Juin 1633 C’est l’heure fragile d’avant l’aube, celle des derniers calmes et des nouvelles brumes, quand le matin n’est qu’une promesse blafarde à la lisière de la nuit. Aux confins de l’Alsace et de la Lorraine, à l’entour d’un manoir solitaire, un voile de rosée recouvre déjà la campagne. Et cependant que de longs nuages déchirés paressent dans un ciel piqueté d’étoiles pâlissantes, un grand silence règne. Depuis l’orée d’un bois, un élégant gentilhomme observe le manoir et les quelques lueurs qui le hantent. Ombre parmi les ombres sous les ramures, il se tient bien droit, les jambes légèrement écartées, un pouce passé dans la boucle du ceinturon et une main en conque sur le pommeau de l’épée. Grand, bel homme, jeune encore, il se nomme François Reynault d’Ombreuse. Aujourd’hui, selon toute vraisemblance, il aura tué un dragon ou un dragon l’aura tué. Au mur qui protège le manoir et ses dépendances en ruine, quelques mercenaires aux paupières lourdes envient leurs camarades endormis et guettent le lever du soleil avec impatience. Ils somnolent appuyés sur leurs mousquets, ou promènent leurs lanternes en considérant d’un œil las l’obscurité qui s’estompe. Ils sont une trentaine de soldats de fortune qui, dans le Saint-Empire romain germanique, depuis quinze terribles années que la guerre y dure, ont combattu et pillé sous toutes les bannières. Désormais, ils escortent un gentilhomme livide dont les regards et les silences les impressionnent plus qu’ils ne peuvent l’admettre. Ils ne savent rien de lui sinon qu’il paie bien. À sa suite, ils ont traversé l’Allemagne rhénane sans desseller, jusqu’à ce manoir alsacien laissé à l’abandon mais dont les défenses – un bon mur et un solide portail – font encore leur office. Ils y bivouaquent depuis maintenant deux jours, à l’écart des routes et, surtout, des armées suédoise et impériale qui se disputent les landgraviats de Haute et Basse-Alsace. À l’évidence, ils se rendaient clandestinement en Lorraine, laquelle est toute proche. Peut-être même allaient-ils en France. Mais pour y faire quoi ? Et pourquoi cette halte ? François Reynault d’Ombreuse ne s’est pas retourné en entendant quelqu’un s’approcher dans son dos. Il a reconnu le pas de Ponssoy, un compagnon d’armes. — Des sentinelles dans ce pays perdu, dit celui-ci après avoir compté les lanternes au loin. C’est plus que de la prudence… — Peut-être savent-ils que nous sommes à leurs trousses. — Comment le sauraient-ils ? Une moue incertaine aux lèvres, Reynault hausse les épaules. Les deux hommes servent dans la prestigieuse compagnie des gardes de Saint-Georges. Ils portent la demi-cuirasse et ne sont vêtus que de noir. Noirs, le feutre à large bord et son panache ; noire, l’étoffe du pourpoint et des chausses ; noir, l’excellent cuir des bottes et des gants ; noirs, le ceinturon et le fourreau de l’épée ; noire, enfin, la pierre alchimique – une draconite façonnée – qui orne le pommeau de la rapière. Seule exception à ce grand deuil guerrier : l’écharpe de soie blanche qui ceint la taille de Reynault. Elle indique son rang d’officier. — Il va être temps, dit Ponssoy après un silence. Reynault ayant acquiescé, ils se détournent du vieux manoir et s’enfoncent dans le bois. Dans une clairière, les vingt-cinq gardes du détachement que commande Reynault prient sous les étoiles. Ils ont mis un genou en terre, une main sur le pommeau de l’épée et le chapeau dans l’autre, tenu contre le cœur. Ils sont silencieux, recueillis sous les étoiles avant la bataille. Ils savent que tous ne verront pas le soleil se coucher, mais ce sacrifice ne leur pèse pas. Elle aussi agenouillée, sœur Béatrice leur fait face. Elle appartient à l’ordre qu’ils ont juré de servir et qui se consacre à défendre la France contre la menace des dragons. Elle est une sœur de Saint-Georges – une « châtelaine », ainsi que l’on a baptisé les religieuses de cet ordre fondé par sainte Marie de Chastel. Elle est grande, belle et grave. Elle n’a pas trente ans. Elle est vêtue de blanc et coiffée d’un voile. Mais sa tenue tient autant de la moniale que de l’écuyère. En chausses sous les lourds pans de sa robe immaculée, elle est bottée jusqu’aux genoux et un ceinturon en cuir lui enserre la taille. Elle a même une rapière au côté. Après un « amen », l’assemblée se relève et se disperse au moment où Reynault et Ponssoy sortent d’entre les arbres. Ponssoy rejoint les gardes qui s’affairent : presque sans mot dire, ils vérifient leurs armes, s’aident à boucler une sangle de plastron, s’assurent que les chevaux sont correctement sellés, ajustent ceci, resserrent cela, se livrent à cent précautions dictées par la prudence mais également propices à occuper l’esprit. Reynault, lui, s’entretient avec la sœur Béatrice. Ils ont appris à se connaître, depuis un mois qu’ils traquent celui qui s’en retourne à présent en France avec les mercenaires qu’il a recrutés en Allemagne. Leur conciliabule est de courte durée. — Il ne doit à aucun prix pouvoir retrouver sa forme première, conclut la châtelaine. Car si cela devait arriver… — Si tout se déroule selon nos plans, le temps lui manquera. — Alors à la grâce de Dieu, monsieur d’Ombreuse. — À la grâce de Dieu, ma sœur. Une quinte de toux a réveillé l’Alchimiste. Recroquevillé sur sa paillasse, il tousse à s’écorcher les poumons. La crise est douloureuse, longue à passer avant qu’il puisse s’étendre sur le dos et, les bras en croix, le visage luisant de sueur, reprendre son souffle. L’Alchimiste – ce n’est pas son véritable nom, seulement celui sous lequel certains le désignent et le craignent – se sent usé. Il est un dragon et son corps humain le fait de plus en plus souffrir. Il peine à le dominer. Il sait qu’il est un monstre, un monstre tourmenté dans sa chair parce que sa nature profonde se révolte. Pour autant, retrouver sa « forme première » lui est presque devenu impossible. C’est chaque fois une épreuve, une lente torture qui menace de le tuer et lui laisse des séquelles. Dehors, l’aube pointe. L’Alchimiste s’assoit sur sa couche en laissant la couverture glisser le long de sa poitrine osseuse. Il est grand et maigre, avec un visage émacié d’une pâleur morbide, des yeux d’un gris glacial et des lèvres presque absentes. Il s’est couché tout habillé dans la pièce qu’il s’est attribuée depuis que ses mercenaires et lui font étape dans ce manoir abandonné. Voilà déjà deux jours et deux nuits qu’ils y campent et perdent un temps précieux. Par sa faute. Ou plutôt par celle de l’épuisement et des douleurs qui ne lui permettaient plus de chevaucher. Il va mieux, désormais. Ils reprendront la route aujourd’hui, seront demain en Lorraine, et bientôt en France où l’Alchimiste pourra poursuivre des affaires trop longtemps négligées. Mais pour l’heure… Nauséeux, il a froid, chaud, et commence à frissonner. Les effets du manque. Car son regain de forme est trompeur. Il le doit à cette liqueur dont il abuse, et qui fait brûler en lui un mauvais feu qui l’anime et le dévore tout à la fois. Mais l’important n’est-il pas de tenir et résister coûte que coûte ? Il roule sur le flanc et, appuyé sur un coude, tend la main vers un coffret dissimulé, près de ses bottes, sous un vieux linge. Il ouvre le coffret, dans lequel se trouvent quatre grosses flasques en verre et métal tenues par des lanières de cuir. La première est vide. Les trois autres – dont l’une est à peine entamée – contiennent la précieuse liqueur de jusquiame, un liquide épais ressemblant à de l’or liquide. Comme toujours, la première gorgée est un délice. L’Alchimiste se laisse retomber sur le dos, un petit sourire aux lèvres. Les yeux clos, il apprécie ce moment autant que possible. Un bien-être doux et tiède l’envahit, apaise ses douleurs, berce son âme… Mais des cris viennent rompre l’enchantement. Des sentinelles donnent l’alerte et c’est aussitôt le branle-bas. L’Alchimiste se lève et va voir à sa fenêtre, qui n’est qu’une ouverture béante d’où l’on domine la cour du manoir et la campagne environnante. Des cavaliers arrivent au galop par la route. Des cavaliers en armes, et menés par une silhouette blanche. L’Alchimiste comprend aussitôt à qui il a affaire. Il comprend également qu’il est pris au piège dans ce manoir qui ne résistera pas longtemps à un assaut. Il tourne subitement la tête vers le coffret resté près de la paillasse. Trois flasques de jusquiame dorée. De quoi tuer un homme. Et réveiller un dragon. Les gardes noirs chargent à bride abattue en soulevant un nuage de poussière qui accroche les premiers rayons du jour. Le grondement des sabots ébranle le sol. Reynault et la sœur Béatrice mènent la colonne. Ils chevauchent côte à côte, le regard rivé sur le manoir. Là-bas, la défense s’organise. Des mouvements, des chapeaux, des canons de mousquet apparaissent au mur qui ferme la cour. La châtelaine dégaine son épée et brandit haut une lame noire et luisante, une lame en draconite. Les mercenaires épaulent leurs mousquets et visent. Ils savent que leurs armes portent à cent vingts pas et qu’il vaut mieux attendre que l’ennemi se rapproche. Alors ils attendent. Les cavaliers arrivent au galop, par la route poudreuse, à trois ou quatre de front. Mais que feront-ils lorsqu’ils seront rendus ? C’est à croire qu’ils voient le portail ouvert. Les lourds battants sont pourtant bien clos, et l’on a poussé derrière une vieille charrette chargée de tonneaux de terre. N’importe, les gardes vont toujours au même train d’enfer. Ils ne sont plus qu’à deux cents pas. À soixante, les mercenaires feront feu. Cent cinquante pas. La route est maintenant rectiligne. Son épée noire toujours levée, la châtelaine entonne une incantation en draconique. Cent pas. Bientôt, une mitraille de plomb fauchera les premiers cavaliers, faisant chuter hommes et bêtes qui en renverseront d’autres. Soixante-quinze. La sœur Béatrice incante toujours. Soixante. Les mercenaires vont faire feu… Mais à l’ultime seconde, la châtelaine hurle un mot de pouvoir. Sa lame brille d’une lumière soudaine, et la double porte du manoir vole en éclats. La déflagration est immense. Elle secoue les murs et fait vibrer le sol. Projette la charrette et ses tonneaux. Tue, blesse ou hébète les Allemands postés de part et d’autre du portail. Provoque une stupeur qui saisit les défenseurs assourdis par l’explosion et aveuglés par le nuage de poussière. Les cavaliers n’ont pas ralenti l’allure. Ils font irruption dans la cour en tirant au mousqueton. Des mousquets leur répondent. Leurs balles fusent et frappent. L’une d’elles ricoche contre le plastron de Reynault. Une autre emporte son chapeau. Il met pied à terre, dégaine son épée, hurle des ordres brefs. Autour de lui, le combat au corps à corps a commencé. La sœur Béatrice est près de lui. — OÙ ? lui demande-t-il dans le fracas des cris et des armes. Elle semble chercher, puis désigne la bâtisse principale. — LÀ ! hurle-t-elle. — AVEC MOI ! commande Reynault en s’élançant. Il est aussitôt suivi de Ponssoy et de quelques autres qui entourent la châtelaine. Elle sait se battre, mais ses pouvoirs sont ce qui les sauvera en dernier recours. Elle doit survivre. Des mousquets apparaissent aux fenêtres de la grande maison. Des détonations crépitent. Un garde s’effondre. Reynault et son groupe parviennent pourtant à la porte d’entrée. Elle est barricadée. Il faut l’enfoncer. On trouve une poutre qui sert de bélier. La porte à double battant vibre et craque un peu plus à chaque coup. Elle tient bon, cependant. — Vite ! lance la sœur châtelaine qui pressent un drame. Vite ! La porte cède enfin. Reynault et ses hommes se ruent à l’intérieur, à l’assaut de mercenaires qui les accueillent avec un feu de mousquets meurtrier. Plusieurs gardes tombent. Ponssoy est grièvement blessé. Reynault a la cuisse transpercée mais ne s’aperçoit de rien. Une mêlée furieuse s’engage. La châtelaine y participe. Reynault et elle tentent de forcer le passage, jusqu’à ce qu’elle pose une main sur l’épaule du lieutenant. Il se retourne vers elle. — Trop tard, lui dit-elle d’une voix douce qu’il entend pourtant parfaitement. Un grondement sourd s’élève. Les dalles de la grande salle commencent à trembler. Reynault a compris. — RETRAITE ! ordonne-t-il. RETRAITE ! RETRAITE ! Emportant les blessés et ferraillant contre les mercenaires qui les repoussent, Reynault et son groupe se replient en hâte à l’extérieur. La bâtisse vibre de plus belle, comme secouée par un tremblement de terre. Ses fondations souffrent. Ses tuiles dégringolent. Ses pierres se délogent. Et soudain un pan de la façade s’effondre. — Seigneur Dieu, ayez pitié ! murmure la religieuse. Autour d’elle, gardes et mercenaires mêlés, tous restent muets d’effroi. Dans un nuage de plâtre et une cascade de gravats, un grand dragon noir vient de sortir du manoir. Immense, il se dresse et déploie ses ailes de cuir en rugissant. Un déferlement de puissance balaie alors la cour. C’est comme une onde qui remue la terre, couche tous les hommes et fait fuir les chevaux. Seule la châtelaine, les pans de ses vêtements blancs flottant dans la tourmente, a résisté. Sa rapière à la lame noire dans la main droite, elle se tient les bras largement écartés et psalmodie. Cette insignifiante créature qui lui oppose un pouvoir comparable au sien intrigue le dragon. Il se baisse, approche sa tête énorme de la religieuse qui ne faiblit pas. Les mots qu’elle prononce sont dans une langue qui trouve un écho dans le cerveau du dragon – un cerveau désormais dominé par des pulsions brutales et primitives, mais dont l’intelligence n’est pas entièrement bannie. La sœur Béatrice sait qu’il est trop tard, qu’elle a échoué. Maintenant qu’il a recouvré sa forme première, elle ne peut plus rien faire pour vaincre – ni même retenir – le plus terrible adversaire qu’elle ait jamais rencontré. Aussi décide-t-elle de jouer une ultime carte. Elle plante son regard dans celui, abyssal, du dragon. Et, réunissant ses dernières forces mentales, elle plonge dans l’esprit tourmenté de l’immense créature. L’effort qu’elle produit est colossal, dangereux. Mais après bien des méandres, elle trouve ce qu’elle cherche et la vision la frappe tel un coup de poing à l’âme. L’espace d’une brève et éternelle seconde, la sœur châtelaine voit. Elle voit le cataclysme qui menace la France, son peuple et son trône, un cataclysme qui sera bientôt réalité sous des cieux déchirés, et qui la laisse effrayée, incrédule, pantelante tandis que le dragon – vaincu au tréfonds de lui-même – hurle de rage avant de prendre son essor et de s’enfuir à grands coups d’ailes… L’ITALIENNE 1 Deux dragonnets jouaient sous les ramures ruisselantes d’une forêt qui, cette nuit-là, subissaient les trombes et la tourmente d’un violent orage. Insouciants, ils se chamaillaient en vol à la poursuite l’un de l’autre, tournoyaient, virevoltaient, improvisaient dans les branchages des acrobaties virtuoses. Les petits reptiles se disputaient un campagnol qu’ils avaient chassé ensemble et dont le cadavre désarticulé changeait de gueule au gré de leurs jeux turbulents. Encore jeunes, ils étaient frère et sœur nés d’un même œuf et, à ce titre, parfaitement semblables : mêmes yeux dorés, mêmes écailles noires frangées d’écarlate, même ventre gris, même silhouette élégante et gracile. Même intelligence, aussi. Fatigués, les jumeaux finirent par se poser sur une racine noueuse, à l’abri du déluge. Ils s’ébrouèrent puis replièrent leurs ailes de cuir et, chacun tirant de son côté, ils déchirèrent le rongeur pour le dévorer tranquillement. L’obscurité était épaisse et, quand le tonnerre se taisait, on n’entendait dans la forêt que le vacarme de la pluie, du vent et des feuillages malmenés. Quelque chose qu’ils furent seuls à percevoir vint pourtant interrompre le repas des dragonnets. Quelque chose qui les fit se redresser brusquement, accapara toute leur attention et les figea. Petites statues d’onyx luisantes de pluie, ils restèrent ainsi immobiles durant un instant. Ils devaient s’assurer qu’ils ne se trompaient pas, qu’ils ne risquaient pas de mal informer leur maîtresse et d’encourir sa colère ou, pire, son désamour. Mais ils ne faisaient pas erreur. Alors ils s’animèrent, échangèrent quelques feulements nerveux et prirent leur essor, le mâle disparaissant dans les ténèbres de la forêt profonde tandis que la femelle s’envolait vers ce qui les avait alertés. Elle fit vite, sinua entre des troncs qu’elle semblait prendre plaisir à éviter au dernier moment, ralentit l’allure dès qu’elle reconnut des voix, trouva un refuge confortable dans le creux d’un arbre… … et n’eut pas à attendre longtemps. Des cavaliers approchaient. Ils étaient trois qui arrivaient par un chemin boueux, sous les longs ruissellements cascadant de la voûte des feuillages. Trempés, ils avançaient au pas dans le halo des lanternes qu’ils avaient accrochées à leurs selles. Cela ne permettait pas d’y voir bien loin mais au moins distinguaient-ils, entre deux éclairs de lumière crue, les flaques que leurs chevaux troublaient d’un sabot lourd. Derrière Saint-Lucq qui ouvrait la marche, le capitaine Étienne-Louis de La Fargue opposait un parfait stoïcisme à la pluie éclaboussant son visage de patriarche antique – iris clair, belles rides, air martial, bouche sévère, barbe rase et mâchoire volontaire. Grand et solidement charpenté, il était vêtu d’une veste sans manches qui laissait voir celles du pourpoint qu’il portait en dessous. C’était une veste en cuir assez épais pour arrêter une balle tirée de loin, voire pour déjouer un coup d’épée maladroit. Elle était noire, ainsi que les chausses, les bottes, les gants et le chapeau de ce vieux gentilhomme soldat. Quant à son pourpoint, il était du même rouge sombre que son baudrier et que l’écharpe qui, nouée sur la hanche droite, lui serrait la taille. Noir et rouge. Telles étaient les couleurs que les Lames du Cardinal arboraient de nouveau, depuis qu’elles avaient été secrètement appelées à reprendre du service par le cardinal de Richelieu. — Sommes-nous seulement encore en France ? demanda Almadès avec une pointe d’accent espagnol. Anibal Antonio Almadès di Carlio, de son nom complet ; il se tenait à gauche de La Fargue, légèrement en arrière, prêt à se porter à sa hauteur d’un coup d’éperon et à couvrir le côté qu’un cavalier droitier défend le plus difficilement. Maigre et austère, l’œil sombre, il entretenait une moustache fine grisonnante qu’il essuyait machinalement – toujours par trois fois – du pouce et de l’index. Le dos raide, il avait la taille bien prise dans un pourpoint de cuir noir à crevés rouges, et portait une rapière de Tolède dont la garde consistait en une coquille hémisphérique pleine et deux longs quillons droits. Tout en acier terni, cette épée de duel ne cédait rien à l’esthétisme. — J’en doute, répondit La Fargue au maître d’armes espagnol. À ton avis, Saint-Lucq ? s’enquit-il en haussant la voix contre le bruit que faisaient le vent et la pluie dans les ramures. Il savait que le jeune homme les avait entendus malgré la distance qui les séparait. Car si Saint-Lucq allait devant, c’était précisément parce qu’il entendait – et voyait – mieux que le commun des mortels. Un commun des mortels auquel il n’appartenait pas, d’ailleurs. Saint-Lucq était un sang-mêlé. Du sang de dragon coulait dans ses veines. Mince et souple, les joues lisses et les cheveux aux épaules, il devait à cette ascendance de jouir de sens aiguisés, de capacités athlétiques supérieures et d’un charme qui séduisait autant qu’il inquiétait. Il avait de l’allure, certes. Mais quelque chose de ténébreux émanait de lui, de ses silences, de ses longs regards, de ses gestes lents et mesurés, de son orgueilleuse réserve. Pour faire bonne mesure, il ne s’habillait qu’en noir et, sur lui, cette couleur était plus que jamais celle de la mort. Il n’admettait que deux exceptions : la fine plume rouge à son chapeau et les verres – rouges également – des petites bésicles rondes derrière lesquelles il cachait des yeux reptiliens. Sinon, même l’admirable garde en panier de sa rapière était noire. — Nous sommes en Espagne, affirma le sang-mêlé sans se retourner. Ils n’étaient pourtant qu’à cinq lieues d’Amiens. Mais en 1633, les Pays-Bas espagnols commençaient dès que l’on quittait la Picardie. Ils étaient composés des dix provinces catholiques demeurées fidèles à l’Espagne quand celles du Nord, calvinistes, avaient fait sécession à la fin du XVIe siècle pour former la république des Provinces-Unies. Arras, Cambrai, Lille, Bruxelles, Namur, Anvers étaient ainsi des villes espagnoles. Et l’Artois n’était pas une terre française mais étrangère, sur laquelle une nation ennemie de la France exerçait une pleine et jalouse souveraineté. À seulement quelques jours de marche de Paris, des troupes s’y trouvaient en garnison et gardaient la frontière. — Cet orage nous sert, dit La Fargue. Grâce à lui, nos lumières ne risquent pas d’être aperçues par un vyvernier espagnol. Dans ces parages, il en passe toutes les heures quand le temps le permet. — Il suffira donc que nous nous tenions à l’écart des patrouilles ordinaires, ironisa Almadès. — Souhaitons que celle qui nous attend ait également eu cette heureuse idée, répondit le vieux capitaine d’un ton moins léger. Ou nous aurons fait tout ce chemin pour rien. Devant eux, Saint-Lucq tournait lentement la tête vers la gauche à mesure que son cheval avançait toujours au même pas régulier. Il venait de repérer le dragonnet qui les espionnait depuis les ténèbres, et il souhaitait ne lui laisser aucun doute à ce sujet. D’abord intriguée, la jeune femelle tendit le cou dans son arbre creux. Ses yeux dorés rivés sur le sang-mêlé qui passait, elle pencha longuement la tête d’un côté, puis de l’autre. Pouvait-il vraiment la voir ? Enfin, quand elle fut certaine que le cavalier aux étranges bésicles rouges lui rendait ostensiblement son regard, elle feula vers lui et, furieuse, haineuse, s’enfuit à la hâte de sa cachette. La Fargue et Almadès réagirent aux vifs battements d’ailes qu’ils devinèrent dans la forêt et, à la faveur d’un éclair, aperçurent in extremis le petit reptile qui s’éloignait. Saint-Lucq, impassible, regardait de nouveau devant lui. — Nous approchons, laissa-t-il tomber avant que le tonnerre gronde. L’orage n’avait pas faibli quand le chemin s’éleva peu à peu et mena les cavaliers au sommet d’une colline. Là, une grande bâtisse dépassait de la cime des arbres, comme posée sur une île dans une mer de ramures tourmentées. Il s’agissait d’une vieille auberge, abandonnée depuis qu’un terrible incendie l’avait partiellement détruite. Ses fenêtres étaient condamnées, ses tuiles claquaient et son enseigne, illisible, se balançait à chaque rafale pluvieuse. Un vieux mur entourait une cour et un puits. Il ne restait que des vestiges de l’écurie, où l’on devinait que le feu avait pris. Les cavaliers passèrent sous une arche de pierre pour traverser la cour et s’arrêter devant la façade de l’auberge. Ce faisant, ils coulèrent des regards prudents autour d’eux. Ils avaient éteint leurs lanternes mais ne s’en sentaient pas moins exposés, ici, à découvert sous le ciel furieux. Toujours en selle, ils aperçurent ensemble la lumière qui oscillait derrière les planches clouées en travers d’une fenêtre à l’étage. — Elle est déjà là, nota La Fargue. — Je ne vois pas sa monture, rétorqua Almadès. — Moi non plus, fit Saint-Lucq. Le vieux capitaine mit pied à terre dans une flaque de boue et ordonna : — Almadès, avec moi. Saint-Lucq, tu surveilles l’extérieur. Le sang-mêlé acquiesça et fit faire demi-tour à sa monture. Almadès, lui, descendit de cheval tandis que La Fargue, par prudence, faisait jouer sa rapière dans son fourreau. C’était une arme à la mesure du personnage, à savoir solide et de belle taille – une rapière«à la Pappenheim », du nom du général allemand qui en avait équipé son corps de cavalerie. La Fargue avait plus qu’éprouvé – et parfois à ses dépens – les qualités de la Pappenheimer sur les champs de bataille d’Allemagne et d’ailleurs. Il en appréciait la robustesse et la longueur ainsi que, pour la protection de la main, la garde à branches multiples et coquille ajourée. Obscur et encombré, le rez-de-chaussée de l’auberge sentait la vieille suie et le bois mouillé. On ne pouvait s’y mouvoir sans enjamber des débris ni faire grincer un plancher qui menaçait de céder à chaque pas. Le vent sifflait par les planches mal jointes qui fermaient les fenêtres. Un courant d’air faisait danser la flamme d’une bougie allumée sur la première marche de l’escalier menant à l’étage. —Restez ici, dit La Fargue avant de monter seul au premier. Obéissant à contrecœur, Almadès dégaina sa rapière et entama une garde vigilante. En haut de l’escalier, le vieux gentilhomme découvrit un long couloir au bout duquel une deuxième bougie brûlait, posée sur le linteau vermoulu d’une porte entrebâillée. D’autres portes - qui desservaient les chambres – donnaient sur ce couloir. Mais outre qu’elle était éclairée, celle du fond était la seule à ne pas être close. Puisqu’on lui montrait si aimablement le chemin, La Fargue avança vers la lumière. À pas prudents, cependant. Et non sans se méfier des portes devant lesquelles il passait, la main à l’épée. Il y avait des fuites au plafond et, par endroits, le vieux gentilhomme entendait la pluie qui crépitait dans le grenier, directement au-dessus de sa tête. C’était à croire que la toiture était largement éventrée, ce dont ni lui ni ses hommes ne s’étaient aperçus en arrivant. Mais une partie du toit était invisible depuis la cour : elle pouvait aussi bien manquer sans qu’on puisse le deviner, à moins de faire le tour. La Fargue arriva devant la porte qu’indiquait la bougie. — Entrez, monsieur, lui dit une charmante voix féminine. Dans le vacarme de l’orage, un raclement se fit entendre sous les combles. Un coup de tonnerre éclata presque au même instant, mais le bruit n’échappa pas au capitaine qui réfléchit, comprit et sourit. D’ailleurs, n’avait-il pas surpris un cliquetis de chaîne propre à confirmer ses soupçons ? Il entra. L’incendie avait épargné cette pièce, mais non l’usure du temps. Poussiéreuse et délabrée, elle était éclairée par une dizaine de bougies posées çà et là. Un grand lit, dont il ne restait que le cadre et les colonnes torsadées, l’occupait presque tout entière. Au fond, une porte était taillée en biseau pour épouser la pente naissante du toit. Des rideaux en lambeaux se balançaient devant une fenêtre aux carreaux brisés. Des planches, clouées à l’intérieur, fermaient cette fenêtre. L’une d’elles manquait, cependant. Elle avait été arrachée depuis peu et La Fargue comprit pourquoi en voyant un dragonnet se faufiler à l’intérieur. Après avoir secoué ses ailes ruisselantes, le petit reptile sauta sur le poignet tendu d’une ravissante jeune femme qui, se tournant vers le vieux gentilhomme, l’accueillit aimablement. — Soyez le bienvenu, monsieur de La Fargue. Elle portait, avec autant d’aisance que d’élégance, un ensemble de chasse gris dont la veste lui serrait joliment la taille et dont la lourde jupe était relevée à droite pour permettre de monter en selle comme un homme. Des chausses, un chapeau coquettement penché sur l’œil et des gants assortis au cuir fauve de ses bottes complétaient sa tenue. — Madame. — Vous n’imaginez pas, monsieur, le plaisir que j’ai à vous rencontrer. — Vraiment ? — Mais certainement ! En douteriez-vous ? — Oui. Un peu. — Et pourquoi donc ? — Parce que mes ordres pourraient être de vous arrêter et de vous emmener en France où vous seriez jugée. Et condamnée, selon toute vraisemblance. — Sont-ce vos ordres, monsieur ? La Fargue ne répondit pas. Impassible, il attendit. Il approchait de la soixantaine, un âge plus que respectable en un siècle où la vieillesse commençait après quarante ans. Or, si les épreuves, les batailles et les deuils avaient blanchi son poil et couché sur ses yeux le voile des illusions perdues, le temps n’avait pas eu raison de sa vigueur ni de son aura. Grand et large d’épaules, le port fier et assuré, ce vieux gentilhomme impressionnait tant par sa carrure que par la force qui émanait de lui. Il le savait, et recourait plus volontiers aux silences qu’aux paroles pour en imposer. La jeune femme paraissait bien frêle et fragile auprès de lui. Elle le regarda un moment dans les yeux sans ciller puis, comme si de rien n’était, désigna une petite table et deux tabourets. — Je gage que vous n’avez pas soupé. Vous devez mourir de faim. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous êtes mon invité. La Fargue prit un tabouret et, tandis qu’elle s’affairait, observa à son aise celle qui s’improvisait son hôtesse. Elle était une beauté rousse et pâle aux traits délicats, aux yeux noirs et pleins de vie, aux lèvres finement ourlées, au sourire charmant. Mais le vieux gentilhomme n’ignorait pas à quel point ce joli minois et cet air d’innocence étaient dangereux. D’autres en avaient fait l’amère expérience. La diablesse était rusée et ne s’embarrassait guère de scrupules. On la disait particulièrement vénale. Son dragonnet désormais sur l’épaule, elle posa un lourd panier d’osier sur la table, ôta le torchon qui le recouvrait pour en faire une nappe, disposa diverses victuailles entre le capitaine et elle, attribua à chacun d’eux une assiette en porcelaine, un verre ciselé et un couteau à manche de nacre. — Et si vous serviez le vin ? proposa-t-elle. D’assez bonne grâce, La Fargue prit la bouteille qui dépassait du panier, en ôta le bouchon de cire et vida sur le plancher la couche d’huile censée protéger le vin du contact de l’air. — Comment dois-je vous appeler ? demanda-t-il en remplissant les verres. La jeune femme, qui s’amusait à nourrir son dragonnet, figea son geste et adressa un regard surpris à son interlocuteur. — Je vous demande pardon ? — Quel est votre nom, madame ? Elle haussa les épaules et sourit comme s’il se moquait. — Allons, monsieur. Vous savez qui je suis. — Certes, reconnut La Fargue. Mais de tous les noms que vous avez indifféremment portés au service de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne ou du pape, lequel a votre préférence ? Elle le toisa longuement et son regard se fit dur. Enfin, elle lâcha : — Alessandra. Alessandra di Santi. (Du menton, elle désigna le verre dans lequel le vieux gentilhomme n’avait pas même trempé les lèvres.) Vous ne buvez pas ? C’est du vin de Beaune. Vous l’aimez beaucoup, je crois. — En effet. — Alors ? La Fargue poussa un long soupir d’impatience contenue. — Madame, vous vouliez tout à l’heure connaître mes ordres. Les voici. Ils sont de vous écouter, puis de rapporter à Son Éminence ce que vous aurez dit. Alors parlez, madame. Pour vous rencontrer ici et maintenant, mes hommes et moi avons chevauché dix heures sans presque desseller. Et il me tarde de repartir. Même en Artois, le climat espagnol est néfaste à ma santé… Et sur ce mot, il leva son verre pour le vider d’un trait. Puis il ajouta : — Je vous écoute, madame. Un moment songeuse, Alessandra observa ce vieux gentilhomme sur qui ses charmes opéraient imparfaitement. Elle savait qu’il la trouvait ravissante, mais il n’éprouvait pas en retour le besoin de lui plaire. Voilà qui n’était pas ordinaire et méritait l’intérêt. Dehors, l’orage sévissait toujours. Il semblait même que l’intervalle diminuait entre la foudre et le tonnerre. — Je devine que vous avez une piètre opinion de moi, monsieur de La Fargue, dit la jeune femme sur le ton de la conversation. — Mon sentiment à votre endroit n’importe aucunement, madame. — Allons, monsieur le capitaine… Que pensez-vous de moi ? En toute franchise. La Fargue marqua un temps, conscient qu’Alessandra s’employait à garder le contrôle de la conversation. Puis : — Je vous sais intelligente et experte, madame. Mais je vous sais également vénale. Et dénuée de scrupules. — Vous ne me croyez donc pas capable de loyauté… — À la condition d’employer le pluriel. Car vos loyautés, madame, ont été nombreuses. Elles le sont sans doute encore, même si aucune d’elles ne pourra jamais vous faire aller contre votre propre intérêt. — En somme, vous m’estimez indigne de confiance. — Oui, madame. — Et si je vous disais que j’ai connaissance d’un complot ? La Fargue tiqua. — Je vous demanderais qui ce complot menace, madame. La jolie rousse sourit. Après quoi elle porta son verre à ses charmantes lèvres, but une gorgée de vin et, le plus sérieusement du monde, annonça : — J’ai bien connaissance d’un complot, monsieur. D’un complot qui menace la couronne de France et dont l’ampleur dépasse ce qui se peut concevoir. Le vieux capitaine planta son regard dans celui – très calme - d’Alessandra. Elle ne cilla pas, même quand la foudre frappa si près que l’auberge en trembla. — Avez-vous seulement un commencement de preuve de ce que vous avancez ? demanda-t-il. — À l’évidence. Cependant… — Quoi ? — Cependant, j’ai peur de ne pouvoir aller plus avant sans quelques garanties… cardinales. — Que demandez-vous ? — Je demande la protection de Son Éminence. Impassible, La Fargue dévisagea la jeune femme. Avant de se lever pour sortir et de lâcher : — Au revoir, madame. Alessandra bondit sur ses pieds. — Attendez, monsieur ! Attendez ! Était-ce de la peur que l’on devinait dans ses yeux ? — Je vous en prie, monsieur… Ne partez pas ainsi. Accordez-moi seulement un moment encore… La Fargue soupira. — Est-il véritablement nécessaire, madame, que je vous dise que le Cardinal est aussi avare de sa confiance que de sa protection, qu’il ne les accorde qu’à celles et ceux qui l’ont bien mérité, et qu’il s’en faudrait de beaucoup que vous soyez de ces derniers ? Enfin, madame, réfléchissez ! Songez donc à qui vous êtes ! Et demandez-vous… À cet instant, un second dragonnet parfaitement semblable au premier entra à son tour par la planche qui manquait à la fenêtre. Très nerveux, il agita ses ailes et poussa des cris perçants à l’intention de sa maîtresse. Des cris qu’elle écouta, et qui lui firent dire : — Le moment est venu de nous quitter, monsieur le capitaine. Des cavaliers arrivent par le même chemin que vous avez emprunté. Ils seront bientôt là et mieux vaut qu’ils ne m’y trouvent pas. — Qui sont ces cavaliers ? — Vous ferez leur connaissance bien assez tôt. Mais sachez qu’ils sont l’une des raisons qui me font demander la protection du Cardinal. — Renoncez à cette chimère, madame. Jamais Son Éminence… — Remettez-lui ceci. Elle venait de tirer de sa manche une épaisse lettre cachetée qu’elle tendait à La Fargue. — Qu’est-ce ? demanda-t-il en examinant la missive. — Remettez cette lettre au Cardinal, monsieur. Elle contient… Elle contient le commencement de preuve que vous réclamiez à l’instant… Quand le Cardinal l’ouvrira, il comprendra que je ne fabule pas et que le trône de France est menacé. Ils entendirent alors Almadès qui appelait dans la bâtisse : — Capitaine ! La Fargue entrouvrit la porte et vit le maître d’armes espagnol qui, à l’autre bout du couloir, arrivait par l’escalier. — Des cavaliers, capitaine. — Combien ? — Au moins cinq, selon Saint-Lucq. Dans le dos de La Fargue, le dragonnet lâcha un bref cri rauque. Déjà, un hennissement se faisait entendre au dehors. — Sept, indiqua Alessandra d’un ton calme. Ils sont sept. — Ne bougez pas d’ici ! lui lança le vieux gentilhomme par-dessus l’épaule. Il sortit de la chambre, referma la porte derrière lui, entra dans une pièce voisine où Almadès le rejoignit. Par une fenêtre, entre deux planches mal jointes, ils virent sept cavaliers en armes faire irruption dans la cour. — Où est Saint-Lucq ? demanda La Fargue. — En bas. C’est lui qui a vu les cavaliers venir. — Bon sang ! Plantant l’Espagnol sur place, il retourna dans la chambre au bout du couloir. Elle était vide. — Merde ! Mais la petite porte du fond était entrebâillée. Derrière, un escalier très raide menait au grenier. La Fargue le gravit et, après une trappe, se hissa dans la tourmente furieuse et assourdissante de l’orage. Comme il l’avait deviné, une portion du toit manquait, de sorte que les combles se trouvaient être à ciel ouvert, sous les intempéries. Et là, Alessandra, déjà en selle, obligeait difficilement une vyverne à se tourner vers l’extérieur. Les ailes écartées pour garder l’équilibre, le grand reptile renâclait sur ses deux pattes griffues. La tempête l’inquiétait. — C’EST FOLIE ! hurla le gentilhomme. Tenant ferme les rênes qui couraient le long du cou de la vyverne jusqu’au mors, la jeune femme adressa un sourire confiant au vieux capitaine. — SOUCIEZ-VOUS PLUTÔT DU COMPLOT ET FAITES-VOUS BIEN MON AVOCAT AUPRÈS DE SON ÉMINENCE. VOUS DEVEZ ME CROIRE ET, À SON TOUR, LE CARDINAL DOIT VOUS CROIRE… SOYEZ ÉLOQUENT ! IL EN VA DE L’AVENIR DE LA FRANCE ! — RENONCEZ, MADAME ! insista La Fargue avant d’essuyer une rafale qui faillit le renverser. La foudre tombait tout près, désormais. Non loin, un arbre s’embrasa. — INFORMEZ LE CARDINAL. PUIS RETROUVONS-NOUS BIENTÔT À PARIS. — OÙ ? COMMENT ? Ils s’entendaient à peine alors qu’ils s’égosillaient. — DEMAIN SOIR. NE VOUS INQUIÉTEZ DE RIEN. JE SAURAI VOUS JOINDRE. — MADAME ! Alessandra venait de lancer sa vyverne et s’éloignait déjà dans l’orage, suivie par les silhouettes graciles et virevoltantes des dragonnets jumeaux. Impuissant, La Fargue pesta. Puis il pensa aux cavaliers, redescendit dans l’auberge, entraîna Almadès dans son sillage, gagna le rez-de-chaussée et la cour qui n’était plus, alors, qu’une immense flaque boueuse où l’on pataugeait sous le déluge. Dos à la porte, Saint-Lucq faisait face aux sept cavaliers qui, en arc de cercle, avaient mis pied à terre et tiré l’épée. Sur le qui-vive, ils étaient accoutrés pour la guerre : larges chapeaux, épais pourpoints de buffle, culottes renforcées et bottes de monte. Mais surtout, ils n’étaient pas humains. Des dracs, comprit La Fargue en apercevant, grâce à un éclair, les faciès mafflus et écailleux sous les feutres dégoulinants. Et des dracs noirs, pour le comble. Les dracs étaient une race que les Dragons Ancestraux avaient engendrée jadis pour les servir et pour combattre. Ils s’étaient affranchis au fil des âges de la tutelle de leurs créateurs, mais restaient des êtres brutaux et cruels que l’on craignait à raison. Les dracs aimaient la violence. Les dracs étaient plus forts et plus endurants que les hommes. Et les dracs noirs étaient plus forts et plus endurants que les dracs ordinaires. — Nous sommes là, Saint-Lucq, dit La Fargue en avançant. Sans se retourner ni quitter les dracs des yeux, le sang-mêlé fit deux pas vers la droite. Son capitaine vint prendre sa place, tandis qu’Almadès couvrait leur gauche. Tous trois avaient l’épée à la main mais attendaient encore avant de se mettre en garde. La Fargue remarqua alors que les dracs baignaient jusqu’aux chevilles dans une flaque de brume noire qui ne se dispersait pas. Sorcellerie, songea-t-il. — La femme ! cracha d’une voix rauque et sifflante le drac qui faisait face au capitaine. Nous voulons la femme ! Il était le plus grand et le plus musculeux des sept, ce qui lui valait sans doute de commander. Son visage était marqué. Des lignes jaune vif suivaient les contours de certaines de ses écailles faciales pour dessiner des motifs complexes et symétriques que La Fargue connaissait. — Impossible, fit-il. Elle n’est plus là. — Où est-elle ? — Partie. Envolée. — Quoi ? Si La Fargue ne s’intéressait qu’à son interlocuteur, Saint-Lucq et Almadès surveillaient les six autres. Les dracs étaient tendus, nerveux. Ils produisaient un grand effort pour refréner l’ardeur guerrière qui les consumait. Éviter ou même retarder un combat allait à l’encontre de tous les instincts de leur race. Ils en frémissaient presque, tels des chiens affamés auxquels on interdit de se jeter sur un morceau de viande saignante. Seule la crainte respectueuse qu’ils avaient de leur chef les retenait. Ils attendaient l’ordre, le geste ou le prétexte qui les délivrerait. — Envolée à dos de vyverne, expliqua La Fargue. Vous n’êtes pas venus sur les bonnes montures. — Qui es-tu ? — Je chasse le même gibier que toi. Mais je suis arrivé trop tard. — Tu mens ! Du coin de l’œil, Saint-Lucq lorgnait un drac – plus jeune et plus fougueux que les autres – qui contenait à grand-peine ses pulsions agressives et tressaillait à chaque coup de tonnerre. Le sang-mêlé devinait que l’envie de meurtrir et tuer le rongeait comme un acide. Il suffirait d’un rien, sans doute, pour que… — Le crois-tu vraiment ? rétorqua La Fargue au chef des dracs. Imagines-tu que cette femme n’a qu’un ennemi ? — Qui sers-tu ? — Cela n’est pas ton affaire. Mais je te répondrai tout de même si tu me dis, toi, qui est ton maître… La tête rentrée dans les épaules, les mâchoires crispées et la respiration rapide, le jeune drac que Saint-Lucq guettait du coin de l’œil n’en pouvait plus. Son regard accrocha celui du sang-mêlé qui, un fin sourire aux lèvres, baissa à peine la tête pour le toiser par dessus ses bésicles rouges. — Nous sommes sept, vieil homme. Vous, seulement trois. Nous pouvons vous tuer. — Vous pouvez essayer, mais tu seras le premier à tomber. Et tout cela pour quoi ? Pour une femme qui se trouve déjà loin si l’orage n’a pas abattu sa vyverne… Comme hypnotisé, le jeune drac ne pouvait plus quitter Saint-Lucq des yeux. Tout bouillonnait en lui. Ses deux congénères qui l’encadraient perçurent son trouble. Ils n’en comprirent pas la cause mais commencèrent à s’agiter. Alors le sang-mêlé porta le coup de grâce : un discret clin d’œil et un baiser esquissé. Le jeune drac poussa un cri de rage et se rua soudain à l’assaut. Saint-Lucq l’esquiva sans mal et lui porta au passage un méchant coup de lame au visage. Ce pouvait être le signal que tous redoutaient ou espéraient. La Fargue et Almadès firent aussitôt un pas en arrière et se mirent en garde. Et les dracs allaient s’élancer quand leur chef lança un ordre qui les figea : — SK’ERSH ! Durant de longues secondes, personne n’osa bouger. Les corps étaient immobiles et les poses martiales sous l’averse impitoyable. Seuls les regards allaient de droite et de gauche, à l’affût de la première menace. — Sk’ersh ! répéta, un ton en dessous, le premier des dracs noirs. Peu à peu les muscles se détendirent et les respirations reprirent. Les lames ne regagnèrent pas les fourreaux mais pointèrent de nouveau vers le sol engorgé. La bouche ensanglantée, le drac que Saint-Lucq avait blessé regagna piteusement sa place parmi ses camarades. Alors leur chef avança lentement mais résolument vers La Fargue, qui dut faire signe à Almadès de ne pas s’interposer. Le drac noir s’approcha si près que sa poitrine toucha celle du gentilhomme, et qu’il put lui renifler le visage par en dessous. Longuement. Avec un mélange de gourmandise et de curiosité animale. La Fargue, roide, impassible, laissa faire. Enfin, le drac recula et promit : — Nous nous reverrons, vieil homme. Les dracs se replièrent en bon ordre et, bientôt, disparurent au galop dans la nuit et les trombes hurlantes, en emportant leur brume noire avec eux. — Et à présent ? demanda Saint-Lucq au bout d’un moment. — Nous rentrons à Paris, répondit le capitaine des Lames du Cardinal. J’ignore ce qui se trame au juste, mais Son Éminence doit en être avertie sans délai. La vie du roi est peut-être menacée. 2 Le cardinal de Richelieu faisait mine de se retirer en même temps que les autres membres du Conseil, lorsque le roi Louis XIII le rappela : — Monsieur le Cardinal. — Oui, sire ? — Demeurez un instant. Levant une main gantée de rouge à sa poitrine, Richelieu marqua sa soumission d’un acquiescement silencieux et s’écarta de la porte qu’empruntèrent, pour sortir, ministres et secrétaires d’État. Ils passèrent un à un, sans s’attarder ni se retourner, le dos rond ou presque, à croire qu’ils craignaient de sentir une haleine glacée leur caresser soudain la nuque. Les courants d’air n’étaient pas rares au Louvre mais, en ce chaud mois de juin 1633, les seuls que l’on pouvait y redouter vraiment étaient ceux produits par un coup de froid royal. Ils ne mettaient pas la goutte au nez, n’aggravaient pas les rhumatismes, n’obligeaient personne à garder le lit. En revanche, ils provoquaient un mal propre à contrarier les destins et briser les carrières. Ces messieurs du Conseil le savaient bien et craignaient tout particulièrement la contagion. Or ils avaient senti souffler comme un mauvais vent d’hiver quand Sa Majesté les avait rejoints d’un pas vif et, sitôt assise, ne saluant personne, avait sèchement réclamé lecture de l’ordre du jour. Le roi tenait son Conseil chaque matin après le déjeuner et n’hésitait pas à le convoquer de nouveau dans la journée si les affaires du royaume l’exigeaient. Il suivait en cela l’exemple paternel. Cependant, contrairement à Henri IV qui se satisfaisait volontiers de réunions si libres qu’elles étaient parfois l’occasion de promenades en plein air, Louis XIII – plus réservé, plus prudent et plus attaché au respect de l’étiquette – imposait des délibérations formelles, autour d’une table et derrière des portes closes. Au Louvre, le Conseil se réunissait soit dans la pièce du rez-de-chaussée qui lui était traditionnellement affectée, soit - comme aujourd’hui – dans le « cabinet des livres ». Ce lieu n’était pas moins solennel que la salle du Conseil mais, ainsi que Richelieu croyait l’avoir remarqué, il avait la préférence du roi lorsque celui-ci souhaitait préserver la parfaite confidentialité des débats ou lorsqu’il prévoyait un discret tête-à-tête en fin de séance. Il lui suffisait alors de retenir quelques instants celui avec lequel il souhaitait converser, et tout pouvait être dit dans le temps que les autres membres du Conseil mettaient à reparaître en public. Le Cardinal avait ainsi pressenti que quelque chose se tramait quand, dès son arrivée au Louvre, il avait été dirigé vers le cabinet des livres. Le léger retard de Sa Majesté d’abord, son mécontentement manifeste ensuite avaient confirmé ses soupçons et l’avaient obligé à s’interroger. Il se devait en effet d’accorder une attention particulière à l’humeur de celui qui l’avait élevé au faîte de la puissance et de la gloire, car le même pouvait tout aussi bien précipiter sa chute. Sans doute Armand-Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, méritait-il d’exercer les immenses responsabilités que Louis XIII lui avait confiées. Sans doute avait-il démontré les exceptionnelles qualités d’homme d’État qui étaient les siennes, depuis bientôt dix ans qu’il avait été rappelé au Conseil et nommé « principal ministre ». Cependant, les mérites et les services rendus comptaient peu sans la faveur royale, et le Cardinal ne pouvait permettre que celle dont il jouissait tiédisse. Il avait trop d’ennemis pour cela – des ambitieux jaloux de son influence ou des adversaires hostiles à sa politique – et qui tous, en France et ailleurs, n’attendaient que de voir pâlir son étoile. Le roi, certes, avait pour son principal ministre une estime et une affection qui n’étaient pas de celles qui disparaissent en une nuit. Aussi proche que le Capitole soit de la roche Tarpéienne, Richelieu ne se sentait pas à la merci d’un caprice. Mais Louis XIII n’en était pas moins un monarque grave, ombrageux et secret, qui souffrait de ne pas savoir exprimer ses émotions et que l’on peinait parfois à comprendre. Le Cardinal lui-même se trouvait obligé de composer avec un maître autoritaire dont les réactions le surprenaient encore à l’occasion. Taciturne, le roi ruminait longtemps des décisions qui paraissaient soudaines et qu’il n’expliquait pas, ou mal. Il avait en outre de la rancune sur le plan privé. Susceptible, ne pardonnant jamais tout à fait, il couvait des ressentiments qui mûrissaient, intimes et patients, à l’insu de ses proches. Puis venait la maladresse, l’indélicatesse, l’ingratitude ou la faute de trop. Louis XIII s’abandonnait alors à des colères froides qu’il exprimait par des reproches amers, des vexations cruelles, voire des punitions et des disgrâces brutales. C’était l’une de ces colères dont ces messieurs du Conseil avaient senti l’imminence et dont – tout grands seigneurs et grands officiers de la Couronne qu’ils étaient pour la plupart – ils avaient redouté de faire les frais jusqu’au moment où, à leur immense soulagement, Sa Majesté les avait libérés. Somme toute, l’exécrable humeur du roi mise à part, le Conseil s’était presque tenu comme à l’ordinaire. Gardant son chapeau, Louis XIII s’était assis seul à l’extrémité de la longue table rectangulaire autour de laquelle on avait ensuite pris place pour exposer les affaires et lire les dépêches. Puis le moment était venu des délibérations au cours desquelles chacun devait défendre et motiver son avis. Ces délibérations prenaient souvent la forme de discussions assez libres, voire animées en cas de divergences d’opinion, le roi tenant à ce que l’on s’exprime selon sa conviction en son Conseil. Ce matin, cependant, personne ne s’était vraiment fait entendre. Au point que Louis XIII s’en était bientôt irrité et, pour connaître son sentiment sur un point précis, avait interrogé un peu vivement un secrétaire d’État. Surpris, s’embarrassant dans ses papiers, l’autre avait alors bégayé une réponse confuse que le roi avait accueillie avec une froideur polaire : il était affligé d’un léger bégaiement qu’il refrénait à force de volonté. À cet instant, on avait bien cru que l’ire royale allait s’abattre injustement sur le malheureux secrétaire d’État, mais il n’en fut rien. Après un long silence, un semblant de délibération reprit et Sa Majesté renvoya le Conseil au bout de une heure. Non sans avoir demandé au Cardinal de rester, cependant. Si ce dernier n’avait prêté qu’une oreille distraite aux débats, il avait en revanche beaucoup observé, attendant de voir quel dossier, lors de sa présentation, provoquerait une réaction – même rentrée, même déguisée – chez le roi. En vain. Les motifs d’inquiétude, pourtant, ne manquaient pas. Il y avait la guerre que l’on préparait contre la Lorraine, les ambitions hégémoniques de l’Espagne et de sa Cour des Dragons, les menées de l’Angleterre, les succès militaires que la Suède accumulait dans le Saint-Empire et qui risquaient de bouleverser le fragile équilibre des forces en Europe. Dans les frontières, le peuple écrasé d’impôts grondait, le parti dévot ne désarmait pas, plusieurs villes protestantes réclamaient les privilèges que La Rochelle avait obtenus à l’issue du siège auquel elle avait victorieusement résisté en 1628, et les complots succédaient aux complots jusque dans les couloirs du Louvre. Enfin, à Paris même, des églises brûlaient et des émeutes menaçaient contre les huguenots et les juifs, que la rumeur publique accusait. Mais aucune des affaires intérieures ou extérieures que le Conseil avait abordées ne paraissait être à l’origine de la fureur que Louis XIII peinait tant à contenir. Comme il était très pieux, devait-on chercher du côté des rapports, encore confidentiels, qui dénonçaient un troublant regain des activités de sorcellerie dans la capitale ? Le roi savait-il quelque chose que son principal ministre ignorait ? Cette seule perspective suffisait à inquiéter le Cardinal, qui voulait tout savoir pour tout prévoir et, au besoin, tout empêcher. De ces messieurs du Conseil, le dernier à se retirer fut le marquis de Châteauneuf, garde des Sceaux. Emportant le coffret ouvragé qui contenait les sceaux du royaume et dont il ne devait jamais se séparer, il salua Richelieu d’un respectueux signe de tête. Puis un huissier referma la porte. Il était environ 10 heures quand Agnès de Vaudreuil revint de la promenade qu’elle faisait à cheval chaque matin dans les environs de Paris. Remontant d’un bon trot la rue du Chasse-Midi, elle ralentit à peine l’allure pour traverser le carrefour de la Croix-Rouge, pourtant très animé à cette heure. La jeune baronne comptait bien que l’on s’écarte et l’on s’écartait en effet, en grommelant parfois et en vitupérant souvent. Elle prit la rue Saint-Dominique par celle des Saints-Pères et – au cœur du faubourg Saint-Germain, non loin de la magnifique abbaye qui le baptisait – bifurqua dans la très étroite rue Saint-Guillaume. Elle dut alors aller au pas sous peine de renverser un passant, un marchant ambulant, un commerçant à son étal, une commère négociant le prix d’un poulet, un miséreux agitant sa sébile. On la regarda s’arrêter devant l’hôtel de l’Épervier. Elle était d’une beauté sévère et farouche qui frappait : silhouette élancée, port fier, teint pâle, yeux verts, lèvres sombres et pleines, longue chevelure noire dont une natte ne réussissait jamais à contraindre les lourdes boucles bien longtemps. Mais on s’étonnait surtout de ses cuissardes, de ses chausses noires et de son corset de cuir rouge passé sur une chemise blanche. C’était un accoutrement pour le moins audacieux. Et non contente de s’afficher ainsi en public, non contente de sortir en cheveux, elle portait l’épée et montait à cheval comme un homme. Vraiment, il y avait là matière à scandale… Indifférente au discret émoi qu’elle suscitait, Agnès mit pied à terre dans l’infâme boue qui recouvrait les rues parisiennes. Elle aurait aimé épargner ses bottes, mais il lui aurait fallu sonner et attendre que quelqu’un vienne ouvrir l’un des battants cloutés de la grande porte cochère. Elle préféra pousser la porte piétonne que l’on ne verrouillait qu’à la nuit et, tirant son cheval par le mors, entra dans une cour pavée, sonore, où les sabots ferrés claquaient comme des coups de mousquet. Venu de l’écurie, André s’empressa de rejoindre la baronne de Vaudreuil et, respectueusement, lui ôta les rênes des mains. — Il fallait faire sonner la cloche, madame, dit le valet. Je vous aurais ouvert. Il y avait du reproche et du regret dans sa voix. Très brun et le haut du crâne prématurément dégarni, une moustache fournie lui ornant la lèvre supérieure, il affichait la mine soucieuse de celui à qui l’on ne permet pas de faire les choses correctement, et qui préfère se taire mais n’en pense pas moins. — C’est bien ainsi, André… Merci. Tandis que le valet ramenait à l’écurie le cheval qu’elle avait fatigué et sali, Agnès ôta ses gants et considéra le décor d’un œil résigné. Elle soupira. L’hôtel de l’Épervier était décidément un endroit sinistre. Aussi austère qu’inconfortable, c’était une vaste demeure aux fenêtres étroites et aux murs épais qu’un gentilhomme huguenot avait fait bâtir après la Saint-Barthélemy. Désormais, il était le quartier général des Lames du Cardinal, une unité d’élite clandestine que le capitaine La Fargue commandait sous les ordres directs du cardinal de Richelieu. Agnès de Vaudreuil n’aimait pas cet hôtel où les nuits lui semblaient plus longues et plus noires qu’ailleurs. Mais elle n’avait pas le choix. Faute de posséder un logis à Paris, elle devait habiter ici, à la disposition immédiate de Son Éminence. Un ordre de mission urgent pouvait en effet arriver à toute heure du Palais-Cardinal. Ballardieu, en sortant sur le perron du corps de logis principal, interrompit les réflexions d’Agnès. Massif, grisonnant, il était un vieux soldat que les années, le vin et l’abus de bonne chère avaient empâté. Une couperose naissante ornait ses pommettes. L’œil restait vif, cependant, et l’homme était encore capable d’assommer un âne d’un coup de poing. — Mais où étais-tu donc passée ? s’exclama-t-il. Retenant un sourire, Agnès marcha à sa rencontre. Parce qu’il l’avait élevée du mieux qu’il avait pu, parce qu’il l’avait fait sauter sur ses genoux et lui avait offert sa première rapière, elle pardonnait volontiers à Ballardieu d’oublier trop souvent qu’elle était baronne et n’avait plus huit ans. Elle savait qu’il l’aimait et se trouvait toujours aussi embarrassé quand il s’agissait de lui manifester son affection. Elle savait aussi qu’il n’aimait pas qu’elle s’absente trop longtemps et se rongeait les sangs jusqu’à son retour. La raison en était qu’enfant, elle avait disparu quelques jours dans des circonstances troubles dont elle n’avait plus le souvenir mais qui avait marqué Ballardieu à jamais. — J’ai poussé jusqu’à Saint-Germain, expliqua-t-elle d’un ton léger en dépassant le vieux soldat pour entrer dans le vestibule. Des nouvelles de La Fargue ? — Non, fit l’autre depuis le perron. Mais si la chose vous intéresse, madame, apprenez que Marciac est rentré. Elle s’arrêta, se retourna et afficha un sourire lumineux. Marciac était parti seul en mission à La Rochelle trois semaines plus tôt et, très vite, n’avait plus donné de nouvelles. Il y avait maintenant plusieurs jours que le silence du Gascon était devenu inquiétant. — Vraiment ? — Pardi ! Penché au-dessus d’une bassine d’eau fraîche, Marciac s’aspergeait le visage et la nuque à deux mains lorsqu’il entendit dans son dos : — Bonjour, Nicolas. Il s’interrompit, sourit, attrapa une serviette d’une main aveugle, puis se redressa et se tourna vers Agnès en s’essuyant les joues. Elle se tenait sur le seuil de sa chambre, bras croisés, une épaule appuyée contre le mur, l’œil brillant et un demi-sourire aux lèvres. — Sois le bienvenu chez toi, ajouta-t-elle. — Merci, répondit Marciac. Il portait encore les bottes et les chausses dans lesquelles il avait chevauché, mais il s’était mis en chemise et avait retroussé ses manches pour faire sa toilette. Son pourpoint – un élégant pourpoint rouge sang taillé dans le même tissu brodé que ses chausses – gisait sur le lit, à côté d’une vieille sacoche de voyage en cuir. Son chapeau était pendu au mur, ainsi que sa rapière au fourreau et son baudrier. — Comment te portes-tu ? demanda Agnès. — Fourbu. Et comme pour prouver ses dires, il se laissa tomber dans un fauteuil, la serviette autour du cou et des mèches encore humides collées au front. Il semblait bien fatigué, en effet. Mais néanmoins ravi. — J’étais si pressé d’arriver, expliqua-t-il, que j’ai à peine dormi trois heures cette nuit. Et ce soleil ! Et cette poussière ! … Seigneur, je meurs de soif ! Ce fut le moment que la douce et timide Naïs choisit pour arriver de la cuisine avec, sur un plateau, un pichet de vin frais et deux verres. Agnès dut s’effacer pour la laisser entrer et, en la voyant, Marciac bondit joyeusement sur ses pieds. — C’est miracle ! Naïs, je vous adore. Voulez-vous m’épouser ? Savez-vous que j’ai beaucoup pensé à vous, durant mon exil ? La jeune fille posa son plateau et, tête baissée, demanda : — Voulez-vous que je fasse le lit, monsieur ? — Cruelle ! Me proposer cela, alors que je ne rêve que de le défaire avec vous… Rougissante, Naïs pouffa, esquissa une révérence et se retira vivement. — Chante toujours, beau merle ! se moqua Agnès. Tu ne cueilleras pas ce fruit-ci… Marciac était blond, bel homme et charmeur. Ses cheveux avaient toujours besoin d’un coup de peigne, ses joues d’un coup de rasoir, ses habits d’un coup de fer et ses bottes d’un coup de brosse, mais il jouissait d’une élégance naturelle qui s’accommodait parfaitement de cette nonchalance. Il était plus ou moins gascon, plus ou moins gentilhomme et plus ou moins médecin. Il était surtout un redoutable escrimeur, un joueur acharné et un séducteur impénitent qui ne comptait pas plus ses duels que ses dettes ou ses conquêtes. Haussant les épaules, il remplit les verres et en tendit un à Agnès. — Trinquons, proposa-t-il. Ce qu’ils firent. Puis Agnès s’assit sur le rebord de la fenêtre et Marciac retrouva son fauteuil. Il aurait offert son siège à n’importe quelle autre femme, mais la baronne de Vaudreuil n’attendait pas de tels égards de la part de ses compagnons d’armes. — Maintenant, mets-moi au fait de tout, dit le Gascon. Et pour commencer, à qui ai-je confié mon cheval en arrivant ? Je m’absente à peine, et voilà que des têtes nouvelles apparaissent. — Notre valet. André. Un ancien du régiment de Picardie, je crois. — J’imagine que l’on s’est bien assurés que… — Oui, l’interrompit Agnès. L’homme est sûr. Il était valet d’écurie au Palais-Cardinal avant de nous être… recommandé. — Bien… Et les autres ? — Les autres ? — La Fargue, Saint-Lucq, Leprat… Te souviens-tu ? Nous formions comme une bande, avant mon départ. Diable ! Serais-je parti plus longtemps qu’il me semble ? Parce que la moquerie était méritée et plutôt bienveillante, la jeune femme l’accepta de bonne grâce. — Leprat est à Paris, indiqua-t-elle, mais il passe volontiers ses matinées chez M. de Tréville. Saint-Lucq et Almadès, eux, sont en mission avec La Fargue. Si tout va bien, ils seront rentrés ce jourd’hui. Marciac se contenta de lever un sourcil interrogateur. Agnès se leva pour aller fermer la porte de la chambre, s’adossa un moment au battant puis, sur le ton de la confidence, dit : — Dernièrement, quelqu’un s’est discrètement manifesté auprès du Cardinal. Ce quelqu’un prétendait disposer de renseignements très précieux et proposait une rencontre, afin de discuter des conditions auxquelles ces renseignements pourraient être… — Vendus ? — Négociés. — Et c’est La Fargue que Son Eminence a chargé de rencontrer ce quelqu’un. — En urgence. — Ce quelqu’un, ma foi, doit être quelqu’un. De qui parlons-nous, au juste ? — De l’Italienne. — Ah. Je comprends mieux. L’Italienne était une aventurière bien connue de toutes les cours d’Europe. Intrigante rusée, espionne mercenaire et séductrice avisée, elle vivait des secrets qu’elle découvrait pour son compte ou celui d’autrui. Après l’intelligence et la beauté, ce qui la qualifiait le mieux était son absence de scrupules. Elle était vénale et ses services, excellents, se payaient fort chers. Gardant toujours plusieurs fers au feu et jonglant volontiers avec, elle menait une existence passionnante et très dangereuse. Tous ceux qui la connaissaient lui prédisaient un trépas précoce et violent, mais les mêmes ne rechignaient jamais longtemps à faire appel à elle. Il se murmurait que sa loyauté, in fine, allait au pape. D’autres prétendaient qu’elle servait une société secrète de dragons. C’était peut-être oublier un peu vite son goût du lucre et de l’indépendance. — Mais, reprit Marciac après un moment de réflexion, le Cardinal n’a-t-il pas quelque motif de rancune contre elle ? Souviens-toi de Ratisbonne… Agnès haussa les épaules. La main sur la poignée de la porte, elle lâcha : — Que veux-tu que je te dise ? Il y a des sphères où la rancune peut nuire plus à celui qui l’éprouve qu’à celui qui la subit… Bon. Je te laisse. Par politesse, le Gascon se leva de son fauteuil et la jeune baronne allait sortir quand, sans prévenir, elle le prit dans ses bras. Ne sachant trop à quoi s’en tenir, Marciac laissa faire. — Nous nous sommes inquiétés, lui souffla-t-elle à l’oreille. Ne compte pas que les autres te le disent, mais tu nous as fait peur. Et sache que si tu t’avises encore de nous laisser aussi longtemps sans la moindre nouvelle, je t’arrache les yeux. Compris ? — Compris, Agnès. Merci. Alors elle le planta sur place et, depuis l’escalier, lança : — Repose-toi mais ne tarde pas trop. Je suis certaine que Ballardieu a prévu des ripailles en ton honneur ! Un sourire aux lèvres, le Gascon repoussa la porte. Il resta un moment songeur, puis bâilla à s’en décrocher la mâchoire et considéra son lit d’un œil gourmand. Fine et agile, une langue bifide réveilla Arnaud de Laincourt en lui chatouillant l’oreille. Le jeune homme grogna, chassa un museau écailleux d’une main molle, se retourna sur le lit. Mais le dragonnet était têtu. Il changea d’oreille. — Allons, gamin… Tu le connais désormais assez pour savoir qu’il ne te laissera plus en paix… Résigné, Laincourt poussa un profond soupir et ouvrit les yeux. — C’est bon, Maréchal. C’est bon… Repoussant le drap, il se redressa sur les coudes et gratifia le vieux dragonnet efflanqué d’un regard peu amène. Assis, les ailes repliées et la queue enroulée autour de ses pattes rassemblées, le petit reptile semblait attendre. — Il a faim. — Naturellement, qu’il a faim, répondit Laincourt en son for intérieur. (Sans cesser de le dévisager, le dragonnet pencha la tête à droite.) Il a toujours faim. C’est à se demander comment il peut manger autant et rester si maigre… Puis, tout haut, à l’intention de Maréchal : — Sais-tu que tu fais peine à voir ? (Le dragonnet pencha la tête à gauche.) Mouais… Laincourt considéra la grande cage aux barreaux de l’épaisseur d’un doigt qui trônait dans un angle de la pièce. Elle était ouverte comme tous les matins, alors qu’il l’avait fermée la veille comme tous les soirs. Nouveau soupir. — Dans ta cage ! ordonna le jeune homme en claquant des mains. Allez ! Tu connais la règle ! Ouste ! Dans ta cage ! — Ne sois pas trop sévère… Quand il était à moi, il n’ était jamais enfermé. Lentement, avec une mauvaise volonté évidente, Maréchal se retourna en se dandinant. Puis, d’un bond et d’un battement d’ailes, il retourna dans sa prison dont, par défi, il referma la porte d’une patte griffue. Sous le choc, le petit loquet se remit en place tout seul. Cela ne parut pas inquiéter le vieux dragonnet outre mesure. Laincourt sourit malgré lui. C’était un jeune homme mince et brun, aux yeux d’un bleu cristallin. Il était intelligent, cultivé, calme et réservé. Certains le trouvaient distant, ce qu’il était d’une certaine manière. D’autres jugeaient que sa réserve était une manifestation d’arrogance. Ils se trompaient. La vérité était que Laincourt ne méprisait personne, mais n’appréciait pas outre mesure ses contemporains, ne leur demandait que de le laisser en paix et n’estimait pas nécessaire de leur plaire. Il détestait les propos creux, les attitudes convenues, les sourires de circonstance. Il n’aimait pas qu’on lui fasse la conversation. Il préférait le silence aux bavardages ordinaires et la solitude à une compagnie stérile. Confronté à un importun, il souriait, acquiesçait, ne pipait mot, se retirait bientôt en s’excusant. Pour lui, la politesse consistait à dire bonjour, merci, au revoir, et à ne s’inquiéter que de la santé de ceux qu’il aimait vraiment. Sitôt levé, ses chausses à peine enfilées, Laincourt alla fermer la fenêtre de sa chambre. Il l’avait laissée ouverte pour profiter de la fraîcheur nocturne mais, maintenant, elle laissait entrer la chaleur en même temps que la puanteur et les bruits de Paris. — Tu as encore dormi bien tard, gamin. — Oui. — C’est une mauvaise habitude que tu as prise depuis que tu es oisif et passes tes nuits à lire. — Lire n’est pas rien faire. — Tu n’as plus d’emploi. — Je n’ai plus de maître. — L’argent, bientôt, te manquera. Laincourt haussa les épaules. Il habitait au deuxième étage d’une maison de la rue de la Ferronnerie, non loin du cimetière des Saints-Innocents, entre le quartier Sainte-Opportune et celui des Halles. Large d’à peine quatre mètres, cette rue était très fréquentée car elle prolongeait l’axe de la rue Saint-Honoré et rencontrait la rue Saint-Denis perpendiculairement, ce qui revient à dire qu’elle reliait deux des principales voies de circulation parisiennes. Le défilé des passants, des marchands, des cavaliers, des chaises à porteurs, des charrettes et des carrosses y était ininterrompu du matin ou soir. — L’as-tu vu, gamin ? Laincourt jeta un coup œil dans la rue. À l’entrée d’un étroit passage entre deux maisons, un gentilhomme vêtu d’un pourpoint beige attendait, une main serrant ses gants et l’autre posée sur le pommeau de l’épée. Il était détendu, ne cherchait pas à se cacher. Au contraire, Laincourt eut l’impression qu’il voulait être vu, et il se souvint l’avoir déjà remarqué ici ou là ces derniers jours. — Bien sûr, répondit-il à la présence invisible. — Je me demande qui il est. Et ce qu’il te veut. — Moi, je m’en moque. Un mois plus tôt, il s’en serait inquiété. Un mois plus tôt, il aurait immédiatement pris des mesures pour faire suivre le gentilhomme au pourpoint beige, l’identifier et, sans doute, le neutraliser. Mais il n’appartenait plus aux gardes du Cardinal et, au terme d’une mission qui lui avait coûté sa casaque rouge et son grade d’enseigne, il avait tourné la page des secrets, des intrigues, des mensonges et des trahisons pour le service de Son Éminence. Après avoir fait sa toilette avec ce qui restait d’eau dans le broc, Laincourt s’habilla et trouva dans le garde-manger de quoi calmer la faim de Maréchal. Puis il résolut de sortir pour, lui aussi, manger un morceau. Il irait ensuite chez son libraire, Bertaud, lui rendre deux livres pour le prix d’un. Il venait de passer son baudrier et d’y accrocher son épée quand il vit, près de la porte, le vieux dragonnet de nouveau évadé qui tenait dans sa gueule sa chaîne et son collier. Le jeune homme se promit d’acheter un cadenas sur le chemin de la librairie mais, beau joueur, il tendit le poing à Maréchal. — Soit, dit-il. Je t’emmène. Dehors, le gentilhomme au pourpoint beige n’était plus là. Le comte de Tréville, capitaine des mousquetaires du roi, se tenait à la fenêtre de son cabinet et se détendait en observant la cour de son hôtel, rue du Vieux-Colombier, dans le faubourg Saint-Germain. Elle offrait un spectacle pittoresque qu’il aimait et qui réveillait en lui la nostalgie du temps où il n’était encore que le compagnon d’armes de Henri IV. Il y avait là plusieurs dizaines de mousquetaires qui foulaient un pavé jonché de paille fraîche. Tous ne portaient pas la casaque – bleue, à croix blanche fleurdelisée – car tous n’étaient pas en service. Mais tous avaient l’épée au côté et n’attendaient qu’une occasion de la tirer. Ils se promenaient, bavardaient, riaient, jouaient aux dés ou aux cartes, se livraient à des démonstrations d’escrime comparées, lisaient ensemble les gazettes, commentaient les dernières nouvelles, ouvraient l’œil cependant et guettaient les allées et venues jusque dans le grand escalier et les antichambres, qu’ils occupaient. — D’Artagnan ! lança soudain Tréville d’une voix forte. Presque aussitôt, une porte s’entrouvrit dans son dos. — Monsieur ? — Dites-moi, d’Artagnan, n’est-ce pas le chevalier d’Orgueil que je vois près des écuries ? demanda Tréville sans se retourner. L’autre s’approcha de manière à pouvoir jeter un œil par-dessus l’épaule de son capitaine. — C’est lui, monsieur. — Demandez-lui de monter, je vous prie. — Monsieur, on se bouscule déjà à la porte de votre cabinet… De fait, dès potron-minet, les journées de Tréville étaient rythmées par les incessantes visites qu’il recevait à son hôtel, quand le service du roi ne l’appelait pas ailleurs. — Je sais, d’Artagnan, je sais… Dites à mon secrétaire de faire patienter, voulez-vous ? — À vos ordres, monsieur. — Merci, lieutenant. De nouveau seul, le capitaine des mousquetaires poussa un soupir et, se détournant à regret de la fenêtre, alla s’asseoir à son bureau. Les feuillets et cahiers qui s’y entassaient s’attirèrent un regard las. Inutile paperasse. Tréville prit un coffret, l’ouvrit avec une petite clé, en sortit une lettre décachetée qu’il posa devant lui. Puis il attendit. — Entrez ! fit-il dès qu’on frappa à la porte. Parut un gentilhomme vêtu d’un pourpoint cramoisi à boutons et crevés noirs. Il était grand, se tenait bien droit, avançait d’un pas ferme. On devinait aisément qu’il était – ou avait été – un officier. Il avait trente-cinq à quarante ans, les traits marqués et le regard assuré de ceux qui savent qu’ils n’ont pas failli, et ne failliront jamais. Il était armé d’une rapière désormais célèbre, toute blanche, en ivoire, taillée de la pointe au pommeau dans une dent de dragon. Il la portait à droite, comme le gaucher qu’il était. Antoine Leprat, chevalier d’Orgueil et ancien mousquetaire du roi, ôta son chapeau pour saluer. Tréville l’accueillit d’un sourire. — Bonjour, Leprat. Comment allez-vous ? — Très bien, monsieur. Merci. — Et votre cuisse ? — Totalement remise, monsieur. Une affirmation quelque peu exagérée. Mais c’était une habitude que l’on prenait vite chez les mousquetaires du roi : diminuer la gravité d’une blessure ou exagérer la rapidité d’une guérison, de peur de ne pas être retenu pour la prochaine mission. — C’était pourtant une vilaine blessure… — Elle ne l’était pas avant qu’il me vienne l’idée de sauter par une fenêtre, répondit Leprat en souriant. — Étrange idée que cette idée… — N’est-ce pas ? Les deux hommes, qu’une bonne quinzaine d’années séparait, échangèrent un regard complice et amusé. Après quoi Tréville s’assombrit. — J’ai reçu hier, dit-il, une lettre de votre père. (Il désigna la lettre qu’il avait posée devant lui avant que Leprat entre.) Votre père se soucie de vous. Il s’inquiète de savoir que vous avez quitté les mousquetaires de la garde. — Le comte craint avant tout que je lui nuise. En connaissant un trépas infamant au cours d’une mission clandestine, par exemple. Il pourra s’enorgueillir de moi si je meurs sur un champ de bataille en portant la casaque de vos mousquetaires, monsieur. Mais pour la postérité, il n’y a rien à gagner sous les ordres du capitaine La Fargue… Le comte, reprit Leprat après une pause, ne s’inquiète que de la gloire de son nom. — Peut-être s’inquiète-t-il aussi de la gloire du vôtre… L’ancien mousquetaire esquissa un triste sourire. — Si le comte devait apprendre que mon cadavre a été retrouvé dans un égout, monsieur, mon cadavre le gênerait moins que l’égout. Attristé, Tréville se leva pour aller à sa fenêtre. Il y resta un moment, les mains dans le dos, silencieux et soucieux. — Il n’empêche, chevalier, que vous aurez toujours la liberté de retourner chez les mousquetaires de la garde. Vous ne bénéficiez d’ailleurs que d’un congé. D’un congé illimité, certes, mais d’un congé. Dites un mot, et je vous réintègre. — Merci, monsieur. Tréville tourna le dos à la fenêtre et trouva le regard de Leprat. — Vous savez l’estime que j’ai pour le capitaine La Fargue. Je ne veux donc pas vous mettre en situation de choisir entre deux loyautés. Mais vous ne serviriez pas moins le roi en portant la casaque des mousquetaires. Conservez donc la vôtre, chevalier. Et réfléchissez. Il sera toujours temps. Le cardinal de Richelieu sortit extrêmement préoccupé de son entrevue avec Louis XIII. Mais il n’en laissa rien voir et choisit de paraître dans la « Grande-Salle » du Louvre, où se massaient ministres et courtisans, parasites et officiers, belles dames et grands seigneurs. Il se montra souriant, détendu, fit la conversation, subit patiemment les assauts des importuns, les sollicitations des quémandeurs et les ronds de jambe des flatteurs. Pour achever de donner le change, il envisagea d’aller faire une visite à la reine dans ses appartements. Mais l’idée était-elle si bonne ? Il importait d’endormir la méfiance de ceux qui s’inquiétaient déjà ou s’inquiéteraient bientôt des raisons pour lesquelles le roi – de fort méchante humeur de surcroît – avait retenu son principal ministre à l’issue du Conseil. Les décisions que Louis XIII avait prises et les ordres irrévocables qu’il avait donnés durant ce tête-à-tête, pouvaient mettre le royaume à feu et à sang. Quand le jour viendrait, il s’agirait de frapper vite, fort et juste. Et sans manifester une once de pitié. Ce jour était tout proche. Mais d’ici-là, le seul moyen d’éviter un embrasement fatal était de conserver un secret absolu. Or un secret n’est jamais aussi bien préservé que lorsque l’on ignore son importance. Voilà donc pourquoi le Cardinal s’employait à se comporter comme si de rien n’était. Voilà pourquoi il honorerait aujourd’hui tous ses rendez-vous et veillerait à ce que le nombre des messagers quittant son Palais-Cardinal ne dépasse que de peu le nombre ordinaire. Voilà pourquoi il s’en tiendrait à une apparente routine. Richelieu se savait observé. Sa qualité d’homme d’État faisait que la moindre de ses visites - rendue ou accordée – était remarquée, rapportée et commentée. Rien d’anormal à cela. Il était un personnage public. Mais parmi ceux qui s’intéressaient à ses activités, certains nourrissaient de sinistres projets. Le Cardinal avait beaucoup d’ennemis. Il avait d’abord les ennemis du roi, qui n’étaient pas tous étrangers. Il avait ensuite les ennemis de sa politique, dont le parti dévot. Il avait enfin les ennemis de sa personne, qui le haïssaient autant qu’ils enviaient sa réussite et jalousaient son influence sur Louis XIII – une influence d’ailleurs exagérée, mais dont la légende permettait assez commodément de reprocher au ministre les fautes et les violences du roi. Deux femmes comptaient parmi les plus acharnés adversaires personnels de Richelieu. La première était la reine mère, Marie de Médicis, la veuve de Henri IV : humiliée, ne décolérant pas que son fils lui ait naguère préféré le Cardinal pour la conduite des affaires, elle intriguait depuis Bruxelles où elle s’était réfugiée et poussait les feux de toutes les révoltes. La seconde était la très belle, très intelligente, très mondaine et très dangereuse duchesse de Chevreuse, qui depuis quinze ans était de tous les complots, mais que protégeaient sa naissance, sa fortune et son amitié avec la reine, Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII. Ces deux femmes ne désarmaient jamais, même si elles n’étaient parfois que les complices de cabales imaginées et conduites par d’autres ennemis du Cardinal. Des ennemis catholiques ou protestants, français ou étrangers, humains ou dragons, qui avaient tous des yeux et des oreilles au Louvre, et qui ne devaient surtout rien soupçonner de ce qui se tramait. Ne donnons pas à ces messieurs matière à s’inquiéter, songea Richelieu. Et il résolut, finalement, d’aller présenter ses hommages à la reine. Marciac se réveilla tout habillé sur son lit. Il avait à peine trouvé la force d’ôter ses bottes avant de s’allonger, et s’était endormi aussitôt. Se dressant sur les coudes, il considéra sa chambre d’un œil vague et bâilla. Puis il s’assit au bord du lit, s’étira, bâilla encore, se gratta la nuque tout en se frottant le ventre et se rendit compte qu’il avait faim. Et soif. Il avait soif, aussi. Avait-il dormi longtemps ? Pas assez pour estomper les courbatures d’une trop longue et trop rapide chevauchée depuis La Rochelle, en tout cas. En coche, c’était un trajet d’au moins huit jours. Le Gascon, à cheval, l’avait accompli en un peu moins de cinq, ce qui ne pouvait se faire sans quelques douloureuses conséquences… Grimaçant, Marciac se leva et, d’un pas assez lourd, alla jusqu’à la fenêtre. Elle était ouverte mais le rideau, lui, était tiré. Il l’écarta et plissa les yeux, ébloui par l’éclat d’un soleil qui commençait à décliner. L’après-midi commençait, donc. Songeur, le Gascon profita un moment du paysage. Sa chambre était au deuxième étage de l’hôtel de l’Épervier. Orientée vers l’est, elle offrait un point de vue sur les toits de l’hôpital de la Charité d’abord, sur ceux de la splendide abbaye de Saint-Germain-des-Prés plus loin. Aéré et verdoyant, parsemé d’élégants bâtiments, le faubourg Saint-Germain était décidément un quartier bien agréable. Un clocher sonna fort opportunément, à la fois pour tirer Marciac de ses rêveries et lui indiquer l’heure. Quatorze heures, en l’occurrence. Le Gascon se détourna de la fenêtre, fit un brin de toilette, mouilla et frictionna ses mèches blondes au-dessus de sa bassine et, enfin ragaillardi, adressa un clin d’œil à son reflet dans le petit miroir mural. Après quoi il enfila ses bottes, attrapa son chapeau et son baudrier pour ne pas avoir à remonter en cas d’urgence, et descendit, la chemise hors des chausses et les cheveux encore humides. L’un des rares avantages de l’hôtel de l’Épervier était d’être frais en été. C’était sinon une bâtisse particulièrement austère et sombre. Au rez-de-chaussée, Marciac faillit ainsi renverser M. Guibot devant l’escalier. Petit, maigre et malpropre, le vieux concierge boitait sur une jambe de bois. Il avait des sourcils touffus et son crâne nu s’ornait d’une couronne de longs cheveux filasse. M. Guibot servait déjà les Lames avant leur dispersion et il avait jalousement veillé sur l’hôtel de l’Épervier, qu’il adorait inexplicablement, jusqu’à leur retour. Lorsque Marciac l’évita de justesse dans l’entrée, le vieillard était très occupé à dégager le chemin à deux marmitons qui – en souliers, bas blancs, culottes, chemises et tabliers – arrivaient par la cour en portant sur un brancard un grand pâté en croûte circulaire, lequel embaumait et fumait encore par sa petite cheminée. — Bonjour, monsieur Marciac… Permettez, je vous en prie… Pardon, pardon… Attention à la marche, vous deux ! Et gare à la porte ! … Là… Doucement, doucement… C’est par ici… Salivant déjà, le Gascon suivit le mouvement jusqu’au jardin. En fait de jardin, il s’agissait d’un carré de nature rendu à l’état sauvage faute d’entretien. L’herbe y était haute et des broussailles s’accumulaient au pied des murs. Un châtaignier y poussait en offrant une ombre bienvenue. Au fond, une petite porte donnait sur un passage étroit. Et au beau milieu, sous l’arbre, était une vieille table en bois que l’on ne rentrait jamais, si bien qu’elle avait blanchi et qu’un liseron entreprenant grimpait à ses pieds torsadés. Assis à un bout de cette table sur des sièges dépareillés, Leprat, Agnès et Ballardieu plaisantaient et riaient autour d’un verre de vin, se levaient parfois pour se resservir à l’une des bouteilles laissées à rafraîchir dans un bac d’eau, ou pour piquer dans un plat. Complices, ils ne prêtaient guère attention à la timide Naïs qui, elle, s’activait à couvrir une nappe sur laquelle – sans compter la vaisselle – s’accumulaient déjà de la charcuterie, une oie rôtie, du fromage, une tarte et une grosse miche de pain. Mais il fallait croire que la jeune servante avait toujours oublié quelque chose car elle ne cessait de faire la navette entre le jardin et la cuisine, ou le garde-manger, ou la cave. Et chaque fois, elle se maudissait à voix basse. — Mais tu n’as donc point de tête, ma pauvre fille ? maugréaitelle en croisant le Gascon d’un pas pressé. — Ah ! Enfin ! fit Ballardieu lorsqu’il découvrit qui arrivait. Puis le vieux soldat accueillit Marciac avec un égal enthousiasme. Il fallut faire de la place pour le pâté fumant. M. Guibot voulut diriger la manœuvre mais Ballardieu, d’autorité, prit le contrôle des opérations. Le pâté quitta le brancard sans dommage et l’on renvoya les marmitons, en les invitant à passer par la cuisine pour y boire un coup avant de retourner chez leur maître, un pâtissier de la rue des Saints-Pères. — Bien dormi ? demanda Leprat. — À merveille, répondit Marciac en s’asseyant. — Content de te revoir, Marciac. — Content d’être revenu. Le capitaine n’est pas rentré ? — Pas encore. Non plus que Saint-Lucq et Almadès, bien sûr. — Tiens, fit Agnès en tendant un verre de vin au Gascon. À ta santé, Nicolas. Le geste toucha Marciac, qui sourit. — Merci beaucoup, baronne. — Je vous en prie. Naïs s’en revint avec un bol de beurre, qu’elle ne sut d’abord où poser. — Naïs, lui lança Ballardieu, à ton avis, manque-t-il quelque chose ? Le vieux soldat n’était pas un ogre. Pourtant, sa grosse voix et sa mine rubiconde faisaient perdre ses moyens à la jeune servante. Elle crut à une question piège, hésita, parcourut plusieurs fois la table d’un regard paniqué. —Je… — Je crois, moi, qu’il ne manque rien, reprit Ballardieu. Tu peux donc t’asseoir. Naïs ne comprenait pas. L’invitait-on à la table des maîtres ? — Pardon, monsieur ? — Assieds-toi, Naïs ! Et vous aussi, monsieur Guibot… Allons, dépêchons ! Le pâté refroidit. Le concierge ne se fit pas prier. La servante, en revanche, chercha un conseil, un appui. Elle vit alors Leprat qui, à son intention, acquiesçait posément en baissant les paupières. Cela la rassura. Leprat était un gentilhomme, ancien mousquetaire du roi de surcroît. Et la baronne de Vaudreuil semblait bien se moquer de tout cela. Alors, si eux ne voyaient pas d’inconvénients à ce qu’elle s’attable… Quelque peu rassérénée, elle posa le bout d’une fesse timide tout au bord d’un tabouret bancal, et adressa d’ardentes prières pour qu’on l’oublie. — Et André ? continuait Ballardieu. Lui aussi doit profiter de ce festin, non ? Il faut lui dire de venir. Guibot, allez le chercher, voulez-vous ? Le concierge, qui tendait déjà son assiette, râla un peu dans sa barbe mais voulut bien. Il s’en fut sur sa jambe de bois en évitant les taupinières. Leprat passa une dague de chasse à Marciac. — Allez, fit-il. À toi l’honneur. Le Gascon se leva devant le grand pâté en croûte et considéra un moment la tablée. Certains de ses meilleurs amis étaient là et avaient arrangé ce repas pour lui. Il se sentit bien, heureux. Et même d’humeur à dire quelques mots pour exprimer son émotion. Ce qu’Agnès devina. — Marciac, lâcha-t-elle, si la prochaine chose que tu dis n’est pas : « Pour qui, cette belle part ? », je jure que je t’étripe. Il éclata d’un rire bref et planta la lame dans la croûte dorée. Les trois cavaliers arrivèrent à Paris par la porte Montmartre. Fatigués, ils avaient les traits tirés et les yeux cernés. Et ils étaient sales. Les joues râpeuses, ils portaient les vêtements dans lesquels ils avaient quitté Paris la veille, puis chevauché près de quarante lieues en moins de vingt-quatre heures pour rencontrer l’Italienne et revenir au plus vite. Seule la crainte de tuer leurs montures les avait d’ailleurs retenus de galoper tout du long au retour. Ils se séparèrent bientôt. Tandis que Saint-Lucq continuait tout droit dans la rue Montmartre, La Fargue et Almadès empruntèrent celle des Vieux-Augustins. Ils prirent ensuite à droite dans la rue Coquillière, et à gauche presque aussitôt. Enfin, non loin du palais que le cardinal de Richelieu faisait construire, ils s’arrêtèrent devant une taverne de la rue des Petits-Champs. Son enseigne figurait un aigle badigeonné d’écarlate. La façade de la taverne se dressait en retrait par rapport à l’alignement de la rue, derrière une large arche de pierre moussue et quelques toises de mauvais pavé. Des hommes occupaient ce pavé un verre à la main – certains debout autour des trois tonneaux dressés qui faisaient office de table, d’autres accoudés aux fenêtres grandes ouvertes pour bavarder avec ceux qui étaient à l’intérieur. Tous ou presque étaient vêtus en soldats, portaient l’épée, affectaient des poses crânes et arboraient des cicatrices qui ne laissaient aucun doute sur leur profession. En outre, ils s’appelaient aussi bien par leur grade que par leur nom, et ce nom était souvent un nom de guerre. Ayant mis pied à terre, La Fargue confia ses rênes à Almadès et entra. L’Aigle Rouge était, à Paris, le lieu où les mousquetaires de Son Éminence avaient leurs habitudes. Deux compagnies composaient la garde du cardinal de Richelieu : celle des gardes à cheval et celle des mousquetaires à pied. Les premiers portaient la célèbre casaque rouge. Tous gentilshommes, ils veillaient sur la personne du Cardinal et l’accompagnaient partout. Les mousquetaires, eux, étaient roturiers. Soldats ordinaires, ils ne s’engageaient que pour trois ans et n’effectuaient pas un service aussi prestigieux que les gardes. Pour autant, ils étaient d’excellents combattants et un solide esprit de corps les unissait. Il ne manquait aux meilleurs d’entre eux que d’être bien nés pour intégrer les gardes. Depuis le seuil, La Fargue accrocha le regard de celui qu’il savait être le patron : un homme grand, roux, en assez bonne forme malgré un début d’empâtement. Il se nommait Balmaire et marchait avec une légère claudication depuis qu’une blessure avait obligé cet ancien mousquetaire du Cardinal à raccrocher l’épée. Il portait une chemise ample, des chausses brunes, un tablier qui lui serrait la taille. Mais au lieu des bas blancs et des souliers auxquels on pouvait s’attendre, il avait aux pieds des bottes à entonnoir élimées qui semblaient indiquer que son état de tavernier ne le définissait pas tout entier. Reconnaissant La Fargue, Balmaire lui adressa à distance un salut silencieux. Le vieux capitaine répondit sur le même mode et traversa la salle vers une porte donnant sur un couloir et un escalier droit. Il prit l’escalier et, au détour du premier palier, entra dans une pièce aux murs écaillés, poussiéreuse, encombrée de quelques caisses, vieux meubles et chaises à rempailler. Penché en avant, un gentilhomme grand et mince regardait dans la rue par la fenêtre. Une fenêtre dont les petits carreaux en losange, très crasseux et parfois remplacés par des morceaux de carton, retenaient plus de lumière qu’ils n’en laissaient passer. — Vous êtes en retard, dit le comte de Rochefort sans se retourner. — J’arrive des confins de l’Artois, rétorqua La Fargue. Et vous ? L’autre se redressa, puis se détourna lentement de la fenêtre. Il allait sur ses cinquante ans. De mine hautaine, il était grand, avait le teint pâle, les yeux sombres et le regard perçant. Sa moustache, élégamment taillée, était noire. Une légère cicatrice ornait sa tempe, là où une balle l’avait effleuré. Le vieux capitaine attendait, silencieux, impassible. — J’allais partir, mentit Rochefort. — Il faut que le Cardinal me reçoive. — Quand ? — Au plus tôt. Ce jourd’hui. Rochefort acquiesça en homme qui pèse le pour et le contre. On disait de lui qu’il était l’âme damnée du cardinal de Richelieu. De fait, il était son exécuteur des basses œuvres craint et détesté. Peut-être n’était-il en réalité que son serviteur le plus fidèle et, certes, le moins scrupuleux. Il était de ces hommes qui obéissent aveuglément à un maître en lui abandonnant les considérations morales. Ainsi commettait-il parfois l’innommable sur ordre, mais sur ordre seulement. — Avez-vous rencontré l’Italienne, capitaine ? — Oui. Cette nuit. — Et ? — Et il faut que le Cardinal me reçoive. Une joute de regard opposa un moment les deux hommes, jusqu’à ce que Rochefort esquisse un sourire sans joie et lâche : — Nous ne nous apprécions guère, n’est-ce pas ? — En effet. La Fargue et Rochefort, en réalité, se détestaient. Malheureusement, le service du Cardinal les obligeait à collaborer de nouveau, depuis que les Lames avaient revu le jour. Le capitaine ne prenait ses ordres que de Richelieu. Et il ne répondait de ses actes que devant lui. Mais le comte était un intermédiaire nécessaire. — Je ne puis garantir, dit Rochefort en ajustant son baudrier, que le Cardinal vous recevra bientôt. Prêt à partir, il se coiffa de son chapeau. — L’Italienne prétend connaître un complot contre le roi, révéla La Fargue. Rochefort tiqua. — Tiens donc… — Et elle offre de le dénoncer si l’on satisfait à certaines de ses exigences. — Car l’Italienne a des exigences… Lesquelles ? — Elle réclame la protection de Son Éminence. — Rien que cela ? s’amusa l’homme du Cardinal. — Qu’importe, si elle dit vrai ? — Sans doute, oui. Sans doute… Croyez-vous cependant qu’elle dise vrai ? La Fargue haussa les épaules. — Qui sait ? Mais voilà qui aidera peut-être le Cardinal à se faire une opinion. Le vieux capitaine tendait une lettre écornée et tachée, qui semblait avoir été mouillée. Il s’agissait de celle que l’Italienne lui avait confiée avant de s’enfuir dans l’orage à dos de vyverne. — De la part de l’Italienne ? s’enquit Rochefort. — Oui. Il prit la lettre et l’examina négligemment. Après quoi il l’empocha et marcha vers la porte. — Je suis attendu au Palais-Cardinal, annonça-t-il depuis le seuil. Puis j’irai rejoindre Son Éminence au Louvre. — Soit, répliqua La Fargue en allant à son tour jeter un œil par la fenêtre. Mais le temps presse. L’Italienne a promis de se manifester ce soir et avant de la retrouver, il me faudra savoir ce que le Cardinal a décidé la concernant. En outre, elle est poursuivie par des dracs qui, j’en suis sûr, ne lui laisseront aucun repos. Or s’ils la retrouvent avant nous… — Des dracs ? Quels dracs ? — Des dracs noirs, Rochefort. Des mercenaires et, je le jurerais aux marques que leur chef avait sur la face, des anciens des compagnies irskehns. « Ir’Skehn », en dracien, signifiait « feu noir ». Les irskehns étaient des compagnies de cavalerie levées par l’Espagne et composées uniquement de dracs noirs. Peu fiables sur le champ de bataille, car incapables de refréner leurs ardeurs, ces cavaliers n’avaient pas leur pareil dès qu’il s’agissait de marauder, harceler et mettre à sac. Ils avaient à leur actif des massacres de populations particulièrement horribles. La seule rumeur de leur venue suffisait à vider les campagnes. Comprenant, Rochefort plissa les paupières. — Et qui peut débaucher des irskehns…, commença-t-il. — … sinon la Griffe noire, acheva La Fargue. Agrippé au dossier de la chaise et tendant le cou, Maréchal se tenait penché au-dessus de l’épaule de son maître pour observer le plateau de trictrac. Le vieux dragonnet guettait les dés qu’il adorait voir rouler, tandis que Laincourt, lui, restait assis le regard vide, immobile et absent. — Eh bien, Arnaud ! Jouez-vous ? Le jeune homme leva les yeux en même temps que Maréchal se redressait, et il considéra son adversaire avec un air de surprise désemparé. Amusé, l’homme lui souriait, bras croisés, un rien moqueur mais avec une lueur d’affection dans la prunelle. Il avait la cinquantaine, était libraire, se nommait Jules Bertaud. Il connaissait Laincourt depuis près d’un an désormais, et nourrissait pour lui des sentiments paternels. Ils partageaient un même goût pour le savoir, les livres et plus particulièrement les traités de magie draconique dont la librairie Bertaud se faisait d’ailleurs une discrète spécialité. Enfin, ils étaient tous deux lorrains, ce qui avait contribué à les rapprocher. — C’est votre tour de jouer, Arnaud… Une fois par semaine, Laincourt et Bertaud se retrouvaient chez ce dernier pour bavarder et jouer au trictrac. Comme il faisait très beau ce jour-là, ils s’étaient installés dans l’arrière-cour agréablement ensoleillée de la librairie, laquelle était sise rue Perdue, dans le quartier de la place Maubert, où libraires et imprimeurs se trouvaient en grand nombre. — Ah, oui…, fit Laincourt en revenant au jeu. C’est à moi, bien sûr. Je lance, n’est-ce pas ? s’informa-t-il en saisissant le cornet à dés. Ce qui mobilisa soudain tout l’intérêt de Maréchal. — Non, rétorqua Bertaud d’un ton patient. Vous avez déjà lancé… — Vraiment ? — Vraiment ! lança Daunois. Outre le vieux dragonnet efflanqué, la partie avait un spectateur : un quadragénaire rougeaud, au physique de débardeur et à la mine patibulaire. Le concernant, cependant, on aurait eu tort de se fier aux apparences. Car imprimeur de son état, Joseph Daunois était un esprit fin, intelligent, cultivé et parfois cruellement ironique. Lui et Bertaud s’adoraient sans pouvoir s’empêcher d’échanger pique sur pique. L’imprimeur se tenait sur le seuil de son atelier, et l’on devinait derrière lui des ouvriers qui s’affairaient. Mais surtout, on entendait les grincements des grandes presses à bras et l’on sentait une odeur de papier et d’encre fraîche qui emplissait la cour et combattait assez efficacement les puanteurs citadines accrues par la canicule. — Oui, vraiment, confirma Bertaud. Et vous avez obtenu 7. — 7, répéta Laincourt. — Oui, 7. — Puisqu’il vous le dit ! lâcha Daunois en les rejoignant. Sa masse fit alors beaucoup d’ombre sur la petite table carrée. — Accordez-moi seulement quelques instants de réflexion, demanda Laincourt en se penchant sur le plateau de trictrac. Il n’en dit mot, mais il lui fallut quelques secondes pour se souvenir qu’il jouait avec les blancs. Et découvrir qu’il était en très mauvaise posture. — C’est cela, s’amusa l’imprimeur. Réfléchissez… Il ne faudrait surtout pas que vous péchiez par excès de hâte… — Vous savez, renchérit Bertaud, il ne sert à rien que j’abandonne ma boutique et ma clientèle pour jouer avec vous, si vous vous désintéressez de la partie… Le jeune homme allait répondre, mais Daunois le prit de vitesse, sur le mode ironique : — Oui, car voyez-vous, Arnaud, on se bouscule à la librairie Bertaud. On y chasse les clients surnuméraires à coups de bâton, on y connaît des émeutes, on y donnera bientôt la garde pour ramener l’ordre. Déjà, une foule impatiente frappe à la porte. Si rien n’est fait, elle cassera les fenêtres pour entrer. C’est une véritable frénésie… La vérité était que, même si Bertaud n’était pas menacé par la ruine, sa boutique n’était pas très achalandée. — Avez-vous déjà gâché tout le papier que l’on vous livra ce matin ? répliqua le libraire. N’avez-vous pas quelques belles bavures à inspecter ? Quelques grandes souillures à parfaire ? Mais je suis injuste tant il est vrai que l’on imprime, chez vous, plus de doigts que de papier… Il s’était levé et, plutôt petit, ne faisait guère impression devant Daunois. Mais il se tenait bien dressé et son regard ne tremblait pas. — Vous n’amusez que vous, monsieur le libraire ! rétorqua Daunois en gonflant la poitrine. — Et vous, monsieur l’imprimeur, vous ennuyez tout le monde ! Le ton monta tandis que Laincourt, pas inquiet le moins du monde, ne s’intéressait qu’à ses pions en se demandant comment inscrire le plus de points possible. Un plateau de trictrac ressemble fort à un plateau de jacquet ou de backgammon : même division en deux tableaux, mêmes vingt-quatre flèches noires et blanches sur lesquelles faire avancer ses dames. Mais le trictrac est un jeu aux règles complexes, dont le but n’est pas de faire sortir ses pions le plus rapidement possible du plateau. Il est de marquer des points au fil de leur progression, dans l’intention d’obtenir un score déterminé. Laincourt tendit de nouveau l’oreille au moment où Daunois grondait : — Ah oui ? Ah oui ? — Vous m’avez entendu ! — Alors d’où vient ce que l’on dit ? — Et que dit-on, je vous prie ? — Mais tout bonnement que… — Papa ? Une jolie jeune fille de seize ans, brune aux yeux verts, venait d’entrouvrir la porte de l’arrière-salle de la librairie. La querelle cessa aussitôt et fut oubliée dans la même seconde. — Bonjour, Clotilde, fit l’imprimeur avec un sourire gentil. — Bonjour, monsieur. Bonjour à vous aussi, monsieur de Laincourt. — Bonjour. Comment allez-vous ? — Très bien, monsieur, répondit la jeune fille en rosissant. — Eh bien, ma fille ? s’inquiéta Bertaud. Qu’y a-t-il ? La fille unique du libraire, alors, dit à mi-voix : — Il y a un monsieur dans la boutique, papa. Un gentilhomme. Bertaud, qui s’était penché pour écouter Clotilde, se redressa, triomphant. — Pardonnez-moi, dit-il si ostensiblement à Laincourt qu’il ne pouvait s’adresser qu’à Daunois, mais il me faut aller faire mon métier. Je ne peux, comme certains, bâiller aux corneilles tout le jour cependant que d’autres travaillent pour moi… Bien sûr, Daunois ne pouvait être en reste : — Permettez-moi de vous donner le bonjour, Arnaud. Je dois retourner dans mon atelier, où de délicates opérations ne se peuvent bien effectuer sans moi. Et le libraire comme l’imprimeur, drapés dans une dignité théâtrale, tournèrent les talons et s’en furent chacun de leur côté. La jolie Clotilde, cependant, ne suivit pas son père à l’intérieur. Elle attendit un moment dans l’encadrement de la porte puis, à force d’embarras, l’ancien garde du Cardinal ne levant pas les yeux du plateau de trictrac, elle se retira. Un autre que Laincourt, sans doute, aurait deviné les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Mais ce jeune homme habile à deviner le mensonge et la dissimulation à mille détails, ne savait pas lire un cœur amoureux. Bertaud revint après quelques minutes. Il se rassit et constata avec plaisir que son adversaire avait joué. — Alors ? demanda Laincourt. Ce client ? — Bah ! Il semblait n’être venu que pour regarder partout. Il ne savait même pas ce qu’il voulait… Le jeune homme acquiesça d’un air entendu. — Mince, élégant, moustache blonde ? vérifia-t-il. — Oui, répondit le libraire avec étonnement. Mais comment… ? — Et vêtu d’un pourpoint beige ? — Précisément ! Le connaissez-vous donc ? — Un peu, dit Laincourt en tendant le cornet à dés… À vous de jouer, Jules. Cette partie, décidément, s’éternise. Au sortir de l’Aigle Rouge, après l’entrevue avec Rochefort, La Fargue rejoignit Almadès et, ensemble, ils rentrèrent à l’hôtel de l’Épervier sur leurs montures épuisées. Ils prirent le chemin le plus court, c’est-à-dire qu’ils empruntèrent le Pont-Rouge. Baptisé d’après la couleur du minium dont il était badigeonné, ce pont de bois n’avait qu’un an en 1633. Comme le Pont-Neuf, il permettait de franchir la Seine directement mais il était à péage, ce qui le rendait moins populaire. Rive gauche, La Fargue et l’Espagnol prirent la rue de Beaune dans un quartier récemment sorti de terre au Pré-aux-Clercs, sur l’ancien domaine de la reine Marguerite de Navarre. Ils étaient faubourg Saint-Germain. La rue de la Sorbonne les mena jusqu’à celle, perpendiculaire, des Saints-Pères. Ils longèrent les façades de l’hôpital de la Charité, passèrent le cimetière des Réformés et bifurquèrent dans la petite rue Saint-Guillaume. Ils arrivaient et, malgré les questions qui le taraudaient au sujet de l’Italienne et du complot contre le roi, le vieux capitaine n’avait qu’une hâte : manger un morceau et dormir enfin. Sans descendre de selle, il fit sonner la cloche à l’entrée de l’hôtel de l’Épervier, et attendit qu’on vienne ouvrir l’un des grands battants rectangulaire de la porte cochère. Ce ne fut pas M. Guibot mais André, le nouveau valet d’écurie, qui accourut. Une fois dans la cour, La Fargue et Almadès lui confièrent les rênes de leurs montures. Ils retrouvèrent les autres dans le jardin. Agnès, Leprat et Marciac discutaient sous le châtaignier, au bout de la vieille table qui n’était pas encore débarrassée. Heureux, complices, ils sirotaient un verre de vin et discutaient pour le seul plaisir d’être ensemble. La chaleur, ici, était supportable. L’air était meilleur et un calme propice à la détente régnait – un calme que les ronflements réguliers d’un Ballardieu endormi dans un fauteuil troublaient à peine. Le vieux soldat avait un peu forcé sur la bouteille, si bien que les retrouvailles troublèrent son sommeil sans l’interrompre. Il grogna et mastiqua dans le vide, mais n’ouvrit pas un œil tandis que La Fargue et le maître d’armes espagnol s’installaient à leur aise, ôtaient chapeaux et baudriers, sifflaient quelques verres et entamaient les restes. Tout en faisant un sort au dernier quart de pâté en croûte, le capitaine des Lames raconta la rencontre avec l’Italienne. Il rapporta ce qu’elle lui avait dit et ce qu’elle exigeait contre la révélation du secret qu’elle prétendait détenir. Il évoqua ensuite les dracs, en n’omettant aucun détail. Almadès, lui, se tut comme souvent, mangeant peu, buvant moins, s’obligeant malgré la faim et la soif à contrôler ses élans. — Peut-on croire les dires de cette femme ? s’interrogea tout haut Leprat. N’est-elle pas une espionne et une intrigante de la pire espèce ? — En matière d’espionnage et d’intrigue, nota Marciac, la pire espèce est aussi la meilleure… — Certes. Mais tout de même… Un complot contre le roi ! — Comment est-elle ? demanda la jeune baronne de Vaudreuil. On la dit très belle. L’est-elle ? — Oui, répondit le capitaine. Elle l’est… — Et quelle impression vous fit-elle ? insista Agnès. — Je la crois intelligente, déterminée, habile… — Et dangereuse ? — Certainement. — Si nous savons une chose de l’Italienne, reprit Leprat, c’est qu’elle n’agit jamais que dans son propre intérêt. De fait, que gagne-t-elle à dénoncer ce prétendu complot ? — La protection du Cardinal, lui rappela Marciac. — Une protection dont elle doit avoir véritablement besoin, souligna Agnès. — Vrai, acquiesça le Gascon. Tu songes aux dracs… — Oui. Non seulement l’Italienne est traquée, mais la meute est féroce… — … et la meute la talonne. — Des dracs noirs et une brume surnaturelle, fit Leprat… Aux vôtres je ne sais pas, mais à mes narines, tout cela sent très fort la Griffe noire… Marciac et Agnès opinèrent. Dirigée par des dragons avides de pouvoir, ne reculant devant rien pour parvenir à ses fins, la Griffe noire était une société secrète particulièrement puissante en Espagne et dans ses territoires – dont les Pays-Bas, à la frontière desquels l’Italienne avait attendu La Fargue. Sa loge la plus ancienne, la plus influente et la plus active se trouvait à Madrid. Mais s’il y avait entre elle et la Cour des Dragons des liens parfois étroits, les ambitions de la Griffe noire ne s’accordaient pas toujours avec celles de la couronne espagnole. Son but ultime, en effet, était de plonger l’Europe dans un chaos permettant l’instauration d’un règne draconique absolu. Or ce règne n’épargnerait aucune dynastie. Aucune dynastie humaine, s’entend. — Si l’Italienne est poursuivie par la Griffe noire, supposa le Gascon, on comprend l’empressement qu’elle a à se trouver un puissant protecteur… Je n’aimerais pas être à sa place… — Tu y es pourtant, s’amusa Agnès. Crois-tu que la Griffe noire a oublié la défaite que nous lui avons infligée dernièrement ? — Mais moi, je vous ai, vous, rétorqua Marciac. Alors que l’Italienne, elle, n’a personne. La jeune baronne sourit. — Mais pourquoi la Griffe noire pourchasse-t-elle l’Italienne ? demanda Leprat. — Peut-être…, fit Agnès. Peut-être que la Griffe noire est à l’origine du complot contre le roi. Peut-être que l’Italienne lui a dérobé ce secret, peut-être que la Griffe noire le sait et peut-être qu’elle veut la faire taire… — Oui, lui accorda l’ancien mousquetaire. Ou peut-être que la Griffe noire est après l’Italienne pour une tout autre raison, et que l’Italienne a inventé un conte dans l’espoir que le Cardinal la protège, ne serait-ce que pendant quelque temps… À votre avis, capitaine ? … Capitaine ? Dans le feu de la conversation, Leprat, Marciac et Agnès avaient oublié La Fargue. En se tournant ensemble, ils virent Almadès qui levait à leur intention un index contre ses lèvres… … et leur capitaine qui dormait sur son siège. Aubusson se recula sur sa chaise et considéra d’un œil las le tableau qui, décidément, lui résistait aujourd’hui. Inutile d’insister. Il avait la tête ailleurs et ne faisait rien de bon. — Je pourrais aussi bien m’en aller promener, grommela-t-il en posant sa palette et ses pinceaux. Comme tous les artistes, il rencontrait de loin en loin des jours noirs et savait désormais les reconnaître sans erreur. À l’approche de la soixantaine, il avait plus de quarante ans d’expérience. D’abord apprenti, il avait suivi le parcours ordinaire imposé par sa corporation. Il était devenu compagnon puis – après la réalisation d’un chef-d’œuvre jugé par ses pairs – maître. Ce dernier titre était indispensable à l’ouverture d’un atelier. Aubusson put alors accepter des commandes et vivre de sa production. Il devint l’un des meilleurs portraitistes de sa génération. Le meilleur, peut-être. Sa renommée dépassa les frontières. Les cours d’Europe se le disputèrent et il sillonna durant des années les routes de France, d’Allemagne, d’Italie, d’Angleterre, d’Espagne et même de Hongrie et de Suède. Le sommet de sa carrière, sans doute, fut atteint quand la reine et régente Marie de Médicis, veuve d’Henri IV et mère de Louis XIII, le chargea de réaliser à Madrid un portrait fidèle de l’infante doña Ana Maria Mauricia, future Anne d’Autriche, reine de France. On prétendait que le Grand Turc l’avait également sollicité. Désormais, Aubusson ne voyageait plus. Sans femme ni enfant, il s’était retiré dans une charmante gentilhommière et possédait assez de bien pour ne rien faire d’autre que se reposer d’une carrière beaucoup plus aventureuse qu’il ne l’avait escompté. Il peignait toujours, cependant. Des paysages principalement. Et quelques portraits quand il lui arrivait d’accepter des commandes. Celles-ci se faisaient rares. Aubusson vivait si bien en reclus qu’il passait volontiers pour mort ou exilé, alors qu’il ne s’était jamais établi qu’à huit lieues au nord-est de Paris. Il coulait près du village de Dammartin des jours paisibles, avec pour seule compagnie un vieux couple de domestiques et un grand adolescent de valet. Celui-ci broyait des couleurs dans un mortier quand Aubusson se résolut à abandonner son tableau jusqu’au lendemain. — Tu nettoieras mes pinceaux, Jeannot. — Bien, maître. Sur ce, le peintre quitta l’atelier, son capharnaüm, sa lumière dorée et ses odeurs entêtantes. Dehors, le soleil de l’après-midi l’éblouit tandis qu’il traversait la cour. Il se hâta, les pans de sa grande veste sans manches lui battant les cuisses, ses souliers à boucles soulevant une poussière que ses bas récoltaient, sa main en visière repoussant sur son front le bonnet en tissu qui le coiffait. Il était assez grand. L’âge et la retraite ne l’ayant pas trop empâté, il restait bel homme, avec un profil volontaire et d’épais cheveux du même blanc que sa barbe bien taillée. Il continuait à plaire aux femmes, même si cela n’avait rien de commun avec l’attrait qu’il exerçait sur elles quand il était dans la force de l’âge. Il avait alors collectionné les maîtresses, parfois choisies parmi celles dont il devait réaliser le portrait aux frais d’un père ou d’un mari trop confiant. La grande demeure était silencieuse. Dans l’entrée, en bas de l’escalier, Aubusson se lava les mains à la bassine d’eau propre qui l’attendait. Puis il ôta le bonnet et la veste qu’il ne mettait que pour peindre, troqua cette dernière contre un pourpoint pendu au dossier d’une chaise. Il achevait de le boutonner quand la mère Trichet, qui l’avait entendu depuis la cuisine où elle s’affairait, lui apporta un verre de vin fraîchement tiré, comme chaque fois qu’il revenait de l’atelier. — En avez-vous déjà fini pour ce jourd’hui, monsieur ? — Ma foi… Il faut croire que c’est un de ces jours où rien ne va… La mère Trichet – une femme d’une cinquantaine d’années au corps épais et à la face ronde – acquiesça tandis qu’Aubusson séchait son verre d’un trait et le lui rendait. — Merci. La signora est-elle dans sa chambre ? — Non, monsieur. Elle est derrière, avec sa bête monstrueuse… Le peintre sourit mais ne releva pas. — Je serai seul à souper, ce soir, dit-il en s’en allant. — Bien, monsieur. Dans l’arrière-cour où picoraient des poules et ronflait un vieux chien fatigué, Aubusson contourna l’écurie jusqu’à un enclos. Là, sous un appentis de planches mal jointes, abrutie par la chaleur, une vyverne enchaînée somnolait. Tête nue, ses longs cheveux roux étincelant au soleil, la belle Alessandra di Santi caressait, accroupie, la grosse tête écailleuse. Accoudé à la barrière, le père Trichet assistait à la scène en plissant les yeux sous le bord de son antique chapeau, une pipe en terre allumée à la bouche. C’était un homme déjà âgé, au corps noueux, qu’une vie de labeur avait à la fois endurci et usé. Il parlait peu et, une fois rejoint par Aubusson, il s’en fut en faisant ostensiblement « non » de la tête, manière de montrer qu’il condamnait ce qui se déroulait mais s’en lavait les mains. Même domestiques, même dressées, les vyvernes étaient des créatures carnivores assez fortes pour arracher un bras d’un coup de gueule. Et si l’on évitait de surprendre un cheval par-derrière, des règles de prudence semblables valaient avec ces reptiles ailés, aussi placides et débonnaires qu’ils puissent paraître. Des règles élémentaires, connues de tous ou presque… et dont l’Italienne se moquait à l’évidence. Se redressant, elle tourna le dos à la vyverne pour sortir de l’enclos et, sans s’inquiéter de ce qui se passait derrière elle, dit au peintre : — La pauvre est épuisée. Il faut dire que je ne l’ai guère ménagée ces derniers jours… Souriante et détendue, elle portait un ensemble de chasse qui lui allait à ravir et ressemblait fort à celui dont elle était vêtue la nuit dernière, en Artois, quand elle avait rencontré La Fargue. — Et toi ? fit Aubusson d’une voix où l’inquiétude pointait plus que le reproche. Tu avais promis de te reposer un peu. — Je me reposerai ce soir, dit Alessandra. Le peintre l’aida à refermer l’enclos. — Il faudra prendre bien soin d’elle, ajouta-t-elle en désignant sa vyverne du regard. — Je te le promets. — Elle l’a vraiment mérité. Cette nuit, pour moi, elle a affronté un orage terrible et n’a pas faibli jusques ici malgré les… — Je lui céderai mon lit, si cela peut te réconforter… Mais est-il permis de se faire un peu de souci pour toi ? L’espionne italienne ne répondit pas, tourna sur elle-même pour balayer le décor d’un long regard scrutateur. — Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Aubusson en cherchant à son tour autour d’eux. — Je me demande où sont Charybde et Scylla, mes dragonnets jumeaux. — Bah ! Sans doute à chasser quelque mulot, qu’ils déposeront à moitié dévoré devant ma porte… Prenant Alessandra par le coude, le peintre la guida vers une table posée à l’ombre d’une tonnelle. Ils s’assirent et, une fois qu’ils furent face à face, Aubusson serra doucement les mains de la jeune femme dans les siennes et trouva son regard. — Il est encore temps de renoncer, sais-tu ? L’Italienne eut un sourire tendre, ému. Cet homme avait pour elle des élans paternels qui la troublaient. Il était d’ailleurs le seul qu’elle ne s’efforçait jamais de séduire. — Non, dit-elle. Il n’est plus temps. Il y a même longtemps qu’il n’est plus temps… D’ailleurs, j’ai déjà pris toutes mes dispositions pour ce soir. L’important est que l’on se tienne au plan. Souvenez-vous, on me conduira sans doute à la Renardière. — Je sais. J’irai reconnaître les lieux demain. Et j’y retournerai à la nuit, afin de m’assurer que je retrouverai, quoi qu’il arrive, le chemin de la clairière. — Le domaine est vaste, mais gardé. Ne vous faites pas arrêter. — Si nécessaire, je dirai que je suis un promeneur et que je me suis perdu… Mais si tu es menée ailleurs ? — Connaissant le Cardinal, la chose est peu probable. — N’empêche. — Alors je vous ferai prévenir par Charybde et Scylla. — Et si tu es là où l’on ne peut te joindre ? — Par exemple ? — Au Châtelet ? À la Bastille ? Dans une geôle du château de Vincennes ? Agacée, Alessandra se leva. — Vous voyez toujours tout en noir ! À son tour, Aubusson se dressa. — Ton plan est par trop risqué ! s’exclama-t-il. Ce sera miracle si… Il n’acheva pas, fâché et confus de s’être emporté. D’un sourire et d’un regard complice par en dessous, l’aventurière italienne lui indiqua qu’elle ne lui en voulait pas. — Vous oubliez une chose, dit-elle. — Laquelle ? — Même si elles n’en sauront rien, j’aurai les Lames du Cardinal de mon côté. La taverne se trouvait rue des Mauvais-Garçons, non loin du cimetière Saint-Jean. Elle était à l’image du quartier : sale, sombre, puante et sinistre. Et si son sol terreux n’était pas jonché de cette boue malsaine qui maculait le pavé au dehors, son air était empuanti par les fumées des pipes, les mauvaises chandelles de suif jaune, les relents de sueur et de crasse. On se rendait à la Tarasque Borgne pour boire, s’assommer de vin aigre, tuer les douleurs et les remords. Un ivrogne marmonnait dans son coin. Naguère, le soir, un vielleux jouait ici des airs mélancoliques. Mais il ne viendrait plus. Arnaud de Laincourt, lui, venait toujours. Il était assis seul à une table sur laquelle Maréchal, laissé libre au bout de sa petite chaîne, grattait dans le bois des incrustations de vieille cire. Devant un verre et un pichet en grès brun, l’ancien espion du Cardinal avait le regard lointain, perdu. Et triste. Il songeait malgré lui aux sacrifices auxquels il avait consenti pour le service de Son Éminence, et au peu qu’il avait reçu en retour. Il songeait aux années vécues dans le mensonge, le soupçon, la trahison, l’intrigue et le meurtre. Il songeait à ce monde de dissimulation où le repos n’est jamais permis, et qui lui avait peu à peu rongé l’âme. Il songeait à ceux qui y avaient perdu la vie. Et plus particulièrement à un vieux joueur de vielle qui n’avait laissé derrière lui qu’un dragonnet décati. — Ne te fais pas de mauvais sang pour moi, gamin. — N’ai-je pas le droit de te pleurer ? — Bien sûr que si. Mais je ne t’accorde pas celui de te reprocher ma mort. Tu sais que je n’ai pas péri par ta faute. — Mais je suis bien vif, moi. Tandis que toi… — Et alors ? Laincourt considéra le tabouret vide en face de lui. C’était celui sur lequel, avant, le Vielleux prenait place à chacun de leurs rendez-vous clandestins, et le jeune homme l’imaginait de nouveau occupé. Il revoyait sans peine le vieillard crasseux et vêtu de hardes, avec son antique instrument en bandoulière. L’homme souriait, mais il avait le visage meurtri et sanglant. Laincourt ne pouvait plus se souvenir de lui qu’ainsi, c’est-à-dire tel que le Vielleux était lorsqu’il l’avait vu pour la dernière fois. — J’ai revu le gentilhomme au pourpoint beige. Celui qui me suit depuis quelques jours et se moque d’être vu. Il était sur le Pont-Neuf. Et je sais qu’il était plus tard chez le libraire Bertaud… — Tu ne pourras l’ignorer bien longtemps encore. — Bah ! — Ce n’est pas parce que tu as renoncé aux intrigues qu’elles ont, elles, renoncé à toi. Le monde ne va pas ainsi… Et d’ailleurs, tu as eu tort. — Tort ? — De repousser l’offre du Cardinal. — Le Cardinal ne m’a rien offert. — Allons, gamin ! Crois-tu que La Fargue t’aurait proposé de rejoindre ses Lames sans, à tout le moins, l’aval de Son Éminence ? … Tu n’aurais pas dû dire « non ». Soudain las, Laincourt détourna le regard. Pour les personnes présentes dans la taverne, il n’était qu’un jeune homme solitaire dont le dragonnet attendait patiemment qu’il ait fini de boire. En 1633, pour aller du Louvre au Palais-Cardinal, il suffisait de prendre la rue d’Autriche, puis de bifurquer à gauche dans la rue Saint-Honoré et de la suivre jusqu’à destination. La première difficulté, cependant, consistait à sortir du Louvre qui, avant d’être un palais, avait été une forteresse médiévale. Sa cour n’avait ainsi qu’une issue publique : une voûte si obscure qu’un matin d’hiver, un gentilhomme y avait bousculé Henri IV sans même s’en rendre compte. Longue d’une douzaine de mètres, cette voûte était défendue par une porte qui ouvrait à l’est. C’était la porte principale, celle que les cortèges royaux empruntaient, mais aussi celle à laquelle une foule s’amassait du matin au soir. Flanquée de deux vieilles tours, elle dominait un fossé nauséabond que l’on ne pouvait passer que par un pont étroit dont une imposante porte fortifiée – la porte de Bourbon – gardait l’accès. Cette dernière porte franchie, on avait quitté le Louvre sans, pour autant, être tiré d’affaire. La grande porte de Bourbon se dressait en effet rue d’Autriche, une venelle perpendiculaire à la Seine qui s’étirait entre le quai de l’École au sud, et la rue Saint-Honoré au nord. À Paris, l’étroitesse des voies rendait la circulation difficile partout. Mais la médiocre rue d’Autriche, elle, voyait en outre se croiser tous ceux qui se rendaient au Louvre et tous ceux qui en sortaient. Et pour ne rien arranger, des carrosses encombraient son pavé car la permission d’entrer en voiture dans l’enceinte du palais n’était accordée – sauf raison de santé – qu’à quelques grands personnages et dignitaires étrangers. Les embarras, accrochages et démêlés étaient ainsi permanents rue d’Autriche, où l’on piétinait plus que l’on n’avançait dans un grand vacarme d’appels et d’invectives, de hennissements, de martèlements de sabots et de grincements d’essieux. C’était donc avec un certain soulagement que, sur le chemin du Palais-Cardinal, on s’arrachait à la rue d’Autriche pour s’engager dans la rue Saint-Honoré. Celle-ci – qui comptait parmi les plus longues de la capitale depuis que Paris s’était étendu vers l’ouest – n’était guère plus large que les autres et, très fréquentée, elle connaissait son lot d’embouteillages quotidiens. Mais au moins y retrouvait-on des désordres et des gênes ordinaires. Au moins y échappait-on à la puanteur des eaux croupissant dans les fossés du Louvre. Au moins y roulait-on au pas. Magnifiquement armorié, le carrosse du cardinal de Richelieu quitta le Louvre avec les rideaux tirés. Il s’engagea au pas dans la rue d’Autriche, vers la rue Saint-Honoré où une imposante escorte de gardes à cheval lui ouvrirait le chemin jusqu’au Palais-Cardinal. Les lourds rideaux avaient pour but de protéger Son Éminence de la poussière et des regards. Rien ne pouvait être fait, en revanche, contre la chaleur et la puanteur. Paris avait cuit toute la journée sous un soleil impitoyable et la boue excrémentielle qui recouvrait son pavé faisait une croûte craquelée d’où s’échappaient des exhalaisons puissantes, âcres et malsaines. Le Cardinal tenait un mouchoir imbibé de vinaigre contre son nez et réfléchissait, le visage curieusement tourné vers la fenêtre de sa portière et le rideau qui l’occultait. Maintenant qu’il était comme réfugié dans la pénombre de son carrosse, il n’avait plus à jouer la comédie pour les espions du Louvre. Et s’il restait parfaitement maître de ses émotions, sa mine sévère et son regard lointain trahissaient l’ampleur de ses préoccupations. Il songeait aux arrestations qu’il allait ordonner selon la volonté du roi, aux interrogatoires qui seraient ensuite conduits et aux vérités qui en ressortiraient. Des vérités troublantes, embarrassantes, scandaleuses. Des vérités qui pouvaient fort bien compromettre l’honneur de la reine Anne et se muer en affaire d’État. La reine, après tout, était espagnole… Le Cardinal soupira et, presque pour se distraire, demanda : — Des nouvelles du capitaine La Fargue ? Puis il tourna lentement la tête vers le gentilhomme qui, immobile et silencieux depuis que le carrosse roulait, était assis en face de lui. —Il est rentré ce jourd’hui, répondit le comte de Rochefort. — Lui avez-vous parlé ? — Oui, monseigneur. Il demanda à être reçu en urgence par Votre Éminence. — Impossible, affirma Richelieu. Pour tromper les éventuels soupçons de ses adversaires, il avait pris le parti de conserver à cette journée les apparences d’une journée ordinaire. Il ne recevrait donc pas le capitaine de ses Lames, même discrètement, même secrètement. Car si l’on surprenait seulement la fugitive silhouette de La Fargue dans les couloirs du Palais-Cardinal, les meilleurs observateurs feraient à coup sûr le rapprochement avec le tête-à-tête auquel Louis XIII avait sèchement convié son principal ministre ce matin, à l’issue du Conseil. Un rapprochement injustifié, en l’occurrence. Mais néanmoins dangereux. Rochefort n’insista pas. — La Fargue a rencontré l’Italienne cette nuit, dit-il. Celle-ci prétend avoir connaissance d’un complot menaçant le trône de France. Elle propose de le dénoncer contre… — Combien ? — Elle ne réclame pas d’argent, monseigneur. Le Cardinal leva un sourcil circonspect. — L’Italienne aurait-elle cessé d’être vénale ? — Elle demande votre protection. — Ma protection. C’est-à-dire celle de la France… Que peut-elle craindre ? Ou plutôt, qui peut-elle craindre ? — À en croire La Fargue, l’Italienne est poursuivie par la Griffe noire…, laissa traîner Rochefort. — Ah, fit le Cardinal qui commençait à comprendre. Naturellement, cela expliquerait bien des choses, ajouta-t-il d’un air songeur. Comme l’empressement initial de cette femme à me contacter, par exemple… — Elle a demandé que cette lettre vous soit remise. Richelieu regarda la lettre qui lui était tendue mais, à cet instant, le carrosse qui n’allait déjà pas bien vite dans la rue Saint-Honoré s’arrêta tout à fait. Rochefort porta la main à sa rapière. Intrigué, le Cardinal souleva le rideau de sa portière et appela : — Capitaine ! Le jeune capitaine de La Houdinière approcha à cheval. — Monseigneur ? — Pourquoi ne roule-t-on pas ? — Une tarasque, monseigneur. Les tarasques étaient d’énormes reptiles à carapace. Elles avaient trois paires de très courtes pattes. Lourdes et lentes, elles étaient d’une force colossale et pouvaient aisément renverser un mur par inadvertance ou passer au travers d’une maison d’un même pas égal. Aussi stupides que placides, elles faisaient d’excellentes bêtes de trait. Elles étaient également volontiers asservies à des machineries de levage sur les chantiers. Des chantiers qui ne manquaient pas dans le quartier du Palais-Cardinal. — Faites au mieux, dit Richelieu avant de laisser retomber le rideau. Mais sans se faire d’illusion : le temps qu’une tarasque prenait pour traverser une rue était le temps qu’une tarasque prenait pour traverser une rue, et l’on n’y pouvait pas grand-chose. Le Cardinal considéra la lettre que Rochefort avait toujours en main. Écornée et tachée, elle lui parut un peu plus épaisse que la normale. Sans doute contenait-elle quelque chose. Il n’y toucha pas. — Ouvrez-la, je vous prie. Le comte décacheta la lettre et la déplia avec une certaine appréhension. La menace d’un attentat contre le cardinal de Richelieu planait en permanence. Or il existait des poisons - nés de l’alchimie draconique – qui, réduits en poudre très fine, pouvaient tuer le premier qui les respirait. La lettre de l’Italienne ne présentait aucun danger. En revanche, ce qu’elle recelait provoqua chez Rochefort comme un mouvement de recul instinctif et superstitieux. Cela ne manqua pas d’intéresser le Cardinal. — Eh bien ? — Monseigneur, regardez… Richelieu baissa les yeux sur ce que l’autre lui montrait dans le creux de la lettre dépliée. C’était, encore collé à un coin arraché d’une feuille de parchemin, un cachet de cire noire dans lequel était imprimé le sceau du Premier cercle de la Griffe noire. — Monseigneur… Est-ce ce que je crois ? Le Cardinal prit le temps de bien voir, puis acquiesça posément. — Assurément, Rochefort. — Mais comment l’Italienne a-t-elle pu obtenir ceci ? — Une question qu’il serait très intéressant de lui poser, n’est-ce pas ? Et tandis que son carrosse s’ébranlait, Richelieu se tourna de nouveau vers le rideau tiré de sa portière, comme intéressé par un spectacle que lui seul pouvait voir. 3 Rochefort passa à l’hôtel de l’Épervier en début de soirée. Il sauta de selle dans la cour, jeta ses rênes vers André et grimpa les marches du perron à la hâte. À l’intérieur, en bas du grand escalier, il croisa Leprat qui, après La Fargue, était sans doute celui qui l’aimait le moins parmi les Lames. Pour ne rien arranger, l’ancien mousquetaire ne supportait pas que Rochefort entre ici comme chez lui. Celui-ci n’était pas des leurs et ne le serait jamais. Leprat lui réserva donc un accueil silencieux et glacial. Mais l’homme du Cardinal, pressé, n’en avait cure. — La Fargue ? demanda-t-il. L’autre désigna la direction de la grande pièce du rez-de-chaussée que les Lames avaient convertie en salle d’armes. Une pièce haute et longue, ornée de dorures, presque vide désormais, dont les fenêtres donnaient sur le jardin. La Fargue discutait avec Agnès et Marciac quand Rochefort l’y trouva. La conversation s’interrompit aussitôt, et tous les regards convergèrent sur l’intrus. — Il nous faut parler, annonça-t-il. La Fargue le considéra un moment. Puis il acquiesça et, du menton, indiqua la porte d’une antichambre dans laquelle Rochefort le précéda d’un pas vif. La porte refermée, Agnès et Marciac se tournèrent, intrigués, vers Leprat qui observait depuis le seuil de la grande salle. — L’Italienne ? demanda la jeune baronne. Leprat haussa les épaules, avant de regarder derrière lui pour voir arriver Saint-Lucq. Revenu de mission en même temps que La Fargue et Almadès, le sang-mêlé s’était absenté et réapparaissait seulement. Personne ne songea cependant à lui demander où il était, ni à quoi il avait occupé son temps. Agnès nota que ses vêtements - noirs et parfaitement coupés, comme d’habitude – étaient propres et repassés de frais. Certainement pas ceux dans lesquels il avait accompagné La Fargue en Artois. Mais ses bottes étaient légèrement poussiéreuses, ce qui tendait à démontrer qu’il avait brièvement chevauché sur une route poudreuse depuis qu’il s’était changé. — Bonsoir, fit-il sans s’adresser à personne en particulier. Préoccupés, les autres lui répondirent vaguement sans qu’il s’en offusque. — À qui est le cheval sellé dans la cour ? demanda-t-il. — À Rochefort, répondit Marciac. Il s’entretient avec le capitaine en ce moment. Il semblait pressé. — De quoi s’agit-il ? — De l’Italienne, sans doute. — Je vois. Le Gascon était assis à une petite table, devant quelques victuailles, verres et bouteilles. Saint-Lucq le rejoignit et, debout, tout en se servant à boire, demanda : — Et La Rochelle ? Marciac fit la moue et haussa les épaules. Le sang-mêlé vida son verre, baissa le regard de ses bésicles rouges sur le Gascon, acquiesça brièvement et alla s’asseoir dans le renfoncement d’une fenêtre ouverte sur le jardin. Marciac sourit. Il y avait trois semaines qu’ils ne s’étaient vus. Trois semaines durant lesquelles, seul, Marciac aurait tout aussi bien pu se faire tuer. Mais il savait qu’en matière de bienvenue, il ne pouvait espérer guère mieux de la part de Saint-Lucq. La porte de l’antichambre s’ouvrit et Rochefort, sans un regard pour personne, partit aussi vite qu’il était venu. La Fargue, lui, prit son temps. Il rejoignit ses Lames et accepta le verre de vin que Leprat lui tendait. — Alors ? demanda Agnès. — Alors l’Italienne est parvenue à ses fins. J’ignore comment, mais le Cardinal la prend désormais très au sérieux. Il croit au complot qu’elle prétend dénoncer et il nous charge de débrouiller cette affaire… — De quelle manière ? s’enquit Leprat. — À l’évidence, il nous faut d’abord retrouver cette espionne. — Et de préférence avant les dracs qui la pourchassent, intervint Marciac. — Oui… Le problème est que nous ignorons où elle se trouve. — N’a-t-elle pas dit qu’elle se manifesterait ce soir à Paris, capitaine ? se rappela Agnès. — Si, reconnut La Fargue. — Alors souhaitons qu’elle ne tarde pas trop à tenir sa promesse… — Et pour l’heure, capitaine ? demanda Marciac. — Pour l’heure, répondit le vieux gentilhomme, nous attendons. —Ah… — Quoi ? Tu avais d’autres projets ? —Oui. Deux. Et l’un et l’autre avaient de très beaux yeux… Son dragonnet sur l’épaule, Arnaud de Laincourt revint légèrement ivre de la Tarasque Borgne. Il arriva rue de la Ferronnerie en même temps que tombait la nuit, et trouva quelqu’un en bas de chez lui. C’était le gentilhomme au pourpoint beige qui, depuis quelques jours, semblait prendre un malin plaisir à le suivre sans jamais faire plus que se montrer. — Bonsoir, monsieur, dit le gentilhomme. — Bonsoir. Vous m’attendiez sans doute… — En effet. — Vainement, je le crains. Sans y paraître, Laincourt guettait les ombres naissantes alentour. Même si du monde empruntait encore la rue de la Ferronnerie à cette heure, il n’était jamais trop tôt à Paris pour une embuscade bien menée. La prudence s’imposait donc, faute de savoir ce que le gentilhomme au pourpoint beige voulait exactement. Mais l’ancien espion du Cardinal – pour qui observer à l’affût des détails était une seconde nature – ne décelait rien d’alarmant. Et Maréchal, le vieux dragonnet qu’il avait hérité du Vielleux, restait placide. — Vainement ? N’attendrez-vous pas de m’entendre avant de me chasser ? — Je ne vous chasse pas, monsieur. — Accordez-moi seulement quelques instants. Je ne vous demande que de m’écouter. Laincourt resta un assez long moment silencieux, à réfléchir et à considérer le mystérieux gentilhomme d’un œil impassible. Sans doute celui-ci allait-il sur ses quarante ans. Mince, blond, la moustache et la royale bien taillées, il était vêtu avec assez d’élégance mais sans ostentation. Il avait l’air sympathique et franc. Son regard amical n’évitait pas celui de son interlocuteur. — Avec votre permission, il est temps que nous ayons une certaine conversation, insista le gentilhomme. Au-dessus d’eux, une fenêtre fut entrouverte. Discrètement, mais pas assez pour que Laincourt manque de s’en apercevoir. Sans doute était-ce M. Laborde, le rubanier qui tenait boutique au rez-de-chaussée et occupait le premier étage avec sa famille. À moins qu’il s’agisse de son épouse ou que les deux, accolés, tendent l’oreille ensemble. Laborde était le locataire principal de la maison. Bénéficiant de la confiance du propriétaire, il collectait les loyers et prétendait garantir la respectabilité des lieux. Quand Laincourt était enseigne aux gardes de Son Éminence, le rubanier cherchait à s’attirer ses bonnes grâces en lui manifestant des égards serviles. Mais les choses avaient changé depuis que le jeune homme avait rendu sa casaque dans des circonstances troubles qui alimentaient la rumeur. Toujours hésitant à écouter le gentilhomme, Laincourt se demanda ce que le Vielleux lui conseillerait en pareilles circonstances. — Je te conseillerais de ne pas avoir cette conversation sur un pas-de-porte, gamin. Surtout avec le gros Laborde à l’affût… — Soit, lâcha l’ancien espion. Entrons. — Merci, monsieur. Laincourt précéda le gentilhomme dans un couloir aussi étroit qu’obscur, puis dans un escalier sans air ni lumière. Ils l’empruntèrent en se tenant à la rampe branlante, l’ancien garde du Cardinal conseillant la prudence à cause de l’étroitesse des marches. Au deuxième étage, guidé par l’habitude, il trouva sa porte dans le noir. Il l’ouvrit avec sa clé et la laissa béante afin de guider le gentilhomme qui avançait à tâtons. Une pénombre grise régnait dans le petit appartement. Elle découpa sur le palier un trapèze inégal. Chez lui, fidèle à une certaine routine, Laincourt détacha d’abord la laisse du collier de Maréchal. Puis il fit entrer le dragonnet dans sa cage, avant de battre le briquet pour allumer une bougie. Cela fait, il emplit d’eau fraîche la gamelle du petit reptile, ôta son feutre, accrocha son baudrier et alors seulement s’intéressa au gentilhomme qui, le chapeau à la main, attendait en regardant autour de lui. L’appartement consistait en deux pièces mal aérées. Très modeste et pauvrement meublé, vierge de toute note personnelle, il était cependant propre et bien rangé – l’appartement d’un célibataire qui ne se laisse pas aller. — Monsieur, dit Laincourt, je n’ai qu’une chaise à vous offrir. Prenez-la, je prendrai ce tabouret. — Inutile, monsieur. Je ne vous dérangerai pas longtemps. — À votre guise. — Permettez-moi de me présenter. Je suis le chevalier de Mirebeau et… — Juste une chose, monsieur, avant de vous laisser poursuivre. — Oui ? — Parlez plus bas. Pourvu que l’on écoute, on entend tout à travers ce méchant plancher, indiqua Laincourt en tapant du talon. Et en imaginant les Laborde arrosés de poussière. — J’ai compris, affirma le gentilhomme un ton plus bas. — Alors que voulez-vous, monsieur de Mirebeau ? Voilà presque une semaine que je vous aperçois ici ou là. — Veuillez me pardonner, mais cela ne fait que quatre jours que je vous observe. — Six jours. Les deux premiers, cependant, vous vous cachiez. Mirebeau reconnut sa défaite : — C’est vrai. Laincourt, lui, se moquait bien d’avoir raison ou non. — Alors ? Que me voulez-vous ? — Je suis chargé de vous dire, monsieur, que l’on s’étonne des injustices qui vous ont été faites. J’ajoute que l’on se chagrine de vous savoir solitaire et désœuvré, et que l’on s’inquiète de votre avenir. — Un bon ange veillerait donc sur moi… — On connaît vos mérites, monsieur. Il y a seulement quelques semaines, vous portiez encore la casaque des gardes de Son Éminence. Vous aviez le grade d’enseigne et vous sembliez promis à la lieutenance. Sans que vous ayez démérité, la casaque vous a été ôtée. Puis l’on vous a très discrètement réhabilité, en négligeant cependant de vous rendre votre casaque et votre grade avec les honneurs qui vous étaient dus. Et l’on vous a abandonné à votre sort sans autre forme de procès… Laincourt scruta le regard du gentilhomme et tenta d’y lire une vérité cachée. Que savait-il, au juste ? Que savait-il des circonstances dans lesquelles lui, Laincourt, avait été arrêté et chassé des gardes du Cardinal ? Que savait-il de la partie dangereuse que l’espion avait joué contre les agents de la Griffe noire ? Des renoncements auxquels sa mission l’obligeait ? Des sacrifices qu’elle exigeait pour être menée à bien ? Laincourt avait accepté cette mission en parfaite connaissance de cause. Et il ne pouvait ignorer qu’elle aurait raison de son grade et de sa casaque, car il connaissait les règles du jeu. Mais Mirebeau ne semblait voir en lui qu’un serviteur loyal, éconduit par ingratitude ou négligence, et dont les ambitions légitimes ont été frustrées. Il venait donc lui proposer un nouveau maître : — Vous connaissez le monde. On ne peut aller bien loin ni s’élever bien haut sans un protecteur bienveillant. Celui que je sers aimerait beaucoup vous savoir au nombre de ses amis. J’ai dit tout à l’heure que l’on connaît vos mérites. On connaît également vos vertus. Ainsi que vos talents, qui seraient enfin appréciés à leur juste valeur. Vous parlez un excellent espagnol, je crois. Et vous connaissez parfaitement Madrid… Laincourt ne réagit pas. Après tout, son séjour de deux ans à la Cour des Dragons n’était un secret pour personne. Ce qu’il y avait fait, en revanche… — À franchement parler, dit-il, je ne crois pas vouloir attacher de nouveau mes services à quiconque… Mirebeau afficha une mine aimable. — Vous souhaitez réfléchir ? Je comprends et n’insiste pas. (Il tira un billet cacheté de sa manche.) Mais faites au moins le plaisir d’une visite à… à votre bon ange. Tenez. Rendez-vous rue Saint-Thomas-du-Louvre. Présentez-vous au jour et à l’heure que vous voudrez, et montrez ceci. On vous recevra. — Soit, dit Laincourt en prenant le billet. — Le bonsoir, monsieur. L’ancien espion du Cardinal répondit de l’un de ses sourires qui n’engageaient à rien, puis regarda le gentilhomme passer la porte. Il se leva, alla à la fenêtre, vit bientôt Mirebeau qui sortait dans la rue de la Ferronnerie et l’empruntait vers l’est et le quartier Saint-Honoré. Sans même y songer, il invoqua la présence du Vielleux qui s’approcha pour regarder par-dessus son épaule. — Tu n’examines pas le cachet du billet, gamin ? — Je n’ai pas besoin de cela pour savoir à quelle porte frapper. — Non, bien sûr. Car il n’est que deux demeures d’importance rue Saint-Thomas-du-Louvre, n’est-ce pas ? Laincourt acquiesça tout en continuant à observer, paupières plissées, Mirebeau qui s’éloignait. — L’une, dit-il, est l’hôtel de la marquise de Rambouillet. Elle y tient, paraît-il, un salon littéraire de grande qualité. — Certes, fit le Vielleux. Mais l’autre est l’hôtel de Chevreuse, et j’ai dans l’idée que c’est plutôt là que l’on espère te voir… Il régnait cette nuit-là une ambiance de veillée d’armes à l’hôtel de l’Épervier. Les Lames, réunies dans la salle d’armes, tuaient le temps en silence à la lueur des bougies. Leprat et Marciac jouaient aux dés sur un coin de table. Tourné vers une fenêtre, Ballardieu se balançait sur sa chaise et considérait le ciel nocturne en sirotant un verre de vin. Agnès feuilletait un traité d’escrime. Allongé les yeux fermés sur une banquette, un genou plié et les mains réunies sur la poitrine, Saint-Lucq dormait peut-être. Et Almadès aiguisait sa rapière en donnant chaque fois trois longs coups de pierre avant de retourner la lame. Trois coups d’un côté… … trois coups de l’autre. Trois coups d’un côté… Naïs et M. Guibot étaient couchés. Il ne restait qu’eux, André qui gardait les chevaux sellés dans l’écurie et La Fargue qui s’était retiré dans son cabinet de travail. … trois coups de l’autre. Trois coups d’un côté… Tous étaient bottés, armés, prêts à passer à l’action dès que leur capitaine donnerait le signal du départ. Ils n’auraient qu’à attraper leurs chapeaux, à sauter en selle et à piquer du talon. Ils pouvaient, dans l’heure, être n’importe où à Paris. Patients, ils n’attendaient qu’un ordre. … trois coups de l’autre. Comment l’Italienne se manifesterait-elle ? Et surtout, quand ? Minuit approchait. Il y avait déjà plusieurs heures que les Lames attendaient un message ou un signal. La belle espionne se savait poursuivie. Il lui fallait donc redoubler de prudence. Utiliserait-elle un moyen détourné pour reprendre contact ? Mais lequel ? Les dragonnets. Oui, l’un ou l’autre des dragonnets auxquels elle semblait tant attachée pouvait délivrer un message. Ici, à l’hôtel de l’Épervier. Ou au Palais-Cardinal. Voire au Louvre… Trois coups d’un côté… … trois coups de l’autre. — Tu l’emportes, dit Leprat à Marciac après un dernier coup de dés malheureux. — Une autre partie ? — Non merci. Le mousquetaire se leva. — À ta guise, lui accorda le Gascon. Mais il faudra bien que tu te refasses. N’oublie pas que tu me dois déjà le Piémont et le duché de Clèves. C’était un jeu entre eux deux. Il était né un jour où, n’ayant plus un sou en poche, ils s’étaient partagé équitablement l’Europe et avaient misé des territoires. Qu’ils soient en fonds ou non, ils continuaient depuis en gardant une comptabilité rigoureuse de leurs gains et pertes. Trois coups d’un côté… … trois coups de l’autre. — N’aie crainte, je n’oublie pas, dit Leprat. Pas plus que je n’oublie avoir gagné l’évêché de Munster. Et adressant un dernier sourire amusé à Marciac, il alla frapper à la porte entrouverte de La Fargue. La Fargue s’était aménagé un petit cabinet particulier qui communiquait avec la salle d’armes par une porte et avec les étages grâce à un minuscule escalier à vis, dissimulé derrière un panneau de bois amovible. Dans cette pièce, il recevait, réfléchissait et rédigeait les rapports destinés à Son Éminence. Mais il en fermait rarement la porte. Ce soir-là, lui aussi attendait dans un silence rythmé par les longs et réguliers coups de pierre à aiguiser d’Almadès. Botté et armé, il était bien calé dans son fauteuil et avait posé ses pieds croisés sur sa table de travail. Songeur, il jouait avec un petit pendentif qu’il portait normalement autour du cou, et dont il faisait s’enrouler la chaîne – dans un sens, puis dans l’autre – autour de son index tendu. Usé, marqué, terni, le bijou avait un couvercle qui protégeait un portrait miniature. Ce portrait était celui d’une femme que La Fargue avait aimé jadis, mais il ressemblait tout autant à la fille qu’ils avaient eue ensemble. Devenue une jeune femme, celle-ci avait dernièrement resurgi dans la vie du vieux gentilhomme. Elle était alors en danger et il avait dû la protéger, la mettre hors d’atteinte de la Griffe noire, voire des agents du cardinal de Richelieu. Ce qui signifiait qu’il lui avait fallu se séparer d’elle. Il ignorait où elle se trouvait désormais, ainsi que la prudence le commandait. Mais il avait néanmoins l’esprit tranquille car il savait que sa fille n’était nulle part plus en sécurité que sous la garde de ceux à qui il l’avait confiée. La Fargue leva le nez et referma le poing sur le pendentif quand il entendit Leprat frapper à sa porte. — Oui ? Le mousquetaire entra. — J’ai peur qu’il n’advienne plus rien ce soir, dit-il. — Moi aussi. — Minuit sonnera bientôt. — Je le sais. — Dois-je faire desseller les chevaux ? — Accordons encore une heure à l’Italienne pour se manifester. — Bien. À cet instant, Almadès cessa d’aiguiser sa rapière. Leprat se retourna et vit André arriver, une lettre à la main. — Le capitaine ? demanda le palefrenier. Du doigt, l’Espagnol lui indiqua la direction du petit cabinet particulier. André traversa la salle d’armes sous des regards attentifs, tandis que La Fargue et son lieutenant marchaient à sa rencontre. Agnès, Marciac et Ballardieu se levèrent. Almadès rengaina sa lame aiguisée comme un rasoir. Saint-Lucq resta allongé sur sa banquette mais se mit sur le flanc, redressé sur un coude. — Monsieur le capitaine, dit André, un cavalier vient d’apporter ceci. — Merci, fit La Fargue en prenant la lettre. Le sceau était celui du cardinal de Richelieu. Le vieux capitaine le fit sauter et déplia la lettre dans un silence profond. Tous attendaient. La Fargue lut, puis annonça : — L’Italienne s’est présentée il y a une heure au Palais-Cardinal. Les autres le regardèrent sans comprendre. — Elle vient de se constituer prisonnière, expliqua-t-il en esquissant un sourire ambigu. Et quand on y songe, c’est assez bien joué… 4 Ce n’était pas la plus connue des seize portes de Paris. Ce n’était pas la plus empruntée, ni la mieux défendue. Et dès la nuit tombée, dès les épais battants refermés entre les deux tours massives, elle devenait une bâtisse obscure et silencieuse, dont rien – d’ordinaire – ne venait troubler la sinistre quiétude jusqu’au petit matin. Les dracs arrivèrent peu après minuit, leurs montures marchant dans la brume noire et rasante qui les accompagnait. Ils étaient huit. Sept dracs noirs vigoureux et un drac aux écailles blafardes, couleur d’os sale. Les dracs noirs chevauchaient des destriers tranquilles et puissants. Gantés et bottés, ils étaient vêtus en spadassin. Des ceinturons en cuir leur serraient la taille et de solides rapières pendaient à leurs côtés. L’autre drac n’était pas armé. Mais il avait à la main un grand bâton gravé auquel pendaient divers petits fétiches – osselets, dents, plumes, vieilles écailles. Vêtu de hardes puantes et crasseuses que l’on devinait encroûtées de sang séché, il montait à cru une salamandre géante dont le ventre caressait la brume noire, et dont le pas lourd et lent rythmait la progression du groupe. Il était âgé. Des dents lui manquaient et il se tenait voûté. Ses yeux jaunes, cependant, brillaient d’un éclat bien vivace. Et il émanait de lui une aura maléfique particulièrement virulente. Les dracs s’arrêtèrent sur l’étroit pont de pierre qui enjambait le fossé nauséabond. Ils attendirent. Alors la brume étira des bras sombres qui, serpentant, se glissèrent sous les battants de la porte pour accomplir leur œuvre de l’autre côté. Cela ne dura pas. Les bras de brume se rétractèrent bientôt. Après quoi le vieux drac leva son bâton et tendit vers la porte une main noueuse aux griffes jaunes et ébréchées. Il marmonna quelques mots en dracien. À l’intérieur, des raclements et des chocs sourds se firent entendre. Et les lourds battants s’ouvrirent tandis que la herse se soulevait en cliquetant. La voûte, longue et vide, n’était éclairée que par deux torches grésillantes. Les dracs l’empruntèrent lentement, sans un regard pour le piquier qui, agonisant, tituba hors de la loge des gardes, tendit un bras, voulut appeler à l’aide et s’effondra. Il mourut, le corps parcouru de soubresauts, en rendant une bile noire qui lui coula de la bouche, des narines et des paupières. Les dracs franchirent la porte et se fondirent peu à peu dans les ténèbres des rues parisiennes. LA RENARDIÈRE 1 Réveillée dès l’aube, Alessandra di Santi, dite l’Italienne, se leva en s’efforçant de ne pas déranger les deux dragonnets endormis sur son lit. Sans bruit, elle alla s’asseoir à la fenêtre et, là, à demi nue, une vieille chanson italienne aux lèvres, elle se peigna soigneusement. Elle était belle, pâle, caressée par l’aurore qui réchauffait ses longs cheveux roux. De sa chambre, la jeune femme avait vue sur le jardin et le domaine de la Renardière. Ainsi nommait-on le petit château où, depuis cinq jours, elle logeait. Il s’agissait d’une résidence de chasse fort semblable à celle que le roi achevait de faire bâtir à Versailles : un pavillon central, deux ailes encadrant une cour et, devant, au-delà du fossé sec que franchissait un pont de pierre, une avant-cour flanquée des communs. Si rien n’y manquait vraiment, la Renardière n’offrait cependant qu’un confort sommaire. Mais l’endroit était discret et paisible, à moins d’une heure de cheval de Paris, quelque peu à l’écart de la route de Meudon et presque insoupçonnable derrière des bois touffus. Une parfaite retraite, donc. S’étant peignée, Alessandra agita une clochette destinée à prévenir la femme de chambre – gracieusement mise à sa disposition en même temps qu’une élégante garde-robe – qu’elle souhaitait faire sa toilette et s’habiller. Le tintement clair attira en premier lieu Scylla, la femelle des deux dragonnets noirs. Le frère, Charybde, suivit de près et les jumeaux se disputèrent par jeu l’affection de leur maîtresse. Ils se bousculaient, tendaient le cou pour forcer la caresse ou frotter du museau la gorge et les joues de l’Italienne. Celle-ci riait, faisait mine de repousser les assauts des petits reptiles, leur reprochaient d’être des diables et des effrontés. Un coup de griffe involontaire entailla légèrement l’épaule d’Alessandra, mais la blessure cicatrisa aussitôt et la goutte de sang qui avait perlé glissa sur une peau intacte. La femme de chambre, en frappant à la porte, interrompit les amusements. Cela faisait cinq jours que l’Italienne logeait à la Renardière. Cinq jours qu’elle était conduite chaque matin à Paris pour y être interrogée. Cinq jours qu’elle était traitée avec un mélange de courtoisie, de vigilance et de ressentiment. « Voici votre chambre, madame. Et voici votre clé. Mais la nuit, évitez de vous pencher trop à votre fenêtre. L’on pourrait se méprendre et tirer une balle de mousquet… » La belle espionne avait mis le Cardinal dans une position très délicate quand elle avait frappé à sa porte pour se livrer prisonnière. Le Parlement de Paris – qui était la cour de justice la plus importante du royaume – l’avait condamnée naguère plusieurs fois par contumace. Des actes de corruption, de chantage et de vol lui étaient reprochés. À raison, le plus souvent. Or Richelieu ne voulait pas qu’elle soit inquiétée. D’abord parce que le pape ne permettrait sans doute pas qu’on l’exécute. Ensuite parce qu’elle était en mesure de révéler des secrets d’État dont personne, en Europe, ne souhaitait la divulgation. Enfin parce qu’elle prétendait avoir connaissance d’un complot contre le roi Louis XIII et qu’elle réclamait, avant d’en dire plus, qu’on lui garantisse la vie et la liberté. Restait que le Parlement était jaloux de son autorité. Il exigerait l’arrestation immédiate de l’Italienne s’il apprenait la vérité. Après cela, quoi qu’il soit décidé, les complications politiques et juridiques s’accumuleraient. L’affaire ferait grand bruit, nuirait au roi, servirait ses ennemis. Quant au complot contre Sa Majesté, il faudrait sans doute attendre qu’il aboutisse pour en connaître la nature et l’ampleur… Heureusement, ce que ces messieurs du Parlement ignoraient ne pouvait leur déplaire. C’est donc dans le plus grand secret qu’Alessandra passait ses matinées avec un magistrat du Châtelet, qui lui posait des questions auxquelles elles répondaient gracieusement, mais en s’efforçant de ne point trop en dire. Le reste du temps, elle le passait à la Renardière, sous la protection de mousquetaires. Ils étaient ainsi une douzaine qui patrouillaient et occupaient un petit pavillon dans les bois, à l’entrée du domaine. La jeune Italienne, cependant, n’était pas dupe : ces mousquetaires la protégeaient autant qu’ils la surveillaient, de même que les domestiques de la résidence l’espionnaient autant qu’ils la servaient. Tous appartenaient à Richelieu, ainsi que le gentilhomme remplissant auprès d’elle les fonctions de garde du corps. Une Lame du Cardinal, celui-là. Assise à sa table de toilette, Alessandra achevait de se coiffer et de s’apprêter quand on frappa à la porte. — Entrez, monsieur ! Parut Leprat. En bottes, chausses, gants et pourpoint, il était vêtu de rouge, de noir et de gris. Ses éperons tintant à chaque pas, il entra rasé de frais, le chapeau à la main et l’épée au côté. — Bonjour, monsieur le chevalier, lança l’Italienne en suivant du regard le miroir que la femme de chambre déplaçait lentement devant elle. Avez-vous bien dormi à ma porte ? — Non, madame. La jeune femme feignit de s’inquiéter. Forçant son jeu, elle se retourna sur son siège et porta une main à sa poitrine. — Auriez-vous mal dormi, monsieur ? Seriez-vous mal allant ? — Non, madame. De l’inquiétude, Alessandra passa à une colère boudeuse, et toute aussi feinte. — Alors c’est que vous avez dormi ailleurs ! C’est très mal. Vous me délaissez et on aurait pu m’assassiner. Vous me faites beaucoup de peine. Je préférais quand vous étiez malade… Leprat sourit. — J’étais bien à votre porte, madame. Mais je n’ai pas dormi. Et je me porte fort bien. — Ouf et ouf ! Voilà qui me rassure doublement. S’intéressant de nouveau à sa toilette, l’Italienne continua à inspecter son reflet dans le miroir. — Madame, il serait bon que vous vous hâtiez. Votre déjeuner est servi et M. de La Houdinière ne tardera sans doute pas. Agacée, l’Italienne prit le miroir des mains de la femme de chambre. — M. de La Houdinière attendra, dit-elle. Et à Paris, dans ce lugubre Châtelet où il s’entête à me recevoir, M. de Laffemas attendra à son tour. Et s’il le faut, M. le Cardinal attendra aussi ! — Madame. S’il vous plaît… Alessandra accrocha le regard de Leprat dans le miroir. Elle lui sourit, ajusta une boucle de cheveux pour la forme, rendit le miroir à la domestique, se leva et se tourna vers l’ancien mousquetaire. Elle était ravissante, la taille bien prise dans une robe crème et brune assez simple mais qui mettait sa pâleur, sa rousseur et sa jolie poitrine en valeur. Elle parut attendre un compliment, mais Leprat se contenta de manifester une certaine approbation d’un acquiescement. La belle Italienne sut s’en satisfaire et accepta le bras qu’on lui tenait pour passer dans l’antichambre. Le grand drac noir – il se nommait Kh’Shak – hésita un peu avant de pousser la porte, puis de descendre l’escalier d’un pas prudent, presque sur la pointe des pieds, en tenant le fourreau de sa rapière pour qu’il ne heurte rien. La cave était tiède et silencieuse, chichement éclairée par de grosses chandelles jaunes dont les flammes libéraient des fumeroles âcres. Il y régnait des odeurs puissantes, des odeurs qui auraient écœuré un humain mais qui flattaient agréablement les narines d’un drac, des odeurs de sang, d’entrailles, de viandes rouges et faisandées. Le vieux drac aux écailles blafardes était assis en tailleur sur le sol de terre battue. Il portait les hardes sales et puantes qui étaient ses seuls vêtements, et son bâton de cérémonie – un grand bâton gravé auquel pendaient des plumes, des osselets, des écailles, des dents, des perles colorées – reposait en travers de ses cuisses maigres. Paupières closes, il ne bougeait pas, respirait à peine. Devant lui gisait le cadavre éventré d’une petite chèvre blanche. D’autres pourrissaient çà et là, mutilés, à demi dévorés. Arrêté sur les dernières marches de l’escalier, le Kh’Shak hésita encore, comme s’il craignait d’entrer tout à fait dans la cave, comme s’il craignait de fouler un sol maculé et imprégné sur lequel des rituels qui l’intimidaient avaient été exécutés. Il n’était pourtant pas un pleutre. Son courage et sa férocité lui avaient même valu de devenir un chef. Mais la magie… — Saaskir…, tenta-t-il d’une voix enrouée. Saaskir. Un mot dracien signifiant à la fois prêtre et sorcier, deux notions indistinctes dans la civilisation tribale des dracs. — Oui, Kh’Shak ? répondit le vieux drac. Qu’y a-t-il ? Le drac noir se racla la gorge. Toujours immobile, toujours les yeux fermés, l’autre lui tournait le dos. — L’avez-vous trouvée, saaskir ? — Non, mon fils, dit le sorcier du ton calme et patient que l’on emploie volontiers avec les jeunes enfants. Je ne l’ai pas encore trouvée. L’Italienne a couché sur elle sept voiles. J’en déchire un chaque nuit et, bientôt, elle apparaîtra dans sa nudité sous l’Œil du Dragon de la Nuit. Alors je la verrai et toi, le premier après moi, tu sauras… — Merci, saaskir. Kh’Shak allait s’en retourner, soucieux, quand le vieux drac l’interpella : — Tu es inquiet, n’est-ce pas ? Le grand drac noir se demanda comment répondre. Il opta pour la vérité. — Oui, saaskir. — C’est bien. Tu es un chef. Ton rôle est de t’inquiéter de ce dont les autres se moquent, de penser à ce que les autres oublient, de voir ce que les autres ignorent… Mais les jours passent, tes guerriers s’impatientent et tu crains de ne pouvoir les tenir encore longtemps. Le saaskir mettait-il son autorité en doute ? Le sang de Kh’Shak ne fit qu’un tour. — Mes guerriers me craignent et me respectent ! Ils obéiront ! Le vieux drac sorcier esquissa un sourire que l’autre ne pouvait voir. — Bien sûr, bien sûr… Alors tout est bien, non ? — Oui, fut obligé de confirmer Kh’Shak. Tout est bien. Un silence s’instaura, durant lequel le drac ne sut que faire. Enfin, la voix doucereuse du vieillard immobile s’éleva : — À présent, Kh’Shak, il faut me laisser. Je dois me reposer. À la Renardière, l’Italienne finissait une tasse de chocolat tandis qu’un domestique débarrassait la table et emportait les reliefs de son déjeuner. Assise dans un fauteuil, elle lorgnait Leprat qui, à une fenêtre, regardait dehors. Il guettait le chemin qui sortait des bois et, rectiligne, traversait l’avant-cour entre les communs, jusqu’au pont sur le fossé. Antoine Leprat, chevalier d’Orgueil. Une Lame du capitaine La Fargue, donc. Et un ancien mousquetaire du roi, à ce qu’il semblait. Calme, réservé, courtois, vigilant. Probablement incorruptible. Irréprochable, en somme. Grand, brun, l’œil sévère. Et séduisant, pour qui aimait les hommes mûrs dont les années et les épreuves ont marqué le visage. Avec un côté brutal. Ce Leprat savait se battre et n’avait pas peur de la violence. Son corps musclé devait être couvert de cicatrices… Le regard d’Alessandra di Santi dut se faire trop intense dans le silence car Leprat le devina et se tourna vers elle. Elle ne fit pas l’erreur de détourner brusquement les yeux, ce qui constitue immanquablement l’aveu d’un sentiment coupable. Fine mouche, elle mentit par allusion sur le motif de son intérêt. — D’où vous vient cette étrange épée, chevalier ? Comme toujours, Leprat avait au côté sa rapière blanche, taillée d’un bloc de la pointe au pommeau dans la dent d’un Dragon Ancestral. Une arme extraordinaire et redoutable, à la fois plus légère et plus solide que la meilleure lame de Tolède. — Elle me fut confiée. — Par qui ? Et en quelles circonstances ? L’ancien mousquetaire sourit sans répondre et tourna de nouveau la tête vers la fenêtre. Son regard se perdit en direction de la ligne des arbres. — Allons, monsieur, insista la belle espionne. Voilà plusieurs jours que nous partageons ce toit et la plupart de nos heures, et j’ignore presque tout de vous. — De même que j’ignore presque tout de vous. C’est sans doute mieux ainsi. Alessandra se leva et marcha d’un pas lent vers Leprat, dans son dos puisqu’il continuait à regarder dehors. — Mais je ne demande qu’à ce que vous me connaissiez mieux, monsieur le chevalier. Posez-moi vos questions, j’y répondrai… — Je laisse le soin de vous poser des questions à M. de Laffemas. — Est-ce qu’un peu de chocolat vous attendrirait ? Il en reste… Se détournant de la fenêtre, Leprat se découvrit soudain tout près de l’Italienne. En fait, elle s’était tant approchée qu’ils se frôlaient presque. Plus petite que lui, elle le regardait par en dessous et tenait le rebord de sa tasse contre ses lèvres entrouvertes et légèrement humides. Ses yeux souriaient. — Aimez-vous le chocolat, monsieur le chevalier ? — Je… Je l’ignore. — Vous n’y avez jamais goûté ? —Non. Méconnu en France, le chocolat devait son peu de notoriété à la reine Anne d’Autriche, qui y avait pris goût durant son enfance espagnole et voulait qu’on lui en serve au Louvre. Encore réservé à une riche élite, le chocolat était – assez curieusement – vendu par les apothicaires. — C’est délicieux, murmura presque Alessandra. (À deux mains, elle porta sa tasse à la bouche de Leprat.) Tenez, essayez… Leurs regards se rencontrèrent, l’un séducteur, l’autre troublé. Durant un instant lentement étiré, l’ancien mousquetaire faillit céder à la tentation… … mais la femme de chambre – en toquant et entrant aussitôt – rompit l’enchantement. Elle apportait les gants, le manteau et le chapeau de l’Italienne. Ayant surpris Leprat qui se reculait vivement, elle fit mine de n’avoir rien vu. — Bah ! fit Alessandra en haussant les épaules et tournant les talons. Il est froid, de toute manière… Sur le perron, comme d’habitude, Leprat retrouva le maître d’hôtel de la Renardière qui attendait déjà. — Monsieur. — Bonjour, Danvert. Ensemble, ils regardèrent le carrosse passer le pont sur le fossé sec et entrer dans la cour. Douze cavaliers escortaient la voiture, tous armés d’épées et de mousquetons, tous gardes du Cardinal mais ne portant pas la casaque. À leur tête était M. de La Houdinière, le nouveau capitaine de la compagnie et successeur du sieur de Saint-Georges, lequel était mort un mois plus tôt dans des circonstances suffisamment infamantes pour rester secrètes à la satisfaction générale. Le carrosse s’arrêta de côté en bas des marches. La Houdinière sauta de selle et s’approcha de Leprat. Ils se serrèrent la main en hommes qui s’estiment mais ne peuvent se permettre de fraterniser. Car l’un appartenait aux gardes de Son Éminence, tandis que l’autre était – même s’il avait pour un moment raccroché la casaque – mousquetaire de Sa Majesté. Entre les deux corps, la rivalité était traditionnelle. Et vivace : il s’écoulait rarement une quinzaine sans qu’un garde et un mousquetaire ne s’affrontent en duel pour quelque motif. La Houdinière et Leprat, cependant, s’appréciaient. Ils se connaissaient depuis qu’ils avaient combattu ensemble, l’an passé, alors que Louis XIII – pour la deuxième fois, et avant une troisième – marchait sur Nancy à la tête de son armée pour amener le duc Charles IV de Lorraine à de meilleurs sentiments à son égard. Le 18 juin, il s’avéra qu’un régiment de cavalerie lorrain gardait un des passages de la Meuse, près du bourg de Saint-Mihiel et non loin des quartiers du roi. Les hostilités n’avaient alors pas réellement commencé et, même, Charles IV continuait à négocier. Mais Louis XIII voulait un coup d’éclat qui soit une démonstration de force. On mit donc, sous les ordres du comte d’Allais, des soldats d’élite pris parmi le régiment de Navarre, la gendarmerie, les chevau-légers, les mousquetaires du Roi et les gardes du Cardinal. La Houdinière – qui n’était encore que lieutenant – et Leprat furent du nombre. Surpris, piégés dans leurs retranchements et bientôt saisis de panique, les Lorrains subirent une défaite terrible. Ce fut, en fait, un massacre dont peu réchappèrent. Ensuite, les deux hommes s’étaient souvent croisés mais ils n’avaient jamais été amenés à collaborer comme désormais. Ils se partageaient la responsabilité de l’Italienne, Leprat à la Renardière et La Houdinière lors des déplacements quotidiens jusqu’au Châtelet, à Paris, où l’espionne était interrogée. Ils se rencontraient donc deux fois par jour, quand l’un prenait la suite de l’autre. — Tout va bien ? demanda La Houdinière. — Oui, répondit Leprat. Des consignes du Palais-Cardinal ? — Aucune. Et ce fut à peu près tout. En manteau et capuche, Alessandra parut bientôt, souriante et détendue. Gentilhomme, La Houdinière lui ouvrit la portière et lui donna la main pour qu’elle grimpe dans le carrosse. Puis il enfourcha son cheval et, après un dernier salut à l’intention de Leprat, donna le signal du départ. L’ancien mousquetaire resta un moment à regarder le carrosse et son escorte s’éloigner. Il était fatigué mais n’avait pas encore le loisir de se reposer. Il se tourna vers Danvert, le maître d’hôtel, qui attendait immobile et impassible. — Allons-y, dit-il en retournant l’intérieur. Nous avons à faire. La vieille femme était assise dans le jardin paisible et ensoleillé de l’un des nombreux couvents du faubourg Saint-Jacques. Elle passait là l’essentiel de ses journées lorsque la chaleur était supportable, à lire et à attendre, sur un fauteuil que l’on sortait de sa chambre à son intention. Elle menait, sinon, la vie régulière des religieuses, rythmée par les prières et les repas. Rien ne l’y obligeait vraiment, mais cela correspondait au personnage qu’elle s’était inventé, celui d’une riche et pieuse veuve, lasse du monde et désireuse de passer hors de lui les dernières années de sa vie. Ici, elle était Mme de Chantegrelle. Un mois plus tôt, cependant, elle était la marquise de Malicorne et, grâce à la magie, elle ne semblait pas avoir vingt ans. Un âge à peine plus trompeur que celui qu’on lui prêtait désormais. Car le nombre de ses années dépassait de beaucoup le compte ordinaire. Ordinaire pour le genre humain, s’entend. Mais elle était un dragon. La prétendue Mme de Chantegrelle leva les yeux de son livre et soupira en considérant à la fois le jardin et la vie qui était la sienne à présent. Elle avait tant aimé être la marquise de Malicorne. Elle avait alors la jeunesse, la beauté, la richesse et le pouvoir. Tout Paris la courtisait et se disputait ses faveurs. Quel dommage d’avoir dû l’abandonner ! Officiellement, la marquise avait péri dans un incendie qui n’avait laissé d’elle qu’un cadavre calciné et méconnaissable - celui d’une malheureuse arrachée au ruisseau, en fait. Une perte tragique mais un drame presque banal à Paris, où le feu était la cause de bien des sinistres… La vérité était que le rituel qui devait marquer son triomphe avait provoqué sa perte. Une autre qu’elle n’y aurait sans doute pas survécu. Mais cela ne consolait pas ses regrets. Et cela ne diminuait certes pas le désir de vengeance qui brûlait en elle. Sans le cardinal de Richelieu, sans le capitaine La Fargue et ses maudites Lames, elle serait aujourd’hui à la tête de la première loge française de la Griffe noire… Un pas léger sur le gravier de l’allée attira l’attention de la désormais Mme de Chantegrelle. Une religieuse approchait, qui vérifia d’abord qu’elle ne dormait pas puis lui glissa quelques mots à l’oreille. La vieille femme acquiesça, avant de se tordre le cou pour voir celui dont on lui annonçait la visite et qui attendait à l’écart, sous une arche de pierre escaladée par des rosiers en fleurs. Une fugace expression de surprise et de crainte se peignit sur le visage de Mme de Chantegrelle. Mais c’est avec un aimable sourire qu’elle accueillit son visiteur et lui tendit une main à baiser. L’homme était vêtu de gris et de noir, en gentilhomme, avec l’épée au côté. Il intimidait. Il était grand, plutôt maigre, hiératique. Il pouvait avoir cinquante à cinquante-cinq ans. Un visage ovale, émacié, à la peau étrangement lisse, comme tendue sur les arêtes de son visage. Une pâleur maladive, morbide. Et des yeux d’un gris glacial qu’il plissait quand il toussait – d’une toux sèche, brève, profonde – dans le mouchoir dont il tamponnait ses lèvres fines et livides. À l’instar de celle qu’il rejoignait, il était un dragon. Il avait porté bien des noms, qu’elle connaissait pour quelques-uns. Mais celui qu’il préférait était un nom de guerre : l’Alchimiste des Ombres. D’où lui venait-il, au juste ? Elle l’ignorait. Quoi qu’il en soit, c’était de ce pseudonyme – et parfois seulement d’un signe figurant un A et O entremêlés – que la Griffe noire désignait l’un de ses meilleurs agents indépendants. Une novice ayant apporté une chaise, l’Alchimiste remercia d’un signe de tête avant de s’asseoir. Il s’agissait d’ailleurs moins d’un remerciement que d’une manière de prendre acte du siège mis à sa disposition, la chose semblant aller de soi. — Je sais vos déboires depuis déjà quelque temps, madame. Mais voilà seulement que j’ai le loisir de vous venir visiter. Veuillez me le pardonner. — Mes déboires, releva la vieille femme. Comme la chose est aimablement dite… — J’ajoute pour ma défense qu’il ne fut guère aisé de vous trouver. — Que voulez-vous ? Madame de Chantegrelle est de loin plus discrète que la marquise de Malicorne. Et qui s’inquiète d’une presque moribonde finissant ses jours dans un couvent, entourée de sœurs dont l’affection lui est garantie par le restant de fortune qu’elle leur cède ? L’Alchimiste esquissa l’un de ses rares sourires, lesquels soulevaient à peine les commissures de ses lèvres maigres. Comme tous les dragons, il s’amusait volontiers des religions humaines et des défauts de leurs représentants. Sa race n’avait d’autre culte que celui des anciens, d’autres divinités que les Dragons Ancestraux dont l’existence, même associée à des temps immémoriaux, n’était pas douteuse. — Manquez-vous d’argent, madame ? — Non, je vous remercie. Mais votre intention me touche, même s’il m’apparaît que votre visite ne peut être de pure courtoisie… — Madame, je… — Non, monsieur. Ne vous défendez pas sur ce sujet, vous me mentiriez… (Elle soupira.) Je suis d’ailleurs bien ingrate de vous faire reproche. Depuis… Depuis mes déboires, les visites sont rares. La Griffe noire est prompte à oublier ceux qui ne lui peuvent plus servir. Je ne le regrette pas, d’ailleurs. Trop heureuse d’être encore en vie. J’imagine que je le dois à ma naissance, à mon rang. Peut-être aussi me croit-on définitivement inoffensive… — Je gage que l’on se trompe sur ce point. — Le pensez-vous vraiment ? L’ancienne marquise se tourna vers l’Alchimiste. — Oui, fit-il en soutenant son regard sans faillir. Ce qui ne signifiait rien, elle le savait. Elle choisit néanmoins de le croire sincère. — Il ne me faut que du repos, d’où la retraite que je m’impose ici. Et un jour, un jour quand j’aurai recouvré ne serait-ce qu’un semblant de ma puissance passée… Elle n’acheva pas, les yeux brillants, perdus dans le lointain… L’Alchimiste attendit qu’elle revienne de ses rêves de gloire retrouvée. Mais peut-être ces rêves l’avaient-ils entraînée trop loin ? Après un moment, il l’entendit qui murmurait, en hochant mollement la tête : — Oui… Du repos… Il ne me faut que du repos… L’auberge, non loin de Vincennes, sur la route de la Champagne, était pleine de soldats partis rejoindre leur régiment à Châlons-sur-Marne. Des épées, des poignards, des pistolets étaient posés sur toutes les tables ; des mousquets et des hallebardes s’appuyaient aux murs. Les conversations résonnaient, mêlées, bruyantes et martiales, indistinctes dans la grande salle où une lumière dorée entrait à flots par les fenêtres. Des saillies moqueuses fusaient au-dessus des têtes dans la fumée des pipes. D’autres plaisanteries y répondaient et de grands rires éclataient. Le capitaine La Fargue entra et, depuis le seuil, son imposante silhouette se découpant en contre-jour et fermant l’issue, il balaya l’assemblée d’un lent regard. Paupières plissées, il ne trouva pas celui qu’il cherchait, indifférent aux coups d’œil intrigués qu’on lui adressait prudemment. Un autre que lui, sans doute, se serait attiré une réflexion qui aurait entraîné une querelle. Mais aucun des soldats présents n’était assez bête ni assez ivre pour chercher noise au genre d’homme qu’était La Fargue. Un genre rare, intimidant et dangereux. Entrant à son tour, Almadès s’approcha du vieux gentilhomme dans son dos et lui glissa : — Derrière. La Fargue acquiesça et, accompagné de l’Espagnol, gagna l’arrière-cour ensoleillée. Il y trouva le comte de Rochefort qui jouait aux quilles avec des gentilshommes. Voyant qui arrivait, l’âme damnée du Cardinal prit le temps de bien viser, lança la boule et réussit un assez joli coup. Satisfait, il se frotta les mains tandis que ses compagnons de jeu le félicitaient. Il les remercia, s’excusa, adressa enfin un signe de tête au capitaine des Lames et alla décrocher son pourpoint, qu’il avait ôté afin de jouer à son aise. Le renfilant, il invita La Fargue à s’asseoir avec lui autour d’une petite table sous un arbre. Il y avait un verre et un pichet sur cette table. Rochefort but au verre et La Fargue, par provocation, au pichet. — Je vous en prie, servez-vous, ironisa l’homme du Cardinal. Le vieux gentilhomme soldat soutint son regard. Et pour faire bonne mesure, sans ciller, il se torcha la bouche d’un revers de manche et fit claquer sa langue. — Élégant… — Que voulez-vous, Rochefort ? J’ai mieux à faire que de vous regarder jouer aux quilles. Le comte acquiesça vaguement. Il promena un regard distrait sur le décor, puis prit une inspiration en même temps qu’il rassemblait ses pensées. Enfin, sur le ton de la conversation, il demanda : — Que pensez-vous de l’Italienne ? La Fargue soupira et se laissa aller sur sa chaise. — Mon sentiment à son sujet n’a pas changé, répondit-il d’une voix lasse. Je crois encore que nous ne pouvons nous fier à cette femme. Mais je crois aussi qu’elle vient à nous avec la seule histoire qui nous oblige à prendre ses dires en considération. Car quand bien même ce serait la duchesse de Chevreuse qui prétendrait dénoncer un complot contre le roi… (À ces mots, Rochefort tiqua.) Quand bien même l’Italienne serait la Chevreuse, donc, il nous faudrait commencer par lui prêter une oreille attentive… — Le Cardinal pense comme vous. En outre, il y a ceci… Discrètement, Rochefort poussa sur la table, vers La Fargue, ce qui ressemblait fort à un écrin en bois précieux. Le capitaine le prit, l’ouvrit, découvrit à l’intérieur un cachet de cire noire encore attaché au coin arraché d’une feuille de parchemin. — C’est ce que contenait le paquet que l’Italienne vous a remis tantôt à l’intention de Son Éminence. Savez-vous de quoi il s’agit ? La Fargue se redressa sur son siège. — Oui. Un Sceau noir. Ces sceaux contiennent chacun une goutte de sang de dragon. La Griffe noire en use de semblables pour sceller ses documents les plus précieux… (Il rendit l’écrin, que Rochefort empocha aussitôt.) La Griffe noire est donc de la partie. — D’une manière ou d’une autre, oui. — Que dit l’Italienne sur cette matière ? L’homme du Cardinal fit la moue. — Pas grand-chose… Sur cette matière comme sur les autres, d’ailleurs. À en croire Laffemas, elle n’a pas d’égale pour répondre sans presque rien dire… Il y avait déjà plusieurs jours que la belle Alessandra di Santi était secrètement conduite et tout aussi secrètement interrogée, la matinée durant, dans une salle du Châtelet. M. de Laffemas dirigeait les séances. D’abord avocat au Parlement puis maître de requêtes, il avait été conseiller d’État. Il jouissait de la confiance et de l’estime de Richelieu, à qui il devait beaucoup. Désormais, à cinquante ans, il était lieutenant civil au Châtelet, c’est-à-dire l’un des deux magistrats – l’autre était le lieutenant criminel – secondant le Prévôt de Paris. Homme honnête, rigoureux et dévoué, Isaac de Laffemas allait bientôt mener l’accusation et s’attirer des haines tenaces lors de grands procès voulus par le Cardinal. En songeant aux déboires du lieutenant civil, La Fargue ne put se retenir d’esquisser un sourire. Rochefort s’en aperçut et, souriant également, renchérit : — Le comble, sans doute, est que Laffemas s’en retourne toujours assez satisfait. Mais c’est en relisant les interrogatoires qu’il s’aperçoit chaque fois que l’Italienne n’a pas répondu, ou très incomplètement, ou pour seulement répéter ce qu’elle avait déjà dit, et qui ne valait déjà pas grand-chose. Elle mêle le vrai et le faux, manie l’allusion, le sous-entendu, les digressions, les formules creuses, les révélations trompeuses. Elle sait se faire aussi bien naïve qu’idiote, oublieuse ou charmeuse. Le pauvre Laffemas en perd son latin et le sommeil. Et quand bien même revient-il chaque matin bien décidé à ne plus se laisser abuser… Les gentilshommes qui jouaient aux quilles, en applaudissant un lancer habile, interrompirent Rochefort. — Soit, fit La Fargue. L’Italienne mène Laffemas par le nez. Mais c’est d’assez bonne guerre… Après tout, elle a promis de dire ce qu’elle savait du complot à la condition d’être protégée. Cette protection passe par une grâce sans laquelle elle pourrait toujours être inquiétée en France. En application des jugements rendus par le Parlement, sa place, à cette heure, est en prison. Elle le sait fort bien et, à moins de subir la question, elle se taira sur l’essentiel tant qu’elle n’aura pas obtenu d’importantes garanties. — Le Cardinal n’est pas en mesure de lui offrir ces garanties dans l’immédiat. Or le temps joue contre nous. Non seulement parce que la date de l’exécution du complot contre Sa Majesté approche sans doute. Mais aussi parce que chaque jour qui passe accroît les chances que la présence de l’Italienne soit découverte. Et quand la chose arrivera aux oreilles de ces messieurs du Parlement… — Le roi en son Conseil peut casser un arrêt du Parlement. Il en a le pouvoir. — Certes. Mais le voudra-t-il ? La Fargue tiqua, s’étonna. — Voulez-vous dire que Sa Majesté ignore ce qui se passe ? L’autre éluda la question. — Quoi qu’il en soit, un arrêt cassé par le roi est une chose toujours très impopulaire. Le Parlement pousse de hauts cris, tout le monde s’émeut et il se trouve immanquablement de bonnes âmes pour attiser la colère du peuple et crier à la tyrannie… Or les rois n’aiment pas que le peuple gronde. Surtout à la veille d’une guerre. — La Lorraine. — Oui, la Lorraine… Voyez-vous, La Fargue, pour réussir sans trop de bruit, ces affaires-là doivent être soigneusement agencées. Il faut préparer l’opinion, acheter par avance quelques fidélités, s’assurer de la loyauté des gazettes, rédiger des libelles favorables, entretenir des rumeurs propices… C’est bien plus facile que vous ne l’imaginez sans doute. Mais cela exige du soin, de l’argent et, surtout, du temps, de ce temps dont nous manquons tant… La Fargue prenait à présent la mesure du problème : une espionne qui ne voulait ou ne pouvait pas parler, un complot menaçant le roi qui se profilait, et un compte à rebours déjà bien entamé. Après un bref moment de réflexion, il demanda : — Bien. Quels sont les ordres de Son Éminence ? Tenant la porte, Leprat patienta tandis que Danvert, le maître d’hôtel, balayait d’un dernier regard la chambre d’Alessandra di Santi. Il en allait ainsi depuis que l’Italienne vivait à la Renardière. Chaque matin, le carrosse qui l’emmenait au Châtelet sitôt parti, ses appartements étaient visités. Leprat supervisait, sans que sa présence soit véritablement nécessaire. Les domestiques gracieusement affectés au service de l’espionne par le Cardinal connaissaient leur métier. Ils ne se contentaient pas d’observer les moindres de ses faits et gestes, et de les rapporter quotidiennement. Ils passaient aussi sa chambre et son antichambre au peigne fin, sous la houlette du maître d’hôtel qui – plus que Leprat – dirigeait les opérations et s’assurait que rien n’était oublié. Danvert avait l’œil à tout, donnait des ordres précis, ne parlait presque pas sinon. Il avait la cinquantaine. Mince, les cheveux gris et le teint naturellement hâlé des Méditerranéens, il avait consacré sa vie à servir irréprochablement. Il était doué des qualités des meilleurs maîtres d’hôtel, dont la fonction est de s’assurer du bon train d’une maison et d’en diriger les domestiques. C’est-à-dire qu’il était discret, intelligent, intègre, attentif et prévoyant. Mais il avait également un défaut très largement partagé dans sa profession : une forme d’arrogance inspirée par le sentiment – souvent fondé – d’être indispensable. De fait, il était le véritable maître de la Renardière. Aidé d’un personnel qui lui obéissait au doigt et à l’œil, il tenait les lieux prêts à accueillir n’importe qui du jour au lendemain, voire en plein milieu de la nuit, pour quelques heures ou plusieurs jours. Il connaissait le caractère d’exception de ceux que le Cardinal recevait ici. Il ne s’étonnait apparemment de rien, n’exigeait de savoir que ce qui lui était nécessaire, s’acquittait de sa tâche avec zèle, sans jamais s’émouvoir. Leprat avait vite pris la mesure du maître d’hôtel et il s’en était volontiers remis à lui, comme un bon officier sait s’appuyer sur un sergent d’expérience. Une décision que l’ancien mousquetaire n’avait pas eue à regretter, et dont il s’était vite félicité en assistant pour la première fois à la fouille systématique des appartements de l’Italienne : Danvert était à son affaire. — Un problème ? demanda Leprat tandis que le maître d’hôtel hésitait. Il n’y avait plus qu’eux deux dans l’antichambre d’Alessandra. Signe d’une certaine perplexité, Danvert se mordillait la lèvre inférieure. Il ne répondit pas et, sur une impulsion, marcha jusqu’à la cage où les dragonnets d’Alessandra étaient enfermés. L’un des jumeaux – certainement le mâle, Charybde – feula vers lui quand il vérifia que le cadenas fermant la petite porte était bien mis. Après quoi le maître d’hôtel sortit et, en passant, adressa un regard d’excuse à Leprat, qu’il avait fait attendre. Celui-ci lui renvoya un regard rassurant. — Ce serait plus simple si nous savions ce que nous cherchons, n’est-ce pas ? — En effet, monsieur. L’on n’est jamais trop prudent, monsieur. Leprat referma, donna deux tours de clé et les deux hommes se retirèrent. — Je vais dormir un peu, indiqua l’ancien mousquetaire en retenant un bâillement. Réveillez-moi si nécessaire. — Bien, monsieur. Les dragonnets attendirent que les voix et les bruits de pas s’éloignent. Le calme revenu dans la grande chambre désertée, les yeux de Scylla étincelèrent et le cadenas s’ouvrit en cliquetant. Charybde, aussitôt, poussa la petite porte d’une patte griffue. Les jumeaux quittèrent la cage et s’engouffrèrent dans le conduit de la cheminée. Ils en ressortirent sous le soleil, en produisant un léger nuage de suie qui passa inaperçu et dont il était en outre impossible de deviner la cause. Car, sans être invisibles, les dragonnets étaient devenus translucides, comme faits d’une eau très pure troublant à peine la lumière. Après quelques acrobaties aériennes joyeuses et virtuoses, Scylla rappela son frère à l’ordre et ils filèrent vers Paris. 2 À l’hôtel de l’Épervier, on n’attendait plus que La Fargue. Les Lames s’étaient réunies dans le jardin, à l’ombre du châtaignier, autour de la vieille table blanchie dont les pieds étaient tout entortillés d’herbes hautes. Agnès et Marciac jouaient aux dames, tandis que Ballardieu suivait la partie en suçotant sa petite pipe en terre éteinte. Nonchalamment assis, Saint-Lucq, impassible derrière ses bésicles rouges, jonglait avec un poignard. Et Almadès, adossé debout et les bras croisés au tronc de l’arbre, ne faisait qu’attendre. Manquait Leprat, et pour cause : ses ordres étaient de ne pas quitter la Renardière où, en ce début d’après-midi, l’Italienne n’allait pas tarder à revenir sous bonne escorte. Sur la table, les verres de vin et une coupe de fruits juteux attiraient des insectes qui bourdonnaient dans une lumière éblouissante, heureusement tamisée par le feuillage du châtaignier. La Fargue arriva enfin. Il enfourcha une chaise à l’envers et chacun l’écouta. — Voilà de quoi il s’agit, commença-t-il. Vous savez que l’Italienne, depuis qu’elle s’est livrée, est interrogée en secret tous les jours, au Châtelet, par le lieutenant civil du Prévôt de Paris. — M. de Laffemas, releva Agnès. — Laffemas, oui. Il passe pour intègre et tenace. Guère commode, mais sans être le monstre que l’on prétend. En tout cas intelligent, et que l’on ne trompe pas aisément. Bref, il semblait être l’homme idéal pour tirer les vers du nez de l’Italienne… — Mais ? glissa Marciac. — Mais l’Italienne lui donne du fil à retordre. Sans se départir de son sourire, elle ruse, ment, esquive. Et les jours ont passé sans qu’elle ait dit grand-chose de tout ce qu’elle a pu faire et apprendre depuis qu’elle mène la carrière que l’on sait. — Et sur le complot ? demanda Saint-Lucq. — Sur ce sujet, expliqua le vieux gentilhomme, elle ne fait même pas mine de répondre et répète à l’envi que le Cardinal connaît le prix de ce renseignement. Laffemas a bien essayé d’en apprendre un peu par des questions indirectes et des allusions faussement innocentes, mais en vain. Jusqu’alors, l’Italienne a toujours vu clair dans le jeu de Laffemas et elle joue ses propres cartes à merveille. — La garce est rusée, lâcha le sang-mêlé. Mais on ne réussit pas dans la carrière qu’elle a choisie en étant imbécile… — Ni laideron, ajouta Marciac. Est-elle aussi belle qu’on le dit ? Peut-être pourrais-je relever Leprat ? Il doit s’ennuyer, là-bas, tout seul, à la Renardière… Agnès éclata d’un rire clair, et même Saint-Lucq sourit tant la manœuvre était grossière. — Pas question, dit La Fargue le plus sérieusement du monde. — Mais… — J’ai dit non. — Bon. Le Gascon haussa les épaules et, un rien boudeur, se servit un verre de vin. Complice et compatissante, la jeune baronne de Vaudreuil lui tapota le dos de la main. Puis elle affirma : — Sur ce point au moins, l’Italienne n’a jamais fait de mystère : elle a toujours dit qu’elle dénoncerait le complot contre le roi en échange de la protection du Cardinal. Or cette protection, elle l’attend toujours. Alors comment lui reprocher de se taire ? Et que pourrait-elle espérer si elle parlait avant d’obtenir des garanties ? Elle n’est pas idiote… — C’est justement là que le bât blesse, dit La Fargue. — Comment cela ? fit Ballardieu de sa grosse voix, en fronçant le sourcil. — Le Cardinal ne peut prendre l’Italienne sous son aile tant qu’elle sera une criminelle, ce qu’elle restera tant qu’elle n’aura pas été reconnue innocente des crimes qui lui sont reprochés. Ou tant que le roi ne l’aura pas graciée. — Mais nous parlons de l’Italienne ! s’exclama Agnès. Il faudrait un procès en réhabilitation qui soit une parodie de justice pour innocenter cette aventurière ! — De même que le roi ne peut se permettre de la gracier d’un trait de plume sans risquer un scandale, acquiesça La Fargue. Bref, l’Italienne réclame quelque chose qu’elle sait ne pas pouvoir obtenir… — Sans compter, fit Almadès d’une voix atone qui retint toutes les attentions mais sans qu’un trait de son visage trahisse ses émotions… Sans compter que le temps travaille également contre l’Italienne… — Quoi ? s’étonna le Gascon. — Supposons qu’il y ait bien un complot contre le roi, complot dont elle aurait quelque connaissance. Qu’adviendrait-il si les comploteurs passaient à l’action tandis que l’Italienne serait toujours à la merci de Son Éminence ? Agnès comprit : — Le Cardinal serait sans pitié. — Et l’Italienne aurait de la chance si elle n’était que pendue, conclut Marciac. Le maître d’armes espagnol opina. — Mais alors quel jeu joue-t-elle ? lança la baronne de Vaudreuil. — C’est précisément ce que le Cardinal désire que nous découvrions, dit La Fargue avec assez d’autorité pour reprendre la direction des débats et tuer dans l’œuf les spéculations inutiles. Tous se tournèrent vers lui et attendirent qu’il poursuive. — Commençons par retrouver les dracs noirs qui sont après l’Italienne. Ils en savent plus long sur elle que nous, et si nous pouvions apprendre pourquoi ils la poursuivent… En outre, le Cardinal préférerait les savoir hors d’état de nuire. — Comment les trouver ? s’enquit Saint-Lucq. — Ils sont à Paris. Depuis cinq jours. La nouvelle étonna. Puis Ballardieu, qui lisait avidement les gazettes, se souvint que la semaine dernière, les gardes de l’une des portes de Paris avaient été trouvés morts au matin, sans que l’on sache ce qui les avait tués. Les corps, très vite, avaient été emportés par les autorités. Y avait-il un rapport entre le décès de ces malheureux et l’arrivée des dracs dans la capitale ? — Oui, affirma La Fargue. L’un des gardes a survécu quelques jours dans un délire. Il parlait de dracs et d’une « mort noire rampante ». Le maître de magie du Cardinal pense qu’il s’agit de la brume noire qui accompagne nos dracs… À ce sujet, Agnès et Marciac, vous le rencontrerez cet après-midi. — Le maître de magie ? vérifia le Gascon. — Le Cardinal est d’avis qu’il peut nous être utile. — Bien, fit Agnès. Le vieux capitaine se tourna alors vers Saint-Lucq : — Quant à toi… — Je sais, dit le sang-mêlé. Si les dracs sont à Paris depuis cinq jours sans être remarqués, ils ne peuvent être qu’à un seul endroit… Des consignes particulières ? — Non. Trouve-les, c’est tout. Et ne te fais pas tuer… Pour ma part, je vais rencontrer un homme qui, selon Rochefort, connaît bien l’Italienne et pourrait nous aider à la cerner. — Qui ? demanda distraitement Marciac en constatant avec amertume que la dernière bouteille de vin était vide. — Vous souvenez-vous de Laincourt ? — Celui dont Richelieu voulait qu’il nous rejoigne le mois dernier ? Et qui refusa ? À entendre le Gascon, on pouvait se demander ce qui, selon lui, pesait le plus lourd contre l’ancien garde du Cardinal. D’avoir failli intégrer les Lames par favoritisme ? Ou d’avoir décliné l’offre ? — Celui-là, oui, confirma La Fargue. Marciac fit la moue. — Il m’a sauvé la vie au péril de la sienne, rappela Agnès d’un ton conciliant. — Et alors ? rétorqua l’autre avec une parfaite mauvaise foi. Nous autres, nous nous sauvons la vie tout le temps et nous n’en faisons pas des romans… Le capitaine frappa dans ses mains et se leva : — Allez ! lança-t-il. En selle ! (Puis, d’un ton presque paternel : ) Et gardez-vous. L’ensemble des individus attachés au service d’un grand personnage composait sa « maison ». On parlait donc de la maison du roi, de la reine, du duc d’Orléans ou du marquis de Châteauneuf. Les usages obligeant à vivre selon sa naissance et selon son rang, certaines maisons pouvaient compter jusqu’à deux milles personnes qu’il fallait payer, nourrir, habiller, loger et secourir au besoin. Il en allait ainsi de la maison du roi, mais aussi de celle du cardinal de Richelieu. Cela coûtait des fortunes. Nombreuse, prestigieuse et particulièrement onéreuse, la maison du Cardinal était à la mesure de celui qu’elle servait. Elle se composait d’une « maison militaire » et d’une « maison civile ». Destinée à la protection de Son Éminence, la maison militaire réunissait une compagnie de gardes à cheval, une autre de mousquetaires et une dernière de gendarmes, laquelle était toujours en campagne sous les drapeaux. Dans les faits, une maison militaire consistait en une petite armée privée. Elle était donc un privilège rarement accordé par le roi, mais que les complots contre Richelieu avaient rendu nécessaire et qui disait bien la confiance que Louis XIII accordait à son principal ministre. La maison civile du Cardinal rassemblait tous ceux qui n’étaient pas gens de guerre. Outre la multitude des domestiques et autres garçons de cuisine ou d’écurie, outre nombre de petits employés aussi nécessaires qu’anonymes, elle comptait : un maître de chambre et grand aumônier remplissant les fonctions d’intendant général, à qui revenait donc de tenir les cordons de la bourse ; un confesseur ; trois aumôniers ; des secrétaires ; des écuyers et gentilshommes servants, tous bien nés, les premiers ayant le soin des chevaux et des équipages du Cardinal, les seconds l’accompagnant et s’acquittant de missions de confiance ; cinq valets de chambre qui commandait aux laquais en livrée ; un maître d’hôtel qui régnait sur le personnel ordinaire et traitait avec les fournisseurs ; un argentier ; trois chefs assistés de cuisiniers ; quatre sommeliers ; un panetier ; deux cochers et quatre postillons ; un muletier ; des portefaix. Auxquels s’ajoutaient un médecin, un apothicaire, deux chirurgiens. Et un maître de magie. Chaque grande maison se devait d’en compter un. La pratique de la magie draconique étant contraire aux lois, un maître de magie n’était pas un magicien. Ou du moins n’était-il pas censé l’être. Mais sa connaissance des arcanes et des dragons était recherchée dans l’intention de deviner et déjouer d’éventuelles menaces. D’aucuns se disaient astrologues ou devins ; d’autres étaient médecins ou philosophes ; quelques-uns étaient même des hommes d’Église. Les charlatans et les incompétents se trouvaient en nombre. Cependant, la magie draconique était, pour certains érudits, un sujet d’étude sérieux, qui méritait une approche raisonnée. Le maître de magie du Cardinal se nommait Pierre Teyssier. C’était un esprit original et brillant que Richelieu sollicitait peu et dont, en mécène et ami des sciences, il finançait les recherches et les publications. Teyssier vivait rue des Enfants-Rouges et, ce jour-là, il attendait chez lui la visite des Lames. Accompagnés de Ballardieu, Agnès et Marciac décidèrent de se rendre rue des Enfants-Rouges à cheval. Ils épargneraient ainsi à leurs bottes le contact de la boue parisienne qui – en plus d’être collante et puante – s’avérait également corrosive et abîmait les meilleurs cuirs. Ils pourraient aussi mieux respirer, en dominant une cohue qui se ferait vite oppressante par cette chaleur. Ils franchirent d’ailleurs la Seine sur le Pont-Neuf, moins pour profiter de son animation joyeuse que de son exposition. Ce pont, en effet, avait la particularité de ne pas être bordé de maisons. On y jouissait donc du grand air, en même temps que d’un point de vue unique sur les berges de la capitale. Après avoir longé les quais, cependant, il fallut se résoudre à affronter l’atmosphère étouffante, bruyante et polluée de Paris. Ballardieu fermant la marche d’un air distrait, les trois Lames traversèrent au pas, devant l’Hôtel de Ville, l’étroite et populeuse place de Grève, sans un regard pour les cadavres pourrissant aux gibets. Ils empruntèrent ensuite la rue des Coquilles et la rue Barre-du-Bec, maigres venelles médiévales où l’on se pressait. Puis ils remontèrent la rue Sainte-Avoye et celle du Temple, jusqu’à destination. Située dans le nord-est de la capitale, la rue des Enfants-Rouges était baptisée d’après l’hôpital du même nom, un hospice pour orphelins dont on vêtait les petits pensionnaires en rouge. Le quartier était paisible, encore parsemé de cultures et dominé par l’imposant donjon qui se dressait dans l’Enclos du Temple. Toujours ceinte d’une muraille crénelée, cette ancienne commanderie templière appartenait désormais à l’ordre des Sœurs châtelaines. Du doigt, Marciac désigna la maison que La Fargue leur avait indiquée avant qu’ils quittent l’hôtel de l’Épervier. — C’est ici, dit-il. Agnès et lui mirent pied à terre, frappèrent à la porte, se présentèrent au vieux domestique qui vint ouvrir et le suivirent en laissant Ballardieu avec les chevaux. Il y avait de toute manière, un peu plus haut dans la rue, une buvette où l’ancien soldat, les yeux brillants et la bouche pâteuse, se voyait bien patienter. — Ne t’enivre pas, conseilla la jeune baronne. Ballardieu promit et s’éloigna en tirant les montures par la bride. La fraîcheur de la demeure du maître de magie était agréable. Tandis qu’ils attendaient dans une antichambre, Marciac ôta son feutre brun pour s’essuyer le front et Agnès envia le négligé confortable de sa tenue : elle aurait aimé pouvoir, elle aussi, sortir le col de la chemise grand ouvert et le pourpoint totalement déboutonné. Encore n’avait-elle pas à se plaindre. L’épais corset de cuir qui lui sanglait la taille était certes un peu lourd. Mais sa tenue d’écuyère – avec chausses et bottes – était de loin plus commode que la robe empesée que les usages lui imposaient de porter selon son sexe et son rang. Des usages dont la baronne Agnès Anne Marie de Vaudreuil, cependant, se souciait fort peu. — Quoi ? fit le Gascon en remarquant qu’elle l’observait du coin de l’œil. — Rien, dit-elle d’abord. (Puis elle ajouta, taquine : ) Joli pourpoint. Ils se tenaient debout, côte à côte, et regardaient droit devant eux dans l’antichambre presque vide de meubles. — Tu te moques ? demanda un Marciac soupçonneux. Il affectait de s’habiller avec nonchalance, voire indifférence, mais était en fait assez soucieux de l’image qu’il renvoyait et – pour tout dire – plutôt coquet à sa manière. — Non ! se défendit Agnès en retenant un sourire. — A lors merci, rétorqua l’autre en regardant toujours devant lui. Le pourpoint en question était un vêtement cramoisi que Marciac n’arborait pas à son départ pour une longue mission en solitaire à La Rochelle. L’étoffe était de qualité et la coupe élégante. Il valait donc cher, or chacun savait chez les Lames que le Gascon courait sans cesse après deux choses : l’argent et les femmes, l’argent seul lui faisant défaut. — Un cadeau ? insista Agnès. — Non. — J’en déduis que tu es en fonds. Les cartes t’auraient-elles souri ? Le Gascon, haussant une épaule, fit le modeste : — Assez, oui… — À La Rochelle ? s’étonna la baronne. La Rochelle étant une capitale protestante depuis l’échec du siège de 1628 et le retrait des armées royales, Agnès doutait que les tripots y abondent. Marciac lui mentait ou lui cachait quelque chose, mais elle n’eut pas l’occasion de creuser la question : on arrivait. Ils s’attendaient à voir revenir le domestique qui les avait priés d’attendre. Ce fut pourtant un jeune homme qui entra. La vingtaine à peine. Peut-être moins. Des vêtements d’étudiant en Sorbonne froissés ; le gilet mal boutonné ; des cheveux blonds, courts et emmêlés ; un air joyeux et presque effronté ; des mains encore humides qu’il venait de laver et finissait d’essuyer avec une serviette. Un élève du maître de magie, à n’en pas douter. — Veuillez excuser cette attente, fit-il. Je sais que votre visite était annoncée mais… Il n’acheva pas sa phrase, sourit, attendit. Après un léger moment de flottement, Marciac précisa : — Nous souhaiterions rencontrer le maître de magie de Son Éminence. — Mais oui, certainement, répondit l’autre sans se départir de son sourire. Et comme il restait planté devant eux tandis qu’un nouveau silence plein d’expectative s’installait, les deux Lames crurent comprendre et se regardèrent avec étonnement. Ce fut Agnès qui se lança : — Je vous demande pardon, monsieur, mais seriez-vous… — Pierre Teyssier, pour servir, madame. Comment pourrais-je vous être utile ? Laincourt poussa la porte et entra avec plaisir dans la fraîcheur et la pénombre de la petite librairie ésotérique. Ôtant son chapeau, il s’essuya le front avec un mouchoir, en même temps que Bertaud, après avoir prié un client de l’excuser, se dirigeait vers lui. Le libraire, empressé, semblait inquiet. — Il y a ici quelqu’un qui vous attend, dit-il à voix basse. — Qui donc ? Plutôt que de répondre, le libraire donna un coup de menton en direction d’un recoin de la boutique. L’ancien espion du Cardinal se retourna calmement, au moment même où La Fargue reposait sur un rayonnage le livre qu’il feuilletait. Les deux hommes se regardèrent sans manifester d’émotion particulière. Puis, ne quittant pas le vieux capitaine des yeux, Laincourt dit par-dessus son épaule : — N’ayez crainte, Bertaud. Monsieur et moi sommes de connaissance. Se détournant de la fenêtre, l’Alchimiste des Ombres retourna à son bureau. Il ne portait plus les vêtements dans lesquels il avait rendu une visite matinale à la marquise de Malicorne. Il était toujours habillé de noir, mais en bourgeois plutôt qu’en gentilhomme. Ici, chez lui, il était un érudit, un maître de magie nommé Mauduit. Il s’assit dans son fauteuil avec un soupir d’aise et d’inconfort mêlés. Cette maudite apparence humaine lui était de plus en plus pénible. Physiquement et moralement. Elle le faisait souffrir dans sa chair, certes. Mais surtout il la vivait de plus en plus comme une humiliation, comme les oripeaux d’une race infâme que lui, un dragon, était contraint de revêtir. Tendant la main vers un élégant service à liqueur rangé dans un coffret, il versa dans un petit verre un liquide jaune et épais qui chatoyait comme de l’or liquide. Il s’agissait de jusquiame dorée. Ou, plus exactement, de liqueur de jusquiame dorée, cette plante dont la culture, le négoce et la consommation étaient interdits en France comme presque partout en Europe, et qui permettait la préparation de philtres et décoctions prisés par les sorciers. Pour le commun des mortels, cependant, elle était une drogue puissante. Particulièrement prisée d’une haute société en mal de frisson, elle se vendait à prix d’or sous le manteau. On frappa à la porte. Le prétendu Mauduit referma le coffret à liqueur, se redressa, cacha son verre avant de dire d’entrer. Mais celui qui parut connaissait ses secrets. C’était un spadassin au teint mat et aux traits anguleux. Botté et ganté, l’épée au côté, il portait des vêtements et un chapeau de cuir noir. Un cache – en cuir noir lui aussi, et clouté d’argent – dissimulait son œil gauche mais laissait paraître la tâche de ranse qui s’étalait autour sur la pommette, la tempe et l’arcade sourcilière. L’Alchimiste se détendit, montra son verre et désigna le coffret tandis que l’autre se laissait tomber dans un fauteuil. — En veux-tu ? — Non, répondit le borgne avec un fort accent espagnol. Paupières closes, l’Alchimiste but lentement la liqueur et en apprécia la moindre goutte. Les dragons se délectaient de la jusquiame dorée. Elle était délicieuse à leur palais mais, surtout, elle les aidait à renouer avec leur nature primordiale. La chose s’avérait souvent nécessaire. Car si les dragons des origines peinaient jadis à prendre et conserver apparence humaine, combien, parmi les derniers-nés de cette race, étaient même incapables de maintenir des formes draconiques intermédiaires ? L’Alchimiste aurait eu honte de l’avouer, et pourtant les métamorphoses lui étaient de plus en plus difficiles à lui aussi. La dernière, en Alsace, s’était avérée particulièrement douloureuse. Elle avait bien manqué le tuer. Sans la jusquiame dorée, il ne serait peut-être pas parvenu à se transformer. Et sans elle, les douleurs en ce moment seraient insupportables. — Vraiment pas ? insista l’Alchimiste en se resservant. Elle est excellente. Cette fois, le ransé se contenta de faire sèchement « non » de la tête. Il se faisait appeler Savelda et, à l’instar de l’Alchimiste, il servait la Griffe noire. Il était l’homme de main des maîtres de cette société secrète. Ou plutôt un lieutenant de confiance, celui que les vieillards de la Première loge envoyaient lorsque l’affaire était d’importance, celui qui exécutait leurs ordres sans jamais les remettre en question. — Alors ? demanda Savelda. Cette visite à la Malicorne ? — Elle est finie. — Je vous l’avais dit. — Je devais m’en assurer… Quoi qu’il en soit, nous n’avons aucune aide à espérer d’elle. C’est dommage. Je suis convaincu que nos projets l’auraient séduite. Elle aurait adoré y prendre part… — Sans doute. L’Alchimiste eut un geste de la main, comme pour chasser une affaire définitivement classée. — Où en es-tu de tes recrutements ? s’enquit-il. — Ils avancent. Cependant, trouver des hommes valables en si peu de temps n’est pas aisé. — Que veux-tu ? Ceux que je ramenais d’Allemagne ont péri en Alsace, alors fais de ton mieux. (L’Alchimiste serra le poing et ses yeux étincelèrent.) Maudites Sœurs châtelaines ! lâcha-t-il entre ses dents. Il s’en est fallu d’un cheveu qu’elles ne me prennent. Si j’avais échoué à prendre forme première… Il se leva et, hochant la tête, se tourna vers la fenêtre. — À ce sujet…, lâcha Savelda après un moment. Nos maîtres s’alarment. La Première loge soutient toujours votre projet, mais que vous ayez trouvé les châtelaines sur votre chemin a de quoi inquiéter. — Le souci que nos maîtres ont de moi m’émeut… Mais le borgne ne releva pas l’ironie. — Que peuvent-elles savoir ? demanda-t-il. — Rien. Ces salopes ne savent rien. — Cependant… L’Alchimiste fit volte-face et planta son regard dans celui de Savelda. — Elles sont après moi depuis toujours, affirma-t-il. Devait-on espérer qu’elles se lasseraient fort opportunément à la veille de notre entreprise ? Elles ont dernièrement tenté de se saisir de moi comme elles l’ont tenté par le passé et comme elles le tenteront encore à l’avenir. Voilà tout. — Soit. Mais redoublons de prudence, voulez-vous ? — Je ne manque de prudence ni de détermination. Alors employez-vous à rassurer ces messieurs de la Première loge et rappelez-leur que ce n’est plus qu’une question de jours avant que le destin de la France prenne un tour… autre. L’île Notre-Dame – qui ne prendrait le nom de Saint-Louis qu’un siècle plus tard – était longtemps restée sauvage. Aucun pont ne permettant d’y accéder, ni depuis les quais de Seine, ni depuis l’île de la Cité voisine, elle n’était guère fréquentée que par des pêcheurs à la ligne et, aux beaux jours, par des couples d’amoureux dont les barques tanguaient mollement parmi les hauts joncs et les branches tombantes des saules. On s’y assassinait aussi à l’occasion. Les premiers dracs s’y installèrent sous le règne de Henri IV. Ils bâtirent sur les berges des huttes éparses qui, bientôt, formèrent un village. Le roi laissa faire malgré les avis de ses ministres. Il savait que les dracs posaient aux sociétés occidentales un problème qui ne se résoudrait pas de lui-même. Il savait que l’on ne pouvait pas plus leur fermer les portes de la capitale que les frontières du royaume. Enfin, il savait que les dracs et les hommes étaient condamnés à cohabiter depuis que les premiers s’étaient affranchis de la tutelle millénaire des dragons. Mais Henri IV avait également conscience du danger que ces créatures représentaient, du fait de leur nature farouche et violente. Alors qu’on les laisse s’établir sur cette île marécageuse. Qu’ils y vivent entre eux et qu’on les y contienne dans la mesure du possible. Et aux protestations des chanoines de Notre-Dame, le roi répondit en achetant leur île, afin de pouvoir en faire ce qu’il voulait. Sous l’égide de Henri IV, le village drac prospéra. Il se mua en un quartier tout en bois, dont les ruelles humides, les sombres venelles, les bâtisses de guingois et les masures sur pilotis recouvraient désormais, en 1633, l’ensemble de l’île. À cette date, il y avait d’ailleurs longtemps que, pour les Parisiens, l’île Notre-Dame était l’île Notre-Dame-des-Écailles. Quant à son quartier, on le surnommait les Écailles avec un mélange de mépris et de crainte. Si l’autorité du roi y était entière, les Écailles ne dépendaient pas de l’échevinage de Paris. Elles étaient un faubourg en plein cœur de la capitale, exempt d’impôts municipaux et où le guet n’allait pas. De jour, les humains étaient plus ou moins tolérés, même s’il était entendu que chacun s’aventurait sur l’île Notre-Dame à ses risques et périls. De nuit, en revanche… C’était du crépuscule à l’aube que les Écailles étaient véritablement elles-mêmes, à savoir envoûtantes et mortelles. Car ce quartier devenait alors le théâtre d’une vie animée par une énergie primitive qui chauffait les tempes et fouillait les ventres. Dès la nuit tombée, des feux étaient allumés ; des braseros rougeoyaient au coin des rues ; des flambeaux crépitaient aux portes des tavernes. Au hasard des venelles tortueuses, les dracs se bousculaient presque au moindre pas tant ils étaient nombreux. L’air nocturne s’emplissait de parfums entêtants. Des mélodies lointaines se rencontraient et s’entremêlaient. Des rixes éclataient, soudaines, violentes, toujours sanglantes. Des chants guerriers montaient de caves enfumées. Des tambours tribaux jouaient, et leur rumeur inquiétante se portait parfois par-delà la Seine pour troubler des sommeils. Car ici, même les rêves des hommes n’étaient pas les bienvenus. Ici, un être humain était un étranger, un intrus, un ennemi. Une proie. Mais un sang-mêlé ? La nuit tombait quand Saint-Lucq franchit seul le petit bras de la Seine, par l’un des trois ponts de bois branlants reliant l’île Notre-Dame-des-Écailles à la capitale. Quatre dracs gris tuaient le temps près d’un grand feu. Ils virent arriver cette silhouette solitaire et se figurèrent que la providence leur fournissait à bon compte un moyen de distraction. L’un des dracs, en recommandant aux autres de ne rien manquer du spectacle, s’avança à la rencontre de Saint-Lucq et se campa délibérément sur son chemin, un mauvais rictus aux lèvres. Le sang-mêlé ne ralentit le pas ni ne dévia d’un pouce. Il s’immobilisa juste avant de bousculer le drac qui le surclassait tant en taille qu’en poids et en puissance. Et attendit. Le drac, qui avait jusqu’alors échangé des mimiques complices et moqueuses avec ses compagnons restés à l’écart, afficha un air perplexe. Rien ne se passait comme prévu. L’autre aurait dû essayer de l’éviter tandis que lui, en enchaînant les pas de côté, se serait chaque fois interposé. Et ce petit jeu cruel aurait duré jusqu’à ce que la victime s’exaspère, s’enfuie ou tente de forcer le passage. Mais au lieu de cela… Parce que le bord de son chapeau cachait ses yeux, Saint-Lucq releva lentement la tête, de sorte que le faciès écailleux se refléta bientôt dans les verres écarlates de ses bésicles rondes. Le regard du drac gris s’y perdit, et le sang-mêlé attendit encore. Il attendit, impassible, que le reptilien sente, devine, discerne en lui le sang d’une race supérieure, un sang que tous ses instincts primordiaux lui hurlaient de craindre et respecter. Ce qui arriva. Troublé et honteux, incapable de supporter les regards interloqués de ses camarades, le drac s’écarta sur le côté, laissa Saint-Lucq continuer son chemin et s’enfuit par la plus proche ruelle. Les trois autres restèrent un moment interdit. Que s’était-il passé ? Qui était cet homme en noir qui, toujours du même pas, disparaissait au coin d’une rue pour s’enfoncer dans les Écailles ? Après un rapide conciliabule, ils résolurent de le suivre. Et de le tuer. Les cauchemars s’étaient tenus à distance depuis quelque temps mais, cette nuit-là, leur meute acharnée revint hanter le sommeil d’Agnès. Réveillée en sursaut, le front et la gorge moites, elle sut qu’elle ne se rendormirait pas aussitôt dans la nuit tiède. Elle prit donc le parti de se lever et, se découvrant un petit creux, d’aller manger un morceau. Elle trouverait bien quelque chose à grignoter dans la cuisine, en attendant que le sommeil revienne ou que l’aube pointe. Quoi qu’il en soit, il ne servait à rien de rester au lit, entourée d’ombres et à la merci des regrets. Sans grand souci des convenances, la jeune baronne de Vaudreuil se rhabilla sommairement et, pieds nus, la chemise plus ou moins rentrée dans les chausses, descendit sans bruit le grand escalier ténébreux. Tout l’hôtel de l’Épervier était endormi… … à ceci près qu’il y avait quelqu’un dans la cuisine. C’était La Fargue. Assis seul, son chapeau et sa Pappenheimer posés près de lui, le vieux gentilhomme achevait un solide casse-croûte à la lueur d’une bougie. En voyant qui le rejoignait, il sourit et lança : — Mais qui voilà ? Avez-vous faim, baronne ? Agnès considéra d’un œil énamouré les appétissantes victuailles sur la table. Elle bâilla. — Ma foi… — Alors assieds-toi, l’invita La Fargue en désignant la place en face de lui. Elle s’assit, regarda le gentilhomme couper un morceau de pain, le beurrer et y coucher une épaisse tranche de pâté. — Tiens, fit-il. Agnès mordit à belles dents dans la tartine, et elle avait encore la joue très ronde quand La Fargue, en lui tendant un verre de vin rouge, demanda : — Alors ? Ce maître de magie ? Elle dut faire passer avec une gorgée de vin pour répondre. — Pour tout dire, l’homme m’a paru bien jeune et quelque peu… fantasque. Le vieux capitaine esquissa un sourire. — Le sieur Teyssier provoque souvent ce sentiment. — Le connaissez-vous ? — Assez pour savoir qu’il est des plus savants. D’ailleurs, Son Éminence n’a pas pour habitude de s’entourer de médiocres. Incertaine, la baronne de Vaudreuil haussa une épaule et continua à faire un sort à sa tartine. — Il a parlé des morts que les dracs ont faits en entrant nuitamment dans Paris, annonça-t-elle. Selon lui, ces malheureux ont péri de la ranse. La ranse était ce mal terrible que l’on disait transmis aux hommes par les dragons et qui, à son stade ultime, corrompait autant l’âme que le corps. Le processus, cependant, était lent. On pouvait vivre « ransé » durant des années. — En seulement quelques minutes ? s’étonna La Fargue. Agnès acquiesça, faute de pouvoir répondre, la faute encore à une bouchée trop grosse. Elle déglutit, et ajouta : — Teyssier avait dans un bocal le cœur de l’un d’eux. Une chose noire et infâme qui aurait pu être ôtée à la carcasse d’un vieillard ransé, mais qui fut prélevée sur un hallebardier de garde cette nuit-là. L’homme n’avait pas trente ans… La Fargue grimaça. — Les dracs ont un sorcier, dit-il. — C’est aussi l’avis de Teyssier… Il reste du pâté ? Agnès avait fini sa tartine et, d’un regard gourmand, passait en revue les victuailles sur la table. — Je m’en occupe. Toi, continue à rapporter les dires du maître de magie. Et tandis que le vieux gentilhomme lui préparait une deuxième tartine, Agnès expliqua : — Teyssier pense que les dracs ont avec eux un sorcier, grâce auquel ils peuvent suivre la trace de l’Italienne. Il affirme qu’ils la retrouveront tôt ou tard, sauf bien sûr s’ils renoncent… — … ou si on les arrête. — Oui… Pas trop de beurre, s’il vous plaît… À vrai dire, il suffirait de mettre le sorcier hors d’état de nuire pour que l’Italienne ne courre plus un grand danger. — Un autre sorcier ne pourrait pas prendre la relève ? — C’est aussi ce que j’ai pensé. Mais Teyssier affirme que ce n’est pas si simple. Il doit exister un lien particulier entre le sorcier et sa proie, or les liens de cet ordre ne se tissent pas aisément. La Fargue hocha gravement la tête et réfléchit tandis qu’Agnès entamait sa nouvelle tartine. Elle respecta son silence en mâchant le moins bruyamment possible, puis il dit : — L’Italienne attend de nous que nous la débarrassions de ce sorcier. — Qui sait ? Mais le pari est risqué car le piège se referme un peu plus sur elle au fil des jours. Selon l’expression de Teyssier, c’est un peu comme une nasse que le sorcier resserre chaque jour. Ou plutôt chaque nuit, pour la raison que la sorcellerie dracienne est une chose nocturne… — Reste que l’Italienne était seule jusqu’à ces derniers jours. Et que désormais, douze mousquets au moins l’accompagnent en permanence. Sans compter Leprat, qui vaut bien six hommes à lui seul. Je persiste à penser que, sous l’aspect de la sécurité, sa situation s’est améliorée. — Alors elle aurait inventé un complot contre le roi pour nous obliger à la protéger ? — Non, car il lui faudra bientôt rendre compte de ce qu’elle a affirmé. Cependant, je gage qu’elle a joué la carte de ce complot pour son seul avantage… Demain, j’irai la trouver et je lui parlerai. — Et Arnaud de Laincourt ? Ne devait-il pas nous épauler en cette affaire ? Et ne deviez-vous pas le rencontrer ce jourd’hui ? — À en croire Rochefort, il connaît bien l’Italienne et pourrait nous être utile, en effet. Mais il a refusé de me faire une réponse, même si j’ai vu son œil s’allumer d’un étrange éclat lorsque j’ai nommé l’Italienne… — Je pense qu’il ferait une bonne recrue. — Peut-être. — Et le Cardinal le croyait aussi… — Certes. Mais je suis seul juge de qui porte ou non cette bague. La Fargue avait à l’annulaire une chevalière d’acier que toutes les Lames possédaient. Agnès de Vaudreuil portait la sienne sous sa chemise, pendue par une chaîne à son cou. Repue, elle étouffa un bâillement et s’étira. — Capitaine, avec votre permission, je vais me retirer en mes appartements et tenter de profiter, pour dormir, de ces quelques heures de fraîcheur que la nuit nous ménage encore. — Oui. Il est fort tard. La jeune femme se leva. — Et merci pour les tartines, dit-elle avec un sourire. Sourire que La Fargue lui rendit sur un mode paternel. — Mais j’y pense, lança-t-il… Qu’as-tu fait de Marciac ? — Parti jouer chez la Sovange. Et je crois qu’il comptait rendre visite à Gabrielle demain. — Ah ! … Bonne nuit, Agnès. — À demain, capitaine. Chez lui, dans son lit, Arnaud de Laincourt s’efforçait de lire à la lumière d’une bougie. Mais il s’avérait incapable de se concentrer. Il finit par renoncer, retourna son livre ouvert sur sa poitrine, entrelaça ses doigts sous sa nuque et poussa un long soupir. Alors, depuis les ombres qu’il hantait, le souvenir du Vielleux dit : — Tu penses à l’offre de la duchesse de Chevreuse. — Oui. — La maison de Chevreuse est l’une des plus grandes maisons de France. Sous sa protection, il n’est ni gloire ni honneur qu’un homme tel que toi ne saurait espérer après quelques années… Mais je devine ton embarras : pour qui a si bien servi le Cardinal, rejoindre la duchesse et son parti, c’est presque passer à l’ennemi. Et puis il y a La Fargue, n’est-ce pas ? … — Oui, fit Laincourt. — Que te voulait-il, au juste, ce jourd’hui ? — Il voulait mon aide dans une affaire délicate à laquelle l’Italienne est mêlée. — Autant dire que le Cardinal te rappelle pour un temps à son service. — Sans doute, oui… Il y eut un silence. Puis, juste avant que Laincourt le chasse de ses pensées, le Vielleux dit : — Tu vas devoir faire un choix, gamin… Et ne tarde pas trop, car d’autres pourraient le faire pour toi. Des trois dracs gris qui avaient suivi Saint-Lucq dès son arrivée sur l’île de Notre-Dame-aux-Écailles, deux gisaient morts dans une boue que leur sang achevait d’assombrir, au fond d’une ruelle où ils avaient cru pouvoir faire facilement un sort à une victime armée, certes, mais solitaire et visiblement inconsciente des dangers qu’elle courait. Quant au troisième, il était tenu en respect par la pointe d’une rapière qui lui griffait la glotte, et il tentait de comprendre comment celui qu’ils suivaient avait pu les surprendre et les vaincre. Ils étaient tous les trois entrés l’épée au poing dans cette ruelle, leurs sens dracs fouillant les ténèbres et le silence, et soudainement la mort avait frappé par deux fois. Dans l’obscurité nocturne, avec deux petits disques rouges en place des yeux, Saint-Lucq n’était qu’une silhouette brandissant à l’horizontale une rapière qui ne tremblait pas et dont la lame accrochait un rien de pâleur lunaire. — D’abord, tu vas écouter, dit-il d’une voix calme. Ensuite, tu vas réfléchir. Et enfin, tu vas parler… Ne parle pas avant d’avoir réfléchi et, surtout, ne parle pas avant d’avoir bien écouté. Est-ce entendu ? Tu peux répondre. — Oui, fit le drac. — Parfait. Voici venu le moment où tu écoutes. Sept dracs noirs. Des mercenaires. Il y a cinq jours qu’ils sont à Paris et cinq jours aussi que nul ne les a vus. Ce qui ne peut signifier qu’une chose : il y a cinq jours qu’ils se cachent aux Écailles. Je veux les trouver et je compte que tu m’aides en cela. Pour autant, je n’espère pas que tu me conduises à eux. Je me satisferai d’un renseignement ou deux. Juste cela, mais rien de moins… As-tu bien compris ce que je viens de dire ? Le drac, toujours immobilisé par l’estoc qui menaçait de lui trouver la gorge, acquiesça. — Bien, fit Saint-Lucq. C’est à présent le moment où tu réfléchis… À la Renardière, Alessandra avait vu le soleil se lever et, maintenant, l’heure approchait où la femme de chambre frapperait à sa porte. La pâleur de la jeune Italienne trahissait son inquiétude. Assise dans un fauteuil devant sa fenêtre, un châle sur les épaules et la femelle Scylla sur les genoux, elle fixait le paysage d’un regard vide et tressaillait au moindre mouvement qu’elle surprenait dans le ciel. Charybde n’était toujours pas rentré. Cela faisait quatre jours que les deux dragonnets s’échappaient discrètement du manoir chaque matin, et volaient accomplir à Paris une mission dont ils comprenaient mal l’importance mais ressentaient l’urgence. Puis ils revenaient durant l’après-midi, avant que leur maîtresse soit ramenée à la Renardière et que ses appartements soient de nouveau fréquentés. La veille, pourtant, Scylla était seule dans la grande cage au retour d’Alessandra. L’aventurière s’était aussitôt inquiétée, mais il lui avait fallu parer au plus pressé, c’est-à-dire faire en sorte que personne ne s’aperçoive de l’absence du dragonnet. Par chance, Charybde et Scylla étaient jumeaux. En laissant la cage ouverte et en permettant à la femelle d’aller et venir librement, il avait suffi à Alessandra de lui donner du « Charybde » de temps en temps pour laisser croire que les deux petits reptiles étaient présents, mais jamais ensemble dans la même pièce. Enfin, on l’avait laissée seule et l’Italienne, à sa fenêtre, avait scruté le ciel toute la nuit dans les affres de l’attente. En vain. L’aube était venue, puis le matin. La Renardière s’animait et Alessandra allait devoir se montrer, supporter les bavardages et les attentions hypocrites de sa femme de chambre, faire bon visage à Leprat et peut-être même se laisser emmener en carrosse auprès de ce triste sire de Laffemas, en son non moins lugubre Châtelet… À supposer que la disparition du jeune mâle ne soit remarquée par personne, Alessandra ferait-elle illusion si longtemps ? Elle en doutait. Charybde et Scylla étaient pour elle bien plus que des animaux de compagnie. Elle les adorait et voyait en eux des alliés, des partenaires dont elle employait volontiers les fidèles services. Trop volontiers peut-être. Si quoi que ce soit était arrivé à Charybde, elle ne se le pardonnerait pas, tout en sachant qu’elle n’avait eu d’autres choix que d’employer ses dragonnets à découvrir l’endroit où ses poursuivants se cachaient à Paris. C’était d’ailleurs le deuxième volet de son plan. D’abord se livrer au Cardinal, être maintenue à la Renardière, attirer les dracs à Paris et les obliger à s’établir dans le seul endroit à dix lieues à la ronde où nul ne les remarquerait : l’île Notre-Dame-des-Écailles. Ainsi la proie acculait-elle les chasseurs – fin du premier volet. Ensuite, découvrir leur repaire avant qu’ils découvrent le sien. Et enfin, tout cela fait, ouvrir le troisième et dernier volet d’un plan longuement réfléchi… On frappa à la porte. Surprise, Alessandra se redressa d’un bond, resta un moment désemparée et reprit le contrôle d’elle-même. Alors elle enferma Scylla, jeta son châle sur la cage et n’eut que le temps de se glisser sous les draps avant que la femme de chambre entre. Une technique typique des domestiques trop curieux, par vice ou profession : frapper, ouvrir, surprendre quelque chose et, au besoin, s’excuser, mentir, prétendre avoir entendu la permission d’entrer. — Partez ! fit Alessandra en feignant d’être encore à moitié endormie. — Mais madame… — Partez, vous dis-je ! — C’est qu’il est déjà tard, madame… — Ah la peste ! Sortez incontinent ou je vous bats ! La femme de chambre battit en retraite quand une pantoufle heurta la porte. Combien de temps ai-je gagné ? songea l’Italienne. Moins de une heure, sans doute. La femme de chambre frappera encore une fois à ma porte, puis ce sera Leprat. Et celui-là, je ne l’effraierai pas à coups de pantoufle… Abattue, Alessandra se leva, marcha jusqu’à la fenêtre en prenant soin de rester en retrait pour ne pas être aperçue du jardin. N’était-elle pas censée garder le lit par paresse ? Paupières plissées, elle scruta un ciel désormais d’un bleu limpide… … et retint son souffle en voyant Charybde. Il arrivait. D’un vol hésitant, certes. Mais c’était bien le petit dragonnet qui approchait à grands et vaillants mais maladroits coups d’ailes, trop fatigué sans doute pour maintenir l’enchantement permettant à son corps de devenir translucide. Alessandra n’en avait cure, cependant. À cet instant, il lui importait uniquement que Charybde soit en vie et, oubliant toute prudence, elle ouvrit la fenêtre pour recevoir le dragonnet dans ses bras. Il s’y réfugia, tremblant, épuisé, légèrement blessé au flanc mais bien vivant. En outre, il avait réussi. — Oui ? fit Guibot en entrouvrant à peine le battant de la porte piétonne. — Le capitaine La Fargue, je vous prie. — Êtes-vous attendu, monsieur ? — Je le crois. Je suis Arnaud de Laincourt. Le petit vieillard, à qui ce nom ne disait rien, s’effaça néanmoins pour laisser entrer. Puis, après avoir soigneusement refermé, il se hâta sur sa jambe de bois pour précéder le visiteur dans la cour de l’hôtel de l’Épervier. Il était environ 13 heures. Le soleil illuminait un ciel pur et sa chaleur blanche écrasait tout. — Puis-je me permettre de vous redemander votre nom, monsieur ? — Laincourt. — Par ici, monsieur. La Fargue reçut Laincourt dans la sellerie, une petite pièce à laquelle on ne pouvait accéder qu’en traversant l’écurie. Il s’y isolait à l’occasion pour travailler le cuir avec des gestes précis et sûrs, des gestes d’artisan consciencieux qui l’accaparaient tout entier et, parfois, des heures durant. Ce jour-là, assis sur un tabouret devant l’établi, il refaisait les coutures d’une vieille sacoche de selle. Et c’est sans s’interrompre ni lever les yeux de son ouvrage qu’il demanda : — Travaillez-vous de vos mains ? — Non, répondit Laincourt. — Pourquoi ? — Je n’ai pas ce talent. — Tout homme devrait savoir faire quelque chose de ses mains. — Sans doute. — Les bons artisans savent à quelle allure il convient de faire les choses si l’on veut les bien faire. Cela force la patience et l’humilité. Cela apprend le temps… Cette fois, le jeune homme se tut et attendit. Il ne comprenait pas le sens de ce préambule et, dans le doute, préférait toujours s’abstenir d’exprimer son sentiment. — Et voilà ! fit La Fargue après s’être assuré de la solidité d’une dernière couture. Se levant, il appela d’une voix forte : — ANDRÉ ! Le palefrenier que Laincourt, en arrivant, avait croisé dans l’écurie, se montra dans l’embrasure de la porte. — Monsieur le capitaine ? — Voici qui pourra encore être utile, dit le vieux gentilhomme en lui jetant la sacoche réparée. André l’attrapa, acquiesça et s’en fut. La Fargue remplit alors un verre de vin à la bouteille qui attendait dans un seau d’eau fraîche, et le tendit à Laincourt. Il faisait plus que tiède dans la sellerie. Le soleil tapait dur sur la toiture et la proche chaleur des chevaux dans l’écurie n’arrangeait rien. Les deux hommes trinquèrent, Laincourt en levant son verre et La Fargue en levant la bouteille à demi-pleine. — Si vous êtes ici, dit le capitaine après avoir bu au goulot, c’est que vous avez pris une décision… — Oui. Je vous aiderai dans la mesure de mes moyens. Mais je tiens à ce qu’il soit bien entendu que je ne m’engage pas à plus que cela. Et je veux l’assurance que quels que soient les secrets qui pourraient m’être révélés à compter de maintenant, ma liberté me sera rendue sitôt que je la réclamerai. — Je m’y engage. — Merci. Alors qu’attendez-vous de moi, monsieur le capitaine ? — Suivez-moi. Attrapant son baudrier et son chapeau au passage, La Fargue conduisit Laincourt hors de l’écurie. Ils franchirent la cour pavée de l’hôtel, traversèrent le corps de logis principal et s’installèrent dans le jardin, à la vieille table sous le pommier. La douce Naïs leur apporta à boire et une assiette de charcuterie puis, discrète, s’en fut. La Fargue, alors, raconta tout de l’affaire qui occupait les Lames, depuis le rendez-vous en Artois jusqu’à la situation actuelle, en passant par le complot que l’Italienne prétendait connaître et les difficultés qu’elle faisait à répondre aux questions de Laffemas. — L’Italienne est donc au pouvoir du Cardinal ? s’étonna Laincourt. Et depuis près d’une semaine ? — Oui. — Où est-elle maintenue ? Dans quelle prison ? — Elle est logée à la Renardière. — Sous bonne garde, j’espère… Le vieux gentilhomme acquiesça. — Une douzaine de mousquetaires du Cardinal protège le domaine. Et mon lieutenant loge sous le même toit que l’Italienne. — Soyez certain qu’elle s’est employée à le séduire. — Leprat n’est pas un homme à se laisser ensorceler par quelque beauté. Laincourt ne répondit pas. Il but une gorgée de vin puis, après avoir considéré le jardin en broussailles d’un regard tranquille, dit : — Je ne sais toujours pas ce que vous attendez de moi. La Fargue prit un temps. — Le Cardinal pense le plus grand bien de vous, monsieur. Et il affirme qu’il n’y a personne en France qui connaisse l’Italienne mieux que vous. J’aimerais donc savoir votre sentiment sur cette affaire, maintenant que vous en savez et la matière et le détail. Le jeune homme s’accorda quelques instants de réflexion avant de répondre. — Soyez sûr que l’Italienne ment. — Pourquoi ? — Parce qu’elle ment toujours. Et lorsqu’elle ne ment pas, c’est qu’elle dissimule. Et lorsqu’elle ne ment ni ne dissimule, c’est qu’elle trompe. Il avait annoncé cela comme une évidence, sans émotion. — Pensez-vous qu’elle mente au sujet du complot ? demanda La Fargue. — Reconnaissez que ce complot lui vaut à point nommé d’être protégée par le Cardinal, alors que la Griffe noire, selon toute vraisemblance, la poursuit. — Il n’empêche… — Oui, bien sûr. Il n’empêche que vous ne pouvez vous permettre de rester sourd à ce que l’Italienne prétend. Le risque et l’enjeu sont trop grands. — Précisément. — Je puis cependant vous affirmer deux choses. La première est que si ce complot existe, l’Italienne ne l’a évoqué que pour la raison que cela sert son intérêt. La seconde est que si elle fait tant de difficultés à M. de Laffemas, c’est que le temps qui passe lui est favorable. Sans doute attend-elle un événement. Lequel ? Je l’ignore. Et il sera probablement trop tard quand nous le découvrirons… La Fargue se tut et songea longuement, le regard vague. Il fut cependant dérangé par Almadès qui, après s’être raclé la gorge, s’approcha et lui remit un billet. — Cela vient d’arriver, indiqua l’Espagnol avant de s’en retourner. Laincourt regarda le vieux gentilhomme lire la missive et secouer bientôt la tête d’un air à la fois amusé et admiratif, un petit sourire aux lèvres. Enfin, La Fargue demanda : — Si vous deviez rencontrer l’Italienne, si vous aviez le loisir de vous entretenir seul à seul avec elle, seriez-vous en mesure de démêler le vrai du faux de tout ce qu’elle pourrait vous dire ? L’ancien espion du Cardinal haussa les épaules et fit la moue. — Ma foi, je ne sais…, reconnut-il. Pourquoi ? La Fargue lui tendit le billet. — Parce qu’elle a demandé ce jourd’hui à vous parler. Portée avec le dos de la main, la gifle le frappa de plein fouet, rouvrit sa blessure à la joue et provoqua l’hilarité générale. Ni’Akt tomba à la renverse en s’éclaboussant du peu que contenait sa gamelle, ce qui fit redoubler les rires. Mais il se releva aussitôt et, les yeux brillants de colère, se dressa en face de celui qui l’avait frappé et prenait un plaisir cruel à la situation. Ils étaient des dracs – des dracs noirs, même – et c’était ainsi que les dracs se comportaient, Ni’Akt le savait. Il était le plus jeune de la troupe. Il était normal qu’il subisse railleries et humiliations de la part de ses aînés, en attendant qu’un autre prenne sa place. Mais il était devenu un souffre-douleur à qui rien n’était épargné depuis cette fameuse nuit, en Artois, où il s’était jeté sur ce maudit sang-mêlé. Ce qui lui était reproché, en fait, était moins d’avoir rompu les rangs que d’avoir été vaincu, blessé et ridiculisé. Les dracs n’aimaient pas les faibles. Et ceux qui s’en prenaient à Ni’Akt, en outre, s’ennuyaient. Il y avait presque une semaine qu’ils se terraient dans cette masure branlante et pourrissante, au plus profond du quartier de l’île Notre-Dame-des-Écailles. Dans la cave, leur saaskir, leur prêtre-sorcier, se livrait aux rituels nécessaires à retrouver cette femme qu’ils avaient ordre de tuer. Mais eux n’avaient rien à faire. Il leur était même interdit de sortir. Ordre de Kh’Shak, le chef. Dans ces conditions, Ni’Akt était une distraction bienvenue pour six dracs noirs que l’inaction et l’enfermement menaçaient de rendre fous. Frémissant de colère, les tempes bourdonnantes et le regard incendié, Ni’Akt peinait à se contenir. C’était Ta’Aresh qui l’avait frappé, au moment où il s’apprêtait à s’isoler pour manger ce que les autres avaient daigné lui laisser. Ta’Aresh, le plus grand et le plus fort d’entre eux après Kh’Shak. Ta’Aresh qui le toisait et le défiait de se défendre. Ni’Akt hésita. Les coutumes dracs l’autorisaient à riposter, comme elles autorisaient généralement à résoudre par la violence le moindre problème ou le moindre différend. Cependant, Ni’Akt n’avait pas le droit à l’échec. S’il frappait Ta’Aresh, celui-ci ne pourrait garder la face qu’en le tuant. Un combat à mort s’engagerait donc… Le jeune drac préféra battre en retraite et s’attirer un ricanement méprisant. Il avait un plan. Ce matin, à l’aube, il avait surpris Kh’Shak qui, de retour d’une discrète sortie nocturne, s’entretenait avec le saaskir. Le chef avait appris qu’un sang-mêlé les cherchait, qu’il posait beaucoup de questions et laissait des cadavres derrière lui. À l’évidence, s’aventurer dans les Écailles ne l’effrayait pas. En revanche, il semblait susciter une forme de crainte chez les dracs… Tout comme Kh’Shak dont l’inquiétude grandissait, Ni’Akt était convaincu que ce sang-mêlé était celui qu’ils avaient rencontré la nuit où ils avaient bien failli rattraper l’Italienne : mêmes vêtements noirs, même panache écarlate au chapeau et, surtout, mêmes bésicles rondes à verres rouges. Pour le jeune drac, le destin lui offrait l’occasion de laver l’affront. Ce soir, il sortirait en catimini et, si la chance lui souriait, il trouverait le sang-mêlé. Alors il le tuerait, rapporterait sa tête et la jetterait sur les genoux de Ta’Aresh. Le carrosse de l’Italienne allait partir pour la Renardière lorsque La Fargue et Laincourt, suivi d’Almadès, arrivèrent au petit trot dans la cour du Grand Châtelet. Le Châtelet était une sombre bâtisse fortifiée qui, à l’origine, avait été bâtie pour défendre le Pont-au-Change, mais que les agrandissements de Paris et la construction du rempart de Philippe-Auguste, à la fin du XIIe siècle, avaient rendue inutile. Massif, sinistre et assez délabré, le Châtelet se dressait rive droite, sa façade principale regardant la rue Saint-Denis. Devenu le siège de la juridiction de la prévôté de Paris, il comptait plusieurs tours rondes et un grand pavillon carré, sorte de donjon qui abritait une prison. On entrait par une voûte flanquée de deux tourelles. Assez longue mais étroite, cette voûte débouchait sur une cour étriquée et malodorante, où toute la tristesse des lieux s’abattait aussitôt sur les épaules des visiteurs. En selle, M. de La Houdinière, capitaine aux gardes, avait le bras déjà levé pour donner le signal du départ au cocher et à l’escorte. Il figea son geste en voyant La Fargue et fronça le sourcil en reconnaissant Laincourt, dont il avait été le supérieur direct jusqu’à ce que celui-ci quitte la compagnie des gardes à cheval de Son Éminence. La Houdinière n’était alors que lieutenant et il ignorait les circonstances exactes du départ de Laincourt. Tout juste savait-il que ces circonstances étaient troubles. — Vous en retournez-vous déjà à la Renardière ? s’étonna La Fargue en s’approchant au pas. Almadès et Laincourt restèrent en retrait. — Si fait, répondit La Houdinière. M. de Laffemas a souhaité abréger un entretien qu’il jugeait des plus infructueux. L’Italienne, semble-t-il, a eu raison de sa patience par un dernier caprice. — Un caprice que je crois connaître, dit le vieux gentilhomme en regardant le carrosse dont une jolie main, discrètement, soulevait un rideau. Le billet qu’il avait reçu à l’hôtel de l’Épervier émanait directement de Laffemas. La Houdinière, sans doute, en ignorait la teneur. — Permettez que Laincourt s’entretienne avec l’Italienne ici même, fit La Fargue. L’autre réfléchit un moment puis haussa les épaules. — Soit. Il donna les ordres nécessaires et Laincourt, sur un signe de tête du capitaine des Lames, descendit de cheval. Il foula le mauvais pavé de la cour du Châtelet et, suivi par les regards de ses anciens frères d’armes, grimpa à bord de la voiture. Personne n’entendit ce qui fut dit à l’intérieur, derrière les parois richement capitonnées et les épais rideaux tirés. Mais moins d’une demi-heure plus tard, le carrosse et son escorte s’en retournaient à la Renardière en emmenant l’Italienne, tandis que La Fargue, Laincourt et Almadès quittaient Paris par la porte Saint-Martin. Par la route de Senlis d’abord, puis par celle de Soissons, les trois cavaliers dépassèrent Roissy et galopèrent jusqu’à Dammartin. Là, ils demandèrent leur chemin. La première commère à laquelle ils s’adressèrent sur la place du village les renseigna. Dans la région, tout le monde connaissait le manoir du peintre Aubusson. — D’où connaissez-vous l’Italienne ? demanda La Fargue tandis qu’ils suivaient le sentier qu’on leur avait indiqué. L’œil à tout, Almadès fermait la marche en silence. — D’un séjour que je fis à Madrid, répondit Laincourt. Elle y intriguait déjà. — Étiez-vous adversaires ou alliés ? Le jeune homme sourit. — À vous parler franchement, je ne le sais toujours pas à ce jour. Mais je ne me trompe sans doute pas en disant que l’Italienne n’avait alors d’autre véritable allié qu’elle-même, puisqu’il en va toujours ainsi avec elle… — Vous vous défiez grandement d’elle. — Comme d’une salamandre sur la braise. — Mais elle doit, en revanche, vous tenir en quelque estime. Laffemas l’a interrogée des jours durant en vain, ou presque, et voilà qu’elle se confie à vous tout soudain… — Détrompez-vous, monsieur. Je ne suis pour rien dans cette affaire. Si l’Italienne m’a parlé, c’est parce qu’elle avait décidé de le faire, à moi ou à un autre, en temps et heure. — Alors pourquoi vous réclamer ? — Souvent, qui se trouve contraint par la force ou la menace à révéler un secret, oppose comme ultime résistance de choisir celui à qui il parlera. C’est une manière de ne pas tout abandonner, de conserver un semblant de liberté et de décision. La Fargue acquiesça. — Et l’Italienne, selon vous, joue cette comédie. — Oui. — Mais pourquoi ? — Pour qu’elle ait l’air de céder. Pour que l’on s’étonne moins de ses révélations impromptues. Et pour que l’on ne se demande pas pourquoi elle choisit de parler maintenant. Or cette question est la seule qui devrait intéresser M. de Laffemas. — Pourquoi maintenant. — Précisément. Pourquoi maintenant. Le vieux capitaine leva le regard vers le manoir dont on apercevait désormais les toits de tuiles rouges, derrière les arbres qui couronnaient la colline. Ils approchaient. — Et cet Aubusson, savez-vous qui il est et d’où vient que l’Italienne nous envoie à lui ? — Un peintre, dit Laincourt en collectant ses souvenirs. Un portraitiste qui, il y a encore quelques années, était fort fameux. Il semble s’être désormais retiré du monde… Mais je ne connais pas les liens qui l’unissent à Aless… à l’Italienne. J’imagine qu’ils se sont connus dans quelque cour d’Europe, quand Aubusson voyageait. — Peut-être a-t-elle été sa maîtresse, proposa La Fargue non sans arrière-pensée. — Oui, répondit un Laincourt impassible. — Et peut-être l’est-elle encore, ajouta le vieux gentilhomme en guettant l’autre du coin de l’œil. Il m’a été rapporté qu’elle use parfois de ces moyens-là pour parvenir à ses fins… — Nous arrivons. Aubusson lisait lorsque son valet vint l’avertir que trois cavaliers remontaient le chemin menant au manoir. Les visiteurs étaient rares, par ici. Comprenant de quoi il s’agissait, le peintre remercia l’adolescent, posa son livre et alla chercher, dans sa chambre, l’épaisse chemise en cuir qu’Alessandra lui avait confiée une semaine plus tôt. « Tu sauras que le moment est venu quand un certain capitaine La Fargue viendra chercher ces papiers, avait-elle dit. Tu le reconnaîtras sans mal. Un gentilhomme blanchi, mais grand, fort et plein d’autorité. Sa venue sera le signal. » Par la fenêtre de sa chambre située au premier étage, Aubusson regarda les cavaliers entrer au pas dans la cour, et reconnut aussitôt La Fargue. Aubusson rappela son valet : — Jeannot ! — Oui ? — Lorsque le plus âgé des trois cavaliers qui arrivent t’aura dit qu’il se nomme La Fargue, je veux que tu lui remettes ceci. L’adolescent prit la chemise, mais hésita. — L’affaire est entendue et il ne te sera fait aucune question, précisa le peintre. Alors, Jeannot se dépêcha. Il dévala l’escalier, traversa le vestibule sur les dalles duquel ses talons claquèrent, jaillit sur le perron et alla d’un pas rapide à la rencontre des visiteurs. Sans chercher à se cacher, Aubusson assista à la scène de sa fenêtre grande ouverte. Après quelques mots échangés, le valet donna la chemise en cuir à La Fargue. Ce dernier dénoua le ruban qui la tenait fermée, jeta un œil aux documents qu’elle contenait et, impassible, la referma. Après quoi il leva le regard vers le peintre, comme en quête d’une confirmation. « Est-ce là tout ? » semblait-il demander. Aubusson lui adressa un acquiescement lent et grave, auquel le vieux gentilhomme répondit d’un bref salut de la tête avant de donner le signal du départ. Le portraitiste regarda les cavaliers s’éloigner au grand trot et attendit que son valet le rejoigne. — Monsieur ? — Va au village et demande deux chevaux sellés au maître de poste. — Deux, monsieur ? — Oui, deux. Et ne traîne pas en chemin… L’adolescent déguerpit. — … car cela aura lieu cette nuit, ajouta Aubusson pour lui-même. — Et maintenant ? demanda Laincourt d’une voix forte pour couvrir le bruit de la cavalcade. — Tenez, répondit La Fargue – sans ralentir l’allure – en lui tendant la chemise de cuir qu’ils avaient obtenue d’Aubusson. L’ancien espion du Cardinal se hâta de la glisser dans son pourpoint. — Que dois-je en faire ? demanda-t-il. — Vous la porterez rue des Enfants-Rouges, chez le sieur Teyssier. Il est le… — …maître de magie de Son Éminence, je sais. Mais pourquoi ? — Pour qu’il étudie ces documents et juge de leur authenticité. Je me contenterai d’un premier avis. Vous attendrez qu’il vous l’exprime, puis vous me retrouverez à l’hôtel de l’Épervier. Almadès et moi allons nous y rendre aussitôt, au cas où des nouvelles m’y attendraient. — Des nouvelles de l’Italienne ? — Entre autres, oui. — Me direz-vous ce que sont ces documents que j’emporte ? — S’ils sont ce qu’ils semblent être, ils ont été volés à la Griffe noire. Pour le reste, je ne saurais dire car je les crois écrits en draconique… Saint-Lucq recula en chancelant, s’adossa contre un mur lépreux et, paupières closes, attendit de recouvrer son calme et son souffle. Les forces et la lucidité lui revinrent. Son cœur cessa de battre furieusement. Alors il prit une grande inspiration et rouvrit les yeux. Le cadavre, à ses pieds, gisait dans une flaque de sang noir qui s’étalait. Le combat avait eu lieu au détour d’une ruelle déserte des Écailles, le quartier drac de l’île Notre-Dame. Il semblait n’avoir attiré l’attention de personne, ce qui était un bien. Mais quelqu’un pouvait arriver à tout moment. Le soir tombait, ce qui signifiait que les Écailles grouilleraient bientôt d’une faune à laquelle le sang-mêlé préférait ne pas avoir à rendre des comptes, surtout avec du sang drac sur les mains. Saint-Lucq rengaina sa rapière. Puis, s’accroupissant, il remonta ses bésicles rouges sur son nez et retourna le cadavre pour l’examiner. Un drac, donc. Un drac noir. Jeune. Et qui avait sur la joue une méchante blessure à laquelle le sang-mêlé le reconnut brusquement : c’était le spadassin qu’il avait provoqué et balafré cette fameuse nuit d’orage, en Artois. Il fallait croire que celui-ci avait repéré Saint-Lucq le premier, et qu’il n’avait pas résisté à la tentation de se venger aussitôt. Avait-il prévenu ses camarades ? Sans doute que non. Car alors ce n’est pas à un adversaire impulsif et trop pressé d’en finir que le sang-mêlé aurait eu affaire, mais à des mercenaires aussi déterminés qu’organisés. Saint-Lucq se redressa. Il regarda autour de lui, huma l’air chargé d’humidité et fut soudain convaincu de toucher au but. Il aurait bientôt découvert le repaire des dracs lancés aux trousses de l’Italienne. De retour à Paris, La Fargue et Almadès laissèrent Laincourt à l’entrée de la rue des Enfants-Rouges, puis ils continuèrent à emprunter celle du Temple. Ils prirent le Pont-au-Change, traversèrent l’île de la Cité, franchirent le petit bras de la Seine sur le Pont-Saint-Michel. Rive gauche, ils passèrent bientôt la porte de Buci pour rejoindre le faubourg Saint-Germain et, là, rue Saint-Guillaume, arrivèrent à l’hôtel de l’Épervier. Ils confièrent leurs chevaux à André et, aussitôt, La Fargue battit le rappel de ses troupes. Seuls Leprat et Saint-Lucq manquaient, puisque le premier se trouvait à la Renardière et que le second fouillait l’île Notre-Dame-des-Écailles. Ce furent donc Agnès, Marciac et Ballardieu qui rejoignirent leur capitaine et Almadès dans la grande pièce du rez-de-chaussée convertie en salle d’armes, où chacun s’assit comme il put. La Fargue commença par demander si l’on avait des nouvelles de la Renardière, du Palais-Cardinal, du Louvre ou même du Châtelet. Et comme on lui répondit que non, il fit le récit des événements de l’après-midi. Il dut ensuite – et même pendant – répondre à des questions concernant Aubusson, Laincourt, l’Italienne et, surtout, les fameux documents remis par le peintre. Cela prit une bonne heure. — Donc, résuma Marciac, après avoir révélé l’existence d’un complot contre le trône, l’Italienne danse durant presque une semaine un étrange pas de deux avec M. de Laffemas et, un beau matin, elle se pique de ne parler qu’à Laincourt et lui indique sans difficultés à qui s’adresser pour obtenir les preuves de ses dires. — C’est cela, confirma La Fargue. — Suis-je le seul que cela étonne ? Personne ne sut quoi répondre, excepté Ballardieu qui marmonna : — Je trouve cette Italienne bien capricieuse. Et je dis qu’il suffirait sans doute d’une bonne fessée pour la ramener à la raison. Le Cardinal ne la ménage que trop, si vous voulez mon avis. Les autres s’entre-regardèrent en trouvant un certain bon sens aux paroles du vieux soldat. Marciac, cependant, fut le seul à réellement imaginer la fessée. — Mais cela n’est pas le plus important, dit Agnès. Après tout, tant mieux si l’Italienne trouve un quelconque intérêt dans cette affaire puisque, sans cela, elle aurait gardé le secret pour elle ou l’aurait vendu au plus offrant. Ce qui importe, en revanche, c’est le complot. Notre premier devoir est de protéger le roi, la reine et le Cardinal. Pas de deviner les motifs secrets d’une espionne étrangère. — Soit, fit le Gascon. Mais alors qu’en est-il des papiers trouvés chez ce peintre, là, cet Aubusson ? Attestent-ils seulement d’un quelconque complot ? La Fargue haussa les épaules. — Comment savoir ? Je puis seulement dire que si ces documents sont authentiques, leur valeur est immense. — Des documents de la Griffe noire, rappela Almadès. — Oui. Et qui révéleront tous leurs secrets dès lors qu’ils auront été traduits. Ce n’est plus qu’une question de temps. — Certes. Mais le temps n’est-il pas précisément ce qui nous manque ? souligna Agnès. Un silence s’ensuivit, bientôt interrompu par M. Guibot qui frappa, ouvrit la porte et annonça Laincourt. Ce dernier fut aussitôt admis à entrer. L’air grave, il distribua à la ronde des signes de tête courtois, gratifia Agnès d’un salut plus marqué, puis interrogea La Fargue du regard. — Parlez, lui dit le capitaine des Lames. — Je reviens de chez le maître de magie de Son Éminence. Il ne peut encore l’affirmer formellement, mais l’authenticité des papiers qu’il a étudiés lui semble avérée. Selon lui, il s’agit très certainement de documents de la Griffe noire, et même émanant de la Première loge… La Griffe noire comptait plusieurs loges en Europe, la France exceptée. La Première loge était celle de Madrid. Historiquement, elle avait été la première fondée et restait la plus importante et influente de toutes. — … et il y serait beaucoup question d’un certain Vicarius, conclut Laincourt. Cette ultime révélation fit l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Chacun resta muet et comme saisi d’une crainte superstitieuse. Puis, lentement, les regards se tournèrent vers La Fargue. Ce dernier était d’une pâleur effrayante. — Quel nom avez-vous dit ? articula-t-il. Ne comprenant rien à cet émoi, Laincourt hésita. — Vicarius. C’est-à-dire l’Alchimiste… Pourquoi ? — Vous dites qu’il est beaucoup question de lui dans les papiers de la Griffe noire. Mais encore ? — Teyssier ne m’a rien dit de plus à ce sujet. — Se pourrait-il que l’Italienne ait des accointances avec Vicarius ? — Qui sait ? Résolu, La Fargue se leva de sa chaise. — Almadès, dit-il. Demandez à André de seller deux chevaux. Vous et moi partons pour la Renardière. — Capitaine…, intervint Agnès. Il fera nuit noire quand vous arriverez… Mais le vieux gentilhomme parut ne pas entendre. — Monsieur de Laincourt, s’enquit-il, serez-vous encore des nôtres jusqu’au matin ? Et comme l’intéressé acquiesçait, il enchaîna : — En ce cas, je veux que vous retourniez chez le sieur Teyssier pour, si nécessaire, l’obliger à étudier toute la nuit les documents que nous lui avons confiés. Dites-lui bien l’importance qu’il y a à cela. Si vous le souhaitez, Agnès ou Marciac vous accompagnera. (Et se tournant vers ces deux-là : ) Mais je veux que l’un de vous au moins reste ici, à attendre des nouvelles des uns ou des autres. Est-ce bien entendu ? Moins d’un quart d’heure plus tard, après le départ de La Fargue et Almadès dans le crépuscule, il fut décidé qu’Agnès irait avec Laincourt chez le maître de magie du Cardinal. — À toi de garder la bâtisse, dit-elle à Marciac. Embarrassé, ce dernier passa alors une main sur ses joues râpeuses et, entraînant la jeune baronne à l’écart des oreilles indiscrètes, lui murmura : — Je vais devoir m’absenter, Agnès. — Quoi ? Maintenant ? — Oui. — Et pour aller où ? — Je ne puis te le dire. — Nicolas…, soupira Agnès. — Je te jure qu’il ne s’agit pas d’une femme. Ni d’une partie de cartes ! — De quoi, alors ? Ou de qui ? — Je te le dirais si je le pouvais… (Puis, d’un ton presque enjoué, comme s’ils étaient parvenus à un accord : ) Écoute, je te promets de ne pas être long. Et d’ailleurs Ballardieu reste, ce n’est pas comme si j’abandonnais la place à l’ennemi, pas vrai ? Et après avoir posé un rapide baiser sur le front de la jeune femme, il la planta là pour sortir discrètement, à pied, par le jardin. Agnès resta un moment troublée, avant de se ressaisir et de monter, quatre à quatre, les marches du grand escalier vers sa chambre. Armée et bottée, un lacet de cuir nouant la lourde natte de ses cheveux noirs, Agnès retrouva bientôt Laincourt dans l’écurie, où il aidait André et Ballardieu à seller deux chevaux. — Il faut nous hâter, dit-elle. Les portes de Paris fermeront bientôt. Besoin d’aide ? Aussi piètres qu’étaient ses murailles branlantes et ses fossés fangeux, Paris était fortifiée et ses portes restaient closes pendant la nuit. Les Lames, certes, possédaient des laissez-passer signés de la main de Richelieu. Mais se faire ouvrir n’en était pas moins toute une affaire et, surtout, une immense perte de temps. Or l’hôtel des Éperviers, pour être situé dans le faubourg Saint-Germain, se trouvait par conséquent hors de Paris. Tandis que le maître de magie de Son Éminence, lui, logeait intra-muros. Laincourt ne répondit pas. Il continua à s’affairer comme s’il n’avait pas entendu Agnès et, de marbre, lâcha : — Me direz-vous de quoi il retourne ? La jeune baronne de Vaudreuil échangea un regard embarrassé avec Ballardieu. Puis elle se dit que l’ancien agent du Cardinal avait sans doute le droit de savoir l’essentiel. Elle soupira et, comme résignée, fit signe à André et Ballardieu de les laisser. Et dès que Laincourt et elle furent seuls dans l’écurie, elle dit : — Posez vos questions. J’y répondrai si j’en ai le droit. L’autre venait d’achever de seller sa monture. Après avoir serré une dernière sangle, il se redressa et accrocha le regard de la baronne. — Que s’est-il passé, tantôt ? fit-il. Pourquoi La Fargue a-t-il réagi de la sorte en m’entendant nommer l’Alchimiste ? Et pourquoi avez-vous tous, aussitôt, gardé un silence inquiet ? Agnès se demanda par où commencer. — Que savez-vous de Vicarius, monsieur ? Laincourt fit la moue. — Je sais ce que l’on prétend de lui. — À savoir ? — Il serait le plus ancien, le plus rusé et le plus redoutable agent de la Griffe noire. Le meilleur de tous, en fait. Mais de lui, on ne connaît que ce nom – Vicarius – qui est sans doute un nom de guerre. On ignore son allure, son âge et jusqu’à son sexe. Il serait, peu ou prou, de tous les complots d’importance et de toutes les révoltes sanglantes. Cependant, si on le devine partout, on ne l’a jamais surpris nulle part… — … au point que certains doutent de son existence, acheva Agnès. Oui, je l’ai déjà entendu dire… Mais êtes-vous de ces sceptiques, Arnaud ? Si oui, je vous engage à changer d’opinion. Car l’Alchimiste, fort malheureusement, existe bel et bien. Il a même failli être pris, une fois. Par nous, les Lames. À l’initiative de La Fargue. Laincourt fronça les sourcils. — J’ignorais cela, avoua-t-il. Le visage de la jeune femme s’assombrit. — C’était il y a cinq ans, dit-elle. La nuit était tombée sur le quartier de l’île Notre-Dame-des-Écailles lorsque Kh’Shak, de retour après une heure d’absence, entra dans une arrière-cour misérable et trouva ses soldats devant la masure où ils s’étaient cachés ces derniers jours. Prêts pour une expédition, les dracs noirs étaient armés de pied en cap et contenaient mal leur impatience. Kh’Shak s’étonna. Il n’avait donné aucun ordre en ce sens avant de partir à la recherche de Ni’Akt, le plus jeune de sa troupe. Depuis qu’ils étaient à Paris, celui-ci avait subi bien plus que son compte d’humiliations et d’insultes de la part de ses aînés. Aussi Kh’Shak avait craint un moment qu’il n’ait déserté. Mais guidé par la rumeur, il avait rapidement retrouvé son cadavre – déjà dépouillé – dans une flaque de sang encore fraîche. Et il était aussitôt rentré. Kh’Shak traversa ses hommes sans un regard pour eux. Il entra, emprunta un escalier pourrissant qui le mena dans une cave humide où flottait une appétissante odeur de charogne. Étripés, des cadavres animaux jonchaient le sol en terre battue. Des bougies jaunes brûlaient en faisant autant de fumée que de lumière dans la pénombre. Kh’Shak s’était attendu à trouver son saaskir en tailleur, par terre, au milieu de la pièce. Mais le vieux drac aux écailles blêmes s’était assis sur un tonnelet et, avec ce qui lui restait de dents jaunies, dévorait un cuissot cru et faisandé, au terme d’un long jeûne. — Ni’Akt est mort, annonça le grand drac noir. Il est sorti malgré la consigne et a été tué. Je crois que le sang-mêlé est son meurtrier. L’autre acquiesça sans cesser de manger. — Ce qui signifie qu’il nous trouvera bientôt, ajouta Kh’Shak. Il est tout près. — Aucune importance, dit le sorcier. Celle que nous cherchons s’est enfin révélée à l’Œil du Dragon de la Nuit. Je sais où elle se cache et je t’y conduirai par la pensée. — Enfin ! — Crois-tu que la chose était aisée ? — Non, mais… Le vieux drac leva une main maigre et griffue qui se voulait apaisante. — Rejoins tes hommes, Kh’Shak. Retrouvez vos chevaux et partez sans plus attendre. Si vous faites vite et bien, l’Italienne rendra l’âme cette nuit. 3 Cette nuit-là, à la Renardière, Alessandra di Santi lisait lorsqu’elle entendit des cavaliers arriver au galop. Comme sa chambre n’offrait une vue que sur les allées du jardin et le grand parc arboré alentour, elle passa dans son antichambre et, écartant légèrement un rideau, elle aperçut La Fargue et Almadès à l’instant où ils sautaient de selle et grimpaient les marches du perron, à la rencontre de Leprat. Elle sourit, s’écarta de la fenêtre, ajusta l’une de ses mèches rousses en passant devant un miroir, se dit que la lumière chaude et fauve des chandelles lui allait décidément à ravir et, dans sa chambre, retrouva son fauteuil et son livre. La femme de chambre fit bientôt entrer La Fargue et, levant les yeux sur lui, l’Italienne l’accueillit d’un ravissant sourire. — Bonsoir, monsieur le capitaine. Que me vaut le plaisir de cette visite ? Sans répondre, le vieux gentilhomme referma la porte, donna deux tours de clé, jeta un œil par la fenêtre, tira les rideaux puis, grave et presque menaçant, vint se placer devant la belle espionne. — Ah ! fit cette dernière en posant son livre. Il ne s’agit donc pas d’une visite de courtoisie… — Assez joué, madame. Sereine, Alessandra se leva sous le prétexte de se servir un verre de liqueur à la bouteille qui trônait sur un guéridon. En restant assise, elle permettait à La Fargue de la dominer de toute sa masse et d’exercer un ascendant sur elle, ce qu’elle détestait. — Et à quel jeu croyez-vous que je joue, monsieur ? — J’en ignore encore les règles et le but. Mais je puis vous affirmer qu’il cesse ici et maintenant. Je ne suis pas M. de Laffemas, madame. Je suis un soldat. Et si vous persistiez à jouer, notre conversation prendrait un tour particulièrement discourtois. — Me menacez-vous, monsieur ? — Oui. — Et vous êtes homme à mettre vos menaces à exécution… Cette fois, le capitaine des Lames se tut. L’Italienne croisa son regard sans ciller, retourna dans son fauteuil et invita La Fargue à s’asseoir en face d’elle, ce à quoi il consentit après s’être défait de son baudrier et de son épée. — C’est au sujet de Vicarius, n’est-ce pas ? fit Alessandra. Le vieux gentilhomme tiqua. Que savait-elle au juste des coups que l’Alchimiste avait portés aux Lames ? — Rassurez-vous, dit-elle comme si elle lisait dans les pensées, j’ignore le détail de ce qui est advenu naguère à La Rochelle. Je ne sais sur ce sujet que l’essentiel. Mais sans doute est-ce déjà trop à votre goût ? La Fargue fixa l’Italienne d’un regard impassible. — Connaissez-vous la nature des documents que vous nous avez fait remettre ce jourd’hui ? demanda-t-il. Alessandra haussa les épaules d’un air agacé. — À l’évidence. — L’Alchimiste est-il du complot contre le roi que vous prétendez dénoncer ? — Du complot contre le trône, précisa-t-elle. Et oui, l’Alchimiste en est le principal instigateur. De même que la duchesse de Chevreuse y participe… La Fargue accueillit cette révélation sans grand émoi, mais il n’avait pas entendu le pire. — Ainsi que la reine, acheva l’aventurière. L’autre accusa le coup. — Vous parlez de la reine mère, bien sûr… Alessandra se leva pour, à travers les barreaux, taquiner de l’index l’un de ses dragonnets en cage. — Il est vrai que cette reine-là est sans doute également impliquée, dit la belle Italienne d’un ton léger. Ne l’est-elle pas toujours ? … Mais je songeais à l’autre, à la reine régnante… — À Anne d’Autriche. — Oui. La Fargue se leva à son tour, fit quelques allers et retours devant la cheminée et demanda enfin : — Ces documents de la Griffe noire, comment les avez-vous obtenus ? — Je les ai volés… — À qui ? — Pardi ! À l’un des leurs ! … Imaginez-vous que la chose, dont j’ignore comment ils l’apprirent, leur déplut fort ? — Pourquoi ? Sincèrement intriguée, Alessandra regarda le vieux gentilhomme. — Je vous demande pardon ? — Pourquoi avez-vous volé ces documents à la Griffe noire ? — Ah ! fit-elle en comprenant… Le croiriez-vous, si je vous disais que je n’aime pas plus la Griffe noire que vous et que je m’emploie autant que possible à lui nuire ? Il approcha d’elle. — Non, répondit-il. Je ne le croirais pas. Elle sourit et résista à la tentation de reculer. — Alors pourquoi ? insista La Fargue. — Pour la raison que j’en avais reçu l’ordre. Il s’approcha encore. Maintenant, ils étaient à se toucher et Alessandra devait lever la tête pour trouver le regard noir de son interlocuteur. — De qui, cet ordre ? demanda-t-il d’une voix grave et menaçante. — Mais de nos maîtres, monsieur le capitaine. — Je sers le roi de France et le cardinal de Richelieu. Prétendez-vous en faire autant, madame ? La jeune femme ne cilla pas. — Je ne prétends rien de la sorte, monsieur. Pour autant, souhaitez-vous véritablement que je ne nomme ici ceux auxquels je pense, et sais que vous pensez ? Le vieux capitaine et l’Italienne restèrent un moment silencieux et presque accolés, lui essayant de sonder son âme et elle lui opposant le calme d’une volonté farouche. Ils ne bougeaient pas, se défiaient du regard, respiraient à peine. Et l’on frappa à la porte. — Capitaine ! fit la voix de Leprat. La Fargue se hâta d’aller ouvrir. — Qu’y a-t-il ? — Les sentinelles dans le parc ne répondent plus aux appels, répondit Leprat. Et le valet que j’ai chargé d’alerter les autres mousquetaires en poste à l’entrée du domaine n’est pas revenu. Marciac attendait depuis un moment devant l’imposante église Saint-Eustache quand, enfin, Rochefort arriva. L’homme du Cardinal était accompagné de deux autres gentilshommes qu’il pria de patienter à l’écart, puis il gagna le parvis et, ne voyant pas le Gascon à cause de l’obscurité nocturne, fit un tour sur lui-même. — Depuis quand amenez-vous de la compagnie à nos rendez-vous ? lui demanda Marciac en sortant de l’ombre. — Depuis qu’il me plaît. — C’est contraire à nos accords. — Ils sont loin et ne peuvent vous entendre ni vous voir. Et ne me parlez pas d’accords que vous avez été le premier à trahir. — Le Cardinal a-t-il à se plaindre du succès de ma mission à La Rochelle ? — Non. Mais il se souvient d’une certaine personne pour laquelle il avait de l’intérêt et dont, naguère, vous vous êtes bien gardé de parler. Marciac sut que Rochefort parlait de la fille cachée de La Fargue, que les Lames avaient retrouvée et protégée un mois plus tôt. Pour sa sécurité, le Gascon l’avait même confiée un moment à la seule femme qu’il ait jamais aimé. Celle-ci se prénommait Gabrielle et, accessoirement, dirigeait un certain établissement – Les Petites Grenouilles, rue Grenouillère – où d’aimables jeunes femmes faisaient métier de satisfaire les plaisirs de généreux messieurs. — J’ignorais qui elle était et, partant, l’intérêt qu’elle pouvait représenter, se défendit Marciac. — Et où se trouve-t-elle, à présent ? — Je l’ignore. — Mais il y eut un moment où elle se cachait à Paris, n’est-ce pas ? — Oui, reconnut le Gascon à regret. — Où cela ? — Aucune importance. Rochefort eut un méchant sourire. — J’ai dans l’idée, moi, que cette jeune fille se trouvait en une maison qui convenait fort peu à son sexe et à son âge. Et faute d’apprendre assez de vous, il se pourrait bien que j’aille forcer quelques portes et poser des questions rue Grenouillère… Le sang de Marciac ne fit qu’un tour. Il s’empourpra et, d’un geste soudain, saisit Rochefort par le col, le souleva sur la pointe des pieds et l’obligea à reculer de plusieurs pas, jusqu’à lui faire heurter du dos le portail de l’église. — N’approchez pas de Gabrielle ! cracha-t-il. Ne la menacez pas ! Ne vous avisez même pas de la regarder ! Oubliez jusqu’à son nom ou, Dieu m’en est témoin, je vous tue ! Blême et la lèvre frémissante, Rochefort rétorqua d’une voix blanche : — Lâchez-moi, Marciac. Et songez que la scène a des spectateurs qui ne resteront pas longtemps à distance si vous persistez… Le Gascon avait en effet oublié les deux gentilshommes qui patientaient à l’angle de la rue du Four. Dans la nuit, ils peinaient à voir ce qui se passait. Mais on devinait à leur attitude qu’ils s’inquiétaient. — Me feront-ils un mauvais sort ? se moqua Marciac. — Il suffira qu’ils vous reconnaissent… Le Gascon réfléchit, puis libéra Rochefort à contrecœur. — N’approchez pas de Gabrielle, répéta-t-il en pointant un index menaçant. Jamais. Et tout à sa colère, il ne vit pas venir le coup de poing qui le fit tomber à la renverse. — Et vous, cracha Rochefort, ne levez plus jamais la main sur moi. N’oubliez pas qui je suis, n’oubliez pas qui je sers, et n’oubliez surtout pas ce que vous êtes. Après quoi l’âme damnée du Cardinal tourna les talons et s’en fut d’un pas tranquille en se massant le poing. — Bon sang ! lâcha La Fargue. Leprat venait de lui apprendre que, selon toute vraisemblance, la Renardière était attaquée. Sans un regard pour l’Italienne, il laissa son lieutenant à la porte et alla jeter un œil par la fenêtre. Le jardin paraissait désert alors que des mousquetaires étaient censés y patrouiller. Plus loin, le parc était un grand lac noir et rectangulaire, entouré d’arbres à perte de vue. Un croissant de lune et quelques étoiles dispensaient un rien de lueur bleutée. Le capitaine des Lames pesta dans sa barbe. Si l’ennemi avait su se rendre maître des sentinelles sans coup férir, il pouvait tout aussi bien être déjà dans la place. — Ce sont les dracs, annonça Alessandra. Ils m’ont retrouvée. À cet instant, une silhouette – dos rond et grandes enjambées souples – traversa une allée du jardin et disparut dans l’obscurité. Un spadassin. Mais un drac ? Un homme ? La Fargue n’aurait su le dire. Son instinct, cependant, lui indiquait que l’Italienne avait raison. — Ne bougez pas d’ici, lui ordonna-t-il d’un ton sans réplique. Attrapant sa rapière au fourreau, il enfila son baudrier en quittant la pièce d’un pas résolu et entraîna Leprat à sa suite. — La femme de chambre ? lui demanda-t-il. — Je suis ici, monsieur. La servante attachée au service de l’Italienne se tenait dans un coin de l’antichambre, près du lit de sangles sur lequel elle dormait d’ordinaire. Inquiète, presque effrayée, elle n’osait bouger. — Rejoignez votre maîtresse à côté, lui commanda La Fargue. Avez-vous la clé ? — Oui, répondit la femme en montrant son trousseau. — Alors enfermez-vous à double tour, reprit Leprat. Et n’ouvrez qu’à mon capitaine ou à moi. Est-ce entendu ? — Oui, monsieur. Les deux hommes n’attendirent pas de voir s’ils étaient bien obéis. Ils se hâtèrent de prendre le grand escalier pour rejoindre Almadès au rez-de-chaussée où, par mesure de sécurité, celui-ci avait déjà éteint la plupart des flambeaux. Seules quelques bougies restaient allumées çà et là. — Alors ? s’enquit La Fargue dans le grand vestibule peuplé d’ombres et d’échos. — Ils ne se montrent toujours pas, dit l’Espagnol en se tenant légèrement en retrait de la fenêtre par laquelle il surveillait la cour. Mais j’aperçois des lambeaux de brume noire… — Ce sont donc bien les dracs. — Ils viennent chercher l’Italienne, dit Leprat. — Oui. Ou la tuer. À son tour, le vieux capitaine se posta à une fenêtre d’où il s’efforça de prendre la mesure de la situation. La résidence de chasse consistait en un petit pavillon central et deux ailes enserrant sa cour. Le tout était entouré d’un fossé sec enjambé par un pont de pierre, pont qu’il n’était malheureusement plus temps de défendre. Les communs se trouvaient au-delà du fossé, de part et d’autre d’une longue avant-cour qui s’étirait dans l’axe du chemin qui la traversait. La Fargue eut une pensée pour les domestiques logés dans les dépendances. Vivaient-ils encore ? — Toutes les fenêtres à hauteur d’homme ont de solides barreaux, indiqua Leprat. Et seul le pavillon principal, où nous nous trouvons, est occupé. Ailleurs, ce ne sont que portes closes et salles vides. Des trois, il était le seul à vraiment connaître les lieux. — De fait, rétorqua La Fargue, c’est encore ici, dans ce vestibule, que nous sommes le mieux pour tenir le siège, n’est-ce pas ? — Oui. Et nous gardons le grand escalier. — Il y en a d’autres, nota Almadès. Il y a les escaliers de service. Et les escaliers dérobés. — Certes, mais les dracs ignorent où les trouver. Tandis que celui-ci… Dans les châteaux français, l’escalier se trouvait toujours dans l’entrée du pavillon central, dont il était comme la colonne vertébrale. — Alors barricadons-nous, décida le capitaine des Lames en poussant déjà un banc. Dieu sait quand les dracs donneront l’assaut… Des coups de feu éclatèrent soudain et les carreaux des fenêtres jouxtant la porte principale volèrent en éclats. Les chevaux que La Fargue et Almadès avaient laissés dehors hennirent. Et, presque aussitôt, les trois hommes entendirent un bruit sourd au plafond, le bruit d’un corps qui tombe lourdement. — Tenez bon ! s’exclama La Fargue en se précipitant dans l’escalier. Déjà, d’autres coups de feu retentissaient et d’autres balles s’écrasaient contre les murs. Le capitaine des Lames grimpa les marches quatre à quatre, traversa l’antichambre des appartements de l’Italienne et se heurta à une porte fermée à clé. Il jura, frappa du poing contre le battant, appela : — OUVREZ ! C’EST LA FARGUE ! Faute de réponse, il recula d’un pas, leva un genou plié et lança son pied contre la porte, laquelle trembla dans ses gonds sans céder. Alors il jura de plus belle, prit son élan et se jeta épaule en avant. Le bois se fendit, la serrure céda et le battant s’ouvrit à la volée comme percutée par un bélier de siège. La Fargue trébucha plus qu’il n’entra dans la chambre. Mais il parvint à garder son équilibre et dégaina sa rapière par réflexe en découvrant ce qui l’attendait. La femme de chambre gisait assommée sur le plancher, à côté des clés éparpillées de son trousseau. Au fond de la pièce, une tapisserie murale était retroussée, coincée par le battant d’une porte trop vite refermée. Mais surtout, un drac noir venait d’entrer par la fenêtre grande ouverte. Aux motifs jaunes qui ornaient ses écailles faciales, La Fargue reconnut le chef des mercenaires dracs lancés aux trousses de l’Italienne par la Griffe noire. Quant à Kh’Shak, il reconnut avec surprise et plaisir le vieux gentilhomme soldat qui lui avait barré le chemin en Artois. Le capitaine des Lames se mit aussitôt en garde. L’autre sourit et, plutôt que son épée, brandit un pistolet. — Je t’avais promis que nous nous retrouverions, vieil homme, dit-il en visant. Le coup de feu claqua en même temps qu’une explosion ébranlait tout le bâtiment. Au rez-de-chaussée, la grande porte venait de voler en éclats, emportée par l’explosion d’une charge de poudre. Une épaisse fumée avait envahi le vestibule et, sonnés, Leprat et Almadès se relevaient péniblement en toussant sous les derniers débris qui retombaient. Les oreilles sifflantes, Leprat crut entendre des cris de guerre dracs et, chancelant, il réalisa qu’il tenait encore son pistolet quand il aperçut une silhouette se dessiner dans l’encadrement béant de la porte. Il tira au jugé, manqua sa cible de peu. Celle-ci se rua sur lui. Toujours ébranlé par l’explosion, il tarda à comprendre ce qui arrivait. Et il avait seulement commencé de dégainer sa rapière quand le drac frappa. Trop lent à réagir, le mousquetaire se vit mourir… … avant qu’une puissante détonation retentisse. Leprat recouvra soudain ses esprits en voyant la tête du drac exploser. Le visage moucheté d’un sang noir, il se tourna et reconnut Danvert, le maître d’hôtel de la Renardière, armé d’une arquebuse fumante. Mais le temps manquait pour remercier. D’autres dracs entraient et Almadès était déjà aux prises avec deux d’entre eux. Sa rapière blanche au poing, Leprat se dépêcha d’aller lui prêter main-forte. Kh’Shak avait visé la tête et fait mouche. Mais son bras avait tremblé au dernier moment à cause de l’explosion, si bien que sa balle avait profondément entaillé le front de La Fargue en ripant sur l’os, au lieu de lui traverser la cervelle. Son chapeau emporté, le capitaine des Lames chancela. Sa vue se troubla et ses oreilles tintèrent tandis que le sang coulait devant ses yeux. Il crut qu’il allait s’effondrer mais parvint à rester debout. C’était comme si le sol tanguait sous lui, cependant. Kh’Shak, son pistolet fumant toujours brandi à bout de bras, peina à comprendre comment son adversaire pouvait encore vivre et tenir sur ses jambes, le visage ensanglanté, après avoir reçu une balle en plein front. Puis il se ressaisit, se débarrassa de son pistolet et dégaina son épée en marchant sur La Fargue. Celui-ci, à demi-assommé, vit venir le drac à travers un voile. Il para comme il put une, deux, trois attaques avec des grands gestes d’homme ivre, tenta une riposte que l’autre contra sans mal. Le drac, alors, entama un jeu cruel. — Tu n’es plus de taille, vieil homme. Il se fendit, passa la garde trop incertaine de La Fargue et lui planta la pointe de son épée dans l’épaule droite. Le vieux gentilhomme gémit en reculant, porta la main à sa blessure. La douleur, très vive, le tira quelque peu de sa torpeur. Mais le sol continuait à tanguer sous lui et ses tempes bourdonnantes continuaient à l’assourdir. — Tu aurais dû raccrocher l’épée depuis longtemps. Une nouvelle fente et, cette fois, La Fargue sentit deux pouces d’acier pénétrer sa cuisse gauche. Sa jambe céda sous son poids et faillit entraîner sa chute. Il ne se maintint debout que de justesse. Reculant encore, il essuya de la manche son front poisseux de sang et de sueur. Il cligna des paupières à plusieurs reprises. Et c’est au prix d’un immense effort de volonté qu’il parvint à focaliser son attention sur la silhouette floue qui le tourmentait. — Il est cependant trop tard pour les regrets, vieil homme. Adieu, dit Kh’Shak en s’apprêtant à porter le coup de grâce à un adversaire qui semblait épuisé. Mais ce fut La Fargue qui attaqua. Lâchant son épée et grognant telle une bête sauvage, il fonça sur le drac, l’attrapa à bras le corps et l’entraîna dans sa course. Large, massif, solide, le capitaine des Lames était une force de la nature malgré son âge. Pour puissant et vigoureux qu’il était, le grand drac échoua à contenir l’élan du vieux gentilhomme. Profitant de l’effet de surprise, ce dernier était en outre animé d’une rage de vaincre décuplée par l’énergie du désespoir. Kh’Shak sentit qu’il était soulevé du sol. Et il comprit trop tard que La Fargue les précipitait vers la fenêtre ouverte. — VIEUX FOU ! TU VAS NOUS… Les dents rougies par le sang, La Fargue eut un mauvais sourire de rancune triomphante quand ils basculèrent ensemble dans le vide. Charybde allant devant et Scylla volant près d’elle, Alessandra s’éloignait le plus vite possible de la Renardière dans la forêt. Après avoir assommé sa femme de chambre pour lui subtiliser la clé de la petite porte dérobée, elle avait descendu un escalier à vis étroit et humide. Puis, profitant de la confusion qui régnait dans la résidence de chasse, elle s’était discrètement esquivée. Scylla lâcha un cri rauque : ils arrivaient. Et en effet, l’Italienne découvrit bientôt la clairière où Aubusson, son ami et complice, attendait avec les deux chevaux loués le jour même au maître de poste de Dammartin. Ils échangèrent une longue accolade. — Enfin ! dit le peintre. Tu as réussi ! — Point encore. — Mais comment ? Tu es libre, non ? — Je ne le serai jamais entièrement tant que ce sorcier vivra. — Ne me dis pas que tu comptes… — Ne t’inquiète de rien et rentre chez toi. La police du Cardinal te fera bientôt de nombreuses et pressantes questions. — Non. Je t’accompagne. — Non. Tu en as bien assez fait. À bientôt, mon ami. Et retroussant sa jupe sous laquelle elle avait pris soin d’enfiler des chausses et des bottes avant de quitter ses appartements de la Renardière, elle enfourcha un cheval et piqua des talons. — Capitaine ! Capitaine ! La Fargue reprit lentement conscience. La dernière chose dont il se souvenait était le craquement que la cage thoracique du drac avait produit sous lui lorsqu’ils avaient percuté le sol. Gémissant, le vieux gentilhomme se découvrit d’innombrables douleurs en se redressant pour voir Leprat qui descendait dans le fossé. — Capitaine ! Allez-vous bien ? — Je vis. Et lui ? Il s’appuya sur un coude et désigna le drac étendu à côté de lui. — Mort, répondit le mousquetaire. — Bien. Les autres ? — Morts également. Mais ils n’étaient que cinq. Six, avec celui-là. — Il en manque donc un. Tant pis… Et l’Italienne ? demanda La Fargue tandis que l’autre l’aidait à se lever. — Introuvable. Chez le maître de magie du Cardinal, Agnès et Laincourt patientaient en somnolant dans une antichambre, l’une sur un banc, l’autre sur une chaise, quand une porte ouverte sans ménagement les tira de leur torpeur. C’était Teyssier qui venait les chercher. Il avait les traits tirés, les yeux cernés, les cheveux ébouriffés. Ses doigts étaient tachés d’encre et il tenait à la main des papiers écornés, raturés et couverts d’une écriture serrée. Mal rasé, il avait passé la nuit à étudier les documents volés par l’Italienne à la Griffe noire. — Il faut que vous m’escortiez au Palais-Cardinal, dit-il d’une voix où pointait l’urgence. Je dois absolument rencontrer le Cardinal à son lever. Laincourt se tourna vers la fenêtre. La nuit pâlissait à peine. L’aube se levait sur Paris et l’île Notre-Dame-des-Écailles. Dans la cave empuantie par les charognes, son bâton rituel en travers des cuisses, le vieux drac était accroupi par terre en posture de méditation. Il n’esquissa pas le moindre geste et garda les paupières closes quand il entendit des pas derrière lui. — Je t’attendais, dit-il en dracien. — Prie tes dieux pour la dernière fois, répondit l’Italienne en dégainant une longue dague. Le sorcier se redressa et lui fit face. Vêtue d’une tenue de chasse en cuir, elle était seule, sans ses petits compagnons qu’elle avait préféré ne pas emmener avec elle, de peur d’être reconnue aux portes de Paris. Une jolie jeune femme rousse et deux dragonnets ne peuvent passer inaperçus, or elle avait d’excellentes raisons de croire que tous les informateurs du Cardinal – quand bien même ils ignoraient pourquoi – savaient déjà qu’ils devaient la signaler. D’ailleurs, même sans Charybde et Scylla, retourner à Paris était commettre une imprudence. Mais Alessandra di Santi savait qu’il lui restait un épilogue à jouer dans cette histoire, avant de disparaître pour de bon. Le vieux drac grimaça un sourire édenté. — Qu’y a-t-il, sorcier ? Crois-tu que j’hésiterai à te poignarder si tu me dévisages ? C’est mal me connaître… L’Italienne, cependant, pêchait par orgueil. Trop sûre d’elle, elle ne voyait pas le danger lové dans les recoins d’ombre de la cave et qui, déjà, la cernait en rampant. Silencieux et mortels, des tentacules de brume noire serpentaient vers elle, léchaient ses bottes, s’enroulaient autour de ses chevilles. — Tes dragonnets, eux, auraient deviné…, dit le drac. — Deviné ? Deviné quoi ? — Ceci. Les yeux du sorcier étincelèrent. Ses poings se crispèrent autour de son bâton et il le brandit soudain. Instantanément, les langues de brume se précipitèrent à l’assaut de la jeune femme, comme un lierre qui enserrerait soudain une colonne. Ils la saisirent et lui plaquèrent les bras au corps. Incapable du moindre geste, elle se sentit soulevée du sol. — J’ai compris trop tard, dit le vieux drac. J’ai compris trop tard que tu avais cessé de fuir. J’ai compris trop tard que tu ne te cachais que le temps de découvrir mon repaire… D’ailleurs, comment y es-tu parvenue ? Tes maudits dragonnets sans doute… Il agita son bâton et secoua les colifichets – osselets, écailles, perles, griffes – qui y étaient accrochés. L’Italienne se raidit, tétanisée. Elle tenta de parler mais ne parvint qu’à hoqueter. Tel un étau, les lambeaux de brume écrasaient sa poitrine. L’air commençait à lui manquer. — Mais il ne te suffisait pas d’attirer mes guerriers dans un piège. Même débarrassée d’eux, tu savais que ta fuite ne prendrait fin tant que je garderais en moi ce petit lambeau d’âme que je t’ai volé. Il te fallait me tuer, et voilà pourquoi je t’attendais. Le sorcier agita encore son bâton. Alessandra eut comme un sursaut. Les yeux écarquillés par la peur, elle sentit la brume noire qui étirait des doigts fins et agiles sur son cou vers son visage, ses lèvres et ses narines. Si cette horreur pénétrait en elle… — Mourir de ranse soudaine est extrêmement douloureux, sais-tu ? L’Italienne réunit ses dernières forces pour s’arracher à la brume qui bientôt envahirait son nez, sa bouche, sa gorge et tout son être. En vain. Elle poussa un long gémissement douloureux qui était une supplique. Des larmes perlèrent à la commissure de ses paupières. Le pire était que le sorcier et elle n’étaient plus seuls dans la cave. L’Italienne avait vu quelqu’un se détacher lentement de l’ombre dans le dos du drac. Et elle l’avait reconnu. Mais pourquoi n’agissait-il pas ? Pourquoi ne l’aidait-il pas ? Allait-il se contenter de la regarder mourir ? Et pourquoi ? Qu’avait-elle fait pour mériter ça ? Fais quelque chose… Par pitié, fais quelque… Elle perdait conscience lorsque la brume relâcha soudain son étreinte. La jeune femme s’effondra sur le sol en terre battue et, à travers un voile, vit le sorcier figé par la stupeur, une lame pointant de sa poitrine. Puis la lame disparut avec un bruit d’acier griffant os et écailles, et le vieux drac tomba mort. À genoux d’abord. Sur le ventre ensuite. La brume noire se dissipa. Toussant, crachant mais reprenant vite des couleurs, l’Italienne se traîna sur les fesses à l’écart du cadavre et de la flaque de sang qui grandissait sous lui. — Qu… qu’attendiez-vous ? finit-elle par demander entre deux grandes goulées d’air. — J’attendais de connaître toute l’histoire, répondit Saint-Lucq. — Salaud. — Je vous en prie. Le sang-mêlé s’accroupit pour essuyer sa lame aux hardes crasseuses et puantes du sorcier. Après quoi il se redressa, rengaina et, derrière ses bésicles rouges, considéra l’Italienne qui se relevait en prenant appui contre le mur. — Hâtez-vous, madame, dit-il d’une voix qui ne trahissait aucune émotion. Peut-être voudrez-vous vous reposer un peu avant de retrouver M. de Laffemas au Châtelet. 4 La rue Saint-Thomas-du-Louvre était située dans un quartier qui s’étirait entre le palais du Louvre à l’est et celui des Tuileries à l’ouest, entre la rue Saint-Honoré au nord et la Grande Galerie au sud. Ce vieux quartier avait connu quelques bouleversements au fil des siècles, au point de se trouver curieusement imbriqué depuis que la Grande Galerie – dite aussi « Galerie du bord de l’eau» – reliait le Louvre aux Tuileries en longeant la Seine. Pour autant, il gardait son aspect médiéval. Sale, étriqué, populeux, il offrait un contraste malheureux avec les bâtiments royaux qui le cernaient sur trois côtés. Partant des quais, la rue Saint-Thomas-du-Louvre finissait rue Saint-Honoré, en face du Palais-Cardinal. Elle tirait son nom d’une église du XIIIe siècle dédiée à saint Thomas de Canterbury, et devait une certaine notoriété aux deux hôtels mitoyens de Rambouillet et de Chevreuse. Le premier était le domicile parisien de la marquise de Rambouillet, qui y tenait un salon littéraire fameux. Le second était à Mme de Chevreuse, dont la réputation d’amoureuse, d’intrigante et de femme du monde n’était plus à faire. Ce soir-là, la duchesse recevait. Au portail monumental de son hôtel, des flambeaux brûlaient et éclairaient la rue dans le crépuscule. D’autres illuminaient la cour. Les invités arrivaient. En carrosse, en chaise à porteurs, à cheval. Mais aussi à pied, escortés de valets qui portaient des lumières et, une fois sur place, aideraient leurs maîtres à changer de chaussures, voire de bas. Des groupes se formaient aux deux extrémités de la rue Saint-Thomas. Et l’on se bousculait presque devant l’hôtel. On devisait gaiement, déjà réjoui par l’excellente soirée que l’on allait passer. Des plaisanteries d’hommes et des rires de femmes s’élevaient, troublant la quiétude nocturne naissante. Dans la cour, les chaises gênaient les voitures qui faisaient la ronde pour libérer leurs occupants devant le perron. Énervés par cette agitation, des chevaux tenus au mors hennissaient et menaçaient de ruer dans les brancards. Valets et cochers faisaient de leur mieux afin d’éviter un accident. Pour les maîtres, il s’agissait de faire l’apparition la plus remarquée grâce à la splendeur de son équipage et à la magnificence de son habit. Il y eut cependant un invité qui – bien que venu sans domestique et descendu d’une simple chaise de louage – suscita un certain émoi. Maigre et livide, le regard d’un gris glacial et les lèvres exsangues, il était vêtu de l’austère robe noire des érudits et n’adressait de regard à quiconque. — Qui est-ce ? demandait-on à mi-voix. — C’est Mauduit. — Qui ? — Mauduit ! Le nouveau maître de magie de Mme de Chevreuse ! — Celui qu’on dit sorcier ? Mauduit. C’était donc sous ce nom qu’il était connu ici. Mais il en avait porté et en portait encore bien d’autres. Et pour quelques-uns seulement, il était l’Alchimiste des Ombres. L’AFFAIRE DE CHEVREUSE 1 La rencontre eut lieu à la tombée de la nuit, sur la route de Saint-Germain, dans une hôtellerie dont une tête de cerf, peinte en jaune et passablement écaillée, ornait la vieille enseigne. L’établissement avait connu des jours meilleurs. Naguère très prospère, il avait souffert de la construction d’un pont, à Chatou, là où un bac avait longtemps été le seul moyen de traverser la Seine. Ce pont ne changeait rien à l’itinéraire de ceux qui allaient de Paris à Saint-Germain, et inversement. Mais il faisait gagner du temps et, depuis presque dix ans, il rendait l’étape au Cerf doré facultative. Les cavaliers arrivèrent dans le crépuscule. Ils étaient quatre, tous vêtus de grands manteaux sombres et coiffés de larges feutres, tous bottés pour la monte, tous ayant l’épée au côté. L’un d’eux était le cardinal de Richelieu. Il chevauchait incognito entre deux de ses plus fidèles gentilshommes et suivait le nouveau capitaine de sa garde, M. de La Houdinière. Ce dernier ne portait pas la prestigieuse casaque écarlate à croix et galons blancs sous son manteau. Il mit pied à terre dans la cour, frappa à la porte selon le code convenu – trois fois, une fois, trois fois – et regarda autour de lui en attendant que l’on réponde. Au loin, une vyverne hurla. Peut-être une vyverne sauvage, comme il n’en existait plus guère en France, si ce n’est dans les régions reculées du royaume. Plus probablement une vyverne dressée, montée par un messager royal ou un éclaireur de l’un ou l’autre des régiments qui se rassemblaient autour de Paris avant de faire route vers la Champagne, en prévision d’une prochaine campagne contre la Lorraine. Quelqu’un, enfin, entrouvrit la porte. C’était Coupois, l’hôtelier, qui montrait tout à la fois une couronne de cheveux roux, un teint bistre et une mine anxieuse. — Tout est prêt ? demanda La Houdinière. — Oui, messire. L’hôtelier ignorait à qui il s’adressait, même s’il ne doutait pas d’avoir affaire à quelque grand seigneur impliqué dans quelque dangereuse intrigue. Cela, bien sûr, l’inquiétait. Mais l’appât de l’or s’était avéré le plus fort quand – sans dire qui il était ni qui il servait – La Houdinière était venu en fin de matinée pour inspecter les lieux, donner de strictes consignes et laisser une avance importante. Coupois savait seulement que l’on avait choisi le Cerf doré afin d’accueillir une rencontre sinon clandestine, du moins confidentielle. — Des messieurs, déjà, vous attendent, dit-il. Ils sont en haut, dans la plus grande de mes chambres où, selon vos ordres, j’ai fait mettre une table et des sièges. La Houdinière entra, examina la salle commune plongée dans la pénombre, prêta l’oreille au silence qui régnait dans l’hôtellerie. — Avaient-ils le mot de passe ? s’enquit-il par acquit de conscience. — Bien sûr, répondit l’hôtelier en lorgnant dehors. Sans cela, je n’aurais pas permis qu’ils entrent. Le capitaine des gardes du Cardinal ne put retenir un sourire en imaginant Coupois empêcher La Fargue d’entrer quelque part. — C’est bon, dit-il. Rejoignez votre épouse dans votre chambre et n’en sortez plus. — J’ai préparé une collation et je… — Inutile. Allez vous coucher, monsieur Coupois. Le ton était courtois, mais ferme. — Ils arrivent, dit Almadès en interrompant la conversation de La Fargue et Laincourt. Debout à la fenêtre, mais discrètement en retrait, il observait les alentours du Cerf doré. Toujours aussi laconique, il ajouta : — Quatre cavaliers. L’un d’eux s’avance en éclaireur. Je ne vois pas encore son visage. — Rochefort, supposa le capitaine des Lames. Ou La Houdinière. — La Houdinière. Il vient de mettre pied à terre, indiqua le maître d’armes espagnol. Laincourt le rejoignit pour jeter un coup d’œil dehors. — Le Cardinal attend en selle, dit-il. Les deux autres sont des gentilshommes de sa suite. Je les ai déjà rencontrés au Palais-Cardinal. — Alors pas de Rochefort, fit La Fargue. Sa Pappenheimer au côté, il était vêtu comme à l’ordinaire d’une veste en cuir noir, sans manches, passée sur un pourpoint du même rouge que l’écharpe qui lui serrait la taille. Sa barbe blanche et rase était bien taillée. Mais son visage était marqué, meurtri par son combat à la Renardière et sa chute désespérée dans le vide. Et s’il tentait de n’en rien laisser paraître, il se déplaçait avec difficulté. Son corps le faisait souffrir. — Non, confirma Laincourt. Pas de Rochefort. — Nous servons, lui et nous, le même maître. Et pourtant, je me sens toujours plus à mon aise quand je sais où il se trouve et à quoi il s’emploie. Il est un peu comme un chien féroce que l’on n’aime pas imaginer rôdant en liberté dans le jardin… Arnaud de Laincourt acquiesça, puis tourna la tête vers Saint-Lucq quand celui-ci dit : — Peut-être Rochefort a-t-il trop à faire avec l’Italienne… Le sang-mêlé était allongé sur le lit, dans l’ombre, à l’écart des trois autres. Parfaitement immobile, le chapeau sur les yeux et les doigts croisés sur la poitrine, il semblait somnoler jusque-là. Avec Laincourt et Almadès pour accompagner La Fargue, sa présence était inutile et il le savait. Mais le Cardinal avait exigé qu’il vienne. Il ignorait pourquoi. À l’évocation de l’espionne italienne, La Fargue afficha une moue incertaine. Les Lames étaient sans nouvelles d’Alessandra depuis que Saint-Lucq avait remis la main sur elle. Elle avait ensuite été enfermée à la Bastille, puis secrètement transférée ailleurs. De sorte que si M. de Laffemas l’interrogeait encore, cela ne se passait plus au Châtelet. — Soyez certain, dit Laincourt d’un ton grave, que l’Italienne n’a pas passé plus de deux ou trois nuits dans une geôle. Et si le Cardinal vous tient dans l’ignorance du lieu où elle est détenue, c’est peut-être parce qu’elle n’est détenue nulle part… Saint-Lucq se redressa vivement et pivota pour s’asseoir sur le bord du lit. — Vous supposez qu’elle est désormais libre ? s’étonna-t-il en relevant ses bésicles rouges sur son nez. — Je dis que je ne serais pas étonné de l’apprendre… — Et comment diable ? Laincourt fit un aveu d’ignorance en haussant les épaules. Mais il dit : — L’Italienne ne joue jamais une carte sans en conserver une autre dans sa manche. En retournant à Paris après s’être échappée de la Renardière à la faveur de l’attaque des dracs, elle savait qu’elle courait le risque d’une nouvelle capture. Et je doute qu’elle n’ait pas pris quelques dispositions dans cette éventualité. La Fargue et Saint-Lucq échangèrent un regard tandis que l’ancien espion du Cardinal se perdait dans ses pensées. Almadès, lui, n’avait cessé de surveiller la cour en silence. — Ils entrent, annonça-t-il. Puis il considéra l’horizon où des nuages plus sombres que la nuit s’amassaient. Il vit ainsi les premiers éclairs de l’orage qui, là-bas, s’abattait sur Paris. Penché par la fenêtre d’un troisième étage, Marciac se contorsionnait pour exposer son visage à la pluie bienfaitrice qui, après une trop longue canicule, tombait à verse sur la capitale. Paupières closes, il souriait et respirait à pleins poumons. Le vent qui soufflait et le tonnerre qui grondait ne l’incommodaient pas le moins du monde. — Grand Dieu que c’est bon ! lâcha-t-il. Parfois, il n’est rien de meilleur qu’un orage… — Forte pensée, rétorqua Agnès en l’attirant par le col à l’intérieur. Maintenant, si tu pouvais éviter de trop te montrer… Elle referma la fenêtre. — Pas d’inquiétude, dit le Gascon en s’essuyant la figure de la main. L’hôtelier m’a juré que notre homme ne rentrera pas avant minuit. Il était trempé, débraillé et ravi. — Et qu’en sait-il, ton hôtelier ? demanda la baronne de Vaudreuil. Marciac haussa les épaules d’un air insouciant. — Pas pensé à demander, avoua-t-il. Mais il semblait particulièrement sûr de son fait… Agnès leva les yeux au ciel en faisant « non » de la tête. Elle était vêtue en écuyère – bottes, chausses, chemise blanche, corset sanglé en cuir rouge – et avait noué ses épais cheveux noirs en une longue natte. À son côté pendait une rapière dont la belle élégance avait souvent réservé des surprises mortelles. Le tonnerre gronda et fit trembler les carreaux, en même temps que grincer la charpente. Ils étaient sous les combles. — Et puis, insista le Gascon, il y a Ballardieu qui surveille en bas dans la rue, non ? Ce que la jeune femme dut reconnaître : — Mouais. Il y a Ballardieu qui surveille en bas… Écoute, acquittons-nous de notre tâche et rentrons au plus vite à l’hôtel, veux-tu ? D’ailleurs, nous devrions en avoir déjà fini. — Bien, madame la baronne. Faisant mine de ne pas voir la révérence esquissée par Marciac, Agnès promena son bougeoir devant elle, de manière à s’offrir une vue d’ensemble de la chambre où ils s’étaient discrètement introduits grâce à la complicité vénale du patron. La chambre avait un aspect plutôt minable, à l’image du reste de l’établissement d’ailleurs, une très modeste hôtellerie du faubourg Saint-Jacques. S’y trouvaient un lit, un coffre, une table et un tabouret. L’occupant légitime des lieux avait en outre laissé une grosse sacoche en cuir. Chacun avec sa lumière, Agnès et Marciac se mirent à l’œuvre sans se concerter ni se gêner. Leur mission consistait à vérifier l’un des rares renseignements que l’Italienne avait livré à M. de Laffemas. Selon elle, un émissaire de la reine mère – un certain Guéret – était à Paris pour remettre des documents à la duchesse de Chevreuse. Sur la foi des informations de l’espionne, les Lames pensaient avoir identifié ce Guéret, mais il leur fallait bien vérifier qu’il n’y avait pas erreur sur la personne. — Que cherche-t-on, au juste ? demanda le Gascon agenouillé devant le coffre à vêtements qu’il venait d’ouvrir. L’orage, une fois encore, gronda. Et la pluie qui crépitait contre les tuiles résonnait dans la chambre. Des gouttes, déjà, tombaient d’une fissure au plafond. — Des lettres, répondit Agnès. Des papiers. Tout ce qui pourrait prouver que nous avons affaire à la bonne personne… Mais sans rien prendre ni rien déranger. L’homme ne doit pas se douter le moins du monde que nous l’avons à l’œil… — Aïe ! J’ai bien peur, dit Marciac d’une voix étrangement monocorde, que ce secret ne soit malheureusement déjà trahi… Occupée à fouiller le contenu de la sacoche en cuir, la jeune femme n’écoutait que d’une oreille distraite. — Pardon ? fit-elle après un léger temps. Et relevant la tête, elle vit le Gascon qui bondissait à la poursuite de quelqu’un dans le couloir. Le légitime occupant de la chambre, sans doute. Quoi qu’il en soit, ils ne l’avaient pas entendu revenir à cause de l’orage et, durant quelques battements de cœur, Marciac et lui s’étaient dévisagés sans y croire… … avant qu’un coup de tonnerre retentisse et précipite les événements. Revenue de sa surprise, Agnès pesta et s’élança à son tour en enjambant le lit. Après avoir confié son manteau et son chapeau à La Houdinière, le cardinal de Richelieu – en bottes hautes, chausses et pourpoints de drap gris – ôta ses gants et annonça : — Il me faut être dans une heure au château de Saint-Germain, où je rejoins le roi et la Cour. Aussi, soyons brefs, monsieur de La Fargue. Mon escorte m’attend dans un bois à un quart de lieue d’ici. Almadès et Saint-Lucq ayant rejoint en bas les deux gentilshommes de la suite de Son Éminence, ils n’étaient que quatre – le Cardinal, La Fargue, La Houdinière et Laincourt – au premier étage du Cerf doré, dans une chambre étrangement silencieuse et désolée où flottait une odeur de vieux bois et de poussière. Il y avait, posées çà et là, quelques bougies dont les flammes faisaient danser les ombres et creusaient les visages. Celui de Richelieu n’en paraissait que plus émacié, et son regard n’en semblait que plus pénétrant. — Qu’en est-il du complot que l’Italienne prétendait dénoncer ? demanda le principal ministre. Est-il avéré, selon vous ? Et si oui, que pouvez-vous m’en dire à cette heure ? La Fargue se racla la gorge avant de répondre. — S’il y a bien un point sur lequel l’Italienne n’a jamais varié, monseigneur, c’est celui-là. Il y a un complot, et ce complot menace le trône de France. — En quoi consiste-t-il ? — Nous l’ignorons encore. Mais nous croyons savoir que la Griffe noire en est le maître d’œuvre. Le Cardinal réunit ses doigts en clocher devant ses lèvres fines. — La Griffe noire, dites-vous ? — Oui, monseigneur. — Avec des complicités ? — Oui. Celle de la duchesse de Chevreuse. Et celle de la reine, monseigneur. La Fargue se tut. Un silence s’installa tandis que Richelieu le fixait d’un long regard et ramenait ses doigts en clocher devant ses lèvres fines. Laincourt s’efforça de rester aussi impassible que le capitaine des Lames, mais cela lui coûta et il surprit les signes d’un trouble chez La Houdinière. Indirectement, La Fargue venait d’accuser la reine de trahison. — Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? s’enquit enfin le Cardinal. Non pas des preuves des complicités, mais des preuves du complot ? — Pour ainsi dire aucune, monseigneur. Hormis les documents livrés à nous par l’Italienne et qui attestent que… — Ces documents n’attestent pas grand-chose, monsieur le capitaine, intervint Richelieu d’un ton sévère. Mon maître de magie m’en a donné à lire une première traduction. Ils sont incomplets et bien vagues. À supposer même qu’ils soient authentiques. — De cela, l’Italienne peut témoigner. Qu’on l’interroge. — Impossible. — Impossible, monseigneur ? Mais comment donc ? — Cette femme n’est plus en notre pouvoir, dit le Cardinal d’une voix trop calme pour ne pas être inquiétante. Après vous avoir échappé, lors des quelques heures de liberté dont elle a bénéficié avant d’être reprise, elle est parvenue à faire connaître sa situation à des personnes fort bien intentionnées à son égard… Tandis que Richelieu poursuivait, La Fargue se souvint de ce que Laincourt avait prédit et, du coin de l’œil, il guetta sa réaction. Mais le jeune homme se contentait d’écouter. Les « Ne vous l’avais-je pas dit ? », implicites ou non, n’étaient pas dans sa nature. Restait qu’il avait vu juste et que le jour même où Saint-Lucq avait retrouvé l’Italienne, un émissaire du pape demandait audience au Cardinal pour évoquer le cas de la belle espionne. — La menace était à peine voilée, dit Richelieu. Il fallait qu’elle soit libérée ou accusée et présentée à ses juges, c’est-à-dire à ces messieurs du Parlement qui n’auraient pas manqué de poser des questions et de pousser des hauts cris pour les raisons que vous savez. Aussi, comme il n’était pas dans l’intérêt du roi qu’un scandale éclate et que l’appui de Sa Sainteté pourrait être utile au royaume avant longtemps… La mine sombre, La Fargue acquiesça. La France n’attendait plus qu’un prétexte pour faire la guerre à la Lorraine, qui était un bastion catholique aux portes d’un Saint-Empire déchiré par la guerre. — Mais tout cela importe finalement assez peu, reprit le Cardinal. Mme de Chevreuse est de ce complot, me dites-vous ? Eh bien, il n’en sera bientôt plus question. Je puis en effet vous dire que la duchesse sera arrêtée sous peu, et pour des motifs avérés. — Lesquels, monseigneur ? — Pour trahison, indiqua Richelieu avec un geste de la main signifiant qu’il n’en dirait pas plus sur ce sujet. D’autres, tout aussi prestigieux que la Chevreuse par la naissance, le rang ou la fortune, seront également inquiétés. Des procès d’exception seront instruits. Des condamnations seront prononcées. Et des têtes tomberont. La Fargue fronça le sourcil. Il craignait de comprendre. — M’ordonnez-vous d’abandonner, monseigneur ? — Rien ne doit compromettre le succès de l’affaire que je viens d’évoquer. — Mais, monseigneur… — Il s’agit d’une affaire d’État, monsieur le capitaine. — Un complot contre le roi n’en est-elle pas une autre ? — Un complot fantomatique. — Un complot dont l’Alchimiste est le maître d’œuvre ! s’emporta La Fargue. Le silence s’abattit comme la lame du bourreau. La Fargue avait haussé le ton et le Cardinal, qui pourtant pardonnait beaucoup au vieux gentilhomme, s’était figé en même temps que ses yeux s’éclairaient soudain d’un éclat encoléré. Laincourt retint son souffle et vit le capitaine des Lames, embarrassé, prendre une grande inspiration. — Je… Je prie humblement Votre Éminence de bien vouloir excuser mon emportement. Richelieu attendit, puis son regard s’apaisa et il dit : — L’Alchimiste, oui, bien sûr… Ce nom doit vous évoquer de bien mauvais souvenirs, monsieur le capitaine… — En effet. — Je comprends donc votre… égarement. Et je le pardonne volontiers. — Monseigneur, dit La Fargue d’une voix posée, déjouer ce complot, c’est d’abord protéger le roi. Mais c’est aussi, peut-être, infliger un coup terrible à la Griffe noire en tuant ou capturant l’Alchimiste. — Et c’est également prendre le risque de compromettre le fruit de longues et patientes investigations contre certaines des plus éminentes personnalités du royaume. Tout peut échouer si vous inquiétez la duchesse ou ses complices par vos menées. — Il est question de mettre l’Alchimiste hors d’état de nuire, monseigneur. Semblable occasion ne se représentera sans doute pas avant longtemps. — J’en suis bien conscient. Cependant, vous chassez à courre et lancez seulement vos chevaux, alors que je pose mes rets depuis longtemps. Et si vous et moi ne chassons pas exactement le même gibier, vous pourriez fort bien effrayer le mien en pistant le vôtre. Or vous ne poursuivez peut-être qu’une ombre, pour le comble. La Fargue se tut. Quel autre argument aurait-il pu avancer ? Richelieu connaissait tous les faits, tous les enjeux, tous les risques, toutes les réalités secrètes qui allaient l’amener à prendre, seul, une décision sans doute lourde de conséquences. Le Cardinal s’accorda le temps de la réflexion, puis dit : — Soit, monsieur le capitaine. Puisqu’il en va peut-être de la vie du roi, employez-vous à déjouer le complot qui le menace. Cela vous mènera possiblement à l’Alchimiste, qui est un ennemi de France et dont il vous faudra donc vous assurer… Le capitaine des Lames voulut remercier mais Richelieu leva l’index pour signifier qu’il n’avait pas fini. Et en effet : — Cependant, je n’ignore pas que cet ennemi de la France est aussi le vôtre depuis cette tragédie à La Rochelle. Que cela n’obscurcisse pas votre jugement. Soyez prudent et discret. Interdisez-vous le moindre faux pas. N’agissez pas à la légère et n’allez surtout pas, par quelque maladresse, irrémédiablement compromettre les procès qui s’annoncent… La Fargue acquiesça. Le Cardinal, cependant, poursuivait : — Cela étant dit, je pose deux conditions. La première est que vous me teniez informé de vos projets ainsi que de vos succès comme de vos échecs. — Certainement, monseigneur. — La seconde est que vous dépêchiez Saint-Lucq à mon service. Si elle laissa La Fargue de marbre, cette demande – qui, en fait, était une exigence – surprit Laincourt. Mais elle confirma à ses yeux le statut particulier du sang-mêlé au sein des Lames. D’ailleurs, leur appartenait-il vraiment ? Les autres semblaient le considérer comme le meilleur d’entre eux. Cependant, là où ils manifestaient volontiers une certaine fierté de servir sous les ordres de La Fargue, lui adoptait à leur marge la pose du mercenaire d’exception qui reste par choix et peut partir demain. En outre, Laincourt savait qu’après la dissolution des Lames, Saint-Lucq était le seul que le Cardinal avait continué à employer à des missions secrètes. Cela ne pouvait être anodin. — Toutes les Lames servent à la discrétion de Votre Éminence, monseigneur, dit La Fargue. — Bien, fit Richelieu en se levant et en acceptant l’aide de La Houdinière pour passer son manteau. Je me fie à vous, La Fargue. Mais il faut que vous sachiez que le temps vous est compté. La duchesse de Chevreuse donnera bientôt un grand bal à Dampierre. C’est au lendemain de ce bal qu’elle sera arrêtée, en même temps que tous ceux qui se sont compromis dans ses intrigues, et ce partout en France. Le roi le veut, car ainsi la chute de la duchesse suivra immédiatement son triomphe… Le Cardinal s’interrompit en songeant que cette décision était bien dans la nature, parfois sournoise et cruelle, de Louis XIII. Posément, il mit ses gants. — Une dernière chose, monsieur le capitaine. Le roi est très attaché au succès de cette… affaire de Chevreuse. Il en suit avec attention les lents développements depuis plusieurs mois, et s’impatiente. Il ne saurait donc tolérer que la duchesse échappe à son bras justicier, quand bien même cela adviendrait parce qu’il aura fallu préserver Sa Majesté d’un complot… Avant de coiffer son chapeau, Richelieu planta son regard acéré dans celui de La Fargue et ajouta : — Me comprenez-vous, monsieur le capitaine ? Et savez-vous bien ce que peut être l’ingratitude des princes ? — Eh merde ! lâcha Marciac en voyant le fuyard sauter d’un toit sur un autre par-dessus une ruelle. Ignorant si Agnès le suivait de près ou de loin, il ne ralentit pas l’allure, bondit à son tour et, dans le noir, se reçut comme il put de l’autre côté. Il jura encore en manquant perdre l’équilibre : — Merde ! Et reprit la poursuite sous une pluie battante… … en espérant de tout cœur courir après Guéret, agent de la reine mère dépêché auprès de la duchesse de Chevreuse. Pourvu que l’Italienne n’ait pas menti. Pourvu qu’ils ne se soient pas trompés de chambre à l’auberge. Pourvu que ce type soit le bon. Rien n’était certain, cependant. En découvrant deux inconnus fouiller ses affaires, l’autre, certes, n’avait pas appelé et avait aussitôt pris ses jambes à son cou. Et maintenant il courait comme s’il avait le diable aux trousses sur des toits trempés, en pleine nuit d’orage, au risque de se rompre le cou. Pas franchement l’attitude de quelqu’un qui a la conscience tranquille. Mais n’empêche. Si ce gars n’était pas Guéret, Marciac était en train de faire une jolie boulette… Essoufflé, trempé, le visage frappé par une mitraille de grosses gouttes, il ralentit un instant et chercha le fuyard du regard. Il aperçut sa silhouette à la faveur d’un éclair. L’inconscient n’avait pas faibli. Il courait toujours et parut bondir au-dessus d’un obstacle d’importance. Sentant la colère le gagner, le Gascon reprit la poursuite et faillit découvrir, en basculant dedans, quel était l’obstacle en question. Il s’arrêta in extremis au bord du vide. Cette fois, il ne s’agissait pas de franchir une venelle. Ni une rue. Mais une petite cour qui était comme un puits ténébreux. — Merde de merde ! s’exclama un Marciac furieux. Faire le tour, cependant, revenait à laisser l’autre filer. De même qu’attendre trop longtemps. Le Gascon hésita. Recula de quelques pas en maudissant tout à la fois sa propre personne, un sort contraire et les imbéciles qui se carapatent par les toits en pleine nuit sous un déluge. Prit une grande inspiration. Se maudit encore. Et s’élança. Marciac moulinant des bras et battant des jambes, le saut ne fut pas d’une grande beauté. Mais il fit franchir cinq mètres d’obscurité caverneuse à son auteur et lui permit d’atterrir sur l’arête d’un toit pentu. Les choses, ensuite, se gâtèrent. Le toit était donc pentu. Il était également ruisselant, c’est-à-dire extrêmement glissant. Et la plupart de ses tuiles ne demandaient qu’à se déloger. Tel un fildefériste dans une bourrasque, Marciac oscilla en agitant les bras sur une jambe, sur l’autre… — Oh, merde… Après quoi il bascula et, sur les fesses, de plus en plus vite, dévala la pente du toit en emportant les tuiles qui ripaient sous ses talons. — Merde-merde-merde-merde-merde-merde-merde… Puis vint le vide. — MEEEEEEEEEERDE ! Des planches vermoulues ralentirent sa chute avec fracas, une bonne couche de foin l’amortit, et le rude contact avec le sol d’une étable la conclut enfin. Marciac se fit mal, jura sur le mode que l’on sait et, toujours très en colère, roula sur le côté en grimaçant. Ce qu’il n’aurait sans doute pas fait s’il avait su qu’il mettrait ainsi le nez dans la… — Merde. Le cœur d’Agnès bondit dans sa poitrine quand elle vit Marciac tomber. — NICOLAS ! À son tour elle franchit la petite cour d’un bond, se reçut mieux que le Gascon, réussit prudemment à s’approcher du rebord. — NICOLAS ! appela-t-elle d’une voix inquiète. NICOLAS ! — Suis là. Tout en bas. — RIEN DE CASSÉ ? — Crois pas, non. — COMMENT TE PORTES-TU ? Signe de bonne santé, la nature bouillonnante du Gascon prit alors le dessus : — ADMIRABLEMENT ! lança-t-il. JAMAIS GASCON NE PASSA MEILLEURE SOIRÉE ! MAIS VEUX-TU BIEN TE LANCER AUX BASQUES DE L’AUTRE ACROBATE, OUI ? Définitivement rassurée, Agnès s’écarta du bord du toit et se redressa. Sous l’orage et profitant des éclairs, elle scruta les environs, ne vit pas le fuyard, prit une direction au hasard. Elle doutait de pouvoir le rattraper jamais. Même si elle avait su par où aller, l’autre avait désormais trop d’avance. Un peu plus loin, au détour d’une énorme cheminée, Agnès se retrouva à dominer un large carrefour. Celui qu’elle recherchait n’était visible sur aucun des toits alentour. Fin de la poursuite. À regret, elle allait rebrousser chemin quand son regard tomba dans la rue. Et là, faiblement éclairé par l’une des grosses lanternes qu’on laissait brûler à de trop rares endroits de la capitale, l’homme gisait inanimé sur le pavé, cinq étages plus bas, baignant dans une flaque sombre que la pluie criblait. Ils chevauchaient au pas dans la nuit, sur la route qui les menait vers Paris et l’orage. La Fargue et Laincourt allaient devant. Almadès suivait, attentif et silencieux. Le vieux gentilhomme n’avait pas ouvert la bouche depuis qu’ils avaient quitté le Cerf doré peu après le départ du Cardinal, de son escorte et de Saint-Lucq. Il paraissait absorbé dans ses pensées et Laincourt avait préféré respecter son mutisme. Lui aussi, d’ailleurs, était assez préoccupé. Autour d’eux, l’obscurité était immense et l’orage grondait au loin telle la colère d’un dieu ancien. — C’était à La Rochelle, dit soudain La Fargue sans détourner le regard du chemin. Il y a cinq ans, durant le siège de 1628. Nous nous étions, quelques Lames et moi, les autres étant occupées en Lorraine, nous nous étions mêlés aux assiégés pour accomplir les missions que vous devinez… — Capitaine, je… — Non, Laincourt. Il importe que vous compreniez et je vous sais homme à garder un secret. Aussi, ne m’interrompez plus, voulez-vous ? — Soit. — Je vous remercie… Pour l’essentiel, il s’agissait de récolter des renseignements et, à la nuit, de les porter jusqu’à nos lignes. Le Cardinal était ainsi informé de l’état des défenses rochelaises, de l’imminence et de l’ampleur des secours anglais, de la réalité de la disette qui sévissait dans les murs, des mouvements d’opinion de la population, des difficultés que rencontraient les édiles… Nous nous livrions aussi, à l’occasion, à des activités de sabotage. Et plus rarement, nous éliminions des traîtres ou des agents étrangers. La Fargue se tourna vers Laincourt et lui demanda : — Mais cela, vous le saviez déjà, n’est-ce pas ? — Oui. Acquiesçant pour lui-même, le capitaine des Lames modifia légèrement sa position en selle afin de soulager son dos douloureux. — Nous étions à notre affaire. Dans le même temps, le siège tournait en la faveur des armées royales depuis que la digue construite par le Cardinal interdisait aux navires de gagner ou de quitter le port… Puis, un soir que je rencontrai secrètement Rochefort, il m’annonça que l’Alchimiste était à La Rochelle. Que venait-il y faire ? Ma nouvelle mission était précisément de le découvrir et, si possible, de m’emparer de lui. Je m’y employai avec zèle car la renommée de l’Alchimiste ainsi que le mystère entourant sa personne étaient déjà immenses. Il était un ennemi de la France et sa venue à La Rochelle ne pouvait être anodine : quelque chose d’important se préparait… La Fargue s’interrompit et, retenant une grimace, fit jouer une épaule qui l’élançait. Après sa chute dans les fossés de la Renardière, Marciac — qui avait failli devenir médecin — l’avait ausculté sans lui découvrir quoi que ce soit de cassé. Mais le capitaine des Lames, aussi solide et endurant qu’il soit malgré son âge, n’était pas indestructible et se remettait de plus en plus difficilement des épreuves physiques qu’il s’infligeait. — J’appris bientôt que l’Alchimiste devait se rendre à un rendez-vous. Avec qui, je l’ignorais. Mais je savais où et quand, aussi préparai-je un guet-apens. Et ce faisant, je me jetai droit dans le piège que l’Alchimiste nous tendait. Le regard de La Fargue se perdit. Il reprit : — Je suis aujourd’hui convaincu que la mission de l’Alchimiste était, précisément, de nous démasquer et de nous mettre hors d’état de nuire. — Vous soupçonnait-on ? — Non. Mais les coups que nous portions aux Rochelais trahissaient l’existence d’un groupe de combattants clandestins… — Alors l’Alchimiste fit en sorte que la police du Cardinal apprenne qu’il était à La Rochelle, n’est-ce pas ? Afin que vous en soyez informé à votre tour et que vous vous efforciez de le prendre. — Oui, c’est cela. Conscient de sa valeur, il fit de lui son propre appât et nous débusqua ainsi sans mal. Un plan simple et efficace. Un plan brillant. Tout l’art, le plus souvent, consiste à faire croire à l’adversaire qu’il mène le jeu… (Le vieux gentilhomme, comme soudain rattrapé par les ans, secoua lentement la tête.) Ce fut un désastre. L’un de nous, Bretteville, périt dans l’embuscade. Et un autre, Louveciennes… — … trahit et s’enfuit. Il vit aujourd’hui en Espagne, où il est le riche comte de Ponteverda. Le capitaine des Lames acquiesça gravement avant d’ajouter : — Cette même nuit, la digue céda. Bientôt, des vivres et des secours anglais arrivèrent par la mer à La Rochelle. Le roi comprit qu’il ne pourrait plus l’emporter par les armes sans ruiner le royaume et il chargea le Cardinal d’entamer des négociations. Pour ne pas avoir à justifier nos agissements durant le siège, celui-ci nous désavoua : il affirma que nous agissions sans ordre de mission et qu’il ignorait jusqu’à notre existence. Pour les Lames, ce fut le déshonneur. Et bientôt la fin, puisque le Cardinal nous renvoya. — Jusqu’à dernièrement. — Oui. Jusqu’à dernièrement… La Fargue se tut. Laincourt l’imita mais une question le hantait. Une question qu’il n’osait poser, mais que le capitaine des Lames devina : — Posez-la-moi. — Je vous demande pardon, capitaine ? — La question. Posez-la-moi. Le jeune homme hésita, puis : — Comment savoir ? s’entendit-il demander. Comment savoir si vous ne poursuivez pas cette mission pour vous venger de l’Alchimiste ? Comment savoir si vous ne préférerez pas vous faire justice, plutôt que de bien servir le roi et la France ? Derrière, Almadès tendit l’oreille. La Fargue sourit tristement. — On ne peut pas, répondit-il. Faubourg Saint-Jacques, Agnès revint vers l’hôtel sous une pluie toujours battante, par des rues désertes que les éclairs noyaient sporadiquement de lumière crue. La jeune baronne était trempée et furieuse, marchait d’un pas vif, un tortillon de cheveux tombé devant l’œil. Elle rencontra bientôt Marciac et Ballardieu. Ils allaient dans la même direction qu’elle, le vieux soldat soutenant le Gascon qui boitait. Ballardieu baissa le regard en voyant Agnès. — Alors ? fit-elle à l’intention de Marciac. — Cheville tordue. Très douloureux… Et l’autre ? Perdu ? — Mort. — Tu l’as… — Non ! … Il est tombé et s’est fracassé le crâne. — Alors nous avons un problème. — Comme tu dis. La jeune femme se tourna vers Ballardieu et, glaciale, lui indiqua où était le cadavre. Puis elle ordonna : — Débarrasse-toi du corps dans la Seine. Mais déshabille-le avant et rends-le méconnaissable. Et conserve tous ses vêtements. — Oui, Agnès. Le vieux soldat s’éloigna sans demander son reste. L’ayant remplacé, Agnès soutint Marciac et, lentement car le Gascon pesait son poids et ne pouvait aller que clopin-clopant, ils prirent le chemin de l’auberge. — Il n’y est peut-être pour rien, dit Marciac. Agnès sut qu’il parlait de Ballardieu et répondit : — Il aurait dû nous prévenir que l’autre arrivait. C’était son rôle. Et je suis convaincue qu’il a bu… Le Gascon ne trouva rien à rétorquer sur ce sujet. Mais après quelques mètres sous le déluge, il lâcha : — La Fargue ne va pas être content, n’est-ce pas ? — Oh, que non ! Ils venaient de perdre la seule piste susceptible de les mener à la duchesse de Chevreuse, à l’Alchimiste et au complot contre le roi. 2 La pluie dura après l’orage et ne cessa qu’au lever du jour. Paris se réveilla toute fraîche et comme ragaillardie. Dire que la capitale était propre serait exagéré, car il aurait fallu un déluge biblique pour emporter les immondices qui s’accumulaient dans ses rues et ôter la boue infecte qui collait à son pavé. Mais le plus gros avait été lavé et les Parisiens, au réveil, apprécièrent d’être enfin soulagés de la poussière et de la puanteur des derniers jours. Il leur parut ainsi que les coqs chantèrent plus vaillamment et que le timbre des cloches était plus clair ce matin-là, tandis que la ville encore toute luisante s’irisait sous les premiers rayons du soleil. — Mort, répéta La Fargue d’un ton qui n’augurait rien de bon. Guéret… est mort. Le jardin étant encore trempé, ils s’étaient réunis dans la grande salle d’armes de l’hôtel de l’Épervier. L’ambiance était tendue. Et même les Lames qui n’avaient rien à se reprocher n’en menaient pas large. Seul Almadès, légèrement à l’écart pour garder la porte, restait parfaitement impassible. — Oui, capitaine, confirma Agnès. Marciac, Ballardieu et elle ne s’étaient pas changés depuis la veille. Leurs vêtements avaient séché sur eux et ne leur donnaient pas fière allure, sans parler de leurs cheveux emmêlés, de leurs traits tirés par la fatigue et de leur embarras manifeste. Ballardieu, plus particulièrement, affichait une mine contrite. — Comment ? demanda La Fargue. — Guéret nous a surpris dans sa chambre, expliqua Marciac. Il était assis et son pied, débotté, reposait sur un tabouret. — Et le tuer vous a paru être une bonne idée ? — Non ! se défendit le Gascon. Il s’est enfui par les toits. Nous l’avons poursuivi et il s’est malencontreusement fendu le crâne en tombant. — Malencontreusement. C’est le mot en effet… Et d’où vient que Guéret vous a surpris ? Personne ne montait la garde ? Agnès et Marciac échangèrent un regard embarrassé. Ballardieu fixa le plancher devant lui. — Si, dit le vieux soldat. Moi. — Et tu n’as pas vu l’homme revenir… — La faute à la nuit, intervint le Gascon. Et à la pluie, à l’orage. — Et au vin, n’est-ce pas ? enchaîna La Fargue. — Oui, avoua Ballardieu. Je ne suis rentré qu’un instant pour acheter une bouteille et… Le capitaine des Lames tonna : — FOUTRE DE L’IVROGNE ! AS-TU SEULEMENT IDÉE DE CE QUE TON INCONSÉQUENCE NOUS COÛTE ? Ballardieu se tut. Un épais silence se fit. Après un moment, La Fargue se leva et alla à une fenêtre. Elle était ouverte sur le jardin encore tout humide, où le feuillage du châtaignier achevait de goutter sur la vieille table. Les mains dans le dos, il prit le temps de recouvrer son calme. Puis, toujours tourné vers le jardin, il lâcha d’une voix apaisée : — Des témoins ? — Aucun, répondit Agnès. Et l’aubergiste se taira. — Le corps ? — Jeté méconnaissable et nu dans la Seine. Avec les grosses eaux de l’orage, il ne sera jamais trouvé. — Ses effets ? — Ses bagages et les vêtements qu’il portait, tout est ici. Par-dessus son épaule, La Fargue regarda la table que la jeune femme désignait. Y étaient posés le petit coffre de voyage, la grosse sacoche et les habits encore humides de Guéret. Des papiers, trouvés dans le double fond du coffre, étaient également étalés. Leprat, silencieux, les consultait. — Il y a là, dit-il, des lettres cachetées, une carte de la Lorraine, une autre de la Champagne, des faux passeports, des billets à ordre… Ajoutez à cela des monnaies françaises, espagnoles et lorraines, et vous obtenez tout ce que l’on peut s’attendre à trouver en possession d’un espion qui, si j’en crois les indications portées sur les cartes, est passé par la Lorraine avant de traverser la Champagne pour gagner Paris. — Et les lettres ? s’enquit Marciac en tendant le cou pour voir depuis son fauteuil. — Il y a en a deux, adressées l’une et l’autre à la duchesse de Chevreuse. La première émane de Charles IV. La seconde est de son frère, le cardinal de Lorraine. La troisième est de l’ambassadeur d’Espagne en Lorraine. Comme de juste, je ne les ai pas ouvertes. Nancy était la capitale du duché de Lorraine, dont Charles IV était le souverain. Riche, située aux portes du Saint-Empire et défendue par l’une des plus formidables places fortes d’Europe, la Lorraine suscitait la convoitise de la France. Les rapports entre Louis XIII et son « cousin » lorrain étaient en outre exécrables, le duc semblant s’employer à tout faire pour exaspérer le roi et défier son autorité. À deux reprises, déjà, les armées royales avaient marché sur Nancy pour contraindre Charles IV à respecter ses traités. Et chaque fois le Lorrain avait promis sans tenir. Son palais continuait ainsi à accueillir somptueusement les factieux, comploteurs et autres adversaires de Louis XIII. Un temps bannie de France, la duchesse de Chevreuse avait été de ceux-là. — Et c’est là tout ? demanda Agnès. — Ma foi, s’étonna Leprat, cela ne me semble déjà pas si mal, à moi… Même La Fargue considéra la jeune baronne avec circonspection. Plaisantait-elle ? — Bien évidemment, expliqua-t-elle, ces passeports, ces cartes, ces lettres ne comptent pas pour rien. Mais Guéret était envoyé par la reine mère à la duchesse de Chevreuse, n’est-ce pas ? Elle les regarda tous avec insistance, comme si une évidence leur échappait. Et le capitaine des Lames, le premier, comprit où elle voulait en venir. — Dans tout cela, dit-il en désignant les documents qui encombraient la table, il n’y a rien de la reine mère à l’intention de la Chevreuse… — Tout juste. La reine mère n’a tout de même pas dépêché l’un de ses agents pour qu’il aille prendre trois lettres en Lorraine et les porte ensuite à la duchesse, non ? … Es-tu bien sûr d’avoir tout passé en revue, Antoine ? Leprat considéra les effets exposés devant lui. — Mais je le crois, oui… — Même les vêtements que portait notre homme cette nuit ? hasarda Marciac. — Euh… Agnès aida le mousquetaire et, ensemble, ils trouvèrent une enveloppe en cuir dans la doublure du pourpoint de Guéret. Comme elle était fermée par une lanière de tissu cachetée, ils hésitèrent et consultèrent La Fargue du regard. Celui-ci acquiesça d’un air grave, après quoi ils brisèrent la cire. L’enveloppe contenait une lettre, ainsi que plusieurs feuillets manuscrits qu’Agnès survola en manifestant un étonnement grandissant. — Il s’agit d’un pamphlet, dit-elle. Il y est question de la reine, de son incapacité à donner naissance à un héritier et de l’intention qu’aurait le roi de la répudier pour ce motif. L’auteur affirme que le roi a déjà communiqué avec Rome sur cette matière, et qu’il sera bientôt en mesure de se choisir une nouvelle épouse… Tous restèrent un moment incrédules. Après dix-huit ans de mariage, la reine Anne d’Autriche n’était toujours pas mère. Elle avait subi plusieurs fausses couches et, depuis quelque temps, il lui fallait supporter le désamour et l’indifférence de son époux. Louis XIII, en effet, ne partageait plus guère son lit. Restait que la répudiation de la reine provoquerait un vif émoi dans le royaume et un possible scandale à la Cour. Mais, surtout, elle constituerait un casus belli avec Madrid, Anne étant la sœur du roi d’Espagne. — Pensez-vous qu’il y ait quelque chose de vrai là-dedans ? demanda Agnès. — Qui sait ? répondit La Fargue. Et si l’on y croit, qu’importe ? — Ce texte était sans doute destiné à être imprimé clandestinement à Paris, nota Leprat. Et à faire florès. — Afin de provoquer des désordres ? demanda Marciac. — Ou afin de provoquer une émotion assez grande en Europe pour embarrasser le roi et l’obliger préventivement à renoncer à ce projet… — Ce serait cela, le complot de l’Italienne contre le roi ? s’étonna la baronne de Vaudreuil. À d’autres ! — Non, intervint La Fargue. Il se prépare autre chose que cela. Mais qu’il soit véridique ou pure invention et calomnie, ce pamphlet n’en est pas innocent pour autant. Je crois que nous avons mis la main sur ce que la reine mère, depuis Bruxelles, voulait faire parvenir à la duchesse de Chevreuse. —Et la lettre contient sans doute des consignes particulières. — Je l’ouvre ? demanda le mousquetaire en levant la missive qui accompagnait le manuscrit. — Oui, fit La Fargue. Il y avait, dans une armoire en fer du Palais-Cardinal, toute une collection de sceaux volés ou contrefaits. Celui de la reine mère était du nombre. Leprat décacheta et ouvrit la lettre. — Nous avons un problème, dit-il aussitôt. Cette lettre est codée. À son arrivée à l’hôtel de l’Épervier, Arnaud de Laincourt croisa une chaise à porteur qui, escortée par Ballardieu, sortait en emmenant Marciac. Le spectacle étonna l’ancien espion, qui s’écarta et répondit vaguement au salut que le Gascon lui adressa de la main. — Je pars me reposer de mes blessures aux Petites Grenouilles, lui lança l’autre. Passez me visiter à l’occasion ! On vous y fera bon accueil ! Laincourt regarda la chaise passer la porte sans mot dire, puis il vit La Fargue marcher d’un pas vif vers l’écurie et Almadès qui, déjà, attendait en tenant deux chevaux sellés par la bride. — Monsieur ! appela-t-il. Le capitaine des Lames s’arrêta. — Oui, Laincourt ? — Auriez-vous un instant à m’accorder ? — Un bref instant, alors. Je m’en vais porter au Palais-Cardinal les documents que nous avons trouvés en possession de Guéret. — L’avez-vous capturé ? La Fargue songea qu’il gagnerait du temps à informer Laincourt dès maintenant. — Suivez-moi, lui dit-il après avoir indiqué, d’un signe, à Almadès de patienter. Ils entrèrent par la porte la plus proche, qui était celle de la cuisine. Les deux hommes s’assirent et, ayant prié Naïs de sortir, le vieux gentilhomme mit Laincourt au courant de tout. Ce dernier écouta très attentivement, acquiesçant parfois et enregistrant chaque détail. — Une chose est sûre, affirma-t-il enfin, ce pamphlet est bien dans la manière de la reine mère. Bannie du royaume et réfugiée à Bruxelles, Catherine de Médicis, épouse de Henri IV et mère de Louis XIII, était une vieille femme aigrie qui ruminait sa colère d’avoir été brutalement écartée du pouvoir par son fils aîné au profit de Richelieu. Elle intriguait, rêvait de vengeance et fondait tous ses espoirs sur son autre fils, Gaston d’Orléans, dit « Monsieur », qu’elle voyait bien arriver sur le trône. — C’est juste, reconnut le capitaine des Lames. — Et cette lettre chiffrée, voulez-vous bien me la montrer ? — Sauriez-vous la lire ? — Peut-être. J’ai naguère été l’un des secrétaires au chiffre du Cardinal. Laincourt prit la lettre que La Fargue lui tendait et la parcourut rapidement des yeux. Le texte consistait en un pavé - sans ponctuation ni retour à la ligne — de symboles empruntés pour la plupart à l’alchimie. L’ancien espion du Cardinal esquissa un sourire. — Il s’agit d’un chiffre fort simple. Chaque signe vaut pour une lettre, et c’est là presque tout. — Vous pouvez affirmer cela d’un coup d’œil ? demanda La Fargue en gratifiant le jeune homme d’un regard admiratif. Mais l’autre n’écoutait pas. — Peut-être certains signes valent-ils pour des mots d’un emploi fréquent. Ou pour certaines personnes. Mais rien de plus savant que cela… Tenez, remarquez que ce signe revient souvent. Sans doute la lettre «a» ou «e», si le texte est en français. Et celui-là. Il est redoublé plusieurs fois, ce qui indique une consonne : « r », «s» ou «t», par exemple… Les yeux brillants, Laincourt manifestait une excitation qui n’était pas coutumière chez ce jeune homme d’ordinaire si réfléchi et réservé. — Un instant, dit-il. Et sans attendre, il se leva, attrapa sur le manteau de la cheminée le petit cahier que Naïs utilisait pour faire ses courses, en déchira une page, revint s’asseoir et, avec une mine de plomb, entreprit de retranscrire la lettre codée. Son regard allait d’un feuillet à l’autre, tandis que sa main écrivait prestement, comme animée d’une vie propre. Lèvres pincées et mâchoires serrées, les traits de son visage étaient tendus par la concentration. — Cela sera plus facile que je n’osais l’espérer, dit-il. — Pourquoi ? — Parce que je connais ce chiffre. La Fargue découvrait chez Laincourt des talents qu’il lui ignorait, et dont il mesurait l’importance. Quelques minutes s’écoulèrent dans un silence fébrile, troublé seulement par le frottement de la mine sur le papier. — Et voilà ! déclara soudain le jeune homme en poussant la lettre et son déchiffrement vers La Fargue. Peut-être peinerez-vous à me lire, mais vous ne serez pas en retard au Palais-Cardinal. Il était presque essoufflé mais ne manifestait ni fierté, ni même satisfaction. Souriant, le capitaine des Lames se carra sur sa chaise et considéra Laincourt de l’œil admiratif et amusé de qui vient de se faire berner par un étonnant numéro de prestidigitation. — Vous vouliez tout à l’heure que je vous accorde un peu de mon temps, dit-il après un moment. Pour quelle raison ? — J’ai le moyen d’approcher de la Chevreuse. — Comment ? Le jeune homme parla alors du chevalier de Mirebeau, de son offre et du billet qui lui ouvrait les portes de l’hôtel de Chevreuse. — Et vous vous proposez de profiter de ce billet, conclut La Fargue. — Oui. Le vieux gentilhomme réfléchit un moment, pesant le pour et le contre. — Soit, fit-il après un moment. Mais soyez des plus prudents. — C’est entendu. — Ouvrez l’œil et tendez l’oreille, mais le plus naturellement du monde. Souvenez-vous des ordres du Cardinal : nous ne devons à aucun prix prendre le risque d’éveiller la suspicion de la duchesse. N’écoutez pas aux portes, ne lorgnez pas par les trous de serrures et gardez-vous des questions par trop indiscrètes. — Bien. — Et surtout méfiez-vous de la duchesse de Chevreuse. Vous ne seriez pas le premier qu’elle perdrait… La Fargue venait de retrouver Almadès qui patientait dans la cour avec leurs deux chevaux, lorsqu’un carrosse entra par la porte cochère que Guibot, boitant sur sa jambe de bois, venait prestement d’ouvrir. — Qui arrive ? demanda le capitaine des Lames. Avez-vous entendu qui s’est annoncé au guichet ? — Non, avoua le maître d’armes espagnol. Mais il est rare que M. Guibot se hâte autant. Tirée par un bel attelage, la voiture s’arrêta devant eux et ils comprirent l’empressement de leur concierge en voyant le marquis d’Aubremont en descendre. Homme d’honneur et de devoir, ce dernier portait l’un des noms les plus respectables et les plus respectés de France. Mais il était aussi le dernier ami que La Fargue avait en ce monde. gé comme lui d’une soixantaine d’années, il portait encore beau, avait le cheveu gris, l’air digne et le geste mesuré. Le capitaine des Lames et lui échangèrent une chaleureuse accolade. Ils ne s’étaient pas vus depuis que le marquis avait enterré son fils aîné. — Mon ami, dit La Fargue dont les yeux pétillaient de joie contenue. Si vous saviez le plaisir que… — Merci, mon ami, merci… Je suis, moi aussi, très heureux de vous revoir. Ils étaient jadis trois inséparables : La Fargue, d’Aubremont et Louveciennes. Compagnons et frères d’armes, ils avaient combattu ensemble durant la guerre civile et religieuse qui ensanglantait alors le royaume, puis ils avaient aidé le «Béarnais» à conquérir le trône de France et devenir Henri IV. À la mort de son père, d’Aubremont avait été appelé par les devoirs familiaux qu’un grand nom impose. Vingt ans plus tard, cependant, le premier de ses fils, qui était alors chez les mousquetaires du roi, devait suivre Leprat et rejoindre les Lames. Esprit rebelle et aventureux, le jeune homme s’était éloigné de son père et avait pris le nom d’une modeste seigneurie que possédait sa mère, celle de Bretteville. Et ce n’est qu’après l’avoir recruté que La Fargue apprit qu’il était l’aîné de son vieil ami. — Pardonnez-moi d’arriver de la sorte, dit d’Aubremont. Mais je ne pouvais écrire ce que j’ai à vous dire… — Qu’y a-t-il ? s’inquiéta aussitôt le capitaine des Lames. — Entrons, voulez-vous ? Épuisée par une nuit blanche particulièrement mouvementée, Agnès était montée se coucher dans sa chambre. Elle s’était glissée avec délice sous un drap frais et, déjà somnolente, avait vaguement entendu un carrosse entrer dans la cour. Puis elle avait fermé les yeux et il lui sembla qu’elle venait tout juste de s’endormir quand on frappa à la porte. — Madame… Madame ! C’était Naïs, dont la voix lui parvenait depuis le couloir, à travers les brumes d’un sommeil contrarié. Dans son oreiller, Agnès articula quelque chose qui se mua fort heureusement en un grognement indistinct, car ce n’était guère poli et certainement pas digne d’une baronne de Vaudreuil. — Madame… Madame… Il faut venir, madame… — Laissez-moi dormir, Naïs… — Vous dormiez ? — Pardi ! La timide Naïs dut hésiter, car il s’ensuivit un moment de silence durant lequel Agnès nourrit le vain espoir d’avoir gagné. — Mais M. de La Fargue vous réclame, madame ! … Il vous attend. Et il n’est pas seul… — Est-il avec le roi de France ? — Euh… non. — Le pape ? —Non. — Le Grand Turc ? — Non plus, mais… — Alors je dors. Agnès se retourna dans son lit, étreignit son oreiller, poussa un long soupir de contentement et laissa un vague sourire se dessiner sur ses lèvres tandis qu’elle s’abandonnait de nouveau au sommeil. Mais Naïs annonça d’une petite voix : — Il est avec le marquis d’Aubremont, madame. La Fargue et d’Aubremont étaient dans le cabinet particulier du capitaine des Lames. Achevant, en dévalant l’escalier, de nouer la lanière de cuir qui retenait sa lourde chevelure noire, Agnès s’empressa de les rejoindre. Elle s’accorda cependant une pause devant la porte, le temps de vérifier sommairement sa mise et de prendre une inspiration. Puis elle frappa, entra, salua le marquis qu’elle connaissait, s’assit à l’invitation de La Fargue et attendit. Celui-ci, d’un léger signe de tête, indiqua à son ami qu’il pouvait parler. — Madame, je suis venu aujourd’hui demander aide et conseil à M. de La Fargue qui, après m’avoir écouté, pense que vous pourriez m’être secourable. — Mais certainement, monsieur. Agnès avait le plus profond respect pour ce gentilhomme honnête et droit, pour ce père que le sort avait frappé d’autant plus cruellement que son fils avait été tué avant qu’ils aient l’occasion de se réconcilier. Comme toutes les Lames, elle se sentait redevable de quelque chose envers lui. — Il s’agit de mon fils… Agnès s’étonna. Le marquis évoquait-il Bretteville ? — De mon fils puîné, devrais-je dire. De François, le chevalier d’Ombreuse. — Ne sert-il pas chez les Gardes noirs ? — Si fait, madame. Les Gardes noirs étaient l’une des compagnies de chevau-légers les plus prestigieuses du royaume. Le roi l’entretenait à ses frais alors qu’elle n’appartenait pas à sa maison militaire, mais il en nommait les officiers. Ces gentilshommes triés sur le volet servaient les Sœurs de Saint-Georges, les fameuses châtelaines. Ils étaient la garde de ces religieuses dont les mystérieux rituels, depuis deux siècles, défendaient la France et son trône contre les dragons. Vêtus de noirs, ils les protégeaient, les escortaient et accomplissaient, à l’occasion, des missions dangereuses. — Mais voilà, reprit d’Aubremont. Mon fils a disparu et je ne sais si je dois le croire mort ou vivant à ce jour. La jeune baronne de Vaudreuil adressa un regard concerné à La Fargue, qui lui dit : — Il y a trois semaines, le chevalier est parti en expédition avec quelques escadrons de sa compagnie. À l’en croire, il devait se rendre en Alsace, avec un possible détour par la Rhénanie. L’Alsace n’étant pas française, Agnès se dit que cette expédition consistait soit en une mission d’escorte, soit en une opération militaire clandestine. Mais même sans cela, la région était dangereuse. La guerre y faisait rage. Impériaux et Suédois s’y disputaient les villes, tandis que des bandes mercenaires écumaient les campagnes. — François ne m’en a pas dit plus, précisa le marquis. Comprenant qu’il était tenu au secret, je ne lui posai aucune question. Sans doute, d’ailleurs, m’en avait-il déjà dit plus qu’il ne devait… Mais je devinai précisément à cela que l’affaire était d’importance et qu’elle lui causait un grand souci. Et je compris l’exactitude de mon soupçon lorsque j’appris que, la veille de son départ, François avait longuement prié sur la tombe de son frère… Sentant l’émotion le gagner, d’Aubremont se tut. — Depuis, enchaîna La Fargue, le chevalier n’a donné aucune nouvelle. Et pour ce qui est des démarches que le marquis a dernièrement entreprises auprès des Sœurs de Saint-Georges, elles n’ont mené à rien. On ne lui répond pas. Ou très évasivement. — Ce sont toujours les mêmes portes closes, les mêmes silences et les mêmes mensonges, dit d’Aubremont d’une voix vibrante de colère contenue. Car je sais que l’on me ment. Ou qu’à tout le moins, l’on me cache quelque chose… Or n’ai-je pas le droit de savoir ce qu’il est advenu de François ? Agnès fixa dans les yeux ce vieux gentilhomme qui avait déjà perdu un fils et craignait pour le second. — Si, dit-elle. Vous en avez le droit. — Bien sûr, indiqua le capitaine des Lames, il ne servirait à rien de faire appel au Cardinal… — … puisque la mère supérieure générale des châtelaines est sa cousine, acheva la jeune baronne. — Et quant à en référer directement au roi… — En dernier recours seulement ! décréta le marquis. Les rois doivent être servis, et non sollicités. Et d’ailleurs, que lui dirais-je ? Un silence se fit. Agnès se tourna vers La Fargue qui, sans l’obliger à rien, attendait qu’elle prenne sa décision. — Monsieur, dit-elle au marquis, je ne puis rien vous promettre. Mais j’ai gardé de mon noviciat quelques connaissances chez les Sœurs de Saint-Georges. J’irai les voir et peut-être obtiendrai-je les réponses que vous souhaitez. D’Aubremont lui adressa un sourire de sincère reconnaissance. — Merci, madame. — Cependant, ne nourrissez pas de trop grands espoirs car je ne… — Il me suffirait de savoir mon fils en vie, madame. Il me suffirait seulement de savoir mon fils en vie… Sitôt après le départ du marquis d’Aubremont, Agnès réclama qu’on lui selle un cheval. Elle devait en effet se hâter si elle souhaitait arriver à destination avant la nuit. La Fargue la rejoignit dans l’écurie tandis qu’André achevait de préparer Vaillante, la jument préférée de la jeune et fougueuse baronne. — Je sais qu’il t’en coûte, Agnès. Ils se tenaient côte à côte et regardaient sans vraiment le voir le palefrenier qui s’affairait. La jeune femme acquiesça légèrement. — Je sais qu’il t’en coûte de renouer ainsi avec les Dames blanches, reprit La Fargue. Et je voulais t’en remercier. Parce qu’elles ne portaient que du blanc, les « Dames blanches » étaient l’un des sobriquets donnés aux Sœurs de Saint-Georges. On les appelait également les « Sœurs châtelaines » d’après la fondatrice de leur ordre, sainte Marie de Chastel. — Inutile de me remercier, capitaine. — Bien sûr, le marquis ne peut se rendre compte de la faveur que tu lui fais mais… — Les Lames lui doivent bien de lui rendre ce service, ne croyez-vous pas ? — Certes. Dans la cour, l’un des chevaux qu’Almadès tenait par la bride s’ébroua. — Je dois me rendre au Palais-Cardinal dès à présent, annonça La Fargue. Fais bonne route, Agnès. — Merci, capitaine. Je serai rentrée demain. La duchesse de Chevreuse était née Marie de Rohan-Montbazon. En 1617, à quinze ans, elle avait épousé Charles de Luynes, marquis d’Albert. De vingt-deux ans son aîné, Luynes jouissait alors de la faveur du roi et accumulait charges, richesses et honneurs en dépit d’une intelligence médiocre. Bientôt nommée surintendante de la maison de la reine, la jeune, belle et joyeuse marquise de Luynes sut plaire à Anne d’Autriche, qui déjà s’ennuyait. Entre elles, une amitié sincère grandit, cependant que le roi commençait déjà de délaisser son épouse et jugeait que Marie exerçait sur elle une influence mauvaise. Il est vrai que la surintendante n’était guère farouche et goûtait volontiers les plaisirs. Et tandis que son mari devenait duc et connétable, elle devenait la maîtresse du dernier fils du duc de Guise, Claude de Lorraine, prince de Joinville et duc de Chevreuse. Luynes mourut en 1622, lors d’une campagne militaire dans le Midi contre les huguenots. Marie avait alors vingt et un ans. Exposée à l’hostilité de Louis XIII, elle conserva néanmoins ses fonctions auprès de la reine. Mais un soir, elle l’entraîna par jeu à courir dans le Louvre. Anne d’Autriche tomba et, deux jours plus tard, fit une fausse couche. Cette perte tragique provoqua la colère du roi. Il prononça la disgrâce de la jeune veuve et la chassa de la Cour. En dépit des convenances, Marie épousa le duc de Chevreuse quatre mois à peine après la mort de Luynes. Louis XIII s’était opposé à cette union. Mais la loyauté du duc, son passé militaire glorieux et son appartenance à la maison de Lorraine poussèrent le roi à lui pardonner et, bientôt, à autoriser la duchesse à rejoindre la suite de la reine. Elle commença alors l’une des plus célèbres carrières d’intrigante — et d’amoureuse — de l’histoire de France. En l’espace de seulement quelques années, elle poussa la reine dans les bras de Buckingham et y réussit presque. S’opposa au mariage de Gaston, frère du roi, avec Mlle de Montpensier. Participa à une conspiration contre le Cardinal qui échoua de justesse. S’impliqua dans une autre contre le roi et fut sauvée par son statut de princesse étrangère. Condamnée à se retirer sur ses terres, elle s’enfuit en Lorraine et, sans renoncer aux plaisirs, complota encore. Après le siège de La Rochelle, l’Angleterre négocia la paix et intercéda en faveur de la duchesse. Elle revint donc en France après un an d’exil, tout auréolée d’une gloire sulfureuse, trentenaire mais non assagie. Elle eut cependant assez de chance ou de cervelle pour ne pas être de la révolte qui, fomentée durant l’été 1632 dans le Languedoc, vit la victoire des troupes royales et la condamnation à mort du duc de Montmorency. À Paris, la duchesse de Chevreuse habitait un magnifique hôtel, rue Saint-Thomas-du-Louvre, entre le Louvre et les Tuileries. Remaniée par l’un des plus célèbres architectes de son temps, cette splendide demeure était composée d’un corps central entre deux pavillons carrés, d’où partaient les ailes encadrant la cour. Celle-ci était fermée par une aile basse, dans laquelle s’ouvrait un portail monumental orné de pilastres et de sculptures. Les ailes latérales accueillaient les locaux indispensables à la vie d’une grande maison : cuisines, offices, communs, écuries, remises. Le corps central, lui, abritait les appartements et les « salles », pièces sans affectation particulière qui se suivaient en enfilade et restaient vides le plus souvent. À l’arrière, une terrasse dominait un magnifique jardin. L’hôtel de Chevreuse était un véritable palais où la duchesse donnait des fêtes superbes et volontiers licencieuses. Il était aussi un foyer d’intrigues dans lequel Arnaud de Laincourt venait, cet après-midi-là, de pénétrer. — Entrez, monsieur ! Entrez ! lança Mme de Chevreuse d’une voix enjouée. Laincourt hésita un bref instant, puis il ôta son feutre et franchit la porte qu’on venait de lui ouvrir. La pièce où on l’admettait dépendait des appartements de la duchesse. Les meubles, les parquets, les lambris, les tentures, les boiseries dorées, les plafonds peints, les bibelots, les tableaux, tout y était du meilleur goût et témoignait d’un luxe inouï. L’air était parfumé. L’atmosphère, elle, était fébrile. Femmes de chambre et dames d’atour, en effet, s’activaient en un ballet virevoltant dont la duchesse était le centre. Assise devant un miroir que l’on tenait pour elle, elle tournait le dos à la porte et donnait des instructions précises dont elle vérifiait immédiatement les effets dans son reflet. Il s’agissait d’ajouter une touche de rouge ici, un rien de poudre là, d’arranger quelques mèches qui ne tombaient pas à la perfection, d’apporter un autre collier et de changer, à la réflexion, ces boucles d’oreilles qui décidément n’allaient pas. Se croyant oublié, Laincourt cherchait un moyen discret de rappeler sa présence quand Mme de Chevreuse, toujours de dos, dit : — Il faut me pardonner, monsieur, car je vous reçois bien mal. — Madame, si je suis importun… — Du tout, monsieur ! Du tout ! … Restez. Laincourt resta donc, et attendit. La grande affaire était désormais d’incliner parfaitement le chapeau de la duchesse, touche finale d’un rituel dont le jeune homme ne pouvait que deviner l’importance et auquel il assistait avec un certain embarras. — L’on m’a dit grand bien de vous, monsieur. — Oui ? — Cette idée vous déplairait-elle ? — Non pas, madame. Mais ignorant qui me tient en assez bonne estime pour… — Eh bien, il y a d’abord le duc. Mais il est vrai que mon époux juge favorablement tout ce qui vient de Lorraine comme lui. Vous êtes lorrain, n’est-ce pas, monsieur ? — En fait, je… — Oui, oui… Néanmoins, c’est M. de Châteauneuf qui loua surtout vos mérites… Charles de L’Aubespine, marquis de Châteauneuf, était le garde des Sceaux du royaume, soit l’un des plus éminents personnages de l’État après le roi et le cardinal de Richelieu. — … M. de Châteauneuf est de mes excellents amis. Le saviez-vous ? Sur ces mots, et après un ultime coup d’œil dans le miroir, la duchesse se leva et se retourna vers Laincourt. Il fut aussitôt frappé par sa beauté, par sa chevelure fauve, par son teint laiteux, par le parfait ovale de son visage, par l’éclat de ses yeux et la perfection de sa bouche carmine. Elle avait de surcroît un air d’audace joyeuse qui était, pour les sens, une provocation. — Mais je dois partir, dit-elle comme à regret. Voilà déjà une demi-heure que la reine m’a fait savoir qu’elle souhaitait me voir au Louvre… (Elle lui tendit sa main à baiser.) Revenez ce soir, monsieur. Ou plutôt non, revenez demain. Demain, c’est cela. À la même heure. Vous pourrez, n’est-ce pas ? Laincourt voulut répondre mais elle l’avait déjà planté sur place. Elle disparut par une porte, abandonnant le jeune homme dans un nuage de poudre et de parfum, exposé aux regards un rien moqueurs des femmes de chambre… De retour du Palais-Cardinal, La Fargue trouva Leprat qui s’entraînait seul dans la salle d’armes. Le mousquetaire s’appliquait particulièrement à faire des fentes pour assouplir une cuisse blessée un mois plus tôt et qui restait quelque peu engourdie. En bottes, chausses et chemise, il transpirait, ne se ménageait pas, poussait parfois un assaut imaginaire, puis reculait en position et reprenait l’exercice. Il s’interrompit en voyant son capitaine qui entrait. — J’ai à te parler, Antoine. — Entendu. — Dans mon cabinet, je te prie. Essoufflé, Leprat acquiesça, rengaina sa rapière blanche, attrapa une serviette pour s’essuyer la nuque et le visage tandis que La Fargue passait dans son cabinet particulier. Il l’y rejoignit en achevant d’enfiler son pourpoint et, le front encore humide, demanda : — Qu’y a-t-il, capitaine ? — Assieds-toi. Le mousquetaire obtempéra et attendit. Assis à son bureau, le vieux gentilhomme parut choisir ses mots, puis demanda : — Ta cuisse ? — Elle m’élance encore, mais c’est tout. — Ce combat contre les dracs nous a rudement éprouvés, pas vrai ? s’amusa La Fargue d’un ton un peu forcé. — Ah, ça ! confirma Leprat. Un silence se fit, s’étira… Jusqu’à ce que le capitaine des Lames lâche gravement : — J’ai une mission à te confier, Antoine. Une mission particulièrement dangereuse que tu seras libre de refuser dès que je te l’aurai exposée. Je le comprendrais. Tout le monde le comprendrait… Plus intrigué qu’inquiet, le mousquetaire plissa les paupières. — Mais lis d’abord ceci, dit La Fargue en lui tendant un feuillet manuscrit. — Qu’est-ce ? — Le déchiffrement de la lettre codée trouvée sur Guéret. Leprat fronça le sourcil en lisant les pattes de mouche de Laincourt. La lettre commençait par les salutations que Catherine de Médicis adressait à la Mme de Chevreuse. Puis, dans un style ampoulé, la reine mère assurait la duchesse de son amitié et souhaitait le succès de toutes ses entreprises, dont « certaines affaires lorraines ». Elle prétendait vouloir aider sa « très chère amie » et, pour ce faire, elle mettait à sa disposition un gentilhomme français sans fortune, « homme dévoué et capable qui saura vous rendre de grands services ». Il s’agissait du porteur, Guéret, dont la reine mère faisait un portrait physique assez précis. Elle précisait que l’homme irait d’abord en Lorraine, puis qu’il serait à Paris et qu’il attendrait chaque soir au Glaive de bronze, une opaline au doigt, ainsi qu’il avait été déjà convenu. La reine mère achevait sa lettre en indiquant la précarité de sa situation financière, dont elle ne se plaignait pas pour elle-même mais pour celles et ceux qui l’avaient suivie dans son exil. Venaient enfin les formules d’usage. — Alors ? demanda La Fargue. Que t’en semble ? Leprat fit la moue. — Cette missive ne méritait guère d’être chiffrée. — Certes. Mais que nous dit-elle de Guéret ? Le mousquetaire réfléchit et, pour s’aider, parcourut une nouvelle fois la lettre des yeux. — D’abord qu’il est bien un agent de la reine mère, dit-il. Ensuite… Ensuite que la duchesse de Chevreuse ne le connaît pas puisque la reine mère le lui décrit. — Très juste. Leprat, alors, comprit : — Or le portrait de ce Guéret est aussi le mien… — Oui. Pieds et torse nu, Marciac soulevait légèrement le rideau afin de voir la rue sans être vu. Derrière lui, dans la chambre, Gabrielle s’était rhabillée et achevait de se coiffer près d’un lit en désordre. Après un après-midi de passion amoureuse et de tendresse complice, il lui faudrait bientôt laisser le Gascon. Elle était la propriétaire et la gérante des Petites Grenouilles, un établissement dont les jeunes et accortes pensionnaires vivaient d’une activité essentiellement nocturne. Les premiers clients ne tarderaient pas arriver. — Que guettes-tu donc ? demanda-t-elle en piquant une dernière épingle dans ses cheveux blond vénitien. Si elle était belle, l’attrait qu’elle exerçait tenait moins à sa beauté qu’à son élégance naturelle. Elle avait du charme et du chien, et sa prestance en imposait volontiers aux deux sexes. On pouvait la trouver froide et hautaine, surtout lorsque la colère éclairait ses yeux bleu roi et qu’un masque glacial tombait sur son visage. Mais Marciac connaissait ses doutes, ses craintes et ses failles. Car elle était à la fois la seule femme qu’il aimait et la seule qu’il ne se sentait pas obligé de séduire. Même Agnès devait encore repousser ses assauts à l’occasion. — Mmh ? fit-il d’un air distrait. — Je te demande ce que tu guettes, dit Gabrielle. — Rien. Il avait visiblement la tête ailleurs et elle savait qu’il lui mentait. À vrai dire, elle savait même ce qu’il observait. Ou plutôt qui. Ce dont elle s’étonnait, en revanche, était le peu de temps qu’il avait fallu aux soupçons de Marciac pour s’éveiller. Il avait dû se rendre compte de quelque chose dès son arrivée, car ils n’avaient guère quitté le lit depuis. Elle voulut lui faire penser à autre chose. — Depuis quand es-tu rentré à Paris ? — Quelques jours… — Tu aurais pu me rendre visite plus tôt, au lieu d’attendre d’être blessé. Marciac avait une cheville bandée. Elle était encore douloureuse mais ne l’empêchait plus de poser le pied par terre. S’il ne la sollicitait pas trop et s’accordait une bonne nuit de repos, il pourrait marcher presque normalement dès le lendemain. Et il n’y paraîtrait plus le jour suivant. — Désolé, lâcha-t-il. Je n’étais pas libre de mon temps. Gabrielle se leva. Un sourire malin aux lèvres, elle s’approcha du Gascon, l’enlaça tendrement par-derrière et posa le menton sur son épaule. — Menteur, lui murmura-t-elle à l’oreille. On t’a vu chez la Sovange. Mme de Sovange tenait, dans le faubourg Saint-Jacques, rue de l’Arbalète, une maison de jeu assez renommée. Ce fut au tour de Marciac de vouloir changer de sujet de conversation. — Connais-tu ce particulier, là, sous l’enseigne à la tête de chien ? Celui avec le chapeau en cuir. Elle jeta à peine un coup d’œil à l’homme qu’il désignait. — Jamais vu, dit-elle en s’écartant du Gascon. Ensuite, elle ajouta depuis la porte : — Habille-toi, et viens saluer les grenouilles. Elles n’auront de cesse de réclamer après toi tant que tu ne l’auras pas fait. — Entendu. Gabrielle sortit, laissant un Marciac convaincu qu’elle lui cachait quelque chose concernant le chapeau en cuir. S’intéressant de nouveau à la rue, il le vit qui échangeait quelques mots avec un nouveau venu, puis s’éloignait tandis que l’autre restait. Cela eut raison des derniers doutes que pouvait nourrir le Gascon. Un homme qui fait le pied de grue tout un après-midi au même endroit peut être un désœuvré ou un importun. Mais lorsqu’il est relevé en début de soirée, c’est qu’il monte la garde. Seul dans sa chambre, penché au-dessus de sa bassine, Leprat releva son visage dégoulinant d’eau fraîche et se considéra dans le miroir. Il était torse nu et portait déjà les chausses et les bottes d’un autre, lequel flottait mort dans la Seine à cet instant. Le reste de sa tenue — un chapeau, une chemise, un pourpoint à la doublure recousue et une rapière d’acier dans son fourreau — attendait sur son lit. Leprat fixa son reflet d’un regard dur. Il avait accepté la mission que La Fargue lui avait proposée, à savoir infiltrer le parti clandestin de Mme de Chevreuse en se faisant passer pour Guéret, l’agent que la reine mère avait envoyé à la duchesse depuis Bruxelles. Comme il ignorait presque tout de celui qu’il était censé incarner, l’affaire était risquée. Guéret était un gentilhomme français sans fortune, soit. Et sans doute avait-il suivi la reine mère quand, écartée du pouvoir et humiliée, elle avait préféré quitter le royaume. Mais ceci mis à part ? Leprat, en fait, n’avait pour lui qu’une certaine ressemblance physique avec celui dont il prétendait usurper l’identité. Cette ressemblance, cependant, ne tromperait pas quelqu’un ayant déjà croisé Guéret. Or le mousquetaire savait qu’il mourrait sans doute sous la torture s’il était démasqué… Bah…, philosopha-t-il intérieurement en se penchant de nouveau pour s’asperger le visage d’eau. Si personne ne te tue aujourd’hui, tu sais ce qui s’en chargera demain… Sur son dos, la ranse étalait une large tâche violacée et rugueuse. La maladie progressait. Elle l’emporterait un jour et l’affaiblissait déjà, comme en témoignait cette blessure à la cuisse qui tardait à vraiment guérir. Combien de temps te reste-t-il ? se demanda Leprat. Et surtout, combien de temps pourras-tu encore garder ce secret ? Il se redressa et esquissa un triste sourire à son intention. Ce secret qui te ronge… L’expression n’avait jamais été aussi bien trouvée. Agnès arriva en début de soirée. L’abbaye était située dans une campagne paisible, loin des routes fréquentées, entourée des champs, bois et fermes dont elle tirait son revenu. En selle, la jeune baronne prit le temps d’observer depuis une hauteur les beaux bâtiments et les silhouettes blanches et voilées évoluant derrière les murs d’enceinte. Les souvenirs de son noviciat chez les Sœurs de Saint-Georges affluèrent. Puis elle piqua légèrement des talons tandis qu’une cloche appelant à la prière sonnait dans le crépuscule. Elle fut bientôt admise à attendre dans le cloître où elle resta seule, exposée aux regards curieux et aux chuchotements des religieuses qui passaient. Elle savait d’expérience quel petit monde était une abbaye et à quelle vitesse les nouvelles s’y propageaient. Nul doute que son nom circulait et qu’il se murmurait déjà qu’elle avait demandé à rencontrer la mère supérieure. Se souvenait-on d’elle, ici ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, la question de connaître le motif de sa visite devait être sur toutes les lèvres… Assez satisfaite de l’effet que sa présence et sa tenue d’écuyère en armes provoquaient, en particulier sur quelques novices qui chahutaient un peu pour la guetter de derrière des colonnes, Agnès s’obligea à rester impassible et patienta. Un sévère raclement de gorge suffit cependant à rappeler les adolescentes à l’ordre, puis l’entrée en scène de la mère supérieure acheva de les disperser rapidement. gée d’une soixantaine d’années, la mère Emmanuelle de Cernay était une femme énergique au visage volontaire et au regard franc. Deux sœurs dans son sillage, elle gratifia Agnès d’un sourire tendre, la serra dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues. La jeune femme répondit avec la même chaleur à ces démonstrations d’affection. — Marie-Agnès ! Il y a si longtemps que nous ne nous étions vues… Et ta dernière lettre date d’il y a plus d’un mois ! — Les Lames se sont reformées, ma mère. — Vraiment ? Quand cela ? — Il y a environ un mois, en fait. — Je l’ignorais… Toujours sous les ordres de ce vieux gentilhomme ? — Le capitaine La Fargue, oui. — Et tu es contente ? — Ma foi…, répondit Agnès avec un sourire un rien coupable. — Alors c’est bien, c’est bien… Mais ne va pas hériter d’un coup d’épée qui te ferait regretter de ne pas avoir pris le voile ! — Il faudrait que cela soit un très, très mauvais coup d’épée, ma mère… L’abbesse prit Agnès par le bras et elles marchèrent sous la galerie du cloître. Hochant la tête d’un air résigné, la vieille femme dit : — Les intrigues. Les cavalcades. Et même les coups d’épée… Tu as toujours aimé cela, Marie-Agnès… — Et les garçons. Vous oubliez les garçons, ma mère. La mère supérieure gloussa. — Oui. Et les garçons… Sais-tu que le lierre du mur nord est encore appelé le « lierre d’Agnès », par certaines anciennes ? — Je ne l’ai pourtant pas grimpé si souvent… — Disons plutôt que tu n’as pas été attrapée chaque fois… Toujours discutant, elles quittèrent le cloître pour un jardin à l’entrée duquel la mère supérieure fit signe à ses suivantes de s’arrêter. Et une fois qu’Agnès et elle se furent un peu éloignées, elle lui confia : — L’une des deux m’espionne. J’ignore laquelle. Mais que veux-tu ? La supérieure générale continue à se défier de moi. Après toutes ses années… La mère Emmanuelle avait naguère dirigé les Sœurs de Saint-Georges. Mais à la suite de sombres menées, elle avait été évincée par l’actuelle supérieure générale, qui se trouvait être de la famille de Richelieu. Depuis, l’ordre était un instrument plus ou moins avoué de la politique du Cardinal, au grand dam de Rome. Le concordat de Bologne, cependant, en donnant au roi la nomination aux bénéfices majeurs, lui réservait la désignation des abbesses et abbés. — Mais que puis-je pour toi, Marie-Agnès ? Car j’imagine que tu n’es pas venue m’annoncer que tu souhaitais achever ton noviciat… La jeune baronne sourit en songeant qu’elle avait été très près de prendre le voile, puis elle parla des inquiétudes du marquis d’Aubremont, de sa démarche auprès des Lames et de la promesse qu’elle lui avait faite. La mère supérieure réfléchit un instant. — Une expédition en Alsace, me dis-tu ? … Oui, il me semble avoir entendu parler de cela. Elle avait pour but, je crois, la destruction d’un puissant dragon. Et comme de juste, une louve menait la traque. Il existait, au sein des châtelaines, un petit nombre de sœurs d’exception qui, grâce à une dispense papale, maniaient aussi bien la magie que l’épée pour lutter contre la menace draconique. On les surnommait les « louves » parce que le quartier général était dans un château de Saint-Loup, non loin de Poitiers. Mais aussi et surtout parce qu’elles étaient des chasseresses solitaires et impitoyables. Si Agnès avait failli prononcer ses vœux, c’était pour devenir une louve. — Mais j’ignore les détails de cette affaire, poursuivit la mère Emmanuelle. Et plus particulièrement, j’ignore quelle issue cette expédition a eue… Mais si tu le souhaites, je puis me renseigner et t’informer bientôt de mes découvertes. — Merci, ma mère. — Cependant… Cependant, méfie-toi, Marie-Agnès. La supérieure générale saura bientôt les raisons de ta venue, et je doute qu’elle voie d’un bon œil que tu te mêles des affaires de l’ordre… Rue Saint-Thomas-du-Louvre, dans le cabinet de magie du splendide hôtel de Chevreuse, l’homme se pencha pour examiner le portrait peint que lui montrait la duchesse. Grand, maigre et livide, il semblait avoir cinquante-cinq ans. Il portait une docte robe noire et un béret en tissu, noir également, à bord crénelé et retroussé. — Voyez, maître, dit Mme de Chevreuse. Il était son maître de magie et exerçait sur elle une insidieuse mais immense influence. Elle croyait qu’il s’appelait Mauduit, était d’origine italienne, avait passé de longues années à étudier et pratiquer les arts occultes à l’étranger. La vérité était qu’il était un dragon ainsi qu’un agent de la Griffe noire. Tandis qu’il étudiait le portrait à la lueur d’une bougie, la duchesse servit deux petits verres d’une liqueur dorée au parfum entêtant. Lorsqu’il entendit tinter le cristal et sentit l’odeur de la jusquiame, les narines de l’Alchimiste s’évasèrent et une lueur d’envie éclaira fugitivement son regard gris acier, en même temps qu’une pointe de langue rose glissait sur ses lèvres. Mais il reprit le contrôle de lui-même, réussit à masquer une envie qui devenait un besoin, et ce fut d’une main qui ne tremblait pas qu’il accepta - comme distraitement, sans détacher ses yeux de la peinture — le verre tendu. Il y trempa les lèvres exsangues et contint un frisson de plaisir qui l’obligea à fermer les paupières. — Il faudra bientôt que vous me fassiez de nouveau parvenir de cette délicieuse jusquiame lorraine, dit Mme de Chevreuse. — Mais certainement, madame. — Me direz-vous enfin un jour qui vous la fournit ? — Madame, que serait un maître de magie sans quelques secrets ? Elle sourit, se leva, fit quelques pas dans la pièce en promenant un regard indifférent sur les livres de magie et les divers objets alchimiques et ésotériques qui étaient exposés. Après quoi elle demanda : — Alors ? Que pensez-vous de ma trouvaille ? Je puis vous assurer que ce portrait est des plus fidèles… L’Alchimiste des Ombres fit la moue. — Précisément, madame. Cette jeune femme est bien trop jolie. Elle ne trompera personne. La duchesse s’attendait à cette réaction et avait préparé un effet. Souriante, elle exhiba une petite pièce de carton découpée comme un loup de théâtre, pièce qu’elle posa sur le portrait. — Et maintenant, maître ? Le maître de magie regarda de nouveau la peinture et ne put retenir une réaction de surprise. — Admirable ! …, lâcha-t-il. (Puis une ombre passa sur son visage.) Mais la taille ? La silhouette ? — Elles correspondent en tout, le rassura Mme de Chevreuse. — De même que les cheveux… Et où se cache cette merveille ? — Elle est ici, chez moi, depuis quelques jours. Je vous la présenterai bientôt, à l’occasion d’un dîner que je donne. — Mais sera-t-elle capable de… — Je réponds d’elle. — À la condition qu’elle accepte. — Que peut-on refuser à une reine ? … L’Alchimiste esquissa l’un de ses rares sourires, lesquels semblaient toujours cruels. — Oui, bien sûr…, dit-il. Reste qu’il va falloir intriguer pour permettre à votre protégée de rejoindre l’entourage de la reine. Comment espérez-vous y parvenir ? — Par le marquis, répondit la duchesse avec une pointe d’agacement. Ou par mon époux le duc… Nous verrons. — Le temps presse, madame. Si tout n’est pas prêt pour le grand bal que vous donnerez bientôt à Dampierre… — Je le sais fort bien, monsieur. Je le sais fort bien… Encore un peu de jusquiame ? Il y avait déjà une heure que Leprat attendait. Une épée ordinaire au côté, il portait les vêtements et les bijoux de Guéret, dont une bague ornée d’une belle opaline qu’il avait glissée à son auriculaire gauche. Il avait bien sûr remisé sa rapière d’ivoire et la chevalière en acier des Lames, de même que tout ce qui pouvait compromettre sa fausse identité. En souhaitant que cela suffise. Car s’il ne faisait à peu près aucun doute que la duchesse de Chevreuse ne connaissait par Guéret, il en allait peut-être autrement des gens qui l’entouraient et la servaient. Une fois encore, il promena son regard sur la salle commune de la taverne. Assis au bout d’une table, il ne cachait pas l’opaline à son auriculaire mais se gardait de la montrer trop ostensiblement, afin d’éviter les ennuis. Sans être un coupe-gorge, le Glaive de Bronze n’était pas très bien fréquenté. Situé à l’écart du faubourg Saint-Jacques, à moins d’un quart de marche de l’auberge où Guéret était descendu, l’établissement était affranchi des taxes et règlements parisiens. Le vin y était donc moins cher, et l’on servait après le couvre-feu tous les soirs de la semaine, jusqu’à minuit. Tous les soirs de la semaine sauf la veille, où le patron, parti enterrer un proche à Tours, avait fermé. Leprat l’avait appris en écoutant la conversation de deux habitués. Et voilà au moins qui expliquait comment Guéret était rentré plus tôt que prévu et avait surpris Agnès et Marciac dans sa chambre. Une fermeture exceptionnelle l’avait donc indirectement tué. La vie et la mort tiennent parfois à peu de chose, songea Leprat. Jouant distraitement avec l’opaline qui était son signe de reconnaissance, il ne réagit pas lorsque le gentilhomme qui venait de s’asseoir à côté de lui, lui demanda sans le regarder : — Avez-vous fait bon voyage depuis les Flandres ? — J’arrive de Lorraine. — Avez-vous pris garde à ne pas être suivi ? — Depuis Nancy ? — Le Cardinal a des yeux et des oreilles partout. Leprat jeta un coup d’œil à son interlocuteur. Mince et blond. La moustache et la royale bien taillées. Élégant dans un pourpoint beige, mais sans ostentation. Et l’air sympathique. Le mousquetaire baissa le regard sur les mains du gentilhomme, et celui-ci laissa voir une opaline à son index en disant : — Attendez un peu, puis rendez-vous dans l’arrière-cour. Il se leva aussitôt et sortit, non sans avoir payé le gobelet de vin auquel il n’avait pas touché. Leprat l’imita cinq minutes plus tard. Dans la nuit, il trouva difficilement l’étroit passage voûté qui devait le conduire derrière la taverne. Il n’y voyait goutte et ne connaissait pas les lieux. Son instinct, en outre, lui signifiait que quelque chose ne tournait pas rond. L’avait-on déjà démasqué ? Il songea un instant à renoncer, à rebrousser chemin, à retourner à l’hôtel de l’Épervier. Il persévéra malgré tout. Et tomba assommé sitôt qu’il mit le pied dans la cour. À Paris, chaque maison avait une enseigne. Les boutiques et les tavernes, bien sûr. Mais aussi les habitations, que l’on reconnaissait ainsi, faute de numéro. Ces enseignes servaient à désigner les adresses des commerces et des particuliers : « Rue Saint-Martin, où pend l’enseigne du Coq rouge ». Cela ne valait cependant que pour la roture. Encore réservés à l’aristocratie sous Louis XIII, les hôtels particuliers étaient sans enseigne. Ils prenaient le nom de leur propriétaire, s’ornaient souvent d’armes prestigieuses sur le fronton, et cela suffisait : « Hôtel de Châteauneuf, rue Coquillière ». Ou même : « Hôtel de Chevreuse, à Paris. » Les rues parisiennes étaient donc pavoisées d’innombrables enseignes en bois multicolores qui faisaient la renommée de la capitale et lui donnaient, quand le temps était beau, un air joyeux. Les sujets de ces enseignes étaient variés – saints, rois de France et autres personnages sacrés ou profanes ; outils, armes et ustensiles ; arbres, fruits ou fleurs ; animaux et autres créatures imaginaires – mais ne témoignaient guère, dans l’ensemble, d’une réelle imagination ou d’un goût prononcé du pittoresque. Pour un « Cheval qui pioche » ou une « Vyverne gantée », combien de « Plats d’étain » et de « Lions d’or » ? Le plus étonnant, cependant, était sans doute que les enseignes des boutiques n’évoquaient en rien le commerce qui s’y pratiquait. Point de botte pour les cordonniers, ni d’enclume pour les forgerons. Seules les tavernes étaient tenues de se distinguer par un « bouchon» — une poignée de foin ou fagot de branches nouées. Si elles rendaient bien des services et égayaient notamment un décor urbain souvent sordide, les enseignes n’en représentaient pas moins une nuisance certaine par la faute des boutiquiers qui, pour se faire de la publicité, leur donnaient des dimensions excessives. Les ouvrages de ferronnerie qui les soutenaient s’avançaient parfois d’une toise, soit environ deux mètres. Considérant la largeur d’une rue ordinaire à Paris, cela suffisait à faire qu’une enseigne pende au milieu de la chaussée. En s’ajoutant aux étals et aux auvents, ces enseignes gênaient ainsi la circulation et aggravaient la cohue dans les rues plus commerçantes, qui étaient également les plus passantes. Il y en avait plus de trois cents dans le quartier des Halles. Et presque autant dans la seule rue Saint-Denis. Les carrosses les emportaient. Les cavaliers devaient les éviter. Et les piétons eux-mêmes se cognaient le crâne à ces panneaux de bois bariolés. Le plus souvent par distraction. Mais pas seulement. — Hep ! Se retournant, l’homme vit une tête de singe fondre sur lui, reçut l’enseigne en plein front et partit en arrière tandis que le panneau de bois suspendu continuait sur sa lancée, puis revenait entraîné par un mouvement de balancier. Marciac l’immobilisa alors. Puis il considéra d’un regard tranquille et satisfait celui qui, les bras en croix, gisait inconscient à ses pieds. La scène se déroulait rue Grenouillère dans les premières lueurs de l’aube, et le quartier comme Paris s’éveillait à peine. Marciac rentra en catimini aux Petites Grenouilles. La maison dormait encore car la matinée commençait et les derniers clients, comme souvent, étaient partis à une heure avancée de la nuit. Cela convenait parfaitement au Gascon qui comptait bien retrouver la tiédeur du lit de Gabrielle sans qu’elle s’aperçoive qu’il était sorti. Mais il allait prendre l’escalier, ses bottes à la main, lorsqu’il entendit : — Alors ? Cette cheville ? Il se figea, grimaça en serrant très fort les paupières, ouvrit bientôt un œil, tourna la tête et vit, par une porte restée grande ouverte, Gabrielle assise seule à la table de la cuisine. Elle était de profil par rapport à lui et, très droite, mangeait en regardant fixement devant elle. Un grand châle sur les épaules, elle était en chemise, ni coiffée, ni apprêtée. Et belle, cependant. Le Gascon se résolut à la rejoindre. Il détestait les explications et les reproches mais, cette fois-ci, il n’échapperait ni aux unes, ni aux autres. Traînant les pieds, il se laissa tomber sur une chaise. — Ma cheville va bien mieux, dit-il. Merci. Puis il attendit la volée. — Où étais-tu ? demanda enfin Gabrielle. — Sorti. — Afin d’échanger quelques mots avec Fortain, j’imagine. Marciac fronça les sourcils. — Fortain ? — C’est le nom de l’homme qui surveillait la maison et qui, lui aussi, avait disparu quand je me suis réveillée. Mais tu as, toi, reparu. Cependant que lui… — Donc tu sais. — Qu’ils sont cinq ou six à discrètement surveiller la maison depuis quelques jours ? Oui, je le sais. Le fait, vois-tu, est que je ne suis ni totalement aveugle, ni parfaitement idiote. Même les filles ont eu vent de la chose. Le seul à ne s’être encore aperçu de rien est ce brave Thibault. Thibault, le portier des Petites Grenouilles, était un homme d’un dévouement absolu mais d’une intelligence limitée. Marciac acquiesça. — Soit, admit-il. Mais sais-tu pour qui ces hommes travaillent ? — Oui. Pour Rochefort. Étonné, le Gascon scruta le profil impassible de Gabrielle. Elle ne lui avait toujours pas accordé un regard. — Et d’où sais-tu que Rochefort est derrière tout ça ? — De ce que j’ai reconnu au moins deux de ses sbires. Dont Fortain. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? — Je pourrais te retourner la question… Mais je craignais, moi, que tu ne t’en mêles pour le pire. L’étrange idée, n’est-ce pas ? Embarrassé, Marciac ne sut d’abord que répondre, puis : — Il fallait que je sache, Gabrielle. Il fallait que je m’assure que... — Que Rochefort surveillait ma maison ? Soit. Rochefort surveillait ma maison. Et alors ? Il ne pouvait rien découvrir qu’il ne connaisse déjà. Mais maintenant que tu t’en es pris à l’un de ses hommes, que va-t-il se passer ? Crois-tu qu’il restera sans réaction ? — Je lui parlerai. — Et pourquoi t’écouterait-il, lui qui n’aime guère les Lames et ne prend ses ordres que du Cardinal ? Il ne résistera pas à la tentation de vous atteindre à travers moi. Car tu as deviné que si Rochefort s’intéresse à moi, c’est parce qu’il est à la recherche de la fille cachée de ton capitaine, n’est-ce pas ? Bien sûr, j’ignorais qui elle était lorsque je l’ai accueillie et j’ignore à présent où elle se trouve, mais quelle importance ? Gabrielle se leva, laissant son assiette de fruits et de fromages à laquelle elle avait à peine touché. Elle avait, en fait, surtout creusé du bout des doigts dans la mie d’un quart de miche de pain blanc. Elle resserra le châle sur ses épaules, marcha vers la porte, s’arrêta, se retourna, considéra longuement Marciac. Et enfin dit : — Je vais te demander une chose, Nicolas. — Oui ? — Tu savais. Tu savais avant même de faire un mauvais sort à Fortain que… Il l’interrompit : — Fortain est vivant. Et bien allant. Je ne suis pas un assassin, Gabrielle. Je l’ai seulement entraîné à l’écart pour lui tirer les vers du nez… Elle le crut volontiers. — Mais avant même cela tu savais qu’il était à Rochefort, non ? Et tu savais également pourquoi les Petites Grenouilles étaient surveillées… Marciac réfléchit. Mais quoi qu’il puisse lui en coûter, il détestait mentir à Gabrielle. — Oui, reconnut-il. Je savais. — Alors il ne s’agissait même pas de t’en assurer… Seulement de faire parvenir un message à Rochefort. Afin qu’il comprenne que les Lames et toi ne resteriez pas les bras croisés s’il inquiétait la fille de La Fargue. — La fille de La Fargue et toi, Gabrielle. La fille de La Fargue et toi. Elle le regarda. Il était sincère. — Oui, fit Gabrielle. Et crois-tu m’avoir bien défendue, ce jourd’hui ? Elle quitta la cuisine, alla jusqu’à l’escalier et, de là, lança à Marciac : — Je t’aime, Nicolas. Cependant, je préférerais que tu ne dormes pas ici cette nuit. Elle gagna seule sa chambre. Leprat se réveilla avec un sévère mal de tête et une soif de tous les diables. Il était allongé en chausses, bas et chemise sur un lit fait, dans une chambre qu’il n’avait jamais vue. Il ignorait où il se trouvait mais il était sûr d’une chose : il avait quitté Paris. L’air, en effet, sentait bon. Le mousquetaire s’assit et, tout en massant son crâne orné d’une belle bosse là où on l’avait frappé, il considéra le décor. Ses bottes l’attendaient rangées près de la porte. Son pourpoint était accroché au dossier d’une chaise comme à un cintre. Son chapeau était posé sur une table et son épée pendait par le fourreau à l’une des colonnes du lit. La pièce était modeste mais propre et paisible, plongée dans une agréable pénombre grâce aux rideaux qui occultaient la fenêtre. En se levant, Leprat remarqua que les poches de ses chausses étaient retournées et il songea que ses bottes lui avaient probablement été enlevées pour vérifier qu’il ne cachait rien à l’intérieur. Ce qui le fit penser à son pourpoint, dont il se hâta de tâter la doublure. Elle était vide et il vit qu’on l’avait soigneusement décousue. Ceux qui l’avaient assommé et porté jusqu’ici avaient subtilisé tous les documents secrets qu’il était censé remettre en mains propres à la duchesse de Chevreuse. Sa carrière d’agent de la reine mère ne commençait pas très bien. À ceci près, se dit-il, qu’en dépit de ce que laissait augurer un méchant coup sur la tête, il n’était ni mort, ni prisonnier. S’il avait été démasqué, il ne se serait pas réveillé ici et ainsi. Il ne se serait peut-être pas réveillé du tout, d’ailleurs. Dehors, une vache mugit. Leprat alla écarter les rideaux et resta un moment ébloui par le flot de lumière qui se déversa soudain dans la pièce. Puis il découvrit peu à peu un paysage champêtre aimable, mais qui n’évoqua en lui aucun souvenir particulier. Il ignorait toujours où il était, sinon qu’il observait un coin de campagne depuis le premier étage d’une maison située à l’entrée d’un village ou d’un bourg. Et si sa barbe de la veille ne mentait pas, il n’avait pas dormi plus d’une nuit et se trouvait donc toujours en France et non loin de Paris. Mais à part ça… Résolu à en découvrir plus, Leprat s’habilla, passa son baudrier, trouva l’épée de Guéret bien lourde en comparaison de sa rapière d’ivoire, et quitta la pièce. Il descendit un escalier et sortit bientôt dans un charmant jardin ensoleillé où il retrouva, en train de déjeuner à une petite table sous un dais, le gentilhomme au pourpoint beige qui l’avait abordé au Glaive de Bronze. Ce dernier se leva aussitôt qu’il vit Leprat, et l’accueillit d’un franc sourire. — Monsieur de Guéret ! Comment vous portez-vous ? Avez-vous bien dormi ? — Assez bien, oui, répondit un Leprat qui ne savait pas encore sur quel pied danser. — J’en suis ravi. Joignez-vous à moi. (Le gentilhomme désigna une chaise vide à sa table et s’assit.) Je reviens à peine de Paris et je trouve seulement le temps de déjeuner. Partagez cette collation tardive avec moi, voulez-vous ? — Volontiers. — Au demeurant, je suis le chevalier de Mirebeau et vous êtes ici chez moi. — Chez vous, c’est-à-dire… — À Ivry. Paris n’est qu’à un peu plus d’une lieue d’ici. Leprat s’attabla et se découvrit un bel appétit. — Bertrand ! appela le gentilhomme. Bertrand ! Un valet voûté et maussade parut sur le seuil. — Oui, monsieur ? — Un verre pour M. de Guéret. — Bien, monsieur. Et arrachant une cuisse à un poulet, Mirebeau dit : — Je devine que vous avez beaucoup de questions. J’ignore si je puis déjà répondre à toutes, mais je vous dois d’abord des excuses pour le mauvais tour que l’on vous a joué cette nuit. Je ne puis que souhaiter que Rauvin n’ait pas tapé trop fort… — Rauvin ? — Vous le rencontrerez sans doute bientôt. L’homme a tendance à… faire du zèle. Et il est d’une prudence excessive, presque maladive… Bref, c’est à lui que vous devez d’avoir été assommé… — Assommé et fouillé. — Comprenez que nous devions nous assurer que vous étiez bien celui que vous prétendiez être. Quant aux documents que vous emportiez, n’ayez aucune crainte, je les ai remis en personne à qui de droit. — Mes ordres étaient de les remettre en mains propres à Mme de Chevreuse. Mirebeau sourit. — Malheureusement, il était impossible que vous rencontriez la duchesse dans l’immédiat. Or ces papiers devaient lui être remis au plus tôt, n’est-ce pas ? … À ce sujet, il y avait une lettre codée dans votre pourpoint. En connaissez-vous la matière ? — Pas exactement, non. — La reine mère invite la duchesse à vous prendre à son service. — Cela oui, je le savais. Et l’avais par avance accepté. — Parfait ! En ce cas, le désir de la duchesse est que nous fassions équipe. Y voyez-vous un inconvénient ? — Peut-être. — Vraiment ? s’étonna le gentilhomme. Lequel ? Leprat planta son regard dans celui de Mirebeau. — Si je devais remettre les documents en mains propres à la duchesse, ce n’était pas uniquement pour me garantir qu’ils arrivaient à bon port, mais aussi pour m’assurer que personne ne me trompait. Or je ne vous connais pas, monsieur. J’ignore si vous êtes au service de Mme de Chevreuse. J’ignore même si vous l’avez jamais rencontrée. En fait, pour ce que j’en sais, vous pourriez tout aussi bien être au service du cardinal de Richelieu… En revanche, si la duchesse voulait me recevoir… Toujours aimable, toujours souriant, le gentilhomme au pourpoint beige acquiesça posément, puis dit : — Je loue votre prudence, monsieur. Et je comprends vos scrupules… Cependant, considérant votre position, votre seule alternative est la suivante : vous pouvez vous fier à moi le temps de faire vos preuves… — Ou ? — Ou vous pouvez choisir de vous en aller. — Ce que Rauvin n’apprécierait guère, n’est-ce pas ? — Ma foi… Agnès fut de retour à l’hôtel de l’Épervier en même temps que Marciac. Elle était à cheval. Il était à pied et boitait encore un peu, son balluchon sur l’épaule. — Déjà remis ? demanda-t-elle. — Déjà chassé, expliqua-t-il. Elle acquiesça, les difficultés de la liaison amoureuse qu’entretenaient le Gascon et Gabrielle n’étonnant plus grand monde depuis longtemps. — Et toi, Agnès ? D’où reviens-tu ? La jeune baronne de Vaudreuil sauta de selle tandis que Guibot ouvrait l’un des battants de la porte cochère, et elle mit Marciac au courant de sa démarche auprès de l’ancienne supérieure générale des Sœurs de Saint-Georges. Puis, dans la cour, elle confia ses rênes à André et demanda au vieux portier à jambe de bois : — Le capitaine est-il là ? — Non, madame. Il a été appelé au Palais-Cardinal. Et cette lettre est arrivée pour vous ce matin. Il était presque midi. Agnès prit la missive, reconnut le sceau de l’Ordre blanc imprimé dans la cire rouge, l’ouvrit et lut. — Mauvaises nouvelles ? s’enquit Marciac. — Cette lettre est de la supérieure générale des châtelaines. Elle exprime le vœu de me rencontrer cet après-midi, ce qui revient à dire qu’elle me convoque. — Comme ça ? Tout soudain ? — Oui, si l’on veut… — Iras-tu ? — Je n’ai pas le choix. Mais j’aurais aimé en parler avec La Fargue avant. — Tu devras te contenter de moi, dit Marciac en prenant Agnès par l’épaule. Viens, je t’invite à dîner et t’accompagnerai ensuite à l’Enclos. Laincourt avait fait un effort de toilette lorsqu’il se présenta pour la deuxième fois à l’hôtel de Chevreuse. Il avait mis son plus élégant pourpoint, trouvé une paire de gants assortie, soigneusement ciré ses bottes et piqué une plume neuve à son chapeau. La veille, sa brève rencontre avec la duchesse l’avait impressionné. Elle était non seulement d’une beauté à couper le souffle, mais son élégance, son aisance, sa désinvolture laissaient pantois. Tout lui semblait facile, et c’est le plus naturellement du monde qu’elle évoluait dans un cadre d’un luxe inouï. Attendu, Laincourt fut aussitôt conduit sur la terrasse, où une table carrée avait été dressée sous un dais blanc brodé de fil d’or. Là, Mme de Chevreuse, radieuse et détendue, bavardait avec une jeune fille et une femme plus âgée qui, comme elle, sirotaient une eau de framboise rafraîchie à prix d’or par de la neige conservée depuis l’hiver. La jeune fille était très jolie, vive, coquettement apprêtée. Effacée, grise, la femme avait le regard éteint. Voyant qui arrivait, la duchesse accueillit Laincourt d’un beau sourire et, sans se lever, lui fit signe d’approcher. — Monsieur de Laincourt ! Rejoignez-nous, monsieur. Il obéit, salua la maîtresse des lieux d’abord et ses invitées ensuite, se vit présenter Aude de Saint-Avold et sa tante, Mme de Jarville. Aude, qui était une parente du duc de Chevreuse, arrivait de Lorraine pour être présentée à la Cour. Sa tante la chaperonnait. — Mais j’y pense, fit la duchesse, vous aussi êtes lorrain, monsieur de Laincourt. — Madame, je dois vous détromper. Je suis né à Nancy, il est vrai. Mais je suis français. — Vraiment ? Comment est-ce possible ? Laincourt, comme souvent lorsqu’il était question de lui, éluda. — Les hasards de la vie, madame. — Nous parlions de la cour de Nancy. Ne pensez-vous pas qu’elle est de loin plus belle et gaie que la cour de France ? — Force est de le reconnaître, madame. La cour de Charles IV dépassait en effet de beaucoup celle de Louis XIII. À Nancy, au palais ducal, c’était presque une fête permanente et souvent licencieuse, alors que l’on s’ennuyait au Louvre par la faute d’un roi timide et austère qui détestait paraître en public. La duchesse conservait ainsi un excellent souvenir de son séjour à Nancy, où Charles IV l’avait accueillie avec un faste grandiose. Laincourt supposa qu’elle avait fait la connaissance d’Aude de Saint-Avold à cette occasion. Aude de Saint-Avold. Tout en conversant, il peinait à détacher ses regards de cette jeune fille. Elle lui plaisait et elle l’intriguait. Un très charmant minois, des cheveux châtain clair soyeux, des yeux verts plein de vie, une bouche pulpeuse. Qui pouvait-elle ne pas ravir ? Elle ne souffrait même pas de la comparaison avec la splendide Chevreuse. D’une certaine manière, elle était moins belle mais plus jolie que la duchesse, moins séduisante mais plus émouvante. Et si l’assurance de la duchesse ajoutait une touche d’arrogance triomphante à sa beauté, la jeune Aude, elle, avait gardé de l’adolescence quelque chose de fragile, d’à la fois triste et insouciant. Cependant, outre qu’il était ravissant, le visage d’Aude attirait l’œil de Laincourt parce qu’il lui semblait la reconnaître. L’avait-il croisée à Nancy ? Peut-être. Mais son nom ne lui évoquait rien. Se pouvait-il alors que la duchesse ait fait venir Aude sous une identité d’emprunt ? Habilement sollicité par Mme de Chevreuse, laquelle n’avait pas son pareil pour mettre les hommes en valeur, Laincourt se surprit à briller. Il fit preuve de galanterie, d’esprit, d’humour, trouva un plaisir tout particulier à amuser Aude de Saint-Avold, dont le rire sincère l’exaltait. Et la conversation, depuis une heure, suivait donc un cours des plus agréables quand le maître d’hôtel apporta un billet à la duchesse. Elle le lut sans se troubler, s’excusa, se leva, promit de revenir bientôt et se retira. Laincourt la suivit du regard et aperçut un homme en robe et bonnet noirs qui l’attendait à l’intérieur. — Qui est-ce ? demanda-t-il. — Le maître de magie de la duchesse, je crois, répondit Aude. Mais je ne lui ai encore jamais été présentée. Sans la duchesse, la conversation traîna un peu et il ne fallait pas compter sur Mme de Jarville pour y remédier : engourdie par la chaleur, elle somnolait sur sa chaise. Les deux jeunes gens s’en aperçurent ensemble, échangèrent un regard amusé et étouffèrent des rires moqueurs. Madame de Chevreuse les rejoignit bientôt. Mais pour dire qu’elle allait être retenue et qu’elle confiait Aude à Laincourt. — Soyez sages, lança-t-elle en les laissant. Et ce fut un peu comme si le diable leur recommandait de ne pas pécher. — Et si nous nous échappions ? lâcha alors Aude de Saint-Avold, un éclat mutin dans le regard. — Je vous demande pardon, madame ? — Enlevez-moi. Mme de Chevreuse a mis un carrosse à ma disposition. Prenons-le. Et allons… Allons au Cours ! — Au Cours ? — Quoi ? N’est-ce pas ainsi que l’on dit ? — Si fait. Mais… Le « Cours », près de la porte Saint-Antoine, était l’un des lieux de promenade préféré des Parisiens. Riches et pauvres, aristocrates et roturiers, tous venaient s’y promener, s’y distraire ou s’y montrer. On bavardait, on plaisantait, on courtisait. On jouait à cache-cache, aux quilles ou au mail. Aux beaux jours surtout, l’endroit était très couru. L’idée de la jeune fille n’était donc pas si mauvaise. Mais le Cours n’était jamais autant le Cours que le dimanche, ce que Laincourt expliqua. — Oh… Voyez comme j’ignore toutes ces choses… Il y a long avant de faire une Parisienne de moi, n’est-ce pas ? La déception d’Aude chagrina Laincourt, qui sentit le besoin impérieux de la consoler. — Mais nous pourrions aller au jardin des Tuileries, s’entendit-il proposer. — Vraiment ? — Mais oui ! Allons, c’est dit ! — Mais… Mais et Mme de Jarville ? chuchota la jeune fille sur le ton de la conspiration inquiète. — Laissons-la donc se reposer. L’Enclos du Temple, ainsi que l’on continuait à l’appeler, était une ancienne commanderie templière située dans Paris, rive droite, au nord du quartier du Marais. Cédée aux Hospitaliers après la dissolution des Templiers en 1314, la commanderie avait finalement été vendue aux Sœurs de Saint-Georges sous François Ier. Elle leur appartenait encore en 1633, de même qu’elle était toujours entourée d’une haute muraille crénelée jalonnée de tourelles, et défendue par un imposant donjon flanqué de quatre tours d’angle — la célèbre Tour du Temple. On y entrait par un pont-levis, et l’on trouvait à l’intérieur tout ce qui était nécessaire à la vie d’une communauté religieuse : une grande église ; un cloître ; un réfectoire et des dortoirs ; des cuisines ; des greniers et des celliers ; des ateliers ; des écuries ; des jardins, des potagers et de plus vastes cultures ; et même des maisons et quelques échoppes. Et tout cela dans une enceinte médiévale à Paris, donc, rue du Temple, près de la porte du même nom. Après avoir déjeuné place de Grève, Marciac et Agnès entrèrent ensemble dans l’Enclos, mais seule la jeune baronne fut admise à rencontrer la supérieure générale. Ils avaient passé un agréable moment ensemble, le Gascon déridant Agnès en lui contant ses avanies sentimentales sur le mode comique. Il savait qu’elle avait failli prendre le voile chez les châtelaines, mais il ignorait les circonstances qui l’avaient amenée à changer de voie pour intégrer ensuite les Lames du Cardinal. Une seule chose était certaine : désormais, elle ne portait pas les Sœurs de Saint-Georges dans son cœur, et semblait même entretenir une rancune particulière contre la supérieure générale, la redoutable mère Thérèse de Vaussambre. Tandis que Marciac patientait, Agnès fut conduite dans l’ancienne salle du chapitre. La pièce était immense, large, haute, éclairée par des vitraux en ogive. Au fond, une longue table recouverte de plusieurs nappes blanches s’étirait parallèlement à un mur qu’ornait une immense tapisserie médiévale représentant Saint-Georges terrassant le dragon. Au centre de cette table, dos au mur, sous la tapisserie, la mère supérieure générale était assise. Grande, mince, sèche, elle avait le regard aussi pénétrant que celui de son cousin le Cardinal. Elle n’avait pas cinquante ans, dirigeait les Sœurs de Saint-Georges d’une main de fer et avait rendu leur ordre plus influent que jamais. — Approchez, Marie-Agnès. Le chapeau dans une main, l’autre posée sur le pommeau de l’épée, Agnès de Vaudreuil s’avança, salua et dit : — C’est seulement Agnès, désormais, ma mère. — Agnès… Oui, très juste. Vous faites bien de me reprendre, répondit la supérieure générale d’un ton qui laissait entendre tout le contraire. C’est que je peine à oublier la novice que vous étiez. Il y avait tant de promesses en vous ! Et quelle louve vous seriez devenue ! … Prudente, silencieuse, la jeune baronne de Vaudreuil attendait. — Mais le jour viendra où vous comprendrez quel est votre destin…, ajouta la religieuse pour elle-même. Puis elle annonça d’une voix impérieuse et solennelle : — Madame, vos services sont requis auprès de la reine, dont vous rejoindrez la suite au plus tôt. Vous devez d’avoir été choisie à vos talents, ainsi qu’aux capacités que votre noviciat a révélées et que vous avez malheureusement préféré négliger. Nous savons, cependant, pouvoir vous faire confiance… Un peu plus tard, dans la cour de l’hôtel de Chevreuse, Laincourt aidait une Aude de Saint-Avold ravie à embarquer dans le carrosse quand il sentit un regard sur sa nuque. Il se retourna, n’eut que le temps de voir, à l’étage du corps principal, un rideau retomber sur un visage aussi maigre que livide. L’Alchimiste des Ombres lâcha le rideau et se détourna de la fenêtre au moment où la duchesse le rejoignait dans le cabinet de magie. — Vous la rencontrerez ce soir, lui promit-elle. Mais pour l’heure, je veux vous annoncer sans tarder une excellente nouvelle : notre protégée rejoindra bientôt la suite de la reine. — Quoi ? Si vite ? … Mais comment avez-vous fait ? — La Providence, monsieur Mauduit. La Providence… Ce jourd’hui, on m’a demandé comme une faveur de… — « On » ? — Le cardinal de Richelieu, mais par personne interposée… Bref, le Cardinal m’a demandé de favoriser l’entrée d’une lointaine parente dans l’entourage de la reine. — Le roi est libre de nommer qui il l’entend dans la maison de la reine. Et d’en chasser qui il le souhaite, pareillement. — Mais la reine, elle, a la liberté de battre froid ceux dont on lui impose la présence. C’est semblable traitement que le Cardinal souhaite éviter à sa parente, en me priant d’intercéder en sa faveur. Je crois aussi qu’il s’agit pour le Cardinal de mesurer mes bons sentiments à son égard… — Vous avez accepté. — Bien sûr. Mais en demandant que l’une de mes protégées soit également admise dans l’entourage de la reine. Après tout, je suis la duchesse de Chevreuse. On s’étonnerait que je donne sans recevoir. — Mes félicitations. — Merci, monsieur. Et de votre côté ? — Tout est prêt. Cependant… — Quoi ? — Cette parente du Cardinal, qui est-elle ? — Qu’en sais-je, moi ? — Une espionne ? — N’en doutez pas, pour la raison que ces manœuvres sont bien dans la manière du roi qui n’aime pas la reine mais veut tout savoir de ses faits et gestes. Sans doute pour s’assurer qu’elle n’est pas heureuse… Le regard de la duchesse s’était durci : elle détestait le roi. — Cette espionne pourrait donc nous nuire, dit l’autre. — Dans le peu de temps qui reste avant le bal ? Allons… Le moment venu, il suffira de la tenir à l’écart de nos… arrangements. L’Alchimiste, soucieux, se tut. Mirebeau ne revint qu’en fin d’après-midi. Trois heures plus tôt, il était parti à cheval sans dire où il allait, ni proposer à Leprat de venir. Celui-ci avait donc patienté dans la maison d’Ivry, avec pour unique compagnie Bertrand, le très maussade valet du chevalier, et une traduction du Décaméron. Il était libre de ses mouvements, mais préféra ne pas aller plus loin que le jardin. On le surveillait peut-être. Il ne voulait inquiéter personne. Entendant des chevaux approcher, Leprat se leva de son lit, où il lisait, pour aller voir à la fenêtre de sa chambre de premier étage. Il attrapa sa rapière au passage, se plaça de côté afin de ne pas être trop repérable, poussa légèrement l’un des battants de sa fenêtre déjà entrouverte au moment où deux cavaliers arrivaient. L’un, toujours élégamment vêtu de beige, était Mirebeau - il sauta de sa monture et, appelant Bertrand, disparut dans la maison. L’autre avait l’air d’un quelconque mercenaire : bottes, chausses épaisses, pourpoint de buffle, épée au côté et vieux chapeau usé. Leprat devina qu’il s’agissait de ce Rauvin dont Mirebeau lui avait parlé, à savoir de celui qui l’avait assommé par surprise dans la cour du Glaive de Bronze. Un homme d’une prudence maladive, à ce qu’avait dit le gentilhomme. Et dont il convenait donc de se méfier tout particulièrement. Très à son aise en selle, Rauvin — si c’était bien lui – ôta son chapeau le temps de s’essuyer le front d’un revers de manche. Leprat aperçut alors le sommet du crâne dégarni et le visage en lame de couteau d’un trentenaire portant une couronne de longs cheveux noirs. Puis l’homme sortit une guimbarde de sa poche, la porta à sa bouche et en fit vibrer la languette pour en tirer une mélodie étrange. Et tout en jouant, il leva tranquillement les yeux vers la fenêtre d’où le mousquetaire l’observait, comme pour signifier qu’il s’en était aperçu depuis un moment et s’en moquait. Leurs regards se rencontrèrent longuement, et Leprat sut alors avec une certitude absolue que Rauvin représentait un danger mortel. — Guéret ! appela Mirebeau depuis l’escalier. Guéret ! Le faux agent de la reine mère se détourna de la fenêtre au moment où l’autre entrait. — Préparez-vous, si vous le voulez bien, dit le gentilhomme au pourpoint beige. Nous partons. — Nous ? — Vous, moi, et Rauvin qui attend en bas. — Où allons-nous ? — Près de Neuilly. — Et qu’y ferons-nous ? — Que de questions ! s’exclama Mirebeau d’un air bonhomme. Allez, monsieur ! Bertrand selle déjà un cheval à votre intention. 3 De retour à l’hôtel de l’Épervier, Agnès et Marciac attendirent La Fargue qui, un quart d’heure plus tard à peine, revint du Palais-Cardinal avec Almadès. — Je sais, dit-il en voyant Agnès qui l’attendait d’une mine à la fois soucieuse et fâchée. Le Cardinal m’a convoqué pour m’annoncer ta… mission. — Mais, bon sang, capitaine ! Que se passe-t-il ? … Et vous auriez donné votre aval ? — Retiens tes chevaux, Agnès. Je n’ai rien donné du tout. Comme je viens de te le dire, j’ai été convoqué au Palais-Cardinal et mis devant le fait accompli. Ils étaient dans la salle d’armes, où la jeune femme faisait les cent pas. — Et vous avez accepté ? fit-elle comme si La Fargue l’avait trahi. — Oui, dit-il. Pour la raison que nous sommes les Lames du Cardinal. Non les Lames de La Fargue. Et encore moins des Lames de Vaudreuil… Son Éminence ordonne. Nous obéissons… Résignée, Agnès se laissa tomber dans un fauteuil. — Merde ! lâcha-t-elle. — Tu vas rejoindre pour un temps la suite de la reine, expliqua le vieux gentilhomme d’un ton patient. Ta seule mission sera d’ouvrir l’œil et de tendre l’oreille. Ce n’est pas si terrible… — Mais c’est une manœuvre, capitaine. Une manœuvre ! — C’est bien possible. — C’est certain, oui ! … Enfin quoi ! Je rencontre un soir l’ancienne supérieure générale au sujet d’une affaire qui pourrait bien embarrasser les châtelaines, et voilà que je suis convoquée le lendemain matin par l’actuelle supérieure générale ? Et aussitôt mise là où je ne risque de déranger, personne ? Allons ! À d’autres, mais pas à moi… La Fargue acquiesça. — Peut-être que la mère de Vaussambre souhaite te tenir à l’écart, soit. Mais elle n’a pas hésité à faire appel au Cardinal pour parvenir à ses fins : les menaces qui pèsent sur la reine pourraient bien être avérées… — Je n’en crois rien. — Et si le complot de l’Italienne menaçait la reine plutôt que le roi ? intervint Marciac. Agnès haussa les épaules. — La duchesse de Chevreuse ? Intriguer contre la reine ? … Impossible. — Pour autant qu’il m’en souvienne, dit Almadès qui parlait peu et que donc tout le monde écouta, pour autant qu’il m’en souvienne, l’Italienne a toujours évoqué un complot « contre le trône ». Elle n’a jamais parlé d’un complot « contre le roi ». Nous seuls avons déduit que la personne du roi était menacée… — N’empêche, insista la jeune baronne de Vaudreuil. La Chevreuse et la reine sont des amies sincères. Chaque fois que la duchesse a intrigué, c’est contre le roi ou le Cardinal. Jamais contre la reine. En cela, Agnès avait raison. — Quoi qu’il en soit, dit La Fargue après un silence, il n’y a rien que nous puissions faire. J’en suis désolé, Agnès, mais si la supérieure générale voulait te mettre hors d’état de lui nuire, elle y est parvenue. — Nous verrons, décréta Agnès avant de s’en retourner à grands pas. — Où vas-tu ? lui lança La Fargue. — Trouver un tailleur qui soit aussi un faiseur de miracle, pardi ! Il me faut des toilettes de cour… De leur promenade au jardin des Tuileries, Laincourt et Aude de Saint-Avold revinrent ravis et complices, avec le sentiment piquant de s’être rendus coupables d’une délicieuse incartade. Ils riaient encore en descendant du carrosse dans la cour de l’hôtel de Chevreuse, tels les jeunes gens insouciants qu’ils étaient, par une belle journée du mois de juin 1633. L’espace de quelques heures ensoleillées, Laincourt avait oublié sa mission. Il avait oublié les dangers qui pesaient sur la France, le complot ourdi par l’Alchimiste, les menées de Mme de Chevreuse et la guerre qui se préparait contre la Lorraine. Il avait oublié l’espion qu’il était et n’aimait guère. Il s’était senti une âme de collégien. D’ailleurs, qu’avaient-ils fait, sinon le mur ? La faute n’était pas bien grave et la duchesse, qui en avait gaillardement commis bien d’autres, pardonnerait. Peut-être même s’amuserait-elle de cette escapade, elle qui privilégiait toujours les plaisirs. Quant à Mme de Jarville, la tante qu’ils s’étaient bien gardés de réveiller, elle devrait s’incliner. Laincourt, au demeurant, s’était comporté en parfait gentilhomme servant. Courtois et prévenant, il avait offert son bras tandis qu’ils se promenaient dans les allées fréquentées du grand parc. Puis, s’inquiétant de ce que le soleil brillait et chauffait beaucoup, il avait tenu à offrir à Aude une ombrelle qu’il acheta à une marchande ambulante — de pacotille, l’ombrelle se brisa sitôt ouverte mais la jeune fille s’en amusa et tint à la conserver. Enfin, ils burent une orangeade fraîche sous un kiosque, près de la fosse où somnolaient les hydres que la reine mère avait naguère offertes au roi. Et voilà tout, si l’on excepte les regards et sourires… Aude de Saint-Avold était jolie, aimable, spirituelle, cultivée. En outre, elle maniait volontiers l’ironie avec un air d’innocence qui, plusieurs fois, prit Laincourt en défaut. Mais surtout, elle avait en elle quelque chose de lumineux et d’heureux, comme une flamme vive que ses yeux et son sourire transmettaient. Toujours galant, Laincourt accompagna Aude du carrosse jusque dans le splendide vestibule de l’hôtel de Chevreuse, où le maître d’hôtel informa celle-ci que Mme la duchesse l’attendait. Laincourt voulut alors se retirer, mais la jeune Lorraine le retint. — Oh ! non, monsieur. Ne m’abandonnez pas ! — Vous abandonner, madame ? — On va sans doute me faire reproche de notre promenade, expliqua Aude, mi-figue mi-raisin. Je dirai que vous m’avez enlevée et il vous faudra confirmer. — Madame ! répliqua Laincourt en jouant l’inquiétude. Moi ? M’accuser de rapt ? Mais on me jetterait aussitôt en prison. — N’ayez crainte. Je vous ferai évader, chuchota la jeune fille sur le ton de la conspiration. — En ce cas… C’est donc au bras de Laincourt qu’Aude de Saint-Avold entra dans le salon où Mme de Chevreuse feuilletait distraitement un ouvrage d’astrologie. Il apprit ainsi, en même temps qu’elle, qu’elle avait été admise dans la maison de la reine en qualité de « fille d’honneur ». Le privilège était immense et inattendu. Sous le coup de l’émotion, Aude oublia les convenances et se jeta aux pieds de la duchesse pour lui baiser les mains et l’appeler sa bienfaitrice. Celle-ci lui dit en riant de se relever et, faute d’être obéie, pria Laincourt d’intervenir. Il se fit alors un devoir d’aider Aude à s’asseoir dans un fauteuil et lui tint la main. Elle pleurait, mais ses larmes étaient de joie. — Viendrez-vous me visiter, monsieur ? demanda-t-elle. Arnaud de Laincourt sourit. Toutes bien nées, les filles d’honneur vivaient sous la surveillance d’une gouvernante et n’apparaissaient en public que pour accompagner la reine dans les grandes occasions. Et quant à les approcher… — Mais madame, dit-il d’une voix douce, il faudrait pour cela que je sois admis dans l’entourage de la reine… Alors, avant même qu’Aude ait pu exprimer un premier regret, la duchesse de Chevreuse lâcha d’un ton badin : — Bah ! Considérez la chose faite, monsieur. Le soir tombait lorsque les trois cavaliers arrivèrent en vue de l’auberge. Ils n’avaient pas échangé trois mots depuis leur départ d’Ivry. Mirebeau, qui ouvrait la marche, ne semblait pas d’humeur bavarde. Quant à Rauvin, il exprimait sa méfiance par un silence et des regards appuyés auxquels Leprat feignait d’être indifférent. Mais la vérité était que cette hostilité lui pesait. Permanente, insidieuse, elle était destinée à saper les nerfs, à pousser à la faute, à provoquer une confrontation. Mirebeau faisant comme si de rien n’était, le mousquetaire prenait sur lui. Le plus pénible, cependant, était que Rauvin – sciemment – chevauchait dernier. Une manière de signifier à Leprat qu’il l’avait à l’œil. Or il n’était pas le genre d’homme que l’on aime avoir dans son dos… Les cavaliers s’arrêtèrent un instant sur une hauteur. L’auberge était encore distante. Isolée, elle était une ancienne ferme dont les bâtiments aux murs épais entouraient une cour défendue par une porte massive. Pour l’heure, les deux grands battants étaient ouverts tandis qu’une certaine animation régnait dans la cour illuminée par des lampions. La plupart des fenêtres étaient éclairées. Une rumeur festive hantait la nuit – rires, exclamations, musiques et chants. — Y sommes-nous ? demanda Leprat. — Oui, répondit Mirebeau en piquant des talons. Ils gagnèrent l’auberge au grand trot, mirent pied à terre après la porte cochère, marchèrent jusqu’à l’écurie en tirant leurs montures par la bride. Des tables avaient été dressées dans la cour, ainsi qu’une estrade sur laquelle des musiciens jouaient. On dansait. Aux tables, on reprenait des refrains en chœur, on tapait dans ses mains en rythme, on levait haut des verres aussitôt vidés. Soldats pour la plupart, les hommes s’accordaient une dernière nuit de débauche avant de rejoindre leurs régiments, et ils trouvaient ici tout ce qu’ils désiraient : des compagnons de beuverie, du vin et des femmes. Celles-ci étaient en plus petit nombre mais voulaient bien être partagées. Enivrées et paillardes, elles allaient de bras en bras, dansaient avec chacun à tour de rôle, s’asseyaient sur tous les genoux, se laissaient volontiers chahuter, riaient quand une main leur prenait la taille un peu rudement ou quand un visage plongeait dans leur décolleté. Le reste se payait cependant, et des couples s’isolaient à l’écart des lampions et des voyeurs, pour de brusques étreintes. Mirebeau connaissait l’endroit et y était connu. Ayant appelé le jeune valet d’écurie qui répondit avec l’empressement réservé aux bons clients, il demanda que l’on s’occupe des chevaux, mais sans les desseller. — Tiens-les prêts, dit-il en gratifiant l’adolescent d’un généreux pourboire. Nous ne restons pas. — Bien, monsieur. — Par là, indiqua-t-il ensuite à Leprat. — Non, intervint Rauvin. Il reste ici. Mirebeau et lui se dévisagèrent un moment, puis le gentilhomme céda. — Soit. (À Leprat : ) Attendez-nous ici, je vous prie. D’ailleurs, nous ne serons pas longs. Le mousquetaire acquiesça. Il avait résolu de se montrer docile, ne serait-ce que pour ne pas donner à Rauvin l’occasion de lui signifier qu’il n’avait que la liberté de se taire et d’obéir. Il se demanda si celui-ci faisait montre de cette prudence excessive dont avait parlé Mirebeau, ou s’il ne cherchait qu’un moyen de l’humilier. Mais il n’en dit rien et, depuis le seuil de l’écurie, il regarda les deux hommes traverser la cour et entrer dans la grosse maison qui était la bâtisse principale de l’auberge. Il attendit donc, feignit de regarder les danseurs et de profiter de la musique, surveilla discrètement la cour et les allées et venues sans que rien lui semble anormal… … du moins jusqu’à ce que Rauvin passe au travers d’une fenêtre du premier étage. Au soir, La Fargue, seul dans son cabinet particulier, fit venir M. Guibot. — Des nouvelles de Leprat ? demanda-t-il. — Aucune, monsieur. — Et de Laincourt ? — Pas plus. — Bien. Merci. En sortant du cabinet, le vieux portier croisa Marciac qui, pour s’annoncer, frappa à la porte ouverte. — Oui, Marciac ? fit La Fargue. Le Gascon semblait embarrassé. Il entra, referma derrière lui, s’assit. — Capitaine… — Qu’y a-t-il, Marciac ? — J’ai quelque chose à vous dire. C’est au sujet de votre fille… Je ne suis sûr de rien, mais elle est peut-être en danger. Après s’être jeté avec fracas au travers d’une fenêtre du premier étage de l’auberge, Rauvin se reçut dans la cour sous les regards stupéfaits des danseurs qui s’immobilisèrent et, depuis leur estrade, des musiciens qui cessèrent de jouer. Il décampa aussitôt, tandis qu’un Rochefort furieux apparaissait à la fenêtre. — HALTE ! cria l’âme damnée du Cardinal avant de tirer un coup de pistolet. Mais la balle manqua sa cible et le fuyard disparut dans l’obscurité. — RATTRAPEZ-LE ! ordonna alors le comte de Rochefort aux gardes en casaque rouge qui jaillirent par la porte de l’auberge et s’élancèrent à la poursuite de Rauvin. D’instinct, Leprat avait fait un pas en arrière qui l’avait discrètement ramené dans l’écurie. À l’évidence, Mirebeau et Rauvin s’étaient rendus ici à un rendez-vous clandestin, rendez-vous dont la police de Richelieu avait appris l’existence et auquel Rochefort s’était invité avec un détachement. Un piège avait été tendu. Mais si Rochefort et les gardes étaient arrivés les premiers pour organiser cette souricière, ils avaient immanquablement assisté à l’arrivée des agents de la duchesse de Chevreuse… Ce qui amena Leprat à se demander comment il se faisait qu’il n’avait pas encore été, lui, inquiété ? — Pas un geste ! fit alors une voix dans son dos. Vous êtes en état d’arrestation. Malgré le pistolet dont le canon touchait désormais sa nuque, Leprat sourit. — Vous allez être surpris, Biscarat, répondit-il en écartant les bras de son corps et en se retournant lentement. Pour peu qu’ils aient quelques mois de service, les mousquetaires du roi et les gardes du Cardinal se connaissaient tous de vue, sinon de nom et de réputation. Or Leprat avait gagné une belle renommée quand il portait la casaque bleue, tandis que Biscarat était aux gardes depuis au moins huit ans, le moindre de ses faits d’armes étant d’avoir croisé le fer contre Porthos lors d’un combat assez célèbre. Le garde ouvrit des yeux ronds en reconnaissant son prisonnier. — Vous ? Le temps manquait pour s’expliquer, mais cette seconde d’étonnement était tout ce dont Leprat avait besoin. Écartant le pistolet d’un geste vif, il foudroya Biscarat d’un coup de genou dans le ventre, l’assomma d’un crochet du droit et ralentit sa chute pour qu’il ne se blesse pas en tombant. Puis il le débarrassa de sa casaque écarlate et l’enfila avant de ressortir de l’écurie. Et de traverser la cour sous les lampions, vers le bâtiment principal de l’auberge. Rauvin s’était enfui et ne serait sans doute pas rattrapé dans la nuit, mais Mirebeau, lui, semblait pris. Si le sort du premier lui était assez indifférent, Leprat ne pouvait permettre que le second soit arrêté. Car le gentilhomme au pourpoint beige était le seul moyen qu’il avait de se mêler aux intrigues de la duchesse de Chevreuse. Leprat devait donc secourir Mirebeau, quitte à mettre Rochefort en échec, quitte à faire quelques plaies et bosses aux gardes de Son Éminence. Il en allait du succès de sa mission. D’un pas décidé, Leprat approcha de la haie des curieux amassés devant la porte et, le chapeau penché sur les yeux, il la franchit d’autorité. — Place ! Place ! La casaque rouge impressionna. On s’écarta. À l’intérieur, des dizaines de flambeaux éclairaient une salle immense qui s’élevait jusqu’à la charpente de la toiture. Vingt tables étaient disposées sur un sol en terre battue jonché de paille. Une galerie longeait le mur du fond pour desservir un couloir et plusieurs portes à l’étage, galerie à laquelle on accédait par des escaliers qui s’élevaient de part et d’autre, appuyés contre les murs latéraux. La salle était comble et bruyante, au point que l’on ne pouvait s’y faire entendre sans élever la voix, ni s’y déplacer autrement qu’en se faufilant ou en jouant des épaules. La faune était ici la même que dans la cour : soldats et bas officiers, prostituées et filles de salle, auxquels s’ajoutaient des gentilshommes débauchés. Presque tout le monde était debout et protestait. La rixe entendue dans une chambre, le fracas de la fenêtre brisée et le coup de feu avaient d’abord intrigué. Ajoutés à l’entrée en scène de gardes en casaque et à l’interdiction faite désormais à quiconque d’entrer ou de sortir, ces événements commençaient à en inquiéter certains et à en fâcher d’autres. Rochefort, en effet, venait de donner l’ordre de garder toutes les issues du bâtiment. Il descendait l’un des escaliers de la galerie au moment où Leprat entrait, et deux gardes armés de mousquetons se postèrent aussitôt en travers de la porte. Le mousquetaire se félicita de n’avoir pas traîné. Il ignorait comment il allait sortir de là, mais au moins s’était-il glissé dans la place sans encombre. — D’autres gardes en bas des escaliers ! ordonna Rochefort. Et où est Biscarat ? Qu’on aille chercher Biscarat ! Ils étaient trois ! Casaque rouge parmi d’autres, Leprat joua des épaules en s’efforçant de garder le menton baissé. Il choisit l’escalier que Rochefort n’empruntait pas, arriva en bas des marches à la rencontre de trois gardes et les croisa au culot, profitant qu’ils n’avaient d’yeux que pour la salle où la colère grondait. L’auberge était pleine de soldats et de gentilshommes qui n’appréciaient pas d’être enfermés. Le vin aidant, certains n’attendaient même qu’une occasion de donner du fil à retordre aux représentants du Cardinal, lequel était presque unanimement détesté dans le royaume. À l’exception de Rochefort qui le suivit du regard en fronçant le sourcil, Leprat gagna la galerie sans attirer l’attention de personne. Puis il s’engagea dans le couloir où un garde faisait le planton devant une porte. Pourquoi garder une porte si ce n’est parce que Mirebeau était retenu prisonnier derrière ? Toujours du pas de celui qui sait où il va et a le droit de s’y rendre, toujours le menton rentré afin que le bord de son chapeau cache le haut de son visage, Leprat s’en remit pour le reste à sa casaque écarlate. Il avança et, au dernier moment, surprit le garde en le menaçant du pistolet volé à Biscarat. Puis il l’obligea à se retourner et le plaqua sans ménagement contre le mur. — Ouvre, dit-il. — Impossible. — La clé ? — Rochefort. Leprat pesta mais ne tarda pas à prendre sa résolution. Il assomma le garde avec son pistolet et ouvrit la porte d’un grand coup de talon. — C’est moi, annonça-t-il à Mirebeau qui, depuis le fond du réduit obscur où il avait été enfermé, clignait des paupières dans la lumière soudaine. — Guéret ? — Oui. Hâtez-vous ! Encourageant Mirebeau de la main, Leprat guettait le bout du couloir. — Bon sang ! Et moi qui me figurais que vous aviez fui… — Je ne suis pas Rauvin. Allez ! Le gentilhomme au pourpoint beige sortait quand Rochefort arriva, intrigué par ce garde – peut-être un peu trop pressé – qu’il avait vu monter à l’étage. — À MOI LES GARDES ! s’écria-t-il aussitôt depuis la galerie. ICI ! Leprat fit feu dans la direction du comte de Rochefort, en visant trop haut cependant. La balle se perdit dans une poutre mais l’autre battit momentanément en retraite, et c’était tout ce que le mousquetaire voulait. Entraînant Mirebeau à sa suite, il entra dans la chambre la plus proche et les deux hommes poussèrent le lit contre la porte avant que Leprat aille voir à la fenêtre. Elle ouvrait sur un pan de toit par lequel les fuyards s’échappèrent tandis qu’on enfonçait la porte. — À l’écurie ! dit Leprat. Il nous faut des montures, c’est notre seule chance. Mirebeau acquiesça. Quelques instants plus tard, alors que Rochefort faisait irruption dans la cour avec plusieurs gardes et que d’autres exploraient prudemment les toits, Leprat et Mirebeau jaillirent au galop de l’écurie, en libérant tous les chevaux qui s’y trouvaient. Piquant des talons et hurlant tels des diables, ils provoquèrent un désordre aggravé par les coups de mousquetons que Rochefort exigeait qu’on tire sur eux, les cris furieux des soldats et officiers qui voyaient leurs montures dispersées, et enfin la colère de ceux qui, à l’intérieur, bousculèrent les gardes qui leur interdisaient de sortir. Leprat et Mirebeau, en outre, prirent au plus court. Et fonçant droit sur le portail, ils sautèrent l’estrade des musiciens en emportant les cordes suspendues auxquelles se balançaient les lampions. Ceux-ci contenaient des petites lampes à huile qui se brisèrent en tombant. Traînées à la suite des deux cavaliers, elles firent des éclaboussures enflammées qui, toutes dirigées vers la sortie, achevèrent d’effrayer les chevaux en liberté. Les fuyards s’éloignèrent à bride abattue dans la nuit, laissant derrière eux un véritable chaos où hommes et bêtes s’agitaient parmi des feux épars. 4 Averti par Marciac que Rochefort – autant dire le cardinal de Richelieu — était sur la piste de sa fille, La Fargue avait contenu son inquiétude. Puis, à la nuit tombée, il se retira dans sa chambre, verrouilla soigneusement sa porte, alluma à la flamme qu’il avait apportée les quelques bougies qui éclairèrent sa chambre d’ambre et de roux. Il avait sur lui une petite clé dont il ne se séparait jamais. Grâce à elle, il ouvrit un coffret rangé parmi ses vêtements et en sortit un miroir d’argent qu’il déposa devant lui, sur un guéridon. Après quoi il se recueillit, paupières baissées, et prononça à voix basse des mots anciens, dans une langue que les hommes n’avaient pas inventée. Le précieux miroir se troubla, comme une flaque de mercure que caresse un souffle. Il cessa de renvoyer le reflet du vieux gentilhomme fatigué et laissa apparaître l’image de celui qui répondait à l’appel. Le miroir ne mentait pas. Il donnait à voir la nature véritable de qui l’utilisait, et montra une tête de dragon blanc qui émergea légèrement translucide. Tel était l’interlocuteur de La Fargue. Mais lui, que voyait-il ? — Je dois rencontrer l’un des Sept, dit le capitaine des Lames. — Impossible, répondit le dragon. Trop dangereux. — Faites le nécessaire. — Non. — Dans trois nuits au plus tard. — Ou sinon ? — Dans trois nuits au plus tard. À l’heure et au lieu dits. LE RITUEL DE DAMPIERRE 1 Au Louvre, dans une antichambre dont Almadès gardait discrètement la porte, le capitaine La Fargue patientait en regardant par la fenêtre. Il attendait Agnès qui avait rejoint la maison de la reine trois jours plus tôt et n’avait pas communiqué avec les Lames depuis. Attachée au service ordinaire d’Anne d’Autriche, elle logeait au palais et n’était pas libre de son emploi du temps. En outre, elle se savait observée, son arrivée par la grande porte ayant suscité autant d’envie que de curiosité. Si son sang était du meilleur bleu, elle n’en était pas moins une inconnue – ou presque – dont la subite ascension avait surpris toute la Cour. Deux jours durant, on n’avait parlé que d’elle. On disait qu’elle avait été présentée à la reine par la duchesse de Chevreuse, ce qui était vrai. On disait aussi que le roi l’avait admise dans l’entourage de son épouse pour débuter une réconciliation avec la duchesse, ce qui était faux. Le rôle d’Agnès était de surveiller Anne d’Autriche et de la protéger au besoin – une mission que la supérieure générale des Sœurs de Saint-Georges lui avait confiée avec l’assentiment de Richelieu, et dont elle s’acquittait contrainte et forcée. La Fargue se retourna en entendant la porte s’ouvrir et vit Agnès qui entrait. Très belle, apprêtée et coiffée à la dernière mode, elle portait une élégante robe rouge à vertugadin, décolleté carré et manches courtes bouffantes. — Je n’ai que peu de temps, annonça-t-elle en refermant soigneusement la porte. Le vieux gentilhomme comprit. — Hier, dit-il, Laincourt a soupé à l’hôtel de Chevreuse… — Je suis certaine qu’on s’y est plus amusé qu’ici. — Sans doute. Ce souper, auquel le marquis de Châteauneuf participait, était donné en l’honneur d’une certaine Aude de Saint-Avold. La jeune baronne acquiesça. — Elle doit être présentée à la Cour ce jourd’hui, avant de rejoindre la maison de la reine demain. En qualité de fille d’honneur, ce me semble… — Elle est une lointaine parente du duc de Chevreuse. Elle arrive tout droit de Lorraine, où la duchesse l’a sans doute connue lors de son exil… Quelques jours après toi, cette nouvelle nomination dans la maison de la reine ne peut être un hasard. C’était à la secrète demande du cardinal de Richelieu que Mme de Chevreuse avait accepté d’introduire Agnès auprès de la reine et de dire grand bien d’elle. Louis XIII seul décidait de qui était admis dans l’entourage de son épouse, or il avait parfois usé de ce droit pour la punir en chassant les personnes qu’elle appréciait mais, prétendait-il, qui exerçaient sur elle une influence néfaste. Anne d’Autriche avait donc appris à se méfier des nouvelles têtes, car elle les savait choisies par le roi et son principal ministre. Voilà pourquoi on avait résolu d’employer l’entremise de la duchesse qui, elle, jouissait de la confiance de la reine. Le problème était qu’elle ne brûlait pas du désir de plaire au Cardinal ni au roi, et que le sort de cette petite baronne de Vaudreuil lui était parfaitement indifférent. Il avait donc fallu l’amener à de meilleurs sentiments… — La duchesse, proposa Agnès, ne se serait portée garante de moi qu’à la condition qu’on admette bientôt Anne de Saint-Avold parmi les filles d’honneur de la reine ? — Quel motif, sinon, pourrait amener le roi à permettre qu’une protégée de la Chevreuse soit admise auprès de la reine ? Surtout considérant que… La Fargue n’acheva pas. Ils savaient l’un et l’autre que la duchesse – qui complotait sans cesse — était sur le point d’être arrêtée lors d’un coup de filet qui n’épargnerait ni les riches ni les puissants. Le roi avait décidé de frapper au lendemain du grand bal qu’elle donnerait bientôt en son château de Dampierre, afin que la chute succède de très peu au triomphe. — Qu’attendez-vous de moi, capitaine ? — Laincourt affirme que cette petite Saint-Avold n’est pas mêlée aux intrigues de la Chevreuse. N’empêche, garde-la à l’œil. On ne sait jamais. Agnès soupira d’un air résigné. — Soit, lâcha-t-elle. — Écoute, Agnès, je sais que tu as le sentiment de perdre ton temps, mais… — Que voulez-vous qu’il arrive à la reine ici ? Le Louvre grouille de gardes, de Suisses et de mousquetaires ! — Il est des dangers contre lesquels le courage et l’acier ne suffisent pas toujours. Et ce sont ces dangers-là qui, concernant la reine, inquiètent le Cardinal et la supérieure générale des châtelaines… Les dangers que La Fargue évoquait étaient les dragons et leurs sortilèges. Et il ne se trompait pas en disant qu’il fallait plus que de bons soldats contre eux. Il fallait des âmes d’airain et d’autres sortilèges. Il fallait les Sœurs de Saint-Georges, qui protégeaient le trône de France depuis trois siècles. Or les Sœurs châtelaines – chargées de la sécurité d’Anne d’Autriche — affirmaient ne plus être en mesure, désormais, d’accomplir leur devoir sacré. — Qu’en est-il exactement ? demanda le capitaine des Lames. Et Agnès dut reconnaître à regret : — Il est vrai que la reine ne fait rien pour faciliter la tâche aux châtelaines de sa suite. On pourrait même dire qu’elle s’emploie à les gêner… — Ce n’est pas d’hier que la reine déteste les Sœurs de Saint-Georges. — Oh, pour ça, elle n’épargne rien aux malheureuses qui lui sont attachées. Elle les bat froid, leur témoigne un parfait mépris, ne manque jamais une occasion de les rabaisser. D’après ce que j’ai pu apprendre, cela n’est pas nouveau. Ce qui l’est, en revanche, est que la reine les tient à l’écart autant qu’il lui est permis. Et parfois plus. Ainsi, vendredi dernier, elle leur a interdit de l’accompagner au Val-de-Grâce. Le Val-de-Grâce, rue Saint-Honoré, était un couvent dont Anne d’Autriche avait posé la première pierre et où elle aimait se retirer. — C’est de la dernière imprudence, commenta La Fargue. — Le ressentiment de la reine à l’égard de l’Ordre blanc semble avoir redoublé… — Alors il ne pouvait y avoir de meilleur choix que toi. Il s’en est fallu de très peu que tu prennes le voile des Sœurs de Saint-Georges. Tu as presque achevé ton noviciat et tu… — J’ai tourné la page, capitaine, l’interrompit la jeune femme. — Je le sais, Agnès. Je ne te demande que de te fier à ton instinct et d’agir au mieux. Tu es capable de deviner des choses qui nous échappent, à nous autres. Un instant songeuse, Agnès se tourna vers la fenêtre, puis demanda : — La mère Emmanuelle de Cernay a-t-elle tenté de me joindre ? Ancienne supérieure générale des Sœurs de Saint-Georges, la mère supérieure Emmanuelle de Cernay avait, par affection, promis son aide à Agnès. Il s’agissait de savoir ce qu’il était advenu d’un lieutenant des Gardes noirs. Ce jeune lieutenant était à la fois le fils d’un vieil ami de La Fargue et le frère d’une Lame morte en service. — Non, reconnut le vieux gentilhomme. — Prévenez-moi aussitôt si… — Je te le promets, Agnès. — Je dois y aller… Des nouvelles de Leprat ? — Non plus. — Et de l’Alchimiste ? Cette fois, La Fargue se tut et la jeune femme jugea qu’il était inutile d’ajouter quoi que ce soit. Elle sortit. Cet après-midi-là, Laincourt découvrit l’hôtel de Chevreuse en effervescence. Dans la cour, sous un soleil écrasant, les domestiques chargeaient des chariots de meubles, coffres, caisses et tapisseries roulées. La duchesse ne vidait pas les lieux à proprement parler, mais elle s’apprêtait à aller vivre ailleurs pour un temps. Dans son château de Dampierre, en l’occurrence. Laincourt rejoignit le maître d’hôtel de la duchesse sur le perron, où celui-ci était très occupé à donner des ordres et surveiller le déménagement. Comme il était désormais connu dans ces murs, le jeune homme n’eut pas à se présenter et demanda à rencontrer Mme de Saint-Avold. On lui répondit qu’étant sur le point de sortir, elle ne recevait pas. Laincourt insista : il attendrait sur la terrasse et ne souhaitait qu’une brève entrevue. Le maître d’hôtel céda. — Mais certainement, monsieur. Et d’un claquement de doigt, il appela un valet de chambre qu’il chargea de porter le message. Laincourt attendit sur la terrasse en admirant le magnifique jardin qui s’étendait jusqu’à la rue Saint-Nicaise. Ainsi, Mme de Chevreuse quittait Paris… Elle serait bientôt imitée. Pour violent et bienvenu qu’il avait été, l’orage nocturne que la capitale avait essuyé s’était avéré n’être qu’un répit. La canicule avait repris et, après quelques jours, elle était devenue un calvaire qui, à une chaleur éprouvante, ajoutait les odeurs et la maladie. Paris était un cloaque. Sous un soleil impitoyable, une fange nauséabonde polluait les fossés ; le fumier chauffait aux portes des écuries ; le sang cuisait sur le pavé devant les boucheries ; les matières fermentaient dans les cuves des latrines. Cette pestilence provoquait des maux de tête, des nausées, des gênes respiratoires chez les plus fragiles, et elle ne pouvait être efficacement combattue que par la fuite. Bientôt, comme chaque année à la même époque, les nantis déserteraient la capitale. Il serait de saison d’envoyer ses proches à la campagne ou d’émigrer en famille, avec bagages et domestiques, vers quelque villégiature ou château ancestral. Le roi lui-même donnerait l’exemple en quittant le Louvre, le temps que l’on en cure les douves. Et la Cour suivrait tandis que les Parisiens devraient se contenter de s’enfermer dans des logis dont l’atmosphère ne serait guère meilleure que l’air vicié du dehors, et d’attendre le dimanche pour aller respirer à la campagne. — Je suis véritablement désolée, monsieur. Mais je n’ai que quelques instants à vous accorder. Mme la duchesse m’attend déjà dans son carrosse pour me conduire au Louvre et… Laincourt se retourna et vit Aude de Saint-Avold qui le rejoignait, plus adorable que jamais dans une robe qu’il ne lui connaissait pas. Il la trouva jolie à ravir sans oser le dire, mais quelque chose dut le trahir car elle se tut, sourit et rosit, ses yeux verts pétillant de joie. Un silence les réunit un bref instant et Laincourt résista à l’envie de lui tenir les mains. — Je sais, madame, que vous serez présentée à la Cour ce jourd’hui. Et que vous rejoindrez la maison de la reine dès demain. Avant cela, je tenais à vous saluer et à vous assurer de mon amitié. — Merci, monsieur. Merci de tout cœur. — Je tenais aussi à vous adresser quelques conseils de prudence. La cour de France n’est pas la cour de Lorraine. Et votre position auprès de la reine vous vaudra nombre d’inimitiés. Aussi, gardez-vous des faux sourires, défiez-vous autant des hypocrites que des ambitieux, apprenez à deviner les calculs et surtout, surtout, tenez-vous à l’écart des intrigues. Il s’aperçut alors qu’il lui avait pris les mains et qu’elle ne s’était pas dérobée. Elle le regardait et elle l’écoutait, attentive, convaincue de sa sincérité, émue. Il se tut, sans lui rendre ses mains et sans qu’elle les reprenne. Jusqu’au raclement de gorge : la triste Mme de Jarville venait chercher sa nièce. Vive et joyeuse, Aude de Saint-Avold s’en fut dans un frou-frou soyeux. — Au revoir, monsieur ! À très bientôt ! Il ne répondit pas, convaincu que la vie venait de les séparer. Venant d’Ivry, Leprat et Mirebeau arrivèrent à Paris par le faubourg Saint-Marcel. Ils chevauchaient côte à côte, au pas, en bavardant amicalement. Ces derniers jours passés chez Mirebeau les avaient rapprochés. Au lendemain de cette fameuse nuit où Leprat avait risqué sa vie pour le libérer, Mirebeau lui avait offert son amitié avec solennité mais sincérité. Pour le bien de sa mission, Leprat s’était d’abord réjoui d’avoir gagné la confiance de l’agent de la duchesse de Chevreuse. Puis il en était venu à l’apprécier sincèrement. Les deux hommes, à la vérité, se ressemblaient. Ils avaient environ le même âge, étaient bien nés et fils aînés ; ils avaient un passé militaire, chez les mousquetaires pour l’un et dans la compagnie de M. des Essarts pour l’autre ; si la vie leur avait ôté nombre de leurs illusions, ils s’efforçaient néanmoins de se conduire en gentilshommes ; enfin, confidence échangée un soir autour d’une bonne bouteille, ils avaient raté le coche de l’amour et chacun savait, en le regrettant, qu’il ne serait sans doute jamais père. Ils reniflèrent la capitale avant de la voir et regrettèrent bientôt de ne pas avoir fait un détour. Certes, tout Paris puait sous un soleil ardent. Mais Paris ne puait jamais autant qu’aux alentours de la rue Mouffetard, qu’ils remontèrent les larmes aux yeux. Car la Bièvre – qui traversait alors le quartier avant d’aller se jeter dans la Seine – attirait diverses activités qui faisaient une grande consommation d’eau, dont des tanneries et des écorcheries polluant autant la rivière que l’atmosphère. Passer la porte Saint-Marcel fut donc un soulagement, malgré l’odeur de vieille latrine chauffée qui régnait intra-muros. Cessant enfin de respirer la main devant la bouche et le nez, Leprat et Mirebeau prirent la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève jusqu’à la place Maubert. Ils franchirent le petit bras de la Seine sur le Pont-au-Double, ainsi nommé parce qu’il était grevé d’un péage d’un double denier. Mirebeau paya. Puis ils passèrent devant Notre-Dame, traversèrent le dédale médiéval qu’était l’île de la Cité, rejoignirent la rive droite grâce au Pont-au-Change, ce qui les mena devant le Grand Châtelet. Leprat ignorait où ils allaient. Quand, ce matin, après quelques jours employés à ne presque rien faire, Mirebeau avait annoncé qu’ils devaient être à Paris dans l’après-midi, il avait refusé d’en dire plus. Sur le mode bon enfant, cependant. Il ne s’agissait plus de se méfier de Leprat, mais de lui faire une surprise. Une bonne surprise. Jouant le jeu, le mousquetaire avait caressé l’espoir qu’ils se rendaient à l’hôtel de Chevreuse pour y rencontrer la duchesse. Mais il déchanta au-delà du Châtelet. Au lieu d’aller vers l’ouest pour longer les quais ou suivre la rue Saint-Honoré jusqu’à la rue Saint-Thomas-du-Louvre, ils prirent d’abord la rue Saint-Denis au nord, bifurquèrent après le cimetière des Saints-Innocents, dépassèrent les Halles et, l’église Saint-Eustache à leur droite, enfilèrent la rue Traînée. Mirebeau souriait en guettant Leprat du coin de l’œil. De fait, celui-ci n’eut pas la moindre idée de leur destination jusqu’au dernier moment. Et ce n’est qu’une fois devant le portail monumental qu’il comprit. — À l’hôtel de Châteauneuf ? s’étonna Marciac. Il se tourna vers La Fargue, puis son regard revint sur Leprat. Qui confirma : — Chez le marquis de Châteauneuf, oui. Ils étaient réunis ce soir-là rue Cocatrix, sur l’île de la Cité. L’endroit ne payait pas de mine : une simple chambre louée sous les toits, aux murs lézardés et au plancher de bois brut, avec un lit sans ciel ni rideau, un coffre à vêtements, une petite table pour la toilette, une chaise bonne à rempailler, un miroir taché et un crucifix. C’était assez misérable, mais une solde de mousquetaire ne permettait guère de s’offrir mieux. Restait que le logeur était aimable, les voisins discrets et la rue tranquille. Et Leprat s’y sentait chez lui plus qu’ailleurs. — La vérité, expliqua-t-il, est que Mirebeau n’appartient pas à Mme de Chevreuse, ni même à son époux. Il appartient à Châteauneuf et ce dernier l’a, en fait, mis à la disposition de la duchesse pour ses… affaires. Une simple bougie éclairait les trois hommes. La nuit n’était pas encore tombée, mais il fallait déjà faire de la lumière dans la chambre. Leprat était assis sur son coffre, La Fargue était à califourchon sur la chaise retournée et Marciac se tenait bras croisés, adossé au mur, près du crucifix qui pendait de guingois. — Châteauneuf et la Chevreuse sont amants, ce n’est presque un secret pour personne, dit le capitaine des Lames. Mais ce que tu as découvert, Leprat, ce que tu as découvert est tout autre chose… Issu d’une famille de conseillers et de secrétaires d’État, Charles de l’Aubespine, marquis de Châteauneuf, avait été ambassadeur de France en Hollande, en Italie et en Angleterre. Il passait pour être soumis à Richelieu qui, en 1630, avait récompensé sa loyauté et son dévouement en le faisant garde des Sceaux. Il était ainsi, à 53 ans, l’un des personnages les plus importants du royaume. Mais il était aussi un vieux beau quelque peu ridicule qui ne s’était pas lassé des femmes et, malgré son âge, persistait à jouer au jeune homme à la portière des carrosses. — C’est à croire que la Chevreuse n’aime que les barbons, lâcha Marciac. Quand il l’épousa, le duc de Luynes avait quarante ans, je crois. Le duc de Chevreuse, lui, en avait quarante-quatre. Et maintenant Châteauneuf… — Passe que Châteauneuf fasse un peu plus pousser les cornes au front du duc de Chevreuse, dit La Fargue. Il n’est pas le premier et, connaissant la duchesse, d’autres suivront. Mais en mettant Mirebeau à disposition de la Chevreuse pour ses intrigues, il s’en rend complice. Et qui sait si certains secrets d’État ne lui ont pas échappé à l’occasion de confidences d’alcôve ? — Et ceci à la veille d’une guerre contre la Lorraine, enchérit Leprat. — Je croyais pourtant que Châteauneuf était tout entier dévoué au Cardinal, dit le Gascon. — Cela cessa sans doute le jour où il croisa les beaux yeux de la duchesse, supposa le capitaine des Lames. Dieu seul sait ce que cette diablesse a pu lui mettre en tête… Souvenez-vous de ce bal, où Châteauneuf avait dansé tandis que le Cardinal était à l’agonie. Le mousquetaire acquiesça. — C’était peu après l’exécution de Montmorency. On prétendit alors que Châteauneuf se voyait déjà succédant à son maître auprès du roi. — Un triomphe pour la Chevreuse, nota Marciac. Son pire ennemi meurt et son amant devient principal ministre… — Mais le Cardinal ne mourut point, indiqua La Fargue. — As-tu rencontré Châteauneuf ? demanda le Gascon. — Oui, répondit Leprat. Le marquis m’a d’ailleurs prié d’être de l’escorte des gentilshommes qui l’accompagneront à Dampierre, pour le bal que la duchesse va y donner. Nous partons demain et comme Mirebeau voulait passer la nuit avec sa maîtresse, j’ai usé du même prétexte pour m’esquiver. J’ai pensé qu’il serait plus prudent que j’évite l’hôtel de l’Épervier, et je dois avouer que mon lit me manque… Marciac considéra le lit en question, ce qui le plongea dans des abîmes de réflexion. Car même en y imaginant une ou deux jeunes beautés dénudées… Un clocher sonna. Réalisant quelle heure il était, La Fargue se leva de sa chaise pour partir. — Tu as fait du très bon travail, Leprat. Mes félicitations. — Merci, capitaine. — Reste prudent, cependant. — Oui… Au fait, y a-t-il eu des blessés, à l’auberge de Neuilly ? — Chez les gardes ? Rien que des plaies et quelques bosses, pour ce que j’en sais. Mais Rochefort ne décolère pas. — Dites-lui que je… Non. À la réflexion, je me réserve le plaisir de lui révéler la vérité un jour prochain. Le capitaine des Lames sourit. Lui non plus ne portait pas Rochefort dans son cœur. — C’est entendu. Il sortit le premier et descendit par l’escalier tandis que Marciac, sur le palier, serrait la main du mousquetaire. — Puisque tu es censé être avec ta maîtresse, murmura-t-il, que dirais-tu si nous allions toi et moi faire une visite ? Je connais deux sœurs qui vivent tout près d’ici et… — Je suis fatigué, Marciac. — Dis-toi que ce serait pour le bien de ta mission… — À bientôt, Nicolas. — Bon. À ta guise… Mais tu perds le sens du devoir, Antoine. C’est très mal. Et quelle déception, pour moi ! — Dehors. En bas, dans la rue Cocatrix enténébrée, La Fargue retrouva Almadès qui montait la garde. Marciac les rejoignit bientôt et le capitaine des Lames annonça : — J’ai à faire. À demain. Les deux autres se regardèrent avec étonnement. Que La Fargue laisse le Gascon en plan n’avait rien d’exceptionnel. Mais qu’il se sépare d’Almadès… — Capitaine, tenta Marciac au nom du maître d’armes espagnol. Vous êtes bien sûr que… — À demain. Et le vieux gentilhomme s’éloigna seul. — Suivons-le, dit le Gascon après un moment. —Non. — Mais c’est pour sa sûreté ! — Non, répéta un Almadès impassible. — Eh bien reste. Mais moi… —Non. — Et d’où vient que tu me commandes ? Pour toute réponse, l’Espagnol tira son épée. — Tu plaisantes. —Non. Marciac fit un pas en arrière et recula les épaules avec cet air de surprise qu’affiche une crapule dont on met en doute l’honnêteté. Il lui vint à l’idée que La Fargue ne les avait pas laissés ensemble pour être seul, mais pour qu’Almadès le surveille, lui, Marciac. — Me passerais-tu vraiment ton épée en travers du corps ? — Oui. Chez lui, Laincourt regardait par sa fenêtre sans rien voir. Il songeait et, lentement, le visage ensanglanté du Vielleux apparut dans le reflet de la vitre, au-dessus de son épaule droite, comme si le vieillard approchait dans son dos. — Tu penses à cette mignonne, pas vrai, gamin ? — Elle se nomme Aude. — J’ai dans l’idée que tu la trouves à ton goût. — On peut le dire ainsi, oui. — Si elle importe pour toi, tu as sans doute bien fait de la mettre en garde contre les dangers de la Cour. Cependant… Cependant, peut-être devrais-tu te défier d’elle… — Me défier d’elle ? Et pourquoi ? demanda tout haut Laincourt. À quel titre ? Il se retourna sans réfléchir. Et se rappela qu’il était seul. Minuit. La nuit était encore tiède lorsque La Fargue s’engagea sur le Pont-Neuf. Alentour, Paris était noyé dans des ténèbres profondes où, çà et là, distantes et fragiles, brillaient de rares lumières. Un épais silence régnait. Tout juste entendait-on, à défaut de les voir, les eaux noires et basses de la Seine clapoter sous les grandes arches de pierre. Comme convenu, La Fargue s’arrêta devant la Vyverne de Bronze. Cette statue se dressait à l’extrémité de l’île de la Cité, là où les deux moitiés du Pont-Neuf se rejoignaient au débouché de la place Dauphine. Elle figurait une vyverne aux ailes déployées et, sur un piédestal de marbre, gardait l’entrée d’un promontoire balustré qui – pointant en aval du pont — dominait le fleuve. Bien que représentée sellée et harnachée, la Vyverne de Bronze était dépourvue de cavalier. Ce qui n’était que le dernier de ses déboires. Cadeau du grand-duc de Toscane à Marie de Médicis après la mort de Henri IV, elle avait coulé au large de la Sardaigne avec le navire qui la transportait. Repêchée un an plus tard, elle avait finalement été hissée sur son emplacement du Pont-Neuf en 1614 mais, en 1633, elle attendait toujours d’être chevauchée autrement que par d’occasionnels ivrognes et farceurs. La Fargue passa derrière la statue. Accoudé au parapet, un gentilhomme l’y attendait en regardant les reflets de la lune et des étoiles qui dansaient sur une Seine d’encre. Coiffé d’un feutre à panache, il avait l’épée au côté et portait un manteau noir sur un pourpoint d’un gris très clair, à crevés blancs et fil d’argent. Il semblait avoir la trentaine, même si ses cheveux avaient déjà la couleur de l’ardoise. Il était mince, grand, assez bel homme, avec des yeux dont l’iris pâle était entouré d’un liseré sombre. La Fargue s’arrêta. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il sur la défensive. — Je suis celui que l’on vous envoie, répondit calmement l’autre. — Je ne vous connais pas. — Libre à vous de repartir. Le vieux capitaine réfléchit, puis : — Votre nom ? — Valombre. — Servez-vous les Sept ? Le gentilhomme sourit. — Je les sers. — Et êtes-vous… — … un dragon ? Oui. Mais à moins que vous soyez en mesure de sortir une sœur châtelaine de votre manche, vous allez devoir me croire sur parole. La plaisanterie ne fit pas sourire La Fargue, qui dévisagea le dénommé Valombre avant de lâcher : — Je vous crois. — À la bonne heure. Et si nous en venions au fait, monsieur ? Le capitaine des Lames acquiesça. — Je suis inquiet, avoua-t-il. Les hommes de Rochefort ont commencé de remonter la piste de ma fille. Est-elle bien en sûreté ? — Je puis vous l’assurer. Votre fille se porte à merveille et se trouve hors d’atteinte des meilleurs agents du Cardinal. — Et de la Griffe noire ? — Également, oui. — Leurs ressources sont immenses. — Les nôtres ne sont pas dérisoires. Voulez-vous savoir où est votre fille ? — Non. Je serais le premier que l’on interrogerait si… — Vous avez raison. La Fargue fit quelques pas, se retourna, leva les yeux vers la Vyverne de bronze. — Dans deux jours, dit-il, le roi fera arrêter son garde des Sceaux, la duchesse de Chevreuse et tous ceux qui, avec eux, ont comploté contre le trône. Il y a des mois que le Cardinal réunit preuves et témoignages. Cela fera grand bruit, à n’en pas douter. — Cette affaire ne nous concerne pas. — Non, en effet… Mais il se prépare quelque chose d’autre, n’est-ce pas ? Quelque chose d’important. Quelque chose de grave. Son regard descendit sur Valombre, qui ne lui répondit pas tout de suite. — Oui, révéla enfin le dragon sans que son visage exprime rien. — L’Alchimiste y participe-t-il ? — Possiblement. — L’ignorez-vous ? Ou ne voulez-vous pas me répondre ? — Nous l’ignorons. Le vieux gentilhomme fronça le sourcil. — Que me cachez-vous ? demanda-t-il. — Rien que les Sœurs de Saint-Georges ne sachent déjà. Peut-être devriez-vous vous intéresser à leurs secrets. — Elles semblent croire que la reine est menacée. — Si elle existe, la menace qui pèse contre la reine n’est que le début. Mais les dangers que nous pressentons, eux, n’épargneront personne. 2 Dans la vallée de Chevreuse, le soir tombait sur le vaste domaine de Dampierre et Leprat regardait depuis la berge le couchant qui colorait les eaux du grand étang. Tournant le dos au château, il profitait d’un moment de repos et respirait à pleins poumons. Comme convenu, Mirebeau et lui avaient suivi le marquis de Châteauneuf avec son escorte. Celle-ci comptait une bonne trentaine de gentilshommes qui, tous d’excellente naissance, rivalisaient d’élégance. Il en allait autant de la sécurité de M. de Châteauneuf que de son prestige. Publiquement, un grand seigneur ne se déplaçait jamais seul, et l’on mesurait son importance au nombre et au rang de ceux qui l’accompagnaient. Charles de l’Aubespine, marquis de Châteauneuf et garde des Sceaux du royaume de France, ne pouvait se permettre de déroger. Pour aller de Paris à Dampierre, la seule route passait alors par Vanves, Vélizy et Saclay. Soit un périple d’une dizaine de lieues, que le marquis voulut faire à cheval, d’une traite et sous un soleil de plomb, en laissant le carrosse et les bagages à la traîne. Il était, à l’évidence, impatient d’arriver. Mais il souhaitait également soigner son entrée au château, où Mme de Chevreuse attendait déjà. On s’arrêta donc aux portes du domaine, le temps de se dépoussiérer, de se rafraîchir et de brosser les montures. Il s’agissait d’avoir fière allure. Pour Leprat, ce fut l’occasion d’observer que Châteauneuf, malgré ses cinquante ans et une grande expérience des femmes, n’était pas moins fébrile et anxieux qu’un adolescent avant son premier rendez-vous galant. La duchesse lui avait bel et bien fait perdre la tête. Ils étaient arrivés dans l’après-midi et avaient trouvé Dampierre grouillant de domestiques et d’artisans affairés. On ratissait les allées, on nettoyait les jardins, on taillait les arbres et on draguait les canaux. Mais le cœur de cette agitation laborieuse était le château que l’on achevait de préparer et qui ne retournerait pas à la quiétude avant une heure avancée de la nuit. Le roi, la reine et la Cour arriveraient le lendemain, jour du bal. Tout devrait être prêt pour les accueillir. — C’est beau, n’est-ce pas ? Leprat tourna la tête vers Mirebeau qui le rejoignait, puis considéra de nouveau le coucher de soleil qui se reflétait sur les eaux calmes et flamboyantes de l’étang. — Oui, dit-il. Très. — Ce domaine est l’un des plus beaux lieux que je connaisse. Quelle que soit la saison, c’est un véritable ravissement pour les yeux… Un barrissement plaintif et caverneux manqua alors de les assourdir. — Et aussi pour les oreilles ! lâcha Leprat avant qu’ils éclatent de rire. Ils se retournèrent. Sur le terre-plein qui les séparait du château, une tarasque passait d’un pas lent et régulier. L’énorme reptile à carapace tirait docilement un train de trois chariots où étaient empilés les troncs élagués d’arbres que l’on avait coupés pour embellir une perspective dans le parc. Deux tarasquiers guidaient la bête à la pique et à la voix. Elle avançait dans le cliquetis des lourdes chaînes qui reliaient ses six pattes au collier qui lui entravait le cou. Souriant encore, Leprat et Mirebeau contemplèrent de nouveau l’étang, sans trouver nécessaire de parler. Depuis qu’il savait qu’il était au service du marquis de Châteauneuf, Leprat se sentait encore plus proche du gentilhomme au pourpoint beige. Désormais, rien ne les différenciait vraiment, sinon le maître qu’ils servaient avec une égale loyauté. La vie aurait pu facilement inverser leurs rôles, ou permettre à Mirebeau de rejoindre les Lames du Cardinal. Cela ne s’était peut-être pas joué à grand-chose. Le regard de Leprat fut attiré par une île à l’autre bout de l’étang, une île sur laquelle il devinait des ruines et des silhouettes montant la garde. — Qu’est-ce ? demanda-t-il en pointant le doigt. — C’est l’île de Dampierre. Une île qui n’en est pas vraiment une, cependant, car un chemin que l’on ne peut voir d’où nous sommes la relie à la berge. Le duc y fait bâtir des pavillons. Les ruines étaient donc des bâtiments en construction. — Selon la légende, continua Mirebeau, un seigneur qui vivait au temps de Charlemagne habitait une tour noire sur cette île. Il s’y livrait à des rituels infâmes et terrorisait le pays, au point que de preux chevaliers vinrent le défier et l’affronter. Malheureusement pour eux, le seigneur n’était pas seulement un sorcier cruel, il était aussi un dragon… Il y a, à Dampierre, une tapisserie qui représente l’héroïque combat que les chevaliers livrèrent au monstre. — Eurent-ils raison du dragon ? — Les chevaliers ne triomphent-ils pas toujours dans les contes ? — Et la tour ? On dirait bien qu’il n’en reste rien. — C’est parce qu’elle fut rasée et que ses pierres, qui passaient pour maudites, furent toutes jetées dans l’étang afin de ne plus jamais resservir. — Les légendes ont toujours réponse à tout. — Il paraît d’ailleurs que ces pierres maudites ont donné son nom à Dampierre, mais je n’entends rien au latin… Le mousquetaire, quant à lui, ne possédait qu’un médiocre latin d’église. Il fit la moue et des deux hommes se turent de nouveau. — Assez paressé, décréta soudain Mirebeau. Venez, il nous faut aller au château de Mauvières et nous assurer que tout y est prêt pour accueillir la suite de M. de Châteauneuf. — Nous ne dormons pas à Dampierre ? — Au château ? s’amusa le gentilhomme. Cette nuit, la chose serait peut-être possible. Mais demain, il y aura des marquises dans les communs, des comtesses sous les combles et des barons sur des paillasses. Alors où croyez-vous qu’on nous mettrait ? Non, croyez-moi, nous serons bien mieux à Mauvières. En outre, c’est tout près. Leprat détacha ses yeux à regret de l’étang et de son île. Il suivit néanmoins Mirebeau qui s’éloignait d’un pas énergique, et entendit alors quelques notes jouées à la guimbarde. Il s’arrêta, se retourna, vit Rauvin qui se tenait dans l’ombre. Leprat avait appris par Mirebeau que le spadassin s’était échappé, mais il ne l’avait pas revu depuis cette fameuse nuit où Rochefort leur avait tendu un piège. Depuis combien de temps l’autre était-il là, à espionner ? Et pourquoi avait-il décidé de se faire remarquer, sinon pour bien faire comprendre à Leprat qu’il l’avait toujours à l’œil ? Sans cesser de jouer ni de fixer le mousquetaire du regard, Rauvin lui adressa un lent salut de la tête. La baronnie de Chevreuse avait été définitivement érigée en duché en 1555, à l’intention du cardinal Charles de Lorraine qui venait de l’acquérir. La demeure seigneuriale était alors le château de la Madeleine, une austère forteresse médiévale qui dominait la ville et n’avait pour elle que d’offrir un point de vue imprenable sur le pays. Trop inconfortable, elle déplut au Cardinal qui lui préférait un élégant manoir niché au creux de la vallée de l’Yvette, à guère plus d’une lieue de Chevreuse. Le manoir appartenait à un trésorier de l’Épargne qui eut le bon goût de mourir bientôt en laissant des dettes et une veuve, laquelle ne fit aucune difficulté pour vendre le domaine. Ce domaine était Dampierre, dont le nom dérive peut-être de domus Petri — « maison de Pierre », en latin – ou de damnœ petrœ — « pierres maudites ». Son manoir devint la nouvelle résidence ducale. Le Cardinal en fit un château dont le dernier fils du duc de Guise, un autre Lorraine, hérita en même temps que des terres et du titre en 1612. Ce duc de Chevreuse n’illustra guère son nom, au contraire de celle qu’il épousa dix ans plus tard. La célèbre et indomptable duchesse aima Dampierre. Elle y séjourna souvent et, sous son impulsion, son époux l’agrandit et l’embellit encore. Cependant, si le domaine était vaste et prospère en 1633, son château, malgré une luxueuse étuve et quelques enrichissements intérieurs, supportait mal la comparaison avec la magnificence de l’hôtel de Chevreuse à Paris. Ses toits étaient recouverts de tuiles plutôt que de belle ardoise, tandis que le quadrilatère de ses tours et pavillons en grès et briques enfermait une cour assez petite, à laquelle on accédait par un pont-levis communiquant avec une avant-cour « enrichies de ses bâtiments nécessaires ». Mais l’attrait de Dampierre était ailleurs. Il était dans les magnifiques forêts qui l’enserraient. Il était dans ses vergers et son splendide parterre composé à la mode de la Renaissance. Il était dans les belles douves en eaux qui entouraient le château et son jardin. Il était dans les canaux qui alimentaient ces douves, longeaient des promenades arborées et délimitaient le grand parterre. Il était, enfin, dans l’étang sur lequel il faisait si bon se promener en barque, jusqu’à l’île où des pavillons sortaient de terre. Des pavillons dont Leprat ne s’expliquait pas pourquoi ils étaient gardés. Mirebeau n’avait pas menti. Le modeste château de Mauvières - que l’on nommait parfois Bergerac – se trouvait juste de l’autre côté du mur d’enceinte de Dampierre. Il appartenait à un petit seigneur, Abel de Cyrano, dont le fils prénommé Savinien était promis à une certaine célébrité et s’employait déjà à faire son chemin d’homme de lettres et d’épée à Paris. Leprat attendit la nuit pour se glisser hors de sa chambre, laquelle était heureusement toute proche des écuries. Il sella un cheval, le tira par la bride hors du manoir, puis l’enfourcha et piqua des talons. Les nuits d’été sont courtes, et il devait être revenu avant l’aube. Mais qui fait garder, sur une île, des pavillons en construction ? À Dampierre, Leprat évita les chemins. Il passa par le bois, attacha sa monture à un arbre, continua à pied. Sous le couvert des arbres, il put bientôt observer l’île du grand étang. Comme il s’y attendait, des hommes avec des lanternes gardaient le chemin qui permettait d’accéder au chantier depuis la rive la plus éloignée du château. Impossible de passer par là. Leprat se déshabilla, ne garda que ses chausses et sa chemise, fit glisser son baudrier afin que sa rapière lui pende dans le dos. Après quoi il repéra avec soin l’endroit où il laissait ses effets, se glissa dans l’eau fraîche et nagea vers l’île et ses mystères. Il ignorait qui étaient ces hommes et ce qu’ils faisaient ici. Mirebeau, au souper, avait dit l’ignorer également. Mais ils n’appartenaient pas au marquis de Châteauneuf. À Mme de Chevreuse, alors ? Peut-être. Ou à une troisième partie. Leprat nagea régulièrement afin d’économiser ses forces et produire le moins de clapotis possible. Il approcha de l’île, eut de nouveau pied, se hâta de gagner la berge et de trouver une position en hauteur d’où il put, dissimulé dans les fourrés, recouvrer son souffle et observer à son aise. Des mercenaires armés gardaient le chantier éclairé, çà et là, par des flambeaux plantés dans le sol. Cinq pavillons avaient commencé de s’élever parmi les échafaudages et les matériaux amassés. Ils entouraient un grand toit de planches dont Leprat ne pouvait voir ce qu’il protégeait, mais près duquel des talus de terre s’étiraient. Les travaux de construction avaient-ils été l’occasion d’une trouvaille imprévue ? Ou n’avaient-ils été entrepris que pour dissimuler d’autres activités ? Quelle que soit la réponse, Leprat devait découvrir de quoi il retournait. Il étudia les déplacements des spadassins avant de s’élancer à pas de loup. Silencieux et rapide, il entra sur le chantier, se faufila parmi les ombres et réussit à se glisser sous la toiture sans être repéré. Elle abritait une fosse dans laquelle on pouvait descendre par une rampe et quelques échelles. Ceux qui l’avaient creusée avaient mis à jour les fondations anciennes d’un imposant bâtiment circulaire qui, aussitôt, évoqua à Leprat la tour noire de la légende, celle-là même dont les pierres maudites avaient peut-être inspiré le nom de Dampierre. Le mousquetaire sauta dans la fosse et se reçut souplement sur de grosses dalles nues. Quelques-unes avaient été retirées là où des marches s’enfonçaient dans le sol. Ces marches menaient à une très vieille porte en bois noir qui semblait avoir été condamnée jadis et récemment descellée. Son bon état de conservation était, à la réflexion, étonnant. De même que l’étrange aisance avec laquelle elle s’ouvrit sur un escalier à vis que des bougies allumées, dans des niches, éclairaient. Leprat s’engagea prudemment dans l’escalier, compta soixante et onze marches de pierre qui le menèrent plus bas que le fond de l’étang. Après une autre porte noire, il découvrit une salle assez vaste mais vide, dont les voûtes reposaient sur des alignements de colonnes rondes. Là encore, quelques bougies brillaient dans l’obscurité. L’air était chargé d’humidité et des gouttes tombaient dans des flaques séculaires. De plus en plus intrigué, Leprat poursuivit son exploration. Il y avait plusieurs portes – basses et toujours noires – de part et d’autre. Mais la travée centrale des colonnes et les bougies régulièrement disposées semblaient montrer le chemin vers, au fond de la salle, une arche au-dessus de laquelle brillait une ultime chandelle solitaire. Leprat s’approcha. Et il tendait la main pour écarter le rideau pourpre qui fermait l’arche quand un mouvement soudain l’alarma. Il fit volte-face, n’eut que le temps de voir une queue écailleuse disparaître en serpentant. Une syle. Mauvaise nouvelle. Parfois grosses comme des chats, ces salamandres carnivores étaient extrêmement véloces et voraces. L’odeur du sang les rendait folles et elles pouvaient, à plusieurs, s’attaquer à un homme blessé et le dévorer vivant. Or quand on en voyait une… Se ressaisissant, le mousquetaire souleva le rideau. Partis du château en pleine nuit, sept cavaliers s’engagèrent au trot sur la bande de terre qui reliait l’île de l’étang à la berge. Le premier était Savelda, le plus efficace exécuteur des basses œuvres de la Griffe noire. Le deuxième était l’Alchimiste des Ombres, faux maître de magie sous le nom de Mauduit et véritable maître d’œuvre d’un complot destiné à bouleverser à jamais le destin de la France. Le troisième était, en fait, une très belle cavalière : la duchesse de Chevreuse vêtue en écuyère et ravie par les frissons que lui procurait cette expédition nocturne. Les quatre autres étaient des spadassins qui, comme ceux qui gardaient l’île, avaient été recrutés par Savelda pour remplacer les mercenaires que les chevau-légers des Sœurs de Saint-Georges avaient tués en Alsace. Les cavaliers arrivèrent sur le chantier et mirent pied à terre. Seuls Savelda, l’Alchimiste et la duchesse, cependant, passèrent sous la toiture qui protégeait la fosse et disparurent dans l’escalier en colimaçon. Son cache en cuir clouté d’argent sur l’œil, l’Espagnol ouvrait la marche. Il était sûr de lui. Les deux autres désiraient s’assurer que tout était prêt pour la cérémonie du lendemain, ce qui était le cas. Et en prévision de cette inspection de dernière minute, Savelda avait fait allumer dans le souterrain des bougies dont - incidemment — Leprat profitait au même instant. Leprat était un mousquetaire. Il ne connaissait pas grand-chose à la magie draconique, mais il savait reconnaître une salle d’invocation. Les tentures brodées de motifs ésotériques. Les hauts cierges noirs qui attendaient d’être allumés. La petite table pour les objets rituels. Le lutrin qui soutiendrait le lourd grimoire tandis que l’officiant prononcerait les formules incantatoires. L’autel, grosse table sculptée d’un bloc. Et enfin le pentacle gravé dans le sol et rehaussé de glyphes dorés et écarlates se détachant sur la pierre noire. Mais surtout, il y avait cette atmosphère de maléfice qui hantait l’endroit. Quel que soit le danger qui menaçait le roi, quel que soit le complot imaginé par l’Alchimiste, cela avait à voir avec cette salle qui n’attendait plus qu’un sorcier et, peut-être, une victime. — Bon sang ! lâcha Leprat à mi-voix. Il commença à se sentir mal. Il eut soudain très chaud. Sa vue se brouilla. Pris de vertige, il sentit ses jambes faiblir. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, peinait d’ailleurs à réfléchir. Puis le mal qui lui rongeait le dos se réveilla. Ce fut comme si la plaque de ranse, douée de vie, lui mordait plus profondément les chairs. Leprat grimaça, retint des gémissements douloureux. Dans un délire enfiévré de pensées confuses, l’intuition lui vint qu’il devait quitter cette salle maudite. Il devait regagner la surface, s’éloigner de ce lieu qui décuplait la virulence de son mal. Il s’obligea à ne plus penser qu’à cela, à se concentrer sur cette urgence. Il passa le rideau en chancelant. La douleur s’apaisa. Pas le malaise. Haletant, le front en sueur, il tituba de colonne en colonne vers l’escalier et la sortie. Il n’y voyait presque pas. Ses oreilles bourdonnaient, si bien qu’il n’entendit pas ceux qui descendaient à sa rencontre. Vidé de ses forces, il continuait à trébucher vers cette porte que Savelda allait pousser d’un moment à l’autre… … quand il sentit des bras le saisir et l’attirer précipitamment à l’écart. Une main gantée se plaqua sur sa bouche. — C’est moi, lui murmura à l’oreille une voix qu’il reconnut. Saint-Lucq. Tout vêtu de noir, le sang-mêlé aux bésicles rouges entraîna Leprat dans un recoin parfaitement obscur juste avant que Savelda entre. L’agent de la Griffe noire précédait Mme de Chevreuse et son maître de magie. Il tenait une lanterne allumée dans la main gauche, les bougies de la salle des colonnes éclairant moins qu’elles n’indiquaient la direction de la salle d’invocation. À mi-chemin du rideau violet, Savelda ralentit, puis s’arrêta tout à fait. Les deux autres l’imitèrent, intrigués. Il se retourna, chercha autour de lui avec la mine d’un homme qui a le vague sentiment d’oublier quelque chose. Le cache en cuir qui occultait son œil ne suffisait pas à couvrir la tâche de ranse qui, en étoile, s’étirait vers son front, sa tempe et sa pommette. Il serra le poing autour du pommeau de sa rapière. — Qu’y a-t-il ? demanda Mme de Chevreuse. — J’ai cru… J’ai cru entendre… Je ne sais pas. Quelque chose. Le regard du borgne passa sans les voir sur Leprat et Saint-Lucq. Celui-ci continuait à soutenir le mousquetaire et n’avait pas ôté la main de sa bouche. Au prix d’un grand effort de volonté, Leprat contrôla les mouvements qui agitaient sa jambe et risquaient de trahir leur présence. — Je n’ai rien entendu, dit la duchesse. Et vous, Mauduit ? — Moi non plus, madame. — Sans doute une syle, convint Savelda. — Mon dieu ! Il y a des salamandres, ici ? — Cet endroit est sûr, madame, fit l’Espagnol en repartant à contrecœur. Mes hommes s’en sont assurés. Mais plus bas… La femme et les deux hommes disparurent bientôt derrière le rideau. — Vous allez voir, promettait Mme de Chevreuse, tout a été scrupuleusement agencé selon vos directives. — Filons, dit Saint-Lucq. Le sang-mêlé aidant Leprat, ils retournèrent à l’air libre par l’escalier à vis, se hissèrent hors de la fosse, déjouèrent la surveillance des hommes de Savelda et trouvèrent refuge dans l’un des pavillons en construction. Assis dos à un gros bloc de pierre, le mousquetaire prit le temps de se remettre en respirant profondément tandis que Saint-Lucq surveillait les alentours. — Sont-ils remontés ? demanda-t-il après un moment. — Point encore. — Il y avait la duchesse, n’est-ce pas ? Mais qui étaient les deux autres ? J’y voyais à peine. — L’un était Mauduit, le maître de magie de la duchesse. L’autre, Savelda, un Espagnol de la Griffe noire. J’ai manqué l’affronter de peu, lorsque nous avons empêché la Malicorne d’invoquer l’âme d’un Dragon Ancestral. — Un événement que j’ai manqué. J’étais dans une geôle du Grand Châtelet, cette nuit-là. — C’est vrai… Mais qu’aviez-vous, tout à l’heure ? On vous aurait cru pris de fièvre ou de boisson… Sans évoquer sa ranse qu’il tenait secrète, Leprat parla de la salle d’invocation et de l’effet qu’il la soupçonnait d’avoir eu sur lui. — J’ai bien failli me jeter dans les bras de nos adversaires. Sans vous… (Saint-Lucq ne répondit rien.) Que faisiez-vous là, d’ailleurs ? — Il y a plusieurs jours que je surveille Dampierre à la demande du Cardinal. J’ai été intrigué par ces pavillons que l’on bâtit. Et vous ? — Je suis entré au service de la Chevreuse en me faisant passer pour un agent de la reine mère. Et comme vous, j’ai voulu découvrir ce que ce chantier cachait. Impassible, le sang-mêlé acquiesça. Leprat s’accroupit et, la lucidité lui revenant en même temps que ses forces, il remarqua que Saint-Lucq était ganté, botté et impeccablement vêtu comme à son habitude. — Vous n’êtes pas venu à la nage. — Non. Par le souterrain. Il y a un passage qui arrive à ces vieilles caves. Sans doute était-il utilisé jadis par les habitants de la tour pour déjouer les sièges. Son entrée est sous un très gros chêne, dans la forêt, non loin d’une croix de pierre dressée à la croisée de deux chemins. Je l’ai découverte en suivant les hommes de Savelda. Plusieurs revenaient blessés et je voulais savoir pourquoi. En fait, le passage grouille de syles énormes. L’Alchimiste, Savelda et la duchesse remontèrent à la surface. Leprat et Saint-Lucq assistèrent à leur départ, mais aussi à celui de la plupart des spadassins. On éteignit les torches. Il ne resta bientôt plus qu’une poignée de sentinelles. — Il faut que je rentre avant que l’on s’aperçoive de mon absence, dit Leprat. — J’y retourne, quant à moi. Je dois voir cette salle d’invocation de mes yeux. — Il faut prévenir La Fargue de nos découvertes. — Je m’en charge. Je serai à Paris demain. — Entendu. — Avez-vous recouvré toutes vos forces ? — Oui. Ne vous inquiétez pas. Le sang-mêlé allait partir quand Leprat le rappela : — Vous m’avez très certainement sauvé la vie, Saint-Lucq. Merci. L’autre le regarda derrière ses bésicles rouges. Il ne réagit pas, chercha sans doute quoi répondre, ne trouva pas. Et s’en fut. À son tour, le mousquetaire se glissa hors du pavillon inachevé. Il essaya de ne pas penser à son dos qui le cuisait, s’obligea à rester concentré sur le jour qui approchait. Il avait menti à Saint-Lucq. Il savait ce qui lui était arrivé et peinait à se l’avouer. Le chemin de terre n’était plus gardé. Leprat l’emprunta à petites foulées, retrouva ses vêtements puis son cheval dans la forêt. Il ne ménagea pas sa monture, arriva au château de Mauvières alors que la nuit pâlissait, mais avant le premier chant du coq. Il laissa sa monture à l’écurie et se hâta de regagner sa chambre. Quelqu’un, cependant, l’observait. Le jour se leva sur Paris et, dès le milieu de la matinée, la fraîcheur nocturne ne fut plus qu’un agréable souvenir. De toutes ses rues, de toutes ses cours, de tous ses ruisseaux et de tous ses fossés, la ville pua de plus belle sous un soleil qui, cependant, épargnait le cabinet de travail du sieur Pierre Teyssier. Derrière des volets clos, le maître de magie de Son Éminence se remettait des fatigues d’une nuit d’étude : comprenez qu’il s’était endormi à sa table, la tête sur ses avant-bras croisés, ronflant beaucoup et bavant un peu. Ce qui ressemblait assez à une altercation dans son escalier, avec cris et heurts, le réveilla brusquement. Il se redressa, l’œil vague et le cheveu hirsute, pour considérer avec étonnement d’abord, inquiétude ensuite, l’individu qui faisait irruption dans la pièce. Un homme solide, trapu, au poil blanc et à la face bistre, qui sentait son vieux soldat à dix lieues et bouscula le valet qui prétendait lui interdire d’entrer. Le grand jeune homme dégingandé qu’était Teyssier se leva et chercha du regard de quoi se défendre. Il ne trouva rien, se consola en songeant que, de toute façon, il ne savait pas se battre. — Monsieur ? fit-il non sans une certaine dignité. — Veuillez pardonner cette intrusion, monsieur. Mais l’affaire est d’importance. Le valet, voyant qu’une conversation s’engageait, resta sur l’expectative. — Sans doute, monsieur. Cependant, je ne crois pas vous connaître. — Ballardieu, monsieur. Je suis au service du capitaine La Fargue. — Au service de qui ? La question surprit Ballardieu. Il hésita, coula un regard méfiant au valet, s’avança, se pencha, se racla la gorge et souffla : — Compagnie des Lames du Cardinal, monsieur. La lumière se fit chez le maître de magie. — La Fargue ! Mais bien sûr, oui…, lâcha-t-il avec un soulagement et une satisfaction que le vieux soldat partagea volontiers… … mais qui s’avérèrent bientôt stériles. Des sourires fragiles aux lèvres, les deux hommes se regardèrent en silence, chacun attendant quelque chose de l’autre. Le valet aussi attendit, et sourit par contagion. Jusqu’à ce que Teyssier s’enquière : — Eh bien ? La Fargue ? Cela remit Ballardieu en branle. Il cligna des paupières et annonça : — Le capitaine désire vous rencontrer. — Ce jourd’hui ? — Oui. Même si les imprévus lui faisaient vite perdre ses moyens, Teyssier était un jeune homme de bonne volonté. — Fort bien… Euh… En ce cas… En ce cas, dites-lui que je le recevrai à l’heure qu’il lui plaira. — Non, monsieur. Il faut venir. Le capitaine vous attend. — Maintenant ? — Maintenant. — C’est que je sors peu. — Montez-vous à cheval ? — Fort mal. — Tant pis. Une heure plus tard, à l’hôtel de l’Épervier, Teyssier peinait encore à se convaincre qu’il n’avait pas été enlevé. Quelque peu déstabilisé, il achevait de dessiner à la plume le pentacle que Saint-Lucq avait vu à Dampierre et qu’il lui décrivait de mémoire. C’était dans la grande salle d’armes que le soleil illuminait en entrant à flots par les trois hautes fenêtres ouvertes sur le jardin, ses herbes folles, sa vieille table et son châtaignier. Évitant soigneusement de croiser le regard écarlate des inquiétantes bésicles, Teyssier se concentrait sur son dessin, qu’il corrigeait et complétait à la lumière de ses propres connaissances. Il ne pouvait cependant s’empêcher de guetter La Fargue qui faisait lentement les cent pas, ou de lorgner vers Marciac qui sirotait un verre et rêvassait en se balançant sur sa chaise - laquelle grinçait. Laincourt était hors de son champ de vision, mais il le sentait qui suivait l’évolution du croquis par-dessus son épaule. Impassible et silencieux, Almadès gardait la porte. Quant à Ballardieu, il n’avait pas accompagné le maître de magie plus loin que le vestibule. D’ailleurs, à peine était-il arrivé à l’hôtel de l’Épervier que La Fargue l’avait entraîné en lui expliquant ce que l’on attendait de lui : réaliser le croquis d’un pentacle dont on lui ferait une description de vive voix. — Croyez-vous la chose possible, monsieur ? — Oui. À la condition que… — Car Laincourt, qui sait un peu la magie, affirme que l’utilité d’un pentacle se peut deviner à son apparence. Est-ce vrai ? — Certainement mais… — Parfait ! Alors au travail, monsieur. Le temps, en effet, pressait. Le pentacle en question avait probablement été tracé en vue d’un rituel qui aurait lieu cette nuit, lors du bal donné par la duchesse de Chevreuse. Et les Lames soupçonnaient ce rituel d’être un moyen, voire une fin, dans un complot ourdi contre le roi. Ce dont Teyssier, au demeurant, doutait de plus en plus… — Il y avait, là, un symbole ressemblant à la lettre N, disait Saint-Lucq. Et ici, ce qui pouvait être un chiffre 7… Voilà, c’est à peu près tout. Le jeune maître de magie avait reconnu les deux glyphes draconiques évoqués par le sang-mêlé. Il les reporta sur le papier. — En avons-nous fini ? demanda-t-il. — Je le crois. Il apporta encore quelques retouches à son esquisse, puis fit pivoter la feuille et la poussa sur la table vers Saint-Lucq. — Cela ressemblait-il à ceci ? Le sang-mêlé étudia soigneusement le dessin, puis acquiesça. — Pour autant qu’il m’en souvienne, oui. La Fargue cessa d’aller et venir. Marciac interrompit son balancement. Laincourt, lui, se redressa en affichant un air perplexe et lâcha : — Il doit y avoir une erreur… — Le dessin est tel que je me souviens, affirma Saint-Lucq en croisant les bras. — Quoi ? fit le vieux capitaine. Quelle erreur ? Teyssier hésitait. Il échangea avec Laincourt l’un de ces regards où chacun trouve chez l’autre un écho à ses doutes ou craintes. Pour autant, il se tut. Ce fut donc l’ancien espion du Cardinal qui annonça : — Ce pentacle est bénéfique, capitaine. Il ne peut nuire à personne. Ni au roi, ni à personne. Le roi et la Cour arrivèrent à Dampierre durant l’après-midi. Louis XIII et des gentilshommes de sa suite chevauchaient devant avec superbe, précédant de peu un détachement des mousquetaires de la garde. Tiré par six magnifiques chevaux, le carrosse doré du roi suivait. Venait ensuite celui de la reine, et enfin ceux des Grands et des courtisans, par ordre de rang et de faveur. Des cavaliers fermaient la marche en petits groupes ; d’autres trottaient à la portière des voitures, afin de faire la conversation ; les plus fougueux improvisaient voltes et caracoles pour plaire à celles qui les observaient et riaient, l’œil brillant, derrière des délicats éventails. Très loin devant celui des bagages, le cortège des carrosses était splendide, joyeux, étincelant sous le soleil malgré la poussière soulevée. Il attirait des spectateurs qui se massaient à l’entrée des villages et sur le bord des chemins. Lorsqu’il approcha de Dampierre, des hérauts piquèrent des talons et allèrent annoncer la venue du roi. Nécessité protocolaire mais précaution inutile. Des coureurs avaient déjà pris à travers champs pour, hors d’haleine, avertir le château et provoquer un vif émoi chez ceux qui n’avaient pas fini de monter une estrade, de peindre une palissade ou de peigner une pelouse. « Le roi ! Le roi ! ». Des cuisines aux jardins en passant par les combles, ce fut comme un branle-bas et le dernier coup de marteau fut donné peu avant que sonnent les trompettes. Tout était prêt, cependant, quand Sa Majesté franchit les grilles de Dampierre. Leprat profita de l’événement pour s’esquiver. Rauvin ne l’avait pas quitté d’une semelle depuis le matin. Il ne le suivait pas à proprement parler, mais il était toujours quelque part dans le décor, où que Leprat aille et quoi qu’il fasse. Le mousquetaire n’avait donc eu d’autre choix que de s’acquitter sans faillir des tâches que lui confiait un Mirebeau étonnamment distant. Cette froideur n’avait d’ailleurs pas manqué de le rendre perplexe, sans qu’il ait pourtant la tête à creuser la question. Après tout, Mirebeau avait sans doute des soucis de son côté. Leprat, lui, ne pensait qu’à sa mission, au danger que représentait Rauvin, à la salle d’invocation souterraine, au possible complot contre le roi. Et quand il ne pensait pas à tout cela, sa ranse — qu’il savait s’être brusquement aggravée — revenait le hanter. L’arrivée du roi fut donc pour Leprat l’occasion de prendre un cheval et de filer discrètement. Il avait à faire dans les bois et, de toute manière, il valait mieux qu’il évite Dampierre tant que l’endroit grouillerait de casaques bleues. Louis XIII ne se déplaçait jamais sans son régiment de mousquetaires qui, tous, connaissaient Leprat et pouvaient donc le trahir. Il chevaucha un quart d’heure dans les sous-bois avant de rejoindre un sentier. Qu’avait dit Saint-Lucq, déjà ? « Sous un très gros chêne, dans la forêt, non loin d’une croix de pierre dressée à la croisée de deux chemins. » S’il voulait les explorer, Leprat devait d’abord trouver l’entrée des anciens souterrains de la tour noire qui, jadis, se dressait au milieu du lac de Dampierre. L’après-midi finissait quand Arnaud de Laincourt emprunta le Petit Pont et franchit, à grands pas, la voûte obscure du Petit Châtelet. Ce qu’il avait deviné à la vue du pentacle décrit par Saint-Lucq s’était avéré exact. Teyssier, le maître de magie de Son Éminence, l’avait d’ailleurs confirmé en expliquant qu’il existait plusieurs catégories de pentacles et qu’en dépit des erreurs, omissions ou approximations possibles, celui qu’il avait esquissé était destiné à un rituel bénéfique. Certaines caractéristiques dans son agencement général ne permettaient pas d’en douter. « Je puis vous affirmer, avait-il dit, que celui qui a tracé ce pentacle ne veut nuire à personne. C’est même, je crois, tout le contraire. » Teyssier restait cependant incapable de dire au cours de quelle cérémonie particulière le pentacle de Dampierre était censé servir. Protection, guérison, bénédiction, rajeunissement ? Son croquis était par trop imparfait. Il allait devoir le comparer à tous ceux qu’il conservait dans ses grimoires puis, au terme de patients recoupements, arriver peut-être à une conclusion. La Fargue avait alors permis au maître de magie de rentrer chez lui, accompagné de Ballardieu qui ne reviendrait pas avant que le pentacle soit reconnu. Laincourt emprunta la vieille et très étroite rue de la Bûcherie, en direction de la place Maubert. Après le départ de Teyssier, Saint-Lucq n’avait pas tardé à se retirer sur un « À ce soir à Dampierre, sans doute. » La Fargue, Marciac et l’ancien espion du Cardinal étaient ainsi restés à discuter dans la salle d’armes de l’hôtel de l’Épervier, Almadès se contenant d’écouter. Ils avaient multiplié les suppositions pour tenter d’intégrer le pentacle dans un possible complot de l’Alchimiste et de la duchesse de Chevreuse contre le roi. Suppositions vaines, stériles. Ils en savaient trop peu, n’avaient finalement que des motifs d’inquiétude. Restait que Savelda, l’exécuteur des basses œuvres de la Griffe noire, était de la partie. La menace était donc réelle. Plutôt que de tourner en rond, Laincourt avait résolu de se renseigner sur Mauduit, le maître de magie de la duchesse. Après tout, celui-ci devait être directement intéressé par le pentacle, non ? Il s’était ainsi rendu à l’hôtel de Chevreuse, qu’il avait trouvé presque désert et où il n’avait rien appris au sujet de Mauduit, sinon qu’il était entré récemment au service de la duchesse. L’homme inquiétait. Il passait pour sorcier. On préférait se tenir à l’écart de lui et de tout ce qui le concernait, au point que même le Suisse qui gardait la porte de l’hôtel ignorait son adresse à Paris. Après la rue de la Bûcherie, Laincourt traversa la place Maubert qui, au débouché de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, était l’un des cinq lieux où l’on suppliciait et exécutait les condamnés. Pressé, indifférent, le jeune homme n’eut pas un regard pour les gibets, ni pour la sinistre roue que l’on montait sur une estrade neuve. Au sortir de l’hôtel de Chevreuse, l’idée lui était venue que la duchesse aimait le luxe. Elle ne s’offrait que le meilleur, le plus beau, le plus cher. Son nouveau maître de magie ne faisait sans doute pas exception à la règle. Mauduit lui avait probablement été recommandé. Ou du moins devait-il bénéficier d’une certaine renommée. Que son nom n’évoque rien à Laincourt ne signifiait pas grand-chose, le petit monde des maîtres de magie étant extrêmement secret. Mais quelqu’un connaissait bien ce petit monde. Rue Perdue, Laincourt poussa la porte de la librairie Bertaud. Une heure plus tard, alors que le soir tombait, Laincourt arriva hors d’haleine à l’hôtel de l’Épervier. Il espérait y trouver encore La Fargue, mais celui-ci devait déjà être à Dampierre avec Almadès et Marciac. — Et Ballardieu ? demanda-t-il à Guibot. — M. Ballardieu n’est pas encore rentré, répondit le vieux portier. — Tant pis. Un cheval. Vite ! Mais un cavalier entra à cet instant précis dans la cour. C’était Ballardieu. Il s’en revenait de chez Teyssier, qui était enfin parvenu à identifier le pentacle que Saint-Lucq avait décrit. — Vous n’allez pas le croire ! annonça le vieux soldat en sautant de selle. Laincourt le crut. Il enfourcha aussitôt le cheval de Ballardieu et partit au galop. Tandis que le soir tombait sur Dampierre, des éclats de voix et des rires résonnaient dans l’étroite cour du château. Des comédiens italiens y donnaient, aux flambeaux, une farce assez leste qui faisait la joie de tous les invités. Même le roi, qui pourtant n’avait guère de goût pour les grivoiseries, semblait apprécier cette pantalonnade. Il s’esclaffait volontiers. Parce qu’il était d’un naturel plutôt maussade et ombrageux, son excellente humeur étonnait. Elle aurait dû en inquiéter certains. La Fargue regardait dans la cour depuis une fenêtre du premier étage. Les facéties des Italiens ne l’amusaient pas. Dès son arrivée à Dampierre, il avait demandé à être reçu par M. de Tréville, capitaine des mousquetaires de la garde, et lui avait fait part de ses soupçons : un complot contre Sa Majesté était sur le point d’aboutir. Les deux hommes se connaissaient, s’appréciaient et se respectaient. Sans prendre les avertissements de La Fargue à la légère, Tréville l’avait néanmoins assuré que Louis XIII ne risquait rien car une compagnie de gentilshommes d’élite y veillait. Le capitaine des mousquetaires avait cependant permis à La Fargue de rester, à la condition que ses Lames et lui ne gênent pas le service. Il fallait aussi qu’ils se tiennent à l’écart des jardins, en particulier dès qu’il ferait nuit : « Mes mousquetaires ne vous connaissent pas et leurs ordres sont stricts. Ils tireront, et feront mouche, si vous ne respectez pas les consignes. » Dans la cour, devant une toile peinte, Arlequin bottait les fesses de Matamore, lequel prétendait vainement à la main de Colombine. Décidément très joyeux, Louis XIII rit de bon cœur aux sauts grotesques que faisait le comédien à chaque coup de pied reçu. C’était tout le contraire de la reine qui, assise à la gauche de son époux, s’obligeait à sourire et, distraite, applaudissait chaque fois avec un temps de retard. À l’évidence, quelque chose la préoccupait. — Cela va se passer ce soir, lâcha La Fargue d’un air grave. (Il leva les yeux vers un ciel assombri qui se piquetait lentement d’étoiles.) Je le sens, reprit-il. Je le sais… Tréville lisait un billet que l’un de ses mousquetaires venait de lui apporter. Il acquiesça. — Parfait, dit-il au mousquetaire. Celui-ci se retira d’un pas martial et, repliant le papier, le comte de Troisvilles, dit Tréville, approcha de La Fargue pour lui poser une main compatissante sur l’épaule. — Ce Vicarius vous obsède, mon ami… — Sans doute… Il est cependant l’un des plus formidables ennemis du royaume. Et je devine sa présence. Tréville haussa les épaules. — Je ne puis que vous répéter que toutes les dispositions nécessaires à la sûreté de Sa Majesté ont été prises. — Cela peut ne pas suffire. — Je le sais. Il y a toujours l’imprévu. Le spectre de l’assassinat de Henri IV hanta les deux hommes. Ils restèrent un moment silencieux, puis La Fargue dit : — La reine est soucieuse. Tréville se pencha pour regarder. — En effet. Se détournant de la fenêtre, La Fargue alla ouvrir la porte et appela Almadès qui attendait dans l’antichambre. — Oui, capitaine ? — Trouvez Marciac. Je veux qu’il demande à Agnès si la reine a quelque légitime et avouable motif d’inquiétude. — Entendu, capitaine. L’Espagnol obtempéra, descendit un escalier, trouva le Gascon qui, entre deux portes, faisait un numéro de charme à une très jolie et encore très innocente jeune baronne. S’il ne faisait aucun doute qu’il souhaitait qu’elle reste jolie, il avait, en revanche, un tout autre projet concernant son innocence. Il ne se démonta pas en voyant Almadès, mais promit à la demoiselle de revenir, lui frôla le menton de l’index et, tout sourire, rejoignit l’austère maître d’armes. — J’écoute. — La reine est préoccupée. Agnès sait peut-être pourquoi. — Compris. — Qui est-ce ? — Délicieuse, n’est-ce pas ? À cet instant, Matamore ayant achevé de se discréditer à force de ridicule, le Docteur accorda la main de Colombine à Arlequin et la pièce prit fin sous les applaudissements. — Ne tardez pas, Marciac. Le Gascon se dépêcha donc, dépassa la jolie petite baronne en lui répétant sa promesse, parut changer d’idée, revint sur ses pas, surprit la demoiselle d’un baiser sur la joue et s’en fut cette fois pour de bon. Grâce aux indications de Saint-Lucq, Leprat trouva le passage secret de la tour noire. Celle-ci avait été démontée jadis pierre par pierre, puis on avait enseveli ses fondations afin, sans doute, qu’elle soit oubliée à jamais. Elle ne s’en était pas moins dressée, baignée par l’étang de Dampierre, à une portée de canon de l’actuel château des ducs de Chevreuse. La légende disait qu’un dragon sorcier l’avait construite et habitée. La légende disait encore qu’il s’y était livré à de terribles maléfices, et elle ajoutait qu’il avait été vaincu par de preux chevaliers. Elle mentait peut-être sur l’essentiel, mais Leprat était convaincu que les vestiges souterrains de la tour maudite n’avaient pas révélé tous leurs secrets. L’entrée du passage se trouvait dans la forêt, non loin d’une croix de granit sombre dressée à une croisée de chemins. C’était une vieille grille dont on avait récemment dégagé l’accès dans le flanc broussailleux d’une butte que dominait un grand chêne. Elle ouvrait sur des marches de pierre, les premières d’un étroit escalier à vis qui s’enfonçait dans les ténèbres. Leprat attacha son cheval à l’écart. Après quoi il s’approcha prudemment, à pas de loup dans le sous-bois, l’épée au poing. Il craignait que les lieux ne soient gardés. Mais ils ne l’étaient par personne. En revanche, de nombreuses empreintes de bottes jonchaient le sol — celles laissées par les mercenaires de Savelda qui avaient mis à jour le passage. Et tout près, au débouché d’un sentier récent, d’autres traces indiquaient que des chevaux avaient été régulièrement gardés à cet endroit. Leprat avait apporté une lanterne. Il en alluma la bougie avec son briquet à amadou et, sans avoir rengainé sa rapière, s’engagea dans l’escalier. En bas, un long couloir voûté partait en direction de l’étang et de son île. Dans la cour du château de Dampierre, les invités avaient assisté au spectacle debout derrière le couple royal. Encore joyeux des pitreries des comédiens, ils tardaient à se disperser, marchaient lentement vers les salons et les escaliers, restaient à bavarder dans la lumière des grands flambeaux que tenaient – aussi immobiles que des atlantes au fronton d’un palais – des valets en livrée alignés dos aux murs et régulièrement espacés. On attendait le dîner qui précéderait le bal masqué et un feu d’artifice qui s’annonçait splendide. D’un pas vif qui trahissait son anxiété, Anne d’Autriche regagnait les appartements que Mme de Chevreuse lui avait cédés. Accompagnée de la duchesse, elle entraînait dans son sillage les dames de sa suite, dont Agnès de Vaudreuil qui s’efforçait de tenir au mieux son rôle de dame de compagnie. Elle se montrait discrète, disponible, prévenante. Elle veillait à ne faire d’ombre à personne. Coiffée et joliment apprêtée, elle portait ce soir-là une magnifique robe écarlate, à décolleté profond orné de dentelle, corsage empesé et vertugadin. Elle se savait belle. N’empêche, sa rapière lui manquait depuis maintenant plusieurs jours qu’elle avait rejoint le service ordinaire de Sa Majesté. Et le stylet que sa jarretière retenait était une maigre consolation. Parmi les dernières à s’engager dans le grand escalier, Agnès sentit qu’on la prenait par la main… … et laissa Marciac l’entraîner derrière une colonne. — Sais-tu ce qu’a la reine ? demanda-t-il sans préambule. — Non. Mais elle était déjà d’humeur très sombre à son lever, et cela n’a cessé de s’aggraver. Elle a d’ailleurs passé l’essentiel de la journée à prier. — Essaie d’en savoir plus, d’accord ? — D’accord. Où puis-je retrouver le capitaine ? — Auprès de Tréville. — Je vais faire mon possible. — Dis… — Oui ? — On nous a vus nous isoler. — Et alors ? — Nous devrions peut-être nous embrasser. Afin de préserver les apparences, bien sûr. — Je pourrais aussi te gifler et partir en me rajustant. Afin de préserver les apparences, bien sûr. Souriant en coin, Agnès prit l’escalier aussi rapidement que sa robe et les convenances le lui permettaient. Elle passa entre deux hallebardiers, poussa la porte des appartements de la reine, entra dans une antichambre et sourit au duc d’Uzès, qui occupait la fonction de chevalier d’honneur. Enfin, dans une deuxième antichambre, elle rejoignit Mme de Sénécey, dame d’honneur, la vieille Mme de La Flotte, dame d’atour, plusieurs dames de compagnie et autres ravissantes filles d’honneur, parmi lesquelles Louise Angélique de La Fayette et Aude de Saint-Avold. Toutes attendaient en ne sachant que faire car, au bord des larmes, Anne d’Autriche venait de s’enfermer avec Mme de Chevreuse dans sa chambre. Apprenant la nouvelle, Agnès prit une mine de circonstance, demanda si elle pouvait être utile et, comme on lui répondit que non, se retira. Elle dut, ensuite, faire vite sans avoir l’air de se presser. Elle sourit encore à M. d’Uzès, quitta les appartements, suivit le couloir jusqu’à une petite porte que cachait un rideau. Elle attendit que personne ne la regarde, puis disparut prestement par la petite porte. Elle l’avait découverte dans l’après-midi, lors d’un discret examen des lieux. La chambre de la reine communiquait avec l’antichambre où étaient les dames de la suite, mais aussi avec un cabinet où la duchesse dormirait cette nuit, un lit y ayant été installé pour l’occasion. Agnès trouva ce cabinet désert. Elle s’y glissa et, sur la pointe des pieds, alla coller l’oreille à la porte derrière laquelle Anne d’Autriche et Mme de Chevreuse s’étaient isolées. L’une d’elles faisait les cent pas. C’était la reine qui, d’une voix nerveuse, prétendait renoncer à un certain projet. Elle avait réfléchi et beaucoup prié. Tout cela était une folie. Elle n’aurait jamais dû accepter. Comment avait-il pu seulement croire au succès de cette entreprise ? Mais elle y voyait plus clair à présent. Oui, il lui fallait renoncer. — Madame, répondait calmement la duchesse, il est encore possible de rebrousser chemin. Il en sera fait selon votre volonté. Vous n’avez qu’à en donner l’ordre. — Bien. Alors cet ordre, je le donne. — Ce qui ne sera pas fait ce soir ne pourra peut-être plus jamais l’être. Les astres ne… — Peu m’importe les astres ! — Avez-vous l’assurance d’avoir tout bien considéré, madame ? Les devoirs de Votre Majesté… — Mes devoirs m’interdisent de trahir le roi ! Pour le reste, il faut s’en remettre à la divine Providence. Mes prières, un jour, seront entendues. — Avez-vous cependant songé que si vous renoncez, il vous faudra sans doute tout avouer au roi ? Car le secret transpirera, madame. Croyez-m’en, les secrets transpirent toujours. La police du Cardinal est partout. — J’implorerai le pardon du roi. — Et pour ceux qui vous ont prêté leur concours ? — Je ne permettrai pas que l’on vous inquiète, Marie. — Je ne songeais pas à moi mais à tous les autres. — Pourrait-on leur reprocher d’avoir obéi à leur reine ? — Richelieu le pourra. Il y eut un silence. Puis Agnès entendit Mme de Chevreuse se lever et faire quelques pas… Un tiroir fut ouvert et refermé… Encore quelques pas pour revenir… Et la duchesse dit : — J’espérais pouvoir vous épargner cette épreuve, madame. J’espérais que… Enfin voici. — Qu’est-ce ? — Je vous en prie, madame, lisez. Et voyez ce que l’on vous cache. Un lourd froissement d’étoffes soyeuses : Anne d’Autriche venait de s’asseoir. Les deux femmes se turent, après quoi la reine demanda d’une voix étranglée : — Tout… Tout cela… Est-ce vrai ? — Je le crois. Je le crains. — Le roi aurait-il vraiment le projet de me… — Oui, madame. La reine éclata en sanglots. Cela aurait pu être un cavalier spectral traversant la nuit. C’était Laincourt qui, recouvert de poussière, filait sur un cheval cendré. Il galopait depuis Paris au risque de tuer sa monture. Il traversait les villages en trombe, coupait dès que possible à travers champs, sautait des haies, des fossés, des ruisseaux, passait par les cours des fermes, prenait tous les risques. Il savait à quel usage le pentacle était destiné. Et grâce à son ami libraire, il savait aussi que le maître de magie de la duchesse de Chevreuse n’était pas celui qu’il prétendait être. — Plus vite, gamin ! Plus vite ! Laincourt arriverait dans une heure au château de Dampierre. Serait-il encore temps d’agir ? À Dampierre, on dînait, la reine ayant reparu avant que l’on commence à s’interroger. Trois tables avaient été dressées dans la « salle » du château. La table d’honneur était au fond. Les deux autres, beaucoup plus longues, se faisaient face perpendiculairement à la première. À ces tables, les convives n’étaient assis que d’un seul côté, dos au mur, les domestiques faisant le service au milieu. Le vin aidant, l’ambiance y était très joyeuse. Hommes et femmes mangeant avec les doigts, on échangeait des anecdotes et des plaisanteries, on se moquait, on riait. Et l’on se portait des toasts. Un verre passait alors de main en main, chacun devant y boire un peu, jusqu’à celui ou celle à qui le toast était adressé. Le destinataire n’avait alors d’autre choix que de finir le verre et, sous les bravos, de manger la « tostée », c’est-à-dire le morceau de pain grillé qui trempait au fond. Les toasts se succédaient et se répondaient comme autant de défis allègres. Un excellent prétexte à s’enivrer en ayant l’air de jouer. Très attendu, le choix de la prochaine victime faisait la joie de tous et personne, bien sûr, ne songeait à se dérober. Le roi et la reine siégeaient tout naturellement à la table d’honneur, en compagnie du duc de Chevreuse, de la duchesse et de quelques privilégiés dont le M. de Tréville et le marquis de Châteauneuf, garde des Sceaux du royaume. L’atmosphère était un peu plus guindée qu’aux grandes tables, même si Louis XIII faisait honneur à tous les plats – ce qui était d’ailleurs son habitude car il était doté du même solide appétit que son père. Encore pâle, Anne d’Autriche, elle, picorait. Elle avait les yeux un peu rouges, ce dont Mme de Chevreuse s’inquiéta à point nommé. La reine expliqua qu’elle avait été incommodée dans sa chambre par les parfums trop lourds d’un bouquet de fleurs. Cette petite comédie trompa-t-elle grand monde ? Elle fit sourire le roi. Retenue par ses devoirs de dame de compagnie, Agnès ne put s’échapper avant le milieu du dîner. S’esquivant, elle retrouva alors La Fargue et Marciac dans la pénombre d’une discrète antichambre dont Almadès referma aussitôt la porte sur elle. — Alors ? fit le Gascon. Agnès raconta la conversation qu’elle avait espionnée entre la reine et Mme de Chevreuse. — Ainsi la Chevreuse a bel et bien ourdi un complot contre le roi, lâcha La Fargue. Un complot qui doit aboutir cette nuit. Et dont la reine est complice… — Mais de quoi s’agit-il, au juste ? demanda Marciac. Va-t-on attenter à la vie de Sa Majesté ? — Je l’ignore, reconnut Agnès. — L’Alchimiste a-t-il été évoqué ? — Non. Mais je crois connaître les motifs de la reine… Après son départ et celui de la duchesse, je me suis glissée dans sa chambre en quête de ce que la duchesse lui avait donné à lire pour achever de la convaincre. Et j’ai trouvé. C’était le pamphlet que l’émissaire de la reine mère cachait dans la doublure de son pourpoint. — Le pamphlet qui accuse le roi de vouloir répudier la reine parce qu’elle ne lui donne pas d’héritier ? fit La Fargue. — Et qui affirme que le roi avait même pris langue avec le pape à ce sujet, oui. — Alors la reine trempe dans un complot contre le roi parce qu’elle craint une répudiation… — Ma foi… — Mais le roi ne la répudiera jamais ! objecta Marciac. Anne est la sœur du roi d’Espagne. Ce serait une insulte ! Ce serait la guerre ! — Il suffit que la reine y croie, indiqua Agnès. Ou plutôt, il suffit que la duchesse l’en ait persuadée… Le capitaine des Lames acquiesça. — Bon, dit-il. Je dois parler à Tréville. Toi, Agnès, retourne auprès de la reine et efforce-toi de ne pas la quitter de l’œil. Le bal va bientôt commencer. Leprat transperça une syle qui lui passait entre les jambes puis, à la pointe de l’épée, il la souleva dans la lumière de sa lanterne. D’épaisses arabesques rousses ornant son dos noir, la salamandre était aussi longue et lourde qu’un rat de belle taille. Elle se tortillait autour de l’estoc qui la suppliciait. Cependant elle crachait, cherchait à mordre et à griffer plutôt qu’à se dégager. Saleté, songea Leprat en libérant sa lame d’un geste sec qui projeta le reptile à l’écart. La syle heurta un mur, puis le sol avec un bruit mou. Elle vivait encore, cependant. Dans le noir, des langues bifides sifflèrent. Elles annonçaient la curée que le mousquetaire attendait. Des griffes cliquetèrent, des ventres écailleux frôlèrent la pierre, des syles se ruèrent de toutes parts sur leur congénère agonisante pour la dévorer. L’excitation du combat et le goût du sang firent bientôt leur effet. Les dos écailleux se mirent à luire et la mêlée furieuse, jusque-là invisible, apparut nimbée d’un halo crépusculaire. La syle sacrifiée ne fut pas la seule victime de cette frénésie sauvage. Quelques-unes, blessées, furent à leur tour attaquées et dévorées par de plus grosses et plus féroces qu’elles. Leprat se détourna du carnage. L’épée au poing, il poursuivit son exploration des souterrains de la tour noire, souterrains dont il peinait encore à mesurer l’étendue. Ils étaient vastes, peut-être immenses, de loin plus grands, en tout cas, que les deux ou trois caves qu’il s’attendait à trouver sous la ruine d’un donjon médiéval. La plupart des salles étaient basses, dallées, avec des colonnes rondes et courtes soutenant des arcs de voûte. Vides et nues, hantées par les mouvements furtifs des syles qui les gardaient, jalonnées de flaques étales que le mousquetaire troublait de la semelle, elles avaient traversé les siècles dans les ténèbres d’un silence abyssal. La Fargue fit parvenir un billet à Tréville et le retrouva discrètement après le banquet. Il l’informa alors de la conversation qu’Agnès avait surprise entre la reine et la duchesse de Chevreuse, affirma qu’il ne faisait plus aucun doute qu’un complot était sur le point d’aboutir, insista pour que la sécurité autour du roi soit renforcée jusqu’au matin. En vain. — Je ne doublerai ni les patrouilles, ni les sentinelles, répondit le capitaine des mousquetaires. — La sûreté du roi est menacée, monsieur. — Qui sait ? Mais je ne puis aller contre la volonté de Sa Majesté. C’est elle qui a réclamé que mes mousquetaires soient le moins présents possible, ceci afin de manifester le peu d’inquiétude qu’elle a à dormir en ces murs… — … et de mieux tromper la vigilance de ceux qu’elle fera arrêter demain, comprit La Fargue. — Précisément. Or si le château, quel qu’en soit le motif, grouillait tout soudain de casaques… Le vieux gentilhomme acquiesça, résigné. Sa main gauche serrant la poignée de sa vieille Pappenheimer au fourreau, l’autre agrippant la boucle de son lourd ceinturon, il se tourna vers la fenêtre et le leva les yeux en direction du ciel nocturne. — D’ailleurs, ajouta Tréville, le bal va commencer. Le roi l’ouvrira avec la reine puis, ainsi qu’il a dit qu’il ferait, il se retirera pour la nuit, au prétexte de se bien reposer avant la chasse à laquelle le duc de Chevreuse l’a convié au matin. Mais vous savez comme moi quel gibier sera couru demain… Reste que le roi sera bientôt dans ses appartements, avec des mousquetaires à sa porte et jusque dans son antichambre. On frappa à la porte. Un mousquetaire entra et annonça à son capitaine : — Un cavalier vient d’arriver. Il prétend avoir des informations de la dernière importance concernant la sûreté du roi. — Son nom ? — Laincourt. Un ancien des gardes du Cardinal. La Fargue se retourna d’un bloc. Après une chevauchée particulièrement éprouvante, Arnaud de Laincourt tâchait de se rendre présentable quand Marciac le trouva sous un appentis de la grande cour des écuries. En bras de chemise, il se frictionnait le visage et la nuque à l’eau d’un seau. Voyant le Gascon, il ôta la serviette qu’il avait autour du cou, se sécha hâtivement et enfila son pourpoint — brossé de frais — qu’un domestique du château lui tendait. — Je dois parler au capitaine, annonça-t-il en donnant une pièce au domestique et en acceptant son chapeau en retour. — Je vous conduis jusqu’à lui, répondit Marciac. — Bien. Attrapant son épée au passage, Laincourt cala son pas sur celui du Gascon qui demanda : — Des nouvelles de Teyssier ? — Oui. Il a enfin reconnu le pentacle. — Alors ? — Il s’agit d’un pentacle de fertilité. Il est employé lors d’un rituel destiné à rendre fécond un ventre stérile. — En êtes-vous sûr ? — Non. Mais d’après Ballardieu, le maître de magie de Son Éminence, lui, l’était. Cela me suffit. Ils passèrent le petit pont-levis alors que les premières notes du bal résonnaient dans le château. Tandis que l’épée au poing, il continuait à explorer les vieux souterrains de la tour noire à la lueur de sa lanterne, Leprat se demandait qui les avait bâtis, et dans quelle intention. Ils lui évoquaient un sanctuaire, un refuge susceptible d’avoir abrité une communauté de jadis. Des sorciers. Des membres d’un culte hérétique. Ou des dragons. Comment savoir ? Seule chose certaine, ce lieu n’était plus – s’il l’avait jamais été — un havre paisible. Ses pierres étaient comme imprégnées d’un maléfice qui pesait sur l’âme. Son silence semblait hanté par le souvenir d’échos douloureux. Ses ténèbres abritaient des cauchemars à l’affût. Et l’air qu’on y respirait avait des… Leprat se rendit compte qu’il commençait à divaguer. Il se ressaisit, s’ébroua de la tête et des épaules. Il ne devait pas laisser ces salles sinistres diriger le cours de ses pensées. Sans doute s’y trouvait-il depuis trop longtemps. Depuis combien de temps, au juste ? Peu importait. Le mousquetaire jugea qu’il en avait assez vu. D’ailleurs, il remarquait que les syles gagnaient dangereusement en audace et, pour ne rien arranger, la flamme de sa lanterne donnait des signes de faiblesse. Plutôt que de rebrousser chemin, Leprat se mit en quête d’un escalier. Mais c’est une porte qui attira bientôt son attention : une grande et double porte quadrangulaire, noire, dont le linteau de pierre s’ornait de motifs draconiques entrelacés. Intrigué, il s’en approcha prudemment. Tendit l’oreille et n’entendit rien. Prit une inspiration et poussa l’un des battants… … lequel s’ouvrit sur une pièce circulaire que coiffait un dôme d’onyx. Aussi vaste que vide, elle était plongée dans une pénombre ambrée. Une lueur dorée filtrait des veinures du marbre noir qui dallait le sol et courait en frise, là où le dôme prenait appui sur le mur. Cette salle avait un large puits en son centre. Et quatre portes identiques – dont celle empruntée par Leprat – se faisaient face deux par deux comme si elles marquaient les points cardinaux. Le mousquetaire posa sa lanterne désormais inutile et s’avança, sans rengainer sa rapière. La conviction lui vint que la tour noire s’était un jour dressée à l’exacte verticale de ce dôme qu’il examinait d’un regard attentif. Mais ses réflexions n’allèrent pas plus loin car un bruit le fit se retourner. Mirebeau braquait sur lui un pistolet armé. — Un rituel de fertilité, répéta La Fargue après avoir écouté Laincourt. — Teyssier l’affirme. D’ailleurs, nous savions que ce pentacle n’était pas maléfique… Ils étaient dans le cabinet jouxtant la chambre de Tréville. Le capitaine des mousquetaires avait permis que les Lames s’y réunissent tandis qu’il assistait, lui, à l’ouverture du bal. L’orchestre jouait à l’autre bout du château. Sa musique s’élevait dans la nuit tiède par les fenêtres ouvertes et parvenait, adoucie, jusqu’ici. — Se pourrait-il que le pentacle soit pour la duchesse de Chevreuse ? proposa Marciac. Après tout, nous sommes chez elle et c’est son maître de magie qui… — Elle est déjà six fois mère, rappela Laincourt. — Non, fit La Fargue. Le rituel qui se prépare est destiné à la reine. Elle n’a toujours pas donné d’héritier au trône et nous savons qu’elle craint désormais d’être répudiée. — Vraiment ? — Agnès a surpris ce soir une conversation entre la reine et la duchesse, expliqua le Gascon. Très émue, la reine disait vouloir renoncer à… à nous ne savions quoi. Mais afin de vaincre ses dernières résistances, la duchesse lui a donné à lire le pamphlet que l’émissaire secret de la reine mère avait sur lui. Vous ramentez-vous ? — Oui. Ce pamphlet prête au roi le projet de répudier la reine. — Nous avons cru que cette perspective avait achevé de convaincre la reine de participer au dernier acte d’un complot contre le roi. Un acte qui devait se jouer ce soir ou cette nuit. — D’évidence, nous nous trompions, conclut La Fargue. Son regard se perdit dans le vague. Anne d’Autriche désespérait de ne toujours pas être mère. Mais les années avaient passé sans que les prières qu’elle adressait au ciel soient entendues, et voilà qu’en plus de subir le désamour du roi et les attaques de la Cour, elle voyait se profiler le spectre d’une répudiation infamante… — Ainsi la reine s’est résolue à recourir à la magie pour devenir féconde, réfléchit tout haut Marciac. La duchesse de Chevreuse, quant à elle, s’est chargée de tout organiser avec la complicité de son nouveau maître de magie. Et ceci dans le secret le plus absolu, comme il se doit. Si l’on devait apprendre qu’une reine de France… — Une reine de surcroît espagnole, glissa l’ancien espion du Cardinal. — … s’est soumise à un rituel draconique… Le Gascon jugea qu’il n’était pas utile de finir sa phrase. — Quels que soient les motifs de la reine, dit Laincourt, le roi ne pourrait pardonner. En outre, il a les arts magiques en détestation depuis les maléfices de la Galigaï. — Sans compter qu’un héritier qui naîtrait dans ces circonstances ne saurait être… De nouveau, Marciac n’acheva pas. Mais pas de son fait, cette fois-ci : Almadès venait de frapper à la porte et d’entrer. La Fargue l’interrogea du regard. — Leurs Majestés viennent d’ouvrir le bal, dit l’Espagnol. Tout va bien. — Et Agnès ? — Je l’ai vue et elle m’a vu. Rien ne semble l’inquiéter. — Bien. Merci. Almadès acquiesça et retourna surveiller les allées et venues dans le château. — Le roi doit être averti de ce qui se prépare, dit Marciac après un silence. Mais il n’y a pas de complot. Il n’y a qu’une reine au désespoir. — Tu oublies un peu vite que l’Alchimiste et la Griffe noire sont de la partie, rétorqua le vieux capitaine. La nuit dernière, Saint-Lucq a formellement reconnu Savelda aux côtés de la duchesse et de son maître de magie. — Soit. Pour Savelda et la Griffe noire, je veux bien. Mais pour ce qui est de l’Alchimiste, nous n’avons que ce que l’Italienne a bien voulu nous… — Et quand bien même ? lâcha La Fargue en montant le ton. Pourquoi la Griffe noire voudrait-elle aider la reine à enfanter ? Pourquoi voudrait-elle favoriser la naissance d’un héritier et mettre un terme aux divisions qui affaiblissent le royaume ? Et pourquoi diable empêcherait-elle une répudiation dont le projet – et rien que le projet – suffirait à provoquer une guerre entre la France et l’Espagne ? … Peux-tu seulement imaginer un début de réponse à l’une ou l’autre de ces questions ? — Non, avoua Marciac en baissant les yeux. — Il y a un complot ! affirma le capitaine des Lames en desserrant à peine les mâchoires. Il y a un complot, et l’Alchimiste en est la tête ! Le Gascon ne répondit pas, mais se détourna. — Capitaine, fit Laincourt. — Quoi ? — C’est au sujet de Mauduit, le maître de magie de la duchesse. Je ne suis sûr de rien mais… Voilà. L’un de mes amis est libraire et j’ai pu consulter chez lui un ouvrage très rare, dont Mauduit est l’auteur. Or il y avait un portrait au début du livre et… Je sais que ces gravures sont souvent fausses ou trompeuses, capitaine. Mais celle-ci ne ressemblait en rien à l’homme qui sert la duchesse de Chevreuse en qualité de maître de magie. La Fargue resta un long moment immobile, silencieux, impassible. Mauduit pouvait-il être l’Alchimiste des Ombres ? Il en eut lentement la conviction, tandis qu’il comprenait enfin la nature du complot contre lequel l’Italienne les avait mis en garde… — L’Alchimiste, dit-il d’une voix grave, veut enlever la reine. Son pistolet braqué sur Leprat, Mirebeau franchit d’un pas le seuil de la salle circulaire mais n’alla pas plus loin. Peut-être craignait-il de s’avancer plus avant sous le dôme de pierre. Peut-être rechignait-il à fouler les dalles de marbre noir dont les veinures laissaient filtrer une lueur dorée dans l’obscurité. Peut-être aussi préférait-il garder ses distances de celui qui, sa rapière au poing, le regardait droit dans les yeux, impassible, sans ciller. Sept mètres séparaient les deux hommes. L’un tournait le dos au puits, l’autre aux ténèbres des anciens souterrains de la tour noire. — Quelle est cette salle ? demanda Leprat. Quel est son usage ? — Je l’ignore. De même que j’ignorais jusqu’à l’existence de ces souterrains avant que de vous y suivre. On pourrait d’ailleurs s’étonner que vous les connaissiez, vous… Leprat se tut. — Mais considérant que je suis celui qui tient le pistolet, reprit Mirebeau, convenons que je serai aussi celui qui, d’ores en avant, posera les questions. Est-ce entendu ? Bien. Qui êtes-vous, monsieur ? — Mon nom ne vous dira rien. — Il n’empêche. Veuillez satisfaire ma curiosité. — Je m’appelle Antoine Leprat, chevalier d’Orgueil. — Mousquetaire ? — Oui. — Rien de plus ? —Si. — Espion, donc. — J’obéis aux ordres du Cardinal pour le service du roi. — Un mousquetaire qui obéit au Cardinal ? Est-ce possible ? — Il y a moi. — Et le véritable Guéret ? — Mort. — Tué par vous ? —Non. — Sur ce point, il va me falloir vous croire sur parole, n’est-ce pas ? … Puisque vous êtes gentilhomme, je ne vais pas vous demander de me confier votre épée. Veuillez cependant la remettre au fourreau. Leprat obéit. Mirebeau lui adressa un regard triste. Il était un peu plus détendu mais n’avait pas baissé son arme. —Que vais-je faire de vous, monsieur le chevalier d’Orgueil ? — Vous l’avez dit : c’est vous qui tenez le pistolet. — Je vous ai offert mon amitié. Je vous ai offert mon amitié et vous l’avez acceptée. — Oui. — Vous avez trahi ma confiance. — Je le sais. — Ne vous méprenez pas, cependant. Ce n’est pas vous que je blâme. C’est moi. Moi qui ai failli. Que n’ai-je écouté les premières mises en garde de Rauvin ? Il vous avait, lui, au contraire de moi, percé à jour dès le début. Savez-vous que j’ai pris votre défense quand, ce matin, Rauvin prétendit vous avoir vu revenir avant l’aube d’une mystérieuse chevauchée ? J’ai pensé qu’il vous calomniait par jalousie, qu’il ne vous pardonnait pas d’avoir mieux agi que lui, cette fameuse nuit où le comte de Rochefort m’avait arrêté. Après tout, il a fui tandis que vous restiez pour me libérer. Mais j’imagine qu’il ne s’agissait alors que de sauvegarder votre mission, n’est-ce pas ? Et de gagner ma confiance… Leprat ne répondant rien, Mirebeau poussa un soupir désolé. — Heureusement, l’amitié que je vous portais ne m’avait pas totalement aveuglé. Et voilà où nous en sommes… Mais que vais-je faire de vous, monsieur le chevalier d’Orgueil ? Rauvin, lui, vous abattrait. — Vous ne le ferez pas. Vous êtes gentilhomme. — Vous l’êtes également. Réglons cette affaire en tant que tels. Le mousquetaire fit non de la tête. — J’ai pour vous de l’estime et de l’amitié, Mirebeau. Ne m’obligez pas à croiser le fer avec vous… D’ailleurs, ce serait inutile. — Inutile ? — Demain, au point du jour, le marquis de Châteauneuf sera arrêté pour trahison, entre autres motifs. Et avec lui la duchesse de Chevreuse et tous ceux qui ont comploté à la perte du Cardinal ou contre le roi. Tout est prêt. Les ordres sont déjà signés, les mousquetaires de Tréville sont déjà maîtres de Dampierre, Sa Majesté a déjà partie gagnée. Mais vous n’êtes, vous, coupable d’autre chose que d’avoir servi loyalement un maître qui ne le méritait pas. — Qu’en savez-vous ? — Je vous sais homme d’honneur, Mirebeau. Rien ne vous oblige à payer le prix des indignités de Châteauneuf. Rien. — On ne choisit pas toujours. — Châteauneuf s’est figuré qu’il remplacerait un jour le Cardinal. Oubliant ce qu’il lui devait, il a intrigué. Son ambition l’a perdu. Ne l’accompagnez pas dans sa chute. Mirebeau hésitait. — Il… Il est trop tard, lâcha-t-il. — Non ! Leprat sentait qu’il pouvait convaincre – et sauver – le gentilhomme. — Partez, dit-il. Cette nuit. Prenez un cheval et partez sans attendre. Ne permettez pas à la justice du roi de vous rattraper. Et l’on vous oubliera avant longtemps… Mirebeau réfléchissait, et le bras avec lequel il brandissait son pistolet n’était déjà plus si sûr lorsqu’une lame jaillit de sa poitrine. Il se raidit, baissa des yeux écarquillés vers l’acier ensanglanté qui disparut presque aussitôt. Il hoqueta, cracha du sang, adressa à Leprat un regard incrédule, tomba à genoux, puis face contre terre. Rapière au poing, Rauvin enjamba le corps et s’avança, suivi de cinq spadassins. — Je crois qu’il aurait fini par accepter votre offre, dit-il. Mais j’étais las d’attendre… Après avoir ouvert le bal avec la reine et lui avoir fait un compliment remarqué, le roi s’était retiré dans ses appartements. Il avait annoncé qu’il comptait profiter des forêts giboyeuses de la vallée de Chevreuse et irait chasser très tôt le lendemain matin. Mais il avait cependant convenu d’assister depuis sa fenêtre au feu d’artifice qui serait le clou de la soirée. Ses plus proches gentilshommes, dont le comte de Tréville, l’avaient suivi. Et comme le château ne pouvait être pris d’assaut, les mousquetaires négligeaient désormais les dehors pour monter une garde extrêmement vigilante aux portes, à l’étage et dans les antichambres. Arnaud de Laincourt subtilisa discrètement un loup qui traînait sur une banquette, le mit et se mêla aux courtisans qui bavardaient, buvaient et grignotaient en regardant les danseurs qui, deux par deux, exécutaient une gracieuse chorégraphie au son de l’orchestre. Tout le monde avait le haut du visage dissimulé derrière un masque. Mais si ceux des hommes étaient relativement sobres, ceux des femmes – assortis à leur toilette – étaient des débauches de brocart d’or et d’argent, de plumes et de rubans, de perles et de joyaux. Revêtue de ses plus beaux atours, la Cour offrait d’ailleurs un spectacle superbe, ce soir-là, sous les dorures de Dampierre. Elle n’était que luxueuse élégance et insouciance badine, parfaitement ignorante des dangers qui menaçaient. Laincourt cherchait Agnès. Il l’aperçut près de l’estrade destinée à Leurs Majestés. Seule la reine occupait son fauteuil. Impossible de l’approcher. Elle était entourée de Mme de Chevreuse et de ses dames, lesquelles étaient assises selon leur rang sur des chaises, des tabourets ou des coussins. Elles bavardaient et s’amusaient derrière leurs éventails, les plus jeunes et les moins sages se désignant les cavaliers qu’elles appréciaient. Parmi les danseurs, l’un s’attirait des commentaires nombreux à défaut d’être élogieux. C’était le marquis de Châteauneuf qui, guettant du coin de l’œil si la duchesse de Chevreuse l’admirait, s’efforçait à chaque mouvement de prendre des poses avantageuses, poses que ses cinquante ans passés et ses prétentions de vieux beau rendaient quelque peu ridicules. Avisant Laincourt, Agnès le rejoignit à l’écart, près d’une fenêtre ouverte sur les douves et le grand parterre Renaissance où des couples en quête de quiétude se promenaient. — La Fargue vous a dit ? demanda le jeune homme. — Oui. — Il importe plus que jamais que vous ne quittiez plus la reine. — Je le sais. Un piège. Le rituel de fertilité auquel la reine devait se soumettre n’était qu’un piège destiné à l’écarter, avec son consentement, de la constante surveillance dont elle faisait l’objet. La supérieure générale avait donc raison : un complot menaçait bien la reine. Un complot auquel Mme de Chevreuse participait en croyant servir les intérêts d’Anne d’Autriche. Un complot organisé par la Griffe noire et l’Alchimiste, lequel avait usurpé la place de maître de magie de la duchesse. Un complot, enfin, dont le but était d’enlever la reine. Mais après ? — Cela se fera sans doute cette nuit, dit Laincourt. Et cela ne pourra se faire sans d’importantes complicités. Celle de la duchesse, bien sûr. Mais aussi celle de la plupart des dames de compagnie, que la reine a sans doute gagnées à sa cause… Comme vous n’êtes pas dans la confidence, on voudra vous écarter le moment venu. Ayez l’œil à tout. Et gardez-vous. — N’ayez crainte. — Marciac vous a cherchée, tout à l’heure. La baronne de Vaudreuil réfléchit un court instant. — Oui. C’était sans doute quand je suis allée chercher le coffret à bijoux de la reine. Son collier de perles s’est brisé peu après que le roi se soit retiré en ses appartements. — Et la reine ? Où était-elle, alors ? — Elle attendait dans une antichambre que je revienne pour que l’on change toute sa parure. Laincourt acquiesça distraitement en balayant la reine et son entourage d’un regard tranquille. Puis il fronça le sourcil. — Je ne vois pas Aude de Saint-Avold, dit-il. Agnès se tourna vers le groupe que formaient les filles d’honneur et leur gouvernante, au pied de l’estrade royale. — En effet, fit-elle. — Savez-vous où elle pourrait être ? — Non. L’espion s’inquiéta. Si Agnès – parce qu’elle était une nouvelle venue dans la suite de la reine – pouvait être écartée au moment de l’exécution du complot, il en allait autant d’Aude. La reine était également masquée. Sans y prendre garde, Laincourt accrocha son regard… … et reconnut celui – brusquement inquiet car elle se savait découverte – d’Aude de Saint-Avold. — La reine a déjà été enlevée ! lâcha-t-il avant de planter Agnès sur place. Au contraire de Mirebeau, Rauvin ne s’était pas aventuré seul dans les souterrains. Il était accompagné de cinq mercenaires qu’il avait aussitôt lancés contre Leprat. Et d’un, compta le mousquetaire en transperçant le premier d’entre eux. Il dégagea sa lame, esquiva une attaque, en para une autre, fit reculer ses adversaires de quelques moulinets furieux. Il se remit ensuite en garde et attendit dos au puits qui, sous le dôme de pierre, marquait le centre de la salle. Les quatre mercenaires imaginèrent qu’il leur abandonnait l’initiative du prochain assaut. Ils commencèrent à se déployer en arc de cercle. Ma foi, si cet homme était assez fou pour les laisser s’organiser… Mais lui voulait qu’ils s’écartent sur un front. Qu’ils gagnent en confiance. Et baissent un peu leur garde. Leprat attaqua soudain avec un grand cri. Il dévia l’épée d’un mercenaire, en sonna un autre d’un coup de poing au menton, pivota sur lui-même en levant sa lame à hauteur d’épaule et, sans interrompre son geste, égorgea le reître qui allait le frapper par-derrière. Et de deux. L’homme chancela à reculons en hoquetant, la main droite étreignant sa blessure d’où jaillissait le sang, le bras gauche battant l’air à la recherche d’un appui, d’une épaule, d’un secours. Il finit par tomber à la renverse et ne bougea plus. Leprat prit du champ pour faire face à un nouvel assaut. Un assaut mené par deux mercenaires qui savaient se battre sans se gêner. Reculant, reculant encore, le mousquetaire dut se défendre contre deux volontés, deux talents. Contre deux lames qu’il réussit enfin, d’un même mouvement de fer, à écarter ensemble de la ligne de son corps et à rabattre vers le sol. Cela déséquilibra ses adversaires et exposa tout particulièrement l’un d’eux. Lequel reçut un crochet qui acheva de le faire trébucher en avant, droit à la rencontre du coup de genou qui lui releva brusquement le menton et lui brisa la nuque dans un craquement sinistre. Et de trois. Restait deux mercenaires. Parant haut et bloquant le coup d’épée que l’un voulut lui assener, Leprat repoussa l’autre d’un violent coup de botte dans l’estomac. Après quoi il surprit le premier en lui projetant son coude dans la glotte, et l’acheva d’un grand coup de tête en plein visage. Le nez et la bouche en sang, l’homme s’affaissa sur le sol de marbre noir. Et de quatre. Le dernier mercenaire chargeait déjà par-derrière. Leprat fit alors volte-face et riposta d’un seul mouvement dont rien ne vint interrompre la fluidité mortelle. Il n’était encore que de profil et pliait les genoux quand il para un violent coup de taille. Puis il se redressa en laissant le fer de l’autre glisser le long du sien jusqu’à la garde. Enfin, il acheva de se retourner en même temps qu’il plantait dans le ventre du mercenaire la dague qu’il avait subtilisée à la ceinture de son précédent adversaire. Le malheureux se figea, lâcha son épée et étreignit la poignée de la dague. Il s’effondra après quelques pas malhabiles. Et de cinq. Essoufflé, le front luisant de sueur et le regard étincelant, Leprat se tourna vers Rauvin et se mit en garde. — Mes félicitations, lui dit le spadassin en tirant l’épée. À présent, à nous deux. Il fouetta l’air de sa lame et le duel commença. À Dampierre, trois silhouettes traversaient le jardin privé de la duchesse de Chevreuse. Fermé sous un faux prétexte, ce petit parc jouxtant le château se trouvait aussi désert que ténébreux. Vêtues de grands manteaux sombres, les silhouettes se hâtaient. Elles se retournaient souvent vers les fenêtres d’où elles craignaient d’être aperçues, et se cachaient dès que la lune apparaissait entre les nuages. Celui qui disait s’appeler Mauduit et être maître de magie montrait le chemin. — Par ici, madame. Anne d’Autriche le suivait en ignorant qu’elle abandonnait son sort à l’un des plus redoutables agents de la Griffe noire. Puis venait une femme de chambre qui, le moment venu, croyait-elle, l’aiderait à se déshabiller et à passer la chemise rituelle avant la cérémonie qui lui permettrait de devenir enfin mère. La jeune servante apeurée tremblait et ouvrait de grands yeux, mais elle était prête à tout pour le service de sa reine. L’une et l’autre portaient des loups de velours noir sous de larges capuches. Il y avait, au fond du jardin, une grille dans le mur. — Courage, madame, murmura l’Alchimiste. Le plus dur est fait. Lorsque nous aurons gagné le couvert des arbres, nous ne pourrons plus être vus du château. Il ouvrit la grille avec la clé que la duchesse de Chevreuse lui avait confiée, puis donna la main à la reine pour passer avec elle un petit pont de bois, sorte de passerelle couverte permettant aux promeneurs de franchir les douves pour aller au verger. Des hommes en armes attendaient là, sous les arbres, certains avec des lanternes sourdes. — Qui sont ces gens ? s’inquiéta la reine en contenant un mouvement de recul. — Votre escorte, madame. N’ayez crainte. Anxieuse mais résolue, Anne d’Autriche acquiesça. Elle se rapprocha néanmoins de sa suivante et lui prit la main tandis que l’Alchimiste échangeait quelques mots à voix basse avec un borgne au visage ransé. Teint mat et traits anguleux, l’homme portait un cache en cuir noir clouté d’argent sur l’œil. Il se nommait Savelda, ce que la reine ignorait. De même qu’elle ignorait qu’il était l’homme de main favori des maîtres de la Griffe noire. Il finit par opiner et le prétendu maître de magie revint vers les deux femmes. — Tout est bien, madame, affirma-t-il. Cependant, il faut se hâter car il sera bientôt minuit. Le carrosse qui nous mènera sur le lieu de la cérémonie attend à la grille de ce verger. Mais Savelda, qui s’apprêtait à prendre la tête du groupe, s’était figé, le regard absent et la tête légèrement de côté comme quelqu’un qui écoute très attentivement. — Quoi ? s’agaça l’Alchimiste. Sans se retourner, l’envoyé de la Griffe noire leva un index impérieux : il voulait le silence. À la suite de quoi, il appela à mi-voix les trois hommes qu’il avait disposés en sentinelles dans le verger. Ils ne répondirent pas. Alors Savelda claqua des doigts et deux des six spadassins qui l’accompagnaient s’approchèrent de lui. — Allez voir, dit-il avec un fort accent espagnol qui retint l’attention de la reine. Les deux hommes tirèrent l’épée et avancèrent prudemment. L’un tenait une lanterne dans la main gauche et l’autre, un pistolet. Ils n’avaient pas fait dix pas qu’ils butaient sur un corps et qu’un individu sortait de l’ombre entre les arbres fruitiers. L’élégante et orgueilleuse assurance de l’inconnu les inquiéta à peine moins que le petit sourire qu’il esquissait. Il ne portait que du noir, à l’exception de la fine plume qui ornait son chapeau : elle était écarlate, ainsi que les verres des bésicles rondes qui cachaient ses yeux. Sa main gauche reposait, nonchalante, sur le pommeau de sa rapière au fourreau. Les deux spadassins se mirent en garde. Celui qui avait un pistolet le braqua sur Saint-Lucq mais comme celui-ci continuait à avancer, ils reculèrent lentement, jusqu’à rejoindre Savelda et les autres. Le sang-mêlé s’arrêta et brandit un pistolet dans la main droite. Trois pistolets le menacèrent en retour et des lames furent dégainées. La reine et sa femme de chambre sursautèrent en retenant un hoquet de surprise. Saint-Lucq, lui, ne cilla pas. — Vous n’irez nulle part avec la reine, annonça-t-il d’une voix égale. — Tu prétends nous arrêter seul ? ironisa Savelda. — J’ai déjà commencé. — Renonce. Nous avons pour nous le nombre. Saint-Lucq visa ostensiblement le front du borgne avec son pistolet. — Si je tire, ou si vous tirez, l’endroit grouillera aussitôt de mousquetaires. Est-ce vraiment ce que vous souhaitez ? — Monsieur, me direz-vous ce qui se passe ? demanda la reine à l’Alchimiste. Qui est cet homme et pourquoi prétend-il… Elle n’acheva pas, choquée d’être ignorée par le maître de magie. Lequel s’avança entre les spadassins et lança au sang-mêlé : — Alors pourquoi ne tirez-vous pas ? Craindriez-vous de blesser Sa Majesté ? — Ma balle ne manquera pas sa cible. — Certes, mais après ? Vous savez les aléas d’une bataille, n’est-ce pas ? — Je les sais moi aussi, fit une voix que personne ne s’attendait à entendre. Suivis de Marciac et Laincourt qui se déployaient à sa droite et à sa gauche, La Fargue entrait dans le verger. Ils arrivaient du jardin, l’épée pointée à bout de bras vers l’adversaire. — Et je dis que si tu t’avises seulement d’inquiéter la reine, ajouta le capitaine des Lames, ta mort ne devra rien aux hasards du combat… Défendu par des douves infranchissables, le château de Dampierre n’avait que deux issues : son pont-levis gardé, et la petite grille au fond du jardin désert. Les Lames avaient donc aisément deviné par où Anne d’Autriche avait été emmenée. Mais tout n’était peut-être pas perdu. Laissant à Almadès le soin de faire le siège des appartements du roi pour avertir Tréville dès que possible, La Fargue avait décidé de se lancer sans attendre à la poursuite de la reine. Et de l’Alchimiste des Ombres. Celui-ci se tourna vers le vieux gentilhomme. Il le reconnut et grimaça un sourire. — La Fargue ? Est-ce vous ? — C’est moi, l’Alchimiste. Ou quel que soit ton véritable nom. — Enfin nous nous rencontrons ! La chose a bien failli se faire à La Rochelle mais… Bah ! Nous savons l’un comme l’autre ce qu’il advint, n’est-ce pas ? Savelda et ses spadassins s’étaient resserrés autour de l’Alchimiste et des deux femmes. Calmes et résolus, ils s’étaient mis en garde sur deux fronts. Rapière au poing, quelques-uns tenaient également des pistolets braqués sur Saint-Lucq d’un côté, Lafargue, Laincourt et Marciac de l’autre. Ils attendaient un ordre, conscients cependant que les premiers coups de feu donneraient l’alerte. La musique qui parvenait du château n’était pas assez forte pour couvrir des détonations. Elle ne faisait qu’étrangement hanter le silence du verger. Anne d’Autriche et sa femme de chambre s’enlaçaient craintivement. — Cet homme a abusé de votre confiance, madame, lança le capitaine des Lames. Il est au service de la Griffe noire et conspire à la perte de Votre Majesté. La reine tourna un regard à la fois furieux et inquiet vers l’Alchimiste. — Qu’est-ce à dire, monsieur ? Vous ne niez pas ? Il haussa les épaules. — À quoi bon ? répondit-il avant de tousser, le souffle court, dans son mouchoir. On dirait que tout est joué, non ? La Fargue fronça le sourcil. Les Lames étaient quatre. Savelda et ses hommes étaient une dizaine et ils disposaient du plus précieux des otages. Considérant cela, le défaitisme de l’Alchimiste était pour le moins troublant. Il fut insupportable à Savelda. — Suffit ! lâcha-t-il. La suivante de la reine poussa un cri bref et s’évanouit de peur quand le borgne l’attrapa par le poignet pour l’écarter brusquement. Et avant que quiconque ait pu réagir, Savelda tenait Anne d’Autriche contre lui et menaçait de lui trancher la gorge avec un poignard. Une même exclamation franchit les lèvres de l’Alchimiste et de La Fargue : — Non ! — Je n’hésiterai pas ! promit Savelda. — Imbécile ! lui dit l’Alchimiste en aparté. — Pas question que je me rende ! — Mais ne comprends-tu pas qu’il suffisait d’attendre ? — Attendre quoi ? Dans le château, les musiciens cessèrent de jouer. Le silence devint immense. — Oh, Seigneur ! murmura Marciac en comprenant. Il y eut un sifflement… … et la première fusée du feu d’artifice explosa dans le ciel nocturne. Les spadassins déchargèrent aussitôt leurs pistolets. Les détonations crépitèrent et des balles sifflèrent aux oreilles des Lames qui s’élancèrent. L’une d’elles frappa Laincourt à l’épaule et brisa son élan. Un combat chaotique s’engagea sous les ramures. Dans les souterrains de la tour noire, sous le dôme de la salle dallée de marbre noir et or, Leprat livrait un duel à mort à Rauvin. Et il perdait. Il n’avait pas tardé à comprendre que son adversaire était d’une autre trempe que les mercenaires dont les cadavres jonchaient le sol luminescent. Comme eux, Rauvin avait l’expérience. Mais il avait en outre le talent. Ses coups étaient rapides, précis, puissants. Et bien qu’animé d’une haine farouche contre le mousquetaire, il gardait son calme. Surpris par une botte, Leprat rompit et para plusieurs fois, Rauvin enchaînant les attaques hautes et basses à un rythme furieux. Les fers finirent par se croiser jusqu’à la garde, et les deux hommes tournèrent sur eux-mêmes avant de se repousser violemment, chacun manquant de trébucher. Leprat prit du champ. Désormais incapable de cacher qu’il peinait, il craignait que Rauvin n’opte pour une stratégie d’usure. Son combat contre les reîtres l’avait fatigué et il sentait qu’il n’était pas remis de la crise de ranse qui l’avait frappé la veille – s’en remettrait-il d’ailleurs jamais ? Enfin, il maniait une rapière d’acier ordinaire qui sollicitait bien plus son poignet que l’élégante épée d’ivoire à laquelle il était habitué. Tout bien considéré, il n’avait en sa faveur que d’être gaucher. C’était peu. Rauvin attaqua, obligea Leprat à rompre de nouveau. Mais celui-ci, d’un ample mouvement de lame, l’obligea à se découvrir et lui assena un méchant crochet du droit. Le spadassin chancela. Ragaillardi par ce succès, le mousquetaire prit l’avantage et obligea son adversaire à battre en retraite. Rauvin recouvra ses moyens, cependant. Il feinta et tailla à hauteur de visage. Cela cassa net l’élan de Leprat qui dut se cambrer pour ne pas être défiguré. Rauvin réussit à se dégager et se débarrassa vite d’un pourpoint qui lui tenait trop chaud. De son côté, Leprat reprit son souffle. Il avait perdu beaucoup d’énergie dans ce dernier assaut et son poignet le faisait de plus en plus souffrir. La sueur lui collait les cheveux au front et piquait les yeux. — On dirait que tu es à la peine, ironisa Rauvin. L’âge, sans doute… Leprat, qui allait vers ses quarante ans, se fendit d’un sourire las. — J’ai… J’ai encore quelques ressources… — Vraiment ? Et pour combien de temps ? En garde, ils se tournaient autour l’un de l’autre et se toisaient. Rauvin frappa soudain de taille. Leprat para et répliqua. Après quoi les parades succédèrent aux ripostes, l’un reculant tandis que l’autre avançait, et inversement selon qui avait le dessus. Leurs semelles glissaient sur le marbre sombre et les talons de leurs bottes claquaient sous le grand dôme de pierre. Leurs lames cliquetaient, claires et sonores. L’effort crispait leurs traits et fixait leurs regards. Leprat faiblissait. Il voulut en finir, porta une fausse attaque. Elle trompa le spadassin qui anticipa une botte, modifia sa garde en conséquence et s’exposa à une estocade qu’il vit venir trop tard. Le mousquetaire se fendit et fit mouche. Malheureusement, il manqua d’allonge et n’appuya pas assez son coup. N’empêche. Rauvin reçut un pouce d’acier dans l’épaule gauche. Surprise et douleur lui firent pousser un cri. Il rompit en catastrophe, porta une main à sa blessure et considéra le sang qui la maculait avec stupeur. — Douloureux, n’est-ce pas ? fit Leprat. Humilié et furieux, Rauvin prit aussitôt l’initiative d’un assaut si vigoureux que le mousquetaire ne put que se défendre, parer, esquiver et toujours rompre. Durant de trop longues secondes, Leprat dut mobiliser toutes ses forces et toute son attention dans la seule intention de survivre, de bloquer et dévier des attaques chaque fois plus sournoises, chaque fois plus dangereuses. Il était dominé. Autant dire qu’il était vaincu, à terme, car il finirait par commettre une erreur. Aussi cherchait-il désespérément une échappatoire quand le cours du combat prit un tour terrible. Sa rapière cassa. L’acier se brisa net et le plus long de la lame tinta en rebondissant sur le marbre. Il y eut un moment d’étonnement pour Rauvin, de stupeur horrifiée pour Leprat… … après quoi le spadassin sourit et attaqua de plus belle. Leprat bondit en arrière pour éviter un coup de taille, s’effaça pour éviter un coup d’estoc, para le suivant avec son tronçon d’épée. D’autres manœuvres désespérées lui permirent encore de reculer l’inéluctable. Mais il finit par perdre l’équilibre et ne dut le salut qu’à sa main droite, dont il usa pour agripper la lame adverse. Malgré le gant, l’acier lui entailla cruellement la paume. Le mousquetaire hurla de douleur avant de reculer devant Rauvin qui marchait sur lui en faisant darder sa rapière au bout de son bras tendu. Il titubait tel un homme ivre, incapable de quitter des yeux la pointe acérée qui le menaçait. Enfin, il sentit ses mollets buter contre la margelle du puits central et faillit partir à la renverse, comme happé par le vide ténébreux. C’est à cet endroit que ses forces l’abandonnèrent. Il tomba à genoux et, d’un regard trouble, considéra Rauvin qui le dominait de toute sa taille. Celui-ci se préparait froidement à porter le coup de grâce. C’est donc ainsi que cela finit, songea Leprat. — Une dernière parole ? demanda Rauvin. Un dernier mot ? Le mousquetaire trouva l’ultime ressource de lâcher un ricanement douloureux et, par bravade, de cracher une glaire sanglante. — Non ? À ta guise, fit le spadassin. Adieu. Il leva haut les bras, les deux mains réunies autour de la poignée de sa rapière qu’il tenait à l’envers, pointe vers le bas, afin de la plonger dans la poitrine offerte de Leprat. Mais quelqu’un dit : — Un instant. Rauvin figea son geste pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule… et voir Mirebeau. Incrédule, ahuri, il se retourna. Pourtant, c’était bien le gentilhomme au pourpoint beige qui semblait s’être relevé d’entre les morts et qui, pâle et sanglant, s’approchait d’un pas raide et hésitant, le bras gauche le long du corps et l’autre peinant à lever son épée. Tant bien que mal, Leprat se redressa en s’appuyant sur la margelle du puits. — Je voulais…, dit Mirebeau à Rauvin. Je voulais… — Quoi ? — Je voulais que tu saches qui te tue. Le spadassin esquissa un sourire moqueur : Mirebeau ne pouvait même pas tenir sa rapière, alors de là à se battre… Mais ce sourire s’effaça quand Rauvin vit le gentilhomme brandir subitement son pistolet de la main gauche. Le coup de feu claqua. La balle frappa en plein front et Rauvin tomba à la renverse, les bras en croix, en même temps que Mirebeau s’affaissait d’épuisement. Après s’être assuré que le spadassin était bien mort, Leprat s’empressa auprès du gentilhomme agonisant. Il lui souleva doucement la tête. L’autre ouvrit à peine les yeux. Le mousquetaire ne savait que dire. Les mots, d’ailleurs, l’étranglaient. Il avait la gorge serrée et les yeux humides. — M… merci, lâcha-t-il enfin. Mirebeau acquiesça imperceptiblement. — Une… Une faveur…, balbutia-t-il. Pour moi… — Parlez… — J’aimerais… J’aimerais… ne pas… mourir ici… S’il vous plaît… Pas ici. Sous les ramures du verger de Dampierre, un combat acharné se déroulait pendant le feu d’artifice. Les Lames et les mercenaires de Savelda s’affrontaient tandis que des éblouissements sonores découpaient les feuillages, puis retombaient en clartés vacillantes. Des lueurs changeantes sculptaient alors les visages et les silhouettes, l’acier des rapières accrochant les mêmes reflets que le sang des blessures et l’éclat des regards enfiévrés. Un méchant coup de pied et un coup de pommeau assené à deux mains entre les omoplates permirent à La Fargue de se débarrasser d’un premier adversaire. Profitant enfin d’un répit, il chercha autour de lui à la faveur d’une rosace crépitante qui illuminait le ciel et se dispersait en milliers d’étincelles multicolores. Après avoir abattu sans ciller, à bout portant, l’un des trois mercenaires qui s’étaient rués sur lui dès le début de l’assaut, Saint-Lucq combattait les deux autres à la rapière, son pistolet tenu par le canon dans la main gauche comme une arme de parade. Il ne semblait pas en difficulté, au contraire de Laincourt qui avait reçu une balle dans l’épaule droite et qui, adossé à un arbre, se défendait comme il pouvait. Marciac s’était heureusement porté à son secours et ferraillait contre trois, à l’épée et à la dague, malgré une blessure au bras. L’Alchimiste avait disparu. Mais la reine ? La Fargue la vit. Savelda l’emportait vers la passerelle de bois qui enjambait le fossé. L’homme de la Griffe noire voulait-il gagner le jardin et, ensuite, se réfugier dans le château ? C’était comme se jeter dans la gueule du loup, mais le temps manquait pour s’interroger. — La reine ! lança La Fargue avant qu’un mercenaire l’engage dans un nouveau duel. Savelda emmène la reine ! Un peu plus loin dans le verger, Saint-Lucq entendit l’appel de son capitaine malgré les détonations du feu d’artifice. Mais il s’entendit aussi intimer l’ordre de se rendre. Il avait éliminé le deuxième de ses adversaires et, retenant la pointe de son élégante rapière au ras de la glotte du troisième, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Des mousquetaires le tenaient en joue… Alertés par les coups de feu, les mousquetaires du roi qui patrouillaient dans le domaine arrivaient par le verger et ses abords. — AU NOM DU ROI, CESSEZ LE COMBAT ! La Fargue se figea alors qu’il venait de planter son épée jusqu’à la garde dans le ventre d’un reître qui, collé à lui, semblait vouloir l’étreindre et, les yeux vitreux, commença à baver une mousse rosâtre. Il laissa l’agonisant s’affaisser en dégageant sa lame d’un geste ample, puis regarda à l’entour. Les mousquetaires cernaient déjà les lieux et, sous les ordres d’un enseigne, resserraient l’étau. Leur intention manifeste était de repousser tout le monde hors du couvert des arbres. Savelda et la reine, eux, arrivaient au petit pont de bois. — JETEZ L’ÉPÉE ET RENDEZ-VOUS ! ordonna encore l’enseigne. Le combat avait cessé mais tous hésitaient encore. La menace d’être abattu sur place, cependant, eut raison des dernières résistances des mercenaires de la Griffe noire. Très affaibli par sa blessure, Laincourt fut trop content de se laisser glisser au pied de l’arbre auquel il était adossé… et de s’y évanouir. Prudents, La Fargue et Marciac rengainèrent et reculèrent lentement devant les mousquetaires, les bras écartés du corps. — SERVICE DU CARDINAL ! lança le vieux gentilhomme entre deux explosions pyrotechniques. Ne tirez pas ! — QUI PARLE ? demanda l’enseigne resté en retrait. — CAPITAINE ÉTIENNE-LOUIS DE LA FARGUE. — CONNAIS PAS ! — M. DE TRÉVILLE, LUI, ME CONNAÎT. Mais quelque chose attira l’attention du jeune officier. — Mais qu’est-ce que… VOUS ! HALTE ! NE BOUGEZ PLUS ! La Fargue vit avec effroi plusieurs mousquets se détourner de Marciac et lui, pour menacer Savelda et la reine qui arrivaient à la passerelle. Anne d’Autriche semblait plus morte que vive dans les bras du borgne ransé. — NON ! s’exclama le capitaine des Lames. Vous risquez de tuer la reine ! — VOUS DEVRIEZ L’ÉCOUTER ! cria Savelda en grimpant à reculons les quelques marches de la passerelle. On tirait à présent le bouquet final. L’air vibrait comme au son du canon à chaque fusée qui éclatait et, dans le vacarme assourdissant, nul ne pouvait jurer d’être entendu. — HALTE OU NOUS TIRONS ! déclara l’enseigne. — C’EST LA REINE ! hurla La Fargue. PAR TOUS LES SAINTS, ÉCOUTEZ-MOI ! C’EST LA REINE ! Il tenta un pas en avant pour s’expliquer. Trois mousquets visèrent aussitôt sa poitrine et l’arrêtèrent. Savelda et la reine étaient sur la passerelle. Ils seraient bientôt hors de vue. — MOUSQUETAIRES, À MON ORDRE ! commanda le jeune officier en levant la main. — NON ! s’égosilla La Fargue. Mais l’ordre qu’il redoutait tant ne vint pas. Point d’orgue du feu d’artifice, deux immenses comètes or et azur explosèrent dans le ciel nocturne en même temps que des dizaines d’étoiles éphémères. Les lumières éblouirent tout le monde sauf Savelda qui leur tournait le dos. Les autres détournèrent le regard en plissant les paupières, ou se protégèrent les yeux du coude. C’était l’occasion que l’agent de la Griffe noire attendait. Poussant Anne d’Autriche par-dessus le parapet de gauche, il sauta aussitôt par-dessus celui de droite. Les deux corps heurtèrent les eaux profondes des douves à une seconde d’écart, celui de la reine inconsciente coulant à pic. Marciac réagit le premier. Il s’élança, courut, essuya une mousquetade dont les balles vrombirent autour de lui à l’instant où il plongeait dans le fossé. Il disparut sans que l’on sache s’il avait été touché. Tous – La Fargue et l’enseigne en tête – se précipitèrent jusqu’au bord du fossé. Des reliquats incandescents qui retombaient des hauteurs se reflétaient dans les eaux noires tandis que, à l’autre bout du château, les invités de la duchesse applaudissaient le feu d’artifice. Des secondes insupportables s’écoulèrent dans l’attente… … puis Marciac refit surface avec la reine qui toussait. Et donc vivait. — Sa Majesté est sauve, annonça le Gascon aux mousquetaires médusés. Un coup de main ? S’il vous plaît ? On s’empressa tandis qu’Almadès et Tréville arrivaient par le jardin avec quelques casaques bleues supplémentaires, le capitaine des mousquetaires ayant tôt fait de prendre le contrôle de la situation. Plus personne ne s’intéressant à lui, La Fargue s’écarta pour, les mains sur les hanches, considérer longuement le verger. La reine était sauve et c’était bien le principal, mais l’Alchimiste s’était échappé une fois de plus… Puis il entendit dire que deux mousquetaires avaient été retrouvés assommés dans le verger et, Saint-Lucq n’étant nulle part, il sourit. Saint-Lucq courait dans la forêt que le carrosse de l’Alchimiste des Ombres longeait par la route. Il avait entendu l’attelage partir de la grille du verger et, depuis, il le suivait à l’oreille en écartant les branches basses et en avalant les toises d’une foulée régulière et puissante. Grâce aux jours passés à surveiller le domaine de Dampierre, il connaissait l’itinéraire obligé du carrosse. Pour l’heure, la voiture roulait sur la route qui contournait le bois par lequel le sang-mêlé, lui, coupait. Elle devrait bientôt ralentir à l’approche d’un petit pont, et c’était là que Saint-Lucq espérer l’intercepter. Les arbres s’espacèrent tandis que les bruits de l’attelage se rapprochaient. Saint-Lucq comprit qu’il risquait d’arriver trop tard. Il redoubla d’effort, fonça à travers les fourrés du sous-bois et, le visage griffé, jaillit d’entre les arbres au moment où le carrosse dépassait le pont. Raté ! Mais l’Alchimiste était escorté de cavaliers, dont un retardataire qui arrivait seulement. Saint-Lucq saisit cette dernière chance qui s’offrait à lui. Il ne faiblit pas, orienta sa trajectoire, prit son élan et bondit depuis un talus. Le cavalier ne vit rien venir. Le cheval hennit, se coucha dans un grand nuage de poussière… Et se releva effaré mais désormais monté par le sang-mêlé qui le lança au grand galop. Dans le carrosse, son instinct avertit l’Alchimiste d’un danger. Sortant la tête par la portière, il regarda en arrière et aperçut le cavalier lancé à ses trousses. — LÀ ! hurla-t-il à son escorte pour couvrir le martèlement furieux des sabots et les grincements des essieux. UN CAVALIER ! ARRÊTEZ-LE ! Puis il se rassit et prit rapidement une résolution. Se penchant, il ouvrit un compartiment sous la banquette avant et en tira un coffret qu’il posa sur ses genoux et dont il souleva le couvercle marqueté : une fiole de liqueur de jusquiame dorée était à l’intérieur. Il lui fallait se transformer. Sa dernière métamorphose, en Alsace, l’avait épuisé au point qu’il ne pouvait pas encore « reprendre forme première », mais une forme intermédiaire suffirait peut-être à le sauver. Il déboucha la fiole et la vida goulûment avant d’être saisi par une quinte de toux, prémices à de violentes douleurs. Trois cavaliers escortaient le carrosse, l’un devant et deux derrière. Avertis par l’Alchimiste, ces deux-là ralentirent l’allure pour retenir Saint-Lucq qui les rattrapait déjà. Des coups de feu furent échangés, chacun usant des pistolets rangés dans ses fontes de selle. Le sang-mêlé essuya un premier tir et riposta. Il toucha l’un des mercenaires qui vida les étriers. Le deuxième mercenaire fit feu à son tour. Sa balle frôla Saint-Lucq qui se rapprochait toujours. L’homme saisit alors son second pistolet et se retourna pour tirer, mais le sang-mêlé fut le plus rapide et lui logea une balle en plein front. Le mercenaire s’affaissa en avant, emporté par sa monture qui s’éloigna. Apercevant la tournure que prenaient les événements, le cocher hurla et fut entendu du cavalier qui galopait en tête. Celui-ci s’écarta de la route et, caché derrière un bosquet, se laissa dépasser. Saint-Lucq ne devina rien de ce manège. Il arrivait à la hauteur du cheval du premier mercenaire qu’il avait abattu et n’avait d’yeux que pour le pistolet restant dans une sacoche de selle. Retenant à peine sa monture, il saisit l’arme au passage avant de la glisser en travers de sa ceinture, et de piquer des deux. Il rattrapa le carrosse dans le long nuage poudreux que soulevaient les sabots et les roues cerclées de fer. Il se rapprocha le plus près possible, tendit le bras, trouva une prise et gagna l’étroite plate-forme destinée aux valets de pied. Il crut pouvoir y reprendre son souffle, mais une détonation retentit et une balle s’écrasa près de sa tête. S’accrochant toujours, il se retourna, vit le dernier cavalier d’escorte qui remontait sur la route au triple galop et brandissait déjà son deuxième pistolet. Le coup, heureusement, fit long feu : la poudre s’embrasa sans exploser et l’arme ne cracha qu’un jet de flamme. Le mercenaire jeta son pistolet et tira l’épée. Saint-Lucq en fit autant. Un combat s’engagea. Se tenant d’une main, le sang-mêlé n’avait qu’un pied sur la plate-forme. Il se trouvait donc pour moitié dans le vide, à l’arrière d’un carrosse dont les cahots le balançaient sans ménagement et le rabattaient rudement contre la cabine. Le cavalier, lui, donnait de grands coups de taille que Saint-Lucq parfois parait, parfois esquivait en pivotant d’un quart de tour à droite ou à gauche. Enfin, le sang-mêlé riposta. S’étirant autant qu’il put, il planta son estoc dans le flanc du mercenaire qui hoqueta et lâcha son arme pour se tenir le ventre à deux mains. Son cheval passa au trot puis au pas, s’immobilisa tandis que le carrosse disparaissait dans la nuit. Saint-Lucq remit sa rapière au fourreau et s’accorda trois grandes respirations. Il lui fallait à présent éliminer le cocher ou l’obliger à arrêter l’attelage. S’agrippant des deux mains au rebord, il se hissa à plat ventre sur le toit. Faute de pouvoir quitter son poste, le cocher tenta de le repousser à coups de fouet. Saint-Lucq se protégea de l’avant-bras avant de réussir à saisir la lanière de cuir et de tirer le fouet à lui. Le cocher le lui abandonna, trop occupé à négocier un virage que la voiture prit trop vite. Elle pencha dangereusement, et les deux roues qui se soulevèrent d’un côté retombèrent avec une violence qui n’épargna ni les essieux, ni Saint-Lucq. Éjecté du toit, le sang-mêlé se rattrapa in extremis et se retrouva pendu à l’arrière du carrosse qui fonçait. C’est alors que des coups sourds furent frappés à l’intérieur de la cabine, jusqu’à ce qu’un poing écailleux transperce le toit une fois, deux fois, trois fois, en faisant encore et encore voler le bois en éclats. Puis une créature, qui tenait à la fois de l’homme et du dragon, s’extirpa de la cabine en achevant de se frayer un passage à la force de ses épaules musculeuses. Haute de plus d’une toise, elle se redressa, hurla vers le ciel en déployant des ailes membraneuses. Pris de panique, le cocher sauta du carrosse. Saint-Lucq, lui, garda son calme. Il avait compris qu’il avait affaire au produit d’une métamorphose intermédiaire. L’Alchimiste des Ombres était donc un dragon. Restait à savoir s’il était capable de reprendre sa forme première. Mieux valait qu’il n’y parvienne pas. La créature baissa le regard vers le sang-mêlé. Si les traits de son visage évoquaient encore ceux de l’Alchimiste, ses yeux reptiliens étaient embrasés d’un feu bestial, primitif. Elle rugit, et prit brusquement son envol. Un cheval galopait sans cavalier à côté du carrosse. Saint-Lucq sauta vers lui, s’accrocha au pommeau de selle des deux mains, rebondit à pieds joints sur le sol et, d’une impulsion, enfourcha souplement l’animal qu’il obligea aussitôt à quitter la route pour se lancer à la poursuite de la créature draconique. Plus loin, le carrosse fou versa au milieu d’un virage et se disloqua avec fracas, les chevaux d’attelage s’enfuyant en hennissant. Saint-Lucq franchit un fossé, une barrière, et galopa à travers champs. Il ne quittait pas de l’œil la créature dont les écailles miroitaient sous la lune et les étoiles. Il craignait de se faire distancer. Il montait un cheval fatigué, sans parler des obstacles qu’il rencontrait au sol. Mais il lui restait un pistolet, celui qu’il avait pris dans les sacoches de selle d’un mercenaire et glissé dans sa ceinture. Il lui restait donc une balle. Un espoir. S’apercevant qu’elle était poursuivie, la créature se retourna et, comme suspendue en l’air, resta un moment à battre des ailes et à considérer ce misérable mortel qui s’acharnait à la traquer. Elle hésita. Mais chez elle, un instinct féroce et orgueilleux avait déjà pris le pas sur l’intelligence. Elle poussa un grand cri guerrier, puis plongea en direction du cavalier. La créature et Saint-Lucq se précipitaient à la rencontre l’une de l’autre. Elle, venant des hauteurs à grands coups d’ailes, crocs saillants et toutes griffes dehors. Lui, chevauchant à bride abattue, guidant sa monture avec les genoux et braquant son pistolet à deux mains. Aucun d’eux ne renoncerait. L’être hybride hurla encore, menaçant. Le sang-mêlé visa posément. Il devait attendre le dernier moment pour tirer. Attendre en souhaitant que le cheval ne fasse pas un écart soudain… Attendre encore un peu… Une balle. Un espoir. Maintenant ! Saint-Lucq pressa la détente. L’espace d’un bref instant, la vision du coup faisant long feu le terrifia, mais le coup partit juste avant que la créature le percute. Le choc fut d’une violence terrible. Il désarçonna le sang-mêlé qui roula dans l’herbe tandis que la créature s’écrasait plus loin et que le cheval continuait sur sa lancée. Puis plus rien ne bougea et le silence nocturne revint, seulement troublé par le galop de plus en plus distant de la monture en fuite. Saint-Lucq ouvrit les yeux, cracha de la terre et du sang, se releva douloureusement sur des jambes faibles. Tirant l’épée, il tourna sur lui-même en quête d’un possible danger, et manqua trébucher. Il vit la forme qui gisait. S’approcha d’elle en boitant. C’était la créature qui, inconsciente et blessée d’une balle dans l’épaule, retrouvait apparence humaine. Sa taille diminuait ; ses ailes étaient atrophiées ; ses écailles disparaissaient sur une peau nue ; ses traits redevenaient ceux de l’Alchimiste. Celui-ci revint à lui et vit Saint-Lucq qui le dominait de toute sa taille et pointait l’estoc de son épée vers sa gorge. Tête nue, le sang-mêlé était poussiéreux et sanglant. Une longue mèche de ses cheveux noirs pendait devant son visage meurtri. L’un des verres de ses bésicles rouges manquait et montrait un œil draconique injecté de sang. Il peinait à tenir debout et servait son coude gauche contre son flanc pour ménager son épaule. Mais sa détermination était du même acier que la lame acérée de son élégante rapière. — C’est fini, dit-il. Leprat soutenant Mirebeau, les deux hommes revinrent à la surface par les fondations de l’ancienne tour. Ils sortirent de la fosse couverte et restèrent un moment vacillants mais debout sous le grand ciel étoilé, à goûter la fraîcheur et la quiétude de la nuit. Puis Mirebeau, qui respirait de plus en plus mal et toussait le sang qui lui emplissait les poumons, désigna le mur extérieur de l’un des pavillons en construction. — Là, dit-il. Ce sera… bien. Leprat aida encore le gentilhomme à marcher jusqu’à l’endroit que celui-ci avait choisi. Il l’installa dos à la pierre, face à l’est, et s’assit à côté de lui. — Et maintenant, dit Mirebeau. Il n’y a plus… Il n’y a plus qu’à attendre le soleil… Il mourut peu après. Leprat, lui, n’avait toujours pas bougé quand l’aube vint. 3 Quelques jours avaient passé lorsque La Fargue, pour la seconde fois en moins d’une quinzaine, se rendit au Grand Châtelet. Comme toujours accompagné d’Almadès, il arriva par le Pont-au-Change dont les maisons accolées cachaient la Seine et donnaient l’impression que l’on empruntait une rue ordinaire. Les deux hommes chevauchaient au pas, côte à côte, en silence. C’était la fin de la matinée. Il faisait très beau, et Paris puait comme jamais. Rien n’avait filtré du complot que les Lames avaient déjoué et – espérait-on – rien n’en filtrerait jamais. Le scandale serait énorme. Même si elle ignorait à l’évidence qu’elle se livrait à la Griffe noire, Anne d’Autriche n’en était pas moins coupable d’avoir voulu se soumettre, à l’insu du roi et contre les lois du royaume, à un rituel de magie draconique. Un crime que l’on ne pouvait pardonner à une reine de France, quelles qu’aient pu être ses intentions. D’ailleurs, à l’instar de la duchesse de Chevreuse, la plupart des personnes impliquées dans cette affaire avaient cru bien faire puisqu’elles s’étaient laissées persuader – par loyauté, affection ou naïveté – d’aider secrètement une souveraine malheureuse et humiliée à donner un héritier au trône. Dans l’entourage de la reine, nul ne savait ce qui serait réellement advenu d’elle si l’Alchimiste l’avait emmenée… La Fargue et Almadès échangèrent un regard en s’engageant sous la voûte obscure du Châtelet. La Fargue devinait ce que l’autre pensait et attendait qu’il l’exprime. Bien que prévue de longue date, la vague d’arrestations ordonnée par le roi au lendemain de cette fameuse nuit, occupait fort opportunément l’actualité depuis. Les gazettes et les échotiers ne parlaient que de cela à Paris, en France et dans les cours européennes. L’arrestation qui étonnait le plus était celle du marquis de Châteauneuf, lequel était le troisième personnage de l’État en sa qualité de garde des Sceaux. Il lui était d’abord reproché de s’être un peu trop volontiers vu succéder à Richelieu au poste de principal ministre de Sa Majesté, ce qui était souvent le premier pas sur le chemin de la trahison et du complot. Mais surtout, il était accusé d’avoir confié des secrets d’État à sa maîtresse, la sulfureuse duchesse de Chevreuse. Certains de ces secrets concernaient les citadelles que la France occupait en Lorraine. Et il était question d’un officier français, familier du marquis, qui avait été arrêté dernièrement, alors qu’il s’apprêtait à transmettre les états de l’armée que le roi réunissait actuellement – grâce aux aveux de cet officier, on avait mis en place une souricière dans une auberge des environs de Neuilly, souricière qui n’avait malheureusement pas permis l’arrestation des complices. La culpabilité de Châteauneuf, cependant, éclatait au grand jour. Il avait été jeté dans une prison d’où il ne sortirait pas avant longtemps, cependant que d’autres étaient également inquiétés par la justice royale. Convaincue d’avoir rapporté au duc de Lorraine les secrets que le marquis lui confiait sur l’oreiller, la duchesse de Chevreuse était bien sûr du nombre. Mais son rang semblait la protéger encore, même si la vérité était qu’elle négociait utilement son silence dans ce qui risquait de devenir l’affaire du rituel de Dampierre. Ils mirent pied à terre dans la cour du Châtelet et, de nouveau, La Fargue rencontra le regard d’Almadès. Cette fois, cependant, le maître d’armes demanda : — Qu’espérez-vous de cette rencontre, capitaine ? — Je ne sais, avoua le vieux gentilhomme. Des réponses, je crois. — Des réponses à quelles questions ? Il se tut et les deux hommes se laissèrent conduire dans la grosse tour qui abritait la prison. Si la duchesse risquait d’échapper à toute la sévérité du châtiment qu’elle méritait dans l’affaire de Châteauneuf, La Fargue estimait que l’essentiel avait été préservé dans celle de Dampierre. La reine était sauve et les mercenaires de la Griffe noire qui n’avaient pas été tués ne reverraient jamais la lumière du jour. Certes, Savelda s’était échappé et restait introuvable. Mais l’Alchimiste des Ombres, lui, était sous les verrous. Quant aux Lames, elles s’en tiraient sans trop de mal. Elles comptaient même un nouveau membre avec Laincourt, dont la blessure à l’épaule était sans gravité. Autre blessé léger, Marciac était partagé entre deux sentiments : la joie d’avoir tenu une reine de France dans ses bras et la frustration de ne pouvoir s’en vanter. Saint-Lucq avait de nouveau disparu, et Agnès était passée à autre chose depuis qu’elle avait reçu une lettre de l’ancienne supérieure générale des Sœurs de Saint-Georges. En définitive, seul Leprat inquiétait son capitaine car il était rentré très éprouvé de sa mission. Physiquement, mais aussi moralement. Au Châtelet, un geôlier ouvrit une porte à l’étage des cellules individuelles, et s’effaça pour permettre à La Fargue et Almadès d’entrer. La pièce était fraîche, assez sombre et sommairement meublée – une table, un tabouret et un lit. L’Alchimiste s’y trouvait et regardait par une fenêtre en ogive que d’épais barreaux défendaient. Toujours aussi inquiétant et hiératique, il était vêtu de gris, avait une épaule bandée et les poignets pris dans des entraves en « acier mage », un alliage auquel était mélangé de la draconite. La draconite était cette pierre alchimique qui inhibait les pouvoirs des dragons. Semblable à une cicatrice, la bouche de l’Alchimiste se fendit d’un étrange sourire lorsqu’il se tourna vers ses visiteurs. — C’est très aimable à vous d’avoir répondu à mon invitation, capitaine. Le premier à donner l’alerte fut un cantonnier de la province de Paris qui, regardant le ciel, n’en crut d’abord pas ses yeux puis courut jusqu’au village. Il y arriva hors d’haleine et effrayé, frappa à la porte du presbytère, se fit difficilement comprendre du curé. Celui-ci peina à le croire. L’homme devait avoir mal vu. Ou il avait trop bu. Mais d’autres témoins arrivèrent peu après. Eux aussi avaient vu. Eux aussi avaient peur. Le curé fit sonner la cloche. Regardant par la fenêtre de son cabinet particulier, le comte de Tréville considéra longuement la cour de son hôtel de la rue du Vieux-Colombier. Puis il se retourna et demanda à Leprat : — Êtes-vous vraiment décidé ? — Oui, monsieur. Le capitaine des mousquetaires du roi alla s’asseoir à son bureau et s’accorda encore quelques instants de réflexion. Il mit ce moment à profit pour dévisager Leprat qui se tenait droit et ne cillait pas, sa rapière d’ivoire au côté et sa main droite bandée. — Ne vous méprenez pas, dit enfin Tréville. Je ne demande pas mieux que de vous voir porter de nouveau la casaque. Nul, d’ailleurs, ne la mérite plus que vous… — Merci, monsieur. — Mais je sais ce que les Lames représentent à vos yeux. Et je sais aussi le respect et l’amitié que vous avez pour M. de La Fargue… Lui avez-vous fait part de cette décision ? — Je le lui dirai ce soir, ainsi qu’aux autres Lames. — Ce ne sera pas facile. — En effet. À l’hôtel de Chevreuse, Arnaud de Laincourt rejoignit la duchesse sur la grande terrasse. Encore pâle, il avait le bras en écharpe. La duchesse, elle, n’était pas moins belle ni moins élégante qu’à son habitude, mais elle était seule et elle était grave. Elle se tenait debout sous un dais qui abritait des sièges et une table couverte de boissons et de friandises intouchées – oublies, gâteaux, pâtes d’amande, pâtes de fruit, confitures et sirops. Elle avait à la main un verre à liqueur empli de jusquiame dorée, et Laincourt devina à l’éclat de son regard qu’elle en avait déjà abusé. Elle lui tendit sa main à baiser, puis dit : — Ainsi, vous n’avez jamais cessé de servir le Cardinal, monsieur de Laincourt… — Oui, madame. — Ma foi, c’est de bonne guerre… Au contraire du marquis de Châteauneuf, qui voulait vous recruter, M. de Mirebeau n’a jamais cru possible de vous gagner à notre cause. Il disait que le Cardinal est un maître que l’on ne cesse jamais de servir. — Sans doute avait-il raison. — Savez-vous ce qu’il est advenu de lui ? A-t-il été arrêté ? — Mirebeau ? Il est mort, madame. — Ah ! C’est désolant, n’est-ce pas ? lâcha Mme de Chevreuse du ton qu’elle employait également pour regretter de beaux rosiers tués par le gel. Laincourt ne répondit pas et ils se tournèrent ensemble vers le magnifique jardin. — Je vous remercie d’avoir accepté de me visiter, monsieur. C’est que l’on ne frappe plus guère à ma porte, voyez-vous. Tout ce beau monde qui dansait à mon bal et applaudissait à mon feu d’artifice m’évite désormais comme si j’avais la ranse… Mais je suis accoutumée de longue date aux revirements de la Cour, et j’attends patiemment de connaître mon sort. Ce sera l’exil, n’est-ce pas ? — Certainement, oui. — Et pour ce brave Châteauneuf ? — Je doute qu’il sorte jamais des prisons de Sa Majesté. — L’exil…, soupira la duchesse tandis que son regard se perdait. Un valet apporta, sur un plateau, une boîte recouverte de tissu. Il fit le pied de grue, patient, jusqu’à ce que sa maîtresse le remarque. — Ah ! fit-elle enfin. Voici pourquoi je vous ai prié de me venir voir. Prenez, monsieur. C’est pour vous. Intrigué, Laincourt prit la boîte mais attendit que le valet s’en retourne pour l’ouvrir. Elle contenait une lettre – qui lui était adressée – et un petit portrait peint. — La lettre, indiqua Mme de Chevreuse, est de Mme de Saint-Avold qui, pour les raisons que vous savez, s’est vue contrainte de regagner sa Lorraine natale en toute hâte. Le portrait représentait Aude de Saint-Avold. Il s’agissait de celui que la duchesse avait fait réaliser afin de démontrer à son maître de magie à quel point, si on masquait le haut de son visage, la belle Aude ressemblait à la reine – mêmes yeux, même bouche, même menton, même gorge. — Acceptez ce cadeau de ma part, monsieur. Car si j’ai bien des défauts, j’ai d’abord celui d’aimer l’amour. Laincourt accepta, troublé. Des cloches sonnaient au loin et semblaient se rapprocher, mais ils n’y prêtèrent aucune attention. — Au revoir, monsieur de Laincourt. Je doute que nous nous retrouvions avant longtemps. — Au revoir, madame. Cependant… — Oui, monsieur ? — Accepteriez-vous de répondre à une question ? — Est-ce le Cardinal qui me la pose par votre truchement ? — Non, madame. — Alors j’y répondrai. Laincourt prit une inspiration, puis demanda : — Pourquoi, madame ? Pourquoi avoir voulu aider la reine à concevoir ? Votre détestation du Cardinal n’est un secret pour personne. Et pour des motifs qui vous appartiennent, il semble que vous n’aimiez guère notre roi. Or un trône sans héritier, cela signifie des prétendants et des ambitieux qui intriguent et n’attendent que de se dresser contre vos ennemis. Favoriser la naissance d’un dauphin, c’est affermir le trône et conforter le règne de Louis. La duchesse sourit. — Vous oubliez, monsieur, l’affection que je porte à la reine, et combien il m’est pénible de la voir malheureuse et si souvent humiliée… Et puis il y eut cette nuit où, par jeu, je fis courir la reine dans la Grande Salle du Louvre. Sans moi, elle n’aurait pas trébuché contre l’estrade. Sans moi, elle ne serait pas tombée. Et sans moi, elle n’aurait sans doute pas perdu, trois jours plus tard, l’enfant qu’elle portait… Un garçon, à ce qu’il semblait… La reine m’a pardonné, mais je n’ai jamais pu m’y résoudre… Aussi, lorsque celui que je croyais être un sage maître de magie me confia qu’il… Gagnée par l’émotion, elle n’acheva pas. Puis, elle s’exclama : — Mais que ces cloches sont assommantes ! Aux cloches des faubourgs, certaines répondaient désormais dans le quartier Saint-Thomas-du-Louvre. C’était anormal et inquiétant. Laincourt leva les yeux vers le ciel au moment où l’ombre passait. Leprat descendait le grand escalier de l’hôtel de Tréville quand un malaise le prit. Il eut subitement très chaud, vit trouble et, comprenant ce qui lui arrivait, murmura : — Oh ! Seigneur, non, pas ici… En sueur, chancelant, il bouscula un mousquetaire qui montait, tenta de se retenir à un autre, ne parvint qu’à déchirer une manche lorsque ses jambes se dérobèrent sous lui. Il tomba en bas des marches et, là, convulsa. On s’empressa autour de lui. Certains le saisirent par les membres pour le maintenir. On voulut lui introduire quelque chose entre les mâchoires. — Un médecin ! Que l’on fasse venir un médecin ! Et tandis qu’il s’arc-boutait en gémissant, une bile noire coula d’entre ses lèvres grimaçantes. — C’est la ranse ! s’exclama quelqu’un. C’est une crise de grande ranse ! — Le malheureux… — Entendez-vous ? fit un autre. On dirait le tocsin… Toutes proches, les cloches de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés sonnaient à la volée. Immense, massive, une ombre ailée se coucha sur la prison du Châtelet. Dans la cellule de l’Alchimiste, la clarté diminua subitement, cependant qu’un rugissement caverneux ébranlait les murs. Dehors, toutes les cloches de Paris sonnaient. La Fargue se tourna vers la fenêtre obscurcie… … et vit le grand dragon noir qui lui faisait face et ouvrait la gueule pour cracher. Il resta figé par la stupeur. 4 La jeune sœur châtelainequi,un flambeauà lamain,entra la première dans le couloir obscur était à la fois inquiète et pressée. Derrière, Agnès de Vaudreuil manifestait plus d’assurance, même si elle avait elle aussi l’œil et l’oreille à tout. Pour arriver jusqu’ici, elle avait scrupuleusement respecté les consignes de prudence que lui avait adressées la mère Emmanuelle de Cernay, l’ancienne supérieure générale des Sœurs de Saint-Georges. Dans une lettre qu’Agnès avait trouvée à son retour de Dampierre, la mère Emmanuelle lui disait ne pas avoir découvert ce qu’il était advenu du chevalier Reynault d’Ombreuse, le fils de ce gentilhomme venu demander son aide aux Lames. Elle savait en revanche qui était – et où trouver – celle que Reynault et un détachement de gardes noirs accompagnaient en Alsace pour une mission clandestine : sœur Béatrice d’Aussaint. La jeune baronne de Vaudreuil et elle avaient fait leur noviciat ensemble. Elles étaient amies, ou l’avaient été. Chose étrange, la sœur Béatrice était détenue au secret, comme une prisonnière, sur ordre de l’actuelle supérieure générale, la redoutable mère Thérèse de Vaussambre. Dans le couloir qu’elle arpenta à pas de loup, Agnès se vit conduire devant une porte. La sœur châtelaine qui la guidait regarda furtivement à droite et à gauche avant de pousser le battant, et de s’effacer. — Faites vite, murmura-t-elle. On peut découvrir à tout moment que j’ai pris les clés. Agnès acquiesça et entra. C’était une cellule monacale ordinaire, austère et sans confort. Sur le petit lit, la sœur Béatrice était allongée. Pâle, les traits tirés, elle restait belle mais semblait très éprouvée. Elle n’était plus que l’ombre de la superbe et fière châtelaine qui, par un petit matin, aux confins du pays alsacien, avait seule tenu tête à un grand dragon, sa lame de draconite à la main et des incantations aux lèvres. Elle était assoupie. Agnès ôta le grand manteau noir à capuche qui la dissimulait, puis s’assit près de l’endormie et lui toucha la main. La religieuse ouvrit des yeux aveugles, des yeux d’un blanc vitreux. — Agnès ? Est-ce toi, Agnès ? — Oui, Béatrice. C’est moi. — Dieu soit loué ! Enfin mes prières sont entendues ! — Mon Dieu, Béatrice, tes yeux ! Mais que t’est-il arrivé ? — Ce n’est rien. Rien que le prix de… Cela ne durera pas, je crois. — Le prix de quoi ? — Tu dois savoir, Agnès. Tu dois voir comme j’ai vu ! lâcha la châtelaine d’une voix angoissée. Elle voulut se redresser dans son lit. Agnès l’en empêcha doucement et lui dit : — Calme-toi, Béatrice. Il te faut du repos. Je reviendrai. — Non ! s’alarma l’autre. Maintenant ! C’est trop grave ! … Donne-moi tes mains, Agnès. (La jeune femme obéit.) Et maintenant, vois… Vois, ajouta la sœur d’une voix qui faiblissait. Il faut… que tu… vois… Ses yeux blancs s’obscurcirent comme si un liquide noir les noyait. Naquit un abîme dans lequel la conscience d’Agnès plongea soudainement. Et elle vit. Elle vit ce que la châtelaine, ce matin-là en Alsace, avait découvert en sondant l’esprit du dragon. Elle vit les bribes d’un futur aussi proche qu’effrayant. C’est la nuit. Des foules paniquées courent dans des rues qu’ éclairent des incendies crépitants. Le feu tombe du ciel. Il est craché par un dragon noir. Ou par plusieurs. Des jets ardents frappent les toitures ; des colonnes éblouissantes soulèvent des explosions de tuiles ; des pluies ardentes retombent en particules incandescentes. Les habitants terrifiés veulent fuir. On hurle, on se bouscule, on se bat et se piétine. Quelques soldats tirent vers le ciel des coups de mousquet dérisoires. Des torches humaines se débattent. Les brasiers ravagent des quartiers entiers, et leurs flammes immenses se reflètent dans les eaux sombres d’un fleuve. Un fleuve qui longe le Louvre incendié. Tremblante et les yeux pleins de larmes, Agnès voit Paris brûler. Pierre Pevel, né en 1968, est l’un des fleurons de la Fantasy française. Il a obtenu le Grand Prix de l’Imaginaire en 2002 et le prix Imaginales 2005. Avec une verve romanesque digne des grandes heures du feuilleton populaire, il signe là tout à la fois un hommage aux romans de cape et d’épée, un récit historique admirablement documenté et une Fantasy épique à grand spectacle. Un éclatant succès déjà traduit en sept langues y compris, événement sans précédent, en Grande-Bretagne et aux États-Unis ! Du même auteur, chez Bragelonne : 1. Les Lames du Cardinal Prix des Lycéens – Imaginales 2009 Prix Morningstar du David Gemmell Legend Award 2010 2. L’Alchimiste des Ombres 3. Le Dragon des Arcanes Chez d’autres éditeurs : Wielstadt : 1. Les Ombres de Wielstadt – Grand Prix de l’Imaginaire 2002 2. Les Masques de Wielstadt 3. Le Chevalier de Wielstadt Les Aventures de Louis Denizart Hippolyte Griffont : 1. Les Enchantements d’Ambremer 2. L’Élixir d’oubli – Prix Imaginales du meilleur roman français 2005 Viktoria 91 www.bragelonne.fr Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant © Bragelonne 2009 Illustration de couverture : Didier Graffet – Anne-Claire Payet – David Oghia eISBN 9782820500250 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr