qu'ils leur enseignaient. C'etait un progres, affirmait-il. > Mais elle savait que ces premiers Americains etaient condamnes. Si dure fut l'existence que leur imposaient les nouveaux venus, au moins ces aborigenes-ci ne finiraient pas massacres, comme les Tasmaniens victimes des colons blancs au XIXe siecle, ni prives de toute chance de survie, comme les Ukrainiens et les Ethiopiens victimes des gouvernements du XXe siecle. Et ils ne risquaient pas davantage de succomber a des maladies inconnues ; l'isolation bacteriologique du Nouveau Monde ne serait effective qu'apres la submersion de la Beringie. Tant qu'ils versaient le tribut et se tenaient tranquilles, les Nous pouvaient encore vivre a leur maniere. Si, de temps a autre, un chasseur wanayimo abusait d'une fille tulat, eh bien, celle-ci n'etait pas pour autant frappee de disgrace, comme cela aurait ete le cas dans le Peuple des Nuages. Et ne valait-il pas mieux que ses genes se perpetuent plutot que de les voir disparaitre ? Tamberly remarqua que Corwin la fixait des yeux. Le temps avait passe. Elle s'ebroua. -- Ce devaient etre des cauchemars, dit-il d'une voix compatissante. Mais, je le repete : cela pourrait etre pire. L'histoire nous l'a maintes fois prouve. Ici, nous avons la possibilite d'ameliorer un peu les choses. Oh ! rien qu'un peu, et avec la plus grande prudence. Mais, par exemple, j'ai appris des mon arrivee ou presque que les Wanayimo avaient enleve la fille de votre ami Aryuk... elle s'appelle Daraku, je crois ; vous la connaissez sans doute... ils l'avaient enlevee, donc, et amenee ici de force. Ce n'etait pas pour lui infliger de mauvais traitements. Ils avaient besoin d'un aborigene pour leur enseigner les rudiments de son langage, tout simplement. Mais elle etait victime d'une grave depression : mal du pays, choc culturel, isolement prononce. Je les ai convaincus de la rendre a sa famille. >> Tamberly s'etait levee d'un bond. > Elle resta immobile un moment. L'horreur reflua en elle, remplacee par une mesure de chaleur. > Elle deglutit. Sourire de Corwin. > Le fumet du bacon la remit de bonne humeur plus vite qu'il n'etait moralement correct, du moins le supposait-elle. Durant le repas, il n'aborda que des sujets superficiels, souvent sur le mode humoristique ; il etait capable de parler d'autre chose que de lui-meme et aussi de lui laisser placer un mot de temps a autre. > Lorsqu'ils eurent fini et qu'il eut allume ce qu'il appelait la cigarette virginale de la journee, il reprit son serieux. > Loup-Rouge, un nom qui revenait souvent dans ses rapports. -- C'est le chef, n'est-ce pas ? >> demanda Tamberly. Les rapports de Corwin ne lui permettaient pas de trancher sur ce point. -- Et le... euh... l'homme-medecine ? -- Oui, le chaman jouit d'une position unique et puissante. Nous entretenons, lui et moi, des relations plutot delicates. Je me vois souvent oblige de me mettre en quatre afin de lui prouver que je n'ai nulle intention de devenir son rival, ni de lui derober une partie de son prestige. Vous ferez de meme. Pour etre franc, si j'ai recommande la presente date pour votre arrivee - une fois que celle-ci n'a plus fait de doute -, c'est parce qu'il va passer les jours a venir cloitre dans sa tente. Cela vous donnera le temps de vous familiariser avec ce milieu avant d'entrer en contact avec lui. -- Qu'est-ce qui le mobilise ainsi ? -- Un deces. Hier, un groupe de chasseurs a rapporte au village le corps d'un de leurs camarades. Eventre par un bison. Une lourde perte doublee d'un sinistre presage, car cet homme etait un excellent chasseur, qui apportait beaucoup de viande a la tribu. A present, le chaman doit user de sa magie pour faire fuir la malchance. Fort heureusement pour le moral des troupes, Worika-kuno a harcele la bete jusqu'a ce que ses camarades puissent la tuer. >> Tamberly siffla doucement. Elle connaissait le bison du pleistocene. Le moment venu, elle accompagna Corwin au village. Lorsqu'ils decouvrirent celui-ci au detour d'un talus, elle ne manqua pas d'etre impressionnee par le spectacle. Les images qu'elle avait vues ne donnaient aucune mesure de l'energie qui avait ete necessaire a sa construction. Une douzaine de batiments rectangulaires de la taille d'un bungalow, aux murs de boue sechee renforces par une armature de bois, se dressaient sur des fondations d'argile le long d'un petit ruisseau. La fumee montait de la plupart des toits de tourbe. Un peu plus loin etait amenage un espace ceremoniel, defini par un cercle de pierres levees, avec en son centre un foyer et un cairn recouvert de cranes d'animaux. Certains provenaient de la steppe, d'autres des forets et des vallons au sud : caribou, elan, bison, cheval, ours, lion et mammouth. A l'autre bout du village se trouvait un espace de travail. Un feu y brulait en permanence et des femmes, vetues de robes en peau tannee ou, pour les plus jeunes et les plus resistantes, de simples tenues tissees de type estival, preparaient les carcasses apportees par les chasseurs. En depit du deces de Coureur-des-Neiges, ce n'etaient que rires et bavardages. Pour ce peuple, un deuil prolonge eut ete un luxe. Les femmes se turent en voyant arriver les deux nouveaux venus. D'autres membres de la tribu sortirent des maisons. C'etaient en majorite des hommes en periode de repos ; ils se chargeaient de la chasse et des travaux de force tandis que les femmes etaient responsables des corvees domestiques. Les enfants se tenaient en retrait. D'apres les rapports de Corwin, ils etaient vifs et tres aimes, mais on leur inculquait tres tot le respect de leurs aines. Les deux scientifiques se virent adresser les saluts obligatoires, auxquels Corwin repondit dans les regles. Personne ne leur colla aux basques. On avait du prevenir Loup-Rouge, car il les attendait sur le seuil de sa demeure. Deux defenses de mammouth encadraient celui-ci et lui-meme etait mieux vetu que la moyenne. Sinon, rien ne le distinguait de ses congeneres hormis sa presence, son assurance de panthere. Il leva une main. -- Puissent le beau temps et les esprits clements toujours accompagner ta marche, Loup-Rouge, repondit Corwin. Je t'ai amene celle dont nous avions parle afin que nous puissions te presenter nos respects. >> Tamberly suivait leur echange sans difficulte. Une fois qu'il avait acquis une bonne maitrise de leur langue, Corwin avait telecharge ses connaissances dans une unite mnemonique en aval, et elle avait beneficie d'une electro-inculcation pour se mettre a niveau. De la meme maniere, il avait acquis sans effort le vocabulaire et les nuances de la langue tulat qu'elle avait decouverts a la dure. (> ? Non, il les > dans quelque quinze mille ans.) Lorsque ce savoir ne leur serait plus d'aucune utilite, il serait efface de leur cerveau pour faire place a de nouvelles donnees. Cette pensee ne laissait pas de l'attrister. Elle focalisa son attention sur l'age de glace. Loup-Rouge la fixait d'un air penetrant. -- O... oui. >> Elle rassembla ses esprits. -- De temps en temps, tu pourras avoir besoin d'un guide, dit-il d'un air matois. -- Oui, acquiesca-t-elle. Un tel guide aura mes remerciements. >> C'etait plus ou moins la seule facon de promettre une recompense dans ce langage. Regardons les choses en face : avec un auxiliaire de la trempe de ce gars-la, j'accomplirai dix fois plus de choses qu'auparavant. Loup-Rouge ouvrit les bras. > L'interieur etait tout d'une piece. Au centre, des dalles delimitaient un foyer ou un feu brulait en permanence ; le rallumer aurait constitue une tache trop longue et trop penible, qu'il convenait d'eviter a tout prix. Le long des murs etaient alignees des plates-formes en argile, recouvertes de monceaux de fourrure, qui pouvaient accueillir une vingtaine d'adultes et d'enfants. Personne ou presque ne s'y trouvait pour le moment. Comme il faisait jour et que le temps se montrait clement, il valait mieux aller dehors. Loup-Rouge leur presenta Petit-Saule, sa fort jolie epouse. Puis une autre femme, aux yeux rougis par les larmes, aux joues striees de coups d'ongle et aux tresses defaites, autant de signes de deuil. C'etait Clair-de-Lune-sur-l'Eau, la veuve de Coureur-des-Neiges. > Il fit signe a ses invites de s'installer sur des fourrures autour du feu. Petit-Saule lui apporta une gourde de cuir, fort semblable a la bota espagnole, qui contenait du jus de mure blanche fermente. Tamberly en but une gorgee par politesse, constatant que cela n'etait pas desagreable. On la traitait plus ou moins comme un homme, elle le savait, mais son statut n'avait rien de commun. D'ailleurs, ni Petit-Saule ni Clair-de-Lune-sur-l'Eau n'etaient tenues a l'ecart de la conversation. Si l'une d'elles pensait avoir quelque chose d'important a dire, elle n'hesiterait pas a prendre la parole. > D'autant plus que l'animal, a ses yeux, etait forcement possede par un esprit malin. >, repondit-il sans fausse modestie. Sourire. > Il se fendit d'un sourire, qui vira bientot au rire franc. Il est capable de plaisanter de l'inconnu, s'emerveilla Tamberly. Bon sang, mais c'est qu'il commence a me plaire ! Je n'avais pas prevu ca, mais je ne peux rien y faire. III. Elle enfourcha son scooter, entra une carte et des coordonnees, calcula sa destination et pressa l'activateur. Le dome qui l'entourait disparut aussitot et elle se retrouva devant son vieux feu de camp. Apres avoir verrouille les controles, au cas bien improbable ou un curieux, humain ou animal, aurait ose s'approcher de ce terrifiant objet, elle se mit en route. La mer et le ciel sans soleil formaient deux plaques gris acier. En depit de la distance et du vent violent, elle entendait les vagues se fracasser sur la greve beringienne. Venue du nord, ou les tenebres avaient englouti l'horizon, la bise giflait une herbe morte, une mousse noire, des arbres et des arbustes effeuilles, des rochers eparpilles. La froidure engourdissait son visage et s'insinuait par la moindre ouverture dans ses vetements. Le premier blizzard de la saison marchait sur le Sud. Plusieurs generations de pieds avaient use le sentier qu'elle foulait a son tour. Il la conduisit a la ravine. Les falaises protegeaient le fleuve du vent, mais ses eaux, grossies par la maree montante, bouillonnaient d'une ecume blanc sale. Elle arriva au niveau de la corniche, a present balayee par les embruns, ou trois huttes se tenaient blotties autour d'une source. On avait du reperer sa silhouette a travers les aulnes verts, car, a son arrivee, Aryuk ecarta le clayonnage qui lui servait de porte, sortit en rampant et se redressa. Il serrait une hache dans sa main. Sur ses epaules voutees etait jetee la peau d'une charogne. Sous sa criniere et sa barbe, elle decouvrit des traits hagards qui la choquerent. > begaya-t-elle. Il la fixa des yeux un long moment, comme cherchant a se rappeler ou a comprendre sa nature. Lorsqu'il prit la parole, ce fut a peine si elle dechiffra son murmure, tant le fleuve et la mer rugissaient alentour. -- Non, je...>> Elle tendit une main vers lui. Il fremit, puis se ressaisit. Elle baissa le bras. > Il se detendit d'un rien - moins par soulagement, devina-t-elle, que par lassitude pure et simple. > Il parlait du chocolat. Auparavant, elle n'en distribuait qu'avec parcimonie. Sinon, il lui aurait fallu requisitionner une fourgonnette de la Patrouille pour s'approvisionner. Elle se rappela la gratitude morne de ceux qui avaient perdu tout espoir. Non, bon sang, je ne vais pas pleurer. > Aryuk n'avait pas fait mine de l'inviter dans sa hutte, et elle ne tenait pas non plus a y entrer. > On attendait des Nous qu'ils versent ce mois-ci leur dernier tribut avant le retour de l'hiver. Apres avoir vu la famille des Sources-Bouillonnantes, elle s'etait felicitee de son absence lors des visites suivantes. Elle n'aurait pu offrir a ces miserables qu'un reconfort des plus derisoire, et elle n'en avait pas dormi de la nuit. Toutefois, elle avait demande a Corwin de la prevenir lorsque viendrait le tour d'Aryuk et des siens. Elle ne pouvait refuser de le voir. En cas de besoin, elle ferait un petit saut dans le temps pour ne pas le manquer. Mais il ne s'etait jamais montre. > La tete chevelue s'inclina. > Elle se raidit. -- Durant l'assemblee d'automne, j'ai dit a tous que nous n'y parviendrions pas >>, commenca Aryuk, retrouvant la tendance au bavardage caracteristique des Tulat, mais sans y ajouter leur faconde naturelle. > O mon Dieu ! comme tu as du te sentir trahi ! > Une histoire de hauts-fonds dans l'estuaire, ou encore de courants, peut-etre, devina Tamberly. > Aryuk leva la tete pour la regarder en face. La dignite investit ses yeux. -- Je leur dirai. >> Elle s'humecta les levres. > Dans la langue tulat, on ne trouvait aucun vocable signifiant > ou >. Et le Peuple des Nuages ne meritait pas son opprobre. > Les phalanges d'Aryuk blanchirent comme il etreignait le manche de sa hache. -- C'est vrai, il y a eu bataille. Les Nous ne s'entre-tuent-ils donc jamais ? >> Le regard qu'il lui adressa etait aussi lugubre que le vent. > Mais je l'ignorais ! Corwin ne prend meme pas la peine de s'informer. -- Non, je... je veux seulement... vous rendre plus heureux. >> Vous donner le courage de survivre a l'hiver. Le printemps venu, pour une raison que j'ignore encore, les envahisseurs leveront le camp. Mais je n'ai pas le droit de faire des predictions. Et tu ne croirais surement pas a celle-ci. > Il la considera d'un oeil mefiant. -- Oui. Ils m'ecouteront. Grand-Homme ne les a-t-il pas obliges a te rendre Daraku ? >> Soudain, c'etait un vieillard qui se tenait devant elle sous le ciel entenebre. -- Quoi ? Oh ! non, non...>> Tamberly s'apercut qu'elle avait crie en anglais. -- Il n'est jamais venu a moi quand je suis retourne au village, repondit une voix atone. Je l'ai vu par deux fois, mais de loin, et il ne m'a pas prete attention. Pourquoi serais-je alle vers lui, si je l'avais ose ? A-t-il le pouvoir de faire revenir les morts ? Et toi, as-tu ce pouvoir ? >> Elle se rappela son propre pere, qu'un coup de fil suffisait a rejouir et dont le visage s'illuminait quand elle lui rendait visite. -- Non, entre...>> Dans la hutte, sa femme et ses enfants, leur peur et leur rage ravalee. > Que puis-je faire, que puis-je dire ? Si j'avais grandi a l'epoque de Manse, voire auparavant, je saurais comment reagir, en depit de ma jeunesse. Mais dans mon milieu d'origine, on se contente de cartes postales et de cliches sur le travail de deuil. suis ton amie... pour toujours. Ensuite, nous serons a nouveau ensemble. Mais commence par penser a moi. Je vais veiller sur vous. Prendre soin de vous. >> Est-ce de la sagesse ou bien de la faiblesse ? > Elle plongea la main dans sa poche et en ressortit des barres de chocolat, qui tomberent a ses pieds. Sans savoir comment, elle reussit a sourire avant de se retourner pour repartir. Loin de protester, il la regarda s'eloigner en silence. Sans doute que j'agis pour le mieux. Une nouvelle bourrasque vint secouer les rameaux effeuilles. Elle pressa le pas. Il ne fallait pas qu'Aryuk la voie pleurer. IV. Les membres du conseil, soit tous les hommes adultes et toutes les vieilles femmes de la tribu, etaient a l'etroit dans la maison ; mais on ne pouvait transporter le feu sacre a l'exterieur, ou la tempete risquait de faire rage pour plusieurs jours encore. Le fracas du tonnerre et le rugissement du vent traversaient les murs sans peine et servaient de fond sonore. Les flammes du foyer crachotaient sur les pierres. Elles decoupaient, sur fond d'obscurite, la silhouette de la vieille femme accroupie qui les entretenait. La vaste salle etait emplie de penombre, de fumee et de l'odeur forte des corps vetus de cuir qui s'y pressaient. Il faisait chaud. Les flammes jaillirent l'espace d'un instant, revelant la sueur qui perlait sur la peau de Loup-Rouge, de Cheveux-de-Soleil, de Celui-qui-Repond et des autres membres du premier cercle. La meme lumiere faisait chanter l'acier de la lame que Tamberly brandissait devant l'assemblee. >, entonna-t-elle. Le style declamatoire dont le Peuple des Nuages usait lors des ceremonies semblait presque biblique a ses oreilles. > L'homme accepta l'offrande. Son visage avait perdu toute severite. Elle pensa a un petit garcon le jour de Noel. Hommes et femmes firent silence, tant et si bien que leur souffle parut aussi bruyant que le vent, aussi insistant que le ressac. Impassible, Loup-Rouge testa le fil et l'equilibre de l'arme. Il se pencha pour ramasser un baton. Sa premiere tentative pour le couper se revela entachee de maladresse. Le silex et l'obsidienne donnent des lames effilees, mais ils sont trop fragiles pour couper le bois et ne peuvent le tailler correctement. En outre, la forme du manche lui etait etrangere. Mais il apprenait vite et ne tarda pas a savoir s'y prendre. -- Elle a bien des usages, dit Tamberly. Je te les montrerai, et je te montrerai aussi comment entretenir sa lame. >> Quand une pierre s'emoussait, on la taillait a nouveau, jusqu'a ce qu'elle soit trop petite. L'affutage de l'acier est un art, mais elle etait sure qu'il saurait le maitriser. > Loup-Rouge parcourut l'assemblee du regard. > Un murmure d'assentiment parcourut les ombres. La voix dure de Celui-qui-Repond y coupa court. > Et merde ! se dit Tamberly, consternee. J'aurais cru que toutes ces palabres etaient uniquement pour la forme. Qu'est-ce qui lui prend, a ce grincheux ? Suivit un bref brouhaha, qui retomba rapidement. Les yeux luisaient dans la penombre. Loup-Rouge gratifia le chaman d'un regard dur. > Le visage ride se plissa encore. > Tamberly laissa exploser sa colere. -- Es-tu egalement notre amie ? retorqua Celui-qui-Repond. -- Je le serai si vous me laissez l'etre ! >> Loup-Rouge interposa ses bras entre les deux antagonistes. > Malin ! jubila Tamberly. Le chaman, furibond, n'avait d'autre choix que de repondre : > Elle se rappela une remarque de Manse Everard : il est frequent qu'une societe attribue des pouvoirs occultes aux peuples qu'elle a soumis - les premiers Scandinaves avec les Finnois, les chretiens medievaux avec les juifs, les Americains blancs avec les Noirs... > Et il leva le couteau au-dessus de sa tete. Un leader ne, aucun doute sur ce point. Et comme il est beau dans cette pose, bon sang ! Il n'y eut ni debat ni vote. Tel n'etait pas l'usage chez les Wanayimo et, de toute facon, cela n'aurait pas ete necessaire. S'ils dependaient de leur chaman pour interceder en leur faveur aupres du surnaturel et les proteger de la maladie avec les charmes adequats, ils ne lui accordaient aucun respect superflu et, pour dire vrai, le regardaient meme un peu de travers : c'etait un celibataire, un misanthrope, un excentrique. Tamberly pensait souvent a ses amis catholiques qui, s'ils respectaient le cure de leur paroisse, ne s'aplatissaient pas devant lui et n'hesitaient pas a lui manifester leur desaccord. Sa proposition fut acceptee de facon tout a fait naturelle, sans qu'il soit besoin d'insister. Celui-qui-Repond se rassit, ramena sa peau de bete sur lui et se mit a bouder. Les hommes se presserent autour de Loup-Rouge pour admirer le cadeau qu'il avait recu. Tamberly pouvait prendre conge. Corwin la rejoignit pres du seuil. Il s'etait tenu en retrait, comme il seyait a un etranger assistant au conseil par courtoisie. En depit de l'obscurite, elle vit qu'il avait l'air franchement contrarie. >, ordonna-t-il. Elle se herissa, puis haussa les epaules dans son for interieur. Elle s'etait plus ou moins attendue a cette reaction. Quoique denuee de charnieres, la porte, dont le battant etait constitue de batons, de brins d'osier, de peaux et de mousse, etait solidement coincee dans le mur. Corwin la degagea et le vent faillit la lui arracher des mains. Ce ne fut pas sans mal qu'il la remit en place une fois que Tamberly et lui furent sortis. Ils rabattirent leurs capuches, fermerent leurs parkas et se dirigerent vers leurs habitats. Le vent rugissait, mordait, giflait, griffait. La neige qui tombait parait toutes choses d'un voile de blancheur. Il fut oblige de sortir sa boussole electronique pour se reperer. Lorsqu'ils se retrouverent a l'abri, tous deux resterent sonnes quelques minutes. La tempete faisait trembler l'armature du dome et vibrer ses cloisons. Les objets qui s'y trouvaient paraissaient fragiles, comme denues de substance. Ni l'un ni l'autre ne s'assit. Lorsque Corwin prit la parole, ils se dresserent face a face, ainsi que deux ennemis. > Tamberly s'etait preparee a cette confrontation. Ni insolence, ni insubordination, rien que de la fermete. C'est mon superieur hierarchique, mais ce n'est pas mon patron. Et Manse m'a dit que la Patrouille appreciait l'independance d'esprit, a condition qu'elle aille de pair avec la competence. -- Vous le savez parfaitement, retorqua Corwin. Vous avez commis une interference injustifiee. -- Je ne le pense pas, monsieur. Je n'ai rien fait qui soit de nature a affecter les evenements plus qu'ils ne le sont deja par notre simple presence. >> Et cette question-la est deja reglee. Nous avons > fait partie de cette periode de la prehistoire. > Parce que tu m'aurais interdit d'aller plus loin, evidemment, et que je n'aurais pas pu passer outre. > Tu parles !>> Il m'a semble qu'il allait de soi... enfin, ou est le mal ? Nous interagissons avec ces gens. Nous parlons avec eux, nous vivons avec eux, nous utilisons leurs services et les recompensons avec de petits objets venus de leur futur. C'est bien cela, non ? Quand je vivais parmi les Tulat, j'ai fait bien davantage que leur offrir un couteau, oh ! que oui. Ils sont incapables d'en fabriquer une copie. Dans deux ou trois generations tout au plus, il sera casse, use ou rouille, et plus personne ne s'en souviendra. -- Vous etes jeune et nouvelle dans la Patrouille, et...>> Corwin reprit son souffle. Ce fut avec un peu plus de chaleur qu'il poursuivit : > Je ne pouvais pas rester sans rien faire alors qu'Aryuk, Tseshu, leurs enfants et leurs petits-enfants risquaient de se faire tabasser, voire tuer. Et je... je ne souhaitais pas que Loup-Rouge soit complice d'une telle atrocite. > Elle se faconna un sourire. > Il demeura impassible un moment. Puis se fendit a son tour d'un sourire. Touche* ! J'avoue. >> Gravement : > De nouveau affable : -- J'ai passe pas mal de temps sur le terrain, lui rappela-t-elle. -- Oui, oui. Mais a present, nous sommes bloques par le mauvais temps, et pour plusieurs jours. -- Je pensais sauter en aval, au premier jour de beau temps. -- Allons, ma chere, votre zele est admirable, mais ecoutez la voix de l'experience. Il est fortement conseille de ceder de temps a autre au repos, au loisir et meme a la paresse. L'exces de travail abrutit, vous savez. >> Ouais, et je vois a quel genre de detente tu penses, mon cochon. Mais elle ne s'offusqua point. C'etait une idee toute naturelle etant donne les circonstances ; et sans doute considerait-il sa proposition comme un compliment. Cela dit : non merci. Comment vais-je me tirer de ce guepier sans le vexer ? V. Celui-qui-Repond habitait dans la plus petite maison du village, a peine plus spacieuse qu'une hutte, car le chaman vivait seul, sauf quand le visitaient les demons qu'il devait repousser. Cependant, il arrivait souvent qu'un homme ou une femme de la tribu vienne le voir. Renard-Veloce etait assis pres de lui devant le feu. A la lueur des flammes s'ajoutait une chiche lumiere venue du trou ouvert dans le toit. Apres la tempete, le ciel s'etait eclairci et on sentait meme un peu de chaleur dans l'air. Les objets magiques semblaient fremir dans la penombre. Ils etaient peu nombreux : un tambour, un sifflet, des ossements graves, des herbes sechees. Par ailleurs, le chaman ne possedait que peu d'ustensiles domestiques. Son existence participait avant tout du monde spirituel. Il fixa son visiteur en plissant les yeux. Ils n'avaient echange que des paroles prudentes. >, lui dit-il. Une grimace deforma le visage ruse de Renard-Veloce. -- Qui le sait ? souffla Celui-qui-Repond. J'ai cherche des visions pour m'eclairer sur eux. Aucune ne m'est venue. -- Ont-ils jete des charmes contre toi ? -- Je le crains. -- Comment est-ce possible ? -- Nous sommes loin des sepultures de nos ancetres. Durant notre periple, nous avons laisse nos morts derriere nous. Pour le moment, rares sont les defunts qui peuvent nous aider ici. -- Le spectre de Coureur-des-Neiges doit etre tres fort. -- Cela ne fait qu'un seul homme. Combien en compte le Peuple des Souris ? >> Renard-Veloce se mordit les levres. > Il reflechit avant de reprendre : -- Nous l'ignorons >>, dit Celui-qui-Repond. Les deux hommes frissonnerent. Un mystere est toujours plus terrifiant que la verite. -- Combien de temps vont-ils encore rester ici ? repliqua le chaman. Et nous aideraient-ils vraiment en cas de necessite ? Et s'ils cherchaient a endormir notre mefiance pendant qu'ils ourdissent notre destruction ? >> Renard-Veloce eut un sourire ironique. -- Il suffit ! retorqua Celui-qui-Repond. Toi aussi, tu te sens menace. >> Le chasseur baissa les yeux. -- Et Loup-Rouge t'ecoute moins souvent que naguere. -- Il suffit ! >> Renard-Veloce partit d'un petit rire. -- Si nous pouvions en apprendre davantage, acquerir un pouvoir sur eux...>> Renard-Veloce lui intima la prudence. -- Je pense comme toi. Et quels secrets, quels pouvoir partage-t-elle avec eux ? -- Ces hommes velus ne sont rien par eux-memes. Ils sont bel et bien semblables a la souris, dont le renard ne fait qu'une bouchee. Si nous les prenions par surprise, a l'insu de Grand-Homme et de Cheveux-de-Soleil... -- Peut-on agir sans que ces deux-la ne le sachent ? -- Je les ai deja vus surpris par un evenement imprevu, un lagopede surgissant d'un fourre, la glace qui se brise sous leurs pieds, des choses bien ordinaires. Ils n'ont pas conscience de tout ce qui se passe dans le monde... pas plus que toi ou moi. -- Tu es un homme audacieux... -- Audacieux, mais pas stupide, repliqua Renard-Veloce avec quelque impatience. Depuis combien de jours tournons-nous autour du pot, toi et moi ? -- Il est temps que nous parlions franchement, acquiesca Celui-qui-Repond. Tu envisages d'aller la-bas, sans doute chez cet Aryuk qu'elle cherit tout particulierement, afin de lui faire cracher la verite. -- J'ai besoin d'un compagnon. -- Je ne connais rien aux armes. -- Cela, c'est mon domaine. Toi, tu comprends les charmes, les demons, les spectres. >> Renard-Veloce fixa le chaman. > L'autre repondit d'un air fache : > En verite, c'etait un homme sec et nerveux, et, bien qu'edente et un peu myope, rapide a la course et meme endurant. > rectifia le chasseur. Calme, Celui-qui-Repond opina. > Une lueur d'impatience eclaira les yeux de Renard-Veloce, mais il conserva un air neutre et dit d'un ton pensif : > Une telle initiative ne surprendrait personne. -- Et peut-etre auras-tu alors d'importantes nouvelles a annoncer. -- Et peut-etre auras-tu alors conquis un grand honneur. -- Ce que je fais, je le fais pour le Peuple des Nuages. -- Pour le Peuple des Nuages, repeta Celui-qui-Repond, maintenant et a jamais. >> VI. Soudain, tels des faucons fondant sur des lemmings, les envahisseurs etaient la. Un cri arracha Aryuk a son reve hivernal. Il chercha la realite a tatons. Un second cri l'y propulsa, le cri d'une femme et d'un enfant terrifies. Sa propre femme, Tseshu, s'agrippa a lui. >, lui dit-il. Fouillant dans la penombre de sa hutte, sa main trouva une pierre taillee. Il s'extirpa de sa chaude couverture de peaux, d'herbes et de brindilles. La peur lui nouait les tripes, mais la colere etait la plus forte. Etait-ce une bete qui attaquait les siens ? Toujours a quatre pattes, il ecarta la porte de fortune et franchit le seuil en rampant. Puis, se redressant en position accroupie, il fit face a la menace. Son courage le quitta comme l'eau coule d'une main ouverte. Le froid enveloppa son corps nu. A l'horizon sud, le soleil eclaboussait le jour d'un azur soutenu, creusant d'ombres indigo le manteau blanc de la neige et le parsemant d'arbres noirs. Sur le fleuve, la glace mise a nu par le vent luisait d'un eclat terne. Sur la greve, au bout de la ravine, les rochers etaient festonnes de givre et la mer elle-meme etait gelee presque jusqu'au large. Le lointain grondement des vagues sonnait comme la colere de l'Esprit Ours. Devant lui etaient plantes deux hommes. Ils etaient vetus de cuir et de fourrure. L'un d'eux tenait une lance dans la main droite, une hache dans la gauche. Aryuk l'avait deja vu, oui, il connaissait ce visage etroit, ces yeux brillants, on l'appelait Renard-Veloce. L'autre etait vieux, ride, sec mais guere fatigue par la marche qu'il avait du faire. Il brandissait un os ou etaient graves des signes. Tous deux avaient peint sur leur front et leurs joues des marques de puissance. A en juger par leurs traces, ils avaient descendu le coteau en silence, attendant d'etre arrives a destination pour lancer leur defi. Barakyn et Oltas etaient partis relever les pieges. Ils ne reviendraient pas avant le lendemain. Ces deux-la ont-ils attendu que les plus forts de mes fils soient partis ? se demanda soudain Aryuk. Seset, la femme de Barakyn, se tenait blottie sur le seuil de sa hutte. Dzuryan, le troisieme fils d'Aryuk, qui etait encore un enfant, frissonnait devant la hutte qu'il partageait avec Oltas et ou il somnolait en entretenant le feu. > bredouilla Aryuk. Quoique l'angoisse lui nouat la gorge, il ne pouvait s'abaisser a souhaiter la bienvenue a ces intrus, comme on doit pourtant le faire pour tout visiteur. Ce fut Renard-Veloce qui lui repondit, d'une voix plus glaciale que les nuages de vapeur qui sortaient de sa bouche. Il parlait le langage des Nous bien mieux que les autres membres du Peuple des Nuages - combien de temps avait-il passe aupres de Daraku ? > Oui, bien sur, songea Aryuk. Parler. Que peut-on nous prendre sinon la parole ? A moins qu'ils ne desirent monter Seset. Elle est jeune et appetissante. Non, je ne dois pas ceder a la colere. Et puis, ils ne la regardent meme pas. -- Non >>, cracha Renard-Veloce - mi-mefiant, mi-meprisant, devina Aryuk. Coince dans une hutte tula, il n'aurait pas la place de manier ses armes si belles et si redoutables. -- Alors je dois me couvrir >>, repliqua Aryuk. Ses doigts et ses pieds commencaient deja a s'engourdir. Renard-Veloce lui signifia son assentiment d'un geste sec. Tseshu passa la tete par l'ouverture. Elle avait chausse ses bottes et passe une cape, qu'elle serrait autour de son torse comme si elle redoutait de montrer a des etrangers ses seins flasques et son ventre mou. Elle tendit une tenue identique a son homme. Dzuryan et Seset regagnerent l'interieur de la hutte pour imiter leurs parents. Lorsqu'ils revinrent sur le seuil, ils etaient etrangement calmes. Tseshu aida Aryuk a se vetir. Celui-ci se sentit un peu reconforte, bien qu'il fut oblige de repondre aux questions de Renard-Veloce en meme temps qu'il s'habillait. -- Cheveux-de-Soleil ? repeta-t-il, bouche bee. Qui est-ce ? -- Femme. Grande. Cheveux comme le soleil. Yeux comme...>> Le chasseur designa le ciel. > Le sommes-nous encore ? Elle demeure parmi vous. -- Rien, rien. -- Ah ! Rien ? Pourquoi te donne-t-elle tribut ? >> Aryuk se raidit. Tseshu acheva de lacer les sacs fourres de mousse qui lui servaient de bottes. > La joie l'envahit. > Tseshu se redressa et prit place a ses cotes. Il en avait toujours ete ainsi. Une bourrasque de bise emporta sa joie lorsque Renard-Veloce lanca : kuyok dans le couteau ? -- Kuyok ? Couteau ? Je ne comprends pas. >> Cet homme essayait-il de lui lancer un charme ? Aryuk leva sa main libre pour tracer un signe protecteur. Les deux intrus se tendirent. Renard-Veloce s'adressa a son compagnon. Le vieil homme pointa son os grave sur Aryuk et entonna un chant de sa voix suraigue. >, graillonna Renard-Veloce. Il designa l'ancien avec sa hache. kuyukolaia. Son kuyok plus fort que le tien. >> Sans doute parlait-il de magie, deduisit Aryuk. Son coeur lui cognait les cotes. Le froid lui penetrait les chairs en depit de sa cape. >, murmura-t-il. Renard-Veloce pointa sa lance sur la gorge d'Aryuk. -- Oui, oui. -- Tu as vu la force des Wanayimo aux Sources-Bouillonnantes. >> Aryuk serra sa pierre dans sa main, comme si son poids pouvait l'empecher de s'envoler dans une bourrasque de furie interdite. Dois-je m'aplatir dans la neige ? > s'ecria Renard-Veloce. Du coin de l'oeil, Aryuk vit que Dzuryan et Seset tremblaient de tous leurs membres. Il reussit a se maitriser et Tseshu a ses cotes en fit autant. -- Dis ce qu'il y a entre toi et les grands etrangers. Que veulent-ils ? Que font-ils ? -- Rien, nous ne savons rien. >> Renard-Veloce baissa soudain sa lance. La pointe affutee lacera le mollet d'Aryuk. La plaie se rougit de sang. > La douleur etait minime, la menace plus grande que le ciel. Lorsque enfin il fait face au lion, l'homme cesse d'avoir peur. Aryuk bomba le torse. > Renard-Veloce ecarquilla les yeux. Soit il connaissait ce mot, soit il en devinait le sens. Il se tourna vers Celui-qui-Repond. Tous deux eurent un echange anime. Mais pas un instant le chasseur ne quittait les Nous des yeux. La main libre d'Aryuk etreignit celle de Tseshu. Le visage ride du chaman se durcit. Il aboya un ordre. Son compagnon acquiesca. Aryuk attendit de savoir quel serait le sort de sa famille. kuyok contre nous, declara Renard-Veloce. Nous emmenons celle-ci. Elle parlera. >> Il planta sa lance dans la neige, s'avanca d'un pas, saisit Tseshu par le bras. L'arracha a l'etreinte de son homme. Elle hurla. Daraku ! Un vent rugit dans l'esprit d'Aryuk. Lui-meme hurla en bondissant. Renard-Veloce abattit sa hache. Desequilibre, il rata le crane d'Aryuk mais le frappa a l'epaule gauche. Aryuk ne vit ni ne sentit le coup. Il emboutit l'homme du Peuple des Nuages. Son bras droit s'abattit. Sa pierre s'ecrasa sur la tempe de Renard-Veloce. Celui-ci s'effondra. Aryuk se campa au-dessus de lui. Puis vint la douleur. Lachant sa pierre, il tomba a genoux et palpa son epaule blessee. Dzuryan le rejoignit en courant. Il lanca sur le chaman une pierre a peine taillee. Le vieil homme l'esquiva et s'en fut, se faufila entre les arbres, gagna le sommet de la colline. Dzuryan rejoignit Tseshu et Aryuk. Seset fit taire les enfants. L'ame d'Aryuk revint dans son corps et les tenebres reculerent autour de lui. Il se releva avec l'aide de sa femme et de sa fille. Le sang coulait de son epaule, flamme rouge sur fond de neige. Son bras pendait contre son flanc, inutile. Lorsqu'il tenta de le remuer, la douleur fut si vive que la nuit deferla de nouveau sur lui. Tseshu ecarta sa cape pour examiner la plaie. Elle n'etait guere profonde, la pointe de la lance ayant bute sur l'os, mais l'os en question devait etre brise. > demanda Dzuryan. Sa voix d'enfant tremblait-elle, ou bien etait-ce ainsi qu'Aryuk l'entendait ? -- Mais il... il va raconter ce qui s'est passe au Loup-Rouge. >> Aryuk s'apercut non sans surprise qu'il etait capable de penser. > Il baissa les yeux. Renard-Veloce gisait sur le sol, flasque. Le sang qui avait jailli de son nez ne coulait plus mais gouttait avec lenteur, epaissi par la froidure. Sa bouche beante etait seche, ses yeux vitreux, et ses entrailles s'etaient videes. La congere sur laquelle il avait chu cachait sa tempe defoncee. -- Viens pres du feu >>, lui dit Tseshu. Il la suivit, obeissant. Les femmes s'efforcerent de le soigner, pansant la plaie avec de la mousse, immobilisant le bras a l'aide de lanieres. Dzuryan raviva le feu et alla chercher un lapin congele sous un cairn tout proche. Tseshu le coucha sur les braises. La viande cuite rechauffe le coeur, et Aryuk sentit ses forces lui revenir au contact de ces corps qui l'entouraient. Au bout d'un temps, il declara : -- Non ! >> gemit Tseshu. Il savait qu'elle avait compris ses intentions. Mais elle protesta neanmoins : -- Loin. Quand ils sauront, ils viendront chercher leur mort, et ils me traqueront moi aussi. S'ils nous trouvent ensemble, cela sera grave pour vous. Quand Barakyn et Oltas reviendront, vous partirez tous dans une direction differente, pour chercher refuge chez des amis. Le Peuple des Nuages saura que moi et moi seul l'ai tue. S'ils ne vous voient pas aupres de son cadavre, je crois qu'ils se satisferont de ma mort. Le temps qu'ils me retrouvent, ils auront epuise le plus gros de leur colere. >> Seset se prit a bras-le-corps, oscilla d'avant en arriere, pleura a chaudes larmes. Tseshu resta impassible, mais elle prit la main valide de son homme dans la sienne. > Tseshu et lui regagnerent leur hutte. Une fois etendu aupres d'elle, il constata qu'il parvenait a s'endormir - d'un sommeil agite, embrase par la douleur, peuple de reves aussi fugaces que des arcs-en-ciel. J'ai vecu plus longtemps que bien des hommes, songea-t-il lors d'un moment de lucidite. Il est temps pour moi de retrouver nos enfants trepasses. Ils doivent etre bien seuls. Au lever du jour, il mangea de nouveau, laissa sa femme le vetir et sortit. La ravine etait un fosse d'ombre, borde d'arbres voutes sur leurs propres reves. Quelques etoiles scintillaient encore dans le ciel. Son haleine fumait dans l'air glace. De la mer lui parvenaient le murmure des vagues et les craquements de la glace. Sa blessure l'elancait mais, s'il avancait prudemment, la douleur demeurait supportable. Sa femme, son fils et la femme de son fils aine se rassemblerent autour de lui. Il designa le cadavre. > Il voulut se baisser. Sa blessure le lui interdit. > Le jeune garcon recula d'un pas, ses levres fremissant au sein de son visage plonge dans l'ombre. > Lorsque les deux globes furent niches dans sa bourse, Aryuk attira Tseshu contre lui de son bras valide. > Il prit une hache a Dzuryan, sans trop savoir pourquoi. Il avait refuse des provisions de bouche et n'etait pas en etat de tuer un animal ni de tendre un piege. Enfin, cela lui faisait quelque chose a tenir. Il hocha la tete, se retourna et s'en fut d'un pas trainant, en direction du sentier le moins pentu de la colline, qui le conduirait hors de vue. Tu ne m'as surement jamais souhaite ce sort, Toi-qui-Connais-l'Etrange, songea-t-il. Quand tu l'apprendras, viendras-tu a mon secours ? Mieux vaut que tu aides mes enfants et mes petits-enfants. Je n'ai plus d'importance desormais. Il chassa le souvenir qu'il gardait d'elle pour se consacrer tout entier a son errance. VII. Pendant l'hiver, les Tulat reduisaient leurs activites au maximum afin de consacrer toute leur energie a la survie. Ils continuaient de pratiquer la cueillette quand c'etait possible et profitaient des breves journees pour accomplir les corvees indispensables mais, le plus souvent, ils restaient tapis dans leurs huttes et, lorsqu'ils ne dormaient pas, se plongeaient dans un etat de transe propice aux songeries. Il n'etait guere etonnant que nombre d'entre eux soient frappes par la maladie, en particulier les enfants en bas age. Mais avaient-ils vraiment le choix ? Par contraste, les Paleo-Indiens demeuraient actifs tout le long de l'annee, meme pendant les longues nuits. Ils disposaient de l'habilete et des moyens necessaires pour se nourrir convenablement en toute saison. Si certains animaux migraient en hiver, le caribou par exemple, d'autres, tel le mammouth, n'en faisaient rien. C'etait pour cette raison qu'ils s'etaient etablis dans la steppe, meme si leurs chasseurs montaient aussi des expeditions dans les highlands au nord et dans les forets au sud. Seule la mer les faisait reculer. Leurs descendants apprendraient a l'apprivoiser. En attendant, les Tulat exploitaient le rivage pour le compte du Peuple des Nuages. Ralph Corwin avait donc l'habitude de capter du bruit et du mouvement a la nuit tombee. Grace a une camera qu'il avait planquee dans la moraine surplombant son dome, il pouvait observer les activites du village sur un ecran. En cas de besoin, ou tout simplement s'il en avait envie, il avait la possibilite d'aller y voir de plus pres. Les chasseurs avaient fini par le considerer comme un etre humain a part entiere - enigmatique et sans doute dangereux, mais fascinant et apparemment bien dispose a leur egard. Ils appreciaient sa compagnie, que son aura de mystere ne faisait qu'epicer. Les filles lui souriaient, et certaines etaient plutot girondes. Malheureusement, il ne pouvait les approcher de trop pres sous peine de compromettre sa mission. Les Tulat avaient des moeurs plus relachees, mais ils etaient bien trop crasseux a son gout, et il n'avait pas de temps a perdre avec eux. La Patrouille ne souhaitait pas que ses agents consacrent plus de temps qu'il n'etait necessaire a une mission donnee. Ah ! si seulement Wanda Tamberly - l'image meme des filles californiennes de la fin du XXe siecle qu'on lui avait tant vantees - s'etait montree plus abordable ! N'y pense plus, se disait-il souvent. Cette nuit-la, il oublia totalement la jeune femme. Le tumulte montait dans le village. Il s'habilla chaudement et sortit. L'air etait d'une immobilite absolue, comme si le vent lui-meme avait ete congele. On eut dit que du liquide entrait dans ses narines. Une lune tout juste pleine transformait son haleine en un spectre aussi diffus que les collines alentour. La neige luisante crissait sous ses pieds. Il n'avait pas besoin de sa lampe et aucun des Wanayimo n'avait juge utile d'allumer une torche. Ils auraient pourtant pu se permettre une telle extravagance grace au tribut des Tulat. On attisait le feu pres du cairn des cranes, autour duquel les villageois se massaient, parlant, gesticulant, et meme hurlant. Quand les flammes monteraient haut, on sortirait les tambours pour entamer la danse. Une danse de deuil et de propitiation, jugea Corwin. Qui s'accompagnerait forcement de decisions, de plans et de preparatifs. S'ecartant de la foule, il se dirigea vers la demeure de Loup-Rouge et de sa grande famille. Il ne s'etait pas trompe. La porte encadree de defenses n'etait pas fixee et il y avait de la lumiere a l'interieur. Il colla son visage a l'entrebaillement. > En temps normal, cette question aurait constitue une insulte, car elle sous-entendait que les occupants du lieu ne pratiquaient pas l'hospitalite, mais les regles ordinaires ne s'appliquent plus quand les demons rodent dans la nuit, et Corwin avait l'intuition que Celui-qui-Repond etait present. Les villageois etaient inquiets depuis que le chaman s'etait enferme chez lui quelques jours plus tot, et toute cette agitation ne presageait rien de bon. Au bout d'une minute, une silhouette vint occulter la lumiere. >, dit Loup-Rouge, qui ecarta le battant. Corwin entra. Loup-Rouge l'escorta jusqu'au centre de la salle, ou l'on avait attise le feu. Ses flammes dispensaient autant de lumiere que la graisse des quatre lampes en steatite. Les tenebres se massaient dans le reste de l'espace. A peine si Corwin pouvait distinguer un carre de peau tendu sur une armature de bois flotte faisant office de paravent. Derriere lui se tenaient sans doute les membres de la famille qui n'avaient pas rejoint les hurleurs au-dehors. Ceux qui etaient rassembles cette nuit formaient l'elite du village. Corwin reconnut les chasseurs Lame-Brisee et Pointe-de-Lance, ainsi que le venerable Silex-a-Feu qui se tenait debout. Assis sur le sol, les jambes ramenees contre son torse, se trouvait Celui-qui-Repond. L'ombre soulignait les rides qui sillonnaient son visage, faisait ressortir ses orbites creusees. Son dos etait voute. Il est epuise, se dit Corwin. S'il a fait un long voyage, celui-ci n'avait rien de spirituel. > Le chaman repondit par un borborygme. -- Trouble, oui, repeta Loup-Rouge. Voici que Renard-Veloce, le plus ruse des hommes, est mort. -- Un grand malheur, assurement. >> Corwin avait appris a apprecier cet homme : doue d'un esprit vif, il n'avait pas son pareil pour expliquer les choses, mais il avait tendance a poser des questions genantes. Sa ruse et son independance d'esprit etaient des atouts pour la tribu. > Son trepas n'a surement rien d'ordinaire. Il se sentit soudain la cible des regards de la tribu. -- Hein ? Non, c'est impossible ! >> Les Tulat sont totalement soumis, ils ont integre leur impuissance fonciere. -- Mais...>> Corwin inspira a pleins poumons un air sature de fumee. Garde ton calme. Reste sur le qui-vive. La situation risque de degenerer. > Celui-qui-Repond leva la tete. Les flammes luisaient dans ses yeux. D'une voix mauvaise : -- C'etaient des amis, rien que des amis. D'anciens amis de Cheveux-de-Soleil. Pas les miens. Je les connais a peine. -- Aryuk a dit la meme chose. -- C'est la verite ! -- Aryuk a pu jeter un charme a ta femme, hasarda Silex-a-Feu. -- Celui-qui-Repond voulait en avoir le coeur net, declara Loup-Rouge. Renard-Veloce l'a accompagne. Ils ont parle un moment ; puis Aryuk a attaque. Il a pris Renard-Veloce par surprise et l'a tue d'un coup de pierre. Un de ses enfants a voulu frapper Celui-qui-Repond, qui a pris la fuite. >> Pas etonnant qu'il soit vanne, songea distraitement Corwin. Un vieillard comme lui - il doit avoir la cinquantaine -, fuyant la mort sur la neige et la glace. Le chaman s'etait de nouveau avachi. -- Cela n'est pas clair, repondit Loup-Rouge. Peut-etre qu'un demon l'a possede, a moins que le mal n'ait niche dans son coeur depuis le debut... Tu ne le sais donc pas ? -- Non. Que vas-tu faire a present ? >> Leurs regards se croiserent. Le silence regna jusqu'a ce que Loup-Rouge prenne sa decision. Il se mefie encore de moi, se dit Corwin, mais il veut croire a ma sincerite et a celle de Wanda. Et il veut se montrer sincere pour manifester sa bonne volonte. -- Oui >>, fit Corwin. Ce n'etait pas seulement une question de sentiments. -- Hostiles... les Tulat ? -- Qui d'autre ? Mais je veillerai a ce que le corps d'Aryuk repose loin d'ici, avec son spectre lie a lui. Celui-qui-Repond me donnera les mots et les outils necessaires a cette tache. -- As-tu l'intention de le tuer ? >> Un murmure de surprise souligna le crepitement du foyer. -- Nous devrions tuer plusieurs Souris, gronda Lame-Brisee. -- Non, non, fit Loup-Rouge. Comment percevrions-nous leur tribut ? Il faut les calmer, mais je pense que la mort d'Aryuk y suffira. -- Et si nous echouons a le tuer ? -- Il est vrai que nous devons venger Renard-Veloce. Nous verrons ce qu'il adviendra. -- J'aimerais que vous vous absteniez >>, dit Corwin, regrettant tout de suite ses propos. Il avait pense a la reaction de Wanda a son retour d'expedition. Les visages qui lui faisaient face se durcirent. Celui-qui-Repond leva la tete et coassa avec une joie malicieuse : -- Il n'y a rien, repondit Corwin. Vous avez agi pour rien. Cheveux-de-Soleil et moi avons dit vrai : nous sommes seulement de passage ici et, dans un temps, nous repartirons pour toujours. Nous voulons seulement etre les amis de... les amis de tous. -- Toi, peut-etre. Mais elle ? -- Je reponds d'elle. >> Corwin comprit qu'il avait interet a se montrer ferme. Il prit un ton autoritaire pour declarer : > Loup-Rouge agita les mains en signe d'apaisement. -- C'est entendu, promit Corwin. Oui, c'est entendu. Elle ne doit rien faire. Telle est la loi de notre tribu. >> VIII. Un jeune chasseur marche vite. Comme ils ne s'etaient accorde que de breves pauses pour manger et se reposer, Loup-Rouge et ses compagnons atteignirent le Fleuve des Aulnes le lendemain de leur depart, a la nuit tombee. Le Lievre Noir rongeait le disque de la lune, dont l'eclat decoupait neanmoins les nuages, la neige et la glace en plages de lumiere et ravines d'ombre. Les trois huttes etaient toujours la, un peu de guingois. Loup-Rouge inspira profondement et cala un os magique entre ses dents avant de s'enhardir a penetrer dans celle dont l'entree etait bloquee. Une fois dans cet antre de tenebres, il posa la main sur quelque chose de plus froid que l'air. Quoique familier de la mort, il s'empressa de la retirer. Maitrisant sa terreur, il fit une nouvelle tentative. Oui, c'etait un visage rigide sous ses doigts. >, marmonna-t-il sans recracher son os. Il agrippa la tunique du mort et le tira vers l'exterieur. Le clair de lune grisaillait sa peau. Renard-Veloce etait aussi gele que le fleuve et la mer. Du sang coagule lui noircissait la tempe gauche et le menton. Tout aussi noires etaient sa bouche beante et ses horribles orbites vides. Les chasseurs s'accroupirent autour de lui. -- Pour aveugler son spectre, de crainte qu'il ne les pourchasse ? hasarda Pointe-de-Lance. -- Leurs spectres souffriront plus encore, gronda Eau-Blanche. -- Suffit ! dit Loup-Rouge. Parler de ces choses apporte le malheur, surtout en pleine nuit. Nous en saurons davantage au matin. Conduisons-le a l'ecart de ce lieu maudit, afin qu'il repose parmi ses camarades. >> Ils transporterent le corps sur l'autre rive, le glisserent dans le sac qu'ils avaient apporte a cet effet et etendirent leurs couvertures. Le vent ululait. La lune volait entre les nuages. Dans le lointain hurlaient les loups, un bruit aussi rassurant pour ces hommes que le murmure de la mer par-dela les glaces. Loup-Rouge reussit a s'endormir mais fit des reves fractures. Les chasseurs se mirent en route des l'aurore. Bien que vieilles de plusieurs jours, les traces qu'ils repererent dans la neige etaient eloquentes. -- Ou d'un de ses fils, peut-etre ? hasarda Pointe-de-Lance. Ces gens-la sont malins. >> Loup-Rouge fit un signe de denegation. > Avec un rictus : -- S'il perit avant que nous ne l'ayons rattrape, Renard-Veloce sera prive de sa vengeance, fit remarquer Lame-Brisee avec impatience. -- Alors c'est le Peuple des Souris tout entier qui en souffrira >>, jura Eau-Blanche. Loup-Rouge grimaca. Le chatiment etait chose utile, aussi utile que d'abattre un animal dangereux. Mais massacrer des etres inoffensifs, c'etait autre chose, un peu comme de tuer des animaux quand on n'a besoin ni de peau, ni de viande, ni de boyaux, ni d'os. Il n'en sortirait rien de bon. > Sans leur laisser le temps de discuter cet ordre, il partit aussitot avec son camarade. Leur proie disposait d'une avance considerable. Les deux hommes n'avaient pas grand-chose a craindre, hormis les esprits malefiques et les eventuels pouvoirs d'Aryuk. Loup-Rouge doutait de l'existence de ces derniers. S'il avait choisi de le traquer a deux, c'etait parce que la piste pouvait se reveler difficile et parce qu'il n'est jamais sage de chasser en solitaire. Le fuyard filait vers le nord. A mesure qu'ils s'eloignaient de la cote, Loup-Rouge vit que sa proie commencait deja a s'affaiblir. Bien qu'il n'ait pu faire qu'un recit confus, Celui-qui-Repond etait persuade que Renard-Veloce avait blesse Aryuk avant de mourir. Le coeur de Loup-Rouge gonfla dans sa poitrine. La breve journee s'acheva. Lame-Brisee et lui poursuivirent leur route quelque temps. Au prix d'un peu d'attention, ils parvenaient encore a distinguer les traces a la lueur des etoiles, puis au clair de lune. Ils progressaient lentement, mais cela n'avait guere d'importance car Aryuk lui aussi avait ralenti son allure, observant de nombreuses pauses pour reprendre son souffle. Puis les nuages se masserent dans le ciel, apportant l'obscurite sur la terre. Les chasseurs se virent obliges de faire halte. Comme ils ne disposaient pas de feu, ils mangerent de la viande sechee et s'enroulerent dans leurs couvertures. Ce fut une caresse qui eveilla Loup-Rouge. Des flocons de neige. Pere des Loups, fais cesser cette averse, supplia-t-il. La neige continua de tomber. La matinee etait grise et silencieuse, le ciel occulte par un voile de flocons blancs, la visibilite limitee a un jet de lance. Les deux hommes parvinrent a avancer quelque temps, epoussetant la neige fraiche pour retrouver les traces sur la neige plus ancienne, mais ils durent bientot renoncer. -- Pas forcement. >> Loup-Rouge avait reflechi. > L'air s'etait suffisamment rechauffe pour leur permettre de s'asseoir presque confortablement. Ils attendirent, patients comme des lynx. Il cessa de neiger vers midi. Ils reprirent leur route. La neige leur arrivait aux chevilles, et parfois aux genoux, rendant leur progression difficile. Si seulement j'avais des bottes magiques pour marcher la-dessus, songea Loup-Rouge. Est-ce que Grand-Homme et Cheveux-de-Soleil en possedent ? Ils ont tellement d'objets prodigieux... Enfin, la neige retarde aussi Aryuk, qui est plus mal en point que nous. Arrives sur une crete, ils decouvrirent la vaste etendue de la steppe. Les nuages avaient fui et de longues ombres indigo sillonnaient ce paysage de purete. Le moindre buisson, le moindre rocher se detachait du sol enneige. Ils scruterent a droite, a gauche, en avant, puis Lame-Brisee tendit le bras et s'ecria : > Le coeur de Loup-Rouge fit un bond. > Ils descendirent le coteau a grand-peine. Lorsqu'ils arriverent au point repere par Lame-Brisee, le soleil avait sombre, mais il subsistait suffisamment de lumiere pour qu'ils dechiffrent les traces dans la neige. > Sa main gantee se crispa sur la hampe de sa lance. > Ils poursuivirent a une allure plus moderee afin de menager leurs forces, pensant au voyage de retour plutot qu'a la curee. La nuit enveloppait le monde. Dans un ciel en grande partie degage, la lune brillait par son absence ; bientot les etoiles se multiplierent, aussi eclatantes que le givre. La piste demeurait evidente a leurs yeux. Soudain, Lame-Brisee se figea. Loup-Rouge l'entendit pousser un hoquet et leva les yeux. Au nord, les Chasseurs de l'Hiver allumaient leur feu. Des voiles de lumiere chatoyaient sur toute la largeur de l'horizon, de plus en plus vastes, de plus en plus brillants, jusqu'a laper le plafond du ciel. Le froid s'etait accru a en geler meme les sons. Seul le fremissement de la lumiere sur la neige semblait doue de vie. Les chasseurs contemplaient le spectacle avec une terreur teintee d'emerveillement. Devant eux dansaient les plus puissants de leurs ancetres, des fantomes trop majestueux pour que la terre les retienne. notres, souffla enfin Loup-Rouge. Vous vous souvenez, n'est-ce pas ? Veillez sur nous. Protegez-nous. Preservez vos fils des horreurs et des spectres vindicatifs. C'est pour vous, en votre nom, que nous allons tuer cette nuit. -- Je pense que c'est pour cela qu'ils sont venus ici, dit Lame-Brisee a voix basse. -- Alors, il ne faut pas les faire attendre. >> Loup-Rouge alla de l'avant. Un peu plus tard, il apercut quelque chose, une tache sur la neige en contrebas des feux celestes. Il pressa le pas. L'autre avait du reperer les deux chasseurs, car un chant suraigu parvint bientot a leurs oreilles. Quoi ? Les Souris chantaient elles aussi un chant de mort ? Comme il approchait, il distingua enfin Aryuk, assis en tailleur dans un trou qu'il s'etait creuse. > Il avanca comme si la neige avait cesse de ralentir ses pas. Aryuk se leva. Visiblement a bout de forces, il se mouvait avec lenteur et maladresse. Mais il ne flechit point. Une fois son chant acheve, il se tint devant lui, les epaules voutees, le bras gauche attache a son flanc, immobile sous sa cape. Sa barbe etait blanchie par le givre. Lorsque Loup-Rouge arriva devant lui, il sourit. Sourit. Loup-Rouge fit halte. Qu'est-ce que cela signifiait ? Qu'est-ce que cela presageait ? Les feux qui brulaient en silence dans le ciel semblerent lui lancer un ordre. Il fit un autre pas, puis un autre encore. Ce n'est pas un animal aux abois, pensa-t-il. Aryuk est pret a mourir. Eh bien, je vais lui offrir une mort rapide. Il a au moins merite cela. Empoignant sa lance des deux mains, il frappa. L'os et le silex percerent la peau et chercherent le coeur. Son corps etait si use, si fatigue, que le coup sembla etonnamment doux. Aryuk s'effondra, tomba a la renverse. Une breve ruade, un rale plus bref encore. Puis il ne bougea plus. -- Pas tout a fait >>, retorqua Loup-Rouge. Il prit l'os grave dans sa bourse et le coinca entre ses dents. Puis il s'agenouilla pour fouiller la bourse d'Aryuk. Il ne s'y trouvait rien excepte... oui... Il en retira les yeux de Renard-Veloce. >, promit-il. Les tendant a Lame-Brisee : > Il se savait certes condamne, et il etait totalement epuise, mais Aryuk a eu une mort bien calme. Presque heureuse, pour autant que je puisse en juger dans cette lumiere magique. Que savait-il ? Qu'avait-il l'intention de faire... plus tard ? Eh bien, il ne fera plus rien. Celui-qui-Repond m'a appris comment ligoter un fantome. Loup-Rouge infligea au cadavre le sort qu'avait subi Renard-Veloce. Puis il lui ecrasa les yeux entre deux pierres arrachees a la neige. Il lui ouvrit le ventre et placa des cailloux parmi les boyaux. Il lui lia poignets et chevilles avec des lanieres en cuir de glouton. Il lui enfonca une lance dans le torse, la plantant dans le sol gele une fois qu'elle fut ressortie par le dos. Il executa une danse autour du cadavre en invoquant le Pere des Loups, qui lui avait donne son nom, le priant d'envoyer des loups, mais aussi des renards, des fouines, des hiboux et des corbeaux, bref, toutes sortes de charognards, afin qu'ils devorent ses chairs. > Il se sentait lui-meme a bout de forces, mais il marcherait jusqu'a ce que le sommeil le terrasse. Le matin venu, Lame-Brisee et lui apercevraient surement un repere connu dans le paysage - une montagne au loin, par exemple -, et ils rentreraient chez eux. Ils s'avancerent sur la steppe, sous les feux des esprits. IX. Au fil des mois, Wanda Tamberly avait fini par considerer le mammouth solitaire comme un vieil ami. C'etait presque a regret qu'elle lui faisait ses adieux. Mais il lui avait fourni toutes les donnees qu'il detenait, parmi lesquelles figurait peut-etre la cle de l'histoire de la Beringie. Si elle voulait en apprendre davantage sur d'autres aspects de la question, elle devait desormais se mettre au travail. Ses superieurs souhaitaient > la depecher en un autre lieu, dans un autre temps. Elle avait du leur envoyer quantite de messages a travers l'espace-temps pour les convaincre de lui laisser gaspiller un peu de sa ligne de vie ici et maintenant, le temps d'attendre la fin de la saison afin d'observer un autre printemps dans un contexte de rechauffement. Elle les soupconnait de penser - a juste titre - qu'elle tenait surtout a veiller sur ses chers Tulat. Non que son programme purement scientifique fut a negliger - il lui faudrait des siecles pour en venir a bout. Elle savait que des chercheurs civils travaillaient sur le meme sujet, en aval comme en amont de cette epoque. Mais ils etaient originaires de futurs trop lointains pour qu'elle soit en mesure de collaborer avec eux. Et elle appartenait a la Patrouille, qui se consacrait avant tout aux affaires de l'humanite. Ce qui n'etait pas sans avantages, se disait-elle souvent. Pour bien comprendre une ecologie, on doit etudier ses fondations memes : la geologie, la meteorologie, la chimie, les microbes, les vegetaux, les vers, les insectes, les petits vertebres. Mais elle se payait le luxe de suivre les peregrinations des grands animaux occupant le sommet de la chaine alimentaire. Certes, il lui appartenait aussi de collecter des tonnes de donnees ordinaires. En regle generale, elle supervisait les activites des minuscules robots insectoides qui emmagasinaient observations et echantillons, transmettant leurs informations a l'ordinateur dans son dome. Mais elle suivait les betes a la trace, examinait leurs foulees, les observait a la jumelle ou dans un affut, tournait autour des lacs, se melait aux troupeaux ; c'etait chouette, c'etait vivant, c'etait reel. Je serai vraiment triste de quitter ce coin. Quoique... Un frisson lui parcourut l'echine. Et s'ils m'envoyaient en Europe au temps des Cro-Magnon ? Elle avait effectue cette expedition en solitaire. Les guides wanayimo etaient des auxiliaires precieux, bien plus que les Tulat, mais il ne fallait pas leur montrer trop de gadgets high-tech. Son scooter charge de materiel de camping s'eleva dans les airs par antigravite puis s'immobilisa. Elle activa ses instruments pour jeter un dernier coup d'oeil alentour. C'etait notamment grace a leur sensibilite et a leur polyvalence qu'elle n'avait mis qu'un peu moins de deux ans a connaitre la region comme sa poche. Se jouant de la distance comme du brouillard le plus opaque, ils pouvaient cibler le plus minuscule des animaux et lui en donner une vue aussi detaillee qu'elle le souhaitait. Des boeufs musques tournant le dos au vent, un lievre bondissant a travers les congeres, un lagopede prenant son envol et la-bas, dans le lointain, le vieux mammouth errant et grommelant... Sur cette vaste terre de blancheur, sa masse hirsute etait aussi noire que les falaises se dressant au nord. Son unique defense balayait la neige recouvrant la mousse, que sa trompe portait ensuite a sa gueule. C'etait la une maigre pitance, mais un male solitaire, battu au combat et chasse de sa harde, ne pouvait esperer mieux. Tamberly s'etait souvent demande si elle ne devrait pas abreger ses souffrances. Non. Il lui avait fourni un indice crucial ; et a present qu'elle le quittait, autant lui laisser son austere fierte. Qui sait ? Peut-etre survivrait-il jusqu'au prochain ete, peut-etre festoierait-il une derniere fois. >, lanca-t-elle dans le vent. Elle pensait avoir decouvert la raison pour laquelle ses congeneres se faisaient rares en Beringie, alors qu'ils etaient toujours repandus en Siberie comme en Amerique du Nord. Bien que l'isthme fut encore large de plusieurs centaines de kilometres, il avait retreci sous l'effet de la montee des eaux, alors meme que la proliferation des bouleaux nains changeait la physionomie de la steppe. Elle n'aurait pas cru que ces proboscidiens soient aussi dependants de conditions specifiques. Leurs especes cousines occupaient toutes sortes d'habitats sur le reste de la planete. Mais ce male n'etait pas parti vers la cote, ou pullulaient prairies et forets, mais bien vers le nord, pour s'assurer une maigre subsistance au pied des montagnes. De sa decouverte decoulait un corollaire excitant aux yeux de Ralph Corwin. Bien que les Paleo-Indiens aient chasse toutes sortes de gibier, le mammouth etait le plus precieux a leurs yeux. Il ne leur faudrait que quelques generations pour exterminer tous les troupeaux de la Beringie ; contrairement a un mythe lenifiant, l'homme prehistorique ne vivait pas en harmonie avec la nature. La presence de mammouths plus a l'est inciterait tot ou tard les plus audacieux a reprendre la migration, bien que l'Alaska fut en grande partie une terre de desolation. Conclusion : la migration des Paleo-Indiens en Amerique se produirait sans doute plus rapidement qu'il ne le supposait jusqu'ici, et les vagues ulterieures presenteraient des caracteristiques fort differentes de la vague actuelle... Toutefois, cela n'expliquait pas pourquoi le Peuple des Nuages leverait le camp des l'annee prochaine... Une bourrasque de bise lui mordit les joues. Des volutes de vapeur l'entourerent, pareilles a des chiffons grisatres. Allez, on rentre a la maison deguster une tasse de the bien chaud. Tamberly regla les controle et activa son scooter. Une fois dans son dome, elle mit pied a terre, rangea tant bien que mal son vehicule et desactiva l'antigrav. Le scooter chut en douceur de quelques centimetres. Elle se frotta le posterieur. Bon Dieu que cette selle est froide ! Si je dois retourner dans l'ere glaciaire, j'y installe un systeme de chauffage. Pendant qu'elle se deshabillait, se lavait avec une eponge et enfilait une tenue plus decontractee, elle se demanda que faire a propos de Corwin. Sans doute etait-il absent. S'il s'etait trouve dans son dome, son scooter aurait note l'arrivee de celui de sa collegue et il serait accouru lui proposer de boire un verre et de diner avec lui. Vu qu'il ne l'avait pas vue depuis dix jours, elle aurait du mal a decliner l'invitation. Jusqu'ici, elle s'etait debrouillee pour qu'il parle surtout de lui, ce qui detournait son attention et se revelait meme interessant. Mais, tot ou tard, il allait surement tenter de la draguer, ce qui ne l'interessait pas le moins du monde. Comment eviter une scene desagreable ? Dommage que Manse ne soit pas anthropologue. Ce serait un compagnon des plus confortables, un peu comme une vieille chaussure - une chaussure de rando qui a arpente de bien etranges sentiers et n'a rien perdu de sa solidite. Avec lui, je n'aurais pas de souci a me faire. Si jamais il essayait de me draguer... He ! serais-je en train de rougir ? Elle se prepara un the et s'assit. Une voix venue du dehors lui dit soudain : > Il n'etait pas alle plus loin que le village. Et merde ! -- Helas non. >> Sa solennite ne semblait pas feinte. > Une pointe de glace se planta dans son coeur. Elle se leva. -- Vous feriez mieux de sortir. Je vous attends. >> Et on n'entendit plus que le vent. Elle enfila des chaussettes de laine, un pantalon de ski, une paire de bottes, une parka. Lorsqu'elle emergea, le vent la fit chanceler. Il faisait voler des cristaux de glace au-dessus du sol. Le soleil, qui s'abimait derriere les collines au sud, semait de toutes parts des eclats de diamant. Tout aussi chaudement vetus, chacun a sa maniere, Corwin et Loup-Rouge se tenaient cote a cote. Leur mine etait fort sombre. -- Que des esprits favorables t'accompagnent, repondit l'homme du Peuple des Nuages sur un ton tout aussi formel. -- C'est a Loup-Rouge qu'il appartient de conter ce recit, declara Corwin dans la meme langue. Il me l'a dit lui-meme. Quand j'ai vu que tu etais revenue, je suis alle le querir. >> Tamberly braqua ses yeux sur ceux du chasseur. Ils ne cillerent point. > Durant un moment le monde s'assombrit. Puis : Ressaisis-toi. Cette culture est stoique en diable. Ne perds pas la face. > Le recit qu'on lui fit etait bref et empreint de dignite. -- Tu nous as dit que tu devrais partir dans quelques lunes, et Grand-Homme ne restera guere plus longtemps parmi nous, repondit Loup-Rouge. Que serait-il arrive ensuite ? D'autres Souris se seraient crues capables de nous attaquer impunement. Et puis, Aryuk avait subjugue le spectre de Renard-Veloce. Si nous n'avions pas repris ce qu'il lui avait vole, son propre spectre aurait ete deux fois plus fort et sans doute anime d'une haine profonde. Je devais m'assurer que jamais il ne nous hanterait. -- J'ai obtenu leur promesse que les Tulat ne souffriraient pas davantage, a condition qu'ils se montrent dociles, precisa Corwin. -- C'est la verite, confirma Loup-Rouge. Nous ne souhaitons pas te peiner davantage, Cheveux-de-Soleil. >> Un temps. > Il fit un geste signifiant que la discussion s'arretait la, se retourna et s'en fut. Je ne peux pas le hair, songea Tamberly. Il a fait ce qu'il considerait comme son devoir. Je ne peux pas le hair. Oh ! Aryuk, Tseshu, tous tes etres chers, Aryuk ! > Ce fut comme une flamme qui etait eclose dans son coeur. -- Leur peuple s'en chargera. >> Corwin lui posa une main sur l'epaule. -- En laissant combien d'autres cadavres derriere elle ? On ne peut pas rester sans rien faire, bon sang ! >> Il afficha un masque severe. > Elle serra les poings et lutta pour ravaler ses larmes. Il sourit. [16] >>, comme dit le poete. >> Tout doucement, il lui passa un bras autour des epaules. > Elle se degagea vivement. -- Je vous demande pardon ? >> Il haussa ses sourcils festonnes de givre. -- Vous savez ou vous pouvez vous le mettre, le doigt du sort ? Foutez-moi la paix, j'ai dit ! >> Elle empoigna le sceau de son dome. Alors qu'elle refermait la porte, elle crut entendre un soupir qui disait quelque chose comme : Ah ! les femmes... Une fois a l'abri, elle se refugia sur sa couchette et pleura tout son soul. Cela dura un long moment. Lorsqu'elle finit par se redresser, les tenebres l'enveloppaient. Elle hoqueta, frissonna, aussi frigorifiee que si elle etait restee dehors. Son palais etait impregne de sel. Je dois etre laide a faire peur, songea-t-elle distraitement. Son esprit redevint acere. Pourquoi suis-je autant secouee par cette histoire ? J'aimais bien Aryuk, il etait adorable, et ca va mal se passer pour sa famille et pour son peuple, du moins jusqu'a ce qu'ils se soient adaptes, ce qui ne sera pas facile tant qu'ils auront le Peuple des Nuages sur le dos, mais... mais je ne suis pas une Tulat, je ne suis que de passage ici, et ce monde, ces gens, appartiennent a mon passe lointain, ils sont morts des millenaires avant ma naissance. Ce salaud de Corwin a raison. Les Patrouilleurs du temps doivent s'endurcir. Autant que cela leur est possible. Et je crois que je comprends pourquoi a present. Il arrive parfois que Manse se taise subitement, et alors son regard se perd dans le vague, puis il s'ebroue comme pour chasser une idee noire de son esprit et, durant les minutes qui suivent, il fait montre d'une jovialite forcee. Elle se tapa du poing sur la cuisse. Je ne suis qu'une bleusaille, voila. J'ai trop de rage et de chagrin en moi. Surtout de la rage, je crois bien. Mais que faire ? Si je veux rester encore quelque temps ici, j'ai interet a me rabibocher avec Corwin. Ouais, ma reaction etait disproportionnee. Et elle l'est toujours. Peut-etre. Quoi qu'il en soit, si j'ai envie de redresser des torts, je ferais bien de commencer par me redresser, moi. Par eliminer ce sentiment qui m'envahit et qui a gout de bile. Mais comment ? Une longue, longue balade, c'est ca. Sauf qu'il fait nuit. Mais pas de probleme. J'enfourche mon scooter et je saute demain. Sauf que je ne veux pas qu'on me voie partir comme ca. Une telle demonstration d'emotivite pourrait donner de mauvaises idees a certains. Bon, d'accord, je vais me rendre ailleurs dans l'espace et le temps, en bord de mer ou au coeur de la steppe, ou encore... Ou encore. Elle hoqueta. X. Le soleil matinal etait gris quand il perca le voile de neige. Tout le reste alentour n'etait que blancheur et silence. L'air se rechauffa un peu. Aryuk demeurait assis, emmitoufle dans sa cape. La neige l'avait en partie enseveli. Peut-etre finirait-il par se lever afin de poursuivre sa route en titubant, mais pas tout de suite. Bien qu'il ne souffrit plus de la faim, sa blessure le brulait comme une braise et ses jambes n'etaient plus en etat de le porter. Lorsque la femme descendit des cieux invisibles, il se contenta de tourner vers elle des yeux emerveilles mais encore paresseux. Elle descendit de la chose sans vie qu'elle montait et se campa devant lui. Les flocons recouvrirent sa coiffe. Ceux qui tombaient sur son visage pour y fondre coulaient comme des larmes. >, murmura-t-elle. Par deux fois il tenta de parler, ne reussissant qu'a emettre un croassement, puis il lui demanda : > Il leva sa lourde tete. -- Oh ! Aryuk... -- Mais tu pleures, dit-il, surpris. -- Je pleure pour toi. >> Elle deglutit, essuya ses yeux bleus comme l'ete, se redressa, le fixa d'un air plus assure. -- Je... je l'ai toujours ete. >> Elle s'agenouilla pour le serrer dans ses bras. > Il siffla de douleur. Elle le lacha. > Elle examina son bras sangle et son epaule encroutee. > Une etincelle de joie s'alluma en lui. -- Si je le peux... Oui, je les aiderai. Mais toi d'abord. Tiens. >> Elle fouilla dans ses vetements et en sortit un objet qu'il reconnut. > Il arracha l'emballage a l'aide de ses dents et de sa main valide. Puis il mangea avec gourmandise. Pendant ce temps, elle allait chercher une boite sur sa monture. Il l'avait deja vue se servir de telles boites. De retour pres de lui, elle se remit a genoux et se denuda les mains. -- Je n'ai plus peur, maintenant que tu es pres de moi. >> Il se lecha les levres puis les doigts, afin de ne rien perdre de cette merveilleuse pate brune. La glace prise dans sa barbe craquela sous ses mains. Elle lui plaqua un objet sur la peau, tout pres de sa blessure. >, expliqua-t-elle. Il sentit un leger choc. Aussitot suivi par une vague de paix, de chaleur, de soulagement. > Elle s'affaira a nettoyer la plaie et a la soigner. > Il ne souhaitait pas se rappeler cela mais, comme c'etait elle qui le lui demandait, il repondit : -- Oui, j'ai entendu le recit de celui qui a fui. Pourquoi as-tu attaque l'autre ? -- Il a pose ses mains sur Tseshu. Il a dit qu'il voulait l'emmener. Je me suis oublie. >> Si funeste ait ete son acte, Aryuk ne pouvait lui affirmer qu'il le regrettait. -- Je vois. >> Son sourire etait un sourire de deuil. -- Je le savais. -- Ils vont te tuer. -- Peut-etre que la neige effacera mes traces. >> Elle se mordit les levres. Il comprit qu'il lui etait dur de declarer ce qu'elle declara ensuite : vont te tuer. Je ne peux rien y faire. >> Il secoua la tete. -- Je ne le vois pas non plus, murmura-t-elle en gardant les yeux fixes sur ses mains affairees. Mais il en est ainsi. -- J'esperais que je mourrais seul et qu'ils trouveraient mon cadavre. -- Cela ne saurait les satisfaire. Ils pensent qu'ils doivent tuer, puisqu'un des leurs a ete tue. Si ce n'est pas toi, ce sera un membre de ta famille. >> Il inspira longuement, contempla un moment la neige qui tombait et gloussa. > Sa voix etait eraillee quand elle dit : -- Et cela ne sera pas pour rien. Merci. >> Les Tulat ne prononcaient ce mot que rarement, car chez eux la gentillesse allait de soi. > Interrompant sa tache, elle se redressa sur ses genoux et le regarda droit dans les yeux. > Stupefait, emerveille, il demanda : > Elle serra le poing. > Haussant le ton : -- Tu sais toutes choses. -- O mon Dieu, non ! >> Elle se raidit. > Elle hoqueta. Son etonnement ne cessait de croitre. -- J'ai peur, sanglota-t-elle. Je suis terrifiee. Aide-moi, Aryuk. >> XI. Loup-Rouge se reveilla. Quelque chose de lourd avait bouge. Il se tourna vers la droite puis vers la gauche. La lune etait pleine, minuscule dans le ciel, aussi glaciale que l'air. Du toit du ciel tombait une lumiere qui faisait scintiller la neige. La steppe etait deserte a perte de vue, uniquement peuplee de rochers et de buissons effeuilles. Il avait l'impression que le bruit - un appel d'air, un choc sourd, un fracas etouffe - provenait de derriere le gros rocher au pied duquel les chasseurs avaient dresse leur camp. Il y avait la Chasseur-de-Chevaux, Bois-de-Caribou, Pointe-de-Lance et lui-meme. > s'ecria-t-il. S'extirpant de sa couverture, il s'empara vivement de ses armes. Ses camarades l'imiterent. La nuit etait si lumineuse que tous ne dormaient que d'un oeil. > Loup-Rouge leur ordonna de se deployer autour de lui. Noire sur fond de neige illuminee, une forme humaine emergea de derriere le rocher pour se diriger vers eux. Chasseur-de-Chevaux plissa les yeux. -- Si loin de la mer ? >> s'emerveilla Bois-de-Caribou. La creature avancait d'un pas regulier. Elle etait vetue d'une peau de bete mal taillee et portait un objet qui ressemblait a une hache mais n'en etait pas une. Comme elle s'approchait, ils purent detailler ses traits, ses cheveux et sa barbe hirsutes, son visage have. Pointe-de-Lance chancela. -- Mais je t'ai tue, Aryuk ! >> s'ecria Loup-Rouge. Chasseur-de-Chevaux poussa un cri, pivota sur lui-meme et s'enfuit sur la plaine. > Bois-de-Caribou et Pointe-de-Lance l'imiterent. Loup-Rouge faillit en faire autant. L'horreur fondit sur lui comme un faucon sur un lemming. Il reussit a la surmonter sans savoir comment. S'il fuyait, il serait impuissant, il cesserait d'etre un homme. Il leva sa hachette de la main gauche, brandit sa lance de la droite. > Aryuk fit halte a quelques pas de lui. Le clair de lune se refletait dans des yeux que Loup-Rouge avait arraches et broyes. Il s'exprimait dans la langue des Wanayimo, qu'il baragouinait a peine de son vivant. Sa voix etait haut perchee, soulignee par un lugubre echo. -- C'etait loin... loin d'ici, bredouilla Loup-Rouge. J'ai lie ton spectre avec mes charmes. -- Tes charmes n'etaient pas assez puissants. Nul charme ne sera jamais assez puissant. >> En depit de la chape de terreur qui pesait sur lui, Loup-Rouge vit que le spectre avait laisse des traces de pas, comme un homme encore vivant. Ce n'en etait que plus terrifiant. Il faillit s'enfuir en hurlant a l'instar de ses camarades, mais il savait que jamais il ne pourrait semer cette apparition et qu'elle serait encore plus redoutable s'il lui tournait le dos. -- Ce que je veux faire, je veux le faire pour toujours. >> Je ne dors pas. Mon esprit ne peut se refugier dans l'eveil. Je ne puis fuir. > Loup-Rouge pensa a Petit-Saule, a leurs enfants, a la tribu. -- Nous tolererons votre presence jusqu'a ce que la neige ait fondu, jusqu'a ce que vous puissiez vivre dans vos tentes, declara Aryuk. Mais vous vivrez alors dans la crainte. Laissez nos freres vivants en paix. Le printemps venu, partez et ne revenez jamais. J'ai parcouru une route longue et glaciale pour te dire ceci, et je ne le dirai pas deux fois. Pars, comme je pars a present. >> Il fit demi-tour et rebroussa chemin. Loup-Rouge se coucha a plat ventre dans la neige. Il ne vit donc pas Aryuk disparaitre derriere le rocher ; mais il entendit le bruit surnaturel qui accompagna son depart du monde des vivants. XII. La lune etait couchee. Le soleil pas encore leve. Les etoiles et la Piste des Esprits dispensaient une chiche lumiere a la terre blanchie. Dans le village, le peuple dormait. Celui-qui-Repond se reveilla en sursaut lorsqu'on ouvrit la porte de sa hutte. Il en fut d'abord intrigue et contrarie, car ses vieux os souffraient de plus en plus du froid. Emergeant de ses couvertures en fourrure, il se rapprocha du foyer. Il n'etait plus que cendres. On lui apportait du feu chaque matin. > Une brusque maladie, une naissance prochaine, un cauchemar... L'inconnu entra et prit la parole. Jamais le chaman n'avait entendu un tel son, que ce soit dans sa vie, ses reves ou ses visions. > Une lumiere inonda la hutte, aussi intense, aussi glaciale que celle des batons que maniaient Grand-Homme et Cheveux-de-Soleil. Elle decoupa une barbe hirsute, un visage emacie et creuse d'ombres. Celui-qui-Repond hurla. > Reprenant ses esprits, Celui-qui-Repond agrippa l'os grave qui ne quittait jamais son chevet. Il le pointa sur l'apparition. y a eya eya illa ya-a ! >> Sa gorge etait si nouee par l'angoisse qu'il parvenait a peine a articuler. Aryuk l'interrompit. -- Ou cela ? geignit Celui-qui-Repond. -- Tiens-tu a le savoir ? Je pourrais te faire un recit dont le moindre mot dechirerait ton ame, glacerait ton sang, arracherait tes yeux comme deux etoiles filantes et deferait tes tresses, dressant separement chaque cheveu comme un piquant de l'inquiet porc-epic[17]. Mais je pars a present. Si vous restez ici, o Peuple des Nuages, je reviendrai. Souvenez-vous de moi. >> La lumiere disparut. Le seuil s'assombrit a nouveau, puis les etoiles laisserent voir leur lueur impitoyable. Les cris de Celui-qui-Repond reveillerent les familles les plus proches. Deux ou trois hommes apercurent l'apparition qui s'eloignait. Plutot que de la poursuivre, ils prefererent accourir a l'aide de leur chaman. Ils le trouverent en train de gemir et de marmonner. Plus tard, il leur dit qu'une sinistre vision l'avait visite. Une fois l'aube venue, Lame-Brisee trouva le courage de suivre les traces de l'inconnu. Elles s'evaporaient a quelque distance du village. La neige etait pietinee a cet endroit. C'etait comme si quelque chose etait descendu de la Piste des Esprits pour l'emporter. XIII. Bien loin au sud-est, par-dela la banquise et la mer libre, le ciel s'eclaircissait enfin. Dans le ciel, les etoiles palissaient. Elles s'eteignirent l'une apres l'autre. La nuit s'attardait au nord et a l'ouest. Un banc de brouillard blanc flottait au-dessus des sources chaudes. Rien ne brisait le silence hormis le murmure des vagues. Une forme humaine se presenta devant la hutte d'Ulungu. Elle avancait d'un pas lourd. Ses epaules etaient voutees lorsqu'elle fit halte. Sa voix etait presque inaudible. > Les occupants des huttes fremirent. Les hommes jeterent un oeil par la porte. Et battirent aussitot en retraite parmi les leurs. -- Tseshu, supplia l'apparition, ce n'est que moi, Aryuk, ton homme. Je suis venu te dire adieu, c'est tout. -- Attendez-moi, dit la femme au sein des tenebres empestant la terreur. Je vais aller le voir. -- Non, c'est la mort. >> Ulungu voulut la retenir. Elle se degagea. >, dit-elle, et elle sortit en rampant. Elle se leva pour se planter devant la silhouette vetue d'une cape. -- N'aie pas peur, dit Aryuk - d'une voix si douce, si epuisee. Je ne te veux aucun mal. >> La femme le fixa de ses yeux emerveilles. -- Oui. C'est ainsi que Wan... que j'ai su ou tu te trouvais. -- Ils ont dit que le Loup-Rouge t'avait tue pour te punir et que tous les Nous devaient prendre garde. >> Aryuk opina. > Elle reprit d'une voix soucieuse : -- Le voyage a ete long >>, soupira-t-il. Elle s'approcha de lui. > Il eut un petit sourire. -- Pourquoi es-tu revenu ? -- Je ne suis pas encore mort. -- Mais tu viens de le dire. -- Oui. Je suis mort il y a une lune environ, sous les Oiseaux Fantomes. -- Comment est-ce possible ? demanda-t-elle, deconcertee. -- Je ne le comprends point. Ce que je sais, je ne puis te le dire. Mais au moment de partir, j'ai vu mon souhait exauce : je pouvais venir te voir une derniere fois. -- Aryuk, Aryuk. >> Elle l'etreignit et posa la tete sur sa barbe, l'enfouit dans ses cheveux. Il lui passa son bras valide autour des epaules. -- Emmene-moi avec toi, Aryuk, bredouilla-t-elle, en larmes. Nous avons vecu si longtemps ensemble. -- Je ne puis faire cela, repondit-il. Reste ici. Prends soin des enfants, au nom de tous les Nous. Retourne au bord de notre fleuve. La paix sera avec toi. Les Chasseurs de Mammouths ne te tourmenteront plus. Au printemps venu, a la fonte des neiges, ils partiront. >> Elle leva les yeux vers lui. -- C'est le present que je te fais et que je fais aux Nous. >> Il contempla les etoiles mourantes. > Elle s'accrocha a lui et eclata en sanglots. > Une lumiere apparut. > Il dut se degager de son etreinte avant de pouvoir s'eloigner en boitillant. Elle resta plantee la jusqu'a ce qu'il ait disparu a la vue. XIV. Tamberly traversa l'espace-temps sur son scooter avant d'atterrir sur une terre enneigee. Elle mit pied a terre. Aryuk, accroche a sa taille comme d'habitude, descendit de la seconde selle. Ils resterent muets un moment tandis que les flocons tombaient dans le matin gris. > demanda-t-il enfin. Elle acquiesca. Sa nuque etait raide. -- Cela est bon. >> Il posa sa main droite en divers endroits de sa personne. > Un par un, il lui tendit la lampe torche, le capteur audiovisuel grace auquel elle avait vu et entendu ce qu'il faisait, l'oreillette par laquelle elle lui dictait ses instructions, le haut-parleur qui lui avait permis de parler en wanayimo a sa place, dans un discours epice de divers effets sonores concus pour impressionner les foules. Elle rangea le tout dans les sacoches du scooter. -- Attendre. Si... si seulement je pouvais attendre avec toi ! >> Il reflechit. -- Oui. -- Et puis, reprit-il d'un air decide, si je le puis, je prefere marcher que rester assis. Ta magie m'a en partie rendu mes forces. Elles s'etiolent deja, mais je prefererais m'en servir. >> Te sentir vivant tant que tu le peux. > Il attendit patiemment. La neige lui avait deja blanchi la tete. > Elle se voila la face. -- Mais je suis comble. >> Il s'esclaffa. > Elle l'embrassa et sourit, sourit, puis enfourcha de nouveau son scooter temporel. XV. Le vent rugissait. Le dome tressautait. Tamberly se materialisa, mit pied a terre, activa l'eclairage pour chasser les tenebres. Au bout de quelques minutes a peine, elle entendit : > Elle accrocha sa parka a la patere. > Corwin fit irruption dans l'habitacle. La porte claqua au vent. Il dut se battre pour la refermer. Tamberly se planta pres de la table. Elle se sentait d'un calme polaire. Il ouvrit sa parka aussi violemment que s'il etripait un ennemi et pivota sur ses talons. Il avait la bouche crispee, les levres livides. -- C'est aussi ce que je pense, retorqua-t-elle. -- Je ne supporterai pas votre insolence. -- Pardon. Je ne voulais pas vous offenser. >> Le geste par lequel elle lui designa la chaise etait aussi indifferent que le ton de sa voix. -- Non ! Pourquoi etes-vous restee absente tout ce temps ? -- J'avais a faire. Sur le terrain. >> J'avais besoin de la terrible innocence de l'age de glace et de ses animaux. > Il tressaillit. > Elle leva la main. -- Votre ami ? Alors que vous avez trahi... gache... Me pensiez-vous incapable de deduire qui etait responsable de ces... de ces apparitions ? Si votre but etait de... de ruiner mes travaux...>> Elle secoua sa criniere blonde. -- Vortex causal... mise en danger... -- Je vous en prie. Vous m'avez dit vous-meme que le Peuple des Nuages allait partir d'ici le printemps prochain. C'est ecrit. > et tout ca. Je me suis contentee de lui donner un coup de pouce. Et cela aussi etait ecrit, non ? -- Non ! Vous avez ose... vous avez joue a Dieu. >> Il pointa l'index sur elle comme il aurait pointe une lance. -- Je savais qu'il me faudrait en passer par la. Mais il m'a paru souhaitable que les indigenes ne me voient pas pendant quelque temps. Ils auraient bien d'autres choses a faire. J'espere que vous vous etes tenu en retrait. -- Je n'avais pas le choix. Vous avez commis des degats irreparables. Je n'allais pas encore aggraver la situation. -- Mais le fait est qu'ils ont decide de quitter la region. -- A cause de vous ! -- Il fallait bien qu'il y ait une cause, non ? Oh ! je connais le reglement. J'ai fait un saut en aval, j'ai redige un rapport et je suis convoquee pour une audience extraordinaire. Des demain, je fais mes bagages. >> Et je dis adieu a cette terre et, oui, adieu au Peuple des Nuages et a Loup-Rouge. Tous mes voeux l'accompagnent. -- Je ne pense pas que ce soit de votre ressort. >> Il en resta bouche bee. -- Puisque vous avez exprime votre opinion, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, docteur Corwin. >> Une grimace deforma les traits de l'homme. Il lui assena une gifle retentissante. Elle vacilla, se ressaisit, battit des cils mais ne perdit pas sa contenance. >, repeta-t-elle. Il emit un grognement, se retourna, s'escrima sur le sceau de la porte, reussit a l'ouvrir et sortit en titubant. C'est vrai que j'ai change, se dit-elle. J'ai meme grandi un peu. Du moins je l'espere. Ca se decidera a... a la cour martiale... non, a l'audience. Peut-etre qu'ils me briseront. Peut-etre que c'est la seule solution. Tout ce que je sais, c'est que j'ai accompli mon devoir, et au diable si je le regrette ! Le vent souffla encore plus fort. Quelques flocons de neige l'accompagnaient, annonciateurs du dernier grand blizzard de l'hiver. 13 210 av. J.C. Les nuages bas etaient plus blancs que les quelques congeres qu'on apercevait ca et la parmi les buissons. Le soleil, qui courait plus haut dans le ciel en meme temps que les jours s'allongeaient, etait eblouissant. Son eclat se refletait sur les lacs et les etangs que survolaient les premiers oiseaux migrateurs. Partout les fleurs etaient en eclosion. Quand on les foulait du pied, elles diffusaient dans l'air un parfum de verdure. Petit-Saule ne jeta qu'un seul regard derriere elle, s'attardant par-dela les rangs de la tribu en marche sur les demeures qu'elle abandonnait, sur l'oeuvre de leurs mains. Loup-Rouge percut les sentiments qui l'agitaient. Il lui passa un bras autour des epaules. >, declara-t-il. C'est ce que leur avait promis Cheveux-du-Soleil avant que Grand-Homme et elle ne disparaissent avec leurs tentes, aussi mysterieusement qu'ils etaient apparus. > Il n'avait pas compris ces mots, mais il les avait crus, et il avait convaincu son peuple de les croire. Le regard de Petit-Saule se posa de nouveau sur son homme. > Sa voix tremblait. -- Tout cela nous attend un peu plus loin >>, repondit-il. Un enfant attira l'attention de Petit-Saule : laisse sans surveillance, il s'eloignait de la colonne. Elle s'empressa de le rattraper. Loup-Rouge sourit. Puis il prit a son tour un air grave, a son tour il se souvint : une femme dont les yeux et les cheveux etaient l'ete. Jamais il ne l'oublierait. N'est-ce pas ? 1990 apr. J.C. Le scooter temporel apparut dans la cave. Everard mit pied a terre, tendit une main a Tamberly pour l'aider a descendre a son tour. Ils monterent pour deboucher dans une piece minuscule. La porte en etait fermee a cle, mais le verrou connaissait Everard et le laissa sortir dans un couloir aux murs bordes de caisses faisant office de bibliotheques. Arrive dans la boutique, il dit au bouquiniste : > Le petit homme acquiesca. -- Merci. Je vous revaudrai ca. Par ici, Wanda. >> Everard et Tamberly entrerent dans la piece envahie par les livres. Il referma la porte. Elle s'effondra dans le fauteuil et fixa l'arriere-jardin au-dehors. Les abeilles bourdonnaient autour des soucis et des petunias. Seule la rumeur de la circulation leur permettait de dire qu'ils se trouvaient a San Francisco a la fin du XXe siecle. La cafetiere etait encore chaude. Ni l'un ni l'autre ne prenait du sucre ni du lait. Mais ils trouverent deux verres a liqueur et une bouteille de calvados. Il fit le service. -- Epuisee, marmonna-t-elle sans detourner les yeux de la fenetre. -- Ouais, ca a du te secouer. Impossible de faire autrement. -- Je sais. >> Elle but une gorgee de cafe. Sa voix redevint un peu animee. > Il s'efforca de paraitre jovial. > Il lui tendit un verre a liqueur. > Elle se tourna vers lui pour trinquer. Salud ! >> Il s'assit en face d'elle. Ils savourerent leur alcool. L'arome en etait doux et fort a la fois. Puis elle le regarda droit dans les yeux et lui dit : -- Petite futee. >> Il sirota une nouvelle gorgee de calva, posa son verre et attrapa sa pipe et sa blague a tabac. -- Non. Je meritais un chatiment exemplaire. >> Elle frissonna. > Il opina. > Il fit tout un cinema pour bourrer sa pipe, ne quittant jamais le fourneau du regard. > Elle se mit a haleter. -- Non, ne va pas croire cela. S'il te plait. Une fois que j'ai ete avise de la situation, mon devoir etait clair. >> Il leva les yeux. -- Je n'ai aucune excuse et je le sais. C'est sciemment que j'ai viole le reglement. >> Tamberly bomba le torse. > Elle but une nouvelle gorgee. > Everard craqua une allumette et embrasa son tabac. Il tira sur sa pipe jusqu'a s'entourer d'un nuage bleute. Nous avons besoin d'agents courageux, qui savent prendre des initiatives et assumer leurs responsabilites, bien plus que de fonctionnaires consciencieux. En outre, tu n'as pas vraiment tente d'alterer l'histoire. Cela aurait ete impardonnable. Tout ce que tu as fait, c'est lui donner un coup de pouce. Ce qui etait peut-etre inscrit dans les evenements des le debut. Ou peut-etre pas. Seuls les Danelliens le savent. >> Impressionnee, elle se demanda a voix haute : > Il hocha la tete. -- A cause de toi, Manse. Tu es un agent non-attache, apres tout. >> Il haussa les epaules. > D'une voix rendue stridente par l'etonnement : -- Potentiellement, a tout le moins. >> Il pointa le tuyau de sa pipe sur elle. pas tolerer l'arrogance. Mais au lieu d'etre puni, j'ai ete selectionne pour un entrainement special et on m'a accorde le statut de non-attache. >> Elle secoua la tete. -- Nous n'avons pas les memes, tu veux dire. Je reste persuade que tu ne pourras jamais devenir un flic. Mais il existe d'autres perspectives de carriere... Quoi qu'il en soit, tu as l'etoffe d'une Patrouilleuse. >> Il leva son verre. > Elle but avec lui, mais sans exuberance. Au bout d'un temps, les larmes aux yeux, elle reprit : -- Hum. >> Sourire. > Elle se retracta. > Elle ne dit plus rien. Il la considera. -- Manse, tu as fait des miracles pour moi, mais...>> Il opina. > Elle se prit a bras-le-corps, comme pour se proteger d'un vent glacial. -- Ca aussi, je peux le comprendre. -- Si je pouvais rester seule quelque temps, dans un endroit tranquille. -- Et assimiler ce qui s'est passe. >> Il souffla un plumet de fumee vers le plafond. -- Plus tard...>> Il se fendit d'un nouveau sourire, plus gentil cette fois. -- Et alors...>> Elle ne put achever sa phrase. > Everard posa sa pipe. > Cinquieme partie Devinez un peu 1990 apr. J.C. Les eclairs zebrant le ciel new-yorkais etaient si lumineux qu'ils faisaient oublier l'eclairage public. Le tonnerre, lui, etait encore trop lointain pour etouffer le bruit de la circulation ; le vent et la pluie ne tarderaient pas a se joindre aux rejouissances. Everard s'obligea a regarder en face l'enigme qui venait de s'asseoir chez lui. -- Un certain degre d'insatisfaction subsistait encore, repondit Guion dans un anglais au pedantisme trompeur. -- Ouais. J'admets avoir tire quelques ficelles, use de mon influence et rappele certains services rendus. Mais je suis un agent non-attache, et j'ai juge en mon ame et conscience que punir Tamberly pour avoir agi conformement a la morale ne ferait que nous couter un agent de valeur. >> Guion conserva une voix posee. > Everard serra le poing. >, repartit-il. Puis, decidant qu'il valait mieux ne pas envenimer le debat : > Guion eluda la question d'un sourire et dit : > Everard ouvrit des yeux etonnes. > Suivit une pause de plusieurs battements de coeur. -- Contentez-vous de savoir que ce resultat est acquis sans que ladite independance n'ait eu a en souffrir. Et arretez de vous tourmenter. Dites a votre conscience de paysan du Middle-West de se mettre en veilleuse. -- Eh bien... euh... enfin, c'est fort aimable a vous... He ! je suis en dessous de tout. Voulez-vous boire quelque chose ? -- Je ne dirais pas non a un scotch and soda. >> Everard quitta son siege d'un bond pour foncer sur l'armoire a liqueurs. -- N'en parlons plus. J'ai moins agi par compassion que pour les necessites du service. Vous avez atteint une position d'importance au sein de la Patrouille, vous savez. Ainsi que vous l'avez prouve a maintes reprises, vous etes un agent trop precieux pour que nous souhaitions vous voir handicape par la mauvaise volonte de vos pairs. >> Everard s'affaira a preparer la boisson de son invite. -- Je pourrais en dire autant. Mais il arrive que certains individus aient une signification qui transcende de loin leur valeur intrinseque. Non que nos personnalites ne comptent pour rien, la votre comme la mienne. Mais si vous voulez un exemple concret, prenez le cas de... eh bien, du capitaine Alfred Dreyfus. C'etait un officier competent et consciencieux, un fleuron de l'armee francaise. Mais l'affaire associee a son nom a eu des consequences depassant sa personne. >> Grimace d'Everard. -- Vous savez parfaitement que la destinee est un concept vide de sens. Seule compte la structure du plenum, qu'il est de notre devoir de preserver. >> Ouais, sans doute, se dit Everard. Quoique cette structure ne soit pas seulement changeable dans l'espace et le temps. Elle semble plus subtile, plus complexe qu'on ne daigne nous l'enseigner a l'Academie. Une coincidence est parfois plus qu'un simple accident. Peut-etre que Jung a entrevu cette verite lorsqu'il parlait de synchronicite... je n'en sais rien, en fait. Ce n'est pas a des types comme moi qu'il appartient de comprendre l'univers. Je ne fais que bosser dedans. Il se servit une Heineken, accompagnee d'un petit verre d'akvavit et apporta les rafraichissements sur un plateau. Comme il se rasseyait, il murmura : -- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? demanda Guion d'un ton faussement detache. -- Il a ete question d'elle lors de votre precedente visite et elle m'a dit avoir passe une soiree en votre compagnie alors qu'elle se trouvait a l'Academie. Il m'etonnerait fort que vous... ou ceux qui vous envoient... s'interessent autant a une recrue qui ne sortirait pas de l'ordinaire. >> Guion opina. > Un temps. semble. >> A nouveau mal a l'aise, Everard attrapa sa pipe et sa blague a tabac. -- Rien d'extraordinaire, du moins nous l'esperons. -- Qu'esperez-vous exactement ? >> Guion regarda Everard droit dans les yeux. -- Dites-moi quelque chose, nom de Dieu ! >> Soupir de Guion. -- Ne le sont-elles pas toutes ? >> Et si peu d'entre elles ont une importance. Le cours des evenements a une gigantesque inertie, pourrait-on dire. Si un chrononaute cause une alteration, ses effets ont tot fait de s'estomper. Ils sont compenses par d'autres occurrences. Phenomene de retroaction negative. Combien de petites fluctuations se produisent-elles, ici et la, hier et demain ? Quel est le degre de reel de la realite ? C'est la une question sans reponse precise, et peut-etre sans signification aucune. Sauf que, de temps a autre, on a affaire a un nexus, un incident cle qui determine l'avenir sur une grande echelle, pour le meilleur ou pour le pire. Un frisson le parcourut lorsque Guion reprit calmement : l'Asiniria de Plaute est representee pour la premiere fois en 213 av. J.C., et, en 1196 apr. J.C., Stefan Nemanja, le zhupan de Serbie, abdique en faveur de son fils pour se retirer dans un monastere. Je pourrais vous citer plusieurs autres occurrences a peu pres aux memes epoques, dont certaines survenues fort loin de l'Europe, notamment en Chine. >> Everard vida son verre de liqueur et but une gorgee de biere pour le faire passer. -- Leurs dates precises ne correspondent pas a celles qu'ont retenues les erudits de leurs avenirs respectifs. Sans parler d'autres details mineurs, comme le texte de telle piece ou la representation de tel objet sur telle peinture de Ma Yuan. >> Guion sirota son verre. > Everard reprima un frisson. > Mon Dieu. La Deuxieme Guerre punique. Il bourra sa pipe avec frenesie. Guion hocha la tete. [18]. -- Combien de catastrophes semblables a-t-on recensees ? >> repliqua-t-il d'une voix eraillee. Posee en anglais, cette question ne signifiait rien. Avant qu'il ait pu passer en temporel, Guion repondit : > Everard s'executa. -- Merci. >> Everard alluma sa pipe et aspira la fumee. > Il se raidit. -- Tres probablement aucun. -- Et avec Wanda... avec la specialiste Tamberly ? Pourquoi vous interessez-vous tellement a nous ? >> Guion leva la main. -- Il en va ainsi dans mon milieu d'origine >>, grommela Everard. Il avait le rouge aux joues. > Everard sentit les cheveux se dresser sur sa nuque. >, vous dites, murmura-t-il. Qui etes-vous, Guion ? Ou, plus precisement : qu'etes-vous ? -- Un agent comme vous, au service de la Patrouille, mais affecte a ce que vous appelleriez les affaires internes. >> Everard insista. > Guion se decomposa. > Il leva la main comme pour parer un coup. > Il detourna les yeux. Son visage aristocratique se tordit de douleur. > Tu veux dire que tu es humain, comme moi, songea Everard. Nous sommes aux Danelliens ce que l'Homo erectus - voire l'australopitheque - est a nous-memes. Mais vu que tu es ne dans une civilisation plus tardive et plus raffinee que la mienne, tu en sais surement davantage a leur sujet que je ne pourrai jamais en apprendre. Suffisamment pour vivre dans la terreur ? Guion recouvra sa contenance, but une gorgee d'alcool et declara : > Pris d'une soudaine compassion, et d'une envie irrationnelle de le reconforter qui etait en elle-meme revigorante, Everard murmura : -- Je l'espere. De tout mon coeur. >> Guion inspira. Il sourit. > Everard sentit sa tension se dissiper. > En depit de son impassibilite apparente, Guion semblait lui aussi soulage. -- Merci. A votre sante. >> Ils leverent leurs verres. Pour se detendre tout a fait, ils avaient encore besoin de bavarder quelques minutes - la pluie et le beau temps, les problemes de boulot, voire une pincee de ragots. >, fit remarquer Guion. Everard haussa les epaules. -- Au contraire, je suis curieux d'en savoir davantage. -- Eh bien, pourquoi pas ? >> Everard se carra dans son siege, tira sur sa pipe, savoura une nouvelle gorgee de biere. [19]. L'ennui, de notre point de vue, c'est qu'il est bien trop malin et bien trop observateur. Il a remarque certaines allees et venues des plus suspectes. Du coup, il risque de decouvrir les specialistes militaires que nous avons introduits dans ce milieu. L'un d'entre eux me connait et m'a demande d'imaginer un leurre pour detourner son attention. Rien de transcendant. L'essentiel est de lui presenter la chose afin qu'il ne voie pas qu'il a leve un gibier hors du commun. Ca devrait etre amusant. -- Je vois. Vos missions ne relevent pas toute de l'aventure echevelee. -- Il y a interet ! >> Ils deviserent ainsi pendant une heure, puis Guion prit conge. Une fois seul, Everard se sentit soudain oppresse. La climatisation l'etouffait. Il alla ouvrir une fenetre. La goulee d'air qu'il aspira avait un parfum d'orage. Le vent tonitruant lui fit l'effet d'un coup de poing. De nouveau, ce sinistre pressentiment. De toute evidence, ce type est un haut grade. La hierarchie de l'avenir lui confierait-elle une mission aussi anodine que celle qu'il m'a exposee ? Et si elle redoutait ce qu'il m'a decrit a mots couverts, un chaos impossible a demeler et par consequent a prevenir ? Serait-elle en train de prendre des precautions en cas de malheur ? L'eclair qui envahit le ciel evoquait une oriflamme flottant au-dessus des tours environnantes. L'humeur d'Everard s'altera. Arrete de gamberger comme ca. On vient de t'assurer que tout allait pour le mieux, qu'est-ce qu'il te faut de plus ? Il decida de se consacrer tout entier a sa prochaine mission, puis de profiter des plaisirs qui etaient a sa portee. Sixieme partie Stupor mundi 1137a apr. J.C. La porte s'ouvrit. Un pale soleil eclaira avec nettete le magasin du marchand de soie. Une bouffee automnale s'en suivit, apportant avec elle la fraicheur de l'air et les rumeurs de la rue. Puis l'apprenti entra en titubant. Vu depuis la boutique obscure, decoupe en contre-jour, il ressemblait a une ombre. Mais ses sanglots etaient audibles. > Emil Volstrup s'ecarta du bureau sur lequel il s'affairait a ses comptes. Les yeux ecarquilles des deux autres apprentis, un Grec et un Italien, le suivirent tandis que leurs mains s'immobilisaient sur les rouleaux de tissu. > lanca Volstrup. Il s'exprimait dans un francais matine de normand, un dialecte des plus gutturaux. > Le mince jouvenceau lui tomba dans les bras, enfouit le visage dans les plis de sa robe. Il le sentit tressaillir. > Volstrup sentit ses bras le trahir. Il se tourna vers l'exterieur. On ne voyait pas grand-chose a travers les grilles qui protegeaient les fenetres cintrees. Mais la porte restait entrouverte. La rue pavee, le batiment a arcades d'en face, un Sarrasin qui passait, turban et burnous blancs, des moineaux se disputant des miettes de pain, rien de tout cela ne semblait reel. Pas etonnant. D'un instant a l'autre, tout ce qui l'entourait pouvait s'evanouir sans jamais avoir existe. Tout. Y compris lui-meme. > Odon s'ecarta de lui et agita les mains. > Sa voix avait vire au suraigu. Honteux, il chercha a se ressaisir : il deglutit, essuya ses larmes, se redressa un peu. -- Mais je sais que...>> La langue de Volstrup se bloqua dans son palais. Atterre, il se rendit compte que seul son conditionnement l'avait empeche d'evoquer le futur. Etait-il donc choque a ce point ? -- Les m... messagers... ils l'ont criee a tous en arrivant...>> Un bruit se fit entendre au sein de la rumeur de Palerme, l'etouffant a mesure qu'il se repandait entre ses murs, atteignant le port et la baie au-dela. Volstrup connaissait bien ce bruit. Comme tous les habitants de la cite. C'etaient les cloches de la cathedrale. Elles sonnaient le glas. Il demeura fige l'espace d'un instant. Il entr'apercut les apprentis qui se signaient devant leur etabli, le catholique de gauche a droite et l'orthodoxe de droite a gauche. Lui-meme aurait interet a en faire autant, se rappela-t-il. Cela le fit emerger de sa paralysie. Il se tourna vers le jeune Grec, le plus debrouillard des trois adolescents. -- Oui, maitre, repondit l'apprenti. Les crieurs publics ne devraient pas tarder a annoncer la nouvelle. >> Il s'en fut. > Comme il se dirigeait vers l'arriere-boutique, il entendit un vacarme qui etouffait peu a peu le son des cloches. Rien a voir avec la musique quotidienne des rues - bavardages, chants, bruits de pas et de sabots, grincements de roues. Ce son-la etait compose de cris, de hurlements et de prieres - en latin, en grec, en arabe, en hebreu, en toutes sortes de dialectes : une symphonie de malheur envahissant le quartier, la ville entiere. Ja, det er nok sandt. Il remarqua distraitement que son esprit etait revenu au danois. Le fait etait sans doute avere. Dans ce cas, lui seul etait en mesure d'en apprehender les desastreuses consequences. Lui, et celui ou celle qui en etait la cause. Il deboucha dans un petit patio de style mauresque ou coulait une fontaine. Cette maison datait de l'epoque ou les Sarrasins regnaient sur la Sicile. Apres l'avoir achetee, il l'avait adaptee a son negoce, se dispensant en outre du harem que les Normands les plus aises finissaient par amenager chez eux. La majorite des pieces faisaient office d'entrepots, de cuisines, de dortoirs pour les apprentis et les domestiques, et caetera. Un escalier conduisait au premier etage, exclusivement reserve a son epouse, a leurs trois enfants et a lui-meme. Il s'y engagea. Elle le retrouva dans la galerie, une petite femme noiraude que l'age avait rendue grisonnante et un rien grassouillette, sans entamer en rien son pouvoir de seduction. Avant de l'epouser, il avait pris soin de regarder ce que lui reservait l'avenir. La Patrouille n'appreciait guere qu'on contourne ainsi le reglement, mais il allait passer plusieurs decennies a ses cotes. Une epouse lui etait necessaire, non seulement par souci des convenances, mais aussi pour gerer sa maisonnee, l'ancrer dans la vie de la cite et rechauffer sa couche ; il avait un temperament de benedictin et non de don Juan. > demanda-t-elle en grec d'une voix tremblante. Comme la plupart des Siciliens, elle parlait plusieurs langues, mais c'etait le parler de son enfance qu'elle adoptait d'instinct en ce jour fatal. Tout comme moi, songea-t-il. -- Nous avons recu de mauvaises nouvelles, j'en ai peur. Veille a ce que les enfants et les domestiques restent tranquilles. >> Bien qu'elle se soit convertie au catholicisme afin de l'epouser, elle se signa a la mode orientale. Il admira toutefois la maitrise dont elle faisait preuve. > Il lui sourit, lui etreignit le bras et lui dit : -- Je sais. >> Elle se retira. Il la suivit un moment du regard. Si seulement les siecles de domination musulmane n'avaient pas transforme les femmes en creatures soumises, toutes religions confondues ! Quelle compagne elle aurait fait ! Mais elle accomplissait ses devoirs avec serieux, sa famille l'aidait grandement dans son negoce et... il lui etait interdit de partager les secrets de son epoux avec quiconque. Apres avoir traverse deux pieces encore meublees dans le style sarrasin, austere mais relativement aere, il atteignit celle qui etait reservee a son usage exclusif. Il n'en fermait jamais la porte a cle - cela lui aurait valu d'etre soupconne de sorcellerie, a tout le moins. Mais il est normal qu'un negociant conserve quelque part ses dossiers confidentiels, ses coffres-forts et autres documents prives. Il actionna la clenche, placa un tabouret devant une armoire, s'assit dessus et pressa dans un certain ordre les feuilles sculptees qui la decoraient. Un rectangle lumineux se materialisa devant lui. Humectant ses levres seches, il murmura en temporel : > Un texte apparut. Ses souvenirs lui permirent d'en combler les lacunes. Un an auparavant, Lothaire III, souverain du Saint Empire romain germanique, avait traverse les Alpes afin d'aider le pape Innocent II dans le conflit qui l'opposait a Roger II, souverain de Capoue, d'Apulie et de Sicile. Parmi leurs allies figurait Rainulf d'Alife, le propre beau-frere de Roger. Leur campagne les mena jusqu'au sud de l'Italie, et, a la fin du mois d'aout de l'an de grace 1137, ils jugerent que la victoire leur etait acquise. Rainulf fut couronne duc d'Apulie et recut pour mission de proteger le Sud contre les Siciliens. Lothaire laissa sous ses ordres huit cents chevaliers et, sentant que sa mort etait proche, repartit vers son empire. Innocent entra dans Rome bien qu'Anaclet, l'antipape qui lui etait oppose, occupat toujours le chateau Saint-Ange. Au debut de ce mois d'octobre, Roger avait opere un retour en force. Apres avoir debarque a Salerne, il avait ravage la contree qui avait trahi son allegeance ; meme en cette epoque brutale, sa sauvagerie avait choque les esprits. A la fin du mois, il avait affronte l'armee de Rainulf a Rignano, au nord de l'Apulie. Et il avait ete vaincu. Sa premiere charge, menee par son fils aine le duc Roger, fracassa les rangs ennemis. Mais la seconde, dont il prit lui-meme la tete, fut un echec retentissant. Le duc Rainulf, un chef aussi courageux qu'apprecie de ses feaux, jeta toutes ses forces dans le combat. La panique s'empara de l'armee royale qui s'enfuit sans demander son reste, laissant trois mille morts sur le champ de bataille. Roger conduisit alors son ost a Salerne. Mais cette victoire devait etre de courte duree. Roger disposait d'importantes reserves. Son armee assiegea Naples, reprit Benevent et le grand monastere du mont Cassin. Peu apres, les possessions du nouveau duc d'Apulie se trouverent reduites a cette region. Innocent, ainsi que son celebre allie Bernard de Clairvaux, durent accepter que Roger regle la querelle les opposant a Anaclet. Bien que l'antipape comptat au nombre de ses partisans, Roger declara que l'affaire etait trop complexe pour qu'il s'estimat en droit de la trancher. Qu'un nouveau concile soit organise a Palerme ! Ce concile n'eut jamais lieu. L'empereur Lothaire perit en decembre, alors qu'il regagnait sa capitale. En janvier 1138, ce fut au tour d'Anaclet de quitter ce monde. Roger fit elire un nouveau pape, mais celui-ci mit un terme au schisme en renoncant a son titre. Apres un triomphant retour a Rome, Innocent entreprit de detruire le souverain qu'il avait deja excommunie. Mais il n'y reussit point. Rainulf, le dernier de ses allies, succomba a une mauvaise fievre au printemps 1139 ; peu de temps apres, Roger pere et fils surprenaient les troupes pontificales et capturaient Innocent en personne. Au temps pour le Moyen Age, periode benie ou tous les hommes etaient de devoues serviteurs de l'Eglise, railla le lutherien qu'il avait jadis ete. Choque, il se rappela : Mais j'ai deborde sur l'avenir proche alors que nous ne sommes qu'en novembre 1137. Cela dit, ca colle. Il faut un certain temps pour que la capitale de Roger apprenne que non seulement il a subi un revers a Rignano, mais qu'en outre il n'y a pas survecu. Que devient donc le futur ou il devait jouer un role si important ? Il interrompit le defilement du texte. L'espace d'un instant, une sueur glacee le recouvrit de la tete aux pieds. Puis il reprit ses esprits. S'il etait - du moins le pensait-il - le seul chrononaute present sur l'ile, il y en avait bien d'autres de par le monde. Il n'etait pas responsable d'une base importante. Son devoir etait d'observer les evenements et d'assister les voyageurs de passage. Lesquels etaient fort rares. L'apogee du Royaume normand de Sicile etait encore a venir ; par la suite, cet Etat serait conquis par les souverains du continent. C'etait a Rome que se trouvait le QG de ce milieu, etabli en 1198 alors qu'Innocent III accedait au Saint-Siege. Mais l'Europe entiere etait en proie a l'agitation, l'Europe et le monde dans son ensemble. Si peu nombreux soient-ils, des agents de la Patrouille s'efforcaient de suivre le fil de son histoire. Avec l'aide de sa banque de donnees, Volstrup fit mentalement le tour de la planete. En ce moment precis, Lothaire etait en route pour la Germanie ; sa mort allait declencher une querelle de succession qui deboucherait sur une guerre civile. Louis VII venait d'heriter de la couronne de France et d'epouser Alienor d'Aquitaine ; son regne ne serait qu'une succession d'erreurs catastrophiques. En Angleterre, le conflit opposant Mathilde l'Imperatrice a Etienne de Blois devenait de plus en plus violent. En Espagne, on venait de contraindre un ancien moine a devenir roi d'Aragon, mais il ne tarderait pas a abdiquer en faveur de son gendre, ce qui entrainerait l'union de l'Aragon et de la Catalogne ; pendant ce temps, Alphonse VII de Castille se proclamait roi de tous les Espagnols et poursuivait la Reconquista. Le Danemark, gouverne par un seigneur helas trop faible, subissait les ravages des paiens d'au-dela de la Baltique... Jean II Comnene regnait avec sagesse sur l'Empire romain d'Orient ; il faisait campagne en Asie Mineure, esperant reprendre Antioche aux croises. Le Royaume franc de Jerusalem resistait a une offensive musulmane. Mais le Califat d'Egypte demeurait divise, l'Arabie s'etait morcelee en une myriade de royaumes et la Perse etait en proie a une guerre de succession. Les principautes de Kiev etaient egalement dressees les unes contre les autres. Plus a l'est, la conquete de l'Inde par les musulmans s'etait interrompue, tandis que la famille de Mahmud affrontait les princes afghans. En Chine, la dynastie Jin regnait sur le Nord, la dynastie Song sur le Sud. La querelle entre les clans Taira et Minamoto dechirait le Japon. En Amerique... Un coup a la porte. Volstrup se leva d'un bond pour aller l'ouvrir. Michael se tenait devant lui, tremblant. -- C'est le chagrin, mon petit, bredouilla Volstrup. Retourne a ton etabli. Je descends tout de suite. Nous devons reprendre le cours de nos vies. >> Le pouvons-nous vraiment ? Une fois seul, il ouvrit un coffre verrouille. Il abritait deux objets metalliques en forme d'obus, de la longueur de son avant-bras. Il s'agenouilla et pianota sur le clavier du premier. Son scooter temporel etait planque hors les murs de la cite, mais ces tubes pouvaient transmettre des messages ou et quand il le souhaitait. Si tant est que le recepteur existe encore. Il recita les nouvelles dans le micro. >, conclut-il. Il programma le tube pour qu'il se rende au QG de Rome, ce meme jour en l'an 1200. A ce moment-la, le personnel de l'antenne avait du surmonter le choc et se familiariser avec le nouveau contexte, et il n'etait pas encore mobilise par l'offensive des croises sur Constantinople. Il pressa un bouton. Le cylindre s'evanouit. Il y eut un bref appel d'air. Reviens vite, je t'en supplie. Apporte-moi le reconfort. Le cylindre reapparut. Les mains de Volstrup tremblaient trop pour pouvoir activer le systeme. >, bredouillai-La voix synthetique confirma son cauchemar. -- Je vois. >> Sa voix sonnait etrangement creux a ses propres oreilles. Il se leva. La Patrouille du temps ne garde plus l'avenir. Elle ne l'a jamais garde. Mes parents, mes freres, mes soeurs, mes vieux amis, mon premier amour, ma patrie, rien de ce qui m'a faconne n'existera jamais. Je suis un Robinson du temps. Puis : Non. Les Patrouilleurs qui se trouvaient en amont de l'heure fatale sont toujours la, tout comme moi. Nous devons nous retrouver, rassembler nos forces et chercher un moyen de restaurer ce qui a ete detruit. Mais comment ? Un embryon de resolution fremit dans son esprit engourdi. Il avait encore ses communicateurs. Il pouvait contacter ses collegues en poste dans le present. Ensuite... Pour le moment, il ne voyait pas comment agir. Cela depassait les competences d'un agent ordinaire. Il faudrait un Danellien pour traiter ce probleme. Ou, faute de Danelliens, un agent non-attache - si tant est qu'il en reste... Emil Volstrup s'ebroua, comme un nageur qui aurait failli etre englouti par les rouleaux, puis se mit au travail. 1765 av. J.C. 15 926 av. J.C. 1765 av. J.C. Un souffle d'automne deferlait sur les collines. La fraicheur matinale impregnait les ruisseaux devalant les coteaux et deposait du givre sur l'herbe. La foret s'etait dissociee en bosquets, grands ou petits ; si les sapins demeuraient noirs, les frenes viraient au jaune et les chenes se tachetaient d'ocre. Des armees d'oiseaux filaient dans le ciel : cygnes, oies sauvages et autres volatiles. Les cerfs se defiaient en combat singulier. Au sud, le Caucase murait le ciel de ses sommets enneiges. L'agitation regnait dans le camp des Bakhri. Les hommes demontaient les tentes, chargeaient les chariots et y attelaient les boeufs, reunissaient les chevaux tractant les chars, pendant que les jeunes garcons rassemblaient les troupeaux avec l'aide des chiens. Ils se preparaient a passer l'hiver dans la plaine. Mais le roi Thuliash avait decide d'accompagner Denesh, l'etranger, afin de lui faire ses adieux en prive. >, lui declara-t-il d'un air grave. C'etait un homme de haute taille, aux cheveux et a la barbe auburn, moins basane que la plupart de ses sujets. Vetu d'une tenue ordinaire - tunique, culottes et jambieres bordees de fourrure -, il tenait calee sur son epaule une hache de combat a la lame de bronze et au manche cercle d'or. > Denesh sourit. De carrure athletique, avec un visage etroit, des cheveux gris et des yeux noisette, il rendait une bonne tete a son interlocuteur. Toutefois, il n'appartenait visiblement pas au peuple des Aryens, qui avaient conquis les tribus de la region quelques generations plus tot. Et jamais il n'avait pretendu pareille chose. En fait, il ne disait rien sur lui, hormis qu'il voyageait en quete de sagesse. > Thuliash se signa en temoignage de respect. > Denesh brandit sa hache pour repondre au compliment. > Il monta sur son char, qui avancait a leurs cotes. Son cocher etait deja a son poste, un jeune homme sans doute originaire de la region - carrure d'athlete, nez camus, forte pilosite -, qui s'etait montre plutot taciturne pendant que son maitre sejournait chez les Bakhri. Obeissant a son ordre, les deux chevaux partirent au petit trot, gravissant le coteau en biais pour se diriger vers les montagnes. Thuliash regarda le char s'eloigner jusqu'a ce qu'il ait disparu a la vue. Les deux hommes n'avaient rien a redouter dans les highlands. Le gibier y etait abondant, les habitants hospitaliers, et ils etaient trop bien armes pour craindre les bandits. En outre, meme si Denesh etait fort discret sur ses pouvoirs, c'etait de toute evidence un sorcier. Si seulement il etait reste... les Bakhri auraient pu changer d'avis et franchir les montagnes... Poussant un soupir, Thuliash soupesa ses armes et regagna le camp. Les conflits ne manqueraient pas durant les annees a venir. Les tribus qui lui devaient allegeance devenaient trop importantes eu egard a leurs paturages. Il comptait conduire la moitie d'entre elles de l'autre cote de la mer interieure, puis plus loin vers l'est, pour conquerir de nouveaux territoires. Les deux passagers du char etaient fort peu bavards. C'etait sans probleme qu'ils compensaient les cahots de leur course, mais leur esprit etait avant tout preoccupe de souvenirs et de regrets accumules durant les mois ecoules. Au bout d'une heure de route, ils arriverent sur une crete, une hauteur solitaire et battue par les vents. >, dit Keith Denison[20] en anglais. Agop Mikelian tira les renes. Les chevaux epuises stopperent sans renacler. Si leger fut le char, ils se fatiguaient vite a le tracter sur un terrain aussi difficile, ne beneficiant ni de licol, ni d'etriers ni meme de fers - autant d'inventions appartenant encore a l'avenir. -- Il fallait etre sur que personne ne nous suivait, lui rappela Denison en sautant a terre. Ah ! ca fait presque autant de bien que de rentrer chez soi. >> Il vit la grimace de son assistant. -- Ce n'est pas grave, dit l'autre en l'imitant. Je sais ou aller, moi aussi. >> La Patrouille l'avait recrute en 1908, juste apres le massacre de Van. C'etait avec joie qu'il plongeait dans le passe, enthousiaste a l'idee de reconstituer l'origine du peuple armenien. Il se fendit d'un sourire optimiste. > Denison opina. > Ils n'avaient guere eu le temps de faire connaissance, si prenante etait leur mission. Les agents - ou plutot les hommes-annees - n'etaient pas en nombre suffisant pour etudier dans les details l'ensemble des migrations des premiers Indo-Europeens. Mais c'etait neanmoins une tache vitale. Sans une description precise de tels evenements historiques, comment la Patrouille pouvait-elle preserver la course du monde et l'emergence de l'avenir ? Denison et son assistant s'activerent. Mikelian s'etait revele un auxiliaire intelligent et digne de confiance. Vu l'experience qu'il avait acquise, il jouerait sans nul doute un role plus important lors de leur prochaine expedition. -- Paris, 1980. J'y ai rendez-vous avec mon epouse. -- Pourquoi a ce moment-la ? Je croyais qu'elle etait attachee a son epoque d'origine, plus proche du milieu du XXe siecle. >> Denison s'esclaffa. > Et je les aurai sacrement meritees, ces vacances. Et elle aussi, oui. Notre separation aura dure moins longtemps pour elle, et elle aura eu de quoi s'occuper avec son travail pour la Patrouille et les preparatifs de notre demenagement, sans parler de toutes nos connaissances new-yorkaises dont il fallait endormir la mefiance. Toutefois, je suis sur qu'elle se sera fait du souci et qu'elle aura peste contre la regle lui interdisant de sauter quelques semaines en aval pour verifier que je suis bien rentre. (Meme une boucle causale aussi infime peut avoir des consequences calamiteuses. C'est peu probable, d'accord, mais nous prenons assez de risques comme ca sans que ce soit la peine d'en rajouter. Je suis bien place pour le savoir. Oh ! que oui.) Quant a moi, j'ai passe plus d'un trimestre parmi ces nomades. Le soleil, les etoiles et les feux de camp, la pluie, le tonnerre et une riviere en crue, les loups, les troupeaux de vaches paniques par les chasseurs, les chants, les sagas et les epopees ancestrales, les naissances, les morts et les sacrifices, les camarades, les defis et les amantes... Cynthia se gardait bien de lui poser des questions indiscretes. Quoiqu'elle se montrat peu loquace, elle savait surement qu'il avait du abandonner un etre cher dans une Perse antique dont l'histoire avait ete subtilement alteree. Pourtant, il n'avait pas menage ses efforts pour oublier Cassandane. Mais au bout de plusieurs mois passes loin de chez lui... Et s'il avait decline l'offre de Thuliash, il aurait eu plus de peine a gagner sa confiance, ce qui etait d'une necessite vitale pour sa mission, et... Que la petite Ferya ait une vie aussi heureuse que pouvait l'etre une vie de nomade, que cette seconde lune de miel a Paris le rapproche un peu plus de Cynthia, une femme aussi aimante que vaillante, l'Eternel lui en soit temoin... Son exuberance l'avait quitte. Il leva la hache qui l'identifiait comme un guerrier, un interlocuteur digne d'un chef de tribu. C'etait aussi un communicateur. > On entendit un gresillement. -- Oui, j'avais prevu de partir un peu plus tot, mais ils souhaitaient que je participe a leur rite equinoxial et je ne pouvais guere refuser. -- Equinoxial ? Une societe pastorale suivant le calendrier solaire ? -- Eh bien, cette tribu-ci observe les jours sacres, ou plutot leurs equivalents - sans aucun doute une donnee des plus importante. Pouvez-vous venir nous chercher ? Nous avons un char et deux chevaux. Des haras de la Patrouille. -- Tout de suite, agent. Le temps d'enregistrer vos coordonnees spatio-temporelles. >> Mikelian esquissa un pas de danse. > Un fourgon de transport apparut, un cylindre antigrav flottant a quelques centimetres du sol. Il avait voyage uniquement dans l'espace. En emergerent quatre hommes en tenue mesopotamienne au gout du jour, barbe frisottee comprise, qui s'empresserent de charger le char et son attelage. Une fois que tout le monde eut embarque, le pilote reprit les commandes et le Caucase s'evanouit. Il fut remplace sur l'ecran par une plaine ou l'herbe poussait a perte de vue. Non loin de la se trouvaient des batiments en rondins et un enclos ombrage. Deux femmes vetues comme des paysannes coururent a la rencontre des nouveaux venus. Elles prirent en charge les chevaux de Denison. C'etait en toute securite que la Patrouille maintenait un ranch en Amerique du Nord, bien avant l'arrivee des humains. Mikelian fit ses adieux aux deux betes avec force caresses. Peut-etre les retrouverait-il lors de sa prochaine mission. Le fourgon effectua un nouveau saut. Il emergea dans une cave secrete de Babylone, durant le regne d'Hammourabi. Le directeur de l'antenne vint a la rencontre des deux anthropologues et les invita a diner. Ils resteraient ici durant deux ou trois jours, le temps d'enregistrer les donnees qu'ils avaient collectees. Dans leur immense majorite, celles-ci n'avaient qu'un interet purement scientifique, mais la mission de la Patrouille etait de servir l'humanite de toutes les facons possibles. Dommage que le savoir qu'elle emmagasinait ainsi ne put etre rendu public qu'apres la date de l'invention du voyage dans le temps, songea Denison. Combien d'erudits gaspilleraient leur existence a etudier de pauvres residus archeologiques, qui les conduisaient souvent sur de fausses pistes... Mais ils ne travailleraient pas en vain. Leur labeur constituait un socle permettant aux specialistes de la Patrouille de mieux orienter leurs recherches. Pendant le diner, il fit part au directeur de celles de leurs decouvertes qu'il jugeait signifiantes pour ses operations. -- Du coup, la situation politico-militaire que nous devons surveiller est moins complexe que je ne le craignais, repliqua le directeur. Excellent. Vous avez fait du bon travail. >> De toute evidence, il pensait aux hommes-annees qu'il allait pouvoir affecter a la surveillance d'autres points chauds. Il fournit a ses hotes un guide et des vetements appropries afin qu'ils puissent visiter la cite. Pour Mikelian, c'etait une premiere, et quant a Denison, Babylone ne manquait jamais de l'interesser. Mais ils etaient impatients de regagner leurs milieux respectifs et pousserent un soupir de soulagement en rentrant a l'antenne. On leur coupa la barbe et les cheveux. S'il n'y avait pas de vetements du XXe siecle en stock, leur tenue de travail ferait l'affaire en attendant mieux - elle etait solide et confortable, et encore impregnee d'une odeur de grand air evoquant d'agreables souvenirs. -- Elle vous resservira surement, lui dit Denison. A moins que notre prochaine mission ne nous conduise dans un autre milieu, ce qui m'etonnerait beaucoup. Vous etes pret a rempiler avec moi, au moins ? -- Avec joie, monsieur ! >> Le jeune homme avait les larmes aux yeux. Apres lui avoir serre la main, il bondit sur un scooter, lui fit un geste d'adieu et disparut. Denison choisit un vehicule parmi ceux qui attendaient sous la lueur crue des neons. >, lui dit le responsable de la maintenance. C'etait un Irakien du XXIe siecle. La Patrouille s'efforcait d'affecter ses agents en fonction de leur ethnie, laquelle evoluait moins vite que le langage ou la religion. > Une fois en selle, Denison s'abandonna un moment a la songerie. Il allait arriver dans une cave semblable a celle-ci, enregistrer son passage, se procurer des vetements, de l'argent et un passeport, puis sortir de l'immeuble de bureaux dissimulant l'antenne de la Patrouille, descendre le boulevard Voltaire en ce 10 mai 1980, au coeur du printemps parisien qui est la plus belle des saisons... La circulation allait etre penible, mais la ville n'avait pas encore atteint le statut de monstrueuse megapole qui serait le sien un peu plus tard... L'hotel ou Cynthia leur avait reserve une chambre se trouvait sur la Rive gauche, une maison au charme un peu desuet ou les croissants du petit dejeuner etaient prepares sur place et dont le personnel bichonnait les amoureux en goguette... Il entra les coordonnees de sa destination et pressa le levier principal. 1980a apr. J.C. La lumiere du jour l'aveugla. La lumiere du jour ? Sous le choc, ses mains resterent collees au guidon. Comme a la lueur d'un eclair dechirant la nuit, il decouvrit une rue etroite, des murs couronnes de pignons, une foule qui s'ecartait de lui en hurlant de panique, avec des femmes coiffees de chales et toutes de noir vetues, des hommes en manteaux et pantalons bouffants de couleur terne, avec dans l'air une odeur de fumee et de porcherie... Il comprit aussitot qu'aucune cave secrete ne l'attendait et que sa machine, concue pour eviter d'emerger dans un bloc de matiere solide, l'avait amene a la surface d'un lieu qui n'etait pas son Paris... Fous le camp, vite ! Peu entraine aux missions de combat, il reagit avec une demi-seconde de retard. Un homme vetu de bleu lui sauta dessus, lui enserra la taille, l'arracha a sa selle. Par reflexe, Denison se rappela le bouton a presser en cas d'urgence. Un scooter temporel ne devait jamais tomber entre les mains de personnes etrangeres au service. Le sien s'evapora. Son agresseur et lui churent sur le pave. > L'entrainement aux arts martiaux faisait partie de la formation de base des Patrouilleurs. L'homme en bleu menacait de l'etrangler. Il lui decocha un atemi a la gorge, juste sous le maxillaire. L'autre poussa un hoquet et s'effondra sur lui. Denison avala une goulee d'air. Son champ visuel s'eclaircit. Il se degagea, se releva. Encore trop tard. Si les civils s'empressaient de lui faire de la place - il crut entendre au sein du brouhaha des insultes ressemblant a Sorcier* ! >> et Juif vengeur* ! >> -, un second homme en bleu venait de faire son apparition, monte sur un cheval qui fendait la foule pour foncer sur lui. Denison entrevit des bottes, une cape, un casque... oui, un gendarme ou un policier. Il vit aussi une arme de poing braquee sur lui. Et, dans les yeux qui luisaient au sein de ce visage glabre, la terreur qui pousse les hommes a tuer. Il leva les mains. Le gendarme porta un sifflet a ses levres et l'actionna a trois reprises. Puis il ordonna aux passants de faire silence. Denison ne suivait ses propos qu'avec difficulte. Rien a voir avec le francais qu'il connaissait : ce dialecte etait fortement accentue et parseme de vocables anglais, mais il ne s'agissait pas non plus de franglais* : > Je suis pris au piege, se dit Denison, le coeur battant. Et c'est encore pire que la Perse de Cyrus. Au moins n'avais-je pas quitte l'histoire reelle. Mais ceci... La foule se calma avec une rapidite surprenante. Les badauds cesserent de s'agiter et le fixerent des yeux. Ils se signaient et priaient a voix basse. L'homme que Denison avait frappe reprit conscience en grognant. D'autres gendarmes a cheval firent leur apparition. Deux d'entre eux etaient armes d'une carabine, d'un type que le chrononaute n'avait jamais vu de sa vie. Ils l'encerclerent. Declarezz vos nomm, aboya l'un d'eux, qui portait un ecusson d'argent representant un aigle. Qui etes-vous ? Faites quick* ! >> La gorge de Denison se serra. Je suis perdu, Cynthia est perdue, le monde est perdu. A peine s'il parvint a marmonner. Saisissant la matraque passee a sa ceinture, l'un des gendarmes le frappa violemment au creux des reins. Il chancela. L'officier prit une decision et lanca sechement un ordre. Raides et muets, les gendarmes lui firent signe d'avancer. Ils parcoururent environ quinze cents metres. Reprenant peu a peu ses esprits, Denison s'efforca d'observer ce qui l'entourait. Les chevaux qui le serraient de pres l'empechaient d'avoir une vision detaillee de son environnement, mais celui-ci prenait neanmoins forme. Des rues etroites et tortueuses, mais pavees avec soin. Pas de gratte-ciel en vue, rien que des batiments de six ou sept etages au maximum, la plupart vieux de plusieurs siecles et presentant encore colombages et vitres en verre plombe. Si les passants de sexe masculin etaient aussi exuberants que les Francais dont il se souvenait, les femmes paraissaient etrangement silencieuses. Les enfants etaient rares - etaient-ils tous scolarises ? Une fois qu'il se fut eloigne du lieu de son apparition, le groupe n'attira plus guere les regards, et seuls de rares pietons esquissaient un signe de croix a son passage - voyait-on tous les jours des prisonniers ainsi escortes par la gendarmerie ? En guise de vehicules, il ne voyait que des chariots et quelques carrosses, tractes par des chevaux laissant derriere eux un sillage de crottin. Arrive sur les bords de la Seine, il decouvrit des barges remorquees par des galeres a vingt bancs. Il apercut aussi Notre-Dame. Mais ce n'etait pas la cathedrale dont il se souvenait. On eut dit qu'elle occupait la moitie de l'ile de la Cite, une montagne de pierre noircie par la suie se hissant vers le ciel, un empilement de tours et de fleches qui evoquait une ziggourat a la mode chretienne de trois cents metres de haut. Quelle ambition demesuree avait remplace le chef-d'oeuvre de l'art gothique par cette monstruosite ? Il oublia la cathedrale lorsque l'escadron le conduisit devant un autre edifice, une forteresse surplombant le fleuve. Au-dessus de sa porte etait sculpte un crucifix grandeur nature. A l'interieur regnaient la penombre et la froidure, et ils croiserent de nouveaux gendarmes ainsi que des hommes en robe noire et capuchon, portant rosaire et croix pectorale, qu'il jugea etre des moines ou des freres lais. En depit de ses efforts de concentration, il ne reussissait a capter que des images floues. Ce fut seulement lorsqu'il se retrouva dans une cellule qu'il commenca a reprendre pied. Il se tenait dans une minuscule piece sombre, aux murs de ciment ruisselants d'humidite. Une chiche lumiere lui parvenait depuis le couloir, a travers les barreaux de la porte fermee a double tour. En guise de meubles, il avait droit a une paillasse jetee a meme le sol et a un pot de chambre. A sa grande surprise, il vit que cet ustensile etait en caoutchouc. Trop mou pour servir d'arme, devina-t-il. Une croix etait gravee au plafond. Bon Dieu que j'ai soif ! Si seulement je pouvais boire un peu d'eau. Il agrippa les barreaux, se colla a la porte, lanca un appel d'une voix rauque. Pour toute reponse, il recut des insultes d'un autre prisonnier : > Il s'exprimait dans un anglais a l'accent etrange. Denison lui repondit dans cette langue, mais l'autre se contenta d'un grognement inarticule. Il se laissa choir sur sa couche. Ca s'annoncait plutot mal. Bon, au moins avait-il le temps de reflechir, de se preparer a l'interrogatoire qu'il allait forcement subir. Ne perdons pas de temps. Prendre cette decision lui redonna des forces. Quelques secondes plus tard, il s'etait leve et arpentait sa cellule. Deux heures avaient passe lorsque la porte s'ouvrit sur deux gardes armes de pistolets et accompagnes d'un ecclesiastique en robe noire. C'etait un vieillard au visage ride mais aux yeux encore vifs. Loquerisque latine ? >> demanda-t-il. Est-ce que je parle le latin se dit Denison. Oui, c'est surement une langue vehiculaire dans un tel monde. Helas, la reponse est non. Vu mon boulot, je n'ai jamais juge utile de l'apprendre a fond et tout ce qui me reste du lycee, c'est >. Soudain, l'image de la vieille Miss Walsh lui apparut en esprit : Je vous l'avais bien dit, gronda-t-elle. Refoulant un fou rire, il secoua la tete. Non, monsieur, je regrette, bafouilla-t-il. -- Ah ! vo parlezz alorss fransay ? >> Denison repondit en s'efforcant de detacher ses syllabes : > Pour se faire comprendre, il dut se repeter a deux reprises, en substituant des synonymes a certains mots. Les levres parcheminees du vieillard esquisserent un sourire sans joie. > Denison sentit la peur lui nouer les tripes quand il comprit ces mots. Il s'efforca de rester impassible et poursuivit tant bien que mal : > Le roi, le pape, qui d'autre ? > Plusieurs redites furent necessaires avant que Matiou ne replique sechement : > Le Patrouilleur avait pige. > Pourquoi ne pas le lui dire ? Quelle importance ? Plus rien n'avait d'importance desormais. Matiou lui aussi s'adaptait a son parler, et il n'avait pas son pareil pour deduire des termes de leur contexte. > Avant que Denison ait pu reagir a cette appellation, il poursuivit : patois*, si cela doit vous encourager a repondre plus vite. -- Non, mon pays s'appelle... Mon frere, je ne puis livrer mes secrets qu'a votre autorite supreme. >> Regard noir de Matiou. > Il dut repeter trois fois sa menace avant qu'elle soit comprise. La question extraordinaire ? Je suppose que l'ordinaire est une affaire de routine. Cet interrogatoire n'est qu'une mise en bouche. La terreur impregnait la cervelle de Denison. Lui-meme fut surpris par la fermete de sa voix : > Il coula vers les gardes un regard lourd de sens. Malheureusement, comme il dut se repeter, cela gacha un peu l'effet escompte. La reponse qu'on lui fit etait sans ambiguite : -- Je n'en doute pas. Mais je ne doute pas non plus que votre maitre sera fache si des propos a lui seul destines finissent par etre cries sur les toits. >> Rictus de Matiou. Voyant qu'il hesitait, Denison poussa son avantage. Chacun d'eux maitrisait de mieux en mieux le francais de l'autre. Il s'efforcait de parler comme un Americain n'ayant de cette langue qu'une connaissance livresque et cela l'aidait grandement. > ? s'enquit Matiou. Le saint-pere ? Pourquoi en ce cas n'etes-vous pas alle a Rome ? -- Eh bien, le roi... -- Le roi ? >> Denison comprit qu'il avait gaffe. Apparemment, le monarque - si tant est qu'il y en ait un - ne representait pas le pouvoir supreme. -- Oui, chez les barbares russes, par exemple. Ou bien dans les dominions du noir Mahound ou l'on ne reconnait aucun calife. >> Matiou pointa sur lui un index noueux. -- A Paris, en France. Nous sommes bien a Paris ? Je vous en prie, laissez-moi finir. Je recherche la plus haute autorite ecclesiastique de... de ce domaine. Me suis-je trompe ? Se trouve-t-elle bien ici ? -- L'archicardinal ? >> souffla Matiou tandis que les gardes prenaient un air franchement impressionne. Denison opina avec vigueur. > Qu'est-ce que c'etait que ce titre a la noix ? Matiou detourna les yeux. Les grains de son rosaire cliqueterent entre ses doigts. Alors que son silence menacait de s'eterniser, il dit sechement : > Puis il fit demi-tour dans un froissement de tissu et s'en fut. Denison se laissa choir sur sa paillasse, totalement lessive. Enfin, j'ai gagne un peu de repit avant de passer sur le chevalet, s'ils n'ont rien invente de mieux depuis le Moyen Age. A moins que je n'aie tout simplement atterri en... Non, c'est impossible. Lorsqu'un geolier escorte de gardes armes vint lui apporter du pain, de l'eau et du ragout, il lui demanda la date du jour. > C'etait comme si on achevait de clouer son cercueil. Mais son desespoir evolua en une froide determination. Il pouvait toujours se passer quelque chose, des agents envoyes a son secours ou... Non, envisager l'oubli etait non seulement inutile mais risquait en outre de le paralyser. Mieux valait continuer de vivre, en restant pret a saisir la moindre chance passant a sa portee. Tout en frissonnant sous sa couverture trop mince, il s'efforca d'echafauder des plans. Leurs fondations etaient bien fragiles. Premiere chose a faire : se placer sous la protection du grand ponte, du dictateur, bref de l'archicardinal - quoi que signifie ce terme. Il devait donc le convaincre que, loin de representer un danger pour lui, il pouvait se reveler un auxiliaire precieux ou, au pire, une source de divertissement. Pas question cependant de reveler son statut de chrononaute. Le conditionnement de la Patrouille lui paralyserait la langue. De toute facon, personne en ce monde ne pourrait comprendre un tel concept. Probleme : il ne pouvait nier etre apparu comme par enchantement, meme s'il avait le loisir de broder sur la fragilite des temoignages. D'apres certains propos de Matiou, on croyait dur comme fer a la magie dans ce monde, meme dans les milieux censement instruits. Cela dit, s'il optait pour une explication dans ce registre, il lui faudrait se montrer tres prudent. Cette societe etait dotee d'une technologie suffisamment avancee pour produire des armes a feu, et sans aucun doute de l'artillerie lourde. Le pot de chambre en caoutchouc temoignait d'echanges economiques avec le Nouveau Monde, ce qui impliquait a tout le moins des connaissances en astronomie et en navigation... Et un visiteur martien, est-ce qu'ils avaleraient ca ? Denison etouffa un gloussement. Cela dit, ce bobard semblait plus prometteur que d'autres. Il fallait creuser la question. > Feindre des difficultes de communication, observer de frequentes pauses pour assimiler le sens de telle ou telle phrase... autant de manoeuvres qui lui donneraient le temps de reflechir et de compenser d'eventuels faux pas*... Il sombra dans un sommeil agite et peuple de reves. Le matin venu, peu apres qu'on lui eut servi un gruau infame, un pretre escorte de gardes vint le chercher. L'apercu qu'il eut de la cellule voisine lui glaca les sangs. Mais on le conduisit dans une piece aux murs carreles ou l'attendait une baignoire pleine d'eau chaude et on lui ordonna de se laver. Cela fait, il recut un ensemble de vetements masculins qu'il se hata d'enfiler, apres quoi on lui passa les menottes et on le conduisit dans un bureau ou l'attendait frere Matiou, assis en dessous d'un crucifix. -- Que grace leur soit rendue, repondit Denison en se signant des deux mains. Je leur adresserai les offrandes qui leur sont dues des que j'en aurai la possibilite. -- Comme vous etes un etranger, bien davantage semble-t-il qu'un paien venu du Mexique ou de Tartarie, je vais commencer par vous donner certaines instructions afin que vous ne fassiez pas perdre trop de temps a Sa Venerable Seigneurie. >> La voila, ma chance ! Denison ecouta le frere avec la plus grande attention. Durant l'heure qui suivit, il eut maintes fois l'occasion d'admirer l'habilete avec laquelle Matiou lui soutirait des informations, mais cela ne le derangeait pas, bien au contraire, car il en profitait pour peaufiner sa couverture. Puis on le fit monter dans un carrosse aux rideaux tires, qui le conduisit dans un palais erige sur une colline en laquelle il reconnut Montmartre ; apres avoir traverse de somptueux corridors, gravi les degres d'un splendide escalier et frole une porte de bronze ornee de bas-reliefs bibliques, il se retrouva dans une vaste salle, au plafond haut et aux murs blancs, ou les rayons de soleil filtres par les vitraux inondaient de lumiere un superbe tapis d'Orient au bout duquel se tenait un trone sur lequel etait assis un homme en robe de pourpre et d'or. Conformement a ses instructions, Denison se prosterna. >, lui dit une voix de basse. Quoique age, l'archicardinal demeurait plein de vigueur. La conscience du pouvoir semblait gravee sur chacun de ses traits. Ses besicles ne diminuaient en rien sa dignite. Toutefois, il etait visiblement intrigue par son visiteur, pret a l'ecouter et a le questionner. > Denison s'assit dans un fauteuil place a quelque six metres du trone. Pas question de courir des risques lors de cette audience privee. Pres de la main droite du prelat etait posee une clochette. > Severe : > Denison avait suffisamment compris pour articuler, en depit de sa gorge soudain seche : > Albin haussa les sourcils. -- Non, milord. Croyez-moi, je viens d'une contree si eloignee que... -- Mais vous parlez un peu notre langue et pretendez etre porteur d'un message a moi destine. >> Ouais, je n'ai pas affaire a un demeure. > Albin comprit l'essentiel de son discours, sinon tous ses details. Ses machoires se serrerent. > Et pendant ce temps, l'Inquisition s'active dans l'Occident chretien. Bon Dieu ! Et moi qui croyais que mon XXe siecle etait sinistre ! 18 244 av. J.C. I. Par la suite, Manse Everard se dirait que le fait que ce soit lui qui ait ete choisi, sans parler du lieu et du moment ou cela lui etait arrive, aurait ete fort ironique si la coincidence n'avait pas ete aussi absurde. Un peu plus tard, il se rappellerait ses conversations avec Guion et se perdrait en conjectures. Mais lesdites conversations etaient totalement sorties de sa memoire lorsqu'il recut l'appel. Wanda et lui prenaient des vacances dans les chalets que la Patrouille avait construits dans les Pyrenees du pleistocene. Le dernier jour, ils se livrerent a une tout autre activite que le ski ou l'escalade, ou encore les virees en aero qui leur avaient permis de contempler les splendeurs de l'ere glaciaire et de jouir de l'hospitalite des hommes de Cro-Magnon etablis plus au nord. Ils se contenterent d'une promenade sur les pistes balisees, durant laquelle ils contemplerent la montagne et savourerent le silence, le leur et celui du paysage. Le couchant bariolait d'or les pics et les cretes enneiges. Les chalets se trouvaient a une altitude peu elevee, mais le domaine des neiges eternelles etait plus etendu qu'a leur epoque. La foret autour d'eux etait omnipresente et son vert sombre contrastait avec celui des alpages, plus vif et parseme de taches de couleur par les fleurs estivales. Un peu plus haut, des bouquetins les observaient, les cornes levees vers le ciel, mefiants mais nullement apeures. Le ciel, qui virait au vert a l'ouest, passant a l'azur au zenith puis tournant au pourpre a l'est, etait envahi d'oiseaux migrateurs. Leurs cris descendaient jusqu'a eux dans l'air glacial. Pour le moment, les chasseurs humains n'avaient guere altere les equilibres naturels ; ils jouaient le meme role que le loup et le lion des cavernes. L'air embaumait la purete. Le batiment principal se dressait dans l'obscurite, masse tenebreuse decoupee en fenetres eclairees. -- Pas mieux, repliqua Tamberly. C'est vraiment sympa de prendre une bleusaille par la main pour l'aider a profiter de ses vacances dans un tel lieu. -- Ah ! tout le plaisir etait pour moi. Et puis, c'est toi la naturaliste. Tu m'as fait decouvrir tout un tas de trucs dont j'ignorais jusqu'a l'existence. >> Notamment comment traquer les mammouths, les rennes et les chevaux sauvages avec un appareil photo plutot qu'un fusil. Vu son milieu d'origine, Wanda n'appreciait guere la chasse et les chasseurs. Everard etait issu d'un autre contexte. Non que ce genre de detail ait une importance pour des Patrouilleurs. Sauf que... Elle avait vingt et un ans quand nous avons fait connaissance, et elle n'en a pas vieilli de cinq ou six en temps propre. Et moi, combien en ai-je pris ? Traitement antisenescence ou pas, Everard n'avait pas envie de se consacrer a ce genre de decompte. > Elle deglutit et detourna les yeux. Puis, a toute vitesse : > Il sentit son coeur faire un bond. -- Si, il faut vraiment que j'y aille. Je n'ai que trop peu de jours a consacrer a ma famille. >> Ses parents et sa soeur, qui jamais ne sauraient qu'elle voyageait a travers les ages et dont les annees ne depasseraient jamais la centaine, sans s'ecarter de la ligne droite allant de la conception a la decomposition. > Son oncle, un Patrouilleur en poste dans l'Angleterre victorienne. > Elle aurait pu rester en vacances pendant des annees, se presentant ensuite a son superieur quelques minutes a peine apres l'avoir quitte ; mais un Patrouilleur n'agit jamais de la sorte. Il ou elle doit au service une proportion raisonnable de sa ligne de vie. Et puis, quand on neglige son travail un peu trop longtemps, on perd sa vivacite et cela peut se reveler fatal, pour soi-meme ou - pire - pour un camarade. >, soupira Everard. Il osa poser la question que tous deux avaient soigneusement evitee jusque-la. > Elle eclata de rire et le prit par la main. Comme sa main etait chaude ! > Ses yeux se tournerent vers lui. La penombre etait telle qu'il ne pouvait distinguer le bleu de leurs iris. Mais l'ossature de son visage etait nettement visible et ses cheveux coupes court etaient teintes d'ambre. Elle etait a peine plus petite que lui, et c'etait un colosse. -- Eh bien... euh...>> Jamais il n'avait ete un beau parleur. Comment pouvait-il lui expliquer ? Ce n'etait meme pas clair a ses propres yeux. L'ecart entre nos grades respectifs, je suppose. J'ai peur de lui paraitre condescendant, ou, a contrario, trop dominateur. Les femmes de sa generation ont grandi avec une fierte qui frise la susceptibilite. > Elle s'etait montree ouvertement flattee par les attentions des autres agents de sexe masculin. Et ceux-ci etaient fort exotiques a ses yeux, voire seduisants et spirituels, alors qu'il n'etait qu'un Americain du XXe siecle, un peu balourd et meme quelconque, affuble d'un visage marque par les epreuves. > Et de ton cote ?... Non, ca ne me regarde pas. > Il faillit la prendre dans ses bras. Est-ce ce qu'elle le souhaite ? C'est fort possible, nom de Dieu ! Mais non. Ce serait une erreur. Elle etait trop entiere. Qu'elle commence par mettre de l'ordre dans ses sentiments. Oui, et que lui-meme commence par y voir plus clair dans ses desirs et ses besoins. Pour l'instant, fiston, contente-toi de ce que tu as eu, a savoir ces quinze derniers jours. Il serra le poing de sa main libre et marmonna : > Pour que nous fassions plus ample connaissance. Elle aussi semblait vouloir se refugier dans la banalite. > Voila qu'ils arrivaient devant le batiment principal, entraient dans sa veranda et gagnaient la salle commune. Un grand feu crepitait dans la cheminee de pierre. Au-dessus du manteau etaient accroches des bois de megaceros. Sur le mur d'en face, un bouclier de cuivre frappe d'un sablier stylise. C'etait l'embleme de la Patrouille, celui qui ornait l'uniforme que les agents ne portaient que rarement. Les vacanciers attendaient l'heure du souper en buvant un verre, en devisant, en jouant au go ou aux echecs, ou encore en ecoutant une pianiste qui interpretait un scherzo de Chopin. Le plus souvent, les Patrouilleurs prenant des vacances dans ces chalets se regroupaient en fonction de leur epoque d'origine. Mais cette pianiste etait nee au XXXIIe siecle apr. J.C., sur une lune de Saturne. Parfois, un agent etait curieux de rencontrer des collegues d'une autre epoque et tombait sous le charme de telle ou telle de leurs caracteristiques. Everard et Tamberly oterent leurs parkas. Elle alla faire ses adieux a la compagnie. Lui s'attarda pres de la pianiste. -- Oui, pour quelques jours encore. -- Bien. Moi aussi. >> Elle baissa ses yeux topaze. Son crane chauve et d'une blancheur d'albatre - fruit d'une ingenierie genetique perfectionnee - se pencha au-dessus des touches. -- Je sais. Merci. >> Il pensait que quelques randonnees en solitaire lui suffiraient, mais il lui etait reconnaissant de son offre. Tamberly revint pres de lui. Il l'accompagna jusqu'a sa chambre. Pendant qu'il l'attendait dans le couloir, elle enfila des vetements appropries a la Californie de l'ete 1989 et acheva de boucler ses valises. Ils descendirent ensemble au sous-sol. Sous une lueur d'un blanc cru etaient alignes des scooters temporels, pareils a des motocyclettes d'un futur qui aurait oublie la roue. Elle chargea ses bagages sur celui qu'on lui avait attribue. Puis, se retournant : au revoir*, Manse. Rendez-vous au QG de New York, le 10 avril 1987 a midi, d'accord ? >> C'etait l'heure et le lieu dont ils etaient convenus. Le Fantome de l'opera. Prends soin de toi. -- Et toi aussi, mon grand. >> Elle se jeta sur lui. Leur baiser fut long et passionne. Il s'ecarta d'elle. Le souffle court, un peu echevelee, elle monta en selle, sourit, fit un signe de la main, pianota sur la console. Elle disparut avec son vehicule. Il n'entendit meme pas l'appel d'air qui suivit. Il resta immobile durant une ou deux minutes. Elle comptait accomplir une mission de trois mois avant de le retrouver pour de nouvelles vacances. Il ignorait combien de temps se serait ecoule pour lui. Cela dependrait de ses activites. Il n'avait recu aucun ordre de mission, mais cela ne tarderait guere, car la Patrouille devait surveiller un bon million d'annees d'histoire humaine, avec des effectifs horriblement reduits. Soudain, il pensa a ce qui lui arrivait et eclata de rire. Apres toutes ces annees passees a bourlinguer dans le continuum - il en avait perdu le compte -, etait-il victime du retour d'age ? Retombait-il en enfance, ou plutot en adolescence ? Les sentiments qui l'agitaient n'auraient pas ete deplaces chez un gamin de seize ans, et cela n'avait aucun sens. Il etait tombe amoureux plus souvent qu'a son tour. En regle generale, il n'avait pas donne suite, car il en aurait resulte du mal et non du bien. Et peut-etre etait-ce a nouveau le cas. C'etait meme probable, nom de Dieu ! Mais peut-etre pas. Il le saurait bien assez tot. Petit a petit, ils se rapprocheraient l'un de l'autre, et soit ils feraient les sacrifices necessaires pour sauver leur histoire, soit ils se separeraient bons amis. En attendant... Il se dirigea vers la sortie. Un nouveau bruit se fit entendre derriere lui. Il le connaissait bien. Il s'arreta, se retourna et vit qu'un vehicule venait d'emerger. Son pilote etait une femme, mesurant plus de deux metres de haut et pourvue de membres positivement arachneens. Sur son crane poussait une crete de cheveux bleu nuit, d'une nuance caracteristique des Asiatiques, mais jamais Mongole n'avait eu une peau aussi jaune ; ses yeux etaient immenses et du meme bleu delave que les siens, son visage etroit et son nez aquilin. Il ne reconnaissait pas son ethnie. Sans doute etait-elle originaire d'un avenir fort lointain. Le temporel sonnait bizarrement dans ses levres pulpeuses. > Ce fut comme un coup de poignard en plein coeur : Un gros pepin. Elle avait plus de connaissances que lui, et sans doute un cerveau plus developpe. Son entrainement militaire, qui datait de la Seconde Guerre mondiale, lui revint presque par reflexe. -- Bien. >> Elle mit pied a terre et s'approcha. Bien qu'elle s'efforcat de controler sa diction, la tension qui l'habitait etait presque palpable. > Elle fit halte et attendit. Elle sait quelle m'a fichu un sacre choc, songea-t-il au fond de son esprit. J'ai besoin d'une minute pour me ressaisir. La date qu'elle lui avait donnee... Ca correspondait au Moyen Age, non ? Il fallait qu'il fasse le calcul... non, il allait lui demander un chiffre plus precis. Wanda est partie pour la Californie du XXe siecle. >, elle va arriver dans un milieu tout different. Et elle n'est pas entrainee pour gerer les situations comme celle-ci. Aucun de nous ne l'est - notre boulot est precisement de les prevenir -, mais, pour elle, ce ne sera qu'un vague souvenir de cours. Elle sera encore plus secouee que moi. Mon Dieu, que va-t-elle faire ? II. Le refectoire du batiment principal avait la capacite necessaire pour accueillir l'ensemble des hotes et des membres du personnel, a condition qu'ils acceptent de se serrer un peu. L'assemblee etait eclairee par une lumiere gris argent, consequence de la masse nuageuse qui occultait le ciel, et ses debats ponctues par les coups de tonnerre d'un vent automnal. Meme si ce n'etait qu'un effet de son imagination, Everard sentait un frisson glace s'insinuer jusqu'a eux depuis le dehors. Ce qui n'etait rien compare au poids des regards poses sur lui. Il se tenait face a l'assemblee, debout sous une fresque representant des bisons, oeuvre d'un artiste local executee quelque cinquante ans plus tot. Impassible, Komozino demeurait a ses cotes. Elle lui avait confie le soin de diriger les debats. Son milieu d'origine, ses souvenirs, sa mentalite, tout cela le rapprochait des membres de l'assemblee. En outre, son experience le rendait plus qualifie que quiconque pour attaquer le probleme en cours. e siecle. Un Patrouilleur affecte dans la Palerme de cette epoque a appris que le roi avait peri lors d'une bataille sur le continent. Ce qui est contraire a l'histoire connue. D'apres sa base de donnees, le roi en question devait vivre vingt ans encore et exercer une influence cruciale sur ses contemporains. Notre homme a reagi de facon intelligente et envoye un message a son QG en aval. Le tube est revenu et lui a appris que l'antenne locale avait disparu, spurlos versenkt, qu'elle n'avait meme jamais existe. Il a contacte des antennes contemporaines de la sienne, qui ont sonde leurs avenirs respectifs - avec toute la prudence requise, a une ou deux decennies en aval, pas davantage. Plus aucune trace des bases de la Patrouille. Ce detail mis a part, l'avenir proche n'etait guere altere, naturellement. Il n'etait pas cense l'etre, sauf peut-etre en Europe du Sud. Les consequences d'un changement se propagent a une vitesse variable, en fonction de la distance, des facilites de deplacement et de la nature des relations liant deux pays donnes. L'Extreme-Orient risque d'etre touche plus ou moins vite, mais l'Amerique ne sera pas affectee avant plusieurs siecles, sans parler de l'Australie et de l'Oceanie. Et meme pour ce qui est de l'Europe, les premiers changements constates seront surtout de nature politique. Et... bref, nous allons voir naitre une nouvelle histoire politique, sur laquelle nous ne savons encore rien. >> Naturellement, nos antennes du XIIe siecle ont pris contact avec leurs equivalents en amont. Ce qui les a amenees a alerter l'agent non-attache Komozino. >> Everard designa l'interessee d'un geste. e Dynastie, c'est ca ?... ou elle traquait une expedition partie de son epoque en quete d'inspiration culturelle et qui s'etait egaree... Non, je vous rassure, ses mesaventures n'ont eu aucune influence perceptible sur l'histoire... Elle a aussitot endosse la responsabilite de l'operation de sauvetage, en attendant que se manifestent des agents d'un rang superieur au sien. Mon nom a fait surface a l'issue d'une procedure d'analyse et de recherche et elle est venue en personne pour me contacter. >> Everard rassembla ses forces. -- Nous ? >> repeta un jeune homme. Everard le connaissait un peu - un Francais originaire du siecle de Louis XIV et affecte a sa periode natale, comme l'immense majorite des Patrouilleurs. Vu son milieu d'origine, il devait etre tres brillant. La Patrouille recrutait rarement avant la Premiere Revolution industrielle, quasiment jamais dans les societes prescientifiques. Il etait rare qu'une personne elevee dans un tel contexte puisse apprehender le concept de voyage dans le temps. Mais ce garcon avait neanmoins du mal a cerner la situation. > Everard secoua la tete. -- Peut-etre suis-je en mesure de clarifier la situation, coupa Komozino. Oui, il est probable que la majorite des Patrouilleurs se manifestent lors de la periode premedievale, ne serait-ce que pour prendre des vacances comme vous l'avez fait. Ils sont presents ici et maintenant, pour ainsi dire. Et souvent deux fois plutot qu'une. L'agent Everard, par exemple, a effectue des missions dans des milieux aussi varies que la Phenicie antique, la Perse des Achemenides, la Bretagne postromaine et la Scandinavie de l'ere viking. Et il a sejourne ici meme a plusieurs reprises a des periodes distinctes de son existence, en aval comme en amont de la date d'aujourd'hui. Pourquoi ne pas battre le rappel de tous ces Everard ? Deux agents non-attaches, ce n'est pas suffisant pour encadrer le contingent que nous formons. >> Mais nous n'en avons rien fait. Et nous n'en ferons rien. Car, si nous avions agi ainsi, cela aurait entraine des alterations en cascade, d'une complexite telle qu'il aurait ete impossible de les comprendre, sans parler de les maitriser. De meme, si nous survivons a l'epreuve qui nous attend, si nous la surmontons, jamais nous ne pourrons revenir en aval pour nous aviser nous-memes de ce qui nous attend. Jamais, vous dis-je ! Essayez donc si ca vous chante, et vous constaterez que le conditionnement qui vous en empeche est encore plus puissant que celui qui vous interdit de reveler l'existence du voyage dans le temps a une personne non autorisee. >> La Patrouille a precisement pour mission de preserver le deroulement ordonne de l'histoire, de la cause et de l'effet, de la volonte et de l'action humaines. Cela entraine souvent des tragedies, et la tentation d'intervenir dans le cours des evenements est presque irresistible. Mais nous devons y resister. Car sinon regnera le chaos. >> Et si nous voulons accomplir notre devoir, il faut que nous nous imposions d'agir de la facon la plus lineaire possible. N'oublions jamais que le paradoxe represente un danger pire que mortel. >> En consequence de quoi, je me suis assuree que l'immense majorite de notre personnel ne serait pas informee de la crise en cours. Mieux vaut que la resolution de celle-ci soit confiee a des agents tries sur le volet, assistes d'individus en permission comme vous. Perturber davantage la structure normale des evenements signifierait risquer l'oubli et l'obliteration. >> Ses epaules se vouterent. >, murmura-t-elle. Everard se demanda combien de temps elle y avait consacre. Elle ne s'etait pas contentee de sauter d'une antenne a l'autre, transmettant l'information ici et l'etouffant la. Elle devait savoir ce qu'elle faisait. Sans doute avait-elle passe des journees entieres dans les archives, les bases de donnees, les evaluations d'individus et d'epoques selectionnes. Et prendre des decisions bien souvent dechirantes. Est-ce qu'il lui avait fallu des semaines, des mois, des annees pour venir a bout de sa mission ? Il se rendit compte avec stupefaction qu'une telle prouesse etait hors de sa portee. Mais il possedait des qualites qui lui etaient propres. Il prit le relais : > Donner des conseils, regler la circulation, arreter les criminels, aider les voyageurs en detresse, et parfois offrir notre epaule a ceux qui ont besoin de pleurer. > Le temporel ne disposait malheureusement pas d'une expression aussi imagee. -- Mais comment allons-nous nous y prendre ? demanda un Nubien du XXIe siecle. -- Nous avons besoin d'un quartier general, repondit Everard. Ce site fera l'affaire. Nous pouvons le sceller pendant une periode limitee sans trop affecter les autres. Cela serait impossible a l'Academie, pour prendre un exemple. Nous allons faire venir des agents et de l'equipement, et nous opererons a partir d'ici. Quant a nos taches prioritaires... eh bien, primo, nous devons nous faire une idee precise de la situation, et secundo, elaborer une strategie. En attendant, on reste planques quelques jours. >> Un sourire, ou plutot un rictus, se peignit sur les levres de Komozino. -- Pourrions-nous avoir des eclaircissements sur ce dernier commentaire ? >> demanda un Babu originaire de l'Inde du XIXe siecle. Komozino se tourna vers Everard. Celui-ci grimaca, haussa les epaules et repondit d'une voix lasse : [21]. Je sejournais ici meme avec un ami. Plusieurs annees en aval, dans le calendrier du site. Vous savez a quel point il peut etre complique de reserver un sejour. Mais peu importe. Nous avions decide de finir notre permission dans mon milieu d'origine, la New York du XXe siecle, et nous avons saute la-bas. Tout avait change de fond en comble. Nous avons fini par decouvrir que Carthage avait battu Rome durant les guerres puniques. >> Un hoquet monta de l'assemblee. Quelques Patrouilleurs firent mine de se lever, puis se rassirent en tremblant. > lui lancerent plusieurs voix. Everard glissa sur les dangers qu'il avait courus. Cet episode etait encore douloureux. > Et j'ai condamne au neant un monde tout entier, des milliards d'etres humains parfaitement innocents. Ils n'ont jamais existe. Rien de ce que j'avais vecu parmi eux ne s'est jamais produit. Mon esprit porte encore les cicatrices de mon acte, mais elles n'ont aucune cause. -- Bien sur que non, repliqua Everard. Nous n'ebruitons pas les incidents de ce type. -- Vous m'avez sauve la vie, monsieur. -- Epargnez-moi votre gratitude. Elle n'a pas de raison d'etre. Je n'ai fait que mon devoir. >> Un Chinois, ancien taikonaute de son etat, plissa les yeux et s'enquit d'une voix trainante : -- Surement pas, repondit Everard. La plupart de ceux qui l'ont fait se sont empresses de revenir a leur point de depart. Quelques-uns n'y sont pas parvenus ; on ne les a vus reapparaitre nulle part ; nous ne pouvons que supposer qu'ils ont ete captures ou tues. Mon ami et moi avons eu du mal a nous evader. Parmi tous ceux qui y ont reussi, nous etions les seuls en mesure de prendre les choses en main et d'organiser les operations de secours - ce qui etait la simplicite meme, d'ailleurs, sinon nous ne nous en serions jamais sortis, du moins avec les effectifs dont nous disposions. Lorsque nous avons eu redresse la situation, eh bien, ce monde post-carthaginois n'avait tout simplement jamais existe. Les gens qui retournaient dans le futur y trouvaient > le monde qu'ils s'attendaient a trouver. -- Mais vous avez conserve le souvenir de l'autre ! -- Comme tous les Patrouilleurs qui avaient pu le visiter, ainsi que tous ceux que nous avions avises de la situation. Les experiences que nous avons eues, les actes que nous avons accomplis, rien de tout cela ne pouvait etre efface de notre esprit. -- Vous dites que certains agents se sont rendus dans cet avenir parallele mais n'ont pu s'en extraire. Que sont-ils devenus une fois qu'il a ete... aboli ? >> Les ongles d'Everard se planterent dans la paume de ses mains. -- Apparemment, ils n'etaient pas tres nombreux. Comment cela se fait-il ? Apres tout, si l'on tient compte de toutes les epoques balisees par la Patrouille... -- Ces agents avaient eu le malheur d'effectuer un deplacement vers l'aval durant le laps de temps ou s'est deroulee l'operation de sauvetage menee par la Patrouille. Dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, nous avons affaire a une portion d'histoire plus importante, avec la densite de circulation qui en decoule, si bien que le probleme est encore plus grave. J'espere que vous comprenez ce que je suis en train de vous dire. Moi, je n'y pige que dalle. -- Pour comprendre ce phenomene, il faut maitriser un metalangage et une metalogique qui ne sont pas a la portee de tous les intellects >>, intervint Komozino. Sa voix se fit plus seche encore. -- Que proposez-vous ? lanca la pianiste de Saturne. -- Pour commencer, annonca Everard a l'assemblee, je vais me rendre dans le milieu de ce fameux roi et collecter le maximum d'informations. Ce boulot est du ressort d'un agent non-attache. >> Et pendant ce temps - concept futile s'il en fut -, Wanda est prise au piege dans un avenir autre. Il n'y a pas d'autre explication. Sinon, pourquoi ne m'est-elle pas revenue ? Ou se refugierait-elle sinon ici et maintenant ? -- Peut-etre. On ne m'a pas informe de cas similaires, mais... je n'etais pas cense l'etre, apres tout. Pourquoi risquer d'autres alterations ? Cela aurait pu declencher un nouveau vortex temporel. Et d'ailleurs, conclut Everard, c'est a une nouvelle realite que nous avons affaire aujourd'hui. >> S'agit-il encore d'une alteration deliberee ? Les Neldoriens, les Exaltationnistes et leurs emules, ces criminels animes par le fanatisme ou la cupidite... La Patrouille leur a regle leur compte. Parfois non sans difficulte. Comment avons-nous pu etre terrasses par ce nouvel ennemi ? Et qui est-il ? Comment pouvons-nous le vaincre ? Le chasseur qui sommeillait en lui se reveilla. Un frisson glace lui parcourut l'echine, jusque dans son cuir chevelu et au bout de ses doigts. L'espace d'un instant de felicite, il reussit a oublier sa douleur et a se concentrer sur son objectif, sur son action, sur sa vengeance. 1989a apr. J.C. Un banc de brume flottant a l'ouest accrochait la lumiere du soleil, parant de blancheur l'azur du ciel. Une brise fraiche venue de l'ocean invisible commencait doucement a le reduire en lambeaux. Les feuilles des houx de Californie bruissaient en sourdine. Non loin de la, une haie de cypres rayonnait d'un eclat vert fonce. Deux corbeaux s'envolerent en croassant d'un chene de Virginie. La premiere reaction de Wanda Tamberly fut la stupefaction. Qu'est-ce qui se passe ? Ou diable ai-je atterri ? Comment ai-je fait mon compte ? Reprenant son souffle, elle jeta un regard circulaire sur les lieux et ne vit aucune trace de presence humaine. Le soulagement l'envahit. L'espace d'un instant, elle avait craint que don Luis[22]... Mais non, c'etait absurde : la Patrouille avait renvoye le conquistador dans son siecle d'origine. Et puis, elle ne se trouvait pas au Perou. Elle reconnaissait la menthe verte a ses pieds, sentait meme le parfum des pousses ecrasees par son scooter. Yerba buena, l'appellation espagnole de cette plante, avait donne son nom a la colonie qui etait devenue San Francisco... Son coeur s'accelera. >, murmura-t-elle, et elle examina la console derriere le guidon. L'ecran de controle affichait la date, l'heure locale, la latitude et la longitude... oui, exactement les donnees qu'elle avait entrees, a la fraction de seconde pres, sauf que les secondes s'etaient remises a defiler. La cible superposee a la carte regionale confirmait elle aussi sa position. Elle pianota le clavier de ses doigts tremblants, ouvrant une carte detaillee des environs. Le point d'emergence etait bien a sa place, chez le bouquiniste du quartier de Cow Hollow qui servait de base a la Patrouille. Et la-bas se dressaient Nob Hill et Russian Hill. Sauf que ?... Ces deux collines auraient du etre couvertes d'immeubles et non de buissons. De l'autre cote, la silhouette de Twin Peaks lui semblait familiere ; mais ou etait passee l'antenne relais ? Sans parler du reste. Elle ne s'etait pas materialisee dans une cave mais a la surface du sol, apparemment seule au monde. L'instinct reprit le dessus. Un coup de pedale, et son engin gagna les hauteurs. La friction de l'air fit hurler le champ de force. Comprenant qu'elle paniquait, elle recouvra son self-control et s'immobilisa a deux mille pieds d'altitude. Un pop dans ses oreilles. Ca faisait mal. La realite s'imposa a elle : ce n'etait pas un mauvais reve, mais bien une crise qu'elle devait resoudre. Est-ce que je fais une connerie en restant visible aux yeux de Dieu et des radars ? Ben, il n'y a personne pour me reluquer, pas vrai ?Absolument personne... Plus de San Francisco, plus de Treasure Island, plus de Golden Gate, plus de Bay Bridge, plus de banlieue est, plus de navires ni d'avions, plus rien hormis le vent et le monde. De l'autre cote du detroit, les collines du comte de Marin moutonnaient dans les ocres, tout comme la plaine par-dela Oakland, Berkeley, Albany Richmond... autant de villes qui avaient cesse d'exister. L'ocean etait une prairie d'argent ecumant a l'ouest comme au nord, par-dela les ombres bleutees du banc de brume. A la lisiere de ce dernier, elle distinguait les dunes de sable qui avaient pris la place du Golden Gate Park. C'est comme avant la venue de l'Homme blanc. Quelques campements indiens ca et la, sans doute. Est-il possible que mon scooter ait deconne et que j'aie emerge bien en amont du XXe siecle. Je n'ai jamais entendu parler d'un pepin de ce genre, mais, d'un autre cote, je ne connais aucune machine high-tech qui ne soit pas capricieuse. Comme si une main apaisante se posait sur son front, elle se rappela que la Patrouille du temps disposait d'une infinite d'antennes a tous les points de l'espace-temps ou quasiment. Elle activa son communicateur. Les frequences radio etaient muettes. A l'altitude ou elle planait, le vent soufflait plus fort qu'a la surface. Elle commencait a avoir froid. La tenue qu'elle avait adoptee etait franchement estivale. Ce vehicule n'etait pas equipe pour effectuer des transmissions sophistiquees, genre modulation neutrinique, mais la Patrouille utilisait la radio sans probleme avant la naissance de Marconi - ou celle de Hertz, ou encore de Maxwell, peu importe. Peut-etre que personne n'emettait en ce moment precis. > N'etait-elle pas censee se caler sur un emetteur ? Et si celui-ci etait trop eloigne de sa position actuelle ? Impossible : les scientifiques de ce milieu parvenaient a detecter des signaux de quelques watts en provenance des confins du systeme solaire. Mais elle n'avait rien d'une radio-amatrice... Jim Erskine ! Un type capable de faire danser le fandango aux electrons. Ils etaient sortis ensemble quelque temps quand ils etudiaient a Stanford. Si Jim etait a ses cotes... Mais elle avait definitivement coupe les ponts avec les gens comme lui le jour ou elle avait integre la Patrouille. Ainsi qu'avec toute sa famille, l'oncle Steve excepte ; oh ! elle continuait a voir ses parents, endormant leur mefiance avec des bobards sur son fantastique boulot qui l'obligeait a etre par monts et par vaux. Cependant... La morsure de la solitude etait plus cruelle encore que celle du vent. > Si lamentable fut-elle, cette saillie lui remonta le moral. Elle ordonna a son engin de survoler la baie. Pelicans et cormorans se comptaient par milliers. Sur les recifs se prelassaient des myriades de lions de mer. Elle se refugia parmi les sequoias poussant sur la rive est, au sein d'ombrages mouchetes de taches dorees ou gazouillait un ruisseau peuple de truites bondissantes. La desolation est un concept subjectif, songea-t-elle. Elle mit pied a terre, ota ses sandales et piqua un cent metres sur le sol moussu. Une fois echauffee, elle ouvrit les sacoches du scooter pour faire le point sur ses ressources. Pas terrible. Trousse de premiers secours, casque, etourdisseur, batterie isotopique, lampe torche, lampe au sodium, gourde, barres proteinees, boite a outils et tout le toutim. Sac de voyage avec fringues de rechange, brosse a dents, peigne, et caetera ; elle n'avait pas emporte sa garde-robe en vacances, le chalet recelant de quoi contenter ses visiteurs. Un sac a main, avec le viatique classique d'une jeune femme du XXe siecle. Deux bouquins pour lire a ses moments perdus. Comme la plupart des agents affectes loin de leur milieu d'origine et n'y disposant pas de pied-a-terre, elle avait droit a un casier a l'antenne locale, ou elle conservait de l'argent et autres produits de premiere necessite. Elle avait eu l'intention d'y prelever une petite somme puis de prendre un taxi pour gagner le domicile de ses parents, car ceux-ci ne pouvaient pas venir l'attendre a l'aeroport, ce qui tombait assez bien. Dans le cas contraire, elle aurait eu besoin de concocter un bobard pour les en dissuader. Oh ! papa, maman, Susie... Et les chats aussi... La serenite du paysage lui fit bientot oublier son desespoir. La meilleure chose a faire, decida-t-elle, ce n'etait pas de retourner illico dans le pleistocene - pourtant, ca lui aurait fait un bien fou de retrouver Manse, l'incarnation meme de la competence tranquille -, ni d'effectuer des sauts dans le temps en restant dans cette region. Vu qu'elle ne pouvait plus se fier au deplacement temporel, autant se deplacer dans l'espace, vers l'est par exemple. Peut-etre tomberait-elle sur des colonies europeennes, et sinon elle traverserait carrement l'Atlantique ; mais elle finirait tot ou tard par contacter un agent de la Patrouille. Elle enfila son vieux blouson de rando, ce qui eveilla en elle des souvenirs qui lui serrerent le coeur, puis chaussa des bottes solides et confortables. Le casque boucle sur sa tete, l'etourdisseur passe a sa ceinture, elle se sentait prete a affronter tous les dangers. Remontant sur selle, elle decolla et se faufila entre les arbres gigantesques pour s'elever dans le ciel. La Sacramento River et la San Joaquin River etaient toutes deux bordees de verdure ; le reste du paysage defilant en contrebas se partageait entre l'ocre et le fauve - pas la moindre trace d'irrigation, d'agriculture, d'amenagement urbain. Elle s'impatienta. Bien qu'elle volat a la vitesse d'un avion a reaction, c'etait encore trop lent a son gout. Meme si elle passait en mode supersonique, il lui faudrait des heures pour parvenir a destination et elle se devait d'economiser son energie. Apres avoir hesite un long moment, elle activa les controles de vol spatial. Les pics de la Sierra se dressaient en dessous, le desert s'etendait a l'horizon, le soleil etait bien plus haut qu'elle ne l'aurait cru. Elle pouvait foncer. > Progresse par petits bonds... Une plaine verdoyante a perte de vue, ondoyant sous la caresse du vent. Des nuages noirs se massant au sud. La radio demeurait muette. Tamberly se mordit les levres. Elle n'aurait pas du. Comme il etait agreable de voguer au-dessus des prairies ! Les oiseaux se comptaient par milliers, mais le monde etait etrangement desert. Elle apercut une harde de chevaux sauvages, puis un troupeau de bisons. Ils etaient si nombreux que la terre virait au noir sur des kilometres... Un plumet de fumee sur la rive droite du Missouri. Elle s'immobilisa au-dessus de lui, activa son viseur et agrandit l'image. Oui, des hommes, ils avaient des chevaux, ils vivaient dans des huttes, ils cultivaient la terre aux alentours... Impossible ! Des qu'ils avaient dompte le cheval, les Indiens des plaines etaient devenus des guerriers et des chasseurs nomades, vivant sur le dos des bisons jusqu'a ce que les hommes blancs les exterminent en un rien de temps. Etait-elle tombee sur une periode de transition, en 1880 par exemple ? Non, car sinon elle aurait vu des signes de colonisation : voies ferrees, villes champignons, ranches, exploitations agricoles... Un souvenir lui revint. Les barbares a cheval ne vivaient pas non plus en harmonie avec la nature. Sans predateurs pour les arreter, ils auraient eux aussi extermine les bisons, plus lentement que les chasseurs blancs mais tout aussi surement. Non. Je vous en supplie. Faites que je me trompe. Tamberly fila vers l'est. 1137 apr. J.C. Passer de la France de l'ere glaciaire a la Sicile medievale via la Germanie de la meme epoque... de prime abord, Everard ne voyait rien de comique a cet itineraire. Lorsqu'il y repensa, son petit rire sonnait creux. Le voyage dans le temps vous jouait souvent des tours comme celui-ci, et les chrononautes en etaient parfois les premiers surpris. L'antenne de Palerme a cette epoque n'etait geree que par un seul agent, occupant un batiment entierement devolu a son commerce et a sa famille. Impossible d'y amenager un garage souterrain. Et il n'etait pas question qu'Everard se materialise dans les airs aux commandes son scooter, suscitant moult commentaires des temoins etonnes. Il faudrait attendre 1140, et la montee en puissance du Royaume normand de Sicile, pour que la Patrouille agrandisse cette base. Sauf que cela n'arriverait jamais, puisque le roi Roger II venait de perir, entrainant du meme coup l'annihilation de la Patrouille. Mayence etait depuis longtemps une des plus grandes cites du Saint Empire romain germanique, de sorte qu'on y avait etabli le QG de ce milieu. A l'epoque consideree, l'empire en question etait une confederation plutot lache et assez agitee occupant un territoire qui, au XXe siecle, recouvrirait plus ou moins l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, l'Autriche, la Tchecoslovaquie et une partie de l'Italie du Nord et des Balkans. Everard se rappela le mot de Voltaire, selon lequel > n'etait [23] >>. Cela dit, l'appellation etait un peu moins usurpee au XIIe siecle qu'au XVIIIe. Le jour ou Everard arriva a Mayence, l'empereur Lothaire se trouvait en Italie, ou il defendait sa cause et celle du pape Innocent II contre le camp de Roger II et de l'antipape Anaclet II. Sa mort serait suivie d'une periode de troubles, qui prendrait fin avec l'avenement de Frederic Ier Barberousse. Pendant ce temps, c'est a Rome que se deplacerait le centre de l'action, et la Patrouille y etablirait son QG en 1198 - sauf qu'elle n'en ferait rien, car plus aucune Patrouille n'etait la pour prendre cette decision. En ce jour, toutefois, Everard trouverait a Mayence ce dont il avait besoin. Le directeur l'attendait au rez-de-chaussee. Ils se retirerent dans son bureau prive. C'etait une belle piece aux lambris sculptes, fort bien meublee pour l'epoque ; on y trouvait meme deux fauteuils, ainsi que des tabourets et une table basse. Une vitre en verre plombe laissait entrer un peu de lumiere. Une seconde fenetre, aux volets ouverts sur l'ete, permettait au jour d'inonder les lieux. Grace a elle, les bruits de la cite leur parvenaient aux oreilles : ca grondait, ca grincait, ca trottait, ca bavardait, ca sifflait, ca bourdonnait. Et leur arrivaient aussi une myriade d'odeurs : feux de cheminee, crottin de cheval, latrines et cimetiere. De l'autre cote de l'etroite ruelle crasseuse et noire de monde, Everard apercut une splendide maison a colombages ; par-dela son toit se dressaient les fleches majestueuses de la cathedrale. Herr Freiagent, bienvenue. >> Otto Koch designa les deux gobelets et la carafe de vin sur la table. > Ne en 1891 en Allemagne, il etudiait l'histoire medievale lorsqu'il avait ete mobilise dans l'armee du IIe Reich en 1914 ; la Patrouille l'avait recrute apres la Premiere Guerre mondiale, alors qu'il se languissait dans l'amertume. Les annees qui avaient passe dans sa ligne de vie l'avaient transforme en riche bourgeois plein d'assurance, avec une tendance a l'embonpoint. Mais les apparences sont trompeuses, et un agent ne parvenait pas au rang qui etait le sien sans demontrer sa competence. -- Du tabac ? Oh ! oui. Personne ne viendra nous deranger. >> Il designa un bol en s'esclaffant. > Il attrapa un cigare dans une boite ayant l'aspect d'un portrait de saint. Everard declina l'offre. > Il sortit sa pipe de bruyere et sa blague a tabac. [24] tous les jours. -- Eh non ! J'ai deja assez de peine a faire mon vrai boulot. Mon personnage public me prend tout mon temps ou presque, vous savez. Les exigences de la guilde, celles de l'Eglise... Enfin. >> Koch alluma son cigare et se carra dans son fauteuil. Inutile de se soucier des consequences sur sa sante. La Patrouille, dont les medecins n'en etaient plus a des procedes primitifs comme la vaccination, immunisait ses agents contre le cancer, l'arteriosclerose et toutes les maladies infectieuses de l'histoire. > La mine sombre, Everard lui expliqua la situation. L'horreur se peignit sur le visage de Koch. -- Pour vous, sans doute. Et vous devez garder la chose secrete, c'est compris ? >> Cedant aux reflexes de son personnage, Koch se signa a plusieurs reprises. A moins qu'il n'ait ete un fervent catholique. >, lui dit Everard avec fermete. La colere qui s'empara de son interlocuteur lui fit oublier son angoisse. -- Aucun d'eux ne risque de s'evaporer au moment critique. Vous cesserez de recevoir des visiteurs de l'avenir et aucune nouvelle antenne ne sera creee apres cette annee. >> Koch sembla prendre conscience de l'enormite de la catastrophe. Il s'effondra sur son siege. > Il s'exprimait en allemand du XXe siecle. Seul le temporel possedait une grammaire tenant compte du voyage dans le temps. >, dit Everard. Koch se ressaisit avec une rapidite etonnante. -- C'est ce que j'espere decouvrir. >> Une fois vetu de la tenue adequate, Everard fut presente a la maisonnee comme un marchand venu d'Angleterre. Cela expliquait sa gaucherie occasionnelle. Personne ne l'avait vu entrer dans la demeure, mais celle-ci etait vaste et affairee, et seuls les grands de ce monde employaient des valets. De toute facon, presque personne ne le vit pendant les trois jours que dura son sejour. On en conclut que le maitre et lui avaient besoin de s'isoler pour discuter de questions confidentielles. Les cites devenaient de plus en plus puissantes, prosperes et florissantes, ce qui encourageait les entreprises commerciales. Les pieces secretes du QG de Mayence abritaient une base de donnees bien fournie et l'equipement necessaire pour une electro-impregnation. Everard acquit une connaissance encyclopedique des evenements recents. La memoire humaine etait incapable de contenir tous les details des lois et moeurs contemporaines, soumises a de fortes variations geographiques, mais il en assimila suffisamment pour etre sur d'eviter de gaffer. Il enrichit en outre son stock de langages. Il possedait deja le latin et le grec medievaux. L'allemand, le francais et l'italien presentaient eux aussi des variations problematiques ; il se contenta d'acquerir les versions les plus repandues. L'arabe passa a la trappe ; si jamais il avait besoin de s'entretenir avec un Sarrasin, raisonna-t-il, celui-ci maitriserait surement une lingua franco europeenne. Il mit sur pied un plan et entama ses preparatifs. La premiere chose a faire etait d'aller voir le Patrouilleur de Palerme, peu apres qu'il eut appris la mort de Roger, afin de discuter avec lui et de se faire une meilleure idee du milieu. Rien ne vaut l'experience directe. Il devrait donc entrer dans la ville sans se faire remarquer et avoir une raison plausible de s'y rendre. Par ailleurs, il devait disposer d'une force d'appui. Ce fut un officier detache de son poste qui vint ajouter aux siennes sa force et ses capacites. En 1950, Karel Novak fuyait la repression du gouvernement tchecoslovaque. L'ami qui l'hebergeait lui proposa de se soumettre a de bien etranges tests, ce dont il n'eut qu'a se feliciter : il s'agissait d'un agent recruteur de la Patrouille qui l'avait repere depuis quelque temps. Novak avait servi dans plusieurs milieux avant d'etre affecte dans la Mayence imperiale. Il accomplissait pour l'essentiel un travail de police, apportant aide et assistance aux chrononautes, allant parfois jusqu'a les empecher de commettre des bevues et les tirer des guepiers ou ils s'etaient fourres. Son personnage public etait celui d'un homme a tout faire au service de Maitre Otto, qu'il escortait lors de ses voyages commerciaux. Il connaissait assez bien la region, moins que les indigenes, mais, apres tout, il etait cense etre originaire d'un coin perdu de Boheme. Quant a la facon dont il avait echoue a Mayence, en une epoque ou les manants ne quittaient presque jamais leur village natal, c'etait un recit haut en couleur et difficile a verifier qui faisait la joie de ses compagnons de beuverie. Trapu et rable, il avait les cheveux noirs, un nez epate et de petits yeux vifs. > s'enquit Koch alors qu'Everard se preparait a prendre conge de lui. L'Americain hocha la tete. -- Mais vous m'avez dit que je n'en verrais plus dans quelque temps. -- Plus de voyageurs en provenance de l'avenir, en effet. Mais quelques-uns peuvent venir du present ou du passe, pour une raison qui leur est propre. -- Mais, dans tous les cas, les visites finiront par s'espacer. Mes employes ne manqueront par de s'en rendre compte, et ca fera jaser. -- Tachez de les rassurer. Ecoutez, si nous resolvons cette crise et restaurons le cours de l'histoire, ce hiatus ne se sera jamais produit. Aux yeux des Patrouilleurs affectes dans ce milieu, tout aura toujours ete normal. >> Si tant est que les lignes tortueuses du temps puissent etre qualifiees de normales. -- Jusqu'au point de divergence, qui interviendra un peu plus tard cette annee. A ce moment-la, si nous avons du pot, un agent debarquera ici pour vous dire que tout va bien. Vous ne vous rappellerez plus rien de ce que vous aurez fait avant, car >, vous ne ferez plus rien de semblable. Au lieu de cela, vous poursuivrez vos activites comme vous le faisiez avant ce jour. -- Vous voulez dire que tout ce que je risque de voir et de faire a partir de maintenant peut ne jamais s'etre produit par la suite ? -- Cela voudra dire que nous avons reussi. Je sais que c'est penible pour vous, mais, apres tout, il n'y aura pas mort d'homme. Nous comptons sur vous pour faire votre devoir. -- Oh ! ne vous inquietez pas pour ca, mais... Brr ! -- Il se peut que nous echouions, l'avertit Everard. Dans ce cas, vous rejoindrez les autres survivants de la Patrouille quand ils se reuniront pour decider de la phase suivante. >> Assisterai-je a cette reunion ? Il est bien possible que non. Peut-etre aurai-je peri au combat. J'en viendrais presque a l'esperer. Un monde sans Patrouille serait pour nous un cauchemar. Il chassa ceux de ses souvenirs qui n'avaient plus aucune assise dans la realite. Et il ne devait pas non plus penser a Wanda. -- Que Dieu soit avec nous >>, repondit Koch dans un murmure. Ils se serrerent la main. Je passe sur les prieres. Je suis assez deboussole comme ca. Everard retrouva Novak au garage et enfourcha le scooter derriere lui. Le Tcheque s'affairait a etudier des cartes sur l'ecran de controle. Il entra les coordonnees de leur destination et activa l'engin. 1137a apr. J.C. Aussitot apres, le scooter se retrouva en altitude, maintenu en position par son systeme antigravite. Dans le ciel se pressait une foule d'etoiles, comme on en voit rarement au-dessus des cites du XXe siecle. En contrebas, le disque du monde se partageait entre des eaux miroitantes et une terre rugueuse envahie par les tenebres. L'atmosphere etait d'un silence exceptionnel : pas un moteur ne souillait encore la surface de la Terre. Novak regla ses optiques sur amplification et grossissement moyens et scruta la surface terrestre. >, estima-t-il. Il avait deja effectue une reconnaissance sur place. Everard etudia le site a son tour. Il s'agissait d'une ravine au coeur des montagnes qui entouraient la plaine sur laquelle etait batie Palerme. Un terrain encaisse, rocailleux, ou ne poussaient que de rares broussailles, donc vraisemblablement evite par les bergers comme par les chasseurs. -- Oui, monsieur, sauf si vous me donnez d'autres instructions. >> Bien evidemment, Novak avait la possibilite de faire un saut ailleurs pour manger et dormir un peu, reapparaissant au bout de quelques minutes, tout comme il pouvait s'evaporer au cas ou quelqu'un se pointerait quand meme dans ce coin inhospitalier. Il serait alors de retour le plus vite possible. > Oui, un soldat exemplaire, discipline et gardant pour lui ses questions embarrassantes. > Au cas ou il ne pourrait pas utiliser son communicateur, par exemple. Celui-ci etait enchasse dans un medaillon pendu a son cou et dissimule par ses vetements. Sa portee etait en principe suffisante, mais on n'est jamais sur de rien. (Et on n'ose pas sauter en aval pour verifier.) Outre l'etourdisseur standard dont etait equipe tout scooter de la Patrouille, Novak trimbalait sur lui un arsenal respectable. Mais Everard ne pouvait pas en faire autant, sous peine d'attirer l'attention des autorites locales. A tout le moins convenait-il d'etre discret. Comme tous les hommes de ce milieu, il possedait un couteau qui servait d'arme et d'instrument de travail, plus un baton de pelerin et une solide experience des arts martiaux. Aller plus loin aurait risque d'eveiller les soupcons. Le scooter s'eleva deux metres au-dessus du sol puis longea le flanc de la montagne, survolant des sentiers traces par l'homme ou par la chevre, montant subitement dans les airs pour eviter un village de paysans. Les chiens risquaient de s'affoler et d'eveiller les braves gens endormis. En ces temps ou l'eclairage public etait absent, l'homme avait encore une excellente vision nocturne. Everard enregistra mentalement plusieurs points de repere. Novak redescendit pour longer la route cotiere. > Everard etouffa un rire. [25] ! -- Pardon ? -- Rien. D'accord. >> Novak activa les controles. Le ciel palit a l'est. Everard descendit d'un bond. -- Merci. Auf Wiedersehen. >> Le chrononaute et son engin s'evanouirent. Everard se mit en marche vers le soleil levant. La route en terre battue etait infestee d'ornieres et de nids-de-poule, mais les pluies hivernales ne l'avaient pas encore transformee en bourbier. Aux premieres lueurs de l'aube, il vit que des taches de verdure commencaient a agrementer les montagnes et les champs ocre. Dans le lointain, la mer etincelait devant lui et sur sa gauche. Au bout d'un temps, il distingua sur les flots quelques voiles minuscules. En general, les marins preferaient voyager de jour en se limitant au cabotage, et ils evitaient les longs parcours a cette epoque de l'annee. Mais, en Sicile, on n'etait jamais tres loin d'un port et les Normands avaient chasse les pirates de la region. La campagne semblait tout aussi prospere. Au milieu des champs cultives se dressaient maisons et dependances, de jolis batiments aux murs en torchis et au toit de chaume, peints au blanc de chaux et decores de couleurs gaies. On trouvait partout des vergers en abondance : oliviers, figuiers, citronniers, noisetiers et pommiers, et meme des palmiers dattiers introduits par les Sarrasins du temps ou ils occupaient l'ile. Il passa devant des eglises et apercut au loin ce qui devait etre un monastere, voire une abbaye. Plus il avalait les kilometres, plus la route s'animait. La plupart des gens qu'il croisait etaient des paysans, les hommes en tunique et pantalon ajuste, les femmes en robe grossiere dissimulant jusqu'a leurs chevilles, les enfants en tenues diverses, tous charges de paquets quand ils n'avaient pas d'ane pour les porter. Dans leur immense majorite, ils etaient petits, noirauds et exuberants, les descendants des tribus originelles, des colons pheniciens et grecs, des conquerants romains et maures, ou parfois des marchands et des guerriers recemment debarques d'Italie et de Normandie, du sud de la France et de l'est de l'Espagne. Nombre d'entre eux etaient sans nul doute des serfs, mais aucun ne semblait exploite. Ils ne cessaient de bavarder, de rire et de gesticuler, lachant parfois des bordees de jurons furibards pour retrouver aussitot leur jovialite. On apercevait a l'occasion des colporteurs proposant leurs articles et des ecclesiastiques egrenant leur chapelet, plus quelques individus plus malaises a identifier. L'annonce de la mort du roi n'avait guere assombri les esprits. Peut-etre n'etait-elle pas parvenue a tout le monde. De toute facon, les souverains et leurs conflits vivaient dans un autre monde aux yeux de ces petites gens qui, le plus souvent, ne s'eloignaient jamais de plus d'un jour de marche de leur lieu de naissance. L'histoire n'etait pour eux qu'une source de malheurs : guerres, pirates, epidemies, impots, tributs, travaux forces... toutes ces vies soudain gachees sans raison apparente. L'homme du XXe siecle avait une vision plus complete, sinon plus profonde, de son monde ; mais avait-il pour autant son mot a dire dans la marche de celui-ci ? Everard s'avancait au sein d'une foule ou sa presence ne passait pas inapercue. Vu sa haute taille, il apparaissait comme un geant visiblement etranger. Si la coupe et le tissu de ses vetements ne differaient guere de ceux d'un voyageur ou d'un citadin - longue tunique et chausses, bonnet dont la longue pointe lui retombait dans le dos, bourse et couteau passes a la ceinture, robustes chaussures de marche, le tout de couleur passe-partout -, ils ne correspondaient en rien au style regional. Il tenait dans sa main droite son baton de pelerin ; sur son epaule gauche reposait un baluchon contenant ses objets personnels. Comme on ne se rasait guere dans ce milieu, ses joues etaient raisonnablement hirsutes, mais ses cheveux marron etaient coupes fort court. Tous autour de lui commentaient son apparence. Certains le saluaient. Il leur repondait d'une voix affable, avec un accent a couper au couteau, sans meme ralentir le pas. Personne ne tenta de l'arreter. Cela aurait pu etre risque. En outre, il ne semblait nullement suspect : un etranger debarque a Marsala ou a Trapani et en route vers l'Orient, tres probablement un pelerin. On en voyait souvent par ici. Le soleil monta dans le ciel. Les fermettes laissaient peu a peu la place aux grandes proprietes foncieres. Il apercut a l'interieur de leurs enceintes des terrasses, des jardins, des fontaines, de vastes demeures semblables a celles que leurs concepteurs avaient erigees en Afrique du Nord. Les domestiques etaient nombreux, avec parmi eux quantite de Noirs et meme d'eunuques, vetus de robes colorees et coiffes de turbans. Si la terre avait change de mains, les nouveaux proprietaires avaient eu vite fait d'adopter les facons des anciens, a l'instar des croises en Palestine. Everard mit chapeau bas et s'ecarta au passage d'un seigneur normand sur son cheval d'apparat. Sa tenue a la mode europeenne etait rehaussee de broderies chamarrees, une chaine en or pendait a son cou et ses doigts etaient couverts de bagues. Sa dame - chevauchant un palefroi, les jupes relevees mais les jambes protegees par des pantalons - etait aussi altiere, aussi hautaine que lui. Ils etaient suivis de deux domestiques et de quatre gardes a cheval. Ces derniers etaient des soldats normands typiques, larges d'epaules et durs de visage, coiffes d'un casque conique avec protege-nez, portant un haubert impeccablement brique, une epee droite a la hanche, un ecu contre le flanc de leur monture. Un peu plus tard passerent un gentilhomme sarrasin et ses serviteurs. Ceux-ci n'etaient pas armes, mais le groupe qu'ils formaient n'en etait pas moins impressionnant. Contrairement a Guillaume le Conquerant, les Normands ici s'etaient montres genereux avec leurs ennemis defaits. Bien que les musulmans des campagnes aient ete condamnes au servage, ceux des cites avaient conserve leurs biens et n'etaient soumis qu'a des taxes raisonnables. Ils continuaient a vivre selon leurs propres lois, sous l'administration de leurs propres juges. Leurs muezzins n'etaient autorises a lancer l'appel a la priere qu'une fois par an, mais ils avaient toute liberte de pratique religieuse et commerciale. Les lettres sarrasins etaient tres demandes et certains occupaient des positions enviees a la cour. On trouvait egalement quantite de fantassins sarrasins dans l'armee. Certains vocables arabes entraient dans le langage courant - le mot >, par exemple, derivait de >. Les Grecs et les chretiens orthodoxes beneficiaient du meme principe de tolerance. Et les juifs egalement. Les citadins vivaient cote a cote, echangeaient des biens et des idees, formaient des alliances, s'embarquaient dans des entreprises sans craindre de se voir spolies de leurs profits. En consequence, le royaume traversait une periode de richesse materielle et de rayonnement culturel, une Renaissance en miniature qui portait en germe l'avenement d'une nouvelle civilisation. Celle-ci ne durerait pas plus d'une demi-douzaine de generations, mais son heritage infuserait l'avenir tout entier. Du moins selon les banques de donnees de la Patrouille. Mais celles-ci affirmaient egalement que le roi Roger II vivrait encore vingt ans, durant lesquels la Sicile atteindrait son apogee. Et voila que Roger gisait sans doute dans une fosse commune, quelque part sur un champ de bataille. Palerme lui apparut enfin. Les plus splendides de ses edifices appartenaient encore a l'avenir, mais elle resplendissait deja derriere ses murailles. Si quelques fleches d'eglises se dressaient vers le ciel, elles etaient moins nombreuses que les domes ornes de dorures ou de mosaiques. Apres avoir franchi sans probleme une porte gardee mais ouverte, Everard decouvrit des rues bondees, bruyantes, pleines d'une vie kaleidoscopique... et plus propres et moins puantes que celles qu'il avait deja visitees dans l'Europe medievale. Bien que la saison de la navigation fut passee, nombre de navires mouillaient dans l'anse qui servait de port en cette epoque : grands cargos, petits bateaux a voile latine, galeres, toutes sortes de navires de type mediterraneen, mais aussi du nord de l'Europe. Tous n'etaient pas demates pour l'hiver. On s'activait autour des entrepots, dans les magasins d'accastillage, mais aussi dans les boutiques et les echoppes de la cite. Grace a la carte dont il s'etait impregne mentalement, le Patrouilleur se fraya un chemin parmi la foule. Ce n'etait pas chose facile. Sa taille et sa carrure lui permettaient de forcer le passage, mais il n'avait pas le temperament a cela, contrairement au commun des indigenes. En outre, il ne voulait pas d'ennuis. Mais, bon sang ! il mourait de faim et de soif. Le soleil commencait a descendre vers les montagnes a l'ouest, les ombres s'allongeaient dans les ruelles et il avait beaucoup marche. Un dromadaire charge d'un lourd fardeau s'insinuait entre deux murs. Des esclaves portaient sur une litiere un couple imposant, lui avec l'allure d'un gros ponte de sa guilde, elle avec celle d'une courtisane de prix. Des bonnes femmes bavardaient de retour du marche, un panier en equilibre sur la tete, un ou plusieurs enfants accroches a leurs jupes, voire un bebe a leur sein. Assis en tailleur dans son echoppe, un marchand de tapis juif cessa de vanter ses marchandises pour saluer un rabbin a la mine severe et a la barbe grise, que flanquaient deux jeunes ecoliers portant des livres. On entendait dans une taverne des voix avinees chanter en grec. Un potier sarrasin avait cesse de faire tourner sa roue pour se prosterner sur le sol, estimant que c'etait l'heure d'une des cinq prieres quotidiennes. Un artisan costaud transportait ses outils sur son dos. Devant les eglises, les mendiants faisaient l'aumone aux fideles qui entraient et sortaient, mais ils se gardaient de harceler les ecclesiastiques. Dans un parc, un jeune homme chantait en s'accompagnant a la harpe, ecoute par une demi-douzaine de personnes subjuguees ; elles jeterent des pieces dans sa coupelle. Sans doute n'etait-il pas un troubadour, se dit Everard, mais il chantait neanmoins en langue d'oc* et avait sans doute appris son art en Provence, d'ou etaient originaires ses admirateurs. Les immigrants francais et italiens etaient desormais plus nombreux que les Normands originels, dont le sang se diluait dans celui de la population. Il poursuivit sa route. Sa destination se trouvait dans Al-Qasr, pres de la muraille aux neuf portes qui entourait ce quartier de souks et de marches. Apres etre passe devant la grande mosquee, il arriva devant une maison de style mauresque amenagee en boutique. Comme il etait d'usage, le marchand y demeurait avec sa famille. La porte ouverte donnait sur une vaste salle. Des rouleaux de soie y etaient exposes sur de grandes tables. Nombre d'entre eux etaient de splendides exemples de tissage. Dans le fond, les apprentis decoupaient, pliaient et cousaient. Ils ne travaillaient pas a un rythme frenetique. Au Moyen Age, l'ouvrier avait des journees longues mais peu intensives ; et il jouissait de periodes de conge bien plus nombreuses que son descendant du XXe siecle. Les regards se tournerent vers le colossal visiteur. >, declara Everard en dialecte normand. Un petit homme aux cheveux chatains, vetu d'une robe richement ouvragee, s'avanca vers lui. > Sa voix manqua se briser. -- J'ai besoin de m'entretenir avec vous en prive. >> Volstrup comprit tout de suite a qui il avait affaire. Un message venu de l'amont l'avait prevenu de la visite d'un agent. > Une fois a l'etage, dans la piece abritant un ordinateur et un communicateur, Everard confia a son hote qu'il etait affame. Volstrup s'absenta une minute pour aller chercher des rafraichissements. Ce fut son epouse qui apporta un plateau avec du pain, du fromage de chevre, de l'huile d'olive, du poisson fume, des figues et des dattes seches, du vin et de l'eau. Lorsqu'elle eut pris conge, le Patrouilleur attaqua son en-cas avec l'enthousiasme d'un croise. Ce faisant, il mit son hote a jour de la situation. -- Cela depend de ce que j'apprendrai ici. Je veux passer quelque temps a me familiariser avec ce milieu. Vous y etes sans doute tellement habitue que vous ne savez pas a quel point on souffre de ne pas connaitre toutes ces petites nuances ignorees des bases de donnees... sans parler des surprises qu'elles vous reservent parfois...>> Volstrup sourit. -- De toute evidence, vous vous etes bien adapte. -- J'ai beneficie de l'appui de la Patrouille, bien entendu. Tout seul, jamais je ne serais arrive a construire mon personnage. -- Si mes souvenirs sont bons, vous vous etes fait passer pour un Normand, le fils cadet d'un marchand qui voulait lancer sa propre entreprise et disposait d'un petit capital suite a un heritage. C'est cela ? >> Volstrup acquiesca. -- Reaction classique. >> Everard prenait son temps pour faire connaissance avec l'agent, s'efforcant en meme temps de le mettre a son aise. Cela ne pouvait que faciliter les choses. e siecle, je crois bien. -- Je suis ne a Copenhague en 1864. >> Possesseur d'un talent intuitif pour apprehender la personnalite de son prochain, Everard avait deja remarque que son hote n'avait rien du Danois epicurien modele XXe siecle. Il etait d'une politesse un tantinet rigide et donnait l'impression d'un homme un rien coince. Mais les tests psychologiques avaient du deceler en lui un gout pour l'aventure, sans quoi il n'aurait jamais ete recrute. > Il eut un frisson. -- Comment en etes-vous venu a etudier cette epoque ? >> Volstrup se fendit d'un nouveau sourire et haussa les epaules. Heim-skringla, les Scandinaves qui ont colonise la Normandie ne venaient pas de Norvege. La nomenclature des lieux et des personnes prouve qu'ils etaient originaires du Danemark. Apres quoi, ils ont poursuivi leurs conquetes, des iles Britanniques jusqu'a la Terre sainte. >> -- Je vois. >> Durant les minutes qui suivirent, Everard repassa les faits en revue. Robert de Hauteville, dit Guiscard, et son frere Roger, accompagnes de quelques-uns de leurs cousins, etaient arrives en Italie du Sud durant le siecle precedent. Leurs compatriotes etaient deja bien presents dans la region, ou ils affrontaient les Sarrasins et les Byzantins. Le pays traversait une periode agitee. Un chef de guerre rejoignant l'une ou l'autre faction pouvait connaitre une ruine ou une reussite egalement retentissantes. Robert avait fini comte puis duc d'Apulie. Roger, quant a lui, etait devenu comte de Sicile, une ile ou il parvint a se tailler un fief avec plus de facilite que sur le continent. Par ailleurs, une bulle papale avait fait de lui le legat apostolique de ce territoire, ce qui lui conferait un pouvoir considerable au sein de l'Eglise. Roger etait mort en 1101. Les plus ages de ses fils legitimes l'avaient precede dans la tombe. Il legua donc son titre a Simon, age alors de huit ans, le fils de sa derniere epouse, Adelaide, qui etait a demi italienne. Durant la periode de regence, elle ecrasa une revolte des barons et, lorsque la maladie emporta le petit Simon, transmit a son second fils, qui devait devenir Roger II, une autorite qui n'etait en rien entamee. Lorsqu'il prit les renes du pouvoir en 1122, il entreprit de reconquerir l'Italie du Sud pour la maison des Hauteville. Le royaume de Robert Guiscard, en effet, ne lui avait pas survecu. Le pape Honorius II, cependant, voyait d'un mauvais oeil l'avenement d'un souverain fort et ambitieux dans les domaines voisins des siens ; Robert II de Capoue et Rainulf d'Alife, le cousin et le beau-frere de Roger, lui etaient egalement hostiles ; et le peuple lui-meme s'opposait a sa venue, car il revait de Cites-Etats autonomes et d'un gouvernement republicain. Honorius alla jusqu'a precher une croisade contre Roger. Il dut se retracter lorsqu'une armee de Normands, de Sarrasins et de Grecs venue de Sicile triompha de sa coalition. A la fin de l'annee 1129, Naples, Capoue et le reste de la region reconnaissaient Roger comme duc legitime. Pour renforcer sa position, il devait etre couronne roi. Honorius mourut au debut de 1130. Comme c'etait arrive par le passe - et comme cela arriverait encore a l'avenir -, l'entrelacs des questions religieuse et politique eut pour effet l'election de deux pretendants au trone de saint Pierre. Roger soutenait Anaclet II. Innocent II s'enfuit en France. Anaclet paya sa dette a Roger en edictant une bulle le proclamant roi de Sicile. La guerre s'ensuivit. Le principal partisan d'Innocent au sein de l'Eglise, Bernard de Clairvaux, qui serait canonise des 1174, fustigea le >. Louis VI le Gros, roi de France, Henri Ier Beauclerc, roi d'Angleterre, et Lothaire II, empereur germanique, soutinrent Innocent. Menee par Rainulf, l'Italie du Sud se revolta une nouvelle fois. Bientot la guerre ravagea cette contree. En 1134, Roger semblait sur le point de prendre le dessus. Mais la perspective d'un puissant royaume normand inquietait jusqu'a l'empereur grec de Constantinople, qui apporta son aide au camp d'Innocent, imite en cela par les Cites-Etats de Pise et de Genes. En fevrier 1137, Lothaire marchait sur le Sud a la tete de son armee, Innocent dans ses bagages. Rainulf et ses forces opererent la jonction avec lui. En aout, a l'issue d'une campagne triomphale, le pape et l'empereur firent de Rainulf le duc d'Apulie. Puis l'empereur rentra chez lui. L'indomptable Roger lanca une nouvelle offensive. Il mit Capoue a sac et obligea Naples a le reconnaitre comme souverain. Puis, a la fin du mois d'octobre, il affronta Rainulf en un lieu denomme Rignano... -- J'ai appris a aimer cette epoque, repondit Volstrup a voix basse. Pas dans sa totalite, non. Elle a son content d'atrocites. Mais c'est vrai de toutes les epoques, n'est-ce pas ? Avec le recul, quand je repense a mon milieu natal, je vois a quel point nous autres, victoriens si polices, fermions les yeux sur le malheur des autres. A leur facon, les gens d'ici sont merveilleux. J'ai une femme aimante et de beaux enfants. >> La douleur se peignit sur son visage. Jamais il ne pourrait se confier a eux. Il allait devoir les regarder s'etioler et mourir de vieillesse - dans le meilleur des cas ; peut-etre connaitraient-ils un sort pire encore. Un Patrouilleur ne scrute jamais son propre avenir, ni celui de ses proches. > Il se tut, deglutit, acheva : -- Exact. >> Everard estima que cela lui ferait du bien de se mettre au travail sans tarder. -- Oui. Je ne les ai encore transmises a personne, car elles sont incompletes. Mieux valait assembler un tableau plus coherent, ai-je suppose. >> Il supposait a tort, mais Everard le laissa dire. > Volstrup se redressa sur son siege et raffermit sa voix. > Everard frotta son menton hirsute. > Il sentit a nouveau le frisson de la chasse lui parcourir l'echine et lui herisser les poils. > 1138a apr. J.C. Par une belle journee d'automne, un cavalier approchait de la colline ou se dressait Anagni, a une quinzaine de lieues de Rome. Il attirait force regards, car c'etait un colosse juche sur un cheval de belle taille ; equipe d'une epee et d'un bouclier, mais ne portant pas d'armure, il avait l'apparence d'un noble ; une mule le suivait, transportant ses bagages, mais il voyageait seul. Les gardes en faction aux portes de la cite lui repondirent d'un ton respectueux lorsqu'il fit halte devant eux et les salua en mauvais toscan. Apres leur avoir demande conseil, il se rendit dans une auberge reputee. La, il dechargea ses bagages et mena ses betes a l'ecurie pour qu'elles soient nourries et bouchonnees, puis il savoura une chope de biere et bavarda avec l'aubergiste. C'etait un homme fort aimable, un peu jovial a la maniere des Germains, et l'on avait plaisir a repondre a ses questions. Il donna la piece a un grouillot et lui confia un message ainsi libelle : > Durant les XIXe et XXe siecles que connaissait Manse Everard, on brassait a Einbeck une excellente biere. Cette petite note d'humour l'aidait a oublier un temps les spectres qui le hantaient. Le terme honorifique qu'il utilisait, equivalent du > italien ou du > germanique, n'avait pas encore acquis le sens precis qui serait le sien lorsque l'institution de la chevalerie viendrait a etre codifiee. Neanmoins, il designait deja un guerrier de noble naissance, et cela suffisait. Au fil des siecles, il finirait par devenir l'equivalent de >... a moins qu'il n'evolue differemment dans l'etrange monde en aval. Le garcon accourut pour lui apprendre qu'on le priait de venir au plus vite. Les etrangers etaient toujours les bienvenus car on etait friand de nouvelles fraiches. Everard changea de tenue, revetant une robe a laquelle un technicien de la Patrouille avait donne un aspect usage des plus realistes, et suivit son guide a pied. Une recente averse avait nettoye les rues, dont la pente naturelle favorisait l'evacuation des immondices. Etroites et bordees de hauts murs et d'encorbellements, elles etaient plutot obscures, mais une trouee lui permit d'apercevoir la cathedrale dressee au sommet de la colline, que les feux du couchant paraient d'un eclat ecarlate. Sa destination n'etait pas si haut perchee, mais se trouvait non loin des arcades du Palazzo Civico. Les Conti et les Gaetani etaient les principales familles d'Anagni et leur importance s'etait encore accrue durant les dernieres generations. La demeure Conti etait vaste et le calcaire de sa facade n'avait pas encore subi les alterations de l'age qui finiraient par l'obliterer. Une elegante colonnade et des vitres claires attenuaient son aspect severe. En decouvrant les domestiques en livree bleu et jaune, tous italiens et tous chretiens, Everard se rappela qu'il etait loin de la Sicile, et pas seulement dans l'espace et le temps. Un valet de pied le guida dans une serie de salons et de corridors sommairement meubles. Lorenzo etait un fils cadet, riche de son seul honneur et encore celibataire, qui demeurait ici parce que Rome n'etait pas a sa portee. Si decatie fut la ville eternelle, les grands proprietaires nobles des Etats pontificaux, une nation retrograde et en majorite agricole, preferaient vivre dans leurs palais romains et ne visitaient que rarement leurs domaines. Lorenzo avait elu domicile dans une suite de deux pieces, plus facile a chauffer que les grandes salles. Des qu'il l'apercut, Everard fut frappe par sa vivacite. Meme assis et au repos, cet homme semblait anime d'un feu interieur. Il quitta son banc avec la souplesse d'une panthere. Les expressions se succedaient sur son visage, aussi fugaces que des jeux de lumiere sur une eau agitee par la brise. Il avait des traits bien dessines, d'une beaute presque classique, avec de grands yeux qui semblaient passer en un instant de l'or a la rouille ; s'il paraissait plus vieux que ses vingt-quatre ans, il etait neanmoins difficile de lui donner un age. Ses boucles noires tombaient en cascade, sa barbe et sa moustache etaient taillees en pointe. Plutot grand pour l'epoque, il avait de larges epaules et une taille mince. Pour se vetir, il preferait a la robe d'interieur une chemise, une tunique et des chausses, comme s'il se tenait pret a passer a l'action. Everard se presenta. -- Tout l'honneur est pour moi, sire, et je vous remercie de votre grace >>, repondit Everard avec la meme politesse. Son hote se fendit d'un sourire eclatant. D'aussi bonnes dents etaient rares en ce temps. > Une jeune femme plantureuse, occupee a se rechauffer les mains au brasero qui reussissait a tenir le froid a l'ecart des lieux, prit la cape d'Everard et servit du vin dans les gobelets poses sur la table. On avait place a cote de la carafe des noix et des sucreries. Obeissant a un geste de Lorenzo, la jeune femme s'inclina, courba la tete et se retira dans la piece voisine. Everard y apercut un berceau. La porte se referma derriere elle. > De toute evidence, il s'agissait de sa maitresse du moment, une jeune paysanne des environs, qui lui avait donne un rejeton. Everard hocha la tete mais se garda d'exprimer un quelconque espoir pour sa guerison. Celui-ci aurait ete infonde. Pour investir son amour dans un enfant, un homme attendait d'ordinaire qu'il ait survecu a ses deux premieres annees. Ils s'assirent face a face. Le soir ne tarderait pas a tomber, mais trois lampes de cuivre assuraient l'eclairage. Leur lueur mouvante semblait animer les guerriers de la fresque derriere Lorenzo - une scene de l'Iliade, devina Everard, ou peut-etre de l'Eneide. >, commenca Lorenzo. Everard avait pris soin d'accrocher a son cou une croix de pelerin. >, repondit-il. Soudain excite : -- Les chretiens resistent toujours. >> Et ils resisteraient encore quarante-neuf ans, jusqu'a la prise de Jerusalem par Saladin... a moins que ce pan de l'histoire ne soit lui aussi condamne. Un torrent de questions deferla sur le Patrouilleur. Il s'etait prepare a un tel examen, mais son interlocuteur etait si pointu qu'il se retrouva parfois en difficulte. Lorsqu'il ne pouvait admettre son ignorance de crainte de perdre sa credibilite, il inventait des reponses plausibles. -- Si j'en crois ce que l'on m'a dit un peu partout en Italie, vous avez deja accompli de grandes choses, enchaina Everard. L'annee derniere...>> Lorenzo le fit taire d'un geste de la main. > Et Everard se lanca dans les exploits de sire Manfred. Le vin, fort savoureux, lui delia la langue, tempera son impatience et l'aida a enjoliver son recit. Apres avoir visite les lieux saints et s'etre baigne dans le Jourdain, et caetera, et caetera, Manfred s'etait un peu frotte aux Sarrasins, avait assouvi son penchant pour le vin et les femmes, puis il avait embarque pour regagner son pays. Son navire l'avait depose a Brindisi, ou il avait poursuivi sa route a cheval. L'un de ses serviteurs avait succombe a la maladie, l'autre a une attaque de bandits de grand chemin ; car le roi Roger avait ravage la contree au fil des ans et pousse les paysans a se livrer au brigandage. > Sire Manfred n'avait pas subi d'autres attaques, ce qui se comprenait vu sa carrure. Il avait decide de gagner Rome pour visiter ses lieux saints et y recruter de nouveaux serviteurs. Anagni se trouvait sur son chemin ou presque, et comme il brulait du desir de rencontrer l'illustre sire Lorenzo de Conti, dont l'exploit lors de la bataille de Rignano... -- J'ai entendu des rumeurs dans ce sens. Pouvez-vous m'en dire davantage ? >> Cette requete n'avait rien que de tres naturel. > Jusqu'a ce que Frederic Barberousse restaure enfin l'ordre, se dit Everard. A condition que l'histoire n'ait pas trop diverge en aval. Lorenzo retrouva sa belle humeur. -- Ah ! cette journee sera fameuse entre toutes, reprit Everard, et c'est a vous qu'on le doit. Comme il me tarde d'entendre de votre bouche le recit de votre exploit ! >> Lorenzo lui conceda un sourire mais ne changea pas pour autant de sujet. > Dans l'histoire que je connais, Roger II a fait elire un nouvel antipape, mais celui-ci a abdique au bout de quelques mois. Toutefois, Roger conservait le pouvoir politique et militaire necessaire pour tenir tete a Innocent, qu'il a fini par capturer. Dans cette histoire, Alphonse a ete incapable de denicher un pontife concurrent, si faible soit-il. > Et a l'Inquisition quand elle sera creee. Pour qu'on y persecute les juifs, les musulmans et les orthodoxes. Pour qu'on y brule les heretiques. Et pourtant, dans le contexte de son epoque, Lorenzo apparaissait comme un honnete homme. Le vin l'avait enflamme. Il se leva d'un bond et se mit a faire les cent pas en agitant les bras, prenant des accents de plus en plus triomphants. > Il se pencha vers Everard, lui posa les mains sur les epaules et l'implora : > En fait, rectifia mentalement le Patrouilleur, Charlemagne etait un Franc, et il a massacre les Saxons de son epoque avec un acharnement digne de Staline. Mais le mythe carolingien a fini par prendre. La Chanson de Roland n'a pas encore ete composee, et les gestes appartiennent a un avenir encore plus eloigne. Mais il circule deja des contes et des ballades. Lorenzo n'a pu manquer de les apprecier. J'ai affaire la a un reveur, a un romantique... double d'un guerrier parmi les plus redoutables de son epoque. Un melange detonant. On a presque l'impression que l'aura de la destinee lui nimbe la tete. Cette image ramena le Patrouilleur a sa mission. >, dit-il d'un air prudent. Vu sa corpulence, il etait moins gris que son interlocuteur, et son esprit bien entraine l'aidait a resister au vin qui lui chauffait les veines. > Lorenzo s'esclaffa. > Il se remit a arpenter la piece. > Il s'agissait d'un diner des plus leger, qu'on ne tarderait pas a servir. Le dejeuner constituait le principal repas de la journee et, vu le caractere rudimentaire de l'eclairage, on ne veillait pas longtemps apres la tombee du soir. > Comme ses parents demeuraient a Rome, il se conduisait en maitre de maison. Il se rassit vivement et s'empara de son gobelet. -- Je vous assure de ma joie et de ma gratitude. >> Un frisson parcourut Everard. C'est le moment de passer a l'attaque. -- Ah ! que ne dit-on pas quand on ne sait tenir sa langue ! ricana Lorenzo. Bobards de manants que tout cela. >> Vivement : > Everard se raidit. > C'est ainsi que l'intervention d'un chrononaute apparaitrait a des temoins medievaux. Lorenzo secoua la tete. -- Rien de remarquable, donc ? >> Lorenzo gratifia Everard d'un regard intrigue. -- J'ai entendu des rumeurs, marmonna Everard. En tant que pelerin, je guette les signes envoyes par le Ciel... ou par l'enfer. >> Il s'ebroua, but une gorgee de vin et reussit a sourire. -- Certes. En verite, j'ai senti la main de Dieu se poser sur moi lorsque j'ai abaisse ma lance et chevauche vers l'etendard du prince. >> Lorenzo se signa. > Sourire. > Ne t'inquiete pas, je vais te harceler de questions, toi et ton entourage, et c'est seulement lorsque je serai satisfait que sire Manfred decidera a regret que le devoir lui commande de retourner en Saxe. Peut-etre, peut-etre qu'un indice me permettra de reperer un chrononaute surgi du temps pour bouleverser le destin. Mais j'en doute. Cette pensee fit naitre en lui un frisson glace. 30 octobre 1137 apr. J.C. (calendrier julien) Sous un ciel livide, les quelques batisses formant le village de Rignano se blottissaient pres de la route reliant les montagnes de l'ouest a la ville de Siponto, au bord de l'Adriatique. Une brume matinale flottait au-dessus des chaumes, des bosquets et des vergers aux arbres effeuilles, brouillant l'horizon au nord. L'air etait immobile et glacial. Dans un camp comme dans l'autre, bannieres et fanions pendaient mollement sur leurs hampes, leur tissu sature d'humidite. Quinze cents metres de terre plus ou moins nue separaient les deux armees, avec la route en plein milieu. Des plumets rectilignes montaient des rares feux de camp. Les tintements des armes et les cris des soldats brisaient le silence. La veille, le roi Roger et le duc Rainulf avaient tenu des pourparlers. Bernard de Clairvaux en personne, cet abbe si respecte, souhaitait eviter un bain de sang. Mais Rainulf etait resolu a en decoudre et Roger se targuait deja de nombreuses victoires. Par ailleurs, Bernard etait un partisan du pape Innocent. Il y aurait bien bataille. Le roi s'avanca, vetu de son haubert etincelant, et tapa du poing dans sa paume. > exulta-t-il de sa voix leonine. Tout aussi leonin etait son visage a la barbe noire ; mais le bleu de ses yeux evoquait les vikings. Il se tourna vers l'homme qui avait partage sa tente, et dont les recits l'avaient charme alors qu'il peinait a trouver le sommeil a l'issue de l'ultime conseil de guerre. > Manson Everard se forca a sourire. > Cette saillie fut lancee d'une voix tendue. Roger le considera durant quelques instants. Le roi n'etait pas un gringalet, bien au contraire, mais son compagnon le dominait de la tete et des epaules. Et ce n'etait pas la son seul signe distinctif. Le recit qu'il faisait de sa vie n'avait rien d'anormal. Fils batard d'un chevalier anglo-normand, Manson Everard avait jadis quitte l'Angleterre pour chercher fortune. Comme la plupart de ses compatriotes, il avait rejoint la Garde varegue au service de l'empereur de Constantinople, luttant vaillamment contre les Petchenegues, mais ce bon catholique n'avait pas accepte que les forces byzantines attaquent les domaines des croises. Demobilise et detenteur d'un bon pecule, il etait reparti vers l'Ouest pour debarquer a Bari, tout pres d'ici. Pendant qu'il y prenait un peu de repos, il avait entendu parler du roi Roger, dont le troisieme fils, Tancrede, venait d'etre couronne prince de la cite. Apprenant que Roger traversait les Apennins apres avoir soumis les rebelles de Naples et de Campanie, Manson etait venu a sa rencontre pour lui proposer son epee. Le parcours banal d'un aventurier, d'un soldat de fortune. Mais ce n'etait pas seulement la carrure de Manson qui avait attire l'attention du roi. Il pouvait lui apprendre bien des choses, notamment a propos de l'Empire d'Orient. Un demi-siecle auparavant, Robert Guiscard, l'oncle de Roger, avait ete bien pres de prendre Constantinople ; les Grecs et leurs allies venitiens ne l'avaient repousse que de justesse. A l'instar de nombre de grandes familles d'Europe, la maison de Hauteville n'avait pas renonce a ses ambitions levantines. Mais le recit de Manson presentait de curieuses lacunes ; par ailleurs, il affichait une mine fort lugubre, comme s'il etait ronge par quelque peche ou quelque chagrin cache... -- S'il plait a mon seigneur, je pense que je serai plus utile aupres de son fils le duc d'Apulie, repondit le chevalier errant. -- Comme il vous plaira. Rompez. >> Le roi devait se concentrer sur autre chose. Everard se fraya un chemin dans la foule de soldats. Indifferent au decret pontifical, l'ost avait dit ses prieres a l'aube ; a present, ce n'etaient que jurons, ordres et aboiements divers, lances dans une bonne demi-douzaine de langages. Les porte-etendard agitaient leurs hampes pour marquer leur position. Les hommes d'armes se mettaient en formation, brandissant piques et haches vers le ciel. Archers et frondeurs suivaient le mouvement ; l'arc long anglais n'avait pas encore relegue l'infanterie au second plan. Les chevaux geignaient, les armures etincelaient, les lances oscillaient comme roseaux sous la tempete. Il y avait la des Normands, des Siciliens, des Lombards et d'autres Italiens, des Francais et des soudards venus de la moitie de l'Europe. Drapes de blanc par-dessus leur cuirasse, silencieux mais tendus comme des fauves elances, les redoutables fantassins sarrasins attendaient de frapper. Aide par ses deux serviteurs engages a Bari, Manson avait dresse son camp sur la plaine, jusqu'a ce que le roi le convoque la veille, apres son retour des pourparlers. On pensait que c'etait egalement en ville qu'il avait achete ses betes, un destrier et un cheval de bat, un grand barbe qui battait du sabot au rythme des trompes et des cors. -- Vous etes vraiment oblige d'y aller, m'sieur ? lui demanda Jack Hall. C'est foutrement risque, si vous voulez mon avis. Pire que contre les Indiens. >> Il scruta le ciel. Invisibles depuis le sol, des Patrouilleurs en scooter surveillaient le champ de bataille a l'aide d'instruments assez puissants pour compter les gouttes de sueur sur le visage d'un soldat. -- Obeissez et que ca saute ! cracha Everard. Et la reponse est non, cretin - on est suffisamment exposes comme ca. >> Hall piqua un fard et Everard se rendit compte qu'il s'etait montre injuste. On ne peut pas demander a un sous-off requisitionne a la va-vite de maitriser les subtilites de la theorie des crises. Cet homme exercait le metier de cow-boy lorsque la Patrouille l'avait recrute en 1875. Comme l'immense majorite des agents, il operait dans son milieu d'origine, sans meme avoir besoin d'adopter une identite d'emprunt. Sa tache etait de servir d'informateur, de guide et de protecteur aux chrononautes qui en faisaient la demande. En cas de probleme depassant ses competences, il etait tenu de faire appel a ses superieurs. Le hasard avait voulu qu'il prenne des vacances dans le pleistocene, en quete de gros gibier et de filles faciles, et qu'Everard ait besoin d'une personne sachant s'y prendre avec les chevaux. > Exploitant les renseignements qu'il avait ramenes d'Anagni, la Patrouille avait > reconstitue le deroulement devie de la bataille. Il allait tenter de remettre celle-ci sur les rails. Jean-Louis Broussard s'affaira lui aussi, expliquant a son camarade : > C'etait un erudit ne au XXIVe siecle mais affecte a la France du Xe siecle, en tant qu'observateur plutot qu'homme d'action. Faute de chroniqueurs serieux, quantite d'informations precieuses tombaient dans l'oubli avec les siecles, d'autant plus que les livres perissaient parfois eux aussi. Si la Patrouille devait veiller sur le flot du temps, elle avait interet a bien le connaitre. Ses scientifiques de terrain etaient aussi vitaux que ses agents charges de missions de police. Des scientifiques comme Wanda. > Chasse-la de ton esprit. Oublie-la, cesse de penser a elle, du moins pour le moment. Hall s'activa sur le destrier. > Everard ne lui repondit que dans son for interieur. C'est moi qui l'ai exige. J'ai fait valoir mon rang. Ne me demande pas de l'expliquer, car j'en serais bien incapable, mais c'est moi qui dois porter ce coup-la et personne d'autre. > Il s'abstint de preciser que si l'operation echouait, le vortex causal atteindrait probablement une force irrepressible. Everard avait dormi en chemise et en pantalon. Il enfila pardessus une tunique matelassee, une coiffe assortie et une paire de bottes a eperons. La cotte de maille coula sur lui pour l'envelopper des epaules aux genoux, l'ouverture pratiquee au niveau de la taille lui permettant d'enfourcher son destrier. Souple et peu encombrante, elle etait moins lourde qu'on aurait pu le craindre ; son poids etait expertement reparti. On le coiffa ensuite d'un Spangenhelm, un casque de type germanique pourvu d'un protege-nez. Pour completer la panoplie, il disposait d'un ceinturon avec epee a gauche et dague a droite, que la Patrouille lui avait fabrique sur mesure. Comme il s'etait fait un devoir d'acquerir une science du combat proprement encyclopedique, il n'avait eu besoin que d'une rapide remise a niveau. Il mit le pied a l'etrier et monta en selle. Dans l'ideal, un destrier etait eleve aupres de son maitre des sa naissance ou presque. Mais cet etalon sortait des haras de la Patrouille et jouissait d'une intelligence superieure au commun des chevaux. Broussard tendit son bouclier a Everard. Il le passa a son bras gauche et saisit ensuite ses renes. L'heraldique n'etait pas encore une science, mais certains chevaliers decoraient leur ecu et il avait choisi pour le sien un animal fabuleux - a savoir un dindon. Hall lui tendit sa lance. Elle aussi etait plus maniable que ne le laissait presager sa longueur. Il salua ses camarades en levant le pouce et s'en fut au petit trot. L'agitation diminuait a mesure que les escadrons se formaient. Porte par un jeune ecuyer, le gonfalon bariole du prince Roger etait place a la tete des troupes. C'etait lui qui devait mener la premiere charge. Everard s'arreta a son niveau et leva sa lance pour le saluer. > Le duc le gratifia d'un bref signe de tete, impatient d'aller au combat. Quoique age de dix-neuf ans a peine, il avait deja la reputation d'un guerrier vaillant et audacieux. Dans l'histoire telle que la connaissait la Patrouille, il devait perir onze ans plus tard sans laisser d'heritier, ce qui serait prejudiciable au royaume car il etait le plus competent des fils de Roger II. Mais dans cette histoire, ce jour serait le dernier pour ce beau jouvenceau si hardi. > Un officier superieur du futur aurait ete consterne par une telle desinvolture, mais, pour le moment, les armees europeennes se montraient peu rigides en matiere de doctrine et d'organisation. La cavalerie normande etait la meilleure du monde, hormis sans doute celles de l'Empire byzantin et des deux califats. C'etait sur le flanc gauche que frapperait Lorenzo. Everard gagna sa position et examina les lieux avec attention. De l'autre cote de la route, l'ennemi etait lui aussi en position. Le fer etincelait, la masse des hommes et des chevaux rayonnait de couleurs vives. Les chevaliers de Rainulf n'etaient que quinze cents a peine, mais ils etaient appuyes par une infanterie qui compensait amplement cette inferiorite numerique : des citadins et des paysans d'Apulie, armes de serpes et de piques et bien decides a se defendre contre un envahisseur ayant deja ravage nombre de terres fertiles. Ouais, meme les contemporains de Roger le jugent trop severe avec les rebelles. Mais il ne fait que suivre l'exemple de Guillaume le Conquerant, qui a soumis le nord de l'Angleterre en le transformant en desert ; et, contrairement a Guillaume, il gouverne la paix venue dans un esprit de justice, de tolerance et meme de misericorde... Et au diable les excuses vaseuses. Ce qu'il a cree dans mon histoire, c'est ni plus ni moins que l'ancetre du royaume des Deux-Siciles, lequel, sous une forme ou une autre, a survecu a sa dynastie pour perdurer jusqu'au XIXe siecle, devenant le creuset de l'unite italienne, une evolution qui devait etre lourde de sens pour le reste du monde. Je me trouve a un pivot de l'Histoire... Mais je me felicite de ne pas avoir du le rencontrer avant la traversee des montagnes. J'aurais fort mal dormi apres l'avoir vu a l'oeuvre en Campanie. Comme toujours lorsqu'un combat etait imminent, Everard perdit toute angoisse. Ce n'etait pas qu'il ignorat la peur : il avait autre chose a faire, voila tout. Son oeil devenait acere, son oreille percevait le moindre son au sein du brouhaha comme s'il etait seul au coeur de la nuit, chacun de ses sens s'affutait, mais les battements de son coeur et la puanteur de sa transpiration cessaient d'etre captes par son esprit devenu aussi froid qu'un calculateur. >, dit-il a voix basse. Le medaillon glisse sous son armure, reposant a meme sa peau, recut le message delivre en temporel et l'emit en direction du ciel. Sa batterie ne tiendrait pas tres longtemps s'il le conservait en mode actif, mais l'escarmouche en preparation ne durerait guere, quelle que fut son issue. -- Deux d'entre nous sont cales dessus >>, repondit une voix, qui parvenait a ses oreilles via un module de transmission sonore par vibration integre a son casque. -- Bien recu. Bonne chasse, monsieur. >> Sous-entendu : Oui, pourvu que la chasse soit bonne. Pourvu que nous sauvions Roger pere et fils, et ramenions ainsi au reel nos amours et nos maitres. Nos parents. Nos amis. Nos patries. Notre carriere. Tout cela, oui. Mais pas Wanda. Le duc Roger tira son epee du fourreau. La lame se dressa vers le ciel. > hurla-t-il, et il talonna son destrier. Ses feaux pousserent a leur tour un cri de guerre. Les sabots de leurs chevaux firent trembler le sol, suscitant un veritable tonnerre a mesure qu'ils passaient du trot au petit galop et pour finir au galop tout court. Les lances s'agitaient en cadence. Comme la distance se reduisait entre les deux osts, elles s'abaisserent, evoquant les multiples crocs d'un dragon. Wanda est perdue dans cet avenir que nous devons annihiler. C'est la seule explication possible ; elle n'est pas revenue. Je ne pouvais pas partir a sa recherche, ni moi ni personne d'autre, notre premier devoir n'est pas de sauver un individu, si cher soit-il a notre coeur, mais un univers tout entier. Peut-etre a-t-elle peri, peut-etre est-elle piegee, je ne le saurai jamais. Lorsque cet avenir cessera d'exister, elle connaitra le meme sort. Son courage, son rire ne seront plus presents qu'au XXe siecle, pendant son enfance et son adolescence, et dans ce lointain passe ou elle a travaille et... Je ne dois plus aller la voir, plus jamais. Sa ligne de vie s'acheve a l'instant ou elle a quitte l'age de glace pour sauter vers l'aval. Il lui sera meme refuse de se dissocier en atomes, comme il en va de toute creature vivante au moment du trepas, son sort sera le neant plutot que la decomposition. Everard refoula ce sombre savoir dans les profondeurs de son esprit. Il ne pouvait pas se permettre de faire autrement. Plus tard, plus tard, une fois seul, il s'autoriserait a souffrir, et peut-etre a pleurer. La poussiere lui bouchait les narines, lui piquait les yeux, lui brouillait la vue. Les troupes de Rainulf lui apparaissaient comme une masse floue. Ses muscles se tendirent, sa selle trembla. > Oui. Le chevalier d'Anagni et ses vaillants camarades allaient frapper Roger sur son flanc gauche, ouvrir une breche, tuer le jeune duc et arreter la charge d'un coup, d'un seul. L'arriere-garde sicilienne sombrerait alors dans la panique. Des qu'il aurait regroupe son escadron, Lorenzo prendrait la tete de la contre-offensive lancee par Rainulf, et ce serait au tour du roi Roger de se faire occire. Tout cela sans l'intervention d'un chrononaute, qu'il s'agit d'un historien gaffeur, d'un renegat ambitieux ou tout simplement d'un dement. La cause se resumait a une fluctuation de l'energie spatio-temporelle, a un saut quantique, a un hasard insense. Personne ne pouvait etre rendu responsable de la disparition de Wanda. De toute facon, elle est perdue. Je dois l'accepter, si nous voulons sauver le reste de l'humanite. > Merde ! Le temps que je m'occupe de ce geneur... Eh bien, il faut reduire ce temps au strict minimum. Everard repera l'homme et sa lance. >, dit-il a sa monture. Reagissant a la pression de ses genoux, l'etalon fonca droit devant. Everard se retourna vers le groupe de Roger pour lui lancer un cri, puis abaissa sa lance et se tassa sur sa selle. Il ne se livrait pas a une joute, face a un gentilhomme separe de lui par une barriere et ne cherchant au pire qu'a le desarconner. Les tournois etaient une invention d'un prochain siecle. Ici, le but etait de tuer l'adversaire. Je n'ai pas passe ma vie a pratiquer cet art. Mais je me debrouille pas mal, j'ai l'avantage du poids et je chevauche un magnifique destrier... C'est parti ! Son cheval s'ecarta d'un rien. La pointe qui visait sa gorge heurta son bouclier et derapa dessus. S'il echoua lui aussi a porter un coup mortel, Everard frappa l'autre en plein torse et accentua l'impact d'une poussee des epaules. L'Italien tomba de sa selle, mais son pied gauche resta coince dans l'etrier. Son cheval partit au galop, le trainant derriere lui. Le duel avait attire l'attention des Siciliens chevauchant a proximite. Reperant l'escadron ennemi, ils se detacherent aussitot de la charge pour suivre le Patrouilleur. Le malheureux cavalier ennemi perit sous les sabots de leurs chevaux. Everard lacha sa lance et tira son epee du fourreau. Si la bataille virait au combat rapproche, il allait pouvoir faire usage de certaines armes deconseillees en temps ordinaire. Il continua de foncer sur l'ennemi. >, dit la voix. Il guida Blackie dans la direction voulue et reconnut la banniere de Lorenzo. Elle lui etait familiere. Il avait partage le pain de cet homme, il avait fait voler ses faucons, il avait chasse le cerf sur ses terres, il avait echange avec lui des recits et des chants, il avait ri et trinque en sa compagnie, il etait alle a l'eglise et a la fete, il avait recu ses confidences et feint de lui en faire en retour, jour apres jour et nuit apres nuit, un an apres cette bataille. A l'heure de son depart, Lorenzo avait verse des larmes et l'avait appele frere. Les chevaliers s'entrechoquerent. Les hommes qui taillent et encaissent, les chevaux qui poussent et se cabrent. Leurs cris qui se confondent. Le fracas du fer frappant le fer. Le sang qui gicle et arrose le sol. Les corps qui s'effondrent, se convulsent une seconde, deviennent sous les sabots une charpie de sang et d'os. La melee qui souleve une poussiere aussi epaisse que de la fumee. Everard avancait en son sein sans flechir. Chaque fois qu'un danger le menacait, les observateurs dans le ciel l'en avertissaient a temps pour qu'il pare le coup de son bouclier, leve sa lame pour riposter. Puis il s'enfoncait un peu plus au coeur de la violence. Lorenzo se tenait devant lui. Il avait egalement renonce a sa lance. Il balayait l'air de son epee. Des gouttes de sang s'envolaient de la lame. > Il vit Everard emerger du chaos. Il ne le reconnut pas, bien entendu, car il ne l'avait jamais vu avant ce jour, mais il lui adressa un sourire carnassier et lanca son cheval a la rencontre de ce colossal adversaire. Au diable l'esprit sportif ! Everard pointa son epee sur lui et pressa le bouton loge dans le pommeau. Un rayon etourdisseur jaillit de la lame. Les yeux de Lorenzo se revulserent. Son epee lui echappa de la main. Il s'affaissa sur sa selle. Mais il ne tomba point. Ses bras se refermerent autour de l'encolure de sa monture, qui renacla et changea de direction. Les reflexes de ce diable d'homme lui permettaient-ils de rester en selle meme lorsqu'il etait inconscient ? Dans ce cas, il ne tarderait pas a se reveiller en pleine forme. Sans doute conclurait-il qu'on lui avait assene un coup sur la tete que son casque et sa cotte de mailles avaient ete incapables d'amortir. Everard l'esperait. Pas le temps de faire du sentiment. > Il avait la langue aussi seche qu'un bout de bois. De toute facon, le combat perdait en intensite. Ce n'etait en fait qu'une escarmouche, passee inapercue du gros des troupes dans les deux camps. Les Siciliens acheverent leur charge en dispersant les hommes de Rainulf, ouvrant une breche dans leurs rangs. Everard traversa au petit trot un champ ou gisaient des cadavres desarticules, ou gemissaient les blesses, ou les chevaux mutiles se cabraient en poussant des cris dechirants. Comme il jetait un coup d'oeil derriere lui, il vit le duc Roger et ses chevaliers poursuivre plusieurs centaines d'hommes sur la route de Siponto. Il vit aussi que Rainulf regroupait ses forces tandis que le roi Roger conservait sa position. S'il avait une vision aussi complete des hostilites, c'etait surtout grace a sa connaissance de l'histoire - de l'histoire telle qu'elle etait censee se derouler. Car, en verite, il ne voyait autour de lui que chaos, violence et confusion, cette supreme absurdite qu'est la guerre. Un peu plus loin se dressait un talus couronne d'arbres. Une fois qu'il l'eut depasse, il etait hors de vue. > Tous ses sens demeuraient en eveil. Peut-etre devrait-il en profiter pour survoler toute l'etendue du champ de bataille, verifier que les evenements avaient repris leur cours normal. Un fourgon se materialisa pres de lui, suffisamment grand pour embarquer son cheval en plus de quelques auxiliaires. L'etalon se retrouva bien vite dans un box. Everard le complimenta, caressa sa criniere maculee de sueur et de poussiere, flatta ses naseaux de velours. >, dit une petite femme blonde, de type finlandais, qui joignit le geste a la parole. Elle parvenait a peine a controler sa joie. En ce jour, elle avait contribue a restaurer le monde qui lui avait donne vie, du moins pouvait-elle le croire. Le fourgon sauta en altitude. Le ciel l'entourait de toutes parts. La terre se reduisait a une mosaique d'ocre et de bleu. Everard s'assit devant un ecran de visee. Il regla le grossissement et examina la scene. A une telle distance, la mort et la souffrance, la furie et la gloire devenaient irreelles - un theatre de marionnettes, un recit de chroniqueur. Si doue fut-il, avec une rudesse de Normand temperee de subtilite orientale, le roi Roger n'avait rien d'un tacticien de genie. Il devait ses victoires a ses troupes d'elite, a sa determination sans faille et au manque d'organisation de ses ennemis. A Rignano, il se montra un peu trop lent et perdit l'avantage que lui avait donne la charge initiale menee par son fils. Lorsqu'il passa a l'attaque, son armee se fracassa comme une vague sur une falaise. Puis Rainulf jeta toutes ses troupes dans la melee. La contre-offensive du prince ne servit strictement a rien. Pris de panique, les Siciliens s'egaillerent dans tous les sens. Les soldats de Rainulf les traquerent sans faire de quartier. A la tombee du jour, trois mille cadavres jonchaient la plaine. Ralliant a eux quelques survivants, les deux Roger parvinrent a se degager et a fuir vers les montagnes, et de la vers Salerne. C'etait ainsi qu'avait tourne la bataille dans le monde de la Patrouille. Le triomphe de Rainulf serait de courte duree. Roger rassembla bientot des troupes fraiches pour reconquerir ce qu'il avait perdu. Rainulf mourut d'une mauvaise fievre en avril 1139. La periode de deuil qui suivit fut aussi emouvante que futile. En juillet de la meme annee, a Galuccio, les deux Roger tendaient une embuscade a l'armee pontificale, dont les nobles commandants prirent la fuite tandis que leurs soldats se noyaient par milliers dans le Garigliano ; et le pape Innocent devint un prisonnier de guerre. Oh ! le roi Roger le traita avec le respect qui lui etait du. Il s'agenouilla devant le saint-pere et lui jura allegeance. En retour, il recut l'absolution et vit acceptees toutes ses revendications. Apres, il ne lui restait plus qu'a faire un peu de menage. Au bout du compte, Bernard de Clairvaux lui-meme proclama que ce roi-la etait un seigneur vertueux, et les relations entre les deux parties devinrent franchement affectueuses. L'avenir leur reservait d'autres crises : les conquetes africaines de Roger, la deuxieme croisade a laquelle il consentit a peine a prendre part, l'offensive qu'il lanca contre Constantinople, de nouveaux conflits avec la papaute et le Saint Empire romain... mais il ne devait cesser de consolider le Royaume normand de Sicile, encourageant la croissance de cette civilisation hybride qui allait engendrer la Renaissance. Everard s'affaissa sur son siege. L'epuisement menacait de l'engloutir. Dans sa bouche, la victoire avait un gout de cendres. Vite ! qu'il dorme un peu, qu'il oublie un temps ce qu'il avait perdu. > 1989a apr. J.C. Les premiers signes d'occupation europeenne n'apparurent qu'au-dela du Mississippi. De modestes avant-postes eparpilles dans la nature, de simples fortins en bois relies par des pistes plutot que des routes. Des comptoirs commerciaux, devina Tamberly. Ou peut-etre des missions, tout simplement ? Pas un enclos qui n'abrite une tour ou une fleche, en general surmontee d'une croix et dominant de sa taille tous les autres batiments. Elle ne s'arreta pas pour les examiner de pres. Le silence radio la poussait vers l'avant. Elle decouvrit des colonies dignes de ce nom a l'est des Alleghenies. Il s'agissait de villes fortifiees, entourees de champs et de patures dessinant de longues bandes sur le paysage. Aux alentours, on trouvait des villages formes de cottages quasiment identiques. Quelques-uns d'entre eux avaient en leur centre une place, servant sans doute a accueillir un marche, ou se dressait un crucifix ou une construction proche du calvaire breton. Chaque hameau etait pourvu de sa chapelle, chaque ville etait centree sur son eglise. Tamberly ne vit aucune ferme isolee. Cet agencement lui rappela ce qu'elle avait pu lire sur le Moyen Age. Ravalant ses larmes et ses terreurs, elle se remit a filer vers l'est. Plus elle s'approchait de la cote, plus les villes gagnaient en importance. La moitie de Manhattan etait entierement construite. A cote de la cathedrale qui y etait erigee, la Saint-Patrick de ses souvenirs paraissait ridicule. Bati dans un style qu'elle ne reconnut pas, l'edifice a plusieurs niveaux lui apparut aussi massif que menacant. >, commenta-t-elle d'une voix tremblante. Plusieurs navires etaient ancres dans le port et, grace a ses instruments optiques, elle put etudier l'un d'entre eux, au mouillage dans le detroit des Narrows. Ce large trois-mats aux voiles carrees ressemblait a un cargo du debut du XVIIe siecle, tel qu'elle en avait vu sur certaines gravures, mais meme son oeil peu exerce reperait quantite de differences. Le pavillon flottant a sa hampe etait frappe de fleurs de lis sur fond bleu. Sur celui qui flottait a son grand mat, on distinguait deux cles entrecroisees sur fond jaune et blanc. Les tenebres envahirent son esprit. Elle etait en pleine mer lorsqu'elle reussit a les dissiper. Vas-y. Hurle. Cela lui fit un bien fou. Pas question de se laisser aller trop longtemps, de crainte de sombrer dans l'hysterie, mais elle avait besoin de se soulager si elle voulait retrouver ses pouvoirs de reflexion. Elle detendit ses mains serrees sur le guidon, effectua quelques mouvements pour assouplir ses muscles dorsaux, et elle commencait deja a analyser la situation lorsqu'elle s'apercut avec un petit rire qu'elle avait oublie de decrisper ses machoires. Le scooter continuait son vol. L'immensite desertique de l'ocean se deployait au-dessous d'elle, une myriade de verts, de gris et de bleus mouvants. L'air qu'elle fendait sifflait et grondait. Le champ de force la protegeait du vent comme du froid. Plus aucun doute n'est permis. Il s'est produit une catastrophe. Quelque chose a change le passe, et le monde que je connaissais... le mien, celui de Manse, d'oncle Steve et de tous les autres... ce monde a disparu. La Patrouille du temps a disparu. Non, je raisonne de travers. Elle n'a jamais existe. J'existe bien, moi, mais je n'ai ni parents, ni grands-parents, ni patrie, ni histoire, je n'ai aucune cause, je ne suis qu'un objet aleatoire ballotte par le chaos quantique. Impossible de saisir ce concept. Meme si elle le formulait en temporel, une langue dont la grammaire etait concue pour accommoder les chronoparadoxes, il refusait de devenir concret comme pouvait l'etre a ses yeux quelque chose d'aussi trapu que la biologie evolutionnaire. Une telle situation defiait toute logique et transformait la realite en spectacle d'ombres. Oui, d'accord, on nous a explique la theorie a l'Academie, mais seulement de facon superficielle, comme le cours de sciences obligatoire auquel ont droit les litteraires au lycee. Ma classe n'etait pas censee recevoir une formation au travail de police, apres tout. On allait faire de nous des scientifiques de terrain, affectes a la prehistoire qui plus est, une periode ou les humains sont rares et ou il est quasiment impossible de declencher des alterations irreversibles. Nous etions dans la meme situation que Stanley partant explorer le Continent noir. Que faire, que faire ? Retourner dans le pleistocene, je presume. Aussi loin en amont, on n'a sans doute rien a craindre. Et Manse devrait encore s'y trouver. (Non, >, ca ne veut rien dire, pas vrai ?) Il va s'occuper de tout. Si j'ai bien saisi ses sous-entendus, il a deja (>) rencontre ce genre de probleme. Peut-etre qu'il va enfin consentir a me donner des details. (Et peut-etre que je pourrai lui dire que je sais qu'il est tombe amoureux de moi, ce gros nounours. Je me suis montree trop timide, ou trop effrayee, ou trop hesitante... Nom de Dieu, espece de nunuche, arrete de gamberger comme ca !) Un troupeau de baleines passa en contrebas. L'une d'elles fit un bond hors de l'eau, faisant naitre en y retombant une titanesque fontaine, qui arrosa ses puissants flancs d'un blanc etincelant. Tamberly sentit son sang s'echauffer. > Tant qu'elle etait sur place, pourquoi ne pas se faire une idee plus precise de ce monde et revenir avec un rapport detaille plutot que des sanglots ? Quelques heures de reconnaissance, rien de plus. Comme Manse lui-meme ne cessait de le ressasser : > Ses observations risquaient de l'orienter vers la source de ce desastre. >, declara-t-elle. Sa resolution se raffermit ; l'espace d'un instant, elle se vit sonner la Cloche de la Liberte a peine coulee. Une minute de reflexion, et elle regla les controles du scooter pour faire un saut a Londres. L'heure etait fort tardive mais, a cette latitude, le jour eclairait encore la cite. Celle-ci s'etendait sur les deux rives de la Tamise et un nuage de fumee la recouvrait. Elle en estima la population a un million d'habitants. La Tour de Londres etait bien la, ainsi que l'abbaye de Westminster, qu'elle n'etait cependant pas sure de reconnaitre, et on distinguait quantite de vieilles eglises parmi les maisons ; mais sur la colline de Saint-Paul etait bati un monstrueux edifice. Usines et banlieues grises brillaient par leur absence. La campagne etait toute proche, paree d'or et de vert par les feux du couchant. Dommage qu'elle ne soit pas en etat d'apprecier le spectacle. Et ensuite ? Ou aller ? A Paris, je suppose. Nouveau reglage. Paris etait plus etendue que Londres, environ deux fois plus. Quantite de routes pavees rayonnaient de la cite. On y observait un trafic intense, ainsi que sur le fleuve : pietons, cavaliers, carrosses, chariots a boeufs ou a mules, barges, voiliers, galeres armees de canons etincelants. Elle remarqua parmi les maisons ce qui ressemblait a des forteresses, avec tourelles et remparts. Bien plus agreables a l'oeil etaient la demi-douzaine de palais, qui lui rappelerent ceux qu'elle avait pu voir a Venise. L'ile de la Cite abritait l'un d'eux, qu'avoisinait un temple encore plus titanesque que son equivalent londonien. Le coeur de Tamberly battit un peu plus fort. C'est ici que ca se passe, bien plus qu'outre-Manche. Voyons ca de plus pres. Elle decrivit une spirale pour observer les faubourgs de la ville a mesure qu'elle s'eloignait de son centre. Quiconque aurait leve les yeux dans ces rues tortueuses n'aurait apercu qu'un point brillant dans le ciel qui virait a l'indigo. Elle ne vit ni l'Arc de triomphe, ni les Tuileries, ni le bois de Boulogne, ni les terrasses des cafes... Versailles. Ou a peu pres. Un village bati au bord de la route, aux maisons plus variees et moins serrees les unes contre les autres que dans les communautes paysannes, et, a trois ou quatre kilometres de la, une sorte de chateau au sein d'un parc peuple de pelouses et de jardins. Tamberly se dirigea vers lui. A l'origine, ce devait etre un chateau fort, une forteresse meme ; quelques pieces d'artillerie decoraient encore l'arriere-cour. Il avait ete remodele au fil des siecles, se voyant agremente d'ailes gracieuses et spacieuses, pourvues de fenetres et vraisemblablement concues a usage d'habitation. Mais des sentinelles montaient toujours la garde autour des batiments. Elles etaient vetues d'un uniforme rouge a parements dores et coiffees de casques extravagants, mais les fusils qu'elles portaient a l'epaule avaient surement servi. Un drapeau flottait a un mat, fremissant sous la brise vesperale. Elle reconnut les cles entrecroisees qu'elle avait apercues dans le port de Manhattan. Un personnage important demeure ici... Un instant ! A l'horizon ouest, le soleil inondait des pres ou se croisaient paons et chevreuils, ainsi qu'un jardin a la francaise entoure de tonnelles croulant sous les roses. Qu'est-ce que c'est que cette lueur que j'apercois ? Tamberly descendit. Si quelqu'un la reperait, que pourrait-il lui faire ? He ! prudence, n'oublie pas leurs tromblons. Elle s'immobilisa a une altitude de quinze metres pour mieux examiner les tonnelles. Grossissement optique... Oui, chacune d'elles abritait un soldat. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien garder, planques comme ca parmi les roses ? Elle sauta a une altitude elevee, se placa directement a l'aplomb de sa cible et braqua ses instruments sur le sol. Une vision lui apparut. Elle sursauta. > Et pourtant, c'etait vrai. > s'ordonna-t-elle en pure perte. Mais son esprit ne perdit rien de son acuite. En un eclair, il s'y forma toute une chaine dont les maillons tenaient de la logique, de l'intuition, de l'espoir et de la terreur. Pres du palais, le plan des jardins etait plus ou moins conforme a celui du Versailles de ses souvenirs : une grille rigide, avec allees gravillonnees, haies, massifs de fleurs, arbres ecimes, fontaines et statues. La parcelle qu'elle avait sous les yeux etait l'une des plus petites, a peu pres de la taille d'un terrain de football. Jadis, elle avait sans doute ete semblable aux autres, ainsi qu'en temoignait la maconnerie. Mais aujourd'hui, les paves qui bordaient les massifs dessinaient un symbole reconnaissable entre tous. Un ecu frappe d'un sablier. Le tout entoure d'un cercle et barre d'un trait oblique de couleur rouge. L'embleme de la Patrouille du temps. Non. Pas tout a fait. Ce cercle et cette barre... Une coincidence ? Impossible. Je cherchais a capter un signal radio, mais c'est un signal visuel qu'on m'a envoye. Tamberly vit que sa main etait figee au-dessus du bouton qui la ferait descendre. Elle l'en ecarta comme si elle redoutait de se bruler. Non ! Si jamais tu te pointes... pourquoi ces gardes sont-ils la, a ton avis ? Elle frissonna. Comment interpreter ce cercle et cette barre ? Eh bien, pour une personne originaire du XXe siecle, ils signifient une interdiction. Verboten. Danger. Defense de stationner. Defense de fumer. Defense d'entrer. Foutez le camp. Ne vous approchez pas. Sauf que je ne peux pas faire ca, hein ? C'est l'embleme de la Patrouille, bon sang ! L'ombre coula sur le monde. Une girouette doree luisit un instant sur le toit du palais puis s'assombrit. Meme a l'altitude ou elle planait, le soleil sombrait derriere l'horizon. Les premieres etoiles apparurent, fremissantes. La temperature baissa encore. Le vent etait tombe et le silence devenait oppressant. O mon Dieu, comme je me sens seule ! Je ferais mieux de regagner l'age de pierre pour y faire mon rapport. Manse organisera surement une expedition de secours. Elle se raidit. Niet ! >> lanca-t-elle aux etoiles. Pas avant qu'elle ait epuise toutes ses options. Si le monde de la Patrouille avait ete detruit, alors les Patrouilleurs survivants avaient plus urgent a faire que de recuperer un camarade naufrage. Ou deux. Ai-je le droit de faire irruption en pleurs parmi eux et de les detourner de leur devoir ? Ne serais-je pas mieux inspiree de faire tout mon possible pour sauver ce naufrage ? Elle deglutit. Je... je suis susceptible d'etre sacrifiee, moi aussi. Et si elle revenait victorieuse aupres de Manse... Son sang s'echauffa a nouveau, chassant la froidure nocturne. Elle s'installa sur sa selle et cogita. C'etait un chrononaute - pas necessairement un Patrouilleur - qui avait agence ou fait agencer ce jardin. Forcement pour envoyer un signal a un autre chrononaute debarquant dans les parages. Le ou la naufrage n'aurait pas pris cette peine s'il ou elle disposait d'un vehicule ; son communicateur aurait fait l'affaire. Par consequent, notre chrononaute... Disons X, par souci d'originalite, sans decider encore s'il s'agit d'un homme ou d'une femme... etait bel et bien pris au piege. Comme une mouche dans une toile d'araignee... bon, on arrete les metaphores foireuses. Si X avait ete libre de ses mouvements, il se serait contente de tracer l'embleme de la Patrouille sans y ajouter de fioritures, ou alors, par exemple, une fleche designant le lieu ou il avait dissimule un rapport ecrit. Par consequent, cette barre signifiait : > Ce que confirmait la presence de gardes armes ; sans parler du chateau lui-meme, isole et facilement defendable. X etait retenu prisonnier. Certes, il jouissait d'une certaine autonomie, voire d'une certaine influence sur ses geoliers, puisqu'il avait pu les convaincre d'agencer le jardin suivant ses desirs. Neanmoins, il etait surveille de pres et tout visiteur serait aussitot capture, livre au bon vouloir du seigneur de ce chateau. Ah bon ? C'est ce qu'on va voir. Tamberly compta et recompta ses atouts pendant que les etoiles apparaissaient dans le ciel. Ils etaient en quantite pathetique. Elle avait le pouvoir de voler, et aussi de sauter instantanement d'un point a un autre, ce qui lui permettait de s'introduire dans une oubliette ou une forteresse - au risque toutefois de se faire cribler de balles -, mais elle ignorait tout de la topographie du chateau et n'aurait su localiser la cellule de X. Un coup d'etourdisseur, et elle eliminait tous les gardes a proximite, mais ca ne reglait pas le cas de l'armee de sentinelles qui, de toute evidence, etait prete a lui tomber sur le rable. Peut-etre que sa seule apparition suffirait a les faire fuir, mais elle en doutait, vu le dispositif de protection qui s'etait mis en place autour de X, sans parler de tout ce que celui-ci avait pu apprendre au commandant en chef ; non, le jeu n'en valait pas la chandelle - autant esperer gagner le gros lot au loto de Californie. Et si elle remontait en aval pour s'introduire dans la place apres avoir adopte un deguisement idoine ? Non, elle aurait du abandonner son scooter, et il n'en etait pas question. Par ailleurs, elle ignorait tout des us et coutumes de ce pays. Et si elle parlait couramment l'espagnol, elle ne conservait du francais que des souvenirs de lycee, sans compter que, dans ce monde, les langues elles aussi avaient du diverger - le francais, l'espagnol et meme l'anglais. Pas etonnant que X ait laisse une mise en garde. Peut-etre qu'il souhaitait dire a tous les Patrouilleurs : > Tamberly pinca les levres. C'est ce qu'on va voir, j'ai dit. Et, comme si l'aube venait de se lever : Oui, on va voir et bien voir. Et le soleil reapparut : midi, un an plus tot. Les jardiniers s'affairaient autour du sablier - ca ratissait, ca elaguait, ca balayait. Dix ans plus tot, des hommes et des femmes en habit pimpant se promenaient le long de massifs de fleurs au dessin banalement geometrique. Tamberly eclata de rire. > Et en avant pour une serie de sauts, de ca, de la, par tous les temps, par toutes les saisons, a lui en donner le vertige. Mieux vaudrait ralentir. Non, elle etait trop excitee. Pas besoin de verifier tous les mois de toutes les annees. Voici l'embleme. Tiens, il n'est plus la. Le revoici. D'accord : ils avaient demoli l'ancien massif en mars 1984 et le nouveau etait bien entame en juin... Sur la fin, elle decida de verifier jour par jour, sachant qu'elle aurait du le faire heure par heure, minute par minute. La fatigue lui voutait les epaules et lui fermait les paupieres. Elle s'en fut, localisa une colline herbue en Dordogne, sans personne dans les parages, attaqua ses provisions de bouche, prit un bain de soleil et s'endormit. Allez ! on retourne au turbin. Elle etait d'un calme olympien, concentree comme une championne. 25 mars 1984, 13 h 37. Un ciel gris, des nuages bas, une bise sifflante sur les champs et les arbres a peine feuillus, de breves ondees. (Le temps etait-il le meme ce jour-la dans le monde detruit ? Probablement pas. La-bas, les hommes avaient ravage les forets de l'Amerique, dompte ses plaines, pollue son ciel et ses rivieres avec leurs produits chimiques. Mais ils avaient invente la liberte, eradique la variole et envoye des navires sur la Lune.) Deux hommes marchaient dans le jardin fraichement retourne. Le premier etait vetu d'une robe pourpre et or, et coiffe d'une mitre aux allures de couronne. Le second portait une tunique et un pantalon bouffant que Tamberly connaissait deja. Il etait grand, mince et grisonnant. A quelque distance les suivaient six sentinelles en livree, le fusil a la main. Tamberly les observa durant plusieurs minutes et finit par conclure : Oui, ils sont en train de discuter des nouveaux amenagements. C'est parti. A la grace de Dieu. Elle avait deja affronte le danger. Parfois de son propre chef. La meme chose lui arrivait a present. Le temps sembla se ralentir et le monde devint une mosaique de details mouvants, mais elle selectionna ceux qui lui etaient necessaires, toute peur disparut de son esprit, et elle visa et fonca. Cycle et cavaliere apparurent a moins de deux metres de la cible. > Elle activa l'etourdisseur. L'homme en robe s'effondra. Ce qui lui permit de viser les sentinelles. L'homme grisonnant semblait paralyse. > repeta-t-elle. Il fonca. L'une des sentinelles epaula, visa, tira. Le coup de feu resonna dans l'air immobile. Le prisonnier chancela. Tamberly mit pied a terre. L'homme lui tomba dans les bras. Elle le traina vers le scooter. Une guepe qui lui frole la tempe. Elle cala l'homme sur la selle de devant, enfourcha celle de derriere, se pencha vers la console. Maintenant, on peut aller chercher de l'aide. Une troisieme balle rebondit sur la carrosserie. 18 244 av. J.C. Everard laissa son scooter au garage et se dirigea vers sa chambre. Quelques-uns des agents ayant participe a la mission Rignano emergeaient a leur tour. La plupart s'etaient rendus ailleurs, en un autre temps, car le nombre de places etait limite dans tous les refuges. Tous avaient pour instruction d'attendre sans bouger jusqu'a confirmation du succes de l'operation. Ceux qui logeaient au pleistocene foncerent vers la salle commune pour celebrer l'evenement. Everard n'etait pas d'humeur a les rejoindre. Tout ce qu'il desirait, c'etait une bonne douche, un verre d'alcool bien tasse et une nuit de sommeil. Une nuit d'oubli. L'aube et son fardeau de souvenirs arriveraient bien assez tot. Les cris et les rires le suivirent dans le couloir. Il tourna et la vit. Tous deux se figerent. > commenca-t-elle. Puis elle se jeta sur lui. > Elle faillit le faire tomber a la renverse, tellement il etait epuise. Ils s'etreignirent. Leurs levres se chercherent. Un long moment s'ecoula avant qu'il ne reprenne son souffle. >, gemit-il en collant sa joue a la sienne. Ses cheveux avaient un parfum de soleil. -- Je suis navree, dit-elle d'une voix hesitante. Je n'aurais pas cru que tu te rongerais les sangs comme ca. J'ai... j'ai pense que tu aurais besoin de temps pour comprendre la situation, organiser une contre-offensive, et que nous n'aurions fait que te gener. Alors je... je suis revenue un mois apres le moment de mon depart. Et ca fait deux jours que j'attends ton retour, si tu savais comme j'ai eu peur pour toi ! -- Et moi pour toi. >> Il comprit soudain ses propos. Sans lui lacher la taille, il s'ecarta pour la regarder droit dans les yeux. > ? demanda-t-il d'une voix trainante. -- Eh bien, Keith Denison et moi. Il m'a dit que vous etiez amis, tous les deux. Je l'ai secouru et je l'ai ramene... Manse, qu'y a-t-il ? >> Il la lacha, se retrouvant les bras ballants. restee ? -- Qu'est-ce que j'etais censee faire ? -- Ce qu'on t'a appris a l'Academie ! glapit-il. Tu ne t'en souviens donc pas ? Ce que tous les autres chrononautes, les Patrouilleurs et les civils, ont eu le bon sens de faire quand ils en avaient la possibilite. Revenir sans tarder a leur point de depart, alerter la base de la Patrouille la plus proche et suivre les instructions qu'elle leur donnait. Espece de tete de linotte ! Si tu etais restee coincee la-bas, personne ne serait venu a ton secours. Ce monde a cesse d'exister. Et tu aurais connu le meme sort ! Je supposais que ta disparition etait due a la malchance, pas a la stupidite ! >> Elle blemit et serra les poings. > Soudain, sa colere s'evapora. Elle frissonna, ravala ses larmes et bredouilla : > Se raidissant : > Il sentit sa propre colere se dissiper. > Il reussit a sourire. -- Je... je... Manse, il faut faire quelque chose ou je vais me mettre a pleurnicher. Tu veux aller voir Keith ? Il doit garder le lit. Une blessure legere en voie de guerison... -- Laisse-moi le temps de prendre une douche >>, dit-il, aussi desireux qu'elle de recouvrer une contenance. -- Et toi aussi, okay ? >> Elle inclina la tete sur le cote. > Il ne sentait plus la fatigue. La tentation, par contre... Non, decida-t-il. Mieux vaut ne pas precipiter les choses. Et Keith serait froisse si je le faisais attendre. > Les agents restes au chalet avaient resume la situation a Tamberly. Tout en se prelassant sous l'eau chaude, Everard lui cria par la porte entrouverte que l'operation Rignano avait apparemment reussi. -- J'y compte bien, lanca-t-elle. Bon sang, on en a, des histoires a se raconter. -- A commencer par ta petite viree, gamine. >> Pendant qu'il se frictionnait, il l'ecouta relater son periple. Lorsqu'il pensa a ce qui aurait pu lui arriver, il en eut la chair de poule. -- J'aimerais bien recueillir ses impressions. Il a passe quatre ans dans ce monde, dis-tu ? -- Neuf a l'origine. Il a emerge en 1980 et moi en 89. Mais je l'ai extrait en 84, donc il n'a jamais vecu ces cinq ans et n'en conserve aucun souvenir. >> Il enfila les vetements propres qu'il avait emportes dans la salle de bains. -- Bof ! Dans cet univers, qu'est-ce que ca peut faire ? -- C'est une bonne question. Pour parler franchement - et ne va pas le repeter -, il arrive que la Patrouille procede a de tels... euh... ajustements. Keith et moi avons eu a traiter un cas similaire. Peut-etre qu'un jour je serai libre de t'en parler. >> La souffrance de cet episode s'est estompee. Avec elle a mes cotes, il n'y a plus place pour la souffrance. En sortant de la salle de bains, Everard trouva Tamberly assise dans son fauteuil, un verre de scotch a la main. >, fit-elle remarquer. Il sourit. > Le Patrouilleur etait allonge sur son lit, le dos cale sur ses oreillers, et plonge dans un livre. Il avait le visage blafard et les traits tires. Ses yeux s'eclairerent quand le couple entra. -- A propos de Cynthia, je suppose. -- Oui, mais aussi... -- Je sais. Je partageais tes sentiments. Eh bien, on peut considerer la question comme reglee. La mission est passee comme une lettre a la poste. >> Pas vraiment, non. Il y a eu de la souffrance, du danger, et j'ai vu mourir des hommes courageux. Mais je suis si heureux que tout me semble merveilleux. > Everard et Tamberly s'assirent de part et d'autre du lit. >, dit Everard. Denison acquiesca. -- Tu as ete maltraite ? -- Non, pas exactement. >> Denison exposa les conditions de sa captivite. > taquina Everard. Il le regretta tout de suite en voyant son ami palir et en l'entendant murmurer : -- Ne te fais pas de bile pour ca >>, s'empressa de dire Everard. Et ne va pas te demander si le hasarda fait de toi un pistolet charge a la gachette sensible. Moi-meme, je ne suis pas sur de maitriser la theorie. > Encourage par cette remarque, Denison s'executa en souriant. >> Albin - l'archicardinal, donc - etait un type instruit et intelligent. Il m'a fallu de longs mois et des litres de sueur pour le convaincre de la vraisemblance de mon histoire de visiteur venu de Mars. Il me posait des questions sacrement embarrassantes. Mais j'etais apparemment sorti de nulle part, ne l'oublions pas. Je lui ai dit que mon char volait si vite qu'il etait invisible, un peu comme une balle de fusil. Il a avale ce bobard, vu qu'il ignorait tout du bang supersonique. Dans cette civilisation, on avait invente le telescope et on savait que les planetes etaient des globes dans le ciel. Mais l'astronomie en etait restee au geocentrisme ; les savants etaient autorises a utiliser la fiction mathematique d'un univers heliocentrique pour faciliter leurs calculs, mais... Peu importe. Tout cela peut attendre. J'ai appris tant de choses, et des plus etranges, meme sequestre comme je l'etais. >> Car non seulement Albin avait confiance en moi, mais en outre il tenait a me soustraire au zele de l'Inquisition, qui m'aurait torture jusqu'a faire de moi une epave tout juste bonne a finir sur le bucher. Albin estimait qu'en faisant preuve de patience, il pouvait en apprendre bien davantage de ma bouche, et il n'etait pas contamine par la crainte de la sorcellerie. Certes, il acceptait une certaine dose de magie, mais c'etait a ses yeux une autre forme de technologie, avec ses propres contraintes. Donc, il m'a heberge dans l'une de ses possessions des environs de Paris. Je n'etais pas trop a plaindre, sauf pour ce qui est de... enfin, passons. J'etais bien loge et bien nourri, et on m'autorisait les promenades dans les jardins, mais toujours sous bonne garde. Et j'avais acces a la bibliotheque du chateau. Albin possedait beaucoup de livres. L'imprimerie avait ete inventee dans ce monde. C'etait un monopole de l'Eglise et de l'Etat, tout possesseur d'une presse clandestine etant puni de mort, mais les classes superieures avaient tous les livres qu'elles desiraient. Ce sont eux qui ont sauve ma sante mentale. >> L'archicardinal me rendait visite chaque fois qu'il en avait la possibilite. Nous parlions durant des journees entieres, et parfois meme des nuits entieres. C'etait un interlocuteur fascinant. Je faisais de mon mieux pour le captiver. Peu a peu, je l'ai convaincu de placer un signal dans le jardin, sous la forme d'une parcelle agencee selon mes voeux. Je lui ai dit que mon char avait ete frappe par un vent ethereen. Mais mes amis martiens ne manqueraient pas de me rechercher. Si l'un d'eux passait par la, il atterrirait en apercevant ce symbole. Albin avait bien l'intention de le capturer, ainsi que son vehicule. Il ne lui aurait fait aucun mal, a condition qu'il accepte de cooperer avec lui. Le savoir des Martiens, une alliance avec les Martiens... tout cela etait tres tentant. Car l'Europe de l'Ouest etait en peril. >> Denison s'interrompit. Il avait la gorge seche. > Denison se fendit d'un sourire. > Tamberly alla en chercher un. > Denison opina. > Tamberly revint avec un verre d'eau. Denison l'accepta, mais laissa trainer sa main sur celle de la jeune femme. >, lanca-t-elle. Il gloussa et but une gorgee. > Denison secoua la tete. -- Je vais essayer. Pendant ce temps, repose-toi un peu. >> Everard avait conscience du regard de Tamberly pose sur lui. >> Ces evenements exceptes, l'histoire a plus ou moins suivi le cours que nous lui connaissions. Frederic Barberousse a retabli l'ordre dans le Saint Empire romain, mais les querelles l'opposant a la curie ont eu une issue moins favorable. Toutefois, en l'absence de schismes pontificaux et vu la montee en puissance des Etats du meme nom, l'Empire a renonce a ses visees sur le Sud. Il a choisi de se tourner vers l'Ouest. >> Pendant ce temps, tout comme dans notre monde, la quatrieme croisade a ete detournee de son objectif premier. Les croises ont pris Constantinople et l'ont mise a sac, apres quoi ils ont place un roi latin sur le trone. L'Eglise orthodoxe a ete contrainte de rejoindre le giron catholique. >> L'Extreme-Orient n'etait guere affecte, les Ameriques et le Pacifique pas du tout. J'ignore comment ont evolue les choses par la suite. Nous ne sommes pas alles plus loin que 1250, et sans trop entrer dans les details qui plus est. Trop de choses a faire et trop peu d'agents pour le faire. -- Et vous aimeriez connaitre la suite de l'histoire, tous les deux, dit Denison avec une vigueur renouvelee. D'accord, je vais vous en faire un resume. Sans entrer dans les details, moi non plus. Quand les choses se seront tassees, peut-etre que j'ecrirai un livre sur la question. -- Cela nous serait utile, declara Tamberly d'un air grave. Nous apprendrions sur nous-memes des choses qui sinon nous seraient restees a jamais cachees. >> Elle a la tete sur les epaules, et dans cette tete une cervelle de premier ordre, se dit Everard. Certes, elle est encore jeune. Mais suis-je si vieux que ca ? Denison s'eclaircit la gorge. > Everard opina. -- Qui ca ? -- Le petit-fils de Barberousse. Un personnage hors du commun. Il a remis sur pied son empire disparate et donne du fil a retordre au Saint-Siege. Mais sa mere etait une fille posthume de Roger II qui, dans notre histoire, est mort en 1154. -- Je vois. Ca explique pas mal de choses... Dans l'autre univers, ce sont le plus souvent les guelfes qui prenaient le dessus, de sorte que la Germanie a evolue vers une reunion d'Etats pontificaux, de facto sinon de jure. Pendant ce temps, les Mongols envahissaient l'Europe, y penetrant bien plus loin que dans notre monde, car les Germains etaient trop occupes par leurs querelles intestines pour les repousser. Lorsqu'ils se sont retires, l'Europe de l'Est etait en ruines, et ce sont les colons germaniques qui en ont profite. Les Italiens ont pris le controle des Balkans. Les Francais ont peu a peu assimile les Anglais, dont il n'est plus reste de traces hormis dans le langage...>> Denison poussa un soupir. >> Comparee a la notre, cette civilisation etait tres en retard sur le plan technologique, mais elle a decouvert le Nouveau Monde au XVIIIe siecle. Les colonies ne s'y sont developpees que tres lentement. L'Europe n'abritait aucune societe capable de produire et de soutenir l'exploration et la libre entreprise, et les colons etaient maintenus dans un strict etat de dependance. Par ailleurs, le systeme a commence a trembler sur ses bases au XIXe siecle : rebellions, guerres, depressions et misere generalisee. Lorsque j'ai debarque, les Mexicains et les Peruviens resistaient a leurs pretendus conquerants, mais leurs chefs etaient des metis le plus souvent chretiens. Et des aventuriers musulmans commencaient a mettre leur grain de sel. Car l'islam connaissait un regain de vigueur et d'expansionnisme. Idem pour la Russie. Une fois debarrasses des Mongols, les tsars se tournaient de plus en plus vers l'Occident, voyant dans l'Europe affaiblie une proie fort tentante. >> Au moment ou Wanda est accourue a mon aide, les Russes etaient au bord du Rhin et l'alliance turco-arabe faisait une percee dans les Alpes orientales. Les dirigeants comme l'archicardinal Albin s'efforcaient de dresser ces deux menaces l'une contre l'autre. Sans doute connaissaient-ils un certain succes, vu qu'elle a trouve mon jardin intact en 1989, mais ca m'etonnerait qu'il ait survecu encore longtemps. Selon toute vraisemblance, les musulmans et les Russes auraient fini par envahir l'Europe pour s'entre-dechirer ensuite sur sa depouille. >> Denison retomba sur sa couche, epuise. >, dit maladroitement Everard. Tamberly gardait les yeux fixes sur le mur. A mesure qu'elle ecoutait le recit de Denison, sa mine n'avait cesse de s'assombrir. > Everard eut une bouffee de colere. les notres a la realite. -- Oh ! oui, oui ! souffla Tamberly. Je ne...>> La porte de la chambre s'ouvrit. Tous trois se tournerent vers elle. Une femme se tenait sur le seuil, d'une taille et d'une minceur egalement impressionnante, avec des membres longilignes, une peau doree et un visage d'aigle. >, expliqua-t-il a ses amis, passant de l'anglais au temporel. >, dit l'interessee. La detresse se peignit sur ses traits. > Il accusa le coup. > 1989b apr. J.C. Trois scooters temporels flottaient dans les hauteurs au-dessus du detroit du Golden Gate. Une brume matinale blanchissait la cote, les eaux de la baie etincelaient, la terre fauve deroulait ses rondeurs. Sur le rivage, des empilements de roches tracaient les contours de murs, de tours et de fortins disparus depuis longtemps. Ils etaient envahis de buissons. La vegetation avait quasiment reconquis les ruines des immeubles en adobe. Un village occupait le site de Sausalito et on apercevait quelques barques de pecheurs en mer. La voix de Tamberly etait toute tenue dans les ecouteurs. > Everard fit non de la tete. -- La Californie centrale devrait nous donner d'autres indices. Dans notre XXe siecle, c'etait l'une des terres agricoles les plus riches du monde. >> Il entendit un tremblement dans sa voix, comme un frisson du au vent glacial. > Elle s'executa. Novak et lui les repeterent a voix haute avant de sauter. Everard vit un reflet de soleil sur le fusil automatique que le Tcheque tenait dans sa main. Eh bien, vu la vie qu'il a eue, sans parler de ses ancetres, la vigilance est devenue pour lui une seconde nature. Nous autres Americains avons eu plus de chance, dans ce monde ou il y avait des Etats-Unis d'Amerique. Il etait quasiment sur que son petit groupe ne courait aucun danger, a condition toutefois de respecter les precautions d'usage. Meme avant leur depart, il ne s'inquietait guere sur ce point. Sinon, il aurait refuse que Tamberly leur serve de guide en depit de son insistance, et choisi de sauter au jour ou Denison aurait ete declare gueri, en depit des difficultes qui en auraient decoule. En etait-il bien sur ? Quoi qu'il en soit, le plus raisonnable pour lui etait de faire taire ses instincts protecteurs et de l'embarquer dans l'expedition. Le but de celle-ci etait de comparer cet avenir avec celui qu'ils avaient avorte. Si Denison avait fini par le connaitre en profondeur, ce n'etait que de seconde main. Tamberly avait pu l'examiner de visu, et Everard ne souhaitait rien faire de plus. Et Dieu sait quelle a fait la preuve de sa competence. Des petites fermes bordaient les rivieres et ce qui ressemblait aux vestiges d'un reseau de canaux primitif. Mais la majeure partie de la Californie centrale etait retournee a la nature. Des forts aux murs d'adobe montaient la garde a intervalles reguliers. Grace a ses optiques, Everard apercut dans le lointain un groupe de cavaliers indiens. De gigantesques proprietes foncieres occupaient le Middle-West. Nombre d'entre elles etaient en ruine, et leurs survivants - ou leurs conquerants - vivaient dans des huttes et cultivaient de miserables parcelles. D'autres elevaient des bovins ou se livraient a la polyculture. Au centre de chaque exploitation se dressaient plusieurs batiments de belle taille, en general proteges par une palissade. Les villes, qui n'etaient jamais devenues des centres urbains, etaient reduites a l'etat de villages ou de hameaux blottis au sein des ruines. > Les vestiges d'une civilisation plus raffinee subsistaient sur la cote est, mais ici aussi on ne voyait que des villes en ruine, saignees a blanc par l'exode ou le pillage. Everard remarqua le maillage rigide de leurs rues et la presence en leur centre d'imposantes constructions. Ce qui restait de prosperite decoulait de toute evidence de la pratique de l'esclavage ; il vit des convois roulant sur les routes et des groupes de forcats enchaines surveilles par des hommes armes. Il crut distinguer parmi eux des Blancs comme des Noirs, mais la crasse et les coups de soleil ne permettaient pas d'en etre sur a cette distance. Et il ne souhaitait pas s'approcher davantage. Dans la vallee de l'Hudson, le canon tonnait, la cavalerie chargeait, les fantassins s'entre-tuaient. >, declara Novak. Surpris d'entendre un tel commentaire dans la bouche d'un homme qu'il jugeait plutot prosaique, Everard repondit : > Il lui semblait sense de retracer plus ou moins le parcours de Tamberly. La source de cette divergence devait se trouver en Europe, comme precedemment. Mieux valait l'approcher par sa peripherie, en se tenant pret a filer au premier signe de danger. L'oeil d'Everard ne quittait pratiquement jamais la batterie de detecteurs dont les donnees defilaient entre ses mains. Existait-il encore un commerce transatlantique ? Les navires etaient rares, mais il en vit deux ou trois de taille a franchir l'ocean. En fait, ils paraissaient plus avances que ceux que Tamberly lui avait decrits - l'equivalent de vaisseaux du XVIIIe siecle dans le monde de la Patrouille. Mais ils etaient tous propulses a la voile et lourdement armes, et ils se limitaient au cabotage ; pas un qui naviguat au large. Londres evoquait les taudis du Nouveau Monde etendus aux dimensions d'une megapole. Paris lui etait etonnamment semblable. Partout la meme volonte d'uniformisation : rues tracees au cordeau et sinistres batiments centraux. On observait encore quelques eglises medievales, mais elles etaient en piteux etat. Notre-Dame de Paris etait a moitie demolie. Les eglises plus recentes se reduisaient a d'humbles chapelles. La fumee et le fracas d'une nouvelle bataille montaient de ce lieu ou Versailles jamais n'avait fleuri. -- Je suppose que le pouvoir regentant celle-ci avait sa source plus au sud ou plus a l'est, soupira Everard. -- On va le verifier ? -- Non. Ca ne servirait a rien et nous avons mieux a faire. J'ai pu confirmer mes soupcons, ce qui etait le but de cette petite equipee. >> Tamberly s'anima a nouveau. -- Tu ne l'as pas devinee ? Pardon, j'aurais du t'expliquer mon raisonnement. Il me paraissait evident, mais ta specialite, c'est l'histoire naturelle. >> Everard prit son souffle. e siecle projetait une quelconque transformation, eh bien, le monde semblerait a present des plus etrange. En fait, tout ce que nous avons vu conduit a supposer l'existence d'une... eh bien, d'une hegemonie sur la civilisation occidentale, d'un empire qui n'a connu ni Renaissance ni revolution scientifique et qui a fini lui aussi par s'effondrer. Donc, nous pouvons raisonnablement penser que cela ne resulte pas d'une intervention volontaire ; de meme, une gaffe est hautement improbable. Conclusion : nous avons de nouveau affaire au chaos quantique, au hasard a l'etat pur, a des evenements devies de leur propre fait. >> Novak prit la parole, un peu mal a l'aise. > Everard eut un rictus. -- Que pouvons-nous faire ? demanda Tamberly d'une petite voix. -- Eh bien, quand je parle de >, je ne veux pas dire pour autant que le cours suivi par les choses ne resulte d'aucune cause. En termes humains, les gens ont fait ce qu'ils ont fait pour des raisons qui leur etaient propres. Il se trouve qu'ils n'ont pas fait la meme chose que dans notre histoire. Nous devons localiser le point de divergence - le pivot - et voir si nous ne pouvons pas reorienter l'histoire dans le sens que nous souhaitons. Allez, on rentre au bercail. >> Tamberly l'interrompit avant qu'il ne puisse reciter les coordonnees de leur destination. -- Je vais etudier les rapports des eclaireurs et jouer un peu au detective. Quant a toi... eh bien, le mieux serait que tu regagnes ton affectation en tant que naturaliste. -- Hein ? -- Oh ! tu t'es conduite avec courage, mais...>> Ce fut comme un volcan d'indignation. > Il obtempera. Novak etait fort deconcerte, mais basta. Elle avait deux ou trois arguments a faire valoir, et ils etaient solides. Les connaissances dont elle aurait besoin pouvaient lui etre electro-inculquees. Pour ce qui etait du contact avec les autres et de la conscience du danger, ce serait plus difficile ; mais elle avait fait la preuve qu'elle savait se debrouiller de ce cote-la, et ses genes parlaient pour elle. Et puis, les orphelins de la Patrouille avaient besoin de tous les volontaires de valeur. 1137 apr. J.C. Geoffrey de Jovigny, le marchand de soie, recevait un couple de visiteurs dans son bureau prive. L'homme etait un colosse, bien mis de sa personne, la femme une beaute aux cheveux d'or qui, bien que faisant montre d'une retenue de bon aloi, n'en avait pas moins un regard vif a la limite de l'insolence. Les apprentis decouvrirent avec stupefaction qu'elle allait dormir avec les enfants de la maisonnee. Ces deux etrangers attirerent moins l'attention que d'ordinaire, car Palerme bruissait de quantite de rumeurs. Chaque nouvel arrivant apportait la sienne. A la fin du mois d'octobre, Roger avait ete vaincu a Rignano, ne parvenant a fuir le champ de bataille que par la grace des saints. Mais il s'etait tout de suite ressaisi, assiegeant Naples une nouvelle fois et reprenant Benevent et le mont Cassin, ce qui obligea son ennemi, frere Wibald de Stavelot, a fuir l'Italie, laissant le monastere aux mains d'un allie du roi. Desormais, seule l'Apulie resistait a ce dernier, et il etait apparemment promis au role d'arbitre entre les deux papes. La Sicile etait en liesse. Mais dans le bureau lambrisse, Everard, Tamberly et Volstrup avaient une mine aussi triste que ce jour de decembre. > Volstrup cilla derriere son gobelet de vin. > De tous les habitants de la ville, il etait le seul a conserver le souvenir de la precedente visite d'Everard car, durant la preparation de l'operation Rignano, on l'avait convoque deux fois en amont a des fins de consultation. Everard se fendit d'un sourire en coin. > Lorsque la Sicile entrerait dans son age d'or, elle attirerait quantite de chrononautes - a condition que leur futur d'origine retrouve l'existence. -- Merci. Euh... mademoiselle* Tamberly ? -- Je crois que je vais me contenter de vous ecouter, dit la jeune femme. Je n'ai pas fini de digerer l'encyclopedie qu'on m'a fourree dans la cervelle. -- Nous ne disposons que d'une poignee d'agents maitrisant la periode actuelle, reprit Everard. Ou, plus precisement, cette partie du monde mediterraneen actuel. Nos specialistes affectes en Chine, en Perse ou meme en Angleterre ne nous sont pas d'un grand secours et ils ont d'autres priorites, a savoir tenir leurs antennes jusqu'a la sortie de crise. Parmi le personnel qu'on pourrait considerer comme qualifie, on trouve quantite d'hommes qui seraient incapables de mener une enquete sur le terrain et de reagir a l'imprevu. Meme le plus efficace des agents de la circulation n'est pas toujours a la hauteur de... d'un Sherlock Holmes. >> A en juger par son petit sourire, Volstrup avait saisi l'allusion. -- Je vous en prie >>, repondit Volstrup d'une voix a peine audible. Son visage au menton en galoche etait pale dans la penombre. Dehors, le vent soufflait et une violente averse tombait du ciel gris loup. > Volstrup opina. > Ils le virent frissonner sous sa robe. -- On peut le dire, murmura Tamberly. -- Eh bien, vous etiez medieviste avant meme d'etre recrute par la Patrouille >>, reprit Everard. Il conservait un ton pose et methodique, voire un rien scolaire. Leurs nerfs a tous n'etaient que trop tendus. -- Plutot, oui. Mais meme si j'ai pu examiner quantite de faits, la plupart d'entre eux se sont enfuis de ma memoire. Quelle raison aurais-je de ne pas oublier, par exemple, que la bataille de Rignano s'etait deroulee le 30 octobre 1137 ou que le pape Innocent III etait ne Lotario de Conti de Segni ? Mais ce sont des informations de ce genre qui peuvent se reveler d'une utilite fondamentale, vu que les bases de donnees qui nous restent sont effroyablement limitees. J'ai demande a ce qu'on m'envoie un psychotechnicien pour subir une rememoration totale. >> Il grimaca ; ni la procedure ni ses resultats n'etaient particulierement agreables. Il fallait au sujet un certain temps pour retrouver son etat normal. -- Nous allons l'ecouter de votre propre bouche, dit Everard. Nous n'avons pas de temps propre a perdre. A en juger par ce que vous avez deja transmis, vous avez deniche un indice plus prometteur que tous les autres, mais j'ignore encore sa nature exacte. Je vous ecoute. >> La main de Volstrup tremblait un peu lorsqu'il porta son gobelet a ses levres. -- Ca creve les yeux, en effet, repartit Everard. Mais, si j'ai bien compris, vous avez une explication a nous proposer. >> Tamberly s'agita sur son tabouret. > Everard lui etreignit brievement la main - peut-etre que ca le rassurait encore plus qu'elle - et avala une gorgee de vin a son tour. >, dit-il a Volstrup. A mesure qu'il avancait dans sa demonstration, le petit homme reprenait vigueur et assurance. L'histoire etait sa passion, apres tout. >> Il decede en 1216. Son successeur, Honorius III, est aussi energique et decide que lui. Il poursuit la lutte contre le catharisme, se montre actif en politique dans tous les domaines et semble en mesure de parvenir a un accord avec Frederic. Mais cet accord tremble deja sur ses bases lorsque Honorius meurt en 1227. >> Gregoire IX aurait du lui succeder et regner jusqu'en 1241. Cette annee-la aurait vu l'election et le deces de Celestin IV, qui n'eut meme pas le temps d'etre intronise. Aurait alors suivi Innocent IV, qui reprend de plus belle la lutte contre Frederic. >> Sauf que Gregoire brille par son absence. Celestin succede tout de suite a Honorius. C'est un homme faible, les anti Imperialistes se voient prives de chef et Frederic connait un triomphe absolu. Le pontife suivant n'est que sa marionnette. >> Volstrup s'humecta le gosier une nouvelle fois. Le vent sanglotait au-dehors. -- C'est evident, enchaina Everard. Dans notre histoire, il n'a pas mis fin au conflit avec Frederic mais l'a prolonge pendant quatorze ans sans jamais ceder un pouce de terrain, et la est toute la difference. Un dur a cuire, ce pape. C'est lui qui cree l'Inquisition. -- Disons plutot : qui l'institutionnalise >>, rectifia Volstrup d'un ton professoral. L'habitude reprit le dessus et il repassa au passe compose. e siecle que la societe medievale a perdu la liberte, la tolerance et la mobilite sociale qui la caracterisaient jusque-la. On s'est mis a bruler les heretiques, a parquer les juifs dans des ghettos, quand on ne se contentait pas de les expulser ou de les massacrer, et a reprimer les paysans qui revendiquaient des droits supplementaires. Et cependant... cette histoire est la notre. -- Et elle a conduit a la Renaissance, ajouta vivement Everard. Ca m'etonnerait que le monde qui s'annonce soit preferable. Mais vous... vous avez suivi ce qui est arrive... ce qui va arriver... au pape Gregoire ? -- Je n'ai a vous offrir que des indices et des deductions, precisa Volstrup. -- Eh bien, allez-y, bon sang ! >> Volstrup se tourna vers Tamberly. Elle est nettement plus decorative que moi, songea Everard. Mais ce fut a tous deux que Volstrup s'adressa. >> Nous connaissons son nom de bapteme, a savoir Ugolino Conti de Segni, et nous savons qu'il etait noble, originaire d'Anagni et probablement apparente a Innocent III. >> Conti ! repeta mentalement Everard en sursautant. Anagni ! -- Une idee, marmonna le Patrouilleur. Continuez, je vous en prie. >> Volstrup haussa les epaules. > Il marqua une pause. > Everard fixa les ombres qui envahissaient la piece. La pluie coulait en sifflant sur les murs au-dehors. La froidure s'insinuait a travers les vetements. > Il s'ebroua. > Oh ! comme je le redoute ! -- Je vous demande pardon ? >> s'etouffa Volstrup. Tamberly se leva d'un bond. Genial ! >> Il se leva lui aussi, mais avec lassitude. -- Et toi, que vas-tu faire ? -- Avec un peu de pot, vous nous rapporterez des preuves decisives, mais ce ne sera pas suffisant. Car ce seront des preuves negatives. Le Gregoire de notre histoire n'est jamais ne, ou bien il est mort jeune, ou encore autre chose. A vous de le decouvrir. Mais pour comprendre les consequences de cette divergence - et pour verifier que nous en avons trouve l'unique facteur -, il faut que je me rende bien en aval, a l'epoque ou Frederic soumet l'Eglise a sa volonte. >> 1146 apr. J.C. Au debut du mois de septembre arriva a Anagni un courrier en provenance de Rome. Il portait une lettre destinee a Cencio de Conti, ou au chef de cette noble famille si le patriarche etait absent de la region ou malheureusement decede. Quoique d'un age fort venerable, Cencio etait toujours present et il manda un ecclesiastique pour lui lire le message redige en latin. Il n'avait guere de peine a suivre cette langue. Elle etait fort proche du dialecte local et les hommes de sa famille, outre qu'ils suivaient scrupuleusement les offices religieux, aimaient a entendre des recitals de poesie lyrique ou epique. Un gentilhomme flamand et sa dame, de retour d'un pelerinage en Terre sainte, lui envoyaient leurs respects. Et ils lui etaient apparentes, quoique de facon eloignee. Quelque cinquante ans auparavant, un chevalier en visite a Rome avait fait la connaissance d'une demoiselle Conti, qu'il avait courtisee et dont il avait demande la main, pour l'emmener en Flandres apres leur mariage. (Cette union avait ete moderement profitable aux deux familles. L'epousee etait une fille cadette, sans doute promise au couvent, et a la dot par consequent modeste. Mais les deux parties retiraient un certain prestige d'une telle alliance, sans compter certaines perspectives d'avenir a present que se developpaient en Europe des echanges tant politiques que commerciaux. En outre, on racontait que ce mariage avait ete un mariage d'amour.) Depuis lors, on ne s'etait guere envoye de nouvelles, ni d'un cote ni de l'autre. Les pelerins avaient saisi l'occasion de leur passage en Italie pour remedier a cet etat de fait. Ils imploraient par avance l'indulgence de leurs hotes, tant leur condition etait modeste. Au cours de leur periple, leur escorte s'etait reduite a neant du fait de la maladie, des agressions et de la desertion pure et simple ; nul doute que la pernicieuse reputation de la Sicile avait seduit le dernier de leurs domestiques. Peut-etre que les Conti auraient l'amabilite de les aider a recruter du personnel pour les accompagner jusqu'en Flandres. Cencio dicta aussitot sa reponse - en langue vernaculaire, que le pretre traduisit en latin. Les voyageurs seraient les bienvenus dans sa demeure. Mais qu'ils veuillent bien lui pardonner une certaine agitation. Sire Lorenzo, son fils, devait bientot epouser Ilaria di Gaetani et les preparatifs en vue des festivites se revelaient delicats a organiser en ces temps difficiles. Neanmoins, il les invitait a venir sur-le-champ et a rester pour les noces. Le messager portant sa reponse serait accompagne de plusieurs laquais et de deux hommes d'armes, afin que ses invites puissent se deplacer dans des conditions dignes de leur rang et du sien. Il etait tout naturel qu'il agisse de la sorte. En eux-memes, ses cousins n'eveillaient chez lui qu'une vague curiosite. Mais ils arrivaient tout juste de Terre sainte. Sans doute leur en apprendraient-ils beaucoup sur les troubles dans cette region. Lorenzo en particulier serait impatient de les entendre. Il ne tarderait pas a partir en croisade. Et c'est ainsi que, quelques jours plus tard, les deux etrangers arriverent devant la demeure des Conti. Des qu'on la fit entrer dans la salle aux fresques bigarrees, Wanda Tamberly oublia tout de ces lieux dont l'etrangete ne cessait pourtant de la surprendre et de l'emerveiller. Soudain, elle n'avait plus d'yeux que pour un certain visage. Non point celui du patriarche, mais celui du jeune homme a ses cotes. Une beaute comme celle-ci attirerait les regards dans tout l'espace-temps, songea-t-elle en un eclair - des lineaments dignes d'Apollon, des yeux couleur d'ambre - et c'est Lorenzo qui en est dote. Oui, c'est forcement lui, celui qui aurait altere le cours de l'histoire il y a neuf ans, a Rignano, si Manse n'avait pas... He ! le reste de son corps n'est pas mal non plus. Ce fut dans un vertige qu'elle entendit le majordome annoncer : > Il trebucha sur la prononciation germanique. > Volstrup s'inclina. Son hote lui rendit cette courtoisie. Il n'etait pas vraiment chenu, decida Tamberly. Soixante ans a tout casser. Son sourire edente le vieillissait bien plus que sa barbe et ses cheveux de neige. Quant au jeune homme, il avait encore toutes ses dents, et ses boucles comme sa moustache bien taillee etaient d'une nuance aile de corbeau. La trentaine, sans doute. -- Des que j'ai vu approcher votre groupe, je me suis empresse de venir aupres de mon pere, precisa le jeune homme. Mais veuillez pardonner notre etourderie. In latine... -- C'est inutile, gentil sire, lui dit Volstrup. Mon epouse et moi-meme connaissons votre langue. Nous esperons que vous vous accommoderez de notre accent. >> Le lombard dans lequel il s'exprimait ne differait guere de l'ombrien local. Le soulagement du pere et du fils etait visible. De toute evidence, ils parlaient le latin moins bien qu'ils ne le comprenaient. Lorenzo s'inclina une nouvelle fois, mais devant Tamberly. >, roucoula-t-il. Vu le regard dont il la gratifiait, il etait sincere. Apparemment, les Italiens de cette epoque etaient aussi sensibles aux blondes que ceux de la Renaissance et d'apres. >, declara Volstrup. C'etait Everard qui l'avait affublee de ce nom. Ainsi qu'elle l'avait deja remarque, il se laissait aller a un humour un rien decale quand la situation devenait critique. Lorenzo lui prit la main. Elle eut l'impression d'etre traversee par une decharge electrique. Arrete ton cinema ! D'accord, c'est bizarre que l'histoire depende une nouvelle fois du meme homme, mais il est mortel... Il a interet. Elle chercha a se persuader que sa reaction n'etait que l'echo de l'etonnement qu'elle avait ressenti a la lecture de la lettre de Cencio. Manse les avait prepares a leur mission de facon exhaustive, mais sans leur dire que Lorenzo risquait d'etre implique. Pour ce qu'il en savait, le jeune guerrier avait peri au champ d'honneur. La Patrouille ne disposait que d'informations parcellaires. Ilaria di Gaetani aurait du epouser Bartolommeo Conti de Segni, un noble des Etats pontificaux qui etait aussi le cousin d'Innocent III. En 1147, elle aurait donne naissance a un petit Ugolino qui serait devenu Gregoire IX. Volstrup et Tamberly avaient pour mission de decouvrir comment les choses avaient mal tourne. Conformement au plan imagine par Everard, ils devaient commencer par entrer en contact avec les Conti. Ils auraient besoin pour cela de s'introduire dans l'aristocratie et, grace a son sejour aupres de Lorenzo en 1138 - un sejour qui n'avait jamais eu lieu pour ce dernier mais qui etait reste grave dans le cerveau du Patrouilleur -, il en avait beaucoup appris sur sa famille. Les deux hommes s'etaient lies d'amitie et avaient parle de quantite de choses. C'est ainsi qu'Everard avait appris l'existence de lointains cousins flamands. Une excellente ouverture, semblait-il. De meme, le nom de Jerusalem lui avait ouvert bien des portes, alors pourquoi ne pas recidiver dans ce sens ? Peut-il exister une autre Ilaria di Gaetani ? Emil et moi avons evoque cette hypothese. Non, c'est trop improbable. Nous devrons le verifier, mais ma religion est faite. Et je n'arrive pas a croire que c'est par l'effet d'une coincidence que Lorenzo est a nouveau le pivot de l'histoire. C'est la main de la Destinee que tu tiens la, ma fille. Il la lacha, avec une lenteur qui se pretait a toutes sortes d'interpretations, sans pouvoir cependant etre jugee grossiere. Pas le moins du monde. > Est-ce le rouge que je sens monter a mes joues ? C'est ridicule ! Tamberly fouilla sa memoire en quete des notions de politesse locale qu'on lui avait inculquees. Celles-ci etaient limitees, mais elle conclut de leur examen qu'une certaine gaucherie ne surprendrait personne de la part d'une jeune Flamande. >, repondit-elle. Comme il lui etait facile de sourire a cet homme ! -- Certes, il me tarde de voir ma promise, retorqua Lorenzo comme s'il recitait une lecon. Toutefois...>> Il haussa les epaules, ouvrit les bras et leva les yeux au ciel. > Il marqua une pause. > Il s'en fut apres les salutations d'usage. Lorenzo arqua un sourcil. > L'occasion est trop belle pour la laisser passer. > Etait-il un peu deconcerte par son audace ? Faisant preuve d'un tact certain, il se tourna vers Volstrup, qui lui assura : -- Bien au contraire, leur assura Lorenzo. Venez, je vais vous faire visiter le domaine. Mais ne vous attendez pas a des merveilles. Ceci n'est que notre maison de campagne. A Rome...>> Un soudain rictus. > Volstrup reagit au quart de tour. > L'annee precedente, sous l'impulsion du moine puritain Arnaud de Brescia, la cite s'etait affranchie de toute autorite, ecclesiastique comme seculiere, pour devenir une republique independante. A peine elu, le pape Eugene III avait du prendre la fuite, ne revenant que le temps de proclamer la deuxieme croisade avant de se faire chasser une nouvelle fois. La plupart des aristocrates avaient quitte la ville. Il faudrait attendre 1155 pour voir la republique s'effondrer et Arnaud finir sur le bucher. (A moins que, dans cette nouvelle histoire...) -- Si fait, puis nous avons gagne Rome, pour y visiter les lieux saints. >> Entre autres choses. Comme il etait etrange de voir ces reliques de la grandeur passee entourees de mendiants, de taudis, de feux de camp et d'enclos a bestiaux. Pour mieux asseoir leur identite, ils avaient joue les touristes pendant plusieurs jours apres qu'un vehicule de la Patrouille les avait deposes dans le port. Tamberly sentait reposer sur sa gorge le medaillon qui faisait office de radio. Elle etait rassuree de savoir qu'un agent se tenait sur le qui-vive non loin de la. Certes, il ne restait pas a l'ecoute en permanence, car cela aurait epuise les batteries. Et si jamais ils l'appelaient a l'aide, il ne surgirait pas instantanement. Il n'etait pas question d'affecter des evenements qui n'avaient peut-etre pas encore altere leur cours. Mais il trouverait certainement un moyen de les tirer d'affaire en cas de besoin. Mais nous ne courons aucun danger. Ces gens sont fort courtois. Et tout a fait fascinants. D'accord, notre mission est vitale, mais pourquoi ne pas profiter de ce sejour comme il le merite ? Lorenzo attira leur attention sur les fresques. C'etaient des representations naives mais vivantes des dieux de l'Olympe, et il partagea avec eux l'admiration qu'elles lui inspiraient, tout en leur assurant que ses sentiments n'avaient rien de paien. Dommage qu'il ne soit pas ne durant la Renaissance. Il aurait ete plus a sa place a cette epoque. Ces fresques relevaient d'une mode relativement recente. -- C'est ce que j'ai entendu dire. Ah ! si je pouvais un jour voir votre pays par moi-meme - voir dans son entier ce monde merveilleux, la Creation, l'oeuvre de Dieu ! >> Soupir. > Eh bien, voila. La Patrouille dispose d'un gadget qui... > Le choix de cette region obscure etait delibere. > Si primitives et dangereuses fussent les routes, un voyage par mer eut ete plus perilleux encore. -- Il est aussi rare qu'admirable de trouver une femme douee d'un tel esprit. Tout aussi rare de la voir s'embarquer pour un si long voyage alors que, dans son pays, elle n'a pu manquer de susciter l'emoi des jeunes hommes et l'inspiration des poetes. -- Helas, nous n'avons pas d'enfants qui m'auraient contrainte a rester ; et je suis une bien grande pecheresse. >> Tamberly n'avait pu retenir sa repartie. Est-ce une lueur d'espoir que je vois dans ses yeux ? >> Je ne puis le croire, ma dame, retorqua Lorenzo. L'humilite est surement a compter au nombre eleve de vos vertus. >> Sans doute se rendit-il compte qu'il allait un peu vite en besogne, car il se retourna vers Volstrup et reprit un air grave. -- Les hommes d'armes envoyes par votre pere nous ont vante votre vaillance au combat >>, repliqua le Patrouilleur. C'etait la pure verite. -- Ah ! une vaillance bien mal recompensee. Il y a deux ans, Roger de Sicile a remporte une victoire totale, imposant un traite valable sept ans et sans doute plus durable encore - tant que ce diable continuera a souiller ce bas monde, j'en ai peur -, et il profite aujourd'hui de la paix et de son butin. >> Lorenzo s'ebroua comme pour chasser l'amertume de son corps. > Ils s'etaient promenes dans la demeure tout en conversant, pour arriver dans une piece avec des tonnelets sur les etageres et des carafes sur la table. Lorenzo rayonna. > Il conduisit Tamberly devant un banc en faisant moult manieres puis passa la tete par une porte pour appeler un domestique. Lorsque apparut un jeune garcon, il lui demanda de leur servir du pain, du fromage, des olives et des fruits. Mais ce fut lui-meme qui remplit leurs gobelets de vin. >, lui dit Tamberly. Trop aimable pour ton bien. Je sais ce que tu mijotes, et la veille de ton mariage ou presque ! -- Oui, j'imagine qu'on doit souffrir de l'inaction apres avoir mene une vie aventureuse comme la votre, acquiesca Volstrup. Euh... nous avons entendu parler de vos hauts faits a Rignano, lorsque le duc Rainulf a seme la deroute dans les troupes siciliennes. N'est-ce pas a un miracle que vous devez d'avoir eu la vie sauve ce jour-la ? >> Lorenzo se renfrogna une nouvelle fois. -- Oh ! mais il me tardait tellement d'entendre cette histoire de la bouche meme de son heros, plutot que de me contenter de simples rumeurs >>, roucoula Tamberly. Lorenzo se rengorgea. -- Je presume que c'est la situation militaire qui vous interesse au premier chef, dit Volstrup, mais, comme je vous l'ai dit, je n'ai rien d'un foudre de guerre. Toutefois, ce que j'ai vu et entendu ne me pousse guere a me rejouir, helas ! >> Lorenzo l'ecouta avec attention. Ses frequentes questions montraient qu'il etait bien informe. Pendant ce temps, Tamberly passa en revue tout ce qu'on lui avait inculque. En 1099, la premiere croisade avait accompli son objectif, au prix d'un massacre de civils qui aurait fait la fierte de Gengis Khan, et les conquerants s'etaient installes dans leur domaine. Ils y avaient fonde un chapelet de fiefs allant de la Palestine a ce qui correspondait a son epoque au sud de la Turquie : le royaume de Jerusalem, le comte de Tripoli, la principaute d'Antioche, le comte d'Edesse. Petit a petit, ils tomberent sous l'influence culturelle de leurs sujets. Rien a voir avec les Normands de Sicile, qui s'etaient bonifies au contact des Arabes les plus civilises ; on eut dit que les croises et leurs descendants adoptaient les aspects les plus malsains de la societe musulmane. Ils s'affaiblirent peu a peu et, en 1144, l'emir de Mossoul reconquerait Edesse et son fils Nur al-Din marchait sur Jerusalem. Le roi chretien de cette ville lanca alors un appel a l'aide. Bernard de Clairvaux precha une nouvelle croisade et le pape Eugene la proclama. Le jour de Paques de cette annee 1146, Louis VII le Jeune, roi de France, avait >, faisant voeu de conduire cette expedition. > Mais comme ces yeux d'epervier se languissent du combat ! se dit Tamberly. A sa facon, c'est un homme bon, et tres certainement honorable. Double d'un soldat courageux et d'un tacticien doue, semble-t-il. Ouais, je parierais que c'est sa conduite en temps de guerre qui a conquis le coeur du papa d'Ilaria. Ca laisse esperer un joli butin au cas ou il arriverait a partir pour la Palestine. Et si Lorenzo souhaite courir le guilledou avant la noce, eh bien, n'oublions pas que son mariage est un mariage de convenance, et je parierais qu'Ilaria n'a rien d'une beaute fatale. En plus, si j'en crois les notions que m'a inculquees la Patrouille, le fait que ces gens soient fort devots ne les empeche pas d'avoir des moeurs plutot libres en matiere de sexualite. Les hommes comme les femmes, a condition de proceder dans la discretion. Sans parler des gays, bien que la loi les condamne invariablement a la corde ou au bucher. Ca ne te rappelle rien, jeune Californienne ? > C'est ce qu'il ferait, en effet, a la fin de l'annee. Abstraction faite de ses possessions transalpines, le Saint Empire avait des allies dans toute l'Italie. (A noter que Conrad rencontrerait tellement de problemes avec sa turbulente noblesse qu'il n'aurait jamais le loisir de se faire couronner empereur, mais ce n'etait la qu'un detail.) Lorenzo recruterait sans peine des camarades prets a rallier sa banniere et prendrait sans doute la tete d'une unite. Quand viendrait l'automne 1147, Conrad entamerait sa marche vers le sud en passant par la Hongrie. Lorenzo aurait amplement le temps d'engrosser son Ilaria, qui donnerait naissance a un enfant destine a ne jamais devenir Gregoire IX... > Non, pas la meilleure : la pire. La deuxieme croisade virerait en fait a la farce macabre. La maladie terrasserait encore plus d'Europeens que le combat, et les survivants finiraient par fuir la queue entre les jambes. En 1187, Saladin entrerait en triomphe dans Jerusalem. Mais toutes ces croisades, la premiere, la deuxieme et jusqu'a la septieme, sans parler de celles menees en Europe contre les paiens et les heretiques, n'etaient que des fabrications d'historiens. De temps a autre, un pape ou un quelconque dirigeant exigeait du peuple ou des grands de ce monde des efforts renouveles, et il obtenait parfois une reponse favorable. L'essentiel etait de savoir si un individu donne - idealiste, guerrier, aventurier ou les trois a la fois - pouvait se faire qualifier de croise. Ce mot conferait dans ce monde certains droits et privileges, et dans l'autre la remission de tous les peches. Voila pour l'aspect legal de la chose. Dans la realite, les croises etaient des hommes qui marchaient, chevauchaient, naviguaient, souffraient de la faim et de la soif, festoyaient, guerroyaient, violaient, incendiaient, pillaient, massacraient, torturaient, se retrouvaient malades ou blesses, mouraient dans d'atroces souffrances, devenaient riches a millions, etaient reduits en esclavage, vivotaient en terre etrangere ou bien rentraient piteusement chez eux, et cela plusieurs siecles durant. Pendant ce temps, les ruses Siciliens, Venitiens, Genois et Pisans retiraient de leurs activites des profits fabuleux ; et les rats asiatiques s'introduisaient dans les navires voguant vers l'Europe, ou avec l'aide de leurs puces ils repandaient la Peste noire... Volstrup et Tamberly avaient assimile suffisamment de donnees pour repondre aux questions que leur posait Lorenzo a propos du royaume de Jerusalem. Et ils etaient meme alles y faire un tour. Oui, etre Patrouilleur du temps a ses avantages. Mais, bon sang ! on a interet a s'endurcir vite fait. > Comme il sortait de la chambre en s'inclinant, il lanca une oeillade en direction de Tamberly. Elle laissa passer plusieurs battements de coeur avant de detourner le regard. Manse avait raison : une femme qui sait se debrouiller peut se reveler ici tres utile. Elle est en mesure d'apprendre bien des choses et peut-etre meme de trouver une solution a la crise. Sauf que... suis-je vraiment qualifiee ? Ai-je l'etoffe d'une vamp ? Un domestique plein de deference leur montra ou l'on avait range leurs bagages, leur demanda si tout allait bien et leur precisa qu'on leur apporterait de l'eau chaude dans une bassine de cuivre si le seigneur et la dame le desiraient. La proprete etait de rigueur a cette epoque, ou l'on frequentait les bains publics. Plusieurs siecles s'ecouleraient avant que le genre humain ne se mette a empester, la deforestation ayant rendu le bois de chauffage par trop onereux. Et devant eux se trouvait un lit a deux places. Dans l'auberge de Rome et dans celle ou ils s'etaient arretes en route, hommes et femmes dormaient dans des ailes distinctes, en robe de nuit parmi des inconnus. Volstrup detourna les yeux. Il s'humecta les levres. Apres deux ou trois tentatives ratees, il reussit a articuler : mademoiselle* Tamberly, je n'avais pas prevu... Naturellement, je dormirai par terre, et quand nous ferons notre toilette...>> Elle partit d'un rire enjoue. > Un petit frisson la parcourut : Y parviendrai-je, en sachant que Manse est parti pour un monde inconnu a cent ans en aval ? Puis, dans un tout autre registre : En plus, il faut que je reflechisse serieusement a propos de Lorenzo. 1245 apr. J.C. La plaine d'Apulie s'etendait a perte de vue, hormis a l'ouest ou se dressaient les contreforts des Apennins. Partout ce n'etaient que terres fertiles, avec ca et la les taches blanches des villages, les vergers vert fonce et les champs qui se doraient dans l'attente de la moisson. On remarquait aussi de nombreuses forets et de vastes patures, dont les hautes herbes jaunies par l'ete evoquaient les Grandes Plaines. Si les enfants des villages y menaient les troupeaux, de vaches comme d'oies, leur fonction premiere etait de servir de chasses a l'empereur. Celui-ci chevauchait a la tete de son cortege, en route vers Foggia, celle de ses cites qu'il preferait entre toutes. Le soleil derriere eux projetait dans l'air calme et odorant de longs rayons dores qui paraient le paysage d'ombres indigo. Devant eux etincelaient les murailles, les tourelles, les donjons et les fleches de la cite ; le verre et les dorures renvoyaient sur les cavaliers leurs feux eblouissants. Les cloches sonnaient les vepres dans toute la contree, tantot bruyantes, tantot etouffees par la distance. Everard, qui n'avait pas oublie certain champ de bataille tout proche, fut frappe par ce calme bucolique. Mais les morts de Rignano reposaient depuis cent huit ans. Seuls Karel Novak et lui-meme se rappelaient encore ce jour de souffrance, et ils avaient saute les generations qui le separaient du present. Il s'obligea a revenir au present en question. Ni Frederic (Friedrich, Fridericus, Federico... son nom variait en fonction de celle de ses possessions ou il se trouvait) ni sa suite ne pretaient attention a l'appel a la priere. Les nobles poursuivaient allegrement leurs conversations ; ni eux ni leurs chevaux ne semblaient fatigues par ces heures passees au grand air. Leurs tenues composaient un veritable arc-en-ciel. Ils les avaient ornees de clochettes qui tintaient comme pour tourner en derision les filieres des faucons masques perches sur leurs poignets. Les dames portaient elles aussi un masque, mais c'etait pour proteger leur teint ; il en resultait des jeux galants particulierement piquants. Les domestiques suivaient derriere. Aux pommeaux des selles se trouvaient suspendus les trophees du jour : perdrix, becasses, herons et lievres. Derriere les cavaliers etaient sanglees les bourriches et les couteuses bouteilles du dejeuner sur l'herbe. > demanda l'empereur. Aussi aimable que courtois, il s'exprimait en allemand - plus precisement en bas-francique -, une langue parlee par son invite. Faute de quoi ils auraient du communiquer en latin, le voyageur venu d'Islande n'ayant pu apprendre que des bribes d'italien. Everard se rappela que le terme de > ne designait pas seulement l'ile portant ce nom, mais bien la totalite du royaume que Roger II avait conquis de haute lutte durant le siecle precedent. >, repondit-il. C'etait ainsi qu'il convenait de s'adresser a l'homme le plus puissant d'Occident. -- Ah ! je laisse a ceux qui s'en contentent le soin de pratiquer la venerie >>, railla Frederic. Il avait utilise le mot latin afin de rencherir par un calembour : > Retrouvant son serieux : -- J'ai oui dire que Votre Grace avait ecrit un livre sur le sujet. J'espere bien le lire. -- Je vous en ferai donner un exemplaire. >> Frederic considera le faucon du Groenland perche sur son poignet. -- Votre Grace me fait honneur. Cet oiseau s'est moins bien comporte que d'autres, j'en ai peur. -- Il n'est pas tout a fait dresse, oui. Je me ferai un plaisir de le prendre en main, si le temps me le permet. >> Everard remarqua que, contrairement a un homme du Moyen Age, Frederic ne s'en remettait pas a Dieu. En fait, cet oiseau provenait du ranch de la Patrouille, situe dans l'Amerique du Nord avant l'arrivee des Indiens. Le faucon est un cadeau ideal pour rompre la glace, et ce dans quantite de milieux, a condition que le recipiendaire soit d'un rang assez eleve. Un fauconnier avait pris soin de celui-ci jusqu'a ce qu'un fourgon temporel largue Everard et Novak dans les collines avoisinantes. Il jeta vers l'ouest un coup d'oeil machinal. Jack Hall etait reste en faction dans un vallon inhabite et apparemment peu frequente. Il suffirait d'un appel radio pour le faire accourir. Et peu importe qu'il se materialise devant temoins. La Patrouille ne souhaitait nullement preserver cette histoire, mais bien plutot l'annihiler. A condition que ce soit possible... Oui, il pourrait y parvenir, au prix de quelques actes et de quelques declarations ; mais les consequences en seraient imprevisibles. Mieux valait se montrer prudent. De deux maux, il faut choisir le moindre. Everard avait decide de faire une reconnaissance en l'an 1245. Cette date n'etait pas tout a fait arbitraire. Frederic etait cense mourir cinq ans plus tard - dans le monde perdu. Peut-etre que dans celui-ci, il ne succomberait pas a une infection gastrointestinale causee par un trop grand stress, sonnant ainsi le glas des espoirs des Hohenstaufen. Un eclaireur avait etabli qu'il se trouvait a Foggia cet ete la et que tout allait pour le mieux pour lui, ses grands desseins etant en passe de s'accomplir. Nul besoin d'etre grand clerc pour savoir qu'il serait ravi d'accueillir Munan Eyvindsson. La curiosite de Frederic etait proprement universelle ; elle l'avait conduit a proceder a des vivisections sur les animaux et (a en croire la rumeur) sur les humains. Les Islandais, si lointains, obscurs et miserables fussent-ils, detenaient un heritage unique. (Everard s'etait familiarise avec ce peuple lors d'une mission a l'ere des vikings. Si les Scandinaves de cette epoque-ci etaient christianises, l'Islande cultivait encore un savoir tombe dans l'oubli sur le continent.) Certes, Munan etait un hors-la-loi. Mais cela signifiait ni plus ni moins que ses ennemis avaient manoeuvre pour le faire condamner par l'Althing : toute personne etait libre de le tuer impunement pendant une duree de cinq ans. La republique etait prise dans un veritable maelstrom de querelles opposant les grandes familles ; elle ne tarderait pas a se soumettre a la couronne norvegienne. Comme tous les proscrits pouvant se le permettre, Munan avait quitte l'ile pour la duree de sa sentence. Arrive au Danemark, il avait achete des chevaux et loue les talents d'un serviteur et garde du corps - Karel, un mercenaire bohemien rencontre sur la greve. Tous deux etaient descendus dans le Sud sans se presser ni courir le moindre danger. Frederic avait impose sa paix a l'Empire. Munan comptait bien entendu visiter Rome, mais ce n'etaient pas les lieux saints qui l'interessaient au premier chef ; il souhaitait surtout realiser un reve : rencontrer le souverain que l'on avait surnomme Stupor mundi - >. Son faucon n'etait pas la seule chose qui avait seduit l'empereur. Celui-ci etait bien plus passionne par les sagas qu'il lui recitait, les Eddas et autres chants scaldiques. > exultait-il. Un compliment de poids dans la bouche d'un seigneur dont la cour avait accueilli des lettres venus d'Espagne et de Damas, de l'astrologue Michael Scot au mathematicien Leonardo Fibonacci, celui-la meme qui avait introduit les chiffres arabes en Europe. > Dix jours avaient passe depuis. On entendit soudain une voix fielleuse. > L'homme qui avait prononce ces mots, Pietro delia Vigna, chevauchait a droite de Frederic. Peu soucieux de la mode, ce quadragenaire a la barbe grise etait vetu avec simplicite ; mais on percevait dans ses yeux une intelligence aussi vive que celle de son maitre. Humaniste, latiniste, juriste, conseiller, chancelier depuis peu, il etait bien plus que l'homme de confiance de l'empereur : c'etait son ami intime dans cette cour grouillante de flagorneurs. Surpris, Everard decida de mentir. > Dans son for interieur : Ce type ne m'a pas a la bonne. Qu'est-ce que je lui ai fait ? Il ne craint pas que je devienne le favori de l'empereur a sa place, tout de meme ! > s'exclama Pietro. Everard pesta interieurement. Ce salopard a parle en italien. Et j'ai oublie que je n'etais qu'un etranger fraichement debarque. Il se forca a sourire. > Malicieusement : > Pietro l'en dissuada d'un revers de la main. > Un esprit aussi actif que le sien n'avait pu manquer d'apprendre l'allemand, meme s'il le considerait comme un parler de cochons. Les langues vernaculaires gagnaient du terrain dans les spheres politique et culturelle. -- Je vous prie d'excuser ce malentendu. >> Pietro detourna les yeux et tomba dans un silence maussade. Me soupconne-t-il d'etre un espion ? Au service de qui ? Pour autant que nous le sachions, Frederic n'a plus d'ennemis dignes de ce nom. Oh ! le roi de France n'est pas encore a sa botte... L'empereur s'esclaffa. > Il pouvait se montrer cruel, voire tres cruel, meme avec ses proches. > Les yeux d'Everard se dessillerent. C'est ca ! Pietro s'inquiete a propos de sire Giacomo, qui s'interesse a ma personne d'une facon effectivement un peu appuyee. Si je ne suis pas un des sbires de son rival, pense-t-il probablement, alors celui-ci a peut-etre trouve un moyen de m'utiliser contre lui. Un homme dans sa position doit voir des complots partout. La pitie l'envahit. Quel serait le destin de cet homme dans cette histoire ? Connaitrait-il une > disgrace dans quelques annees, et son seigneur lui ferait-il crever les yeux, ce qui le pousserait a se taper la tete contre le mur de sa cellule jusqu'a ce que mort s'ensuive ? L'avenir l'oublierait-il en faveur de ce Giacomo de Mora, dont le nom n'apparaissait dans aucune des chroniques connues de la Patrouille ? Ouais, quand on approche ces intrigants, on a interet a marcher sur des oeufs. Peut-etre devrais-je eviter la compagnie de Giacomo. Sauf que... qui serait mieux place pour me donner des indices que le brillant responsable des forces armees et de la diplomatie de Frederic ? Qui d'autre possede une connaissance plus etendue de ce monde ? S'il a choisi de cultiver mon amitie quand il en a le loisir, je dois accepter l'honneur qui m'est fait avec reconnaissance. Bizarre qu'il ait trouve une excuse pour ne pas participer a la chasse d'aujourd'hui... Les sabots des chevaux claquerent sur le sol. On venait d'atteindre la route principale. Frederic talonna sa monture et partit en avant-garde. Ses cheveux auburn flottaient comme une oriflamme sous son bonnet a plume. Les feux du couchant les transformaient en halo. Oui, il serait bientot chauve, oui, il prenait du poids, oui, les rides creusaient son visage glabre. (Un visage de Germain car, entre ses deux grands-peres, il tenait davantage de Frederic Barberousse que de Roger de Sicile.) Mais pourtant, en cet instant, il ressemblait a un dieu. Des paysans travaillant dans un champ tout proche s'inclinerent gauchement sur son passage. Un moine marchant vers la ville en fit autant. Ce n'etait pas la seule deference qui les inspirait. Meme dans l'histoire telle que la connaissait Everard, ce souverain jouissait d'une aura confinant au surnaturel. En depit du conflit l'opposant a l'Eglise, nombre de chretiens - en particulier les franciscains - voyaient en lui une figure mystique, un redempteur double d'un reformateur du monde materiel, un envoye du Ciel. D'autres le consideraient comme l'Antechrist. Mais de telles polemiques appartenaient au passe. Dans ce monde, la lutte du Sacerdoce et de l'Empire avait pris fin, et c'etait l'Empire qui avait gagne. Les chasseurs approcherent la cite au petit galop. La porte principale ne serait fermee qu'une heure apres le coucher du soleil. C'etait la une precaution inutile, mais ainsi le voulait l'empereur dans toutes ses cites, dans toutes ses terres. La circulation devait se faire a certaines heures, le commerce s'effectuer selon certaines regles. Cette porte-ci n'avait pas la grace exuberante de celle de Palerme, ou Frederic avait passe son enfance. A l'image des edifices dont il avait ordonne l'erection, elle etait massive et carree. Au-dessus d'elle, une banniere flottait sous la brise vesperale, frappee d'un aigle sur champ dore, l'embleme de la dynastie des Hohenstaufen. Pour la enieme fois depuis son arrivee, Everard se demanda si son histoire avait connu semblable evolution. Rares etaient les ruines subsistant encore dans son XXe siecle, et les survivants de la Patrouille avaient plus important a faire que de s'interesser au developpement de l'architecture. Peut-etre que ceci ne differait guere de la Foggia medievale >. Ou peut-etre pas. Bien des choses allaient dependre du moment exact ou l'histoire divergerait. Pour etre precis, elle a diverge il y a un peu plus de cent ans, lorsque le futur pape Gregoire IX a oublie de naitre - a moins qu'il ne soit mort jeune, ou qu'il ne soit jamais entre dans les ordres, peu importe. Mais les alterations temporelles ne se propagent pas a la maniere d'un front d'onde. Elles resultent d'interactions infiniment complexes entre les fonctions quantiques, un processus qui me passe completement au-dessus de la tete. La moindre alteration peut theoriquement annihiler tout un avenir, a condition que l'evenement considere soit crucial. Toujours en theorie, il existe nombre d'alterations ; mais leur effet ne se fait presque jamais sentir. Tout se passe comme si le flot du temps se protegeait lui-meme, contournant les ecueils sans perdre sa forme ni sa direction. Parfois, on observe d'etranges tourbillons... et c'etait l'un de ceux-ci qui menacait de devenir incontrolable... Mais le changement se transmet sous la forme d'une chaine de causalite. Qui, hormis les gens du voisinage, serait informe des fortunes ou des infortunes de telle famille d'Anagni ? Il faudrait des annees pour que se propagent les consequences d'une divergence. Pendant ce temps, le reste du monde poursuivait son cours normal. C'est ainsi que Constance, la fille du roi Roger II, vit le jour peu apres la mort de son pere. Elle avait trente ans sonnes lorsqu'elle epousa le deuxieme fils de Frederic Barberousse, et neuf ans avaient passe lorsque, en 1194, elle lui donna un fils baptise Frederic. Son epoux, couronne empereur sous le nom de Henri VI, mourut peu apres la naissance de son heritier. Mais il etait devenu roi de Sicile par son mariage, et le jeune Frederic herita de ce superbe royaume hybride. Place sous la tutelle du pape Innocent III, il grandit au sein du tumulte et des complots de toute sorte et, en 1211, son tuteur arrangea son premier mariage et encouragea une coalition germanique a le couronner roi, car l'empereur Othon IV avait envers l'Eglise une conduite intolerable. En 1220, la cause de Frederic triomphait dans toute l'Europe et le nouveau pape, Honorius III, le consacrait souverain du Saint Empire romain. Mais les relations entre l'Eglise et l'empereur ne cesserent de se deteriorer. Frederic negligea ou renia toutes les promesses faites a la papaute, hormis celle de persecuter les heretiques. Le plus grave, c'est qu'il remettait sans cesse son depart pour les croisades afin de se consacrer a la consolidation de sa puissance et a la repression de diverses revoltes. Honorius mourut en 1227... Ouais. Pour autant que nous puissions nous en assurer vu nos ressources limitees, les choses ont plus ou moins suivi leur cours jusqu'a ce moment-la. Devenu veuf, Frederic a epouse en 1225 Yolande de Brienne, la fille du roi de Jerusalem ou pretendu tel, comme il etait cense le faire. Une manoeuvre preliminaire a la reconquete de cette terre tombee aux mains des paiens. Sauf qu'il repoussait toujours son depart pour le Levant, preferant asseoir par la force son autorite sur la Lombardie. Et le pape est mort en 1227. Et ce n'est pas Gregoire IX mais Celestin IV qui lui a succede, et le monde ressemblait de moins en moins a ce qu'il aurait du etre. > rugirent les sentinelles. Elles leverent leurs piques bien haut. L'espace d'un instant, les chasseurs perdirent leurs couleurs vives dans l'ombre du passage. Les echos des sabots de leurs chevaux roulaient sur les pierres. Puis ils entrerent dans la lice, le vaste espace pave separant les fortifications des batiments de la cite. Everard entrevit les tours de la cathedrale par-dela les toits. Decoupees en silhouette sur le ciel oriental, elles paraissaient fort sombres, comme si la nuit tombait deja sur elles. Un homme bien mis et un domestique attendaient les nouveaux venus. A en juger par la nervosite de leurs chevaux, cela faisait un bon moment qu'ils se trouvaient la. Everard reconnut un courtisan, qui se rapprocha de l'empereur et le salua. -- Par l'enfer ! s'exclama Frederic. Cela signifie qu'ils arriveront demain. Je connais les cavaliers arabes. >> Il parcourut les chasseurs du regard. > Pietro delia Vigna haussa les sourcils. -- Raison de plus pour que je l'aide a retrouver sa puissance, car j'ai besoin d'un allie sur ce flanc-la, repliqua l'empereur. Venez ! >> Il s'en fut en compagnie du chancelier et du courtisan. Decus, les chasseurs se disperserent par groupes de deux ou trois en s'interrogeant sur la signification de cette nouvelle. Ceux qui demeuraient au palais suivirent leur souverain a une allure plus mesuree. C'est ce qu'Everard ferait en temps voulu. Mais il decida de prendre le chemin des ecoliers afin de reflechir en paix. La signification de cette nouvelle... Hum. Peut-etre que Fred ou son successeur reussiront a transformer le Proche-Orient en rempart contre les invasions mongoles. Ce qui chamboulerait toute l'histoire a venir ! Le Patrouilleur se remit a mediter sur le passe proche, mais c'etait cette fois le passe de ce monde qui n'aurait pas du exister, dans la mesure ou il avait pu le reconstituer avec l'aide de quelques assistants. Frele et de sante delicate, le pape Celestin n'avait pas l'energie d'un Gregoire, et il n'avait pas ose excommunier Frederic lorsque celui-ci avait de nouveau refuse de prendre la croix. Tout comme dans le monde d'Everard, l'empereur avait neanmoins fini par partir pour Jerusalem, reconquerant la Ville sainte non par les armes mais par la negociation. Dans cette histoire-ci, il n'avait pas eu besoin de s'en couronner roi : c'est l'Eglise qui lui avait accorde ce titre, le dotant d'un moyen de pression qu'il avait exploite avec habilete. Apres avoir elimine ses rivaux, tel Jean d'Ibelin, le regent de Chypre, il avait cimente son entente avec les dirigeants musulmans d'Egypte, de Damas et d'Iconium. L'existence d'un tel reseau d'alliances dans la region interdisait desormais aux Byzantins de renverser leurs souverains latins si detestes - lesquels se voyaient de plus en plus contraints d'obeir au souverain du Saint Empire romain. Pendant ce temps, en Germanie, Henri, son heritier presomptif, entrait en rebellion ; dans ce monde comme dans l'autre, le pere eut tot fait de mater le fils, qui passa en prison le reste de sa courte vie. De meme, la pauvre reine Yolande mourut fort jeune et le coeur brise. Mais comme Gregoire etait absent du tableau, il n'etait pas la pour arranger le remariage de l'empereur, qui epousa une princesse d'Aragon et non Isabelle d'Angleterre. La rupture avec Celestin survint lorsque le roi, enfin libre de se consacrer aux taches qui lui tenaient a coeur, envahit la Lombardie a la tete de son armee et la soumit a sa volonte. Puis, au mepris de tous ses serments, il s'empara de la Sardaigne et maria son fils Enzio a la reine de l'ile. Constatant que ses Etats etaient desormais pris en etau, le souverain pontife, si faible fut-il, n'eut pas d'autre choix que d'excommunier l'empereur. Mais cela le laissa totalement indifferent, ainsi que ses feaux, et, durant les annees qui suivirent, ils conquirent la totalite de l'Italie. C'est ainsi qu'il put depecher une puissante armee contre les Mongols quand ceux-ci envahirent l'Europe et leur infliger une serie de cuisantes defaites en 1241. Lorsque Celestin deceda la meme annee, le > n'eut aucun mal a installer sur le trone de saint Pierre un homme tout devoue a sa cause, qui prit le nom de Lucius IV. Il avait annexe les contrees de Pologne ou son armee avait affronte les Mongols. Avec son appui, les Chevaliers teutoniques, devenus ses vassaux, etaient sur le point de conquerir la Lituanie. En Hongrie se deroulaient des negociations en vue d'un mariage dynastique... En ensuite ? A qui le tour ? > Everard tira sur les renes de sa monture. Perdu dans ses pensees, il avait failli pietiner un passant alors qu'il traversait une ruelle plongee dans la penombre. > Il n'hesita pas a s'exprimer en italien. Simple question de politesse. > Se drapant dans sa robe maculee de boue, l'homme s'eloigna a reculons, l'echine courbee. Everard apercut une barbe, une calotte, une rouelle. Oui, c'etait un juif. Un decret de Frederic leur faisait obligation de porter des vetements distinctifs, la barbe pour les hommes, plus d'autres mesures discriminatoires. Comme il n'avait blesse personne, Everard fit taire sa conscience et poursuivit sa route, restant conforme a son personnage. La ruelle donnait sur une place, deserte vu l'heure tardive. A cette epoque, les gens restaient chez eux a la tombee du soir, soit parce qu'un couvre-feu l'exigeait, soit parce qu'ils preferaient ne pas sortir. Si les coupe-jarrets etaient rares - les gardes et les bourreaux de l'empereur y veillaient -, les venelles obscures et jonchees de crottin n'etaient guere propices a la promenade. Au milieu de la place se dressait un bucher calcine en attente de demantelement, dont on avait a peine balaye les cendres. Everard avait oui dire qu'une femme venait d'etre condamnee pour manicheisme. Apparemment, c'etait aujourd'hui qu'on l'avait brulee. Il serra les dents et alla de l'avant. Frederic n'est pas vraiment un etre malefique, comme Hitler en son temps. Pas plus qu'un idealiste pervers, ni meme un politicien souhaitant entrer dans les bonnes graces de l'Eglise. Il brule les heretiques pour la meme raison qui le pousse a incendier les cites rebelles et a massacrer leurs habitants... et aussi a opprimer non seulement les juifs et les musulmans, mais aussi les saltimbanques, les putains et tous les entrepreneurs independants : pour les soumettre a sa volonte. Ceux qui obeissent a celle-ci n'ont aucune raison de se plaindre. En preparant cette mission, j'ai lu a plusieurs reprises que des historiens le consideraient comme le fondateur du premier Etat moderne (en Europe de l'Ouest tout du moins ; et depuis la chute de Rome, pour etre precis) : bureaucratie, reglementation, police de la pensee et concentration de l'autorite au sommet. Que ce bel edifice se soit effondre apres sa mort dans l'histoire qui est la mienne, je ne peux pas dire que je le regrette ! Mais sur cette histoire-ci, il avait visiblement perdure. Everard avait vu le resultat sept siecles plus tard. (He, Wanda ! Comment tu t'en sors il y a cent ans, ma fille ?) L'Empire poursuivrait son expansion au fil des generations jusqu'a englober et remodeler l'Europe tout entiere, ce qui l'amenerait a avoir sur l'Orient un impact indeniable. Le deroulement exact de cette expansion importait peu. Il supposait que l'Angleterre et l'Empire s'etaient partage la France, apres quoi l'Empire avait absorbe les iles Britanniques et la peninsule Iberique, allant jusqu'a mordre sur les territoires russes. Ses vaisseaux atteindraient un jour l'Amerique, mais bien apres 1492 ; et dans cette histoire-ci, on ne trouvait ni Renaissance ni revolution scientifique. Les colonies entameraient une vigoureuse expansion vers l'Ouest. Mais, pendant ce temps, la pourriture seche qui est la plaie de tous les empires rongerait jusqu'au coeur de celui-ci. Quant a l'Eglise, eh bien, elle ne connaitrait pas la mort, ni meme la Reforme, mais elle se reduirait a une succursale de l'Etat, dont elle partagerait probablement l'agonie. A moins qu'une Patrouille bien eprouvee ne puisse etouffer dans l'oeuf cette destinee, sans en engendrer une autre plus calamiteuse encore. Arrive devant les ecuries du palais, Everard mit pied a terre et confia son cheval a un palefrenier. Pareil a une cite fortifiee enchassee dans la ville, l'edifice dressait sa masse imposante. La fauconnerie se trouvait a l'interieur, mais vu qu'il etait considere (a tort) comme un chasseur inexperimente, on ne lui avait confie aucun oiseau. La cour etait pleine de monde. Pour l'eviter, il prit un chemin detourne afin de gagner la porte de service. Les gardes, dont les armes luisaient d'un eclat terne a la lumiere vesperale, le reconnurent et le saluerent d'un air enjoue. C'etaient de braves types, quels que fussent leurs crimes passes. La guerre engendre les memes exces a toutes les epoques. Everard lui aussi avait ete soldat. Les gravillons de l'allee crissaient doucement sous ses bottes. Les parfums du jardin qu'il traversait lui chatouillerent les narines. Il entendit les friselis d'une fontaine. Et la melodie d'un luth, tout aussi cristalline. Dissimule a ses yeux par les tonnelles et les buissons, un homme entonna une chanson. Sans doute une jeune fille l'ecoutait-elle, car c'etait une chanson d'amour. Il s'exprimait dans un dialecte de l'Allemagne du Sud. Les troubadours avaient disparu en meme temps que la civilisation provencale, detruite par la croisade contre les albigeois, mais bien des menestrels franchissaient les Alpes pour se presenter a la cour de Frederic. Le palais apparut devant lui. Son austerite medievale etait adoucie par les ailes de construction plus recente. Nombre de fenetres brillaient a leurs murs. Fort different de l'eclat des ampoules electriques derriere le verre pur - cette civilisation risquait de ne jamais connaitre de tels progres -, c'etait le halo ambre des lampes a huile qui percait derriere le verre plombe. Lorsque Everard entra dans le batiment, il deboucha sur un couloir eclaire par des appliques murales. Personne en vue. Les domestiques prenaient un leger souper dans leurs quartiers avant de preparer les chambres pour la nuit. (Le principal repas de la journee avait lieu en debut d'apres-midi. Frederic et sa cour ne mangeaient qu'une fois par jour.) Everard s'engagea dans un escalier. L'empereur lui faisait certes l'honneur de l'heberger dans son palais, mais il n'avait droit qu'a une chambre retiree, qu'il partageait avec son valet. Il ouvrit la porte et entra. Dans la petite piece, un lit a deux places, deux tabourets, un coffre et un pot de chambre se disputaient l'espace disponible. Novak se leva et se mit au garde-a-vous. > Le Tcheque parut fremir des pieds a la tete. -- Un instant. >> Chacun d'eux contactait Jack Hall au moins une fois toutes les vingt-quatre heures, afin que le Patrouilleur en poste pres du scooter sache que tout allait bien. Pour Everard, c'etait la premiere fois de la journee qu'il pouvait le faire sans risquer d'etre surpris. Novak avait deja attire l'attention des curieux alors qu'il se croyait seul et appelait son camarade, mais les choses s'etaient arretees la. Il lui etait facile de pretexter un quelconque rite religieux peu connu, car il en existait des centaines. Everard attrapa le medaillon pendu a son cou sous sa tunique, le porta a ses levres et pressa le bouton d'activation. > Il devait etre penible de rester en faction dans les collines, mais la vie de cow-boy avait enseigne la patience a Jack Hall. Comment un appareil aussi minuscule pouvait-il emettre un signal aussi puissant, Everard n'en avait pas la moindre idee. Sans doute un effet quantique, supposait-il. Il l'eteignit pour preserver la batterie et le remit en place sur son torse. -- Oui, monsieur. >> Novak avait des fourmis dans les jambes. Il ouvrit le coffre et en sortit une miche de pain, un morceau de fromage, une saucisse et un flacon en terre cuite. Assoiffe comme il l'etait, Everard but a meme le goulot sans prendre le temps de reflechir. tu parles, rala-t-il. Vous n'avez pas trouve de biere ? -- Je croyais que vous l'aviez constate par vous meme, monsieur, repondit Novak. Meme a cette epoque, les Italiens sont incapables de brasser une biere correcte. Et n'oubliez pas que nous n'avons pas de frigo. >> Il sortit son couteau et se mit a trancher le pain a meme le couvercle du coffre. -- Amusante, quoique un rien tendue... et aussi edifiante. >> Rictus d'Everard. > Il s'assit. -- Au contraire, monsieur >>, repondit Novak en levant les yeux. Son large visage se crispa, sa voix se noua. -- Hein ? Accouchez ! -- J'ai passe plus d'une heure a discuter avec sire Giacomo de Mora. >> Everard laissa echapper un sifflement. > Novak semblait ravi de pouvoir travailler avec ses mains. > Everard se mordit la levre. Il sentit son pouls s'accelerer. -- J'ai reagi comme vous, monsieur. >> Novak posa son couteau d'un geste vif et acheva de confectionner le sandwich demande. > Il se redressa. Reprenant a un debit moins precipite : > Il tendit le sandwich a Everard, qui le prit machinalement. >, dit-il en sentant une sueur glacee lui picoter le cuir chevelu. Novak se remit au garde-a-vous. > Everard fixa le mur devant lui. -- Je ne comprends pas. C'est comme s'il nous avait jete un charme, non ? >> Novak frissonna. -- Non, repondit Everard d'une voix atone. Il n'y a aucun risque. Mais ce n'est pas non plus une coincidence. Le hasard aveugle, dissimule sous cette fine pellicule que nous appelons la realite...>> Il deglutit. > Il se leva. -- Alors, nous devons la rejoindre >>, repliqua Novak d'un air hesitant. Apparemment, il venait seulement de prendre la mesure de sa decouverte. > La porte s'ouvrit soudain. Le coeur d'Everard fit un bond dans sa poitrine. Novak laissa echapper un souffle sibilant. L'homme qui leur faisait face etait un chevalier age d'une quarantaine d'annees, au visage en lame de couteau, aux cheveux noirs grisonnant sur les tempes. Son corps athletique etait pare pour l'action : pourpoint de cuir, chausses moulantes, epee nue a la main. Derriere lui, quatre hommes d'armes avec fauchon[26]s et hallebardes. Uh-oh, fit mentalement Everard. Fini de rire. > Il se rappela juste a temps de s'exprimer en allemand. -- Plus un geste ! >> ordonna le chevalier dans la meme langue, qu'il parlait couramment. Sa lame s'eleva, prete a frapper d'estoc comme de taille. > Evidemment, nous avons confie nos armes a l'armurier du palais. Nous ne disposons que de nos couteaux. Et de notre astuce. -- Silence ! Tendez les mains devant vous. Sortez dans le couloir. >> Ou les hommes d'armes auraient la place de manoeuvrer. La pointe d'une hallebarde menacait la gorge d'Everard. Elle le tuerait aussi surement qu'un coup de pistolet, et avec beaucoup moins de bruit. Giacomo recula de quelques pas. > Sa voix, quoique posee, resonnait avec force entre les murs de pierre. > S'adressant aux captifs : -- Nos communicateurs, murmura Novak en temporel. Hall ne pourra jamais nous rejoindre, ni meme nous localiser. -- Cessez ces conciliabules dans votre langue occulte ! >> ordonna Giacomo. Se fendant d'un rictus qui trahissait peut-etre sa peur : -- Ce sont de simples reliques, dit Everard en desespoir de cause. Nous confisqueriez-vous des objets sacres ? Prenez garde a la colere de Dieu, sire. -- Sacres pour des heretiques, voire des sorciers ! retorqua Giacomo. Je vous ai surveilles de pres, de plus pres que vous ne le pensiez. On vous a vus marmonner des choses a ces medaillons, sur un ton qui n'etait pas celui de la priere. Quel demon tentiez-vous d'invoquer ? -- C'est une coutume islandaise. >> Everard sentit une main se poser sur son cou. Le medaillon glissa sur sa gorge, la chaine fut passee autour de son crane. Le garde s'empara aussi de son couteau, puis recula. -- De quel droit violez-vous l'hospitalite que nous a accordee l'empereur ? demanda Everard. -- Vous etes des espions, et peut-etre des sorciers. Vous avez menti sur vos origines. >> Giacomo leva sa main libre. > Mais il repartit aussitot a l'offensive, sans doute desireux de briser d'emblee la resistance de l'ennemi. > Petit rire triomphant. pretend savoir. Vous avez debarque au Danemark, dites-vous, et c'est la que vous l'avez trouve, car il y sejournait depuis quelque temps. Mais il m'a parle d'une querelle entre le roi et son frere, entre le roi et les eveques. -- O mon Dieu ! gemit Novak en temporel. Quand j'ai vu ou il voulait en venir, j'ai tente de feindre l'ignorance, mais...>> Avant que Giacomo ait pu lui ordonner de se taire, il se ressaisit et demanda en allemand : -- Un mercenaire est bien place pour savoir si une guerre se prepare. >> Il nous reste si peu de Patrouilleurs, se lamenta Everard dans son for interieur. Nous ne pouvions pas penser a tout. On a inculque a Karel des connaissances sommaires sur l'histoire danoise de cette epoque, mais il s'agissait de notre histoire, qui a vu les fils de Valdemar II se quereller et le roi Eric IV taxer les eglises pour financer la guerre civile, ce qui lui a valu la haine des eveques. Alors que dans ce monde-ci... ouais, j'imagine qu'a cause de Frederic, qui a renforce la puissance de la Germanie, les Danois sont restes allies pour mieux lui resister. Novak avait les larmes aux yeux. -- Ce n'est pas votre faute >>, marmonna Everard. Tu t'es fait pieger par plus malin que toi, rien de plus. Apres tout, on ne t'a ni recrute ni forme pour le travail de renseignement. > Toi, tu penses plutot a Pietro delia Vigna, se dit Everard. Le plus acharne de tes rivaux. Ouais, Giacomo serait ravi de mettre Pietro en difficulte. Et peut-etre que sa paranoia est justifiee. Apres tout, dans mon histoire, Frederic a fini par accuser Pietro de l'avoir trahi. Une nouvelle idee lui glaca les sangs : Giacomo, le descendant de Lorenzo. C'est comme si ce continuum tordu defendait son existence - en exercant sur nous la vengeance d'outre-tombe de celui qui l'a engendre. Il fixa les yeux de Giacomo et y lut la mort. > Everard courba l'echine. > Ca ne servirait pas a grand-chose, hormis nous valoir des supplices supplementaires. Et ensuite ? La corde, le billot ou le bucher ? Giacomo se retourna pour se diriger vers l'escalier. Everard le suivit d'un pas trainant, a cote d'un Novak a la demarche plus assuree. Ils etaient flanques des deux gardes armes de fauchons, les deux hallebardiers fermant la marche. Everard leva soudain le bras droit. Le tranchant de sa main frappa le garde a la gorge. Il pivota aussitot sur ses talons. Le hallebardier qui marchait derriere lui poussa un cri et abaissa son arme. Everard amortit le coup avec le bras, ce qui lui valut un bel hematome. Mais il s'etait rapproche de l'homme. Il lui ecrasa le nez de la paume de sa main. Os et cartilage craquerent, se logeant dans la cervelle. L'effet de surprise, ajoute a une maitrise d'arts martiaux encore inconnus, meme en Asie... Cela ne suffisait pas, helas. Deux hommes d'armes sur le carreau, assommes, mourants ou morts. En restaient deux, plus Giacomo qui s'etait mis hors de portee. Novak s'empara du fauchon, Everard tenta de ramasser la hallebarde. Celle du second garde faillit lui trancher la main. Il s'ecarta d'un bond. L'acier heurta la pierre dans une gerbe d'etincelles. > Et tant pis pour la discretion. Deux etrangers, roturiers de surcroit, avaient frappe des soldats de l'empereur. Les deux autres gardes firent echo a ses cris. Everard et Novak foncerent vers l'escalier. Giacomo s'ecarta en hate. Dans le couloir, des hommes et des femmes convergeaient sur eux de toutes parts. -- Fuyez, dit Novak d'une voix rauque. Je vais les occuper. >> Ils se trouvaient en haut des marches. Le Tcheque fit halte, se retourna, brandit son epee. -- Vous subirez le meme sort si vous ne prenez pas vos jambes a votre cou, espece d'idiot. Vous savez comment mettre fin a ce monde de damnes. Pas moi. >> La sueur coulait sur ses joues, plaquait ses cheveux a son crane, mais il souriait. -- Quelle difference avec une mort ordinaire ? Fuyez, vous dis-je ! >> Novak se tendit. Il agita son epee. Giacomo haranguait les hommes qui rejoignaient la scene. On avait du entendre quelque chose a l'etage inferieur. Peut-etre allaient-ils hesiter une ou deux minutes, mais pas davantage. >, hoqueta Everard, qui devala les marches quatre a quatre. Je ne l'abandonne pas, tenta-t-il de se persuader. Il a raison : chacun de nous a un devoir bien precis, et le mien me commande de transmettre sa decouverte a la Patrouille et ensuite de l'exploiter. Puis il prit conscience d'une chose : Non ! On aurait du y penser des le debut, mais la facon dont les choses se sont precipitees... Une fois que j'aurai rejoint Jack, on devrait arriver a secourir Karel. A condition qu'il ne se fasse pas tuer dans les cinq minutes qui viennent. Je ne peux pas reapparaitre plus tot, de peur de compromettre ma propre fuite, et j'ai vraiment un devoir a accomplir, bon sang ! Tiens bon, Karel ! La porte de service, le jardin. Au-dessus de lui, le vacarme. Il passa devant un jeune couple dans l'obscurite, peut-etre le menestrel et sa belle. > Premiere chose a faire : accroitre la confusion. Il ralentit l'allure alors qu'il approchait de la porte. Les sentinelles n'avaient encore rien entendu. Il espera qu'elles n'allaient pas remarquer qu'il transpirait. >, leur dit-il, et il s'eloigna d'un pas nonchalant, comme s'il se rendait a une fete ou portait un message. Une fois hors de vue, il s'enfonca dans le dedale des ruelles. Le soir tombait. Avec un peu de chance, il atteindrait les portes de la cite avant l'heure de leur fermeture et trouverait un boniment a servir aux gardes afin de pouvoir sortir. S'il n'etait guere malin par nature, il avait appris son content de ruses, contrairement a ce pauvre Karel. Le matin venu, on le traquerait dans toute la contree. Il aurait besoin de tout son savoir de coureur des bois, et d'un repit de deux ou trois jours, pour ne pas se faire prendre et atteindre le vallon ou l'attendait Jack Hall - probablement a demi mort d'inquietude. Apres, se dit-il, ca va commencer a bouger pour de bon. 1146 apr. J.C. I. -- Salut, Wanda. -- Manse ! C'est toi ? Comment ca va ? Comment ca s'est passe ? Oh ! comme je suis contente d'entendre ta voix ! -- Pareil, ma cherie. Je suis aupres d'Agop Mikelian, ton contact. Tu as quelques minutes a me consacrer ? -- Oui, je crois. Attends, je verrouille la porte par acquit de conscience... Ecoute, Manse, on a decouvert que Lorenzo de Conti etait toujours vivant et sur le point d'epouser... -- Je sais. Et j'ai confirme en aval que c'etait lui le pivot sur lequel l'histoire tourne, a tourne et tournera encore, a moins que nous n'y mettions un terme. Cette decouverte a failli couter la vie a Karel Novak. -- Oh ! non ! -- Il a tenu a proteger ma fuite. Mais une fois que j'ai rejoint Jack, nous avons fait un petit saut en amont pour l'arracher aux gardes qui menacaient de l'occire. Rien ne nous obligeait a menager cette histoire. -- Si j'en crois le ton de ta voix... tu as failli y passer, toi aussi, n'est-ce pas, Manse ? -- Peu importe. Je suis indemne, si c'est ca qui t'inquiete. Les details peuvent attendre. Tu as du nouveau a nous apprendre ? -- Eh bien... euh... hier, Bartolommeo Conti de Segni a rejoint les invites a la noce. -- Pardon ? -- Tu ne l'as pas oublie, quand meme ? C'est toi qui m'as parle de lui. C'est un cousin ou quelque chose comme ca. Un jeune celibataire. De fort mechante humeur. J'ai l'impression qu'il esperait epouser la fameuse Ilaria. Sa famille aurait tire un grand profit de cette alliance. -- Ca colle. C'est surement lui qui l'a epousee dans notre histoire, et leur fils n'est autre que le pape Gregoire. Ce qu'il faut faire maintenant, c'est eliminer Lorenzo de l'equation. Et vite. Le mariage est prevu pour la semaine prochaine, je crois bien... Wanda ? Wanda ? -- Oui. Euh... Manse, tu n'envisages quand meme pas de... de le tuer ? -- Je n'aime pas ca, moi non plus. Mais avons-nous vraiment le choix ? Ca peut etre rapide et indolore, et ne laisser aucune trace ; une decharge neurale qui declenche un arret cardiaque, comme si on eteignait la lumiere. Tout le monde croira a une mort naturelle. On le pleurera, mais la vie continuera. La vie des notres, Wanda. -- Non. L'empecher de se marier, d'accord. On devrait pouvoir y arriver. Mais l'assassiner ? Je... je n'arrive pas a croire que tu envisages une chose pareille. -- Crois bien que je le regrette. -- Alors trouve une autre solution, bon sang ! -- Ecoute, Wanda. Il est trop dangereux. Ce n'est pas de sa faute, mais j'ai decouvert a la cour de Frederic que c'etait lui le point focal de... du chaos. Il y a tellement de lignes de vie qui dependent de lui que... que meme son arriere-petit-fils a failli faire echouer notre mission. Seule l'intervention de Karel l'en a empeche. Lorenzo doit etre elimine, point final. -- C'est toi qui vas m'ecouter, Manson Everard. Si tu veux le kidnapper ou quelque chose comme ca, d'accord... -- Quelles seraient les consequences de sa disparition ? Je te le repete : l'avenir tout entier depend de ce qui va se passer a Anagni ce mois-ci. Depend de ce qu'il va faire, devrais-je dire. Comme j'ignorais son importance, je ne l'ai pas tue a Rignano, et regarde ce qui en a decoule. Nous n'avons plus le droit de courir des risques inutiles. Je l'aime bien, moi aussi, rappelle-toi. L'idee de le tuer me fait horreur. -- Tais-toi. Laisse-moi finir. Vu la position qui est la mienne, je peux t'aider a regler le probleme en finesse. Sans moi, jamais tu ne t'en tireras. Et sois sur d'une chose : jamais je n'accepterai d'etre la complice d'un meurtre. Il... nous ne pouvons pas faire ca. -- He ! Wanda, ne pleure pas... -- Je ne pleure pas, bon sang ! Je... je... Okay, Ev... Everard. C'est a prendre ou a laisser. File-moi un blame pour insubordination si ca te chante. Quel que soit mon chatiment, je devrais disposer de pas mal d'annees pour cultiver le mepris que tu m'inspires. -- Manse ? Tu... tu es la ? -- Ouais. Je reflechissais. Ecoute, je ne suis pas une mauviette, j'ai les epaules assez larges pour soulever mon fardeau de culpabilite. Mais veux-tu me croire si je te dis qu'il m'aurait ete plus facile de mourir aux cotes de Karel ? Si nous trouvons un moyen de regler le probleme sans engendrer une troisieme realite aberrante, eh bien, je t'en serai redevable maintenant et a jamais, dans les siecles des siecles. -- Manse, Manse ! Je savais que tu serais d'accord ! -- Du calme, ma douce. Je ne te promets rien, excepte de faire tout mon possible. On va voir ce qu'on peut trouver. Des suggestions ? -- Je vais y reflechir. Euh... il faut savoir ce qui pourrait le faire changer d'avis, c'est ca ? Donc, se faire une idee de sa psychologie. Une question d'intuition. Mais je commence a bien le connaitre. -- Ah bon ? -- Oui. Il me drague comme une bete. Jamais ma vertu n'a ete aussi menacee. -- Hein ? -- Tu vois, c'est pour ca que je ne peux pas accepter que... Si ce n'etait qu'un cliche ambulant, je me laisserais tenter. Mais il est reel. C'est un homme honnete, courageux, loyal, meme si ses pre-requis sont totalement dingues ; il n'est guere evolue selon nos criteres, mais jamais je n'ai rencontre un homme aussi vivant. -- Eh bien, voyons comment exploiter au mieux toutes ses qualites, et nous retrouver tous les deux le plus vite possible. -- Manse ! Est-ce que par hasard tu serais jaloux ? >> II. Maitre Emilius van Waterloo declara qu'il se sentait barbouille et preferait garder le lit. Il tenait a etre en etat d'assister a la ceremonie nuptiale et aux festivites, dans trois jours de cela. Sire Lorenzo trouva son epouse Walpurgis en larmes dans le solarium. -- Que Dieu vous entende ! soupira-t-elle. Mais... pardonnez mon audace... j'avais tellement envie de visiter la contree comme vous nous y aviez invites. -- Je comprends. >> Il la devora des yeux. Sa robe au tissu grossier ne parvenait a dissimuler ni ses galbes ni sa souplesse. Sous sa coiffe percaient des meches blondes comme les bles. > Elle le gratifia d'un regard implorant. > Il sourit. -- Helas ! ne vous engagez point a tenir de vaines promesses. Vous devez vous marier et songer avant tout a votre devoir, alors que nous... nous ne pouvons deranger votre pere trop longtemps. Des que les noces auront ete celebrees, nous repartirons vers notre pays. >> Tamberly baissa les yeux. -- Hum, hum ! >> Il s'eclaircit la gorge. -- Oh ! vous... Vous me bouleversez, messire. >> Je n'en fais pas un peu trop, la ? Comment le saurais-je ? Ca n'a pas l'air de lui deplaire. > Lorenzo se fendit d'une reverence. > Ils deviserent gaiement jusqu'a la tombee du soir. Elle n'avait guere de peine a lui parler, bien qu'il lui posat quantite de questions sur sa pretendue patrie et sur les contrees qu'elle avait visitees. A l'instar de tous les hommes, il arrivait a parler de lui-meme sans qu'on ait besoin de l'y encourager. Mais contrairement aux autres, il le faisait de facon interessante. Lorsqu'elle regagna enfin ses appartements, elle trouva Volstrup abime dans la contemplation du plafond, qu'une seule chandelle eclairait encore. -- Je m'ennuie comme un rat mort, repliqua-t-il. C'est la premiere fois que je mesure l'invention de l'imprimerie a sa juste valeur. Ah ! si seulement j'avais de quoi lire ! >> Redevenant serieux : > Il se redressa en position assise. > demanda-t-il avec impatience. Elle s'esclaffa. -- Ca m'etonnerait qu'il attende un veto de ma part. De toute evidence, j'ai acquis la reputation d'un epoux... hum... indulgent. >> Le petit homme plissa le front. -- Ce n'est pas ca qui me fait le plus peur. >> Avait-il rougi ? Il n'y avait pas assez de lumiere pour qu'elle en soit sure. Fille de rien, voila ce qu'il pense. Le pauvre. Je me demande s'il a bien vecu notre cohabitation placee sous le signe de la chastete forcee. Enfin, dans un cas comme dans l'autre, on devrait en avoir fini des demain. Tamberly sentit sa peau la picoter. Elle saisit son communicateur pour appeler Everard. Leur conversation fut breve et sans fioritures. Elle s'endormit sans probleme, ce qui n'alla pas sans l'etonner. Et, en depit de reves troublants, elle se reveilla a l'aube dans une forme eblouissante. -- Pardon ? fit Volstrup. -- Rien. Souhaitez-moi bonne chance. >> Lorsqu'elle fut prete a partir, une impulsion la saisit. Elle se pencha sur son compagnon et lui effleura les levres. > Lorenzo l'attendait au rez-de-chaussee, devant la table du petit dejeuner, un repas d'ou le cafe etait helas absent. >, promit-il. Sa voix fremissait d'allegresse. Chacun de ses gestes etait impregne de la grace et de l'extravagance propres aux Italiens. -- Je vous en prie, messire, quelle audace ! >> Une Flamande du Moyen Age est-elle censee s'exprimer comme l'heroine d'un roman victorien ? Enfin, ca n'a pas l'air de le choquer. > Et, a dire vrai, Tamberly avait fait des efforts pour composer sa tenue, nouant les lacets de son corsage avec un peu trop d'insistance et soignant le drape de ses manches, ainsi que l'agencement de ses jupes ; et le bleu etait la couleur qui lui seyait le mieux. Si elle n'etait pas aussi eblouissante que son cavalier - cape ecarlate, tunique verte a broderies dorees, ceinturon de cuir repousse a boucle de bronze, avec fourreau d'epee assorti, chausses de couleur ambree (la couleur de ses yeux) et d'une coupe concue pour faire ressortir le galbe des cuisses et des mollets, poulaines rouge vif -, elle ne passait pas pour autant inapercue. Une bouffee de pitie : Pauvre Ilaria. Une fille douce, timide et quelconque, promise a un mariage de convenance, a un destin de mere et de chatelaine esseulee ; et voila que je debarque pour monopoliser son fiance... Mais cela n'a rien de remarquable a cette epoque ; et peut-etre que je me fais des illusions, mais j'ai l'impression, a en juger par son attitude, que Bartolommeo est amoureux d'elle, ou a tout le moins entiche ; et... et, quoi qu'il arrive, je ne compte pas me rendre complice d'un assassinat. Des chevaux les attendaient devant la porte. Lorenzo avait quelque peu exagere en sous-entendant qu'ils dejeuneraient en tete a tete*. Meme ici, cela aurait risque de faire scandale. Deux domestiques, un homme et une femme, etaient a leur disposition et feraient office de chaperons. Pourtant, Tamberly aurait besoin de se retrouver seule avec le chevalier a un moment donne. S'il ne prenait pas l'initiative, elle devrait le faire et se demandait encore comment se debrouiller. Vu son caractere franc et ouvert, elle n'avait jamais eu besoin de recourir a la seduction. Mais elle ne pensait pas avoir besoin d'aller jusque-la. Toutefois, lorsqu'elle enfourcha sa monture - on n'avait pas encore invente les selles amazones - elle ne fit guere d'effort pour cacher ses jambes gainees de bas. Apres tout, ca ne pouvait pas faire de mal. Les sabots des chevaux claquaient sur le pave. Des qu'ils eurent franchi les portes de la cite, abandonnant sa puanteur, Tamberly retint son souffle. Un torrent de soleil se deversait de l'est. La contree devant eux se partageait entre collines et vallons, ombre et lumiere, et dans les vallees les rivieres tissaient un manteau d'Arlequin fait de champs, de vergers et de vignobles. Les villages etaient pareils a des nids de blancheur. Elle apercut deux chateaux dans le lointain. Et partout alentour, une profusion de fermes, de patures virant au jaune se melant au vert des bosquets, ou l'on apercevait les premieres rousseurs de l'automne. Dans les hauteurs volaient une myriade d'oiseaux assourdissants. L'air frais se rechauffait doucement sans rien perdre de sa purete. > Mais ca me rappelle ma Californie. > Tamberly se rappela une remarque d'Everard, selon laquelle les habitants de cette epoque n'appreciaient guere la nature. Quand viendrait le bas Moyen Age, ils l'auraient suffisamment domestiquee pour ne plus la craindre. Peut-etre que Lorenzo etait en avance sur son temps... Everard... Elle chassa de son esprit son sentiment de culpabilite. Et aussi sa tension. Restons zen. Profite de ce qui t'entoure pendant que ca dure. Que le devoir que tu vas accomplir se contente de t'aiguiser les sens. Apres tout, quel defi ! Lorenzo poussa un cri. Il talonna sa monture et fonca a bride abattue. Tamberly le suivit au galop. C'etait une excellente cavaliere. Mais ils ne tarderent pas a ralentir l'allure, prenant pitie des domestiques qui peinaient a tenir le rythme. Ils echangerent un regard et eclaterent de rire. Les heures suivantes les virent emprunter des sentiers sinueux, dans une douce rumeur ou se melaient leur souffle court, le grincement des lanieres et le cliquetis des harnais, dans un parfum de cuir, de sueur et de foret, au sein de paysages grandioses ou charmants, et, s'ils parlerent peu, Lorenzo se lanca a plusieurs reprises dans des chansons entrainantes : > chantait le rossignol...>> Deux heures environ avaient passe lorsqu'il tira sur ses renes. Le sentier qu'ils suivaient longeait un pre ou coulait un ruisseau. >, dit-il. Tamberly sentit son pouls s'accelerer. -- Je voulais vous epargner les rigueurs de la selle. Je prefere que vous remportiez chez vous des souvenirs de notre belle contree. >> Tamberly fit l'effort de battre des cils. -- Si je me montre a mon avantage, c'est parce que votre compagnie m'inspire fort. >> Il quitta sa selle d'un bond et vint l'aider a mettre pied a terre. Sa main s'attarda sur la sienne. -- Nous sommes aux ordres du jeune maitre >>, dit l'homme. La femme fit une reverence mais ne put s'empecher de glousser. Oui, ils savaient ce que mijotait sire Lorenzo, et ils savaient aussi qu'ils avaient interet a fermer leur clapet. Il tendit le bras a Tamberly. Tous deux s'eloignerent. Elle s'efforca de prendre un ton hesitant. -- Oh ! il etait sans nul doute consacre a un dieu de l'ancien temps, et si ce n'etait pas Apollon, eh bien, c'est fort dommage. C'est le nom que lui donnent les jeunes gens de nos jours, car on y trouve soleil et vie, beaute et bonheur. Nous devrions l'avoir pour nous tout seuls. Le prochain visiteur y trouvera surement une nouvelle magie. >> Il continua sa tirade tout en marchant. Elle avait entendu bien pire. Par ailleurs, il etait suffisamment intelligent pour se taire de temps a autre et lui laisser apprecier l'indeniable charme du sentier. Celui-ci etait fort etroit, ce qui les obligeait a se coller l'un a l'autre, et remontait le cours du ruisseau vers le sommet d'une colline. Le feuillage des arbres formait au-dessus d'eux comme un plafond a dorures. Les rayons du soleil semaient des taches de lumiere sur les ombres. Si les oiseaux etaient rares a cette epoque de l'annee, elle apercevait quantite d'ecureuils et vit meme un cerf s'enfuir en courant. Le matin se rechauffait doucement ; la pente se faisait plus forte. Il l'aida a oter sa cape et la plia sur son bras gauche. Le murmure qu'ils entendaient depuis peu gagna en nettete. Ils deboucherent sur une clairiere. Tamberly battit des mains et poussa un cri de joie non feint. L'eau tombait en cascade du haut d'une petite falaise. Celle-ci etait entouree d'arbres qui faisaient comme un toit au-dessus du pre ou courait le ruisseau. Sur les berges de celui-ci poussait une herbe verte et moelleuse, bordee d'une mousse qui l'etait plus encore. -- Mille fois plutot qu'une ! -- Entendre ces mots dans votre bouche, voila qui me comble bien plus qu'une victoire sur le champ de bataille. Venez, buvez si vous avez soif, asseyez-vous...>> Il etala sa cape sur l'herbe. > Il parle serieusement, se dit-elle. Il ne pense pas qu'a la bagatelle, finalement ; oui, ce gars est plus profond qu'il n'en a l'air, et Il serait... interessant d'explorer ses profondeurs. Elle gloussa dans son for interieur. Toutefois, ce n'est pas un service religieux qu'il a l'intention d'observer ce jour, et ce n'est pas pour que je m'assoie dessus qu'il a etale ma cape sur l'herbe. Elle se tendit soudain. C'est le moment ou jamais ! Lorenzo la fixa d'un oeil attentif. > Il lui prit la main. > Tamberly secoua la tete. > S'apercevant qu'elle marmonnait, elle eleva la voix. > Lui coulant un regard en coin : -- Mais faites donc. >> Il s'ecarta et ota son chapeau a plume. Pour cette sortie, elle portait son medaillon bien visible aux yeux de tous. Elle le tendit vers ses levres et pressa le bouton d'activation. >, dit-elle en anglais. Le temporel lui aurait ete trop etranger. Les battements de son coeur etouffaient le bruit de sa voix. > Mais Everard ne pouvait pas lui repondre sans faire capoter le plan. > Elle desactiva l'emetteur, remit le medaillon en place, inclina la tete et se signa. > Lorenzo l'imita. -- Dans le dialecte de mon enfance. Je me sens plus a l'aise ainsi. Ma sainte patronne est un peu ma mere. >> Elle rit. > Il se renfrogna. -- Je n'y ai mis nulle malice, monseigneur. >> Il oublia tout souci doctrinal pour se fendre d'un sourire eclatant. > Prenant son silence pour un consentement, il saisit la chaine, effleurant sa gorge au passage, et la lui passa par-dessus la tete. Le medaillon etait frappe d'une croix sur son avers, d'une crosse et d'un goupillon sur son revers. > Il l'accrocha a une branche basse. Elle sentit une pincee d'inquietude et tendit la main vers le medaillon. > Il s'interposa. > Il lui prit le visage au creux de ses mains, qui glisserent le long de ses joues pour lui oter sa coiffe. -- Sire, que faites-vous la ? hoqueta-t-elle comme l'aurait fait toute femme bien elevee. Pensez-vous que...>> Maitrisant son envie de faire appel aux arts martiaux, elle se contenta de resister a sa poussee. Son corps etait souple et muscle. Son haleine musquee, sa moustache conquerante... elle se sentit prise de vertige. Ce type savait embrasser, aucun doute. -- Ce n'est que chose naturelle, c'est mon destin et c'est le tien. Walpurgis, Walpurgis ! ta beaute m'a conduit aux portes du paradis. Ne me rejette pas en enfer ! -- Mais je... je dois bientot partir. -- Cherissant pour toujours le meme souvenir qui m'aidera a survivre aux croisades et au restant de mes jours en ce bas monde. Ne renie pas Cupidon, ici meme en son domaine. >> Combien de fois a-t-il declame le meme discours ? Il le connait par coeur, ca s'entend. Mais est-il sincere ? Eh bien, en partie, je suppose. Et... et je dois le faire patienter jusqu'a l'arrivee de Manse. Qu'est-ce qu'il fait, bon sang ? Je croyais qu'un quart d'heure suffirait, mais ce petit numero est aussi perilleux qu'une descente de rapides en canoe. Au bout d'un temps - mais le temps etait tumulte -, elle cessa de le repousser. Cependant, elle veilla a l'empecher de mettre les mains partout. Du moins elle le tenta. Soudain, elle s'apercut qu'ils etaient allonges sur sa cape, qu'il lui retroussait les jupes et que... Eh bien, a Dieu vat ! Tant qu'a faire un sacrifice pour la cause... Il y eut un coup de tonnerre. > S'ecartant en hate de Tamberly, Lorenzo se releva d'un bond. Quant a elle, son premier reflexe fut de se dire : Zut. Elle s'assit, trop tourneboulee pour se mettre debout. Everard acheva de faire atterrir son scooter, en descendit et se dressa de toute sa taille. Une aube enveloppait son corps de geant. De grandes ailes aux plumes iridescentes saillaient de ses epaules. Un halo lui nimbait le crane. Il avait des traits un peu mal degrossis pour un ange, conceda-t-elle ; mais peut-etre que cela renforcait l'illusion, oeuvre d'un tordeur de photons fourni par la Patrouille. Le crucifix qu'il brandissait de la main droite etait tout a fait solide et dissimulait un etourdisseur. Il lui avait confie qu'il n'en aurait sans doute pas besoin. A lui seul, leur petit tour d'illusionnisme suffirait amplement. Keith Denison et lui l'avaient rode dans la Perse antique, remettant sur les rails une histoire moins detournee que celle-ci. > Le chevalier tituba, livide. > Tamberly decida que la deception etait une reaction trop mesuree. Lorenzo se forca a poser les yeux sur Everard. Il ne l'avait jamais vu avant ce jour, alors que le Patrouilleur l'avait bien connu dans un temps desormais annihile. Il serra les poings, bomba le torse, reprit son souffle. > Tamberly en eut les larmes aux yeux. Je suis encore plus contente qu'on ait decide de l'epargner. > Lorenzo s'humecta les levres. -- Dieu seul pourrait repondre a cette question, retorqua Everard. Sache, Lorenzo, que si tu as commis une grave transgression, c'est parce que le Seigneur avait pour toi de grands desseins. La Terre sainte est assaillie par les paiens et risque d'etre perdue pour la chretiente, car ceux qui la tiennent au nom du Seigneur se sont ecartes du chemin de la foi, tant et si bien que leur seule presence profane les lieux saints. Comment un pecheur pourrait-il sauver ceux-ci ? >> Le chevalier vacilla sur ses jambes. -- Tu es appele a partir en croisade. Tu aurais pu attendre, et preparer ton ame au sein de la quietude conjugale, jusqu'a ce que le roi de Germanie se mette en marche. Je t'impose comme penitence de renoncer a tes epousailles et de le rejoindre sur-le-champ. -- Oh ! non...>> Voila qui allait bouleverser sa vie, d'autant plus qu'il ne pourrait expliquer sa decision a personne hormis a son confesseur. Pauvre Ilaria, abandonnee le jour de ses noces. Pauvre vieux Cencio. Si seulement nous avions pu proceder differemment ! Tamberly avait imagine de contacter Lorenzo en amont afin qu'il decline des le debut la proposition de mariage. > S'adressant a Lorenzo : > L'homme se figea un instant. Tamberly sentit un frisson glace la parcourir. Il etait certes le produit de son epoque, mais c'etait un esprit vif, bien moins naif que le commun des mortels. -- Oui. Oui. >> Il se dirigea vers l'ange en titubant. > Il tomba a genoux devant Everard, lui etreignit les jambes, posa la tete sur le tissu chatoyant de son aube. > Lorenzo le lacha, leva les bras comme pour implorer le Ciel. Puis il abaissa vivement sa main gauche et frappa Everard a la droite. Le crucifix lui echappa des doigts. Lorenzo se releva d'un bond, comme s'il allait s'envoler. Son epee jaillit du fourreau en sifflant. Le soleil en faisait bruler l'acier. -- Que diable ? >> Everard voulut ramasser son etourdisseur. D'un bond, Lorenzo se planta devant lui. > Everard se ressaisit. -- Non. Ce n'est pas ce que tu es. Que Dieu ait pitie de moi, je dois en avoir le coeur net. >> Quelque chose lui a mis la puce a l'oreille, se dit Tamberly, le coeur battant. Mais quoi donc ? Attends, je me rappelle : si j'en crois ce que m'a dit Manse, on raconte que le diable se deguise souvent en ange pour tromper les mortels, en ange et parfois meme en Seigneur Jesus. Si Lorenzo se doute de quelque chose... -- Je t'ai touche >>, repondit Lorenzo. Uh-oh. Un ange n'a pas de sexe, n'est-ce pas ? Oui, nous avons vraiment affaire a un type brillant, et qui n'a peur de rien pardessus le marche. Pas etonnant que l'avenir depende de lui. Elle se mit a quatre pattes. Le crucifix se trouvait a trois metres de la. Si Everard parvenait a capter l'attention de Lorenzo pendant qu'elle le recuperait en douce, peut-etre pouvaient-ils encore sauver la situation. -- Pour m'empecher de mieux servir ici ? Et si Roger decidait de conquerir d'autres terres que la Sicile ? >> Lorenzo se tourna vers le ciel. > Et Manse qui n'a meme pas le pouvoir de battre des ailes. Everard fonca vers son scooter. Une fois en selle, il reprendrait le controle des evenements. Poussant un cri, Lorenzo bondit sur lui et frappa de taille. Everard n'esquiva le coup que partiellement. Atteint a la poitrine et a l'epaule droite, il se mit a saigner et son aube se colora d'ecarlate. > Pris de court, Everard s'eloigna encore du scooter, sans meme avoir le temps d'activer son communicateur pour appeler a l'aide. Tamberly se precipita sur l'etourdisseur. Elle l'empoigna, se leva d'un bond et constata qu'elle ignorait tout de son fonctionnement. > Il bondit sur elle. Son epee s'eleva. Un masque de rage lui deformait les traits. Everard attaqua. Blesse a l'epaule droite, il n'eut que le temps de frapper du poing gauche. Lorsqu'il atteignit le chevalier a la gorge, ses muscles etaient animes par l'energie du desespoir. On entendit un horrible craquement. L'epee s'envola, aussi eclatante que l'eau de la cascade. Lorenzo fit quelques pas d'une demarche de desosse, puis s'effondra. -- Non, ca va, mais... mais lui ? >> Ils s'approcherent de Lorenzo. Il gisait immobile, comme recroqueville sur lui-meme, les yeux tournes vers le ciel. Sa bouche beante etait horrible a voir, sa langue pendait mollement sur son menton disloque. Sa tete faisait avec son cou un angle sinistre. Everard se pencha, l'examina, se redressa. -- Et il t'aurait tue. Oh ! Manse ! >> Elle posa la tete sur son torse ensanglante. Il lui passa le bras gauche autour des epaules. Au bout d'un temps, il dit : -- Peux-tu... peux-tu l'emmener avec toi ? -- Pour qu'on le ressuscite et le remette sur pied ? Non. Ce serait trop dangereux. Le coup qu'il nous a fait... ca n'aurait jamais du se passer comme ca. C'est totalement insense. Mais... il etait porte par la vague... il cherchait a preserver son avenir detourne... Esperons que nous avons enfin rompu le charme. >> Il se dirigea vers le scooter d'un pas hesitant. Sa voix se faisait de plus en plus tenue, ses levres de plus en plus livides. > Elle l'aida a enfourcher la selle. Sa voix avait repris un peu de force. -- Oui. >> Et Bartolommeo va profiter de l'occasion, et dans quelque mois, il epousera la fiancee eploree du heros. > Elle ramassa l'epee, en frotta la lame sur l'aube tachee de rouge. > Il eut un petit sourire. -- Rentre au bercail, mon gars. Et vite. >> Elle deposa un bref baiser sur ses levres puis s'ecarta. Vehicule et pilote disparurent. Elle se retrouva seule face au cadavre en plein soleil, l'epee a la main. Je suis pas mal sanguinolente, moi aussi, songea-t-elle distraitement. Serrant les dents, elle s'infligea deux coupures superficielles au-dessus des cotes. Personne n'irait les examiner de pres, pas plus qu'on ne la soumettrait a la question. La science de la detection appartenait a un avenir lointain, a son avenir - si tant est qu'il existat. Dans la demeure de Cencio, le chagrin ferait oublier la raison a tous, jusqu'a ce que la fierte dispense son severe reconfort. Elle s'agenouilla, placa le pommeau de l'epee dans la main droite de Lorenzo, envisagea de lui fermer les yeux mais se ravisa. > Elle se releva et se dirigea vers le pre et vers les taches qui l'attendaient encore. 1990 apr. J.C. Il lui telephona chez ses parents, ou elle residait durant sa permission. Elle ne tenait pas a ce qu'il lui rende visite, de crainte d'avoir a leur mentir une nouvelle fois. Ils se retrouverent le lendemain matin, dans l'opulence anachronique de l'hotel Saint-Francis. L'espace d'un instant, ils demeurerent immobiles face a face, la main dans la main, les yeux dans les yeux. -- Oui, avoua-t-elle. On ne pourrait pas aller quelque part au grand air ? -- Bonne idee. >> Il sourit. > Il avait gare sa voiture dans le parking d'Union Square. Ils n'echangerent que quelques mots tandis qu'il s'extirpait des encombrements pour gagner le Golden Gate Bridge. -- Oui, oui, lui assura-t-il. Depuis un moment. J'ai passe plusieurs semaines de temps propre a reorganiser le service avant de pouvoir me permettre un petit conge. -- L'histoire a repris son cours ? En tous temps et en tous lieux ? -- C'est ce qu'on me dit, et ce que j'ai pu observer le confirme. >> Everard quitta la route des yeux pour se tourner un instant vers elle. Sechement : -- Non, aucune, et pourtant a mon retour j'etais sur le qui-vive... et meme un peu mefiante... -- Tu redoutais que ton pere ait sombre dans l'alcool, ou que ta soeur n'ait jamais vu le jour, ou quelque chose dans le genre ? Tu n'avais aucune raison de t'inquieter. Le continuum a vite fait de reprendre sa forme originelle, jusque dans les moindres details. >> Une telle declaration n'avait aucun sens en anglais, mais ils avaient tacitement decide d'eviter le temporel. -- Oui. -- Tu ne sembles pas rejouie outre mesure. -- Je... je te suis reconnaissante d'etre venu me voir si tot dans ma ligne de vie. -- Eh bien, tu m'avais donne la date de ton arrivee. J'ai estime que tu aurais besoin de deux ou trois jours pour profiter de tes parents et te detendre un peu. Apparemment, je me trompais. -- On ne pourrait pas en parler un peu plus tard ? >> Tamberly alluma l'autoradio et le cala sur la chaine KDFC. Les accords de Mozart egayerent l'espace. On etait en janvier et le ciel etait couvert en ce jour de semaine. Lorsqu'ils rejoignirent la Highway One, ils etaient quasiment les seuls a rouler vers le nord. Ils s'arreterent a Olema pour acheter des sandwiches et de la biere. Arrive a Point Reyes Station, il prit la direction du Parc national maritime. Passe Inverness, la vaste etendue de lande semblait reservee a leur seul usage. Il se gara pres de la cote. Ils descendirent sur la plage et marcherent le long de l'ocean. La main de Tamberly trouva la sienne. -- Tu sais, Manse, tu es beaucoup plus observateur que tu ne le laisses deviner. >> Le vent faillit emporter ces paroles au loin, car elle les avait prononcees a voix basse. Un vent violent et tonitruant, qui etouffait le fracas des vagues, giflait leurs visages de sa froidure, leur ebouriffait les cheveux et leur salait les levres. Dans les hauteurs, les goelands volaient en miaulant. Le flux n'avait pas encore atteint la haute mer et ils arpentaient un sable mouille et compact. De temps a autre, leur pied faisait crisser un coquillage, eclater une vesicule de varech. A l'horizon, sur leur droite et derriere eux, des dunes de sable lapaient les falaises. Sur leur gauche, les vagues ecumantes venues de l'infini foncaient a l'assaut du rivage. L'unique navire qu'on apercevait dans le lointain semblait bien seul. Le monde etait un camaieu de blanc et de gris argente. > Un instant d'hesitation. > Elle opina. Sa nuque paraissait raide. > Tamberly frissonna. > Elle contempla la vaste etendue deserte devant elle. -- Qu'est-ce donc, alors ? -- Nous ne nous sommes pas contentes de tuer un homme... de causer sa mort... de nous impliquer dans sa mort. Nous avons renvoye au neant plusieurs centaines de milliards d'etres humains. -- Pour en ramener combien d'autres a la realite ? Wanda, les mondes que nous avons vus n'ont jamais existe. Nous conservons leur souvenir, ainsi que quelques autres Patrouilleurs ; dont certains conservent aussi des cicatrices ; sans parler de ceux qui ont perdu la vie dans l'aventure. Mais neanmoins, ce dont nous nous souvenons n'est jamais arrive. Nous n'avons pas fait avorter des avenirs distincts. Ce n'est pas le terme approprie. Nous avons empeche leur conception. >> Elle s'accrocha a sa main. > Sa voix montait en puissance comme pour couvrir le fracas du vent. Elle se tut, avala une goulee d'air, pressa le pas. Everard se mordit la levre. > Ils se figerent soudain. D'ou sortait cet inconnu ? Ils auraient du le reperer depuis longtemps, lui qui longeait la greve en se dirigeant vers eux, les mains jointes, les yeux allant de l'ocean au sable a ses pieds, jonche des petites reliques de la vie. >, leur dit-il. Sa voix etait douce et melodieuse, son anglais d'un accent impossible a identifier. Et, a y regarder de plus pres, ils n'auraient su dire si c'etait bien un homme. Sa robe, dont le capuchon evoquait le moine chretien, le jaune safran le moine bouddhiste, enveloppait un corps de stature moyenne. Son visage, s'il n'etait pas effemine - des pommettes saillantes, des levres pleines, les fines rides de l'age -, aurait neanmoins pu appartenir a une femme, ainsi d'ailleurs que sa voix. Et son ethnie n'etait pas davantage definie ; on eut dit un melange harmonieux de Blanc, de Jaune et de Noir. Everard retint son souffle. Il lacha la main de Tamberly. Ses poings se serrerent un instant. Puis il ouvrit les mains et adopta une position proche du garde-a-vous. > dit-il d'une voix atone. L'inconnu s'adressait-il a la jeune femme plutot qu'a lui ? > Quelle douceur dans son sourire ! -- Vous appartenez a la Patrouille, repondit-elle dans un murmure. Sinon, vous n'auriez pu ni nous entendre, ni nous comprendre. >> Un haussement d'epaules a peine perceptible. D'une voix toujours aussi calme : >> Tout compte fait, certaines evolutions sont meilleures que d'autres. Ceci est un fait, tout comme c'est un fait que certaines etoiles sont plus brillantes que d'autres. Vous avez vu une civilisation occidentale ou l'Eglise a englouti l'Etat, et une autre ou c'est l'Etat qui a englouti l'Eglise. Ce que vous avez restaure, c'est la tension fructueuse entre Eglise et Etat, qui a conduit... malgre quantite de mesquineries, d'erreurs, de corruptions, de farces et de tragedies... qui a conduit a l'emergence du savoir et de l'ideal de liberte. Que vos actes ne vous inspirent ni honte ni arrogance ; qu'ils vous inspirent de la joie. >> Le vent gemissait, la mer grondait, de plus en plus proche. Jamais Tamberly n'avait vu Everard aussi secoue. Le mot qu'il prononca alors etait celui qui convenait. -- En effet. L'explication de Komozino etait la bonne, du moins dans la mesure ou vous etiez capable de la comprendre, elle comme vous. >> Semblant a nouveau s'adresser a Tamberly : > Bien qu'elle ne sut a quoi elle avait affaire, sa nature et son education la pousserent a dire : > Un sourire, une gentillesse dont les lineaments etaient l'acier et la foudre. >> L'univers aurait-il produit des etres conscients afin de proteger son existence et de lui donner un but ? C'est la une question a laquelle nul ne peut repondre. >> Mais rejouissez-vous. La realite est. Vous faites partie de ses gardiens. >> Une main qui se leve. > Everard et Tamberly se retrouverent seuls. Ils n'auraient su dire lequel des deux se refugia dans les bras de l'autre. Ils resterent un long moment ainsi, dans le parfum sale du vent et dans la chaleur qu'ils se partageaient. Puis elle osa demander : >, et il lui repondit : -- Je ne risque pas. J'ai retrouve... une raison de vivre, et la volonte de vivre. >> Ils se separerent et resterent quelque temps silencieux, immobiles, tout pres de l'ocean. Puis elle rejeta la tete en arriere, eclata de rire et s'ecria : > Il sentit la joie poindre en lui, encore un peu hesitante mais deja conquerante, et s'esclaffa a son tour. > Puis, soudain timide : > Elle le regarda droit dans les yeux et repondit : > Postface Agents de l'Histoire Durant toute sa carriere, Poul William Anderson a fait oeuvre d'historien. Entendons par la qu'il est un raconteur d'histoires, et que son materiau privilegie est l'Histoire. Celle-ci doit etre comprise dans sa double signification que ne permet pas le francais mais qu'autorise l'allemand : Histoire definie comme succession d'evenements lies a l'action humaine (Geschichte) et activite de l'historien (Historie). En s'appropriant la premiere, Anderson se livre a la seconde. A partir de la, l'ecrivain deploie deux approches. La premiere consiste a revisiter le mythe. C'est notamment le cas dans La Saga de Hrolf Kraki, reecriture moderne mais fidele de cinq chants danois mis en forme au XIe siecle. Les hauts faits mythiques sont a ce point exemplaires qu'ils prennent valeur d'archetypes et en deviennent figes. Cette duree immobile se voit completee par la seconde approche[27], l'examen du temps qui est par essence fluctuant. Poul Anderson y a consacre La Patrouille du temps. Le cycle s'interesse toutefois moins au temps objectif, exterieur, commun aux etres et aux choses, qu'au deroulement de l'action humaine a travers son processus historique. Et plus particulierement au passe. En ce sens, les nouvelles et le roman consacres a la Patrouille se detachent de La Machine a explorer le temps, archeotexte de H.G. Wells qui, comme en temoigne un episode redige mais non retenu, renonca a envoyer son voyageur en 1645. Anderson ne se preoccupe pas de visiter l'avenir, l'interet pour le deja advenu distingue son cycle des creations qui lui sont contemporaines. Dans [28] >> de Lloyd Biggle Jr. et [29] >> de Philip K. Dick, nouvelles parues en 1956, et deux ans apres dans [30] >> d'Isaac Asimov, la police temporelle cherche a prevenir de futurs assassinats, quand les heros de Poul Anderson veillent a retablir le passe. Recits sur l'Histoire, donc, entendue a la fois comme actualisation par etapes et constitution de l'evenement par l'historien. Celui-ci est incarne principalement par Manson Emmert Everard, dont la biographie nous est donnee de facon fragmentaire tout au long du cycle. Ne en 1924, fils de fermiers du Middle-West qu'il quitte en 1942 pour faire la guerre, il finit le second conflit mondial avec le grade de lieutenant, plusieurs fois decore. Ingenieur et celibataire, il est un lecteur vorace, notamment des oeuvres du Dr Watson, biographe d'un celebre detective que Manse croisera au moins deux fois. Cet homme au physique ordinaire, solide et non sans charme, n'apprecie pas l'art contemporain mais peut demeurer au Rijks Museum d'Amsterdam jusqu'a la fermeture pour admirer les maitres flamands. De meme, dans Le Bouclier du temps, roman qui conclut le cycle, nous apprenons qu'il deteste le rock, lui preferant la Passion selon Saint Marc de Jean-Sebastien Bach, oeuvre perdue jusqu'a ce qu'un Patrouilleur musicologue l'enregistre a l'epoque du compositeur. Et nous laissons au lecteur le soin de decouvrir les gouts de Manse Everard en matiere de boissons ou de decoration d'appartement... Lorsque debute le cycle, Everard est engage au terme d'une serie de tests par un bureau d'ingenierie. Sous cette facade officielle se cache la Patrouille du temps, police creee par les >, transcription anglaise du temporel designant nos lointains descendants qui apparaitront dans un million d'annees, quand sera developpee la chronocinetique. Les Danelliens ont cree la police temporelle afin de preserver la trame des evenements, de maniere a ce que leur existence ne soit pas remise en cause. >>, admettent les Patrouilleurs dans Le Bouclier du temps. Apres une formation a l'Academie situee dans l'oligocene, Manse Everard devient agent non-attache, titre signifiant qu'il n'est pas assigne a une epoque. Pour faciliter sa mission, le Patrouilleur dispose d'une technologie adaptee : l'electro-impregnation, methode qui permet de memoriser les informations necessaires, ou le kyradex, sonde psychique a laquelle sont soumis les criminels temporels. D'ordinaire, >, lot commun qui ne sera pas celui d'Everard. Il connait un certain nombre d'aventures le menant a croiser Cyrus, roi des Medes, quelques Patrouilleurs en delicatesse temporelle, un contingent mongol decouvrant le continent americain, et rien moins que la totalite des Terriens appartenant a une realite alternee, suite a la victoire de Carthage sur Rome. Dans ses intentions, et le travail qu'il accomplit, Manse Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode operatoire pourrait etre enseigne aux etudiants. Il intervient necessairement apres les faits et engage dans un premier temps sa subjectivite pour tenter de comprendre une epoque, rencontrer l'homme de jadis. Cet acces n'est rendu possible qu'a la condition que l'historien developpe avec les elements etudies une affinite en profondeur, qu'il soit personnellement interesse. Ou, comme declare le superviseur Guion dans Le Bouclier du temps : > Bien sur, le chercheur ne doit pas partager valeurs et croyances, mais les admettre par hypothese. De plus, il ne doit pas sous-estimer les hommes du passe[31] ni faire montre de condescendance, ainsi que le rappelle Everard dans Le Bouclier du temps : > Cela doit etre accompli en suspendant son jugement, ce qui posera probleme a plusieurs Patrouilleurs tout au long du cycle. Ainsi dans >, recit figurant dans Le Patrouilleur du temps et qui se deroule au IVe siecle, en Europe de l'Est, l'agent Cari Farness a pour mission de recuperer la litterature germanique de l'Age des tenebres. Mais, tres vite, l'erudit va oublier son simple statut d'observateur pour devenir le Vagabond. Farness incarne Wodan, pere de tous les dieux, le verbe se fait chair en la personne du lettre. Rappele a l'ordre par Manse Everard, le Patrouilleur devra precipiter a leur perte ceux-la meme qu'il cherche a proteger pour, litteralement, accomplir les ecritures, celles du peuple goth. Ce recit, a la fois violent et terriblement melancolique, rappelle Voici l'homme de Michael Moorcock, ou Glogauer se resignait a devenir Messie, jusqu'a la crucifixion. Moorcock, qui n'a jamais cache son admiration pour Poul Anderson. Il existe de pires maitres, et des disciples moins doues... Comme le souligne Jean-Daniel Breque[32] dans son avant-propos a La Rancon du temps, la nouvelle > fonctionne en complement du >. Les deux missions ne se deroulent pas sans degats, tant chez les natifs de l'epoque que chez les Patrouilleurs. Le recit s'ouvre sur l'arrivee d'Everard en mai 1986, a Amsterdam, dans les locaux d'une petite compagnie d'import-export qui sert de couverture a la Patrouille. L'agent non-attache ne tarde pas a contacter Janne Floris, seduisante femme, specialiste de l'age de fer romain et de l'Europe du Nord. Il s'agit de mettre au clair certaines incoherences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attaches a la Patrouille ont decele au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs parait authentique. L'alteration, survenant au livre V, prolonge d'une annee la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, par le fait d'une sibylle, Veleda, qui exhorte de ses visions les peuples a lutter contre Rome. De facon interessante, a la meme epoque, l'empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort a faire en Palestine, region plus propice a un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrees froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l'identite d'un Goth pour se presenter aupres de Claudius Civilis, jadis brillant stratege servant Rome, qui lutte aujourd'hui contre elle, apres avoir repris son veritable patronyme, Burhmund. La, par observations progressives des acteurs impliques dans l'action, eliminant toutes les possibilites de rupture temporelle, le Patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractere sombre et farouche qui ne vit que pour accomplir les predictions de la prophetesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chretienne... Cari Farness dans > et Janne Floris dans cette aventure paieront un lourd tribut psychologique pour s'etre pris de compassion envers les sujets observes. Cela, en depit des contraintes propres a la Patrouille, dont la langue employee par les agents permet de rendre compte des > associes au deplacement temporel, notamment les paradoxes, mais est incapable de transcrire les emotions humaines. La cause de la divergence dans > surprendra le lecteur habitue au cycle, et permet a Poul Anderson de denouer son canevas habituel. A petites causes, grands effets, la tragedie individuelle, que l'on pourrait tenir pour negligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n'en sortira pas non plus indemne. Car, nous l'avons vu, l'agent non attache est loin de demeurer objectif. Etonnant est, au fils du cycle, le travail de sape conduit en sous-main par Everard. Un Patrouilleur a pour consigne de se soucier de la continuite historique. Or, a l'occasion, il substitue a cette derniere une autre forme de duree : la dimension mythique si chere a Poul Anderson. Dans le chapitre 9 de la Poetique, Aristote affirme preferer l'oeuvre du poete au travail de l'historien. En grec, historikos designe > celui qui identifie un probleme, en analyse les causes, reconstruit l'enchainement des faits et fournit une resolution. Pour Aristote, l'historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poete propose des modeles universels. L'homme fort ou la femme belle de l'enqueteur ne vaudront jamais l'homme fort comme Heracles ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu'il est bibliophile, privilegie parfois l'universalite du mythe. Dans >, figurant dans le recueil initial La Patrouille du temps, le heros decouvre qu'un Patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le legendaire suzerain mede n'a jamais existe. Everard cautionne la decision du remplacant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l'objectivite historique en creant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus. N'en deplaise aux Danelliens et a leur orthodoxie egoiste, l'Histoire ne peut etre qu'en n'etant pas, sa realite est une verite d'archetype. Ce qui pose le probleme du sens de l'Histoire, entendu a la fois comme signification et direction. Des la premiere nouvelle, nous savons que l'orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, a leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque evenement une etape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant a l'avenement danellien. Autrement dit, a la fin de l'Histoire. Ainsi, loin de preserver la continuite historique, les Patrouilleurs oeuvrent a sa destruction, leur verite n'est qu'une interpretation creditee par l'autorite. Ou, comme l'affirme Le Bouclier du temps : > La lecture danelienne peut cependant etre remise en cause, et les Patrouilleurs voir leur action contrariee par d'autres intervenants, comme dans >, nouvelle incluse dans Le Patrouilleur du temps, au titre emprunte a la Bible, precisement au premier livre des Rois. En l'an 950 av. J.C., Manse Everard debarque a Tyr sous l'identite d'Eborix, un Celte d'Europe centrale. A peine arrive, il fait l'objet d'une tentative d'assassinat au pistolet. Everard prend contact avec Chaim Zorach, le representant local de la Patrouille. Ils ont pour mission d'arreter Merau Varagan, leader des Exaltationnistes, un commando de chronoterroristes qui semblent avoir ete crees a > et cherchent a alterer le cours de l'Histoire. Si les pirates temporels reussissent, le judaisme n'adviendra pas au benefice d'un maintien et de l'expansion de la culture phenicienne. A long terme, c'est l'existence meme de la democratie qui est en jeu. Or rien ne distingue fondamentalement Manse Everard de son ennemi Merau Varagan, dont les noms se ressemblent. D'ailleurs, dans Le Bouclier du temps, Everard se sentira attire par le clone feminin de Varagan. Ils n'hesitent ni l'un ni l'autre a modifier les faits. Accordons que le heros apparait comme un revisionniste, quand Varagan s'assume en negationniste : > C'est au premier qui ouvrira la boite de Pandore, pour liberer et organiser les faits, phenomenes sensibles aux conditions initiales, dont la moindre variation peut entrainer des consequences s'amplifiant de facon exponentielle. Comme l'ecrit Poul Anderson : > >, nouvelle qui figure dans La Rancon du temps, puis Le Bouclier du temps, permettent au lecteur d'en apprendre davantage sur les Exaltationnistes : e millenaire entreprirent d'engendrer une race de surhommes, concus pour explorer et conquerir les frontieres cosmiques, pour s'apercevoir par la suite qu'ils avaient donne naissance a Lucifer. >> Ces etres d'exception qui s'appellent entre eux > ou > manifestent un esprit de corps egal a celui de la Patrouille. Ils se sont rebelles contre la civilisation mediocre qui les a engendres : > Ils ont ete vaincus, non sans parvenir a fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer a modifier la trame du temps pour lutter contre l'ennui : > Mieux, dans Le Bouclier du temps, lors d'une discussion memorable entre Everard et Varagan qui se situe en fait au terme de la mission racontee dans >, le leader exaltationniste confirmera ce que soupconne le lecteur : > A nouveau, il est interessant de remarquer que les tout-puissants Danelliens ne font pas l'unanimite. Lecture partielle et partiale, nous ne sommes alors pas loin de La Ligue pyschotechnique, cycle d'Anderson qui voit un institut diriger la conquete des etoiles en determinant l'histoire a venir. Les dimensions temporelles sont traitees d'egale facon, passe des Danelliens et futur de l'Institut psychotechnique. L'un renvoie a l'autre, comme une boucle temporelle. Reste la destinee individuelle, incarnee par Le Patrouilleur du temps, titre du deuxieme recueil qui a valeur generique. Il ne porte pas sur l'agent Everard mais sur n'importe quel Patrouilleur. Les trois recits qui le composent s'interessent autant au maintien de l'unite de l'Histoire qu'a l'identite mise a mal de ses protecteurs. > demandait Platon dans La Republique. Peut-on preserver sa sante, physique et plus encore mentale, quand le but de votre existence est de ne pas etre, non-evenement qui garantit, sans qu'on le sache, la realite des faits ? -- Si tel etait le cas, nous n'aurions pas besoin d'une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. >> A trop s'impliquer l'historien risque gros. > se deroule a Paris, le 10 octobre 1307. Durant douze ans, l'agent temporel Hugh Marlow, sous l'identite d'Hugues Marot, a progresse dans la hierarchie de l'Ordre des Templiers, jusqu'a devenir le compagnon et l'amant d'un de ses hauts responsables, Foulques de Buchy. Mais les moines chevaliers n'ont plus la faveur du roi Philippe le Bel. Marlow tente de prevenir le drame, risquant ainsi de remettre en cause la nature meme du temps. Everard doit exfiltrer l'agent, afin qu'il n'altere pas l'Histoire, et pour sa propre securite car sa vision du futur le designe comme sorcier. En privilegiant de facon inconsideree l'attrait du passe, le savoir historique devient destructeur. C'est pourquoi l'historien doit prendre du recul. D'ailleurs, au fil des recits, on sent Manse Everard davantage en retrait, moins tete brulee qu'au debut, assurement plus reflechi. En mars 1990, indifferent au vieillissement grace au >, il habite toujours l'appartement qu'il occupait en 1954, date de son enrolement quand il avait trente ans. Le Bouclier du temps nous apprend toutefois qu'il a du debarrasser le plancher de sa peau d'ours polaire, car elle attirait trop l'attention a l'epoque du politiquement correct... Plus legere est la nouvelle >, probablement, comme le souligne le traducteur et prefacier de La Rancon du temps, parce qu'elle a ete initialement publiee dans une collection destinee a la jeunesse. Perou, 3 juin 1533. Sous l'identite d'un moine franciscain, le Patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L'agent temporel a pour mission de proceder a un inventaire de magnifiques pieces d'art locales en or avant qu'elles ne soient fondues puis expediees en Espagne. Il s'acquitte de sa tache en presence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien perir d'ennui quand surgissent Merau Varagan et ses chronoterroristes. Las, c'est compter sans don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapiere, s'empare d'un scooter temporel, abandonne l'agent dans une epoque non identifiee et cherche a faire de la Conquista une veritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour calmer le fier hidalgo et retrouver le Patrouilleur avec l'aide rapprochee de sa niece, Wanda May Tamberly. Outre le pur plaisir ressenti a la lecture du recit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, > offre quantite de renseignements sur le cycle. Parce qu'il s'agit au depart d'un juvenile, Poul Anderson prend bien soin de multiplier les details renforcant la veracite de son univers aux yeux d'un jeune lecteur. On redecouvre ainsi que la Patrouille n'est pas seule a voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorises, sous controle, des l'invention du procede. De plus, le champ d'action de l'organisation est limite a la Terre et son orbite, >, ce qui constitue une contrainte litteraire que s'impose volontairement l'ecrivain. De facon interessante, les renseignements fournis dans le recueil La Rancon du temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Cohesion narrative et empathie, deux modes par lesquels l'auteur parfait son oeuvre. Le premier recit, >, un court roman sombre et desabuse, fonctionne en echo a une aventure precedente, et donc renforce l'univers de la serie. Le second, au ton moins grave, fourmille de details qui ne relevent pas de la simple anecdote mais etablissent une complicite avec le lecteur. Mieux, > s'impose comme fondation du cycle, vers ou convergent toutes les divergences. Ce que nous revele Le Bouclier du temps et son final eblouissant, qui apparait, ainsi que nous le disait joliment Jean-Daniel Breque, comme >. Le roman debute en 1987, immediatement apres la mission racontee dans >. Manse Everard, qui a beneficie d'un conge dans la Tyr du temps d'Hiram, recoit la visite de Guion, depeche directement par le Commandement central. Sous ses, manieres affables, l'agent des affaires internes s'avere un veritable inquisiteur. Guion veut comprendre pourquoi Everard et les Exaltationnistes ne cessent de se croiser, et il s'interesse particulierement a Wanda May Tamberly, jusqu'a interroger celle-ci par la suite. Ce qui parait etrange, puisque le devenir des Patrouilleurs est necessairement connu en aval, privilege refuse aux agents de terrain. De fait, Guion signifie > en espagnol, facon de nous rappeler que les Danelliens n'ignorent rien de ce qui doit advenir puisqu'ils resultent de l'advenu. Auteurs de l'histoire (entendu a la fois comme deroulement et recit), nos descendants en sont le sujet et l'objet, a condition de pouvoir ecrire ce qui est deja ecrit. Or l'envoye semble pressentir une menace, ou tout du moins un avenement majeur dont dependra la suite : > Si le temps preserve generalement sa structure par un phenomene de compensation, un changement radical est toujours possible. Les Danelliens craignent precisement un >, incident clef pouvant determiner l'avenir sur une grande echelle. Manse Everard est donc envoye en 209 av. J.C. dans >, en tant que Meandre l'Illyrien, aventurier originaire de Macedoine. Il joint son contact, le philosophe indien Chandrakumar, a l'origine un historien du XIXe siecle. Le roi de Syrie Antiochos III s'apprete a attaquer Euthydeme Ier, souverain de la Bactriane, un Etat au nord de l'actuel Afghanistan, conquis par Alexandre le Grand. Les Exaltationnistes sont deja sur place sous l'identite supposee de marchands venus d'une lointaine contree du nord-ouest. Si leur complot visant a assassiner Antiochos apres son retour des Indes reussit, plusieurs alterations sont possibles. Le royaume seleucide n'existera pas, et les Romains ou les Perses prendront dans l'Histoire une importance exageree. Autre divergence, en conquerant la Bactriane puis l'Inde, le monarque syrien empechera l'avenement du christianisme. Everard devra donc contrer les agissements des pirates temporels, avec a leur tete la sublime courtisane Theonis, clone de Varagan, et son cousin Nicomaque, pretre d'un temple consacre a Poseidon. La mission reussira, mais de maniere inattendue. Les Danelliens ont sciemment surevalue le risque et commis un faux sous la forme d'un pseudo document ancien, > par les soldats sovietiques lors de l'invasion afghane. La contrefacon ayant pour but de tromper... Manse Everard. Celui-ci apparait d'ailleurs tout au long du roman assez amer, ou enclin au realisme motive par son age et par l'experience, >. Wanda Tamberly subira elle aussi l'affect lie a sa condition, syndrome d'empathie qui se manifeste des sa premiere mission officielle dans >. Depechee en 13 212 av. J.C., elle a pour tache d'observer la tribu des Tulat, Caucasiens archaiques qui vivent entre la Siberie et l'Alaska. Or les >, comme ils se nomment eux-memes, sont destines a disparaitre face a l'invasion des Wanayimo, tribu paelo-indienne dont Wanda doit decrire l'arrivee. Cette tragedie irreversible, aux accents d'exploitation et de lutte des classes evoquant le materialisme dialectique de Marx, est l'un des plus poignants recits du cycle. Mais surtout, Anderson y pose les premices de l'ensemble en presentant deux manieres d'analyser le temps. Les Tulat ne tiennent pas compte des jours et des annees, tandis que >, chaman de la communaute adverse, voyage dans le temps a travers les reves. Le point de jonction etant Wanda, > ainsi que la designent les Nous de facon quasi prophetique, qui apparait progressivement aux yeux du lecteur comme un > en soi, celle par qui tout adviendra. Probablement a l'origine de la Patrouille, Wanda s'en defend sans en avoir conscience, occasion pour l'ecrivain de s'amuser : > Reste que la destinee individuelle est intimement liee au devenir collectif, propos pas si eloignes de la > exposee par Hegel dans La Raison dans l'Histoire. Lorsqu'un homme meurt, affirme Manse Everard, un univers disparait avec lui : > A l'inverse, quand un etre d'envergure nait, une autre realite advient. Et ce n'est pas moins de trois futurs possibles, le notre et deux divergences, qui sont lies au personnage de Lorenzo dans > 1137 apr. J.C. : le roi Roger II, souverain de Capoue, d'Apulie et de Sicile, est en conflit avec le pape Innocent II qui peut compter sur l'aide de Lothaire III, a la tete du Saint Empire romain germanique. Or Roger meurt vingt ans avant sa date de deces officielle, ce qui interdit a long terme l'unite italienne. A partir de ce point de rupture, plus aucune antenne de la Patrouille n'est active en aval, situation deja rencontree dans >, recit inclus dans La Patrouille du temps, l'omega renvoyant alors a l'alpha en une boucle parfaite. C'est d'ailleurs l'occasion de retrouver Keith Denison, deja croise dans >, ici prisonnier d'un Paris improbable ou la cathedrale de Notre-Dame occupe la moitie de l'ile de la Cite. Cette theocratie, regentee par les Dominicains de la Sainte Inquisition, n'est possible en l'an de grace 1980 qu'au prix d'une suppression de la Renaissance et de la Reforme. Depuis leur base du pleistocene, les Patrouilleurs vont devoir retablir la duree de reference, sous la direction d'Everard et de l'agent non-attache Komozino, lointaine descendante mesurant plus de deux metres et pourvue de membres arachneens. Le titre du roman prend alors tout son sens, renvoyant a l'embleme de la Patrouille, bouclier de cuivre marque d'un sablier stylise que Denison barre d'un trait oblique, attirant ainsi l'attention a la fois sur sa necessite, et sa fragilite. Du reste, la mission reussit sans pour autant retablir le continuum. C'est un second San Francisco alternatif qu'explore Wanda, cette fois-ci accompagnee de Manse Everard et de l'agent Novak. Le pape Gregoire IX n'a pas ete elu. En fait, Ugolino Conti de Segni n'est jamais ne, lui qui apparait dans L'Enfer de Dante. Manse Everard connait alors son purgatoire, contraint de reussir pour retrouver l'aimee. Pour cela, il doit annuler la realite alternative qui voit l'empire de Frederic II s'etendre a toute l'Europe et jusqu'en Amerique. Bien qu'entoure par la reserve d'auxiliaires, Everard n'a jamais ete aussi seul, d'autant qu'on lui interdit de convoquer ses doubles rappeles de differentes epoques. Le Patrouilleur fatigue doit contrer Lorenzo, vaillant chevalier qui est par deux fois a l'origine des modifications. Face a son jeune rival auquel n'est pas insensible Wanda - > attire par un autre > puisque ce qui se ressemble s'assemble -, l'homme d'age mur ne peut lutter avec les armes du corps, fougue et sensualite. C'est donc en figure angelique qu'Everard apparaitra au moment ou la belle Tamberly allait succomber a Lorenzo. Le contact physique aura bien lieu, mais non celui attendu. Touche dans son intimite hautement symbolique, Manse empeche un monde de naitre en tuant Lorenzo. Au terme du roman la boucle est definitivement bouclee, tel > qui symbolise pour Nietzsche l'eternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra. Manse Everard et Wanda Tamberly forment un couple litteralement paradoxal. Lui, l'agent jadis engage par la Patrouille, devient le mentor de celle qui fera advenir les Danelliens. L'effet precede et garantit la cause. Final crepusculaire que rythme la dialectique entre verite de foi et raison politique, Le Bouclier du temps clot un theme brillamment explore tout au long du cycle : l'individu doit accomplir sa destinee au sein de l'universel. Difficulte que resume Wanda a travers des propos dont on ne sait s'ils sont le fait de souvenirs ou une premonition : > L'Histoire reagit aux interventions de la Patrouille comme un corps a l'intrusion d'un virus. Tolerant mal d'etre manipulee, la trame du temps s'use, tout comme l'engagement d'Everard. Il ne consent a servir les buts collectifs qu'a l'unique condition qu'ils s'accordent a son propre interet. Telle est bien la constante de toute l'oeuvre de Poul Anderson. Son heros est un arnaque, serviteur de l'ordre tant qu'il demeure son propre maitre. Un individu, agent de sa propre histoire, ce que l'on appelle Liberte. Xavier Maumejean Fin du Cycle * * * [1] Francis Bacon, >, in Essais, trad. Maurice Castelain, Aubier-Montaigne. (N.d.T) [2] En France, la librairie de l'Atalante a publie Agent de l'Empire terrien, Defenseur de l'Empire terrien et Chevalier de l'Empire terrien. [3] Voir >, in Le Patrouilleur du temps. (N.d.T.) [4] Voir >, in La Rancon du temps. (N.d.T.) [5] Les mots et expressions en italiques suivis d'un asterisque sont en francais dans le texte. (N.d.T.) [6] Stoa est le terme grec designant un portique, c'est-a-dire un batiment, ou la partie d'un batiment couvert, ferme a l'arriere par un mur plein, et ouvert en facade par une colonnade. C'est un lieu de rencontre, destine a proteger diverses activites des intemperies. (NScan) [7] Voir >, in La Patrouille du temps. (N.d.T.) [8] >, traduction inedite. (N.d.T.) [9] Voir >, op. cit. (N.d.T.) [10] Hamlet, acte III, scene 1, trad. Yves Bonnefoy, Club Francais du Livre. (N.d.T.) [11] Comedien, humoriste et ecrivain americain (1879-1935), a l'origine cow-boy et aussi grand voyageur, tres populaire de son vivant. (N.d.T.) [12] Artiste americaine connue pour ses illustrations de SF et de fantasy, couronnee par un Hugo et un World Fantasy Award. (N.d.T.) [13] Ecrivain et chroniqueur radio americain, celebre pour son emission A Prairie Home Companion, qui inspira a Robert Altman son ultime film, The Last Show. (N.d.T.) [14] Unite de distance perse, correspondant environ a 5,5 km. (N.d.T.) [15] Clin d'oeil de Poul Anderson aux holmesiens : il s'agit des quatre livres que Sherlock Holmes, deguise en bibliophile, tente de vendre a Watson dans >. (N.d.T.) [16] Edward Fitzgerald, Les Rubaiyat d'Omar Khayyam, LI, trad. F.Roger-Cornaz, ed. Payot. (N.d.T.) [17] D'apres Hamlet, acte I, scene V, op. cit. [18] Voir >, in La Patrouille du temps. (N.d.T.) [19] Les lecteurs holmesiens auront reconnu l'intrigue de >. (N.d.T.) [20] Voir >, in La Patrouille du temps. (N.d.T.) [21] Voir >, op. cit. (N.d.T.) [22] Voir >, op. cit. (N.d.T.) [23] Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, chap. LXX. (N.d.T.) [24] Petuner : fumer ou priser du tabac. (NScan) [25] Allusion a l'expression anglaise : a cock-and-bull story - une histoire a dormir debout. (N.d.T.) [26] Sabre de taille moyenne, dont la poignee est protegee par une garde. (NScan) [27] Au moins une nouvelle d'Anderson etablit la jonction entre la duree mythique et la duree temporelle. > (Histoires de voyages dans le temps, Livre de Poche) met en scene un soldat contemporain qui se voit projete dans le Danemark du VIe siecle, celui du roi Helgi qui apparait dans la saga de Hrolf Kraki. [28] In Mystere Magazine ndeg245, juin 1968. Titre original : > [29] In Nouvelles, tome 2 (Denoel, 2000). Titre original : > [30] In L'Avenir commence demain (Pocket, 2008). Titre original : > [31] Ainsi dans > (en coll. avec Kenneth Gray, in Histoires a rebours, Livre de Poche), les Romains Publius, Julius et la belle Quintilia s'adaptent-ils parfaitement a notre epoque, tandis que nos trois contemporains projetes dans l'Antiquite a l'occasion d'un phenomene de compensation temporelle ne font pas le poids. [32] Concernant de maniere generale les thematiques developpees par Poul Anderson, nous renvoyons a la tres belle etude Orphee aux etoiles (Les Moutons electriques, 2008) de Jean-Daniel Breque, traducteur et specialiste de l'ecrivain.