Introduction De sa vie, Pierre Clostermann a dit lui-même qu’il choisirait de la vivre encore, si elle était à recommencer. Homme d’action, il a connu un destin hors série : vingt tours du monde, trente-trois victoires aériennes dans les rangs de la R. A. F. en 1940-1945, grand officier de la Légion d’honneur à trente ans, compagnon de la Libération, médaillé militaire, huit fois élu député à l’Assemblée nationale, membre aux U. S. A. du conseil de gestion d’une grande société américaine, industriel constructeur d’avions en France, la campagne de Suez en 1956, la guerre d’Algérie… Ecrivain, chacun de ses livres (Le Grand Cirque, Feux du Ciel, Appui-feu sur l’oued Hallaïl, Des poissons si grands,) est un témoignage de l’aventure de notre temps. Le Grand Cirque est un document de première importance. C’est en effet une phase capitale de la guerre que Pierre Clostermann a suivie, trois années durant, dans les airs, depuis les actions localisées du groupe Alsace jusqu’à l’extermination des restes encore très puissants de l’aviation allemande après la retraite ennemie au-delà du Rhin. Il s’agit là, en même temps que d’une aventure humaine, d’une prodigieuse épopée. A Jacques Remlinger, mon vieux coéquipier, en souvenir des deux cents missions que nous avons accomplies ensemble. Aux commandants Mouchotte et Martell, du Squadron 341 « Alsace »# et à tous mes camarades des Forces Aériennes Françaises Libres morts pour la France. A mes camarades pilotes de la R. A. F. qui sont morts eux aussi, pour la libération de la France. A vous tous, à qui nous devons tant, et sur qui l’oubli tombe si vite, je dédie affectueusement ces pages que vous avez vécues… « Officiers français, soldats français, marins français, aviateurs français, ingénieurs français, où que vous soyez efforcez-vous de rejoindre ceux qui veulent combattre encore. Un jour, je vous le promets, nos forces ensemble, l’Armée française de l’Elite, l’armée mécanique, terrestre, navale et aérienne, en commun avec nos Alliés, rendront la liberté au monde et la grandeur à la Patrie. » Général de Gaulle, B. B. C. Londres le 24 juin 1940. Avant-Propos Enfant unique, dix mille kilomètres m’ont séparé pendant quatre ans, de mes parents, Français Libres comme moi. De Londres à Brazzaville, la correspondance était difficile, les lettres sévèrement censurées sur tout ce qui touchait les activités militaires. L’espace restreint de la carte-lettre aérienne mensuelle autorisée ne se prêtait guère à la description de ma vie en Angleterre avec la R. A. F. et les Forces Aériennes Libres. Et pourtant je voulais évoquer pour mon père et ma mère, cette vie nouvelle, si pleine d’émotions, d’imprévu – ingrate, mais très belle. Je voulais qu’ils puissent la revivre, minute par minute – même si je ne revenais pas pour la raconter… C’est ainsi que, par le truchement d’un gros cahier d’ordonnance de l’Air Ministry, frappé du chiffre du roi d’Angleterre, G. R., tous les soirs je leur ai décrit ma journée. Une vieille enveloppe collée à la couverture contenait mon testament – un peu ridicule, car les « mercenaires » du général de Gaulle n’avaient à coucher sur le papier, en guise de biens temporels, que leur foi dans la France et leurs rêves précaires d’avenir. Sur la page de garde, j’avais écrit : « In case something should happen to me (either to be killed or posted missing) I want this book to be sent to my Father, capitaine Jacques Clostermann French Headquarters, Brazzaville » 10-3-1942. avec l’espoir qu’au cas où je serais tué ou porté disparut ce cahier leur parviendrait. Et je voulais que mes parents, en le recevant, en le lisant, retrouvent ma présence et ma voix, comme une consolation. A toute heure de la journée ce cahier m’a accompagné – froissé par le poids de mon parachute dans mon casier de pilote, taché de thé sur la table du mess, ou couché à mes côtés sur l’herbe du dispersal pendant les longues et monotones heures d’alerte. Des îles Orcades à la Cornouailles, du comté de Kent à l’Ecosse, de la Normandie au Danemark en passant par la Belgique, l’Allemagne et la Hollande, ces cahiers – car à la fin de la guerre ils étaient trois – m’ont suivi partout. Le destin, qui a été si cruel pour tant de mes camarades, a voulu que je survive à quatre cent vingt missions de guerre. Un beau jour, la tragédie terminée, j’ai pu conter de vive voix, à mon père, l’histoire de ces quatre années. Deux ans ont passé. J’ai eu, avec les rares survivants des F. A. F. L., l’ingrate mission de visiter les familles de nos amis qui n’étaient pas revenus – de chercher à leur donner l’amère consolation du récit de la vie de leurs enfants. Mais nous n’avons pas pu les toucher tous. Nous avons aussi rencontré beaucoup de Français qui n’avaient pas la moindre notion de ce qui s’était passé de l’autre côté de la Manche – ou qui préféraient continuer à l’ignorer… Mais nous sentions également que d’autres Français cherchaient, eux, à le savoir, pour y trouver peut-être de quoi soutenir leur espérance et leur foi. C’est pour eux tous que ces pages sont publiées. Avec mélancolie, nous les avons relues, mon ami Jacques Remlinger et moi. Changez les dates, quelques circonstances accessoires, et c’est l’existence quotidienne de cinq cents jeunes aviateurs français que vous revivrez. N’importe lequel de mes camarades des Forces Aériennes Françaises Libres retrouvera les mêmes épisodes en feuilletant son carnet de vol. Je demande au lecteur de ne pas y chercher une œuvre littéraire. J’ai simplement consigné au jour le jour, des impressions, des instantanés photographiques, des images gravées au passage dans ma mémoire. Il aurait fallu un bien grand talent pour faire revivre sous une forme à la fois littéraire et vraie la carrière d’un pilote de chasse de cette guerre ! Et c’est justement parce que c’était vrai, parce que c’était tout chaud de l’action, que je n’ai pas voulu retoucher ces cahiers. J’ai tenu à conserver les expressions anglaises, certains mots qui frisent le barbarisme – je ne pouvais quand même pas les renier, puisque nous les avons eus dans la bouche quatre années durant ! L’anglais était de rigueur à la radio, avec toute sa floraison si pittoresque de mots de code et d’argot de la R. A. F. Comment traduire, autrement qu’en notes au bas d’une page, ces conversations radio-téléphoniques, sans leur faire perdre leur vigueur et leur concision ? De par leur origine et leur conception, ces pages sont une sorte de reportage. Mais il y avait une autre difficulté. La vie d’un pilote de chasse est monotone dans l’action – les sweeps (opération offensive de chasse lointaine en territoire ennemi) , les longues heures d’alerte, les missions de bombardement en piqué, de chasse libre, d’escorte ou de mitraillage se succèdent, toutes semblables. Rien ne ressemble plus à un combat aérien – à part quelques détails géographiques ou tactiques secondaires – qu’un autre combat aérien ! Aussi a-t-il été nécessaire de faire un choix parmi des actions typiques de chaque époque de cette guerre. Je me suis contenté simplement, pour les lier entre elles de façon intelligible, de résumer rapidement les faits et les périodes intermédiaires. Certaines réflexions ou descriptions choqueront peut-être par leur franchise ou leur cruauté. Mais il ne faut pas oublier que ces pages ont été écrites pour mon père et ma mère qui étaient mes amis et mes confidents auxquels je pouvais exposer à cœur ouvert mes faiblesses, mes amertumes, mes joies ou mes enfantillages. Evidemment, j’ai longuement hésité devant certaines pages, par une sorte de pudeur intime – mais la vérité eût souffert de ces suppressions. Et puis, après tout, nous étions tous des gosses, avec les mêmes réactions devant le danger, les victoires et les injustices… Ce que j’exprime, nous tous, les F. A. F. L., nous l’avons vécu, senti ou pensé. A la fin de ce livre, j’ai ajouté des notes qui permettront de suivre plus facilement – sur un plan purement technique – les récits. Les statistiques, les données numériques, les documents en général, proviennent tous de source officielle, et sont pour la plupart inédits. Puissent ces pages et ces photos aider celui qui entreprendra de conter en détail l’histoire atroce mais merveilleuse de cette longue guerre. Puissent-elles aussi amener certains à plus de discrétion ou de pudeur dans leurs jugements, à se rappeler que même si les aviateurs Français Libres n’ont pas de monuments, de places, de rues ou de station de métro, ils n’en ont pas moins inscrit dans le ciel beaucoup de gloire très pure et accru de beaucoup le prestige de la France. Puissent-elles enfin enlever à d’autres ce complexe d’infériorité qui les porte à honorer les victoires de nos alliés, et à ignorer complètement les nôtres. C’est mon seul désir, et ce sera ma fierté. pierre clostermann N°Mle 30.973 des Forces Aériennes Françaises Libres. PREMIERE PARTIE Pilote Au Groupe Alsace ECOLE DE CHASSE AU PAYS DE GALLES 1942. Les hautes montagnes du Pays de Galles, à demi noyées dans la brume, défilent à droite et à gauche de la voie ferrée. Nous avons passé, ensevelis dans la suie grasse, Birmingham, Wolverhampton et Shrewsbury… Sans mot dire, Jacques et moi regardons d’un œil indifférent le paysage déprimant, lavé par une éternelle pluie fine, les villes minières sales et neurasthéniques, rampant dans les vallées, écrasées chacune par un nuage de fumée grise ancré aux maisons, si dense que le vent qui souffle en rafales glacées ne peut le chasser… Les passagers du compartiment observent avec curiosité nos uniformes français, bleu marine aux boutons d’or. Fièrement, brille sur notre poitrine le macaron de pilote de l’Armée de l’Air, et au-dessus de notre poche gauche les ailes de la R. A. F. Il y a quinze jours à peine, nous étions encore des élèves pilotes au Royal Air Force College de Cranwellf traînant des manuels de navigation, des théories de tir et de gros cahiers de notes. Tout cela n’est plus qu’un souvenir. Dans quelques heures, peut-être, nous piloterons un Spitfire, franchissant ainsi le dernier échelon qui nous sépare de la grande arène. Quelques minutes encore et nous arrivons à Rednal – 61 O. T. U. – pour un cours de conversion sur Spitfire avant de partir en escadrille. Soudain Jacques colle son visage à la vitre : « Regarde, Pierre, voilà nos Spitfires ! » En effet, le train qui ralentit longe un aérodrome, et un rayon de soleil humide réussissant à percer la brume, révèle une vingtaine d’avions alignés au bord d’une piste goudronnée. Le grand jour est arrivé ! Il a neigé toute la nuit, et l’aérodrome est éblouissant sous le ciel bleu. Dieu que la vie est belle ! J’aspire à pleins poumons l’air glacé et je sens sous mes pieds le crissement de la neige, douce et élastique comme un tapis d’Orient ; elle éveille en moi bien des souvenirs. La première neige que je vois depuis si longtemps… A la hutte où l’on s’abrite entre les vols, mon instructeur m’attend sur le seuil, sourire aux lèvres. « How do you feel ? (Comment vous sentez-vous ?) – O. K., Sir, dis-je, cherchant à dissimuler mon émotion. – Well, let’s have a try (Bien, nous allons faire un essai) Toute mon existence je me souviendrai de mon premier contact avec le Spitfire. Celui que je devais piloter avait le matricule TO-S. Avant d’enfiler le harnais du parachute, je reste un instant à le contempler – les lignes racées du fuselage, le moteur Rolls Royce finement caréné ; un vrai pur-sang… « You have got her for one hour. Good luck » Maître de ce bolide pour une heure, soixante enivrantes minutes ! Je cherche à me rappeler les conseils de mon instructeur. Tout semble si confus. Je m’attache en tremblant, assujettis mon casque, et encore tout étourdi par la masse d’instruments, de cadrans, de contacts, de manettes qui se pressent les uns contre les autres, tous vitaux, et que le doigt doit infailliblement toucher au moment exact – je me prépare pour l’épreuve décisive. Je passe en revue soigneusement le cockpit drill, murmurant la phrase sacramentelle : « BTFCPPUR – Brakes (freins), Trim (fletners de correction des commandes), Flaps (volets), Contacts, Pression dans le système pneumatique, Petrol (essence), Undercarriage (train escamotable verrouillé) et Radiator… » Tout est prêt. Le mécano referme la porte derrière moi, et me voilà emprisonné dans ce monstre de métal que je dois maîtriser. Un dernier coup d’œil. « All clear ? Contact » Je manipule les pompes à main et les boutons du démarreur. L’hélice commence à tourner lentement et soudain, avec un bruit de tonnerre, le moteur démarre. Les pots d’échappement vomissent de longues flammes bleues enveloppées de fumée noire, tandis que l’avion commence à trembler comme une chaudière sous pression. Les cales enlevées, j’ouvre en grand le radiateur, car ces moteurs refroidis au liquide surchauffent très rapidement – et avec prudence je roule jusqu’à la piste de départ déblayée par les chasse-neige, toute noire, toute droite dans la blancheur du paysage. « Tutor 26, you may scramble now, you may scramble now » Par la radio, la tour de contrôle m’autorise à décoller… Mon cœur bat à se briser. J’avale ma salive, baisse mon siège, et d’une main moite, lentement, j’ouvre les gaz. Je me sens emporté immédiatement dans un cyclone. Des bribes de conseils me remontent à la mémoire… … Don’t stick the nose too much forward ! Devant moi l’énorme hélice qui doit absorber toute la puissance du moteur n’a qu’une faible garde entre le diamètre qu’elle balaie et le sol… Timidement je pousse le manche en avant, et avec un grand choc, qui me colle au dossier de mon siège, le Spitfire s’ébranle, accélère, accélère, tandis que l’aérodrome dérive à une vitesse croissante à droite et à gauche… … Keep her straight Frénétiquement, à grands coups de palonnier je maîtrise quelques embardées. Soudain, comme par miracle, le souffle coupé, je me trouve en l’air. La voie ferrée passe en éclair. J’ai une vague vision d’arbres, de maisons qui s’estompent derrière moi… Vite, j’escamote mon train d’atterrissage, referme le cockpit transparent et le radiateur, réduis les gaz, et ramène l’hélice au pas de croisière. Ouf ! – des gouttes de sueur coulent sur mes tempes. Mais, instinctivement, mes membres réagissent comme les leviers bien réglés d’un automate. Les longs mois fastidieux d’entraînement ont préparé mes muscles et mes réflexes pour cette minute. Quelle douceur de commandes délicieuse. La moindre pression du pied ou de la main suffit pour lancer l’appareil dans le ciel… Mon Dieu, où suis-je ? La vitesse est telle que les quelques secondes qui se sont écoulées m’ont emporté à une dizaine de kilomètres de l’aérodrome. La piste noire n’est plus qu’un trait de fusain à l’horizon. Timidement j’essaie un virage, je repasse au-dessus de ma base et je tourne à droite et à gauche. Tirant sur le manche légèrement je monte jusqu’à trois mille mètres en un clin d’œil. Petit à petit la vitesse me grise et je m’enhardis. Un déplacement de quelques millimètres de la manette des gaz suffit pour déchaîner le moteur. Je décide d’essayer un piqué. Doucement, je presse sur le manche – 550,600,650 km/h… La terre semble se ruer à ma rencontre de façon effrayante. Effaré par la vitesse, instinctivement je tire sur la profondeur, et soudain ma tête s’enfonce dans les épaules, une masse de plomb s’affaisse sur la colonne vertébrale et m’écrase sur le siège. Mes yeux se voilent. Comme une bille d’acier tombant sur un bloc de marbre, le Spitfire a rebondi sur l’air élastique et, droit comme un cierge, a fusé dans le ciel. A peine remis des effets de la force centrifuge je me hâte de réduire les gaz car je n’ai pas d’oxygène et l’appareil continue son envolée… Par la radio j’entends le contrôle qui me rappelle. Un coup d’œil à ma montre – Ciel, déjà une heure ! tout semble s’être passé en une seconde ! Maintenant il faut atterrir. J’ouvre le radiateur en grand, coupe les gaz, pousse l’hélice au petit pas, ouvre mon cockpit, lève mon siège et amorce ma prise de terrain. Je recommence à m’affoler. L’énorme moteur en face de moi avec ses larges pots d’échappement me dérobe toute la piste. Aveuglé, la tête maintenue à l’intérieur par la pression formidable de l’air, je suis prisonnier dans ma carlingue. Je baisse les roues et les volets. La piste s’approche à une vitesse effrayante. Je ne réussirai jamais à me poser. L’aérodrome semble à la fois se rétrécir et me sauter aux yeux… Je tire sur le manche, je tire désespérément, l’appareil s’enfonce avec un grand choc métallique qui résonne dans le fuselage et… je le sens qui roule gauchement sur le macadam. Un coup de frein à droite, un autre à gauche, le Spitfire s’arrête au bout de la piste. Les secousses du moteur tournant au ralenti ressemblent aux battements qu’ont les flancs d’un cheval de course essoufflé… Mon instructeur saute sur l’aile, m’aide à enlever mon parachute, souriant à la vue de ma figure pâle et tirée. Je fais deux pas, puis, tout étourdi, je dois m’appuyer au fuselage. « Good show – you see, nothing to worry about» S’il savait, pourtant, comme je suis fier. Enfin j’ai piloté un Spitfire. Qu’il me semble beau, vivant ! Un chef-d’œuvre d’harmonie et de puissance, même tel que je le vois maintenant, immobile. Doucement, comme on caresserait la joue d’une femme, je passe la main sur l’aluminium de ses ailes, froid et lisse comme un miroir, les ailes qui m’ont porté… Revenant à la hutte, mon parachute sur le dos, je me retourne encore et je rêve au jour où, en escadrille, j’aurai mon Spitfire à moi tout seul, que j’emmènerai au combat, qui renfermera ma vie dans l’étreinte de son cockpit étroit, et que j’aimerai comme un ami fidèle… * * * Ce furent en O. T. U. (Operational Training Unit – école de chasse) deux mois pénibles d’hiver. Les cours succédèrent aux cours, les heures de vol s’accumulèrent rapidement, les séances de tir aérien au-dessus des montagnes couvertes de neige du Pays de Galles s’additionnèrent vite dans le carnet de vol... Ce ne fut pas sans peines et sans deuils. Le Spitfire d’un de nos camarades belges explosa en plein vol au cours d’une séance de voltige. Deux de nos amis de la R. A. F. se tuèrent sous nos yeux lors d’une collision. Puis, Pierrot Degail, un des six Français de ce cours, s’écrasa, un soir de brume, contre le sommet d’une colline glacée. Il fallut deux jours pour arriver aux débris dans la neige. On retrouva son corps agenouillé, la tête entre les bras, comme un enfant qui dort, à côté de son Spitfire. Les deux jambes brisées, incapable de se déplacer, il avait dû mourir de froid pendant la nuit. La cérémonie de l’inhumation, avec les honneurs militaires, fut émouvante dans sa simplicité. Jacques, Menuge, Commailles et moi portions le cercueil enveloppé du drapeau tricolore. Dieu ! que c’était lourd et triste sous la pluie fine et glaciale… Le défilé lent et silencieux, un par un, devant le caveau qui résonnait des pelletées de terre anglaise retombant sur le pauvre gosse… Après cinq semaines à Rednal, nous passâmes les trois semaines finales de notre instruction à Mont-ford Bridge, petite base satellite, perdue dans la montagne. Sans interruption, dès que le temps s’éclaircissait quelque peu, nous volions. Exercices de formation à trois, à quatre, à douze appareils, manœuvres d’alerte, de combat aérien, de tir, études de tactique, d’identification d’avions, d’élocution pour la radiotéléphonie, etc. Le froid était atroce. Nous vivions dans des huttes semi-cylindriques de tôle ondulée, sans murs isolants, et le problème des calories était difficile à résoudre. Avec Jean Scott, le benjamin de notre équipe, qui partageait une chambre avec moi, nous allions « emprunter » du charbon dans un dépôt voisin du chemin de fer. Très coquet de sa personne, Jean était comique à voir, en équilibre précaire sur les fils barbelés, me passant des blocs gras d’anthracite qu’il tenait avec dégoût entre le pouce et l’index de sa main soigneusement gantée… Puis, c’étaient les séances homériques d’allumage du poêle minuscule qui avait la tâche au-dessus de ses forces de chauffer notre hutte. Il fallait des litres d’essence – dérobés au camion citerne – pour exciter l’enthousiasme défaillant du charbon humide et du bois mouillé. Je me souviens de l’explosion, un beau soir, du poêle sursaturé de vapeurs d’essence, qui nous transforma en guerriers zoulous du plus beau teint, Jacques, Jean et moi. Le réveillon du Jour de l’an se passa, bien calme et un peu mélancolique, dans ce coin perdu… Puis, vint le jour des affectations. Commailles, Menuge et moi devions partir pour Turnhouse en Ecosse, rejoindre le Squadron 341, groupe de chasse Français Libre « Alsace », qui était en formation. Jacques, Jean et Aubertin partaient pour la 602 à Perranporth. Le sort en était jeté, et la vraie guerre commençait. Enfin ! L’Alsace Trois jeunes sergents pilotes débarquent à Edimbourg. Le monde est à eux. Ils ne jettent qu’un regard distrait sur la « Princesse du Nord » inondée de soleil qui s’est parée pourtant d’un resplendissant manteau de neige. Ils sont bien las. Ils viennent de traverser en diagonale toute l’Angleterre, du Sud-Ouest au Nord-Est. Une épuisante nuit en train, avec les changements dans le noir, les bousculades sur les quais humides, la brume qui auréole les lampes tamisées, le halètement des locomotives, la foule des uniformes qui se pressent. « The train for Leicester please 1 ? » Abrutis par le bruit, traînant leurs lourds « kit-bags », ils ont vainement cherché une place dans les compartiments bondés où les gens dorment les uns sur les autres – odeur de suie, de transpiration, fumée froide de cigarette… Les wagons s’ébranlent. Puis s’élève dans l’ombre la plainte syncopée des sirènes, angoissante. « Air raid, on ! Lights please, lights please ! » Le train qui freine brusquement, le chuintement de l’air comprimé, les chocs des tampons qui secouent les voyageurs hébétés… les maigres veilleuses bleues qui s’éteignent. Un quart d’heure. Une demi-heure. Une heure, de froid et de silence. Quelques éclairs dans le ciel. Un ronronnement lointain de moteurs. Des lueurs vagues à l’horizon qui découpent un instant des silhouettes d’usines et de cheminées… Puis encore les sirènes. « All clear » Un coup de sifflet, des grincements de chaînes rouillées, des saccades encore – la machine qui patine et s’emballe- Impressions noyées dans un demi-sommeil épuisant et inconfortable. * * * Puis la fatigue s’est envolée par miracle. L’autobus s’arrête devant le corps de garde de l’aérodrome. « Turnhouse ! » crie le conducteur. Les grands hangars camouflés de bandes vertes et jaunes, les constructions basses des mess, les baraques en bois des dispersals éparpillées autour des grandes pistes en macadam qui écartèlent la surface gazonnée du terrain. Quelques avions par-ci par-là. Le caporal M. P. de garde examine nos papiers, nos cartes d’identité, et nous fait escorter jusqu’au « Serjeant’s Mess ». Accueil plutôt froid de la, part du « Station Warrant Officer ». « French Squadron ? – I have not seen anybody yet » Diable – serait-ce un groupe de chasse fantôme ? Nous commençons à déchanter. Une camionnette nous dépose devant un grand bâtiment sombre avec nos bagages. Silence. Une odeur de moisi. Un grand dortoir vide – des lits en fer, des petites armoires grises. Pas un chat. L’abord est déconcertant. Où est le bar de l’escadrille chaud et animé, les camarades bruyants et gais que notre imagination nous montrait nous accueillant bras ouverts ! « Nom de Dieu ! on ne peut plus dormir tranquille ici ! » La voix nous fait sursauter – bien française et bien parisienne par l’accent. Et tout à l’autre bout de la pièce, dans un angle sombre, on distingue une forme allongée sur un lit, fumant une cigarette. Uniforme bleu marine, boutons dorés – un Français ! Il se lève nonchalamment. « Mais c’est Marquis ! » On se regarde en riant. Nous formons à nous quatre tout le 341 squadron. * * * Les jours passent, et le groupe de chasse « Alsace » prend forme. C’est le commandant Mouchotte, un des premiers de la France Libre, qui sera notre chef. Grand, mince, brun, un regard perçant, une voix sèche qui n’admet pas la réplique – puis un sourire amical qui réchauffe. Le genre d’homme avec qui on se fait tuer sans discuter, presque avec plaisir. Puis le lieutenant Martell, qui sera mon chef d’escadrille, un grand géant blond, large d’épaules, des pieds énormes, des mains de fée qui manient un Spitfire avec une puissance et une souplesse qui ne seront jamais égalées dans la R. A. F. Le lieutenant Boudier – Bou-Bou – un petit bout d’homme derrière une grosse pipe, un grand cœur d’or. C’est un « as » avec déjà sept Boches à son actif. Il commande la 2e escadrille. Puis les pilotes arrivent un par un des quatre coins de l’Angleterre, après s’être arrachés des quatre coins de la France occupée pour venir se battre. Une sélection naturelle imposée par la volonté, le patriotisme. Toutes classes sociales – mais une élite. De Bordas, sous un abord gai et insouciant, cache le drame de la perte de son meilleur ami abattu à ses côtés près de Dieppe. Bouguen – Breton têtu ; Farman – un nom illustre des ailes françaises ; Chevalier – calme, froide détermination ; Lafont – un des vieux du G. C. I. en Libye ; Girardon – un de nos rares officiers d’activé, goguenard, pince-sans-rire ; Roos – qui cache sa timidité et son bon naturel sous un abord rébarbatif ; Mathey – qui a traversé les Pyrénées en skis pour rejoindre la France Libre ; Savary – le poète du groupe, fin et cultivé ; Bruno – gouailleur, pilote de chasse expérimenté ; Gallet – son ami inséparable, ancien lui aussi du G. C. I. aux temps héroïques de la Syrie ; Pabiot – qui vient de « l’Ile-de-France » et veut continuer à se battre… Petit à petit l’équipe prend corps. Ils continuent à arriver. De Mezillis – un Breton, qui a perdu un bras au groupe « Lorraine » en Libye, et qui par un effort inouï de volonté a appris à piloter avec son bras artificiel ; Béraud – l’homme sérieux du groupe, pilote appliqué et de bon conseil, que l’on consulte toujours avant de faire une bêtise ; Laurent – méticuleux, scientifique et enthousiaste ; Mailfert – l’impayable, grand amateur de pyrotechnie et de farces ; Leguie – un autre Breton au flegme tout britannique ; Raoul Duval – aux évasions sensationnelles, réglo jusqu’au bout des ongles ; Borne – bon camarade, effacé et discret ; le brave Buiron – « Buibui et sa pipe » pour les amis… le cher de Saxe – notre squelette ambulant au courage de fer… * * * Un beau jour, dans un bruit de tonnerre, nos Spitfires arrivent. Nos mécanos anglais s’en emparent et nous les astiquons, les Croix de Lorraine apparaissent sur les fuselages, avec les lettres matricules du 341 Squadron N et L. Sous l’impulsion énergique de Mouchotte, grâce à l’expérience de Martell et de Boudier, l’équipe d’amis devient une redoutable formation de combat. Les avions volent sans arrêt – tir, formation de combat, exercices de « dog-fight », répétitions d’alertes… Les Anglais sont ahuris par cette mise au point rapide – « fair-play » ils admettent que c’est une unité hors-classe, et un mois plus tard le groupe « Alsace » est affecté à l’escadre de Biggin Hill. C’est un honneur dont nous ne sentons peut-être pas toute la portée. Biggin Hill, au sud de Londres, est la base qui compte le plus de victoires, et qui est réservée aux groupes les plus sélectionnés de la R. A. F. Nous serons équipés, pour y partir, de Spitfires IX, moteur Rolls Royce 63, double étage de compresseur, dernier cri de la technique aéronautique anglaise parcimonieusement distribué à quelques rares unités d’élite. Pour célébrer l’événement comme il convient, nous offrons une « party » monstre au personnel de Tumhouse, depuis le Group Captain Guinness, commandant la base, jusqu’au dernier des mécanos. J’observe Mouchotte qui est dans un coin, très calme et un peu mélancolique. Je sais ce qu’il pense. Il se demande avec amertume combien d’entre les gosses de son groupe survivront jusqu’à la victoire. La mort a déjà fauché. Mezillis s’est tué la semaine dernière, quand les plans de son Spitfire se sont repliés dans un piqué. Commailles et Artaud, arrivés de la veille, se sont écrasés dans les débris enchevêtrés de leurs avions, au cours d’un exercice de combat… Mon premier grand show sur la France Nous sommes encore en readiness Tout est calme dans le secteur de Biggin Hill,, et lajnatinée s’écoule très lente. Sous les ailes des Spitfires, ruisselantes de rosée, les mécanos somnolent, enveloppés dans des couvertures. Le temps est dur à tuer. Tandis que dans un coin du dispersal un phono nasille une vieille rengaine, nous jouons distraitement au monopole avec Martell, Mailfert, Girardon, Laurent, Bruno et Gallay. Dehors, sous la fenêtre, Jacques et Marquis couverts de cambouis adaptent un énorme moteur à une carcasse de motocyclette qu’ils ont trouvée Dieu sait où. Le téléphone sonne. Tous les visages se lèvent, figés. « Early lunch for pilots. There is a show on » – crie le planton de sa cabine. Il doit y avoir un sweep très important prévu pour le début de l’après-midi et le mess prépare un service spécial pour les pilotes qui y participent. Mouchotte prévenu arrive aussitôt, accompagné de Boudier. « Martell, disposez votre patrouille, vous fournissez Red 2 et Boubou fournira Red 3 et 4… » On se presse autour du tableau où sont plantés douze clous auxquels on accrochera douze silhouettes de Spitfires découpées dans de la tôle, portant chacune un nom. L’ordre de bataille du groupe est affiché après quelques minutes de délibération entre les deux commandants d’escadrille. Cdt Mouchotte Lt Boudier Sgt Ch. Bruno Lt Martell Sgt Remlinger Lt Pabiot Sgt Clostermann S. -Lt Bouguen S. Lt de Bordas Lt Beraud Sgt Marquis Sgt Mathey Réserve : Sgt-Ch. Galley Murmures et mouvements divers chez ceux qui resteront en arrière. Rendez-vous à l’Intelligence Room à 12 h 30. Mouchotte part avec Martell et Boudier dans sa camionnette Hillman, tandis que le reste des pilotes se précipite dans le camion du mess. Repas rapide avec les pilotes de la 611 – potage, saucisses, purée... Dans l’atmosphère, plane quand même un peu d’appréhension. Pour la plupart d’entre nous, c’est la première grosse mission de guerre, et elle nous mènera probablement loin à l’intérieur de la zone ennemie. Je ressens un lancinant mélange de curiosité et d’angoisse. Désir de savoir comment je réagirai en face du danger, désir un peu malsain de connaître la peur – la vraie peur, celle de l’individu seul face à la mort. Et cependant, il y a quand même, bien enraciné, le vieux scepticisme du civilisé… La routine des études, les voyages confortables, les humanités, la vie à la ville, tout cela, à vrai dire, laisse bien peu de place à la notion de danger mortel ou à l’épreuve du courage purement physique… Cependant je voudrais pénétrer au fond de la pensée de ce Canadien de la 611 – qui n’en est pas, lui, à sa première mission. Il réclame calmement à la serveuse W. A. A. F. une deuxième portion de purée alors que la mienne passe péniblement. Et Dixon et Bruno, discutant football sans arrêt, que pensent-ils, qu’y a-t-il en leur for intérieur ? C’est alors que, par association d’idées, un certain jeudi à la Croix Catelan me revient en mémoire. J’étais le goal de l’équipe de foot de Notre-Dame de Boulogne, mon collège. L’avant-centre d’Albert de Mun, grand gaillard qui pesait ses 75 kilos, s’était glissé entre mes arrières distraits. Il n’y avait qu’une solution pour sauver mes filets : plonger dans ses pieds… D’instinct, quand même, je me lançai, tendant les bras vers le ballon. Puis, une fraction de seconde avant de le toucher, je me détournai d’un coup de reins. J’avais eu peur de me blesser aux crampons des souliers de mon adversaire. J’avais eu peur et le but était marqué… Aurais-je donc à craindre cet après-midi une réaction purement physique de ce genre ? Cette vision soudaine me coupe définitivement l’appétit… Il est 12 h 35. * * * « Come-on chaps, Briefing» On se dirige par petits groupes silencieux vers l’Intelligence Room. Une première salle encombrée de photos, de cartes, de fauteuils, de revues techniques, de publications confidentielles de l’Air Ministry. Dans un coin une petite porte basse donne accès à la salle de briefing en contrebas. L’ambiance vous prend à la gorge dès le seuil… D’abord la grande carte de notre secteur d’opérations, qui couvre tout le panneau du fond derrière l’estrade – le Sud-Est de l’Angleterre, Londres, la Tamise, la Manche, la mer du Nord, la Hollande, la Belgique et la France jusqu’à Cherbourg. Sur cette carte, un ruban rouge relie Biggin Hill à Amiens, remonte par Saint-Pol et revient à Dunge-ness via Boulogne : l’itinéraire de notre mission d’aujourd’hui. En bousculade, les pilotes s’entassent sur les bancs – piétinement assourdi des bottes de vol, craquements d’allumettes – les premières cigarettes fument au bout de doigts nerveux… Au plafond pendent les modèles des avions alliés et allemands. Sur les murs sont épinglées des photos de Focke-Wulfs et de Messerschmitts 109 sous tous les angles avec des diagrammes indiquant les corrections de tir correspondantes… Partout sont affichées les consignes vitales de combat : – le boche est toujours dans le soleil – attendez pour tirer de voir le blanc de ses yeux – ne courez jamais après un avion que vous avez touché. un autre vous abattra surement – mieux vaut ramener un probable qu’être descendu avec le boche que vous aurez homologué – attention ! c’est celui que vous n’avez pas vu qui vous descendra – ne pensez pas a votre blonde. si vous ne voyez pas venir le focke wulf qui descendra votre camarade vous êtes un criminel ! – silence a la radio, n’encombrez pas les fréquences ! – si vous êtes descendu en territoire ennemi, évadez-vous ! mais si vous êtes pris, taisez-vous ! Les uniformes bleu marine des Français tranchent sur la masse grise des battle-dress des Anglais et des Canadiens – et pourtant ce sont les mêmes cœurs qui battent fraternellement. Bruits de freins au-dehors, portières qui claquent… Brouhaha, tout le monde se lève. Le Group-Captain Malan, DSO DFC et les Wing-commanders Al Deere et De La Torre entrent, suivis de Mouchotte et de Jack Charles, le commandant de la 611. Malan s’adosse au mur, dans un coin ; De La Torre et Deere montent sur l’estrade. « Sit down chaps » Silence. De La Torre prend la parole, et lit la FORM D de sa voix monotone : « Cet après-midi l’escadre participe au Circus n° 87. L’heure H est 13 h 55. « 72 Forteresses Volantes doivent bombarder l’aérodrome d’Amiens Glissy. « A 16 000 pieds, l’escorte rapprochée sera de sept escadres, soit 18 groupes de Spitfires V. « Le wing de Kenley fera le support avancé et opérera à 20 000 pieds dans la région de l’objectif à l’heure H moins cinq minutes, soit 13 h 50. « La couverture moyenne sera assurée par les 24 Spitfires IX de West Mailing, et les deux escadres de Northolt – Spitfires IX, volant à 29 000 pieds, couvriront l’opération. « Deux diversions sont prévues : « 12 Typhoons escortés de 24 Spitfires bombarderont en piqué l’aérodrome de Poix à l’heure H moins 20 minutes – c’est-à-dire 13 h 45. « 12 Bostons escortés par 36 Spitfires bombarderont à l’heure H moins 10, les docks de Dunker-que, après une feinte sur Gravelines. « Les diversions auront pour effet de distraire la radio-location allemande pendant que les Forteresses se forment, et de disperser – nous l’espérons du moins – les efforts de la chasse ennemie. « Le wing de Biggin Hill devra opérer dans la région d’Amiens à partir de l’heure H plus 5 minutes, soit 14 heures, afin de couvrir la retraite des Forteresses jusqu’à 14 h 10. « L’ordre de bataille de la Luftwaffe tel qu’il nous concerne pour cette opération est le suivant : « 60 Focke Wulfs disponibles à Glissy – vous en aurez probablement environ 40 en l’air. « 120 Messerschmitts 109 F et FW 190 à Saint-Omer et Fort Rouge. Vous en verrez peut-être quelques-uns revenant de Dunkerque où les Bostons les auront attirés. « Les 40 FW 190 de Poix, réveillés par les Typhoons seront sans doute les premiers à intervenir sur Amiens, mais lorsque vous arriverez, ils auront déjà eu maille à partir avec l’escorte proprement dite. « Il semble probable que vos adversaires directs seront les 60 Focke Wulfs de Rosier-en-Santerre, ceux de Glissy s’ils peuvent décoller avant le bombardement et inévitablement vos vieux amis les « Abbeville Boys » que vous reverrez avec plaisir… « Vous serez contrôlés sur l’objectif par Apple-dore, sur la fréquence C – indicatif d’appel Grass-Seed. « Zona vous contrôlera sur B jusqu’à ce moment. Sur la fréquence C, vous serez la seule formation, donc pas d’interférence à craindre… « Je vais passer la parole à Wing Commander Deere qui sera le leader du show. » De sa voix calme et mesurée, qui contraste avec sa figure de gosse bagarreur et têtu, Al Deere nous donne alors les dernières instructions de vol : « Je mènerai la 611, dont l’indicatif sera Gimlet. Mon indicatif personnel sera Brutus. « René mènera la 341 – indicatif Turban. « Nous décollerons en formation de groupe sur la piste Nord-Sud. « Démarrage des moteurs à 13 h 20 pour Turban et 13 h 22 pour Gimlet. Décollage à 13 h 25. Je ferai une large orbite de l’aérodrome pour que vous preniez bien vos positions, et à 13 h 32 je prendrai mon cap. « Nous resterons à zéro pied jusqu’à 13 h 50, puis nous grimperons plein gaz de façon à passer la côte au minimum à 10 000 pieds, et nous nous retrouverons au-dessus d’Amiens, si tout va bien, à 25 000 pieds. « Pendant l’aller, Turban volera 2 000 yards à ma droite. Dès que nous prendrons de l’altitude, Turban se maintiendra à 2 000 pieds au-dessus de nous et légèrement en arrière. « Arrivés sur Amiens, nous tournerons 90°à gauche et nous suivrons le cap 47°pendant cinq minutes, à moins qu’Appledore nous donne d’autres instructions. « En principe, nous volerons 25 minutes sur nos réservoirs supplémentaires. Quand je signalerai pour les larguer « Drop your babies », vous prendrez la formation de combat. « Un silence radio rigoureux est obligatoire jusqu’à ce signal. Nous allons voler au ras de l’eau pendant 18 désagréables minutes pour ne pas être repérés par la radio-location boche – ce n’est pas pour qu’un crétin gâche tout par un bavardage inutile. Si vous avez des ennuis et que vous vouliez rentrer à la base, battez des ailes, passez sur la fréquence D, mais ne vous en servez que si vous êtes en danger mortel. Sinon, pour l’amour du Christ, taisez-vous ! « Maintenant quelques derniers conseils : « Si votre réservoir supplémentaire ne se décroche pas au signal, prévenez le chef de patrouille et rentrez. Inutile de chercher à continuer alourdi par son poids. Vous handicaperez tout le monde, ou alors vous traînerez et vous serez sûrement descendu. « Signalez clairement la position des avions suspects en relation à moi par le Clock-Code, parlez lentement et distinctement en donnant votre indicatif. « S’il y a combat, faites bloc, et si tout va très mal, restez au moins par paires, c’est essentiel. « Que les nos 2 n’oublient jamais qu’ils sont responsables de la couverture de leur n° 1. « Faites toujours face à l’attaque. « Attention à l’oxygène. « Le cap de retour direct en cas de pépin est 317°. Si vous êtes perdus quelque part en France et à court d’essence appelez Zona sur fréquence B. A partir du milieu de la Manche, si vous êtes en difficulté, mais toutefois en condition de rejoindre la base, prévenez Tramline sur fréquence A. Si vous ne pouvez rejoindre la côte, sautez en parachute après avoir appelé M’aidez sur la fréquence D avec, si possible, une transmission pour fix. On fera comme toujours l’impossible pour vous repêcher rapidement. « N’oubliez pas de brancher votre I. F. F. aussitôt après le décollage, et vérifiez bien votre collimateur. « Videz bien vos poches. « Ajustons nos montres… il est exactement 12 heures 51 minutes et 30 secondes… un… deux… trois… il est 12 heures 52 minutes zéro seconde. « Bien, ouvrez l’œil, bonne chance et bonne chasse ! » Pendant que Deere parlait, les pilotes écrivaient les indications essentielles à même la peau, sur le dos de leur main : horaires, cap de retour, fréquences radio, etc. Ruée vers la porte et les camions. Il fait un temps splendide, et le soleil, depuis trois jours, se montre plus beau que de saison. Au dispersal (hutte où les pilotes s’abritent entre les vols), chacun bondit vers son casier. Je vide soigneusement mes poches – pas de tickets d’autobus révélateurs, pas d’enveloppes adressées qui puissent renseigner les Boches sur mon aérodrome. J’ôte mon col et ma cravate, et les remplace par un foulard de soie. J’endosse l’épais pull-over réglementaire de laine blanche par-dessus un gilet en peau de mouton. Sur mes chaussettes, j’enfile les grands bas de laine qui montent jusqu’à mi-cuisse ; par-dessus le pantalon, et sur le tout, mes bottes fourrées, où je glisse à droite mon couteau de chasse et à gauche mes cartes. Je charge mon revolver d’ordonnance Smith & Wesson, dont je passe la lanière autour du cou. Dans les poches de ma Mae-West j’ai mon enveloppe « escape » et ma boîte de vivres. Mon mécano vient chercher mon parachute et le dinghy pour les disposer sur le siège de l’avion, ainsi que mon casque dont l’électricien branchera les écouteurs sur la radio et le masque aux bouteilles d’oxygène. 13 h 15. Je suis déjà installé, solidement attaché à mon Spitfire NL-B par les bretelles du harnais de sécurité. J’ai essayé la radio, le collimateur, et la ciné-mitrailleuse. J’ai bien ajusté le masque à oxygène et vérifié la pression dans les bouteilles. Nerveusement, j’ai armé les canons et les mitrailleuses, et j’ai réglé le miroir rétroviseur… Tommy circule autour de l’avion, un tournevis à la main, fermant solidement tous les panneaux mobiles… Mon estomac me semble étrangement creux et je regrette d’avoir si peu déjeuné. Tout autour du terrain, on s’agite. Au loin, la voiture de Deere s’arrête près de son avion, sous la tour de contrôle. Il est vêtu d’une combinaison blanche, et se glisse rapidement dans le cockpit. Les pompiers prennent place sur les marchepieds de l’auto-pompe et les infirmiers dans l’ambulance. L’heure approche. 13 h 19. Un grand silence plane maintenant sur l’aérodrome figé. Les pilotes ont les yeux fixés sur Mouchotte qui consulte sa montre. A côté de chaque avion, un mécano immobile, le doigt sur le coupe-circuit des batteries auxiliaires de démarrage… Un autre monte la garde près des extincteurs décapuchonnés, couchés sur le gazon. La boucle de mon parachute mal placée me gêne horriblement, mais il est trop tard pour la remettre en place. 13 h 20. Mouchotte jette un coup d’œil circulaire sur les douze Spitfires, puis commence à manipuler ses pompes. Bruit de crécelle du démarreur… son hélice tourne. Fébrilement, je baisse les contacts. « All clear ? – switches ON ! » Réglé comme une horloge, mon Rolls-Royce démarre au premier appel. Les mécaniciens s’affairent, enlèvent les cales, traînent les batteries, s’accrochent aux bouts de plans pour aider les avions à pivoter… Le NL-L du commandant roule déjà vers l’extrémité Nord du terrain. 13 h 22. Les moteurs de la 611 tournent, et les douze Spitfires commencent à s’aligner dans un nuage de poussière autour de celui de Deere. On se range derrière eux, en ordre de bataille. Je prends ma place, edle dans l’aile avec Martell. Je transpire. 13 h 24. Les 26 avions sont prêts. Les moteurs tournent au ralenti, les ailes brillent au soleil. Les pilotes ajustent leurs lunettes et resserrent les bretelles de leur harnais… 13 h 25. Une fusée blanche part de la tour de contrôle. Le bras de Deere se lève, et les 13 avions de la 611 s’ébranlent. A son tour, Mouchotte lève sa main gantée, et ouvre lentement les gaz… Les yeux fixés sur le bout de plan de Martell, la main moite, j’accompagne. Les queues se lèvent, les Spitfires commencent à rebondir maladroitement sur leurs étroits trains d’atterrissage… les roues remontent… nous avons décollé. Je bloque le levier du train, je réduis les gaz, j’ajuste le pas de l’hélice. Nous passons en trombe au-dessus de la route qui longe la base. Un autobus stationne et les voyageurs sont aux portières. Je branche sur le réservoir supplémentaire, et ferme les robinets des réservoirs principaux. Nerveusement, je tiens ma formation, cognant dans les commandes. Les Spitfires glissent vers le Sud au ras des arbres et des maisons, dans un grondement de tonnerre qui fige les gens sur place dans les rues… On saute une colline boisée, et, sans transition, c’est la mer, aux vagues sales ourlées d’écume, dominée à gauche par le promontoire de Beachy Headline ligne bleue de brume à l’horizon – c’est la France, et, à deux ou trois mètres de l’eau, nous fonçons. J’emporte au passage des impressions désordonnées, mais qui se gravent quand même profondément dans ma mémoire… « Un garde-côte britannique, dont l’équipage fait N des signaux… une vedette de Y Air Sea Rescue en alerte, qui se balance doucement au gré des flots, entourée d’une nuée de mouettes… » Du coin de l’œil, je surveille mon moteur – pressions et températures normales… J’allume mon collimateur. Un avion de la 611 bat des ailes, vire et revient vers l’Angleterre en prenant de la hauteur – ennuis de moteur sans doute… 13 h 49. On entend dans la radio, très lointaine, des cris et des appels qui proviennent des groupes d’escorte rapprochée – et soudain, très clair, un triomphant : « I got him ! – je l’ai eu ! » Je comprends alors, avec un pincement au cœur, que là-bas où nous allons, on se bat déjà ! 13 h 50. D’un seul coup d’aile, les 24 Spitfires s’enlèvent et grimpent vers le ciel, accrochés à l’hélice, 1 000 mètres à la minute. Voilà la France ! Une ligne de falaises blanches émerge de la brume, et au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude l’horizon recule… L’estuaire de la Somme, la bande étroite de sable au pied des falaises couronnées de verdure, les premières prairies, le premier village niché dans une vallée au coin d’un bois… 15 000 pieds. Mon moteur coupe tout à coup, et mon Spitfire fait une abattée brutale ! Le cœur entre les dents, sans souffle, je réagis d’instinct en ouvrant aussitôt mes réservoirs d’essence principaux. Mon supplémentaire est vide. Je comprends, les jambes molles, que, mon manque d’expérience aidant, j’ai utilisé trop de puissance pour tenir ma position de patrouille, et que mon moteur a proportionnellement utilisé plus d’essence… Une seconde de flottement, un retour de flamme, et le moteur reprend. Plein gaz, je rejoins ma section… « Brutus aircraft, drop your babies ! » C’est la voix claire d’Al Deere qui résonne dans les écouteurs. Il nous ordonne de larguer les réservoirs auxiliaires. Encore tout frémissant, je tire sur la poignée en priant Dieu que le mécanisme fonctionne… une secousse… un dérapage… les vingt-quatre réservoirs tombent en virevoltant. « Hullo Brutus, Zona calling, go over Channel C Charlie ! – Hullo Zona, Brutus answering. Channel C. Over ! – Hullo, Brutus, Zona out» J’appuie sur le bouton C du tableau sélecteur d’ondes. Un grésillement, et c’est la voix de Squadron Leader Holmes, le fameux contrôleur de Grass Seed. « Hullo Brutus Leader, Grass Seed calling. There is plenty going on over target. Steer 096°– zero, nine, six. There are 40 plus bandits 15 miles ahead, angels 25, over to you ! – Hullo Grass Seed. Brutus answering, steering 096°. Roger Out» Mouchotte nous met en formation de combat : « Hullo Turban, combat formation Go » Les trois sections de quatre Spitfires s’écartent. En dessous, à ma droite, les Gimlets en font autant. « Brutus aircraft, open your eyes/ » Ouvrons l’œil ! Nous sommes à 27 000 pieds. Cinq minutes se passent. Le grand ciel, vierge de nuages, est d’une pureté étourdissante. On devine la terre de France sous une couche translucide de brume sèche, qui s’épaissit au-dessus des villes… Le froid est pénible, et je respire mal. On sent le soleil, mais je ne puis discerner si ses rayons brûlent ou glacent. Pour secouer ma torpeur, j’ouvre l’oxygène en grand… Le tonnerre strident du moteur augmente la curieuse sensation d’isolement que l’on ressent dans un monoplace de chasse, mais à la longue, ce n’est plus un vacarme assourdissant. Petit à petit cela devient une espèce de toile de fond sonore mais neutre, que l’on finit par assimiler à un grand silence bizarre, pesant et épais… Toujours rien de nouveau – c’est à la fois décevant et soulageant. Le temps est bien long. Je finis par avoir l’impression de rêver les yeux ouverts… Le balancement rythmé des Spitfires échelonnés qui montent et descendent lentement… les hélices qui tournent doucement, brassant un air raréfié qui engourdit… Tout est si irréel et si indifférent. Est-ce cela, la guerre ? « Look out Brutus leader, Grass Seed calling. Three gaggles of 20 plus converging towards you, above » La voix de Holmes m’a fait sursauter… et voilà Mar tell qui enchaîne : « Look out Brutus, Yellow One calling, smoke trails coming 3 o’clock! » J’écarquille les yeux, et soudain je vois les traînées de condensation trahissant les Boches qui commencent à converger sur nous du Sud et de l’Est… Mon Dieu, qu’elles se rapprochent vite !… J’enlève la sécurité des canons. « Brutus calling, keep your eyes on them chaps ! Climbing like hell ! » Je pousse la manette des gaz – hélice au petit pas, et je me rapproche instinctivement du Spitfire de Martell… Je me sens bien seul dans le ciel devenu soudain hostile. « Brutus calling, open your eyes and prepare to break port. The bastards are right above» Mille mètres au-dessus de nos têtes, une dentelle ténue commence à se tisser, et l’on voit déjà briller les fines silhouettes cruciformes des chasseurs allemands. Voilà les Boches ! Je suis fasciné – ma gorge se serre – mes orteils se crispent dans mes bottes. J’étouffe dans mon carcan de ceintures, de bretelles, de boucles et de fils… « Turban, break starboard» Boudier hurle l’ordre de dégager ! Dans un éclair, je vois les cocardes du Spitfire de Martell surgir devant moi. Je bascule de toutes mes forces mon avion, j’enclenche la surpuissance et je suis dans son sillage ! Où sont les Boches ? Je n’ose pas regarder en arrière, et je vire désespérément, collé à mon siège par la force centrifuge, les yeux rivés sur Martell qui tourne cent mètres devant moi… « Gimlet, attack port ! » Je suis perdu dans ce remue-ménage… « Turban Yellow two break ! » Yellow two ? – mais c’est moi ! D’un curieux coup de pied au palonnier je décroche mon Spit et une aigre nausée de peur me coule entre les dents. Des traînées rouges défilent en dansant devant mon pare-brise… … Et je vois mon premier Boche ! Je l’identifie aussitôt – c’est un Focke Wulf 190 ! J’en ai tellement, mon Dieu, étudié les photos sous tous les angles, les plans trois vues… Après avoir tiré sur moi une rafale de traceuses, il file sur Martell. Oui, c’en est bien un – les ailes courtes, le moteur en étoile, le long cockpit transparent moulé d’une pièce, les empennages coupés à angle droit ! Mais aux photos, il manquait la vibration des couleurs – le ventre jaune pâle, le dos gris-vert, les grandes croix noires soulignées de blanc… les photos ne pouvaient rendre le frémissement des ailes, la silhouette allongée, affinée par la vitesse, la curieuse assiette de vol nez bas… Toute la sarabande effrénée des Spitfires semble s’être évanouie dans le ciel – ils n’existent plus – mon n° 1 a disparu. Tant pis, je ne veux pas perdre mon Focke Wulf. Je n’ai plus peur. Les images se superposent incohérentes… Trois Focke Wulfs battant des ailes… Des traceuses qui s’enchevêtrent partout… Un parachute qui flotte comme une bouffée de fumée dans le ciel bleu. Je me recroqueville, collant de mes deux mains le manche à mon ventre, lancé dans une interminable spirale ascendante, plein gaz… « Look out /… Attention ! Break /… » les cris s’entrecroisent dans les écouteurs. Je voudrais comprendre, saisir un ordre, un conseil… Un autre Focke Wulf, les ailes illuminées par les saccades aveuglantes des canons qui tirent – les traînées gris sale des pots d’échappement – les filets blancs de condensation au bout des plans carrés… Je ne puis distinguer sur qui ou sur quoi il tire. Il déclenche – ventre jaune, croix noires… il pique et tombe du ciel comme un projectile… loin, en dessous il s’efface dans le flou du paysage. Un autre encore, à mon niveau. Il vire vers moi – Attention ! faire face ! Un renversement sec et sans savoir comment, je suis sur le dos, le doigt sur la détente, secoué jusqu’à la moelle des os par le grondement de mes canons qui crachent des flammes courtes… Tout mon univers, toutes mes forces se cristallisent sur une seule pensée : je dois le maintenir dans mon collimateur ! – et la correction ? – pas assez ! Il me faut serrer mon virage ! encore plus… encore… encore ! Rien à faire. Il est passé, mais mon doigt appuie toujours convulsivement sur la détente… je tire dans le vide. Où est-il ? Je m’affole. Attention, le boche que l’on n’a pas vu, est celui qui vous descend ! Les pulsations de mon cœur dérouté résonnent dans mon ventre, dans mes tempes couvertes de sueur, dans mes jarrets… Le revoilà, loin déjà, il pique… je tire… manqué ! – hors de portée. Rageur, je m’obstine… encore une dernière rafale… mon Spittire vibre, mais le Focke Wulf est plus rapide et disparaît indemne dans la brume… Le ciel s’est soudain vidé… plus un avion… comme par enchantement. Je suis absolument seul… Un coup d’œil à l’essence – 35 gallons. Il faut rentrer. Il est 14 h 15 à peine… « Hullo Turban Yellow two, Yellow one calling. Are you all right» C’est la voix de Martell, très lointaine… « Hullo Yellow one, Turban yellow two answering, Am O. K. and going home » Je mets le cap sur 320°, en léger piqué, vers l’Angleterre. Un quart d’heure plus tard, je survole les sables jaunes de Dungeness. J’arrive dans le circuit de Biggin Hill. Il y a des Spitfires partout, train baissé…’Je me glisse entre deux sections et je me pose. En roulant vers le dispersal, je vois Tommy, les deux bras levés, qui me fait signe et m’indique ma place au parking. Je dégorge mon moteur, et je coupe les contacts. Le silence est alors ahurissant. C’est une curieuse sensation que d’entendre à nouveau des voix non déformées par la radio. Tommy m’aide à enlever les bretelles. Je saute à terre, les jambes molles et ankylosées. Martell arrive à grandes enjambées et m’attrape par le cou. « Alors le petit CloClo – on a bien cru qu’il y était passé ! » Nous rejoignons le groupe qui entoure Mouchotte auprès de la porte. « Hé ! CloClo, t’as pas vu Béraud ? » Béraud semble avoir été descendu. L’avion de Bouguen a reçu deux obus de 20 mm. La 611 a descendu deux Focke Wulfs. Mouchotte et Boudier en ont sévèrement endommagé un chacun… Je suis maintenant volubile et excité, je raconte mon histoire, je me sens léger, comme soulagé d’un grand poids… J’ai fait mon premier grand « sweep » sur la France et je suis revenu ! Le soir, au mess, le roi n’est pas mon cousin. Premières victoires Encore une journée qui sent la poudre. Le déjeuner est expédié en vitesse. Briefing à 14 h 30. Cet après-midi, notre objectif est l’aérodrome de Triqueville, qui sera bombardé en grand style par deux vagues de 72 Marauders. Triqueville, près du Havre, est le nid d’une des meilleures escadres boches de chasse – la fameuse Richtoffen aux « nez-jaunes »… D’après nos renseignements, ils ont été rééquipés récemment du dernier modèle de Focke Wulf – le 190 A-6 – muni d’un moteur plus puissant et, dit-on, de volets d’intrados spéciaux qui leur permettent de tourner très sec. Les Richtoffen sont tous des pilotes sélectionnés. Admirablement commandés par un des grands « as » de la Luftwaffe, le major von Graff, ils-se sont spécialisés avec leurs nouvelles machines – et avec beaucoup de succès – dans l’attaque de nos bombardiers diurnes. On a bien essayé auparavant de les bombarder au sol, de raser leur terrain. Mais chaque fois, ils ont décollé avant le bombardement, et ont été tranquillement se poser sur une de leurs trois bases de dégagement – Evreux-Fauville, Beaumont-le-Roger ou Saint-André. La comédie a duré quatre mois, et la R. A. F. veut en finir aujourd’hui, d’autant plus que le Q. G. américain des Maraudeurs a annoncé qu’ils se refuseraient à toute mission dans ce secteur, si on ne le débarrassait pas des Richtoffen… Aujourd’hui donc, Triqueville, et les trois autres « pied-à-terre » seront bombardés simultanément. Quant à nous, nous devons au cas où ils seraient déjà en l’air, les accrocher à tout prix et leur donner une bonne leçon. Voire… Sans doute, il y aura une dure bagarre. * * * Au dispersal, une déception m’attend – je ne suis pas sur le tableau du « sweep ». Je fais une scène, je crie à l’injustice, je trépigne… toute une comédie. Bon type, et aussi pour avoir la paix, Martell se laisse toucher et m’emmène comme n° 2. Je joue de malchance. Nous venons à peine de quitter la côte anglaise, que mon réservoir supplémentaire coupe – probablement un « vapour-lock » dans les conduites d’essence. Diable ! je sais bien que cette aventure peut nous mener très loin au sud du Havre, jusqu’à Rouen ou Evreux. Après le combat – si combat il y a – je risque d’être très à court de carburant. Tant pis, foin du bon sens, je reste ! La Manche est couverte de brume, mais, au-dessus de 1 000 mètres, le temps est splendide. Pas l’ombre d’un nuage. Déjà, à mi-chemin entre Le Havre et Rouen, on peut distinguer sous la couche de brouillard, la Seine qui rampe comme un gros serpent d’argent. Rompant le silence, la voix du contrôleur est très excitée dans la radio. « Hullo Turban Leader, Donald Duck and his boys are up already and climbing hard. Can’t give you any definite information yet » Donald Duck est le nom de code attribué à von Graff. Un humoriste du service Y a dû le nommer ainsi car, paraît-il, il parle du nez comme son homonyme, le canard de Walt Disney ! Le vieux renard connaît les ficelles, et sait que la meilleure riposte consiste à attaquer. Les Marauders, si nous les laissons glisser entre nos doigts, vont encore prendre quelque chose ! Mouchotte, leader du wing aujourd’hui, est, comme à l’habitude, très maître de lui. « O. K. Zona, message received and understood, Turban out… » et il enchaîne à notre intention. « … Turban and Gimlet, open you eyes ! » Avec une certaine anxiété, je m’aperçois que Martell, menant notre section, se détache insensiblement du reste du groupe, et commence à grimper. Bientôt, le reste des Turbans nous apparaît comme une série de petits points brillants perdus dans le bleu du ciel. « Come-up a bit Yellow section… » Mouchotte, nous rappelant à l’ordre, est coupé par un cri des Gimlets qui naviguent mille mètres au-dessus de nous, à droite : « For Christ’s sake, break Gimlet aircraft ! » C’est le vieux Donald Duck, qui a attendu que l’on passe, niché dans le soleil, avec sa volée de pirates… Il a bien failli faire un mauvais sort à la 611, et ce n’est que par hasard qu’un des Néo-Zélandais les a vus arriver. Il a prévenu, et tout le monde fait face comme il dévale à 700 à l’heure… Tout se passe en un clin d’œil. Au S. O. S. de la 611, Mouchotte exécute un virage cabré avec ses sections Bleue et Rouge pour lui porter secours. Nous nous trouvons ainsi isolés, à 1 500 mètres au-dessous de la bagarre principale. Martell nous fait tourner à gauche, et on grimpe pour prendre part à la bataille. Soudain j’aperçois une douzaine de Focke Wulfs qui tombent du soleil droit sur nous… « Focke Wulfs eleven o’clock Yellow! » Conduits par un magnifique FW-190 A-6 entièrement peint de jaune, astiqué et brillant comme un bijou – les premiers filent déjà sur notre gauche, à moins de cent mètres et tournent sur nous… Je vois très distinctement, dans leurs longs cockpits transparents, les silhouettes des pilotes allemands penchés en avant ! « Come-on Turban Yellow, Attack » Martell a déjà plongé droit dans la formation ennemie. Yellow 3 et Yellow 4 perdent immédiatement contact, et nous laissent au milieu d’un tourbillon de nez jaunes et de croix noires… Je n’ai pas même, cette fois-ci, le temps d’avoir réellement peur. Quoique mon estomac se crispe, c’est une excitation frénétique qui me monte à la gorge ! C’est la grosse bagarre, et je perds un peu la tête ! Sans m’en rendre compte, je pousse des cris incohérents de Peau-Rouge tout en balançant rudement mon Spitfire… Déjà un Focke Wulf se dégage, traînant derrière lui une spirale de fumée noire, et Martell qui ne Derd pas de temps, est après la peau d’un autre. ffe m’efforce en bon coéquipier de le suivre et de e couvrir, mais il est loin devant moi et j’ai du mal à doubler ses renversements et ses Immelmans. Deux Boches se glissent en ciseaux dans sa queue. J’ouvre le feu sur eux bien qu’ils soient hors de portée ; je les manque, mais les oblige à dégager vers moi… C’est ma chance ! Je fais une chandelle rapide, un demi-tonneau, et avant qu’ils puissent compléter les 180°de leur virage je suis – à bonne portée cette fois – derrière le deuxième. Une légère pression sur le palonnier, et je l’encadre dans le collimateur. J’en crois à peine mes yeux, c’est une correction facile à moins de 200 mètres de distance… Vite j’écrase la détente de mes canons. Miracle ! Son fuselage s’illumine d’explosions. Ma première rafale est au but et durement. Le Focke Wulf prend feu sur-le-champ. De longues flammes intermittentes s’échappent de ses réservoirs crevés, léchant le fuselage. Çà et là des lueurs incandescentes se noient dans la lourde fumée noire qui enveloppe l’appareil… Le pilote allemand se lance dans un virage désespéré. Dans l’air froissé par le bout de ses ailes, deux fins filets blancs de condensation se forment… Soudain le Focke Wulf éclate comme une grenade ! Un grand éblouissement, un nuage noir et les débris voltigent autour de mon avion… Le moteur tombe comme une boule de feu. Une des ailes arrachée par la déflagration descend plus lentement, virevoltant sur elle-même, montrant alternativement son intrados jaune pâle et son extrados vert olive… Je hurle ma joie dans la radio, comme un gosse. « Hullo Yellow one, Turban Yellow 2, I got one,, got one ! Jesus, I got one of them ! » Mais le ciel est maintenant rempli de Focke Wulfs qui me frôlent, m’assaillent de tous côtés dans uni feu d’artifice de traceurs… Ils ne me lâchent pas. Ce ne sont que passes^ frontales, trois quarts arrière droite, gauche, qui se succèdent… Ma tête commence à tourner, et mes bras me font si mal. Je m’essouffle, car manœuvrer à 700 à l’heure un Spitfire dont les commandes sont figées pan la vitesse est un travail épuisant… Surtout è 8 000 mètres d’altitude ! J’ai l’impression d’étouffer dans mon masque, eh je règle l’oxygène sur « emergency ». Il n’y a plus qu’un grand battement de cœur qui cogne dans mer : tempes moites, mes poignets et mes chevilles… Mon Spitfire tient le coup vaillamment ; il fait corps avec moi comme un cheval de bataille bien, dressé, et le moteur donne son maximum… Je béni Rolls-Royce, tous les ingénieurs et les ouvriers qui ont dessiné, construit, assemblé avec amour cette énorme pièce d’horlogerie mécanique… Tout en me débattant de mon mieux, économisant mes munitions, je tiraille sur les Focke Wulfs qur passent à ma portée. Du coin de l’œil, je vois Martell qui règle soi ». : compte à un deuxième Boche, dont l’empennage se détache… Mes manœuvres un peu folles m’amènent à la verticale d’un Focke Wulf sur lequel je pique ; mort, sans m’occuper de rien d’autre… Je le vois grossir dans mon collimateur, avec ses ailes courtes, son moteur capoté de jaune et son fuselage qui s’affine vers les gouvernes. A travers du cockpit vitré, j’entrevois la tache claire iu visage du pilote levé vers moi… Deux courtes rafales et j’attrape la bonne correction de tir. Le cockpit vole en pièces, et mes obus ravagent le fuselage juste derrière le pilote… Entraîné par ma vitesse, j’arrive droit sur lui. Instinctivement, je pousse le manche en avant, me cogne atrocement la tête contre le pare-brise blindé, mais j’évite d’un centième de cheveu la collision… Je récupère brutalement de mon piqué, et je vois mon Boche qui glisse en plané, sur le dos, une traînée de fumée noire sortant du moteur.. Une silhouette sombre se détache de la carlingue, tournoie dans l’air, suit un instant l’avion comme accrochée à lui par une ficelle invisible… et c’est soudain la grande fleur ocre d’un parachute qui s’épanouit, clouée sur place, tandis que le Focke Wulf continue sa dernière trajectoire… Je suis abasourdi. J’ai descendu deux Boches ! Deux Boches ! A la fois j’exulte d’orgueil et je tremble de frousse contenue, mes nerfs en boule… Et Martell ? – qu’est-il devenu ? – il va encore croire que je l’ai laissé tomber. Le ciel est vide. Quoique je commence à m’y habituer, le phénomène de la disparition instantanée de tous les avions me surprend une fois de plus. Dégoûtés peut-être, les Focke Wulfs piquant vers leur base se confondent déjà trois mille mètres plus bas dans le paysage… Tous… sauf un ! En levant la tête, je vois, haut au-dessus de moi, un Spitfire – celui de Martell probablement – et le fameux Focke Wulf jaune. Toute la gamme de la haute école y passe. C’est fascinant. Virages d’Immelman, tonneaux déclenchés… mais sans gagner un pouce l’un sur l’autre. Soudain, ensemble, comme d’un commun accord, ils exécutent un déclenché et s’attaquent de front. C’est de la folie pure… le Spitfire et le 190 faisant feu de toutes leurs armes foncent l’un sur l’autre. Le premier qui dégagera est perdu, car il exposera sans rémission son appareil aux projectiles de l’adversaire… Le souffle coupé, je vois à l’instant où la collision semble imminente, le Focke Wulf frémir, ébranlé par le choc des obus, puis se désagréger d’un seul coup ! Le Spitfire, miraculeusement indemne, passe au milieu d’une gerbe de débris en flammes qui retombent en pluie… Martell et moi rentrons ensemble, mais je suis très à court d’essence et je dois me poser à Shore-ham pour ravitailler. Je suis encore si nerveux et excité qu’il s’en faut de peu que mon atterrissage ne se termine en catastrophe. Le terrain est très court pour un Spitfire IX, et je suis obligé de freiner violemment, fauchant presque mon train… Je roule jusqu’au camion citerne près du contrôle, je coupe les contacts et je saute à terre, avec un air très supérieur, comme si l’on pouvait lire sur ma figure que je venais d’abattre deux avions ennemis… Du watch-office je ne puis résister au plaisir de téléphoner à Biggin Hill – un peu pour les prévenir que je suis sain et sauf, et beaucoup pour la satisfaction d’annoncer, négligemment (tout en jetant un coup d’œil discret sur les assistants). « … Oh ! à propos, j’ai descendu deux Focke Wulfs ! » C’est peut-être un peu enfantin, mais pas désagréable du tout. C’est presque avec recueillement que j’exécute mon premier tonneau de victoire au-dessus du dispersal. Martell confirme ma première victoire – il a vu le Focke Wulf prendre feu. Mon deuxième sera sans doute homologué grâce au film. Je ne dors pas de la nuit, et j’empoisonne tout le monde au mess des sergents avec l’histoire mille fois répétée de mon combat. Cet engagement a été un succès pour le groupe « Alsace ». Boudier a descendu un Boche, et Mouchotte et Bruno ont tiré sur un autre ensemble. Mouchotte, très chic, l’a accordé à son n° 2. La 611, de son côté, en a abattu trois. Miraculeusement, à part sept appareils endommagés, nous n’avons perdu personne. Le soir du 27 juillet, nous recevons un télégramme : To the « Alsace » and 611 boys stop nine for naught is pretty good score stop keep it up stop. winston churchill. Pour compléter le tableau, nous apprenons trois jours plus tard, que la radio allemande a annoncé que le major von Graff, décoré de la Croix de Fer avec épées, feuilles de chêne et diamants, a été blessé au cours d’un combat héroïque contre une force ennemie très supérieure en nombre… Après cette confirmation de la victoire de Martell sur le Focke Wulf jaune, le pauvre doit payer un nombre impressionnant de tournées à tout le monde. Le commandant Mouchotte part… 27 août 1943. Le troisième show de la journée ! A Biggin Hill, il fait une chaleur étouffante. Le briefing a lieu après le thé. Ce sera un sweep intéressant sans doute : Quatre vagues de soixante Forteresses Volantes, chacune devant bombarder à 20 minutes d’intervalle un bois au sud-ouest de Saint-Omer. Une division blindée allemande en manœuvre y aurait été signalée. Notre wing doit seul escorter la première formation de bombardiers américains. Soit 24 Spitfires en tout (douze du 341 et 12 du 485 Néo-Zélandais). Comme escorte, c’est maigre. Les stratèges du « Eleven Group » décident que la Luftwaffe n’aura pas le temps matériel de se concentrer sur la première box (Nom donné à une formation de Forteresses Volantes en forme de boîte) et la grosse bagarre sera probablement pour les deuxième et troisième vagues, qui seront fortement escortées… A l’opération participent les deux groupes de Spits XII de Tangmere, huit groupes de Spits VB, les wings d’Hornchurch et de Kenley, ainsi qu’un groupe de Spits VI – le 117 – qui nous suivra directement à haute altitude. Quatorze groupes de Thunderbolts de la huitième armée aérienne américaine doivent également, en réserve, participer à l’opération. De retour au dispersal, le tableau d’affichage donne les derniers détails. Je suis n° 2 du commandant Mouchotte. Démarrage des moteurs à 18 h 03. Départ sur cap et décollage à 18 h 05 vers Hardelot, où nous devons rencontrer à 18 h 40 les Forteresses volant à 18 000 pieds d’altitude. Mon vieux taxi NL-B se trouve à côté de NL-L – celui du Commandant. Tout y est déjà préparé, mon parachute sur l’aile, mon casque accroché au manche et mes gants coincés entre la manette des gaz et le contrôle de l’hélice. Je m’installe. Un dernier coup d’œil aux instruments. Tommy glisse son bras dans le cockpit pour mettre le contact de la mitrailleuse-photo. Il vérifie les glissières du hood. Tout est prêt : la température d’huile à 40°, le radiateur à 10°et les fletners en position. J’essaie le collimateur. Il fait lourd aujourd’hui, et, fagoté dans ma Mae-West par mes sangles de parachute et mes courroies de sûreté, j’étouffe. Le commandant Mouchotte commence à s’attacher. Pour la première fois depuis que je le connais, il a enfilé, par-dessus son pull-over blanc, sa veste d’uni- Petites surfaces de compensation aérodynamique des gouvernes. forme. J’entends Pabiot qui lui en fait la remarque au passage. « Ah ! – lui répond Mouchotte en riant – on ne sait jamais, je tiens à être paré pour finir en beauté… » Six heures moins deux minutes. Je vois sa silhouette émaciée se glisser dans le cockpit, et avant de coiffer son casque et son masque à oxygène, il me signale thumbs-up accompagné de son irrésistible sourire, à la fois amical et encourageant… 18 h 03. Bruit de tonnerre, les moteurs démarrent les uns après les autres… * * * A peine au milieu de la Manche, je sens que les choses vont mal. « Hurry-up Turban Leader, the big-boys are about to be engaged ! » Allons bon ! les stratèges se sont mis les doigts dans l’œil. Non seulement les Boches réagissent, mais encore les Forteresses chroniquement en retard, sont cinq minutes en avance. Elles tournent en rond désespérément, entre Boulogne et Calais – n’osant s’engager plus en avant sans escorte. On accélère, 2 600 tours et + 6 de boost – et l’on grimpe. J’aperçois enfin les Forteresses au loin, en formation impeccable comme d’habitude. Rien d’anormal à première vue, si ce n’est la pyramide de flak qui s’élève de Boulogne. Le contrôleur commence à nous taper sur les nerfs : « Twenty-five Huns, over Abbeville, 15 000’, climbing ! – 30 plus over Saint-Omer, 20 000’, going West ! – 15 plus ten miles South of Hardelot, no height yet ! – 40 plus five miles from the big boy&, 25 000’, about to engage ! » Toute la Luftwaffe est en l’air aujourd’hui ! Ça va chauffer ! On est presque à la verticale de Gris-Nez, à 22 000 pieds, lorsque soudain, j’aperçois les Boches. Une trentaine de Focke Wulfs, huit cents mètres au-dessus des Forteresses, en file indienne, commencent à piquer, deux par deux, et la masse des bombardiers s’illumine de mille points de feu – balles explosives boches qui touchent ou mitrailleuses Colt qui ripostent. Plus haut, perdu dans la lumière, on devine tout un grouillement de Focke Wulfs révélés de temps à autre par l’éclair soudain d’une aile accrochant le soleil. Froidement, comme à l’exercice, Mouchotte commence à donner des ordres : « Come-up Gimlet Squadron ! » s’adressant à la 485 qu’il place de façon à nous couvrir du côté du soleil… « Turban and Gimlet drop your babies ! » On passe sur les réservoirs principaux d’essence, et l’on se débarrasse des réservoirs supplémentaires. – Plus de 30 autres sur Saint-Omer 20 000 pieds, Cap Ouest. – Plus de quinze, 10 milles au Sud d’Hardelot. Pas encore d’altitude. – Plus de 40 à cinq milles des « grands garçons ». 25 000 pieds, se préparant à attaquer. » Tout est paré pour la bataille. D’un coup de pouce j’enlève la gâchette de sûreté des canons et tourne le contact du collimateur. Un courant électrique semble animer l’escadrille, et les douze Spitfires commencent à s’agiter, à balancer dès ailes et à déraper à droite et à gauche. Tout le monde ouvre les yeux. A la radio, la panique commence ! « Hullo Turban Leader, six aircrafts at nine o’clock above ! » « Hullo Turban Leader. Yellow one calling, about ten Focke Wulfs at four o’clock above ! » C’est la voix calme du capitaine Martell. On sent qu’il jubile en pensant à la grosse bagarre qui s’approche. Nous sommes maintenant une bonne trentaine de kilomètres à l’intérieur de la France. A gauche et en dessous, les Forteresses sont enveloppées dans une masse confuse de Focke Wulfs – une centaine environ. Tant pis pour elles, on n’y peut rien. Sans nous, ils seraient deux cents. – Nous tenons le reste en respect par notre présence. Mais, pas pour longtemps ! « Turban Red Section Break Port » Le hurlement dans les écouteurs me perce les oreilles. Un coup d’œil à gauche me montre une avalanche de vingt à trente FW 190 qui dégringolent du soleil. Les trois premiers sont déjà à 800 mètres de moi, dans ma queue… « Turban Squadron, quick 180 port Go» Un Boche ouvre le feu ; les traceuses passent à quinze mètres de mes extrémités de plan. Décidément très malsain. J’ouvre les gaz à fond, je tire désespérément sur le manche pour suivre Mouchotte qui exécute un virage serré en grimpant presque à la verticale. J’ai tiré trop sec. Le moteur coupe pendant une précieuse seconde et je reste, le nez en l’air, tandis que les premiers Boches commencent à défiler entre nos sections comme des bolides… Avec un grand choc, mon moteur reprend, mais trop tard ; j’ai déjà perdu contact avec ma section que j’entrevois cent mètres au-dessus grimpant en spirale. Tant pis : j’exécute un tonneau bien barriqué, qui me place à cent mètres d’un Focke Wulf sur qui je tire une longue rafale de 20 mm avec 40 degrés de correction. « Manqué ! » Virage serré, serré à déclencher vers la gauche, et je me trouve parallèle à deux autres Boches – deux magnifiques 190, tout neufs, luisants, au capot peint en rouge avec leurs grandes croix noires fascinantes qui se détachent sur le fuselage ocre et vert olive ! ZZZZZ ! Trois autres défilent quelques mètres sous moi comme des éclairs, battant leurs courtes ailes jaunâtres. Ça va décidément mal… Au-dessus, ça va plus mal encore. J’entends les cris des uns et des autres dans la radio. Le capitaine Martell navigue sa section avec maestria. La voix détachée du commandant Mouchotte essaie de rallier les deux groupes, les appels au secours, les cris forcenés et excités des Néo-Zélandais, un ou deux jurons parisiens bien salés… Je commence à me débattre comme un diable, je tourne, volte, virevolte. Je vois noir et mon masque à oxygène entraîné par les G m’arrache la peau du nez. Je me démanche le cou à surveiller tous les avions qui défilent à ma portée dans un méli-mélo effroyable… Soudain, je me retrouve dans petit coin de ciel à peu près tranquille. Tout autour les Spitfires et les Focke Wulfs tourbillonnent. Quatre traînées verticales de lourde fumée noire qui s’accrochent à l’atmosphère sans se dissiper marquent la trajectoire fatale de quatre avions dont les débris flambent au sol, éparpillés dans les prairies huit mille mètres au-dessous… Des parachutes commencent à éclore de tous côtés. Qu’attend le contrôleur pour nous envoyer des renforts ? – 24 contre 200 – Nous n’avons guère de chances d’en sortir. Heureusement, cela semble paradoxal, on s’en tire quand même, car les Focke Wulfs sont beaucoup trop nombreux et se gênent mutuellement. Notre retraite est cependant coupée. Voler plus de trente secondes sans un brusque virage alternativement d’un côté et de l’autre serait un suicide… ~~ Ce qui me fait rager c’est qu’avec tant de Boches autour de moi, je ne puis pas même en homologuer un. Enfin, l’occasion se présente : Deux Spitfires piquent à fond de train poursuivant un Focke Wulf. Inaperçu, un autre se glisse dans leur queue et tire. Je vois les traînées de fumée qui s’égrènent de ses quatre canons… Deux Néo-Zélandais, évidemment : de l’allant, mais beaucoup d’inconscience. J’essaie de les prévenir. « Look out the two Spits following that Hun Break » C’est vague comme appel, mais je n’ai pu lire le matricule individuel de leurs appareils. Je passe rapidement sur le dos – un coup d’œil à droite et à gauche – j’attaque le dernier FW-190 de trois quarts arrière. Au moment où j’ouvre le feu, il m’aperçoit et dégage à droite en piquant. Je l’aurai. La vitesse monte au badin– 700,740,780 km/ heure… Je presse la détente et le recul de mes canons fait trembler mon Spit. Le Boche frétille, mais il est bien encadré dans le collimateur – cinq degrés de correction – portée deux cents mètres – Bang ! Bang ! Bang ! Bang ! Je tire par courtes rafales… Trois explosions sur l’aile droite entre le fuselage et les croix noires… Nous sommes maintenant à plus de 800 kilomètres à l’heure ! Un obus sur son cockpit dont la couverture vitrée s’envole et passe à quelques mètres de mon appareil… Je gagne du terrain. Je continue à tirer désormais à moins de cent mètres et je distingue la face du pilote qui se retourne, comme un insecte bizarre avec ses lunettes sur les yeux. On redresse. La poursuite se continue en palier. Je presse encore sur le bouton multiple et je déclenche cette fois toutes mes armes – deux canons et quatre mitrailleuses – pour en finir. Deux obus explosent simultanément à la base du moteur, et le poste de pilotage vomit un nuage de fumée noire. Le pilote disparaît. Lentement le Focke Wulf passe sur le dos. Nous ne sommes plus qu’à 300 mètres d’altitude… Les routes et les villages défilent sous nos ailes- Quelques lueurs apparaissent maintenant dans la fumée – Il est touché à mort. Nous descendons toujours plus bas. Un clocher d’église passe à ma hauteur. Je dois réduire les gaz à fond pour éviter de dépasser mon Boche. J’ai épuisé mes munitions et chaque fois, maintenant, que je presse la détente, je n’entends plus que le sifflement de l’air comprimé et le claquement des culasses qui réarment à vide. Mais je l’ai eu quand même ! A une vitesse effroyable, le Focke Wulf toujours sur le dos touche le sol, il glisse en semant des débris incandescents, laisse une traînée d’essence enflammée, traverse deux haies et s’écrase contre un talus dans une gerbe éblouissante d’étincelles… Fasciné je n’ai que le temps de dégager de justesse pour éviter une rangée de poteaux télégraphiques. Remontant en spirale à plein gaz, je jette un dernier coup d’œil. L’herbe imbibée d’essence forme une couronne de feu autour de la structure calcinée du Focke Wulf, et la grasse fumée entraînée par le vent dérive péniblement vers le village d’Hazerbrouk près de Sercus. Maintenant, ce n’est pas tout : il faut rentrer en Angleterre. Je fais le point rapidement : je suis à l’est de la forêt qui borde l’aérodrome de Saint-Omer. Je commence à reprendre mon souffle, mais pas pour longtemps. Là-haut, la bataille continue toujours. La radio m’apprend que Buiron a descendu un Boche. Quelques secondes après j’entends pour la dernière fois la voix du commandant Mouchotte appelant : « I am alone » Quel combat violent pour qu’un wing-leader – surtout celui de Biggin Hill – se trouve ainsi isolé ! Ça va toujours mal au-dessus de moi… Je m’en aperçois vite. Je viens juste de mettre le cap sur l’Angleterre discrètement, lorsqu’un groupe de Focke Wulfs décide de s’intéresser à ce pauvre Spitfire isolé qui semble mal à l’aise. Manche au ventre, 3 000 tours, 20 boosts2 à l’admission, je monte désespérément, accompagné par les FW – Deux à droite, deux à gauche à quelques centaines de mètres. Si j’arrive à mon deuxième étage de compresseur avant d’être descendu, je les roule. 1 800 mètres. Il faut plein gaz environ deux minutes pour arriver à quatre mille mètres. Autant dire deux siècles dans les présentes circonstances ! 3 800 – je sens la sueur qui coule sur les bords de mon masque à oxygène, et mon gant droit est absolument trempé ! Rrrran, mon compresseur démarre avant qu’ils puissent se mettre en position de tir ! En désespoir de cause l’un d’eux m’envoie une rafale sans me toucher. Je les sème maintenant avec facilité et je suis momentanément sauvé. Juste à la côte, au-dessus de Boulogne, je réussis à rattraper quatre Spitfires en formation défensive impeccable. Je m’approche avec prudence en me faisant reconnaître. J’identifie les matricules des avions NL-C, NL-A, NL-S, et NL-D – évidemment c’est la « Yellow section », et, par radio, Martell m’autorise à la rejoindre. Pendant cinq minutes encore les Focke Wulfs nous attaquent. Si cela dure encore longtemps, nous sommes fichus, car nous n’aurons jamais assez de carburant pour arriver jusqu’à la côte anglaise – et les Allemands le savent… Soudain, le ciel se peuple de traînées de condensation – deux cent cinquante, peut-être, quatre par quatre, venant du Nord. Ce sont les Thunderbolts (enfin ! comme les carabiniers !) qui, quand même, arrivent pour nous sauver la peau. Les Focke Wulfs, également à court de munitions et les réservoirs presque à sec, n’insistent pas. Ils piquent tous et disparaissent dans la brume du soir qui s’élève- Nous nous posons au premier aérodrome sur la côte : Manston. On y trouve un charivari effroyable. La réaction de la Luftwaffe, dans un secteur aussi peu fréquenté, a surpris désagréablement tout le monde. C’est un véritable amoncellement d’avions. Une forteresse s’est écrasée au milieu de la piste. Les Thunderbolts, ignorant les consignes, se posent en tous sens. Le périmètre de la base est encombré de Spitfires, de Typhoons et d’avions de tous types, attendant les citernes de ravitaillement. Les pauvres gars du service de contrôle s’agitent avec leurs drapeaux jaunes, tirent des fusées rouges de tous côtés, essayant de parquer ensemble les avions d’une même escadrille. On y retrouve quelques-uns de nos camarades. Fifi s’est retourné sur le nez proprement, son Spitfire la queue en l’air, et l’hélice enfoncée dans le sol a une drôle d’allure. On se compte – nous ne sommes que dix. Le commandant Mouchotte et le sergent-chef Magrot sont manquants. On se pend au téléphone. Biggin Hill n’a aucune nouvelle, le contrôleur a perdu toute trace de M. et il n’est signalé sur aucune des bases de secours. Il n’y a plus beaucoup d’espoir, désormais, car, depuis un bon quart d’heure, ses réservoirs doivent être vides. C’est un coup dur, et nous faisons tous une drôle de tête ! Lorsque nous décollons pour retourner à Biggin, le soleil commence à glisser vers la mer et la brume basse à l’horizon drape le champ de bataille où nous venons de laisser deux des nôtres… Nous atterrissons avec nos feux de position allumés, et dans l’ombre, devant le dispersal, on distingue un groupe silencieux. Tout le personnel du groupe est là – ceux qui n’ont pas volé aujourd’hui, les mécanos, le Group Captain Malan, le Wing-Co Deere, Checketts, – attendant anxieusement quelques nouvelles fraîches, un brin d’information, juste de quoi alimenter un espoir… Commandant Mouchotte, Croix de Guerre, Compagnon de la Libération, D. F. C… Il aura été pour nous le chef exemplaire, juste, tolérant, hardi et calme au combat, vrai Français à l’âme trempée, sachant, quelles que soient les circonstances, imposer le respect. Radar à l’aube 26 septembre 1943. – Quatre heures du matin. A tâtons, je sors de ma chambre et me dirige vers le mess, où une Waaf endormie me sert des œufs et du bacon. Quand je ressors, le ciel est encore noir, et quelques étoiles clignotent dans l’air glacial. J’entends le ronflement d’un moteur vers le dispersal. Probablement celui de mon Spitfire que les mécanos font chauffer. Au passage je m’arrête à l’Intelligence Room, où l’on me donne les derniers détails de ma mission. Je dois partir seul pour un vol de calibration des stations de radio-location (radar) qui nous contrôlent. Je dois, à partir de la côte anglaise, prendre un cap direct de 145 degrés, tout en gagnant le maximum d’altitude, ce qui m’amènera droit sur Beauvais, à environ 10 000 mètres. Ensuite je dois remonter jusqu’à Saint-Omer en ligne droite et annoncer en clair par la radio ma position par rapport à des points de repère donnés. Ma seule chance de m’en sortir sans casse est de faire vite, de m’attarder le moins possible en route, afin de réduire au minimum les possibilités d’interception par une force ennemie supérieure. Lorsque je décolle à la lueur de la rampe électrique, et commence à grimper sur mon cap, il fait toujours nuit noire. J’entrevois la vague phosphorescence de mes instruments de bord et les flammes bleues ponctuées d’étincelles rouges, vomies par mes pots d’échappement. Je grimpe dur et vite et je franchis la côte anglaise à environ 6 500 mètres. Le brouillard, concentré dans les vallées étroites, dessine entre les collines noires de longues traînées de lait. L’air est si calme que je distingue dans l’ombre, là-bas au loin, la fumée d’un train près de Dungeness, immobile, comme ancré au sol. La Manche n’est qu’une masse confuse et opaque ourlée d’un vague duvet d’argent le long des falaises. Pas un nuage. Je monte dans le carcan d’ombre qui ceinture la terre, vers le ciel maintenant lumineux d’où les étoiles fuient… Soudain, sans transition, comme un plongeur, je m’enfonce en pleine lumière dorée. Les ailes de mon Spitfire s’empourprent. L’éblouissement est tel que je dois baisser mes lunettes colorées sur mes yeux. Au-delà de la Hollande, là-bas, très loin à gauche, le soleil émerge comme un lingot brûlant du bloc de plomb solide et inerte de la mer du Nord. Sous mes ailes, c’est la nuit – et je suis seul, à 10 000 mètres d’altitude dans le jour. Je suis le premier à aspirer, dans le froid glacial, la vie chaude des rayons qui percent les prunelles comme des flèches… En France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, des hommes souffrent dans la nuit, tandis qu’en plein ciel je possède à moi tout seul le jour naissant – tout m’appartient, la lumière, le soleil, et je pense avec un orgueil paisible : tout cela ne luit que pour moi ! Ces minutes-là compensent bien des sacrifices et bien des risques… Je passe la côte française à la hauteur de Dieppe, et quelques minutes après j’arrive au-dessus de Beauvais. Je puis vaguement distinguer l’aérodrome de Beauvais-Tille, le mont Saint-Adrien entouré de la forêt de Fouquenies. « Hulto Dagger 25, Dagger 25 Piper calling. Orbit please, orbit please A for able » A for Able est le mot de code pour Beauvais. Le contrôle m’ordonne de tourner en rond tandis qu’ils calibrent leurs instruments… Il fait très froid malgré le soleil, et je commence à m’engourdir tout en pilotant machinalement. « Hullo Dagger 25, Piper here, what are your angels ? » L’urgence que je devine dans la voix du contrôleur me fait sursauter. Un coup d’œil à l’altimètre : 10 500 mètres… « Hullo Piper, Dagger answering, angels X for X-Ray… » Il doit se passer quelque chose pour que le contrôleur lui-même me demande de rompre le silence obligatoire de radio. Une minute s’écoule. « Hullo Dagger 25, Piper here, steer 090 degree – zero, nine, zero » Cette fois-ci, je comprends. Il doit y avoir un 1. « Allô ! Dagger 25. Piper vous appelle, tournez s’il vous plaît au-dessus de A. » 2. « Allô ! Dagger 25, ici Piper, quelle est votre altitude ? » 3. « Allô ! Piper, Dagger vous répond, altitude X, pour Rayons X. » 4. « Allô ! Dagger 25, ici Piper, prenez un cap zéro neuf zéro. » avion suspect dans les environs, et le contrôleur veut m’identifier sûrement sur sa table de radio-location. Je jette un coup d’œil autour de moi, bats des ailes afin de découvrir les angles morts – tout semble calme. Si le Boche est au-dessus de moi, il doit sans doute, avec ce froid de canard, laisser une traînée de condensation. « Hullo Dagger 25, Piper calling. Look out, you are shadowed by a Hun, look out at five o’clock » Je tourne la tête immédiatement dans la direction indiquée, et je vois en effet un petit point brillant qui glisse dans une couche de cirrus. Il est trop loin pour que je puisse l’identifier. Si c’est un chasseur, je vais le surveiller, tout en continuant sur mon cap, discrètement, afin de l’obliger à se commettre. J’allume mon collimateur lumineux, et retire la sécurité de la détente de mes canons. Trois minutes se passent, et le point est devenu une croix, environ 800 mètres au-dessus de moi, à la verticale. A cette altitude-là c’est probablement un des nouveaux Messerschmitts 109-G. Il bat des ailes… il va attaquer d’une seconde à l’autre, croyant que je ne l’ai pas vu. Du coup, la solitude, la poésie, le soleil, tout s’envole. Un coup d’œil à la température, et je passe mon hélice au petit pas. Paré ! qu’il s’y frotte ! Une autre minute se passe, bien longue, et mes yeux commencent à couler, ayant trop fixé mon adversaire. Hop ! – le voilà ! Mon 109 amorce une légère spirale descendante qui doit l’amener dans ma queue. Il est environ à 600 mètres de moi, et ne va pas trop vite pour assurer son coup. A fond, j’enfonce la manette des gaz, et je lance mon Spitfire dans un virage cabré au maximum, qui me permet de garder les yeux sur lui et de prendre de l’altitude. Surpris par ma manœuvre, il ouvre le feu, mais trop tard. Au lieu d’une correction faible de 5 degrés à laquelle il s’attendait, je lui présente tout à coup une cible à 45 degrés. Je tire fort sur le manche, pour redresser, et tourne sec aux ailerons. Le 109 cherche à virer à l’intérieur, mais à cette altitude, ses ailes courtes ne trouvent pas un appui suffisant sur l’air raréfié, et il décroche, amorçant une vrille. Une fois de plus la maniabilité supérieure du Spitfire me tire d’affaire. Je vois un instant, se détachant sous les ailes bleu pâle du 109, les grandes croix noires. Le Messerschmitt sort de sa vrille : je suis déjà en position – et il le sait – car il se livre à une série de manœuvres violentes pour se dégager, mais sa vitesse ne lui sert à rien ; j’ai profité de sa fausse manœuvre pour accélérer, et j’ai désormais l’avantage de l’altitude. A quatre cents mètres de portée, j’ouvre le feu par rafales courtes, effleurant à peine la détente à chaque fois. Le pilote du 109 est quand même un vieux renard, car il remue son zinc énergiquement, variant incessamment l’angle et la ligne de vol. Il sait que mon Spitfire tourne mieux et grimpe mieux, et que sa seule chance de s’en tirer est de me semer. Il pousse soudain le manche en avant et pique à la verticale. Je passe sur le dos de suite, et profitant de sa trajectoire régulière j’ouvre le feu à nouveau. On descend vite, 750 km/h vers Aumale. Aligné à sa queue, la correction de tir est relativement simple… mais il faut faire vite – il gagne sur moi. A la deuxième rafale, trois éclairs apparaissent sur son fuselage – le choc le secoue nettement. Je tire encore, le touchant cette fois à la hauteur du poste de pilotage et du moteur. Pendant une fraction de seconde mes obus semblent l’arrêter net – la croix de l’hélice – se fige, puis disparaît dans un nuage blanc de glycol qui bouillonne par les pots d’échappement. Une explosion plus violente se produit à la racine de l’aile, et une fine traînée noire se mêle au flot de vapeur qui s’échappe des chemises de refroidissement crevées. C’est la fin. Une langue de feu apparaît sous le fuselage, s’allonge, lèche les empennages et se déchire en lambeaux incandescents. Nous avons plongé dans l’ombre… Un coup d’œil à ma montre pour fixer le temps du combat, il est 05 h 12. Le Messerschmitt, lui, a son compte. Je remonte en spirale tout en l’observant. Ce n’est plus qu’une silhouette vague, vrillant pathétiquement, secouée par des déflagrations régulières… une explosion, une traînée noire, une traînée blanche, une explosion, une traînée noire, une traînée blanche… C’est maintenant une boule de feu qui roule lentement vers la forêt d’Eu, se dévorant, dispersée bientôt en une pluie de débris enflammés qui se consument avant de toucher le sol… Le pilote n’a pas sauté… « Hullo Dagger 25, Piper calling, long transmission please. Did you get that Hun ? – Hullo Piper, Dagger 25 answering and transmitting for fix. Got him all right. One… two… three… four… I am quite short of juice. May I go home ? – OK, Dagger 25. Prenez le cap 330, trois, trois, zéro – Bravo ! » – O. K. Dagger 25. Steer 330 degree – three, three, zero. Good show ! » L’essence baisse dans mes réservoirs, et le soleil monte à l’horizon. Le coin va devenir malsain. Il me faut rentrer et je mets le cap sur l’Angleterre. DEUXIÈME PARTIE Détaché a la Royal Air Force Le groupe « City of Glasgow » 28 septembre 1943. C’est le cœur un peu gros que je pars de Biggin Hill, et me sépare du groupe « Alsace » avec qui j’avais livré mes premières batailles, où j’avais rencontré des camarades dont le patriotisme, l’ardeur et la science du combat me rendaient fier d’être Français. Comme la camionnette qui m’emmène passe le corps de garde, je vois le drapeau tricolore qui flotte devant le dispersal disparaître entre les arbres, derrière moi… Jacques m’ayant prévenu, je me suis débarrassé de la plupart de mes bagages. Mais, quand même, selon mon habitude, je suis encombré de valises, d’un sac à parachute qui semble rempli de plomb (ce que ce maudit pépin et son dinghy peuvent peser !), mon ceinturon avec revolver et poches à cartouches, ma veste de fourrure – curieux spectacle pour les voyageurs qui me considèrent au travers des vitres de leur train, tandis que j’attends le mien. A Ashford, un camion vient me chercher, et quelques minutes après je fais mon entrée au 125 Airfield. Jacques fait les présentations. Je rencontre toute la bande sympathique et internationale de pirates aériens qui compose le 602 « City of Glasgow » Squadron – des Ecossais, des Australiens, des Néo-Zélandais, des Canadiens, un Belge, deux Français et quelques Anglais. Le Squadron-Leader commandant le groupe – Mike Beightagh – est un Irlandais, à la tête de bébé rose, grand buveur, bon pilote et bon chef. Les deux Flight Commanders (commandants d’escadrilles) sont des phénomènes en leur genre. Celui du « A » Flight, sergent dix mois auparavant, par son courage et son audace s’est hissé au grade de Flight-Lieutenant en un temps record. Fort comme un bœuf, un mètre quatre-vingt-dix de haut, un gros rire à sa bouche à demi édentée, Bill Loud était garçon boucher dans le civil. L’autre, Max Sutherland est l’Anglais typique, produit des « high-schools », avec une moustache en brosse, ex-champion de boxe poids lourd de la police de Londres. Il devait être mon Flight Commander. Brave type, un peu enfantin, à l’humeur changeante, capable d’entêtements de jeune fille capricieuse comme des plus grands actes de générosité. Au demeurant, un très bon pilote, plein d’expérience et d’un courage à toute épreuve. Nous devions, par la suite, devenir des amis sincères. Auprès de Biggin Hill et tout son confort, son « glamour » de première base de chasse du monde, « 125 Airfield » faisait un peu figure de parent pauvre. Mais une ambiance de camaraderie, d’insouciance, de vie au jour le jour, rendait mon nouveau groupe irrésistible. Une des premières unités à être transférées à la Tactical Air Force, le 602 – étoile de première grandeur durant la « Battle of Britain » – avait été reléguée dans un rôle secondaire les deux années suivantes, mais commençait à remonter, depuis quelques mois, sous l’impulsion de Beightagh. La R. A. F. devait fournir des escadrilles pour appuyer l’invasion du Continent en étroite coopération avec l’armée. Le 602, avec une douzaine d’autres groupes, avait été dans ce but soumis à une préparation intensive : attaque au ras du sol, mitraillage de tanks, reconnaissance tactique, bombardement en piqué, etc. Finalement ces unités furent envoyées en « airfields » pour parfaire leur entraînement. Depuis quatre mois les pilotes couchaient sous la tente, apprenaient à ravitailler leurs avions, à les réarmer, à les camoufler, à les défendre mitraillette à la main – menant, enfin, une vraie vie de « commando ». Opérant sur des terrains semblables à ceux qui seraient construits en quelques heures par le génie (deux ou trois prairies réunies en une piste d’atterrissage par des treillis métalliques appliqués à même le sol), les groupes 602,132,122,65 et quelques autres participaient également à l’offensive actuelle de la R. A. F. Equipés de Spitfires V-D à ailes raccourcies, ces groupes exécutaient des missions de protection rapprochée pour les Marauders, les Mitchells et les Bostons… Le 602 partage l’Airfield 125 avec une autre unité de Spits, le 132 « City of Bombay » – commandé par un vieux copain Squadron Leader Colloredo-Mannsfeld – et un groupe d’Hurricanes antitanks, le 184. Situé sur le promontoire sablonneux de Dunge-ness, le coin n’est pas déplaisant sous le beau soleil d’un mois de septembre exceptionnel. Nos tentes sont édifiées dans un verger. Il y règne une charmante atmosphère de pique-nique, de camping et de colonie de vacances. Il suffit d’allonger le bras sur le pas de la tente pour se goinfrer d’énormes pommes juteuses et sucrées, plus ou moins mûres, que le grand air pur et la jeunesse de nos estomacs font passer. On mange en plein air, et, lorsqu’il pleut, sous une grange, tous les pilotes ensemble, pêle-mêle. Je n’ai ni gamelle ni couvert, et je me sers de ceux de Jacques. Je loge évidemment dans sa tente, que nous partageons avec un Belge – Jean Oste – et un Anglais absolument charmant qui deviendra un de mes meilleurs amis, Jimmy Kelly. Il pousse des cris furieux chaque fois que l’on commence à parler français. Nous dormons sur des lits de camp, et nous nous lavons dans la rivière – l’eau y est très froide, et on se lave aussi peu que possible ! Le grand problème est celui de l’éclairage. Les bougies sont trop dangereuses, à cause du foin qui tapisse le plancher de nos tentes. Nous sommes munis de lampes tempête, fournies par les magasins de la Royal Air Force et qui ne marchent jamais. Quand on a des allumettes, il n’y a plus de mèche. Quand on déterre une nouvelle mèche (que l’on barbote généralement dans la tente à côté !) il n’y a pas de pétrole. Quand on a tout ce qu’il faut et qu’on allume avec force précautions, on fait généralement sauter tout le bazar, ce qui cause une galopade effrénée et finit par un combat à coups d’extincteurs « mousse ». Toute la tente se fait f… dedans par le Squadron Leader, et finalement on se déshabille à la lueur d’un briquet ou à celle des étoiles… Le matin on est réveillé par un soldat qui amène un broc plein de thé brûlant, et fait un tel tintamarre que tout le monde est debout en cinq secs, courant nu-pieds sur l’herbe, une timbale à la main. On va ensuite chercher l’eau à la rivière avec des seaux de toile plus ou moins étanches, on fait une toilette qui ferait honte à un chat, on enfile un battle-dress crasseux, des bottes de vol, on se noue un foulard autour du cou, et on galope jusqu’à la cantine chercher des œufs au jambon, une tasse de café et une tranche de pain rond cuit à la ferme voisine… Puis commence une chevauchée éperdue autour de l’aérodrome, en « jeep », où l’on s’entasse à douze, accrochés précairement de tous côtés, filant à toute vitesse à travers les champs, sautant les fossés et traversant les haies… On enlève les filets de camouflage couvrant les avions, on chauffe et vérifie les moteurs, et on se prépare pour le premier « show » de la journée… Telle est la vie quotidienne de mon nouveau groupe. « Clipped, cropped, clapped », telle est la magnifique description synthétique du Spitfire V-D par l’humoriste du groupe, l’illustre Tommy Thommer-son. « Clipped » pour ses ailes coupées. Afin d’augmenter la vitesse et la maniabilité latérale, les ingénieurs de Vickers Armstrong ont réduit d’environ un mètre l’envergure du Spitfire, en supprimant les bouts de plan qui complétaient si harmonieusement l’ellipse de l’aile. « Cropped » pour son moteur Merlin 57. Ce n’est qu’un Merlin Rolls-Royce 45, à turbine de compresseur réduite de diamètre, permettant d’augmenter la puissance, en dessous de 1 000 mètres, de 1 200 CV à 1 650 CV. Le volume d’air surcomprimé étant cependant très diminué, la courbe de puissance tombe rapidement à partir de 2 500 mètres, jusqu’à ne donner, à 3 500 mètres, que 500 CV environ. De plus, ces moteurs artificiellement poussés jusqu’à 18 boosts d’admission n’ont qu’une vie très réduite. « Clapped » – terme que l’on ne peut traduire littéralement que par « vérolé » – exprime l’opinion générale des pilotes sur le Spit V-D. En effet, quoique extrêmement rapides au ras du sol (560 km/h en palier au niveau de la mer) ils deviennent de vrais chiens de plomb à 3 000 mètres d’altitude où on nous oblige à opérer dans nos missions d’escorte. Les ailes carrées leur font perdre également la qualité principale du Spitfire qui est de virer sec. Nous n’avons qu’une confiance limitée dans ces appareils – sentiment plus ou moins justifié par le fait que les cellules ont toutes environ 300 heures, et, fait plus grave, les moteurs 100 à 150 heures. Il n’est pas toujours amusant de traverser la Manche aller et retour, deux fois par jour, sur un monomoteur de ce genre ! Enfin, les canons ne disposent que de soixante obus chacun (contre cent quarante-cinq dans le Spitfire IX !). Si l’on se souvient que déjà en 1941 et en 1942 les Spits V-D étaient surclassés facilement par les Focke Wulfs 190, on peut imaginer mon enthousiasme très relatif, lorsque Sutherland m’annonça que nous aurions à faire encore cinq ou six « sweeps » sur Spit V-D avant d’étrenner nos magnifiques IX-B tout neufs. L’affaire du Munsterland Les Allemands ont élevé, en temps de guerre, l’obstination à la hauteur d’une vertu nationale. Quand, à cette qualité, le destin veut bien ajouter la chance, certaines situations arrivent à défier la logique. Le Munsterland passera certainement à la postérité comme un symbole de l’opiniâtreté allemande, aussi bien, d’ailleurs, que d’entêtement britannique. Ce fameux Munsterland était un cargo rapide de 10 000 tonnes, ultra-moderne, équipé de turbines et de brûleurs à mazout. Surpris dans un port d’Amérique centrale par l’affaire de Pearl Harbour, il avait rallié le Japon. Là, il avait embarqué une précieuse cargaison de caoutchouc et de métaux rares, puis, froidement, était reparti vers l’Allemagne. La fortune souriant aux audacieux, par une série de circonstances incroyables, il avait réussi à se faufiler entre les patrouilles aéronavales alliées et à joindre Brest. Immédiatement photographié, il était trois heures plus tard bombardé en piqué par 24 Typhoons. Vers six heures du soir, le même jour, 32 Mitchells fortement escortés l’attaquaient, encore sans résultats appréciables. Dans le courant de la nuit, à toute vitesse, il filait sur Cherbourg, photographié à nouveau dès qu’il accostait. L’examen des clichés révélait que tout était préparé pour le décharger. Trois bateaux de flak du Havre et deux de Saint-Malo avaient rejoint l’île Pelée au petit jour, et des dispositifs importants de flak légère et lourde étaient mis en place. Les circonstances météorologiques extrêmement défavorables avaient fait échouer un raid monté vers huit heures du matin. Sans bombardiers moyens, il était difficile de venir à bout d’un aussi gros morceau. Les Beau-fighters ne pouvaient intervenir car la situation de la rade de Cherbourg ne se prêtait pas à une attaque à la torpille. Les Bostons auraient pu à la rigueur essayer un bombardement en rase motte, mais on ne pouvait pas les envoyer au massacre à 400 kilomètres à l’heure. Le temps empirait – pluie, brouillard et nuages bas. * * * A 08 h 45 le personnel de l’escadre est appelé d’urgence à l’Intelligence Room : la 602 et la 132 mises en état d’alerte immédiate. D’abord un petit speech de circonstance par Willie Hickson, nous rappelle que la cargaison du Munsterland est d’importance vitale pour l’industrie allemande. En effet, les milliers de tonnes de caoutchouc végétal qu’il transporte peuvent, convenablement mélangées aux produits synthétiques de Leuna, permettre d’équiper et de maintenir 22 divisions blindées pendant deux ans. Les métaux spéciaux seront précieux pour les métallurgistes allemands qui mettent au point les turbines d’avions à réaction. De plus il faut enlever à la Kriegsmarine le bénéfice moral d’une brèche aussi flagrante dans le blocus maritime. Trente-six Typhoons équipés de bombes à retardement de 500 kilos forceront l’entrée de la rade, et essaieront de couler ou d’incendier le Munsterland. Par un effet tout particulier de la bonté du G. Q. G. de la R. A. F., la 602 et la 132 ont été choisies pour les escorter. Notre rôle consistera à neutraliser au canon et à la mitrailleuse les « flak-ships », et ensuite à couvrir l’opération contre les importantes forces de chasse allemandes massées dans la péninsule du Cotentin à cette occasion. Pour augmenter notre rayon d’action, l’escadre se posera à Ford, où le ravitaillement des avions est prévu, et de là, nous repartirons vers le point de rendez-vous, au-dessus de Brighton à l’altitude zéro avec les Typhoons. Le Wing Commander Yule qui mènera l’opération nous rappelle brièvement que les « flak-ships » sont généralement armés de quatre affûts quadruples automatiques de 20 mm et de quatre ou huit pièces de 37 mm, automatiques également. Les dernières photos de reconnaissance ont révélé, le long du grand môle reliant les six forts de la rade, au moins, 190 pièces de D. C. A. légère, probablement renforcées et très actives depuis l’arrivée de notre client. En principe, les deux groupes se diviseront en six sections de quatre, qui se chargeront chacune d’un bateau de flak, afin de le réduire au silence pendant les quelques secondes nécessaires au passage des Typhoons. Ensuite, liberté d’action pour engager le combat avec toute formation de chasse ennemie se présentant. Poussant très loin la complaisance, le G. Q. G. a décidé de mettre en place un dispositif spécial d’« Air Sea Rescue », dont les vedettes rapides seront échelonnées entre Cherbourg et. la côte britannique le long de notre parcours. Même pour les plus enthousiastes d’entre nous, cette dernière disposition ressemble fort à un remords tardif du G. Q. G., et a je ne sais quoi de sinistre qui refroidit singulièrement l’atmosphère. * * * Les derniers préparatifs avant l’envol sont silencieux. Seul Joe Kistruck fait une réflexion désabusée sur « cette pauvre R. A. F. qui a toujours bon dos pour rattraper les gaffes des imbéciles de l’Amirauté »… A Ford c’est l’habituelle comédie des pneus crevés, des accumulateurs de démarrage à plat. Heureusement la longue expérience d’escales sur les aérodromes avancés de Yule, a permis de prévoir trois avions de réserve par groupe, et, à 09 h 50, la 602 et la 132 décollent au complet. Je vole en position Bleu 4, coéquipier de Jacques qui est Bleu 3 dans la section de Ken Charney Bleu 1. En route vers le rendez-vous, nous croisons les trois Bostons dont le rôle consistera à éparpiller sur une longueur de trente kilomètres vers le cap de la Hague des bandes de papier métallisé qui embouteilleront les radars allemands. Grâce à cette disposition et à la brume, nous arriverons peut-être à l’entrée de Cherbourg sans être trop repérés. Au ras des toits de Brighton, nous rejoignons les Typhoons, et, cap au Sud, au ras de la mer grise, nous obliquons vers Cherbourg. Je déteste voler au ras de l’eau avec tous ces systèmes de réservoirs supplémentaires et de robinets où peut toujours nicher la malencontreuse bulle d’air qui fera couper le moteur la fraction de seconde suffisante pour vous envoyer dans les vagues à 500 kilomètres à l’heure. Nous traversons des bandes de brume opaque qui nous obligent à un P. S. V. très délicat à quelques mètres de la mer que nous ne voyons alors pas. Les Typhoons, malgré leurs deux bombes de 500 kilos sous les ailes, filent à un train d’enfer, et nous avons du mal à les suivre. Obsédé par l’idée de voir s’allumer le voyant rouge si ma pression d’essence au carburateur vient à diminuer, mal à l’aise, je commence à transpirer des pieds à la tête. Qu’est-ce que cela sera quand commencera la flak ! 10 h 15. Le brouillard s’épaissit, et une pluie battante se déchaîne. D’instinct, les sections se rapprochent pour conserver le contact visuel. Soudain, la voix calme de Yule rompt le rigoureux silence radio : « All Bob aircrafts drop your babies, open up flat out, target straight ahead in sixty seconds » Allégé de son réservoir, et bien tiré par les 1 800 chevaux de son moteur, mon Spitfire bondit, et je me place cinquante mètres à gauche de Jacques, un peu en retrait, écarquillant les yeux pour voir1 quelque chose dans cette sacrée brouillasse… « Look out Yellow section flak ship one o’clock» et immédiatement après Frank Wooley, c’est Ken Charney qui aperçoit un autre flak-ship droit devant nous ! « Max Blue attacking 12 o’clock ! » Une masse grise qui se balance dans le brouillard, une courte cheminée, des plateformes surélevées, un mât barbelé d’antennes de radar – puis des éclairs rapides, saccadés tout le long de la superstructure. Diable ! – j’enlève la sécurité des armes, je baisse la tête et je rentre mes épaules à l’abri de mon blindage. Des faisceaux de traceuses vertes et rouges partent de tous côtés. Suivant Jacques, je passe au milieu d’une gerbe d’eau de mer soulevée par un chargeur de 37 mm qui me manque de peu – l’eau salée brouille mon pare-brise. Je suis à cinquante mètres du flak-ship. Jacques en avant de moi tire ; je vois la lueur de ses canons et la cascade de douilles tombant de ses ailes. J’ajuste la passerelle, entre la cheminée déchiquetée et le mât. Une longue rafale continue, je garde le pouce sur la détente, furieusement. Mes obus explosent dans l’eau, remontant vers la ligne de flottaison, explosent sur la coque grise zébrée de bandes noires, remontent encore plus haut sur les rambardes, les sacs de sable. Une manche à air s’écroule, un jet de vapeur jaillit je ne sais d’où. Vingt mètres – deux hommes en pull-over bleu marine se jettent à plat ventre – dix mètres – les quatre canons d’un affût multiple de 20 mm sont pointés droit entre mes deux yeux – vite – mes obus explosent tout autour. Un servant portant deux chargeurs pleins bascule dans la mer les jambes fauchées, puis les quatre tubes tirent, j’en sens la vibration quand je passe un mètre peut-être au-dessus – puis c’est la gifle des fils d’acier de l’antenne que mon aile arrache au passage… Mon bout de plan a frôlé le mât ! Ouf ! passé… Tous mes membres sont secoués par un terrible tremblement nerveux, mes dents claquent. Jacques zigzague entre les geysers des obus. Par endroits la mer bouillonne. Une demi-douzaine de Typhoons attardés défilent a notre droite comme une bande de marsouins, fonçant vers l’enfer que l’on devine derrière le long mur de granit du brise-lames. Je passe à ras d’un fort dont les murailles mêmes semblent cracher le feu – c’est un curieux mélange de tours crénelées, de casemates bétonnées modernes et de glacis à la Vauban. Nous sommes maintenant au milieu de la rade – un inextricable fouillis de mâts de chalutiers, d’épaves rouillées qui émergent entre les docks en ruine. Le temps semble s’être légèrement éclairci – gare à la chasse boche. L’air est zébré de traceuses, ponctué d’éclairs, semé de flocons noirs et blancs de flak. Le Munsterland est là, environné d’explosions, de flammes et de débris. Ses quatre mâts hérissés de bras de charge émergent de la fumée ainsi que sa grosse cheminée trapue, tout à l’arrière. L’attaque des Typhoons bat son plein. Les bombes explosent sans arrêt avec de formidables éruptions de feu et de nuages noirs qui vont en s’épaississant. Un Typhoon disparaît, volatilisé par l’explosion d’une bombe lancée d’un avion précédent. Une des énormes grues du port s’écroule comme un château de cartes… attention aux chasseurs allemands dans les environs. » Je suis de près Jacques qui remonte en spirale vers la couche de nuages. Deux Typhoons émergent d’un cumulus à quelques mètres de nous, et il s’en faut de peu que je ne tire dessus – avec leur museau massif et leurs plans carrés ils ressemblent fichtrement aux Focke Wulfs… « Break Max Blue four » Jacques dégage violemment, et son Spitfire me glisse sous le nez à quelques mètres, deux aigrettes blanches au bout des ailes. Pour éviter la collision, j’attends une fraction de seconde, et un Focke Wulf – un vrai celui-là ! – me frôle, rapide, faisant feu de ses quatre canons. Un obus ricoche sur mon capot. Comme je passe sur le dos pour l’aligner dans mon collimateur, un deuxième Focke Wulf apparaît dans mon pare-brise, face à face, à moins de cent mètres. Son gros moteur jaune qui grandit, son hélice qui semble tourner lentement se ruent sur moi, et ses ailes s’illuminent des départs de ses armes – bang ! mon pare-brise s’étoile et devient opaque. Sidéré, je n’ose bouger de peur d’une collision. Il passe juste au-dessus de moi et mon hood se couvre d’huile. Le ciel est maintenant rempli d’avions et fourmillant d’éclatements de flak. Je tire au jugé sur un autre Focke Wulf que je manque – heureusement, car c’est un Typhoon. Jacques tourne avec un chasseur boche : je vois ses obus exploser sur la croix noire du fuselage. Le Focke Wulf se retourne, montrant son ventre jaune, et pique, toussant de la fumée et des flammes. « Good show Jacques ! – you got him » Ma pression d’huile baisse soudain de façon inquiétante. La pluie recommence, et au bout de quelques secondes mon hood est recouvert d’une pellicule d’émulsion savonneuse. Je m’enfile dans les nuages, et en P. S. V. je mets cap au Nord, après avoir prévenu Jacques et Yule par la radio. J’arrive à Tangmere tant bien que mal, avec une pression d’huile à zéro et un moteur bouillant, prêt à éclater. Pour me poser, je largue la cabine pour y voir clair. * * * Dans cette histoire, nous avons perdu deux pilotes, ainsi que la 132. Sept Typhoons détruits, plus deux qui sont tombés au large de Cherbourg, et dont les pilotes ont été repêchés par les vedettes. Quant au Munsterland, quoique sérieusement avarié, une partie de sa cargaison en feu, il réussit deux nuits plus tard à se faufiler jusqu’à Dieppe et finalement il se fit couler par un strike de Beau-fighters au large de la Hollande. Roulements à billes et forteresses volantes A la réception des prévisions mensuelles de météo, les directeurs du « planning » à l’Etat-Major américain avaient décidé in extremis de profiter des derniers beaux jours de l’année pour bombarder Schweinfurt. A Schweinfurt, au sud-est de Brème, en plein cœur de l’Allemagne, s’étendait l’énorme fabrique de roulements à billes, la plus importante de l’Europe occidentale. C’était un objectif n° 1. Si la 8e Air Force n’attaquait pas le 13 octobre, il fallait attendre au moins quatre longs mois d’hiver avant de retrouver des conditions météorologiques aussi favorables. Et, en quatre mois, la production de cette usine allait alimenter la fabrication de milliers de moteurs d’avions pour la Luftwaffe. Ce fut une course extraordinaire contre la montre. En quarante-huit heures il fallut mettre cette opération au point. Ce n’était point petite affaire que d’imposer un secret absolu à une centaine d’aérodromes, que de mobiliser près de 1 300 avions de chasse anglais et américains, que de charger de bombes 700 Forteresses Volantes et de préparer les bandes de cartouches de dix mètres alimentant chacune de leurs 8 400 mitrailleuses… Pour la première fois également, des Spitfires allaient survoler l’Allemagne. En effet, comme les quadrimoteurs américains devaient rester pendant plus de quatre heures au-dessus du territoire ennemi, une formidable réaction de la Luftwaffe était à prévoir. Celle-ci disposait entre la Belgique et le Danemark d’environ 3 000 Messerschmitts et Focke Wulfs. L’Armée de l’Air américaine, prévoyant les difficultés des Thunderbolts et des Mustangs surchargés de travail, à court de munitions et d’essence, avait demandé le renfort de la R. A. F. Mais les Spitfires – intercepteurs à haute vitesse – n’étaient point destinés à l’escorte à longue distance, et il leur fallait des réservoirs supplémentaires spéciaux pour augmenter leur rayon d’action jusqu’à Brème. En trois jours, pas un de plus, une usine anglaise de Watford se chargea d’exécuter 800 réservoirs de 500 litres. Près de mille ouvriers travaillèrent jour et nuit, et le 13 octobre à l’aube, les mécaniciens de la R. A. F. les montaient sous le ventre des Spitfires… A la dernière minute, alors que tout le monde était à bout de nerfs, il y eut contrordre : l’heure H était reportée au lendemain 12 heures. 14 octobre 1943. Dès huit heures du matin, les Forteresses et les Liberators lourdement chargés commencent à prendre leur vol partant de trente-sept aérodromes. Pendant une heure, ils tournent autour de Hull pour se former impeccablement en 10 « boxes » de 70 appareils chaque, emboîtés aile dans l’aile. 09 h 15. Les Spitfires décollent à leur tour, pour les escorter jusqu’aux îles Frisonnes. 10 h 40. Trente-neuf squadrons de Thunderbolts (25 de la IXe Air Force et 14 de la VIIIe Air Force) vont rejoindre l’armada pour prendre leurs postes de garde, tandis que les Spitfires font demi-tour. 11 h 15. Vingt groupes de Lightnings et douze groupes de Mustangs partent pour protéger les gros quadrimoteurs dans leur ultime approche de l’objectif. Il était prévu que les Spitfires – réarmés et ravitaillés – devaient repartir vers 12 heures afin de couvrir la retraite de l’ensemble, le rendez-vous étant fixé pour 13 h 15 à la frontière germano-hollandaise… Les dix-huit groupes de Spitfires désignés pour participer à l’opération avaient été massés sur quatre aérodromes de la côte du Norfolk, afin de réduire au minimum les distances mortes à couvrir. Le premier décollage de 9 heures avait été pénible à cause de la surcharge des appareils à laquelle les pilotes n’étaient point accoutumés. Deux Spitfires s’écrasèrent en flammes. De nombreux autres eurent des avaries de pneus et surtout des ennuis de réservoirs avec des « air locks » dans les canalisations. Jacques et moi étions de ces derniers. L’atterrissage sur nos pneus fragiles avec 500 litres d’essence sous le ventre et 700 litres sur les genoux fut délicat – « sur des œufs » dit Jacques. La rage au cœur, nous vîmes l’essaim des Spits disparaître dans la brume matinale, cap sur l’Allemagne. Les mécaniciens se mirent aussitôt au travail pour vidanger et vérifier les réservoirs, tandis que sous l’aile de nos avions, nous dormions en prévision de la deuxième mission. A 11 h 45, les escadres de Spitfires revenaient, et des nuées de mécanos, perchés sur les camions-pompe, se ruèrent pour les ravitailler en un temps record, tandis que les pilotes, titubant sur leurs jambes engourdies mangeaient un sandwich et buvaient en vitesse une tasse de thé. Ils étaient déçus et peu loquaces. Tout s’était bien passé, pas mal de flak, mais jusqu’au moment où ils avaient quitté leurs protégés – c’est-à-dire 10 h 30 – pas un chasseur allemand n’était intervenu. Quelques minutes avant midi, alors que nous commencions à nous installer à nouveau dans nos cockpits, les haut-parleurs appellent : « Hullo, Hullo, Station Commander calling all pilots. The big boys over Germany are being very heavily engaged by overwhelming enemy fighter forces. « Squadrons are to take-off immediately in order to release the actual escort. « The utmost is to be done to bring home safe the Fortress Boys who have been doing a grand job to-day. Hurry-up and good luck to all ! » « Allô, allô ! Ici le Commandant de la base, appelant tous les pilotes. Les « grands garçons » sur l’Allemagne sont attaqués en ce moment par de très puissantes forces de chasseurs ennemis. Les squadrons décolleront immédiatement pour relever l’escorte actuelle qui est à bout de souffle. Vous devez faire le maximum d’efforts pour ramener sains et saufs les équipages de Forteresses, qui ont fait un beau travail aujourd’hui. Dépêchez-vous, et bonne chance ! » A 12 h 04 les squadrons 132,602,411 et 453 décollaient de Bradwell Bay. Jacques et moi volions respectivement comme n° 3 et n° 4 dans la Section Yellow menée par Sutherland. 13 h 15. « Attention Clo-Clo, douze Boches au-dessus, five o’clock ! » Jacques parlant français dans la radio se fait aussitôt vertement rappeler à l’ordre par Maxie. « Shut-up bloody Frenchman » Les nerfs de tout le monde sont à fleur de peau. Il y a bientôt une heure et demie que nous volons à dix mille mètres d’altitude dans une température arctique. Les cadrans des instruments de bord dansent devant mes yeux fatigués, et parfois tout se brouille – altimètres, horizons gyroscopiques, badins, « turn and bank », thermomètres de radiateur, d’huile, de têtes de cylindres, manomètres, voyants lumineux – dans une salade de chiffres et d’aiguilles. Je suis obsédé par le réservoir qui alourdit mon Spitfire. Au chronomètre, j’ai encore théoriquement sept minutes d’essence à user avant de le larguer. Mes reins me font mal, mes orteils sont gelés, mes yeux pleurent, mon nez coule… tout va mal. C’est un invraisemblable cafouillis. Le temps, si beau jusqu’à midi, s’est gâté, et de grands bancs de nuages et de brume s’élèvent verticalement depuis le sol comme des remparts. En traversant un de ces gros strato-cumulus, Jacques et moi avons perdu contact avec le reste du squadron. Maintenant, nous sommes perdus dans cet enfer, et nous collons nos deux Spitfires l’un à l’autre éperdument pour essayer d’aller jusqu’au point de rendez-vous. Mais – au fait ? – il semble bien passé, ce foutu point de rendez-vous, et comment reconnaître quelque chose dans cette foire d’avions et de nuages ! Impossible de faire réellement le point. En dessous, à gauche, se découpent les dernières îles Frisonnes – jaunes et arides sur la mer grise. Quelque part à droite, sous la brume, il y a Emden et les herbages gras bordés de canaux de la Hollande du Nord. Loin déjà, derrière nous, il y a le Zuiderzée. En l’air, c’est un cauchemar. Je n’ai jamais encore rien vu de semblable… Des grappes de flak surgissent du néant et s’accrochent silencieusement aux flancs des nuages. Des masses de chasseurs allemands naissent partout – inquiétant phénomène de génération spontanée. Nous croisons des Lightnings et des Mustangs qui rentrent à tire-d’aile, casiers à munitions vides, avec leurs pilotes hagards et épuisés se faufilant entre les nuages pour éviter le combat. Enfin, voilà les bombardiers ! C’est une panique effroyable. C’est la première fois que sous l’effort conjugué de la flak et des avalanches de Junkers 88, de Messerschmitts 410 armés de lance-fusées, des boxes de Forteresses ont été rompus, disloqués., émiettés. Sur les gros quadrimoteurs dispersés dans le ciel – essayant vainement de se grouper par trois ou par quatre pour croiser les feux – les Focke Wulfs se ruent à la curée. Que de Focke Wulfs ! Il en sort de partout, et, là en dessous, sur les aérodromes hollandais, d’autres se préparent à décoller. Les Spitfires et les bombardiers sont beaucoup trop dispersés pour que l’on puisse organiser un plan de défense. C’est une affaire de « chacun pour soi et Dieu pour tous ». La voix du contrôleur est devenue si lointaine dans la radio qu’elle est imperceptible ; sans elle, sans son soutien et ses conseils, nous nous sentons isolés de notre monde, tout seuls, tout nus, désarmés… C’est miracle que nous n’ayons pas encore été descendus ! Tournant, virevoltant, tiraillant, nous avons réussi à prendre pas mal d’altitude au-dessus de la bagarre. J’ai épuisé la moitié de mes munitions. Il va s’agir de rentrer en compagnie. Jacques repère soudain au milieu du ciel truffé de parachutes et d’avions en feu, quarante Focke Wulfs environ fonçant sur quatre Forteresses qui se traînent et cherchent à protéger un Liberator dont un des moteurs flambe. Que faire ? – Impossible d’appeler à l’aide dans cette infernale mêlée. Tous les Spitfires, à perte de vue, sont engagés dans des « dogfights » tourbillonnants qui semblent se cogner et rebondir sur les nuages comme des boxeurs contre les cordes d’un ring. Un coup d’œil à mon chrono. Plus que deux minutes d’essence. Tant pis, ce ne sera pas une grosse perte. « Hullo Jack, dropping my baby » Je me baisse et tire vigoureusement la poignée de largage, tandis que Jacques surveille. Allégé mon Spitfire fait un bond. « O. K. Jack, your turn ! » Le réservoir de Jacques tombe en virevoltant dans une pluie d’essence. « Attacking ! » Collimateur allumé, doigt sur la détente, ensemble nous roulons sur le dos et piquons sur les Focke Wulfs disposés en éventail autour des bombardiers. Tout en piquant j’observe et m’efforce d’en choisir un. Ils attaquent partout – de face, de travers, par l’arrière. Une des Forteresses part en vrille, lentement. Une autre explose soudain comme un gigantesque obus de flak, et la déflagration arrache l’aile de celle qui la flanque à droite… un gros champignon sombre s’épanouit d’où coulent des débris incandescents. La silhouette maintenant dissymétrique de la Forteresse diminue et s’estompe, tombe comme une feuille morte. Comme des clous neufs brillant sur un mur, une, deux, quatre, six corolles de parachutes se fixent soudain dans le ciel… Je défile à quelques mètres d’un Focke Wulf désemparé qui traîne un voile noir – inutile de gâcher des munitions, il a son compte ! J’ai l’impression de plonger dans un aquarium rempli de poissons fous ! Rien que des moteurs en étoiles, des ventres jaunes, des croix noires, et des plans carrés qui battent l’air comme des nageoires. L’air est zébré de traceuses multicolores, et mes yeux clignent instinctivement. Nous y sommes. Je bande les muscles de mon ventre en remontant les pieds sur le palonnier afin de résister à la force centrifuge, j’avale ce qui me reste de salive amère, et je redresse sec… Avant même que mon cerveau ait enregistré l’impression, mon doigt a déclenché d’instinct le feu. Une rafale sur le Folke Wulf qui s’écartèle un instant au milieu de mon pare-brise. Manqué ! Surpris, il perd l’équilibre et se dérobe. Jacques le tire et le manque aussi – mais il est suivi par un Messerschmitt gris dont les ailes sont ourlées de feu. Je hurle : « Look out Jacques ! Break right » Vite, je pèse de tout mon corps sur les commandes, la terre bascule en coup de fouet – mais trop tard, le Messerschmitt est hors de portée. Je suis en sueur. 1. « Attention, Jacques ! Dégage à droite ! » Deux Focke Wulfs, devant moi, attaquent en ciseaux une Forteresse qui dérive comme une épave. Un coup d’œil au rétro : Jacques est là. Les filaments rouges de mon collimateur ceinturent un Focke Wulf vert et jaune – bon Dieu qu’il est près ! Les ailes de mon Spit frémissent sous les coups de butoir des deux canons… trois éclairs, un hoquet de flammes et un panache gris se déroule dans son sillage ! Un coup de poing dans l’estomac : je vois une gerbe de lumière sur le flanc d’un nuage, là où était l’avion de Jacques à l’instant – mais c’est sa voix triomphante dans la radio : « Did you see that Pierre ? I got him » Dieu merci, c’était un Focke Wulf, et soulagé j’aperçois du coin de l’œil son Spitfire qui se balance à quarante mètres de moi. Soudain, un coup de tonnerre, une gifle brûlante. Mes tympans sont déchirés par la sirène de l’air qui s’engouffre dans le trou qu’un obus vient d’ouvrir dans mon pare-brise. Bang ! un autre… Frénétiquement je déclenche. Le Boche est si près que je ferme les yeux sous la lueur de ses canons. Mais Jacques est là et le Focke Wulf éclate sous mon nez comme une grenade. * * * Cette fois-ci je perds la notion des choses complètement. Pendant dix minutes, je suis aveuglément les instructions que Jacques me donne par la radio ; quand je reprends le fil de mes idées, nous sommes au milieu de la mer du Nord. A ma droite, il y a une Forteresse Volante trouée comme une passoire, mais qui vole quand même, et à ma gauche se traîne un Mustang au nez rouge. Enfin l’Angleterre. Sur les côtes, je repère quatre Forteresses écrasées dans les champs. Nous nous posons après le quadrimoteur à Mans-ton, épuisés, vidés de toute substance. Nous parquons à côté, du Mustang. Présentation. Le pilote est le fameux major Beeson, commandant le 7e groupe de Mustangs. C’est sa dernière mission car il doit être rapatrié aux Etats-Unis la semaine prochaine. « Jésus – dit-il en riant aux éclats – vite que le gouvernement m’envoie en vacances contre les Japonais ! » * * * L’usine de Schweinfurt a été rasée, mais sur les 680 Forteresses, une centaine seulement est en état de voler encore. Nous avons perdu plus de deux cents équipages. 297 chasseurs allemands ont été abattus, et 111 des nôtres. Tragedies From the outside, Rembrandt's seemed to have it all. He had a great career doing what he loved to do as well as the love of a good woman. While he should have been enjoying a prosperous career he and his wife suffered one great personal loss after another. Within a span of five years each of his three children would die in infancy. In 1641 a son they named Titus would break that cycle. However, tragedy always seemed to prevail. Although their son lived, Saskia's death would come one short year later. Découverte du V1 1" décembre 1943. J’ai l’impression que la R. A. F. a un flying bomb complex. Les Allemands depuis quelques semaines – Hitler en tête – lancent leur campagne d’armes secrètes et la presse neutre est remplie d’histoires horrifiantes de fusées monstrueuses, dirigées par radio, capables de transporter à deux cents kilomètres trois tonnes d’explosif, etc. Nous lisons les journaux en haussant les épaules… Un bel après-midi, cependant, tous les pilotes sont appelés à l’Intelligence Room. Avec une tête lugubre, le Senior I.O. (Intelligence officer ) dévoile une carte à grande échelle du nord de la France, littéralement hérissée de petits drapeaux numérotés : « Messieurs, la situation est grave ! » – et il commence un speech peu réconfortant où il expose en substance les faits suivants : De deux choses l’une, ou les Boches cherchent à nous bluffer, ou ils ont réellement réussi à mettre au point ces engins, et nous pouvons très bien apprendre un beau matin que la moitié de Londres est pulvérisée. Nous choisissons de supposer qu’il s’agit d’un bluff. Mais le Grand Q. G. prend l’affaire au sérieux, et parle de tourner notre offensive de bombardement contre tous ces lieux marqués sur la carte. « En deux mois, l’organisation Todt a entrepris près de deux cents emplacements. Il ne faut pas qu’ils réussissent à en terminer un seul. Les 18 que vous voyez là – marqués par les drapeaux rouges – où le travail est assez avancé, seront bombardés demain par 1 300 avions. « Nous continuerons jusqu’à ce qu’ils soient tous rasés. Maintenant, un dernier conseil, les sanctions les plus graves seront prises contre le premier d’entre vous qui mentionnera ces faits à qui que ce soit. Il ne faut pas affoler le public ! » Les Noballs – c’était le nom que notre code donnait à ces emplacements – se multiplièrent comme des champignons : plus on en démolissait, plus il en repoussait. Si c’était réellement un bluff, les Allemands devaient bien s’amuser. Peu à peu, tous les types d’appareils furent mobilisés et lancés contre la « rocket coast », comme on en vint à appeler la côte de Boulogne à Cherbourg. La 184, avec ses vieux Hurricanes, fut bientôt envoyée à la bataille. Avec leurs quatre bombes-fusées de 60 livres, les malheureux appareils se traînaient à 330 kilomètres à l’heure. Il fallait un courage peu commun pour aller, à cette vitesse, se frotter, en rase-mottes, à la flak allemande. Avec une inconscience et une méchanceté de gosses, nous nous moquions des appréhensions de leurs pilotes. Elles étaient d’autant plus compréhensibles qu’ils commençaient à recevoir leurs nouveaux Typhoons et qu’il était vraiment dur de se faire descendre au moment où leur rêve se réalisait. On ne rit d’ailleurs pas longtemps à leurs dépens… Le 4 décembre, huit Hurricanes venaient juste de passer la côte française, quand une dizaine de Messerschmitt 109 G les attaquèrent. La 184, Squadron Leader Rose en tête, se défendit avec acharnement. Alourdis par leurs bombes et n’ayant que deux 7,7 mm contre trois canons de 20 et deux de 13, les Hurricanes n’avaient guère de chances de s’en tirer. Six furent descendus et les deux autres s’écrasèrent à l’atterrissage, leurs pilotes grièvement blessés l’un et l’autre par les balles allemandes. Et l’on perdit toute espèce d’envie de rire, lorsqu’il fut décidé que les Hurricanes seraient désormais escortés en rase-mottes par des Spitfires. 15 décembre 1943. Il brouillasse et les nuages humides accrochent au passage le haut des arbres. Au moins, on va se reposer aujourd’hui. Attablé devant un œuf au bacon et quelques toasts épais, bien rôtis et bien beurrés je prenais mon breakfast au mess, tout en préparant un petit programme pour la journée. Il y aurait certainement un « general release ». J’allais prendre un bain chaud, puis, après le déjeuner, Jacques et moi nous irions – si sa voiture tient encore debout – à Maidstone. Après le cinéma, nous dînerions au Star et, après une tournée de drinks, nous reviendrions nous coucher. « Hullo ! Hullo ! » Allons bon ! encore ce maudit haut-parleur. « Operations calling. Will the following pilots of 602 squadron report to intelligence immediately » Furieux, j’entends mon nom parmi les huit appelés. Je bois mon café en vitesse, j’étale une double épaisseur de confiture d’orange sur mon dernier toast, et je file. Arrivé à l’« Intelligence » je m’aperçois que je suis le dernier. Tout le monde est déjà là, et devant les mines allongées, je ne suis pas long à comprendre. « Ces salauds du G. G. C. ne veulent tout de même pas qu’on vole par un temps pareil ! » Je remarque que huit pilotes de la 184 sont présents. Tout s’éclaire. Il s’agit d’une des fameuses escortes. Charmant ! Le I. O. nous explique sur la carte notre mission. Les huit Hurricanes doivent attaquer avec R. P. le Noball n° 79 au sud-est d’Hesdin. Comme nos Spits font du 560 alors qu’ils atteignent tout juste 320, il ne saurait être question d’escorte, à proprement parler. Ils doivent franchir la côte française à 10 h 12 et filer droit sur leur objectif. Simultanément, 4 Spits du B et du A Flight doivent respectivement patrouiller Hesdin et Abbeville, prêts à intercepter toute réaction de la chasse allemande. Sur le papier, cela semble innocent – mais en pratique… A 9 h 40, les Spitfires décollent et plongent dans la brume vers Dungeness. Au milieu de la Manche, comme la météo l’avait prévu, la visibilité s’améliore et le plafond s’élève à 300 mètres. La Manche est répugnante ce matin. Ses vagues courtes, panachées d’écume, sont sales, glauques et glaciales. Comme on vole littéralement au niveau de la mer, il faut faire attention aux mouettes, qui ont la vilaine manie de s’emboutir à toute vitesse dans les radiateurs et de s’écraser sur le pare-brise, vous couvrant de sang et de plumes. B Flight nous laisse, se dirigeant vers Point-au-Blanc, plus au nord-est. Bientôt, légèrement à droite, les falaises du Tréport dressent à pic leur masse de craie blanchâtre. On accélère à fond et les 4 Spitfires semblent glisser d’une crête de vague à l’autre. Voilà l’estuaire de la Somme avec ses bancs de sable et ses marécages. Hop ! la plage défile sous mes ailes et je manie doucement le manche pour accompagner le relief du terrain, volant aussi bas que possible. On suit le cours de la Somme jusqu’à Abbeville. Tout est calme au premier abord, pas de flak, tout semble désert et endormi. Tout à coup la danse commence. De chaque côté de la berge, des postes de D. C. A. légère allemande ouvrent le feu. L’air se peuple soudainement de longues traînées incandescentes, les traceurs de 20 mm rouges et verts zigzaguent, donnent l’impression désagréable de vous arriver droit entre les deux yeux et de dévier au dernier moment d’un côté ou de l’autre. Des chapelets de balles lumineuses partent d’emplacements soigneusement camouflés, se croisent sur nos têtes ou ricochent sur la rivière devant nous. Les 37 mm sont bientôt de la partie et les venimeux flocons noirs commencent à surgir de tous côtés. Nous avons beau exécuter de violents virages entre les arbres, nous coller aux haies, la D. C. A. nous accompagne sans relâche. A peine hors de portée d’un poste, on tombe sous le feu d’un autre. Nous tournons 90°à gauche ; pour maintenir la formation parallèle, nous devons nous croiser à toute vitesse. Soudain, je vois Ken arriver sur moi, et je tire sur le manche pour l’éviter. Cela m’oblige à quitter momentanément la protection du sol. Aussitôt trois obus éclatent à quelques mètres de moi, l’un d’eux juste au-dessus de mon aile ; j’entends le grésillement des éclats qui tambourinent comme la grêle sur une plaque de zinc. Droit devant moi, entre deux meules de foin, je distingue des sacs de sable d’où émergent les tubes d’un affût quadruple de 20 mm. Tout autour, de vagues formes grises s’agitent éperdument. Un coup de pouce sur la détente, mes obus lacèrent le parapet dérisoire et les balles de mitrailleuse labourent la terre tout autour. Une des meules prend feu et je garde encore gravée dans ma mémoire l’impression photographique d’un des servants s’écroulant, haché par la rafale. Tout en évitant les obstacles et veillant aux lignes à haute tension qui tendent à 30 pieds au-dessus du sol leur piège mortel, j’observe Jacques qui vole à 200 mètres sur ma droite. Il est visiblement en forme aujourd’hui. A plusieurs reprises, je l’ai vu passer en tranche entre les arbres au lieu de les sauter. Tel que je le connais, il doit jubiler – quant à moi, je préférerais être dans mon lit. ou, à la rigueur, exécuter un fighter sweep (Opération contre la chasse allemande ) à 20 000 pieds… L’inconvénient du rase-mottes à 550 kilomètres à l’heure réside dans le champ de vision très limité. On a juste le temps d’évaluer un obstacle ou un objectif – on ne dispose que d’une fraction de seconde pour éviter l’un et ajuster l’autre – avant de les voir filer sous les ailes. Tous les postes de la D. C. A. allemande doivent être alertés, car les chapelets de traceuses montent de tous côtés. Après quelques minutes, on s’y habitue… Soudain les obstacles disparaissent et s’étalent devant ce que je prends au premier abord pour une grande prairie… C’est un aérodrome ! Je passe sur la lisière et Jacques en plein milieu ! Il a dû se rendre compte du danger en même temps que moi. Une véritable muraille de flak s’élève autour de lui. A chaque instant je m’attends à le voir s’écraser en flammes. Mais il est trop affairé pour prêter attention à ce qu’il appelle « ces petits détails ». Il vient d’entrevoir, dans un coin, trois Messerschmitts 109 sous des filets de camouflage. Désespérément, il essaie de les encadrer dans son collimateur. Risquant le tout pour le tout, il réduit les gaz à fond et essaie de virer sec, l’aile au ras du sol. Rien à faire, sa vitesse est trop grande et la rafale qu’il tire en désespoir de cause s’éparpille contre un mur de clôture. Par contre, sa manœuvre l’amène droit sur la tour de contrôle de l’aérodrome, une bâtisse en bois à deux étages, aux grandes baies vitrées comme un mirador. L’effet de ses deux canons et de ses mitrailleuses sur un tel édifice est terrifiant. Les vitres volent en éclats et les projectiles qui traversent de part en part font un massacre à l’intérieur. J’entrevois des silhouettes qui font irruption par la porte et même par les fenêtres. Furieusement, Jacques garde le doigt sur la détente et continue de tirer à bout portant, dégageant de justesse. Les deux Boches qui occupent le poste de guet sur le toit, voyant le Spitfire leur arriver droit dessus, crachant feu et flammes, n’hésitent pas : ils sautent froidement les deux étages… Tout se passe en un éclair, comme un rêve. J’entends la voix triomphante de Jacques dans la radio : « Hullo ! Pierre, that shook them » Pendant encore dix longues minutes, nous continuons la patrouille, et c’est avec soulagement qu’indemnes – à quelques petits éclats près, par-ci par-là dans les Spits – nous prenons le chemin du retour. Trempés de sueur, jurant que l’on ne nous y prendra plus, nous nous posons à Detling sous une pluie battante et un brouillard à couper au couteau. « Home, sweet Home … » La « douce France », infestée de Boches, est décidément de moins en moins accueillante. * * * 20 décembre 1943. Du coin de l’œil je surveille les Hurricanes qui vont se lancer à l’attaque. La cible, soigneusement camouflée contre la photo verticale, est bien visible dans tous ses détails sous cet angle : les lignes à haute tension aboutissant au transformateur, le bloc de béton de la salle de contrôle, avec ses antennes bizarres, d’où la bombe volante est dirigée… De chaque côté, habilement dissimulées dans le sous-bois, les curieuses constructions basses en forme de skis, dont la raison d’être défie encore l’astuce des techniciens et des Intelligence Officers de la R. A. F., et, enfin, la rampe de lancement, longue de quarante mètres pointée vers le cœur de l’Angleterre. Sur les rails, un énorme cylindre sinistre, long d’environ six mètres, avec deux embryons d’aile… Diable, les choses paraissent, en effet, bien avancées… Tout autour de la Noball, une bande de barbelés, large de vingt mètres et des postes de D. C. A. légers – quinze dans un rayon de huit cents mètres, d’après l’interprétation des dernières photos prises par les Mustangs de reconnaissance, – tous équipés d’affûts quadruples de 20 mm et, sur le toit du bloc de contrôle,. deux affûts simples de 37 mm. Les Hurricanes commencent leur piqué, plongent dans la mitraille. Les traceuses forment un mur mouvant d’acier et d’explosifs autour de la cible. L’inévitable s’accomplit. Impuissant, j’assiste au drame. Le Flight lieutenant Rough-Head, à l’instant où il lâche sa salve de quatre fusées, est touché à mort. Son Hurricane désemparé se redresse avec une violence inouïe, et monte à la verticale, hélice en croix. Au sommet de la trajectoire, une aile flanche, l’avion reste suspendu dans l’espace, immobile, accroché à un fil, puis s’engage en vrille. Comme dans un cauchemar, je vois l’Hurricane du W/O Pearce littéralement fauché par une rafale de 37 mm. L’empennage se détache, l’appareil s’écrase dans le bois fauchant les arbres, semant des jets d’essence enflammée. Les deux autres Hurricanes attaquent simultanément. L’avion du sergent Clive, touché de plein fouet, explose et n’est plus qu’une masse informe de flammes traînant une longue queue de fumée. Par miracle, Bush, l’Australien, est plus heureux : il a réussi non seulement à placer ses huit bombes fusées dans la salle de contrôle, mais encore à se dépêtrer du barrage de flak, malgré une énorme déchirure dans son fuselage sans compter deux balles dans la cuisse et une troisième dans les reins. Je suis pétrifié et je pilote mécaniquement. Tout s’est passé en quelques fractions de seconde. Toujours hors de portée de la D. C. A., nous achevons notre circuit et je me prépare à reprendre le chemin du retour. J’entends Ken qui détache Jacques et Danny pour escorter Bush et qui me crie dans la radio : « Hullo. Beer 3 and 4, take the Hurry-Boy home ! Beer 2, attacking the bloody thing » Le sang se glace dans mes veines. Ken est complètement cinglé. S’il veut se suicider, il devrait se suicider seul… Je ne crâne vraiment pas, lorsque Ken, après une longue feinte dans les vallées voisines, me ramène sur l’objectif. « Line abreast Go ! Attack ! » (Mettez-vous en formation, parallèle et attaquons ) Nous fonçons, rasant le sol à trois ou quatre mètres. Avant même que nous soyons en position, la D. C. A. nous encadre. La précision de la flak allemande est infernale. Cinq postes me prennent immédiatement entre leurs feux croisés. Le cœur battant à se décrocher dans ma poitrine, j’essaie de dérégler leur tir à grands coups de botte au palonnier afin de faire déraper l’avion. Rien à faire. Je suis atteint de plein fouet par trois 20 mm qui traversent mes plans sans exploser. Il ne s’agit plus d’attaquer, mais bel et bien de sauver ma peau. Tous les postes de flak de la région sont maintenant alertés. Ebloui par la cascade de traceuses, je me recroqueville, et je remue instinctivement la tête à droite et à gauche, comme pour les éviter. Je sens que je vais être touché d’une seconde à l’autre et que je vais m’écraser, sans espoir, comme les Hurricanes… Eperdu je me lance dans des manœuvres folles. Risquant le tout pour le tout, je me colle au sol en feintant de violents virages… Je vois l’obstacle trop tard – une rangée de peupliers en bordure d’un canal. J’incline l’avion instinctivement, pressant à fond le palonnier gauche… Avec un fracas terrifiant qui résonne dans le fuselage, et un choc qui m’arrache presque le manche des mains, l’aile droite accroche la cime des arbres. Je ne dois qu’à l’inertie des quatre tonnes de mon avion, lancées à 540 kilomètres à l’heure, de ne pas percuter contre le chemin de halage surélevé, de la berge opposée. Etourdi par le choc, paralysé par la peur, par cette peur physique atroce qui tord les entrailles et vous fait monter à la bouche « l’aigreur de la chair », je sens mes forces partir en eau… Je ne réussis à éviter que d’un cheveu une ligne à haute tension – passant en trombe sous les fils d’acier luisant. Le cœur alors me manque. Perdant la tête, je tire sur le manche, cherchant le refuge du plafond de nuages qui roulent gris et sombres à environ 800 mètres de hauteur. Je perds la protection du sol, et, pendant les quelques secondes que dure ma montée, je suis touché à quatre reprises – un obus explosant dans mon aileron gauche, trois balles dans ma profondeur et une autre au travers d’une de mes pales d’hélice… Jamais l’ombre humide et creuse des cumulus chargés de pluie ne m’a semblé plus accueillante. Il me faut environ une minute pour traverser la couche de nuages, et j’émerge soudain en pleine lumière, baigné de sueur comme à l’éveil d’un cauchemar. Le ciel bleu, le soleil reflété sur la mer de nuages qui défile sous moi, tout est enfin glorieux et rassurant. J’essaie timidement les commandes. Mon aileron a sauté de ses charnières, et n’est plus retenu que par un lambeau d’aluminium. Le revêtement de l’extrados est froissé comme une feuille de papier et le métal brillant apparaît entre les craquelures de la peinture… mon fletner de profondeur, coincé, pèse sur le manche. De retour à Detling, je fais un atterrissage en épisodes – deux ou trois bonds énormes que je dois corriger à grands coups de gomme. Kent s’était déjà posé – quelques minutes avant moi, et a brisé son appareil à l’atterrissage ; son train coincé par une balle n’étant pas descendu, il lui a fallu se poser sur le ventre. Plus tard, en faisant le « post-mortem » de nos appareils, Ken découvrit qu’un obus avait, sans exploser, fracassé une de ses magnétos et traversé une de ses pipes d’échappement. Mon vieux LO-D en avait pour une semaine de réparations. En plus des avaries aux commandes, le fuselage avait été touché par trois obus à la hauteur des cocardes. Un des projectiles avait ricoché sur une de mes bouteilles d’oxygène. J’eus une belle frousse rétrospective à l’idée que, si l’obus avait touché cette bouteille de plein fouet, l’explosion du gaz sous pression m’aurait transformé en chaleur et en lumière… Escortes 21 décembre 1943. Briefing à 10 h 30. Temps magnifique, un froid à fendre les pavés – pas l’ombre d’un nuage dans le ciel. Les ailes des Spitfires ruissellent, car la remorque de dégivrage a air chaud vient de passer. La piste est couverte de verglas. Obligé d’ôter mes gants pour fixer les courroies, j’ai les mains glacées et je ne réussis pas à les réchauffer. J’ouvre l’oxygène en grand pour me donner un peu de cœur au ventre. La glace sur le runwa1, ces derniers jours, a provoqué toute une épidémie d’accidents plus ou moins graves – trains d’atterrissage fauchés, collisions au sol, etc., et nous ne disposons que de 11 avions. Dunbrell, Jacques et moi nous formons la section MAX avec le C. 0. (Commanding Officer – Commandant du groupe). Nous devons patrouiller avec la 132 la région de Cambrai, où les chasseurs boches se sont montrés particulièrement actifs ces derniers temps. Nous montons à 22 000 pieds puis, comme il fait un froid glacial, nous redescendons à 17 000. Ce ciel d’hiver est tellement pur, tellement éblouissant, qu’après à peine vingt minutes de vol au-dessus de la France, nos yeux papillotent. Le contrôleur nous annonce une forte formation ennemie dans les environs, mais il est impossible de distinguer quoi que ce soit à travers l’éblouisse-ment qui nous enveloppe. Par prudence, car la station Grass Seed se fait pressante, nous reprenons de la hauteur… Soudain, wooof ! trente Focke Wulfs sont sur notre dos. Avant même que nous puissions faire un geste, les brutes ouvrent le feu. Un tourbillon d’énormes moteurs en étoile, de fines ailes courtes semant des éclairs, de balles traceuses fusant de tous côtés, de croix noires dispersées… Panique. Tout le monde dégage. En l’espace d’une seconde, l’impeccable formation de combat des deux escadrilles est rompue, disloquée, émiettée dans le ciel. Trop tard ! Le bon gros Jonah descend en flammes et le sergent-chef écossais Morgan, en vrille, une aile arrachée par une rafale de Mauser. La 132 n’est pas plus heureuse. Trois de ses pilotes sont descendus. Un quatrième – nous l’apprîmes plus tard – a réussi à ramener son appareil gravement endommagé jusqu’à mi-chemin, à travers la Manche, puis il a sauté en parachute et a été repêché une heure après. La surprise passée, on se ressaisit. Le capitaine Aubertin qui commande Skittles se trouve soudain isolé : ses numéros 2 et 4 ont été abattus et son numéro 3 s’est évaporé – le pauvre Spencer a reçu un obus de 20 mm à dix centimètres de sa tête, qui a réduit en miettes le poste de radio. A demi assommé contre sa plaque de blindage, il a instinctivement tiré sur le manche, ouvert les gaz et s’est réveillé à 36 000 pieds, absolument seul dans le ciel. Un Focke Wulf se faufile derrière le capitaine, mais le manque. Entraîné par sa vitesse, le Boche le dépasse et de chasseur devient chassé. Aubertin lui règle son compte en cinq secs. Malheureusement, quatre autres 190 le prennent à partie et, non seulement il ne peut voir sa victime s’écraser, mais lui-même ne réussit à s’échapper qu’après une poursuite mouvementée de quarante-cinq milles entre les arbres, autour des clochers d’église et dans les rues des villages. Son Spitfire est touché sept fois. Pendant ce temps, Jacques et moi – contrairement à nos habitudes bien établies – nous suivons Sutherland comme des chiens fidèles et nous avons le plaisir de le voir liquider un autre 190 à six cents yards de portée. L’avion boche se désintègre littéralement en l’air, mais le pilote s’en tire : peu après nous voyons un parachute s’ouvrir en dessous de nous. Danny lance en douce une rafale à un 190, mais le manque. Comme coup dur, ce sweep est vraiment réussi. Sur vingt-trois Spits, six ont été descendus et huit autres endommagés, sans compter celui de Williams, du 132, qui blessé, a dû se poser sur le ventre, roues rentrées… 7 janvier 1944. Il s’agit aujourd’hui d’une longue mission. Nous allons à Reims chercher une forte formation de Forteresses Volantes américaines et de Liberators revenant d’Allemagne. La 602 doit couvrir les trois premiers groupes – cent quatre-vingts bombardiers en tout – et la 132 les trois suivants. Nous décollons à 12 h 10, après un déjeuner expédié en vitesse, et nous poussons jusqu’à 7 000 mètres nos avions alourdis par des réservoirs supplémentaires de quarante-cinq gallons. Après trente minutes de vol, nous laissons Paris à notre droite, que l’on devine, plutôt qu’on ne le voit, sous un manteau de brume et de fumée. En cours de route, des batteries lourdes allemandes décochent quelques salves merveilleusement ajustées qui nous encadrent de près – on s’éparpille immédiatement dans le firmament… Les flocons noirs surgissent de tous côtés. Grimpant à plein gaz avec Thommerson, nous réussissons à nous mettre hors de portée et à reformer la patrouille, non sans difficulté. 10 h 50. Les Boches semblent réagir et les Focke Wulfs doivent décoller de tous côtés car le contrôle commence à s’agiter. Rien encore dans notre voisinage. Bientôt un essaim de points noirs, suivi de plusieurs autres apparaît à l’horizon. Voilà nos bombardiers… Les Thunderbolts et les Lightnings que nous relevons rentrent à leur base, et nous prenons position – par patrouilles de quatre à droite et à gauche de la formation… Spectacle imposant que celui d’un « show » de Forteresses : La. phalange de bombardiers, en impeccable formation serrée défensive – plusieurs blocs massifs d’une centaine de quadrimoteurs, à 8 000 mètres d’altitude, s’étageant dans les trois dimensions, chaque bloc hérissé de quatorze cent quarante mitrailleuses lourdes de 13 mm – s’allonge sur une trentaine de kilomètres… De chaque côté, l’escorte de Spitfires s’échelonne à perte de vue. La couverture haute de Spits VII et IX A, ne révèle sa présence que par de fines traînées blanches de condensation. La visibilité est aujourd’hui splendide. Le ciel est d’un indigo sombre s’éclaircissant vers l’horizon, passant de l’émeraude au blanc laiteux et se confondant, à quatre cents kilomètres d’ici, avec les bancs de brume de la mer du Nord… En bas, la France se déroule comme un tapis magique. Les méandres paisibles de la Seine et de ses affluents, les masses sombres des forêts aux curieuses formes géométriques, le damier multicolore des champs et des prairies, les villages minuscules et enfantins, les villes qui souillent la clarté translucide de l’air d’une tache de fumée accrochée aux couches tièdes de l’atmosphère… Le soleil brûle au travers des cockpits transparents, et pourtant je sens la glace qui se forme dans mon tube à oxygène, et les gaz d’échappement se condensent en mille cristaux microscopiques, marquant le sillage de mon Spitfire dans le ciel. Tout est oublié, la fatigue, la crampe douloureuse dans les reins, les courbatures, le froid qui écorche les orteils et les doigts au travers du cuir, de la laine et de la soie… Çà et là, dans la formation des Forteresses, il y a des vides. De près on distingue des appareils avec un ou, parfois, deux moteurs arrêtés, hélices en drapeau. D’autres ont des empennages déchiquetés, des ouvertures béantes dans les fuselages, des ailes ternies par le feu ou luisantes d’huile noire bavant des moteurs éventrés… Derrière la formation, on voit les traînards, qui, tendus vers la côte, vers le port de salut d’un des aérodromes avancés de l’autre côté de la Manche, ne volent que par un effort sublime de volonté. On devine le sang qui ruisselle sur des masses de douilles vides dans la carlingue, le pilote couvant ses moteurs valides, et suivant anxieusement du regard la longue traînée blanche de l’essence qui s’échappe des réservoirs criblés. Ces Forteresses isolées sont la proie favorite des Focke Wulfs ; aussi les Squadrons détachent-ils deux ou trois paires de Spitfires chargés de ramener chacune d’elles à bon port : travail épuisant, car ces Forteresses endommagées se traînent souvent sur un tiers de leur puissance totale, et cela mène ceux qui les escortent à la limite extrême de l’endurance… Aujourd’hui, Ken nous envoie, Carpenter et moi, pour escorter un. « Liberator » qui ne tient l’air que par miracle. Son moteur n° 3 est complètement. arraché du bâti, et pend, masse de ferraille inerte, sur son bord d’attaque. Le moteur n° 1 est en feu, les flammes grignotent lentement le longeron, et la fumée s’échappe des tôles d’aluminium de l’extrados, gondolées par la chaleur. Par les déchirures du fuselage, les survivants jettent par-dessus bord tout l’équipement superflu – mitrailleuses, bandes de munitions, radio, plaques de blindage… – afin d’alléger l’appareil qui perd lentement de l’altitude. Pour comble de malheur, une des canalisations hydrauliques éclate, libérant une des roues du train i d’atterrissage qui, pendante, augmente encore la résistance à l’avancement. A 1 800 tours minute et moins 2 boosts, 320 km/h, nous devons zigzaguer pour nous maintenir à sa hauteur. Il y a déjà plus de deux heures que nous sommes recroquevillés dans nos cockpits inconfortables, et, nous nous trouvons encore au-dessus de la France, à vingt kilomètres derrière la formation principale. Une dizaine de Focke Wulfs commencent à marauder autour de nous, se tenant à distance respectueuse, comme soupçonnant un piège… Inquiets, Carp et moi, nous nous efforçons de les suivre du regard. Soudain, ils attaquent, deux par deux.. A court d’essence comme nous le sommes, nous ne pouvons que faire face à chaque passe par un 180 degrés très sec, tirer une courte rafale dans la direction approximative du Boche, et reprendre immédiatement notre position par un autre rapide 180 degrés. Le manège se répète une dizaine de fois, mais nous réussissons à maintenir à distance les Focke Wulfs qui finissent par se lasser – du moins le croyons-nous… Au-dessus de Dieppe, les chasseurs boches cèdent la place à la flak. Nous volons à 3 000 mètres environ. La D. C. A. allemande ouvre le feu avec une furie invraisemblable. Une véritable pyramide de flocons noirs chargés d’éclairs apparaît en une fraction de seconde. Violemment secoués par quelques fusants bien ajustés, nous nous séparons, Çarp et moi, et prenons de la hauteur aussi vite que nous le permet notre maigre réserve d’essente… Le pauvre « Liberator » incapable de fournir la moindre manœuvre violente est bientôt encadré. Cependant, alors qu’après quelques secondes angoissantes nous le croyons hors de portée, une explosion se produit, et, coupé en deux, le gros quadrimoteur disparaît soudain dans une nappe de feu. Trois parachutes seulement s’ouvrent… Le cercueil d’aluminium incandescent s’écrase à quelques centaines de mètres des falaises, entraînant dans la gerbe d’écume les huit membres restant de l’équipage… C’est le cœur gros que nous nous posons à Lymphe, réservoirs vides. Heureusement, nous avions souvent plus de chance, et nous réussissions à ramener nos protégés jusqu’à notre aérodrome de Detling, où leur arrivée provoquait toujours une grande agitation – ambulances, pompiers, curieux. Quelle satisfaction, à lire dans les yeux des pauvres bougres épuisés une gratitude sans limites !… Ce fut, dans bien des cas, le réconfort moral de la présence d’une paire de Spits qui leur donnait le courage de tenir jusqu’au bout, de résister à la tentation de sauter en parachute et d’aller attendre la fin de la guerre dans un « Oflag » quelconque… Depart pour les Orcades 17 janvier 1944. C’est aujourd’hui que nous partons pour les îles Orcades. Il y a un brouillard à couper au couteau et les Harrows ne pourront pas venir nous chercher. Alea jacta est – on partira par le train. C’est charmant, quelque chose comme vingt-huit heures de voyage plus ou moins confortable. Nous empilons nos bagages dans les camions et nous allons déjeuner au « Star » à Maidstone, où nous retrouvons Jimmy Rankin et Yule. Quelques dernières tournées de bière, des promesses… Je suis, comme d’habitude, encombré d’une multitude de bagages : mandoline, veste de fourrure, etc. – heureusement Jacques est là pour m’aider. En passant par Londres, nous faisons en bande – vingt-quatre pilotes – un saut au « Chez Moi », club très élégant et « exclusif » de Soho. Au bout d’une demi-heure, le patron craignant pour ses glaces et ses dorures et constatant l’effarement de sa clientèle en robe de soirée et en smoking, vient nous prier de déménager. Quelques arguments bien trouvés, tels que le transfert de son magnifique œillet blanc à la boutonnière de Ken et une menace de déculottage public, suffisent à le calmer. De six heures à neuf heures et demie (notre train était à 10 h 20) nous buvons sec – whisky, bière, whisky… A neuf heures et demie nous sommes ivres, et nous chantons des refrains d’escadrille. I belong to Glasgow ! succède à Pistol packing Mamma et à Gentille Alouette – et peu à peu nous glissons dans une collection de chansons moins honnêtes. Les consommateurs commencent à se sentir gênés, à rougir ou même à s’éclipser discrètement… Robson monte sur la table, renverse quelques bouteilles, et nous commençons à scander en chœur le cri de guerre de la 602 : « Is it one two two ? – No. – Is it one, two, three, four, five, six ? – Siiiiiiuitxx ! – Oh ? – Oooooooh ! ! – One two ? – Twooo ! – One, two, three, four, five ! – Six, Hoooo ! twooooooo ! ! !… » Le capitaine nous rappelle alors gentiment que nous avons un train à prendre… Heureusement d’ailleurs, car au moment où nous nous levons, le propriétaire fait irruption escorté de deux policemen ei d’une demi-douzaine de policiers militaires… Après quelques minutes d’explications confuses, nous finissons par nous en débarrasser, et nous nous engouffrons dans le métro, violant les couloirs à sens unique. Un civil se permet une réflexion déplacée sur « ces bons à rien de la R. A. F. ». Robson et Bob Courly enfilent son parapluie dans l’escalier roulant, qui se coince avec un fracas effroyable. Nous prenons d’assaut un compartiment de métro à Piccadilly Circus, sous les yeux ahuris des voyageurs et nous finissons par nous retrouver à King’s Cross. Nous empilons nos bagages sur les chariots électriques. Carpenter s’installe aux commandes et commence une chevauchée épique le long des quais encombrés de voyageurs, en actionnant à tour de bras la sonnette d’alarme. C’est une telle émeute que le chef de gare se dérange en personne, suivi d’une imposante escorte de « Military Police ». Mal lui en prend, car sa magnifique casquette à galons dorés se trouve quelques minutes plus tard dans la valise de Tommy. Cette casquette figure aujourd’hui parmi les trophées de l’escadrille, entre un casque bleu cucurbitacé de policeman londonien, un béret de général canadien et un calot de colonel de « Panzer Grenadier » ramené de Dieppe par Bill Loud. Les quais sont littéralement noirs de monde et, avec le black-out, il n’est pas commode de s’y reconnaître. Nous arrivons quand même à trouver notre wagon spécial, à la porte duquel un MP et un contrôleur montent la garde. Notre wagon-salon est divisé en deux compartiments communicants. Une partie est occupée par l’escadrille 129 d’Hornchurch qui part également au repos. Nous fraternisons vite. Un tintamarre d’enfer. On chante. Des bouteilles volent de tous côtés… Nous organisons ensuite, vers les deux heures du matin, une petite partie de rugby, qui meurt bientôt, faute de combattants. A trois heures, tout le monde dort, les uns sur les banquettes, d’autres sous les tables, sur le tapis du passage, quelques-uns même allongés dans les filets à bagages… 18 janvier 1944. C’est une piteuse escadrille qui débarque à Aberdeen vers cinq heures du matin… Echevelés, barbus, couverts de suie, la bouche pâteuse, nous devons d’abord décharger nos bagages et les transporter dans les camions et autocars qui nous conduiront à Peterhead. On nous embarque dans deux gigantesques avions de transport « Harrows » et nous empilons nos bagages dans les fuselages. Je remarque que chacun s’assied discrètement sur son sac à parachute. Un imbécile commence à répéter l’histoire d’un « Harrow » descendu par un Junker 88 au cours du même voyage, quelques semaines auparavant. Lors du décollage, tout le monde serre les dents et lorsque l’avion s’arrache, nous poussons un soupir de soulagement et commençons à plaisanter. Pas pour longtemps ! l’air est agité et l’appareil commence à valser, à tanguer, à tomber dans des trous d’air… Les rires jaunissent, s’apaisent et bientôt font place à une expression générale de mélancolie verdâtre. Cet état pathologique reflète la condition de nos estomacs mal remis du mélange corrosif de bière et de whisky… Tous les pilotes ont la tête entre les mains, les coudes sur les genoux, et aucun ne pense à exprimer son admiration pour le splendide paysage couvert de neige qui se déroule sous les ailes de l’avion. Au terme de notre voyage, nous atterrissons titubants, la gorge serrée et dormant debout. Nous vouons à tous les diables le Commandant de la base (Wing Commander R. A. B.), qui s’évertue à nous faire un charmant speech de bienvenue que nous devons écouter au garde à vous, sous les rafales glacées du vent. Skeabrae, en hiver, est une succursale du pôle Nord. Dieu seul sait quel maniaque au G. Q. G. de la R. A. F. eut un jour l’idée d’installer une base de chasse dans ces îles perdues… Quelques heures à peine de jour ; de temps à autre un rayon de soleil perce les nuages blafards, chasse la brume arctique, et révèle un paysage désolé, des rochers dépouillés par le vent qui émergent de la neige épaisse. A quelques kilomètres de nous, encadrée par un chapelet de petites îles semblables à la nôtre, la grande base navale de Scapa Flow abrite derrière ses barrages de mines et ses filets anti-sous-marins la Home-Fleet. Le rôle de la 602 est de déjouer toute tentative de bombardement ou de reconnaissance^ aérienne de la part de la Luftwaffe. Nous trouvons nos avions abrités des tornades glacées dans les hangars de la base éparpillés aux quatre coins de l’aérodrome. . Sept ou huit Spitfires V clipped, clapped, cropped. et surtout quatre magnifiques Spitfires VIII stratosphériques forment notre équipement. Ces Spitfires VIII sont des appareils spéciaux dont les ailes ont été allongées, et qui, grâce à leurs moteurs Rolls Royce 67 à doubles compresseurs et leurs cabines semi-étanches, peuvent monter presque jusqu’à 15 000 mètres d’altitude. Une douzaine seulement d’avions de ce type ont été construits et distribués aux quatre points stratégiques de la Grande-Bretagne. Nos mécaniciens les adoptent vite et les astiquent avec amour. Nous enlevons les deux mitrailleuses d’ailes, ne conservant pour tout armement que les deux canons de 20 mm afin de les alléger. De temps à autre les Allemands risquent un Junkers 88 en rase-mottes pour essayer d’observer les mouvements de la flotte et, tout récemment, un avion de type inconnu a réussi à prendre des photos de Scapa à 14 000 mètres d’altitude. Aussi maintenons-nous toujours en état d’alerte immédiate une paire de Spits V et deux de nos stratos. Une semaine se passe, bien monotone. Un Junkers 88 trop audacieux se-fait bêtement descendre par une batterie de canons Bofors sous le nez de Carpenter et de Ken Charney qui reviennent fous furieux. B Flight pour comble de malheur est détaché aux Shetlands, îles qui se trouvent 100 kilomètres au nord des Orcades. Ils emmènent des mécanos et quatre Spits V. Nous les plaignons avec hypocrisie – autant eux que nous… Jacques et moi inaugurons la « tournée des œufs ». Utilisant le petit biplan « Tiger Moth » de la base, nous faisons deux fois par semaine un raid dans l’archipel, nous posant près des fermes, et raflant tous les œufs. Au bout de quinze jours d’œufs au breakfast, au déjeuner, au thé et au dîner, tout le monde en est écœuré. Ken prétend même que des plumes commencent à pousser sur son dos. Il neige, il vente et il neige encore pour changer. Nous passons notre journée à nous rôtir alternativement le ventre et le dos autour des fameux petits poêles de la R. A. F. Nos pauvres mécanos ont un mal de chien avec les moteurs qui gèlent, et ils passent le plus clair de leur temps à dégivrer les ailes des quatre appareils en alerte. Combat dans la stratosphère 21 février 1944. La comtesse de Ségur intitulerait l’histoire de cette journée « Des conséquences imprévues d’une partie d’échecs ». Jan Blair et Kelly sont en readiness de 10 h 30 à 14 h. Il fait un temps magnifique, mais un froid de canard. N’ayant rien à faire, Jacques et moi, nous jouons aux échecs… A midi, tout le monde part déjeuner, mais nous décidons de finir la partie commencée. Avec envie, Kelly regarde les autres s’en aller – ce froid creuse et, comme d’habitude, il a l’estomac dans les talons. Nous finissons par avoir pitié de lui et offrons de prendre leur place. Ils acceptent avec joie, car il faut bien avouer que ces readiness de haute altitude sont plutôt ennuyeuses… Ils partent. Nous enfilons nos Mae-West, nous installons nos parachutes et nos casques dans les deux Spitfires VIII « strato ». Jacques, qui n’en a pas encore piloté, demande le nouveau à l’empennage pointu. Je cède, après l’avoir traité de tous les noms, et nous reprenons notre partie. 12 h 22. « Echec à la dame ! » me dit Jacques. Ma dame est bien coincée, mais au moment où il étend la main pour la prendre, la sirène d’alarme retentit. Dans le grand branle-bas de combat qui suit, dame, pions, cavaliers, tout vole par terre. Les mécanos s’engouffrent dans le couloir avec un fracas de souliers cloutés. Je sors par la porte en hurlant « Scramblet scramble ». Jacques saute par la fenêtre. En moins de cinquante secondes, je suis installé, attaché, oxygène réglé, moteur démarré, tandis que les mécanos vissent sur moi le cockpit de la cabine étanche. Trois fusées blanches partent du contrôle nous annonçant que la piste est libre. La surface de l’aérodrome est tellement gelée, que nous pouvons sans danger couper à travers l’herbe pour rejoindre la piste. A 12 h 23’35" exactement, plein gaz, nous décollons et déjà le contrôleur nous donne par radio ses premières instructions. « Hullo Dalmat Red. one, Pandor Calling, bandit approaching B for Baker at angles Z for Zebra, climb flat out on vector zero, nine five… Out ! » Je fouille dans ma botte pour y repêcher la table de code qui a glissé entre mes cartes. Je m’énerve et, quand je la retrouve, je dois demander à Pandor de répéter. Bien, un Boche s’approche de Scapa Flow, à l’altitude Z – je consulte la carte – Bigre ! Z signifie 40 000 pieds, c’est-à-dire plus de 13 000 mètres d’altitude. Je prends mon cap, grimpant toujours à pleine admission. Je vois le Spit de Jacques qui se balance à quelques mètres et je devine ses yeux fixés sur moi qui rient sous les lunettes de soleil. C’est une splendide journée d’hiver – pas l’ombre d’un nuage dans le ciel – et le soleil arctique poignarde les yeux. Je mets le chauffage en marche et règle la pression dans ma cabine étanche. « Hullo Dalmat Red one, Pandor Calling, bandit now over B for Baker. Hurry-up. – Hullo Pandor. Dalmat Answering, am climbing flat-out on vector 095 am angels R for Robert » Qu’est-ce que ce contrôleur croit que nous sommes ? des fusées ? En cinq minutes nous voici à 7 000 mètres : ce n’est pas si mal. Pendant ce temps, je réfléchis : ce Boche doit être un appareil de reconnaissance. Avec un temps comme celui-ci, il doit pouvoir prendre des photos parfaites. La D. C. A. de Scapa Flow ne peut tirer à cause de nous, évidemment et la Marine doit pester. Il faut à tout prix que l’on accroche cet avion. Si nous n’avons pas sa peau, les amiraux auront la nôtre au retour… Nous dépassons Scapa et continuons sur cap 095. Ça, c’est sûrement notre animal. Je jette un coup d’œil en arrière et je vois la traînée blanche qui décrit un large cercle sur la base navale, environ 3 000 mètres au-dessus de nous. Je me demande quel type d’appareil ce peut bien être – un des nouveaux Junkers 286 ? En tout cas, il n’a pas l’air de s’en faire, et prend ses photos tranquillement… « Hullo Pierre, Red two here, smoke trail at six o’clock above ! » Nous voici maintenant à 10 000 mètres, entre le Boche et la Norvège. Si nous pouvons grimper encore 2 000 mètres sans être vus, nous lui coupons la retraite. J’ouvre les gaz à bloc, suivi facilement par Jacques dont le Spit est supérieur au mien. Le Boche, toujours sans s’inquiéter – se croyant invulnérable à cette altitude – commence un second tour. La D. C. A. lourde de la flotte s’en mêle, mais les flocons noirs sont nettement au-dessous de la traînée blanche… 13 000 mètres ! Il fait vraiment un froid de tous les diables et j’ouvre l’oxygène en grand. Grâce à la cabine étanche je ne ressens pas de crampes trop douloureuses. La condensation des gaz d’échappement de nos moteurs laisse désormais une épaisse traînée blanche persistante qui s’étire et s’épanouit derrière nos avions comme ie sillage d’un navire. Nous avons le soleil dans le dos. Le Boche se dirige maintenant vers nous – soit qu’il nous ait aperçus et qu’il cherche à nous dépasser avant que nous soyons en condition de l’intercepter, soit qu’il ait tout simplement terminé sa mission. Nos moteurs spéciaux tournent magnifiquement et nos ailes allongées nous portent sans trop de flottement dans l’air raréfié. Jacques s’est placé parallèlement, à 800 mètres de moi, et nous avons gagné encore environ 600 mètres, ce qui nous amène à Ô00 mètres environ au-dessus de l’altitude de notre gibier, qui est à trois kilomètres de nous et se rapproche rapidement. Ce Boche décidément doit être aveugle. « Tallyoo Jacques, ready to attack1 ? – O. K. » Il nous a vus, mais trop tard, nous le prenons en ciseaux. A notre surprise c’est un Messerschmitt 109 G équipé de deux gros réservoirs supplémentaires sous les ailes. Brillant comme un sou neuf, il est camouflé en gris clair sur le dessus et en bleu ciel dessous. Il ne porte pas d’insigne de nationalité. Il tourne d’abord à gauche. Mais Jacques est là, qui vire vers lui. Il renverse son virage, m’aperçoit, et soudain, d’un mouvement continu très gracieux, penche un peu plus et roule doucement sur le dos, piquant à la verticale dans l’espoir de nous semer. Sans hésiter nous le suivons. Il pique tout droit vers la mer grise qui semble figée, sans une ride. Il est 800 mètres devant nous, avec ses réservoirs toujours accrochés sous les ailes. La vitesse augmente de façon vertigineuse. A ces altitudes, il faut être très prudent, car on atteint vite la vitesse du son, et alors, gare ! On risque fort de se retrouver accroché au parachute, en caleçon, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. Le Boche se sert à profusion de son dispositif de 1. « Taïaut ! Jacques ! – prêt pour l’attaque ? – Oui, tout va bien. » surpuissance GM-1 et continue à garder son avance. A 8 000 mètres, mon badin indique 850 kilomètres à l’heure, c’est-à-dire une vitesse réelle de 1 200 kilomètres à l’heure ! J’ai les deux mains sur le manche, et je pèse de toutes mes forces sur les commandes pour maintenir l’avion sur une trajectoire rectiligne. Le moindre écart ferait sauter les plans. Je sens mon Spitfire qui embarde quand même, et je vois la peinture qui commence à craquer sur les ailes, tandis que le moteur emballe. Les commandes sont bloquées… Nous descendons toujours… 15 000 pieds – Jacques me dépasse… 10 000 : Jacques a deux cents mètres d’avance sur moi, et se trouve à six cents mètres du Boche. Il ouvre le feu – juste une courte rafale… Le Me-109 se déchire soudain comme du papier de soie, éclate comme une grenade. Une aile vole d’un côté, le moteur et la moitié du fuselage continuent à tomber comme une torpille, tandis que les empennages et les débris voltigent de tous côtés. Un des réservoirs descend en spirale, laissant derrière lui une traînée de vapeur d’essence enflammée… 8 000 pieds. Il faut redresser. Je tire sur la profondeur, doucement mais fermement. Dans l’air plus dense les commandes accrochent, et je vois l’horizon qui commence à filer sous le nez de l’avion – mais la mer est déjà là ! Ce n’est plus le bloc solide que je voyais à 40 000 pieds – c’est une masse mouvante verdâtre, ourlée d’écume, qui se rue vers mon avion. Je tire sur la manche – rien à faire, je sens que je ne vais pas pouvoir redresser à temps. Alors je risque le tout pour le tout : je donne un tour de manivelle aux compensations de la profondeur… Immédiatement un voile de sang s’étend sur mes yeux, je sens ma colonne vertébrale et mes os qui se tordent, un déchirement dans les entrailles, les joues qui se tirent sur les orbites, comme des doigts, qui m’arrachent les nerfs optiques… Tout est noir. La structure de l’avion craque !… Lorsque je rouvre les yeux, l’élan vertigineux m’a remonté jusqu’à 4 000 mètres. Un filet chaud me coule des narines et tombe sur les gants de soie – du sang. Ma tête tourne. J’entends vaguement la voix du contrôleur dans les écouteurs – mais la force centrifuge a endommagé les lampes de ma radio, et je ne puis distinguer les mots… Je suis seul dans le ciel – je ne vois Jacques nulle part. En bas, une grande tache irisée d’essence et d’huile, une bouffée de fumée que le vent emporte, marquent la tombe du Messerschmitt. Je mets le cap à vue sur les îles à l’horizon et bientôt je distingue le grand barrage de Scapa Flow qui égrène ses ballons brillants comme un collier de perles. De violentes nausées me secouent, et je vole par instinct. Ce n’est que l’idée de la réception que l’on va nous faire à l’atterrissage qui me ranime un peu. Juste comme je me pose, il me semble entendre Jacques dans la radio. Il est donc O. K., grâce au Ciel. Je me pose à contre-piste, et roule machinalement jusqu’au dispersal, et je n’ai même pas la force d’aider les mécanos à dévisser mon cockpit… Sutherland mis au courant par le contrôle était là avec l’Intelligence Officer. Ils m’annoncent aussitôt que Jacques est sain et sauf, et s’est posé sur le ventre dans un champ de l’île de Stromsay, son avion endommagé par les débris du Boche. Tout va donc bien, et on célèbre copieusement la victoire, au mess. Le lendemain les Journaux de Londres sont remplis de l’histoire. C’est à croire que nous avons sauvé toute la flotte britannique. Nous recevons des télégrammes de félicitations – de A. M. commandant le il group, de l’amiral Ramsay C. in. C. Royal Navy, etc. Jacques est ramené de son Ile en canot automobile, frigorifié mais fou de joie. Atterrissages mouvementés 7 mars 1944. Quelle journée pour l’escadrille ! Ce matin, à 6 h 30, Oliver et Danny Morgan partent pour la patrouille de l’aube sur la base navale. A 6 h 40, Oliver réussit, avec une pression d’huile à zéro, à rejoindre l’aérodrome et à se poser sans fracas. Il change immédiatement d’avion et décolle à nouveau. A 7 h 25, OPS (Operations service ) en panique téléphone annonçant qu’Oli a fait un atterrissage forcé sur la minuscule île de Chimpanzey. Je suis la victime, comme d’habitude ; on me désigne pour aller le repêcher. J’embarque avec moi dans le Tiger Moth un armurier et réussis à atterrir sans casse dans le seul champ à peu près possible, où il y avait vingt centimètres de neige et de boue, vent de côté. Oli s’y était étalé, roues rentrées. Je ramène Oli tandis que l’armurier reste pour décharger les canons et les mitrailleuses et démonter l’équipement secret. * * * A 19 h 45, Jacques et moi décollons pour la patrouille de nuit. Le ciel est sans nuages, la lune au premier quart, mais il y a au ras du sol une brume très dense. Pendant un quart d’heure, à deux mille mètres, nous tournons autour du mouillage de la Home Fleet, entouré d’un barrage de ballons. « Look out ! Dalmat Red One, bandit approaching H for Harry from East, thirty miles out, angels O for Orange. – Roger Novar, Red one out… » Allons bon ! nous allons encore jouer à cache-cache. Nous éteignons nos feux de position. Je ne distingue l’avion de Jacques que par la légère lueur des pots d’échappement. A la lumière diffuse d’une ampoule rouge fixée sur le côté du cockpit, je décode le message à l’aide de la carte du jour. Le Boche, d’après les informations que l’on vient de me transmettre, doit s’approcher de la station de radio-location de Fair-Isle, à moins de mille pieds d’altitude. « Hullo Dalmat Red One, steer zero, six, zero – open up if you can, bandit very fast » Nous ouvrons plein gaz et, aussitôt passé les montagnes du Mainland, nous descendons au niveau de la mer. Il est en effet plus facile de distinguer par mauvaise visibilité un avion de bas en haut que de haut en bas – surtout au-dessus de l’eau… Le contrôleur n’a pas l’air dans son assiette ce soir, et, après nous avoir fait suivre une bonne douzaine de caps contradictoires entre les petites îles, à la poursuite d’un vague Junkers 88, il nous donne l’ordre de rentrer. Il est 20 h 30. La visibilité est de plus en plus mauvaise, et Jacques est obligé de venir en formation encastrée pour ne pas me perdre. Je me concentre sur les instruments et à intervalles réguliers, j’appelle ma station de radio afin d’obtenir un « gonio » de ma position. Nous finissons par nous retrouver au-dessus de la base, que l’on devine plutôt qu’on ne la voit, grâce aux vagues feux rouges réglementaires indiquant les obstructions au sol. « Hullo Control, Dalmat Red One calling, over base, about to pancake K » En réponse, le chef de piste allume les rampes d’atterrissage dont les feux soigneusement voilés clignotent dans la brume – indistincts, mais réconfortants. Le brouillard s’épaissit, mais tant que j’aurai ces feux je ne me perdrai pas… Ragaillardi par cette pensée, je décide d’ajouter un quart d’heure à mon total de vol de nuit, et je laisse Jacques se poser le premier. Une dizaine de minutes plus tard, je commence ma prise de terrain et j’ouvre mon cockpit où une brume humide, sentant la saumure, s’engouffre. J’amorce mon dernier virage de 90 degrés, qui m’amène sur la rampe, et baisse le levier du train d’atterrissage. Je réduis les gaz et immédiatement la corne d’alarme retentit à mes oreilles, stridente ! Instinctivement, tout en gardant les yeux sur la piste qui s’approche, je vérifie à tâtons la position du levier et le pousse à fond. Le manque de résistance qu’il m’offre révèle immédiatement la situation – la commande de transmission pneumatique a dû sauter et les roues ne sont pas verrouillées. Ce genre d’accident assez rare est désagréable de jour. De nuit il prend des proportions beaucoup plus graves. Je mets le « flying control » immédiatement au courant de la situation et, ouvrant la manette des gaz à fond, je reprends de la hauteur, ce qui me permettra d’essayer de descendre mes roues par une manœuvre violente. A terre la panique commence. Par haut-parleur on prévient mon commandant, le commandant de la base, l’ambulance, le docteur, les pompiers, etc. Mes efforts s’avérant inutiles, en dernier ressort j’utilise la bouteille d’oxyde de carbone sous pression, mais sans résultats. Je ne suis décidément pas en veine ce soir. Un coup d’œil à ma température me montre le thermomètre du radiateur montant d’une façon alarmante et ma pression d’huile qui commence à dégringoler : 110,115 degrés – 80 livres, 70 livres, 60 livres- Diable ! En effet, sur le Spitfire type V, il n’y a qu’un radiateur, monté de façon dissymétrique sous l’aile droite, et la jambe oléo-pneumatique de mon train à moitié descendu en masque la prise d’air. 120 degrés F étant la limite maxima de température, il me faut prendre une décision rapide. « Hullo Beiltop Control, Dalmat Red One calling, will you put the floodlight on the patch of grass in front of the watch office – out. – Roger Red One » – Compris, Dalmat, j’exécute ! » Comme je dois me résigner à me poser sans roues, avant que le moteur ne saute, je ne puis le faire sur la piste de ciment. Avec les étincelles et l’échauffement produits par la friction de quatre tonnes de métal à 160 kilomètres à l’heure, mon appareil prendrait feu immédiatement. Les 30 000 bougies du « floodlight » illuminent un grand triangle d’herbe en face du contrôle, où je vais essayer de poser mon Spit sur le ventre. La sueur commence à me couler dans le dos et mon maillot colle à la peau comme une serviette mouillée d’eau froide. Je me prépare de mon mieux pour résister au formidable ralentissement – de 160 km/h à l’immobilité absolue en l’espace de trente mètres et d’une demi-seconde. Je serre les courroies de mon harnais, qui m’attachent fermement à mon siège par les épaules et à la ceinture. Je baisse mon siège afin de protéger ma tête en cas de capotage, et je fais glisser en arrière le cockpit transparent que je verrouille fermement ; – ainsi je ne risque pas d’être emprisonné dans un taxi en flammes. Je déboucle mon parachute, je défais mon tube d’oxygène et avant de retirer ma prise de radio j’appelle le contrôle : « Hullo Belltop, Dalmat Red One calling. Coming in now. Switching off to you now. Off » II est temps. Une gerbe d’étincelles continue s’échappe de mon radiateur, et la vapeur de glycol, irritante et toxique, commence à envahir le poste de pilotage. J’aspire une bonne bouffée d’air, et d’une main un peu tremblante je réduis les gaz, hélice au petit pas, je baisse les volets et j’amorce ma prise de terrain… Les lampes qui indiquent les limites du terrain défilent comme des traits de feu, et le triangle lumineux se rue vers moi. J’arrondis à trois ou quatre mètres, encore dans l’ombre… Soudain, mon avion surgit dans le flot éblouissant de lumière bleue. A tâtons je coupe les contacts, et ferme les robinets d’essence. Un nuage de fumée bouillonne à droite et à gauche du capot. Je retiens mon souffle, les yeux fixés sur l’herbe qui passe sous mes ailes. Je devine l’ambulance qui me suit à toute vitesse suivie de la voiture de pompiers. Je tire doucement sur le manche, encore, encore, ramenant ma vitesse au minimum – 145 kilomètres à l’heure. Mon hélice doit maintenant frôler le sol, l’avion commence à trembler, et brutalement je colle le manche à mon siège des deux mains… Toute sustentation enfuie, l’avion s’écrase au sol dans un bruit effroyable. Des morceaux de pale d’hélice voltigent, une gerbe de terre, de mottes de gazon s’élève, arrachée par mon moteur qui laboure le sol. Le canon gauche se tord comme un fétu de paille déchirant l’air. Le choc me projette en avant avec une violence inouïe, et les courroies de sûreté me rentrent dans la chair, me cisaillent les épaules. Ciel ! pourvu qu’elles tiennent ! – sinon je vais m’écraser le visage contre mon collimateur. Je ressens une douleur aiguë dans le genou droit : les câbles d’ailerons en sautant ont violemment lancé le manche contre ma jambe. Entraîné par l’inertie formidable, l’avion se dresse sur le nez, se soulève sur une aile et, pendant une angoissante fraction de seconde, je me sens suspendu dans l’espace, cramponné désespérément au pare-brise, un pied sur le tableau d’instruments, avec la terre toute droite, comme un mur devant les yeux… Va-t-il passer sur le dos ? Avec un fracas de tonnerre qui se répercute dans la boîte d’aluminium tendu du fuselage, l’avion retombe sur le ventre- Une dernière secousse, et le silence… un silence qui déchire les tympans. Une goutte de sueur coule le long de ma joue… Puis soudain c’est le grésillement du glycol et de l’essence vaporisés contre les parois rougies à blanc du moteur. Une fumée épaisse commence à surgir par tous les interstices du capot… La cloche de l’ambulance me ramène à la réalité. D’un coup de coude, j’ouvre la porte, je lance mon casque dehors, saute sur l’aile couverte de terre, arrache le parachute du siège, et, oubliant la douleur lancinante de mon genou, je m’éloigne au plus vite de l’avion… Je parcours quelques mètres, chancelle et tombe dans les bras de Jacques tout essoufflé, qui vient de courir à mon secours d’une seule traite les cinq cents mètres qui séparent le lieu de l’accident de notre dispersal. Brave vieux Jacques ! Appuyé à son épaule, je boite en sûreté jusqu’aux spectateurs dont les silhouettes se détachent à distance respectueuse, dans la lumière des floodlights. Les pompiers sont déjà en train d’arroser l’avion de neige carbonique. Je m’assois sur le gazon. Quelqu’un m’offre une cigarette toute allumée, et les infirmiers et le docteur s’empressent autour de moi. Un crissement de freins, et, échevelé, mon Squadron Leader surgit de sa voiture… Il avait quitté précipitamment le cinéma comme le haut-parleur annonçait qu’un avion était en difficultés. « Hullo Closter old boy ! Are you OK ? » On m’enfourne dans l’ambulance malgré mes protestations, et l’on m’emmène jusqu’à l’infirmerie où m’attend une tasse de thé bien sucré avec une dose généreuse de rhum. Mon genou est déjà très enflé et tout bleu – mais le docteur dit que ce n’est pas grave. Il examine ensuite mes épaules où les courroies ont tracé deux sillons pourpres et douloureux. Au fond, je l’ai échappé belle ! 8 mars 1944. Aussitôt après le breakfast, je vais examiner les traces de mon atterrissage mouvementé. L’avion gît au bout du profond sillon que le capot a labouré comme un soc de charrue dans la terre grasse, semant en route les radiateurs d’huile et de glycol. Les pales d’hélice en matière plastique se sont brisées au ras de la casserole, éclatant en mille morceaux éparpillés de tous côtés Après il me faut remplir une douzaine de « crash-reports 1 » et, comme d’habitude, l’officier mécanicien cherche à me prouver par A plus B que c’est de ma faute. On discute vivement, jusqu’au moment où, en démontant la pompe à fluide hydraulique, il s’aperçoit que l’axe en est cassé. Comme je n’ai vraiment pas pu le briser avec mes dents, il est bien obligé de convenir que j’ai fait ce que j’ai pu. Sutherland et Oliver, de leur côté, repêchent les « pilots notes » du fond des tiroirs pour prouver que j’ai agi correctement dans les circonstances, et me défendent avec énergie. Après une interview mouvementée avec le Station Commander, à qui je fais une longue dissertation technique (à laquelle il ne comprend d’ailleurs rien), je me retire au mess avec complète absolution. Bombardement en piqué La question des Noballs tracasse toujours considérablement la R. A. F., et à notre retour des Orcades, on décide d’équiper des Spitfires de bombes de 250 kilos, et les faire bombarder en piqué les postes de bombes volantes. La 602 et la 132 sont les deux groupes cobayes de l’histoire. Le 13 mars, nous partons avec nos Spitfires IX B, que nous avons récupérés, pour Llambeder, au nord du Pays de Galles, le long de la mer, pour y faire les premiers essais. La technique du bombardement en piqué sur Spitfire est toute particulière, car la bombe est accrochée à la place du réservoir supplémentaire, sous le ventre de l’avion. Si l’on bombarde à 45°, la visée est très difficile. Après de multiples essais plus ou moins piteux, Maxie met une méthode au point : Les douze avions du groupe arrivent 3 500 mètres au-dessus de l’objectif en échelon « refusé » très serré. Dès que le chef de patrouille voit la cible apparaître sous les bords de fuite de son aile, il bascule, suivi de ses équipiers, et pique, à 75°. Nous prenons l’objectif individuellement dans le collimateur, et on descend à plein moteur jusqu’à mille mètres. Là on commence à redresser en comptant jusqu’à trois, et on lâche la bombe. C’est assez rudimentaire, mais au bout de quinze jours, le groupe loge ses douze bombes dans un cercle de cinquante mètres de diamètre. Pendant les trois semaines que nous passons à Llambeder, nous sommes les bêtes curieuses que tous les hauts personnages du Quartier Général interallié viennent visiter. A chaque fois nous faisons une démonstration. Ils en ont pour leur argent. A la première visite, le pauvre Fox reçoit à 700 à l’heure la bombe de Dumbrell sur la figure et saute in extremis en parachute. A la deuxième visite, une bombe, celle de Maconachie, refuse de se décrocher. Il décide de se poser avec, et fait un passage au-dessus du terrain pour prévenir. Pendant son passage la bombe se décroche et explose en plein milieu de l’aérodrome au grand émoi de nos visiteurs qui sont couverts de boue et de terre… A vrai dire, à part Max et Remlinger qui sont des enthousiastes perpétuels, et ne rêvent que plaies et bosses, personne n’est très chaud pour ce genre de sport ; nous préférons attendre les premiers résultats contre un objectif bien défendu par la flak, pour nous faire une opinion. Entre-temps, on nous fait des « amphis » perpétuels sur les Noballs. Depuis les premiers bombardements massifs au cours desquels en quatre mois 16 432 tonnes de bombes avaient été déversées sur les postes de lancement, les Allemands avaient étudié un nouveau type d’installation, très simplifiée, dont ils construisaient plus de cinquante par mois, fort bien camouflés, et difficiles à repérer. Le dispositif allemand comprenait neuf secteurs, dont quatre dirigés contre Londres, et cinq autres visant respectivement Southampton, Portsmouth, Plymouth, Brighton, et les ports de Douvres et Newhaven. D’après les dernières informations, la bombe volante, ou V-l, est un engin propulsé par réaction, portant, à une vitesse d’environ 680 kilomètres à l’heure, une tonne d’explosif à une distance de 400 kilomètres, et d’une très grande précision, de l’ordre de 1 000 mètres. * * * Nous retournons à Detling le 8 avril, et nous attendons sans trop d’impatience notre première mission de bombardement en piqué. 13 avril 1944. Hier, pour la première fois, des Spitfires ont bombardé en piqué le continent. La 602 et la 132 ont attaqué l’emplacement de lance-torpilles volantes de Bouillancourt, à vingt kilomètres au sud du Tréport. Quoique notre objectif se soit trouvé dans une région truffée de D. C. A. légère, les Allemands furent tellement surpris de voir descendre vingt-quatre Spitfires, portant chacun une bombe de 250 kilos, que la flak n’ouvrit le feu que lorsque nous fûmes hors de portée. 14 avril 1944. Aujourd’hui, nous répétons cette plaisanterie en grand style. Nous devons bombarder Ligescourt, à côté de la forêt de Crécy. C’est beaucoup moins drôle, car il y a, dans un rayon de 2 000 mètres autour de l’objectif, neuf canons de 88 mm, et vingt-quatre pièces de 20 et 37 mm – sans compter que nous sommes à portée des formidables défenses d’Abbeville. On décolle à 12 h 25. Nous devons attaquer les premiers, suivis du groupe australien (453), tandis que la 132 nous couvrira contre une possible réaction de la chasse ennemie. Nous passons la côte française à trois mille mètres et Sutherland nous met en position pour l’attaque : « Max aircraft, echelon port Go … » Les douze avions s’échelonnent en formation serrée sur la gauche. Je suis le dixième et je ne crâne pas du tout ! « Max Aircraft, target two o’clock below » Je distingue le bois de Ligescourt juste sous mon aile, et je reconnais l’objectif – encore un poste de torpilles volantes habilement camouflé entre les arbres – d’après les photos que l’on nous avait montrées au briefing. Nous sommes maintenant à la verticale. D’un revers de main je baisse les contacts qui fusent mon projectile, et enlèvent la sûreté du lance-bombes. « Max, Going Down » Comme un éventail qui se déploie, tous les Spitfire passent sur le dos l’un après l’autre, piquant tout droit… La flak cette fois ouvre le feu immédiatement. Les chapelets de traceurs commencent à monter vers nous. Les obus explosent à droite et à gauche, et, juste au-dessus de nos têtes une couronne de fins flocons blancs d’auto-destruction des 37 mm se forme, à peine visible contre les cirrus qui zèbrent le ciel… Avec notre lourde bombe, l’accélération est prodigieuse : en quelques secondes on fait plus de 700 kilomètres à l’heure. Je commence à peine à prendre l’objectif dans mon collimateur, que les premières bombes éclatent au sol – une rapide lueur suivie d’un nuage de poussière et de débris. Les appareils des sections Max et Skittles remontent déjà verticalement, zigzaguant de tous côtés dans le ciel, suivis tenacement par la D. C. A. Mon altimètre indique déjà mille mètres, je concentre sur ma visée, tire doucement sur le manche afin de laisser la cible glisser sous le nez de mon Spitfire, commence la ressource – brutale à cette altitude – comptant à haute voix « un, deux… trois »… et je presse le bouton du lance-bombes… Pendant les quelques secondes qui suivent, sous l’action de la violente force centrifuge, je perds un peu la notion des choses. Je me retrouve accroché à l’hélice, plein gaz, à deux mille cinq cents mètres. La D. C. A. semble nous avoir abandonnés. Un virage à gauche m’en donne vite la raison. La 453 commence son piqué. Les avions cascadent vers le sol et ne sont plus bientôt que des taches minuscules qui s’estompent dans le paysage- La flak redouble. Soudain, il y a un éclair, et un des Spitfires passe sur le dos laissant une traînée de glycol en feu et s’écrase en plein milieu de la cible – un spectacle horrifiant, auquel je ne puis m’habituer… « C’est un coup dur – m’explique au retour un des camarades du pilote tué – Bob Yarra était le frère du fameux « Slim » Yarra de Malte, descendu lui aussi par la flak, l’année dernière… » Bob avait été touché de plein fouet par un obus de 37 mm entre les radiateurs alors qu’il piquait à 700 kilomètres à l’heure. Les deux ailes du Spitfire se plièrent immédiatement sous le choc, et se détachèrent faisant sauter au passage l’empennage, arrosant de débris les avions qui suivaient, et qui durent violemment s’écarter… Trois secondes après, l’avion percutait au sol, et explosait. Pas l’ombre d’une chance de s’en sortir. Décidément ces Noballs commencent à nous coûter cher. Le débarquement en Normandie Le grand moment approche. 4 mai. L’escadre 125 quitte Detling pour s’installer à Ford, près de Brighton. Le transfert des avions s’effectue par très mauvais temps, et avec Ken Charney notre patrouille de huit doit se poser sous une pluie battante et une visibilité zéro sur un terrain américain près de Dunge-ness. Ce sont des groupes de Thunderbolts arrivés une semaine auparavant des Etats-Unis. C’est la première fois que les pilotes américains voient des Spitfires de près. Ils sont stupéfaits de voir que l’on vole par un temps pareil (dame ! l’Angleterre n’est pas la Californie) et la maniabilité de nos appareils, nos glissades, nos approches en S les laissent rêveurs… Sur la fin de l’après-midi le temps s’éclaircit, et nous leur faisons une démonstration de décollage en chandelle. Avec nos Spits IX B nous arrachons du sol en cinquante mètres, tandis qu’il faut presque huit cents mètres à un Thunderbolt chargé. Je fais un tonneau lent au ras des marguerites aussitôt après avoir relevé mon train. A Ford, il y a déjà douze groupes de chasse. Congestion générale des pistes, des locaux, et nous décidons de loger sous la tente, près de nos avions au lieu d’habiter une grande bâtisse réquisitionnée à dix kilomètres de l’aérodrome près d’Arundel. L’emploi du temps est assez chargé. Le 8 mai, deux bombardements en piqué. Le 9 mai deux bombardements en piqué, dont une attaque contre le fameux viaduc de Mirville. A Mirville, très chaude réception de flak automatique, et le communiqué officiel, publié dans la presse est le suivant : « Des groupes de Spitfires ont piqué au travers d’un mur de flak pour attaquer le grand viaduc de Mirville sur la voie de chemin de fer Paris-Le Havre. Le viaduc a 39 arches. Les Spitfires l’ont touché au centre et à l’extrémité nord. » Pour ceux qui connaissent la sobriété des communiqués de la R. A. F., le terme « mur de flak » n’était pas une exagération. D’ailleurs le bombardement a été assez pitoyable, et j’ignore quels furent les deux héros de la 132 ou 602 qui touchèrent le but. Ma bombe en tout cas est tombée à plus de deux cents mètres du viaduc. Gerald et Cannuck sont portés manquants à la suite de cette histoire. Le 10 mai dans la matinée, je fais un « sweep » – escorte de Marauders – qui dure 2 h 20. Nous rencontrons des Boches très habiles dans une formation mixte de Me 109 et Focke Wulfs 190. Maxie Sutherland en descend un, Jacques très probablement un autre ainsi que Yule. Quant à moi je tire comme un âne. Dans l’après-midi du même jour, re-bombardement en piqué de la Noball 38. Le 11, bombardement en piqué de la Noball 27 (Ailly-le-Vieux-Clocher). Le 12, bombardement en piqué d’une jonction de voie ferrée à Steenbaque. Le 13, deux missions de bombardement en piqué, dont une sur la Noball 86 défendue par une formidable flak. Mon dispositif de vitesse constante saute dans mon hélice – je m’en tire avec plus de frousse que de mal. A cette cadence, nous sommes vite sur les genoux. Le bombardement en piqué est très fatigant pour l’organisme, et nous avons quelques cas assez graves de lésions internes – épanchements de sang dans la plèvre, ruptures dans l’abdomen et autres complications désagréables. Quant à moi, je suis crevé. Heureusement, le 15 mai, le Group Captain Rankin est convoqué au G. Q. G. des Forces Aériennes Expéditionnaires Alliées à Uxbridge. Il m’emmène avec lui comme aide de camp car – dit-il – avec mon uniforme français, je fais très « couleur locale ». Les casemates souterraines bétonnées d’Uxbridge qui avaient abrité le Ground Central Control de la chasse britannique pendant les heures cruciales de la Bataille de Grande-Bretagne, sont devenues le centre de l’aviation alliée pour le débarquement de Normandie. C’est une véritable tour de Babel, où se presse une foule d’uniformes roses et vert olive américains, et gris bleu de la R. A. F. Je n’ai jamais vu de ma vie autant d’étoiles et de galons – jusqu’au coude. Le moindre petit bonhomme que l’on rencontre est au minimum Air Commodore. Les Maréchaux de l’Air ne se comptent plus. Il y a là Leight Mallory, de la R. A. F. qui est le Commandant en Chef, Quesada le grand patron de la chasse américaine, le général Arnold, C. en C. U. S. Army Air Forces, Doolittle, du raid sur Tokyo, etc. Etre dans le secret des dieux n’est pas chose amusante. J’ai les poches pleines de laisser-passer, toute la journée je suis interpellé par les centaines de M. P. qui truffent les entrées et les couloirs souterrains éclairés au néon. Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble sur ce qui se trame. La date du débarquement semble cependant être fixée pour les premiers jours de juin, et la zone comprise entre Le Havre et Cherbourg. Tout ne semble pas aller comme sur des roulettes. Il y a énormément de tirage entre la R. A. F. et la 8e Armée Aérienne Américaine. J’assiste en particulier aux discussions au cours desquelles on essaie de fixer numériquement les effectifs disponibles de la chasse allemande. La production d’avions de chasse destinés à la Luftwaffe, d’après les rapports très précis de l’Intelligence a été du 1er novembre 1943 au 1er avril 1944 de 7 065 chasseurs – dont 150 à réaction, 4 500 environ du type Messer Schmitt 109 G et K et le reste, des Focke Wulfs 190 avec quelques Messerschmitts 410 bi-moteurs. Du 15 novembre au 15 avril, par contre, les pertes de la chasse allemande sont estimées les suivantes : 878 détruits, 102 probables et 347 endommagés par la chasse de la R. A. F. 73 détruits, 5 probables et 22 endommagés par la D. C. A. britannique. La 8e Air Force américaine prétend, elle, que ses bombardiers (Forteresses Volantes et Liberators) pendant la même période ont obtenu les résultats suivants : 2 223 détruits, 696 probables et 1 818 endommagés, tandis que ses chasseurs d’escorte ont remporté 1 835 victoires. Les Anglais estiment que ces chiffres sont ridicules. Ils admettent que les communiqués de presse américains donnent ces résultats pour faire avaler les pertes colossales de l’Air Force dans ses raids de jour, au public américain qui commence à trouver la pilule amère ; mais la R. A. F. se refuse énergiquement à baser ses plans de campagne sur des chiffres publicitaires fantaisistes. La discussion tourne vite à l’aigre. Les Anglais maintiennent qu’il vaut mieux sous-estimer leurs victoires, comme ils le font, grâce à un système très sévère d’homologation par film cinématographique, que de tabler sur des récits individuels difficilement contrôlables. Evidemment, lorsque dans un « box » de 72 Forteresses Volantes, vous avez trois cents ou quatre cents mitrailleurs tirant sur une vingtaine de Focke Wulfs, et que cinq sont effectivement abattus, il se trouve forcément plusieurs douzaines d’hommes qui prétendront, dur comme fer et de bonne foi, en avoir descendu un. De plus, il semble bien extraordinaire que dans un raid comme celui d’Augsbourg 900 chasseurs anglais et américains d’escorte déclarent avoir abattu 118 avions allemands, tandis que 500 Forteresses prétendent à 350 victoires, soit presque un tiers des effectifs mis en ligne par la Luftwaffe, ce jour-là. Dans une même sortie mixte, par exemple, sur le même objectif, au cours d’un combat très sévère, un groupe de la R. A. F. (soit douze Spitfires du dernier type) demande l’homologation de sept victoires, tandis qu’un seul pilote de chasse américain déclare six victoires, dans des circonstances telles qu’à peine une seule aurait été homologuée suivant les normes de la R. A. F. Finalement, on décide de prendre comme chiffre de base un tiers des estimations américaines pour les bombardiers et la moitié de celles des chasseurs, ce qui donne le chiffre encore assez impressionnant de 800 victoires pour les Forteresses et de 900 pour la chasse, soit pour l’ensemble des forces alliées 2 700 Focke Wulfs et Me 109 hors de combat. En comptant les déchets inévitables, les pertes à l’entraînement, cela laisse à la Luftwaffe environ 4 000 chasseurs de première ligne, dont 2 500 au maximum peuvent être affectés au front Ouest. A cela, les Forces Aériennes Expéditionnaires Alliées peuvent opposer en première ligne exactement 2 371 chasseurs (dont 1 764 de la R. A. F.). Nous nous occupons ensuite du planning des opérations préliminaires pour la chasse dans la deuxième quinzaine de mai. Le 21 mai, une offensive générale est décidée contre les moyens de traction de chemin de fer dans tout le nord de la France et la Belgique. 504 Thunderbolts, 433 Spitfires, 16 Typhoons et 10 Tempest participent à cette opération simultanée, 67 locomotives sont détruites, 91 gravement endommagées rien que dans la région Nord de la S. N. C. F. Du 19 mai au 1er juin 1944,3 400 sorties de chasseurs sont effectuées sur la France, la Belgique, la Hollande et l’Allemagne contre les locomotives : 257 locos détruites et 183 endommagées gravement. Ces résultats peu remarquables sont dus à l’inexpérience de la plupart des pilotes peu habitués à ce type spécial d’objectif. En même temps, les chasseurs-bombardiers doivent exécuter un programme très lourd d’attaques contre les ponts routiers et de chemin de fer : 24 ponts sont ainsi mis hors d’usage sur la Seine, 3 à Liège, et d’autres à Hasselt, Herenthals, Namur, Conflans (Pointe Eiffel), Valenciennes, Hirson, Kons, Kartaus, Tours et Saumur. J’ai eu alors l’occasion de voir les photos aériennes prises à la suite du bombardement lourd de la R. A. F. sur Trappes dans la nuit du 6 au 7 mars. Cette importante gare de triage a été complètement détruite. 240 bombes d’une tonne au minimum ont atteint leur but. Les deux tiers des garages de locomotives sont rasés ; toutes les lignes, y compris la voie électrifiée Paris-Chartres, détruites. Toutes les gares de triage de Paris à Bruxelles sont attaquées et rasées dans la période avril et mai. Le plan d’isolement de la zone choisie commence à porter ses fruits. Nous devons ensuite préparer les plans de détail de la couverture du débarquement proprement dit dont la date est désormais fixée au 5 juin. Le rôle de la chasse consistera à détruire, le 4 juin après-midi, les trois principales stations allemandes de radar, à Jobourg, Caudecote et Cap d’Antifer. Le 5 juin, jour du débarquement, elle devra fournir 15 groupes de chasse en permanence pour protéger les convois et les plages. On décide que, pour les jours Jl, J2 et J3, même les réserves stratégiques seront employées, ce qui remonte les effectifs à un total de 3 483 chasseurs et chasseurs-bombardiers dont 2 172 fournis par la R. A. F. Le programme de construction de bases avancées pour nos chasseurs en Normandie est élaboré d’après les prévisions de S. H. A. E. F. Les sites favorables sont repérés après un soigneux relèvement photographique, et, en principe, au Jour J plus 10 – c’est-à-dire le 15 juin – nous devons théoriquement disposer de : 3 E. L. S. (Emergency Landing Strips), bandes de terrain plus ou moins planes, longues de 600 mètres et larges de 30 mètres, avec une ambulance et une pompe incendie, capables de recevoir des avions en détresse se posant sur le ventre. 4 R and R (Refuelling and Rearming), bandes de terrain compact, bien planes, longues de 1 200 mètres et larges de 50 mètres, avec deux surfaces de dispersion, bien dégagées de 100 sur 50 yards. Ces pistes doivent permettre aux chasseurs de se poser, de se ravitailler et de se réarmer. Un personnel spécial de « R. A. F. Commandos » est prévu, ayant l’instruction technique suffisante pour remplir ces tâches. 8 A. L. G. (Advanced Landing Ground), pourvues d’une piste en treillis de 1 200 mètres sur 50, avec un terrain préparé pour la dispersion et la protection de 48 chasseurs demeurant en permanence. Des installations de D. C. A. fixe sont prévues, ainsi que le logement du personnel navigant et au sol. Elles devront être occupées par huit escadres de chasse. Des équipes spéciales de génie, intitulées « Airfield Construction Units », partiront dès le jour J, avec tout leur matériel de bulldozers, de rouleaux compresseurs, de tentes, de grilles afin de réaliser ce programme. Les lieux choisis sont les suivants : Bazenville, Sainte-Croix-sur-Mer, Camilly, Coulombs, Martragny, Sommervieu, Lantheuil, Plumetot, Longues, Saint-Pierre-du-Mont, Criqueville, Cardon-ville, Deux-Jumeaux, Azeville et Carentan, Chipelle, Picauville, Le Molay et Cretteville. * * * Après quinze jours passés de cette manière à Uxbridge, je ne suis pas mécontent de rejoindre mes camarades à Ford. Comme j’ai dû signer un engagement de ne souffler mot à âme qui vive de ce que j’avais pu voir ou entendre, je ne puis répondre aux mille questions dont tout le monde m’accable. J’ai dû également m’engager à ne pas voler au-dessus des territoires occupés par l’ennemi avant le jour J plus dix heures. La raison en est facile à concevoir. En effet, je puis être abattu, et si jamais les interrogateurs soupçonnent ce que je sais – en particulier la date et le lieu du débarquement – les Allemands ne reculeront devant rien pour me faire parler. Pour éviter toute défaillance, les Anglais qui ne veulent courir aucun risque et ne se font que peu d’illusions sur la résistance humaine à certains arguments, interdisent à toute personne connaissant même un fragment des plans Neptune et Overlord de traverser la Manche et risquer d’être fait prisonnier. * * * Par suite des circonstances atmosphériques, le jour J est reculé au 6 juin. Lié par mon serment, je dois attendre 5 heures de l’après-midi pour voler. Je puis ainsi assister au formidable défilé de planeurs et d’avions transporteurs de parachutistes qui défilent à l’aube, des heures durant. Tout le monde est sur les dents. La 602 fait une sortie à 3 h 55, une autre à 9 heures, une à 12 heures, une à 17 h 30 et finalement une à 20 h 35. Je participe aux deux dernières. Il est difficile de donner une impression d’ensemble du débarquement tel que nous l’avons vu à vol d’oiseau. La Manche est encombrée par un inextricable fouillis de navires de guerre, de bateaux de commerce de tous tonnages, de pétroliers, de transporteurs de tanks, de dragueurs de mines, tous traînant leur petit ballon de barrage, argenté au bout d’une ficelle. Nous croisons une demi-douzaine de remorqueurs peinant, fumant et soufflant, qui traînent une espèce d’énorme tour en béton juchée sur un coffre grand comme un dock flottant – c’est un élément de port préfabriqué, appelé « Mulberry ». Le temps p’est pas fameux. La Manche est hachée de vagues courtes et nerveuses qui semblent éprouver les petits bâtiments. Les nuages bas nous obligent à descendre en dessous de l’altitude Z prévue, et à sortir des couloirs de sécurité. C’est ainsi que nous croisons d’un peu trop près un croiseur de 10 000 tonnes de la classe « Southampton », escorté de quatre grosses vedettes lance-torpilles. Le croiseur amorce immédiatement un zigzag éperdu, et signale à la lampe des tas de choses violentes que personne ne comprend. Personnellement je n’ai jamais pu assimiler le Morse, et encore moins le Morse visuel. Pour éviter des ennuis avec sa D. C. A. nous lui tournons le dos à toute vitesse… Nous longeons la péninsule du Cotentin. Il y a des incendies tout le long de la côte ; un torpilleur entouré de petites embarcations coule près d’une île. Notre zone de patrouille est comprise entre Montebourg et Carentan, et a pour nom de code Utah Beach. Nous couvrons les 101e et 82e Divisions Aéroportées américaines, tandis que la 4e Division qui vient de débarquer marche sur Sainte-Mère-l’Eglise. On ne voit pas grand-chose. Des maisons isolées flambent. Quelques « jeeps » sur les routes. Du côté allemand, pratiquement rien. Deux croiseurs bombardent des batteries côtières près du fort de l’Ilette. Il y a des chasseurs américains plein le ciel, par paires. Ils se promènent un peu au hasard, nous foncent dessus, viennent nous renifler avec suspicion de très près. Quand ils paraissent trop agressifs nous montrons les dents, et nous faisons face en dégageant. Un Mustang sortant d’un nuage, en arrive même à tirer une rafale sur Graham. Le Mustang a de la chance, car Graham dont l’œil est aussi bon que son caractère est mauvais ouvre le feu sur lui, et le manque. L’absence de réaction de la part de la Luftwaffe est bien étonnante. Aux derniers renseignements d’Intelligence ils ont en France 385 bombardiers à grand rayon d’action, 50 avions d’assaut, 745 chasseurs, 450 chasseurs bimoteurs de nuit, des avions de reconnaissance – au total 1 750 avions de première ligne. Ces effectifs seront certainement renforcés sous peu si les terrains ne sont pas trop bombardés. Ma deuxième patrouille est une patrouille de nuit sur Omaha Beach. C’est un cauchemar. La nuit est sombre, avec des nuages bas. Dans l’ombre circulent sans se voir des centaines d’avions aveuglés par les incendies qui font rage, de Vierville à Isigny. La bataille semble féroce dans ce secteur. Sur les plages, la mer déchaînée balaie les débris calcinés de péniches de débarquement, illuminés par les départs des batteries implantées sur le sable. Tous les pilotes concentrent sur leur P. S. V. et cherchent surtout à éviter les collisions. Une cinquantaine de Junkers 88 – la première apparition en force de la Luftwaffe – en profite pour bombarder en piqué, un peu au hasard, les concentrations d’hommes et de matériel qui se pressent dans l’étroite bande de terrain du « beach head ». J’entends par la radio trois pilotes de la 611 qui poursuivent six de ces JU 88, et je reconnais la voix de Marquis criant : « I got one of the bastards » En effet là-bas à gauche, une boule de feu tombe des nuages. Le retour à Ford, dans cette nuit d’encre, avec le brouillard qui commence à se lever, est sportif. Quatre groupes de Spitfires arrivent ensemble dans le circuit. Ce ne sont que feux de positions verts et rouges qui circulent dans tous les sens, jurons dans la radio, grande panique. Presque tous les avions sont à court d’essence et accablent d’invectives le pauvre contrôleur de piste pour obtenir une « landing priority ». Comme Jacques et moi nous avons soigneusement économisé notre essence en prévision de l’atterrissage, nous quittons les abords par trop encombrés et dangereux de l’aérodrome, et nous montons à trois mille mètres, au-dessus de la foule. Nous nous posons tranquillement les derniers. Le mitraillage de St André Les premiers jours du débarquement de Normandie n’ont pas amené dans nos collimateurs les nuées de chasseurs allemands attendus. Nous avons décidé, Jacques et moi, de réaliser un petit projet que nous mijotons depuis décembre dernier. A cette époque, en effet, à Detling, nous avions préparé très soigneusement un mitraillage de l’aérodrome d’Evreux-Fauville ; un Mustang Recco avait fait germer ce projet dans notre cervelle. Une photo oblique remarquable ramenée par lui montrait la base boche dans ses plus petits détails – et une rangée de Focke Wulfs, qu’une nuée de mécaniciens ravitaillait, avait surtout retenu notre attention. En théorie, c’était une folie – la flak d’aérodrome ne pardonnant que très rarement. En pratique, avec un peu de chance, une passe de surprise bien mise au point pouvait réussir. Le problème, aujourd’hui, n’est plus tout à fait le même qu’en décembre ; Evreux-Fauville est trop près de la zone du front de débarquement pour être habité de façon permanente. A défaut de cet aérodrome, nous portons notre choix sur Saint-André-de-l’Eure et sur Dreux, plus à l’intérieur, et les circonstances décideront. Il s’agit maintenant de convaincre Sutherland, qui s’était montré intraitable l’année dernière pour l’affaire d’Evreux. Nous l’attaquons au petit déjeuner – par la bande. Nous lui suggérons de nous laisser partir dans une sorte de chasse libre. Nous pourrions décoller, en guise de réserve pour la première patrouille de « beach-head » de ce matin, et ensuite, s’il nous y autorise, rompre la formation pour faire une petite virée à haute altitude autour de Caen. Maxie n’est pas très chaud, mais, de guerre lasse, il finit par acquiescer. Nous décollons à 9 h 50 derrière les douze Spits du squadron. A mi-chemin nous leur faussons discrètement compagnie et, aussitôt, je prends rapidement de l’altitude. J’oblique vers le S. -E., en direction de l’estuaire de la Seine. Jacques est à 400 mètres à ma droite, un peu au-dessus ; ainsi nous nous couvrons mutuellement contre toute surprise. Le temps est possible – 4/10 de nuages à deux mille mètres. J’aurais évidemment préféré une couche nuageuse plus basse, qui nous eût donné une protection meilleure contre la flak. 10 h 20. Nous sommes à la verticale de Lisieux, dont la basilique de Sainte-Thérèse tranche sur la verdure environnante. De quatre mille cinq cents mètres, nous pouvons voir les grands aérodromes allemands de Fauville, de Conches, Beaumont-le-Roger et Saint-André, avec au loin, dans une tache de brume, Dreux. Nous tournons en rond pendant un quart d’heure, scrutant le ciel. Rien en l’air. Nous écoutons sur toutes les longueurs d’onde des différents « Controls ». Aucun renseignement qui puisse nous intéresser. Bon ! Alors, en avant pour notre aérodrome. Conches est le plus proche. Un coup d’œil : à première vue, tout semble désert. Voilà Saint-André, qui a toujours gardé une certaine activité d’après les rapports d’Intelligence. On va l’examiner de plus près. Nous descendons en large spirale. Les nuages nous cachent l’aérodrome par intermittence, mais en revanche nous dissimulent aux guetteurs de flak toujours sur le qui-vive. Saint-André semble avoir été terriblement bombardé – les sticks de bombes se croisent et s’entrecroisent sur la piste, les hangars sont en ruine. Par contre, tout autour de coquets villages, dans des bosquets, des granges sont reliées entre elles par de petites routes. Hum ! ces routes semblent bien droites. Nous descendons jusqu’à trois mille mètres… Je m’en doutais ! – ces routes sont des pistes d’accès pour avions, et les granges, des hangars parfaitement camouflés. Ouvrons l’œil ! C’est bien cela. Devant ce qui ressemble à s’y méprendre à une ferme, un rayon de soleil découpe l’ombre très nette de deux Heinkels 111 couverts de filets. « Look out Jacques ; two Heinkels down below ! – OK, Pierre, they are lovely ! » J’ouvre les gaz, et refais un circuit afin de nous mettre en position, soleil dans le dos, pour le piqué. « Max Pink, dropping babies » Je largue mon réservoir supplémentaire. Et pendant ce temps ces maudits nuages m’ont fait perdre mes deux Heinkels de vue. Je suis presque en bonne position pour attaquer, mais j’ai beau scruter toutes les granges, rien à faire – seul un rayon de soleil indiscret projetant une ombre révélatrice avait pu met re le camouflage boche en défaut. Je ne vais quand même pas piquer sur ce terrain sans objectif défini et risquer de me faire moucher par la flak en me promenant au milieu de l’aérodrome en rase-mottes à la recherche d’une cible. Je bats des ailes pour prévenir Jacques de mon indécision. Il s’est rapproché à quelques mètres de moi. Nous communiquons par signes – c’est quand même trop bête. Je jette à nouveau un coup d’œil sur le terrain. Il va falloir se décider, car nous allons finir par alerter tout le monde si nous tournons en rond pendant des heures… « Look, Pierre, a Hun ! » Bon Dieu ! Un Boche. Nous l’avons Jacques et moi aperçu simultanément – une petite croix brillante, défilant rapidement au ras de la piste principale, un chasseur probablement. « Going down ! – Look out Jacques, your baby is still on ! » Vite, vite, avant que la flak s’en mêle ! Le réservoir de Jacques ne s’est pas décroché et je le préviens. « I know ! » Plein gaz, je pique – 800 à l’heure – il faut faire vite, ça va devenir malsain ! Les détails commencent à apparaître plus clairement. Entre les hangars détruits, d’autres, d’un type différent, mi-enterrés, couverts de gazon. Des cratères de bombes, dont la plupart sont déjà comblés. La grande piste principale est soigneusement réparée, et les trous de bombes qui la criblaient (tels que je les avais vus de quatre mille mètres) sont de faux cratères, artistement peints de façon à donner l’illusion d’une piste hors d’usage. Quelques impressions fugitives : des camions, des hommes qui s’affairent… Je redresse à trois ou quatre kilomètres de l’aérodrome et me colle au ras du sol pour me garder de la flak. Je saute les haies en trombe. Là-bas, à l’autre bout de l’aérodrome, je vois maintenant l’avion boche en silhouette – c’est un Messerschmitt 109. Je défile le long de la lisière du terrain et des détails se gravent au passage dans ma mémoire : A l’ombre d’un bosquet, une vingtaine de Focke Wulfs tout neufs, vert émeraude, chauffent leurs moteurs… Un pilote saute de l’aile de son appareil et se laisse tomber à plat ventre dans l’herbe… Des Focke Wulfs encore, le long d’une haie… Des Messerschmitts 109 dans un verger… Des camions citernes couverts de branchages… Des tentes bariolées plantées au hasard parmi les buissons… Cet aérodrome qui, vu de quatre mille mètres, paraissait désert, grouille littéralement d’avions et de personnel. Mon 109 se rapproche – il vire à gauche – j’oblique vers le centre de l’aérodrome pour le couper – je remonte à cinquante mètres – la flak commence, un premier chapelet de traceuses maladroites, loin à gauche… Et je me trouve nez à nez avec un deuxième Messerschmitt que je n’avais pas vu, fasciné par l’autre. Trop tard pour tirer. Ses roues sont descendues, peut-être même ses volets. Son fuselage est gris moucheté d’ocre et de vert, avec une grande croix noire ceinturant la carlingue à la hauteur du poste de pilotage… Je défile à quelques mètres de lui. Il se pose probablement et doit faire à peu près du 250 km/h – moi j’en fais du 750… Le pilote a dû avoir une crise cardiaque… Je gagne sur l’autre avec une rapidité effarante. La flak boche se déchaîne sans égards pour lui. Il ne doit rien y comprendre. Je l’encadre dans le collimateur – plus que cinq cents mètres, – je presse la détente – canons et mitrailleuses – une longue rafale continue… deux cents mètres, je tire toujours… cinquante mètres… Avant de dégager j’ai le temps de voir trois de mes obus exploser : un entre le moteur et le pilote, un autre sur les empennages, et le troisième fauche une des jambes oléo de son train d’atterrissage. Je l’ai évité de justesse, et en le sautant je l’ai vu passer sur le dos et amorcer une vrille… La flak, quelle flak ! dense, rapide, monte parallèlement en ondulant, égrenant partout des petits flocons noirs venimeux. Je vire à droite, grimpant désespérément vers les nuages, trois mille mètres à la minute en surpuis-sance. C’est long ! Même lorsque je me réfugie avec un soupir dans les nuages, les longues traînées rouges de traceurs poignardent l’ombre humide autour de mon avion. Que devient Jacques ? Jacques, quoique n’ayant pu se débarrasser de son réservoir supplémentaire, m’a suivi dans mon piqué, puis, m’a perdu en traversant la couche de nuages. Il s’est retrouvé au milieu de l’aérodrome, au ras du sol, quelques secondes après moi, et, naturellement, il a dégusté toute la flak. Alourdi par son réservoir, il a manqué le deuxième Messerschmitt qui s’est posé sous son nez. Continuant droit devant lui, au milieu des éclatements de la D. C. A. il a repéré une rangée d’Heinkels mouilleurs de mines qu’il a mitraillés. L’un d’eux s’est écroulé en flammes avec une explosion formidable, et un autre a reçu à bout portant une rafale d’obus de 20 mm et de balles incendiaires. Serré de très près par la flak, indemne par miracle, Jacques réussit à me rejoindre au-dessus des nuages. Nous refaisons ensuite ensemble un passage à trois mille mètres au-dessus de l’aérodrome qui est couvert d’une ombrelle de flocons noirs et blancs de D. C. A. La flak légère s’obstine, quoique nous soyons hors de portée, et une salve de 88 explose loin derrière nous. Mon Messerschmitt 109 s’est écrasé dans un champ, à l’extrémité Sud de la piste principale, et les débris flambent encore près de la tache blanche d’une ambulance : des camions roulent à toute vitesse dans un nuage de poussière vers le sinistre. Une colonne d’épaisse fumée noire s’élève du côté des Heinkels de Jacques. Nous revenons par Evreux, tournant à droite vers Le Havre, où l’on aperçoit au passage les abris bétonnés des U-Boats à demi rasés par le récent bombardement des Lancasters. Le long de l’estuaire, les raffineries d’essence bombardées par les Marauders – grand terrain dévasté où l’on ne distingue que les fondations circulaires des citernes. Une ou deux, intactes, émergent, comme des pièces d’argent. Nous montons jusqu’à six mille mètres pour éviter la flak et pour jeter un petit coup d’œil dans une couche de légers stratonimbus où, quelques heures auparavant, trois Dorniers ont été descendus par le wing 126 de Johnson. Piquant légèrement, nous mettons le cap sur Ford, où nous nous posons à 11 h 33. En roulant vers notre dispersal, nous longeons la salle d’Intelligence. Sur le pas de la porte, James Rankin prend le soleil. En voyant les traînées noires de long de nos canons et de nos ailes, il bondit de sa chaise longue et court vers nous. Il grimpe sur mon aile et m’aide à me détacher. « Any luck Clostermann1 ? » Pas trop fier de notre exploit, qui constitue quand même un manquement grave contre la discipline du Contrôle, je lui raconte l’histoire. Jacques nous rejoint, bondissant de joie. Rankin, pour la forme, est plutôt froid, mais au fond pas trop mécontent. J’ai le malheur de parler de la flak à Maxie qui se pose quelques minutes après avec le Squadron. Il m’engueule copieusement, car il n’aime pas perdre du monde par la D. C. A. Les officiers d’Intelligence sont mi-figue mi-raisin, et se consolent quand nous décrivons les rangées de chasseurs allemands camouflés. Le G. Q. G., très intéressé par notre rapport, ferme les yeux sur l’incartade et nous convoque après le déjeuner pour des éclaircissements supplémentaires. On nous fait indiquer sur des plans de Saint-André à grande échelle l’emplacement approximatif des dispersals camouflés, on nous interroge sur les types d’appareils boches, etc. Les Mustangs Recco vont nous bénir, car certainement ils vont être envoyés à la tombée du jour prendre des photos obliques en rase-mottes et, après notre histoire de ce matin, ils seront gentiment reçus. Le lendemain, nous avons la satisfaction de voir confirmer notre rapport dans le bulletin quotidien secret de l’Air Ministry, qui ajoute que la Luftwaffe a en effet renforcé le secteur en retirant six escadres du front russe. Première nuit en France 11 juin 1944. Nous sommes en readiness après le thé, lorsque soudain on nous annonce que nous devons passer la nuit en France. La météo prédit du brouillard sur la côte sud de l’Angleterre pour demain matin, ce qui immobiliserait les chasseurs. Par contre, il fera un temps convenable en France, et, évidemment, si les Spitfires ne patrouillent pas le « beach-head », la Luftwaffe sortira en force sur la, Normandie et empoisonnera tout le monde. Pour parer à cette éventualité, une demi-douzaine de squadrons partiront ce soir, se poseront tant bien que mal sur les aérodromes de campagne à demi achevés, y passeront la nuit et prendront l’alerte à l’aube. Chaque pilote doit emporter deux couvertures et une boîte de « K » rations. Jacques et moi sommes tout excités à l’idée d’être les premiers pilotes français à se poser en France. Nous décidons de nous mettre en grande tenue, et Jacques emporte sa gourde de cognac pour célébrer dignement l’occasion. Grande galopade en moto jusqu’aux baraquements. Nous décollons à 18 h 30 et, après la patrouille normale – rien à signaler comme d’habitude – nous nous retrouvons au-dessus de Bazenville. « Hullo Yellow 3 and 4 – Hullo Blue 3, you pancake first, Good luck » C’est vraiment chic. Sutherland nous ordonne, le capitaine, Jacques et moi, de nous poser en premier, sur le sol français. Jacques et moi, en formation encastrée, atterrissons derrière le capitaine, dans un nuage impénétrable de poussière. Bon Dieu, quelle poussière ! Blanche et fine comme de la farine, soulevée par le vent des hélices, elle s’infiltre partout, obscurcit l’atmosphère, nous suffoque, entre dans les yeux et les oreilles. On y enfonce jusqu’à la cheville. Dans un rayon de cinq cents mètres autour du landing strip la verdure a disparu – la végétation est recouverte d’une couche épaisse que la moindre brise soulève. Deux Commandos dont je ne distingue que les yeux sous une croûte de poussière et de sueur, mitraillette en bandoulière, m’aident à sauter de l’avion, et me disent en riant après avoir reconnu mon uniforme ! « Well, Frenchie, you are welcome to your blasted country ! » Jacques émerge en courant d’un tourbillon, un mouchoir sur la figure et on se serre la main – un peu émus quand même. Nous foulons le sol français après quatre ans d’absence. A vrai dire, au lieu de l’émotion profonde à laquelle je m’attendais, je ressens surtout un vif regret d’avoir embarqué dans une telle galère mon bel uniforme neuf de sortie… Je ressemble déjà beaucoup plus à un Pierrot enfariné qu’à un officier de l’Armée de l’Air ! Un capitaine de la division canadienne dans sa « jeep » s’arrête aù passage pour nous prévenir : « Défense de s’écarter de l’aérodrome. Défense de passer d’un côté à l’autre de la piste – ne toucher à rien. Eviter les parties du terrain ceinturées de bande de toile (elles sont encore minées). Les Boches ont laissé des mines partout, et, il y a à peine une demi-heure, un homme a été tué et deux autres blessés par un franc-tireur boche caché dans le bois un kilomètre plus loin et qui vise au télescope. » Nous nous retrouvons tous derrière une haie, où une cuisine roulante nous prépare du thé, des biscuits et de la marmelade (le tout saupoudré de cette maudite poussière). Notre « strip » est littéralement truffé de D. C. A. – au moins une douzaine de canons Bofors, en état d’alerte avec les servants en position. Lorsque l’on s’étonne de l’énorme quantité de douilles vides autour des pièces, un sergent répond d’attendre onze heures du soir et l’on comprendra… Deux heures se passent à disperser les avions, à les ravitailler avec des bidons de dix litres ; on souffle, on transpire, on tousse. Je passe mon temps à soupirer sur le sort de mon uniforme. Quand la nuit commence à tomber, nous ouvrons nos boîtes de rations, nous mangeons sur le pouce une tranche de jambon, quelques biscuits, et nous nous mettons à la recherche d’un trou pour passer la nuit. Furetant avec prudence dans le verger voisin, Jacques et moi découvrons une tente encombrée de chaises, de tables, de grands panneaux de planches couverts de cartes, de tapis de fibre. Nous réussissons à y installer avec nos couvertures, deux couchettes à peu près convenables. 22 h 30. Il fait maintenant tout à fait noir. Jacques et moi allons bavarder et fumer une cigarette avec deux officiers canadiens. Quelques étoiles brillent. Au Sud-Est, on peut apercevoir les lueurs des incendies de Caen. Tout est silencieux. Soudain, nous entendons le ronron d’un avion dans le ciel. « Tiens – dis-je – c’est curieux. Ce doit être un bimoteur, mais ce n’est sûrement pas un Mosquito. » Nous levons tous la tête, cherchant à localiser le son qui semble presque à la verticale. « T’en fais pas, Pierre – ajoute Jacques après quelque réflexion – si c’était un Boche, la D. C. A. aurait déjà ouvert le feu ! » A peine avait-il achevé ces mots, un froufroutement caractéristique nous révèle qu’une bombe de gros calibre nous arrive droit dessus. En une fraction de seconde les deux officiers se sont évaporés. Je disparais en vol plané sous un camion et Jacques voulant me suivre bute dans une racine de pommier et s’étale de tout son long… Un fracas épouvantable. La terre tremble, un souffle brûlant nous fouette le visage et des éclats incandescents giflent la tente, les arbres, le camion, et retombent en grésillant dans l’herbe couverte de rosées. Alors la D. C. A. ouvre le feu. Le ciel au-dessus de nous n’est qu’une masse mouvante d’obus traceurs de 40 millimètres qui montent en ondulant par faisceaux épais. On y voit comme en plein jour. Nos crânes résonnent sous les déflagrations successives. Des éclats d’obus tombent drus comme la pluie, arrachent des feuilles et des branches dans les arbres, crèvent les toiles, résonnent sur les bidons vides et les camions… Un Spitfire prend feu quelque part sur le terrain, et l’incendie attire les Junkers 88 comme des papillons. Les bombes commencent à grêler dru ; on les reconnaît au son – les grosses de cinq cents kilos, qui tombent en faisant frrrooouuuuuu… et les moyennes de deux cents et cent kilos, qui descendent en sifflant : phouiphouiphouiiiiiiiii… Bang ! Une d’elles tombe si près que le choc me projette en l’air, et je me fais une énorme bosse contre le différentiel du camion. Un canon Bofors, à moins de dix mètres de nous, tire sans arrêt par rafales de cinq obus. Ses aboiements secs nous déchirent les tympans… Assourdis, bousculés, nous nous faisons tout petits sous notre camion et crevons de frousse. Vers une heure du matin, il semble y avoir une accalmie. Je pique un sprint jusqu’à la tente pour chercher nos couvertures. Je réussis à les retrouver sous un amas de lourdes caisses et de planches qui sont tombées lors de l’explosion de la première bombe. Si nous avions été là, nous aurions tout pris sur la tête ! Je reviens à notre camion d’où Jacques est sorti : il s’époussette en jurant. Soudain, une gerbe de traceuses s’élève d’Arro-manches où les convois sont concentrés, et, comme un réchaud à gaz dont les brûleurs s’allument en succession, tout le ciel s’embrase à nouveau en un clin d’œil. Les projecteurs jaillissent de l’ombre comme des diables d’une boîte et commencent à tâter les nuages. Dans un rayon de vingt kilomètres autour de notre « strip » il y a bien trois mille pièces de D. C. A. Comme les installations de radar sont primitives et le contrôle nul, tous ces canons – Bofors, 3,5 pouces, 7 pouces, etc. – tirent en barrage un peu au hasard, tous à la fois. Les munitions semblent inépuisables, et les artilleurs gardent le pied sur la pédale. Les Junkers 88 et les Dorniers 217, qui se relaient toutes les cinq minutes par groupes d’une douzaine, évoluent au milieu de cet enfer, lâchant des bombes de tous côtés. Cela n’a aucune importance, car le « beach-head » est tellement rempli de troupes, de dépôts de munitions, de convois de camions, de concentrations de tanks, d’avions, etc., que les Boches font mouche presque à tous les coups. Le cauchemar se continue jusqu’à trois heures du matin. Epuisés, frigorifiés, nous finissons par nous endormir pour être réveillés une heure plus tard par la sirène d’alerte. Nous émergeons de notre camion, hagards, sales, poussiéreux, barbus, les yeux cernés, la bouche pâteuse et… nous nous évanouissons presque d’émotion ! Nous venions de passer la nuit sous un camion chargé d’obus de 20 mm ! Titubants, la respiration coupée, nous allons rejoindre nos camarades (qui ne sont pas en meilleur état que nous) auprès de la popote où l’on fait la queue pour une goutte de thé. Cela dure, car il n’y a que cinq gamelles, le thé est brûlant et nous sommes vingt-quatre. Nous retrouvons nos deux interlocuteurs canadiens de la veille que nous avions cru pulvérisés par l’explosion : « Oh ! vous savez – nous dit l’un d’eux modestement – nous sommes maintenant très forts au sprint. Depuis une semaine que nous sommes ici, nous sommes devenus imbattables ! » A cet instant, on entend le bruit de plusieurs moteurs qui se rapprochent. Tout le monde grimpe sur le talus bordant la piste pour mieux voir. Bang, Bang Bang Bang ! Trois Focke Wulfs en rase-mottes sautent la haie à l’autre extrémité de l’aérodrome et ouvrent le feu. Je me souviens d’avoir entendu quelques balles siffler, quelques obus exploser devant nous sur le terrain, soulevant des bouffées de poussière et… pfuitttt !… Nous avons battu les Canadiens d’une bonne longueur. C’est dans l’abri, une avalanche de pilotes, de gamelles, de thé, de biscuits, de bottes de vol… Avec cette histoire, nous n’avons même pas eu notre tasse de thé ! Nous rentrons à Ford pour l’heure du déjeuner – moins quatre avions détruits ou endommagés au cours du bombardement. Nous passons deux heures assis sous une douche bien chaude. * * * Le programme de construction des A. L. G. a été considérablement retardé dans notre secteur par la résistance inattendue des Allemands à Caen, qui, selon les prévisions, devait être prise dans l’après-midi du jour J. En réalité, les trois premières « landing strips » construites sont pratiquement sous le feu des batteries lourdes de flak de 88 mm. Bazenville, où nous nous sommes posés il y a quatre jours, et qui devait être notre « Advanced Landing Ground » définitif a dû être abandonné. Finalement, c’est B-ll, à Longues, qui sera notre terrain. Notre personnel au sol, avec notre échelon roulant, nos tentes, nos camions, embarque ce soir pour préparer notre base, et nous devons nous installer définitivement en France d’où nous opérerons, le 18 juin au soir. Exactement quatre ans, jour pour jour, après que le général de Gaulle eut. déclaré à la radio de Londres : Rien n’est perdu parce que cette guerre est une guerre mondiale. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir Un jour la victoire. Nous rentrions les armes à la main. * * * 17 juin 1944. Aujourd’hui nous partons définitivement pour la France. Le départ est fixé pour 8 h 30. Deux minutes avant de partir, réconfortante nouvelle : les trois quarts de notre matériel ont sombré dans le torpillage du TCC qui transportait notre personnel avancé. Squadron Leader Grant, le médecin-major, est porté disparu ainsi que deux de nos officiers d’intendance. Grande panique. Je galope sur la moto de Jacques pour réunir mes affaires. Evidemment, comme d’habitude, j’ai trop de choses à emporter. Mes mécanos ne font que visser, dévisser de tous côtés les panneaux mobiles de mon Spitfire pour essayer de caser le maximum de bagages dans le minimum d’espace. J’ai à peine la place de m’asseoir. Dieu veuille qu’il n’y ait pas de combat au cours de la patrouille car je puis tout juste remuer les commandes. Mon maladroit de mécanicien me casse la magnifique bouteille Thermos que Hazel m’avait donnée. C’est rageant ! Pourvu que mon sac à parachute que l’on a ficelé tant bien que mal après mon installation de radio, ne se détache pas : il bloquerait sûrement les commandes ! La plaque de blindage dorsale a été dévissée pour y placer mon sac de couchage et trois couvertures supplémentaires. Mon appareil photographique est accroché à la pompe à main avec mon casque d’acier. J’ai avec moi deux énormes saucissons, cadeau du popotier de Ford, mon revolver, des munitions, mon gilet de sauvetage bourré d’oranges. Une fois installé et ficelé dans mon cockpit, on me flanque d’une douzaine de miches de pain frais destinées au personnel de l’échelon mobile qui n’a eu que des biscuits depuis huit jours… Nous ignorons encore où nous devrons nous poser. B-5 prévu d’abord comme devant être notre airfield a été repris par les Allemands. On a travaillé toute la nuit à mettre en état le plus grand nombre possible d’avions. En conséquence, nous partons avec dix-huit appareils. La 132 en a vingt et la 453 dix-sept. Tant bien que mal, tous ces Spitfires s’entassent sur la piste de départ, en désordre. Par miracle, il n’y a pas de collision. Tout le monde décolle sans casse, et on réussit à se former par groupes de quatre. Je fais paire avec le capitaine qui se verra obligé de revenir à Ford après quelques minutes de vol, ayant des ennuis mécaniques avec son avion. La sortie se passe sans incident. Quelques minutes à peine après l’atterrissage à B-9 – Bazenville – nous nous étions jetés dans une tranchée pour nous abriter de l’habituel nuage de poussière, quand une douzaine de Messerschmitts viennent patrouiller au-dessus du landing strip pour couvrir deux Focke Wulfs qui faisaient une passe de mitraillage sur B-7. Une escadrille de Spitfires norvégiens entre dans la danse et un 109 est descendu à quelques centaines de mètres de nous. Le Boche saute en parachute. Toute la journée se passe à B-9 – chaleur torride, sable, poussière dans les yeux, dans le nez, sous les dents. Rien à manger, rien à boire. Nous sommes vite à court de cigarettes. Comme je regrette mon Thermos plein de thé bien sucré ! Pendant la readiness je parle avec quelques paysans venus regarder nos avions. A vrai dire ils ont l’air de se moquer éperdument de nos opérations et sont préoccupés surtout de voir notre landing strip mordre sur leurs champs. Dans l’après-midi, nous faisons quelques patrouilles, quatre par quatre, et nous larguons nos bombes sur des objectifs divers. Je me débarrasse de la mienne sur le petit pont de Mézons. A 5 heures, repas dans une cour de ferme. Nous mourions littéralement de faim. Un malin a réussi à découvrir quelques cartouches de 200 cigarettes qui sont les bienvenues. La ferme est à la lisière d’un petit bois ; tout semble si calme, si loin de la guerre… Le grondement de l’artillerie qui martèle Caen nous arrive par bouffées comme les roulements du tonnerre un soir d’été. Cependant, devant nous, dans un beau champ de blé doré, qui s’étend au flanc du coteau, il y a trois chars Sherman calcinés. Tout près de là> à l’ombre d’une haie d’aubépine fleurie, une tombe fraîchement creusée, couverte de fleurs, avec un simple écriteau cloué à la croix de bois : Ici reposent les restes de neuf soldats et officiers du Xe bataillon du Royal Armored Corps. Ils sont morts pour la France. Priez pour eux. 13 juin 1944. Un peu plus loin, derrière la haie, énorme et affreux comme un cadavre de monstre préhistorique, un tank Tigre, le destructeur des trois Sherman, a été touché par un Typhoon lance-bombes-fusées. Il semble intact à première vue. De plus près, on distingue trois petits orifices – deux au-dessus d’une des chenilles et l’autre en plein milieu de la croix noire peinte sur la tourelle, sous le long tube du canon de 88. Curieux, Jacques et moi allons examiner l’intérieur. Une informe masse noire, puante, comme du caoutchouc brûlé a coulé sur le siège du conducteur, sur les boîtes à munitions et couvre le plancher. Avec un bâton, je fouille ; une nausée me monte à la gorge lorsque je dégage un tibia auquel quelques tendons adhèrent encore- Sur la fin de la soirée, nous recevons l’ordre de nous poser à B-ll, c’est-à-dire à Longues, près d’Arromanches, où notre airfield est installé. Huit avions doivent faire la patrouille du soir en deux sections. Ken en conduit une, je conduis l’autre. Les avions restants partent directement pour Longues. Jacques se charge d’installer notre tente. Patrouille – R. A. S. Nous nous posons à Longues et retrouvons avec plaisir nos mécanos. Ils ont travaillé pendant trois jours à l’aménagement de la base et sont hirsutes – de vrais sauvages… Deuxième nuit en France – quatre raids boches pendant la nuit – nous ne fermons pas l’œil évidemment. Curieux, nous nous levons pour admirer le feu d’artifice de la D. C. A. Nous payons cher ! Quelle atroce tragédie ! Il faut se méfier de ces sacrés chasseurs boches comme de la peste – on ne sait jamais à qui l’on a affaire. 17 h 30. Menés par A. C. S. nous attaquons un convoi de camions dans les environs du Bény-Bocage. Avec ces nuages bas et la flak, le système que l’on inaugure de voler en deux sections – une de deux appareils et une de quatre – ne me dit rien qui vaille. Je vole aujourd’hui avec une excellente section : Jimmy comme n° 2, Bruce Dumbrell comme n° 3 et Mouse Manson comme n° 4. Avec eux, point besoin de grandes explications radiophoniques. Un simple battement d’ailes et ils sont en position « line-abreast » – formation de poursuite et de bataille. « Hullo Pierre, two aircrafts at eleven o’clock ! » Jimmy m’annonce deux avions loin devant, à gauche. Us volent au ras des arbres. A trois mille mètres, je les identifie – ce sont des Focke Wulfs. Je préviens A. C. S. qui ne répond pas, je fais larguer les réservoirs, et on accélère. Nous gagnons sur eux facilement. Ils doivent escorter quelque chose sur la route, probablement de gros convois prioritaires de camions-citernes pour les Panzers coincés du côté du Bény-Bocage. A mille mètres, je quitte la couverture du sol et j’amorce une chandelle pour nous mettre en position de combat. Ils nous aperçoivent immédiatement, et grimpent aussitôt vers nous. A ce moment précis, A. C. S. et son n° 2 nous coupent, et passent au milieu de nous comme des aveugles. Pour éviter une collision je dégage, mais la formation de la section est rompue. Audacieusement les deux Boches attaquent en chandelle. Ce sont deux types très forts. Leur manœuvre osée me laisse tout pantois. J’avais pris mes précautions pour leur couper la route des nuages, sans m’attendre à les voir sur nous si vite. Avec la gaffe de ce nouveau wing-co, j’ai perdu mon avantage initial. Avant même que j’aie pu faire le moindre mouvement défensif, un énorme moteur en étoile est dans mon pare-brise, et un jet de traceuses m’arrive droit entre les deux yeux… D’instinct je pousse sur le manche, je sens le remous de son hélice sur mes empennages – j’évite un arbre de justesse. Je vire désespérément, manche au ventre, à temps pour voir une formidable déflagration au sol, près d’une ferme, un gros nuage noir. Une aile de Spitfire rebondit, arrachée… A. C. S. et son n° 2 ont disparu… Le deuxième Focke Wulf poursuit un Spit complètement affolé qui réussit à se faufiler dans les nuages, non sans avoir écopé de trois ou quatre obus… J’engage le Boche qui tourne si serré que je le frôle sans pouvoir obtenir une correction suffisante pour le tirer. Attention ! ce type connate les ficelles… « Hullo Max Red Section, Red Two here, please help me ; I have had it » C’est Jimmy qui appelle au secours. Le Focke Wulf revient vers moi, perfidement, en glissade, et je suis obligé de dégager si fort que je décroche, et ne me rattrape de justesse, au ras des arbres, que par un demi-tonneau très risqué – le cœur entre les dents. Je tire à mon tour le Focke Wulf, mais l’animal dérape habilement sur ses ailes courtes et je le manque. Je reprends de l’altitude par un Immelmann. La flak recommence – c’est l’enchevêtrement habituel qle flèches rouges et vertes. Plein gaz je remonte vers les nuages. Les Focke Wulfs ont disparu ; l’engagement a peut-être duré soixante secondes. A ce moment, en face de moi, j’aperçois un Spitfire qui descend en plané, hélice au ralenti. De ses radiateurs crevés s’échappe un long nuage de glycol en feu… En lisant le matricule, je ressens un choc au ventre, qui me coupe le souffle – LO-S c’est Jimmy… Je passe très près de lui, pour voir – j’appelle : « Hullo Jimmy, are you O. K. ? » Pas de réponse. Je voudrais faire quelque chose, l’aider, ne pas assister horrifié et impuissant à la fin d’un bon ami… Je ne puis distinguer, dans le cockpit, qu’une forme vague, froissée, effondrée sur le manche, et, juste derrière, dans le fuselage, une série de déchirures en séton, régulièrement espacées… 1. « Allô ! section Max Rouge, ici Rouge 2, aidez-moi, ils m’ont eu ! » 2. « Allô ! Jimmy, es-tu O. K. ? » « Bail-out, try, please, for Christ’s sake, Jimmy » Lentement le Spitfire se met en piqué de plus en plus accentué comme s’il voulait faire un outside loop. Je ferme les yeux, une nausée amère dans la gorge… … et il n’y a plus qu’un brasier au bord d’une route. En rentrant, je sens les larmes qui coulent le long de mon nez. Que va dire Max. Et tout ça à cause de Clueless Claude. Pourvu que Dumbrell soit rentré. Se faire assommer à quatre contre deux dans de telles conditions c’est une honte ! Mon Dieu, faites que Bruce soit revenu, je ne saurai jamais comment expliquer seul l’affaire ! Bayeux… Longues enfin. Un groupe s’affaire autour d’un Spit écrasé en bordure de piste. Je fais un passage pour vérifier. Le pilote, Dieu soit loué, fait de grands signes. C’est Bruce, indemne. Après l’atterrissage, je trouve Sutherland écroulé. Il vient d’être relevé de son commandement, et la mort de Jimmy, celle de Mouse Manson, ses deux amis intimes, l’ont achevé. Lorsqu’il apprend les circonstances, il entre dans une de ses colères noires, et avec le capitaine nous devons le contenir pour éviter qu’il ne commette une folie. On décide d’aller, après dîner, voir James Rankin pour lui parler à cœur ouvert de la situation épouvantable qu’a créée dans l’escadrille l’arrivée du nouveau wing-co. Ken Charney prend provisoirement le commandement du Squadron en attendant le remplaçant de Max, et Jonssen, le Norvégien, prend le B-Flight. Combat dans le brouillard 29 juin 1944. Il pleut à verse et, sur les vitres arrondies de mon cockpit, mille ruisselets coulent comme une chevelure mouvante et intarissable. Sous la pression de l’air, l’eau s’infiltre par les jointures, se rassemble en petites fontaines qui coulent de chaque côté du collimateur et tombent sur mes genoux. Sur mes pantalons, à chaque cuisse, une tache humide s’élargit d’instant en instant. Je descends plus bas encore, entre les arbres que, dans la crasse, je devine plutôt que je ne les vois. Des lambeaux de brume s’accrochent à la crête de collines. Comme une obsession, je répète inconsciemment : … je vais m’encadrer dans une ligne à haute tension… je vais m’encadrer… je vais m’encadrer… Le ciel tout à coup s’élargit, et, sorti du banc de pluie, j’émerge dans une caverne sombre, aux reflets glauques comme ceux d’un aquarium, flanquée par des piliers de pluie. Une lueur funèbre réussit à se glisser dans des crevasses de nuages, échafaudant des arcs-en-ciel pâles qui s’accrochent au plafond rampant, comme des toiles d’araignées. Puis, c’est encore la plongée dans une vapeur opaque qui estompe les contours du paysage et en efface les pièges. Les ruisselets recommencent à se tordre sur mon cockpit. Chacun de mes virages pour éviter les averses me perd de plus en plus. Mon compas en folie, ébranlé par les manœuvres violentes, tourne lentement comme une toupie malade, s’arrête un instant, puis comme à regret, repart de l’autre côté. Je perds vraiment le Nord. L’horizon étroit découvre une série de collines inconnues, baignées par le crépuscule ; les routes anonymes se succèdent, se croisent, les villages noyés dans la buée se confondent. Par une porte ouverte, un instant, je vois palpiter sur le seuil la lumière tiède d’un feu… Pas moyen de faire le point. Je n’ose pas demander un cap par la radio. A chaque instant, je m’attends à déboucher dans une zone de flak, au milieu d’un aérodrome ou d’une gare de triage fortement défendue. Je commence à sentir l’angoisse de la solitude – tout est hostile. Je m’attends à voir surgir de chaque haie, de chaque croisement, de chaque lisière, le jet mortel des traceuses. … je suis perdu… je me suis perdu… je me suis perdu… perdu… perdu. Tant pis ! Je grimpe à travers cette mélasse. Mon horizon artificiel est encore bouleversé, mais je vais risquer la montée en P. S. V., au clinomètre, à la bille et à l’aiguille. Le cockpit est maintenant couvert de buée. Je monte tout droit, les yeux rivés aux instruments. L’avion est englouti. Je ne vois même plus le bout des ailes que je sens secouées par des tourbillons invisibles d’air tiède. Je sors à trois mille mètres, au milieu d’un dédale de nuages. D’immenses cumulus en forme de tour en émergent, grimpent tout droit dans le ciel bleu jusqu’à des hauteurs vertigineuses, formant des canyons, des couloirs cyclopéens aux parois de neige éblouissante. L’ombre de mon Spitfire découpée par le soleil ressemble au marsouin qui folâtre dans le sillage d’un navire. Elle saute de nuage en nuage, épousant les contours, se rapproche, s’éloigne, disparaît dans les crevasses, escalade les murailles blanches. Cap sur le Nord, je remonte – hors d’atteinte de la flak – vers la côte où il me sera plus facile de faire le point. Je me sens bien seul quand même, et le sentiment d’indépendance que donne la chasse libre fait place à une vague inquiétude. Les Boches ont réagi en force dans ces parages, les jours derniers, et je préférerais, pour une fois, être en compagnie… Je commence à surveiller avec attention le soleil et le bleu du ciel. Sur ce fond de nuages, mon Spitfire doit se détacher, visible à des kilomètres pour quiconque se trouve au-dessus de moi. Un coup d’œil à l’essence – encore environ cinquante gallons… Les minutes se passent. Je dois être maintenant assez près de la côte, et je préfère encore sortir sous les nuages au-dessus de la France que de risquer de sortir au milieu de la Manche, au-dessus d’un convoi naval américain ayant la détente de D. C. A. facile… Je n’ai même pas tiré un obus de mes canons, et je pourrai peut-être faire un carton sur un camion boche. Comme je contourne un nuage, je découvre soudain une dizaine de points noirs qui se rapprochent à toute vitesse – à une telle vitesse qu’ils sont sur moi avant que je puisse esquisser la moindre manœuvre. Ils défilent à ma droite. « Nom de D… ! – des Focke Wulfs ! » Ils m’ont bien identifié eux aussi et disloquent en formation parfaite, deux par deux, afin de me couper la retraite. J’étais au régime de croisière ; eux faisaient environ du 580 km/h : aucun espoir d’échapper en grimpant – deux d’entre eux sont d’ailleurs déjà à ma verticale, battant des ailes… Il faut que je réussisse à filer dans les nuages et à les dépister en P. S. V. Une fraction de seconde, je me retrouve en spirale descendante avec une paire de Focke Wulfs au-dessus, une autre exécutant une passe frontale, une en dessous, et une dernière qui prend position pour me couper la retraite- Le lance-bombes accroché entre mes deux radiateurs alourdit mon Spitfire et diminue ma vitesse. Il faut que je m’en débarrasse. Je tire désespérément sur la poignée de secours, mais celle-ci, probablement givrée, résiste… En sueur, je m’arcboute frénétiquement, je tire encore de toutes mes forces – la poignée cède et me reste dans la main avec une portion du câble de transmission… J’évite une passe latérale par un dérapage rapide, et avant qu’une autre section attaque, pesant sur les commandes de tout mon corps, je renverse mon virage du côté opposé… « Zut !… » Mes canons sont encore sur sécurité, et le Focke Wulf, qui a provoqué la pression instinctive de mon pouce sur la détente en se présentant dans le collimateur, défile à dix mètres de moi… Bon Dieu ! où sont donc passés tous ces Boches ? Je n’en vois plus que quatre ! Confusément, je me souviens de la règle vitale : Look out for the Hun you don’t see : that’s the one that will shoot you down ! « C’est toujours le Boche que l’on ne voit pas qui vous descend… » Je tire tellement fort sur le manche que je me voile partiellement. Je ne puis même pas tourner la tête, mais je sens que ceux qui ont disparu sont là, au-dessus, n’attendant qu’une occasion pour foncer. J’évite de justesse une rafale de traceuses en dégageant sec vers le haut – malheureusement cette manœuvre me fait perdre le terrain péniblement gagné vers mon nuage. Je suis en eau. Un tremblement nerveux de ma jambe gauche lui enlève toute force. Je me fais tout petit dans mon cockpit, serrant les coudes et baissant la tête afin d’être mieux couvert par ma plaque de blindage dorsale. Mon masque à oxygène, entraîné par la force centrifuge, glisse et m’obstrue les narines. Je ne puis le remonter : j’ai les deux mains sur les commandes. J’essaie de respirer par la bouche et sens un filet de salive qui coule le long de mon menton jusqu’à mon écharpe. Ce n’est plus maintenant qu’une question de temps. Ils sont sûrs de ma peau ; leurs attaques, coordonnées à la perfection – une passe à droite suivie d’une passe à gauche – me prendront d’un moment à l’autre en défaut… Mes membres s’alourdissent ; les tendons et les muscles de mon cou se contractent, mes artères battent à grands coups dans mes tempes, à mes poignets, sous mes genoux… La poussière, les mottes de terre accumulées sous mon siège, détachées par la violence de mes manœuvres, voltigent dans le cockpit et une goutte d’huile boueuse me rentre dans l’œil comme un coup de lance. Soudain un jeu de traceuses m’encadre de très près. Je jette un regard au rétroviseur, et le cœur me remonte dans la gorge : un Focke Wulf 190 suivi de trois autres est à moins de cinquante mètres derrière moi, les ailes illuminées par le feu de ses quatre canons. Je me souviens confusément d’avoir été paralysé une seconde, glacé jusqu’à la moelle des os, et d’avoir senti une brusque bouffée brûlante me monter au visage. L’instinct de défense a opéré immédiatement : un grand coup de pied dans le palonnier, manche au ventre puis contre la cuisse, d’un seul mouvement continu, déclenchant mon avion. La violence de la manœuvre me surprend moi-même. Un voile noir passe devant mes yeux. Je sens alors comme un déchirement dans mon fuselage : frrraafïf… Bang ! Ma plaque de blindage dorsale encaisse heureusement les éclats. Je me retrouve sur le dos, et vois mes quatre assaillants surpris par mon évolution inattendue qui défilent au-dessous de moi. C’est le moment. Je tire sur le manche et, verticalement, redressant aux ailerons, je me précipite dans la couche de nuages. Sauvé ! Tant bien que mal, je stabilise mon appareil – plutôt mal : mes instruments sont déréglés – et je pousse un soupir de soulagement. J’essaie les commandes. Tout semble répondre. Les températures de mon moteur sont normales – aucune partie vitale de l’appareil ne semble avoir été touchée, du moins gravement. J’évolue pendant trois ou quatre minutes, changeant de cap toutes les trente secondes. J’ai maintenant dû les semer ; cependant, il est plus prudent de sortir sous les nuages qu’au-dessus, où ils doivent m’attendre. Je suis maintenant un peu plus perdu que jamais et il ne me reste que trente gallons d’essence… Pas moyen de faire le point, car ma carte ne couvre pas la région où je me trouve. Je commets la bévue – je m’en rendrai compte par la suite – de prendre un cap Nord-Est, croyant avoir dérivé vers l’Ouest au cours du combat. Je traverse un large cours d’eau qui ne peut être que la Seine ; mais ce n’est qu’un repère vague : la Seine a des méandres et la visibilité est infecte. Je n’ose me risquer à redescendre jusqu’au Havre car, tout au long du fleuve, les Allemands ont installé de fortes positions de D. C. A. pour protéger les ponts constamment attaqués par les Thunderbolts et les Typhoons. Il me faut prendre une décision : l’essence baisse. Je réduis l’admission au minimum et passe mon hélice au grand pas. J’ai l’impression d’être à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Rouen. Je vole juste en dessous des nuages pour m’y réfugier dès qu’un poste de flak me tirera dessus, et je longe une voie ferrée qui doit me ramener jusqu’à Rouen sans trop d’encombre. Je pourrai à la rigueur – si l’occasion s’en présente – filer une douzaine d’obus à une locomotive. J’envisageais ces perspectives optimistes quand, mille mètres devant moi un avion m’apparaît, qui suit aussi la ligne. Je balance mon Spit pour mieux examiner ma rencontre ; c’est un avion allemand, un Focke Wulf 190. Je suis sûr qu’il ne m’a pas vu. C’est certainement un des salauds qui m’ont fait passer un mauvais quart d’heure ; il a dû perdre contact avec ses complices dans la brume… Un coup d’œil discret autour de moi m’assure que je suis seul. Prudemment, « sur la pointe des pieds », je me prépare à me venger. Je n’ose pas trop ouvrir les gaz pour le rejoindre, car je suis à court d’essence. Je me contente de piquer légèrement, transformant mes quatre cents mètres d’altitude en vitesse, et je me place droit derrière lui dans l’angle mort des empennages où il ne peut me voir, à moins de trois cents mètres. Le pilote du Focke Wulf, inconscient, s’amuse à sauter les poteaux télégraphiques et les haies le long du ballast, gigotant de droite à gauche, offrant ainsi, d’ailleurs, une cible difficile… Je tire doucement sur le manche pour éviter l’effet de son remous, et je l’ajuste. Il remplit maintenant mon collimateur, dont la mouche brillante joue sur son cockpit. J’ai vraiment l’impression de commettre un assassinat lorsque je presse la détente. Evidemment la première rafale – la seule –, est au but, et le Focke Wulf disparaît dans un nuage de débris. La fumée dissipée, je le vois amorcer un virage à gauche, une jambe de son train d’atterrissage à moitié descendue, le moteur en feu. Il fauche une rangée d’arbres le long d’une route près d’un passage à niveau et s’écrase dans le champ suivant, où il explose. Je fais deux ou trois passages pour filmer les restes qui flambent – afin d’obtenir l’homologation – et je rentre à ma base. Le retour est un cauchemar, car j’ai tout juste assez d’essence. Wing Commander Yule m’encourage par la radio, et me donne un cap direct, en ajoutant que, si je préfère, il peut me détourner vers un convoi où je sauterai en parachute. J’aime quand même mieux essayer de rentrer. Je reconnais au passage le viaduc de Mirville que nous avions bombardé en piqué quelques semaines auparavant. Les Allemands ont commencé à réparer les deux arches coupées : je file une giclée de coups de canons aux échafaudages. Je me pose à B-ll avec exactement quatre litres d’essence dans mes réservoirs, et je me fais engueuler copieusement pour m’être promené tout seul aussi loin sans prévenir personne. Trois victoires et la fin 2 juillet 1944. « Scramble, South-East of Caen. As many aircrafts as possible » Le hurlement de Frank nous arrache à notre torpeur. Grande panique ! Où sont les pilotes ? Les avions sont-ils prêts ? La plupart des pilotes sont à déjeuner, et, comme le groupe revient tout juste d’une mission, à peine quelques avions sont ravitaillés. Je décroche au passage mon casque, cherche un instant mes gants, puis j’y renonce ; et, tout en attachant fébrilement ma Mae-West, je demande au passage la longueur d’ondes en opération. « Channel « B » I Hurry up for Christ’s sake », me crie Ken qui court déjà comme un dératé vers son avion. Heureusement mon vieux LO-D est prêt, et mes mécanos, qui ont entendu la sonnerie d’alerte immédiate, sont déjà sur l’aile, me tendent mon parachute à demi bouclé que j’enfile comme une veste, tandis que Woody démarre mon moteur. Je m’attache en vitesse. Déjà trois avions du flight B décollent dans un nuage de poussière, et Ken m’attend, moteur au ralenti, au bord de la piste. Je prends position, nous partons. Il fait un drôle de temps : 8/10 de nuages à neuf cents mètres, 5/10 à deux mille mètres et un grand banc de stratus couvrant tout notre secteur jusqu’au canal de l’Orne. A trois mille cinq cents mètres, il y a une couche 10/10 de strato-nimbus. Ken et moi nous réussissons à rejoindre Frank, le capitaine et Jonssen le Norvégien à dix-huit cents mètres au-dessus de Caen. Le Contrôle nous donne de vagues caps à patrouiller, tout en ouvrant l’œil, à propos de deux appareils non identifiés qui circulent entre les nuages dans nos environs. Nous montons jusqu’à deux mille mètres, juste au niveau de la deuxième couche de nuages. Au loin, hors, de portée, quelques points noirs suspects défilent "entre les cumulus. Soudain, la voix de Frank résonne dans les écouteurs : « Look out chaps. Prepare to break port » J’amorce un léger virage à gauche, je lève les yeux. Une masse solide de quarante chasseurs allemands émerge des nuages, mille mètres au-dessus de nous. On ne peut les identifier encore – Messerschmitts ou Focke Wulfs – mais une chose est certaine ce sont des Boches. On ne peut se méprendre sur la façon dont ils volent – ces battements d’ailes nerveux et inquiets, leur formation désordonnée à première vue. Une bouffée grisante me monte à la tête, et ma main tremble tellement que je m’y reprends à trois fois pour enlever la sécurité de mes canons. Je rne sens en forme, aujourd’hui. L’instinct, mécanisé par le long entraînement, opère : je resserre ma ceinture de sûreté, je me recroqueville et remonte mes pieds sur le palonnier de combat. L’excitation s’infiltre dans les muscles par saccades, s’accroche à la gorge. Toutes les appréhensions s’envolent. Mes doigts vibrent en harmonie avec les commandes, les ailes de l’avion me sortent des flancs, et les pulsations du moteur frémissent dans mes os. Je commence à monter en spirale. Attention ! Les quinze premiers Boches lâchent leurs réservoirs d’essence supplémentaires, se déploient en éventail, et piquent vers nous. « Break port ! Climbing ! » Plein gaz, trois mille tours minute, nous faisons face à l’avalanche. Ce sont des Focke Wulfs 190. Mon Spitfire monte à 45 degrés, accroché à l’hélice. J’intercepte au passage le premier groupe qui pique en file indienne sur la section de Frank qui commet l’erreur de piquer vers les nuages afin sans doute de prendre de la vitesse, oubliant le principe vital : ne jamais tourner le dos a l’ennemi. Je réussis à tirer au passage une rafale sur le chef de patrouille allemand dont l’aile s’illumine d’explosions, et trois ou quatre bouffées de fumée blanche s’effilochent dans le sillage du 190. Deux Focke Wulfs « long-nez » exécutent une passe serrée frontale et les traceuses de leurs Mausers MG 151-20 mm projettent de longs tentacules brillants qui ondulent dans l’air et se recourbent en coup de fouet sous mon fuselage. Le ciel commence à tourbillonner, écartelé de croix noires… Dans un duel aérien, à sept cent cinquante à l’heure, on sent, plutôt qu’on ne voit, la présence des avions qui tournoient anonymes, jusqu’à ce que les yeux s’accrochent soudain à l’un d’eux. Voilà mon adversaire ! C’est un Focke Wulf. Il tourne, ses croix noires soulignées de jaune et son cockpit accrochant le soleil. Il bat des ailes, à la recherche, lui aussi, d’un adversaire. Le voici encadré dans mon collimateur. Vais-je ouvrir le feu ? Pas encore. Patience… il est hors de portée. Mais il m’a vu, renverse à droite et tourne sec. Deux blancs filets de condensation apparaissent au bout de ses ailes carrées. Il amorce une chandelle, droit dans le ciel, comme un cierge. Soudain, il passe sur le dos avec une telle violence que l’inertie continue à pousser son ventre brillant vers le soleil, malgré les commandes braquées à fond. Enfin à portée ! Mon pouce écrase la détente, et mes canons secouent en tempête les ailes du Spitfire. D’un coup de manche, je fais glisser la mouche lumineuse du collimateur au travers du Boche, de son hélice qui brasse l’air lentement, comme un moulin à vent pathétique. Je suis maintenant si près du Focke Wulf que tous les détails me sautent aux yeux. C’est un des tout récents « long-nez », avec moteur Daimler Benz en ligne. Je distingue déjà les petites flammes bleues des pots d’échappement, la traînée d’oxyde laissée par les gaz brûlants le long de son fuselage. Son dos est vert émeraude, et son ventre clair, comme les brochets que je péchais jadis dans la Mayenne… L’image si nette et si claire, soudain s’ébranle, se désintègre… Le cockpit brillant vole en éclats. Mes obus de 20 mm entrent, déchirent, remontent vers le moteur dans une danse mortelle d’explosions et d’étincelles qui sautillent sur l’aluminium. Puis, c’est l’éruption de flammes, de fumée noire, épaisse, qui traîne des grumeaux incandescents… Il faut éviter cet enfer. Je fais pression de tout mon corps sur les commandes et l’envolée de mon Spitfire me laisse la dernière vision du Focke Wulf disparaissant, en bas, comme une comète en convulsions, vers le suaire de nuages qui couvre le canal de l’Orne… Le drame a duré quelques secondes à peine. Je n’ai jamais autant que cet après-midi ressenti l’angoisse soudaine qui étreint la gorge après la destruction d’un avion ennemi. Toute l’énergie emmagasinée se détend d’un coup pour ne laisser qu’une impression de lassitude. Toute confiance en soi s’évanouit ; il faut recommencer l’épuisant travail de recomposer l’énergie, aiguiser l’attention, rebander les muscles meurtris. Dans ces moments, on s’échapperait volontiers, et on se lance dans des manœuvres folles, comme si tous les appareils ennemis, toute la Luftwaffe liguée, concentraient exclusivement sur vous leur menace… Et puis l’étincelle renaît, le bloc chair-métal se reconstitue… A ma droite, un Spitfire dégage et pique derrière un Focke Wulf ; j’entrevois vaguement le matricule LO-B – c’est Ken. Il me faut le couvrir, et, tout en évitant quelques passes décidées de plusieurs FW-190, lancés trop vite pour me suivre dans un virage serré, je descends en spirale. Ken tire ; de longues traînées de fumée brune et un chapelet de douilles vides s’écoulent de ses ailes. Absorbé, je relâche un instant ma surveillance. Une ombre surgit, couvre mon cockpit. Je lève la tête. A dix mètres au-dessus de moi, énorme, un Focke Wulf, le ventre gris souillé d’huile me dépasse. Il m’a manqué et il ouvre le feu sur Ken. Instinctivement, je réduis les gaz à bloc, tire doucement sur le manche, aligne l’ennemi dans mon collimateur ; à bout portant j’ouvre le feu. Le jet d’acier craché par quatre mitrailleuses et deux canons à environ cinquante mètres de portée s’engouffre juste à l’intersection de l’aile droite et du fuselage. Le Focke Wulf ébranlé dérape violemment à gauche et, dans une gerbe d’étincelles, l’aile droite se replie sur elle-même, se détache dans un grand mouvement circulaire, fracasse l’empennage et passe en trombe à quelques mètres de moi dans une pluie de débris. A peine remis de ma surprise, je suis attaqué par six autres Focke Wulfs, c’est une danse effrénée. Je m’y débats, couvert de sueur, comme un diable dans un bénitier. Le manche glisse dans ma main humide et nue, qui s’écorche. Huit cents mètres au-dessus de moi, la section de Frank se défend tant bien que mal au milieu d’une masse tourbillonnante de Focke Wulfs. Le seul moyen de s’en tirer est de se maintenir en virage perpétuel, tandis que les 190 se conforment à leur tactique habituelle : attaques en piqué suivies de chandelles. Certains facteurs sont d’ailleurs à notre avantage. Nous combattons à vingt kilomètres de nos bases, tandis que les chasseurs boches sont à deux cents kilomètres des leurs. Ils seront les premiers à rompre le combat. Pourtant, je me lasse de ce manège. Je réussis à en accrocher un qui s’attarde au sommet de son retournement : une dizaine de mes obus explosent sous son ventre, et c’est la chute en vrille, avec la queue d’épaisse fumée noire. Le suivre serait dangereux : j’aurais sur moi une demi-douzaine d’assaillants. Bah,! si l’homologation reste douteuse, je me contenterai de le voir déclaré « probably destroyed ». Regret bref : j’ai d’autres soucis. Mon canon gauche s’enraie. J’épuise la vingtaine d’obus qui me restent dans mon chargeur droit sur un autre Focke Wulf que j’attrape au milieu d’un impeccable tonneau. Quelle idée bizarre lui est venue de faire un tonneau au milieu d’un combat ? Comme disent les Anglais, there is a place and a time for everything. Quelque peu dégoûtés, les Focke Wulfs commencent à mollir, et sauf trois ou quatre qui continuent à se battre dur, les autres prennent le cap sud. J’en profite pour m’éclipser discrètement vers les nuages… J’exulte de joie car, en quarante minutes, j’ai obtenu trois victoires, dont deux sont homologuées, et j’ai endommagé deux autres appareils. Je me paie le luxe d’exécuter cinq tonneaux de victoire au-dessus de Longues, à la grande joie des paysans. * * * Un jour, au G. Q. G. de la Tactical Air Force, 83e division, le chef du service du personnel a marqué d’un trait rouge la fiche de l’aspirant Pierre Clostermann, 602 Squadron. Il a ajouté en marge : « Awarded Distinguished Flying Cross – operational rest from 7-7-1944. » Le soir même un télégramme arrivait au P. C. de la 125e escadre : 30 973 (F) P. H. Clostermann doit être retiré immédiatement opérations actives tour d’opérations terminé stop il regagnera Royaume Uni stop sept jours permission stop ensuite se présentera direction liaison aérienne interalliée et Q. G., fighter command, pour affectation nouvelle après consultation Forces aériennes françaises stop exécution réception stop confirmez stop signé Vice Air Marshall H. Broad-hurst AOC 83 group. * * * Je reviens d’une mission de mitraillage avec Jacques dans la région de Saint-Lô. Nous avons été accueillis par une flak déchaînée le long d’un petit chemin creux encombré de camions boches. Une passe a suffi pour me dégoûter. Un obus de 20 mm a explosé sur la plaque de blindage de mon siège… Prudemment je suis remonté à mille mètres et, malgré mes appels pressants, Jacques a fait trois attaques au travers du barrage de traceuses. Son avion est troué comme une passoire. Nous buvons un pot au mess avant d’aller ingurgiter notre ration de corned-beef et de carottes en conserves. Lapsley, qui nous observe depuis quelques minutes d’un air gêné, finit par nous rejoindre. Il commande un verre de bière au barman, le boit d’un trait, et précipitamment, comme quelqu’un qui se jette à l’eau, m’annonce de but en blanc que je suis, par ordre supérieur, retiré des opérations. Je m’y attendais depuis quinze jours, sans vouloir y croire. Le docteur du wing m’avait repéré et, en cachette, il doublait ma dose de benzédrine pour que mes nerfs tiennent encore un peu. Le salopard a dû faire un rapport. Après tout, c’est son travail, et je dois être dans un fichu état – Jacques lui-même m’a fait remarquer à maintes reprises que j’ai des tics nerveux comme une vieille fille morphinomane. J’ai perdu, il est vrai, huit kilos en quinze jours. « Sic transit… » Cela me fait de la peine de quitter mon escadrille, surtout maintenant. J’en suis arrivé à ce stade de dépression nerveuse où l’on n’a plus peur de rien, ou l’on n’a plus conscience du danger. C’est aussi le moment où les réflexes n’existent plus, où l’on pilote mécaniquement dans une sorte de béatitude artificielle produite par la benzédrine et la fatigue… Quelques heures plus tard, un Dakota fortement escorté se pose à B-2. C’est Sir Archibald Sinclair, ministre de l’Air britannique, accompagné d’Air-Marshall Cunningham, commandant en chef de la 2e Tactical Air Force de la R. A. F. et de Vice-Air-Marshall H. J. Broadhurst, C. en C. de la 83e division aérienne. C’est l’inspection classique « moral-lifting » – littéralement : « relèvement du moral » ! Le ministre nous passe en revue tels que nous sommes, sales, barbus, couverts de poussière, crevés de fatigue… Le contraste ne manque pas de comique entre l’impeccable gentleman, pantalon rayé, veston bordé, et cette bande d’écumeurs de l’air en bottes, avec leurs foulards crasseux. Selon la bonne règle britannique, le gentleman en question est d’un sang-froid imperturbable. En effet, un Focke Wulf passe en rase-mottes sur le terrain au milieu de son speech – la D. C. A. ouvre le feu, les éclats retombent en pluie drue dans un fracas de tonnerre – mais il continue sans même lever la tête. Jacques me souffle à l’oreille qu’il est peut-être très sourd et très myope. Sir Archibald Sinclair s’intéresse tout particulièrement aux trois pilotes français du groupe – Jacques, Aubertin et moi – qu’il félicite de leurs succès, puis sortant une petite boîte de sa poche, il me remet discrètement la D. F. C. Assis sur mon lit de camp, je couds mélancoliquement le ruban tout neuf de ma D. F. C. à mon uniforme, tout en contemplant le désordre de mes affaires, qu’il me va falloir empaqueter pour la nième fois. Les jours se passent dans l’attente d’un bateau – exaspérants. Je suis là, assis dans l’herbe, tandis que les combats succèdent aux combats, que mon LO-D, piloté maintenant par Jacques, décolle dans un nuage de poussière dorée, et que les rafales de 20 mm déchirent l’air. C’est maintenant que je comprends le vrai sens de l’amitié. Voir un vieux camarade, un cher frère d’armes partir en mission, et attendre son retour avec angoisse, les nerfs à fleur de peau… Quand nous volions ensemble c’était tout autre chose. Jonssen se fait descendre, puis c’est Carpenter, puis c’est Conoly, un de nos nouveaux. Jacques continue son étourdissante série de missions. Et le 7 juillet au soir, avec Frank Wolley – qui vient de recevoir lui aussi son return ticket1 – nous partons, nos bagages entassés dans une jeep, pour Arromanches. A 21 h 30 nous embarquons à bord du Tank Landing Craft 3222. * * * Le second du bord me cède sa cabine ; je vais me coucher lorsqu’un raid allemand d’une violence inouïe commence. Je me précipite sur le pont, illuminé par les départs rageurs des Bofors. Les gerbes d’eau des bombes soulèvent de grands fantômes blancs qui dansent entre les bâtiments à l’ancre. Une explosion sourde, comme une porte pesante qui se referme sur un caveau… une grande lueui… des flammes qui montent jusqu’à la lune vite voilée par une monstrueuse pyramide de fumée. C’est un pétrolier qui saute. Puis le ronronnement des Dorniers s’estompe. La D. C. A. se tait. Je reste accoudé au bastingage, les yeux fixés sur la falaise d’Arromanches qui se dessine dans le fouillis de mâts et de cheminées de navires. Là-bas, de Longues, la chanson claire du moteur d’un Spitfire au point fixe s’élève dans la nuit étoilée. La bataille de Caen fait rage, mais tout semble pourtant si calme, si paisible, les sons si lointains… Spasmodiquement, l’horizon Sud se peuple d’éclairs palpitant dans un sourd grondement qui roule sur la ville martyrisée. De temps en temps, un chapelet de traceuses monte tout droit dans le ciel, et s’éteint, comme une poignée d’étoiles filantes. Il n’y a autour de moi que le clapotement de la marée qui monte, dans un relent d’huile lourde et de saumure. L’eau noire est moirée de rouge par le pétrolier qui se consume. C’est fini. Je sens dans mes os que la libération de la France n’est plus qu’une question de quelques semaines, et que, par une ironie du destin, je n’assisterai que de loin à la libération de Paris. La mer est haute. Les moteurs Diesel commencent à vibrer dans les entrailles du TLC, et une grande fleur d’écume blanche s’épanouit à la poupe. Et les hélices commencent à battre la cadence lente et monotone du retour pour mon cœur lourd de souvenirs, d’amitiés et de deuils. TROISIÈME PARTIE Commandements dans la R. A. F. Le Typhoon Après avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé, au début de décembre, de retourner en opérations actives. L’ambiance de l’état-major ne me convient pas précisément, et les trois mois que j’y ai passés, malgré les garçons et les hommes charmants que j’ai pu y rencontrer, ont été pénibles. J’ai fait un saut à Paris, et l’atmosphère y était pour le moins désagréable. Par Jacques, qui est « squadron-leader » au bureau des tactiques du G. Q. G. de la R. A. F. à Bentley-Priory, je suis tenu au courant des dernières opérations aériennes. Au cours d’une visite chez Pete Wyckheam, le grand patron des affectations du Fighter Command, celui-ci a promis de me donner son appui pour filer rapidement à l’escadre de chasse 122 qui doit retourner sur le continent équipée de Tempests V. Quelques jours plus tard, le Quartier Général de l’Air des Forces Françaises en Grande-Bretagne recevait du ministère de l’Air britannique la note suivante : « La R. A. F., à la demande expresse du maréchal de l’Air H. J. Broadhurst D. S. O., D. F. C., serait très désireuse de voir le sous-lieutenant Pierre H. Clostermann D. F. C. détaché auprès d’elle, dès qu’il aura fini son temps réglementaire de repos. Les résultats remarquables qu’il a obtenus au cours de ses tours antérieurs d’opérations le désignent pour un poste de commandant d’escadrille ou de groupe dans l’escadre de son choix. « Nous vous prions de nous faire savoir si vous acceptez le, principe du retour en opérations actives dans la R. A. F. de ce pilote dans les conditions ci-dessus. » l. herrera Flight Lieutenant for Director of Allied Air Cooperation and Foreign Liaison. A cette note courtoise, le ministère de l’Air, à Paris, opposa une fin de non-recevoir. Quelques jours après je rencontrai le général Vallin et, en cheminant, je lui posai la question de mon retour. Très chic, il me donna son accord de principe tout en me faisant observer que j’étais compris dans la liste des pilotes que le général de Gaulle voulait à tout prix conserver et empêcher de retourner en action. Il me promit d’intervenir auprès du ministre de l’Air. Mais le temps pressait, et l’escadre 122 commençait à faire ses préparatifs de départ. Le colonel Coustey, commandant les Forces Aériennes Françaises en Grande-Bretagne vint alors à mon secours. Voyant mon état moral, en bon chef, il prit sur lui de m’autoriser à rejoindre la R. A. F., tout en me priant avec le sens de l’humour qui le caractérisait, de ne pas me faire tuer, pour ne pas lui causer de désagréments. Vite, pour prévenir un éventuel contrordre de Paris, je pris congé de M. et Mme Hermann – deux Français résidant à Londres depuis une quarantaine d’années – qui m’avaient soigné et gâté avec un dévouement et une générosité inimaginables… Les pauvres pleuraient à chaudes larmes. L’après-midi même, je débarquais à Aston-Down où j’allais faire un rapide cours de conversion sur Typhoon et sur Tempest. Wing Commander J. S. Shaw, commandant la base, à la vue de mes états de service et de mon nombre d’heures de vol, décida d’abréger les formalités,. et de me dispenser des cours théoriques. « All right old boy, do a few circuits and bumps, and off you go to 83 Group Support Unit. If the weather is good, you can be in Holland within a week 1 » Le soir au mess, je me retrempai avec joie dans la bonne et franche atmosphère de la R. A. F. * * * Enfin un rayon de soleil. Je vais donc faire cet après-midi mon premier « lâcher » sur Typhoon. J’arrive à mon « flight » avec tout mon équipement de vol, et je me présente à mon instructeur, un Australien, Mac Far, appelé par ses camarades « immaculate Mac » à cause de son apparence broussailleuse et déguenillée. Avec mon parachute au dos, il faut trois personnes pour m’aider à monter dans le cockpit du Typhoon qui se trouve à 2,50 m du sol. Comme l’avion est très fin, on ne peut s’accrocher nulle part. Il faut s’agripper à des cavités recouvertes de plaques de métal montées sur ressort, qui reviennent en position aussitôt que l’on ôte la main ou le pied – tout à fait comme un piège à renard. Finalement, on me hisse, on m’installe, on me tape dans le dos et, après un dernier « Good luck », je me retrouve tout seul dans les entrailles du monstre. Je me remémore rapidement tous les conseils des instructeurs. Comme les gaz d’échappement, à haute teneur de carbone, qui s’infiltrent dans le cockpit sont éminemment dangereux, il faut inhaler de l’oxygène en permanence ; aussi je m’empresse d’ajuster mon masque et d’ouvrir la valve régulatrice. Au décollage, le Typhoon embarque fortement sur la droite, il faut donc régler les fletners des gouvernes très soigneusement. J’ouvre le radiateur en grand. Je vérifie le verrouillage du train, dont le levier de commande ressemble inconfortablement à celui des « flaps ». Je baisse la manette des volets d’intrados pour ouvrir les circuits pneumatiques, afin d’éviter un coup de bélier sur les sélecteurs au moment du démarrage. J’allume les voyants du tableau de bord. Je règle la manette des gaz – ouverte à cinq huitièmes de pouce (pas un poil de plus, sous peine de noyer le carburateur et de risquer un retour de flamme). Je pousse le levier de changement de pas de l’hélice tout en avant, et le recule de quelques centimètres pour éviter un blocage du dispositif de vitesse constante au décollage. Je vérifie le contenu des quatre réservoirs d’essence, et je sélectionne les réservoirs centraux de fuselage pour décoller (alimentation par gravité en cas de panne de pompe). Je dévisse les injecteurs ; l’un envoie un mélange d’alcool et d’éther dans le carburateur, et l’autre un mélange d’huile et d’essence dans les cylindres. J’introduis une cartouche dans le démarreur. (C’est le système Koffman, qui utilise l’expansion de gaz violemment explosifs pour lancer le moteur ; manquer son démarrage n’est pas une plaisanterie, car, une fois le moteur plein d’essence, on a quatre-vingt-dix chances sur cent de prendre feu.) Un doigt sur le contact de la magnéto de départ, et un autre sur la mise à feu, je déclenche le système… le mécano, agrippé à l’aile, me donne un coup de main pour raccrocher mon moteur, qui démarre dans un vacarme épouvantable. Le bruit est à peu près cinq fois plus puissant que celui du Spitfire. Après quelques secondes de cafouillage, le moteur tourne à peu près rond, non sans cracher de l’huile par tous ses pores. Le son de ce moteur et ses vibrations me paraissent suspects. J’ai surtout les nerfs à fleur de peau, et je ne suis pas rassuré du tout. Que diable suis-je venu faire dans cette galère ? Ces réflexions ont duré sans doute une éternité, car, lorsque je relève la tête, je vois les mécanos un peu étonnés qui attendent mon signal pour enlever les cales. Je commence à rouler – un peu trop vite. Attention, n’abusons pas des-freins qui chauffent vite. Un frein chaud perd toute action. Ce moteur ! On roule à l’aveuglette, en repérant son chemin comme un crabe, avec un coup de frein à droite, un autre à gauche, alternativement, pour dégager la vue. En bordure de piste, avant de m’engager, je nettoie les bougies, suivant les instructions. Je dégorge mon moteur en ouvrant les gaz jusqu’à trois mille tours et aussitôt un nuage d’huile s’étale sur mon pare-brise. Deux Typhoons qui étaient dans le circuit se posent tant bien que mal, mais le contrôleur ne semble pas disposé à me donner un feu vert. Je sors la tête de mon habitacle pour lui faire signe, au risque de recevoir une goutte d’huile bouillante dans l’œil. Toujours un feu rouge. Diable, j’ai dû oublier quelque chose – et mon sacré moteur commence à chauffer. Mon radiateur est déjà à 95°. Un coup d’œil dans la voiture : mes volets sont bien à 15°, mon radiateur est ouvert… Bon Dieu, c’est la radio ! Vite, je branche et j’appelle : « Hullo Skydoor, Skydoor. Typhie 28 calling. May I scramble ? » Le contrôleur répond en me donnant enfin un feu vert. Bien. Je resserre mes « straps », je lâche les freins, je m’aligne soigneusement sur la ligne blanche qui marque le milieu de la piste de ciment et j’ouvre lentement les gaz, pied gauche à fond sur le palonnier. On m’avait bien prévenu que le Typhoon embarquait, mais à ce point-là… Et cet animal accélère comme une fusée… Je corrige tant que je peux, avec le frein, mais je suis quand même déporté dangereusement à droite… A mi-piste, ma roue droite frôle l’herbe. Avec cet engin, si je sors du ciment, je vais capoter. Tant pis, je l’arrache du sol. Cet avion est d’une instabilité latérale effarante. Je continue quand même à dériver, et je n’ose pas trop baisser mon aile gauche, avec ces ailerons de malheur qui ne mordent qu’au-dessus de deux cents kilomètres à l’heure. Heureusement qu’à la suite d’une série d’accidents dus à la même cause ils ont flanqué le hangar F par terre. Je passe quand même inconfortablement près du hangar E. Je rentre mon train, mais j’oublie de bloquer les freins. Une vibration formidable qui secoue l’avion de la queue aux bouts de plans me rappelle que les roues sont rentrées dans leurs cavités d’aile en tournant à toute vitesse. Pourvu que je n’aie pas fusillé mes pneus ! J’étais vraiment bien tranquille, derrière mon bureau de l’état-major… Enfin, après quelques minutes, je reprends la main petit à petit et je me sens plus à l’aise. Les virages dérapent bien un peu, mais cela ne va pas trop mal. Un petit piqué timide, pour me rendre compte. Bigre, quelle masse ! Avec ses sept tonnes, cet animal accélère sur la pente d’une façon prodigieuse. Je constate avec satisfaction que cela file beaucoup plus vite que le Spitfire. Qu’est-ce que ce sera avec le Tempest ! Une demi-heure passe vite, et je commence à rassembler mon courage pour l’atterrissage. D’abord un circuit plein gaz à 700 km/h, pour nettoyer ces f… bougies qui s’encrassent vite. Mais ensuite, j’ai beau réduire les gaz, faire des queues de poisson, baisser mon radiateur, je n’arrive pas à réduire ma vitesse suffisamment pour descendre mes roues en toute sécurité. Un circuit, moteur au ralenti à 500 à l’heure. Un autre circuit à 400. En désespoir de cause, je fais une chandelle sans moteur qui me remonte de presque 1 000 mètres, mais réduit ma vitesse à 320. A basse vitesse cet animal est terriblement instable, et la sortie de l’énorme train d’atterrissage a des conséquences imprévues sur le centrage. Là encore, quoique prévenu, je me laisse surprendre par des embardées formidables qui ressemblent presque à des amorces de vrille. Je demande l’autorisation de me poser. Prudemment, en ligne droite, avec une bonne réserve de vitesse, je fais mon approche, je baisse les volets, et tout va bien jusqu’à l’arrondi. Mais ces ailes épaisses qui semblent avoir des réserves de sustentation sont traîtresses ; à peine ai-je commencé à tâter le manche que la mécanique décroche, tombe comme une pierre en abattant sur l’aile gauche et rebondit à dix mètres de hauteur, avec le nez droit vers le ciel, dans un fracas épouvantable. J’ouvre les gaz à fond afin d’amortir la chute, tout en luttant comme un malheureux avec mes ailerons pour éviter de passer sur le dos. Enfin, après deux ou trois sauts de mouton, des coups de frein retentissants, mon Typhoon maté roule cahin-caha sur la piste qui semble bien courte. – Je m’arrête quand même avant de rentrer dans le décor, au milieu d’un nuage de fumée et d’huile. Une forte odeur de caoutchouc brûlé se dégage de mes pauvres pneus qui ont vaillamment résisté aux sept tonnes dégringolant à deux cents kilomètres à l’heure. Heureusement, on n’a pas trop remarqué mon mauvais atterrissage – il y en a de si mauvais cet après-midi, dont deux avec casse grave, que, tant que la voiture est intacte, c’est considéré comme une bonne « arrivée ». Mon front est moite, mais le moral est meilleur. Une nouvelle phase de la guerre aérienne Le Hawker Tempest V, avec son formidable moteur Napier « Sabre » de 24 cylindres en H, était le chasseur le plus moderne, non seulement de la R. A. F., mais encore de toutes les forces alliées. Sydney Camm, ingénieur en chef de Hawker – déjà dessinateur du fameux Hurricane – avait pris son dernier-né, le Typhoon, qui était un avion d’assaut, gros porteur, solide, massif, au profil d’aile épais et sustentateur, et, après six mois de travail, l’avait transformé en Tempest. Fuselage prolongé de plus d’un mètre pour y emmagasiner quatre cents litres d’essence supplémentaires. Garde du train d’atterrissage augmentée, pour permettre l’emploi d’une énorme hélice quadri-pale de quatre mètres de diamètre. Pour accroître la stabilité au sol, écartement de près de cinq mètres des fines jambes oléo-pneumatiques ; des pneus spéciaux, de très petite taille – car ils devaient s’escamoter dans les ailes – furent étudiés par Dunlop. Les ailes elliptiques du Tempest étaient en effet si fines qu’il avait même fallu construire des canons spéciaux (Hispano type V) pour les y loger. Poste de pilotage reculé pour améliorer la visibilité vers le bas, et cockpit réduit au strict minimum – une bulle de plastique transparent posée sur le profilé parfait de la carlingue… La surface du plan fixe de direction avait été presque doublée pour assurer une impeccable stabilité dans les survitesses, et un jeu de volets d’intrados, courant sur presque toute la longueur du bord de fuite, avait été étudié pour donner le maximum de sécurité à l’atterrissage, qui se faisait cependant à une vitesse de près de trois cents kilomètres à l’heure. Rien ne fut ménagé pour assurer au Tempest les performances maxima à basse et moyenne altitude. Des réservoirs supplémentaires spéciaux furent même dessinés avec amour, avec des raccordements en perspex, pour accrocher sous les ailes. Le rivetage, les interactions, le polissage des surfaces furent soignés à un point inimaginable. Il en résulta un engin de guerre aérienne magnifique. Racé, malgré son gros radiateur qui lui donnait une personnalité rageuse et volontaire, le Tempest était d’une finesse étonnante. Très lourd, avec ses sept tonnes de poids en charge, il disposait, grâce aux 2 850 CV de son moteur, d’un excédent de puissance considérable, et son accélération était phénoménale. Le pilotage en était évidemment très « pointu », mais les performances le compensaient bien : A mille mètres, troisième économique à un tiers de la puissance (c’est-à-dire 950 CV) avec deux réservoirs supplémentaires de 250 litres chacun : 540 kilomètres à l’heure au badin, soit une vitesse réelle de près de 580 km/h. En croisière rapide, à demi-puissance (1 425 CV), sans réservoirs supplémentaires : 640 kilomètres à l’heure au badin, soit une vitesse réelle de 690 km/h. Vitesse maxima en palier, à treize livres de boost à l’admission et 3 850 tours : 735 à 745 kilomètres à l’heure au badin, soit une vitesse réelle de 760 environ. Aux deux altitudes de rétablissement, soit 5 000 et 2 000 mètres on frisait le 800 kilomètres à l’heure. En surpuissance – emergency – on pouvait pousser le moteur jusqu’à 3 000 CV et 4 000 tours, et la vitesse montait à près de 820 km/h. En survitesse, le Tempest fut le seul appareil allié qui atteignit normalement, sans inconvénients prononcés de pilotage, des vitesses de l’ordre soni-que, soit 1 100 à 1 200 km/h. Avec son rayon d’action militaire de 800 kilomètres, ses quatre canons de 20 mm alimentés de près de 800 obus dans les quatre casiers à munitions (soit près de 20 secondes de feu) et 1 800 litres dans ses réservoirs, le Tempest était le corsaire de jour idéal, digne pendant du Mosquito, corsaire de nuit. Les deux premiers groupes de Tempests (Squadrons 3 et 56 de la R. A. F.) avaient été équipés et lancés en hâte, en juin 1944 contre les bombes volantes (V-l) qui menaçaient Londres. Près de neuf cents V-l explosèrent en pleine mer sous leurs coups. Les Mustangs et les P. 47 Thunderbolts américains et les Spitfires de la R. A. F. ne pouvaient rattraper ces engins diaboliques qu’en piqué, ce qui diminuait leurs chances de succès. Les Tempests, eux, pouvaient croiser calmement à demi-puissance, puis, à la vue d’un V-l, accélérer, prendre position et tirer sans hâte, grâce à leur foudroyante vitesse. Cependant, cette mise en service hâtive n’avait pas été sans inconvénients. Le moteur « Sabre » n’absorbait qu’en protestant l’essence à 150 d’octane. Il y eut des incidents graves. Des ennuis de chemises de distribution (en effet, le « Sabre » est un moteur sans soupapes) ; des ennuis de lubrification, avec chutes verticales de la pression d’huile, des infiltrations de gaz carbonique dans le poste de pilotage, etc. Le plus grave fut l’accumulation de vapeurs d’essence et d’huile dans la prise d’air du carburateur, où le moindre retour provoquait l’incendie à bord, suivi parfois très rapidement de l’explosion en l’air de l’appareil. Aussitôt la menace des V-l passée, les Tempests furent retirés des premières lignes. Tandis que les bases de l’organisation d’une escadre de quatre groupes étaient lancées, les techniciens de Hawker et de » Napier, en collaboration étroite, travaillaient à éliminer tous ces défauts. Entre-temps, avec l’hiver 1944, la guerre entrait dans une période statique, les troupes alliées se reformant et consolidant leurs positions sur la rive gauche du Rhin. Que devenait la Luftwaffe ? Pour le public en général, il était entendu que l’Allemagne n’avait plus d’avions ni de pilotes. Cette croyance était soigneusement entretenue par les services d’Information alliés pour de multiples raisons : En premier lieu, l’offensive formidable de bombardement contre les usines d’aviation du Reich, malgré la destruction complète de Warnemund, de Marien-bourg (Usines Focke Wulf), Wiener Neustadt et Regensbourg (Usines Messerschmitt) ne semblait pas avoir apporté de diminution visible dans les effectifs en ligne dont la Luftwaffe disposait. Cela ne manquait pas de créer une situation gênante, d’autant plus que l’aviation américaine publiait des chiffres de deux ou trois cents chasseurs allemands abattus à chaque grande sortie sur l’Allemagne. Comme ces résultats étaient obtenus au prix de pertes colossales (187 Forteresses Volantes sur 642 engagées dans le raid sur Schweinfurt le 14 octobre 1943) qui faisaient sourciller le public américain, un voile discret devait être étendu sur l’activité de la Luftwaffe. Pour nous, qui étions en contact journalier avec la Luftwaffe, et à qui on ne pouvait évidemment pas cacher la situation véritable de ses effectifs, l’optimisme des services d’Information (O. WJ. américain) ne manquait pas de sel. Plus les Américains descendaient de chasseurs boches, plus il y en avait ! Un fait était certain : l’offensive contre les usines de montage et les ateliers de réparations de l’aviation militaire allemande, quoique terriblement efficace, n’avait pas empêché la production de chasseurs de monter substantiellement de juillet 1943 à mars 1945. Les Allemands réussirent à maintenir une production mensuelle de 1200 à 1 700 appareils (2 325 en novembre 1944). Il faut évidemment ajouter que, sans ces bombardements, les Allemands auraient réalisé la production prévue d’environ 3 000 appareils par mois en 1944 et 4 500 au début de 1945. Cette vitalité extraordinaire était due à deux choses : 1°La rapidité de la reconstruction et de la mise en état des usines bombardées. 2°Le nombre croissant d’usines souterraines invulnérables. L’usine de Wiener Neustadt, par exemple, six semaines après ce qui semblait avoir été une destruction totale, était en mesure de sortir deux Messerschmitts 109 par jour. Deux semaines plus tard, elle en sortait neuf et, moins de trois möis après le raid, elle produisait ses quinze Messerschmitts 109 quotidiens. C’était un vrai tour de force, et il fallut renouveler un coûteux raid de Forteresses (dont encore une centaine resta sur le carreau). Les Allemands ne pouvaient pas supporter ce petit jeu indéfiniment. Bien que les bombes des Forteresses Volantes ne fussent pas assez lourdes (75 à 150 kilos) pour détruire les machines-outils, les locaux devenaient intenables malgré les réparations de fortune. C’est alors que les Allemands se mirent à enterrer leurs usines. Le docteur Kalmmler, en liaison avec Gœring, par l’intermédiaire du Sonderstab H. et du docteur Treiber, prit la direction de l’opération. Ce fut un tour de force extraordinaire. Dès janvier 1944, les Allemands avaient recensé les carrières, les caves et tous les locaux propices. Souvent, même, ils dévièrent des voies ferrées de plusieurs dizaines de kilomètres pour en utiliser les tunnels. Le métro de Berlin lui-même abrita des chaînes de montage. Dès avril 1944, la Royal Air Force et les services de renseignements britanniques avaient la preuve formelle que les Allemands produisaient dans leurs usines souterraines au moins trois cents avions complets et un grand nombre de moteurs. Ce n’est que plus tard, lorsque l’on occupa l’Allemagne que l’on put évaluer toute l’étendue de ce travail de troglodytes. En pleine forêt, près d’Alt Ruppin, les Russes découvrirent une clairière où, soigneusement camouflés, près de cent Henckels 162 et FW 190 étaient rangés sous les arbres. Un peu plus loin, suivant une voie de chemin de fer qui semblait se perdre dans une futaie, ils trouvèrent l’entrée d’une usine souterraine. D’une superficie totale de plus de 25000 mètres carrés, les ateliers avaient une capacité de production de quatre avions de chasse par jour. Les avions étaient transportés par camion jusqu’à l’autostrade en construction Berlin-Hambourg, distant de quelques kilomètres, et l’une des sections complétées de l’autostrade, large de 60 mètres et longue de 4 000 mètres, parfaitement rectiligne, servait de piste d’essais. Les appareils étaient ensuite garés – et parfois même, opéraient en vols de guerre – dans des abris échelonnés le long de ce magnifique aérodrome improvisé. Dans la région de Trêves, plusieurs milliers d’ouvriers de chez’Opel et Russelsheim travaillaient dans deux tunnels de chemin de fer entre Coblence et Trêves, produisant des accessoires – trains d’atterrissage pour la Mechanik Rochlitz, compresseurs et turbines pour avions à réaction pour la Mensfeldwerke de Breslau. Dans les grandes carrières d’Halberstaadt, près de l’aérodrome, des ailes et des fuselages de Focke Wulfs 190 D-9 et D-12 étaient montés et transportés par camions jusqu’aux usines d’assemblage. Dans le métro de Berlin, entre les stations de Bergstrasse et de Grenzalle, l’usine Henshel avait installé une chaîne de construction pour fuselages et empennages de Junkers 188. Les fuselages complets, trop volumineux pour les sorties et les ascenseurs, étaient construits en deux parties et assemblés en plein air. Jusqu’à la Libération, les joints avaient d’ailleurs été produits par une firme parisienne. Les galeries de mines de potasse de Halle et de Saale, élargies, abritaient chacune huit cents ouvriers travaillant à des accessoires pneumatiques et électriques d’avions. Les machines-outils et les chaînes de l’usine Messerschmitt de Regensbourg, après deux bombardements successifs, furent transportées en une semaine dans un grand tunnel routier à Eschenlhœ, en Bavière, et purent, trois mois plus tard, sortir vingt Messerschmitts 109 et quinze Messerschmitts 262 par semaine. A Egeln, les troupes américaines trouvèrent une gigantesque usine souterraine qui sortait, en décembre 1944, six Focke Wulfs « long-nez » par jour, et en mars 1945 produisait ses dix Volkjaegers quotidiens ! On pourrait citer des dizaines de cas semblables. Les Allemands étaient donc en mesure, contrairement à toutes les prévisions, de maintenir malgré les bombardements un niveau de production très élevé, de l’ordre de deux mille avions par mois. Qu’étaient ces avions et que valaient-ils ? Les Allemands sortaient en grande série : 1°Deux types de chasseurs orthodoxes monoplaces monomoteurs – le Messerschmitt 109 de la série K et le Focke Wulf « long-nez » de la série D. 2°Deux types de chasseurs à réaction monoplaces, le Messerschmitt 262 et d’Henshel 162 Volks jaeger. 3°Un bombardier triplace, le Junkers 188. 4°Un avion à réaction de reconnaissance et de bombardement monoplace : l’Arado 234. Le Focke Wulf 190 « long-nez » était une version du Focke Wulf classique, équipée d’un moteur de 12 cylindres en ligne Jumo 213 de 2 100 CV avec injection d’eau et de méthyl en surpuissance, au lieu du moteur normal en étoile BMW 801. Ce remarquable appareil équipait environ 50 p. 100 des Jagd-Geswaders en janvier 1945. Très rapide (700 à 750 kilomètres à l’heure), très souple aux ailerons, armé d’un canon de 30 mm monté dans le moteur, de deux canons de 20 mm Mauser dans la racine des ailes, le Focke Wulf 190 D-9 était un adversaire redoutable. Ses performances générales le classaient dans la même catégorie que le Tempest et lui donnaient une marge de supériorité très nette sur les Mustangs, Lightnings et Thunderbolts américains, ainsi que sur le Spitfire XVI. Le Messer Schmitt 109 K, équipé d’un Daimler Benz 605 de 1 700 CV était l’équivalent en plus léger du Mustang, et, bien piloté, pouvait tenir tête avec succès à un Tempest. Le Messerschmitt 262 à réaction était, avec ses deux turbines Jumo 004-B1 et ses quatre canons automatiques de 30 mm MK-108, l’avion de combat le plus sensationnel produit jusqu’alors. Premier avion à réaction utilisé effectivement en combat, construit en série, employé à grande échelle par les Allemands dès novembre 1944, le Messerschmitt 262 aurait pu être le roi des chasseurs. Doué d’une vitesse foudroyante (frisant les 1000 km/h), d’un formidable armement à grande portée avec cent obus par canon, un blindage très bien conçu de 89 mm, cet appareil aurait pu révolutionner la guerre aérienne. Malheureusement (ou plutôt, heureusement !), une fois de plus l’intuition d’Hitler opéra. Intervenant personnellement, après avoir assisté en avril 1943 à une démonstration de cet avion, il obligea le constructeur à modifier son appareil afin d’en faire un avion de représailles destiné à opérer contre l’Angleterre. Après un an d’ordres et de contrordres, d’altérations et de discussions, devant l’offensive croissante des bombardements alliés, l’O. K. W. (Commandement suprême allemand) finit par convaincre Hitler. Le Messerschmitt 262 fut rendu à son rôle primitif de « kämpf Zerstörer » (destructeur de bombardiers). Le Messerschmitt 262 était très délicat à piloter, avec une charge au mètre carré de plus de deux cents kilos, une vitesse d’atterrissage de trois cents à trois cent dix kilomètres à l’heure et un décollage pénible. Les turbines donnèrent aussi quelques déboires, et les pertes de pilotes en accidents furent indubitablement très élevées. La J. G. 52 perdit ainsi vingt-trois pilotes en trois mois. Cependant, la Luftwaffe pouvait mettre en ligne, dès janvier 1945 au moins deux cents Me-262 dont un tiers était basé sur le fameux aérodrome de Rheine Hopsten, où une pisté de ciment, longue de 2 800 mètres et large de 60 fut construite spécialement. Le Volks jaeger – Chasseur du Peuple – Henshel 162 était également un engin séduisant. Etudiés spécialement pour la grande série, très simples de construction et de pilotage, équipés juste du strict nécessaire (deux canons de 30, une autonomie de 45 minutes) les Volks jaeger sortaient comme des petits pains de près de quatre-vingt-cinq usines éparpillées sur le territoire du Reich. Le Junkers 188, bimoteur rapide de bombardement à grand rayon d’action, quoique existant à plus de huit cents exemplaires et toujours construit en série, fut sans doute sacrifié dans les derniers mois de la guerre. En effet, il pouvait difficilement opérer d’aérodromes de fortune, et les derniers stocks d’essence C3 (96 d’octane) nécessaire à ses moteurs BMW 803 et Jumo 213 étaient réservés pour les chasseurs, et les derniers aérodromes convenables pour les Me-262. L’Arado 234, monoplace à réaction, était construit spécialement pour la reconnaissance et le bombardement. Moins rapide que le Me-262 (850 km/h), il emportait cependant, en plus de ses quatre canons de 30 mm, soit huit cents kilos de bombes, soit plusieurs appareils photo-automatiques. Au moins trois Aufklarungs-Gruppen (groupes de reconnaissance), furent équipés dès la fin de 1944. * * * Les Allemands avaient donc des appareils – et de bons appareils. Que valaient les pilotes qui les menaient au combat ? Etaient-ils à la hauteur de la tâche écrasante qui leur incombait ? Le tour d’horizon est là plus délicat à faire. Cependant on peut répondre à la question. Dans la Luftwaffe, il ne semble pas y avoir eu de moyen terme, et l’on pouvait diviser les pilotes allemands en deux catégories bien distinctes : Les « as » soit 15 à 20 p. 100 des effectifs – pilotes réellement supérieurs à la moyenne des pilotes alliés. Le reste – pas grand-chose. Très courageux, mais incapables de tirer parti de leurs appareils. Cet écart était dû surtout à la hâte avec laquelle le nouveau personnel navigant – à la suite des grosses pertes de la bataille de Grande-Bretagne et de la campagne de Russie – était lancé dans la bagarre.. Entraînement trop rapide, peu homogène, où une importance démesurée était donnée aux forces morales, à la doctrine de la Grande Allemagne et aux théories purement militaires, au détriment de l’instruction technique proprement dite. A ces défauts vint s’ajouter, dès fin 1943, une disette aiguë de carburant. C’est ainsi qu’il y avait – fondant lentement dans la fournaise des cieux d’Europe – la bande héroïque des « vieux de la vieille » de la Luftwaffe, durs à cuire, aux trois ou quatre mille heures de vol. Ces pilotes formés à l’école de la guerre d’Espagne, survivants des campagnes successives de la Luftwaffe depuis 1940, connaissaient leur métier à fond, avec toutes ses ficelles. A la fois prudents et sûrs d’eux-mêmes, maîtres de leurs machines, ils étaient fort dangereux. De l’autre côté, les jeunes fanatiques, au moral élevé, bridés cependant par une discipline de fer, étaient, en bien des circonstances, des proies relativement faciles dans le combat. Quoi qu’il en soit, le « standard » des pilotes de chasse allemands était, en moyenne, beaucoup plus élevé fin 1944 et début 1945 qu’à aucune autre époque depuis 1940. Ce fait ne peut être expliqué – en dehors de considérations d’ordre purement moral, telles que la défense de la mère patrie, etc., que parce que les unités d’élite de la chasse avaient la priorité absolue dans les attributions d’essence et de lubrifiant. Nous avions ainsi de fortes chances de ne rencontrer en combat que des pilotes très expérimentés, tandis qu’en 1942,1943 et au début de 1944 il y avait un roulement de pilotes du front ouest au front soviétique, ce qui nous amenait souvent en contact avec des unités d’une valeur très moyenne qui plus tard furent concentrées exclusivement sur le front de l’Est. En principe, le front russe était pour la Luftwaffe un lieu de repos où la quantité primait la qualité, et les meilleures formations étaient gardées en réserve pour tenir tête à la R. A. F. et protéger les villes allemandes contre les bombardements diurnes américains. Telle était, grosso modo> la situation générale de la Luftwaffe dans les derniers jours de 1944. La supériorité numérique alliée ne pouvait jouer que sur les réserves, car il n’y avait pas d’aérodromes en nombre suffisant pour loger à distance raisonnable du front plus d’un millier d’avions de chasse et d’assaut composant le 83 et le 84 Group de la Tactical Air Force. La Luftwaffe, au contraire, habilement éparpillée sur une centaine de petits aérodromes groupés autour des grandes bases majeures du triangle Arnhem-Osnabrück-Coblence, pouvait opérer en force. Les Messerschmitts 262 pouvaient se livrer impunément à des reconnaissances tactiques sur tout le front allié, et nous revîmes des formations allemandes importantes – parfois une centaine d’appareils – mitraillant et bombardant de jour en piqué nos troupes et nos convois. Les avions de reconnaissance alliés et nos chasseurs bombardiers avaient la vie dure. Des formations de Typhoons perdaient fréquemment six ou sept appareils sur douze au cours de rencontres avec les FW-190 et les Me-109. Les Spitfires étaient impuissants. Il n’y avait qu’une escadre de trois groupes de Spitfires XVI, et le reste était équipé de Spitfires IX B ou de Spits XVI (Spits IX B avec moteurs Rolls-Royce construits par Packard aux U. S. A.). Tous les groupes de Spits IX opéraient d’ailleurs la plupart du temps comme chasseurs bombardiers. Les Boches, connaissant les qualités du Spits en combat tournoyant, évitaient soigneusement de s’accrocher à eux – mais les pauvres Spits n’avaient ni la vitesse, ni le rayon d’action nécessaire pour forcer au combat les nouveaux chasseurs allemands. L’Etat-Major allié commençait à s’inquiéter sérieusement de cet état de choses. La situation était semblable dans le secteur américain du Luxembourg, mais avec moins d’acuité, car les Allemands savaient que l’attaque finale viendrait du nord de la Ruhr, et ils se concentraient sur la Hollande. L’offensive de Rundstedt avait éclaté par surprise, et nos Etats-Majors pour une fois se trouvaient en état d’infériorité au point de vue renseignements. Les Messerschmitts 262 avaient parfaitement éclairé le général allemand sur la situation de nos troupes, tandis que nos avions de reconnaissance étaient neutralisés par la chasse allemande. * * * C’est pour remédier à cet état de choses, que l’escadre 122 de la R. A. F. fut envoyée en Hollande, équipée de Tempests. C’était une unité d’élite, et sur elle reposait tout le système défensif et tactique du front britannique. Seuls furent admis des pilotes ayant au moins un tour complet d’opérations, ou qui pouvaient justifier d’une expérience suffisante. Les squadrons 486 (Néo-Zélandais), 80,56 et 274, auxquels fut adjoint le squadron 41, équipé de Spitfires XVI, formèrent le wing 122. Etant donné les performances sensationnelles des Tempests, un travail écrasant leur fut dévolu : 1°Neutralisation de la chasse allemande et surtout des avions à réaction. 2°Interdiction diurne du système ferroviaire du Reich, du Rhin à Berlin, par l’attaque systématique des locomotives. Gonflée à bloc, se sentant la prunelle des yeux de la R. A. F., l’escadre des Tempests s’installa à Volkel, en Hollande, et fut lancée dans la bagarre. Ce fut très dur. Volant par douze ou par vingt-quatre, les Tempests allèrent se cogner aux Focke Wulfs jusque sur leurs aérodromes. Des sections de quatre volèrent en rase-mottes jusqu’à Berlin plusieurs fois par jour, laissant, à l’aller, les voies ferrées embouteillées de locomotives percées comme des écumoires et menant au retour une guerre impitoyable d’embuscade contre la Luftwaffe. Des paires de Tempests furent maintenues en état d’alerte immédiate, pilotes assis, sanglés, harnachés dans leurs cockpits, doigt sur le démarreur, prêts à décoller dès qu’un Me-262 franchissait nos lignes. En quinze jours, cinquante-deux chasseurs allemands, dont trois Me-262 furent descendus, et quatre-vingt-neuf locomotives détruites. Vingt et un Tempests restèrent sur le carreau. C’est alors que survint le coup du 1er janvier 1945, qui devait encore décupler le travail du wing 122, et sa responsabilité. La dernière grande bataille de la Luftwaffe 1" janvier 1945. L’aube du 1er janvier 1945 se levait sur une situation peu réjouissante pour les forces armées allemandes. Après l’échec de l’offensive Rundstedt, les nazis, acculés au Rhin, pressés par les troupes russes en Pologne et en Tchécoslovaquie, étaient réduits à la défensive. Cependant, à 07 h 45 environ, d’une vingtaine d’aérodromes couverts de neige, de fortes formations de Focke Wulfs 190 et de Messerschmitts 109 décollaient… A 08 h 05, un minuscule avion Taylor craft « Auster » de réglage d’artillerie lançait par la radio un appel affolé : « Viens de croiser formation d’au moins 200 Messerschmitts volant en rase-mottes sur cap 320°… » A 08 h 30, sur vingt-sept bases alliées s’étendant de Bruxelles à Eindhoven, des centaines d’avions anglais et américains finissaient de se consumer. Partout, de hautes colonnes de fumée noire montaient, droites comme des piliers de cathédrale, dans l’air calme où flottaient encore les petits nuages gris et blancs marquant l’éclatement de milliers d’obus de D. C. A. Le général Speerle venait audacieusement de risquer un coup qui n’avait pas de précédent dans toute cette guerre. Il avait massé sur les aérodromes de Twente, Appledoorn, Aldhorn, Hagelo, Munster, Lippstaadt, Rheine, Neuenkirchen, Metelen, Harskanf, Teuge et sur toutes leurs bases satellites, une dizaine de Jagd-Geswader d’élite. On put plus tard identifier des JG-2, JG-3, JG-4, JG-5, JG-26, JG-27, JG-52, JG-53, et quelques autres formations réunissant environ 650 Focke Wulfs 190 D-9 et 450 Messerschmitts 109 K. La veille encore, les pilotes allemands ne connaissaient pas le but de l’opération. Le 31 décembre, au crépuscule, ils avaient décollé de leurs bases habituelles et s’étaient concentrés sur ces aérodromes. A 21 heures, extinction des feux – pas de réveillon, pas de bars, juste un repas léger mais substantiel pour tout le personnel navigant. A 5 heures, le. 1er janvier, ils avaient été éveillés, puis on avait dévoilé, dans l’enthousiasme général, le plan magistral de Speerle. Gœring lui-même fit un tour éclair des formations pour les encourager. Chaque pilote reçut une carte à grande échelle où étaient clairement indiqués tous les aérodromes et les bases aériennes des Alliés (fruit des reconnaissances de Me-262) ainsi que les caps de retour, les points de repère et des instructions de route détaillées. A l’heure H, ils décollèrent, se joignirent en trois formations massives de trois à quatre cents appareils chacune, et ces trois forces, menées par trois Junkers 188 conduisant la navigation, mirent le cap sur les lignes alliées. L’une d’elles descendit, au ras des flots et des plages, le Zuiderzée et remonta jusqu’à Bruxelles. Une autre descendit en rase-mottes par Arnhem jusqu’à Eindhoven, et la troisième, passant par Venlo, déboucha sur les lignes américaines. Ce fut une surprise complète. Pendant presque une demi-heure, les Messerschmitts et les Focke Wulfs mitraillèrent les avions alliés massés sur les pistes couvertes de verglas. Quelques rares Spitfires réussirent à décoller sous les rafales. Par un hasard extraordinaire, l’escadre 122, en force, faisait un sweep sur l’Allemagne, et, quand ils furent rappelés, la plupart des Tempests étaient à court de munitions. Volkel fut, par miracle, un des trois aérodromes épargnés. Partout ailleurs, ce fut une catastrophe. Rien qu’à Bruxelles-Evere, cent vingt-trois avions de transport, des Forteresses Volantes, des Typhoons, des Spitfires, étaient anéantis. A Eindhoven, une escadre canadienne de Typhoons, la 124, et une escadre polonaise de Spitfires, étaient complètement détruites. En tout, près de huit cents avions alliés avaient été mis hors de combat en quelques minutes. Les quelques Tempests et Spitfires qui purent courageusement intervenir, descendirent dans le tas trente-six Boches, et les D. C. A. anglaise et américaine en détruisirent cinquante-sept, soit un total de quatre-vingt-treize avions allemands dont les débris furent retrouvés après une semaine de recherches dans nos lignes. Bien étudiée, magistralement exécutée, cette opération aurait été pour l’opinion publique, si elle avait été connue, un coup d’assommoir. La censure américaine et les services de presse affolés essayèrent de présenter cette attaque comme une grande victoire alliée, en publiant des chiffres fantaisistes, dont on se moquait encore, trois mois après, dans les escadrilles. Le succès de la Luftwaffe, au prix d’une perte d’une centaine d’appareils environ, réussit à paralyser la Tactical Air Force pendant plus d’une semaine. Ce n’est que grâce à l’action énergique du maréchal Broadhurst, commandant le 83 Group (le plus éprouvé), qui mobilisa immédiatement dans un « pool » central tous les avions indemnes et fit un rappel rapide des réserves dans les parcs aéronautiques d’Angleterre, que l’on put, en vingt-quatre heures, réorganiser quelques groupes de combat pour tenir le front. Je devais arriver à ce moment critique. Le wing 122, dans la semaine qui suivit, fut pratiquement seul à assurer l’offensive aérienne, de l’aube au crépuscule, et perdit en six jours dix-huit pilotes et vingt-trois avions. Décevant retour Je passe en compagnie de Jacques les dernières heures qui me restent, puis j’embarque avec armes et bagages dans le « duty » Anson. C’est l’habituel voyage, monotone et inconfortable, à bord de la vieille cage à poules. Le « duty » Anson transporte tout – les pilotes affectés aux unités du 83 Group, le courrier, les journaux, une bouteille de whisky par-ci par-là, du linge propre pour un mess, un uniforme revenant du teinturier pour un copain, parfois un chien ou une mascotte quelconque… Tout cela entassé dans une cabine d’un mètre et demi sur trois. Tout vibre, il y a des courants d’air glacés qui viennent Dieu sait d’où, et le pire, c’est le mal de mer, inévitable après un quart d’heure. Assis sur mon sac à parachute, frigorifié malgré mon Irvin-Jacket, je rumine ma conversation avec Jacques, le cœur plein d’un curieux mélange d’amertume, d’angoisse et de hâte d’arriver. Comme il est pénible^ ce retour en opérations actives, comparé avec notre arrivée à Biggin Hill ou au 602, il y a deux ans… J’ai hâte de retrouver la saine et franche ambiance de l’escadrille après quatre mois déprimants d’Etat-Major et de France libérée… Mais aussi, je reconnais la vieille crispation de l’estomac, l’angoisse des départs au combat. Comment vais-je tenir le coup ? Après trois cents missions de guerre, ce n’est plus avec l’enthousiasme du pilote frais émoulu de l’O. T. U., ni avec la sûre confiance en moi que donne la supériorité de l’expérience, que je reviens. Je sais que l’on m’a expédié en vitesse, aussitôt le consentement français arraché, parce que les commandants d’escadrille manquaient pour les Tempests. Pete Wyckheam, au G. Q. G. de la R. A. F. a du moins été franc avec moi – la 122 e escadre a perdu en moyenne, dans les deux derniers mois, trois chefs d’escadrille et un commandant de groupe par semaine… « Good luck, Closter old boy, bags of promotion over in one two two wing » Evidemment, si je m’en tire, la promotion sera rapide… Après quatre mois de bureau et de confort, repartir en opérations sur un type d’avion que je ne connais pas, après une heure et demie de Typhoon et trois virées rapides sur Tempest, c’est non seulement risqué, mais presque idiot. Je me revois à Warmwell, n’osant pas risquer un tonneau sur le Tempest, pas même un simple looping ! Comment vais-je réagir devant la flak, dont Jacques vient de me dire combien elle est devenue terrible ? C’était déjà dur en Normandie. Tant pis. Maintenant, on me foutra au moins la paix ! Je n’aurai plus à m’inquiéter du ministère de l’Air de Paris, avec ses incohérences, ses colonels gâteux, ses « résistants », ses contrordres, et tous les individus louches, aux uniformes bizarres, qui ont apparu là-bas à la surface comme l’écume sur la confiture. Nous les F. A. F. L. auxquels l’Armée de l’Air doit tout, et surtout son honneur, qui affrontions le massacre les uns après les autres, heureux quand même comme des gosses ! Nous qui étions fiers de recommencer, de continuer à foncer contre la logique des chiffres, de faire mentir le pourcentage de chances, jonglant avec les tours d’opérations, crevés, fourbus, les nerfs malades, les poumons brûlés par l’oxygène… Nous étions les pauvres types de l’aventure. Les rares survivants de ce long effort de quatre ans avaient voulu à tout prix rentrer chez eux, fouler de nouveau le sol français, revoir les leurs, revivre la vie des rues de Paris ou le calme de leur petite ville natale… Puis ils étaient revenus bien vite, étourdis, désorientés, mais pas encore amers. On les avait accablés d’histoires de résistance, de faits héroïques, les mêmes phrases leur avaient été serinées mille fois : « Vous avez de la chance d’avoir été à Londres. Nous, nous avons souffert. Si vous saviez ce que l’on risquait ! Malgré tout, nous avons mis les Boches dehors. – Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne savez pas ce que c’est : un tel a été fusillé, tel autre a été torturé, déporté… – Comment ! vous êtes sous-lieutenant pilote ? On voit bien qu’à Londres les galons et les palmes aux croix de guerre valsaient ! » Ils ne comprenaient pas. Ils avaient fait de leur mieux. Ils ne voulaient pas de fleurs, pas de fêtes, pas de récompense, sinon leur foyer retrouvé, souvent en ruine. Ils préféraient se taire, mais dans leur cœur, il y avait le sentiment confus d’une lourde injustice. Quelles épreuves avaient-ils connues ? Ils n’avaient risqué que de griller vivants, écrasés sous les débris d’un Spitfire, que de voir la terre bondir dans une ronde mortelle lorsque, emprisonné dans l’étroit cercueil de métal d’un cockpit aux glissières coincées, on compte les quatre, trois, deux secondes à vivre… Trois fois par jour, des mois durant, ils avaient lancé dans la flak une pauvre chair qui se crispait, se refusait au peloton d’exécution, manquée de peu à chaque fois, en attendant le jour fatal… La guerre, pour nous, ce n’était pas la course désespérée, baïonnette au canon, de milliers d’êtres humains suant de peur, se poussant mutuellement et se soutenant dans le massacre anonyme et forcé. Pour nous, c’était l’acte volontaire, individuel, prévu, scientifique, du sacrifice – c’était l’aiguillon atroce de la peur qu’il faut, seul, briser quotidiennement dans la chair – c’était la volonté que l’on sent partir en nausées amères et qu’il faut garder, reformer. Il fallait le faire une fois, dix fois, cent fois, trois cents fois, se retremper après chaque mission dans une vie normale et saine ; atroce régime de douche écossaise ! Retrouver, au saut de l’avion des gens comme nous, en chair et en os, qui circulent, qui aiment, vont au cinéma, boivent dans des bars tranquilles, écoutent la radio en fumant une pipe, en lisant un livre – et qui ne doutent pas de vivre encore demain ! Quels nerfs faits de fibres humaines pouvaient tenir longtemps à ce régime ? L., modèle de bravoure pendant deux ans, en devenait une loque, honteux de lui-même. Un Gouby s’écrasait sur le camion boche qu’il mitraillait, trahi par ses réflexes usés. Un Mouchotte, les poumons dévorés par ses missions quotidiennes à dix mille mètres d’altitude, s’évanouissait dans son Spitfire en plein combat et disparaissait. Il n’y avait pas de relève. C’étaient toujours les mêmes qui volaient pour que la France fût présente dans le ciel. Pendant que les autres… Après la libération de la France, nous avons continué encore, pour échapper à l’ambiance fétide d’appétits, de servilité, de haine et de marchandage, pour conserver ce qu’il nous restait d’illusion. * * * Quatre heures durant, je broie du noir, et l’Anson survole maintenant la Belgique. Le pilote suit soigneusement les couloirs de sécurité entre les zones de flak établies pour protéger Anvers de l’offensive des V-l. Puis, c’est le sud de la Hollande, désespérément plat, où les canaux découpent des damiers réguliers de neige. Les routes sont encombrées de convois militaires. Et voici un aérodrome énorme, criblé de cratères de bombes, avec deux grandes pistes de brique. Des carcasses de hangars, des bâtiments éventrés, puis, çà et là, de véritables colonies de Romanichels : huttes de carton bitumé, de bidons vides, tentes camouflées. Autour de chacun de ces campements, impeccablement alignés, une vingtaine de Spitfires ou de Tempests. Un chasse-neige, enveloppé dans un nuage de poussière blanche, déblaie une des pistes. Le navigateur de l’Anson se retourne : « Volkel… », dit-il simplement. Une fusée verte part de la tour de contrôle, et l’Anson fait sa prise de terrain. Le contrôleur arrive dans sa jeep comme je saute à terre et se présente : « Desmond. Vous êtes Clostermann ? – nous avons entendu parler de vous par Lapsley. Oui, il est wing commander OPS chez Kenway. Je vous emmène au Q. G. du wing tout de suite. Vos bagages seront transportés au mess… » L’escadre 122 de la R. A. F. est commandée par Wing Commander Brooker D. S. O., D. F. C. Il me reçoit à la porte de sa roulotte, poste de commandement. Les présentations faites, je lui remets mes papiers d’affectation avec mes carnets de vol. Tandis qu’il les examine en silence, je l’observe. Il semble bien las. Il doit avoir au moins trente ans et, quoique ses traits soient demeurés jeunes grâce à un embonpoint précoce, le cerne de ses yeux injectés de sang indique la fatigue. « Well, Pierre, I am glad to have you here. Je suis heureux de vous avoir parmi nous. Comme vous le savez, on nous a mené la vie dure. Vous êtes affecté au Squadron 274, et vous commanderez le A Flight. Vous tombez à pic, car Fairbanks, qui le commande, a été blessé par la flak ce matin, et Hibbert, le Senior Flight Commander est parti en permission de dix jours hier ; vous commanderez donc le groupe jusqu’à son rètour… » Comme j’embarque dans la jeep, il ajoute : « Ne vous laissez pas trop impressionner par ce que les pilotes vous raconteront. Leur moral est un peu bas depuis quelques jours à cause des pertes et du mauvais temps. « Voici le compte rendu des opérations, potassez-le et rendez-le-moi demain matin. Déballez vos affaires – on se retrouvera tout à l’heure au mess pour le dîner. Je vous présenterai vos pilotes… » A volkel Uden est une petite ville hollandaise de deux mille habitants, tout à fait typique, avec ses maisons en brique, propres et coquettes, ses églises tous les cinquante mètres et ses deux ou trois séminaires. La jeep nous ramène cahin-caha dans la neige et la boue, sur les pavés glissants encombrés d’un convoi qui déroule interminablement son grondement et sa ferraille. Ce convoi est une obsession. Le matin, quand nous partons, il passe dans un fracas de grincements de débrayages et de pétarades. Le soir, lorsque nous revenons, il défile encore, masse noire et dangereuse où clignotent quelques feux de position et de con voyage. De temps à autre, nous croisons un escadron de tanks qui remonte vers le front dans un tonnerre olympien, avec ses équipages souriants accrochés à la carapace de leurs monstres. Dans la cour du séminaire sont installées les remorques des génératrices d’électricité, dont les Diesels empestent. Des masses de fils les relient au bâtiment sombre. L’officier mécanicien couve ses dynamos du matin au soir, surtout la nuit, avec amour. Cela ne l’empêche pas, chaque fois que nous avons une panne ou de la friture dans nos appareils récepteurs de radio, d’être agoni d’injures. Philosophe il a installé à la porte de sa roulotte un écriteau : « Ne tirez pas sur l’électricien, il fait ce qu’il peut. » On accède au mess des officiers du wing 122 par un grand corridor de collège, avec des rangées de porte-manteaux courant le long des murs. A droite, les cuisines, le réfectoire et le bar. A gauche, une salle de ping-pong et une bibliothèque. Les salles de classe ont été transformées en dortoirs. Un désordre effrayant y règne : lits de camp dans tous les sens, valises débordant de linge sale, fauteuils de style, tapis d’Orient ; vaisselle sale, mégots, seaux d’eau savonneuse, boue sèche, armes et munitions, bouteilles vides, journaux. Au premier étage, le tableau se répète sauf dans une salle longue de vingt-cinq mètres, large de dix, compartimentée jusqu’à mi-hauteur par des cloisons de bois qui forment des « box », comme aux dortoirs des grands, dans les collèges. Là règne un ordre à peu près décent. Ce sont les vieux pilotes et les commandants d’unités qui y logent, et les ordonnances s’y retrouvent un peu. A l’étage au-dessus vivent encore les séminaristes et nous les croisons parfois dans les escaliers lorsqu’ils vont aux offices à l’église voisine, silencieux, perdus dans un monde spirituel qui ignore la guerre et plane au-dessus de ses maux. Hier, ils avaient pour compagnons des artilleurs allemands d’un bataillon de flak. Aujourd’hui, c’est une escadre de la R. A. F. Et demain ? Dieu seul le sait… La vie est très calme à Volkel – l’ambiance du séminaire y est peut-être pour quelque chose. Le dimanche soir il traîne dans les couloirs un curieux parfum de bacon frit, de bière et d’encens ! Après le dîner frugal, les commandants d’escadrille inscrivent au grand tableau noir de la salle à manger les noms de pilotes en alerte à l’aube le lendemain matin, et qu’il faudra réveiller. Les pilotes libres, après le thé, doivent se mettre en tenue, rasés de frais, pour le soir. Us font la queue dès 16 h 30, seau à la main, devant l’unique robinet d’eau chaude qu’alimente une chaudière à mazout où l’on brûle de l’essence à 150 d’octane… La chaudière proteste, et saute tous les trois jours avec de forts dégagements de chaleur, de lumière et de débris. Les autres apparaissent à la nuit tombante, rever nant de l’alerte ou d’une mission, crottés, crevés de fatigue. Ils dînent silencieusement, avalent un verre de bière au coin du bar et filent se coucher. Pour un bar d’escadrille, le nôtre est très calme – trop calme ! Le bar est toujours le baromètre du moral des pilotes dans une escadre. Ici le « Got some Inn » est bien morne. Et pourtant le comptoir est bien approvisionné – mieux que jamais – grâce à tout ce que nous avons raflé dans les caves boches, au camion que le popotier mène tous les quinze jours à Paris au magasin central de la N. A. A. F. I., aux arrangements, enfin, que les débrouillards ont conclus avec des brasseries de Bruxelles. Jamais les cigarettes, les liqueurs, le whisky, le gin, le champagne ou la bière n’ont manqué. Et cependant… Mais sur notre tableau d’honneur, à une liste déjà trop longue de cent vingt-trois pilotes perdus depuis le débarquement de Normandie, s’ajoutent les noms des quarante-sept pilotes tués ou portés disparus le mois dernier… Et le mois de février s’annonce mal, avec dix-huit pilotes perdus en moins de dix jours. Aussi voit-on les rares pilotes accoudés au bar, buvant leur pinte de bière sans mot dire, lisant les journaux de Londres de la veille, amenés par le « duty » Anson. Un ou deux petits groupes, dans un coin, discutent peut-être le coup à voix basse, tandis que quelques isolés, assis par terre, le verre entre les jambes, lisent leur courrier. Certains entrent en coup de vent, prennent leurs rations de chocolat et de cigarettes, boivent en vitesse un verre de bière et montent se coucher sans mot dire. Vers onze heures du soir, il n’y a plus un chat. Le barman somnole sur son tabouret. Un attardé sirote son whisky, le dos à la cheminée. Le dernier programme de la B. B. C. secoue en sourdine l’atmosphère lourde, bleuie de fumée de tabac. * * * 4 heures. Le jet de lumière d’une lampe de poche qui écorche les yeux sous les paupières, une main secoue une épaule… « Time to get up, Sir… » Et le M. P. botté de caoutchouc, pointe un nom sur sa liste et repart silencieusement réveiller les autres pilotes en « readiness » à l’aube… Il fait froid, on a la tête vide. Péniblement, on sort de la tiédeur des couvertures ; on enfile le battle-dress, les pull-overs, les bottes de vol, tout en fumant une cigarette, qui écœure un peu, et, l’Irving jacket sur le dos, emmitouflé dans un passe-montagne, on descend jusqu’au réfectoire glacial dont les vitres givrées reflètent mal les pâles ampoules électriques. Un barman mal éveillé apporte les saucisses grillées et le thé brûlant que l’on avale à cheval sur les bancs. Des retardataires dévalent l’escalier, font claquer les portes, mettent une saucisse entre deux tranches de pain margarinées, jurent en avalant le thé trop chaud, et rejoignent au galop leurs camarades devant le perron. Le camion est déjà là, les sous-officiers pilotes, cigarettes aux lèvres, allongés sur les banquettes. Comme commandant d’escadrille, j’ai droit à une jeep, et un soldat de la section des transports me l’a amenée. Accompagné de deux de mes chefs de patrouille, les mains engourdies par le froid, je démarre, fixant des yeux le feu rouge du camion déjà parti. Il y a du Verglas et comme, depuis le coup du premier janvier, il est interdit d’allumer les phares de véhicules sur la route, j’ai du mal à le suivre. Un vent glacial souffle sur l’aérodrome, soulevant la neige, en nuages de poussière humide qui nous transpercent jusqu’aux os. Dans la hutte du dispersal le time-keeper a allumé la cheminée, et sur le réchaud à pétrole la bouillotte commence à chanter. Dehors, JJ-B – mon avion – le premier à droite de notre baraquement, en secoue, du bout de l’aile, les planches déjà disjointes où le vent s’infiltre malgré les tapis tendus sur les murs. On a l’impression d’assister à une assemblée de somnambules. Mes pilotes font deux et souvent trois missions par jour, très dures, et ont parfois douze heures d’alerte. Ils se couchent harassés et se lèvent fatigués encore. Les yeux lourds de sommeil, engourdis de froid, ils décrochent leurs parachutes, vérifient leurs casques, sortent en titubant, et se hissent sur les ailes glissantes pour préparer les avions. Les mécanos mènent aussi une vie de chien. Avec ce froid, il faut une équipe de nuit toutes les vingt minutes pour démarrer les moteurs et les chauffer jusqu’à cent dix degrés. Laisser l’huile de ces moteurs sans soupapes descendre à une température trop basse serait une catastrophe, car il est impossible de décoller les manchons de distribution gelés. Aussi doit-on maintenir les moteurs chauds jour et nuit grâce à des « points fixes » successifs. Il est 4 h 45. Le time-keeper sonne le Group-Control et annonce que six avions Talbot sont en état d’alerte immédiate et s’appelleront Blue Section. Il donne ensuite la liste des noms des pilotes avec leur indicatif d’appel et leurs positions respectives dans la patrouille. Il me passe ensuite le téléphone, et c’est Lapsley à l’appareil. « Hello ! Pierre, on s’est levé bien tôt ce matin 1 Le temps est plutôt moche, mais le contrôleur ne veut pas relâcher l’état d’alerte, car à la faveur de ces maudits nuages, un ou deux avions à réaction peuvent très bien essayer de se faufiler pour prendre des photos de nos lignes… – All right ? – Cheerio, be on your tœs, just in case… » Je raccroche, et sors en frissonnant jeter un coup d’œil sur les appareils. Tout semble en ordre, et le jour commence à poindre. Les camions du Flying-Control ramassent les lampes du balisage de nuit. Avec ces nuages bas, cette neige fondue qui tombe maintenant sans arrêt, pas grand-chance de voler. Brrr… je rentre vite. Silence complet sous la hutte. Affalés dans les fauteuils, les pilotes dorment. J’en profite pour compulser les livres d’ordres, les codes de radio et les derniers rapports de combats affichés sur la porte. Le time-keeper recharge sans bruit la cheminée – mais le bois mouillé dégage une fumée jaune et malodorante. Je finis par m’assoupir à mon tour… Je suis réveillé en sursaut par l’arrivée bruyante du reste des pilotes, le Squadron Leader Fairbanks en tête. Un coup d’œil à ma montre – il est déjà 8 h 15. Fairbanks, un Américain engagé dans la R. C. A. F. dès 1941, est un grand gars blond, aux traits fins comme ceux d’une fille, extrêmement sympathique. Je me lève et me présente. Sa poignée de main est solide et franche. Malgré ses yeux bleus, quelque peu rêveurs, c’est un fonceur redoutable, et sa poitrine s’orne d’une double D. C. F. Il a en effet descendu quatorze Boches, dont douze le mois dernier, y compris deux Messerschmitts 262 à réaction. Il m’offre une cigarette, nous prenons une tasse de thé, je lui expose la situation pour ce matin et lui tends la feuille de météo qui se passe de commentaires. Nous nous asseyons, nous discutons le coup. Selon les bonnes traditions, nous nous trouvons une foule d’amis communs. La tactique de Fairbanks est très intéressante et demande une certaine audace. Quel dommage que Jacques ne soit pas là ! Cela l’enchanterait. Grosso modo, voici comment Fairbanks envisage le combat d’aujourd’hui : L’aérodrome boche le plus fréquenté est Rheine, où logent plus de cinq cents chasseurs. On va de Volkel à Rheine en huit minutes, grâce à la vitesse formidable du Tempest. Donc Fairbanks a pris l’habitude d’y aller à peu près une fois par jour, généralement vers les 17 heures, avec seulement deux ou trois coéquipiers, parfois même un seul. Arrivé dans les environs de Rheine, il se maintient à la hauteur des nuages – mille mètres à cette époque – tout en tournant autour de l’aérodrome pendant presque un quart d’heure. De temps en temps, malgré la flak extrêmement dense et précise dans ce coin-là, il pique jusqu’au ras du sol, reste en rase-mottes pendant quelques secondes puis remonte rapidement dans les nuages. Il profite de ces quelques instants pour repérer tout avion ennemi dans le circuit. Aussi Fairbanks trouve-t-il presque toujours le moyen d’accrocher une patrouille de Messerschmitts ou de Focke Wulfs, qu’il attaque immédiatement à corps perdu afin de bénéficier de la surprise. Généralement, il en descend un, et rentre vite à l’abri des nuages. En toute impartialité, il faut ajouter que cette tactique lui a permis d’obtenir un remarquable score personnel, mais qu’en revanche il laisse presque à tous les coups un coéquipier sur le carreau. « J’irai faire un tour ce soir à Rheine si le temps se dégage un peu. Si vous voulez voir comment j’opère, vous n’avez qu’à accompagner ma section en guise de réserve, et vous vous rendrez compte… Il faut que je me refasse la main, en sept jours de perme on se rouille un peu ! » Tempest contre Focke Wulfe Cet après-midi, le ciel est un véritable coupe-gorge. Nous avons recherché des trains sans beaucoup de succès dans la région de Brème. Fairbanks mène une section de six Tempests – avec moi comme n° 2, Mossings comme n° 3, Inglis comme n° 4, Spence comme n° 5 et Dunn comme n° 6. Je l’ai prévenu avant le départ que sa section était déséquilibrée – trois jeunes pilotes sans expérience, c’est trop. Nous attaquons un train quand même dans une gare de triage. Nous sommes accueillis par une flak dense et précise. Spence est touché à l’aile gauche et n’a que le temps de lâcher son réservoir supplémentaire en feu. Fairbanks a mené son attaque trop piquée et j’ai eu un mal fou à le suivre ; la quarantaine d’obus que j’ai éparpillée dans la direction de la locomotive n’a pas dû lui faire grand mal. J’ai regrimpé dans les nuages très vite, encadré par les traceurs. Décidément, mes nerfs ne peuvent plus supporter la flak. Fairbanks nous promène ensuite pendant dix minutes en zigzags jusqu’à Osnabrück et, renonçant à trouver un autre train, prends un cap 260°qui nous ramène sur la Ruhr. Deux cents Lancasters y exécutent un grand raid de jour. On a des chances par ici de rencontrer quelques Messerschmitts 109. Le ciel, toujours très mauvais. Il y a une mince couche translucide de nuages 10/10 à trois mille mètres et, en dessous, un enchevêtrement de petits cumulus entre lesquels nous naviguons. Tout à fait le genre de position d’où l’on ne voit rien et où l’on est vu de partout. Le Contrôle nous appelle : « Hullo Talbot Leader ? canari please, canari please ! » « Hullo Kenway, Talbot Leader answering, canari coming up in ten seconds » (Canari est le mot de code pour le poste émetteur spécial ultra-secret qui équipe les Tempests et qui lance à la demande, en appuyant sur un bouton jaune placé à la droite du cockpit, un certain signal de radar. Ce signal a la propriété de doubler un écho de radar et d’en changer la couleur dans les tubes cathodiques. Ceci permet au contrôleur, avec beaucoup plus de précision que l’ancien I. F. F. d’identifier, sur un écran encombré, telle ou telle formation entre plusieurs autres.) Tiens, il doit y avoir du monde dans les environs… « Hullo Talbot Leader, Kenway calling, there are Huns around, coming back from the Ruhr. Can’t give you anything definite yet » Je retire la sécurité des canons et règle mon collimateur. Zut ! mon ampoule est grillée… Fébrilement j’enlève mes gants, je tâtonne dans le petit râtelier où sont accrochées les ampoules de rechange et dévisse la base du collimateur., « Look out for Huns coming down at 3 o’clock » J’étouffe un juron, et lève la tête à temps pour voir une trentaine de Focke Wulfs qui s’égrènent à moins de deux mille mètres et piquent sur nous. Instinctivement, je lâche tout et fais face à l’attaque avec les cinq autres avions. La base de mon collimateur se balançant au bout du fil électrique m’arrive en pleine figure, mes gants tombent sous mon siège et un obus de 30 mm explose dans mon plan droit, criblant mon fuselage d’éclats… Mauvais début ! Un Focke Wulf « long-nez » me frôle et se défile en dessous par un demi-tonneau barriqué… Quel remue-ménage ! « Good bye chaps, I have had it» C’est la voix du pauvre Spence – son Tempest descend en vrille, toussant des flammes et de l’huile. Pauvre gros Spence, si fier de son bébé nouveau-né. Maintenant, la grande danse. Les Focke Wulfs, habilement divisés en groupes de cinq ou six, se collent à chacun de nous… Sans collimateur, je tiraille au hasard et sans succès sur un Boche qui se trémousse un instant devant moi. Désarmé, je n’ai plus rien à faire dans cette histoire. Je préviens Fairbanks qui ne répond pas, et décide de me retirer de la bagarre. Mon moteur commence à chauffer de façon inquiétante. Devant moi, deux Focke Wulfs sont entrés en collision, et leurs restes enchevêtrés descendent lentement en semant une pluie de débris enflammés… Un parachute s’ouvre et disparaît aussitôt dans un nuage… Suivi de quatre Boches, je fais une chandelle toute droite, et j’attends, le nez au ciel, que les commandes mollissent… une seconde d’angoisse… la perte de vitesse ne vient pas… mon Tempest vibre… Tant pis ! je déclenche violemment du pied… le ciel tourne – un demi-tonneau… je suis sur le dos… je tire sur le manche… quelle manœuvre pitoyable ! je n’ai décidément pas le Tempest en main. Un des Focke Wulfs a facilement doublé ma manœuvre, et ses obus frôlent mon capot. Je pique maintenant à la verticale. – Avec les huit tonnes de mon engin j’ai vite 900 km/h au badin, et je sème le Focke Wulf. Il faut vite que je redresse, car mon aile touchée vibre et le revêtement, déchiqueté par les éclats, se déchire dangereusement. Je traverse le Rhin à moins de cinquante mètres, salué par une flak déchaînée. J’ai d’ailleurs mal choisi mon endroit et je me retrouve sur la rive gauche en plein dans la poche de Wesel en rase-mottes. Et quelle flak ! Même les mitrailleuses se sont mises de la partie. Je comprends maintenant pourquoi tout le monde fait un détour au-dessus de Gorch. Je manque Volkel dans la brume et me retrouve au diable vauvert en pleine campagne hollandaise. Tous les moulins, tous les canaux et toutes les villes se ressemblent – impossible de faire le point par la carte. Je demande un fix à Desmond qui me ramène pile sur la base avec son premier vecteur. Je me pose très mal, car mes volets ne veulent descendre qu’à moitié, et j’ai peur qu’ils me lâchent au milieu de ma prise de terrain… Inglis et Dunn viennent juste d’atterrir. Mossings est dans le circuit. Fairbanks et Spence ont été descendus. Inglis et Mossings ont endommagé chacun un Boche et Dunn en a mouché légèrement trois. La violence du combat n’a pas permis de vérifier les résultats. La soirée est plutôt sombre au mess… Atterrissage tragique J’observe au travers des carreaux sales la section Yellow du 274 qui revient d’tine reconnaissance armée. Trois avions seulement dans le circuit sur quatre… encore, l’un des trois semble-t-il gravement endommagé par la flak. Desmond m’appelle au téléphone et me demande de venir immédiatement à la tour de contrôle. Alors que je saute dans la jeep, les deux premiers Tempests se posent en formation et, de la roulotte du chef de piste, part une salve de fusées rouges à l’intention du troisième. Desmond est sur le balcon de la tour, micro à la main. Sans prendre l’escalier, je le rejoins en vitesse par l’échelle extérieure. « C’est Alex – me dit-il en me passant ses jumelles – donnez-lui quelques conseils. » Ce pauvre Alex a dû prendre un mauvais coup de 37 mm dans l’aile, et une jambe du train d’atterrissage ballotte, lamentable, avec une roue à moitié arrachée. Il faut à tout prix qu’elle rentre ; jamais il ne pourra se poser sur le ventre dans ces conditions. « Hullo Alex ! Pierre here, try to get your port leg up ! » Pas de réponse… Je répète, en me dominant pour parler lentement et clairement. Quelques secondes après, enfin, la voix d’Alex, dans le haut-parleur me répond, hésitante et essoufflée… « Sorry, I cannot » J’insiste : « Try again » Le claironnement de sort moteur, plein gaz et hélice au petit pas, finit par ameuter tout le monde. Je vois des silhouettes grimper sur le toit des huttes, se presser aux portes et aux fenêtres. Hibbert et Brooker arrivent, suivant anxieusement les évolutions de l’avion qui pique, remonte, bat des ailes pour essayer de débloquer cette maudite roue. Finalement, après un piqué, un objet se détache de l’avion mais il reste encore la jambe oléo-pneu-matique. « Alex, try your CO2 bottle ! » C’est sa dernière chance… Avec mes jumelles, je vois la jambe d’amortisseur qui commence à remonter lentement, par saccades, presque encastrée dans la cavité de l’aile… « Hullo, Pierre, I Have spent my CO2, and the leg is not fully locked yet » Sa voix tremble. Pauvre gosse ! Comme je comprends son affolement, tout seul là-haut, se débattant contre cette mécanique devenue un piège mortel. Il me semble le voir, trempé de sueur, le souffle court, cognant désespérément sur son levier de train, appuyant quand même sur le siphon de la bouteille de C02, maintenant vide… L’ambulance démarre, et va se placer en tête de piste, moteur au ralenti. La voiture-incendie suit – sur les marchepieds, les pompiers ressemblent à des scaphandriers, dans leurs costumes d’amiante… La jeep du docteur arrive. Alex me rappelle : « OK Desmond, coming-in for belly landing. Switching off… » « Bon Dieu, Clostermann, dites-lui donc de sauter ! » me hurle Brooker. Trop tard ! Il a débranché sa radio. Le Tempest amorce sa prise de terrain. Je dévale le long de l’échelle et bondis dans ma jeep. Le conducteur de la pompe débraie et passe en première… Les gens commencent à courir le long du perimeter-track… Le Tempest descend et grandit vite. Le disque brillant de l’hélice se fractionne tout d’un coup quand Alex coupe les contacts. Son arrondi est impeccable. Queue basse, volets braqués, il se rapproché de la piste en brique. J’appuie sur l’accélérateur, poursuivi par la cloche des pompiers et la sirène de l’ambulance… Le Tempest va toucher – la couverture vitrée du cockpit voltige… Ça y est ! – un raclement formidable, l’hélice se tord et les huit tonnes tombent à trois cents à l’heure… Dans un fracas de tonnerre et sous nos yeux horrifiés, l’avion rebondit en capotant à plus de trente mètres de hauteur, puis s’écrase sur le dos, queue en avant dans une nappe de feu… Les briques voltigent… une explosion sourde, une lueur aveuglante, et aussitôt des flammes atroces, hautes de vingt mètres qui tordent des volutes épaisses de fumée noire rayée d’éclairs… Je freine à cinquante mètres du brasier et saute de la jeep, pendant que la voiture-pompe se précipite littéralement dans les flammes, crachant la mousse carbonique de ses six lances à haute pression… Les pompiers bondissent, hache à la main, suivis par les infirmiers… A trente mètres, la chaleur est telle que l’air brûle la gorge comme de l’alcool. Une gerbe d’étincelles blanchâtres s’arrache de la fournaise et c’est la pétarade sèche des munitions qui commencent à sauter dans les casiers… les éclats sifflent… Epouvantés, nous entendons nettement, perçant le vacarme, un hurlement affreux – puis un bras s’agite faiblement, au milieu de l’éblouissement et des craquements du métal qui fond. Un des pompiers qui tente quand même de pénétrer dans cet enfer, s’écroule. On le ramène en arrière avec un crochet, comme une bûche noircie et fumante. Il sort en titubant de son costume d’amiante sur lequel on distingue des gouttes d’aluminium fondu, et tombe à plat ventre, vomissant… Les flammes ronflent, la fumée pique les yeux. Les pompiers déversent des centaines de litres de liquide laiteux qui éclabousse, se vaporise ou s’écoule sur les briques. La chaleur diminue quand même, et l’on commence à entrevoir derrière les langues de feu, la carcasse fracassée du Tempest – le moteur éventré montrant ses viscères de cuivre souillés de terre, le squelette de l’empennage, le fuselage brisé en trois tronçons, les ailes éventrées par l’explosion des bandes d’obus. Le feu est presque vaincu, on distingue vaguement des lueurs rouges ondulant sous la mousse qui bouillonne. Pataugeant jusqu’aux genoux, on se précipite. L’horrible odeur de chair et de caoutchouc grillés prend à la gorge et retourne le cœur. Une poussière blanche de cendres impalpables d’aluminium retombe en pluie. Puis, c’est le bruit des haches, qui déchirent ce qui reste du cockpit. « Easy chaps… easy… 1 » Les mains gantées d’amiante font basculer les débris enchevêtrés, rejettent des ferrailles rougies à blanc qui tombent sur l’herbe en grésillant. … et on voit… Je ne sais ce qui me pousse en avant, plus près… Délicatement, on dégage une masse informe, rouge et noire où adhèrent des lambeaux calcinés d’étoffe… les courroies du parachute et du harnais ont brûlé, mais on devine sous cette croûte saignante les boucles métalliques incandescentes qui ont rongé jusqu’à l’os… Le médecin, un mouchoir sur la bouche, une seringue hypodermique à la main, pique un peu au hasard dans cette chair rôtie – pour en finir – car on peut distinguer (serait-ce une hallucination ?), une sorte de pulsation irrégulière, comme si le cœur battait encore faiblement au-dessus de la déchirure béante des viscères éclatés… Un spasme secoue les restes d’une jambe… Je sens se glacer la sueur dans mon dos. Les jambes fauchées, les nerfs brisés, je m’assois, coupé en deux par les nausées, dans la boue de cendres et de mousse… Le lendemain, la même tragédie recommence avec Golding, qui cherche’lui aussi à poser son Tempest sur le ventre. 25 février 1945. Encore une journée infecte. Il neige, il vente. Le temps est bouché, involable. G. C. C. maintient cependant en état d’alerte immédiate deux sections de Tempests – une de la 486 et une de la 56 – ainsi qu’une section de Spits XIV du 41 Squadron. Ces trois sections se relaient, sans espoir de voler, depuis l’aube. Vers 15 heures, le temps se dégage légèrement et les six Spitfires sont scrambled. Avec ce froid atroce, ils ont du mal à démarrer leurs moteurs et nous les observons de nos fenêtres en ricanant. Finalement une paire décolle suivie, au moins trois minutes après, par le reste. Un quart d’heure plus tard, les quatre derniers Spits se posent, n’ayant pu rejoindre dans les nuages, et annoncent cependant que la première paire a pris contact avec un avion à réaction boche. Nous avons le fin mot de l’histoire le soir, au bar où les pilotes de ^ 41 mènent une vie infernale à tout le monde. Ils ne se sentent plus. Le Flying-Officer Johnny Reid D. F. C., peu de temps après avoir décollé, alors qu’il patrouillait le pont de Nimègue à trois mille mètres d’altitude, avait repéré un des tout nouveaux oiseaux rares de la Luftwaffe – un Arado 234 – pénétrant dans nos lignes en rase-mottes. Piquant à mort, plein tube, au risque de faire sauter ses plans, Johnny réussit à rattraper l’animal dans un virage, le tire à* bout portant et le dépose gracieusement en flammes à moins de cent mètres du Q. G. de Broadhurst à Eindhoven. L’A. O. C. est ravi, car un groupe de journalistes américains a assisté à l’opération, et c’est le premier Arado 234 dont la destruction est homologuée. Les pilotes du 41, après cet événement, raniment l’insupportable controverse Spitfire contre Tempest et nous harcèlent de leurs railleries : « Vous les Tempests… disent-ils – vous les rois de la vitesse, vous les champions, avec vos fers à repasser de huit tonnes, vos quatre canons, vous n’avez jamais été capables d’en attraper un comme ça ! C’était bien la peine de nous fatiguer les oreilles à longueur de journée avec vos piqués irrésistibles de chiens de plomb et votre croisière foudroyante !… » Nous rétorquons naturellement que ce Boche voulait se suicider à tout prix. Et puis, nous avons vu l’avion de Reid après l’atterrissage : le pauvre Spit a les ailes gondolées comme un accordéon, plus de peinture sur les plans, les rivets ont sauté et le fuselage est désaxé. Bon pour la ferraille ! Et nous terminons la discussion par un argument péremptoire qui a. le don de vexer considérablement les pilotes de Spits, c’est que notre vitesse d’atterrissage est plus élevée presque que leur vitesse de croisière. Etant donné que je suis un ex-pilote de Spit, Frank Wolley cherche à m’embarquer dans la discussion comme arbitre. Je donne dix minutes d’explications vaseuses et de formules mathématiques, et tout le monde s’estime satisfait. Une tournée générale scelle la réconciliation. Nous buvons à la santé des aviettes, ils boivent à la santé des autobus volants et nous allons nous coucher satisfaits. Tempest contre Messerschimtts A la suite des récents coups durs – en particulier celui de Fairbanks – O. P. S. et G. C. C. décident que seuls des groupes comprenant au minimum huit avions pourront opérer profondément en territoire ennemi. De plus, les groupes exécuteront leurs sweeps deux par deux, suivant des routes parallèles, à moins de cent kilomètres l’une de l’autre, de façon à pouvoir se prêter assistance. Volant en position de chef de la patrouille Talbot, je mène un sweep de huit Tempests du 274 dans la région de Hanovre. Le 486 opérera dans les environs. Vers 15 h 05, après avoir jeté un coup d’œil sur les aérodromes de Hanovre et de Langenhagen, je tourne à gauche cap 320°sur Wunstorf, d’où opèrent d’habitude deux escadres de Messerschmitts 109. Par la radio, je préviens Mackie qui mène la 486 : « Hullo Railroad, switching from H-Harry over to B-Baker » Wunstorf, avec ses deux grandes pistes en forme de croix de Saint-André, semble désert. Le terrain est pourtant en bon état. Laissant le lac Steinhuder sur la gauche, je remonte vers Brème. 15 h 15. Nous sommes en vue de Hoya, base de chasseurs de nuit. Je décide un 360°pour observer les environs et regrouper mes Tempests qui sont éparpillés dans le ciel sur une distance de près de cinq kilomètres. « Corne on Talbot, pull your fingers – join up » Pendant le virage je compte mes avions machinalement. Diable ! – où donc est passé le huitième ? Je balance mon Tempest pour regarder dans l’angle mort de mes empennages. « Break port Talbot ! » J’ai juste le temps de hurler le break dans le micro. Les 109 de Wunstorf sont là ! Mille mètres au-dessus, en impeccable formation, glissent quarante à cinquante Messerschmitts… « Flat-out, climbing. Don’t let your speed drop » Ils nous ont vus. Une seconde d’indécision, et ils sont maintenant à notre verticale, battant des ailes. Ils se divisent en deux groupes – l’un vire à gauche et l’autre à droite. « Hullo Railroad, better come and give us a hand. Forty 109 over Hoya » J’appelle la 486 à la rescousse, c’est plus prudent. Je vais être pris en sandwich entre les deux formations de Boches. Autant essayer de redescendre vers Hanovre sans casse. Que de préliminaires ! Ces Boches sont inquiets et semblent flairer un piège. Et voilà maintenant que Blue 4 et Blue 3 traînent à un kilomètre en arrière du reste de ma formation. « Join up Blue 3 and 4, for Christ’s sake » Je vais tenter de maintenir le contact sans combattre jusqu’à l’arrivée de Mackie. J’entends Kenway qui l’amène vers nous au radar. « Join up Blue 3 and 4 » Ces deux idiots vont tout gâcher ! Ça y est ! Une quinzaine de 109 se détachent du groupe de gauche et piquent sur eux, et Blue 3, décidément stupide, ne semble pas les voir venir. « Talbot Blue 3 Break» Tant pis ! j’attaque. « Talbot, breaking port. Attack ! » Plein gaz, je raccourcis mon virage et fonce au secours des deux traînards. Le premier 109 tire une rafale au passage sur Flying Officer Park, Blue 3. Une aile arrachée par les obus de 30 mim, le Tempest part en vrille… J’oblique sur ce Messerschmitt qui vire également vers moi. Il dérape, et je vois son énorme casserole d’hélice noire ornée de la spirale blanche des groupes de choc. Je tire mes quatre canons ensemble – un obus sur son aile gauche… deux autres sur le capot… une explosion… le 109 passe à vingt mètres de moi traînant une queue d’épaisse fumée noire et disparaît. Le doigt sur la détente je défile au milieu de la masse compacte des 109 qui dévalent. Je n’ose bouger d’une ligne de peur d’une collision… Je ne cesse de prévenir mes pilotes de garder leur vitesse au-dessus de 500 kilomètres à l’heure. Le 109 K tourne en effet mieux que nous à basse vitesse, et il faut se méfier de leur canon de 30 mm dans l’axe, dont les obus ne pardonnent pas. Le meilleur système est de s’engager dans une spirale descendante, accumuler de la vitesse jusqu’à quatre cent cinquante milles, faire une chandelle en flèche et recommencer. De leur côté, les 109, qui nous savent plus rapides en piqué, cherchent à nous remonter jusqu’à cinq mille mètres, où nos Tempests sont lourds et nos moteurs poussifs… Je fais une fausse manœuvre et me laisse coincer par quatre 109 agressifs qui ne me lâchent pas. Je les sème en descendant, mais, après ma ressource au ras du sol, ils regagnent et tirent tour à tour. Ce jeu d’ascenseur va mal finir… C’est très désagréable : on voit leurs hélices, les traînées blanches au bout de leurs ailes, la grosse prise d’air du compresseur à droite du capot – puis, tout à coup, les flammes saccadées des canons de 20 mm, qui tirent, avec au centre, plus calme, tirant par rafales de trois obus, le canon de 30 dont les gros traceurs ondulent de façon bizarre. Au bout de quelques minutes, l’air est zébré par les traînées de fumée des traceuses qui s’enchevêtrent. Mon moteur surchauffe comme toujours. Le sergent Campbell colle désespérément à ma queue et accompagne fidèlement mes manœuvres les plus violentes. Sa vie en dépend. Il est cependant touché, et, dans un virage, je remarque son fuselage qui dégouline d’huile… Je lui crie par la radio de continuer normalement son virage tandis que je vais passer derrière lui pour le couvrir… Manche au ventre, je fais un tonneau déclenché et il file devant. La manœuvre me colle côte à côte avec un 109, à moins de dix mètres, un peu en dessous de lui. Le reflet du soleil sur l’habitacle m’empêche de voir la figure du pilote. C’est un Messerschmitt 109 K dernier modèle, avec le nouveau gouvernail de direction en matière plastique. Il allonge plein gaz avec injection de méthanol et essaie de barriquer autour de moi. Il passe lentement, sur le dos, au-dessus de mon cockpit, et, en levant la tête, je vois les grandes croix noires encadrées de jaune. Pour essayer de me glisser derrière lui, je réduis les gaz d’un coup sec sur la manette. Mais c’est un malin ; avant que je puisse esquisser un geste de défense il rabat violemment, vire et me tire une rafale de 30 mm. Un de ses obus ricoche sur mon capot et explose, criblant d’éclats mon bout de plan. A ce moment deux explosions se produisent sur l’aile du 109 qui déclenche, surpris à son tour et part en vrille… C’est Campbell qui vient de le moucher et de me tirer d’affaire. Il était temps. Une douzaine de 109 se sont dégagés du combat et tournoient entre les nuages au-dessus de nous en attendant la proie facile. Un Tempest prend feu, et le pilote, Warrant Officer Alexander, saute. Un autre s’écarte du dog-fight en zigzaguant sans but : c’est encore cet infernal Blue 4, perpétuel endormi. Suivi de Campbell dont le moteur cafouille visiblement, je fonce vers lui en tirant au passage une rafale sur un Messerschmitt que je touche par le plus grand des hasards et qui s’écarte précipitamment en soufflant de la fumée de glycol par les pipes d’échappement. Nous sommes à mille mètres de Blue 4 lorsque six 109 dégringolent en ciseaux sur lui – trois à droite, trois à gauche… Par miracle il les voit arriver, mais, affolé, pique au lieu de grimper. Les 109 qui ont emmagasiné une marge de vitesse suffisante le rattrapent facilement… « Turn starboard Blue 4 » Je lui crie de virer à droite de façon à passer sous moi et amener ses poursuivants à ma portée. Le Tempest suivi de trois 109 défile à moins de cinq cents mètres. Un des 109 ouvre le feu. Je déclenche d’un violent coup de pied et, à huit cents à l’heure, je l’engage à 45°. Absorbé par son tir, il ne me voit pas venir… Posément, je corrige – deux cercles de collimateur –, un coup d’œil derrièrè par prudence – Campbell fidèlement me couvre. Mes quatre canons déchirent l’air : un éclair sous le ventre du Messerschmitt, une gerbe d’étincelles, une secousse, et il explose, en pièces, les ailes arrachées, le moteur en feu. Il n’y a plus à sa place qu’un gros nuage de fumée noire et, plus bas, des débris enflammés encadrant un parachute qui descend lentement. « Hullo Talbot Red Leader, Red two calling, going home. Oil pressure » C’est Campbell, dont la pression d’huile vient de f,.. le camp. C’était à prévoir. Rentrons ! « Talbot aircraft, reform » A ce moment huit avions surgissent des nuages et piquent sur nous – un instant d’émotion. Mais ce sont les Tempests de Railroad qui s’accrochent aussitôt aux 109 éparpillés dans le ciel. Les Boches n’insistent pas et, deux par deux, commencent à se défiler dans les nuages en grandes spirales ascendantes… « Talbot, rendez-vous over drome, angels 10 » Je donne rendez-vous à mes avions au-dessus de l’aérodrome de Hoya, à dix mille pieds. En m’y rendant, je pique au passage sur un avion que je vois brûler au sol afin de l’identifier : c’est un Tempest qui a capoté en cherchant à se poser sur le ventre dans un champ de blé vert. Je repasse au ras du sol pour voir le matricule. Bon Dieu ! c’est un des miens – JJ-Y – l’appareil de Gresswell qui était Blue 1. Pas trace du pilote qui doit avoir été brûlé, emprisonné dans son cockpit. Je détache Red 4 pour escorter Campbell, et le ramener à Volkel par le chemin le plus court – cap direct 265°. Puis je reviens via Osnabrück pour les couvrir de loin, avec mes deux avions restants auxquels s’est joint un des Railroads perdus. A Volkel, Red 4 de retour m’apprend que le moteur de Campbell l’a lâché à cinq kilomètres du Rhin, qu’il a réussi de justesse à traverser en plané. Il s’est apparemment posé correctement sur le ventre près d’une batterie de campagne. En effet, après le dîner, Campbell est ramené en jeep par des artilleurs. Il est souriant malgré son front bandé, son œil au beurre noir et ses deux agrafes dans la lèvre. La chasse aux “rats” Les Messerschmitts 262 deviennent ennuyeux comme la pluie. Ces bolides à réaction apparaissent de plus en plus nombreux sur notre front. Tous les matins à l’aube et le soir au crépuscule, ils viennent individuellement, en rase-mottes, prendre leurs photos. Parfois, pour corser le programme, des patrouilles de six et parfois même de douze, viennent mitrailler ou bombarder nos lignes. Pour les contrôleurs de Kenway, c’est un gibier très difficile à repérer au radar, car les postes de G. C. I. (Ground Controlled Interception) balaient trop lentement les 360 degrés de l’horizon pour suivre et fixer l’écho d’un 262 filant à 900 kilomètres à l’heure au ras des arbres. Le quartier général du 21e Army Group ne comprend pas ces subtilités techniques, et abreuve G. C. C. de notes impératives, exigeant que l’on fasse cesser ces reconnaissances armées de la Luftwaffe. Le pauvre Wing Commander Lapsley se casse la tête pour trouver un moyen d’intercepter les Messerschmitts 262 avec les Tempests faisant du 780 kilomètres à l’heure. Finalement, avec Brooker, il met au point le « rat code » – le « code du rat » – (appelé plus tard par les pilotes le « bastard code » !) Le principe en est le suivant : deux paire de Tempests sont maintenues en permanence en état d’alerte immédiate renforcée – c’est-à-dire que les avions sont en position de décollage en bout de piste, avec les pilotes attachés dans leur cockpit, le doigt sur le démarreur, moteur chaud, radio branchée. Dès qu’un Messerschmitt 262 franchit le Rhin vers nos lignes, Lapsley prévient de son poste de contrôle, directement en phonie, les pilotes en alerte dans les termes suivants : « Hullo, Talbot Leader scramble rat, scramble rat » Immédiatement les moteurs sont démarrés, on lance trois fusées rouges pour libérer le circuit et donner la priorité aux chasseurs de rats. Sans chercher à chasser un gibier trop rapide, la paire de Tempests file immédiatement sur Rheine-Hopsten, base des avions à réaction. Exactement huit minutes après que l’alarme a été donnée, les deux Tempests patrouillent à 3 000 mètres les abords de Rheine, et essaient d’accrocher le Me-262 au retour de sa mission, quand il doit ralentir pour baisser ses roues et ses volets avant de se poser. En une semaine nous mettons au tapis de cette façon huit « rats ». Je n’ai pas de chance, et j’en manque deux qui me filent entre les doigts. A propos du second, les artilleurs de D. C. A. de Volkel ne se sentent plus. En effet, le « rat scramble » venait d’être donné ; je décollais suivi de mon n° 2, quand le Messerschmitt 262 est passé en trombe sur le terrain, une centaine de mètres derrière moi. Par le plus grand des hasards, et par l’effet d’une bonté spéciale du Saint-Esprit, les deux canons Bofors des postes S. E. 4 et 5 étaient tournés dans la bonne direction, avec les servants en position. Chacun tira un chargeur, à 100 000 contre 1, et le Me-262 touché de plein fouet par un 40 mm s’est éparpillé dans le firmament. Les Allemands trouvent vite la parade contre la « chasse au rat ». Les Me-262 reçoivent l’ordre de rentrer chez eux à toute vitesse, en rase-mottes – ce qui les rend très difficiles à repérer, grâce à leur camouflage – et de ne ralentir leur vitesse que dans l’allée de flak où ils peuvent, sous la protection d’un formidable barrage de flak légère, exécuter en toute sécurité leur manœuvre d’atterrissage. Dans le prolongement de la grande piste est-ouest de Rheine, sur une distance de huit kilomètres, 160 affûts quadruples de 20 mm étendent une ombrelle infranchissable d’acier et d’explosifs, sous laquelle l’avion boche se glisse et se pose tranquillement. En une semaine nous perdons sept Tempests qui ont cherché à attaquer un 262 dans cette allée de flak. Inutile d’insister : des ordres formels sont donnés, défendant d’engager les 262 dans un rayon de 10 kilomètres autour de Rheine, ce qui restreint considérablement nos chances de les descendre. * * * Le 7 mars, le 3* Corps de la lr* Armée américaine atteint le Rhin à Remagen, et par un coup de chance inouï, trouve le pont Lunderdorff intact. La 9e division blindée a tôt fait de s’en emparer, et aussitôt, le général Bradley commence l’exploitation de la tête de pont. Cette enclave sur la rive droite du Rhin devient en deux jours une telle menace pour les Allemands que ceux-ci font des efforts désespérés pour couper le pont. La Luftwaffe est lancée dans l’aventure, et les chasseurs américains, qui ne disposent pas de bases convenables à distance raisonnable, sont vite débordés. On fait appel à la R. A. F. et, comme seuls les Tempests ont un rayon d’action suffisant pour couvrir Remagen en partant de la Hollande, cette tâche supplémentaire nous incombe. Je mène au crépuscule la première de ces missions de protection. A la tête de huit Tempests, nous descendons le cours du Rhin, nous passons Cologne, et arrivons sur Remagen, accueillis par une D. C. A. yankee enragée. Les artilleurs américains sont dans un tel état de nerfs que, même après que nous avons fait les signaux conventionnels de reconnaissance – et reçu l’accusé de réception – ils continuent à tirer de temps à autre une rafale de Bofors sur nous. A la troisième salve – qui me manque d’ailleurs de peu, puisque je récolte un éclat dans l’aile – je me sens peu disposé à servir longtemps de cible à ces messieurs. Je fais faire demi-tour à ma formation pour rentrer à la maison… Horreur ! Une véritable armada de sept ou huit Arados 234 escortés par une trentaine de Me 262, piquant sur le malheureux pont, est nez à nez devant nous. Plein gaz, je fonce derrière eux. Au moment précis où j’ouvre le feu sur un Arado 234 à plus de 1 000 mètres de portée, une quarantaine de Focke Wulfs 190 « long nez » débouche des nuages à ma gauche. Tant pis ! Je préviens mes équipiers par radio, et je continue. La vitesse monte d’une façon affolante – 520 milles à l’heure – 560 – 575. Je dévale une pente de cinquante degrés environ ; les sept tonnes de mon avion tirées par 3 000 chevaux ont une formidable accélération. L’Arado redresse doucement, insensiblement, suivant une trajectoire qui doit l’amener au ras du Rhin, quelques centaines de mètres avant le pont. Je suis à 800 mètres, mais je n’ose pas tirer. A cette vitesse, mes quatre canons en tirant feraient certainement sauter mes plans. Toujours derrière mon Boche, j’arrive dans un effroyable barrage de 40 mm et de mitrailleuses lourdes… Je vois distinctement les deux bombes se détacher de l’Arado – l’une d’elles ricoche pardessus le pont et l’autre percute dans le tablier. Je passe quarante mètres à gauche du point d’impact, au moment où elle explose. Mon avion est enlevé comme un fétu de paille, et à moitié retourné par la déflagration… D’instinct, je réduis les gaz, et je tire sur le manche. Mon Tempest remonte comme une balle de revolver à 3 000 mètres, et je me retrouve suant de peur et d’angoisse en pleins nuages, sur le dos. Une violente vibration : mon moteur coupe, je reçois sur la figure une pluie de terre, de ferraille, d’huile et après une abattée violente comme un coup de faux, je tombe en vrille. La vrille du Tempest est la chose la plus dangereuse qui existe – un tour, – deux tours et on est comme une loque, ballotté à toute volée, malgré les bretelles du harnais, contre les parois du cockpit. Complètement affolé, j’arrache la poignée de largage du « hood » – qui me reste dans la main – j’essaie de me dresser sur mon siège pour sauter en parachute en oubliant de me détacher – je ne parviens qu’à me cogner atrocement la tête… Je sors du nuage toujours en vrille – la terre est là, à moins de 1 000 mètres. Je pousse à fond sur le manche tout en ouvrant plein gaz. Le moteur tousse et reprend d’un seul coup, à en arracher le bâti du fuselage. La vrille se transforme en spirale ; je täte doucement ma profondeur qui accroche – les champs arrivent cependant vite dans mon pare-brise… Je rétablis à moins de cinquante mètres. J’ai eu chaud. Je relève mon casque, et je sens mes cheveux trempés de sueur. Je fais le point rapidement. Je suis sur la rive droite du Rhin, au nord de la tête de pont américaine. Je prends un cap 310°pour rentrer et par radio je donne rendez-vous à ma patrouille au-des-sus de Cologne à quatre mille mètres. A ce moment, Kenway m’appelle : « Hullo Talbot Leader, Kenway calling, what’s your position ? – over to you » Je réponds brièvement : « Hullo Kenway, Talbot Leader answering, my approximate position is twenty miles North of Remagen, along Rhine. Out. » C’est Lapsley qui contrôle personnellement à Kenway, aujourd’hui – je reconnais sa voix un peu traînante. « O. K. Pierre – look-out, there is a couple of rats around. Out. » Bien, ouvrons l’œil. Je suis O. K. pour l’essence, et je décide de faire un tranquille 360°sous les nuages pour essayer de repérer les deux rats en question. Quelques secondes plus tard des traceuses de D. C. A. montent le long du Rhin, et je distingue deux longues et fines traînées grises qui ondulent au ras du sol. C’est un 262. Il est magnifique, avec son fuselage triangulaire comme une tête de requin, ses minuscules ailes en flèche, ses deux turbines allongées, son camouflage gris moucheté de vert et d’ocré… Cette fois je ne suis pas mal placé, entre l’animal et sa base. Je pique de nouveau comme un sourd pour emmagasiner le maximum de vitesse. Il ne m’a pas encore aperçu. Un léger virage aux ailerons, et j’arrive dessus en tangente. Soigneusement je corrige au collimateur pour la vitesse et le « bullet drop », quand soudain je vois deux longues flammes jaillir de ses tuyères. Il m’a vu et accélère à fond. Je suis bien aligné, à 300 mètres. Je tire une première rafale. Manqué. J’augmente la correction et je tire encore, vite, car il gagne sur moi. Cette fois je vois deux éclairs sur son fuselage – un troisième sur l’aile. La portée est maintenant de cinq cents mètres. Une explosion sur la turbine droite, qui vomit aussitôt un formidable panache de fumée noire… Le 262 dérape violemment, et perd de l’altitude. Les vitesses s’équilibrent, à environ 600 mètres de portée. La fumée me gêne et je le manque encore. De curieuses boules rouges, qui flottent dans cette fumée, éblouissent. Bon Dieu ! mes deux canons gauches s’enraient… Je vise plus à droite pour corriger le dérapage, et mes deux autres canons s’enraient à leur tour. Le Me 262 continue sur un moteur. Je suis fou de rage. Mon système pneumatique a une fuite – pas de pression au cadran. J’en bave de fureur. Je continue à suivre le 262 dans l’espoir que sa deuxième turbine surchauffera. Au bout de quelques minutes c’est mon moteur, à moi, qui se met à chauffer. A regret j’abandonne, jurant d’arracher la peau du dos à l’imbécile qui a écrit dans le bulletin technique de l’Air Ministry que le Messerschmitt 262 était incapable de voler sur une turbine seulement. Dans cette aventure, j’ai oublié ma patrouille qui doit s’impatienter au-dessus de Cologne. Par la radio je passe le commandement à Mac Cairn, et nous rentrons séparément à Volkel, à la nuit tombante. Je suis d’une humeur massacrante. Pour arranger les choses, un de mes pneus crève en roulant : je dois attendre, sous un vent glacial, qu’il soit changé, pour conduire mon taxi au parking avant d’aller dîner. Interdiction de rail Dans l’aube grise qui étire de longues bandes de brume sur la plaine monotone couverte de neige, germe une colonne de fumée. Puis une autre, un peu plus loin, qui persiste au ras du sol, poursuivant une ligne noire qui serpente sur la blancheur immaculée du paysage. « Train two o’clock Talbot Leader » Les quatre Tempests glissent à mille mètres d’altitude, dans l’air glacé, et leurs ailes polies accrochent les premières lueurs d’une aurore fade. Nous obliquons vers le deuxième train et, d’instinct, quatre mains gantées, transies de froid, poussent déjà au petit pas le levier de l’hélice. On distingue maintenant la locomotive précédée du wagon de flak, et l’interminable convoi mixte qu’elle traîne péniblement. Sans larguer les réservoirs supplémentaires, nous piquons légèrement, plein gaz… 580… 600… 650… 700 kilomètres à l’heure. Le sang monte à ma gorge soudain desséchée – toujours cette vieille frousse de la flak. Plus que trois ou quatre mille mètres. Je commence à aligner mon collimateur une vingtaine de mètres devant la locomotive. Allons-y ! Je me penche en avant, crispé. Plus que 800 mètres. Le premier chapelet de traceuses – les éclairs saccadés du quadruple de flak 20 mm – les roues de la loco qui patinent, freins bloqués. 500 mètres. Je rase les sillons couverts de neige d’où s’envolent des corbeaux en débandade. Fracas de mes canons – le chauffeur saute de sa cabine et roule dans le fossé. Mes obus explosent sur le remblai et perforent en dansant la masse noire qui grandit dans le collimateur. Puis dans un grand souffle, la cheminée vomit une éruption de flammes et de scories ourlée par la vapeur qui s’échappe des tubulures crevées… Une pression sur le manche pour sauter les fils télégraphiques, une plongée rapide à travers la fumée et, à nouveau, le ciel dans mon pare-brise couvert de suie grasse. Manche au ventre je dégage en zigzag. Flak ou ricochets de mon n° 2, des charbons ardents voltigent autour de mon appareil, le « Grand Charles ». Les petits flocons blancs panachés de feu commencent à s’accrocher dans l’espace. Un coup d’œil en arrière. La locomotive a disparu, enveloppée de suie et de vapeur qui fuse. Des hommes dégringolent des portières et dévalent le long du ballast comme des fourmis en délire. Red 3 et Red 2 me rejoignent, tandis que Red 4 se débat encore dans les filets de la flak très dense crachée par les trois wagons de D. C. A. Je fais décrire à ma patrouille une large orbite ascendante, et nous mettons le cap sur le deuxième train. Il a certainement été prévenu par la radio – il est stoppé et sa fumée monte maintenant verticale. Je balance mes ailes, indécis. Inutile d’attaquer celui-là, car les servants de la flak doivent nous attendre, œil au viseur et pièces démuselées. « Hullo Talbot, no use chaps, they have got the gen. Break away to star-board, one eight zero » Bon Dieu ! Red 4 est fou. « Talbot Red 4, Do not attack ! » Le Tempest dévale quand même, pointé sur la loco. « Corne back – break you fool ! » La flak ouvre le feu, et je vois les traînées de fumée qui s’égrènent sous les ailes de Patrick. Puis une petite explosion imperceptible le long du fuselage, le Tempest se retourne lentement, toujours lancé sur sa trajectoire, il frôle, déjà presque sur le dos, un des wagons et s’écrase, en bordure des rails… Je jurerais avoir entendu l’explosion. Comme toujours, le champignon de lourde fumée noire, zébré de vapeur d’essence en feu, s’élève aussitôt des débris éparpillés. « O. K. Talbot, going home ! » Sur le chemin du retour, nous attaquons trois autres trains. * * * Nouvelle tragédie à l’atterrissage. Bentley, mon n° 3, touché par la flak, se pose le premier, en priorité. A cent mètres du terrain, surgit soudain, sous lui, le « duty » Anson, qui fait une longue approche plate. Les deux pilotes ne peuvent se voir et convergent, en aveugles, l’un vers l’autre. Bentley a certainement débranché sa radio car il n’entend pas l’appel désespéré du contrôleur de piste. A la dernière seconde, l’Anson dégage brutalement mais trop tard. Les débris enchevêtrés des deux avions flambent au pied de la roulotte de contrôle. Sept tués. L’Anson ramenait cinq nouveaux pilotes de renfort pour le wing. Nuages, neige et Folke Wulfs Matinée glaciale et décevante. Nous sommes en readiness depuis 4 h 30. Mon équipe est épuisée et tous ces jeunes organismes fatigués réagissent mal contre le froid. 7 h 30. Ordres et contrordres se sont succédé et tout semble aller mal ce matin. La poisse a commencé par les radiateurs des Diesels de secours qui ont éclaté soudain, éteignant la rampe d’atterrissage alors que le premier des trois Spitfires XIV de la section jaune du Squadron 41 se posait. Celui qui le suivait a décroché d’une dizaine de mètres, s’est écrasé et a pris feu. Le troisième, piloté par un jeune Polonais, Kalka, est resté pendant une dizaine de minutes au-dessus du terrain ; à court d’essence – détourné trop tard sur Eindhoven –, le pilote a sauté. Pressés frileusement sur le pas de la porte du dispersal, nous avons vaguement entrevu la silhouette du Spitfire entre les nuages, roues et volets baissés ; masse noire tournoyante du pilote tombant – claquement du parachute qui s’ouvre – fuite de la corolle pâle entraînée par le vent. Une heure après, une jeep ramène son cadavre raidi, enveloppé dans la soie givrée du parachute. Le pauvre type était tombé dans la Meuse dont les eaux glacées n’ont pas pardonné. * * * Alors que le jour maussade se levait à contrecœur, quatre Nalgo ont décollé, menés par le Wing Commander Brooker. Une heure et demie plus tard, deux Tempests seulement sont rentrés. Après avoir mitraillé dans la région d’Osnabruck un train dont la flak endormie n’avait réagi que mollement, la section s’était reformée. Soudain, Barry a vu une fine traînée de fumée qui filtrait du radiateur de son chef, inconscient du danger. Brooker prévenu balançait son avion pour chercher à voir. Même dans le miroir rétroviseur, la fumée était imperceptible. Puis, soudain, le Tempest a été secoué par un choc et une flamme s’est déroulée dans son sillage, longue et fine, comme une lame d’épée… Des autres appareils, qui s’écartèrent précipitamment, on vit les deux mains gantées de Brooker s’acharner sur les attaches de la couverture vitrée de la cabine. Soudain son visage et son buste apparurent illuminés de pourpre – le feu avait fait irruption dans le cockpit. Violemment le Tempest se retourna, dérapant sur le dos. La gorge serrée, les coéquipiers de Brooker gardaient les yeux rivés sur l’avion désemparé. Ils ne virent pas deux ombres jaillir silencieusement de la brume irisée par l’aurore. Juste une traînée incandescente de traceuses, et les grandes croix noires entrevues sur les ailes des deux Focke Wulfs aussitôt évanouis dans le ciel. Un second Tempest partit en vrille, et ses débris enflammés rejoignirent le long de l’autostrade ceux de l’avion de Brooker. * * * Ces nouvelles ne provoquent qu’une émotion bien relative – et pourtant Brooker était resté si longtemps à la tête de l’escadrille qu’il était difficile de concevoir le Wing 122 sans lui. A 8 heures, pour la quatrième fois depuis ce matin, G. C. C. nous remet en alerte renforcée – puis décommande dix minutes plus tard. Chaque fois, il faut ressortir à l’air glacé, se hisser avec le lourd parachute sur l’aile glissante, se déganter pour brancher les casques sur les prises de radio et d’oxygène ; nous revenons vite autour du poêle, les nerfs tendus, rejeter un dernier coup d’œil hâtif à la carte du secteur, avec sa trame noire de lignes de chemin de fer que l’on longera en rase-mottes, à la recherche d’un train dangereux à la flak démuselée… J’observe mes pilotes – pas un mot d’échangé entre eux, pas même un regard, à peine un geste pour réclamer une cigarette ou du feu… Soudain, la sonnerie grêle du téléphone, dans la cabine du planton, fige tout le monde sur place, la bouche sèche et l’estomac douloureux. « Back to normal st at, 15 minutes readiness » Explosion de fureur, coups de pied dans le malheureux seau à charbon – ce n’est pas un soulagement ; nous avons plutôt l’impression d’être joués… Je passe ma mauvaise humeur sur Byrnes, un de mes nouveaux, qui traîne timidement sa tête de gosse apeuré, criblé de taches de rousseur. Cet imbécile a posé son parachute dans une flaque d’huile, hier ou avant-hier, et ne s’en est pas vanté. L’huile dévore les plis serrés de la soie plus sûrement que le feu – un parachute dans cet état ne résisterait pas au déclenchement de l’ouverture, à vitesse moyenne. A 9 h 30, j’emmène mon équipe au mess. Je commande un deuxième breakfast – avec ce froid, je ne puis laisser mes pilotes sans manger de quatre heures jusqu’à midi. A peine ai-je entamé mon assiette de porridge que le sergent du mess m’appelle au téléphone. La bouche pleine je réponds à Lapsley. C’est une patrouille à huit avions Osnabruck-Munster-Bremen, avec naturellement priorité d’attaque pour les trains. Décollage à 9 h 55 : O. K. Coup de fil au dispersal pour prévenir. * * * Comme prévu le temps empire ; il commence à neiger. Les flocons collent au pare-brise et, pour rouler jusqu’à la piste, il nous faut prendre un mécano sur l’aile, pour guider. D’une main, il s’accroche au métal glacé, glissant, les deux jambes ballantes, et de l’autre il indique le chemin tout en essuyant les larmes qui coulent de ses yeux fouettés par le vent coupant. Mon avion dérape sans arrêt sur la grille métallique de roulement : « Ils ne vont quand même pas nous laisser partir d’un temps pareil ! » Je branche ma radio et j’appelle Desmond : « Hullo Desmond, Talbot Red leader here pretty sticky. Any gen1 ? – Hullo Talbot, Desmond answering, scramble now » Nous sommes parvenus maintenant à l’intersection de la bande de roulement et de la piste en brique. Les mécanos sautent à terre et partent en courant, courbés sous les rafales après l’adieu traditionnel du pouce en l’air. Mes sept avions suivent bien et se disposent deux par deux sur la piste. Byrnes, ému et nerveux, n’arrive pas à s’aligner correctement à mes côtés ; il maltraite ses freins et corrige à grands coups de moteur. Je détache mon masque et lui adresse, avec un sourire, un signe d’encouragement. Avec ce vent de travers, s’il s’affole, il va m’accrocher au décollage. Il neige maintenant dru – on voit à peine le bout de la piste. J’ouvre les gaz progressivement et, à peine mes roues rentrées, je vire à gauche. Je vois se glissant sous mes empennages le Tempest de Byrnes qui frôle les arbres dénudés et les toits blancs. Sur la piste, mes nos 3 et 4 filent traînant derrière eux le nuage de neige soulevé par leurs hélices, tandis que la première paire de la section bleue s’ébranle. Après dix angoissantes minutes de grimpée en formation encastrée, au travers des nuages lourds de givre, nous émergeons, trempés de sueur, 2 000 mètres au-dessus de Munster. Les rues noires se croisent et s’entrecroisent entre les maisons couvertes de neige. La fumée et la vapeur des usines s’effilochent sous le vent et se fondent dans la blancheur de la plaine. La ville semble morte. La cathédrale est ceinturée d’un quartier bombardé – squelettes de charpentes noircies, trous béants de caves, montagnes de débris qui coulent jusque sur la place. A l’ombre des tours, étroitement parqués, une centaine de camions et quelques chars. De l’autre côté du canal embouteillé de chalands immobilisés dans les glaces, la gare de triage presque déserte. Des cratères de bombes, des restes calcinés de wagons-citernes et, dans un coin, près d’une rotonde à locomotives, deux trains l’un contré l’autre, sous la protection des plates-formes de flak automatique dont les servants doivent suivre nos évolutions au travers des objectifs de leurs télémètres… Soudain, j’ai l’inexplicable sensation qu’il y a quelque part une batterie de 88 mm – vite ! « Talbot Red, quick 180°starboar1 ! » Je ne sais pourquoi, sans attendre les quelques secondes réglementaires entre l’ordre et l’exécution, je vire aussitôt sec. Mes avions surpris amorcent en désordre leur virage… et, juste dans ma queue, entre Byrnes – heureusement traînard – et moi-même, apparaissent trois éclairs qui se panachent de fumée sombre ! L’avion de Byrnes disparaît un instant. Une voix anonyme pleurniche dans la radio : « Christ, that was bloody close » Ma patrouille vole admirablement. Etre à la tête d’une formation est pour moi une fierté sans cesse renouvelée ; c’est un sentiment instinctif, dans lequel n’entre aucune considération. A ma gauche, impeccablement espacés, Red 3 et Red 4. A droite, tout de suite, Byrnes, Red 2. Cinq cents mètres plus loin, la section Blue, Mac Cairn en tête, avec ses quatre avions étroitement groupés. Le ciel, sous une voûte très élevée de nuages parfaitement unis, est de ce gris lumineux mais sans soleil que l’on ne trouve qu’en hiver. Mes Tempests se détachent comme des jouets magnifiques sur le mur de cumulus qui bloque l’horizon du Rhin jusqu’au ras des arbres. Flottant miraculeusement à 2 500 mètres sur une couche d’air moins froide, un banc de nuages blancs s’approche – impression curieuse d’être figé sur place, immobile entre la plaine neigeuse et les stratus gris, avec ces masses imprécises et irréelles glissant à notre rencontre sur leur base plate… Trêve de rêverie. Vais-je passer dessous ou dessus ? Un tour d’horizon calme et scientifique ; je scrute attentivement le ciel que je découpe en tranches précises par un mouvement de la tête, de haut en bas. Rien en l’air. Rien au sol non plus. Il me semble bien entrevoir une file de camions garés le long de l’autobahn – mais je force mes yeux à passer sans les voir ; pas d’histoires avec la flak avant que nos réservoirs supplémentaires soient vidés. La radio est étrangement silencieuse, nous devons être les seuls chasseurs de Kenway en l’air. Rien d’étonnant, avec ce temps de chien. Je sens une envie enfantine de folâtrer avec ma patrouille entre ces nuages… « Priority for the trains… Priority for the trains… » Dans ma conscience, j’entends encore la voix de Lapsley au téléphone. « Priorité pour les trains ! » Evidemment, au-dessus du banc de nuages, je ne verrais pas les trains. « Mon Dieu faites qu’il n’y ait pas de trains là en bas ! » « Hullo Talbot Squadron, keep just below cloud base ! » Et, dix mètres au-dessous du plateau translucide, nous glissons… Soudain la radio éclate en hurlements et en imprécations. Je sursaute surpris – des milliers d’épingles semblent s’enfoncer dans ma langue, sur le dos de ma main et dans mes chevilles. « Mac Duff squadron BREAK ! – « Help !… – « Look out Focke Wulfs above / – Mac Duff leader, you have got a bastard on your tail » Tiens ! on se bagarre quelque part dans le ciel. Automatiquement mes avions ont pris la formation de combat et, aux balancements des ailes, je devine que sept paires d’yeux excités fouillent le ciel. Je ne connais pas l’indicatif « Mac Duff » – c’est probablement un squadron de la 84e Division aérienne. Les nerfs tendus, je demande des explications à Kenway. « Hullo Kenway, Talbot Leader here what’s going on ? » Entre deux salves de jurons et de cris des Mac Duff, Kenway me répond : « Hurry-up, Talbot Leader, there is a big do over Rheine, steer 275° . » Point besoin de prévenir ma patrouille qui a entendu. Nous virons plein ouest, à toute vitesse, collimateur allumé, doigts sur la détente. Coup d’œil à la carte – moins de 80 kilomètres, donc nous serons sur Rheine dans cinq minutes, trop tard probablement. « Talbot, over to Channel C for Charlie – keep your eyes peeled ! » Je fais changer de fréquence radio, car la B est encombrée par les Mac Duff… Byrnes commence à traîner, selon les bonnes traditions des jeunes n° 2. J’ai le doigt sur le contact d’émission radio pour le rappeler à l’ordre, quand j’entends hurler sa voix surexcitée : « Talbot Leader, aircrafts just above the clouds, quick, they are Huns » Bon Dieu ! Je lève la tête et je vois au travers de la couche translucide défiler une dizaine de silhouettes imprécises, traînant chacune un halo arc-en-ciel. Je largue mes réservoirs, hélice au petit pas, moteur en surpuissance ; je me lance à la verticale au travers des nuages. J’émerge droit dans le ciel, accroché à mon hélice, cent mètres à peine sous des Focke Wulfs volant en désordre… Dans le cercle lumineux de mon collimateur, l’intrados d’une aile avec les grandes pattes du train d’atterrissage, les croix noires et le ventre bleu pâle d’un des Boches me saute à la figure. J’écrase longuement la détente, secoué jusqu’à la moelle par mes quatre canons déchaînés… Un effroyable déchirement – un grand panneau de tôle se détache du Focke Wulf « long-nez » qui fait deux tonneaux déclenchés, vomissant une nappe de feu et de débris. Je l’évite de justesse. Son plan fauchant l’air n’est pas passé à plus de cinq mètres de mon gouvernail. Ayant perdu ma vitesse acquise, j’essaie désespérément de compléter mon looping, car entraîné par mon réflexe je me suis mis dans la plus vulnérable des positions, et ce Focke Wulf n’était pas seul ! Je me retrouve stupidement sur le dos, comme une mouche dans une toile d’araignée, pendu à mes bretelles. Je mets le manche tout à gauche, mais les commandes n’accrochent plus. Toute sustentation enfuie, mon Tempest vibrant violemment se rabat et décroche en coup de fouet… Bang ! – l’explosion aveuglante, juste devant mes yeux, déchire mes tympans. Je lâche tout et d’instinct je me couvre le visage de mes deux bras ! Odeur d’ozone et de caoutchouc d’un court-circuit, mêlée à l’acre fumée écœurante de cordite… Secoué, l’estomac entre les dents, la tête en bas, j’essaie en vain de remonter mes pieds sur le palonnier – mes jambes pèsent une tonne ! Un des instruments fracassés de ma planche de bord pend au bout de son fil devant mon nez, et j’entends dans ma radio le crépitement des étincelles bleues que je vois courir sur ma boîte de contacts électriques. C’est sûrement un 30 mm qui m’a touché au raccord d’aile. Pantelant, je rétablis machinalement cinq cents mètres au-dessous des nuages et mon moteur engorgé repart après quelques retentissants retours de flammes – bloup ! bloup ! « Bang ! » Encore ! Cette fois c’est un 20 mm dans le fuselage. J’en ressens le choc au travers de ma plaque de blindage dorsale comme un coup de marteau. Frénétiquement) je bascule des deux mains et je vire. Le Focke Wulf moucheté de vert file devant mon pare-brise, deux aigrettes blanches au bout des plans, et remonte verticalement dans les nuages. Maintenant ma radio est morte, pulvérisée par le dernier obus. J’hésite – que faire ? – Je vois émerger de la base du nuage, encadrée d’une cascade de débris enflammés, une forme inerte accrochée à un parachute à demi ouvert. Est-ce un des miens ? Puis c’est un Focke Wulf, piquant à plein moteur, verticalement. Le petit point brillant fonce vers la terre comme un projectile – une bulle de feu qui éclate dans la neige, et la fumée se gonfle aussitôt en champignon, vite entraîné par le vent. Au loin quelques petites croix noires s’estompent… Et le ciel est soudain vide. Plus un avion. Mes avions et les Boches se sont évanouis. Je vais rentrer. Un coup d’œil circonspect tout autour, et je me baisse pour réajuster mon gyroscope. Je constate alors que mes jambes tremblent convulsivement et que, sous les gants fourrés, mes mains humides sont affreusement douloureuses, à demi paralysées par la crispation nerveuse sur le manche et la manette des gaz. Le retour à Volkel est un cauchemar. Je m’égare pendant près d’un quart d’heure, sans radio, dans une effroyable tourmente de neige qui estompe les contours du paysage et efface les points de repère. Je perds un peu la tête, traverse le Rhin à deux reprises, salué par les traceuses de flak, et je vais finalement échouer sur un aérodrome américain, cent cinquante kilomètres au sud de la Hollande. En me posant à l’aveuglette, j’accroche la cheminée en tôle d’une hutte et, mal en point, mon Tempest sans volets s’arrête à deux mètres d’un Lightning… Je suis tellement épuisé qu’il faut que les mécanos américains m’aident à sortir de mon cockpit. Walter Nowotny Walter Nowotny a été tué. Notre adversaire des cieux de Normandie et d’Allemagne est décédé avant-hier des suites de ses brûlures à l’hôpital d’Osnabruck. La Luftwaffe, dont il est le héros, ne survivra pas longtemps à sa mort qui est comme le point final de cette guerre aérienne. Au mess, ce soir, son nom revient souvent dans la conversation. Nous en parlons sans rancune et sans haine. Chacun évoque les souvenirs qui se rattachent à lui, avec respect, avec affection presque. C’est la première fois que j’entends une conversation sur ce ton dans la R. A. F., et c’est aussi la première fois que je sens s’exprimer ouvertement cette curieuse solidarité entre les chasseurs, au-dessus de toutes les tragédies et de tous les préjugés. Cette guerre aura vu d’effroyables massacres d’êtres humains, des villes écrasées sous les bombes, les boucheries d’Oradour, les ruines de Hambourg. Nous-mêmes avons senti parfois un haut-le-cœur en voyant nos obus exploser dans une rue de village paisible, fauchant, autour du char allemand que l’on attaquait, des femmes et des enfants. Devant cela, les combats avec Nowotny et ses Messerschmitts étaient quelque chose de propre, bien au-dessus des combats de l’armée de terre, dans la boue et le sang, dans le vacarme des machines à chenilles, rampantes et puantes… Combats du ciel : gracieuses arabesques d’une danse de moucherons argentés – dentelle diaphane des traînées blanches condensées – Focke Wulfs glissant comme des jouets, dans l’infini… Certes, il est chez nous aussi des combats moins nobles : ces mitraillages de trains dans l’aube grise des matins d’hiver, où l’on essaie de rester sourd aux hurlements de terreur, de ne pas voir nos obus fracasser les bois, faire voler les vitres en éclats, les mécaniciens qui se tordent dans les jets brûlants de vapeur, toute cette humanité prise au piège dans les wagons, affolée par le vacarme de nos moteurs et les aboiements de la flak… toute cette besogne inhumaine, immorale que nous devons faire parce que nous sommes des soldats et que c’est la guerre. Notre revanche, aujourd’hui, c’est de saluer un ennemi brave qui vient de mourir, de proclamer que Nowotny nous appartient, qu’il fait partie de notre sphère où nous n’admettons ni les idéologies, ni les haines, ni les frontières. Cette camaraderie-là n’a rien à voir avec le patriotisme, la démocratie, le nazisme ou l’humanité. Tous ces garçons, ce soir, le comprennent d’instinct. Et s’il en est qui haussent les épaules, c’est qu’ils ne peuvent pas savoir – ils ne sont pas pilotes de chasse. La conversation est tombée, les verres de bière, sont vides, la radio s’est tue parce qu’il est minuit passé. Bruce Cole, qui n’est ni poète ni philosophe, laisse tomber ce mot : « Le premier qui a osé peindre une cocarde sur l’aile d’un avion était un salaud ! » En mai 1944, Jacques et Yule avaient eu une rencontre assez mouvementée avec Nowotny au-dessus du Havre. Maintes fois en Normandie, avec la 602, nous avions eu maille à partir avec lui. Il avait mitraillé notre « strip » le 21 juin au matin, il avait abattu trois Dakotas transporteurs d’essence au-dessus de Bazenville et, quelques jours plus tard, avait livré combat à une formation mixte de Thunderbolts américains et de Spitfires norvégiens sur Arromanches, qui avait perdu trois P. 47 et deux Spitfires, tandis qu’un 109 s’écrasait à cent mètres de notre mess. A cette époque Nowotny était déjà le grand as de la Luftwaffe et commandait les trois groupes de chasse de Dreux. Ses sorties étaient faciles à identifier parce qu’il menait toujours ses Messerschmitts 109 en pilotant lui-même un Focke Wulf 190. Nous avons retrouvé Nowotny en Allemagne, où il commandait la J. G. 52 à Rheine-Hopsten. La Luftwaffe, depuis l’affaire du 1er janvier, n’avait pratiquement plus de direction centrale, et la liberté individuelle était laissée aux escadres. Seules de vagues directives générales étaient envoyées à leurs commandants, avec complète latitude quant à l’exécution. Chaque groupement de la Luftwaffe gravitait autour d’un aérodrome principal, auquel étaient rattachées plusieurs bases satellites. Avec leurs états-majors, leurs contrôles d’opérations, leurs services de ravitaillement, de flak et de réparations, ces unités autonomes ne dépendaient du Q. G. Central que de très loin. Nowotny, à Rheine-Hopsten était le patron du Jagd-Geswader 52 dispersé sur les aérodromes satellites d’Hopsten : Nordhorn, Plantlünne, Neuenkirchen, Lungen, Hesepe et Bramsha. Les effectifs du J. G. 52 se composaient d’environ 75 Messerschmitts 109,75 Focke Wulfs 190 et d’une centaine de Messerschmitts 262 à réaction. Un Staffel de Junkers 88 chasseurs de nuit y était attaché. Cela représentait, avec les réserves tactiques, environ quatre cents appareils de combat sous les ordres de ce lieutenant-colonel qui avait vingt-deux ans. Les services d’Intelligence alliés lui attribuaient une soixantaine de victoires confirmées sur notre front, et une centaine sur le front russe. Il avait su se faire respecter de tous. Lors de la fusillade de quarante-sept pilotes alliés qui avaient tenté de s’évader de captivité, il avait adressé à Hitler lui-même une violente protestation dont les échos étaient parvenus jusqu’à nous. Le 15 mars dernier, je menais une section de quatre Tempests dans un rat scramble sur Rheine-Hopsten, à 2 500 mètres d’altitude. Soudain, nous vîmes apparaître en rase-mottes, un Messer Schmitt 262 sans camouflage, ses ailes polies brillant au soleil. Il était déjà dans le couloir de flak, et amorçait sa prise de terrain. Le barrage de traceuses s’élevait pour couvrir son approche. Je décidai, suivant les nouveaux ordres, de ne pas attaquer dans ces conditions, lorsque, sans prévenir, le n° 4 de ma patrouille se lança à la verticale vers le petit point brillant qui se rapprochait de la longue piste en ciment. Bob Clark, lancé comme une balle, traversa par miracle, sans être touché, le mur de flak, et tira une longue rafale sur le Me 262 argenté qui était dans la phase finale de son atterrissage… Le Me 262 s’écrasa en flammes juste à la lisière de l’aérodrome. Quinze jours plus tard, nous apprîmes par recoupements, interrogatoires de prisonniers et par des documents capturés, que ce Me 262 était piloté par Nowotny. Tout le monde est allé se coucher. Nous nous attardons, Bruce Cole, Clark, Brooker et moi, à regarder, dans une revue d’aviation Der Adler que nous avons trouvée à Gorch, un article illustré sur Nowotny. Voici son portrait, pris le jour même où il reçut la Croix de Fer avec épées, diamants et feuilles de chêne – la plus haute distinction militaire allemande. Un visage d’enfant fatigué, un peu triste, le menton et la bouche volontaires. « All right now – dit soudain Brooker – time to go to bed. What a pity that type was not wearing our uniform. He would have made a fine fellow » Le Rhin Brooker mène l’escadre pendant toute la semaine à un train d’enfer. Ses trois groupes perdent 17 pilotes. Nous détruisons 24 avions allemands et 52 locomotives. Au 274, nous sommes réduits à onze pilotes et 16 avions. C’est une vie impossible. Group Support Unit peut nous fournir très rapidement des avions neufs, mais les pilotes de Tempests ne courent pas les rues. Le 20 mars au matin, le « duty » Anson nous a amené quatre sergents pilotes et un adjudant-chef. Le dernier de ces cinq nouvelles recrues se faisait tuer le 23 mars. Nos vieux, éreintés par leurs trois sorties quotidiennes, avaient déjà trop à faire à sauver leur propre peau, pour pouvoir s’occuper des nouveaux. Les pauvres gosses que l’on recevait frais émoulus d’O. T. U. avaient juste trois ou quatre heures de vol sur Tempest. Effrayés par leurs machines, qu’ils pilotaient à grand-peine, ils se faisaient massacrer par la flak, et les Messerschmitts 109… Brown était un de ces quatre sergents pilotes. Dès son arrivée à Volkel, vers 10 heures du matin, j’avais été obligé de lui faire exécuter un test de canons sur un de nos nouveaux Tempests avant midi. Il était ensuite parti déjeuner au mess avec ses bagages et, avant même qu’il puisse les déballer, il était rappelé au dispersal pour une mission de guerre. Mené par Hibbert, dans une section de quatre, il avait accroché une douzaine de Focke Wulfs et, par le plus grand des hasards, avait réussi à en endommager un et à rentrer. Mais Hibbert et Humphries avaient été descendus. Le soir même, tandis que mes pilotes partaient pour le thé, je l’avais gardé avec moi pour tenir l’alerte immédiate. Dix minutes plus tard nous sommes « scrambled » sur Wesel à 3 000 mètres d’altitude. Nous arrivons juste à temps pour voir un Messerschmitt 262 à réaction disparaître dans les nuages. Une seconde de déception et, d’instinct, je dégage. Quatre Focke Wulfs sont sur nous et le pauvre Brown est précipité comme une torche sur les bords du Rhin. Je me plains amèrement de la situation à Brooker. Mes pilotes sont à bout de nerfs ainsi qu’en témoigne la multitude d’accidents bêtes qui se succèdent sans interruption – trains fauchés, collisions au sol, freins brûlés, pneus crevés, mauvais atterrissages, décollages hélice au grand pas… Mon groupe ne peut durer ainsi – j’ai eu entre le 15 février et le 15 mars 31 pilotes tués ou portés disparus sur un effectif en ligne de 24 ! Sur les pilotes qui composaient cette unité du temps de Fairbanks, seuls deux officiers, un sergent et moi-même survivons. Brooker ne peut que me montrer les ordres impératifs de G. C. C. – il faut tenir jusqu’à la traversée du Rhin. 24 mars 1945. Première mission de couverture à 3 heures du matin sur Wesel attaquée par la première brigade de commandos. Un épais nuage de débris, de poussière et de fumée plane encore sur la ville qui a été bombardée par 150 Lancasters portant chacun deux bombes de 5 tonnes. Dans le circuit de l’aérodrome, c’est un méli-mélo effroyable de Tempests et de Spitfires qui se frôlent dans l’obscurité à 500 kilomètres à l’heure. Il faut des nerfs solides pour tenir dix minutes dans cette sarabande de feux verts et rouges où l’on cherche à former les sections en ordre de patrouille. Rien à signaler. A 10 heures, nous décollons à nouveau pour escorter les 669 avions et les 429 planeurs de la R. A. F. venus d’Angleterre, transportant la 6e division aéroportée britannique. C’est un spectacle dantesque. Des milliers de parachutes blancs descendent au milieu d’un enfer de flak lourde, moyenne et légère, tandis que les Dakotas s’écrasent en feu et que les planeurs se fracassent sur les lignes à haute tension dans des gerbes de flammes et d’étincelles bleuâtres. Les Typhoons attaquent à la rocket tous les emplacements de D. C. A. allemands. Nous-sommes dirigés par les postes avancés de radio-contrôle sur les colonnes panzer de renfort. La chasse de la Luftwaffe n’intervient pratiquement pas. Le bombardement massif de Rheine et des aérodromes tactiques, qui a eu lieu hier, l’a laissée temporairement knock-out. Nous mitraillons un train blindé près de Ringerberg et un convoi de chars à Bocholt, dans les rues mêmes de la ville. C’est impressionnant. Nous descendons au ras des toits, crachant de nos quatre canons… Les tuiles voltigent, les obus de flak explosent le long des murs, les camions brûlent, les habitants affolés courent de tous côtés, s’abritent sous les porches… Danny, touché de plein fouet par un 37 mm, percute à 700 km/h dans un pâté de maisons près de l’église. Après le lunch, troisième mission. Je mène une patrouille mixte du squadron 56 et du 274. Nous survolons le viaduc de Bielefeld, pulvérisé il y a trois jours par 14 bombes de dix tonnes. Les cratères ont plus de cent mètres de diamètre. L’objectif principal de notre mission étant d’interdire tout trafic routier dans le triangle Bielefeld, Altenbecken et Armsberg, je divise mon dispositif en paires qui agiront indépendamment l’une de l’autre. Je mitraille deux camions transportant des troupes – les pauvres diables ne m’entendent pas arriver à cause du bruit de leurs moteurs. Après deux passes, il n’y a plus sur la route. que deux carcasses qui flambent et des corps déchiquetés, allongés sur le macadam. Mon n° 2 perd contact et je me retrouve seul. Je tire ensuite quelques obus sur une locomotive abritée dans une gare de triage et suis accueilli par une flak de 20 mm, terrible. Mon avion a un bout de plan arraché. Je tourne dix minutes durant au-dessus du point de rendez-vous, attendant mes avions, et nous rentrons à Volkel sans Redge, abattu près d’Armsberg par un Messerschmitt 109 en maraude. 18 h 50. – Coup de fil de Lapsley. Il demande une patrouille très expérimentée de quatre avions pour surveiller Rheine. Il semble que les Allemands vont essayer d’évacuer leurs avions à réaction vers l’intérieur, profitant des dernières minutes de crépuscule. G. C. C. insiste pour que je mène cette patrouille car les avions rentreront à la nuit. Amour-propre ? J’accepte avant même d’avoir réfléchi. Ce brave Lapsley doit trouver cela tout naturel – il m’a connu à Ashford en 43, en Normandie en 44 et, comme toujours, il table sur mon enthousiasme. Oui, mais avec quarante missions de guerre en vingt jours, l’enthousiasme est légèrement refroidi. Toute honte bue, je téléphone au mess afin d’essayer de toucher Gordon Milne et lui demander de prendre ma place. Le planton s’énerve au bout du fil pendant cinq minutes sans le trouver et l’heure de décollage approche. Tant pis. J’ordonne au sergent-chef mécanicien d’ajouter mon avion au tableau : « Hello Ron, stick JJ-B on the board, I’ll fly her » Je prends mes précautions et j’emmène une très bonne équipe : l’inénarrable Tiny l’Australien est mon n° 2 – Torpy sera mon n° 4 et Peter West le n° 3. Peu d’instructions à donner, c’est une sorte de chasse libre. 19 h 10. Nous sommes à quelques kilomètres de Rheine, couverts par des cumulus épars qui traînent bas leur panse gonflée de pluie. Il fait déjà sombre, et une longue écharpe de brume laiteuse contourne les collines d’Hopstein, dissimulant le canal de Dortmund-Ems et ses écluses détruites. Rheine semble avoir été terriblement bombardée – ses trois grands hangars se sont écroulés, et la silhouette familière de la tour de contrôle flanquée de ses redoutables postes de flak a disparu. Cela fait presque de la peine – curieux quand même ! – de voir Rheine, où nous avons laissé tant de nos camarades et soutenu tant de dures bagarres avec la J. G. 52, dans un pareil état. Il semble y régner une agitation fébrile. Dans les bois, le long des pistes de dispersion, on distingue des lumières qui courent, et ces deux longues traînées brillantes sont probablement les turboréacteurs d’un Messerschmitt 262 qui se prépare à filer. Un bon nombre de taxis ont probablement filé discrètement dans l’ombre. « Hello, Pierre, bloody silly can’t see a thing ! – Shut up » J’envoie promener Peter, mais il a raison, on n’y voit rien. Je décide de faire un large circuit sur l’aérodrome, à 400 mètres d’altitude, et de rentrer. Mon collimateur mal réglé m’éblouit et, après bien des tâtonnements, je le baisse jusqu’à ne distinguer dans le pare-brise qu’un filament rougeâtre en forme de cercle. Un dernier coup d’œil circulaire. Soudain, distinctement, apparaissent à ma gauche les deux fines rangées violettes des pots d’échappement d’un bimoteur. « Look out Talbot Red ! attacking nine o’clock ! » C’est un Junkers 88 chasseur de nuit. Dans l’ombre qui déforme les proportions et détruit les distances, il est énorme dans mon collimateur. Nerveusement, je tire au jugé une longue rafale dans la masse noire qui file et je dégage… Décidément, je suis verni. Trois explosions rapides et sèches comme des points de morse – et une nappe de feu se déverse des réservoirs crevés de l’aile droite, éclairant le long fuselage frappé de la croix noire… Puis, très nette, en surimpression sur cette masse lumineuse, la silhouette d’un Tempest… Une fraction de seconde de cauchemar, et un immense éblouissement emplit le ciel… C’est le pauvre Tiny qui m’a suivi aveuglément et qui a percuté, avant de pouvoir esquisser un geste, dans le Junkers 88 touché à mort. Lentement, la cascade des débris incandescents des deux appareils enchevêtrés s’éparpille et s’éteint dans la forêt de Mettingen submergée bientôt par la nuit. Abruti, effaré, je perds un moment tout contrôle de mon avion et pendant quelques minutes je zigzague en aveugle au ras du sol… « Look out, Pierre, flak ! » Mon Dieu ! Je suis au ras d’une bande grise semée de cratères, encadrée de ruines ; à la lueur des premières traceuses, je vois des hommes qui courent autour de deux ou trois Focke Wulfs « long-nez » dont les moteurs tournent ! C’est Rheine. C’est le déchaînement de sa formidable flak de canons automatiques et de mitrailleuses lourdes… Dans la nuit, une trame lumineuse et impénétrable se tisse autour de moi – des charbons ardents ondulent, accrochent des grappes d’éclairs rageurs sous les nuages, dans les arbres, autour de mes ailes. Désespérément, je mets plein gaz et je grimpe, accroché à mon hélice. Soudain, deux gifles brûlantes – bang ! bang ! – miaulement des shrapnells qui perforent les feuilles d’aluminium, puanteur du métal oxydé, du caoutchouc brûlé, de la cordite – nausée de peur. – Ça y est ! C’est fini – c’est donc ainsi ! Ma jambe droite bat comme un cœur, lourde-Cette sensation d’avoir mis le pied dans l’eau, avec mes orteils qui se crispent dans une masse gluante… Et cette vibration qui augmente, me secoue, si forte que mon horizon gyroscopique se décroche. Dans mes écouteurs, il n’y a plus de voies amies. Ma radio n’est plus une bouée de sauvetage – c’est un enfer de craquements, de sifflements assourdissants… Je me mords la langue jusqu’au sang. Lés idées reviennent. Je réduis les gaz et l’amplitude des vibrations diminue ; mes empennages ont dû encaisser dur. Un courant d’air glace le cockpit, le froid me réveille. Tout est calme ; là-bas, la lune s’est levée ; elle semble rouler sur la plaine hollandaise, écrasée par les nuages. Rentrer vite – vite sentir la terre et voir des visages amis. Je mets le cap au jugé sur les incendies qui bordent le Rhin. Je longe le canal de Twente en reprenant péniblement de l’altitude… Dix minutes de concentration sur mes instruments qui paraissent fous – ces altimètres, turn-and-bank, indicateurs de pression, de température, ces auxiliaires si fidèles me lâchent maintenant derrière leurs vitres brisées… Voilà Nimègue et son grand pont suspendu. Le Rhin agrippe au passage les dernières lueurs des incendies d’Arnhem et semble rouler des caillots de sang. J’essaie successivement mes six longueurs d’ondes – j’appelle Kenway, Desmond – sans résultats. Mes circuits électriques fusillés, sans radio et sans feux de position, je vais me faire tirer par la D. C. A. amie. D’instinct je vérifie les courroies de mon parachute. Je suis la Meuse et, à Gennep, je retrouve la voie de chemin de fer qui me guide vers Volkel. L’aérodrome est éteint, et les grandes pistes sont peu distinctes. Bon Dieu ! qu’attendent-ils pour allumer la rampe ? Ces idiots du Flying Control ne reconnaissent-ils pas le son d’un moteur Sabre ? Je pique sur la tour de contrôle en battant des ailes – que diable ! les types de la D. C. A. connaissent bien la silhouette d’un Tempest… D’un seul coup, comme un arbre de Noël, Volkel s’illumine. Enfin ! Je refais un passage lent, battant encore des ailes pour montrer que je suis en difficulté. Je vois les phares de l’ambulance et le projecteur du crash-wagon. Je vais me poser sur le ventre. Je ne puis sauter en parachute à cause de ma jambe blessée, ayant, de plus, la glissière gauche de mon habitacle faussée pas un éclat. J’actionne sans résultat le dispositif de largage. La douleur monte maintenant jusqu’à la hanche, je ne sens plus le palonnier… Je suis bien las ; machinalement je commence mon approche – rapide, avec 45°de volets. L’avion est très mou. Je me crispe sur la manœuvre. Soudain le coup de masse de la peur me tombe sur la nuque, glacial, les tenailles de l’angoisse me serrent derrière les oreilles et pèsent sur le mastoïde… De toutes mes forces, je lutte contre la vision d’Alex grillant dans son taxi sur cette même piste – je coupe les contacts, j’arrondis entre les deux rangées de torches du balisage. Bon Dieu, du sang-froid ! J’ai dans la gorge une boule qui m’étouffe… attention !… ne pas laisser l’animal décrocher… Les balises défilent… je le tâte… encore un peu… voilà la première des huit balises rouges qui indiquent la fin de la piste… Allons-y ! je le bourre sur le nez pour remonter la queue et, d’un coup d’aileron, délibérément, je percute une aile pour amortir le choc – peut-être éviterai-je ainsi de capoter ! Mon pauvre Tempest, malgré ses sept tonnes, est pris comme un fétu dans un étau géant… Un premier choc, effroyable !… l’appareil rebondit, me projetant contre les parois de la cabine… le hood s’envole… les ailes se broient dans une prodigieuse cabriole… les tôles se déchirent… je croise mes bras devant ma figure… Un raclement atroce, fracas de jugement dernier… un soubresaut d’une telle violence que les bretelles du harnais de sécurité cassent. Projeté en avant… mon visage écrasé sur le collimateur – une grande lueur rouge… plus de mâchoires… le goût du sang… des écailles de dents crissent dans ma bouche… Silence étourdissant… une bouffée brûlante saute à ma figure : le premier obus qui claque, dans le brasier… Une lame de couteau m’entaille l’épaule, coupe les courroies du parachute, des doigts maladroits s’accrochent à mes hanches déchirées, à mon cou – Attention !… ma jambe ! – My leg, look out ! – la chaleur ronge les poumons… Des mains qui font mal m’arrachent du cockpit broyé… Le gargouillement des extincteurs à mousse, le ronflement de la pompe, des cris… On me traîne dans l’herbe humide. On me roule dans une couverture. Des myriades d’étoiles rouges, vertes, éblouissantes, s’écrasent sous mes paupières fermées, contre mes yeux. L’air que je respire est glacé, il écœure-Une odeur d’alcool – douleur aiguë au bras… Plus rien. Quatre heures après la piqûre de morphine, je me réveille, la tête lourde, vide, douloureuse. J’essaie de parler, mes lèvres sont paralysées, tout mon visage, sauf un œil, est bandé… Est-ce l’hôpital d’Eindhoven ? La lueur d’une veilleuse révèle des murs blancs – une table de nuit, une carafe, un verre, et, dans une soucoupe une petite bille rouillée, sur un coussin de gaze. « Ah ! vous voilà réveillé ! » C’est la voix de « doc » Everald, qui s’obstine à parler français avec son épouvantable accent écossais. « Well, next time, try to land better ! And don’t go collecting scrape iron in your legs ! » Mon Dieu, et ma jambe ! Je comprends soudain… C’est une balle de shrapnell que j’ai récoltée sur Rheine – je ne ressens qu’un élancement irritant… En tout cas, cela fera bien huit jours de tranquillité ! J’ai faim, j’ai sommeil. Le sommeil est plus fort. Je m’endors paisiblement. Le 30 mars, six jours plus tard, je revins à Volkel à temps pour filer sur Warmwell, dans le « duty » Anson, choisir un beau Tempest tout neuf avec la nouvelle hélice Rotol. Je rejoins le surlendemain le squadron 3 que je commande désormais au wing 122 (B 112 Rheine). Un oiseau rare Flight lieutenant Vassiliardes, D. F. C., D. F. M., a été tué ce matin ; il y avait à peine trois jours qu’il commandait la deuxième escadrille du squadron 486. Le docteur et le padre vont être désolés… Pauvre Vass ! Cependant, il l’a bien cherché. La chance extraordinaire qui l’a longtemps couvert contre toutes ses imprudences a dû se lasser. Il s’est bêtement laissé accrocher dans un piège de flak et, par-dessus le marché, il a entraîné Railroad Blue 2 et Blue 3 avec lui. Nous étions en patrouille, ce matin, lorsque cela s’est passé. Nous avons pu suivre tout le drame par la radio. Vass avait abandonné son secteur après quelques minutes. Il s’agissait, il faut l’avouer, d’une mission monotone, mais la couverture des têtes de pont était chose indispensable. Emmenant sa section de quatre appareils, il avait pénétré jusqu’à une trentaine de kilomètres dans les lignes allemandes, et commencé d’attaquer des camions, dans une zone pourtant bien connue pour la densité de sa flak. A un croisement de routes, il y avait un embouteillage. Vass, pour le mitrailler, dut foncer à travers un barrage très dense de flak et son n° 2 s’écrasa en flammes. Prudents, ses nos 3 et 4 refusèrent de le suivre. Vass décida quand même de refaire une deuxième attaque, ordonnant péremptoirement à son n° 3 de l’accompagner. « For Christ’s sake, Blue One, don’t go back in there ! Too much flak » Malgré cet appel désespéré de Blue 3, Vass refit sa passe. Son appareil fut sans doute touché une première fois, et nous l’entendîmes crier dans la radio : « I have been hit ! Je suis touché ! » Blue 4, qui n’avait réussi à éviter les débris que de justesse, nous raconta plus tard que l’appareil de Vass s’était littéralement désintégré dans une nappe de feu. Quant à Blue 3 (Stanley), il ne revint jamais, disparu corps et biens. * * * Je suis en patrouille avec Peter West, Longley et Don dans les environs de l’Elbe. Nous avons mitraillé un train dans une petite gare de triage. Sans grands résultats. Beaucoup, de flak, très précise,, et l’appareil de Don est atteint. Il saute péniblement de son Tempest en feu, pour tomber en plein sur la batterie de D. C. A. boche. Il ne sera pas longtemps prisonnier, du train dont vont les choses, et il a maintenant plus de chances que nous d’assister vivant à la fin de cette histoire ! Sur de petites routes secondaires, nous mitraillons au passage quelques camions affolés. Les trois aérodromes boches que nous apercevons semblent désertés par la Luftwaffe. Plus de trains en marche dans les environs ; il est inutile de courir au suicide pour perforer quelques locomotives dans des triages couverts par la flak. Décidément, l’Allemagne regorge de flak. Il y en a partout, même dans les coins les plus inattendus. On tombe parfois sur un petit chemin de campagne bien paisible où cheminent deux ou trois camions, on fait une passe et whooof ! le ciel est rempli de traceurs de 20 mm. Les convois routiers militaires allemands doivent maintenant suivre des itinéraires détournés, soigneusement étudiés, couverts tout au long par des batteries de D. C. A. légères. Comme tout ce qui circule aujourd’hui est, par la force des choses, militaire, donc soumis à des ordres très stricts, le jeu n’en vaut plus la chandelle. Inutile de risquer un Tempest, bêtement, pour le simple plaisir de pulvériser un véhicule de la Wehrmacht. Cinq autres sections de quatre Tempests font également des reconnaissances armées dans les environs. C’est pour la forme, car cet après-midi il ne semble rester aucun objectif intéressant. Par principe, je demeure quand même sur le qui-vive : on peut fort bien tomber inopinément sur quelque Focke Wulf en maraude. J’ai d’ailleurs la conviction que mes pilotes ne sont pas très en forme. On les a crevés depuis un mois, et ils doivent en être au stade de dépression morale où l’on accepte bon gré mal gré de risquer sa peau sur n’importe quoi, mais sans faire d’effort pour rechercher l’occasion. Ce qui confirme mon opinion, c’est que chaque fois que je descends en dessous de huit cents mètres, pour mieux observer les petites routes encaissées, mes deux coéquipiers se mettent à zigzaguer comme s’ils avaient toute la flak du monde à leurs trousses. Ils descendent à contrecœur avec moi, puis s’empressent de remonter à mille mètres… Cela n’empêche heureusement pas Peter West d’ouvrir l’œil. « Look out Filmstar Red One – aircraft four o’clock ! – O. K., Filmstar Red, breaking starboard and climbing » Un avion se profile au ras des arbres, se rapproche rapidement. Un curieux appareil que je ne puis identifier. Il ne nous aperçoit qu’à la dernière minute, car nous sommes juste sous le plafond de nuages, dans l’ombre. Il dégage très rapidement, et je puis le voir un instant de plan. C’est évidemment un Boche – ses plans frappés des croix noires l’indiquent – mais c’est un étrange oiseau ! Plein gaz, je cherche à couper à l’intérieur de son virage, mais il file étonnamment vite. Longley, mieux placé, tire sur lui sans résultat. L’avion inconnu a fait demi-tour et se sauve à tire-d’aile. C’est vraiment un phénomène. Ses empennages sont cruciformes et il a, semble-t41, non seulement une hélice tractive normale à l’avant, mais encore une hélice propulsive derrière les gouvernails de direction, tout à la queue. Son moteur avant est un « en ligne », capoté comme le JUMO 203 du Focke Wulf 190 D-9, avec un radiateur annulaire ; l’autre moteur est noyé dans le fuselage, derrière le pilote. Les deux longues traînées grises qui s’étirent dans son sillage indiquent qu’il vole en surpuissance, et le filet blanc de ses pots d’échappement montre qu’il se sert de GM-1… J’hésite à enclencher ma. surpuissance, car même k 3 040 CV nous ne l’aurons pas. Nous faisons presque du 800 km/h et il gagne largement sur nous. Je le filme à tout hasard, pour le cas où l’on pourrait déceler des traces de propulsion par réaction. Il est vrai qu’avec cette lumière blafarde, le développement ne donnera pas grand-chose. Longley essaie de le poursuivre un peu, et y renonce rapidement. Il tire, hors de portée, une rafale inutile dont les traceuses voltigent dans le paysage. « Hullo Red 4, keep your ammo, no use shooting at the bastard » C’est gâcher des munitions ! Par acquit de conscience, je pousse jusqu’à l’Elbe. Il y pleut et la visibilité est très mauvaise. Nous survolons un pont de bateaux allemands, qui tient péniblement contre la violence du courant. Pas âme qui vive, mais la flak se déchaîne. Nous nous écartons précipitamment. « Rentrons !… sale journée ! » Je m’applique à lire mes cartes et à me repérer dans la crasse, encadré de près par mes deux Tempests. Comme l’essence baisse, je finis par me décider à demander un cap à Kenway, mais à ce moment, la fréquence est bien encombrée… On entend dans la radio la section Filmstar Blue. D’après ce que je puis saisir de leur infernal bavardage, ils ont accroché dans les environs de Steinhuder un malheureux Junkers 88 qu’ils sont en train de massacrer. Pendant presque une minute, ce ne sont que hurlements frénétiques de chiens à la curée, puis tout se tait soudain. Le Junkers 88 doit flamber au coin d’un champ… Tout en appelant Kenway, je prends note mentalement de les eng… pour leur discipline radio. A Rheine, dans la roulotte de Varga, l’I. O., nous discutons de l’identité de notre avion mystérieux pendant presque une heure. Finalement, ses caractéristiques semblent coïncider avec celles du Dornier 335, le dernier-né des chasseurs d’assaut allemands. Comme c’est la première rencontre d’un tel appareil en combat, je fais plusieurs croquis en rassemblant mes souvenirs pour le G. Q. G. J’écris un rapport destiné aux services de renseignements, sur ses qualités de maniabilité et ses performances approximatives. Je passe le reste de l’après-midi à mettre de l’ordre dans les paperasses du groupe. Quelle corvée ! Longley est reparti avec une section de chez nous pour une reconnaissance armée. Quand il se pose, nous apprenons qu’ils ont rencontré – mais cette fois-ci, ils l’ont abattu – encore un avion phénoménal. Longley me raconte que, longeant l’autostrade Berlin-Hambourg en construction, ils avaient aperçu, à l’endroit où elle borde le lac de Neu-Ruppin, un avion au ras de l’eau. Cet avion, roues et volets baissés, semblait se préparer à atterrir sur l’autostrade. Malgré la flak, Longley l’a descendu. C’était un Henshel 162, ou Volks jager, à réaction. Cela semble confirmer les rapports que nous avons sur la production en masse des He-162 dans des usines souterraines des environs de Neu-Ruppin. Mais, jusqu’à maintenant, on n’avait jamais pu s’expliquer comment ces appareils étaient essayés. Le seul aérodrome des environs, celui de Ruppin justement, avait été soigneusement bombardé et rendu inutilisable. De plus, la couverture photo bihebdomadaire n’avait jamais révélé la présence d’un seul avion sur ce terrain depuis bientôt trois mois. Ainsi donc, nous avons la preuve qu’une section de l’autostrade, longue de quatre mille mètres et large de cinquante-cinq, parfaitement rectiligne, sert de piste d’essais. Les appareils sont probablement garés dans des abris camouflés, tout au long, dans les bois bordant l’autostrade. Décidément, nous en découvrons de nouvelles tous les jours. Les Boches ont réussi à transformer l’Allemagne en boîte à surprises. Flammes au crépuscule 20 avril 1945. Le G. C. C. nous empoisonne, comme d’habitude. Ce soir, au crépuscule, ils veulent que nous fournissions une patrouille pour la couverture du secteur Brême-Hambourg. En effet, la Luftwaffe a réagi en force ces jours derniers le long de l’autostrade. Des escadrilles S. S. ont mitraillé et bombardé nos colonnes avancées, entravant considérablement leur marche et leur ravitaillement. Nous sommes d’accord sur le principe de la patrouille, mais le G. C. C. ne semble pas comprendre que Rheine-Hopsten n’a qu’une piste en bon état, très courte et sans aucune installation pour le vol de nuit. Le G. C. C. oublie également que les Boches opèrent immédiatement après le coucher – théorique – du soleil. Dans le brouillard qui s’élève des marécages de l’Elbe et les nuages bas qui reflètent les dernières lueurs du crépuscule, vouloir accrocher des Focke Wulfs opérant par petits groupes équivaut à chercher une aiguille dans une meule de foin. Nous sommes d’ailleurs très à court d’avions. « Chieffy », interrogé avec diplomatie, ne laisse entrevoir que neuf appareils disponibles – dix au plus pour 20 heures. Je décide alors d’adopter un moyen terme, de laisser six Tempests à Bruce Cole pour la reconnaissance armée normale et de garder le reste- Ayant carte blanche, et ne connaissant pas encore très bien mes hommes, je choisis Mac Intyre et Gordon, que je veux essayer dans une mission difficile. Nous décollons à 19 h 36. Gordon a du mal à démarrer son moteur et nous perdons dix précieuses minutes de crépuscule à l’attendre en tournant en rond. A 19 h 45, je mets le cap sur Brème, en rase-mottes. Pas grand-chose à voir ; quelques vagues rafales de traceuses à l’horizon, dont la lueur est effacée par les éclairs d’orage. Des maisons flambent. Çà et là, dans les vastes forêts de pins, des incendies s’étirent sournoisement. Survient une pluie battante qui entraîne plus bas encore les nuages. Nous volons au ras des arbres. Je puis tout juste apercevoir l’avion de Gordon. La visibilité devient de plus en plus mauvaise. C’est inquiétant. Les Boches vont sûrement sortir, mais je ne tiens pas à m’aventurer en rase-mottes sur le territoire ennemi. Je cherche à percer des yeux la brume. Hambourg est quelque part devant moi, tout près, dans la crasse, avec ses formidables défenses de flak. Tant pis, je fais demi-tour !… « 180°port, Filmstar white GO » Je me raccroche désespérément à l’autostrade toute droite, dont la blancheur même a été barbouillée de taches irrégulières de goudron en guise de camouflage. C’est le seul point de repère certain dans cette mélasse ; elle délimite approximativement les positions de nos troupes avancées. Il est à peu près 20 h 30. La pluie redouble. Nous passons en trombe au-dessus de colonnes blindées anglaises et américaines, provoquant d’ailleurs une panique considérable. Il semble bien que ces idiots de « pongos » n’apprendront jamais à distinguer nos avions de ceux des Boches. Nous survolons un escadron de tanks « Churchill » éparpillé autour d’un champ et les hommes courent de tous côtés se jeter à l’abri des chars, sous les chenilles et dans les fossés… Comme ils se sont fait mitrailler tous les soirs derniers dans ces environs – et vers cette heure-ci en général – ils prennent leurs précautions. D’ailleurs, nous devons être les premiers chasseurs de la R. A. F. à opérer à une heure si tardive dans ces parages. Sale temps. On pourrait passer à cinq cents mètres d’un régiment de Focke Wulfs sans les voir. Je surveille quand même, très attentivement. 20 h 35. Du coin de l’œil, j’aperçois quelque part derrière ma queue, une fusée rouge et verte monter de nos lignes, suivie aussitôt d’une éruption de traceuses qui se perdent dans les nuages… Diable ! Il se passe quelque chose – des Boches, peut-être ! J’amorce un virage à gauche tout en prévenant mes coéquipiers : « Look out Filmstar white – 180°port and keep your eyes open ! » A ce moment, je ressens un choc violent juste sous mon siège, en même temps qu’une vive brûlure à la jambe. Des projectiles traceurs défilent près de mon Tempest… « Ça alors, c’est le comble ! Ce sont ces crétins de « pongos » qui nous tirent dessus et qui, pour une fois, visent potablement ! » Je dégage d’un virage sec, – tout en leur criant par la radio toute une série d’invectives aussi variées qu’inutiles, car ils ne peuvent m’entendre. Mes deux coéquipiers suivent ma manœuvre, serrés eux aussi de très près par des rafales de plus en plus denses. Nous battons des ailes, allumons nos feux de position – toute la gamme des signaux de reconnaissance y passe. Rien à faire… En désespoir de cause, je vais baisser mon train d’atterrissage, lorsque, soudain, comme un banc de poissons défilant sous une barque – une trentaine de Focke Wulfs apparaissent ! Absolument collés au sol, leurs silhouettes allongées et rapides semblent glisser entre les arbres, poursuivies par les éruptions des bombes à retardement qu’ils sèment sur un de nos parcs à tanks. « Focke Wulfs at 2 o’clock Filmstar ! Attacking ! » Je bascule mon Tempest et, plein gaz, je pique vers les Boches. Mais au moment même où je commence à caresser la détente, l’instinct me fait tourner la tête : une douzaine de Focke Wulfs émerge en formation serrée des nuages, à quelques mètres de mes deux coéquipiers… Pendant ce temps, la D. C. A. redouble – la pluie aussi. Les Focke Wulfs – ce sont de magnifiques « long-nez », avec la spirale blanche autour de la casserole d’hélice noire – dégagent dans tous les sens. La visibilité est encore pire que tout à l’heure. Cela n’empêche pas deux Boches de faire chacun une passe frontale sur moi – si rapprochées qu’elles me laissent tout pantelant. Mon souci est d’abord d’éviter une collision dans l’ombre. Ce serait trop bête ! Je n’ai d’ailleurs pas encore eu une véritable occasion de tirer. Tout à coup, la radio mugit. Gordon, dans une panique folle, se met à hurler sans arrêt des phrases incohérentes. Il vient d’être touché coup sur coup par notre D. C. A. et par un Focke Wulf. Un Tempest, en effet – le sien, à ce qu’il me semble – traîne une longue queue de fumée grise, monte à la verticale dans les nuages, poursuivi par quatre Focke Wulfs… Pauvre Gordon ! « Look out Pierre, Break, Break ! » Avant même d’avoir pu comprendre que l’appel s’adresse à moi, j’ai tiré sec sur le manche – mais trop tard : je suis touché quelque part sous mon réservoir d’essence. Le choc est si fort que mes pieds ont sauté du palonnier. Une fumée âcre, puant la cordite, emplit mon cockpit. Dans un éclair, j’entrevois une aile carrée, frappée de la croix noire qui fauche l’air à quelques mètres de moi, et le remous du Focke Wulf est si violent que, cette fois-ci, le manche s’échappe de mes mains… Instinctivement, je complète un tonneau barriqué, je redresse au ras des arbres, et, tandis qu’une atroce nausée de peur me monte à la bouche, je vois une courte flamme claire me lécher les pieds. Le feu ! Je sens sa chaleur à travers mes bottes, avivant les premiers élancements douloureux de ma jambe droite blessée. Je me baisse. A tâtons, du bout de mon gant, je cherche à localiser la source de cette flamme. Bang ! Bang ! J’encaisse deux autres obus. Cette fois, mon moteur a un raté net – mon cœur aussi. Tout en exécutant un dérapage violent qui me colle contre la paroi de mon appareil, je réduis les gaz un instant, puis les rouvre lentement, à bloc – le moteur répond, normal… Manche au ventre, je remonte jusqu’à la base des nuages. Tout autour, dans un désordre effarant, les Focke Wulfs mitraillent, grimpent, descendent, tournent. Dans la pénombre, j’en remarque un qui vire sur moi, balançant rapidement ses ailes courtes, et qui m’engage. Je renverse aussitôt, faisant face, je file une rafale trois quarts avant, le manque évidemment, et je passe en trombe à peine quelques mètres sous lui. Je cadre aussitôt tout en poussant fermement sur le palonnier gauche. Mon Tempest tremble, amorce un décrochage, mais tourne tout de même, étonnamment serré, deux filets blancs de condensation au bout des ailes. Le Focke Wulf surpris reste indécis – il amorce un virage à droite – dérape – rétablit – puis tourne à gauche… Ça c’est la gaffe ! Maintenant c’est moi qui suis en bonne position, à moins de deux cents mètres de portée. Vite, avant qu’il ait le temps de s’engager à fond dans sa manœuvre, je corrige – dix degrés – soit un cercle de collimateur. Une longue rafale des quatre canons – des éclairs qui semblent rebondir en illuminant le fuselage gris et les ailes du Focke Wulf. Des débris voltigent dans une fumée qui s’épaissit à vue d’œil. Le cockpit vitré se détache en tournoyant, et je vois le pilote, les deux bras collés au fuselage par la vitesse, qui cherche à sauter… Puis le Focke Wulf bascule à moins de cinquante mètres, se rattrape un instant, percute au sol, rebondit, fauche un pin dans une gerbe d’étincelles et de feu, puis s’écrase finalement dans un chemin creux. L’explosion est formidable et, comme une lampe de magnésium, illumine violemment le paysage à plusieurs centaines de mètres à la ronde ! Et d’un ! Le temps, maintenant, semble se dégager. Le banc de brume se déchire, dévoilant à l’horizon une grande bande de ciel humide et jaune qui éclaire d’une lueur blafarde les grandes forêts de sapins qui viennent mourir dans les marécages… A gauche, un incendie violent ; c’est le parc de nos tanks qui brûle avec ses camions-citernes et ses transports de munitions. Comme de gros papillons de nuit, quatre Focke Wulfs tournoient autour des flammes et, de temps en temps, l’un d’eux crache une rafale dans la fournaise… Je n’ose les attaquer, je sens les autres rôder dans l’ombre. Holà ! Un avion solitaire glisse au ras des arbres vers Brème, dont les hautes cheminées découpent sur le crépuscule des silhouettes féodales. La température de mon moteur est de 125°et ma pression d’huile est tombée à 55. A regret, j’ouvre mon radiateur et réduis l’admission ; le nombre de tours-minute tombe jusqu’à 3 500. Je gagne tout de même sur le Focke Wulf, qui doit rentrer chez lui, ses munitions épuisées. Nous sommes au-dessus de Brème : il me devance encore de mille mètres environ. Cette aventure risque de m’entraîner un peu loin ; je referme le radiateur en ouvrant les gaz à fond… Le « Grand Charles » répond instantanément… Nous survolons maintenant la Weser, à l’entrée des docks. En trombe, nous passons entre les débris du grand pont transbordeur. De chaque côté s’élèvent les charpentes calcinées des magasins ; les quelques grues et derricks encore debout, se tendent comme des squelettes noirs. Soudain une grappe de flak s’égrène entre le Focke Wulf et moi, – de brèves lueurs blanches, entre lesquelles glissent des boules brunes, à droite, à gauche… A peine sont-elles passées en frôlant mes ailes, que d’autres sortent du néant, comme par miracle… La flak automatique s’en mêle, et les traceurs orange se reflètent sur l’eau noire et huileuse, d’où émergent des coques chavirées, pareilles à des cadavres d’énormes cétacés. Je m’efforce de ne pas perdre de vue mon Focke Wulf. Il se détache, heureusement, sur le ciel crépusculaire. La flak redouble un instant d’intensité. Un clang ! retentit dans mon dos – puis, tout à coup, les traceuses s’éteignent et disparaissent… Voilà qui est louche ! Un coup d’œil en arrière me donne immédiatement l’explication du phénomène : alignés à ma queue, six Focke Wulfs serrés en échelon impeccable – pots d’échappement rougis à blanc – me poursuivent à plein moteur… D’un coup de poignet, je brise le fil de plomb qui ferme l’encoche de la surpuissance « Emergency », et j’y pousse à fond la manette. C’est la première fois que j’ai l’occasion de m’en servir sur un Tempest. L’effet en est extraordinaire et immédiat. L’avion bondit littéralement en avant, avec un ronflement de chaudière sous pression, tiré par 3 000 CV déchaînés… En quelques secondes je fais du 780 km/h au cadran et, tout en rattrapant à grande avance mon fuyard, je laisse littéralement sur place mes poursuivants. J’ai bientôt réduit la distance à moins de deux cents mètres. Bien qu’ébloui par mon collimateur, dans cette ombre, je l’ai parfaitement dans l’axe et posément je tire deux longues rafales… Le Focke Wulf bascule et s’écrase à plat, droit devant lui dans une prairie marécageuse, en soulevant une gerbe de boue. Par miracle, il ne capote pas… Sans m’attarder, je monte en chandelle vers les nuages, et retombe sur l’aile pour faire face aux autres… Ils se sont évanouis dans l’ombre. Ils ont dû faire demi-tour et laisser leur camarade à son triste sort. Je refais un passage sur le Focke Wulf que j’ai abattu ; le pilote s’éloigne en boitant, traînant son parachute et tout étourdi par le choc. J’arrose d’une giclée d’obus les débris qui prennent immédiatement feu. Et de deux ! Maintenant, il fait nuit noire. Mon moteur réglé très bas, à un régime de croisière (il faut le refroidir et économiser l’essence), cap au sud, je reprends lentement de l’altitude. Des minutes se passent. Je m’appliquais à trouver un point de repère quand mon moteur a un raté violent. Une gerbe d’étincelles défile de chaque côté de mon cockpit. Avec un choc au cœur, je m’aperçois que la flamme renaît, intermittente entre mes pieds. C’est mon réservoir de fluide hydraulique qui, percé d’éclats, a fui sous mes pieds. Le liquide, détrempant un des conduits électriques, a provoqué un court-circuit entre les pédales du palonnier ; une fumée acide me prend à la gorge â travers mon masque à oxygène. Pour comble d’agréments, une batterie de D. C. A. – et de D. C. A. alliée – profite de ce moment pour ouvrir le feu, et m’encadrer d’une douzaine d’obus de 76 mm. Décidé à sauter immédiatement si le feu s’aggrave, je vérifie rapidement mes courroies. Je prends de l’altitude pour avoir une bonne marge de sécurité et j’appelle Kenway à mon secours. Kenway heureusement répond aussitôt et me donne un cap pour Rheine. Après dix minutes d’anxiété, au cours desquelles Kenway me traite comme une mère poule, je finis par apercevoir deux lignes de points lumineux clignotant au ras du sol. Une fusée blanche monte en tournoyant. Enfin Rheine. Vais-je sauter en parachute ? – Dois-je-risquer un atterrissage roues rentrées ? Mon expérience du 24 mars devrait m’en dégoûter. Mais, plus fort que ma volonté, il y a le vieil instinct du pilote qui répugne à sacrifier sa machine, ce bon vieux JF-E que j’avais choisi à Warmwell avec tant d’amour. Mon système hydraulique est certainement hors d’action – plus de fluide dans les conduites – et je ne veux pas chercher à descendre mon train pour rester avec une roue à demi sortie… Desmond finit par me déterminer, en m’annonçant que le feu s’aggrave, et que les flammes grossissent à vue d’œil. De plus, le régime de mon moteur baisse nettement, avec des sautes de plus de mille tours… « Hullo Desmond. Filmstar Leader calling. Landing wheelsup » Ma voix doit trembler. Avant de détacher ma prise de radio, j’entends Desmond qui me souhaite bonne chance.’ Je fais une prise de terrain bien droite, assez vite pour avoir de la marge, me débarrasse de mon habitacle vitré que je fais sauter et bien aligné entre les balises, je me pose. Fracas formidable… étincelles… chocs… A ma grande surprise, tout s’est passé parfaitement cette fois-ci, et, avec trente mètres de raclements et de soubresauts, mon Tempest s’arrête légèrement en travers des deux rangées de torches… L’ambulance et les pompiers arrivent immédiatement, et je saute en vitesse de mon taxi déjà enveloppé d’une épaisse fumée blanche. Les extincteurs à mousse entrent aussitôt en action. Mes pilotes viennent me chercher en jeep, et j’ai la surprise de trouver les deux reporters d’Aeronautics, Montgomery et Charles Brown, qui me pressent les mains avec effusion. Ils en sont encore tout blancs d’émotion. Ils se remettent vite au bar, tandis que je vais remplir mes rapports de combat. Je commence par exprimer à Higgins – notre biffin de liaison – tous les sentiments d’amour et d’amitié que les événements de tout à l’heure ont pu me suggérer à l’égard de l’armée. Le plus amusant de l’affaire, est que Mac Intyre, premier arrivé, annonce qu’il a vu Gordon filer dans les nuages, crachant de l’huile et de la fumée : or, Gordon est là, revenu tant bien que mal ! Lui-même me croyait mort… Finalement, nous jubilons tous les trois. Résultat de l’affaire : deux Focke Wulfs détruits par moi, un autre endommagé par Gordon – un Tempest réparable (le mien) et deux autres, catégorie B, endommagés, mais réparables aussi sur place par nos services de maintenance. Bilan passable. Dans l’enfer de la “Flak” Les Allemands ont inauguré un nouveau mode d’opération pour leurs chasseurs. Tous les grands aérodromes sont devenus assez malsains depuis la traversée du Rhin par nos troupes – ils ont été bombardés en grand style. La Luftwaffe n’a plus assez d’appareils pour se payer le luxe de les voir détruire inutilement au sol. Maintenant les Jagd Geschwaders et les Jabo n’ont plus de domicile fixe. Tout le long de la rive droite de l’Elbe, en exécution du Plan 1943 de défense aérienne du Reich, l’organisation Todt avait construit près de cent cinquante aérodromes secondaires, destinés aux opérations de chasse défensive contre les grands raids de jour américains. Ces bases, équipées généralement d’une bonne piste en dur (bitume ou béton) de mille à quinze cents mètres, d’une excellente infrastructure (hangars et autres), étaient idéales pour la mise en œuvre de ce système de chassé-croisé. Dans les trois quarts des cas, elles se trouvaient trop loin pour être bombardées. Elles n’étaient jamais occupées qu’en passant. Le plus souvent désertes, elles ne justifiaient pas, surtout dans la période actuelle, des bombardements en règle. Quinze escadres de chasse allemandes environ – soit douze cents chasseurs et chasseurs-bombardiers ultramodernes – menaient alors, entre ces bases, une existence nomade. L’échelon roulant déménageait pendant la nuit. Les mécaniciens préparaient les hangars, et les camions-citernes étaient dissimulés dans les bois de sapins. Au petit jour, les avions se posaient et, vers dix heures du matin, ils exécutaient, partant de leur nouveau « home », leur sortie de guerre. Après quelques jours – jamais plus d’une semaine – le Geschwader changeait de base à nouveau. Grâce à cette méthode, les Allemands arrivaient à harceler très efficacement nos troupes, surtout le matin et le soir. Un nombre croissant de convois de ravitaillement lancés en flèche vers nos colonnes blindées restaient en route, mitraillés ou bombardés en vol rasant. L’armée s’en plaignit amèrement au Q. G. de la Tactical Air Force. La T. A. F. renvoie la balle à la 2e division aérienne (Groupe 2) qui n’en peut mais : ses Mitchells et ses Bostons surchargés font déjà leurs trois sorties quotidiennes sur des objectifs tactiques, et la maintenance est pénible. Le Groupe 2 s’adresse à son tour au Groupe 84 – mais les unités de chasse de celui-ci sont stationnées trop loin pour intervenir. Finalement, le Groupe 83 se retrouve avec le bébé entre les bras : comme d’habitude, c’est notre escadre de Tempests qui hérite de l’emploi : elle seule est équipée d’avions suffisamment rapides pour (théoriquement) ne pas se faire massacrer par la flak ; elle possède un assez grand rayon d’action pour dénicher les Geschwaders dans leurs nids les plus lointains. Nous recevons d’Intelligence force détails sur la nouvelle organisation boche, qui ne sont pas faits pour nous enchanter. La Luftwaffe, pour permettre à ses chasseurs d’opérer avec une tranquillité relative, a fourni au moins un bataillon de flak – ou Abteilung – par aérodrome. Ces Abteilungen sont rattachés aux escadres de chasse et comprennent généralement trois batteries de flak automatique : une de 37 mm (neuf canons sur affûts simples) et deux de 20 mm (vingt-quatre tubes sur affûts doubles ou quadruples). Les Abteilungen accompagnent les Geschwaders dans leurs déplacements et sont toujours les premiers à pied d’œuvre sur les nouvelles bases. Ces formidables défenses anti-aériennes, avec leurs servants admirablement entraînés et leurs armes équipées, soit de collimateurs gyroscopiques, soit de viseurs à correction automatique, rendent les attaques éminemment dangereuses. Toujours sur le qui-vive, avec des relais de guetteurs expérimentés dans un rayon de dix kilomètres, un Abteilung peut, en une fraction de seconde, étendre une véritable nappe infranchissable de projectiles traceurs au-dessus de l’aérodrome qu’il défend. Tout appareil pris en vol rasant dans un tel réseau de flak a très peu de chances d’échapper aux quelque deux cent cinquante projectiles à la seconde crachés par les trente tubes du bataillon. Nous faisons grise mine. Depuis les aventures de Rheine, personne ne veut plus se frotter à la flak d’aérodrome. Personnellement, je suis toujours poursuivi par mon « flak-complex » maladif et, par conséquent, j’ai peu d’entrain pour remonter le moral de mes pilotes. Les deux premières opérations de mitraillage d’aérodrome montées par G. C. C. à la suite de ces nouveaux événements ont échoué : les nids sont vides. Pour permettre, à la suite de ces échecs, une mise en action plus rapide entre le repérage d’un « einsatz » – (nom donné par la Luftwaffe à ces nouveaux aérodromes) habité et identifié, et son attaque, le G. C. C. met en place un nouveau dispositif. L’escadre canadienne de reconnaissance (le wing 49) peut nous faire connaître directement, sans passer par le G. C. C., un objectif intéressant. Toutes affaires cessantes, nous préparons l’opération avec nos effectifs, et nous prévenons G. C. C. qui tient un groupe de Typhoons anti-flak en alerte immédiate à notre disposition. Le nouveau dispositif entre en action à l’aube ce matin. Les groupes 56 et 486 ayant été les heureuses victimes des deux opérations manquées précédemment, c’est mon Squadron 3 qui prend l’alerte immédiate. L’attente est insupportable. Je n’ai jamais peut-être été plus nerveux et mes pilotes, qui n’en mènent pas large, eux non plus, le remarquent vite. « You look as happy, Sir, as a duck who got a brick on is head… – Vous paraissez, mon Commandant, remarque Wormsley, heureux comme un canard qui vient de recevoir une brique sur la tête ! » Lorsque j’ai établi l’ordre de vol, à l’aube, il n’y avait pas beaucoup d’enthousiasme parmi les sept choisis. Sauf chez Bay Adams, mon Australien ; il est imperturbable et n’a peur ni de Dieu ni du Diable. La nervosité finit par contaminer les mécanos eux-mêmes qui ne tiennent plus en place. Toutes les deux minutes la porte du « pilots ‘room » s’entrouvre et une face inquiète interroge : « Nothing doing, Sir. Encore rien ? » Midi sonne, et la situation devient intolérable. Le temps est très orageux. J’ai interdit énergiquement de prononcer le mot « flak » – une livre d’amende pour les « flak happy ». On pourrait, dans la salle, couper le silence au couteau. Nous sommes en alerte depuis 3 h 55. La consommation de thé et de cigarettes est effrayante. On marche sur un tapis de mégots. Finalement je m’enferme dans mon bureau avec Adj, près du téléphone, et j’essaie de me changer les idées en écrivant à mes parents. Je déchire trois lettres et j’y renonce… « Adj, je prends la jeep, et je file au Control, voir la dernière météo. Si quelque chose arrive entretemps, faites tirer une fusée blanche. » A peine suis-je assis dans la jeep que j’entends la sonnerie du téléphone. Je bondis. Dans le dispersal tout le monde est debout, les yeux anxieux… C’est le Wing 49. Je dicte à Ken Hughes : « Schwerin Aerodrome – 40 Messerschmitts seen by Spit recco at 11.40, landing. About 100 A/C on base – 15 Arados two seaters – Refueling point 500 yards S. E. of main hangar. Map 829 G A. IIe – Good Luck » Un coup d’œil circulaire sur mes pilotes. Silence. « Well, That’s it » soupire philosophiquement Wormsley… « Vite, Adj, sautez dans la jeep, ramenez-moi l’officier d’Intelligence et 1 annuaire des aérodromes allemands – tome II. » Ken Hughes a déjà découvert Schwerin sur la carte murale – cinquante kilonvWes au S. -E. de Lübeck – deux cent trente kilomètres à parcourir. Adj, qui revient en trombe avec Spy, me remet l’album ouvert à la page 829 : Schwerin. Un bel aérodrome au bord d’un grand lac, à l’ouest de la ville du même nom. J’en fais un croquis rapide au tableau noir : les trois pistes « n triangle, les hangars, la disposition probable des avions telle que me l’a indiquée le wing 49. Les Boches se sont posés à 11 h 40 – il est 12 h 10. Il faut bien une heure pour faire le plein des avions avec les camions-citernes et les réarmer. Nous avons juste le temps de les rencontrer au nid avant qu’ils soient envolés ; dispersés ou camouflés dans les bois de sapins. Je donne mes dernières instructions, tandis que Spy téléphone au G. C. C. pour annoncer le show et demander les Typhoons Rocket : « Nous attaquerons du nord au sud, simultanément, tous les huit en line abreast à 200 mètres d’intervalle latéral. Vitesse 850 à 900 km/h. « Chaque avion choisira son objectif au cours du piqué – pas de changement de direction à la dernière seconde. Ouvrir le feu à 1 000 mètres, tir continu jusqu’à bout portant. Rester collé au sol, compter jusqu’à vingt et dégager en éventail en grimpant au maximum… « Le rendez-vous est fixé avec les Typhoons pour 3 heures – c’est tard, je le regrette, mais ils ne meuvent arriver plus tôt. « Les Typhoons descendront de 8 000 à 3 000 pieds, rente secondes avant nous, pour faire une diversion, et ils lâcheront leur salve de rockets sur les postes de flak qu’ils pourront repérer. « Car il y aura de la flak ! (Sourire un peu forcé.) « Souvenez-vous que la surprise, la vitesse et sur-: out le rase-mottes intégral, à zéro pied, sont notre meilleure défense. Inutile de battre des ailes et se donner l’illusion que l’on déroute les servants de lak ; vous y perdez quelques précieux kilomètres de vitesse, et vous risquez par surcroît d’accrocher une aile au sol. « Un dernier conseil : si vous êtes touchés et devez abandonner votre appareil, la méthode la plus sûre, je le rappelle, est la suivante : manche au ventre – [arguez le hood – mettez-vous en boule – attendez quelques secondes – poussez violemment le manche m avant… vous avez 90 chances sur 100 d’être éjectés hors du cockpit… Je ne vous le souhaite évidemment pas ! « Aucune question ? » En avant ! * * * « Hullo Kenway, Filmstar Leader calling – what %bout the Typhie-boys 1 ? » Je commence à m’inquiéter. Nous avons franchi l’Elbe et déjà, à l’horizon, le lac Schweriner se dessine clairement. Pas trace de Typhoons. Quelques minutes après, Kenway ennuyé me répond : « Hullo Filmstar Leader, sorry old boy, there is a 1. « Allô ! Kenway, ici Filmstar. Que se passe-t-il avec les typhoons ? » cock-up about the Typhies. Do your best if you can without1 / » C’est gai, pas de Typhoons anti-flak. Qu’est-ce que l’on va déguster ! Ma voix doit trembler légèrement lorsque j’appelle ma patrouille pour la former en dispositif d’attaque. « Attack formation – Go Filmstar ! » Bordé de sapins, un grand lac bleu, coupé en son milieu par une presqu’île où s’élève la ville de Schwerin. Un petit bijou de ville accrochée à son rocher, avec des clochers Renaissance et des tuiles vernissées. A l’ouest, un bel aérodrome, intact, avec ses bâtiments, ses hangars camouflés, comme il ne doit plus en rester beaucoup en Allemagne. Nous sommes à quatorze mille pieds, et je défile franchement à gauche, comme si nous continuions notre route. Je scrute attentivement le terrain : les petites croix sombres des avions parqués aux points indiqués se détachent sur le clair gazon printanier. Je repère surtout une, deux, quatre, sept tours de flak dont le soleil projette nettement l’ombre sur le périmètre… « Look out Filmstar Leader, Flak at six o’clock ! » En effet, deux cents mètres derrière la formation, il y a une éclosion de cinq gros flocons noirs de 88 mm… Bon ! Encore cinq secondes et j’attaque. L’objectif est derrière nous et nous sommes face au soleil. Je ressens une peur atroce qui me coupe le souffle. Autant le combat purement aérien contre 1. « Allô ! Filmstar. Je suis désolé, mon vieux, mais il y a un contretemps avec les Typhoons. Faites pour le mieux sans eux ! » les chasseurs m’a toujours laissé calme – sauf au début –, autant la flak… « Drop your babies Filmstar ! » Il faut vite larguer les réservoirs supplémentaires et foncer… Mon ventre se crispe à m’en donner la nausée – l’avantage * du monoplace est que l’on peut crever de peur sans que personne le remarque. « Quick 180 port GO » Un 180°rapide à gauche nous ramène face à l’aérodrome, soleil dans le dos. « Diving – füll out Filmstar ! » On pique… Mes sept Tempests sont échelonnés à ma gauche en formation impeccable malgré le piqué presque vertical. « Smell of flowers ! » ricane la voix de Bay Adams dans les écouteurs. La flak ! – Bon Dieu, quelle flak ! Toute la surface de l’aérodrome s’illumine des départs de 20 mm et de 37 mm. Il doit y avoir au moins quarante postes ! Un tapis de flocons blancs s’étale au-dessous de nous, et les flocons noirs des 37 émergent en chapelets réguliers de huit. Quelle flak ! La peur physique est la chose la plus atroce dont on puisse souffrir – le cœur me monte à la bouche, je suis trempé de sueur, de cette sueur poisseuse, honteuse de la chair qui se révolte. Mes orteils crispés nagent dans mes bottes. Nous plongeons désespérément dans la fumée des éclatements et des traceurs… à droite… à gauche… ils se croisent… claquent autour de nos ailes avec des éclairs perfides qui frappent les yeux. Nous sommes à quinze cents mètres du périmètre où des hommes courent… cinquante mètres d’altitude. « Lower for Christ’s sake ! » Plus bas ! Plus bas ! au nom du Christ – ma voix doit être hystérique… La grande surface de gazon, coupée par les pistes grises, tangue et me saute à la figure. Nous faisons du 900 à l’heure. Un premier hangar… un camion-citerne… et voilà les Messerschmitts, perchés maladroitement sur leur étroit train d’atterrissage, une trentaine, avec des figures accroupies sous les ailes. Trop à gauche, malheureusement. Hors de ma ligne de tir… Un groupe d’Arados, une douzaine, surgit dans mon collimateur. Je tire. Je tire frénétiquement, doigt crispé sur la détente. Mes obus dessinent un ruban d’explosions qui serpente entre les Arados, grimpe sur les fuselages, frappe sur les moteurs… de la fumée,., un des avions explose juste comme je le saute, et mon Tempest est soulevé par la bouffée brûlante. Un Tempest touche le sol et le fuselage rebondit comme une balle dans une gerbe de débris d’ailes et d’empennages fracassés… Encore des hangars, en face. Je tire une deuxième rafale… des explosions sur les tôles ondulées des portes, sur les montants en profilés métalliques… « Look out Red Two ! » Bon Dieu, mon n° 2 m’arrive dessus, hors de contrôle, à une allure folle. Il a perdu son hood… A 900 à l’heure, vingt mètres sur ma droite, il percute dans une tour de flak qu’il coupe en deux en dessous de la plate-forme. La charpente de bois voltige… Une grappe d’hommes accrochés à un canon s’écroule dans le vide. Le Tempest s’écrase en bordure, sur un groupe de petites maisons, creusant un prodigieux sillon de.,, lumière ; le moteur s’est détaché dans un tourbillon de flammes et de débris qui voltigent dans le ciel… C’est fini… presque. Un, deux, trois… les traceuses s’acharnent… je baisse la tête et me recroqueville derrière mon blindage dorsal… douze, treize… quatorze… je vais tricher… un chargeur de 37 m’encadre de si près que je ne perçois que l’éblouissement des éclatements sans en voir la fumée… grêle d’éclats qui tambourinent sur mon fuselage… dix-neuf… vingt ! Je tire sur la profondeur et remonte droit vers le ciel… La flak continue. Un coup d’œil en arrière vers Schwerin, qui s’estompe sous mon gouvernail de profondeur. Trois cents mètres en dessous, un Tempest remonte en zigzags, tenacement poursuivi par les traceurs. Des incendies près des hangars, des colonnes de fumée grasse chargée de flammes… un feu d’artifice de bombes au magnésium qui explosent. Le Tempest solitaire me rattrape, balance des ailes et reforme line abreas’t. « Hullo Filmstar Aircrafts, Reform, South of target, angels ten… – Hullo Pierre, Red 3 here. You know, I think the rest had it1 ! » Bay me dit que le reste a été descendu ! Impossible ! Je scrute les 360°de l’horizon, la formidable pyramide d’éclatements de flak qui s’élève jusqu’aux nuages, au-dessus de Schwerin, et qui persiste dans l’air calme… Personne en l’air. 13 h 04. Nous avons attaqué à 13 h 03… Ce cauchemar a duré peut-être trente-cinq secondes depuis le début du piqué d’attaque, et nous avons perdu six avions sur huit !… Nous retraversons l’Elbe. Mes nerfs douloureux commencent à se dénouer et les tremblements cessent dans mes jarrets. Inutile de penser aux autres. A quoi bon ? Encore une mission. Les 56 et 486 feront les deux prochaines. Encore peut-être une journée de répit… Voilà Rheine… « Hullo Desmond, Filmstar over base. May we pancake ? » D’un geste machinal je descends mes roues. Je réduis les gaz… Sensation sans cesse renouvelée de renaître, au moment où les pneus hurlent sur le ciment. * * * Le G. C. C. nous envoie à l’instant les photos de l’opération de Schwerin. Elles sont très nettes, C’est f un Canadien de la 49e escadre qui les a prises trois heures après notre mitraillage. Il a été accueilli par une flak très nerveuse et, comme pour prendre ses obliques il a dû passer très bas, il a été grièvement blessé. Par un miracle de courage et de volonté, il a ramené son Spitfire XIV endommagé et les photos. Nous examinons les clichés avec attention. Vraiment, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il semble que deux Messerschmitts aient été détruits par l’explosion d’un camion-citerne et, entre deux bâtiments bombardés du hall de montage des usines Focke Wulf, on voit un tracteur qui en remorque un autre visiblement endommagé. Le seul dégât important semble être mon groupe d’Arados dont cinq sont définitivement détruits. Mais ce n’était pas là le but de l’opération, et c’est une bien maigre compensation pour la perte de six Tempests et de leurs pilotes. La flak a vraiment la partie trop belle. Je l’indique dans mon rapport mensuel d’opérations et, pour une fois le G. C. C. en tient compte, car il renonce à ce genre de mission. * * * La garde de la base vient d’arrêter, dans une ferme voisine où il s’était caché, un Luxembourgeois ancien observateur dans la Luftwaffe. J’assiste à l’interrogatoire. Le pauvre bougre n’est pas rassuré et répond volontiers à toutes les questions que lui pose Abund. C’est d’ailleurs un spécimen intéressant, car il a travaillé d’août 1943 au 25 septembre 1944 à Lechfeld comme observateur à la quatrième escadrille de K. J. 40. En effet, Lechfeld était un centre d’essais pour les Messerschmitts 262 à réaction, et le prisonnier était un ami intime de Fritz Wendel, le chef-pilote d’essais de Messerschmitt. D’après lui, les performances du 262 sont les suivantes : vitesse maximum 980 kilomètres à l’heure à 7 000 mètres – vitesse d’atterrissage 340 kilomètres à l’heure au minimum. Il ne semble pas que le 262 soit équipé de cabine étanche, car il n’a jamais vu Wendel porter les vêtements de vol spéciaux ; cependant, il lui a déclaré qu’il avait déjà monté jusqu’à 12 700 mètres. Tous les avions de ce type, que notre prisonnier a vus, portaient la lettre V peinte en blanc, suivie d’un numéro, sur la grille de la prise d’air des turbines. Il est incapable de nous dire si cela correspond à un numéro de série. Comme d’ailleurs il semble que le chiffre le plus élevé qu’il ait vu soit « V-15 », il suggère qu’il s’agit de prototypes. En effet V peut fort bien signifier : « Versuchs » c’est-à-dire « série de développement ». On trouve, cachés dans ses effets, un grand nombre de documents secrets que nous transmettons au Q. G. * * * « Curly » (Le Frisé) Walker reçoit aujourd’hui sa Distinguished Flying Cross, et nous décidons de le photographier avec tout le cérémonial d’usage. C’est également son anniversaire, et sa note de bar après les festivités sera difficilement couverte par trois mois de paie. Nous l’appelons le « Frisé » à cause de son crâne rond, dénudé par une calvitie précoce – il a vingt-huit ans mais en paraît trente-cinq. Comme c’est le plus ancien pilote survivant du groupe, avec Ken Hughes, je le propose pour prendre le commandement de l’escadrille « B », en remplacement de Gordon Milne descendu par un 262 la semaine dernière. Je commande “Wing” Deux Néo-Zélandais viennent de jouer un sale tour au commandant administratif de l’escadre. Hier soir, après une « mess-party » mouvementée, organisée en l’honneur du départ de « Smoky » Shra-der qui prend le commandement des avions à réaction « Météor » du groupe 616 – deux pilotes de la 486 se sont éclipsés en douce- Dehors, le premier objet qui dut s’offrir à leurs yeux légèrement troublés par les libations fut la jeep personnelle de Jamieson. Ils sautèrent dedans, démarrèrent, et partirent faire un tour au clair de lune sur les routes voisines. Ils commencèrent par forcer un barrage de la garde, essuyèrent sans dommage une salve de mitraillette, et continuèrent à toute vitesse vers Belsen… A mi-chemin, ils prirent en écharpe une magnifique Buick d’état-major, bourrée d’officiers généraux étoilés sur toutes les coutures, l’envoyèrent valser élégamment dans le fossé avec tout son contenu, embrassant eux-mêmes avec grâce un poteau télégraphique. Ils trouvèrent le moyen de s’éclipser indemnes dans les bois, laissant messieurs les généraux, assez secoués, s’extirper péniblement des débris de leur carrosse. L’histoire fit naturellement du bruit, mais on ne retrouva pas nos deux plaisantins qui réussirent à regagner le mess dans la nuit, sans être repérés, et qui ne soufflèrent mot de l’aventure. Avec une remarquable solidarité, tous les pilotes de la 486 se donnèrent mutuellement des alibis à l’épreuve des interrogatoires les plus habiles des M. P. Aujourd’hui, vers midi, Jamieson reçoit un rapport sulfureux du G. Q. G., dans lequel il se fait incendier puissamment, et où on lui conseille, dans l’intérêt même de sa carrière future dans la R. A. F., de veiller un peu à ce que ses pilotes respectent un minimum de discipline. Quelques heures après l’arrivée du rapport en question, Jamieson me fait appeler pour me remettre le commandement de l’escadre en remplacement de « Smoky ». Il me reçoit avec la grâce d’un bouledogue et, avant même que j’aie pu placer mes remerciements, il m’a déjà fait remarquer que si mon rasoir est émoussé il peut me prêter le sien, que le coiffeur n’est pas là pour tondre les chiens, etc. Après dix minutes de gracieusetés de ce genre, et de monologue, il me met entre les mains un dossier de vingt centimètres d’épaisseur – rapports, courrier en retard – tout en me recommandant de ne pas me faire tuer trop vite, car il en a pardessus le dos de changer de « wing-commander flying » toutes les semaines. 27 avril 1945. Enfin, mon rêve s’est réalisé ! Je suis commandant d’escadre, et quelle escadre ! le wing 122, de chasse d’élite de la R. A. F. Je fais vite coudre par le tailleur sur mes épau-lettes de « battle-dress » mon troisième galon plein. Broadhurst me téléphone pour me féliciter, et me convoque à mon Q. G. de Celle. Je fais peindre en vitesse le fanion triangulaire de « wing-co » sur le fuselage du « Grand Charles » et la casserole de mon hélice en rouge vif. Une demi-heure plus tard je me pose à Celle, où je suis reçu avec tous les honneurs par l’aide de camp de Broadhurst, qui n’est autre que mon vieux copain du wing 125, Burgess, dit « Bugs ». Assis sur l’herbe, en rond autour du « Flying Control », il y a près d’un millier de prisonniers français qui viennent d’être délivrés par notre avance et que la R. A. F. rapatrie en France par avion. Les malheureux semblent n’avoir pas pu suivre le rythme des événements. Ils sont là, tournant dans tous les sens, désorientés, affolés presque par les soins que les Anglais leur prodiguent. Ils semblent cependant avoir gardé au moins un trait bien français : ils passent leur temps à grogner, et ne semblent pas comprendre que ces soldats et ces pilotes de la R. A. F. se privent de plusieurs semaines de rations pour leur offrir des cigarettes ou des douceurs. Ils ont cependant gardé une belle tenue. Il est vrai que ce sont des chasseurs à pied, et leurs officiers, qui ne les ont jamais lâchés, semblent les avoir toujours en main. Je parle à quelques-uns, en attendant que la voiture arrive. Ils sont inquiets sur l’accueil qui leur sera fait en France. Ils me demandent ce que je pense de De Gaulle… Au bout de quelques minutes, je suis entouré par une centaine d’entre eux. La voiture arrive et je serre vite des mains. Broadhurst me reçoit très gentiment, comme de coutume, et m’annonce que le Roi vient de signer le décret et la citation qui m’accordent une barre à ma D. F. C. Nous passons ensuite en revue la situation de l’escadre et le programme des opérations futures. Il faut faire un dernier effort ; les Allemands sont à bout, mais il faut surtout éviter qu’ils réussissent à faire passer suffisamment d’effectifs en Norvège pour y continuer la lutte. Il m’invite ensuite à prendre le thé, et vers cinq heures, je rentre, me sentant le maître du monde… Sur l’aérodrome, il y a foule autour de mon « Grand Charles », et les soldats français se montrent du doigt les croix noires de mes victoires et la grande croix blanche de Lorraine sur le radiateur. Je fais un décollage à l’américaine en leur honneur, malgré la piste exiguë et ensuite un « passage » au ras des « marguerites » – puis je repars sur Fassberg. Je travaille jusqu’à minuit avec Charlie, Abund et Rap pour mettre à jour le courrier en retard, et je reste au moins un quart d’heure en contemplation devant ma signature : P. H. Clostermann D. F. C. and Bar Wing Commander Flying 122 Wing. La dernière épreuve 3 mai 1945. Nous avons la sensation très nette de donner le dernier coup de collier. Combien de temps la résistance allemande durera-t-elle ? Si les Allemands veulent tenir sur la ligne du canal de Kiel, dans les îles du Danemark et en Norvège, ils peuvent certainement le faire pendant encore au moins deux mois. L’évacuation de la Luftwaffe s’effectue en assez bon ordre. Tous les aérodromes du Danemark sont pleins à craquer d’avions de transport et de combat. Dans toutes les anses, les estuaires, le long des plages, des flottes entières d’hydravions Blom et Vhoss et Dorniers sont au mouillage. Leurs stocks d’essence leur permettent certainement, pour quelque temps encore, une défense efficace – théoriquement du moins. D’heure en heure la manœuvre de retrait sur la Norvège s’accentue. Le grand convoi naval de Kiel, le flot interminable des avions à travers le Skager-rak la résistance au sol qui s’obstine, en sont des indices sûrs. De plus en plus également, nos avions de bombardement de la 2e Région aérienne (Groupe 2) sont distancés et ne peuvent opérer de leurs bases avec des charges utiles suffisantes. Nous ne pouvons, pour les mêmes raisons, compter sur aucune aide efficace des Marauders de la 9e Armée de l’Air américaine. C’est donc encore à notre pauvre 83e Division aérienne de se sacrifier. Un coup de téléphone de Broadhurst, suivi d’un autre de Lapsley nous le confirment. Comme consolation, on nous annonce que tous les moyens possibles sont employés à mettre en état, aussitôt après leur capture, les aérodromes de la région de Lübeck, qui pourront accueillir nos appareils éclopés. Des « Belly landing strip1 » sont déjà installés à Ratz-burg, à Schwartzemberg et sur l’aérodrome même de Lübeck, où des ambulances seront stationnées en permanence à partir de 13 h 30 aujourd’hui. Si par hasard quelque autre aérodrome non miné, plus au nord, était occupé par nos troupes, les têtes de piste seraient marquées de bandes « rouge électrique ». Etant donné que le wing-commander Brooker n’est pas encore remplacé, que Mackikham vient de partir au repos, que Jimmy Thiele a été descendu et que « Smoky » Shrader vient de prendre le commandement de la 616, équipée de Meteors à réaction, je suis toujours le commandant par intérim de l’escadre. Je commence par encaisser à 9 heures une magistrale eng… téléphonique de Broadhurst, qui se plaint de la mauvaise organisation de l’entretien des avions au sol. En effet, chaque escadrille peut réunir au maximum trois ou quatre avions en état de voler. Rien qu’au squadron n° 3, nous avons sept avions au hangar (flak, fuites d’huile, changements de bougies, flak encore et toujours…). L’avion de Ken Hughes ressemble à une gigantesque salière, avec son bord d’attaque, sa casserole d’hélice et son radiateur criblés d’éclats. Johnny Walker a un trou de cinquante centimètres de diamètre dans son plan fixe vertical. Mes mécanos finissent de réparer en vitesse deux trous gros comme le poing dans le fuselage de mon « Grand Charles ». Le personnel de l’échelon n’a pas la moitié de son matériel disponible, les hangars sont ouverts à tous vents, il y pleut et il y fait froid. Nous manquons de munitions et de pièces, car les convois n’ont pu suivre notre avance rapide. Tous ces détails d’organisation de la base sont une grosse responsabilité et le commandant administratif de l’escadre, Jamieson, qui n’est pas à prendre avec des pincettes depuis le coup de la jeep, ne m’aide pas beaucoup. Selon les bons principes militaires, je repasse par voie de haut-parleur, et avec intérêts, l’engueu-lade de Broadhurst au personnel de l’escadre. Cela n’a qu’un effet très relatif, mais ça soulage mes nerfs. Je pense toujours à ma promotion et cela me met en boule. Ma situation – si ce n’était l’esprit chic et sportif des Anglais – serait gênante, car enfin je ne suis que sous-lieutenant, je commande des officiers supérieurs anglais, cent vingt pilotes et neuf cents hommes. Je sais bien que le Q. G. de Londres fait des efforts pour me donner satisfaction. A Paris, on s’en moque. La politique est la seule préoccupation et ce n’est pas à ceux qui combattent que l’on se préoccupe de donner du galon. Cela ne m’a pas empêché de faire trois missions aujourd’hui. Je rentre vanné. Le wing a perdu, dans la matinée, six pilotes – dont « baby » Austin et F. O. Blee, les deux meilleurs du squadron néo-zélandais 486. Charlie, l’officier mécanicien-chef du wing m’apporte la liste des avions disponibles de l’escadre. Nous en avons 27 – en réalité 23 – sur 95 dont nous devrions normalement disposer. Il m’en promet quatre autres pour 17 heures. Il est 15 h 30. J’envoie Ken Hughes, Johnny, Walker, mes deux Australiens Torpy et Bay, avec Longley comme réserve, exécuter une courte reconnaissance armée dans la région de Flensburg. Ken est un type prudent, et ne se fera pas descendre sans raisons. Je continue à étudier les rapports de combat individuels de la matinée, élaborant avec Abund le « wing-report » pour le G. Q. G. Pas moyen de camoufler notre déficience d’appareils. Le moral des pilotes n’est pas sensationnel non plus, et j’espère bien que l’on ne nous donnera pas d’anti-shipping à faire. La flak joue un rôle de plus en plus grand dans la vie de mes pilotes – soit dit sans jeux de mots de mauvais goût. – J’en sens l’obsession dans toutes les conversations, à table, au bar, au cours des briefings. Pour en être convaincu, il suffit d’observer l’âpreté avec laquelle ceux qui reviennent de mission sont interrogés sur la densité de feu et les positions de D. C. A. par ceux qui vont partir. Le mot « flak » est sur toutes les lèvres, à chaque instant… Je fume cigarette sur cigarette, bois tasse de thé sur tasse de thé. Mes dents et ma mâchoire me font souffrir depuis mon atterrissage mouvementé du 24 mars. J’ai une explication assez vive avec le biffin de liaison de la 2e Armée canadienne – décidément, après le coup du 20 avril, les gens en kaki ne me reviennent pas. – Il ne semble même pas au courant des opérations terrestres. Je dois me déranger moi-même pour dépouiller les bandes de télétypes et faire le point. La situation à terre me semble assez confuse, avec des poussées en flèche d’éléments blindés vers Kiel, Elmshorn (au nord de Hambourg) contre quelques forts noyaux de résistance axés sur les aérodromes de Neumunster, Bad Segeberg et leurs satellites. La Luftwaffe se contente de couvrir les opérations de retraite des troupes et l’évacuation des états-majors en Junkers 88, Junkers 52, Heinkels 111 et surtout Fieselers « Storchs », qui profitent, pour se faufiler, des couches de brume qui couvrent tôt le matin et au coucher du soleil la région des lacs Poner. Les nuages assez bas (plafond à moins de mille mètres) qui couvrent la base de la péninsule danoise depuis quelques jours, sont peu favorables aux patrouilles d’interdiction. La flak est si dense que dès qu’un de nos taxis émerge sous les nuages à cette faible altitude, il est aussitôt pris à partie par les centaines de pièces automatiques qui couvrent de leurs feux croisés les grandes artères routières de Eutin à Kiel et surtout les autostrades, Neumunster à Rendsburg et Schleswig à Flensburg. Tout cela n’est pas très encourageant. 17 h 20. Je sors pour assister à l’atterrissage des avions du 56 et du squadron 3 qui reviennent de mission. Le pauvre Brocklenhurst a eu son appareil durement touché par la flak, juste le long de l’autostrade j de Flensburg. Plutôt que de se poser roues rentrées, il préfère sauter en parachute. Il s’en tire très bien, mais la jeep qui part à sa recherche a un mal fou à le repêcher. Entraîné par le vent il a dérivé profondément dans la forêt d’Orel. La section de Ken ramène un score magnifique de vingt-trois camions détruits et soixante-cinq endommagés – un vrai record – ainsi que deux Junkers 52 descendus le long de la côte par Longley. Très bien, cela va meubler mon rapport. D’un autre côté, Longley me tracasse. Il devient de plus en plus imprudent et, sachant que, son tour d’opérations fini, il sera rapatrié vers la Nouvelle-Zélande, il profite de ses dernières heures de vol pour chercher à décrocher sa D. F. C. Il va falloir que je le freine un peu. Quoi qu’il en soit, avec ses six Boches homologués, je vais le proposer. Tous les avions, sauf celui de Brocklenhurst, sont revenus. Sur les neuf, six seront ravitaillés et réarmés dans dix minutes. Comme je me prépare à retourner à notre dispersal, des Beaufighters torpilleurs passent en rase-mottes dans un grondement de tonnerre, au-dessus de chez nous, revenant du nord. Il y en a des nuées, au moins la force de trois escadres. Ils reviennent du shipping-strike monstre organisé contre le fameux convoi de Kiel. L’un d’eux, traînant la longue queue de fumée noire d’un moteur en feu, essaie de se poser chez nous. Il se met en vrille à cinq cents mètres du terrain et s’écrase près de la piscine avec une épouvantable explosion. Les pompiers et l’ambulance se précipitent… « Bon Dieu, pourquoi donc se pressent-ils tant ? souffle Peter West – il ne doit pas rester grand-chose. » En effet, dix minutes plus tard, l’ambulance revient lentement, ramenant les lamentables débris carbonisés de l’observateur et du pilote. On parle encore de cet événement au mess une 366 heure après, au cours du dîner, lorsque « Spy » me saute dessus : « Scrambler for you, Sir. » Que peut-on me vouloir à cette heure ? Je saute dans ma jeep, et me précipite à l’Intelligence Room. Le scrambler est un appareil de radio-téléphonie à ondes ultra-courtes, reliant les escadres au G. Q. G. et qui a la curieuse propriété de brouiller les ondes à l’émetteur et de les débrouiller au récepteur. Tout message intercepté en route par l’ennemi n’est ainsi qu’un charabia invraisemblable. C’est rapide, cela évite le chiffrage, et c’est pratique. Encore Broadhurst à l’appareil. La conversation est courte : « Pierre, de combien d’avions disposez-vous ? » Un coup d’œil au tableau des disponibilités. « Vingt-cinq, Sir ! – Bien. Prenez note pour exécution immédiate : base aéronavale de Grossembrode stop référence N. 54.22 E. 11.05 stop plus de 100 gros avions transporteurs en charge au sol et mouillage stop très forte couverture probable de chasse adverse stop menez tous effectifs disponibles sur objectif désigné stop mitraillage si possible stop modalités d’exécution à votre discrétion stop prévenez Kenway de vos dispositions au moins dix minutes à l’avance stop essaierai de vous donner Typhoons anti-flak stop n’y comptez pas trop stop bonne chance stop. » Je remercie. Je raccroche à la fois excité et furieux. Charmant, après une telle journée, de nous faire repartir, à huit heures du soir, et surtout sur un objectif de ce genre ! « Planton ! Etat d’alerte n° 1 immédiatement ! » Le planton se précipite et, quelques secondes après, le ronflement des klaxons secoue Fassberg. J’examine la carte au mur. Il y a environ 140 kilomètres en ligne droite jusqu’à Grossembrode, mais la météo nous annonce que la baie de Lübeck et la région de Hambourg sont complètement bouchées. Les nuages – une formation orageuse de cumulus avec fortes averses – montent jusqu’à six mille mètres. Il faudra faire un détour par le nord. Des crissements de pneus sur le ciment. Les jeeps commencent à arriver avec les pilotes entassés les uns sur les autres. Le dîner interrompu, la journée écrasante, ne sont pas faits pour les mettre de bonne humeur. Quelques-uns mastiquent des sandwiches faits à la hâte. Tout le monde présent ? – Bien. Je leur expose la situation rapidement. Nous n’avons pas assez d’appareils disponibles pour voler en escadre par escadrilles. Donc, nous volerons en deux fois trois sections de quatre appareils échelonnés sur la droite. Je mènerai la première formation de douze Tempests et Mac Donald, du 486, mènera la deuxième. Ainsi, je l’espère, j’aurai bien mes vingt-quatre appareils en main. Je ne puis fournir immédiatement de détails d’exécution, me réservant de donner sur place les ordres nécessaires par la radio. Ce sera une question d’opportunité beaucoup plus que de plan réglé à l’avance. Je ne possède d’ailleurs ni les données nécessaires, ni le temps suffisant pour élaborer une méthode d’attaque… « … Réglez vos montres. Il est 20 h 07. Démarrage des moteurs à 20 h 15. Je décollerai n° 1, ferai une large orbite sur l’aérodrome pour permettre aux 24 appareils de se former convenablement, et à 20 h 25, cap sur l’objectif… Aucune question ?… faites vite ! » Je prends comme coéquipiers pour ma section de quatre le F. Lt. Bone, le F. O. Dug Worley et le jeune sergent Crow, dont ce sera la troisième mission de guerre. Ce n’est pas fameux dans l’ensemble, mais je n’ai pas le choix, et je ne puis décemment demander à des pilotes qui ont déjà fait trois missions dans la journée, qui sont crevés de fatigue, d’en faire une quatrième qui sera certainement très dure. 20 h 15. Mon « Grand Charles » est prêt. Le moteur tourne déjà et Gray, allongé sur l’aile, me signale de son pouce en l’air que tout va bien. La vaste place cimentée de Fassberg, encadrée par les grands hangars sombres est en ébullition. Tout en m’attachant, je jette un coup d’œil. Les moteurs tournent, les cartouches de démarreur claquent, les mécanos galopent de tous côtés, portant des parachutes ou des cartes oubliées à la dernière minute. Les pilotes grimpent dans les taxis, tout gauches dans leurs « mae-west » et leurs harnais de parachute. 20 h 16. Enlevez les cales !… A 20 h 25, alors que le soleil est bien bas sur l’horizon, et que de grosses masses nuageuses roulent vers l’est, je mets le cap au nord, prenant lentement de l’altitude. La formation ce soir est désastreuse. Avec des éléments appartenant à trois unités différentes, il n’est pas très commode de composer une équipe homogène. « Corne ort Filmstar, pull your bleeding fingers out ! 1 » La section bleue, qui devrait être à ma gauche, se promène 500 mètres au-dessus, à ma droite. Les jaunes 2,3 et 4 traînent à plus d’un kilomètre derrière nous. 1. « Allez ! Filmstar, réveillez-vous ! » Nerveux et de mauvaise humeur, je les rappelle à l’ordre par radio, sans ménagements. Nous contournons Hambourg pour éviter le nuage de fumée sale qui s’élève à perte de vue des incendies de la ville. Enfin, ma formation se décide à rentrer dans l’ordre… A Neumunster, que nous survolons à trois mille mètres, nous sommes tirés (très mal d’ailleurs) par une batterie de 88 mm et nous obliquons à droite sur un cap de 052°. Le temps se gâte, et je suis obligé de faire de larges zigzags pour éviter des formations de cumulus qui montent très haut dans le ciel, comme de grandes tours blanches. « Hullo Kenway. Any gen ? – Hullo Filmstar Leader, Kenway answering, nothing at all » Kenway n’a aucune information à me passer, pas même le contrordre que j’espérais intimement. Nous sommes à peine à une trentaine de kilomètres de l’objectif qu’une couche impénétrable de nuages nous barre la route. Je pique, suivi de ma formation, pour essayer de passer dessous, mais nous rencontrons une pluie battante et une visibilité nulle. Je fais exécuter un rapide 180°en remontant, puis un deuxième 180°pour revenir sur notre cap primitif. Que faire ? Un avion seul, ou une paire à la rigueur, pourraient tenter de passer avec succès ; mais pour une formation compacte de vingt-quatre appareils c’est non seulement délicat, mais encore très risqué… J’explique par la radio en termes voilés la situation à Kenway : – Rien du tout ! » « Hullo Kenway, Filmstar here, the weather stinks » La réponse de Kenway est nette et son ton impératif : « Filmstar Leader, force on regardless ! » Bien ! en avant, quand même. « Cloud formation. Go ! » Je divise mon dispositif en sections indépendantes de quatre qui se mettent aussitôt en formation encastrée. Nous tenterons ainsi de traverser les nuages sur un cap donné, et de nous retrouver – pas trop dispersés, je l’espère – de l’autre côté. Nous nous enfonçons dans l’orage et nous nous perdons de vue. Diable ! Ça remue, et je me concentre sérieusement sur mes instruments, avec de temps à autre un coup d’œil en coin pour mes coéquipiers qui collent tant qu’ils peuvent, et ne crânent pas… La couche n’est pas trop épaisse heureusement. Quelques minutes après, nous émergeons au-dessus du détroit de Fenmharn, près d’Helligshaven. Le ciel est dégagé, et, devant nous, pas une ombre jusqu’à l’horizon. Mon cockpit, qui était très embué, s’éclaircit et je me prépare à faire le point… « Look out Filmstar Leader ! – Attention ! » En une fraction de seconde, l’air s’est peuplé d’une masse tourbillonnante d’avions… Un spectacle inoubliable ! En bas, à droite, le grand aérodrome de Grossem-brode, avec son bassin d’hydravions et ses pistes – Tant pis ! Filmstar, foncez quand même ! » grouillant d’appareils multimoteurs, et, plus loin, la mer calme avec quelques navires au mouillage… Derrière nous, un mur solide de nuages d’où émergent en désordre, à des altitudes diverses, mes sections de Tempests. Tout autour de nous, des dispositifs massifs de trente ou quarante chasseurs allemands qui patrouillent. L’un d’eux nous a déjà repérés et fonce sur la section jaune. Devant nous, soit au sol, soit décollant, plus de cent énormes avions de transport qui représentent théoriquement mon objectif prioritaire. En l’air, environ deux cents avions de chasse ennemis. Un groupe à cinq cents mètres d’altitude. Un autre à mille mètres. Un troisième à quinze cents mètres et deux autres à notre niveau, c’est-à-dire environ trois mille mètres. Au-dessus de nous, il y en a certainement un autre, deux peut-être… Et je ne dispose que de 24 Tempests ! Ma décision est vite prise. Les sections Filmstar jaune et bleue attaqueront les chasseurs boches au-dessus de nous, et les sections rose, noire et blanche, commandées par Mac Donald, engageront les Focke Wulfs en dessous… J’essaierai entre-temps de me glisser avec ma section rouge jusqu’à l’aérodrome et de le mitrailler. « Hullo Filmstar, Yellow and blue climb and attack fighters above. Pink, black and white engage Huns below. Filmstar red diving for straffe… Go !… Suivi de près par mes trois coéquipiers, je lâche mes réservoirs supplémentaires et pique à la verticale, passant en trombe à plus de neuf cents kilomètres à l’heure à travers une formation de Focke Wulfs qui s’égaille dans le ciel comme une volée d’hirondelles… Je redresse doucement en réduisant légèrement les gaz, suivant une trajectoire qui m’amène en rase-mottes sur l’aérodrome, du sud-ouest au nord-est. Une flak déchaînée nous accueille. J’arrive en bordure du bassin à plus de 800 à l’heure au badin, à vingt mètres d’altitude, et tout de suite j’ouvre le feu. La surface moirée du mouillage est couverte de Dorniers 24 et 18 au point mort. Trois lignes blanches d’écume marquent le sillage de trois appareils ennemis qui viennent de décoller. Sur des berceaux à roues, une rangée de Blom et Vhoss est alignée sur les rampes de mise à flot. Je concentre mon feu sur un des B et V 138. Les amarres du berceau se rompent, et je passe au-dessus de l’énorme masse fumante qui bascule sur le plan incliné, tombe à la mer et commence à couler. La flak redouble. Un éclair à ma droite, et un Tempest désemparé percute en mer dans une gerbe d’écume. Bon Dieu ! – les bateaux ancrés au large sont armés, et l’un d’eux est un torpilleur de gros tonnage qui fait feu de toutes ses pièces. – Instinctivement, je rentre la tête dans mes épaules, et, toujours en rase-mottes, j’oblique légèrement à gauche, si vite que je ne puis tirer sur les Dorniers, puis renverse vivement à droite derrière un énorme Junkers 252 qui vient de décoller et qui déjà grossit de façon alarmante dans mon collimateur. Je le tire d’une longue rafale continue jusqu’à ce que la collision semble imminente, décroche de justesse, et vois en me retournant le JU 252, deux moteurs en feu, l’empennage sectionné par mes obus, rebondir sur la mer et exploser. Entraîné par ma vitesse, je suis déjà loin – droit sur le torpilleur qui crache de toutes ses pièces de D. C. A. Je passe à dix mètres de sa fine étrave, au ras de l’eau qui bouillonne de mille geysers soulevés par la flak. J’entrevois des silhouettes blanches qui s’agitent sur le pont, et les langues de feu de ses pièces qui semblent jaillir de toute la superstructure camouflée. Des obus traceurs ricochent sur l’eau et explosent tout autour dans un rayon de cinq cents mètres. Des schrapnells fauchent un banc de mouettes qui retombent de tous côtés, affolées et sanglantes. Ouf ! enfin hors de portée ! Je suis en sueur, et j’ai la gorge si serrée que je ne puis articuler un mot à la radio. Comme j’ai, sans m’en rendre compte, retenu mon souffle pendant toute l’attaque, mon cœur bat sourdement, à se décrocher dans ma poitrine. Je reprends de l’altitude dans un large virage à gauche. Faisons le point. La situation semble fâcheuse. Un combat acharné se déroule au-dessus de l’aérodrome. Trois avions descendent en flammes – amis ou ennemis – je ne puis distinguer d’ici, ils sont trop loin. Un autre, pulvérisé, égrène ses débris incandescents dans le ciel, et un cinquième tombe en vrille, filant une traînée de vapeur blanche. D’autres brûlent écrasés au sol. La radio ne transmet qu’un fouillis inintelligible d’appels, de jurons, de cris forcenés entremêlés de vibrations de canons qui tirent. Près du torpilleur, au milieu d’une tache d’écume, les restes d’un avion flambent, et de la nappe d’essence enflammée s’élèvent de lourdes volutes de fumée noire ponctuée d’éclairs. Que sont devenus mes trois coéquipiers ? Pas une trace dans le ciel. J’ai vu un Tempest percuter à ma droite au début de l’attaque, donc vraisemblablement celui de Bone. L’appareil abattu par un des navires allemands est celui de Crow, j’en suis sûr. Quant à Worley, il est invisible. Je délibère un instant. Vais-je essayer de rejoindre le combat contre les chasseurs allemands qui fait rage au-dessus d’Helligshaven, ou tenter une deuxième passe de mitraillage à la faveur de la panique qui doit régner sur la base allemande ?… J’incline un peu à contrecœur pour la deuxième solution. Je redescends au niveau de la mer et commence à contourner à toute vitesse l’île de Fehnmarn. Soudain, je suis nez à nez avec trois Dorniers DO 24, probablement les trois qui avaient décollé de Grossembrode quelques secondes avant notre attaque, et dont j’avais repéré les sillages. Les DO 24 sont de gros hydravions trimoteurs d’environ 19 tonnes, de vitesse assez basse, quoique bien armés défensivement. Revenu de ma surprise, j’exécute un large renversement qui me tient en dehors de leurs feux croisés, ouvre les gaz à fond et me rapproche en zigzag, prenant des photos. Puis, posément, tout en restant hors de portée de leurs mitrailleuses, j’ajuste le premier. Au bout de deux salves, un de ses moteurs est en feu et l’autre tousse ; il tente un atterrissage forcé, mais comme, de ce côté-ci du promontoire, la mer est grosse, il capote avec perte et fracas. Je me dirige aussitôt sur les deux autres qui essaient de se défiler au ras de l’eau. De longues traînées noires s’échappent de leurs moteurs poussés à fond. Ils font un peu pitié. Avec mes quatre cents kilomètres à l’heure de marge de vitesse et mes quatre canons, c’est un peu le passe-boule traditionnel. Je choisis celui de gauche qui, lourdement chargé, traîne un peu derrière l’autre. Mais cette fois, au dernier moment, l’animal exécute un virage fort habile. Entraîné par ma vitesse, je dois comme un imbécile, virer à bout portant sous le feu du mitrailleur arrière, qui me touche de trois balles. Grâce au Ciel, ce ne sont que des pétoires de 7,7 mm. Une glissade me remet en position de tir et, à moins de cent mètres, mes obus ravagent le fuselage. Ses réservoirs d’aile prennent feu. Le mitrailleur de queue cesse de tirer. En quelques secondes, l’appareil est enveloppé de flammes. Le pilote cherche à prendre de l’altitude pour permettre à son équipage de sauter, mais il est trop bas. Trois hommes sautent, cependant ; un seul parachute s’ouvre et se referme immédiatement, happé par une vague. Le gros trimoteur n’est plus qu’une boule de feu qui roule à quelques mètres de la crête des vagues dans une épaisse traînée de fumée noire. Quelques secondes après, il explose. Je cherche le troisième qui s’est évanoui par miracle dans le paysage, planqué quelque part derrière une des petites îles du détroit. L’affaire m’a fait complètement contourner Fenh-marn, et je monte à trois mille mètres. Voilà Grossembrode derrière la montagne… Je ravale ma salive, resserre d’un geste machinal mon harnais de sûreté, et pique à nouveau sur l’aérodrome pour une nouvelle passe de mitraillage. Cette fois, je les prends par surprise. La flak est occupée ailleurs, et les artilleurs tiraillent un peu au hasard dans la direction générale de la mêlée des chasseurs boches et des Tempests… Je passe en coup de vent entre deux hangars, et débouche à plein moteur sur le terrain. Il y a tant d’avions entassés les uns sur les autres que je ne sais lesquels choisir. Droit dans mon collimateur, il y a une rangée d’énormes Arados 232 de transport. J’ai le temps d’apercevoir, avant que ma gerbe d’obus explose sur les deux premiers, les curieux fuselages à poutre, les grosses carlingues à deux étages, les vingt-quatre roues du train d’atterrissage qui supportent les gigantesques machines. Un obus de flak explose à quelques mètres de mon avion et le secoue violemment. Hors de portée, je dégage en spirale ascendante, et me retrouve en plein milieu de la bagarre, qui commence d’ailleurs à mollir. J’essaie de rallier mes avions, mais dans ce désordre c’est difficile. La première chose qui s’offre à mes yeux est un Tempest qui pique, tournant aux ailerons, de plus en plus vite – puis les deux ailes se détachent… Quelques secondes après une flamme claire jaillit entre deux haies… pas de parachute… Deux Focke Wulfs essaient de m’embarquer dans un « dog-fight », mais je m’en débarrasse vite en dégageant sous eux. Le Tempest JF-H – piloté par Bay l’Australien – est en difficulté ; son moteur fume. Cependant, il s’est accroché avec un Messerschmitt qui se défend très adroitement en réduisant sa vitesse graduellement et qui commence à gagner sérieusement sur le Tempest. J’oblique vers le 109 et l’engage par surprise, l’atteignant d’au moins deux obus à l’intersection de l’aile et du fuselage. Surpris, le pilote du Me 109 renverse instinctivement son virage et Bay, maintenant en position, tire à son tour, le touchant à nouveau. Affolé, le Boche renverse encore – je le tire – il redégage – Bay tire… une seconde de flottement, puis une aile frappée de la grande croix noire se replie, en feu. Le Boche saute sans difficulté, mais son parachute file et se met en torche. Enfin, mes Tempests commencent à se reformer et, deux par deux, se dégagent prudemment de la bagarre. Les Boches lâchent pied et, un à un, se retournent. Ils piquent vers Grossembrode d’où s’élève une colonne de fumée – probablement les deux Arados qui brûlent… Un Focke Wulf traînard s’est glissé au milieu de nous et bat désespérément des ailes. Suivi de Bay je l’accroche aussitôt. Une longue rafale – puis soudain mes culasses claquent, réarmant à vide – plus de munitions… Le Focke Wulf cependant ralentit et commence à fumer, je l’ai donc quand même touché. Bay tire à son tour, a bout portant, et le pulvérise. Il éclate comme une grenade mûre- Cette fois, le parachute s’est ouvert. Le soleil maintenant a glissé, là-bas, derrière les îles danoises et, dans le crépuscule lumineux, ma patrouille se reforme. Je compte mes avions : deux, quatre, huit, dix, onze – et puis deux autres, plus bas, qui rejoignent péniblement, touchés sans doute. Dans la nuit qui commence à estomper les grandes lignes du paysage, feux de position allumés, nous rentrons à Fassberg. L’air tiède et calme du soir secoue doucement les ailes du « Grand Charles ». Comme nous approchons de Fassberg, roues et volets sortis, je pense à la tête que va faire notre officier mécanicien Mitchell. Je lui ramène treize avions sur vingt-quatre. Puis ce fut l’armistice, comme une porte qui se ferme. Huit jours incompréhensibles – un indéfinissable mélange de joies et de regrets. Manifestations bruyantes coupées de grands calmes intermittents, et surtout ce silence inaccoutumé, épais, pesant sur l’aérodrome, sur les avions bâchés, les escadrilles mortes et les pistes vides… La détente des nerfs bandés fut effroyable, douloureuse comme une naissance. C’était à en hurler. Ce soir-là, au mess, c’était une extraordinaire veillée funèbre. Les pilotes étaient affalés sur les sièges – pas une conversation, pas un chant. Vers onze heures du soir, Bay brancha la radio. La B. B. C. transmettait un reportage sur les rues de Londres et de Paris où la foule bruyante donnait libre cours à sa joie… Tous les yeux se tournèrent vers l’appareil et, dans ces yeux, il y avait comme une sorte de haine. C’était si clair et si nouveau pour moi que, surpris, j’interrogeai Ken du regard. J’entendis alors un choc et une cascade de verre brisé. Quelqu’un avait lancé à toute volée une bouteille vers tout ce bruit, vers tous ces gens qui venaient sans pudeur nous imposer les manifestations de leur soulagement et de leur délivrance. Un à un, mes pilotes se levèrent, et dans le mess silencieux il n’y eut plus que Ken et le barman indifférent. De l’appareil de T. S. F. fracassé, filtrait un grésillement lamentable. Je levai à nouveau les yeux sur Ken. Point besoin de paroles, nous nous comprenions. Une demi-heure – une heure peut-être – passa. Et alors, je le jure, j’ai soudain senti qu’ils étaient tous là, autour de nous dans l’ombre et la fumée de cigarettes, comme des gosses que l’on a punis injustement et qui sont tristes. – Mackenzie… Jimmy Kelly… Mouse Manson… le petit Kidd… Bone… Sheperd… Brooker… Gordon… et aussi des uniformes sombres, aux galons d’or ternis… Mouchotte… Mezillis… Béraud… Pierrot Degail – tous, tous ceux qui étaient partis un beau matin avec leurs Spitfires et leurs Tempests et qui n’étaient pas revenus. « Well, Pierre, that’s the end of it. They won’t need us any more… » Nous partîmes nous coucher, et je refermai doucement la porte pour ne pas éveiller le barman qui dormait sur son tabouret, et aussi pour ne pas déranger « les autres ». C’était trop vrai, on n’avait plus besoin de nous et on nous le fit sentir vite. Suppression de permissions, passages en avions réservés aux officiers supérieurs, brimades sans fin, inconscientes mais qui ulcéraient. Je reçus une note du ministre de l’Air, contresignée d’un général F. F. I., m’annonçant que par une grande faveur et à titre exceptionnel, on me nommait lieutenant de réserve. Le 12 mai, ce fut la grande parade aérienne de Bremenshaven, et la tragédie. L’atroce enchevêtrement des quatre avions de ma section, à moins de trois cents mètres d’altitude. Mon parachute s’ouvrant au ras du sol et les quatre coups de tonnerre des avions qui percutaient. Je me revois courant comme un fou dans un rêve, vers les quatre piliers de fumée noire, abruti par la soudaineté de la catastrophe. J’ai vu à mes pieds le corps de Roberson, désarticulé, dans sa chemise [kaki, enfoncé dans le sol avec le parachute qui ne s’était pas ouvert. Puis le corps de Peter, achevant de brûler dans une flaque d’essence et, vingt mètres plus loin, l’avion de Colson, masse informe dans un cratère noirci, avec quelque part sous la ferraille, une boule de chair et d’os carbonisés. Au-dessus, les trente avions de l’escadre éparpillés dans le ciel passant un à un, désorientés, battant des ailes, cherchant à voir et à comprendre. * * * Le wing partit pour Copenhague. Pendant quelques jours à Kaastrup nous fûmes pris par l’ambiance grisante de libération. Mais bien vite la peur me revint – peur panique de mon avion, avec la vision de Bremenshaven dansant devant mes yeux, peur qui fausse et annihile les réflexes. Vint le ler juillet. Si j’avais su lire les signes, je n’aurais pas dû voler contre mon instinct. Le « Grand Charles » avait une fuite d’huile – la même qu’au matin du 12 mai. Obstiné, par respect humain, j’empruntai encore le nouvel avion de Bruce. Mes avions défilèrent impeccablement au ras de la foule et des drapeaux rouges à croix blanche qui pavoisaient la ville. Alors que le mauvais sort que je redoutais confusément semblait écarté, je fis cette stupide erreur de jugement. Puis, tout s’en est mêlé : mon train d’atterrissage ne descendait qu’à moitié, le moteur ne répondait pas à mon appel désespéré. A 300 à l’heure, mon Tempest éventra la roulotte de contrôle, et se désintégra sur un demi-kilomètre, en semant des débris broyés d’aile, de moteur et d’empennages. L’ambulance me ramassa indemne, hébété, et je compris que c’était l’ultime effort, que c’était le dernier miracle, et le dernier avertissement du Destin qui se lassait. 27 août 1945. J’ai fait ma demande de démobilisation immédiate qui a été acceptée. J’ai été ce matin prendre congé de Broadhurst et de la R. A. F. Mackie le Néo-Zélandais prendra le commandement du wing 122 à ma place. Pour aller au Quartier Général de Schleswig, j’ai voulu prendre le « Grand Charles ». Et, au retour, je suis monté avec lui très haut dans le ciel d’été sans nuages, car ce n’était que là que je pouvais lui dire adieu. Ensemble, nous avons fusé une dernière fois, droit vers le soleil. Nous avons fait un looping – deux, peut-être – quelques tonneaux bien lents, fignolés, amoureux, pour que je puisse emporter dans les doigts la vibration de ses ailes obéissantes et souples. Et j’ai pleuré, dans son cockpit étroit – comme jamais plus de ma vie je ne pleurerai – quand j’ai senti le ciment de la piste effleurer ses roues, et que d’un grand geste du poignet, je l’ai assis au sol comme une fleur que l’on coupe… Comme toujours j’ai soigneusement dégorgé son moteur, j’ai retiré un à un tous les contacts, éteint les voyants, enlevé les bretelles, les fils et les tuyaux qui me rattachaient à lui comme un enfant à sa mère. Et quand mes pilotes et mes mécaniciens qui m’attendaient ont vu ma tête basse et mes épaules secouées par les sanglots, ils ont compris, et sont repartis silencieux vers le dispersal. Je suis assis à côté du pilote du Mitchell qui me ramène à Paris. En roulant pour prendre sa piste, il longe les avions du wing – mes Tempests – impeccablement rangés aile à aile comme pour une revue. Près d’eux, les pilotes et les mécaniciens agitent les bras. Un peu à l’écart, mon « Grand Charles », mon vieux JF-E, avec sa casserole rouge, les croix noires de nos victoires sous le cockpit, trapu, volontaire, puissant avec sa grande hélice quadripale immobile que je ne démarrerai plus. C’est la page qui tourne, bien douloureuse. Enlevé dans le hurlement strident de ses moteurs américains, le Mitchell accélère et décolle. J’écrase mon visage contre la vitre pour revoir une fois encore derrière son gouvernail, l’aérodrome de Lübeck, les petites croix brillantes sur le gazon qui diminuent et s’estompent dans le brouillard du soir. Gêné, le pilote détourne la tête. C’est fini. Je ne verrai plus mes « Tempests » s’aligner derrière le « Grand Charles » pour les départs, maladroits sur leurs grandes pattes, tendant au vent de leurs hélices la gueule béante de leur radiateur, avec les figures confiantes des pilotes penchés au dehors de leurs cockpits, attendant mon signal- Mais l’orgueil me monte à la gorge quand je pense à vous, mes avions, et surtout à vous, mes chers amis de la R. A. F. que j’ai eu le privilège de connaître et d’aimer, avec vos uniformes couleur des brumes d’Angleterre… Le Grand Cirque est parti. Le public a été satisfait. Le programme était assez chargé, les acteurs pas trop mauvais, et les lions ont dévoré le dompteur. On en reparlera en famille quelques jours encore. Et même quand tout sera oublié – la fanfare, le feu d’artifice et les beaux uniformes – sur la place du village subsistera encore l’auréole de sciure de la piste et les trous des piquets. La pluie et l’oubli en effaceront vite les traces. A Mes camarades survivants du Grand Cirque n’ont heureusement « pas compris » – moi non plus – et ce sera notre seule récompense. « Nous sommes des objets de l’incohérence générale… Nous sommes des morceaux d’une grande construction dont il faut plus de temps, plus de silence et plus de recul pour découvrir l’assemblage. » A. de Saint-Exupéry (« Pilote de guerre ») Appendice Note sur l’organisation de la R.A.F. La R. A. F. était divisée en quatre « commandements » : Fighter command (Chasse) Bomber command (Bombardement) Coastal command (Commandement des côtes) Training command (Entraînement) Avant le débarquement de Normandie, cette organisation fut légèrement modifiée par la formation de la Tactical Air Force. Chaque Command était composé de divisions aériennes ou Groups. Dans la chasse, le 11 Group, par exemple, était chargé de la partie Sud-Est de l’Angleterre et de la défense de Londres. Chaque Group se divisait en escadres ou Wings. Au début, et jusqu’en 1943, les Wings appartenaient à un aérodrome, par exemple les Wings de Biggin Hill, de Kenley, de Tangmere, etc. Chaque Wing comprenait trois ou quatre groupes de chasse ou Squadrons. Ces Squadrons avaient un numéro (le groupe « Alsace » par exemple s’intitulait, dans la R. A. F., 341 Squadron Free French) et ses appareils étaient identifiés par un groupe de lettres, ou matricule. Par exemple NL pour 1’« Alsace », LO pour le 602, JJ pour le 274, JF pour le 3, etc. Chaque avion de chaque groupe portait en plus sa lettre personnelle d’identification. Mes différents appareils dans les différents groupes auxquels j’ai appartenu étaient par exemple : NL-B, LO-D, et le matricule de mon cher « Grand Charles » était JF-E. Chaque Squadron se composait de deux Flights ou escadrilles : A et B Flight. Chaque Flight comprenait en général douze avions dans les Squadrons de chasse. Un Group de Chasse était commandé par un Vice-Air Marshall (général de division aérienne). Un Wing de monomoteurs de chasse était commandé par un Wing-Commander (lieutenant-colonel), un Squadron par un Squadron Leader (commandant) et un Flight par un Flight Lieutenant (capitaine). Les grades correspondant « grosso modo » aux grades français étaient les suivants : Serjeant : sergent. Flight Serjeant : sergent-chef. Warrant Officer : adjudant., Pilot Officer : sous-lieutenant. Flying Officer : lieutenant. Flight Lieutenant : capitaine. Squadron Leader : commandant. Wing Commander : lieutenant-colonel. Le Group Captain, c’est-à-dire le colonel, commandait une base ou un aérodrome de chasse. Chaque Squadron avait 24 avions en moyenne et 30 ou 32 pilotes, dont un tiers au moins étaient des sous-officiers pilotes. En plus il disposait d’un Adjudant (officier des détails), d’un officier mécanicien, d’un sergent-chef mécanicien (traditionnellement appelé « Chieffy » – personnage très important) ayant sous ses ordres un sergent armurier, un sergent radio et un sergent mécanicien. Ensuite il y avait environ une quarantaine de « rampants », entre mécanos, armuriers, spécialistes cellule, spécialistes moteur, spécialistes radio. Soit au total, entre personnel navigant et personnel au sol, une centaine d’hommes. Chaque Squadron possédait un indicatif d’appel radio. L’« Alsace » par exemple était Turban, et le 3 Squadron était Filmstars. Pour distinguer les appareils en l’air, dans les formations de combat les indicatifs étaient les suivants : formation de combat La formation de combat d’un squadron comprenait un dispositif de 12 avions divisés en trois sections de quatre. Le Squadron Leader avait comme indicatif : Turban Leader – le chef de l’escadrille B : Yellow Leader Turban et de l’escadrille A : Turban blue leader, ou Blue one. Les autres pilotes étaient appelés par l’indication de leur position : Turban blue four, par exemple. Pour les vols individuels, ou pour un appel strictement personnel, chaque pilote avait son indicatif propre ; par exemple, au groupe Alsace, mon indicatif était Turban 25. Les divisions aériennes étaient divisées en secteurs, dont la direction tactique était confiée à un G. C. C. (Group Central Control). Ce G. C. C. avait son Q. G. dans une grande salle bétonnée souterraine, surplombée par des balcons vitrés où se trouvaient les contrôleurs. C’était le centre nerveux du Fighter Command. Là aboutissaient tous les postes de radar, et les informations transmises étaient aussitôt indiquées sur une énorme carte couvrant tout le sol de cette salle. Au mur de vastes tableaux montraient, minute par minute, l’état des escadrilles, le nombre, le nom et l’indicatif d’appel de tous ses pilotes, sa position, le nombre d’appareils en l’air, au sol, en cours de ravitaillement ou de réarmement, etc. Sur la grande carte, étaient placés des petits panneaux et des flèches de couleurs différentes indiquant 30 secondes par 30 secondes la position, l’altitude, la direction et la force des formations en l’air, amies ou ennemies. Une W. A. A. F. (Personnel auxiliaire féminin), téléphone aux oreilles, en contact direct avec les stations radar, était affectée à chacun de ces petits panneaux qu’elle déplaçait sur la carte avec un long râteau de croupier Dans sa cage de verre, le contrôleur en chef pouvail ainsi, instantanément, avoir une vue d’ensemble de toul ce qui se passait dans son secteur, de Londres à Chartres et jusqu’au Danemark. Sur sa table, une dizaine de téléphones branchés sur secteurs radio à onde courte lui permettaient de communiquer avec toutes les % esca drilles, même loin à l’intérieur du territoire ennemi. Reproduction d’une des cartes de code utilisées par les contrôleurs et les pilotes de la R. A. F. pour correspondre par radiotéléphonie. Les chiffres indiquent les altitudes en nombre de milliers de pieds. Ainsi, par exemple, le contrôleur ordonnait à un pilote de se rendre au-dessus de W pour y rencontrer à l’altitude K cinq N. Cela signifiait : – Rendez-vous sur Abbeville, altitude 20 000 pieds, cinq avions allemands y patrouillent. Les stations radar dont il disposait étaient de deux types : guet et couverture et stations d’interception, extrêmement puissantes, pouvant suivre avec une précision de quelques centaines de mètres un avion allemand au-dessus de Paris. Le contrôleur indiquait les positions des formations de la Luftwaffe à ses unités en l’air, les plaçait et les déplaçait comme des pièces d’échecs, et la liberté d’action ne leur était laissée qu’une fois le contact réalisé avec l’ennemi. Des haut-parleurs au mur permettaient d’entendre tout ce qui se disait en l’air, les réflexions des pilotes, les réponses aux ordres, et même leurs jurons au cours d’un combat. Le contrôleur réglait l’état d’alerte des squadrons au sol : Alerte renforcée (« Immediate readiness ») – c’est-à-dire, quatre, six ou douze avions, en position de départ, pilotes assis, sanglés, moteurs chauds. Ainsi douze avions devaient prendre l’air 30 secondes après le signal du « scramble ». Alerte immédiate (« Stand-by readiness ») – quatre, six ou douze avions, moteurs chauffés, prêts à décoller en une minute. Alerte (Readiness), c’est-à-dire six avions, pilotes prêts, moteurs chauds ayant deux minutes pour décoller. Alerte 15 minutes. C’est-à-dire pilotes sur l’aérodrome même, à portée des haut-parleurs (soit au mess, soit dans leur chambre), soit un groupe capable de décoller quinze minutes après l’alerte. Alerte à 30 minutes ou « available », c’est-à-dire un groupe dont les avions viennent de se poser, sont en cours de ravitaillement, mais qui seront prêts à reprendre le vol dans les 30 minutes. Au G. C. C. étaient préparés les « sweeps » (opération de balayage contre la chasse ennemie, menée exclusivement par des chasseurs), les « circus » (bombardement avec puissante escorte de chasse, destinés à obliger la chasse allemande à donner le combat) et les « rhubarbs » (sorte de chasses libres menées par des sections de deux ou quatre chasseurs, en rase-mottes, en territoire ennemi). Les ordres étaient transmis aux officiers de renseignements des différents wings, par télétype, et un ordre d’opération s’appelait « Form D ». Au G. C. C. siégeaient les commissions d’homologation, qui disposaient de projecteurs spéciaux pour examiner les films de combats, d’experts en tactiques, d’ingénieurs aéronautiques, etc., chargés de décider de l’attribution des victoires. Etait considéré comme Destroyed, tout appareil ennemi, vu dans le film explosant en l’air, dont le pilote (si c’est un monoplace) était vu et filmé sautant en parachute ou dont les débris étaient filmés au sol. Etait considéré ccmme Probably Destroyed l’appareil filmé en feu, ou sévèrement touché dans des parties vitales, mais que, pour une raison ou une autre, le pilote n’avait pu filmer détruit au sol. Etait considéré comme endommagé, un appareil ennemi sévèrement touché, et mis hors de combat, sans présomption de destruction complète. Dans l’aile de tous les avions de chasse de la R. A. F. il y avait un appareil de prise de vues cinématographique, branché sur la détente des armes, et soigneusement aligné par des vis micrométriques sur le point d’intersection des projectiles des armes d’ailes. Ainsi, le pilote ramenait une preuve indiscutable de son tir, de son habileté tactique et des résultats obtenus. Cela était précieux pour l’identification des objectifs. Les décorations anglaises étaient très parcimonieusement accordées 1. Pour la chasse, on donnait une Distinguished flying cross après cinq victoires obtenues en environ cent missions. Une « Bar » à la D. F. C. était donnée entre la dixième et la vingtième victoire, et finalement le Distinguished service order donné aux commandants de wing ou de squadron après vingt victoires ou trois cents missions. La Victoria cross, suprême honneur militaire britannique, n’a été accordée, pendant toute la durée de la guerre, qu’à un seul pilote de chasse, le Squadron Leader Nie Nicholson. Les pilotes français détachés dans la R. A. F. recevaient ces décorations au même titre que les sujets britanniques. Avec le « fair play » habituel des Anglais, une extraordinaire impartialité présidait à ces attributions, contrôlées par le Roi lui-même, et, pour ces raisons, nous attachions, nous Français, une très grande valeur à ces distinctions. 1. L’auteur a reçu sa première D. F. C. après 8 victoires homologuées et près de 300 missions. Sa seconde D. F. C. après 370 missions et 20 victoires, et finalement le D. S. O. après 420 missions, 33 victoires et un commandement effectif de squadron et de wing. La devise de la R. A. F. était, et est toujours : Per ardua ad astra. La 2e armée de l’Air Tactique de la R. A. F. avait été organisée pour suivre et soutenir directement l’effort du 21e Groupe d’armées britanniques sous les ordres du maréchal Montgomery, ainsi que pour assurer le « close-support » de la lre Armée américaine. La II T. A. F. était divisée en cinq groupements ou divisions aériennes : 83 Group sous les ordres du Vice-Air Marshall Broadhurst composé principalement de chasseurs. 84 Group composé principalement d’escadres de chasseurs-bombardiers. 85 Group représentant les réserves stratégiques, avec quelques escadres de chasse et des escadrilles de chasseurs de nuit. 2 Group composé de deux escadres de bombardiers moyens et d’une escadre de bombardiers légers (Mosquitos). 1 Group chargé des communications et moyens de transport, équipé de Dakotas et d’Ansons. (Ce group changea de matricule fin 44, devenant 38 Group.) Cela représentait en première ligne (sans compter les avions de réserve de chaque unité) : 70 Mitchells de bombardement moyen ; 38 Mosquitos de bombardement léger ; 1764 chasseurs et chasseurs bombardiers (Tempests, Spitfires et Typhoons) ; 156 Spitfires de reconnaissance tactique et stratégique. TRADUCTION D’UN RAPPORT D’OPÉRATIONS règlements régissant les affectations de pilotes sur avion Tempest V. La plupart des nouveaux pilotes arrivent avec un total de 350 heures de vol en moyenne, dont à peine 5 sur Tempest. Faute de moyens matériels suffisants pour les entraîner sur place, les pertes sont très élevées en combat aérien et par accidents. D’autre part, la fatigue de vol est très forte chez mes pilotes qui font une moyenne de trois missions quotidiennes. (1 pièce jointe : rapport officier médical attaché au Squadron n° 3.) II. Matériel. L’unité est complètement rééquipée de Tempest V, type B, à moteur Sabre VI B et hélice Rotol en remplacement des types A, hélice De Havilland, depuis le 1/2/45. Les performances à basse altitude et l’accélération sont nettement supérieures. Cependant il serait souhaitable d’introduire rapidement en première ligne le Tempest II à moteur Centaurus en étoile, pour les quatre raisons suivantes : a) Vulnérabilité trop grande à la flak du Sabre VI refroidi par liquide. b) Consommation d’huile trop élevée de ce moteur sans soupapes après trente heures de vol, ce qui réduit notre rayon d’action. c) Le système de filtrage à la prise d’air des carburateurs est trop fragile, et de plus les filtres Vokes enlèvent trop de puissance pour le décollage. d) L’essence à 150 d’octane obligatoire pour le Sabre VI B est une source sans fin d’ennuis d’approvisionnement et d’allumage. Les manœuvres de roulement au sol sont très ralenties par le fait que les pilotes sont obligés de dégorger les moteurs toutes les minutes et avant le décollage pour éviter la formation de plomb sur les électrodes. Ces considérations mises à part – qui concernent d’ailleurs uniquement le groupe moto-propulseur – le Tempest V a une cellule très robuste et facile à entretenir. Les pneus du type T. 17 Mark III s’usent trop vite et ne supportent que cinq atterrissages en moyenne. Contrairement aux autres types de chasseur (P. 47, P. 51 ou Spitfire), les performances pratiques sont nettement plus élevées que les performances calculées. En piquant à deux degrés seulement sous l’horizon la vitesse de 810 kilomètres à l’heure est atteinte en moins de 30 secondes. La maniabilité qui laisse à désirer en dessous de 400 kilomètres à l’heure est remarquable au-dessus de 510 km/h. Les ailerons sont très sensibles à haute vitesse, et la souplesse de la profondeur compense une certaine instabilité longitudinale. Le Tempest VB est très stable en piqué rapide et offre une excellente plate-forme de tir. La puissance de feu est très grande avec quatre canons de 20 mm, mais ces canons Hispano type V à tube raccourci ont des enrayages trop fréquents. Une mise au point du dispositif d’alimentation est nécessaire. L’adoption du Gyro Sight VIII (Collimateur gyrosco-pique à correction de tir automatique) ne semble pas répondre à une nécessité urgente. De plus la visibilité en avant serait trop réduite du fait de son volume. Le personnel est de plus peu entraîné à son emploi. III. Tactiques et opérations. Voici les réponses au questionnaire 147 d’OPS-2 : A. – Pour fournir trois missions quotidiennes de reconnaissance armée dans les conditions actuelles de flak et d’opposition, les effectifs normaux d’un groupe ne permettent que des sorties de deux sections de quatre (huit Tempests), soit vingt-quatre sorties par jour. Nous avons en permanence : deux appareils en inspection générale, quatre appareils en inspection hebdomadaire, et entre deux et six appareils en réparation pour avaries légères de flak. Douze à quatorze avions restent ainsi disponibles en moyenne. Pratiquement il est difficile, même avec les inspections quotidiennes échelonnées sur 24 heures, de demander plus de deux sorties par appareil et par jour. Aussi donc, nous suggérons que l’on adopte dans les circonstances présentes deux sections de quatre comme « Squadrons strenght » (effectif en ligne de groupe). B. – Pour les missions d’interdiction de rail, les effectifs ne doivent pas dépasser deux paires, opérant de la façon suivante : – Passage des lignes à 3 000 mètres, et ensuite redescendre à 1 000 mètres, vitesse de croisière de 520 kilomètres à l’heure. – Il n’est pas utile de larguer les réservoirs supplémentaires. – Une seule paire doit attaquer chaque locomotive pour diminuer les effets de la flak, et surtout pour éviter les ricochets des projectiles, très meurtriers quand quatre avions exécutent une passe en file indienne serrée et que la dernière paire tire avant que la première soit hors de portée. – Les locomotives doivent être abordées en léger piqué, trois quarts arrière, en visant surtout la partie très vulnérable comprise entre la cabine et le premier dôme. Ainsi les avions dégagent après l’attaque sous couvert des jets de vapeur et de fumée qui les dissimulent aux postes de flak du train qui se trouvent derrière la locomotive. – Depuis le début de l’année, les trains circulant de jour dans la « zone pourpre » (200 kilomètres du front) sont généralement protégés par trois wagons de flak ; un 37 mm en queue, un affût quadruple de 20 mm au milieu du convoi et un autre quadruple de 20 mm accroché immédiatement derrière ou parfois même devant la locomotive. – Dans la « zone rouge » (200 à 350 kilomètres du front) les convois disposent de deux wagons de flak (2 x 4 20 mm) – un en tête et l’autre à la queue. – Dans la « zone blanche », entre l’Elbe et l’Oder, on rencontrait souvent des convois non armés. Mais il est évident que, désormais, ils sont équipés progressivement de flak. – Le système de guet et d’alerte allemand est très efficace. Toutes les locomotives attelées à un convoi sont équipées de postes radio-téléphoniques à ondes courtes, par lesquels les chefs de train sont en liaison avec les dispositifs de défense passive et de contrôle de la Luftwaffe qui les préviennent de la présence de chasseurs alliés dans leur secteur. – Les pertes importantes que nous avons subies en attaquant des locomotives (1 pilote pour huit locomotives attaquées) sont causées pour les deux tiers par la flak, et, pour le reste, par les débris et les ricochets. C. – Les aérodromes sont aujourd’hui les objectifs les plus dangereux et les plus difficiles à attaquer efficacement. L’attaque d’un aérodrome ne se justifie que comme : 1°« Opportunity target » (objectif d’opportunité). 2°« Form D target » (c’est-à-dire, mission montée avec plan d’action établi soigneusement à l’avance). L’« opportunity target » se présente à une patrouille se trouvant par hasard dans le circuit d’un aérodrome et surprenant une formation ennemie roulant au sol, se posant ou décollant. La décision doit être prise immédiatement et le chef de patrouille fera sa passe à la vitesse maximum. La section doit prendre d’elle-même une formation très ouverte. Tout avion de la patrouille gêné dans son départ, mal aligné ou incapable de larguer son réservoir supplémentaire devra rompre la formation sur-le-champ et prendre de l’altitude sans chercher à attaquer. En principe, ces opérations sont rarement « payantes », et doivent être évitées dans la mesure du possible. L’attaque d’une « Form D Target » doit être minutieusement préparée. S’assurer du concours d’un squadron de Typhoons anti-flak. Une formation de 8 Tempests est suffisante. Les appareils volent à 150-200 mètres l’un de l’autre, parallèlement, couvrant ainsi la largeur moyenne d’un aérodrome, et conservant aussi la faculté de dévier « in extremis » de quelques degrés pour choisir un objectif. L’approche doit se faire dos au soleil, en piqué à 60°de 4 000 mètres à 1000 mètres, de façon à ce que la patrouille soit en position deux kilomètres avant le périmètre de l’aérodrome, à une centaine de mètres d’altitude et une vitesse de 800 kilomètres à l’heure. Chaque pilote doit choisir un objectif droit devant lui – un avion ou un hangar – piquer doucement, tirer de très loin une rafale continue en corrigeant le tir d’après les éclatements d’obus au sol. Ensuite il doit se coller au ras du terrain, attendre au moins dix secondes puis enclencher la surpuissance et reprendre de l’altitude le plus rapidement possible en léger zigzag. Les avions ne quittent ainsi la protection du sol qu’hors de portée des 20 mm. Il est bon de prévoir un dégagement en éventail, avec les appareils extrêmes obliquant vers l’extérieur de la formation afin de disperser le tir de la flak. Il est essentiel de régler l’attaque anti-flak à quelques secondes près. Les Typhoons arrivent à 3 500 mètres, doivent piquer sur l’aérodrome en repérant les postes de flak, et lâcher leur salve de huit fusées en redressant au-dessus de 1000 mètres. A la seconde exacte où les fusées explosent, les Tempests doivent déboucher en rase-mottes sur le terrain, avant que les servants de flak puissent réagir. Cette méthode d’attaque est préférable au système dit « de saturation de flak ». En effet il est impossible matériellement de contrôler une formation de 24 ou 36 appareils débouchant en désordre aux quatre points cardinaux d’un aérodrome. Les pilotes se préoccupent beaucoup plus d’éviter les collisions que de choisir et tirer un objectif utile. L’expérience a démontré que la flak allemande est très disciplinée, et se contente généralement de couvrir un angle d’approche, concentrant son tir sur les appareils qui l’utilisent. Les pertes sont aussi très élevées, et le rendement moindre. Dans ces conditions il est inutile de mobiliser toute une escadre pour ce genre d’opérations. ATTAQUE PAR LES CHASSEURS DE LA R. A. F. D’OBJECTIFS AU SOL EN PAYS OCCUPÉS L’attaque d’objectifs divers en pays occupés par l’ennemi (France, Belgique, Hollande) était très sévèrement réglementée dans la R. A. F. et des sanctions sévères prises contre les pilotes fautifs. Plus tard, lorsque les forces aériennes américaines commencèrent à opérer partant de bases britanniques, le ministère de l’Air britannique exigea que les pilotes américains se soumissent aux mêmes règlements, mais sans succès. Voici un document assez intéressant, qui répond aux plaintes que j’ai souvent entendu formuler « d’avions de la R. A. F. mitraillant des femmes et des enfants ». SECRET A insérer immédiatement dans le Livre d’Ordres des Pilotes. From : Headquarters n° 11 Group. to : All Fighter Sectors Ref : 11 G / S. 5ÛO/39/OPS 1 Date : 17 th. april 1943 (exp. : Quartier Général Chasse) (dest. : Tous les secteurs de Chasse) RÉGLEMENTATION D’ATTAQUES AÉRIENNES Divers manquements à la discipline ont eu lieu récemment, quand certains pilotes engagés dans des opérations offensives ont attaqué des objectifs interdits >ar les termes de la note 53/1942 du Q. G. de la Chasse, t par la note 96 du 12 novembre réglementant les opérations « Rhubarb ». Bien que l’on puisse comprendre que certains pilotes evenant d’opérations offensives ou engagés dans des opérations « Rhubarb » se sentent inclinés à attaquer ous les objectifs qui semblent présenter un intérêt militaire – il est impératif de rappeler à ces pilotes lue la priorité et le choix de ces objectifs sont établis ivec un très grand souci pour le bien-être des populations qui habitent ces territoires. Il est nécessaire que es pilotes observent ces règlements sous peine de sanctions graves. De plus il ne faut pas oublier que ces populations opprimées donnent une aide très grande à : eux de nos pilotes obligés de sauter en parachute ou le faire des atterrissages forcés en zone contrôlée par l’ennemi. Aussi donc, une fois de plus, nous rappelons à l’attention de tous, l’appendice « A 3 », IIe partie de la note 96, lui donne une liste facile à retenir des objectifs prohibés. signé : Air Commodore E. H. Stevens Senior Air Staff Officer N° 11 Group, Royal Air Force Appendice A 3 Les objectifs suivants ne doivent à aucun prix être attaqués : Territoires occupés par l’ennemi. 1. Objectifs non militaires (usines non individuelle-nent spécifiées et indiquées par ordre écrit pour l’attaque – villages, maisons, animaux, civils et propriété >rivée en général). 2. Campements et baraquements – sauf s’ils sont occupés par des forces ennemies, et que la permission écrite de les attaquer soit obtenue du ministère de l’Air. 3. Phares. 4. Châteaux (sauf ordre spécial du Commandement de la Chasse). 5. Moulins à Vent. 6. Objectifs et installations électriques en Hollande. 7. Châteaux d’eau. 8. Trains de passagers et locomotives attachées à des trains de passagers sauf : a : En France la nuit. b : En Hollande et en Belgique entre 23 heures et 4 heures et au sud de la rivière Waal-Rhine. 9. Bateaux de pêche. 10. Stations de radio et pylônes – y compris stations de radar (Sauf ordre spécial du Commandement de la Chasse). 11. Objectifs dans les îles de la Manche (Sauf ordre spécial du Commandement de la Chasse). 12. Bouées et autres signaux de navigation maritime. 13. Usines à gaz. 14. Distilleries d’alcool. Territoires allemands et italiens. Tous les objectifs interdits par les conventions de la Croix-Rouge. FICHES DE VOL Au G. Q. G. de la R. A. F., dans l’ancien couvent de Bentley Priory, près de Stanmore, sont conservées les fiches individuelles de tous les pilotes, britanniques ou alliés ayant servi dans la R. A. F. Ces fiches, tenues soigneusement à jour, étaient extrêmement détaillées, et suivaient jour par jour – presque heure par heures – la vie et les actions en service des pilotes. En plus des notes, observations, fiches médicales, résultats d’examens, de cours techniques, on y trouvait un rapport complet de chacune des missions de guerre accomplies individuellement. Voici par exemple quelques-unes des cent dix-sept fiches traitant du troisième tour d’opérations accompli dans la R. A. F. par P. H. Clostermann : 5 mars. Mission de chasse libre dans la région de Nordhorn. Le lieutenant Clostermann attaque 4 Messerschmitts 109 et en détruit un au cours du combat. 6 mars. Le lieutenant Clostermann mène une patrouille de 8 Tempests en sweep dans la région de Rheine. Attaque avec sa patrouille une raffinerie de pétrole à Gadesbuden. Les installations sont mitraillées, et quatre réservoirs mis en feu, d’une contenance de 150 000 gallons d’essence d’aviation. Ensuite il détruit personnellement 4 locomotives et en endommage 3 autres. 13 mars. Le lieutenant Clostermann mène une section de 4 Tempests sur la gare de triage de Hamm, il détruit 3 locomotives. Grosse réaction de flak (F. O. Mac Culloch abattu). 14 mars. Le lieutenant Clostermann mène un sweep de 8 Tempests dans la région de Hanovre. Combat contre 40 Messerschmitts 109. Personnellement il en détruit un, en détruit probablement un autre et en endommage un troisième. 3 Tempests et 3 pilotes perdus au cours de ce combat : W. O. Alexander, E. O. Park et F. Lt. Cress-well. 21 mars. Le lieutenant Clostermann mène 4 Tempests en sweep dans la région de Niembourg et Verden. Il détruit personnellement 3 locomotives. 2 Tempests sur 4 descendus par la flak : F. Lt. Stark et F. Lt. Kennedy. 23 mars. Le lieutenant Clostermann mène une patrouille en interdiction de rail à l’aube dans la région est de Brème. Détruit personnellement 6 locomotives et 2 camions. Son avion est touché par un 37 mm dans l’aile gauche. Flak très dense. Quatre avions sur les six de la patrouille sont descendus par flak : F. O. Long, F. O. Vasyl, Sgt. Shep-perd, P. O. Mac Laren. 26 mars. Le lieutenant Clostermann mène une reconnaissance armée dans la région du lac Dummer. Flak très violente. Six avions sur huit sont touchés, mais un seulement est perdu (F. Lt. Joe Pay ton). Le lieutenant Clostermann détruit personnellement 7 locomotives et en endommage plusieurs autres, ainsi que 3 camions-citernes sur l’autostrade d’Osnabruck. 28 mars. Reconnaissances armées pai paires à l’occasion de la traversée du Rhin. Le lieutenant Clostermann poursuit un Fieseler 156, l’endommage, et l’oblige à un atterrissage forcé, le détruisant ensuite au sol. Il attaque une batterie tractée de 155 mm qu’il met hors d’action par trois passes de mitraillage en détruisant les deux fourgons à munitions et les trois tracteurs. – Même mission l’après-midi. Le lieutenant Clostermann attaque seul une colonne de 11 tanks type SP MK III 75. Il en détruit 1 et en endommage 4 autres, et reste, malgré la flak, à tourner autour de l’objectif afin de guider les Typhoons anti-chars alertés. Il ne rentre à sa base qu’après avoir été blessé et eu son appareil touché à plusieurs reprises. Cette action fait l’objet d’un télégramme de félicitations de la part du colonel chef d’état-major G2 Air de la 2e Armée canadienne. A la nuit tombante le lieutenant Clostermann effectue une autre mission, menant une patrouille de 4 Tempests en surveillance de Rheine Hopsten et de ses aérodromes satellites. Il abat un Junkers 88 chasseur de nuit, est blessé à la jambe droite, son appareil est très gravement endommagé, et, sans radio, il revient à sa base. Son avion hors de contrôle s’écrase et il est blessé à la face. 28 mars au 2 avril. Du 28 mars, 22 heures, au 2 avril, 12 heures, le lieutenant Clostermann séjourne à l’Hôpital N° 18 à Eindhoven. Par ordre 714/83/11, T. A. F., H. Q. il est affecté au commandement du Squadron N° 3 de la 122e Escadre. 2 avril. Prise de commandement Squadron Leader. P. H. Clostermann D. F. C. au 3 Squadron. Il mène dans l’après-midi une patrouille dans la région du lac Dummer. Il attaque 2 Focke Wulfs 190 D-9 qui viennent de décoller, et en descend un en flammes, puis il mitraille une rangée d’avions de bombardement, endommageant gravement 2 JU 188 au sol. Son appareil est touché par la flak. Pendant cette attaque sa section détruit un convoi routier de trente camions-citernes. 3 avril. Squadron Leader P. H. Clostermann mène une patrouille en interdiction de rail dans la région d’Hanovre. Il détruit 4 locomotives. Un coéquipier est abattu par flak : Sgt. Browny. Il mène une deuxième patrouille en reconnaissance armée dans la région du lac Steinhuder. Il détruit 2 locomotives et 2 camions. Un avion perdu par flak : W. O. Tuck. Au crépuscule il mène une troisième patrouille au nord d’Enshelde. Il tombe dans un « flak-trap » (piège à flak). 2 avions descendus (Sgt. Haie et F. O. Bosley). 5 avril. Squadron Leader P. H. Clostermann mène une patrouille à l’aube. Un Junkers 88 est descendu en flammes au-dessus de l’aérodrome de Wunstorf. La patrouille mitraille ensuite l’aérodrome, endommageant trois JU-88 au sol. Les quatre avions de la section sont touchés par la flak. L’après-midi, il mène un sweep dans les environs du lac Dummer. Combat contre 12 Focke Wulfs et 4 Messerschmitts 109. Il endommage 2 FW 190 et participe à la destruction de 2 Me 109. Son appareil est touché par 3 obus de 20 mm et un obus de 37 mm. 19 avril. Le Squadron Leader mène 8 Tempests en reconnaissance armée dans la région de Hambourg. Il détruit personnellement 7 camions. Flak violente. 3 avions sur 8 endommagés et un avion descendu (F. Lt. Mackenzie). Au crépuscule, il mène deux volontaires pour mitrailler l’aérodrome de Rottembourg. Personnellement il détruit 2 Heinkels 177 et en endommage 2 autres. Un de ses coéquipiers touché par flak a un pneu crevé et se tue à l’atterrissage (F. O. Reeds). 20 avril. Le Squadron Leader Clostermann mène 12 Tempests en sweep sur la Baltique. Détruit en coopération un quadrimoteur Junkers 290 au-dessus du Skagerrak. Détruit également 4 locomotives et 12 camions. Le soir, il mène 3 Tempests en patrouille de nuit le long de l’autostrade Brème-Hambourg. Il engage 30 Focke Wulfs « long-nez » sous une pluie battante. Il est touché par la flak au début du combat, puis un Focke Wulf endommage son appareil qui prend feu. Il continue le combat quand même, et détruit personnellement 2 Focke Wulfs, puis ramène à la base distante de 320 kilomètres son Tempest en feu. Atterrit sur le ventre. 3 mai. Le Squadron Leader Clostermann mène une reconnaissance armée sur Kiel. Il détruit un Focke Wulf 190 en combat aérien, et en endommage deux autres au sol. Dans l’après-midi il mène une reconnaissance navale sur les côtes du Danemark, obligeant un sous-marin de 500 tonnes à s’échouer à Aager Fjord. Le soir, il mène au crépuscule 24 Tempests sur un objectif spécial, la base aéronavale de Grossembrode où sont réunis plus de 100 gros multimoteurs de transport. Il se heurte à une couverture de près de 200 chasseurs ennemis. Il détache 20 Tempests pour engager cette chasse adverse, et mène au mitraillage une section de quatre Tempests. Ses trois coéquipiers sont descendus au cours de la première passe (deux par la flak : F. Lt. Bone et Sgt. Crow, et un troisième par cause inconnue : F. Lt. Dug Worley). Le Squadron Leader Clostermann abat alors un Junkers 252 qui vient de décoller, puis deux Dorniers 24 au-dessus du détroit de Fenhmarn. Il refait ensuite seul une passe de mitraillage, endommageant gravement au sol 2 Arados 232 et 2 Blom et Vhoss au mouillage. Il contrôle ensuite le combat contre les chasseurs, dont 14 sont descendus pour la perte totale de 11 Tempests et de 10 pilotes (3 par flak). Il participe à la destruction d’un Messerschmitt 109 et d’un Focke Wulf 190. objectifs divers homologués au cours de missions d’assaut 72 locomotives et une centaine de trains attaqués. 225 camions et transports routiers, dont une trentaine de camions-citernes. 410 5 tanks. 2 vedettes lance-torpilles. 1 sous-marin de 500 tonnes en coopération. Objectifs divers attaqués et détruits à la bombe et au canon, dont une raffinerie de pétrole à Gadesbuden avec destruction de 150 000 gallons d’essence spéciale d’aviation, etc. 293 missions de guerre offensives à grand rayon d’action. 97 missions d’assaut et de bombardement en piqué. 42 missions de chasse défensives. RAPPORT DE COMBAT 122/3347/83/11 T. A. F. Flight Lieutenant P. H. Clostermann D. F. C. Squadron 56 – Tempest V – décollage : 11.15 – atterrissage : 13.18 – lieu du combat : Hameln – altitude : 4 000 pieds – pertes ennemies : 2 Focke Wulfs « long-nez » hors de combat. Rapport personnel : Je menais la section verte du Squadron 56 dans une patrouille de la région Osnabruck-Uchte. A 12 h 10 approximativement, dans la région de Osnabrück, nous entendîmes par la radio que le Squadron dont l’indicatif d’appel était « Mac Duff » engageait des avions ennemis dans la région de Rheine. Quelques minutes plus tard, alors que nous tournions sur 180°, je vis sept Focke Wulfs 190 « long-nez », volant à 3 700 pieds dans une direction est. Il y avait 6/10 de nuages à environ 3 000 pieds et nous volions juste en dessous. Je renversai immédiatement mon virage, suivi de ma section, et nous larguâmes les réservoirs supplémentaires. Je me retrouvai au-dessus des nuages, 2000 mètres derrière la formation ennemie. Plein gaz je réussis à me rapprocher jusqu’à 1 000 mètres. Les F. W. m’aperçurent alors et dégagèrent à gauche. Je fis une passe frontale suivie d’un virage cabré qui m’amena à 200 mètres et 25°du chef de patrouille ennemi. Je tirai trois rafales et à la troisième des explosions se produisirent aux raccords d’aile et le long du fuselage de cet appareil. Ce F. W. dégagea en piqué sous moi et je le perdis de vue. Je fis un demi-tonneau et piquai à 90°sur un autre F. W. Je tirai une longue rafale continue en réduisant la correction de 80°à 50°, et le touchai sur l’aile droite. Une dizaine d’autres F. W. ont fait alors leur apparition venant de l’ouest, et j’ai décroché vers les nuages, suivi de mes trois coéquipiers. – La caméra cinématographique a fonctionné. – Les quatre canons ont tiré respectivement 82,84,81 et 83 obus de 20 mm. Squadron 3 – Tempest V – décollage : 18.08 – atterrissage : 20.03 – lieu du combat : aérodrome d’Aldhorn – altitude : 0 – pertes ennemies : 1 Focke Wulf 109 D-9 détruit en l’air, deux Junkers 188 hors de combat au sol. Rapport personnel : Je menais la section Filmstar Jaune dans une reconnaissance armée sur la région Brème-Hanovre. Nous attaquions des transports automobiles sur la route principale entre les aérodromes de Cloppenburg et Aldhorn. Comme je redressais après ma première passe de mitraillage, je vis deux chasseurs ennemis décollant d’Aldhorn tandis qu’un barrage de flak s’élevait. Je prévins ma section, et de 4 000 pieds je piquai sur le deuxième avion qui relevait son train d’atterrissage. Rasant la piste, je l’attaquai 5°arrière à moins de 30 pieds. Je tirai une rafale de trois secondes, ouvrant le feu à 400 mètres et terminant à 50. Je vis les impacts de mes obus sur la piste en ciment dessous et autour de l’avion que j’identifiai comme étant un Focke Wulf 190 D-9 « long-nez ». Sévèrement touché, l’avion ennemi dérapa sur la gauche et s’écrasa sur l’aérodrome, semant des débris en feu sur une grande distance. Mon avion fut couvert de l’huile projetée par les réservoirs crevés du F. W. L’autre appareil ennemi était encore dans le circuit, nais je ne pus tourner suffisamment serré pour le rejoindre et l’engager. La flak étant violente je décidai le rester au ras du sol, et au passage je mitraillai un groupe de 5 Junkers 188 parqués dans un petit bois au out de la piste. Je concentrai mon attaque sur les deux premiers. Mes obus explosèrent sur les moteurs et les cabines, mais aucun ne prit feu. Mon avion fut alors touché par un obus de 20 mm de lak. Je mis le cap sur la base, et détruisis 3 camions et remorques sur le chemin du retour. – La caméra cinématographique a fonctionné. – Les quatre canons ont tiré respectivement : 146,85,184 et 150 obus de 20. Aspirant P. H. Clostermann. Squadron 602 – Spitfire IX B – décollage 11.05 – atterrissage 11.57 – lieu du combat : région de Caen – altitude : de 2 100 pieds à 7 000 pieds – pertes ennemies : 1 Messerschmitt 109 G probablement détruit, 1 Focke Wulf 190 détruit. Rapport personnel : A 11 h 05 la section Red du squadron 602 décollait en alerte menée par moi. A 11 h 07 la D. C. A. de Longues ouvrait le feu sur douze chasseurs allemands patrouillant notre base au-dessus des nuages à environ 3 000 pieds. Suivi de mon N° 2 Pilot Officer Kidd (R. C. A. F.) je montais tout droit au travers des nuages. A peine sorti, un Messerschmitt 109 exécuta une passe frontale sur nous. Mon N° 2 engagea alors 2 Me 109,500 mètres à ma droite au-dessus, tandis que j’attaquais 4 Messerschmitts qui nous menaçaient sur la gauche. Après quelques passes préliminaires j’ouvris le feu sur un de ces Me 109, et, après deux rafales de 20 mm et mitrailleuses, l’avion ennemi piquait dans les nuages, émettant une épaisse fumée noire et une pluie de débris. Je le suivis à l’intérieur du nuage, tirant à la mitrailleuse seulement. Soudain le Me 109 exécuta à moins de 700 pieds un violent retournement et disparut. Pris dans son remous, je perdis momentanément contrôle de mon appareil en P. S. V. Je remontai ensuite seul jusqu’à 6000 pieds suivant les indications du contrôleur annonçant une forte formation allemande se concentrant derrière Caen. . A peine arrivé au-dessus de Caen Carpiquet, je fus engagé par 4 Focke Wulfs 190, dont le chef de patrouille m’attaqua en chandelle par-dessous. Je fis face, ouvrant le feu à 800 mètres d’une rafale continue jusqu’à ce que la portée fût réduite à 40 mètres. Une série d’explosions se produisit sur le bord d’attaque de l’aile gauche du F. W. Le capot du moteur se détacha, fracassant le gouvernail de direction. L’appareil ennemi entra en vrille, et malgré les efforts apparents du pilote s’écrasa près du hangar sud-ouest de l’aérodrome. Je réussis à me débarrasser des trois autres. – La caméra cinématographique a bien fonctionné : 1,75 m de film. – Les deux canons ont tiré respectivement 75 et 76 obus de 20 mm. – Les quatre mitrailleuses ont tiré 299,300,300 et 300 balles de 7,7 mm. Aspirant Clostermann. Squadron 602 – Spitfire IX B – décollage 15.20 – atterrissage 16.35 – lieu du combat : région de Saint-Lô – altitude : 1200 pieds – pertes ennemies : 1 Messerschmitt 109 probablement détruit. Rapport personnel : Je volais comme N° 2 du F. Lt Charney D. F. C. dans la région de Saint-Lô vers 16 heures. Après avoir attaqué deux camions, nous avons été surpris par quatre Messerschmitts 109. J’ai dégagé face à l’attaque et après quatre virages 360°j’ai réussi à me placer derrière un Me 109 que j’ai tiré de 200 mètres à 120. J’ai observé des impacts sérieux sur. le moteur et la cabine du pilote. D’un des radiateurs crevés s’échappait un épais nuage de glycol. A deux reprises il se produisit sous le moteur une sorte d’explosion, suivie de chute de débris. Avant que je puisse l’achever, j’ai été touché par deux balles incendiaires tirées par un deuxième Me 109 et j’ai dû dégager et tirer trois quarts avant sans résultats. – La caméra cinématographique a bien fonctionné. – Les deux canons ont tiré respectivement 60 et 60 obus de 20 mm. – Les quatre mitrailleuses ont tiré 223,14 (enrayée), 222,223. LE MESSERSCHMITT 109 Le Messerschmitt 109, malgré l’introduction du Focke Wulf 190, a formé, tout au long de la guerre, l’épine dorsale des Jagd Geswaders de la Luftwaffe. Contemporain du « Spitfire » (ces deux appareils ont en effet été dessinés en 1934-1935), il a été constamment perfectionné par les ingénieurs allemands. Sa principale caractéristique résidait dans sa vitesse. Grâce aux divers dispositifs de surpuissance (GM 1, injection de méthanol dans les cylindres, etc.) facilement adaptables à son moteur en ligne Daimler Benz 605 de 1 800 CV, les derniers types de Me 109 tels que le 109 K-14, frisaient le 720 km/h. De très petites dimensions (16 mètres carrés de surface – 9 mètres d’envergure et 8,90 m de longueur), léger (3 200 kg), il grimpait admirablement. Cependant, il avait le grave défaut du blocage des commandes à haute vitesse, qui en rendait le maniement très pénible. Son armement normal consistait en 3 canons de 20 mm, dont un tirant au travers du moyeu, et en deux mitrailleuses légères. Certains pilotes allemands préféraient seulement le canon d’axe et deux mitrailleuses lourdes de capot. Dans les derniers mois de la guerre cette solution devint standard, avec un canon de 30 mm au lieu du 151/20. messerschmitt 109 k. 14 Plus rapide que le Spitfire, il était sur tous les plans mais moins maniable. Plus tard, malgré notre supériorité de vitesse, nous devions être très prudents avec nos « Tempest » contre les 109, car ceux-ci, en dessous de 450 km/h tournaient mieux que nous, surtout à moyenne altitude. Pour les Allemands le grand avantage du 109 résidait dans sa facilité de construction en grande série – près de 30 000 Me 109 ont été construits durant la guerre, dans vingt-sept usines, dont la plus connue était Regens-bourg. Détail curieux : tous les grands « as » allemands à l’exception de Walter Nowotny et de Graf, ont toujours préféré le Me 109 au F. W. 190, probablement à cause de sa vitesse et de sa puissance ascensionnelle (7 000 mètres en 6 minutes). Cependant, à l’opposé du F. W. 190, il était désagréable à piloter, avec un cockpit étroit, habitacle encombré de montants et de raidisseurs, un train d’atterrissage fragile et dangereux, et une vulnérabilité très grande. LE MESSERSCHMITT 262 Le Messerschmitt 262, premier avion de combat à réaction utilisé effectivement et en grand nombre dans cette guerre, était une machine splendide, dont les qualités aérodynamiques restent encore inégalées, même dans les produits les plus récents de la technique anglo-américaine de 1946-1947. Dessiné en 1941, entouré d’un rigoureux secret, le premier 262 vola fin 1942 avec deux turbines JUMO 00 4. Après de multiples vicissitudes, dues aux interventions intempestives du Luftministerium et de Hitler lui-même, la construction en série fut lancée au début de 1944. Le manque de métaux spéciaux pour les axes et les roulements de turbines amena bien des déboires, mais cependant, malgré la puissance limitée des JUMO 00 4 B, le 262 atteignit une vitesse de 925 kilomètres à l’heure, avec un armement de 4 canons de 30 mm. C’était une révolution dans la tactique aérienne, et il est certain que l’apparition du 262 dans les unités de chasse causa de graves soucis à l’Etat-Major allié. Certains 262 furent équipés spécialement contre les Forteresses Volantes. En mars 1945, par exemple, six Me 262 partant du centre d’essais d’Oberammergau, sous la direction du général Gollob et de Nowotny pilotant eux-mêmes deux des appareils, abattirent en un seul vol 14 Forteresses Volantes. Ces Me 262 étaient équipés chacun de 48 fusées RM 4, construites dans les usines RW à la cadence de 25 000 par mois. Heureusement, c’était trop tard. Les caractéristiques du Me 262 étaient les suivantes : Envergure : 12,50 mètres. Longueur : 10,60 mètres. Surface portante : 21 mètres carrés. Poids total : 8 000 kilos. Distance de roulement au décollage par vent de 20 km/h sur piste de ciment : 1 000 mètres. Le 5 mai au soir, quelques heures après le « cessez-le-feu », cinq Messerschmitts 262 apparaissaient dans le circuit de Fassberg. Ils venaient de Prague assiégée par les troupes soviétiques, et après avoir mitraillé les lignes russes venaient se rendre chez nous. C’étaient les premiers 262 capturés intacts, avec tout leur équipement de guerre. Lorsqu’il fallut, quelques jours plus tard, les convoyer à Lübeck, afin de les transporter aux terrains d’essais de la R. A. F. en Angleterre, ce furent ces pilotes allemands, presque les larmes aux yeux, qui durent nous donner les instructions nécessaires pour les piloter. Nous fûmes émerveillés par le fini, la technique et l’avance de ces machines admirables. Je partis sur le premier – pas rassuré le moins du monde – et le décollage fut très pénible. Après avoir roulé plus d’un kilomètre, j’essayai de l’arracher du sol, mais malgré les 300 kilomètres à l’heure que j’avais au « badin » il retomba lourdement, faussant la roue de devant. Ce n’est que quelques mètres avant la lisière de l’aérodrome, qu’il prit l’air franchement. « Somky » Schraeder, qui commandait l’escadrille 616 de Meteors enleva le second avec maestria, et par miracle tout se passa bien, du moins avec les quatre premiers appareils. Le dernier se refusa obstinément à démarrer. LE FOCKE WULF 190 Nous avons rencontré le Focke Wulf 190 sous deux formes principales. De 1941 à fin 1943 avec un moteur en étoile (F. W. 190 A 9). De fin 1944 à 1945 avec un moteur en ligne (F. W. 190 D-9 – « long-nez »). Près de 15 000 F. W. 190 ont été construits dans les treize usines principales rattachées à la firme Focke Wulf, dont les plus connues furent Marienburg, Halberstaadt, Wismes, Cassel, Sorau et Schwerin. Monoplace, monomoteur, de construction entièrement métallique, rapide, souple, très bien armé, le Focke Wulf était un adversaire très redoutable entre de bonnes mains. Avec son moteur de 14 cylindres en étoile, développant 1 875 chevaux (B. M. W. 801 TS), cette machine compacte pouvait atteindre une vitesse de 680 kilomètres à l’heure. Pesant quatre tonnes, il avait une surface portante de 18 ma, une envergure de 10,50 m et une longueur de 8,84 m. Puissamment armé de 4 canons à tir rapide de 20 mm MG 151 et de deux mitrailleuses lourdes de 13 mm, il disposait, grâce à la cadence de tir de ses armes, d’un volume de feu double de celui du Spitfire IX. Son piqué très rapide, allié à une phénoménale souplesse des ailerons, lui donnait un avantage certain dans le combat sur le plan vertical. Cependant, le Spitfire virait beaucoup mieux, ce qui équilibrait les chances dans un combat. Mais le Focke Wulf 190 gardait toujours la précieuse faculté de pouvoir rompre à sa guise, grâce à son accélération. Le Focke Wulf 190 « long-nez » était un perfectionnement du 190 classique. Les premiers furent identifiés en combat dans les premiers jours de 1944, et vers la fin de l’année il avait remplacé le Focke Wulf A 9 dans la plupart des escadrilles de la Luftwaffe. Muni d’un moteur en ligne développant 2 000 CV, qui lui donnait une fine silhouette de reptile, très amélioré au point de vue aérodynamique, le F. W. 190 D filait à plus de 720 kilomètres à l’heure. Il mesurait 1,80 m de plus en longueur, et dans la dernière phase de la guerre – à l’exception du Tempest – le « long-nez » s’est avéré très supérieur aux autres chasseurs allies pour le combat à basse et moyenne altitudes. focke wulf 190 d 9 « long-nez » Focke wulf 190 a Son armement avait été révisé – trois canons de 20 mm dont un tirant au travers du moyeu de l’hélice (parfois ce canon de 20 était remplacé par un canon de 30 mm du type MK 103) et deux mitrailleuses lourdes de capot. Sa force ascensionnelle était considérable, car il grimpait à 8 000 mètres en dix minutes. Plus léger que le Tempest, légèrement moins rapide en palier et surtout en piqué, le F. W. 190 « long-nez » grimpait cependant un peu mieux et conservait une certaine supériorité dans la maniabilité aux ailerons. Les performances en combat des deux appareils étaient sensiblement les mêmes, le « Tempest » n’étant avantagé que par son accélération. Tous les aviateurs alliés qui ont eu l’avantage d’essayer le F. W. 190 sont unanimes à déclarer qu’il était extrêmement agréable à piloter. La visibilité remarquable, une bonne protection grâce à un blindage bien réparti, une position du pilote très confortable, avec les pieds hauts, donc excellente pour résister aux effets meutriers de la force centrifuge à haute vitesse – toutes ces qualités, jointes à une extrême souplesse dans les manœuvres, même à haute vitesse, en faisaient un adversaire très dangereux. LE DORNIER 335 Un petit nombre de ces appareils fut construit à partir de fin 1944. D’une conception curieuse – avec un moteur à l’avant tractif et un autre propulsif à l’arrière – le Dornier 335, pouvait être utilisé comme monoplace pour la chasse de jour ou comme biplace pour la chasse de nuit. C’était une grosse machine, pesant dix tonnes, avec une envergure de 13 m, une surface de 35 m2 et une longueur de 13,87 m. Avec deux moteurs Daimler Benz 603 de 1 700 CV chacun, il atteignait la confortable vitesse de 760 kilomètres à l’heure. Son armement se composait de trois canons de 30 mm et de deux mitrailleuses lourdes de capot. En réalité, le Do 335 avait été étudié comme chasseur lourd mixte, avec un Daimler Benz à l’avant et une turbine à réaction à l’arrière. Le Do 335 ne fut pratiquement pas utilisé, en opérations actives. L’ARADO 234 Le premier Arado 234, avion à réaction de reconnaissance, vola en décembre 1943 et en juin 1944 commençait la production en série dans les usines de Warnemunde. Il fut utilisé pour la reconnaissance à haute altitude et surtout pour le bombardement tactique de certains objectifs très bien défendus. Cet appareil peut être regardé comme le premier avion de bombardement à réaction. Sous ses deux turbines il portait une bombe de cinq cents kilos et une autre d’une tonne sous le fuselage. Sa vitesse était de 790 kilomètres à l’heure. Plus gros que le Messerschmitt 262 (15 m d’envergure et 13 m de longueur, avec une surface de 27 m2), il pesait en charge presque dix tonnes. Son décollage en charge était extrêmement délicat, en effet une piste de 2 000 m de longueur au minimum lui était nécessaire. Plus tard les Allemands installèrent un chariot de décollage lar-gable, muni de quatre fusées auxiliaires sur lequel on posait l’Arado 234, et grâce à ce dispositif la distance de décollage fut réduite à 600 m environ. L’Arado 234 avait une silhouette désagréablement semblable à celle du Marauder B 26 américain, et cette similitude amena bien des confusions. Environ 350 Arados de ce type furent mis en service. L’Arado 234 C était muni de quatre turbines et devait remplacer le sous-type A dans les escadrilles. Un très petit nombre parvint seulement à être livré avant l’armistice, cependant cet avion semble avoir été une réussite technique de tout premier ordre, avec sa vitesse de 900 kilomètres à l’heure et une très grande stabilité. L’ARADO 232 L’Arado 232 était un appareil de transport, étudié exclusivement pour cet usage. Avec ses quatre moteurs Bramo, son fuselage à poutre, et surtout ses onze paires de roues sous le fuselage, il avait une ligne tout à fait particulière. Il était utilisé pour le transport de pièces détachées, d’essence, de moteurs et souvent même de personnel. Il en fut construit un assez grand nombre et la plupart servirent à évacuer les Etats-Majors sur la Norvège dans les derniers jours de la guerre. Caractéristiques : vitesse maxima, 338 km ; envergure, 33,50 m ; longueur, 23,50 m, surface, 179 m8 ; poids total, 22 tonnes. Quelques opinions sur la chasse Allemande Colonel Leslie E. Simmorids, directeur des services de recherches techniques et balistiques du laboratoire d’Aberdeen (G. Q. G. de l’Armée britannique) : « Les avions de chasse allemands ont toujours été de première classe. Leurs avions à réaction, malgré certains de leurs défauts, eurent un effet démoralisant significatif sur les Etats-Majors alliés. Le Messerschmitt 262 et les derniers types de Focke Wulfs furent une véritable menace pour la supériorité aérienne alliée jusqu’aux derniers jours de la guerre. Les performances de vitesse étaient exceptionnelles et l’armement des chasseurs allemands très supérieur aux nôtres. » (Report to S. H. A. E. F. on German Research.) Professeur O. P. Fuchs, de l’Institut de Zurich (Suisse) attaché comme expert d’armement auprès du North American Comittee for Aeronautics aux Etats-Unis : « Tandis que pour la période de juillet-août-septembre 1944 le rapport des pertes réciproques était de 1 et 1 (c’est-à-dire que pour une perte totale en combat du côté allemand on enregistrait une perte totale du côté allié, surtout des chasseurs, et une petite proportion de bombardiers), le rapport des pertes pour la période du 22 février au 26 mars 1945 (les données certaines ne s’étendent qu’à cette période) était de 1 et 7,5 du fait de la mise en ligne de la nouvelle combinaison d’armes de Gollob. Pour la perte totale d’un avion de chasse allemand, il y avait donc sept pertes totales et demie dans l’aviation alliée (cette fois-ci avec une grosse proportion de bombardiers quadrimoteurs). Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. » (De l’appréciation de l’efficacité des armes de bord. Interavia, 1/48.) Samuel W. Taylor, ancien commandant du Bureau des Tactiques au G. Q. G. de la 8e Armée de l’Air américaine : « Nous avons toujours considéré la Luftwaffe comme un adversaire très dangereux et techniquement supérieur. Il est possible que la Luftwaffe ait perdu quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses meilleurs pilotes en action depuis 1939, et il est aussi possible qu’elle ait été obligée de panacher en première ligne avec des effectifs peu expérimentés. Cependant, elle a toujours réussi à développer des tactiques offensives et défensives qui se sont révélées hautement efficaces. » (Report for the year of 1944 – 8 th Air Force.) QUELQUES CITATIONS CONCERNANT L’AUTEUR Parmi les nombreuses citations dont Pierre Clostermann a été l’objet, l’éditeur a cru devoir détacher celles qui suivent et qui se rapportent à certains événements mentionnés dans le texte ; Sgt-Chef Pierre Clostermann – Groupe de Chasse « Alsace ». « Pilote de valeur, doué de qualités remarquables de virtuosité. Chasseur ardent et très enthousiaste. « A participé à vingt-deux missions offensives au-dessus du territoire occupé par l’ennemi. « Par un acte d’une détermination hardie s’est adjugé deux victoires au cours d’un combat contre des Focke Wulfs 190 le 27 juillet 1943. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Ordre général 13 du 15/9/43. Sgt-Chef Pierre Clostermann – Groupe de Chasse « Alsace ». « Jeune pilote plein de feu et d’allant. A remporté sa 432 troisième victoire officielle le 27 août 1943, après avoir attaqué seul une formation ennemie de F. W. 190. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Ordre général 19 du 22/10/43. Aspirant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la RA. F. « Pilote de grande classe, remarquable d’allant et de virtuosité, aspirant de réserve de valeur. « Totalise plus de 184 heures de vol de guerre en 125 missions dont 105 offensives sur les territoires occupés par l’ennemi et 5 très réussies de bombardement en piqué sur des batteries côtières particulièrement bien défendues. « A à son actif 3 FW 190 détruits en combat aérien, 2 Me 109 et un FW 190 endommagé en combat aérien, une locomotive détruite et de nombreux objectifs endommagés. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision 14.344/S/DPM/I. Aspirant Clostermann Pierre – Squadron 602 de la R. A. F. « Pilote remarquable. Par son courage et son adresse maintient au plus haut point le prestige français dans le groupe anglais dont il fait partie depuis dix mois. « Le 7 janvier 1944, attaqué seul au-dessus d’Abbeville par une formation de 3 FW 190, a endommagé l’un d’entre eux. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision 8/9/44. Aspirant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de -la R. A. F. « Brillant pilote de chasse qui, dès le 15 juin 1944, au cours d’une mission de chasse libre, a détruit sur le front de Normandie un FW 190. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision n° 109 du 30/10/44. Aspirant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la R. A. F. « Jeune chasseur courageux et réfléchi qui vient à nouveau de se distinguer sur le front de Normandie en détruisant le 26 juin 1944 un Focke Wulf 190 après avoir détruit probablement un Messerschmitt 109 au cours du même sweep. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision n° 109 du 30/10/44. Aspirant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la R. A. F. « Jeune officier pilote qui vient encore de se signaler par ses brillantes qualités de chasseur en abattant en flammes un FW 190 le 29/6/44. « Le 30/6/44, au cours de sa 200e mission offensive, a attaqué et probablement détruit un Me 109 et mis en feu trois véhicules ennemis dont deux camions-citernes. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Déoision n° 109 du 30/10/44. Aspirant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la RAF. « Excellent officier, pilote de chasse dont les remarquables qualités d’adresse et de courage n’ont d’égale que l’ardeur combative. « Dans un combat particulièrement violent et prolongé contre une force ennemie bien supérieure en nombre, a réussi à détruire un FW 190 et à en endommager 4 autres, portant ainsi le nombre total de ses victoires à 6 FW 190 et un Me 109 détruits, 2 Me 109 probables, 5 FW 190 et 2 Me 109 endommagés. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision n° 109 du 30/10/44. S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la R. A. F. « Officier pilote dans un groupe de chasse depuis plus de deux ans, fait preuve d’une hardiesse et d’un courage remarquables. « Animé du plus pur patriotisme, a su par sa virtuosité maintenir très haut Je prestige de l’aviation de chasse française dans les rangs de la chasse britannique. « Totalise huit victoires officielles, quatre victoires probables, 5 avions ennemis endommagés et de nombreux objectifs au sol détruits. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. « Signé : C. de Gaulle. » S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans un G. C. de la R. A. F. « Officier pilote d’une ardeur incomparable au combat. Pénétré des plus hautes traditions de l’aviation française, vient de reprendre la lutte comme chef d’escadrille dans un groupe d’élite de la R. A. F. équipé d’avions Tempest. « Le 5 mars, au cours d’une patrouille dans la région de Hanovre, a attaqué 4 Messerschmitts 109, réussissant à abattre l’un d’eux en flammes. Pendant la période du V au 6 mars a en outre détruit un grand nombre de locomotives. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision 950/17/7/45. S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. « Officier de grande valeur et pilote remarquable d’un dévouement inlassable. Payant de sa personne en toutes circonstances et méprisant le danger, il continue la lutte contre l’ennemi avec une extrême détermination. « Le Squadron 274 ayant été envoyé en repos à la suite de grosses pertes, a demandé à rester en première ligne et de ce fait est affecté au Squadron 56 de la Royal Air Force. « Le 14 mars, au cours d’un combat acharné contre 40 chasseurs ennemis dans la région de Hanovre, a obtenu les résultats suivants : « 1 Me 109 détruit, 1 Me 109 probablement détruit, 1 Me 109 endommagé. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Décision 950/17/7/45. S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. « Brillant officier pilote d’un allant et d’un sang-froid exceptionnels qui continue à donner le plus bel exemple de courage héroïque. « S’est particulièrement distingué au cours de nombreuses missions de mitraillage rendues périlleuses par la densité de la D. C. A. « Notamment les 21,23 et 26 mars, a détruit personnellement 16 locomotives et en a endommagé plusieurs autres, ainsi que plusieurs camions-citernes. « Le 28 mars, lors d’une reconnaissance aérienne sur le Rhin, a abattu un Fieseler 156, puis a mis hors d’usage une batterie d’artillerie lourde tractée. « Ce même jour, au cours d’une nouvelle mission, a attaqué une colonne de tanks, en a détruit un et endommagé quatre autres. Pendant cette action a été blessé par une balle à la jambe droite et a eu son appareil endommagé à plusieurs reprises. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. « Officier pilote de grande valeur, remarquable par son adresse et son mordant. « Continuant son action de destruction, s’est particulièrement distingué le 31 mars à la tête de sa patrouille dans la région de Hambourg, a détruit personnellement 6 locomotives malgré une flak très précise. « Pendant cette action, deux de ses coéquipiers ont été abattus et son appareil fut sérieusement touché. « Le 2 avril, au-dessus de l’aérodrome d’Aldhorn, ataque 2 Focke Wulfs qui viennent de décoller, en descend un en flammes et endommage gravement 2 Junkers 188 au sol. Son appareil est touché à quatre reprises par la flak. « Le 3 avril, au cours de trois missions, détruit personnellement 6 locomotives et 7 camions dont 1 citerne, perdant à ses côtés 4 coéquipiers. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » S/Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. « Magnifique entraîneur d’hommes ayant une haute conception du devoir. « S’est tout particulièrement distingué le 5 avril 1945 à la tête de ses patrouilles. « A l’aube, a personnellement abattu en flammes un chasseur de nuit Junkers au-dessus de l’aérodrome de Wunstorf malgré une violente réaction de flak. « A mitraillé ensuite l’aérodrome et endommagé trois autres Junkers 88. Pendant cette opération, les quatre avions de la patrouille sont touchés par la flak. « Le même jour, au cours d’une nouvelle mission avec sa patrouille, a engagé le combat contre seize chasseurs ennemis. A endommagé seul 2 FW 190 et participé à la destruction de 2 Messerschmitts 109. « Son appareil, successivement touché par trois obus de 20 mm et de 30 mm réussit à le ramener à sa base. Se pose train rentré et s’écrase le visage contre son collimateur, puis l’appareil prend feu. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. « Officier pilote hors de pair. Continue toujours par sa conduite à donner le plus bel exemple de courage et d’allant. « S’est encore particulièrement distingué le 19 avril, au cours d’une reconnaissance armée dans la région de Hambourg. Malgré une flak violente a détruit personnellement 7 camions. Sur huit avions de sa patrouille engagés, trois furent endommagés et un abattu. « Le même jour, avec deux volontaires, au cours d’une nouvelle mission effectuée au crépuscule, mitraille l’aérodrome de Rottembourg et détruit seul 2 Heinkels 177 et en endommage 2 autres. « Le 20 avril, détruit, en collaboration, un Junkers 290 au-dessus de Skagerrak. « Le même jour dirige une patrouille de nuit dans la région de Hambourg où il engage le combat contre 30 Focke Wulfs 190. « Touché par la flak, le feu à son appareil, continue le combat aérien et abat 2 F. W. 190. Rentre ensuite à sa base distante de 320 kilomètres, ramenant son appareil toujours en feu, qui est détruit à l’atterrissage. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » « Officier pilote de très grande classe, alliant à ses connaissances aéronautiques approfondies les plus belles qualités de chef et de combattant. « Toujours volontaire pour les missions périlleuses, conduit son groupe au combat avec une ardeur infatigable. « S’est tout particulièrement distingué le 3 mai. Au cours d’une mission de reconnaissance aérienne, à l’aube, dans la région de Kiel-Lübeck, a détruit seul un Focke Wulf 190 en combat aérien et en a endommagé deux autres. « Dirige une autre reconnaissance sur les côtes du Danemark, et après sept passes consécutives effectuées avec sa patrouille, oblige un sous-marin de 500 tonnes à s’échouer complètement désemparé. « Cette citation comporte attribution de la croix de guerre avec palme. » Le lieutenant Clostermann Pierre – détaché dans la R. A. F. – est promu Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « Officier pilote de chasse, incarnant les plus belles traditions de patriotisme, dont l’action au combat méritera toujours d’être citée en exemple. « Détaché dans la R. A. F., a brillamment contribué à la grande renommée des ailes françaises. « A conduit une escadrille, puis un groupe d’avions Tempest avec une rare audace. « S’est particulièrement distingué au cours de la troisième mission effectuée le 3 mai 1945. « Au crépuscule, à la tête de la 122e escadre de la R. A. F., attaque la base aéronavale de Grossembrode au Danemark malgré la couverture de 200 chasseurs allemands. « Abat personnellement un Junkers 252 qui vient de décoller, puis 2 Dorniers au-dessus du détroit de Fenh-marn. « Au cours d’une nouvelle passe de mitraillage, endommage gravement au sol 2 Arados 232 et 2 Blom et Vhoss au mouillage. Participe ensuite à la destruction en combat aérien d’un Messerschmitt 109 et d’un Focke Wulf 190. « Pendant cette action 14 chasseurs ennemis sont descendus pour une perte de 10 de ses coéquipiers. « Le 4 mai 1945, lors d’une opération sur la base aéronavale de Schleswig, détruit seul 2 Dorniers 18 au mouillage et deux vedettes lance-torpilles. « Termine cette prestigieuse campagne âgé de 24 ans, en totalisant plus de 2 000 heures de vol dont près de 600 de vol de guerre, après avoir remporté 33 victoires aériennes, ce qui lui donne le titre de premier chasseur de France. « Cette citation comporte l’attribution de la croix de guerre avec palme. » Air Ministry London SW 1 N° 128/A. F. L. /3/6.463. 30.973 Lt. P. H. Clostermann. Le ministre de l’Air britannique a le plaisir de communiquer au Commandement des Forces aériennes françaises en Grande-Bretagne que l’officier ci-dessus, commandant le Squadron n° 3 de la R. A. F., a reçu sur-le-champ une barre à sa D. F. C., après approbation par Sa Majesté le Roi de la citation suivante : « Depuis qu’il a reçu la Distinguished Flying Cross, cet officier a participé à 70 autres missions de guerre au cours desquelles il a remporté 12 nouvelles victoires homologuées sur des avions ennemis. Le lieutenant Clostermann a toujours démontré un courage et une habileté hors de pair, et il a su être une véritable source d’inspiration pour tous ceux qui l’ont approché. » Signé : George VI – Rex. I. Communiqué par le directeur de la Coopération aérienne interalliée. 15/6/45. (when you are done with composing your book, remove any comments in green color, save this document through the "File | Save" menu command, and export it to EPUB through the "File | Save Special | Save As E-Book…" menu command)