Pierre Bordage Sœur Ynolde LA FRATERNITÉ DU PANCA CHAPITRE PREMIER Je viens devant vous chanter les hauts faits des frères du Panca. Leurs mérites, plus grands que les sommets de nos montagnes, Leur volonté, plus dure et tranchante que le fil de nos sabres, Leur dévouement, plus immense que le ciel, Leur force, plus redoutable qu’un vent de Terrible, Leur bonté, plus profonde qu’une mer intérieure, Leur droiture, plus pure qu’une eau de source, Leur soumission, plus légère à leur cou qu’une parure de plumes, Leur vigilance, plus féroce qu’un floug des plaines d’Anaan, Leur goût du secret, plus hermétique qu’une citerne souterraine du désert, Leur foi, plus solide que le fil tressé de varingeol, Leur arme de feu, plus terrible que la foudre des dieux, Leur mémoire, aussi vaste et dense que le monde. Qu’ils soient ici loués, ceux qui, dans l’ombre du temps, Accomplissent leurs merveilles et préservent la vie. Hymne aux frères du Panca, chant traditionnel de la plaine d’Anaan, planète Phaïstos, système Epsilon du Pélopon. LE MARCHAND plaça sa main ouverte sous le menton d’Ynolde. Une capsule translucide d’un centimètre de longueur et de cinq millimètres de largeur reposait au creux de sa paume. « C’est vraiment celui-ci qui vous intéresse, madame ? » Ynolde se contempla dans le miroir circulaire posé sur le comptoir : elle y vit le visage d’une vieille femme ridée repoussante. Le leurre ne déformait pas seulement ses traits, mais également le son de sa voix, son odeur, et, si quelqu’un l’effleurait par mégarde, il aurait l’impression de toucher une peau crevassée, des veines saillantes et dures. « Une belle femme comme vous ! ajouta le marchand avec un sourire enjôleur en refermant sa main et en repliant son bras. En général, quand les femmes m’achètent un masque, c’est pour s’embellir, pour séduire l’homme de leurs pensées. Évidemment, comme les princesses des contes, elles doivent se sauver avant que la batterie ne soit complètement déchargée. Un modèle comme celui-ci vous garantit une autonomie de trois semaines. » La boutique proposait, selon son enseigne, le plus grand choix de masques correcteurs de Kenios, la capitale planétaire de Phaïstos. Ynolde n’avait pas réussi à déjouer la surveillance constante dont elle faisait l’objet. À chaque fois qu’elle avait tenté de s’introduire dans l’astroport, elle s’était heurtée à une troupe de phictes, les tueurs de la Capelle. Elle leur avait échappé sans être placée dans l’obligation d’utiliser son cakra, mais ils l’avaient empêchée d’accéder aux comptoirs des compagnies long-courrier. Il leur suffisait de contrôler les différentes entrées de l’astroport pour lui interdire de quitter le système d’Epsilon du Pélopon et de partir à la rencontre du troisième maillon de la chaîne pancatvique. Précédé d’une salve d’ondes douloureuses émises par ses deux implants vitaux, l’appel retentissait régulièrement en elle, avec une puissance à chaque fois accrue, dérangeante. La Fraternité t’exhorte à poursuivre la reconstitution de la chaîne pancatvique, sœur Ynolde. Le troisième frère t’attend sur l’une des planètes jumelles du système de Tau du Kolpter. Tu lui confieras tes deux âmnas, afin que, fort de la vitalité des trois maillons, il soit en mesure de poursuivre l’œuvre. Pars sans tarder : la menace grandit, les espèces vivantes courent un grave danger, chaque instant dérobé au temps augmentera les chances de réussite de la quinte. Quelle menace ? Elle ne recevrait jamais la réponse à cette question. La Fraternité n’échangeait pas avec ses membres, elle donnait des ordres qu’ils devaient exécuter sans discuter ni chercher à comprendre. L’obéissance aveugle, l’un des cinq piliers du Panca. « Le pilier fondamental, avait coutume de dire Gest Asraour, le vieux maître d’Ynolde. Il renferme en lui les quatre autres, le secret, la droiture, la vigilance et la foi, ou la confiance. » Tu ne connaîtras pas le nom du troisième frère, tu n’auras pas besoin de le chercher, il saura te trouver. Tu lui remettras les deux âmnas, la tienne et celle que t’a confiée le cinquième frère. Tu n’as pas un moment à perdre, sœur Ynolde. Le Panca t’accompagnera tout au long du chemin. Que les cinq maillons de la chaîne traversent l’espace et le temps pour être réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main, que cette main se change en poing et frappe sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Que la volonté du Panca soit accomplie. La voix grasseyante du marchand ramena Ynolde dans la boutique sombre d’une ruelle de la vieille ville de Kenios. « Il vaut normalement deux cents phaïs, mais, pour vous, je le fais à cent cinquante. Une affaire. » Elle lui retourna un regard froid. Elle n’aimait pas les yeux sournois de cet homme, ni sa barbe noire et fournie, ni les cheveux raides et gras qui tombaient de sa toque en tissu bariolé, ni son ton obséquieux, ni l’odeur de pourriture qui rôdait dans sa boutique. La rumeur naissante de la ville s’échouait dans la pénombre silencieuse par la porte entrouverte. Les stries ocre au-dessus des lignes brisées du massif du Levant annonçaient l’apparition imminente d’Epsilon, la naine jaune du système. La lumière et les couleurs de Phaïstos étaient différentes de celles de Boréal, du moins des souvenirs qu’en gardait Ynolde. Les techniciens andros dépêchés par l’Organisation des mondes humains s’efforçaient de rendre la planète plus fertile et accueillante, mais, pour l’instant, les plantes importées des autres mondes peinaient à sortir de terre, et le vert des quelques champs cultivés dans les environs de Kenios ne parvenait pas à s’imposer parmi l’ocre, l’orangé, le rouge et le brun. « Cent cinquante ? Ça reste une somme. » Le marchand fronça les sourcils. « Vous trouverez peut-être moins cher ailleurs, mais de cette qualité, jamais ! — Je vous en propose quatre-vingts. » Le marchand eut un mouvement de recul, comme frappé par un projectile en pleine poitrine, puis il posa les deux coudes sur le comptoir en verre, se pencha vers son interlocutrice et dit, après avoir lancé un coup d’œil furtif en direction de la porte : « Si vous voulez ainsi vous enlaidir, c’est que vous souhaitez passer inaperçue, pas vrai ? » Ynolde ne répondit pas. Considérant son mutisme comme une invitation à poursuivre, il ajouta, à voix basse : « Seuls mes masques peuvent leurrer les détecteurs ADN et le flair des renifs. Leur technologie est unique. Je peux vous fournir un jeton d’identité correspondant à votre apparence pour un supplément de cinquante phaïs. Avec ça, vous passerez sans problème les contrôles de l’astroport. — Qu’est-ce qui vous fait croire que je projette de quitter cette planète ? » Le marchand se redressa et écarta les bras. Son rabel noir, l’ample robe traditionnelle des hommes de Phaïstos, émit un froissement prolongé. « Ma foi, rien du tout. C’était seulement pour vous dire qu’il n’y a rien de mieux que ce masque pour se balader incognito. — S’il est aussi efficace que vous le prétendez, les autorités l’auraient interdit, non ? » Le marchand se rapprocha de nouveau de son interlocutrice. « La vie politique est plutôt tumultueuse à Kenios, répondit-il à voix basse. Nos dirigeants ne vont tout de même pas interdire un masque qui pourrait sauver leur peau en cas d’urgence. — C’est que je n’ai pas deux cents phaïs… » Ynolde avait péniblement rassemblé de quoi payer son billet pour Fango, une planète du système voisin d’Alpha du Bras, d’où partaient les tunnels d’énergie noire à destination de Tau du Kolpter, distant de quatre-vingts anlumesTO (années en temps originel-lumière) selon certaines agences et de cent vingt selon d’autres. Un système situé dans le cœur d’un amas en direction du centre de la Voie lactée et non affilié à l’Organisation des mondes humains. Cela faisait maintenant deux moisTO qu’Ynolde avait brûlé le corps de son père. Deux mois pendant lesquels elle avait travaillé comme une bête de somme dans une communauté agricole éloignée de Kenios. Deux mois extrêmement éprouvants sur les plans physique et moral. Deux mois à dormir d’un œil en craignant à chaque instant qu’un phicte ou un autre adversaire du Panca ne vienne l’étrangler ou l’égorger pendant son sommeil. Deux mois à lutter contre des sentiments encombrants. Deux mois à pleurer la disparition d’Ewen, ce père qu’elle avait haï de toutes ses forces avant de le rejoindre sur le chemin de la Fraternité. Il continuait de vivre en elle à travers son implant et son âmna. Des images, des sensations déferlaient en elle, qui ne lui appartenaient pas. Des vagues soudaines de détresse l’abandonnaient en larmes sur la couche qu’elle partageait avec une journalière de la ferme. Des visages et des paysages inconnus lui apparaissaient avec la même netteté que ses propres souvenirs. Les ondes émises par les deux implants transperçaient son cerveau comme des pointes d’acier. Il lui était impossible de déterminer si elles provenaient de sa propre âmna ou de celle de frère Ewen. Elle avait l’impression déstabilisante d’héberger l’ombre ou le fantôme de son père. De ressentir son énergie vitale, ses désirs, son désespoir, ses peurs, ses souffrances. « Combien pouvez-vous me donner ? demanda le marchand. — Cent, répondit-elle après un rapide calcul mental. — Encore un effort, ma petite dame. Je veux bien vous laisser le tout pour cent quatre-vingts. — Cent vingt. — Cent soixante et on n’en parle plus. — Cent trente. » Le marchand eut une moue désolée. « Voilà bien ma veine ! Tomber sur la cliente la plus coriace de tout Kenios ! Cent cinquante. — J’irai jusqu’à cent quarante, pas un phaïs de plus. » Le marchand céda après avoir marmonné quelques mots dans un dialecte guttural. « D’accord. C’est bien parce que les affaires sont difficiles. L’OMH nous avait promis une nouvelle vague d’immigration, mais on n’a rien vu venir. La planète peut nourrir vingt milliards d’habitants, et nous ne sommes que cent millions. Je vous montre comment l’installer. » Le masque se glissait sous la peau et se dissolvait lorsqu’il était à cours d’énergie. « De la nanotechnologie enrobée dans une boucle d’ADN de synthèse. Elle modifie votre apparence et influence à distance les cerveaux de ceux qui vous côtoient. » Ynolde hésita : ce genre de leurre ne risquait-il pas de perturber les implants vitaux, d’altérer les deux âmnas, de compromettre la chaîne quinte ? Elle n’avait pas le temps de s’en assurer, elle avait déjà trop attendu, elle devait partir. « Ce masque n’entre pas en conflit avec d’autres implants ? — Pas que je sache. — On peut le retirer avant qu’il ne se décharge ? — Quand vous voulez. Il suffit d’utiliser le minuscule extracteur qui est fourni avec. De même vous pouvez le réinstaller aussi souvent qu’il vous plaît. Enfin, tant que dure la batterie. » Elle prit le petit appareil dans la paume du marchand, le plaqua sous son menton et appuya jusqu’à ce qu’il se soit enfoncé dans la peau. L’insertion ne provoqua aucune douleur. Elle passa la pulpe de son index sous son menton : la capsule avait disparu sans laisser de trace. « Très sincèrement et sans vouloir vous offenser, je vous préférais avant ! » s’exclama le marchand. Ynolde se contempla rapidement dans le miroir en pied posé contre un mur. Elle avait maintenant l’allure d’une femme d’une centaine d’années. Ses cheveux étaient blancs, ses yeux ternes, sa peau parcheminée, ses épaules voûtées. « Faudrait que vous changiez de vêtements si vous voulez être raccord, reprit le marchand. Allez chez mon ami Lel Fouer, à trois rues d’ici. Il vend des vêtements d’occasion. Des frusques refourguées par les familles qui viennent d’enterrer leurs anciens. Comme vous voyez, rien ne se perd à Kenios. » Elle récupéra l’extracteur et le jeton d’identité fournis avec le masque, paya et sortit. Suivant le conseil du marchand, elle se rendit dans la boutique de fripes en quête d’une tenue adaptée à sa nouvelle apparence. Lel Fouer, un homme aux membres et à la tête d’arachnelle, lui jeta des regards soupçonneux pendant qu’elle déambulait entre les portants. Elle choisit une robe noire austère ainsi qu’une veste également noire et une paire de bottines en cuir usé. Elle paya les sept phaïs réclamés sans essayer les vêtements ni les chaussures, puis elle prit la direction de Zarphos, le quartier le plus ancien de Kenios, où elle louait une chambre minuscule et sombre. Elle se retournait régulièrement pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Le métal de son cakra glissé dans son étui de sangue sous son chemisier lui irritait les côtes. Il diffusait par instants une chaleur insupportable. Constatant qu’il ne laissait aucune brûlure sur sa peau, elle avait appris à endurer la douleur. Elle ne l’avait utilisé qu’en une seule occasion, aux côtés de son père à la sortie de l’astroport de Kenios. Gest Asraour, son maître, disait que le cakra n’était pas une arme conventionnelle, mais plutôt un prolongement de la pensée, de la volonté du frère ou de la sœur qui l’utilisait. Une association symbiotique. Il avait suffi à Ynolde de tendre le bras pour qu’une foudre implacable jaillisse du disque métallique et s’abatte sur le plus dangereux des phictes, le dévorant jusqu’à l’os. Après la dispersion des autres assaillants, elle était restée un long moment aux prises avec la sensation que sa main droite insérée dans le disque n’était plus qu’un morceau de charbon. Le bleu du ciel tirait sur le jaune par endroits, un changement de teintes qui annonçait la fin de la Clémente, la saison chaude, et l’arrivée de la Terrible, la saison des tempêtes. Pendant un mois planétaire, les ouragans se succéderaient dans le ciel de Phaïstos, des pluies diluviennes tomberaient sans interruption, des vents violents s’engouffreraient en mugissant dans les rues et s’acharneraient sur les bâtiments. Pendant un mois, la ville de Kenios et une grande partie de l’hémisphère nord vivraient repliés sur eux-mêmes en guettant les premiers froids et l’avènement de l’hiver. Au-dessus des toits arrondis résonnaient les sifflements caractéristiques des navettes aériennes. Assis dans la pénombre, les vendeurs ambulants guettaient les passants, moins nombreux le matin. Flottant sur leurs coussins d’air, des véhicules de livraison avançaient précautionneusement entre les auvents de toile et les étals. La vieille ville avait des allures de souk géant. Tout s’y achetait, tout s’y vendait, et les discussions animées entre marchands et clients se prolongeaient parfois jusqu’à l’aube. Sa blondeur, sa peau diaphane, ses yeux bleus, sa haute taille et sa minceur valaient habituellement à Ynolde les coups d’œil appuyés et les réflexions égrillardes des hommes. Le masque correcteur lui permettait de déambuler sans provoquer d’autre réaction que l’apitoiement ou le dégoût. Elle ne savait pas s’il suffirait à tromper les détecteurs de l’astroport, comme l’avait affirmé le marchand, mais les phictes surveillaient tous les accès de Kenios et elle n’entrevoyait pas d’autre solution pour déjouer leur surveillance. Les appels de la Fraternité étaient de plus en plus pressants. L’activité douloureuse de ses implants vitaux était probablement liée à l’urgence de la situation. Elle résidait dans un bâtiment typique du quartier de Zarphos : trois étages, façade ocre, balcons étroits, balustrades en fer torsadé, toit de verre en forme de dôme. Elle croisa dans l’escalier tournant une fillette brune et vive avec laquelle elle avait l’habitude d’échanger quelques mots. Elle lui sourit, oubliant que le masque la rendait méconnaissable. La fillette lui retourna un regard empli de méfiance et de répulsion avant de s’éclipser dans la pénombre de l’escalier. Une certitude suffoqua Ynolde à l’instant où elle déboucha sur le palier du deuxième étage : quelqu’un l’attendait. Ses prémonitions, de plus en plus fréquentes et fortes, lui avaient évité à plusieurs reprises de se jeter dans les pièges tendus par les phictes. Elle dégrafa les boutons de son chemisier, glissa la main sous son sein gauche, dans l’étui de tissu à la fois souple et ferme qui contenait le cakra, l’inséra dans la fente du disque métallique. Une chaleur intense l’enveloppa comme un gant. Elle s’approcha à pas lents de la porte. Les lattes de bois craquèrent sous ses pieds. Sa respiration se suspendit. Elle ne perçut aucun autre bruit que les rumeurs lointaines de l’immeuble et de la ville. Elle se demanda si elle devait entrer ou battre en retraite. « Le danger que tu refuses d’affronter se représentera tôt ou tard, plus grand, plus fort », affirmait Gest Asraour. Elle avait assez fui, assez joué à cache-cache avec les tueurs de la Capelle. Elle resta un moment devant la porte entrouverte qui battait doucement contre le chambranle. Posa le sac de vêtements au pied de la cloison. Tira le cakra de son étui. Prit une profonde inspiration. Les battements de son cœur lui martelaient les tympans comme des peaux de tambour, les ondes des implants lui labouraient le crâne. La chaleur du disque de feu n’avait pas la même intensité que lors de l’affrontement avec les phictes devant l’astroport, une constatation qui la rassura et l’inquiéta en même temps. Elle compta mentalement jusqu’à trois, ouvrit la porte d’un coup de pied et s’engouffra dans la chambre. Une silhouette se détacha de la pénombre de la pièce. Un homme de haute taille, vêtu d’un rabel blanc et coiffé d’une calotte bleu ciel. Il leva le bras, mais le cakra resta muet, comme s’il ne décelait aucune menace dans ce geste. Elle reconnut alors le visiteur : Brouk, le fils cadet du responsable de la communauté agricole où elle avait travaillé. Brouk et ses grands yeux bruns bordés de longs cils, Brouk et ses cheveux noirs et bouclés, son visage bistre, son sourire lumineux, ses manières de prince. Elle remisa aussi vite que possible son cakra sous ses vêtements et reboutonna le haut de son chemisier. Il la contempla avec une attention inquiète avant de demander : « Que faites-vous là ? — Il me semble que c’est à moi de poser cette question, répondit-elle. — Je suis venu voir la jeune femme qui habite ici. Comme sa porte n’était pas fermée à clef, je me suis permis d’entrer. » Il mentait. Ynolde fermait toujours sa porte à clef. Elle se rappela enfin qu’elle était masquée. Et le regretta : elle avait tant aimé contempler son reflet dans les yeux de Brouk. « Et vous ? Qui êtes-vous ? — Une… vieille amie d’Ynolde. Je suis venue lui apporter des vêtements. — Pourquoi m’avez-vous tenu en joue avec ce drôle de disque ? — Un mauvais réflexe, désolée. Que voulez-vous à Ynolde ? — Je préfère le lui dire à elle, si ça ne vous dérange pas. » Ynolde résista à la tentation de retirer son masque à l’aide de l’extracteur. Elle avait commis une folle imprudence en exhibant son cakra. Des conteurs itinérants chantaient les légendes de la Fraternité sur les places des villages les plus reculés, associant sans cesse les Frères à leur arme cracheuse de feu. « Je ne pense pas qu’elle viendra aujourd’hui, dit-elle à contrecœur. Elle m’avait laissé sa clef afin que je puisse déposer les vêtements, et… — Ils sont où, ces vêtements ? » Elle ressortit sur le palier pour récupérer le sac. « Les voici. » Elle les posa sur la table basse. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur du sac, une grimace retroussa ses fines lèvres brunes. « Ils ne sont pas neufs ! Ils sentent le… enfin, l’usure. — Ils m’appartenaient. Ynolde me les a commandés. Je ne sais pas ce qu’elle compte en faire. — J’ai cru comprendre qu’elle avait l’intention de quitter Phaïstos. Elle vous a dit pourquoi ? » Ynolde le fixa avec d’infinis regrets. Elle n’avait pas reproduit l’erreur de son père, elle n’avait pas répondu aux déclarations enflammées de Brouk, elle avait résisté aux courants pourtant puissants qui la soulevaient de terre et l’entraînaient vers lui, elle s’était sauvée de la communauté sans le revoir sitôt après avoir reçu sa deuxième paie. Elle s’était juré, en partant de Boréal, d’arracher tout sentiment d’elle, et elle y était parvenue jusqu’à ce qu’elle fasse la connaissance de Brouk. Elle qui jugeait les émotions parasites, inopérantes, ridicules, elle n’avait pas réussi à le chasser de ses pensées. Plus elle avait lutté contre son inclination, plus il l’avait possédée. Ces deux mois passés dans la communauté agricole avaient flanqué par terre un travail de plus de dix ans. Il suffirait à son vis-à-vis de la prendre dans ses bras pour étouffer en elle toute volonté de partir. « Comment m’avez… Comment l’avez-vous retrouvée ? demanda-t-elle. Elle m’a dit qu’elle n’avait donné son adresse à personne. » Il eut un sourire fugitif qui fit ressortir la tristesse dans ses yeux couleur de terre brûlée. « Quand on met le prix, on obtient tout ce qu’on veut à Kenios. Cette ville est corrompue jusqu’à la moelle. Vous ne savez vraiment pas où elle est ? » Ynolde secoua la tête et la garda penchée pour dissimuler ses larmes. « Je vais partir. Dites-lui, quand vous la reverrez, que Brouk voudrait absolument lui parler. Vous vous souviendrez ? Brouk. — Brouk, murmura-t-elle dans un souffle. — Merci, et que la paix du jour soit avec vous. » Il s’inclina et sortit. Lorsque la rumeur eut absorbé le bruit de ses pas, elle s’allongea sur le lit et laissa enfin couler ses larmes. Le billet pour Fango, distante de deux anlumes, avait coûté à Ynolde la presque totalité de ses économies. « Les prix ont beaucoup augmenté ces derniers temps, avait expliqué l’hôtesse de la compagnie du Bras. Pour la suite de votre voyage, je n’ai aucune idée des tarifs des tunnels d’énergie noire à destination de Tau du Kolpter. Bon nombre de voyageurs préfèrent les vaisseaux classiques à ces couloirs galactiques dont on ne sait pas grand-chose. Faut être un peu… tête brûlée pour accepter de s’aventurer là-dedans. On y gagne peut-être du temps, mais on n’est pas certain d’arriver entier. Enfin, c’est vrai que pour vous… » L’hôtesse s’était tue et lui avait remis son jeton holographique. Le voyage jusqu’à Fango ne durait que trois mois. Les vaisseaux de la compagnie utilisaient eux aussi l’énergie noire canalisée par les capteurs placés en orbite autour de Phaïstos et de Séidon. Pas besoin de recourir aux herbes du sommeil en vogue sur les autres systèmes. La compagnie promettait à ses clients de faire de leur traversée un moment inoubliable. De nombreux spectacles et fêtes étaient donnés à bord. Les passagers pouvaient expérimenter à loisir les dernières productions sensorielles en vogue sur Solar 2, le système abritant le siège de l’OMH. Le voyage incluait la traversée d’Obey, le gigantesque champ d’astéroïdes qui s’étendait entre les systèmes du Bras et du Pélopon, un spectacle unique dans la Galaxie. « Aucun danger, rassurez-vous : nos vaisseaux sont équipés de boucliers qui dévient la course des astéroïdes et les pulvérisent au besoin. Vous pouvez si vous le désirez réserver un andro : il sera à votre service exclusif pendant toute la traversée. Si vous voulez jeter un coup d’œil sur notre catalogue… » Des images animées d’andros avaient défilé sur l’écran relief serti dans le bois du comptoir. L’agence de location proposait des modèles des deux sexes avec une grande variété de peaux, d’yeux, de chevelures, de corpulences, de fonctions. « Il y a un supplément, évidemment. » Ynolde aurait volontiers opté pour le modèle garde du corps ; il lui aurait sans doute permis de prendre quelques vraies heures de repos. « Certaines de nos clientes en sont très satisfaites, avait ajouté l’hôtesse avec un sourire entendu. Les andros ont tous les avantages des hommes sans en avoir les inconvénients. Ils obéissent au doigt et à l’œil, se fichent de l’âge, du physique, et… ils ne sont jamais fatigués. » Ynolde avait décliné l’offre. La location d’un andro personnel coûtait vingt mille phaïs et, après l’achat de son billet, il ne lui en restait que deux mille cinq cents. Elle devrait trouver de l’argent sur Fango pour continuer sa route vers le système du Kolpter. Elle aviserait sur place. Chaque chose en son temps. Il lui fallait d’abord forcer les barrages des phictes et franchir les différents contrôles de l’astroport. Le leurre semblait fonctionner : personne ne s’était encore mis en travers de son chemin. « Comme vous voudrez, madame. Le vaisseau décolle dans dix jours planétaires. Présentez-vous au comptoir de la compagnie deux joursTO avant le départ. Notre compagnie vous souhaite un excellent voyage. » Pendant huit jours, Ynolde resta cloîtrée dans sa chambre de Zarphos en espérant que Brouk ne reviendrait pas – en espérant, plus fort encore, qu’il frapperait à sa porte. Elle retira son masque afin d’en préserver la batterie. Elle avait également envie de se sentir belle, désirable, en se contemplant dans le miroir piqueté de la salle de bains. Elle commanda ses repas, par le réseau Interstis, à la Tour Bleue, un restaurant dont elle appréciait la cuisine relevée. Deux fois par jour, un livreur déposait un plateau et une boisson devant sa porte. Le reste du temps, assise sur son lit, elle relisait le journal qu’elle avait tenu pendant une quinzaine d’annéesTO. Elle avait cessé d’écrire après avoir retrouvé son père. Elle n’avait plus besoin de jeter ses colères, sa détresse et ses espoirs sur le papier. Elle revoyait avec une incroyable netteté le visage de sa mère. Exactement le même que le sien avec ses pommettes hautes, son nez droit, ses lèvres pleines et ses grands yeux d’un bleu de ciel matinal pailleté d’or. Les souvenirs d’Ewen étaient siens désormais : le combat avec le rakche en plein cœur de la tempête de neige ; l’attaque soudaine des hommes nus dans l’astroport de Guino ; l’agression de l’hôte de bord ; la femme aux cheveux blancs, aux dents colorées et pointues, ses enfants assassins ; la guerre sur la lune de Hyem ; la rencontre avec ce garçon et cette fille qui avaient décidé de vivre leur amour en temps réel dans le vaisseau ; la mort atroce de la jeune meurtrière frappée par un cercle de feu ; l’arrivée à Phaïstos… En comparaison, ses propres souvenirs étaient flous, probablement parce qu’ils étaient filtrés par les émotions. La mémoire contenue dans le cerveau était finalement moins fiable que l’âmna, la mémoire et l’énergie vitale récupérées par l’implant. Le troisième maillon de la chaîne quinte, lorsqu’il aurait enfoncé les deux implants dans son propre crâne, connaîtrait tout d’elle : ses pensées intimes, sa rage, sa haine, ses amours tumultueuses sur l’île de Guino, sa décision de se fermer totalement aux sentiments, son inclination pour Brouk… Toutes ses contradictions piégées par son implant vital et déversées dans l’esprit d’un inconnu. Une perspective détestable. Était-elle réellement plus forte, plus résistante, plus armée, parce qu’elle avait recueilli la mémoire de frère Ewen ? Ses prémonitions étaient-elles dues à l’assemblage des deux premiers maillons de la chaîne pancatvique ? La première tempête souffla dans la nuit du septième au huitième jour. Les vents hurlèrent et les trombes d’eau grondèrent sur le dôme de verre jusqu’à l’aube. Ynolde craignit que l’avènement brutal de la Terrible ne compromette le décollage du vaisseau à destination de Fango. Elle ne parvint pas à joindre la compagnie par le réseau, les liaisons étant interrompues. Elle décida de se rendre à l’astroport. À chaque chose malheur est bon : les intempéries entraîneraient peut-être un relâchement de la surveillance des phictes et des autres adversaires du Panca. Elle se doucha, enfila les vêtements usagés avec un frisson de dégoût, puis, à contrecœur, elle glissa le masque correcteur sous son menton. Elle vérifia dans le miroir que le leurre renvoyait d’elle l’image de la vieille femme aux cheveux blancs et au visage ridé. Les regrets revinrent la harceler : Brouk ne manquait pas de prétendantes, il l’avait déjà oubliée dans les bras d’une autre. Jamais elle n’avait ressenti avec une telle force le désir de brûler dans le feu de son regard. La facilité avec laquelle ses barrières mentales avaient cédé effraya Ynolde. Elle appartenait désormais au Panca. Elle ne savait pas si le danger était aussi pressant que le prétendait la Fraternité, mais elle devait faire preuve de la même détermination que son père lorsqu’il avait sacrifié son bonheur familial. Son cakra diffusait une agréable chaleur sous son sein gauche. Elle avait pratiqué une ouverture dans le haut de la robe noire pour pouvoir s’en saisir le plus rapidement possible. Son sentiment de solitude se fit soudain oppressant, presque haïssable. La présence de son père en elle ne l’atténuait pas mais, au contraire, l’exaltait : elle portait également la solitude de frère Ewen. Elle passa sur le palier plongé dans la pénombre. Des gouttes de pluie s’engouffrèrent par une ouverture en forme d’étoile et lui giflèrent le visage. Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur. Des nuages noirs et bas roulaient au-dessus des toits arrondis, le vent éparpillait sur les pavés le contenu des poubelles renversées, des rigoles boueuses s’écoulaient au milieu de la ruelle en contrebas. Ynolde noua un fichu sur sa tête et dévala les marches que l’humidité rendait glissantes. Dehors, elle s’agrippa à une saillie métallique pour ne pas être emportée par le vent qui gonflait sa robe comme une voile. Elle progressa lentement, courbée sur elle-même, rasant les murs, se réfugiant régulièrement sous les porches pour éviter les branches d’arbres ou les déchets métalliques qui jaillissaient entre les façades comme les survivants affolés d’une armée en déroute. Il ne fallait pas compter sur les véhicules à coussins d’air, encore moins sur les navettes aériennes, pour parcourir les huit lieues séparant le cœur de la vieille ville de l’astroport. Elle regretta de ne pas avoir consulté les bulletins météo sur le réseau. Ils avaient sans doute annoncé le début de la Terrible et invité les Phaïstins à se déplacer avant la nuit en cas de nécessité. Un oubli qui trahissait un désir inconscient : jusqu’au dernier moment elle avait espéré que Brouk surgirait dans sa chambre et l’emprisonnerait dans ses bras. Elle arriva sur une petite place balayée par les trombes. Ses vêtements détrempés, alourdis, entravaient ses mouvements. Les bourrasques démantelaient les protections rudimentaires clouées au cours de la nuit sur les portes et les fenêtres – preuve que la tempête avait pris de court les habitants de Kenios. Des silhouettes surgirent d’un immeuble et se déployèrent sous les arcades à quelques pas d’Ynolde. Sa main droite plongea dans l’ouverture de sa robe puis dans la fente du cakra. La chaleur l’enveloppa comme un gant brûlant. Elle étouffa un gémissement. Toujours cette sensation que sa main calcinée se désagrégeait en cendres. Quatre jeunes gens face à elle, teint bistre, cheveux collés par la pluie à leur front et à leurs tempes, yeux cernés, joues ombrées par des embryons de barbe, vêtus des rabels jaune clair qui symbolisaient le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ils lui barraient la route et la fixaient avec cette insolence propre aux adolescents. Des lames luisaient dans les plis de leurs vêtements. « C’est pas un temps à mettre une vieille dehors ! cracha l’un d’eux. — Encore moins les petites vieilles qui ressemblent à des sorcières ! renchérit un autre. — On sait pas à qui on a affaire, avança un troisième. Elle utilise peut-être un masque correcteur. — Ça m’étonnerait, reprit le premier. Le Carnaval des Fous n’est que dans trois mois ! — Donne-nous ton fric et on ne sera pas obligés de te découper en morceaux pour le prendre, grogna le quatrième. — Fichez-moi la paix, répliqua Ynolde d’une voix ferme. Je n’ai pas d’argent. » Elle ne se posait pas la question de savoir si elle devait utiliser son arme contre des adversaires aussi médiocres, elle n’avait pas le choix, elle était en marche vers le troisième frère, elle devait franchir les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Tous sans exception. Même si les cercles de feu ne leur laissaient aucune chance, même s’ils mourraient dans d’atroces souffrances, elle n’hésiterait pas. Son attitude les interloquait, les inquiétait même, mais aucun d’eux n’aurait pris l’initiative de se déballonner devant les autres. « Pas la peine de garder la main posée sur ton trésor ! reprit le premier. Sors-la si tu ne veux pas qu’on te la coupe ! » Les autres ricanèrent. « Si je sors ma main, l’un d’entre vous mourra, déclara Ynolde. Est-ce que tu veux être celui-là ? » La chaleur s’étendait maintenant jusqu’à son épaule. Elle les supplia intérieurement de déguerpir. « Ah oui ? » L’adolescent leva son poignard et s’avança d’un air menaçant. « Tu ferais mieux de foutre le camp, petit imbécile ! » La voix, grave, forte, avait surgi dans le dos d’Ynolde. Les adolescents s’éparpillèrent comme une volée de zeurdes, les minuscules oiseaux siffleurs des plaines d’Anaan. Elle les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’angle de la première ruelle. La chaleur du cakra décrut brusquement. Elle se retourna. Eut un tressaillement de surprise. Brouk. Il s’avançait vers elle avec un large sourire, une main posée sur sa calotte bleue et l’autre brandissant un sabre traditionnel phaïstin. CHAPITRE II Thanaüte : terme de la planète Jnandir qui désigne un assassin professionnel formé dans une école appelée le Thanaüm. Pendant sept ans, les apprentis suivaient un enseignement intensif avant d’être dispersés dans les différentes régions de Jnandir où ils exerçaient leur art. Une statistique illustre mieux que tout discours l’efficacité de leur formation : jamais un thanaüte n’a été jugé par un tribunal officiel pour ses crimes au cours des quinze sièclesTO d’existence de l’école. D’étranges histoires circulent au sujet des thanaütes. On raconte par exemple qu’on faisait souvent appel à l’un d’eux pour contrecarrer les manœuvres d’un autre et que, par le jeu des alliances, ces batailles fratricides pouvaient durer plus d’un demi-siècle et impliquer jusqu’à mille assassins. Les populations n’avaient alors plus qu’à se terrer dans leurs logements jusqu’à ce qu’ils s’exterminent les uns les autres. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des sociétés secrètes. LES HOMMES nus s’étaient présentés à l’aube. D’eux émanait une tristesse infinie, comme une source intarissable et amère. Silf ne savait pas pourquoi ils venaient ainsi palabrer avec les responsables du Thanaüm. Il ne les aimait pas. C’étaient, eux aussi, des serviteurs de la mort, mais il n’y avait en eux aucune joie, aucune grâce. On pouvait tout pardonner à un assassin, hormis sa grossièreté. Les fondateurs du Thanaüm avaient basé leur enseignement sur la discrétion, la légèreté, la douceur. Silf percevait chez les hommes nus un orgueil plus dense et blessant que la pierre de gyspée. Ils servaient un dieu brutal, et leur renoncement, symbolisé par l’abandon des vêtements, n’était qu’une affirmation de leur vanité. Leur regard avait la sécheresse du désert d’El Bahim. Or, selon les paroles de maître Toerg, l’efficacité du bon thanaüte repose en grande partie sur sa faculté à s’identifier à sa victime, donc à l’aimer. Avec leurs yeux débordants de mépris, les visiteurs ne pouvaient aimer personne, encore moins eux-mêmes. Cependant, les responsables de l’école semblaient accorder la plus grande attention à leurs paroles. Silf ressentait comme une humiliation l’attitude de ses maîtres, les plus grands assassins de la planète pourtant : aucun n’avait laissé de traces sur les lieux de son crime, pas un d’entre eux n’avait été arrêté, ni jeté en prison, ni exécuté. Les prêtres de Sât leur parlaient avec une morgue insultante. Silf avait beau se dire que les responsables du Thanaüm ne faisaient qu’appliquer leurs propres principes, que l’humilité n’était pas synonyme d’humiliation, rien à faire, il ne parvenait pas à dominer sa colère. Maître Toerg lui rappelait souvent que la colère était mauvaise conseillère. Que l’assassin devait garder son calme en toutes circonstances, et surtout au moment de prendre la vie de sa victime. Qu’il agissait mais ne réagissait pas. Qu’il donnait la mort comme une offrande. Silf avait trop d’impatience en lui, raison pour laquelle on ne l’avait pas encore envoyé en mission, contrairement à la majorité de ses condisciples. « Nous n’avons toujours pas dompté l’animal sauvage en toi », affirmait maître Toerg avec sa douceur habituelle. Les recruteurs du Thanaüm l’avaient pourtant choisi parmi des dizaines d’autres enfants. Ils se rendaient chaque année dans les villages isolés du massif du Zayath, observant sans dire un mot les garçons et les filles alignés devant eux. Silf avait toujours rêvé de devenir thanaüte. Il avait scruté avec une extrême attention les visages des visiteurs, mais il n’avait lu aucune indication sur leurs traits impassibles. Aussi, lorsqu’ils s’étaient présentés le lendemain dans la maison de ses parents, lorsqu’il avait vu les yeux de son père s’emplir de fierté, il avait compris qu’ils l’avaient choisi et ressenti une joie immense, à peine tempérée par la perspective de quitter les siens. Le sourire triste de son père, les larmes de sa mère et de son jeune frère l’avaient accompagné jusqu’à son départ. Il s’était interdit de pleurer lorsqu’il était monté dans le tolep, l’appareil volant des recruteurs, une bulle allongée transparente qui avait la forme d’un tolepte, un insecte à la carapace et aux élytres irisés. Après le décollage, il avait laissé errer son regard embué sur les paysages de son enfance. Il n’avait rien connu d’autre que ces montagnes dentelées et parsemées de lacs d’eau claire, rien d’autre que ces sentiers escarpés, ces villages aux maisons de pierre grise enchevêtrées, ces passerelles étroites jetées au-dessus des gouffres profonds et mystérieux, ces glaciers éternels aux reflets jaune orangé, ces temples aux flèches élégantes dressés sur les promontoires pour mieux atteindre les dieux, ces bâtons aux couleurs vives plantés sur les bords des ravins, ces troupeaux de zufes, les animaux rampants placides qui fournissaient le lait, la viande et la laine aux habitants du massif… Rien d’autre que les courses folles entre les rochers, les interminables plongées dans les fonds glacés du lac d’Or, les chasses exaltantes aux naros, les fauves qui s’attaquaient aux troupeaux de zufes et parfois aux hommes, les chants à la tombée de la nuit qui rendaient grâce aux dieux et racontaient l’histoire des ancêtres… Rien d’autre qu’une vie de Zayt, un habitant du massif du Zayath. Une vie de sauvage, maître Toerg avait raison. « Je me demande ce qu’ils veulent, ces hommes. » Elvina s’était penchée vers Silf pour lui glisser ces quelques mots à l’oreille. Plus jeune que lui de deux ans, elle avait déjà participé à plusieurs missions sur les autres continents de la planète. Elle n’était pas jolie, du moins pas selon les canons de beauté zayts, qui glorifiaient les membres robustes, les hanches et les épaules larges, les faces rondes, les pommettes hautes et les cheveux longs nattés, mais elle ne laissait pas Silf indifférent. Les joues creuses, les cheveux clairs taillés en brosse, les bras longs et maigres, la peau blafarde et les yeux gris un peu trop écartés, il ne fallait pas se fier à ses apparences fragiles : elle était d’une force surprenante, il l’avait constaté à plusieurs reprises lors des exercices de lutte dans le gymnase. Originaire de Jargar, la capitale politique et économique de la planète, Elvina avait les premiers temps affiché un sentiment de supériorité sur ses condisciples venus des autres régions. Elle avait appris la modestie en six ans de formation, mais elle gardait des vestiges de son arrogance originelle, une moue, un regard distant, un soupir ou un geste d’exaspération. Silf lui avait demandé si elle avait déjà tué quelqu’un, si elle était vraiment devenue une thanaüte au cours de ses missions ; elle n’avait pas répondu. Répartis entre les six fontaines de pierre qui ne crachaient plus d’eau depuis des lustres, les élèves du dernier cycle supportaient la chaleur écrasante qui transformait en four la cour des réceptions officielles. Ils avaient appris à endurer des températures qui, dans le désert d’El Bahim, passaient dans la même journée de la chaleur la plus torride au froid le plus glacial. À l’aube, il fallait briser la glace qui emprisonnait l’eau des bassins ; le soir, éviter d’inhaler l’air brûlant. Silf, qui pouvait courir sans se fatiguer et rester dans l’eau sans respirer une bonne dizaine de minutes, n’avait pas eu la possibilité de montrer toute l’étendue de ses qualités dans un tel environnement. Il n’y avait pas de sentier escarpé ni d’étendues d’eau glacée dans le cœur d’El Bahim, seulement des tempêtes de sable et des dunes qui se déplaçaient sans cesse, seulement cet apprentissage de la patience, de l’immobilité quasi minérale propre aux régions désertiques, seulement cette économie de gestes et de pensées qui était, selon les maîtres, la vertu essentielle du thanaüte. « Je ne suis pas spécialement pudique, poursuivit Elvina à voix basse, mais je les trouve… obscènes ! » Obscènes était le mot juste. Les prêtres de Sât s’exhibaient de façon outrageante, ils se servaient de leur nudité pour provoquer et frapper ensuite les malheureux qui osaient exprimer leur réprobation. Les prudes Zayts n’auraient jamais admis que des hommes se promènent entièrement nus dans les ruelles de leurs villages. « Si les maîtres nous ont rassemblés dans la cour des réceptions, c’est qu’ils ont quelque chose à nous dire », chuchota Silf. Elvina lui jeta un de ces petits coups d’œil dédaigneux qui rappelaient ses origines jargariotes. « Heureusement que je n’ai pas à te tuer, Silf. Tu serais une proie trop facile, trop prévisible. » Prévisible. Peu importe que la proie soit prévisible si l’assassin ne l’est pas. Silf ne répondit pas. Il ne se sentait pas de taille à soutenir une joute oratoire avec Elvina, un art auquel se livraient avec férocité les Jargariotes, surnommés les « escrimots » par les autres populations de la planète. Le feu du regard de son interlocutrice, assise à ses côtés, lui lécha la tempe et la joue droites. Il se disait parfois qu’elle s’intéressait à lui davantage qu’aux autres garçons, mais il se méfiait de ses perceptions et de cette tendance naturelle des mâles à la vanité. Et puis il cultivait un complexe d’infériorité lié à ses origines : le nom de son peuple était devenu synonyme de retardé sur tous les continents de Jnandir. Zayt signifiait cul-terreux, inculte, brute épaisse ou crétin selon les régions. Il avait souvent fait l’objet de moqueries dans le Thanaüm, d’autant qu’il avait pris du retard sur ses condisciples, qu’il n’était pas encore sorti des murs de l’école. Le sentiment d’échec excitait la bête sauvage en lui, exaspérait son impatience, un cercle vicieux qu’il lui fallait maintenant briser. « Je me demande combien de temps ils vont nous faire attendre », soupira Elvina. Silf garda le silence. Le silence était sans doute la meilleure réponse à donner à ceux qui se moquaient de lui. Il replongeait dans son élément, il se reconnectait avec la paix des sommets montagneux et des profondeurs aquatiques. Les Zayts n’étaient pas loquaces, raison pour laquelle sans doute on les jugeait stupides, mais ils avaient développé au fil des générations des capacités de résistance hors du commun très appréciées des recruteurs du Thanaüm. Silf eut une pensée pour sa mère, petite femme capable de porter des charges énormes d’une vallée à l’autre, de gravir les sentiers qui culminaient à six mille mètres d’altitude sans prendre un instant de repos, d’accoucher seule de son premier fils au beau milieu d’un troupeau de zufes, de labourer un champ pentu à l’aide de l’une de ces charrues autotractées qui réclamaient une énergie et une attention de tous les instants. Elle avait parfois versé des larmes silencieuses, mais jamais elle ne s’était plainte de son sort. À la rudesse et la fierté traditionnelles des montagnardes, elle associait une tendresse et une douceur étonnantes. Ses mains calleuses avaient un grand pouvoir de consolation. Elle fredonnait à la veillée des chants à la nostalgie poignante qui évoquaient les premiers occupants de la planète. Selon certains linguistes, le mot zayt désignait un bâtard ou un hybride dans l’une des trois langues mortes de Jnandir. Des scientifiques avaient étudié l’ADN des populations zayts et en avaient déduit que des unions, en théorie impossibles, s’étaient produites entre les êtres humains et les créatures autochtones disparues depuis longtemps. Les Zayts étaient probablement issus de ce mélange. Une raison supplémentaire de les mépriser. La chaleur cognait sur le crâne et la nuque de Silf, qui rasait tous les trois jours ses cheveux noirs. Certains élèves autour de lui commençaient à perdre de leur superbe. Cela faisait plusieurs heures qu’ils patientaient dans la cour. Zurya, la naine rouge du système, encore haut dans un ciel qu’aucun nuage ne traversait, tendait un voile pourpre sur les murs de pierre, les margelles des bassins, les dalles des allées, sur les sommets des dunes environnantes. De petits craquements, les soupirs des roches, montaient du sol. Aucun souffle d’air n’agitait les ramures des miricliers, les seuls arbres qui daignaient pousser dans la fournaise d’El Bahim. « Tu es vexé, Silf ? » Il se tourna vers Elvina et lui adressa son plus large sourire. Le silence avait un pouvoir étonnant sur une Jargariote. « Pourquoi devrais-je être vexé ? — J’ai dit que tu serais une proie prévisible… — L’essentiel est que tu le croies. » Elvina sourit à son tour. « On dit chez moi qu’il faut se méfier de la flatterie des Jargariotes et de la fausse naïveté des Zayts. Je crois que tu es un vrai naïf, Silf, et que tu ne sais pas dissimuler. Mais, après tout, c’est peut-être la meilleure manière de dérouter un adversaire comme moi. À l’esprit tordu, je veux dire. » Les hommes nus sortirent de la salle du conseil où ils s’étaient enfermés avec les responsables du Thanaüm. Ils ne transpiraient pas, ils ne paraissaient pas souffrir de la chaleur. Ils avaient eux aussi appris à soumettre leur corps aux conditions extrêmes. Le trident blanc dessiné sur leur front tranchait sur leur peau brune tannée. Ils ressemblaient à des dieux vengeurs tombés des cieux. Silf ne put s’empêcher de frémir lorsqu’il croisa le regard de l’un d’eux. Le grand maître de l’école apparut à son tour sur la terrasse, suivi des six autres membres du conseil. Ils avaient revêtu leurs djeblines d’apparat noires frappées du symbole de l’école, un avaj, un serpent du désert réputé pour ses attaques fulgurantes et son venin foudroyant. Ils portaient en dessous la tenue traditionnelle du thanaüte, le sargi, une tunique et un pantalon de toile souple qui permettaient une totale liberté de mouvement. Le grand maître s’avança et promena son regard sur la centaine d’élèves rassemblés dans la cour. On disait de lui qu’il dirigeait l’école depuis plus de cent cinquante ansTO. Son regard restait alerte, brillant, sous ses arcades sourcilières saillantes. Des rides profondes hachaient son visage et son crâne tavelés. Il marchait en s’appuyant sur un bâton aussi noueux que lui. Silf ne connaissait pas son nom. Pour lui, comme pour l’ensemble des élèves du Thanaüm, il était seulement le grand maître, surnommé avec affection le Vieux ou Triple Patte. « Vous n’avez pas achevé votre formation, mais vous allez devoir sortir de ces murs et vous disperser. » La voix du grand maître résonnait avec une force et une clarté étonnantes. « Non pas sur les différents continents de Jnandir, mais dans tout l’univers. » Un murmure parcourut les rangs des élèves. Le grand maître écarta les bras pour restaurer le silence. « La mission qu’on nous propose est la plus importante qu’ait jamais connue le Thanaüm. La plus importante, peut-être, qu’ait jamais connue l’humanité. » Silf observa les trois prêtres de Sât, regroupés sur la droite de la terrasse. Il ne réussit pas à savoir si les éclats lancés par leurs yeux exprimaient la colère ou la jubilation. Il croisa ensuite le regard d’Elvina, qui brillait d’excitation. Bien que le ciel se couvrît d’une teinte sanguine annonciatrice du crépuscule, la chaleur n’avait pas baissé d’un degré. Des coulées de terre sèche s’échappaient régulièrement du mur d’enceinte, qui accusait ses deux mille ansTO d’âge. Les élégantes tours d’angle avaient perdu depuis longtemps leurs toitures. On avait arasé leur faîte pour enrayer leur délabrement. « Chacun d’entre vous sera reçu par son professeur au cours de la soirée ou de la nuit, reprit le grand maître. À chacun de vous seront assignées une destination et une tâche précises. Les circonstances nous poussent à vous lancer plus tôt que prévu dans l’exercice de votre art. Nous sommes persuadés que vous reviendrez au Thanaüm après avoir réussi votre ultime épreuve. Nous vous demandons de demeurer dans vos quartiers jusqu’à ce que l’on vienne vous chercher. » Il marqua un temps, la bouche entrouverte, avant d’ajouter, d’une voix teintée d’émotion : « À chacun d’entre vous je souhaite bonne chance. » Il écarta de nouveau les bras, comme s’il voulait presser l’ensemble des élèves sur sa poitrine, puis il pivota sur lui-même et se dirigea d’une démarche claudicante vers la porte de la salle, suivi des hommes nus et des autres membres du conseil. La nuit était tombée depuis longtemps. Assis sur sa couchette étroite et dure, Silf se morfondait dans sa minuscule cellule. Sa lampe à énergie perpétuelle répandait une lumière diffuse, étirant les ombres sur les murs et le plafond ocre. Personne n’était venu le chercher. Ses professeurs ne souhaitaient pas le lancer dans l’aventure annoncée par le grand maître. La bête sauvage ruait et hurlait en lui. Il avait entendu les bruits de pas et les cris étouffés des autres élèves dans les couloirs. Il restait étranger au bourdonnement inhabituel qui résonnait dans le Thanaüm. Il se sentait zayt, retardé, stupide, hybride, jusqu’au bout des ongles. À part, comme son peuple perdu dans ses montagnes, coupé des voies de communication et des métropoles de Jnandir. Le froid nocturne l’imprégnait jusqu’aux os et accentuait son amertume. Des coups sourds le tirèrent de ses pensées. Il bondit de sa couchette et entrouvrit la porte. Il ne parvint pas à masquer sa déception lorsque le visage blême d’Elvina apparut dans l’obscurité du couloir. « Tu n’as pas l’air très content de me voir, Silf. Je… Je suis venue te dire au revoir. » Il s’effaça pour l’inviter à entrer. Comme à son habitude, elle s’assit sur le coin de la table en bois massif qui constituait, avec le tabouret et la couchette, le seul mobilier de la cellule. Elle frissonnait. Malgré le froid, elle n’était vêtue que de son sargi gris, tellement usé qu’on apercevait sa peau par endroits. Ses pieds nus étaient encore enduits de la poussière rouge des allées du Thanaüm. Elle leva sur son condisciple un regard d’où avait disparu toute trace de moquerie. La lumière ambrée de la lampe occultait la plupart de ses défauts et faisait ressortir la pureté de son visage. « Je pars demain matin, reprit-elle. Et toi ? » Il haussa les épaules. « Nulle part. Tu vas où ? — Je n’ai pas le droit de te le dire. Nous sommes désormais en mission et tenus au secret. Très loin, en tout cas. Je ne suis pas certaine de revenir un jour. » Une grande tristesse imprégnait sa voix et ses yeux gris. « Je ne sais pas si je reverrai Jnandir, Jargar, ma famille… toi. » Silf se surprit à la trouver désirable, mais il ne sut quoi répondre. Il craignait de s’attirer une réplique cinglante de la Jargariote, qui sautait sur la moindre occasion de brocarder sa candeur. « C’est dangereux ? » finit-il par demander. Le rire sec d’Elvina éclata comme un coup de fouet. « Le Vieux a dit que cette mission était la plus importante qu’on ait jamais proposée au Thanaüm. Tu comprends ce que ça signifie ? Mais tu seras informé quand tu seras convoqué. — J’ai l’impression que je resterai toute ma vie ici. Que je ne serai jamais prêt. » Silf contint une brusque et stupide envie de pleurer. Il allait sur ses dix-huit ansTO, la barbe lui mangeait la moitié du visage, il avait un corps d’homme, et il n’avait pas encore brisé le cocon de l’enfance. « Je ne suis qu’une prétentieuse de Jargariote, mon jugement ne vaut sans doute pas grand-chose, mais je crois, au plus profond de moi, que tu es le meilleur d’entre nous. » Il chercha des traces d’ironie dans le regard et sur les lèvres d’Elvina, il n’en décela pas. « Ce n’est pas ce que pensent les maîtres… — Un proverbe de Jargar dit que plus l’animal est rapide et puissant, plus on s’applique à le garder immobile. — Tu ne m’as toujours pas dit si tu avais tué quelqu’un. — Qu’est-ce que ça peut faire ? C’est seulement notre boulot, Silf. » Elle s’avança vers son condisciple assis sur sa couchette et lui posa la main sur l’avant-bras. Bien qu’elle fût aussi glacée que l’air, une chaleur bienfaisante se diffusa à travers la toile du sargi de Silf. « Ça fait plus de six ans que je te côtoie, que je te pratique, que je t’observe, murmura-t-elle. Et je suis convaincue que tu vaux, à toi seul, l’ensemble des élèves de fin de cycle. » Il ouvrit la bouche pour protester, elle l’en empêcha en lui posant la paume sur les lèvres. Il fut troublé par son haleine, par son odeur. « Peu importe, poursuivit-elle d’une voix oppressée. Tu verras bien ce que te réserve le destin. Et puis ce n’est pas le thanaüte que j’ai apprécié au cours de ces années, mais l’être humain. C’est lui que je suis déchirée de quitter. » Elle s’était encore rapprochée de lui en prononçant ces mots, au point que leurs têtes se frôlaient. Elle retira sa main de la bouche de Silf et posa ses lèvres sur les siennes. Il ne réagit pas, interdit. Il avait eu des amoureuses au village, mais jamais aucune ne l’avait embrassé. Certains de ses condisciples avaient tenté de lui enseigner la technique du baiser. Il avait compris, à leurs rires gênés, à leurs propos confus, qu’ils n’étaient pas davantage experts que lui dans la matière. De la bouche entrouverte d’Elvina s’exhalait une douceur ensorcelante dans laquelle il flottait tout entier. L’univers se résumait en cet instant au contact de leurs souffles, de leurs lèvres, de leurs langues. Des bruits de pas dans le couloir contraignirent Elvina à s’écarter. Elle s’essuya la bouche d’un revers de manche, mais le trouble persista dans ses yeux. Maître Toerg s’introduisit dans la cellule sans frapper. « Tu n’es pas seul, Silf ? — J’étais venue prendre congé, je m’en allais. » Joignant le geste à la parole, Elvina se précipita vers la porte. Silf aurait aimé la retenir, mais la présence de maître Toerg, un homme inflexible sous sa douceur apparente, leur interdisait de poursuivre ce qu’ils avaient si bien commencé. Elle fila sans lui accorder le regard qu’il quémandait. Il se leva pour accueillir son professeur. Maître Toerg attendit que le silence fût retombé sur les lieux pour s’installer sur le tabouret et, d’un geste, invita Silf à se rasseoir sur la couchette. « Comment te sens-tu, Silf ? » Les questions de son professeur n’étant jamais anodines, Silf prit le temps de réfléchir à la réponse. S’il avouait la vérité, son dépit, son amertume, on lui reprocherait de manquer de maîtrise ; s’il affectait le calme, la sérénité, on l’accuserait d’être un piètre dissimulateur. Il opta pour la sincérité. « Les autres élèves en fin de cycle vont partir pour leurs missions dans l’univers, et moi je vais rester ici. — Qu’est-ce qui te fait dire que tu vas rester sur Jnandir ? — Elvina m’annonçait à l’instant qu’elle partait, et personne n’est venu me chercher. » Maître Toerg garda un instant les yeux rivés sur les dalles de pierre du sol. Son crâne chauve luisait à la lumière de la lampe. Difficile de lui donner un âge. Originaire d’Esphalium, l’un des deux continents méridionaux de Jnandir, il avait une face ronde et foncée éclairée par des yeux globuleux presque entièrement blancs. Le timbre mélodieux de sa voix contrastait avec ses manières parfois brutales et son corps massif. Il avait revêtu, comme les membres du conseil, sa djebline noire frappée de l’avaj argenté. Il releva la tête. « Tu brûles de montrer ce que tu sais faire, n’est-ce pas ? — Je n’ai pas reçu votre enseignement pour rester toute ma vie entre ces murs, je me sens apte à conduire toute mission que l’on me confiera. — Personne ne doute de tes aptitudes, Silf. — Alors pourquoi ne m’avez-vous jamais permis de sortir du Thanaüm ? » Les yeux blancs de maître Toerg se plantèrent dans ceux, noirs, de Silf. « Le conseil s’y est opposé. Il ne m’a pas expliqué ses raisons. Il pense sans doute que les éléments les plus précieux de l’école ne doivent pas être exposés trop tôt. Un peu comme ces joyaux qu’on tient le plus longtemps possible à l’abri des regards et des convoitises. Les assassins du Thanaüm sont très recherchés, Silf. Certains se voient offrir des fortunes. Et ils finissent par se perdre. Mais… » Maître Toerg grimaça et changea de position sur le tabouret. Selon la rumeur, il luttait depuis des années contre une maladie incurable des os. « Mais il n’est plus question de prendre des précautions. Il nous faut jeter toutes nos forces dans la bataille qui s’annonce et… — Quelle bataille ? » Maître Toerg jeta un regard sévère à Silf, lui rappelant qu’un élève ne devait pas interrompre un maître. « Une bataille qui se livre à l’échelle de l’univers. » Silf attendit cette fois quelques instants avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres. « Que sont venus faire ici les hommes nus ? » La moue de dédain de son élève n’échappa pas à maître Toerg. « Je n’apprécie pas davantage que toi les prêtres de Sât, mais on n’a pas toujours le choix de ses alliés. Notre seul motif de rapprochement est un ennemi commun. — Quel ennemi ? » Maître Toerg marqua un temps de silence avant de répondre, d’une voix grave : « La Fraternité du Panca. » Silf hocha la tête. Comme tous les enfants zayts, il avait entendu parler des frères du Panca, ces hommes qui voyageaient d’un système à l’autre de la Galaxie en crachant leurs terribles cercles de feu. Les légendes les décrivaient tantôt comme des héros au cœur pur, tantôt comme les pires des démons. Les conteurs du Zayath en parlaient en tout cas avec crainte. « La Fraternité ne s’était pas manifestée depuis plus de six siècles, reprit maître Toerg. Les hommes nus affirment qu’une de ses chaînes pancatviques est en train de se reconstituer. Selon eux, deux maillons ont déjà été réunis, et nous devons l’arrêter avant qu’elle ne réussisse à joindre le troisième. — Pourquoi ? — Elle deviendrait de plus en plus difficile à arrêter. La dernière fois qu’une chaîne quinte s’est réunie, une guerre terrible a dévasté la Galaxie, les morts se sont comptés par dizaines de milliards. — Nous sommes aussi des serviteurs de la mort… » Maître Toerg réfléchit, les yeux dans le vague. « Ça peut paraître paradoxal, mais la vie se nourrit de la mort. Nous sommes comme ces animaux qui ont une fonction de régulation. Comme ces prédateurs qui débarrassent les troupeaux des éléments qui les affaiblissent. Mais, quand un danger menace le troupeau tout entier, nous devons nous interposer. Ou nous finirions par être à notre tour éliminés. — Cette chaîne est si dangereuse que ça ? Elle ne compte pourtant que cinq hommes, non ? — Les frères du Panca ont toujours été impliqués dans les conflits qui ont secoué la Galaxie. On ne peut parler de hasard. Les prêtres de Sât ont essayé de les arrêter, mais, comme ils ont échoué, ils sollicitent notre aide. Le simple fait que des orgueilleux de leur espèce se soient abaissés à une démarche aussi humiliante prouve que la situation est vraiment préoccupante. — Est-ce qu’on a une idée de l’endroit où se trouvent les hommes qui doivent former la chaîne ? — La réponse à cette question résoudrait en grande partie le problème, Silf. Mais les frères du Panca sont disséminés dans la Galaxie et utilisent des systèmes de communication indétectables qu’ils sont les seuls à maîtriser. C’est la raison pour laquelle nous dispersons les élèves du Thanaüm en fin de cycle sur la plupart des systèmes habités. Nous en recensons quatre-vingt-seize, dont quatre-vingt-quatre affiliés à l’Organisation des mondes humains. Les hommes nus estiment que la rencontre des deuxième et troisième maillons a davantage de chances de se faire sur l’un des douze systèmes non affiliés. Dont le système de Tau du Kolpter. Et c’est là que nous t’envoyons. » Le cœur de Silf se mit à battre plus vite et plus fort. Il s’appliqua à dissimuler son excitation : surtout ne pas donner à maître Toerg un prétexte pour le consigner au Thanaüm. « Le système de Tau du Kolpter compte deux mondes habités, Zidée et Faouk, des planètes jumelles. Tu t’y rendras le plus rapidement possible. Ta mission est d’identifier les frères du Panca et de les éliminer. Tous sans exception. — Comment pourrai-je les reconnaître ? » Maître Toerg se leva, réprima une grimace et fit quelques pas pour détendre ses jambes. « À deux signes distinctifs : l’implant vital qu’ils portent à la base du crâne et leur arme, le cakra, le cercle cracheur de feu. — Combien d’habitants sur ces deux mondes ? — Deux milliards pour Zidée, et une centaine de millions pour sa jumelle, qui est ouverte depuis moins longtemps à la colonisation. — Pas facile de localiser un homme dont on ne connaît presque rien au milieu d’une telle population. — À toi de te débrouiller, Silf. De mener tes enquêtes. Le comportement des frères du Panca peut éveiller l’attention des autres habitants : ils sont presque toujours célibataires et solitaires. De notre côté, nous ne te serons d’aucun secours. Tu seras trop éloigné pour que nous puissions te transmettre la moindre information, le moindre conseil. Tu puiseras dans tes propres ressources. Elles sont immenses, je l’ai constaté à maintes reprises. Je t’ai préparé un dossier sur les frères du Panca pour que tu t’imprègnes de leur façon de penser, que tu entres en empathie avec eux. » Maître Toerg tendit un petit objet translucide à Silf, semblable à une graine. Les professeurs recouraient souvent aux nanobulles enrobées d’ADN de synthèse pour enseigner les matières théoriques. Les élèves les glissaient sous la peau à n’importe quel endroit du corps et les informations étaient directement transférées dans leur mémoire. Une fois vidée de son contenu, la nanobulle se dissolvait et était éliminée par les voies naturelles. « Tu dois devenir l’un d’eux pour les identifier au premier coup d’œil, Silf. À aucun prix tu ne dois éveiller leurs soupçons. Ils sont plus méfiants et rapides que les avajs. Le feu de leur cakra ne te laisserait aucune chance. » Silf referma la main sur la nanobulle. La bête sauvage s’était apaisée en lui. Il ne reverrait jamais ses parents ni son jeune frère ni la petite sœur qu’ils avaient eue après son départ, mais il avait enfin trouvé sa place dans la grande famille des thanaütes. Maître Toerg le fixait avec, dans ses yeux globuleux, une expression que Silf ne lui connaissait pas, quelque chose comme de la tendresse. « Tu vas laisser un grand vide dans le Thanaüm, Silf. Cela fait cinquante annéesTO que j’enseigne, j’ai connu de nombreux élèves, dont certains fort brillants, mais aucun autre n’a pris une telle place dans mon cœur. Tu es le fils que je n’ai pas eu. Que peut espérer un père pour son fils sinon d’aller au bout de son chemin, au bout de lui-même ? Un tolep t’emmènera d’abord à Jargar, la capitale de Jnandir. Là-bas, tu t’achèteras des vêtements et jetteras ton sargi. Tu pourras tirer tout l’argent dont tu auras besoin sur un compte dont le numéro te sera communiqué par la nanobulle. Elle t’apprendra également tout ce que tu dois savoir pour les étapes suivantes. Je te souhaite bonne chance, Silf. Je t’accompagnerai tout au long de ton voyage. » Silf se leva quand maître Toerg s’avança vers lui. Bouleversé, il hésita un court instant avant de lui tomber dans les bras. En enlaçant son vieux professeur, il étreignait également ses parents dans leur village du Zayath, il embrassait les autres villageois, ses chères montagnes, la planète Jnandir, l’étoile Zurya, l’univers entier. Le tolep décolla au moment où l’aube se levait sur le désert d’El Bahim. Silf salua d’un geste de la main maître Toerg, qui n’était déjà plus qu’une ombre lointaine dans la cour des réceptions. Il n’avait pas encore pris connaissance des informations contenues dans la nanobulle. Il prévoyait de le faire au cours du vol pour Jargar, d’une durée de cinq heures™ selon le pilote. Il était le seul passager à bord de l’appareil prévu pour une vingtaine. Les autres appareils volants du Thanaüm avaient décollé l’un après l’autre au cours de la nuit. Silf était le dernier à partir. À part, zayt jusqu’au bout des ongles. Il n’avait dormi qu’une heure, trop excité pour s’abandonner au sommeil. Zurya la naine arrosait d’or rose les vagues mornes d’El Bahim coiffées d’une écume de sable. Au loin, les hauts rochers du Nandred gonflaient leurs arêtes déchiquetées et sombres. La rigueur géométrique du Thanaüm contrastait avec les formes chaotiques qui l’assiégeaient. Les élèves du premier cycle se rassemblaient dans la plus basse des six cours. Leurs minuscules silhouettes rappelaient à Silf ses premiers cours, les différentes façons de tuer une créature vivante, les plus rapides, les plus discrètes, les plus certaines. Les règles d’or du thanaüte : la rapidité, la discrétion, la sûreté, ne jamais négliger l’une par rapport à l’autre. Il jeta un dernier coup d’œil vers le sol avant d’enfoncer, d’une pression soutenue, la nanobulle dans la peau de son bras. Il avait parfois haï cette cage poussiéreuse et desséchante dans laquelle on l’avait enfermé pendant six ansTO. Il partait aujourd’hui le cœur léger, gonflé d’amour et de reconnaissance. Ses maîtres lui avaient donné, pour sa première mission, le plus bel adversaire dont un thanaüte puisse rêver. Un adversaire déjà passé dans la légende. CHAPITRE III La Ceinture d’Obey est l’une des plus importantes formations d’astéroïdes dans la galaxie de la Voie lactée. Elle est également une aberration sur le plan astrophysique. La science n’explique pas comment s’est formé ce gigantesque champ de corps célestes qui n’est en orbite d’aucune étoile ni d’aucun autre objet. Selon les lois communément admises, le groupe devrait peu à peu se désagréger et chacun des astéroïdes poursuivre sa route solitaire, mais, pour une raison inexpliquée, ils restent agrégés entre les systèmes d’Epsilon du Pélopon et d’Alpha du Bras, solidaires, formant une immense barrière naturelle dont le franchissement est extrêmement dangereux. Leurs mouvements sont en outre erratiques, pratiquement impossibles à prévoir. La plupart des compagnies préfèrent affronter Obey plutôt que de faire un détour qui leur coûterait un temps précieux. Pourtant, un certain nombre de vaisseaux ont sombré au cœur de la Ceinture, percutés sans doute par l’un de ces petits corps dont la densité et l’incohérence rendent la navigation aléatoire. À la vitesse à laquelle évoluent les appareils, le moindre choc est fatal. Les triples ou quadruples coques ne suffisant pas à éviter la désintégration, les compagnies ont mis au point le système des boucliers protecteurs. Dès que le bouclier détecte un astéroïde qui s’approche trop près du vaisseau, il envoie un rayon à haute densité qui le pulvérise. Les accidents ont considérablement diminué depuis la généralisation des boucliers, mais la Ceinture d’Obey a gardé sa réputation de cimetière spatial, ce qui, paradoxalement, explique qu’elle soit devenue l’un des principaux sites touristiques de la Galaxie. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. « JE VOUS REMERCIE du fond du cœur, monsieur, je dois m’en aller maintenant… » Brouk fixait Ynolde avec une attention qui lui plissait les yeux et le front. Le sabre phaïstin pendait au bout de son bras droit, sa main gauche empêchait sa calotte bleu ciel de s’envoler. Le vent gonflait par endroits son rabel, dévoilant ses sandales de cuir et le bas de ses jambes brunes. « Pourquoi êtes-vous si pressée de partir ? » Une rafale emporta la voix mélodieuse de Brouk. « Nous devons nous mettre rapidement à l’abri de la tempête, répondit Ynolde. — Quelle tempête ? » Il brandit son sabre dont la large lame courbe accrocha un reflet de lumière. « Celle qui souffle au-dessus des têtes ou celle qui dévaste les cœurs ? » Un éclair déchira la pénombre, illumina les gouttes de pluie, resta quelques secondes accroché aux nuages. « Celle qui souffle au-dessus des têtes est de loin la moins dangereuse, monsieur. » La main toujours posée sur sa calotte, Brouk s’inclina avec un sourire triste. « C’est la raison pour laquelle, sans doute, certains préfèrent la fuir plutôt que l’affronter… » Ynolde se demanda si le masque correcteur résistait aux éléments déchaînés et se rencogna contre un mur. « La fuite est parfois un acte de courage, monsieur. Qui peut savoir ce qui se passe dans les cœurs ? » Brouk se redressa. Ses yeux brillaient avec l’éclat de ces pierres noires que les Phaïstins surnommaient les diamants des ténèbres. Une sirène retentit dans le lointain. Une digue avait peut-être cédé dans un quartier de Kenios ; la ville était régulièrement inondée pendant la Terrible. « Vous avez raison, madame : il faut vous mettre à l’abri avant qu’il ne soit trop tard. » Ynolde résista à la tentation de se servir de l’extracteur enfoui dans l’une des poches de sa robe. Si elle retirait son masque, Brouk s’approcherait d’elle et la prendrait dans ses bras ; elle ne résisterait pas, elle n’aurait plus le courage de partir. Ses implants vitaux vibraient en sourdine, comme suspendus à sa décision. « Je dois m’en aller. Je le dois, vous comprenez ? » Il marqua un temps d’hésitation avant d’acquiescer d’un clignement des paupières. Les gouttes s’écoulaient des mèches détrempées de chaque côté de sa calotte, dévalaient son front et ses joues. « Je comprends, même si je ne sais pas au juste en quoi consiste ce devoir. — Je n’ai pas le droit de vous le dire. Sachez seulement qu’il outrepasse ma modeste personne et concerne l’ensemble des espèces vivantes de la Galaxie. » Le regard de Brouk s’attarda quelques instants sur les détritus poussés par un vent de plus en plus violent. « Hum, une telle responsabilité pour un corps si… frêle. Vous n’êtes peut-être pas obligée d’accomplir votre devoir seule ? — Je ne suis pas seule. » Le visage de Brouk se renfrogna. « Qui vous accompagne ? — Aucune importance : mon voyage est sans retour. — Laissez-moi au moins vous escorter jusqu’à l’astroport. — Qu’est-ce qui vous fait dire ou croire que je me rends à l’astroport ? » Brouk rengaina son sabre dans le fourreau de cuir rouge qui lui battait les jambes entre les plis de son rabel. « J’ai parfois du mal à croire ce que mes yeux voient, et, il me semble vous l’avoir déjà dit, il n’est pas très difficile d’obtenir des renseignements… confidentiels dans une ville comme Kenios. » Ynolde hocha la tête. Des larmes se mêlèrent aux gouttes de pluie sur ses joues. Elle redoutait que Brouk ne s’en aperçoive ; elle avait oublié de demander au marchand si le leurre occultait les manifestations physiologiques telles que les écoulements lacrymaux. « Je suis au regret de décliner votre offre, monsieur. Votre présence risquerait de me mettre en danger et, donc, de mettre en danger l’ensemble des espèces vivantes de la Galaxie. » Brouk s’inclina de nouveau, un geste à la fois gracieux et solennel caractéristique des habitants des plaines d’Anaan. « Mon cerveau de paysan obtus refuse d’admettre que le sort des espèces vivantes puisse dépendre d’une seule femme. Mais vos désirs sont des ordres, et, quoi qu’ils me coûtent, je les respecterai. » Il enveloppa Ynolde d’un regard brûlant avant de pivoter sur lui-même et de s’éloigner d’un pas rageur entre les objets poussés par les bourrasques. Quand il eut disparu à l’angle de la première ruelle, elle expulsa sa détresse d’un long gémissement, repliée sur elle-même, la tête posée sur ses bras croisés. Quelque chose l’empêcha de se lancer à la poursuite de Brouk et de se jeter dans ses bras, les vibrations de ses implants, les souvenirs de son père, cette marche nocturne et désespérante dans l’hiver des Dames-Blanches, ce sentiment lancinant d’abandonner deux êtres chers dans une maison cernée par la neige, cette déchirure profonde et glacée qui ne se refermerait jamais. Si elle rattrapait Brouk, le sacrifice de frère Ewen n’aurait servi à rien. Elle refusait d’être le maillon manquant de la chaîne pancatvique. Un coup de tonnerre éclata, précédant de quelques secondes l’éblouissement d’un éclair et le hululement d’une sirène. La mort dans l’âme, elle se remit en marche dans le labyrinthe des ruelles de la vieille ville. La tempête gagnait en puissance, le ciel grondait, craquait de toutes parts, libérait des averses cinglantes. Le vent redoublait de violence et poussait devant lui des objets de plus en plus volumineux. Ynolde sortit sans encombre du Zarphos et s’engagea sur l’une de ces avenues rectilignes qui s’enfonçaient comme des éperons dans les quartiers d’affaires et les faubourgs. Elle ne reconnaissait plus les lieux, défigurés par la Terrible. Les nuages bas et la pluie occultaient la haute tour de l’astroport au-dessus des toits arrondis. Elle était seule au monde. Aucun autre piéton, aucune trace d’activité, aucune fenêtre éclairée. Les rares bulles-lumière s’étaient fracassées contre les murs. La ville restait plongée dans une pénombre qui ressemblait de plus en plus à une nuit noire. La Terrible avait pris de court les habitants de Kenios. Ynolde refusa de rebrousser chemin. Elle devait absolument se rendre à l’astroport pour savoir si le vol à destination de Fango était annulé ou maintenu. Les rigoles, transformées par endroits en torrents, charriaient des immondices et des cadavres de restoks, les petits rongeurs au pelage rayé proliférant dans les égouts de la ville. À chaque campagne électorale, les candidats promettaient de résoudre les innombrables problèmes soulevés par la Terrible, puis, une fois au pouvoir, aucun d’eux ne prenait les mesures qui auraient permis de prévenir une grande partie des dommages. La toute-puissante guilde du bâtiment n’était sans doute pas étrangère à l’impéritie des élus : le passage de la Terrible garantissait chaque année à ses adhérents une année entière de travail. À peine avait-on fini de restaurer ou de reconstruire les bâtiments, de refaire les rues et les routes, que la saison des tempêtes se représentait et recommençait son œuvre de dévastation. Selon une rumeur tenace, la guilde du bâtiment entretenait des liens étroits avec la Capelle, la société secrète criminelle qui passait pour être le véritable gouvernement de Phaïstos. De l’eau jusqu’aux genoux, Ynolde progressait avec une lenteur désespérante, luttant contre le courant et le vent contraires. Elle reconnaissait certaines constructions typiques des quartiers sud avec leurs façades renflées, leurs couleurs vives et leurs balcons végétaux. Ses vêtements détrempés, alourdis, lui collaient à la peau et l’entravaient dans ses mouvements. La coiffe de laine dans laquelle elle avait emprisonné ses cheveux ne tenait plus que par une attache, et elle n’avait pas assez de ses deux mains pour la maintenir sur sa tête. Il ne restait pratiquement rien du chignon qu’elle avait pourtant consolidé avec soin avant de sortir de son appartement. Elle craignait que l’eau, de plus en plus froide, n’estompe l’effet correcteur du masque. Sans la chaleur douce du cakra qui traversait l’étui de sangue et se diffusait dans sa poitrine, elle aurait été transie jusqu’aux os. Un fracas assourdissant retentit au-dessus d’elle, un éclair dégringola des nuages et frappa de son doigt aveuglant l’enchevêtrement métallique du toit d’un immeuble, déclenchant des cascades d’étincelles qui embrasèrent les ténèbres. Les sirènes d’alerte montaient de différentes parties de la ville. Les quais des navettes aériennes, dressés sur leurs quatre colonnes, tanguaient comme une barque chahutée par les vagues d’une mer intérieure. Ynolde combattait le découragement en se concentrant sur chacun de ses pas. En caressant l’espoir fou que Brouk surgirait soudain d’une rue perpendiculaire et la prendrait dans ses bras. Avec quelle joie elle se serait abandonnée à lui ! De la même manière que, si Ezalde avait surgi devant Ewen dans les rues de Frahel, il serait immédiatement revenu dans la chaleur de la maison du massif des Dames-Blanches. Quelle était la part de hasard dans une vie ? À quoi tenait un destin ? Au sens du devoir d’un homme comme Brouk ? Il lui fallut plus de cinq heures pour parcourir les sept lieues qui la séparaient de l’astroport. Elle était frigorifiée, épuisée, lorsqu’elle aperçut le bâtiment principal et la base de la tour, eux aussi plongés dans la pénombre. La ville derrière elle n’était plus qu’un concert de hurlements de sirènes, de roulements de tonnerre et de sifflements. Il lui sembla entrevoir des silhouettes grises par les baies vitrées. Elle marchait désormais sur un sol relativement sec. L’eau ne débordait pas dans ce quartier de Kenios, sans doute parce que l’astroport était situé sur un plateau et qu’on avait prévu des drains tout autour. La chaleur du cakra augmenta brutalement, accentuant le contraste avec la froidure extérieure. Ynolde s’arrêta à environ vingt pas de l’entrée du bâtiment et tenta d’examiner l’intérieur du hall principal. Au-dessus du toit, parallèle à la tour, se dressait le fuselage gris et lisse d’un grand vaisseau. Elle observa, au travers des baies, les allées et venues des silhouettes, ne remarqua rien d’anormal, décida de franchir la porte coulissante, entrevit au passage son reflet dans une vitre. Elle constata que le leurre continuait de faire son office : elle ressemblait à une vieille femme échevelée et un peu inquiétante. Elle ne fut pas fâchée de s’abriter enfin des gouttes et du vent blessants. L’astroport n’était pas aussi désert qu’elle l’avait pensé. Des centaines et des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants s’entassaient sur les banquettes des diverses salles d’attente séparées du hall par des parois transparentes. Des malles et autres bagages formaient d’imposants monticules sur les palettes autoportées en attente de chargement. Les veilleuses flottantes qui avaient pris le relais des plafonniers et des appliques dispensaient un éclairage diffus et changeant. Ynolde s’avança vers le comptoir de la compagnie du Bras. Une hôtesse en uniforme blanc l’accueillit avec un sourire forcé. « Madame, vous désirez ? — Un renseignement : le vol à destination de Fango est-il maintenu à la date fixée ? — Avez-vous un billet ? » Ynolde jugula une envie brutale de faire ravaler sa morgue à son interlocutrice, qui ne cherchait pas à dissimuler son mépris. Le cakra continuait de chauffer sous son sein gauche. « Votre nom, s’il vous plaît… » Ynolde avait mémorisé la nouvelle identité associée au masque, mais, au dernier moment, elle fut prise d’un doute. « Je peux vous donner mon jeton de contremarque si vous… — Ce n’est pas ce que je vous demande, madame ! coupa l’hôtesse en levant les yeux au ciel. — Al… Almina Baguera. » Les lumières changeantes d’un écran éclairèrent le visage penché et la calotte blanche de l’hôtesse. Malgré la panne générale d’électricité, les réseaux internes de l’astroport continuaient de fonctionner, alimentés par des groupes électrogènes. L’hôtesse releva la tête. « Votre jeton, s’il vous plaît. » Ynolde le lui tendit en s’efforçant de contenir sa mauvaise humeur. Elle n’avait qu’une hâte : foncer dans une boutique, acheter de nouveaux vêtements et se changer. Tant pis s’ils ne s’accordaient pas à l’illusion entretenue par le masque correcteur. L’hôtesse introduisit le jeton dans un lecteur et, après avoir vérifié les informations sur l’écran, le rendit à Ynolde. « Parfait, madame Baguera. Le vol est maintenu. Il part après-demain matin aux alentours de neuf heures locales. Nous avons pour l’instant recensé onze mille passagers sur les douze mille enregistrés. Nous attendons les mille derniers dans la journée. On vous appellera pour l’embarquement. On vous fournira les plateau-repas avant le départ. Il vous suffira de présenter votre jeton à un andro de service. Je vous souhaite, au nom de la compagnie du Bras, un excellent voyage. » L’hôtesse ponctua sa déclaration d’un sourire crispé. Ynolde effectua ses emplettes dans l’une des nombreuses boutiques du grand hall. Elle choisit des chaussures montantes, des sous-vêtements en fil de varingeol et une robe traditionnelle grise qui tombait droit et pouvait très bien convenir à une femme d’âge mûr. En outre, c’était le moins cher des vêtements exposés dans les vitrines de l’astroport. Elle paya les soixante phaïs réclamés du bout des lèvres par la vendeuse qui, comme l’hôtesse, répugnait visiblement à s’occuper d’elle et fila se changer dans les toilettes les plus proches. Elle retira avec soulagement ses vêtements mouillés et ne garda sur elle que le cakra. Elle sécha ses cheveux et son corps en se plaçant sous les courants d’air chaud qui soufflaient de plusieurs bouches murales. Elle se demanda pourquoi le disque de feu continuait d’émettre une telle chaleur. La prévenait-il d’un danger imminent ? Elle se tint quelques instants immobile, à l’écoute des bruits. Ne discernant rien d’inquiétant dans la rumeur qui traversait les cloisons, elle s’abandonna à la caresse bienfaisante, revigorante, de l’air chaud. C’est à cet instant que les trois hommes attaquèrent. Des phictes au visage couvert de tatouages sanguins. Elle ne perçut pas le léger grésillement de l’ouvre-tout qui fit sauter la serrure et coulisser le verrou inférieur. La porte s’ouvrit d’un coup, et les trois assaillants aux combinaisons noires s’engouffrèrent dans la petite pièce. L’un d’eux braquait une arme de poing qu’elle identifia comme un défatome dernière génération. La moindre éraflure provoquerait des lésions irréversibles dans son corps, des orifices qui s’élargiraient jusqu’à ce qu’elle disparaisse, comme happée par un trou noir. « C’est elle ! glapit l’un d’eux. Elle a un masque. Faites gaffe à son disque. Descends-la, cette salope ! » Elle chassa le réflexe qui lui commandait de cacher sa nudité et plongea sa main dans la fente du cakra tout en surveillant les mouvements du phicte armé du défatome. Elle esquiva d’un bond les premières ondes, qui creusèrent des cratères profonds sur le mur. Elle se jeta aussitôt de l’autre côté sans attendre que son adversaire ajuste son tir et se saisit de son cakra dans le mouvement. La brûlure, vive, insupportable, s’étendit de sa main jusqu’à son épaule. Le phicte poussa un grognement de dépit et, à nouveau, la coucha en joue. Il n’eut pas le temps de presser la détente. Le cercle éblouissant jaillit du disque et le frappa en pleine tête. Il partit aussitôt en arrière, heurta la cloison du fond, lâcha son arme pour arracher le feu qui lui ravageait le visage. Il s’affaissa sur le carrelage blanc avec un gémissement sourd. Le feu le rongerait jusqu’à l’os et ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas consumé toute son énergie vitale. Un deuxième assaillant tenta de s’emparer du défatome, mais, voyant le cakra pointé sur lui, il préféra, comme son compagnon, battre prudemment en retraite. Ynolde attendit que la rumeur de l’astroport eût absorbé le bruit de leurs pas pour refermer la porte et la bloquer à l’aide du verrou supérieur qu’elle n’avait pas pris la précaution de pousser avant l’irruption des phictes. Elle retira ensuite sa main du cakra et resta immobile, appuyée contre le mur, jusqu’à ce que sa tension se relâche, jusqu’à ce que les battements de son cœur s’apaisent et que la sensation de brûlure s’estompe. Ils l’avaient retrouvée malgré le masque correcteur. Ils disposaient donc d’un détecteur qui ne s’arrêtait pas aux apparences, un senseur olfactif, peut-être, ou encore un analyseur d’ADN qui n’avait pas besoin de prélèvements organiques pour reconnaître un génome. Elle avait été sauvée par l’infime hésitation du phicte armé, distrait un court instant par sa nudité ou intimidé par la réputation du cakra. Un tueur déterminé, confirmé, ne l’aurait pas ratée. Elle avait manqué de prudence. Peut-être la Fraternité avait-elle exagéré le danger, peut-être la formation de la chaîne pancatvique n’était-elle pas aussi cruciale qu’elle le prétendait, mais Ynolde devait obéir aveuglément à ses ordres et déployer une vigilance de tous les instants, comme si, selon les paroles de son maître Gest Asraour, elle vivait en permanence en compagnie d’un serpent et que celui-ci exploiterait ses moindres absences pour lui inoculer son venin foudroyant. Elle s’avança vers le miroir légèrement embué fixé au mur. Elle contempla attentivement ce corps flétri par le masque correcteur. Elle deviendrait un jour cette vieille femme à la peau relâchée et aux veines saillantes. Le temps emporterait sa beauté, sa jeunesse, sa blondeur, sa vigueur, sa douceur. Ses parents étaient morts, déjà oubliés. Le passé n’avait pas d’existence lui non plus. Elle devait prendre chaque instant l’un après l’autre comme s’il était l’ultime. Puiser dans ses ressources pour franchir les obstacles l’un après l’autre. D’abord monter à bord du vaisseau à destination de Fango. Rien d’autre ne comptait, ni ses doutes ni ses sentiments pour Brouk. Ses bras et ses jambes étaient toujours parcourus de tremblements. Les orifices creusés par les ondes du défatome avaient atteint un diamètre d’environ trente centimètres : la concrétion avec laquelle était fabriqué le mur était plus dense, plus résistante que la chair humaine. Le phicte avait cessé de gémir. De son visage, dénudé jusqu’à l’os, il ne restait que des lambeaux de chair calcinés. Ynolde retira l’étui du cakra avant de passer ses sous-vêtements, le remit ensuite par-dessus son bustier et enfila la robe. Elle vérifia que le tissu ne l’encombrait pas pour glisser la main sous son sein gauche en cas d’urgence. L’échancrure était suffisamment large et profonde pour lui permettre d’atteindre le disque de feu en moins d’une seconde. Ses cheveux paraissaient blancs et filasse dans le miroir, et, l’espace de deux ou trois secondes, elle fut taraudée par l’envie de retirer le masque et de se réconcilier avec son image. Elle résista à la tentation, refit un chignon sommaire, puis elle jeta ses vêtements et chaussures détrempés dans la poubelle incinératrice. On frappa à la porte. « Ça fait un moment que vous êtes enfermée là-dedans ! Vous n’êtes pas seule au monde, vous devriez penser un peu aux autres ! » Le courroux tirait dans les aigus la voix déjà aigrelette. « Un petit instant, s’il vous plaît. » Ynolde chercha du regard un recoin où cacher le cadavre du phicte. La femme qui s’impatientait devant la porte était du genre à ameuter tout l’astroport si elle le découvrait. Elle opta pour l’intervalle étroit et profond entre la cabine de douche et le mur ; on y rangeait les divers ustensiles nécessaires au nettoyage des toilettes. La femme frappa et vitupéra de nouveau. Ynolde saisit le corps inerte par les aisselles. Il n’avait pas l’air énorme ni même musclé, mais son poids la surprit et l’obligea à s’arc-bouter sur ses jambes pour le déplacer. Elle parvint tant bien que mal à le glisser dans l’intervalle et à le soustraire à l’éclairage de la veilleuse flottante. Une troisième volée de coups rageurs ébranla la porte. « Un instant, j’arrive ! » Elle camoufla le corps derrière les balais et les autres ustensiles, essuya rapidement les sillons sombres qu’il avait semés derrière lui, jeta les serviettes en papier dans la poubelle incinératrice, se lava les mains, remit une dernière fois de l’ordre dans sa chevelure, puis elle déverrouilla la porte. De l’autre côté l’attendait une forte femme au visage rougi et froncé par le courroux. « Pas trop tôt ! — Excusez-moi… » Les toilettes étant situées à l’écart, personne n’avait remarqué l’intrusion des trois phictes ni la fuite précipitée de deux d’entre eux. Ynolde n’observa aucun mouvement suspect dans le couloir, éclairé lui aussi par des veilleuses mobiles. « Bon, j’pourrais peut-être entrer, maintenant ? » Elle s’écarta pour laisser passer la forte femme, qui lui décocha un regard noir avant de refermer la porte derrière elle. Elle l’entendit encore grommeler : « Y a une drôle d’odeur là-dedans ! » Elle avança prudemment dans le couloir. La chaleur du cakra était douce, agréable. Rien à voir avec la terrible sensation de brûlure ressentie quelques instants plus tôt. Elle atteignit sans encombre l’une des salles d’attente. Des andros vêtus des mêmes uniformes blancs que les hôtesses déambulaient dans les allées en poussant de hauts chariots métalliques. Ynolde se rendit compte qu’elle avait faim et présenta son jeton de voyage à l’une des créatures artificielles aux cheveux noirs et à la peau brune. L’andro l’enfonça dans un lecteur optique et le lui rendit avant de lui fournir son plateau-repas. Des hommes se levèrent pour lui céder leur place. Elle choisit un siège placé au centre de la salle, estimant que personne n’oserait l’agresser au milieu de la foule. Malgré la fadeur de la nourriture, manger lui procura une véritable jouissance. Incroyable comme les sens s’emparaient des moindres saveurs, des moindres odeurs quand on avait frôlé la mort d’aussi près ! Autour d’elle, des enfants papillonnaient en semant des bouquets de cris et de rires, de temps à autre morigénés par leurs parents. L’anxiété tendait les visages des hommes et des femmes assis sur les banquettes. L’avènement de la Terrible faisait peser des doutes sur le départ et, même si le voyage ne durait que trois mois, on aurait largement le temps de s’inquiéter dans l’espace, surtout lors de la traversée de la Ceinture d’Obey où un grand nombre de vaisseaux avaient sombré. En outre, comme on ne disposerait pas des herbes de sommeil en usage dans les autres systèmes, on ne pourrait pas se plonger dans l’oubli. On vivrait chaque seconde du vol, on ressentirait chaque secousse, chaque tempête magnétique, on évoluerait dans une gravité artificielle qui ne suffirait pas à prévenir l’atrophie des muscles, on ne pourrait pas vraiment s’étourdir dans les fêtes et les spectacles donnés par la compagnie, parce qu’on n’aurait pas le cœur à se réjouir, prisonniers d’une boîte en fer lancée à un septième de VL (vitesse de la lumière), arrachés aux êtres chers et aux paysages familiers qu’on ne reverrait peut-être plus jamais. Ynolde avait elle-même éprouvé cette profonde déchirure lorsqu’elle avait embarqué à bord du Karzius sur l’astroport de l’île de Guino. Chaque être vivant était pétri de la terre de sa planète natale, de son air, de sa lumière, de sa gravité, de son climat, et, même s’il était poussé à partir par la pauvreté, la guerre ou le désespoir, il n’était pas certain de s’adapter ni de mener une existence meilleure sur le monde de destination. « Qu’est-ce que vous allez faire sur Fango, m’dame ? » Ynolde s’essuya les lèvres avec une serviette en papier avant de lever les yeux sur le garçon qui la fixait de ses immenses yeux gris-bleu. Il portait le rabel et la calotte jaune clair des adolescents. Ses boucles brunes encadraient un visage rond, glabre et pâle. « J’ai toujours rêvé de faire le voyage, répondit-elle avec un sourire. Et je n’ai plus beaucoup de temps avant de mourir. — Vous avez quel âge ? » Elle éclata de rire. « Tu ne sais donc pas qu’on ne demande jamais son âge à une femme ? » La réflexion de son interlocutrice ne l’empêcha pas d’insister. « Plus ou moins d’un siècle™ ? » Elle se remémora la date de naissance mentionnée sur le jeton d’identité fourni avec le masque. « Cent trois ans™… Et toi ? — J’en aurai dix-sept dans dix jours. — Tu fêteras donc ton anniversaire dans l’espace. Comment t’appelles-tu ? — Harmil. Et vous ? — Madame Baguera. Mais je t’autorise à m’appeler Almina. Tu vas t’installer à Fango ? » D’un ample mouvement du bras, Harmil désigna un homme, une femme et deux fillettes assis sur les sièges proches. « On vient de proposer un travail à mon père sur Fango. — Qu’est-ce qu’il faisait ici ? — Il… » Harmil se rapprocha d’Ynolde et précisa, à voix basse : « Il travaillait pour le Gouvernement. J’ai jamais su ce qu’il fabriquait exactement. Notre départ s’est décidé très vite. On a fichu le camp en pleine nuit, comme des voleurs, juste avant l’arrivée de la Terrible. — Vous ne reviendrez pas ? » Harmil secoua la tête, les yeux soudain embués. « On restera sur Fango. J’ai même pas eu le temps de dire au revoir à mes amis. Ils vont se demander où je suis passé. — Tu pourras leur envoyer des messages. Je crois qu’il y a des relais entre les mondes du Pélopon et du Bras. — Ouais, mais la Ceinture d’Obey rend les communications difficiles. — Tu comptes faire quoi sur Fango ? — J’ai commencé des études de musique, et il paraît qu’il y a là-bas d’immenses territoires désertiques où on apprend à composer des symphonies avec les vibrations du vent. C’est sans doute là que j’irai. Et vous ? Vous reviendrez un jour sur Phaïstos ? — J’ai seulement acheté le billet aller. — Vous n’avez pas d’enfants, pas de famille ? » Ce fut au tour d’Ynolde d’être saisie d’une soudaine et puissante émotion. Elle se détourna pour dissimuler son trouble. « J’ai eu un frère autrefois, sur Boréal, une planète du système d’Ispharam. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. — Pourquoi l’avez-vous quitté ? — Je n’avais pas le choix… » Elle se demandait souvent ce qu’il était devenu, ce frère qu’elle avait abandonné alors qu’il venait d’atteindre ses vingt ans. Estimant qu’Oliphar avait en lui suffisamment de ressources pour survivre sur le continent nord de Boréal, elle ne lui avait pas donné avant de partir l’explication qui l’aurait aidé à comprendre sa famille et à grandir. C’était en grande partie pour lui, pour combler le manque, qu’elle avait écrit son journal. Elle avait tellement trimballé et consulté son carnet que les pages quadrillées surchargées ne tenaient plus que par une ou deux perforations. Les chances étaient infimes qu’Oliphar le lise un jour, mais elle refusait de le jeter, de trancher le fil ténu qui la reliait à son frère, à sa famille de sang. « Ça fait longtemps que vous l’avez pas vu ? » Elle hocha la tête, lentement pour ne pas libérer les larmes qui perlaient à ses cils. « Trop longtemps. La vie est parfois cruelle. » Harmil marqua un temps de silence, visiblement tracassé, avant de revenir à la charge. « C’est drôle. Vous avez l’air… Enfin, vous avez plus d’un siècle™, mais, d’un autre côté, y a quelque chose en vous de jeune. » Ynolde s’obligea à sourire. Elle s’aperçut que la mère d’Harmil, vêtue à la mode kenienne, longue tunique échancrée sur jupe droite, étole d’étoffe précieuse, bottines, coiffe conique, les fixait d’un air réprobateur. « C’est dans la tête que ça se passe. Je crois que ta mère n’est pas ravie de te voir discuter avec une vieille femme. » L’adolescent lança un regard de biais à ses parents. « Oh, elle, elle n’a pas encore admis que je ne suis plus son petit bébé. » Les yeux d’Harmil s’assombrirent. « J’ai parfois l’impression qu’elle veut me garder près d’elle jusqu’à la fin de ma vie, et je la hais. Vous n’avez pas eu d’enfants ? — Je suppose que le destin ne le veut pas… enfin, ne l’a pas voulu. Certaines branches donnent des fruits, d’autres restent stériles, c’est ainsi. Et puis… » Elle hésita à continuer, puis elle en ressentit l’envie, la nécessité, comme s’il lui fallait maintenant se libérer du fardeau des mots. « J’ai vu ma mère mourir en mettant au monde mon frère. Sans doute que ça ne m’a pas encouragée. » Elle revoyait maintenant le corps déformé de sa mère allongé sur le lit, la pâleur de son visage, la fixité déjà cadavérique de ses traits, l’intarissable flot de sang entre ses cuisses ouvertes. Elle était de nouveau la petite fille paniquée, désespérée, dans la maison des Dames-Blanches assaillie par la neige. Elle guettait le retour de son père, les yeux rivés sur l’étendue blanche balayée par les bourrasques. Un hurlement terrifiant. La tête du nouveau-né apparaît entre les cuisses de sa mère, puis le petit corps tout entier, sombre et luisant. Ils ne bougent ni l’un ni l’autre. Elle reste pétrifiée au milieu de la pièce réchauffée par une caléfacte. Le temps se suspend. Une silhouette dans le lointain qui avance à grands pas, chaussée de larges raquettes. Elle reprend espoir. La porte s’ouvre. Ce n’est pas son père mais une femme qui pose son bâton incrusté de pierres contre le mur, retire sa cape fourrée et son dokcha, secoue ses longs cheveux gris imprégnés de neige. Ses yeux noirs luisent comme des braises vives au milieu de ses rides. Elle avise la mère et l’enfant gisant dans une mare de sang, marmonne quelques mots avant de se précipiter vers les deux corps et de s’emparer du plus petit sans s’occuper du plus grand. Elle secoue le nouveau-né dans tous les sens et, sans cesser de psalmodier, le frictionne énergiquement jusqu’à ce qu’elle obtienne un premier hoquet, un premier cri. « Moi, je crois pas que j’en aurai, dit Harmil. — Tu as le temps de changer d’avis. — Faudrait alors que je trouve les femmes attirantes. — Ce n’est pas le cas ? » Harmil lança un nouveau coup d’œil sur sa mère. « Elles me dégoûtent. Sauf les plus âgées. Je peux facilement parler avec quelqu’un comme vous. — Et pas avec… — Harmil ! » Du pouce, l’adolescent désigna sa mère sans se retourner. « Ah, je crois qu’elle tire sur la laisse. — Enchantée de t’avoir connu, Harmil. » Il se leva et lui serra la main. « J’espère bien vous revoir dans le vaisseau, Almina. Sans vous le voyage serait long. Long et pénible. » Il retourna s’asseoir sur sa banquette et prit son air le plus ennuyé lorsque sa mère entreprit de lui faire la morale à voix basse. Son père, un homme aux larges épaules et au visage carré, se contenta de fixer Ynolde sans desserrer les lèvres. CHAPITRE IV Dalamb : nom de l’astroport planétaire de Jnandir, situé près de Jargar, la capitale. L’une des nombreuses hypothèses émises sur l’origine de ce nom nous paraît plus solide et vraisemblable que les autres : Dalamb renverrait à l’homme qui a découvert la planète Jnandir (l’origine du mot Jnandir est, elle aussi, controversée). Les recherches menées dans les archives des voyages spatiaux font apparaître un certain Fand Herf-Dalamb, originaire du système de Solar 2. De lui nous ne savons pas grand-chose, sinon qu’il participa aux missions d’exploration lancées à la fin de l’ère dite de la Dissémination, qu’il fut le seul rescapé d’un naufrage spatial et qu’à bord de la navette de secours il atterrit sur un monde à l’atmosphère compatible avec la vie humaine sans qu’on eût le besoin de recourir à la terraformation. Il y demeura une vingtaine d’années70, dans une cabane qui, selon la légende, se trouve quelque part dans les sous-sols de Jargar, jusqu’à ce qu’un autre vaisseau d’exploration se pose à son tour sur cette planète, attiré par les signaux de détresse émis sans interruption par l’ordinateur de la navette de secours. Selon les usages spatiaux en vigueur, on attribua la découverte de la planète à Fand Herf-Dalamb, et il est fort probable qu’il donna son nom à l’astroport, qui se simplifia au cours des siècles en Dalamb. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des voyages spatiaux. SILF NE PARVENAIT PAS à s’orienter dans la gigantesque agglomération étendue sur plusieurs dizaines de lieues. Les quartiers succédaient aux quartiers sans aucune cohérence apparente, reliés les uns aux autres par des ponts, des passerelles ou des plates-formes aériennes. Les hautes tours côtoyaient les immeubles de quatre ou cinq étages, les enchevêtrements de maisons basses et les flèches colorées des temples du zuryaïsme, la religion dominante de Jnandir. Les rues charriaient des flots ininterrompus de piétons marchant à pas pressés entre les véhicules à roues motrices qui peinaient à se frayer un passage entre les façades, les balcons, les étals, les mendiants et les renonçants vautrés sur les trottoirs. Le tolep avait déposé Silf à l’aéroport de la capitale, en plein milieu d’un faubourg distant d’une vingtaine de lieues du centre-ville. Le jour ne s’était pas encore levé sur le continent Occilium. « Bonne chance », lui avait crié le pilote. Le tolep avait décollé aussitôt après avoir déposé son passager et s’était évanoui dans les nuages blêmes qui coiffaient les collines environnantes. Silf était monté dans une navette aérienne à destination du centre de Jargar. La nanobulle remise par maître Toerg lui avait donné le code confidentiel et l’adresse où il pourrait retirer l’argent nécessaire à la poursuite de son voyage. Les autres passagers de la navette lui avaient lancé des regards à la fois intrigués et craintifs, sans doute instruits de son état d’assassin par son sargi, visible par l’entrebâillement de sa cape. Un homme d’une cinquantaine d’années, élégamment vêtu, était venu lui murmurer quelques mots à l’oreille. « Mille jnans pour vous si vous me débarrassez discrètement de quelqu’un… » Silf n’avait pas répondu, ni même regardé l’importun. Selon maître Toerg, le compte du Thanaüm lui fournirait suffisamment d’argent pour subvenir à ses besoins jusqu’à la fin du voyage. Il ne prendrait donc pas de risque inutile. Il était descendu à l’une des stations aériennes du centre, reconnaissable à son enchevêtrement de constructions anciennes qui s’appuyaient les unes sur les autres pour compenser leur déséquilibre. Un large ascenseur à ciel ouvert l’avait déposé en compagnie d’une vingtaine d’usagers dans une ruelle sombre où la lumière naissante et empourprée de Zurya, la naine rouge occultée par les nuages, ne descendait pas jusqu’au sol, suspendue aux ramures des grands arbres et aux balcons de fer forgé. Même s’il faisait moins chaud que dans le cœur du désert d’El Bahim, la moiteur de Jargar était difficile à supporter. L’air semblait aussi épais que de la boue et imprégné d’une odeur de putréfaction à laquelle Silf avait du mal à s’habituer. Lui qui avait respiré toute son enfance le vent pur et vif du massif du Zayath, il se demandait comment on pouvait vivre dans une telle puanteur. Il aurait préféré rester jusqu’à sa mort dans El Bahim et son climat éprouvant plutôt que de sacrifier un mois de son existence dans ce labyrinthe tumultueux et nauséabond. Il lui fallait rapidement récupérer l’argent et se rendre à l’astroport planétaire d’où décollaient les vaisseaux à destination de Devaka, une planète du système voisin de Mu Horakl. Là-bas, selon les informations délivrées par la nanobulle, il prendrait l’un de ces appareils qui utilisaient la technologie révolutionnaire de la pliure quantique. Il n’aurait besoin que d’une quinzaine de jours™ pour parcourir les centaines d’années-lumière qui séparaient Mu Horakl de Tau du Kolpter. Il gagnerait un temps précieux en regard des vaisseaux à propulsion classique qui, eux, mettaient plus de soixante ans™ à parcourir la même distance. Les Devaki refusaient obstinément de vendre leur technologie révolutionnaire aux autres adhérents de l’OMH. Ils souhaitaient en garder la maîtrise et, surtout, c’était pour eux une façon d’attirer de nouvelles vagues d’immigrants sur une planète qui n’offrait que peu d’attraits, entre autres une gravité pénible et une humidité permanente. Ils projetaient en toute simplicité de faire du système Mu Horakl le cœur et le poumon de la Voie lactée. Le texte audio de la nanobulle concluait en disant que leurs prétentions leur valaient un grand nombre d’ennemis au sein de l’Organisation des mondes humains. Le guichet de retrait se trouvait au 678, avenue Boukarane, district 43-A. Silf tenta de s’orienter auprès des passants. Leurs réponses, contradictoires, l’égarèrent définitivement dans le dédale sombre et surpeuplé. Le jour se levait sur Jargar. La ville semblait s’être enivrée une grande partie de la nuit et se réveiller avec la gueule de bois. Elle comptait, aux dires de la nanobulle, plus de trente millions d’habitants. Elle accueillait chaque année plus de trois cent mille nouveaux arrivants happés par son vertige, accourus de tous les continents de Jnandir. Au train où allaient les choses, elle atteindrait les cinquante millions d’âmes dans une vingtaine d’annéesTO et deviendrait totalement incontrôlable. Le gouvernement central s’efforçait par tous les moyens de juguler les flux migratoires en direction de la capitale, mais les candidats à l’exode se débrouillaient pour franchir les clôtures protégeant l’agglomération et déjouer les patrouilles militaires qui arpentaient les terrains vagues entre les fils électrifiés et les premiers faubourgs. Un panneau lumineux, en partie recouvert par les branches d’une végétation brune proliférante, mentionnait : 41-K. Silf estima qu’il était dans la bonne direction. En bas, la ville était nettement plus grouillante et dangereuse que vue d’en haut, et la puanteur, dominée par les relents d’ammoniac, se faisait par instants suffocante. Les regards de la plupart des piétons qu’il croisait étaient méfiants ou torves. Les bruits l’étourdissaient, les sifflements des navettes aériennes, les rugissements des véhicules de livraison, les grondements lointains des toleps et des autres appareils long-courrier, les cris des marchands, les altercations entre mendiants, les soupirs prolongés des énormes fleurs noires odorantes qui s’ouvraient dans les frondaisons d’arbres aux branches torturées. Il enjambait régulièrement des corps allongés sur le pas des portes ou à même les trottoirs. Des hommes et des femmes, jeunes ou vieux, qui paraissaient plus morts que vifs. Au Thanaüm, Elvina lui avait parlé des renonçants, Jargariotes d’origine ou émigrants qui, pour une raison inconnue, décidaient un jour de renoncer à leur famille, à leur travail, à leur logement, à la nourriture, et erraient dans les rues où ils finissaient par dépérir. 40-D affichait le panneau tournant qui flottait à l’extrémité d’une interminable ruelle bordée de boutiques et de restaurants. Silf s’arrêta, découragé. Bien qu’il transpirât abondamment, il n’osait pas retirer sa cape et marcher en sargi. Aucune logique ne présidait à l’agencement des districts, et les plans affichés sur les panneaux transparents aux croisements des plus grandes avenues étaient illisibles. « Monseigneur cherche une adresse ? » Un homme s’était approché dans le dos de Silf. Minuscule, une voix aigrelette, un visage rond et ridé, une peau brune craquelée comme du vieux cuir, des yeux sombres et troubles, des cheveux blancs en désordre, une barbiche clairsemée, des pieds nus difformes dans des sandales de corde, une tunique et un pantalon crasseux, déchirés par endroits. Comme Silf ne répondait pas, l’homme insista, avec un sourire qui révéla une dentition incomplète et des gencives noirâtres : « Je connais cette ville comme personne, monseigneur. Dites-moi donc à quel endroit vous souhaitez vous rendre. » Silf hésita, puis il estima qu’il ne risquait pas grand-chose à se renseigner. « Je cherche l’avenue Boukarane, district 43-A. » Les yeux et le front de l’homme se plissèrent. « L’avenue Boukarane ? Qui ne la connaît pas ? Je peux vous y conduire, monseigneur. — Qu’attendez-vous en échange ? » Le rire enroué de l’homme s’acheva en une quinte de toux. « J’aime rendre service à mon prochain, monseigneur, je me contenterai de dix jnans. » Silf se douta que dix jnans était une somme extravagante pour un tel service, mais il ne chercha pas à barguigner, taraudé par une seule envie : se rendre le plus rapidement possible à l’astroport planétaire et laisser loin derrière lui l’atmosphère étouffante de Jargar. « D’accord, vous me conduisez au 678, avenue Boukarane, et je vous donne dix jnans. » Le petit homme salua d’une courbette rapide mais profonde qui envoya son front frôler les dalles de pierre pavant la rue. « Je suis Zerp, pour vous servir, monseigneur. » Zerp n’avait pas menti. Il connaissait les moindres recoins de Jargar. Ils étaient partis dans la direction opposée à celle que Silf avait jusqu’alors suivie. Ils s’étaient enfoncés dans un labyrinthe où le Jargariote se dirigeait sans marquer d’hésitation, saluant de temps à autre d’un hochement de tête ou d’un signe de main un mendiant, un commerçant, une bande d’enfants qui jouaient dans une cour poussiéreuse. Le centre historique de Jargar gardait des traces des constructions primitives datant de deux mille cinq cents ansTO, des maisons aux blocs de pierre jaune que les fondateurs n’avaient pas pris le temps de tailler et avaient empilés les uns par-dessus les autres au moyen d’énormes grues. Ils avaient comblé les interstices avec un mortier constitué d’un mélange de sable et de résine de granflier, un arbre poussant en abondance dans les marécages méridionaux du continent Occillium. « Indestructible », précisa Zerp en tapotant l’un de ces blocs dont l’arête saillante surplombait la rue. La température continuait de grimper à mesure que Zurya se rapprochait de son zénith, chassant les dernières zones de pénombre, enflammant les vitrines et les arbres. Les quartiers étaient de plus en plus aérés et cossus. On ne voyait pratiquement plus de mendiants ni de renonçants, ni de traces d’usure sur les façades des immeubles. De somptueux jardins aux massifs fleuris se devinaient dans l’entrebâillement des portes. « On arrive dans le district 35 », marmonna Zerp sans se retourner. Sa foulée à la fois rasante et tressautante, ses incessants coups d’œil le faisaient ressembler à un petit animal aux aguets. De temps à autre, un tolep survolait au ralenti la ruelle, avec à son bord deux silhouettes vêtues d’uniformes blancs aux rayures argentées. « Flics », commentait sobrement Zerp sans jeter le moindre coup d’œil sur l’appareil volant. Silf devinait à son attitude qu’il n’avait pas la conscience tranquille, mais c’était le lot de la plupart de ceux qui vivaient dans les marges. Les villages haut perchés du Zayath comptaient également leurs boucs émissaires, des familles miséreuses, maudites, qui attiraient sur elles la méfiance et le mépris. « Monseigneur vient d’où ? — Du massif du Zayath, répondit Silf. — Monseigneur est zayt ? On n’en voit pas beaucoup à Jargar. — On est tellement bien dans nos montagnes qu’on n’a pas envie de les quitter. — En ce cas, pourquoi monseigneur les a-t-il quittées ? — J’ai affaire dans le coin. — Et ensuite monseigneur retournera chez lui ? » Silf ne répondit pas. La question de son guide jargariote lui rappelait qu’il ne remettrait plus les pieds sur son monde natal. Il n’y avait pas vraiment réfléchi jusqu’alors, l’esprit accaparé par sa mission et la découverte du continent Occilium et de la ville de Jargar. S’il avait mené une vie d’assassin ordinaire dans une ville ou l’autre de Jnandir, il aurait pu de temps à autre rendre visite à sa famille, mais il partait pour un système lointain, séparé de Zurya par des centaines d’années-lumière, et les chances étaient infimes, pour ne pas dire nulles, de revenir d’un tel périple. « Monseigneur a l’air bien sombre, tout à coup… » Zerp l’observait à la dérobée. Il tenta de donner le change en adressant au petit homme un sourire crispé. « Pourquoi m’appelez-vous monseigneur ? » Zerp haussa les épaules sans se retourner. « C’est ainsi que j’appelle les hommes. — Et les femmes ? — Ça dépend : belles dames pour les plus âgées, princesses pour les plus jeunes. Mais il est rarissime que je serve de guide aux femmes. Je leur fais peur. » Il rit et tendit le bras devant lui : « Bientôt le quarante-troisième district. — Le 43 après le 35 ? Pas très logique, lança Silf. — Le dernier qui a cherché la moindre logique à cette ville est devenu fou. » Ils évoluaient désormais au milieu de passants dont la coupe et la qualité des vêtements dénotaient une certaine aisance. Leurs regards, lorsqu’ils se posaient sur Zerp, se teintaient de réprobation et de mépris : les miséreux n’étaient pas les bienvenus dans le quartier. Les femmes portaient des chapeaux aux formes torturées, des gilets colorés, des robes claires qui bouffaient dans le bas et se retroussaient sur des bottes montantes de tissu ; les hommes arboraient des vestes et des pantalons sombres, des foulards aux motifs criards qu’ils passaient dans le col de leur chemise écrue ou jaune et dont les extrémités froncées flottaient sous leur menton rasé de frais. Silf trouvait leurs tenues élégantes en comparaison des costumes traditionnels zayts en laine et cuir de zufe. Ils pénétrèrent dans le district 43, signalé par un panneau lumineux et entièrement peint de rouge vif par les rayons de Zurya. Le trafic des toleps et des navettes aériennes était ici nettement plus dense et bourdonnant que dans les autres quartiers. Les toits plats des constructions serviraient d’aires d’atterrissage, et les engins volants se frôlaient parfois de très près, évitant les collisions grâce à leurs boucliers magnétiques, qui les immobilisaient sitôt qu’ils détectaient la présence d’une masse dans un rayon de cinq mètres. Les façades de verre des immeubles droits ne faisaient pas que réfléchir la lumière de la naine rouge, elles l’accentuaient, elles la rendaient à la fois plus claire et profonde, donnant à Silf l’impression de marcher entre des murailles de sang. « L’avenue Boukarane, déclara fièrement Zerp en désignant l’une des quatre artères qui partaient de la place circulaire sur laquelle ils venaient d’arriver. Le numéro 678 est tout au bout. Donnez-moi donc les dix jnans convenus, monseigneur. — C’est que… je ne les ai pas sur moi. Il faudra que vous m’accompagniez si vous voulez que je vous les donne. » Zerp s’essuya le front d’un revers de manche et cracha une suite de sons qu’il n’y avait pas besoin de comprendre pour en percevoir la teneur colérique. Une femme d’un certain âge passant près d’eux décocha au petit homme un coup d’œil écrasant de mépris. « Vous auriez dû m’en informer, monseigneur, finit par marmonner Zerp. — Vous ne m’avez rien demandé. Je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’en aurai tout à l’heure. » Le Jargariote hocha la tête. Au centre de la place, les gueules d’animaux que Silf ne connaissait pas crachaient des jets d’eau qui retombaient en courbes gracieuses dans un bassin circulaire d’une vingtaine de mètres de diamètre. « Il y a une banque au 678, c’est ça ? — Peu importe. Un marché est un marché. Venez avec moi et je vous remettrai votre dû. » Zerp réfléchit quelques secondes, le regard rivé sur ses pieds crasseux. Il attendit que s’éloigne le sifflement d’une navette pour dire : « Dix jnans, c’est une belle somme pour un homme comme moi, mais je ne me sens pas le courage de remonter l’avenue Boukarane. Je suis vieux. Vieux et fatigué. Tant pis pour moi : vous avez raison, monseigneur, j’aurais dû vous demander si vous aviez les moyens de payer. On dit qu’il ne faut pas se fier à l’air nigaud du Zayt, j’ai toujours cru que c’était une blague, vous venez de me démontrer que les proverbes ont un fond de vérité. Dix jnans la leçon, pas très cher payé, monseigneur, mille mercis et bonne chance à vous. » Le petit homme se fendit d’une courbette aussi cérémonieuse et dangereuse pour son front que la première et s’éloigna de son allure de trotte-menu sans attendre la réaction de son vis-à-vis. « Merci de m’avoir guidé… » Zerp s’évanouit dans le flot humain qui submergeait la rue. Silf poussa un soupir de dépit : comme tout natif du Zayath, il détestait qu’on mette en doute son honnêteté. Il regretta de ne pas avoir proposé à son guide les quelques pièces qui garnissaient le fond de sa poche et dont le total ne dépassait probablement pas un jnan cinquante. De chaque côté de l’avenue Boukarane, l’une des plus longues et larges de Jargar, se succédaient les boutiques de prestige, les banques, les restaurants de luxe et les bâtiments des administrations continentales – le palais du gouvernement planétaire, lui, se situait entre la ville et l’astroport. Les arbres aux troncs élancés se couvraient de fleurs transparentes qui, comme les façades des immeubles, se gorgeaient de la lumière rouge de Zurya. Une grande harmonie se dégageait de l’ensemble et rendait supportable la chaleur étouffante. Si les piétons étaient moins nombreux que dans les autres quartiers, les navettes et les toleps bourdonnaient au-dessus des toits comme des essaims de navores, les insectes carnivores vrombissants qui, une année sur quatre ou cinq, déferlaient sur les villages et les champs du Zayath. Silf comprenait maintenant pourquoi Zerp avait préféré renoncer à ses dix jnans plutôt que de l’accompagner. L’avenue s’étendait sur des lieues et des lieues, un numéro ne désignant pas une seule habitation mais tout un bloc. Il s’arrêta pour se désaltérer à une fontaine dont l’eau pure lui fit le plus grand bien. Il eut besoin de deux heures pour atteindre les numéros 600. Il n’avait pas assez d’argent pour prendre l’une des navettes collectives qui se posaient régulièrement sur les plates-formes transparentes juchées sur de hautes colonnes. Il arriva enfin au 678, un ensemble de constructions cubiques imbriquées les unes dans les autres. La nanobulle avait précisé que le guichet de retrait appartenait à la banque Cinaro. L’ombre des allées entre les bâtiments lui procura une agréable sensation de fraîcheur. Il repéra l’enseigne de la banque au-dessus d’une large porte coulissante. Il entra, lut les instructions lumineuses affichées sur un écran mural, se rendit au guichet des retraits, fermé par une porte blindée qu’on ouvrait en se plaçant en face d’un œil identificateur et en prononçant à voix basse le code confidentiel. Il s’introduisit dans une pièce minuscule, entièrement tapissée de métal gris. Des voyants lumineux s’allumèrent après que la porte se fut refermée dans un sifflement prolongé. Une voix synthétique lui demanda de s’identifier et de répéter le code confidentiel. Il contint une brève et violente attaque de claustrophobie. Autant il supportait les longs séjours dans l’élément liquide, autant il détestait être coincé entre des murs, des cloisons ou des parois de terre. Il prononça son nom et le code confidentiel. Un volet s’ouvrit après quelques secondes de grésillement et dévoila une niche d’une profondeur de cinquante centimètres. « Votre transaction : cent mille jnans, dit la voix. Dix mille en coupures de cent jnans, quatre-vingt-dix mille en jetons holos de voyage, trois jetons d’identité certifiés authentiques. La banque Cinaro vous remercie de votre confiance. » Silf récupéra l’argent, les jetons ; disposa soigneusement le tout dans la besace en cuir qu’il portait sous sa cape. Le volet se rabattit, la cloison recouvra son aspect lisse et brillant. Une fois sorti de la banque, la ville lui parut tout à coup hostile. Trompeuse était l’atmosphère paisible du district 43, trompeurs le silence feutré et les frissonnements de la brise sur les frondaisons, trompeurs les murmures et les sourires des passants. Jamais il n’avait imaginé qu’on puisse disposer d’une telle somme. Il avait l’impression d’être un trésor ambulant et d’attirer toutes les convoitises. Les Zayts n’utilisaient quasiment pas l’argent. Ils n’en avaient pas besoin. Ils fabriquaient leurs vêtements avec la laine et le cuir des zufes, ils se chauffaient avec les excréments séchés des animaux, ils se nourrissaient de leur viande, des céréales et des légumes qu’ils cultivaient sur les pentes fertiles du massif, ils buvaient l’eau claire des torrents et des sources… Pourquoi s’encombrer de ces bouts de papier ou de ces jetons holographiques qui, Silf l’avait constaté à plusieurs reprises dans l’enceinte même du Thanaüm, semaient l’envie, la colère et la haine dans le cœur des hommes ? « Pourquoi tu veux devenir thanaüte si tu n’aimes pas le fric ? lui avait un soir demandé Elvina. — Je ne sais pas, j’ai toujours voulu être assassin, marcher sur la frontière entre la vie et la mort. » Elvina avait éclaté de rire. « Si tu crois que tu perceras les secrets de la vie en donnant la mort, je crois que tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude. » Silf n’avait rien trouvé à répondre, mortifié, stupéfait qu’Elvina eût aussi facilement habillé de mots des pensées jusqu’alors confuses. « Certains entrent au Thanaüm pour le prestige de leur famille ou d’autres conneries comme l’honneur, mais, moi, c’est pour le fric, et uniquement pour le fric, avait repris Elvina. Je n’ai pas encore trouvé d’autre métier qui rapporte autant. » Elle avait parlé d’une voix pleine de défi, mais Silf avait entrevu dans ses yeux gris une lumière qui démentait ses fanfaronnades. Il revint dans l’avenue Boukarane afin d’acheter des vêtements et de se renseigner sur la meilleure façon de se rendre à l’astroport planétaire. Le gouvernement jnandiran avait envisagé de transférer ce dernier sur un autre continent pour désengorger la capitale, mais il s’était heurté à une vive opposition des élus de Jargar, qui tiraient une grande partie de leur richesse du trafic spatial. « Monsieur, monsieur… » Une jeune femme, surgie d’une ruelle perpendiculaire à l’avenue. Vêtue à la mode jargariote, gilet aux couleurs vives, robe bouffante, bottes de tissu, jolie avec ses cheveux lisses et noirs, ses grands yeux verts, sa peau très claire qu’elle protégeait à l’aide d’une voilette abaissée devant son chapeau. « Excusez-moi, monsieur, je dois me rendre au Dalamb et, comme le coin n’est pas sûr, je cherche un accompagnateur. — Le… Dalamb ? — L’astroport planétaire. Il porte le nom du premier homme qui a posé le pied sur Jnandir. » Comme il n’avait parlé à personne de ses intentions, Silf ne vit dans cette rencontre qu’une coïncidence. « Pourquoi dites-vous que le coin n’est pas sûr ? — Vous n’êtes pas d’ici, monsieur, ou vous sauriez que les environs du Dalamb sont réputés pour abriter la pire racaille de Jargar. Et qu’il n’est pas conseillé à une femme de s’y rendre seule. — Et vous ne connaissez personne dans cette ville ? » Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Sa voilette aux mailles serrées ondulait sous son souffle. « Je n’ai prévenu personne de mon départ. Mon père… il… il veut me marier de force à l’un de ses amis du même âge que lui. — Vous ne pouvez pas refuser ? — On ne refuse rien à certains hommes. Voulez-vous m’accompagner, oui ou non ? Je vous paierai. Cent jnans. » La proposition de cette femme tombait à pic. Silf n’avait plus besoin de partir en quête de renseignements. Il achèterait les vêtements et se changerait à l’astroport. « D’accord. — Marché conclu. Vous avez déjà piloté un tolep ? — Jamais… — En ce cas, c’est moi qui piloterai. Suivez-moi. » La jeune femme se dirigea d’une allure décidée vers une ruelle perpendiculaire. Silf lui emboîta le pas. À l’extrémité du passage, d’une longueur d’environ trois cents mètres, ils traversèrent un parc ombragé avant de déboucher sur un vaste espace plat et parsemé d’immenses bâtisses aux toits arrondis. « Des hangars », dit la jeune femme. Les constructions abritaient des engins volants de toutes formes et de toutes tailles que des hommes en combinaison bleue se chargeaient de garer ou d’amener aux propriétaires qui patientaient dehors. « Mon tolep est garé plus loin… » Des allées piétonnes bordées de buissons épineux coupaient à travers l’herbe de couleur brune et reliaient entre eux les hangars. Ils marchèrent un bon moment, croisant des hommes et des femmes aux vêtements somptueux et aux couvre-chefs extravagants. La température continuait de grimper bien que Zurya eût amorcé sa course descendante. Silf transpirait sous sa cape et son sargi. Il lui tardait de passer des vêtements plus légers et confortables. La jeune femme se retournait de temps en temps pour l’encourager d’un sourire. Ils suivirent une allée un peu moins bien entretenue que les autres et qui donnait sur une bâtisse entourée d’arbres. « Nous y sommes. » Silf ne remarqua aucune trace d’activité dans les environs, pas d’uniforme bleu, ni arrivée ni départ d’engin volant. Difficile d’imaginer que cet endroit isolé se nichait dans le cœur d’une mégalopole trépidante de trente millions d’habitants. L’atmosphère paisible était à peine troublée par les ronronnements des moteurs et la rumeur lointaine de Jargar. La jeune femme piqua tout droit vers une petite porte placée sur le côté du portail principal, pour l’instant fermé. « Il n’y a personne, on dirait, lança Silf. — C’est une heure creuse, mais ne vous inquiétez pas, ils sont là », répondit-elle en entrant dans le hangar. Il la suivit, refusant d’écouter la petite voix qui lui ordonnait de rester dehors. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il discerna des appareils rangés en plusieurs lignes et s’étonna de leur état : la plupart d’entre eux présentaient des traces de chocs, des dégradations, et se couvraient d’une épaisse couche de poussière, comme abandonnés depuis des lustres. La jeune femme retira son chapeau et secoua sa longue chevelure. Sa beauté frappa de nouveau Silf, mais, sans le filtre troublant de la voilette, elle ressemblait à une fleur Carnivore ou vénéneuse. « Ici, on sera nettement plus tranquilles que dans les autres hangars, murmura-t-elle avec un rictus. — Bien joué, Jarpha ! » Silf crut reconnaître cette voix aigrelette et se retourna. Une dizaine d’hommes s’étaient déployés derrière lui. Leurs trognes cabossées et leur allure menaçante ne laissaient planer aucun doute sur leurs intentions. Il se sentit dans la peau du petit animal convoité par une horde de prédateurs. Il aperçut plus loin, jailli d’un recoin d’ombre, les cheveux blancs et la silhouette menue de Zerp. « Vous avez le choix, monseigneur le Zayt, déclara le petit homme avec un sourire hideux. Ou nous donner vous-même votre argent, et il ne vous sera fait aucun mal, ou laisser mes hommes accomplir la besogne sur votre cadavre. » Zerp vint se placer aux côtés de la jeune femme, qui le dominait d’une bonne tête. « Je vous présente Jarpha, ma fille aînée. Sa beauté et son talent de comédienne sont des dons du ciel. Ne vous fiez pas à mon allure de mendiant, monseigneur, je ne travaille jamais pour dix malheureux jnans. Je savais qu’il vous fallait au minimum deux heures pour vous rendre à pied au numéro 678 de l’avenue Boukarane, j’ai eu l’intuition que je pouvais tirer bien davantage de vous, et le moment est venu de vérifier si mon flair ne m’a pas trompé. » Du coin de l’œil, Silf recensa ses adversaires et étudia la disposition des lieux. Outre Zerp et sa fille, ils étaient une douzaine, rassemblés en demi-cercle derrière lui, les uns brandissant des défatomes, les autres des armes blanches. « Vos vêtements m’ont renseigné sur votre condition, monseigneur. Vous sortez du Thanaüm du désert d’El Bahim. Vous êtes un assassin, selon toutes probabilités expédié en mission par sa hiérarchie. Nous savons que le Thanaüm est une entreprise florissante, mais son avarice est proverbiale. Nous savons également que la banque Cinaro gère le compte du Thanaüm depuis plus de deux sièclesTO. Nous en avons déduit que vous êtes venu retirer de l’argent à l’un de ses guichets et, comme la vie est de plus en plus dure dans les rues de Jargar, nous aimerions que vous nous remettiez en intégralité le résultat de cette transaction. Nous sommes conscients que vous êtes un assassin, un homme versé dans l’art des combats, donc dangereux, aussi nous n’hésiterons pas à vous cribler d’ondes défatomes au moindre mouvement de votre part. Veuillez, s’il vous plaît, vous dévêtir et nous confier vos effets, ou nous serons dans l’obligation de vous exécuter. » Appliquant l’enseignement de maître Toerg et de ses autres professeurs, Silf évalua la situation. Il lui aurait fallu fondre sur ses adversaires avant qu’ils n’aient eu le temps de presser la détente de leurs armes, puis exploiter leur désorganisation et les frapper aux traps, les points mortels, mais l’intervalle, vingt mètres environ, était trop important pour les prendre de vitesse. Il n’avait pas d’autre choix pour l’instant que d’obtempérer tout en guettant le moment propice. « Nous voulons voir à chaque instant ce que fabriquent vos mains, monseigneur », ajouta Zerp. Silf dégrafa la fibule de sa cape, qui s’affaissa à ses pieds. Première journée d’une mission censée le conduire à l’autre bout de l’univers, et il était tombé à pieds joints dans le piège grossier tendu par Zerp et ses sbires dans les rues de Jargar. Surtout, surtout, ne pas permettre à la colère de l’envahir, de l’obscurcir. La colère, son ennemie intime, exploitait ses moindres contrariétés pour lui prendre son énergie et sa lucidité. Jarpha le fixait avec un mélange d’intérêt et de compassion. Il retira la veste de son sargi, dévoilant un torse glabre et musclé, ainsi que la besace en cuir qui contenait les cent mille jnans. Il avait trahi la confiance de ses maîtres. Combien de fois les avait-il maudits dans la solitude glacée de sa cellule ? Ils avaient confié des missions importantes aux autres élèves et l’avaient laissé se morfondre entre les murs du Thanaüm… Il prenait conscience, à l’intérieur de ce hangar abritant des toleps hors d’usage, qu’ils ne s’étaient pas trompés sur son compte. La leçon était cruelle, et il ne pourrait pas la mettre à profit. Zerp et sa bande n’avaient pas l’intention de l’épargner. Sa seule chance, s’il en restait une, résidait dans l’euphorie suscitée par la vue de l’argent. « Le sac et le pantalon, monseigneur ! » gronda Zerp. Silf commença par le pantalon, dont il dénoua la ceinture de corde. Il ne portait rien d’autre en dessous que le parvir, la coquille protectrice maintenue par des attaches souples et résistantes. « Nous vous laissons bien volontiers les bijoux personnels que cache votre conque, gloussa Zerp. Jetez plutôt votre sac dans ma direction. » Silf parvint à déclencher le système d’ouverture métallique du sac avant de le lancer dans l’espace entre le petit homme et lui. Le rabat s’ouvrit dans le choc, des billets et des jetons s’éparpillèrent sur le sol. La surprise écarquilla les yeux de Zerp et de sa fille, qui, visiblement, ne s’étaient pas attendus à une telle aubaine. Des exclamations et des sifflements retentirent dans le dos de Silf. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que les billets et les jetons répandus sur le béton poussiéreux accaparaient les regards des détrousseurs. Il raffermit sa détermination d’une brève inspiration, puis, tandis que Zerp se penchait pour ramasser une poignée de jetons, il fonça vers les appareils alignés. En quatre ou cinq foulées, il fut à hauteur d’un tolep à la coque défoncée, aiguillonné par les hurlements des hommes, les cliquetis des armes et la voix aigrelette du petit homme. « Qu’est-ce que vous attendez pour le tuer ? Il ne doit pas sortir vivant de ce hangar ! » CHAPITRE V Ainsi vécut Gorghal, le vainqueur de tant de guerres et de tant d’aventures qui partit chasser le mythique pentale dans une lointaine galaxie du bord du monde : fort, invulnérable tant qu’il conservait sa force virile. Il exerçait pour son malheur une grande attraction sur les femmes, qui toutes essayaient par la duperie ou la séduction de l’entraîner sur leur couche. Il résista aux tentations, repoussa celles qui tentaient de lui voler sa force virile sur les mondes qu’il traversa, chérissant le souvenir de sa mère, qui lui avait fait boire avant son départ un philtre protecteur… Il advint que l’effet du philtre s’estompa lorsque Gorghal atteignit, après un très long voyage, le monde où vivait le mythique pentale. Il advint aussi qu’il y croisa une jeune femme à la chevelure couleur de nuit et à la peau de neige, et que, bien qu’elle ne fit rien pour le séduire, il se prit d’amour pour elle. Voici que le héros se couche près d’elle et lui fait don de son énergie virile. Ils en eurent un fils, Hakmor, dont nous conterons les aventures dans un autre chant. L’épouse et l’enfant de Gorghal le supplièrent de rester près d’eux, mais il refusa de les écouter et chassa le pentale afin d’accomplir son destin. Privé de ses forces, il mourut sous les coups de l’animal aux cinq ailes et aux cinq cornes. Ainsi s’acheva la vie du grand Gorghal, le héros légendaire, rattrapé par la malédiction lancée sur lui par un dieu cruel. Car, je l’affirme ici, l’amour entre un homme et une femme n’est pas une source de faiblesse, je crois même qu’il donne une grande force aux uns et aux autres. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. CONTRAIREMENT à ce qu’avait affirmé la compagnie du Bras, les fêtes données dans l’Astorius ne réussissaient pas à dissiper la langueur des passagers, ce mal mystérieux de l’espace qu’on appelait syndrome du vaisseau ou « spatialite ». Rien de plus sinistre que ces clowns qui s’acharnaient à arracher des rires aux spectateurs et ne récoltaient qu’indifférence dans le meilleur des cas, mépris dans le pire. De même, la musique traditionnelle du Bras jouée par le grand orchestre officiant dans la salle des concerts ne donnait pas envie de chanter ni de danser. Il ne restait alors qu’à traîner son ennui de sa cabine au restaurant ou à l’amphithéâtre qui proposait des spectacles en relief permanents. Les passagers marchaient d’un pas traînant bien que la gravité artificielle fût beaucoup moins forte que la pesanteur de Phaïstos, les épaules tombaient, les visages se figeaient. Les andros de location s’occupaient de leurs clients sans parvenir à ranimer leur flamme. Ynolde voyait pourtant des hommes et des femmes s’enfermer dans leurs cabines avec les créatures artificielles programmées pour assouvir tous leurs désirs. Lorsqu’ils en ressortaient, ils ne semblaient pas plus heureux ni même simplement satisfaits. Leur investissement de vingt mille phaïs ne leur aurait pas servi à grand-chose à l’arrivée : on ne pouvait pas soigner par l’étourdissement des sens la source amère et froide qui jaillissait du plus profond de l’être, comme si le vide n’était pas compatible avec les créatures de chair et de sang qui le traversaient. Le principe de l’oubli, de l’herbe du sommeil, semblait infiniment préférable à Ynolde, qui n’avait pas éprouvé une telle souffrance lors de son voyage entre les systèmes d’Ispharam et d’Epsilon du Pélopon. Elle était depuis quelques joursTO morcelée, dépecée de l’intérieur, et elle se serait cogné la tête contre les cloisons capitonnées si elle ne s’était pas raccrochée de toutes ses forces aux souvenirs de son père. Elle n’avait que trois mois à tenir, tandis que lui avait passé plus de soixante-dix annéesTO sans prendre l’herbe du sommeil dans l’appareil vétuste qui l’emmenait vers Phaïstos. Les implants vitaux la criblaient par instants de vibrations douloureuses. Elle espérait que les tunnels d’énergie noire seraient ouverts entre Fango et les mondes du Kolpter. On les fermait quand les flux devenaient incontrôlables et faisaient courir de trop gros risques aux voyageurs – elle avait vu un reportage à ce sujet sur l’écran de sa cabine. On attendait que le taux d’iarks (l’unité de mesure de l’énergie noire) repasse en dessous du seuil fatidique des quatre-vingts pour rouvrir les passages, un retour à la norme qui pouvait prendre jusqu’à dix ansTO. Ynolde passait la majeure partie de son temps dans sa cabine, assise sur sa couchette, plongée dans ses souvenirs et ceux de son père. Étrange, la sensation de porter deux implants, deux âmnas. L’existence de frère Ewen s’incrustait peu à peu dans ses cellules, dans sa chair. Elle ressentait ses peurs, ses doutes, ses peines et ses joies avec la même intensité que si elle les avait expérimentés elle-même… elle croupissait dans son désespoir pendant que les autres passagers s’abîmaient dans l’oubli réparateur… elle se déplaçait huit fois plus rapidement que ses voisins… faisait la connaissance d’Olmeo et de Sayi, un jeune couple qui avait décidé d’abriter son amour dans le temps réel… pourchassait Elbéore, l’enfant criminelle possédée, dans les coursives du gigantesque vaisseau… la tuait avec le cercle de feu de son cakra… élevait la fille de son ami Olmeo, fou de chagrin après la mort de Sayi… endossait ensuite son rôle de maître et intronisait l’enfant devenue femme dans la Fraternité du Panca… Tous ces gestes, tous ces faits resteraient à jamais gravés en elle. Son billet ne lui donnant pas droit à être servie dans sa cabine (l’andro de bord réclamait un supplément de dix mille phaïs pour une prestation personnalisée), elle devait régulièrement parcourir les coursives qui menaient au restaurant de son niveau et se mêler aux autres passagers. Son cakra émettait parfois une chaleur vive qui lui irradiait le sein et le flanc gauches. Tendue comme un arc, elle observait alors les hommes et les femmes qui l’entouraient, se demandant si l’un d’entre eux n’appartenait pas à la multitude des ennemis de la Fraternité du Panca. Les armes telles que les défatomes étaient formellement interdites dans les vaisseaux (on craignait que la moindre perforation n’entraîne une réaction en chaîne et ne provoque la dislocation de l’ensemble de la structure), mais il existait certainement des façons de les introduire clandestinement. Et puis, même si un tueur ne réussissait pas à franchir les différents barrages, il pouvait, une fois à bord, transformer n’importe quel couvert, n’importe quel bout de fer en lame tranchante, l’enduire de poison foudroyant et exploiter un moment de relâchement pour la poignarder. Elle s’interdisait de dormir. Elle s’assoupissait parfois, terrassée par la fatigue, mais elle ne perdait jamais conscience, une partie d’elle restant suspendue aux bruits, aux rumeurs, aux secondes qui s’égrenaient avec une lenteur désespérante. Les deux verrous manuels de la porte de sa cabine ne suffisaient pas à la rassurer : les ouvre-tout utilisés par les phictes et autres malfaiteurs de Phaïstos les tireraient sans aucune difficulté ni aucun bruit. Un autre motif d’inquiétude la perturbait : elle était enregistrée par la compagnie du Bras sous l’identité d’Almina Baguera, âgée de cent trois ansTO, or, comme son masque correcteur serait bientôt désactivé, elle n’aurait pas l’aspect d’une vieille femme à l’arrivée sur Fango, une planète réputée pour l’intransigeance de ses services d’immigration. Il lui fallait trouver une explication plausible avant la fin du vol. La correction génétique, qui connaissait une vogue croissante sur les mondes du Pélopon, ne suffirait pas à justifier sa métamorphose ; elle gommait les rides, raffermissait les chairs, redonnait de l’énergie, mais elle ne permettait sûrement pas de transformer une plus que centenaire en une jeune femme de trente-quatre ans. La supercherie ne tromperait pas les services d’immigration de Fango. Elle avait beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, elle ne trouvait pas de solution. Elle constatait en se regardant dans le miroir de la salle d’eau que la pile du masque correcteur commençait à fatiguer. Son apparence de vieillarde s’estompait par instants, les traits devenaient flous, son véritable visage se devinait entre les rides, des taches dorées apparaissaient dans le blanc de sa chevelure. « Ma mère a enfin lâché la laisse… » Toujours vêtu de son rabel et de sa calotte jaune clair, Harmil avait frappé à la porte de la cabine d’Ynolde. Elle avait vérifié l’identité du visiteur par l’œilleton caméra qui projetait sur l’écran des vues fixes de la coursive et des environs. Il ne s’était pas encore manifesté depuis le début du voyage. « Comment m’as-tu retrouvée ? » Un sourire espiègle éclaira la bouille ronde de l’adolescent. « Superfacile : j’ai demandé aux andros de service s’ils connaissaient la cabine d’une certaine Almina Baguera, et y en a un qui a fini par me répondre. J’ai pas pu venir vous voir plus tôt : ma mère me lâche pas d’un cheveu. Comme si je pouvais me perdre dans un vaisseau ! Heureusement, elle a eu une crise de spatialite aiguë qui a nécessité l’intervention d’un andro médical. Avec le sédatif qu’il lui a refilé, elle en a au minimum pour douze heures de sommeil. Comme mon père veille sur mes deux petites sœurs, moi, j’ai gagné douze heures de tranquillité ! Et vous, comment ça va ? — J’ai un peu le mal de l’espace, mais je ne m’en tire pas trop mal pour une vieille dame. La cabine de ta famille est située à quel niveau ? — Le même que le vôtre. — Tu as fêté ton anniversaire ? — Ah, vous vous souvenez ?… C’était vraiment sinistre. — Je ne te vois jamais au restaurant… — Normal : on prend nos repas dans la cabine. Et ma mère ne veut pas qu’on aille voir les spectacles, qu’elle trouve dégradants, ni qu’on se mélange avec les autres passagers. On tue le temps en regardant les reportages débiles qui passent en boucle sur les chaînes de la compagnie. Je les connais par cœur. Ça fait, quoi ?… quinze joursTO qu’on est partis, et on a encore deux mois et demi à tirer. Je ne sais pas si je tiendrai jusqu’au bout. — Tu n’as pas vraiment le choix. — J’attends le passage de la Ceinture d’Obey. Ça, ça risque d’être amusant. Après, on verra. — On verra quoi ? — Est-ce que j’aurai encore l’envie de… Hé, mais… » Les yeux écarquillés, la bouche bée, Harmil fixait Ynolde comme un animal étrange. Elle en comprit la raison lorsqu’elle entrevit son reflet dans la porte circulaire vitrée qui séparait la cabine de la salle d’eau. Elle découvrit une jeune femme aux cheveux blonds, à la peau et aux yeux clairs. Elle fut à la fois soulagée de retrouver son image familière et affolée d’être ainsi démasquée devant l’adolescent. Le marchand de Kenios l’avait trompée en lui affirmant que la pile avait une durée de vie minimale de trois semaines. Le leurre avait cessé son effet au bout de seulement quinze jours™. Elle ne pouvait plus se cacher. « Vraiment désolée, Harmil, je sais que tu n’apprécies que les vieilles femmes », murmura-t-elle avec un sourire penaud. Il resta un moment aussi figé qu’une statue puis, paraissant soudain se ranimer, il cligna des yeux et reprit son souffle. « Vous… Vous portiez un masque correcteur ? » Elle acquiesça d’une moue. « C’est pour ça que j’arrivais pas à vous trouver vraiment vieille. — Sans doute. Et maintenant, je te dégoûte ? » Il s’assit à l’extrémité de la couchette, retira sa calotte et, tout en lissant ses cheveux noirs du plat de la main, il la contempla avec une attention redoublée. « Jeune ou vieille, ça ne change rien, il y a quelque chose en vous de différent. Vous avez quel âge en réalité ? — Je t’ai déjà dit qu’on ne demandait jamais son âge à une femme. Trente-quatre, bientôt trente-cinq. — Pourquoi… » Il s’interrompit, remit sa calotte, lança un regard vers la porte par-dessus son épaule comme s’il craignait d’être entendu. « Pourquoi vous vous êtes cachée derrière ce masque ? — Je n’avais pas envie d’être reconnue. — Pourquoi ? — Ne cherche pas à le savoir. » Il parut décontenancé par la sécheresse de la réponse d’Ynolde, puis sur le point d’éclater en sanglots. « Vous… Vous n’avez pas confiance en moi ? » Elle se pencha en avant et tendit le bras pour lui caresser la joue d’un revers de main. « Je ne peux avoir confiance en personne, Harmil, tu comprends ? » Il repoussa sa main, se releva et recula d’un bond vers la porte. « Je comprends surtout que tu t’es bien foutue de moi ! » La colère lui tordait maintenant les lèvres et lui plissait le front ; elle avait sur lui le même effet qu’un masque correcteur : en filigrane apparaissait le vieillard qu’il serait un jour. « On ne peut vraiment pas faire confiance aux femmes ! cracha-t-il d’une voix blanche. — Je n’avais pas le choix. — Je te déteste comme je la déteste, elle ! » Il sortit et s’éloigna en courant dans la coursive. Ynolde referma aussitôt la porte, poussa les deux verrous et se rassit sur sa couchette, songeuse. La réaction d’Harmil l’arrangeait dans le fond. Il valait mieux qu’elle ne s’encombre d’aucun lien affectif, pas même d’une amitié naissante. Elle devait traverser l’espace comme un astre froid, mort, n’offrant aucune prise, aucune chaleur. Fermée aux sentiments, aux émotions. La solitude était le prix à payer pour préserver ses chances de gagner le système de Tau du Kolpter. Elle s’épargnerait des souffrances inutiles. La douleur contenue dans la mémoire de son père était déjà assez lourde à porter. Chaque fois qu’elle s’était abandonnée à ses sentiments, sur l’île de Guino, sur Phaïstos avec Brouk, chaque fois que la femme avait supplanté la sœur en elle, elle avait failli renier la Fraternité et compromettre la reconstitution de la chaîne quinte. Les probabilités étaient nulles qu’elle fût un jour amoureuse d’Harmil, mais l’intransigeance de l’adolescent pouvait se révéler aliénante et dangereuse durant le voyage. Elle glissa la main dans son cakra pour sceller sa résolution : même si son âme et son corps ressentaient encore le besoin d’exulter – un désir parfois tyrannique –, elle était dorénavant sœur Ynolde, membre de la Fraternité du Panca en chemin vers le troisième frère. La chaleur du disque de feu, intense, lui irradia tout le corps, de l’extrémité de sa main droite jusqu’au sommet de son crâne et aux ongles de ses pieds. « Mesdames et messieurs, nous approchons de la Ceinture d’Obey. Les passagers qui désirent jouir du spectacle, un spectacle unique dans la Voie lactée, sont invités à se rendre dans l’un des observatoires mis à leur disposition. Les andros de service les installeront dans les meilleures conditions et leur fourniront leurs plateau-repas. La traversée de la Ceinture prendra environ trois joursTO. Il est possible que le vaisseau soit pris dans de fortes turbulences. Bouclez vos ceintures de sécurité et restez calmes quoi qu’il arrive. La compagnie du Bras vous remercie de votre attention et vous souhaite une excellente fin de voyage. » La rumeur courait depuis quelques jours que L’Astorius était sur le point de franchir la gigantesque formation d’astéroïdes qui barraient l’espace sur plusieurs dizaines de millions de kilomètres. Les passagers voyant dans la traversée de la Ceinture d’Obey une magnifique occasion de briser la routine d’un voyage qui s’enlisait dans la morosité et l’ennui, l’annonce officielle provoqua une véritable ruée vers les observatoires, des salles situées sur le pont supérieur, équipées de fauteuils confortables et d’immenses baies vitrées. Ynolde resta dans sa cabine malgré son envie forte d’assister à l’un des plus beaux spectacles de la Voie lactée selon les bandes-annonces diffusées régulièrement sur l’écran. Quelqu’un aurait pu profiter de la cohue pour lui enfoncer une lame ou une aiguille empoisonnée dans le corps. Il restait un mois de voyage. Elle devait encore réfléchir au meilleur moyen de passer sans encombre la douane de Fango. Sa spatialite s’étant atténuée, elle avait recouvré l’essentiel de ses facultés mentales. Harmil ne s’était plus présenté devant la porte de sa cabine. Elle songeait de temps à autre à la vie qu’elle aurait pu mener sur Phaïstos avec Brouk. À ce bonheur enfui à peine entrevu. L’amour, l’amour charnel, l’amour matière, avait-il le pouvoir de rendre heureux ? Elle n’aurait jamais la réponse à cette question. Son cakra émettait une chaleur intense depuis quelques joursTO, comme pour l’avertir que le danger rôdait autour d’elle, qu’elle devait redoubler de vigilance. Les planchers métalliques résonnaient des pas des milliers de passagers qui convergeaient vers les observatoires. Elle attendit que les vibrations s’atténuent pour prendre enfin la douche à laquelle elle aspirait depuis un bon moment. Besoin féroce de se laver, de sentir les gouttes rouler sur sa peau et charrier ses angoisses, ses doutes, ses regrets. Elle se dévêtit, se faufila dans la salle d’eau, posa son cakra sur le rebord du lavabo. L’eau chaude, projetée par la vingtaine de bouches réparties dans les cloisons, le sol et le plafond, la régénéra. Un désir féroce l’envahit de faire chanter sous ses doigts son corps gorgé de sève. Elle ne céda pas à la tentation. Pas le moment. Le plaisir lui volerait momentanément une partie de son énergie, de sa lucidité. Elle pressa d’un geste rageur le commutateur. L’air chaud remplaça les jets d’eau et la sécha en une poignée de minutes. Une sensation de danger la suffoqua tout à coup, des vibrations blessantes transpercèrent son cerveau. Elle récupéra son cakra, le cala contre son flanc, resta quelques instants à l’écoute du silence avant de jeter un coup d’œil dans sa cabine. Personne. Elle sortit de la salle d’eau. S’aperçut que les verrous de la cabine avaient été tirés. N’eut pas le temps de s’en étonner. Un objet dur lui choqua la nuque, elle perçut des mouvements derrière elle, un souffle tiède lui balaya le cou. « Posez votre cakra devant vous. Doucement. Au moindre geste brusque, je presse la détente de mon défat. » La voix était grave et teintée d’accent phaïstin. Elle se pencha lentement pour poser son disque de feu sur sa couchette. Aucune pensée ne traversa son cerveau. Déconnectée. Puis elle se dit que l’intrus ne l’avait pas exécutée sans sommation, qu’il la voulait pour l’instant vivante, qu’il restait donc un infime espoir. Le souffle de l’homme se fit presque brûlant. « Vous avez oublié de regarder au plafond. Vous êtes très désirable pour une femme de cent trois ansTO… » Elle maîtrisa sa panique pour expulser les mots qui se bousculaient dans sa gorge. « Que faites-vous dans ma cabine ? Que voulez-vous ? — On m’a expédié dans ce vaisseau pour vous tuer. Mais, avant, je dois vous poser quelques questions. Pas ici : les cabines sont sous surveillance et les andros vont bientôt revenir à leurs postes après avoir réparti les passagers dans les observatoires. Je vous emmène dans un coin où personne d’autre n’a accès. — Inutile, je ne répondrai pas à vos questions. — Nous en reparlerons après, lorsque vous aurez expérimenté ma façon de les poser. Rhabillez-vous. Et n’essayez même pas d’approcher les mains de votre cakra. — Mourir pour mourir, je préfère maintenant. Je vous répète que vous n’obtiendrez aucun renseignement de ma part. — En ce cas, pourquoi ne vous précipitez-vous pas sur votre disque de feu ? » Elle ne répondit pas. Les pensées se réorganisaient dans son cerveau. « Vous êtes une sœur du Panca, mais vous êtes avant tout humaine, reprit l’homme. Conditionnée par votre instinct de survie. Vous espérerez jusqu’au bout. Vous savez que vous avez intérêt à m’obéir si vous voulez vous ménager quelques précieuses minutes de sursis. » Elle hocha la tête et enfila sa robe sans passer ses sous-vêtements. Le rapport de force était pour l’instant en faveur de l’intrus. Elle se sentait démunie sans son disque de feu, plus nue et vulnérable qu’au sortir de sa douche. Elle ne chercha pourtant pas à le récupérer quand l’homme lui ordonna de sortir de la cabine. Elle n’en avait pas le temps. Du coin de l’œil, elle vit qu’il était armé d’un défatome à canon court, sans doute introduit dans le vaisseau en pièces détachées et remonté dans un recoin ignoré des caméras de surveillance. Elle espéra vaguement croiser d’autres passagers et mettre à profit leur présence pour fausser compagnie à son ravisseur, mais il avait bien choisi son moment : le franchissement de la Ceinture d’Obey, le clou du voyage, avait entièrement vidé les coursives et entraîné un relâchement de la surveillance des andros. Quelques gouttes s’échappaient de la chevelure dénouée et encore mouillée d’Ynolde. Elle aurait dû remettre ses chaussures avant de sortir : le plancher des coursives s’habillait d’une moquette tellement rêche par endroits qu’elle lui blessait les pieds. Elle s’enfonça dans le dédale des coursives en suivant les brèves indications de l’homme : « À gauche, à droite, deuxième à droite, tout droit, l’escalier en face… » Ils arrivèrent à l’extrémité d’un passage devant une lourde porte fermée par un code. L’homme lui enjoignit de saisir une succession de chiffres et de symboles sur un clavier rétroéclairé fixé sur la cloison. Elle obtempéra. La porte s’ouvrit dans un claquement après quelques secondes de grésillement. Ils pénétrèrent dans une salle qui ressemblait à un local technique ou un atelier de réparation, cloisons rouillées, sol poisseux, armoires fermées par des chaînes, pénombre à peine effleurée par les veilleuses, pièces diverses et outils disséminés sur des étagères métalliques, odeurs d’huile et de poussière… Elle tenta à plusieurs reprises d’observer son adversaire. D’un ton sec, il la pria d’avancer sans se retourner. « Regardez droit devant vous ! Nous aussi, on va admirer cette fichue Ceinture d’Obey ! » Ils traversèrent la grande salle puis franchirent une enfilade de plusieurs petites pièces, laquelle débouchait sur un réduit nu de quatre mètres sur quatre dont l’une des cloisons était une baie vitrée. Une lumière ténue tombait de trois plafonniers et arrosait d’or pâle le plancher fendillé. « Un ancien sas d’observation, précisa l’homme. Il n’est plus utilisé depuis des lustres, mais il n’a pas été modifié, il est toujours alimenté en oxygène et en gravité artificielle. Le verre de la baie est aussi solide qu’une triple coque. C’est le coin idéal pour les conversations intimes, pas vrai ? Vous pouvez vous retourner. » Elle ne chercha pas à dissimuler sa surprise lorsqu’elle contempla enfin son ravisseur, vêtu d’un rabel et d’une calotte gris. Visage carré, traits réguliers, cheveux bruns bouclés, épaules larges, une quarantaine d’années, plutôt bel homme. Elle le revit dans la salle d’attente de l’astroport de Kenios, assis sur une banquette aux côtés de la mère et des petites sœurs d’Harmil. « Eh oui, on s’est déjà vus, reprit l’homme avec un sourire. Mon cher fils a eu l’extrême bonté de me dire qu’il vous avait rendu visite et qu’il vous avait surprise sans votre masque correcteur. Votre brusque métamorphose l’a traumatisé. Il a dû vous dire qu’il détestait les femmes âgées de moins de quatre-vingt ans. Je crois savoir d’où lui vient un goût aussi discutable. » Ynolde frissonna. Le réduit ressemblait à un caveau funéraire. Le silence et le ciel criblé d’étoiles accentuaient cette impression de désolation. « Pourquoi voulez-vous me tuer ? » demanda-t-elle. L’homme la fixa quelques instants avec une cruauté mêlée de désir. « Ne faites pas l’idiote, nous gagnerons du temps ! On sait que vous êtes en route pour rejoindre l’un de vos frères dans le système de Tau du Kolpter. On sait que le Panca a entrepris la formation d’une chaîne quinte et, dans certains milieux, on aimerait savoir pourquoi. — Si vous connaissiez la Fraternité, monsieur, vous sauriez que l’un de ses piliers fondamentaux est l’obéissance aveugle. J’obéis sans connaître l’objet exact de ma mission. Les milieux dont vous parlez en savent donc autant que moi. » Il secoua la tête d’un air agacé. « Vous n’imaginez tout de même pas que je vais me contenter d’une aussi piètre explication ! Vous allez m’obliger à utiliser des moyens plus… radicaux. — Quels que soient vos moyens, vous ne tirerez de moi rien de plus. — On m’a fait miroiter une belle situation sur Fango si je réussis à vous cuisiner avant de vous éliminer. Et je vous promets que je vais vous faire cracher tout ce que vous avez dans le ventre. — Qui, on ? — Je suppose qu’Harmil vous l’a dit, il n’a jamais su tenir sa langue : je travaille pour le compte du gouvernement phaïstin. Enfin, pour une faction du gouvernement. Mes supérieurs estiment que la formation d’une chaîne pancatvique fait courir une menace sur les mondes humains. — Ma hiérarchie soutient la thèse inverse. — Possible. Il ne m’appartient pas de savoir qui a raison ou tort. Je comptais me retirer, et on m’offre une situation en or sur Fango, rien d’autre n’a d’importance. » Ynolde prit conscience qu’il avait un point faible : ses sens. Ses mains étaient larges, charnues, ses lèvres rondes et pleines, son regard s’égarait sans cesse sur ses formes mises en valeur par la coupe de sa robe. Elle pouvait se servir de son corps comme d’une arme, ce corps qu’elle avait parfois rejeté avec une violence effrayante. Elle devrait seulement oublier ses principes, surmonter son dégoût, ne plus penser qu’à sa mission. Se fermer encore davantage aux sentiments, aux émotions. « Nous vous suivions depuis des mois sur Phaïstos. Nous avons perdu votre trace, mais nous nous doutions que vous étiez montée dans ce vaisseau. J’ai entendu dire que des phictes vous avaient retrouvée et manquée dans les toilettes de l’astroport. Selon leur stupide code d’honneur, ces crétins ont été tués avant de parler. Nous ignorions donc quelle apparence vous aviez. Pas facile de mener une enquête sans attirer l’attention des andros. Je rends hommage à l’efficacité de votre masque correcteur. Personne n’a rien deviné à Kenios et, pourtant, nous étions plus de deux cents agents disséminés dans l’astroport. L’exécrable fascination d’Harmil pour les vieilles dames m’a cette fois bien servi. Maintenant, soit vous me racontez tout ce que vous savez, soit nous passons à l’étape suivante. — Que voulez-vous savoir ? — Je vous l’ai déjà dit : la raison pour laquelle la Fraternité a entrepris la reconstitution d’une chaîne quinte. Et aussi l’endroit exact de la rencontre avec le troisième frère. Mes supérieurs ne se contenteront pas d’éliminer un maillon. Ils pensent que plusieurs chaînes se forment en même temps. Vous me le confirmez ? — Je n’en sais rien. — Et pour le reste ? — Encore une fois, même si je le voulais, je ne pourrais pas répondre à vos questions. Votre femme, vos enfants sont au courant de votre activité ? » Le père d’Harmil se fendit d’un soupir bruyant. « Bien sûr que non. Leur innocence est ma façade, ma couverture. On se méfie moins d’une famille que d’un homme seul. Je vais donc être obligé de défigurer ce visage aux lignes si pures. — Vous semblez le regretter. — Évidemment que je le regrette. Qui aime saccager la beauté ? — Oh, ils sont très nombreux dans cet univers… » À cet instant, une ombre silencieuse occulta pendant quelques secondes le ciel étoilé. « Ah, je crois que nous entrons dans la Ceinture d’Obey. Nous sommes mieux placés que la plupart des passagers dans les observatoires. Mais nous n’en profiterons pas. » Une deuxième ombre recouvrit fugitivement la voûte scintillante. Ynolde aperçut les premiers astéroïdes révélés par les faisceaux puissants du bouclier du vaisseau puis, en arrière-plan, une nuée de masses noires, si nombreuses et serrées qu’elles semblaient dresser un mur infranchissable dans le lointain. Les faisceaux dévoilaient une multitude de formes, de cratères, de couleurs, à l’étrange et envoûtante beauté. L’Astorius n’avait pas ralenti l’allure en entrant dans le champ. Tous feux dehors, il naviguait entre les astéroïdes en effectuant de larges courbes. Ynolde devait maintenant se tenir à la cloison pour garder l’équilibre. La gravité artificielle ne suffisait plus à compenser les mouvements de l’appareil. Cette course folle à travers la Ceinture d’Obey engendrait une certaine euphorie en elle. La mort se tenait là, tapie dans l’espace. L’un des astéroïdes pouvait à tout moment se présenter face au vaisseau et le percuter avant d’avoir été détecté et neutralisé par le bouclier magnétique. En comparaison, le défatome braqué sur elle semblait bien dérisoire. Le père d’Harmil sortit un petit objet blanc de la poche ventrale de son rabel. « Un jaseur. Cet appareil n’a l’air de rien, mais il émet des ondes qui agissent directement sur les centres névralgiques du cerveau. La sensation est absolument insupportable, croyez-moi. Votre visage en subira des altérations définitives, comme s’il sortait d’un broyeur mécanique. Votre propre mère ne vous reconnaîtrait pas à la fin de la séance. » Malgré sa frayeur, elle trouva la force de sourire. « Le corps n’a plus aucune importance quand il est mort… » Il sourit à son tour. « Juste. Mais, comme vous finirez de toute façon par parler, je vous offre la possibilité de vous épargner des souffrances inutiles. » Elle glissa la main dans l’échancrure de sa robe et la passa sur sa poitrine comme pour apaiser une démangeaison. Une lueur de désir traversa le regard sombre de son vis-à-vis. « Et moi je vous répète que je ne peux rien vous apprendre de plus que vous ne sachiez déjà. » Le vaisseau évoluait au milieu d’une forêt d’astéroïdes de plus en plus dense. Les courbes se rétrécissaient, les changements de direction se faisaient brusques, Ynolde et le père d’Harmil rencontraient des difficultés grandissantes à conserver leur équilibre. Les feux de L’Astorius éclairaient les corps célestes, les cratères de toutes tailles aux bords renflés, les sillons plus ou moins larges et profonds, les roches écaillées couleur bronze, nickel ou cendre, les surfaces planes, lisses ou poreuses, les sommets torturés qui ressemblaient à de gigantesques fers de lance pointés sur le vaisseau. L’homme s’avança vers Ynolde d’une démarche rendue incertaine par les louvoiements du vaisseau. Il la contempla un long moment avec dans ses yeux sombres une infinité de regrets et leva le petit appareil blanc dont il dirigea l’extrémité vers la tête de la jeune femme. Elle perçut un grésillement sourd. Elle ne ressentit qu’une vague impression de gêne les premiers temps, puis la douleur se précisa, s’amplifia. Elle en eut le souffle coupé. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle tomba de tout son long sur le plancher, se recroquevilla sur elle-même, les bras autour de ses jambes repliées, la tête contre les genoux, mais la douleur ne s’atténua pas, se logeant dans les moindres parcelles de son corps, lui dénudant les nerfs, lui donnant l’impression d’être écorchée vive, de rouler dans un buisson d’épines ou sur un lit de braises. Elle ne hurlait pas, elle n’en avait pas la force, son corps possédé par la souffrance aspirait à la disparition, à la dissolution. La voix du père d’Harmil lui parvint, déformée, au fond de son abîme. « Je n’en suis qu’à la phase une sur une échelle de cinq. Vous savez maintenant ce qui vous attend si vous vous obstinez à vous taire. Vous jaserez, que vous le vouliez ou non. » La douleur se transforma peu à peu en une vibration sourde et menaçante. La robe d’Ynolde était retroussée jusqu’à la taille. Le regard du père d’Harmil, accroupi à ses côtés, s’attardait sur son bassin et ses jambes dénudés. Elle se releva. Prise de vertige, elle s’appuya à la cloison pour ne pas s’effondrer. Elle fut incapable d’entrouvrir ses lèvres scellées par la souffrance. Elle ne sentait plus le côté gauche de son visage. « Ne vous affolez pas. La sensation de paralysie va bientôt s’estomper. Le corps se défend en générant des réactions de type anesthésique. La dose que je vous ai envoyée n’entraînera aucune séquelle sur votre visage. » Un éclair emplit le réduit de sa lumière éblouissante et précéda de deux ou trois secondes une succession de fortes secousses. Le père d’Harmil saisit la jeune femme par le bras pour l’empêcher de tomber. « Le bouclier vient de pulvériser un astéroïde. Nous devrions maintenant traverser les poussières. » Comme pour illustrer ses propos, le vaisseau pénétra dans un nuage de particules en suspension dont certaines, enflammées par les faisceaux, frappèrent la baie vitrée sans provoquer d’éclat ni laisser de trace. « À cette vitesse, il vaut mieux que les matériaux soient résistants. La moindre perforation entraînerait le naufrage du vaisseau. » Ses forces et sa coordination revenaient à Ynolde. Ses lèvres consentirent enfin à s’ouvrir. « J’ai… J’ai… une proposition à vous faire… » La pression de son interlocuteur se resserra sur son bras. « Je vous écoute… — Je me donne trois… trois jours entiers… à vous… en… en échange de ma liberté… » Il lâcha un petit rire de gorge. « Je n’ai pas besoin de votre permission, ma sœur, je suis assez grand pour me servir seul. — Vous savez bien… que… ce n’est pas la même chose… — Je peux accepter votre proposition, puis vous torturer dans trois jours jusqu’à ce que je finisse par obtenir vos aveux. — J’accepte… de prendre… le risque… » Il libéra son bras, sur lequel il avait imprimé une marque rouge. « Le calcul n’est pas mauvais : il vous permet de gagner un nouveau sursis et d’utiliser votre dernière arme, la séduction. — À vous… À vous de décider si… si ça vaut le coup… » Il se recula légèrement et, du canon court de son défatome, il releva la robe d’Ynolde jusqu’en haut des cuisses. « Votre proposition est tentante, évidemment. Mais, si vous en profitez pour me fausser compagnie, je perdrai tout. — Ne me dites pas… qu’un homme comme vous… se résigne à mener une vie banale entre femme et enfants… — Je vous ai pourtant dit que j’aspirais à la tranquillité. — Je ne vous crois pas… Et vous non plus, vous n’y croyez pas… » Il réfléchit tout en maintenant la robe retroussée et ses yeux baissés sur les jambes d’Ynolde. « Les exemples abondent dans les légendes de ces héros qui se sont perdus dans les bras d’une femme. — Vous vous prenez pour un héros de légende ? » Il sourit avant de hausser les épaules. « Je ne suis qu’un homme, hélas ! — Eh bien, monsieur l’homme, acceptez ma proposition, et je vous promets une inoubliable traversée de la Ceinture d’Obey. » CHAPITRE VI Rien de mieux que le Trépas pour mener la belle vie, Rien de mieux que le Trépas pour résoudre tes problèmes, Rien de mieux que le Trépas pour échapper aux flics, Rien de mieux que le Trépas pour enfouir ses trésors. Le Trépas ou la mort, telle est notre devise. Chant des Trépassés, ville de Jargar, planète Jnandir, système de Zurya. SILF s’aventura hors de sa cachette à la tombée de la nuit. Les hommes de Zerp avaient cessé les recherches depuis un bon moment, mais ils avaient peut-être posté une sentinelle dans les parages. Vêtu de sa seule coquille, il s’aventura hors du tube dans lequel il avait plongé à l’issue d’une course rageuse à travers les allées du parc. Il avait utilisé la technique de l’avaj pour glisser son corps dans un orifice de béton d’une largeur d’environ trente centimètres. Le principe était le suivant : là où passait la tête, le reste du corps pouvait et devait passer. Il savait désarticuler ses épaules et ses hanches en s’aidant des bras et des jambes. Les professeurs du Thanaüm estimaient que la souplesse relevait d’une des trois règles d’or, la discrétion, et enseignaient aux apprentis thanaütes à se faufiler dans les conduits les plus exigus, à détendre les muscles, les tendons, à déboîter les articulations. Silf s’était introduit dans le tube en commençant par les pieds, avait ensuite passé la hanche gauche, puis la droite, et enfin, les bras levés et croisés derrière la nuque, avait engagé le torse et la tête. À aucun moment ses poursuivants n’avaient eu l’idée de jeter un coup d’œil dans l’orifice, bien trop étroit en apparence pour accueillir un homme. Il avait foncé en louvoyant après avoir poussé la porte du fond du hangar et, esquivant les ondes défatomes qui sifflaient autour de lui, il avait semé assez rapidement les hommes de Zerp. Il aurait pu continuer à courir un long moment sans se fatiguer, mais, quasi nu, totalement démuni, il avait décidé de se cacher dans le parc et d’attendre la nuit pour s’aventurer dans les rues. Il avait entendu souffler et grommeler quelques-uns de ses poursuivants à moins de deux mètres de sa cachette. Il avait jugé son initiative stupide : que l’un d’eux le découvre à l’intérieur du tube, et il l’abattrait sans qu’il ait la possibilité d’esquisser le moindre geste. Par chance ils s’étaient éloignés. Il n’avait pas commis l’erreur de sortir trop tôt de son abri malgré les crampes et l’odeur nauséabonde qui montait des entrailles de la terre. Lorsque Zurya la naine s’était enfin couchée dans un ultime éclaboussement pourpre et que les ténèbres avaient enseveli le parc, il s’était extirpé précautionneusement du tube de béton et avait exécuté la succession de mouvements destinés à remboîter les membres et à rétablir la circulation du sang et de l’énergie. Plus personne dans les environs. Les phares des toleps et autres appareils volants fendaient l’obscurité et révélaient par intermittence les entrées des hangars et les silhouettes gesticulantes des gardiens. Silf estima qu’il valait mieux ne pas retourner dans l’avenue Boukarane, placée sous haute surveillance. Il devait récupérer des vêtements afin de partir à la recherche de Zerp et de ses sbires, et il aurait davantage de chances d’apitoyer une âme charitable dans un quartier populeux. Un Zayt ne recourait jamais à la mendicité, question de principe, mais il devait bâillonner son orgueil et ne penser qu’à la mission confiée par le Thanaüm. Il parcourut une allée qui partait dans la direction opposée à celle que Jarpha et lui avaient suivie quelques heures plus tôt. La rumeur de la ville, qui n’avait été alors qu’un bourdon grave, s’amplifia peu à peu. Il discernait maintenant les cris, les grondements, les sifflements, les chants, les notes aigrelettes. Au sortir du parc, il traversa un terrain vague d’où surgissaient, comme des moignons déchiquetés, des embryons de constructions cernés par les monticules de terre et les herbes folles. Des engins et des cabanes de chantier se dressaient au centre d’une surface circulaire plane. Il espéra vaguement dénicher une combinaison abandonnée par un ouvrier, mais il ne parvint pas à ouvrir les portes des cabanes, fermées par des systèmes de sécurité à reconnaissance iridienne ou génétique. Son intrusion dérangea une horde de petits rongeurs au pelage rayé et aux yeux phosphorescents inconnus dans le massif du Zayath et dans le désert d’El Bahim. Ils montrèrent les dents et poussèrent des cris rageurs avant de disparaître dans les fourrés environnants. Une lueur attira son attention. Une odeur de bois brûlé l’informa qu’on avait allumé un feu plus loin. Des flammes crépitantes s’élevaient d’un cratère peu profond en projetant des éclats enflammés qui traçaient des arabesques rougeoyantes sur le fond d’obscurité. Des hommes et des femmes autour du feu, hirsutes, vêtus de hardes. De pauvres hères happés puis rejetés par le tourbillon de Jargar. Ils ne parlaient pas, les yeux rivés sur les flammes dansantes et les trois récipients en fer posés sur les braises. Ils avaient étalé derrière eux des couvertures sur de vagues matelas d’herbes. Les bras et les jambes de plusieurs d’entre eux se couvraient d’égratignures qui s’étaient infectées et avaient pris une inquiétante teinte noire. Silf ne se montra pas, non qu’il les craignît – il n’aurait aucun mal à les maîtriser malgré leur nombre –, mais, autour de ce feu, leur groupe dégageait une forme d’équilibre et de sérénité que son intrusion risquait de perturber. Il finit de traverser le terrain vague et s’aventura dans un quartier aux ruelles étroites et aux façades claires. Il croisa les premiers passants, un groupe d’adolescents en maraude, qui, l’apercevant vêtu de son seul parvir, l’accablèrent de gestes et de propos offensants. Il craignit un instant d’être obligé d’en découdre avec eux, mais ils s’écartèrent et passèrent leur chemin, probablement impressionnés par sa posture, jambes légèrement fléchies, bras le long du corps, tête penchée, yeux fixant l’ensemble de la scène sans s’attarder sur les détails, la position dite du naro, le fauve du désert cerné par une bande de chasseurs ou une horde de charognards. Il attendit que la nuit eût absorbé leurs cris et leurs rires pour se remettre en chemin. Les étoiles scintillaient dans le ciel. Quatre des neuf satellites de Jnandir formaient, au-dessus des toits en terrasse, un losange que les Zayts appelaient la « première fenêtre des songes ». Les anciens du massif du Zayath racontaient que les dieux exauçaient les rêves qui passaient par la fenêtre au début de la nuit, les bons comme les mauvais. Son rêve à lui de devenir un grand assassin, un homme qui laisserait une trace indélébile sur Jnandir ou sur d’autres mondes de la Galaxie, se fracassait sur les dures réalités de Jargar. Comment allait-il récupérer les cent mille jnans sans lesquels il ne pourrait pas accomplir sa mission ? Pas question de retourner au Thanaüm et d’avouer son échec à ses maîtres. Son orgueil le lui interdisait, et puis ils ne lui offriraient pas une autre chance, il resterait toute sa vie confiné aux tâches dégradantes. Il lui fallait se débrouiller par lui-même, remettre le grappin sur Zerp, sa fille et leurs sbires, leur reprendre l’argent en se servant de sa formation d’assassin. S’ils demeuraient introuvables, il essaierait de gagner le montant du voyage pour Devaka. Une fois là-bas, il improviserait, il se mettrait au service de personnes fortunées qui cherchaient à se débarrasser d’opposants ou de membres de leur propre famille. Il s’engagea dans une rue grouillante de monde et bordée de commerces qui restaient ouverts une grande partie de la nuit. « Où vas-tu comme ça, mon jeune ami ? » Silf observa la femme qui venait de l’apostropher : une cinquantaine d’années, corpulente, gilet argenté rehaussé de dorures, robe blanche bouffante, bottes de tissu aux motifs criards, cheveux blonds dénoués de chaque côté de la tête et rassemblés en chignon à l’arrière. Elle se tenait devant la porte d’un bazar dont la large vitrine dévoilait l’invraisemblable capharnaüm. « Pas très recommandé de se promener dans cette tenue à Jargar. Dans cette absence de tenue, devrais-je dire… » Deux jeunes femmes passèrent en gloussant devant Silf. « Des détrousseurs m’ont dépouillé de tout ce que j’avais, madame, dit-il. — Tu viens d’où, mon garçon ? — Du massif du Zayath. » Elle fronça les sourcils. « Ah, tu es un de ces Zayts du diable ! » Elle avait enrobé ses mots d’une telle hargne qu’il se remit aussitôt en chemin. « Hé ! Fiche donc pas le camp comme ça ! » Il se retourna. Elle s’était avancée au milieu de la rue et avait posé ses poings sur ses hanches. « T’es bien comme tous ceux de ton espèce, reprit-elle. Plus susceptible qu’un Zayt, je connais pas. Reviens par là, mon garçon. Plus loin, y a un tas de gens pas très recommandables. T’as plus de pièce d’identité, je suppose. » Il avait perdu également les trois jetons d’identité destinés à lui faciliter les formalités douanières. Il hésita quelques instants avant de rebrousser chemin. La femme l’accueillit d’un sourire, qui allongea fugitivement sa face ronde, et désigna la porte de la boutique. « File là-dedans. Au fond tu trouveras une porte. Elle donne dans l’appartement. Installe-toi et attends-moi. » Il ne bougea pas. Elle s’approcha. Elle était aussi grande et deux fois plus large que lui. Son nez était droit, fin, ses yeux en amande et d’une jolie couleur ambre, ses joues pleines, ses lèvres charnues, vestiges de sa beauté originelle. « Tu te méfies, hein ? T’as raison : je vois que la leçon a commencé à porter. Je te veux pas de mal. J’ai été mariée pendant plus de vingt ans avec un homme de chez toi. Il a fichu le camp un beau jour sans me prévenir. Comme un de ces fichus diables des religions zuryates ! Ça doit être ses gènes krerks. Mais je dois aussi dire que j’ai jamais trouvé un autre homme comme lui. » Krerk. Seuls les Zayts donnaient ce nom aux habitants originels de la planète. Ailleurs, on les appelait les Antes. Plusieurs millénaires s’étaient écoulés depuis la colonisation de Jnandir, et Silf se demandait de temps à autre s’il y avait vraiment en lui des traces non humaines. Personne n’avait jamais vérifié les travaux des scientifiques qui avaient relevé des gènes krerks dans l’ADN des habitants du massif du Zayath, mais la légende avait persisté. « Rentre et attends-moi, je ferme dans une heure », ajouta la femme d’un ton sans réplique. Silf traversa la boutique, surchargée de produits en tous genres, localisa la porte derrière une étagère débordante d’ustensiles de cuisine et franchit le couloir qui donnait dans l’appartement. Il y régnait le même capharnaüm que dans le magasin. Les bulles-lumière flottantes éclairaient un bric-à-brac d’emballages, d’objets divers, de produits de nettoyage et de colifichets. Il réussit à se frayer un passage et à se faufiler dans ce qui semblait être un salon, saturé d’une odeur de neuf, de renfermé et de cuisine. Il s’assit dans un profond fauteuil dont le tissu élimé lui irrita la peau. Dans le silence de l’appartement, il put enfin se laisser aller à ses pensées. Le Thanaüm avait placé en lui de gros espoirs en lui confiant cent mille jnans, une somme énorme à en croire les réactions de Zerp et de ses sbires. Un Jargariote lui avait proposé un salaire de mille jnans pour un crime dans la navette aérienne entre l’aéroport et le centre-ville. Il devrait donc en commettre cent pour reconstituer l’argent perdu. Cent, soit, en comptant dix crimes par an, la limite imposée aux thanaütes, dix ansTO de sa vie. Largement le temps d’être pris de vitesse par les frères du Panca. Plus leur chaîne comporterait de maillons et plus elle serait difficile à neutraliser. Selon les informations délivrées par la nanobulle, l’association de deux frères n’était pas seulement l’addition de deux énergies vitales, elle engendrait une troisième force à la puissance exponentielle, dévastatrice. La femme corpulente entra dans la pièce, précédée du bruit de ses pas. « Alors, mon jeune ami, on est perdu dans ses pensées ? » Elle débarrassa le deuxième fauteuil des objets qui l’encombraient avant de s’y laisser choir en soulevant un nuage de poussière. « Je devrais faire le ménage plus souvent, mais je ne suis qu’une femme seule et je n’ai plus envie de m’occuper de mon intérieur. » Une bulle-lumière flottante se déplaça sur un léger courant d’air, les ombres s’allongèrent sur les murs et le plafond. « Si tu me disais ce qui t’est arrivé… » Silf prit une profonde inspiration avant de raconter dans les grandes lignes sa mésaventure dans l’avenue Boukarane. « L’avenue Boukarane ? C’est le district des banques et des administrations ! Qu’est-ce que tu allais fiche là-bas ? — J’avais un peu d’argent à retirer. — Un peu ? On n’entre pas dans une banque de l’avenue Boukarane pour tirer un peu d’argent. Combien ? » Silf hésita. Il ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait lui faire confiance. Elle avait peut-être vécu vingt ans avec un Zayt, mais, même si elle ne mentait pas, ce n’était pas une garantie. « T’es pas obligé de me répondre, reprit la femme d’un ton las. Tout le monde se méfie de tout le monde, maintenant. Avec Elt, j’ai au moins appris à m’abandonner. Et, ma foi, je ne m’en suis pas plus mal portée. — Il s’appelait Elt ? » Elle acquiesça d’une inclinaison prolongée de la tête. « Un bel homme, silencieux, infatigable, dur au mal, une vraie bénédiction pour une femme. Je ne sais pas pourquoi il est parti, ni même s’il est parti, mais avec lui je peux dire que j’ai vécu mes vingt plus belles années. — Vous n’êtes pas sûre qu’il soit parti ? — On n’est jamais sûr de rien dans cette fichue ville. Il a pu être tué par une bande et son corps jeté aux crigs. — Les crigs ? — Les petits rongeurs qui pullulent dans les terrains vagues de Jargar. Ils ont l’air adorables comme ça, mais ils sont féroces et insatiables. — Rayés ? Avec des yeux brillants ? » Elle confirma d’un mouvement de menton. « La nuit, crois-moi, vaut mieux pas dormir à la belle étoile à Jargar. — J’ai pourtant vu des miséreux s’installer autour d’un feu pour la nuit dans un terrain vague. — Alors ils ont intérêt à l’entretenir jusqu’à l’aube, ou il ne restera pas grand-chose d’eux au réveil. Au fait, je m’appelle Orbaline. Et toi ? — Silf. » La femme se releva avec difficulté et s’étira. « Tu as peut-être faim, Silf ? » Il mourait de faim, n’ayant rien mangé de la journée. Elle n’attendit pas sa réponse pour se diriger vers le coin cuisine, séparé de la pièce par un mur de cartons. « Qui ne connaît pas ce filou de Zerp à Jargar ? » Calés de chaque côté de la minuscule table ronde, ils avaient mangé en silence le plat délicieux qu’elle n’avait pas mis plus de dix minutes à préparer. « Une spécialité de chez moi, avait-elle expliqué. Enfin, la sauce et les condiments. Les légumes, les céréales et la viande viennent d’un marché de Jargar. Je ne suis pas non plus d’ici. Je viens du Septrium, le continent le plus au nord. J’en suis partie à l’âge de vingt ans. Il n’y avait pas de travail là-bas, ni aucun avenir. J’ai commencé comme vendeuse dans cette boutique, puis, comme les patrons prenaient leur retraite, ils m’ont proposé de racheter leur fonds de commerce. » Elle désigna l’appartement d’un large geste du bras. « Je devrais sans doute préciser que j’étais la maîtresse du patron et que, évidemment, ça a facilité la transaction. Ici, c’est devenu à la fois mon gagne-pain et ma prison. Heureusement qu’Elt est entré dans ma vie. Il ne m’a pas donné d’enfant, parce que mon ventre n’en a pas voulu, mais il a fait entrer un peu de bonheur et de liberté entre ces murs. » La rumeur de la ville n’était qu’un chuchotement lointain traversé par les légers sifflements des bulles flottantes. « Je ne sais pas où Zerp crèche, mais je peux me renseigner. Fais attention quand même : seul, t’es pas de taille à les affronter. — Je ne connais personne à Jargar. — Tu as vraiment besoin de cet argent ? — Il ne m’appartient pas. — Et si Zerp est parti se mettre au frais avec ton fric ? — Alors je devrai me débrouiller pour gagner la même somme. — En faisant quoi ? » Il garda le silence. Elle n’insista pas. « T’es bien un Zayt, toi. Encore moins causant qu’un bonhomme de neige du Septrium ! » Elle lui aménagea une chambre dans une petite pièce de l’appartement et lui donna des vêtements ayant appartenu à Elt, un costume noir, une chemise écrue, des sous-vêtements, des chaussures montantes en cuir souple, et deux billets de vingt jnans, qu’il refusa avant qu’elle ne les lui fourre d’autorité dans la poche de sa veste. Silf commença les recherches à l’aube, essayant d’abord de retrouver l’endroit où le petit homme aux cheveux blancs l’avait abordé. Il eut besoin d’une demi-journée pour apprendre à s’orienter dans les rues de Jargar. Il n’y avait pas de hasard dans l’agencement des districts : leur implantation suivait une certaine logique qu’il suffisait de comprendre. Une logique historique. Les premiers districts n’étant pas collés les uns aux autres, de nouveaux étaient venus s’intercaler au cours des siècles et selon les besoins de la ville. Il déjeuna dans une auberge où on lui servit un repas insipide et une eau teintée d’un goût désagréable de détergent. Il retrouva le district 40-D au début de l’après-midi. Malgré la moiteur, il ne transpirait pas sous sa veste et sa chemise. Les rues et les places étaient bondées. Les Jargariotes, rendus nerveux par la chaleur étouffante, s’invectivaient au moindre frôlement. Il remonta une première artère en observant les passants et les clients des débits de boissons avec une insistance qui lui valut des remarques et des gestes agressifs. Puis une deuxième. Il se souvenait parfaitement de Zerp et de sa fille, nettement moins de leurs comparses. Il lui sembla reconnaître deux ou trois hommes, mais, dans le doute, il ne les aborda pas. Il explora plusieurs autres rues, toutes barbouillées de pourpre par l’étoile Zurya, poussa jusqu’à l’avenue Boukarane où Jarpha rôdait peut-être en quête d’autres proies, revint dans l’immense hangar où elle l’avait attiré, poussa la porte, qui n’était pas fermée à clef, ne vit personne entre les appareils endommagés couverts de leur linceul de poussière, refit le chemin qu’il avait emprunté la veille, repassa devant le tube de béton dans lequel il s’était glissé, s’étonna lui-même d’avoir réussi à s’y faufiler, puis, au crépuscule, il traversa de nouveau le terrain vague où se dressaient les chantiers. Par curiosité il retourna devant le cratère où les miséreux avaient élu domicile la nuit précédente. Trois cadavres presque entièrement dévorés gisaient autour du tas de cendres en partie dispersées par le vent. Des yeux phosphorescents luisaient par intermittence entre les herbes folles, des cris retentissaient, stridents, menaçants. « Du neuf, mon garçon ? » demanda Orbaline, assise sur le pas de sa boutique. Il secoua la tête en s’essuyant le front d’un revers de manche. Il avait marché à grands pas entre le terrain vague et la boutique. « M’étonne pas. Autant chercher une aiguille dans une forêt. C’est sans doute pas la meilleure façon de s’y prendre. — Vous en connaissez une autre ? » Il n’y avait aucun client dans la boutique, à se demander si le commerce d’Orbaline était rentable. Son sourire entendu creusa des ridules sur son front et ses tempes. « Peut-être. J’ai mené ma propre enquête pendant que tu cavalais dans la ville. — Sans bouger d’ici ? — Pas besoin de remuer ses fesses dans tous les sens pour être efficace, mon garçon. Avec le temps, j’ai appris à percer tous les secrets de cette fichue ville. Il suffit de puiser aux bonnes sources. » Elle marqua un temps de pause avant d’ajouter, en détachant chacun de ses mots : « Je sais où se planque ce chenapan de Zerp. » Silf s’appliqua à ne rien montrer de sa tension soudaine. « Mais ce n’est que le début des ennuis, ajouta Orbaline. Il loge au cœur d’un bâtiment mieux protégé que le palais planétaire. — Où ? — Dans les sous-sols de la vieille ville. Le Trépas, ça s’appelle. — Vous pouvez m’y conduire ? » Orbaline leva les yeux au ciel en écartant les bras. « Pas si vite, mon jeune ami. On ne se lance pas comme ça à l’assaut du Trépas. Les flics eux-mêmes ne s’y risquent pas. — Il y a bien une façon d’y entrer. » Orbaline vérifia d’un regard circulaire que personne ne pouvait les entendre. « Quelqu’un m’a raconté qu’il connaissait une entrée discrète. Si tu te sens d’attaque, on viendra te chercher ici au milieu de la nuit et on t’y conduira. — Je suis prêt. — Je suppose que ça sert à rien d’essayer de t’en dissuader. Tu devrais aller te reposer un peu en attendant. Y a rien de pire que de se lancer dans ce genre d’entreprise le ventre et l’esprit vides. » Le guide se présenta à l’heure où les neuf satellites de Jnandir, tous levés et drapés de leur voile rouge, formaient au milieu du ciel la figure du Grand Narv. Les Zayts disaient que l’enfant né pendant le Grand Narv connaissait une vie aussi glorieuse que brève. C’était le cas de Silf, mais, s’il avait retenu l’aspect glorieux de sa naissance, il en avait occulté les désagréments. Sa mère, elle, ne l’avait pas oublié, le couvrant à chaque instant de regards fous d’inquiétude. Le départ de son fils pour le Thanaüm, s’il l’avait rendue malheureuse, l’avait également soulagée. Pressentant qu’elle ne le reverrait plus, délivrée du lourd fardeau de son destin, elle cessait enfin de surveiller l’épée suspendue au-dessus de la tête de son fils et pouvait maintenant penser à autre chose, se consacrer à un nouvel enfant par exemple. Le guide n’était pas un homme mais une jeune femme d’une vingtaine d’années, tellement maigre que sa peau semblait directement posée sur ses os. Ses cheveux bruns mi-longs étaient sa seule touche de féminité. Sa combinaison noire l’habillait du cou jusqu’aux mains et aux pieds. Elle portait des chaussures souples également noires. Ses yeux sombres étaient des insectes vibrionnants insaisissables. Orbaline se chargea des présentations. « Elle s’appelle Luya. Elle est devenue muette à l’âge de dix ans. Elle te parlera par signes. Fais attention à toi, mon garçon. Te laisse pas embobiner par Zerp si tu parviens jusqu’à lui. Il a peut-être déjà tout dépensé, et il serait capable de te persuader que c’est toi qui lui dois de l’argent. Bonne chance, Silf. » Il remercia Orbaline d’une courbette et rattrapa Luya qui s’était déjà mise en chemin. La jeune femme marchait à pas souples et rapides, jetant de temps à autre un coup d’œil furtif à Silf. Elle évoquait une créature de la nuit des légendes zayts. Son visage et ses mains paraissaient voler sur le fond de ténèbres. Elle l’entraîna dans un dédale de ruelles de moins en moins éclairées. Ils enjambaient de nombreux corps allongés en travers des passages, renonçants, miséreux, hommes et femmes gavés de neurofizz, des drogues chimiques qui permettaient d’oublier la faim, l’angoisse, et plongeaient leurs adeptes dans un sommeil halluciné. Des éclats bruns et rouille fusaient sur le velours sombre de la nuit. Un vent sec, frais, chassait la chaleur et la moiteur oubliées par le jour. Luya désigna un ensemble d’immeubles tellement serrés les uns contre les autres qu’ils semblaient dresser une muraille à l’horizon. La vieille ville, le cœur de Jargar, le district originel cerné par les districts 12, 25, 32 et 49. Les passages se rétrécissaient encore, obligeant parfois Silf à marcher derrière son guide. Les rafales de vent ne chassaient pas les odeurs nauséabondes qui montaient des soupiraux et des bouches d’égout. Pas de dormeur ni de camé dans le coin, sans doute à cause de la présence de crigs, révélée par des cris stridents et des scintillements furtifs dans les recoins de ténèbres. Sans les rais de lumière filtrant des interstices des volets, la vieille ville aurait semblé abandonnée. Fondée trente siècles plus tôt, bâtie avec des blocs de roche indestructibles, elle n’avait guère changé depuis les origines. On avait remplacé les portes, les fenêtres, les toits probablement, mais on n’avait jamais touché au gros œuvre, trop compliqué, trop cher, on avait préféré s’étendre autour. Le district avait été abandonné puis investi par les clans qui se disputaient le contrôle de la ville. Luya s’arrêta devant un soupirail arrondi dont l’un des barreaux avait été descellé. L’immeuble était un empilage grossier de roches grises mal taillées qui donnaient à sa façade une allure vaguement menaçante. La jeune femme s’assura une dernière fois que la rue était déserte avant de se glisser dans le soupirail en commençant par les jambes. Silf l’imita et se retrouva dans un endroit sombre au plafond bas. La tête rentrée dans les épaules, il laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité. Des grattements retentirent ; leur intrusion avait dérangé une colonie de crigs installée dans les lieux. Il repéra le visage et les mains de Luya, et lui emboîta le pas lorsqu’elle s’éloigna entre des murs de soutènement. Ils marchèrent un long moment dans un réseau souterrain de galeries et de caves où, à chaque fois, leur passage déclenchait des mouvements dans les ténèbres. Luya s’orientait sans hésitation dans le labyrinthe. L’éclat particulier de ses yeux semblait indiquer qu’elle était nyctalope, une anomalie génétique dont souffrait un élève de la même classe que Silf au Thanaüm. Une anomalie précieuse dans certaines circonstances, mais qui entraînait un vieillissement accéléré à partir de trente ansTO. Lui-même commençait à s’accoutumer à l’obscurité. Il discernait les formes grises et figées d’objets entreposés dans les sous-sols, des meubles le plus souvent. Ses cheveux courts frôlaient les voûtes. Ils s’engagèrent dans un long couloir qui se terminait en cul-de-sac. Silf crut que Luya s’était trompée, mais elle glissa la main dans une niche murale qu’il n’avait pas remarquée d’abord et l’y laissa un petit moment, jusqu’à ce qu’une ouverture pivote et dégage un carré de cinquante centimètres de côté. Elle s’effaça pour l’inviter à entrer. Il ne remarqua aucune différence de l’autre côté, même genre de passage, même plafond bas, même obscurité. Luya le rejoignit. Il décela de la peur dans ses yeux brillants, pour une fois immobiles. L’ouverture se referma derrière eux dans un léger crissement. Il sut qu’ils avaient pénétré dans le Trépas quand, au bout de la galerie, ils aperçurent deux hommes vêtus d’uniformes gris et armés de défats qui leur tournaient le dos. Silf se haussa sur la pointe des pieds et contrôla chacun de ses gestes. Non seulement le bruit était interdit, mais également la sensation de mouvement, la chaleur du corps, les légers courants d’air générés par les déplacements des membres. La marche immobile. À l’exemple de cet animal d’El Bahim, le fusch, dont la technique d’approche avait servi de modèle aux professeurs du Thanaüm. Quand une proie détecte le mouvement du fusch, disait le proverbe, c’est qu’elle est déjà déchiquetée par ses mâchoires. L’un des hommes s’effondra, touché par un coup précis et violent au plexus cardiaque ; l’autre battit des bras, la gorge prise dans un étau qui ne lui permettait pas de reprendre son souffle ni de proférer le moindre son. La facilité avec laquelle on pouvait prendre une vie humaine étonna Silf. Au Thanaüm, il s’était exercé sur des mannequins souples et électroniques qui reproduisaient avec exactitude les circuits d’énergie vitale. Selon la puissance et l’angle des coups portés, on pouvait soit couper définitivement les circuits, soit les interrompre provisoirement, soit les altérer. Mort, coma, paralysie. Il avait frappé le premier adversaire très sèchement avec les phalanges des doigts repliés, amplifiant et prolongeant l’onde avec son souffle. Il avait saisi l’autre à la gorge presque dans le même mouvement et lui avait obturé les carotides. La douleur, l’affolement puis l’asphyxie l’avaient empêché de donner l’alerte. Les fils de sa vie s’étaient rompus et il s’était affaissé comme un pantin désarticulé. L’autre gisait déjà sur la terre battue de l’allée, pas encore mort, mais son cœur ne tarderait pas à cesser de battre, commotionné par l’onde de choc. Silf récita une courte prière zayt pour le salut de leurs âmes. Il n’éprouvait pour eux aucun ressentiment. Le destin les avait placés sur son chemin et avait voulu qu’il les tue ; c’était dans l’ordre des choses, il n’était qu’un intercesseur, un pont entre le monde de matière et le monde de l’invisible. Il récupéra les deux défats et en tendit un à Luya. Visiblement impressionnée par la rapidité et l’efficacité de son compagnon, elle s’en empara avec une expression qui oscillait entre la frayeur et l’excitation. « Et maintenant ? souffla-t-il. On va où ? Tu le sais ? » Elle tendit le bras vers la droite. Ils gagnèrent le cœur du Trépas par une succession de passages de plus en plus larges, de plus en plus animés. Les hommes et les femmes qu’ils croisèrent ne leur prêtèrent aucune attention. Silf avait remisé le défat à canon court dans la poche intérieure de sa veste. Il avait appris à se servir des armes les plus couramment utilisées sur Jnandir et d’autres mondes humains, mais il n’aimait pas ces instruments qui donnaient la mort sans grâce ni humanité. Une ville souterraine se déployait maintenant devant eux, avec ses boutiques, ses logements, ses restaurants, ses rues et ses places. Les habitations n’étaient pas des caves ou des grottes améliorées, mais des maisons basses aux toits encastrés dans la roche. Silf avait l’impression de se promener dans la ville enterrée dont lui avait parlé Elvina la Jargariote, la cité bâtie par les premiers émigrants et ensevelie par un tremblement de terre. Selon la légende, la maison du naufragé Dalamb, l’homme à qui l’on attribuait la découverte de la planète, était encore debout quelque part dans ces sous-sols. Aucune bagarre, aucune dispute n’opposait les clients entassés dans les débits de boissons. Des hommes patrouillaient par groupes de deux ou trois, vêtus des mêmes uniformes gris et munis des mêmes défats que les deux victimes de Silf. Les autres ne portaient pas d’arme, du moins en apparence. Nul ne s’avisait de transgresser les règles très strictes qui régissaient la vie du Trépas. L’atmosphère paisible contrastait avec les trognes cabossées et les regards inquiétants. Aucun mendiant, aucun corps allongé en travers des passages. L’attention de Silf fut attirée par une jeune femme qui venait dans leur direction au bras d’un homme svelte, vêtue d’une robe longue serrée à la taille. Il reconnut presque aussitôt ses cheveux bruns, ses yeux verts, sa peau claire, sa mine cruelle sous ses dehors angéliques : Jarpha. Il pivota sur lui-même et se plaqua contre une façade. D’abord surprise, Luya vint se coller à lui à la manière d’une femme éprise. Jarpha et son compagnon passèrent sans leur adresser un regard en semant derrière eux de petits rires étouffés. Silf attendit qu’ils aient parcouru une vingtaine de mètres pour les prendre en filature. Luya lui emboîta le pas. Ils faillirent les perdre de vue lorsqu’une dizaine d’hommes sortirent en même temps d’une maison et obstruèrent le passage. Le Zayt en bouscula deux ou trois sans tenir compte de leurs grognements ni de leurs propos menaçants. Le couple disparut dans un passage perpendiculaire entre deux habitations. Luya et Silf s’engagèrent à leur tour dans la venelle étroite qui donnait, une vingtaine de mètres plus loin, sur une bâtisse imposante. CHAPITRE VII Chalyre : petit animal de la planète Fango que certains spécialistes situent dans la classe des mammifères (à cause de son poil), d’autres dans la classe des invertébrés (à cause de son mode de locomotion), d’autres dans la classe des ENHA – espèces ni humaines ni animales – (à cause de son étrangeté). Il ne nous appartient pas ici de trancher, même si notre faveur va à la dernière hypothèse. Le chalyre, qui se laisse facilement apprivoiser, est un compagnon adorable et très recherché. La raison principale en est son cri. Son chant, plutôt. Car il émet des notes dont l’harmonie ravit et apaise l’esprit de celui qui l’écoute. Plus étonnant encore, quand plusieurs chalyres sont rassemblés dans un même endroit, ils forment un chœur aux complexes et splendides harmonies. Dans la ville de Redondo, par exemple, des soirées entières sont consacrées à ces concerts d’un genre particulier, aucun participant ne sachant à l’avance quelle symphonie va être donnée par ces imprévisibles musiciens. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces inclassables. YNOLDE avait beau se dire et se répéter qu’elle endurait tout cela au nom d’une cause qui la dépassait, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir profanée. L’imagination ne lui permettait pas de rendre la réalité supportable. Xavor, le père d’Harmil, n’était pas et ne serait jamais Brouk. Elle se demandait s’il n’avait pas subi l’une de ces corrections génétiques qui font de certains hommes des amants infatigables. Elle avait compté exploiter son épuisement pour le neutraliser, mais il ne montrait aucun signe de fatigue après une dizaine d’étreintes. Elle était éreintée, saccagée. Elle avait l’impression que la blessure ouverte entre ses cuisses s’étendait maintenant jusqu’en haut de son ventre. Le moindre frottement la brûlait. Les vibrations émises par les implants vitaux lui labouraient le cerveau. Sa robe étalée sous elle ne suffisait pas à amortir la dureté coupante du plancher. Après chaque étreinte, Xavor l’observait d’un air sarcastique. Avait-il tout prévu ? Il éclatait parfois d’un rire aux éclats tranchants, comme s’il lui jouait une bonne farce. Il s’absorbait d’autres fois dans la contemplation des astéroïdes de la Ceinture d’Obey qui défilaient par la baie vitrée, à la fois semblables et différents les uns des autres. Quelques-uns d’entre eux, brisant l’uniformité grisâtre de l’ensemble, présentaient des formes étonnantes et des couleurs éclatantes, surprenantes, rouge sang, orange, safran, or, gris plomb, bleu turquoise, vert émeraude, noir obsidienne… Deux éclairs suivis de secousses avaient ébloui le réduit à quelques minutes d’intervalle. Le bouclier avait pulvérisé deux astéroïdes proches l’un de l’autre, le vaisseau avait traversé deux nuages de poussière. Ynolde guettait du coin de l’œil le défat de Xavor, posé à côté du tas de ses vêtements. À plusieurs reprises elle avait failli se jeter sur l’arme, mais elle avait préféré attendre un moment plus favorable. Elle l’avait amèrement regretté lorsque Xavor, insatiable, était revenu à l’assaut. Et maintenant, même s’il s’assoupissait, elle n’était pas certaine d’avoir encore l’envie de se battre. Il avait brisé sa volonté, il l’avait réduite à une masse de chair meurtrie et inerte, comme s’il avait tranché les fils entre son esprit et son corps. Le jaseur, le petit appareil blanc ovoïde, gisait au pied d’une cloison. Il avait suffi à Xavor d’en pointer l’extrémité vers sa tête, à la façon d’une arme, pour la plonger dans une souffrance insupportable. Elle se demandait si le traumatisme de son système nerveux n’avait pas définitivement endommagé les deux âmnas, la sienne et celle de frère Ewen. Toujours allongée, elle observa entre ses paupières mi-closes le corps nu et luisant de Xavor, assis en tailleur devant la baie, comme s’il voulait se dissoudre dans le vide. Il était plutôt bel homme avec sa musculature déliée, sa peau mate, sa chevelure brune bouclée, ses yeux noirs brillants, ses chevilles et ses poignets fins, mais il se servait de son sexe, long et droit, comme d’une épée, comme d’un instrument de conquête. Elle regrettait de lui avoir proposé ce marché. Un marché de dupes. Elle n’avait gagné qu’un sursis illusoire et un surcroît de dégoût. Il aurait mieux valu qu’elle tentât de riposter dans la cabine. Elle aurait récolté une onde défat dans le ventre, mais la mort par dissociation de ses atomes aurait été infiniment préférable à l’interminable agonie promise par son ravisseur. Elle soupçonnait Xavor de faire durer les interrogatoires pour jouir de la souffrance de ses proies. L’attention avec laquelle il la dévisageait pendant qu’il la fendait à puissants coups de bassin était révélatrice de sa perversité. Elle aurait voulu dormir, plonger au moins quelques instants dans un oubli réparateur, mais l’inconfort du plancher et l’état de ses nerfs la maintenaient dans un état de veille éprouvant. Elle passait d’une pensée à l’autre sans cohérence, égrenait les souvenirs dans le plus grand désordre, sautant sans cesse de la mémoire de son père à la sienne, parfois incapable de dissocier les deux. Elle redoutait par-dessus tout de voir Xavor se lever, s’approcher, lui écarter les jambes, s’allonger sur elle, la fendre sans précaution puis commencer ses va-et-vient qui, comme ses orgasmes étaient de plus en plus longs à venir, se prolongeaient, s’amplifiaient, s’accéléraient. Un éclair éclaboussa de lumière bleue le réduit. L’Astorius partit tout à coup dans une succession de violentes secousses. Ynolde roula sur le plancher et crut que le vaisseau allait s’écraser sur les masses qui le frôlaient. Xavor avait lui-même été renversé et précipité contre une cloison. Il ne bougeait plus… Est-ce qu’il était… ? Elle se redressa pour s’en assurer, mais une nouvelle embardée la renversa et la projeta sur la baie vitrée. Le choc lui coupa le souffle. Une sirène déchira le silence. L’équipage avait déclenché l’alerte. Les passagers étaient invités à boucler leur ceinture ou à gagner une zone sécurisée. Xavor proféra une succession de jurons. La surface rouille irrégulière d’un astéroïde occupait toute la baie vitrée. Recroquevillée, à demi étourdie, Ynolde eut l’impression qu’il lui suffisait de tendre le bras pour toucher le corps céleste. Immense, il fondait sur L’Astorius comme un monstre de l’espace sur le point de gober sa proie. Il avait subi de nombreux impacts, de nombreuses blessures. Ses cratères aux bords boursouflés ressemblaient à des cicatrices ou à d’immenses bouches béantes. Le bouclier magnétique ne l’avait pas détecté et n’avait pas actionné les canons désintégrateurs. La collision semblait cette fois inévitable. Ynolde n’avait pas peur. Elle aspirait même à disparaître dans un ultime embrasement. Il ne resterait rien d’elle, le feu de l’explosion disperserait ses larmes et ses hontes. Plus rien n’avait d’importance, pas même la perspective d’échouer, d’être le maillon manquant de la chaîne pancatvique. Elle en avait fini avec le monde des hommes, avec la mémoire de son père, avec ses amants sacrifiés, avec l’implacable Xavor, avec ses interlocuteurs invisibles de la Fraternité. L’astéroïde grossissait encore dans son champ de vision. Elle distinguait à présent les arêtes rocheuses courant sur ses flancs, les craquelures de sa carapace. Garde courage, sœur Ynolde. Le chuchotement avait résonné en elle avec une telle netteté qu’elle lança un coup d’œil par-dessus son épaule, persuadée que quelqu’un lui avait soufflé ces mots dans le creux de l’oreille. Garde espoir, sœur Ynolde, la Fraternité t’accompagne tout au long du chemin. Les cinq maillons de la chaîne doivent être réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main. La volonté du Panca sera accomplie. La Fraternité, percevant sa détresse, était entrée en communication avec elle. Elle se mordit l’intérieur de la joue pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas. Garde confiance. La confiance est la clef. Ton arme est le cakra mais aussi la foi et les quatre autres piliers du Panca. Même si le murmure, d’une force et d’une clarté stupéfiantes, se superposait aux souvenirs de son père, il ne provenait pas de la mémoire de frère Ewen, puisque la voix, la pensée plutôt, l’avait appelée par son prénom. On veillait sur elle quelque part dans l’univers. Son sentiment de solitude s’estompa instantanément. Elle reprit courage. Il lui fallait maintenant surmonter son dégoût et sa honte pour se sortir du piège de Xavor. L’Astorius gîta brusquement et amorça une courbe serrée. Ynolde et Xavor glissèrent de nouveau sur le plancher. À l’aide de ses bras tendus, elle amortit le choc contre la cloison opposée. Un objet lui heurta l’extérieur de la cuisse. Le jaseur, ballotté par les secousses du vaisseau. Elle le ramassa. Vérifia d’un bref coup d’œil la position de Xavor et tint le petit appareil blanc hors de portée de son regard. Jurant et pestant, le père d’Harmil essayait de rassembler ses vêtements éparpillés. Le grand astéroïde s’éloignait rapidement. Ses cratères n’étaient déjà plus que des points noirs et ses arêtes rocheuses de vagues lignes brisées. Une bande de ciel étoilé apparaissait en haut de la baie vitrée et, sur un côté, la forme arrondie d’un deuxième corps céleste. Les doigts d’Ynolde repérèrent l’interrupteur situé en dessous de la partie renflée du jaseur. Elle s’efforça de calmer sa respiration. Elle n’aurait pas beaucoup de temps, elle ne devait pas gâcher sa chance par excès de précipitation. Le vaisseau retrouva son assiette habituelle et la sirène s’interrompit. Xavor ramassa ses vêtements, son défat, posa l’ensemble contre la cloison et fondit sur Ynolde comme un oiseau de proie. « Ces foutues turbulences nous ont fait perdre du temps, cracha-t-il avec un rictus. Recommençons où nous en étions. » Ynolde le laissa s’approcher. Il avait récupéré de leurs ébats précédents, il était de nouveau tendu, prêt à la dévaster. « Allonge-toi. » Impatient, il lui donna un violent coup de pied dans les chevilles. Elle s’exécuta tout en gardant le jaseur collé contre sa cuisse. Il s’allongea sur elle en grognant. Elle résista un peu avant d’écarter les jambes, afin d’exacerber son désir. Au moment où il allait la pénétrer, il se redressa et inspecta le réduit du regard. « Où est passé ce… » Le rythme cardiaque d’Ynolde s’accéléra. Elle passa à l’action au moment même où les yeux de Xavor revenaient se poser sur elle. Elle leva la main et orienta l’une des pointes du jaseur vers la tête de son persécuteur. « Hé, qu’est-ce que tu… » Elle pressa l’interrupteur, espérant de toutes ses forces qu’elle l’utilisait de la bonne manière. Elle sentit une vibration intense à l’intérieur de sa paume. Xavor voulut lui arracher le jaseur, mais son geste se suspendit au-dessus d’elle. La douleur s’était déployée en lui, brutale, paralysante. Il resta encore un instant perché sur elle avant de rouler sur le côté. Elle comprit qu’il essayait d’échapper aux terribles vibrations dans un ultime effort et maintint le jaseur dirigé vers sa tête. La souffrance déformait maintenant les traits du père d’Harmil, ses joues s’étiraient, sa bouche se tordait, des tremblements frénétiques incœrcibles agitaient ses paupières, ses yeux se révulsaient. Elle se releva. Un chiffre lumineux s’affichait sur le minuscule écran carré inséré dans la coque lisse et blanche du petit appareil : 3. Elle en déduisit que la puissance des ondes névralgiques dépendait de l’intensité de la pression sur l’interrupteur. Elle relâcha son index et, immédiatement, les chiffres 2 puis 1 se succédèrent sur l’écran. Il lui sembla également que Xavor se détendait, que ses tremblements perdaient de leur amplitude. Elle chassa son sentiment de compassion naissant en repensant à la façon dont il l’avait traitée. Sa semence poisseuse et acide dégouttait entre ses cuisses. Elle maudit le destin qui l’avait faite femme et pressa l’interrupteur pendant plusieurs secondes jusqu’à ce que le chiffre 5 apparaisse dans la fenêtre. Le visage de Xavor n’était maintenant plus qu’un masque grotesque hideux, comme déformé par un vent violent. La rage d’Ynolde se consuma. Elle laissa le jaseur pendre au bout de son bras, épuisée, rendue à ses propres douleurs, sa propre lassitude. L’homme ne bougeait pas, recroquevillé sur lui-même, les mains tordues, tournées vers l’intérieur. Selon ses propres mots, son visage avait l’air d’avoir été recraché par un broyeur mécanique. Elle aurait donné n’importe quoi pour se retrouver dans la salle de bains de sa cabine et laisser couler l’eau sur son corps. Il émit un geignement sourd. Elle récupéra sa robe et le défat. Chacun de ses mouvements réveillait une douleur dans son corps comme criblé d’aiguilles chauffées à blanc. Toujours nue, elle s’approcha de la baie vitrée et prit le temps de contempler les astéroïdes. Si loin de Boréal, si loin de la maison des Dames-Blanches, si loin de son frère Oliphar… Des larmes roulèrent sur ses joues. Xavor geignit une deuxième fois derrière elle. Il avait ouvert un œil, mais il ne bougeait pas. Son visage n’avait pas retrouvé son aspect originel. Elle ne jugea pas nécessaire de lui envoyer une deuxième salve d’ondes. Cependant, elle ne pouvait pas se permettre de le laisser vivant derrière elle et, comme elle n’osait pas utiliser le défat de peur de provoquer une brèche fatale dans les matériaux du vaisseau, elle n’aurait pas d’autre choix que de l’exécuter avec le jaseur, de lui infliger une telle souffrance que ses fonctions vitales se suspendraient. Elle passa sa robe. Elle aurait été incapable de dire combien de temps s’était écoulé depuis que son ravisseur l’avait conduite dans ce réduit. À en croire la densité des astéroïdes, le vaisseau naviguait toujours dans le cœur de la Ceinture d’Obey. Malgré sa colère contre Xavor, elle ne se sentait pas le courage de l’exécuter de sang-froid. Elle se secoua. Elle devait se fermer à la pitié, aux émotions. Devenir aussi froide et désolée que les corps célestes flottant autour du vaisseau. Elle revint vers Xavor, toujours étendu sur le plancher. Elle lut dans ses yeux mi-clos une incommensurable terreur, une souffrance indicible. La suppliait-il de l’épargner ou de l’achever ? Elle pointa le jaseur sur sa tête. Hésita un long moment avant d’appuyer sur l’interrupteur. Raffermit sa résolution en se remémorant le calvaire qu’elle avait subi. Les lèvres de Xavor remuaient faiblement, des sons s’échappaient de sa bouche entrouverte, incompréhensibles. Le côté droit de son visage s’était détendu tandis que le gauche restait paralysé. « Salaud, murmura Ynolde. Vous n’auriez pas dû… » Elle éclata en sanglots. Pressa en même temps l’interrupteur. Les chiffres défilèrent dans la petite fenêtre jusqu’à ce que le 5 se stabilise. Les jambes et les bras de Xavor claquèrent de plus en plus fort sur le plancher. Les yeux brouillés par les larmes, elle ne le distinguait plus. Elle sut qu’il était mort lorsque le silence, un silence funèbre effleuré par le ronronnement sourd de la gravité artificielle, retomba sur les lieux. Elle s’essuya les joues avec un pan de sa robe. Elle décida d’abandonner le défat, qui risquait d’attirer l’attention des douaniers de Fango, et de garder le seul jaseur avec elle. Elle accorda un dernier regard à Xavor avant de sortir : le visage de son ravisseur n’avait plus rien d’humain. « Mesdames et messieurs les passagers sont priés de se diriger en bon ordre vers les postes de contrôle. » L’astroport de la planète Fango bourdonnait d’une activité fébrile. Dressé sur une île artificielle, il semblait flotter comme un gigantesque navire sur l’océan d’un vert lumineux qui s’étendait de tous côtés à perte de vue. L’Astorius s’était posé deux jours plus tôt dans un rugissement assourdissant. Les passagers avaient été sommés de garder leur cabine jusqu’à la fin des mesures de contrôle. L’entrée en atmosphère s’était déroulée sans incident malgré un réchauffement alarmant des boucliers thermiques. Un andro s’était introduit dans la cabine d’Ynolde pour, avait-il expliqué, procéder aux vérifications médicales d’usage. Il lui avait prélevé un cheveu afin d’examiner son ADN, puis il lui avait inspecté tout le corps à l’aide d’une sonde grésillante et lui avait aussitôt délivré son verdict. « Perte osseuse : deux pour cent. Perte musculaire : cinq pour cent. Analyses sanguine, neurologique et génétique : aucune anomalie constatée. Il ne sera pas nécessaire de procéder à une contre-visite. Bon séjour sur Fango, madame Almina Baguera. » Il n’avait fait aucun commentaire sur la différence entre l’âge supposé et la jeunesse apparente de la passagère. Les ondes du jaseur n’avaient apparemment laissé aucune séquelle sur le système nerveux d’Ynolde ni, elle l’espérait, sur ses deux âmnas. Il lui avait pourtant fallu une dizaine de jours pour recouvrer la mobilité pleine et entière de ses lèvres et de ses joues. La douleur avait à plusieurs reprises jailli du plus profond d’elle et l’avait clouée sur place. Elle s’était figée au beau milieu d’une coursive, tétanisée, incapable de marcher. Des passagers l’avaient soutenue et ramenée à sa cabine en lui recommandant d’appeler immédiatement les services d’urgence. Elle ne les avait pas écoutés. Les crises s’étaient espacées et avaient disparu une ou deux semainesTO avant l’arrivée sur Fango. La file dans laquelle avait pris place Ynolde avançait avec une extrême lenteur en direction du poste de contrôle. Les passagers entraient un par un dans un couloir sombre où ils étaient soumis aux vérificateurs automatiques. Une lumière jaune s’allumait au-dessus de la porte pour signaler à la personne suivante que le couloir était libre. Le cakra d’Ynolde diffusait une chaleur soutenue mais supportable sous son sein gauche. Elle doutait fort que son grimage suffît à tromper la vigilance des douanes fangasques. Elle avait eu l’idée de blanchir ses cheveux avec un détergent puissant et de ternir son teint avec une pâte grisâtre diluée dans un peu d’eau ; elle avait récupéré les deux produits dans le local technique qu’elle avait traversé avec Xavor et dont elle avait gardé en mémoire le code d’accès. Elle avait envisagé un temps de se transformer avec les ondes du jaseur, mais elle y avait renoncé, d’abord parce que le souvenir de la souffrance l’en avait dissuadée, et aussi parce qu’elle n’avait pas le cœur à mutiler son visage. Elle avait réfléchi, s’était souvenue des bidons entreposés dans le local technique, s’était dit qu’il y avait peut-être là une solution. Elle en avait profité pour pousser jusqu’à l’ancien poste d’observation et recouvrir le cadavre de Xavor d’une pièce de tissu gris dénichée dans l’atelier. Elle ne ressentait plus de colère contre lui. Son corps gardait, dans ses cellules, dans ses fibres, le souvenir de ses assauts brutaux, et pour longtemps sans doute. Elle n’avait pas revu Harmil. L’équipage avait été prévenu de la disparition de son père (un andro était passé dans les cabines pour demander aux passagers s’ils n’avaient pas vu un certain Xavor Anslett), mais les recherches n’avaient rien donné. Elle n’était plus maintenant qu’à une vingtaine de mètres du poste de contrôle, à une vingtaine de mètres de la liberté. Il lui tardait de se renseigner sur les tunnels d’énergie noire dont les bouches s’ouvraient à quelques dizaines de milliers de kilomètres de l’exosphère de Fango. Étaient-ils praticables ? Comment s’y rendre ? Combien coûtait la traversée ? Réussirait-elle à gagner l’argent nécessaire sans trop perdre de temps ? Devant elle se tenait une famille dont les enfants d’une dizaine d’années la regardaient sans cesse à la dérobée. Les vêtements des parents ne ressemblaient pas à ceux des autres Phaïstins. Ils provenaient sans doute d’une région qu’elle ne connaissait pas. Si l’homme portait un ensemble qui évoquait plus ou moins les rabels des hommes de Kenios, la femme, elle, était drapée dans une robe aux couleurs vives et aux plis innombrables et savants. Les mouvements de ses bras dévoilaient par intermittence des pans de sa peau bistre. Les ensembles des enfants, tuniques échancrées, pantalons courts et bouffants, étaient taillés dans le même tissu que sa robe. Comme leurs vêtements, leurs chevelures longues, lisses et brunes étaient identiques bien qu’il y eût visiblement un garçon et une fille. « Pourquoi vos cheveux sont tout blancs ? demanda la fillette après l’avoir observée plus longuement que d’habitude. — Laonann, on ne pose pas ce genre de question, intervint la mère d’un ton sévère. La dame n’a pas envie d’être dérangée. Les cheveux perdent leur couleur quand on vieillit. Toi aussi, un jour, tu auras peut-être les cheveux blancs. » Puis, se tournant vers Ynolde : « Excusez-la, madame, elle ne voulait pas vous offenser. — Ne vous inquiétez pas, répondit Ynolde avec un sourire. Je ne me sens nullement offensée. — Elle n’a pas encore la notion du respect dû aux anciens, vous comprenez. — Elle a quel âge ? — Dix ansTO. Et son frère, Tiwou, onze. » La mère marqua un temps de pause avant de reprendre, sur le ton de la confidence : « Je suis sans doute indiscrète, mais pourquoi, à votre âge, vous êtes-vous lancée dans un tel voyage ? Vous avez de la famille sur Fango ? » Ynolde réfléchit. Les douaniers lui poseraient sans doute le même genre de question et elle devrait leur fournir des réponses cohérentes qui ne leur offriraient aucune possibilité de vérification. « J’avais envie depuis longtemps de visiter Fango, et, comme il ne me reste plus beaucoup de temps, c’était le moment ou jamais. — Je m’excuse d’insister, mais, si… s’il vous arrivait un malheur ici, on serait obligé de vous y enterrer. Très loin de votre monde natal. — Très loin, en effet. De toute façon, quand on est mort, ce genre de détail n’a plus d’importance, vous ne croyez pas ? » La femme frissonna et serra ses enfants contre elle. Un voile de nostalgie troubla ses yeux noisette. « J’espère bien que nous reviendrons nous installer un jour sur Phaïstos, murmura-t-elle. — Pourquoi en êtes-vous partis ? — Nous n’avons pas eu le choix. On nous a tout pris. Tout. — Qui ? » Elle secoua la tête, au bord des larmes. « Le gouverneur de la région et ses acolytes. Ils ont décidé d’annexer les terres et de les redistribuer à leurs amis. Ils nous ont proposé une indemnité misérable. Juste de quoi payer ce voyage. Les fermiers ont refusé le marché, alors le gouverneur et ses complices ont envoyé leurs sbires, des brutes ignobles qui ont crucifié des hommes, des femmes et des enfants sur des planches plantées au milieu des chemins. Certains ont décidé d’organiser la résistance armée et d’autres ont choisi de partir. » D’un mouvement de menton, elle désigna son mari, qui restait obstinément tourné en direction du poste de contrôle. « Arton a voulu prendre les armes, mais je n’étais pas d’accord. Voir ces petits corps cloués sur des planches, ça m’a retournée. J’ai imaginé les miens et j’ai eu peur, vous comprenez ? Alors on a décidé de partir sur un autre monde, de tout recommencer. Il paraît que certains territoires de Fango sont encore vierges et que le Gouvernement les met à la disposition des émigrants… » Les mots s’enrayèrent dans sa gorge. Elle se détourna et, toujours serrant ses enfants contre elle, n’ajouta plus un mot jusqu’à ce qu’ils soient arrivés devant le couloir de vérification. La lumière jaune s’alluma. Ynolde s’introduisit à son tour dans le couloir, un espace d’une largeur de deux mètres sur une longueur de dix. Cela faisait bien une demi-heureTO que la porte métallique blanche s’était refermée sur la famille phaïstine, la mère et les deux enfants d’abord, puis le père. Des grésillements s’élevèrent de chaque côté d’Ynolde et le sol se mit à bouger. Nul besoin de marcher : le tapis roulant avançait à la vitesse voulue pour permettre aux sondes automatiques de procéder à leurs analyses. Des rayons lumineux jaillirent du plafond et du sol et dressèrent devant elle un enchevêtrement de lignes vertes et rouges. D’infimes vibrations lui picotèrent le front, les joues et les mains. Ses implants vitaux crachèrent une salve d’ondes irritantes. Le tapis s’arrêta à plusieurs reprises avant de repartir en douceur avec un étrange soupir et de la déposer dans une deuxième pièce en enfilade, éclairée celle-ci. Une femme sanglée dans un uniforme rouge, debout derrière un comptoir en bois blanc, lui fit signe d’avancer. Elle s’exécuta d’une démarche traînante, la tête rentrée dans les épaules. « Votre pièce d’identité. » Aucune trace d’amabilité sur les traits, dans les yeux, dans la voix de la douanière, une femme brune et forte dont les petits yeux sombres s’étaient posés sur Ynolde avec la férocité d’oiseaux de proie. Elle saisit le jeton tendu par Ynolde, le passa dans un lecteur et consulta les informations qui s’affichaient sur un écran inséré dans le bois de son comptoir. « Que venez-vous faire sur Fango, madame Baguera ? — Du tourisme… » Les yeux de la douanière se relevèrent sur Ynolde. « À votre âge ? — Il n’y a pas d’âge pour découvrir le monde. L’occasion ne s’est pas présentée plus tôt. — Vos analyses indiquent une parfaite santé, plutôt surprenante pour une femme de cent trois ansTO. D’autant qu’apparemment vous n’avez pas subi de correction génétique. — On jouit d’une excellente santé dans ma famille. Et je suis contre la correction génétique. — D’où est originaire votre famille ? » Ynolde se demanda si son interlocutrice ne disposait pas d’un détecteur de mensonges derrière son comptoir et estima qu’il valait mieux coller le plus possible à la vérité. La chaleur émise par le cakra s’intensifiait et s’étendait à présent de son bas-ventre à son épaule gauche. « Du système d’Ispharam. — Pourquoi vous êtes-vous installée dans le système d’Epsilon du Pélopon ? — Le travail. On m’a proposé un poste intéressant. Comme j’étais célibataire et sans enfant, j’ai accepté. — Vous comptez rester longtemps sur Fango ? — Je pense repartir au bout de quelques mois. — Vous aurez assez d’argent pour subvenir à vos besoins ? — J’ai prévu large. » La douanière la scruta de la tête aux pieds. « Les analyseurs m’indiquent que vous avez un appareil dans une poche de votre robe. » Ynolde tira le jaseur d’une des poches latérales de sa robe et le montra à son interlocutrice. « Il permet d’apaiser les centres nerveux. Mais il faut savoir s’en servir, ou vous risquez d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. — Et ce disque métallique sous votre robe, à quoi sert-il ? — Oh, ça ? À rien. C’est seulement un souvenir de famille. Une sorte de porte-bonheur, un charme. Il doit toujours être au contact de la peau pour être efficace. Des superstitions de chez moi. » La moue de la douanière montra que l’explication ne l’avait pas vraiment convaincue, mais elle n’insista pas. « Et les deux implants enfoncés dans votre occiput ? — Des implants mémoires. Comme je n’ai pas d’héritiers, je laisserai des traces de mon existence pour ceux que ça intéresserait. Les chercheurs, les historiens… » La douanière hocha la tête, esquissa enfin un sourire et, d’un geste du bras, l’invita à sortir. « Vous pouvez y aller, madame Baguera. On vous dira de l’autre côté comment gagner Redondo, la capitale. De là, vous pourrez vous rendre à n’importe quel endroit de la planète. Je vous souhaite un agréable séjour sur Fango. » Ynolde bredouilla un vague remerciement et, stupéfaite que son maquillage outrancier eût suffi à donner le change, se dirigea en veillant à ne pas marcher trop vite vers la sortie du poste de contrôle. La première chose qu’elle fit, après avoir soigneusement verrouillé la porte de sa chambre d’hôtel, fut de remplir le bassin circulaire de la salle de bains et de plonger avec volupté dans l’eau tiède parfumée. Elle prolongea le plaisir du bain jusqu’à la tombée de la nuit, qui, à Redondo, survenait entre la vingt-huitième et la vingt-neuvième heure locale. Le transport aérien, de l’astroport à la capitale planétaire de Fango, avait été éprouvant. Entassés dans une cabine surchauffée, les passagers avaient cru à plusieurs reprises leur dernière heure arrivée : la navette avait piqué soudain vers les flots et s’était redressée au dernier moment après avoir frôlé les crêtes des grandes vagues. Les mines rigolardes des membres de l’équipage semblaient indiquer que c’était leur façon de souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants. Le souvenir de Xavor continuait de hanter Ynolde, pas seulement son bout de chair planté en elle comme le drapeau d’un conquérant, mais sa peau, sa sueur, son odeur, son regard fou de douleur et de terreur, ses traits déformés par les ondes du jaseur. Il se superposait au souvenir de la jeune fille brûlée dans le grand vaisseau par le feu du cakra de frère Ewen. Fallait-il donc que les frères du Panca soient contraints de donner la mort pour permettre à l’œuvre de vie de se perpétuer ? Elle faisait siennes les interrogations de son père sur la Fraternité. Les membres du Panca ne savaient pratiquement rien d’une hiérarchie qui ne les perdait jamais de vue et avait le pouvoir de communiquer à travers l’espace. Les frères n’avaient pas connu d’autres interlocuteurs que leur maître, leur formateur. Elle tâta les deux renflements à l’arrière de son crâne. Son cuir chevelu avait maintenant recouvert les implants vitaux. Que gardaient-ils des souvenirs de ceux qui les avaient portés ? L’âmna était-elle la somme des souvenirs ou seulement une partie des souvenirs, liée à la Fraternité ? Son implant transmettrait-il au troisième frère les souvenirs exécrables de la traversée de la Ceinture d’Obey ? Elle calcula qu’avec les mille trois cents fangs, échangés contre ses deux mille cinq cents phaïs, elle pouvait tenir une vingtaine de jours à Redondo. Vingt jours pour organiser la suite de son voyage. Elle sortit de son bain, se sécha, s’allongea sur le lit large et confortable, tira le drap sur elle et plongea aussitôt dans un sommeil profond. Le lendemain, une douleur sourde et insistante au bas-ventre l’avertit que son sang menstruel n’allait pas tarder à couler. Il lui fallait trouver rapidement une pharmacie ou un autre point de vente où elle pourrait se munir d’absorbeurs hygiéniques. Après un déjeuner copieux à base de gluoz, une céréale au goût délicieux, arrosé d’une boisson chaude énergétique, elle se renseigna près du gérant de l’hôtel, un petit homme brun vêtu d’une chemise blanche gonflée par un ventre rebondi. « Les tunnels d’énergie noire ? » La surprise agrandit les yeux ronds de son vis-à-vis. « Pourquoi ? Vous n’êtes pas bien sur Fango ? — Votre planète me paraît très agréable, mais la question n’est pas là. Je cherche seulement à savoir comment me rendre à l’entrée des tunnels. Et combien coûte un voyage. » Il se plongea dans la contemplation des gouttes qui sinuaient sur la baie vitrée de son bureau. Il pleuvait depuis l’aube. Fango était réputée pour ses brusques variations climatiques, passant en quelques minutes d’une ambiance chaude et sèche à un temps pluvieux et froid. La conception des immeubles de la ville de Redondo, étalée sur le littoral de l’océan Chryso, illustrait ces changements intempestifs : leurs pilotis les prévenaient des brusques montées des eaux, leurs terrasses étagées et leurs larges balcons permettaient aux occupants de profiter de la lumière de l’étoile Alpha, leurs vitrages à triple ou quadruple épaisseur garantissaient une faible amplitude thermique. « Vous venez de Phaïstos, pas vrai ? demanda le petit homme. — Comme tous ceux qui étaient à bord de L’Astorius… — Fango accueille un ou deux vaisseaux par an, un peu trop à mon goût, mais je suppose que la planète a encore besoin de main-d’œuvre. Peu importe… Je crains fort que vous n’ayez fait ce long voyage pour rien, jolie dame. » Ynolde s’était soigneusement lavé le visage et avait recouvré son teint clair habituel. Ses cheveux encore blancs ne suffisaient pas à faire d’elle une vieille femme. Elle s’étonnait toujours d’avoir pu berner la douanière avec un stratagème aussi grossier. « Les tunnels d’énergie noire sont fermés depuis cinq ansTO. Et on ne parle pas de les rouvrir de sitôt. — J’ai pourtant vu un reportage dans le vaisseau… » Il l’interrompit d’un mouvement de la main. « Leurs reportages, à la compagnie du Bras, ils les changent tous les vingt ansTO ! — Peut-être qu’on les rouvrira bientôt… — M’étonnerait ! Trop dangereux. On n’a pas revu les derniers voyageurs qui s’y sont essayés. L’énergie noire, quand elle est trop forte, on ne sait pas où elle vous expédie. Il y en a qui disent qu’elle vous envoie directement dans la gueule d’un trou noir. Qu’elle nourrit le monstre. Croyez-moi, jolie dame, mieux vaut rester ici et se faire une petite vie peinarde plutôt que de chercher fortune à l’autre bout de la Galaxie. » Ynolde observa la carte céleste lumineuse occupant le mur du fond du bureau. La plupart des systèmes recensés y figuraient, ainsi que les traits symbolisant les liaisons spatiales entre les différents mondes. Elle localisa, tout en haut dans le coin droit de la carte, le système de Tau du Kolpter et ses deux planètes jumelles, Zidée et Faouk, deux mondes non affiliés à l’OMH. Pas question de s’y rendre par un vaisseau à propulsion classique. Le voyage durerait des dizaines et des dizaines d’années, peut-être des siècles. Comme elle ne pouvait pas utiliser les ralentisseurs métaboliques, elle serait morte à l’arrivée et le temps aurait brisé la chaîne quinte. Découragée, elle remercia le petit homme d’un sourire et sortit de son bureau. « Vous ne m’avez pas dit combien de temps vous comptiez rester, jolie dame, cria-t-il. — Plusieurs nuits sans doute, répondit-elle sans se retourner. Je ne sais pas encore combien au juste. Au fait, y a-t-il une pharmacie dans le coin, ou un autre endroit où je pourrais acheter… vous savez, des accessoires typiquement féminins ? — Vous devriez trouver ça en ville. » Elle attendit que la pluie cesse pour s’aventurer dans les artères de Redondo. Aux trombes succéda rapidement un vent chaud qui chassa les nuages et dévoila le disque d’or pâle de l’étoile Alpha. Le ciel se tendit d’un bleu vert uniforme, la chaleur grimpa rapidement, les flaques d’eau semées par les averses s’évaporèrent. Les vagues de l’océan Chryso se brisaient avec une régularité de métronome sur l’immense digue faite de blocs de pierre empilés. Aucun navire ne fendait les flots d’un vert éclatant. Ynolde aperçut des masses noires entre les tourbillons d’écume, des poissons ou des mammifères marins géants, sans doute. Elle eut une pensée nostalgique pour les gonavores de l’océan Cincte de Boréal. Elle se promena sur le chemin de ronde qui longeait la digue, croisant d’autres promeneurs accompagnés de chalyres, de curieux petits animaux qui avançaient tantôt par reptation, tantôt par bonds, en poussant des sons mélodieux et apaisants. On ne distinguait pas d’yeux, ni de pattes, ni de queue dans leur poil emmêlé aux reflets gris et bleus. Ynolde se gorgea de l’air tiède chargé de sel. Ses implants lançaient des vibrations soutenues désagréables ; aucune chaleur ne se dégageait de son cakra. Plusieurs centaines d’années-lumière la séparaient de son but, et elle n’entrevoyait aucune solution. Elle s’assit sur le rebord du chemin de ronde et contempla les ondulations de l’océan Chryso, les évolutions des masses sombres dans les vagues, les arabesques des navettes aux formes élancées qui fusaient en bourdonnant au-dessus des flots. Des cris stridents retentirent sur sa droite. Elle tourna la tête. Un homme courait dans sa direction, bousculant les passants et les petits animaux, qui l’esquivaient d’un bond. Elle mit un peu de temps à se rendre compte qu’il était entièrement nu. CHAPITRE VIII MuZu (« Mu » pour Mu Horakl, « Zu » pour Zurya) : cette compagnie de voyages longs-courriers a été créée au lendemain de la longue guerre qui a opposé les planètes Jnandir et Devaka. Elle ne se consacre qu’aux liaisons entre les deux systèmes. Comme la compagnie utilise des vaisseaux à propulsion thermique classique, le voyage dure environ six mois70. Les passagers utilisent, comme dans d’autres systèmes, les herbes du sommeil afin de ralentir leur métabolisme et de ne pas avoir l’impression de perdre trop de temps. Le MuZupole (monopole de MuZu) interdit à ses clients de bénéficier de la pliure quantique, une fantastique avancée dans le domaine des voyages mise au point par les techniciens devaki. Avec les nouveaux appareils à pliure quantique, il ne faudrait pourtant que dix ou douze jours pour parcourir la distance entre les deux systèmes. Mais comme, d’une part, la société devaki qui détient la technique de la pliure quantique ne veut pas revendre son procédé à d’autres entreprises, comme, d’autre part, la MuZu refuse catégoriquement d’ouvrir sa concession spatiale à d’autres compagnies, les vols entre Jnandir et Devaka restent longs et pénibles. Il ne faut pas compter sur les gouvernements respectifs pour mettre fin à cette situation absurde : leurs membres ont souvent des intérêts dans l’une ou l’autre des deux entreprises et font systématiquement obstacle à toute négociation, à tout accord. Les citoyens des deux mondes ont beau multiplier les pétitions et les protestations, et l’OMH les interventions, aucun progrès notable n’a été enregistré depuis cinq centsTO. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des voyages spatiaux. JOURNAL DE LUYA LA JARGARIOTE J’AI instantanément aimé Silf le Zayt. Pas très grand, pas très large, mais d’une souplesse et d’une vivacité extraordinaires. On ne voyait pas partir les coups qu’il donnait. Il atteignait sa cible avec une précision infaillible. Ses adversaires s’effondraient sans proférer un cri, comme des pantins aux fils coupés, comme des feuilles se détachant d’une branche. Il cueillait les vies avec une douceur étonnante. Jamais il n’utilisait un défat ou une lame, contrairement aux autres tueurs de Jargar, contrairement à moi pour qui donner la mort n’était qu’une sale besogne. C’est probablement de la stupidité de ma part, mais j’aurais aimé être tuée par Silf, j’aurais eu l’impression d’être meilleure en me présentant devant les dieux qui voient dans nos cœurs et nous jugent. J’étais tellement maigre, à l’époque où j’ai croisé sa route, que je ne ressemblais pas à une femme. J’étais un fantôme des rues de Jargar, une ombre qui, comme les crigs, se faufilait sans qu’on la remarque dans les recoins obscurs de la cité. J’avais cessé de parler à l’âge de dix ans, après que des visiteurs en colère contre mon père m’avaient bousillé les cordes vocales à l’aide d’un fréquenciel. Ma mère, elle, ils l’avaient purement et simplement étranglée. Elle s’est longtemps débattue ; sa résistance m’a étonnée, puis horrifiée. Mon père, je ne l’ai jamais revu. J’ai poussé comme une herbe folle entre les premier et douzième districts. J’ai appris à voler et à tuer au sein de la bande qui m’avait recueillie et qui, comme tous les groupes rivaux ou alliés, était au service des chefs du Trépas. Les neurofizz m’ont aidée à passer les nuits blanches et à supporter les atrocités qu’on m’obligeait à commettre. Ils m’ont pris mes maigres rondeurs et transformée en ce pauvre squelette vêtu de peau qui a conduit Silf dans le cœur du Trépas. Ils ont également modifié mes yeux : je vois dans l’obscurité comme en plein jour. La rencontre avec Orbaline a changé ma vie. Je la considère comme ma deuxième mère, cette femme qui m’a tirée des griffes de la bande tout en me demandant d’y rester, qui m’a enseigné l’écriture, la lecture et le langage des mains. Elle m’a appris qu’il suffit de changer de point de vue pour donner un sens à ses actes. Comme Jargar n’avait plus aucun secret pour moi, elle m’a confié des missions de plus en plus périlleuses. Si je m’en suis toujours sortie, je le dois en grande partie à ses conseils, et le reste à la chance. Lorsqu’elle a fait la connaissance de Silf, Orbaline a tout de suite sauté sur l’occasion de frapper le cœur du Trépas, là où les maîtres occultes de la ville se croyaient intouchables. À sa façon de marcher, à la fois aérienne et animale, elle a tout de suite deviné d’où il venait : du désert d’El Bahim, du Thanaüm. Même s’il sortait à peine de son apprentissage, même si sa mésaventure avec Zerp montrait toute l’étendue de sa naïveté, elle a exploité sa volonté farouche de récupérer son argent perdu et de poursuivre sa mission. C’était un homme du massif du Zayath, et les Zayts ont la réputation de ne jamais renoncer, de se battre jusqu’à leur dernier souffle. On dit qu’ils se sont jadis mélangés avec les Antes, les premiers occupants de Jnandir, et je crois que la légende a un fond de vérité : sa formation de thanaüte ne suffisait pas à expliquer les réactions surprenantes de Silf. Il y avait en lui un mystère qui semblait issu de la nuit des temps. Sa résistance et son calme n’avaient parfois rien d’humain. Mon rôle était seulement de l’introduire dans le Trépas, mais je suis restée trois joursTO en sa compagnie et l’ai aidé de mon mieux, sans doute pour combattre le sentiment de trahison qui souillait mon âme. Jamais un homme ne m’avait fascinée à ce point. J’avais entendu parler des thanaütes d’El Bahim, comme tout Jnandiran, mais je n’en avais pas encore rencontré. On les disait plus silencieux et insaisissables que des spectres. Une histoire racontait que, lorsque vous aperceviez un thanaüte devant vous, il vous avait déjà frappé et que, son œuvre accomplie, il se présentait devant vous pour vous souhaiter un bon voyage. Nous avons attendu devant la maison du Trépas où cette fille et son amant étaient entrés. « Jarpha, la fille de Zerp », a chuchoté Silf. Elle l’avait dépouillé, humilié, il n’y avait donc aucune chance qu’il en tombe amoureux, mais j’étais jalouse de Jarpha : elle avait tout ce que je n’avais pas, des formes rondes, un visage harmonieux, une somptueuse chevelure, des vêtements qui mettaient en valeur sa féminité, une confiance dans son pouvoir de séduction qui confinait à l’arrogance. Silf m’a adressé un sourire chaleureux, comme s’il avait perçu la détresse dans mes yeux. « J’attends ici jusqu’à ce que je trouve le moyen d’entrer. Tu peux partir, Luya. Tu as fait ta part en me conduisant dans le Trépas, et je t’en remercie. » Je lui ai demandé par gestes si je pouvais rester avec lui. « C’est mon problème, et je ne voudrais pas que tu sois blessée ou tuée à cause de moi. » Je me suis débrouillée pour lui faire comprendre que j’acceptais les risques. Il a acquiescé d’un autre sourire, qui, celui-là, lui donnait un air enfantin. Nous avons guetté le moment propice. Des hommes et des femmes déambulaient dans la rue – ce ne sont pas vraiment des rues dans la ville souterraine, mais je n’ai pas trouvé d’autre mot… Galeries ? Tunnels ? Passages ? Certains d’entre eux m’ont reconnue et m’ont adressé un salut de la main ou de la tête. Comme ils m’avaient aperçue dans la bande, ils n’étaient pas surpris de me voir dans le Trépas. Silf s’est tendu lorsqu’un homme d’une trentaine d’années, un costaud aux épaules aussi larges que son front était bas, m’a apostrophée. « Hé, t’étais de ceux qui ont flingué Retto, non ? » Je n’ai rien montré de la frayeur immense qui m’a glacé le sang. Oui, je faisais partie de ceux qui avaient charcuté le pauvre Retto parce qu’il avait empiété sur le territoire de Bassil, le chef de notre clan. Le messager de Bassil nous avait recommandé de soigner sa mort. Alors on a monté une petite mise en scène destinée à frapper les esprits. On a reconstitué le corps taillé en pièces du pauvre Retto sur la porte de son appartement du douzième district, bras, jambes, sexe, tronc et crâne, le tout maintenu par des clous aux têtes larges et noires. La haine transpirait dans le regard et sur le visage de l’homme qui m’avait prise à partie. Il s’est approché de moi, poings fermés, mâchoire saillante. « Tout se paye sur ce monde, petite salope ! » Il savait pourtant que nous obéissions aux lois des clans, que, s’il s’en prenait à moi, il initierait un nouveau cycle de vengeance qui finirait par l’emporter, mais les filaments sanguins striant ses yeux montraient qu’il avait bu. Silf s’est interposé entre lui et moi. « De quoi tu te mêles, toi ? » a aboyé le type. Le Zayt n’a pas bougé, les jambes légèrement fléchies, les mains le long du corps, la tête penchée, une attitude qui alliait la décontraction à une extrême attention, et l’autre a battu en retraite sans combattre, impressionné par le calme et la détermination de son adversaire, qui lui rendait pourtant une bonne trentaine de kilos. Même s’il a tenté de donner le change en marmonnant une suite de mots menaçants, la peur a blanchi son visage et terni ses yeux. La porte de la maison que nous surveillions est demeurée longtemps fermée. Silf me faisait penser à ces grands rapaces écailleux du sud du continent Estphalium, figés pendant des jours et des jours dans la même position, leurs yeux fendus rivés sur les immenses étendues désolées qui descendent en pente douce vers les glaces du pôle Sud. Au moindre mouvement qu’ils détectent, parfois à des kilomètres des pics où ils se perchent, ils déploient leurs ailes membraneuses et fondent sur leur proie. Leur extraordinaire patience est toujours récompensée : jamais ils ne rentrent bredouilles. La patience de Silf a été récompensée : la porte s’est ouverte et a livré passage à l’homme qui était entré en compagnie de la fille de Zerp. Un homme assez beau, d’ailleurs, mais dont les vêtements, costume cintré gris à rayures bleues, chemise noire à large col, foulard pourpre, chaussures vernies, dénonçaient son genre bellâtre des bas quartiers à la parole facile et aux manières vulgaires. Il ne nous a pas remarqués, Silf et moi, et s’est dirigé en sifflotant vers la grande rue. Silf l’a laissé passer, l’a rattrapé une vingtaine de mètres plus loin, l’a saisi par le cou de telle façon que l’autre ne pouvait plus respirer ni se débattre, ni même pousser le moindre cri, comme happé par la pince d’une machine, et l’a traîné dans un recoin sombre entre deux constructions. Là, il a relâché légèrement son étreinte. Assis contre le mur, l’homme a toussé, craché, son visage a perdu un peu de son affreuse teinte bleue, il a repris son souffle avec un bruit de tuyaux qu’on débouche. « Répondez à mes questions et il n’y aura pas d’autres souffrances de ce genre », a dit Silf. Son calme m’a épatée. L’autre a acquiescé d’un mouvement de tête. J’ai vu qu’il glissait la main sous sa veste, sans doute pour saisir une arme blanche, mais il n’est pas allé au bout de son geste, le talon de Silf s’est écrasé sur son poignet. Ses yeux ont larmoyé. « Zerp est-il dans la maison où vous êtes entré avec Jarpha ? » Hochement de tête. « En ce moment ? » Hochement de tête. « Combien d’hommes avec lui ? » La peur se levait dans les yeux du chevalier servant de Jarpha. Il appartenait à cette catégorie d’individus qu’on appelle les sorfiots, du nom de ces animaux des marais qui passent leur temps à gonfler leur membrane dorsale pour effrayer et éloigner leurs rivaux et qui, lorsque leur stratagème échoue, se réfugient dans la fuite ou la dissimulation. « Trois ou quatre, a réussi à articuler l’homme. — On peut entrer sans donner l’alerte ? » L’autre s’est retranché dans un silence de défi. Silf lui a donné un coup léger, de la pointe de l’index et du majeur, en haut de son nez, entre les sourcils. Le choc ne m’a pas paru violent, mais l’homme a hoqueté et poussé un geignement sourd. « Avec… ça… ça… » Il avait tiré de sa poche un petit cercle holographique de trois centimètres de diamètre et avait levé le bras, comme pour marchander sa grâce à un dieu implacable. Silf s’est emparé du jeton, l’a observé et a dit : « Il suffit de le glisser dans le lecteur extérieur ? » Hochement de tête. « Ça marche même si l’ADN de celui qui le porte n’est pas enregistré dans la mémoire du système de sécurité ? » Il nous a lancé un regard haineux avant de confirmer d’un grognement. « Merci de votre coopération », a murmuré Silf. Sa main a jailli comme un éclair avant la fin de sa phrase et cinglé la pomme d’Adam de son vis-à-vis. Les yeux de l’homme se sont dilatés démesurément, puis il s’est effondré sans un bruit, avec une grâce inattendue qui effaçait la grossièreté de sa vie. Après avoir marmonné quelques mots (une prière peut-être…), Silf l’a rapidement fouillé et a récupéré les jnans qu’il avait sur lui, deux ou trois cents, une somme dont je n’avais jamais disposé, puis il a tiré le corps au fond du recoin de façon à ce qu’on ne puisse pas le voir de la rue. Silf a glissé le cercle holo dans le lecteur. La porte de la maison de Zerp s’est ouverte dans un sifflement à peine perceptible. Deux gardes du corps dans le vestibule, armés jusqu’aux dents, deux brutes à la nuque épaisse dont les réflexes n’étaient pas à la hauteur de la musculature. Ils se sont affaissés avant même que leur cerveau n’ait eu le temps d’envoyer les ordres à leur système nerveux. On aurait dit des troncs arrachés par une bourrasque. Silf n’a donné que quatre coups, deux à chacun, le premier dans le bas-ventre pour les contraindre à se pencher, le deuxième sur le haut du crâne, claquant comme des coups de fouet. Il n’a même pas jeté un coup d’œil aux armes qu’ils avaient lâchées dans leur chute. Moi, j’ai récupéré un de leurs défats, un modèle dernier cri surnommé le Trou noir. Leurs ondes ne laissent aucune trace des corps qu’ils touchent, ni cendre ni poussière. Une mort terrifiante pour les familles, qui, n’ayant pas la possibilité de contempler les corps, restent à jamais hantées par le doute. Les religions de Jnandir, d’ailleurs, ont été contraintes de modifier certains de leurs rituels pour aider leurs adeptes à faire le deuil des êtres chers partis sans laisser de trace. Si, au début, j’ai été fascinée par les défats, je pense désormais qu’ils sont l’une des inventions les plus sordides et perverses de l’humanité. Tuer n’est pas un problème, mais tuer sans permettre aux êtres chers d’accompagner le défunt de leurs prières et de leurs larmes est une belle saloperie. Et Silf, l’assassin, refusait d’assombrir le voile de ténèbres qui ensevelissait l’espèce humaine. Nous avons exploré la demeure en commençant par les pièces de droite, les salons en enfilade et leurs fosses de projection en relief, la salle à manger, la cuisine, immense et parfaitement équipée. Pas un bruit ne troublait le silence régnant sur la maison endormie. Silf ouvrait de grands yeux étonnés. Il était loin de supposer, lorsqu’il avait rencontré Zerp en haillons, qu’il habitait dans un cadre aussi luxueux. Zerp n’était pas à proprement parler un chef de clan mais un indépendant qui, parce qu’il rendait de précieux services à ses pairs, bénéficiait d’un statut à part. On le considérait comme le roi de l’arnaque. Il dépouillait les voyageurs qui, ne connaissant rien de Jargar, acceptaient volontiers ses offres de service et tombaient à tout coup dans ses filets. Comme il ne donnait pas dans les trafics, il n’avait pas besoin de territoire, et les autres le laissaient œuvrer où bon lui semblait. On disait de lui qu’il agissait pour le compte de la police jargariote, mais Orbaline affirmait qu’il n’en était rien, ou il n’aurait pas fait de vieux os dans le Trépas. Nous n’avons croisé personne dans l’aile droite. Nous avons donc visité les chambres de l’aile gauche, au nombre de quatre, toutes équipées de salles de bains. Dans la première nous avons trouvé deux hommes endormis, couchés tout habillés sur les deux lits, leurs défats à leurs côtés. L’un d’eux s’est réveillé. Silf l’a bâillonné d’une main et, de l’autre, lui a ordonné de se taire. L’homme, cheveux roux, mine sinistre, a obtempéré d’autant plus facilement que mon défat était braqué sur lui. Silf l’a ligoté avec la ceinture du peignoir qui traînait sur le sol et lui a bourré la bouche de tissu. Le deuxième s’est retrouvé emberlificoté et réduit au silence avant même d’avoir pu se rendre compte de quoi que ce soit. Dans la chambre suivante dormait la belle Jarpha. Notre intrusion a déclenché l’éclairage de deux bulles-lumière sensitives. Les cheveux de la fille de Zerp, étalés sur l’oreiller, m’ont fait penser à une étoile noire effondrée. Son vêtement de nuit léger et transparent ne cachait rien de ses formes généreuses. J’ai eu l’envie brutale de lui balancer une onde défat, d’expédier dans le néant ce corps somptueux qui emplissait le regard de Silf, qui me narguait, qui me renvoyait à ma morne condition de squelette. La lumière ne l’a pas réveillée. Elle avait dû prendre un somnifère, comme un grand nombre de Jargariotes ayant perdu le mode d’emploi du sommeil. Silf l’a secouée par l’épaule. Elle a enfin entrouvert les paupières et, presque aussitôt, la surprise et l’effroi ont écarquillé et assombri ses yeux verts. Elle s’est redressée avec la vivacité d’un avaj du désert. Aucun son n’est sorti de sa gorge. Elle a compris qu’il valait mieux garder le silence. « Qu’avez-vous fait de mon argent ? a chuchoté Silf. — Comment… Comment êtes-vous entrés ici ? a-t-elle répondu. — Peu importe. Où est mon argent ? » J’ai vu des éclairs de panique fuser dans ses yeux verts, et une joie mauvaise m’a traversée. « Je ne sais pas… C’est mon père qui s’occupe de l’argent… — Où le met-il ? — Je ne sais pas, je vous assure… — Parlez moins fort, s’il vous plaît. » Elle a acquiescé en silence, les yeux larmoyants. « Je lui ai dit, à mon père, que nous n’aurions pas dû arnaquer un thanaüte. Mais il ne m’écoute jamais. — Vos histoires de famille ne m’intéressent pas. Où est l’argent ? — Je vous répète que je n’en sais rien. Mon père m’a seulement remis ma part, mille jnans, le tarif habituel. Aux autres il n’a donné que cinq cents parce qu’ils vous ont laissé vous échapper. Le reste, il l’a gardé pour lui. » Les yeux de Jarpha se sont posés tour à tour sur nous comme des insectes affolés. Elle prenait maintenant conscience qu’elle ne reverrait peut-être plus le lever de Zurya sur Jnandir, qu’elle était encore trop jeune et désirable pour mourir. « Je ne voulais pas… Je vous jure que je ne voulais pas… » J’ai constaté, avec la même joie mauvaise, que la peur l’enlaidissait. « Alors il faut m’aider, a dit Silf sans se départir de son calme. — Comment ? — Il faut aller voir votre père et lui demander ce qu’il a fait de l’argent. À vous, il répondra plus facilement qu’à moi. — Maintenant ? Il va m’envoyer paître. Et puis il n’est pas seul. » Silf a lâché, toujours de ce ton égal qui lui donnait une intensité incroyable : « Je dois absolument récupérer cet argent. Il ne m’appartient pas. Si vous ne voulez pas nous aider, nous nous en chargerons. » Jarpha s’est levée et est restée un instant immobile face à lui, exhibée, offerte, sûre de son pouvoir de séduction. « Nous n’avons rien à gagner à nous opposer. Ensemble, nous pourrions régner sur le Trépas, sur Jargar, sur la planète Jnandir. » Moi, je l’aurais frappée sans pitié, mais Silf a eu ce pâle sourire qui affleure ses lèvres lorsqu’il craint d’offenser ses interlocuteurs. « Je souhaite seulement récupérer les cent mille jnans et les jetons d’identité. » Elle s’est enfin départie de sa posture impudique et a enfilé une robe de chambre noire brillante. « Suivez-moi. » Elle nous a conduits devant la dernière porte du couloir, qu’elle a ouverte sans frapper. Là aussi, des bulles se sont allumées et déplacées sous le plafond. La lumière a révélé un petit homme aux cheveux blancs enlacé à une femme deux fois plus large que lui. Tous les deux étaient nus. On aurait dit une mère et son enfant, un gosse au visage rond plus craquelé que du vieux cuir. Les bulles-lumière ne les ayant pas réveillés, Jarpha s’en est chargée. « Père ! Quelqu’un demande à te voir ! » Zerp a ouvert un œil. J’ai cru me retrouver devant un salmin, un animal à la peau verte et lisse des marais qui, dit-on, ne dort que d’un œil. La femme a sursauté, sa volumineuse poitrine a tressauté. Zerp s’est posé sur un coude et a fixé Silf en tentant de surmonter au mieux sa surprise et son effroi. « Monseigneur Zayt, a-t-il bredouillé. Vous avez donc retrouvé ma trace. Je suppose que, si vous êtes parvenu jusqu’ici, vous avez neutralisé mes gardes du corps. Et que vous cherchez à récupérer votre argent. » Silf a gardé le silence, son regard de naro plongé dans les yeux sombres de Zerp. « Que se passe-t-il ? a demandé la forte femme d’une voix ensommeillée. — Une petite affaire à régler, Olgana, rien de grave, on se comprend entre gens de bonne volonté. » Zerp a remonté le drap sur elle avant de fixer Silf. « Malheureusement, monseigneur, je n’ai pas pu garder votre argent. Je devais en effet rembourser des dettes importantes. Les affaires n’ont pas été très bonnes ces derniers temps, et… (il désigna la chambre d’un ample geste du bras) il me faut entretenir tout ça. — Vous ne pouvez donc pas me le rendre ? » Zerp a perçu la menace dans le ton pourtant placide de Silf puisqu’il s’est empressé d’ajouter : « En partie, monseigneur. Il doit me rester trente mille jnans sur les cent mille que vous avez eu l’extrême bonté de me remettre. Et aussi vos jetons d’identité. — J’ai besoin des cent mille. » Zerp a haussé les épaules avec un sourire navré. Les yeux bruns soulignés de noir de la femme allongée à ses côtés volaient sans cesse du petit homme à Silf, de Silf à Jarpha et à moi, comme si elle tentait désespérément de discerner les fils invisibles qui nous reliaient. « Je comprends, monseigneur, mais, malgré toute ma bonne volonté, je ne puis accéder à votre requête. Il faudrait pour cela les reprendre aux hommes à qui j’ai donné votre argent. — Je t’avais dit qu’on aurait des ennuis », a craché Jarpha. Voir trembler Zerp, l’un des personnages les plus connus et protégés du Trépas, sa maîtresse et sa fille comme des enfants devant un jeune homme à l’apparence douce et frêle me paraissait incroyable, jouissif presque. « Eh bien, monseigneur, que faisons-nous ? — Rendez-moi déjà ce que vous avez ici. Vous me direz ensuite où récupérer le reste. » Zerp a hoché la tête avec une moue qui signifiait : Ce type est complètement cinglé. Il s’est levé sans chercher à dissimuler sa nudité, s’est dirigé vers le mur de gauche de sa chambre, a pressé un interrupteur et prononcé quelques syllabes gutturales caractéristiques des codes vocaux en vogue sur Jnandir. Silf ne se méfiait pas, en Zayt, en homme épargné par la méchanceté et le vice, mais, moi, j’ai grandi à Jargar, où se concentrent la méchanceté et le vice, et j’ai eu peur qu’au lieu de l’argent et des jetons promis Zerp ne tire une arme de son coffre. Le petit homme aux cheveux blancs s’est retourné avec une grimace en guise de sourire. Des liasses et des jetons débordaient de ses mains formant une coupe. Le danger ne venait pas de lui. La femme restée dans le lit cachait un défat sous les draps. Elle a attendu le moment où notre attention se portait sur l’argent pour ouvrir le feu, visant Silf. Il a esquivé les ondes en un réflexe foudroyant. Elle a continué de tirer. Le drap était criblé d’orifices aux bords noirs, et la cible toujours insaisissable. Pourtant, quand on connaît la vitesse des ondes, il paraît impossible de les éviter à une aussi courte distance. Silf a dansé d’un côté sur l’autre, puis il a feinté un départ sur la droite et a plongé sur la gauche, percutant la femme des deux poings avant qu’elle n’ait eu le temps d’ajuster le tir. Un craquement a retenti. Le sternum de la maîtresse de Zerp, juste au-dessus de ses seins, a éclaté comme du bois mort. Silf s’est rétabli sur ses jambes et l’a frappée une deuxième fois à la tempe. Elle s’est effondrée, puis elle est tombée du lit en lâchant le défat. Poussant un hurlement de bête sauvage, Zerp a lancé les billets et les jetons en l’air avant de se ruer sur Silf. Que les dieux me damnent, il aimait cette bonne femme au point d’en perdre tout sens de la prudence, lui le rusé qui avait survécu à toutes les guerres de clans. Il n’avait aucune chance contre un thanaüte, et il s’est écroulé avant d’esquisser la moindre attaque. « Salaud ! Salaud ! a hurlé Jarpha. — Il est seulement dans le coma, a répliqué Silf. Il devrait revenir à lui dans un quart d’heure. » Il s’est mis à ramasser les billets et les jetons éparpillés sur le carrelage de la chambre. Il n’a compté que vingt-cinq mille jnans, n’a retrouvé que deux jetons d’identité sur les trois, a mis le tout dans le petit sac en toile dont il s’était muni chez Orbaline et a tranquillement attendu que Zerp reprenne conscience. Jarpha, livide, s’était assise sur le bord du lit. « Il manque cinq mille jnans et un jeton d’identité par rapport à ce que vous avez annoncé. » Le petit homme a secoué la tête avant d’envelopper le corps massif et inerte de sa compagne d’un regard tragique. L’idée l’a visiblement traversé de se jeter sur le défat gisant à deux pas de lui, mais la raison l’a emporté et il s’en est abstenu. « C’est tout ce que j’ai, a-t-il marmonné d’une voix morne. Vous devrez vous en contenter, monseigneur. — Où puis-je retrouver le reste ? — Chez les différents chefs des clans du Trépas. Il vous suffira d’entrer chez eux et de leur demander de vous le restituer exactement comme vous l’avez fait chez moi. Et maintenant fichez le camp ou tuez-moi. » Le plan d’Orbaline prévoyait qu’il l’exécute, histoire de montrer aux habitants du Trépas qu’ils pouvaient être atteints dans le cœur même de leur fief, mais Silf s’est contenté de sortir de la chambre où flottait l’ombre de la mort et de se diriger d’un pas tranquille vers le vestibule. « Que monseigneur fasse en sorte de ne plus jamais croiser mon chemin », a hurlé Zerp, dernière bravade d’un homme brisé par le chagrin. Nous sommes restés deux jours supplémentaires dans le Trépas. Je me disais que c’était de la folie, que les clans, prévenus par Zerp ou sa fille, étaient à nos trousses et que, s’ils nous capturaient, ils nous feraient subir le sort abominable réservé aux opposants et aux flics, mais je n’ai pas voulu quitter Silf. Malgré le danger, je me sentais bien en sa compagnie. Et même si nous devions ne jamais sortir du Trépas, j’aurais été heureuse de mourir près de lui. Morte, j’aurais sûrement eu plus de chances d’attirer son attention, j’aurais été enfin débarrassée de ce corps sans grâce, il aurait pu voir la beauté de mon âme. Les choses sont devenues de plus en plus compliquées pour nous. Chaque homme que nous croisions était un ennemi potentiel, et Silf, malgré ses formidables qualités de combattant, risquait tôt ou tard de succomber sous le nombre. Nous restions cachés un moment avant de resurgir et de nous introduire dans une maison. Le bruit s’est rapidement répandu qu’un thanaüte rôdait dans le Trépas, et la surveillance s’est renforcée. Il a bientôt fallu neutraliser jusqu’à dix gardes du corps, et, à plusieurs reprises, j’ai cru que nous étions perdus. J’ai utilisé le défat, mais je me suis rendu compte que mes tirs gênaient Silf. Les ondes venues de l’arrière ou de côté l’empêchaient d’occuper l’espace à sa guise et le mettaient en danger. Il avait l’habitude de virevolter au milieu de ses adversaires. Sa logique m’est restée mystérieuse : il ne faisait jamais ce qu’on attend d’un combattant en de telles circonstances. On croyait qu’il allait partir d’un côté pour esquiver une lame ou une onde, et il choisissait l’autre, on pensait qu’il était sur le point de rompre, et il revenait à l’assaut, exploitant la désorganisation ou la déconcentration de ses adversaires. J’avais parfois l’impression qu’il bougeait deux fois plus vite que les autres hommes, ou plutôt qu’il évoluait dans un temps qui se ralentissait autour de lui. Chaque fois que nous réussissions à entrer dans une maison et à débusquer un chef de clan retranché dans une pièce, ce dernier cédait aux exigences de Silf avec une résignation déconcertante. Ces hommes qui régnaient par la terreur n’avaient plus qu’une idée en tête face au thanaüte : demeurer en vie. J’ai compris que la lâcheté leur avait été plus utile que le courage pour gravir les marches de la hiérarchie des clans. La lâcheté est finalement une forme d’intelligence. Ils lui donnaient sans discuter tout ce qu’ils possédaient, cinq mille, deux mille jnans, parfois moins, parfois plus. J’ai reconnu une qualité rare à ces hommes : ils savaient instantanément où était leur intérêt et agissaient en conséquence, déployant un sang-froid qui manquait à la plupart de leurs sbires. Je savais aussi que j’étais définitivement grillée auprès d’eux. Certains m’ont reconnue et, si ce n’était déjà fait, mes prouesses arriveraient tôt ou tard aux oreilles de Bassil, qui s’était absenté pour régler quelques affaires à Delrigar, la deuxième ville du continent Estphalium. Silf les a pour la plupart épargnés, comme si leur vie ne valait pas le coup d’être cueillie. Il prenait l’argent et partait sans leur accorder un regard. Puis nous nous retirions dans l’une des caves par lesquelles je l’avais conduit au Trépas, jusqu’à la prochaine attaque, mangeant les vivres que nous volions au passage sur les étals des épiceries. De l’exaltation et de la frayeur, je n’ai jamais su ce qui dominait chez moi. Le jour où nous avons vu nos têtes affichées sur les murs avec une promesse de cinq mille jnans pour qui nous ramènerait morts ou vifs, Silf a décidé de renoncer. Il n’avait réuni en tout que la moitié des cent mille jnans, mais il a estimé que nous courions désormais de trop gros risques et que la vie valait finalement plus que cinquante mille jnans. Par gestes, je lui ai demandé s’il avait pris cette décision à cause de moi, il m’a répondu d’un sourire en m’ébouriffant les cheveux. Le plan d’Orbaline a fonctionné au-delà de toute espérance. Le passage de Silf avait créé un tel chaos, une telle psychose, que l’offensive des forces municipales de Jargar n’a rencontré que peu de résistance. Ses occupants ont été chassés du Trépas comme des crigs de leur trou. Certains ont été tués, d’autres emprisonnés, d’autres ont réussi à prendre la fuite. Malgré les protestations indignées des historiens et des archéologues, on a enseveli l’ancienne ville sous des tonnes et des tonnes de béton, ce qui n’a pas empêché les clans de se reformer dans un autre secteur de la ville : le trente-sixième district est devenu leur repaire, plus près des quartiers d’affaires et des résidences haut de gamme. Orbaline a donné sa démission de la police municipale puis est retournée sur son continent d’origine, le Septrium. Elle n’a eu qu’un regret, finalement : ne pas avoir revu Silf avant son départ. Mais il est de ceux qui ne reviennent jamais sur leurs pas. Il m’a dit qu’il devait maintenant quitter ce monde et se rendre sur la planète Devaka, dans le système de Mu Horakl. J’ai cru comprendre que ce n’était qu’une étape. Le billet pour Devaka lui ayant coûté environ trente mille jnans, il n’avait pas assez d’argent pour se rendre dans le système où le Thanaüm l’avait expédié, mais il se débrouillerait pour gagner le reste au cours du voyage. Je l’ai accompagné à l’astroport planétaire. J’étais partagée entre deux sentiments : une part de moi désirait le garder à Jargar et suppliait les dieux d’empêcher le vaisseau de décoller, une autre part, la plus sincère sans doute, comprenait que son destin ne s’arrêtait pas à Jnandir. Nous avons passé une vingtaine de jours dans un hôtel des environs de l’astroport. J’ai embelli dans son regard. Il m’a fait don de son amour, et, chez un homme tel que lui, vingt jours d’amour valent autant, voire davantage, que toute une vie. Il m’a confié qu’il n’avait pas connu de femme avant moi, qu’il avait seulement goûté un baiser avec l’une de ses consœurs dans le Thanaüm. Je ne l’ai pas cru sur le moment, puis, en y repensant, j’ai compris qu’il m’avait dit la vérité. Je n’ai pas aimé d’autre homme après lui. Je n’ai pas pleuré lorsqu’il a disparu dans le ventre béant du grand vaisseau, je débordais d’un bonheur qui m’a irradiée jusqu’à ce jour et me nourrira probablement jusqu’à la fin de mon existence. Je me suis retirée dans le sud du continent Estphalium, à l’orée de ces marais dont la sombre beauté m’enchante, loin des turpitudes de Jargar. J’ai décidé d’écrire mon histoire à l’orée de mes soixante-dix ans™. Tant de merveilles que mon mutisme m’avaient empêchée de décrire, tant d’expériences que je n’avais pas eu la possibilité de partager. Comme ma mémoire m’encombrait, l’écriture est devenue une nécessité et j’ai commencé à noircir les pages. Probablement ai-je exagéré les prouesses de Silf, mais c’est ainsi que mon cœur et ma tête s’en souviennent. Je n’ai jamais perdu l’espoir de le revoir, même si, je le sais, jamais un thanaüte ne revient sur les lieux de ses crimes. CHAPITRE IX Plusieurs coutumes cruelles, en principe interdites par les conventions de l’OMH, nous ont été rapportées de la planète Fango, en particulier des îles de l’hémisphère nord. Prenons par exemple la course au drasar. On peut apprivoiser ces grands mammifères qui vivent à l’état sauvage sur toutes les terres fangasques et sont issus de la Dissémination d’origine. On peut même les chevaucher si les dresseurs sont compétents. Rapides et résistants, les drasars sont sans doute l’un des moyens de locomotion les plus sûrs et les plus efficaces sur les terres accidentées de Fango. Pour mettre à l’épreuve les jeunes gens, on les oblige dans certaines îles à courir contre un drasar sur une distance d’environ douze kilomètres. Si le jeune homme arrive avant l’animal, ce qui relève de l’impossible, les habitants de l’île s’engagent à satisfaire tous ses caprices pendant trois ans, absolument tous, y compris coucher avec leurs femmes ou prendre la virginité de leurs filles. S’il est vaincu par le drasar, il sera soumis pendant trois ans aux caprices de tous les habitants de l’île, et ces derniers s’y entendent pour faire vivre au perdant un véritable enfer, l’accablant de corvées, lui donnant des coups de bâton et l’obligeant à passer ses nuits avec les plus vieilles femmes. Le plus étonnant est que, chaque année, certains jeunes gens demandent d’eux-mêmes à courir contre le drasar. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. L’HOMME NU était d’une maigreur effrayante. Ses cheveux gris dénoués dansaient autour de ses épaules brunes et luisantes. La main droite d’Ynolde se glissa dans le cakra. Elle n’avait jamais eu affaire aux sâtnagas, mais la mémoire de son père contenait plusieurs affrontements avec les prêtres de Sât. On disait d’eux qu’ils se répandaient comme une lèpre sur l’ensemble des mondes habités. Aucune chaleur ne se dégageait du cakra. Alarmée, Ynolde ne tira pas tout de suite le disque de son étui de sangue. Elle attendit que l’homme nu se rapproche. La douleur au ventre qu’elle avait ressentie à l’aube s’était accentuée et étendue à ses seins. Maître Asraour lui avait conseillé de prendre garde au premier jour des règles. L’écoulement du sang menstruel risquait de perturber la relation symbiotique avec le cakra. C’était l’une des raisons pour lesquelles la Fraternité était restée pendant des siècles fermée aux femmes, puis elle avait fini par les accepter, peut-être parce qu’elle rencontrait des difficultés grandissantes à recruter des frères. Ou encore parce que les femmes se montraient pour certaines tâches plus efficaces que les hommes. La chaleur légère qui se dégageait du cakra n’avait rien de comparable avec la sensation de brûlure habituelle. L’homme nu n’était maintenant qu’à une trentaine de pas, ses yeux noirs luisants rivés sur elle. Son visage déformé par l’effort exprimait une détermination et une haine farouches. Elle distinguait le trident blanc dessiné au milieu de son front, juste au-dessus de la barre noire épaisse de ses sourcils. Elle tira enfin le cakra et se campa sur ses jambes. Le vent du large s’engouffra dans sa robe et ses cheveux. L’homme n’était pas armé. Les sâtnagas tuaient à mains nues. Leur Église exigeait d’eux qu’ils traversent leur existence dans l’état de leur naissance, sans intercesseur d’aucune sorte entre le monde et eux. Ils soumettaient leur corps à un entraînement rigoureux qui leur permettait de supporter les climats les plus rudes et de semer la terreur sur les mondes qu’ils projetaient de conquérir. Ynolde ordonna au cakra de cracher son cercle de feu, mais il n’émit qu’une vague lueur qui parcourut une courte distance avant de s’évanouir. Le prêtre de Sât, qui avait instinctivement ralenti l’allure, repartit de plus belle, dévorant l’espace entre elle et lui. Elle n’avait rien d’autre à lui opposer. Elle avait laissé le jaseur de Xavor dans sa chambre. Elle ne pouvait pas prendre la fuite, encombrée par sa robe. Il la rattraperait de toute façon. Elle paniqua. Songea un instant à sauter par dessus le muret de pierres et plonger dans l’océan, mais les vagues puissantes la précipiteraient sur les blocs de roche et lui fracasseraient les os. Le sâtnaga poussait déjà un hurlement de triomphe. Le sang d’Ynolde se glaça. Elle avait parcouru tout ce chemin depuis Boréal pour tomber sous les coups d’un homme nu. Elle avait manqué de vigilance. Elle n’aurait pas dû sortir de sa chambre tant que son sang n’avait pas encore coulé. Trop pressée de se renseigner sur les tunnels d’énergie noire. L’impatience était l’un des cinq piliers obscurs qui, comme l’orgueil, le doute, la divulgation et la déloyauté, entraînaient les frères du Panca sur la voie de l’échec. Son cœur battait à tout rompre, ses implants criblaient son cerveau d’ondes blessantes. Elle se tint prête à esquiver la première attaque de l’homme nu, consciente que la maigreur de son adversaire dissimulait une force et une vivacité nettement supérieures à la sienne. Le sâtnaga écarta les bras pour se saisir d’elle, toujours en hurlant. Elle fit un pas sur sa droite afin de s’écarter du muret. L’homme nu infléchit sa trajectoire et bondit sur elle. Se jetant en arrière, elle perdit l’équilibre et tomba lourdement sur le chemin pavé de dalles de pierre. Son cakra lui échappa dans le choc. Le souvenir de Xavor se superposa au corps brun du prêtre de Sât. Elle roula sur le côté. Il s’écrasa à son tour sur les dalles de pierre. Quand elle se releva, à demi étourdie, entravée par les pans de sa robe, il ne bougeait plus. Son premier réflexe fut de ramasser son cakra et de le glisser dans son étui de sangue. Elle se rendit compte que des filets de sang sinuaient sur le dos de l’homme nu. Un objet était fiché profondément entre ses omoplates, un cercle métallique d’une vingtaine de centimètres de largeur. Creux en son centre, il se hérissait sur sa circonférence de lames effilées et courbes, comme une étoile aux rayons infléchis dans le même sens. Un spasme secoua le sâtnaga, qui se figea définitivement après un ultime borborygme. Reprenant son souffle, Ynolde embrassa du regard les environs, le ciel bleu-vert au-dessus d’elle, la végétation basse et brune d’un côté, l’océan émeraude de l’autre, la ligne grise du chemin de ronde au milieu. Un homme approchait, vêtu d’une combinaison matelassée et de chaussures montantes noires. Elle ne distinguait pas son visage, en partie dissimulé par un masque qui lui couvrait également le devant du crâne. Une grande puissance se dégageait de sa silhouette et de son allure. Il portait, glissés dans une large ceinture de cuir, d’autres cercles métalliques dont les pointes saillaient de leurs compartiments. Il s’accroupit près du sâtnaga, tira d’un coup sec le cercle fiché entre ses omoplates, l’essuya avec un bout de tissu et le remisa dans l’emplacement vide. Ynolde constata que l’arrière de son crâne était glabre et parsemé de creux et de bosses. Son masque noir rigide ne laissait apparaître que son menton, sa bouche, la moitié de son nez et, par les orifices oculaires, ses yeux gris sombre. Des cicatrices couraient sur son cou puissant. « Cet enfoiré a son compte, déclara-t-il en se relevant. Il a bien failli me prendre de vitesse. — Qui… Qui êtes-vous ? » Ce furent les seuls mots qu’Ynolde réussit à expulser. L’homme la dévisagea. Elle ne déchiffra aucune expression dans ses yeux mats. « De rien », finit-il par répondre. Sa voix grave avait un curieux effet sur Ynolde. Ses vibrations, tantôt agréables, tantôt irritantes, la remuaient au plus profond d’elle. « Qui que vous soyez, je vous remercie du fond du cœur », dit-elle. Il s’inclina avec une grâce inattendue. « Duhog Kartlin, pour vous servir. — Almina Baguera. Eh bien, monsieur Kartlin, dites-moi ce qui m’a valu la faveur de votre intervention… » Plus loin, des passants et leurs chalyres, apercevant le cadavre de l’homme nu allongé en travers du chemin, rebroussaient chemin. Le vent du large poussait quelques nuages aux teintes jaunes et brunes au-dessus des vagues. « Il ne s’agit pas d’une faveur mais d’un travail, répondit Duhog Kartlin. — Qui vous a confié ce travail ? — Des gens d’ici. Les mêmes sans lesquels vous ne seriez jamais parvenue à poser le pied sur Fango. » Elle hocha la tête. Elle comprenait maintenant pourquoi la préposée l’avait autorisée à franchir la douane malgré ses explications vaseuses et son maquillage grossier. « Les douaniers avaient la consigne de me laisser passer ? — Seulement quelques-uns. De toute façon, si vous aviez été refoulée et placée avec les indésirables en attente du vol retour pour Phaïstos, nous serions allés vous chercher. — Qui êtes-vous au juste ? — Seulement un homme chargé de votre sécurité sur Fango. Et qui doit vous escorter jusqu’à l’entrée des tunnels d’énergie noire. — Mais je n’ai demandé à personne… Comment savez-vous que… Hé, je croyais que les tunnels d’énergie noire étaient fermés ! » Duhog Kartlin la dévisagea de nouveau. Il la dominait d’une bonne tête et était probablement deux fois plus large qu’elle. Elle crut entrevoir de l’intérêt dans le gris sombre de ses yeux. « Le taux d’iarks est six ou sept fois supérieur à la norme, et la CETEN, la compagnie chargée de l’exploitation, a fermé les tunnels depuis maintenant cinq années™, mais vous devez prendre le risque. — Ça me coûtera combien ? — Pas un fang. — Qu’est-ce que vous savez de moi ? — Ceux qui m’ont confié ce travail m’ont seulement dit qu’il était de l’intérêt des espèces vivantes que vous arriviez saine et sauve au terme de votre voyage. Je n’en sais pas davantage. — Qui sont-ils ? » L’homme suivit du regard les évolutions d’une grande masse noire dans les vagues écumantes. « Je sais seulement qu’ils sont d’une manière ou d’une autre reliés au pouvoir actuel de Fango. Des hommes de l’ombre. En tant que militaire, j’obéis aux ordres de mes supérieurs hiérarchiques. — Vous êtes militaire ? » Comme il ne répondait pas, elle revint à la charge. « Vous me… protégez depuis quand ? — Depuis votre sortie de l’astroport. J’étais dans la navette qui vous a conduite à Redondo. J’ai loué une chambre à côté de la vôtre. À l’avenir, d’ailleurs, je dormirai dans la même chambre que vous. — Il faudrait pour ça que je vous en donne la permission ! — Je me passerai de votre permission jusqu’à ce que vous soyez entrée dans les tunnels d’énergie noire. » Elle retint la réplique cinglante qu’en d’autres temps elle aurait décochée avec un plaisir féroce. « Quand et comment partons-nous vers les tunnels ? — Dans quelques jours, dès que la navette spatiale sera prête. En attendant, il vous est conseillé de garder le plus possible votre chambre. Plusieurs prêtres de Sât rôdent en ville. Bien qu’ils soient repérables, l’un d’eux a failli nous surprendre. Leurs alliés le sont moins. — Garder la chambre ? Avec vous dedans ? Vous n’avez rien de plus agréable à me proposer ? — Je suis désolé de vous imposer ma présence, madame, mais j’ai reçu des ordres stricts. » Ynolde évacua son exaspération d’une brève expiration. « Vous êtes seul ? Vous n’avez jamais besoin de dormir ? — Mes supérieurs estiment que, seul, je serai plus efficace. D’autre part, j’ai reçu un implant génétique qui me permet de me passer de sommeil pendant deux bons moisTO. » Une douleur aiguë dans son ventre rappela à Ynolde qu’elle devait rapidement se procurer de quoi passer confortablement les jours suivants. « Il me faut retourner à l’hôtel, dit-elle. Mais d’abord j’ai quelques emplettes à faire. » Duhog s’inclina de nouveau. « Comme vous voulez. — Que fait-on du sâtnaga ? » Il souleva l’homme nu et le lança par-dessus le muret comme il aurait jeté un vulgaire caillou. À peine le cadavre eut-il touché les flots que des masses noires qui jouaient plus loin dans les vagues se ruèrent sur lui. Le vert lumineux de l’eau se brouilla pendant quelques secondes puis retrouva sa limpidité presque aussi rapidement. « Les ospales régnent en maîtres absolus dans le Chryso, commenta Duhog. Voilà pourquoi vous n’y verrez jamais un bateau. » Ynolde se dit qu’elle avait bien fait de ne pas sauter par dessus le muret lorsque le prêtre de Sât avait foncé dans sa direction. Trois jours durant, Ynolde resta enfermée dans sa chambre en compagnie de Duhog Kartlin, elle allongée sur le lit, lui assis dans le large fauteuil tourné vers la porte. Ils ne changeaient de position que pour manger les plats que leur livrait le gérant de l’hôtel, dont les regards sournois trahissaient la curiosité dévorante. En dehors des repas, le temps s’égrenait avec une lenteur désespérante, rythmé par les grondements des trombes, les murmures des vagues, les sifflements des navettes et les cris des passants ou des marchands. Duhog attendait le signal que devait lui envoyer son contact chargé de la préparation de la navette. Comme il avait cessé de répondre aux questions d’Ynolde, elle avait cessé de lui en poser. Elle avait seulement appris que l’objet métallique qui avait tué le sâtnaga s’appelait un sorsenn et que c’était l’une des armes favorites des soldats d’élite de la planète Fango. Elle regrettait de ne pouvoir visiter la ville de Redondo, assister à un concert harmonique des chalyres par exemple, ou encore admirer plus longuement les jeux des ospales dans l’eau limpide de l’océan Chryso. Elle tuait le temps en se plongeant dans le passé. Elle arrivait désormais à choisir sa mémoire de destination. Celle de son père était la plus facile, la plus évidente d’accès, comme la version réactualisée d’un programme informatique. Si elle voulait accéder à la sienne, elle devait d’abord laisser passer les images et sensations ayant appartenu à frère Ewen puis se raccrocher au premier souvenir issu de sa propre enfance. Elle entrait peu à peu dans l’intimité de cet homme qu’elle n’avait pas eu le temps de connaître. À travers lui, elle découvrait sa mère, Ezalde, sa beauté et sa bonté, sa fragilité aussi, elle qui, incapable de supporter le départ de l’homme qu’elle aimait, n’avait pas eu la force de survivre pour ses enfants. Elle découvrait également la planète Hyem, sa capitale souterraine, sa lune d’où partaient les grands vaisseaux à destination du système du Pélopon. Elle pénétrait dans le sanctuaire de solitude et de silence de son père. Sa gêne, sa réticence des premiers temps s’étaient peu à peu effacées devant sa curiosité. Elle explorait un système de pensées très différent du sien, recréant presque physiquement les expériences vécues par Ewen, l’ivresse de ses sens, par exemple, lorsque, sur l’île de Guino, la femme lui avait versé un aphrodisiaque dans sa boisson. Par lui elle apprenait ce qu’était la jouissance d’un homme. La force évocatrice de l’esprit était prodigieuse : Ynolde ressentait la tension impérieuse de l’organe mâle. Elle aurait volontiers demandé à Duhog Kartlin s’il éprouvait la même impression de puissance et de fierté, mais la décence lui interdisait d’aborder ce genre de sujets avec un inconnu. De la même façon, le troisième frère saurait tout d’elle, des réactions de son corps, de ses plaisirs, de ses frustrations, de ses douleurs. La chaîne pancatvique n’était pas une association d’individus mais la constitution d’un individu doté de plusieurs mémoires. Au moins, pendant ces quelques jours, Ynolde put se reposer. Les effets indésirables de ses menstrues s’étant estompés, son cakra émettait de nouveau une chaleur douce qui se changerait en feu destructeur en cas de nécessité. On frappa à la porte. Une salve d’ondes douloureuses transperça le cerveau d’Ynolde. « Qui va là ? demanda Duhog. — Rako, le gérant de l’hôtel, répondit une voix grasseyante. Je vous apporte votre repas. — Un instant. » De la main, Duhog fit signe à sa protégée de se plaquer contre la cloison derrière lui. Il tira un sorsenn de son étui et, le tenant du pouce et de l’index par l’extrémité de l’une de ses lames, le leva au-dessus de sa tête. Le même pressentiment les avait traversés tous les deux. Le cakra répandait une chaleur vive sous le sein gauche d’Ynolde. Une deuxième série de coups ébranlèrent la porte. « Voilà ! Deux secondes ! » Duhog tira le verrou. « Entrez. » La porte s’ouvrit et livra passage au gérant de l’hôtel, vêtu de sa sempiternelle chemise blanche tachée. Malgré ses efforts surhumains pour donner le change, la pâleur de son visage, l’affolement de ses yeux et l’entrechoquement des verres sur le plateau trahissaient une frayeur immense. Duhog resta collé contre la cloison, le bras levé. Ynolde plongea la main dans son cakra mais, malgré la brûlure, ne le tira pas hors de son étui, craignant que les cercles de feu ne déclenchent un incendie. Le gérant posa le plateau sur une table basse. Des auréoles de transpiration maculaient sa chemise au niveau des aisselles. Un vacarme soudain précéda d’une ou deux secondes l’irruption de deux hommes nus dans la chambre. Le premier fut fauché par le sorsenn qui se ficha profondément dans sa gorge, lui sectionnant presque entièrement le cou. Le deuxième réussit à forcer le passage et à se ruer vers Ynolde. Elle leva le cakra. Le cercle de feu jaillit aussitôt, éblouissant, et fondit sur le sâtnaga. Une odeur de chair grillée emplit la chambre. L’homme nu s’effondra dans un hurlement, la face ravagée par le feu qui le dévorerait jusqu’à ce qu’il ait absorbé toute son énergie vitale. Son agonie dura deux bonnes minutes sous le regard horrifié du gérant, puis il cessa enfin de gémir et le feu s’éteignit. De son visage il ne restait qu’une bouillie de chair noire et une poignée de cheveux à demi calcinés. « Efficace, votre arme. J’en avais entendu parler, mais je ne l’avais jamais vue en action, dit Duhog. Pour être franc, je croyais que c’était de la foutaise. » Puis, se tournant vers le gérant : « Quant à toi, Rako, je ne te pensais pas capable de nous donner à ces dingues. » Le gérant leva un regard implorant sur son interlocuteur. « Ils ne m’ont pas laissé le choix. Si je ne les conduisais pas à votre chambre, ils menaçaient de nous tuer, moi et tous les membres de ma famille. — Tu aurais pu nous prévenir d’une façon ou d’une autre. — Ouais, et c’est moi qu’ils auraient tué en premier. » Duhog récupéra son sorsenn et l’essuya sur la chemise blanche du gérant, qui n’en menait pas large. « À cause de toi, Rako, va falloir qu’on change de planque. — Du moment que vous payez vos trois nuits, vous êtes libres d’aller vous faire foutre ailleurs. » Le bras de Duhog se détendit comme la corde d’un arc. Son poing s’écrasa sur le nez du gérant, qui, arraché du sol, percuta violemment le mur opposé. Un craquement retentit. Il retomba sur le carrelage dans une étrange position, sa tête renversée formant un angle insolite avec ses épaules. « C’était une planche pourrie, il vous a vue vous servir de votre disque, on ne pouvait pas le laisser derrière nous. » Duhog et Ynolde attendirent la tombée de la nuit pour changer d’hôtel. Il pleuvait lorsqu’ils s’engagèrent dans l’artère qui traversait la ville d’est en ouest, une mantille d’eau fine et froide que les éclats des lampadaires ne parvenaient pas à transpercer. Les transports en commun de Redondo étaient souterrains, à cause justement des changements incessants de climat. Pas de navette aérienne ni de taxi à roues, dont les tempêtes et les débordements soudains du Chryso rendaient l’usage dangereux. Certaines terres de Fango bénéficiaient d’un climat plus stable, en particulier dans l’hémisphère sud, mais le Gouvernement les réservait aux émigrants qui projetaient de les cultiver, afin d’épargner à la population des famines dans les siècles à venir. Ils prirent donc une rame automatique souterraine qui fonçait à vive allure dans les galeries éclaboussées de lumière vive. Peu de monde dans le compartiment, quelques hommes et femmes au regard morne qui rentraient chez eux après une dure journée de labeur. Bien que membre de l’Organisation des mondes humains, le gouvernement fangasque ne respectait pas les directives interplanétaires en matière de droit du travail et de protection sociale. Ils restèrent debout pour, selon Duhog, bénéficier d’une plus grande liberté de manœuvre en cas d’agression. Les yeux du garde du corps d’Ynolde volaient sans cesse d’une tête à l’autre. Intimidés par son masque et son allure, les hommes évitaient de regarder la jeune femme aux cheveux blancs et blonds qui l’accompagnait. Ils descendirent à la station Mu-Lone. Un ascenseur les déposa sur une place circulaire noyée de pluie. Le cakra d’Ynolde n’émettait plus qu’une chaleur ténue. Elle baignait dans un grand calme. Le calme d’après les tempêtes. Comme si les cercles de feu avaient emporté et brûlé une partie de ses angoisses, de ses peurs et de ses doutes. Elle ne connaissait pratiquement rien de son arme. Gest Asraour lui avait régulièrement rappelé que, comme toute association symbiotique, l’efficacité du cakra dépendait de la cohérence et de la clarté de celui ou celle qui le portait. Elle comprenait à présent qu’il modifiait en profondeur la physiologie et la psychologie de son utilisateur. Elle regrettait de ne pas avoir demandé à son maître d’où venaient les disques de feu, quel était leur procédé de fabrication. La mémoire de son père ne contenait pas la réponse. Frère Ewen avait traversé la vie sans chercher à savoir, appuyé sur le pilier de l’obéissance aveugle. Même lorsqu’il avait accompli son devoir de frère et initié Ingani, la fille de son ami Olmeo, il n’avait pas demandé à l’andro d’où provenaient le cakra et l’implant qu’il lui présentait. Duhog ne la conduisit pas dans un hôtel mais dans un appartement mis à leur disposition par ses supérieurs hiérarchiques. « Pourquoi ne m’y avez-vous pas emmenée plus tôt ? — Je préfère épuiser les moyens les plus simples, les plus évidents, avant d’envisager les solutions de rechange. Les hommes nus et leurs alliés utilisent probablement des nano-sondes réglées sur votre ADN. Ils nous retrouveront, ce n’est qu’une question de jours. Même si nous sommes partis, ils sauront que vous y avez séjourné, et cette planque sera grillée. » L’appartement se situait au vingt-troisième étage d’un immeuble dominant la baie majestueuse de Mu-Holl. Il se composait de deux pièces, une cuisine-salon-salle à manger et une chambre équipée d’une salle de bains. Duhog lui proposa la chambre tandis que lui s’installerait dans le canapé du coin salon. Malgré un bain réparateur et un lit confortable, la nuit d’Ynolde se peupla de cauchemars. Elle fut réveillée à l’aube par un grondement assourdissant. Elle s’en inquiéta même si ses implants n’émettaient aucune vibration et que son cakra diffusait une chaleur douce et constante. Elle enfila sa robe et sortit de la chambre. Duhog, debout devant la baie vitrée qui donnait sur l’océan, se retourna. « Orage, dit-il avant qu’elle n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Il est parti pour durer quatre ou cinq jours locaux. Tant mieux dans un sens : il perturbera les sondes des hommes nus. Tant pis dans l’autre sens : la navette à destination des tunnels est prête, mais la tempête sévit aussi dans le désert du Warli, et elle ne pourra pas décoller avant le retour du beau temps. Va falloir s’armer de patience. » Ils mangèrent le repas qu’il prépara à partir d’aliments lyophilisés dénichés dans un placard du coin cuisine, assaisonnés avec des épices aux couleurs vives. Dehors, des nuages noirs roulaient au-dessus des flots agités vert sombre. Des éclairs sabraient régulièrement la grisaille, parfois trois ou quatre simultanément, qui, suspendus pendant plusieurs secondes entre ciel et eau, saupoudraient d’or pâle et d’argent les écumes livides. Les roulements de tonnerre se répondaient, parfois très proches, parfois plus lointains. Des vagues submergeaient la digue dont on apercevait la ligne sombre et courbe en contrebas. Ynolde apprécia la nourriture. Pendant tout le repas, elle observa Duhog à la dérobée sans oser lui poser les questions qui la démangeaient. Elle tenta de reconstituer son visage en se basant sur le menton, énergique, sur la bouche, large et lippue, sur la mâchoire, carrée, sur les yeux gris, à la profondeur étonnante, et sur la forme du crâne. Elle l’imagina plutôt beau avant l’accident qui l’avait contraint à porter ce masque. Il mangeait en silence, avec une délicatesse qui contrastait avec sa corpulence. Elle se lança à la fin du repas, tandis qu’il enfournait la vaisselle sale dans le nettoyeur à ondes pulvérisantes placé sous l’évier. « Vous avez toujours été soldat ? » Il prit le temps de refermer le nettoyeur et de presser le bouton d’allumage avant de répondre, avec un petit rire : « J’ai été enfant, avant. — Où avez-vous passé votre enfance ? Ici, à Redondo ? — Sur une île perdue en plein milieu du Chryso. Je voulais voir du pays et, comme mes parents n’avaient pas un fang, je me suis engagé dans l’armée à l’âge de vingt ans locaux, soit seize ansTO. — Et vous avez vu du pays ? — Je suis allé dans tous les coins habités de cette planète et sur Gemno, celui des deux satellites qui sert de base et d’arsenal à l’armée fangasque. » Il revint se poster devant la baie et contempla l’océan tourmenté. La lumière sale du jour révélait un appartement fonctionnel au carrelage et aux murs blancs, sans aucune décoration ni aucune autre trace de personnalisation, une table et deux chaises noires aux formes épurées, le canapé d’un jaune vif, un tapis de laine aux motifs entrelacés. « Qu’est-ce qui est arrivé à votre visage ? » Il garda la même position, les bras le long du corps, parfaitement immobile. « Ce qui arrive à tout crétin qui fourre sa tête là où il ne faut pas. — Où l’avez-vous mise ? — Dans un trou. — Quel genre de trou ? — Vous ne renoncez jamais, vous, hein ? — Répondez, et je vous ficherai la paix. — Pourquoi voulez-vous tant le savoir ? Vous cherchez un motif pour exercer votre pitié ? — Je suis curieuse, c’est tout. — Un terrier de pirok. » Il se retourna, la fixa d’un air de défi et ajouta, d’une voix grimpant exagérément dans les aigus : « Qu’est-ce qu’un pirok ? — Oui, au fait, qu’est-ce qu’un pirok ? — Que se passera-t-il si votre curiosité n’est pas satisfaite ? — Je me débrouillerai pour la satisfaire. Vous parliez des piroks. — Il est certaines questions qui ne trouvent jamais de réponses. — Merci pour le repas, c’était délicieux. — Les piroks sont de petits carnassiers qui vivent sur Kapilo, une île-continent de l’hémisphère nord. D’une férocité incroyable. J’étais en mission là-bas et amoureux d’une fille. J’ai été mis au défi. Si je gagnais, le père me donnait sa fille, si je perdais, je recevais un gage. — Vous avez perdu et le gage était de glisser votre tête dans un terrier de pirok. » Duhog rendit hommage à la perspicacité de son interlocutrice d’une brève inclinaison. « Je n’avais aucune chance de gagner. C’était pour les Kapiliens une manière de me punir d’avoir osé tomber amoureux d’une de leurs filles. — Vous étiez vraiment obligé d’exécuter votre gage ? — C’est la loi traditionnelle de l’île : le gage ou la mort. La hiérarchie militaire refuse d’intervenir quand l’un de ses soldats se retrouve embringué dans une histoire avec les Kapiliens. Le prix à payer pour avoir la paix avec ces redoutables guerriers. Il y avait une dizaine de trous dans le champ où ils m’ont emmené. J’avais une chance de tomber sur un terrier vide. Hommes, femmes et enfants hurlaient autour de moi. Ils crient de façon hystérique pour exciter la rage des piroks. J’ai choisi un trou au hasard. J’y ai enfoncé la tête jusqu’aux épaules. Je devais l’y laisser quinze minutes. Les quinze minutes les plus longues de ma vie. Les dix premières à cause de l’attente. Les cinq dernières à cause du pirok. Il ne s’est pas jeté sur moi tout de suite. Il a pris le temps de me renifler, puis de prélever un premier bout de peau. C’est après qu’il s’est énervé, excité par le sang et les vociférations des Kapiliens. Il m’a rongé du nez jusqu’au milieu du crâne. Par bonheur, il a épargné mes yeux. Les Kapiliens chargés d’appliquer la sentence m’ont maintenu dans le trou jusqu’à la fin des quinze minutes. Il y avait le père de celle que j’aimais parmi eux. Lorsqu’ils m’ont enfin sorti de là, je n’avais presque plus de peau sur le visage et le crâne. C’était leur but : me défigurer. Afin que les filles de Kapilo ne jettent plus sur moi que des regards de dégoût. On m’a réparé dans l’hôpital de campagne avec les moyens du bord. Les implants génétiques auraient peut-être pu remplacer une grande partie de ce que j’avais perdu, mais les médecins militaires n’en disposaient pas. Alors ils m’ont posé ce masque. Il me condamnait à la solitude. Aucune femme n’accepterait de vivre avec un monstre de mon espèce. Je m’y suis habitué avec le temps. Il est trop tard de toute façon pour une correction plastique. Votre curiosité pathologique est-elle assouvie ? — Presque. Vous le retirez de temps à autre ? — Quand j’ai besoin de le nettoyer dans une solution spéciale. Et seulement quand je suis seul et certain de ne pas être dérangé. Vous ne saurez donc jamais ce qu’il y a en dessous. » Ynolde se leva et se dirigea vers la chambre. La main posée sur la poignée de la porte, elle se retourna. « Encore une chose si vous le voulez bien : quel âge avez-vous maintenant ? » Duhog éclata d’un rire aux éclats blessants. « Oui, évidemment, vous n’avez pas la possibilité de juger à mes rides ! — Votre corps semble en tout cas jeune et vigoureux. — Un corps de quarante années locales. Je vous laisse faire le calcul en temps originel. — Trente-deux ansTO. — Vous calculez vite et bien. — Vous aviez quel âge quand ce… enfin, quand ça vous est arrivé ? — Vingt-deux années locales. Dix-sept et quelques moisTO. — Cette fille de l’île Kapilo, vous savez ce qu’elle est devenue ? — Elle s’est vengée de son père en se jetant du haut d’une falaise dans l’océan Chryso. Les ospales n’ont rien laissé d’elle. Elle m’aimait vraiment. — Avez-vous besoin de la salle de bains ? — Pas pour l’instant. » Elle se retourna avant d’entrer dans la chambre. « Merci, Duhog… — De quoi ? — De m’avoir raconté tout ça. De cette preuve de confiance. » Un roulement de tonnerre fracassa le ciel. « Oh, je n’avais pas le choix. Question de survie. Vous m’auriez harcelé jusqu’à ce que j’avoue ! » Ynolde se glissa avec volupté dans un bain chaud où elle versa des sels océaniques réputés pour détendre les muscles. Comme dans tous les logements de Redondo, on descendait dans la baignoire, un bassin circulaire tapissé de mosaïques, par un escalier de quatre ou cinq marches qui plongeaient dans l’eau. Elle vagabonda sur ses pensées. Elle repensait à son amant de l’île de Guino – comment s’appelait-il, déjà ? – et à Brouk, le Phaïstin. Elle n’avait rien connu d’autre de l’amour qu’une relation passionnelle avec l’un et des sentiments platoniques pour l’autre. L’un avait exalté ses sens et l’autre son cœur. Elle n’avait pas connu les deux en même temps. Xavor, lui, avait souillé son âme et son corps. Il lui sembla percevoir des sanglots en provenance de l’autre pièce. Mais, avec le vacarme de l’orage, elle n’était pas certaine de ses perceptions. Le beau temps revint le quatrième jour. Les derniers nuages jaunes désertèrent le ciel, qui recouvra sa teinte bleu-vert uniforme. Duhog frappa à la porte de la chambre. « Mon correspondant vient d’appeler. Nous avons rendez-vous au centre de tir de la navette. » Réveillée depuis plusieurs heures, Ynolde avait déjà enfilé sa robe. L’activité intense de ses implants cérébraux lui avait annoncé que la journée serait animée. « C’est loin ? — Cent quatre-vingts kilomètres. — Comment y allons-nous ? Avec une rame souterraine ? — Jusqu’à la sortie de la ville. Ensuite nous prendrons un drasar. » Elle passa dans l’autre pièce, inondée de la lumière pâle de l’étoile Alpha. « Un drasar ? C’est quoi comme engin ? » Le rire de Duhog exprima cette fois une franche gaieté. « Ce n’est pas un engin mais un animal. » CHAPITRE X Quartier des martyrs de Dekaville, capitale planétaire de Devaka : la deuxième planète du système de Mu Horakl fut abordée la première fois par la famille Endelbor en l’an 6y8 de l’ère de la Dissémination. Selon les usages en vigueur, les Endelbor se virent officiellement attribuer la découverte du nouveau monde, qu’ils baptisèrent Devaka en hommage au dieu de leur religion et dont ils fondèrent la capitale : Dekaville. Cependant, la famille Endelbor refusa d’appliquer les lois édictées par l’OMH (rédaction d’une constitution démocratique, élections libres, mandats renouvelables tous les sept années70…) et décida de régner sans partage sur le monde qu’elle considérait comme le sien. Comme ils refusèrent d’adhérer à l’OMH, les Endelbor se succédèrent jusqu’à la sixième génération sans rencontrer d’opposition interplanétaire. Le changement vint de ceux qu’ils considéraient comme leurs sujets, les émigrants venus s’installer en masse sur Devaka malgré un climat humide et insalubre. Las des exigences de leur souverain, Endelbor VI, les Devaki se révoltèrent sous la conduite de Hor Peheul, chasseur de dragons d’eau de son état. Ils prirent les armes et affrontèrent l’armée royale sur les eaux agitées de la mer de Versale. Les rebelles furent vaincus, leurs chefs capturés et conduits sur la place centrale de Dekaville, où ils subirent un long et terrible supplice avant d’être mis à mort. Mais leur martyre n’eut pas pour le souverain le résultat escompté : il marqua au contraire le début d’une révolution générale qui dura vingt années locales et finit par renverser Endelbor VI, lequel fut à son tour exécuté sur la place centrale rebaptisée place Hor-Peheul. Un gouvernement de nature démocratique remplaça la dynastie Endelbor et, malgré les soubresauts et les violences propres à toute démocratie naissante, Devaka devint un membre permanent et respecté de l’OMH. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. UNE PLUIE BATTANTE accueillit les voyageurs en provenance de Jnandir. Un poids tomba sur les épaules et la nuque de Silf lorsqu’il affronta la gravité de la planète Devaka, plus forte que la norme (1,2 selon les écrans de contrôle), nettement plus écrasante en tout cas que la gravité artificielle du vaisseau. Des hôtesses en uniforme blanc réparties dans l’astroport remettaient aux passagers des petits sacs de toile contenant des jetons holo de bienvenue, des échantillons de la gastronomie planétaire, un planisphère, une présentation détaillée des sept continents, des neuf mers, de Dekaville, la capitale, et des transports en commun. Les autorités locales, qui se montraient plus accueillantes que leur monde d’un abord peu hospitalier, n’imposaient aucune autre tracasserie administrative que les formalités médicales d’usage. On comptait quatre cents jours de pluie sur les quatre cent vingt-trois de l’année devaki, et ce sur l’ensemble des continents. Une humidité permanente compensée par un confort et un art de vivre qui n’avaient pas d’équivalent sur les autres planètes : les brochures et les jetons holo vantaient la richesse des spectacles en relief diffusés chaque jour par les fibres souterraines et sous-marines, la qualité de la cuisine locale, la créativité débridée de la mode vestimentaire, réputée sur tous les mondes de l’OMH, la diversité des domactes (les activités domestiques), et puis surtout la technologie de la pliure quantique, qui permettait aux voyageurs de se rendre en quelques semaines™, voire quelques jours, sur d’autres systèmes et d’en revenir aussi rapidement, un procédé unique dans la Galaxie et pour lequel les Devaki de troisième génération bénéficiaient d’un tarif préférentiel. Silf avait refusé de prendre les ralentisseurs métaboliques dans le vaisseau de la MuZu. Il avait profité de son temps libre pour pratiquer sans relâche les exercices enseignés par les maîtres du Thanaüm : respiration, assouplissements, détente, visualisation, et puis, le plus difficile de tous, l’endroit à la fois précis et indéfini où l’esprit sort du temps, le vakou. Un état qui lui avait permis d’anticiper les attaques de ses adversaires dans le Trépas. Il s’était tenu dans le décalage entre l’intention et l’action, un intervalle infime qui, grâce au vakou, se ralentissait, s’étirait en secondes. Il aurait certainement pu reprendre encore vingt ou trente mille jnans aux chefs de clan, mais, lorsqu’il avait aperçu les affiches placardées sur les murs qui offraient cinq mille jnans pour sa capture mort ou vif, il avait choisi de battre en retraite. La vie de Luya valait davantage. Elle s’était donnée à lui dans la chambre d’hôtel qu’il avait louée dans les environs de l’astroport de Jargar. Il avait découvert l’amour dans ses bras avec une curiosité, un appétit et une sensibilité qui avaient étonné et ravi la jeune femme. Le plaisir, mais aussi l’exaltation et la douleur de la séparation. Le déchirement, les larmes d’amertume lorsqu’elle lui avait donné le dernier baiser devant la porte d’embarquement. Il avait contemplé longuement sa frêle silhouette avant de s’engouffrer dans le ventre béant du vaisseau. Elle ne pleurait pas, contrairement à lui ; une tristesse bouleversante la transfigurait et assombrissait son regard ; son corps, en position d’attente, l’implorait de revenir. Deux jours avant son départ, elle avait tenté de lui signifier quelque chose par gestes et mimiques. Comme il ne comprenait pas, elle avait griffonné des phrases sur un carnet, pour lui confier d’abord qu’elle se trouvait vraiment trop maigre, ensuite qu’Orbaline avait bien raison de ne jurer que par les amants zayts (elle avait éclaté de rire, un rire silencieux, étouffé), enfin que cette même Orbaline n’était pas une vraie commerçante mais l’une des responsables de la police municipale jargariote, et qu’elle l’avait utilisé pour semer le trouble dans le Trépas avant de lancer l’offensive des forces de l’ordre. Elle lui avait avoué qu’elle était elle-même une crig, le surnom qu’on donnait aux infiltrés. Ses révélations n’avaient pas surpris ni fâché Silf. Il comprenait que chacun poursuivait ses propres buts, comme lui la mission confiée par les maîtres du Thanaüm, il ne lui appartenait pas de juger. Il n’en avait apprécié que davantage la jeune femme assoiffée de tendresse qui lui avait offert son corps et son âme. Il était resté la plupart du temps dans sa cabine durant les six moisTO du vol. L’hôte de son niveau, un andro dont l’enveloppe extérieure fendillée et les dysfonctionnements récurrents trahissaient l’âge avancé, avait pratiquement été son seul interlocuteur. Ne portant pas d’uniforme ni de perruque, il promenait son corps asexué légèrement orangé dans les coursives. Des pannes fréquentes l’abandonnaient, agité de mouvements saccadés, au beau milieu d’un couloir ou devant une porte. Il lui arrivait également de se tromper de niveau et de se lancer dans d’incompréhensibles soliloques. Le mécontentement des passagers avait rythmé la monotonie du voyage et failli dégénérer en émeutes : repas froids, vibrations excessives de la structure du vaisseau, inconfort des cabines, hurlements intempestifs des sirènes d’alerte, comportements aberrants des andros de bord, suspension inopinée de la gravité artificielle (à plusieurs reprises, Silf avait décollé et flotté quelques minutes sous le plafond avant de s’écraser brutalement sur le plancher), inefficacité des ralentisseurs métaboliques, pénurie d’eau, toilettes engorgées… Les motifs ne manquaient pas de se plaindre. La MuZu vivait une fin de règne difficile, étalant des négligences contraires à l’éthique spatiale. Ses actionnaires, parfaitement conscients que les vaisseaux à propulsion thermique appartenaient déjà à la préhistoire, se désinvestissaient de la compagnie au profit des nouvelles technologies telles que l’énergie noire ou la pliure quantique. Une hôtesse de l’astroport aborda Silf, pimpante dans son uniforme blanc. « Puis-je vous aider, monsieur ? » Elle ne manquait pas d’élégance et de charme malgré des épaules et un cou d’une largeur insolite due à la gravité devaki. Deux mèches de ses cheveux noirs dépassaient de la toque qu’elle portait sur un côté du crâne. Le crépitement de la pluie sur la toiture et les baies vitrées de l’astroport dominait le brouhaha. Les passerelles du vaisseau continuaient de vomir les flots de passagers ayant reçu leur autorisation médicale. « Peut-être, répondit Silf. Savez-vous combien coûte un voyage par pliure quantique à destination du système de Tau du Kolpter ? » Elle fronça les sourcils puis, de nouveau, se força à sourire. « Vous ne comptez donc pas séjourner sur Devaka ? — Le temps que j’y resterai dépendra de votre réponse… » Elle tira un petit appareil de sa poche et, du pouce, pressa une succession de touches. « Le voyage dure une dizaine de jours™ et coûte cinquante mille devs, monsieur. — Vous pouvez me dire combien ça fait en jnans ? — Certainement, monsieur. » Nouveau ballet du pouce de l’hôtesse sur les touches. « Au taux de change actuel, cinquante mille devs font soixante-douze mille jnans. » Silf calcula rapidement que ses vingt mille jnans restants équivalaient à quatorze ou quinze mille devs. Il lui fallait donc gagner trente-cinq mille devs pour s’offrir le billet, et même un peu plus en comptant ses frais de logement et de nourriture. « Je cherche un travail très bien payé… — Qu’appelez-vous bien payé, monsieur ? — Qui me permette de trouver rapidement trente ou quarante mille devs. » Une surprise teintée de réprobation arrondit les yeux bruns de l’hôtesse. « Avec un travail normalement payé, il vous faudra plus de deux années locales. Le mieux pour vous est de prendre une chambre dans le centre historique de Dekaville, dans le quartier des Martyrs. On peut facilement s’y loger. Les recruteurs passent chaque matin. Prenez la navette amphibie numéro douze. Bienvenue sur Devaka et bonne chance, monsieur. » Silf la remercia et se rendit à grands pas vers le terminus des navettes à destination de Dekaville, la capitale planétaire. La navette le déposa une heure plus tard dans le quartier des Martyrs en compagnie d’une vingtaine d’autres passagers. La pluie qui tombait sans discontinuer submergeait les routes, mais les passages inondés, parfois larges de plusieurs kilomètres, ne ralentissaient pas le véhicule amphibie. De chaque côté de la piste se dressaient des arbres aux frondaisons noirâtres lugubres. « On les appelle les acqueules, avait précisé le chauffeur. Ils empêchent l’eau de déborder. Leurs racines plongent très profondément dans les entrailles de Devaka et en ramènent une chaleur intense qui évapore une partie de l’eau. On en trouve partout sur la planète. Sans eux, Devaka serait entièrement submergée. — Il n’y a donc pas de terres cultivables ? avait demandé une passagère. Pas d’élevage ? — Les serres agricoles sont pratiquement toutes installées sur le continent Lakma, à l’est d’ici. De toute façon, depuis qu’on a la pliure quantique, on importe pas mal de produits d’autres systèmes. » Bâtie sur l’eau, Dekaville s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres. Les immeubles de trois ou quatre étages aux toits en ogive se perchaient sur de hauts pilotis reliés les uns aux autres par une multitude de ponts et de passerelles. Chaque construction disposait de son ponton flottant auquel on accédait par des échelles ou des escaliers. Les habitants se déplaçaient à l’aide d’engins flottants plats, les glipeurs, qui fusaient en pétaradant et en louvoyant entre les pilotis et les bosquets d’acqueules. Les moteurs des embarcations étaient alimentés par une batterie qui transformait en énergie la ressource inépuisable de la planète : l’eau. Ceux qui ne possédaient pas encore leur glipeur personnel ou familial montaient à bord de grands flotteurs qui desservaient les différents quartiers de la ville et pouvaient contenir jusqu’à cinquante passagers. À la saison sèche, courte période où l’eau se retirait et laissait apparaître une terre sombre et bosselée, on ajoutait des lattes métalliques aux glipeurs et on se munissait de réservoirs d’eau pour remplir la batterie. Situé dans le cœur historique de la cité de Dekaville, le quartier des Martyrs, lui aussi dressé sur de hauts pilotis, se différenciait des autres par son aspect plus compact, plus resserré. Et par la vétusté de ses immeubles, construits pour la plupart en bois et liés les uns aux autres par de larges ponts et des places rectangulaires. Silf trouva à se loger chez une veuve d’une cinquantaine d’années qui louait quatre des cinq chambres de son appartement. Trente devs la nuit, deux cent cinquante le mois (l’année devaki en comptait six de trente-huit jours et cinq de trente-neuf). Les chambres ne disposant pas de salle de bains privée, les locataires étaient priés d’utiliser la salle d’eau commune équipée d’une baignoire circulaire, de deux lavabos et de toilettes. « Vous arrivez d’où ? » demanda la veuve en levant sur Silf des yeux emplis de méfiance. Forte, habillée d’une veste et d’un ample pantalon noirs, elle écartait sans cesse les cheveux roux exubérants qui balayaient son visage rond criblé de taches de son. « Jnandir, répondit Silf. — Qu’est-ce que vous fichiez là-bas ? — Je viens du massif du Zayath. — Connais pas ! — Nous les Zayts, nous sommes des montagnards. Nous vivons d’élevage et de cultures. — Pourquoi en êtes-vous parti, de vos montagnes ? — Il le fallait. » La veuve haussa les épaules. « Oh, et puis après tout je m’en fiche. Vous comptez rester combien de temps ? — Tout dépendra du travail qu’on me proposera. » Elle le toisa comme elle aurait évalué un animal domestique. « Qu’est-ce que vous savez faire ? — Rien de spécial. Je suis ouvert à toute proposition. » Elle saisit le billet de trente devs qu’il lui tendit et l’enroula avec soin avant de le glisser dans une poche intérieure de sa veste. Il avait changé ses jnans quelques instants plus tôt au guichet d’une banque et obtenu une somme nettement moins élevée que le montant calculé par l’hôtesse à l’astroport. L’employé lui avait expliqué avec un grand sourire que les frais se montaient à dix pour cent de l’argent échangé. « Je voudrais gagner beaucoup et rapidement », ajouta-t-il. Elle leva les bras au ciel. « Ils veulent tous ça ! » Puis ses yeux couleur d’ambre revinrent se poser sur Silf. « Vous êtes prêt à faire quoi pour ça ? — Tout ce qu’on me demandera. » Elle frissonna et remonta le col de sa veste. « Y aurait bien quelque chose… La chasse au drago, le dragon d’eau, commence dans une semaine. Les chasseurs sont bien payés et, en plus, ils sont intéressés aux bénéfices. — Ça peut faire combien ? — Entre dix et soixante mille devs par tête de pipe. — Et la chasse dure combien de temps ? — La saison des dragos dure environ trois mois, mais une expédition de trois semaines à un mois. Je ne connais pas de manière plus rapide de faire fortune sur Devaka. — Ça m’intéresse. — Pourquoi donc avez-vous besoin de tout cet argent ? — Devaka n’est pour moi qu’une étape. Et, comme je suis pressé, je dois prendre un vaisseau à pliure quantique. » Elle le jaugea avec encore plus d’attention que la première fois. « Mon petit doigt me dit que vous ne voulez pas qu’on en sache trop sur vous, jeune homme. Bah, la seule chose qui m’intéresse, c’est que vous payiez régulièrement et que vous ne dérangiez pas les autres locataires. Les dragonniers passent dans trois ou quatre jours. — Les dragonniers ? — Les chefs d’expédition. Pas toujours recommandables. À vous d’en choisir un relativement correct. — Merci pour tous ces renseignements. » Un sourire fugitif éclaira le visage rond et clair de son interlocutrice. « Ne me remerciez pas. Vous me maudirez quand vous serez arrivé dans la troisième mer, celle des dragons d’eau. » Elle s’engagea d’une allure dandinante dans le couloir qui desservait les chambres. Il lui emboîta le pas. « Les voyageurs sans bagage, comme vous, sont les plus mystérieux, ajouta-t-elle sans se retourner. — Pourquoi je vous maudirais ? » Elle ouvrit une porte et entra dans une pièce sobrement meublée qui sentait le vieux bois. « Parce qu’un homme sur deux ne revient jamais de la chasse au drago. Et que ceux qui reviennent semblent tout droit sortis de l’enfer. » Le quartier des Martyrs offrait en son centre un très grand espace hérissé d’acqueules dont les troncs sombres et élancés se glissaient par des trappes de deux mètres de côté. On marchait sur une double couche de lattes de bois qui, posées sur des pilotis de béton, vibraient et craquaient à chaque pas. Si cette place, la plus grande de Dekaville, portait le nom officiel de Hor Peheul, le chef de la première rébellion victime de la répression du tyran Endelbor VI, on l’appelait plus communément la place du Labeur. Les recruteurs et les candidats au travail s’y donnaient rendez-vous au lever de Mu Horakl, l’étoile dont la lumière pâle ne parvenait que très rarement à percer l’étoupe nuageuse. Silf se rendit chaque matin sur la place du Labeur, où on lui proposa divers emplois, ouvrier agricole dans les serres du continent Gahib, nettoyeur des égouts de Dekaville, chauffeur livreur, figurant dans les productions en relief produites par les studios du quartier des Partisans, ouvrier du bâtiment, assistant mécanicien dans un atelier de glipeurs, mais, à chaque fois, on lui offrait un salaire qui aurait tout juste suffi à couvrir ses frais. L’envie de lumière et de chaleur se faisait parfois si forte qu’il fixait le ciel en priant que les nuages s’écartent et laissent passer quelques rayons de Mu Horakl. Il remarqua que les habitants de Dekaville, anciens ou nouveaux, levaient régulièrement des yeux implorants vers le ciel. Et aussi qu’ils se réchauffaient volontiers le corps et le cœur avec de généreuses rasades d’un alcool ambré et fort tiré de la bellaflore, une plante cultivée sur le continent Lakma. Le soir, il s’enfermait dans sa chambre, où sa pratique assidue des exercices du Thanaüm ne parvenait pas à chasser la tristesse diffuse qui, comme l’humidité, l’imprégnait jusqu’aux os. Silf avait l’impression qu’il ne trouverait jamais sur cette planète un seul endroit où se mettre au sec. Les draps de son lit, ses vêtements, ses cheveux restaient en permanence poisseux. Il ne lui avait pas fallu longtemps en revanche pour s’habituer à la gravité. Il ne ressentait plus qu’une légère pression sur les épaules et la nuque et marchait maintenant avec la même légèreté que dans le désert d’El Bahim ou dans le massif du Zayath. Guéhire, la veuve, restait tout le jour assise dans la pièce qui lui servait de bureau et de réception, les yeux rivés sur les spectacles en relief qui s’élevaient de la fosse de projection. Il la payait chaque matin, elle se saisissait avec avidité du billet et lui demandait d’une voix distraite si les dragonniers étaient passés. Elle avait annoncé trois ou quatre jours, or cela en faisait maintenant sept qu’il filait à la première heure place du Labeur et qu’il les attendait en vain. Son argent filait lui aussi, à une vitesse alarmante. La vie était chère à Dekaville. Il se demandait s’il ne devait pas accepter un travail mal payé en attendant, ou encore proposer ses services d’assassin dans les quartiers riches de la ville. « Ils ne vont pas tarder », concluait invariablement Guéhire en le congédiant d’un geste de la main. Les premiers dragonniers se présentèrent le neuvième jour. Au nombre de cinq. Reconnaissables à leurs combinaisons taillées dans une peau écailleuse grise ruisselante, à leurs barbes fournies, à leur carrure imposante, à leurs faces burinées et couturées de cicatrices. Ils se comportaient à la fois comme des rivaux et des complices. Les volontaires n’étant pas nombreux, ils essayaient de se chiper par tous les moyens leurs recrues, puis ils plaisantaient entre eux, riaient et buvaient au goulot des mêmes flasques transparentes. Chacun d’eux proposa à Silf d’intégrer son équipage. Les conditions variaient de dix mille devs à cent mille dans le meilleur des cas. Il choisit celui des cinq qui paraissait le plus brutal, le plus grossier, mais dont les propositions – quinze mille devs de salaire fixe et possibilité de multiplier cette somme par quatre si la chasse était fructueuse – lui semblèrent les plus crédibles. « J’te préviens, mon gars, mon équipage à moi est léger, quatre hommes en tout, et mon glipeur moins grand que les autres. On gagne en vitesse ce qu’on perd en sécurité. Et puis y a davantage à partager à la fin. — D’accord, trancha Silf. — Tope là, mon gars. » L’homme lui frappa l’intérieur de la main avec une puissance qui le surprit mais ne le déséquilibra pas. « T’es costaud sur tes jambes, j’aime ça, grogna le dragonnier. Comment tu t’appelles ? — Silf. — Bienvenue à bord, Silf. Moi, je suis Tsingar, mais tu peux m’appeler Tsinglé, comme tout le monde. On part dans deux jours. Direction la mer des Dragos. Je peux compter sur toi ? — Je vous ai donné ma parole. » Les yeux sombres de Tsingar, striés de filaments sanguins, se fichèrent comme des serres dans ceux de son vis-à-vis. Des gouttes d’alcool ambré sillonnaient entre les gouttes d’eau sur les poils agglutinés de sa barbe. Silf n’entrevit pas de bouton ni aucun autre système de fermeture sur sa combinaison écailleuse grise. Une seule cicatrice barrait son visage, énorme, blanche, palpitante, qui partait de son arcade droite et fendait sa joue en deux avant de mourir sous son menton. « Tu m’plais, mon gars. J’sens qu’on va faire du bon boulot ensemble. » Un autre dragonnier s’approcha d’eux et bafouilla, d’une voix rendue pâteuse par l’alcool : « Eh, t’es dingue de partir sur le glipeur de Tsinglé ! Tu ferais mieux de venir avec moi. T’aurais au moins une chance de revenir entier. — Trop tard, Courte-Branche, répliqua Tsingar d’un ton tranchant. Il m’a donné sa parole. — On sait ce que vaut la parole d’un homme ! — La tienne, en tout cas, c’est sûr qu’elle vaut pas grand-chose ! » L’autre dragonnier tapa violemment du pied sur les lattes de bois. Le silence descendit immédiatement sur la place, bercé, pendant quelques secondes, par le seul crépitement de la pluie sur les planches. « Attention, Tsinglé. Je suis pas le seul à guetter la première occasion de te faire la peau ! » Tsingar se campa sur ses jambes. « Ben, la v’ià, l’occasion. » Les deux hommes se défièrent du regard. Silf vit tout de suite de quel côté pencherait l’affrontement et se dit qu’il avait choisi le bon employeur. Le dénommé Courte-Branche n’avait pas la moindre chance face à Tsingar, beaucoup plus puissant et aussi, à en juger par sa position et la distance de sécurité qu’il s’appliquait à maintenir avec son adversaire, combattant plus avisé. D’ailleurs, Courte-Branche battit rapidement en retraite en marmonnant des mots vaguement menaçants. Tsingar le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se fût évanoui dans l’un des escaliers qui donnait sur les pontons. « Tout dans la gueule, rien dans le bide ! Les hommes qui s’engagent avec lui ont très peu de chances de revenir, et ceux qui reviennent ne voient pas un dev ! Faudra un jour remettre de l’ordre dans la confrérie des dragonniers. Les minables comme lui sont en train de tuer le métier. » Tsingar se retourna vers Silf. « Rendez-vous après-demain matin sur cette place. — Pourquoi l’appelez-vous Courte-Branche ? » Un sourire plissa le coin des yeux du dragonnier. « Si un jour tu le vois pisser, tu comprendras pourquoi. » Silf donna son congé à Guéhire le lendemain soir. La pluie n’avait pas cessé de la journée. Il n’était sorti de sa chambre que pour prendre ses deux repas quotidiens dans un restaurant proche qui servait de délicieuses galettes de céréales garnies d’un mélange très relevé de légumes et de viande. « Je viens vous régler ma dernière nuit. Demain matin, je pars tôt. — Avec quel dragonnier vous êtes-vous engagé ? — Tsingar. » Elle roula le billet qu’il lui avait remis et le glissa dans la poche intérieure de sa veste. Elle semblait plus renfrognée que d’habitude, à l’image des autres Devaki, pour la plupart englués dans leur morosité. « Tsinglé est un homme dur mais correct. Si vous faites une bonne chasse, vous gagnerez de quoi poursuivre votre voyage. Priez donc les dieux que les dragos soient au rendez-vous. » Lorsqu’il se rendit sur la place du Labeur, à l’aube, Tsingar l’y attendait. Le dragonnier l’accueillit d’une poignée de main vigoureuse et lui présenta les deux autres membres de l’équipage : Olmar, le harponneur, un homme à la barbe et aux cheveux blancs, plus sec et noueux qu’un vieux tronc d’arbre, et Koldel, le pilote du glipeur, face à qui Silf ne parvint pas à masquer sa surprise. « Fais pas cette tête ! s’exclama Tsingar. Eh oui, Koldel est une femme. L’une des meilleures pilotes de glipeur. Elle connaît les bons passages comme personne. Chez moi, y a de la place pour tout le monde et pas de différence. » Koldel portait comme les deux autres de hautes bottes et une combinaison écailleuse grise qui ne cachait rien de ses formes féminines. La pâleur de son visage tranchait sur le noir profond de sa chevelure et de ses yeux. Ses activités de chasseresse se devinaient à ses épaules carrées, à ses mains fortes crevassées, à la dureté de son regard qui démentait la douceur de ses traits. « Bienvenue en enfer, mon gars », déclara Olmar, à qui il manquait une dent sur deux. Ils descendirent par un escalier en bois sur le ponton où était amarré le glipeur de Tsingar, un engin d’une quinzaine de mètres de longueur à la proue effilée et à la poupe carrée. Sa batterie d’eau, située à l’avant, commandait les multiples hélices placées de chaque côté de la coque. Au centre de l’embarcation, un abri transparent d’une longueur de cinq mètres sur une hauteur et une largeur de deux servait à la fois d’abri, de couchage et de cuisine. Une trappe ouvrait sur la carène, longue et peu profonde, où seraient entreposées les prises. « Enfin, si on en trouve ! fit Olmar en lâchant l’un de ces petits rires étouffés dont il parsemait toutes ses phrases. — Ça fait plaisir de partir en expédition avec des gars qui ont un tel moral ! grommela Tsingar. — T’inquiète donc pas, Tsinglé, j’ai trop besoin de fric pour qu’on revienne bredouilles ! — Voilà ce que c’est d’entretenir une jeunette ! T’es sûr qu’elle va t’attendre, Olmar ? — J’ai pris mes précautions. J’le saurai si elle voit un autre homme, j’la retrouverai où qu’elle se cache et j’la saignerai comme un drago ! — Elle est libre, intervint Koldel. Les femmes ne sont pas des animaux domestiques qu’on achète et qu’on garde enfermés dans une cage. — J’l’ai pourtant achetée. Ses parents me l’ont vendue. — Est-ce qu’ils méritent encore le nom de parents, ceux qui vendent leurs enfants ? Je croyais que la loi interdisait le trafic d’êtres humains. — Oh, j’connais un tas de gens qui lui font dire ce qu’ils veulent, à la loi ! La chasse aux dragons d’eau est elle aussi en principe interdite ! — Le projet de loi a été déposé, mais elle n’a jamais été votée. — Et j’espère bien qu’elle le sera jamais ! gronda Tsingar. J’vois pas ce qu’il y a de mal à ramener quelques peaux de drago. — Tu le sais bien, Tsinglé, rétorqua Koldel. Il faut près de deux siècles planétaires pour que les dragons d’eau atteignent l’âge adulte. Au rythme où ils se reproduisent, et si on continue de les chasser pour leur peau, ils auront bientôt disparu. — Qui pleurera la disparition de tels monstres ? glapit Olmar. — Les dragonniers, déjà. Et probablement que l’extinction des dragons d’eau changera quelque chose dans l’équilibre de Devaka. Quoi ? Personne n’en sait rien, mais ils sont les premiers habitants de ce monde et ils ont certainement des choses à nous apprendre. — Hé, Koldel, pourquoi tu restes pas chez toi au lieu de venir avec nous ? » demanda Tsingar. La jeune femme garda les yeux rivés sur le glipeur, ballotté par les vagues légères soulevées par un vent rasant. « Parce que, Tsinglé, je n’ai pas encore goûté de sensation aussi forte que la chasse au drago. » Ils partirent deux heures plus tard, après qu’Olmar eut remis à Silf ses bottes et sa combinaison en peau de drago. « Elles devraient t’aller, elles ont appartenu à un homme de ta taille. » La combinaison était selon Olmar indispensable aux chasseurs. Elle leur permettait de ne pas souffrir des fortes amplitudes thermiques. Parfaitement étanche, la peau du dragon avait cette particularité de garder le corps chaud dans les régions froides et le corps frais dans les zones torrides. Silf parvint à l’enfiler bien qu’elle fût un peu trop étroite pour lui. Son odeur l’incommoda au début, mais il fut rapidement conquis par son élasticité, sa légèreté et sa solidité. Tandis que Tsingar détachait l’amarre, Koldel s’installa sur le siège de pilotage, démarra la batterie et attendit que le dragonnier eût sauté à l’arrière du glipeur pour se diriger au ralenti entre les pilotis de béton. Il leur fallut presque une heure pour sortir de l’agglomération, glissant, toujours à une allure réduite, sous l’immense toile des ponts et des passerelles. Koldel évitait les bandes de terre affleurant par endroits, coiffées d’herbes brunes ou noires. Les grands flotteurs avançaient tout droit au milieu des voies les plus larges et s’arrêtaient le long d’immenses pontons flottants pour débarquer et embarquer leurs passagers. Koldel se frayait parfois un chemin dans la multitude de glipeurs personnels de toutes tailles qui voguaient plus ou moins rapidement dans le plus grand désordre. « Le Gouvernement a bien essayé de réglementer la circulation, confia Olmar à Silf. Mais rien à faire, les gens, ils en font qu’à leur tête. » Koldel put donner un peu de vitesse à l’embarcation lorsque les immeubles s’espacèrent. Les hélices latérales soulevèrent de petits panaches d’eau et creusèrent un double sillon derrière elles. Aux constructions succédèrent les bosquets d’acqueules d’où s’élevaient, et c’était la première fois que Silf les remarquait, des volutes de vapeur. La pluie, toujours aussi dense, noyait les formes dans le lointain. Le disque pâle de Mu Horakl, qu’on devinait par instants sous le manteau nuageux, ne dispensait qu’un clair-obscur diffus. Ils atteignirent la plus proche des neuf mers de Devaka au milieu du jour. « La Versale ! » Tsingar avait hurlé pour dominer le grondement de la batterie et les sifflements du vent. « Attention, Silf, ça va commencer à remuer ! » Le glipeur prit une première vague en travers qui le secoua rudement et submergea le pont d’une eau salée glacée. « Qu’est-ce que tu fous, Koldel ? hurla le dragonnier. — Je voulais baptiser le nouveau ! » répondit la jeune femme. Olmar éclata d’un rire tonitruant. Silf eut une pensée pour Luya. Que devenait-elle, la jeune femme muette qu’il avait abandonnée sur Jnandir ? Et ses parents dans le massif du Zayath ? Et son petit frère ? Que devenaient-ils, ses condisciples du Thanaüm expédiés sur les autres mondes ? Que devenait-elle, Elvina, la Jargariote qui lui avait donné son premier baiser ? Le glipeur fonçait de toute la puissance de son moteur entre les vagues grises écumantes de la mer de Versale. L’eau glacée saumâtre avait trempé ses cheveux, qui lui tombaient maintenant sur les épaules. Il n’avait pas d’autre choix, s’il voulait poursuivre son voyage et honorer la confiance de ses maîtres, que de devenir un chasseur de dragons d’eau de Devaka. CHAPITRE XI Orgonne : animal de la planète Fango, localisé dans le désert du Warli. Aucun spécialiste n’ayant réussi à étudier les orgonnes, nous nous contenterons ici des descriptions incomplètes qu’en ont brossées les voyageurs ayant eu la bonne fortune de survivre à leurs terribles attaques. L’orgonne, dotée de deux ailes membraneuses à l’impressionnante envergure, ne peut se classer dans aucune espèce répertoriée : elle n’appartient pas à la classe des oiseaux, ni à celle des mammifères, ni à celle des reptiles, encore moins à celle des insectes. Pouvons-nous alors la considérer comme une ENHA ? Nous l’aurions fait sans hésitation si l’orgonne n’avait pas pour habitude de chasser et de dépecer ses proies, un comportement qui tendrait à montrer qu’elle a été importée par les colons humains et qu’elle a subi des transformations pour s’adapter à son nouvel environnement ; une évolution souvent constatée sur les divers mondes de l’OMH. D’aucuns répliqueront que le comportement prédateur n’est pas réservé aux seules espèces animales et humaines, que certaines créatures classifiées dans la catégorie des ENHA se nourrissent également de chair et de sang. À ceux-là nous répondrons que ces créatures se sont comme les autres adaptées à leur nouvel environnement, qu’elles sont devenues prédatrices par nécessité, par évolution, parce que c’était pour elles une question de survie. Les orgonnes sont, pour nous, le croisement de ces animaux antiques appelés vampires, de ces représentants d’une autre espèce disparue nommés sauriens et d’un animal, toujours vivant celui-là, d’un autre continent de Fango, le pirok. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces inclassables. « DOUCEMENT. » L’animal mesurait plus de trois mètres au garrot et semblait incapable de se tenir sur ses six pattes cagneuses. Des touffes de poils noirs parsemaient sa robe tachetée. Sa crinière épaisse et entremêlée tombait sur ses yeux noirs, ronds et extrêmement mobiles. Ses deux naseaux, à l’extrémité de son chanfrein clair allongé, se retroussaient et frémissaient au moindre souffle. Il poussait de temps à autre un blatèrement rauque qui évoquait un râle d’agonie. Un siège équipé d’un garde-corps avait été installé sur son échine bosselée, maintenu par une sangle sous son abdomen et fixé à la longue corne recourbée qui saillait de son encolure. Le dresseur, un homme à la face aussi tourmentée que celle de son animal, lui frappa le bas d’une patte pour le contraindre à s’agenouiller. Le drasar s’exécuta de mauvaise grâce et avec une certaine maladresse. « À vous », grogna le dresseur. La patte repliée de l’animal formait la première marche d’un escalier qui se poursuivait avec la partie plane de son flanc puis avec les deux barreaux plats soudés au siège. D’un geste péremptoire de la main, le dresseur ordonna à Ynolde de monter. Elle obtempéra après avoir consulté Duhog Kartlin du regard. Avant leur départ, le soldat s’était absenté quelques instants de l’appartement en lui recommandant de ne pas bouger et en lui confiant un défatome au cas où des intrus tenteraient de s’introduire dans les lieux. Elle était restée assise face à la porte jusqu’à son retour, le défat et le jaseur posés sur ses genoux. Il était revenu avec un pantalon et un blouson confectionnés dans une matière matelassée noire, ainsi que des chaussures montantes. « Enfilez ça. Ce sera plus pratique que vos vêtements. Je crois qu’ils sont à votre taille. » Elle les avait passés et avait constaté qu’ils lui allaient à la perfection. Ils n’étaient pas très seyants, mais pratiques et confortables. Elle avait glissé le cakra sous le blouson, le jaseur et son carnet à spirale dans deux des nombreuses poches. Les chaussures se révélaient étonnamment légères et souples. « Vous avez l’œil. C’est plutôt rare pour un homme. — Peut-être parce que je n’en suis plus vraiment un. » Le sourire de Duhog n’avait pas chassé la tristesse de sa voix et de ses yeux gris. Ils avaient pris la rame souterraine jusqu’à Djézer, le terminus de la ligne, puis marché jusqu’à l’orée d’une étendue ondulée dépourvue de végétation, le Déjazer, qui, selon Duhog, bordait le désert occidental du Warli. « Le centre de tir est en plein cœur du Warli. Enfin, l’ancien. Le nouveau a été transféré sur une île équatoriale. — L’ancien est toujours utilisé ? — Pratiquement plus. Il permettait à l’armée de lancer quelques navettes en toute discrétion pour Gemno. Le problème est qu’il n’y a maintenant pas d’autre moyen pour s’y rendre que les drasars. — Vous ne disposez pas de transport aérien ? — Si, bien sûr. Mais, depuis quelques années, les tempêtes de sable ont rendu le Warli trop dangereux pour la navigation aérienne. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement a décidé le transfert. L’armée a fini par abandonner le site. Ça devenait compliqué d’y aller. — L’armée est-elle donc informée de mon passage sur Fango ? — Certains officiers de l’état-major. Les autres pencheraient plutôt pour ceux qui veulent votre peau. On les a aiguillés sur de fausses pistes, mais ça n’a pas empêché les hommes nus de vous retrouver. J’espère seulement qu’on ne nous devancera pas à Trilgor. — Trilgor ? — L’ancien centre de lancement. » À peine Ynolde fut-elle installée dans le siège que le drasar se releva, visiblement pressé de retrouver la station debout. Perchée tout à coup à près de quatre mètres du sol, elle eut des doutes sur la fiabilité de l’animal et la solidité du siège. Elle saisit machinalement les rênes, dont les extrémités reposaient sur la barre métallique du garde-corps. Duhog grimpa sur le deuxième drasar, en tous points identique à son congénère, n’étaient-ce la répartition, le nombre et la largeur des taches. Le dresseur leur donna les dernières instructions : tirer sur un côté ou l’autre des rênes pour indiquer la direction à la monture, les tendre toutes les deux d’un coup sec pour l’arrêter, les relâcher pour la laisser galoper à son aise. Alpha du Bras se levait dans une débauche de lumière or, mauve, bleu et vert. Ynolde entrevit derrière elle les toits en terrasse des hauts immeubles des faubourgs de Redondo. Ses implants vitaux diffusaient des ondes vibrionnantes, des vaguelettes agitant la surface de son cerveau. De son cakra émanait une chaleur agréable, protectrice. Devant elle s’étendait un paysage austère de dunes nues et coiffées d’une écume poussiéreuse. Xavor n’était pas encore un mauvais souvenir, mais il s’effaçait peu à peu de sa mémoire. De même que Brouk… son amant guinœn… son jeune frère Oliphar… Gifelde, la guérisseuse des Échines-Rondes… sa mère Ezalde… Sa vie s’éparpillait, les pièces du puzzle s’éloignaient les unes des autres comme les corps célestes dans l’espace. L’âmna de frère Ewen occupait la plus grande partie de son espace intérieur. Elle avait parfois l’impression de perdre son individualité, de se dissoudre dans une deuxième entité, et elle s’en inquiétait, elle résistait, elle s’efforçait de reprendre empire sur elle-même, de reléguer à l’arrière-plan la mémoire de son père. « Qu’est-ce qu’on fait des drasars une fois là-bas ? demanda Duhog. — Ce que vous voulez, répondit le dresseur. Vous les avez payés, ils vous appartiennent. Si vous les relâchez, ils reviendront d’eux-mêmes ici. Enfin, si les orgonnes ne les bouffent pas. » Le dresseur poussa un cri guttural. Les drasars s’ébranlèrent, de manière chaotique d’abord, le temps de coordonner les mouvements de leurs six membres, puis ils accélérèrent et atteignirent bientôt leur vitesse de croisière. Ballottée dans tous les sens, Ynolde s’agrippa à la barre du garde-corps tout en serrant nerveusement les rênes. Elle s’habitua peu à peu au tressautement du siège et put observer le drasar de Duhog qui galopait devant le sien entre les hautes dunes et les reliefs rocheux aux formes torturées. Les animaux posaient deux pieds sur le sol pendant que les deux autres se tenaient à mi-hauteur et les deux derniers en l’air, dans un mouvement continu extrêmement véloce. Ils semblaient à peine effleurer le sol tout en abandonnant derrière eux un épais sillage de poussière. De temps à autre, ils bondissaient pour franchir un creux ou un obstacle rocheux. Duhog lançait des regards réguliers en direction d’Ynolde pour vérifier qu’elle restait bien calée dans son siège. Quelques nuages ocre paressaient dans le bleu-vert de plus en plus soutenu du ciel. Avec l’apparition d’Alpha du Bras au-dessus des crêtes déchiquetées et sombres d’un lointain massif, la température grimpa de plusieurs degrés, et Ynolde commença à transpirer sous ses vêtements matelassés. Les drasars traversèrent au grand galop une morne étendue de dunes avant de s’engouffrer dans un défilé étroit bordé de barrières rocheuses, où la lumière d’Alpha du Bras ne pénétrait pas. « Orgonnes ! » La voix puissante de Duhog avait dominé le crépitement des sabots sur le sol dur. Ynolde distingua, dans le prolongement du bras levé du soldat, des formes noires immobiles réparties sur les crêtes. Nerveux, les drasars poussaient des gémissements à fendre l’âme. Duhog tira de sa gaine son défatome à canon court, dont il déverrouilla le cran de sûreté. La chaleur du cakra augmenta brutalement et irradia le flanc gauche d’Ynolde. Les drasars ne ralentirent pas l’allure malgré l’étroitesse du passage et les saillies des parois qu’on voyait surgir au dernier moment de la pénombre. Le regard de Duhog restait braqué sur les hauteurs. Ynolde esquiva de justesse un éperon qui barrait le défilé sur presque toute sa largeur. La résonance effrayante des roulements des sabots, la vitesse des montures, la présence silencieuse et menaçante des orgonnes lui rappelèrent les sensations qu’elle avait éprouvées, à l’âge de onze ans, en traversant seule à bord d’un glisseur à voile les étendues glacées du massif des Dames-Blanches, hantées par les redoutables rakches. Ils sortirent enfin du défilé, qui donnait sur une étendue plane de couleur ocre traversée de tourbillons de poussière. Le ciel et la terre se confondaient à l’horizon dans une brume verdâtre. « Le Warli », cria Duhog. D’un geste du bras, il invita Ynolde à s’arrêter. Elle tira de toutes ses forces sur les rênes. Le drasar poussa un grognement de protestation, puis il finit par s’immobiliser une trentaine de mètres plus loin, dans un nuage ocre, et se coucha de lui-même pour permettre à sa passagère de descendre. Elle recouvra son équilibre au bout de quelques pas vacillants sur le sable. Après la fraîcheur relative du défilé, la chaleur qui régnait sur l’orée du Warli lui parut torride. Une odeur âpre se dégageait des deux drasars, d’amples mouvements agitaient leurs flancs luisants de transpiration, des flocons de bave s’échappaient de leurs naseaux. Ynolde se dirigea vers Duhog qui s’étirait un peu plus loin. « Pourquoi cette halte ? — Pour préparer notre traversée. — Les drasars n’avaient pourtant pas l’air de vouloir s’arrêter… — La peur des orgonnes. Elle peut les faire courir jusqu’à ce qu’ils tombent raides morts. — Elles sont si terribles que ça, ces orgonnes ? — Si elles décident de s’abattre sur nous, nous aurons toutes les chances de finir en petits tas d’os. — Elles ne sont pas toujours décidées ? — On ne sait jamais quand elles vont attaquer. Elles peuvent rester des mois et des mois sans se manifester, et puis, un beau jour, elles fondent sur tout ce qui bouge. Elles ont tué plusieurs soldats de ma connaissance. Leurs becs sont si puissants qu’ils parviennent à transpercer les blindages des véhicules militaires. — Charmantes bêtes ! Apparemment, nous ne les intéressons pas. Elles n’ont pas bougé pendant la traversée du défilé. » Duhog palpa l’une des cicatrices de son cou, qui avait pris une teinte violacée. « La chaleur, murmura-t-il. Elle réveille mes vieilles plaies. Les orgonnes observent avant d’attaquer. Tant que nous ne serons pas arrivés à Trilgor, nous ne serons pas tranquilles. Je pourrais en arrêter quelques-unes avec mon défat et mes sorsenns, mais elles se déplacent en nuées. — Raison de plus pour nous dépêcher. » Duhog lui tendit une gourde métallique. « Buvez. Nous ne nous arrêterons plus. Nous risquons d’être pris dans une tempête et vous devrez vous couvrir le visage avec ça. » Il déploya deux voiles de gaze munis de fixations élastiques. « Je comprends que votre gouvernement ait déplacé le centre de tir, dit-elle en essuyant à l’aide de sa manche le goulot de la gourde. C’était un vrai parcours du combattant pour y accéder. » Il la fixa d’un air ironique. Une poussière grise recouvrait son masque rigide. « Plutôt bien indiqué pour des soldats, non ? » Elle but une gorgée d’une eau déjà tiède au goût prononcé de chlore. « Trilgor était l’endroit idéal pour les lancements, poursuivit Duhog. Pratiquement jamais de nuages, une excellente visibilité. Il n’y a pas de meilleur endroit sur Fango pour observer les satellites et les autres systèmes. D’ailleurs, les techniciens de l’armée ne cessent pas de se plaindre du nouveau site. Mais les changements climatiques de ces dernières années et la multiplication des tempêtes ont condamné Trilgor. » Ynolde lui rendit sa gourde et prit en échange le voile filtrant aux mailles serrées. « On ne donne pas à boire aux drasars ? — Ils ne boivent qu’une fois par an. Parfois moins. De même ils ne mangent pratiquement pas. Personne n’a encore compris comment ils peuvent vivre aussi longtemps. Au fait, vous ne m’avez jamais dit votre vrai nom. — Vous ne le connaissez donc pas ? — J’aimerais que vous me le disiez vous-même. — Appelez-moi Ynolde. » Il but une petite gorgée d’eau au goulot de la gourde et passa la pointe de sa langue sur ses lèvres. « Allons-y, sœur Ynolde. Et n’oubliez pas de mettre votre masque. — Encore une question : la navette que nous devons prendre, comment est-elle arrivée à Trilgor ? — Ceux qui nous attendent en ont fabriqué une avec les restes récupérés sur le site. » Il ponctua ses propos d’un sourire mi-navré, mi-provocant. « Rien ne garantit qu’elle nous amènera là-haut, n’est-ce pas ? — Nous ne le saurons que si nous l’utilisons. — Qu’est-ce qui vous oblige à m’accompagner ? — Ceux qui m’en ont donné l’ordre. — Et comme vous êtes un bon soldat, vous obéissez… » Un vent violent et chaud s’était levé, qui poussait devant lui des rouleaux de poussière. Duhog se détourna et se dirigea d’un pas décidé vers son drasar. « On peut dire ça comme ça », ajouta-t-il avant d’enfiler le voile de gaze par-dessus son masque rigide. Ynolde ne voyait pas à plus de trois pas devant elle. Par instants elle devinait la masse sombre du drasar de Duhog qui galopait aux côtés du sien, parfois elle le perdait de vue. La gaze protectrice l’empêchait de respirer à son aise. Elle était reconnaissante à son compagnon de lui avoir procuré des vêtements matelassés. Les grains de sable projetés par les rafales lui auraient cinglé la peau sans l’étoffe épaisse qui l’enveloppait de la tête aux pieds. Les drasars n’avaient pas modifié leur allure en plongeant dans la tempête de sable, esquivant au dernier moment les dunes ou les excroissances rocheuses qui surgissaient devant eux comme des spectres. Ynolde se demandait si la tempête n’allait pas l’égarer à jamais dans le désert. Elle dépendait entièrement de l’instinct de sa monture, qui évoluait dans un environnement familier. Le dresseur avait affirmé que ses drasars, ayant accompli le trajet à plusieurs reprises, pouvaient désormais le parcourir les yeux fermés, même s’il leur fallait effectuer un large détour pour éviter les zones meubles. Ils savaient mieux que les hommes prévenir les dangers du Warli, pas seulement les sables mouvants, mais aussi les brusques déchirures du sol et les tornades à la puissance dévastatrice. Les implants vitaux labouraient le cerveau d’Ynolde de vibrations douloureuses. Elle avait l’impression qu’à chaque foulée, à chaque bond, son drasar allait s’écraser sur une paroi rocheuse ou s’abîmer dans une faille. Elle ne voyait pratiquement plus rien entre les mailles de la gaze. Des grains de sable s’infiltraient dans ses narines, dans sa bouche, dans les interstices de son blouson. Cela faisait un bon moment qu’elle n’avait pas aperçu la masse sombre et rassurante de la monture de Duhog. La tourmente s’apaisa peu à peu, le vent faiblit, le sable perdit de sa densité, des rayons d’Alpha du Bras se glissèrent entre les trouées et s’étalèrent en flaques étincelantes sur les fines nappes de poussière. Le drasar continua de galoper jusqu’à ce qu’il eût gagné une zone entièrement dégagée et offerte à la chaleur écrasante de l’étoile. Les dunes, plus basses et serrées, formaient un somptueux camaïeu allant de l’orangé au rouge vif. Ynolde se débarrassa enfin de son voile de gaze et inhala sans retenue l’air brûlant. Elle tenta de repérer la monture de Duhog dans les environs. Elle entrevit, dans le lointain, des points noirs mouvants qui formaient comme un vortex au-dessus du moutonnement rouille. Elle perçut des cris aigus. Des orgonnes, comme le confirmaient les réactions apeurées de sa monture. Elle tira sur un côté des rênes pour contraindre le drasar à foncer en direction de la nuée. Poussant un grognement de protestation, il renâcla et ralentit l’allure. Elle l’obligea à accélérer en lui frappant l’échine à coups de talon. Les vagues projetées par ses implants vitaux étaient de plus en plus virulentes et la chaleur de son cakra proche de la brûlure. Le drasar franchit en quelques foulées la pente d’une dune. Ynolde distinguait maintenant les orgonnes à l’impressionnante envergure, au bec recourbé, aux yeux couleur sanguine, aux ailes membraneuses, couvertes d’écaillés brunes sur l’abdomen et la tête et d’excroissances effilées sur le reste du corps. Du haut de la dune, elle les vit piquer sur une carcasse ensanglantée et la dépecer à tour de rôle de leurs serres puissantes. Un drasar. Il ne restait déjà plus du cadavre que la moitié de la tête et des lambeaux de peau et de chair sur les côtes. Une vingtaine de mètres plus loin, d’autres orgonnes piaillantes s’en prenaient à Duhog Kartlin qui, étendu sur le sable, tentait de les disperser à l’aide de son défatome. Il avait réussi à les contenir pour l’instant. Frappées par les ondes décréatrices d’atomes, plusieurs d’entre elles avaient soudain disparu, comme happées par une bouche céleste invisible. Le drasar d’Ynolde regimba, mais, d’une nouvelle série de coups de talon sur l’échine, elle le contraignit à dévaler la dune. Tout en s’agrippant de la main gauche à la barre du garde-corps, elle plongea la droite dans le cakra. Elle serra les dents pour surmonter la sensation de brûlure puis tira le disque de feu de son étui de sangue. Le défat de Duhog cessa de cracher ses ondes. Réservoir vide. Les orgonnes le harcelèrent à tour de rôle jusqu’à ce qu’elles se rendent compte qu’elles ne couraient plus aucun risque. Elles se ruèrent sur lui pour la curée. Un cercle flamboyant fondit sur la plus agressive d’entre elles et la faucha en plein vol. Elle tomba à quelques pas de Duhog et fut agitée de spasmes avant de s’immobiliser définitivement. Ynolde garda le cakra pointé sur la nuée. Un deuxième cercle, plus large que le précédent, atteignit trois orgonnes d’un coup. Le feu se sépara en trois pour dévorer l’énergie vitale de chacune d’elles. Elles dégringolèrent l’une après l’autre et roulèrent à leur tour sur le sable. Le reste de la nuée reprit de l’altitude et, dans un concert de hurlements à la fois agressifs et plaintifs, se maintint à bonne distance de la proie convoitée. Parvenue à hauteur de Duhog, Ynolde tira violemment sur les rênes. Le drasar s’immobilisa et se coucha sur le flanc malgré la terreur qui lui retroussait les naseaux. Elle sauta à terre tout en gardant le cakra pointé vers les formes noires bruissantes qui tournoyaient au-dessus d’eux. Duhog se releva, couvert de poussière. La peur avait assombri ses yeux gris. « J’ai bien cru que c’était la fin, souffla-t-il d’une voix fissurée. Ces saloperies m’ont attaqué au sortir de la tempête. Mon drasar s’est emballé jusqu’à ce qu’il s’effondre entre ces dunes. Mort de peur. Sans votre intervention, j’aurais subi le même sort que lui. Vos cercles de feu ont eu plus d’effet sur les orgonnes que mes ondes. Le problème des ondes, c’est qu’on ne les voit pas. Tandis que votre feu… » Toujours aux prises avec la sensation de brûlure, Ynolde resta concentrée sur les mouvements des prédatrices. « Elles vont bientôt foutre le camp », ajouta Duhog. Comme pour illustrer ses paroles, les orgonnes s’éloignèrent en semant derrière elles des cris de dépit. « Elles ne reviendront pas ? demanda Ynolde. — Elles sont lentes à la détente, comme tous les animaux primitifs. Elles mettront sans doute des mois à oublier le traumatisme engendré par vos cercles de feu. Des mois avant de s’en prendre à d’autres êtres vivants. » Il s’approcha des corps inertes des quatre orgonnes fauchées par les cercles de feu, en retourna une du pied et l’examina. « Belle bête. Au moins un mètre cinquante d’envergure. Il ne reste pas grand-chose de sa tête. On dirait que votre feu lui a bouffé le cerveau. Vous savez que leurs épies sont vénéneux ? Une arme vraiment redoutable, hein ? Heureusement que jamais personne n’a réussi à les apprivoiser. » Il essayait d’évacuer sa frayeur par les mots, trahi par son débit anormalement précipité. Ynolde attendit que les orgonnes aient déserté le ciel pour remiser son cakra dans son étui. Elle fut à la fois étonnée et soulagée de retrouver sa main intacte. « En tout cas, je vous remercie pour ce que vous avez fait, reprit Duhog. — Je n’ai fait que vous rendre la monnaie de votre pièce. Sans vous, l’homme nu m’aurait massacrée. — Peut-être, mais la plupart de ceux que je connais auraient passé leur chemin. » Il refusa de partager le siège avec Ynolde, disant qu’il ne serait confortable ni pour l’un ni pour l’autre. Il s’installa à califourchon derrière les oreilles du drasar et s’agrippa à sa crinière lorsque l’animal se lança au grand galop. « On arrive. » Duhog désignait un dôme qui aurait pu se confondre avec les dunes sans les scintillements qui parsemaient sa surface grise. La fin du trajet s’était déroulée sans incident. Les orgonnes ne s’étaient pas manifestées, ainsi que l’avait prédit Duhog. Le drasar avait galopé sans marquer le moindre signe de fatigue à travers l’océan monotone de dunes rougeâtres. Les rayons d’Alpha avaient transformé le Warli en véritable four. Ynolde transpirait abondamment sous ses vêtements épais, un inconvénient mineur en regard des tempêtes de sable et des orgonnes. Elle n’était pas fâchée d’arriver, de détendre ses jambes, de marcher sur un sol enfin stable. Ses implants vitaux continuaient d’émettre des vibrations irritantes et son cakra de dispenser une forte chaleur. Duhog, qui s’était emparé des rênes, arrêta le drasar à deux cents mètres environ du dôme. « On fera le reste à pied. — Pourquoi ? — Il est toujours préférable d’arriver sans prévenir. — Vous n’avez donc pas confiance dans vos amis ? » Il cracha un petit rire aigu. « La confiance est un luxe dangereux pour un soldat. » Il caressa le chanfrein du drasar avant de lui donner une tape sur le flanc. L’animal se lança au grand galop sur le chemin du retour en abandonnant derrière lui un épais sillage de poussière. « Les orgonnes lui ficheront la paix. Il dormira ce soir dans son box du Déjazer. » Ils franchirent la courte distance qui les séparait du dôme. Leurs chaussures crissaient sur le sable surchauffé. Les sifflements du vent ne troublaient pas le silence posé sur les lieux comme un joug. « Vous êtes sûr qu’il y a du monde ? — Il y avait du monde, de ça je suis certain, répondit Duhog à voix basse. J’ai eu un échange avec mon correspondant la nuit dernière. Reste à savoir s’il est toujours là. Et toujours vivant. » Ils firent une première fois le tour du dôme, d’un diamètre approximatif d’un kilomètre. Ils ne trouvèrent pas d’ouverture. Duhog tenta à plusieurs reprises de contacter son correspondant à l’aide de son biophone, sans succès. « Qu’est-ce qu’il fout ? » Alpha entamait sa course descendante, parant le ciel de stries et de figures céruléennes, mauves et vertes. La chaleur était tombée d’un seul coup, le vent répandait une fraîcheur annonciatrice d’une froidure mordante. « Ça marche comment, votre système de communication ? demanda Ynolde. — Le biophone ? Une puce en ADN de synthèse branchée directement sur le cerveau et reliée aux cordes vocales. Je pense fortement au correspondant que je souhaite joindre, et la puce se charge de l’appel. La voix de mon correspondant résonne directement dans ma tête. Moi, il me suffit de murmurer ce que j’ai à lui dire pour qu’il m’entende. — Vous ne pouvez jamais être tranquille avec un truc pareil dans le crâne ! » Duhog posa un regard douloureux, presque tragique, sur son interlocutrice. « La tranquillité est aussi un luxe pour un soldat. » Son correspondant se manifesta au moment où les dunes environnantes se changeaient en ombres noires figées. Ynolde se ressentait du froid, de la fatigue et de la faim. « Ça fait un moment qu’on est arrivés, marmonna Duhog. Pourquoi tu n’as pas répondu ?… D’accord. » Quelques instants plus tard, une porte coulissait sur le flanc du dôme en vomissant un flot de lumière vive. Quelqu’un les attendait dans le couloir. Un homme d’une quarantaine d’années, cheveux courts et clairs, yeux perçants surmontés de sourcils broussailleux, veste et pantalon bleu nuit. « Désolé de t’avoir fait attendre, Duhog, j’étais tellement pris par cette satanée navette que j’ai pas entendu tes appels. — Tu savais pourtant qu’on devait arriver dans l’après-midi, Umik. » L’homme écarta les bras et les laissa retomber brusquement le long de ses cuisses. « On n’a pas vu le temps passer. Mais on n’a pas travaillé en vain : la navette sera prête demain. Pas d’ennuis dans le Warli ? — Tempête de sable et attaque des orgonnes, la routine. — Au lieu de te plaindre, tu ferais mieux de me présenter la charmante jeune femme qui t’accompagne. — Elle s’appelle Ynolde. » L’homme s’inclina, la main sur le cœur. « Enchanté. Je suis Umik Feder, le technicien qui essaie désespérément de vous fabriquer une navette spatiale. » Ynolde s’avança d’un pas, le crâne traversé de frémissements désagréables. « Soyez-en remercié, monsieur. — Je ne savais pas que le Panca comptait dans ses rangs d’aussi jolis membres. — Le même pourcentage, je pense, que les mufles dans les rangs des hommes. » Un sourire froid affleura les lèvres d’Umik. « Je ne voulais pas vous offenser, seulement rendre hommage à votre beauté. — Nous ne sommes pas des drasars, nous mourons de faim et de soif, lança Duhog d’un ton rude. — Le dîner vous attend. » Les préparateurs de la navette n’étaient que cinq là où, selon Umik, il aurait fallu deux ou trois cents personnes. Deux d’entre eux étaient d’anciens techniciens de l’armée qui coulaient une retraite paisible avant d’être sollicités par Umik. Les deux autres, un couple, avaient longtemps travaillé pour la compagnie des navettes aériennes qui faisaient la liaison entre Redondo et les îles du Nord. La femme, grande et maigre, était renfrognée, presque revêche, tandis que son mari, petit homme aux yeux immenses et aux cheveux fous, se montrait volubile et facétieux. Ils avaient investi le centre de tir abandonné un mois après le décollage du vaisseau de la compagnie du Bras de l’astroport de Phaïstos. « Vous saviez donc que j’étais à bord de ce vaisseau ? s’étonna Ynolde. Et que j’avais l’intention de prendre les tunnels d’énergie noire ? — Nous sommes mieux renseignés que la police phaïstine, fit Umik avec un petit sourire de satisfaction. Et même mieux que la Capelle ! Nous savions que vous veniez sur Fango et que la seule raison de votre présence sur notre planète était la proximité des tunnels d’énergie noire. » Ils avaient entrepris la reconstitution d’une navette spatiale en récupérant les pièces dans l’atelier de réparation et en utilisant la carcasse d’un ancien appareil abandonné. Ils avaient dû surmonter un grand nombre de difficultés. Ils avaient perdu du temps à réparer les robots abandonnés par l’armée et indispensables, par la précision infaillible de leur travail, dans l’assemblage des pièces miniaturisées. Il leur avait ensuite fallu trouver le carburant nécessaire au décollage jusqu’à ce que les rayons de l’étoile Alpha prennent le relais en alimentant les batteries stellaires. C’était Maniwa, la femme maigre et revêche, qui avait trouvé la solution en étudiant les plans du centre et en soupçonnant l’existence d’une cuve de secours enterrée à quelques dizaines de mètres du dôme. En outre, comme ils ne disposaient pas de simulateur ni ne pouvaient effectuer un tir d’essai, ils devaient se fonder sur leurs seuls calculs, qu’ils croisaient et vérifiaient sans cesse pour réduire au minimum la part aléatoire du vol. « Nous estimons la navette prête et prévoyons de la lancer demain en début d’après-midi, conclut Umik. — Que savez-vous exactement de moi ? leur demanda Ynolde. Que savez-vous de la Fraternité du Panca ? » La nourriture, bien qu’à base de conserves et insipide, l’avait régénérée. Ils avaient pris leur repas dans l’un des bureaux qui surplombaient l’immense aire circulaire nue au centre de laquelle se dressait la navette, un engin de couleur blanche et de forme ovoïde posé sur son socle de projection. Le centre sonnait le creux, les voix se suspendaient un long moment dans le silence, une obscurité dense, indéchiffrable, se déployait entre les rares sources lumineuses. « Pas grand-chose, répondit Maniwa. On nous a annoncé votre venue, et nous sommes persuadés que la Fraternité agit pour le bien des peuples humains. — Le Panca reste pour nous mystérieux, renchérit Aider, son mari. Alors nous nous sommes intéressés à ses ennemis. Nous n’aimons pas les adeptes de Sât, ni la faction des officiers qui se sont alliés avec les hommes nus. De vous, nous savons seulement que vous devez vous rendre dans le système de Tau du Kolpter pour rejoindre un de vos frères, et que cette rencontre est capitale pour l’avenir des espèces vivantes. — Notre démarche ne paraîtrait sûrement pas… scientifique à la plupart de nos confrères, dit Olg Harwitt, l’un des deux anciens techniciens militaires, un homme au crâne entièrement chauve, aux yeux globuleux et aux larges épaules. Nous ne disposons de rien d’autre que notre conviction personnelle. Autant dire nos croyances. — Bah, l’intuition est à l’origine de toutes les découvertes scientifiques, intervint El Plazil, le deuxième technicien, à la peau presque noire, au sourire éclatant et aux cheveux ondulés (il rappelait à Ynolde son premier amant guinœn). Et puisque la pensée est source de toute aventure humaine, autant lui reconnaître son importance. L’objectivité est une pure chimère. — Un prêtre de Sât tiendrait le même genre de discours, objecta Umik. La pensée est également source de la plupart des maux. — Sur quoi d’autre pouvons-nous nous fonder pour établir nos jugements, pour opérer nos choix ? » Bien qu’il n’eût pas élevé la voix, le ton d’El Plazil était devenu incisif. « Tout choix repose sur un conditionnement préalable. Les adeptes de Sât sont conditionnés pour penser d’une certaine façon, nous le sommes pour penser d’une autre manière. Nous n’avons pas choisi de soutenir le Panca en toute connaissance de cause, mais seulement pour nous conformer à notre système de pensée. Par conviction, selon le mot d’Olg. Les prêtres de Sât aussi sont persuadés d’agir pour le bien. — La différence, c’est qu’eux sont dans l’erreur ! » s’exclama Aider. Un éclat de rire général salua ses propos. Ils trinquèrent à la réussite du tir, entrechoquant leurs verres emplis d’un alcool blanc qui tira des larmes à Ynolde. Elle regretta d’en avoir bu lorsque ses implants émirent à nouveau des vibrations inquiétantes. Maniwa la conduisit dans une chambre minuscule meublée d’un petit lit et d’une chaise. Elle tombait de sommeil, au point qu’elle n’eut pas le courage de prendre la douche à laquelle elle avait aspiré une grande partie de la journée. Elle referma la porte de la chambre, se laissa choir tout habillée sur le lit, s’endormit presque aussitôt malgré la sensation d’alerte qui s’était déclenchée dans un recoin de son cerveau. Malgré la chaleur excessive de son cakra. CHAPITRE XII Dragos nocturnes : selon une légende répandue dans la cité de Dekaville et dans les régions bordant les trois premières mers de Devaka, le drago nocturne, ou drago de nuit, est un animal fabuleux qui vit dans les profondeurs des abysses et ne se montre pratiquement jamais à la surface. Il apparaît dans les mythes fondateurs devaki : dans le chant premier des Endelbor, il est dit que le plus jeune des Endelbor croisa un drago nocturne au large de la troisième mer et fut pris le lendemain de fortes fièvres dont il mourut. Certains chasseurs et marins prétendent avoir aperçu des dragos de nuit au cours de leur navigation, mais la réputation de menteurs des gens de mer interdit d’accorder le moindre crédit à leurs allégations. La seule expédition éthologique qui ait tenté de recenser et d’étudier les animaux marins de la planète Devaka n’a fait aucune allusion à l’existence des dragos nocturnes. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des animaux légendaires. CARNETS DE KOLDEL, DITE LA FÉE DES DRAGOS LA PREMIÈRE FOIS que j’ai vu Silf, j’ai été saisie par la profondeur de son regard. Il ne ressemblait pas aux brutes que j’avais l’habitude de fréquenter, les Tsingar et autres dragonniers, aussi épais de corps qu’étroits d’esprit. Plus mince que les hommes de Devaka, presque fluet, il se déplaçait avec une légèreté que je n’avais observée chez personne avant lui. Je peux dire de lui que son allure était plus gracieuse, plus féminine, que la plupart des femmes devaki. Son calme, également, me fascinait. Il traversait les événements avec un détachement souverain. Rien ne semblait l’affecter et, pourtant, je devinais qu’il poursuivait un but dont rien ni personne ne pourrait le détourner. Il affirmait s’être embarqué dans cette expédition parce qu’il avait un besoin urgent d’argent, mais la richesse n’intéresse pas les hommes comme lui, et je me promettais de lui extorquer les véritables raisons de sa présence sur le glipeur de Tsinglé. J’ai beau porter une combinaison en peau de drago et jurer comme le dernier des harponneurs, je sais encore me servir de mes arguments de femme. Mais il n’est guère facile de se ménager un recoin d’intimité sur une embarcation de quinze mètres de long et de deux mètres cinquante de large. Ni de jouer les séductrices avec cette eau saumâtre qui vous crevasse les lèvres et vous poisse les cheveux, et, pour parfum, les effluves du carré – un mélange répugnant d’huile de drago et d’odeurs d’hommes qui ne se lavent qu’une ou deux fois l’an. La mer des Dragos me procurait toujours les mêmes sensations d’ivresse et d’effroi. J’aimais me promener sur sa gigantesque échine agitée de soubresauts rageurs et blêmes. Les vagues grises glaciales submergeaient régulièrement la proue du glipeur. J’étais réfugiée en compagnie des trois hommes dans le carré et me servais de la gouverne intérieure pour me diriger entre les masses liquides ourlées d’écume. L’eau éclaboussait par moments les parois vitrées de l’abri et rendait la visibilité quasiment nulle. « Hé, Koldel, faut sortir au plus vite de ce grain ! a hurlé Tsingar. — Ouais, avec un tout petit peu de chance, on tombera sur un plus gros ! » a ricané Olmar. Toujours le mot pour rire, Olmar. Je n’ai jamais apprécié sa relation avec les femmes, encore moins avec sa dernière épouse, achetée comme un vulgaire animal domestique à ses parents, mais je reconnais que c’était un fameux trompe-la-mort. Après une traversée sans histoire de la Versale, du continent Karva par le fleuve Sanj et de l’Alcale, la deuxième mer, nous avions contourné la grande barrière de la Dent pour nous lancer sur la troisième mer, la mer des Dragos. Nous nous dirigions à présent vers l’île des Os, l’endroit où se rassemblaient les dragons d’eau pendant une période qui allait de deux à quatre mois planétaires. J’épiais Silf à la dérobée tout en pilotant le glipeur. Il contemplait avec inquiétude les vagues qui nous ballottaient comme des branches d’algues. Je ne connaissais pas grand-chose de son passé, mais j’aurais parié qu’il n’avait jamais embarqué à bord d’un quelconque navire. C’était un terrien, un homme qui avait besoin de sentir un sol ferme sous ses pieds. Olmar lui avait demandé s’il savait se débrouiller dans l’eau, il avait répondu qu’il avait appris à nager dans un lac du massif montagneux où il avait passé son enfance. « Ça t’servira pas à grand-chose si tu tombes dans la mer des Dragos, avait conclu Olmar en riant de toutes ses dents restantes. La température de l’eau, les vagues et les bestioles ne te laisseraient aucune chance. » Nous n’avons pas croisé d’autre expédition. Tsingar était toujours le premier arrivé dans les parages de l’île des Os. Il pensait que les dragos étaient plus nombreux au début de la saison, et les faits lui donnaient raison. La plupart des autres dragonniers estimaient, eux, que les dragons d’eau étaient plus faciles à capturer en fin de saison, quand ils avaient dilapidé une bonne partie de leur vigueur dans leurs ébats amoureux. Le choix de Tsingar était plus fructueux mais plus risqué. Il fallait avoir le cœur bien accroché – les hommes parlent plutôt d’une autre partie du corps, typiquement masculine et située plus bas – pour affronter les redoutables monstres au moment où ils affluaient de toutes les mers de Devaka, bourrés d’agressivité, prêts à défier les autres mâles pour conquérir les femelles de leur choix. C’était ma quatrième expédition avec Tsinglé. Je m’étais juré à chaque fois de ne plus jamais faire partie de son équipage, mais les émotions que j’avais ressenties étaient tellement puissantes et fascinantes que, lorsqu’il m’avait proposé de repartir, je n’avais pas pu résister. La vie à Dekaville me paraissait morne, terne. Grâce à l’argent que j’avais gagné, j’avais acheté un appartement dans le quartier de la Première Assemblée, le coin des artistes de Dekaville, j’avais essayé une bonne partie des hallucinogènes végétaux en provenance de Lakma, je m’étais offert un voyage par pliure quantique dans le système de Phi du Danzor, je m’étais procuré un andro dernier cri qui assouvissait mes moindres désirs, mais rien, rien n’avait surpassé les sensations qui m’avaient chavirée sur la troisième mer. Ces poussées démentes d’adrénaline au moment où le glipeur frôle les gueules et les flancs écailleux. Cette tension phénoménale quand le harpon se fiche dans la peau d’un drago et que celui-ci commence à se débattre furieusement, manquant à chaque contorsion, à chaque coup de queue, de renverser la frêle embarcation, crachant des jets de fumée noire par les évents répartis autour de son immense gueule (les dragos touchés sont parfois si puissants, si dangereux, que Tsingar et son assistant se résignent à les laisser filer en tranchant le filin du harpon). Ce sentiment de triomphe et de repentir quand l’animal, enfin vaincu, cesse de s’agiter et qu’on le hisse sur le pont. Longs en moyenne de neuf à dix mètres, douze mètres pour les plus grands, de la gueule à l’extrémité de la queue, il faut immédiatement les éventrer et les écorcher pour récupérer leur peau, le trophée le plus précieux, leur chaudière, l’organe rempli d’une substance épaisse et brûlante appelée la poix ou l’huile, les six ou sept cornes du haut de leur crâne, prisées pour leurs vertus aphrodisiaques, et quelques morceaux mineurs comme les cartilages et les cheminées, les tubes indestructibles qui partent des chaudières et leur permettent de cracher cette fumée brûlante dont ils se servent pour effrayer ou blesser leurs adversaires. Cette sérénité lorsque, une fois la carcasse dépouillée et rejetée à la mer (l’occasion de vérifier que les dragos ne dédaignent pas le cannibalisme), l’équipage rassemblé autour d’un repas savoure le travail accompli sans qu’un mot ne soit échangé. Oui, j’ai replongé bien que je sois consciente de participer à l’un des massacres les plus tragiques de l’histoire de Devaka. Les dragos sont indispensables à l’équilibre écologique de la planète, j’en suis convaincue. Sans eux, je pense que les acqueules ne suffiront pas à empêcher les terres d’être entièrement submergées. Ma mauvaise conscience m’a poussée à rencontrer des spécialistes écologiques et à tenter d’alerter les responsables politiques, mais ces derniers m’ont écoutée d’une oreille distraite – et légèrement méprisante. Pour eux, les dragons d’eau ne sont que des monstres d’un autre âge semant la terreur dans l’esprit des enfants et empêchant la civilisation de s’étendre au-delà de la septième mer. Le Gouvernement considère leur chasse comme un art traditionnel devaki, au même titre que la mode et la cuisine, et n’envisage pas de l’interdire, d’autant moins que les couturiers se sont emparés de leurs peaux et de leurs cartilages pour en faire des vêtements et des accessoires de luxe très prisés. Je me suis engagée dans l’équipage de Tsinglé avec la rage au ventre et des frissons sur le corps. Je n’attends plus rien des êtres humains. Je suis même de celles qui les poussent dans l’abîme. Perdue pour perdue, autant jouir de chaque seconde du temps qui m’est imparti. Et la chasse aux dragos est pour moi la plus belle, la plus grande des jouissances. La tempête nous a secoués pendant un jour et une nuit. J’ai cru à maintes reprises que le glipeur, parfois pris en travers par des lames puissantes, allait se renverser et couler comme une pierre. Concentrée sur le pilotage, je m’efforçais de choisir les passages les plus dégagés, de passer de creux en creux en évitant autant que possible les affaissements des vagues. Même tourmentée, la mer, les mers devrais-je dire, ouvre ses chemins secrets au navigateur qui sait l’observer. Il convient seulement de garder la tête froide, et le calme de Silf, qui restait debout au milieu du carré sans s’accrocher aux poignées de sécurité tombées du plafond, m’aidait à conserver le mien. Il compensait les déséquilibres engendrés par la gîte du glipeur en transférant instantanément le centre de gravité de son corps. Les chasseurs d’expérience que sont Tsingar et Olmar semblaient nettement moins à l’aise que lui sur ce plancher fuyant qu’ils avaient l’habitude de fouler. Moi-même, je m’agrippais par instants aux différentes excroissances qui entourent le gouvernail intérieur. « Hé, Silf, t’as donc de la colle sur les chaussures ? » a vociféré le harponneur. Silf a paru surpris par la question. Garder son équilibre en toutes circonstances était pour lui aussi naturel que respirer. Je me suis demandé s’il avait suivi une formation particulière ou si tous les habitants de Jnandir avaient les mêmes aptitudes. « Grands dieux, on verra donc jamais la fin de cette foutue tempête ? a grommelé Tsinglé. — Me semble qu’elle diminue, a crié Olmar. Les vagues sont moins hautes. — Moi, j’vois toujours pas de différence ! — T’as vraiment pas l’œil marin, Tsinglé. » Moi non plus, bien que mon regard fût sans cesse rivé sur les vagues, je ne voyais pas la différence. Le harponneur avait raison : j’ai entrevu un éclair de ciel au milieu du chaos sombre qui semblait tout droit surgi des enfers. Il me semble que les tempêtes sont chaque année plus fréquentes et véhémentes. Les enfers ne sont pas enfouis dans les profondeurs abyssales, contrairement à ce qu’affirment les deux religions dominantes de Devaka, ils sont installés sur notre monde, et ce sont les êtres humains qui leur ont ouvert les portes. Nous sommes enfin sortis de la tempête. Nous avons même aperçu, au centre du pan de ciel dégagé, le disque d’or pâle de Mu Horakl dont les rayons tombaient sur les vagues comme les colonnes affaissées d’un temple. La mer, désormais étale, s’est teintée d’un bleu profond dont elle ne se pare qu’en de très rares occasions. « Drago ! » Tsingar n’avait peut-être pas l’œil marin, selon l’expression d’Olmar, mais je n’en connaissais pas de meilleur pour repérer les dragons d’eau. Il se tenait à la poupe et, de son bras tendu, indiquait un sillon qui se différenciait à peine des risées. J’ai mis le glipeur sur le PRA – pilotage ralenti automatique – et j’ai rejoint les trois hommes à l’arrière. « Putain, Tsinglé, j’l’aurais jamais vu, moi, celui-là ! » s’est exclamé Olmar. Le harponneur vouait une admiration sincère à Tsingar, et c’était sans aucun doute le fondement de leur fructueuse association. Sans la vénération et la confiance qu’elle engendre, les équipiers ne restent pas plus d’une ou deux saisons avec leur dragonnier. Olmar et Tsingar, eux, chassaient ensemble depuis plus de trente années devaki, une longévité exceptionnelle. « Tu vois le bout de ses cornes, Silf ? » a demandé le harponneur. Silf a acquiescé d’un mouvement de tête. Des extrémités pointues et claires apparaissaient entre les ondulations, abandonnant derrière elles de petits remous vite absorbés par les flots. Une ombre mouvante se devinait sous la surface bleutée : le corps allongé du drago. « Une fichue belle bête ! a dit Olmar. On le suit, Tsinglé ? — Laissons-le poursuivre sa route. Si on le rate, il donnera l’alerte aux autres. On le retrouvera à l’île des Os. » Je me suis approchée de Silf et j’ai frôlé sa main droite de ma main gauche. Il n’a pas réagi. « Il y a des animaux de ce genre chez toi ? » Ma question était stupide, mais je n’en avais pas trouvé d’autre pour engager la conversation. « Pas à ma connaissance, a-t-il répondu. — Pourquoi es-tu parti de Jnandir ? Besoin de voir du pays ? » Il m’a fixée comme s’il voulait traverser mes yeux et contempler mon âme nue. « On ne sait pas toujours pourquoi on fait les choses, on les fait, c’est tout. — On sait en tout cas pourquoi tu participes à cette chasse : le fric. — Ce n’est pas ton cas, n’est-ce pas ? » J’ai marqué un temps, les yeux fixés sur les évolutions du drago qui s’éloignait peu à peu du glipeur. « Le fric compte, bien sûr, on en a tous besoin pour vivre, mais il ne suffit pas. Et toi, c’est vraiment ta seule motivation ? » Il a gardé le silence. Son mutisme était un aveu. Je suis revenue à la charge. « Donc il y a autre chose… — Quel intérêt pour toi de l’apprendre ? » Je ne pouvais pas avouer, pas encore, que j’avais une envie folle de m’aventurer sur son monde. « Juste faire ta connaissance, Silf. — À quoi ça servirait ? Je suis seulement de passage. » Le drago n’était plus qu’un rêve qui s’évanouissait dans le bleu sombre de la mer. Le vent tirait de nouveau un voile de nuages bas et noirs sur Mu Horakl. « Au moins, on aura vu un drago et un bout de ciel aujourd’hui, a soupiré Olmar. La saison s’annonce bien. » Le destin en avait décidé autrement, mais les hommes, si prompts à interpréter les signes, n’ont pas accès au langage secret de l’univers. Je suis repartie vers le poste de pilotage et, avant de traverser le carré, je me suis retournée vers Silf : « Rien ne nous empêche de faire de ton passage un moment agréable. » Il a esquissé un sourire, une réaction que j’ai jugée encourageante. L’île des Os se présente comme une bande de terre voilée de brume et hérissée de rochers noirs tourmentés, inlassablement sculptés par le vent, les pluies et l’eau de mer. Un coin vraiment pas engageant. J’ai reconnu la crique où nous avions l’habitude d’aborder. L’étrave a crissé sur le lit de galets, nous avons sauté à terre et tiré le glipeur sur le sable noir de la grève. Nous avions aperçu les panaches de fumée de deux ou trois dragos dans les environs, mais Tsingar n’a pas voulu changer les habitudes : d’abord une nuit de repos sur la terre ferme avant de passer aux choses sérieuses. Il n’y avait pas d’autre équipage sur l’île. Les dragonniers de Dekaville et des autres continents arriveraient les jours ou les semaines suivants. Certains installeraient des abris de toile qui leur serviraient de camps de base pendant les trois semaines de la chasse tandis que, nous, nous passerions nos nuits sur l’eau, dans l’inconfort du carré, opérationnels de l’aube à la tombée de la nuit. Tsingar ne ménageait pas ses équipages, une inflexibilité qui lui avait valu le surnom de Tsinglé, mais aucun dragonnier n’était aussi efficace que lui, aucun n’était aussi juste que lui, aucun ne payait aussi bien que lui. Après cette nuit de répit, le tourbillon nous happerait jusqu’à ce que la carène du glipeur déborde de peaux, de cartilages, de chaudières et de cornes. Malgré une température fraîche, nous avons sacrifié au rituel du bain. Il nous semblait indispensable de nous immerger dans cette eau glaciale pour lui confier nos espoirs et nous ménager ses faveurs. J’avais entendu dire, dans les bars de Dekaville, que les jeunes dragonniers considéraient cette pratique comme une superstition indigne d’un esprit moderne. Moi, je n’ai jamais hésité à me dévêtir et à me mêler à mes équipiers. Ils n’étaient pas pour moi des hommes à cet instant, de même qu’ils ne me regardaient pas comme une femme, mais des êtres qui partageaient la même eau, respiraient le même air, vivaient les mêmes heures exaltantes. Silf a hésité avant de nous imiter. Il était de ces êtres pudiques qui considèrent la nudité comme une profanation de leur intimité. Mais il a vite compris que, s’il ne nous rejoignait pas, il fissurerait la solidarité du groupe. Il a retiré ses bottes, sa combinaison, et s’est avancé dans les vagues. « Va pas trop loin ! a crié Olmar. Y a peut-être un drago dans le coin qui n’a pas encore dîné. » Je me suis arrangée pour me baigner près de lui, profitant de ces rares instants d’abandon pour me rouler dans son regard. J’ai mis de côté mes complexes, pourtant nombreux et tenaces. J’ai toujours eu des doutes sur mon pouvoir de séduction. J’ai pourtant constaté en plusieurs occasions dans les yeux de certains hommes que je plaisais, mais, avec eux, on ne sait jamais quelle est la part d’intérêt et quelle est la part d’hormones. J’ai trente-deux ans planétaires et, comme la plupart des femmes devaki, une forte charpente probablement déplaisante sur bon nombre de mondes humains. Un cou, des épaules, des hanches larges, des jambes et des bras puissants, une taille peu marquée. Mes meilleurs atouts sont, je pense, mes cheveux, mon visage et ma poitrine. Comme je n’ai pas eu d’enfant, j’ai conservé mes seins de jeune fille. Droits, fermes, ni trop volumineux ni trop menus, ils sont ma seule arrogance, ma seule fierté. Le corps de Silf me plaisait, ses membres longs et fins, son ventre droit, ses hanches étroites, ses muscles déliés, sa peau blanche que mes mains devinaient douce, sa jeunesse également. Dans l’eau, j’avais le plus grand mal à le suivre. Il nageait sans effort apparent, sans à-coups, sans trahir le moindre essoufflement ni la moindre fatigue. J’ai refoulé à deux reprises la tentation de m’accrocher à lui, à la fois pour reprendre ma respiration et me blottir dans ses bras. J’étais en train de devenir folle. Folle de lui. Une voix me chuchotait qu’il partirait bientôt, que j’en serais damnée, que sa disparition laisserait en moi un vide effrayant, mais je n’avais déjà plus la force ni l’envie de me raisonner, je m’abandonnais au courant délicieux et fatal qui me jetait contre lui, je n’avais plus qu’une obsession, m’emplir de lui, jouir de lui, et, pour la première fois de ma vie, ma faim d’un homme reléguait au second plan le vertige de la chasse. « Hé, vous deux, vous allez trop loin ! » a vitupéré Olmar. Debout sur la grève, il essuyait à l’aide d’un bout de tissu sa maigre carcasse habillée de poils blancs sur le torse et les jambes. Tsingar, lui, s’était allongé sur un rocher pour offrir son corps massif aux caresses du vent. « Il faut qu’on retourne », a dit Silf. J’ai acquiescé d’un abaissement des paupières, j’étais trop glacée pour réussir à prononcer le moindre mot. J’ignore encore comment j’ai regagné la terre ferme. Je me plais à penser que Silf m’a aidée, mais, pour être honnête, je n’en suis pas certaine. Je me suis séchée avec le grand drap de bain qui me suivait dans toutes mes expéditions. Je l’ai ensuite proposé à Silf, qui l’a accepté avec un sourire de reconnaissance et s’est à son tour essuyé. Nous avons remis nos combinaisons, nos bottes, puis nous nous sommes installés dans le carré pour dîner et nous coucher à l’abri du froid. Après le repas, je me suis enroulée dans ma couverture et allongée à côté de Silf, dans l’odeur rance d’homme et d’huile de drago. J’ai tenté de lutter contre le sommeil, mais il m’a emportée en quelques secondes et j’ai dormi comme une masse jusqu’au petit matin. C’est Tsingar qui m’a réveillée. Mes deux équipiers étaient déjà debout et le thé d’herbes du Lakma, une boisson revigorante, chauffait sur le réchaud à huile – la poix ou l’huile sécrétée par le drago garde sa chaleur pendant plus d’un an ; très appréciée par les chasseurs et autres voyageurs, elle vaut autant que la peau mais, comme les chaudières en contiennent peu, elle rapporte moins. Je me suis étirée et rendue derrière les rochers pour satisfaire un besoin naturel, poursuivie par la voix éraillée d’Olmar. « J’t’ai jamais vue dormir comme ça, Koldel ! Pas de doute, t’es restée trop longtemps dans ton bain hier soir. — Ferme-la, Olmar, garde ton énergie pour lancer ton harpon ! ai-je rétorqué en m’accroupissant. — Pas de bonne humeur, la pilote ! Bah, ça ira mieux la vessie vide ! » Non, je n’étais pas de bonne humeur. Dans l’aube livide, je jugeais stupides mon attirance pour Silf et mes pauvres initiatives pour le séduire. Je n’éveillais chez lui rien d’autre qu’une indifférence polie. Le ciel était gris et bas, mais il ne pleuvait pas. La mer se hérissait de vagues aux pointes déchiquetées. Tsingar a donné le signal du départ. Les herbes de Lakma m’avaient réveillée et les galettes énergétiques rassasiée. Je sentais de nouveau monter en moi la griserie de la chasse. Nous avons poussé le glipeur à l’eau, j’ai démarré la batterie et mis le cap sur le large. Nous avons vogué environ deux heures avant d’apercevoir notre premier drago. Un couple, plus précisément. Un mâle d’une dizaine de mètres de long et une femelle à la somptueuse robe argentée, nettement plus volumineuse que lui. Il tournait autour d’elle en crachant des panaches de fumée blanche. « Comment on reconnaît les mâles des femelles ? a demandé Silf. — C’est simple, a lancé Olmar. Les femelles, il suffit de les siffler pour qu’elles rappliquent ! » Les éclats de son rire étouffé m’ont horripilée. Parfois je les haïssais, ce vieux radoteur et ses plaisanteries pourries. « Les femelles sont plus grosses et ont la peau plus claire et brillante, a corrigé Tsingar. Quant à la façon dont ils s’y prennent pour se reproduire, mystère. On sait seulement qu’ils sont ovovivipares, que la gestation dure trois mois et que chaque femelle met bas entre trois et cinq petits. — Faut bien ça pour permettre à un seul de survivre, a renchéri le harponneur. Les mâles s’amusent à bouffer les nouveau-nés. Les femelles réussissent toujours à en soustraire un ou deux à leur appétit. — Et leur poix, d’où vient-elle ? » Tsingar a pris le temps d’observer les deux dragons d’eau avant de répondre : « Ils descendent probablement dans les failles volcaniques pour prélever un peu de magma de la planète. Comme les racines des acqueules, d’ailleurs. Mais, évidemment, ce ne sont que des suppositions. Personne n’a jamais pu les observer à de telles profondeurs. » J’ai coupé le moteur et laissé le glipeur s’approcher en dérive des dragos. Tsingar a tendu des gants épais à Silf en lui ordonnant de les enfiler. Olmar a saisi son harpon et a fixé l’extrémité du filin au large arceau métallique vissé dans le rebord de la poupe. Les monstres marins n’ont pas réagi, trop accaparés par leurs jeux pour nous prêter attention. Nous étions maintenant à moins de vingt mètres. J’ai manœuvré le glipeur de manière à ce qu’il se présente par la poupe. Tsingar a soufflé à Silf de se tenir prêt. Ils ne seraient pas trop de deux pour canaliser la colère du monstre. « La femelle ? a demandé Olmar. — Tu sais bien qu’elle vaut plus cher, a répondu Tsingar. — Ouais, mais elle sera deux ou trois fois plus coriace. — On n’est qu’au début de la saison, Olmar, me dis pas que t’es déjà fatigué. — Putain, Tsinglé, tu sais bien que j’aime pas faire de mal à ces dames ! » Olmar a promené son pouce sur la pointe aiguisée de son harpon, munie, à l’intérieur, de quatre crochets qui se déployaient en cercle une fois le fer enfoncé dans la chair de la proie, l’empêchant ainsi de ressortir. Le manche mesurait un mètre soixante, assez lourd pour ne pas dévier de sa trajectoire, assez léger pour être manié aisément. Plus que dix mètres. Le mâle s’est enfin rendu compte de notre présence et s’est immobilisé en crachant des panaches de fumée noire où se devinaient des flammes rougeoyantes furtives. « Il a vraiment pas l’air content, a soufflé Olmar. — T’occupe pas de lui. Il fichera le camp quand la femelle sera touchée. — C’est parti ! » Olmar s’est mis en position, jambe droite fléchie devant lui, jambe gauche tendue derrière, et a armé son bras. Le harpon a jailli de sa main comme un éclair noir et s’est fiché, à l’issue d’une trajectoire courbe sifflante, dans le flanc de la femelle. Aucun cri n’a retenti, mais des panaches de fumée se sont élevés en même temps de tous ses évents. « À nous, Silf ! » Tsingar a saisi le filin et en a tendu un bout à Silf. Ils se sont arc-boutés contre le garde-corps en attendant la réaction de la femelle. La soudaineté et la violence avec lesquelles elle a bondi hors de l’eau ont bien failli les précipiter par-dessus bord. Elle est retombée une dizaine de mètres plus loin dans une fantastique gerbe d’eau. Le travail des équipiers est de tirer sans relâche sur le filin pour enfoncer les crochets dans la chair de l’animal et l’épuiser. Curieusement, le drago ne songe pas à charger l’embarcation d’où a été lancé le harpon. Une fois qu’il est touché, il tente seulement de se débarrasser du fer qui le blesse. Parfois il se contorsionne avec une telle énergie que le harpon finit par s’arracher en emportant un large morceau de chair avec lui. Ou encore le filin se brise, et le monstre et l’arme disparaissent dans les profondeurs marines. Des chasseurs affirment avoir capturé des dragos qui trimballaient sur eux les restes d’un harpon, mais je crois que ça n’est jamais arrivé, que ce sont des vantardises d’ivrogne. Il est probable que les animaux blessés se laissent glisser dans le fond des abysses pour agoniser loin du bruit, loin de la fureur de la surface. La femelle a cédé après une longue résistance. Le mâle, lui, avait disparu depuis longtemps. Tsingar et Silf maintenaient le filin tendu jusqu’à ce qu’elle se torde dans tous les sens et qu’elle finisse par flotter, exténuée, immobile, à trente mètres du glipeur. Elle avait essayé de plonger pour entraîner ses tourmenteurs vers le fond, mais la tension du filin et la douleur qui s’épanouissait aussitôt dans son flanc la ramenaient à chaque fois à la surface. « Elle est à point », a murmuré Tsingar. Ils l’ont peu à peu halée vers le glipeur. Elle vivait encore, comme en témoignaient les fumerolles crachées par ses évents, mais elle n’avait plus la force de se débattre, terrassée par la souffrance. Le moment où les équipiers amènent le drago agonisant est toujours le plus pénible pour moi. Je suis alors visitée par mes vieilles connaissances les remords. Nous, les hommes, venons de porter un nouveau coup à la vie sauvage pour des motifs futiles, presque risibles. Le dragon d’eau n’étant pas un maillon de notre chaîne alimentaire, nous n’avons aucune raison de le persécuter. Nous sommes suffisamment avancés technologiquement pour tisser des étoffes ayant les mêmes propriétés que sa peau, pour concevoir des combustibles qui durent aussi longtemps que sa poix. La femelle est morte quelques minutes après avoir été hissée sur le glipeur, la tête près du carré, la queue dépassant de la poupe et reposant dans la mer. Une fois hors de l’eau, elle s’est révélée dans toute sa splendeur ruisselante, scintillante, et j’ai vu que Silf était agité de sentiments contradictoires en la contemplant. « Sacrée belle prise, hein ? » a gloussé Olmar. D’autant plus belle que le harpon l’avait frappée juste sous sa nageoire latérale, à l’endroit où les écailles sont moins épaisses et plus claires, et que le fer n’avait pas endommagé les parties les plus prisées, l’échine et les flancs. Sa gueule entrouverte laissait apparaître la double rangée de ses dents. Un voile vitreux s’était tiré sur ses yeux ronds et jaunes surmontés d’arcades proéminentes. Tsingar a examiné avec attention les cornes échelonnées sur son front et le haut de son échine. « Elle doit approcher des cent ansTO. » Aussi étrange que cela puisse paraître, il avait un profond respect pour les monstres qu’il chassait depuis près d’un demi-siècle devaki. Il avait appris son métier de dragonnier avec son père, l’accompagnant dans ses expéditions dès qu’il avait été en âge de tenir debout sur le pont d’un glipeur. Je ne l’ai jamais vu maltraiter un animal blessé, contrairement à certains de ses confrères, qui allient la bêtise à la brutalité. Il l’achevait d’un coup précis avec une douceur étonnante pour un homme d’apparence aussi rude. « Cent ans et toutes ses dents ! a ricané Olmar. — Ouais, et tu ferais bien de lui en prendre une ou deux pour combler les trous que t’as dans la bouche ! » Tsingar, Silf et le harponneur ont retourné l’animal. Le dragonnier a plongé le grand coutelas à la lame légèrement courbe en bas de son abdomen et l’a ouvert jusqu’à la gorge. Des filets de sang ont coulé de chaque côté de l’incision, noirs, visqueux. « Reste pas là à regarder, a grommelé Tsingar à l’intention de Silf. Aide-moi plutôt. » Silf s’est muni du couteau à la lame droite et large qu’on lui avait remis avec sa combinaison et ses bottes au début de l’expédition. « Hé, Tsinglé, il a pas l’habitude, il risque de gâcher la marchandise ! a protesté Olmar. — Pour l’instant, c’est toi qui nous gâches l’air, Olmar ! » Silf a imité chacun des gestes de Tsingar, au point qu’on aurait dit son reflet dans un miroir. Il ne leur a pas fallu longtemps pour récupérer la peau splendide du drago, sa chaudière, ses cheminées, ses cartilages et ses cornes, qu’ils ont soigneusement rangés dans la carène. Ils ont ensuite balancé la carcasse dépouillée à la mer, puis, selon la tradition, nous avons bu une gorgée d’aqualate, l’alcool fort et parfumé que les dragonniers sortent dans les grandes occasions. Cette expédition restera dans ma mémoire comme la plus extraordinaire de toutes. Est-ce parce qu’elle a été ma dernière, et que mon esprit et mon corps, même s’ils ne le savaient pas encore, la vivaient avec l’intensité qu’on prête aux condamnés ? Il y a sans doute un peu de ça. Après notre première prise, nous avons vogué sur la mer avec, au cœur et au ventre, la certitude que nous étions partis pour une saison fabuleuse. Nous avons pourtant affronté des tempêtes mémorables, les vagues nous ont projetés parfois à plus de vingt mètres de hauteur, nous avons cru que le glipeur allait se fracasser sur les flots, mais l’embarcation est moins fragile que ne le laisse supposer son apparence. Personne n’a supplié Tsinglé de mettre le cap sur l’île et de s’y abriter en attendant que les éléments s’apaisent. Silf donnait l’impression d’avoir été chasseur toute sa vie. Il remplissait les diverses tâches qui lui étaient confiées avec une rare efficacité, sans jamais se plaindre, le harcèlement et le halage des bêtes blessées, le dépeçage, l’entreposage dans la carène, à laquelle on accède par la trappe sur le pont arrière et dans laquelle on se glisse en rampant, l’eau à écoper et les microfissures à reboucher à l’aide d’une pâte qui durcit instantanément, les repas à préparer, les harpons et les couteaux à affûter… Je l’aidais aussi souvent que me le permettaient mes occupations de pilote. Je trahissais mes résolutions en sautant sur toutes les occasions de me glisser dans son intimité. On dit souvent qu’on devient fataliste en mer, qu’on renonce à maîtriser son destin, et j’avais cessé de lutter contre mes pensées, contre mes désirs. Je voyais de temps à autre s’allumer dans les yeux de Silf des lueurs qui me confortaient dans mes initiatives, mais je me raccrochais à des signes qui n’en étaient peut-être pas. Nous avons capturé une dizaine de dragons en moins de sept jours. Sept mâles et trois femelles, dont l’une était encore plus grosse et belle que notre première prise, une bête qui approchait les deux siècles0 selon Tsingar, et dont les écailles étaient d’un gris-bleu somptueux. Au rythme où nous remplissions la carène, nous pourrions repartir vers Dekaville dans moins d’une semaine. Nous les avons traqués dans toutes les conditions, mer étale ou forte, vent violent ou nul, trombes ou temps sec. Certains nous ont opposé une résistance formidable, luttant des heures avant de céder, provoquant de tels remous que le pont du glipeur était entièrement submergé. Nous n’avons perdu qu’un harpon, le filin, sans doute usé, s’étant brisé net dans les mains de Tsingar et Silf. Le matin du huitième jour, après une nuit où nous avions veillé à tour de rôle sur le pont tandis que les trois autres se reposaient dans le carré, Tsingar a repéré un sillage rectiligne dans les remous : « Je crois bien… Je crois bien que c’est un drago nocturne… » Il avait blêmi en prononçant ces mots. « T’as besoin de lunettes, Tsinglé ! a grogné Olmar. Tu sais bien que les dragos de nuit n’existent que dans les rêves. — J’en suis pas si sûr que toi. Mon père m’a toujours affirmé qu’ils existaient et que le dragonnier qui réussirait à en capturer entrerait dans la légende. » J’ai mis le cap sur la direction qu’il indiquait et le glipeur en pilotage automatique, et j’ai rejoint les trois hommes sur le pont avant. Nous nous sommes lentement rapprochés du sillage abandonné par le monstre. À cette distance, on ne pouvait pas discerner grand-chose dans le gris sale de l’eau. L’air se chargeait d’une humidité froide et saumâtre, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes, annonçant un nouveau grain. « On voit vraiment que dalle ! a maugréé Olmar. J’crois bien que tu dérailles, Tsinglé ! — C’est quoi, un drago nocturne ? a demandé Silf. — Une bête qui existe pas ! a glapi le harponneur. — Un drago qui ne monte presque jamais à la surface, a repris Tsingar. Ses écailles sont noires et il est deux ou trois fois plus grand que les autres. — Tu oublies un truc, Tsinglé : si tu en croises un, d’après la légende, c’est qu’il est venu t’annoncer ta propre mort. » Olmar a ponctué ces mots d’un rire qui sonnait faux. Le drago nageait lentement. Ses cornes fendaient l’eau comme autant d’étraves, et, effectivement, j’ai cru constater qu’elles étaient noires. La distance a peu à peu diminué entre lui et nous. Soudain, alors que Tsingar et Silf enfilaient leurs gants, alors qu’Olmar saisissait son harpon, le drago a jailli de l’eau et effectué un bond prodigieux au-dessus des vagues. « Nom de Dieu ! » a sifflé Olmar. CHAPITRE XIII CETEN : Compagnie d’exploitation des tunnels d’énergie noire. Les tunnels d’énergie noire ont été découverts de façon purement accidentelle environ six sièclesTO après la Dissémination : le Grazius, un vaisseau de ligne croisant dans le système d’Alpha du Bras, disparut tout à coup et, alors qu’on le croyait à jamais perdu dans l’espace, se retrouva quelques jours plus tard, intact, dans un système distant de plusieurs dizaines d’années-lumière, comme s’il avait été happé par un courant à la puissance phénoménale. Il fallut attendre encore un siècleTO avant qu’un aventurier du nom de Spack Malist ne décide de lancer délibérément son appareil dans un tunnel pour échapper à la police de Fango. Lui aussi fut retrouvé quelques jours plus tard en très bonne santé dans le lointain système d’Alpeh d’Ikvakou. Luzious Harman, un entrepreneur visionnaire de Fango, eut alors l’idée d’exploiter de façon systématique les propriétés de l’énergie noire et fonda la CETEN. Il explora lui-même les tunnels et comprit qu’il n’y avait plus besoin de vaisseau coûteux pour transporter les voyageurs d’un bout à l’autre de la Galaxie. Des cellules individuelles suffiraient puisque, les flux d’énergie noire étant constants, la technologie n’était plus nécessaire. Avec l’aide des gouvernements de l’époque et de l’OMH, Luzious Harman installa des bases spatiales ou des bâtiments adaptés près des entrées et des sorties des tunnels et conçut un ingénieux système de bulles individuelles ou familiales qui garantissaient protection et oxygène à leurs passagers. Sa compagnie prospéra rapidement. Puis commencèrent les ennuis avec les tempêtes énergétiques qui balayaient les tunnels et augmentaient considérablement le taux d’iarks. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. LE TOIT du dôme s’était ouvert comme une gigantesque fleur qui s’épanouit à la lumière naissante d’une étoile. Ynolde entrevoyait un coin de ciel bleu-vert par l’un des deux hublots circulaires placés de chaque côté de la cabine où Duhog Kartlin et elle s’étaient installés. Depuis que Maniwa était venue la chercher dans sa chambre, elle n’arrivait pas à se défaire d’un obscur pressentiment, dû probablement à une nuit cauchemardesque et aux vibrations soutenues de ses implants vitaux. Elle n’avait pas touché au déjeuner, le ventre noué, incapable d’avaler quoi que ce soit. Les techniciens se montraient pourtant prévenants avec elle, particulièrement Aider, dont la sollicitude enjouée horripilait visiblement Maniwa. Après d’ultimes vérifications, on avait décidé de maintenir le lancement de la navette au début de l’après-midi. Les conditions météo seraient bonnes, selon Umik. De toute façon, il ne servait à rien de retarder indéfiniment le tir, qui, seul, était désormais en mesure de confirmer les calculs. Duhog avait demandé à Ynolde si elle acceptait de prendre le risque, elle avait donné son accord. Si tout allait bien, la navette se poserait, à l’issue d’un vol de vingt-quatre heures locales, sur la base spatiale de la Compagnie d’exploitation des tunnels d’énergie noire, d’où, grâce à un système de sas et de tubes étanches, on accédait aux tunnels. « Le problème est que j’ignore si les réserves d’oxygène seront suffisantes, avait objecté Duhog. Cela fait cinq annéesTO que la base est fermée. Cinq ans que personne n’y a mis les pieds. — Je pense qu’elles le seront, avait déclaré El Plazil. La CETEN prévoyait toujours le triple ou le quadruple des quantités d’oxygène nécessaires. — Peut-être, mais les cuves n’ont pas été entretenues depuis cinq ans, avait objecté Olg Harwitt. Ont-elles gardé leur étanchéité ? — La navette dispose de deux scaphandres en parfait état de conservation, avait précisé Maniwa. Au cas où il n’y aurait pas suffisamment d’oxygène sur la base, ils vous donneraient une autonomie d’une heure. Juste assez pour vous rendre à la porte d’un tunnel. — Assez bavardé, avait conclu Umik. Le vin est tiré, il faut le boire. — À propos de vin, justement, j’en boirais bien un verre, avait ajouté Aider. Vous avez déjà goûté le vin gris de Calmero ? Il est absolument divin. — C’est bien le moment de parler de vin ! avait grommelé Maniwa en décochant un regard noir à son mari. Il reste un point important à aborder. La navette ne pourra pas effectuer le trajet du retour. Nous n’avons eu le temps de programmer que l’aller. » Un silence pesant avait souligné ses propos. « Ne vous tracassez pas pour moi, avait repris Duhog. S’il y a assez d’oxygène et si les techniciens de la CETEN ont laissé des vivres là-haut, j’attendrai tranquillement qu’on vienne me chercher. — Ça fait beaucoup de si », avait murmuré El Plazil. Duhog s’était frotté les lèvres du dos de la main. « Personne ne m’attend, de toute façon… » La lumière du jour, aveuglante, emplissait tout l’intérieur du dôme. Le compte à rebours déroulait ses chiffres lumineux sur l’écran du tableau de bord. Les passagers s’étaient installés sur les deux premiers sièges d’une double rangée de dix, dont le matériau souple, en partie défoncé, laissait échapper des flocons d’une mousse jaunâtre. L’intérieur de la navette n’inspirait pas confiance. Ynolde avait eu l’impression, en s’introduisant dans la cabine, de pénétrer dans un champ de ruines. Pris par le temps, les cinq techniciens n’avaient pas jugé nécessaire de donner une allure acceptable aux sièges ou de revisser les vantaux métalliques qu’ils avaient retirés pour accéder aux tableaux de commande et aux calculateurs. De même, ils n’avaient pas prévu les tenues spéciales qu’on utilisait généralement pour des vols, ces combinaisons à la fois légères, résistantes et surtout parfaitement stérilisées qui évitaient le développement foudroyant de germes en milieu confiné et la possible contamination d’une base satellitaire ou spatiale. Ynolde avait gardé son pantalon et son blouson noirs, Duhog sa combinaison matelassée de soldat. Soixante-dix, soixante-neuf, soixante-huit… La voix d’Umik, plus nasillarde que d’ordinaire, monta des haut-parleurs répartis sur le tableau de bord. « Parés pour le décollage ? Nous resterons en contact radio jusqu’à votre arrivée sur la base de la CETEN. » Duhog se pencha aussi loin que le lui permettaient les ceintures de sécurité pour se rapprocher de l’émetteur. « Prêts. Et, Umik, remercie les autres de ma part. — Si tu réussis à conduire la sœur du Panca devant les tunnels d’énergie noire, tu auras fait ton boulot et nous le nôtre. Le reste n’a aucune importance. Bonne chance à vous deux. » Quarante-sept, quarante-six, quarante-cinq… « Merci à tous, dit Ynolde d’une voix forte. — Nous sommes honorés d’avoir croisé votre chemin, sœur Ynolde. » Elle reconnut la voix mélodieuse d’Aider. « Allez au bout de votre voyage, et nous serons payés au centuple. » À nouveau assaillie par des pensées noires, elle faillit réclamer l’interruption du compte à rebours et une nouvelle vérification de la navette, mais elle refusa de se laisser déborder par ses peurs. Le sort en était jeté, elle ne pouvait pas maîtriser tous les paramètres, il lui fallait maintenant s’appuyer sur l’un des cinq piliers du Panca : la confiance. Elle tenta de se détendre, d’oublier les frémissements permanents sous son crâne, de se rassurer dans le regard profond de Duhog. Elle glissa machinalement la main dans l’échancrure de son blouson et la faufila dans l’étui de sangue pour toucher du bout des doigts la surface lisse du cakra. Elle n’était reliée à la Fraternité que par son disque de feu et l’âmna de frère Ewen. Elle ignorait tout du danger qui menaçait les espèces vivantes, tout de son rôle dans la chaîne pancatvique. Elle pensait de plus en plus souvent que la Fraternité se servait d’elle et des autres maillons comme de leurres. La véritable bataille se déroulait ailleurs, dans des sphères auxquelles elle n’avait pas accès. Son échec, sa disparition n’auraient aucune importance. D’autres chaînes, sur d’autres mondes, continueraient d’entraîner les ennemis du Panca sur de fausses pistes. La mémoire de son père contenait les mêmes sentiments de gâchis et d’absurdité. La voix nasillarde d’Umik scanda les dernières secondes du compte à rebours. « Cinq, quatre, trois, deux, un… Feu. » La cabine fut prise de fortes vibrations, de trépidations presque, avant que ne grondent les moteurs du socle de lancement et que, lentement, mètre après mètre, la navette ne décolle dans un long rugissement. « Centre de lancement à navette. Centre de lancement à navette. Répondez. » La voix d’Aider, hachée, oppressée. Duhog se rapprocha autant que possible de l’émetteur. « Navette à centre. À vous. — Nous avons un problème. » Les parasites brouillèrent quelques secondes la voix d’Aider. « Répétez. Nous n’avons rien entendu. — … navette a été… botée. — Répétez. — …vette… sabotée… » Duhog lança un regard inquiet à Ynolde. «… Umik et Olg… surpris leur conversation… tralisés… vaillaient pour le compte… — Bon Dieu, Aider, on n’entend presque rien ! » glapit Duhog. La liaison s’interrompit. Duhog détacha ses sangles de sécurité, décolla aussitôt de son siège et, prenant appui sur les cloisons, se rapprocha en flottant du tableau de bord. Il s’agrippa à l’une des nombreuses saillies pour se maintenir près de l’émetteur et en vérifier les branchements. Le vol s’était jusqu’alors déroulé sans incident. Sortie de l’exosphère de Fango, la navette fendait à pleine vitesse le silence glacé de l’espace. Le disque du satellite Capricio se dévoilait dans toute sa splendeur argentée par le hublot de gauche. L’afflux d’oxygène pur baignait le cerveau d’Ynolde d’une douce euphorie. « Liaison rétablie. » La voix d’Aider, plus nette, toujours oppressée. « Nous n’avons pas un instant à perdre. Umik et Olg travaillaient pour le compte des officiers ralliés aux adeptes de Sât. Nous avons dû tuer Umik sous les yeux d’Olg pour contraindre ce dernier à parler. Ils ont posé une microsonde explosive dans l’un des tableaux… » Un flot de parasites, à nouveau, recouvrit la voix d’Aider. « L’explosion est prévue dans combien de temps ? demanda Duhog. — … vingt minutes. — Une possibilité de la désamorcer ? — Il faut que l’un de vous deux… par l’un des boyaux qui partent du fond de la cabine et… accès aux tableaux. — Trop étroit. Je vais enfiler un scaphandre et passer par l’extérieur. — Vous… pas le temps. Vous êtes trop corpulent pour franchir… tube, mais pas Ynolde. — Quoi ? Vous êtes dingue ! » Les implants cessèrent d’émettre leurs ondes dans le cerveau d’Ynolde, qui trempa aussitôt dans un grand calme, comme si toutes ses pensées, toutes ses interrogations, tous ses doutes s’étaient envolés. « Je suis prête, Aider, dit-elle. Que dois-je faire ? — D’abord que Duhog descelle le grand panneau qui masque les bouches des six tubes. Ensuite que vous suiviez nos instructions. — Je ne vous entendrai pas là-dedans. — Les parois sont truffées d’émetteurs et de haut-parleurs qui permettent de communiquer avec les ouvriers d’entretien lorsque les robots ne peuvent pas intervenir. » Se maintenant près du tableau de bord, Duhog essuya de la manche la buée de son masque facial. « Vous êtes certaine de vouloir y aller ? — Dès que vous aurez descellé ce panneau. Vous avez entendu : nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. » Il la dévisagea avec intensité avant de hocher la tête, lâcha la saillie et détendit ses jambes pour se diriger vers le fond de la navette. Ynolde se libéra de ses sangles et le rejoignit par-dessus les rangées de sièges après plusieurs tentatives maladroites pour se diriger en apesanteur. Il n’eut besoin que d’une petite minute pour retirer le panneau métallique, fixé à la paroi par des vis et un joint qu’il fit sauter à l’aide de l’un de ses sorsenns. « Hé, Aider, vous êtes sûr qu’Olg ne vous a pas raconté de conneries ? cria-t-il après qu’il eut dégagé les six bouches circulaires sombres. — À ce que nous avons pu constater, il tient à la vie, et son sort est lié au vôtre. Vous n’êtes pas claustrophobe, Ynolde ? — Ça devrait aller. — Allégez-vous au maximum et munissez-vous d’un objet à la pointe fine et solide. » Elle retira son blouson. Elle portait en dessous un bustier qui lui servait de soutien-gorge. Après un temps d’hésitation, elle fit passer l’étui du cakra par-dessus sa tête et le glissa sous un siège pour l’empêcher de flotter. Elle n’aimait pas se séparer de son arme. Elle avait l’impression de violer son serment de sœur, de trahir la Fraternité. Elle rassembla ses cheveux en un chignon rudimentaire sur sa nuque. Duhog lui tendit l’un de ses sorsenns. Elle le remercia d’un sourire avant de coincer le cercle métallique dans la ceinture de son pantalon. « Le boyau du bas le plus à votre gauche. » Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle approcha la tête de l’orifice sombre, qui lui parut soudain très étroit. Une vague de terreur venue de l’enfance la submergea, ébranla sa détermination. « Il ne vous reste plus que seize minutes. » Elle perçut de la panique dans la voix d’Aider et reprit courage dans le regard à la fois bienveillant et tendu de Duhog. Elle engagea les bras puis la tête dans le boyau. Ses épaules frottèrent contre la paroi lisse et tiède. Elle s’efforça de maîtriser sa respiration malgré les incessantes vagues de panique qui déferlaient en elle. Elle progressa avec une lenteur exaspérante à l’intérieur du tube. La sueur lui dégoulinait dans les yeux, elle ne voyait plus rien. « Où en êtes-vous, Ynolde ? » Aiguillonnée par la voix d’Aider, elle reprit empire sur elle-même et accéléra. Elle entrevit un peu plus loin des points lumineux rouges, verts et bleus. Les moteurs alimentés par les batteries stellaires émettaient par instants des vibrations de forte amplitude. Ynolde s’extirpa enfin du boyau, qui donnait sur un espace d’une hauteur d’un mètre et d’une largeur de quatre ou cinq, criblé de rayons des mêmes couleurs que les points lumineux. « J’y suis », murmura-t-elle en s’essuyant le front d’un revers de main. Elle flottait sous le plafond, couverte de sueur. Elle rajusta son bustier, qui s’était tire-bouchonné autour de sa taille à l’intérieur du tube, et se munit du sorsenn dont l’une des lames lui avait entaillé la peau sous le nombril. « Je prends le relais d’Aider. » La voix de Maniwa, sèche, presque tranchante. « D’après ce que nous a dit Olg, le tableau concerné se trouve sur votre droite et est indiqué par un témoin lumineux bleu. — Je devine quelque chose qui ressemble à ça. — Parfait. Ouvrez-le. — Comment ? — Arrachez les deux rivets du haut et pliez le panneau. Son métal n’est pas résistant. » Ynolde repéra la porte du tableau ainsi que les rivets. Elle cala son pied dans un arceau soudé au plancher et, à l’aide du sorsenn, elle tenta d’arracher le premier rivet, se servant de la pointe d’une des lames courbes comme d’un levier. « Où en êtes-vous ? Le temps presse. — Le rivet résiste », souffla Ynolde. Elle s’arc-bouta de toutes ses forces sur le sorsenn. La tête plate circulaire céda subitement, le crâne d’Ynolde partit en arrière et heurta la paroi derrière elle à l’endroit où étaient enfoncés les implants vitaux. La douleur, fulgurante, lui transperça le cerveau comme une aiguille chauffée à blanc. Elle pensa aussitôt que ses implants étaient endommagés, que le troisième frère ne recevrait jamais les âmnas des deux premiers maillons de la chaîne, et elle faillit renoncer, laisser la sonde explosive accomplir son œuvre. « Eh bien ? — J’en ai eu un, répondit-elle. — L’autre, vite. » Elle obtempéra. La sueur, à nouveau, coulait dans ses yeux, acide, brûlante. Le deuxième rivet céda plus rapidement que le premier. « Ça y est. — Tirez sur le panneau. » Elle lâcha le sorsenn, qui flotta à quelques centimètres de son visage, pour agripper à deux mains la petite porte par l’entrebâillement et la tirer vers elle de toutes ses forces. Les fixations du bas ne cédèrent pas, mais le métal du panneau, peu résistant, plia comme du carton. La lumière bleue éclairait le tableau, un réseau de circuits imprimés et de fils de différentes couleurs. « Sous quelle forme se présente la sonde ? — Un objet d’environ six centimètres de longueur sur une largeur de trois. Équipé de deux témoins lumineux rouges, comme deux yeux. D’après Olg, elle ressemble à un insecte. — Je ne vois rien qui ressemble à ça. — Vous en êtes sûre ? Vérifiez. » Ynolde observa fébrilement le tableau, écarta délicatement les fils à l’endroit où ils se croisaient pour regarder en dessous. « Je ne vois rien, répéta-t-elle. Rien. » Maniwa poussa une succession de syllabes gutturales. « Ne bougez pas, je reviens. » L’attente se prolongea. Ynolde ferma les yeux. Plus rien n’avait d’importance désormais. La sonde allait exploser d’une seconde à l’autre, et il ne resterait de son existence qu’un souffle dispersé dans le vide spatial, un rêve errant à jamais dans la Voie lactée. Elle se sentait en paix avec elle-même, sans commencement ni fin, sans passé ni avenir, recroquevillée sur les battements de son cœur, baignant dans son être. La voix de Maniwa brisa de nouveau le silence de la navette. « Ce crétin d’Olg confond sa droite et sa gauche. Le tableau, c’est celui qui se trouve à votre gauche. Même point bleu. Il ne nous reste plus que trois minutes. — D’accord. » Elle récupéra le sorsenn, se rendit sans hâte du côté gauche du caisson en prenant appui sur les parois, se positionna devant le tableau, symétrique à celui qu’elle avait inspecté, et entreprit aussitôt d’arracher les deux rivets supérieurs. Ses gestes étaient maintenant précis, efficaces. Aucune émotion, aucune pensée parasite ne perturbait la relation entre son cerveau et son corps. Les deux rivets sautèrent sous la pression de la lame du sorsenn. Elle lâcha le disque métallique et tordit le panneau pour dégager le tableau. La lumière bleue éclaira les mêmes circuits imprimés, les mêmes entremêlements de fils. « Une minute. » La voix de Maniwa était maintenant un concentré d’angoisse. Ynolde repéra les deux points rouges gros comme des têtes de clou en bas du tableau. « Je la vois. — N’essayez surtout pas de l’arracher. Vous devriez trouver un interrupteur sous la sonde. » Agrippée au rebord du tableau, elle descendit son visage à hauteur de la sonde, qui ressemblait effectivement à un insecte avec sa forme allongée et ses yeux rouges. « Ynolde, où en êtes-vous ? Il reste… quinze secondes. » Elle glissa la main sous la sonde, reliée au circuit par deux fils clairs. Chercha à tâtons l’interrupteur, perçut des vibrations régulières sur la pulpe de ses doigts, le tic-tac de la minuterie se confondant avec les battements de son cœur. « Dix secondes. » Elle palpa, sous le métal légèrement concave, un renflement mou qui ne ressemblait pas à un interrupteur. « Ynolde ? Cinq secondes. » Elle déplaça de nouveau les doigts sous la sonde. « Trois… Deux… » Son index heurta un relief sur lequel elle appuya d’un coup sec. « Ynolde ? Ynolde ?… Elle a échoué, Aider, elle a échoué… — Ce serpent d’Olg va nous le payer ! » vitupéra la voix d’Aider. Ynolde reprit son souffle. Elle ne sentait plus aucune vibration sur le métal lisse de la sonde dont les deux yeux rouges s’étaient éteints. « Tout va bien, murmura-t-elle enfin. — Ynolde ? » Le sigle de la CETEN s’affichait en immenses lettres blanches et rouges sur la tranche de la base spatiale, une construction de trois kilomètres de long sur cinq cents mètres de large et trois cents de haut, une vraie petite ville qui, selon Duhog, pouvait accueillir jusqu’à cinq mille personnes. La compagnie avait fait fortune avec l’exploitation des tunnels dont le gouvernement de Fango lui avait confié la concession. Aucun accident n’avait été déploré lors des premières années qui avaient suivi la découverte des fantastiques propriétés de l’énergie noire. Puis les premières tempêtes avaient changé la donne : le taux d’iarks, soudain multiplié par quatre ou cinq, voire davantage, rendait les traversées aléatoires, dangereuses. Certains voyageurs n’étaient jamais arrivés à destination, et les nombreuses plaintes déposées au tribunal interplanétaire de l’OMH avaient contraint le gouvernement fangasque et la CETEN à fermer provisoirement les tunnels. On ne les rouvrait que lorsque le taux d’iarks redescendait sous la norme fixée par une commission indépendante d’experts. La navette ralentit, se dirigea vers le sas circulaire qui venait de s’ouvrir sous la base spatiale et s’abouta lentement au quai. Le volet se referma derrière elle, occultant le ciel étoilé. Des projecteurs mobiles éclairaient un vaste hangar vide. Un couloir coulissant d’oxygénation s’avança vers la porte de la navette, à laquelle il s’ajusta à la perfection. Une lumière jaune clignota sur le tableau de bord, indiquant aux passagers qu’ils pouvaient désormais sortir sans risque. Duhog ouvrit le sas. Lorsqu’il avait aidé Ynolde à se dégager du boyau, son regard s’était attardé sur sa poitrine et son ventre découverts, le temps qu’elle se rétablisse et rajuste son bustier, de nouveau tire-bouchonné sur ses hanches. Elle avait entrevu du désir et du désespoir dans les yeux gris du soldat. Elle lui avait rendu son sorsenn. La plaie sous son nombril ne saignait que très légèrement. Avant d’enfiler son cakra et son blouson, elle l’avait badigeonnée d’un produit désinfectant qu’ils avaient trouvé dans le compartiment marqué du triangle vert des secours d’urgence. « Je n’ai rien perdu de votre conversation avec le centre, avait dit Duhog. On l’a échappé belle. À la seconde près. — Une seconde, c’est peu et c’est énorme ! » Elle avait éclaté de rire. Elle aimait de plus en plus s’immerger dans le regard gris de Duhog. Ils passèrent en apesanteur dans le couloir étanche, s’aidant des barres métalliques pour avancer. Un souffle frais caressait le visage d’Ynolde. Le flux d’oxygène, légèrement déréglé, provoquait une montée d’euphorie en même temps qu’une brusque reprise d’activité de ses implants cérébraux. Sentiment de danger et ivresse entremêlés. Elle s’efforça de garder sa concentration. Elle évoluait dans un milieu où la moindre faute d’attention pouvait entraîner une catastrophe. Elle n’avait pas suivi l’entraînement spécifique imposé aux hommes et aux femmes expédiés dans les stations spatiales. Duhog, lui, s’était rendu à plusieurs reprises sur les bases militaires du satellite Gemno, où les conditions étaient équivalentes à celles de l’espace. Un sas les attendait à l’extrémité du couloir. Les portes s’ouvraient automatiquement devant eux et se refermaient sur leur passage. Ils entrèrent dans une première salle aux murs tapissés d’écrans de surveillance. Des plafonniers et des appliques s’emplirent de lumière. À partir de là, la gravité artificielle prenait le relais. Il leur fallut une bonne trentaine de secondes pour s’habituer à la force qui les écrasait sur le plancher. Duhog s’approcha d’une immense console et, de la pulpe de l’index, effleura plusieurs boutons. Des images fixes apparurent progressivement sur les écrans, montrant les couloirs, les bureaux, les restaurants, les logements, les salles de gymnastique, les sas, le hall d’embarquement pour les tunnels, les hangars et, filmées par des caméras fixées au bout de bras articulés, des vues extérieures de la base. « Tout fonctionne comme au premier jour, dit Duhog. Il ne nous reste plus qu’à nous diriger vers l’entrée d’un tunnel. — Comment peut-on être sûr du lieu de destination ? — Un tunnel égale une destination. La CETEN dessert une vingtaine de systèmes. Il vous suffit de choisir le bon. — On arrive où, exactement ? » Duhog haussa les épaules. « J’en sais rien. Dans un endroit prévu à cet effet, je suppose… — Sans doute, mais les couloirs sont fermés depuis cinq ansTO. — Vous ne le saurez qu’une fois sur place. Il ne sert à rien de… Hé ! » Le doigt de Duhog se pointa sur un écran. Ynolde entrevit un mouvement furtif à l’extrémité d’un couloir filmé en plongée. La chaleur dégagée par son cakra augmenta brutalement. « Nous ne sommes pas seuls, murmura Duhog. — Ils… Ils savent que nous sommes là ? — Probablement. L’arrivée d’une navette ne passe pas inaperçue. — Que faisons-nous ? — Comme prévu : on se dirige vers les tunnels. En ouvrant l’œil. » Après avoir éteint les écrans, il tira un sorsenn de sa ceinture et se dirigea vers la sortie de la salle. Ils franchirent des couloirs bordés de chaque côté de bureaux et de pièces de repos. La gravité artificielle, probablement réglée sur le maximum, pesait sur leurs épaules comme un joug. Les robots de la CETEN avaient parfaitement entretenu la base après le rapatriement du personnel sur Fango. Duhog marchait un mètre devant Ynolde et s’arrêtait régulièrement pour inspecter les lieux du regard. Il leur semblait percevoir régulièrement des vibrations étouffées au-dessus d’eux, comme des pas prudents. La chaleur du cakra brûlait tout le côté gauche d’Ynolde. Aucun bruit ne troublait le silence sépulcral. Ils gravirent un escalier puis s’engagèrent dans l’aile qui conduisait aux entrées des tunnels, indiquées par des panneaux lumineux où, posé en travers sur la pointe d’une flèche, figurait un cercle entièrement noir. Ils longèrent une succession de salles d’attente meublées de banquettes et de distributeurs de boissons. Ils gagnèrent sans encombre le hall de départ. Quelques lampes flottantes lointaines éclairaient la vingtaine d’accès aux tubes délimités par des barrières métalliques soudées au plancher. « Comment savoir quel tunnel est le bon ? demanda Ynolde. Tous les écrans sont éteints. — On ne le voit pas d’ici, mais c’est probablement gravé au-dessus ou sur le côté des entrées. Allons vérifier. » Ils se rapprochèrent du fond du hall, s’avancèrent entre les barrières et inspectèrent l’une des entrées qui se situaient au milieu de la rangée, séparée de ses deux voisines par une trentaine de mètres. « Bêta d’Alcméon, dit Duhog en désignant les mots gravés sur le fronton. Je vous propose d’explorer celles qui sont sur notre gauche, je m’occuperai de celles sur notre droite. — Il serait sans doute préférable de rester groupés, je ne suis pas tranquille. » Les yeux du soldat se fichèrent dans ceux d’Ynolde. « C’est votre disque métallique qui vous fait dire ça, n’est-ce pas ? — Comment savez-vous que… » Une sensation de mouvement dans la semi-obscurité du hall interrompit la jeune femme. « J’ai lu des trucs au sujet des frères du Panca, répondit Duhog. Je sais qu’on raconte un peu tout et n’importe quoi, mais j’ai vu votre arme en action, et j’en ai conclu qu’il y avait une relation quasi organique entre vous. » Le sourire d’Ynolde ne masqua pas son inquiétude. « D’accord, on reste groupés », concéda Duhog. L’accès au tunnel de Tau du Kolpter était le troisième en partant de la gauche. Malgré le manque de visibilité, ils réussirent à déchiffrer le texte affiché en lettres minuscules sur un côté de l’entrée. Destination : système de Tau du Kolpter. Durée de la traversée : trois jours et deux heures70. Lieu d’arrivée : Pelops, satellite de la planète Zidée. Correspondances pour Zidée et Faouk, navettes spatiales, durée du vol : douze et quatorze heures70. Fréquence : hebdomadaire locale. Prix du voyage aller : 70 000 fangs. Prix du voyage aller/retour : 100 000 fangs. La CETEN vous remercie de votre confiance. « Comment ça marche ? demanda Ynolde. — Je crois qu’il vous suffit de passer le sas et qu’ensuite l’énergie noire se charge du reste. — Et l’oxygène ? — La bulle dans laquelle vous serez enfermée dispose d’une réserve prévue pour la durée du voyage. En revanche, vous resterez trois jours sans manger ni boire. Vous tiendrez le coup ? » Elle éclata de rire. « Après les hommes nus, les orgonnes et le sabotage de la navette, ce n’est quand même pas un jeûne de trois jours qui va me… » Des claquements retentirent à l’entrée du hall. Trois silhouettes vêtues de combinaisons spatiales traversèrent les halos des bulles-lumière. « Ces dingues ont des défatomes ! rugit Duhog. Ils risquent de foutre en l’air la base. Filez, je les retiens. — Mais… — Filez, je vous dis ! » Il poussa Ynolde vers l’entrée du tunnel et détendit son bras. Son sorsenn se planta dans la poitrine de l’un des assaillants. L’homme vacilla avant de s’affaisser sur le plancher. Duhog bondit sur sa gauche pour éviter une onde défatome, qui frappa la cloison métallique où elle fora un trou d’une largeur de cinquante centimètres. Ynolde fonça vers l’entrée du tunnel. Une voix synthétique se déclencha sur son passage. « Attention, vous pénétrez dans une zone strictement réservée aux voyageurs. Attention, vous pénétrez dans une zone strictement réservée aux voyageurs. » Elle parcourut un premier couloir éclairé par des veilleuses disséminées sur le sol, dans le plafond et sur les cloisons. La porte circulaire d’un sas coulissa devant elle. Un hurlement retentit dans son dos. Quelqu’un avait été touché. Duhog se sacrifiait pour elle. Elle regrettait de partir sans lui avoir manifesté sa reconnaissance. Elle s’engouffra dans le sas. « Tunnel à destination du système de Tau du Kolpter, dit la voix. Tunnel à destination de Tau du Kolpter. Une fois dans l’entrée du tunnel, veuillez rester immobile le temps que se forme la bulle de transport. Nous vous rappelons que la CETEN décline toute responsabilité sur d’éventuels troubles physiques ou psychiques provoqués par l’énergie noire. Merci de votre compréhension. Le sas restera ouvert trente secondes. Attention aux effets de l’apesanteur : poussez sur vos bras et vos jambes pour vous diriger. Si au cours de ces trente secondes, vous n’avez pas franchi la porte, nous considérerons votre voyage comme annulé. Il ne fera pas l’objet d’un remboursement ni d’aucun autre recours. La CETEN vous souhaite bon voyage. Ouverture imminente du sas… Ouverture imminente du sas… » Ynolde se demanda si elle ne devait pas rebrousser chemin pour prêter main-forte à Duhog. Elle se remémora sa résolution, se fermer aux émotions, aux sentiments, poursuivre son chemin coûte que coûte, rejoindre le troisième frère dans le système de Tau du Kolpter, lui remettre les deux âmnas avant d’en finir avec cette vie. Elle étouffa ses regrets. Elle aurait aimé connaître Duhog, découvrir la beauté de son âme sous sa carapace de guerrier, mais ses aspirations, son individualité n’avaient plus aucune importance. Elle se tint prête. La brûlure de son cakra s’étendait maintenant à tout son corps. La porte du sas s’ouvrit lentement. Elle aperçut le tube transparent perché sur le ciel étoilé, qui se perdait, une cinquantaine de mètres plus loin dans une immense bouche noire. Elle décolla du plancher, flotta en apesanteur et poussa sur ses jambes pour s’engager dans le tunnel. C’est alors qu’elle le vit. Un homme au milieu du tube. Agrippé à l’une des poignées qui servaient de points d’appui aux voyageurs. Vêtu, comme les trois assaillants qui s’étaient déployés dans le hall, d’une combinaison spatiale blanche. Il braquait sur elle une arme à canon court qui était sans doute un défatome. Elle lança un coup d’œil en arrière : la porte du sas s’était déjà refermée. CHAPITRE XIV Trouverai-je un jour les mots pour clamer toute ma reconnaissance à Silf, l’homme magnifique et mystérieux qui traversa ma vie avec la puissance aveuglante d’un éclair ? Sans lui, aurais-je eu la force d’aller à la rencontre des grands dragos ? Il était de ces hommes dont le premier regard, si profond qu’il vous donne l’impression d’être happé par l’infini, vous brûle à jamais. Je n’ai pas su grand-chose de lui, hormis qu’il venait de la planète Jnandir et que ses supérieurs lui avaient confié une mission essentielle pour la survie de l’humanité, mais j’ai constaté qu’il était droit et sincère, avec lui-même et avec les autres. Grâce à lui, j’ai appris que les véritables monstres n’étaient pas les dragons des mers mais les hommes qui les pourchassaient, qui achetaient ou portaient leur peau. J’espère qu’un jour les habitants de Devaka rendront à Silf le Jnandiran l’hommage qui lui est dû. Journal de Koldel, dite la Fée des dragos. COMBIEN mesurait-il ? Vingt mètres ? Davantage ? Le harpon d’Olmar s’était fiché entre la tête et la nageoire latérale du drago, qui n’avait pas encore réagi malgré l’incessante pression du filin exercée par Tsingar et Silf. Les panaches de fumée blanche montant de ses évents atteignaient une hauteur de six ou sept mètres. « J’me demande ce qu’il fout, grogna Olmar. J’aime pas ça. » Le harponneur avait cessé de rire. Il avait vu, comme les autres, le monstre surgir de l’eau et avait dû se rendre à l’évidence : c’était bel et bien un drago de nuit, un animal noir de la tête à la queue et deux fois plus grand que les autres. La légende venait de se matérialiser devant lui. Il n’en menait pas large, ouvrant des yeux effarés, plus blême que l’écume des vagues. Il avait suggéré à deux reprises à Tsingar de trancher le filin, mais hors de question pour le dragonnier de renoncer à une prise qui forgerait sa légende sur tous les continents et toutes les mers de Devaka. Koldel s’était postée aux côtés de Silf. Même s’il n’éprouvait pas pour elle la même attirance que pour Luya, il appréciait la compagnie de la pilote. « Celui-là, si on le prend, c’est la fortune assurée pour tout le monde, murmura Tsingar. — On f’rait mieux de le laisser partir et de foutre le camp, ouais ! maugréa Olmar. Moi j’te le dis, Tsinglé, cette espèce de monstre vient tout droit de l’enfer pour nous y emmener. — C’est juste un drago de nuit, Olmar, plus vieux et puissant que les autres. Va falloir se battre. » Comme s’il avait entendu les mots de Tsingar, le drago nocturne passa à l’offensive. Contrairement à ses congénères, il piqua droit sur le glipeur, qu’il percuta de la pointe de sa gueule. L’embarcation vibra et craqua de toutes parts. Des fissures se rouvrirent sur sa coque déjà usée. L’animal rebroussa chemin et s’immobilisa une cinquantaine de mètres plus loin, crachant des panaches de fumée gris et noir. Silf avait eu le temps d’observer ses yeux d’un jaune étincelant, ses cornes recourbées puissantes, ses larges évents, son échine écailleuse, et l’avait trouvé majestueux. « On tend, Silf ! » Ils tirèrent sur le filin afin d’enfoncer les crochets de fer dans la chair de l’animal. « Redémarre tout de suite, Koldel, hurla encore Tsingar. On aura sans doute besoin de bouger. — D’accord, Tsinglé. » Koldel courut vers la proue aussi vite que le lui permettait l’instabilité du plancher et remit le moteur en route. Le drago lança une deuxième attaque, plus puissante et rageuse que la précédente. Agrippé au filin d’une main et au garde-corps de l’autre, Silf crut que le glipeur allait se couper en deux et sombrer, mais l’embarcation résista tant bien que mal au deuxième assaut. « Si on rebouche pas rapidement les fissures dans la coque, on va couler ! hurla le harponneur. — Pas d’affolement, la double coque nous offre encore un peu de répit, répliqua Tsingar. — Moi j’dis qu’on résistera pas longtemps à d’autres attaques. — Si t’arrêtais un peu de gémir, Olmar ! Koldel, la prochaine fois qu’il s’approche, essaie de le semer. » Commença alors une étrange course-poursuite entre le glipeur et le drago. Chaque fois que le monstre se mettait en mouvement, Koldel déplaçait l’embarcation et donnait une petite accélération au dernier moment pour l’esquiver. Tsingar estimait que le temps jouait en leur faveur. Le harpon était solidement planté, le filin tenait bon, le drago nocturne, même s’il était plus résistant que les autres, finirait lui aussi par céder. La nuit naissante teintait d’encre noire les nuages qui déferlaient au-dessus des hautes vagues. Olmar observa le ciel. « Si on ne le tue pas avant la tombée de la nuit, ce fichu démon finira par nous avoir. » Le drago fonça de nouveau sur le glipeur. « Attention, Koldel, il arrive. » Les cornes du monstre traçaient des sillons rectilignes livides entre les vagues. À son allure, à sa façon de fendre les flots, moins rapidement et plus profondément que les autres fois, Silf devina que l’attaque serait différente. Il s’arc-bouta sur ses jambes tout en serrant fermement le filin. Lorsque le drago ne fut plus qu’à une dizaine de mètres, Koldel lâcha la vapeur. Le glipeur s’arracha de l’eau dans un long gémissement. Cette fois, l’animal ne coupa pas son effort, il s’éleva dans les airs et, à l’issue d’un bond fantastique, retomba sur la poupe de l’embarcation, qui se cabra presque à la verticale. Silf décolla du plancher. Tenta de se raccrocher au garde-corps. Sa main ne happa que le vide. Il tomba la tête la première dans les tourbillons générés par l’énorme masse du drago. Saisi par la fraîcheur de l’eau, entraîné par un courant puissant, il coula à pic. Le silence et le froid glacial l’ensevelirent. Il pensa qu’il allait mourir. Se débattit. Se rendit compte qu’il n’avait pas lâché le filin, que le drago l’entraînait vers les profondeurs. Il ne voyait plus rien. Sa panique l’empêchait d’ouvrir sa main, tétanisée. Il continuait de s’enfoncer dans l’eau à une vitesse alarmante. Il lui fallait recouvrer son calme. Il ouvrit la porte de son esprit aux pensées qui remuaient comme des animaux en cage, puis il dirigea son attention sur les réactions de son corps. Instantanément, ses doigts se détendirent et lâchèrent enfin le filin. Il perdit son gant, à demi déchiré par les fils tressés du cordage. Il descendit encore, emporté par l’élan, puis il se stabilisa. Il n’avait pas eu le temps de prendre une longue inspiration. Il ne lui restait pratiquement plus d’oxygène. Il leva les yeux vers le haut – vers ce qu’il pensait être le haut –, ne distingua rien dans les ténèbres liquides. Son corps immobile commença à remonter. Sans sa combinaison en peau de drago, il aurait déjà succombé à l’hypothermie. Il devait maintenant accélérer, gagner la course de vitesse contre le temps. Il battit des pieds, régulièrement, sans précipitation. Ses poumons réclamaient de l’air, des fils invisibles tiraient ses yeux vers l’intérieur de son crâne. Il gagna mètre après mètre, évitant de penser à la distance qu’il lui restait à parcourir. Se concentrer sur chaque instant. Être dans le moment présent, vigilant, hors du temps. Le vakou. L’état qui lui avait permis de survivre dans les chaleurs terribles d’El Bahim. Ignorer son organisme qui réclamait désespérément son apport d’oxygène. Ne pas accorder d’attention à cet engourdissement qui se déployait dans ses membres. Au chuchotement insidieux qui le suppliait de renoncer, de rechercher l’apaisement. Ses pensées devenaient confuses. Il perdait par instants la conscience de lui-même. Comme si son corps, ses limites, s’étaient dilués dans l’eau froide. Devant lui s’ouvrait un tunnel dont l’extrémité, encore lointaine, brillait d’une clarté ravissante. Il eut suffisamment de lucidité pour ne pas se laisser hypnotiser par la lumière. Il apercevait un toit plus clair au-dessus de lui. Crever le plafond… Il perdit une nouvelle fois connaissance. Une ou deux secondes. Suffisamment pour que ses lèvres se desserrent. L’eau s’infiltra dans sa bouche, dans sa gorge. Saumâtre, fureteuse. Son corps n’était plus qu’un puits de douleur. Il avait assez lutté. Il avait besoin de repos. Il entendait un chant envoûtant. Sa vie aurait été courte. Il n’en éprouvait aucune amertume, aucun regret. Ses pieds ne battaient plus. Plus la force. Il avait cessé de monter, du moins il avait perdu toute sensation de déplacement. La lumière était de plus en plus forte. Aveuglante. Il jaillit soudain à l’air libre. Du vent sur son visage. Respirer. Vite. Il vomit une première fois de l’eau. L’air coupant s’engouffra dans ses narines, dans sa bouche. Il toussa, cracha encore. Reprit peu à peu conscience de lui-même, de son corps. Il flottait entre de hautes vagues sous un ciel gris sombre. Il remua ses membres engourdis pour se maintenir à la surface. La mémoire lui revint par bribes. Le saut du drago noir. Le cabrage du glipeur. Son vol plané dans les airs. Il regarda autour de lui, aperçut l’embarcation entre les murs d’eau. Elle n’avait pas coulé malgré les dégâts infligés à la poupe. Une silhouette s’agitait sur le pont, écopant, colmatant les fuites. Impossible de l’appeler à cette distance. Il devait se rapprocher pour signaler sa présence. Il eut besoin de quelques minutes pour coordonner ses bras et ses jambes. Il tenta de se diriger vers le glipeur, mais il manquait encore de forces pour affronter les vagues. Il vit soudain passer une forme étirée sinueuse à quelques mètres de lui. Le filin. Puis, alors qu’il luttait de toute son énergie restante pour ne pas couler, il aperçut le drago noir. Ses cornes, à quelques mètres de lui, immobiles. Des panaches de fumée blanche. Le harpon dressé à la verticale un peu plus loin. Silf ne décela aucune menace dans le comportement de l’animal. Il continua de remuer bras et jambes, au moins pour ne pas être emporté par le froid. Le drago s’avança vers lui. Ses yeux jaunes, presque phosphorescents, apparurent par intermittence entre les mouvements de la mer. Le monstre marin vint se placer tout contre lui, au point de le frôler, avec lenteur pour ne pas entraîner l’homme dans les tourbillons provoqués par ses nageoires à la phénoménale envergure. Le harpon planté entre les écailles noires luisantes se dressa à quelques centimètres des yeux de Silf. Des filets d’un sang visqueux et sombre s’échappaient de la large plaie et se diluaient dans l’eau. Les tensions du filin l’avaient profondément enfoncé dans les chairs. Silf devina que l’animal lui demandait de le délivrer du fer. Il entoura de ses deux mains la hampe du harpon et entreprit de l’extraire de la blessure. Un long frisson parcourut le flanc du drago. Surmontant son propre épuisement, Silf insista, mais les crochets déployés l’empêchaient d’extirper le fer. Il ne s’y prenait pas de la bonne façon, il lui fallait plonger les doigts dans la plaie et essayer de replier les crochets. Sa main glissa sur les écailles noires, dont la douceur et la chaleur l’étonnèrent, et se faufila dans le cratère foré par le harpon. Il parvint à passer les doigts entre la hampe et la chair du drago, elle aussi chaude, presque brûlante. Il atteignit un premier crochet et, en le pressant du bout des doigts, parvint à le replier contre la pointe de fer. Le monstre marin cracha une salve de panaches de fumée par ses évents. Silf réussit à dégager sans difficulté deux autres crochets, mais le dernier, coincé sous un cartilage, lui offrit une forte résistance. La douleur du drago se traduisait à chaque tentative par un long frissonnement. Les nuages s’éventrèrent et libérèrent d’épaisses gouttes de pluie qui hérissèrent les vagues. L’obscurité s’étendait sur la mer. Le crochet céda enfin sous les poussées désordonnées des doigts de Silf. La chaleur de l’animal l’avait revigoré. Il tira de nouveau sur le harpon, dont le fer, cette fois, se détacha aisément, et le jeta derrière lui. Le dragon s’enfonça aussitôt dans l’eau. Entraîné par le tourbillon, Silf n’eut pas le temps de se débattre ni de s’alarmer. Il heurta une surface dure, qui se souleva sous lui et le ramena à la surface. Passé le premier effet de surprise, il se rendit compte qu’il était allongé sur l’échine chaude du drago, tout près de la rangée de cornes. Un panache de fumée blanche jaillit de l’évent situé à quelques centimètres de ses yeux. L’animal nagea lentement vers le glipeur ballotté par les vagues. La silhouette que Silf avait aperçue quelques instants plus tôt continuait de s’agiter pour essayer de maintenir à flot l’embarcation. Les cheveux noirs et la face claire de Koldel. Silf observa les cloisons transparentes du carré, mais la buée et les gouttes de pluie l’empêchèrent d’en distinguer l’intérieur. Le drago s’immobilisa à cinq ou six mètres du glipeur. Il s’était approché avec une telle discrétion que Koldel, toujours affairée à écoper, n’avait pas remarqué sa présence. « Koldel ! Koldel ! » La jeune femme se retourna. Ses yeux s’agrandirent démesurément lorsqu’elle découvrit Silf perché sur l’échine du drago noir. Après le colmatage approximatif des voies d’eau, la pilote mit le cap sur l’île des Os. Ils avaient décidé d’y passer la nuit puis de repartir vers Dekaville après des réparations plus soignées. Une fois là-bas, ils vendraient les peaux, les chaudières et les autres pièces ramenées de leur chasse et se partageraient l’argent. Tsingar et Olmar, eux aussi tombés à la mer, n’étaient pas remontés, contrairement à Silf. Placée à l’avant au moment du choc, la jeune femme avait été projetée contre la cloison du carré. La matière transparente lui avait brisé le nez et sauvé la vie. Elle croyait être la seule survivante jusqu’à ce que Silf surgisse sur l’échine du drago de nuit. Ébahie, elle n’avait pas eu le temps de poser les questions qui se bousculaient dans sa tête. L’urgence commandait d’amener le glipeur sur la terre ferme avant que l’eau n’ait entièrement submergé la carène. Ils croisèrent des embarcations aux abords de l’île des Os. Koldel contourna la pointe sud de l’île pour retrouver la crique où ils avaient passé la nuit une semaine plus tôt. Aucune autre expédition ne s’y était installée. On ne voyait ni abri ni restes de feux de camp. Ils sautèrent dans l’eau lorsque l’étrave crissa sur les galets et tirèrent le glipeur sur la grève. La nuit était tombée et des pans de ciel étoilé se déroulaient dans les déchirures des nuages. « On attend demain matin pour réparer, proposa Koldel. Je suis crevée. Faudra quand même être attentifs : si des pillards voient qu’on n’est que deux, ils nous piqueront nos peaux. — Quels pillards ? — Y en a qui vont à la chasse aux dragos, et d’autres qui attendent que le boulot soit terminé pour se servir. Je propose qu’un de nous veille pendant que l’autre dort. — D’accord. » Ils nettoyèrent le carré, mais ils ne purent utiliser les couvertures, détrempées. Ils ne retrouvèrent pas leurs vêtements, emportés avec une partie des réserves de vivres et des produits d’entretien, lors de la dernière attaque du drago de nuit. Koldel alluma un réchaud à huile pour réchauffer l’habitacle. Silf se chargea du premier quart de veille pendant que la pilote sombrait dans un sommeil de plomb. Il ne la réveilla pas lorsque vint son tour de dormir. Une énergie brûlante partait de sa main et circulait dans tout son corps. Il ne ressentait aucune séquelle de son séjour prolongé dans l’eau glacée. Le contact avec le drago l’avait complètement lavé de ses douleurs et de sa fatigue. Koldel avait raison de dire que les grands animaux marins étaient indispensables à l’équilibre écologique de Devaka. Ils étaient, bien plus que ça, les gardiens d’un savoir prodigieux dont les autres habitants de la planète auraient pu bénéficier. Il comprenait maintenant pourquoi, malgré leur extraordinaire puissance, ils ne cherchaient pas à tuer les hommes qui les pourchassaient : ils n’étaient pas programmés pour exterminer les autres formes de vie. Le drago nocturne, lorsqu’il avait sauté sur le glipeur, avait pris soin de viser la poupe, de laisser une chance à l’équipage de regagner la terre. Silf aurait aimé percer leur mystère et inviter les Devaki à changer leur regard sur eux, mais la mission confiée par le Thanaüm ne lui en laissait pas le temps. Il lui fallait éliminer le troisième maillon de la chaîne quinte du Panca pour éviter, justement, que les êtres humains ne subissent le sort des dragons d’eau de Devaka. L’aube le trouva parfaitement éveillé et en pleine forme. Il sortit du carré, fit quelques pas sur le sable et contempla les ondulations de la mer. Les nuages filaient grand train au-dessus de lui, semant des gouttes éparses. Il espérait que la vente des produits de leur chasse lui permettrait d’acheter le billet pour Tau du Kolpter. Au moins, les dragos n’auraient pas été tués en vain. « Pourquoi tu m’as pas réveillée ? » Koldel s’était approchée dans son dos, le visage encore bouffi de sommeil. Silf remarqua que sa combinaison était déchirée en plusieurs endroits. « Je n’avais pas sommeil. » Elle s’avança à ses côtés en se frottant l’arête du nez. « Je crois bien qu’il est cassé. » Ils gardèrent le silence quelques instants, les yeux rivés sur les vagues se fracassant contre les rochers. « J’ai de la peine pour Tsingar, reprit Koldel. Il avait un sale caractère, mais je l’aimais bien. — Et Olmar ? — Lui ? Parfois il m’épatait, parfois il me courait sur le système. Quoi qu’il en soit, c’est à moi qu’il revient de prévenir sa veuve. — Tsingar n’avait pas de famille ? — La seule qu’on lui connaissait, c’était son glipeur, et aussi quelques putes du quartier des Devanas. » Elle hésita quelques instants avant de demander : « Comment tu as pu résister dans cette flotte si longtemps ? — L’eau du lac où j’ai appris à nager était aussi froide que celle de la mer des Dragos. Et puis j’avais ma combinaison. — Ça ne répond pas à la question du temps. Je te croyais mort depuis bien longtemps. — Je me suis aussi exercé à retenir mon souffle. Rien d’extraordinaire, tous les enfants du massif du Zayath le font. — Admettons. Ça n’explique pas non plus ce que tu fichais sur l’échine du drago nocturne. — Il est venu vers moi quand je suis remonté à la surface. J’ai compris qu’il me demandait de retirer le harpon. Ensuite il m’a ramené vers le glipeur. » Koldel grimaça. « Putain, personne ne me croira à Dekaville si je raconte seulement la moitié de ce qu’on a vécu. — Garde-le pour toi. Ou plutôt pour les responsables de Devaka. Il faut absolument les persuader de protéger les dragos. Tu avais raison l’autre jour : eux seuls peuvent préserver l’équilibre de la planète. — Tu m’aideras ? » Silf posa la main sur l’épaule de la pilote. « Je dois partir le plus rapidement possible, Koldel. Je n’ai pas le choix, tu comprends ? » Elle se mordit la lèvre inférieure. « Grands dieux, pourquoi est-ce que je ne tombe jamais amoureuse des bons hommes ? » Après un petit-déjeuner consistant et un thé aux herbes de Lakma, ils vidèrent la carène pour reboucher les fissures de la double coque à l’aide du reste de pâte durcissante, puis ils colmatèrent les fêlures extérieures. Les charges du drago avaient fendu plusieurs lattes dont ils maintinrent les brisures ajustées jusqu’à ce que le produit les ait ressoudées. Koldel estima qu’elles tiendraient jusqu’à Dekaville. Quant à la poupe, ils la reconstituèrent de leur mieux, fabriquant un rebord de fortune pour empêcher l’eau de pénétrer par l’arrière. Ils inspectèrent une dernière fois l’embarcation sous tous les angles avant de recharger les peaux, les chaudières, les cheminées et les cartilages dans la carène, puis ils remirent le glipeur à l’eau et se lancèrent sur la mer houleuse au moment où une pluie battante s’abattait sur l’île des Os. Une agitation fébrile régnait sur le marché aux peaux. Il n’avait pas été facile pour Koldel et Silf de prendre place derrière l’un des étals réservés aux dragonniers. Une odeur insoutenable imprégnait le bâtiment dressé sur pilotis dans le quartier des commerces de gros, une construction sans grâce, cubique, criblée de fenêtres circulaires grillagées. Des rigoles peu profondes traversaient le sol de béton brut, évacuant l’eau dont se servaient les dragonniers pour nettoyer leur marchandise. Peu d’équipages étaient revenus de leur saison de chasse. Une dizaine seulement. Largement suffisant pour provoquer de rudes empoignades entre acheteurs. Koldel et Silf, qui s’étaient au préalable mis d’accord sur leur version des faits, avaient subi un long interrogatoire de la part des autorités du marché. Ils avaient opté pour la vérité en remplaçant le drago nocturne par un drago ordinaire et en omettant l’épisode du sauvetage de Silf par le monstre marin. Les autorités avaient validé leur version et accepté qu’ils vendent leurs marchandises à l’intérieur du marché, là où on tirait le meilleur prix des chasses (et contre une solide commission de quinze pour cent). Koldel avait déjà assisté aux ventes, mais elle n’avait ni le caractère ni le métier de Tsingar. Et les acheteurs aux vêtements chamarrés, au ventre et au menton gonflés d’importance, s’en rendaient immédiatement compte, qui profitaient de son inexpérience pour obtenir les magnifiques peaux gris-bleu des femelles à des tarifs nettement inférieurs à la normale. Silf s’aperçut qu’ils s’étaient accordés pour rouler la jeune femme qu’on leur avait présentée comme le successeur du grand Tsinglé, disparu en mer. Ils inventèrent une invraisemblable quantité de défauts aux peaux et aux autres produits, si bien que Koldel, déstabilisée, finit par les céder au prix qu’ils proposaient. L’un d’eux rafla l’intégralité du lot pour un montant de soixante-neuf mille devs, une excellente affaire à en croire son sourire matois et les regards entendus de ses confrères. « Je suis vraiment désolée, Silf, je me suis fait avoir, j’aurais dû en exiger cent mille. » Après avoir remis leur commission aux autorités du marché, Koldel compta les jetons et donna sa part à Silf, soit vingt-cinq mille devs. Il lui en manquait encore presque autant pour s’offrir le voyage par pliure quantique. « J’en garde dix mille pour la veuve d’Olmar, ajouta-t-elle. Rien ne m’y oblige, mais je trouve que c’est juste. Tu n’y vois pas d’inconvénient ? — Aucun. — Certains dragonniers ne sont pas encore partis en chasse. Il leur manque peut-être des équipiers. — Merci du conseil. — On dîne ensemble ce soir ? — Il faut d’abord que je cherche une chambre et que je m’achète des vêtements. » Elle réfléchit, évitant de croiser son regard. « Tu n’as qu’à venir chez moi. En attendant de trouver autre chose. Mon appartement n’est pas très grand, mais je t’aménagerai un coin. Et puis j’habite pas très loin de la place du Labeur. Demain, tu pourras t’y rendre à la première heure. » Comme elle l’arrangeait, il accepta l’invitation de Koldel. À bord du glipeur de Tsingar, ils se rendirent d’abord chez Olmar, qui résidait dans un quartier cossu de Dekaville appelé les Hauts. Le logement du harponneur ne cadrait pas avec son allure ni son langage, avec son personnage. Ils amarrèrent l’embarcation au ponton, gravirent un escalier de bois puis un deuxième de pierre qui les conduisirent au premier étage d’un immeuble aux prestations luxueuses. « Eh ben, il ne s’emmerdait pas, Olmar ! s’exclama Koldel. — C’est la première fois que tu viens ? — On ne se fréquentait pas en dehors des expéditions. — Sa veuve va pouvoir se débrouiller avec dix mille devs ? — Elle tiendra un ou deux mois, le temps qu’elle se retourne. Elle s’y attendait de toute façon, comme toute femme de chasseur de dragos. » Vêtue d’une longue robe droite, la jeune femme qui vint leur ouvrir était fortement charpentée, comme tous les Devaki, mais ravissante avec ses cheveux clairs, ses traits délicats et ses yeux bruns ourlés de longs cils recourbés. Elle fixa avec inquiétude les deux visiteurs. « Olmar, n’est-ce pas ? — Notre glipeur a été percuté par un drago, déclara Koldel d’une voix aussi ferme que possible. Tsingar et Olmar ont été précipités par-dessus bord. Ils ne sont pas remontés. Je suis désolée. » La jeune femme n’eut aucune réaction. Elle se contenta de hocher la tête d’un air pensif. « Nous vous avons réservé une partie de la vente, reprit Koldel en tendant le petit sac de toile dans lequel elle avait glissé les jetons. Dix mille devs. Ce n’est pas grand-chose, mais ça vous permettra de… » La jeune femme se saisit du sac, murmura un merci à peine audible et referma sèchement la porte. « Visiblement, on dérangeait Madame, maugréa Koldel. Ça m’apprendra à rendre service. » La pilote habitait Première Assemblée, le quartier des artistes et des intellectuels de Dekaville. Il y régnait une ambiance bohème, même si certains résidents comptaient parmi les hommes les plus fortunés de la planète. L’argent gagné avec les chasses de Tsingar avait permis à Koldel de s’offrir un appartement dans le cœur de l’un des endroits les plus prisés de la capitale planétaire. Les restaurants, les boutiques et les bars se succédaient sans interruption le long des ponts et sur le pourtour des petites places bondées à toute heure du jour et de la nuit. Les vêtements de luxe côtoyaient les accessoires de mode, les chaussures, les arts ménagers, les souvenirs, les pièces mécaniques, les produits de maquillage, les parfums, les jetons de transport, les fosses de projection en relief, les meubles, les gadgets électroniques, les programmes de correction génétique, les endotéléphones, les biopuces esthétiques, les herbes hallucinogènes de toutes sortes en provenance de Lakma, les drogues chimiques interdites vendues à la sauvette par de très jeunes filles… Les éclats de rires, les conversations, les disputes, les cris des marchands tressaient un brouhaha assourdissant autour de Koldel et Silf. Ils peinaient à se frayer un passage dans la foule exubérante et dense qui, malgré la pluie battante, débordait sur le ponton immense où ils avaient amarré le glipeur et sur les escaliers d’accès aux passerelles. « C’est là », dit Koldel en désignant la façade claire d’un immeuble. Son appartement n’était pas très grand. Un deux-pièces assez clair au troisième étage qui, selon elle, suffisait largement à une célibataire endurcie. Le salon donnait à l’arrière sur une terrasse qui surplombait une étendue d’eau hérissée de bosquets d’acqueules aux frondaisons emmêlées. Elle n’avait pas eu le temps de ranger la chambre, une petite pièce meublée d’un grand lit sur lequel s’amoncelaient des tas de vêtements. « Installe-toi. Je meurs d’envie de me laver et de me changer. » Elle choisit une tenue et s’enferma dans la salle de bains. Silf se rendit sur la terrasse où, ignorant les gouttes, il s’abîma dans la contemplation apaisante de l’eau incisée par les sillages des glipeurs. Il ne s’engagerait pas dans une autre expédition. D’abord parce qu’il n’avait plus le cœur à traquer les grands dragos, ensuite parce qu’il perdrait trois nouvelles semaines0 et qu’il risquait d’arriver trop tard dans le système de Tau du Kolpter. Vingt mille devs. L’équivalent de quatre crimes à cinq mille devs. Mais comment trouver des clients ? Ce genre d’activité ne s’accommodait pas de publicité et, sur Devaka, les assassins du Thanaüm n’étaient pas connus ni respectés. Il avait toute une nuit pour trouver une solution. En contrebas, un grand flotteur avançait silencieusement entre deux bosquets d’acqueules. Il répondit d’un mouvement de la main au signe joyeux que lui adressèrent deux enfants. « À toi. » Koldel le rejoignit sur la terrasse, vêtue d’une robe grise mi-longue. Ses cheveux encore mouillés et emmêlés répandaient une agréable odeur fruitée. Elle ne ressemblait déjà plus à l’équipière qui pilotait le glipeur. « Je n’ai plus de vêtements, dit Silf. — Je vais t’en acheter pendant que tu te laves. » Elle le jaugea du regard. Lorsqu’il sortit de la salle de bains, une serviette autour de la taille, elle était déjà revenue avec une veste et un pantalon anthracite, un polo noir, des sous-vêtements de coton et une paire de chaussures basses dont la particularité était de s’adapter à différentes pointures. Le tout lui allait, même s’il dut serrer jusqu’au dernier cran la ceinture de toile fournie avec le pantalon, un peu trop large pour lui. « Combien je te dois pour tout ça ? » Elle éluda la question de Silf d’un geste de la main. « Tu m’offriras le repas. On y va ? Je meurs de faim. » Ils dînèrent dans l’un des restaurants du quartier aux murs, au plafond et au sol recouverts de planches de bois peintes de toutes les couleurs. On y servait un délicieux poisson épicé garni d’une céréale blanche, le frizz, et de légumes cultivés dans les serres agricoles de Lakma. Ils l’accompagnèrent d’un vin jaune qui, comme Silf n’avait pas l’habitude de boire, lui monta rapidement à la tête. « Que s’est-il passé exactement entre toi et le drago de nuit ? » Les yeux de Koldel étaient voilés de trouble. Les clients du restaurant parlaient et riaient fort autour d’eux. « J’ai retiré le harpon et, en échange, il m’a transporté jusqu’au glipeur, répondit Silf. — Comment tu as compris ce qu’il voulait ? Un drago, ça ne parle pas. — On n’a pas toujours besoin de parler pour se faire comprendre. Il y a autre chose : sa chair était chaude, presque brûlante. Lorsque j’ai glissé la main dans la plaie pour replier les crochets, j’ai eu l’impression d’être régénéré. — C’est la raison pour laquelle tu n’as pas dormi la nuit suivante, n’est-ce pas ?… » Ils mangèrent en silence jusqu’à ce que Koldel dise à voix basse, comme une pensée échappée : « Comment entrer en contact avec les dragos ? Comment découvrir ce qu’ils pourraient nous apprendre ? — Si ton esprit est ouvert, tu finiras par trouver la solution. — J’aurais tant aimé… (la jeune femme secoua la tête avec tristesse) trouver la solution en ta compagnie. — Je t’ai déjà dit que je devais partir. — Rien ne t’y oblige ! » Silf hésita. « On m’a confié une mission. — Quel genre de mission ? — Je peux seulement te dire que c’est capital. Pas pour moi, pour l’humanité. — Qui te l’a confiée ? — Mes maîtres. — Je suppose que tu ne me diras pas qui ils sont… » Le mutisme de Silf fut la plus probante des réponses. La nuit était tombée lorsqu’ils regagnèrent l’appartement de Koldel. Aux trombes précédentes avait succédé une pluie fine et glacée. Ils se couchèrent sans un mot, Koldel dans sa chambre, Silf sur le matelas qu’elle avait préparé dans un coin du salon. Au cours de la nuit, elle vint l’inviter à la rejoindre dans son lit. Il obtempéra d’autant plus volontiers qu’il se sentait seul et triste dans l’humidité froide de l’appartement, qu’il avait besoin de chaleur humaine. Et Koldel avait beaucoup de tendresse et de chaleur à donner. La lumière du jour le réveilla. Koldel n’était plus dans le lit. Il ne la trouva pas non plus dans le salon ni dans la cuisine, ni sur la terrasse. Le crachin continuait de noyer les formes dans son uniformité grise. Il frissonna et prit une douche brûlante avant de se rhabiller. C’est alors qu’il remarqua le petit sac de toile posé sur la table basse, avec, à côté, une enveloppe blanche sur laquelle son nom était écrit. Il la décacheta et en sortit une feuille de papier. Silf, Je sais maintenant que tu ne changeras pas d’avis. Tu trouveras dans le sac les vingt mille devs nécessaires à ton voyage. Ne t’inquiète pas pour moi : j’ai mis de l’argent de côté. Si ton voyage est aussi important que tu le dis, prends ce fric sans remords. S’il ne l’est pas, alors je te laisse aux prises avec ta conscience. Tu m’as rendue heureuse cette nuit, et cette petite parenthèse de bonheur me servira de rampe de lancement pour me projeter dans ma nouvelle vie. J’ai préféré m’éloigner pendant que tu dormais. C’est de la pure lâcheté de ma part : je n’ai pas envie que tu me voies pleurer. Pars vite, s’il te plaît. Je t’accompagne par la pensée où que tu ailles. Koldel. P.-S. – Pour te rendre au nouvel astroport de pliure quantique, prends le flotteur à destination de CTP (Champ de tous les possibles). Silf ajouta ce simple mot sous la signature de Koldel : Merci. Puis il glissa le sac dans la poche de sa veste et sortit de l’appartement. CHAPITRE XV Oui, je le reconnais, j’ai connu un frère. Oui, je le reconnais, je suis tombée follement amoureuse de lui, comme, j’ai cru, il est tombé follement amoureux de moi, oui, je le reconnais, j’ai pris du plaisir dans ses bras. Ni lui ni moi n’en avions le droit. Lui parce que sa Fraternité lui ordonnait de ne pas nouer de liens affectifs avec une femme. Moi parce qu’il m’est interdit de perdre ma virginité avant mon mariage et de me donner à un homme qui ne soit pas de ma communauté. Il s’était installé dans le massif du Mantouk, non loin de notre village, dans une demeure des sommets de ces montagnes où les arbres à son ne grandissent pas. La première fois que je l’ai vu, j’ai su que je serais à lui et qu’il serait à moi. J’ai su aussi que notre amour nous conduirait à notre perte. On ne viole pas impunément les lois de notre communauté, et moins encore les lois de cette communauté galactique et secrète qu’est la Fraternité du Panca. Compte rendu du procès d’Actea, communauté rananki d’Imarak, planète Faouk. YNOLDE ne pouvait plus revenir en arrière. L’homme pointa sur elle son défat. Si une onde la touchait ou frappait le matériau transparent, elle était perdue. Elle se demanda si elle devait utiliser le cakra, dont la chaleur l’embrasait de la tête aux pieds. Elle flottait, indécise, à deux ou trois mètres de la porte du sas. L’homme la tenait en joue. Elle comprit qu’il hésitait à tirer. S’il la manquait, il risquait de provoquer une trouée fatale dans le tube et de mourir d’asphyxie. Son instinct de survie était le meilleur allié d’Ynolde. Elle décida d’avancer en prenant appui sur les parois souples et en poussant sur ses jambes. Tant qu’elle serait une cible mouvante, il n’oserait pas presser la détente de son arme. Elle glissa en même temps la main dans le cakra, qu’elle tira de son étui de sangue et maintint braqué sur la tête de son adversaire. Comme s’il n’en ressentait pas la nécessité, comme s’il percevait l’indécision de l’homme, le disque ne cracha pas ses cercles de feu. Elle avança, changeant sans cesse de direction. Il ne bougeait toujours pas. N’essayait même pas de suivre ses mouvements du canon de son défat. Il semblait tétanisé, transi de terreur. Arrivée à sa hauteur, elle prit le temps de l’observer. Il était extrêmement jeune, à peine sorti de l’adolescence, mais la peur transformait son visage en un masque grimaçant de vieillard. Elle s’arrêta devant lui et leva le cakra à quelques centimètres de ses yeux. Il ne réagit pas. Elle lui sourit et poussa de nouveau sur ses jambes pour avancer. La chaleur du disque de feu diminua subitement. Elle dépassa l’homme et parcourut le tube sans jeter un coup d’œil en arrière. Elle atteignit l’entrée du tunnel et s’enfonça dans une obscurité où la lumière diffuse des étoiles ne pénétrait pas. Elle entrevit des mouvements autour d’elle. La capsule de voyage était en train de se former. Ynolde flottait à présent à l’intérieur d’une bulle d’un diamètre d’environ cinq mètres. Elle se demanda si les réserves d’oxygène étaient vraiment suffisantes pour les trois jours de la traversée. Dans le doute, elle s’efforça de maîtriser sa respiration. Elle eut une pensée pour Duhog. Elle espéra de tout cœur que son garde du corps s’en était sorti. Elle ne ressentait pas la sensation de vitesse pour l’instant. L’obscurité, indéchiffrable, n’offrait aucun point de repère. Elle baignait dans un sentiment de solitude infinie. Le temps semblait figé, suspendu. Elle devina qu’elle était happée par le flot d’énergie noire lorsqu’elle traversa à une vitesse foudroyante une succession de rayons éblouissants. Elle se réveilla dans une pièce entièrement blanche et nue où elle flottait toujours en apesanteur. Des lampes insérées dans les parois capitonnées diffusaient une lumière douce. Sa capsule s’était dissoute. Alternant les périodes de veille et de sommeil, elle n’avait rien ressenti de particulier au cours de la traversée, ni sur le plan physique ni sur le plan psychologique, hormis une tristesse poignante. Les trois joursTO lui avaient paru durer entre quelques secondes et plusieurs années. Elle avait également l’impression que la coordination entre son esprit et son corps n’était qu’imparfaitement rétablie. « Bienvenue sur Pelops, satellite de la planète Zidêe. Gravité faible, presque nulle, compensée par un générateur de gravité artificielle identique à celle des planètes jumelles Zidée et Faouk. » La même voix synthétique que sur la base spatiale. « Vous êtes à bord d’une cabine automatique qui vous conduit à la station satellitaire de la CETEN, où vous pourrez prendre une navette gratuite à destination de Zidée ou de Faouk. La monnaie en usage sur ces deux planètes est le kolp. Vous trouverez des bureaux de change sur Pelops. Au cas où vous souffririez de maux de crâne ou de sensations persistantes de déséquilibre, sachez que ces réactions sont normales et devraient s’estomper dans les heures à venir. Arrivée sur Pelops dans trente minutes70. La CETEN vous remercie de votre confiance et espère vous revoir très bientôt dans ses tunnels d’énergie noire. » L’atterrissage s’effectua en douceur quelques minutes après que la gravité artificielle eut plaqué Ynolde sur le plancher de la cabine. Une porte coulissa sur une cloison. Une passerelle souple descendait vers une salle meublée de guérites et de comptoirs qui évoquaient une barrière douanière. Elle ne disposait que du jeton d’identité au nom d’Almina Baguera, enfoui avec ses trois mille fangs dans la poche de son blouson. Si les douaniers tiquaient sur son âge, elle expliquerait qu’elle avait bénéficié des dernières innovations en matière de correction génétique. L’argument ne suffirait sans doute pas à les convaincre. Elle n’avait pas envisagé d’autre scénario. Elle espérait qu’ils ne lui poseraient pas de questions sur son cakra ni sur ses implants cérébraux. Elle avait retrouvé son carnet dans la poche de son blouson, mais pas le jaseur, probablement tombé avant l’embarquement dans la navette spatiale. Elle avança vers la douane, surprise de ne voir personne derrière les comptoirs. Elle franchit les couloirs étroits et sombres des vérificateurs médicaux. L’astroport semblait désert. Elle entra dans une pièce vaste et claire, barrée d’un large comptoir où s’étalaient les lettres lumineuses CETEN. La tête d’un homme apparut au-dessus du bois brillant d’un large comptoir. Il fixa Ynolde d’un air éberlué. Cheveux hirsutes, barbe de plusieurs jours, taches sur son uniforme bleu clair frappé sur la poitrine du sigle de la compagnie. Visiblement, il ne s’attendait pas à recevoir de la visite, encore moins celle d’une jeune et jolie femme. « Ils… Ils ont rouvert les tunnels, sur Fango ? Ça fait plus de cinq ans qu’on n’a vu personne. » Il jeta un coup d’œil à l’un des écrans insérés dans le bois du comptoir. « Le taux d’iarks n’a pourtant pas baissé… J’y comprends vraiment que dalle. » Se rappelant la présence de la cliente, il remonta la fermeture de son uniforme jusqu’au cou et tenta de discipliner ses cheveux. « Euh… vous avez fait bon voyage, madame ? » Ynolde acquiesça d’un mouvement de tête. « Vous n’avez pas de… Enfin, vous vous sentez comme d’habitude ? — À part le léger décalage entre mon cerveau et mon corps, ça peut aller, répondit Ynolde. — Ce décalage est tout à fait normal, ne vous inquiétez pas. Même que vous ne vous en tirez pas si mal. Avec ce taux d’iarks, vous auriez pu être à jamais dispersée dans l’espace. Bon alors… qu’est-ce qu’on fait pour la douane ? Bah, vous n’avez pas l’air d’une mauvaise femme. Et puis vous n’avez pas de bagages. C’est qu’il y a une guerre entre les deux planètes jumelles. Une sale guerre. Les armées de Zidée ont envahi Faouk. Deux milliards d’habitants contre cent millions, vous pensez. Mais la résistance s’est organisée sur Faouk. Faut dire que la planète est couverte en grande partie d’arbres à son. De vraies saloperies. Les soldats et les engins zidéens n’arrivent pas à s’en dépêtrer. Je ne vous conseille pas d’y aller en ce moment. Et c’est un Faouki qui vous le dit. De toute façon, les vols réguliers pour Faouk ont été suspendus. — Et pour Zidée ? — Y en a un qui part dans… euh, une vingtaine d’heuresK. Relève du personnel. Je serai à bord. Si vous ne savez pas où loger sur Zidée, je peux vous donner quelques bons tuyaux. — Je croyais que vous étiez faouki. — De naissance, madame. Seulement de naissance. J’ai maintenant une identité zidéenne et un logement à Xolot, la capitale planétaire. — Vingt heures ? Qu’est-ce que je peux faire en attendant ? — Vous balader dans la station. Changer votre argent. Acheter les trucs indispensables pour survivre dans le système de Tau du Kolpter. Vous reposer dans une salle prévue à cet effet. Manger. Boire. Passer un petit moment en tête à tête avec un de nos andros ou avec la personne de votre choix… Ce ne sont pas les occupations qui manquent. » Il ponctua sa déclaration d’un sourire grivois. « Pour la navette, comment serai-je prévenue ? — Par annonce. On invitera les passagers à se présenter deux heures avant le décollage. » Ynolde hésita à poser la question suivante. « Il y aura des formalités douanières à l’arrivée ? » Comme elle le redoutait, des lueurs soupçonneuses s’allumèrent dans les yeux délavés de son interlocuteur. « Vous n’aimez pas les douaniers, on dirait. — J’ai horreur de perdre du temps ! » Le sourire narquois de l’homme dévoila des dents irrégulières légèrement teintées de bleu. Le souvenir de la femme aux cheveux blancs et de ses enfants aux dents pointues et colorées remonta de la mémoire de frère Ewen. « Je vous comprends. C’est la même chose pour moi. Rassurez-vous : il n’y a pas de formalités douanières entre Pelops et Zidée. Puisque vous avez été contrôlée ici. Enfin, vous êtes censée avoir été contrôlée. Je… » Son regard devint incisif. « Je ne vous demande pas de me fournir le reçu de votre billet. Je ne crois pas que la compagnie ait rouvert les tunnels. Je me contenterai d’une promesse de rendez-vous à Xolot. » Elle faillit lui cracher sa colère et son mépris à la face, puis elle se raisonna et se dit qu’elle aurait peut-être besoin de lui pour ses premiers pas sur Zidée. Elle s’en débarrasserait ensuite, lorsqu’elle pourrait se débrouiller seule dans la capitale planétaire. « D’accord. — À la bonne heure ! » Il se leva. Mesurant sans doute plus de deux mètres, il tendit le bras par-dessus le comptoir. Des ondes fulgurantes jaillirent des implants vitaux d’Ynolde. Elle se demanda s’ils réagissaient à l’énergie noire des tunnels ou à son vis-à-vis, qui ne lui inspirait qu’une confiance relative. Elle lui serra la main. « Comment se fait-il que vous soyez resté en poste alors que les tunnels sont… étaient fermés ? demanda-t-elle. — La compagnie exige qu’il y ait toujours du personnel au cas où le taux d’iarks reviendrait à la normale. Nous aurions dû être prévenus de votre départ. — Comment vous aurait-on prévenus ? — En expédiant un messager un jour avant le premier voyageur. Ça nous donne le temps de nous préparer et d’alerter les autorités de Pelops. En vous voyant débarquer, j’ai d’abord cru que vous étiez envoyée par la compagnie. — Pourriez-vous me rendre ma main, s’il vous plaît ? — Excusez-moi. » Les doigts longs et secs de l’employé de la compagnie relâchèrent leur pression sur la main d’Ynolde. « Je vous laisse. Rendez-vous plus tard devant la porte d’embarquement. Au fait, mon nom est Harp Gullet. Vous vous souviendrez ? Harp Gullet. — Almina Baguera. — Ravi de faire votre connaissance, Almina. » Il ne fallut pas longtemps à Ynolde pour faire le tour de la station satellitaire, qui ressemblait à un gros astroport avec sa gigantesque salle circulaire bordée de boutiques, de restaurants et de salles de repos. Le deuxième niveau était réservé aux bureaux et aux logements du personnel. De grandes baies vitrées permettaient d’admirer les reliefs grandioses et torturés de Pelops. Tau, la géante bleue, se levait au-dessus de Zidée, une planète aux teintes brun rouille. On ne voyait pas Faouk dans le ciel éclaboussé de mauve. Les deux planètes jumelles décrivaient la même orbite (durée : quatre cent deux joursTO, ou trois cent quatre-vingt-neuf joursK), mais à l’opposé l’une de l’autre. Selon les cartes célestes et les légendes affichées sur un panneau lumineux, l’atmosphère n’était pas viable sur Pelops. Les autorités zidéennes avaient estimé que la terraformation de leur satellite n’était pas nécessaire, car peu rentable. Ynolde ne croisa pas âme qui vive, au point que, si elle n’avait pas rencontré Harp Gullet dans le terminal de la CETEN, elle aurait pu se croire seule dans la station. Elle avait recouvré la plénitude de ses moyens. Ses implants ne vibraient plus. Les boutiques étaient fermées, de même que les restaurants, ce qui la contraria car elle mourait de faim. Elle finit par trouver, dans un recoin sombre, un bar ouvert proposant des sandwichs et des boissons. Le restaurateur, un homme d’une cinquantaine d’années affublé d’une toque jaune et d’un ventre proéminent, accepta les fangs de la voyageuse à un taux de change exorbitant. « J’vais pas faire la fine bouche, marmonna-t-il en préparant la commande d’Ynolde. J’fais pratiquement plus d’chiffre depuis la fermeture des tunnels. Si ça continue comme ça, j’vais bientôt être ruiné. Le personnel de la station ne suffit pas. Déjà que j’vois plus ma famille, si en plus j’ai plus d’quoi la nourrir, à quoi ça sert que je sois venu m’installer sur ce maudit caillou ? Et vous, vous sortez d’où ? Je ne vous avais jamais vue jusqu’à ce jour. — L’employé de la CETEN a dit que je devais acheter des choses indispensables pour survivre sur Zidée. Vous savez de quoi il parle ? » Il posa devant elle le plateau garni d’un sandwich au talahu, un poisson de Zidée, et d’une bouteille de jus de donnatelle, un fruit réputé pour ses vertus énergétiques. « D’une arme, sans doute. Y a bien un gouvernement et une police, sur Zidée, mais la seule loi que les gens respectent, c’est celle des armes. Xolot, la capitale, est vraiment pas sûre. Y a des règlements de comptes à tous les coins de rue. Et la guerre avec Faouk n’a rien arrangé : depuis que les soldats ont été expédiés sur la jumelle, les bandes s’en donnent à cœur joie. D’un autre côté, j’peux pas me plaindre d’être sur Pelops. Au moins, là, j’risque rien. » Le sandwich avait un goût délicieux. « J’ai un excellent fournisseur de farine, expliqua le restaurateur, en veine de confidences. C’est du blaï de qualité supérieure. Vous ne m’avez toujours pas dit ce qu’une belle femme comme vous fichait sur ce caillou… — Je suis seulement de passage. Je repars par la prochaine navette. » Le restaurateur plissa les yeux, comme s’il lisait dans les pensées de sa cliente. « Hum, j’ai comme l’impression que vous ne voulez pas qu’on en sache trop sur vous, pas vrai ? Enfin, c’est pas moi qui vous en ferai le reproche. Y a un très vieux proverbe qui dit : pour vivre heureux, vivons cachés. » Harp Gullet l’attendait devant le sas. L’annonce avait retenti quelques minutes plus tôt, invitant les passagers à destination de Zidée à se présenter devant la porte d’embarquement. Elle avait passé la majeure partie de son temps dans une salle de repos, allongée sur une banquette, immergée dans sa double mémoire. Il lui semblait avoir vécu plusieurs existences, être née bien avant sa naissance, aussi âgée que l’univers. Comme si, au-delà de cette double vie, il existait une réalité intangible, immuable, une dimension régie par d’autres lois que celles des mondes de matière, où le temps n’existait pas, où son père Ewen et sa mère Ezalde n’étaient jamais morts. Ses implants se remirent à vibrer lorsqu’elle approcha de Harp Gullet. « Vous ne vous êtes pas trop ennuyée ? demanda-t-il avec cet horripilant petit sourire qui accompagnait toutes ses phrases. — Pas eu le temps. » Ils embarquèrent dans la navette en compagnie des sept autres passagers, tous membres du personnel de la CETEN qui retournaient à Zidée pour quatre moisK de congé. Même si le compartiment, qui pouvait contenir jusqu’à cinquante passagers, était vide et sonnait le creux, il y régnait une humeur joyeuse. Les hommes et les femmes de la compagnie, coincés sur le satellite depuis plus de trois moisK, se réjouissaient de revoir leurs familles. « Moi, ça ne m’a pas réussi, maugréa Harp. Un jour, je suis revenu chez moi et j’ai trouvé ma très chère femme en compagnie d’un autre homme. Faut dire que j’avais une semaine d’avance sur la date prévue. Raisons sanitaires. — Il y a une navette par semaine ? — C’est le minimum. Au moins pour la fourniture des vivres et des produits de première nécessité. Après nous avoir déposés, celle-là embarquera la relève, les réserves, et remontera aussitôt là-haut. » Les douze heures du trajet furent pénibles pour Ynolde. Harp Gullet n’arrêtait pas de parler et l’empêchait d’admirer le magnifique spectacle de la planète Zidée, dont la mosaïque brun, rouille, bleu et ocre disparaissait par endroits sous les taches blanches des nuages. Elle devait maintenant se mettre en quête d’un être dont elle ne connaissait rien et, selon toute vraisemblance, le frère qu’elle tentait de rejoindre ignorait qui était le quatrième maillon ; il ne savait peut-être pas non plus qu’il était lui-même le troisième. Ynolde se souvenait du moment précis où la Fraternité avait pris contact avec elle. Le murmure l’avait traversée comme un souffle chaud. Tu es le quatrième maillon de la chaîne quinte, sœur Ynolde. Dans trente jours, tu te rendras à l’astroport de Kenios afin d’y accueillir le cinquième maillon en provenance du système d’Ispharam. Forte des deux âmnas, tu poursuivras l’œuvre. Nous t’indiquerons bientôt où tu devras te rendre pour rejoindre le troisième frère. « Comment le reconnaîtrai-je ? » avait-elle demandé tout haut. Une question à laquelle la Fraternité n’avait pas daigné répondre. Ynolde n’avait à aucun moment fait le rapprochement avec son père, qu’elle était venue attendre sur Phaïstos pour venger sa mère. Elle avait renoncé à le tuer après avoir reçu l’implant et le cakra, mais elle avait la ferme intention de lui dire ce qu’elle pensait de lui, de vider devant lui son sac lourd de tristesse et de rancœur. Elle l’avait immédiatement reconnu, bien que métamorphosé en vieillard par ses quatre-vingt ansTO de vol sans ralentisseur métabolique, elle avait vu les phictes se ruer sur lui comme une meute de fauves sur une proie, et l’incroyable, l’inconcevable réalité lui était apparue : ce père haï était le cinquième frère ! La question qui avait hanté Ewen tout au long de son interminable séjour dans le ventre du grand vaisseau la taraudait à son tour : quels étaient les critères de la Fraternité du Panca pour choisir les maillons de ses chaînes quintes ? « J’ai l’impression que vous ne m’écoutez pas, Almina. » Harp et son verbiage incessant. « Si, si… — On va cogner l’atmosphère. Pas le moment que je préfère. » Les boucliers thermiques enveloppèrent la navette et occultèrent les hublots. Ynolde croisa le regard angoissé d’une femme installée dans la même rangée qu’elle. Elle tenta de la rassurer d’un sourire, mais la femme, au teint très pâle, aux cheveux noirs et aux yeux d’une étonnante couleur orangée, continua de la fixer d’un air anxieux, presque implorant. gée d’une cinquantaine d’années, elle portait comme Harp un ensemble bleu clair. « C’est arrivé assez souvent que des morceaux du bouclier se détachent et que les passagers grillent comme des insectes sur le verre d’une lampe ! » expliqua Harp avec un ricanement. Cependant, hormis un léger réchauffement et un rougeoiement prolongé sur le côté droit de l’appareil, l’entrée dans l’atmosphère de Zidée s’effectua sans problème. La température baissa de plusieurs degrés au bout de quelques minutes et la sensation d’apesanteur s’estompa peu à peu. La ville de Xolot avait une particularité : accrochée sur les parois d’une gigantesque faille, elle s’était développée à la verticale. Cette plongée dans les entrailles de la fracture, profonde de quinze kilomètres et large de trois, était selon Harp la meilleure façon, voire la seule, de lutter contre les terribles chaleurs qui s’abattaient sur l’hémisphère sud de Zidée, le plus tempéré pourtant, pendant la moitié de l’année planétaire (dix mois de trente-cinq joursK et un de trente-neuf). Un réseau touffu de passerelles et de ponts de toutes tailles et de toutes formes reliait les deux parties de la ville. Des ruelles sombres sinuaient entre les hautes habitations perchées sur les innombrables promontoires naturels ou artificiels. Plusieurs quartiers s’étendaient dans les grottes et galeries profondes, parfois de plusieurs kilomètres, éclairées par des lampadaires suspendus reproduisant la lumière de Tau du Kolpter. « Faut être dingue pour vivre dans les troglos », marmonna Harp en désignant l’entrée d’une grotte. Ynolde et l’employé de la CETEN avaient pris place dans l’un des multiples ascenseurs qui desservaient les trente étages principaux de Xolot. La chaleur était effectivement écrasante en haut de la faille. Au sortir de l’aérogare climatisée, Ynolde avait cru pénétrer dans un four géant réglé sur la température maximale. Les rayons ardents de Tau teintaient de bleu et de mauve les surfaces claires, de brun et rouille les parties plus foncées. « Et encore, on n’est qu’au mois d’hator. Il fera nettement plus chaud à la fin des trois H. » Harp précisa, devant le regard interrogateur d’Ynolde : « Les trois mois en H qui se succèdent, hator, hékub et hygé. — Il fait aussi chaud sur Faouk ? — Pareil. Ce sont des jumelles, ne l’oubliez pas, sur la même orbite, donc à la même distance de Tau. Une géante bleue, ça vous cuit ses planètes ! » Ils descendirent au dix-neuvième niveau en compagnie d’une dizaine d’autres passagers. Ils traversèrent une première place où la chaleur déposée par les rayons bleuâtres obliques de Tau restait éprouvante. D’en bas, on ne distinguait pas les parois de la faille et la ville semblait perchée sur le vide. Les passerelles et les ponts légèrement arrondis reposaient sur leurs seules voûtes ou d’autres ouvrages et formaient un enchevêtrement d’une complexité inouïe. Le bleu soutenu du ciel apparaissait par endroits, traversé de traits violets. Les implants vitaux d’Ynolde continuaient de vibrer fortement, mais, comme elle n’avait aucune idée de la façon de s’orienter dans cette étrange cité, elle n’avait pas d’autre choix pour l’instant que de suivre son guide. Elle se retournait régulièrement, tracassée par la sensation d’être suivie. Une impression peut-être due à l’ambiance tendue dans les rues, les escaliers, sur les passerelles et les places de Xolot. Les regards des passants étaient méfiants, fuyants, durs. Des jeunes gens déambulaient en bandes, l’insulte aux lèvres, les yeux rougis par l’alcool de donnatelle et des excitants 2n (nanoneurologiques) surnommés les foudingues. Harp marchait en rasant les murs. « Gardez les yeux fixés sur vos pieds, souffla-t-il. Il suffit d’un regard pour que ces tarés vous tranchent la gorge. » Une chaleur intense émanait du cakra d’Ynolde. Elle n’hésiterait pas à se servir de son disque de feu si les membres d’une bande s’en prenaient à elle. Elle n’avait pas parcouru le chemin entre les systèmes d’Ispharam et de Tau du Kolpter pour tomber sous les coups de petites frappes gavées d’excitants 2n. Elle se tint prête, la main droite glissée dans le col de son blouson. Elle ne prêta pas attention aux réflexions égrillardes qu’ils lui lancèrent au passage. Vautrés dans l’ombre d’un auvent, ils se contentèrent de ricaner tout en jouant ostensiblement avec leurs poignards aux lames droites ou d’autres armes qu’elle ne connaissait pas. « Qu’est-ce qu’attend le Gouvernement pour nous débarrasser de cette racaille ? maugréa Harp en composant le code de sécurité sur l’écran tactile encastré dans la porte d’entrée de son immeuble. S’ils aiment se battre tant que ça, ils n’ont qu’à s’engager dans l’armée et aller casser du Faouki ! — Vous ne semblez pas porter les gens de votre planète dans votre cœur, dit Ynolde. — Faouki, Zidéens, qu’ils aillent tous pourrir en enfer ! » Elle eut à nouveau la sensation d’être épiée, crut entrevoir une ombre qui se cachait derrière une colonne. « Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ? » Harp maintenait la porte ouverte. Ynolde avança dans le hall de l’immeuble après avoir jeté un ultime coup d’œil derrière elle. L’employé de la CETEN habitait un appartement du deuxième étage qu’il avait acheté après la séparation avec sa femme. Un logement sans aucun charme mais fonctionnel. Il proposa à son invitée d’occuper l’une des deux chambres. « Le temps que vous vous retourniez, rien de pressé, les chambres d’hôtel sont hors de prix à Xolot. Faudrait aussi que vous songiez à changer de vêtements. Avec ceux-là, vous allez crever de chaud. — Vous me conseillez un endroit où les acheter ? — Il y a de bonnes boutiques pas loin. Mais mieux vaut attendre demain. Tau est en train de se coucher, et c’est vraiment dangereux de se balader à Xolot à la tombée de la nuit. » Les implants vitaux criblaient maintenant le cerveau d’Ynolde d’aiguilles chauffées à blanc. « Je vais me changer puis sortir pour chercher de quoi manger. Je devrais être de retour dans une heureK. — Vous venez de dire que se promener à cette heure-ci dans les rues était dangereux… — Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude. Reposez-vous en attendant, d’accord ? Mettez-vous à votre aise. Vous trouverez des draps et tout le nécessaire de toilette dans la grande armoire de la salle de bains. » Quand il fut parti, elle s’allongea sur le lit. Une odeur indéfinissable flottait dans l’appartement. La douleur à son crâne l’empêchait de remettre de l’ordre dans ses pensées. Peut-être sa physiologie souffrait-elle des séquelles de sa traversée dans le tunnel d’énergie et du décalage spatial ? Le taux trop élevé d’iarks avait sans doute perturbé ses deux âmnas. Elle avait besoin de récupérer. Comme à chaque fois qu’elle mettait les pieds sur un nouveau monde, elle était envahie d’une nostalgie doucereuse, presque suffocante. Elle avait espéré que la présence de Harp l’aiderait à surmonter son inquiétude, elle regrettait maintenant d’avoir accepté son invitation. Elle ne pouvait pas se défaire du sentiment d’être tombée dans un piège. Oppressée, elle se leva et s’approcha de la porte d’entrée. Son hôte l’avait fermée à clef. Elle ne parvint pas à l’ouvrir. Elle calma d’une longue expiration ses pensées affolées. Se dit que fermer sa porte à double tour était sans doute une précaution normale dans une ville livrée au chaos. Elle tenta ensuite d’ouvrir les fenêtres des chambres et la baie vitrée du salon. Impossible, là aussi. Elles étaient commandées par un système de sécurité dont elle n’avait pas les codes et fabriquées dans un verre d’une triple épaisseur, incassable. La cage s’était refermée sur elle. Il ne lui restait qu’à tenter de se reposer. Elle prit des draps propres dans l’armoire. La rumeur de la ville échouait dans l’appartement en vagues chuchotantes. Après avoir fait le lit, elle retira son blouson et son pantalon et se coucha en sous-vêtements sans trouver le courage de prendre un bain. La chaleur du cakra s’était atténuée, mais pas les ondes déchirantes émanant de ses implants vitaux. Elle ouvrit les yeux. Une silhouette au pied du lit. Une femme. Ynolde plongea aussitôt la main dans la fente du disque de feu. « Pas la peine, je suis de votre côté. » Elle reconnut la femme dont elle avait croisé le regard anxieux à l’intérieur de la navette entre Pelops et Zidée. Cheveux noirs, peau très claire, yeux à l’insolite couleur orange, elle avait troqué son uniforme bleu clair de la CETEN contre une robe noire légère. « Nous n’avons pas beaucoup de temps, reprit l’intruse. Harp ne va pas tarder à rentrer. — Et alors ? — Alors il sera accompagné d’hommes qui veulent votre peau. Des tueurs de la pire espèce. — Comment… — Plus tard, les explications. Harp sait qui vous êtes. Depuis le début. Il a été expédié sur Pelops pour guetter votre arrivée. Et quand ce n’était pas lui, c’était son remplaçant. » La femme regarda vers la porte. « Nous perdons du temps. — Et vous, vous savez qui je suis ? — Une sœur du Panca. Je suis chargée d’un message : celui que vous cherchez est sur Faouk. » Ynolde repoussa les draps, se leva, enfila ses vêtements et ses chaussures. « Vous m’expliquerez tout ça en chemin. Où m’emmenez-vous ? » La femme se dirigea à grands pas vers la sortie de la chambre. « Dans un endroit sûr jusqu’à votre départ. — Comment êtes-vous entrée ici ? — Je me suis débrouillée pour récupérer les codes de sécurité de Harp. — C’est donc vous qui nous suiviez tout à l’heure ? — Vous avez bien failli me repérer. — Comment vous appelez-vous ? — Noutt. » La Zidéenne entraîna Ynolde sur le palier. Des bruits de pas et de voix montaient de la cage d’escalier. Noutt posa l’index sur ses lèvres et, de l’autre main, elle désigna le haut. Ynolde acquiesça d’un clignement des paupières. Les deux femmes gravirent quatre à quatre les marches tournantes qui desservaient les étages supérieurs et donnaient sur un toit en terrasse arrosé de la lumière mauve du jour agonisant. Leurs pas crissaient sur une matière blanche à la fois souple et craquante. Noutt montra la terrasse plus basse et plus exiguë de la construction voisine, séparée par une venelle de trois ou quatre mètres de large. « La hauteur est de six mètres. Vous pouvez sauter ? — J’ai le choix ? — Je crains que non. Ils ne vont pas tarder à débouler. » Ynolde hocha la tête, recula de quelques pas et s’élança. Au bout de sa course, elle se jeta dans le vide. Son impulsion lui permit de franchir la largeur de la venelle et de retomber sur la terrasse inférieure. Ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle roula sur la même matière que la terrasse du haut, à la fois craquante et souple, et se releva légèrement étourdie. Noutt atterrit tout près d’elle. Sans perdre une seconde, elles se précipitèrent vers la trappe qui s’ouvrait sur l’escalier et dévalèrent les marches. Au rez-de-chaussée, Noutt fonça vers une sortie située à l’arrière de l’immeuble et observa les environs. « Allons-y. » Elles s’engagèrent dans une ruelle emplie d’un clair-obscur violet tirant sur le noir. « Je crois qu’on les a semés », murmura Noutt. Une chaleur intense monta subitement du cakra d’Ynolde. CHAPITRE XVI Arbres à son de la planète Faouk, système de Tau du Kolpter : de toutes les bizarreries végétales recensées dans la Voie lactée, les arbres à son de la planète Faouk font partie des plus étonnantes. À part leur gigantisme, rien ne les distingue a priori des autres arbres. Ils sont constitués de racines, d’un tronc, de branches et de feuilles persistantes. Ils peuvent atteindre des hauteurs impressionnantes, parfois jusqu’à deux ou trois kilomètres, mais là ne réside pas vraiment leur étrangeté : leurs frondaisons émettent des notes prolongées qui ont des conséquences psychologiques et physiques sur ceux qui les entendent. Les Faoukis disent que les arbres sont des juges de bonté et de méchanceté. Qu’ils auscultent le cœur du visiteur pour lui faire entendre les sons qui lui correspondent. Qu’ils s’adaptent en quelque sorte à chaque être humain. Les croyances populaires de Faouk provoquent bien évidemment le mépris de tout scientifique qui se respecte. Cependant, aucune étude n’a jamais réussi à expliquer les changements incessants de leurs polyphonies, encore moins les effets de ces dernières sur les êtres humains. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : des hommes ou des femmes sortent de la barrière des arbres à son complètement désespérés, au point de se suicider les jours suivants, tandis que d’autres expriment une joie euphorique ou extatique. Il est parfois arrivé qu’on n’ait pas retrouvé les traces de voyageurs s’étant aventurés dans une forêt d’arbres à son. Il y a là un mystère que la crédulité des Faouki et l’arrogance des scientifiques n’ont pas permis de percer. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces inclassables. LA LUMIÈRE de Tau, d’un bleu or éclatant, agressait les yeux. La plupart des passants portaient des chapeaux équipés de voilettes en forme d’alvéoles. San Telj, la capitale planétaire de Faouk, s’étendait sur une plaine écrasée de chaleur, fendue de part en part par un fleuve d’une largeur de près d’un kilomètre complètement à sec. Des enfants jouaient dans les dernières flaques boueuses entre les rochers dénudés parsemés d’une herbe brune presque noire. Des cinq immenses ponts qui reliaient les deux rives, l’un avait été saboté et coupé en son milieu, un deuxième avait subi d’importants dégâts sur son tablier, un troisième avait perdu une partie de ses parapets, les deux derniers, intacts, accueillaient une circulation dense et bruyante. Les véhicules terrestres, lents et polluants, avaient été abandonnés sur la plupart des mondes, mais sur Faouk ils constituaient l’essentiel des moyens de transport. De différentes formes, ils utilisaient en majorité un système de chenilles souples qui leur permettaient d’évoluer sur tous types de terrains, rues pavées, étendues désertiques, massifs montagneux. Les conducteurs excédés par les ralentissements lançaient leurs engins sur les pentes abruptes des rives et coupaient directement par le lit du fleuve, courant le risque de s’enliser dans les bancs de sable. Des carcasses en partie ensevelies pourrissaient entre les rochers, assaillies par des nuées d’oiseaux gris criards qui en faisaient leurs nids. Des sirènes hurlaient de temps à autre, rappelant à la population que la planète Faouk était en guerre contre sa jumelle Zidée. L’armée ennemie était pour l’instant contenue derrière la grande barrière des arbres à son, mais une poignée de ses soldats avaient réussi à gagner San Telj et à provoquer d’importants dommages sur les ponts et dans certains quartiers de la ville. Arrivé sur Faouk depuis sept joursK, Silf ressentait dans sa chair l’inquiétude de la population. Dans les bars, dans les rues, sur les places, dans la pension de famille où il avait loué une chambre, la guerre était l’unique sujet de conversation. Les habitants de San Telj craignaient que la ligne de défense mise en place par le Gouvernement ne finisse par céder face à la puissance supérieure de l’envahisseur. On redoutait les Zidéens, ces monstres qui égorgeaient les enfants et les vieillards, violaient les femmes, pillaient les habitations avant de les incendier. Silf avait demandé aux uns et aux autres pourquoi la guerre avait éclaté entre les deux planètes. Les réponses étaient aussi variées qu’obscures. Les journaux eux-mêmes, des nanopuces qui se déployaient en pages aux tailles réglables, proposaient des versions contradictoires, même si toutes présentaient Zidée comme l’agresseur et Faouk la victime. Silf en avait conclu qu’il existait un litige très ancien entre les jumelles et qu’elles avaient sauté toutes les deux sur un prétexte futile pour régler leur contentieux sur le champ de bataille. Comme elles n’étaient pas affiliées à l’OMH, cette dernière n’intervenait pas dans leurs querelles. Plus peuplée et mieux équipée que sa rivale, Zidée avait pris l’avantage en détruisant les boucliers de protection spatiaux de Faouk et en débarquant ses troupes sur le sol adverse. Le vaisseau à pliure quantique en provenance de Devaka était arrivé dans le système de Tau du Kolpter après une petite dizaine de joursTO de voyage. Il avait atterri sur l’astroport de San Telj, et non sur celui de Xolot comme prévu. Aux passagers qui s’étonnaient de ce changement de dernière minute, l’équipage avait expliqué que les autorités zidéennes avaient refusé à la compagnie l’autorisation d’atterrir. Comme les liaisons régulières entre les deux planètes étaient interrompues, les cinq mille passagers coincés sur Faouk n’avaient plus qu’à prier pour qu’un accord de paix soit rapidement signé entre les belligérants, ou embarquer, à prix d’or, à bord d’un vaisseau clandestin qui prenait le risque de violer les espaces aériens des deux planètes parsemés de sondes torpilles. La nanobulle confiée par maître Toerg n’avait pas précisé sur laquelle des deux planètes résidait le frère du Panca, le troisième maillon de la chaîne, et, puisque les circonstances l’y invitaient, Silf avait décidé de mettre à profit ce séjour imprévu sur Faouk pour commencer ses recherches. Il estimait que, sur les dix millions d’habitants que comptait la cité de San Telj, soit un dixième de la population faouki, les chances n’étaient pas négligeables pour que l’un d’entre eux ait croisé le chemin ou entendu parler d’un frère du Panca. Il lui restait suffisamment d’argent pour vivre plusieurs mois sans être obligé de travailler. Bénéficiant d’une offre promotionnelle de la compagnie DaQa (Deva Quanta), il n’avait payé son vol que trente-cinq mille devs. Il avait un temps envisagé de restituer à Koldel les dix mille devs restants, puis il s’était dit qu’il en aurait sans doute besoin dans les jours à venir et qu’il n’avait plus de temps à perdre avec ses scrupules. Le voyage lui avait laissé un goût étrange dans la gorge. Les passagers avaient perdu de vue les étoiles pour plonger dans une obscurité tellement dense qu’elle en paraissait solide. Pendant toute la durée de la pliure quantique, soit huit joursTO, ils avaient vogué dans des ténèbres qui n’offraient aucun point de repère. Une centaine de femmes et d’hommes avaient souffert de violentes crises de claustrophobie, et il avait fallu que les hôtesses de bord leur inoculent d’urgence des nanoneuros pour les ramener au calme. Ils avaient tout à coup l’impression de s’être fourvoyés dans un piège, d’être condamnés à errer jusqu’à la fin des temps dans ce noir absolu qui ressemblait à l’envers de l’univers, à sa négation plutôt. Puis, lorsque le vaisseau avait enfin émergé de la pliure quantique, que les étoiles s’étaient rallumées autour d’eux, que l’éclat de la géante bleue Tau du Kolpter avait ébloui les compartiments, ils avaient recouvré leur bonne humeur, presque aussitôt assombrie par l’annonce qu’ils ne pourraient pas se poser sur Zidée, leur planète de destination. Grâce à ses jetons d’identité, Silf avait franchi sans encombre la douane malgré le renforcement des contrôles et l’extrême nervosité des préposés. Il s’était habitué très rapidement à la gravité de la planète, un peu moins forte que celle de Devaka, et il appréciait la chaleur sèche qui lui rappelait le désert d’El Bahim. La pension où il avait loué une chambre se nichait en plein cœur de la vieille ville aux ruelles tortueuses et ombragées. Faouk connaissait une inflation galopante depuis le début de la guerre, et, en échange de dix mille devs, il avait obtenu un peu plus de cent mille kolps. Il avait rapidement constaté que, le coût de la vie n’étant pas très élevé, il tiendrait facilement plusieurs mois avec une telle somme. Il pouvait donc se consacrer sans retenue à ses recherches. Il avait lié connaissance avec des gosses rigolards et débrouillards qui erraient dans la vieille ville à toute heure du jour et de la nuit. Les pères et les grands frères réquisitionnés, les enfants restaient livrés à eux-mêmes et s’organisaient en bandes régies par une hiérarchie et des codes stricts. Il leur avait proposé d’aller à la pêche aux renseignements contre une poignée de kolps : cinquante kolps s’ils lui ramenaient une information sur les frères du Panca. Ils avaient rencontré des prêtres de Sât, des hommes nus qui avaient été chassés sans pitié de San Telj et pour certains suppliciés, des prêcheurs d’autres religions, mais jamais ils n’avaient entendu parler de la Fraternité du Panca. Cependant, pour cent kolps, pas cinquante, ils acceptaient d’ouvrir grand leurs oreilles et leurs yeux et de lui rapporter tout ce qu’ils apprendraient au sujet de ces mystérieux frères. Ils étaient convenus de faire le point tous les soirs devant la fontaine publique attenante à la pension. Silf ne restait pas inactif pour autant. Il avait, sur un plan, séparé la ville en six quartiers et commencé à interroger systématiquement les commerçants et les anciens qui passaient une grande partie de leur temps assis autour des fontaines ombragées. Ses questions étaient restées pour l’instant sans réponse. La Fraternité du Panca n’éveillait aucun écho chez ses interlocuteurs. La guerre continuait d’occuper les conversations. Beaucoup d’entre eux avaient un ou plusieurs fils, un ou plusieurs petits-fils, sur la ligne de front et ils réclamaient avec véhémence l’adhésion de Faouk à l’Organisation des mondes humains, seule manière selon eux de garantir le retour de la paix et de la prospérité. Les hommes portaient tous les mêmes chapeaux, larges, coniques, bordés de voiles qui filtraient la lumière incendiaire de Tau, et les mêmes amples et longues robes fendues jusqu’aux genoux, appelées astrelles. Les femmes étaient généralement vêtues de tuniques légères et de jelles, des pantalons traditionnels larges à la taille et resserrés en dessous des genoux. Elles se protégeaient la tête avec des tissus noués sur leur nuque également munis de voiles filtrants. Mayadé, la logeuse de Silf, était l’une de ces vieilles femmes au visage craquelé comme du parchemin. Menue, toujours en mouvement, se lamentant dès qu’on échangeait quelques mots avec elle, veuve depuis plus de vingt annéesK, mère de cinq enfants ingrats dont le dernier s’était enrôlé dans l’armée faouki, elle avait transformé sa maison en pension après la mort de son mari. Sur les cinq chambres à louer, seules deux étaient occupées, l’une par Stegar Mirgo, un professeur à la retraite, l’autre par Silf. Les deux hommes prenaient leurs repas ensemble dans le patio – la cuisine de Mayadé était délicieuse. La grande culture et l’affabilité de Stegar Mirgo en faisaient un compagnon très agréable. Lui non plus ne connaissait pas la Fraternité du Panca, mais il avait promis à Silf de s’intéresser au sujet et de lui communiquer les résultats de ses recherches. Malgré la guerre, la plupart des réseaux de communication planétaires fonctionnaient encore. Il alerterait ses amis, très nombreux, sur les deux continents habités de Faouk, séparés l’un de l’autre par les sables mouvants de l’océan Zaliouk, à sec neuf mois sur onze. « Pourquoi vous intéressez-vous tant à cette Fraternité ? avait demandé Stegar Mirgo. — J’aimerais en savoir plus sur le Panca. — Vous voulez devenir l’un d’eux ? — En quelque sorte. — D’où venez-vous, mon jeune ami ? — De la planète Jnandir, dans le système de Zurya. — Et vous avez parcouru tout ce chemin depuis le système de Zurya pour rencontrer un membre d’une Fraternité dont personne ne connaît l’existence sur Faouk ? — Je sais seulement qu’il habite l’une des deux planètes jumelles de Tau du Kolpter. — Un peu vague, comme renseignement. — Si mes recherches sur Faouk ne donnent rien, j’irai sur Zidée. — Les lignes régulières ont été fermées. Le ciel appartient aux brigands, le voyage est aussi cher qu’incertain. — J’irai quand même. — Je vous sens bouillant d’impatience, mon jeune ami. Et l’impatience est mauvaise conseillère. — C’est ce que me disaient mes maîtres. — C’étaient donc des hommes sages. » Stegar Mirgo avait caressé distraitement sa barbe blanche soigneusement taillée. Ses yeux ronds et noirs se posaient avec vivacité sur Silf. Des rides profondes sillonnaient son visage et son crâne chauve tannés par la lumière bleutée de Tau. Son astrelle écrue s’ornait de broderies dorées autour du col et aux extrémités des manches. « Nous manquons cruellement de sages dans le système de Tau du Kolpter », avait-il conclu, le regard soudain embué de tristesse. Silf avait l’impression de gaspiller son temps et commençait à perdre patience. Le vieil homme avait lu en lui comme dans un livre ouvert. Tant que son esprit avait été accaparé par le voyage, il avait gardé sa sérénité. Depuis qu’il était arrivé dans le système de destination, la tâche lui semblait immense, impossible. Il n’était pas certain d’avoir mis en place une organisation efficace. Des années et des années pouvaient s’écouler avant qu’on ne lui fournisse un renseignement exploitable. Les enfants des rues finiraient par se lasser et Stegar Mirgo, âgé de quatre-vingt-dix-huit annéesK, ne vivrait probablement plus très longtemps. En outre, et c’était sa plus grande inquiétude, rien ne lui garantissait que le passage de témoin entre les deux frères du Panca s’effectuerait dans le système de Tau du Kolpter. Maître Toerg avait parlé d’une possibilité parmi une douzaine d’autres. La perspective d’accomplir tout cela en vain l’emplissait d’un sentiment amer. Il n’avait rien maîtrisé de son destin. Il avait espéré devenir le plus grand assassin de Jnandir, laisser une trace, et il se retrouvait sur une planète en guerre pour tuer un inconnu qui, en ce moment même, était peut-être à des centaines d’anlumes de là. Il s’appliquait chaque soir, dans la fraîcheur relative de sa chambre, à pratiquer les exercices de thanaüte, mais son mental était tellement agité et confus qu’il ne parvenait pas à rétablir le calme en lui, encore moins à replonger dans le vakou, l’état où le temps n’existait pas. Les enfants qui venaient chaque soir au rapport devant la fontaine publique n’appartenaient jamais aux mêmes bandes. L’organisation tout entière semblait s’être mise au service de Silf et de son étrange requête. Pas pour l’argent, car, même si elle n’était pas négligeable, la somme de cent kolps n’aurait pas suffi à les motiver, mais parce que cette chasse au renseignement brisait la monotonie des jours de guerre. C’était devenu un jeu, une compétition à laquelle se livraient les bandes, chacune d’elles espérant être la première à récolter la précieuse information. Une semaineK s’était écoulée dans la chaleur torride de Tau, qui, selon Mayadé, augmenterait encore dans les trois mois à venir. Silf avait inlassablement arpenté les rues et interrogé les habitants de San Telj sans obtenir le moindre résultat. La mythologie de la Fraternité du Panca, connue et chantée sur la plupart des mondes colonisés par les humains, n’avait pas touché la planète Faouk. Il avait essayé, suivant les conseils de ses maîtres transmis par la nanobulle, de se mettre dans la peau de celui qu’il recherchait. Qu’aurait-il fait à la place d’un homme coincé sur un monde pour attendre quelqu’un tout en veillant à ne pas attirer l’attention sur lui ? Se serait-il isolé dans un endroit perdu ou, au contraire, se serait-il caché dans le grouillement humain d’une métropole ? Il aurait fallu, pour avoir la réponse à cette question, savoir en quoi consistait le passage de témoin entre les deux maillons de la chaîne. Nécessitait-il un environnement particulier ou pouvait-il s’effectuer n’importe où ? Tau se couchait et ses rayons rasants teintaient de mauve foncé les toits et les murs blancs des habitations. La chaleur avait diminué de quelques degrés. Sur les conseils de Mayadé, Silf avait pris un bain tiède en fin d’après-midi, dans lequel elle avait ajouté des herbes à la fois revigorantes et délassantes. Les nouvelles de la guerre n’étaient pas rassurantes : les armées zidéennes poursuivaient leur lente mais inexorable avancée en direction de la capitale. « S’ils arrivent, on n’aura plus qu’à fuir ou à se jeter du haut des toits, avait marmonné la vieille femme. — Ils ne sont peut-être pas si terribles que ça, avait objecté Silf. — Un proverbe de chez nous dit : Prends garde à ne jamais tomber dans les griffes d’un animal féroce, et sache que le pire des animaux féroces est le Zidéen. — Ils ne sont pas encore là. — S’ils passent la barrière des arbres à son, alors plus rien ne pourra les arrêter. — Qu’est-ce qu’ils ont de particulier, ces arbres ? » Mayadé éclata d’un rire étonnamment frais. « Des sons, justement. Leurs chants peuvent ravir l’âme ou rendre fou. — Comment le savoir ? — Il faut seulement traverser une forêt. Soit on en sort enchanté, soit on se perd à jamais. On dit qu’ils sont les miroirs de la méchanceté et de la bonté. La planète en est couverte. » Elle avait marqué un temps de silence, les yeux dans le vague, puis elle avait ajouté : « C’est peut-être pour ça que Faouk n’a jamais dépassé les cent millions d’habitants. — S’ils parviennent à passer, ça voudrait dire que les Zidéens ne sont pas si terribles que vous le dites ! — Si les arbres à son ne sont pas capables d’arrêter les pires des hommes, alors c’est que la fin des temps est proche et qu’il ne restera bientôt plus une espèce vivante dans l’univers. » Les propos de la vieille dame auraient pu s’appliquer à la situation de Silf : s’il n’était pas capable d’empêcher la formation de la chaîne quinte du Panca, tous les êtres vivants de la Galaxie seraient menacés. Il devait cesser de se vautrer dans ses doutes et consacrer toutes ses forces à sa mission. Les femmes et les hommes du massif du Zayath s’adonnaient jour et nuit à leurs tâches en gardant à l’esprit que leur vie n’avait aucune importance, qu’ils n’étaient que des larmes du temps. Silf avait fait preuve d’un orgueil immense en s’inventant un destin exceptionnel. Il n’y avait pas davantage de gloire dans la profession de thanaüte que dans l’état de montagnard. Ils se rhabilla et sortit de la maison de Mayadé, régénéré par le bain aux herbes. Le calme était revenu en lui. Une pénombre violette, presque noire, se répandait dans les rues de San Telj. Les éclairages publics n’étaient pas encore allumés, le gouvernement faouki destinant la plupart de ses réserves d’énergie à son armée massée sur le front. Silf s’assit sur le banc en face de la fontaine en pierre. De minuscules jets d’eau s’écoulaient de gueules d’animaux qui, du moins c’est ce que Mayadé lui avait dit, étaient des zeptres, une espèce légendaire. Des bruits de pas et des rires se rapprochèrent. La ponctualité des enfants ne laissait pas de l’étonner. Ils débouchèrent sur la petite place, une dizaine, âgés de sept à huit ans, dont les yeux brillaient d’excitation. Une fillette aux cheveux bruns nattés vint se planter devant Silf. Il ne l’avait encore jamais vue. Petite, trapue, elle portait une robe courte déchirée en plusieurs endroits et levait un regard hardi sur son vis-à-vis. « C’est toi, l’étranger qui cherche les frères du Panca ? » Il acquiesça d’un mouvement de menton. « On a peut-être quelque chose pour toi », reprit la fillette. D’un geste de la main, il l’invita à continuer. « Un voyageur qui vient des montagnes du Mantouk nous a parlé d’un procès dans une communauté rananki où une fille a été condamnée à mort. — Ça veut dire quoi, rananki ? — Ça veut dire qu’ils adorent le dieu Ranank. Ils vivent à l’écart des autres Faouki en suivant des règles très strictes. — Quel rapport avec ce que je vous ai demandé ? — Ben, d’après le voyageur, elle a été condamnée parce qu’elle a… (la fillette pouffa, un petit rire gêné auquel répondirent les gloussements des autres) aimé un homme qui n’était pas de leur communauté. Elle l’a appelé “frère” pendant tout le procès. » Silf se redressa. « Cette femme, elle a été exécutée ? » Elle haussa les épaules. « Je sais pas. — Le voyageur ne vous a rien dit d’autre ? — Juste que les Rananki étaient fous de tuer une aussi belle femme… » La fillette se dandina d’une jambe sur l’autre en jetant des coups d’œil furtifs aux autres enfants. « Est-ce que… ça vaut cent kolps ? » Silf estima que, même si l’information n’avait peut-être rien à voir avec son affaire, il était temps de donner une récompense aux enfants. Il sortit deux jetons de cinquante kolps de la petite besace en cuir achetée quelques jours plus tôt dans une boutique. « Voilà, comme convenu… » Le sourire de triomphe de la fillette dévoila une dentition incomplète. Les yeux des membres de sa bande brillèrent avec plus d’éclat que les étoiles qui se levaient dans un ciel de plus en plus sombre. Elle empocha les deux jetons avec vivacité et fila aussitôt en direction de l’une des ruelles desservant la place, suivie de la volée criarde de ses petits compagnons. Au cours du dîner, Silf parla de cette histoire à Stegar Mirgo. « Les communautés rananki ? Des fanatiques qui consacrent leur existence à Ranank, leur dieu, et mènent une vie placée sous le signe de l’austérité. Ils appliquent leurs propres lois, leur propre justice, mais on les tolère parce que leurs fermes ont des rendements exceptionnels et qu’ils fournissent une bonne partie des céréales, des légumes et des fruits à la population faouki. » Le professeur mangea une bouchée du ragoût préparé par Mayadé, viande de mourouk, pommes des sables, épices corsées des oasis du Sud. Il s’essuya délicatement les lèvres avant de reprendre : « Cette chère Mayadé s’est surpassée… Il est effectivement étrange que cette condamnée ait parlé de frère, un terme que les Rananki n’emploient jamais pour désigner un homme, pas même un frère de sang, qui, chez eux, se dit frat. — On ne pourra pas l’interroger si elle a été exécutée. — Il me semble que les Rananki appliquent leurs sentences capitales un seul jour dans l’annéeK : au solstice d’été, c’est-à-dire dans environ trois semaines. — Vous voulez dire qu’elle est toujours vivante ? — Je n’en suis pas sûr à cent pour cent, mais je peux demander à certains de mes contacts de vérifier. Cependant, si elle est toujours vivante, il ne vous sera pas facile de l’interroger. — Pourquoi ? — Le massif du Mantouk est situé de l’autre côté de la ligne de front. » Silf piqua une pomme des sables de la pointe de sa fourchette. « On peut y aller en faisant le tour. — Je crains fort que vous n’arriviez trop tard. Il vous faudrait parcourir plusieurs milliers de kilomètres et, à cause des sondes torpilles posées par les Zidéens, plus aucun engin aérien ne vole dans le ciel de Faouk. — Je traverserai donc le front. — Et la barrière des arbres à son. À mon avis, et il vaut ce qu’il vaut, la meilleure solution est de vous engager dans l’armée faouki. L’état-major est tellement aux abois qu’il expédie ses nouvelles recrues au front sans aucune préparation. Si vous vous engagez demain, vous serez sur place dans quatre ou cinq jours maximum. Là-bas, à vous de vous débrouiller pour franchir la barrière et les lignes zidéennes. — Il faut d’abord que je sache de quel frère parlait cette femme rananki. — Je vais solliciter mes réseaux et j’espère vous fournir la réponse rapidement. » Ils finirent leur assiette en silence, puis, après que Mayadé eut débarrassé la table et apporté le klav, une boisson chaude aux épices et au lait de mourouk, Silf posa la question qui le tracassait depuis quelques jours : « Pourquoi m’aidez-vous ? Je ne suis pour vous qu’un inconnu, un étranger. » Le vieil homme but une gorgée de klav pourtant bouillant. « Un, vous m’êtes sympathique. Deux, vous partagez mes repas et me distrayez. Trois, votre histoire m’intrigue. Quatre, j’ai l’intuition qu’elle est beaucoup plus importante que vous ne le dites, et même que vous ne le pensez. Cinq, je vais bientôt mourir et j’ai envie de me sentir utile une dernière fois. Il n’y a pas de six. — Quoi qu’il en soit, je vous remercie. — Attendez que je vous donne une réponse vraiment fiable. Vous me remercierez après, si vous en avez encore l’envie et le temps… » La réponse arriva dès le lendemain matin. Lorsqu’il descendit de sa chambre, vêtu d’une astrelle blanche dépourvue d’ornements, Stegar Mirgo fondit sur Silf en oubliant de saluer Mayadé. « Nous avons de la chance, mon jeune ami ! Un de mes correspondants m’a répondu cette nuit. Il a pu avoir accès au compte rendu du procès de cette femme. Les Rananki sont des graphomanes, leurs scribes décrivent par le détail tout événement majeur ou mineur qui rythme la vie de leurs communautés, mariage, naissance, enterrement, incident, épidémie, confession publique et, bien entendu, procès. La femme en question s’appelle Actea, et sa communauté Imarak. Et tenez-vous bien : elle précise que le frère qui fut son amant appartenait à une communauté secrète et galactique appelée le Panca. Il semble bien que nous ayons mis en plein dans le mille ! L’entreprise reste dangereuse : non seulement vous devrez vous rendre dans sa communauté au pied du massif du Mantouk, mais il vous faudra tenter d’entrer en communication avec elle en trompant la vigilance de ses gardiens. » Silf frissonna. Une piste s’était enfin ouverte. « Je prends le risque, dit-il. — Les risques, vous voulez dire… Je suppose qu’il ne servirait à rien de tenter de vous en dissuader. — Comment on fait pour s’engager ? » Stegar Mirgo s’assit en face de Silf et se servit une tasse de klav. « Il vous suffit de vous rendre au bureau de recrutement. Je vous y accompagnerai si vous voulez. Ils ne vous réclameront même pas votre jeton d’identité. Ils prennent absolument tout le monde, y compris les handicapés mentaux et physiques. Ils ont abaissé l’âge légal à quinze ansK et acceptent les hommes qui ont passé le demi-siècle. » Après le petit-déjeuner, Silf régla son dû à Mayadé. Son départ attrista la vieille femme. « Tu n’es pas bien ici ? — Vous m’avez traité mieux qu’un roi. — Alors pourquoi pars-tu ? — Je le dois. — Tu aurais dû me prévenir plus tôt. Je t’aurais préparé un bon repas. — J’ai toujours bien mangé chez vous, Mayadé. — J’aurais aimé avoir un fils comme toi. — Et moi une mère comme vous. » Elle le serra un long moment contre elle puis le relâcha et, sans ajouter un mot ni se retourner, se réfugia dans la cuisine. « Elle vous aimait vraiment beaucoup. — C’était réciproque. » Stegar Mirgo enveloppa Silf d’un regard mélancolique. Ils étaient arrivés, après une marche harassante dans les rues de San Telj livrées à la chaleur naissante de Tau, devant un bâtiment aux murs jaune et noir, les couleurs planétaires de Faouk selon le professeur. Silf avait pris place dans la longue file qui s’étirait devant un immense portail métallique. Stegar avait décidé de rester près de lui jusqu’à l’ouverture du centre de recrutement. « Vous êtes attachant, mon jeune ami. Mystérieux mais attachant. Fascinant serait le mot exact. Vous semblez porter des secrets trop lourds pour vos jeunes épaules. — Nous avons tous nos fardeaux. » Le professeur souleva son chapeau conique, écarta le voile filtrant et s’épongea le front d’un revers de manche. Il ne s’était plaint à aucun moment au cours de leur marche, même s’il était évident qu’il souffrait à chacun de ses pas. Les autres candidats à l’engagement étaient pour la plupart très jeunes. Silf leur donnait à peine plus de quinze ansK. Seuls une vingtaine d’entre eux semblaient avoir dépassé la vingtaine. « Certes, mais bien peu d’entre nous détiennent le sort de la Galaxie entre leurs mains, dit Stegar à voix basse. — Un homme seul ne peut avoir une telle responsabilité, protesta Silf. — Je suis convaincu du contraire. » Le lourd vantail métallique s’ouvrit en grinçant et révéla une immense cour intérieure où stationnaient des engins militaires également peints de jaune et de noir. « Les choix que vous serez amené à faire seront cruciaux, Silf. Pas pour vous, mais pour l’ensemble des êtres vivants. — Je suis là pour accomplir la mission confiée par mes maîtres, pas pour faire des choix. » Un homme s’avança vers la file de nouvelles recrues, vêtu d’un uniforme jaune tacheté de noir, grand, large d’épaules, face sillonnée de cicatrices, yeux d’une couleur indéfinissable. « Soyez à l’écoute de votre cœur, Silf, ajouta Stegar. — Pourquoi me dites-vous cela ? — C’est l’ultime cri d’un homme qui a déjà les deux pieds dans l’autre monde. » Le professeur pivota sur lui-même et s’éloigna de sa démarche claudicante. Perplexe, Silf le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu à l’angle d’une rue. Ainsi que l’avait prédit Stegar Mirgo, les nouvelles recrues furent envoyées le soir même près de la grande barrière des arbres à son. Leur formation n’avait duré que quelques heures. Les instructeurs leur avaient très rapidement appris à se servir des défatomes d’un autre âge qui équipaient l’armée faouki. On leur avait distribué des combinaisons matelassées jaune et noir, des casques munis de visières et des recharges d’énergie défat. Puis, après un repas médiocre et vite expédié, on les avait entassées par cinquante dans une dizaine de camions à chenilles qui s’étaient formés en convoi avant de s’élancer en direction de Tau couchante. Ils roulèrent toute la nuit. Les regards étaient graves et tendus. Assis contre le garde-corps métallique de la remorque dépourvue de bâche, Silf gardait les yeux levés sur le ciel étoilé, se demandant où était le système de Zurya dans le fourmillement lumineux, ce que faisaient ses parents et son jeune frère en cet instant. Ils traversaient des zones désertiques parsemées de loin en loin de massifs rocheux et de villages aux maisons basses et blanches. « Pourquoi tu t’es engagé, toi ? » lui demanda son voisin, un garçon maigre au visage rongé par l’inquiétude. Il avait parlé fort pour dominer le grondement des chenilles sur la terre durcie par la sécheresse. « Il le fallait, répondit Silf. — Ouais, l’indépendance de Faouk et tout l’truc… Moi, j’ai pas eu le choix. C’est mon père qui m’a envoyé au front. » Le garçon semblait sur le point de fondre en larmes. « Pourquoi ? — Y avait plus assez d’argent à la maison. Pas assez à manger pour tout le monde. — Tu as quel âge ? — J’viens tout juste d’avoir mes quinze ansK. » Le convoi passa au ralenti devant un bosquet d’arbres qui ressemblaient à des candélabres et dont les feuilles sombres et dentelées, lorsqu’elles s’agitaient, émettaient d’étranges soupirs. « Arbres à son, précisa le voisin de Silf. Mais ceux-là ne font pas beaucoup d’effet. » Le regard du garçon transperça la nuit mauve. « Hé, t’es pas faouki, pas vrai ? T’es arrivé avec ceux du dernier vaisseau à pliure quantique ? » Silf ne répondit pas ; son mutisme ne réussit qu’à exacerber la curiosité de son interlocuteur. « Pourquoi t’es venu t’fourrer dans ce merdier ? Cette fichue guerre te concerne pas. — Je suis coincé sur Faouk, je n’ai plus d’argent, il faut bien que je trouve de quoi vivre. — Y a d’autres façons de gagner sa vie ! » Silf fixa froidement le garçon. « Sans doute. Pourquoi ces arbres à son ne font pas d’effet ? — Parce qu’ils sont tout petits. Les vrais, ils sont géants. Comment tu t’appelles ? — Silf. Et toi ? — Witmer… Je peux te dire un truc ? » La voix de Witmer n’était plus qu’un souffle. Silf l’encouragea d’un geste. « Je suis mort de trouille. » CHAPITRE XVII PUTK : Parti pour l’union des planètes de Tau du Kolpter. Les historiens affirment pour la plupart que le PUTK poussa le gouvernement zidéen à déclarer la guerre à la planète jumelle Faouk. La thèse semble à première vue irréfutable : puisque le PUTK n’était pas parvenu à obtenir par la négociation la réunion des deux planètes du système, il se rangea du côté de la force. Cependant, lorsqu’on se plonge dans les archives et les arcanes de ce parti, on se rend vite compte que les choses sont loin d’être aussi simples. Il convient d’abord de s’intéresser à ses dirigeants : le plus important d’entre eux, un certain Elphir Eloon (surnommé E2), venait d’une minuscule organisation extrémiste zidéenne qui avait des liens très étroits avec les prêtres de Sât et d’autres mouvances fanatiques et/ou mafieuses. De là, nous pouvons conclure que le PUTK fut l’un des tentacules de la nébuleuse galactique qui tenta pendant plusieurs sièclesTO de prendre le contrôle de l’OMH et d’imposer un ordre totalitaire sur les planètes colonisées par les êtres humains. De là nous pouvons également déduire que la guerre meurtrière entre Zidée et Faouk n’était qu’une étape d’un plan dont personne n’a encore mesuré l’ampleur. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des conflits planétaires. SOUS DES DEHORS geignards et affolés, Noutt était une femme trempée dans l’acier. La façon dont elle avait remis à sa place la bande de jeunes gavés de foudingues déployée dans la venelle sombre avait sidéré Ynolde. « Plus on leur crie dessus et moins ils la ramènent, avait-elle expliqué après que les jeunes avaient rengainé leurs armes et s’étaient docilement écartés. Le Gouvernement n’a toujours pas compris qu’ils cherchent l’épreuve de force. Quand ils sont trop défoncés, la parole ne suffit pas. Alors il faut utiliser ça. » Elle avait retroussé sa robe noire et montré la crosse du défat glissé dans une gaine fixée à sa cuisse. « Ça ne suffit pas toujours non plus. Dans ce cas-là, on finit étendu dans la rue en train de se vider de son sang. » Au sortir de la venelle, les deux femmes s’étaient fondues dans les flots de piétons qui s’écoulaient par les escaliers et passages plus larges et mieux éclairés. Elles avaient en tout cas semé leurs poursuivants. Selon Noutt, Harp Gullet et plusieurs employés de la CETEN étaient membres du PUTK (le Parti pour l’union des planètes de Tau du Kolpter), un parti influent dont le grand dessein était la réunion des planètes jumelles en une seule entité politique et qui soutenait le projet de conquête militaire de Faouk. Puisque le gouvernement faouki refusait de négocier, accroché à son indépendance comme un avare à sa bourse, le recours à la force était la seule solution. Une fois mis devant le fait accompli, le peuple verrait qu’il n’y avait que des avantages à retirer de la nouvelle organisation, affirmait le PUTK. Et surtout, avait ajouté Noutt, les Zidéens pourraient piller sans vergogne les immenses réserves d’énergie enfouies dans les sous-sols des forêts d’arbres à son. Elles avaient traversé la faille par une passerelle souple de deux kilomètres de long, dont les oscillations de forte amplitude avaient alarmé Ynolde. « Ne vous inquiétez pas, avait dit Noutt avec un sourire. Les passerelles de ce genre sont faites d’une matière souple et très solide qui ne nécessite pas de haubans ni de piles. Jamais l’une d’elles n’a cédé en plus de dix sièclesK. — Quel rapport entre le PUTK et le Panca ? avait demandé Ynolde, cramponnée de toutes ses forces au parapet de corde. — Je ne sais pas au juste, mais ses dirigeants se rangent visiblement du côté de vos ennemis. — Et vous ? Vous faites partie d’une organisation ? — De celle mise en place par l’homme qui vous attend sur Faouk. Pas vraiment une organisation, d’ailleurs, plutôt un réseau de volontaires qui soutiennent l’action de la Fraternité. — Que savez-vous de l’action de la Fraternité, au juste ? — Seulement que des temps difficiles viennent pour les espèces vivantes de la Galaxie et que seule la Fraternité est en mesure de lutter pour leur survie. Il est probable que vos ennemis ont persuadé les dirigeants du PUTK qu’une alliance servirait leurs intérêts à court terme. — Comment Harp Gullet m’a-t-il identifiée ? — Premier indice : vous avez voyagé par les tunnels d’énergie noire bien qu’ils soient fermés depuis plus de cinq annéesTO. Gullet a vérifié ensuite, sur un écran mouchard, que vous portiez un disque circulaire sous vos vêtements et des implants dans votre cerveau, les deux signes distinctifs des frères. Une fois ses soupçons confirmés, il a fait en sorte de vous attirer et de vous enfermer dans son appartement, le temps pour lui d’aller chercher des renforts. — Pourquoi n’a-t-il pas prévenu directement sa hiérarchie depuis son bureau de Pelops ? » Noutt lâcha un petit rire méprisant. « Il y a une prime pour votre capture, cinq cent mille kolps, une sacrée somme, et il avait peur d’être doublé s’il prévenait ses supérieurs. Il voulait vous amener à eux pieds et poings liés. Du coup, ce crétin a tout perdu ! Mais ce n’est sûrement pas moi qui le plaindrai. » Elles avaient gagné un quartier troglodyte par une succession d’escaliers taillés directement dans la roche. Noutt habitait une maison dont la façade donnait sur la faille mais dont l’entrée principale se situait vingt mètres à l’intérieur d’une galerie. Elle partageait la vie de Jasber, un homme nettement plus âgé qu’elle et paralysé des deux jambes. Il se déplaçait sur un siège à coussin d’air qu’il pouvait, grâce à un système de reconnaissance vocale, piloter à la voix. « Vous êtes vraiment très belle, mademoiselle. » Ces paroles, les premières qu’il avait prononcées en découvrant Ynolde, s’étaient accompagnées d’un sourire charmeur. « Inutile de faire le joli cœur, Jasber, était intervenue Noutt. Elle ne restera que très peu de temps avec nous. — Voyez comment cette femme me traite ! » Les yeux délavés de Jasber, soulignés de cernes profonds, s’étaient emplis de mélancolie. Ses vêtements amples ne parvenaient pas à dissimuler sa maigreur. Les rides de son front étaient si profondes que sa tête, couverte de cheveux blancs emmêlés, paraissait coupée en deux. « Elle n’a pas voulu que je sois soigné avec des correcteurs génétiques. Elle voulait me garder pour elle. Rien que pour elle. — Allons, Jasber, c’est toi qui as refusé : tu avais peur que les correcteurs te rendent fou. — Mensonges ! » La voix de Jasber s’était perchée dans les aigus, redevenant presque enfantine. « Cette femme passe son temps à mentir. » Noutt s’était approchée d’Ynolde pour lui murmurer à l’oreille : « Désolée. Il est comme ça depuis son attaque, et depuis que nos filles sont parties de la maison. Je vais vous montrer votre chambre. On viendra vous chercher demain à la première heure. — Qui ? — Un membre de notre réseau. Il vous conduira au vaisseau qui vous transportera sur Faouk. — Je croyais que tous les vols étaient suspendus entre les deux planètes ? — Ils le sont. Mais quelques pilotes acceptent de prendre le risque. — Je suppose qu’ils ne le font pas gratuitement… — Ne vous en faites pas pour ça. Notre réseau a tout l’argent qu’il faut. — En dehors de vous, qui dois-je remercier pour tout ça ? » Noutt avait balayé l’air de ses mains. « Nous serons largement remerciés par le simple fait de vous avoir rencontrée. — J’ai l’impression que vous me prenez pour quelqu’un que je ne suis pas. Je ne suis qu’une femme ordinaire, Noutt. — Ordinaire ? avait répliqué la Zidéenne, offusquée. Cela fait plus de six sièclesTO que la Fraternité n’a pas entrepris de rassembler une chaîne quinte. Comment le maillon d’une chaîne pourrait-il être ordinaire ? » Les implants vitaux d’Ynolde avaient frémi, comme pour appuyer les propos de Noutt. « En ce cas, personne n’est ordinaire, ni vous ni votre mari, ni aucun autre habitant de cette planète. — Oh ! nous, nous ne sommes que des pions sur un champ de bataille aux dimensions de l’univers. » Ynolde n’avait pas insisté. Elle avait d’abord passé ses vêtements et ses sous-vêtements dans le lave-linge à ondes de la maison, elle s’était rhabillée puis, comme elle n’avait pas pu se reposer dans l’appartement de Harp, elle s’était allongée sur le lit de la pièce où l’avait conduite Noutt, la chambre de l’une de ses trois filles, la plus spacieuse et la plus fraîche de la maison car située dans le fond de la grotte. Elle s’était immergée dans le flot de ses pensées avant de sombrer dans un sommeil peuplé de rêves, ressassant cette question : les maillons de la chaîne pancatvique étaient-ils des gens ordinaires, des hommes et des femmes en proie aux émotions, aux doutes, aux sentiments, ou, comme le pensait Noutt, des êtres exceptionnels, choisis pour un talent quelconque ? Elle ne se connaissait aucun don, aucune qualité extraordinaire. C’était seulement sa volonté farouche de venger la mort de sa mère qui l’avait mise en mouvement et conduite sur Phaïstos. Sa vie n’avait été qu’une succession de hasards, le départ de Boréal, la rencontre avec Gest Asraour, son initiation de sœur, l’interminable attente du grand vaisseau en provenance de Hyem… Le hasard lui semblait toutefois incompatible avec la nature même du Panca, avec le fait que la Fraternité veillait en permanence sur chacun de ses membres et intervenait en cas de nécessité. Omnisciente, omniprésente, la hiérarchie avait besoin de frères de chair et de sang pour réaliser ses œuvres sur les mondes de matière. Pourquoi l’avait-elle choisie, elle, et pas un autre frère plus méritant ou plus expérimenté ? Pourquoi avait-elle contraint son père à sacrifier sa vie familiale ? Qu’avaient-ils de spécial pour – et Noutt l’avait rappelé avec véhémence quelques instants plus tôt – être les maillons d’une chaîne quinte qui n’avait pas été formée depuis six cents ansTO ? Un génome particulier ? Elle avait tenté de puiser des réponses dans le passé de son père, mais, à part une tendance à la délinquance à l’orée de son adolescence et un séjour pénible dans une geôle amblienne, elle n’avait découvert aucun fait, aucun élément réellement marquant, et pas davantage dans sa propre enfance. Des coups frappés à la porte la réveillèrent. Elle n’eut pas le temps de répondre que Jasber, assis en tailleur sur son siège à coussin d’air, s’engouffrait dans la chambre. Une bulle flottante s’emplit de lumière qui teinta d’or les murs, le plafond et le carrelage blancs de la pièce. Les implants vitaux d’Ynolde lancèrent une volée d’ondes blessantes. D’un geste machinal, elle s’assura de la présence de son cakra. « Ma femme est non seulement méchante, elle est également stupide, marmonna le vieil homme. On ne devrait jamais se marier à une plus jeune que soi. » Les yeux de Jasber restèrent un long moment rivés sur elle. Elle avait été bien avisée de garder ses vêtements lorsqu’elle s’était allongée sur le lit. « Que voulez-vous ? demanda-t-elle. — Noutt s’est absentée. Elle a versé un somnifère dans ma boisson, je lui ai fait croire que j’avais vidé mon verre, et elle est sortie, persuadée que je dormais. » Sa voix s’étrangla en un rire rauque. « Elle me prend vraiment pour un idiot. Elle me trompe avec tous les hommes qu’elle reçoit dans cette maison. Ceux de son réseau. Ils se donnent des airs importants, ils prétendent agir pour le bien de l’humanité, mais la seule chose qui les intéresse, c’est de coucher avec elle. — Que voulez-vous ? » répéta Ynolde d’un ton dur. Jasber commanda le déplacement de son siège et s’approcha d’elle par-dessus le lit. La main d’Ynolde se glissa dans la fente du cakra. Bien que vive, la chaleur ne lui donna pas la sensation de brûlure habituelle. « Ne soyez pas si pressée, ma belle. Noutt ne sera pas là avant une ou deux heuresK. Nous avons tout notre temps. — Pour quoi faire ? » Le vieil homme leva la main et montra, au creux de sa paume, une minuscule poire blanche. « Comme ma femme s’amuse avec les hommes de son réseau, j’ai décidé moi aussi de m’amuser. Ce n’est pas parce que je n’ai plus mes jambes que je suis bon à être balancé dans la faille. Je guettais l’occasion de prendre ma revanche. Moi aussi, je travaille pour une organisation. Pas pour le PUTK : ces nigauds sont tellement faciles à manipuler qu’ils en sont presque attendrissants. » Troublée par la tiédeur du cakra, Ynolde tenta de se détendre. « Je vous sens inquiète, gloussa Jasber. Vous vous rendez compte en ce moment que vous n’êtes pas en mesure d’utiliser votre arme de sœur, n’est-ce pas ? » Elle ne répondit pas. « Je vois que vous commencez à comprendre. Le petit appareil dans ma main n’a l’air de rien, mais il émet des ondes parasites qui gênent votre connexion avec votre arme. Puisque votre relation est symbiotique, quasi organique, il suffisait de concevoir un système pour troubler cette relation. Je suis le premier à l’essayer, et ravi de constater qu’il fonctionne. — Comment en êtes-vous si sûr ? » Jasber s’avança encore au-dessus du lit. Moins d’un mètre le séparait maintenant d’Ynolde. Elle entrevoyait la chair flétrie du vieil homme par les échancrures de ses amples vêtements. Le parfum capiteux dont il s’était aspergé ne masquait pas son odeur fétide. « Vous auriez déjà utilisé votre arme dans le cas contraire. Je n’ai aucun mérite. J’étais bien placé pour prendre le risque. Vieux, impotent, je n’aurais manqué à personne si vous m’aviez touché avec votre feu, encore moins à la femme qui partage ma vie. Vous voilà réduite à l’impuissance. » Elle se redressa. L’autre main de Jasber se pointa aussitôt sur elle, armée d’un défat à canon court. « N’essayez pas de vous échapper. Même si je n’ai plus la capacité de rendre hommage à votre beauté, vous serez ma plus belle revanche sur Noutt. » Ynolde prit une profonde inspiration pour se maintenir hors de la vague de panique qui la submergeait. La chaleur du cakra avait encore diminué, les vibrations de ses implants lui déchiraient le cerveau. « Que comptez-vous faire de moi ? — Vous livrer à ceux qui vous recherchent, ma belle. Ils sont prévenus. Ils ne devraient pas tarder à arriver. — Qui sont-ils ? — Un tas de gens qui détestent votre Fraternité. — Pourquoi ? » Le vieil homme haussa les épaules. « J’en sais rien et je m’en fous ! Du moment que ça contrarie les projets de Noutt, ça me suffit largement. » Ynolde retira sa main du cakra. Ses muscles étaient tétanisés, douloureux. « Votre désir de vengeance risque de mettre l’ensemble des êtres humains en danger, Jasber. — Épargnez-moi votre baratin. La survie de l’humanité ne dépend pas de vous ni de vos… » Un grincement l’interrompit. « Ah, je crois qu’ils arrivent. — Une dernière fois, je vous demande de me laisser partir. » Un sourire affleura les lèvres sèches et presque noires de Jasber. « Votre beauté est un atout, mais je suis au regret de vous dire qu’elle n’a plus aucun effet sur moi. Vingt ans plus tôt, je ne dis pas… » Des bruits de pas se rapprochèrent. « Ah, voici nos amis qui viennent prendre livraison de… » Jasber tressaillit comme si un ressort avait lâché en lui. Ses yeux fixèrent un invisible point, ses traits se figèrent, il oscilla sur son siège avant de s’affaisser, puis, emporté par l’élan, il retomba lourdement sur le lit. Ynolde vit un objet luire entre ses omoplates, des lames recourbées disposées autour d’un cercle : un sorsenn. Une silhouette massive s’engouffra dans la chambre. Elle reconnut aussitôt la combinaison matelassée et le masque noir rigide de Duhog Kartlin. « Duhog ? Qu’est-ce que vous… » Il l’interrompit d’un geste. « Plus tard, les explications. Fichons le camp de cette maison. » Elle se leva sans accorder un regard à Jasber qui se vidait de son sang sur le lit. Une joie intense se levait en elle, balayant sa surprise et sa frayeur. Duhog avait traversé les tunnels d’énergie noire et s’était débrouillé pour la retrouver dans la cité de Xolot. Elle se sentait déjà revivre dans les yeux gris du soldat. « Je dois me rendre sur Faouk, dit-elle. Et Noutt… enfin, la femme de cette maison ou quelqu’un de son réseau devait me conduire au vaisseau qui… — Je reviendrai la chercher au besoin. » Duhog récupéra le sorsenn et le nettoya rapidement avec un pan de drap. Ils sortirent de la maison et se perdirent dans les escaliers et les passerelles qui donnaient sur les quartiers sombres du bas de la ville. Ils s’installèrent dans une auberge dressée sur un piton rocheux, où ils commandèrent un repas à base de poisson et de blaï, le plat national zidéen. « Comment m’avez-vous retrouvée ? » Duhog sourit. « Je suis un tricheur. » Il dégagea un petit objet brillant d’une des multiples poches de sa combinaison. « Les hommes nus et les services secrets fangasques ne sont pas les seuls à utiliser les traceurs génétiques. J’en avais fabriqué un avec quelques-uns de vos cheveux. Il m’a permis de vous localiser dans la ville. — Pourquoi avez-vous franchi les tunnels d’énergie noire ? — Un réflexe. La base touchée par les ondes défatomes était sur le point de se démanteler. J’ai eu juste le temps de me ruer vers le tube d’accès. J’y ai croisé un homme tétanisé, mort de peur… — Je l’ai rencontré aussi, coupa Ynolde. Il m’a laissée passer sans réagir. — Je me suis jeté dans le tunnel juste avant que la base ne se disloque et n’arrache le tube d’accès. Je suis arrivé sur Pelops trois jours plus tard, comme vous je suppose. Je me suis informé sur place. Le tenancier d’un bar m’a raconté qu’il vous avait vue et que vous étiez déjà partie sur Zidée. Comme je n’avais pas le temps d’attendre la navette régulière, je me suis rabattu sur la navette de réserve, j’ai trouvé un pilote et l’ai, disons, invité à me conduire tout de suite à Xolot. J’ai passé tout le voyage en sa compagnie dans la cabine de pilotage. Un homme charmant, qui a bien voulu voler en évitant les radars et se poser dans un coin tranquille. Ensuite, j’ai remonté votre piste grâce au traceur. — Votre mission s’arrêtait sur la base de la CETEN. Rien ne vous oblige à la poursuivre. — Rien… à part peut-être le fait que j’avais envie de vous revoir. » Ynolde faillit poser sa main sur celle, large et brune, de Duhog. Elle se rappela sa résolution de se fermer aux émotions, de traverser sa vie comme un astre mort. « Et maintenant, que comptez-vous faire ? — Vous accompagner jusqu’au bout. Si vous le voulez, bien sûr. Quelle que soit votre décision, je ne retournerai pas sur Fango. L’armée me croit mort. Je suis désormais libre. » Elle garda les yeux baissés sur son assiette. « Un garde du corps ne serait pas superflu… » La nuit tombée, Duhog se chargea de renouer le contact avec Noutt pendant qu’Ynolde attendait dans un petit hôtel du bas de Xolot. Envahie de sentiments contradictoires, assise face à la porte fermée à double tour, la jeune femme se tenait à l’écoute des bruits et des rumeurs qui montaient de la ville et des couloirs de l’établissement. Elle avait manqué de vigilance face à Jasber, il lui fallait absolument rester concentrée sur son objectif : la transmission des deux âmnas au troisième frère. L’intervention de Duhog l’avait tirée d’un mauvais pas, comme sur Fango, mais elle devait garder ses distances avec lui, le considérer comme un simple frère d’armes, ou elle serait balayée par l’envie de revivre, de sentir son cœur battre, gonfler, déborder, elle n’aurait plus le courage de remettre ses implants au troisième maillon, de donner sa vie à la Fraternité. Son statut de sœur du Panca était incompatible avec l’exaltation de l’amante. L’obéissance aveugle, le pilier de la Fraternité qui avait entraîné le désespoir de son père et la mort de sa mère. Le bonheur n’était pas permis aux frères. Gest Asraour n’avait pas dit autre chose en déclarant : « Quand tu recevras le cakra et l’implant, Ynolde, sache que tu ne t’appartiendras plus jamais. Es-tu prête à cela ? » Des bruits de pas retentirent dans le couloir. La voix grave de Duhog transperça le bois de la porte. « Vous pouvez ouvrir, Ynolde. » Elle tira les deux verrous. Noutt s’introduisit dans la chambre, suivie de Duhog. Vêtue d’une tunique sans manches et d’un pantalon sombres, la Zidéenne avait versé des larmes à en croire ses yeux rougis et ses traits défaits. « Je suis désolée pour votre mari, murmura Ynolde. — Non, non, c’est moi qui suis désolée, bredouilla Noutt. Il n’avait plus toute sa tête. Je n’avais pas confiance en lui et j’avais fait en sorte de l’endormir. Mais je ne pensais pas qu’il ferait semblant de vider son verre et qu’il tenterait ensuite de vous… — Duhog n’a pas eu le choix. » Le regard de Noutt se fit dur. « Je ne pleurerai pas sa mort. Nos filles non plus. Il nous a fait vivre un véritable enfer. » Elle secoua ses cheveux noirs. « Vous êtes vivante, et c’est le principal. Après ce qui s’est passé, je ne fais plus confiance à personne et j’ai préféré vous conduire moi-même au vaisseau. Il vous attend. — Loin ? — Pas très. Dans le fond de la faille. » Après avoir payé la chambre d’hôtel (cent kolps le réduit de dix mètres carrés dépourvu du confort minimum, une arnaque, vitupéra Noutt), ils s’éloignèrent des quartiers du bas et se dirigèrent vers les escaliers anciens et rudimentaires qui s’enfonçaient dans le fond de la faille. Le faisceau de la lampe de la Zidéenne dévoilait des surfaces rocheuses hérissées d’excroissances. On devinait, dans les recoins de ténèbres, des silhouettes allongées enfouies sous des couvertures crasseuses. « Les indigents sont de plus en plus nombreux depuis le début de la guerre contre Faouk », précisa Noutt. Le silence des profondeurs étouffait la rumeur de la ville. Par les interstices de la toile de passerelles et de ponts se dévoilait le ciel étoilé éclairé par le cercle bleu pâle du satellite Pelops. Les escaliers devenaient de plus en plus escarpés, et l’obscurité de plus en plus dense. Les marches mesuraient par endroits un mètre cinquante de hauteur. Les lumières de la ville étaient des points à peine perceptibles disséminés sur les parois. Ils parcoururent encore plusieurs kilomètres avant d’atteindre le fond de la faille, l’ancien lit d’un fleuve asséché depuis des siècles. Ils durent contourner, par les rochers environnants, certains passages rendus impraticables par les éboulements. Seuls les sifflements d’un vent froid, leurs expirations et les crissements de leurs pas sur le sable durci troublaient le silence. Ynolde crut discerner des mouvements dans les ténèbres et s’en inquiéta auprès de Noutt. « Sûrement des tayges, répondit la Zidéenne. Des créatures nocturnes qui vivent dans le fond des failles. On ne les connaît pas vraiment, on sait seulement qu’ils ne sont pas méchants. » Le faisceau de la lampe, qu’elle dirigeait de temps à autre sur les côtés, débusquait des formes furtives insaisissables. Ils marchèrent encore près de deux heuresK avant d’apercevoir le vaisseau, un appareil d’environ trente mètres de diamètre posé sur ses trois pieds incurvés et visiblement vétuste. « J’ai déjà vu ce genre d’engin dans le système d’Alpha du Bras, murmura Duhog. On n’en fabrique plus depuis des lustres. — Son pilote nous a certifié qu’il fonctionnait parfaitement, dit Noutt. — Quel prix vous a-t-il réclamé ? — Cent mille kolps. — Pour ce prix-là, il aurait été prêt à vous promettre qu’il va plus vite que l’énergie noire. — Il ne sera payé qu’après. De toute façon, on n’a pas le temps d’en chercher un autre. » Les tuyères du vaisseau pendaient sous la coque de forme conique percée d’une double rangée de hublots ovales éclairés. Ses flancs métalliques se couvraient de taches noirâtres qui soulevaient de sérieux doutes sur sa capacité à résister au réchauffement atmosphérique. Les longues lignes blanchâtres sur la carène montraient qu’il avait subi de nombreuses réparations. Le pilote était un petit homme au crâne chauve et aux traits poupins, vêtu d’un uniforme bleu marine lui aussi parsemé de taches et de traces de ravaudage. Son équipage se réduisait à deux membres : un grand gaillard aux épaules larges et au cerveau d’un enfant de quatre ans, et l’hôtesse de bord, une femme d’une soixantaine d’annéesK à la coiffure et au tailleur bleu marine négligés. Noutt leur présenta les deux passagers. « Deux ? s’exclama le pilote en lançant des regards luisants sur Ynolde. Nous étions convenus d’un seul. — Quelle différence ? Que vous soyez cinq ou vingt-cinq, ça ne change rien au fait que votre vaisseau doit traverser l’espace jusqu’à Faouk. C’est ça ou rien, de toute façon. » Le petit homme s’inclina. « Vous me mettez devant le fait accompli. Toutefois, nous avons engagé des frais pour ce voyage, et je veux d’abord m’assurer que vous nous paierez comme convenu. » Noutt lui tendit une nanobulle de la taille d’un grain de blaï. « Vous trouverez là-dedans les traces de la transaction. L’argent a été viré sur le compte bancaire dont vous nous avez donné les coordonnées. Il sera débloqué quand vous aurez rempli votre part de marché. Et n’essayez pas de nous rouler : nous saurons si vous avez déposé les passagers à la destination voulue. — Je n’aime pas qu’on mette en doute ma parole, protesta le pilote. — Fallait pas commencer par douter de la nôtre, rétorqua Noutt. — Combien de temps pour nous rendre sur Faouk ? demanda Ynolde. — Cinq jours, si tout va bien. — Qu’est-ce qui pourrait aller mal ? » Le petit homme eut un sourire lugubre. « Une tempête magnétique, une partie de cache-cache spatial avec les sondes zidéennes, une avarie, les raisons peuvent être nombreuses. La part aléatoire de toute entreprise. — Dans combien de temps partons-nous ? — Dès que votre compagnon et vous serez prêts, madame. » Ils saluèrent Noutt avant de gravir les quelques marches de la passerelle. La Zidéenne leur souhaita bonne chance. Ses yeux orange exprimaient le soulagement et la fierté du travail accompli. Elle aussi avait été le maillon d’une chaîne. Comme Duhog. Comme tous ceux qui avaient croisé la route d’Ynolde. Noutt ne bougea pas après que le vaisseau eut décollé en douceur et se fut élevé entre les parois de la faille. Sanglée sur le siège de sa cabine, Ynolde vit diminuer peu à peu sa silhouette immobile jusqu’à ce que les profondeurs ténébreuses de la faille l’absorbent. Le voyage se déroulait sans incident. Elga, l’hôtesse, se démenait pour rendre le trajet agréable aux deux passagers, servant les repas toutes les six heures™, s’assurant qu’ils ne manquaient de rien. Jorik, le pilote, avait expliqué que, comme on ne pouvait pas s’approcher de Tau sans prendre le risque d’être grillé comme des morceaux de viande sur des braises, on était obligé de suivre plus ou moins l’écliptique des deux jumelles, ce qui représentait une grande perte de temps mais préservait les chances d’arriver entier à destination. La lumière de la géante bleue entrait à flots par les hublots, parfois éblouissante. Exiguës, les cabines ne proposaient qu’un confort sommaire, une couchette au matelas dur, une tablette métallique fixée à la cloison, un siège rivé au plancher, une armoire peu profonde. Les douches se prenaient dans une salle d’eau commune dont la porte vitrée ne garantissait pas une véritable intimité. À plusieurs reprises Ynolde surprit Haak, le simple d’esprit, en train de la lorgner, le nez collé à la vitre. Les ratés fréquents du générateur de gravité artificielle entraînaient de brusques envolées qui se terminaient par des télescopages cocasses. Duhog demeurait le plus souvent dans sa propre cabine et, quand il frappait à la porte d’Ynolde, c’était seulement pour demander si tout allait bien, si elle ne souffrait pas du mal spatial. Il affectait l’équanimité, mais de ses yeux gris sombre s’écoulait une profonde mélancolie. Le quatrième jour, elle prit l’initiative de se rendre dans la cabine du soldat. Allongé sur sa couchette, sa combinaison ouverte jusqu’à la taille, il aiguisait à l’aide d’une pierre minuscule une lame d’un sorsenn. Il accueillit la visiteuse d’un sourire empreint d’amertume. « Vous voyez, dit-elle, je porte toujours les vêtements que vous m’avez achetés à Redondo. — Faut croire que je ne les ai pas si mal choisis… — Je sens que quelque chose vous tracasse. » Il se redressa, remisa son sorsenn dans son étui de cuir et remonta la fermeture de sa combinaison. « Je n’aurais pas dû partir à votre recherche. — Pourquoi ? Sans vous, je serais toujours dans les griffes de Jasber et de ses amis. — Alors, j’aurais dû vous quitter ensuite et vous laisser finir votre chemin seule. — Vous en avez donc assez de ma compagnie ? » Duhog s’assit sur sa couchette et se frotta le visage de ses deux mains. « Je vous ai déjà trop vue, Ynolde. » Les paroles du soldat lui firent l’effet d’une gifle. Elle se recula vers la porte. « Je suis désolée de vous avoir dérangé… — Tu ne comprends donc pas ? hurla soudain Duhog. Plus je te vois et plus j’ai envie de te voir. Tu m’as envahi, Ynolde. Dès que je t’ai vue à Redondo. Tu occupes maintenant chacune de mes pensées, à chaque instant. J’ai beau lutter de toutes mes forces, tu m’as envoûté, possédé. Je n’ai pas le droit de t’aimer. D’abord parce que ta mission est prioritaire sur tout le reste. Ensuite parce que… — Parce que ? » souffla Ynolde, interloquée par la véhémence soudaine du soldat. Il secoua la tête. « Tu sais bien… Ce que je suis devenu… un monstre. » Elle s’approcha de lui et lui posa les mains sur le crâne. « Je ne vois pas de monstre ici, mais un homme dont j’apprécie la droiture et la grandeur d’âme. — Je n’ai pas le droit de t’aimer parce que je n’oserai jamais me présenter devant toi sans mon masque. — Je n’ai pas le droit de t’aimer non plus parce que j’ai fait le serment de me fermer aux sentiments afin de préserver toutes mes chances d’aller au bout de mon chemin. » Ils restèrent un long moment dans cette position, lui assis sur sa couchette, elle debout devant lui, les deux mains posées sur sa tête, sans dire un mot. Les rayons de Tau éclaboussaient de bleu l’intérieur de la cabine. Le vaisseau fonçait à pleine puissance en direction de Faouk, dont le croissant doré grandissait dans le ciel. « Est-ce que tu acceptes de m’accompagner au bout de mon chemin, Duhog ? » chuchota-t-elle. Il lui saisit le poignet et déposa un baiser fervent dans le creux de sa paume. « Jusqu’en enfer s’il le faut. » CHAPITRE XVIII Plainards de Faouk : comme leur nom l’indique, les plainards de la planète Faouk vivent dans les immenses plaines qui s’étendent entre le massif du Mantouk et la grande Barrière des arbres à son. Ces étendues font l’objet d’un conflit permanent entre les plainards, grands propriétaires terriens et éleveurs de troupeaux de mourouks, et les communautés rananki, qui, elles, cultivent la terre et obtiennent des rendements remarquables malgré la chaleur accablante régnant sur leurs terres pratiquement dix mois sur onze. Les deux activités seraient évidemment compatibles si les plainards acceptaient de laisser aux Rananki leurs parcelles cultivées. Ces dernières n’occupent en effet qu’un dixième de la superficie des plaines, mais les fermes rananki sont toutes installées près des points d’eau, et c’est précisément ces sources que veulent récupérer les plainards afin d’abreuver leurs troupeaux. À cette fin, ils ont recruté des hommes de main surnommés les gouks (du nom d’un petit animal noir réputé pour sa tendance au parasitisme) qui sont chargés de faire régner la terreur près des fidèles du dieu Ranank. Au début, les exactions ne concernaient que le matériel et les cultures, mais rapidement elles ont dégénéré en pillages et en massacres. Le gouvernement faouki a tenté de mettre fin à la terreur entretenue par les plainards, mais la guerre contre la jumelle Zidée a rendu son action caduque, d’autant que les grands propriétaires terriens des plaines du Mantouk ont pris le parti de l’envahisseur contre la promesse que le gouvernement unifié des deux planètes les laisserait régler à leur manière le conflit avec les Rananki. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des conflits planétaires. « BOUCHE-TOI les oreilles ! » hurla Witmer. Le vent soulevait des tourbillons de sable et propageait les lamentations des arbres qui se dressaient dans le lointain, surmontés de panaches de fumée noire. Les Zidéens avaient mis le feu à la barrière des arbres à son, un acte inqualifiable qui illustrait leur volonté exacerbée de briser définitivement la résistance faouki. L’état-major avait lancé ses troupes dans une contre-offensive d’envergure. Les fantassins avançaient en lignes successives dans l’espace désertique entre le front et la barrière végétale, une progression rythmée par les explosions des mines et des obus traçants expédiés par l’artillerie adverse. Silf et Witmer s’écrasaient au sol dès qu’ils percevaient les sifflements caractéristiques et mettaient à profit les moindres accalmies pour se relever et courir en direction des arbres à son. La consigne était de traverser la barrière et de déloger les Zidéens pour ouvrir la voie aux véhicules extincteurs. Les émanations âcres des déflagrations s’associaient à la chaleur écrasante de Tau pour rendre l’air irrespirable. Silf avait fixé devant son visage le masque filtrant de son casque. Les fantassins de sa ligne n’étaient plus que des ombres entre les volutes de fumée. Flanqué de Witmer, il progressait entre les carcasses noircies des blindés arrêtés par les obus et les mines, appliquant la technique du modi ou l’attention relâchée. Il avait maintes fois pratiqué cet exercice au Thanaüm : le franchissement d’un espace truffé de pièges en se servant du corps comme d’un guide. Les nerfs, les fibres, les cellules percevaient le danger et donnaient leurs propres signaux d’alarme. Il changeait de direction dès qu’il ressentait une contraction, une tension, un pincement ou un frémissement. Les officiers n’avaient laissé que quelques jours aux nouvelles recrues avant de les expédier au combat, le temps de s’accoutumer aux conditions éprouvantes et de subir une série de traitements humiliants. Silf avait supporté sans broncher les provocations et les moqueries des anciens. Ils lui avaient par exemple ordonné de se mettre torse nu et de rester une heure sans bouger sous les rayons ardents de Tau. Ou encore il avait dû passer une nuit entière sur sa couchette enduite d’une substance gluante et urticante produite par le marvu, un reptile des sables. Comme il ne voulait pas attirer l’attention sur lui, il s’était exécuté docilement tout en guettant le moment propice pour déserter et se rendre de l’autre côté de la barrière. C’était finalement l’état-major qui, en lançant cette contre-offensive, avait précipité le mouvement. On avait entassé les fantassins dans des camions à chenilles, on les avait déposés à environ cinq kilomètres de la barrière et on leur avait hurlé d’aller tailler en pièces ces salopards de Zidéens avant qu’ils n’aient foutu le feu à la forêt des arbres à son. Witmer s’était débrouillé pour rester aux côtés de Silf. Au travers des alvéoles de son filtre, une peur immense se lisait dans les yeux sombres du jeune Faouki, mais il avançait, enjambant les corps déchiquetés par les mines, calquant chacun de ses gestes sur ceux de Silf, comme s’il avait compris que sa meilleure chance de rester en vie était de se glisser dans les pas de son compagnon. Ils approchaient de la barrière. Les arbres levaient au ciel leur branches en forme de candélabres. Les rafales d’un vent sec agitaient leurs feuilles noires. Des frémissements tombaient en pluie, des notes prolongées et poignantes qui déclenchaient en Silf une tristesse incommensurable. Il ne pouvait pas se boucher les oreilles quand il courait, et les sons le pénétraient, lui transperçaient le corps et l’âme, le déchiraient. « Y a plus que nous ! » cria Witmer. Les paumes posées sur les oreilles, le jeune Faouki s’était recroquevillé dans une cavité forée par une explosion. Silf jeta un coup d’œil derrière lui et constata en effet qu’il n’y avait personne autour d’eux, comme si les tirs ennemis et le chant des arbres avaient brisé net les vagues d’assaut. Le vent écharpait les volutes de fumée. Des centaines de corps jonchaient le sable entre les excroissances rocheuses et les carcasses noircies des véhicules blindés. « On se replie ? hurla Witmer. — Replie-toi si tu veux, moi je continue. — On va tout de même pas affronter l’armée zidéenne à deux ! Et puis, les arbres, ils vont nous rendre dingues ! » Accroupi derrière un monticule, Silf se releva et se remit à courir en direction de la barrière, tenant son défatome d’une main et se bouchant une oreille de l’autre. Les sons le traversèrent de nouveau, d’une tristesse désolante, innombrables, tantôt aigus, tantôt graves. L’envie l’envahit, obsédante, de se coucher sur le sol et de verser toutes les larmes de son corps. Une mine explosa une vingtaine de mètres derrière lui, des grains de sable lui cinglèrent les mains et les jambes. Une silhouette grise surgit du nuage de fumée et fonça dans sa direction. Il eut besoin de quelques secondes pour reconnaître Witmer, couvert de terre. Du sang coulait sur son cou. Silf l’attendit. « Elle a bien failli m’avoir, celle-là ! gronda le jeune Faouki. — Tu n’es pas blessé ? — Juste quelques égratignures. — Tu ne t’es pas replié, finalement ? » De ses mains tremblantes, Witmer essuya la terre et le sable incrustés sur la visière de son casque. « J’me suis souvenu de ce qu’a dit l’officier avant qu’on parte : vaincre ou mourir. Si j’me replie, ils me fusilleront pour désertion. J’ai finalement plus de chances de survivre en te suivant. — Je n’ai pas l’intention de me battre contre l’armée zidéenne, déclara Silf. Je veux juste traverser leurs lignes. J’ai affaire de l’autre côté. » Witmer souleva son masque filtrant pour essuyer les filets de sang qui s’écoulaient de ses plaies. « J’me doutais de quelque chose comme ça. T’as rien d’un soldat. Ça m’arrange. Si j’passe avec toi de l’autre côté, j’pourrai recommencer ma vie. Loin de ce merdier. J’ai plus envie de revoir ma famille, j’tente la chance. Mais faut qu’on s’bouche les oreilles avec du tissu. » Joignant le geste à la parole, il découpa un petit bout de sa combinaison à l’aide de son coutelas, le sépara en deux parties qu’il roula en boules et enfonça dans ses oreilles. Silf l’imita. Les rayons de Tau, de plus en plus accablants, teintaient de bleu clair la fumée, le sol et les arbres. Les roulements réguliers des explosions indiquaient que de nouvelles lignes de fantassins s’aventuraient dans l’espace dégagé. Il aurait fallu transporter les troupes par voie aérienne, mais la flotte faouki avait été entièrement détruite par les sondes zidéennes. L’état-major avait donc sacrifié les premières vagues, composées des soldats les moins expérimentés, pour faire sauter les mines et ouvrir la voie. Silf progressa en direction de la barrière, bifurquant à droite ou à gauche lorsque son corps le lui ordonnait. Les boules de tissu enfoncées dans ses oreilles n’arrêtaient pas les sons. Leur immense tristesse l’obligeait à lutter de toutes ses forces pour résister à la petite voix qui l’implorait de s’allonger, de renoncer. Ses mouvements étaient de moins en moins fluides, comme s’il se débattait dans un air aussi épais et résistant que de la boue. Les arbres géants se dressaient face à lui de toute leur hauteur. D’un regard, il s’assura que Witmer le suivait. Le jeune Faouki marchait en titubant. Silf comprenait maintenant pourquoi les Zidéens avaient entrepris d’incendier la forêt. La barrière avait brisé les attaques massives de l’armée d’occupation, qui ne pouvait pas, elle non plus, utiliser la voie aérienne, piégée par ses propres sondes. Silf avait l’impression de porter en lui toute l’amertume de l’univers. Il franchit d’une allure flageolante le terrain criblé de cratères qui le séparait de l’orée de la forêt et prit conscience tout à coup du gigantisme des arbres. Troncs anthracite crevassés d’une largeur de cinquante mètres, branches maîtresses d’un diamètre de vingt mètres se tendant à l’horizontale deux ou trois cents mètres au-dessus du sol avant de repartir à la verticale, réseaux touffus des rameaux portant les immenses feuilles noires aux nervures jaunes, racines saillant comme de monstrueuses échines arrondies, faîtes perchés à trois kilomètres de hauteur. À bout de forces, Silf se laissa choir dans le creux d’une racine. C’est à peine s’il se rendit compte que Witmer s’effondrait à ses côtés. Le torrent de tristesse emportait tout sur son passage. Ne subsistait qu’un désir, celui de disparaître, de se dissoudre dans cette eau amère et débordante. Son renoncement décevrait ses maîtres du Thanaüm. Quelle importance ? Les notes perforaient sans aucune difficulté les protections dérisoires qu’étaient les bouchons de tissu. Au loin résonnaient le fracas sourd des explosions. Des larmes coulèrent de ses yeux. Il ne pleurait pas sur lui-même, mais sur l’absurdité de la vie. gés de plusieurs millénaires, les géants végétaux exprimaient à travers lui la souffrance de la création. L’affliction des prisonniers de l’espace et du temps. Combien de fois Silf avait-il rêvé de s’échapper de son corps et de voler, libre, d’une extrémité à l’autre de la Galaxie ? Il releva son masque filtrant. Il gisait sous l’entrelacs des branches. La lumière de Tau tombait en colonnes obliques bleutées entre les frondaisons. Allongé sur le dos quelques mètres plus loin, Witmer semblait dormir. Il retira les boules de tissu de ses oreilles. Les sons résonnaient à pleine puissance autour de lui. Il comprenait maintenant pourquoi les casques n’étaient pas équipés de systèmes assourdissants : ils n’auraient servi à rien, les sons touchaient directement le système nerveux. Une nouvelle vague de tristesse l’emporta dans des ténèbres profondes qui ressemblaient à la négation de l’univers entrevue pendant la pliure quantique. Des visages lui revenaient en mémoire, maître Toerg, Elvina la Jargariote, Luya, Koldel, et puis une femme blonde très belle qu’il ne connaissait pas mais qui lui était familière, et puis ses amis d’enfance dans son village du massif du Zayath, son frère, ses parents… Il plongeait de nouveau dans l’eau glacée du lac d’Or, sombrait dans ses profondeurs aquatiques, perdait peu à peu de vue la surface illuminée par l’éclat doré de l’étoile Zurya, retenait son souffle, retardait sans cesse le moment de bouger les jambes… Il serait le dernier à remonter… Il allait mourir, il n’aurait pas assez de temps pour regagner la surface… Comme lorsque l’attaque du drago nocturne l’avait projeté dans la mer… Les souvenirs se mêlaient en lui. Stegar Mirgo chuchotait quelques mots : Les choix que vous serez amené à faire seront cruciaux pour tous les êtres vivants… Quels choix ? Les maîtres lui avaient confié une mission… Laquelle, déjà ? Ah oui, retrouver le troisième frère du Panca, le supprimer pour empêcher la formation d’une chaîne quinte… Passer de l’autre côté de la barrière des arbres à son… Rencontrer Actea, cette femme qui déclarait avoir été la maîtresse d’un frère du Panca… Gagner la communauté Imarak, près du massif du Mantouk… Remonter à la surface, maintenant. Il remua les bras et les jambes. L’eau saumâtre s’infiltrait par ses narines et l’entrebâillement de ses lèvres… Atteindre l’état du vakou, l’esprit hors du temps. Il rouvrit les yeux. Les arbres continuaient d’émettre des sons, mais leur tristesse s’était transformée en une nostalgie douce et envoûtante. Witmer, étendu à ses côtés, paraissait toujours plongé dans un profond sommeil. Au loin résonnaient les grondements étouffés des explosions. Une âpre odeur de brûlé se diffusait dans l’air chaud immobile. Silf se pencha sur le jeune Faouki et lui secoua l’épaule. Il insista pendant plusieurs minutes avant d’obtenir un premier grognement. Les paupières de Witmer se soulevèrent. Il fixa Silf d’un air hagard, se demandant visiblement ce qu’il fichait là et qui était l’homme penché au-dessus de lui, puis la mémoire lui revint peu à peu. Les blessures à son visage avaient cessé de saigner. « Je croyais que j’étais… mort, murmura-t-il. — Nous n’avons plus rien à craindre des arbres, dit Silf. Ils sont les miroirs de nos âmes. Leurs sons ne font que nous renvoyer à nos peurs. — Peut-être, mais j’aurais jamais pu me réveiller seul, j’en aurais pas eu la force. — Tu m’as suivi au lieu de tourner les talons, Witmer. Tu sais prendre les bonnes décisions, c’est une grande force. » Ils se remirent en chemin. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la forêt, marchant entre les énormes troncs, les sons se faisaient de plus en plus enchanteurs. La fatigue s’atténuait, les échos de la guerre s’étaient estompés. Ils devaient parfois escalader des racines hautes de plusieurs mètres barrant la forêt sur toute sa largeur. Des corps pourrissaient dans les anfractuosités du sol, couverts de poussière grise. Les lambeaux de leurs uniformes vert et noir montraient qu’ils appartenaient à l’armée zidéenne. Ils passèrent à côté d’un véhicule blindé dont les chenilles métalliques étaient profondément enlisées dans le sable. À l’intérieur, les crânes grimaçants d’une dizaine de soldats. Ils progressèrent sans encombre au milieu des cadavres en partie ou totalement décomposés et des véhicules abandonnés. L’odeur de brûlé se précisait, apportée par une légère brise. Ils tombèrent sur un premier détachement de Zidéens après avoir parcouru une dizaine de kilomètres. Les sons des arbres étaient redevenus désagréables depuis un bon moment, des hurlements de douleur proférés par des milliers de bouches. Les hommes en uniforme vert et noir s’affairaient autour d’un géant végétal, tous équipés d’écouteurs par lesquels se déversait une musique poussée à fond. Ils avaient creusé, à l’aide de plusieurs excavatrices, un gigantesque cratère autour de l’arbre, et dénudé ses monstrueuses racines. « Qu’est-ce qu’ils foutent ? grogna Witmer. — Sans doute leur façon d’incendier les arbres, avança Silf. Pas facile d’y mettre le feu. Ce bois est plus solide que le béton. — J’sais qu’il y a des poches d’énergie entre les racines. C’est sans doute ça qu’ils cherchent. Tu crois que leur musique les empêche d’entendre les sons ? — Je n’en suis pas sûr. Ils vont se crever les tympans pour rien. » Du haut de la petite dune où ils s’étaient postés, ils avaient une vue d’ensemble de la scène. Les Zidéens s’agitaient autour de l’énorme tronc comme des insectes industrieux. Plus loin, en arrière-plan, les arbres étaient en feu. Les flammes jaune vif couraient le long des fûts, sur les branches basses, enflammaient les ramilles et les feuilles qui se racornissaient en poussant des soupirs déchirants. Le feu aurait besoin de temps pour atteindre le cœur des titans végétaux. Les larmes de Witmer n’étaient pas dues à la seule âcre fumée noire dispersée par le vent. Comme tout Faouki, il avait grandi à l’ombre des arbres à la fois redoutés et vénérés qui avaient nourri la mythologie planétaire et hanté ses cauchemars d’enfant. C’était comme si les Zidéens tentaient d’incendier les légendes, l’âme même de Faouk. « Les salauds, marmonna-t-il entre ses lèvres serrées. — Ils n’y arriveront pas, dit Silf. Les feux s’éteindront avant d’avoir détruit les arbres. » Un ordre retentit, les Zidéens s’éloignèrent au pas de course du cratère. L’un d’eux avait lâché une charge explosive par une étroite ouverture qui donnait probablement sur une cavité souterraine. L’explosion se produisit deux minutes plus tard. Elle ne fit pas bouger l’arbre d’un millimètre, mais elle provoqua, tout autour du tronc, un geyser de feu qui commença à lécher les racines et le bas du fût. « Ils font exploser les poches d’énergie pour les enflammer, murmura Silf. Allons-y. » Ils effectuèrent un large détour pour éviter le détachement zidéen. Les arbres étaient tous transformés en torches. Les flammes commençaient par dévorer l’écorce, d’une épaisseur de deux ou trois mètres, les rameaux, les feuilles, puis elles attaquaient le bois dénudé. Silf comprit que les Zidéens ne cherchaient pas à détruire les titans végétaux, mais leurs frondaisons d’où tombaient les redoutables sons. Leur intention était seulement de les rendre muets, le temps pour eux de franchir cette satanée barrière qui les empêchait de prendre San Telj, la capitale planétaire. Witmer et Silf avaient de nouveau rabattu leur masque filtrant. Ils évoluaient à présent au milieu d’un paysage de désolation. Les arbres livrés aux flammes qui grimpaient jusqu’à leur faîte, leurs branches noircies, leurs racines déterrées. Ils faillirent tomber, plus loin, sur des soldats zidéens chargés d’entretenir les incendies en pulvérisant des produits inflammables sur les troncs. Silf eut toutes les peines du monde à empêcher Witmer de vider son défatome sur l’un d’eux. Dissimulés par la fumée, ils réussirent à éviter les mauvaises rencontres jusqu’à ce qu’une voix retentisse derrière eux. « Eh, vous deux ! » Witmer pointa nerveusement son défatome sur la silhouette qui s’approchait d’eux. Silf adopta la position du naro, bras le long du corps, tête penchée, jambes fléchies. Le jeune Faouki pressa à plusieurs reprises la détente de son arme et glapit : « Bordel, il est enrayé ! » Coiffé d’un casque entièrement noir équipé d’une visière et d’un masque respiratoire, le Zidéen émergea de la fumée et braqua sur eux un défat à canon long. « Pas de chance, mon gars ! » Silf sut exactement à quel moment son adversaire allait presser la détente de son arme. Le vakou, l’esprit hors du temps, l’espace entre l’intention et l’action. Il se rua dans l’intervalle et frappa l’homme au niveau du plexus cardiaque. Un seul coup, accompagné du souffle, suffit à terrasser le Zidéen, qui se renversa en arrière et tomba de tout son long sans proférer une plainte. « Putain, comment t’as fait ça ? souffla Witmer. — Fichons le camp, d’autres pourraient arriver. » Ils marchèrent en silence entre les arbres en flammes. Silf avait maintenant hâte de sortir de la forêt, hâte de respirer un air débarrassé de l’odeur omniprésente et oppressante de bois brûlé. « J’comprends maintenant pourquoi tu t’es engagé, reprit Witmer. Tu aimes te battre. — Je ne me bats qu’en cas de nécessité. — Tu faisais quoi avant de débarquer sur Faouk ? — J’étais un serviteur de la mort. Et je le suis toujours. — Tu veux dire comme une espèce de tueur ? — Voilà : j’appartiens à l’espèce des tueurs. — Qu’est-ce que tu vas faire au juste de l’autre côté ? — Simplement mon travail. — Tuer quelqu’un, alors ? » Silf ne répondit pas. « Ça doit être quelqu’un de très important », conclut Witmer. Des véhicules blindés passèrent en convoi trente mètres plus loin. L’enfer déclenché par les Zidéens allait tôt ou tard se retourner contre eux, Silf en était persuadé. Ils finiraient par être victimes de leur propre grossièreté. Une maxime du Thanaüm, gravée sur le fronton d’une salle, disait : Donne la mort avec offense et tu mourras offensé ; donne-la avec honneur et tu vivras honoré. Les Zidéens n’étaient pas des guerriers honorables. « Y en a plusieurs droit devant ! » chuchota Witmer. Une dizaine, Silf les avait déjà vus. Il décida de se diriger vers la gauche, mais un autre groupe leur coupait le chemin. À droite se dressait un obstacle haut et long, une muraille rocheuse, une racine ou la palissade d’un camp. « On fonce tout droit, dit Silf. — T’es dingue ! » Il se dirigea vers le groupe sans tenir compte des protestations du jeune Faouki. Il aurait entre quatre et cinq secondes, peut-être un peu plus, avant que les Zidéens se remettent de leur surprise et alertent les autres. Quatre ou cinq secondes pendant lesquelles il devrait en neutraliser un maximum. Il jeta derrière lui son défat, plus embarrassant qu’utile. Ses chaussures de cuir rigide étaient un peu lourdes, mais sa combinaison lui offrait une grande liberté de mouvement. Par chance, ils étaient proches les uns des autres, donc plus faciles à toucher et gênés par leur propre proximité. Ils ne se méfiaient pas, loin de se douter que des soldats ennemis se tenaient quelques mètres devant eux. Il s’approcha sans hâte et entra en action dès que les deux premiers d’entre eux furent à sa portée. Il cueillit le premier d’un coup à la gorge, lui brisant les cartilages et lui obstruant la trachée artère, le second d’une frappe précise sur le trap de l’« œil de l’âme », le point nasorontal, accessible sous la visière relevée du casque. Les trois suivants n’eurent pas le temps de se demander ce qui se passait. Il écrasa son poing gauche sur le plexus cardiaque de l’un, abattit la tranche de sa main droite sur le bas du cou du deuxième et, pivotant sur lui-même, lança son talon dans le bas-ventre du dernier. « Qu’est-ce que… — Un Faouki ! » rugit une voix. Comme il l’avait prévu, leur proximité les empêcha de s’organiser. Ils n’osaient pas se servir de leurs armes, craignant de se toucher mutuellement. Silf en coucha deux autres en leur assenant des coups en marteau sur le sommet du crâne, puis en faucha un troisième d’un coup de pied circulaire avant de lui écraser du talon la pomme d’Adam. « Bouge pas, salopard ! » Les deux derniers avaient eu le réflexe de s’écarter et le couchaient en joue avec leurs défats. L’esprit hors du temps lui permettait d’en neutraliser un, mais l’autre en profiterait pour lui expédier une salve d’ondes. Certains des hommes qu’il avait démolis poussaient des gémissements sourds. « On le flingue, Timur ? — On ferait mieux de l’emmener au camp. Pour savoir ce qu’il fout là, s’il y en a d’… » Une tache noire apparut tout à coup sur sa poitrine, s’élargit rapidement, avala, comme une fleur Carnivore, le haut de son torse et le bas de son visage. Silf reporta aussitôt son attention sur le deuxième. Il avait été touché lui aussi, à la hanche, et, poussant un cri de panique, il avait lâché son arme pour essayer d’enrayer l’inexorable propagation du vide creusé par l’onde défatome. « Ben oui, y en avait un autre ! » Tout en maintenant relevé son masque filtrant, Witmer s’avança vers Silf avec un large sourire et leva son défat. « Il s’est débloqué à temps, pas vrai ? » « Il faut qu’on change de vêtements, dit Silf, on est trop repérables. » Ils avaient escaladé un contrefort rocheux d’où ils contemplaient la barrière en feu et le camp de base zidéen, enfoui sous une épaisse couche de fumée. Ils restèrent quelques instants à l’écoute du chant des arbres, lointain, poignant. « On pourra jamais pardonner ça à ces salopards de Zidéens », marmonna Witmer d’un air sombre. Ils découvrirent, au milieu des reliefs rocheux, un village de maisons blanches regroupées autour d’un temple du dieu Ranank. Leur arrivée dérangea les milliers de petits animaux au poil noir et aux yeux rouges qui envahissaient les ruelles, les places et les toits en terrasse. Ils ne croisèrent aucun habitant et en comprirent la raison lorsqu’ils découvrirent un entassement de corps au milieu d’une place centrale circulaire. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tous avaient été égorgés et empilés les uns sur les autres. Witmer se pinça le nez pour supporter l’odeur de putréfaction qui s’en dégageait. Le jour déclinait, le disque bleuté de Tau s’affaissait à l’horizon dans une débauche de nuances bleues, mauves et rouges, mais l’air était toujours aussi torride. « C’est pas les Zidéens qui ont fait ça, murmura Witmer. Les Zidéens ont pas pour habitude d’égorger. — Qui, alors ? — Y a toujours eu des conflits entre les communautés rananki et les plainards, les grands propriétaires terriens. Et les gouks, les hommes de main des plainards, eux, ils égorgent. Ils profitent de la guerre pour semer la terreur. Et ils s’arrêteront pas tant qu’ils auront pas récupéré toutes les terres. — Tu as l’air bien informé. — Un de mes oncles a bossé pour un plainard. Il m’a raconté. » Ils dénichèrent des vêtements propres à leur taille dans une maison envahie par une cohorte de ces petits animaux noirs appelés, eux aussi, gouks. « Des parasites. Ils sont pas méchants, mais, quand ils s’installent quelque part, c’est pratiquement impossible de les déloger. Comme les hommes de main des plainards… » Ils remplacèrent leurs uniformes par des tenues traditionnelles rananki, tuniques et pantalons amples coupés dans un tissu épais, sandales dont les lanières souples montaient jusqu’aux genoux, puis, pour recouvrir le tout, une astrelle semblable à celles des habitants de San Telj, mais plus grossière et de couleur bleu ciel. Witmer suggéra à Silf de se couvrir la tête avec un corl, un chapeau conique souple muni de voiles, d’abord parce qu’il faisait très chaud, et aussi parce que tous les hommes rananki en portaient. « Pourquoi t’as pas récupéré ton défat ? demanda le jeune Faouki avant de sortir de la maison. — Je n’aime pas me servir de ce genre d’arme, répondit Silf. — Sans mon défat, les deux Zidéens t’auraient flingué tout à l’heure… — J’en aurais tué un, je n’aurais sans doute pas eu le temps de maîtriser l’autre. La question ne se pose pas puisque tu m’as suivi et que tu es intervenu. — Tout a l’air si simple avec toi ! — Il y a une infinité de possibles et une seule réalité. La prochaine étape, c’est la communauté Imarak, près du massif du Mantouk. Il nous reste une quinzaine de joursK avant le solstice d’été. » Ils remplirent deux gourdes de peau à une fontaine au filet si mince qu’il semblait sur le point de s’assécher à tout moment. Il ne leur fut pas difficile de repérer le Mantouk. Après avoir traversé les premiers reliefs rocheux, ils arrivèrent à l’orée d’une étendue plate écrasée de chaleur, habillée d’une herbe jaune et rêche, et séparée en parcelles par de hautes clôtures magnétiques. Un massif aux cimes déchiquetées se découpait dans le crépuscule mauve. Silf estima qu’il leur faudrait au moins six ou sept jours de marche pour traverser la plaine, peut-être plus avec la chaleur accablante qui, au milieu du jour, les obligerait à se mettre à l’ombre. L’eau de leurs gourdes ne leur suffirait pas, et ils auraient également besoin de se nourrir. « On peut trouver de quoi manger sur ces plaines ? — Des mourouks sans doute. — On ne voit rien. — Normal, ils sont planqués dans les herbes. C’est pour ça que les plainards veulent chasser les communautés rananki : leurs troupeaux ont besoin de grands espaces. — Je croyais que les fermes rananki fournissaient les céréales, les légumes et les fruits au reste de la population… — Les plainards en ont rien à foutre. Eux, ce qu’ils veulent, c’est fourguer leur viande. Mon oncle m’a dit qu’avec les autres gouks ils détruisaient les cultures rananki pour remettre les terres en friche. » Ils suivirent le chemin, lui aussi habillé d’herbes jaunes et rectiligne entre les clôtures magnétiques qui s’éclairèrent à la tombée de la nuit, dessinant autour d’eux des formes géométriques de toutes les couleurs. Les étoiles s’allumèrent dans le ciel et l’air se rafraîchit un peu. Ils ôtèrent leur chapeau et marchèrent une bonne partie de la nuit. Le silence se peuplait de cris longs et plaintifs. Les tiges sèches craquaient sous leurs pas. « J’suis crevé, Silf, on crapahute depuis l’aube. » Silf aurait pu continuer jusqu’au lever du jour, mais il céda à la requête de Witmer. « D’accord. On repartira à la première heure demain matin pour profiter de la fraîcheur. » Ils s’allongèrent sur les matelas sommaires qu’ils confectionnèrent avec les herbes et s’endormirent rapidement. Ce ne fut pas la lumière rasante de Tau qui les réveilla. « Qu’est-ce que vous fichez là, vous deux ? » Quatre hommes étaient descendus d’un appareil à coussin d’air qui flottait quelques mètres plus loin au-dessus des herbes. Vêtus de combinaisons vert sombre, ils portaient tous des armes décréatrices d’atomes et, enfoncés dans de larges gaines de cuir, des poignards aux manches ouvragés. Ils avaient le corps vigoureux et le visage tanné, buriné, de ceux qui passent leur vie au grand air. De l’autre côté de la clôture magnétique apparaissaient entre les herbes les naseaux et les yeux ronds curieux d’animaux au pelage blanc. « On cherche seulement à rejoindre le massif du Mantouk, répondit Silf en se levant. — J’parie que vous allez rejoindre une de vos foutues communautés ! — Y a erreur, intervint Witmer. On n’est pas des Rananki. On vient de San Telj. » Les quatre hommes sourirent et ricanèrent pour lui montrer qu’ils ne le croyaient pas. « De San Telj, hein ? reprit l’un d’eux. Il aurait fallu pour ça traverser la barrière d’arbres à son et les lignes zidéennes. » Witmer prit son air buté. « C’est ce qu’on a fait. — Alors vous êtes des déserteurs, vous valez pas mieux que les Rananki. — J’ai pas de leçon à recevoir de gouks qui égorgent les Rananki pendant que les Zidéens envahissent la planète et foutent le feu à la grande barrière des arbres à son. » L’homme se pencha sur le jeune Faouki d’un air menaçant. « Écoute-moi, mon garçon : on n’est pas des sans-couilles, on est depuis le début avec les Zidéens. Eux, ils veulent prendre San Telj, et nous, on s’occupe à notre façon de nos territoires. C’est même un de nos patrons qui a conseillé aux Zidéens d’incendier ces saloperies d’arbres qui nous pourrissent la vie depuis trop longtemps. Je sais pas si t’es rananki ou pas, j’sais seulement que tu as besoin d’une bonne correction ! » L’homme tira avec vivacité son poignard et balada la pointe de la lame à quelques centimètres du visage de Witmer. « Il n’est peut-être pas nécessaire d’en arriver là. » Silf s’était relevé. « Laissez-nous repartir. — Sinon quoi ? » Silf ne répondit pas, les jambes fléchies, la tête penchée, fixant l’ensemble de la scène, observant les lieux et les positions des quatre hommes. Son attitude déclencha une sonnette d’alarme en eux, mais c’étaient des matamores qui avaient l’habitude de faire régner la terreur dans les pacifiques communautés rananki, pas question pour eux de battre en retraite sans montrer qu’ils représentaient la force. « Tu ferais bien de retrouver ta langue ou j’viens te la couper. » Les animaux, apeurés par la tension soudaine, s’évanouirent dans les herbes frissonnantes. Silf ne bougea pas, les yeux dans le vague, maintenant les quatre gouks dans son champ de vision, distinguant en arrière-plan Witmer, la clôture, l’appareil flottant, les ondulations douces de la plaine, le massif bleuâtre du Mantouk à l’horizon. « Laissons ces débiles, finit par lâcher l’un d’eux. On a mieux à faire. — Ouais, Gatt, ils ont d’la chance qu’on a pas qu’ça à foutre ! grogna celui qui avait dégainé son poignard. — Qu’est-ce que tu veux, c’est notre jour de bonté. — Bah, ils retomberont un jour ou l’autre dans nos pattes. » Silf garda la posture du naro jusqu’à ce qu’ils se soient hissés sur leur appareil à coussin d’air et qu’ils se soient éloignés entre les clôtures. « Tu leur as mis la honte de leur vie ! s’exclama Witmer. Tout ça sans faire un geste. — On a manqué de vigilance, dit Silf. Ils ont failli nous surprendre. Il faut qu’on trouve à manger. Mais on n’a pas de couteau pour égorger un mourouk, ni de feu pour cuire la viande. » Witmer désigna le ciel. « Il va faire tellement chaud qu’il suffira d’étaler la viande sous les rayons de Tau… » CHAPITRE XIX Dieu Ranank, Toi qui fis l’univers à ton image, un paradis où l’eau coule à flots, Où les fruits poussent à profusion, Toi qui créas le jardin où tes créatures pourraient s’ébattre, Vois ce que nous, les hommes, avons fait de ton splendide Dessein. Dieu Ranank, Nous, les hommes, étions les plus merveilleuses de tes créatures, Des reflets de ta Perfection, Des êtres pétris de ta Bonté et de ta Sagesse, Vois ce que nous sommes devenus, Dieu Ranank, Prends-nous en pitié, nous qui avons détourné tes Merveilles, Qui nous sommes abaissés au rang de la bête immonde, Qui avons cessé de Te vénérer, Toi à qui nous devions tout, notre vie et notre joie, Dieu Ranank, Pardonne-nous, donne-nous une deuxième chance, Nous sommes tes adorateurs et tes serviteurs, Nous rachèterons les fautes de nos frères humains Par une vie de labeur, de modestie, de pureté et de piété, Dieu Ranank, Prends-nous en pitié, prends tous les peuples humains en pitié. Hymne à Ranank, communautés rananki du massif du Mantouk, planète Faouk. JORIK essuya d’un revers de manche la sueur perlant à son front. « Cette saloperie essaie de savoir si on est autorisés à franchir l’espace aérien de Faouk », murmura-t-il. La sonde torpille avait détecté le vaisseau avant l’entrée en atmosphère et le suivait dans chacun de ses déplacements à une distance constante. Ynolde et Duhog s’étaient engouffrés dans la cabine de pilotage lorsque la sonnerie d’alarme avait retenti. Ils discernaient, par la baie à trois cent soixante degrés, le point rouge vif qui épousait les mouvements du vaisseau, y compris quand le petit homme effectuait de brusques changements de direction pour, justement, éprouver les réactions de la sonde torpille. « Comment peut-elle le savoir ? demanda Ynolde. — Quand les autorités vous donnent l’autorisation de franchir leur espace, elles vous remettent en même temps une commande dont le signal vibratoire neutralise les sondes. — Que se passera-t-il lorsque la sonde aura vérifié que vous n’avez pas l’autorisation ? » Jorik jeta un coup d’œil en biais à Ynolde. Les écrans et les lumières de bord teintaient son visage poupin de couleurs changeantes. « Elle nous foncera tout droit dessus pour nous réduire en poussière. — Vous ne pourrez pas l’en empêcher ? » Le grand Haak, assis sur l’un des trois sièges de la cabine aux côtés d’Elga, lâcha l’un de ces rires traînants qui tombaient régulièrement de sa bouche entrouverte. « Nous disposons d’un leurre. Mais sera-t-il suffisant pour tromper le détecteur de la sonde ? — Qu’est-ce que vous attendez pour le déployer ? — Le dernier moment. Si on lâche le leurre trop tôt, la sonde a le temps de faire la différence. — Quand prévoyez-vous de le lâcher ? — Dès qu’elle aura lancé son attaque. » Pendant d’interminables minutes, l’œil rouge de la sonde garda la distance avec le vaisseau. Faouk occupait la presque totalité du ciel. La moitié de la planète émergeait de l’obscurité, arrosée par les rayons bleutés de Tau. Ses teintes dominantes étaient l’ocre, le mauve et le brun. Des reliefs étaient visibles, ainsi que la large tache sombre d’une mer asséchée. Ynolde n’avait pas revu Duhog avant l’alerte. Elle se reprochait de lui avoir entrouvert son cœur. En violant le serment qu’elle s’était imposé au départ de Phaïstos, elle avait sérieusement compliqué les choses. L’amour, du moins l’amour recherché et célébré par les êtres humains, portait en lui les germes de la séparation, du déchirement. La mémoire de son père était déjà trop lourde de souffrance. Elle esquivait autant que possible le regard du soldat, dont elle sentait régulièrement la brûlure sur sa joue. Ses implants vitaux ne vibraient plus depuis leur départ de Zidée. « C’est parti ! » s’exclama Jorik. Le point rouge de la sonde torpille s’était soudain élargi et était devenu plus vif. Elle avait accéléré pour fondre sur le vaisseau comme un oiseau de proie. Elle avait déjà comblé la moitié de l’intervalle. Ynolde distinguait à présent sa tête triangulaire auréolée d’un halo mordoré. La tension qu’elle ressentait depuis le début de l’alerte devint oppressante. S’il continuait de se rapprocher à cette vitesse, l’engin explosif percuterait le vaisseau dans moins de vingt secondes. Ynolde se raccrocha aux yeux gris de Duhog. Il la fixait avec douceur, sérénité presque, comme si le simple fait de se tenir à ses côtés l’affranchissait de ses peurs, comme si rien d’autre n’avait d’importance. « Maintenant ! » glapit Jorik. Longue, grise, en forme d’ogive, la sonde s’était rapprochée à moins de dix mètres du vaisseau. La corolle de lumière mouvante orangée encerclant sa tête était de plus en plus brillante. « Cramponnez-vous ! Vas-y, mon tout beau ! » Les doigts de Jorik pianotèrent sur la console de direction manuelle. Le vaisseau décrocha brusquement, piqua du nez à pleine vitesse et, parcouru d’un long tremblement, se laissa tomber à la verticale. La poignée métallique à laquelle Ynolde se tenait lui échappa des mains. Elle fut arrachée du plancher et alla percuter violemment le bas du tableau de bord. Bien qu’étourdie par le choc, elle eut le réflexe de s’agripper à une barre scellée au sol. « Qu’est-ce que t’attends pour t’éclater, ma toute belle ? » hurla Jorik. Un éclair éblouissant illumina la cabine. L’espace de quelques secondes, Ynolde crut que la sonde avait percuté le vaisseau, mais, malgré les vibrations inquiétantes de sa structure, il continua de descendre en piqué jusqu’à ce que le pilote le redresse en douceur. Haak salua d’un rire tonitruant le rétablissement de l’assiette. Ynolde vit par les hublots fuser des éclats enflammés. La déflagration de la sonde avait couvert l’espace de particules étincelantes. « Superbe manœuvre, Jorik ! s’écria Elga. — Oh, c’est pas la première ni la dernière fois que je réussis à semer une de ces saloperies ! dit le petit homme. — Votre leurre, il consiste en quoi exactement ? demanda Duhog. — Une figure virtuelle qui donne l’illusion à la sonde d’avoir affaire à la même forme, à la même masse, à la même densité que le vaisseau. Elle croit toucher sa proie et déclenche l’explosion. — Vous disposez d’un autre leurre au cas où vous tomberiez sur une nouvelle sonde ? » Au ricanement de Jorik répondit en écho le rire traînant de Haak. « Vous savez combien ça coûte, ces trucs-là ? J’en ai qu’un seul dans mon vaisseau. Vaudrait mieux pas qu’on soit repérés par une autre de ces saloperies. » Une deuxième alerte se déclencha quelques minutes avant de pénétrer dans l’exosphère de Faouk, mais ils ne repérèrent aucune lumière ni aucun mouvement suspect autour du vaisseau. Elga remit un peu d’ordre dans sa chevelure et ses vêtements avant de déclarer : « Il est temps pour vous de regagner vos cabines et de boucler vos ceintures pour l’atterrissage sur Faouk. » Le bouclier antithermique se déploya autour du vaisseau, occultant les hublots. L’entrée en atmosphère se traduisit par un léger réchauffement de l’air et un sifflement prolongé peu à peu absorbé par le grondement des moteurs. Ils descendirent quelques instants en aveugle, puis les boucliers se replièrent et une lumière vive entra à flots par les hublots. Allongée et sanglée sur sa couchette, Ynolde observa la surface de la planète dont les reliefs se précisaient peu à peu. Le vaisseau piquait vers une surface grise plane, traversée de part en part d’une ligne sombre et sinueuse ; elle bordait un massif montagneux coloré de mauve par les rayons rasants de Tau, la géante bleue. Ils arrivaient au crépuscule. Les moteurs de rétropoussée du vaisseau se déclenchèrent dans un rugissement assourdissant. L’appareil parcourut au ralenti les derniers kilomètres et se posa avec légèreté sur le sol rocheux. La nuit était pratiquement tombée lorsque Elga invita les passagers à descendre. La gravité artificielle du vaisseau étant calquée sur celle de Zidée, donc sur celle de sa jumelle Faouk, Ynolde ne ressentit aucune différence en posant le pied sur le sol faouki. La chaleur la surprit. L’air était encore brûlant bien que la nuit aux reflets violets eût enseveli les reliefs. Les faisceaux des rampes du vaisseau révélaient dans le lointain quelques excroissances rocheuses. Duhog et Jorik dévalèrent à leur tour la passerelle, suivis d’Elga et de Haak. Le pilote scruta les environs. « Y a personne ? J’ai pourtant atterri aux coordonnées indiquées. Quelqu’un devait vous attendre. » Muni d’une lampe de poche, Haak alla inspecter les environs et revint quelques instants plus tard. « J’ai rien vu… Rien vu. » Jorik s’approcha d’Ynolde ; elle ne parvint pas à capturer son regard. « Je ne peux pas rester, vous comprenez. D’abord je risque d’être repéré par les radars militaires, ensuite j’ai vraiment pas que ça à foutre ! — Vous pouvez repartir. Si vraiment vous avez atterri à l’endroit convenu, celui ou celle qui devait venir nous chercher ne devrait pas tarder à se présenter. — Comme vous voulez. J’ai été ravi de faire ce bout de chemin avec vous. — Pour cent mille kolps, vous auriez été ravi de transporter n’importe qui ! » Le petit homme écarta les bras d’un air exagérément outré. « Il n’y a pas que l’argent dans la vie. Ce n’est pas tous les jours que j’ai l’honneur d’accueillir une aussi belle femme dans mon vaisseau. Quoi que vous soyez venue faire sur cette planète sans intérêt, je vous souhaite bonne chance. — À vous aussi. Merci pour tout. » Jorik s’inclina et se dirigea de son allure sautillante vers la passerelle. « Ça y est, capitaine ? lança Elga d’un ton excédé. Fini de faire le joli cœur ? On peut repartir ? » Haak éclata de rire. La passerelle se rétracta après qu’ils se furent engouffrés tous les trois dans l’appareil. Les rampes extérieures s’éteignirent, la baie de la cabine de pilotage s’alluma, la silhouette du pilote s’agita devant le tableau de bord, les moteurs de poussée rugirent en soulevant d’épais tourbillons de poussière, le vaisseau décolla, resta suspendu à dix mètres du sol pendant quelques secondes, le temps que ses trois pieds se replient, puis il prit lentement de l’altitude jusqu’à ce que l’obscurité avale ses lumières et son grondement. Le silence retomba sur les lieux. Le fourmillement étoilé déposait une clarté laiteuse sur les rochers environnants. « Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Duhog. — Possible que notre correspondant ait du retard, répondit Ynolde. Il vaut mieux attendre. — Ici ? On est un peu… exposés. — On n’a pas le choix, il n’y a pas d’abri dans les environs. — Attendez-moi, je vais quand même vérifier. » Duhog alluma une lampe sertie dans le tissu rembourré de sa combinaison et s’éloigna de son pas à la fois souple et puissant. Ynolde faillit le rattraper, puis elle se rappela sa résolution, et elle ne bougea pas, aux prises avec des sentiments contradictoires. Ses implants se remirent à vibrer. La chaleur douce de son cakra se diffusait sous son sein gauche. Elle n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de désolation. La solitude infinie de frère Ewen se superposait à la sienne. Son père avait eu le temps d’un interminable voyage, le temps d’une vie, pour transmuter sa détresse en sérénité, mais elle était sur le point de toucher au but sans être sortie de la confusion. Quel héritage laisserait-elle au troisième frère de la chaîne ? Elle avait manqué de force de caractère, bien loin de la perfection glacée à laquelle elle avait de toutes ses forces aspiré. Elle avait vu sa mère mourir de chagrin dans la maison des DamesBlanches, et elle avait décidé de traverser l’existence avec la majesté somptueuse et impassible d’une comète, mais elle n’avait jamais pu oublier qu’elle était un être de chair et de sang, une femme en proie aux émotions, aux désirs. La différence entre ses idéaux et la réalité avait creusé un gouffre dans lequel elle sombrait. Le Panca s’était trompé de personne en la choisissant, elle en était persuadée, ou encore la chaîne dont elle était le quatrième maillon n’avait vraiment aucune importance. Une simple illusion, comme le leurre virtuel du vaisseau de Jorik. La voix grave de Duhog, qui s’était approché en silence, la fit sursauter. « Absolument rien dans les environs. Jamais vu de coin aussi désertique, même dans le Warli. Allongez-vous ici si vous êtes fatiguée. Moi, je n’ai pas besoin de dormir, je veillerai. » Elle s’exécuta, mais la dureté du sol et surtout le désir qui enflammait ses mains, sa bouche, ses seins, son ventre, ses cheveux, l’empêchèrent de trouver le sommeil. Un reste de raison lui interdit de se relever et de se jeter dans les bras du soldat. Elle l’entendait respirer, elle le sentait bouger à quelques pas d’elle, elle mourait d’envie d’être regardée, touchée, embrassée, comblée. Son corps en avait fini avec sa pénitence, avec le souvenir douloureux de Xavor et de sa lame maléfique, il aspirait à renaître. Une sensation prolongée de brûlure sur ses paupières la réveilla. Elle s’étonna de s’être endormie. Tau du Kolpter se levait dans le ciel bleu roi où s’éteignaient les dernières étoiles. La chaleur était déjà écrasante. Elle transpirait sous son blouson et son pantalon épais. Elle chercha des yeux Duhog, ne le trouva pas, pensa qu’il avait profité de son sommeil pour s’en aller. Elle s’était comportée de manière à ce qu’il prenne cette décision, mais des larmes lui vinrent aux yeux, un chagrin de petite fille abandonnée seule au monde, comme devant le corps ensanglanté et inerte de sa mère et celui, bleuâtre et rigide, du nourrisson attaché au cordon ombilical, une sensation d’injustice, de gâchis. Elle se releva, chancelante, taraudée par la faim et la soif. Le paysage plat et gris s’étendait à l’infini autour d’elle. D’un côté, il se confondait avec l’horizon, de l’autre il s’échouait au pied du massif montagneux entrevu par le hublot. Comme Noutt avait dit que le troisième frère habitait dans une grotte perchée sur un pic, elle décida de marcher en direction des montagnes. Elle retira son blouson quand elle eut parcouru un kilomètre, puis, les épaules et la nuque incendiées par les rayons de Tau, elle le remit. Elle marcha encore un bon moment avant d’apercevoir dans le lointain une ligne sombre sinueuse qui barrait la plaine sur toute sa largeur. Elle se rappela l’avoir aperçue lors de la descente du vaisseau. Il lui fallut encore près d’une heure pour arriver au bord d’une faille de plusieurs kilomètres de largeur. Elle distingua, dans le fond du canyon, les méandres bleutés scintillants d’une rivière. Elle explora la gorge sur sa droite, ne trouva aucune façon de la franchir de ce côté, ni pont ni escalier, revint sur ses pas, repéra, plusieurs centaines de mètres plus loin sur sa gauche, un vague sentier serpentant entre les rochers gris qui hérissaient la paroi abrupte. Elle s’y aventura avec prudence. Le chemin avait été creusé par endroits dans la terre et, à d’autres, taillé directement dans la roche. Elle descendit lentement, s’agrippant aux saillies rocheuses lorsqu’elle risquait de perdre l’équilibre dans les passages les plus raides. Plus bas, en dessous d’une succession de strates plissées ocre et rouge, s’accrochaient des buissons épineux et des herbes rêches. L’air semblait moins chaud à Ynolde. Elle pouvait prendre de profondes inspirations sans risquer de se brûler les poumons. Elle se hâta, pressée tout à coup de plonger son corps en sueur dans l’eau. Elle évoluait désormais au milieu d’une végétation dense, arbres aux troncs anthracite et aux feuilles noires d’où montaient des soupirs presque humains, fougères argentées, roseaux brunâtres de plus de trois mètres de haut aux panaches translucides, fleurs aux couleurs éclatantes. Elle franchit encore une succession de rochers aux crêtes aplaties, traversa une dernière étendue sablonneuse coiffée de hautes herbes et arriva enfin au bord de la rivière. Elle entendit des clapotements répétés, caractéristiques d’ablutions. Elle s’approcha de la source du bruit. Restant cachée dans les herbes hautes, elle s’immobilisa au bord d’une petite grève de sable doré. Elle découvrit une silhouette dans l’eau transformée en miroir éblouissant par la lumière de Tau. Un homme nu, de dos, assis dans l’eau, en train de s’asperger à l’aide de ses mains réunies en coupe. Un tas de vêtements un peu plus loin. Une combinaison matelassée, une ceinture de cuir faite de plusieurs compartiments d’où dépassaient des lames pointues et courbes, des chaussures hautes aux semelles épaisses et un masque noir rigide posé à côté. Duhog. Ynolde l’observa un moment sans oser sortir de sa cachette. Elle admira le corps athlétique du soldat, les muscles qui roulaient sous la peau à chaque geste. Il était aussi fort, aussi désirable qu’elle l’avait imaginé. Il se leva, se secoua comme un animal mouillé et revint vers ses vêtements. Persuadé qu’il était seul, il ne se cachait pas ni ne se pressait. Elle vit son visage et ne le jugea pas monstrueux mais émouvant avec ses ravages, ses cicatrices, ses bouts de peau manquants. La beauté originelle de Duhog émergeait du chaos de ses traits. Il attendit que les rayons de Tau le sèchent avant de se saisir de ses sous-vêtements. Une tristesse inconsolable s’écoulait de ses yeux. Ynolde se leva, maîtrisant tant bien que mal ses tremblements. « Pourquoi êtes-vous parti sans me prévenir ? » Il se retourna avec vivacité et, lorsqu’il découvrit la jeune femme, balança pendant quelques secondes entre surprise et ravissement. Ses sous-vêtements pendaient au bout de son bras. Il n’essaya pas de remettre son masque ni de soustraire sa nudité au regard d’Ynolde. « Je ne suis pas parti, répondit-il. Je savais que vous passeriez par là tôt ou tard. Vous vous souvenez de mon traceur génétique ? Il m’a indiqué que vous vous étiez mise en marche. J’avais repéré cette faille depuis le vaisseau. Je pensais qu’ici nous trouverions de l’eau, et je vous attendais. Mais pas si tôt. Sinon, vous ne m’auriez jamais surpris sans mon masque. — Je suis contente de l’avoir fait, dit Ynolde. Comme je serai contente d’aller me baigner. » Elle s’avança sur la grève et se déshabilla près du tas des vêtements de Duhog. Elle eut l’impression que Tau lui enflammait la peau. Sa peau blanche délicate de femme du continent nord de Boréal. Elle se défit sans hésitation du cakra, qu’elle posa sur son blouson. Ainsi privée de son arme de sœur, elle se sentait vraiment nue, vulnérable, offerte. Comme lui était nu et vulnérable sans son masque. Elle s’avança dans l’eau glacée et s’y plongea avec délectation. L’eau n’éteignait pas le feu en elle, elle le prolongeait, elle l’amplifiait. Son corps renaissait, revivait, et elle renonçait à le contrôler, elle acceptait de se renier, de se perdre. Elle nagea un moment, savourant les caresses liquides et froides, ivre de légèreté et de liberté. Lorsqu’elle se retourna, Duhog se tenait derrière elle. Ils s’avancèrent l’un vers l’autre. Elle fit le geste dont elle rêvait depuis longtemps : elle posa sa main sur le visage déformé du soldat. Il accepta sa caresse avec un long frémissement, puis il la saisit par les épaules et l’attira à lui. « Il faut quand même qu’on parte avant la tombée de la nuit », dit Duhog. Ils s’étaient allongés sur le sable à l’ombre des herbes. Ils avaient entrecoupé leurs étreintes de bains dans la rivière, de jeux dans le sable chaud et de grands éclats de rire. Ynolde avait aimé chaque instant passé avec Duhog, chaque baiser, chaque caresse, elle avait aimé embellir dans ses yeux gris, elle avait aimé sa sueur, son odeur, son poids, son sexe, sa délicatesse, ses soupirs, sa puissance et sa tendresse, elle avait aimé être envahie, prise, comme une citadelle trop longtemps assiégée et impatiente de s’offrir à son conquérant, elle avait aimé jouir par lui et l’inviter à défaillir en elle. Elle n’éprouvait aucun remords. Elle était en paix avec elle-même, comme frère Ewen au sortir du vaisseau après quatre-vingt ansTO de voyage. Elle se redressa et déposa un baiser sur le torse de Duhog. « Je ne sais même pas où je dois aller… — Tu as une idée de la direction ? — Je crois qu’il habite dans la montagne. — Alors il faut passer de l’autre côté de la faille. Et d’abord traverser cette rivière. — On ne pourrait pas passer la nuit ici et partir demain ? » Duhog écarta le bras d’Ynolde et plongea ses yeux gris dans les siens. « Il ne faut à aucun moment qu’on puisse regretter ce qui s’est passé entre nous. — Tu le regrettes ? — Bien sûr que non, mais si tu ne vas pas au bout de ton chemin, Ynolde, alors je le regretterai. » Elle hocha la tête, l’embrassa, se leva et se dirigea vers ses vêtements. Ses implants, qui étaient restés inactifs tout le jour, se remirent à vibrer. Elle lança un regard autour d’elle. Les herbes frissonnaient sous l’effet d’une brise ardente. Tau du Kolpter s’abîmait du côté opposé de la faille. Le ciel prenait cette teinte bleu foncé, presque mauve, annonciatrice du crépuscule. Elle passa ses sous-vêtements, regrettant de soustraire son corps au regard magnifiant de Duhog, dégagea le cakra pour l’examiner, s’attarda un court instant sur le pentale gravé à la surface du disque, le symbole de la Fraternité, puis elle le remisa dans l’étui dont elle glissa la lanière sur son épaule avant d’enfiler son pantalon. Inquiète tout à coup, elle se retourna. Debout au milieu des herbes, un homme l’observait. Un enfant plutôt, à en juger par sa taille et sa corpulence. Le voile filtrant de son chapeau conique masquait en grande partie ses traits. Sa robe longue avait la couleur de la terre brûlée. « Qui êtes-vous ? » demanda Ynolde. Duhog bondit sur ses jambes, fonça vers ses vêtements et se redressa avec un sorsenn dans la main. « Vous êtes la personne que je venais chercher. » La voix était bien celle d’un enfant. « Comment êtes-vous sûr que je suis la bonne ? — Je n’en étais pas sûr avant de voir votre arme. — Nous vous avons attendu toute la nuit à l’endroit où nous avons atterri. — Le pilote s’est trompé. Il aurait dû atterrir de l’autre côté du canyon. J’ai vu son vaisseau décoller. Il a sans doute eu peur d’être intercepté par une patrouille zidéenne. Je suis parti à votre recherche. — Il y a longtemps que tu… enfin, que tu es là ? » Il marqua un temps de silence. « J’attendais que vous vous rhabilliez. — C’est toi qui dois nous conduire au troisième frère ? — Je vous emmène seulement à Estrak. Là-bas, on vous dira comment rejoindre celui que vous cherchez. — On peut y être avant la nuit ? — Il nous faudra trois jours de marche. » gé de douze ans, Clato appartenait à une ferme communautaire rananki des contreforts du Mantouk. Son chapeau dissimulait des yeux noirs et vifs, une chevelure brune frisée, un visage mat expressif. Des frères du Panca, il ne connaissait rien d’autre que la forme circulaire de l’arme et la légende associée du pentale, le migrateur spatial à cinq ailes et cinq cornes. Mais, et il l’avoua avec une certaine réticence, il ne pensait pas qu’un frère pût être une femme. Jusqu’à ce qu’Ynolde tire l’arme de son étui, il avait cru qu’il était venu chercher l’autre, l’homme au masque. Il avait également confié qu’il avait attendu pour se présenter qu’ils en aient terminé avec… enfin, ce que font d’habitude les couples mariés dans l’intimité de leur chambre. Dans sa communauté, jamais des adultes n’auraient pris le risque insensé de se promener nus dehors et en plein jour. Le tribunal de Ranank les aurait immédiatement condamnés à mort. « La nudité n’est pourtant pas une offense, objecta Ynolde. — Chez nous elle est considérée comme un crime, rétorqua Clato. — Comme beaucoup de dogmes, c’est sans doute à l’origine une règle de santé ou d’hygiène, intervint Duhog. À mon avis, la nudité est interdite parce que, avec une telle chaleur, elle est dangereuse. Les cancers de la peau ont dû décimer plus d’un colon quand les hommes sont arrivés sur Faouk. Et puis les prêtres ont décidé d’ériger une simple mesure préventive en dogme religieux. — Pas du tout ! protesta Clato. La nudité offense le regard de Ranank, parce que les êtres humains sont les plus laids et les plus dangereux de ses enfants. » La nuit était tombée depuis un bon moment lorsque Clato décida que l’heure était venue de s’arrêter, ou Ranank, à qui rien n’échappait, verrait que certaines de ses créatures ne respectaient pas les temps de repos qu’il leur offrait dans sa grande bonté. Ils s’installèrent au pied d’un grand rocher arrondi poli par le temps. Le garçon offrit à ses compagnons des morceaux d’un gâteau à base de fruits secs et de farine de blaï, un véritable concentré d’énergie, puis leur tendit la gourde de peau qu’il avait remplie dans la rivière du canyon. Il leur recommanda d’en boire une seule gorgée et de la garder le plus longtemps possible dans la bouche, car ils ne trouveraient plus aucune source avant d’arriver à la communauté. Volontiers sentencieux, Clato prononçait le nom de Ranank dans pratiquement chacune de ses phrases. Il parut sincèrement désolé quand Ynolde et Duhog lui affirmèrent qu’ils n’étaient adeptes d’aucune religion ni n’adoraient aucun dieu. Il admettait qu’on fût dans l’erreur en servant un autre Seigneur que Ranank, il ne comprenait pas comment on pouvait vivre sans craindre une puissance divine. Puis, avant de s’allonger et de poser sa tête sur son bras replié, il ajouta qu’ils avaient offensé le regard de Ranank aujourd’hui et qu’ils devraient, s’ils voulaient un jour être pardonnés, observer de nombreux mois de pénitence. Les trois jours suivants furent monotones et pénibles. Le massif du Mantouk semblait reculer au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient. Les perspectives étaient trompeuses au milieu d’une telle désolation. Au sol rocheux avait succédé une terre sèche rougeâtre d’où montaient des tornades de poussière soulevées et poussées par le vent. Et puis un embryon de végétation, des buissons aux branches rampantes et aux larges feuilles noires d’où montaient des sons mélodieux. « Des arbres à son, expliqua Clato. Ils chantent la grandeur de Ranank. Ceux-là resteront petits, mais, dans certains endroits, ils atteignent plus de trois kilomètres de hauteur. » Le vent n’apportait aucune fraîcheur ; au contraire, ses rafales attisaient le feu. La chaleur, écrasante du lever de Tau jusqu’à son zénith, devenait insupportable jusqu’à son coucher. Dès qu’ils repéraient une zone d’ombre, ils s’y réfugiaient en attendant que la température baisse de quelques degrés. Clato ne transpirait pas, marchait toujours du même pas, comme un automate, mangeait avec solennité et gardait chaque gorgée d’eau dans sa bouche comme le plus précieux des trésors. Sa pudeur était telle qu’il effectuait un détour de plusieurs centaines de mètres pour satisfaire un besoin naturel. Ynolde comprenait maintenant combien il avait dû être offensé par la vue de leurs corps nus au fond du canyon. Duhog et elle évitaient les gestes compromettants malgré l’envie qui les traversait régulièrement. Elle s’en consolait avec le souvenir de cette journée fabuleuse au bord de la rivière. Le troisième frère recevrait en héritage un moment de bonheur parfait, une harmonie totale entre les peaux, les souffles, la douceur du sable, les brûlures de Tau et la fraîcheur de l’eau. Et les yeux gris de Duhog, qui cherchaient sans cesse les siens, réfléchissaient le même ravissement. Lui aussi aurait connu une parenthèse enchantée dans une existence placée sous le signe du devoir et de la souffrance. Il avait remis son masque pour protéger ses plaies de la brûlure de Tau. Elle espérait caresser et embrasser bientôt son visage déformé. Contempler la splendeur de son âme jaillissant de cette chair bouleversée. Le massif du Mantouk se dévoilait peu à peu dans son immensité. Les stries blanches de ses plus hauts sommets, perchés probablement à plus de cinq mille mètres de hauteur, indiquaient la présence de glaciers. Ils marchaient maintenant entre des arbustes au tronc gris et aux feuilles noires qui émettaient des soupirs aux tonalités déchirantes. Des fumerolles s’échappaient des craquelures d’une terre ocre dure. Ils franchissaient probablement une zone où la croûte planétaire n’avait que très peu d’épaisseur. Ynolde avait tellement transpiré qu’elle avait l’impression d’être devenue complètement sèche. Elle rêvait de se plonger dans un bain d’eau froide et parfumée. La chaleur de son cakra, qui s’était accentuée depuis quelque temps, passait inaperçue en comparaison de la fournaise du désert. Un nuage de poussière grossit dans le lointain. Clato souleva le voile de son chapeau pour mieux l’observer. « Un glisseur, dit-il. Il vient vers nous. — Qui ça peut être ? demanda Duhog. — Des gouks, sans doute. — Des quoi ? — Des gouks. Des tueurs des grands propriétaires des plaines. — Qu’est-ce qu’ils veulent, à ton avis ? » La peur se levait maintenant dans le regard de Clato. « Ils m’égorgeront quand ils me verront… — Ne t’inquiète pas. Nous n’avons pas l’habitude de laisser tuer nos amis sans réagir. » Joignant le geste à la parole, Duhog tira un sorsenn de sa ceinture et, de son autre main, arma son défat. Ynolde plongea la main dans la fente du cakra. La sensation de brûlure, presque insupportable, l’inquiéta et la rassura en même temps. Elle laissa le disque de feu à l’intérieur de son étui. Le glisseur se rapprochait à grande vitesse dans un sifflement étouffé. Son coussin d’air soulevait des tourbillons poussiéreux qui formaient derrière lui un sillage épais peu à peu dispersé par le vent. Trois hommes vêtus de combinaisons grises et coiffés de casquettes à large visière se tenaient à l’avant, les mains posées sur la barre supérieure du garde-corps. Ils portaient en bandoulière des défats à canon long. L’appareil s’arrêta à cinq mètres d’Ynolde et de ses deux compagnons, et se maintint un mètre au-dessus du sol dans un ronronnement assourdi. Les trois hommes les observèrent quelques instants sans dire un mot. Leurs regards durs échouaient régulièrement sur la jeune femme. Leurs faces rugueuses paraissaient avoir été façonnées avec des morceaux des roches environnantes. « Qu’est-ce que vous fichez là ? demanda l’un d’eux d’un ton rogue. — Il y a une loi qui nous interdit de traverser cette plaine ? répliqua Duhog. — Une loi, non. Mais cette terre appartient pratiquement au plainard Frost Permill. » Les gouks avaient remarqué le défat à canon court de leur interlocuteur, ainsi que, dans son autre main, le disque métallique hérissé de lames recourbées où miroitait la lumière de Tau. Et puis le masque noir qui lui cachait les trois quarts du visage lui donnait un aspect énigmatique, inquiétant. « “Pratiquement” n’est pas une réponse, insista Duhog. Elle lui appartient, oui ou non ? — Faut juste que les Zidéens réussissent à prendre San Telj et à installer le nouveau gouvernement. — Donc pour l’instant elle ne lui appartient pas, et rien ne nous empêche de la traverser. » Les gouks se consultèrent du regard. « Vous venez d’où ? — Ça ne vous regarde pas. » Ynolde constata que la nervosité des trois hommes s’accentuait. Ils n’avaient pas l’habitude de se heurter à une telle résistance et ne savaient visiblement pas trop comment s’en dépêtrer. La chaleur du cakra n’avait pas baissé d’intensité. Toujours cette impression que sa main se réduisait en cendres à l’intérieur du disque de feu. Il suffirait qu’elle le dégage de son étui pour que les cercles flamboyants volent vers les passagers du glisseur. Celui des gouks qui semblait être leur chef se pencha par dessus le garde-corps. « On ne va pas se fâcher pour si peu. On vous propose un truc : vous nous laissez le petit Rananki qui est avec vous, et on vous laisse passer. — J’ai une autre proposition à vous faire, riposta Duhog d’un ton calme et tranchant. Vous nous laissez votre glisseur et, en échange, on vous laisse la vie. » Son interlocuteur se recula, comme frappé par un coup de poing. « T’es dingue ! Tu sais au moins à qui tu parles ? — Non, et je m’en fous. Maintenant, je vais vous demander une dernière fois de descendre tranquillement de votre engin et de vous éloigner. » Les gouks se consultèrent à nouveau du regard, puis l’un d’eux pressa un bouton sur le tableau de bord, et un escabeau escamotable se déplia sur le côté gauche de l’appareil. CHAPITRE XX Les dralits de Faouk : les dralits vivaient dans le massif du Mantouk, la chaîne montagneuse située à l’est de la capitale planétaire San Telj. On pense généralement que ces grands fauves au pelage noir et blanc ont été exterminés par les premières vagues de colons humains qui se sont installées au pied du Mantouk et dont les troupeaux étaient régulièrement décimés. Nous ne pouvons donc nous baser que sur les témoignages humains, heureusement étayés par quelques enregistrements holographiques. La chasse au dralit est en effet devenue une activité très prisée sur Faouk, et on accourait de toutes les villes, mais aussi de la planète jumelle Zidée, pour se mesurer à ces redoutables animaux qui pouvaient vous décapiter d’un simple coup de patte. Réputé pour sa discrétion et sa prudence, très difficile à débusquer, le dralit surgissait parfois au beau milieu des campements à la tombée de la nuit et semait une belle panique parmi les membres de l’expédition, tuant plusieurs hommes avant de disparaître. Des images fournies par les enregistrements holo nous pouvons déduire que les dralits pesaient entre quatre cent cinquante et six cents kilogrammes. Des crocs à l’impressionnante longueur dépassaient de leur museau allongé. On les voit effectuer des bonds fantastiques par-dessus les rochers et faire preuve d’une adresse stupéfiante pour gravir les parois abruptes. Le développement de la religion rananki, protectrice des animaux, autour du massif du Mantouk a mis fin à leur destruction systématique, mais les dralits n’étaient plus assez nombreux pour perpétuer leur espèce, et ils ont fini par s’éteindre. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces disparues. JOURNAL D’ACTEA LA RANANKI IL M’A FALLU violer bien des commandements, bien des conditionnements, pour écrire ce journal. Tout d’abord apprendre à écrire et à lire, clandestinement, sous la férule d’une femme qui avait elle-même reçu le savoir d’une ancienne et avait été chargée d’en assurer la transmission. J’ai longtemps pensé que cette passation s’arrêterait avec moi. Mon caractère insoumis m’a poussée à commettre de nombreuses imprudences, dont l’une m’a conduite dans la prison de la communauté Imarak où, pour mon malheur, je suis née. Et puis Silf le Jnandiran a surgi dans ma vie et, comme ces furieuses tempêtes de sable qui bouleversent de fond en comble les paysages désertiques, il n’a laissé derrière lui que des ruines. Mais avant, il me faut raconter les événements qui ont poussé le tribunal de ma communauté à me condamner à mort. Imarak est un gros bourg étalé sur un plateau au pied du massif du Mantouk. Nos ancêtres s’étaient installés dans cet endroit parce que les montagnes les protégeaient des tempêtes et, surtout, parce que des hauteurs glacées dévalait un torrent qui irriguait et fertilisait leurs terres. Je crois savoir, même si personne n’en parle, que les premières générations d’Imarak n’adoraient pas Ranank, mais d’innombrables lares protecteurs des foyers et des cultures. Leur conversion reste un mystère : il n’y a pratiquement aucun document sur le développement du culte de Ranank dans nos régions. Ont-ils été ralliés par la force, comme le racontent certaines histoires ? Avaient-ils choisi un nouveau dieu parce qu’ils étaient fatigués de leurs vieux protecteurs ? Ont-ils sauté sur l’occasion d’enfermer leurs femmes dans l’ignorance et la soumission ? D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours détesté les traditions rananki. À cause d’elles, j’ai passé toute mon enfance dans la terreur. Je craignais sans cesse le regard de Ranank, d’autant que la chaleur qui nous accable dix mois sur onze rendait extrêmement pénible le port des vêtements et que je profitais des moindres moments d’intimité pour me déshabiller entièrement et goûter les caresses suaves de l’air tiède sur ma peau. J’ai grandi comme j’ai pu, entre peurs, hontes, désirs et révoltes, attendant le moment fatal où mes parents me présenteraient le garçon qui deviendrait mon époux et m’enfermerait dans une nouvelle cage. Comme ils avaient besoin de moi pour les travaux des champs et les tâches domestiques, ils m’ont laissée atteindre mes vingt ansK, un âge avancé pour une jeune fille. Un jour, ils m’ont envoyée avec mon jeune frat livrer un chargement de légumes et de fruits dans une demeure du haut de la montagne. Je me souviens que notre véhicule, un autoporteur dont la batterie était alimentée par des piles stellaires, peinait par instants à gravir les pentes raides. Nous n’avons pas eu besoin d’aller très loin : notre client nous attendait avec son propre véhicule le long d’un passage plat et dégagé. Lorsque nos regards se sont croisés, ils ont plongé si profondément l’un dans l’autre qu’ils ont mis très longtemps à revenir à la surface. Sans la présence de mon jeune frat, je crois que nous nous serions embrassés avant même d’échanger le premier mot. Jamais aucun homme rananki n’aurait pu égaler sa prestance. Ses cheveux bruns bouclés, ses yeux d’un vert pur lumineux, ses traits réguliers et nobles, sa silhouette dont son astrelle droite et sombre révélait la sveltesse m’ont immédiatement envoûtée. Je ne connaissais rien des choses de l’amour, mais j’ai eu la certitude en le voyant que je serais à lui, qu’il serait à moi, et que notre union nous conduirait tous les deux à notre perte. Nous avons transféré nos légumes et nos fruits dans le panier de son véhicule. Je brûlais dans son regard comme, sans doute, il brûlait dans le mien. Un monde fabuleux s’ouvrait devant moi, j’en ai franchi la porte avec une audace et une allégresse qui ne m’ont même pas étonnée, comme si mon éducation et la sévérité des servants de Ranank avaient eu pour seul dessein de me pousser à la faute. Lors du trajet retour, mon petit frat m’a demandé pourquoi je faisais cette drôle de tête. Je lui ai répondu d’un rire éclatant de gaieté. Je me suis relevée au milieu de la nuit suivante, incapable de trouver le sommeil. Je suis sortie de la maison, j’ai marché jusqu’à la porte d’Imarak et suivi le sentier que nous avions emprunté quelques heures plus tôt. Il m’attendait. Il était descendu des hauteurs à bord de son véhicule et s’était installé sur un promontoire d’où il avait une vue d’ensemble du village. Cette fois, nous nous sommes étreints et embrassés sans dire un mot. La douceur de ses lèvres et de sa langue m’a embrasée. Mes mains ivres se sont glissées sous sa robe et aventurées sur sa peau comme elles auraient touché le ciel ; les siennes se sont faufilées sur ma poitrine et mon ventre qu’elles ont réjouis de caresses. Nous nous sommes retrouvés, je ne sais comment, nus et allongés sur le sol. Je n’ai pas élevé la moindre protestation lorsqu’il s’est perché sur moi et que son membre intimidant s’est insinué entre mes cuisses. Mes reins se sont creusés pour l’inviter à prendre ce que les femmes rananki réservent à leur époux. Il m’a percée et emplie avec une infinie délicatesse. Je n’ai ressenti aucune douleur, seulement un léger engourdissement qui s’est estompé au bout de quelques instants, balayé par les vagues montantes de plaisir. J’ai joui, oh oui, avec une absence de pudeur qui aurait horrifié ma mère et ses consœurs, je me suis sentie femelle, liquide, conquise, et, même si une petite voix me soufflait que mon bonheur volé se paierait d’une souffrance terrible, je suis restée avec lui jusqu’à l’aube. Qui n’a pas vu se lever Tau dans le tendre abandon des corps et des cœurs ne connaît pas vraiment le sens du mot paix. Il m’a dit qu’il s’appelait Mihak, qu’il appartenait à une organisation interplanétaire secrète et qu’il séjournait dans la montagne pour accomplir une mission très importante. Il a ajouté qu’il avait commis une erreur en tombant amoureux de moi, car son organisation exigeait de ses membres qu’ils refusent toute forme d’attachement affectif, mais il n’avait pas eu le courage ni la force de résister au courant qui le poussait vers moi. Je lui ai dit que j’étais aussi fautive que lui, que ceux de ma communauté me tueraient s’ils apprenaient ce que nous avions fait, qu’une femme rananki devait se garder vierge jusqu’à son mariage. Alors nous nous sommes blottis l’un contre l’autre et nous avons recommencé. Puis je me suis arrachée à ses bras pour revenir en courant au village et regagner la maison avant le lever de mes parents. Ma mère et son regard perpétuellement inquiet m’attendaient derrière la porte. Elle m’a demandé d’où je venais, je lui ai répondu que je m’étais réveillée tôt et que j’avais eu envie d’aller prendre l’air. J’ai vu dans ses yeux qu’elle ne me croyait pas, mais, par paresse ou par peur, sans doute à cause des deux, elle s’est satisfaite de mes explications. À partir de ce jour, Mihak et moi nous sommes rencontrés pratiquement toutes les nuits sur notre promontoire rocheux. La chance a voulu que je ne sois pas enceinte de ses œuvres. J’ai découvert ensuite que j’étais frappée de la malédiction de la stérilité, et, plutôt que de chance, une âme pieuse parlerait de punition divine. Dois-je préciser que j’ai adoré nos nuits à la fois tendres et violentes sous le ciel étoilé ? Oserai-je affirmer que j’ai reçu, sur les couvertures moelleuses apportées par Mihak, davantage de plaisir que toutes les femmes de la communauté Imarak réunies ? Les assauts fougueux de mon amant vengeaient mes sœurs réduites au rôle de ventres et de nourrices. Ma mère et mes tantes ne m’ont jamais fait de confidences, mais j’ai cru deviner, entre deux rires et réflexions entendues, que leurs maris ne se souciaient guère de combler leurs désirs. Mihak s’est peu à peu dévoilé. Je crois que le poids du secret était un peu trop lourd à porter pour lui et que je lui offrais une magnifique occasion de s’alléger, comme on se débarrasse du trop-plein de légumes et de fruits des paniers des autoporteurs pour pouvoir gravir une pente abrupte. Son organisation secrète s’appelait la Fraternité du Panca. Il m’a expliqué que la petite bosse que mes doigts avaient palpée à l’arrière de son crâne était l’extrémité de son implant vital, une drôle d’aiguille qu’on lui avait enfoncée dans le cerveau et qui enregistrait ses souvenirs. Sa hiérarchie lui avait appris qu’il faisait partie d’une chaîne dont il était le troisième maillon. Il attendait un frère qui venait de très loin pour lui remettre les implants des cinquième et quatrième maillons. Il devrait ensuite les enfoncer dans son crâne et se mettre en quête de celui qui occupait la position de deuxième dans la chaîne. Il ignorait encore qui était ce dernier, dans quel système de la Galaxie il résidait, il recevrait les informations en temps voulu. Après son initiation de frère à San Telj auprès d’un vieux maître venu de Zidée, il s’était installé dans le Mantouk parce que l’endroit était désertique et que, du haut de la montagne, il pouvait surveiller toutes les allées et venues. Nombreux étaient les ennemis qui essayaient d’empêcher l’assemblage des maillons et cherchaient à le tuer. Il disposait pour les combattre d’une arme étrange qu’il m’a montrée une fois, un disque métallique percé d’une fente sur la tranche et gravé en son centre d’un curieux animal à cinq cornes et cinq ailes. Je lui ai demandé à quoi servait une chaîne. Il m’a répondu, avec une gravité qui assombrissait ses yeux verts, qu’elle permettrait, quand elle serait complétée, de lutter contre un immense péril qui menaçait les espèces vivantes de la Galaxie. Il ne pouvait pas dire en quoi consistait ce danger. Seule sa hiérarchie, dont les perceptions s’étendaient au-delà de l’espace et du temps, connaissait la nature exacte de la menace, et elle exigeait de ses membres qu’ils obéissent aveuglément, un peu comme ceux de ma communauté observent sans comprendre les dogmes des servants de Ranank. J’adorais l’entendre parler de sa voix grave légèrement traînante, sa tête sur ma poitrine ou la mienne sur son ventre, nos membres emmêlés, son souffle chaud s’écoulant sur ma peau, la vibration de son timbre me caressant les entrailles, nos mains se joignant avec une telle ferveur que nos doigts nous faisaient mal. Il m’ouvrait un monde de secrets et de voyages fabuleux que ma modeste condition de jeune fille rananki ne m’aurait même pas permis d’imaginer. Je me raccrochais de toutes mes forces à ses mots, à ses baisers, à ses caresses, je jouissais de nos étreintes avec une intensité grandissante, comme une digue cédant sous la poussée violente de l’eau. Les gémissements que je ne pouvais ni ne voulais retenir planaient un long moment au-dessus de nous comme des oiseaux de mauvais augure. Je rentrais juste avant l’aube et me glissais dans mon lit avant le réveil de la maison. La terreur avait supplanté l’inquiétude dans le regard de ma mère. Ces jours furent pour moi les plus heureux dont puisse rêver une femme, mais, comme la lumière n’existe pas sans l’ombre, le bonheur ne va pas sans le malheur. L’ombre s’est manifestée sous la forme d’un frat, le mien en l’occurrence, ce petit frat qui m’avait accompagnée la première fois que j’avais rencontré Mihak, et qui, intrigué par mes escapades nocturnes, a fini par me suivre. Je ne me suis aperçue de rien jusqu’à ce qu’une dizaine d’hommes de la communauté nous encerclent tout à coup sur le promontoire. Étendu sur moi, Mihak s’est relevé avec une telle brusquerie que j’ai eu l’impression de passer en un éclair du paradis à l’enfer. J’étais là, allongée sur le dos, nue, offerte aux regards sévères des hommes parmi lesquels j’ai reconnu mon père. Mihak s’est rhabillé rapidement et a gardé la main glissée dans la fente de son disque métallique. Mon père a ramassé mes vêtements et les a jetés sur moi avec une expression de mépris qui m’a incisée du bas-ventre jusqu’à la gorge. Je me suis redressée en m’efforçant de rester digne et les ai enfilés sans hâte. Les servants de Ranank me prendraient ma vie, mais ils ne pourraient jamais extirper le bonheur de mon âme. Ils ont brandi des bâtons pour battre Mihak à mort. Il a braqué sur eux son disque, et un cercle flamboyant en a jailli, qui a fondu sur le plus proche et le plus menaçant d’entre eux et l’a frappé au visage. Je ne trouverai jamais les mots pour décrire la souffrance qui a été la sienne pendant les trois ou quatre minutesKde son agonie. Le feu lui a ravagé le visage et le crâne jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que les os. Il s’est effondré et a poussé des hurlements à fendre l’âme. La peur a pétrifié les autres. C’était comme si la foudre vengeresse de Ranank venait de s’abattre sur eux. Mihak a gardé son arme levée. Je me demande encore ce qui s’est passé dans sa tête : il aurait pu m’arracher à leurs griffes et m’emmener avec lui, mais, est-ce parce qu’il a pris conscience tout à coup de son erreur, il s’est contenté de reculer, de sauter dans son autoporteur, de le démarrer et de le diriger vers le sentier qui grimpait en sinuant vers les pics escarpés du Mantouk. Mes juges ne m’ont pas seulement accusée de fornication avec un homme étranger à la communauté, ils m’ont également déclarée coupable de la mort d’un respectable père de famille. Mon procès s’est déroulé devant tout le village assemblé, y compris les membres de ma famille. Je n’ai pas cherché à me justifier, j’ai craché à la face de ces hommes au visage parcheminé tout ce que j’avais sur le cœur et dans le ventre, j’ai clamé combien j’avais aimé l’amour, ses morsures et ses crues, j’ai vu que, si les anciennes continuaient de me blâmer, la grande majorité des autres femmes m’approuvaient en silence. Les deux scribes assis de chaque côté des sièges des trois juges noircissaient avec application les parchemins de justice. Les crissements de leurs plumes sur les peaux tendues dominaient parfois les voix pourtant tonitruantes des accusateurs et les huées de l’assistance. On m’a évidemment condamnée à mort et enfermée dans la prison de la communauté en attendant le jour de mon exécution, au solstice d’été. Des frémissements d’horreur ont parcouru l’assemblée lorsque le juge central a prononcé la sentence : on me punirait par là où j’avais offensé le regard de Ranank, on m’enfoncerait un pieu entre les cuisses jusqu’à ce qu’il ressorte par ma bouche et on m’exposerait ainsi sur la place principale du village pendant sept jours et sept nuits. Ainsi purifiée, j’obtiendrais le pardon de Ranank et serais admise dans le séjour des bienheureux. J’avais lu dans un livre que notre planète n’était pas affiliée à l’Organisation des mondes humains. Il ne servait donc à rien de tenter d’alerter un homme de loi qui aurait pu interdire mon exécution au nom des droits fondamentaux des êtres humains, ni, d’ailleurs, le gouvernement de San Telj, qui avait accordé leur souveraineté judiciaire aux communautés rananki. Je croupissais dans mon cachot où régnait du matin au soir une chaleur insupportable, avec pour seule compagnie l’odeur de ma propre urine et de mes propres excréments. On ne me servait que deux verres d’eau par jour et des bouts de galette de blaï durcis. J’ai espéré un temps que Mihak viendrait m’enlever et m’emporter dans sa demeure, mais, même si sa petite flamme n’a jamais cessé de briller en moi, j’ai peu à peu admis qu’il avait saisi l’occasion de se plier aux règles de sa Fraternité, qu’il avait choisi de m’oublier pour mieux se consacrer à sa mission. J’ai eu le sentiment qu’il considérait sa hiérarchie de la même façon que les habitants d’Imarak le dieu Ranank : il avait la sensation culpabilisante d’être épié dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il me manquait, bien entendu, mais jamais je n’ai cédé au désespoir, je replongeais à chaque instant dans mon bonheur enfui et, par la seule force de ma pensée, mon corps revivait les sensations inouïes qu’il avait expérimentées, le plaisir revenait m’inonder. Les jours se sont égrenés. J’ai constaté avec amertume que j’avais perdu une grande partie des formes qui avaient enchanté les mains et les lèvres de Mihak. J’ai également perdu la notion du temps. De temps à autre, des visages compatissants, sévères ou curieux apparaissaient par la fenêtre hérissée de barreaux. Des hommes et des femmes que je connaissais, d’autres que je ne connaissais pas, des voyageurs peut-être. Et aussi des frimousses d’enfants dont les moqueries, les cris, les rires glissaient sur moi comme des gouttes sur une surface lisse, sauf quand j’ai découvert mon petit frat parmi eux. Il riait aussi fort que les autres, mais ses yeux bruns se consumaient de désespoir. Comment aurais-je pu lui en vouloir ? Il avait pensé agir pour le bien d’Imarak. Quel genre de communauté pousse un garçon âgé de huit ansK à conduire à la mort sa grande srat ? Quel genre de dieu exige de ses adorateurs qu’ils emprisonnent, insultent et torturent en son nom ? Un matin, quatre jours avant le 20 du mois d’hécub (jour du solstice), alors que les rayons de Tau se frayaient un chemin blême entre les reliefs montagneux, s’est présenté Silf le Jnandiran. Il n’était pas seul. Un adolescent au regard vif l’accompagnait. Comme je n’avais jamais vu leurs visages et que leur présence m’intriguait, je me suis approchée de la fenêtre. « C’est vous, Actea ? » Comment vous décrire Silf ? Il était certes moins beau et moins grand que mon cher Mihak, mais il émanait de lui un charme magnétique et fascinant. La délicatesse de ses traits presque féminins contrastait avec la puissance de son regard et son allure animale, qui me rappelait les dralits, les fauves du Mantouk aujourd’hui disparus. Il avait remonté le voile de son corl. Ses longs cheveux bruns tombaient en cascades désordonnées sur ses épaules. « Et vous, qui êtes-vous ? » Il a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule. Je me suis demandé où étaient passés les deux hommes qui gardaient la prison. « Peu importe. Je suis venu vous proposer un marché : votre liberté contre votre promesse de me conduire au frère du Panca que vous connaissez. — Comment savez-vous que je connais un frère du Panca ? — Un voyageur, qui a réussi à passer le front et la barrière des arbres à son, a parlé de votre procès. Vous avez plusieurs fois prononcé le mot de frère. — Que voulez-vous à ce frère ? — Régler une affaire nous concernant. — Êtes-vous le… quatrième maillon ? » Il n’a pas répondu. Je me suis souvenue que les membres de la Fraternité étaient astreints au secret. « Que pensez-vous de ma proposition ? a-t-il repris. — Comment comptez-vous me faire sortir d’ici ? — Répondez-moi d’abord. — J’accepte. » Je n’aurais pas dû prononcer ce mot, sans doute, mais j’ai eu immédiatement confiance en Silf. Il correspondait trait pour trait à l’image que je me faisais des mystérieux frères du Panca. J’ose l’écrire, je le trouvais même plus noble que Mihak (sans doute cette impression était-elle due au fait que mon magnifique amant n’avait pas tenté de me délivrer, tandis que Silf, que je ne connaissais pas, me proposait d’emblée de me sortir de ce cauchemar). « Bien. Nous ne pouvons pas agir maintenant, le village va bientôt se réveiller. Tenez-vous prête. Nous reviendrons. » Lui et son jeune compagnon se sont éloignés. J’ai entendu l’exclamation étouffée de l’adolescent avant que le silence matinal n’absorbe le bruit de leurs pas. « Elle est vraiment belle ! » Je n’ai pas revu les visiteurs les deux jours suivants. J’ai cru avoir rêvé jusqu’à ce qu’un servant de Ranank, celui-là même qui avait prononcé la sentence, s’introduise dans mon cachot pour m’interroger. Il a grimacé, sans doute incommodé par les odeurs qui montaient de la fosse d’aisance creusée à même le sol dans un coin de la cellule. Il m’a appris qu’on avait trouvé les corps inertes des deux gardiens deux nuits plus tôt et m’a demandé si j’avais entendu ou vu quelque chose. J’ai répondu que je dormais trop profondément pour remarquer quoi que ce soit. Je lui ai menti avec plaisir, afin de préserver mes chances d’être délivrée, bien sûr, mais aussi pour lui montrer que mon sommeil était de pierre et que, selon les enseignements de Ranank, seuls les innocents peuvent goûter la paix nocturne. Les deux hommes n’étaient pas morts. Revenus à eux, ils croyaient se souvenir qu’ils avaient reçu un coup fulgurant avant de perdre connaissance, mais ils restaient incapables de dire ce qui leur était arrivé, au point qu’on les soupçonna d’avoir abusé de l’alcool de blaï fermenté. L’air soucieux, le servant de Ranank s’est retiré de mon cachot. La nuit précédant l’exécution, j’ai commencé à prendre peur. J’ai imaginé la pointe d’un pieu s’enfonçant dans le bas de mon ventre, là où le membre viril de Mihak m’avait donné tant de joie, et j’ai pris conscience que je souffrirais comme une damnée. Je me suis rappelé les cris et les implorations des suppliciés, leur visage enlaidi par la douleur, les vociférations des villageois, et je me suis dit que je n’aurais pas davantage de dignité qu’eux, que j’offrirais à mon tour un spectacle affligeant, qu’on se souviendrait de moi comme d’une femme folle et grotesque. J’ai pleuré, vaincue par la frayeur et le désespoir, et j’ai maudit Mihak de m’avoir abandonnée après m’avoir dérobé ma virginité, oui, je l’ai maudit, cet homme que j’avais tant aimé, parce qu’il s’était comporté en voleur, en lâche, lui que j’avais érigé en héros. Les ténèbres sont descendues sur Imarak et en moi. Mes défenses craquaient de toutes parts et le chagrin m’a submergée. Les larmes brûlantes jaillissaient de mes yeux avec le débit d’une source. Je me suis consolée en pensant qu’aucun homme n’était témoin de ma détresse. Ce en quoi je me trompais. Quelqu’un m’observait de l’autre côté des barreaux. Les yeux de Silf luisaient dans l’obscurité. « Vous êtes prête ? » J’ai essuyé mes joues sur un pan de ma robe. « Les gardiens ? Qu’en avez-vous fait ? — Ne vous inquiétez pas : ils ne nous dérangeront pas. — Et maintenant ? — Reculez au fond de la cellule. » Au bout de quelques minutes, un grésillement à peine perceptible s’est élevé dans le silence. Un trou noir est apparu à la base du mur, comme si la pierre était purement et simplement escamotée. J’ai deviné que mes libérateurs étaient équipés d’une de ces armes terrifiantes qui font disparaître la matière et dont les servants de Ranank proscrivent formellement l’usage. La cavité s’est élargie. Après qu’elle eut atteint un diamètre d’environ quarante centimètres, le grésillement s’est interrompu. « Sortez par l’orifice », a murmuré Silf. Je me suis approchée. Une odeur minérale dominait la puanteur familière. Je me suis allongée pour passer la tête dans la cavité, puis, me tortillant comme un ver de roche, je me suis glissée à l’extérieur. Silf m’a aidée à me relever. Quelle étrange sensation de se retrouver de l’autre côté d’un mur qui a été pendant des jours et des jours votre seule perspective, que vous avez fixé à vous en crever les yeux ! J’ai aperçu les corps des quatre gardiens que les servants de Ranank avaient disposés autour de la prison. Silf et son jeune compagnon les avaient fauchés sans éveiller l’alarme. Leur promptitude et leur discrétion m’ont confortée dans la pensée qu’ils étaient les frères attendus par Mihak. Le village était endormi. J’avais oublié combien la nuit étoilée était un ravissement pour les yeux. Silf était plus grand que je ne l’avais pensé. Très mince, ascétique, impressionnant. J’ai eu honte de moi tout à coup, honte de ma saleté, honte de ma maigreur, honte de mes vêtements. Nous sommes sortis d’Imarak d’une allure prudente. Personne ne nous a suivis, et je me suis étonnée de la facilité avec laquelle une prisonnière avait pu s’échapper de la prison la veille de son exécution. Les servants de Ranank se débrouillent toujours pour jeter en pâture à l’assemblée un ou deux suppliciés le jour du solstice. « Par où allons-nous ? » a demandé Silf. J’ai montré la direction du sentier qui partait en louvoyant à l’assaut du massif. « Mais avant je dois me laver et me changer. » C’est sans doute un réflexe futile, mais, même si l’aura de Mihak avait considérablement terni pendant ma captivité, je refusais de me présenter devant lui dans cet état. « Où ? — Il y a un torrent tout près. — Et pour vos vêtements ? — Je les laverai. — Nous devrons attendre qu’ils sèchent. — Ça ne prendra pas beaucoup de temps. Qui dois-je remercier pour ma libération ? — Je suis Silf, et lui c’est Witmer. Combien de temps nous faudra-t-il pour nous rendre chez le frère ? — Je ne sais pas. Je ne suis jamais montée jusque chez lui. — Je croyais que… — … j’étais sa maîtresse ? Je l’étais. Il venait me rejoindre au-dessus du village. Il se déplaçait en autoporteur. Je pense qu’à pied il faut bien deux journées pour grimper tout là-haut. » Je les ai entraînés vers le torrent qui descend du glacier et qui, un peu plus bas, devient souterrain avant de rejaillir au centre d’Imarak en sources, fontaines et canaux d’irrigation. Ils se sont éloignés pendant que je me baignais avec un bonheur indescriptible. Je suis restée un long moment dans l’eau, ravie de ses morsures glacées, puis j’ai lavé mes vêtements, portés et jamais nettoyés pendant ma captivité. J’ai cru que jamais je ne réussirais à les débarrasser de l’odeur fétide qui les imprégnait. Je les ai trempés, battus et frottés avec des pierres lisses du fond du torrent, puis, après les avoir rincés plusieurs fois de suite et essorés, je les ai étalés sur les rochers aux échines arrondies et me suis allongée non loin d’eux en attendant qu’ils sèchent. Je suis redevenue la petite fille qui adorait exposer son corps aux caresses ineffables de l’air et de l’eau. Je passerai sans doute pour une vulgaire exhibitionniste en écrivant ces mots, mais j’avoue avoir souhaité que Silf me surprenne dans cet état, j’avais envie de voir ses yeux se poser sur moi et s’embraser de désir. Il s’est approché quelques instants plus tard, restant sagement de l’autre côté du rocher. « En avez-vous encore pour longtemps ? a-t-il murmuré. — Nous partirons dès que mes vêtements seront secs. — Je crains que les gens de votre communauté ne s’aperçoivent de votre évasion et ne se lancent à votre recherche. — Encore quelques minutes, s’il vous plaît. D’où venez-vous, Silf ? — De la planète Jnandir, du système de Zurya. J’ai passé mon enfance dans un massif montagneux semblable à celui-ci. — Vous avez vu de belles choses au cours de votre voyage ? — La beauté et la laideur ne sont qu’une question de regard. — Quel regard avez-vous sur moi ? » Il n’a pas répondu tout de suite ; mon cœur s’est mis à battre. « Le regard d’un homme sur une femme. » La banalité étudiée de sa réponse aurait pu me refroidir, elle m’a au contraire exaltée. J’ai apprécié quelques minutes supplémentaires les effleurements de l’air chaud de la nuit sur ma peau, puis, à regret, j’ai passé mes sous-vêtements et ma robe encore humides. « Je suis prête. » Nous nous sommes mis en chemin. J’ai tressailli en repassant devant le promontoire où j’avais ressenti tant de plaisir. J’ai contemplé la communauté où, j’en étais désormais certaine, je ne reviendrais plus jamais. « S’il nous faut deux jours pour grimper tout en haut et si les hommes de votre communauté utilisent des engins motorisés, ils ont toutes les chances de nous rattraper, a dit Silf. — Ils ne sauront pas dans quelle direction nous chercher. — Ils ne disposent pas d’animaux renifleurs ? — Les servants de Ranank ont interdit l’usage des animaux domestiques. Ils disent que les animaux sont les créatures les plus nobles, et les hommes les moins évoluées. — Vous ne mangez pas de viande ? — Si, mais seulement celle des animaux qui meurent de vieillesse ou d’accident. De même que nous offrons les cadavres de nos morts aux animaux sauvages. » Silf a réfléchi, les sourcils légèrement froncés. J’ai refoulé l’envie soudaine de poser ma main sur l’arrière de son crâne et de palper les renflements de ses implants vitaux. « La simple logique veut que vous preniez la direction des sommets, a-t-il repris. De l’autre côté, c’est le désert et les propriétés des plainards. On ne se réfugie pas dans un endroit dépourvu de ressources ni chez ceux qui sont vos pires ennemis. » Witmer me fixait de toute l’ardeur de sa jeunesse, le même genre de regard, en moins tendre, en plus incisif, que ceux dont m’avait abreuvée mon amant des nuits étoilées. « Il n’y a pas que les gens de ma communauté, ai-je ajouté. Mihak m’a parlé aussi de ceux qui cherchent à tuer les frères du Panca. » Silf m’a enveloppée d’un regard pénétrant. « Mihak ? C’est ainsi qu’il s’appelle ? — Vous ne connaissez pas son nom ? — Je sais seulement que je dois le rencontrer. Montons le plus rapidement possible. Nous surveillerons nos arrières et nous aviserons. » Nous avons marché jusqu’à l’aube. D’où nous étions, nous pouvions voir le lever de Tau au-dessus de l’étendue grise et plane que les anciens d’Imarak surnomment le Démonaire. Le sentier escarpé disparaissait parfois entre les rochers ou encore sous un éboulement. Les arbustes à son nous accompagnaient de leurs mélopées. Nous avons perdu de vue le torrent. La faim m’a tordu le ventre. Nous n’avions pas encore franchi le passage plat où j’avais rencontré la première fois Mihak. Les distances qui paraissent courtes en autoporteur deviennent incroyablement longues lorsqu’on les parcourt à pied. J’avais l’impression que nous n’avions monté que d’une poignée de mètres depuis le promontoire rocheux. Affaiblie par ma longue captivité, je ressentais déjà une grande fatigue. Silf a proposé que nous nous arrêtions afin de nous reposer et de nous restaurer. Witmer a sorti d’une besace en cuir des morceaux d’un foufz, un gâteau à base de fruits secs et de céréales commun à toutes les communautés rananki. J’ai mangé le morceau qu’il m’a tendu avec une voracité qui a fait sourire Silf. « On ne vous a pas très bien nourrie en prison… — On m’a simplement fourni le minimum pour que je sois vivante le jour de mon exécution. — Vous en voulez d’autre ? » Witmer m’a tendu un morceau. J’ai pris un peu de temps pour observer ses yeux sombres et son visage creux. « Tu viens d’où, Witmer ? — J’suis né à San Telj. Mes parents m’ont envoyé au front parce qu’ils ne pouvaient plus, ou ne voulaient plus, me nourrir. » J’ai accepté le morceau de foufz et, cette fois, j’ai pris le temps de le mâcher. Je me suis sentie revigorée. « Vous vous êtes rencontrés où, tous les deux ? ai-je demandé. — Au front, a répondu Witmer. J’ai suivi Silf sur le champ de bataille et à travers la barrière des arbres à son. J’ai bien fait : s’il avait pas été là, j’crois bien que j’y serais passé. — Ce n’est pas grâce à moi, a protesté Silf. Tu as su prendre les bonnes décisions au bon moment. » J’ai bu une gorgée d’eau au goulot de la gourde de peau. La vie s’écoulait de nouveau en moi, bouillonnante, frénétique. « Tu n’es donc pas un frère, Witmer ? » L’adolescent a lancé un bref regard à Silf. « Non, et j’sais même pas ce que c’est. » Contrairement à Mihak, le Jnandiran n’avait dévoilé aucun de ses secrets à son jeune compagnon. Je n’ai pas insisté, je me suis contentée d’admirer sa force d’âme. « Il est temps que nous… » Des cris et des grondements de moteur ont interrompu Silf, qui s’est relevé et s’est avancé vers le bord de l’abîme pour observer les lacets inférieurs du sentier. « Les hommes de la communauté. Ils seront bientôt sur nous. — Qu’est-ce qu’on fait ? » a soufflé Witmer, très pâle soudain. Silf a observé le flanc de la montagne. « On coupe par la paroi. » J’ai souri pour masquer ma frayeur. Je n’ai jamais aimé grimper sur les rochers et la paroi m’a paru écrasante, menaçante. Les cris et les grondements se rapprochaient. Nous nous sommes levés et dirigés vers la muraille rocheuse, sur laquelle j’ai vainement tenté de repérer des prises. CHAPITRE XXI Servants de Ranank : les servants vont toujours par trois dans les communautés rananki. Ils forment ce qu’il est convenu d’appeler les trinitês de Ranank. Le plus important des trois est le plus âgé, son expérience étant censée lui conférer sagesse et clairvoyance. La deuxième place dans la hiérarchie revient à l’intermédiaire, un homme dans la force de l’âge, qui représente la maturité et la stabilité. Enfin le troisième, le plus jeune, apporte sa fougue, son enthousiasme et ses idées neuves. Il arrive assez souvent que les servants ne soient pas d’accord entre eux. Ils s’enferment dans la salle des conciliations jusqu’à ce qu’ils se mettent d’accord sur une décision. On dit alors que la grâce de Ranank est retombée sur eux et que, de nouveau, le dieu parle d’une seule voix par leurs bouches. Ils jouissent généralement de la considération, voire de la vénération, des membres de leur communauté. Comme ils se consacrent exclusivement au culte de Ranank, célébrant chaque événement de la vie de leurs fidèles, naissance, puberté, mariage, vieillesse, mort, c’est la collectivité qui se charge de les nourrir. On leur donne une partie des récoltes et des moissons, et, lorsqu’un animal meurt et qu’on a la permission de manger sa chair, les meilleurs morceaux leur reviennent. Certains abusent de leur pouvoir et font régner une véritable terreur. Il est arrivé que la population, excédée, se révolte et précipite les servants dans un ravin, mais le culte de Ranank invite à la soumission, et les servants mènent en général une vie plutôt oisive et agréable en regard du dur labeur des cultivateurs et des artisans des communautés. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des religions. LE CERCLE DE FEU fondit sur l’un des trois gouks une fraction de seconde avant que le sorsenn de Duhog ne se fiche dans la gorge d’un deuxième. Le dernier pressa la détente de son défat, mais la peur rendait ses gestes nerveux, et ses ondes manquèrent largement leur cible. Après avoir lancé des regards affolés à ses compagnons allongés sur la terre, l’un qui se vidait de son sang, l’autre ravagé par le feu, il préféra jeter son arme et s’enfuir en courant. L’affrontement n’avait duré qu’une poignée de secondes : les gouks étaient descendus de leur glisseur à coussin d’air et s’étaient déployés, le cercle de feu et le sorsenn avaient jailli avant même qu’ils n’aient eu le temps de lever leurs défats. Le gouk survivant ne fut bientôt plus qu’une silhouette minuscule flottant dans les effluves de chaleur. Ynolde baissa le bras. Le vent chaud emporta les plaintes sourdes des deux hommes à l’agonie. « Qu’est-ce qu’on fait d’eux ? demanda Duhog. — Il faut les laisser aux bêtes sauvages, répondit Clato. — Il y a des bêtes dans le coin ? — Vous ne les avez donc pas vues ? Elles nous suivent depuis un bon moment. Elles attendent que nous mourions de soif et de faim. » Ynolde ne se rappelait pas avoir remarqué d’autres mouvements que les tourbillons poussiéreux sur la plaine écrasée de chaleur. Les deux gouks expirèrent à quelques secondes d’intervalle. Le feu du cakra n’avait laissé du visage de sa proie que des lambeaux de chair noircie sur des os dénudés. Clato lançait des regards intrigués et effrayés sur le disque métallique. Duhog récupéra le sorsenn et l’essuya avec soin sur la combinaison du mort. « En tout cas, leur engin va nous permettre de gagner du temps », dit-il en se relevant. Il se rendit devant le tableau de bord du glisseur. Après l’avoir étudié un petit moment, il déclara que son pilotage était un jeu d’enfant. Ynolde remisa le cakra dans son étui de sangue et, suivie de Clato, s’installa dans l’un des quatre sièges de la plate-forme. Elle n’était pas fâchée de ne plus avoir à marcher dans la chaleur accablante. L’escalier s’escamota, la partie mobile du garde-corps se referma dans un claquement sec, les moteurs rugirent en soulevant un épais nuage de poussière, puis le glisseur s’élança en direction du massif du Mantouk et prit peu à peu de la vitesse. Clato invita Ynolde à jeter un coup d’œil en arrière. Elle vit, entre les volutes de poussière dispersées par le vent, des centaines de formes noires surgies de nulle part qui convergeaient vers les deux corps. « Les charognards, dit Clato. Les xets. » Ils arrivèrent au pied du massif en fin d’après-midi. Le glisseur franchit sans encombre les premiers reliefs. Son système de détection automatique lui permettait de louvoyer entre les rochers sans ralentir et d’emprunter les passages les mieux adaptés. Ils avaient contourné un vaste territoire ceinturé par de hautes clôtures magnétiques où, au milieu d’herbes jaunes, paissaient des troupeaux de mourouks blancs. Le symbole du plainard, un sabot stylisé, s’affichait tous les kilomètres environ sur de grands panneaux métalliques dont la couleur grise était similaire à celle des combinaisons et des casquettes des trois gouks. Ils avaient longé la clôture en craignant d’être pris en chasse, mais, personne ne s’étant mis en travers de leur chemin, ils avaient pu tranquillement parcourir les derniers kilomètres les séparant du Mantouk. Le glisseur s’arrêta au moment où le disque bleuté de Tau plongeait derrière les crêtes et qu’un clair-obscur diffus supplantait la luminosité aveuglante du jour. « Pourquoi n’avance-t-il plus ? demanda Ynolde. — Il est équipé d’un dispositif de sécurité qui coupe ses moteurs quand ses détecteurs jugent le terrain impraticable, répondit Duhog. Il nous faudra faire le reste à pied. — La communauté d’Estrak n’est plus très loin, dit Clato. On devrait y être à la tombée de la nuit. » Le garçon suggéra qu’on cache le glisseur dans un endroit sûr. Il pourrait être utile à ceux de sa communauté, qui devaient parfois traverser à pied le Démonaire, la région qu’ils venaient de parcourir. Ils le rangèrent dans une cavité naturelle dont ils bouchèrent l’ouverture avec des pierres, puis ils se lancèrent sur l’un des sentiers qui partait à l’assaut des pentes. Bien que toujours forte, la chaleur était un peu moins éprouvante. Des arbres aux feuilles noires accompagnaient leur marche de leurs sons harmonieux. Les implants d’Ynolde vibraient de nouveau, mais de façon agréable, presque euphorique, comme s’ils captaient la présence du troisième frère. De temps à autre, Duhog se retournait pour l’encourager d’un sourire. Consciente qu’elle n’aurait peut-être plus jamais l’occasion de s’abandonner dans ses bras, que la perte de ses âmnas marquerait pour elle la fin de son existence terrestre, elle se sentait envahie d’une douce nostalgie qu’elle ne cherchait pas à combattre. Elle n’avait aucun regret. Elle ne pouvait pas effacer son passé ni celui de frère Ewen, et le bonheur bref et intense dans les bras de Duhog valait sans doute mieux qu’une existence entière de menues satisfactions, mais l’envie de vivre était là, tenace, indomptable. Elle avait la sensation d’avancer au-devant de sa propre mort, elle qui venait tout juste de goûter aux aspects les plus attrayants de la vie. Frère Ewen n’avait pas été confronté à cette ultime épreuve. Il avait fait en lui le vide avant de transmettre son implant vital, le temps et le silence avaient éradiqué ses désirs et l’avaient comblé de sagesse. Son âge avancé avait favorisé son passage entre les mondes de matière et les mondes de l’esprit. Son interminable voyage avait été une bénédiction, finalement. Ynolde, elle, partirait dans la plénitude de sa beauté, abandonnant un corps qui n’avait pas commencé à faner. « Estrak ! » Clato pointait le doigt sur la tache blanche apparue dans le lointain au pied d’une paroi rocheuse. Le crépuscule arrosait le massif d’une lumière bleu sombre mêlée de mauve et de noir. Quelques étoiles scintillaient par-dessus les ombres dentelées des crêtes. Le garçon devint tout à coup volubile, rassuré par la proximité de sa communauté. Il était le troisième enfant d’une famille qui en comptait sept. Comme les deux aînées étaient des filles et qu’elles s’en iraient bientôt dans les demeures de leurs maris, les terres de ses parents lui reviendraient en tant que premier garçon. Ses deux frats plus jeunes devraient travailler pour lui ou d’autres fermiers jusqu’à ce qu’ils possèdent leurs propres terres, soit en les rachetant à des propriétaires sans descendance mâle, soit en défrichant de nouvelles parcelles. Ynolde lui demanda pourquoi lui et les siens s’étaient mis au service d’un frère du Panca. « Ce sont les servants de la communauté qui m’ont demandé d’aller vous chercher. Ils m’ont choisi parce que je suis débrouillard. Ils m’ont seulement dit que je vous reconnaîtrais à votre arme, un disque qui crache le feu, et à la drôle de bête à cinq ailes et cinq cornes gravée dessus. Et puis aux aiguilles que vous avez dans la tête. Je n’ai pas pu vérifier pour les aiguilles, mais la vue de l’arme m’a suffi. Surtout quand je l’ai vue en action contre les gouks. Les servants pensaient aussi que vous étiez un homme. Pour nous les Rananki, les femmes ont le devoir de s’occuper de leur maison et de leurs enfants comme les hommes ont celui de subvenir à leurs besoins. — Tu as appris à lire, à écrire ? — Un peu, comme tous les garçons. Mais ce n’est pas important. Ce sont les scribes qui se chargent de rédiger sur les parchemins les actes de la communauté. — Vous en faites quoi, de ces parchemins ? — On les entrepose dans une pièce publique et accessible à tous. N’importe qui peut venir les consulter, y compris les étrangers à la communauté. Les âmes pures n’ont rien à cacher. » La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu’ils arrivèrent à Estrak. Bordant les précipices, le sentier prenait d’assaut les parois presque verticales à coups de lacets étirés ou escarpés. Un ingénieux système d’irrigation arrosait les bouts de terrain les moins pentus couverts de grandes céréales aux tiges brunes et aux épis volumineux. D’après Clato, comme la religion leur interdisait d’exploiter les animaux, les Rananki cultivaient leurs champs à l’aide de charrues automatiques à batteries stellaires. Le conseil de la communauté en possédait une dizaine qu’elle mettait à la disposition des cultivateurs selon un roulement préétabli. Chacun voulant retourner la terre à la même période, l’utilisation des charrues faisait l’objet de multiples litiges réglés par le conseil des servants de Ranank, si bien, conclut Clato, qu’on passait davantage de temps à palabrer qu’à travailler. Ils franchirent la porte de la communauté, protégée par un rempart d’une hauteur de cinq ou six mètres. Perché à flanc de paroi, le bourg surplombait les terres qui occupaient en contrebas un vaste plateau traversé d’un cours d’eau. On accédait aux champs par une large rampe creusée directement dans la roche et polie de manière à pouvoir accueillir les engins motorisés, autoporteurs et charrues. La flèche du temple dominait les toits blancs étagés des maisons réparties autour de petites places circulaires et de chaque côté de venelles étroites. La lumière céruse des étoiles pâlissait légèrement le mauve sombre du ciel. Seuls les écoulements des sources et des fontaines troublaient le silence nocturne. Aucune lumière n’éclairait les façades. « Venez dans ma maison, proposa Clato. Les gens dorment, on ne peut pas les déranger à cette heure, on les verra demain. Normalement, vous devriez vous purifier pour pouvoir entrer chez moi, mais, puisque vous êtes des étrangers, vous n’êtes pas soumis à nos règles. » Sa famille habitait une maison adossée au rempart et séparée de ses voisines par des venelles ténébreuses. Clato ouvrit la porte, invita Ynolde et Duhog à entrer et les conduisit, par un couloir, dans une pièce meublée d’un seul matelas posé directement sur les dalles du sol. Dans un coin, un bassin de pierre surmonté d’une gueule animale et d’une manette enfoncée dans le mur. « Bonne nuit, chuchota le petit Rananki. Si vous avez envie de vous laver, il vous suffit de tirer sur la manette pour remplir le bassin d’eau. Je viendrai vous chercher demain à la première heure. — Merci pour tout, Clato », dit Ynolde. Le garçon réfléchit quelques instants et ajouta, avant de refermer la porte : « Je n’ai fait qu’accomplir la volonté de Ranank. » Malgré l’heure tardive et son épuisement, Ynolde décida de prendre un bain. Elle abaissa la manette et, aussitôt, l’eau se mit à couler de la gueule animale. Elle se dévêtit et posa son cakra sur son blouson. Debout au milieu de la pièce, Duhog la contemplait en silence. Il pressentait que leur temps était compté, que cette nuit dans la maison de Clato serait sans doute leur dernière, mais ses yeux gris restaient empreints de sérénité. Ynolde attendit que le bassin soit à moitié plein pour relever la manette. Elle s’allongea dans l’eau glacée dont elle goûta la caresse mordante, revigorante. Duhog vint s’asseoir sur le rebord du bassin. « Quoi qu’il nous arrive désormais, murmura-t-il, tu as fait de moi le plus heureux des hommes, Ynolde. » Il l’empêcha de répondre en lui posant la main sur la bouche. « Dire que, quand mes supérieurs m’ont confié cette mission, j’ai eu l’impression qu’ils cherchaient à se débarrasser de moi, poursuivit-il. La protection d’un individu, c’est une tâche dégradante qu’on confie d’habitude aux sociétés de sécurité. Je les ai maudits, ces hommes que j’avais servis avec loyauté, mais, toujours par loyauté, je leur ai obéi et me suis rendu à l’astroport de Fango. J’ai su que c’était toi dès que je t’ai vue. Une évidence. Je n’ai pas eu besoin de vérifier les informations dont je disposais. Je t’ai aimée aussi dès que je t’ai vue. Je ne pensais pas que j’avais encore la capacité d’aimer. Je me suis affolé, je me suis dit qu’on ne pouvait pas mêler le travail et les sentiments, que j’étais en train de tout foutre en l’air, que c’était de toute façon sans espoir, alors j’ai appelé mes supérieurs pour leur demander de me remplacer. Ils n’avaient pas le temps de chercher quelqu’un d’autre, ils ont refusé. Je me suis posté à la sortie de l’hôtel où tu étais descendue, je t’ai suivie sur la promenade des bords de l’océan Chryso, l’homme nu a surgi, et j’ai cru que je ne réussirais pas à l’arrêter. J’ai eu tellement peur que tu meures, Ynolde, que je me suis juré de ne plus te lâcher d’un millimètre. Je n’attendais rien de toi, j’étais habitué à mon sort, à ma monstruosité, à ma solitude, je désirais seulement te servir, comme l’ombre se tient dans la lumière. Ta beauté me rendait un peu de ma confiance, ton énergie un peu de ma force, tes regards un peu de mon estime. J’ai réappris à vivre dans tes yeux. Nous allons bientôt être séparés, et je voulais te dire que j’accepte mon sort de la même façon que tu as accepté de regarder et de caresser mon visage. » Il retira son masque rigide et lui sourit. Elle leva le bras, posa la main sur sa joue, puis elle l’invita à la rejoindre dans le bain. Il se déshabilla et s’assit dans l’eau en face d’elle. Elle aspergea et lava avec une infinie douceur ce corps massif, musculeux, qui gardait les traces des multiples combats livrés sur Fango et ses satellites. Sa gorge étant trop nouée pour libérer les mots, elle mit tout le poids de sa tendresse dans ses gestes. Il se laissa caresser un long moment, la tête renversée en arrière, avant de se relever, de la prendre dans ses bras et de la porter, ruisselante, sur le lit. Ils étaient plongés dans un sommeil profond, un drap tiré sur eux, quand Clato vint les réveiller. « Tau va bientôt se lever. » Le garçon referma la porte. Bien qu’ils n’eussent pas beaucoup dormi, ils s’habillèrent rapidement, encore subjugués par leur longue et paisible étreinte de la nuit. Les vibrations des implants d’Ynolde étaient de plus en plus puissantes et toujours aussi harmonieuses. Elle baignait dans un grand calme peut-être dû à la proximité du troisième frère. Ou à la sérénité puisée dans les baisers et les caresses de Duhog. Clato les attendait à la porte de la chambre. Il les conduisit dans une vaste pièce meublée d’une longue table basse autour de laquelle ses parents, ses deux frères et ses quatre sœurs avaient pris place, assis sur des coussins. Les invités furent soumis pendant quelques instants à la curiosité dévorante de leurs regards sombres et luisants. « Soyez les bienvenus dans cette demeure », finit par déclarer le père de Clato, un homme menu aux cheveux bruns bouclés, au visage hâlé et haché de rides. On les installa au bout de la table. Dans une niche du mur, juste au-dessus d’eux, trônait une statuette de pierre d’une hauteur approximative de cinquante centimètres. Elle représentait un être aux immenses yeux globuleux, à la bouche entrouverte, aux dents acérées et au corps revêtu d’une épaisse cuirasse. Parents et enfants baissèrent la tête et s’abîmèrent dans une courte prière avant que la mère et les deux filles aînées se lèvent et apportent le premier repas du jour, un plat de légumes accompagné d’une sauce piquante et de galettes de blaï. Ils mangèrent en silence, laissant leurs yeux poser les questions que leur bouche n’osait pas formuler. Ynolde se délecta de cette nourriture dont la saveur ensorcelait le palais. Elle jouissait avec une magnifique intensité de tous les menus délices de la vie, les effleurements de l’air sur sa peau, sa propre respiration, les battements de son cœur, la complicité silencieuse de Duhog, les sourires frais et timides des frères et sœurs de Clato, le silence et la paix de la maison, les murs blancs et les dalles de pierre aux marbrures bigarrées, les ballets des mains brunes montant des assiettes creuses et fumantes, les plis des robes et des tuniques ornées de broderies, la lumière bleu pâle de l’aube qui se glissait par la fenêtre et s’échouait sur le sol, la chaleur déjà forte… Toute cette volupté lui serait bientôt retirée. La fin de son père lui revint en mémoire. Serait-elle aussi pressée que lui de se donner à la mort après le retrait de ses implants ? Si elle survivait, garderait-elle sa conscience, la perception de son unicité, de son soi ? Deviendrait-elle un ersatz d’être humain réduit à ses seules fonctions organiques ? Elle chassa énergiquement les questions et les inquiétudes qui se levaient en elle comme une volée d’orgonnes du Warli. Elle admettait à présent qu’elle ne recevrait pas les réponses. Après l’obéissance aveugle, elle devait s’appuyer sur le pilier de la foi, de la confiance. Duhog la fixait d’un regard pénétrant, comme s’il épousait le cours de ses pensées. À la fin du repas, les deux filles aînées débarrassèrent la table et revinrent avec des cruches d’eau parfumée dont elles versèrent quelques gouttes sur les mains de chaque convive. « Où dois-tu les conduire maintenant ? demanda son père à Clato. — Aux servants de Ranank. — Il est temps pour vous d’y aller. » Le garçon s’inclina, se leva et, d’un geste, invita ses hôtes à l’imiter. « Soyez remercié pour votre hospitalité », dit Ynolde. Le père de Clato fronça les sourcils avant de montrer du doigt la statue dans la niche du mur. « Remerciez Ranank, dit-il d’un ton froid. C’est Lui et Lui seul qui décide de nos vies. » Clato les conduisit au temple par une succession de ruelles encore emplies de nuit. Estrak se réveillait, des bruits montaient des maisons aux murs blancs, des hommes vêtus de robes couleur de terre échangeaient quelques mots à voix basse sur le pas des portes, s’interrompant pour lever des yeux étonnés sur la jeune femme blonde et le géant au masque noir qui passaient devant eux. La lumière bleutée naissante de Tau éteignait les étoiles. « Pourquoi ton père semblait-il contrarié ? » demanda Ynolde à Clato. Ils traversaient une place au centre de laquelle des gueules de pierre crachaient des jets scintillants. « Il ne pensait pas que vous lui adresseriez la parole, répondit le garçon. Non seulement vous n’êtes pas de la communauté, mais vous êtes une femme. » Les servants de Ranank habitaient avec leurs familles dans des logements attenants au temple. Ils se différenciaient des autres Rananki par leurs coiffures et leurs vêtements. Cheveux longs et parfumés soigneusement répartis de chaque côté de leur tête, robe blanche souple ourlée de galons dorés, visage glabre, soigné, presque cireux. Le plus âgé portait en outre une sorte de mitre brillante sur laquelle était brodée une figure semblable à la statue de la maison de Clato. Ils reçurent les visiteurs dans la pièce du temple dédiée aux réceptions officielles. La lumière de Tau pénétrait par des lucarnes en forme d’étoile disposées en arc de cercle au-dessus de sièges finement ouvragés juchés sur une estrade. Des faïences aux motifs complexes habillaient le sol et les murs. Le garçon s’inclina cérémonieusement devant les trois hommes. « Je vous amène la personne que vous m’aviez demandé d’aller chercher dans le Démonaire. » Les regards des trois servants convergèrent aussitôt vers Duhog. « Vous êtes donc celui qu’attend notre ami du haut de la montagne ? déclara le plus âgé, dont les cheveux noirs se piquaient de fils blancs. — Je suis seulement l’homme chargé de la protéger, objecta Duhog. C’est elle qu’on attend. » Les visages des trois servants restèrent parfaitement impassibles. L’éclat intense de leurs yeux, émergeant des jeux complexes et fascinants des rais de lumière bleue, fut la seule manifestation de leur surprise. « Une femme peut donc être un frère ? murmura le plus jeune. — La réponse est contenue dans votre question, répondit Ynolde. — Notre ami ne nous l’avait pas précisé. — Sans doute parce qu’il ne le savait pas. — Quelle étrange organisation que celle où ses membres ne se connaissent pas ! — Vous lui apportez pourtant votre soutien. » Le servant le plus âgé leva ses deux mains ; les anneaux dorés de ses longs doigts secs accrochèrent des éclats de lumière. « Même s’il n’adore pas le même dieu que nous, nous avons décidé d’aider notre ami dans la montagne. Nous avons jugé en tout cas que sa requête n’offensait pas Ranank. — Que savez-vous de sa requête ? — Rien d’autre qu’il attendait quelqu’un, un frère, que cette rencontre était essentielle pour les êtres vivants et que beaucoup de monde voulait les empêcher de se réunir. Un membre de votre réseau sur Zidée nous a prévenus qu’un vaisseau était sur le point de se poser dans le Démonaire, que nous devions aller vous chercher, que nous vous reconnaîtrions à votre arme, un cercle métallique avec un animal à cinq ailes et cinq cornes gravé dessus, et, éventuellement, aux aiguilles plantées dans votre cerveau. Nous avons envoyé Clato, le plus débrouillard des enfants de la communauté, parce que nous avons estimé qu’il attirerait moins l’attention des gouks qu’un homme. — Comment le frère a-t-il réussi à vous convaincre ? — Il s’est montré très généreux avec notre communauté. Nous lui fournissons une partie de sa nourriture, comme d’autres communautés, et, en contrepartie, il nous a offert cinq charrues supplémentaires, un don précieux pour nos cultivateurs. — Où habite-t-il ? — Tout en haut de la montagne. — Combien de temps pour y aller ? — Une journée en autoporteur. Un homme va vous y emmener. Nous aurons ainsi accompli notre part. » Une foule dense et bruissante les accueillit au sortir du temple. La rumeur avait rapidement couru que deux étrangers étaient venus au cours de la nuit, et chacun désirait les voir. Les servants présentèrent à Ynolde et à Duhog l’homme chargé de les conduire sur le plus haut sommet du Mantouk : Kilmo, un gaillard d’une trentaine d’années aux épaules larges, à la face ronde, à la barbe noire et fournie, vêtu d’une ample robe de couleur ocre et d’un chapeau conique dépourvu de voile filtrant. Ils montèrent dans l’autoporteur, un engin rectangulaire et rustique monté sur huit roues souples, équipé à l’avant du siège conducteur, de deux sièges passagers, et à l’arrière d’une large benne de transport appelée panier. Les deux batteries des moteurs étaient insérées de chaque côté de la carrosserie et rechargées en permanence par les rayons de Tau. Clato vint les saluer avant le départ. « Je te souhaite une longue et belle vie », murmura Ynolde en pressant la main du garçon. Il ne chercha pas à la retirer bien qu’elle fût serrée par une étrangère. « Sans vous, les gouks m’auraient égorgé. Je ne sais pas ce que vous allez fabriquer là-haut, mais je prierai Ranank pour qu’il vous soit favorable. » Kilmo démarra l’autoporteur et, fendant lentement la foule, il prit la direction de la porte d’Estrak. Ils roulèrent sans arrêt jusqu’au zénith de Tau. Kilmo devait souvent ralentir pour franchir les passages les plus étroits et les plus sinueux. Le sentier se resserrait de temps à autre et quelquefois s’estompait entièrement. Aux arbustes à son du pied de la montagne succédaient des buissons bas aux feuilles jaunes piquantes qui coiffaient les roches grises veinées de pourpre. Le cerveau d’Ynolde, assise à côté de Duhog, baignait dans une douce euphorie. Elle ressentait dans sa chair, dans son âme, la présence du troisième frère, une vibration puissante qui jaillissait des implants vitaux avec la force d’une source et se prolongeait jusqu’aux extrémités de son corps. Elle se demanda encore ce que deviendrait son cakra après qu’on lui aurait retiré ses implants. Elle avait posé le disque de son père sur sa poitrine et sous ses mains croisées lorsqu’elle avait brûlé sa dépouille, mais qui s’occuperait de ses propres funérailles, qui la veillerait, qui la pleurerait ? Oliphar, le seul membre de sa famille, n’aurait jamais accès à son journal, il ne saurait pas ce qu’elle était devenue, cette grande sœur disparue, il vivrait jusqu’à sa mort avec une béance douloureuse que rien ne pourrait combler. Elle repoussa la tentation de consulter le petit carnet aux pages usées qui l’avait suivie dans tous ses déplacements et qui était toujours enfoui dans une poche de son blouson fermée par des boutons pression. Elle avait tranché les liens, comme son père avant elle. La condition de frère conduisait à la solitude et au détachement. Paradoxalement, c’était dans cet état de renoncement que la vie révélait toute sa volupté, que chaque instant, chaque détail prenait toute son importance. Ses sens dépouillés, purifiés, s’emparaient du vent brûlant chargé d’odeurs, des crépitements des buissons, des nuances infinies des roches, du bleu pur du ciel, de l’adresse de Kilmo au volant de l’autoporteur, de l’ombre bienveillante de Duhog, des sommets blancs élancés qu’on apercevait par instants aux détours du sentier. Ils arrivèrent en vue d’un plateau hérissé de hauts rochers. Une centaine de mètres avant de l’atteindre, Ynolde pressentit que des hommes étaient postés derrière les grands monolithes. Elle plongea la main dans la fente de son cakra et, d’un geste, indiqua à Duhog de se tenir prêt. Il déverrouilla aussitôt le cran de sûreté de son défat. « Ralentissez ! » Le Rananki se retourna, visiblement agacé de recevoir des ordres d’une femme. « Pourquoi ? » Ynolde désigna les rochers dans le lointain. « On nous a tendu un piège là-bas. — Comment pouvez-vous le savoir ? » Elle ne répondit pas, mais, lorsque les yeux de Kilmo tombèrent sur le cakra et le sorsenn de Duhog, il décéléra jusqu’à ce que l’autoporteur s’immobilise au milieu du sentier. « Et maintenant ? grogna le Rananki. — On peut prendre un autre chemin ? — Il n’y en a pas d’autre. — Alors il nous faut essayer de dégager la voie. — S’il y a vraiment des hommes là-bas, ils auront entendu le bruit du moteur de l’autoporteur. — Pas certain, intervint Duhog. Le vent souffle dans l’autre sens. — Vous êtes arrivés cette nuit, insista Kilmo. Qui aurait pu prévenir ces hommes de votre passage ? — Des gens de votre communauté. » La réponse de Duhog chargea d’indignation les yeux sombres du Rananki. « Ranank voit dans les cœurs, nul n’aurait osé s’opposer à la décision de ses servants. Il n’y a sans doute personne là-bas. On dit chez nous que l’imagination des femme est encore moins… — Gardez vos proverbes pour vous ! » coupa sèchement Duhog. Ils sauta par-dessus le garde-corps de l’autoporteur et se reçut souplement sur le sol. Ynolde le rejoignit. L’esprit de la jeune femme était clair, résolu, aucune émotion, aucune ombre ne s’interposait entre son cerveau et son corps. Elle n’accordait pas d’attention à sa main brûlée par le cakra. Elle tendit le bras en direction de l’éminence hérissée de crêtes blanches qui, d’un côté, dominait le plateau. « Nous devrions les voir de là-haut. — Combien sont-ils à ton avis ? — Je ne sais pas au juste, une dizaine peut-être. » Duhog hocha la tête et, suivi d’Ynolde, prit aussitôt la direction de la butte, louvoyant entre les buissons et les rochers. Ils effectuèrent un large détour pour éviter d’être repérés. Le vent répandait par rafales des odeurs d’herbes sauvages. Bien que Tau fût au zénith, l’air était légèrement plus frais et léger qu’en bas. Ils gravirent la pente escarpée en s’aidant parfois des saillies ou des branches des buissons afin d’escalader les passages les plus raides. « Ils sont là. » Duhog désignait les silhouettes vêtues d’astrelles écrues ou ocre tapies derrière les rochers qui bordaient de chaque côté le sentier. Apparemment, grâce au vent, ils n’avaient pas entendu le moteur de l’autoporteur. « Des Rananki, reprit-il. Onze. Contrairement à ce qu’affirme notre ami Kilmo, certains d’entre eux s’opposent à la volonté de leurs servants. — Ou peut-être ce sont les servants qui n’ont pas tous la même volonté. — Tu veux dire que l’un des trois roulerait pour les ennemis du Panca ? Bien possible. Le plus jeune me semblait nerveux, mal à l’aise. — Je ne vois pas leurs armes. — Des défats à canon court. Des modèles très récents. De vraies saloperies. Au moindre effleurement, c’est la mort. Clato nous a pourtant dit qu’ils avaient l’interdiction formelle d’utiliser des armes de ce genre. — Comment peux-tu distinguer les détails d’ici ? — Mes correcteurs génétiques. Ils ont également amélioré ma vue. Comme si j’avais des jumelles greffées dans la cornée. Je t’ai pourtant déjà dit que j’étais un monstre. Combien peux-tu en toucher avec ton disque ? — Deux ou trois en même temps, je pense. — Je peux aussi en neutraliser trois. Il en resterait donc cinq. — Ils prendront peut-être peur. — C’est une possibilité, pas vraiment une certitude. Disons que je réussirai sans doute à en descendre deux ou trois supplémentaires. Penses-tu pouvoir te charger des deux derniers ? — Est-ce qu’on a vraiment le choix ? » Duhog caressa la joue d’Ynolde. Le contraste entre la puissance de sa main et la douceur de son geste la fit frissonner. « On se montre le plus tard possible, dit-elle. Tu t’occupes des hommes qui sont de ce côté du sentier, moi de ceux qui sont de l’autre. D’accord ? » Le sourire radieux de Duhog donna l’impression à Ynolde que son masque noir rigide s’animait. « Jamais un soldat n’a été aussi heureux d’obéir à un ordre. » Ils se lancèrent dans la pente qui dominait le plateau, franchissant courbés les passages dégagés et longeant aussi souvent que possible les arêtes rocheuses. La chaleur du cakra consumait les dernières inquiétudes, les derniers doutes d’Ynolde. Sa courbe de vie se superposait enfin à la ligne de son destin. Elle fondait aux côtés de l’homme qu’elle aimait sur les ennemis du Panca. Non seulement ses sentiments pour Duhog ne l’avaient pas détournée de son dessein, mais ils l’avaient remise sur le chemin qui la menait à elle-même. Elle comprenait à cet instant que son histoire ne se confondait pas avec celle de son père, ni avec celle de sa mère, qu’elle était unique, qu’elle pouvait déposer les fardeaux qui n’étaient pas les siens. Les hommes postés derrière les rochers gardaient les yeux rivés sur le sentier. Certains portaient des chapeaux coniques, d’autres allaient tête nue. Ils étaient probablement déployés depuis plusieurs jours dans la montagne en attendant de recevoir un signal. Parvenus à dix mètres d’eux, Ynolde et Duhog reprirent leur souffle et s’encouragèrent du regard. Accroupie derrière un relief, elle tira le disque de feu de son étui. La brûlure n’était pas douloureuse. La symbiose avec son arme. Duhog coinça un sorsenn entre son pouce et son index. Elle se pencha pour l’embrasser, puis elle prit une profonde inspiration avant de donner le signal. Elle se releva la première et dirigea son attention vers les silhouettes cachées derrière les rochers dressés de l’autre côté du sentier. Ils ne la remarquèrent pas jusqu’à ce qu’un premier cercle flamboyant jaillisse de son cakra et frappe le plus proche d’entre eux au visage. Son hurlement alerta les autres. Le disque de feu cracha un deuxième cercle, plus large, qui atteignit deux hommes proches l’un de l’autre, l’un au cou et l’autre à l’épaule. Le feu se répandit aussitôt sur leurs vêtements. Ils tentèrent de s’en débarrasser, mais la douleur les en empêcha. Ils s’effondrèrent en poussant des hurlements déchirants. Les Rananki avaient maintenant aperçu les deux assaillants. Le premier sorsenn de Duhog se ficha dans l’œil d’un homme corpulent. Il eut le temps d’en saisir un deuxième et de le projeter dans l’abdomen d’un adolescent efflanqué avant que les autres ne réagissent. « Attention ! » cria-t-il. Une onde surgit de l’arrière d’un rocher, traça dans l’air son sillon rectiligne sombre, percuta au bout de sa course un rocher dans lequel elle fora une cavité de trente centimètres de largeur qui continua de s’agrandir. Un troisième cercle flamboyant surgit du cakra et fondit sur le tireur qui, lâchant son arme, s’enfuit en courant. Le feu prit de la vitesse, le rattrapa en moins de vingt mètres et s’abattit sur sa nuque et ses épaules. Il fit encore quelques pas vacillants avant de s’effondrer sur un rocher et de rouler dans un buisson. Le premier moment de surprise passé, les Rananki se réorganisèrent. Ils se replièrent derrière les rochers pour riposter. Comme ils ne pouvaient pas viser et qu’ils n’étaient visiblement pas habitués à se servir de leurs armes, leurs ondes ne touchèrent que la terre et les arêtes rocheuses. « On se planque ! glapit Duhog. — Au contraire, c’est maintenant qu’il faut y aller ! » Le cakra pointé devant elle, Ynolde dévala le bas de la pente, et, indifférente aux sillons sombres qui fusaient autour d’elle, elle fonça vers le sentier. CHAPITRE XXII Je me suis mis à écrire, moi qui ai toujours détesté l’école, pour faire savoir au monde quelle chance j’ai eue de côtoyer Silf le Jnandiran. Oh, n’allez pas croire que notre association a duré très longtemps, une poignée de joursK peut-être ; je ne prétendrai pas non plus qu’il avait pour moi de l’amitié ou de l’estime, mais je l’ai suivi sur le champ de bataille près de la grande barrière des arbres à son, et notre périple nous a amenés jusque sur le toit du Mantouk, là où régnent le silence étourdissant et les glaces éternelles. J’ai vécu, durant ces quelques jours passés en sa compagnie, davantage d’aventures que dans tout le reste de ma vie. C’était un être mystérieux et fascinant. Il disait que les habitants de sa région, le massif du Zaïat, je crois, étaient accusés d’être les rejetons de l’union contre nature des habitants originels de la planète Jnandir, les Krerks, et des premières vagues de colons humains. Je ne sais pas si cette histoire est vraie, mais je peux au moins affirmer que Silf paraissait entretenir avec le temps une autre relation que nous. Il était capable de rester aussi figé que les pierres pendant plusieurs heures sans bouger un cil. Il supportait sans broncher les températures les plus torrides et les plus glacées, et pouvait marcher des heures et des heures sans trahir le moindre signe de fatigue. Quand on le voyait se battre, on se rendait vite compte qu’il avait toujours une ou deux secondes d’avance sur ses adversaires, quel que soit leur nombre. Il m’a avoué un jour qu’il était un serviteur de la mort, un homme qu’on payait pour assassiner des hommes ou des femmes. Je ne l’ai pas vraiment cru au début, puis, quand j’ai vu avec quelle efficacité il semait la mort autour de lui, j’ai compris que la vérité, comme une eau pure, s’était écoulée de sa bouche. Witmer AKRONNIR, Récits de mes innombrables vies, ville de San Telj, planète Faouk. LES GRONDEMENTS se rapprochaient. Retardés par une chute sans gravité de Witmer, fatigués par les pentes de plus en plus raides, les fugitifs voyaient se rapprocher les autoporteurs lancés à pleine vitesse sur les lacets du sentier en contrebas. La plupart des véhicules transportaient deux ou trois hommes qui brandissaient des bâtons en poussant des cris suraigus. « S’ils nous prennent, ils nous briseront les membres et nous transporteront au village pour nous supplicier », gémit Actea. Affaiblie par sa longue captivité, la jeune femme donnait des signes de fatigue. Silf la prenait de temps à autre par la main pour l’aider à franchir les passages les plus difficiles. La joue en sang, Witmer brandissait nerveusement son défat. Il s’était ouvert la pommette dans sa chute. Silf lui avait conseillé d’humecter la blessure superficielle avec sa propre salive et de la comprimer avec la paume de sa main jusqu’à ce qu’elle cesse de saigner. Ils avaient perdu le terrain péniblement gagné en coupant par la paroi. Ils traversaient maintenant une zone où la seule végétation était une mousse grisâtre habillant le sol et les rochers. Éblouis par la luminosité de Tau, ils peinaient à reprendre leur respiration. L’air était de moins en moins chaud et de plus en plus coupant. Ils avaient atteint une altitude que Silf estimait à trois mille cinq cents mètres. Au-dessus d’eux, il n’y avait plus maintenant que les pics nus, sillonnés par la ligne onduleuse claire du sentier et parsemés tout en haut de taches blanches. Les poursuivants n’allaient pas tarder à surgir. Ils n’auraient aucun mal à les traquer sur ces étendues désolées dépourvues d’abri. Actea lançait des regards incessants et affolés vers le bas. Sa beauté avait subjugué Silf lorsqu’il l’avait vue dans la prison de la communauté d’Imarak. Il ne lui avait pas été très difficile de l’approcher lorsque, après trois jours de marche harassante à travers les domaines et les plaines, étourdis de chaleur, Witmer et lui-même étaient arrivés devant le rempart de la communauté. Personne ne les avait empêchés de pénétrer dans le village à la tombée de la nuit. La monumentale porte d’entrée n’était ni surveillée ni fermée. Ils avaient localisé la prison, non loin du temple, dans une ruelle située légèrement à l’écart. Les gens vaquaient à leurs occupations sans leur prêter attention, trompés par leurs vêtements et leurs chapeaux. Les servants de Ranank n’avaient prévu que deux hommes pour garder la geôle d’Actea. Silf les avait neutralisés en deux secondes, frappant l’un à la tempe et l’autre au plexus cardiaque, suffisamment fort pour les précipiter dans un long coma sans suspendre définitivement leurs fonctions vitales. Bien qu’amaigrie, vêtue d’une robe souillée et auréolée de cheveux emmêlés, la jeune femme s’était présentée à lui dans tout l’éclat de sa beauté. Elle avait immédiatement accepté la proposition de Silf, sa délivrance contre une promesse de les conduire à la demeure du frère du Panca. Elle l’avait pris pour le quatrième maillon de la chaîne, et il ne l’avait pas démentie, même s’il détestait recourir à la tromperie. Witmer et lui s’étaient ensuite retirés, avaient cueilli des fruits et des légumes dans les vergers et les champs, et avaient attendu la veille du jour de l’exécution pour passer à l’action. Silf avait prévu que les Rananki se lanceraient aux trousses de la fugitive et de ceux qui l’avaient délivrée, mais il avait cru qu’ils auraient davantage de temps pour mettre de la distance entre leurs poursuivants et eux. Le bain d’Actea dans le torrent et le séchage de ses vêtements sur les rochers leur avaient coûté deux bonnes heures. La jeune femme leur avait parlé du terrible châtiment qu’elle encourait si les hommes de sa communauté la reprenaient et, depuis, Witmer ne la lâchait pas d’une semelle, déterminé à la défendre jusqu’à la mort. Elle s’arrêta au milieu de la pente qu’ils étaient en train de gravir et reprit son souffle avant de murmurer : « Continuez seuls, je vous mets en danger. C’est moi qu’ils veulent. S’ils me capturent, ils vous ficheront la paix. La demeure de Mihak est de toute façon en haut de ce sentier. Vous ne pouvez pas vous tromper. — Absolument hors de question de vous laisser ici », dit Silf. Il ne précisa pas qu’il avait besoin d’elle pour endormir la méfiance du frère du Panca, extrêmement prudent à en juger par la situation de son refuge. Le troisième maillon de la chaîne avait sans doute prévu des systèmes de surveillance qui l’informaient de l’identité de ceux qui se dirigeaient vers son domicile. S’il se présentait seul, Silf n’aurait pratiquement aucune chance de l’approcher. Actea, la belle Rananki, était sa clef. « Je ne fais que vous retarder, insista Actea. — On pourrait plus jamais s’regarder dans un miroir si on laissait ces dingues vous remettre le grappin dessus, intervint Witmer. Ne vous inquiétez pas d’eux : on s’en charge. » Silf appuya la déclaration de l’adolescent d’un hochement de tête. « Ce ne sont pas des dingues, reprit Actea entre ses lèvres serrées. Ils croient agir pour le bien de la communauté. — Moi, j’défendrai jamais des hommes qui condamnent les femmes à être empalées sur un pieu », rétorqua Witmer. Un premier autoporteur apparut en bas de la pente. Son pilote le lança à l’assaut du sentier, mais le moteur manqua de puissance pour gravir le plan presque vertical et cala. Les deux hommes qu’il transportait sautèrent de leurs sièges et continuèrent la poursuite à pied. Les autres engins qui se présentèrent au pied du versant ne purent eux non plus aller plus loin. Ils furent bientôt une vingtaine d’hommes disséminés sur le raidillon, poussant des vociférations. Les poursuivants ne progressaient pas à la même allure. Les plus vigoureux profitaient de leur état de fraîcheur pour combler rapidement l’intervalle. De petits gémissements mouraient dans les expirations saccadées d’Actea. Witmer se retournait sans cesse et guettait le moment propice pour lâcher les premières rafales de son défat. L’avantage représenté par le décréateur d’atomes serait de courte durée. D’abord parce qu’il ne pourrait pas contenir tous les Rananki, ensuite parce qu’il était sur le point de rendre l’âme : il avait mis du temps à cracher ses ondes pour percer un orifice dans le mur de la prison d’Actea, et il avait de plus en plus de mal à reconstituer ses réserves d’énergie après une utilisation prolongée. Silf constata qu’Actea ne tiendrait pas longtemps à ce rythme et décida de prendre les choses en main. Les poursuivants supérieurs en nombre n’imaginent jamais que leur proie puisse se muer en agresseur. Ainsi se comportait le naro, le grand fauve d’El Bahim, traqué par un groupe de chasseurs, jamais aussi dangereux que lorsqu’il semblait perdu. « Continuez, dit-il, je m’occupe d’eux. — Seul ? protesta Actea. Mais c’est moi qui… — Il sait ce qu’il fait, coupa Witmer en prenant la jeune femme par le bras. On l’attendra là-haut. » Silf ralentit l’allure en feignant de boiter. Les poursuivants les plus proches, galvanisés, poussèrent des clameurs de triomphe. Ils étaient cinq, nettement en avance sur le reste du groupe, séparés les uns des autres par un intervalle d’un ou deux mètres. Ils commençaient eux aussi à peiner, le souffle coupé par leur effort intense dans l’air raréfié. Silf prit le temps de les observer par-dessous son aisselle. Ils ne disposaient que de bâtons noueux et, pour certains, plantés de clous à la tête effilée. Habitués à travailler dans les champs, de constitution robuste, ils n’étaient probablement pas des combattants expérimentés, ce qui les rendait imprévisibles et finalement plus dangereux. Il ralentit encore l’allure. Il pouvait presque sentir leur souffle sur sa nuque. Ils ne se méfiaient pas, aiguillonnés par l’envie féroce de le rattraper et de lui briser les membres. Comme tous les hommes bridés par une morale contraignante, ils libéraient leur violence avec la puissance d’un torrent brisant une digue. Les semelles de leurs sandales glissaient sur les surfaces lisses des échines rocheuses. Il fit semblant de trébucher, de tomber, se mit à quatre pattes, observa entre ses cuisses écartées ce qui se passait en dessous de lui. Les deux premiers Rananki se jetèrent sur lui. Il attendit le dernier moment pour se retourner et, du talon, frapper au plexus solaire celui qui arrivait à sa gauche. Puis il lança ses jambes en ciseau autour du cou de celui qui se tenait à sa droite, l’entraîna au sol d’un mouvement circulaire du bassin et lui brisa les vertèbres cervicales. Il se dépêtra du corps, se redressa et attendit les trois suivants dans la posture du naro. Brandissant leurs bâtons, ils foncèrent sur lui avec des vociférations rageuses. Il esquiva un coup circulaire d’un bond sur le côté, un autre, horizontal, d’un saut en arrière. Les clous plantés dans une massue à l’extrémité renflée soulevèrent à ses pieds des éclats de roche. Il riposta d’un coup de poing en cercle sur un crâne et d’un coup de pied fouetté sur des côtes flottantes, évita au dernier moment un bâton qui s’abattait sur son visage, se projeta de tout son poids vers l’avant et enfonça ses deux poings dans un ventre. Une exhalaison prolongée, un râle, une odeur aigre. Il repoussa le corps qui s’effondrait sur lui et balaya immédiatement les environs du regard. Les cinq hommes gisaient sur le sol et le premier des quinze autres adversaires se tenait maintenant à plus de dix mètres. Ils s’étaient immobilisés, stupéfiés par la soudaineté et la précision des coups de l’homme qu’ils avaient vu défaillir quelques secondes plus tôt. Il les attendit, toujours en posture du naro, distinguant leurs silhouettes tétanisées, les vagues rocheuses figées, la bordure sombre de l’abîme en contrebas, la plaine grisâtre dans le lointain. Les sifflements du vent incisaient le silence. L’œil de Tau étincelait dans le bleu pur du ciel qu’aucun nuage ne maculait. Ils ne bougèrent pas, dégrisés, impressionnés par la démonstration de Silf. Ils avaient cru que leur nombre et la protection de Ranank leur donneraient une victoire facile, ils se rendaient maintenant compte qu’ils risquaient leur vie et que le but de leur traque, la récupération de la fautive, n’en valait pas la peine. Il suffisait que l’un d’entre eux rebrousse chemin pour que tous les autres le suivent. L’homme le plus proche de Silf fut le premier à battre en retraite. Un à un, ses compagnons lui emboîtèrent le pas et dévalèrent rapidement la pente qu’ils venaient de gravir. Les grondements des moteurs des autoporteurs s’éloignèrent rapidement. Silf rejoignit Witmer et Actea, qui l’attendaient plus haut, assis sur l’une des rares surfaces planes du versant. La jeune femme l’accueillit d’un regard mi-admiratif, mi-intrigué. « Vous êtes tous comme ça, les frères du Panca ? — Vous en connaissez déjà un, non ? — Mihak ? Je ne l’ai jamais vu se battre. Je gage qu’il aurait pu le faire quand les hommes de mon village nous ont surpris en train de… » Elle se tut, soudain rembrunie. Les rafales de vent transperçaient leurs vêtements et déposaient sur leur peau la fraîcheur descendue des sommets. Sa vieille ennemie l’impatience rendit visite à Silf : il avait hâte d’achever le travail confié par ses maîtres. Avec un peu de chance, il pourrait retourner sur Jnandir et embrasser sa famille avant de s’installer quelque part comme honorable assassin. Après tout, le trajet du retour ne prendrait que quelques années, voire quelques mois, même si tout départ de Faouk semblait pour l’instant compromis. La voix de Stegar Mirgo s’éleva en lui : Je vous sens bouillant d’impatience, mon jeune ami, l’impatience est mauvaise conseillère. Elle se confondait avec la voix douce de maître Toerg : Nous n’avons pas dompté l’animal sauvage en toi. Il risquait de tout gâcher par excès de précipitation. Sa solitude lui pesait malgré la compagnie de Witmer. Il était un thanaüte, un homme qui prenait les vies, et les serviteurs de la mort étaient condamnés à la solitude jusqu’à la fin des temps. Il se rappela les paroles du grand maître, affirmant que leur mission était la plus importante qu’eût jamais connue le Thanaüm, la plus importante qu’eût jamais connue l’humanité. La bataille se livrait à l’échelle de l’univers. Il devait à tout prix arrêter la chaîne quinte, ou la catastrophe s’abattrait sur toutes les espèces vivantes de la Galaxie. Il lui répugnait d’être l’allié des prêtres de Sât, mais son opinion ne comptait pas. L’homme qui habitait là-haut représentait une menace pour la création. Il fallait le tuer avant qu’il n’ait eu le temps de recevoir l’énergie vitale du quatrième maillon. Le tuer pour permettre à la vie de se perpétuer. Il leva les yeux sur le sommet. Le frère du Panca avait pris des risques insensés en parcourant à plusieurs reprises le chemin escarpé pour rejoindre Actea sur le promontoire rocheux qui surplombait la communauté d’Imarak. Silf espérait que la vue de la jeune femme l’inciterait à commettre la même imprudence. « Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Witmer. — On repart si vous vous sentez suffisamment reposés. » Actea fut la première à se relever. Les rayons de Tau vêtaient le sommet d’une somptueuse teinte bleue mais ne dispensaient qu’une vague tiédeur chassée par les bourrasques d’un vent pénétrant. Ils avaient suivi le sentier qui longeait la ligne des cimes enneigées, se faufilait par endroits entre les précipices, débouchait parfois sur des saillies qui offraient des points de vue à couper le souffle. Les plaines ocre et gris s’étendaient à l’infini au pied du massif et se confondaient avec l’horizon. À l’est, d’imposantes colonnes de fumée noire s’élevaient dans le lointain, chargées de malheur. Le sentier s’arrêtait devant une imposante crête noire recouverte d’un côté d’une épaisse couche de glace. L’endroit n’était pas très accueillant. « C’est là qu’il habite ? demanda Witmer. Y a rien ici ! — Je ne suis jamais montée jusque-là, dit Actea. De toute façon, on n’a pas vu d’autre sentier. — Il y a peut-être une grotte, suggéra Silf. Le mieux est d’aller voir là-haut. » Il chercha des yeux un passage sur la paroi lisse et luisante. Les environs semblaient déserts, mais il sentait une présence, un regard. Le frère du Panca avait transformé le sommet de la montagne en casemate ; il était sans doute en train de les observer en cet instant. « On y va ou pas ? demanda Witmer. — Je crois que c’est inutile, répondit Silf. Il se manifestera de lui-même. Le mieux est d’attendre. » Tau disparut derrière le massif. La lumière baissa nettement d’intensité, et le vent se fit tout à coup mordant. L’impression d’isolement s’accentua avec le clair-obscur qui se déployait entre les reliefs. Le froid rappela à Silf les longues nuits glacées dans le désert d’El Bahim. Les exercices destinés à fortifier le corps et l’esprit des futurs thanaütes. On les réveillait au beau milieu de la nuit et on leur ordonnait de rester assis en tailleur jusqu’à l’aube, vêtus de leur seul sargi, dans l’une des cours intérieures. Le sang qui gèle dans les veines. Les pieds et les mains qui se glacent. La peau qui devient aussi fragile et cassante que du givre. La seule façon de résister est de fabriquer de la chaleur avec la force de la pensée. Imaginer la brûlure des rayons de Zurya sur la nuque et les épaules. L’air torride. La transpiration. La gorge desséchée. Et le miracle s’accomplit. Isolé dans sa bulle mentale, on oublie peu à peu le froid qui rôde. Silf avait cru mourir à maintes reprises, mais à chaque fois sa pensée avait réussi à le raccrocher à la vie. Il se rapprocha de Witmer, qui ne parvenait pas à contenir ses tremblements, retira son astrelle et la posa sur les épaules de l’adolescent. Vêtu de ses seuls tunique et pantalon légers, il s’assit sur l’échine d’un rocher et, comme dans la cour du Thanaüm, il s’enferma dans sa bulle de chaleur mentale, le front caressé par le regard insistant d’Actea, recroquevillée sur elle-même quelques mètres plus loin. Comme il l’avait prévu, le frère du Panca finit par se manifester. Sous une forme qui, en revanche, le prit totalement au dépourvu. Surpris par l’initiative d’Ynolde, les Rananki balancèrent un court instant entre la fuite et la riposte. Une hésitation fatale. Le cakra vomit un cercle de feu qui s’élargit en prenant de la vitesse, atteignit rapidement deux mètres de diamètre et frappa trois hommes d’un coup. Le feu se répartit entre ses trois proies et les dévora dans un crépitement frénétique. Un vent de panique se leva chez les survivants, qui prirent la fuite en direction du bord extérieur du plateau. Duhog visa le moins éloigné avec un sorsenn et l’atteignit à la cuisse. Le fuyard roula sur lui-même en lâchant son arme. Duhog ne lui laissa pas le temps de la reprendre. Il fondit sur lui en quelques bonds et le plaqua au sol en lui appuyant le genou sur la colonne vertébrale. Ynolde maintint son disque de feu braqué sur les derniers Rananki jusqu’à ce qu’ils aient disparu de son champ de vision, puis elle rejoignit Duhog et son prisonnier, un homme d’une trentaine d’années dont la peur et la douleur déformaient les traits. Le sorsenn s’était fiché profondément dans l’arrière de sa cuisse, au point que le cercle central était aux trois quarts enfoncé dans sa chair. Le sang imbibait son pantalon sous son astrelle en partie retroussée. « Écoute-moi bien, je ne me répéterai pas, grogna Duhog. Est-ce que tu veux vivre ? » L’autre acquiesça d’un mouvement de tête fébrile. « Alors réponds à mes questions, d’accord ? » Deuxième série de hochements. « Qui vous a ordonné de nous tendre cette embuscade ? » Le Rananki ne répondit pas. « En ce cas, tant pis pour toi. Nous n’avons pas de temps à perdre. » L’homme s’agita sur le sol. « Un servant… un servant… — Lequel ? Le plus jeune ? — Les deux… Le plus jeune et l’intermédiaire. — Ils n’étaient pas d’accord avec l’ancien ? — Quelqu’un est venu. Il leur a proposé des charrues et d’autres avantages s’ils empêchaient les frères de se rejoindre… — Tu sais qui est ce quelqu’un ? — Je sais seulement qu’il venait de Zidée. — Un homme nu ? — Un officier de l’armée zidéenne. — C’est lui qui vous a fourni ces armes ? — Oui. — Je croyais que vous n’aviez pas le droit de vous en servir. — Les servants nous ont dit que Ranank nous donnait la permission, et même que nous en serions récompensés. — Pourquoi avez-vous désobéi au servant le plus ancien ? — Les autres nous ont dit qu’il avait offensé Ranank en couchant avec des femmes de la communauté. — C’était vrai ? — Ils ne peuvent pas mentir… — Vous nous attendiez depuis quand ? — Depuis que les servants ont envoyé l’enfant vous chercher. » Duhog arracha d’un coup sec le sorsenn de la cuisse du Rananki, qui hurla. De la pointe d’une lame, il découpa ensuite une bande du pantalon de l’homme dont il se servit pour juguler le flot de sang qui jaillissait par saccades de la plaie. « Tu as le choix maintenant : aller voir tes deux servants félons pour leur dire que toi et tes semblables avez échoué. Aller voir le servant le plus âgé pour lui dire que toi et tes semblables l’avez trahi. Dans les deux cas, bonne chance. » Il aida le Rananki à se relever. L’homme jeta un regard épouvanté sur les corps de ses compagnons ravagés par le feu du cakra avant de s’éloigner en boitant bas. « L’officier de l’armée zidéenne n’a pas bien choisi ses alliés, dit Duhog en essuyant son sorsenn sur les vêtements d’un cadavre. Ils n’ont reçu aucune formation et se débandent à la première occasion. — Ils ont pris ce qu’ils avaient sous la main, des paysans. Ils pensaient peut-être que je n’arriverais pas jusque-là. — Ton dernier cercle de feu a fini de les terrifier. » Ynolde ôta la main de son cakra qu’elle remisa dans son étui de sangue. Tau avait disparu de la plaine céleste et la pénombre cernait déjà les reliefs. Le vent répandait une fraîcheur piquante et soulevait les astrelles des cadavres. Les ondes des défats avaient criblé la pente et des rochers de cratères noirs. « Allons rejoindre Kilmo, proposa Ynolde. La nuit ne va pas tarder à tomber. » Duhog récupéra ses deux autres sorsenns avant de rattraper Ynolde sur le sentier. Le Rananki les attendait à côté de son autoporteur. Il n’avait rien perdu du combat qui s’était déroulé sur le plateau. Il avait vu fuir les hommes embusqués et avait failli les imiter, terrorisé lui aussi par les cercles de feu du cakra. C’était comme si la colère divine s’était abattue sur eux. Et puis, outre la foudre qui jaillissait de son cercle métallique comme de la bouche de Ranank, l’étrangère avait perçu sans les voir la présence des hommes postés derrière les rochers. Jamais les servants, qui prétendaient être les intermédiaires privilégiés entre leur dieu et ses créatures, n’avaient accompli de tels prodiges. « La voie est dégagée, on repart. » Kilmo lança un regard craintif à Ynolde avant de remonter dans l’autoporteur et de s’installer au volant. Ils reprirent leur ascension. Au fur et à mesure qu’ils montaient, la végétation agrippée au sol devenait de plus en plus rare. La fraîcheur de l’air se fit rapidement blessante. Ynolde ferma les derniers boutons de son blouson dont elle remonta le col. Pour la première fois depuis qu’elle avait reçu l’implant et le cakra, elle se sentait réellement une sœur du Panca, fière et heureuse d’appartenir à une organisation qui veillait sur les êtres vivants avec vigilance et dévouement. Emplie d’un amour qui n’avait rien en commun avec celui qu’elle vouait à Duhog, ni avec les sentiments que son père avait éprouvés pour sa mère et sa fille. Un amour qui n’avait pas de contours, pas d’objet, un amour qui brillait en elle avec la puissance et la constance d’une étoile. L’obscurité ensevelit rapidement la montagne. Le phare de l’autoporteur captait au dernier moment les obstacles qui surgissaient au milieu du sentier, rochers, buissons, crevasses. « On devrait s’arrêter, lança Duhog. On risque de percuter un rocher ou de finir dans un ravin. » Kilmo obtempéra bien qu’il n’eût pas la moindre envie de passer la nuit dans la montagne, parée par les superstitions rananki de tous les maléfices. Ils s’installèrent non loin d’un filet d’eau jaillissant de la bouche d’une paroi rocheuse et formant un peu plus bas une rigole qui dévalait la pente en s’élargissant. « C’est le début du cours d’eau qui irrigue votre communauté ? demanda Duhog au Rananki. — Y en a plusieurs. On ne sait pas de laquelle il provient. » Abrités derrière un rocher qui les protégeait tant bien que mal du vent rageur et glacé, ils mangèrent les vivres qu’on leur avait fournis avant leur départ, fruits et légumes séchés et pain de blaï. « Comment être certain que l’homme que tu cherches est bien sur cette foutue montagne ? demanda Duhog. — Je sens sa présence, répondit Ynolde. — Ça vient de tes implants ? — Peut-être. Je me sens attirée, en résonance avec lui. » Duhog avala plusieurs bouchées en silence. « Que se passera-t-il quand il t’aura ôté tes implants ? reprit-il après avoir bu une gorgée d’eau à la gourde qu’ils avaient remplie à la source. — Je ne sais pas au juste. — Est-ce que… tu te souviendras de moi ? » Elle lui posa la main sur l’avant-bras. « Tu n’es pas de ceux qu’on oublie. — Je ne suis qu’un soldat anonyme, un homme sans visage. — Tu as pour moi le plus beau visage dont on puisse rêver, Duhog. Le visage de l’amour. » La sonde s’était stabilisée à quelques centimètres du front de Silf. Ronde, large de trente centimètres, elle brillait d’une lueur vive blessante. Son grésillement semblait indiquer qu’elle effectuait des analyses, probablement une radiographie pour vérifier l’intérieur du crâne et du corps qu’elle inspectait. Mihak saurait que Silf n’était pas le frère qu’il attendait. La sonde avait surgi d’une faille invisible et avait d’abord contrôlé Witmer. Terrifié, l’adolescent était resté pétrifié tout au long de l’analyse, puis, lorsqu’elle s’était éloignée de lui, il avait poussé un énorme soupir de soulagement. Elle pouvait sans doute déclencher un feu meurtrier sur les visiteurs qu’elle identifiait comme des ennemis. Les maîtres du Thanaüm avaient présenté toutes les armes en usage dans l’univers et la meilleure façon de les mettre en échec, mais jamais ils n’avaient évoqué ce genre de disque, et Silf, qui ne savait pas quelle attitude adopter, avait choisi l’immobilité. La sonde plana un long moment tout près de son front, descendit le long de sa poitrine, de son bassin, de ses jambes, remonta jusqu’en haut de son crâne, puis elle s’éloigna de lui et se dirigea vers Actea, qui lâcha un cri d’effroi lorsque le petit engin vola au-dessus d’elle et entreprit de l’examiner. Hormis les charrues automatiques et les autoporteurs, les Rananki assimilaient la technologie aux manifestations diaboliques. La nuit qui se déployait autour d’eux et escamotait la montagne semblait chargée de maléfices. « Que viens-tu faire ici, Actea ? » La voix était tombée de nulle part. Silf devina qu’elle avait surgi d’un haut-parleur inséré dans la sonde. La jeune femme tomba face contre terre, épouvantée. « N’aie pas peur, c’est moi, reprit la voix. Je te parle à travers ce mouchard. » Actea releva la tête, à demi rassurée. « Mihak ? Où es-tu ? — Pourquoi es-tu venue avec ces hommes ? — Ce sont des amis, ils m’ont délivrée de la prison de la communauté. — Je suis heureux de te retrouver, Actea. » Elle se redressa et fixa la sonde avec intensité, comme si elle cherchait à distinguer l’homme qui lui parlait à travers le métal lumineux. « Je t’ai tant attendu, Mihak ! Pourquoi n’es-tu pas venu ? » La sonde grésilla pendant quelques secondes. Le ciel se couvrait : des nuages poussés par le vent occultaient des pans de ciel étoilé. La température baissa encore de quelques degrés. « Je n’ai pas pu, Actea, reprit la voix. — Tu m’avais dit que je comptais plus que tout. — Je le pensais sincèrement. Mais je suis en mission, et je ne peux pas faire passer mes sentiments avant l’intérêt collectif. — Avec ton disque de feu, les hommes de ma communauté ne t’auraient opposé aucune résistance. » Des piqûres glacées criblèrent le visage de Silf. Des flocons de neige dure tombaient et heurtaient le sol et les parois avec de petits bruits mats. Il paraissait très improbable que régnât, un peu plus de quatre mille mètres plus bas, une chaleur avoisinant les quarante-huit degrés universels. Witmer remuait bras et jambes en cadence pour lutter contre l’engourdissement. « Je t’avais également dit que le secret était pour moi indispensable. Il ne fallait à aucun prix que j’attire l’attention sur moi. — J’ai froid et j’ai peur, Mihak. — Ne t’inquiète pas, Actea, je suis là pour vous protéger, toi et ceux qui t’ont délivrée. » La sonde prit de l’altitude et disparut par la faille dans la paroi. Silf se demanda s’il ne devait pas essayer de s’introduire par l’ouverture qu’elle venait d’emprunter. La neige tombait désormais en abondance, cinglante, blanchissant les surfaces planes. Un grincement prolongé domina les sifflements du vent. Un pan de la paroi coulissa soudain et dégagea une bouche obscure. Des rampes lumineuses s’allumèrent et éclairèrent une galerie d’une profondeur d’une vingtaine de mètres. « Quelle sorte de diablerie… souffla Witmer. — Une machinerie, coupa Silf en désignant une ligne sombre sur le sol. Un trompe-l’œil posé sur des rails. » Il s’engagea dans la galerie, trop régulière pour être naturelle. Witmer et Actea le suivirent à distance. Leurs pas résonnèrent sur la roche lisse et marbrée du sol. À l’extrémité du passage, ils tombèrent sur une paroi lisse qui n’offrait aucune issue. Derrière eux, le trompe-l’œil se referma dans un crissement. « On est coincés », gémit Witmer, tremblant de froid et de peur. La paroi coulissa à son tour et ouvrit sur un escalier à vis creusé directement dans la roche. D’autres rampes s’emplirent de lumière et révélèrent des marches parfaitement taillées. Silf s’efforçait de maîtriser son excitation. Il se rapprochait du but. Des dizaines de thanaütes expédiés sur les mondes habités, il était celui qui accomplirait la volonté souveraine de ses maîtres. Il eut une pensée pour les autres, sans doute égarés sur des mondes dont ils ne reviendraient pas ; pour Elvina, la Jargariote qui lui avait donné son premier baiser. Ils avaient à leur manière accompli l’œuvre. Il ne devait pas manquer par excès d’orgueil la chance qui s’offrait à lui. L’image de sa mère, menue silhouette ployée par le fardeau sur les sentiers escarpés du massif du Zayath, lui revint en mémoire. La vigueur et l’humilité faites femme. L’escalier de pierre donnait sur un palier éclairé par des bulles flottantes. Ils n’eurent pas longtemps à patienter avant qu’une porte métallique s’ouvre dans un claquement sec. Ils pénétrèrent dans une immense salle voûtée, forée elle aussi dans la roche et tapissée d’écrans de surveillance. Images, très nettes malgré l’obscurité et les flocons, des environs recouverts par la neige, du sentier, des plateaux environnants. Images de deux hommes et d’une femme assis près d’une source, en train de manger au milieu des flocons chahutés par le vent. L’un des hommes avait le visage en grande partie dissimulé par un masque noir rigide ; l’autre, un Rananki, portait une barbe fournie. La femme était blonde, et très belle à ce que pouvait en juger Silf. Le cœur battant, il se rapprocha de l’écran pour mieux l’observer. C’était elle qu’il était venu attendre sur les sommets du Mantouk. Une certitude absolue, presque suffocante. Elle dont il avait entrevu le visage dans la forêt des arbres à son. Elle, le quatrième maillon de la chaîne pancatvique, le quatrième frère. À l’issue d’un voyage de plusieurs dizaines d’anlumes, il l’avait devancée de quelques heures au sommet du Mantouk. « Soyez les bienvenus dans cette demeure. » Une silhouette avait surgi d’un recoin d’obscurité. « C’est elle, en effet. Le frère, ou plutôt la sœur, que nous attendons vous et moi. Moi pour récupérer ses âmnas, vous pour la tuer, n’est-ce pas, monsieur l’assassin ? » CHAPITRE XXIII Méfie-toi de celui qui ne te ressemble pas, Mais plus encore de celui qui te ressemble. Et encore plus de ton propre reflet dans un miroir. Proverbe rananki. TAU se levait en arrosant de bleu pâle, de rose et de mauve les sommets habillés d’une blancheur aveuglante. Il avait neigé une grande partie de la nuit. Duhog, qui ne souffrait pas du froid, avait réchauffé Ynolde en l’entourant de ses bras et en la gardant serrée contre lui jusqu’à l’aube. Kilmo, lui, s’était installé dans le panier de l’autoporteur et avait tendu son astrelle par-dessus afin de se protéger des flocons. Le Rananki semblait dérouté par le brusque changement de temps. « Jamais on n’a vu de neige le jour du solstice d’été… » À en croire les regards furtifs qu’il jetait à Ynolde, il attribuait ce phénomène climatique à la jeune femme. Les miracles se multipliaient autour d’elle avec la même prodigalité que les merveilles attribuées au dieu Ranank. Elle n’avait pas besoin de ses yeux pour voir, elle crachait un feu terrible qui ne laissait aucune chance à ceux qu’il frappait, la neige qui tombait habituellement aux alentours du solstice d’hiver apparaissait au plus fort de l’été… Kilmo avait désormais l’impression de côtoyer une créature surnaturelle. Le sentier avait disparu sous le manteau blanc d’une épaisseur de trente centimètres. Les seuls points de repère étaient désormais les pics qui étincelaient dans le lointain. Plus aucun nuage ne ternissait le bleu du ciel. Les rafales de vent soulevaient des tourbillons blêmes, danseurs fantomatiques qui se lançaient dans les pentes et se pulvérisaient en gerbes scintillantes sur les reliefs. Irradiée par la chaleur du cakra, apaisée par la présence de Duhog, Ynolde n’avait pas dormi de la nuit. De la mémoire de frère Ewen, de sa propre mémoire avait jailli une sarabande d’images et de sensations qui ne s’était interrompue qu’avec le lever de Tau. Les souvenirs de son père mêlés aux siens, leurs deux vies entrelacées au point qu’il était pratiquement impossible de les dissocier. De la même manière qu’elle avait achevé la symbiose avec le cakra, elle avait accompli la fusion avec le premier maillon de la chaîne. Elle n’était plus Ynolde, la petite fille révoltée du massif des DamesBlanches, la jeune femme enfiévrée par ses sens sur l’île de Guino, l’élève assidue de maître Gest Asraour, l’amoureuse transie de Brouk le Phaïstin, elle s’était enrichie de l’âmna de frère Ewen, de ses chagrins et de ses consolations, comme si deux chances, deux vies, deux destins s’étaient comprimés dans son corps. Elle était homme et femme, naissante et agonisante, jeune et vieille, heureuse et désespérée, humble et orgueilleuse, forte et faible, vaincue et triomphante, bourreau et victime, prêtresse du feu et ange de la mort… De l’union du père et de la fille, du frère et de la sœur, émergeait une troisième entité, plus solide, plus sereine. Les inquiétudes, les interrogations l’avaient désertée comme les nuages avaient disparu du ciel de Faouk. Elle était presque arrivée au bout de sa route. Elle aimait Duhog sans rien attendre de lui. Son propre sort ne lui importait plus. « Vous pouvez vous orienter sans le sentier ? » demanda Duhog. Kilmo désigna un sommet en forme de fourche. « Il me sert de point de repère. Après, je ne sais pas, j’espère en tout cas que la neige fondra. — On peut continuer en autoporteur ? — Comme on ne voit plus le sentier, on risque de heurter un rocher. — Même en roulant tout doucement ? » Ils décidèrent de monter le plus haut possible avec le véhicule. Si l’exercice se révélait trop périlleux, ils l’abandonneraient et continueraient à pied. Kilmo démarra l’autoporteur et le conduisit sur la neige avec une extrême prudence. Installés sur les sièges passagers, Ynolde et Duhog crurent à plusieurs reprises que le véhicule culbutait, mais le Rananki réussit à le rétablir sur ses roues. Il progressait en effectuant de larges boucles qui lui permettaient d’affronter le pourcentage élevé de la pente. L’épaisseur du manteau neigeux amortissait les nombreux chocs contre les reliefs escamotés. Le moteur hurlait quand l’autoporteur peinait à franchir les passages les plus raides. Kilmo, arc-bouté sur le volant, appuyait de tout son poids sur la pédale d’accélérateur et donnait d’incessants petits coups de volant pour se sortir des ornières. Le vent se chargeait à présent de la chaleur naissante de Tau et, bien que toujours aussi pénétrant, devenait un peu moins mordant. Les implants vitaux d’Ynolde n’émettaient plus de vibrations, mais la résonance avec le troisième frère ne cessait d’augmenter. Un courant silencieux, irrésistible, l’entraînait vers les sommets. Son cakra l’enveloppait d’une chaleur douce bienfaisante. La lumière de Tau qui se réfléchissait sur le miroir immaculé de la neige lui ravissait l’âme. La pente s’accentua encore et l’autoporteur cala. Kilmo se retourna vers Duhog et Ynolde. « On n’a plus assez de puissance », marmonna-t-il en lissant sa barbe afin d’en retirer les cristaux de glace. Duhog sauta par-dessus le garde-corps du véhicule et s’enfonça dans la neige jusqu’aux genoux. « On finira à pied. » Ynolde descendit à son tour. Kilmo resta agrippé au volant, pâle, les yeux baissés. « J’ai fait ce que les servants m’ont ordonné, murmura-t-il. — Vous pouvez rentrer chez vous, déclara Duhog. Vous avez accompli votre part, et nous vous en remercions. Il ne doit pas y avoir cinquante refuges là-haut. On se débrouillera. » Kilmo réfléchit quelques instants, les yeux toujours baissés, puis il s’inclina brièvement avant de démarrer et d’engager l’autoporteur dans la descente. Louvoyant entre les reliefs, il ne fut bientôt qu’un point sombre dans le lointain. Le silence absorba peu à peu le grondement du moteur. « Un proverbe de chez moi dit qu’il vaut mieux un homme déterminé que cent terrorisés, marmonna Duhog. Il aurait été plus encombrant qu’utile. » Ils grimpèrent jusqu’au sommet en forme de fourche, partant parfois dans d’interminables glissades qui les rejetaient plusieurs dizaines de mètres en arrière. La montée n’offrait aucune aspérité, aucune prise. Il leur fallait régulièrement s’arrêter pour reprendre leur souffle. « Je n’aurais pas dû le renvoyer, grogna Duhog entre deux expirations sifflantes. Le refuge de celui qui t’attend n’est peut-être pas si facile à trouver dans cette désolation. — Tu l’as toi-même dit : Kilmo aurait été plus gênant qu’utile. » Duhog observa la jeune femme avec une soudaine attention. « Je ne sais pas grand-chose de toi dans le fond. Ni en tant que femme, ni en tant que sœur. — Tu connais la meilleure part. Le reste n’a aucune importance. — Je me demande… (il retira son masque rigide et essuya, d’un revers de manche délicat, les gouttes de sueur qui perlaient sur son front dévasté) ce que j’aurai envie de faire après ça. — Retourner chez toi ? » Il remit son masque après en avoir épousseté l’intérieur. « Avec toi, je pourrais vivre n’importe où. — Et sans moi ? » Un sourire amer plissa les lèvres du soldat. « Ça, je ne l’ai même pas envisagé. » Ils atteignirent le sommet en forme de fourche après deux ou trois heures d’efforts exténuants. Autour d’eux se dressaient une multitude de dents blanches aux pointes noires acérées. « C’est à partir de là que ça devient compliqué ! » soupira Duhog. Ynolde attendit que son rythme cardiaque retrouve sa fréquence habituelle. « La résonance avec le troisième frère, dit-elle. C’est elle qui nous guidera. » Je connaissais l’odeur et la saveur de Mihak, je connaissais la texture de sa peau et ses soupirs intimes, je connaissais la douceur de ses lèvres et de ses mains, je connaissais ses caresses intimes et ses gémissements de plaisir, mais je ne connaissais pas Mihak. Qui peut se vanter de connaître cette planète mystérieuse qu’est un être humain ? Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête de l’homme ou de la femme qu’on tient dans ses bras et qu’on croit aimer plus que soi-même ? Qui peut épouser le cours de ses pensées intimes ? Qui peut observer le monde à travers ses yeux ? Comment admettre que l’âme de l’homme qui vous arrache des cris de jouissance, des larmes de ravissement et des espérances folles est celle, noire et glacée, d’un démon ? J’ai aimé Mihak de toute la fougue et la naïveté de ma jeunesse. Je l’aurais suivi sur n’importe quel monde où l’auraient porté ses pas, je me serais roulée en boule dans ses bagages, dans ses vêtements, dans sa main, j’aurais été son souffle, sa sueur, son ombre, mais Silf le Jnandiran est entré dans nos vies et la vérité m’est apparue, monstrueuse et salvatrice dans sa nudité. Mihak nous attendait dans sa demeure du haut du Mantouk. Il n’avait rien perdu de notre ascension, de nos démêlés avec les hommes lancés à notre poursuite. Des dizaines de sondes identiques à celle qui m’avait terrifiée à l’entrée de son refuge survolaient la montagne et alimentaient en images les écrans de surveillance. Mihak était bien un frère du Panca. Le troisième maillon de la chaîne qu’il devait former avec quatre autres frères. Il nous a raconté qu’il avait entendu l’appel de la Fraternité quelque temps après avoir reçu son implant et son cakra : le quatrième maillon devait le rejoindre sur Faouk pour lui remettre son âmna ainsi que celle du cinquième frère. La suite des événements ne s’était pas déroulée exactement comme sa hiérarchie l’avait prévu. Mihak avait eu des doutes sur l’organisation secrète à laquelle il appartenait. Il avait voulu s’en ouvrir au maître qui l’avait formé, mais celui-ci avait disparu sans laisser de traces, probablement mort de vieillesse quelque part dans le désert. Alors il avait mené son enquête, interrogé les réseaux du système, fouiné dans les bibliothèques et les archives, et il avait appris que, six siècles plus tôt, la Fraternité avait été mêlée de près à la guerre terrible qui avait opposé de nombreuses planètes et causé la mort de centaines de milliards d’êtres humains. « Vous êtes sûr que votre organisation est responsable de cette guerre ? » a demandé Silf. Je me suis rendu compte que le Jnandiran n’était pas le quatrième frère comme je l’avais toujours cru, mais, au contraire, un homme expédié par ses maîtres pour briser la chaîne. Je ne lui en ai pas tenu rigueur. Il y avait en Silf une forme de grandeur qui excluait la médiocrité. En outre, je me suis souvenue qu’il n’avait jamais rien dit à ce sujet, qu’il s’était contenté de me le laisser croire. « La coïncidence est troublante en tout cas, a répondu Mihak. Le Panca a été impliqué dans chacun des conflits meurtriers qui ont éclaté dans un coin ou l’autre de la Galaxie. — Et vous avez décidé de devenir frère malgré cette coïncidence ? » Nous étions assis dans la grande salle équipée des écrans. Sur l’un d’eux on pouvait voir la femme blonde et l’homme au masque noir gravir avec les pires difficultés les pentes enneigées. Je l’ai admirée et prise en affection, cette femme d’apparence fragile venue d’une planète lointaine pour accomplir la volonté de sa Fraternité. J’avais envie de lui crier de rebrousser chemin et de se mettre en quête d’un autre frère, d’une autre chaîne, d’un autre destin, mais elle ne m’aurait pas entendue, et puis, comme j’éprouvais de la sympathie pour Silf le Jnandiran – davantage que de la sympathie sans doute –, je ne voulais pas compromettre sa mission. « J’étais persuadé que la Fraternité agissait pour le bien des peuples humains, a répondu Mihak. J’ai admis mon erreur. Et j’ai décidé d’être celui qui romprait la chaîne. — Vous avez pris cette décision seul ? » Mihak a jeté à Silf un regard vénéneux. « On est toujours seul quand on prend une décision. Cela n’empêche pas de s’entourer de plusieurs avis. » Silf a pointé l’index sur l’écran où, vus du dessus, la femme blonde et l’homme au masque noir progressaient avec peine sur l’interminable pente immaculée. Je me suis souvenue des souffrances que j’avais endurées sur ces mêmes versants. Eux devaient en plus se débattre dans une neige épaisse et glissante. « Que comptez-vous faire d’elle ? — Récupérer ses implants, son cakra, et les détruire. — Pourquoi ne pas vous contenter d’être le maillon manquant de la chaîne ? — Elle renferme déjà deux maillons. Si je l’épargne, elle pourra recommencer une chaîne ailleurs. — Quand vous l’aurez éliminée, votre hiérarchie recommencera de toute façon une autre chaîne. — Sans doute, mais elle devra reprendre du début. Et les probabilités pour réunir les deux premiers maillons sont infimes. C’est déjà un miracle que le premier et le deuxième frères de celle-ci soient parvenus à s’unir. Les obstacles, les ennemis et les aléas sont si nombreux qu’il faut des centaines d’années™ avant qu’une chaîne puisse être entièrement constituée. En éliminant les deux premiers maillons, nous nous assurerons plusieurs siècles de tranquillité. » Mihak prétendait agir pour le bien de ses frères humains, mais je ne le croyais pas, ou, était-ce la lucidité du désenchantement ? je le voyais à présent comme un misérable félon. Je me rappelais ses mensonges et sa lâcheté devant les hommes de ma communauté. Il n’avait rien tenté pour m’arracher à leurs griffes, il n’avait même pas essayé de jeter une couverture sur mon corps pour soustraire ma nudité à leurs regards. Je crois maintenant qu’il s’est servi de moi : je n’étais qu’un indice parmi d’autres pour ceux qui le recherchaient. « Comment savez-vous que je suis un assassin ? » a demandé Silf. Assassin… Ce mot ne m’a pas fait frémir, je l’ai trouvé beau venant de lui, chargé de mystère et de grandeur. « J’ai été prévenu qu’une école d’assassins de la planète Jnandir avait expédié ses meilleurs éléments dans la Galaxie pour retrouver et tuer les maillons de la chaîne quinte. Dès que je vous ai vu, j’ai su que c’était vous. — Qui vous a prévenu ? — Des amis communs, je suppose. Nous sommes nombreux dans cette galaxie à nous opposer à la volonté hégémonique du Panca. — Je n’ai pas perdu de temps pourtant. Les messages n’ont pas pu arriver avant moi. — Il existe des canaux qui permettent de communiquer instantanément d’un bout à l’autre de la Galaxie. » Silf a eu un sourire empreint d’amertume. « Je suis venu de très loin pour m’apercevoir finalement que je ne servais à rien. » Mihak a suivi des yeux la lente progression de la femme blonde et de l’homme au masque noir sur l’écran. Écrasés par la perspective, ils ressemblaient à deux insectes perdus au milieu de l’infinie blancheur. Ils me faisaient penser à ces xets, qui marchent des jours et des jours dans le désert en espérant trouver une dépouille à manger et qui, à bout de forces, se laissent mourir pour permettre à d’autres bêtes de se nourrir d’eux et de survivre. J’avais pitié d’eux, surtout de la femme – l’homme et son masque m’effrayaient –, mais j’ai enfoui ma compassion au fond de moi. J’apprenais déjà à me méfier de mes sentiments. « Ne croyez pas ça, monsieur l’assassin, a dit Mihak. Vous êtes mieux qualifié que moi pour tuer, c’est votre travail, pas le mien. N’oubliez pas que cette sœur renferme en elle deux maillons. Elle est donc puissante, dangereuse. J’ai eu un aperçu de votre efficacité contre les hommes de la communauté. J’ai besoin de vous. Nous ne serons pas trop de deux pour la combattre. — Hé, on est trois ! » a protesté Witmer. Mihak lui a lancé l’un de ces regards froids et méprisants qui trahissaient sa véritable personnalité. « Si tu ne veux pas finir grillé comme un mourouk sur la broche, mon garçon, il vaut mieux pour toi rester en dehors de ça ! » Witmer s’est renfrogné sur sa chaise. Je l’ai consolé d’une caresse sur la joue. J’étais consciente de l’attraction que j’exerçais sur l’adolescent et je dois reconnaître que j’en jouais. Nous avions tous les trois dormi dans la même pièce après le dîner offert par notre hôte – Mihak ne m’avait pas invitée à le rejoindre dans sa chambre, j’aurais refusé de toute façon, mon amour pour lui avait fondu à une vitesse qui me sidérait, je n’arrivais même plus à le trouver beau –, et je m’étais arrangée pour effleurer de mes mains et de mon souffle Witmer, qui dormait à mes côtés. Il fallait à tout prix que j’existe dans un regard, dans un désir, et ceux de Witmer étaient les seuls disponibles. J’ai cru remarquer que la proposition de Mihak déplaisait à Silf. Le Jnandiran, qui avait une haute opinion de son art, n’avait certainement pas envisagé sa mission sous l’angle de la traîtrise et du partage des tâches. J’avais été impressionnée par sa façon de se battre dans la montagne, par la grâce animale qui accompagnait ses gestes et la douceur étonnante avec laquelle il prenait la vie. Aucune rage, aucune haine dans ses coups. Il y avait quelque chose d’incompréhensible dans ses mouvements : il semblait se déplacer au ralenti au milieu de ses adversaires, comme s’il n’évoluait pas sur le même plan temporel. « Ça ne vous pose aucun problème de trahir votre Fraternité ? a repris Silf. — Je ne la trahis pas, a rétorqué Mihak d’un ton sec. Puisque la hiérarchie observe à chaque instant mes faits et gestes. — Elle n’intervient pas ? — C’est sa grande faiblesse. Elle est obligée de recruter des êtres de chair et de sang pour accomplir son œuvre. Elle a la possibilité de communiquer à tout moment avec chacun de ses membres, mais elle ne peut pas intervenir directement dans la matière. Son système repose sur la soumission et la confiance. — Comment vous a-t-elle recruté ? — Par un frère, un vieux Zidéen de passage à San Telj. Il m’a pris comme disciple et m’a gardé trois ans près de lui. Le temps de ma formation. Avant, j’étais un fils de famille qui tuait son ennui dans l’alcool et les excitants 2n. » Il m’a jeté un regard de biais : « Et les femmes. — Quand vous vous serez débarrassé de cette sœur, que ferez-vous ? — Prendre une bonne cuite. Et puis visiter le vaste univers, sans doute… » Pendant quelques instants, nous avons regardé les écrans en silence. La femme blonde et l’homme au masque noir franchissaient à présent un passage que nous avions parcouru la veille : une étroite et longue corniche surplombant un précipice. Cette même corniche que Mihak avait empruntée à de nombreuses reprises pour me rejoindre sur l’éperon rocheux qui nous servait de lit. J’ai eu envie de lui demander s’il m’avait un peu aimée ou s’il avait seulement soulagé ses pulsions animales en moi. Je n’ai pas eu besoin de poser la question, j’en connaissais la réponse. Puis, presque aussitôt, une idée s’est frayé un passage dans mon cerveau et s’est transformée en une certitude qui m’a coupé le souffle : Mihak ne nous laisserait pas repartir vivants de son repaire. Les félons n’ont pas pour habitude de laisser des témoins derrière eux. J’ai fixé Silf avec insistance. Il s’est tourné vers moi au bout de quelques instants. J’ai vu dans son regard qu’il était arrivé aux mêmes conclusions que moi et j’ai repris confiance. « Comment comptez-vous agir ? a demandé Silf. — Quand ils seront arrivés, nous sortirons ensemble, vous et moi, a répondu Mihak. Ils ne se méfieront pas. Vous éliminerez l’homme. Je m’occuperai de ma chère sœur. Nos cakras se neutraliseront. Ce qui vous laissera le temps de vous retourner contre elle. — Il y a une inconnue dans votre plan : les cakras, justement. On raconte qu’ils sont imprévisibles. — Disons que, comme toute arme symbiotique, sa puissance dépend de sa relation avec le frère qui le porte. — Votre sœur a de l’énergie pour deux, vous l’avez vous-même affirmé. — Je compte sur la surprise, mon ami. Nous devons en avoir fini avant qu’elle ait eu le temps de reprendre ses esprits. » J’ai failli crier à Silf qu’il n’avait pas le droit de prendre la vie de cette femme, qu’il ne pouvait pas être l’ami ni même le complice du traître Mihak, mais j’ai refoulé mes indignations. Après tout, leur histoire ne me concernait pas. J’ai compris mon erreur plus tard, quand je me suis vraiment rendu compte que cette scène se jouait sur le théâtre de l’univers. Accrochée de toutes mes forces à ma minuscule existence, je ne songeais sur le moment qu’à sortir vivante de ce piège et à m’enfuir loin du Mantouk. Finalement, je faisais preuve de lâcheté moi aussi, je ne valais pas mieux que mon ancien amant. Mon intervention n’aurait sans doute pas changé grand-chose, car, en vieillissant, j’en suis arrivée à la conclusion que les destins étaient tracés, mais j’ai mis du temps à me pardonner. Je pense qu’une fois au moins dans sa vie chaque être humain tient le destin de l’univers dans le creux de sa main. Malheureusement, nos regards sont désespérément rivés sur nos pieds. « Ils approchent… » Mihak s’est levé et a marché vers l’écran. Les lumières changeantes ont éclairé son visage, ce visage que j’avais embrassé et caressé avec tant de fièvre et qui, maintenant, flottait dans la pénombre de la pièce souterraine comme un masque repoussant. « Il n’y a rien là-haut. Tu es certaine que c’est par là ? » Duhog observait les sommets enneigés qui tendaient vers le ciel leurs doigts implorants. Tau du Kolpter brillait de tout son éclat et déposait sur les hauteurs une agréable chaleur aussitôt chassée par les rafales de vent. La luminosité aveuglante agressait les yeux clairs d’Ynolde. « On doit être à plus de quatre mille mètres, reprit Duhog. Il ne faut surtout pas se tromper de chemin, car on ne tiendra pas très longtemps. On n’a ni vivres ni équipement. » L’écho du troisième frère résonnait dans le corps d’Ynolde avec une intensité grandissante. Il avait légèrement diminué lorsque, parvenus sur un large plateau, Duhog et elle avaient choisi une direction quelques instants plus tôt, puis de nouveau augmenté lorsqu’ils étaient revenus sur leurs pas. Il s’accompagnait d’un accroissement régulier de la chaleur du cakra. Son arme de sœur semblait la préparer au combat. Un combat contre qui ? Le troisième frère se terrait quelque part dans la montagne ; sa résonance claire et forte le prouvait. Peut-être était-il entouré d’ennemis ? Son périple entre Phaïstos et Faouk avait montré à Ynolde que les adversaires de la Fraternité étaient nombreux et bien organisés. Au nom de quel dieu, de quel principe s’opposaient-ils au Panca ? Étaient-ils liés d’une manière ou d’une autre au mystérieux danger qui menaçait les espèces vivantes ? Qui avait intérêt à ce que la vie s’arrête sur les mondes de matière ? Qui œuvrait pour rendre l’univers à jamais stérile ? Seul le premier frère, l’homme ou la femme qui rassemblerait en lui les cinq âmnas, aurait les réponses à ces questions. Ynolde participerait à sa manière à l’ultime affrontement puisque le premier maillon serait nourri de son principe vital. Il lui fallait disparaître, sacrifier son individualité pour donner une chance à la chaîne quinte de se former. Elle ne s’en indignait plus. Elle acceptait son sort, non pas avec la résignation de ceux que l’adversité met à genoux, mais en toute conscience, dans un abandon qui l’emplissait de joie. « J’en suis sûre. » Un reflet scintillant attira son attention. Elle crut qu’un oiseau la survolait, aperçut un petit objet circulaire qui disparut à grande vitesse derrière un pic rocheux. « On nous observe et nous attend », murmura-t-elle. Ils reprirent leur marche harassante dans la neige qui devenait collante avec la légère hausse de la température. Ils s’engagèrent dans un passage étroit et plat entre deux précipices. Duhog avançait précautionneusement, éprouvant à chaque foulée la consistance du sol. Ils parcoururent une trentaine de mètres sans encombre, puis la neige se déroba sous les pieds d’Ynolde. Elle perdit l’équilibre et bascula dans le vide. Elle se reçut, après une vingtaine de mètres en chute libre, sur un surplomb rocheux. L’épaisse couche neigeuse amortit le choc. Elle demeura quelques instants étourdie avant qu’une vive douleur à la jambe ne la ramène à la conscience. « Ynolde ! Ynolde ! » La voix angoissée de Duhog. Elle n’eut pas la force de lui répondre. Allongée sur le bord du promontoire, d’une largeur de cinq ou six mètres, elle voyait au-dessus d’elle la paroi noire abrupte dont les rares aspérités se coiffaient de petits chapeaux de neige. Elle baignait dans une pénombre glacée. Elle voulut se redresser, mais la douleur à sa jambe l’en empêcha. Elle pensa qu’elle s’était brisé les os. Le moindre de ses mouvements risquait de la précipiter dans le vide. La chaleur du cakra consuma les pensées de panique qui l’assaillaient. « Ynolde ! Ynolde ! — Je suis là. » Elle eut l’impression que son hurlement lui arrachait un bout de la jambe. « Ça va ? — Je suis blessée. Je ne peux pas bouger. — J’arrive. » Duhog entama la descente de la paroi. Elle voulut lui dire que c’était inutile, trop dangereux, qu’il ne réussirait pas à remonter avec elle, elle n’en eut pas la force. Entre ses cils, elle le vit progresser centimètre par centimètre, collé à la roche, parfois agrippé à des prises étroites que ses doigts épais semblaient incapables de saisir. Elle entendit des coups et comprit qu’il plantait ses sorsenns le long des passages les plus lisses. Elle se demanda s’il en aurait en quantité suffisante. Il se maintenait parfois à la paroi par la seule force de ses doigts, ses jambes pendant dans le vide. Irradiée de la chaleur du cakra, elle oublia sa douleur pour l’encourager mentalement. Ahanant, il enfonça le dernier de ses sorsenns quatre ou cinq mètres au-dessus du surplomb, acheva la descente en s’aidant des maigres aspérités et sauta près d’elle en soulevant une petite gerbe de neige. « Ça va ? » Elle acquiesça d’un clignement de cils. Il se pencha sur elle pour examiner sa jambe. Il transpirait abondamment. Elle gémit lorsqu’il palpa l’endroit d’où jaillissait la douleur, puis lorsqu’il retroussa le bas de son pantalon. « Fracture péroné tibia, murmura-t-il. Tu ne peux plus marcher. — Il le faut. — Je n’ai rien pour te faire une attelle. À moins que… » Il tira son défatome d’une poche profonde de sa combinaison et en démonta le canon, d’une longueur de trente centimètres. Puis il dégrafa la ceinture qui contenait ses sorsenns et entreprit de l’enrouler autour du canon de son arme plaqué contre la jambe d’Ynolde. « Attention, ça va faire mal. » Il serra la ceinture aussi fort que possible avant de la nouer. La douleur, atroce, se déploya dans le corps d’Ynolde. Des larmes s’écoulèrent de ses yeux et tracèrent sur ses joues leurs sillons d’abord chauds puis glacés. « Vraiment pas terrible, mais c’est toujours mieux que rien, maugréa Duhog. Maintenant, il va falloir remonter là-haut. — Tu penses y arriver ? — On n’a pas le choix. » Il retira son masque pour éponger sur son front les gouttes de sueur durcies par le froid. « Va pas falloir se rater. » Il caressa le visage d’Ynolde du dos de la main avant de remettre son masque. « C’est sans doute la dernière fois que je te serai utile à quelque chose, ajouta-t-il avec un sourire. Je ne sais pas si j’y arriverai, mais je promets au moins d’y mettre toutes mes forces. — Je sais qu’elles sont immenses. » Il leva les yeux sur la paroi. « J’espère que les sorsenns sont bien plantés. » Il jeta un coup d’œil vers le bas. « Sinon, c’est un plongeon de plus de mille mètres. Il va falloir que tu t’accroches, Ynolde, je n’ai rien pour t’attacher. » Elle s’efforça de sourire. « Je suis déjà attachée. » Il se pencha sur elle pour l’embrasser sur les lèvres. « Tu risques d’avoir mal par moments. — Je suis prête. » Il s’accroupit à ses côtés pour qu’elle puisse, en se redressant, passer les bras autour de son cou, puis il se releva lentement en la soulevant du sol. La jambe brisée de la jeune femme entra en contact avec celle de Duhog. La douleur, implacable, faillit lui faire lâcher prise. Elle serra les dents et raffermit sa prise en croisant ses doigts à la base du cou de Duhog. « C’est parti ! » Il leur fallut un long moment pour gravir les premiers mètres. Duhog choisissait ses prises avec soin avant de se hisser un peu plus haut d’une poussée. Ynolde se cramponnait à lui à la seule force de ses bras. Ses jambes ne lui étaient d’aucune utilité, poids mort qui les tirait tous les deux vers le bas et contraignait le soldat à modifier sans cesse son centre de gravité. Elle sentait sur sa poitrine, sur son ventre, les longues contractions des muscles de Duhog, l’effort titanesque qu’il fournissait pour les remonter. « Tu tiens bon ? murmurait-il régulièrement. — Oui, et toi ? — Ça va. » Elle se collait le plus possible à son dos pour faire corps avec lui. Elle s’efforçait de lui faciliter la tâche en essayant d’anticiper et d’accompagner ses mouvements. La douleur s’assourdissait par moments, à d’autres elle plantait férocement ses crocs dans sa chair. Le cakra chauffait de plus en plus, et elle se demandait si cette escalade n’était pas l’ultime combat auquel il l’avait préparée. Ils atteignirent le passage lisse où Duhog avait planté ses sorsenns. Les armes métalliques ployèrent légèrement sous leur poids mais ne cédèrent pas. Elle s’aperçut que les mains de Duhog saignaient, incisées par les lames courbes et bien aiguisées. Il soufflait bruyamment, expulsant de temps à autre un long soupir ou un cri de rage. Les doigts d’Ynolde, qui supportaient pratiquement tout son poids, glissaient et se décroisaient peu à peu. Elle ne tiendrait plus très longtemps. La douleur et la fatigue s’associaient pour lui faire lâcher prise. « Encore un peu », murmura-t-il. Elle s’agrippa de toutes ses forces restantes au souvenir de son père. Il n’avait pas renoncé à l’issue d’un interminable voyage de quatre-vingts ans, il avait surmonté sa solitude et sa souffrance pour remettre son âmna au quatrième frère. Elle n’avait pas le droit d’abandonner. Duhog se hâtait maintenant. Il avait senti qu’elle était sur le point de céder et ne prenait plus le temps d’assurer ses prises. À deux reprises, son pied dérapa sur la roche glissante, mais, restant suspendu quelques secondes, il parvint à se rabattre sur une autre aspérité. « On y est presque. » Dans un dernier effort, Duhog parvint à se hisser en haut de la paroi. Il s’allongea avec douceur dans la neige pour permettre à Ynolde de se détacher de lui. Ils restèrent tous les deux étendus côte à côte, reprenant leur souffle. « Tu es plus lourde que je croyais, soupira-t-il. — Et toi aussi fort que je le pensais… » « Nous y sommes. » L’écho du troisième frère emplissait maintenant Ynolde tout entière. Duhog l’avait portée jusqu’au pied d’une crête noire en partie couverte de neige. Il s’était de temps à autre arrêté pour détendre ses bras tétanisés. Ses mains avaient cessé de saigner. Elle l’avait régulièrement embrassé dans le cou pour lui donner du courage. Il avait marché encore deux heures, ralenti par son fardeau, avant d’arriver devant la crête isolée. La douleur à la jambe d’Ynolde s’était peu à peu assoupie. Elle ignorait si ce répit était dû à l’attelle rudimentaire confectionnée par Duhog ou à la chaleur de plus en plus intense du cakra. Duhog épousseta la poudreuse de l’échine arrondie d’un rocher pour y déposer Ynolde. Exténué, il s’assit à ses côtés. « Retire ton masque, dit-elle. J’ai envie de voir ton visage. » Il obtempéra. Elle contempla un long moment ses traits ravagés par le pirok, glissa la main derrière sa nuque et l’attira à elle. Elle posa les lèvres sur ses multiples cicatrices. « Comment pourrai-je un jour te remercier, Duhog ? — Tu l’as déjà fait. Tu m’as comblé au-delà de ce que j’espérais. Comment va ta jambe ? — Ton attelle a fait de l’effet, on dirait. — Je ne crois pas. Aucune attelle ne supprime la douleur des premières heures. J’ai senti la chaleur de ton arme. — Alors elle t’a aussi aidé à trouver les… » Un mouvement au-dessus d’eux l’interrompit. Deux silhouettes étaient apparues sur la pente de la crête. Deux hommes. L’un, aux cheveux longs et aux yeux sombres, portait une tunique et un pantalon à la mode rananki ; l’autre, aux cheveux bouclés et aux yeux verts, était vêtu d’une astrelle noire et droite. Ils venaient d’un pas tranquille dans leur direction. L’un de ces deux hommes était le troisième maillon de la chaîne. Son écho montait en elle comme un chant. Elle en fut bouleversée. « C’est lequel des deux ? » demanda Duhog. Elle n’eut pas le temps de répondre. L’homme aux cheveux longs dévala tout à coup la pente à vive allure en direction du soldat. Duhog bondit sur ses jambes. Sa main chercha machinalement un sorsenn. En vain : ils étaient tous restés plantés dans la paroi. Le premier instant de surprise passé, Ynolde plongea la main dans le cakra. Sa chaleur lui embrasa tout le corps. Lorsqu’elle tira son arme de l’étui de sangue, elle s’aperçut que l’autre homme, celui à l’astrelle noire, braquait sur elle son propre disque de feu. CHAPITRE XXIV Légende de Kolkwin, planète Faouk : Voici Kolkwin, le grand dieu à la cuirasse d’airain, qui vient, armé de son épée flamboyante. Il fond sur les mille et un démons évadés de l’enfer où ils étaient enfermés. Ce fut un homme qui leur ouvrit la porte. Seul un homme à l’âme emplie de noirceur était capable d’entendre leurs supplications, et il s’en fut les délivrer afin de se venger de ses frères humains qu’il accusait de lui avoir volé ses enfants, ses terres et ses bêtes. Les démons s’abattirent sur la terre des hommes, détruisirent les récoltes, exterminèrent les troupeaux, incendièrent les maisons, violentèrent les femmes, tuèrent les enfants, causèrent tant et tant de malheurs que Kolkwin, le dieu à l’épée flamboyante, percevant les lamentations des créatures humaines, résolut d’intervenir. La bataille dura mille et un ans. Mille et une années pendant lesquelles l’épée flamboyante de Kolkwin s’abattit sans relâche sur les démons. Mais à peine en tuait-il un qu’un autre renaissait dans la colère et la souffrance des hommes. La mille et unième année, Kolkwin, las des vaines batailles, entre alors dans un violent courroux : Voici, dit-il aux hommes, que je vous viens en aide, que je tue les démons qui ravagent votre terre et que vous, par votre colère, par vos ressentiments, par votre envie, par vos pensées, vous les ressuscitez. Les hommes alors comprennent leur erreur et cessent enfin de se diviser. Kolkwin pourchasse les démons qui, désormais sans refuge, périssent l’un après l’autre sous ses coups. Les hommes rendirent grâce au grand dieu et connurent une période faste de mille et un ans. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. ÉPUISÉ par son escalade et sa longue marche, Duhog n’opposa qu’une courte résistance à son adversaire. Ses correcteurs génétiques ne lui fournirent pas le surcroît de puissance et de rapidité nécessaires face à un combattant d’une telle qualité, un maître de l’espace et du temps. Il réussit à esquiver le premier coup, mais il avait déjà pris du retard et il sut que la fin était proche. Il résista le plus longtemps possible cependant, pour donner le maximum de chances à Ynolde. Il avait vu, du coin de l’œil, que l’homme vêtu de l’astrelle noire avait pointé sur elle un disque en tous points identique à celui de la jeune femme et, en un éclair, il avait compris qu’elle avait été trahie par son frère. Elle avait accompli tout ce périple, affronté tous ces dangers pour tomber dans les filets d’un renégat, et cette constatation, bien plus que la perspective de sa propre mort, le révoltait. Il perdit de vue son adversaire une fraction de seconde. Un poing s’abattit sur le haut de son crâne avec la force et la dureté d’une pierre. Un craquement retentit. Ynolde avait pourtant dit qu’elle percevait la… résonance… du troisième maillon. Il n’y avait donc aucune différence entre un frère loyal et un traître ? Duhog tomba à genoux dans la neige. Il fut projeté quelques années en arrière, la tête coincée dans le terrier, les dents du pirok lui arrachant la peau, la souffrance, les clameurs, la surexcitation de l’animal… Il était si heureux de l’avoir connue… Le visage d’Ynolde se superposait à celui de la jeune fille qu’il avait passionnément aimée sur l’île de Fango… Il crut ressentir un courant de respect et de sympathie de la part de son adversaire. Il s’en étonna. Il n’avait jamais rien éprouvé de tel en tuant ses ennemis. Indifférence, rage parfois, peine rarement, mais jamais de bienveillance. Il avait aimé cette femme plus que lui-même… Ynolde… Il ne regrettait rien… Il crut entrevoir un éclair éblouissant avant de recevoir un deuxième coup sur ses vertèbres cervicales et de s’effondrer de tout son long sur le sol déjà glacé comme la mort. Après avoir achevé l’homme au masque, Silf se retourna. Les deux frères du Panca se faisaient face, Mihak debout dans la pente enneigée, la jeune femme blonde assise sur le rocher. Ils avaient vu sur les écrans qu’elle s’était brisé la jambe à la suite de sa chute dans le ravin. Son compagnon l’avait rejointe sur le surplomb rocheux et lui avait posé une attelle sommaire avant de la remonter. Leur complicité intime avait transpiré de leurs gestes tendres. Les cakras de Mihak et de sa sœur avaient craché en même temps des cercles flamboyants qui s’étaient heurtés à mi-chemin et avaient formé une boule incandescente et suspendue d’une largeur de deux mètres, qui brillait d’un éclat intense, comme si le feu se nourrissait de lui-même. La volonté chez Mihak se manifestait par une crispation des traits tandis qu’aucune expression n’altérait le visage pur de la jeune femme. Silf n’eut aucun doute sur l’issue de l’affrontement : la fureur de l’un se dissoudrait dans la sérénité de l’autre. « Qu’est-ce que tu attends ? » hurla Mihak. Silf s’approcha de la jeune femme. Elle ne lui prêtait aucune attention, concentrée sur son affrontement avec son frère. Quelque chose l’empêcha de se jeter sur elle. C’était pourtant pour la tuer, pour briser la chaîne, qu’il avait effectué cet interminable périple. Il se remémora les propos de maître Toerg, qui correspondaient pratiquement mot pour mot à celles de Mihak : la Fraternité du Panca avait été impliquée dans tous les conflits meurtriers qui avaient ensanglanté la Galaxie, il ne fallait à aucun prix laisser les maillons de sa chaîne s’unir, ou une nouvelle catastrophe s’abattrait sur les peuples humains. La jeune femme lui accorda un bref regard dans lequel il ne lut aucune peur. Elle garda son cakra pointé sur Mihak. La neige fondait autour d’eux, liquéfiée par la chaleur intense qui se dégageait de la boule de feu. Les paroles du vieux professeur Stegar Mirgo résonnèrent dans l’esprit de Silf et dominèrent la voix de maître Toerg : Les choix que vous serez amené à faire seront cruciaux, pas pour vous, pour l’ensemble des êtres humains… Soyez à l’écoute de votre cœur… Il se répéta qu’il était là pour accomplir la volonté de ses maîtres, pas pour faire des choix. Il n’était pas un homme qui décidait mais un thanaüte, un exécutant. Ses états d’âme n’avaient aucune importance. « Vite ! » gémit Mihak. Silf se tenait maintenant derrière la sœur. Le vent soulevait les cheveux blonds de la jeune femme et dévoilait un cou à la finesse irréelle. Il n’avait qu’à lever le bras pour la frapper à la nuque et lui briser les vertèbres cervicales. Comme du givre. Elle ne sentirait rien. La chaleur de la boule de feu léchait la face du Jnandiran. Le temps sembla se suspendre. Des choix cruciaux. De nouveau, la voix douce de maître Toerg domina le tumulte de ses pensées. Il s’adressait aux vingt élèves assis devant lui dans l’une des cours du Thanaüm tendue d’une ombre rafraîchissante : Nous ne serons pas toujours à vos côtés pour vous dicter votre conduite ; sur le terrain, il vous appartiendra, et à vous seuls, de prendre vos décisions ; il vous faudra alors oublier vos principes pour entendre vos voix intérieures ; seul le choix donne du prix aux actes… La grâce, l’harmonie se tenaient du côté de la sœur du Panca. « Tue-la ! » glapit Mihak. Silf abattit son poing, mais, au dernier moment, il dévia la course de son bras et ne frappa que le rocher, soulevant une gerbe de neige fondue. La sœur ne réagit pas, le regard toujours rivé sur son frère. La boule de feu diminua brusquement, son éclat s’estompa, elle se réduisit à la taille d’une tête puis disparut, comme absorbée par l’air. La peur maintenant déformait le visage de Mihak. Ses yeux verts exorbités supplièrent Silf d’intervenir, mais, comme le Jnandiran ne bougeait pas, il poussa un hurlement de rage et de terreur, projeta son disque de feu sur la jeune femme, qui l’évita d’un simple retrait du torse, puis s’enfuit en courant sur la pente. Glissant sur la neige, il retomba de quatre ou cinq mètres avant de se relever et de repartir en semant des gémissements derrière lui. Le cercle de feu jaillit du cakra de la sœur, fusa à la vitesse de l’éclair en direction de Mihak et le frappa entre les épaules, enflammant son astrelle noire. Il parvint à la faire passer par dessus sa tête et à la jeter derrière lui comme il se serait débarrassé d’une ombre maléfique, mais le feu avait déjà dévoré la tunique du dessous pour se répandre sur sa peau. Il n’eut pas le temps de retirer ses autres vêtements, il s’écroula de tout son long sur la neige. Impressionné par l’extraordinaire puissance du cakra, Silf le regarda agoniser en se tordant de douleur sur le sol. Le feu lui ravageait déjà le cou et le bas du visage comme une bête féroce insatiable. De la tunique et du pantalon ne subsistaient que quelques lambeaux rétractés et fumants. Mihak essaya de se rouler dans la neige pour apaiser les brûlures qui le ravageaient. Sa peau rougissait puis noircissait à une vitesse effarante. Il n’eut bientôt plus la force de bouger, ni même celle de gémir. Silf ne songea pas à fuir pendant qu’il en était encore temps, même lorsque la sœur du Panca se retourna et leva sur lui son cakra. Ynolde vit, allongé quelques mètres plus loin, le corps inanimé de Duhog. Un frémissement de colère la parcourut. L’homme qui se tenait devant elle l’avait exécuté sans lui laisser la moindre chance, profitant de son épuisement. Il n’avait pas l’air d’un meurtrier pourtant, avec ses longs cheveux bruns, ses traits délicats, son regard doux et son corps svelte. La chaleur du cakra baissa brusquement, comme s’il avait épuisé son énergie dans l’affrontement avec le troisième frère. Elle se demanda pourquoi son arme la lâchait à cet instant. Cela signifiait-il que la chaîne prenait fin avec la traîtrise du troisième frère ? Que la Fraternité avait échoué ? Elle était désormais à la merci du tueur, incapable de fuir, incapable de se défendre. Pourquoi n’était-il pas intervenu plus tôt, quand, absorbée par son combat, il aurait pu la frapper sans qu’elle ne puisse esquisser un geste ? Pourquoi n’avait-il pas répondu aux injonctions du troisième frère ? La chaleur douce, agréable, du cakra était insuffisante pour décocher un nouveau cercle de feu. Ynolde n’avait plus qu’une envie désormais, rejoindre Duhog dans la mort. La félonie du troisième frère sanctionnait son propre échec. Et l’échec de frère Ewen. Il ne pouvait y avoir de hasard. Si la chaîne se brisait, c’était parce que son père et elle n’avaient pas su trouver le bon maillon, qu’ils avaient manqué de clairvoyance. Elle baissa son bras et reposa le cakra sur sa cuisse. La douleur à sa jambe lui semblait lointaine, tapie au plus profond de ses fibres. L’homme ne bougeait toujours pas, la fixant avec un mélange d’intérêt et de bienveillance surprenant de la part d’un ennemi. « Qu’attendez-vous pour me tuer ? demanda-t-elle d’une voix lasse. — Et vous, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? répondit-il en désignant le cakra. — Je l’aurais fait si mon arme m’en avait donné la possibilité. Elle n’a plus d’énergie. — Vous souhaitez venger votre ami ? — Je voudrais surtout le rejoindre. Qui êtes-vous ? — Silf, de la planète Jnandir. Je suis un thanaüte, un assassin, et j’ai été envoyé pour vous tuer. Je ne pensais pas… — Être obligé de tuer une faible femme ? — … que je serais touché par votre grâce. — Ma grâce ? — Vous avez combattu sans haine, sans grossièreté, contrairement à votre frère. — Un assassin accorde donc de l’importance à ce genre de choses ? — La grâce, c’est ce qui indique que nous sommes dans le vrai, dans le juste. Que ce soit pour donner la mort ou pour célébrer la vie. — Vous avez tué Duhog avec grâce ? — Je ne suis qu’un passeur, je n’ai pas d’opinion sur ceux que je suis chargé de tuer, je les entoure de ma compassion. — Vous a-t-on expliqué pourquoi vous deviez briser la chaîne ? — On m’a dit que la Fraternité du Panca préparait une guerre dévastatrice. — Vous le croyez ? — Si j’étais un bon thanaüte, je ne réfléchirais pas, j’obéirais à mes maîtres. — Le cinquième pilier, le pilier de l’obéissance aveugle… — Un homme à San Telj m’a recommandé d’écouter mon cœur. — Que dit votre cœur ? » Il ne répondit pas. Le vent était tombé. Les rayons obliques de Tau déposaient une douce tiédeur sur les hauteurs du massif. Un voile mauve s’était tiré sur la neige. Le calme redescendit sur Ynolde, ses tensions et sa colère s’évanouirent. De nouveau l’écho qu’elle avait perçu depuis qu’elle était arrivée au pied du Mantouk résonna en elle. L’écho du troisième frère, puissant, harmonieux. Les scènes que nous avons vues, Witmer et moi, sur les écrans de la salle de surveillance de Mihak resteront à jamais gravées dans ma mémoire. La femme blonde à la jambe brisée et l’homme au masque noir devisaient paisiblement, assis sur un rocher. Elle ne semblait pas souffrir de sa fracture. Son compagnon avait fait preuve d’une adresse et d’une force stupéfiantes lorsqu’il était descendu la chercher sur le surplomb rocheux et qu’il avait escaladé la paroi en s’aidant des armes blanches qu’il avait plantées dans la roche. Un seul facteur peut donner une telle énergie, une telle rage de vivre : l’amour. Mihak et Silf sont sortis de la demeure souterraine et se sont avancés tranquillement vers les nouveaux arrivants. Ces derniers ne se sont doutés de rien jusqu’à ce que Silf se précipite sur l’homme au masque. Le combat n’a pas duré longtemps entre ces deux-là, quelques secondes peut-être. Son adversaire, un combattant expérimenté pourtant, n’avait aucune chance contre le Jnandiran. Frappé une première fois au-dessus du front, il est tombé à genoux, un deuxième coup sur la nuque l’a étendu pour le compte. Les cercles de feu ont jailli en même temps des cakras de Mihak et de la femme blonde. Ils se sont heurtés l’un l’autre, engendrant une énorme boule ardente qui a brillé d’un tel éclat que les écrans ont paru prendre feu. J’ai eu l’impression que les dieux des légendes d’avant Ranank s’affrontaient sur le toit du monde, et que de l’issue du combat dépendait l’avenir de leurs créatures. J’ai souhaité que Mihak soit vaincu et embrasé par le feu de la sœur du Panca. La vengeance entrait pour une bonne part dans mon désir, rancune d’une femme trahie et abandonnée à son triste sort, mais je penchais également pour la cause que je pressentais juste et qui ne pouvait pas être assimilée à la tromperie, à la traîtrise. Même blessée, même fatiguée, la sœur prenait peu à peu l’ascendant sur Mihak. Elle renfermait en elle deux maillons, deux âmnas. Il a fléchi une première fois et appelé Silf au secours. Celui-ci s’est approché de la femme blonde et a levé le bras pour la frapper. Je l’ai supplié intérieurement de ne pas achever son geste. Si son âme était aussi pure que je le pensais, il ne pouvait pas être l’allié d’un homme corrompu. Son poing n’a frappé que la roche. Dès lors, l’issue du combat ne faisait plus l’ombre d’un doute. La boule de feu s’est évanouie, Mihak a compris qu’il était perdu, jeté son arme et tenté de s’enfuir. Lorsque le cercle de feu l’a touché, j’ai éprouvé pour lui de la pitié. Sa souffrance, si intense que je l’ai ressentie dans ma propre chair, m’a lavée de ma colère. Il n’était plus qu’un être de chair et de sang aux prises avec un feu impitoyable et une terreur incommensurable. Sa mort m’a soulagée. La sœur a ensuite tourné son arme sur Silf. J’ai retenu ma respiration. « Il ne l’a pas tuée, a murmuré Witmer, livide. Pourquoi le tuerait-elle ? — Il a tué son ami », ai-je dit dans un souffle. Le disque est resté pointé sur Silf un temps qui m’a paru durer une éternité, mais il n’a pas craché son cercle. Elle a replié son bras. Ils se sont mis à parler. Je n’entendais pas ce qu’ils disaient, seulement des fredonnements, mais, même si je ne saurai jamais ce qui s’est passé dans leurs têtes, j’ai deviné que ces deux-là s’apprivoisaient, se reconnaissaient. Nous, les êtres ordinaires, nous nous pensons à jamais exclus de ces sphères où se livrent les batailles fondamentales, mais j’aime à croire que ma pensée a eu de l’influence sur Silf au moment de prendre sa décision. Ils ont continué de converser un long moment. Witmer et moi n’avons pas osé sortir de la demeure souterraine bien que la bataille fût achevée. Assis en tailleur aux pieds de la sœur, Silf l’a écoutée d’un air attentif. Au bout de quelques instants, il s’est relevé, est allé chercher le corps de Mihak et l’a porté devant la sœur. Elle s’est penchée pour extraire de l’occiput du mort un objet long et fin, une sorte d’aiguille, l’implant vital sans doute. Puis Silf a récupéré le cakra qui gisait dans la neige et l’a examiné. Apparemment, il n’avait subi aucun dommage. Ils sont restés dehors, à la même place, jusqu’à la tombée de la nuit. Witmer et moi n’avons pas bougé non plus. Les images de la montagne continuaient de s’afficher sur les écrans comme en plein jour. Les caméras des sondes perçaient les ténèbres avec la même facilité que les animaux nyctalopes du désert. Mes yeux sont restés fixés sur Silf et la sœur jusqu’à ce que la fatigue les ferme. Je me suis rendu compte que Witmer s’était déjà endormi, et j’ai fini par céder à mon tour à l’appel enchanteur du sommeil. « Comment puis-je être un frère, moi qui n’en ai jamais rencontré ? » demanda Silf. L’aube teintait de mauve les reliefs et soufflait les étoiles. Le froid était devenu glacial quelques heures avant l’avènement du jour. Ils avaient passé toute la nuit à parler. Ynolde avait entamé sans tarder la formation de Silf. Elle lui avait enseigné les grands principes de la Fraternité, les cinq piliers, les cinq branches de l’étoile, les cinq cornes et les cinq ailes du pentale, l’obéissance aveugle, le secret, la droiture, la vigilance et la confiance. Elle lui avait affirmé qu’un grand danger menaçait les espèces vivantes de la Galaxie et que seule la reconstitution de la chaîne permettrait de l’éloigner. Elle lui avait raconté l’histoire de la Fraternité, une organisation secrète fondée par les pentarques après la guerre des Cinq Siècles. Anciens officiers, las des massacres et des destructions, ils avaient décidé de prévenir ou d’enrayer les conflits qui ensanglantaient les mondes humains. Ils avaient découvert la transmission à travers l’espace, les « chuchotements des anges », des fréquences universelles qui traversaient la Galaxie et permettaient les communications instantanées quelles que fussent les distances. Elle avait évoqué le rôle de l’implant vital, chargé à la fois de mémoriser l’âmna du frère qui le portait et d’amplifier les fréquences, donc de favoriser la réception des messages. Les mots s’écoulaient de la bouche d’Ynolde comme l’eau claire d’une source. Elle avait ensuite retracé la vie du cinquième maillon, frère Ewen, son propre père, et les circonstances qui l’avaient conduite à le rejoindre sur Phaïstos. Il prendrait connaissance des détails de leurs deux histoires dans les âmnas qu’il recevrait à l’issue de son initiation. Et, s’il le souhaitait, dans le carnet où elle avait relaté la première période de sa vie. Ils devaient se hâter : chaque instant perdu amenuisait les chances de réussite de la chaîne. Comme elle n’avait pas eu le temps de former un successeur, il serait à la fois son successeur et le troisième maillon de la chaîne quinte. Il récupérerait le cakra et l’implant vital de frère Mihak, qui avait renié la Fraternité, et se mettrait aussitôt en quête du deuxième frère. De temps à autre, une onde de douleur montait de sa jambe brisée et s’évanouissait dans le corps d’Ynolde. « Je ne sais pas comment cela est possible, répondit-elle, mais c’est toi, je n’ai aucun doute à ce sujet. La résonance a continué et s’est même amplifiée après la mort de Mihak, et puis mon cakra a refusé de te frapper de son feu. Les voies de la Fraternité ne sont pas toujours celles qu’on imagine. De toute façon, tu pourras le vérifier aussitôt après ton initiation : tu recevras l’appel qui te dira où aller pour rejoindre le deuxième frère. Je crois aussi que ton enseignement au Thanaüm t’a préparé aux épreuves qui t’attendent : tu es déjà appuyé sur le pilier de la droiture. — Mihak disait qu’il avait suivi une formation de plusieurs années auprès de son maître. — Comme moi j’ai vécu cinq annéesTO auprès de mon maître Gest Asraour. Comme mon père est demeuré cinq annéesTO auprès de son maître Ebenezer. C’est la procédure habituelle. Mais la période n’est pas habituelle et nous devons emprunter des voies inattendues, des raccourcis. Sans doute la capacité d’adaptation est-elle l’une des clefs. Nos ennemis pensent maintenant que la chaîne s’est brisée. Leur erreur te laissera davantage de temps pour rejoindre le deuxième frère. — Et si je ne recevais pas l’appel ? — Alors je me serais trompée. Et j’aurais été une piètre sœur qui ne méritait pas la confiance de la Fraternité. — Quand prévois-tu de m’initier ? — Maintenant. — Je ne sais pas encore tout ce que je dois savoir. — Tu l’apprendras au fur et à mesure de tes besoins. N’oublie pas : tu auras trois vies, trois mémoires en toi. C’est une somme de souvenirs considérable. Je pense aussi que la Fraternité se manifestera lorsque tu en ressentiras le besoin. Es-tu prêt ? — Que deviendras-tu après ? — Quand tu auras retiré mes deux implants ? Je n’en sais rien, mais, quoi qu’il arrive, j’accepte mon sort avec joie. — Je suis désolé d’avoir tué l’homme que tu aimais. » Elle garda quelques instants la tête penchée sur le côté. « La seule chose qui importe, c’est que tu sois le troisième frère. — Je suis prêt. » Silf débordait d’une joie et d’un feu qu’il n’avait jamais éprouvés dans l’enceinte du Thanaüm. Il n’avait pas l’impression de trahir ses maîtres comme Mihak avait renié la Fraternité, mais au contraire d’accomplir leur vraie volonté, leur volonté cachée. Il était maintenant persuadé que leur alliance contre nature avec les hommes nus de Sât n’était qu’un leurre, une manière subtile de lancer leurs ennemis sur des fausses pistes. S’ils avaient proclamé qu’un de leurs élèves partait pour devenir le troisième maillon de la chaîne pancatvique, ils auraient considérablement réduit ses probabilités de réussite. Voilà pourquoi ils étaient les plus grands assassins de la planète Jnandir, et sans doute les plus grands assassins de tous les temps : ils ne se trouvaient jamais là où leurs adversaires les attendaient. Lorsqu’ils se rendraient compte de leur erreur, les prêtres de Sât et leurs alliés, grossiers et bruyants, auraient un temps de retard. « Mets-toi en position », dit Ynolde. Il s’agenouilla le plus près possible du rocher pour qu’elle puisse le toucher sans être obligée de se pencher. Elle lui rappela les cinq piliers du Panca, lui fit jurer solennellement de consacrer son existence à la Fraternité, de renoncer aux contingences affectives et sociales, de partir sur-le-champ sans exiger d’explication dès que la Fraternité lui en donnerait l’ordre, de garder le secret de son appartenance au Panca quoi qu’il advînt et, enfin, de former un successeur afin de ne jamais briser les chaînes tissées par le temps. Il répéta les formules d’une voix claire et forte. « Penche-toi. » Elle dégagea la nuque de Silf et se saisit de l’implant vital de Mihak. Le feu du cakra ne l’avait pas altéré. Il vibrait et palpitait dans sa paume. Il contenait l’âmna d’un traître, mais la traîtrise était l’une des facettes de l’esprit humain, utile comme toutes les expériences. Elle n’eut pas besoin de se demander à quel endroit précis poser la pointe effilée. L’implant lui échappa des mains, se planta de lui-même dans le bas de l’os occipital et s’enfonça dans le cerveau de Silf. Il eut un petit tressaillement lorsque l’aiguille se fraya un passage dans son cerveau et que les crochets de la tête se fixèrent dans l’os, ne laissant dépasser qu’un minuscule cercle légèrement renflé. L’insertion n’avait provoqué aucun saignement. Il resta un moment penché, comme tétanisé, puis il se releva et fit quelques pas chancelants. « Comment te sens-tu ? demanda Ynolde. — J’ai eu l’impression de perdre l’équilibre, répondit-il. J’ai eu envie de l’arracher de ma tête pendant quelques secondes, mais maintenant ça va. — Moi, j’ai eu une sensation de nausée pendant plusieurs semaines. Chacun réagit différemment. Tu as désormais en toi la mémoire de Mihak. Comme si tu avais vécu deux existences. — Pour l’instant, je ne me souviens que d’une. — L’autre te sera peu à peu révélée. Ainsi que celle de frère Ewen et la mienne. Voici ton cakra. » Il se saisit du disque de feu qu’elle lui tendait, l’ancienne arme de Mihak, et glissa aussitôt sa main dans la fente. Il crut l’avoir plongée dans un four à haute température. La sensation de brûlure s’étendit jusqu’à son épaule puis se diffusa dans son corps. Il la supporta comme il avait enduré les chaleurs torrides et les froidures glaciales du désert d’El Bahim. Il se sentit à la fois éprouvé et accepté par le feu. Il comprit que la symbiose était en train de s’accomplir entre son arme et lui. Malgré sa jambe brisée, Ynolde avait tenu à se mettre à genoux. « Tu brûleras nos corps et laisseras nos cendres se disperser du haut de cette montagne, lui avait-elle dit avant de lui demander de la porter devant le corps de Duhog. — Tu penses donc que tu vas mourir ? » Elle avait souri. L’éclat bleuté de Tau s’accordait à sa beauté lumineuse. Un silence paisible imprégnait le massif du Mantouk. La neige avait en partie fondu et dévoilé les surfaces noires et grises des crêtes. « Je ne le pense pas, j’en suis certaine. — C’est ta volonté ? — Je n’ai plus de volonté, seulement des certitudes. » Comme son père, mais pas pour les mêmes raisons, les derniers instants de sa vie étaient marqués par une vive douleur aux os. Les mains de Silf se posèrent comme deux oiseaux sur sa nuque. En fouillant les environs, il avait trouvé un galet à l’arête aiguisée qui lui servirait de scalpel. Il incisa la peau qui avait recouvert l’implant placé le plus haut sur son crâne. Un filet de sang s’écoula de la plaie et sillonna le cou d’Ynolde. Il saisit entre le pouce et l’index le cercle légèrement renflé et retira lentement l’implant. Elle gémit doucement. L’aiguille en sortant libéra une humeur visqueuse noire. Il posa l’implant luisant sur le rocher avant de s’occuper du second. Il entailla avec délicatesse le renflement situé un peu plus bas, juste au-dessus du cou. Le sang mêlait et collait entre eux les cheveux dorés d’Ynolde. Il fut émerveillé une nouvelle fois par la blancheur diaphane de sa peau. Il n’en existait pas de pareille dans le massif du Zayath. Le deuxième implant fut plus difficile à saisir. Il dut écarter les deux bords de l’incision pour réussir à glisser les doigts, à s’emparer de la tête glissante et à dégager les crochets enfoncés dans l’os. Il tira d’un coup sec et arracha, en même temps que l’aiguille, les filaments de chair qui s’étaient agglutinés autour. Elle poussa un long soupir dans lequel il crut discerner le mot « merci », puis elle s’affaissa sur le corps de Duhog. Nous avons brûlé les deux corps. Il ne fut guère facile de trouver du bois sur ces sommets pelés. Nous avons dû descendre assez bas pour ramasser des branches mortes et nous nous sommes épuisés à les remonter. Nous avons fini par obtenir un bûcher haut et long de deux mètres sur lequel nous avons allongé les deux corps d’Ynolde et de Duhog. Silf a posé le cakra d’Ynolde sur sa poitrine, sous ses mains croisées. Elle était d’une beauté surnaturelle dans la mort. Witmer et moi avons balancé le cadavre de Mihak dans l’abîme. Ce n’était pas pour moi un manque de respect, bien au contraire : la chair de Mihak, en nourrissant les bêtes sauvages, serait nettement plus utile que les cendres de la sœur du Panca et de son compagnon. Le regard de Silf avait changé. Il semblait avoir pris une dimension nouvelle. Je l’avais vu sur les écrans s’enfoncer dans la tête les deux aiguilles retirées du crâne de la sœur. Il était désormais un frère de la Fraternité du Panca et le troisième maillon de la chaîne quinte. L’espoir que j’avais secrètement caressé de l’attirer à moi et de l’emprisonner dans mes bras s’était à jamais éteint. Il devait maintenant partir à la recherche du deuxième frère. « Vous avez vu ce qui s’est passé, nous a-t-il déclaré avec un brin de solennité, à Witmer et à moi. Vous savez donc à quelle organisation j’appartiens et quel est le but que je poursuis. Je devrais sans doute vous éliminer afin de ne laisser aucun témoin derrière moi. Mais j’ai confiance en vous. Je sais que vous ne direz mot de ceci à quiconque. — Je te le jure ! s’est écrié Witmer. — Je n’exige aucun serment. Je vous en prie seulement comme un ami. Comme un frère. — Je tiendrai ma langue, ai-je dit. Mais puis-je te poser une question ? » Il s’est incliné avec un léger sourire. « Pourquoi as-tu changé d’avis et de camp ? — Je ne crois pas avoir changé d’avis, a-t-il répondu. Je suis simplement revenu dans le camp qui a toujours été le mien. » Il m’a tendu un carnet à spirale usé dont les pages étaient remplies d’une écriture élégante et serrée. « Ynolde m’a dit de le lire ou de le confier à la personne de mon choix. Tu en feras meilleur usage que moi. » C’est ce carnet, dont j’ai lu et relu chaque mot avec ravissement, qui m’a poussée à écrire ma propre histoire. Les corps de la sœur et de son compagnon ont brûlé jusqu’à la fin du jour et une partie de la nuit. Des vents violents se sont levés et ont dispersé les braises du bûcher sur les environs rendus à leur nudité grise. Nous avons veillé jusqu’à l’aube. Je ne crois pas avoir vécu de nuit aussi paisible, aussi sereine. Nous nous sommes endormis à même le sol, sans nous soucier du froid. À l’aube, il ne restait du bûcher qu’un cercle noirci. Aucune trace des corps, aucune trace du cakra de la sœur. Nous avons remis un peu d’ordre dans nos tenues, dans nos chevelures, puis nous avons entamé la descente, d’un pas étonnamment léger. Les temps sont venus de reconstituer la chaîne quinte, frère Kalkin. Tel sera désormais ton nom de frère. Il signifie l’« épée flamboyante » dans une vieille langue d’avant la Dissémination. Tu dois te mettre immédiatement en chemin et trouver le deuxième frère afin de lui confier tes trois âmnas. Fort de la vitalité des trois premiers maillons, il sera en mesure de poursuivre l’œuvre. Tu ne connaîtras pas son nom, tu n’auras pas besoin de le chercher, il saura te trouver. « Mais dans quel système de la Galaxie… » Un péril immense menace les espèces vivantes de la Galaxie et grandit sans cesse. Chaque année, chaque instant volés au temps augmenteront les chances de réussite de la chaîne quinte. Que la volonté du Panca soit accomplie. « Dans quelle direction dois-je… » Le Panca t’accompagnera tout au long du chemin. Que les cinq maillons traversent l’espace et le temps pour être réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main et que cette main se change en poing pour frapper sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Le chuchotement avait résonné en Silf avec une clarté inouïe. Il pensa à ses parents, à son jeune frère, aux habitants du massif du Zayath, eux qui consumaient chaque jour de leur vie avec la vigilance et la reconnaissance des humbles. Il éloigna énergiquement sa vieille ennemie l’impatience : il recevrait les réponses à ses questions en temps voulu. Le cakra glissé sous sa tunique répandait sur son flanc gauche une agréable chaleur. Il accéléra l’allure pour rattraper Actea et Witmer dans le sentier. Il respira avec avidité l’air du Mantouk, à jamais imprégné de la grâce de sœur Ynolde. LA SUITE DE « LA FRATERNITÉ DU PANCA » DANS LE TOME 3 : FRÈRE KALKIN