Poul Anderson La Patrouille du temps Tome 3 La rancon du temps (The Year of the Ransom, 1988) Traduction de Jean-Daniel Breque [1]. >> Qu'est-ce qui tient du reel, du possible ou du potentiellement reel ? L'univers quantique fluctue sans cesse a la lisiere du connaissable. Il n'existe aucune methode permettant de predire le destin d'une particule isolee ; et, au sein d'un monde chaotique, le destin collectif peut dependre de celui d'une particule. Saint Thomas d'Aquin a dit que Dieu Lui-meme ne pouvait alterer le passe, car pretendre le contraire serait un oxymoron ; mais saint Thomas se limitait a la logique d'Aristote. Rendez-vous dans ce passe, et vous etes aussi libre que vous l'avez jamais ete dans votre present, libre de creer ou de detruire, de guider ou d'egarer, de courir ou de trebucher. En consequence, si vous alterez le cours des evenements tel que le rapportait l'Histoire qu'on vous a enseignee, vous n'en serez pas affecte, mais l'avenir qui vous a engendre aura disparu, n'aura jamais existe ; la realite ne sera plus celle que vous vous rappelez. La difference sera peut-etre minime, voire insignifiante. Peut-etre sera-t-elle monstrueuse. Les humains qui, les premiers, maitriserent le deplacement dans le temps ont concretise ce danger. Par consequent, les etres surhumains des ages qui leur etaient ulterieurs sont revenus a leur epoque pour ordonner la creation de la Patrouille du temps. Avant-propos Sans que nous l'ayons souhaite, cette troisieme epoque du cycle de la Patrouille du temps fait curieusement echo a la precedente. Mais peut-etre etait-ce la l'intention de l'auteur, puisque nous avons respecte, pour la publication des trois premiers volumes, l'ordre du sommaire qu'il avait compose pour son recueil The Time Patrol (1991)[2]. Qu'on en juge : Manse Everard effectue une nouvelle immersion dans la Germanie du Moyen Age en compagnie d'un Patrouilleur d'experience (>), puis il a de nouveau maille a partir avec Merau Varagan et ses Exaltationnistes, dans une aventure ou intervient une jeune personne qui eveille chez lui un vif sentiment (>). Sauf que, dans > (in Le Patrouilleur du temps), le Patrouilleur etait un homme, alors qu'Everard a ici affaire a une femme, non moins experimentee - et non moins egaree -, et que Pum, le fils adoptif qu'il s'est trouve dans > (in Le Patrouilleur du temps), est ici remplace par Wanda Tamberly, une jeune fille avec laquelle ses relations seront d'une tout autre nature. Mais les deux textes que nous vous presentons aujourd'hui sont d'une tonalite fort differente des precedents. > a pour decor une periode des plus trouble, la fin du Ier siecle apr. J.C. L'Empire romain vacille sur ses bases et les querelles intestines qui l'agitent risquent de faire le jeu des Barbares, en particulier des Germains qui s'agitent outre-Rhin. Seule trace de ces evenements, les Histoires de Tacite, qui ne nous sont helas pas parvenues dans leur integralite[3]. Et c'est l'apparition d'une variante de ce texte qui va plonger nos Patrouilleurs dans un drame aux multiples repercussions... Sans gacher le plaisir de la decouverte, il nous faut insister sur l'incroyable richesse de ce roman, l'un des episodes les plus etoffes du cycle. Le motif qui le parcourt de la premiere a la derniere ligne, telle une veine aurifere affleurant parfois pour eblouir le lecteur, n'est ni plus ni moins que celui de la femme eternelle, dans toutes ses dimensions - amante, mere, sainte et martyre, et meme deesse. Et sa conclusion est particulierement amere, car elle nous montre un Manse Everard contraint de rendre les armes devant une figure d'une telle superiorite. Par contraste, > est beaucoup plus allegre, une chasse au tresor doublee d'une course poursuite haletante ou les epoques se bousculent, avec une heroine jeune et dynamique, intelligente et sensible. Le lecteur sera peut-etre surpris par la rupture de ton entre ces deux textes, et il faut preciser que The Year of the Ransom fut initialement publie dans une collection destinee a la jeunesse, concue par Byron Preiss, qui accueillit egalement des textes de Roger Zelazny (A Dark Traveling) et Robert Silverberg (Project Pendulum[4]). Un tel registre n'est pas etranger a notre auteur, dont le premier roman publie, Vault of the Ages, etait un juvenile, et qui collaborait frequemment a la revue Boys Life, y publiant plusieurs nouvelles integrees par la suite a son cycle de la >. Le fait qu'il ecrive pour un jeune public n'empeche pas Poul Anderson de rester fidele a sa maniere, et il dresse ici un portrait aussi fin que vigoureux d'un heros comme il les aime, don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, un conquistador qui va donner pas mal de fil a retordre a Manse Everard. Reste pour conclure a souligner un paradoxe dans la chronologie des aventures de Manse Everard : paru cinq ans apres >, > lui est apparemment anterieur, du moins dans le contexte du temps propre de notre heros. On prendra toute la mesure de cette enigme dans Le Bouclier du temps, qui conclura le cycle en apotheose et ou le lecteur retrouvera Manse Everard, Wanda Tamberly et Keith Denison, aux prises avec une histoire divergente faisant echo a l'une des crises les plus aigues de notre epoque. Rendez-vous l'annee prochaine. Jean-Daniel Breque Stella Maris Roman traduit de l'americain par Jean-Daniel Breque. I Le jour, Niaerdh folatrait parmi les phoques, les baleines et les poissons qu'elle avait crees. Du bout de ses doigts jaillissaient des goelands et des embruns qui s'envolaient sur les vents. Ses filles sur le bord du monde dansaient au son de ses chants, qui invoquaient la pluie celeste ou faisaient frissonner les eaux sous la caresse du soleil. Lorsque les tenebres montaient a l'est, elle regagnait sa couche que ces tenebres recouvraient. Mais elle se levait tot le plus souvent, longtemps avant le soleil, pour veiller sur sa mer. Sur son front brillait l'etoile du matin. Un jour, Frae arriva sur la greve. > cria-t-il. Seuls les rouleaux lui repondirent. Il porta a ses levres son cor Rassembleur et souffla. Les cormorans fuirent les recifs en criaillant. Puis il tira son epee du fourreau et frappa du plat le flanc du taureau Ebranleur sur lequel il etait monte. Le beuglement qui suivit poussa l'eau a jaillir des puits et les rois defunts a s'eveiller dans leurs tumulus. Alors Niaerdh vint a lui. Furieuse, elle vogua sur un iceberg, vetue de brume et tenant dans sa main le filet dans lequel elle peche les navires. -- Je veux t'epouser, lui dit-il. J'ai ete aveugle par la lumiere de tes seins, entrapercue dans le lointain. J'ai chasse ma soeur. Mon desir est si fort que la terre en est dolente et que toutes les pousses s'etiolent. >> Niaerdh eclata de rire. -- Une maison au toit haut, declara-t-il, de riches offrandes, de la viande chaude pour ton tranchoir et du sang bouillant pour ton bol, la seigneurie des semailles et des moissons, de la copulation, de la naissance et de la vieillesse. -- Tous ces biens-la sont precieux, conceda-t-elle, mais si je persistais a me detourner d'eux ? -- Alors toute vie quittera la terre et te maudira en perissant, prevint-il. Mes fleches voleront jusqu'aux chevaux du Soleil et les tueront. Lorsqu'il tombera dans les flots, la mer se mettra a bouillir ; et ensuite, elle gelera sous une nuit qui ne connaitra plus l'aurore. -- Non, dit-elle, car auparavant j'aurai englouti ton royaume sous les vagues et je l'aurai noye. >> Ils observerent un moment de silence. -- C'est beaucoup trop, protesta Frae. En lui reside une puissance capable d'enfanter la terre. Il disperse les ennemis, les etripe et les pietine, il devaste leurs champs. La roche tremble sous ses sabots. -- Tu pourras le garder sur terre et en user comme avant, repondit Niaerdh, sauf lorsque j'en aurai besoin. Mais il sera mien et, le moment venu, je l'appellerai a moi pour toujours. >> Au bout d'un temps, elle reprit : -- J'esperais bien plus, dit Frae, et si nous scindons nos efforts, je crains que les dieux de la guerre n'en profitent. Mais il etait ecrit que telle serait ta volonte. Je t'attendrai quand le soleil tournera au nord. -- Je viendrai a toi sur l'arc-en-ciel >>, promit Niaerdh. Et il en fut ainsi. Et il en est ainsi. 1. Vue depuis les remparts du Vieux Camp, la nature etait terrifiante. En cette annee de secheresse, le ruban etincelant du Rhin a l'est avait retreci. Les Germains le franchissaient sans peine, alors que les bateaux venus approvisionner les avant-postes sur la rive gauche s'echouaient souvent, risquant de tomber entre les mains de l'ennemi avant qu'on ait pu les degager. On eut dit que les rivieres memes, les antiques defenses de l'Empire, desertaient le camp de Rome. Dans les forets de l'autre rive, dans les bosquets de celle-ci, les feuilles brunies tombaient sur le sol et se fletrissaient. Les champs cultives, deja grilles avant la guerre, etaient devenus cendres plutot que bourbiers, et une fine poussiere colorait de gris les ruines calcinees sous un ciel cuivre. C'etait comme si on avait seme des dents de dragons, car la terre donnait aujourd'hui des hordes de Barbares. Des colosses blonds rassembles autour de leurs emblemes, evocateurs de clairieres sacrees et de rites sanglants, bourdons ou litieres, empilements de cranes ou gravures grossieres, images d'ours, de sangliers, de bisons, d'aurochs, d'elans, de cerfs, de chats sauvages, de loups. La lueur du couchant accrochait les fers de lance, les ombons, les quelques casques et les rares cuirasses et cottes de mailles, prelevees sur la depouille d'un legionnaire. La plupart d'entre eux ne portaient qu'une tunique et des braies, quand ils n'allaient pas torse nu, quelques-uns se revetaient d'une peau de bete. Ils grondaient, aboyaient, criaient, rugissaient, tapaient du pied, produisant une rumeur de tonnerre lointain. Oui, lointain. En scrutant leur masse par-dela les ombres qui s'etiraient vers lui, Munius Lupercus remarqua de longs cheveux noues sur les tempes ou au sommet du crane. C'etait la le style des tribus sueves du coeur de la Germanie. Sans doute ne s'agissait-il que de petites bandes ayant suivi jusqu'ici des capitaines aventureux, mais cela prouvait que l'influence de Civilis etait deja bien repandue. La plupart des guerriers portaient des tresses ; certains les teignaient en rouge ou les taillaient en pointe, a la maniere des Gaulois. C'etaient des Bataves, des Canninefates, des Tongres, des Frisons, des Bructeres et autres indigenes - redoutables non point a cause de leur nombre, mais parce qu'ils connaissaient les us romains. Oh ! voici un escadron de Tencteres, tels des centaures sur leurs poneys, brandissant lances et bannieres, l'arc cale sur le pommeau de la selle, la cavalerie des rebelles ! -- Comment le sais-tu, sire ? >> La voix de l'ordonnance etait mal assuree. Ce n'etait qu'un gamin, promu en hate pour remplacer feu Rutilius, un homme d'experience. Quand cinq mille soldats fuient le champ de bataille pour se refugier dans la foret, suivis de dix a quinze mille civils, on prend ce que l'on trouve. Lupercus haussa les epaules. > Ils n'envoyaient pas que des signaux subtils. Par-dela le fleuve, par-dela la masse tumultueuse des males, la fumee montait au-dessus des chaudrons et des broches. Les femmes et les enfants des environs etaient venus encourager les hommes au combat. On entendait a nouveau monter leur melopee. Un son qui gagnait en force et en volume, dont le rythme vous faisait grincer des dents : ha-ba-da, ha-ba, ha-ba-da-da. De plus en plus d'oreilles se tournaient vers lui, et il devenait le centre du chaos. >, declara Aletus. Lupercus avait releve le centurion de ce qui subsistait de son commandement, pensant que les conseils de ce veteran lui seraient precieux. Aletus designa le glacis au pied de la palissade. > Les cadavres gisaient pele-mele, boursoufles, livides, sur un tapis d'entrailles et de sang seche, d'armes brisees et de tortues de fortune, sous lesquelles les Barbares avaient donne l'assaut. Par endroits, ils debordaient du fosse. Leurs bouches s'ouvraient sur des langues que fourmis et scarabees grignotaient deja. Les corbeaux avaient devore la plupart des yeux. Nombre d'oiseaux picoraient encore, grappillant leur souper avant la tombee de la nuit. Les narines s'etaient accoutumees a la puanteur, sauf lorsqu'une brise la portait droit sur elles, et la fraicheur du soir l'avait attenuee. -- Mais ce n'est ni un cretin, ni un ignorant, n'est-ce pas, sire ? insista le centurion. Il a marche a nos cotes pendant plus de vingt ans, me dit-on, il est meme alle en Italie, et il est monte en grade autant qu'il est possible a un auxiliaire. Il sait forcement que nous sommes a court de provisions. Il est plus sense de nous affamer que d'affronter nos hommes et nos machines de guerre. -- Certes, fit Lupercus. Je pense que telle est son intention depuis que son assaut a echoue. Mais il ne peut controler ses troupes comme le ferait un Romain, tu sais. >> Rictus : > Il chercha du regard le point fixe autour duquel l'ennemi se vautrait. Des bouquets de metal etincelaient la ou les hommes se groupaient autour des etendards de leurs unites ; les chevaux attaches mangeaient paisiblement leur avoine ; une tour de siege de deux etages, batie a la hate, grossiere mais solide, attendait sur ses roues. A proximite se trouvaient Claudius Civilis, naguere serviteur de Rome, et les sauvages qui profitaient de son commandement et de son enseignement. > Il descendit de la tour, suivi par son etat-major. On eut dit qu'il regagnait un monde de paix. Au fil des decennies, le Vieux Camp s'etait agrandi au point de devenir une sorte de colonie, avec des allees dont le trace s'eloignait de la rectitude militaire. En ce moment, il accueillait une foule de refugies en plus de ce qui restait de son armee. Mais Lupercus avait reussi a y imposer l'ordre, les soldats a leurs postes ou dans leurs baraquements, les civils occupes a des taches essentielles ou cantonnes la ou ils ne genaient personne. Le calme regnait dans la penombre ; l'espace d'un instant, il cessa d'ecouter les chants des sauvages. Son esprit s'envola, engloutissant les milles et les annees, retrouvant les Alpes, puis la mer si bleue, et la baie sous la majestueuse montagne, la cite nichee sur ses flancs, sa villa envahie par les roses, Julia, les enfants... Mais Publius serait bientot un homme, Lupercilla une jeune dame, et Marcus, avait-il enfin maitrise la lecture ?... Leurs missives etaient si espacees, si irregulieres. Comment se portaient-ils, quel temps faisait-il ce jour a Pompei ? N'y pense plus. Tu as plus urgent a faire. Il s'activa a ses taches, inspectant, planifiant, donnant ses instructions. La nuit tomba. Les flammes des foyers montaient autour du fort, et les guerriers buvaient et festoyaient. Ils avaient vole quantite d'amphores pleines de vin. On entendit bientot retentir leurs chants. Les Romains les distinguaient nettement. Javelines, frondes et catapultes les frapperent bientot, en commencant par les plus hardis et les plus bigarres. -- Civilis va y mettre bon ordre >>, retorqua Lupercus. Et en effet, au bout de deux ou trois heures, on vit jaillir les etincelles puis les flammes disparaitre, les foyers etant disperses puis etouffes par des couvertures. Cette precaution sembla accroitre encore la colere des Germains. La lune etait absente du ciel et la brume occultait les etoiles. On se battit a l'aveuglette ou presque, au corps a corps, on frappait quand on entendait un bruit ou qu'on voyait avancer une masse de nuit. Mais les legionnaires continuaient de respecter la discipline. Ils jetaient depuis les remparts des pierres et des batons ferres. Lorsqu'ils entendaient le bruit caracteristique d'une echelle qu'on hissait, ils la repoussaient de leurs boucliers, puis lancaient leurs javelines. Si un homme reussissait a prendre pied sur le rempart, ils le passaient au fil de l'epee. Les combats s'espacerent peu apres minuit. Un temps regna le silence, on n'entendait meme plus les rales des agonisants. Indifferents au danger, les Germains avaient emporte leurs blesses, et les Romains avaient evacue les leurs vers l'infirmerie. Lupercus regagna son poste d'observation et tendit l'oreille. Il entendit bientot une voix qui haranguait les guerriers, lesquels se mirent a crier et a entonner leur chant de mort. Il secoua la tete. >, soupira-t-il. Les premiers rayons du soleil eclairerent la tour de siege qui roulait doucement vers la porte principale. Elle etait poussee par une bonne vingtaine de guerriers, derriere lesquels se pressaient leurs camarades, Civilis et sa garde d'elite patientant sur le flanc. Lupercus eut tout le temps d'evaluer la situation, de prendre une decision, de mettre ses hommes en position et de deployer ses propres engins. Legionnaires et artisans requisitionnes avaient travaille d'arrache-pied pour fabriquer ces derniers. La tour approcha de la porte. Des guerriers y monterent, brandissant leurs armes, lancant des projectiles, se preparant a sauter dans le camp. Le legat parla. Les Romains poste sur les remparts deployerent poutres et poteaux. Proteges par leurs boucliers, soutenus par les frondeurs, ils resisterent a l'assaut. Une fois qu'ils eurent immobilise la tour, ils entreprirent de la tailler en pieces. Pendant ce temps, leurs camarades faisaient une sortie et attaquaient l'ennemi sur les deux flancs. Civilis fonca, a la tete de ses veterans. Les ingenieurs romains firent apparaitre un bras orientable au-dessus des remparts. Des machoires de fer se refermerent sur un Barbare, le hisserent dans les airs. Poussant des cris de triomphe, les ingenieurs actionnerent les contrepoids de la grue. Le bras pivota, les machoires se rouvrirent, l'homme chut a l'interieur de l'enceinte. Une escouade l'attendait. > La grue repartit a la peche, encore et encore. Quoique lent et difficile a manoeuvrer, cet engin etait nouveau et demoralisant. Lupercus n'aurait su dire dans quelle mesure il poussa l'ennemi a la deroute. Sans doute que nul n'aurait pu en juger. La destruction de la tour de siege et la sortie de l'infanterie avaient deja ebranle les troupes barbares. Des soldats disciplines auraient tenu bon, use de leur superiorite numerique et retourne la situation. Mais les Barbares, ignorant toute coordination, ne maitrisaient que leur environnement immediat et n'avaient aucune vue d'ensemble du combat. Personne ne venait renforcer leurs points faibles. En outre, nombre d'entre eux etaient fatigues par leur nuit blanche, certains avaient perdu beaucoup de sang, et ni leurs dieux ni leurs camarades n'accouraient a leur aide. Perdant tout courage, ils ne tarderent pas a s'egailler. Le reste de la horde suivit le mouvement. -- Ce serait une erreur fatale. >> Lupercus se demanda distraitement pourquoi il prenait la peine d'expliquer la chose plutot que d'ordonner a ce blanc-bec de faire silence. > Et tenter de seduire ceux de ses compatriotes que nous comptons dans nos rangs, ajouta le legat dans son for interieur. Mais au moins puis-je maintenant me permettre un petit somme. L'epuisement menacait de le terrasser. Son crane lui semblait empli de sable, sa langue transformee en laniere de cuir. Mais le devoir avant tout. Il descendit et se dirigea vers le pomerium, la ou la grue avait laisse choir ses proies. Deux hommes etaient morts, soit parce qu'ils avaient resiste, soit parce que les legionnaires n'avaient pas su se retenir. Un troisieme gisait sur le sol, gemissant et secoue de faibles convulsions. Vu que ses jambes demeuraient immobiles, il avait du se briser le dos : mieux valait lui trancher la gorge. Trois autres etaient etendus pieds et poings lies. Le septieme, egalement attache, etait reste debout. Son corps bien bati etait vetu de l'uniforme d'un auxiliaire batave. Lupercus se planta devant lui. > demanda-t-il a voix basse. La barbe poussait sur ses joues, son latin souffrait d'un accent guttural, mais il s'exprimait clairement. > Un legionnaire leva son glaive. Lupercus lui fit signe de le rabaisser. -- Quoi que tu fasses, je ne trahirai pas mon seigneur >>, repliqua le Batave. Il etait si epuise que sa voix en devenait atone. > Mercure, Hercule et Mars. Leur pantheon, du moins tel qu'il nous apparait, a nous autres Romains. Peu importe. Il m'a l'air determine, et il ne servirait a rien de le torturer. Ce qui ne nous empechera pas de le faire, naturellement. Peut-etre que cela fera reflechir ses camarades. Qui ne pourront sans doute rien nous dire d'essentiel. Quel gachis ! Hum, un instant. Le legat sentit sa peau se herisser. Peut-etre consentira-t-il a eclairer ma lanterne. -- Il a voulu nous arreter, admit le prisonnier. Mais les guerriers etaient intenables et il a du... nous avons du nous resigner a les encadrer. >> Sourire carnassier. -- Mais qu'est-ce qui a declenche cette attaque ? >> Soudain, les yeux se firent matois, la voix vibrante. -- Veleda ? -- La sibylle. Elle a appele toutes les tribus a se soulever. Rome est condamnee, lui a dit la deesse, et la victoire sera a nous. >> Le Batave bomba le torse. > 2. Durant les dernieres decennies du XXe siecle, c'etait une petite compagnie d'import-export qui servait de couverture a l'antenne de la Patrouille du temps a Amsterdam. Bureaux et entrepots se trouvaient dans l'Indische Buurt, un quartier ou les passants exotiques n'attiraient guere l'attention. Le scooter temporel de Manse Everard apparut dans une piece secrete du batiment par un matin du mois de mai. Il dut patienter quelques minutes avant de sortir, car il se trouvait dans le couloir une personne ignorant que les lambris dissimulaient une porte derobee - un simple employe, sans aucun doute. Puis il tourna sa cle et franchit ladite porte. Cette procedure lui semblait peu efficiente, mais sans doute etait-elle imposee par les conditions locales. Il se rendit dans le bureau du gerant, qui etait egalement le directeur des operations regionales de la Patrouille. Les operations en question tenaient le plus souvent de la routine, si tant est qu'on puisse qualifier de routiniere la regulation du trafic sur les lignes de l'histoire. Mais ce n'etait pas ici que se trouvait le QG du milieu. Le secteur gere par cette antenne n'etait meme pas considere comme important, du moins jusqu'a maintenant. -- Non merci, repondit Everard. Je la retrouverai plus tard, comme convenu. Mais j'avais envie de jeter un petit coup d'oeil a votre ville. La derniere fois que je suis venu ici, c'etait... euh... en 1952, a l'occasion d'un bref sejour. Ca m'a beaucoup plu. -- Eh bien, j'espere que vous ne serez pas trop decu. Les choses ont pas mal change depuis ce temps-la. Souhaitez-vous un guide, une voiture, une assistance quelconque ? Non ? Et un lieu pour y tenir votre reunion ? -- Ce ne sera pas utile. D'apres son message, elle preferait que nous nous retrouvions chez elle. >> L'homme parut decu par sa discretion, mais Everard n'entra pas davantage dans les details. L'affaire etait suffisamment delicate pour qu'il ne souhaite pas y meler des personnes non autorisees, d'autant plus qu'il n'avait encore qu'une vague idee de sa nature. Equipe d'un plan de la ville, d'un porte-monnaie plein de florins et de quelques conseils pratiques, il partit a l'aventure. Dans un bureau de tabac, il acheta de quoi bourrer sa pipe et utiliser les transports en commun. Il n'avait pas pris la peine d'apprendre le neerlandais, mais la plupart des gens parlaient couramment l'anglais. Il laissa le hasard guider ses pas. Trente-quatre ans, c'est long. Et, en temps propre, cela faisait encore plus longtemps qu'il n'etait pas venu ici. Depuis 1952, il etait entre dans la Patrouille, ou il etait devenu agent non-attache et avait visite quantite de pays et d'epoques. La Londres d'Elisabeth Iere et la Pasargades de Cyrus le Grand lui etaient plus familieres que les rues qu'il arpentait ce jour. Ce lointain ete etait-il vraiment si idyllique, ou bien n'etait-il alors qu'un jeune homme naif ? Il redoutait d'etre decu. Les quelques heures suivantes le rassurerent. Amsterdam n'etait pas encore devenue le cloaque que certains evoquaient a son epoque de reference. Du Dam a la Gare centrale, on trouvait a profusion des jeunes mal fagotes, mais aucun ne lui chercha noise. Dans les ruelles donnant sur la Damrak, on avait tout le loisir de s'attarder dans les bars et les cafes amplement pourvus en bieres de toute sorte. Les boutiques sordides n'etaient pas absentes, mais on remarquait surtout les magasins traditionnels et les librairies extraordinairement achalandees. Everard decida de visiter les canaux avec un groupe et, lorsque le guide leur designa les quartiers chauds, il ne vit que des immeubles venerables. On l'avait mis en garde contre les pickpockets, mais il n'avait rien a craindre des agresseurs. La pollution etait negligeable comparee a celle de New York, et les crottes de chien moins nombreuses qu'a Gramercy Park. Il dejeuna dans un petit restaurant ou on servait de succulentes anguilles. Le Stedelijke Museum le decut quelque peu - il demeurait retif a l'art contemporain -, mais il eut toutes les peines du monde a s'arracher au Rijks Museum, n'en sortant qu'a l'heure de la fermeture. Il ne devait pas tarder a se rendre chez Floris. C'etait lui qui avait propose cette heure, lorsqu'ils avaient pris contact par telephone. Elle n'avait pas proteste. C'etait un agent de terrain, une specialiste de seconde classe, d'un rang relativement eleve dans la hierarchie, pas assez cependant pour s'opposer aux voeux d'un agent non-attache. Mais l'heure qu'il avait choisie n'avait rien de deraisonnable, et sans doute y avait-elle fait un saut juste apres le petit dejeuner. Quant a lui, ce moment de detente n'avait en rien affecte sa vivacite. Bien au contraire. Il lui avait permis de se faire une idee du milieu de son interlocutrice, de la ville qui l'avait vue naitre, et ainsi de mieux l'apprehender. C'etait indispensable. Sans doute devraient-ils travailler en etroite collaboration. En quittant le Museumplein, il emprunta le Singelgracht et traversa une partie du Vondelpark. Le soleil faisait etinceler l'eau, les feuilles et l'herbe. Un jeune couple derivait en canot, lui ramant et elle revassant ; un couple plus age se promenait main dans la main sous des arbres plus que centenaires ; quelques cyclistes passerent pres de lui, laissant dans leur sillage l'echo de leurs rires. Il repensa au Oude Kerk, aux Rembrandt et aux Van Gogh qu'il n'avait pas encore vus, a toute cette vie qui palpitait dans la cite, hier comme demain, a tout ce qui la nourrissait et lui donnait forme. Et il sut que cette realite n'etait qu'une brise spectrale, une onde diffractee dans un espace-temps abstrait, instable, une multiple splendeur a tout instant susceptible non seulement de disparaitre, mais aussi de n'avoir jamais existe. Les tours ennuagees, les palais somptueux, Les temples solennels et ce grand globe meme Avec tous ceux qui l'habitent, se dissoudront, S'evanouiront tel ce spectacle incorporel Sans laisser derriere eux ne fut-ce qu'un brouillard[5]... Non ! Pas question de sombrer dans la morosite. Cela ne ferait que le troubler dans l'accomplissement de son devoir, lequel consistait a sauvegarder sa propre existence par les moyens les plus pragmatiques possibles. Il pressa le pas. L'immeuble qu'il recherchait etait sis dans une rue des plus elegante, datant des annees 1910. A en croire la liste des occupants affichee dans le hall, Janne Floris demeurait au quatrieme etage. La profession figurant sur sa plaque etait bestuurder - administratrice ; si elle etait salariee de la compagnie de Ten Brink, ce n'etait la qu'une couverture. Everard savait seulement qu'elle etait specialiste de l'age du fer romain, une periode ou l'archeologie de l'Europe du Nord commencait plus ou moins a se confondre avec son histoire ecrite. Il avait ete tente de consulter ses etats de service, ce qu'il etait autorise a faire dans certaines limites. Ce milieu-la ne devait pas etre facile pour une femme, en particulier une scientifique venant d'un avenir relativement eloigne. Finalement, il y avait renonce, preferant attendre qu'ils aient fait connaissance. Mieux valait que sa premiere impression soit la plus directe possible. En outre, peut-etre n'avait-il pas affaire a une crise grave. Peut-etre que son enquete conclurait a une erreur d'interpretation, a un malentendu ne necessitant aucune action correctrice. Il se planta devant la porte et sonna. Elle ouvrit. L'espace d'un instant, tous deux resterent muets. Etait-elle aussi surprise que lui ? S'etait-elle attendue a une sorte de surhomme plutot qu'a un type quelconque, au nez casse et aux allures de plouc americain ? Lui n'aurait en tout cas jamais cru se retrouver nez a nez avec une magnifique blonde vetue d'une robe elegante. > Elle sourit, revelant des dents larges et eclatantes. Nez mutin, front haut - ses traits n'etaient pas empreints d'une beaute conventionnelle, hormis ses yeux aux nuances turquoise, mais il les trouvait neanmoins admirables, et sa carrure etait celle d'une Junon athletique. > Elle s'exprimait avec une chaleur denuee de toute obsequiosite et, lorsqu'elle lui serra la main, ce fut comme a un egal. > En passant pres d'elle pour entrer, il remarqua qu'elle n'etait plus de la premiere jeunesse. Son teint clair avait connu bien des intemperies, de fines rides soulignaient ses yeux et encadraient ses levres. Eh bien, il lui avait surement fallu pas mal d'annees pour atteindre le rang qui etait le sien, et le traitement antisenescence n'effacait pas tous les outrages du temps. Une fois au salon, il explora les lieux du regard. Des meubles simples et confortables, comme chez lui, mais pas aussi avachis, et pas le moindre souvenir de voyage. Peut-etre ne souhaitait-elle pas expliquer leur provenance a ses visiteurs... et a ses amants ? Il reconnut sur les murs la copie d'un paysage de Cuyp et une photographie astronomique des Dentelles du Cygne. Parmi les nombreux livres de sa bibliotheque, il identifia des oeuvres signees Dickens, Mark Twain, Thomas Mann, Tolkien. Dommage que les titres en neerlandais ne lui evoquent rien. -- Du cafe, ce sera tres bien, merci. >> Everard prit place dans un fauteuil. Elle rapporta de la cuisine une cafetiere, des tasses, de la creme et du sucre, posa le tout sur une table basse et s'assit sur un sofa en face de lui. > s'enquit-elle. Il aimait ses manieres, directes sans etre brusques. > La langue de la Patrouille etait concue pour tenir compte de la chronocinetique et des paradoxes qui lui etaient associes, mais, pour ce qui etait de la dimension humaine, se revelait aussi inadequate que tous les autres langages artificiels. (Un esperantiste qui se tape sur le doigt avec un marteau ne va pas crier : Excremento ! >>) -- Eh bien... je pensais que vous l'auriez deja evaluee. Je ne conserve ici que des photos et des objets de petite taille - le genre de souvenir qu'on rapporte a l'issue d'une mission, des choses qui n'ont aucune valeur scientifique mais pour lesquelles on eprouve un attachement sentimental. C'est toujours comme ca, non ? >> Everard opina. > Il sirota son cafe, un cafe chaud et fort, comme il l'aimait. > En d'autres termes, je n'ai rien d'un intellectuel, je ne suis qu'un fils de fermier du Middle-West qui a fait des etudes d'ingenieur avant de se reconvertir en flic. -- Je sais. Aucun Patrouilleur ne l'a encore fait, n'est-ce pas ? Mais vous avez ete informee du probleme et, vu votre experience et la nature de votre expertise, je suis sur que vous l'avez deja bien etudie. Cela fait de vous l'equivalent d'une observatrice de premier plan. >> Everard se pencha vers elle. er siecle apr. J.C. C'est-a-dire votre terrain d'etudes. En outre, nous sommes plus ou moins contemporains...>> Nos dates de naissance sont separees par une generation, c'est ca ? > Il designa David Copperfield dans la bibliotheque. Autant lui montrer que tous deux avaient certaines choses en commun. > Floris sourit. > Il se demanda un instant si elle cherchait a flirter avec lui ; mais elle se raidit et se lanca dans un discours factuel, avec un ton un peu professoral. Annales et les Histoires n'ont pas ete transmises dans leur integralite aux epoques qui ont suivi celle de leur redaction. La plus ancienne copie des Histoires ne contenait que les quatre premiers livres et une partie du cinquieme, sur un total de douze. Le livre V s'interrompt d'ailleurs sur le recit de l'incident qui nous interesse. Naturellement, une fois decouvert le voyage dans le temps, une expedition se rendra a l'epoque idoine pour recuperer les sections perdues. Celles-ci sont tres demandees. S'il n'est pas le plus fiable des chroniqueurs, Tacite est un excellent styliste double d'un moraliste... et c'est la seule source d'information ecrite pour certains episodes de son temps. >> Everard acquiesca. > Il toussota. -- Pas du tout, repondit distraitement Floris. Oui, les Histoires et la Germanie figurent parmi mes ouvrages de reference. J'ai pu constater qu'il s'etait trompe sur une foule de details, mais cela n'a rien d'etonnant. Dans l'ensemble, le recit qu'il fait de la grande rebellion et de ses consequences est solide et bien documente. >> Elle marqua une pause, puis declara avec franchise : > Trop peu nombreux, en effet, songea Everard. Avec un demi-million d'annees a surveiller et une Patrouille en sous-effectif chronique, sans cesse obligee de recourir au compromis et a l'improvisation. Certains scientifiques civils nous assistent, mais la majorite d'entre eux sont originaires de plusieurs millenaires en aval ; leurs centres d'interet nous sont souvent etrangers. Et pourtant, nous devons mettre au jour les verites cachees de l'histoire, identifier les instants ou celle-ci est susceptible d'etre alteree... Si l'on examine ton cas avec un peu de recul, Janne Floris, tu oeuvres sans doute avec plus d'efficacite que moi pour defendre la realite qui nous a produits. Elle partit d'un petit rire qui l'arracha a ses meditations. Ce dont il lui fut reconnaissant, car il cedait de plus en plus souvent a ces acces de melancolie. > Son humeur s'assombrit. Avait-elle frissonne ? > Elle se redressa, serra les dents. > Everard, qui avait fini de bourrer sa pipe, craqua une allumette et savoura une bouffee de fumee odorante. -- Plus tard. >> Elle detourna les yeux un instant. Il se dit qu'elle semblait hantee par quelque chose. Lorsqu'elle le fixa a nouveau du regard, elle reprit la parole d'une voix seche. Histoires. Vous etes au courant ? -- Mouais. >> En depit d'un briefing des plus superficiel, Everard savait au moins cela. S'agissait-il d'un simple hasard ? (La causalite peut produire d'etranges boucles.) Des sociologues etudiant la Rome du debut du IIe siecle apr. J.C. avaient besoin de savoir ce que les classes superieures pensaient de l'empereur Domitien, decede deux ou trois decennies en amont de l'epoque qu'ils etudiaient. Avait-il laisse le souvenir d'un tyran absolutiste, ou bien lui concedait-on quelques qualites ? Les derniers chapitres connus de Tacite penchaient pour cette seconde hypothese. Il semblait plus facile de les emprunter dans une bibliotheque privee, puis de les reproduire subrepticement, que d'aller en chercher une copie informatique dans les epoques ulterieures. -- Bien plus que s'il s'agissait d'un repentir de l'auteur, d'une erreur de copiste ou autres explications traditionnelles, souligna Floris. Un examen approfondi a permis d'etablir qu'on n'avait pas affaire a une contrefacon, mais a une authentique copie redigee de la main de Tacite en personne. Et, bien que le style varie legerement d'un document a l'autre, ce qui n'a rien de surprenant si l'auteur s'acheminait vers deux conclusions differentes, la chronique proprement dite ne s'altere qu'au milieu du livre V, tres peu de temps apres l'episode ou s'interrompt la seule copie qui ait survecu. Peut-il s'agir d'une coincidence ? -- Je l'ignore, repondit Everard, et mieux vaut ne pas s'attarder sur ce point. Ca fait froid dans le dos, hein ? >> Il s'obligea a se carrer dans son siege, a croiser les jambes, a vider sa tasse et a exhaler un long nuage de fumee. > Toujours aussi seche, elle enchaina : >> Mais, durant le regne de Neron, le gouvernement romain les a soumis a une veritable extorsion. Pour prendre un exemple, les Frisons etaient censes fournir chaque annee une certaine quantite de cuir destinee a la fabrication de boucliers. Plutot que de se contenter de peaux provenant de bovins de petite taille, le gouverneur a exige qu'elles soient prelevees sur des taureaux sauvages, dont le cuir etait nettement plus epais. Ces animaux etaient fort rares et la procedure ruineuse. >> Everard eut un sourire en coin. > Floris s'anima quelque peu. Les yeux perdus dans le lointain, elle serra les poings sur son giron. -- Ouais. Il suffit que le peuple donne le doigt a un gouvernement pour que celui-ci lui prenne le bras. Ce qui explique que les fondateurs des Etats-Unis aient souhaite limiter les competences du pouvoir federal. Dommage qu'ils n'aient connu qu'un succes ephemere. Pardon, je ne voulais pas vous interrompre. -- Il existait alors une famille batave de noble lignee - des grands proprietaires influents, affirmant descendre des dieux - qui avait donne a Rome quantite de soldats. Le plus important d'entre eux avait adopte le nom latin de Claudius Civilis. Ainsi que nous l'avons appris, son peuple et ses proches l'appelaient Burhmund. Il s'etait distingue a plusieurs reprises au cours de sa longue carriere. Il appela les tribus a prendre les armes, les Bataves mais aussi leurs voisins. Ce n'etait pas un paysan ordinaire, voyez-vous. -- J'imagine. A demi civilise, probablement aussi malin qu'observateur. -- Il s'est declare partisan de Vespasien et oppose a Vitellius, expliquant a ses hommes que son champion leur rendrait justice. Du coup, la plupart des Germains affectes dans d'autres regions se sont empresses de le rejoindre, au mepris des ordres qu'ils avaient recus. Il a remporte plusieurs victoires decisives. Le nord-est de la Gaule s'est alors embrase. Les auxiliaires gaulois, commandes par Julius Classicus et Julius Tutor, se sont rallies a Civilis, tout en proclamant l'autonomie de leur province. Dans la tribu germanique des Bructeres, une prophetesse nommee Veleda a predit la chute de Rome. Cela a galvanise les troupes indigenes, qui ont redouble de vaillance, dans le but avoue de former a leur tour une confederation independante. >> Voila qui est tout aussi familier aux oreilles d'un Americain. Si nous avons pris les armes en 1775, c'etait a l'origine pour faire respecter nos droits de citoyens anglais. Puis les choses se sont enchainees. Everard garda son commentaire pour lui. Floris soupira. -- Je m'en souviens, coupa Everard. C'est la que s'acheve le manuscrit tel qu'on le connaissait jadis. Si j'ai bonne memoire, les rebelles se sont vus offrir des conditions plus que raisonnables, et ils les ont d'ailleurs acceptees. >> Floris opina. -- Vous avez une idee ? -- Une intuition. Si vous visitez les musees de Leyde et ceux de Middelburg, sur l'ile de Walcheren, vous y trouverez des pierres votives datant des IIe et IIIe siecles, ainsi que des autels et des plaques portant des inscriptions latines...>> Haussement d'epaules. > Soudain, elle ecarquilla les yeux et s'accrocha au rebord de son siege. etait. >> Le silence s'imposa a eux. Derriere les vitres, le soleil de cette fin d'apres-midi et la rumeur de la circulation semblaient egalement fragiles. > Floris lui repondit sur le meme ton. Histoires que la religion des Germains a evolue depuis l'epoque ou il leur avait consacre une etude. On note la montee en puissance d'une deite femelle, la Nerthus qu'il evoquait dans sa Germanie. Il la compare maintenant a Persephone, a Minerve et a Bellone. >> Everard se gratta le menton. -- Plus ou moins la meme chose que dans la version 1. Dans un style legerement different. On remarque egalement des variantes au niveau des dialogues et des descriptions de certains episodes ; mais, comme vous le savez, ceux-ci comme ceux-la relevent souvent de l'interpretation, voire de l'invention pure, a moins qu'ils ne decoulent de traditions fort eloignees de la realite des faits. Ces divergences ne prouvent pas en elles-memes que les evenements aient ete alteres. -- Excepte en Germanie. C'est-a-dire au diable vauvert. Ce qui s'est passe la-bas n'a guere affecte la societe romaine, du moins au cours des premieres decennies. Pour ce qui est des consequences a long terme, toutefois... -- Elles ne sont surement pas significatives, n'est-ce pas ? demanda Floris d'une voix tremblante. Nous sommes toujours la, nous existons toujours, n'est-ce pas ? >> Everard tira sur sa pipe. > 69 et 70 apr. J.C. Cette periode n'est pas connue comme celle de la revolte des provinces du Nord. Pas plus qu'on ne lui associe le regne de Guang Wudi, qui consolida la dynastie des Han orientaux, ni la conquete de l'Inde par les Satavahana, ni la lutte de Vologese Ier de Perse contre les rebelles et les envahisseurs. (J'ai consulte les archives avant de debarquer ici. Rien ne se produit jamais en vase clos.) Non, on n'en parle pas davantage comme etant celle ou Rome a commence a se deliter, une fois que les legions ont compris quelles avaient le pouvoir de faire les Empereurs. Cette periode est celle de la guerre des Juifs. C'est a cause d'elle que Vespasien et son fils Titus se sont attardes au Proche-Orient apres avoir vaincu Vitellius. Le soulevement des Juifs, sa sanglante repression, la destruction du Troisieme Temple - avec tout ce que cela signifie pour l'avenir, pour le judaisme, pour le christianisme, pour l'Empire, pour l'Europe, pour le monde. > souffla Floris. Everard acquiesca avec lassitude. Il reussit a ne pas perdre sa contenance. -- Mais qu'est-ce qui a pu la faire basculer ? -- C'est ce que nous devons determiner. Peut-etre que quelqu'un a tire parti de l'absence de la Patrouille. A moins qu'il ne s'agisse d'un banal accident - je n'en sais rien. Peut-etre qu'un Danellien pourrait nous enumerer les possibilites. Notre mission...>> Everard reprit son souffle. aurait pu avoir des consequences amenant l'histoire a quitter le cours que nous lui connaissons, jusqu'a ce que vous, moi et le reste, tout ca n'ait jamais existe - a moins que nous ne reagissions sans tarder et prenions les mesures necessaires pour que ceci ne se soit jamais produit... Grand Dieu ! Autant passer au temporel. >> Floris garda les yeux fixes sur sa tasse. e siecle partie au coeur de l'Afrique. Il y avait des precautions a prendre, c'est entendu, mais on m'avait assure que la structure de l'espace-temps etait plutot souple, et que tout ce que je pourrais faire, dans les limites du raisonnable, aurait > fait partie du passe. Aujourd'hui, j'ai l'impression que la terre s'est derobee sous mes pieds. -- Je sais. >> Cette idee peuple mes cauchemars. La deuxieme guerre punique[6]... > Votre temps ! > Il la gratifia d'un sourire dont la sincerite le surprit lui-meme. -- Merci. >> Elle effleura d'une main les lourdes tresses blondes ramenees sur son crane. Il se rappela que les Germaines de jadis portaient les cheveux longs. On eut dit qu'elle avait capte la magie que tous les peuples du monde associent a la chevelure, car sa voix resonna avec une force nouvelle : > 3. L'hiver apporta la pluie, la neige et la pluie a nouveau, des vents ravageurs et un mauvais temps qui devait faire rage jusqu'au printemps. Les rivieres etaient grosses, les pres inondes, les marais debordaient. Les hommes prelevaient sur leurs reserves de grain, sacrifiaient leurs bestiaux tremblants, chassaient plus que de raison, sans jamais rapporter suffisamment de gibier. Ils se demandaient si les dieux, lasses de la secheresse qui avait fletri la terre l'annee precedente, n'avaient pas dechaine sur eux une nouvelle tourmente. Certains trouverent une raison d'esperer en constatant que la nuit etait claire, quoique glaciale, lorsque les Bructeres se reunirent dans leur sanctuaire. Le vent chassait au loin des echarpes de nuages, d'un blanc spectral compare a l'eclat de la lune en leur sein. Quelques etoiles scintillaient faiblement. Les arbres du bosquet etaient des colonnes de tenebres, informes hormis la ou leurs rameaux denudes se tendaient vers le ciel. Les grincements qui emanaient d'eux etaient pareils a des cris pousses dans une langue inconnue, des reponses aux criailleries du vent. Le feu rugissait. Des flammes rouge et jaune bondissaient depuis le foyer incandescent. Les etincelles raillaient un instant les etoiles, puis mouraient en silence. A peine si leur lueur effleurait les troncs d'arbre autour de la clairiere, qui fremissaient comme par crainte des ombres. Elle accrochait les fers de lance et les yeux des hommes rassembles, faisant surgir de la penombre leurs visages graves mais se perdant dans leurs barbes et dans leurs peaux de bete. Derriere le feu se dressaient les effigies, grossierement taillees dans des rondins. Woen, Tiw et Donar, gris et craqueles, ronges par la mousse et les champignons de souche. Plus recente, Nerthus luisait au clair de lune ; un esclave venu du Sud avait consacre tout son talent a la sculpter et a la peindre. On l'eut dit vivante, la deesse elle-meme descendue parmi eux. Le cochon sauvage qui rotissait a la broche etait une offrande a elle destinee. Les hommes n'etaient guere nombreux, et les jeunes etaient rares. L'ete precedent, tous ceux qui le pouvaient avaient suivi leurs chefs sur l'autre rive du Rhin, afin d'affronter les Romains sous les ordres de Burhmund le Batave. Ils n'etaient pas encore rentres et leur absence se faisait cruellement sentir. Wael-Edh avait fait savoir aux chefs de famille bructeres qu'ils devaient la rejoindre cette nuit, afin de faire offrande aux dieux et d'ecouter ce qu'elle avait a leur dire. Tous retinrent leur souffle lorsqu'elle s'avanca parmi eux. Elle portait une robe d'une blancheur lunaire, bordee de fourrure sombre, et sur la gorge un collier d'ambre brut. Le vent faisait ondoyer le tissu de ses vetements, gonflait sa cape ainsi qu'une paire d'ailes. Qui pouvait deviner les pensees qui s'agitaient sous sa capuche ? Elle leva les bras, faisant fremir et chatoyer ses bracelets ainsi que des serpents dores, et toutes les lances s'abaisserent devant elle. Heidhin, qui avait preside au sacrifice du cochon sauvage, se tenait tout pres du feu, un peu a l'ecart des celebrants. Il tira son couteau, en porta la lame a ses levres, le remit au fourreau. > Edh baissa les mains. Quoique mesuree, sa voix sonnait clair et couvrait les rumeurs de la nuit. Bien plus que celle de Heidhin, elle etait portee par un accent etranger, une cadence evoquant la maree et les vagues se brisant sur les rochers. Peut-etre cela expliquait-il en partie le respect mele de crainte qu'elle inspirait a tous et en tous lieux. >> Je vous dirai d'abord la premiere verite. Lorsque je suis venue ici, c'etait tout d'abord afin de vous rechauffer le coeur. Les jours passent, la faim s'installe dans vos foyers et l'ennemi resiste avec acharnement. Nombre d'entre vous commencent a se demander pourquoi nous nous sommes allies avec nos freres de par-dela le fleuve. Si nous avons soif de vengeance, nous n'avons pas de joug a secouer. Nous avons un royaume a construire ensemble, mais nous ne pourrons le faire s'ils sont vaincus. >> Oui, des tribus gauloises se sont aussi soulevees, mais les Gaulois sont inconstants. Oui, Burhmund a fait des ravages parmi les Ubiens, ces chiens de Rome, mais les Romains ont devaste les terres de nos amis les Gugernes. Oui, nous avons assiege Moguntiacum et Castra Vetera, mais nous avons du nous retirer du premier camp et le second nous resiste depuis des mois. Oui, nous avons connu la victoire sur le champ de bataille, mais nous avons aussi connu la defaite, et toujours en deplorant de lourdes pertes. C'est pour toutes ces raisons que je tenais a renouveler la promesse que je vous avais faite : oui, Rome tombera, oui, les os des legionnaires seront repandus sur la terre, oui, le coq rouge chantera sur le toit de toutes les villas romaines... oui, Nerthus se vengera. Nous n'avons plus qu'a nous battre pour cela. >> Mais, aujourd'hui, par la volonte de la deesse, un messager est venu a moi, envoye par Burhmund en personne. Castra Vetera, le Vieux Camp de l'ennemi, a enfin rendu les armes. Vocula le legat, le vainqueur de Moguntiacum, est mort a Novesium, une place forte qui s'est elle aussi rendue. Colonia Agrippinensis, la fiere cite des Ubiens, est prete a discuter des termes de sa reddition. >> Nerthus tient ses promesses, o fils de Brucht ! Ceci n'est que le commencement. La chute de Rome est pour bientot ! >> Leurs rugissements dechirerent le ciel. Elle les harangua quelque temps encore, mais sans trop insister, et acheva d'une voix plus calme : > Elle leva la main. Ils abaisserent leurs lances une nouvelle fois. Elle prit un brandon dans le feu pour s'eclairer et s'en fut dans les tenebres. Sous la supervision de Heidhin, les hommes oterent l'offrande du feu, la decouperent et en devorerent les chairs succulentes. S'ils commentaient d'abondance les merveilles qu'on venait de leur reveler, lui-meme se montrait peu loquace. Il n'etait pas rare que le silence s'empare ainsi de lui. Les gens avaient fini par s'y habituer. Il leur suffisait de savoir qu'il avait toute la confiance de Wael-Edh et que c'etait aussi un meneur d'hommes, plein de ruse et de sagesse. Elance, le visage etroit, il avait des cheveux et une barbe rase dont le noir se striait de blanc. Lorsqu'on eut jete les os aux ordures et que le feu commenca a s'eteindre, il souhaita au nom de tous une bonne nuit aux dieux. Les hommes se refugierent dans le pavillon tout proche, ou ils se reposeraient avant de partir au lever du jour. Heidhin ne les suivit point. Se guidant a la lueur d'une torche, il emprunta un sentier a peine visible qui le conduisit dans une vaste clairiere, ou il jeta le brandon a terre en laissant mourir la flamme. La lune courait au-dessus des bois a l'ouest, parmi les nuages filant sous le vent. Devant lui se trouvait une petite maison. Le givre scintillait sur son chaume. Entre ses murs, comme partout ailleurs, les boeufs dormaient d'un cote, les hommes et les femmes de l'autre, reposant parmi leurs outils et leurs provisions ; mais les habitants de ce lieu servaient Wael-Edh. Sa tour se dressait un peu plus loin, toute de fer et de rondins, un abri pour elle et pour ses reves. Heidhin poursuivit son chemin. Un homme se planta devant lui, une lance dans la main, et cria : > Puis, plissant les yeux pour mieux voir : -- Non. Le jour est proche, et un cheval m'attend au pavillon pour me ramener chez moi. Mais je voudrais d'abord parler a la dame. >> Le garde sembla hesiter. -- Je ne pense pas qu'elle se soit endormie >>, retorqua Heidhin. L'autre le laissa passer sans resister. Il frappa a la porte de la tour. Une jeune serve se reveilla et lui ouvrit. En le voyant, elle approcha un bout de bois de la flamme de sa lampe, l'utilisant pour en allumer une autre qu'elle lui tendit. Il gravit l'echelle menant au grenier. Comme il s'y etait attendu - ils se connaissaient depuis si longtemps ! -, elle etait assise sur son grand trepied, les yeux fixes sur les ombres que tracait sa lampe. Elles se mouvaient, hautes et difformes, parmi les poutres, les coffres, les fourrures et les peaux de bete, les instruments de son art et les souvenirs qu'elle avait gardes de ses voyages. Elle restait enveloppee dans sa cape pour se proteger du froid et sa capuche etait relevee ; lorsqu'elle se tourna vers lui, son visage lui apparut comme sculpte dans la nuit. >, dit-elle a voix basse. Le souffle spectral issu de ses levres luisit un instant a la faible lumiere. Heidhin s'assit sur le sol, adosse au montant du lit. -- Tu sais bien que je ne le peux pas, pas tout de suite. >> Il acquiesca. > Il crut la voir esquisser un sourire. > Heidhin haussa les epaules. > Son sommeil serait agite. -- A tout, bien entendu, dit-elle avec lassitude. A la signification de ces victoires. A nos prochaines actions. >> Il soupira. > La capuche bruit et fremit, accompagnant son mouvement de denegation. -- Une offrande somptueuse. Cela chaufferait le sang de nos hommes. -- Et cela mettrait les Romains en rage. >> Heidhin sourit de toutes ses dents. > Avait-elle grimace ? Il se hata de poursuivre : -- Ce qui explique que tu les comprennes bien. -- Les hommes me disent ruse, repliqua-t-il sans broncher. Faisons donc bon usage de ma ruse. Je t'affirme qu'un massacre exaltera les tribus et nous amenera de nouveaux guerriers, alors qu'il n'incitera pas l'ennemi a se venger. >> Il se plaqua un masque de gravite sur le visage. -- J'ai reflechi a tout cela, lui dit-elle. Burhmund a fait savoir qu'il avait l'intention d'epargner leurs hommes...>> Heidhin se raidit. -- Dans le sens ou il les connait encore mieux que toi. Il estime qu'une boucherie ne serait pas sage. Elle les conduirait sans doute a dechainer toutes leurs forces contre nous, quel que soit le prix a payer en d'autres parties de leur royaume. >> Edh leva une main. > Heidhin se redressa. -- Burhmund declare que nous pouvons le sacrifier dans le sanctuaire si telle est notre volonte, mais il nous conseille de n'en rien faire. De le traiter comme un otage, a echanger contre un bien plus precieux...>> Elle resta silencieuse un moment. -- Les Ases...>> Le dominant depuis son siege, Edh le coupa non sans secheresse. elle que je sers. Le prisonnier, vivra. >> Il baissa les yeux en grimacant, se mordilla la levre. -- Et si nous renions les dieux, comment pourrons-nous obtenir cela ? bredouilla-t-il. -- Peut-etre est-ce a ton appetit de pouvoir et de gloire qu'il faudra renoncer >>, lanca-t-elle. Il lui decocha un regard mauvais. > Elle se leva. Sa voix s'adoucit. > Il se leva a son tour. > Elle le prit par les mains. > Lorsqu'elle rejeta la tete en arriere pour mieux le voir, la capuche tomba et il decouvrit son visage a la lueur de la lampe. Les ombres creusaient ses rides et rehaussaient ses pommettes, mais elles dissimulaient le gris de ses cheveux. -- Je n'ai pas jure de t'obeir aveuglement >>, marmonna-t-il. Et il ne le faisait jamais. Il lui arrivait souvent d'agir a l'encontre de ses voeux. Ensuite, il lui montrait qu'il avait eu raison. >, murmura-t-elle, comme si elle n'avait rien entendu. Ses yeux noisette fouillerent les tenebres derriere lui. -- Les Bructeres nous ont reserve un accueil royal. Ils ont exauce jusqu'au moindre de tes souhaits. -- Oh ! oui. Je leur en serai toujours reconnaissante. Toujours. Mais, un jour... toutes les tribus ne feront qu'un seul royaume... et je verrai a nouveau l'etoile de Niaerdh briller au-dessus de la mer. -- Pour que ce royaume voie le jour, nous devons d'abord saigner Rome. -- Ne parle pas de cela. Nous verrons plus tard. Pour le moment, souvenons-nous de choses douces. >> Le soleil rosissait le ciel lorsqu'il prit conge d'elle. La rosee scintillait sur la boue au-dehors. Sombre, il traversa sans s'arreter le bosquet sacre, marchant vers le pavillon et le cheval qui l'y attendait. Elle, la paix lissait son front, elle etait prete a dormir, mais lui, ses doigts se crispaient sur le manche de son poignard. 4. Castra Vetera, le Vieux Camp, se trouvait pres du Rhin, a peu pres a l'emplacement qu'occupait la ville de Xanten a l'epoque d'Everard et de Floris. Mais, en ce temps-la, toute la region etait germanique - la Grande Germanie s'etendait de la mer du Nord a la Baltique, de l'Escaut a la Vistule, et c'etait le Danube qui la limitait au sud. Durant les deux millenaires a venir, elle donnerait naissance a la Suede, au Danemark, a la Norvege, a l'Autriche, a la Suisse, aux Pays-Bas et a l'Allemagne. Aujourd'hui, ce n'etait qu'une terre sauvage, avec ca et la des champs, des patures, des villages, des fermes, tenus par des tribus qui ne cessaient de se deplacer, que ce soit pour guerroyer ou tout simplement pour migrer. A l'ouest, dans ce qui serait plus tard la France, la Belgique, le Luxembourg et une bonne partie de la Rhenanie, les habitants etaient des Gaulois, de langue et de moeurs celtiques. De par leur culture et leur habilete aux armes, ils avaient domine les Germains avec lesquels ils entraient en contact - quoique la distinction entre les deux peuples ne fut jamais nettement tranchee, en particulier sur les marches - jusqu'a ce que Cesar les ait vaincus. La conquete de la Gaule etait encore relativement recente, et, si l'assimilation avait progresse, tous n'avaient pas oublie la liberte d'antan. Leurs rivaux a l'est semblaient promis au meme sort qu'eux ; mais Auguste, apres avoir perdu trois legions dans la foret de Teutobourg, decida que ce serait le Rhin plutot que l'Elbe qui materialiserait la frontiere de l'Empire. Seuls quelques peuples germaniques etaient restes sous domination romaine. Les plus eloignes de ceux-ci, tels les Bataves et les Frisons, ne subissaient aucune occupation. Tout comme les rajahs de l'Empire britannique, leurs chefs etaient tenus de verser un tribut et de suivre les directives du proconsul dont ils dependaient. Ils fournissaient a Rome des troupes auxiliaires en quantite, des volontaires a l'origine puis, plus recemment, des conscrits. Ils furent les premiers a se revolter ; par la suite, leurs cousins de l'Est les rejoignirent en meme temps que la Gaule s'embrasait au Sud. > Burhmund s'agita sur sa selle, mal a l'aise. > Vif coup d'oeil vers Everard. -- Oui, on m'a fait certains recits, mentit le Patrouilleur, mais je ne savais que penser. Parle-moi d'elle, je te prie. >> Les trois hommes chevauchaient sous un ciel gris, par une mauvaise brise, pres de la route du Vieux Camp. C'etait une route militaire, donc pavee et rectiligne, qui longeait le Rhin jusqu'a Colonia Agrippinensis. Les legionnaires avaient imprime leur marque au fil des annees. Aujourd'hui, les hommes qui avaient tenu cette forteresse durant l'automne et l'hiver etaient evacues vers Novesium, qui avait rendu les armes bien plus vite. Ils n'etaient pas beaux a voir : crasseux, depenailles, squelettiques. Hebetes pour la plupart, ils ne pensaient meme pas a former les rangs. C'etaient en majorite des Gaulois, membres des troupes regulieres et auxiliaires, et ils s'etaient soumis a l'Empire gaulois, se laissant seduire par les porte-parole de Classicus. Non qu'ils aient ete en etat de resister a un nouvel assaut, contrairement a ce qui s'etait passe aux premiers temps du siege. Affames par le blocus, ils en etaient reduits a manger de l'herbe et des insectes, du moins a condition qu'ils aient la force de les attraper. Leur escorte se composait aussi de Gaulois, bien nourris et bien equipes, des anciens legionnaires gagnes depuis longtemps a la cause de Classicus. Bien plus nombreux etaient les hommes qui veillaient sur les chars a boeufs transportant le butin. Ceux-ci etaient des Germains, quelques veterans de la legion encadrant des hommes des bois armes de lances, de haches et de longues epees. De toute evidence, Claudius Civilis - alias Burhmund le Batave - n'accordait a ses allies celtes qu'une confiance toute relative. Il plissa le front. C'etait un colosse, aux traits mal degrossis, dont l'oeil gauche, frappe de cecite suite a une ancienne infection, etait d'un blanc laiteux, contrastant avec le droit d'un bleu glacial. Depuis qu'il avait renie Rome, il se laissait pousser une barbe grisonnante et ses cheveux etaient teints en rouge, a la mode barbare. Mais une cotte de maille lui protegeait le torse, un casque romain le crane, et a sa ceinture etait passe un glaive de legionnaire, concu pour frapper d'estoc et non de taille. -- Wael-Edh ! murmura-t-on dans l'oreillette d'Everard. C'est donc la son vrai nom. On l'a latinise, tout naturellement...>> Les trois hommes s'exprimaient dans le langage des Romains, le seul qu'ils aient en commun. Surpris, Everard leva involontairement les yeux vers le ciel. Il ne vit que des nuages. Juchee sur un scooter temporel, Janne Floris volait au-dessus de ceux-ci. L'arrivee d'une femme a cheval ne serait pas passee inapercue au camp. Il aurait certes pu expliquer sa presence, mais leur mission etait suffisamment delicate pour qu'ils se dispensent de prendre des risques inutiles. En outre, Floris etait plus utile a son poste present. Ses instruments d'observation l'informaient de tout ce qui se passait dans les environs. Grace aux systemes incorpores au serre-tete d'Everard, elle voyait et entendait les memes choses que lui et pouvait lui communiquer ses impressions. Elle irait meme jusqu'a le secourir si jamais il se mettait dans le petrin, a condition que son intervention soit relativement discrete. Impossible de dire comment reagiraient les eventuels temoins - meme les plus sophistiques des Romains accordaient foi aux presages -, et le but de leur mission etait avant tout de proteger l'histoire. Meme s'il fallait pour cela sacrifier un agent. >, poursuivit Burhmund, qui, visiblement, ne tenait pas a s'attarder sur ce sujet. > Son soupir se perdit dans le vent. > Classicus se mordit les levres. C'etait un homme de petite taille, ce qui expliquait sans doute l'ambition qui le consumait, dont les traits aquilins attestaient des origines royales. Lorsqu'il servait les Romains, il etait a la tete de la cavalerie trevire, et c'etait dans la cite de cette tribu, la future Treves, qu'il avait decide avec ses allies de tirer profit du soulevement germanique. -- Personnellement, je suis un homme de paix >>, lacha Everard, obeissant a une impulsion. S'il ne pouvait arreter les evenements de ce jour, au moins pouvait-il emettre une protestation, meme futile. Les regards qui se braquerent sur lui exprimaient un certain scepticisme. Mieux valait desamorcer la situation. Lui, un pacifiste ? Il avait pris la persona d'un Goth, dont la tribu etait originaire de la future Pologne. Everard, fils d'Amalaric, etait l'un des nombreux rejetons du roi - et chef de guerre -, ce qui lui permettait donc de s'adresser a Burhmund comme a un egal. Ne trop tard pour pretendre a un quelconque heritage, il s'etait lance dans le commerce de l'ambre, en transportant jusque sur les rives de l'Adriatique, ou il avait appris a parler le latin. Puis, renoncant a son negoce, il etait parti pour l'Ouest, ayant oui dire qu'un entrepreneur hardi y ferait facilement fortune. Par ailleurs, sous-entendait-il, une querelle familiale l'avait oblige a prendre ses distances avec les siens. Une histoire peu banale mais parfaitement credible. Un colosse comme lui, qui ne transportait apparemment aucun bien de valeur, pouvait voyager seul sans courir le risque de se faire attaquer. En outre, il serait accueilli a bras ouverts un peu partout, tant les gens etaient friands de nouvelles, de chansons et de contes, bref de tout ce qui pouvait rompre la monotonie de leur existence. Ainsi, Claudius Civilis avait ete ravi de le recevoir. Meme s'il ne lui etait d'aucune aide dans sa campagne, au moins lui procurait-il un peu de distraction. Ce qui n'etait pas credible, c'etait de pretendre qu'il n'avait jamais combattu de sa vie et qu'il hesiterait a tuer un adversaire. Comme il ne souhaitait pas etre soupconne d'espionnage, le Patrouilleur se hata de preciser : > Il marqua une pause. J'ai l'impression de pouvoir en appeler aux sentiments de Burhmund, de l'amener a s'ouvrir un peu a moi. Il nous faut apprendre ce qui motive cet homme cle si nous voulons decouvrir comment le cours des evenements risque de bifurquer - et quel est le bon choix pour nous et notre monde. -- Tu nous trouveras tres ouverts au negoce, declara Classicus. L'Empire de Gaule...>> Pensif : -- Un instant, coupa Burhmund. J'ai une tache a accomplir. >> Il donna un coup de talon et son cheval partit au galop. Classicus l'observa d'un oeil mefiant. Le Batave rejoignit la colonne de prisonniers qui passait non loin de la. Il fit halte aupres d'un homme, le seul ou presque a se tenir droit. Au mepris de tout sens pratique, il avait drape sa carcasse amaigrie dans une toge d'une proprete immaculee. Burhmund se pencha vers lui pour lui parler. > marmonna Classicus. Il se tourna aussitot vers Everard, lui decochant un regard mauvais. Il s'etait rappele trop tard que l'autre pouvait l'entendre. Il est malsain de montrer a un etranger qu'on a des reproches a faire a ses allies. J'ai interet a le distraire, sinon il risque de m'envoyer sur les roses, se dit le Patrouilleur. > La reponse fut celle qu'il attendait : > Everard afficha l'air impressionne qui s'imposait. > Classicus se fendit d'un sourire sardonique. Ce n'etait pas un vulgaire songe-creux. > Everard entreprit de lui tirer les vers du nez. C'etait relativement facile. Si fruste et si insignifiant fut-il, ce Goth n'en etait pas moins un interlocuteur interessant, un homme qui en avait beaucoup vu durant sa vie, et dont l'interet manifeste etait par consequent des plus flatteur. Le reve de Classicus etait fascinant et il n'avait rien de delirant. Il voulait detacher la Gaule de Rome. Cela couperait celle-ci de la Bretagne. Cette ile, dont les forces d'occupation etaient reduites et les indigenes de plus en plus agites, tomberait tot ou tard dans son escarcelle. Sauf que, Everard le savait, Classicus sous-estimait grandement la force et la determination de Rome. Une erreur bien comprehensible. Il ignorait que les guerres civiles avaient pris fin et que Vespasien regnerait bientot en maitre inconteste. > Il n'alla pas plus loin, comprenant qu'il en avait de nouveau trop dit. -- Je ne suis qu'un voyageur, sire >>, repondit le Patrouilleur. Trouve le ton juste, ne sois ni humble, ni arrogant. > Classicus le fit taire d'un geste et detourna les yeux. Ses traits se durcirent. Il reflechit, il prend une decision qu'il ruminait depuis un bout de temps. Et je devine laquelle. Everard sentit un frisson lui glacer l'echine. Burhmund avait fini de discuter avec le captif. Il donna un ordre a un soldat, qui escorta le Romain vers les grossiers abris de torchis edifies par les Germains pendant le siege. Puis le chef batave alla rejoindre une vingtaine de cavaliers qui patientaient a une quinzaine de metres de la, sa garde personnelle. Il s'adressa a un jeune homme, le plus petit et le plus mince d'entre eux. Hochant la tete, il partit au galop vers le camp abandonne, depassant les Romains et leur escorte. Il se trouvait la-bas quelques Germains, charges de surveiller les civils encore presents dans la forteresse. Ils disposaient des chevaux, des provisions et de l'equipement dont il aurait besoin. Burhmund revint aupres de ses deux compagnons. -- Un legat, comme je m'en doutais, repondit Burhmund. J'avais decide d'en envoyer un a Veleda. Guthlaf, le plus rapide de mes cavaliers, va la prevenir de son arrivee. -- Pourquoi ? -- J'entends les guerriers se plaindre. Je sais que leur sentiment est partage par ceux qui sont restes au pays. Nous avons connu la victoire, mais nous avons eu notre content de defaites, et la guerre n'en finit pas. Nous avons perdu la fine fleur de notre armee a Asciburgium - autant l'avouer avec franchise -, et les blessures dont j'ai souffert m'ont immobilise durant plusieurs jours. L'ennemi a recu des troupes fraiches. Les hommes affirment qu'il est grand temps que nous honorions les dieux, et voila que tout un troupeau de soldats ennemis nous tombe entre les mains. Nous devrions les massacrer, detruire leurs armes et offrir le tout aux dieux. Cela assurerait notre triomphe. >> Everard entendit un hoquet provenant des hauteurs. > Classicus faisait montre d'un etrange enthousiasme, car les Gaulois avaient renonce aux sacrifices humains sous l'influence des Romains. Burhmund lui decocha un regard d'acier. toi qu'ils ont fait allegeance. >> De toute evidence, il n'avait pas accepte cela de gaiete de coeur. Classicus haussa les epaules. > Burhmund se raidit. > Il hesita. -- Comme il te plaira. Pour ma part, j'ai moi aussi a faire. Adieu. >> Classicus claqua la langue, et son cheval obliqua vers le sud. Il depassa prisonniers et chariots, s'eloigna et disparut la ou la route s'enfoncait dans une epaisse foret. C'etait par la, Everard le savait, que campaient la plupart des Germains. Certains n'avaient que recemment rejoint les troupes de Burhmund, d'autres avaient assiege Castra Vetera pendant des mois et ne supportaient plus leurs huttes crasseuses. Meme si toutes leurs feuilles n'avaient pas encore pousse, les arbres les protegeaient du vent ; ils formaient un environnement propre et vivant, comme les forets de leur pays ; le vent dans les branches etait le murmure des dieux tenebreux. Everard reprima un frisson. Burhmund considera son allie qui s'eloignait. > Ce fut surement une intuition qui le poussa a faire demi-tour, a retourner aupres du legat et de son escorte et a appeler ses cavaliers. Ceux-ci s'empresserent de le rejoindre. Everard s'aventura a les suivre. Guthlaf le messager emergea des huttes, chevauchant un cheval frais et tirant derriere lui trois montures de rechange. Il trotta jusqu'au fleuve et embarqua a bord d'un bac. Celui-ci gagna aussitot l'autre rive. Une fois pres du legat, Everard put l'examiner a loisir. A en juger par sa beaute toute latine, a peine alteree par la faim, il etait d'origine italienne. Il avait fait halte des qu'on lui en avait donne l'ordre et attendait de subir son sort avec une impassibilite antique. >, declara Burhmund. S'adressant au Gaulois en latin : > Se tournant vers ses guerriers : > Non sans amabilite, il ajouta en latin pour le benefice de ce dernier : > Frappe d'une terreur sacree, les deux guerriers conduisirent le captif vers le campement qu'ils venaient d'abandonner afin de se preparer pour le voyage. Dans le crane d'Everard, la voix de Floris etait tremblante. Ach, nie, de arme... Ce doit etre Munius Lupercus. Vous savez ce qui va lui arriver. >> Le Patrouilleur lui repondit en mode subvocal : tout ce qui va arriver. -- Nous ne pouvons rien faire ? -- Absolument rien. C'etait ecrit. Tenez bon, Janne. -- Tu as l'air bien sombre, Everard, lui dit Burhmund dans son dialecte germanique. -- Je suis... fatigue >>, repondit Everard. Cette langue lui avait ete enseignee avant son depart du XXe siecle (ainsi que le gotique, au cas ou). Elle etait proche de celle qu'il avait employee en Angleterre, quelques quatre siecles en aval, a l'epoque ou cette contree etait envahie par les descendants de ces tribus des bords de la mer du Nord[7]. >, murmura Burhmund. L'espace d'un instant, il sembla etrangement vulnerable, presque touchant. -- Ta route a ete plus dure que la mienne, je crois bien. -- Eh bien, qui voyage seul voyage toujours mieux. Et la terre s'accroche aux bottes qui sont souillees de sang. >> Un frisson chassa les idees noires d'Everard. C'etait ce qu'il esperait, l'ouverture qu'il cherchait a susciter depuis son arrivee, deux jours plus tot. De bien des facons, ces Germains etaient un peu naifs, sans mefiance, peu soucieux de leur intimite. Bien plus que Julius Classicus, qui se contentait de proclamer ses ambitions, Claudius Civilis Burhmund - etait en quete d'une oreille sympathique, d'une personne etrangere a sa situation et aupres de qui il aurait pu s'epancher. > Durant leur breve mais intense periode de preparation, il avait constate qu'elle etait douee pour comprendre les gens. En joignant leurs forces, ils parviendraient surement a se faire une meilleure idee de ce qui se passait et de ce qui les attendait. -- Tu t'es battu pour Rome depuis ta prime jeunesse, n'est-ce pas ? >> demanda Everard en germain. Burhmund partit d'un rire sec. -- Mais on m'a dit que tu avais une epouse, des enfants, des terres. >> Burhmund acquiesca. > Il cracha par terre. > Les souvenirs remonterent a la surface. Exasperes par les exactions des ministres de Neron, les tributaires s'etaient revoltes, tuant collecteurs d'impot et autres parasites. Civilis et l'un de ses freres furent arretes pour sedition. Comme il le confia a Everard, ils s'etaient contentes de protester, quoique en termes plutot vifs. Son frere fut decapite. Civilis fut enchaine et conduit a Rome, afin d'y etre interroge, sans aucun doute torture et probablement crucifie. La chute de Neron interrompit la procedure. Soucieux d'apaiser les esprits, Galba accorda son pardon a Civilis et le renvoya dans son unite. Mais Othon ne tarda pas a renverser Galba, tandis que les legions de Germanie proclamaient Vitellius empereur, celles d'Egypte elevant Vespasien au meme rang. Civilis faillit etre condamne en raison de ses liens supposes avec Galba, mais l'affaire fut bien vite oubliee lorsque la XIVe Legion quitta le territoire lingon, emmenant avec elle les auxiliaires places sous son commandement. Bien decide a conquerir la Gaule, Vitellius penetra dans les terres trevires. Ses soldats ravagerent Divodorum, la future Metz. (Ce qui favorisa les agissements de Classicus, dont la rebellion fut tout de suite populaire.) Un conflit opposant les Bataves aux troupes regulieres faillit tourner a la catastrophe, mais il fut etouffe a temps. Civilis joua un role crucial dans la resolution de cette crise. Placee sous le commandement du general Fabius Valens, la troupe se mit en marche vers le Sud afin d'aider Vitellius a affronter Othon. En chemin, Valens preleva un lourd tribut a diverses communautes pour les proteger de sa propre armee. Lorsqu'il ordonna aux Bataves de gagner la Narbonnaise afin de se porter au secours des troupes qui y etaient postees, ses legionnaires se mutinerent. Cela les priverait de leurs elements les plus courageux, affirmaient-ils. Une fois qu'un compromis eut ete trouve, les Bataves reintegrerent l'armee. Mais apres la traversee des Alpes, les soldats apprirent que leurs camarades avaient ete vaincus a Placentia, et ils se mutinerent a nouveaux, offenses cette fois par l'apathie de leur chef. Ils voulaient aider les leurs. Burhmund eut un rire de gorge. > Les deux guerriers s'eloignerent des huttes. Le Romain avancait entre eux, equipe pour le voyage. Des montures de rechange les suivaient, chargees de provisions. Le petit groupe se dirigea vers le Rhin. Le bac venait d'accoster. Ils embarquerent. > Grimace. > C'est peut-etre pour cette raison que les choses s'envenimerent au sein de la XIVe Legion. Une nouvelle dispute eclata entre troupes regulieres et auxiliaires, qui faillit tourner a l'affrontement en regle. Civilis comptait parmi les officiers qui calmerent le jeu. Vitellius, qui venait d'etre proclame empereur, ordonna aux legionnaires de gagner la Bretagne et incorpora les Bataves a sa garde personnelle. > Le bac, un radeau confectionne avec des rondins, avait traverse le fleuve. Les voyageurs debarquerent et s'enfoncerent dans la foret. > Burhmund prit langue avec nombre de ses contacts. Parmi eux se trouvait un legat inepte, qui accepta sa proposition. Des soldats allerent garder les cols alpins ; les partisans de Vitellius, gaulois ou germaniques, ne pouvaient plus regagner le nord, et quant aux Iberes et aux Italiens, ils avaient deja bien a faire la ou ils se trouvaient. Burhmund ordonna un grand rassemblement de sa tribu. La conscription decretee par Vitellius etait la goutte d'eau qui avait fait deborder le vase. Ils l'acclamerent avec ferveur, faisant claquer l'epee sur le bouclier. Les Canninefates et les Frisons savaient deja de quoi il retournait. Leurs assemblees encouragerent les hommes a se rallier a la cause. Une cohorte de Tongres quitta son campement pour rejoindre Burhmund. Des auxiliaires germains en route pour le Sud en firent autant, renoncant a servir Vitellius. Deux legions vinrent affronter Burhmund. Il les decima, obligeant les survivants a se refugier a Castra Vetera. Une fois qu'il eut franchi le Rhin, il remporta pres de Bonna une bataille decisive. Ses emissaires encouragerent les defenseurs du Vieux Camp a se declarer pour Vespasien. Ils refuserent. C'est alors qu'il fit secession, decidant de combattre pour la liberte de son peuple. Bructeres, Tencteres et Chamaves rejoignirent son alliance. Il depecha des emissaires dans toute la Germanie. Des aventuriers venus des marches se rallierent a sa banniere. Wael-Edh se mit a predire la chute de Rome. > Everard venait de sursauter en entendant un cri resonner dans son crane. -- Ils sont en train de les tuer dans la foret, gemit Floris. C'est horrible. Oh ! pourquoi a-t-il fallu que nous arrivions aujourd'hui ? -- Vous le savez bien, lui dit-il. Arretez de regarder ca. >> Impossible de debarquer plusieurs annees en amont pour mieux determiner la verite. La Patrouille ne pouvait pas se permettre de gaspiller autant d'agents-annees. En outre, ce segment d'espace-temps etait fort instable ; moins ils le perturberaient et mieux cela vaudrait. Everard avait decide de prendre contact avec Civilis plusieurs mois en amont de la bifurcation. D'apres leurs etudes preliminaires, le Batave serait le plus accessible au moment ou il accepterait la reddition de Castra Vetera ; et cela augmenterait du meme coup leurs chances de rencontrer Classicus. Les deux Patrouilleurs esperaient collecter suffisamment de donnees et s'eclipser avant que ne surviennent les evenements relates par Tacite. -- Je n'en suis pas sure >>, repondit Floris en etouffant un sanglot. Il ne lui en voulait point. Lui-meme aurait hesite a l'idee d'assister a cette tuerie, et c'etait pourtant un agent endurci. -- Pas que je sache, mais certains de ces hommes maitrisent le latin... -- Ton ame est ailleurs, Everard, fit remarquer Burhmund. -- Je sens que... qu'il se prepare quelque chose >>, repondit le Patrouilleur. Autant commencer a lui faire comprendre que je suis doue de double vue. Ca risque de m'etre utile par la suite. Burhmund se renfrogna. > Ce dernier mot etait en latin. La verite finit par arriver jusqu'a eux, apportee par un cavalier qui surgit de la foret. Les Germains, comme pris de folie, s'etaient jetes sur les prisonniers. Les quelques gardes gaulois n'avaient rien pu faire. Les Germains massacraient tous les legionnaires desarmes et detruisaient leur butin. Le tout servirait d'offrande a leurs dieux. Everard soupconnait Classicus de les avoir pousses a agir ainsi. C'etait la simplicite meme. Classicus ne souhaitait pas qu'ils aient la possibilite de conclure une paix separee. Le chef batave partageait ses soupcons, aucun doute la-dessus. Mais que pouvait-il faire ? Il ne put meme pas arreter ses propres hommes lorsqu'ils foncerent vers le Vieux Camp, en proie a une frenesie meurtriere. Les flammes commencerent a devorer la palissade. On entendit des hurlements, on sentit l'odeur de la chair grillee. Burhmund n'etait meme pas horrifie. Ce genre d'evenement etait courant dans son univers. Ce qui l'affligeait, c'etait le fait qu'on ait ose lui desobeir, et meme le trahir. -- Il vaut mieux que je parte, je crois, dit Everard. Ici, je ne ferai que te gener. Peut-etre nous reverrons-nous un jour. >> Mais aucun des jours a venir ne sera un jour heureux. 5. La bise coupante chassait les nuages bas comme s'il s'agissait de volutes de fumee. Des lances de pluie tombaient en oblique sur les branches mouvantes. La tete basse, les chevaux avancaient d'un pas lourd sur une piste mouchetee de flaques d'eau. Saeferth ouvrait la marche ; Hnaef la fermait, tenant les renes des montures de rechange. Entre eux chevauchait le Romain, le dos voute sous sa cape trempee. Ainsi que les deux Bataves l'avaient appris lors de leurs breves haltes, ayant souvent recours au langage des signes, il s'appelait Lupercus. Au detour d'un virage apparurent cinq cavaliers, sans doute des Bructeres car les voyageurs etaient arrives dans leur contree. Toutefois, ils se trouvaient encore dans une de ces zones inhabitees dont les tribus germaniques ceignaient leurs villages. Le meneur etait un homme aussi malingre qu'un furet, avec une barbe et des cheveux aile de corbeau que les ans avaient stries de blanc. Sa main droite agrippait une pique. > s'ecria-t-il. Saeferth tira les renes. > L'homme noir opina. -- C'etait il y a peu, alors, car nous sommes partis sur les talons du messager de notre seigneur ; mais nous avons surement ete moins rapides que lui. -- Oui. A present, l'heure est venue d'agir vite. Je suis Heidhin, fils de Viduhada, l'homme de confiance de Wael-Edh. -- Je me souviens de toi, intervint Hnaef, tu etais aupres d'elle lorsque notre seigneur lui a rendu visite l'annee derniere. Qu'attends-tu de nous ? -- L'homme que vous m'amenez. C'est celui que Burhmund offre a Wael-Edh, n'est-ce pas ? -- Oui. >> Comprenant qu'on parlait de lui, Lupercus se raidit. Ses yeux allerent d'un visage a l'autre tandis que les mots gutturaux roulaient a l'interieur de son crane. -- Quoi, tu ne le conduis pas dans ton sanctuaire, pour que l'on y donne un festin par la suite ? s'enquit Saeferth. -- Il faut agir vite, je te l'ai dit. S'ils apprenaient son arrivee, plusieurs chefs parmi nous souhaiteraient le garder comme otage afin d'en tirer une rancon. Nous ne pouvons pas nous permettre de les froisser. Mais les dieux sont irrites. Regarde autour de toi. >> Levant sa pique, Heidhin designa la foret gemissant sous les eaux. Saeferth et Hnaef ne pouvaient guere lui resister. Les Bructeres leur etaient superieurs en nombre. En outre, tous le savaient proche de la sainte femme depuis qu'ils avaient quitte ensemble leur terre natale. >, declara Saeferth. Hnaef eut un rictus. > Ils mirent pied a terre, imites par les cinq autres, et ordonnerent a Lupercus d'en faire autant. Mais il etait si affaibli par les privations qu'ils durent lui venir en aide. Lorsqu'ils lui lierent les mains derriere le dos et que Heidhin prepara une corde, il ecarquilla les yeux et retint son souffle. Puis il se ressaisit et murmura ce qui etait sans doute une priere adressee a ses dieux. Heidhin se tourna vers les deux. > Saeferth et Hnaef empoignerent les bras de Lupercus. Heidhin s'avanca vers lui. Avec la pointe de sa pique, il traca sur le front du Romain le signe du marteau ; apres avoir dechire sa tunique, il traca sur son torse une croix gammee. Le sang qui jaillit etait d'un rouge encore plus vif du fait de la grisaille. Lupercus demeura muet. Ils le conduisirent vers le frene que Heidhin avait choisi, lancerent la corde par-dessus une branche, la lui passerent autour du cou. >, souffla-t-il. Deux des hommes de Heidhin le hisserent tandis que les autres hurlaient en frappant leur bouclier de leur epee. Il ne cessa de ruer dans le vide jusqu'a ce que Heidhin lui plante sa pique dans le coeur. Lorsqu'on eut fait tout ce qu'il y avait a faire, Heidhin dit a Saeferth et a Hnaef : -- Que devons-nous lui dire ? demanda Hnaef. -- La verite, repondit Heidhin. Dites-la a tout l'ost. Les dieux ont enfin recu la part qui leur revenait de droit, comme autrefois. Desormais, ils ne pourront faire autrement que de se battre a nos cotes. >> Les Germains s'eloignerent. Un corbeau vola autour du mort, se percha sur son epaule, tendit le bec et engloutit un bout de chair. Un autre le rejoignit, puis un autre, et un autre encore. Leurs croassements resonnaient dans le vent qui faisait doucement osciller le cadavre. 6. Everard accorda a Floris deux jours de repos a passer chez elle. Loin d'etre une mauviette, c'etait neanmoins une personne civilisee et douee de conscience, qui venait d'assister a des atrocites. Par chance, elle ne connaissait aucune des victimes et n'aurait pas a surmonter de sentiment de culpabilite. > Si endurci fut-il, il n'etait pas mecontent de disposer lui aussi d'un bref repit qui lui permettrait d'assimiler ses impressions du Vieux Camp - visuelles, auditives et olfactives. Il passa des heures a se balader dans les rues d'Amsterdam, s'impregnant de la douce ambiance des Pays-Bas du XXe siecle. Le reste du temps, il s'enfermait dans un bureau de l'antenne de la Patrouille, recuperant des fichiers de donnees - histoire, anthropologie, geographie physique et politique, bref tout ce qu'il trouvait - et s'en inculquant l'essentiel par impregnation electronique. Il ne s'etait prepare a cette mission que de facon superficielle. Non qu'il lui soit possible a present d'acquerir sur le sujet un savoir encyclopedique. Celui-ci n'etait pas disponible. La prehistoire germanique n'attirait que de rares chercheurs, disperses sur quantite de siecles et de kilometres. Il existait tant de domaines apparemment plus interessants, voire plus importants. Les donnees concretes etaient fort rares. Floris et lui-meme exceptes, aucun agent de la Patrouille ne s'etait jamais preoccupe de Civilis. La rebellion dont il etait responsable, et dont la seule consequence avait ete une legere amelioration du sort de son peuple, ne semblait pas justifier qu'un specialiste de l'Empire romain y investisse du temps et des moyens. Et peut-etre etait-ce la seule consequence, songea Everard. Peut-etre que ces variantes textuelles ont une explication toute simple, que les detectives de la Patrouille n'ont pas vue, et que nous ne chassons que des ombres. En tout cas, rien ne prouve qu'un agent exterieur ait cherche a manipuler les evenements. Enfin, quelle que soit la reponse, il faut bien que nous la trouvions. Le troisieme jour, il passa un coup de fil a Floris depuis son hotel et lui proposa de diner ensemble, comme le soir de leur premiere rencontre. > Il lui demanda de choisir le restaurant, et ils convinrent de s'y retrouver. L'Ambrosia proposait de la cuisine antillaise et guyanaise. Sis dans Stadthouderskade, dans un quartier paisible a proximite du Museumplein, il consistait en une salle discrete donnant sur le canal. Le cuisinier noir rejoignit la jeune et jolie serveuse pour commenter le menu dans un anglais parfait. Le vin etait ideal pour accompagner leurs choix. Leur plaisir etait peut-etre accru par la sensation qu'ils avaient de savourer un ephemere instant de paix, de chaleur et de lumiere, au sein des tenebres sans fin de l'histoire. > Son appartement etait distant de deux ou trois kilometres. >, proposa Everard avec joie. Elle sourit. Caresses par le crepuscule au-dehors, ses cheveux avaient l'eclat d'un soleil souvenu. > L'air etait d'une douceur exceptionnelle. Il embaumait le printemps, car la pluie l'avait lave un peu plus tot, et la circulation etait quasi inexistante, a peine une rumeur en fond sonore. Un bateau fila sur le canal, laissant derriere lui un sillage argente. -- Parfait. >> Il attrapa sa blague a tabac et bourra sa pipe. > Ils s'eloignerent du canal pour s'engager entre d'antiques facades. > La belle humeur que tous deux avaient veille a entretenir pendant le diner s'estompait deja, mais Floris conservait une voix egale et une expression paisible. > Everard acquiesca. pourrait etre mieux. >> Floris soupira. -- Et bien, vous avez choisi un milieu assez hostile. Quoique, a cette epoque, c'etait a Rome qu'on jouait au Grand-Guignol. >> Elle lui jeta un regard penetrant. > Everard alluma sa pipe. > Elle sourit. -- Pourquoi donc ? -- Plus j'y repense, moins mes motivations me semblent claires. Il semble qu'a l'epoque... Oui, si ca ne vous derange pas, j'aimerais vous l'expliquer en detail. >> Il lui tendit son bras. Elle le prit. Tous deux avancaient a la meme allure, mais elle avait une foulee nettement plus souple. Il serrait le fourneau de sa pipe dans sa main libre. -- Cela remonte a mes parents, je crois bien. >> Elle avait les yeux tournes vers le lointain, une fine ride verticale lui creusait le front. Sa voix avait des accents presque reveurs. > Et sans doute plus agee, en temps propre, qu'on ne le penserait en regardant le calendrier de cette annee, se dit-il. -- Des gens valeureux, murmura Everard. -- Ils se sont connus apres la guerre et se sont fixes a Amsterdam une fois maries. Ils sont encore en vie et savourent leur retraite ; lui travaillait dans les affaires, elle enseignait l'histoire, l'histoire des Pays-Bas. >> Oui, songea-t-il, a l'issue de chaque expedition, tu reviens le jour meme ou tu etais partie, car tu ne veux pas perdre une seule des heures qui te sont comptees avant leur mort, eux qui ignorent tout de tes activites. Je parie qu'ils sont decus de ne pas avoir de petits-enfants. > Everard le savait deja, tout comme il savait qu'elle avait pratique l'athletisme, atteignant un niveau quasiment olympique, et voyage dans deux ou trois endroits du globe deconseilles aux touristes. Tout ceci avait attire l'attention d'un agent recruteur de la Patrouille, qui l'avait convaincue de passer certains tests, ne lui revelant qu'apres coup leur signification. Lui-meme avait suivi un parcours similaire. > Elle lui repondit avec une certaine secheresse. -- Pardon. Je ne souhaitais pas vous offenser. Les deguisements en question sont parfaits pour de breves immersions. >> Quelques annees en aval de cette epoque, on parviendrait a alterer la pilosite et le registre vocal. Des vetements molletonnes la ou il le faut dissimulent sans peine les galbes revelateurs. Une femme peut toujours etre trahie par ses mains, mais celles de Floris etaient plus grandes que la moyenne, et, si elle se faisait passer pour un jeune homme, leur absence de poils ne susciterait aucun commentaire. Sauf que... Dans certaines circonstances, on peut etre amene a se deshabiller devant des tiers, dans des bains publics, par exemple. Les Barbares n'apprecient pas les jeunes hommes effemines, et on risque de se retrouver pris dans un pugilat. Si bien entrainee soit-elle, une femme reste en general moins forte, moins robuste qu'un homme, et il n'est pas question d'avoir recours a des armes anachroniques. > Elle laissa sa phrase inachevee. > demanda-t-il a voix basse au bout de trente secondes. Elle opina avec raideur. > Dans l'avenir, cette transformation n'avait plus rien de chirurgical, ni d'hormonal d'ailleurs ; elle s'operait au niveau moleculaire, par alteration de l'ADN de l'organisme. > Elle lui jeta un regard de defi. -- Foutre non ! >> s'exclama-t-il, se demandant aussitot : Ai-je reagi trop vivement ? Me suis-je montre intolerant ? > Floris eclata de rire et lui etreignit le bras. > Il sourit. > Du calme, mon gars. Ne va pas meler le travail et la bagatelle. Ca pourrait etre dangereux. Sur le plan intellectuel, je prefererais quelle soit un homme. Sans doute partageait-elle en partie ses reserves, car ils poursuivirent leur route en silence. Un silence qui n'avait cependant rien de malaise. Ils traversaient un parc, avancant au sein d'une vegetation odorante, sous des frondaisons qui filtraient la lueur des reverberes, transformant l'allee en ruban mouchete. Ce fut lui qui reprit la parole. > Il avait deja aborde ce sujet par sous-entendus, sans qu'elle morde a l'hamecon. Comme ils avaient quantite de choses plus importantes a faire, il n'avait pas insiste. Il la vit et l'entendit retenir son souffle. > Elle hesita. -- Vous cachez bien votre jeu, dit-il en tirant sur sa pipe. -- Sur le terrain, on est bien oblige d'apprendre a dissimuler ses emotions, non ? Mais je pense pouvoir vous parler en toute liberte. Vous etes un homme du genre confortable. >> Il ne savait que repondre a cela. >, declara-t-elle. Il reussit a rattraper sa pipe avant qu'elle se brise sur le pave. -- De 22 a 37 apr. J.C, poursuivit-elle d'un air decide. La Patrouille souhaitait enrichir ses connaissances sur la vie dans les regions occidentales de la Germanie durant la periode ou l'influence romaine se substituait a l'influence celtique. Plus precisement, elle s'interessait aux soulevements qui ont suivi le meurtre d'Arminius. Les consequences de cet acte etaient potentiellement tres importantes. -- Mais vous n'avez rien trouve d'inquietant, pas vrai ? Alors que Civilis, que la Patrouille pensait pouvoir negliger... Enfin, nos agents ne sont que des etres humains, donc faillibles. Et, naturellement, l'etude d'une societe donnee est toujours precieuse, quel que soit le contexte. Continuez, je vous en prie. -- Quelques collegues m'ont aidee a m'inserer dans le milieu. Ma persona etait une jeune femme appartenant au peuple chattuaire[8], qui avait perdu son mari lors d'un raid cherusque. Elle avait fui en territoire frison avec une partie de ses biens, accompagnee de deux domestiques qui lui etaient restes fideles. Le chef du village ou nous avons echoue nous a accueillis avec generosite. Je lui apportais de l'or ainsi que des nouvelles ; et, chez ces peuples, l'hospitalite est chose sacree. >> En plus, tu etais seduisante, ce qui ne gate rien. > ont decide d'aller chercher fortune sous d'autres cieux, et on ne les a plus jamais revus. Tout le monde a conclu qu'il leur etait arrive malheur. Ce monde est si hostile ! -- Et ? >> Everard contempla son profil. Vermeer aurait pu le faire surgir sur la toile, criniere doree et lumiere vesperale. > Elle esquissa un sourire piteux. -- Comment vous y etes-vous prise ? >> demanda Everard a voix basse. Elle poursuivit dans un murmure : > Everard acquiesca. Grace a ses etudes, il savait que les anciens Germains consideraient comme sacre le lien avunculaire. Parmi les tragedies qui avaient frappe Burhmund, alias Civilis, figurait sa rupture avec le fils de sa soeur, qui perirait en se battant pour Rome. > Et toi, tu t'es demande ce qui leur etait arrive, et tu te le demandes peut-etre encore, songea Everard. A moins que tu n'aies observe a distance le cours qu'a pris leur existence. Mais je te crois trop sage pour cela. Au temps pour la belle vie des agents de la Patrouille ! Floris deglutit. Ravalait-elle ses pleurs ? Elle afficha une gaiete forcee. -- Et n'oublions pas l'egalite des sexes, ajouta Everard. -- Oui, oui. Les femmes de cette epoque avaient droit a une certaine consideration, et il a fallu attendre le XIXe siecle pour qu'elles jouissent d'une liberte comparable, mais... oh ! oui. -- Apparemment, Veleda etait totalement maitresse de son destin. -- Ce n'est pas la meme chose. Elle parlait au nom des dieux, je crois. >> C'est ce que nous devons verifier. > Everard mordit le tuyau de sa pipe. > Elle pila. Il fit halte lui aussi. Ils se trouvaient au pied d'un lampadaire. Les yeux de Floris luisaient tels ceux d'un chat. Elle eleva la voix. > Un cycliste passa en coup de vent, leur jeta un regard, pedala de plus belle. > Passant de la colere a l'excitation, elle saisit sa chance. > Bon sang ! Serais-je en train de rougir ? > Elle le fixa du regard sans broncher. -- Eh bien, merci, fit-il avec soulagement. Je pense que je saurai me tenir. >> Et tu as interet a en faire autant ! 7. Soudain, le printemps deferla sur la terre. La chaleur et les longues journees faisaient sortir les feuilles des branches. L'herbe etincelait. Le ciel s'emplissait d'ailes et de clameurs. Agneaux, veaux et poulains gambadaient dans les pres. Les hommes et les femmes emergeaient de la penombre des maisons, de la fumee et de la puanteur de l'hiver ; ils clignaient des yeux sous le soleil, humaient la douceur de l'air et s'activaient a preparer l'ete. Mais les maigres recoltes de l'annee precedente les avaient laisses sur leur faim. Quantite d'hommes guerroyaient toujours par-dela le Rhin, et quelques-uns d'entre eux ne reviendraient jamais. Edh et Heidhin avaient encore du givre dans le coeur. Ils marchaient sur les terres de la pretresse, indifferents a la brise comme au soleil. En la voyant passer, les hommes travaillant aux champs n'osaient ni la heler, ni lui parler. Bien que la foret a l'ouest brillat sous le soleil, le bosquet sacre, plus loin a l'est, semblait entenebre, comme si l'ombre de la tour le recouvrait. -- Edh...>> La voix de Heidhin s'etait durcie. Sur la hampe de sa pique, ses phalanges avaient blanchi. -- A en croire les bavardages des sots. -- Alors, la tribu regorge de sots. Je les connais mieux que tu ne le peux, Edh, car je suis un homme, rien qu'un homme, pas l'elu d'une deesse. Les gens me confient ce que jamais ils n'oseraient te dire. >> Heidhin fit quelques pas tout en cherchant ses mots. >> En ton nom, j'ai offert un homme aux Ases, un chef plutot qu'un simple serf. Que la chose se sache, et l'espoir refleurira dans le coeur de nos guerriers ! >> Le regard que lui lanca Edh lui fit l'effet d'un coup d'epee. > La pique tressaillit dans la main de Heidhin, qui s'empressa de figer son visage. Un temps passa. Puis il dit a voix basse : -- Non. Burhmund etait enrage. Il sait que cela ne peut que renforcer la volonte des Romains. Et tu m'as privee d'un captif qui aurait fait office d'intermediaire entre eux et nous. >> Heidhin serra les machoires. -- Tu m'as aussi privee de toi-meme, semble-t-il, poursuivit Edh d'une voix sinistre. Je croyais que tu irais a Colonia en mon nom. >> Surpris, il tourna la tete dans sa direction. Ses hautes pommettes, son long nez droit, ses levres pleines semblaient persister a l'ignorer. -- Burhmund en parlait dans son message. Il quitte Castra Vetera pour aller a Colonia Agrippinensis. Il pense que les assieges sont prets se rendre. Mais quand ils apprendront le massacre de leurs camarades - et ils l'apprendront bien avant son arrivee -, seront-ils encore dans de bonnes dispositions ? Peut-etre choisiront-ils de continuer le combat en esperant la venue de renforts, puisqu'ils n'ont plus rien a perdre. Burhmund souhaite que je jette un sort sur quiconque violera les conditions de l'accord - que je le voue a la fletrissure de Nerthus. >> La ruse de Heidhin vint a son secours et il se calma. > Il se caressa la barbe de sa main libre. -- Et qui le prononcera ? -- Toi ? -- Difficile. >> Il acquiesca. > Elle partit d'un rire de louve. > Sa voix se brisa. Elle baissa la tete. -- C'est sans doute plus sage, opina Heidhin. Oui. Retire-toi un temps dans ta tour. Fais savoir que tu es en train de mediter, de preparer un sort, d'en appeler a la deesse. J'apporterai ta parole au monde. >> Elle se redressa. -- N'aie crainte. Je suis pret a te renouveler ma foi...>> La voix de Heidhin se fit tremulante. > Soudain, il se para de fierte. > Elle observa un long silence. Ils arriverent devant un enclos ou se trouvait un taureau, la bete de Tiw, dont le front s'ornait de puissantes cornes brillant sous le soleil. Elle finit par lui demander : > Il usa de tout son talent pour faconner sa reponse. > Elle se tourna vers lui. Ses yeux s'adoucirent. > Ils s'arreterent sur un sentier boueux qui sinuait a travers une herbe abondante. -- Tu savais que je ne le pouvais point. Et tu m'as respectee. Que puis-je faire sinon te pardonner ? Oui, va a Colonia en mon nom. >> Il afficha sa volonte. -- C'etait...>> Son visage s'empourpra, puis blemit. -- Pour moi, c'est comme si c'etait hier. Pas de paix avec les Romains. Je leur ferai la guerre tant que je vivrai et, apres ma mort, je les harcelerai sur la route de l'enfer. -- Niaerdh peut te delier de ce serment. -- Jamais je ne pourrai m'en delier moi-meme. >> Avec la force d'un marteau frappant l'enclume, Heidhin la conjura : > Elle secoua la tete. > Il tourna et retourna ces mots dans son esprit, puis conceda : -- C'est ce que souhaiterait Niaerdh elle-meme. Elle n'est pas sanguinaire, contrairement aux Ases. -- Il fut un temps ou tu ne disais point cela. >> Heidhin sourit. -- Puisse cela ne jamais arriver ! >> s'ecria-t-elle. Il lui plaqua les mains sur les epaules. -- Puisqu'il doit en etre ainsi. >> Poussant un soupir, Edh s'ecarta de lui. Sa voix etait de fer. > 8. Autrefois, cette cite avait nom Oppidum Ubiorum, du moins pour les Romains. Les Germains ne batissaient pas de villes, mais les Ubiens, qui occupaient la rive gauche du Rhin, subissaient deja l'influence gauloise. Apres la conquete de la Gaule par Cesar, ils entrerent au sein de l'Empire et, contrairement a la majorite de leurs congeneres, se montrerent ravis de commercer, d'apprendre, de s'ouvrir au monde exterieur. Durant le regne de Claude, la cite devint colonie romaine et recut le nom de son epouse. Impatients de se latiniser, les Ubiens se rebaptiserent Agrippiniens. Et leur ville prospera. L'avenir la connaitrait sous le nom de Koln, autrement dit Cologne. Ce jour-la, le sol tremblait sous les murailles romaines. La fumee montait de plusieurs centaines de feux de camp, des etendards barbares se dressaient au-dessus des tentes de cuir, couvertures et peaux de bete servaient de couches aux hommes dormant a la belle etoile. Les chevaux ruaient et hennissaient. Dans les enclos ou on les avait parques en attendant de les abattre, boeufs et moutons laissaient echapper leurs plaintes. Les hommes vaquaient bruyamment, guerriers germains et brigands gaulois meles. Les yeomen bataves se montraient plus poses ; les veterans de Civilis et de Classicus etaient carrement disciplines. Un peu a l'ecart, on trouvait les legionnaires venus de Novesium a marche forcee. Ils avaient subi tant de railleries en route qu'un de leurs escadrons de cavalerie avait file vers le Sud, renoncant a l'Empire gaulois pour regagner le sein de Rome. Un petit groupe de tentes se dressait au bord du fleuve. Aucun rebelle n'osait s'en approcher a moins d'y etre contraint, et il avancait alors a pas de loup. Si des Bructeres montaient la garde autour d'elles, c'etait uniquement une garde d'honneur. Ce qui protegeait ce lieu, c'etait un poteau au sommet duquel etaient attachees une gerbe de grains et des pommes - sechees, car datant de l'annee precedente, mais tous respectaient l'embleme de Nerthus. > demanda Everard. Heidhin le fixa d'un air mefiant. Ce fut d'une voix sibilante qu'il lui repondit : -- Cela fait des annees qu'elle est passee chez eux... -- Ils se souviennent d'elle, je le sais, car nous avons de leurs nouvelles grace aux marchands et aux vagabonds, sans parler des guerriers qui se sont rallies a Burhmund. >> L'ombre d'un nuage passa sur les deux hommes, assis sur un banc devant le pavillon de Heidhin. Masquant le visage de ce dernier, elle sembla rendre son regard encore plus acere. Le vent leur apportait l'odeur de la fumee, le claquement du fer. > Ce type est un fanatique double d'un petit malin, se dit le Patrouilleur. Il s'empressa de rectifier le tir. -- Hum. >> Heidhin se detendit d'un rien. Sa main droite, qui s'approchait en douce de la poignee de son epee, empoigna sa cape noire pour la ramener sur son corps. -- Je te l'ai dit, seigneur. >> Everard n'etait pas tenu de s'adresser a lui de cette maniere, car il ne lui avait pas fait serment d'allegeance, mais ca ne pouvait pas faire de mal. Et, a vrai dire, Heidhin avait acquis un statut eleve chez les Bructeres, celui d'un chef possedant des fermes et des terres, allie par le mariage a une famille de poids, sans compter qu'il etait le familier et le porte-parole de Veleda. En chemin, j'ai appris que la pretresse comptait venir en ce lieu. J'esperais la rencontrer, ou du moins la voir et l'ecouter. >> Burhmund, qui avait accueilli Everard de bonne grace, lui avait explique que la sibylle s'etait contentee de lui envoyer son emissaire. Mais le Batave avait autre chose a faire que de le lui presenter. Everard avait du attendre une occasion pour l'aborder de son propre chef. Un Goth dans cette region, voila qui sortait de l'ordinaire, mais Heidhin s'etait montre un interlocuteur distrait, jusqu'a ce que, tout a coup, sa mefiance s'eveille. >, declara-t-il. La foi brulait dans ses yeux. Everard acquiesca. -- Nous sommes issus des Alvarings, repondit Heidhin. La plupart des membres de cet ost n'etaient sans doute pas nes quand nous sommes partis. Et pourquoi sommes-nous partis ? Parce que la deesse l'a appelee. >> Il se fit brusque. > Ils se leverent. > Heidhin repondit comme il convenait a cette formule de courtoisie. > Everard se fraya un chemin au sein de la foule pour gagner un enclos proche des quartiers de Civilis, ou il recupera ses montures. C'etaient des poneys germains evoquant le haflinger[9] ; lorsqu'il les chevauchait, ses pieds touchaient presque le sol. Mais il faisait figure de geant a cette epoque, et il aurait attire l'attention en voyageant sans monture ni chevaux de bat. Il mit le cap au nord. Colonia Agrippinensis disparut bientot derriere lui. La lumiere vesperale enluminait le fleuve de dorures. Les collines environnantes etaient telles qu'il les connaissait a son epoque natale, mais le paysage etait gache par les ruines calcinees et les champs laisses a l'abandon, traces des ravages exerces par Civilis quelques mois plus tot. Ca et la, il apercevait des ossements, parfois humains. Cette desolation servait ses buts. Neanmoins, il attendit la tombee de la nuit pour dire a Floris : > On ne devait pas les voir disparaitre, lui et ses montures, et le van en question etait moins discret qu'un scooter temporel. Elle s'executa, il fit monter les betes, et, le temps d'effectuer un petit saut spatial, il arriva a leur campement. Elle l'y rejoignit une minute plus tard. Ils auraient pu regagner le confort d'Amsterdam, mais cela leur aurait fait perdre du temps - enfiler une tenue adequate, aller de l'antenne de la Patrouille a l'appartement de Floris, se readapter a la mentalite du XXe siecle... Mieux valait rester dans cette epoque archaique afin de se familiariser avec les habitants, mais aussi avec la Nature. Celle-ci - la grande foret primitive, les mysteres du jour et de la nuit, de l'ete et de l'hiver, les tempetes, les etoiles, la vie et la mort - impregnait jusqu'a l'ame des hommes. On ne pouvait les comprendre, apprehender leurs emotions, tant qu'on n'avait pas penetre cette Nature, tant qu'elle ne vous avait pas penetre. C'etait Floris qui avait choisi le site, une colline isolee depuis le sommet de laquelle on dominait une foret s'etendant a perte de vue dans toutes les directions. Seuls de rares chasseurs avaient pu l'apercevoir, et aucun, sans doute, ne l'avait escaladee. L'Europe du Nord etait fort peu peuplee ; une tribu de cinquante mille membres etait jugee gigantesque, et son domaine couvrait un vaste territoire. Cette contree etait plus etrangere au XXe siecle que ne l'aurait ete une autre planete. Deux abris individuels etaient dresses cote a cote, eclaires par une lampe a l'eclat tamise, et un savoureux fumet montait d'une unite cordon-bleu provenant d'une epoque posterieure a la leur. Cependant, apres qu'il se fut occupe de ses chevaux, Everard alluma du petit bois qu'il avait ramasse un peu plus tot. Ils mangerent dans un silence songeur puis eteignirent la lampe. L'unite, occupee a laver la vaisselle, devint une ombre parmi les autres. Ils s'assirent sur l'herbe devant le feu. Ni l'un ni l'autre n'avaient propose de le faire ; ils savaient tous deux que c'etait ce qui convenait, voila tout. Une petite brise fraiche se leva. De temps a autre, un hibou ululait, comme lancant une question a un oracle. Les frondaisons chatoyaient, tel un ocean sous les etoiles. La Voie lactee deploya sa majeste au nord. Plus haut dans le ciel brillait la Grande Ourse, que les hommes de ce lieu et de ce temps appelaient le Chariot du Pere des Cieux. Mais comment la nomme-t-on dans la contree d'Edh ? s'interrogea Everard. Ou que se trouve celle-ci. Si le nom > est inconnu de Janne, nous avons affaire a un peuple tellement obscur que la Patrouille n'en a jamais entendu parler. Il alluma sa pipe. Sa fumee se joignit a celle du feu crepitant, dont la lueur eclairait fugitivement le visage de Floris, aux os saillants encadres par des cheveux qu'elle avait denoues le soir venu. >, declara-t-il. Elle acquiesca. > Durant les jours en question, il etait reste par force sur terre tandis qu'elle observait les evenements depuis les hauteurs. Mais elle s'etait montree aussi active que lui. Alors qu'il etait confine au voisinage de l'action, elle pouvait couvrir une vaste superficie et disposait en outre de minuscules drones qui lui rapportaient ce qui se passait sous certains toits. Voici les evenements auxquels ils avaient assiste. Le Senat de Colonia se savait dans une situation desesperee. Pouvait-il obtenir une reddition honorable, avec des garanties ? Les Tencteres, qui vivaient sur l'autre rive du Rhin, leur depecherent des emissaires pour leur proposer une union hors du giron romain. Mais ils exigeaient que les murailles de la ville soient rasees. Colonia s'y refusa, se declarant prete a accepter une alliance assez lache et a octroyer a ses interlocuteurs le libre passage du fleuve durant le jour, en attendant que la confiance se soit instauree entre les deux parties. Elle exigea aussi que Civilis et Veleda servent de mediateurs. Les Tencteres accepterent. Ce fut a ce moment-la qu'arriverent Civilis, alias Burhmund, et Classicus. Ce dernier etait pret a ordonner la mise a sac de la cite. Burhmund hesitait encore a sauter le pas. Notamment parce que l'un de ses fils y etait retenu en otage, suite a un accord conclu l'annee precedente, alors qu'il soutenait officiellement la cause de Vespasien. En depit de tous les bouleversements subsequents, le garcon avait toujours ete bien traite et Burhmund tenait a le recuperer vivant. Nul doute que l'influence de Veleda oeuvrerait pour la cause de la paix, avanca-t-il. Il ne se trompait pas. > Colonia rendrait les armes, les rebelles l'epargneraient, et elle rejoindrait leur alliance. De nouveaux otages y sejourneraient : l'epouse et la soeur de Burhmund, la fille de Classicus. Le fait que ces deux hommes consentent a de tels sacrifices en disait long sur la puissance de Veleda, qui transcendait toute question de realpolitik. (> raillerait Staline. Ses successeurs constateraient que la question etait mal posee. Sur le long terme, c'est par leurs reves que vivent les hommes, et c'est pour eux qu'ils meurent.) -- Et collecter de plus en plus d'elements soulignant l'importance de Veleda. Pensez-vous qu'il nous serait possible... qu'il vous serait possible, plutot... de l'aborder directement afin de mieux la connaitre ? >> Floris secoua la tete. -- Mouais. >> Everard tira sur sa pipe pendant une bonne minute. -- En partie. Je savais que vous etiez sur place et pourriez l'enregistrer. -- Vous n'etes pas americaine. Et vos ancetres calvinistes ne l'etaient pas davantage. Je pense que vous n'avez pas pris la mesure de cette intervention. >> Elle tendit les mains vers le feu et attendit la suite. > Floris frissonna. -- Mais le style de ce discours... Ce n'est certes pas nouveau dans le monde classique. Les Juifs ont deja essaime sur l'ensemble du pourtour mediterraneen, apres tout. Et les prophetes de l'Ancien Testament ont influence jusqu'aux cultes paiens. Mais ici, chez les hommes du Nord... pourquoi n'en a-t-il pas appele a leur machisme ? Ou, a tout le moins, au respect de la parole donnee ? -- Vous avez raison. Leurs dieux sont cruels, mais relativement tolerants. C'est precisement ce qui les rendra vulnerables aux missionnaires chretiens. -- Veleda elle aussi a trouve ce defaut dans leur cuirasse, dit Everard d'un air pensif, et ce six ou sept cents ans avant l'arrivee des premiers de ces missionnaires. -- Veleda, repeta Floris dans un murmure. Wael-Edh. Edh l'Etrangere, Edh l'Etrange. Elle a traverse la Germanie pour apporter son message ici. D'apres Tacite 2, elle le repandra chez elle apres la chute de Civilis... et la foi des Germains en sera transformee... Oui, je pense que nous devrions la suivre dans le passe, pour remonter a la source de son destin. >> 9. Les mois passerent, erodant la victoire de Burhmund. Tacite restituerait fidelement le cours des evenements : une suite d'erreurs et de malentendus, de trahisons et de dissensions, durant laquelle les Romains renforcerent inexorablement leur puissance. A ce moment-la, deja, le souvenir des details se perdait, et on oubliait les blesses qui se vidaient de leur sang sur les champs de bataille. Les quelques elements qui ont survecu ne sont pas sans interet, mais il n'est nul besoin de les connaitre pour apprecier la conclusion de la crise. Un resume suffit. Dans un premier temps, la reussite continua de sourire a Burhmund. Il occupa la contree des Suniques et recruta nombre de guerriers dans leurs rangs. Sur les rives de la Moselle, il triompha d'une bande de Germains servant l'Empire, en integra une partie dans son armee et chassa le reste vers le Sud. Ce fut la une grave erreur. Tandis qu'il s'escrimait ainsi dans les forets de Belgique, Classicus restait oisif et Tutor tardait a s'emparer des defenses du Rhin et des Alpes. La XXIe Legion profita de son incurie pour entrer en Gaule. Elle opera une liaison avec ses troupes auxiliaires, parmi lesquelles figurait un escadron de cavalerie commande par Julius Briganticus, neveu et ennemi implacable de Civilis. Tutor fut vaincu, ses Trevires disperses. Une tentative de soulevement avait ete etouffee chez les Sequanes, et des unites romaines arrivaient depuis l'Italie, l'Hispanie et la Bretagne. Petilius Cerialis avait pris la tete des forces imperiales. Humilie par Boadicee neuf ans plus tot en Bretagne, ce parent de Vespasien s'etait depuis rachete en contribuant a liberer Rome des partisans de Vitellius. A Moguntiacum, la future Mayence, il renvoya les conscrits gaulois dans leurs foyers, declarant que ses legions seraient a la hauteur de la tache. Un geste qui, a lui seul ou presque, paracheva la pacification de la Gaule. Puis il entra dans Augusta Treverorum, la future Treves, la cite de Classicus et de Tutor, le berceau de la rebellion gauloise. Il accorda une amnistie generale et reintegra au sein de son armee les unites qui etaient passees a l'ennemi. S'adressant a une assemblee de Trevires et de Lingons sur un ton des plus raisonnable, il les convainquit qu'ils n'avaient rien a gagner et tout a perdre en poursuivant leur insurrection. Burhmund et Classicus avaient regroupe leurs troupes eparses, hormis un contingent piege par Cerialis. Ils lui envoyerent un heraut, lui offrant l'imperium gaulois s'il acceptait de les rejoindre. Il se contenta de transmettre leur missive a Rome. Occupe comme il l'etait par la dimension politique du conflit, il n'etait pas prepare a la violence des combats qui suivirent. Plus vaillants que jamais, les rebelles s'emparerent du pont sur la Moselle. Cerialis en personne prit la tete des troupes qui le reprirent. Ralliant ses cohortes alors meme que les Barbares entraient dans son camp, il les prit par surprise tandis qu'ils s'abandonnaient au pillage et les mit en deroute. Plus au Nord, les Agrippiniens - autrement dit les Ubiens - n'avaient fait alliance avec Burhmund qu'a contrecoeur. Ils massacrerent les troupes germaines stationnees chez eux et implorerent Cerialis de leur venir en aide. Il avanca a marche forcee pour liberer leur cite. En depit de quelques revers sans importance, il obtint la capitulation des Nerviens et des Tongres. Apres avoir recu le renfort de plusieurs legions, il se prepara a une bataille decisive contre Burhmund. A l'issue d'un affrontement de deux jours a proximite du Vieux Camp, au cours duquel l'aide d'un deserteur batave se revela decisive, il brisa les forces germaines en les prenant a revers. La guerre aurait pu s'achever a ce moment-la, si les Romains avaient dispose de navires pour empecher leurs ennemis de franchir le Rhin. En apprenant la nouvelle, les rebelles trevires se retirerent a leur tour sur la rive droite du fleuve. Burhmund regagna l'ile batave, ou les troupes qu'il lui restait eurent un temps recours a la guerilla. Briganticus faisait partie des hommes qu'elles tuerent. Mais elles durent battre en retraite a leur tour. Au plus fort de la bataille, on vit meme Burhmund et Cerialis s'affronter en combat singulier. Le Germain, qui tentait de rallier ses troupes en deroute, fut identifie par ses ennemis, et les projectiles plurent sur lui ; il n'echappa a la mort qu'en sautant a bas de sa monture et en plongeant dans le fleuve. A bord de ses navires se trouvaient desormais Classicus et Tutor, reduits a l'etat de pleureuses. Cerialis rencontra un contretemps. Apres avoir inspecte les quartiers d'hiver qu'on preparait pour ses legions a Bonna et a Novesium, il descendait le Rhin a la tete de sa flotte. Des eclaireurs germains constaterent que la certitude d'une prochaine victoire l'avait incite a relacher sa vigilance. Rassemblant un groupe de guerriers decides, ils passerent a l'attaque lors d'une nuit sans lune. Les hommes qui reussirent a s'introduire dans le camp trancherent les cordes des tentes et massacrerent les legionnaires qui y dormaient. Leurs compagnons lancerent des grappins sur les navires et les halerent. Leur plus belle prise n'etait autre que la trireme pretorienne, ou Cerialis etait suppose dormir. Par chance, il ne s'y trouvait pas - il couchait avec une Ubienne, disait une rumeur -, et ce fut un commandant tout nu et a moitie endormi qui tenta de reprendre ses troupes en main. Mais cette action n'eut aucune consequence. Sauf, peut-etre, celle de degriser les Romains. Les Germains emporterent la trireme sur la riviere Lippe et en firent don a Veleda. Si insignifiante soit-elle, cette defaite imperiale aurait pu etre interpretee comme un presage. Cerialis poursuivit sa percee en territoire tribal. Nul ne pouvait lui resister. Mais il ne parvint pas a obtenir de victoire decisive contre ses adversaires. Rome ne pouvait plus lui envoyer de renforts. Il avait de plus en plus de difficultes a obtenir des provisions. Et un nouvel ennemi marchait sur lui : l'inexorable hiver boreal. 10. 60 apr. J.C. Sur les hauteurs a l'est de la vallee du Rhin avancait une colonne composee de plusieurs milliers de personnes. Ces collines etaient en grande partie boisees et on n'y trouvait que des coulees en guise de routes. Hommes, boeufs et chevaux peinaient pour tracter les chars ; on entendait les roues grincer, les buissons murmurer, les gorges haleter. La plupart des hommes et des femmes progressaient a pied, engourdis par la faim et la fatigue. Postes sur un sommet a quelques cinq kilometres de la, Everard et Floris observaient les fugitifs alors qu'ils traversaient une prairie degagee. Grace a leurs instruments optiques, ils se seraient crus a quelques metres d'eux. Ils auraient pu braquer des micros capteurs, mais le spectacle a lui seul etait deja penible. En tete du cortege s'avancait un homme aux cheveux blancs, dont le dos ne s'etait pas encore voute. Derriere lui etincelaient les cottes de mailles et les fers de lance de son escorte personnelle. C'etait la seule note un peu brillante dans cette scene, et les yeux des hommes etaient sombres sous leurs casques. Venait ensuite un maigre cheptel de boeufs, de moutons et de porcs, sur lequel veillaient quelques adolescents. Ca et la, on observait sur les chars des cages abritant des poules et des oies. Les miches de pain et les quelques morceaux de viande sechee faisaient l'objet d'une surveillance de tous les instants, bien plus que les vetements, les outils et autres objets - dont une idole en bois brut sur son chariot, luisant d'un or desormais vain. En quoi les dieux avaient-ils aide les Ampsivariens ? -- C'est ainsi que le nomme Tacite, en tout cas, repondit Floris. Oui, sans aucun doute. Rares sont les hommes de ce milieu a atteindre un age aussi avance. >> Tristement : -- Sans parler de toutes les annees qu'il a consacrees au service de Rome. >> Une jeune femme, a peine adulte, avancait en trainant les pieds, un bebe dans ses bras. Le sein qu'elle avait denude pour le lui offrir ne donnait plus une goutte de lait. Le quadragenaire qui marchait pres d'elle, s'aidant d'une lance comme si c'etait un baton, semblait se tenir pret a la rattraper si elle tombait. Nul doute que le cadavre de son mari gisait plusieurs lieues en arriere. Everard s'agita sur sa selle. -- Je tenais a ce que nous voyions ceci. Oui, cette image hantera mes reves, tout autant que les votres. Mais pour les Tencteres, ce fut une realite. Si nous voulons comprendre leur reaction, ainsi que celle de Veleda, et les relations qui ont ete les leurs, ce detour etait indispensable. -- Sans doute. >> D'un claquement de langue, Everard fit avancer son cheval, tenant fermement les renes de sa monture de rechange, qui portait en ce moment son modeste paquetage. > Semant dans l'Empire les graines du judaisme, dont la moisson ne sera autre que le christianisme. Pas etonnant que les guerres du Nord soient passees au second plan de l'histoire. > Ouais, songea Everard, et tu soupconnes Veleda d'y etre pour beaucoup. C'est pour cela que nous la traquons a travers le temps - pour tenter de decouvrir ce qu'elle signifie. Une fois au pied de la colline, ils regagnerent l'abri de la foret. Le feuillage verdoyant de l'ete surplombait une sente bordee de fourres. Les rayons du soleil decoupaient des taches de lumiere sur la mousse ombragee. Des ecureuils rouge vif sautaient parmi les branches. Le chant des oiseaux et les senteurs vegetales accentuaient encore la douceur de l'atmosphere. La Nature avait deja digere le supplice des Ampsivariens. En apercevant une toile d'araignee ou se debattait un insecte rutilant, Everard imagina un fragile fil de pitie le reliant a ces malheureux. Ce fil s'etirerait un long moment avant de se briser. Inutile de se rappeler que ces hommes et ces femmes etaient morts dix-huit siecles avant sa naissance. Ils etaient presents, ici et maintenant, aussi reels que les refugies qu'il avait vus dans cette meme region ou presque, en 1945. Mais ceux de ce siecle-ci ne trouveraient aucun havre. Tacite resumait assez bien leurs epreuves. C'etaient les Chauques qui avaient chasse les Ampsivariens de leurs terres. Une annexion pure et simple ; les Chauques etaient desormais trop nombreux pour subsister grace aux ressources de leurs seules terres ancestrales ; la surpopulation ne constituait pas un phenomene nouveau, pas plus que les guerres et les famines qui en decoulaient. Les vaincus deciderent de gagner les plaines du Rhin. Ils savaient qu'il s'y trouvait un vaste territoire que les Romains avaient vide de ses habitants, comptant y installer des depots et des colonies reservees aux legionnaires demobilises. Deux tribus frisonnes avaient deja tente de s'en emparer. Les Romains avaient commence par leur en interdire l'acces, et il s'en etait suivi un affrontement a l'issue duquel tous les guerriers vaincus avaient ete vendus comme esclaves. Mais les Ampsivariens etaient de loyaux federes. Quarante ans auparavant, Boiocalus avait refuse de suivre le rebelle Arminius, qui pour sa peine l'avait jete en prison. Par la suite, il avait servi sous les ordres de Tibere et de Germanicus, jusqu'a ce qu'il prenne sa retraite pour devenir le chef de son peuple. Rome accepterait surement de le laisser s'etablir sur ce domaine a present public. Mais Rome refusa. Souhaitant eviter un conflit, le legat proposa a Boiocalus des terres pour sa famille et pour lui-meme. Le chef refusa ce pot-de-vin. [10] >>, declara-t-il. Il conduisit les siens plus en amont, parmi les Tencteres. Lors d'une gigantesque assemblee, il les invita, ainsi que les Bructeres et tous ceux que genait la presence de l'Empire, a entrer en guerre contre lui a ses cotes. Pendant que les Germains debattaient a leur facon, desordonnee mais quasi democratique, le legat franchit le fleuve a la tete de plusieurs legions. Il menaca d'exterminer les Tencteres s'ils ne chassaient pas les intrus. Une seconde armee venue de Germanie-Superieure prit les Bructeres a revers. Ainsi pieges, les Tencteres prierent leurs hotes de deguerpir. Il ne m'appartient pas de les juger avec severite. Les Etats-Unis se rendront coupables au Viet Nam d'une trahison encore plus odieuse, et nettement moins justifiee. Le sentier deboucha sur une esquisse de route, etroite et creusee d'ornieres, dont seul le passage des hommes et des chars a boeufs assurait l'entretien. Les Patrouilleurs parcoururent ses meandres durant des heures. Floris avait planifie leur itineraire avec l'aide de leurs cameras en altitude et de leurs drones espions, exploitant quantite d'observations patiemment accumulees. Il etait relativement dangereux de voyager ainsi sans escorte, bien que les Tencteres n'aient pas tendance a se livrer au brigandage. Mais il fallait qu'on les voie arriver de facon ordinaire. Si necessaire, ils avaient leurs etourdisseurs a opposer a d'eventuels agresseurs, a condition bien sur qu'aucun temoin ne soit en mesure d'alterer le cours de l'histoire en decrivant ce combat fabuleux. En fin de compte, leur periple se deroula sans encombre. De plus en plus d'hommes les rejoignaient sur la route, et ils allaient tous dans la meme direction. Ils semblaient preoccupes et se montraient peu loquaces. Seule exception a cette regle, un type ventripotent qui declara se nommer Gundicar. Chevauchant a cote de ce couple qui eveillait sa curiosite, il se montra aussi bavard que jovial. Au XIXe ou au XXe siecle, se dit Everard, on l'aurait sans doute pris pour un boulanger ou un epicier prospere, un pilier du Brauhaus local. > s'enquit-il. Le Patrouilleur lui servit un boniment prepare a l'avance. -- Ach ! en verite, nous vivons des temps difficiles, soupira Gundicar. Les Ubiens ont eu a souffrir de gigantesques incendies. >> Il retrouva sa gaiete. -- Vous etiez donc prets a affronter les legions quand elles ont envahi votre domaine ? -- Cela n'aurait pas ete tres sage, car nous n'etions pas prepares au combat, et puis les moissons approchaient, sais-tu. Mais je n'ai pas honte de dire que j'ai pleure pour ces malheureux exiles. Que la Mere veille sur eux ! J'espere que la pretresse Edh nous annoncera des lendemains qui nous verront redresser le tort qui leur a ete fait. Si Colonia devait etre mise a sac... quel beau butin en perspective ! >> Floris prit le relais d'Everard. Dans une societe de frontiere comme celle-ci, la femme a droit au respect, sinon a l'egalite. C'est elle qui dirige la maisonnee en l'absence de l'homme ; en cas d'attaque des Vikings ou des Indiens, c'est elle qui coordonne les defenses. Et, bien plus que les Grecs ou les Hebreux, les Germains croyaient aux sibylles, aux prophetesses, aux femmes - ayant rang de chaman ou quasiment - qu'un dieu avait investies de divers pouvoirs, notamment celui de predire l'avenir. La reputation d'Edh l'avait precedee, et ce bavard de Gundicar avait beaucoup a dire sur le sujet. > Floris lui tira les vers du nez avec habilete. Ses ragots allaient aider les Patrouilleurs a decider de leur prochaine etape. Mieux valait eviter d'approcher Edh. Tant qu'ils n'en sauraient pas davantage sur elle et sur les forces qu'elle risquait de liberer, toute intervention directe serait pure folie. En fin d'apres-midi, ils arriverent dans un vallon aux pres et aux champs bien entretenus, le domaine prive du roi. Celui-ci etait avant tout un proprietaire foncier, qui n'hesitait pas a travailler aux cotes de ses metayers, de ses serfs et de ses esclaves. Il presidait aux conseils et aux sacrifices saisonniers, dirigeait les forces armees en temps de guerre, mais la loi et la tradition le liaient tout autant que ses sujets ; ceux-ci n'hesitaient pas a le contester, voire a le renverser s'ils etaient d'humeur rebelle, et les membres de sa famille ne pouvaient pretendre a aucun poste s'ils ne beneficiaient pas du soutien de leurs soldats. Pas etonnant que ces Germains ne puissent vaincre Rome, songea Everard. Jamais ils n'y parviendront. Lorsque leurs descendants Goths, Vandales, Burgondes, Lombards, Saxons, et caetera - succederont a l'Empire, ce sera uniquement par defaut, car il se sera effondre, ronge de l'interieur. Et, a ce moment-la, l'Empire les aura deja assujettis - du moins sur le plan spirituel, en les convertissant au christianisme, si bien que le berceau de la nouvelle civilisation occidentale sera le meme que celui de la civilisation classique a laquelle elle succedera : le Bassin mediterraneen plutot que la Rhenanie ou le littoral de la mer du Nord. Ces considerations ne mobilisaient qu'une partie de son esprit, et il les en chassa des qu'il eut a nouveau besoin de toute son attention. Le roi et sa famille demeuraient dans une maison de rondins tout en longueur, surmontee d'un toit de chaume. Elle etait flanquee d'appentis, de granges, de logis plus modestes et autres dependances, l'ensemble de ces batiments dessinant les contours d'une cour. Non loin de la se dressait le sanctuaire, un bosquet d'antiques arbres ou les dieux recevaient leurs offrandes et delivraient leurs presages. La plupart des visiteurs avaient monte le camp dans un pre adjacent. Veaux et porcelets rotissaient au-dessus des feux, tandis que des serviteurs remplissaient de biere les cornes et les chopes. Un seigneur etait tenu de se montrer hospitalier pour assurer sa reputation, car sa vie meme dependait souvent de celle-ci. Apres s'etre installes dans un coin discret, Everard et Floris se melerent a la compagnie. En s'approchant des dependances, ils reussirent a entrevoir la cour. Sur ce carre grossierement pave patientaient les chevaux des visiteurs les plus importants, qui etaient heberges dans la demeure royale. Les Patrouilleurs distinguerent un char tire par quatre boeufs blancs. C'etait un vehicule hors du commun, l'oeuvre d'un charron double d'un artiste. Derriere la banquette du cocher, deux cloisons soutenaient un petit toit de planches. -- Surement, repondit Floris. Du coup, sa dignite comme son mystere restent intacts. Il abrite sans doute aussi une effigie de la deesse. -- Hum. A en croire Gundicar, elle est accompagnee de plusieurs hommes. Peut-etre n'a-t-elle pas besoin d'une escorte, respectee comme elle l'est par les tribus, mais cela n'en impressionne pas moins les foules, et puis il faut bien que quelqu'un se charge des corvees. Mais je suppose qu'un grand prestige est attache a son service, et que ses accompagnateurs logent chez le grand sachem en compagnie de ses guerriers et de ses chefs subalternes. Et elle, vous croyez que c'est aussi son cas ? -- Certainement pas. Vous la voyez allongee sur un banc au milieu de tous ces hommes qui ronflent ? Soit elle dort dans son carrosse, soit le roi lui a reserve l'usage d'une chambre privee. -- Mais comment fait-elle pour disposer d'un tel pouvoir ? -- Nous sommes ici pour le decouvrir. >> Le soleil sombra derriere les arbres a l'ouest. Le crepuscule envahit le vallon. Un vent froid se leva. Maintenant que les invites avaient mange, l'air etait impregne d'une odeur de fumee et de vegetation. Des serfs vinrent attiser les feux de camp ; les flammes partirent a l'assaut du ciel en crepitant. Dans les hauteurs filaient corbeaux et hirondelles, qui tracaient des runes changeantes dans un ciel virant au pourpre a l'est, au vert a l'ouest. L'etoile du soir fit son apparition, toute tremblotante. Les cors retentirent. Des guerriers sortirent de la demeure royale, traverserent la cour, s'avancerent sur le pre maintes fois pietine. Les fers de leurs lances accrocherent les feux du couchant. Devant eux marchait un homme vetu d'une tunique ouvragee, avec des helices d'or enserrant ses bras : le roi. Les hommes retinrent leur souffle dans la penombre, attendirent en silence. Le coeur d'Everard lui martelait les cotes. Le roi s'exprima d'une voix ferme mais grave. Neanmoins, Everard eut l'impression qu'il etait trouble. Voici que leur arrivait Edh, dont tous avaient entendu dire qu'elle accomplissait des prodiges. Elle avait une prophetie a prononcer devant les Tencteres. C'etait en son honneur, et en l'honneur de la deesse qui l'accompagnait dans ses voyages, qu'il avait fait savoir a tous ses sujets qu'ils devaient venir l'ecouter. En ces temps difficiles, il convenait de soupeser tous les signes qu'envoyaient les dieux. Les paroles d'Edh risquaient de les heurter, prevint-il. Qu'ils s'efforcent de voir dans leur fracas celui d'un os brise que l'on remet en place. Qu'ils reflechissent a leur sens, ainsi qu'aux actes qu'on attendait desormais d'eux. Le roi s'ecarta. Deux femmes - ses epouses ? - apporterent un grand tabouret a trois pieds. Edh s'avanca et y prit place. Everard plissa les yeux pour scruter la penombre. Quel dommage qu'il ne puisse pas utiliser un amplificateur optique et doive se contenter de la lueur des feux de camp ! Ce qu'il vit le surprit. Il s'etait attendu a decouvrir une sorciere en haillons. Elle etait chaussee de bottines de cuir et vetue d'une robe en laine blanche toute simple, aux manches courtes, sur laquelle elle avait passe une cape bleue bordee de fourrure et maintenue en place par une broche. Elle allait la tete nue, ainsi qu'une jeune fille, mais ses longs cheveux chatains etaient reunis en tresses, lesquelles etaient ramenees sous une coiffe en peau de serpent. Grande, robuste mais mince, elle se deplacait avec un soupcon de maladresse, comme si elle ne se sentait pas bien dans son corps. Au centre de son visage allonge et finement dessine brillaient des yeux immenses. Lorsqu'elle ouvrait la bouche, on distinguait une denture quasiment parfaite. Mais elle est toute jeune, se dit-il, rectifiant aussitot : Non. Elle a passe la trentaine. Ce qui fait d'elle une femme mure dans ce milieu. Elle a l'age d'etre grand-mere, sauf qu'on raconte qu'elle ne s'est jamais mariee. Il la quitta des yeux un instant et sursauta en reconnaissant l'homme qui se tenait a ses cotes, un homme au visage et aux vetements egalement sombres. Heidhin. Evidemment. De dix ans plus jeune que lors de notre precedente rencontre. Sauf qu'il a l'air aussi vieux qu'il le sera dans dix ans. Edh prit la parole. Elle n'avait aucune gestuelle, se contentant de garder les mains jointes sur son giron, et sa voix de contralto demeurait tres douce. Mais elle portait loin, et on y sentait affleurer l'acier, oui, et la bise hivernale. >> Que retentissent les sabots dans les cieux ! Que les eclairs les dechirent comme des lances ! La terre tout entiere gronde sa colere. Des vagues furieuses frappent les recifs. Nerthus ne peut en souffrir davantage. Habitee par un juste courroux, elle se prepare a frapper Rome, aidee par les dieux de la guerre, les loups et les corbeaux. >> Elle rappela a ces hommes les humiliations qu'ils avaient subies, les tributs qu'ils avaient verses, les morts qu'ils n'avaient pu venger. D'une voix glaciale, elle reprocha aux Tencteres de s'etre inclines devant les envahisseurs, d'avoir repousse leurs freres qui avaient implore leur aide. Certes, ils n'avaient pas eu le choix, du moins apparemment ; mais, en fait, ils avaient choisi l'infamie. Ils auraient beau se livrer a des massacres dans leurs sanctuaires, jamais leurs offrandes ne leur rendraient leur honneur. Le prix de leur infamie serait un eternel chagrin. Et Rome saurait le leur faire payer. Mais un nouveau jour se leverait. Que tous soient prets lorsque viendrait cette aurore rouge. Par la suite, en etudiant l'enregistrement audiovisuel qu'ils avaient realise, Everard et Floris retrouverent un echo de la fascination qui les avait saisis. Tous deux avaient ete aussi bouleverses, humilies, exaltes que les guerriers, qui avaient ponctue la fin du discours d'Edh en brandissant leurs epees, la saluant comme elle regagnait la demeure royale. -- Et bien plus que cela, repliqua Everard. Elle est douee d'un talent, d'un pouvoir... on trouve chez chaque grand chef cette part de mystere, cette dimension surhumaine... Mais je me demande si le flot des evenements ne l'aide pas un peu. -- Elle va maintenant aller au nord, chez les Bructeres, ou elle choisira de s'etablir. Ensuite...>> Quant aux Ampsivariens, ils poursuivirent leur errance, tantot trouvant un ephemere refuge, tantot se faisant chasser plus loin, et pour finir, ainsi que l'ecrit Tacite : [11] >>. II Les Ases vinrent au monde par l'est, chevauchant le dos tourne a l'aurore. Dans les deux jaillissaient les etincelles nees des roues de leurs chars, dont le fracas faisait trembler les montagnes. Les sabots de leurs chevaux laissaient des traces noires et fumantes. Leurs fleches plongeaient l'air dans la nuit. Le son de leurs cors eveillait en eux une rage meurtriere. Les Vanes allerent affronter ces nouveaux venus. Froh avancait a leur tete, monte sur son taureau, tenant fermement l'Epee de Vie. Le vent secoua les mers jusqu'a ce que l'ecume des vagues asperge les pieds de la lune, qui s'enfuit prise de terreur. Naerdha partit au combat sur son bateau. Elle tenait dans sa main droite la Hache de l'Arbre, qui lui servait de rame. Sur la gauche se perchaient des aigles qu'elle dechainait sur l'ennemi - cris, serres, balafres. Sur son front brillait une etoile aussi blanche que l'ame du feu. Ainsi les dieux guerroyerent-ils, tandis que les geants des hauteurs boreales et des plaines australes complotaient leur retour une fois ces rivaux elimines. Mais les oiseaux de Wotan l'alerterent. La tete de Mim entendit et alerta Froh. Les dieux deciderent alors d'une treve, echangerent des otages et se mirent a negocier. Leur armistice eut pour resultat de diviser le monde entre les deux factions. Il y eut des mariages, l'Ase epousant la Vane - le pere la mere, le mage la femme -, le Vane epousant l'Ase - la chasseresse l'artisan, la sorciere le guerrier. Par celui qui fut pendu, par celle qui fut noyee, et par leur propre sang melange, ils se jurerent fidelite, un serment qui perdurerait jusqu'a la fin du monde. Puis ils erigerent des murs pour se defendre, une haute palissade de bois cote nord, un empilement de pierres seches cote sud, et ils regnerent sur toutes choses soumises a la Loi. Mais, parmi les Ases, il en etait un qui demeurait insatisfait : Leokaz le Voleur, qui etait a demi geant. Il regrettait les jours farouches d'antan et ne s'estimait plus reconnu a sa juste valeur. Il s'eclipsa sans que quiconque s'en apercut. Il arriva devant le mur de pierres au sud. Se jouant du guetteur en lui jetant un charme de sommeil, il s'empara de la cle dans sa cachette et franchit la porte donnant sur les Terres de Fer. La, il barguigna avec leurs seigneurs, lorsqu'ils lui donnerent la lance nommee Plaie de l'Ete, il leur donna la cle. C'est ainsi que les Seigneurs de Fer trouverent un moyen de s'introduire dans le Monde de la Terre. Leurs osts le ravagerent et y instaurerent l'esclavage. L'Occident fut le premier a souffrir de leurs actes, et depuis le soleil se couche souvent dans un lac de sang. Mais le geant Hoadh marcha vers le Nord, pensant gagner les Terres de Gel et faire alliance avec leurs habitants. Ou qu'il aille, il prenait tout ce qu'il desirait. Il massacrait les boeufs dans les pres. Il detruisait les maisons a coups de gourdin pour y voler du pain. Il semait le feu et les cadavres pour le plaisir. Son sillage etait de ruines. Il arriva sur la greve et apercut Naerdha dans le lointain. Assise sur un recif, elle coiffait ses cheveux et ne vit pas l'intrus. Ses boucles brillaient comme Tor, ses seins etaient blancs comme la neige la ou l'ombre se fait bleue. Le desir s'empara de Hoadh. Avancant a pas de loup, il s'approcha et, surgissant soudain, s'empara d'elle. Comme elle se debattait, il lui cogna la tete sur un rocher, l'etourdissant aussitot. Et la, parmi les vagues, il la violenta. Les eaux ont depuis englouti ce recif pour que, meme a maree basse, la honte qui le marque ne paraisse point. A cause de cela, nombre de navires ont fait naufrage, et leurs marins se sont brises le dos sur ces rochers. Cela ne peut apaiser la rage et le chagrin de Naerdha. Elle se redressa, poussant un glapissement de fauve, et constata qu'elle etait a nouveau seule. Enfourchant une tempete, elle gagna sa demeure par-dela le levant. -- Nous l'ignorons, repondirent ses filles en gemissant, nous savons seulement qu'il a fui la mer. -- Ma vengeance le suivra >>, dit Naerdha. Elle retourna vers la terre et chercha la demeure quelle partageait avec Froh, afin de prier celui-ci de l'aider. Mais on etait au printemps et il s'affairait a hater le renouveau, une tache a laquelle elle aussi aurait du s'atteler. De sorte qu'elle ne pouvait enfourcher le taureau Ebranleur comme elle en avait le droit. Elle appela a elle l'aine de ses fils et le changea en un superbe etalon noir. Elle le chevaucha pour gagner Asgard. Wotan lui preta sa lance, qui ne rate jamais sa cible, Tiwaz son Casque d'Angoisse. Elle se lanca a nouveau sur les traces de Hoadh. Comme elle negligea et Froh et la mer, cette annee-la fut des plus lugubre. Hoadh l'entendit qui le pourchassait. Il escalada une montagne et leva son gourdin, pret a l'affronter. La nuit tomba. La lune se leva. Il distingua a sa lueur la lance, le casque et le fier etalon. Son courage le deserta et il fuit vers l'Ouest. Il courait si vite qu'elle parvenait a peine a le garder en vue. Hoadh arriva aupres des Seigneurs de Fer et implora leur aide. Ils leverent leurs boucliers et lui firent un ecran de leurs personnes. Naerdh fit voler la lance au-dessus de leurs tetes et transperca son ennemi. Son sang inonda les terres basses. Elle rentra en son palais, furieuse contre Froh qui avait trahi sa parole. > Lui aussi etait furieux, car elle avait metamorphose leur fils en cheval. Ils s'eloignerent l'un de l'autre. La veille du solstice d'hiver, elle donna naissance a neuf fils, les rejetons de Hoadh. Elle les transforma en chiens, et leur poil etait aussi noir que la robe de son etalon. Thonar du Tonnerre vint en son palais. > C'est ainsi qu'au printemps Naerdh revint aupres de son epoux, mais sans joie aucune. L'automne venu, elle le quittait a nouveau. Et depuis, il en a toujours ete ainsi. -- Je vais te la rendre, repondit-elle, si tu consens a me la preter a nouveau, ainsi que Tiwaz son casque, lorsque je partirai en chasse. >> Le sang du geant avait emporte la lance dans la mer. Naerdha passa un long moment a la chercher. On raconte nombre d'histoires sur une etrange femme venue dans telle ou telle contree. Elle remerciait ses hotes en guerissant les blessures dont ils souffraient, en redressant les torts dont ils etaient affliges. Aujourd'hui encore, elle depeche de par le monde des femmes qui accomplissent en son nom les memes taches. Elle finit par retrouver la lance, flottant sous l'etoile du soir. Le desir de vengeance ne peut s'eteindre en elle. Quand vient la fin de l'annee, et aussi chaque fois que son coeur se fige a ce sinistre souvenir, elle repart en chasse. Accompagnee de son etalon et de ses chiens, la lance a la main et le casque sur la tete, elle chevauche les vents de la nuit pour harceler les Seigneurs de Fer, mais aussi les spectres des criminels, pour apporter le malheur aux ennemis de ceux qui la venerent. Il succombe a la terreur, celui qui entend la rumeur ou la clameur de son passage, le son de son cor, le choc des sabots de son etalon, les hurlements de ses molosses - la Chasse sauvage. Mais les hommes qui prennent les armes pour affronter ses ennemis auront droit a sa severe benediction. 11. 49 apr. J.C. Le royaume des Langobards s'etendait a l'ouest de l'Elbe, au sud du futur site de Hambourg. Bien des siecles plus tard, ils entameraient une migration destinee a durer plusieurs generations, qui s'acheverait par la conquete de l'Italie du Nord et la fondation de la Lombardie. Pour le moment, ils formaient une tribu germanique comme les autres, d'une puissance cependant non negligeable, dont la contribution a la bataille de Teutobourg s'etait revelee decisive. Ces derniers temps, leurs haches avaient ete determinantes dans le choix du souverain de leurs voisins cherusques. Aussi riches qu'arrogants, ils exercaient une influence politique et economique du Rhin jusqu'a la Vistule, chez les Cimbres du Jutland comme chez les Quades des berges du Danube. Floris decida qu'Everard et elle ne pouvaient pas debarquer chez eux sans prevenir en se faisant passer pour des voyageurs eprouves. Une telle ruse etait concevable en 60 ou en 70, parmi les peuples de l'Ouest en contact avec Rome - qu'ils lui soient hostiles ou asservis, ou qu'ils vivent en bonne entente avec elle -, mais pas en ce temps ni en ce lieu. Le risque etait trop grand et la moindre erreur serait fatale. Mais Edh effectuait dans cette contree un sejour de deux ans. Ils trouveraient surement de nouveaux indices sur ses origines, et peut-etre auraient-ils l'occasion d'observer en profondeur l'effet qu'elle avait sur les gens qu'elle croisait lors de son pelerinage. Fort heureusement, un ethnographe sejournait chez les Langobards, comme Floris l'avait fait chez les Frisons. La Patrouille souhaitait collecter des informations sur l'Europe centrale du Ier siecle apr. J.C. et ce milieu etait particulierement bien choisi. Jens Ulstrup etait arrive une douzaine d'annees auparavant. Il affirmait s'appeler Domar et etre originaire de la region de Norvege ou serait plus tard fondee Bergen, une veritable terra incognita pour ces Langobards continentaux. C'etait une querelle familiale qui l'avait contraint a l'exil. Il avait gagne le Jutland sans difficulte, les Scandinaves du Sud ayant deja developpe une importante activite maritime. Par la suite, il avait poursuivi son voyage a cheval, gagnant son pain grace a ses poemes et a ses chansons. Comme le voulait la coutume, un roi savait etre genereux lorsqu'on chantait ses louanges. Domar avait investi son pecule dans le commerce, se montrant particulierement avise en la matiere, et, au bout de quelque temps, il avait pu s'acheter une ferme. S'il lui arrivait souvent de quitter celle-ci, c'etait parce que ni sa passion du negoce, ni sa curiosite naturelle ne l'avaient deserte. Il se deplacait dans l'espace plus souvent que dans le temps, mais son scooter temporel l'aidait a raccourcir les distances. Il attendit d'etre dans un lieu isole ou personne ne pouvait l'observer pour appeler son engin. Quelques instants plus tard, mais quelques jours en amont, il rejoignait le campement d'Everard et de Floris. Ceux-ci s'etaient installes plus au nord, dans une contree inhabitee - une zone demilitarisee, auraient dit leurs contemporains - separant le territoire des Langobards de celui des Chauques. Depuis leur talus borde d'arbres qui les protegeaient des regards, ils avaient une vue imprenable sur le fleuve. Son lit fort large etait borde de berges verdoyantes ; les roseaux bruissaient, les grenouilles coassaient, les poissons filaient telles des fleches d'argent, les canards volaient par milliers dans le ciel ; de temps a autre, on voyait un homme longer en bateau la rive opposee, sans doute un Suardone. > Ils se leverent d'un bond lorsque apparut Ulstrup. C'etait un homme elance, aux cheveux chatain clair, d'allure aussi barbare qu'eux-memes. Ce qui ne signifiait pas qu'il etait vetu de peaux de bete. Sa tunique, sa cape et ses braies etaient de bonne qualite, tissees avec soin et decorees avec gout. Le forgeron qui avait fabrique sa broche ignorait tout des canons helleniques, mais ce n'en etait pas moins un artiste. Ses cheveux etaient noues en un chignon deporte sur la tempe droite. Sa moustache etait taillee et, si son menton etait mal rase, c'etait parce que les outils du cru etaient encore primitifs. > s'ecria Floris. Le sourire d'Ulstrup trahissait sa fatigue. -- Ne lui sautez pas dessus comme ca, dit Everard. Asseyez-vous, mon vieux. >> Il designa un arbre abattu et couvert de mousse. -- Du cafe, gemit Ulstrup. J'en bois souvent dans mes reves. >> Bizarre que nous ayons tous trois choisi de nous exprimer dans l'anglais du XXe siecle, songea Everard. Mais non. Nous sommes contemporains, pas vrai ? Pendant un temps, l'anglais jouera le meme role que le latin a la presente epoque. Ce sera helas plus bref. Ils n'echangerent que le minimum de banalites avant qu'Ulstrup n'entre dans le vif du sujet. Le regard qu'il jeta aux deux Patrouilleurs evoquait celui d'un animal pris au piege. Ce fut avec le plus grand soin qu'il choisit ses mots. >> Ainsi que je vous l'ai deja dit, j'avais entendu parler d'une sibylle ou d'une sorciere itinerante, sans toutefois y preter attention. Dans cette culture, de tels cas sont... non pas frequents, mais pas exceptionnels non plus. Ce qui me preoccupait en ce moment, c'etait la guerre civile chez les Cherusques et, pour etre franc, votre demande d'enquete sur cette etrangere m'a tout d'abord agace. Je vous dois des excuses, agent Floris, agent Everard. A present, je l'ai vue. Je l'ai ecoutee. J'ai longuement parle d'elle avec plusieurs personnes. Mon epouse langobarde m'a rapporte ce que les femmes entre elles disaient a son propos. >> Vous m'avez decrit l'impact qu'Edh aura sur les tribus de l'Ouest. Je ne pense pas que vous ayez anticipe celui qu'elle a eu sur celles d'ici, et avec quelle rapidite. Elle est arrivee a bord d'un char primitif. Si j'ai bien compris, ce sont les Lemoves qui le lui ont offert, apres qu'elle eut debarque chez eux a pied. Le roi lui fait fabriquer un superbe carrosse, qui sera tire par les plus beaux de ses boeufs. Quand elle est arrivee, sa suite comptait quatre hommes. Douze l'accompagneront a son depart. Elle aurait pu en emmener bien davantage - ainsi que des femmes, bien entendu -, mais elle a choisi de se limiter a ce nombre, et c'est elle-meme qui a selectionne les elus, faisant preuve d'un sens pratique des plus aigu. A mon avis, elle a agi sur les conseils de ce Heidhin que vous m'avez decrit... Mais peu importe. J'ai vu des jeunes guerriers prets a tout abandonner pour la suivre. J'ai vu leurs levres fremir et leurs yeux se mouiller lorsqu'elle les a repousses. -- Mais comment fait-elle ? murmura Everard. -- Elle porte un mythe, declara Floris. C'est cela, n'est-ce pas ? >> Ulstrup hocha la tete d'un air surpris. -- Je l'ai entendue en aval, et je sais ce qui aurait pu influencer les Frisons. Ils ne sont guere differents de ces hommes de l'Est, je pense. -- Non. Autant que peuvent l'etre les Allemands et les Hollandais de notre epoque. Bien entendu, Edh ne cherche nullement a annoncer l'evangile d'une nouvelle religion. Une telle chose serait etrangere a la mentalite paienne. En fait, je suppose qu'elle formule ses idees a mesure de son parcours. Elle n'ajoute meme pas de nouvelle deite au pantheon germanique. Celle qu'elle venere est deja bien connue. Dans la region, on l'appelle Naerdha. Elle correspond sans doute a la Nerthus dont Tacite decrit le culte. Vous vous souvenez ? >> Everard opina. La Germanie decrivait un char couvert portant son effigie, qui parcourait la contree lors d'une procession annuelle. Alors la guerre etait suspendue, et ce n'etait que rejouissances et rites de fertilite. Une fois que la deesse avait regagne son bois consacre, on conduisait l'idole vers un lac solitaire, ou des esclaves la baignaient pour etre noyes aussitot apres. Personne ne s'interrogeait [12]. >> >, fit remarquer Everard. Les neopaiens de son epoque se gardaient bien de l'evoquer lorsqu'ils evoquaient le paradis de la matriarchie prehistorique. >, retorqua Floris. Ulstrup laissa parler le lettre qui sommeillait en lui. > Floris posa une main sur le bras d'Everard. >, murmura-t-elle. Il s'ebroua. [13]. Le cas qui nous preoccupe est tout a fait different. Je ne saurais dire pourquoi, mais je le sens jusque dans la moelle de mes os. >> Floris se tourna vers Ulstrup. > lui demanda-t-elle. Il frissonna. > Son ton se fit plus professoral, comme s'il etait sur la defensive. > Everard se frotta le menton. -- Nous devons le decouvrir, affirma Floris. -- Quels sont les nouveaux mythes qu'elle repand ? >> demanda Everard. Ulstrup se renfrogna et son regard se fit lointain. >> Mais... eh bien, elle ne le dit pas franchement, peut-etre parce qu'elle-meme n'en est pas consciente, mais elle fait de sa deesse un etre au moins aussi puissant, aussi... cosmique... que tous les autres dieux. On ne peut pas dire que Naerdha usurpe l'autorite de Wotan sur les defunts, mais elle les accueille elle aussi dans son palais, elle les mene elle aussi dans une chasse celeste. Elle apparait comme une deesse de la guerre au meme titre que Tiwaz, une deesse destinee a detruire Rome. Comme Thonar, elle commande aux elements, aux vents et a la tempete, mais aussi a la mer, aux fleuves, aux lacs, a tous les cours d'eau. La lune est sienne... -- Hecate, marmonna Everard. -- Mais elle conserve son antique mainmise sur la fertilite et la naissance, acheva Ulstrup. Les femmes qui meurent en couches rejoignent son domaine, tout comme les guerriers morts au combat rejoignent celui de l'Odin de l'Edda. -- Voila qui doit seduire les femmes, commenta Floris. -- Oh ! oui, acquiesca Ulstrup. Celles-ci n'entretiennent pas de croyance separee - les Germains ignorent les sectes comme les mysteres -, mais certaines devotions leur sont reservees. >> Everard se mit a faire les cent pas dans la clairiere. Il se tapa la paume du poing. -- Les hommes aussi peuvent avoir des visions. >> Ulstrup se tourna vers Floris. -- Oui, repondit-elle d'une voix qui tremblait un peu. Ca pourrait se produire. Selon Tacite 2, Veleda a regagne la Germanie libre apres la defaite de Civilis, elle y a porte son message et une nouvelle religion s'est repandue parmi les Barbares... Une religion qui pourrait prendre de l'ampleur apres sa mort. Elle n'aurait aucune concurrence digne de ce nom. Oh ! elle n'evoluerait pas en culte monotheiste, aucune crainte de ce cote-la. Mais la deesse de Veleda deviendrait la figure centrale de son pantheon. Et elle apporterait a ses fideles autant de spiritualite que le Christ. Rares seraient alors les Germains prets a se convertir au christianisme. -- D'autant plus qu'ils n'auraient aucune motivation politique, ajouta Everard. J'ai pu observer le processus dans la Scandinavie de l'ere viking. Le bapteme representait un ticket d'entree pour la civilisation, avec tous les avantages culturels et commerciaux que l'on imagine. Mais un Empire romain d'Occident frappe d'effondrement serait bien moins attirant, et Byzance serait beaucoup trop lointaine. -- Exact, dit Ulstrup. La foi de Nerthus pourrait bel et bien devenir le germe d'une civilisation germanique - une civilisation certes turbulente, mais qui aura emerge de la barbarie, et qui disposera d'une richesse interieure suffisante pour resister a la chretiente, a l'instar de la Perse zoroastrienne. Les Germains de la presente epoque sont deja bien plus evolues que de simples coureurs des bois, vous savez. Ils ont conscience du monde exterieur, ils interagissent avec lui. Lorsque les Langobards sont intervenus dans les querelles dynastiques des Cherusques, ce fut pour remettre sur le trone un roi auquel ses adversaires reprochaient son education romaine. Et les Langobards n'ont pas agi pour servir l'Empire ; ils ont fait preuve ici de machiavelisme avant la lettre. Les echanges commerciaux avec le Sud ne cessent de progresser. On voit des navires romains ou gallo-romains aller jusqu'en Scandinavie. Les archeologues de notre epoque parleront d'un age du fer romain, suivi d'un age du fer germanique. Oui, ils apprennent vite, ces Barbares. Ils assimilent tout ce qui leur parait utile. Il ne s'ensuit pas necessairement qu'ils finiront par se faire assimiler. >> Il baissa la voix d'un ton. Notre XXe siecle ne verra jamais le jour. -- C'est ce que nous nous efforcons de prevenir >>, dit sechement Everard. Le silence se fit. Le vent susurrait, les feuilles bruissaient, le soleil effleurait le fleuve. Le paysage etait paisible au point d'en paraitre irreel. -- Helas non, avoua Ulstrup. Les distances sont trop grandes, les communications trop mediocres... et Edh ne parle jamais de son passe, pas plus que Heidhin, son acolyte. Peut-etre que ce dernier se sentira plus detendu dans vingt et un ans, quand il vous parlera des Alvarings - un nom qui m'est inconnu, d'ailleurs. Mais je pense qu'il serait dangereux de retourner lui demander des details. En ce qui concerne la presente epoque, ils sont muets tous les deux. >> Cependant, j'ai pu decouvrir qu'elle est apparue pour la premiere fois chez les Ruges, sur le littoral de la Baltique, il y a environ cinq ou six ans. On raconte qu'elle est arrivee a bord d'un navire, ainsi qu'il sied a la pretresse d'une deite maritime. En outre, etant donne son accent, je la soupconne d'etre d'origine Scandinave. Je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage. -- Nous nous en contenterons, repondit Everard. Vous avez fait du bon boulot, mon vieux. Avec de la patience et l'aide de nos instruments, nous arriverons bien a determiner le lieu et le moment de son debarquement, quitte a poser quelques questions aux indigenes. -- Et ensuite...>> Floris laissa sa phrase inachevee. Son regard se porta bien au-dela du fleuve et de la foret, vers le nord-est, vers une greve encore invisible. 12. 43 apr. J.C. La greve s'etendait jusqu'a l'horizon, a droite comme a gauche, bordee d'un cote par la mer et de l'autre par des dunes ou les oyats dissimulaient des terres embrumees. La bande de sable noir marquant le lais de mer etait parsemee d'algues, de coquillages, d'aretes de poissons et d'ossements d'oiseaux. Quelques goelands chevauchaient le vent. Celui-ci emettait un sifflement glacial. Il portait la saveur du sel et le parfum des profondeurs. Les vagues se brisaient mollement sur le rivage, se retiraient en sifflant, revenaient grignoter un peu plus le sable. Au large, elles dessinaient des creux impressionnants, ecume blanche couronnant des vasques gris acier, s'agitant a perte de vue vers un horizon qui se confondait avec le ciel. Il semblait peser sur le monde, ce ciel, aussi terne que la mer. Des nuages effiloches voguaient sous sa chape. A l'ouest avancait la pluie. Dans l'interieur des terres, on voyait ondoyer les laiches autour d'etangs dont les eaux vertes apportaient au paysage son unique touche de couleur. Les forets n'etaient que des masses sombres dans le lointain. Un cours d'eau reliait les marais a la mer. Sans doute les habitants du lieu y amarraient-ils leurs bateaux. Le hameau se trouvait a un mille des cotes, compose de cabanes aux murs de torchis et aux toits de terre et d'herbe. La fumee montant des lucarnes constituait le seul signe de vie. Le navire mettait un peu d'animation dans cette scene. C'etait un batiment splendide, long et race, borde a clins, avec un etambot et une etrave egalement incurves, depourvu de mat mais propulse par trente rameurs. Bien que sa peinture rouge ait souffert des intemperies, sa coque de chene demeurait robuste. Guides par le chant du timonier, les marins le firent accoster, puis descendirent sur la greve pour l'y echouer a moitie. Everard s'approcha. Les hommes l'attendirent, sur leurs gardes. Durant leur approche, ils avaient pu constater qu'il etait seul. Une fois devant eux, il planta la hampe de sa pique dans le sol. -- Viens-tu de ces maisons ? >> lui demanda un homme grisonnant et balafre, sans doute le capitaine. Son dialecte lui aurait ete incomprehensible si les deux Patrouilleurs ne l'avaient pas assimile au prealable par electro-inculcation. (En fait, ils avaient du se rabattre sur un parler danois posterieur de quatre siecles. Fort heureusement, les anciennes langues nordiques n'evoluaient que lentement. Mais ils ne pouvaient guere passer pour des natifs de cette contree, ni de celle dont provenaient les marins.) > Normalement, il se serait presente comme Everard, qui sonnait comme un patronyme originaire d'un autre patois. Mais c'etait sous ce nom qu'il avait rencontre Heidhin en aval, et il esperait bien le revoir ce jour. Il n'etait pas question de declencher un paradoxe - dont les consequences seraient imprevisibles. Floris lui avait suggere cette identite d'emprunt, qui fleurait bon la Germanie du Sud. Elle l'avait en outre aide a s'affubler d'une perruque blonde, d'une fausse barbe et d'un nez si proeminent que le reste de ses traits passerait inapercu. Ajoutez a cela l'oubli qui accompagne le passage des ans, et l'affaire serait entendue. Un large sourire plissa le visage du marin. -- De tres loin. >> D'un mouvement du pouce, le Patrouilleur designa le village. > Vagnio haussa les epaules. > Everard le savait deja. En survolant la region en scooter temporel, Floris et lui avaient repere leur navire, le seul a bord duquel ils aient apercu un passager de sexe feminin. Un petit saut dans l'avenir, et ils avaient localise sa prochaine etape ; un nouveau petit saut en amont, et il y avait debarque. Floris suivrait les evenements depuis les hauteurs. Il serait beaucoup trop complique d'expliquer sa presence. -- Meme pas eux-memes, pour le marche aux esclaves ? >> Poser ce genre de question lui repugnait, mais elle etait toute naturelle a cette epoque. > Vagnio plissa les yeux. -- Non, je suis un Marcoman. >> Le territoire de cette tribu s'etendait sur ce qui serait un jour la Republique tcheque. -- Non. Les Alvarings possedent la moitie d'une grande ile au large du Gotaland. Accepte notre hospitalite pour la nuit, Maring, et nous echangerons nos histoires afin de... Que regardes-tu ainsi ? >> Les marins s'etaient masses autour d'eux, curieux de decouvrir l'etranger. C'etaient en majorite des colosses blonds, qui empechaient le Patrouilleur d'apercevoir le navire. Deux d'entre eux s'etaient ecartes, lui degageant la vue. Un jeune homme elance venait de sauter sur la plage. Il leva les bras vers la proue afin d'aider une jeune femme a le suivre. Veleda. Impossible de s'y meprendre. Meme dans les profondeurs oceanes de sa deesse, je reconnaitrais son visage et ses yeux. Comme elle etait jeune ! Souple comme une liane, a peine sortie de l'adolescence. Le vent jouait avec ses cheveux chatains et faisait claquer sa robe sur ses chevilles. En depit des quinze metres qui les separaient, Everard crut discerner... quoi donc ? Des yeux assoiffes d'absolu, des levres promptes a trembler et a murmurer, un reve, un chagrin, un deuil ?... Il n'aurait su le dire. Contrairement a ce qu'il aurait cru, elle ne lui accorda pas le moindre interet. Il douta meme qu'elle lui ait fait l'aumone d'un regard. Son visage pale se detourna. Elle echangea quelques mots avec son compagnon aux cheveux noirs. Puis tous deux s'eloignerent sur la greve. -- Qui sont-ils ? >> Cette question aussi etait parfaitement legitime, car il etait rare qu'un navire prenne une femme a son bord, si ce n'etait pas une captive. Certes, les envahisseurs jutes et frisons finiraient par emmener leurs familles en Grande-Bretagne, mais cela ne se produirait pas avant plusieurs siecles. Peut-etre que les femmes Scandinaves prenaient parfois la mer des cette epoque. Mais rien de ce qu'il s'etait inculque ne permettait d'en etre sur. Ces terres et ces annees etaient fort peu etudiees. On avait conclu qu'elles n'influeraient guere sur l'evolution du monde avant l'ere de la Volkerwanderung. Surprise ! >, repondit Vagnio. Everard remarqua qu'il avait commence par nommer la jeune femme. -- Mieux vaudrait se preparer pour la nuit, capitaine >>, gronda un marin. Un murmure d'assentiment monta de l'equipage. La nuit ne tomberait pas avant plusieurs heures et le temps ne semblait pas a la pluie. Ils preferent eviter de parler d'elle, deduisit Everard. Ils n'ont aucun reproche a lui faire, j'en suis sur, mais elle leur apparait comme surnaturelle. Vagnio s'empressa d'acquiescer. Everard proposa de les aider a accomplir leurs taches. Veillant a rester poli, car un hote etait sacre, le capitaine lui retorqua qu'un marin d'eau douce ne ferait que les gener. Everard s'eloigna donc, suivant la direction prise par Edh et Heidhin. Il vit qu'ils s'etaient arretes un peu plus loin. Selon toute evidence, ils discutaient ferme. Elle eut un geste etrangement imperieux pour une femme aussi jeune. Heidhin tourna les talons et rebroussa chemin d'un pas vif. Edh poursuivit sa route. -- Soyez prudent, conseilla Floris. Il semble assez enerve... -- Ouais. Mais il faut bien tenter le coup, non ? >> C'etait pour cela qu'ils etaient ici, ayant choisi d'entrer en contact avec le navire plutot que de localiser son point de depart en remontant dans le temps. Ils n'osaient pas aborder de front la source de l'instabilite, cet evenement inconnu et fragile d'ou pouvait surgir tout un nouvel avenir. Ici, du moins l'esperaient-ils, ils avaient une chance d'en apprendre davantage en courant le minimum de risques. Heidhin pila devant l'etranger, qu'il gratifia d'un regard furibond. Encore adolescent lui aussi, il n'avait qu'un ou deux ans de plus qu'Edh. Dans ce milieu, cela faisait de lui un adulte, mais il etait encore degingande, pas tout a fait forme, et seul un fin duvet poussait sur ses joues. Il etait vetu d'une tunique et d'une culotte de laine, qui degageaient une forte odeur dans l'atmosphere humide, et chausse de bottes blanchies par le sel. Une epee pendait a sa ceinture. > lanca Everard. En surface, il etait tout sourires. Mais une sueur glacee coulait sur son cuir chevelu. >, grommela Heidhin. Dans l'Amerique du XXe siecle, son attitude n'aurait rien eu de choquant chez un adolescent. Ici et maintenant, elle frisait l'insulte. > Il marqua une pause avant d'ajouter, toujours aussi peu amene : -- N'est-ce pas dangereux ? demanda Everard - une question des plus naturelle. -- Elle n'ira pas tres loin et sera de retour avant la tombee de la nuit. En outre...>> Heidhin laissa sa phrase inachevee. Il semblait en proie a une lutte interieure. Le desir de paraitre important et mysterieux contre l'obligation de discretion, devina Everard. Mais, lorsqu'il reprit la parole, ce fut avec une terrifiante sincerite. > Le gemissement du vent gagna-t-il en intensite ? -- Je... je voyage a ses cotes. -- Et quelle est votre destination ? -- Pourquoi veux-tu le savoir ? s'emporta Heidhin. Laisse-moi tranquille ! -- Du calme, mon ami, du calme >>, dit Everard. Son age et sa carrure lui donnaient un avantage. > La curiosite sembla l'emporter chez le jeune homme, qui se detendit quelque peu. -- Je suis un voyageur, Maring le Marcoman - un peuple dont tu n'as sans doute jamais entendu parler. Vous connaitrez mon recit ce soir, a la veillee. -- Quelle est ta destination ? -- Je vais la ou ma chance me conduit. >> Heidhin resta muet quelques instants. Les vagues murmuraient doucement. Un goeland piailla dans le ciel. > souffla-t-il. Everard sentit son pouls s'accelerer. Il s'obligea a repondre d'une voix posee : -- Ecoute, bafouilla Hiedhin, Edh va la ou Niaerdh lui ordonne d'aller, au moyen de reves et de signes. Elle pense que c'est ici que nous devons debarquer pour gagner l'interieur des terres. J'ai essaye de lui expliquer que cette contree etait miserable, avec de rares villages et de nombreux brigands. Mais elle...>> Il deglutit. La deesse etait censee la proteger. La foi et le bon sens s'affronterent en lui, puis conclurent un armistice. -- Oh ! c'est fantastique, intervint la voix de Floris. -- Je ne sais pas si je pourrais entrer dans la peau d'un jouet du destin, l'avertit Everard en mode subvocal. -- Vous pouvez au moins prolonger la conversation. -- Je vais essayer. >> S'adressant a Heidhin : > Le jeune homme baissa les yeux. Il se mordit les levres, rougit, blemit, rougit a nouveau. -- Mais je dois en savoir plus avant de m'engager, non ? >> Everard posa sa grosse main sur la frele epaule voutee. -- Edh... C'est elle qui... Elle devrait decider... -- Quel pouvoir possede-t-elle pour qu'un homme comme toi obeisse a sa moindre parole ? >> Fais preuve du respect qui s'impose. > Heidhin leva les yeux. Il tremblait de tous ses membres. -- Quoi ? Et contre qui la deesse est-elle en colere ? -- Contre le peuple de Romaburh ! -- Mais quel mal a-t-il pu faire ? >> En ces terres si eloignees de Rome. -- C'est bien trop demander >>, repliqua Everard, protestation raisonnable dans la bouche du voyageur qu'il feignait d'etre. > Heidhin poussa un cri. Son epee jaillit du fourreau. > La lame s'abattit en vrombissant. Everard ne dut son salut qu'a ses reflexes. Il abaissa sa pique juste a temps pour parer le coup. Le fer s'enfonca dans le frene. Celui-ci ne rompit point. Heidhin degagea son arme et la leva une nouvelle fois. Everard empoigna la sienne des deux mains, comme si c'etait un baton. Je ne dois pas le tuer, il sera vivant dans l'avenir, et puis ce n'est qu'un gamin... Un coup en plein front. Un coup qui aurait envoye Heidhin dans les pommes, si la hampe ne s'etait pas cette fois brisee en deux. Il vacilla sur ses jambes. > rugit Everard. La rage et l'inquietude se disputaient ses pensees. Qu'est-ce qui se passe, bon sang ? > Poussant un nouveau hurlement, Heidhin lui sauta dessus. Il etait si faible que le Patrouilleur n'eut aucun mal a esquiver son epee. Lachant sa pique, il chercha le corps-a-corps, agrippa la tunique de laine, fit pivoter le jeune homme sur sa hanche et l'envoya s'effondrer a deux metres de la. Heidhin se releva tant bien que mal et saisit le couteau passe a sa ceinture. J'ai interet a en finir vite. Everard lui decocha une manchette dans le plexus solaire. Sans trop forcer. Heidhin se plia en deux, le souffle coupe. Everard se pencha sur lui pour s'assurer qu'il ne lui avait pas casse une cote et qu'il ne risquait pas de s'etouffer dans ses vomissures. Wat drommel... Qu'est-ce que ca veut dire ? >> s'ecria Floris, consternee. Everard se redressa. -- Je suppose que... vous ne... reparer les degats... -- Aucune chance. Notre mission est suffisamment delicate comme ca. >> Everard scruta la greve. Edh n'etait qu'une petite tache sombre, a moitie noyee dans la brume venue de la mer. Perdue dans ses reves, ses cauchemars ou ses meditations, elle n'avait meme pas remarque l'altercation. > Il recupera la pointe de sa pique, ce que Maring n'aurait pas manque de faire, et se dirigea vers le navire. Ces braves gars vont etre decus, se dit-il. Eux qui adorent entendre des recits portant sur des pays lointains. Enfin, ca m'evite de reviser tous les boniments qu'on avait concoctes a leur intention. -- Pardon ? -- C'est la patrie d'Edh. Le capitaine l'a identifiee sans risque d'erreur. Une ile longue et etroite de la mer Baltique, au large de la Suede. C'est en face d'elle que sera batie la cite de Kalmar. J'y suis allee en vacances. >> Sa voix se fit songeuse. -- Voila un lieu de villegiature fort tentant, commenta Everard. A l'avenir, comme vous dites. >> Peut-etre. Tout depend des souvenirs que je rapporterai de ce lieu tel qu'il est dix-neuf siecles avant mon epoque. Il pressa le pas. 13. Hlavagast, fils d'Unvod, etait roi des Alvarings. Godhahild etait son epouse. Ils demeuraient a Laikian, le plus grand village de leur tribu, dont les murailles en pierres seches abritaient plus de vingt maisons. Tout autour s'etendait une lande ou seuls les moutons esperaient prosperer. Mais jamais l'ennemi ne pourrait s'approcher sans etre vu. Les deux cotes etaient tres proches, l'occidentale un peu moins que l'orientale, et il y poussait des arbres en quantite. Vers le sud, on trouvait des prairies et des terres arables de qualite, qui s'etendaient sur quelques lieues avant le rivage. Jadis, les Alvarings detenaient la totalite d'Eyn, puis les Gotar traverserent le bras de mer et, au fil des generations, conquirent la moitie septentrionale de l'ile, qui etait aussi la plus riche. Les Alvarings parvinrent non sans mal a arreter leur progression. Nombre de Gotar affirmaient que l'autre moitie de l'ile ne valait pas la peine d'etre conquise ; nombre d'Alvarings affirmaient que la crainte de Niaerdh les avait saisis. Les Alvarings continuaient de la venerer autant que les Ases, sinon davantage, alors que les Gotar se contentaient de lui sacrifier une vache chaque printemps. Quoi qu'il en soit, les deux tribus renoncerent a la guerre en faveur du commerce. On comptait dans l'une comme dans l'autre des hommes qui prenaient la mer pour aller jusque chez les Ruges au sud ou les Angles a l'ouest. Les Gotar tenaient en outre un marche annuel au port de Kaupavik, qui attirait des negociants parfois venus de fort loin. Les Alvarings y vendaient des vetements de laine, des poissons seches, des peaux de phoque, de l'huile de baleine, des plumes d'eider, de l'ambre lorsqu'une tempete en rejetait une cargaison sur leurs cotes. De temps a autre, un jeune homme aventureux rejoignait l'equipage d'un navire en partance ; s'il survivait a son periple, il revenait chez lui riche d'histoires a conter, d'etranges pays a decrire. Hlavagast et Godhahild perdirent trois enfants en bas age. Puis le roi fit un serment : si Niaerdh epargnait les suivants, il lui offrirait un homme lorsque le premier-ne aurait perdu toutes ses dents de lait - pas les deux miserables serfs souffreteux qu'elle recevait apres avoir beni les champs, mais un jeune homme en bonne sante. Une fille lui naquit. Il la nomma Edh, ce qui signifie Serment, afin que la deesse n'oublie pas le sien. Et les fils qu'il esperait suivirent. Lorsque le temps fut venu, il prit la tete d'un equipage de guerriers qui traversa le bras de mer. Peu desireux de porter le fer chez les Gotar du continent, il vogua vers le Nord et tomba sur un camp de Skridhfennian. Il ramena plusieurs captifs et sacrifia le plus beau d'entre eux dans le bosquet de Niaerdh. Quant aux autres, il les vendit a Kaupavik. Hormis cette expedition, Hlavagast n'accomplit point de faits de guerre, car c'etait un homme doux et reflechi. Soit a cause de ses origines, soit a cause de son abondante fratrie, Edh devint une enfant douce et renfermee. Elle avait des camarades de jeu dans le village, mais aucune amie proche, et elle se tenait toujours a l'ecart des jeux les plus turbulents. Prompte a apprendre ses taches et serieuse dans leur execution, elle preferait celles qu'elle pouvait accomplir seule, le tissage par exemple. Il etait rare qu'on la surprenne a bavarder ou a glousser. Mais lorsqu'elle prenait la parole, les autres jeunes filles l'ecoutaient. Au bout d'un temps, les garcons en firent autant, et parfois aussi les adultes : car elle savait inventer des histoires. Celles-ci devinrent plus fabuleuses avec les annees, et elle apprit a les conter en vers, presque a la maniere des scaldes. Des histoires de hardis voyageurs, de belles damoiselles, de magiciens, de sorcieres, d'animaux parlants, de sirenes, de terres fabuleuses ou tout pouvait arriver. Niaerdh intervenait souvent pour conseiller ou secourir leurs heros. Hlavagard craignit tout d'abord que la deesse en prenne ombrage ; mais comme aucun malheur ne frappa sa maisonnee, il laissa sa fille exercer son talent. Apres tout, elle etait liee a la deesse. Edh n'etait jamais seule dans le village. Personne n'etait jamais seul. Les maisons se pressaient contre les murailles. Dans chacune d'elles, on trouvait d'un cote les etables des vaches et, chez les plus fortunes, les ecuries des chevaux, de l'autre, les lits des hommes, des femmes et des enfants. Il y avait un metier a tisser pres de la porte, afin de profiter de la lumiere pour travailler, une table et des bancs au fond de la grande salle, un foyer d'argile au milieu. Provisions et ustensiles etaient accroches aux poutres, ou bien ranges sur celles-ci. Le batiment s'ouvrait sur une cour ou cochons, moutons, volailles et chiens circulaient librement autour du puits. La vie s'exprimait pele-mele par toutes sortes de sons : cela parlait, riait, chantait, pleurait, meuglait, hennissait, grognait, belait, caquetait, aboyait. Les sabots tonnaient, les roues des chars grincaient, le marteau claquait sur l'enclume. Allongee dans les tenebres entre paille et peau de mouton, parmi les chaudes odeurs des bestiaux, de la bouse, du foin et des braises, vous entendiez un bebe pleurer jusqu'a ce que sa mere lui donne le sein, ou bien c'etaient vos parents qui s'accouplaient a grand bruit, ou alors c'etait un hibou qui ululait au-dehors, ou alors une soudaine averse, le vent qui gemissait ou rugissait... et ce bruit-la, venant de quelque part, qu'est-ce que c'etait que ce bruit ? Un corbeau, un troll, un mort sorti de sa tombe ? Plein de choses a voir pour une petite fille quand elle se retrouvait libre : les va-et-vient, les naissances, les travaux et les jeux, les mains habiles qui faconnent le bois, l'os, le cuivre, le metal et la pierre, les jours sacres ou l'on fait des offrandes aux dieux et ou l'on festoie... Lorsque vous etes assez grande, vous y participez de plus pres et voyez passer le char de Niaerdh, recouvert d'une toile afin que nul ne l'epie ; une guirlande de feuilles persistantes autour du cou, vous jonchez sa route des fleurs de l'annee precedente et chantez ses louanges de votre voix flutee, et c'est la joie, le renouveau, mais aussi l'emerveillement accompagne d'une sourde et indicible terreur... Edh grandissait. Peu a peu, on lui confia de nouvelles taches qui l'amenerent a s'eloigner encore plus du village. Elle ramassait du petit bois pour le feu, de la guede et de la garance pour la teinture, des fleurs et des baies quand venait la saison. Plus tard, elle s'integra au groupe charge de ramasser des noix dans la foret, des coquillages sur la cote. Plus tard encore, equipee d'un panier puis, au bout d'un ou deux ans, d'une faucille, elle participait aux moissons dans les champs au sud du village. Les garcons gardaient les troupeaux, mais les filles leur apportaient souvent a manger, et il leur arrivait de s'attarder aupres d'eux lors des longues journees d'ete. En dehors des periodes d'intense activite, les gens n'avaient guere de raisons de se presser. Ils ne redoutaient rien hormis la maladie, la sorcellerie, les creatures nocturnes et la colere des dieux. Les loups comme les ours etaient absents de l'ile d'Eyn et, de memoire d'homme, nul pillard n'avait pris la peine de ravager cette pauvre contree. Ainsi donc, a mesure que de fillette elle devenait damoiselle, Edh pouvait sans crainte errer ou bon lui semblait sur la lande, jusqu'a ce que son humeur se fut dissipee. Le plus souvent, elle se retrouvait face a la mer et s'asseyait alors sur la plage, se perdant dans sa contemplation jusqu'a ce que le vent et le soir montant lui soufflent qu'il etait temps de rentrer. Perchee sur les falaises crayeuses de la cote occidentale, elle scrutait le continent que la distance rendait flou ; sur le sable de la cote orientale, elle ne voyait que les flots courant vers l'infini. Cela lui suffisait. Par tous les temps, cela lui suffisait. Les vagues dansaient, plus bleues encore que le ciel, ourlees d'ecume couleur de neige, et dans le ciel faisait rage une tempete de goelands. Ou bien elles se faisaient lourdes et grises, couronnees d'une criniere ebouriffee par le vent, le fracas de leur galop resonnant jusque dans ses os. Elles jaillissaient, se fracassaient, beuglaient, impregnaient l'air de leurs embruns sales. Elles tracaient sous le soleil bas une route doree, elles se moiraient des gouttes d'une pluie battante dont elles renvoyaient la rumeur, elles se drapaient dans la brume et, une fois invisibles, susurraient des secrets inaudibles. Niaerdh etait en elles, benevolente et terrifiante. A elle le varech et l'ambre echoue, a elle les poissons, les oiseaux, les phoques, les baleines et les navires. A elle le frisson qui saisissait la terre quand elle rejoignait Frae, son bien-aime, car sa mer l'etreignait, la protegeait, pleurait sa mort chaque hiver et la ranimait chaque printemps. Et, toute petite au sein de ces grandes choses, a elle l'enfant qu'elle avait aidee a venir au monde. Ainsi, Edh devenait femme peu a peu, cette adolescente timide et degingandee, un peu pataude encore, douee pour manier les mots lorsqu'elle parlait de choses sans rapport avec le quotidien. Elle se posait bien des questions sur ces choses, passant de longues heures en songeries et eclatant en sanglots sans savoir pourquoi lorsqu'elle se retrouvait seule. Personne ne l'evitait, mais personne non plus ne recherchait sa compagnie, car elle avait cesse de partager les contes qu'elle faconnait et, de l'avis general, la fille de Hlavagast avait quelque chose de bizarre. C'etait encore plus net depuis que Godhahild etait morte et qu'il avait pris une nouvelle epouse. Cette derniere ne s'entendait guere avec Edh. On racontait que la jeune fille passait bien trop de temps sur le tombeau de sa mere. Puis, un jour, un garcon du village la vit qui passait. Une violente brise marine soufflait sur la lande, ebouriffant ses cheveux ou jouaient les rayons de soleil. Lui, qui n'avait jamais eu peur de l'aborder, s'apercut qu'il avait la gorge nouee et le coeur qui lui cognait les cotes. Un long moment s'ecoula avant qu'il osat lui adresser la parole. Elle baissa les yeux et ce fut a peine s'il entendit sa reponse. Au bout d'un temps, toutefois, ils apprirent a se detendre ensemble. C'etait Heidhin, fils de Viduhada. Un jeune homme noir et elance, peu enclin aux rires mais doue d'un esprit vif, agile et dur a la tache, habile aux armes, un meneur d'hommes en puissance auquel ses camarades reprochaient cependant un caractere hautain. Nul n'osa railler son attirance pour Edh. Lorsqu'ils virent ce qui se dessinait, Hlavagast et Viduhada eurent un entretien en prive. Tous deux convinrent qu'une union entre leurs familles serait la bienvenue, mais que la ceremonie n'etait pas pour l'immediat. Edh n'avait eu ses premieres menstrues que l'annee precedente ; les deux jouvenceaux pouvaient se facher, et un mariage aigri serait prejudiciable a tous ; attendons donc, et buvons une chope de biere en esperant un heureux denouement. L'hiver passa, pluie, neige et ciels tenebreux, une nuit de terreur avant le retour du soleil, celebre par toute une journee de festivites, et le ciel qui s'eclaircit, le degel, les agneaux nouveau-nes, les bourgeons. Avec le printemps vinrent les feuilles et les oiseaux volant vers le nord ; Niaerdh parcourut la terre ; les hommes et les femmes s'accouplerent dans les champs qu'ils allaient bientot labourer. Le Char du Soleil roulait de plus en plus haut, le vert peuplait le monde, la foudre et le tonnerre regnaient au-dessus de la lande, les arcs-en-ciel chatoyaient au large. Vint le jour du marche de Kaupavik. Les Alvarings rassemblerent leurs produits et partirent les vendre. La rumeur se repandit d'une ferme a l'autre : cette annee, outre des Angles et des Cimbres, le marche avait attire un navire venu du royaume des Romains. Personne ne savait grand-chose de Romaburh. Ce royaume se trouvait quelque part au sud. Mais ses guerriers etaient pareils a des sauterelles, ils devoraient terre apres terre ; et ses artisans produisaient de fabuleux objets, calices de verre et d'argent, disques de metal frappes de visages, figurines si parfaitement faconnees qu'on les eut dit vivantes. Des objets qui parvenaient a Eyn de plus en plus souvent. Et voila que des Romains debarquaient en personne au Gotaland ! Les habitants de Laikian jetaient des regards envieux a ceux d'entre eux qui partaient pour le marche. Comme la saison n'etait pas aux travaux, ils profitaient un temps de leur oisivete. Nul presage n'assombrissait les cieux le jour ou Edh et Heidhin partirent se promener sur la cote occidentale. Vaste etait la lande, et vide de toute presence humaine une fois que le village fut hors de vue, sans un arbre pour rompre sa monotonie, de sorte que le monde entier devenait ciel. Au sein de l'azur infini flottaient des nuages d'une hauteur vertigineuse. Une ondee de lumiere et de chaleur se deversait du soleil. Le tapis de bruyere etait parseme de jaune et de rouge, d'ajoncs et de coquelicots. Lorsque les deux jeunes gens s'assirent un moment, il vint a leurs narines un acre parfum de spergule ; le bourdonnement des abeilles repondait au chant des alouettes dans le ciel ; un battement d'ailes les fit sursauter, un lagopede filant a ras de terre, et tous deux echangerent un regard surpris, puis eclaterent de rire. S'ils se tenaient par la main, les choses n'allaient pas plus loin, car ils appartenaient a un peuple chaste et le jeune homme se sentait depositaire d'un bien aussi fragile que sacre. Passant a l'ecart des falaises qui bordaient la mer au nord, leur chemin les conduisit a travers une epaisse foret, puis jusque sur une greve. Les vagues y lechaient une herbe drue constellee de fleurs sauvages, caressant des galets qu'elles avaient passe des siecles a polir. Dans le lointain, les flots miroitaient, puis c'etait le continent qui barrait l'horizon. Sur un recif, des cormorans sechaient leurs ailes a la brise. Une cigogne passa, porteuse de promesses et de fertilite. Heidhin retint son souffle. Son index pointa. > s'ecria-t-il. Edh plissa les yeux pour scruter le paysage ensoleille. Sa voix trembla. -- Un navire qui vient par ici. Un grand, un tres grand navire. -- Non, ce n'est pas possible. Cette chose au-dessus de lui... -- J'en ai entendu parler. Les hommes qui ont beaucoup voyage disent en avoir vu. Ce sont de grandes toiles qui attrapent le vent et font avancer la coque. C'est le navire romain, Edh, c'est forcement lui, il est parti de Kaupavik pour regagner son port, et nous sommes arrives juste a temps pour le voir passer ! >> Fascines, ils s'abimerent dans la contemplation de ce spectacle. Le vaisseau s'approcha. C'etait bel et bien un prodige. Pourvu d'une coque noire a filets dores, il n'etait pas plus long qu'un batiment nordique, mais bien plus large, avec un ventre rond recelant sans doute quantite de tresors. Il etait pourvu d'un pont superieur sur lequel s'activait l'equipage. On eut dit une petite armee, suffisamment puissante pour decourager les pirates. L'etambot se dressait avec majeste, tandis que l'etrave s'incurvait pour former le cou d'un cygne. Entre proue et poupe etait placee une maison de bois. Ce n'etaient pas des rames qui mouvaient ce navire. Fixee a un immense poteau et a un rondin transversal, une toile se gonflait sur toute sa largeur. Le navire avancait sans un bruit, sa proue labourant la mer et sa poupe y laissant un sillage argente. -- Je comprends qu'ils puissent tenir la moitie du monde, dit Heidhin d'une voix tremblante. Qui pourrait leur resister ? >> Le navire changea de cap pour s'approcher de l'ile. Le jeune homme et la jeune femme virent que des marins se tournaient vers eux. Ils percurent leurs saluts etouffes. -- Peut-etre que... qu'ils veulent m'embarquer, dit Heidhin. D'apres les voyageurs qui sont alles en Occident, les Romains enrolent souvent dans leurs osts les hommes des tribus. Si ceux-la ont perdu des guerriers du fait de la maladie ou d'autre chose...>> Edh lui jeta un regard consterne. -- Non, jamais ! >> Elle referma sa main sur la sienne. Il lui rendit son etreinte. > Son pouls battait a sa gorge. Les marins ramenerent la voile. Ils jeterent par-dessus bord une ancre en forme de crochet. Puis mirent une chaloupe a la mer. Des hommes y descendirent au moyen d'une echelle de corde, s'assirent sur les bancs de nage. On leur lanca des rames. L'un d'eux se leva et agita sa cape. -- Quelle splendide cape, soupira Edh. Niaerdh doit en porter une semblable lorsqu'elle rend visite aux autres dieux. -- Peut-etre qu'elle sera a toi avant ce soir. -- Oh ! jamais je n'oserais demander cela. -- Hola ! >> lanca l'un des passagers de la chaloupe. C'etait le plus grand et le plus blond, sans nul doute un interprete d'origine germanique. Les autres etaient fort melanges, avec une peau tantot pale, tantot basanee. Mais les Romains avaient soumis quantite de peuples. Tous portaient une courte tunique qui laissait les jambes nues. Edh rougit et detourna les yeux, ayant remarque que certains marins allaient nus sur le navire. > Heidhin s'empourpra a son tour. > s'exclama-t-il, rougissant derechef lorsque sa voix se fit suraigue. Les Romains ramerent de plus belle. Les deux jouvenceaux attendirent, le coeur battant. La chaloupe toucha terre. Un homme en descendit d'un bond et l'amarra. L'homme a la cape conduisit ses camarades sur la greve. Il ne cessait de sourire. Heidhin empoigna sa pique. > Trop tard. Le chef des Romains aboya un ordre. Ses hommes foncerent. Avant que Heidhin ait pu lever son arme, des mains s'en emparerent. Un homme se glissa derriere lui et l'immobilisa d'une cle aux bras. Il se debattit en hurlant. Levant un gourdin sorti de nulle part - il ne leur avait vu que des couteaux -, un marin le frappa a la nuque. Un coup mesure, dont le but etait d'etourdir sans tuer. Il s'effondra, et on le ligota. Edh tenta de s'enfuir. Un homme attrapa ses longs cheveux. Deux autres l'encerclerent. Ils la culbuterent sur l'herbe. Elle se mit a hurler et a se cabrer. Deux marins lui empoignerent les chevilles. Le chef se placa a genoux entre ses jambes ouvertes. Il souriait de toutes ses dents. La salive coulait de ses levres. Il retroussa sa robe. > Personne ne l'ecoutait. Pour Edh, clouee au sol, le supplice ne faisait que commencer. 14. 43 apr. J.C. Il ne fut guere difficile de remonter jusqu'au port d'attache de Vagnio, sur l'ile d'Oland. Quelques questions judicieuses, et les Patrouilleurs apprirent qu'il avait pris a son bord un jeune garcon et une jeune fille originaires d'un village sis trente kilometres plus au sud. Mais que s'etait-il passe auparavant ? Une enquete sur le terrain s'imposait. Toutefois, Everard et Floris deciderent au prealable d'effectuer une surveillance aerienne couvrant les mois precedents. Plus ils recolteraient d'indices supplementaires, mieux ce serait. Vagnio n'etait pas necessairement au courant d'un drame familial, par exemple. Autre cas de figure : lui et ses hommes se garderaient de faire des confidences a un etranger comme Everard. Et ce dernier n'aurait peut-etre meme pas la possibilite de les interroger a leur campement. Laissant sur place leur van et leurs chevaux, les deux Patrouilleurs decollerent sur leurs scooters. Ils avaient dresse une carte de l'ile et comptaient sauter d'un point a un autre de leur maillage spatio-temporel. S'ils apercevaient quoi que ce soit de suspect, ils iraient l'observer, de pres si possible, avant d'envisager une intervention. Cette procedure risquait de ne deboucher sur rien, mais c'etait la seule applicable vu qu'ils ne pouvaient se permettre de consacrer des annees a leur mission. Parvenus mille cinq cents metres au-dessus des feux allumes en l'honneur du solstice d'ete, ils sauterent quinze jours en aval, se retrouvant au sein d'un azur infini. Le vent etait aussi vif que glacial. Ils avaient une vue imprenable sur la mer Baltique inondee de soleil, sur les collines boisees de la Suede a l'ouest, et sur l'ile d'Oland, ce patchwork de lande, de forets, de roche et de sable - autant de noms de lieu qui ne seraient attribues que lors des siecles a venir. Everard fit un tour d'horizon avec son scanner. Il se raidit. > Floris emit un sifflement. > Pensive : -- C'est peut-etre important pour notre affaire. Regardons-y de plus pres. >> Everard augmenta l'amplification visuelle. Floris l'avait precede. Elle hurla. > s'ecria Everard. Floris fondit sur la scene. L'air qu'elle deplacait tonnait sur son sillage. > Floris l'ignora, elle ignora ses tympans douloureux, elle ignora tout ce qui n'etait pas l'atrocite devant elle. L'echo de son cri lui servait d'oriflamme. On eut dit un faucon attaquant sa proie, ou encore une Walkyrie enragee. Tapant du poing sur sa console, Everard poussa un juron et, reduit a l'impuissance, la suivit a une allure plus moderee. Il s'immobilisa a quelques centaines de metres d'altitude, se placant le dos au soleil. Les hommes, masses autour de la malheureuse pour jouir du spectacle ou attendre leur tour, entendirent un fracas. Levant la tete, ils virent le mortel destrier foncant sur eux. Ils s'egaillerent en hurlant. Celui qui besognait la jeune fille s'ecarta d'elle et degaina son couteau. Peut-etre voulait-il la tuer, peut-etre n'etait-ce qu'un reflexe. Aucune importance. Un rayon bleu saphir lui penetra la bouche. Il s'effondra devant sa victime. Sa cervelle en fumee s'echappa par la plaie beante de son crane. Floris vira sechement. Flottant a deux metres du sol, elle tira sur l'homme le plus proche. Frappe au ventre, il s'ecroula sur le sable, tressautant de tous ses membres - comme un scarabee renverse sur le dos, songea Everard. Floris s'en prit a un troisieme et le tua net. Puis elle se figea, restant une bonne minute immobile sur sa selle. Aux larmes qui coulaient sur ses joues se melait une sueur glacee. Un frisson la parcourut de la tete aux pieds. Rengainant son pistolet, elle descendit pres d'Edh avec une douceur de feuille sur la brise. Ce qui est fait est fait, disait le glas qui sonnait dans le crane d'Everard. Il s'empressa de passer ses options en revue. Aveugles par la panique, certains des marins survivants couraient sur la greve ou filaient vers la foret. Deux autres s'etaient ressaisis et nageaient en direction du navire, ou regnait deja l'horreur. Le Patrouilleur se mordit les levres jusqu'au sang. >, fit-il d'une voix atone. Effectuant une serie de sauts dans l'espace-temps, il tua jusqu'au dernier des marins qui avaient aborde l'ile, achevant sa tache en abregeant les souffrances du blesse. Je ne pense pas que Janne ait souhaite le torturer. Elle l'a oublie, c'est tout. Remontant a une altitude de quinze metres, il s'immobilisa et observa la suite des evenements avec ses seuls instruments. Edh se redressa en position assise. Elle avait les yeux vitreux, mais elle reussit a rabattre sa robe sur ses cuisses ensanglantees. Toujours pieds et poings lies, Heidhin rampa vers elle. >, gemissait-il. Il s'arreta lorsque le scooter se posa entre eux. > Floris mit pied a terre et s'agenouilla pres d'Edh, la prenant dans ses bras. -- Niaerdh. Mere de Tout, tu es venue. -- Inutile de nier votre essence divine, gronda Everard dans l'ecouteur de Floris. Foutez le camp avant d'aggraver encore la situation. -- Non, repliqua la femme. Vous ne comprenez pas. Je dois lui donner le peu de reconfort dont je suis capable. >> Everard se tut. Sur le navire, les marins remontaient frenetiquement la chaine d'ancre. -- Admettons que je comprenne, dit Everard. Mais faites vite, d'accord ? >> Edh reprenait lentement ses esprits, mais ses yeux noisette restaient frappes d'emerveillement. -- Tue les Romains, tous les Romains ! sanglota Heidhin. Je t'offrirai ma vie pour cela, si c'est ce que tu exiges. >> Pauvre gosse, songea Everard, ta vie nous appartient deja, nous pouvons la prendre quand ca nous chante. Mais je ne peux pas te demander d'etre rationnel en un tel moment, pas vrai ? Ni a l'avenir, d'ailleurs. Tu n'as rien des Europeens instruits et agnostiques de mon epoque. A tes yeux, les dieux existent et ton plus noble devoir est de redresser les torts. Floris caressa les cheveux defaits de la jeune femme. De sa main libre, elle etreignit son corps mince, dolent et tremblant. -- Tu m'as sauvee, bredouilla Edh, c'est parce que... parce que je dois... quoi donc ? -- Ecoutez-moi, Floris, ou nous sommes perdus, insista Everard. Le temps est completement chamboule et ce n'est pas aujourd'hui que vous le remettrez d'aplomb. C'est impossible. Si vous continuez sur votre lancee, il n'y aura jamais de Tacite 1, ni meme de Tacite 2, si ca se trouve. Nous n'avons pas notre place ici, et c'est a cause de nous que l'avenir est en danger. Laissez tomber ! >> Son equipiere se petrifia. > Floris ferma les yeux, les rouvrit et lacha la jeune femme. > Se relevant : > A Everard : -- Non, Edh tranchera ses liens avec un couteau. Il l'aidera a regagner le village. -- Oui. Cela leur fera du bien a tous deux, n'est-ce pas ? Un peu de bien, tout du moins. >> Floris enfourcha son scooter temporel. > Il jeta un ultime regard sur la greve. On eut dit qu'il sentait le regard que les deux jeunes gens posaient sur lui. Au large, le navire avait hisse la voile et filait vers l'ouest. Vu qu'il lui manquait plusieurs hommes d'equipage, dont deux ou trois officiers, sans doute ne rentrerait-il jamais au port. Et s'il y parvenait, les marins n'oseraient peut-etre pas raconter leur mesaventure. Qui les croirait ? Mieux valait inventer un recit plus plausible. Dans tous les cas, naturellement, on les soupconnerait de vouloir dissimuler une tentative de mutinerie. Un crime puni de mort. Peut-etre choisiraient-ils de renoncer a Rome pour tenter leur chance chez les Germains. Sachant que leur sort n'affecterait en rien l'histoire, Everard s'en foutait completement. 15. 70 apr. J.C. Le soleil venait de se coucher ; a l'ouest, les nuages se paraient de rouge et d'or, tandis qu'a l'est, la nuit deferlait telle une maree sur la nature. Un peu de lumiere s'attardait au sommet d'une colline nue du centre de la Germanie, mais l'herbe y etait deja soulignee d'ombre et l'air s'y vidait peu a peu de sa chaleur. Apres avoir pris soin des chevaux, Janne Floris s'accroupit devant le disque de terre noircie entre les deux abris et rassembla du bois pour faire un feu. Il restait un tas de branches bien rangees, trace du precedent passage des Patrouilleurs en ce lieu, quelques jours plus tot si l'on se referait a la course du monde. Elle se releva soudain, percevant un choc sourd et un souffle d'air. Everard descendit de son scooter. >, dit-elle d'une petite voix. Il haussa ses epaules massives. > Elle detourna les yeux. > Elle deglutit et s'obligea a lui faire face. -- C'est vrai. Excusez-moi. J'aurais du vous le dire. Meme si ca me paraissait evident. -- J'ai cru que vous vouliez me punir. >> Il secoua la tete avec plus de vigueur que n'en auraient laisse prevoir ses paroles. > Elle sursauta. -- Ca aussi, c'est evident, non ? retorqua-t-il. Reflechissez un peu. C'est aussi pour cette raison que j'ai acheve l'ordure que vous vous etiez contentee de blesser. Vu la quantite de variables avec laquelle nous jonglons deja, mieux vaut que l'impact sur les indigenes soit reduit au minimum. Je presume qu'ils croiront le recit que leur feront Edh et Heidhin, mais, de toute facon, ils vivent dans un monde de dieux, de trolls et de magie. Des preuves materielles, des temoins objectifs... voila qui les troublerait davantage qu'un compte rendu sans doute incoherent. -- Je vois. >> Elle se tordit les mains. -- Eh bien, vous m'avez pris par surprise, gronda-t-il. Quand vous etes subitement passee a l'action, je suis reste interdit une seconde de trop. Et ensuite, qu'aurais-je pu faire ? Pas question de tripoter davantage la causalite, ni de courir le risque d'etre apercu par Heidhin, qui n'aurait pas manque de me reconnaitre a Colonia cette annee. Devais-je sauter en aval, me procurer un deguisement different de celui de Maring, puis revenir au meme instant ou presque ? Non, les mortels ne doivent pas assister aux querelles des dieux ; ca n'aurait fait qu'aggraver les choses. Je n'avais pas le choix, je devais suivre le mouvement. -- Je suis vraiment navree. Je n'ai pas pu me retenir. Voila que je retrouvais Edh, la Veleda que j'avais vue chez les Langobards - jamais une femme ne m'a marquee a ce point - je l'ai reconnue - mais ce n'etait qu'une toute jeune fille, et ces brutes... -- Ouais. Une rage de berserker, suivie par un flot de compassion. >> Floris se redressa. Serrant les poings, elle regarda Everard droit dans les yeux : > Il resta silencieux le temps de quelques battements de coeur, puis se fendit d'un sourire en coin et repondit : > Elle cilla a plusieurs reprises, se frotta les yeux et dit d'une voix hesitante : -- He ! accordez-moi un peu de credit, protesta-t-il. Oui, vous vous etes montree une bonne equipiere, mais ce n'est pas cela qui va influencer mon jugement... enfin, pas trop. Ce qui compte, c'est que vous etes un excellent agent, un oiseau aussi rare que precieux dans notre organisation. En outre, et c'est peut-etre le plus important, ce qui s'est passe n'est pas vraiment votre faute. -- Hein ? fit-elle, interloquee. Pourtant, j'ai laisse mes emotions me dicter... -- Etant donne les circonstances, cela ne constitue pas ce que j'appellerais une faute professionnelle. Peut-etre aurais-je reagi comme vous, en optant cependant pour une attaque moins frontale ; en outre, je ne suis pas une femme. Ca ne m'a pas trouble outre mesure de tuer ces salopards. Ca ne m'a pas enchante non plus, en partie parce qu'ils n'avaient aucune chance face a moi, mais il fallait le faire et ce n'est pas ca qui me fera perdre le sommeil. >> Everard marqua une pause. e siecle ont opte pour la castration chimique. -- Mais quand meme, je... -- Arretez de vous sentir coupable. Vous etes socialiste ou quoi ? Laissons tomber les sentiments et posons le probleme du point de vue de la Patrouille. Ecoutez-moi bien. Il me semble evident - vous etes d'accord ? - que nous avons eu affaire a des marchands qui quittaient Oland apres y avoir fait affaire et voguaient vers quelque autre destination, probablement leur port d'attache. Ils ont apercu Edh et Heidhin sur cette plage isolee et decide que l'occasion etait trop belle. Ce genre de chose est helas courant dans l'Antiquite. Soit ils n'avaient aucune intention de revenir dans les parages, soit ils commercaient avec une autre tribu - en survolant l'ile, j'ai eu l'impression qu'elle etait divisee en territoires distincts -, a moins qu'ils aient tout simplement prevu de ne pas laisser de traces. Quoi qu'il en soit, ils ont piege ces gamins. Si nous n'etions pas intervenus, ils auraient emmene Heidhin pour le vendre comme esclave. Edh aussi, sans doute, a moins qu'ils ne lui aient tranche la gorge apres l'avoir jugee trop amochee. C'est ainsi que ca se serait fini, n'en doutez pas. Un incident comme il s'en produit des milliers, sans aucune importance hormis aux yeux des victimes, lesquelles ont vite fait de sombrer dans l'oubli pour l'eternite. >> Floris se prit la poitrine a bras-le-corps. Le jour mourant accrocha son regard. > Everard opina. > Floris grimaca. > Everard aurait bien voulu allumer sa pipe, mais il lui aurait fallu la chercher dans la sacoche de son scooter. Floris etait trop vulnerable pour qu'il s'eloigne. C'est la premiere fois qu'elle m'appelle par mon prenom, tant nous avons ete soucieux d'eviter toute forme d'intimite. Je parie qu'elle ne s'en est meme pas rendue compte. -- Et jamais elle n'y parviendrait en restant sur son ile eloignee de tout, acheva Floris. Une ile ou elle n'a plus sa place. Elle est donc partie pour l'Ouest, assuree d'etre protegee par la deesse. Heidhin l'a accompagnee. A eux deux, ils ont amasse les fonds suffisants pour acheter leur passage sur un navire. Ce qu'ils ont vu en chemin de l'influence romaine n'a pu qu'attiser leur haine et les conforter dans la justesse de leur cause. Mais, en depit de tout, et bien que ce soit fort rare dans une societe comme la leur, je pense qu'il l'aimait sincerement. -- Sans doute l'aime-t-il toujours. Ce qui est remarquable etant donne que, selon toute evidence, elle n'a jamais accepte de coucher avec lui. -- C'est comprehensible. >> Floris soupira. -- Mouais. Enfin, nous avons decouvert que c'est en enquetant sur une anomalie du plenum que nous avons engendre celle-ci. Pour etre franc, ce genre de nexus n'est pas sans precedent, loin de la. Raison de plus pour ne pas vous condamner, Janne. Une boucle causale est souvent animee d'une force aussi puissante que subtile. Ce que nous devons faire, c'est l'empecher d'evoluer en un vortex causal. Nous devons prevenir les evenements risquant de deboucher sur Tacite 2, sans pour autant perturber ceux qui sont decrits dans Tacite 1. -- Mais comment ? demanda-t-elle. Oserons-nous encore commettre une ingerence ? Ne devrions-nous pas demander de l'aide aux... aux Danelliens ? >> Everard eut le plus infime des sourires. -- Je tacherai d'etre a la hauteur. >> Ils se turent. L'air se rafraichit encore. La nuit grimpait le coteau. Les rougeoiements du couchant virerent au gris. Au-dessus d'eux scintillait l'etoile du soir. Everard entendit un souffle rauque. Scrutant la penombre, il vit que Floris tremblait de tous ses membres. > Il devinait la reponse a sa question. Elle se tourna vers les tenebres. -- La norme de l'histoire. -- Je sais, je sais, mais... Je croyais que mon sejour chez les Frisons m'avait endurcie, mais aujourd'hui - aujourd'hui pour moi -, j'ai tue des hommes, et ca va me faire perdre le sommeil...>> Il s'approcha d'elle, lui posa les mains sur les epaules, lui murmura des paroles de reconfort. Se retournant vivement, elle lui passa les bras autour du cou. Il ne put faire autrement que de l'etreindre. Lorsqu'elle leva son visage vers lui, il ne put faire autrement que de l'embrasser. Elle reagit avec passion. Ses levres avaient le gout du sel. > 16. La neige fondue tombait d'un ciel invisible sur une terre que la pluie avait deja a demi engloutie. L'oeil ne tardait pas a se perdre : les prairies monotones, l'herbe jaunie, les arbres denudes et secoues par le vent, les ruines calcinees d'une maison, tout se fondait dans une grisaille boueuse. Les vetements etaient impuissants face a l'humidite de l'air. Le vent du nord apportait avec lui l'odeur des marais, de la mer et de l'hiver descendu du Pole. Courbe sur sa selle, Everard ramena sa cape sur ses epaules. L'eau gouttant de la capuche formait un rideau devant ses yeux. Son cheval s'enfoncait dans le bourbier jusqu'aux paturons. Pourtant, ce ruban de gadoue etait l'allee principale d'une riche villa. La demeure apparut devant lui. De style mediterraneen, avec toit de tuiles et facade en stuc, elle avait ete edifiee par Burhmund a l'epoque ou il etait Civilis, officier et loyal serviteur de Rome. Son epouse en etait la matrone, leurs enfants l'emplissaient de rires et de cris. A present, elle tenait lieu de quartier general a Petilius Cerialis. Deux legionnaires etaient postes sous le portique. Imitant leurs camarades a l'entree principale, ils helerent le Patrouilleur lorsqu'il fit halte au pied de l'escalier. > Le premier lanca au second un regard interrogatif. Il opina. > Cherchait-il a se faire valoir en donnant ce detail ? Il renifla et eternua bruyamment. Non, son camarade avait du remplacer a la derniere minute un soldat de rang plus eleve, cloue au lit par la fievre. Bien que ces deux-la aient des allures de Gaulois, ils paraissaient en pietre forme. Le metal de leur cuirasse etait terni, le tissu de leur jupe trempe, leurs bras tremblants de froid et leurs joues creusees par la faim. > Everard entra dans un atrium lugubre, ou un esclave lui prit sa cape et son poignard. Des hommes assis ca et la, sans doute des officiers d'etat-major oisifs, lui jeterent des regards ou il crut deceler un espoir fugitif. Un aide de camp le conduisit dans une piece de l'aile sud. Il toqua a la porte, eut droit a un > bourru, obeit et annonca : -- Fais-le entrer, gronda la voix. Laisse-nous seuls, mais reste en faction dans le couloir, au cas ou. >> Everard entra. La porte se referma derriere lui. Un soupcon de jour s'insinuait par l'unique vitre en verre plombe. On avait place un peu partout des bougies de suif qui enfumaient et empestaient l'atmosphere. Les ombres se massaient dans les coins et les recoins, rampaient sur une table encombree de papyrus. L'ameublement se reduisait a deux tabourets et une armoire servant sans doute de garde-robe. Un glaive et son fourreau etaient accroches au mur, cote a cote. Un brasero avait un peu rechauffe la piece, qui sentait neanmoins le renferme. Cerialis etait assis derriere la table. Vetu d'une tunique et chausse de sandales, c'etait un homme corpulent au visage carre, dont les joues rasees de pres etaient creusees de rides. Ses yeux transpercerent le nouveau venu. -- Je le parle. >> Il va falloir jouer serre, se dit le Patrouilleur. Ce type se mefiera si je me montre obsequieux, mais il ne me parait pas du genre a tolerer un indigene trop arrogant. Il doit etre a bout de nerf, comme tout le monde. -- Pour parler franchement, je serais meme pret a discuter avec un chretien pretendant avoir une proposition a me faire. S'il me racontait des bobards, j'aurais au moins le plaisir de le crucifier. >> Everard feignit de ne pas comprendre. -- Je croyais qu'on avait explique ce point au general. Je ne suis ni ton ennemi, ni celui de Civilis. J'ai sejourne dans l'Empire ainsi que dans differentes parties de la Germanie. J'ai appris a connaitre Civilis, un peu, et certains autres chefs, un peu mieux. Ils m'ont confie le soin de parler en leur nom avec franchise, car je suis un etranger contre lequel tu n'entretiens aucun grief. Et vu que je connais un peu les us romains, ils savent que je ne deformerai point leurs propos. Par ailleurs, je suis un negociant qui souhaite travailler dans cette region. Le retour de la paix et l'assurance de leur gratitude ne peuvent que me beneficier. >> Voila qui resumait les demarches qu'il avait entreprises, et qu'il avait pu mener a bien sans trop de difficulte. Les rebelles etaient eux aussi fatigues et decourages. Autant depecher ce Goth aupres du commandant des forces imperiales, ca ne risquait pas d'aggraver la crise et ca pourrait meme la resoudre. Ils avaient envoye un emissaire au general, et la rapidite avec laquelle celui-ci avait organise une entrevue n'avait pas ete sans les surprendre. Everard, quant a lui, etait plus avise. Grace a la lecture de Tacite, et a quelques observations aeriennes, il savait combien les Romains etaient mal engages. > Everard attrapa une splendide carafe de verre et remplit deux coupes d'argent. Le tabouret sur lequel il prit place etait tout aussi remarquable et le vin etait plus que correct, quoiqu'un tantinet trop liquoreux a son gout. Tout ceci appartenait sans doute a Civilis. A la civilisation. Jamais je ne serai un chaud partisan des Romains, mais ils apportent aux gens autre chose que les marchands d'esclaves, les publicains et les jeux du cirque. La paix, la prosperite, l'ouverture sur le monde... tout cela ne dure pas, mais quand la maree barbare se retire, on trouve parmi les decombres des livres, des outils, des croyances, des idees, des souvenirs du temps passe, autant de materiaux a partir desquels les generations suivantes reconstruiront le monde. Et parmi ces souvenirs, le plus important est peut-etre celui d'une vie qui ne se reduisait pas a la simple survie. -- Je prie le general de nous excuser si nous lui avons donne cette impression. Nous ne maitrisons pas toutes les subtilites de la langue latine. >> Cerialis tapa du poing sur la table. > Everard hasarda un sourire. -- Ils ont bien du culot d'exiger des conditions ! Ont-ils seulement les moyens de se battre ? A peine si on voit encore un fantassin dans les parages. La derniere offensive notable de Civilis, c'etait cette fichue bataille navale de l'automne dernier. Si la manoeuvre m'a surpris, elle ne m'a pas inquiete un seul instant. Il n'en est rien sorti et Civilis a du se retirer de l'autre cote du Rhin. Depuis lors, nous avons ravage sa contree. -- J'ai vu, et j'ai aussi remarque que tu avais epargne sa villa. >> Cerialis partit d'un rire feroce. > Exact, general, je vois que tu n'es pas un imbecile. > Cerialis but une goulee de vin, reposa bruyamment sa coupe et dit : -- La paix, je te l'ai dit, repondit Everard. Peux-tu te permettre de la refuser ? Tu es dans l'embarras tout autant que tes ennemis. Tu affirmes ne plus voir un seul combattant dans les parages. C'est parce que tu as stoppe ta progression. Tu es coince dans une contree videe de ses ressources, ou toutes les routes sont transformees en bourbiers, avec des troupes souffrant du froid, de l'humidite, de la faim, de la fievre et de l'abattement. Tes problemes d'approvisionnement tournent au cauchemar et ils ne seront resolus que lorsque l'administration se sera remise de la guerre civile, c'est-a-dire trop tard. >> Quel dommage que je ne puisse pas lui citer Steinbeck, le coup des mouches qui ont conquis le papier tue-mouches[14]. > Le Romain serrait les poings et son visage virait au cramoisi. > Everard adoucit le ton. -- Des exigences difficiles a satisfaire, commenta Cerialis. Et qui depassent mes competences. >> Ah ! il ne les a pas rejetees d'emblee ! Everard sentit un frisson d'excitation le parcourir. Il se pencha en avant. > Cerialis le fixa en plissant les yeux. -- J'ai pas mal bourlingue, moi aussi >>, retorqua Everard. Oh ! que oui, j'ai parcouru le monde, et aussi les siecles. Et, tout recemment, j'ai visite la source de tous tes malheurs, Cerialis. Comme il lui semblait lointain, ce sejour idyllique sur Oland, ou plutot sur Eyn. Vingt-cinq annees l'en separaient selon le calendrier. Hlavagast, Viduhada, tous ces gens si hospitaliers, ils devaient etre morts a present, leurs os enfouis dans la terre et leurs noms bientot emportes par l'oubli. Et, disparue avec eux, cette souffrance d'avoir vu partir des enfants repondant a un appel des plus etrange. Mais, pour Everard, un mois a peine s'etait ecoule depuis que Floris et lui avaient fait leurs adieux a Laikian. Ce couple de voyageurs venus du Sud qui avaient debarque un jour, avec armes, bagages et montures, et demande la permission de monter leur tente pres de ce village si accueillant... Un evenement extraordinaire, enchanteur, qui avait delie les langues comme jamais auparavant. Et tous ces precieux moments d'intimite, sous la tente mais aussi sur la lande brulee par l'ete... Par la suite, les deux Patrouilleurs n'avaient pas chome. >, ajouta Everard. Les Histoires, les archives, les superordinateurs et les experts de la Patrouille. Plus la certitude de savoir que cette configuration est la bonne pour ce plenum frappe d'une forte retroaction negative. Nous avons identifie le facteur susceptible d'entrainer des alterations en cascade ; ne nous reste plus qu'a le neutraliser. > Il s'eclaircit la gorge. > Ce type commence a me plaire. Il me fait penser au general Patton. Oui, on peut discuter avec lui. Cerialis soupesa ses paroles. -- Ce n'est pas ce que souhaite Civilis, je te l'assure. Si tu acceptes les conditions que je t'ai presentees, il aura lui aussi atteint son objectif, ou du moins il se contentera de ce compromis. Qui d'autre pourrait declencher une nouvelle guerre ? >> Cerialis plissa les levres. -- La sibylle qui demeure chez les Bructeres ? -- C'est une sorciere. Je suis alle jusqu'a envisager un raid dans cette contree a seule fin de la capturer. Mais elle se serait evanouie dans la foret. -- Et suppose que tu aies reussi. Autant t'emparer d'un nid de frelons. >> Cerialis opina. > C'est-a-dire la Baltique ; il ne se trompait pas. > Soupir. -- A mon sens, dit Everard en pesant ses mots a son tour, si Civilis et ses allies se voient proposer des conditions honorables, je pense que nous pouvons la convaincre d'appeler a la paix. >> Cerialis ouvrit des yeux etonnes. -- Tente le coup, repliqua Everard. Negocie avec elle comme tu negocies avec les chefs. Je peux servir d'intermediaire. -- Nous ne pouvons pas la laisser sans surveillance, repondit-il en secouant la tete. Trop dangereux. Nous devons garder l'oeil sur elle. -- Garder l'oeil ne signifie pas mettre la main. >> Cerialis tiqua, puis gloussa. -- C'est ce qu'elle fera, une fois reconciliee avec Rome. -- Et que vaut sa parole ? Je connais les Barbares. Volages comme des oies. >> Soit le general n'avait pas pense qu'il risquait d'insulter son interlocuteur, soit il s'en fichait. > Une experience qui t'a marque, pas vrai ? Everard sirota son verre. Le vin doux lui rechauffa le gosier, evoquant des paysages ensoleilles bien differents de celui qui l'entourait. > Soit qu'il fut superstitieux, soit qu'il parlat par metaphore, Cerialis repondit avec un calme surprenant : > 17. Un couchant precoce embrasait le ciel au-dessus de la foret. Les branches effeuillees semblaient des os noircis. Dans le pre comme dans l'enclos, les flaques d'eau luisaient d'un rouge terne sous un ciel verdatre et aussi froid que le vent qui gemissait sur toutes choses. Un vol de corbeaux passa. L'echo de leurs cris resonna un temps apres que le crepuscule les eut engloutis. Un manant apportant de la paille dans sa hutte frissonna, non seulement a cause du froid, mais aussi parce que Wael-Edh venait de passer. Quoique severe, elle n'etait pas mechante, mais elle fricotait avec les Puissances et, en ce moment meme, sortait du sanctuaire. Qu'y avait-elle dit, qu'y avait-elle entendu ? Cela faisait des mois que nul homme n'etait venu la voir, alors que jadis ils se pressaient autour d'elle. Le jour, elle arpentait son domaine ou s'asseyait sous un arbre, y passant de longues heures toute seule. Telle etait sans doute sa volonte... mais pourquoi se conduisait-elle ainsi ? Les temps etaient difficiles, meme pour les Bructeres. Nombre de guerriers etaient revenus de chez les Bataves et les Frisons porteurs de bien tristes recits, et d'autres n'etaient pas revenus du tout. Et si les dieux se detournaient de leur pretresse ? Le manant marmonna un charme porte-bonheur et pressa le pas. La tour se dressait devant elle, noire et lugubre. La sentinelle inclina sa lance pour la saluer. Elle hocha la tete et ouvrit la porte. Dans la salle, deux serfs etaient assis en tailleur devant le foyer, les mains tendues pour se rechauffer. La fumee acre se repandait un peu partout avant d'etre evacuee. L'haleine des deux serfs s'y melait, a peine visible a la faible lueur des lampes a huile. Ils se leverent en hate. > demanda l'homme. Wael-Edh fit non de la tete. -- Nous veillerons sur ta tranquillite >>, dit la femme. Une promesse inutile, car seul Heidhin oserait monter l'echelle sans y etre invite, mais cette femme ne servait Wael-Edh que depuis peu. Elle tendit une lampe a sa maitresse, qui monta au grenier. Une trace de jour s'insinuait par la fenetre, occultee par un carre decoupe dans un boyau translucide, et la lampe l'agrementait d'une nuance jaune. Mais la penombre regnait deja dans ce vaste espace, ou ses objets personnels prenaient des allures de trolls. Hesitant encore a se coucher, elle posa la lampe sur une etagere et s'assit sur son trepied de sorciere, ramenant sa cape sur ses epaules. Ses yeux fouillaient les ombres mouvantes. Un souffle d'air sur son visage. Un poids soudain qui fait gemir le parquet. Edh se leva d'un bond. Le trepied tomba a grand bruit. Elle hoqueta. Une douce lumiere rayonnait d'une boule au-dessus des cornes de la creature qui se tenait devant elle. Elle avait deux selles sur le dos. C'etait le taureau de Frae, modele dans le fer, et celle qui le chevauchait n'etait autre que la deesse qui le lui avait pris. > Janne Floris descendit du scooter et s'efforca de prendre un air majestueux. La derniere fois, emportee par les evenements, elle etait apparue vetue comme une Germaine ordinaire de l'age du fer. Cela n'avait guere d'importance etant donne les circonstances, mais sans doute Edh l'avait-elle embellie dans son souvenir et, pour cette deuxieme visite, elle avait compose sa tenue avec soin. Robe d'un blanc immacule, ceinture incrustee de joyaux, pectoral d'argent filigrane et diademe pose sur des cheveux couleur d'ambre reunis en deux lourdes tresses. > Elle s'exprimait dans la langue maternelle d'Edh. > Edh se redressa, se plaqua les mains sur la poitrine, deglutit une ou deux fois. Ses yeux etaient immenses au centre de son fin visage a la forte ossature. Sa capuche etait retombee et la lumiere revelait tous les filets gris qui striaient ses cheveux. Quelques secondes durant, elle respira a un rythme saccade. Puis un calme etonnant sembla l'investir, une acceptation plus stoique qu'exaltee, mais neanmoins indeniable. > Dans un murmure : -- A partir ? repeta Floris. -- Sur la route de l'enfer. Tu vas me conduire vers les tenebres et la paix. >> Un sursaut d'angoisse. > Floris se raidit. Ach ! ce que j'exige de toi est plus eprouvant que la mort. >> Edh resta silencieuse un moment avant de repondre : -- Jamais je ne te ferais souffrir ! >> bredouilla Floris. Retrouvant sa gravite : > Edh opina. > Floris ne put reprimer un soupir. > La femme s'anima. N'est-ce pas ? -- Tu n'en es plus si sure ? >> Des larmes perlerent a ses cils. -- Tu ne te trompais point. Mais entends-moi, mon enfant. >> Floris tendit les mains. Edh les prit telle une petite fille confiante. Les siennes etaient glacees et frissonnantes. Floris reprit son souffle. Les paroles majestueuses resonnerent dans la piece. [15]. >> Dans les yeux tournes vers elle se lisait une terreur sacree. -- C'est une sagesse tres ancienne, Edh. Entends-moi encore. Tu as bien oeuvre, tu as seme ce que je souhaitais voir seme. Mais ton ouvrage n'est pas acheve. Tu dois maintenant entamer la recolte. -- Comment ? -- Grace a la volonte que tu leur as insufflee, les peuples de l'Ouest ont lutte pour leurs droits, jusqu'a ce que les Romains soient prets a leur restituer ce dont ils les avaient spolies. Mais les Romains craignent encore Veleda. Tant que tu seras la pour appeler a leur chute, ils n'oseront pas retirer leurs osts. Il est temps pour toi d'appeler a la paix, ma cherie. >> Extase. -- Non. Ils continueront de prelever leur ecot et de depecher des legats parmi les tribus, comme precedemment. >> En hate : > Edh tiqua, secoua la tete, et ses mains devinrent des serres. -- Telle est ma volonte, ordonna Floris. Obeis. >> Elle adoucit le ton. -- Non, bafouilla Edh. Tu... tu le sais surement... j'ai fait le serment... -- Explique-toi ! >> s'exclama Floris. Au bout d'un temps : > La silhouette tremblante qui lui faisait face recouvra son equilibre. Cela faisait longtemps qu'Edh affrontait menaces et horreurs. Elle pouvait triompher de l'etonnement. Ce fut avec des accents presque nostalgiques qu'elle commenca : > Puis elle se ressaisit. > Rictus de Floris. -- Il a... invoque... les Ases...>> Floris afficha son dedain. -- Jamais Heidhin ne... Il a toujours ete fidele durant toutes ces annees. >> Edh vacilla sur ses jambes. -- Dis-lui que tu agis selon ma volonte. -- Je ne sais pas, je ne sais plus ! >> La gorge nouee, Edh s'effondra sur les genoux, la tete sur les cuisses. Ses epaules tremblaient. Floris leva les yeux. Poutres et chevrons etaient invisibles dans les tenebres. Toute lumiere avait deserte le monde et le froid s'insinuait dans le grenier. Le vent ululait. -- Ce qui la priverait de toute capacite d'agir, enchaina Everard, et son autorite est indispensable a la conclusion de l'accord de paix. Et puis, cette pauvre femme tourmentee... -- Nous devons convaincre Heidhin de la liberer de son serment. J'espere qu'il consentira a m'ecouter. Ou est-il ? -- Il est chez lui, je viens de le verifier. >> Ils avaient pose des micros dans sa demeure depuis un bon moment. -- Non, attends. C'est peut-etre un coup de chance. >> A moins que les fils du temps ne se retissent pour retrouver leur configuration correcte. -- Je te deconseille de lui faire le coup de l'epiphanie. Impossible de dire comment il reagirait. -- Bien sur que non. Il n'est pas question que je me manifeste a lui. Mais s'il voyait Heidhin l'implacable soudain converti au pacifisme... -- Mouais... d'accord. De toute facon, tout ce que nous tenterons sera risque, alors je me fie a ton jugement, Janne. -- Chut ! >> Edh levait les yeux vers elle. Ses joues etaient striees de larmes, mais elle s'etait reprise. > demanda-t-elle d'une voix atone. Floris s'avanca vers elle, se pencha et lui tendit a nouveau les mains. Elle l'aida a se relever et l'etreignit durant une bonne minute, lui donnant toute la chaleur qu'elle pouvait lui donner. Puis elle recula d'un pas et declara : > La terreur et l'emerveillement se melerent en Edh. -- Est-ce bien sage ? intervint Everard. Mouais, sans doute - sa presence a tes cotes donnera plus de force a ton argument. -- L'amour est parfois plus fort que le sentiment religieux, Manse >>, repliqua Floris. S'adressant a Edh : -- Le taureau sacre, souffla Edh. Ou le cheval d'enfer ? -- Non, fit Floris. Je te l'ai dit : la route qui t'attend est plus eprouvante que celle qui mene aux profondeurs. >> 18. Le feu bondissait en crepitant dans la tranchee creusee au milieu de la demeure de Heidhin. La fumee s'elevait peniblement vers les lucarnes, s'attardant et rendant etouffant un air que les flammes ne parvenaient guere a rechauffer. Leur eclat rouge luttait avec les tenebres parmi les poutres et les piliers. Il effleurait les hommes assis sur les bancs et les femmes qui leur servaient a boire. La plupart restaient muets. Bien que la demeure de Heidhin fut aussi majestueuse qu'un palais royal, on y trouvait d'ordinaire moins de joie que dans la hutte d'un manant. Ce soir-la, il n'y en avait aucune. Dehors, le vent hurlait dans une noirceur absolue. >, gronda Heidhin. Assis a cote de lui, Burhmund secoua lentement sa tete grisonnante. Le feu parait d'ecarlate l'iris laiteux de son oeil aveugle. -- Le mieux que puisse rapporter un emissaire, quel qu'il soit, c'est un refus. Toute autre reponse causerait notre ruine. Jamais tu n'aurais du le laisser partir. -- Comment aurais-je pu l'en empecher ? Ce sont les chefs de tribu qu'il a consultes et qui l'ont envoye. Je te l'ai dit, je n'ai appris la chose que recemment, alors que j'avais deja entame cette tournee. >> Les levres de Heidhin se retrousserent. -- Ils en avaient le droit. >> La reponse de Burhmund tomba a plat. -- Tu me decois >>, jeta Heidhin. Burhmund ne manifesta aucune colere, car le frere de sang de Wael-Edh etait presque aussi craint qu'elle. > Il fixa des yeux sa corne. > Heidhin devint rigide comme une lance. > On toqua a la porte. L'homme le plus proche du seuil s'empara d'une hache et alla ouvrir. Le vent s'engouffra dans la salle ; les flammes jaillirent et cracherent des etincelles. La silhouette qui s'avanca etait liseree de grisaille. Heidhin se leva d'un bond. -- Ma dame >>, murmura Burhmund. Un grondement sourd parcourut la salle. Les hommes se leverent. Tete nue, elle s'avanca le long de la tranchee. Tous virent qu'elle etait raide et livide, que son regard etait fixe sur l'au-dela. > bredouilla Heidhin. En le decouvrant ainsi secoue, lui, l'inflexible, tous sentirent leur coeur fremir. > Elle fit halte. > Le destin resonnait dans sa voix eteinte. -- Mais... tu... que... -- Suis-moi, Heidhin. De grandes choses se preparent. Vous autres, attendez ici. >> Wael-Edh fit demi-tour et ressortit. Heidhin la suivit avec une demarche de somnambule. Arrive sur le seuil, il attrapa par reflexe l'une des piques posees contre le mur. Homme et femme furent avales par les tenebres. Frissonnant, un guerrier s'approcha de la porte pour la refermer. > Les premieres etoiles fremissaient dans le ciel. Les batiments etaient pareils a des masses noires. Edh sortit de la cour pour gagner les pres tout proches. Le tapis d'herbe elimee et les flaques froissees de vent disparurent a la vue. A la lisiere de leur champ de vision se dressait un grand chene ou Heidhin faisait ses offrandes aux Ases. Derriere lui puisait une lueur blanche. Heidhin pila net. Il emit un gemissement etouffe. -- Niaerdh... Elle... elle est revenue ? -- Oui, dans ma tour, d'ou elle m'a conduite ici. Viens. >> Edh repartit d'un pas assure. Le vent faisait claquer sa cape, ebouriffait ses longs cheveux. Empoignant la hampe de sa pique, Heidhin la suivit. Des branches torses se tendaient vers le ciel, a demi invisibles. Le vent faisait cliqueter leurs extremites. Les feuilles mortes gorgees d'eau ployaient sous les pieds. Au detour d'un tronc d'arbre, ils la virent qui se tenait a cote d'une monture taillee dans l'acier. >, gemit Heidhin. Il mit un genou a terre et inclina la tete. Mais, lorsqu'il se releva, il avait retrouve sa dignite. Si sa pique tremblait, c'etait sous l'effet de la meme joie qui impregnait sa voix. > Floris le fouilla du regard. Maigre, sombre, vetu de noir, le visage burine et les cheveux blanchis par des annees de traque, la lueur terne du fer de son arme. La lampe qui eclairait la scene lui faisait une ombre qui devorait Edh a ses cotes. > Un souffle s'echappa entre ses machoires crispees. > Edh fremit. > Heidhin joignit les mains sur la hampe de sa pique, la serrant de toutes ses forces. -- Les Romains ne partiront pas. Ils resteront. Mais ils rendront au peuple tous ses droits. Que cela suffise. >> Heidhin secoua la tete comme si on venait de le gifler. Son regard alla d'une femme a l'autre pendant une bonne minute, jusqu'a ce qu'il demande : > Il ne semblait pas voir les mains qu'Edh tendait vers lui. Le vent s'insinuait entre eux deux. Elle le supplia : -- Les conditions de la paix seront honorables, ajouta Floris. Ta tache est terminee. Burhmund lui-meme sera satisfait de ce que tu as obtenu. Mais Veleda doit faire savoir a tous que c'est la volonte des dieux et que les hommes doivent deposer les armes. -- Je... nous... Nous avons jure, Edh. >> Heidhin semblait deconcerte. -- Tu la libereras de ce voeu, ordonna Floris, comme je l'en ai deja liberee. -- Je ne peux pas. Je ne veux pas. >> Fou de douleur, il assena soudain a Edh : > Elle tomba a genoux, les mains levees, la bouche grande ouverte. > Floris se dirigea vers l'homme. Au-dessus d'eux, dans les tenebres, Everard braqua sur lui son etourdisseur. > Heidhin ouvrit les bras en grand, exposant son torse. -- Fais ce que tu veux, mais epargne mon Edh, repliqua Floris. Rappelle-toi que tu me dois la vie. >> Heidhin s'affaissa. Appuye sur sa pique, avec Edh effondree a ses pieds, il la drapa de son ombre tandis que le vent hurlait et que le grand chene grincait comme la corde d'un gibet. Puis, soudain, il partit d'un grand rire, bomba le torse et regarda Floris droit dans les yeux. > Abaissant sa pique, il l'empoigna des deux mains juste en dessous du fer et planta celui-ci dans sa gorge. D'un vif mouvement lateral, il se trancha le cou d'une oreille a l'autre. Le hurlement d'Edh etouffa celui de Floris. Heidhin tomba comme une masse. Son sang jaillit, luisant de noirceur. Son pied rua, sa main agrippa l'herbe - pur reflexe. > Floris ne prit pas la peine de passer en mode subvocal. Une deesse peut bien prier dans une langue inconnue pour accompagner le depart d'une ame. -- Ouais. Mais pense a toutes les vies que nous sauverons en resolvant cette crise dans le bon sens. -- Le pouvons-nous encore ? Que va penser Burhmund ? -- Qu'il gamberge tout son soul. Dis a Edh de ne pas repondre aux questions qu'on lui posera. Le fait qu'elle soit apparue ici, a des lieues de son repaire... la mort subite de l'homme qui voulait la guerre a toute force... le fait que Veleda ait souhaite la paix... Ce mystere ne pourra que renforcer sa cause, meme si les gens doivent tirer leurs propres conclusions, ce qui servira aussi nos buts, de toute facon. >> Heidhin gisait immobile. Il semblait tasse sur lui-meme. Son sang coulait a flots et imbibait la terre. >, dit Floris. Elle s'approcha de l'autre femme, qui s'etait relevee et paraissait engourdie. Sa robe et sa cape etaient tachees de sang. Floris la prit dans ses bras sans y preter attention. -- Oui, repondit Edh, les yeux rives aux tenebres. -- Maintenant, tu peux proclamer la paix sur la terre. Et tu le dois. -- Oui. >> Floris la rechauffa durant un long moment. -- O mon enfant, souffla Floris dans ses cheveux grisonnants. Sois courageuse. Je t'ai promis une nouvelle demeure, un nouvel espoir. Aimerais-tu que je t'en dise davantage ? C'est une ile qui t'attend, une ile douce et verdoyante, tout ouverte a la mer. >> Edh revint a la vie dans un fremissement. -- Viens, maintenant, dit Floris. Je vais te ramener dans ta tour. Et tu dormiras. Une fois que tu seras reposee, fais savoir aux rois et aux chefs que tu souhaites leur parler. Lorsqu'ils seront rassembles devant toi, donne-leur tes paroles de paix. >> 19. La neige fraiche recouvrait les maisons reduites en tas de cendres. La ou les genevriers en avaient recueilli au creux de leurs feuilles vert fonce, on eut dit des gouttes de blancheur pure. Le soleil, bas dans le ciel austral, projetait des ombres aussi bleues que le ciel. Si l'aurore avait degele la glace qui prenait le fleuve, il en subsistait des croutes enserrant les roseaux asseches, et des blocs que le courant emportait lentement vers le Nord. Au levant, une masse sombre materialisait la lisiere de la foret. Burhmund et ses hommes chevauchaient vers l'ouest. Les sabots de leurs montures frappaient d'un bruit sourd le sol d'une chaussee creusee d'ornieres. Leur haleine formait de petites nuees qui festonnaient leurs barbes de givre. Le metal de leurs armes avait une lueur terne. Ils parlaient peu. Vetus de fourrures et de lainages hirsutes, ils venaient d'emerger de la foret et gagnaient le fleuve. Celui-ci etait enjambe par un pont mutile. Des piliers en son centre, on avait ote le tablier. Sur l'autre rive, le spectacle etait le meme. Les ouvriers responsables de cette demolition avaient rejoint les legionnaires postes a l'ouest. Tout comme les Germains, ils etaient peu nombreux. Leurs cuirasses renvoyaient la lumiere, mais leurs jupes, leurs capes et leurs chausses etaient sales et usees. Sur les casques des officiers, les plumes avaient des couleurs fanees. Burhmund tira les renes de son cheval, mit pied a terre et s'avanca sur son moignon de pont. Ses bottes faisaient resonner les planches d'un son creux. Il vit que Cerialis l'attendait deja de l'autre cote. Un geste amical de sa part, vu que c'etait Burhmund qui avait demande a parlementer - mais cela ne signifiait pas grand-chose, car tous deux souhaitaient pareillement cette rencontre. Burhmund fit halte au bord de l'eau. Les deux hommes, deux colosses, se devisagerent, separes par trois ou quatre metres d'air glacial. A leurs pieds, le fleuve filait vers la mer en gazouillant. Le Romain decroisa les bras et tendit la main droite. > salua-t-il. Habitue a haranguer ses troupes, il n'avait aucune peine a faire porter sa voix. -- Tu souhaites discuter des conditions, declara Cerialis. Il n'est pas aise de negocier avec un traitre. >> Il parlait d'un ton neutre, et cette entree en matiere etait en fait une ouverture. Burhmund saisit l'occasion. >, repondit-il en latin. Il fit remarquer a son interlocuteur que celui-ci n'etait pas le legat de Vitellius, mais celui de Vespasien. Et Burhmund le Batave, autrement dit Claudius Civilis, entreprit d'enumerer tous les services qu'il avait rendus au fil des ans a Rome et a son nouvel Empereur. III Il etait une fois un homme appele Gutherius qui allait souvent chasser dans la foret, car il etait pauvre et ses arpents de terre rendaient peu. Par un jour venteux d'automne, il partit en chasse, arme d'un arc et d'une lance. Il ne s'attendait pas a rapporter du gros gibier, car celui-ci se faisait rare et de plus en plus mefiant. Il comptait poser des collets pour prendre des lievres et des ecureuils, revenant les lever apres avoir pousse un peu plus loin, dans l'espoir de tuer un coq de bruyere ou autre volatile. Toutefois, s'il tombait sur un gibier de choix, il ne serait pas pris au depourvu. Sa route l'amena a longer une baie. Les vagues se fracassaient sur les recifs dans le lointain, faisant pleuvoir leur ecume sur les eaux plus calmes en bord de plage, et ce bien que la maree fut descendante. Une vieille femme au dos voute marchait sur la greve, sans doute en quete d'une pitance, des moules ou un poisson pas trop abime. La bouche edentee, les doigts faibles et noueux, elle se deplacait comme si chaque pas lui coutait. Ses guenilles flottaient au vent mauvais. -- Pas bien du tout, lui repondit l'aieule. Si je ne trouve rien a me mettre sous la dent, je serai morte avant d'etre rentree chez moi. -- Ah ! ce serait grande pitie >>, dit Gutherius. Il attrapa dans sa besace un bout de pain et un morceau de fromage. -- Tu as bon coeur, declara-t-elle d'une voix tremblante. -- Je me rappelle ma pauvre mere, et un tel acte honore Nehalennia. -- Ne pourrais-tu me donner tout ce que tu as ? implora-t-elle. Apres tout, tu es jeune et vigoureux. -- Non. Je dois conserver ma vigueur si je veux nourrir ma femme et mes enfants, repondit Gutherius. Prends ce que je te donne et sois-en reconnaissante. -- Si fait. Et pour ton acte de charite, tu seras recompense. Mais comme tu n'as pas voulu tout donner, par le malheur tu seras frappe. -- Tais-toi ! >> Gutherius prit ses jambes a son cou et fuit ces sinistres paroles. Arrive dans la foret, il emprunta des sentiers qui lui etaient familiers. Soudain, un cerf jaillit d'un fourre. C'etait un animal splendide, presque aussi grand qu'un elan et blanc comme la neige. Ses bois se dressaient telles les branches d'un grand chene. > s'ecria Gutherius. Il laissa filer sa lance, mais rata son coup. Le cerf ne s'enfuit pas en bondissant. Il restait devant lui, a peine visible parmi les ombres. Gutherius prit son arc, encocha une fleche et tira. L'animal partit en entendant vibrer la corde. Mais il ne courait pas plus vite qu'un homme, et Gutherius ne retrouvait pas sa fleche. Pensant qu'il avait sans doute atteint sa cible, il resolut de traquer sa proie blessee. Il ramassa sa lance et se mit a courir. Et la traque dura, dura, le conduisant peu a peu au coeur de la foret. Toujours le cerf blanc l'aiguillonnait au loin. Le plus etrange dans l'histoire, c'est que Gutherius ne semblait point se fatiguer, n'etait jamais a bout de souffle, courait toujours a la meme allure. Grise par la chasse, il oubliait tout et n'etait plus lui-meme. Le soleil sombra. Le crepuscule monta. Comme le jour flechissait, le cerf partit soudain a toute vitesse et disparut. Le vent sifflait parmi les branches. Gutherius fit halte, subitement terrasse par la fatigue, la faim et la soif. Il vit qu'il etait perdu. > se demanda-t-il. La peur s'empara de lui, plus glaciale encore que les tenebres montantes. Il s'enroula dans sa couverture, mais ne put fermer l'oeil de la nuit. Le matin venu, il erra dans la foret, sans jamais trouver de lieu qui lui fut familier. En fait, il semblait avoir echoue dans un autre monde. Nul rongeur pour faire fremir les buissons, nul oiseau pour chanter sur les branches, rien que le vent qui secouait les frondaisons et faisait choir les feuilles mortes. Pas une noix, pas une baie, meme pas un champignon, rien que la mousse sur les troncs pourris et les rochers difformes. Les nuages occultaient le soleil, l'empechant de s'orienter. Il courut a perdre haleine. Puis, a la tombee du soir, il trouva une source. Il se jeta a plat ventre pour apaiser sa soif devorante. Retrouvant en partie ses esprits, il parcourut les lieux du regard. Il venait d'entrer dans une clairiere, d'ou il pouvait voir le ciel qui s'eclaircissait. Sur un ecrin violine scintillait l'etoile du soir. > Il etait si assoiffe qu'il n'avait pu avaler son pain ni son fromage. Il les emietta sous les arbres pour que les creatures de la foret s'en nourrissent. Puis il s'endormit pres de la source. Durant la nuit eclata une violente tempete. Les arbres s'agitaient en grognant. Les branches cassees filaient sur les ailes du vent. Une averse de lances tombait du ciel. Gutherius se chercha un abri a l'aveuglette. Il heurta un arbre qui lui parut creux. Il y resta blotti toute la nuit. Le jour se leva, calme et ensoleille. Mousse et brindilles etaient constellees de gouttes de pluie irisees. Une foule d'ailes traversait le ciel. Comme Gutherius etirait son corps moulu, un chien sortit d'un fourre et s'approcha de lui. Ce n'etait pas un batard, mais un grand levrier gris. La joie envahit l'homme. > Le chien fit demi-tour et partit en trottinant. Gutherius le suivit. Ils deboucherent sur une coulee et la suivirent. Mais pas un instant il ne vit trace d'une presence humaine. Une certitude se fit en lui. > En guise de reponse, le chien continua de trottiner. Mais les espoirs de l'homme ne se realiserent point. Au bout d'un temps, la foret s'eclaircit. Il entendit le bruit des vagues et sentit le parfum des embruns. Bondissant de cote, le chien disparut dans les buissons. Gutherius poursuivit sa route. Aussi epuise fut-il, l'espoir renaissait en lui, car s'il longeait la cote en direction du sud, il finirait par atteindre un village de pecheurs ou vivait une partie de sa famille. Une fois sur la greve, il s'arreta, interdit. Un navire s'etait echoue sur les hauts-fonds, pousse la par la tempete, demate et hors d'etat de naviguer quoique en grande partie intact. L'equipage avait survecu. Mais les marins semblaient desesperes, car ils etaient etrangers et ignoraient tout de cette cote. Gutherius alla vers eux et decouvrit leur malheur. Il leur fit comprendre par signes qu'il pourrait leur servir de guide. Ils le nourrirent et une partie d'entre eux le suivirent en emportant des provisions, l'autre montant la garde pres de l'epave. C'est ainsi que Gutherius obtint la recompense a lui promise, car ce navire transportait une riche cargaison, et le procurateur decida que l'homme qui avait sauve l'equipage devait en avoir sa part. Gutherius se dit que la vieille femme n'etait autre que Nehalennia en personne. Comme elle est la deesse des navires et du commerce, il investit sa fortune dans un navire qui commercait avec la Bretagne. Et ce navire ne connut par la suite que le beau temps et les vents favorables, et les produits qu'il transportait furent toujours vendus a bon prix. Gutherius devint un homme riche. Conscient de la dette qu'il avait envers Nehalennia, il lui fit edifier un autel, ou il deposait de genereuses offrandes a l'issue de chaque voyage ; et, chaque fois qu'il voyait briller l'etoile du soir ou l'etoile du matin, il s'inclinait devant elles, car elles aussi appartiennent a Nehalennia. Ainsi que les arbres, la vigne et ses fruits. Ainsi que la mer et les navires qui la labourent. Ainsi que le bien-etre des mortels et la paix qui regne parmi eux. 20. > Everard ne perdit pas de temps dans les aeroports. Glissant son passeport dans sa poche, il fila a l'antenne de New York pour gagner celle d'Amsterdam d'un saut spatio-temporel. Il se procura de l'argent hollandais et appela un taxi pour aller chez elle. Lorsqu'elle lui ouvrit la porte et l'embrassa, il remarqua que le bref baiser qu'elle lui accorda etait plus affectueux que passionne. Il n'aurait su dire s'il en etait surpris ou non, ni meme s'il en etait decu ou soulage. > Mais elle n'avait fait que l'effleurer de son corps toujours aussi souple. Il sentit son pouls qui ralentissait. >, declara-t-il. C'etait la pure verite. Une courte robe noire moulait ses galbes et faisait ressortir ses tresses couleur d'ambre. En guise de bijoux, elle ne portait qu'une broche d'argent representant un oiseau-tonnerre. En son honneur ? Elle esquissa un petit sourire. > En examinant ses yeux turquoise, il les trouva hantes. Qu'a-t-elle donc vu depuis que nous nous sommes separes ? Qu'est-ce qui m'a ete epargne ? > Elle secoua la tete. > Nouveau sourire. > Alors que toi, en tant qu'agent specialiste maitrisant le milieu considere, tu devais achever de boucler le dossier. Avec l'assistance de tes collegues chercheurs et d'auxiliaires nouvellement formes - pas tres bien, je parie -, tu as du suivre le cours des evenements ulterieurs ; verifier qu'il etait conforme au compte rendu de Tacite 1 ; sans doute es-tu intervenue ca et la, de temps a autre, toujours avec prudence ; jusqu'a ce que ce fameux cours soit sorti de sa zone d'instabilite et que tu puisses le laisser reprendre sans danger. Oh ! oui, tu les as bien meritees, tes vacances. -- De 70 a 95 apr. J.C. En faisant pas mal de sauts de puce, naturellement, ce qui fait qu'en temps propre, j'y ai passe... un peu plus d'un an. Et toi, Manse ? Qu'as-tu fait pendant ce temps ? -- Franchement, pas grand-chose a part recuperer, avoua-t-il. Je savais que tu reviendrais cette semaine a cause de tes parents, sans parler de tes obligations publiques, alors j'ai saute a la date idoine, je t'ai laisse quelques jours de repit et puis je t'ai ecrit. >> Aurais-je abuse ? D'accord, je me suis remis de mes epreuves, mais je suis plus endurci ; les atrocites de l'histoire m'affectent beaucoup moins. En outre, tu les as endurees plus longtemps que moi... On eut dit qu'elle regardait au-dela de son visage. > Partant d'un petit rire, elle le prit par les mains. > Ils gagnerent le salon peuple de livres et de gravures. Sur la table basse, elle avait dispose une cafetiere, des amuse-gueules, divers accessoires, une bouteille de son scotch prefere - oui, c'etait bien du Glenlivet, et pourtant, il ne se souvenait pas lui en avoir parle. Ils s'assirent cote a cote sur le sofa. Elle s'etira et se fendit d'un sourire rayonnant. > Se detend-elle vraiment, ou bien fait-elle semblant ? Moi, en tout cas, je n'y arrive pas. Everard resta perche au bord de son siege. Il leur servit du cafe, s'accorda une dose de whisky. Comme il la questionnait du regard, elle fit non de la tete. -- He ! je n'allais pas te proposer une cuite, lui assura-t-il. Je pensais qu'on bavarderait un moment, puis qu'on irait diner ensemble. Et si on retournait dans ce petit restaurant antillais ? Mais, si tu preferes, je saurai faire honneur a un rijstaffel. -- Et ensuite ? demanda-t-elle a voix basse. -- Eh bien, euh...>> Il sentit ses joues s'empourprer. -- Janne ! Me crois-tu capable de... -- Non, bien sur que non. Tu es un homme honorable. Trop honorable pour ton bien, j'ai l'impression. >> Elle posa une main sur son genou. > La main se retira avant qu'il ait eu le temps de l'etreindre. La fenetre etait ouverte sur la douceur du printemps. La rumeur de la circulation sonnait comme une lointaine maree. -- Sans doute. Autant passer aux affaires serieuses. >> Bizarrement, cette decision le detendit d'un rien. Il se carra dans son siege, son verre a la main. Ce nectar etait de ceux qu'on hume autant qu'on les deguste. -- Qui sait ? La Patrouille n'est jamais a court de problemes. >> Il se tourna vers elle. -- D'autres exemplaires de Tacite 2, par exemple ? -- Rien a signaler de ce cote-la. L'unique manuscrit existe toujours, ainsi que les transcriptions realisees par la Patrouille, mais ce n'est plus desormais qu'une curiosite. >> Il la sentit fremir. Il etait plus commode de tout ignorer des realites variables. Parfois, je regrette d'avoir ete recrutee. -- Notamment lorsque tu es amenee a decouvrir certains episodes. Je sais. >> Elle avait sur les levres un pli amer, qu'il aurait voulu chasser par un baiser. Dois-je essayer ? Et y parviendrai-je ? > Sa tete se releva, sa voix vibra. -- Brave fille. Eh bien, raconte-moi tes aventures. >> Ca nous permettra d'aborder la vraie question en douceur. > Elle flechit a nouveau. -- Hein ?... Oh ! C'est encore trop dur d'en parler. -- Oui. -- Mais tu as reussi. Tu as securise l'histoire, tu l'as remise sur les rails en dispensant la paix et la justice. -- Une mesure de paix et de justice. Pour un temps. -- C'est le mieux que puisse esperer le genre humain, Janne. -- Je sais. -- Passons sur les details. >> Sont-ils si horribles que cela ? J'ai eu l'impression que la reconstruction s'etait plutot bien passee, et que le pays batave s'est assez bien debrouille au sein de l'Empire jusqu'a la chute de celui-ci. > Floris sembla se rasserener quelque peu. >> Cerialis a ete nomme gouverneur de Bretagne et il a vaincu les Brigantes. Agricola, le beau-pere de Tacite, a servi sous ses ordres, et tu te rappelles sans doute que l'historien le tenait en haute estime. >> Classicus... -- Peu importe pour le moment, coupa Everard. Et Veleda... Edh ? -- Ah ! oui. Apres avoir contribue a organiser cette rencontre sur le fleuve, elle disparait des Histoires. >> Elle parlait la de la version integrale, recuperee par les agents de la Patrouille. -- Seulement vingt ans plus tard. A un age venerable. >> Floris plissa le front. Un nouveau sursaut d'angoisse ? -- Pas si elle a sombre dans l'obscurite. -- Ce n'est pas tout a fait ce qui s'est produit. Peut-etre est-ce moi qui ai cause une alteration ? Lorsque j'ai fait part de mes doutes a mes superieurs, ils m'ont ordonne de poursuivre ma tache en me disant que sa disparition etait attestee. -- Okay, alors, pas de probleme. Ne t'inquiete pas. Meme si c'est bien un petit hoquet de causalite, cela n'a pas grande importance. Ce genre de chose arrive souvent, et les consequences sont en general negligeables. Et peut-etre que Tacite ne s'est plus soucie de Veleda une fois qu'elle a cesse de jouer un role politique. Car c'est bien ce qui s'est passe, n'est-ce pas ? -- Dans un sens. Quoique... Le programme que j'ai elabore et soumis a la Patrouille, qui l'a ensuite approuve, m'a ete suggere par les connaissances que j'avais acquises avant meme de connaitre l'existence de la Patrouille. J'ai reconforte Edh, je lui ai prevu un avenir, j'ai fait le necessaire pour qu'il se realise, j'ai veille sur elle, je lui suis apparue chaque fois qu'elle semblait avoir besoin de sa deesse...>> Everard remarqua qu'elle etait de nouveau troublee. > Elle laissa sa phrase inachevee. -- Oui, fit-elle a voix basse. Tu as tes propres secrets, n'est-ce pas ? -- Je n'en ai aucun pour la Patrouille. -- Mais tu en as pour tes proches. Tout ce qui pourrait les blesser, tout ce qui pourrait te dechirer. >> La, on approche d'une zone dangereuse. > Un temps. -- Es-tu jamais allee sur l'ile de Walcheren ? demanda Floris. -- Euh... non. C'est pres de la frontiere belge, n'est-ce pas ? Un instant. Je crois me souvenir que tu as evoque des decouvertes archeologiques en rapport avec ce coin. -- Oui. En majorite des pierres portant des inscriptions en latin et datant des IIe et IIIe siecles. Des objets votifs, fabriques en temoignage de reconnaissance a la suite d'une traversee sans encombre. La deesse a laquelle ils sont adresses avait un temple dans l'un des ports de la mer du Nord. Sur certaines pierres, elle est representee flanquee d'un chien ou d'un navire, portant une corne d'abondance ou entouree de fruits et de grains. Elle s'appelait Nehalennia. -- Une deite importante, donc, du moins dans cette region. -- Elle faisait ce que les dieux sont censes faire : donner du courage aux hommes et les consoler, les rendre un peu plus doux qu'ils ne le sont et, parfois, ouvrir leurs yeux a la beaute. -- Minute ! >> Everard se redressa. Un frisson lui parcourut l'echine, se transmit a son cuir chevelu. -- L'antique deesse nordique de la mer et de la fertilite. Nerthus, Niaerdh, Naerdha, Nerha - il existe quantite de versions de son nom. Veleda en avait fait une deesse de la guerre. >> Everard fixa Floris avec acuite avant de reprendre : > Elle baissa les yeux. -- S'ils la veneraient encore au bout de plusieurs siecles, c'est qu'elle devait etre importante a leurs yeux. -- C'est evident. J'aimerais bien reconstituer son evolution, si la Patrouille m'autorise a utiliser mon temps propre a cette fin. >> Soupir. > Everard hocha la tete. > Il s'ebroua. > Le regard de Floris se perdit dans le lointain, dans le passe. Sa voix se fit trainante. En tout cas, au moment de rendre l'ame...>> Sa voix se brisa. > Floris lutta contre les larmes et perdit. Everard l'attira contre lui, elle posa la tete au creux de son epaule, et il lui caressa les cheveux. Elle avait referme l'une de ses mains sur sa chemise. -- Oui, murmura-t-elle. Que pouvais-je faire ? -- Je sais. Tu n'avais pas le choix. Tu l'as aidee a partir. Ou est le mal ? -- Elle... elle m'a demande... je lui ai promis...>> Floris pleura de plus belle. > Floris s'arracha a lui. > hurla-t-elle. Se levant d'un bond, elle fit le tour de la table basse et arpenta le salon d'un pas vif. Tantot elle se tordait les mains, tantot elle tapait du poing sur sa paume. servie d'elle ! Et elle croyait en moi ! >> Everard decida qu'il ferait mieux de rester assis. Il se servit un nouveau verre. -- Bedriegrij... un mensonge, une duperie, comme tout ce que j'ai fait dans ma vie. >> Everard savoura une gorgee de velours et de feu. > Elle cessa de faire les cent pas, se placa face a lui, deglutit, essuya ses larmes et declara, recouvrant peu a peu sa contenance : -- Et ce souvenir t'a bouleversee. Oui. Je suis navre. -- Ce n'est pas de ta faute. Comment pouvais-tu savoir ? >> Floris inspira profondement. Ses mains se crisperent sur ses flancs. -- Qu'entends-tu par la ? demanda-t-il, redoutant la reponse tout en la devinant deja. -- J'ai reflechi a propos de nous deux. J'ai beaucoup reflechi. Je suppose que nous avons eu tort de nous laisser aller comme nous l'avons fait... -- Eh bien, dans des circonstances ordinaires, cela aurait constitue une faute, mais, dans ce cas precis, cela ne nous a pas empeches de mener notre mission a bien. Au contraire, cela m'a inspire. C'etait merveilleux. -- Pour moi aussi. >> Mais elle demeurait d'un calme inexorable. > Il tenta de sourire. -- Et toi, tu es tout sauf un prutsener. >> Son sourire s'effaca. -- Je comptais te revoir. Souvent. -- Pour toujours ? >> Everard resta muet. -- A moins que tu ne te fasses muter au service d'analyse des donnees, ou dans toute autre unite permettant le travail a domicile. >> Everard se pencha. > Elle fit non de la tete. > A condition de survivre. -- Je finirais par hair l'homme qui m'aurait amenee a y renoncer. Et, cela aussi, je ne le souhaite pas. -- Eh bien, euh...>> Everard se leva. > Il avait l'impression de sauter d'un avion en plein vol : dans un tel cas, on ne peut que se fier a son parachute. -- Et toi ? >> retorqua-t-elle. Il se figea avant d'avoir pu l'approcher. >, poursuivit-elle. Son visage etait livide. Ces choses-la ne la font pas rougir, se dit-il dans son for interieur. > Il sentait le sang battre a ses tempes. -- Mais tu es le fils d'un fermier du Middle-West. C'est toi-meme qui me l'as dit, et j'ai pu le verifier. Je peux etre ton amie, ton equipiere, ta maitresse, mais, au fond de toi, je ne serais jamais rien de plus. Sois franc avec moi. -- Je m'y efforce, repliqua-t-il sechement. -- Ce serait encore pire pour moi, acheva Floris. Je devrais te dissimuler trop de choses. J'aurais l'impression de te trahir. Ca n'a aucun sens, je sais, mais c'est ainsi que je le ressentirais. Nous ferions mieux de ne pas tomber amoureux, Manse. Nous ferions mieux de nous dire adieu. >> Ils passerent les quelques heures suivantes a discuter. Puis elle posa la tete sur son torse, il la serra dans ses bras pendant une minute, et il s'en fut. IV Sainte Marie, mere de Dieu, mere des douleurs, mere du salut, prie pour nous, maintenant et a l'heure de notre mort. Vers l'ouest nous voguons, mais la nuit nous engloutit. Veille sur nous dans les tenebres et ramene-nous au jour. Veille a ce que ta benediction accompagne notre navire, car c'est la plus precieuse des cargaisons. Ton etoile du soir, aussi pure que toi, brille au-dessus du couchant. Que ta lumiere nous guide. Que ta douceur repose sur la mer, que ton souffle inspire le vent qui nous porte dans notre periple et qui nous ramenera aupres de nos foyers, et que tes prieres enfin nous conduisent au paradis. Ave Stella Maris ! L'Annee de la rancon Court roman traduit de l'americain par Jean-Daniel Breque. 10 septembre 1987 > Oui, Kipling avait trouve les mots justes. Je n'ai jamais oublie le frisson qui m'a parcourue la premiere fois que j'ai entendu ces vers, lus a voix haute par mon oncle Steve. Et pourtant, c'etait il y a au moins douze ans. Et le frisson demeure. Ce poeme celebrait la mer et les montagnes, et c'est aussi ce que font les Galapagos, les iles enchantees. J'ai besoin d'un peu de solitude aujourd'hui. Meme si la majorite des touristes sont des gens polis et intelligents, on finit par se lasser d'eux quand on a passe toute une saison a les guider sur les sentiers de decouverte et a repondre a leurs sempiternelles questions. Maintenant qu'ils se font plus rares et que j'en ai fini avec mon job d'ete, je ne vais pas tarder a rentrer en Californie pour entamer mon troisieme cycle. C'est sans doute ma derniere chance. querida ! >> L'adjectif employe par Roberto peut s'interpreter de plusieurs facons. Pendant que je reflechis a la question, il poursuit : > Je lui fais non de la tete. amigo. >> La aussi, le sens n'est pas tout a fait le meme qu'en anglais. > Je suis sincere. Mes collegues guides sont tous sympa. J'espere que les liens d'amitie que nous avons tisses resisteront au temps. Si on reussit a se revoir, surement. Mais, justement, rien n'est moins sur. Peut-etre ne pourrai-je pas revenir l'annee prochaine. Peut-etre ne decrocherai-je jamais le diplome qui me permettrait d'integrer la Station Darwin. Les places y sont limitees. Et puis, un autre reve peut toujours remplacer celui-ci. Peut-etre que cet ete, qui nous a vus bourlinguer dans l'archipel avec notre bateau et nos permis de camper, signifie la fin d'el companerismo. Je suppose qu'on s'enverra des cartes postales pour Noel. > Me laisser escorter ? C'est tentant. Roberto est bel homme, il a l'esprit vif et c'est un gentleman. On n'a pas vraiment forme un couple ces derniers mois, mais c'est tout comme. Il ne me l'a jamais dit franchement, mais je sais qu'il aurait aime que les choses aillent plus loin. De mon cote, j'ai eu du mal a resister. Mais il le fallait, dans son interet comme dans le mien. Pas a cause de sa nationalite. L'Equateur est sans doute le pays d'Amerique latine ou les Yanquis sont le plus a l'aise. Ici, les choses marchent comme nous le souhaitons. Quito est une ville charmante, et Guayaquil - cette metropole hideuse, debordante de smog et d'energie - me rappelle un peu Los Angeles. Mais l'Equateur n'est pas les USA et, aux yeux de Roberto, je presente plusieurs defauts redhibitoires, en particulier ma reticence a me caser, aujourd'hui comme demain. Je reponds donc en riant : -- Et puis, intervient Jessica, comment le soupirant de Wanda ferait-il pour la suivre ? En nageant ? >> Ainsi que nous le savons, aucun des paquebots n'a jete l'ancre a Bartolome depuis que nous avons quitte Santa Cruz ; aucun yacht ne mouille a proximite ; et si le soupirant en question etait un gars du coin, tout le monde l'aurait reconnu. Roberto rougit sous son hale. Prise de pitie, je lui tapote la main tout en disant aux autres : > Puis je file sans demander mon reste. J'ai vraiment besoin de me retrouver seule au sein de cette nature aussi austere que splendide. Je pourrais me fondre en elle en plongeant. L'eau est douce et limpide ; de temps a autre, on apercoit un manchot, qui semble voler plutot que nager ; les poissons virevoltent comme un feu d'artifice, les algues semblent danser la hula ; je peux m'amuser avec les lions de mer. Mais les autres plongeurs, si aimables soient-ils, ne peuvent pas s'empecher de parler. Ce que je veux, c'est communier avec la terre. Meme si jamais je ne l'avouerais a quiconque. Ca sonnerait trop pompeux, et je passerais pour une citoyenne de la commune de Greenpeace, Republique populaire de Berkeley. A present que j'ai laisse derriere moi la mangrove et le sable blanc, je me retrouve en pleine desolation ou quasiment. Bartolome est une ile volcanique, comme ses soeurs, mais c'est a peine si on y trouve de la terre. Il fait deja une chaleur etouffante et pas un nuage n'est la pour adoucir l'eclat du soleil. Ca et la poussent des buissons et des touffes d'herbe, mais les uns comme les autres se rarefient a mesure que je me dirige vers le rocher du Pinacle. Pas un bruit, hormis le murmure de mes Adidas sur le basalte. Mais... dans les flaques laissees par la maree s'agitent des crabes aux couleurs eclatantes, rouge et bleu. Vers l'interieur des terres, j'apercois un lezard d'une espece unique au monde. Je passe a moins d'un metre d'un fou a pattes bleues ; il pourrait s'envoler d'un coup d'ailes, mais ce naif me fixe sans reagir. Un pinson de Darwin traverse un instant mon champ visuel ; c'est en etudiant cet animal que le naturaliste a compris comment la vie s'alterait avec le temps. Je m'emerveille de la blancheur d'un albatros. Dans les hauteurs vole une fregate. Je saisis les jumelles pendues a mon cou pour decouvrir l'arrogance de ses ailes inondees de soleil, sa queue fourchue evoquant une paire de sabres d'abordage. Dans ce coin, on ne trouve pas un des sentiers dont je priais mes touristes de ne pas s'ecarter. Le gouvernement equatorien a edicte des regles strictes a ce propos. En depit des ressources limitees dont il dispose, il s'evertue a preserver et restaurer l'environnement. Je fais gaffe ou je mets les pieds, comme il sied a une biologiste. Je compte faire le tour de la pointe est de l'ile puis emprunter le sentier et l'escalier menant au sommet du pic central. Le point de vue sur l'ile de Santiago est saisissant et, aujourd'hui, je serai la seule a en profiter. C'est sans doute la que je pique-niquerai. Plus tard, peut-etre, je descendrai jusqu'a la crique pour faire trempette avant de repartir vers l'ouest. Mais sois prudente, ma fille ! Tu te trouves a vingt kilometres au sud de l'equateur. Ici, on ne rigole pas avec le soleil. Je rajuste ma casquette et m'offre une gorgee d'eau. Petite pause pour parcourir les lieux du regard. J'ai pris un peu d'altitude, mais je la reperdrai avant d'arriver au sentier. La plage et le campement sont hors de vue. Je n'apercois qu'un chaos rocheux debouchant sur la baie de Sullivan, une eau d'un bleu eblouissant, la masse grise de la pointe Martinez. Est-ce un faucon qui plane la-haut ? Vite, mes jumelles ! Intriguee, je les rabaisse aussitot. Naturellement, j'ai entendu parler des soucoupes volantes - les ovnis, pour employer un terme plus respectable. Sans jamais les prendre au serieux. Papa nous a inculque a tous une saine dose de scepticisme. Il est ingenieur en electronique, apres tout. Oncle Steve, qui est archeologue, a pas mal bourlingue de par le monde et affirme que l'inexplicable y a sa part. Sans doute ne saurai-je jamais ce que j'ai apercu. Je reprends ma route. Surgie de nulle part, une bourrasque de vent. Un bruit sourd. Une ombre se pose sur moi. Je leve la tete. Impossible ! Une moto surdimensionnee, sauf qu'aucun detail ne colle, qu'elle n'a pas de roues et qu'elle flotte a trois metres de haut dans un silence total. Sur la premiere des deux selles, un homme agrippe aux poignees. Je le decouvre avec une nettete confondante. Chaque seconde qui passe semble durer une eternite. La derniere fois que je me suis sentie aussi terrifiee, j'avais dix-sept ans, je roulais sous une pluie battante le long de la cote pres de Big Sur, et j'ai senti la voiture glisser. Je me suis sortie de ce coup-la. Celui-ci s'annonce plus corse. Un metre soixante-quinze, visage osseux, large d'epaules, teint basane, joues grelees par la petite verole, nez busque, longs cheveux noirs, moustache et barbe noires, taillees en pointe et un peu defraichies. Une tenue tout a fait anormale pour un motard : bottes avachies, bas bruns et hauts-de-chausse, chemise a manches longues jaune safran et pas mal crasseuse... plastron d'acier, casque, cape rouge, epee a la ceinture... Une voix, semblant issue des trefonds du cosmos : > En l'entendant, je reprends aussitot mes esprits. Quoi qu'il m'arrive, je peux resister. L'hysterie n'est pas une obligation. Suis-je en proie a un cauchemar, a un reve de fievre ? Je ne le crois pas. Le soleil est trop chaud, sur mes mains comme sur les rochers, la mer trop eblouissante, et, si je le voulais, je pourrais compter toutes les epines de ce cactus. Est-ce que je suis melee a un canular, au tournage d'un film, a une experience psychologique ? Ce serait encore plus invraisemblable que cette apparition. L'inconnu parle un castillan chatie, mais avec un accent que je n'ai jamais entendu avant ce jour. Je reussis a articuler : > Il retrousse les levres. Ses dents sont horriblement gatees. Mi-farouche, mi-desespere, il repond : -- C'est moi >>, bafouille-je. Il eclate de rire. Son vehicule fond sur moi. Vite, fuir ! Il arrive a mon niveau, se penche, me passe le bras droit autour de la taille. Ses muscles sont durs comme du titane. Il me cueille comme une fleur. Mes cours d'autodefense. Je tente une fourchette dans les yeux. Il est trop rapide. Il pare le coup sans probleme. Puis il manipule un panneau de controle. Et, soudain, nous sommes ailleurs. 3 juin 1533 (calendrier julien) Ce jour-la, les Peruviens apporterent a Caxamalca une nouvelle portion du tresor cense acheter la liberte de leur roi. Luis Ildefonso Castelar y Moreno les vit arriver de loin. Il avait emmene ses cavaliers effectuer quelques manoeuvres. Ils rentraient maintenant au bercail, car le soleil descendait vers les montagnes a l'ouest. Parmi les ombres qui s'allongeaient dans la vallee, le fleuve sinuait comme un ruban etincelant et la vapeur montant des sources chaudes alimentant les bains royaux se teintait d'une nuance doree. Lamas et portefaix avancaient a la queue leu leu, epuises par la longue route et le poids de leur fardeau. Les indigenes cessaient de travailler dans les champs pour les regarder passer, puis se hataient de reprendre leur tache. L'obeissance etait innee chez eux, et ce quel que soit leur seigneur et maitre. >, dit Castelar a son lieutenant, et il talonna sa monture. Une fois a l'entree du village, il tira les renes et attendit la caravane. Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Un homme emergeait entre deux des batiments d'argile, aux murs blanchis et aux toits de chaume. Un homme de haute taille ; sans doute rendait-il au moins trois pouces au caballero. Ses cheveux tonsures etaient du meme marron que sa robe de franciscain, mais ni l'age ni la petite verole n'avaient abime son visage au teint pale, et pas une de ses dents ne manquait a l'appel. Meme apres toutes ces semaines d'aventures, Castelar reconnut aussitot frere Estebean Tanaquil. Celui-ci l'identifia egalement. -- Que Dieu soit avec vous >>, repondit le moine. Il s'arreta pres du caballero. La caravane parvint au niveau des deux hommes et passa devant eux. On entendit des cris de jubilation monter du village. > Comme il n'obtenait aucune reponse, il baissa les yeux. Le moine arborait un air chagrin. > demanda Castelar. Tanaquil soupira. > Castelar se raidit. > C'etait un moine bien etrange que celui-la, songea-t-il, et pas seulement parce qu'il s'agissait d'un franciscain alors que presque tous les religieux de l'expedition appartenaient a l'ordre des dominicains. Comment Tanaquil avait-il pu s'embarquer, et comment avait-il gagne la confiance de Francisco Pizarro, voila qui demeurait un mystere. Enfin, peut-etre etait-ce grace a son savoir et a son affabilite, denrees fort rares dans leur compagnie. > Il laissa sa phrase inachevee. Castelar se tremoussa sur sa selle. Il imaginait aisement les pensees qui agitaient ce crane tonsure. Lui-meme s'etait interroge sur les actes qu'ils avaient commis l'annee precedente. L'empereur Atahualpa avait accueilli pacifiquement les Espagnols ; il les avait autorises a prendre leurs quartiers a Caxamalca ; il etait venu dans sa litiere royale afin de poursuivre les negociations avec eux ; et il etait tombe dans une embuscade au cours de laquelle avaient peri plusieurs centaines de ses soldats. A present, ses sujets vidaient le pays de ses richesses dans le but de remplir une salle d'or et deux salles d'argent - le prix de sa liberte. > Il s'eclaircit la gorge. > Le moine eut un petit sourire en coin. Comme pour lui faire comprendre qu'un soldat ne devait pas se prendre pour un precheur. Haussant les epaules, il declara : -- Ah ! oui. >> Castelar se sentait soulage d'avoir evite une dispute. Fils cadet d'un hidalgo d'Estremadure ayant connu des jours meilleurs, il avait lui-meme souhaite entrer dans les ordres, mais s'etait fait chasser du seminaire a cause d'une fille, pour s'engager dans l'armee et affronter les Francais et, par la suite, suivre Pizarro dans le Nouveau Monde en quete de fortune - aussi avait-il un profond respect pour l'Eglise. -- Il faut bien que quelqu'un le fasse, ne serait-ce que pour trier les objets d'art des simples bouts de metal precieux. J'ai convaincu le capitaine et son chapelain de me confier cette tache. Les lettres de la Cour et de l'Eglise seront contents d'apprendre qu'un peu de ce savoir indigene aura ete preserve. -- Hum. >> Castelar tirailla sur sa barbe. -- On vous a dit cela aussi ? -- Ca fait plusieurs jours que je suis rentre. Mes oreilles debordent de ragots. -- Votre bouche aussi, je n'en doute point. Mais j'aimerais bien m'entretenir avec vous. Votre periple etait tout bonnement herculeen. >> Castelar revit en esprit les mois qui venaient de s'ecouler et durant lesquels Hernando Pizarro, le frere du capitaine, les avait conduits vers l'Ouest, par-dela la cordillere, dans un paysage de sommets majestueux, de ravins vertigineux et de torrents tonitruants, jusqu'au site cotier de Pachacamac ou se dressait un temple sinistre. -- Afin de ne pas exciter la cupidite des hommes, ce qui ne ferait qu'aggraver la discorde qui regne deja parmi nous. Il sont de plus en plus impatients de recevoir leur part de butin. Et puis, c'est la nuit que Satan deploie toute sa puissance. Mes prieres neutralisent la puissance de ces objets jadis consacres a de faux dieux. >> Le dernier portefaix passa devant eux et disparut au coin d'un mur. >, dit Castelar. Soudain decide : -- Hein ? fit Tanaquil, pris de court. -- Je ne vous derangerai pas. Je me contenterai d'observer. >> La reticence du moine n'etait pas feinte. -- Comment ? Mais mon grade m'en dispense. Nul n'oserait me la refuser. Pourquoi etes-vous si hostile a cette idee ? J'aurais cru que vous apprecieriez un peu de compagnie. -- Vous risquez de vous ennuyer. Tout comme ceux qui vous ont precede. C'est pour cela qu'ils me laissent travailler seul. -- J'ai l'habitude de monter la garde >>, repliqua Castelar en riant. Tanaquil rendit les armes. > Des myriades d'etoiles scintillaient au-dessus des hauts plateaux. Une bonne moitie d'entre elles etait inconnue des ciels europeens. Castelar frissonna et ramena sa cape sur ses epaules. Son haleine dessinait une nuee, ses bottes resonnaient sur la terre battue. Caxamalca l'entourait de toutes parts, cite spectrale dans l'obscurite. Il se felicita de porter un corselet, un casque et une epee, meme s'ils lui etaient inutiles en un tel lieu. Les Indios appelaient cette terre Tavantinsuyu, les Quatre Quartiers du Monde, et ce terme lui semblait plus apte que celui de Perou, dont personne ne connaissait l'origine, pour designer un empire encore plus vaste que le Saint-Empire romain. Serait-il un jour soumis, ses peuples comme ses dieux admettraient-ils un jour leur defaite ? Cette pensee etait indigne d'un chretien. Il pressa le pas. En voyant les sentinelles veillant sur le tresor, il se sentit rassure. La lueur des lanternes faisait briller leurs armures, leurs piques, leurs mousquets. C'etaient bien la les rufians de fer qui avaient vogue depuis Panama, puis traverse jungles, marecages et deserts, triomphant de l'ennemi et s'emparant de ses forteresses, pour gravir une montagne affleurant le ciel, capturer le souverain des paiens et imposer un tribut a sa contree. Nul homme, nul demon ne pourrait forcer le passage, nul ne resisterait a leur prochaine offensive ! Les soldats reconnurent Castelar et le saluerent. Frere Tanaquil l'attendait, une lanterne a la main. Il le preceda sous un linteau orne d'un serpent sculpte, mais un serpent comme jamais n'en avait vu un homme blanc, meme dans le pire de ses cauchemars. Le batiment etait vaste et divise en de multiples salles, edifie avec des blocs de pierre assembles de minutieuse facon. Le toit etait en rondins, ainsi qu'il seyait a un palais. Les Espagnols avaient place des portes a toutes les entrees, les Indios s'etant contentes de rideaux, en tissu ou en roseau. Tanaquil referma celle qu'il venait de franchir. Des ombres se massaient dans les coins et dansaient sur des fresques impies que les pretres avaient pris soin d'effacer a moitie. L'arrivage du jour etait entrepose dans une antichambre. Castelar percut l'eclat des metaux precieux. Pris d'un leger vertige, il se demanda combien de centaines de livres d'or et d'argent etaient deja entassees ici. Pour le moment, il devait se contenter d'admirer les paquets qu'il avait vu transporter ce jour. Les officiers de Pizarro les avaient deballes en hate pour s'assurer de leur contenu, les laissant ensuite en l'etat. Ils reviendraient des demain pour proceder au pesage et au rangement. Cordes et feuilles bruissaient sous les bottes du caballero et les sandales du moine. Tanaquil posa sa lanterne par terre et s'accroupit. Il ramassa une coupe d'or, la porta a la lumiere et maugrea. Elle etait cabossee et ses ornements tombaient en miettes. > Etait-ce la colere qui faisait trembler sa voix ? > Castelar s'empara de l'objet en question et le soupesa. Un quart de livre, estima-t-il. -- En effet >>, lui repondit-on avec amertume. Au bout d'un temps : -- Quelle difference ? Tout ceci est hideux. >> Le moine tourna vers le caballero ses yeux gris pleins de reproche. -- Je parle le latin. Je sais lire, ecrire et compter. J'ai appris un peu d'histoire et d'economie. Mais j'ai oublie la plupart de mes lecons, helas. -- Et vous avez beaucoup voyage. -- J'ai fait la guerre en France et en Italie. Je baragouine ces deux langues. -- J'ai l'impression que vous avez aussi des notions de quechua. -- Quelques-unes. Je ne veux pas que les indigenes jouent a l'imbecile avec moi, ni qu'ils complotent quand j'ai le dos tourne. >> Se sentant l'objet d'une inquisition, moderee mais penetrante, Castelar changea de sujet. -- J'ai une excellente memoire. Comme vous l'avez fait remarquer, il est inutile de cataloguer les objets destines a devenir des lingots. Mais pour m'assurer qu'ils sont vierges de mauvais sorts et autres maledictions...>> Tout en parlant, Tanaquil s'affairait a classer les objets devant lui : ornements, plateaux, coupes, statuettes et autres pieces grotesques. Lorsqu'ils furent places en rang, il plongea une main dans sa besace et en sortit un objet fort etrange. Castelar se baissa et plissa des yeux pour mieux le distinguer. -- Un reliquaire. Il contient un doigt de saint Hippolyte. >> Castelar se signa. Mais il continua son examen. > Long d'un empan environ, lisse, il etait totalement noir, exception faite d'une croix de nacre incrustee sur une face et de deux cristaux places a une extremite, qui evoquaient davantage des lentilles que des ouvertures. > Adoptant une position plus confortable, il prit de la main gauche une petite plaque d'or ornee de l'image d'une bete et la fit tourner lentement devant les cristaux du reliquaire, qu'il tenait de la main droite. Ses levres remuaient sans un bruit. L'operation terminee, il reposa le premier objet et en prit un deuxieme. Castelar se mit a danser d'un pied sur l'autre. Au bout d'un moment, Tanaquil gloussa et lui lanca : > Castelar bailla. > Un souffle d'air, un bruit sourd, il se retourna vivement. L'espace d'un instant, il resta fige devant le spectacle. Une chose venait d'apparaitre pres du mur. Une chose massive, lisse, sans doute metallique, pourvue de deux manches et de deux selles sans etriers... Il la distinguait avec nettete, car elle etait eclairee par un baton lumineux que brandissait le second de ses deux cavaliers. Ceux-ci portaient un vetement moulant d'un noir absolu. Leurs tetes et leurs mains semblaient par contraste d'un blanc spectral, d'un blanc d'outre-monde. Le moine se leva d'un bond. Il hurla quelques mots. Ce n'etait pas de l'espagnol. Castelar vit l'etonnement se peindre sur le visage des intrus. Qu'il s'agisse de sorciers ou de demons surgis de l'enfer, ils n'etaient pas tout-puissants, ils flechiraient devant Dieu et Ses saints. L'epee du caballero jaillit du fourreau. Il fonca en hurlant : San Jago ! >>, le cri de guerre de son peuple quand il avait chasse les Maures d'Espagne. Il avait interet a faire du bruit pour alerter les sentinelles et... Le premier cavalier leva un tube. Il y eut un eclair. Castelar sombra dans l'inconscience. 15 avril 1610 Machu Picchu ! se dit Stephen Tamberly en reprenant conscience. Puis il rectifia : Non. Pas tout a fait. Pas tel que je le connais. Quand suis-je ? Il se leva. Ses sens et sa raison lui dirent qu'il avait recu une decharge d'etourdisseur electronique, sans doute un modele du XXIVe siecle. Ce n'etait pas le plus choquant. Ce qui l'avait tetanise, c'etait l'apparition de ces deux hommes chevauchant une machine qui ne serait concue que des milliers d'annees apres sa naissance. Autour de lui se dressaient des pics qui lui etaient familiers, noyes dans la brume et d'une verdeur tropicale - seules quelques plaques de neige sur le plus eloigne trahissant l'altitude du site. Le matin deversait dans la gorge d'Urubamba des flots de lumiere bleu et or. Mais il ne distinguait ni gare ni voie ferree, et la seule route visible etait celle ouverte par les Incas. Il se tenait sur une plate-forme fixee a un mur dominant une fosse, et a laquelle on accedait au moyen d'une rampe. La cite s'etendait en contrebas ; edifices en pierres seches, escaliers, terrasses, placettes - un panorama aussi saisissant que les montagnes elles-memes. Si les hauteurs etaient dignes de figurer sur une peinture chinoise, les oeuvres des hommes evoquaient une gravure de la France medievale ; sauf qu'elles etaient trop exotiques, traduisaient un esprit qui leur etait propre. Une brise fraiche lui caressa les joues. Son murmure etait le seul bruit perceptible, hormis bien sur le battement du sang a ses tempes. Pas un mouvement a la ronde. Grace a son esprit qui tournait avec l'energie du desespoir, il observa que le site n'avait ete deserte que recemment. Si la vegetation commencait a l'envahir, elle ne l'avait guere altere, pas plus que les intemperies. Ce qui ne signifiait pas grand-chose, car Machu Picchu etait encore en bon etat en 1911, date de sa decouverte par Hiram Bingham. Toutefois, il remarqua plusieurs structures presque intactes qu'il se rappelait avoir vues en ruine, quand elles n'avaient pas carrement disparu. Il subsistait des vestiges des rondins et des toits de chaume. Et... Et Tamberly n'etait pas seul. Luis Castelar etait accroupi a ses cotes, partage entre la stupefaction et la fureur. Tous deux etaient entoures d'hommes et de femmes a l'air tendu. Le scooter temporel etait gare pres du bord de la plate-forme. Tamberly prit d'abord conscience des armes braquees sur lui. Puis il examina ceux qui les brandissaient. Jamais il n'avait vu des etres semblables. Leur etrangete accentuait encore leur uniformite. Un visage finement cisele, des pommettes hautes, un nez fin et droit, des yeux immenses. Des cheveux aile-de-corbeau, un teint d'albatre et des iris de couleur claire, aucune trace de barbe sur les joues des hommes. Un corps elance, souple, athletique. En guise de vetements, une combinaison moulante sans couture visible, aux pieds de courtes bottes, le tout entierement noir. Avec, pour les decorer, des motifs argentes evoquant l'art asiatique. Chez plusieurs d'entre eux, une cape de couleur vive - rouge, orange ou jaune. Un ceinturon pourvu de poches et d'etuis. Pour maintenir les longs cheveux, un simple serre-tete, une resille ou un diademe incruste de diamants. Ils etaient une trentaine. Tous jeunes... ou bien sans age ? Tamberly devina que certains avaient pas mal d'annees au compteur. Ca se voyait a leur fierte, a leur vivacite, a leur autorite de felins. Castelar ne cessait de les fixer du regard. On lui avait confisque son epee et son poignard. L'un des inconnus manipulait celui-ci. L'Espagnol fit mine de l'attaquer. Tamberly l'agrippa par le bras. > Il gronda mais obtempera. Tamberly sentit les frissons qui l'agitaient. L'un des inconnus prononca quelques mots dans une langue faite de trilles et de ronronnements. Un autre lui intima le silence d'un geste et avanca d'un pas. La grace de ses mouvements etait telle qu'on eut dit qu'il flottait. De toute evidence, c'etait le male dominant du groupe. Il avait un nez aquilin, des yeux verts. Ses levres pleines esquisserent un sourire. > Il s'exprimait en temporel, le langage couramment employe par les Patrouilleurs du temps et nombre de chrononautes civils ; et cette machine ne differait guere d'un scooter de la Patrouille ; mais cet homme etait surement un hors-la-loi, un ennemi. Tamberly recouvra son souffle au prix d'un frisson. > demanda-t-il. Il observa les reactions de Castelar lorsqu'il entendit le frere Tanaquil s'exprimer dans une langue inconnue : stupefaction, desarroi, resolution. > Evidemment, se dit Tamberly. Le site que les indigenes appelleront ulterieurement Machu Picchu a ete bati par l'empereur Pachacutec dans le but d'en faire une ville sainte consacree aux Vierges du Soleil. Il a perdu sa raison d'etre lorsque Vilcabamba est devenu le centre de la resistance aux Espagnols, jusqu'a ce que ces derniers capturent et executent Tupac Amaru, le dernier souverain a porter le titre d'Inca avant la Resurgence andine du XXIIe siecle. Donc, les conquistadores n'avaient meme pas idee de son existence, et il est reste a l'abandon, oublie de tous hormis quelques pauvres paysans, jusqu'en 1911... Ce fut a peine s'il entendit la phrase suivante : -- Mais qui etes-vous ? lanca Tamberly. -- Poursuivons donc cette conversation dans un endroit plus approprie, dit l'homme. Ceci n'est que l'aire d'atterrissage de nos eclaireurs. >> -- Hein ? A l'interieur de son rayon d'action - la Terre et son orbite, de l'ere des dinosaures a celle precedant l'avenement des Danelliens -, un scooter temporel etait capable d'une precision de quelques secondes et de quelques centimetres. Si ces criminels s'etaient amenage cette aire d'atterrissage, devina Tamberly, c'etait afin de dissuader les Indiens du coin de venir les deranger. Les recits de la visite des mages a Machu Picchu ne survivraient pas plus d'une generation, mais le site serait de moins en moins frequente. La plupart des observateurs s'egaillerent pour vaquer a leurs occupations. Quatre gardes armes d'etourdisseurs suivirent le chef et les prisonniers. L'un d'eux portait aussi l'epee de Castelar - peut-etre pour la garder en souvenir. Empruntant la rampe, puis une succession de sentiers et d'escaliers, ils s'engagerent dans la cite. Il regnait un silence pesant, que le chef interrompit par ces mots : > Voyant que l'Americain acquiescait : > Ils etaient arrives devant un batiment que Tamberly identifia comme le Tombeau royal. Un mur bordait une courette ou etait gare un autre scooter temporel. Des rideaux iridescents aux nuances nacrees servaient de portes et de toit a cet espace a ciel ouvert. Des champs de force, se dit Tamberly, invulnerables a toute arme moins puissante qu'un missile nucleaire. -- Du calme, don Luis, du calme, lui repondit Tamberly. Nous sommes leurs prisonniers. Vous avez vu de quoi leurs armes sont capables. Faites ce qu'ils vous diront. Peut-etre que le Ciel nous prendra en pitie, mais nous sommes impuissants. >> L'Espagnol serra les machoires et suivit les deux gardes qui l'encadraient dans un petit edifice. Le groupe du chef entra dans le plus grand. Les champs de force disparurent pour le laisser passer. Ils resterent desactives, ce qui permettait de voir le mur, le ciel, la liberte. Tamberly supposa qu'il etait necessaire d'aerer les lieux ; la salle ou il se trouvait ne semblait pas avoir servi recemment. Bien qu'elle soit depourvue de fenetres, la lumiere du jour l'illuminait, encore accrue par l'intensite du champ de force faisant office de plafond. Le sol etait recouvert d'une couche de matiere bleue, quasiment organique, qui ployait doucement sous le pied. La table et les chaises qui meublaient cette piece avaient des formes familieres, mais elles etaient faites d'une substance noire legerement lumineuse qui lui etait inconnue. Impossible d'identifier les objets ranges dans ce qui ressemblait a une vitrine. Les deux gardes se posterent de part et d'autre de l'entree. La femme avait l'air aussi impitoyable que l'homme. Le chef prit place sur une chaise et invita Tamberly a en faire autant. La substance noire semblait s'adapter au moindre de ses mouvements. Le chef designa une carafe et deux coupes sur la table. Service en verre emaille d'origine venitienne, estima Tamberly. Le fruit d'un vol ? d'un pillage ? Le premier garde flotta jusqu'a la table pour faire le service. Son maitre et Tamberly prirent les coupes. Le chef leva la sienne en souriant et murmura : > Sous-entendu : Si tu veux la conserver, tu as interet a filer doux. Le vin etait un chablis un rien acide, si rafraichissant que Tamberly se demanda s'il ne contenait pas un stimulant. Le proche avenir de son epoque natale maitrisait a la perfection la physiochimie humaine. > Tamberly sentit sa gorge se nouer, sa langue se figer. Un effet du blocage psychologique implante durant sa formation, un reflexe concu pour l'empecher de reveler l'existence du voyage dans le temps a toute personne non autorisee. > Une horrible sueur froide coula sur sa peau. > Se moquait-il de lui ? > Tamberly en savait suffisamment sur la question pour comprendre qu'il vivait un cauchemar. Le XXXIe millenaire etait... est... sera - seule la grammaire du temporel peut manier de tels concepts - anterieur au developpement des premieres machines a voyager dans le temps, mais quelques personnes selectionnees connaissent leur existence et participent a des expeditions ; d'autres, moins nombreuses, sont recrutees par la Patrouille, comme cela se produit dans la plupart des milieux. Sauf que... cette epoque a produit des surhommes, des etres genetiquement modifies pour explorer l'espace ; et ils ont fini par se lasser du joug que leur imposait leur propre civilisation, encore plus antique pour eux que l'age de pierre l'est pour moi ; ils se sont rebelles, ils ont ete vaincus, ils ont du fuir ; mais ils avaient decouvert l'existence du voyage temporel et, aussi extraordinaire que cela paraisse, ils s'etaient empares de quelques vehicules ; et, >, la Patrouille les traque sans merci, car ils sont capables de tout, mais jamais je n'ai lu un rapport me permettant d'esperer qu'elle les > un jour... -- Quand un homme joue un jeu dangereux, repliqua Merau Varagan, il doit se preparer en consequence. Nous n'avions pas anticipe votre presence, je l'avoue. Nous pensions que la salle du tresor serait deserte durant la nuit, abstraction faite des sentinelles devant la porte. Toutefois, nous prevoyons en permanence de tomber sur des Patrouilleurs. Raor, le kyradex. >> Avant que Tamberly ait pu s'interroger sur la signification de ce terme, la femme etait a ses cotes. Un frisson d'horreur le parcourut quand il devina ce qu'elle allait faire. Il voulut se lever, fuir, se faire tuer, n'importe quoi. Elle tira. Son arme etait reglee a l'intensite minimale. Il ne perdit pas conscience mais sentit ses jambes le trahir, et il s'effondra sur son siege. Celui-ci s'adapta a sa nouvelle position et l'empecha de choir sur la moquette bleue. La denommee Raor se dirigea vers la vitrine, en revint avec un objet. C'etait une sorte de casque phosphorescent, relie par un cable a un boitier. Elle l'en coiffa. Puis elle pianota sur des touches lumineuses, sans doute un panneau de controle. Des symboles apparurent devant elle. Des donnees biologiques ? Tamberly sentit un bourdonnement monter dans son crane, l'engloutir peu a peu, et il tomba en vrille vers son coeur tenebreux. Puis il remonta doucement a la surface. Recouvra l'usage de ses muscles et se redressa. Il se sentait aussi detendu qu'a l'issue d'un long sommeil reparateur. Et totalement detache de lui-meme, pareil a un observateur exterieur vide d'emotion. Par ailleurs, il etait totalement conscient. Tous ses sens etaient en eveil : il percevait avec une egale acuite l'odeur de sa robe et de son corps crasseux, la fraicheur de l'air vif qui s'insinuait dans la piece, le masque imperial et sardonique de Varagan, le boitier dans la main de Raor, le poids du casque sur son crane, et cette mouche sur le mur, comme pour lui rappeler que lui aussi etait mortel. Varagan se carra dans son siege, croisa les jambes, joignit les mains et demanda avec une politesse incongrue : -- Stephen John Tamberly. Ne le 23 juin 1937 a San Francisco, Californie, Etats-Unis d'Amerique. >> Toute la verite, rien que la verite. Il n'avait pas le choix. Sa memoire, ses nerfs, ses levres ne pouvaient qu'obeir. Le kyradex etait l'inquisiteur supreme. Il n'avait meme pas conscience de l'atrocite de sa condition. Un hurlement retentissait dans les profondeurs de son inconscient, mais son esprit conscient n'etait plus qu'une machine. -- En 1968. >> La procedure etait trop graduelle pour qu'il donne une date exacte. Un collegue l'avait presente a des amis, des amateurs d'histoire qui l'avaient discretement sonde, ainsi qu'il l'avait compris par la suite ; au bout du compte, il avait accepte de passer certains tests, dans le cadre d'un quelconque projet de recherche en psychologie appliquee ; puis etait venue la grande revelation ; invite a s'engager dans la Patrouille, il avait accepte avec joie, comme l'avaient prevu ses examinateurs. Il sortait a ce moment-la d'un penible divorce. Sans doute aurait-il hesite a accepter si cela l'avait oblige a mener une double vie. Mais il l'aurait fait quand meme, impatient qu'il etait d'explorer des mondes qu'il ne connaissait jusque-la que par des archives, des ruines, des eclats de terre cuite et des squelettes ensevelis. -- Je ne m'occupe ni du maintien de l'ordre ni des operations de secours. Je suis un agent de terrain, specialise en histoire. J'avais suivi une formation d'archeologue et travaille avec les Quechua du XXe siecle, puis j'avais bifurque vers des travaux archeologiques. Cela me qualifiait d'office pour la periode de la Conquista. J'aurais prefere etudier les societes precolombiennes, mais c'etait bien entendu impossible - jamais je n'aurais pu passer inapercu. -- Je vois. Depuis combien de temps appartenez-vous a la Patrouille ? -- Environ soixante ans, en temps propre. >> Un Patrouilleur pouvait esperer explorer des siecles et des siecles. Entre autres avantages, il avait acces aux traitements antisenescence mis au point posterieurement au XXe siecle. Certes, cela l'obligeait a voir ses proches vieillir et mourir, sans que jamais il puisse leur confier la verite. La plupart des agents choisissaient donc de disparaitre peu a peu de leur vie, de leur laisser croire a un nouveau depart, de reduire les contacts au fil des ans. Car ils ne devaient a aucun prix se rendre compte que les ans ne semblaient pas avoir de prise sur les Patrouilleurs. -- De la Californie en 1986. >> Contrairement a la majorite de ses collegues, il avait conserve des liens avec sa famille et ses amis. Il avait vecu l'equivalent de quatre-vingt-dix ans et en paraissait trente, mais les epreuves l'avaient marque et, en cette annee 1986, il pouvait facilement passer pour un quinquagenaire, meme si ses proches le trouvaient etonnamment juvenile. De par son activite, le Patrouilleur est voue au chagrin autant qu'a l'aventure. Arrive un moment ou il en a trop vu. > Le nom ulterieur de la cite, observa un grain de conscience en lui tandis qu'il repondait comme un automate : Conquista. >> Il n'agissait pas uniquement dans un but scientifique. La Patrouille devait avoir connaissance du cours exact des evenements si elle voulait en preserver la realite. Outre qu'ils contenaient souvent des erreurs, les ouvrages de reference passaient sous silence certains episodes cles. > C'etait en 1507 que Waldseenmuller avait ainsi baptise le continent. > Ce qui ne l'avait pas empeche de tenter, dans la mesure du possible, d'attenuer la brutalite des crimes dont il etait le temoin. > Varagan opina. e siecle lui-meme serait fort different. >> Il sourit de toutes ses dents. Conquista aurait exige plus de temps et de ressources. Cela aurait affecte l'equilibre politique en Europe, alors que les Turcs devenaient menacants et que la Reforme achevait de reduire a neant l'unite de la chretiente. -- C'est la votre objectif ? >> Au fond de lui, Tamberly savait qu'il aurait du se montrer furieux, consterne, tout sauf apathique. Mais il etait a peine curieux. > Rire. -- Pour le benefice de l'humanite, repondit automatiquement Tamberly. -- Vous voulez dire : pour ceux de ses membres qui sont en mesure de jouir des fruits du voyage dans le temps, sous le vigilant patronage de la Patrouille. -- Vous projetez de transporter le tresor ici... et maintenant ? bredouilla Tamberly. -- Ce n'est que provisoire. Nous avons choisi ce lieu et ce moment pour des raisons pratiques. >> Rictus de Varagan. > Recouvrant son calme : > Je devrais etre secoue jusqu'aux trefonds de mon etre. Cette fabuleuse et imperieuse inconscience... il court le risque de creer des boucles causales dans l'histoire, de declencher des vortex temporels, de detruire l'avenir tout entier... Non, ce n'est pas un risque a ses yeux. Il cherche deliberement a bouleverser l'espace-temps. Mais je n'eprouve nulle horreur a cette idee. Ce casque pose sur mon crane etouffe mon humanite. Varagan se pencha vers lui. > Les questions se firent de plus en plus precises. Impuissant, Tamberly livrait a son interrogateur quantite de details revelateurs. Chaque fois que Varagan tombait sur un point qui lui semblait interessant, il l'exploitait au maximum. La seconde epouse de Tamberly n'avait rien a craindre ; elle appartenait elle aussi a la Patrouille. Sa premiere epouse s'etait remariee et ne faisait plus partie de sa vie. Mais... oh ! son frere Bill, et son epouse, et sa niece, dont il avoua a Varagan qu'il la considerait comme sa fille... Le seuil s'obscurcit. Luis Castelar fit irruption dans la piece. Son epee fendit l'air. Le garde s'effondra, s'ecrasa sur la moquette, pris de convulsions. Le sang jaillit de sa gorge, geyser d'un rouge criard remplacant le hurlement qu'il ne pouvait plus pousser. Lachant son boitier de controle, Raor voulut degainer son arme. Castelar fondit sur elle. Crochet du gauche a la machoire. Titubant, elle tomba sur les fesses, le fixant d'un oeil eberlue. Puis sa lame s'abattit a nouveau. Varagan etait deja debout. Faisant preuve d'une saisissante agilite, il esquiva un coup qui lui aurait tranche la gorge. Pas la place de fuir. Castelar frappa d'estoc. Varagan se plaqua les mains sur le ventre. Le sang coulait entre ses doigts. Il s'adossa au mur pour ne pas tomber et cria. Castelar ne perdit pas de temps a l'achever. L'Espagnol arracha le casque de Tamberly. Il tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Le retour de son autonomie lui fit l'effet d'un lever de soleil. > Tamberly se sentit vaciller. Ses jambes se derobaient. Le caballero le soutint d'un bras. Ils emergerent dans la courette. Le scooter temporel les attendait. Tamberly enfourcha la selle de devant, Castelar celle de derriere. Un homme vetu de noir apparut devant eux. Poussant un cri, il saisit son pistolet. Tamberly pianota sur la console. 11 mai 2937 av. J.C. Machu Picchu avait disparu. Le vent soufflait de toutes parts. Plusieurs dizaines de metres en contrebas, une riviere coulait au creux d'une vallee verdoyante. L'ocean luisait dans le lointain. Le scooter tomba. L'air gemit. Les mains de Tamberly trouverent le levier gravifique. Le moteur vrombit. Ils cesserent de tomber. Il effectua un atterrissage en douceur. Tamberly tremblait de tous ses membres. Devant ses yeux se dessinaient des oriflammes de tenebres. Puis il retrouva ses esprits. Constata que Castelar se tenait debout devant lui, que la pointe de son epee lui eraflait la gorge. > 3 novembre 1885 Un fiacre conduisit Manse Everard du siege social de Dalhousie Roberts - une entreprise d'import-export qui servait de couverture a la Patrouille dans ce milieu[16] - a la maison de York Place. Il s'engagea dans un fog jaunatre pour monter sur le perron et tira sur la sonnette. Une domestique le conduisit dans une antichambre aux murs lambrisses. Il lui donna sa carte. Une minute plus tard, elle revint lui annoncer que Mrs Tamberly serait ravie de le recevoir. Laissant manteau et chapeau sur un portemanteau, il la suivit. Le chauffage etait impuissant a lutter contre l'humidite, et il se felicita pour une fois d'etre vetu a la maniere d'un gentleman victorien. D'ordinaire, cet accoutrement lui apparaissait comme prodigieusement inconfortable. Exception faite de tels details, l'epoque etait fort agreable a vivre, a condition d'etre riche, en bonne sante, d'avoir le type anglo-saxon et de pratiquer le culte protestant. Le parloir etait un lieu tres accueillant, beneficiant de l'eclairage au gaz et meuble d'etageres remplies de livres. Des buches brulaient doucement dans la cheminee. Helen Tamberly etait assise devant celle-ci, comme si elle avait besoin de reconfort. C'etait une petite femme aux cheveux d'un blond tirant sur le roux ; sa robe soulignait une silhouette que bien des femmes devaient lui envier. Sa voix agrementait l'anglais de Sa Majeste d'une nuance chantante. Mais elle etait un rien tremblante. -- Non merci, m'dame, sauf si vous en prenez. >> Il ne fit aucun effort pour dissimuler son accent americain. -- Certainement. >> D'un signe de tete, elle intima a la servante l'ordre de prendre conge, ce que celle-ci fit sans toutefois refermer la porte. Helen Tamberly se leva pour reparer cet oubli. -- J'imagine qu'elle a l'habitude de constater chez ses maitres un comportement insolite, repliqua Everard en se mettant au diapason de sa maitrise de soi. -- En fait, nous nous efforcons de ne pas trop nous faire remarquer. Les gens ne tolerent qu'une certaine dose d'excentricite. Si nous appartenions aux classes superieures plutot qu'a la bourgeoisie, nous pourrions nous permettre davantage d'entorses a la bienseance ; mais nous serions alors beaucoup trop visibles. >> Elle s'avanca sur le tapis pour lui faire face, les poings serres. > Sans craindre les oreilles indiscretes, il lui repondit en anglais, jugeant que l'emploi du temporel ne ferait que la destabiliser davantage. > - il n'a ete victime ni d'un crime, ni d'un accident. >> Lugubre : -- Alors il est peut-etre en vie ? s'ecria-t-elle. -- On peut l'esperer. Je ne peux rien vous promettre, hormis que la Patrouille va se defoncer pour... euh... je vous demande pardon. >> Elle partit d'un rire force. -- Eh bien, nous sommes tous les deux originaires des Etats-Unis du milieu du XXe siecle. C'est pour cela qu'on m'a demande de mener l'enquete. Le fait que nous soyons issus du meme contexte peut m'aider dans mes demarches. -- On vous a demande, repeta-t-elle dans un murmure. Personne ne donne d'ordres a un agent non-attache, personne excepte un Danellien. -- Ce n'est pas tout a fait exact >>, dit-il, un peu gene. Son statut - il etait libre d'aller ou et quand il le souhaitait, sans etre lie a un milieu precis, et jouissait d'une autonomie certaine - etait parfois pour lui une source d'embarras. C'etait par nature un homme sans pretention, qui ne sortait en rien de l'ordinaire. -- Plus tard peut-etre, merci. Mais je vais sortir ma pipe puisque vous m'y invitez. >> Il attendit qu'elle se soit rassise devant la cheminee pour prendre place dans le fauteuil place face au sien, sans doute celui de Steve Tamberly. Les flammes bleues fremissaient au-dessus des buches. -- Oh ! non. >> Elle inspira a fond. e siecle. Peut-etre que la Patrouille va le sauver, mais peut-etre pas. Il y aura un rapport dans les archives. Vous ne pouvez pas commencer par le consulter ? Ou alors faire un petit saut et interroger votre moi futur ? Pourquoi devons-nous nous infliger cette epreuve ? >> Elle devait etre terriblement bouleversee pour poser une telle question, car elle avait egalement suivi une formation a l'Academie de la Patrouille - etablie dans l'Oligocene, soit bien longtemps avant le debut de l'histoire de l'humanite afin de ne pas affecter celle-ci. Everard n'avait pas le coeur a le lui reprocher. Bien au contraire, il n'en appreciait que davantage le courage qui devait lui etre necessaire pour afficher un tel calme. Par ailleurs, la nature de son travail ne l'exposait pas aux dangers et aux paradoxes du temps. Idem pour son epoux - ce n'etait qu'un observateur, quoique clandestin -, du moins jusqu'a ce que ceux-ci ou ceux-la aient cause sa disparition. > Il conserva une voix posee. rendre reels nos reussites ou nos echecs. >> Car la realite est conditionnelle. C'est comme un front de vagues sur l'ocean. Que ces vagues - les ondes de probabilite de ce chaos qu'est le soubassement quantique - changent de cadence, et voila que tout le moirage d'ecume et de vaguelettes qu'elles dessinaient change d'aspect pour devenir autre chose. Les physiciens entrevoyaient cette realite des le XXe siecle. Mais il a fallu l'avenement du voyage dans le temps pour quelle affecte le genre humain. Si vous vous rendez dans le passe, le passe devient votre present. Vous disposez du meme libre arbitre que precedemment. Vous ne vous etes impose aucune contrainte. Et vous ne pouvez qu'influer sur le cours des choses. Normalement, les consequences sont negligeables. C'est comme si le continuum spatio-temporel etait un maillage de rubans en caoutchouc, qui reprendrait sa configuration initiale apres avoir subi les effets d'une alteration. Oui, normalement, vous faites partie de ce passe. Il a existe un frere Tanaquil ayant participe a l'expedition de Pizarro. Cela a > ete vrai, et le fait qu'il soit ne bien des siecles plus tard est tout a fait secondaire. S'il commet des anachronismes mineurs, ceux-ci n'auront aucune importance ; ils susciteront des commentaires, mais leur souvenir se perdra. Quant a savoir si la realite subit ou non en permanence une quantite infinie de changements insignifiants, cette question releve de la philosophie. Mais il existe des actions determinantes. Supposons qu'un dingue se rende au Ve siecle et offre des mitrailleuses a Attila ? Ce type de delit est si outrancier qu'il est facile de le prevenir. Mais quid d'un changement plus subtil ?... La revolution bolchevique de 1917 a failli echouer. Seuls le genie et l'energie de Lenine lui ont permis de la mener a bien. Supposons que vous vous rendiez au XIXe siecle et empechiez ses parents de se rencontrer ? Jamais l'Empire russe ne deviendrait l'Union sovietique, et les consequences de cette alteration influeraient sur toute l'histoire ulterieure. Quant a vous, le responsable, vous ne seriez en rien affecte, vu que vous vous trouveriez en amont ; mais si vous deviez regagner l'avenir, vous decouvririez un monde totalement different, un monde ou vous n'auriez probablement jamais vu le jour. Vous existeriez, certes, mais sous la forme d'un effet sans cause, qui ne devrait son existence qu'a l'anarchie constituant la fondation de l'existence meme. Lorsque fut construite la premiere machine a voyager dans le temps, les Danelliens apparurent, ces surhommes demeurant dans l'avenir lointain. Ils edicterent les regles du voyage temporel et creerent la Patrouille pour les faire respecter. A l'instar de la majorite des policiers, nous sommes au service de ceux qui respectent la loi ; nous les sortons du petrin lorsque cela nous est possible ; nous apportons aux victimes de l'histoire toute l'assistance que nous pouvons leur apporter. Mais notre premiere mission est de proteger et de preserver cette histoire, car c'est elle qui aboutira en fin de compte a l'avenement des glorieux Danelliens. > Elle se mordit la levre. -- Bien au contraire. >> Everard attrapa sa pipe et sa blague a tabac. Il avait besoin d'un peu de confort pour faire face a une telle angoisse. > Elle acquiesca. > Grimace. -- Et les habitants de ce milieu, contrairement a ceux du mien, ont tendance a ne pas se meler des affaires d'autrui. >> Everard s'affaira a bourrer sa bouffarde. -- Oh ! oui. >> Son enthousiasme etait pathetique. > Ce pays etait suffisamment isole, sa population suffisamment fruste, pour que la Patrouille l'ouvre de temps a autre a des visiteurs exotiques, se dit Everard. > Elle se tut, visiblement bouleversee. Everard se hata d'enchainer : > L'homme qui l'avait accueilli a l'antenne de la Patrouille n'avait pu le lui confirmer. e et VIe siecles av. J.C. >> Soupir. > Elle s'efforca de se ressaisir. > Avec l'equipement adequat, encadres par des guides vigilants. > Son vernis de stoicisme se fendilla neanmoins. > Un silence pesant s'instaura, qu'Everard rompit en craquant son allumette. Il savoura la fumee dans son palais et la chaleur du fourneau dans sa main. > Le travail d'un Patrouilleur n'avait rien a voir avec l'aventure echevelee. Il necessitait de solides connaissances. Des agents comme Steve rassemblaient les donnees brutes sur le terrain, des agents comme Helen compilaient leurs rapports et en tiraient de precieux enseignements. Les observateurs introduits en Ionie lui procuraient bien plus d'informations que n'en recelaient les chroniques et les reliques ayant survecu jusqu'au XIXe siecle ; mais ils ne pouvaient pas effectuer le travail dont elle se chargeait, c'est-a-dire interpreter lesdites informations et en tirer une synthese qui servirait aux prochaines missions d'observation. > Elle rougit. -- Oh ! je suis sur qu'il finira par demander une mutation pour un poste administratif >>, repondit Everard. Si nous reussissons a le sauver. -- Quelle aventure ! Je pense que je saurai m'adapter. Nous n'avions pas l'intention de rester victoriens toute la vie. -- Et vous avez deja elimine l'Amerique du XXe siecle. Hum... quels liens a-t-il conserves dans ce milieu ? -- Il est issu d'une vieille famille californienne. Avec de lointaines attaches peruviennes. L'un de ses arriere-grands-peres etait un capitaine au long cours, qui avait epouse une jeune fille de Lima et l'avait ramenee au pays. Ce qui explique peut-etre son interet pour le Perou. Comme vous le savez sans doute, il a fait des etudes d'anthropologie, puis il s'est oriente vers l'archeologie, qu'il a pratiquee sur le terrain la-bas. Il a un frere qui vit a San Francisco. Son premier mariage s'est termine par un divorce, peu avant qu'il entre dans la Patrouille. Cela date - ou plutot datera - de 1968. Il a demissionne de son poste a l'universite et a raconte a ses proches qu'une institution independante avait accepte de financer ses recherches personnelles. Ce qui expliquait ses absences aussi frequentes que prolongees. Il conserve un pied-a-terre dans cette ville afin de garder le contact avec ses proches, et il n'a aucune intention de couper les ponts avec eux pour le moment. Il devra bien le faire un de ces jours, mais...>> Sourire. > Everard ne releva pas ses erreurs de concordance des temps. Celles-ci etaient inevitables, a moins d'opter pour le temporel. -- Elle s'appelle Wanda et elle est nee en 1965. La derniere fois que Stephen m'a parle d'elle, elle suivait des etudes de... de biologie a l'universite de Stanford. En fait, il a organise son depart en mission depuis la Californie afin de rendre visite a sa famille en... oui, c'est ca : en 1986. -- Je crois que j'ai interet a rencontrer cette Wanda. >> On toqua a la porte. >, dit la maitresse de maison. La domestique apparut. > La mine soudain reprobatrice : -- C'est le Patrouilleur dont je vous ai parle, murmura Everard a son hotesse. Il est en avance. -- Faites-le entrer. >> Julio Vasquez paraissait bel et bien deplace : petit, trapu, le teint basane, les cheveux noirs, le visage aplati et le nez busque. Quoique ne au XXIIe siecle, c'etait un Andin de pure souche ou quasiment, se rappela Everard. Mais le quartier etait sans nul doute coutumier des visiteurs exotiques. Non seulement Londres etait le centre d'un empire a l'echelle mondiale, mais en outre, York Place donnait sur Baker Street. Helen Tamberly souhaita la bienvenue au visiteur et demanda a sa domestique de preparer du the. La Patrouille l'avait guerie du racisme propre a l'ere victorienne. Ils reprirent la conversation en temporel, car elle ne parlait ni l'espagnol ni le quechua, et quant a Vasquez, l'anglais etait une langue trop etrangere a son milieu et a ses activites de Patrouilleur pour qu'il ait pris la peine d'en acquerir plus que des rudiments. -- Les conquistadores etaient d'authentiques salop... rufians, c'est bien connu, remarqua Everard. Si je me souviens bien, Pizarro n'a meme pas daigne liberer Atahualpa apres que sa rancon eut ete versee. Non, il a organise un proces bidon et l'a fait condamner a mort. Enterre vivant, c'est ca ? -- Sa sentence a ete commuee en garrottage apres qu'il eut accepte le bapteme, corrigea Vasquez, et nombre d'Espagnols, y compris Pizarro, ont eu honte de leurs agissements par la suite. Ils craignaient qu'Atahualpa, une fois libere, ne souleve le peuple contre eux. Par la suite, c'est ce qu'a fait Manco II, leur empereur fantoche. >> Un temps. Conquista ne fut qu'une succession d'atrocites - massacres, pillages, asservissements... Mais vous avez appris l'histoire dans des ecoles anglophones, mes amis, et l'Espagne a ete des siecles durant la rivale de l'Angleterre. La propagande relative a ce conflit a perdure. En verite, les Espagnols, Inquisiteurs compris, n'etaient ni pires ni meilleurs que les autres conquerants de cette epoque, et on trouvait meme des gens de bien parmi eux. Cortes en personne, et meme Torquemada, ont tente d'obtenir un semblant de justice pour les indigenes. N'oubliez pas que ces populations ont survecu sur toute l'etendue de l'Amerique latine, notre terre ancestrale, alors que les Anglais, et leurs successeurs yanquis et canadiens, n'ont pas fait dans la dentelle. -- Touche[17], dit Everard. -- S'il vous plait, murmura Helen Tamberly. -- Mes excuses, senora, dit Vasquez en s'inclinant sur son siege. Je ne souhaitais pas vous insulter, seulement vous faire apprehender les difficultes que j'ai rencontrees. Apparemment, le moine et le caballero sont entres une nuit dans le batiment ou etait entrepose le tresor. Comme ils n'avaient pas reapparu au lever du jour les sentinelles, inquietes, ont ouvert la porte. Personne a l'interieur. Toutes les entrees etaient surveillees. Quantite de rumeurs se sont repandues. J'en ai eu des echos par les Indiens, que je ne pouvais pas non plus interroger en detail. J'etais un etranger a leurs yeux, souvenez-vous, et ils se mefiaient de tout ce qui ne venait pas de leur village natal. Les bouleversements qui agitaient leur empire m'ont permis de justifier ma presence dans leur cite, mais mon alibi n'aurait pas resiste a un examen pousse si quelqu'un s'y etait interesse de trop pres. >> Everard tira sur sa pipe. > Vasquez haussa les epaules. -- L'histoire telle que nous la connaissons n'en fait pas etat, grommela Everard. Ce segment d'espace-temps est-il vraiment crucial ? -- La Conquista dans son ensemble est une periode cle de l'histoire du monde. Quant a cet episode... qui sait ? Nous n'avons pas cesse d'exister, bien que nous soyons en aval par rapport a lui. -- Ce qui ne prouve pas que ca durera >>, repliqua Everard. Nous risquons de n'avoir jamais existe, pas plus que le monde qui nous a engendres. Une annihilation encore pire que la mort. -- Un commencement d'idee, peut-etre, repondit l'interesse. Je pense qu'une ou plusieurs personnes equipees d'un vehicule temporel projetaient de s'emparer de la rancon. -- Oui, cela me parait plausible. Entre autres instructions, Tamberly etait cense surveiller l'evolution de la situation et prevenir la Patrouille au moindre signe suspect. -- Comment l'aurait-il pu a moins de revenir en aval ? demanda son epouse. -- Il laissait des messages enregistres dans des emetteurs de radiations Y ayant l'aspect de cailloux ordinaires, expliqua Everard. On a inspecte les points de depot convenus, sans rien trouver excepte des rapports de routine portant sur ses observations. -- J'ai du interrompre ma mission pour effectuer cette enquete, reprit Vasquez. Je travaillais une generation plus tot, durant le regne de Huayna Capac, le pere d'Atahualpa et de Huascar. Nous ne pouvons pas comprendre la Conquista sans explorer au prealable la grande civilisation complexe qu'elle a detruite de fond en comble. >> Un immense empire s'etendant de l'Equateur au Chili, de la cote du Pacifique aux sources de l'Amazone. > Everard poussa un sifflement. -- Non. Rien de concret. Ce milieu est particulierement impenetrable. >> Vasquez se fendit d'un sourire en coin. e siecle, je me dois de preciser que l'Empire inca n'avait rien d'une nation paisible et peuplee d'innocents. C'etait un Etat qui pratiquait l'expansionnisme tous azimuts. Un Etat totalitaire, qui plus est ; la vie y etait regentee dans les moindres details. Sans exces de cruaute ; les sujets qui se conformaient a la loi etaient plutot bichonnes. Mais malheur a ceux qui se rebellaient. Les nobles eux-memes n'avaient pratiquement aucune liberte. Seul l'Inca, le divin souverain, jouissait de ce privilege. Imaginez les difficultes que rencontre un etranger souhaitant s'integrer, meme s'il appartient a la meme ethnie. A Caxamalca, j'affirmais etre un fonctionnaire charge de rediger un rapport a l'intention de mes superieurs. Avant l'arrivee de Pizarro, jamais je n'aurais pu maintenir une telle couverture. Et je n'ai pu recueillir que des informations de seconde ou de troisieme main. >> Everard acquiesca. Comme presque tous les grands evenements de l'histoire, la Conquista n'etait ni une atrocite absolue ni une totale benediction. Cortes avait mis un terme aux horribles sacrifices humains des Azteques, Pizarro avait introduit sur le continent sud-americain l'embryon du concept de dignite individuelle. L'un comme l'autre avaient eu des allies indiens, qui avaient adhere a leur cause pour d'excellentes raisons. Enfin, le devoir d'un Patrouilleur n'etait pas de donner des lecons de morale. Il devait preserver ce qui etait, du debut a la fin des temps, et aussi proteger et sauver ses camarades. > Jenkins servit le the. 30 octobre 1986 Surprenant, ce Mr Everard. Ses lettres et ses coups de fil de New York semblaient emaner d'un intellectuel du genre courtois. En le decouvrant en chair et en os, j'ai l'impression d'avoir affaire a un boxeur au nez casse. Quel age peut-il bien avoir - quarante ans ? Difficile a dire. A le voir, il a pas mal bourlingue. Mais peu importe son physique. (Je suis sur que je le trouverais sexy si les circonstances s'y pretaient. Ce qui n'arrivera pas. Et ca vaut mieux. Zut !) Il parle d'une voix posee, emploie des formules un peu surannees, a l'oral comme a l'ecrit. Franche poignee de mains. > Rendez-vous a ete pris dans le hall de son hotel du centre-ville. > lui lance-je. Il acquiesce. > Prudence. -- Pourquoi pas ? Il fait un temps splendide et ca fait des annees que je n'ai pas mis les pieds a Palo Alto. On va faire un tour sur le campus ? >> Un temps splendide, oui, l'ete indien deployant sa gloire avant l'arrivee de la pluie. Encore quelques jours de ce regime, et on va avoir droit au smog. Pour l'instant, le ciel est d'un azur uniforme et le soleil lance sur nous ses feux d'or. Je vais pouvoir admirer les eucalyptus vert pale et argent, au parfum entetant. En depit des circonstances (mais qu'est-ce qui est arrive a oncle Steve ?), je ne peux m'empecher d'etre excitee. Imaginez, un authentique detective prive ! Nous sortons et tournons a gauche. -- Vous interroger, comme je vous l'ai explique. J'aimerais que vous me parliez du Dr Tamberly. Peut-etre que vous me fournirez quelques indices. >> La fondation qui emploie oncle Steve a bien fait d'engager cet homme. Certes, tonton represente pour elle un certain investissement. C'est pour son compte qu'il effectue des recherches en Amerique du Sud. Il me tarde de lire le livre qu'il va en tirer. Son succes ne pourra que rejaillir sur ladite fondation. Sans parler des avantages fiscaux qu'elle en retirera. Non, pas question de me laisser aller a ce genre de cynisme. C'est bon pour les bizuths. -- Peut-etre. J'ai egalement l'intention de le voir, ainsi que son epouse. Mais, a ce que l'on m'a dit, vous etes la niece preferee de votre oncle. Je parierais qu'il vous a revele certains details sur lui - rien d'extraordinaire, rien qui ne vous ait frappee, sans doute, mais des petits details susceptibles de m'eclairer sur sa personnalite, de m'orienter dans certaines directions. >> Je deglutis. Six mois sans donner de nouvelles, sans meme envoyer une carte postale. -- Vous m'avez deja pose cette question, me rappelle Everard. Il a toujours souhaite travailler en independant. C'est a cette condition qu'il a accepte le financement. Nous savons qu'il comptait aller dans les Andes, mais c'est a peu pres tout. Cette region est tres vaste. Les autorites des pays concernes ne nous ont rien appris de concret. >> J'hesite a poursuivre, de peur de sombrer dans le melodrame, mais... -- Nous n'avons aucune information dans ce sens, Miss Tamberly. Esperons que non. Peut-etre qu'il a pris un risque de trop et que... Mais passons. Il m'importe avant tout de mieux le connaitre. >> Il sourit. Cela plisse son visage. -- Il a toujours ete... comment dirais-je reserve. Jaloux de son intimite. -- Mais il avait un faible pour vous. Puis-je vous poser quelques questions personnelles, pour commencer ? -- Allez-y. Je ne vous garantis pas que j'y repondrai. -- N'ayez crainte, ca n'ira pas tres loin. Vous etudiez a Stanford et vous entamez votre annee de maitrise, c'est cela ? Dans quelle discipline ? -- La biologie. -- Un peu vague comme reponse, non ? >> Ce n'est pas un cretin. -- Prochaine etape : le doctorat. C'est ca ? -- Oh ! oui. Si on veut faire de la science, passer une these est indispensable. -- Vous ressemblez davantage a une athlete qu'a une polarde, si je puis me permettre. -- Je pratique le tennis, ainsi que la randonnee. J'adore la nature et la chasse aux fossiles me permet d'assouvir cette passion. >> Sur une impulsion : > Soudain, voila que mes yeux se brouillent. -- Ca a l'air passionnant. Vous parlez l'espagnol ? -- Presque couramment. On partait souvent en vacances au Mexique quand j'etais petite. J'y vais encore de temps a autre, et j'ai aussi visite l'Amerique du Sud...>> C'est un type vraiment sympa. >, comme dirait papa. On s'est assis sur un banc pour bavarder, on est alles boire une biere a la cafeteria et il a fini par m'inviter a diner. Rien de trop huppe ni de trop romantique. Mais ca valait la peine de secher quelques cours. Je lui ai raconte pas mal de choses. Bizarrement, il ne m'a quasiment rien dit sur lui. Je m'en rends compte alors qu'il me souhaite une bonne nuit apres m'avoir raccompagnee a ma piaule. > Il attrape son portefeuille, en sort une carte de visite. > Mortellement serieux : > Oncle Steve serait-il un agent de la CIA ? Soudain, la soiree semble se rafraichir. > Je saisis la carte de visite et m'empresse de rentrer chez moi. 11 mai 2937 av. J.C. comme ca. >> Mouvement vif et brutal. > Pas la moindre trace de vantardise dans sa voix. Les Exaltationnistes avaient commis une bevue fort repandue : sous-estimer un homme du passe. Si celui-ci ignorait tout du savoir qu'ils maitrisaient du fait de leur civilisation plus avancee, il n'en etait pas moins leur egal en matiere de ruse. Et il etait en outre issu d'une culture aguerrie par plusieurs siecles de conflit - un conflit rapproche, ou on affrontait l'ennemi au corps-a-corps plutot que de s'opposer a lui via des consoles electroniques. > marmonna Tamberly. Castelar fit non de la tete. > Il se signa, puis soupira. > Tamberly frissonna en depit de la chaleur. Il etait assis parmi de hautes herbes, sous un soleil au zenith. Castelar le dominait de toute sa taille, le plastron etincelant, l'epee dans la main, les jambes bien ecartees, tel un colosse enfourchant le monde. Le scooter se trouvait a plusieurs metres de la. Un peu plus loin, un fleuve courait vers l'ocean, qui, a en juger par le panorama s'offrant a lui, devait se trouver a cinquante kilometres de distance. La presence dans la vegetation de palmiers et de cherimoliers[18] permettait de conclure qu'ils se trouvaient > en Amerique tropicale. Si sa memoire etait bonne, il avait programme un deplacement temporel plus important que le deplacement spatial. Devait-il tenter de bondir sur la machine et de filer avant que l'Espagnol ait eu le temps de reagir ? Non, c'etait impossible. Sa condition physique le lui interdisait. Comme la plupart des agents, il avait ete forme aux arts martiaux. Peut-etre que ca compenserait la superiorite physique de son adversaire. (Un cavalier digne de ce nom etait plus robuste et plus resistant qu'un champion olympique du XXe siecle.) Il ne se sentait a la hauteur ni sur le plan physique, ni sur le plan mental. S'il avait retrouve son libre arbitre une fois debarrasse du kyradex, cela ne lui servait pas a grand-chose pour l'instant. Il se sentait vide, les synapses ensablees, les paupieres plombees, la cervelle recuree. Castelar lui decocha un regard mauvais. > Dois-je garder le silence et l'inciter a m'eliminer ? se demanda Tamberly en luttant contre sa lassitude. Je suppose qu'il commencera par me torturer afin d'obtenir ma cooperation. Mais ensuite, il se retrouvera naufrage, inoffensif... Non. Il cherchera surement a faire fonctionner le vehicule. Ce qui causera sans doute sa perte ; mais avant cela, quelle catastrophe pourrait-il declencher ? Je dois remettre mon sacrifice a plus tard, ne m'y resoudre qu'a la derniere extremite. Il leva les yeux vers le visage aquilin du caballero et reussit a articuler : > Sauf que tu ignores tout du magnetisme, je le parierais. > Castelar acquiesca. > Decidement, ce type n'a rien d'un abruti. A sa maniere, c'est peut-etre meme un genie. Oui, non seulement il a etudie au seminaire, mais en outre il m'a confie qu'il avait lu et apprecie les aventures d'Amadis de Gaule - ces romans de chevalerie qui enchantaient ses contemporains - et je l'ai entendu un jour faire une remarque temoignant d'une grande connaissance de l'islam. Castelar se raidit. > Tamberly fouilla son esprit. Le kyradex avait neutralise son conditionnement. Plus rien ne l'empechait de deblaterer sur le voyage temporel et la Patrouille du temps. Plus rien hormis son sens du devoir. Il devait prendre le controle de ce cauchemar. S'il avait eu droit a un peu de repos, si son corps et son esprit avaient eu le temps de se remettre de leurs epreuves, il n'aurait guere eu de peine a berner Castelar. Si vif soit-il, cet homme n'etait pas de taille a s'adapter a l'etrange realite ou il etait plonge. Mais, pour le moment, Tamberly n'etait plus que l'ombre de lui-meme. Et le caballero, percevant sa faiblesse, etait bien resolu a l'exploiter sans pitie. > L'epee emergea du fourreau, y retourna dans un claquement sec. > Un coup de pied dans les cotes. Le souffle coupe, il roula sur lui-meme. Une vague de douleur deferla sur lui. Comme au sein d'un roulement de tonnerre, il entendit : > Il s'obligea a se redresser sur son seant, mais courba le dos sous l'oeil implacable de son tortionnaire. > Une quinte de toux. > L'interrogatoire se poursuivit. Castelar avait-il recu l'enseignement des dominicains, les maitres d'oeuvre de l'Inquisition espagnole ? Ou bien avait-il tout simplement appris a cuisiner les prisonniers de guerre ? Tamberly envisagea tout d'abord de lui dissimuler l'existence du voyage temporel. Mais il laissa echapper une allusion parlante, a moins que Castelar ne l'ait subtilement conduit a le faire, et c'en fut fini de sa pauvre ruse. Il s'etonna de la rapidite avec laquelle le caballero assimila ce concept. La theorie lui etait indifferente. Tamberly lui-meme n'en avait qu'une vague idee, car elle etait le fruit d'une science posterieure de plusieurs millenaires a son epoque. Initialement depasse par l'idee que temps et espace ne faisaient qu'un, Castelar cessa de se tourmenter sur ce point pour se concentrer sur les aspects pratiques de la chose. L'important a ses yeux, c'etait que cette machine fabuleuse soit capable de voler, de flotter et de le conduire ou et quand il le souhaitait. Peut-etre n'y avait-il rien d'etonnant a ce qu'il s'adapte aussi vite a un tel prodige. Au XVIe siecle, meme les hommes instruits croyaient aux miracles ; ceux-ci faisaient parties des dogmes judaique, chretien et musulman. En outre, ils vivaient dans un monde en plein bouleversement ou se succedaient decouvertes, idees et inventions plus extraordinaires les unes que les autres. Les Espagnols, en particulier, ne juraient que par les gestes et les romans de chevalerie Cervantes n'avait pas encore accompli son oeuvre satirique. Nul scientifique n'avait declare a Castelar que le voyage dans le temps etait impossible, nul philosophe ne lui avait jamais expose les raisons pour lesquelles il etait contraire a la logique. Il l'accepta donc comme un fait accompli. Par contre, la mutabilite de l'avenir parut lui echapper completement. A moins qu'il ait refuse de s'arreter a de tels details. >, declara-t-il, et il entreprit d'arracher a sa victime tout le savoir qu'il estimait necessaire de maitriser. L'idee que des galions puissent appareiller pour d'autres epoques enflammait son imagination. Non que les plus rares des tresors des ages aient excite sa convoitise : les origines de la civilisation, les poemes perdus de Sappho, le recital du plus grand joueur de gamelan que l'histoire ait jamais connu, des sculptures en tridi susceptibles de rapporter une rancon de roi... Il ne pensait que rubis, esclaves et - surtout - armes a feu. A ses yeux, il etait raisonnable que les souverains de l'avenir cherchent a reguler le voyage temporel et les bandits a detrousser les voyageurs. > Le soleil etait bas dans le ciel. Tamberly avait la gorge assechee par la soif. Il avait l'impression que son crane allait se fendre, ses os se pulveriser. La masse floue de Castelar - impitoyable, infatigable - occupait son champ visuel. -- Ah bon ? >> Sourire carnassier. > Tamberly se sentait aussi moulu que si le caballero lui avait assene des coups de poing plutot que des questions. > Castelar se caressa la barbe. > Il se redressa d'un bond. > Il dut trainer son prisonnier jusqu'au scooter temporel. Je dois lui mentir, ou alors gagner du temps, ou au pire rester muet et encaisser les coups. Mais Tamberly ne put respecter cette resolution. L'epuisement, la douleur, la soif, la faim eurent raison de lui. Il etait incapable de resister. Castelar ne le quittait pas des yeux, pret a lui sauter dessus au moindre signe suspect ; et Tamberly n'avait plus la force de ruser. Il lui decrivit les fonctions du panneau de controle. Lui montra comment taper la date souhaitee. La machine enregistrait tous ses deplacements dans le continuum. Oui, ils avaient fait un grand bond dans le passe, au XXXe siecle av. J.C. > S'il avait ete d'attaque, Tamberly aurait pu profiter de cet instant d'extase pour lui decocher un atemi. A peine s'il eut la force de chercher a atteindre un activateur. Castelar le jeta a terre d'une pichenette. Il manqua sombrer dans l'inconscience, mais la pointe de l'epee eut vite fait de le ranimer. Affichage de la carte. Position actuelle : pres de la cote du futur Etat d'Equateur. Obeissant aux instructions de Castelar, Tamberly fit defiler la totalite du globe sur l'ecran. Le conquistador s'attarda un moment sur la Mediterranee. > Avec l'aide de l'unite cartographique, qui pouvait afficher n'importe quelle partie du monde a l'echelle souhaitee, le systeme de pilotage spatial etait d'une simplicite enfantine. Du moins si on se contentait de coordonnees approximatives. Castelar declara avec sagesse qu'il attendrait d'avoir un peu d'experience avant de tenter de s'introduire dans une salle du tresor. Quant au pilotage temporel, il necessitait la maitrise de la numerotation postarabe, mais l'hidalgo ne mit que quelques minutes a l'acquerir. Une telle maniabilite allait de soi. Un chrononaute pouvait etre amene a quitter precipitamment tel point de l'espace-temps. Paradoxalement, il etait bien plus delicat d'apprendre le pilotage aerien en antigravite. Castelar se fit decrire les controles puis enfourcha le scooter pour un vol d'essai, ordonnant a Tamberly de prendre place derriere lui. >, menaca-t-il. Tamberly aurait prefere ce genre de conclusion. Lui-meme faillit s'abimer dans le vide peu apres le decollage, mais Castelar ne tarda pas a prendre de l'assurance. Il tenta un petit saut dans le temps, reculant d'une demi-journee. Voila que le soleil etait haut dans le ciel et que le scanner lui montrait en contrebas... un moine et un caballero. Choque, il s'empressa de revenir a son moment de depart. Puis il testa les commandes spatiales, se retrouvant quelques metres au-dessus du sol. Au bout d'une minute de surplace, il proceda a un atterrissage un peu brusque. Ils descendirent tous les deux. -- Je vous en supplie, fit Tamberly. Pouvons-nous aller au bord de l'eau ? Je meurs de soif. -- Vous pouvez boire. Mais il n'y a ici ni feu ni nourriture. Nous devons nous trouver un refuge plus hospitalier. -- Ou cela ? croassa Tamberly. -- J'y ai longuement reflechi. Il n'est pas question que j'aille voir votre souverain, ce serait me livrer a lui pieds et poings lies. Et il me confisquerait cette machine qui peut rendre de grands services a la chretiente. Devons-nous retourner a Caxamalca lors de cette fameuse nuit ? Pas davantage. Nous risquerions de tomber sur les pillards. Et dans le cas contraire, avec tout le respect que je dois a mon capitaine Pizarro... j'aurais des difficultes a lui expliquer la situation. Mais si je reviens vers lui porteur d'armes redoutables, il ecoutera mon conseil. >> En depit de la brume qui lui obscurcissait l'esprit, Tamberly se rappela que les Indiens peruviens n'etaient pas completement soumis lorsque les conquistadores avaient commence a s'entre-dechirer. > Il ignorait ce qui l'attendait, songea Tamberly. Automobiles, avions, gratte-ciel, television... Mais il ne se defaisait pas pour autant de sa mefiance. > Soudain, menacant : > A l'ouest, le soleil deversait sa lumiere doree. Les oiseaux volaient vers leurs nids au sein du feuillage vert fonce. Le fleuve etincelant coulait, coulait... Castelar n'hesita pas a recourir a la force. Il etait expert en la matiere. Wanda... elle devait passer l'ete 1987 aux Galapagos, et Dieu sait que ces iles etaient paisibles... L'exposer ainsi au danger constituait une violation flagrante du reglement de la Patrouille ; sur ce plan-la, le kyradex avait delivre Tamberly de toute inhibition. Mais c'etait une jeune fille intelligente et pleine de ressources, et de surcroit presque aussi forte qu'un homme. Elle ne manquerait pas de secourir son malheureux oncle. Et Castelar, outre qu'il serait distrait par sa beaute, ne se mefierait pas d'une femme. A eux deux, les Americains parviendraient bien a se creer une occasion... Par la suite, le Patrouilleur se maudirait maintes et maintes fois. Mais ce ne fut pas lui qui rendit les armes devant l'impitoyable caballero ; c'etait une epave affublee de son visage. La carte et les coordonnees de l'archipel, encore inconnu du genre humain en l'an 1535 ; une vague description ; l'explication de la presence de la jeune femme (initialement stupefait, Castelar se rappela les amazones des romans de chevalerie) ; un bref apercu de son caractere ; sa tendance a randonner en solitaire, ce qui l'amenait a s'eloigner des amis qui l'accompagnaient d'ordinaire... Question apres question, le caballero traqua quantite de precieuses informations avec une obstination de predateur. Le soir etait tombe. Avec une rapidite toute tropicale, la nuit deployait deja ses premieres etoiles. Un jaguar poussa un cri. -- Puis-je aller boire, s'il vous plait ? >> Tamberly serait oblige de ramper jusqu'au fleuve. > Le desespoir fit a Tamberly l'effet d'une douche froide. Il se redressa sur son seant. -- Non, non. Je n'ai pas encore confiance en vous, mon ami. Je vais voir si je peux me debrouiller tout seul. Ensuite... qu'il en soit fait selon la volonte de Dieu. Au revoir, je reviendrai vous chercher. >> L'eclat du soleil accrocha son casque et son corselet. Le chevalier espagnol se dirigea vers le scooter temporel. Il l'enfourcha. Les touches lumineuses du panneau de controle obeirent a ses doigts. San Jago ! >> lanca-t-il. Il s'eleva de quelques metres. Un petit bruit etouffe, et il avait disparu. 12 mai 2937 av. J.C. Tamberly se reveilla a l'aube. La berge du fleuve lui faisait une couche humide. Les roseaux bruissaient sous le vent, les eaux ronronnaient et gazouillaient. Une odeur de vie emplissait ses narines. Son corps tout entier etait endolori. La faim lui tenaillait l'estomac. Mais il avait les idees claires, l'esprit lave de l'influence pernicieuse du kyradex et repose des tourments qu'il avait endures. Il pouvait a nouveau reflechir, agir en homme. Il se leva peniblement et inhala l'air frais avec volupte. Le ciel etait d'un bleu pale uniforme, seulement rompu par un vol de corbeaux qui bientot s'evanouit. Castelar n'etait pas revenu. Peut-etre fallait-il lui accorder un peu de temps. Il avait ete choque en se voyant lui-meme depuis le ciel. Mais peut-etre ne reviendrait-il jamais. Il avait pu mourir dans l'avenir, ou bien decider d'abandonner le faux moine a son sort. Impossible de le savoir. Tout ce que je peux faire, c'est veiller a ce qu'il ne me retrouve pas. Tenter de rester libre. Tamberly se mit en route. Il etait encore faible, mais s'il mobilisait toute son energie et suivait le cours du fleuve, il aboutirait forcement a l'ocean. Il y avait de grandes chances pour que l'estuaire soit habite. Cela faisait longtemps que l'Amerique etait peuplee par des hommes venus d'Asie. Des primitifs, certes, mais surement hospitaliers. Avec les techniques qu'il maitrisait, il parviendrait aisement a devenir un membre important de leur societe. Ensuite... il avait deja sa petite idee. 22 juillet 1435 Il me lache. Je tombe de quelques centimetres, perds l'equilibre, me retrouve a terre. Je rebondis. Je m'eloigne a quatre pattes. Puis je m'arrete. Et je le regarde. Il me sourit sur sa selle. Presque assourdie par le sang qui bat a mes tempes, je l'entends qui me dit : > Seuls ! Je parcours les lieux du regard. Nous sommes pres de l'ocean, au bord d'une baie, et, a en juger par les contours de la cote, ce doit etre la baie de l'Academie, pres de la Station Darwin... mais ou est passee celle-ci ? Et la route de Puerto Ayora ? Je ne vois que des specimens de matazarno et de palo santo, des touffes d'herbe et de rares cactus. Le desert. Les restes d'un feu de camp... Seigneur Dieu ! Cette carapace, ces os ronges... Ce salopard a tue et devore une tortue des Galapagos ! > J'ai la gorge si seche que je peine a repondre. > Il descend de son engin. Se fend d'une gracieuse reverence. > Ce type est cingle, ou alors c'est moi, ou alors c'est le monde tout entier. Je me demande si je reve, si j'ai recu un coup sur la tete, si j'ai la fievre, si je delire. On ne le dirait pas. Les plantes qui m'entourent sont familieres. Normales. Le soleil a un peu monte dans le ciel, l'air s'est un peu rafraichi, mais les odeurs qu'exhale la terre sont les memes que d'habitude. Une sauterelle stridule dans un coin. Un heron bleu passe dans le ciel. Et si tout cela etait reel ? > Comme pour me rassurer : > J'acquiesce et je suis son conseil. Il ramasse un objet pose par terre, s'approche de moi pour me le tendre, recule des qu'il l'a lache. Surtout, ne pas effaroucher la pauvre enfant. C'est un seau rose vif, un peu fendille mais encore etanche, pas au point cependant d'etre conserve. Il a du le recuperer dans une decharge publique. Meme pour les insulaires les plus miserables, le plastique est un produit bon marche. Le plastique. C'est la goutte d'eau. Je suis victime d'un canular. Pas drole, le canular. Bon Dieu ! Mais je suis prise de fou rire ! Impossible de m'arreter. > Qu'est-ce que c'est que ce macho ? Je n'ai rien d'une feministe a poil dur, mais un discours pareil de la part d'un kidnappeur, ca me debecte. Je cesse peu a peu de rire. Je me leve. Je bande mes muscles. Ils tremblent un peu. Mais, bizarrement, je n'ai plus peur. Je suis furieuse. Et plus consciente que jamais de tout ce qui m'entoure. Il se tient devant moi, aussi net que si un flash venait de l'illuminer. Taille moyenne ; plutot maigre ; mais une poigne de fer, ainsi que j'ai pu le constater. Type hispanique, un Europeen de pure souche, mais le cuir tanne par le soleil. Son costume ne sort pas d'un magasin de location. Fringues fanees, reprisees, crasseuses ; teinture vegetale. Lui aussi, il est mal lave. Mais le fumet qu'il degage n'a rien de malsain - c'est celui d'un homme qui vit en plein air. Sa cuirasse et son casque a crete, qui se prolonge en protege-nuque, sont rayes et cabosses. S'agit-il d'un soldat ? Une epee pend a sa ceinture. Ainsi qu'un fourreau cense abriter un poignard. Vu qu'il est vide, il a du se servir de son epee pour depecer la tortue et se bricoler une brochette. Les branches tombees des arbres lui ont fourni du petit bois. J'apercois les outils avec lesquels il a allume son feu. Les tendons qui lui servent de cordes. Ca fait un bail qu'il est dans les parages. Dans un murmure : -- Sur l'une des iles de cet archipel. Vous la connaissez sous le nom de Santa Cruz. Et cinq siecles avant votre epoque. Cet endroit ne sera decouvert que dans cent ans. >> Respire lentement. Sois sage, o mon coeur. J'ai lu mon content de science-fiction. Voyage dans le temps, d'accord. Mais... un conquistador espagnol ? quand venez-vous ? -- Je vous l'ai dit. D'un siecle dans l'avenir. J'ai bataille avec les freres Pizarro et nous avons renverse l'empereur paien du Perou. -- Comment se fait-il que je vous comprenne ? >> Minute, Wanda. Rappelle-toi ce que t'a dit oncle Steve. Si j'etais tombee sur un Anglais du XVIe siecle, jamais on n'aurait pu se parler. L'orthographe n'a pas (n'aura pas) totalement change, mais la prononciation, c'est une autre paire de manches. L'espagnol est une langue beaucoup plus stable. Oncle Steve ! Reste calme. Garde une voix posee. Je n'y arrive pas. Au moins, regarde cet homme dans les yeux. > Il prend un air exaspere. > Il me jette un regard de chat devant un trou de souris. > Oncle Steve, un voyageur temporel ? Ce coup-ci, je manque succomber au vertige qui me saisit. Mais je reussis a reprendre mes esprits. Don Luis Et Caetera voit bien que je suis surprise. Mais peut-etre qu'il s'en doutait. Mon petit doigt me dit que c'est ce qu'il cherche, qu'il ne veut pas me donner le temps de reflechir. > 22 mai 1987 En un clin d'oeil, on y est. C'est comme un coup au plexus solaire. Je manque m'effondrer. Je m'agrippe a sa ceinture. Enfouis mon visage dans sa cape reche. Du calme, ma fille. Il t'a prevenue que la transition serait rude. Lui-meme est pas mal secoue. Je l'entends qui marmonne : Ave Maria gratioeplena...>> Comme il fait froid dans les hauteurs ! Pas de lune, mais une foule d'etoiles. Et les feux d'un avion qui clignotent... La peninsule est gigantesque, une galaxie se deployant huit ou neuf cents metres en contrebas. Et toutes ces lumieres - blanches, jaunes, rouges, vertes, bleues - les voitures qui se pressent de San Jose a San Francisco. A gauche, la masse noire des collines. A droite, des tenebres chatoyantes, la baie hachuree par les ponts. Sur l'autre rive, des semis d'etoiles - les villes entrevues. Vendredi, dix heures du soir. Combien de fois ai-je deja savoure ce spectacle ? Bien a l'abri dans un avion. A califourchon sur une becane spatio-temporelle, en compagnie d'un homme ne cinq siecles avant moi, c'est une autre paire de manches. Il se reprend. Son courage leonin... sauf qu'un lion ne foncerait pas tete baissee dans l'inconnu, comme lui et ses semblables l'ont fait apres que Colomb leur eut offert tout un monde a piller. -- Non, c'est le pays d'ou je viens, et ces lueurs sont des lampes, dans les rues, dans les maisons et dans... dans les chariots. Ces chariots se deplacent tout seuls, sans qu'on doive y atteler des chevaux. La-haut vogue un navire volant. Mais il ne peut sauter d'un lieu a l'autre, d'une epoque a l'autre, contrairement a cet engin. >> Une super-heroine ne perdrait pas de temps a lui expliquer tout ca. Elle lui servirait un quelconque bobard, profiterait de son ignorance pour lui tendre un quelconque piege. Oui, mais lequel ? Je ne suis qu'une fille ordinaire, le super-heros, c'est lui. Le fruit de la selection naturelle qui prevaut dans sa culture. Quand on n'est pas assez dur, on ne vit pas assez longtemps pour procreer. Et si un paysan peut se permettre d'etre stupide - c'est meme dans son interet -, on ne peut pas en dire autant d'un militaire qui n'a pas de Pentagone pour lui dicter sa conduite. Et puis, cet interminable interrogatoire sur l'ile de Santa Cruz (imaginez un peu : c'est moi, Wanda Tamberly, qui suis la premiere femme a y avoir pose le pied !) m'a completement lessivee. S'il n'a jamais leve la main sur moi, il ne m'a pas menagee pour autant. J'ai fini par renoncer a toute resistance. Par me persuader que la collaboration etait ma seule option. Si je ne filais pas doux, il risquait de commettre une erreur qui signerait notre arret de mort, sans parler de celui d'oncle Steve. >, murmure Luis. Les seules villes qu'il connait sont plongees dans les tenebres a la nuit tombee. Impossible d'y circuler sans lanterne. Parfois, mais pas toujours, on y dispose des pierres surelevees au centre de la chaussee, afin que les pietons ne marchent pas dans les immondices. Il revient a des considerations tactiques. -- Oui, a condition d'etre prudents. N'allez pas trop vite, je vais vous guider. >> Je reconnais le campus de Stanford, une vaste parcelle entenebree. Je me penche vers lui, m'accrochant a sa cape de la main gauche. Ces selles sont bien concues : mes genoux me calent en position. Si jamais je tombe, ce sera de haut. Je leve le bras droit. Pointe l'index. > L'engin pique du nez. Nous descendons. Son fumet emplit a nouveau mes narines. Comme je l'ai remarque, il est puissant sans etre aigre - ouais, le parfum du macho. Je ne peux m'empecher de l'admirer. Un heros, selon ses propres criteres. Du diable si je ne lui souhaite pas de reussir dans sa folle entreprise. Hola, on se calme ! Reprends-toi, ma fille. Tu te conduis comme ces victimes de kidnapping qui s'identifient avec leurs ravisseurs. Le syndrome Patty Hearst. N'empeche que don Luis a accompli un veritable exploit, bon sang ! Il est aussi brillant qu'audacieux. Imaginez un peu. Je m'efforce d'evaluer son plan en fonction de ce qu'il m'en a revele et de ce que j'ai pu deduire par moi-meme. Pas facile. Lui-meme pilote au juge la plupart du temps. En se raccrochant a la Sainte Trinite et aux saints les plus guerriers. Soit il reussira, auquel cas il leur dediera son triomphe, surpassant dans sa gloire l'Empereur en personne ; soit il echouera, ce qui lui vaudra de monter tout droit au paradis, absous de tous ses peches car il aura oeuvre au nom de la chretiente. Ou plutot du catholicisme. Le voyage dans le temps, c'est du serieux. Il existe meme une sorte de guarda del tiempo et oncle Steve en fait partie. (Oh ! oncle Steve, tu m'as cache ca alors meme qu'on se retrouvait pour rire, pour bavarder, pour pique-niquer en famille, pour regarder la tele, pour jouer aux echecs...) Et il existe aussi des brigands qui ecument les siecles, et ca, c'est plus terrifiant que tout le reste. Luis a echappe a leurs griffes, s'emparant de cet engin, puis de mon humble personne, afin d'accomplir son extraordinaire projet. Il est parvenu jusqu'a moi en pressant oncle Steve comme un citron. Je n'ai pas vraiment envie d'imaginer les details, meme s'il m'affirme qu'il l'a plus ou moins laisse indemne. Ensuite, il a file dans les Galapagos pour y etablir un camp de base avant l'epoque de leur decouverte. Puis il a effectue plusieurs missions de reconnaissance au XXe siecle, en 1987 plus precisement. Il savait que je serais dans les parages et j'etais la seule personne qu'il esperait pouvoir... utiliser. Son camp de base se trouve dans l'arboretum derriere la Station Darwin. Il pouvait y laisser son engin pendant quelques heures, notamment en debut de matinee, en fin d'apres-midi et a la nuit tombee. Il se defaisait de son armure et allait faire un tour en ville. Ses fringues etaient plutot speciales, mais il veillait a n'aborder que des indigenes des classes inferieures, qui ont l'habitude des touristes excentriques. Il les faisait parler a coups de menaces, de promesses et de pourboires. Ca ne m'etonnerait pas qu'il ait pique du fric a droite et a gauche. Qui veut la fin veut les moyens. A force de poser des questions, il a fini par savoir ce qu'il voulait sur l'epoque - et sur moi. Quand il a appris que j'allais bientot partir et que j'avais decide de faire une petite rando, il lui a suffi de planer dans les airs, de m'observer sur son ecran puis de me sauter dessus a la premiere occasion. Et voila. Enfin, disons que c'est ce qu'il fera en septembre prochain. Aujourd'hui, nous sommes le vendredi precedant le Memorial Day[19]. Il voulait que je l'emmene dans ma piaule a un moment ou personne ne risquait de nous deranger. Notamment moi-meme. (Quel effet ca fait de se rencontrer en chair en os ?) Je me trouve presentement a San Francisco, en compagnie de papa, de maman et de Suzy. Demain, on va faire un tour a Yosemite. Retour lundi matin, pas avant. On va se retrouver tous les deux chez moi. Les trois autres apparts sont vides, leurs occupants partis pour le week-end. Enfin, j'espere qu'il continuera a >. Il n'a pas hesite a me faire remarquer que je m'habillais comme un homme o unaputa >>. Sympa - enfin, j'ai eu la presence d'esprit de paraitre outree et de lui dire que cette tenue etait fort respectable a mon epoque. Il s'est excuse - plus ou moins. A reconnu que j'etais une femme blanche, quoique heretique. Les sentiments d'une Indienne comptent pour du beurre, je suppose. Que va-t-il faire ensuite ? Qu'est-ce qu'il attend de moi ? Je n'en sais rien. Sans doute ne le sait-il pas lui-meme, du moins pas encore. Si j'avais pu saisir la chance qu'il a saisie, comment deciderais-je de l'exploiter ? Le pouvoir dont il dispose est quasiment divin. Difficile de garder la tete froide quand on a ce panneau de controle sous les yeux. > On vient de survoler University Avenue, puis Middlefield, et voila la Plaza ; ma rue est de ce cote. Oui, c'est ca. > On s'arrete. Je leve la tete pour mieux voir le batiment - trois metres en contrebas, vingt metres droit devant. Les stores sont baisses. -- Y a-t-il assez de place pour la cavale ? >> Aie. > Combien, bon sang ? > J'espere que les pieds espagnols de son epoque sont egaux aux pieds anglais de la mienne. C'est pas gagne. Il se penche, plisse les yeux, pianote sur les touches. Mon coeur s'accelere. La sueur perle sur ma peau. Il a l'intention de faire un saut quantique a travers l'espace (a travers ou autour ?) pour reapparaitre dans mon salon. Et si on atterrit dans une table ou dans un mur ? Il a du faire quelques experiences dans son refuge des Galapagos. Imaginez le courage que ca lui a demande ! Il tente de me faire part de ses decouvertes. Pour autant que je puisse le suivre, et traduire ses propos dans la terminologie du XXe siecle, nous allons passer directement d'un jeu de coordonnees spatiotemporelles a un autre. Peut-etre en empruntant un > - je me souviens vaguement d'avoir lu des articles sur le sujet, dans le Scientific American, Science News ou Analog -, ce qui nous donnerait un instant une dimension egale a zero ; puis nous entrerions en expansion une fois atteinte notre destination, deplacant ainsi la matiere qui y est presente. Des molecules d'air, selon toute evidence. S'il se trouve en plus un petit objet solide, il est automatiquement pousse de cote, ainsi que l'a decouvert Luis. Si l'objet est trop gros, le cycle temporel apparait a une legere distance du point prevu. Sans doute l'obstacle et lui s'ecartent-ils l'un de l'autre. Action et reaction. Pas vrai, sir Isaac ? Sans doute y a-t-il des limites a ce principe. Supposons qu'il se plante dans ses calculs et qu'on atterrisse dans le mur. On se retrouverait les chairs dechiquetees, fourrees de platre et criblees de clous, avant de faire une chute de douze metres pour atterrir sur le beton. > Je le sens qui actionne les commandes. C'est parti ! Et on arrive chez moi, flottant quelques centimetres au-dessus de la moquette. Il nous pose en douceur. Le reverbere dispense une chiche lumiere dans le salon. Je mets pied a terre. J'ai les jambes qui flageolent. Je fais un pas et... Stop ! Il m'agrippe par le bras. -- Je veux seulement faire un peu de lumiere. -- Je vais m'en assurer, ma dame. >> Il me suit. Pousse un hoquet apres que j'ai actionne l'interrupteur. Ses doigts me broient les chairs. > Il me lache et parcourt ma piaule du regard. Il a forcement vu des ampoules electriques sur Santa Cruz. Mais Puerto Ayora est un village pauvre et ca m'etonnerait qu'il ait jete un coup d'oeil a l'interieur de la Station. Je m'efforce de voir la situation avec ses yeux. Pas facile. Pour moi, tous ces accessoires relevent du quotidien. Quelle idee peut-il donc s'en faire ? L'engin occupe la quasi-totalite de l'espace disponible. A peine s'il reste de la place pour le bureau, le canape, la tele et les bibliotheques. Il m'a renverse deux chaises. Par la porte ouverte, on apercoit le petit couloir. La salle de bains et le placard a balais a gauche, la chambre et la penderie a droite, la cuisine au fond - toutes ces portes sont fermees. Mon petit clapier a moi. Sauf que personne ne vivait dans un tel confort au XVIe siecle, hormis peut-etre les princes marchands. Devinez ce qui l'etonne le plus ? > Hein ? J'ai a peine une centaine de bouquins ici, en comptant les manuels universitaires. Et Gutenberg est anterieur a Christophe Colomb, non ? > Cette constatation semble lui remonter le moral. Je presume qu'a son epoque, les livres etaient rares et onereux. Et toujours relies plein cuir. Il secoue la tete en examinant des magazines ; leurs couvertures doivent lui paraitre criardes. Imperieux : > Je m'execute, m'efforcant de lui detailler les elements de confort. A Puerto Ayora, il n'a pu (ne pourra) manquer de voir des robinets et des cabinets de toilette. >, soupire-je. Une bonne douche, des vetements propres, et je serais prete a renoncer a ton paradis, don Luis. -- Hein ? Meme si je dois me... me retirer ? >> Son embarras n'entame en rien sa resolution. > Ah ! Si seulement j'avais planque un Colt sous mes dessous chics. Et justement, j'ai toutes les peines du monde a le convaincre que mon aspirateur n'est pas une arme a feu. Il m'oblige a le brancher pour lui faire une demonstration. Son sourire le rend presque humain. > On laisse tomber le menage pour continuer le tour du proprietaire. Une fois dans la cuisine, il est fascine par ma gaziniere. -- Vous proposez-vous de m'offrir l'hospitalite ? >> Il n'en revient pas. > Il reflechit. > Bizarre a quel point il peut etre touchant. > Il s'incline, ote son casque et le pose sur le comptoir. > Un en-cas va me faire un bien fou. Et peut-etre endormir sa mefiance. Je suis tres seduisante quand j'en ai envie. Il faut que j'en apprenne davantage. Que je reste sur mes gardes. Et abstraction faite de mon angoisse... toute cette histoire est fascinante, bon sang ! Il m'observe tandis que je prepare le cafe. Il me suit des yeux lorsque j'ouvre le frigo, sursaute quand je decapsule deux canettes. Je bois une gorgee de la premiere et la lui tends. > Il se met a table. Je m'affaire avec le pain, le fromage et le reste. >, commente-t-il. On connaissait surement la biere a son epoque, mais la saveur devait etre differente. -- Non, je dois garder les idees claires. >> Cette bibine californienne ne griserait meme pas un chaton. Dommage. -- Si vous en faites autant, don Luis. >> Je fais le service. Et on taille une bavette. Quelle vie extraordinaire que la sienne ! La mienne lui parait tout aussi remarquable. Je suis une femme, apres tout. Si j'etais nee dans son milieu, je me serais consacree a la procreation, au menage et a la priere. A moins de m'appeler Isabelle la Catholique... N'en fais pas trop, ma fille. Encourage-le a te sous-estimer. Il faut de la technique pour cela. Je n'ai pas l'habitude de battre des cils et de flatter les mecs pour qu'ils me racontent leurs exploits. Mais j'y arrive si necessaire. Ca permet d'eviter le pugilat quand je me retrouve avec un indecrottable macho sur les bras. Il n'y a jamais de match retour. Je prefere les hommes qui se considerent comme mes egaux. Luis n'a rien d'une brute. Fidele a sa promesse, il se montre extremement poli. Ferme, mais poli. C'est un tueur, un raciste, un fanatique ; un produit de sa culture, intrepide et pret a mourir pour son roi ou ses camarades ; avec des reves de chevalerie et un amour sincere pour sa mere, une Espagnole pauvre mais fiere. Un peu raide, mais follement romantique. Je jette un coup d'oeil a ma montre. Il est pres de minuit pour moi. Bon sang, on a passe tout ce temps a bavasser ? -- Me procurer des armes dans votre pays. >> Voix posee. Sourire aux levres. Ma reaction ne lui echappe pas. > Il secoue la tete. > Consternee : > Il tire sur sa barbe. -- Mais... mais je n'ai pas d'armes ici. Et je ne peux pas vous en procurer. -- Vous savez a quoi elles ressemblent et ou elles sont entreposees. Dans des arsenaux, par exemple. J'aurai beaucoup de questions a vous poser ces prochains jours. N'oubliez pas que j'ai le pouvoir de franchir portes et verrous, et de prendre ce que je veux dans les chambres closes. >> Exact. Et il a toutes les chances de reussir. Car je serai a ses cotes, pour le guider et le conseiller. Le seul moyen de l'empecher de nuire, c'est de me conduire en heroine et de le forcer a me tuer. Sauf qu'il n'aurait plus qu'a recommencer ailleurs et qu'oncle Steve se retrouverait perdu Dieu sait ou/quand. > Solennel : > Il reprend son souffle. > Le simple fait d'imaginer certaines des consequences de ces projets me donne le vertige. > Il se signe. > C'est cela, oui. Et je me retrouverai dans la peau d'une Espagnole du XVIe siecle. Si tant est que j'existe encore. Car mes parents, eux, seraient aneantis, non ? Je n'en ai aucune idee. La seule chose qui soit sure a mes yeux, c'est que Luis joue avec des forces qui le depassent, qui nous depassent, des forces que seuls maitrise cette Garde du temps - il est comme un enfant sculptant un bonhomme de neige alors que menace une avalanche... La Garde du temps ! Everard, le detective que j'ai vu l'annee derniere ! Pourquoi m'a-t-il interrogee sur l'oncle Steve ? Parce que celui-ci ne travaillait pas pour une quelconque fondation scientifique. C'est un Gardien du temps ! Ils ont surement le devoir de prevenir de tels desastres. Everard m'a laisse sa carte de visite. Avec son telephone dessus. Ou diable ai-je pu la fourrer ? Le sort de l'univers depend de ce bout de papier. > Je frissonne. Le moment est venu de se ressaisir, ma fille. Oublie ce cauchemar et reflechis. > Mais un spectre issu de ce lointain passe est assis en face de moi, souple, solide et luisant de sueur, derriere les assiettes, les tasses et les canettes de biere. Soudain, une eruption dans ma tete. Garde ton calme. Baisse les yeux. Parle posement. > Il glousse. > Et si le cycle temporel apparaissait dans l'espace que j'occupe ? Boum ! Non, sans doute serais-je tout simplement poussee de cote. Plaquee contre le mur, grievement blessee. Ca ne servirait a rien. -- Et comment saurais-je a qui vous parlez, comment comprendrais-je ce que vous lui dites en anglais ? Non, vous ne toucherez pas a cet appareil. >> Il ignore a quoi ressemble un telephone, mais jamais je ne pourrais decrocher le mien sans qu'il le remarque. Il renonce a l'hostilite pour se faire persuasif. > L'excitation me fuit en meme temps que l'espoir. Je prends conscience de ma fatigue. Chacune de mes cellules me semble endolorie. Allez, vas-y, coopere. Peut-etre qu'ensuite il te laissera dormir. Et si tu fais des cauchemars, ils ne seront pas pires que la realite. L'encyclopedie. Un cadeau d'anniversaire de ma soeur Suzy qui est condamnee a disparaitre si l'Espagne conquiert l'Europe, le Proche-Orient et les Ameriques. Un frisson glace sur mon echine. Je me souviens ! J'ai range la carte de visite d'Everard dans le tiroir en haut a gauche de mon bureau, celui ou j'entasse les documents divers. Et le telephone se trouve juste au-dessus, a cote de la machine a ecrire. -- Ca vous etonne ? >> Je me leve. > La bise qui souffle dans mon esprit en chasse toute fatigue. > Il me suit en me serrant de pres. Sa presence est comme une ombre qui pese sur moi. Devant le bureau : > J'ai toujours ete une menteuse pitoyable. Mais je peux lui dissimuler mon visage, et ma voix tremblante ne le surprendra pas. > J'ouvre le tiroir avant qu'il ait pu m'en empecher. Puis, sans rien dire, je le laisse en fouiller le contenu. La carte de visite disparait dans la paperasse. Mon coeur fait un bond. > Je peche la carte et je la retourne. L'air de rien. Je la lis avec attention : Manson Everard, une adresse dans Manhattan, un numero de telephone, un numero de telephone. Je le grave dans mon esprit. Puis je farfouille dans les papiers. Qu'est-ce qui pourrait bien passer pour un catalogue ? Ah ! ma police d'assurance auto. Je l'avais sortie suite a cette collision le printemps dernier - le mois dernier - et je ne l'avais pas - je ne l'ai pas - encore remise dans mon coffre. Je fais semblant de l'etudier. > Bon, je tiens le moyen d'appeler a l'aide. Me manque une methode. Ouvrons l'oeil. Je frole le cycle temporel en allant vers la bibliotheque. Luis continue de me suivre de pres. Pain-Polka. Je prends le volume, je le feuillette. Il regarde par-dessus mon epaule. Pousse un cri en reconnaissant le mot Perou. C'est vrai qu'il sait lire. Mais pas en anglais. Je traduis. La prehistoire. Les premieres expeditions, desastreuses, de Pizarro, son retour en Espagne en quete de financement. > Retour au Panama en 1530, puis depart pour Tumbes. > Debut des combats. Un petit detachement reussit l'exploit de traverser les montagnes. Entree dans Cajamarca, capture de l'Inca, demande de rancon. > Execution d'Atahualpa. > Marche sur Cuzco. Expedition d'Almagro au Chili. Fondation de Lima par Pizarro. Manco, l'empereur fantoche, lui echappe et souleve le peuple contre l'envahisseur. Siege de Cuzco de fevrier 1536 a avril 1537, date a laquelle la ville est liberee par Almagro ; on note une egale vaillance dans les deux camps. Mais meme apres la victoire espagnole, les Indiens continuent de se livrer a la guerilla, et Almagro entre en conflit avec les freres Pizarro. En 1538, Almagro est vaincu et execute par Hernando Pizarro. Son fils metis reprend la lutte et conspire contre les conquistadores ; le 26 juin 1541, Francisco Pizarro est assassine a Lima. Par le Corps du Christ, cela ne sera point ! >> Charles Quint a depeche un nouveau gouverneur, qui prend la situation en main, terrasse les almagristes et fait decapiter leur jeune chef. > Luis tire son epee. Qu'est-ce qui lui prend ? Affolee, je laisse choir le volume et recule vers mon bureau. Il tombe a genoux. Empoigne son epee par la lame, la leve comme une croix. Des larmes coulent sur ses joues tannees, se perdent dans sa barbe noire comme la nuit. > Serait-ce ma chance ? Pas le temps de reflechir. J'attrape l'aspirateur. Le souleve au-dessus de ma tete. Il m'entend, se tourne vers moi, se prepare a bondir. C'est un fardeau bien lourd et bien encombrant que je tiens la. Je bande les muscles de mes bras. Et je lance l'aspirateur par-dessus le cycle, et le bloc moteur s'ecrase sur son crane. Il s'effondre. Un sang d'un atroce rouge vif coule a gros bouillons. Je l'ai surement blesse au cuir chevelu. Mais l'ai-je assomme ? Pas le temps de m'en assurer. En tout cas, l'aspirateur le genera s'il veut se relever. Je fonce sur le telephone. Tonalite OK. Le numero ? J'ai interet a me le rappeler. Je commence a le composer - gemissement de Luis. Il se redresse a quatre pattes. Je continue. Ca sonne. Ca continue de sonner. Luis s'agrippe a une etagere, parvient tant bien que mal a se relever. Une voix familiere : > O mon Dieu, non ! Luis secoue la tete, essuie le sang sur ses yeux. Il continue de goutter, rouge, etincelant, impossible. > Luis a les jambes flageolantes, les bras ballants, mais les yeux d'une lucidite terrifiante. -- Veuillez parler apres le bip sonore. Merci. >> Il se baisse, ramasse son epee, s'avance. Un peu hesitant, mais inexorable. Je hurle : > La date, quel jour sommes-nous, bon sang ? Memorial Day. Au secours ! >> La pointe de l'epee se pose sur ma gorge. >, gronde-t-il. J'obeis. Il me tient plaquee contre le bureau. > Et s'il decidait de ne plus se soucier de ma vertu et de... Enfin, j'ai au moins laisse un indice a Everard. Pas vrai ? Un souffle d'air. Un second cycle au-dessus du premier, avec deux passagers courbes sur leurs selles pour ne pas toucher le plafond. Luis pousse un cri. Recule jusqu'a son cycle et l'enfourche. L'epee a la main. De l'autre, il pianote sur le panneau de controle. Everard est arme, mais quelque chose l'empeche de tirer. Et un nouveau souffle d'air. Luis n'est plus la. Everard se pose. Autour de moi, la piece tournoie, s'assombrit. C'est la premiere fois de ma vie que je m'evanouis. Si seulement je pouvais m'asseoir une minute. 23 mai 1987 Elle sortit de sa chambre vetue d'un pyjama et d'une robe de chambre. La coupe de celle-ci mettait en valeur ses formes, et le tissu bleu la couleur de ses yeux. Le soleil qui brillait a l'ouest parait ses cheveux de vieil or. Elle tiqua. > Everard se leva du sofa, y posant le livre qu'il feuilletait. > Elle parcourut le salon du regard. Pas de cycle temporel, pas de traces de sang. > Soupir de Wanda. -- Nous devons prevenir les paradoxes de ce genre. La situation est assez compliquee comme ca. >> Compliquee et dangereuse, ajouta-t-il mentalement. Mortellement dangereuse. Il faut que je lui remonte le moral. > Il se sentit rasserene en l'entendant rire. -- Eh bien, je me suis permis de faire quelques provisions et, moi aussi, j'aimerais bien manger un morceau, si ca ne vous derange pas. -- Me deranger ? Jamais de la vie ! >> Une fois dans la cuisine, il lui conseilla de s'asseoir dans un coin pendant qu'il preparait le diner. -- Merci. >> Elle s'assit. Une minute durant, on n'entendit aucun bruit excepte celui des ustensiles qu'il maniait avec dexterite. Puis, le visage grave, elle lui demanda : -- Hein ? fit-il en se retournant. Oui. Quoique le terme exact soit >. >> Une pause. -- Genial. Comment avez-vous fait pour arriver aussi vite ? Quand je suis tombee sur votre repondeur, j'ai cru que tout etait fichu. -- Vous n'avez pas reflechi a tout ce qu'implique le concept. Apres avoir ecoute votre message, j'ai aussitot mis sur pied une expedition. On est arrives au moment voulu, on a jete un coup d'oeil par la fenetre, on a vu cet homme qui vous menacait et on a fait un petit saut dans votre salon. Malheureusement, je ne disposais pas d'un bon angle de tir, et l'homme en question a mis les voiles. -- Pourquoi n'avez-vous pas saute un peu plus tot ? -- Vous epargnant ainsi des heures eprouvantes ? Desole. Quand j'en aurai le loisir, je vous exposerai les risques qu'on encourt en voulant changer le passe. >> Elle plissa le front. -- Hum, ca ne m'etonne guere. Ecoutez, on peut attendre que vous soyez d'attaque pour discuter de tout ca. Prenez deux jours de repos et remettez-vous de vos emotions. >> Elle releva la tete avec fierte. -- Ouaouh ! vous etes une dure, a ce que je vois. Okay. Commencez par me raconter ce qui vous est arrive. Ne vous pressez pas. Je n'hesiterai pas a vous interrompre pour vous poser des questions. La Patrouille doit tout savoir. C'est plus important que vous ne le pensez. -- Et le monde qui ne se doute de rien...>> Elle frissonna, deglutit, agrippa le rebord de la table et se lanca. Ils avaient devore la moitie du diner lorsqu'il se declara satisfait de son temoignage. > Elle rougit. > Il eut un sourire un peu force. > Elle le fixa un long moment. > Intelligente, la gamine, songea-t-il. Et plutot belle, dans le genre athletique. Elle laissa soudain paraitre son angoisse. > Grimace d'Everard. -- Vous avez... tout le temps de le chercher. >> Il secoua la tete. -- Pensez-vous que Luis retournera le chercher ? -- Peut-etre. Mais je ne le crois pas. Il aura plus important a faire. D'abord se planquer pour panser ses blessures, et ensuite...>> Le regard d'Everard se fit lointain. -- Oncle Steve... -- Je vous parie qu'il se tirera d'affaire. Je ne sais pas comment, mais il trouvera surement une idee. C'est un type solide et intelligent, lui aussi. Pas etonnant que vous soyez sa niece preferee. >> Elle essuya une larme. > Elle se jeta dessus comme si c'etait un ennemi. Il se remit a manger lui aussi. Bizarrement, l'ambiance passa peu a peu de l'angoisse a la quietude domestique. Au bout d'un temps, elle rompit le silence pour demander : -- Un resume seulement, si vous le voulez bien. Rien que ca, je vais en avoir pour deux bonnes heures. >> Elle se retrouva affalee sur le sofa, les yeux ecarquilles, pendant qu'il faisait les cent pas dans le salon. Il se tapa du poing sur la paume. > et >. Et je ne pense pas que Castelar les aurait laches de lui-meme - etant donne les circonstances - si vous n'aviez pas tente de le cuisiner en douce. -- Ce n'est pas grand-chose, protesta-t-elle. -- Une bombe non plus, mais elle peut faire pas mal de degats. Ecoutez, les Exaltationnistes... je vous en dirai plus sur eux a loisir, mais sachez qu'il s'agit d'une bande de desperados originaires d'un lointain avenir. C'etaient deja des hors-la-loi a leur epoque ; ils ont vole plusieurs vehicules temporels et se sont planques dans l'espace-temps. Nous avons deja eu a traiter les consequences de leurs actes - enfin, disons que j'ai > eu affaire a eux dans mon temps propre -, et ils ont > reussi a nous echapper. Bon, d'apres ce que vous me dites, ils campent sur le Machu Picchu. Nous savons que les indigenes n'ont abandonne cette cite qu'apres que les Espagnols eurent elimine toute forme de resistance. Donc, d'apres la description que vous a faite Castelar, les Exaltationnistes ont du debarquer peu apres. Cela devrait suffire a nos eclaireurs pour les localiser dans le temps. >> L'un de nos agents a > signale la presence d'etrangers a la cour de l'Inca quelques annees avant l'arrivee de Pizarro. Apparemment, ils ont cherche en vain a le persuader de prendre une decision de nature a empecher le declenchement de la guerre civile qui a tant facilite la tache aux conquistadores. Vu ce que vous venez de m'apprendre, je suis sur qu'ils s'agissait de nos Exaltationnistes tentant d'alterer le cours de l'histoire. Comme leur plan a capote, ils se sont rabattus sur la rancon d'Atahualpa. Sa disparition aurait suffisamment bouleverse l'ordre des evenements pour leur permettre de semer un peu plus la panique. -- Mais dans quel but ? murmura-t-elle. -- Aneantir l'avenir, evidemment. Devenir les maitres du monde, en commencant par l'Amerique. Ni vous ni moi n'aurions jamais vu le jour, pas plus que les Etats-Unis, les Danelliens et la Patrouille du temps... a moins qu'ils n'en aient fonde une a leur gout, pour proteger l'histoire pervertie qu'ils auraient engendree. Mais je ne pense pas que leur regne aurait ete durable. Les tyrans egoistes dans leur genre finissent toujours par s'entre-dechirer. On aurait assiste a des batailles dans le temps, a des alterations chaotiques... Difficile de dire si le continuum peut absorber une variation de flux trop importante. >> Elle blemit et laissa echapper un sifflement. > Il cessa d'arpenter la moquette, se pencha vers elle, lui glissa un doigt sous le menton pour lui relever la tete et, avec un sourire en coin, lui lanca : > 15 avril 1610 Le spationef etait noir comme la nuit, de crainte que sa proie ne l'apercoive depuis la Terre, etoile filant dans le ciel a l'aube ou au crepuscule, et ne se sache observee. Mais un hublot en verre traite y laissait entrer la lumiere. Il survolait la face diurne lorsque Everard arriva a son bord, decouvrant des oceans bleus mouchetes de blanc ou s'enchassaient les masses ocre des continents. Son scooter se materialisa dans la baie prevue a cet effet et, contrairement a son habitude, il en descendit sans prendre le temps d'admirer la vue. La gravite artificielle lui conferait son poids normal. Il se hata vers la passerelle. Trois Patrouilleurs l'y attendaient, qu'il connaissait bien en depit des siecles separant leurs dates de naissance. > C'etait le batiment commandant leur escadrille qui les avait prises. Everard etait accouru des qu'un message transmis via l'espace puis le temps l'en avait avise. Ces images dataient de quelques minutes a peine. Elles etaient plutot floues, du fait de l'amplification et de la transmission atmospherique. Mais lorsqu'il en stoppa le deroulement pour mieux les etudier, il vit qu'un eclat metallique emanait de la tete et du torse de l'un des sujets. Il etait accroupi non loin d'un scooter temporel, un autre homme a ses cotes, sur une vaste plate-forme de laquelle on avait vue sur la cite deserte et les montagnes alentour. Tous deux etaient cernes par des hommes et des femmes de noir vetus. Il opina. > Pas avant, car cela n'est jamais arrive. Nous n'osons meme pas corriger cette sequence interdite. L'ennemi, lui, ose tout. C'est pour cela que nous devons le detruire. Umfanduma se renfrogna. -- Mouais. Sauf qu'ils n'ont pas assez de vehicules pour les transporter tous simultanement. Ils doivent faire plusieurs navettes. Mais, tels que je les connais, ils prefereront abandonner ceux qui auront la malchance d'etre trop loin des scooters. On n'a pas besoin de leur envoyer une armee. Commencons a preparer l'offensive. >> Durant le laps de temps qui suivit, les spationefs virent debarquer plusieurs scooters armes. De nombreux messages furent echanges par faisceau coherent. Everard mit son plan au point, donna ses instructions. Ensuite, il ne lui resta qu'a ronger son frein en s'efforcant de garder son calme. Il s'apercut que penser a Wanda Tamberly lui faisait du bien. Go ! >> Il bondit sur sa selle. Tetsuo Motonobu, l'artilleur qui lui etait affecte, etait deja en place. Les doigts d'Everard danserent au-dessus du panneau de controle. Ils flottaient au sein d'un azur infini. Un condor volait dans le lointain. Le massif montagneux s'etendait en contrebas, majestueux labyrinthe d'un vert soutenu ou la neige faisait ressortir les sommets, les ombres les ravines. Machu Picchu etait l'image meme de la puissance petrifiee. De quoi aurait ete capable la civilisation qui l'avait edifie si le destin lui avait permis de fleurir ? Pas le temps de revasser, bon sang ! La sentinelle exaltationniste se tenait a quelques metres a peine. L'air etait si transparent, la lumiere si nette, qu'on distinguait nettement son visage ebahi mais furibond, sa main qui saisissait une arme. Motonobu laissa echapper une decharge energetique. Un eclair, un coup de tonnerre. Embrase comme une torche, l'homme tomba a bas de son scooter, tel Lucifer au moment de sa chute. Un sillage de fumee le suivit. Son vehicule partit en vrille. On le recuperera plus tard. En avant ! Everard ne sauta pas dans la cite. Il tenait a avoir une vue d'ensemble. Tandis qu'il fondait sur ses proies, le vent frappa son champ de force en rugissant. Les batiments emplirent peu a peu son champ visuel. Ses camarades ouvrirent le feu. Des lances ecarlates zebrerent l'air. Lorsque Everard atterrit, la bataille etait presque finie. Le couchant bariolait l'horizon de jaune. La nuit montant des vallees venait laper les murailles de Machu Picchu. Le froid devenait glacial, le silence sepulcral. Everard sortit du batiment ou il effectuait ses interrogatoires. Deux Patrouilleurs en gardaient l'acces. -- Vous avez pu apprendre quelque chose, monsieur ? >> demanda Motonobu. Everard haussa les epaules. -- Ou / quand sont alles ceux qui ont reussi a fuir ? >> Everard hocha la tete. > Il se redressa. > Motonobu poussa un soupir de regret. -- Mais on ne pouvait pas faire ca, et on ne l'a pas fait, dit sechement Everard. La loi, c'est nous, ne l'oubliez pas. -- Non, monsieur. Et je n'oublie pas non plus cet Espagnol et tout le barouf qu'il risque de causer. Comment allons-nous faire pour le retrouver... avant qu'il ne soit trop tard ? >> Everard ne lui repondit pas mais se tourna vers l'esplanade ou etaient parques tous les vehicules. A l'est, il vit la Porte du Soleil sur sa crete, decoupee en ombre chinoise devant le ciel. 24 mai 1987 A peine avait-il frappe que Wanda lui ouvrait la porte. -- Plutot bien >>, repondit-il. Elle lui etreignit les mains. Sa voix s'adoucit. > Voila qui etait agreable a entendre. > A ete securise. De nouveau abandonne pour une duree de trois siecles. Jusqu'a ce que les touristes viennent souiller le site. Mais il n'appartient pas a un Patrouilleur de s'eriger en juge. Il doit s'endurcir s'il veut continuer a travailler dans l'histoire de l'humanite. > Obeissant a une impulsion, elle l'etreignit. Il lui rendit son etreinte. Puis ils s'ecarterent l'un de l'autre, un peu genes. -- Je vous avais dit de ne pas bouger d'ici ! s'emporta-t-il. Tout danger n'est pas ecarte. Nous avons place chez vous un systeme qui nous alertera en cas d'intrusion, mais il ne peut pas vous suivre partout. N'oubliez pas que Castelar court toujours, bon sang ! >> Elle lui tira la langue. -- Vous etes son seul contact au XXe siecle. Vous risquez de nous mettre sur sa piste. En tout cas, il peut le craindre. >> Elle redevint serieuse. -- Hein ? Que voulez-vous dire ? >> Elle le prit par la main. Comme sa main etait chaude ! > Il resta un long moment sans rien dire. Son coeur lui martelait les cotes. > Elle le fixa de ses yeux bleus. de facto des forces espagnoles. Mais meme s'il entre une part de calcul dans sa decision, Manse, ce n'est pas pour cette seule raison qu'il tentera le coup. Son honneur l'exige de lui. >> 6 fevrier 1536 (calendrier julien) La cite imperiale s'embrasait a l'aurore. Les fleches enflammees et les rochers enveloppes de coton en feu fondaient sur elle comme des meteores. Le bois et la paille se consumaient. Entre les murs de pierre grondaient les fournaises. Les flammes montaient haut, les etincelles s'egaillaient, le vent repandait la fumee. Les rivieres se couvraient d'une couche de suie. Au sein du vacarme, les cors meuglaient, les gorges hurlaient. Les Indiens grouillaient autour de Cuzco par dizaines de milliers. C'etait comme une maree brune avec, en guise de gerbes d'ecume, les oriflammes, les coiffes de plumes, les haches et les lances aux reflets cuivres. Ils debordaient les lignes espagnoles, frappaient, grondaient, reculaient dans le sang et la tourmente, pour aussitot repartir a l'assaut. Castelar arriva au-dessus d'une citadelle situee un peu au nord du champ de bataille. Les indigenes se pressaient entre ses murs massifs. Un instant il eut envie de fondre sur eux, pour tuer et tuer encore. Mais non, c'etait plus loin que luttaient ses camarades. L'epee dans sa main droite, la gauche sur les commandes, il fonca a travers les airs pour les secourir. Il ne leur apportait pas des armes venues du futur, mais quelle importance ? Sa lame etait affutee, son bras robuste, et l'archange de la guerre volait au-dessus de lui. Ce qui ne l'empechait pas de rester sur le qui-vive. Ses ennemis risquaient de tomber du ciel, de surgir du neant. Il devait se tenir pret a sauter dans le temps, a echapper a leurs traits pour revenir frapper, encore et encore, tel un loup harcelant un elan. Il survola une esplanade bordee par un edifice ou la lutte faisait rage. Des cavaliers descendaient une ruelle. Leurs armes etincelaient, leurs bannieres claquaient. Ils allaient faire une sortie, foncer sur les hordes ennemies. Une decision s'imposa a lui. Il attendrait quelques minutes, le temps que la bataille soit engagee, puis fondrait sur les Indiens. Voyant qu'un aigle vengeur leur venait en renfort, les Espagnols sauraient que le Seigneur avait entendu leurs prieres, et ils decimeraient leurs ennemis pris de panique. Certains le virent passer. Il apercut leurs yeux etonnes, entendit leurs cris de surprise. Retentit ensuite le tonnerre d'une galopade, puis ce cri familier entre tous : San Jago ! >> Il survola la muraille sud de la cite, vira, fit demi-tour et fonca. Il connaissait bien sa machine a present, il la maniait a la perfection - sa cavale des vents, sur laquelle il entrerait un jour dans Jerusalem - aurait-il l'honneur de se retrouver en presence du Sauveur ? A l'attaque ! Une autre machine pres de la sienne, chevauchee par deux hommes. Ses doigts se plaquerent sur le panneau de controle. Et la foudre le frappa. > Sa cavale succomba. Chut dans le vide. Au moins mourrait-il au combat. Bien que les forces de Satan aient eu raison de lui, elles ne l'empecheraient pas de franchir les portes du paradis, car tel etait le destin d'un soldat du Christ. Son ame s'arracha a lui, sombra dans la nuit. 24 mai 1987 -- Vous avez fait du bon boulot. >> Everard se carra dans son vieux fauteuil avachi. Son appartement new-yorkais etait un nid douillet et peuple de souvenirs - au-dessus du bar, un casque et une lance de l'age du bronze, par terre, une peau d'ours polaire de l'ere viking, des artefacts qui ne risquaient pas d'etonner ses contemporains mais demeuraient chers a son coeur. Il n'avait pas participe a cette operation. Inutile de gaspiller de cette maniere le temps propre d'un agent non-attache. Le seul risque, c'etait que Castelar reussisse a leur filer entre les doigts. Le coup de la decharge electrique l'en avait empeche. > Il designa le livre pose pres de lui. l'Histoire de la conquete du Perou. Les chroniques espagnoles racontent que la Vierge est apparue au-dessus du temple de Viracocha, le site de la future cathedrale, et que saint Jacques en a fait autant au-dessus du champ de bataille, ce qui a galvanise les troupes. De l'avis general, il ne s'agit la que d'une legende, ou alors d'une hallucination collective, mais... Enfin. Comment se porte le prisonnier ? -- Quand je l'ai quitte, il etait encore sous sedatif, repondit Navarro. Ses brulures ne lui laisseront aucune cicatrice. Que va-t-on faire de lui ? -- Cela depend de pas mal de choses. >> Everard prit sa pipe, qu'il avait laissee dans le cendrier, et la ralluma. -- Oui. >> Rictus de Navarro. > Everard poussa un soupir. -- Je vous demande pardon ? -- Rien. >> Il tira sur sa bouffarde pour se rasserener. -- Vous ne voulez pas m'accompagner ? >> demanda Navarro par politesse. Everard secoua la tete. -- Je vois. Eh bien, merci et au revoir. >> Navarro s'en fut. Everard se prepara a une longue soiree. L'obscurite envahit lentement son salon, mais il n'alluma pas les lumieres. Il preferait rester assis, reflechir et esperer. 18 aout 2930 av. J.C. La ou le fleuve se jetait dans la mer se massaient les huttes d'argile du village. On ne voyait que deux canoes sur la greve, car tous les pecheurs etaient sortis en mer par cette belle journee. La plupart des femmes etaient egalement absentes, occupees a cultiver la gourde, la courge, la patate et le coton a la lisiere de la mangrove. Un plumet de fumee montait du feu communal qu'un vieillard entretenait en permanence. Les autres villageois s'affairaient dans leurs huttes, les enfants les plus ages veillaient sur les plus jeunes. Tous portaient un pagne de fibres tressees et des bijoux faits de coquillages, de plumes et de dents d'animal. Ils aimaient rire et bavarder. Le faiseur de calices etait assis en tailleur sur le seuil de sa hutte. Ce jour-la, il n'etait pas occupe a faconner des pots et des bols, ni a les faire cuire. Au lieu de cela, il regardait dans le vide et ne disait mot. Cela lui arrivait souvent depuis qu'il avait appris la langue des hommes et s'etait mis a faire des prodiges. Tous devaient le respecter. C'etait un homme bon, parfois en butte a de telles crises. Peut-etre concevait-il un nouvel objet, peut-etre communiait-il avec les esprits. C'etait en tout cas un homme d'exception, plus grand et plus pale que les autres, avec des cheveux et des yeux egalement clairs, et une masse de poils sur les joues. Une cape le protegeait du soleil, qui etait plus dur a sa peau qu'a celle des autres. A l'interieur de sa hutte, sa femme pilait des graines dans son mortier. Leurs deux enfants dormaient. On entendit des cris. Les femmes dans les champs regagnerent le village. Les autres habitants sortirent de leurs huttes pour voir ce qui se passait. Le faiseur de calices se leva et les suivit. Le long du fleuve, un inconnu marchait d'un bon pas. Les visiteurs etaient frequents, et les echanges nombreux avec les autres villages, mais nul n'avait jamais vu cet homme-ci. Il ressemblait a bien d'autres, mais il etait plus muscle. Sa tenue etait surprenante. Un objet brillant et anguleux etait pose contre sa hanche. D'ou pouvait-il bien venir ? Les chasseurs n'avaient pu manquer d'apercevoir un homme traversant la vallee. Les femmes glousserent lorsqu'il les salua. Les vieillards lui rendirent son salut et lui souhaiterent la bienvenue. Le faiseur de calices arriva. Tamberly et l'explorateur resterent un long moment a se devisager. Il appartient a l'ethnie locale. Un calme surprenant l'envahissait a present qu'il parvenait enfin au but tant attendu. Rien d'etonnant a cela. Mieux vaut ne pas surprendre les autochtones, meme quand ils sont naifs comme ces habitants de l'age de pierre. Comment comptait-il leur expliquer son arme ? L'explorateur hocha la tete. > Cela faisait longtemps que Tamberly n'avait pas pratique cette langue. Et pourtant... -- Je m'appelle Guillem Cisneros. Originaire du XXXe siecle mais affecte a l'universarium de Halla...>> Une epoque posterieure a la decouverte du voyage temporel, ou celui-ci etait donc pratique ouvertement. e siecle, historien de terrain pour la Patrouille. >> Cisneros eut un petit rire. > Les villageois les regardaient avec des yeux ebaubis. -- Oui. La Patrouille doit etre alertee. Conduisez-moi a votre base. -- Bien entendu. J'ai dissimule mon vehicule dix kilometres en amont. >> Cisneros hesita. -- En effet, repondit Tamberly. Quand j'ai compris que j'etais pris au piege dans ce milieu, je me suis rappele les poteries de Valdivia. >> A son epoque, c'etaient les plus anciennes jamais repertoriees dans l'hemisphere occidental. Quasiment identiques aux poteries jomon du Japon, qui leur etaient contemporaines. On supposait qu'un bateau de peche avait traverse le Pacifique et que les marins avaient transmis leur savoir aux indigenes qui les avaient accueillis. Ce qui n'etait guere plausible. Non seulement lesdits marins auraient du survivre a un periple de huit mille milles nautiques, mais en outre maitriser un art connu des seules femmes de leur societe. > On ne pouvait pas dire qu'il avait viole le reglement de la Patrouille. Celui-ci etait flexible par necessite. Et vu les circonstances, son sauvetage etait d'une importance capitale. -- Ils sont doux et accueillants >>, repondit Tamberly. Aruna et les enfants vont avoir le coeur brise de me voir partir. Si fetais un saint, j'aurais poliment refuse quand son pere me l'a proposee en mariage. Mais les annees etaient longues et j'ignorais combien j'allais en passer ici. Oui, elle me regrettera, mais je lui laisserai une telle mana qu'elle se trouvera sans peine un nouveau mari - un homme robuste, sans doute Ulamamo -, et elle vivra aussi heureuse que tous les autres membres de sa tribu. C'est-a-dire nettement plus que bien des humains de l'avenir, que celui-ci soit proche ou lointain. Il ne pouvait toutefois se defaire d'un leger sentiment de culpabilite, et sans doute n'y parviendrait-il jamais, mais, pour l'instant, la joie l'emportait sur tout le reste. Je vais rentrer chez moi. 25 mai 1987 Lumiere tamisee. Porcelaine de Chine, couverts en argent, verres en cristal. J'ignore si Ernie est le meilleur restaurant de San Francisco - question de gout, je presume -, mais il figure surement dans le peloton de tete. Cela dit, Manse tient a me faire decouvrir le Mingei-Ya des annees 70, avant que les fondateurs aient pris leur retraite. Il leve son verre de sherry. > Je l'imite. > On trinque. Sublime. > Quand il sourit, tout son visage se plisse et cesse d'etre quelconque. > Allez, je le taquine un peu. > Il redevient serieux. Mon Dieu, quelle tristesse dans sa voix ! -- Ne vous inquietez pas, Manse, je plaisantais. >> Je lui tapote doucement la main. > Sans parler de la robe de soiree et du petit tour au salon de coiffure. > Il est plus soulage que ne devrait l'etre un type comme lui, un gars familier des zones les plus dangereuses de l'espace-temps. Mais assez blague comme ca. J'ai des questions serieuses a poser. > Gloussement de Manse. -- Et... par la suite ? -- Eh bien, nous devons finaliser le dossier d'une facon qui laisse intacte la structure temporelle. Nous allons reinserer le frere Esteban Tanaquil et don Luis Castelar dans la salle du tresor de Cajamarca, en 1533, une ou deux minutes apres que les Exaltationnistes les ont enleves. Ils en ressortiront par la porte, et on n'en parlera plus. >> Je plisse le front. > Il me gratifie d'un sourire rayonnant. >, pour ainsi dire. Dans la mesure du possible, naturellement. >> Soudain, j'ai le coeur un peu serre. > Manse boit une gorgee de sherry, fait tourner le verre entre ses doigts comme pour admirer le liquide ambre. > Je secoue la tete. > Manse conserve son calme. Il est pareil a une montagne : on trouve sur ses versants des fleurs tout a fait charmantes, mais en dessous, c'est le roc et rien que le roc. -- Lui, si ! -- Mouais. Il n'aura pas le temps de s'en prendre a votre oncle dans la salle du tresor, car frere Tanaquil ouvrira la porte des son retour pour dire aux sentinelles qu'il en a fini pour la nuit. Toutefois, il serait malavise pour lui de s'attarder. Le matin venu, il ira faire une promenade, une petite meditation dans la jungle, et jamais plus on ne le reverra. Il manquera beaucoup aux conquistadores, c'etait un moine si aimable, mais apres l'avoir recherche en vain, ils concluront qu'il lui est arrive malheur. Don Luis leur jurera qu'il ne sait rien. >> Soupir. > Je savoure une gorgee de feu veloute. > Il me fixe avec attention. > Je me sens rougir. connue. >> Nouveau sourire. >> Il s'adapte vite. Il reste au service de Pizarro et se conduit vaillamment durant le siege de Cuzco et le conflit contre Almagro. >> Mais avec quelle amertume ! me dis-je. > Ca alors ! Je me reprends au bout d'une minute. > Imaginez : pouvoir se balader dans tous les ages. Il est grand temps pour nous d'etudier le menu. Sauf que... Sois sage, o mon coeur - ou quelque chose d'approchant. Je me penche vers lui. Impossible d'avoir peur, pas quand il me regarde comme ca. Mais voila que je me mets a bafouiller, et que j'ai l'impression qu'une petite foudre me caresse l'echine. -- Ah ! oui >>, fait-il. Avec quelle douceur ! > Et ensuite ? Et ensuite ? e siecle. Chaque fois que vous reverrez votre oncle Steve, vous serez libre de parler voyage temporel avec lui. >> J'inspire a fond, je rassemble mon courage. -- Bien sur. Vous pouvez devenir une chrononaute. Vous feriez une recrue de premier choix. >> Je n'arrive pas a y croire. Moi ? Et pourtant, je m'y attendais un peu. Malgre tout... -- Probablement pas. >> Comme sa voix parait lointaine ! > D'accord, d'accord, je devrais avoir honte. Je me leve d'un bond et je brise le silence feutre d'Ernie en poussant un cri de guerre. Manse eclate de rire. Mammouths, ours des cavernes et dodos - o joie ! Fin du tome 3 * * * [1] Francis Bacon, >, in Essais, trad. Maurice Castelain, Aubier-Montaigne. (N.d.T) [2] Exception faite de >, recit tardif que nous avons fait figurer dans Le Patrouilleur du temps - pour des raisons de mise en page. [3] On trouvera une traduction classique de l'oeuvre de Tacite a l'adresse suivante : http://remacle.org/bloodwolf7historiens/tacite/table.htm. [4] Trad. : Operation Pendule, J'ai Lu. [5] Shakespeare, La Tempete, acte IV, scene 1, trad. Pierre Leyris, Garnier-Flammarion. (N. d. T.) [6] Voir >, in La Patrouille du temps, chez le meme editeur. (N.d.T.) [7] Voir >, in La Patrouille du temps (op. cit.). (N.d.T.) [8] Les Chattes (latin chatti) ou Cattes sont un peuple germanique ancien, qui etait etabli au debut de l'ere chretienne dans la region du cours superieur de la Weser et de l'Eder. C'etaient de redoutables fantassins. Les Bataves seraient un rameau issu des Chattes. (NScan) [9] Le Haflinger est une race de petit cheval de selle originaire d'Autriche. Aussi surnomme le cheval Edelweiss parce que sa marque a la forme de la fleur nationale autrichienne. (NScan) [10] Tacite, Annales, XIII, 55, trad. Jean-Louis Burnouf. (N.d.T.) [11] Tacite, Annales, XIII, 56, op. cit. (N.d.T.) [12] Tacite, Germanie, XL, trad. Jean-Louis Burnouf. (N.d.T.) [13] Voir >, in Le Patrouilleur du temps, chez le meme editeur. (N.d.T.) [14] Citation de Lune noire (The Moon Is Down, 1942), court roman sur l'occupation de la Norvege par les Allemands. (N.d.T.) [15] Ecclesiaste, 3. 1-8, traduction oecumenique de la Bible. (N.d.T.) [16] Voir > (op. cit.). (N.d.T.) [17] En francais dans le texte. (N.d.T.) [18] Le cherimolier est un arbre de la famille des Annonaceae donnant des cherimoles. Les autres fruits de la meme famille, comme la pomme cannelle, le coeur de boeuf et le corossol, ont des gouts qui se rapprochent du sien. (NScan) [19] Fete des anciens combattants, celebree le dernier lundi du mois de mai. (N.d.T.)