Pierre Bordage Sœur Onden LA FRATERNITÉ DU PANCA CHAPITRE PREMIER La légion des Purush : on se perd en conjectures au sujet de la légion des Purush. On ignore sur quel monde est née cette armée secrète constituée d’humains modifiés qui, selon toute vraisemblance, se louaient aux gouvernements les plus offrants. Par « modifiés » il faut entendre une transformation à l’aide de séquences génétiques animales accroissant la résistance, la force, l’insensibilité et la rapidité (une pratique, rappelons-le, formellement interdite par les conventions de l’OMH). Les rares témoignages prétendent que les Purush œuvraient avec un synchronisme parfait, comme régis par des réflexes collectifs, mais également que leurs visages étaient dissimulés en permanence par des masques ou des casques noirs. Personne n’ayant jamais retrouvé la moindre trace de leur organisation, nous nous voyons obligés de remettre en cause la réalité des Purush. Ils nous paraissent plutôt appartenir à la cohorte des archétypes forgés par les légendes spatiales à l’issue des guerres de la Dispersion. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des organisations secrètes. QUELQUES MOISTO selon les créatures d’Onden… Dans quelques mois, l’immense nuée dont Klarel avait perçu la puissance destructrice déferlerait sur la Voie lactée et détruirait toute forme de vie dans les systèmes habités. La jeune femme séjournait depuis quelques jours chez les parents de Lamir, le soldat de l’armée gouvernementale d’Albad. Leur appartement se nichait dans le cœur du Xatar, l’endroit considéré comme le plus dangereux de Simer, la capitale planétaire. Les arvets, les habitants du quartier, allaient désormais tête nue, convaincus que la rencontre de l’être des prophéties et des nifleuses avait rétabli la paix et rendu superflues les précautions vestimentaires. « La paix est factice, soupira Lamir. Les quartiers s’enflammeront au premier coup de vent, comme les braises sous la cendre. — Le guerrier fabuleux des prophéties est venu et a craché ses boules de feu sur les ennemis, protesta sa mère. — Sur ses ennemis, pas sur les nôtres. Ce qui s’est passé dans le Xatar concerne l’humanité tout entière, pas seulement Simer. » Il désigna Klarel, assise sur le balcon, les yeux levés sur le ciel étoilé. « C’est à elle qu’il a transmis son feu, elle, la deuxième des prophéties, elle, qui doit continuer l’œuvre. » Une moue plissa le visage déjà profondément ridé de la vieille femme. « Une ticote… — L’homme aux boules de feu était aussi un ticot, vénérée mère. La notion de ticot n’existe que dans cette ville ; elle ne signifie rien en dehors de Simer, et encore moins sur les autres mondes. — Elle compte rester longtemps ? » Lamir fixa quelques instants sa mère avec un sourire ironique avant de saisir un beignet de viande dans le plat posé au milieu de la table. « Qu’est donc devenu le fameux sens de l’hospitalité des arvets du Xatar ? — Les gens savent qu’elle habite chez nous et me posent sur elle des centaines de questions auxquelles je ne sais quoi répondre, objecta la vieille femme. Je suis sûre que, dans mon dos, ils disent que je leur manque de politesse. — Laisse-les médire. » Lamir fourra le beignet dans sa bouche et le mâcha longuement, ensorcelé par les saveurs des épices et des herbes. « Klarel a besoin de reprendre des forces. Elle partira quand elle sera prête. — Personne ne t’a demandé d’être son garde du corps. — C’est un ordre de mon supérieur, le capitaine Clausko. — Un ticot mort ! Et puis tu ne fais plus partie de l’armée gouvernementale. » Lamir s’essuya les lèvres et les doigts avec une serviette en tissu parfumée. « Je vais là où me l’ordonne mon devoir, vénérée mère. Quand Klarel s’estimera prête, alors je redeviendrai un simple arvet. » Klarel ne savait pas s’il s’agissait d’une tradition du Xatar ou d’une particularité familiale, mais, lorsque Lamir et sa mère s’entretenaient d’elle, ils ne cherchaient pas à baisser le son de leurs voix, ils parlaient comme si elle ne pouvait pas les entendre alors qu’elle se trouvait devant eux ou dans une pièce voisine dépourvue de porte. La mère de Lamir sautait sur toutes les occasions d’exprimer son hostilité, voire son agressivité, envers son invitée, et cela bien que cette dernière fût placée sous la double protection des nifleuses et de l’hospitalité sacrée des arvets. La Fraternité s’était manifestée à deux reprises, enjoignant à Klarel de partir sans attendre à la recherche du premier frère de la chaîne dans le système d’Alpha du Tarz. Une visite sur le réseau de communication embryonnaire de Simer lui avait appris qu’une distance de trois kiloparsecs séparait Albad, septième planète du système de Gamma Bagvan, du bras de Persous. Près de dix mille années-lumière. Les vaisseaux supraluminiques, capables de franchir la distance en quelques mois tandis qu’il aurait fallu plusieurs dizaines de millénaires pour les appareils à propulsion classique, n’étaient pas encore officiellement autorisés. La commission des transports spatiaux de l’OMH ne donnerait son éventuel feu vert aux compagnies galactiques qu’à l’issue d’un moratoire de trente années-10. La technologie « Au-delà de la vitesse-lumière » n’avait pas encore démontré sa fiabilité, et l’Assemblée de Solar 2 refusait catégoriquement que les compagnies, prêtes à tous les risques pour prendre un avantage décisif sur leurs concurrentes, utilisent les passagers comme cobayes. Frère Kalkin était pourtant arrivé sur Albad à bord d’un appareil expérimental : sa mémoire, qui se superposait à celles, plus floues, de frère Ewen, de sœur Ynolde et d’un frère à l’âme sombre du nom de Mihak, restituait avec précision les paroles échangées avec les employés de la compagnie InterStiss et les sensations éprouvées par Kalkin durant le vol. Il avait atterri dans les environs de Simer, passant outre les consignes de la tour de contrôle de l’astroport, et s’était échappé de l’appareil avant l’arrivée des forces de l’ordre. Le temps pressait. Le premier frère de la chaîne quinte devait recevoir d’urgence les âmnas des quatre autres maillons. Les Froutz hébergés par Klarel s’habituaient à son corps. Elle n’était plus capable de faire le tri entre les pensées et les émotions qui lui appartenaient et celles qui venaient des créatures d’Onden. Par leur intermédiaire, elle ressentait de façon presque permanente la puissance implacable de l’immense nuée qui s’apprêtait à déferler sur la Voie lactée. Elle avait parfois l’impression de concentrer en elle toute la souffrance de l’univers. Des vagues terribles la submergeaient et la rejetaient suffocante, tétanisée, sur son lit ou sa chaise. Il lui fallait accomplir une deuxième symbiose pour devenir sœur Onden : éprouver le feu dévorant du cakra tel qu’il brûlait dans les mémoires de ceux qui l’avaient précédée. Elle n’obtenait rien d’autre pour l’instant qu’une tiédeur insignifiante lorsqu’elle glissait la main dans la fente du disque métallique. Peut-être n’était-elle pas une sœur véritable puisqu’elle n’avait pas reçu son propre implant vital. Je suppose qu’il te sera donné plus tard, avait murmuré frère Kalkin. Plus tard ? Il n’avait rien affirmé, seulement supposé, comme s’il n’avait aucune certitude, comme s’il avait improvisé le passage de témoin. Le cakra, en tout cas, n’avait pas encore reconnu la nouvelle sœur. Toujours grâce aux âmnas de ses frères, elle n’ignorait rien de l’importance du disque de feu dans le long et dangereux périple qu’elle était sur le point d’entreprendre. Il n’était pas seulement une arme incendiaire, mais un signe d’appartenance, un guide et un protecteur. Elle avait goûté sa brûlure la première fois qu’elle l’avait placé sous son sein gauche, entre sa peau et ses vêtements ; il avait déployé sa chaleur pour adoucir la souffrance provoquée par l’intromission des trois implants vitaux. Depuis, il n’émettait plus qu’un souffle à peine tiède. Elle le posait parfois sur ses genoux et observait un long moment le symbole en relief gravé sur l’une de ses faces, le pentale, comme si, de l’animal mythique à cinq ailes et à cinq cornes, pouvait jaillir la lumière, la révélation. Une traîne nacrée barrait une grande partie du ciel étoilé. Quelque part au milieu du bras de Persous l’attendait le premier frère de la chaîne, l’homme ou la femme chargé d’affronter la menace lancée sur la Galaxie. Lamir la rejoignit sur le balcon après que sa mère se fut retirée dans sa chambre. Un vent chaud et sec dispersait les odeurs du quartier, un mélange d’épices, d’encens et de pourriture. Le soldat s’assit sur la chaise voisine et posa à ses pieds le défat qui ne le quittait jamais. « Je pars demain, dit Klarel. — Vous savez où aller ? — Oui, mais je ne sais pas comment y aller. — C’est loin ? » Elle le dévisagea avec un sourire. « Je ne vous le dirai pas. — Je sais tenir ma langue. — Le secret est l’un des piliers de notre ordre. » Il hocha la tête. « Le capitaine Clausko, paix à ses cendres, disait souvent que le silence est d’or. » Les yeux de Klarel s’embuèrent. Bien qu’elle ne l’eût pas connu très longtemps, Laruy Clausko occupait une place gigantesque dans son cœur. Elle se détourna et fixa son attention sur les piétons qui déambulaient dans la rue en contrebas. Les lampadaires mobiles ayant depuis longtemps cessé de fonctionner, la rue n’était éclairée que par les vitrines et les fenêtres illuminées. Des façades éventrées, des monticules de pierres et des cavités dans le sol témoignaient de la violence de la guerre qui avait opposé les quartiers. « Je me sens suffisamment forte maintenant, reprit Klarel d’une voix ferme. Je me rendrai demain à l’astroport. — Que ferez-vous si vous ne trouvez pas un vaisseau pour le monde où vous comptez vous rendre ? » Elle marqua un temps de silence. Si elle échouait, toutes les lumières du ciel s’éteindraient, la nuée traverserait la Voie lactée et n’abandonnerait derrière elle que des étoiles mortes. « Cela ne doit pas, cela ne peut pas arriver, Lamir. J’ai déjà perdu trop de temps. » Ils partirent le lendemain à l’aube à bord d’une navette terrestre dont Lamir connaissait le conducteur, un dénommé Elkanjer, un garçon brun et hirsute d’une vingtaine d’années. Pour une grosse poignée d’albs, ce dernier avait accepté de se dérouter, de pénétrer dans le cœur du Xatar et de filer sans s’arrêter jusqu’à l’astroport. Gamma Bagvan n’avait pas encore fait son apparition dans le ciel fendu de stries rosâtres. « La navette est protégée par un bouclier magnétique, expliqua le soldat. À l’épreuve des balles et des ondes décréatrices d’atomes. — Vous craignez donc une attaque ? demanda Klarel. — On ne sait jamais dans ces foutus quartiers…» Il remit plusieurs jetons à Elkanjer, qui prit le temps de recompter l’argent avec un sourire satisfait avant de les inviter à monter et à s’installer sur l’une des banquettes en fer. Lamir fit signe à Klarel de s’accrocher à la barre scellée au plafond. Elle obtempéra et en comprit la raison lorsque le chauffeur eut démarré et commencé son slalom infernal dans les rues étroites, par chance encore désertes. La navette traversa trois quartiers défigurés à tombeau ouvert avant de se jeter dans une route un peu plus large au revêtement défoncé. Elkanjer accéléra encore après s’être retourné vers ses passagers et avoir lâché un rire aux éclats piquants. Les cheveux de Klarel frôlèrent le toit à plusieurs reprises. La navette doubla une file de camions sans tenir compte des véhicules qui arrivaient en face, se rabattant au dernier moment dans un hurlement de freins et de pneus. « Hé, petit crétin, je t’ai pas payé pour qu’on arrive morts à l’astroport ! » glapit Lamir. Elkanjer ne répondit pas. Le soldat déverrouilla le cran de sûreté de son défat. Le cakra émit soudain une chaleur vive sous le sein gauche de Klarel. Les immeubles sombres défilaient de plus en plus vite par les vitres protégées de grillages et voilées de poussière rouge. « Ralentis ou je t’expédie dans le vide ! » hurla Lamir. Klarel eut la sensation que du feu s’enfonçait sous sa peau et courait dans ses veines. Le rire hystérique du chauffeur domina le grondement du moteur. « Ce petit salopard est en train de nous jouer un putain de sale tour, souffla Lamir. Je vais l’éliminer et prendre sa place. Cramponnez-vous ! » Elle s’agrippa de toutes ses forces à la barre. Il pressa la détente de son arme. L’onde défat s’écrasa sur une invisible surface et se dispersa en cercles concentriques sombres sans créer de brèche dans les cloisons métalliques de la navette. « Bordel de merde ! gronda Lamir. Un nanobouclier intérieur. Imperméable aux ondes. — Vous prétendiez connaître cet homme. — Pas tant que ça, faut croire. » Le soldat explora fébrilement des yeux l’intérieur du véhicule. Elkanjer maintenait une vitesse élevée pour les empêcher de briser les grillages et de sauter en marche par les vitres. La présence d’un nanobouclier indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une entreprise individuelle, mais d’une opération concertée. Lamir avait contacté Elkanjer au début de la nuit. Il avait cru faciliter la tâche de Klarel en réservant une navette à leur seul usage ; son initiative se retournait contre elle. Il se maudit de sa naïveté. Il savait pourtant que le chauffeur appartenait à l’espèce des charognards uniquement motivés par l’appât du gain. Un arvet sans honneur ni dignité. Mais comment ce rustre avait-il pu monter en quelques heures un guet-apens d’une telle ampleur ? Comment s’était-il procuré un bouclier nano, un joyau technologique qui valait une telle fortune que l’armée gouvernementale elle-même n’en disposait pas ? La navette filait bon train sur la route maintenant dégagée. Bagvan levant teintait d’un rose éclatant les rares nuages effilochés. À l’intersection suivante, Elkanjer tourna vers la gauche sans ralentir. Le virage serré faillit projeter Klarel contre la cloison. « Il a changé de direction, fit Lamir. Il nous emmène à ceux qui ont tendu ce piège. Votre ordre a-t-il des ennemis ? » Une rapide exploration dans les mémoires des autres maillons de la chaîne apprit à Klarel que la Fraternité comptait une multitude d’ennemis, au premier rang desquels se tenaient les prêtres de Sât. Ils employaient tous les moyens pour empêcher la formation de la chaîne quinte, qu’ils considéraient comme la principale responsable des conflits meurtriers entre les peuples humains. Des images lui apparurent de prêtres nus vociférant, les sâtnagas, de redoutables combattants doués d’une résistance étonnante, capables de survivre dans des conditions extrêmes. « Ils sont nombreux, répondit-elle d’une voix forte pour dominer le hurlement du moteur. — Je crains que certains d’entre eux ne vous aient localisée et qu’ils ne tentent de vous empêcher de partir. — Que devons-nous faire ? » Un sourire résigné allongea le fin visage brun de Lamir. « Nous battre. » Klarel hocha la tête. Les âmnas de ses frères contenaient de nombreux combats contre des ennemis humains, quelques-uns également contre des animaux. En elle se rejoua la scène saisissante d’un fauve aux yeux jaunes qui roulait sur une épaisse couche de neige dans une pente, son pelage blanc léché par les flammes implacables ; celle, tout aussi impressionnante, d’une énorme boule incandescente engendrée par le croisement des feux de deux frères qui s’affrontaient… Le combat était indissociable de la condition de frère du Panca. Il relevait de la vigilance, l’un des cinq piliers, et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de cet autre pilier qu’était la foi, la confiance. Le feu du cakra se diffusait dans le corps de Klarel ; elle serra les dents pour lutter contre l’impression d’être brûlée vive et rester agrippée à la barre transversale. La navette bifurqua sur la droite et pénétra dans un terrain vague hérissé de vestiges de bâtiments industriels. Le Tref, une zone neutre, le seul endroit de Simer où l’on pouvait circuler sans risquer de prendre une balle ou une onde. Lamir s’y était aventuré à plusieurs reprises avant son incorporation forcée dans l’armée pour se livrer à divers trafics en compagnie de sa bande du Xatar. Il reconnaissait les lieux même si une récente intervention des troupes planétaires avait transformé la plupart des constructions en collines de gravats. Placé à trois ou quatre encablures du cœur de la ville, le Tref exacerbait les convoitises des promoteurs et autres enforeurs immobiliers. La navette se dirigea à vive allure vers un immense hangar de tôle rouillée qui semblait sur le point de s’écrouler au premier coup de vent et fonça tout droit vers le portail grand ouvert. Elkanjer ne ralentit pas en s’introduisant dans le bâtiment, puis, une fois à l’intérieur, il freina brutalement et le véhicule s’arrêta au bout d’une cinquantaine de mètres dans un interminable grincement. Le jeune arvet coupa le moteur et descendit après avoir lancé un dernier coup d’œil à ses passagers. Des rayons de Bagvan levant tombaient en oblique de la toiture délabrée et s’écrasaient en flaques étincelantes sur le sol de terre battue. Lamir inspecta les lieux du regard et tendit le bras en direction d’un coin du hangar. Klarel entrevit à son tour la douzaine de silhouettes qui se déployaient lentement dans la pénombre. « Ne restons pas là ! Ils vont foutre le feu à la navette. — Je croyais que nous étions protégés par le bouclier magnétique ? souffla Klarel. — Plus depuis que ce petit salopard a coupé le moteur. Les boucliers sont couplés aux générateurs. » Lamir ouvrit la portière coulissante, se glissa hors du véhicule et s’accroupit près de la roue avant. « Descendez si vous ne voulez pas griller comme une côte de bov ! » Elle le rejoignit près de la roue. Elle se retint de s’allonger sur le sol pour apaiser, ne serait-ce qu’une poignée de secondes, la douleur terrible engendrée par la chaleur du disque de feu. « Il nous faut absolument sortir de là, murmura Lamir sans desserrer les lèvres. Je vais compter jusqu’à cinq. À cinq, vous vous levez et courez aussi vite que vous le pouvez vers la sortie. — Et vous ? — Ne vous occupez pas de moi. Sortez le plus vite possible de ce putain de bâtiment et trouvez-vous une bonne planque. » Klarel, évaluant la distance entre le véhicule et le portail resté entrouvert, repéra plusieurs silhouettes qui s’engouffraient à leur tour dans le hangar. « Il en vient d’autres de ce côté ! » Lamir lança un regard par-dessus son épaule. « Bordel de putain de merde, si vous avez des dieux, c’est le moment de leur adresser une prière. J’aurais bien aimé, avant de crever, faire la peau à ce petit salopard d’Elkanjer…» Les silhouettes s’avançaient avec prudence malgré leur supériorité numérique. « Ils ne sont pas du coin, souffla le soldat. Jamais vu ce genre d’uniforme. » Aucun bruit ne troublait le silence. Les assaillants marchaient avec une légèreté étonnante, comme s’ils touchaient à peine le sol. Uniformes entièrement noirs, visages dissimulés par des masques également noirs, armes dont les canons dépassaient à peine de leurs mains gantées de noir. « On dirait des putain d’androïdes, souffla Lamir. On change de plan. À cinq, je me lève et tire dans le tas. Restez le plus longtemps possible derrière moi. Après, advienne que pourra. Enchanté de vous avoir connue, Klarel. » Il posa le canon de son défat contre son front et l’arête de son nez et murmura quelques mots que Klarel ne comprit pas, une prière peut-être. Le feu la dévorait, n’épargnant aucun recoin de son corps, son cœur cognait de façon accélérée, irrégulière. «… Cinq… quatre…» Elle eut l’impression, en entendant la voix de Lamir, de se réveiller, comme si elle reprenait conscience après un évanouissement de quelques secondes. Les assaillants n’étaient plus maintenant qu’à une vingtaine de mètres de chaque côté de la navette. «… trois… deux… — Attendez ! » Surmontant la sensation de brûlure, elle dégagea le cakra de ses vêtements et glissa la main dans la fente de la tranche. Elle crut l’avoir plongée dans un four à haute température. Ses yeux s’emplirent de larmes. En elle se déversait toute la puissance du feu, l’énergie des trois premiers maillons de la chaîne associée à la sienne. « Qu’est-ce que…» Elle intima, d’un signe de tête, à Lamir de rester à sa place, se releva et, chancelante, pointa le bras en direction de la première ligne des assaillants. Elle n’eut pas besoin d’ordonner à son arme d’entrer en action. Ni même d’en émettre la pensée. Un cercle étincelant jaillit du cakra, enfla dans des proportions vertigineuses, atteignant presque instantanément un diamètre d’une vingtaine de mètres, fondit sur le premier groupe des hommes en noir et les frappa tous en même temps avant de se désagréger en une myriade de langues de feu qui se lancèrent immédiatement à l’assaut de leur visage, de leurs épaules, de leurs bras, de leurs jambes. Un glapissement retentit de l’arrière. Klarel pivota sur elle-même en gardant le bras tendu. Les assaillants de l’autre groupe levèrent leurs armes de poing avec un étonnant synchronisme. Ils n’eurent pas le temps de tirer. Le deuxième cercle craché par le disque métallique s’abattit sur eux en une fraction de seconde et, comme le premier, se morcela en plusieurs dizaines de flammes qui s’élancèrent à l’assaut de leurs proies. Elles ne s’éteindraient pas avant d’avoir consumé leur énergie vitale. Quelle que soit la partie touchée, l’organisme frappé par le feu du cakra n’avait aucune chance d’en réchapper. Lamir se releva à son tour et, les yeux écarquillés, regarda les hommes en noir se tordre de douleur sur le sol. Certains d’entre eux tentaient désespérément de se débarrasser de leurs vêtements enflammés, mais les langues de feu glissaient aussitôt sur leur peau dénudée. « Putain…» Le regard incrédule du soldat se posa sur Klarel. « Il vient, l’être fabuleux qui crache des boules de feu sur ses ennemis, murmura-t-il. Car le feu réduit nos ennemis et nos peurs en cendres…» Un mouvement attira son attention. Elkanjer, sortant de la zone d’ombre dans laquelle il s’était jusqu’alors prudemment planqué, fonçait vers la sortie du hangar. « Je reviens. » Lamir s’élança à sa poursuite. Louvoyant entre les corps à l’agonie, il sortit du hangar quelques secondes après le jeune arvet. Même si la sensation de brûlure s’estompait peu à peu, Klarel hésitait à retirer sa main du cakra, craignant de ne récupérer qu’un morceau de chair carbonisée. Elle s’y résolut au bout de quelques minutes et constata, à son grand étonnement, que sa main était intacte. Elle fixa le cakra avec une reconnaissance mêlée de crainte. Il l’avait reconnue, il lui avait transmis son incroyable puissance. Elle se demanda si une telle arme pouvait tomber entre les mains d’un être aux intentions malveillantes. Elle puisa la réponse dans la mémoire de frère Mihak, qui avait trahi la Fraternité en s’appuyant sur les cinq piliers opposés, les piliers symétriques, l’orgueil, la divulgation, la déloyauté, l’impatience, les doutes. Elle risquait elle-même d’être emportée par ses émotions, sa colère, sa haine, sa peur. Seul le choix donnait de la valeur aux actes. Elle remisa le cakra sous ses vêtements et reboutonna le haut de sa robe. Certains hommes en noir avaient cessé de vivre, d’autres bougeaient encore et poussaient des gémissements à fendre l’âme. Elle éprouva pour eux de la compassion. La souffrance qu’elle avait ressentie n’était qu’une pâle réplique de celle qu’ils enduraient. Elle en percevait la projection énergétique, sans doute par l’intermédiaire des Froutz. Elle s’approcha de l’un d’eux. Les attaches du masque, rongées par les flammes, avaient cédé, dévoilant un visage bleu sombre, aux traits si peu marqués qu’on ne distinguait pas d’autres reliefs que les yeux et la bouche, des yeux immenses à l’étrange teinte rouille, une bouche aux bords nets qui ressemblait à une incision. À l’emplacement du nez, seulement deux narines étroites et légèrement froncées. Pas de sourcils ni de cils, ni aucun autre système pileux apparent. Difficile de lui donner un âge. Il adressait un regard suppliant à Klarel. Les flammes qui couraient sur sa poitrine et se rapprochaient de son cou abandonnaient derrière elles une peau de la couleur et de la consistance du charbon. Elle s’accroupit près de lui et lui saisit la main. L’odeur de chair grillée lui empesta les narines. Elle ressentit, malgré le tissu du gant, une froidure intense, presque glaciale. Le froid de la mort ? Ou appartenait-il à un peuple à sang froid ? Il entrouvrit la bouche et expulsa des sons qui ne ressemblaient en rien à l’ung, la langue officielle de l’OMH. « Qui êtes-vous ? » murmura Klarel. L’homme retomba de tout son long sur la terre battue et cessa de gémir, vaincu par le feu. Des bruits de pas attirèrent l’attention de la jeune femme. Lamir et Elkanjer s’avançaient vers elle. Le soldat tenait son prisonnier par le col de sa veste et lui enfonçait le canon de son arme dans les reins. Le chauffeur de la navette ouvrait de grands yeux terrorisés sur les corps rongés par le feu du cakra. Lamir le poussa sans ménagement devant Klarel. Il tomba à genoux aux pieds de la jeune femme et, pris de tremblements, n’osa plus relever la tête. Lamir lui frappa sèchement la nuque. « Qui sont ces hommes ? — Je sais pas, bredouilla Elkanjer. — Je suppose qu’ils en ont rien à foutre de moi, poursuivit Lamir. Comment ont-ils su que tu allais emmener Klarel à l’astroport ? — J’en ai parlé à l’auberge hier soir… J’ai dit que ma navette transporterait la femme des prophéties… Quelqu’un a dû les prévenir… Ils sont venus chez moi en pleine nuit… — Pourquoi as-tu accepté leur proposition ? — Ils… Ils m’ont offert de l’argent. — Beaucoup ? — Dix mille albs… — Dix fois plus que moi. Tu ne sais pas d’où ils viennent ? — Ils m’ont juste dit qu’ils voulaient récupérer la fille… qu’elle représentait le mal… qu’ils voulaient l’empêcher de nuire… — Ils sont d’Albad, à ton avis ? — Je ne crois pas… ils ont une drôle de façon de parler… — Ce sont eux qui t’ont fourni ce bouclier nano ? — Ça faisait partie du contrat. J’en avais besoin. On m’a déjà tiré dessus pendant que je conduisais. — Tu sais s’il y en a d’autres à l’astroport ? » Elkanjer poussa un gémissement étouffé. « Je sais pas. Que… Qu’allez-vous faire de moi ? — C’est à elle de décider, répondit Lamir. — Je… Je veux pas mourir comme eux…» Irradiée de l’énergie du feu, Klarel baignait dans un grand calme. Aucune pensée, aucune émotion ne troublait son silence intérieur. Tous ses doutes s’étaient envolés. Le cakra l’avait reconnue, elle était désormais sœur Onden, membre de la Fraternité du Panca, deuxième maillon de la chaîne quinte, à jamais liée à frère Ewen, sœur Ynolde et frère Kalkin. Le temps est venu de partir, sœur Onden. La Fraternité t’exhorte à poursuivre la reconstitution de la chaîne quinte. Rejoins sans tarder le premier frère dans le système d’Alpha du Tarz, dans le bras de Persous, et confie-lui les quatre âmnas… Je n'ai pas reçu mon implant vital… … afin que, fort de la vitalité des autres maillons, il soit en mesure de poursuivre l’œuvre. Tu connais la toute-puissance du danger qui vient. Chaque instant dérobé au temps augmentera les chances de réussite de la chaîne quinte. Tu ne connaîtras pas le nom du premier frère, tu n’auras pas besoin de le chercher, vous saurez vous trouver. Le Panca t’accompagnera tout au long du chemin, sœur Onden. Elle rouvrit les yeux. Plus un seul assaillant ne bougeait. Le feu avait fini de dévorer leur énergie vitale. Seuls les tremblements et les gémissements d’Elkanjer troublaient le silence funèbre retombé sur le hangar. « Que fait-on de lui ? demanda Lamir. — Qu’il nous amène à l’astroport, répondit Onden. Il a déjà été payé. — Et après ? — Laissez-le partir : il n’oubliera jamais ce qu’il a vu ici aujourd’hui. » Le soldat exprima sa désapprobation d’une moue. « C’est vous qui décidez, Klarel. » Il était sans doute la dernière personne à l’appeler sous le nom que lui avaient donné ses parents. CHAPITRE II Spectrempe : probable contraction de « spectre » et « temps ». Ce mot, qui n’a d’usage que sur Iox, sixième planète du système de Xantor, bras de Persous, désigne un homme à jamais piégé par les courants temporels, un errant du temps. Personne n’a jamais prouvé l’existence d’un quelconque labyrinthe temporel sur Iox, mais bon nombre de légendes de cette planète évoquent ce phénomène, qui fait même l’objet d’un culte religieux appelé dilahnisme. Le monde scientifique considère que le temps est une donnée incompressible, invariable, même si on lui reconnaît de multiples dimensions. Les conclusions des chercheurs mandatés par l’OMH sont formelles : les mythologies ioxiennes n’ont absolument aucun fondement. Nous en déduisons qu’elles vont de pair avec des conditions de vie difficiles sur une planète incomplètement terraformée et souffrant d’une mauvaise oxygénation. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. LA FEMME DÉFIGURÉE au regard intense et pur se tenait quelque part dans son futur ou son passé. Elle lui était apparue à plusieurs reprises. Il essayait de se synchroniser avec elle, un exercice dangereux (et formellement interdit par les dilahnâs) : il pouvait se perdre à jamais dans le dédale temporel, devenir l’un de ces errants éternels appelés les spectrempes. Comme chaque soir ou presque depuis dix moisX, Bent se glissa hors de sa chambre et se dirigea vers la sortie de la maison en veillant à ne pas réveiller ses parents. Ils l’avaient eu tard (sa mère avait dépassé la cinquantaine lorsqu’ils l’avaient conçu), et ils continuaient de le couver bien qu’il eût atteint ses douze ans. Il enviait la liberté dont jouissaient la plupart des garçons et des filles de son âge. Le « Lust », le temps des dernières insouciances, commençait à l’âge de onze ans et s’étalait sur cinq ans. Un bon Lust fait une bonne vie, disait le proverbe. Des groupes de jeunes gens déambulaient toutes les nuits dans les rues de Granport éclairées par les lumières des douze satellites, du plus brillant, Alchaos, au plus terne, Mirnos. Aux voix rauques des garçons répondaient les rires aigus ou étouffés des filles. Bent les évitait. Pas question pour lui de souscrire aux différents rituels dont l’apprentissage de la sexualité était une étape obligée. Depuis qu’il avait franchi la porte du labyrinthe, il avait perdu tout intérêt pour les choses planétaires, pas seulement parce que la vie sur Iox, sixième planète du système de Phi du Xantor, était frappée du sceau de la rudesse, mais parce qu’elle n’offrait rien de comparable au vertige temporel. Une ombre surgit de l’obscurité au moment où il ouvrait la porte de la maison et lui agrippa le poignet. « Nous t’avons interdit de sortir, Bent. » Les yeux clairs de sa mère brillaient dans l’obscurité comme des étoiles à forte magnitude. Elle resserra machinalement les pans de son peignoir avant de lisser du plat de la main ses cheveux dénoués parsemés de fils blancs. « Je vais sur mes douze ans, mère. En théorie, je suis déjà entré dans le Lust. » Elle sourit. La tendresse qui s’écoulait d’elle le bouleversa. « Crois-tu que je ne t’ai pas entendu sortir les autres fois ? Une mère ne dort jamais tout à fait. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? » Elle demeura quelques instants pensive, le regard rivé sur la poignée de la porte. « Parce que je dois me résoudre à cette idée que tu ne m’appartiens pas, mon fils. Et m’habituer à cette angoisse qui me serre la gorge quand tu es dehors. » Les doigts de sa mère se resserrèrent sur l’avant-bras de Bent. « Je t’ai eu à l’âge où la plupart des autres femmes sont grands-mères, poursuivit-elle. Je me croyais à jamais stérile. Dilah m’a exaucée, mais, tu le sais, une bénédiction ne va pas sans une malédiction. » Bent marqua sa désapprobation d’une moue fugitive. Il n’avait jamais porté dans son cœur Dilah, ce dieu calculateur qui reprenait d’une main ce qu’il donnait de l’autre et dont les servants se montraient intransigeants et avides. Ils accordaient aux fidèles une période de liberté de cinq ans, puis, une fois le Lust achevé, ils ne toléraient plus aucun débordement. « Il exigera de moi un sacrifice à la hauteur de sa générosité, reprit sa mère. Je te perdrai bientôt, Bent, je le sens. » Ses yeux larmoyèrent. « Il n’y a aucune raison de… — Le cœur des mères n’est pas raisonnable. » Son frêle sourire ne parvint pas à chasser la tristesse dans son regard. « Mais il est empli de douloureuses certitudes. J’apprends à me résigner. — Tu as peur des orvers, mère ? » Elle secoua lentement la tête. « Il y a bien d’autres façons de disparaître, Dilah décide du lieu et de l’heure. Je sens un vide dans ma chair. Comme si tu sortais une deuxième fois de moi. » Bent se demanda si le moment n’était pas venu de lui révéler les expériences auxquelles il s’adonnait depuis dix mois. La réponse s’imposa presque aussitôt : s’il lui confiait ses secrets, elle se précipiterait chez les dilahnâs pour tout leur raconter et ils lui feraient subir un lavage de cerveau qui le transformerait en murne, l’un de ces animaux domestiques qui marchaient vers l’abattoir sans proférer la moindre plainte. « Tu… Tu n’as rien dit à mon père ? — Ton père ? Il pose à peine la tête sur l’oreiller qu’il plonge dans un sommeil que rien ne pourrait perturber, pas même une attaque massive d’orvers ! » Bent décela du désarroi et du ressentiment dans la voix et le souffle de sa mère. « Il travaille dur, il vaut mieux le laisser dormir en paix », reprit-elle aussitôt pour dissiper l’effet négatif laissé par sa première réaction. Comme bon nombre d’hommes de Granport, Arn Beautlan était préposé à l’entretien des énormes générateurs d’oxygène disséminés dans les différents quartiers de la ville. La terra-formation avait en partie échoué sur Iox, ou, plus exactement, une fois les premières vagues de colons arrivées, le taux d’oxygène s’était mis à baisser de façon spectaculaire. Incapables de résoudre le problème, les techniciens de l’OMH avaient installé d’immenses diffuseurs d’oxygène dans les sous-sols des zones habitées de la planète, une solution provisoire qui durait maintenant depuis plus de trois siècles. Pour passer d’un territoire à l’autre, il fallait parfois s’équiper d’un respirateur, une combinaison munie de compartiments étanches et d’embouts buccal et nasal. « Tu ne lui en parleras pas ? » Elle lui caressa la joue du dos de la main. « C’est bien qu’une mère et un fils aient leurs petits secrets. Et puis, tu le connais, il s’énerve pour un rien. » Bent acquiesça d’un hochement de tête. Les colères de son père étaient ce qu’il redoutait le plus sur Iox, bien plus que les orvers ou les aubes mortelles des mois d’hiver. Arn n’avait jamais frappé son fils, mais, lorsqu’il perdait le contrôle, ses yeux semblaient sur le point de jaillir de leurs orbites et sa voix tonnait plus fort qu’un orage des hauteurs. Rentrant toujours fatigué de ses journées ou de ses nuits de travail, il ne supportait pas le moindre bruit, la moindre contrariété, et imposait un silence total à la maison. Il ne s’intéressait pas à Bent, à ses jeux, à ses rêves, à ses progrès scolaires, à ses tracas quotidiens, il s’allongeait sur une banquette dans une petite pièce plongée dans l’obscurité et ne s’en relevait que pour se rendre dans la salle à manger d’un pas lourd. Un géniteur, pas un père. Le regard de sa mère se fit inquisiteur. « Comment se passe le Lust ? » Bent prit un air buté qui, du moins l’espérait-il, le dispenserait de répondre. Elle insista. « Est-ce que tu… enfin, tu as connu une fille ? — En quoi est-ce que ça te regarde ? — Je voulais seulement savoir… — Si je suis normal ? » Un instant désorientée par l’agressivité de son fils, elle s’efforça de recouvrer son impassibilité puis esquissa un sourire. « Lorsque j’avais ton âge, je détestais que mes parents me posent des questions indiscrètes… — Comment s’est passé ton Lust ? » demanda Bent, sautant sur l’occasion de détourner la conversation. Elle parut s’égarer dans les méandres de sa mémoire. « Comme je regrette ma jeunesse ! murmura-t-elle. Je n’en ai pas assez profité. Je suis trop rapidement tombée amoureuse de ton père. » Elle lâcha le poignet de Bent, se détourna brusquement et se dirigea d’une allure lasse vers la porte de la chambre. « Fais en sorte de n’avoir jamais de regrets », ajouta-t-elle à voix basse avant de s’évanouir dans la pénombre. Une odeur caractéristique flânait dans les rues de Granport, l’odeur fétide de l’été que les anciens appelaient la fété. Associée aux grandes chaleurs, âpre, gênante les premiers jours, on finissait par s’y habituer. Certains scientifiques affirmaient qu’elle émanait des orvers, les créatures souterraines qui surgissaient de temps à autre à la surface pour chasser l’animal ou l’humain ; d’autres prétendaient qu’elle était la conséquence d’une dégradation des molécules d’oxygène et y voyaient une corrélation avec l’échec partiel de la terraformation d’Iox. L’entrée du dédale temporel étant située de l’autre côté de la ville, Bent marchait d’un pas rapide et effectuait un détour chaque fois qu’il entendait des cris ou des rires. Il lui semblait parfois que la terre sèche crépitait devant lui. Il s’immobilisait, tous sens aux aguets, scrutait les ténèbres et se remettait en marche après s’être assuré qu’aucune ombre ne rôdait dans les parages. Comme tous les enfants ioxiens, il avait appris à reconnaître les signes précurseurs du surgissement d’un orver. Tout d’abord un craquement prolongé suivi d’un bourdonnement ; la vague ensuite, un mouvement à la surface semblable à l’ondulation de l’échine d’un animal géant ; le strass enfin, les lueurs vives qui révélaient la présence d’un prédateur dans un repli de pénombre. Les mises en garde et les précautions n’empêchaient pas les orvers d’emporter chaque année plus de mille Ioxiens, des jeunes principalement, que le Lust rendait téméraires, voire inconscients. Les gouvernements successifs avaient tenté d’éradiquer le danger, mais les équipes expédiées dans les sous-sols de la planète n’étaient jamais remontées à la surface. Aucun des chasseurs venus d’autres mondes qui s’étaient promis de tuer ou de capturer un orver n’y était parvenu. Les spécialistes en espèces ni humaines ni animales n’avaient donc pas eu un seul spécimen à disséquer, et la population avait appris à vivre sous la menace permanente des mystérieux et redoutables tueurs tapis dans les sous-sols de sa planète. Bent accéléra l’allure, impatient de goûter la griserie des courants temporels. Il traversa la partie la plus ancienne de la ville, une succession de ruelles tortueuses bordées de maisons basses et de cours intérieures. Les parfums des fleurs mêlés aux odeurs de cuisine et d’urine dominaient par endroits la fété. Granport comptait un million d’habitants, pas énorme en regard des quatre grandes cités de Vox, la planète voisine, la grande sœur où, selon les voyageurs, la vie se montrait douce et généreuse. Arn Beautlan avait parlé un temps d’émigrer sur Vox. Il trouverait là-bas un travail moins pénible et mieux rémunéré, les siens cesseraient enfin de craindre ces foutus orvers et d’endurer les incohérences atmosphériques de Iox. Le coût du voyage et les difficultés administratives grandissantes l’en avaient dissuadé ; il fallait sans doute chercher dans sa déception, dans sa résignation, les causes principales de sa mélancolie et de ses emportements. Bent buta sur un obstacle, perdit l’équilibre et s’étala de tout son long dans la poussière. Une volée de rires salua sa chute. Un pied se posa sur sa poitrine et lui interdit de se relever. Cinq garçons l’entouraient. Leurs yeux brillants et leurs rires gras montraient qu’ils étaient sous l’emprise de l’alcool de krawou, une baie mauve non comestible qui poussait un peu partout dans l’hémisphère sud. « Tu cours où comme ça, jeune Beautlan ? » Il reconnut la voix de Geor Marint, le fils de voisins et amis de ses parents, âgé d’une quinzaine d’années, grand, charpenté et velu comme un homme. Il n’avait jamais croisé les autres, des compagnons de Lust sans doute. Ils se donnaient beaucoup de mal pour avoir l’air de mauvais garçons. Des rires et des soupirs de filles s’échappaient d’un recoin d’obscurité. « Tu cours après une belle ? » Bent garda le silence, conscient que sa réponse n’aurait aucune importance. « Plus la peine de chercher : le grand jour est arrivé pour toi », ricana Geor. Il décolla son pied de la poitrine de Bent, s’éloigna pendant que les quatre autres continuaient de surveiller leur prisonnier, revint quelques instants plus tard en tramant une fille par le bras. « Je te présente Akila. » Bent croisa fugitivement les yeux sombres de la fille. Il y lut de la répulsion et de la terreur. Une chevelure brune tressée à la mode des quartiers nord auréolait son visage rond et clair. Pas beaucoup plus âgée que lui, treize ans peut-être, vêtue d’une robe claire échancrée, elle n’avait pas encore quitté les rivages de l’enfance. « Voici réunis nos deux puceaux pour leur première saillie ! » lança Geor d’une voix légèrement empâtée. Il poussa la fille devant lui avec une telle brutalité qu’elle tomba à genoux près de Bent. « Laissez-moi tranquille, gémit-elle. — On te laissera tranquille après, quand toi tu seras devenue une femme et lui un homme. » Elle tira le bas de sa jupe sur ses jambes et lança un regard affolé autour d’elle. « Mais il n’y a pas d’endroit pour… — Ici, c’est parfait. » Les autres filles émergeaient à leur tour des ténèbres. Leurs faces exagérément fardées exprimaient autant l’embarras que la curiosité. « Je ne le connais pas et je n’ai aucun désir pour lui, murmura Akila en désignant Bent. — Quelle importance ? Moi, je le connais, et on veut juste que vous nous donniez un bon spectacle. » Elle pâlit et se mit à trembler. « Tu veux dire… qu’on doit faire ça devant vous ? — Qu’est-ce que vous attendez pour commencer ? » Elle contint ses larmes en se mordant l’intérieur des joues. Une nouvelle salve de rires étouffés, gênés, se dispersa dans l’obscurité. Elle se tourna vers Bent et le fixa d’un air navré avant de rapprocher sa bouche de la sienne. N’ayant jamais approché de fille, il ne réagit pas. Il pensait seulement qu’il perdait un temps précieux, qu’il n’aurait sans doute pas la possibilité de voyager sur les flux temporels cette nuit, et le froid de la désolation se déployait en lui. La bouche de la fille s’écrasa sur la sienne. Il perçut sa chaleur, sa douceur et l’odeur plutôt agréable qui s’en dégageait. Des frissons coururent de sa nuque à la base de sa colonne vertébrale. Elle se redressa et lança un regard à Geor par-dessus son épaule. « Je ne peux pas… — Bien sûr que tu peux, Akila ! C’est bien toi qui disais que tu étais prête à tout pour être admise dans la bande. » Le corps d’Akila reposait presque entièrement sur celui de Bent, qui baignait dans des effluves de parfum, d’alcool, de transpiration et de peur. Il n’éprouvait aucune manifestation physiologique supposée traduire le désir chez un garçon. Il crut entendre un bruit sourd et prolongé au-delà du cercle des voyeurs. « Va falloir que tu le déshabilles, grogna Geor. Qu’on voie un peu ce qu’il cache sous son pantalon ! » Elle hésita, la tête penchée sur le côté, puis entreprit de défaire la ceinture du pantalon de Bent. Il ne bougeait toujours pas, concentré sur le bruit qui s’amplifiait peu à peu. Il ne s’aperçut même pas qu’Akila tirait sur son pantalon et le dénudait jusqu’aux genoux. De même, il ne prêta aucune attention aux railleries de l’un des garçons se moquant de son sous-vêtement (sa mère les fabriquait elle-même dans un tissu habituellement utilisé pour les draps ou les torchons). La tête d’Akila vint se nicher sur son épaule et lui fit l’effet d’un petit oiseau étourdi et peureux. « Je suis désolée, désolée », lui glissa-t-elle à l’oreille. Pas de doute… Ce bruit… Un craquement… Un orver allait bientôt surgir à la surface… Le sang de Bent se glaça, ses pensées se chevauchèrent, se percutèrent. S’enfuir le plus vite possible. Les jeunes seins d’Akila écrasés sur son torse, son haleine chaude lui effleurant la base du cou. Le visage inquiet de sa mère. Les faces livides des garçons et des filles accrochés aux ténèbres. La femme défigurée au regard profond et pur. « Si tu continues à trembler comme ça, ajouta Akila dans un souffle, je vais me mettre à pleurer… — Un or… — Qu’est-ce que tu dis ? — ver… — Hé, vous deux ! glapit Geor. On n’est pas là pour…» Une vague secoua la terre qui, durcie par plusieurs semaines de sécheresse, s’éventra dans un fracas de tonnerre. Une masse criblée de points lumineux jaillit à la surface et s’abattit aussitôt sur le petit groupe. Des cris horrifiés précédèrent d’une fraction de seconde le crépitement des éclats de roche et de terre retombant en pluie sur le sol. Serrant convulsivement Akila contre lui, Bent vit, au milieu des volutes de poussière, une immense gueule happer une fille et un garçon et les soulever comme des poupées de chiffons. L’orver se dressa ensuite à la verticale sans relâcher ses proies. Gigantesque, quinze mètres de hauteur peut-être sur une largeur de quatre ou cinq. Les lumières serties dans son corps révélaient une peau – pouvait-on vraiment parler de peau ? – lisse et luisante, d’une teinte oscillant entre le gris et le brun. Les autres membres du groupe s’égaillèrent en semant derrière eux des hurlements d’effroi. Akila tenta de se relever. Bent la maintint plaquée contre lui et lui chuchota de ne pas bouger. Il avait entendu dire que la meilleure façon d’échapper à un orver en chasse était de rester parfaitement immobile et silencieux. Le prédateur semblait pour l’instant se contenter de jouer avec ses deux victimes, qu’il secouait et laissait de temps à autre tomber, les rattrapant avec une vivacité et une adresse stupéfiantes juste avant qu’ils s’écrasent au sol. Les expirations d’Akila s’achevaient en gémissements sourds. Une odeur indéfinissable occultait toutes les autres, un mélange de soufre et de moisissure. Aucune autre image que la femme défigurée au regard pur ne traversait l’esprit gelé de Bent. Elle ne vivait pas dans le même temps que lui mais, pourtant, il lui semblait la connaître depuis toujours. Des craquements sinistres retentirent au-dessus de lui. L’orver broyait les os de ses proies. Bent espéra, et cette pensée lui parut abominable, que le monstre serait rassasié. Il garda les yeux ouverts, mais il aurait bien voulu pouvoir boucher ses oreilles pour ne plus entendre les bruits hideux de mastication et de déglutition. Le prédateur se trémoussait en engloutissant ses victimes. Les éclats lumineux criblant son corps donnaient l’impression qu’un pan de ciel s’était arraché et affaissé sur Iox. Bent n’aurait pas pu le décrire avec précision. Sa peur altérait ses perceptions et l’obscurité rendait la visibilité quasi nulle. Il ne sut combien de temps il demeura allongé sur le sol, serrant Akila contre lui, les yeux rivés sur les mouvements dansants de l’orver. Lorsque enfin ce dernier se retira dans son trou, Bent attendit un long moment avant d’esquisser un mouvement. Akila époussetait sa robe et ses cheveux. Bent serra rapidement sa ceinture, estimant qu’il avait encore le temps de se rendre à l’entrée du dédale temporel. Un silence presque suffocant était retombé sur la ville. Des riverains alertés par les cris avaient entrouvert leurs fenêtres et les avaient presque aussitôt refermées. Ils ne risquaient rien à l’intérieur des maisons dont les sols étaient conçus dans un matériau en principe indestructible. « Je rentre chez moi…» La voix d’Akila n’était plus qu’un chuchotement. Elle ne parvenait toujours pas à contrôler ses tremblements. « Tu les connaissais, ceux que l’orver a emportés ? demanda Bent. — Je n’ai même pas vu qui c’était. » Le visage rond de son interlocutrice se transforma tout à coup en un masque dur, coléreux. « En tout cas, Dilah a pris deux vies, le Lust est fini pour moi ! » Il se surprit à la trouver jolie, du moins digne d’intérêt. Elle lança un coup d’œil en arrière avant d’ajouter : « Pour tout à l’heure, je ne voulais pas… C’est Geor… Je suis vraiment désolée…» Elle s’éloigna d’un pas rapide dans une ruelle baignée de ténèbres. « Comment tu t’appelles déjà ? demanda-t-elle sans se retourner. — Bent… — Bonne chance, Bent ! » Il se remit en chemin après que la nuit eut avalé la robe claire d’Akila. À l’entrée du labyrinthe se dressait un temple érigé à la gloire de Dilah, une construction de forme pyramidale dont le sommet se terminait en flèche étincelante. Les dilahnâs avaient intégré dans leur culte, issu pourtant des pionniers, donc d’une autre planète, le phénomène inexplicable, miraculeux, des courants temporels. L’OMH avait un temps promis au gouvernement ioxien d’envoyer une mission d’étude composée des plus grands spécialistes de l’espace-temps, mais l’éloignement ne facilitait pas les relations entre le Parlement universel et les quelques planètes colonisées situées dans le bras de Persous, et cela faisait pratiquement trois sieclesTO que les communications étaient interrompues entre Iox et Solar 2, le système central des mondes humains. La ligne argentée du bras du Sagicar traversait le ciel de part en part, bordée d’un côté par des nuées d’étoiles et de l’autre par les trois derniers satellites d’Iox, signe que l’aube n’allait pas tarder à se lever. La brise tiède emportait les murmures des deux gardiens assis sur les marches de l’escalier principal, reconnaissables à leur toge blanche drapée sur l’épaule. Les dilahnâs avaient résolu le problème du labyrinthe temporel avec la subtilité qui les caractérisait : interdiction pure et simple pour les fidèles d’y pénétrer. Seuls y avaient accès les initiés, les renonçants, les hommes qui consacraient leur existence à Dilah. Les quelques téméraires qui avaient bravé l’interdiction s’étaient tous transformés en spectrempes, en âmes maudites condamnées à errer sur les courants temporels jusqu’à la fin des temps. Même s’il n’était pas certain de revenir de ses voyages, même si sa gorge se serrait et son ventre se nouait chaque fois qu’il pénétrait dans le tunnel, Bent n’aurait pour rien au monde renoncé aux sensations inouïes procurées par les flots énergétiques qui le happaient et le déposaient sur des mondes lointains, dans des temps incertains. Il n’avait pas hésité lorsque, dix moisX plus tôt, il avait franchi pour la première fois l’entrée du tunnel. D’aussi loin qu’il s’en souvînt, il avait toujours voulu être un explorateur du temps. Les histoires terribles de spectrempes racontées par les adultes, loin de le refroidir, l’avaient renforcé dans sa détermination. Il avait rongé son frein jusqu’à ses onze ans, puis, dès qu’il était entré dans l’âge du Lust et qu’il avait pu déambuler dans les rues de Granport sans risquer d’être arrêté par une patrouille nocturne et condamné à trois ans d’enfermement dans une école dilahnique, il s’était rendu près du temple, avait déjoué avec une facilité dérisoire la surveillance des gardes et s’était aventuré dans le dédale. Il longea le mur de pierre ceignant la cour intérieure du temple. Il empruntait toujours le même chemin. Les gardes ne regardaient jamais de ce côté, comme s’il leur paraissait inconcevable qu’un visiteur eût l’idée de s’introduire dans le bâtiment à cette heure de la nuit. La peur des orvers et du châtiment divin suffisait amplement à maintenir les gens chez eux. Les lustains, les seuls qui auraient pu déambuler dans le coin, n’allaient sûrement pas sacrifier une seule seconde de leur liberté au culte de Dilah. Parvenu à une dizaine de mètres de l’escalier, Bent marqua un temps de pause. Le passage le plus délicat, le moment où les gardes, s’ils se retournaient, le découvriraient sur les marches latérales. Il attendit que son souffle et son rythme cardiaque se soient apaisés pour se lancer. Concentré sur ses mouvements, il évita de jeter un regard en direction des deux hommes dont les voix résonnaient paisiblement dans le silence nocturne. Il atteignit le parvis sans encombre, le traversa en longeant le mur et en évitant de se précipiter, meilleure manière de trahir sa présence, se détendit un peu lorsqu’il s’enfonça dans la pénombre de la grande salle des cérémonies où rôdaient de vagues senteurs d’encens, laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité et parcourut l’allée centrale bordée des sièges de prière. Comme à chaque fois, il lui sembla que les glissements de ses semelles sur les dalles et les froissements de ses vêtements produisaient un vacarme de tous les diables. Il contourna le nosk, l’espace circulaire où se tenaient les dilahnâs pendant les cérémonies, et s’engagea dans l’enfilade de pièces de plus en plus petites qui s’enfonçaient dans le sol et conduisaient à l’entrée du labyrinthe, les cryptes sacrées auxquelles pouvaient accéder les familles lors des grandes occasions. Il accéléra l’allure, déjà aspiré par les courants temporels ; il ressentait leurs frémissements, des vibrations le long de sa colonne vertébrale, de plus en plus fortes. Il franchit les derniers mètres en courant, indifférent aux claquements de ses chaussures sur le sol. Il n’avait pas beaucoup de temps. Après le lever de Xantor, les dilahnâs se presseraient dans les lieux en grand nombre, les uns chargés du nettoyage, les autres des prières commandées par les fidèles (plus la somme remise aux intercesseurs était importante et plus la prière avait des chances d’être exaucée). Sa mère disait souvent à Bent qu’il lui avait coûté plus de dix mille xios, cinq mille pour les servants de Dilah et cinq autres mille pour les spécialistes en fertilité féminine. « Qu’importe, ajoutait-elle, ton existence n’a pas de prix. » Il laissa la dernière des cryptes sacrées derrière lui, la plus petite et la plus prestigieuse. Des rayons d’étoiles et de satellites se faufilaient par un jeu de fenêtres et de miroirs et révélaient les somptueuses mosaïques du sol et des murs. La bouche sombre du tunnel à la déclivité prononcée l’avala avec la même avidité que l’orver avait ingurgité ses proies un peu plus tôt. CHAPITRE III Confrérie des Aswins : localisée sur la planète Shiv, dans le système de Nu de Laqranj, cette organisation de mercenaires louait ses services aux commanditaires les plus convaincants sur le plan financier. On peut dire d’elle qu’elle n’avait d’autre critère que l’argent, qu’elle ne défendait donc aucune autre cause que la sienne. Elle comptait probablement plus de dix mille membres et les guerres incessantes sur les différents mondes affiliés ou non à l’OMH lui ont assuré une solide prospérité. Dirigée d’une main de fer par le collège des cinq Aswins (constitué d’anciens mercenaires), elle recrutait ses sbires parmi les populations les plus défavorisées des humanités dispersées. On dit d’elle que des organisations gouvernementales, voire le Parlement universel de Solar 2, recouraient à ses services. Même si on n’a trouvé aucune preuve de ces accords secrets, des aveux d’anciens mercenaires repentis entretiennent la suspicion et nous sommes aujourd’hui convaincus que certains parlementaires ont utilisé les services des Aswins pour éliminer ou discréditer des rivaux. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des organisations secrètes. L’HISTOIRE D’OSSIA I CHAQUE FOIS que je raconte mon histoire, j’entrevois de l’incrédulité dans le regard de ceux qui m’écoutent (ils sont innombrables grâce à la technologie des ondes transsystèmes). Il leur paraît sans doute inconcevable qu’une femme ait pu appartenir à la confrérie à la fois prestigieuse et méconnue des Aswins. Je n’étais pourtant pas la seule : les femmes sont parfois (souvent) plus appréciées que les hommes pour les missions délicates. Moins de testostérone et davantage de psychologie. En outre, avec les implants n 2, elles disposent pratiquement des mêmes puissance et rapidité que leurs homologues masculins, désolée, messieurs. On ne me croit pas davantage lorsque je dis que je suis devenue l’associée et la maîtresse de Qwor, le mercenaire dont la renommée s’était répandue d’un bord à l’autre de la Galaxie. Et que, chargés d’infiltrer et de démanteler une organisation secrète appelée Fraternité du Panca, nous sommes allés dans des contrées où personne ne s’était encore aventuré… Reprenons depuis le début. Je suis devenue Aswin à l’âge de seize ansTO. Originaire d’une jolie petite planète poubelle appelée Siphre, j’ai grandi entre les montagnes d’ordures que nous expédiaient une dizaine de mondes de l’OMH. Mon père travaillait pour le compte d’une société spécialisée dans le retraitement de métaux toxiques, le rodium, le vellium et l’arprium. Surnommés rovelar ou encore les trois grâces, ils entrent pour une bonne part dans l’alliage qui sert à la fabrication des vaisseaux long-courrier. Malgré les précautions imposées par les normes de l’OMH, mon père est mort d’une tumeur foudroyante au cerveau dans sa trente-quatrième année. Comme ma mère s’était enfuie de la maison quelques mois après ma naissance, je me suis retrouvée seule sur une planète anarchique, polluée, impitoyable pour les enfants errants. J’ai appris à me battre avec ou contre les bandes d’orphelins qui chapardaient pour survivre et déjouaient sans cesse la vigilance des milices privées chargées du maintien de l’ordre. Je me servais à l’époque d’un arblos, une arme de jet qui expédiait des pointes d’os et pouvait vous tuer son homme à plus de cinquante pas. J’y ai gagné un nom de guerre, Ossia, que j’ai gardé toute ma vie. J’aurais dû mourir cent fois, mais le destin ne l’a pas voulu ainsi ; le destin, le sort ou les dieux, ou Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. J’ai survécu, chaque jour plus forte, plus enragée, j’ai semé la mort et la destruction à la tête de la bande la plus terrible qu’ait connue Siphre, une légion forte de mille membres et, grâce aux pillages systématiques des arsenaux militaires, équipée d’armes sophistiquées telles que les défatomes et autres serviteurs des ténèbres. J’avais imposé une discipline de fer dans ma troupe, n’hésitant pas à exécuter de sang-froid les récalcitrants et les lâches. Ivre de puissance, j’ai fini par perdre toute lucidité. Les autorités planétaires ne m’auraient pas traquée si je ne les avais pas provoquées. En soumettant ou éliminant les bandes qui nous défiaient, nous remettions de l’ordre et devenions de ce fait leurs plus précieux auxiliaires, mais, lorsque nous avons attaqué un véhicule qui transportait le directeur de l’une des compagnies de retraitement, le vice-chancelier et le ministre de l’Économie, elles ont décidé de nettoyer la planète de ses « gambelins » – du nom d’une espèce ENHA parasite de Siphre. Elles ont lancé sur nous tout ce que la planète comptait de soldats réguliers et de vigiles. Des milliers d’hommes lourdement armés, appuyés par des drones et autres tueurs aériens. Ils nous ont assiégés dans notre antre, un immense sarcophage en béton qui avait autrefois servi de centre de tri pour certains matériaux radioactifs, et nous ont attaqués par vagues incessantes jusqu’à ce qu’ils parviennent à investir le bâtiment. Alors ils nous ont massacrés. Méthodiquement. Leur consigne était de ne laisser aucun survivant. Ils ont renvoyé au néant un millier d’enfants dont les plus âgés avaient, comme moi, une quinzaine d’annéesTO, y compris ceux qui, pris de panique, avaient déposé les armes. Je me suis battue jusqu’au bout dans les sous-sols du sarcophage en compagnie d’une dizaine de garçons et de filles qui constituaient ma garde rapprochée. Le vide les a happés l’un après l’autre. Je me suis retrouvée seule face à une vingtaine de soldats dont les casques aux visières noires occultaient les traits. Je me suis enfuie, m’attendant à être frappée par une onde défatome, mais aucune d’elles ne m’a touchée. J’ai couru dans les galeries souterraines qui s’enfonçaient dans le sol. Je me suis fourvoyée dans un cul-de-sac : une fosse gigantesque bourrée de déchets toxiques. Odeur pestilentielle, air irrespirable, racines noires et gluantes sortant des parois de terre et formant une trame serrée d’où il est pratiquement impossible de s’extraire, une succursale de l’enfer. C’est là qu’il m’a rattrapée. Il avait pris de l’avance sur les autres soldats. Il a braqué sur moi le faisceau de sa lampe frontale et son défat à canon long. J’ai voulu riposter. Mon chargeur était vide. Même si je ne pouvais pas voir son visage, j’ai deviné qu’il m’observait. Et qu’il souriait. « Voici donc la fameuse Ossia. » Sa voix jaillissait nasillarde, déformée, des voxons latéraux de son casque. J’ai jeté mon arme à ses pieds. « Tue-moi, qu’on en finisse. » Je tremblais, et mes mots étaient des soupirs de regret. Je n’avais pas envie de mourir. La vie ne m’avait fait aucun cadeau, mais elle m’était infiniment précieuse, comme si chaque coup porté, chaque coup reçu, chaque épreuve en avaient accentué l’âpre beauté. Après avoir jeté un bref regard en arrière, le soldat a dit, à voix basse : « J’ai mieux à te proposer. » J’ai cru qu’il voulait, avant de me tuer, jouer avec mon corps qui n’était encore qu’une ébauche de femme. Je n’avais pas connu l’amour, ni sentimental ni charnel. Je supposais que ce n’était qu’un mauvais moment à passer et, pour gagner un improbable sursis, j’ai dégrafé la tunique qui abritait mes jeunes seins. « Je ne te parle pas de ça, idiote ! a grondé le soldat. J’appartiens à une confrérie de mercenaires appelée les Aswins. Elle centralise et répartit les boulots. Elle m’a envoyé nettoyer cette planète des bandes de gamins qui l’infestent pour un salaire de cinq mille sols, l’équivalent de dix mille de vos siph. — En quoi…» Il m’a coupée d’un geste péremptoire. « La Confrérie est toujours à l’affût de bons éléments. Et d’après ce que j’ai vu ici, tu ferais une excellente recrue. — Ils ne comptent pas me laisser sortir vivante d’ici. — Je peux leur faire croire que je t’ai tuée. — Je suis fichée. Leurs sondes ADN ne se laisseront pas…» Un brouhaha a retenti dans le lointain. Les autres soldats se rapprochaient. Il a dégagé un petit objet noir et luisant de la poche de sa combinaison en nanotissu pare-balles. « La Confrérie fournit à tous ses membres des brouilleurs ADN. Il te suffira de le garder sur toi et de ne pas bouger. Je reviendrai te chercher plus tard. — Pourquoi tu fais ça pour moi ? » J’avais appris sur Siphre qu’un service n’était jamais gratuit. « Parce que je serai ton parrain et que, en tant que parrain, je toucherai un pourcentage de tes gains. Comme je pense que tu feras un bon élément, tu devrais me rapporter pas mal. Assez, peut-être, pour que je puisse m’installer dans un petit coin peinard. Je mise sur toi, quoi ! » Il a de nouveau lancé un regard par-dessus son épaule. Sa lampe a éclairé furtivement les parois et les racines noires aux extrémités tordues. « Putain, c’est une infection, ici ! Ta réponse, vite. Les autres crétins ne vont pas tarder à débouler. — Tu peux m’emmener loin de ce monde ? — Et comment ! Qui aurait envie de passer toute sa vie sur ce foutu caillou ? — Les douanes ne me laisseront pas… — T’inquiète pas pour ça. Tu auras une identité tout à fait légale et ton visage sera brouillé par un masque correcteur. Alors ? » Je n’ai pas hésité longtemps, il m’offrait la vie, il pouvait bien prélever le pourcentage qu’il voulait sur mon avenir, j’ai acquiescé d’un hochement de tête. « Marché conclu. Considère que tu es morte. » Il a lâché un rire sardonique avant de me tendre l’objet noir. « Garde ça dans la main et ne bouge plus, d’accord ? » Il m’a saluée d’un mouvement de doigt sur la visière de son casque, puis il a tourné les talons et s’est dirigé d’un pas résolu vers l’entrée du tunnel. L’obscurité a absorbé la lumière de sa lampe frontale. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que je serrais le brouilleur ADN avec la même force qu’une prise au-dessus du vide. C’est ainsi qu’Alfid Monzor, alias Kran, m’a introduite dans la confrérie des Aswins. Comme il me l’avait promis, nous n’avons rencontré aucune difficulté à quitter Siphre. Le masque correcteur et le jeton d’identité qu’il m’avait remis ont suffi à tromper les douaniers. De l’astroport de Glink, nous sommes partis par vaisseau – utilisant la technologie interdite de l’ADVL – pour Shiv, la planète siège de la confrérie des Aswins, distante d’environ vingt-cinq années-lumière. Il serait trop fastidieux de vous détailler ici mes émerveillements, la tapisserie cosmique, les paysages luxuriants de Shiv, le lever majestueux de l’étoile bleutée Nu de Laqranj, les grandes chutes d’eau du Morphique, il me suffira de vous dire que, pour quelqu’un qui a toujours vécu entre des montagnes de déchets sous un ciel perpétuellement sombre, l’univers offre une infinité de splendeurs. La formation n’a duré que quelques mois locaux : les implants cérébraux remplacent avantageusement les cours académiques. J’ai effectué mes premières missions avec mon parrain Kran. Des missions plutôt faciles au début, des guerres sans grande importance sur des planètes insignifiantes. Le critère de choix est simple : nous les mercenaires, nous nous mettons au service de celui qui nous propose la meilleure solde. Qui, en général, dispose des troupes les plus nombreuses et les mieux équipées. Nous nous trouvons donc souvent du côté des vainqueurs, des gouvernements, des tyrans et autres seigneurs de guerre. Il arrive parfois que nous nous battions au milieu des faibles, des oppressés, des vaincus ; nous essayons alors de nous tirer de ce mauvais pas en nous assurant au préalable que notre salaire a bien été viré sur le compte bancaire de la Confrérie. Kran touchait environ vingt pour cent de mes gains. Comme il était parrain de trois autres recrues, il parlait de plus en plus souvent de se retirer sur Eltaïr, sa planète natale. Il prévoyait de prendre femme et de regarder grandir ses enfants au milieu des collines verdoyantes. La vie en a décidé autrement : une fléchette empoisonnée l’a touché au cou alors qu’il venait de retirer son casque pour lamper une gorgée d’alcool. Il n’a même pas eu le temps de maudire la foutue planète qui brisait ses rêves, il est mort en trois secondes, le cœur paralysé. Je l’ai regretté bien que sa mort m’ait valu une augmentation de vingt pour cent de mes gains : en m’arrachant de Siphre et de ses miasmes, il m’avait donné une deuxième naissance. La première fois que j’ai croisé la route de Qwor, j’ai bien cru que ce serait également la dernière. J’étais perdue au milieu d’un désert en compagnie de locaux qui avaient eu la fâcheuse idée de se rebeller contre un gouvernement planétaire gangrené par la corruption. Leur territoire abritait de fabuleux gisements de rodium (comme on se retrouve ! Je suppose qu’on ne se débarrasse jamais tout à fait des malédictions de l’enfance…) et on projetait de les expulser comme des malpropres pour exploiter leurs mines. Hors de question de partager les bénéfices, qui s’annonçaient colossaux, avec des culs-terreux. Mais, comme ces mêmes culs-terreux avaient offert une somme appréciable à la Confrérie, une quinzaine d’Aswins avaient été expédiés sur Saalot, deuxième planète du système de Thêta du Scarcenair. Dont moi. Voilà comment on se retrouve paumée dans un désert écrasé de chaleur, sans eau ni nourriture, au milieu d’une poignée de survivants pourchassés par les implacables pisteurs robotisés d’une armée gouvernementale. Les cadavres de huit de mes confrères pourrissaient déjà sous les rayons accablants du Scarcenair. Nous avions manqué de clairvoyance : nous n’avions pas songé à battre en retraite pendant qu’il en était encore temps, sans doute envoûtés par les sortilèges des Sarbs, les indigènes du désert (s’il en reste quelques-uns, je vous conseille, mesdames, de vous frotter à un amant sarb, et vous, messieurs, de vous étourdir dans les bras d’une maîtresse sarb, vous ne le regretterez pas). L’armée gouvernementale nous a acculés au bord d’un gigantesque gouffre appelé Arbich, qu’on peut traduire par Cul du Démon. Nous n’avions plus aucune possibilité de fuite. Un front déployé sur trois kilomètres avançait sur nous comme un filet aux mailles serrées. Les balles et les ondes sifflaient sans interruption au-dessus de nos têtes. Les remparts de pierres et de sable érigés en toute hâte n’ont pas résisté aux explosions des roquettes à fragmentation. Ripostant pour la forme, nous nous sommes préparés à mourir le plus dignement possible (en dissimulant de mon mieux, pour ma part, la peur atroce qui plantait ses griffes dans mon cœur et dans mon ventre ; toujours cette formidable envie de vivre quand je sens sur ma nuque le souffle glacé de la Faucheuse). Quelqu’un m’a saisie par le poignet en hurlant : « On saute ! » Je n’avais encore jamais vu l’homme qui venait de m’apostropher. Une tête dépourvue de casque, montée sur un cou massif et des épaules larges, un beau visage, mâle, rude, tanné, artistiquement ridé, encadré de cheveux courts poivre et sel, des yeux très clairs, délavés, des bras musculeux s’évadant des manches d’une chemisette auréolée de taches de transpiration, un pantalon ample, pourvu de multiples poches, resserré aux chevilles, des chaussures montantes dites auto-adaptantes, de petites merveilles technologiques d’une solidité à toute épreuve et aussi confortables que des chaussons. J’ai jeté un regard en direction du gouffre. « Sauter ? » Il a hoché la tête avec un sourire presque enfantin. « Il paraît qu’il y a des vortex au fond, des courants d’air assez puissants pour enrayer notre chute et nous déposer en douceur. — Il… paraît ? — Personne n’a jamais essayé. Les Sarbs ne veulent surtout pas se jeter dans le trou du cul du Diable ! C’est le moment ou jamais, tu crois pas ? — Qui es-tu ? » Il a baissé la tête pour esquiver une onde. « Plus tard, les présentations. Qu’est-ce qu’on risque ? Si on reste là, on finira de toute façon en charpie. » Il a fixé le vide avec un éclat particulier dans le regard, comme s’il était content, oui, content, d’avoir un prétexte pour tenter le grand saut. « Six mille mètres de profondeur, a-t-il ajouté d’une voix forte pour dominer les vociférations et le fracas des explosions. Une jolie chute. Si ces foutus vortex ne sont qu’une légende, il ne restera pas grand-chose de mes os en bas. Ravi en tout cas de t’avoir connue. » Il m’a adressé un sourire avant de prendre son élan et de sauter dans le vide. J’ai cru un instant avoir rêvé. Les silhouettes s’agitant dans les volutes de fumée noire, les gémissements des agonisants, les clameurs, les bourdonnements des drones, les déflagrations, les sillons sombres et rectilignes des ondes défatomes… un cauchemar. J’allais bientôt me réveiller et me pelotonner dans les bras de mon amant du moment. Des soldats ont jailli du chaos et couru vers moi. Ils ne me tueraient pas tout de suite, ils feraient ce que font tous les militaires à une femme tombant entre leurs pattes, ils me violeraient et me pisseraient dessus à tour de rôle, ils prolongeraient le jeu jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils m’achèvent d’une onde ou d’une balle dans la tête. Si j’avais été un rebelle sarb, ils m’auraient éliminée sans autre forme de procès, mais, en tant que femme, ils me voulaient vivante. J’ai hésité : ou subir leurs assauts en me fermant à toute sensation et en guettant la moindre opportunité, ou… sauter dans l’Arbich. Mort lente ou suicide. Et si cette histoire de vortex était vraie ? J’ai pris ma décision en un éclair, comme si j’avais reçu une décharge électrique. J’ai laissé tomber mon arme à mes pieds, signifiant à mes adversaires que je reconnaissais ma défaite, puis j’ai franchi en deux bonds les quelques mètres qui me séparaient du gouffre. Les cris des soldats ont accompagné le début de ma chute. Toute peur m’a instantanément désertée. Je me suis sentie infiniment légère. L’expérience m’a absorbée tout entière, m’empêchant de revoir le film de ma vie – ce qui est, je l’ai constaté en plusieurs occasions, le signe que la Faucheuse se tient tout près de vous. L’intensité inouïe de ces quelques secondes de chute libre valait bien une existence. Je n’ai esquissé aucun geste qui aurait pu ralentir mon vol, aucune tentative dérisoire de battre des bras comme des ailes d’oiseau. Je m’enfonçais dans une euphorie aussi puissante que les drogues n 2 consommées par la grande majorité des mercenaires. Une joie indescriptible. Je ne voyais pas le sol se rapprocher. J’avais l’impression de changer de plan, de partir pour un monde sans pesanteur, sans douleur. Puis les vortex sont entrés en action. Un courant d’air à la puissance phénoménale m’a saisie et soulevée comme pour me renvoyer d’où je venais. J’ai ensuite alterné les bonds et les brusques plongées. Il m’a semblé que des géants invisibles se jouaient de moi, m’expédiant de l’un à l’autre comme une balle ou une plume par l’entremise de leur souffle. Les trajectoires se sont peu à peu stabilisées et ma chute s’est achevée en douceur, à la façon d’une feuille morte. Je n’ai même pas eu besoin de plier les jambes lorsque je me suis posée sur le fond rocheux du gouffre. Un rire tonitruant m’a accueillie sans me laisser le temps de me remettre de mon étourdissement. « Une sacrée putain de belle chute, pas vrai ? » C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Qwor, le mercenaire le plus réputé de la confrérie des Aswins. Je lui ai demandé pourquoi nous ne nous étions pas rencontrés plus tôt alors que nous étions engagés dans le même conflit. Il m’a répondu que les Sarbs avaient divisé leurs troupes en deux colonnes et que la jonction ne s’était effectuée que la veille. Je ne suis pas tombée immédiatement amoureuse de lui, mais, je l’avoue, j’aurais aimé qu’il me prenne dans ses bras sur l’instant et qu’il célèbre avec moi, sur moi, en moi, l’incroyable obstination de la vie. Nos routes se sont séparées plusieurs années. J’ai amassé pas mal d’argent dans d’improbables guerres sur des mondes non affiliés à l’OMH. Je n’ai jamais eu horreur du sang sur mes mains. J’espérais seulement que la Faucheuse, dont j’étais une précieuse auxiliaire, m’épargnerait le plus longtemps possible. J’ai tué des hommes et des femmes de plus de deux siècles™, et je comptais bien les imiter, jouir des bienfaits de la vie jusqu’à mes deux cents ans. Je consommais le plaisir dans les bras d’amants divers et plus ou moins imaginatifs, mais je n’ai pas rencontré le grand amour, celui qui, selon certaines de mes amies, gonfle le cœur et donne de la beauté aux serments et aux actes. Je me retirais entre deux missions dans ma maison surplombant un magnifique lac salé sur Shiv. L’ennui s’emparait de moi au bout de seulement trois semaines locales. Ni les hommes ni la nature sauvage ne pouvaient remplacer les sensations uniques éprouvées sur les champs de bataille, ces montées d’adrénaline qui vous tiennent en éveil et vous agrippent à chaque murmure, à chaque froissement, à chaque friselis. Donner la mort ou la recevoir. Rester si longtemps sans bouger, sans respirer, qu’on n’a pas d’autre choix que de pisser sur soi. Être dévorée par la faim, la soif, la peur, les insectes ou les parasites ENHA qui pullulent sur certains mondes. La fraternité des bivouacs. La volupté indicible des étreintes précédant un affrontement décisif. La puissance de la vie se déversant dans chaque baiser, dans chaque caresse. J’ai aimé des hommes qui, le lendemain à l’aube, ont disparu sous mes yeux, fauchés par une onde défat. Je n’ai pas eu le temps de les regretter. Je me suis donnée à quelques amants anonymes, des ombres qui se glissaient près de moi et que j’acceptais d’accueillir, simplement pour suspendre et partager le temps. Et Qwor ? me direz-vous. Je l’ai revu un jour au siège de la Confrérie sur Shiv. Nous avions été tous les deux convoqués par le collège décisionnel constitué d’anciens mercenaires dont le grand âge leur interdisait d’évoluer sur le terrain. J’étais rentrée un mois plus tôt de Justius, une planète en cours de terraformation (pas facile de se battre dans des combinaisons étanches et munies de réserves d’oxygène ; on perd tout repère lorsqu’on est coupé de ses sens), et je me remettais d’une blessure assez grave à la hanche qui m’avait contrainte à une suspension de la plupart de mes activités. Je boitais encore lorsque j’ai poussé la porte de la Confrérie. Qwor et les cinq Aswins du collège m’attendaient dans la salle de réunion, une immense pièce à l’austérité étudiée. J’ai trouvé Qwor, vêtu d’un costume élégant, aussi séduisant que sur le bord du gouffre de l’Arbich. « Alors, Ossia, on se prend une balle comme une vulgaire poulande ? » m’a-t-il lancé. Une poulande est un animal sauvage de Shiv qui, paralysé par la peur, reste totalement immobile devant un chasseur ou un prédateur. La remarque m’aurait certainement meurtrie si elle n’avait pas été proférée avec un sourire charmeur. Je me suis mollement défendue. « Ces maudites combinaisons à oxygène sont aussi handicapantes qu’indispensables. — Il faut éviter de se battre sur les mondes en cours de terraformation. — Pas évident de refuser dix mille sols. — Qwor ! a protesté un membre du collège à la face labourée de profondes rides. Ossia est l’un de nos meilleurs éléments. — Je sais, Aswin. C’est bien pour ça que je l’ai choisie comme équipière. — On se connaît à peine », ai-je bredouillé. Il a épousseté des poussières imaginaires sur sa manche. Il ne semblait pas très à l’aise en tenue de ville. « Tu as sauté dans l’Arbich, ça me suffit largement. — Je n’avais pas vraiment le choix. — Très peu auraient sauté, même dans ces circonstances. Je sais maintenant que je peux compter sur toi. » Il m’a observée en silence. Difficile de lire quoi que ce soit dans ses yeux clairs, mais j’ai cru percevoir de l’intérêt et, tant pis pour mon humilité, une certaine admiration. « Compter sur moi ? » sont les seuls mots que je suis parvenue à expulser. Un autre membre du collège s’est éclairci la gorge avant de déclarer : « On nous a confié une mission un peu spéciale. Nous avons immédiatement songé à Qwor, qui a immédiatement songé à vous pour l’accompagner. — Quel genre de mission ? » Le vieillard a braqué sur moi ses yeux brillants, seules traces de vie sur son visage parcheminé. « Il s’agit de retrouver une organisation appelée la Fraternité du Panca. » J’ai froncé les sourcils : j’avais toujours pensé qu’il s’agissait d’une simple légende spatiale. « Nous avons longtemps pensé que le Panca ne revêtait aucune réalité, a repris le vieillard en ajustant le col de son uselle, la tenue noire que les cinq Aswins de la Confrérie revêtaient pour les cérémonies et les réceptions officielles. — Mais l’organisation existe bel et bien, a renchéri un autre membre du collège, plus rond et lisse que ses pairs. Elle semble même exercer une influence considérable au sein de l’OMH. On la soupçonne de reconstituer une chaîne quinte. » Il aurait parlé un dialecte d’un monde perdu que j’aurais compris exactement la même chose, c’est-à-dire rien. « Une chaîne quinte, c’est l’union de cinq frères du Panca, a expliqué l’Aswin. Cinq en un. Le dernier maillon de la chaîne est investi d’une énorme puissance dont il peut se servir pour provoquer le chaos. — La dernière chaîne quinte remonte à six siècles, est intervenu Qwor. Elle a été associée à une guerre qui a coûté la vie à plus de dix milliards d’êtres humains. — On est sûr qu’elle est responsable de l’hécatombe ? » ai-je demandé. Les Aswins se sont consultés du regard. « Il n’y a jamais aucune certitude avec le Panca, a fini par répondre l’homme au visage rond. On nous a simplement demandé de mettre nos meilleurs éléments sur cette affaire. D’après les renseignements de ceux qui nous ont contactés, la chaîne est déjà formée de quatre maillons. — Il serait sans doute plus efficace d’empêcher la réunion du quatrième et du cinquième maillon, ai-je argumenté. — Du deuxième et du premier, selon la terminologie du Panca. Vous n’avez pas tort, mais nos commanditaires s’en occupent. Vous devez de votre côté infiltrer le siège de la Fraternité, d’une manière ou d’une autre. — Sur quelle planète…» Qwor m’a interrompue d’un geste du bras. « Personne ne le sait ! » Il a ajouté, avec la même expression qu’avant le saut dans l’Arbich : « À nous de le localiser. — L’univers est vaste… — Une centaine de planètes habitées, plus, selon les dossiers de l’OMH, une vingtaine d’autres recensées comme directement colonisables ou terraformables. — On n’a aucune piste ? » Qwor s’est assis face aux cinq Aswins et m’a invitée à prendre place sur l’autre chaise. « Quelques-unes… Tu acceptes ? » Je n’ai pas répondu tout de suite. Ma hanche me faisait toujours souffrir malgré les nanoréparateurs injectés vingt jours plus tôt. « Le travail de reconstruction de vos tissus prendra un peu de temps, m’avait annoncé le médic, soyez patiente. » « On nous a offert beaucoup d’argent, a précisé l’Aswin au visage parcheminé. Votre part se monterait à cinq cent mille sols. » Je n’ai pas pu m’empêcher de siffler, une manie qui me venait de mes folles années sur Siphre. « Cinq cent mille, a renchéri Qwor. De quoi se payer pas mal de bon temps, non ? — Qui sont les commanditaires ? » Les Aswins n’ont pas répondu à ma question. « On s’en fout ! s’est exclamé Qwor. Ils nous proposent un défi excitant et bien payé, rien d’autre ne compte. — Et si nous échouons ? — L’argent est déjà versé », a certifié un autre Aswin. Je n’ai jamais avoué à Qwor que j’avais accepté pour de tout autres raisons que le fric. Mais il l’a sans doute deviné : sous ses dehors hâbleurs et parfois abrupts, il était doué d’une perception très fine. Je ne pensais pas, en revanche, que cette aventure changerait à ce point le cours de ma vie. CHAPITRE IV Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Ajika, la déesse changée en vieille femme, Nous confia le présent que nous lui remettrons, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, En partance pour un long voyage, Elle poursuivra l’œuvre entreprise, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Par elle nous célébrerons la vie, Les temps du malheur s’éloigneront, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Elle cherchera son frère perdu dans l’univers, Elle reconstruira ce que d’autres détruisirent, Elle viendra, Ferrante à l’âme pure, Défiant les démons et les volontés sombres, Domptant le grand dévoreur, le temps, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Nous la reconnaîtrons comme une sœur, Comme une mère, comme une enfant, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Ajika nous parla d’elle, de sa grandeur, De son éternelle beauté, Elle viendra, l’errante à l’âme pure, Et notre vie sera récompensée… Chant de l’errante, peuple des Surdus, massif de l’Empuiz, planète Kaïro, système de Phi de l’Estre. L’ASTROPORT DE KREOPZ était, selon le texte holo flottant sous le gigantesque plafond, le plus récent et le plus moderne de l’OMH. Moderne sans doute, mais minuscule. Une seule aire d’atterrissage et de décollage d’environ trois kilomètres de diamètre, quelques bâtiments, dont la tour de contrôle, vaguement répartis sur un tarmac pelé, deux ou trois vaisseaux en piteux état garés sous de simples hangars de tôle, des douaniers en uniforme blanc assoupis, une poignée de boutiques et de restaurants où l’on servait les plats gras et fades de la planète Kaïro, pratiquement personne dans le hall d’arrivée, les salles d’attente et les couloirs. Le cakra avait pourtant émis une chaleur soudaine et vive lorsque Onden avait débarqué de l’appareil en provenance d’Albad, distante de cinq années-lumière. Les trente jours de voyage lui avaient paru durer une éternité. Elle se demandait si l’employé de l’astroport de Simer ne s’était pas moqué d’elle en affirmant que l’Odysseus, un vaisseau d’exploration expédié par le Parlement universel, allait atterrir dans un peu plus d’un moisTO à Kreopz avant son grand saut à destination du bras de Persous. Il l’avait ensuite introduite auprès du capitaine Haklar, un transporteur indépendant dont l’appareil utilisait la technologie ADVL, violant ainsi le moratoire décrété par le Parlement. Haklar prévoyait de rallier Kaïro en un peu moins d’un mois, ce qui permettrait à sa passagère d’arriver avant l’escale de l’Odysseus. Il lui avait réclamé dix mille albs, une somme exorbitante. Comme elle n’avait pas d’argent, Lamir s’était proposé de régler le montant du transport. Il avait coupé court aux protestations d’Onden en disant qu’il avait mis de côté l’intégralité de sa solde pendant cinq ans et qu’il était heureux de la lui offrir. Il était ensuite resté près d’elle jusqu’à ce qu’elle embarque à bord du petit vaisseau. Une fois le sas refermé, elle l’avait vu, par l’un des hublots, se fondre dans la foule. Elle l’avait salué d’un geste de la main, regrettant de ne pas lui avoir manifesté davantage sa reconnaissance. Elle n’avait pas éprouvé de sensations particulières lors de son premier voyage interplanétaire. Elle avait plongé dans une sorte de langueur dont elle n’avait émergé que trois jours avant la décélération et l’entrée dans l’atmosphère de Kaïro. Elle n’était pas sortie de sa cabine, préférant prendre ses repas seule, se contentant d’échanger des banalités avec les autres passagers (une cinquantaine) et les membres de l’équipage. À première vue, il paraissait improbable qu’un vaisseau d’exploration officiel se pose sur ce modeste astroport d’un monde perdu. L’employé de Simer lui avait peut-être raconté n’importe quel bobard pour fournir une passagère supplémentaire au capitaine Haklar et toucher un pourcentage sur le prix du jeton. La chaleur du cakra n’avait pas diminué depuis qu’elle avait mis le pied sur Kaïro. Un simple effet de la pesanteur ? Un poids sur ses épaules et sa nuque rendait chacun de ses mouvements difficile. Selon les informations affichées sur l’écran de sa cabine, la gravité de Kaïro était 1,12 fois plus forte que celle d’Albad, soit l’une des plus pénibles des mondes recensés de l’OMH. Un désagrément qui se combinait à la chaleur écrasante, entre trente-neuf et quarante-sept degrés Celsius le jour, entre vingt-cinq et trente-trois la nuit. Des ondes douloureuses émanaient des trois âmnas d’Onden et lui labouraient le crâne, l’obligeant à garder la chambre climatisée d’un hôtel situé à trois ou quatre kilomètres de l’astroport et qu’elle payait avec le reste de l’argent remis par Lamir, changé dans un établissement financier. Pour tout renseignement, elle n’avait récolté que des regards étonnés ou des sourires ironiques auprès des employés de l’astroport : personne n’avait entendu parler du transit d’un quelconque grand vaisseau de l’OMH en partance pour le bras de Persous. Elle avait espéré une communication de la Fraternité. En vain. Elle se sentait impuissante face à la menace qui s’apprêtait à submerger la Galaxie. Les mémoires de ses frères et sœur contenaient les mêmes incertitudes, les mêmes découragements. Le sentiment de ne pas être à la hauteur. D’avoir été choisie par erreur. Le feu tout-puissant qui avait jailli de son cakra dans les faubourgs de Simer ne suffisait pas à la rassurer. Elle en arrivait à penser qu’elle avait peut-être inventé cette histoire, ou qu’elle avait été victime d’une illusion sensorielle. Allongée sur le large lit de sa chambre climatisée, les yeux rivés au plafond sillonné de fissures, elle explorait les souvenirs de frère Ewen, de sœur Ynolde et de frère Kalkin. Chacun d’eux était imprimé dans sa chair comme s’il s’agissait des siens. Elle ressentait leur douleur, leurs chagrins, leurs espoirs, leur détresse et leur tension pendant les affrontements avec les prêtres de Sât et les autres ennemis du Panca. Elle marchait sur les traces d’Ewen dans la neige molle, elle chevauchait un curieux animal à six pattes en compagnie d’Ynolde, elle se battait avec la précision et la grâce de Kalkin. La mort avait été leur seule récompense. Elle se demandait si, comme eux, elle aurait le courage d’aller au bout d’elle-même. De même, elle doutait parfois d’avoir rencontré les Froutz sur Albad, d’avoir franchi la frontière de la mort pour pouvoir communiquer avec eux et d’en héberger quelques-uns dans son organisme. Elle éprouvait parfois presque physiquement leur présence, alors que la plupart du temps ils n’étaient que des abstractions, des concepts. Elle percevait par intermittence la rumeur de la nuée qui s’apprêtait à déferler sur la Galaxie. Son corps tout entier était alors envahi d’une douleur indicible, comme si des gouffres glacés s’étendaient entre chacune de ses cellules. Comme si des milliards de fragments d’elle-même se dispersaient dans un vide désespérant. La nuée surgie de l’espace venait pour éliminer toute forme de vie, et seule une chaîne pancatvique complète avait le pouvoir de l’en empêcher. Pourquoi était-ce si difficile de rassembler les maillons ? Sur quels critères la Fraternité se basait-elle pour les choisir ? Les mémoires de ses frères contenaient des embryons de réponses. Plus la transmission des âmnas était improbable, difficile, plus grande était la puissance du premier maillon. Qui décidait de la formation des chaînes ? D’où venaient les communications, les chuchotements des anges, qui paraissaient à la fois infiniment lointaines et très proches, comme émanant du cœur même de chacun des frères ? Elle n’en saurait sans doute jamais rien, elle n’avait pas d’autre choix que s’appuyer sur les deux piliers de l’obéissance aveugle et de la confiance. Elle put quitter la chambre au bout de trois jours locaux. Elle se surprit à marcher presque normalement dans les rues écrasées de chaleur qui reliaient la ville de Kreopz à l’astroport. Elle ne prêtait pratiquement plus attention à la brûlure du cakra sous son sein gauche ni aux vibrations désagréables des implants cérébraux. Sa tenue albadine, robe et pantalon bouffant en tissu léger, passait inaperçue au milieu des vêtements kaïrotes. Elle ignorait les regards insistants des piétons qu’elle croisait. Même si Sargor avait déjà manifesté pour elle un désir brutal, même si les yeux sombres de Laruy Clausko avaient brillé avec éclat lorsqu’ils s’étaient posés sur elle, elle ne se trouvait pas très attirante et ne comprenait pas l’attitude des hommes. Elle n’avait pas cherché à en tirer avantage auprès du capitaine Haklar, qui, pourtant, lui avait fait comprendre qu’il pourrait diminuer le prix du jeton, voire l’annuler, si elle se montrait « compréhensive » avec lui. Il avait frappé à plusieurs reprises à la porte de sa cabine en rappelant que le marché tenait toujours. Elle n’avait pas donné suite. Elle n’éprouvait pour lui qu’une indifférence teintée de dégoût. En outre, elle était désormais une sœur du Panca et seule comptait la réussite de sa mission. Malgré la chaleur, elle se rendit à pied à l’astroport sans répondre aux sollicitations des chauffeurs des étranges engins qui faisaient la navette entre le centre et les extérieurs de la ville. Guidés à la voix, disposant à l’arrière de banquettes surmontées de dais où pouvaient s’entasser quatre personnes, les taxis de Kreopz circulaient au-dessus d’un enchevêtrement complexe de rails magnétiques qui les maintenaient une cinquantaine de centimètres au-dessus du sol, filant silencieusement entre les façades blanches des immeubles percés de fenêtres aussi étroites que des meurtrières. Elle se rendit compte qu’elle était suivie lorsqu’elle fut en vue des bâtiments extérieurs de l’astroport. Deux hommes, dont l’un allait sans aucun vêtement. Seuls les prêtres de Sât avaient l’autorisation officielle de se promener nus. Les souvenirs des affrontements avec ces adversaires redoutables qu’étaient les sâtnagas supplantèrent ses autres pensées. Sans cesser de marcher, elle dégrafa le haut de sa robe et se tint prête à glisser la main droite dans la fente du cakra. Un vent tiède tempérait légèrement les rayons ardents de Phi de l’Estre, l’étoile rougeâtre du système. Les deux hommes se contentaient pour l’instant de maintenir la distance avec elle. Elle se dirigea vers l’entrée de l’astroport comme si elle ne les avait pas remarqués. Elle plongea dans un bain de fraîcheur en pénétrant à l’intérieur du premier bâtiment. Elle avait décidé à son lever d’interroger d’autres employés des compagnies aériennes. Si aucun vaisseau d’exploration n’était prévu dans les jours à venir, elle devrait chercher un autre moyen de transport. Étant donné le peu d’activité de l’astroport, les vols à destination des systèmes voisins n’étaient sans doute pas fréquents. Sans compter qu’elle n’aurait pas suffisamment d’argent pour se payer un jeton. Elle se dirigea vers le premier des six comptoirs alignés sur un côté de la salle. L’hôtesse, une jeune femme brune vêtue d’un uniforme orangé, l’accueillit d’un large sourire qui révéla de longues dents parfaitement alignées et recouvertes d’une épaisse couche de nacre bleutée. « Que puis-je faire pour vous, madame ? » Onden jeta un coup d’œil en arrière et aperçut les deux hommes qui feignaient de s’intéresser à la vitrine d’une boutique de nouveautés technologiques en provenance, selon l’affiche lumineuse flottant au-dessus de la porte, de tous les mondes de l’OMH. Des passants lançaient au sâtnaga des regards chargés de réprobation. On tolérait mal ces religieux dont l’obscénité offensait la pudeur de la plupart des habitants des différentes planètes. « J’ai entendu dire qu’un vaisseau de colonisation de l’OMH allait bientôt faire escale à Kreopz. Est-ce que vous savez quelque chose à ce propos ? » Le visage de l’hôtesse se renfrogna. Elle avait compté vendre un voyage, pas distribuer gracieusement des renseignements. « Comment voulez-vous que je le sache ? — Je suppose que l’atterrissage d’un vaisseau long-courrier est un événement dans le coin. » L’hôtesse la fixa d’un air pincé. « L’astroport de Kreopz est l’un des plus modernes de la Galaxie », riposta-t-elle. Elle avait parfaitement appris ses leçons. « Alors, non, même s’il vient de Solar 2, l’atterrissage d’un vaisseau n’est vraiment pas un événement. En tout cas, je n’en ai pas entendu parler. » Onden n’insista pas et s’adressa aux comptoirs suivants. Elle obtint les mêmes réponses. Aucun de ses interlocuteurs ne semblait au courant de l’arrivée d’un long-courrier expédié par l’OMH dans le bras de Persous. Les seules personnes susceptibles de l’informer étaient les membres de la direction de l’astroport, mais le trafic interplanétaire relevait du secret militaire et les étages où se prenaient les décisions étaient aussi étroitement gardés que les palais présidentiels. Elle interrogea encore des commerçants et des préposés à l’entretien, sans aucun résultat. Le sâtnaga et son accompagnateur la suivaient dans tous ses déplacements. Ils guettaient sans doute le moment propice pour passer à l’attaque. Pas dans l’astroport en tout cas, où les forces de l’ordre, reconnaissables à leur uniforme beige barré de rouge, exerçaient une surveillance discrète mais constante. Peut-être attendaient-ils qu’elle rentre à l’hôtel et s’endorme. Elle prit conscience qu’elle ne serait plus tranquille nulle part. Elle, la petite paysanne de la colonie Mussina, n’avait pas appris à se battre. Même si ses cercles de feu avaient terrassé les hommes étranges qui lui avaient tendu un piège dans le Tref de Simer, elle ne se sentait pas de taille à affronter une organisation aussi redoutable que la religion de Sât. Un rugissement transperça les baies vitrées de l’astroport. Un vaisseau se posait sur l’aire d’atterrissage. Onden se précipita sur l’une des longues-vues mises à la disposition des visiteurs. Avisant le nom de l’appareil peint en noir et vert sur le fuselage encore fumant de son entrée dans l’atmosphère, elle évacua sa déception d’un soupir prolongé. Une voix retentit au-dessus d’elle pour annoncer l’arrivée de l’Albanos, parti de la planète Pollox vingt-cinq ansTO plus tôt et mû par une propulsion thermique classique. Elle se demanda tout à coup si l’Odysseus, s’il existait réellement, utilisait une technologie ADVL. Dans le cas contraire, il lui faudrait plusieurs dizaines d’années pour rallier le bras de Persous et la nuée aurait déferlé depuis bien longtemps sur la Galaxie. Elle commanda un déjeuner traditionnel kaïrote dans l’un des restaurants du premier étage et s’assit sur la terrasse, d’où elle avait une vue d’ensemble du tarmac. Elle se força à ingurgiter la nourriture grasse et insipide. L’Albanos, un appareil de taille moyenne, se posa lentement au milieu de l’aire. D’innombrables véhicules de sécurité se dirigèrent vers lui, dont quelques-uns équipés de lances de refroidissement du bouclier protecteur. Les grondements de ses moteurs se turent et le silence retomba sur l’astroport. Les passagers ne seraient libérés qu’après avoir satisfait aux contrôles médicaux et douaniers, des formalités relativement simples sur Kaïro. Que venaient-ils donc chercher sur cette planète à l’atmosphère étouffante ? Onden régla son repas et, découragée, reprit le chemin de son hôtel. Elle regarda derrière elle à plusieurs reprises et constata qu’elle n’était plus suivie. Elle en fut à la fois étonnée et soulagée. Elle avait perdu de vue le prêtre de Sât et son accompagnateur quelques instants avant l’atterrissage de l’Albanos et, depuis, ils ne s’étaient plus manifestés. Peut-être avait-elle imaginé une filature là où il n’y avait qu’une succession de coïncidences. Comment auraient-ils pu savoir qu’elle était le deuxième maillon de la chaîne ? Comme à l’aller, elle ne répondit pas aux sollicitations des chauffeurs de taxi. La chaleur continuait de monter et les rayons de l’Estre lui tapaient sur le crâne et le cou. Elle se promit d’acheter l’une de ces ombrelles de papier joliment ouvragées que déployaient au-dessus de leur tête les femmes kaïrotes jalouses de la blancheur de leur teint. Ils surgirent d’une zone d’ombre au moment où elle s’engageait dans l’allée de dalles blanches qui menait à la réception de l’hôtel en traversant une pelouse à l’étonnante couleur mauve. Elle arracha pratiquement les boutons du haut de sa robe pour glisser la main dans la fente de son cakra. Elle ne ressentit pas la même brûlure que dans le hangar du Tref, mais, sans chercher à en comprendre les raisons, elle tira le disque métallique de dessous son vêtement et le braqua sur les deux hommes. Ils eurent un mouvement de recul avant que le prêtre de Sât, d’un geste du bras, ne lui fasse signe de baisser son arme. Le triangle blanc au milieu de son front contrastait avec sa peau brune, presque bistre. En dehors de ses cheveux noirs, noués en chignon au sommet de son crâne, il était glabre de la tête aux pieds. Onden garda le disque pointé sur les deux hommes tout en sachant qu’il ne cracherait pas ses cercles de feu. Elle observa l’accompagnateur du sâtnaga, un homme jeune, de grande taille, pourvu d’une chevelure exubérante qui lui retombait sur les épaules. « Si vous êtes bien celle que nous pensons, Pior a quelque chose pour vous, déclara le sâtnaga. — Qui pensez-vous que je suis ? demanda Onden sans abaisser son bras. — Une sœur du Panca, répondit le prêtre en désignant le cakra. Qui essaie de constituer une chaîne quinte. — Comment le savez-vous ? — Nous avons été informés des événements de Simer. — Par quel moyen ? J’étais à bord du seul vaisseau qui ait effectué le trajet entre Simer et Kaïro. » Le sâtnaga eut un sourire à la fois rusé et enfantin. « Certaines ondes vont nettement plus vite que les transports ADVL. — Quelles ondes ? — Nous utilisons un système de communication qui exploite les propriétés des vibrations fondamentales. On nous a prévenus que vous étiez montée à bord d’un vaisseau en partance pour Kaïro. — Que me voulez-vous ? » L’homme nu s’avança de deux pas vers elle, répandant une odeur de bois brûlé et d’herbes parfumées. « Comme je vous le disais, mon ami Pior a quelque chose à vous remettre. » Elle raffermit sa position. Le cakra n’émettait toujours qu’une chaleur douce, inoffensive. « Restez où vous êtes. Je n’ai aucune raison de faire confiance à un prêtre de Sât. » Il écarta les mains en signe d’apaisement. « Je comprends votre méfiance. Mes condisciples se montrent parfois désagréables avec les membres de votre Fraternité. Simple question de concurrence. Ma hiérarchie envie votre influence et tente depuis très longtemps de la contrecarrer. Elle s’est mise en tête d’empêcher la formation de votre chaîne quinte. — Vous pensez différemment ? » Le sâtnaga hocha la tête. « Mes recherches et mes convictions m’amènent à penser que non seulement il ne faut pas l’empêcher, mais la favoriser. Je suis sur ce point en total désaccord avec mes supérieurs. » Le deuxième homme se tenait parfaitement immobile, ses yeux clairs rivés sur Onden. « On raconte que vos chaînes sont associées aux pires guerres que l’humanité ait connues, reprit le prêtre. Mais je reste convaincu que, sans elles, les génocides n’auraient pas laissé un seul humain vivant dans cette galaxie. — Rien ne prouve que vos paroles ne soient pas une ruse pour endormir ma vigilance… — Le présent de Pior vous convaincra sans doute mieux que mes mots. » D’un geste, le sâtnaga invita le deuxième homme à s’avancer. Onden se tendit lorsqu’il plongea la main dans la poche de sa tunique. Elle se demanda encore une fois pourquoi le cakra refusait de libérer sa fabuleuse puissance. « Qu’il sorte très lentement la main de sa poche », lança-t-elle d’une voix aussi ferme que possible. Le prêtre se tourna vers son accompagnateur pour lui adresser des signes de la main. « Pior est sourd et muet. Il vient d’une région déserte de Kaïro et appartient au peuple des Surdus, qui souffrent tous de la même infirmité. Ils ont élaboré un langage des signes que j’ai eu la bonne fortune d’apprendre pour pouvoir communiquer avec eux. Ils refusent catégoriquement la correction génétique. Ils sont les descendants d’un groupe de pionniers dont les gènes ont été altérés par le voyage d’une centaine d’annéesTO et qu’on a ensuite chassés de Kreopz. Ils considèrent que leur mutisme et leur surdité sont des dons du ciel : ils leur évitent d’entendre et de proférer des paroles offensantes. — Pourquoi êtes-vous entré en contact avec eux ? » Le sâtnaga prit quelques secondes avant de répondre. « Dans un monde où règnent le bruit et la fureur, il est toujours intéressant de rencontrer des gens qui vénèrent le silence. Ce n’est pas parce que j’ai épousé la religion du dieu Sât que je ne m’intéresse pas à d’autres formes de spiritualité. — Ils vous ont bien accueilli ? — Ma nudité les a un peu gênés au début, puis ils s’y sont habitués et ils ont fini par m’admettre avec mes particularités. » Pior tira lentement la main de sa poche, l’ouvrit et tendit le bras. Dans sa paume reposait une aiguille noire et luisante terminée à l’une de ses extrémités par un cercle légèrement plus grand. Onden reconnut aussitôt un implant vital, identique à ceux que frère Kalkin lui avait enfoncés à la base de la nuque. « Les gens de son peuple pensent qu’il vous revient, ajouta l’homme nu. Ils se le sont transmis de génération en génération jusqu’à ce qu’ils puissent le remettre à son destinataire. — Comment savent-ils que c’est moi ? » Le sâtnaga fixa un petit moment son compagnon. « Le défaut d’ouïe leur a permis de développer, disons, une certaine forme de prescience. Ils savaient qui vous étiez bien avant votre venue. Bien avant votre naissance. Ils vous appellent l’errante à l’âme pure. Enfin, c’est la traduction la plus approchante de leurs signes. Ils croient que vous avez besoin de cet objet pour poursuivre votre chemin. » Onden se souvint des paroles de frère Kalkin : Je n’ai pas ton implant, je suppose qu’il te sera donné plus tard. Elle baissa le bras et demanda : « D’où vient cet implant ? — Je ne suis pas certain qu’ils le sachent eux-mêmes. Leurs légendes prétendent qu’il leur a été apporté par Ajika, une déesse ayant pris l’apparence d’une vieille femme. Ça fait plus de dix siècles que la première colonie a été implantée sur Kaïro, et j’ai l’impression que cette histoire a toujours fait partie de leurs mythes. Comme s’ils l’avaient transplantée sur leur nouveau monde. Elle a probablement été embellie au fil des siècles. Je suis curieux de voir comment vont évoluer leurs croyances après votre départ. Quand vous aurez cessé d’être un mythe. Je crois que vous devriez accepter l’objet, ou Pior va s’inquiéter. Son peuple lui a confié une mission très importante. Nous avons parcouru un long chemin depuis le massif montagneux où vivent les Surdus. » Elle remisa son cakra dans l’échancrure de sa robe avant d’avancer à son tour vers les deux hommes. Pior la dominait de deux bonnes têtes. Il avait cessé de froncer les sourcils pour la fixer avec un sourire timide qui traduisait à la fois du soulagement et une forme de vénération. Lorsque les doigts d’Onden se refermèrent sur l’aiguille, une vibration puissante partit de son bras pour se prolonger dans tout son corps. L’implant n’était pas un simple objet métallique, il semblait vivant, du moins doué d’une énergie propre. Symbiotique, comme le cakra, capable de conserver l’entière mémoire d’un être humain sans recourir à une technologie complexe. Comment avait-il pu échouer dans cette communauté perdue de la planète Kaïro ? « Je suppose que vous savez comment vous en servir », dit le sâtnaga. Onden acquiesça d’un hochement de tête. « Pour ce qui nous concerne, notre mission s’achève. Nous allons reprendre le chemin du massif de l’Empuiz. Nous en avons pour deux jours locaux de transport, puis deux autres de marche. — J’espère que votre périple n’aura pas été vain…» Le prêtre marqua sa surprise d’un haussement de sourcils. « Pourquoi le serait-il ? — Parce que je ne suis pas certaine de trouver un vaisseau à destination de l’endroit où je dois me rendre. » L’homme nu pointa l’index sur l’implant. « Voici la raison pour laquelle vous êtes venue sur ce monde. Il existe certainement une façon pour vous d’en repartir. » Elle se ressaisit : c’était lui, le guerrier de Sât, l’ennemi de la Fraternité, qui lui rappelait le principe de la confiance. Elle se tourna vers Pior. « Comment le remercier, lui et ceux de son peuple ? — Ils se fichent des remerciements. » Elle s’inclina devant les deux hommes. Un grondement lointain creva le ciel d’un blanc étincelant. « Un grand vaisseau ne va pas tarder à se poser…» murmura le sâtnaga. L’implant lui échappa des mains avant même qu’elle ait eu le temps d’en appuyer la pointe en dessous de son occiput. Elle avait relevé ses cheveux et s’était allongée sur le lit. Elle s’était aidée d’un petit miroir pour localiser les trois autres implants, alignés entre le creux de sa nuque et le haut de son cou. Les gestes lui venaient spontanément, inscrits dans les mémoires des autres maillons de la chaîne. Une douleur vive, cuisante, lui transperça le cerveau quand l’implant s’enfonça de lui-même dans son crâne. Flottant entre les moments de veille et un sommeil peuplé de visions cauchemardesques, elle faillit à plusieurs reprises arracher l’aiguille parasite glissée entre ses synapses. Elle s’en abstint, consciente qu’elle mourrait si elle la retirait, qu’elle devait laisser à son cerveau le temps d’accepter l’intruse. Chacun des bruits qu’elle percevait résonnait en elle avec une puissance inouïe. L’interminable rugissement du grand vaisseau se posant sur l’astroport de Kreopz l’avait déchirée du haut en bas. Elle transpirait en abondance malgré la climatisation. Elle était restée un long moment devant la porte de l’hôtel, regardant les effluves de chaleur absorber les silhouettes de Pior et du sâtnaga. Puis elle avait observé le point noir qui grossissait rapidement dans le ciel de Kaïro en crachant des lueurs vives. Il atterrirait sans doute au cours de la nuit, à l’aube peut-être. Un vaisseau long courrier, pour autant qu’elle pût en juger, l’un de ces appareils dotés d’une grande autonomie pour franchir d’énormes distances. L’Odysseus ? CHAPITRE V Orver : les orvers ont longtemps représenté un terrible danger sur la planète Iox. De ces créatures appartenant aux espèces ni animales ni humaines on ne sait pratiquement rien. Certains spécialistes doutent d’ailleurs de leur existence, même si on a retrouvé, dans les sous-sols de la planète, d’innombrables et imposantes galeries imprégnées d’une odeur particulière appelée la fété. Toujours est-il que les orvers ont cessé brusquement de hanter l’inconscient collectif ioxien, comme victimes d’une extinction soudaine. Personne n’étant en mesure de comprendre les raisons de leur disparition, nous pourrions logiquement en déduire qu’ils n’ont jamais recouvré de réalité, qu’ils n’ont été que les produits de l’imaginaire fertile des populations ioxiennes comme les spectrempes, les ogres, les loups-garous, les spitres et autres monstres terrifiants des contes et légendes de la Dispersion. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces ni animales ni humaines. IL N’ÉTAIT PAS PARVENU à rejoindre la femme défigurée. Le temps dans lequel elle vivait lui était inaccessible. Les flots temporels, incontrôlables, l’emmenaient où ils l’avaient décidé, comme s’ils étaient régis par leur propre logique, par une forme d’intelligence qu’il ne pouvait pas comprendre. Trois nuits plus tôt, Bent avait failli être surpris par les dilahnâs au retour de son exploration. Le jour était bien avancé lorsqu’il s’était retrouvé dans la dernière crypte inondée de lumière. Un brouhaha avait précédé de peu l’entrée d’un prêtre et de plusieurs novices dans la crypte. Il avait eu tout juste le temps de se cacher derrière un pilier. Il avait dû rester immobile pendant leur cérémonie. Deux des novices s’étaient défaits de leur tenue grise pour revêtir la toge blanche et dorée des prêtres. Ils s’étaient allongés, nus, sur la mosaïque du sol et s’étaient figés un long moment dans cette position. Bent avait cru comprendre qu’ils cessaient d’exister en tant qu’individus pour s’offrir corps et âme à Dilah. Puis, après une succession de chants monocordes et un interminable discours de leur tuteur, ils s’étaient relevés et avaient enfilé leur nouvelle toge, l’emblème de leur consécration. Lorsqu’ils s’étaient retirés, Bent avait de nouveau respiré et attendu le moment propice pour sortir du temple, jouant à cache-cache avec les nombreux dilahnâs ayant investi le bâtiment. Une voix grave avait retenti dans son dos pour lui demander ce qu’il fichait là. Il avait alors pris ses jambes à son cou et couru droit devant lui sans se retourner. Aiguillonné par les bruits de pas des prêtres lancés à sa poursuite, il les avait semés dans les ruelles étroites et poussiéreuses de la Jostryva, le vieux quartier proche du temple, bousculant les piétons et slalomant entre les véhicules autoporteurs chargés de marchandises et de produits frais. Il avait décidé, lorsqu’il avait poussé la porte de la maison familiale et croisé sa mère dans le hall d’entrée, de suspendre ses incursions dans le labyrinthe durant une semaine, le temps que les dilahnâs, alarmés par son intrusion, relâchent leur vigilance. Une semaine sans voguer sur les flots temporels lui semblait une épreuve difficile, presque inhumaine, mais il valait mieux sacrifier neuf petites nuits que de courir le risque d’être découvert et condamné à l’enfermement jusqu’à la fin de ses jours. Il avait donné à sa mère les réponses qu’elle attendait : oui, le Lust se déroulait normalement, oui, il avait rencontré une fille, oui, il appréciait sa liberté dans les rues de Granport, oui, il avait besoin de se reposer, non, il n’était pas au courant qu’un orver avait emporté un garçon et une fille au cours de la nuit, oui, il restait attentif aux craquements et aux vagues, non, elle ne devait pas s’inquiéter, elle pouvait dormir tranquille… Comment occuper une semaine de neuf jours et neuf nuits quand rien d’autre ne vous intéresse que l’aventure temporelle ? En revivant sans cesse les sensations vertigineuses éprouvées sur les courants à la puissance phénoménale. En cherchant, sur l’intercom ioxien, des légendes, des récits ou des rapports sur le phénomène. En comptant les heures. En quittant la maison le soir après le dîner pour ne pas éveiller les soupçons de sa mère (tout en l’entretenant dans ses craintes, un paradoxe) et en cherchant un coin tranquille pour observer le ciel étoilé à l’écart des autres lustains. De ses plongées dans les arcanes de l’intercom, il n’apprit pas grand-chose de nouveau. Les textes et les images 3 D qui s’élevaient de la microfosse installée dans un coin de sa chambre comme dans chaque pièce de la maison ne fournissaient aucune réponse satisfaisante, seulement de vagues considérations ésotériques, religieuses ou philosophiques, des théories fumeuses défendues par de pseudo-scientifiques, quelques articles de journaux… La plupart de ces dossiers dataient d’entre deux et quatre sièclesX. La mémoire de l’intercom les avait conservés avec des milliards d’autres données. Depuis, les Ioxiens semblaient s’être désintéressés du labyrinthe temporel, sans doute parce que les prêtres de Dilah l’avaient annexé à leur culte et enseveli sous les interdits. Les premières histoires des errants du temps, les spectrempes, étaient d’ailleurs apparues après sa confiscation par les dilahnâs. Les orvers emportèrent une dizaine de lustains les jours suivants. Les grands prédateurs se montraient plus nombreux et agressifs pendant la saison de l’été. Bent en aperçut plusieurs dont les grands corps criblés de points lumineux se dressaient au-dessus des toits des maisons basses. Des voix s’étaient élevées à l’Assemblée planétaire pour réclamer l’interdiction du Lust et le couvre-feu pour les habitants de Granport, hormis les travailleurs de nuit, entre le crépuscule et l’aube. Elles n’avaient pas obtenu gain de cause : les partisans de la tradition avaient reçu le renfort inespéré des dilahnâs, pour qui le Lust était une étape indispensable sur le chemin spirituel de tout Ioxien. Bent ne dénicha sur l’intercom que peu d’informations au sujet des orvers. On y parlait surtout des précautions à prendre lorsqu’on devait sortir la nuit, leurs attaques se produisant presque toujours entre le crépuscule et l’aube. On ne savait pas de quoi ils se nourrissaient dans les entrailles de la croûte planétaire durant l’hiver, deux fois plus long que l’été. On supposait qu’ils hibernaient à de grandes profondeurs, peut-être même tout près du magma, ce qui pourrait expliquer le strass, les éclats brillants parsemant leur gigantesque corps. Bent n’eut pas la patience d’attendre la fin de la semaine. Son corps réclamait avec véhémence le vertige temporel. Au sixième jour, il prit conscience, avec un mélange d’effroi et de jubilation, qu’il ne pouvait plus s’en passer. Les heures s’écoulèrent avec une lenteur insupportable. Il dissimula de son mieux l’excitation qui le faisait presque trembler et que sa mère prenait pour de l’émoi amoureux. Il toucha à peine à la nourriture, se forçant à avaler quelques bouchées pour ne pas s’attirer les foudres de son père qui, ayant travaillé une grande partie de la nuit, venait à peine de se lever. Il eut la certitude alors qu’il ne reviendrait plus, qu’il ne verrait plus ses parents, pas sur ce monde ni dans ce temps en tout cas. Ils penseraient sans doute qu’il avait été victime d’un orver. Ils seraient inconsolables, mais il ne pouvait pas leur révéler son secret, il ne supporterait pas de vivre à perpétuité dans la pesanteur de Iox. Les gestes, les regards et les attentions de sa mère étaient empreints d’une gravité inhabituelle, comme si elle pressentait son départ. Son père, lui, gardait la tête penchée sur son assiette, ruminant comme toujours de sombres pensées. Il se dit qu’il n’était qu’un enfant égoïste et ingrat. Un fils aimant aurait sacrifié son désir pour demeurer près de ceux qui lui avaient donné le jour et avaient pourvu à ses besoins. Mais l’exploration temporelle était, davantage qu’un simple désir, une nécessité absolue. Leur peine serait son seul regret. Il restait une possibilité de leur révéler la vérité en laissant sur l’intercom un message retard qui s’afficherait dans plusieurs moisX. Ils continueraient sans doute d’espérer son retour, mais au moins ils sauraient que leur fils avait choisi une autre voie, une autre vie. Il se retira dans sa chambre après le déjeuner et, dérangé par trois irruptions de sa mère, commença à rédiger son message, une tâche qui lui prit une bonne partie de l’après-midi. Il se surprit à verser des larmes à plusieurs reprises. Il valida le délai d’affichage, six moisX, puis coupa l’intercom. Le dîner se déroula dans la même morosité que d’habitude. Sa mère ne le quitta pas des yeux. Il s’efforça de finir son assiette malgré un estomac noué et une gorge douloureuse. Son père alla se coucher tôt en prévision de son quart de la deuxième moitié de la nuit. Bent patienta encore une heure avant de sortir de sa chambre. Sa mère l’attendait comme toujours dans le hall d’entrée. Elle ne dit pas un mot, elle le prit par les épaules et l’étreignit un long moment. Puis elle le relâcha brusquement et courut se réfugier dans la cuisine. Il eut juste le temps de se rendre compte qu’elle pleurait. Il traversa la ville toujours empuantie par la fété. La brise ne parvenait pas à rafraîchir l’air chaud et lourd. Les groupes de lustains qu’il croisa ne lui prêtèrent aucune attention. Les attaques répétées des orvers n’avaient pas refroidi les ardeurs des garçons et des filles qui déambulaient dans les rues de Granport, ivres de liberté et d’alcool de krawou. Ils parlaient et riaient encore plus fort que d’habitude, s’embrassaient à pleine bouche, des filles exhibaient leurs jeunes poitrines, les garçons se lançaient des défis insensés. L’omniprésence du danger exacerbait leurs sensations. Bent les plaignait : ils ne connaîtraient jamais l’ivresse incomparable des sauts temporels, ils rentreraient dans le rang après leurs seize ansX et mèneraient l’existence terne des adultes ioxiens, rythmée par le travail, les naissances et les cérémonies, ils rentreraient chez eux le soir et, hormis ceux qui travailleraient la nuit, ils ne sortiraient pas de leurs maisons par crainte des orvers, ils trembleraient à leur tour pour leurs enfants entrés dans le Lust, pleureraient les malchanceux, victimes des grands prédateurs, et mourraient de chagrin ou de vieillesse en emportant avec eux leurs regrets. Cette nuit-là se produisirent plusieurs attaques simultanées. Des orvers se dressèrent devant et derrière Bent, l’un à environ vingt mètres et l’autre à cinquante. Ils lui parurent particulièrement grands, mais, contrairement aux autres fois, ils ne l’effrayèrent pas. Ils ne venaient pas pour lui. Rien ne l’empêcherait de voguer sur les flots temporels. Son destin n’était pas de mourir dans les rues de Granport comme les lustains happés et déchiquetés par les gueules béantes. Il poursuivit son chemin en direction du temple. Il lui semblait que les vagues submergeaient la ville tout entière, que les rues se soulevaient et les maisons s’entrechoquaient, comme si des dizaines d’orvers s’apprêtaient à jaillir du sol. Les attaques massives ne s’étaient produites que deux fois en cinq sièclesX, laissant derrière elles des ruines et décimant la moitié de la population ioxienne. Du temps où il songeait à émigrer sur Vox, Arn Beautlan maugréait qu’il fallait vraiment être fou pour continuer de vivre sur cette foutue planète : une terraformation ratée, un oxygène insuffisant, des saloperies d’ENHA qui risquaient à tout moment de foutre la ville en l’air, des religieux qui contrôlaient chaque instant de votre vie, des saisons brûlantes ou glaciales, un boulot de dingue… Bent vit des têtes affolées se glisser par les fenêtres ou les portes. Des averses de terre et de pierres s’abattaient sur les toits des habitations. Les points scintillants des strass dansaient sur les fonds de ténèbres comme des étoiles saisies de démence. Des craquements sinistres s’élevaient un peu partout dans la ville. Il envisagea un instant de rebrousser chemin, au moins pour vérifier que la maison de ses parents était restée debout, mais l’appel des flots temporels, irrésistible, l’entraîna vers le quartier de la Jostryva et le temple. Il croisa une multitude de silhouettes affolées, des gens dont les logements s’étaient renversés et qui fuyaient le danger sans se rendre compte qu’ils couraient tout droit se jeter dans la gueule des prédateurs. Il dut changer d’itinéraire, parcourir des rues pas encore barrées par les tas de gravats. Les hurlements et les pleurs dominaient les craquements incessants. Les ombres blanches des dilahnâs se dispersaient entre les volutes de poussière qui montaient du temple effondré. L’accès au labyrinthe serait peut-être obstrué. Bent accéléra l’allure, piqué par son inquiétude. Il reconnut les marches du parvis ensevelies sous une épaisse couche de pierres et de terre. Il ne croisa personne aux alentours du temple. Il chercha fébrilement l’entrée principale, guidé par les seules lueurs des satellites et des étoiles. Il réussit, en se faufilant sous un enchevêtrement de poutres, à s’introduire dans la nef, puis dans le nosk, contourna les éboulis pour accéder aux cryptes souterraines relativement épargnées. Il ressentait de nouveau les frémissements provoqués par les courants temporels, comme si ses cellules se mettaient à résonner, à vibrer à l’unisson. Le même réflexe que la salivation devant un plat particulièrement apprécié. Son organisme se réjouissait, se préparait aux fantastiques accélérations du temps. Il traversa en courant les diverses cryptes et déboucha sur la dernière, la plus petite, baignée des rayons d’Alchaos et des autres satellites. Il discerna un mouvement dans l’obscurité, un frottement, des points brillants. S’arrêta net. Un orver s’était mis en travers de l’entrée du labyrinthe. Bent distinguait maintenant les contours de son immense corps qui emplissait entièrement la galerie d’accès. Il ne se fia pas à l’immobilité du grand prédateur : les orvers étaient capables de rester des heures sans bouger, puis de se déployer à une vitesse foudroyante pour happer leurs proies. Il chercha une solution. N’en trouva pas. Il n’y avait pas d’autre passage pour s’introduire dans le labyrinthe. La mosaïque du sol se trémoussait sous ses pieds. Il ne bougea pas. Une odeur semblable à la fété emplissait les lieux. Il résolut de rebrousser chemin et d’attendre la nuit suivante, mais une voix lui souffla que le labyrinthe était sur le point de se refermer et que la chance ne se présenterait plus jamais. L’orver remua légèrement et Bent se recula de deux pas. La peur reprenait possession de lui. Les images du garçon et de la fille happés par la gueule d’un prédateur et gesticulant à plus de dix mètres de hauteur lui revinrent à l’esprit avec une clarté et une force effrayantes. Il serra les poings et s’agrippa à sa détermination. Sa fuite marquerait la fin de ses espérances et le début d’une vie sans saveur. Une vie de rancœur et de regrets, comme celle de son père. Il lui fallait franchir l’obstacle, le dernier avant de devenir un errant du temps, un spectrempe. Il fixa l’orver, dont les incrustations brillantes de l’épiderme éclairaient parcimonieusement les mosaïques de la crypte. Il ne bougeait toujours pas, et pourtant Bent percevait sa vigilance, la tension presque palpable qui s’en dégageait. Un ressort prêt à se détendre. Il n’avait pas vraiment de tête, du moins aucun relief visible sur ce qui pouvait être considéré comme sa face, pas même l’emplacement de la gueule. Bent estima que partir en courant serait la pire des réactions. Le prédateur ne lui laisserait de toute façon aucune chance. Au lieu de reculer, il avança d’un pas et, instantanément, sa peur le déserta. L’orver remua légèrement, une ondulation qui, bien que de faible amplitude, ébranla les parois et la voûte du tunnel. Des pierres se détachèrent du plafond et s’écrasèrent au sol dans un bruit mat en soulevant des nuages de poussière. Bent attendit quelques instants avant de se rapprocher encore de son monstrueux vis-à-vis. L’odeur de fété se fit plus forte. Une deuxième ondulation du prédateur géant provoqua une nouvelle avalanche de pierres et de terre. Bent jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il ne pouvait plus désormais revenir en arrière, le passage étant totalement obstrué. Il comprit soudain que l’orver, jouant le rôle de clepsydre, était en train de fermer le labyrinthe et se demanda fugitivement s’il n’y avait pas une relation entre les flux temporels et les créatures géantes des sous-sols d’Iox. Il se dirigea résolument vers l’entrée du tunnel. L’excitation chassa ses résidus de peur. L’orver disparut avec une telle soudaineté qu’il douta un temps de son existence. Le tunnel était parfaitement dégagé lorsqu’il s’y précipita, poussé par les grondements assourdissants qui retentissaient dans son dos. L’odeur entêtante de fété était la seule trace de la présence de la créature quelques secondes plus tôt. Bent aperçut la bouche noire d’une galerie perpendiculaire sur sa gauche. Il lui sembla entrevoir des points brillants et mouvants à l’intérieur. Il n’avait jamais remarqué ce passage auparavant. Le courant temporel l’attirait maintenant comme un aimant à la puissance infinie. Son organisme ressentait déjà l’euphorie du voyage. Il espéra que ses parents auraient survécu aux tremblements de terre. Pensa encore que les deux événements étaient liés, la fermeture du labyrinthe et l’attaque massive des orvers. Puis, aspiré par les flots du temps, il eut la sensation de décoller du sol et d’être projeté dans l’infini. L’homme l’observait en souriant. Impossible de lui donner un âge. Ses cheveux longs flottaient sur ses épaules et sa barbe noire lui cachait la moitié de la poitrine. Ses vêtements étaient limités au strict minimum, une sorte de pagne court et blanc orné d’un liseré rouge. Son corps brun et mince semblait vigoureux. Bent reprit peu à peu ses esprits. Le flot l’avait conduit sur ce monde éclairé par une étoile jaune pâle au bord d’une étendue d’eau transparente où s’ébattaient des créatures de toutes les couleurs. « Te voilà », dit l’homme. Bent s’assit sur l’un des rochers lisses et blancs qui bordaient le lac. Son cerveau suroxygéné flottait dans une douce ivresse qui l’empêchait de rassembler ses pensées. « Vous… Vous m’attendiez ? — Je t’avais vu à plusieurs reprises dans le temps, mais je ne savais pas si tu arriverais jusqu’ici. — Qui êtes-vous ? — L’un de ceux que les tiens appellent des spectrempes. Un homme à jamais prisonnier du labyrinthe. — Vous voulez dire qu’on ne peut pas en sortir ? » L’homme eut un petit rire musical qui provoqua l’envolée d’une nuée de créatures volantes perchées sur un arbre proche. « C’est un emprisonnement volontaire : on ne souhaite pas en sortir. — Même si je le voulais, je ne le pourrais pas : l’entrée du labyrinthe s’est refermée derrière moi. » L’homme demeura un instant plongé dans ses pensées. « Le temps a d’innombrables entrées et d’innombrables sorties, reprit-il. Tu apprendras à les connaître. — Comment ? — Je te les montrerai. — Vous voulez dire qu’on peut… maîtriser les flots temporels ? » De nouveau, l’homme éclata de rire. « Comment pourrait-on prétendre maîtriser l’énergie de la vie ? La volonté de contrôle est l’ennemie intime du spectrempe. Le serpent d’une tradition religieuse aujourd’hui disparue. Face à l’infiniment puissant, il convient de rester infiniment petit, infiniment humble. Alors peut-être le temps consentira-t-il à te livrer quelques-uns de ses secrets. Quoi qu’il en soit, je te souhaite la bienvenue, Bent. — Vous connaissez mon nom ? — Le temps me l’a appris. Au fait, je m’appelle Ferlun. — Vous êtes originaire de quel monde ? » L’homme se leva et fit quelques pas sur la berge du lac. « Tu t’apercevras vite que la notion d’origine perd toute signification dans le Vex. — Le Vex ? — L’un des noms du réseau temporel. — Où sommes-nous, ici ? » Ferlun suivit des yeux les évolutions des créatures aux couleurs vives dans l’eau transparente. « Cette planète a porté plusieurs noms. Son dernier est Orign. Elle a connu de nombreuses évolutions, de nombreuses civilisations. » Bent observa les environs, l’orée sombre de la forêt proche, les rochers blancs et ronds, la surface frémissante et scintillante de l’eau. « Je ne vois aucune trace de civilisation… — Nous sommes à une époque antérieure à l’arrivée de l’être humain, dit Ferlun. Si le temps le permet, tu verras Orign à plusieurs périodes de son développement. » Bent rejoignit son interlocuteur sur le bord du lac. « Pourquoi…» Il hésita à poser la question qui lui brûlait les lèvres. Ce fut Ferlun qui la formula : « As-tu été choisi par le temps ? Pourquoi toi et pas quelqu’un d’autre ? » Bent prit tout à coup conscience qu’il n’avait rien décidé, qu’il n’avait pas eu le choix. « Je cherche toujours la réponse, poursuivit Ferlun. Peut-être est-ce toi qui me la donneras ? — C’est vous qui connaissez le labyrinthe temporel, pas moi ! » L’homme lissa sa barbe d’un air pensif. « Prétendre connaître, c’est s’égarer à jamais dans les méandres de l’orgueil. Le temps nous apprend la modestie, l’innocence. Sans elles, tu ne pourras pas affronter les dangers du Vex. — Quels dangers ? » Ferlun s’accroupit et s’aspergea le visage et le torse d’eau. « Que dirais-tu d’un bon bain ? » Il avança dans le lac jusqu’à perdre pied et s’éloigna rapidement de la rive. Les créatures aux couleurs vives, curieuses, l’accompagnèrent dans sa nage à la fois vigoureuse et silencieuse. CHAPITRE VI Oracle de Zaph : la religion zaphiote est très peu répandue dans la Galaxie. Son temple principal se situe sur la planète Borshen, dans le système d’Ardens Oméga. Nous devrions sans doute employer le conditionnel, car nul n’a jamais pu prouver l’existence d’un quelconque temple zaphiote sur cette planète désolée et brûlante. De nombreux pèlerins affluent pourtant de tous les systèmes sur Borshen, en quête d’un mystérieux oracle censé donner une direction à leur vie. Après vérification, il s’avère que cette croyance ne repose sur aucune mythologie spatiale existante. Nous pouvons donc en conclure qu’elle n’est qu’une légende locale, probablement forgée par les pionniers désespérés par l’aridité de leur nouveau monde. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies planétaires. L'HISTOIRE D’OSSIA, 2 NOUS NOUS SOMMES MIS AU TRAVAIL avant que ma hanche ne soit tout à fait remise. La douleur était supportable et Qwor ne m’a pas trop bousculée. Du moins au début, parce qu’il était du genre à repousser sans cesse les limites de ses équipiers. Il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil – une ou deux heures par nuit lui suffisaient amplement – et il pensait que les autres êtres humains vivaient au même rythme que lui. Moi qui suis une grosse dormeuse, j’ai dû rapidement me contenter de la moitié de mes six heures quotidiennes. Les quelques pistes évoquées par Qwor devant les Aswins n’ont débouché sur rien de concret. Nous avons quasiment dû repartir de zéro. Beaucoup avaient entendu parler de la Fraternité du Panca, mais personne ne connaissait un frère ou un autre membre de l’organisation, elle n’avait pas de siège social, aucune adresse officielle, officieuse ou clandestine. Les fouineurs de la Confrérie, pourtant capables de débusquer n’importe quelle société secrète sous les ramifications complexes des structures paravents ou écrans, n’ont rien trouvé dans les intercoms des mondes adhérents de l’OMH. Nous avons donc décidé, au bout de plusieurs semaines locales de recherches, de partir pour NeoTierra : puisque la Fraternité du Panca exerçait une influence, réelle ou imaginaire, sur le Parlement universel, nous avons estimé que nos chances augmenteraient de soulever un embryon de piste dans le cœur même du système. Qwor connaissait un parlementaire originaire de Seïdon, son monde natal, deuxième planète habitable du système d’Epsilon du Pélopon, un ami d’enfance, un magouilleur qui entamait son cinquième mandat et disposait d’un excellent réseau de renseignement. La confrérie des Aswins a frété un vaisseau de contrebande à propulsion ADVL. Les nanoréparateurs ayant terminé leur travail de reconstruction des tissus, j’avais recouvré toutes mes facultés lorsque nous avons embarqué à bord du Septius. J’étais excitée à la perspective de me rendre sur le monde où se prenaient les décisions concernant la quasi-totalité des mondes habités. Le capitaine nous avait proposé de nous déposer sur Markur, une autre planète de Solar 2, un monde minuscule et rude où la surveillance serait moins stricte que sur NeoTierra. De là, nous pourrions prendre une navette régulière qui nous conduirait à destination en une petite semaine. Quand Qwor lui avait demandé ce qu’il craignait, le capitaine avait répondu qu’à cause du foutu moratoire parlementaire sur l’ADVL il ne voulait pas prendre le risque d’être arraisonné par une patrouille spatiale et de se voir confisquer son vaisseau, son gagne-pain. Le gagne-pain en question n’avait pas fière allure. Cent fois modifié, réparé, bricolé, il évoquait une maladie de l’espace avec son fuselage parsemé d’excroissances de toutes tailles, son métal noir cabossé, ses pieds à la largeur insolite et ses hublots de myope. Quant à l’équipage, il se réduisait à trois hommes et deux femmes dont l’une, une garce à la peau claire et au caractère bien trempé, a passé les trois quarts du voyage à tenter d’allumer Qwor. Ses mines, ses pauses et ses fringues de prostituée des bas-fonds m’ont prodigieusement agacée, même si mon équipier n’y prêtait aucune attention – je suis moins sûre aujourd’hui qu’il n’y ait rien eu entre elle et lui ; j’ai appris à mes dépens que Qwor ne savait pas résister à un sourire féminin, fût-il le plus vulgaire de l’univers recensé. Le voyage s’est déroulé normalement la première semaine. Nous sommes sortis du système de Nu de Laqranj en propulsion thermique, puis nous sommes passés en vitesse ADVL au prix d’une gigantesque secousse. Le capitaine a éclaté de rire lorsque le vaisseau a cessé de gémir et que les visages de ses passagers ont commencé à se recomposer. J’ai oublié de vous dire que nous n’étions pas les seuls passagers à bord : une douzaine d’autres voyageurs étaient répartis dans les huit cabines équipées chacune de deux couchettes superposées, tous pressés pour une raison ou une autre de gagner le système de Solar 2. Un homme âgé a déclaré que personne ne respecterait le moratoire décrété par le Parlement. Une fois qu’on avait goûté l’ADVL, on ne pouvait plus revenir en arrière. Le capitaine a approuvé d’un mouvement de tête énergique avant de marmonner que les autorités spatiales, ce ramassis d’hypocrites, n’hésiteraient pas à faire des exemples et qu’il ne tenait pas à ce que ça tombe sur lui. Le confort et la nourriture étaient, comme l’équipage, réduits à leur plus simple expression. Les deux repas quotidiens ressemblaient à des punitions, et les douches des cabines ne crachaient qu’une eau parcimonieuse et froide. Je n’y attachais aucune importance : je partageais la cabine et le temps de Qwor, dont j’appréciais de plus en plus la compagnie. J’étais, en vérité, en train de tomber amoureuse de lui et me plaisais à croire que je ne le laissais pas indifférent, même si, paradoxalement, notre intimité forcée nous incitait à une certaine réserve. J’aurais pris l’initiative avec un autre homme (tout en lui faisant croire que tout le mérite lui revenait, il faut savoir ménager la susceptibilité de ces messieurs), mais Qwor m’intimidait et j’attendais, avec une certaine impatience, qu’il se dévoile. Il ne se gênait pas pour se promener nu devant moi, comme il l’aurait fait, je suppose, avec un équipier masculin. Son corps était musclé, viril, très attirant, et je me suis à maintes reprises raisonnée pour ne pas le rejoindre sur la couchette du bas. Au moins mon esprit était occupé pendant la première semaine d’un voyage qui m’aurait autrement paru interminable. Je me suis toujours prodigieusement ennuyée dans un vaisseau, surtout qu’avec l’ADVL on ne discerne rien d’autre de l’univers qu’un vide ténébreux vaguement traversé d’ondes lumineuses. Alors je guettais un signe encourageant sur le visage, dans les yeux, dans les gestes de Qwor, un sourire, un effleurement, un regard un peu appuyé, j’essayais de détecter la moindre intention dans ses déplacements, dans sa respiration, dans ses bruits (incroyable ce qu’un être humain peut produire comme bruits dans un espace exigu). J’ai douté de mon charme, évidemment. Mes amants m’avaient assuré que j’étais séduisante, mais n’est-ce pas ce que racontent systématiquement les hommes quand ils souhaitent obtenir les faveurs d’une femme ? Je me suis scrutée dans le miroir fixé à la porte de la cabine de douche. Mon corps est peut-être un peu trop vigoureux et mes épaules un peu trop larges, mais ma taille est fine, mes hanches rondes, mes seins naturels et de bonne tenue, ma peau douce, mes cuisses fermes, mes yeux joliment noirs et fendus, mes cheveux bruns longs et soyeux… Bien sûr, je ne me maquille ni ne me parfume comme ces dames de bonne compagnie qui courent les soirées shiviennes. Peut-être n’étais-je pas le genre de Qwor. Peut-être s’interdisait-il toute relation autre que professionnelle avec une consœur aswin. J’ai fini par me convaincre que je n’étais qu’une idiote et que mon partenaire n’avait rien d’un prince charmant. Les ennuis ont commencé la deuxième semaine avec la panne de l’un des moteurs du Septius, qui a obligé le capitaine à se dérouter pour la planète habitable la plus proche. La sortie brutale de l’ADVL a provoqué de curieuses réactions chez les passagers et quelques membres de l’équipage. J’ai eu l’impression pendant plusieurs jours de vivre dans deux endroits en même temps, comme si mon organisme et mon esprit n’étaient plus synchrones, comme si j’habitais à côté de mon corps. Qwor, lui, m’a avoué plus tard qu’il avait failli se jeter dans le vide tant son mal de crâne était effroyable. Certains se traînaient sur le plancher métallique comme des invertébrés, d’autres régurgitaient tout ce qu’ils avalaient, d’autres encore restaient prostrés dans un coin en marmonnant d’incompréhensibles prières. Chacun réagit à sa façon, a expliqué le capitaine. Il nous a fallu environ trois jours pour revenir à un état à peu près normal. Nous sommes entrés en propulsion thermique dans l’atmosphère d’une planète appelée, selon l’assistant de bord en ADN de synthèse, Borshen. Terraformée trois sièclesTO plus tôt, occupée par une première vague de colons, désertée à cause de la dureté de son climat, puis réinvestie par une poignée de proscrits, elle ne comptait qu’une dizaine de millions d’habitants regroupés pour la plupart à Varanez, la capitale planétaire située en plein cœur d’un désert. Qwor a émis des doutes sur la possibilité de réparer le vaisseau sur un monde aussi archaïque. Le capitaine a rétorqué que les Borshenis étaient réputés pour leur débrouillardise et que, de toute façon, on n’avait pas le choix. Des passagers ont exigé d’être remboursés d’une partie du prix du billet. Ils n’ont pas insisté lorsque le second a précisé, avec un mauvais sourire, que les candidats au remboursement seraient débarqués à Varanez et devraient ensuite se débrouiller pour continuer leur voyage. Personne n’avait envie de gaspiller plusieurs années de sa vie sur un monde aussi repoussant (au point que j’en arrivais à trouver presque attrayante Siphre, ma planète natale). Lorsque nous sommes descendus du vaisseau, accueillis par une double haie de flics en uniforme beige, nous avons eu l’impression de nous plonger dans un bain de plomb fondu. Comment peut-on vivre dans une chaleur pareille ? Les flics nous ont arrêtés et soumis à une fouille minutieuse, inspectant toutes nos cavités naturelles, non pas à l’aide des appareils habituellement utilisés dans les astroports, mais en se servant de leurs mains et de leurs yeux, ce qui ajoute l’humiliation à l’inconfort. Le pouvoir nouvellement installé sur Borshen se heurtait à une forte opposition et redoutait des livraisons d’armes en provenance du système voisin de Thêta du Korn. Une passagère a hurlé qu’on ne pouvait pas transporter des armes très dangereuses dans un anus ou un vagin et que, selon les conventions interplanétaires, seules des femmes avaient l’autorisation de fouiller les femmes. Un flic lui a froidement répliqué que, contrairement à ce qu’elle affirmait, la taille des armes n’était pas nécessairement proportionnelle à leur puissance (exactement comme les organes mâles, a cru malin d’ajouter quelqu’un), que, si elle n’était pas contente, elle pouvait toujours saisir le Parlement universel et qu’elle devait maintenant se déshabiller comme les autres dans la cabine ou bien on la dévêtirait de force. Ces mufles n’ont pas trouvé en tout cas le défat à canon court qui ne me quitte jamais, planqué dans la doublure de ma veste et protégé par un écran d’invisibilité. Une fois les formalités achevées, nous avons pu sortir de l’astroport et nous installer à Varanez pendant que le capitaine se mettait en quête d’une entreprise capable de réparer le moteur de son vaisseau. Qwor et moi avons pris nos chambres dans un petit hôtel d’un quartier relativement tranquille et ombragé. À peine arrivée, je me suis précipitée dans la salle de bains et suis restée immobile une bonne demi-heure sous le jet parcimonieux de la douche, mais l’eau froide ne m’a pas lavée du souvenir cuisant des mains moites des flics sur ma peau. Puis nous sommes allés dîner dans un restaurant dont la nourriture épicée nous changeait agréablement de l’infecte pitance du Septius. Bien que contrarié par cette escale imprévue, Qwor s’est montré de charmante humeur. Il m’a assuré qu’il avait connu des mondes bien pires que celui-ci, et je l’ai cru volontiers : je m’étais moi-même retrouvée à maintes reprises dans des endroits tout juste vivables. Le vin local, épais et très riche en alcool, le rendait encore plus séduisant à mes yeux. J’ai repoussé, je ne sais trop comment, l’envie femelle qui me démangeait d’être emplie de sa chair, écrasée sous son poids, inondée de sa sueur. Nos mains se sont effleurées au-dessus de la table, nos jambes se sont frôlées en dessous, mais à aucun moment il ne s’est penché pour m’embrasser, et je me suis demandé si je n’éveillais aucun désir en lui ou s’il avait un contrôle sur lui-même hors du commun. Notre enquête a pris un tour inattendu le deuxième soir passé à Varanez, alors que l’ennui commençait déjà à pointer le bout de son nez. Nous nous étions rendus à l’astroport juste avant le lever de l’étoile Ardens, la bien nommée, pour savoir où en étaient les réparations du Septius. Le capitaine nous avait expliqué qu’il avait trouvé un réparateur, mais que nous serions probablement immobilisés sur Borshen pendant une bonne dizaine de joursTO (comme la pièce défectueuse n’était pas disponible, il fallait en fabriquer une). Nous avons alors tué le temps en explorant Varanez, une ville qui n’offrait vraiment aucun intérêt, ni sur le plan architectural ni sur le plan culturel, à l’exception du temple souterrain de la religion minoritaire du Zaph, que nous sommes allés visiter au moment le plus chaud de la journée. Nous avons tellement apprécié sa fraîcheur que nous n’avons pas vu les heures passer. Le temple s’étendait, à une profondeur de vingt mètres, en ramifications complexes qui formaient par endroits de véritables labyrinthes. Nous nous y sommes perdus malgré le sens de l’orientation de Qwor (nettement supérieur au mien, une malédiction féminine, paraît-il). Certains dévots que nous avons rencontrés passaient plusieurs jours en prières devant les représentations en trois dimensions des innombrables divinités du panthéon zaphiote. Quelques prêtres, reconnaissables à leur crâne rasé et à leur phang, une pièce d’étoffe dorée enroulée autour de leur taille, distribuaient des bénédictions aux fidèles qui se pressaient autour d’eux. Le culte de Zaph n’est pas né sur Borshen. Importé par des pionniers de la première vague, il a survécu aux répressions en se réfugiant dans les entrailles de la croûte planétaire. Les labyrinthes, conçus pour égarer les persécuteurs, sont devenus un objet de vénération pour les pèlerins, qui s’efforcent de les parcourir intégralement au cours de cérémonies appelées les Grâces obscures. Un rituel qui peut prendre plus de quarante jours locaux. Les zaphiotes étant tolérants, nous avons pu nous enfoncer sans rencontrer d’opposition dans les tunnels éclairés par les autels dressés dans des niches des parois. J’ai commencé à m’affoler quand nous nous sommes aventurés dans des galeries ténébreuses où régnait une âcre odeur de moisissure. Seule, j’aurais été incapable de retrouver mon chemin et serais sans doute restée à jamais prisonnière du labyrinthe. Qwor, lui, marchait d’un pas allègre, comme s’il savait où il allait. Il m’a avoué plus tard qu’il n’en menait pas plus large que moi mais qu’il s’efforçait de donner le change (excellente illustration, je crois, de l’orgueil masculin). L’air se chargeait d’humidité. Nous n’entendions plus les psalmodies des prêtres ni les prières des dévots agenouillés devant les statues. Il me semblait que nous marchions depuis des heures et que nous avions parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis que nous avions franchi l’entrée du temple. J’ai suggéré à Qwor de rebrousser chemin ; il a lancé un regard aigu sur les parois de terre d’où suintait un liquide épais formant par endroits des flaques d’une vingtaine de centimètres de profondeur. « Je crois bien que nous sommes sortis de l’enceinte du temple, a-t-il fini par répondre. — Ce dédale me fout les jetons…» Ces mots s’étaient échappés tout seuls de ma bouche, sans doute parce que j’éprouvais l’irrépressible besoin d’évacuer une partie de ma tension. « Bah, avec un minimum de logique, on devrait s’en sortir. » Le sourire de Qwor n’a pas suffi à me rassurer (ni à le rassurer lui-même, d’ailleurs, à en croire son regard, plus fuyant que d’habitude). Nous n’avions pas prévu de lampe à faisceau UP, ni aucun autre système d’éclairage. Même si nos yeux s’étaient habitués à l’obscurité, nous ne voyions pas à plus de dix mètres devant nous. Je ressentais une présence, une menace, et me revenaient en mémoire toutes ces histoires sur les créatures ENHA qui hantent les sous-sols planétaires. J’ai palpé instinctivement la crosse de mon défat à canon court. Je n’avais pas survécu à toutes ces guerres pour finir dans la gueule d’un monstre des profondeurs. J’ai constaté que des pensées identiques traversaient Qwor : sa main restait posée en permanence sur l’arme planquée dans une poche indécelable de son pantalon. « Demi-tour. » Sa voix grave a retenti dans les ténèbres avec la puissance du moteur d’extraction d’un vaisseau. Nous avons tenté de revenir sur nos pas, mais, comme nous étions totalement désorientés et que rien ne distinguait les passages les uns des autres, nous nous sommes enfoncés toujours plus profond, toujours plus loin. De temps à autre résonnaient des grondements sourds qui se prolongeaient de galerie en galerie et me rappelaient les orages assourdissants sur certains mondes. Qwor avait tiré le défat de sa poche et le gardait braqué devant lui. Sa veilleuse habillait d’éclats rougeâtres mouvants la voûte qu’aucune poutre n’étayait. Nous avons traversé d’interminables flaques dont certaines atteignaient presque un mètre de profondeur. Le contact avec le liquide visqueux me répugnait, la peur d’être entièrement submergée ne me lâchait pas, mais je n’avais pas d’autre choix que de suivre Qwor qui, lui, les franchissait sans aucune hésitation. La sensation de présence, de plus en plus forte, me vrillait les nerfs. J’avais l’impression de ne plus contrôler mon index crispé sur la détente laser de mon défat. Sûr que j’aurais perdu mon sang-froid et ouvert le feu sur n’importe quel dévot zaphiote débouchant d’une galerie perpendiculaire. L’odeur est devenue pestilentielle, comme si nous évoluions désormais dans les intestins de Borshen. Puis, dans un passage nettement plus étroit que les autres, nous avons aperçu une masse une vingtaine de mètres devant nous. Une masse vivante, je veux dire. Elle remuait et produisait des sons bizarres, entre le vagissement d’un nourrisson et le grincement d’un rouage rouillé. J’ai levé le bras et braqué mon arme sur elle. Qwor m’a appuyé sur le poignet pour me contraindre à la baisser. « Qu’est-ce que t’attends ? ai-je hurlé. Que ce truc nous bouffe ? — Du calme, je n’ai pas l’impression que ce soit agressif, a argumenté mon équipier. — Tes impressions, tu peux te les mettre où…» La masse a cessé de bouger. Qwor s’en est approché, bafouant les règles élémentaires de la prudence. La lumière rougeâtre de son défat a dévoilé l’une des créatures les plus étranges qu’il m’ait été donné de contempler. Pas de doute pourtant : c’était bel et bien un visage humain qui émergeait d’un monceau de peau grise et crevassée, un visage monstrueux, quatre ou cinq fois plus grand qu’une face ordinaire. On distinguait parfaitement les yeux, globuleux et entièrement rouges, le nez aux narines retroussées, la bouche aux lèvres pendantes qui évoquaient les babines de certains animaux. Ça nous scrutait avec une grande attention, comme si ça évaluait la qualité de son repas. J’ai de nouveau tendu le bras, prête à presser la détente au moindre mouvement. Je me suis détendue lorsque j’ai aperçu les monticules de nourriture déposés sur un côté du passage. Si on fournissait ses repas à ce drôle d’être, il n’avait sans doute pas un besoin urgent de chair fraîche. Qwor a continué de s’avancer vers lui. Je ne sais toujours pas s’il dominait sa peur ou voulait stupidement m’épater, mais il marchait d’un pas tranquille qui ne trahissait aucune nervosité, aucune agressivité. Il s’est immobilisé à moins de deux mètres de la créature. Je me suis rendu compte que la face de celle-ci était plus haute que mon équipier, lequel culmine pourtant à plus d’un mètre quatre-vingt-quinze, plus grande donc que je ne l’avais estimé. Elle n’avait pas de tronc ni de membres apparents, seulement un visage rond qui occupait la totalité de la galerie. En affinant mon observation, j’ai fini par repérer des sortes de tentacules de chaque côté de son menton, des vestiges de bras peut-être. « Je crois qu’il n’y a rien à craindre », a lancé Qwor sans se retourner. Prudence étant mère de sûreté, je suis restée en arrière et n’ai pas remisé mon arme. « J’aimerais quand même bien foutre le camp le plus rapidement possible de cet endroit. » J’ai ajouté, pour me dédouaner de ce qui aurait pu passer pour de la pusillanimité : « Y a rien à tirer de ce… cette chose et je veux retourner à la surface. — Il doit faire pas loin de cinquante-cinq degrés là-haut. — Je préfère encore ça à ce labyrinthe de malheur. — Il y a un temps pour la souffrance et un temps pour le répit. » J’avais les yeux rivés sur Qwor : il n’avait pas remué les lèvres. En outre, la voix qui venait de prononcer ces mots ne ressemblait pas à la sienne. Plus grave, vibrante, entrecoupée de soupirs et de petits claquements. « Ce n’est pas moi qui ai parlé, a confirmé Qwor en écartant les bras. — Alors qui ? » Il a désigné la masse grise. « Qui d’autre que lui ? — Ne me dis pas qu’une abomination pareille est douée de la parole ! — Méfiez-vous de la vue. Vous n’étiez pas censés amener de la lumière dans cet endroit. » Cette fois, j’ai nettement vu que le son provenait de la bouche de la créature et j’ai eu honte de mes propos. « Vous êtes qui ? Vous êtes quoi ? a demandé Qwor. — Je ne suis pas là pour parler de moi, mais de vous. Éteignez ces lumières, de grâce, elles me blessent les yeux. » Qwor n’a pas désactivé son défat, preuve qu’il lui restait encore un minimum de bon sens. « Comment ça, nous parler de nous ? — Je suis l’oracle de Zaph. Et je suppose que si vous êtes venus à moi, c’est que vous cherchez des réponses. — On s’est surtout perdus dans ce satané labyrinthe. Nous ne sommes pas de confession zaphiote. — On ne se perd pas dans le labyrinthe, on y trouve sa vérité, qu’on honore le Zaph ou non. Et parfois la mort est la vérité. — Vous êtes en train de nous dire que nous allons mourir ? » La créature a émis un long borborygme qui était, je m’en suis rendu compte un peu plus tard, sa façon de rire. « Putain, mais qu’est-ce qui vous a mis dans cet état ? s’est exclamé Qwor. — Mon histoire serait trop longue à vous raconter. Nous n’avons que quelques instants. — Dites-moi au moins si vous étiez un être humain normal avant. — Je ne sais pas ce qu’est un être humain normal. Je me tiens seulement sur une autre branche de l’évolution. Si vous n’éteignez pas ces lumières, je vais être obligé de m’éloigner. » Qwor m’a lancé un regard interrogateur avant de désactiver son défat. Je l’ai imité en pensant que je commettais la plus grosse bêtise de ma courte vie. J’ai constaté à maintes reprises que la curiosité de mon équipier était aussi grande que la mienne. Plus grande en la circonstance que notre prudence. L’obscurité est retombée sur les lieux. J’ai eu la sensation, vraiment désagréable, d’être descendue dans ma propre tombe. « Depuis combien de temps vous zonez dans le coin ? » a repris Qwor. L’oracle n’a pas répondu tout de suite, il a d’abord émis une succession de chuintements et de soupirs dans lesquels j’ai cru déceler une souffrance insondable. « Le temps existe-t-il vraiment ? — S’il n’existait pas, on ne vieillirait pas, a rétorqué Qwor. Je le sens passer dans mes os. — Disons alors qu’il existe pour peu qu’on lui permette d’exister. — Qui vous apporte vos repas ? — Les permanents du temple. Je les accepte pour leur faire plaisir. — Ils sont les seuls à connaître votre existence ? — La plupart des dévots de Zaph ont entendu parler de l’oracle, mais peu imaginent que je suis réel. Ceux-là viennent parfois de l’autre bout de la Galaxie pour me consulter, en dépit des décalages chronologiques. — Ah, vous reconnaissez donc que le temps existe ! — Je vous l’ai déjà dit : il existe lorsqu’on accepte de se soumettre à ses lois. » Je me suis approchée à mon tour. Je ne sais pas ce qui dominait en moi, l’horreur ou la pitié, mais j’avais l’impression de me retrouver devant l’un de ces monstres transgéniques exhibés par les cirques itinérants sur certains mondes. « Vous avez quel âge ? a demandé Qwor. — Cette question n’a pour moi aucun sens, a répondu l’oracle. Je suis depuis tous temps. — Vous ne devez pas rigoler tous les jours, dans le secteur…» L’oracle a observé une longue période de silence. « Encore une fois, vous n’êtes pas là pour parler de moi. — On n’a rien à vous demander, a objecté Qwor. — Nul besoin de demander. Vous êtes des voyageurs en quête. Une quête difficile : vous essayez de trouver des êtres qui n’appartiennent pas à cet espace-temps. » Mon équipier m’a jeté un regard en coin avant de tourner la tête en direction de la masse grise enveloppée de ténèbres. « Vous voulez dire qu’ils sont morts ? — Plutôt qu’ils se tiennent dans un autre espace-temps, où les règles sont différentes de celui-ci. — Comment peut-on s’installer dans un autre espace-temps ? — Il existe des passages, il vous appartient de les trouver. — Comment ? a insisté Qwor. — En changeant votre façon de penser. — Je ne suis pas certain d’avoir une façon de penser. — Vous avez des certitudes, entre autres celle de vieillir. — C’est une constatation, pas une vue de l’esprit ! — Vous dites : je constate, donc c’est. Votre façon de penser est façonnée par vos sens. Changer, justement, c’est aller au-delà des apparences. De l’autre côté des miroirs. Cesser de se soumettre. » Déstabilisé par les propos de notre étrange interlocuteur, Qwor m’a de nouveau regardée. « Vos révélations sont censées nous aider ? a-t-il repris d’un ton rogue. — Vous êtes libres de les rejeter. Notre entretien est terminé. — Déjà ? Mais on vient à peine de…» La masse grise a disparu avec une telle soudaineté que, pendant une poignée de secondes, j’ai cru me réveiller au beau milieu d’un rêve. Qwor a poussé un juron avant de réactiver son défat. La veilleuse rouge n’a éclairé qu’une galerie vide et des petits tas de nourriture au pied d’une paroi. Lorsque nous sommes sortis du temple, après une déambulation d’environ cinq heures, la nuit était tombée depuis très longtemps sur Varanez. Nous avons croisé des pèlerins zaphiotes qui se pressaient dans l’entrée du temple pour affronter l’épreuve des Grâces obscures. Nous n’avons pas parlé aux prêtres ni à d’autres de notre étrange rencontre, nous sommes rentrés sans un mot à l’hôtel. Qwor m’a marmonné un « bonne nuit » qui, mieux que tout discours, traduisait sa perplexité. J’étais aussi désemparée que lui. J’ai pris une douche froide puis, sans même m’essuyer, je me suis allongée sur le lit, hantée par le visage et les mots de l’oracle. CHAPITRE VII Les vaisseaux d’exploration officielle (VEO) : le Parlement universel dispose de sa propre flotte de vaisseaux qu’il exploite pour rendre visite aux mondes lointains adhérents de l’OMH et pour explorer la Galaxie en quête de nouvelles planètes habitables. Bénéficiant de la règle d’inviolabilité, les VEO ne sont pas soumis aux lois des mondes sur lesquels ils se posent. Il va sans dire que les candidats sont légion pour incorporer les équipages de ces gigantesques appareils qui, pourtant, partent parfois pour des expéditions de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’années10 (ce qui est moins vrai aujourd’hui avec la propulsion ADVL). Ce sont donc de véritables cités qui traversent l’espace, fortes de plusieurs milliers de passagers, membres du personnel, militaires et délégations parlementaires. Leurs règlements drastiques, voire tyranniques, s’expliquent par l’exiguïté des lieux et la durée des voyages. Les mutineries qui se sont déclarées sur quelques-uns de ces vaisseaux ont été sévèrement réprimées, parfois même dans le sang. La plupart d’entre elles ont été passées sous silence pour des motifs politiques évidents. Une consultation de dossiers classés secrets nous a cependant permis de constater que des événements atroces ont secoué plusieurs expéditions et que les responsables de ces terribles répressions n’ont pas été poursuivis ni même interrogés. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. DEPUIS TROIS JOURS, Onden tentait d’entrer en contact avec la responsable du personnel de l'Odysseus. Les techniciens, cuisiniers et mécaniciens abordés aux alentours de l’astroport lui avaient conseillé de s’adresser à une certaine Malkino, ajoutant qu’aucune nouvelle embauche n’était prévue, encore moins pour les candidats non qualifiés. L’atterrissage du grand vaisseau avait attiré une foule de Kaïrotes autour de l’astroport. De pauvres bougres pour la plupart, animés par l’espérance d’une nouvelle vie sur un autre monde. Les membres d’équipage qui se présentaient dans le grand hall, reconnaissables à leur uniforme bleu sombre, étaient aussitôt assaillis par des grappes humaines qui ne les lâchaient pas jusqu’à ce qu’ils aient réussi à se réfugier dans l’une des navettes magnétiques desservant le centre de Kreopz. Les annonces qui tombaient régulièrement des bulles amplificatrices, rappelant que l’Odysseus ne recrutait pas et ordonnant aux gens de se disperser, restaient sans effet. Onden ne rentrait à l’hôtel qu’au milieu de la nuit, après que les derniers membres de l’équipage en goguette avaient regagné le grand vaisseau. L’appareil occupait pratiquement la moitié du tarmac. Dominé par la seule antenne de la tour de contrôle, il reposait sur une vingtaine de pieds légèrement arqués. Quatre passerelles roulantes montaient en pente douce vers les entrées arrondies des sas d’accès. À la différence des autres géants de l’espace, il ne laissait entrevoir aucune tuyère, aucune protubérance, aucun autre relief que les rangées des hublots sur son fuselage entièrement lisse et gris mat. Son sommet en forme de dôme l’apparentait à une colline surgie des entrailles du sol. À ses côtés, l’Albanos et deux autres vaisseaux donnaient l’impression de répliques miniatures bâclées. Onden s’était levée avant l’aube pour se précipiter à l’astroport et le voir atterrir. La grâce et la légèreté avec lesquelles il s’était posé sur le sol de Kaïro l’avaient subjuguée. Il représentait le Parlement universel et, à ce titre, bénéficiait des dernières avancées technologiques. Elle avait eu la confirmation par l’un des techniciens qu’il utilisait une propulsion ADVL toute nouvelle et qu’il ne mettrait que trois moisTO à gagner le bras de Persous. Elle avait également appris que l’Odysseus transportait deux mille membres d’équipage, une importante délégation parlementaire et une centaine de serviteurs andros, et qu’il pouvait accueillir plus de douze mille passagers. Elle avait ensuite eu un peu de mal à se débarrasser de son interlocuteur, qui, visiblement, la trouvait à son goût. Les pointes fulgurantes qui avaient traversé Onden après l’intromission de son implant vital dans son cerveau s’étaient estompées. Elle ne ressentait plus qu’une douleur sourde et des excès soudains de fatigue qui lui engourdissaient les jambes et l’obligeaient parfois à rester un long moment assise ou allongée. Les souvenirs s’enchevêtraient en elle. Elle ne parvenait plus à démêler les siens de ceux de ses frères. Ni à dissocier ses pensées de celles des créatures qui l’habitaient. Même si elle avait reçu son implant, ainsi que le lui avait annoncé Kalkin, elle se sentait toujours aussi insignifiante, incapable d’accomplir la mission pour laquelle on l’avait choisie. Elle ne savait pas comment s’y prendre pour rencontrer la responsable du personnel de l’Odysseus. Celles et ceux qu’elle avait interrogés ne lui avaient donné que de vagues indications sur le physique de Malkino, taille moyenne, cheveux bruns et raides, yeux noirs, soignée de sa personne, cinquante ans™ environ… Ils ne connaissaient pas son emploi du temps. Elle avait une telle quantité de problèmes à gérer qu’elle n’aurait sans doute pas le temps de sortir en ville. Comme il n’y avait aucune possibilité pour une personne extérieure au service de s’introduire dans le vaisseau, les chances de la contacter étaient quasi nulles. Une multitude de véhicules se pressaient sur le tarmac. Les opérations de ravitaillement seraient achevées dans moins d’une semaine locale. Les caisses de nourriture et de produits de première nécessité s’accumulaient sur les monte-charges sous le regard attentif d’un groupe d’hommes et de femmes en uniforme bleu sombre. Onden s’était demandé si elle ne devait pas se glisser dans l’une de ces caisses pour s’introduire dans l’Odysseus. Le décollage effectué, il ne pourrait plus revenir en arrière et on n’aurait pas d’autre choix que de l’admettre à bord. Puis elle s’était rendu compte que les contrôleurs vérifiaient minutieusement les marchandises avec de petites sondes qui auraient immédiatement détecté un passager clandestin. La meilleure solution, la seule sans doute, était de contacter Malkino et la convaincre de la prendre à bord, quel que soit le travail exigé. Même si la chance lui souriait, elle ne serait pas au bout de ses peines : les bras galactiques s’étendaient sur plusieurs milliers d’années-lumière et la distance pour rejoindre le système d’Alpha du Tarz serait peut-être équivalente, voire supérieure, à celle qui séparait les bras du Sagicar et de Persous. « Alors, ma belle, on se promène toute seule dans la nuit de Kreopz ? » Elle leva la tête et reconnut l’homme qui venait de l’apostropher, le technicien avec qui elle avait discuté la veille, un homme d’une quarantaine d’annéesTO dont la chevelure et les sourcils entièrement blancs offraient un contraste saisissant avec le bistre de son teint et le bleu sombre de son uniforme. « Je rentre à mon hôtel, répondit Onden, sur la défensive. — À cette heure-ci ? Qu’est-ce qu’une belle et jeune femme comme toi peut bien foutre dans ce bled paumé ? » Il sortait probablement de l’un des nombreux bars de la rue principale de Kreopz. Les lumières des lampadaires flottants éclairaient ses yeux légèrement vitreux et striés de rouge. « Je dois me rendre dans le bras de Persous et je savais que l’Odysseus devait atterrir ici… — Comment tu savais ça, toi ? Personne n’était au courant de notre escale sur Kaïro. Sauf les responsables de l’astroport, bien sûr. Ce sont eux qui t’ont informée ? » Il titubait et exhalait une haleine chargée d’alcool. Elle recula d’un pas. Le vent chaud, plus violent que d’habitude, plaquait sa robe contre ses jambes. Un interminable sillon lumineux fendait la nuit, semant de part et d’autre des poussières d’étoiles. Le bras de Persous. Des taxis magnétiques filaient au-dessus des rails, abandonnant dans leur sillage les voix et les rires des passagers. « Peu importe, reprit-il. De toute façon, on ne recrute pas. — C’est très important que je parte. Pas seulement pour moi… — Pour qui, alors ? » Elle prit le temps de choisir ses mots. « Pour l’ensemble de ma famille. — Ils vivent sur quel système ? — Un peu partout. Mais je dois absolument rejoindre quelqu’un dans le système d’Alpha du Tarz. » Il parut réfléchir, du moins tenter de rassembler ses idées. Il s’appuya au tronc d’un arbuste pour rester debout sur ses jambes fuyantes. « Alpha du Tarz… Ça me dit quelque chose. Je crois bien qu’il fait partie des systèmes que nous devons visiter. Peut-être même bien qu’il est le premier sur notre liste…» Elle lança un coup d’œil devant elle. L’hôtel n’était qu’à une centaine de mètres et elle n’aurait aucun mal à le distancer s’il se montrait agressif. Le cakra n’émettait pas de chaleur sous son sein gauche, signe qu’elle n’avait pas grand-chose à craindre de lui. « Il n’y a vraiment aucune possibilité de parler à Malkino ? » Il émit un rire gras typique des hommes ivres. « Cette petite salope qui ne songe qu’à humilier les autres ? Dans le vaisseau, on fait tout pour l’éviter. — Je dois absolument la voir si je veux partir avec l’Odysseus. — T’as donc pas entendu les annonces ? On ne recrute pas. — Je suis prête à faire n’importe quel travail. J’apprends vite. — Ça a donc une telle importance pour toi ? » Le technicien la fixa avec un intérêt soutenu, comme brusquement dégrisé, avant de marmonner : « Un service n’est jamais gratuit, pas vrai…» Elle hésita avant de hocher la tête, s’attendant au pire. « Si je t’obtiens ce rendez-vous et que tu réussis à convaincre cette salope de Malkino, tu serais prête à me payer en nature pendant la traversée ? — En nature ? » Un large sourire éclaira le visage sombre du technicien. « Tu sais très bien de quoi je parle. J’en ai ma claque de ces ersatz de femmes que sont les andros. J’ai envie d’en serrer une vraie dans mes bras. — L’équipage n’en manque pas… — Elles refusent toute liaison avec leurs collègues, féminins ou masculins, question de principe. » Il s’approcha d’elle en titubant ; l’odeur d’alcool se fit plus âpre. « T’acceptes le marché ? » Elle découvrit des situations similaires dans les mémoires des autres maillons de la chaîne. Ynolde, par exemple, avait subi les assauts brutaux et répétés d’un homme en échange de trois jours de sursis à bord du vaisseau qui fonçait vers la planète Fango. Elle ressentait dans sa propre chair l’humiliation, la colère et la douleur de sa sœur, une terrible épreuve qui lui avait permis de retourner à son avantage une situation compromise. Elle doutait des capacités du technicien à obtenir un rendez-vous près de Malkino, mais, si d’aventure il y parvenait, elle aurait gagné un sursis, comme Ynolde, elle aviserait ensuite à bord du vaisseau. « J’accepte. » Il sourit de nouveau et tendit le bras. « On se serre la main, la gauche. C’est comme ça qu’on scelle un marché sur mon monde. » Elle lui présenta la main gauche, qu’il pressa avec insistance. La moiteur de sa paume rendait le contact désagréable, presque répugnant. Il la lâcha enfin et s’éloigna d’un pas chancelant. « Demain, rendez-vous à l’astroport vers dix-neuf heures locales, ajouta-t-il sans se retourner. Devant le restaurant Kirphen. » Elle se dirigea vers l’hôtel, songeant qu’il ne se souviendrait probablement pas de leur conversation à son réveil. Onden consulta l’horloge suspendue du grand hall de l’astroport. Vingt heures quinze. Le technicien ne viendrait pas. Elle n’avait pas dormi la nuit précédente. Sa douleur au crâne s’était conjuguée au roulement incessant de ses pensées pour la maintenir jusqu’à l’aube dans un état de veille fébrile. Elle n’avait quasiment pas touché au petit-déjeuner kaïrote traditionnel servi avec son obséquiosité habituelle par le gérant de l’hôtel. Prise de nausée à la première bouchée de galette d’orget, elle était sortie précipitamment de sa chambre pour respirer l’air tiède du matin. Elle s’était promenée dans la ville de Kreopz pour tromper le temps et dissiper les affres de la nuit, indifférente aux apostrophes des Kaïrotes buvant leur kaw aux terrasses des bars. La ville s’éveillait doucement. Des robots nettoyeurs arrosaient les rues et les trottoirs, des taxis magnétiques fusaient au-dessus de leurs rails, des femmes bavardaient, accoudées aux balcons de leurs fenêtres, la nuit se terrait encore dans les ombres qui s’étiraient sur les façades blanches. Puis, dès que Phi de l’Estre était apparue à l’horizon, la chaleur était tombée avec une brutalité suffocante. Onden était retournée à l’hôtel et avait passé le reste de la journée allongée sur son lit dans la fraîcheur climatisée de la chambre. Peu de clients dans le Kirphen, situé au premier étage du grand hall. Beaucoup moins de monde que les jours précédents en contrebas : les annonces répétées avaient fini par décourager les candidats au départ pour le bras de Persous. Les véhicules des fournisseurs se pressaient autour de l’Odysseus comme des insectes apportant sa nourriture à leur imposante reine. Onden hésita sur la conduite à suivre. Les serveurs du restaurant lui jetaient des regards incessants au travers de la baie vitrée. Presque une heure qu’elle se tenait là, immobile, les mains posées sur la balustrade, luttant contre la fatigue qui l’engourdissait. Une chaleur vive se répandait le long de son flanc gauche. Pourquoi le cakra choisissait-il ce moment pour manifester sa puissance ? Fouillant les environs du regard, elle ne repéra pas de présence suspecte dans les groupes qui déambulaient dans la grande salle et les allées bordées de boutiques. Elle n’avait aucune maîtrise sur le disque métallique et une rapide consultation des mémoires de ses frères lui confirma qu’il n’existait pas de méthode pour le contrôler. Comme si, une fois la symbiose accomplie, il se servait de son organisme d’élection autant, voire davantage, que ce dernier se servait de lui. Le cakra n’était pas une arme au sens habituel du terme : il exigeait une confiance totale, un abandon de son partenaire humain. La chaleur soudaine qu’il diffusait avertissait Onden d’un danger. « C’est vous qui cherchez absolument à embarquer sur l’Odysseus ? » Elle se retourna. La femme avait surgi dans son dos, sortant probablement du Kirphen. Vêtue d’un ensemble bleu sombre, cheveux bruns et lisses coupés au carré, maquillage discret, yeux noisette bordés de longs cils recourbés, elle fixait Onden avec l’intensité d’un prédateur évaluant une proie. La chaleur du cakra augmenta brutalement. Onden s’agrippa à la balustrade et évacua la douleur d’une expiration prolongée. « Comment le savez-vous ? » La femme s’approcha de deux pas avec une cruauté de félin dans sa démarche, dans son regard. « Erdok m’en a parlé. — Erdok ? — Le technicien aux cheveux blancs qui vous a donné rendez-vous ici. — Vous êtes Malkino ? » Un léger sourire affleura les lèvres de la femme. « Je suppose que ce crétin vous a dressé un portrait de moi peu flatteur. Je suppose également qu’il vous a proposé un marché aussi sordide que lui. Je suppose enfin que vous êtes prête à tout pour embarquer. » Onden ne répondit pas, incapable d’interpréter les propos et le ton de son interlocutrice. La brûlure s’étendait maintenant de son aisselle à sa hanche gauche. « Je suis venue manger vers 19 heures dans ce restaurant pour vérifier qu’il ne m’avait pas raconté n’importe quoi. Et parce qu’il avait piqué ma curiosité. Il était tellement ivre hier soir qu’il ne se souvient probablement pas du dixième de ce qu’il vous a raconté. Que voulez-vous ? Ce n’est qu’un mâle ! » Elle avait expulsé ce dernier mot comme un crachat. Onden remarqua une silhouette au milieu de la passerelle, un homme, qui avançait dans leur direction avec détermination. Même s’il portait un pantalon et une tunique amples, le trident blanc au milieu de son front révélait son identité de prêtre de Sât. L’adversaire désigné par le cakra. Onden glissa aussitôt la main dans l’échancrure de sa robe, puis dans la fente du disque de feu. Toujours cette souffrance intolérable, cette impression atroce de chair carbonisée, réduite en cendres. Il continua de s’approcher, les yeux rivés sur elle. Il n’était pas armé, du moins pas en apparence, mais leurs mains et leurs pieds suffisaient amplement aux sâtnagas pour donner la mort. Elle n’osait pas dégager le cakra, pas dans ce lieu, pas au milieu de tout ce monde, pas sous le regard acéré de Malkino. D’abord, les cercles incendiaires risquaient de toucher des innocents ; ensuite, elle ne tenait pas à révéler son appartenance à la Fraternité du Panca. Des images, des sensations émergèrent des mémoires entremêlées de Kalkin et d’Ynolde. Elle s’enfonçait au milieu d’adversaires nombreux, les fauchait avec une précision remarquable, se déplaçait avec vélocité et souplesse, brisait les distances, frappait les points vitaux, les traps. Elle cessa de penser qu’elle était Onden, anciennement Klarel, fille de la colonie Mussina lancée dans une aventure bien trop grande pour elle. Elle retira sa main du cakra et fléchit légèrement les jambes. La sensation de brûlure s’estompa instantanément. Ne pas fixer le prêtre de Sât, embrasser la scène d’un regard plus large, légèrement distancié, englobant les éléments, la disposition des lieux. L’énergie se mit à affluer dans son corps. Circula dans ses membres. Elle devina que Malkino lui parlait ; elle ne l’entendait plus. Plus que dix mètres de distance entre le sâtnaga et elle. Les yeux de l’homme brillaient avec une intensité d’ampoule au fluxon. Il avait choisi le bon endroit pour l’attaquer, un lieu clos et fréquenté où elle n’oserait pas se servir du cakra. Sa robe. Elle risquait de l’entraver. Elle dégrafa les pressions du bas et dégagea ses jambes. Les ENHA qu’elle hébergeait lui transmirent la vibration du sâtnaga, cette rage destructrice qui le saturait d’énergie. Il fondit sur elle à une vitesse foudroyante. Elle s’appropria les souvenirs, les réflexes de Kalkin. Esquiva le poing de l’homme d’un pas de côté effectué au dernier moment, de sorte qu’il n’ait plus la possibilité de corriger son mouvement. Il s’était déjà retourné pour lancer la deuxième offensive. La rapidité de ses déplacements, de ses réactions, en faisait un adversaire redoutable. Contacter le vakou. L’esprit hors du temps. Se débarrasser de toutes ses pensées, de toutes ses peurs. Simplement se tenir dans l’instant. Dans le présent. L’infime intervalle entre l’intention et l’action. La grâce. Il bondit sur elle. Elle évita la charge non pas en augmentant la distance mais en se rapprochant et, au dernier moment, en pivotant autour de lui. Il poussa un grognement lorsque ses bras se refermèrent sur le vide. Elle devina qu’il allait attaquer sur son flanc droit avant même qu’il ne se soit élancé. Il paraissait déjà moins véloce, comme si l’air avait pris la consistance de l’eau. Elle esquiva encore deux offensives avant de riposter. Ses doigts serrés en pointe visèrent la gorge. Elle sentit ses ongles s’enfoncer dans les cartilages. Il marqua un temps d’arrêt avant de porter ses mains à son cou et de basculer en avant. Elle en profita pour le frapper de la tranche du poing sur les cervicales. Un craquement. Il poussa un gémissement, puis, après quelques pas titubants, il bascula par-dessus la balustrade et tomba six ou sept mètres plus bas sur les dalles du grand hall. Des hurlements accompagnèrent sa chute. Onden reprit son souffle et remit de l’ordre dans sa tenue. « À vous voir, on ne pourrait jamais deviner que vous avez une telle science du combat », murmura Malkino au bout de quelques instants. Onden s’abstint de répliquer qu’elle non plus ne l’aurait jamais deviné. « Cet homme avait-il des raisons de s’en prendre à vous ? — Pas que je sache. — Hum, votre petite… démonstration n’est pas passée inaperçue. » Malkino désignait les hommes en uniforme beige barré de rouge qui se ruaient dans l’escalier. « Ne vous inquiétez pas, reprit la responsable du personnel de l’Odysseus. Je témoignerai que cet homme vous a agressée sans raison et que vous n’avez fait que vous défendre. » Les serveurs et les clients du restaurant fixaient Onden d’un air éberlué. Ils avaient cessé de bouger et certains d’entre eux avaient gardé leur fourchette ou leur cuillère suspendue entre la table et leur bouche. « D’ailleurs, cette brute était tellement maladroite qu’elle n’a eu besoin de l’aide de personne pour basculer par-dessus la balustrade », ajouta Malkino. Les policiers débouchèrent quelques secondes plus tard à l’étage. Pas besoin d’une longue investigation pour deviner laquelle des deux femmes était responsable du désordre : ses cheveux ébouriffés, sa robe mal reboutonnée et ses joues empourprées désignaient spontanément Onden. « On ne bouge plus », aboya le policier qui, à en croire les trois traits rouges barrant ses épaulettes et son air important, était le plus gradé du groupe. Les autres, légèrement en retrait, braquaient leurs défats à canon court sur les deux femmes. L’officier s’approcha prudemment d’Onden. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » Il avait parlé d’une voix forte pour dominer les cris et les exclamations qui continuaient de retentir en contrebas. Malkino s’avança d’un pas et désigna Onden. « Un homme, un détraqué je suppose, s’est jeté sur elle. Elle a esquivé son attaque et il a basculé par-dessus la balustrade. — Vous vous connaissez ? — Nous bavardions…» L’officier se tourna vers Onden. « Pourquoi cet homme vous a-t-il agressée ? » Bien que brûlée par la chaleur du cakra, elle s’appliqua à rester impassible et à fixer son interlocuteur dans les yeux. « Je n’en ai pas la moindre idée, je ne l’avais jamais vu avant. » Elle se rendit compte, à ses sourcils froncés, à son air buté, qu’il ne la croyait pas. « Veuillez nous suivre au poste. Nous tâcherons d’y voir plus clair dans cette histoire. » Elle se tendit : ils la fouilleraient au poste, ils découvriraient le disque métallique, la relation entre le prêtre de Sât et elle. « J’estime injuste que vous l’emmeniez, monsieur, intervint Malkino. C’est elle la victime. Tout le monde ici pourra en témoigner. » L’officier la dévisagea d’un air rogue. « Qui êtes-vous ? — Malkino, responsable du personnel de l’Odysseus. » La vitesse à laquelle il changea d’attitude sidéra Onden. Tout le monde savait que le vaisseau, en mission officielle pour le Parlement universel, transportait une délégation parlementaire, et, comme tout porteur d’uniforme, l’officier avait un sens aigu de la hiérarchie. « Elle… Elle ne fait pas partie de votre équipage. » Sa voix s’était radoucie, ses gestes étaient devenus obséquieux. « Bien sûr que si, répliqua Malkino d’un ton sec. Elle est sortie sans sa tenue réglementaire. Une entorse au règlement. C’était justement ce que j’étais en train de lui reprocher au moment où elle a été agressée. » Onden demeura immobile, les yeux rivés au sol, le bras gauche collé le long du corps pour dissimuler la légère bosse provoquée par le disque de feu. « Vous vous portez garante pour elle ? — Évidemment, monsieur. Je garantis la probité de tous les membres de mon équipage. Chacun d’eux a été choisi parmi trente mille candidats, les meilleurs de NeoTierra. » L’officier se pinça le lobe de l’oreille. « La mort d’un homme dans un lieu public exige un rapport détaillé. Pour éviter toute entorse à notre propre règlement, vous comprenez ? — Vous n’avez qu’à conclure qu’il s’est suicidé en se jetant du premier étage, trancha Malkino. Tout le monde gagnera du temps. Vous n’aimez pas perdre le vôtre, monsieur, n’est-ce pas ? » L’officier hésita quelques secondes avant de hocher la tête. Ses hommes, déployés derrière lui, tenaient toujours leurs défats pointés sur Onden. « Ça peut s’envisager, madame. Après tout, on ne sait pas ce qui lui est passé par la tête, pas vrai ? » Il guetta l’approbation de Malkino, qui finit par lui adresser un sourire froid. « C’est la sagesse même qui s’écoule par votre bouche, monsieur. » Il s’inclina avant d’ordonner à ses hommes de remiser leurs armes. « Vous permettez que nous retournions au vaisseau ? ajouta Malkino. Je dois rappeler à cette jeune personne quelques points du règlement intérieur. Peut-être que, si elle avait porté son uniforme, ce fou n’aurait pas osé s’en prendre à elle. » Elle saisit d’autorité Onden par le bras et l’entraîna vers l’escalier. Six ou sept mètres plus bas, deux urgentistes fendaient avec difficulté le groupe imposant qui s’était formé autour du sâtnaga inerte. CHAPITRE VIII Bodne : on n’a guère de certitudes sur l’origine de ce mot, qui n’apparaît que dans une poignée de textes des temps de la Dissémination. Il désigne en général un endroit secret dans lequel on peut se réfugier en cas de nécessité ou de danger. Quelques exemples : une cave souterraine lors d’une invasion ennemie, un refuge pour des randonneurs surpris par un orage dévastateur ou une pluie de cristaux, un caisson à oxygène pour un pilote de vaisseau échoué sur une planète non terraformée, ou, plus trivialement, une chambre d’hôtel pour un voyageur égaré dans une mégalopole inconnue… L’expression « trouver son bodne » signifie se retirer dans l’endroit où l’on peut se ressourcer à l’issue d’un interminable voyage, d’une longue maladie ou d’une perturbation psychologique, et, par extension, retrouver son équilibre, recouvrer la santé ou repartir du bon pied. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mots rares. « MÊME SI TU L’EXPLORAIS pendant dix mille ans, le Vex ne te dévoilerait pas toutes ses énigmes. » Ferlun ponctua ses propos de l’un de ces rires fracassants dont il avait le secret. Le lac à l’eau pure dans lequel ils s’étaient baignés quelques jours plus tôt – la notion de jour avait-elle encore un sens dans le Vex ? – s’était transformé en un cratère craquelé, hérissé d’arbustes desséchés. Bent avait reconnu les lieux grâce au grand rocher en forme de pointe de lance qui dominait l’ancienne grève. « Pourquoi sommes-nous revenus au même endroit ? » demanda-t-il. Ferlun contempla un long moment le désert qui s’étendait à perte de vue. « Nous avons besoin de limites ou nous finirions par nous perdre. Tu trouveras ton bodne lorsque tu seras prêt ou, plutôt, il finira par se dévoiler à toi. — Ton quoi ? — Bodne. Ton refuge, ton point de repère. Il te permettra d’évaluer les décalages. De te ressourcer. » Bent hésita à poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis un bon moment. « Qu’est-ce qu’on cherche, dans le Vex ? » Ferlun se retourna et plongea son regard sombre dans le sien. « C’est le temps et lui seul qui donne certaines réponses. — Il vous en a donné ? » Ferlun pointa l’index sur Bent. « Elle se tient peut-être devant moi, la réponse. Je t’ai cherché longtemps. Tu as fini par venir à moi. » L’étoile jaune du système brillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu éclatant. Bent se demanda s’ils étaient arrivés à une période antérieure ou postérieure à leur précédent passage. Ils revenaient d’une longue plongée dans les flots temporels qui les avait transportés sur un monde d’où toute vie semblait à jamais bannie. Une planète désolée, hostile, à peine respirable. Ils y étaient restés deux jours, au bord d’un fleuve à l’eau verte écumante, jusqu’à ce que, à court de ressources, ils décident de se représenter devant la porte. « Pourquoi me cherchiez-vous ? — Aucune idée. J’ai vu ton visage à de nombreuses reprises, je connaissais ton nom, je savais que notre rencontre était de l’ordre du possible. — Ça veut dire que je dois moi aussi partir à la recherche de la femme défigurée que j’ai aperçue plusieurs fois dans le labyrinthe ? — Le temps te l’apprendra. Il te suffit de cesser de vouloir. » Ferlun ignora la réaction d’agacement de Bent et se dirigea vers les vestiges de la forêt qui avait autrefois bordé le lac. « Si on cherchait quelque chose à manger ? J’ai faim, pas toi ? » Bent jeta un coup d’œil sur la porte temporelle avant de lui emboîter le pas. Rien ne la distinguait du paysage environnant si ce n’était, en affinant son observation, les voiles vibratoires grisâtres qui occultaient légèrement les formes et ressemblaient à des vestiges abandonnés par la nuit. Il n’avait jamais pu examiner celle du temple de Dilah : elle s’ouvrait dans les sous-sols du bâtiment et se confondait avec l’obscurité des galeries d’accès. Il ne s’agissait pas vraiment d’une porte, mais d’une ombre à peine perceptible de forme vaguement ovale, assez facile à repérer pour peu qu’on y prête attention. Toutes les portes du Vex ne seraient probablement pas aussi accessibles. Sur la planète hostile d’où ils venaient, par exemple, elle se nichait à l’intérieur d’une grotte dont l’entrée était en grande partie dissimulée par un pan rocheux. Lors de ses premières expéditions dans le réseau temps, il était toujours resté sur leur seuil, n’osant pas s’en éloigner, jusqu’à ce que les courants le reprennent. Il se promit, lorsqu’il voyagerait de nouveau seul, de choisir des points de repère fiables sur les mondes où l’expédieraient les flots temporels. Ils explorèrent les environs en quête de nourriture. Après avoir marché plusieurs kilomètres dans une chaleur accablante, ils aperçurent une minuscule maison de pierre au fond d’une gorge, bâtie sous un surplomb rocheux, et quelques silhouettes brunes qui s’affairaient autour. « Descendons, proposa Ferlun. Ses habitants nous offriront peut-être à manger. » Il dévala les premiers rochers avec agilité. Bent s’étonna de ne remarquer aucune rivière, aucun lac, aucun puits en contrebas. Où les occupants de cette maison puisaient-ils cette ressource fondamentale qu’était l’eau ? Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient du fond de la gorge, ils découvraient d’autres constructions, toutes bâties sur le même modèle et abritées sous des saillies rocheuses. Un cri strident les avertit qu’on les avait repérés et, aux gesticulations et vociférations des villageois qui sortaient de leurs habitations et se regroupaient rapidement sur une place centrale, Bent crut qu’ils étaient hostiles. « Ça fait partie des charmes du Vex, déclara Ferlun sans se retourner. On ne sait jamais à quelle époque ni sur quelle population on va tomber. — On ferait peut-être mieux de rebrousser chemin, suggéra Bent. — Tu as constaté comme moi qu’il n’y a plus rien à manger là-haut. Nous avons davantage de chances de mourir de faim que d’être massacrés par ces gens. C’est la bonne décision ; enfin, je crois. » Son rire tonitruant domina quelques instants les clameurs montant du fond de la faille. Rassuré par son assurance et son calme, Bent se dit que Ferlun était déjà venu dans le coin et avait rencontré ce peuple, qu’il jouait seulement avec ses peurs. La chaleur accablante lui faisait regretter d’avoir gardé sa chemise, son pantalon et ses chaussures. Ferlun allait pieds nus, vêtu de son seul pagne, peau brune perlée de gouttes de sueur. « Comment vous débrouillez-vous lorsque vous arrivez sur un monde glacé ? demanda Bent. — Eh bien, je dispose de quelques minutes pour trouver de quoi me couvrir, sans quoi je risque de mourir gelé, répondit Ferlun sans se retourner. — Mais si vous n’avez pas assez de temps pour… — Le Vex est empli de dangers, ne te l’ai-je pas déjà dit ? » Les villageois se contentaient d’agiter les bras et de hurler, nus ou seulement vêtus de bouts de chiffons qui leur servaient de pagnes, hirsutes, maigres, sales, criblés de plaies et de cicatrices. « Où trouvent-ils leur nourriture ? — Peut-être sont-ils cannibales ? » répondit Ferlun. La peur de Bent revint au grand galop. « Vous savez à quelle époque nous sommes ? — Pas la moindre idée. Une période assez difficile pour les habitants de cette planète, je suppose…» Ils progressèrent en direction du village en suivant l’ancien lit d’un cours d’eau asséché légèrement sablonneux et parsemé de buissons épineux aux branches noirâtres rampantes. « On ferait mieux de rebrousser chemin… — Trop tard, mon jeune ami. Nous sommes si faibles qu’ils nous rattraperaient. Évitons de leur montrer nos craintes. » Bent ralentit instinctivement le pas lorsqu’ils s’approchèrent des premières maisons. Il distinguait maintenant les visages des villageois, les trognes plutôt, autant bestiales qu’humaines, les cheveux emmêlés, les dents fortes et jaunes, les arcades sourcilières proéminentes. Certains d’entre eux brandissaient au-dessus de leur tête des bâtons taillés en pointe en poussant des cris presque plaintifs. Seuls les enfants, entièrement nus et gris de poussière, ne bougeaient pas. La brise brûlante répandait une puissante odeur de charogne. Un homme se détacha du groupe et vint à leur rencontre. Son attitude, tête et épaules basses, yeux fuyants, gémissements sourds, exprimait la docilité, voire la soumission. Son pagne n’était pas en tissu mais en peau, une peau mal tannée qui, Bent s’en rendit compte avec horreur, était probablement humaine. Il n’était pas âgé, ne donnait du moins aucun signe extérieur de vieillesse, même si ses yeux sombres et profondément renfoncés sous ses arcades broussailleuses paraissaient chargés de tous les malheurs de l’univers. Parvenu à moins de cinq mètres de Ferlun et Bent, il s’arrêta et les observa tout en gardant un profil humble. « Nous sommes des voyageurs et nous cherchons seulement de quoi nous restaurer », déclara Ferlun. L’homme répondit par un grognement et un mouvement de la tête qui traduisait sa surprise et son incompréhension. Du sang séché agglutinait les longs poils épars de sa barbe. « Je crois qu’ils ont perdu le langage, reprit Ferlun. Ils me paraissent être les fruits d’une régression. Nous sommes sans doute arrivés dans une période postcataclysmique. » Le regard de Bent se promena sur les autres en arrière-plan. Ils le fixaient avec une vénération mêlée de frayeur. Il constata que les femmes étaient un peu moins squelettiques que les hommes, comme mieux nourries. « Le dialogue ne va pas être facile », murmura Ferlun. Il leva ses doigts liés entre eux devant sa bouche ouverte, le signe universel pour indiquer la faim. La face de son vis-à-vis se tendit jusqu’à ce qu’une lueur de compréhension éclaire ses yeux. Bent interpréta comme un sourire la grimace qui dévoilait ses énormes dents bombées. L’homme, fendant la foule des autres villageois, se dirigea vers une maison un peu plus grande que les autres. Il se retourna pour s’assurer que les deux visiteurs le suivaient. Le silence retomba sur la gorge. Bent ne se sentait pas très à l’aise au milieu des hommes, des femmes et des enfants qui s’écartaient pour leur céder le passage. La puanteur devenait suffocante. Le feu de l’étoile jaune transformait le défilé en un creuset empli de plomb fondu. L’homme entra dans la maison par l’ouverture dépourvue de porte. Ferlun s’y introduisit à son tour sans marquer la moindre hésitation. Bent, lui, faillit prendre ses jambes à son cou en se rendant compte que son compagnon n’avait jamais rencontré ces gens et n’avait aucune idée de ce qui les attendait à l’intérieur. La pièce, unique, n’était meublée que d’une plaque rocheuse posée sur de grosses pierres, et d’espaces rectangulaires délimités par des cailloux, des couchettes sans doute. Bent en dénombra trois. Au centre, des morceaux de viande grillaient à même les braises rougeoyantes d’un foyer circulaire. Une seule fenêtre, une meurtrière plutôt qu’une fenêtre, donnait à l’arrière sur la paroi de la gorge. La fumée restait en suspension sous le plafond étayé par des troncs d’arbres crevassés, s’associant à la pénombre pour rendre la visibilité quasi nulle et à l’odeur, suffocante, pour transformer l’air en un brouillard à peine respirable. « Il nous invite à partager leur repas. » Bent crut entrevoir de l’amusement dans les yeux de Ferlun. Leur hôte s’accroupit à côté du foyer, s’empara des morceaux de viande qui grillaient sur de longues aiguilles de pierre et les posa sur la table. Il ne semblait pas gêné par la chaleur des braises, comme si ses mains avaient perdu toute sensibilité. Ferlun s’assit à même le sol, croisa les jambes, saisit un des morceaux de viande et commença à le dévorer. « Si tu veux survivre dans le Vex, tu as intérêt à accepter la nourriture qui t’est offerte, dit-il après s’être essuyé les lèvres d’un revers de main. — Même si on ne sait pas ce qu’on mange ? » L’homme leur jetait des coups d’œil inquiets. Une femme entra à son tour dans la maison, suivie de deux enfants. Son ventre rond et ses seins lourds écartaient son vêtement d’une seule pièce fait de brins d’herbe et de branches souples enchevêtrés et serrés. Impossible de deviner la couleur de ses cheveux, gris de poussière et maculés de terre ocre. Elle poussait de petits grognements plaintifs en direction de l’homme. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ignorant les picotements de ses yeux, de ses narines et de sa gorge, Bent s’assit près de Ferlun. Il n’avait rien mangé depuis trois jours et son ventre réclamait avec insistance son dû. Il prit le morceau de viande le plus proche, qu’il reposa aussitôt, brûlant, sur la table de pierre. Il se pencha et souffla dessus pour le refroidir. Il se demanda comment Ferlun avait pu en supporter le contact. L’homme, la femme et les enfants suspendirent leurs gestes, comme s’ils craignaient un châtiment divin. La viande n’était pas mauvaise malgré son goût indéfinissable, presque minéral. Bent, rasséréné, affamé, en mangea un deuxième morceau. Il transpirait et mourait de soif maintenant, mais, il eut beau fouiller la pièce enfumée du regard, il ne repéra aucun récipient susceptible de contenir de l’eau. La même pensée traversa Ferlun, qui se tourna vers son hôte et mima cette fois le geste de la soif. Après quelques secondes de réflexion, l’homme se leva et leur fit signe de les suivre. Bent fut soulagé de respirer l’air torride de la gorge. Ils se frayèrent un passage au milieu des autres villageois assemblés devant la maison. Avisant les peaux mal tannées qui habillaient les hommes – et uniquement les hommes, les femmes portaient des vêtements à base de végétaux –, Bent fut conforté dans l’idée qu’elles étaient humaines, preuve que leurs hôtes se livraient au cannibalisme et qu’il venait de manger de la chair humaine. Il faillit régurgiter tout ce qu’il avait avalé, mais, ne sachant comment serait perçue sa réaction, sentant qu’ils pouvaient à tout moment se transformer en bêtes féroces, il parvint tant bien que mal à se contenir. Sa nausée se transforma en colère à l'encontre de Ferlun. L’homme les entraîna vers une ouverture dans la paroi de la gorge, située derrière un ensemble de constructions en partie effondrées. Suivis de l’ensemble du clan, ils pénétrèrent dans une grotte dont la fraîcheur offrait un contraste saisissant avec la fournaise extérieure. Ils atteignirent une seconde salle éclairée par un rayon de l’étoile du système puis s’engagèrent dans une sorte d’immense escalier naturel aux marches inégales et glissantes. Ils descendirent à une profondeur que Bent évalua à une centaine de mètres. Bien que la visibilité fût quasi nulle, leur guide marchait toujours au même rythme, comme s’il connaissait les lieux par cœur ou qu’il était nyctalope. Un murmure montait des profondeurs, que Bent identifia avec un tressaillement de joie. Ils évoluaient maintenant dans un air chargé d’humidité. La dernière marche de l’escalier, beaucoup plus large que les autres, descendait en pente douce vers un cours d’eau dont les puissants remous se pulvérisaient contre les rochers en soulevant d’énormes gerbes. Le visage et le cou piquetés de gouttes glacées, Bent laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité. « Voici donc comment nos amis ont pu survivre dans cet enfer ! » s’exclama Ferlun avec un sourire espiègle. Sa voix parut se suspendre au-dessus d’eux. Il retira son pagne et, entièrement nu, s’avança dans l’eau en s’agrippant aux rochers saillants. Bent crut discerner de l’admiration et de l’effroi dans les chuchotements qui accompagnèrent son initiative. Ferlun lâcha la prise à laquelle il se retenait, se laissa emporter par le courant et disparut rapidement dans les remous. Bent garda les yeux rivés sur la surface agitée du torrent. Son regard ne portait pas à plus de vingt mètres. Les gémissements des villageois regroupés derrière lui résonnèrent en écho à sa propre inquiétude. Comme Ferlun ne réapparaissait pas, il se retourna et croisa les regards anxieux des hommes et des femmes des premiers rangs. Il crut comprendre qu’ils le suppliaient d’intervenir. Une vague de panique le submergea. Quelle serait leur réaction si Ferlun ne revenait pas ? Et, même s’ils l’épargnaient, que deviendrait-il, livré à lui-même dans le Vex ou sur des mondes qu’il ne connaissait pas ? Il se surprit à prier Dilah pour que la rivière souterraine lui rende Ferlun. Le dieu de ses parents lui paraissait lointain maintenant, l’ombre d’une autre vie, comme si des millénaires s’étaient écoulés depuis son départ d’Iox. Il avait parfois l’impression d’avoir rêvé les onze premières années de sa vie. Rêvé la maison familiale, son père et sa mère, le Lust, les bandes, les orvers, le temple et ses servants… Il scruta de nouveau la surface du torrent, ne distingua rien d’autre que les franges d’écume ourlant les remous et les incessantes pulvérisations d’eau sur les échines arrondies des rochers. Se pouvait-il que Ferlun, excellent nageur, ait coulé dans le sein de l’onde froide ? Il n’y avait qu’une façon de le savoir : plonger à son tour et explorer les environs. Bent n’était pas un aussi bon nageur que Ferlun, les occasions de se baigner étant rares sur Iox. Une voix lui fredonnait pourtant qu’il n’avait pas d’autre choix que d’affronter le courant violent et glacé. Il estima qu’il serait plus à l’aise sans ses vêtements et, surmontant sa peur et sa pudeur, il les retira et les posa au pied d’un rocher. Il eut la fugitive et horrible impression de s’offrir en pâture aux hommes et femmes massés derrière lui. Des gouttes criblèrent sa peau et le firent frissonner, hésiter. Poussé par leurs murmures d’encouragement, il s’avança au bord de la rivière. Il espéra jusqu’au dernier moment qu’il n’aurait pas besoin d’aller plus loin, que Ferlun émergerait en éclaboussant le silence de l’un de ces rires fracassants dont il avait le secret. À peine Bent eut-il posé les pieds dans l’eau qu’il fut happé par le courant. Il eut beau s’accrocher de toutes ses forces au rocher le plus proche, il ne put résister très longtemps. Il eut la sensation qu’une corde s’enroulait autour de sa cheville et le tirait d’un coup sec. Ses doigts ripèrent sur la pierre humide et lisse, il lâcha prise et tomba de tout son long dans le torrent. Les remous, les tourbillons s’emparèrent de lui et le projetèrent d’un rocher à l’autre. Les chocs, violents et répétés, s’associèrent au froid pour lui couper la respiration. Il tenta de maintenir sa tête à la surface en agitant bras et jambes, mais la puissance du torrent rendait ses efforts superflus. Il voulut prendre une inspiration, n’inhala que de l’eau, comprit que le courant l’avait entraîné vers le fond. Une nuit liquide glaciale se refermait sur lui. Il ne regrettait rien, ni d’être parti de son monde ni de s’être lancé sur les traces de Ferlun. Il n’aurait pas supporté la vie sur Iox, il n’aurait pas accepté le joug des dilahnâs, il aurait refusé de ployer sous la monotonie des jours. Le temps avait sans doute décidé de le dévorer. Comme un orver. Toute peur le déserta. Il comprenait maintenant pourquoi Ferlun lui intimait de cesser de vouloir. La peur prend racine dans la volonté… L’absence de volonté abolit les distances entre l’univers et toi… Tu ne peux comprendre le langage de l’univers que si tu lâches toute prise… Il prit conscience des rigoles qui furetaient dans ses narines, dans sa bouche, dans sa gorge. L’eau prenait possession de son corps. La vie était un champ de possibles, tous aussi passionnants les uns que les autres. La mort faisait partie des possibles. Elle aurait pu prendre la forme d’un orver. La forme d’une maladie. La forme de la faim. La forme d’un cannibale. Aucune importance dans le fond. L’esprit vide de volonté accueillait la mort comme une expérience prodigieuse. Une ronde de visages se mit à danser autour de lui, son père, sa mère, Geor Marint, les dilahnâs, la jolie Akila, le chef des cannibales, Ferlun… Ses pensées n’étaient plus que des sensations pures semant des vibrations dans tout son organisme, des sillages de joie, de peur, de tristesse, de colère, d’amour, de révolte, d’acceptation. Des lumières aux tonalités légères ou graves. Sa conscience s’éteignait peu à peu comme la flamme d’une bougie presque entièrement consumée. L’eau entrait maintenant à flots par sa bouche grande ouverte. Une main émergea des ténèbres et s’avança dans sa direction. Il n’eut pas le réflexe de la saisir. Il lui fallut du temps pour se rendre compte que les deux étoiles perchées au-dessus de lui étaient des yeux. Que les formes pâles dans l’obscurité étaient un visage, un cou, des épaules. Que les sons qui parvenaient à ses oreilles étaient proférés par une voix et formaient des mots, des phrases. Il était allongé sur une surface dure, presque blessante. Un murmure musical habillait le silence. Il se pencha sur le côté pour régurgiter de l’eau par la bouche et le nez. « Je t’ai rattrapé par les cheveux. Et, cette fois, ce n’est pas qu’une expression ! » Ferlun éclata de rire. Bent vomit encore de l’eau avant de se redresser et d’observer l’endroit où il avait repris conscience. Une grotte dont il distinguait le plafond mais pas les parois. Le torrent souterrain coulait une dizaine de mètres en contrebas. Ferlun se leva et se dirigea vers le fond de la cavité. Son corps était étonnamment svelte et vigoureux pour un homme de son âge. Quel âge avait-il d’ailleurs ? « Ça va être moins facile pour revenir à notre point de départ, marmonna-t-il. — Pourquoi… Pourquoi avez-vous plongé dans ce torrent ? » Bent avait craché autant d’eau que de mots. « J’en avais simplement envie. Et toi, pourquoi m’as-tu suivi ? — Je… Je ne pouvais pas rester tout seul avec ces cannibales ! » La colère s’empara de lui et acheva de le ranimer. Il se redressa sur un coude et fouilla les ténèbres du regard. « Vous m’avez fait manger de la chair humaine ! cria-t-il aussi fort que le lui permit son état. — Tu es en vie, c’est l’essentiel. » La voix de Ferlun résonna un long moment dans la grotte. Bent ne parvint pas à repérer l’endroit d’où elle avait surgi. « À quel prix ? » Il ne pensait pas avoir prononcé ces mots, ou les avoir seulement chuchotés, aussi fut-il surpris d’entendre Ferlun lui répondre : « Le prix ? Ta vie. Il n’existe rien de plus précieux dans le Vex. » Bent s’assit, un effort qui provoqua une nouvelle série de spasmes et l’expulsion de sa gorge d’une eau teintée d’amertume. « Il nous sera pratiquement impossible de revenir par le torrent, continua Ferlun. Il nous faut trouver un autre passage. » L’écho de ses pas et de sa voix décrût peu à peu et finit par se dissoudre dans le silence. Bent resta un long moment assis avant de tenter de se relever. Il dut s’y reprendre à trois reprises et eut toutes les peines du monde à se camper sur ses jambes flageolantes. Il frissonna et referma ses bras autour de ton torse. Une fraîcheur piquante régnait dans la grotte. Un courant d’air soufflait sur sa peau encore mouillée. Il scruta les ténèbres un long moment, distinguant peu à peu des piliers et des parois. Il voulut partir à la recherche de Ferlun, mais il ne parvint pas à maîtriser ses mouvements et dut prendre appui sur un rocher pour ne pas tomber. Il ne connaissait pratiquement rien de celui qui était son guide dans le Vex. Un guide aux réactions imprévisibles, qui, sur n’importe quel monde recensé de l’OMH, aurait probablement été considéré comme fou à lier. Ferlun ne parlait pratiquement jamais de lui, de sa planète d’origine, de ses aspirations, de ses désirs, des circonstances qui l’avaient conduit à devenir un spectrempe. Bent avait tenté de l’interroger à plusieurs reprises, il n’avait obtenu que des réponses énigmatiques, voire délirantes, sans aucun rapport apparent avec le sujet. Il attendit que sa nausée se dissipe et que ses forces lui reviennent. Le goût de la viande grillée lui imprégnait la gorge, teinté de fiel. Il lui fallait bouger, lutter contre le froid qui s’emparait de lui. « Où êtes-vous ? » cria-t-il aussi fort qu’il le put. Sa voix se suspendit sous les voûtes avant d’être supplantée par le murmure persistant du torrent. Un puissant sentiment de solitude l’étreignit. Depuis toujours, il avait éprouvé cette sensation de traverser l’espace infini et froid comme un astre solitaire qu’aucun autre corps céleste ne pouvait effleurer. Bien qu’elle l’aimât avec sincérité, sa mère elle-même n’était jamais parvenue à vraiment le réchauffer. La solitude, il en prenait conscience avec une acuité presque suffocante, serait sa seule véritable compagne jusqu’à la fin de son existence. Il perçut un vague frottement et crut que Ferlun revenait sur ses pas. Comme aucune forme n’émergeait des ténèbres, il s’éloigna d’une allure chancelante du rocher et marcha dans la direction du bruit. Il parcourut une trentaine de mètres, passa entre deux piliers à la base évasée et au fût torturé, arriva devant la bouche arrondie d’une galerie. Une langue d’air glacial s’enroula autour de son corps et accentua ses tremblements. Un mouvement, devant lui. Une forme sinueuse et haute d’environ deux mètres se déploya dans l’obscurité, répandant une odeur qui ramena Bent quelques semaines en arrière, dans les rues de Granport. L’odeur de la fété. Stupéfait, il lui fallut encore quelques secondes pour admettre que la créature qui continuait de se glisser hors de la galerie était un… orver. Instantanément repris par ses réflexes ioxiens, il faillit prendre ses jambes à son cou, mais, malgré la terreur qui se déployait en lui et le poussait à déguerpir, il ne bougea pas. Il avait toujours pensé, ainsi que la quasi-totalité des habitants d’Iox, que les orvers étaient un phénomène purement planétaire. Il se souvint que, juste avant son départ, il avait rencontré un prédateur géant dans les entrailles du temple de Dilah et s’était demandé s’ils n’utilisaient pas eux aussi les couloirs temporels, une hypothèse a priori confirmée par la présence de l’un d’eux dans les sous-sols d’Orign. Il lui sembla pourtant que le monstre, maintenant presque entièrement sorti de la galerie, était nettement moins volumineux que ses congénères qui terrorisaient la population ioxienne. Son corps d’une dizaine de mètres de long ondulait avec une légèreté et une discrétion insolites. Les frottements de sa peau sur le sol rocheux ne produisaient qu’un léger grésillement en grande partie couvert par le fredonnement du torrent. Bent s’efforça de ralentir sa respiration et de calmer ses tremblements. Il percevait l’attention de l’orver – était-ce vraiment un orver ? – sans déceler la moindre trace d’agressivité, simplement de la curiosité. Il s’approcha du prédateur. Le courant d’air froid s’exhalait de la galerie d’où ce dernier avait surgi. Bent s’immobilisa et l’observa. Pas davantage que dans les galeries souterraines du temple de Dilah, il ne parvint à discerner d’organes de perception dans la masse de forme vaguement circulaire qui le dominait. Les multiples cratères sombres qui criblaient sa peau, ou bien son enveloppe extérieure, étaient les seuls reliefs visibles. Bent se souvint des éclats scintillants parsemant le corps des grands prédateurs et supposa que les cratères, pour l’instant vides, étaient les emplacements de futures incrustations brillantes. Il en déduisit que la créature qui lui faisait face n’avait pas encore atteint l’âge adulte, ce qui expliquait sa taille relativement modeste et sa couleur gris brun un peu plus claire. Jamais personne n’avait vu un petit d’orver. On n’avait jamais su s’ils se reproduisaient, ni combien de temps ils vivaient, ni s’ils évoluaient en solitaires ou étaient régis par une forme d’organisation sociale. Bent entrevit, en bas de la masse de forme circulaire et plane, une ligne brisée légèrement plus sombre qui barrait toute la largeur, la gueule peut-être. Une gueule qui pouvait s’ouvrir de façon démesurée et engloutir ses proies avec une vivacité et une voracité implacables. Comment se nourrissait-il ? Un adulte subvenait-il à ses besoins jusqu’à ce qu’il ait gagné son autonomie ? Bent s’en approcha et tendit le bras. Il craignit un temps que son geste ne déclenche la peur ou la colère de l’orver, qui restait imposant et dangereux malgré son jeune âge (combien de temps durait la croissance des orvers ? Plusieurs siècles™ ?). Le monstre ne réagit pas lorsque la main de son minuscule vis-à-vis humain se posa sur sa peau. Bent eut l’impression d’effleurer la surface givrée d’un rocher. Il faillit la retirer de crainte d’être saisi par le froid et transformé en bloc de glace, puis, presque aussitôt, il sentit une chaleur douce et bienfaisante l’envahir. Il pensa, et il en conçut un sentiment d’orgueil puéril, que ses semblables ne connaîtraient jamais l’incroyable douceur générée par le contact avec un orver. « Tu as lié connaissance, on dirait…» Il tressaillit. Ferlun s’était approché en silence dans son dos. Le corps de l’orver se mit à onduler frénétiquement. « Vous… l’avez effrayé ! » Ferlun s’approcha à son tour du monstre et le contempla quelques secondes avant de déclarer : « Tu as de la chance qu’il soit jeune. — Vous en avez déjà vu ? » Ferlun éclata de rire. « Des mantiks ? On en croise régulièrement dans le Vex. Ils sont à la fois malins et féroces. — Sur ma planète, on les appelle les orvers. — Ils portent tout un tas de noms différents. C’est rare en tout cas de tomber sur un jeune qui ne soit pas accompagné par…» Un crissement prolongé interrompit Ferlun. Bent tressaillit lorsqu’un corps criblé d’éclats lumineux jaillit à son tour de la galerie et se dressa devant eux. CHAPITRE IX Koo : reptile géant de la planète Borshen élevé dans les grandes fermes ceinturant la ville de Varanez et constituant la base de l’alimentation de la population locale. On ne sait pas si le koo est une espèce planétaire ou s’il a été introduit par les premières vagues de colonisation, toujours est-il qu’il s’est parfaitement adapté aux conditions climatiques de Borshen, dont la température dépasse parfois les soixante degrés Celsius. Comme bon nombre de reptiles, le koo possède des membres atrophiés, au nombre de six ou huit selon les individus, qui lui permettent de se déplacer sur terre avec une relative aisance. Il porte également une crête au sommet du crâne dont les piquants se révèlent venimeux, voire mortels. Les éleveurs prennent d’ailleurs la précaution d’arracher cette crête aux koos âgés de six moisTO, une opération appelée étêtage qui fait l’objet d’une grande célébration lors du solstice d’été (mais peut-on vraiment parler de saisons sur une planète à l’amplitude thermique finalement très faible (entre 55 et 55 degrés Celsius de moyenne) ? Les Borshenis consomment la viande de koo, insipide au naturel mais riche en protéines, en la rehaussant d’épices et d’herbes de toutes sortes. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. L'HISTOIRE D’OSSIA, 3 « CES MAUDITS BORSHENIS se sont foutus de moi. » La mine sombre du capitaine du Septius n’augurait rien de bon. Plus de quinze jours planétaires s’étaient écoulés depuis notre atterrissage forcé et la pièce défectueuse n’était toujours pas façonnée. Au train où allaient les choses, nous étions condamnés à rester sur Borshen l’équivalent de deux ou trois moisTO. Il s’est assis à notre table sans attendre notre invitation et a commandé à la serveuse un verre de vin local. « Si je n’avais pas vérifié, ils nous auraient refourgué un alliage pourri et nous aurions pu nous perdre définitivement dans l’espace-temps. Je suis obligé de faire surveiller leur boulot par mon propre contrôleur de matériaux. — Vous voulez dire que nous n’avons aucune idée du jour où nous repartirons de cette planète ? » a maugréé Qwor. Le capitaine a haussé les épaules tout en vidant la moitié de son verre de vin. « Croyez-moi, j’aimerais le savoir autant que vous », a-t-il répondu après s’être essuyé les lèvres d’un revers de main. La chaleur avait augmenté de plusieurs degrés les jours précédents, rendant l’air pratiquement irrespirable. J’avais l’impression, si j’inspirais trop brusquement, de me calciner la gorge et les poumons. Je me disais qu’entretenir des relations sexuelles dans de telles conditions offrait probablement plus de désagréments que d’avantages et que, finalement, l’indifférence de Qwor m’arrangeait. On se débrouille comme on peut avec ses frustrations. Le capitaine a vidé son verre. « Vous êtes bien entendu libres de demander le remboursement du billet et de choisir une autre compagnie », a-t-il ajouté d’un ton rogue. Le regard mi-torve mi-salace qu’il m’a jeté m’a répugné. Non seulement sa face grêlée et ses cheveux gras étaient repoussants, mais son haleine semblait s’exhaler d’une bouche d’égout. « Les vaisseaux ne sont pas très nombreux dans le coin, a objecté Qwor. — Ouais, et, même s’il en vient un, pas sûr qu’il soit équipé de l’ADVL », a gloussé le capitaine. Il s’est levé sans proposer de payer son verre et s’est éloigné en longeant les auvents des boutiques qui, collées les unes aux autres, formaient des arcades continues et ombragées de chaque côté de la rue. « Le sale con ! » a grommelé Qwor. Deux Borshenis installés deux tables plus loin se sont retournés vers nous, interloqués par son éclat de voix. Ils tenaient au creux de leur main une petite tasse de samz, la spécialité locale, une infusion qu’ils ingurgitaient brûlante. J’y avais goûté sur l’insistance du réceptionniste de l’hôtel, qui m’avait vanté, avec un sourire engageant, les vertus énergisantes et rafraîchissantes de la fleur de samz, une plante épineuse poussant sur les hauts plateaux du Sorlik. J’avais trempé mes lèvres dans la tasse qu’il me proposait. Le goût, indescriptible, atroce, m’avait dissuadée d’en boire une deuxième gorgée. Le peu que j’avais avalé avait suffi à provoquer une transpiration excessive et une nausée latente qui m’avait tenue jusqu’au soir. Qwor s’était moqué de moi, évidemment, disant qu’il fallait être de la cinq ou sixième génération borsheni pour tolérer ce genre de mixture. On peut ajouter au débit du samz les cauchemars effrayants qui avaient peuplé ma nuit et ma gueule de bois du lendemain matin. Nous n’avons pas reparlé de l’oracle, Qwor et moi. Je suppose qu’il doutait également de ses souvenirs, de ses perceptions, qu’il se demandait s’il n’avait pas entièrement rêvé cette histoire. Les paroles de l’étrange créature croisée dans les sous-sols du temple zaphiote résonnaient pourtant en moi avec une netteté et une constance dérangeantes, obsédantes. Vous êtes des voyageurs en quête… une quête difficile… Vous essayez de trouver des êtres qui appartiennent à un autre espace-temps… Il vous appartient de trouver les passages… Changez votre façon de penser… de l’autre côté des miroirs… Nul être humain n’est parvenu à prouver l’existence d’autres espaces-temps, nul ne les a explorés, nul n’en est revenu. Quelle réalité recouvraient les paroles de l’oracle ? N’étaient-elles que les divagations d’un monstre à l’esprit dérangé ? Il ne s’était pourtant pas trompé en affirmant que nous étions en quête. Nous recherchions une organisation qui pour beaucoup n’était qu’une légende spatiale et dont il n’existait aucune trace dans les archives des mondes de l’OMH. Qwor restait persuadé que nos chances seraient supérieures de dénicher un début de piste à NeoTierra. Son ami parlementaire seïdonien nous introduirait dans tout ce que la planète siège de l’OMH comptait de centrales de renseignement plus ou moins légales. « Si les meilleurs fouineurs de la Confrérie n’ont trouvé aucune trace de la Fraternité du Panca dans les intercoms planétaires, je ne vois pas comment ces centrales auraient les moyens de nous en dégotter une, ai-je objecté un soir que nous avions bu un peu plus de vin que de raison. — Certaines structures ne confient jamais leurs renseignements aux intercoms…» J’avais une folle envie de lui ; le vin, je suppose. Par chance, la nuit était tombée et les lumignons répartis sous l’auvent du restaurant ne dispensaient qu’un faible éclairage qui maintenait ma lubricité dans l’ombre. « Même cryptés, les intercoms laissent des traces, a-t-il poursuivi en réprimant un bâillement. Tandis qu’un homme, il suffit de l’éliminer pour le réduire définitivement au silence. Peut-être une mémoire humaine nous mettra-t-elle sur la voie. » J’ai posé ma main tout près de la sienne. Il m’a semblé qu’il avait esquissé un geste pour la saisir mais qu’il s’était retenu au dernier moment. Je me suis demandé si sa réputation n’était pas usurpée, s’il aimait vraiment les femmes ou si je ne l’ennuyais pas. J’ai failli lui balancer mon verre d’eau au visage, je m’en suis abstenue en me jurant de séduire devant lui un mâle borsheni. Le rugissement d’un moteur de vaisseau a déchiré le silence accablé de Varanez le vingtième jour local, je crois, de notre séjour forcé sur Borshen. La veille, j’avais tenté d’attirer l’attention d’un jeune homme qui fréquentait assidûment le bar où nous avions l’habitude de tramer notre ennui. Mais, soit je ne plaisais pas à la gent masculine locale, soit la présence de Qwor était dissuasive pour tout éventuel prétendant, je n’ai même pas obtenu un sourire du garçon sur lequel j’avais jeté mon dévolu, un beau brun à la peau mate et aux yeux de braise. Heureusement que le ridicule ne tue pas, car je serais morte sur Borshen ce soir-là. J’ai noyé mon humiliation dans le vin et je ne me souviens pas de la façon dont je me suis retrouvée dans ma chambre. Je suppose que, comme j’étais incapable de marcher, Qwor m’a portée et posée sur mon lit. Il m’a seulement retiré mes chaussures, une attention que j’ai trouvée à la fois touchante et frustrante – j’aurais aimé qu’il en profite pour me dévêtir entièrement et contempler mon corps nu sans défense, ce qui aurait prouvé au moins que je ne le laissais pas de marbre. D’accord, les femmes sont pétries de contradictions et d’éternelles insatisfaites. Le vaisseau s’est posé sur l’astroport de Varanez à l’issue d’une interminable approche, traçant dans le ciel borsheni une somptueuse parabole blanche peu à peu dispersée par les vents de hauteur. Accoudée au balcon, aux prises avec un mal de crâne tenace, je l’ai suivi du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière les hauts bâtiments de l’astroport. Des étoiles s’allumaient par grappes dans le ciel assombri. Je n’étais pas sortie de la journée, incapable d’affronter la chaleur ni d’avaler quoi que ce soit. Qwor est entré dans ma chambre sans frapper, m’a rejointe sur le balcon, s’est glissé à mes côtés et m’a examinée un petit moment. Il sentait bon le parfum fleuri du savon végétal fourni par l’hôtel. « Ça va mieux ? » Aucune trace d’ironie dans sa voix ni dans son regard, ce dont je lui étais infiniment reconnaissante. « Ça peut aller…» J’ai roulé dans une nouvelle vague de honte en prononçant ces mots. Il a désigné la tour illuminée de l’astroport. « On devrait peut-être aller jeter un coup d’œil au vaisseau qui vient d’atterrir. — Peu de chances qu’il aille vers NeoTierra, peu de chances qu’il dispose de la technologie ADVL, peu de chances qu’il prenne des passagers… — D’accord, les probabilités ne sont pas énormes, mais on ne le saura pas si on ne se renseigne pas. Tu viens avec moi ? » Je n’ai hésité qu’une poignée de secondes. La brise tiède de la nuit chasserait peut-être la nausée qui m’étreignait depuis mon réveil. Nous nous sommes rendus à l’astroport par le chouk, le moyen de transport local, un antique réseau ferroviaire mû par un système de mouvement perpétuel, de câbles et de poulies. Aussi bruyant qu’inconfortable, le chouk fonctionnait à toute heure du jour et de la nuit, à plein ou à vide. Les wagons, faits d’un alliage métallique inoxydable, semblaient issus de la préhistoire spatiale avec leurs couleurs vives, leurs marchepieds glissants, leurs vitres piquetées, leurs portes accordéons et leurs banquettes rigides. Il vibrait et grinçait avec une telle intensité qu’il semblait sur le point de se disloquer à chaque instant. J’aurais probablement apprécié son côté désuet et romantique si je n’avais pas eu envie de vomir à chacune de ces accélérations, à chacun de ses cahots. Lorsque nous sommes entrés dans l’astroport, me sont revenus en mémoire les désagréments de la fouille corporelle, les contacts écœurants des mains des flics sur ma peau. Ils s’étaient d’ailleurs déployés, vêtus de leurs uniformes beiges et coiffés de leurs curieuses calottes noires, devant les cabines qui servaient de sas entre le vaisseau et la salle d’arrivée. Comme les formalités prophylactiques se réduisent à leur plus simple expression sur Borshen, le débarquement s’effectuerait sans tarder. Nous nous sommes installés sur la mezzanine, d’où nous avions une vue parfaite de l’aire d’atterrissage et du sas en contrebas. Le vaisseau se dressait au milieu de la piste à quelques encablures du Septius. Je n’avais encore jamais vu ce genre d’appareil et j’aurais été incapable de dire combien de passagers il pouvait transporter. Son fuselage d’un gris clair, presque blanc, s’ornait de quelques traînées noirâtres dues à son entrée en atmosphère. Sa forme aplatie, légèrement renflée sur le côté, l’apparentait aux engins qui hantaient les antiques fictions produites après la Dissémination. Ses rares hublots se distinguaient à peine sous une excroissance circulaire centrale, la cabine de pilotage probablement. Qwor partageait ma perplexité puisqu’il a murmuré : « Drôle d’engin… — Aussi bizarre que cette escale sur Borshen, ai-je marmonné. — Peut-être une panne, lui aussi. Ou alors le manque de carburant. — On trouve du carburant sur ce caillou ? — Le capitaine du Septius m’a raconté qu’il avait profité de l’escale pour refaire le plein : le gurzène est trois ou quatre fois moins cher ici. — Le gurzène ? — Le nom qu’on donne au carburant dans le coin, mais c’est, à quelques détails près, le même mélange que le zéphyrone sur Shiv. » Un sas s’est ouvert sur le flanc, une passerelle souple en a jailli et s’est posée sur le sol avec une étonnante délicatesse. Trois silhouettes sont apparues dans l’ouverture arrondie du sas, ont franchi la passerelle et se sont avancées vers le cordon des cabines et des flics, deux hommes et une femme vêtus de combinaisons spatiales brunes frappées sur la poitrine d’un motif rouge qui m’a semblé être un animal. « Il n’y a personne d’autre ? me suis-je étonnée. — Les passagers sont peut-être en ralentissement métabolique. — Je croyais que c’était fini, les herbes du sommeil et les autres ralentisseurs… — Un grand nombre de vaisseaux sont partis avant l’avènement des nouvelles technologies. N’oublie pas non plus que l’OMH n’a pas encore donné son feu vert officiel pour l’ADVL. — J’ai l’impression que tout le monde s’en fout, du feu vert de l’OMH ! » Nous avons observé en silence le sas et la passerelle du vaisseau ; personne d’autre ne s’est présenté. « Trois membres d’équipage pour un vaisseau de cette taille, ça ne me paraît pas beaucoup », ai-je repris. La femme du trio était entrée dans une cabine en compagnie de deux flics. J’ai pesté intérieurement contre le gouvernement borsheni, qui refusait d’investir dans les automates vérificateurs en usage sur la plupart des mondes de l’OMH ou, à défaut, de recruter des auxiliaires féminines pour procéder à la fouille corporelle des voyageuses. « C’est vraiment pas agréable de se faire inspecter le trou du cul ! a grommelé Qwor. — Et encore, vous les hommes, vous n’avez qu’un orifice », ai-je cru bon de préciser. Il m’a lancé un regard en coin où j’ai décelé une colère sourde. « Ça donne envie de rentrer dans le lard de tous ces salopards ! — Tu te soucies du sort des femmes, toi ? » Il a paru désarçonné par ma remarque. « Ça te surprend ? — Tu ne donnes pas toujours l’impression de t’y intéresser…» Il a froncé les sourcils, à la recherche d’une réponse, puis, comme les trois membres de l’équipage sortaient des cabines de fouille corporelle, il s’est dirigé vers l’ascenseur de la mezzanine. « Il faut leur parler avant qu’ils ne se perdent dans la ville. » Les aborder s’est avéré assez compliqué. Nous les avons rattrapés dans la grande salle, mais ils n’ont réagi ni à nos salutations ni à nos questions. Difficile de leur donner un âge, les deux hommes pouvant avoir passé le siècle et la femme paraissant beaucoup plus jeune – et jolie, une impression confirmée par le regard éloquent de Qwor. Ils marchaient vers la sortie de l’astroport sans qu’aucune émotion n’altère leurs visages figés, comme fermés à toute sollicitation extérieure. Les motifs sur leurs combinaisons brunes étaient bel et bien des animaux, des mammifères à en croire leurs quatre pattes et leur gueule grande ouverte d’où saillaient des dents impressionnantes. Agacé, Qwor a saisi l’un des deux hommes par le bras et l’a forcé à s’immobiliser juste avant qu’il ne franchisse la porte. L’autre n’a paru ni offusqué ni même étonné, il s’est contenté de le fixer sans dire un mot. « On peut vous parler ? » Les mots de Qwor avaient glissé sur l’homme comme les gouttes de pluie sur une surface imperméable. « Juste un renseignement », a insisté mon équipier d’un ton sec. La femme du trio s’est retournée et est restée un long moment immobile avant de nous adresser la parole. « Pas possible… maintenant… Demain… si vous voulez…» Ses mots étaient hésitants, hachés, à peine audibles. De près, elle n’était pas aussi jolie que je l’avais cru, et je n’ai pas pu m’empêcher d’en éprouver un mauvais soulagement. « Où ? a demandé Qwor. — Pension… Majpol…» L’homme agrippé par Qwor a pivoté sur lui-même et s’est dirigé vers la porte principale sur les talons des deux autres. Le lendemain à l’aube, à cette heure bénie où la chaleur du jour n’a pas encore chassé la fraîcheur de la nuit, nous sommes partis à la recherche de la pension Majpol. Comme elle n’était pas répertoriée dans la liste officielle des hôtels, il nous a fallu trois heures pour la localiser en nous renseignant auprès des commerçants et des conducteurs du chouk. Située dans un faubourg de Varanez, à environ un kilomètre d’un ancien lac asséché habillé de vestiges d’une végétation pétrifiée, la pension Majpol ne se distinguait des grandes maisons voisines que par l’écriteau discret cloué sur l’un des piliers de l’entrée. Elle proposait quatre chambres vastes et calmes, selon le texte en ung peint à la main sur l’écriteau. Le tarif, cinquante borsh, équivalait au prix des chambres de l’hôtel où Qwor et moi étions descendus. Les rayons d’Ardens, déjà haute dans le ciel, avaient transformé les rues de la ville en fournaise. Une pénombre agréable nous a accueilli lorsque nous avons pénétré dans l’entrée de la maison, qui faisait office de réception. Une femme à la peau foncée et aux cheveux blancs serrés en chignon s’est avancée à notre rencontre. Elle portait la tenue traditionnelle borsheni, une jupe longue et un corsage clairs qui laissaient entrevoir une large partie de son ventre distendu. « Vous désirez une chambre ? Il m’en reste une… — Nous avons rendez-vous avec les trois personnes qui sont arrivées cette nuit. » Elle a hoché la tête sans chercher à masquer sa contrariété. « Ils sont en train de prendre leur déjeuner dans le patio. Qui dois-je annoncer ? — Ossia et Qwor. Nous les avons croisés hier soir à l’astroport. » Elle s’est éclipsée par une porte latérale située derrière une lourde tenture. « Je me demande comment cette maison peut conserver une telle fraîcheur, ai-je murmuré. Je ne vois aucun système de climatisation. — Ça vient des matériaux, a répondu Qwor. Les pierres et la terre utilisées pour les constructions traditionnelles borshenis sont naturellement isothermes. — Je ne te savais pas si calé en architecture…» Il m’a regardée avec un sourire. « Je me suis renseigné sur le réseau infocom planétaire, une antiquité mais qui fonctionne toujours. » J’avais moi-même exploré le réseau local par l’écran mural tactile de ma chambre, mais, découragée par sa lenteur et sa vétusté, j’y avais rapidement renoncé. L’hôtesse est revenue au bout de quelques minutes, d’un pas que l’étroitesse de sa jupe rendait menu et précipité. « Suivez-moi. » Elle nous a introduit dans le patio, une terrasse ombragée elle aussi miraculeusement préservée de la chaleur. Les trois membres de l’équipage prenaient leur repas près d’une fontaine de pierre qui crachait une eau factice avec un murmure discret harmonieux. Ils avaient troqué leurs combinaisons spatiales pour des tenues borshenis fournies, du moins l’ai-je supposé, par la pension, tuniques et pantalons amples pour les deux hommes et, pour leur compagne, un corsage et une jupe qui mettaient en valeur l’extrême finesse de sa taille. Le regard de Qwor s’est posé une courte seconde sur la pierre précieuse aux reflets mauves ornant son nombril. La vivacité et la profondeur de ses yeux d’un brun très sombre m’ont étonnée. La veille, ils ressemblaient à des orbites vides, à des puits sans fond. Ses compagnons, tous les deux chauves et décharnés, nous observaient avec une acuité dérangeante, comme s’ils nous sondaient dans les tréfonds de nos âmes. « Il paraît que nous nous sommes rencontrés hier soir, a déclaré la femme. — Vous ne vous en souvenez pas ? » a rétorqué Qwor. Elle a secoué la tête ; ses longs cheveux auburn ont balayé son visage aux joues creuses. « Qui d’autre que vous aurait pu nous donner le nom de cette pension ? a repris Qwor. — Nous ne mettons pas votre parole en doute, a-t-elle répondu. C’est seulement qu’il nous faut parfois un peu de temps pour nous remettre de nos vols spatiaux. — Vous souffrez de spatialite ? » Elle a consulté ses deux équipiers du regard. « De quoi voulez-vous nous parler ? — Nous étions à bord d’un vaisseau, le Septius, qui est tombé en panne et qui a dû atterrir d’urgence sur Borshen, a expliqué Qwor. Nous pensons que la réparation prendra des mois™. Nous nous demandions où se rendait votre vaisseau et, au cas où nous aurions la même destination ou une destination proche, si vous accepteriez de nous prendre comme passagers… — Nous ne travaillons pas pour une compagnie long-courrier, a dit la femme. — Vous transportez quoi ? — Rien de particulier. — Vous voulez dire que vous n’êtes que trois membres d’équipage à bord de cet appareil ? » La femme a acquiescé avec un petit sourire. « On ne peut pas dire que vous manquez de place ! s’est exclamé Qwor. — Détrompez-vous. Il n’est équipé que d’une dizaine de cabines. — J’estime pourtant la capacité de votre vaisseau à trois ou quatre mille passagers…» J’espérais, tant j’appréciais l’ombre du patio, que la conversation se prolongerait indéfiniment. Je me suis juré de venir m’installer dans la pension Majpol au cas très probable où nous devrions patienter encore quelques moisTO sur cette planète pelée. « Nous avons besoin de place, a précisé la femme. — Pour quoi faire ? » Elle a saisi l’un de ces verres décorés typiques de la région, bu une gorgée d’eau, puis elle a piqué un morceau de viande dans son assiette et l’a glissé avec distinction dans sa bouche. J’aurais beau m’exercer pendant des années, je n’égalerais jamais son élégance. « Où allez-vous ? » a demandé l’un des deux hommes. Le timbre de sa voix, jeune, dynamique, contrastait avec l’aspect parcheminé de son visage. Il n’était probablement pas aussi vieux que le suggérait son apparence. « NeoTierra », a répondu Qwor. Notre interlocuteur a esquissé une grimace qui a creusé les rides sur son front et ses tempes. « Un coin très encombré… Qu’allez-vous faire là-bas ? — Notre organisation nous y envoie mener des recherches. — Quel genre d’organisation ? » Qwor m’a sidérée en répondant, du tac au tac : « La confrérie des Aswins. » Il avait transgressé avec un naturel désarmant l’une des règles de base de la Confrérie : la discrétion, voire le secret. Une lueur nouvelle s’est allumée dans l’œil de son vis-à-vis. « Accepteriez-vous de partager notre repas ? — Avec plaisir », a répondu Qwor en s’inclinant. Nous nous sommes installés à la table d’à côté. Même si je n’avais pas compris le revirement soudain de notre interlocuteur, j’étais ravie de prolonger le séjour dans le patio et de combler ma faim dévorante – je n’avais pas eu le temps de prendre le petit-déjeuner avant notre départ de l’hôtel. L’hôtesse nous a servi un ragoût de viande de koo, un reptile domestique local, dont les épices m’ont incendié le palais. Je me suis toujours demandé pourquoi la nourriture était si piquante dans les pays chauds. Boire de l’eau ne sert à rien dans ces cas-là, il faut seulement prendre son mal en patience et attendre que le feu s’apaise. Le patio m’a paru moins frais tout à coup, comme si les rayons d’Ardens avaient enfin réussi à transpercer les brins séchés et entrelacées recouvrant l’auvent, puis le feu s’en est allé de ma gorge, m’abandonnant dans un bien-être inattendu. Les deux hommes de l’équipage de l’Ikar, le nom de leur vaisseau, s’appelaient Jaz Aptrow et Kelimar (ce dernier ne portait qu’un seul nom, comme le voulait l’usage sur sa planète natale) ; la femme, Rajiva Kandhara, était originaire de Borshen. Elle avait grandi dans l’une de ces communautés dispersées sur les plaines de l’hémisphère sud qui avaient toutes fini par se dissoudre, incapables d’assurer leur subsistance sur ces terres arides. Elle connaissait très bien la ville de Varanez, dans laquelle elle était venue s’installer à l’âge de vingt ansTO. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de la population borsheni vivait dans la capitale et ses environs. Rajiva pensait que la planète n’offrait pas suffisamment de ressources pour le développement d’une véritable civilisation, qu’elle était de ce fait condamnée à redevenir un monde inhabité. « Il serait plus juste de dire rendue à sa flore et sa faune originelles et squelettiques. On n’a recensé que trois espèces animales, dont on ne sait pas au juste si elles appartiennent à la catégorie des ENHA, et une dizaine d’espèces végétales. Faute de photosynthèse, les effets de la terraformation cesseront bientôt et l’atmosphère de Borshen sera irrespirable. » À la fin du repas, l’hôtesse nous a apporté un récipient d’argent empli d’une infusion brûlante de samz. J’ai refusé d’un signe de tête lorsque Rajiva m’en a proposé une tasse. « Vous avez tort, m’a-t-elle dit. Le samz, l’une des rares plantes locales dont je vous parlais, a des vertus énergisantes étonnantes. — La dernière fois que j’en ai bu, ai-je répondu, j’ai transpiré comme une fontaine, j’ai fait des cauchemars et j’ai eu la nausée toute la journée du lendemain. » Elle a eu un sourire malicieux, presque enfantin. « Le samz est comme ces hommes au caractère bourru. Il ne faut pas vous fier à la première prise de contact : il arrive qu’elle soit rude. » J’ai consenti à tenter une deuxième expérience tout en étant persuadée que j’étais en train de faire une belle connerie. Je n’ai pu masquer ma surprise quand Qwor a lui-même vidé une tasse presque d’un trait. J’ai espéré, je l’avoue, qu’il subirait les mêmes inconvénients que moi et que je pourrais à mon tour me payer sa tête, mais la vie n’est pas toujours bien faite puisque mon équipier n’a paru ni dégoûté ni incommodé par la spécialité locale. Moi non plus d’ailleurs, à mon grand soulagement. J’ai même trouvé le goût agréable et n’ai pas transpiré de façon excessive. « Pourquoi êtes-vous de passage sur Borshen ? a demandé Qwor. Pas seulement par nostalgie, je suppose. — Borshen a les qualités de ses défauts. » Rajiva a bougé sur sa chaise. La pierre incrustée dans son nombril a lancé des éclats mauves. « Comme elle n’est pratiquement pas habitée, son administration, et donc les formalités administratives, sont réduites à leur plus simple expression. — Vous faites du trafic ? — Nous ne donnons pas dans l’illégalité, si c’est à ça que vous pensez, est intervenu Kelimar. — Enfin, pas le genre d’illégalité à laquelle vous pensez, a renchéri Jaz Aptrow. — Disons que nous nous livrons à une activité qui n’est pas officiellement autorisée par l’OMH », a précisé Rajiva. Kelimar a vidé à son tour une tasse avec une telle précipitation que quelques gouttes d’infusion se sont échappées des commissures de ses lèvres. Il les a essuyées à l’aide de sa serviette en tissu avant de passer cette dernière sur son crâne chauve. Les rayons d’Ardens chauffaient à blanc le ciel que j’apercevais entre les jours du toit de l’auvent. Comme personne ne semblait décidé à expliquer, je me suis lancée, incapable de réfréner plus longtemps ma curiosité : « De quelle activité parlez-vous ? » Rajiva a marqué encore quelques secondes de silence avant de répondre : « Les vols spatiaux expérimentaux. » CHAPITRE X Après le moratoire décrété par l’OMH concernant la vitesse supraluminique, des rumeurs insistantes prirent pour cibles des parlementaires qui auraient été corrompus par des compagnies de transport spatial. Il est à remarquer que les accusations émanaient le plus souvent de compagnies rivales qui, elles, militaient pour une libéralisation immédiate et totale de l’ADVL… Observons par ailleurs que les compagnies soupçonnées de corruption avaient récemment investi des sommes colossales pour renouveler leur flotte à propulsion classique. De là, nous pouvons conclure que ces allégations ne sont pas dénuées de fondement. Cependant, même basée sur une logique imparable, une rumeur n’est pas une vérité, et les commissions d’investigation nommées par le Parlement (lesquelles, d’ailleurs, étaient peut-être partiellement constituées d’éléments corrompus) se sont heurtées à un mur de silence et une absence totale de preuves écrites ou audiovisuelles qui ne leur a pas permis de traduire quiconque devant la Cour pénale interplanétaire, la juridiction suprême de l’OMH… Toujours est-il que le moratoire, adopté à quelques voix près, a permis à certaines compagnies de rattraper un retard considérable et de se lancer à la course à l’ADVL, ce qui n’a pas empêché les regroupements stratégiques et le resserrement du transport intergalactique à une poignée d’organisations aussi puissantes que tentaculaires. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. « LES PARADOXES DE L’OMH. » Malkino reposa sa fourchette et leva ses yeux sombres sur son interlocutrice. « Le Parlement a décrété un moratoire de trente annéesTO concernant l’ADVL, et ses propres vaisseaux utilisent la vitesse supraluminique. Nos chers élus craignent d’être dépassés par la technologie et se donnent le temps de la réflexion. Je crois surtout que certains parlementaires ont été grassement rétribués par des compagnies de transport dont les flottes à propulsion thermique ne sont pas encore arrivées en fin de vie…» Elle ponctua sa diatribe de l’un de ces sourires ironiques et cruels dont elle parsemait régulièrement ses phrases. Sa cabine, spacieuse, se situait au douzième niveau à l’extrémité d’une longue et large coursive occupée par les navigateurs et les programmateurs. Elle avait troqué son tailleur bleu marine strict contre une tunique et un pantalon d’intérieur au tissu perle, brillant et souple. Deux joursTO plus tôt, une annonce avait retenti, prévenant les membres de la délégation parlementaire et du personnel que l’Odysseus s’apprêtait à passer en vitesse lumière après être sorti du système de Phi de l’Estre en mode de propulsion classique. Onden n’avait pratiquement pas noté de différence. L’infime impression de décalage entre son esprit et son corps n’avait duré que quelques heures. La tapisserie céleste avait disparu des hublots, supplantée par une obscurité profonde traversée de temps à autre de sillons éblouissants. Malkino, bien que déjà secondée par trois secrétaires, l’avait officiellement recrutée comme assistante personnelle. On lui avait attribué une cabine dans la coursive du onzième niveau, où elle pouvait se retirer lorsque la responsable du personnel prenait elle-même ses heures de repos. Le reste du temps, elle se tenait à l’entière disposition de sa supérieure hiérarchique, l’accompagnant dans chacun de ses déplacements, partageant ses repas et l’attendant dans le vestibule pendant ses réunions. Lorsque Onden lui avait demandé quel serait exactement son rôle, Malkino lui avait répondu qu’elle lui servirait officieusement d’ange gardien : comme elle était unanimement détestée à bord de l’Odysseus et que les voyages au long cours généraient d’imprévisibles flambées de violence, elle pouvait avoir besoin de protection. « Nous ne sommes pas censés avoir des gardes du corps : ce genre de pratique n’a pas cours dans un vaisseau parlementaire, symbole de la merveilleuse civilisation de l’OMH ! Je vous ai vue à l’œuvre, j’ai admiré votre efficacité, et personne ne soupçonnera votre véritable fonction. Vous serez mon ombre pendant les trois moisTO du voyage, les autres diront mon “souffre-douleur quotidien”, et je vous libérerai sur l’une des trois planètes habitables du système d’Alpha du Tarz. Ce marché vous convient-il ? — Ai-je un autre choix ? » Malkino avait lissé du plat de la main sa chevelure noire et raide. « Rassurez-vous : je ne vous demanderai pas quelles sont vos motivations. Celles que vous avez servies à Erdok ne sont vraiment pas crédibles. Votre détermination et votre science du combat me donnent à penser que vous ne vous rendez pas dans le bras de Persous pour régler de simples affaires familiales. En un sens, je vous protégerai de la curiosité des autres autant que vous me protégerez de leur agressivité. Ça paraît équitable, non ? — Pourquoi n’utilisez-vous pas les services d’un andro ? » Malkino avait éclaté de rire. « Les andros sont programmés pour les tâches domestiques et les besoins sexuels du personnel. Nous en manquons, d’ailleurs. L’OMH s’est montrée un peu radine sur leur nombre. Ça risque de provoquer des tensions dans l’équipage. Les mâles, quand ils ne peuvent pas… enfin, se soulager sur ce plan-là, deviennent vite ingérables. — Vous n’aimez pas beaucoup les hommes…» Malkino avait levé sur Onden un regard soudain dur, presque minéral. « Ça se voit tant que ça ? » Rythmé par le jour et la nuit artificiels du vaisseau, le travail de la responsable du personnel ne leur laissait pas un moment de répit. Entre les incessantes réunions avec les officiers supérieurs et les délégués du Parlement, elle réglait d’une main de fer la multitude des problèmes qui agitaient les deux mille membres du personnel. Elle accordait la même attention aux insignifiantes histoires de cabines, de tours de veille, de repas, de vêtements qu’aux conflits plus sérieux entre des individus ou des groupes, disant que, comme une simple égratignure pouvait dégénérer en maladie infectieuse, le moindre incident risquait de se transformer en émeute dans un lieu confiné. Onden comprenait pourquoi elle générait tant de haine dans les coursives de l’Odysseus : chacun de ses verdicts, qu’elle rendait pourtant avec un vrai sens de l’équité, suscitait des mécontentements. En outre, sa franchise brutale, parfois cinglante, heurtait la susceptibilité de ses interlocuteurs. Elle n’avait pas l’intention de changer de mode de communication : elle obtiendrait des résultats identiques quelle que soit la méthode employée. « Les êtres humains sont d’éternels insatisfaits. Il leur faut des coupables, des boucs émissaires. Un rôle qui va de pair avec ma fonction, mais qui me met en première ligne en cas de grabuge. » Même si les âmnas ne lui causaient pratiquement plus de douleur, Onden ne dormait qu’une poignée d’heures par nuit, assaillie par les souvenirs des premiers maillons de la chaîne quinte. Dès qu’elle s’allongeait sur sa couchette et que son corps commençait à se relâcher, les images, les émotions, les sensations déferlaient en elle comme des sources puissantes, intarissables. Elle découvrait des démarches, des réactions, des obsessions, des impressions distinctes les unes des autres mais reliées par une trame sous-jacente commune. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu devenir le quatrième maillon de la chaîne. Ni comment la Fraternité choisissait ses membres. Elle ne le comprendrait sans doute jamais. Son esprit était incapable d’appréhender une réalité aussi complexe, aussi étrange, aussi abstraite que la Fraternité du Panca. Il lui faudrait s’effacer comme les autres avant elle, sans recevoir d’explication, en s’appuyant seulement sur les cinq piliers fondamentaux. Les doutes, ces charognards tenaces, d’Ewen et d’Ynolde venaient régulièrement lui rendre visite, mais également la colère intérieure de Mihak, qui l’avait poussé à trahir. Ils se superposaient à la confiance inébranlable de Kalkin, probablement forgée par son enfance dans le massif du Zayath de la planète Jnandir et par sa formation d’assassin dans le Thanaüm du désert d’El Bahim. Elle n’était pas certaine d’avoir en elle assez de force et de conviction lorsqu’elle ressentait la formidable énergie destructrice de la nuée lancée sur la Galaxie. Elle se demandait comment la simple union de cinq humains appartenant à la même organisation pourrait arrêter cette vague phénoménale surgie du néant, cette bouche géante et glaciale avide du feu des étoiles. « Hé ! » Onden sortait de la cabine de Malkino et se dirigeait vers la porte de l’ascenseur. Elle se crispa lorsqu’elle reconnut, émergeant de la pénombre de la coursive, Erdok, le technicien à la peau sombre et aux cheveux blancs. « Ça fait un bail que je te cherche…» Il s’avança vers elle avec un large sourire. Elle avait presque fini par oublier son existence. « Quelqu’un m’a dit que cette garce de Malkino avait recruté une nouvelle assistante et je me suis douté que c’était toi. Surtout quand il a dit que l’assistante en question était jolie comme un cœur. Je sais pas si tu te souviens, mais on s’est tapés dans la main sur Kaïro. Le moment est venu d’honorer ta part du marché, tu crois pas ? » Les souvenirs d’Ynolde aux prises avec le dénommé Xavor dans la soute d’un vaisseau ressurgirent dans l’esprit d’Onden. La douleur, l’humiliation, la nausée. L’impression d’être une terre conquise, salie et dévastée par un conquérant brutal et haï. Une épreuve terrible qui ne donnait pas à Onden l’envie d’accueillir un homme en elle. Elle reléguait les autres scènes d’union charnelle au second plan. La différence était d’ailleurs flagrante entre les sensations expérimentées par les frères et celles ressenties par la sœur. « Faut juste vérifier que nos tours de repos sont synchrones, reprit-il. Moi, ma cabine est au cinquième. Je suis pas seul, mais je suppose que, toi, tu es logée dans une simple. » Elle chercha le moyen de se débarrasser de lui ; une maigre idée émergea du chaos de ses pensées. « Je… Je suis indisposée. — Comment ça ? — Vous savez, les inconvénients menstruels des femmes…» L’agacement supplanta rapidement l’étonnement dans les yeux sombres d’Erdok. « Tu prends pas des correcteurs n 2 pour ça ? — Je ne les ai jamais utilisés. — Ah, t’es une naturelle… C’est pas plus mal dans le fond. Mais tes trucs, là, ça te prend que deux ou trois jours, pas vrai ? — Plutôt cinq ou six. Et j’en suis au tout début…» Il lui jeta un regard inquisiteur avant de se frotter les lèvres d’un revers de main. « De toute façon, j’aurais pas pu maintenant, il faut que j’aille prendre mon tour. T’es à quel niveau ? — Onzième. — Quel numéro ? » Elle hésita avant de se dire que, de toute façon, il se débrouillerait pour l’avoir. Elle disposait de quelques jours pour réfléchir. « 11 107. » Il hocha la tête d’un air satisfait et consulta la montre bague qu’il portait au majeur de la main gauche. « Faut vraiment que j’y aille. Ou je vais finir par me prendre une soufflante. Je vais m’arranger pour changer de quart. Je viendrai dans cinq joursTO à la même heure. » Il lui caressa la joue du dos de la main avant de s’éloigner. Elle ne bougea pas, mais elle abhorra son contact. La chaleur douce de son cakra dissimulé sous la veste de son tailleur demeura stable. Le technicien n’était pas un adversaire du Panca, contrairement au tortionnaire d’Ynolde, seulement un homme ordinaire qui tentait de profiter des circonstances pour soulager ses pulsions. Le dîner pourtant léger qu’elle avait partagé avec Malkino lui pesait maintenant sur l’estomac. Le vaisseau lui semblait receler une foule de dangers. Si un sâtnaga l’avait retrouvée dans l’astroport de Kreopz, d’autres adversaires du Panca s’étaient peut-être introduits à bord. La cabine n’étant pas équipée de verrou électronique ni manuel, elle utilisa un vieux truc puisé dans la mémoire de l’un de ses frères, Mihak lui sembla-t-il : elle plaça un jeton d’un centimètre de diamètre en équilibre sur le léger renflement au-dessus de la porte. La moindre tentative d’intrusion provoquerait la chute de la pièce métallique et le bruit l’alerterait. Elle retira son uniforme et revêtit l’ensemble d’intérieur, une veste et un pantalon en coton léger, prêté par Malkino et un peu trop petit pour elle. Elle s’assit sur sa couchette et observa, comme chaque soir, le cakra posé sur ses genoux. Elle avait encore un peu de mal à se convaincre que ce disque à l’apparence inoffensive renfermait un feu aussi destructeur. Par quel miracle une telle énergie pouvait-elle se former à l’intérieur d’un objet qui, contrairement aux défatomes et autres armes classiques, n’était pourvu d’aucun mécanisme apparent, d’aucun chargeur ? Elle se coucha après une rapide toilette, posa le cakra contre sa hanche gauche, éteignit et dériva sur le flot de ses propres souvenirs, la colonie Mussina, ses parents, ses frères et sœurs, le massif des Optes, la barrière lumineuse bordant le territoire des Froutz, et puis Laruy Clausko, le seul homme qu’elle aurait avec joie accueilli en elle… Elle s’aperçut que des larmes s’écoulaient de ses yeux. Elle était restée Klarel de la colonie Mussina, une petite fille perdue dans un univers gigantesque. Les limites de son esprit restaient, malgré les mémoires des autres maillons de la chaîne, trop étroites pour s’ouvrir aux dimensions de l’infini. Elle s’était révoltée contre l’existence austère et routinière des membres de la colonie, elle souhaitait maintenant redevenir une simple femme, fonder une famille, couler des jours paisibles dans une demeure lumineuse bâtie au bord d’un lac ou à flanc de montagne, se blottir dans les bras et la tendresse d’un homme… Elle mit du temps à s’endormir. Elle se réveilla en sursaut, persuadée d’avoir entendu un grincement. Elle alluma et constata que le jeton était resté en équilibre au-dessus de la porte. La chaleur du cakra irradiait son côté gauche. La vibration discrète des moteurs de l’Odysseus ne troublait pas le silence profond. Comme elle avait oublié de tirer le volet du hublot, une série d’éclairs éblouissants zébrèrent la cabine, puis le vaisseau s’enfonça de nouveau dans les ténèbres indéchiffrables. Un son aigu répété, lancinant, la tira une deuxième fois de son sommeil. La sirène d’alarme. Le visage d’un homme brun apparut sur l’écran mural du plafond. Elle l’avait aperçu à plusieurs reprises en compagnie de Malkino devant la porte de la salle de réunion du treizième niveau : le vice-commandant, l’officier qui arrivait en deuxième position dans la hiérarchie complexe de l’Odysseus. « Cette alerte n’est pas un exercice. Les radars indiquent que nous allons entrer très bientôt dans une zone de fortes turbulences spatiales. La durée de la perturbation n’est pas encore précisée. Veuillez, s’il vous plaît, appliquer immédiatement le protocole de sécurité jusqu’à la prochaine communication. Merci de votre attention. » L’écran s’éteignit. Onden se redressa. Elle n’avait pas eu le temps, depuis son embarquement, de visionner les programmes consacrés aux protocoles du vaisseau. Elle n’avait donc aucune idée des précautions à prendre en cas de tempête magnétique ou de turbulences. Elle n’avait plus le temps maintenant de combler ses lacunes. Elle explora les mémoires de ses frères à la recherche d’une situation similaire. Les vaisseaux dans lesquels ils avaient voyagé appartenaient à d’anciennes générations et avaient affronté des difficultés d’une tout autre nature, même si Ynolde s’était sortie des griffes de Xavor à la faveur d’une série de turbulences. On n’avait encore pratiquement aucun recul sur les problèmes posés par l’ADVL, encore moins pour des appareils de l’envergure de l'Odysseus. Elle chercha des sangles ou d’autres éventuels systèmes de sécurité dans les différents placards et tiroirs de la cabine. Elle sentit sous ses pieds une première vibration, légère mais suffisamment longue pour perturber son équilibre. Elle revint s’asseoir sur sa couchette. Une deuxième secousse, plus ample, secoua le vaisseau. Elle eut le sentiment de décoller et de voler dans les airs malgré la gravité artificielle. Elle se retrouva allongée sur une surface dure qu’elle identifia comme le plafond. Elle voyait sa couchette en contrebas, le drap défait et en grande partie étalé sur la porte de la cabine de toilette, ses vêtements et sous-vêtements répandus autour d’elle. La chaleur du plafonnier lui léchait le mollet. Où était passé le cakra ? Elle fouilla la cabine du regard à la recherche du disque métallique. Elle ne le vit pas, ni près d’elle ni dans les autres recoins de la cabine. Elle repéra en revanche le jeton, posé sur le fond de l’un des tiroirs ouverts. La lumière du plafonnier vacilla à plusieurs reprises avant de s’éteindre définitivement, plongeant les lieux dans une obscurité totale. Des bruits résonnaient dans le lointain, dans lesquels elle crut reconnaître des éclats de voix étouffés. Un crissement. Une forme claire dans la pénombre. Quelqu’un s’introduisait dans sa cabine. « T’es là ? » Sa gorge se serra lorsqu’elle reconnut la voix d’Erdok. Un déclic retentit, un rayon de lumière aveuglante se posa sur elle après s’être promené sur le plafond et le haut des cloisons. « C’est bien ce que je pensais, marmonna le technicien. Personne t’a mise au courant des procédures d’urgence. » Il s’accroupit près d’elle. Il empestait l’alcool, comme dans les rues et l’astroport de Kreopz. Malkino avait pourtant certifié que tous les membres du personnel avaient été fouillés avant leur embarquement et qu’il n’y avait pas une seule goutte d’alcool à bord. « Le système de gravité artificielle est déréglé, reprit Erdok. Il nous permet normalement de rester la tête à l’endroit en cas de turbulences. » Le rayon de la lampe se promena avec insistance sur le corps d’Onden. Elle se rendit compte que sa poitrine était en partie dénudée et resserra précipitamment les pans de sa veste. « Dommage, grogna le technicien. T’as tout ce qu’il faut là où il faut. » Sa main agrippa l’épaule d’Onden, qui se recroquevilla sur elle-même. À nouveau déferlèrent en elle les souvenirs du calvaire d’Ynolde, et son corps tout entier se révolta. « Une chance que je me trouvais dans la coursive du onzième au moment où ça a secoué, reprit Erdok. — Qu’est-ce… Qu’est-ce que vous faisiez là ? — Je m’suis dit qu’il fallait que je passe te voir à la fin de mon quart. M’est avis que t’as essayé de me rouler avec cette histoire d’inconvénients menstruels et je voulais en avoir le cœur net. J’en ai ma claque de me taper des antoys, tu comprends ? D’abord ils me coûtent quasiment la moitié de ma solde, ensuite c’est de plus en plus difficile d’en réserver un, et puis aucun andro ne vaudra jamais une vraie femme. » Le rayon lumineux se ficha dans les yeux d’Onden. « Un marché est un marché, grogna le technicien. C’est grâce à moi que tu as pu monter à bord de ce vaisseau. À toi de t’acquitter de ta part maintenant. Tu sais comment on les appelle, chez moi, les gens qui respectent pas leur parole ? » Elle secoua la tête. « Des morts en sursis. J’aimerais pas être obligé de tuer une beauté de ton genre pour une dette non réglée. Mais, si j’ai pas d’autre choix, je t’égorgerai sans hésitation, ma belle. Je sais comment me débarrasser discrètement des cadavres. Tu feras juste partie de la longue liste des disparus de l’espace. » De nouvelles secousses, brèves, rageuses, firent bouger les objets sur le plafond et trembler la structure métallique. Erdok avança la main dans le faisceau lumineux. Il brandissait un poignard au manche ouvragé et à la lame fine et droite. Onden croisa furtivement son regard exorbité dans le halo de la lampe. Elle n’avait aucune autre arme pour se défendre que la science du combat de son frère disparu, mais rien ne lui garantissait que le recours aux souvenirs et aux réflexes de Kalkin produise ses effets en toutes circonstances. Une peur immense lui glaçait les sangs et l’empêchait de remettre un minimum d’ordre dans ses pensées. Elle ressentait seulement, par l’intermédiaire des Froutz, la projection énergétique du désir presque incontrôlable d’Erdok. Un éclair prolongé éclaboussa de lumière l’intérieur de la cabine. Elle entrevit un bref éclat métallique sous le pantalon de son uniforme tirebouchonné dans un angle. Le cakra peut-être. « Saletés d’orages spatiaux ! maugréa Erdok. Même en ADVL, ils nous font chier ! — Vous ne deviez pas me montrer les procédures de sécurité ? demanda Onden. — Y aurait bien mieux à faire, tu crois pas ? » Il saisit un coin de la veste d’Onden et tira dessus jusqu’à ce que les attaches cèdent dans un craquement. Elle résista de toutes ses forces sans réussir à l’empêcher de lui arracher son vêtement et de la dénuder jusqu’à la taille. Elle referma les bras sur sa poitrine. Qu’aurait fait Ynolde dans ces circonstances ? Qu’aurait fait Kalkin ? Pourquoi les souvenirs de ses frères se dérobaient-ils juste au moment où elle avait besoin d’eux ? Elle tenta désespérément de se mettre dans les mêmes dispositions mentales et physiques qu’au moment de l’affrontement avec le sâtnaga. Au moins se ménager un sursis pour se donner le temps de récupérer son cakra. Il s’approcha et pesa sur elle de tout son poids. La lame de son poignard se promenait à quelques centimètres de son cou. Elle reçut de plein fouet son haleine empestant l’alcool. Il agrippa la ceinture de son pantalon et commença à tirer dessus. Il n’eut pas le temps d’aller au bout de son geste. Une formidable secousse saisit le vaisseau et l’entraîna dans une succession de vrilles de grande amplitude. Onden décolla de nouveau et, ballottée d’un côté sur l’autre, heurta tour à tour les cloisons, le sol et le plafond de la cabine. Elle eut l’impression de recevoir une multitude de coups sur la tête, les épaules, les hanches, le dos et les jambes. La seule prise à laquelle elle parvint à s’agripper, la poignée d’un tiroir, céda sous son poids. Une pluie d’objets lui dégringola sur la tête lorsque le vaisseau parvint enfin à se stabiliser. Étourdie, elle eut besoin de quelques secondes pour se rendre compte qu’elle était posée en travers sur sa couchette. L’appareil était revenu dans sa position initiale. Des nombreuses douleurs qui montaient de son corps, aucune, lui sembla-t-il, n’était provoquée par une blessure grave. Un mouvement sur sa droite attira son attention. Éclairé par la lampe posée à ses pieds, Erdok s’était relevé et assis contre la porte. Un filet de sang coulait d’une légère égratignure à son front. Elle frémit en constatant qu’il tenait entre ses mains un objet métallique circulaire. Le cakra. « Putain de belle secousse, hein ! s’exclama-t-il. Et ça ne fait que commencer ! » Le sentiment d’avoir trahi la Fraternité la traversa. Le disque de feu ne devait à aucun prix tomber dans d’autres mains que celles des frères. « C’est quoi, ce truc ? » grogna le technicien. Elle s’efforça de surmonter sa confusion, de bien choisir ses mots. « Un souvenir de ma famille. — À quoi ça sert ? — À rien de particulier. C’est symbolique et décoratif. » Il glissa la main dans la fente du cakra. « On dirait que ça chauffe là-dedans…» Elle craignit un moment qu’il ne soit un ennemi du Panca, qu’il ne sache se servir du disque de feu, qu’il ne retourne sa propre arme contre elle. « C’est fait dans quel genre de métal ? — Aucune idée, répondit-elle. Il se transmet de génération en génération. Rendez-le-moi. » Il leva le cakra dans le faisceau lumineux de la lampe. « T’y tiens tant que ça ? » Elle garda un silence prudent. « Tu sais ce qu’il te reste à faire si tu veux le revoir…» Il hocha la tête et sourit avant de se lever et d’ouvrir la porte de la cabine. « Je te le rendrai quand on sera arrivés dans le système d’Alpha du Tarz. Et à condition que tu t’acquittes sans rechigner de ta part de marché. — Rendez-le-moi maintenant. Et je vous jure que… — Figure-toi que j’ai perdu confiance. » Onden se leva à son tour et s’avança vers lui après avoir décroisé les bras. Il promena le rayon de la lampe sur sa poitrine découverte. « Je vois que tu commences à piger. Mais on va pas faire ça pendant les turbulences. » Elle lui agrippa l’avant-bras. Elle espéra jusqu’au dernier moment que l’énergie ressentie face au sâtnaga se déploierait de nouveau dans son corps et lui permettrait de reprendre le disque de feu, mais elle n’éprouva rien d’autre qu’un froid intense et un immense découragement. « Rendez-le-moi, s’il vous plaît. » Elle essaya de mettre toute sa force de conviction dans ses mots. « Le garder avec moi est très important pour ma famille et pour moi. — Je te promets d’y faire attention. Fallait pas me raconter des conneries. Tu devras prouver ta bonne volonté pour le récupérer. — Écoutez…» Il l’interrompit d’un geste du bras. « Au fait, si tu veux plus être emportée par les secousses, il te suffit de presser le bouton sur le côté de ta couchette. » Du rayon de la lampe, il éclaira un petit carré sombre inséré dans la cloison. « Ensuite, tu t’allonges, le sarcophage de sécurité s’enroule automatiquement autour de toi. Et te relâche à la fin de l’alerte. Tout le monde, même les navigateurs, est en mode veille. Sauf nous deux ! Le vaisseau est en pilotage automatique jusqu’à ce qu’il soit sorti de la zone de turbulences. Je reviens te voir très bientôt. J’espère que, la prochaine fois, tu te montreras compréhensive. — Attendez…» Il sortit de la cabine et disparut rapidement dans les ténèbres de la coursive. Elle voulut se lancer à sa poursuite, mais un tremblement de faible amplitude secoua le vaisseau et la précipita contre une cloison. Elle se résigna à rebrousser chemin et à se diriger à tâtons vers sa couchette. Elle enfila tant bien que mal sa veste déchirée et raffermit sa détermination. Patienter maintenant, guetter le moment propice, peut-être donner à Erdok ce qu’il attendait. Ses propres dégoûts, ses désirs, ses rêves n’avaient aucune importance. Elle devait tout mettre en œuvre pour récupérer le cakra et, puisqu’elle était sœur Onden, le deuxième maillon, achever la formation de la chaîne quinte. CHAPITRE XI L’océan est notre cœur, Les fleuves et les rivières sont nos veines, L’eau, notre sang, La pluie, nos larmes, Le monde appartient à ceux qui naviguent, La richesse et la gloire sont la promesse des conquérants, Les terres sont leur dû, Le vaincu, leur butin, Et une offrande pour les dieux Afin que leur souffle gonfle leurs voiles Et que leur joie apaise les flots, Que les frontières de Manahor sans cesse s’agrandissent, Que nos navires voguent inlassablement, Que nos perks[1] transpercent le corps de nos ennemis, Que notre gloire s’étende aux confins de l’univers. Chant des pillards de Manahor, planète Elthor, bras de Persous (traduction : Académie des langues de NeoTierra). LA LUMIÈRE PERSISTANTE indiquait qu’ils n’étaient plus très loin de la sortie. La galerie s’élargissait, se transformait peu à peu en grotte. Réchauffé par la marche, Bent baignait dans un calme qu’il n’avait encore jamais ressenti, comme si son esprit s’était élargi et étendu aux dimensions de l’espace. L’orver géant avait dansé un long moment devant eux. Ferlun s’était tranquillement assis sur un rocher pour le contempler. Bent avait fini par l’imiter après avoir essuyé une violente attaque de panique et failli replonger dans le torrent. Les éclats sertis dans l’épiderme du monstre avaient scintillé dans l’obscurité comme des étoiles prises de démence. Fasciné par la grâce et la légèreté de ses mouvements, Bent avait oublié le froid de la grotte et sa nausée persistante. Le petit orver s’était dressé à son tour et lancé dans un ballet un peu moins maîtrisé que son congénère. Leurs figures complexes entremêlées avaient semblé composer un langage à destination des deux humains qui les regardaient. Ils évoluaient dans un silence total, étonnant en regard de leurs énormes masses. Hypnotisé, Bent ne se souvenait pas les avoir vus disparaître. Il s’était soudain rendu compte que la salle était vide. De leur passage ne restait plus qu’une odeur qui évoquait vaguement la fété. « Une sacrée chance, avait murmuré Ferlun au bout de quelques instants. C’est plutôt rare d’assister à une danse de mantiks. Il faudrait maintenant songer à sortir de là. » Ils s’étaient engagés dans une galerie où s’échouait un air légèrement plus chaud et avaient marché un long moment dans l’obscurité avant d’apercevoir une clarté dans le lointain. La pluie battante qui les accueillit au sortir de la grotte les contraignit à rester abrités sous l’auvent naturel qui surplombait l’entrée. Des rigoles se formaient sur les pentes rocheuses et se transformaient en contrebas en torrents tumultueux. Les environs disparaissaient sous une grisaille épaisse, déchirée de temps à autre par des éclairs éblouissants. Bent se demanda quand et comment ils pourraient récupérer leurs vêtements. Autant la nudité semblait ne poser aucun problème à Ferlun, autant lui se sentait vulnérable sans la relative protection offerte par les tissus. Ils attendirent que la pluie se calme pour quitter leur abri. Un vent violent soufflait par bourrasques et chahutait les dernières gouttes dégringolant des nues écharpées. Ils décidèrent de grimper au sommet de ce qui semblait être un plateau, obligés par endroits de rebrousser chemin ou d’effectuer de larges détours pour contourner les torrents et les cascades. Bent se demanda si les eaux n’avaient pas entièrement submergé le village des cannibales. Tout en bas de la pente, en tout cas, on ne voyait plus le sol, on distinguait seulement de grosses vagues aux crêtes écumantes qui s’engouffraient dans les moindres interstices et submergeaient les reliefs. Ferlun s’arrêtait de temps à autre pour se rafraîchir ou simplement observer le jaillissement d’une source en haut d’une paroi. La pluie se remit à tomber dru au moment où ils atteignaient enfin le plateau. Il sembla à Bent discerner une ombre entre les éperons dressés au-dessus d’eux comme des bras implorants. Cette fois, ils ne s’arrêtèrent pas, ils continuèrent de marcher sous les lourdes gouttes qui, en frappant le sol dur, produisaient un vacarme assourdissant. « Vous êtes sûr que nous sommes dans la bonne direction ? » cria Bent. Il avait décidé de se protéger le crâne, mais c’était maintenant ses mains et ses avant-bras qui étaient criblés d’une multitude de piqûres. « Je ne suis même pas certain qu’on soit sur le bon monde ni dans la bonne époque ! » répondit Ferlun sans se retourner. Ils parcoururent plusieurs kilomètres sous les trombes avant d’arriver en vue d’un défilé. Bent supposa qu’ils avaient retrouvé la gorge qui abritait le village des cannibales. Il rejoignit Ferlun près du bord et se rendit compte que le fond avait entièrement disparu sous les eaux. Le vent soufflait avec une telle force qu’il eut le réflexe de s’agripper à l’excroissance d’une grosse roche. Trempé jusqu’aux os, grelottant, il crut entrevoir une tache blanche sur les flots agités en contrebas. Il constata avec étonnement qu’il s’agissait de la voile d’un navire. Même s’ils avaient été suffisamment évolués pour concevoir et fabriquer une embarcation, les cannibales n’en auraient pas eu le temps. Affinant son observation, il distingua les silhouettes gesticulantes des marins sur le pont régulièrement submergé par les lames. Le navire, ballotté par les remous, frôlait dangereusement les récifs dont les crêtes se découvraient dans les creux. Ferlun tourna vers Bent son visage parsemé de mèches brunes plaquées sur son front et ses joues. « Ils ne vont probablement pas s’en sortir. Ils ont été surpris par la brusque montée des eaux. — Où sont passés les cannibales ? » Les sifflements du vent avaient contraint Bent à hurler. « Disparus depuis bien longtemps. Ou bien leur temps n’est pas encore arrivé. — Vous voulez dire que… — Nous avons changé d’époque. Mais je ne sais pas de quel côté de la ligne chronologique nous avons échoué. — Nous n’avons pourtant pas franchi de porte temporelle… — Là où sont les mantiks, il y a du réseau temps. Nous avons effectué un saut sans nous en rendre…» Un fracas montant du défilé l’interrompit. Une vague puissante venait de drosser le navire sur des récifs noirs aux formes torturées. Le mât se coucha dans un craquement, une partie de la voile déchirée s’éleva dans les airs comme un oiseau furieux et fut plaquée par les rafales sur le haut de la paroi. Le bateau s’empêtra dans les rochers comme un insecte dans une toile d’arachnide. Des silhouettes passèrent par-dessus bord et sombrèrent aussitôt dans les flots. Des lattes se brisèrent, s’arrachèrent, suivies rapidement de pans entiers de la coque. Les vagues démantelèrent la carcasse de bois jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques éléments de la structure coincés entre les rochers. Les courants bouillonnants achevèrent de disperser les tonneaux, les malles, les objets, les cadavres humains et animaux expulsés du navire éventré. « Allons voir s’il reste des survivants », cria Ferlun. Ils dévalèrent la paroi balayée par les bourrasques et rendue glissante par la pluie. À plusieurs reprises, Bent perdit l’équilibre et faillit basculer dans le vide, mais il parvint chaque fois à se rattraper à une prise providentielle et à se rétablir sur ses jambes. Les gouttes cinglaient les égratignures semées sur sa peau par les arêtes des roches. Ferlun était fou de croire qu’on pût survivre à un tel naufrage. La violence des courants et des remous ne laissait aucune chance aux marins de s’en sortir. Les vagues poussaient des corps désarticulés sur les méplats rocheux avant de les reprendre et de les emporter vers des zones plus calmes. Ils descendirent dans une crique assez profonde, abritée et tapissée d’une mousse jaune où s’amoncelaient déjà des débris du navire et des malles. La pluie s’éclaircit et les bourrasques perdirent leur puissance. Ferlun s’aventura sur un quai naturel jonché d’objets divers. Deux ombres surgirent des rochers, le ceinturèrent et le plaquèrent au sol. Bent n’eut pas le temps de se demander ce qui se passait. Un poids s’abattit sur lui, des bras s’enroulèrent autour de sa taille et l’immobilisèrent. Il voulut regimber, la pression se resserra sur son dos, sur sa poitrine, jusqu’à ce que la douleur le paralyse entièrement. Une voix grave retentit au-dessus de lui. Il ne comprit pas ce qu’elle disait. Elle parlait un langage guttural, rocailleux, qui ne ressemblait en rien à l’ung. Il aperçut, entre ses cils collés par la pluie, Ferlun inerte au milieu des débris et le crut mort ou mal en point. Les deux hommes qui l’avaient agressé se tenaient de chaque côté de lui. Leurs vêtements épais, empesés, dégoulinaient. Des motifs tatoués complexes et sombres couvraient leur crâne lisse, leur front et leurs tempes. Bent sentait le souffle tiède et les palpitations de l’homme qui l’empêchait de bouger. L’étau de ses bras l’enserrait avec une telle force qu’il lui broyait la poitrine. D’autres silhouettes surgirent des rochers environnants. Toutes habillées de la même façon, tuniques sans manches, larges ceintures de cuir, pantalons tombant à mi-mollet, chaussures noires souples montant jusqu’aux chevilles. Certaines brandissaient de longs bâtons munis de crochets doubles ou triples recourbés qui ressemblaient à des harpons. La pression de son gardien se relâchant peu à peu, Bent put reprendre son souffle. L’un des hommes passa une corde autour du cou de Ferlun et la tendit jusqu’à ce que ce dernier se soit redressé sous la pression du nœud coulant. « J’ai eu peur que vous soyez mort, murmura Bent. — On meurt tous à chaque instant », répondit Ferlun. Le ciel s’était dégagé. Les rayons de l’étoile jaune du système s’étaient glissés entre les nuages effilochés et la chaleur avait aussitôt grimpé d’une bonne dizaine de degrés. Ils marchaient sur le bord de la gorge en direction de l’astre couchant. Une quinzaine de membres de l’équipage du navire avaient survécu au naufrage. Ils avaient ramassé dans la crique des objets ouvragés et sertis de pierres brillantes qui provenaient peut-être de pillages et les avaient entassés dans des malles qu’ils portaient à deux. Puis, après avoir récupéré et réparé des harpons, ils s’étaient mis en chemin en suivant la direction de l’étoile couchante. Ils avaient, pour atteindre le plateau, emprunté des escaliers naturels sculptés par les eaux. Ferlun et Bent marchaient au milieu de la file. Les deux cordes tenues par un seul homme se tendaient et les nœuds coulants se resserraient aussitôt qu’ils s’écartaient du chemin ou perdaient l’équilibre. Tourmenté par la fatigue et la faim, Bent tenait le coup en ruminant sa colère contre Ferlun, coupable à ses yeux de l’avoir entraîné dans un traquenard. Impossible de communiquer avec ceux qui les avaient capturés. Non seulement ils parlaient une langue incompréhensible, mais ils ne prêtaient pas davantage attention à leurs prisonniers qu’à des animaux. Ils ne leur avaient même pas proposé à boire. Eux lampaient sans cesse un liquide épais et rouge au goulot des deux jarres de terre cuite qui par miracle ne s’étaient pas fracassées contre les récifs et qu’ils avaient repêchées à l’aide de leurs harpons. Les flots s’étaient apaisés dans le fond de la gorge. Les pluies torrentielles avaient abandonné des mares et des ruisseaux dans les creux du plateau. Ils longeaient depuis un bon moment une étendue d’eau scintillante bordée d’arbres aux feuillages ocre. Bent se demanda s’il ne s’agissait pas du lac dans lequel Ferlun s’était baigné lors de leur rencontre. « Que vont-ils faire de nous ? » Il n’avait pas eu l’impression de prononcer ces mots, aussi fut-il surpris de recevoir une réponse. « Nous vendre peut-être, ou nous troquer, ou encore nous manger. » Le ton badin de Ferlun vrilla les nerfs de Bent. « Ça n’a pas l’air de vous tracasser plus que ça ! — Je n’ai aucune idée de ce qui va arriver. Pourquoi s’en faire ? — Parce qu’ils nous ont passé une corde autour du cou et que ce n’est pas bon signe ! » Ferlun observa un long moment l’étendue d’eau sur la gauche avant de reprendre : « C’est le Vex : un jour roi, un jour esclave. Il nous permet d’explorer tous les états, tous les paradoxes de l’être humain. Admire plutôt le ciel. » Bent poussa un soupir bruyant avant de lever les yeux sur l’horizon empourpré traversé de nuages enflammés. La splendeur de l’étoile couchante lui fit oublier un court instant l’inconfort de sa situation. Une brise agréable et légèrement salée adoucissait la chaleur et léchait sa sueur. La gorge s’élargissait sans cesse, au point qu’on ne discernait pratiquement plus le bord opposé, en partie escamoté par des bancs de brume vespérale. « Le Vex réclame une adaptation permanente, ajouta Ferlun. Si tu ne te libères pas de tes conditionnements, tu n’y survivras pas longtemps. — Faudrait déjà se libérer de ces cordes…» maugréa Bent. Le plateau, à son extrémité, surplombait une mer empourprée dont les vagues frappaient obstinément les falaises abruptes. Un peu plus loin, sur la droite, se dévoilait une anse gigantesque séparée en deux par un large estuaire et bordée de l’autre côté par une muraille rocheuse. L’étoile s’abîmait à l’horizon en jetant ses derniers feux. Les taches claires en contrebas, que Bent avait d’abord prises pour des reliefs naturels, étaient les habitations d’une ville hérissée de constructions pyramidales et traversée des lignes sombres et sinueuses des rues. Quelques feux brillaient dans la pénombre crépusculaire. Deux d’entre eux, allumés en haut de tours érigées sur des jetées, éclairaient l’entrée d’un port où se frottaient des navires de toutes tailles. Les naufragés se regroupèrent sur le bord de la falaise, reposèrent les malles et vidèrent les deux jarres avant de se lancer dans une discussion animée. L’homme qui tenait les deux prisonniers en laisse leur permit de s’asseoir dans une herbe encore humide des pluies de la journée. Bent laissa errer son regard sur les lignes mouvantes des vagues qui venaient mourir doucement sur le croissant de sable clair de l’anse. De minuscules silhouettes s’agitaient au milieu des dentelles d’écume fuyantes. Il se demanda comment s’effectuerait la descente vers la ville ; il remarqua que les motifs des tatouages ornant le crâne de leurs ravisseurs présentaient des formes et des nuances différentes. Ils s’interrogeaient visiblement sur la conduite à suivre. Leurs palabres se prolongèrent jusqu’à la tombée de la nuit. L’anse n’était plus qu’un gouffre sombre faiblement éclairé par des feux qui se réfléchissaient sur les eaux de l’estuaire et du port. La femme au visage défiguré et au regard tragique s’imposa dans l’esprit de Bent. Qui était-elle ? Pourquoi lui était-elle apparue lorsqu’il s’était lancé la première fois dans le labyrinthe temporel de Granport ? Dans quel espace-temps vivait-elle ? Pourquoi éprouvait-il ce besoin tenace, urgent, de la retrouver ? Ferlun ne lui donnerait aucune clef. Les réponses se cachaient sans doute quelque part dans le réseau temps. Il lui fallait d’abord se sortir de la mauvaise passe dans laquelle son compagnon et lui-même s’étaient fourvoyés. Observer. Comprendre. Guetter le moment propice. Le groupe se remit en marche et se dirigea vers le bord du plateau. Bent eut un geste de recul lorsqu’il vit disparaître brusquement les ombres grises des hommes qui le précédaient. Le resserrement de la corde sur son cou ne lui laissa pas d’autre alternative que de continuer. Il se détendit lorsqu’il aperçut, taillé dans la roche, un escalier étroit qui serpentait à flanc de paroi. Ils dévalèrent les premières marches avec une grande prudence, s’arrêtant régulièrement pour poser les malles et détendre leurs muscles. Bent veilla à ne pas trébucher et espéra que l’homme qui les tenait en laisse ne tomberait pas lui non plus. Son cou irrité supportait de plus en plus mal le contact avec la corde grossière rugueuse. Comme ils ne disposaient pas de torche ni d’aucun autre système d’éclairage, ils progressaient à tâtons en gardant le contact avec la falaise dont la hauteur avoisinait les mille cinq cents mètres. Aucun garde-corps ne les protégeait du vide, et les marches étaient par endroits érodées et glissantes. Les grondements des vagues et des cris lointains berçaient le silence de la nuit. Malgré les efforts et l’extrême tension exigés par la descente, Bent se ressentait du froid vif et mordant qui se déployait dans les replis de ténèbres. La roche irrégulière et dure lui meurtrissait les pieds. Il regretta amèrement la chaleur et le confort de sa chambre de la maison de Granport, puis il s’étonna et se désola de son inconstance. Il voguait désormais sur les courants du temps, là où l’avaient toujours poussé ses aspirations. À quoi lui servait-il de regretter une existence qui ne lui aurait apporté que résignation et déceptions ? Ils parvinrent en bas de l’escalier sans autre dommage qu’une malle brisée. Elle avait glissé des mains de ses porteurs et s’était fracassée une centaine de mètres plus bas sur un éperon rocheux. Ils s’étaient servis de leurs harpons, qu’ils maniaient avec une grande dextérité, pour récupérer le plus possible d’objets éparpillés sur les reliefs, à la lumière grise du corps céleste énorme et rond apparu entre deux hordes de nuages au-dessus de la falaise. Ils foulèrent un sol souple et légèrement humide, plus agréable pour la plante des pieds en tout cas, que Bent identifia comme du sable. Il leur fallut encore marcher deux bons kilomètres pour atteindre les premiers quartiers de la ville. Des flammes dansaient au-dessus d’une gigantesque vasque et révélaient les façades de maisons ne comptant pour la plupart qu’un seul étage surmonté d’un toit en terrasse. Ils rencontrèrent les premiers habitants de la cité dans une ruelle obscure peuplée d’ombres furtives et de murmures étouffés. Bent croisa des regards brillants, curieux, presque aussitôt absorbés par la nuit. Il associa rapidement l’odeur suffocante rôdant entre les habitations aux rigoles larges et peu profondes qui charriaient une eau épaisse et des déchets de toutes sortes. Ils s’enfoncèrent dans un dédale de ruelles dont l’étroitesse interdisait le passage à tout véhicule. Ils débouchèrent sur une place où se dressait l’un des édifices pyramidaux qu’ils avaient aperçus des hauteurs du plateau. Le gigantisme de la construction surprit Bent. Flanquée à ses quatre coins de colonnes au sommet sphérique ouvragé, elle culminait à une hauteur d’environ deux cents mètres, la même altitude approximative que les flèches du temple de Dilah de Granport. Des sillons rectilignes creusés au centre de ses façades obliques et lisses évoquaient des rampes. Ils se perdirent à nouveau dans un dédale de passages et de rues, contraints par endroits de se frayer un chemin au milieu d’une population dense et braillarde. Quelques coups de harpon écartèrent les plus curieux, les plus récalcitrants ou les plus ivres. Contrairement aux naufragés, les hommes et femmes de la cité n’avaient pas tous le crâne rasé, certains même arboraient des coiffures extravagantes serties d’objets brillants. De même ils portaient des tenues différentes, généralement amples et fermées au niveau de la poitrine par des fibules d’un métal de la couleur du bronze. D’autres odeurs supplantèrent la puanteur et ravivèrent la faim de Bent. Elles provenaient de gargotes dont les cuisines n’étaient séparées de la rue que par des murets de pierres sèches. Des hommes vêtus de blanc retiraient des récipients en terre cuite de fours de pierre surélevés et réchauffés par des braises rougeoyantes. Des clients assis sur de minuscules sièges de bois ou allongés sur des tapis mangeaient à la lueur chétive de lampes à huile accrochées à des saillies de bois. Leur passage ne suscitait que peu d’intérêt, si ce n’est des regards parfois insistants, des commentaires à voix basse, des gestes lubriques. Ils s’arrêtèrent devant une porte gardée par deux hommes au crâne rasé et percée dans le haut mur qu’ils longeaient depuis un moment. À l’issue d’un bref conciliabule, les vigiles frappèrent les vantaux de bois arrondis du manche de leurs harpons identiques à ceux des naufragés. La porte s’ouvrit en grinçant au bout d’un long moment. Quelqu’un les attendait de l’autre côté. Il fallut que Bent entende le son de sa voix pour se rendre compte qu’il s’agissait d’une femme. Son crâne était également rasé, tatoué, et son ample tunique ne révélait rien de ses formes. Son regard se posa tour à tour sur les deux prisonniers. Bent lut dans ses yeux sombres une tristesse mêlée de colère. Les naufragés posèrent les malles sur les dalles de pierre. La femme en inspecta le contenu sans chercher à masquer sa contrariété. Des lumières mouvantes découpaient les fenêtres et les portes des bâtiments à toits plats qui encadraient, sur trois côtés, le jardin intérieur baigné de la seule clarté de l’astre nocturne. D’autres silhouettes se tenaient immobiles dans l’obscurité. Bent remarqua qu’elles avaient toutes le crâne rasé mais ne parvint pas à savoir à quel sexe elles appartenaient. La femme échangea quelques mots avec les naufragés d’un ton dur. Ils baissèrent la tête comme des enfants pris en faute avant de transporter les malles dans un bâtiment proche. La femme s’approcha ensuite des deux captifs et les examina de haut en bas comme elle aurait évalué des animaux ou une marchandise. Elle les dominait d’une bonne tête et ses bras avaient l’air aussi musculeux et puissants que ceux d’un homme. Un réflexe pudique poussa Bent à se couvrir le bas-ventre de ses mains. Son mouvement déclencha une salve de gloussements et un resserrement immédiat de la corde autour de son cou. La femme éclata de rire avant de se tourner vers Ferlun et de palper plusieurs parties de son corps, y compris ses testicules qu’elle soupesa un court instant. « Aucun doute, elle est folle de moi ! » Bent craignit qu’elle ne devine le sens de l’exclamation de Ferlun et qu’elle n’en soit courroucée, mais elle se contenta de le fixer d’un air intrigué. Bent ne comprit pas une syllabe dans le flot de paroles qu’elle leur adressa. Elle tenta à plusieurs reprises d’entrer en communication avec eux, puis elle finit par hausser les épaules et renoncer. Elle distribua encore quelques ordres avant de se retirer. Deux silhouettes se détachèrent de l’obscurité et s’approchèrent des deux prisonniers. Deux femmes d’une vingtaine d’années au crâne lisse vierge de tout tatouage. Elles commencèrent par les débarrasser des nœuds coulants, puis l’une d’elles prit Bent par le bras et l’entraîna vers la porte d’un bâtiment. Il eut la sensation d’être saisi par des serres de rapace. La douleur le dissuada de se retourner pour lancer un dernier regard à Ferlun. Deux jours qu’il était enfermé. Aucune nouvelle de Ferlun. La jeune femme qui l’avait conduit dans cette pièce le premier soir lui apportait régulièrement ses repas. Meublée d’un lit et d’une table basse, équipée de toilettes, enfin d’un simple trou dans le plancher creusé au-dessus de l’une de ces rigoles qui répandaient une puanteur suffocante dans les rues, la pièce donnait d’un côté sur le jardin intérieur et de l’autre sur une rue. Il voyait, par les fenêtres équipées de barreaux métalliques, les mâts des navires s’entrechoquer sous l’effet d’une légère houle. Aux senteurs salées apportées par le vent du large se mêlaient la puanteur de la ville, les odeurs de cuisine et les parfums des fleurs rouges aux feuilles soyeuses qui s’étaient déployées aux premiers rayons de l’étoile du système. On ne lui avait pas fourni de vêtements. Le tissu léger qui lui servait de couverture ne suffisait pas à le protéger du froid glaçant le cœur de la nuit. De temps à autre, des enfants se plantaient devant l’une des fenêtres et, accrochés aux barreaux, l’observaient en pouffant de rire. Certains l’apostrophaient, mais leur langue gutturale paraissait dépourvue de toute logique et ne lui offrait aucune prise. « Osorul. » Souriante, la jeune femme se frappa la poitrine du plat de la main. Elle avait poussé la porte comme chaque matin et posé le plateau sur la table basse. Le repas se composait d’une bouillie de céréales fortement salée, d’une galette plate, d’un petit bol de sauce piquante et d’un gobelet empli de liquide rouge, une sorte de vin épais aromatisé. Il la trouva plus jolie que d’habitude bien que dépourvue de cette parure naturelle presque toujours associée à la beauté des femmes qu’est la chevelure. La finesse de ses traits et la douceur de ses yeux sombres contrastaient avec sa musculature et la vigueur qui se dégageait de chacun de ses gestes. Elle portait la plupart du temps une légère tunique échancrée qui ne cachait pas grand-chose de ses jambes ni de ses formes. « Bent », dit-il à son tour en se tapotant le sternum. Elle sourit une nouvelle fois, dévoilant des dents longues et blanches, puis elle désigna les environs d’un geste du bras circulaire. « Manahor. » Il devina qu’elle lui indiquait le nom de la ville ou de la région. Elle pointa l’index sur lui en fronçant exagérément les sourcils. Il supposa qu’elle lui demandait de quel pays il venait. Comme il ne connaissait rien de ce monde ni de cette époque, il choisit de dire la vérité. « Granport, capitale d’Iox. » Elle répéta les mots avec application et, se rendant compte qu’elle les déformait, elle éclata de rire. « Que comptez-vous faire de moi ? » Bent essaya de traduire ses propos par des gestes. Elle hésita quelques secondes avant de lever le bras puis de mimer une chute brutale. Il lui sembla qu’elle s’était également rembrunie. D’un haussement d’épaules il lui signifia qu’il n’avait pas compris. « Et Ferlun ? L’homme qui était avec moi ? » Elle secoua de nouveau la tête d’un air désolé et poussa un soupir avant de se diriger vers la porte. Un rayon de l’astre du jour transperça sa tunique. Lui qui n’avait jamais ressenti le moindre désir pour une fille dans les rues de Granport fut troublé par la vue de son corps. Elle resta un petit moment dans la lumière avant de sortir de la pièce et de tirer le verrou extérieur de la porte. À l’aube du neuf ou dixième jour – il avait perdu le compte –, ce ne fut pas Osorul qui ouvrit la porte, mais deux hommes au crâne tatoué, parés de longues robes aux motifs colorés. Ils le saisirent chacun par un bras et l’entraînèrent sans ménagement dans le jardin. Ébloui par la lumière, il eut besoin de quelques secondes pour remarquer les haies d’hommes et de femmes de chaque côté de l’allée centrale du jardin, tous vêtus de robes empesées plus ou moins ornementées qui leur tombaient sur les chevilles. Des pétales de fleurs jonchaient les dalles de pierre et un parfum entêtant d’encens masquait les autres odeurs. Il eut de nouveau honte de sa nudité et frissonna malgré la chaleur naissante du jour. La ville bruissait de cris, de rires, de chants, de sons prolongés qui lui rappelaient les sirènes d’alarme atmosphériques de Granport. La femme qui les avait accueillis le premier soir vint à sa rencontre. La brillance de l’étoile miroitait sur les pierres de différentes couleurs incrustées dans le tissu épais de sa robe. Elle plongea les doigts dans le récipient métallique qu’elle portait et aspergea Bent de quelques gouttes d’un liquide odorant en psalmodiant des sons graves. Il repéra Osorul parmi les jeunes femmes non tatouées regroupées près du portail ; son regard tragique lui glaça le sang. CHAPITRE XII En préambule à nos travaux, il nous paraît essentiel de préciser ici que certains vaisseaux de la Dissémination ont très probablement recouru à une forme ou une autre de technologie ADVL. Comment expliquer sinon la présence de peuples humains dans des secteurs très reculés de la Galaxie, distants parfois de plus de dix-mille années lumière du système central de Solar 2 ? Si l’on avait utilisé la propulsion classique, il aurait fallu de quinze à vingt mille ansTO pour gagner, par exemple, le bras de Persous, où nous recensons plusieurs systèmes habités. Rappelons que la Dissémination remonte à quelque cinq mille ansTO, et nous comprenons aussitôt que ces grands vaisseaux ne seraient pas encore arrivés à destination. Il leur a donc fallu utiliser l’ADVL ou un autre système de raccourci spatio-temporel. Je m’étonne qu’aucun des experts qui hantent les couloirs du Parlement n’ait soulevé ce problème. Nous en déduisons pour notre part que les anciens utilisaient une technologie dont nous avons perdu le secret – volonté du Parlement universel, qui souhaite garder le contrôle sur l’expansion humaine à travers la Galaxie ? Nous parlons donc, mes compagnons et moi-même, d’une redécouverte plutôt que d’une véritable révolution technologique. J’ai par ailleurs consulté de nombreuses archives pour tenter d’y puiser des éléments qui nous auraient aiguillés dans nos travaux, mais on n’y trouve pratiquement aucune allusion à la propulsion mise en œuvre pendant la Dissémination. Rajiva Kandhara, exposé des travaux et essais du groupe « Ikar », archives du Parlement universel, NeoTierra. L'HISTOIRE D’OSSIA, 4 « COMME VOUS POUVEZ LE CONSTATER, l’Ikar est un laboratoire ambulant. Nous cherchons sans cesse à raccourcir les temps de vol. » Rajiva Kandhara nous avait introduits dans une succession de salles bourrées d’écrans, de calculateurs et de matériel dont j’ignorais totalement les fonctionnalités. Les douaniers borshenis nous avaient laissés pénétrer sur le tarmac sans difficulté, mais je supposais que, pour en ressortir, il nous faudrait encore une fois subir l’humiliation d’une fouille corporelle. J’espérais cependant que l’autorité que semblait exercer Rajiva sur ses complanétaires nous dispenserait de leur grossière insistance. L’appareil n’étant pas abrité par un toit, il régnait dans les coursives une chaleur d’étuve. Nous avions d’abord visité le poste de pilotage, un espace exigu aux hublots circulaires minuscules dans lequel Kelimar était resté pendant que nous poursuivions l’exploration des quartiers de l’équipage, cabines, cuisines, salle des repas, pièce de régénération physique et « cellule refuge », une annexe à l’armature renforcée et aux cloisons capitonnées. Bien que je n’y connaisse pratiquement rien en spationautique, il m’a semblé que L’Ikar offrait peu de garanties sur le double plan de la fiabilité et de la sécurité. Il me faisait l’effet, avec ses équipements hétéroclites et parfois d’apparence archaïque, d’une vieille carcasse bricolée et maintes fois réparée. Qwor s’est essuyé le front à l’aide d’un bout de tissu qu’il avait au préalable plongé dans une eau glacée. Il avait tendance à transpirer, une petite imperfection qui le rendait encore plus séduisant à mes yeux – il n’avait pas cédé à la mode des implants génétiques qui prévenaient les excès des glandes. « Comment peut-on encore raccourcir les temps de vol ? a-t-il demandé. — En raccourcissant l’espace, a répondu Jaz Aptrow. — En d’autres termes, nous recherchons les courts-circuits, a précisé Rajiva. Nous pensons que l’ADVL atteindra rapidement ses limites, et nous explorons d’autres voies. — Pourquoi votre activité est-elle illégale aux yeux de l’OMH ? — Parce que la réglementation des transports est l’une des dix grandes prérogatives du Parlement universel. C’est la commission spatiale officielle, et elle seule, qui fixe le calendrier des recherches et des essais. Comme elle est engluée dans les lenteurs administratives et qu’elle subit des pressions de toutes sortes, nous avons décidé de nous passer de sa permission. — Raison pour laquelle nous choisissons des planètes comme Borshen pour effectuer nos essais, a renchéri Jaz Aptrow. Ici, du moment que nous nous acquittons des taxes d’astroport et de séjour, personne ne nous pose de questions. » Il a été secoué par une quinte de toux. J’ai attendu qu’elle s’apaise avant d’intervenir. « Vous travaillez pour votre propre compte ou pour celui d’une compagnie ? » Rajiva a rajusté sa jupe blanche avec cette élégance, cette grâce même qui accompagnaient chacun de ses gestes. « Disons que quelques compagnies s’intéressent de près à nos essais, mais nous avons nos propres financements. Une liberté totale. Un vrai luxe. Ce qui nous motive, c’est l’évolution du voyage spatial, pas gagner de l’argent. — On a tous besoin de fric ! a objecté Qwor. — Il se trouve que je suis l’unique rejeton d’une famille fortunée, a déclaré Jaz Aptrow. Et que je dilapide tout mon héritage dans nos petites expérimentations. » Il a marqué un temps de silence, les yeux dans le vague. « La vie ordinaire des gens riches ne m’intéresse pas. Ni les soirées orgiaques sur les bateaux du fleuve Arao de BeïBay sur NeoTierra. Ni les cures de rajeunissement génétique. Ni la recherche d’un corps de substitution. Ni une résidence hors de prix sur l’une des planètes encore vierges du système d’Oméga du Grahal. Ni les investissements mirobolants dans les métaux rares. — L’Ikar vous appartient donc ? — Il m’a été légué avec le reste. Il a subi tellement de transformations qu’il ne lui reste que le fuselage d’origine. — Tu oublies que nous l’avons fait enduire de différents alliages, est intervenue Rajiva. — Juste. Mais la structure globale est restée la même. » Qwor a enfin posé la question qui me taraudait également depuis un bon moment. Nous traversions une soute qui, comme la plupart des autres compartiments, débordait d’un bric-à-brac technologique ahurissant. « Pourquoi nous montrez-vous tout ça ? Ce n’est pas vraiment compatible avec votre volonté de discrétion. » D’un signe de tête, Jaz a invité Rajiva à répondre. « Nous avons perdu quelques équipiers ces derniers temps. Et nous sommes en quête de bons éléments. — Je pensais que vous n’aviez besoin de personne d’autre. — Disons qu’à trois nous parvenons à naviguer, mais que nous commençons à nous faire vieux. Nous étions une dizaine au départ. — Pourquoi les avez-vous perdus ? » Rajiva a frotté machinalement la pierre mauve sertie dans son nombril. « Certains d’entre eux ont interrompu leur collaboration, d’autres ont perdu la vie. — Ils sont morts de quoi ? » Jaz a lissé du plat de la main son crâne chauve et fleuri de taches brunes. « Les vols expérimentaux entraînent parfois des réactions physiologiques imprévues. Des vieillissements spontanés, par exemple. Ou encore des changements brutaux de métabolisme. Des bouleversements qui peuvent être fatals. — Ils connaissaient les règles du jeu, a dit Rajiva. Les salaires étaient à la hauteur des risques encourus. Les autres ont pris peur et déserté. — Et vous, vous n’avez jamais souffert de ces dérèglements de l’organisme ? » Jaz nous a fixés un petit moment, Qwor et moi, avant de murmurer, d’une voix à peine audible : « Je n’ai pas encore atteint mes quarante ansTO et j’en parais plus de cent vingt. Kelimar présente les mêmes symptômes de vieillissement prématuré. Seule Rajiva n’a pas subi de modification apparente. — Sans doute parce qu’une femme est condamnée à se battre chaque jour de sa vie contre les signes du vieillissement ! Chez moi, les effets des sauts sont d’ordre psychologique. Ils provoquent des dédoublements prolongés proches de la schizophrénie. » Rajiva a ponctué ses mots d’un rire aux éclats musicaux. « Eh bien, souhaitez-vous toujours faire partie du prochain voyage ? » a lancé Jaz. Qwor a lu la réponse dans mon regard puisqu’il m’a adressé un sourire complice avant de déclarer : « Si vous allez bien dans les environs de NeoTierra, nous acceptons de prendre le risque. » J’ai décelé dans ses yeux la même exaltation qu’avant son saut dans le gouffre de l’Arbich. Je balançais de mon côté entre excitation et frayeur. Jaz a hoché la tête d’un air las. « Nous prévoyons de partir dans trois jours80. — Quel sera notre rôle ? — Effectuer les tâches qui sont pour nous de plus en plus difficiles. — Pour Ossia et moi, il n’y aura qu’un aller. Il vous faudra recruter d’autres équipiers une fois que nous aurons atterri sur NeoTierra. » Jaz a fait quelques pas dans l’allée centrale de la soute en effleurant de la pulpe de l’index les écrans et les consoles. J’ai eu l’impression qu’il avait tout à coup deux cents ans. « Ce sera sans doute notre dernier saut. Nous n’aurons bientôt plus assez d’énergie. Ni assez d’argent. — Que deviendront les résultats de vos expériences ? — Rajiva se mettra en quête d’éventuels successeurs. Si elle n’en trouve pas, nous publierons les comptes rendus de nos travaux de manière à ce qu’ils tombent dans le domaine public sans qu’aucune compagnie ne soit favorisée. » Nous sommes retournés dans le quartier de l’équipage pour peaufiner les détails de notre départ à destination de NeoTierra. J’ai regretté la fraîcheur relative de la soute. Rajiva nous a servi des verres d’une boisson bleutée glacée au goût vaguement fruité. Une odeur indéfinissable flânait dans l’atmosphère surchauffée du vaisseau. « En d’autres termes, nous rentrons chez nous, a soupiré Jaz. — Vous peut-être, mais Rajiva est originaire de Borshen, ai-je objecté. — Je compte aussi finir mes jours sur NeoTierra…» J’ai compris, à la façon dont Rajiva avait fixé Jaz, qu’ils n’étaient pas seulement liés par l’intérêt professionnel. « Vous accordez souvent votre confiance aux inconnus qui vous abordent dans les astroports ? a lancé Qwor après avoir vidé son verre. — C’est la première fois. » Jaz a bu à son tour une gorgée de boisson bleutée. « Je connais de réputation la confrérie des Aswins. Des gens fiables et habitués aux situations extrêmes. Exactement le profil dont nous avions besoin pour optimiser nos chances de regagner NeoTierra. — Vous les estimez à combien, ces chances ? » Jaz a pianoté délicatement sur le métal de la table autour de laquelle nous nous étions assis. « Par le raccourci que nous comptons prendre, quatre chances sur dix, peut-être. — Pas si mal. Combien de temps prévoyez-vous pour arriver à NeoTierra ? — Si nous ne nous sommes pas trompés dans nos calculs, une petite journéeTO. — Putain de gain de temps ! a sifflé Qwor. — Le problème est qu’il nous faut dégager des constantes dans un domaine purement aléatoire. Les propriétés des vibrations fondamentales ne sont pas encore très bien connues. Nous ne pouvons pas prédire exactement les effets secondaires de chaque vol. — Sur le métabolisme des passagers ? — Pas seulement. Selon le vieux principe d’incertitude, nous pouvons émerger à un tout autre endroit que celui qui était programmé. Voire dans un univers régi par d’autres lois. Autrement dit, nous pouvons nous égarer à chaque instant dans une autre dimension. — Faudrait déjà qu’elles existent, ces autres dimensions…» Un sourire énigmatique a étiré les lèvres desséchées de Jaz. « Elles ne sont pas une vue de l’esprit. Non seulement elles existent, mais elles communiquent avec la nôtre. Ces ouvertures, ou ces portes, nous servent justement de raccourcis. » Les paroles de l’oracle de Zaph ont de nouveau résonné en moi. L’autre côté des miroirs… il vous appartient de trouver les passages… « Comment peut-on repérer ces portes ? ai-je demandé. — Notre espace-temps est une trame criblée de trous, ou de points dits chronodaux. On parvient à les localiser avec de supercalculateurs vibratoires, comme celui de L’Ikar. — À chaque destination correspond une ouverture précise ? — N’importe quelle porte convient. Il suffit de sortir de notre espace-temps par le premier point chronodal et, ensuite, d’utiliser les propriétés de la programmation vibratoire…» Il s’est perdu dans une série d’explications scientifiques qui ont rapidement outrepassé mes facultés intellectuelles – celles de Qwor également, à en croire son absence totale de réaction et son air ennuyé. Je commençais à m’habituer à cette idée de jouer ma vie à pile ou face sur le vol probablement le plus rapide jamais expérimenté par des êtres humains. J’en éprouvais même une certaine fierté bien que la peur continuât de planter ses griffes dans ma poitrine et mon ventre. J’ai admis à ce moment-là que j’étais infectée par le même virus que Qwor. Je n’avais pas sauté dans l’Arbich seulement pour sauver ma peau, mais aussi et surtout aiguillonnée par le désir permanent de repousser mes limites. Il est venu dans ma chambre la nuit avant notre départ. Je n’avais pas fermé la porte à clef, comme chaque soir, espérant de toutes mes forces sa visite nocturne. La climatisation de l’hôtel soufflait un froid excessif, désagréable en comparaison de la fraîcheur apaisante de la pension Majpol. Il n’a pas prononcé un seul mot, il s’est déshabillé, glissé contre moi sous le drap de soie, m’a saisie par les épaules et attirée contre lui avec fermeté et douceur, exactement comme j’en avais rêvé. Ses lèvres se sont posées sur les miennes. Je ne surprendrai personne en affirmant que Qwor était un amant magnifique, qu’à sa vigueur physique s’associaient une peau étonnamment douce et une sensibilité extrême qui se diffusait dans chacune de ses caresses, dans chacun de ses baisers. Nous n’avons pas échangé une parole, nous avons laissé nos corps et nos souffles parler jusqu’à l’aube. Nous avons fini par nous endormir au moment où les premiers rayons de l’étoile se glissaient par les interstices des persiennes. Mais, comme je suis une femme et qu’il me faut à tout prix coller des mots sur les sensations, j’ai demandé à Qwor quelques heures plus tard pourquoi il avait attendu la veille de notre départ pour me rejoindre dans ma chambre. Il a vidé la tasse de samz apportée par le jeune homme chargé des petits-déjeuners – il y avait pris goût, tout comme moi d’ailleurs ; j’appréciais désormais les vertus énergisantes et purifiantes de la plante borsheni – avant de plonger ses yeux délavés dans les miens. « J’en avais envie depuis longtemps. En réalité depuis que je t’ai aperçue sur les bords de l’Arbich. Mais j’ai toujours des scrupules à mêler le travail et les sentiments. L’une des règles de base des Aswins est de ne jamais tomber amoureux en mission. — Des scrupules, toi ? » Il a souri par-dessus sa tasse et je l’ai trouvé plus séduisant que jamais, vêtu d’un ample pantalon de coton blanc, torse nu, cheveux emmêlés, joues ombrées de barbe. « Je ne suis pas un andro. Les andros ne tombent pas non plus amoureux. » Je n’ai pas relevé, mais ses mots m’ont enveloppée de chaleur et ils ont réveillé mon désir. « Rien ne t’oblige à tenter le grand saut, a-t-il repris après s’être servi une nouvelle tasse de samz. — C’est ça ou rester des mois à se morfondre sur ce caillou, ai-je répondu. Tu… Tu serais parti sans moi ? » Il m’a fixée d’un air grave qui assombrissait légèrement son regard. « Bien sûr que non. Si tu n’avais pas été d’accord, j’aurais attendu avec toi que ce foutu Septius soit rafistolé. N’oublie jamais cette autre règle de base des Aswins : les équipiers en mission ne doivent à aucun prix se désolidariser. — C’est vrai, la règle de base numéro trois », ai-je murmuré, légèrement rembrunie. Il m’a caressé les cheveux avec une tendresse presque suffocante. « La règle, en l’occurrence, s’accorde parfaitement à mon désir. » J’ai failli le prendre par la main et l’entraîner vers le lit, mais un coup d’œil à la pendule flottante de la chambre m’a rappelé que nous avions rendez-vous dans une heure à l’astroport et que nous avions tout juste le temps de nous préparer. Que risquions-nous au juste lors de ce vol ? La mort ? Nous la croisons si souvent, en tant que mercenaires, qu’elle a juste à tendre le bras pour nous saisir. Nous perdre dans une autre dimension ? Nous sommes déjà perdus dans celle-ci, où nous ne maîtrisons pas grand-chose de notre existence. Un atterrissage à l’autre bout de l’univers ? Ça ne nous changerait pas vraiment de Borshen et nous trouverions peut-être les moyens de repartir. Au moins, nous aurions l’impression d’agir, de provoquer le destin. Et puis, si nous parvenions à gagner le système de Solar 2 (je crois que le système central porte aussi le nom de Frater 2) en une seule journéeTO, nous serions les êtres humains les plus rapides de toute la Galaxie et de tous les temps. Mes peurs s’étaient définitivement estompées lorsque le chouk nous a déposés à l’astroport. Sans doute le fait de sentir Qwor à mes côtés n’était-il pas étranger à l’exaltation qui s’emparait de moi. Nous nous sommes embarqués dans L’Ikar sans subir le moindre contrôle des flics borshenis, affairés à fouiller de fond en comble une multitude de pèlerins zaphiotes arrivés au cours de la nuit par un antique vaisseau à propulsion thermique. Qwor et moi étions tellement occupés que nous ne l’avions pas entendu atterrir. On ne nous a imposé aucune des mesures préventives en usage sur la plupart des mondes. Nous n’étions pas fâchés de repartir de cette planète brûlée. Rajiva, Kelimar et Jaz Aptrow nous attendaient dans le sas. Ils nous ont remis nos combinaisons spatiales, dont la forme et la couleur brune ne mettaient pas ma silhouette ni mon teint en valeur. Les motifs rouges qui les ornaient représentaient, selon Kelimar, des dragons des légendes de la Dissémination. Quant aux chaussures montantes à semelles magnétiques, elles nous permettraient peut-être d’éviter les désagréments des brusques pertes de gravité artificielle après le franchissement du point chronodal, mais elles étaient un véritable désastre sur le plan de l’esthétique. Rajiva ne perdait pourtant rien de sa prestance dans sa tenue spatiale et j’ai pris conscience que les vêtements n’entraient que pour une petite part dans l’élégance. L’ensemble se complétait d’un casque respirateur destiné à pallier une éventuelle carence en oxygène. On nous a ensuite attribué chacun une cabine. J’ai vu, dans l’attitude et le regard de Rajiva, qu’elle savait que Qwor et moi étions devenus amants. Les femmes devinent ces choses-là, ce qui les rend à la fois plus subtiles et vulnérables que les hommes. Les cabines étaient de toute façon si exiguës qu’on ne pouvait pas décemment s’y loger à deux. L’étroitesse et l’inconfort des couchettes n’incitaient guère à la joute amoureuse. Les lavabos, minuscules, se nichaient à l’intérieur de placards dont les portes, lorsqu’elles étaient ouvertes, occupaient toute la largeur de la pièce. Pour se laver, il fallait utiliser à tour de rôle l’unique cabine de douche dans laquelle on peinait à se tourner même lorsqu’on n’était pas très épaisse comme Rajiva et moi – j’ai douté que Qwor réussisse à y loger tout entière son immense carcasse. « Des conditions plutôt spartiates, n’est-ce pas ? a murmuré Kelimar. — Spartiates ? — Un mot tiré de mythologies de la préhistoire spatiale qui signifie confort réduit au minimum. Le nom du vaisseau provient d’ailleurs du même creuset mythologique. Ikar était un être humain qui, pour avoir voulu se rapprocher de trop près de l’étoile de son système, a vu fondre le fuselage de son vaisseau, qui s’est ensuite démantelé et dispersé dans l’espace. — Nous jouons nous aussi les Ikar, a ajouté Jaz avec un sourire. En espérant connaître une fin un peu moins tragique. Nous allons maintenant vous expliquer ce que nous attendons de vous. » Ils comptaient sur notre vigueur physique pour les assister en cas de défaillance physiologique et exécuter à leur place les gestes qu’ils n’auraient plus la capacité d’accomplir. Qwor leur a demandé pourquoi ils n’utilisaient pas des andros. « Les andros perdent leur fiabilité lors des changements de dimension, a répondu Kelimar. Les vibrations fondamentales perturbent leurs systèmes. De plus, ils ne sont pas animés par l’instinct de survie, ce qui les rend moins adaptables, donc moins efficaces, que les êtres humains dans les situations d’urgence. » Nous nous sommes familiarisés avec L’Ikar jusqu’à la nuit tombée. Par familiarisés je veux dire qu’on nous a montré quelques règles élémentaires liées à la sécurité. Pas question d’apprendre ne serait-ce que de vagues notions de pilotage, une formation qui prenait normalement cinq ou six annéesTO. Si les calculateurs vibratoires se chargeaient de l’essentiel du travail, une intervention humaine était toujours possible, principalement lors des entrées en atmosphère. Consigne était donnée de s’enfermer dans la cellule refuge, capitonnée d’un alliage spécial, pendant les tempêtes magnétiques ou lors de grosses perturbations chronologiques. Nos tâches prioritaires consistaient à surveiller l’état physique de nos trois compagnons, à s’assurer qu’ils ingèrent suffisamment de nourriture et de boisson, à leur injecter des doses d’adrénaline en cas de dépression métabolique, à les porter dans la salle de repos ou dans la cellule refuge en cas de danger. Pour des raisons qu’on ne pourra jamais élucider, nous n’avons obtenu l’autorisation de décollage des autorités astroportuaires qu’au cœur profond de la nuit. Les conditions étaient parfaites : ciel dégagé, température d’une trentaine de degrés Celsius, vent quasi nul. J’ai observé les étoiles par le hublot de la salle de pilotage où Kelimar surveillait sans cesse les paramètres crachés par les calculateurs vibratoires sur une multitude d’écrans verticaux transparents. Qwor s’est approché de moi et a murmuré, en désignant la voûte criblée de points lumineux : « Nous allons passer au travers. — Qu’y a-t-il de l’autre côté ? — L’envers du décor, je suppose. » Il m’a ébouriffé les cheveux. « Je suis content en tout cas d’y aller avec toi. » Il y avait une émotion presque enfantine dans ses yeux, sur ses traits. Qui aurait pu penser que Qwor, le mercenaire dont la légende courait d’un bout à l’autre de la Galaxie, fût capable de sentiments ? Nous nous sommes assis sur les sièges de sécurité quelques minutes avant que L’Ikar ne décolle dans un grondement étouffé. Les sangles se sont ajustées à nos corps et nous ont plaqués contre la cloison. Le générateur de gravité artificielle s’est mis en marche bien avant que la planète ne soit plus qu’un caillou perdu dans l’immensité. CHAPITRE XIII 1. – Tout être humain devra porter assistance à un autre être humain dans la difficulté ou le besoin. 2. – Tout être humain devra accueillir sur son monde un autre être humain comme un frère. 3. – Tout être humain qui attentera à la vie d’un autre être humain ou d’un groupe d’êtres humains encourra la peine de mort. 4. – Tout être humain qui conclura une entente avec des espèces intelligentes non humaines au détriment d’un autre être humain ou d’un groupe d’êtres humains encourra la peine de mort. 5. – Tout être humain qui se livrera à des trafics incluant des êtres humains ou nuisant aux intérêts d’un être humain ou d’un groupe d’êtres humains encourra la peine de mort. Les cinq lois immuables de la Dissémination, archives du Parlement universel, BeïBay, NeoTierra, système de Frater 2 ou Solar 2. LES COURSIVES ÉTROITES formaient un véritable labyrinthe. N’ayant pas réussi à savoir dans quelle cabine logeait Erdok, Onden avait décidé d’explorer le cinquième niveau. Il lui fallait prendre des risques pour récupérer le cakra. Elle avait prétexté une migraine pour prendre congé de Malkino sitôt la fin de son service, sautant le repas que les deux femmes avaient l’habitude de partager dans la cabine de la responsable du personnel. Cette dernière lui avait lancé un regard inquisiteur vaguement menaçant. Les turbulences s’étaient interrompues à peine quelques heures plus tôt. Le visage du second de l’Odysseus était de nouveau apparu sur les écrans pour annoncer la fin de la procédure sécuritaire et la reprise des activités ordinaires. Le sarcophage avait relâché sa pression avant de se replier dans son compartiment. Malkino était venue frapper à la porte de la cabine d’Onden quelques instants plus tard, visiblement inquiète, sans même avoir pris le temps de revêtir sa tenue officielle. « Ah, je vois que vous avez appliqué le protocole. Je craignais que vous n’ayez été surprise par les turbulences. » Onden avait passé sous silence la visite d’Erdok. Elle devait régler ses problèmes seule. Elle ressentait des présences hostiles dans le vaisseau. Ses perceptions, qu’elles reflètent la réalité ou émanent des mémoires des autres maillons de la chaîne, exacerbaient sa méfiance et lui donnaient parfois l’impression de basculer dans la folie. « Venez me rejoindre dès que possible dans ma cabine. J’aurai beaucoup de travail aujourd’hui. » Les perturbations avaient en effet provoqué une recrudescence de plaintes et de litiges au sein du personnel. Pendant une dizaine d’heures™, Malkino avait reçu sans interruption des hommes et des femmes venus principalement déverser une agressivité exaspérée par la peur et une forme de spatialite aiguë spécifique à l’ADVL. Assise derrière la responsable du personnel, Onden avait craint à tout moment un dérapage. Elle doutait que les souvenirs de Kalkin lui fussent d’un quelconque secours au cas où l’un des plaignants aurait la mauvaise idée d’agresser Malkino. Elle avait pu constater, face à Erdok, que la seule volonté ne suffisait pas à ranimer la science du combat contenue dans la mémoire du troisième frère. La responsable du personnel n’avait pas choisi une garde du corps très fiable. Par chance, bien que parfois tendus, les entretiens n’avaient pas dégénéré en affrontements physiques. Onden avait filé au cinquième niveau sans passer par sa cabine. Ses chances étaient minces de repérer Erdok et de localiser sa cabine, elle n’avait pas eu le temps d’échafauder le moindre stratagème, mais elle éprouvait le besoin urgent de prendre l’initiative, au moins pour dissiper le sentiment de désolation qui l’avait envahie après que le technicien lui avait subtilisé le cakra. La chaîne quinte serait compromise, et par extension l’avenir des espèces vivantes peuplant la Galaxie, tant que le disque de feu serait entre les mains d’un individu étranger à la Fraternité. Les hommes et femmes qu’elle croisa dans les coursives du cinquième niveau ne lui prêtèrent qu’une attention distraite. La plupart d’entre eux portaient des combinaisons d’une teinte bleu sombre commune à tout le personnel de l’Odysseus et se différenciant des autres par des bandes gris clair sur les épaules et les manches. Elle passa devant des salles communes meublées de tables et de sièges où des groupes s’étaient installés pour jouer aux cartes ou à d’autres jeux qu’elle ne connaissait pas. Aucun nom n’était affiché sur les portes. Elle déambula un long moment sans résultat jusqu’à ce que la fatigue la rattrape et qu’elle décide de retourner dans sa cabine pour se reposer. Elle se sentait épuisée, vidée de ses forces, sans doute l’un des effets secondaires de l’ADVL dont avait parlé Malkino. Elle se jeta sur sa couchette tout habillée et plongea presque aussitôt dans un sommeil confus. Elle n’eut pas le courage de poser le jeton métallique en équilibre au-dessus de la porte. Elle le regretta lorsqu’une sensation de présence la réveilla en sursaut et qu’elle découvrit, penché au-dessus d’elle, la fixant avec attention comme un prédateur sa proie, Erdok. « Je suis là depuis un bon bout de temps et c’est un vrai plaisir de te voir dormir », grogna le technicien. Il avait bu comme l’indiquaient son haleine chargée, son regard vitreux et ses cheveux ébouriffés. « Je suis venu…» Il hoqueta, tituba, s’appuya à la cloison pour ne pas perdre l’équilibre. « Enfin, tu sais pourquoi…» Sa main tremblante se posa sur le col de veste d’uniforme d’Onden. « Vire-moi tout ça… et vite… si tu tiens à ton espèce de truc, là… — Rendez-le-moi d’abord, et je vous promets de vous accorder ce que vous souhaitez. » Un rictus déforma les lèvres brunes et luisantes du technicien. Il avait lui-même dégrafé la fermeture nano médiane de sa combinaison jusqu’à la taille, dévoilant son torse sombre parsemé de touffes de poils blancs et enrobé d’une épaisse couche de graisse. « T’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ma belle… Voilà comment ça marche : tu te montres gentille avec moi, je t’épargne et, à la fin du voyage, je te refile ton truc. » Tout en parlant, il tirait par à-coups le col de la veste d’Onden. Elle se remémora ses résolutions. Elle ne pouvait pas faire confiance au technicien, elle devait se débrouiller pour lui reprendre le cakra avant la fin du voyage. Elle se répéta qu’elle n’avait aucune importance en tant que femme, que ses désirs étaient morts avec Laruy Clausko, que seule comptait la formation de la chaîne quinte. Elle devait puiser dans la mémoire d’Ynolde le courage d’endurer les assauts d’un homme qui lui répugnait. La mort dans l’âme, elle commença à désactiver les fermetures nano de sa veste. Le sourire satisfait et les yeux brillants d’Erdok la cinglèrent comme des coups de fouet. Elle expira longuement à plusieurs reprises pour s’interdire de se relever et de s’enfuir dans la coursive sans lui laisser le temps de poser ses sales pattes sur elle. Elle posa sa veste au pied de la couchette. « Soyez doux avec moi, murmura-t-elle, au bord des larmes. Je n’ai encore jamais connu d’homme. — Une beauté comme toi ?… Te fous pas de moi. » Il partit subitement en arrière et se rattrapa in extremis à l’une des poignées souples reliées au plafond. Elle crut que le vaisseau était de nouveau entré dans un champ de turbulences, puis elle se rendit compte qu’Erdok avait seulement perdu toute maîtrise sur son corps. Elle prit son temps pour retirer son soutien-gorge. Le technicien faisait des efforts visiblement surhumains pour reprendre le contrôle de lui-même, mais il tanguait de plus en plus, comme si le plancher de la cabine oscillait. Ses mains, tels des oiseaux affolés, cherchaient en vain des prises où se raccrocher. Il finit par perdre l’équilibre, s’affaisser contre la porte, glisser jusqu’au sol et se figer dans une position mi-assise, mi-allongée. Sa tête dodelina à plusieurs reprises avant de retomber lourdement sur sa poitrine. Des sifflements prolongés s’échappèrent bientôt de ses lèvres entrouvertes. Onden attendit un moment avant de se rhabiller, se demandant combien de temps durerait le sommeil d’Erdok et comment il réagirait à son réveil. Elle n’avait sans doute gagné qu’un sursis. Elle ne pouvait même pas le mettre à profit pour fouiller la chambre du technicien. Non seulement elle n’en connaissait pas le numéro, mais il la partageait avec un équipier qui l’occupait peut-être en cet instant. En outre, Erdok avait sans doute rangé le cakra dans l’un de ces placards à code qui équipaient une grande partie des cabines. Pas question de se débarrasser de lui, ni même de porter plainte – un tribunal composé de délégués du personnel et de représentants du commandement siégeait à bord, qui pouvait condamner à des peines de prison les membres de l’équipage au comportement dangereux ou mutin. Elle avait besoin de lui vivant et libre. Elle resta indécise un long moment, puis une fatigue intense tomba sur sa nuque et ses épaules et la contraignit à s’allonger. Elle lutta de toutes ses forces contre le sommeil qui s’emparait d’elle et alourdissait ses membres, aux prises avec la sensation angoissante d’être un petit animal sans défense s’endormant aux côtés de son prédateur… Elle sombra dans des ténèbres profondes et froides. Elle eut besoin d’une bonne minute pour se reconnecter aux événements de la veille. Erdok avait disparu. Sans les légers relents d’alcool et de bile qui flottaient dans l’air confiné, elle aurait pu croire qu’elle avait rêvé toute cette histoire. Le technicien n’était pas homme à se retirer sans exiger son dû. Elle se sentit soulagée, puis, presque aussitôt, elle fut prise d’une terrible envie de vomir. Elle eut beau rester penchée de longues minutes au-dessus du lavabo, elle n’expulsa rien d’autre qu’un peu de salive amère malgré les spasmes puissants qui lui contractaient le ventre. L’ADVL provoquait ce genre d’effets. Son malaise risquait de durer plusieurs joursTO. Elle s’observa dans la surface miroitante qui, malgré sa coloration rougeâtre, lui renvoya l’image d’une femme pâle et défaite, comme anémiée. Elle mangeait pourtant à sa faim et, bien qu’insipide et imprégnée d’un arrière-goût chimique, la nourriture de l’Odysseus fournissait tous les apports quotidiens nécessaires. Elle se demanda si, puisque l’arme était symbiotique, la séparation d’avec le cakra ne l’avait pas affaiblie, comme un organe qu’on lui aurait arraché. Les mémoires des autres maillons ne contenaient aucun souvenir précis à ce sujet. Elle se traîna jusqu’à sa couchette et s’y allongea en espérant que sa nausée s’estomperait. Puis elle consulta la pendule dont les chiffres lumineux s’affichaient sur la doublure de sa veste d’uniforme : 6.56TOAM. Il ne lui restait qu’un peu plus d’une demi-heure pour se préparer et prendre son service. Elle se secoua. Elle resta un long moment sous le jet parcimonieux et tiède de la douche. Une nouvelle série de spasmes la secouèrent de la tête aux pieds, et elle se serait probablement effondrée si elle ne s’était pas adossée à l’une des cloisons de la salle d’eau. Elle était en train de s’habiller lorsque la porte de sa cabine s’ouvrit et livra passage à Malkino, suivie d’un homme aux cheveux blonds vêtu de la tenue protocolaire des délégués du Parlement, un ensemble gris clair, veste à col droit et pantalon, orné aux épaules de barrettes bleu et or. Le regard de la responsable du personnel lui sembla plus pénétrant, plus dur. Elle entrevit dans la coursive d’autres silhouettes, des gardes parlementaires lui sembla-t-il. Elle acheva d’activer les fermetures automatiques de sa veste tout en essayant de juguler la vague d’inquiétude qui la submergeait. Elle était trop faible pour exploiter la mémoire de ses frères, pour bénéficier de la formidable puissance engendrée par l’union des trois premiers maillons, cette puissance qu’elle avait ressentie face aux agresseurs du Tref de Simer et devant le sâtnaga de l’astroport de Kreopz. Le parlementaire la fixait avec un mélange de curiosité et de circonspection en se lissant machinalement les cheveux. De cet homme se dégageait une impression d’intransigeance, voire de fanatisme. Ses yeux clairs semblaient imperméables à toute émotion. « Voici donc à quoi ressemble un maillon d’une chaîne pancatvique, déclara-t-il d’une voix neutre. Cette jeune femme n’a pas l’air très impressionnante à première vue. — Ne vous fiez pas aux apparences, monsieur, objecta Malkino. Je l’ai vue terrasser un sâtnaga à Kreopz. Vous n’ignorez pas quels redoutables combattants sont les prêtres de Sât. — Vous êtes certaine qu’elle est neutralisée ? — Les substances que j’ai ajoutées à sa nourriture ont atteint son système nerveux. Je pense qu’elle a perdu toute capacité de nuisance. De plus, cet idiot d’Erdok lui a subtilisé son arme à la faveur des turbulences. — Je l’espère pour vous. Je n’étais pas chaud pour introduire une sœur du Panca à bord de l’Odysseus. — Nous ne pouvons pas confier les clefs de la destinée humaine au hasard, monsieur. L’OMH essaie de mettre toutes les chances de son côté. » Le parlementaire s’avança d’un pas vers Onden comme il se serait approché d’un fauve rendu inoffensif par une piqûre hypodermique. Aucune pensée de révolte ne la traversa. Elle n’avait pas d’autre réaction, face à cet homme symbolisant l’autorité universelle, que la résignation. La Fraternité n’était pas une organisation très clairvoyante puisqu’elle l’avait choisie, elle, comme maillon d’une chaîne cruciale pour l’avenir de la vie dans la Galaxie. Un maillon faible, inexistant. D’ailleurs, le danger était-il réel ou la Fraternité poursuivait-elle un tout autre dessein ? Les projections énergétiques des Froutz montraient certes l’imminence et la puissance de la menace, mais pouvait-on se fier à de simples impressions ? Hébergeait-elle vraiment des créatures non humaines ou bien était-ce une forme pernicieuse de dédoublement ? L’esprit humain était capable de créer des illusions étonnantes. Malkino et le parlementaire semblaient bardés de certitudes raisonnables, des gens qui ne remettaient en cause ni leur fonction ni leur légitimité. Ils donnaient l’impression d’être plongés les deux pieds dans la réalité tandis qu’elle se faisait l’effet d’une déséquilibrée, d’une folle. « Eh bien, mademoiselle, il semble que votre voyage s’arrête ici, reprit le parlementaire. À bord d’un vaisseau, ce qui est à la fois paradoxal et ironique, vous ne trouvez pas ? » Onden s’efforça de reprendre empire sur elle-même, de remettre un minimum de cohérence dans ses pensées. « De quoi suis-je accusée au juste ? — Ne jouez pas la carte de l’innocence, s’il vous plaît. Nous vous avons repérée à l’astroport de Kreopz et nous avons depuis lors exercé sur vous une surveillance constante. » Il tendit le bras, força Onden à baisser la tête d’un geste brusque, écarta les mèches de ses cheveux et dégagea les têtes circulaires des quatre implants vitaux alignés à la base de sa nuque. Elle n’opposa aucune résistance. Les substances versées dans sa nourriture par Malkino l’avaient privée de toute volonté, de toute force. « Vous êtes le quatrième maillon, le deuxième selon votre organisation, d’une chaîne pancatvique en cours de formation. L’OMH ne vous permettra pas de parvenir à vos fins. Chaque fois qu’une chaîne pancatvique s’est constituée, l’humanité a plongé dans un bain de folie et de sang. Ma première intention était de vous éliminer sur Kaïro, mais Malkino m’a convaincu qu’il valait mieux vous accueillir dans l'Odysseus. Pour, d’une part, vérifier que vous n’étiez pas un simple leurre. Pour bien nous assurer, d’autre part, que vous seriez éliminée à notre arrivée dans le bras de Persous et que, par conséquent, la chaîne serait définitivement rompue. C’est ce que notre chère Malkino appelle mettre toutes les chances de notre côté, et je dois admettre qu’elle s’est montrée dans cette affaire à la fois avisée et prudente. » Malkino s’inclina avec un petit sourire satisfait. « L’humanité risque de disparaître, et avec elle toute autre forme de vie, si vous m’éliminez. » Onden aurait voulu mettre davantage de conviction dans ses paroles. Elle n’avait qu’une envie, s’allonger, fermer les yeux et glisser à jamais dans l’oubli. Le simple fait de rester debout lui réclamait toute son énergie. Elle associait maintenant le goût chimique dans sa nourriture aux révélations de Malkino, mais elle n’aurait jamais imaginé que la responsable du personnel était en train de l’empoisonner. Ni son regard ni ses expressions n’avaient laissé entrevoir la moindre intention. Sa maîtrise hors du commun en faisait une adversaire redoutable pour une jeune paysanne de la colonie Mussina. « Ne vous fatiguez pas : nous sommes prévenus que vous êtes des fanatiques, mademoiselle. » Le parlementaire jeta un bref regard par-dessus son épaule à l’escorte qui attendait dans la coursive. « Nous connaissons les règles du Panca, entre autres cette obéissance aveugle qui vous enchaîne à vos maîtres. Nous avons d’abord laissé agir les prêtres de Sât, des gens aussi fanatiques que vous, pensant qu’ils suffiraient à vous empêcher de nuire, mais ils ont échoué et il a fallu que nous prenions les choses en main. Les événements sur Albad, votre tentative de rencontrer le chef du gouvernement dans son palais de Simer, l’agitation dans les quartiers nous ont remis sur votre piste. Nous vous avons localisée sur Kaïro. Fin de l’aventure. Les peuples humains vont de nouveau pouvoir dormir en paix. — Dormir d’un sommeil éternel…» Un rictus méprisant déforma les lèvres du parlementaire. « Probablement tout cela vous dépasse-t-il, mademoiselle : vous n’êtes qu’un maillon. — C’est d’ailleurs étrange que les maillons soient tenus dans une telle ignorance », intervint Malkino. Le parlementaire secoua la tête. « C’est très compréhensible au contraire. » Son air docte, supérieur, horripilait visiblement la responsable du personnel. « Le fanatisme repose sur la confiance absolue. Les gens qui réfléchissent doutent, et les doutes fissurent tout l’édifice. Le principal pour le Panca est de former la chaîne : il utilisera ensuite le cinquième frère, ou le premier, comme une arme au feu dévastateur. Nous avons frôlé la catastrophe : quatre maillons se sont déjà assemblés. — Que comptez-vous faire d’elle, monsieur ? » Le parlementaire se frotta le menton. « Nous ne sommes ni des fanatiques ni des barbares, n’est-ce pas, mais des représentants de la démocratie interplanétaire. Elle aura donc droit à un procès en bonne et due forme qui se tiendra dans… disons deux jours™. — Quelle peine risque-t-elle ? » Le parlementaire recula vers la porte entrouverte de la cabine. « La mort si sa culpabilité est prouvée, comme tous ceux qui attentent d’une façon ou d’une autre à la vie humaine. L’une des cinq lois immuables héritées de la Dissémination. — Et le technicien Erdok ? Que voulez-vous que… — Rien. Laissez cuver cet idiot dans son alcool. Quant au disque de feu, il ne se souvient probablement même pas de l’endroit où il l’a caché. Aucune importance : l’arme n’est utilisable par personne d’autre que la sœur. Je vais de ce pas informer la commission du dénouement de cette affaire. » Il sortit de la cabine et donna des ordres aux gardes qui attendaient dans la coursive. Malkino lui emboîta le pas sans accorder un regard à Onden. Le matelas équipant la couchette était un peu plus rêche et dur, aucune cloison ne séparait la cuvette des toilettes de la pièce principale ; pour le reste, la geôle, ou le Trou, ne présentait pas vraiment de différence avec une cabine ordinaire. Onden avait perdu le compte des heures. Elle flottait dans une grisaille froide et diffuse où les pensées se diluaient et se recomposaient sans aucune cohérence. Étaient-ce les effets des substances administrées par Malkino ou de son propre sentiment d’échec, de trahison ? Elle était maintenant contaminée par les doutes qui avaient dépecé Ewen lors de son interminable voyage à destination de Phaïstos. Et si le parlementaire avait raison ? Si l’entité dont elle percevait la puissance destructrice était le Panca lui-même ? Ewen, Ynolde, Kalkin avaient-ils été manipulés depuis le début ? S’était-on servi d’eux pour exterminer toute forme de vie dans la Galaxie ? N’étaient-ils que des instruments au service d’êtres assoiffés de vengeance ? Elle comprenait maintenant comment les incertitudes avaient conduit Mihak à trahir la Fraternité. Garde confiance, sœur Onden. Le chuchotement avait surgi de sa confusion intérieure et retenti avec une clarté saisissante. Le danger grandit chaque seconde. Rejoins sans tarder le premier frère dans le système d’Alpha du Tarz. Transmets-lui les âmnas des quatre autres maillons afin que, fort de la vitalité de ses frères, il puisse accomplir l’œuvre. Qui me parle ? Où êtes-vous ? Le Panca t’accompagnera tout au long du chemin, sœur Onden. N’êtes-vous pas qu’une création de mon esprit ? Une illusion ? Un gardien ouvrit la porte pour lui apporter un plateau-repas tandis qu’un deuxième homme attendait dans la coursive. Elle ne parvint pas à déchiffrer d’intention dans le regard insistant qu’il lui adressa. Elle crut cependant déceler de l’intérêt, voire de la bienveillance. Elle ne toucha pas à la nourriture, pas seulement parce qu’elle la soupçonnait d’être empoisonnée, mais parce qu’elle n’avait pas faim, toujours tenaillée par la nausée qu’elle avait ressentie à son réveil. Elle but d’un trait le grand verre d’eau dont le goût fort de désinfectant la rassura. L’écran du plafond de la cellule s’alluma et elle comprit, du fond de son inertie, que l’Odysseus entrait dans une nouvelle zone de turbulences. Le sarcophage surgit de son compartiment et l’enveloppa quelques secondes avant les premières secousses. Elle resta cette fois collée contre la couchette pendant que le vaisseau partait dans une succession d’embardées d’amplitude croissante. La lumière s’éteignit. Elle eut la sensation d’être désarticulée, projetée dans tous les sens, un peu comme un épi dans l’un des moulins mécaniques de la colonie Mussina. Il lui sembla également que des jets chauds et amers jaillissaient à plusieurs reprises de sa bouche et s’écoulaient sur son cou et sa poitrine. Aux courtes périodes d’accalmie succédèrent de brutales et longues perturbations traversées d’éclairs aveuglants. Elle pensa que l’espace tout entier se déchirait, que le vaisseau, pris dans des courants à la puissance phénoménale, allait s’écraser contre des récifs vibratoires. Elle souhaita qu’il se pulvérise sur une invisible barrière et que ses propres atomes se dispersent dans l’infini. Ewen avait mille fois appelé la mort dans le vaisseau à propulsion thermique qui l’emmenait à Phaïstos, Ynolde l’avait désirée de toutes ses forces lorsqu’elle avait subi les assauts répétés de Sargor, Kalkin l’avait frôlée de près lors de la campagne de chasse au drago dans les eaux saumâtres de la planète Devaka… La mort était tapie dans la mémoire de ses frères. Les secousses s’accentuèrent, les pertes de connaissance alternèrent avec les retours à la conscience. Ce fut le plafonnier qui, en s’emplissant de lumière, la réveilla. L’Odysseus avait recouvré son assiette, mais le sarcophage la maintenait plaquée contre la couchette, signe qu’il n’était pas encore sorti de la zone de turbulences. Des cris sinistres transpercèrent les cloisons métalliques. Quelques secousses de moindre amplitude ballottèrent encore le vaisseau. Puis le second, dont le visage grave se découpa sur l’écran du plafond, annonça que les protocoles de sécurité étaient levés. Elle dut se concentrer pour entendre la communication hachée par les parasites. Le sarcophage relâcha sa pression et se rétracta dans son compartiment. Elle put enfin détendre ses membres et son dos. Elle s’aperçut que des taches sombres criblaient sa veste et que des mèches de ses cheveux étaient collées à ses joues et son cou. Elle se sentait encore faible, même si sa nausée s’était en grande partie estompée. Elle se leva, esquissa quelques pas titubants, parvint à se stabiliser devant le lavabo et à glisser la main sous le robinet pour recueillir un peu d’eau dans le creux de sa paume, en but quelques gorgées puis entreprit de se nettoyer à l’aide d’une serviette si rêche qu’elle lui irrita la peau. Elle n’eut pas le loisir de poursuivre ses ablutions. La porte s’ouvrit et le geôlier s’engouffra dans sa cellule. « On… On vient vous chercher. » Le visage livide, défait, il s’exprimait avec de grandes difficultés, comme si chacun de ses mots lui blessait les lèvres. Elle aperçut les uniformes de gardes officiels de chaque côté de la porte. Elle trouva étrange qu’on l’emmène à son procès sitôt franchie la zone de turbulences. Le délégué du Parlement semblait pressé de la juger et de se débarrasser d’elle. D’autres cris, aussi féroces et sinistres que ceux qui avaient retenti quelques instants plus tôt, lacérèrent le silence ronronnant du vaisseau. « Faites vite, mademoiselle. Il se passe de drôles de trucs dans ce rafiot, faut pas traîner dans les coursives. » Elle s’essuya la main et hocha la tête. « Je viens. » CHAPITRE XIV Le dieu Xoal supplanta les autres dieux du panthéon de Manahor pour devenir le dieu tutélaire et quasiment unique de la grande cité. Même si on connaît assez mal les mythologies de l’antique civilisation d’Orign (par la suite Elthor), on peut dire de Xoal qu’il était un dieu vindicatif et cruel réclamant sans cesse des sacrifices humains pour accorder ses faveurs aux stoguls (chefs) des clans. On se perd en conjectures sur les constructions pyramidales qui lui sont consacrées. On ne sait pas, par exemple, à quel usage étaient destinées les rampes droites creusées dans leurs façades inclinées. Certains imaginent qu’elles servaient à monter les matériaux au fur et à mesure que la construction s’élevait. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. « JE PENSE qu’ils nous offrent en sacrifice à leurs dieux. » Bien qu’il n’eût pas parlé très fort, la voix de Ferlun, toujours nu, avait dominé le bourdonnement de la foule assemblée autour de l’édifice pyramidal. Bent fixa jusqu’au vertige la rampe lisse qui courait tout le long de la façade oblique et donnait en contrebas sur une fosse hérissée de pieux aux pointes effilées. Les deux hommes au crâne tatoué l’avaient entraîné quelques instants plus tôt dans l’escalier qui grimpait en colimaçon à l’intérieur du bâtiment. Ferlun se trouvait déjà sur la terrasse carrée exiguë du sommet en compagnie de ses propres gardes du corps, de six jeunes femmes vêtues de robes translucides et d’un homme au visage ridé qui ployait sous le poids d’une énorme tiare sertie de pierres scintillantes. La brise matinale tiède ne parvenait pas à disperser les odeurs entêtantes des encens qui brûlaient dans des vasques de pierre. L’étoile du système se levait dans une débauche de lumières jaunes et roses qui paraient les vagues océaniques de reflets dorés scintillants. Une légère houle berçait les bateaux dans le port. Des nuées d’oiseaux blancs criards jouaient entre les panaches de fumée blanche qui s’élevaient de divers points de la ville. La nuit semblait s’être repliée dans le cœur des falaises lointaines, encore plongées dans une pénombre indéchiffrable. Bent laissa errer son regard sur la multitude qui emplissait toute la place autour de la pyramide et débordait dans les rues adjacentes. Vue d’en haut, la ville dévoilait la cohérence de sa géométrie articulée autour du port et de l’estuaire du fleuve qui avait retrouvé son cours tranquille après les précipitations de la veille. « Pourquoi nous sacrifient-ils ? demanda Bent. — Ils pensent s’attirer les bonnes grâces de leurs dieux. » Bent observa le vieillard coiffé de la tiare ; son allure et son comportement lui rappelaient les prêtres de Dilah de Granport. « Nous n’avons rien à voir avec leurs histoires… — Le clan qui nous a capturés a connu des revers de fortune, dont leur récent naufrage, et ils espèrent que notre sang changera le cours du destin. — Ils vont nous pousser là-dedans ? » Ferlun se pencha légèrement vers l’avant pour observer la rampe incurvée. « Si j’en juge par l’aspect lisse de la pierre, elle a servi très souvent. Depuis des sièclesTO sans doute. » Bent ne parvenait pas à se pénétrer de la réalité de cette scène, ni de l’imminence de sa propre mort. La curiosité l’emportait pour l’instant sur la peur. Il crut reconnaître, debout au bord de la fosse, Osorul aux côtés de la femme qui les avait accueillis et d’autres silhouettes au crâne lisse. Il se souvint du geste de sa jeune geôlière, mimant une chute brutale, lorsqu’il lui avait demandé ce qu’ils comptaient faire de lui. « Notre sang éclaboussera ceux qui nous offrent aux dieux, ajouta Ferlun. Le rituel, je suppose. » Le vieil homme s’avança au bord de la terrasse carrée et écarta les bras. Après que le silence fut retombé sur la place, il se lança dans un discours dont l’énergie, la véhémence même, surprit Bent. Son allure de vieillard croulant sous le poids des ans contrastait fortement avec la clarté et la puissance de sa voix. Les jeunes femmes alignées derrière lui s’étaient figées dans une attitude extatique. Bent estima le moment propice pour tenter de s’enfuir ou, au moins, se donner l’illusion d’agir. Les chances étaient minces, pour ne pas dire nulles, de réussir à redescendre en bas de la pyramide et se frayer un chemin dans la foule massée sur la place. Un bref coup d’œil par-dessus son épaule lui montra que les hommes au crâne tatoué barraient l’accès à l’escalier. Il scruta le ciel, suivit un instant les arabesques des oiseaux blancs, admit qu’il ne pouvait pas s’en sortir par lui-même et qu’il ne devait compter sur aucun secours extérieur, et, de nouveau, la peur lui pinça les entrailles. Il lança un regard haineux à Ferlun, qui, en réponse, lui retourna un sourire complice. Le discours du vieil homme se prolongeait sans que ne faiblisse un seul instant sa véhémence. La vitesse à laquelle les événements s’enchaînèrent prit Bent au dépourvu. Ferlun se déplaça avec une telle soudaineté que les gardes n’eurent pas le temps de réagir, fondit en deux bonds sur le vieil homme et l’empoigna par le col de sa robe. Ce dernier résista avec une vigueur étonnante, battit des bras, mais il ne put empêcher son agresseur de le pousser vers la rampe. Les jeunes femmes poussèrent des cris suraigus. La tiare du vieil homme se détacha de sa tête, dévoilant un crâne chauve tavelé, et roula sur le sol en répandant autour d’elle des éclats brillants. Ferlun le relâcha seulement après qu’il eut commencé à glisser le long de la rampe. Sa robe se retroussa sur les maigres jambes du prêtre ; il essaya d’enrayer sa descente en s’aidant de ses mains et de ses pieds, mais, emporté par son poids dans la pente glissante, il prit peu à peu de la vitesse. Les jeunes femmes affolées invectivèrent les hommes au crâne tatoué sans provoquer la moindre réaction. Le vieil homme glissant de plus en plus vite, tomba dans la fosse et s’empala sur les pieux effilés. Son sang aspergea les spectateurs des premiers rangs qui n’eurent ni le temps ni le réflexe de se reculer. Son corps désarticulé s’affaissa sur cinq ou six aiguilles de bois. Un murmure effrayé parcourut la foule, puis un silence hébété retomba sur la place, rompu seulement par les cris d’oiseaux et le murmure de la brise. Bent s’attendit à ce que les hommes au crâne tatoué se précipitent sur Ferlun et lui, mais ils demeuraient pétrifiés, comme tétanisés par la fin du prêtre. « Ils vont nous couper en petits morceaux, gémit Bent. — Le sacrificateur a été sacrifié, déclara Ferlun. Il leur paraissait inaccessible, immortel, intouchable. Leur monde s’écroule. » L’une des jeunes femmes se griffa le visage et se lança en hurlant dans la rampe, qu’elle dévala en une poignée de secondes. Elle s’embrocha à son tour sur les pieux dans un bruit mat. Les cinq autres l’imitèrent presque simultanément, se précipitant dans les rampes des autres façades. Leur mort ne souleva aucun mouvement ni aucune protestation dans la foule. Des charognards au cou déplumé et aux ailes noires se déployèrent dans le ciel d’un bleu pâle presque blanc. « Vous saviez depuis le début ce que vous alliez faire ? demanda Bent tout en surveillant du coin de l’œil les hommes au crâne tatoué. — J’ai observé leur organisation, ou plutôt je me suis appliqué à la comprendre dans tous ses aspects. — Comment ? Vous ne parlez pas leur langue. Et puis vous n’êtes pas sorti de la pièce où on vous avait enfermé…» Portées par la brise, leurs voix s’envolaient vers les craillements des charognards et les piaillements des oiseaux blancs. « Il n’est pas besoin de parler une langue ni de se déplacer pour comprendre. » Il désigna les corps dans l’une des fosses. « J’ai vu deux de ces jeunes femmes en grande discussion dans le jardin avec la chef du clan qui nous a capturés. J’ai vu quelle pression elles exerçaient sur elle pour obtenir de l’argent ou des faveurs, j’ai vu la colère et l’amertume suscitées en elle par cette conversation, j’ai compris que les esprits étaient prêts pour un changement, qu’il suffisait de renverser une seule carte pour écrouler leur château de croyances. Seule la peur les empêchait de démanteler un système qu’ils jugeaient inique. Nous ne sommes pas tenus par leurs peurs, n’est-ce pas ? » Des vociférations fusèrent peu à peu de la foule. Bent crut d’abord qu’elles les prenaient pour cibles, Ferlun et lui-même, puis il se rendit compte que les invectives s’échangeaient entre des groupes, que des camps se formaient en divers coins de la place, que des débuts de bagarre éclataient. Les hommes au crâne tatoué se désintéressaient de leurs prisonniers, regards rivés sur les mouvements qui agitaient la multitude en contrebas. « Toujours la même chose sur tous les mondes à toutes les époques, reprit Ferlun. Les partisans de la nouveauté s’opposent aux tenants de la tradition. — C’était quand même risqué, ce que vous avez fait, protesta Bent. Ils auraient pu se retourner contre nous. » Ferlun éclata de rire. « Risqué ? Au pire, nous serions morts ! Quand on va là où on ne nous attend pas, Bent, on obtient des réactions surprenantes. La peur tente toujours de nous ramener vers l’habitude, le connu, et le connu n’offre pas de surprises. » Des lames scintillèrent et les échauffourées du début se transformaient peu à peu en batailles rangées. Bent remarqua que des hommes et des femmes au crâne tatoué défendaient maintenant l’accès de l’escalier à la pyramide que d’autres, têtes couvertes de bonnets ou parées de chevelures extravagantes, tentaient d’investir par la force. Les crochets des harpons tintaient contre les glaives, les boucliers, les fléaux ou les masses. L’odeur de sang domina rapidement les effluves d’encens. L’un des gardes du corps s’approcha de Ferlun et, s’exprimant par gestes, lui demanda de rester en haut pendant qu’eux descendaient prêter main-forte à ceux de leur clan. « Nous progressons dans notre connaissance de cette cité. » Ferlun observa un long moment la bataille qui faisait rage sur la place et dans les rues. « Nous avons de solides alliés, maintenant. » Bent posa la question qui le tracassait. « Ça ne vous a pas… euh, posé problème de pousser cet homme dans la rampe ? — Un jour victime, un jour assassin, un jour coupable, un jour innocent, c’est le Vex. » La bataille tourna assez rapidement à l’avantage des combattants au crâne tatoué. Des sons prolongés retentirent, des groupes rompirent et battirent en retraite, la foule se clairsema, la place recouvra peu à peu son calme. L’étoile du système, déjà haut dans le ciel, dispensait une clarté éblouissante et une chaleur forte. Des cadavres, des têtes, des membres tranchés et des taches de sang parsemaient les dalles de pierre ocre et les allées blanches. Les charognards réfugiés sur les sommets sphériques des tours d’angle profitèrent de la relative accalmie pour se disputer les premiers lambeaux de chair. Les pleurs et les lamentations s’élevaient dans la nuit. Du balcon de la chambre qu’on lui avait attribuée, Bent avait une vue partielle du port éclaboussé d’argent par la lumière pâle du satellite nocturne. Il n’avait pas sommeil malgré sa fatigue et la légère ivresse provoquée par le vin aromatisé dont il avait bu plusieurs verres au cours du repas. Après un séjour prolongé dans un bain chaud parfumé, il avait enfin pu passer des vêtements, une tunique et un pantalon amples en tissu un peu raide, mais au contact et à l’odeur agréables. La stogul du clan – le titre local de chef – les avait invités, Ferlun et lui, à partager sa table. Elle s’appelait Erazagal et communiquait au moyen de gestes et de mimiques qui, parfois, déformaient complètement son visage. Les mets qu’on leur avait servis étaient pour la plupart à base de poissons et de fruits de mer. De leurs échanges, Bent avait retenu qu’elle détestait le vieil homme poussé dans la rampe par Ferlun et qu’elle devrait maintenant affronter d’autres stoguls pour assurer la pérennité et la fortune des Agols, le nom de ceux de son clan, reconnaissables à leur crâne lisse qu’ils couvraient de tatouages après la cérémonie de passage à l’âge adulte. « Les tatouages remplacent la parure originelle des cheveux, avait commenté Ferlun. — Pourquoi n’ont-ils pas de cheveux ? — Sans doute une anomalie génétique qui, comme ils se marient exclusivement entre eux, s’est transmise à l’ensemble du clan. C’est devenu à la longue un signe de reconnaissance, d’appartenance. — Comment vous savez tout ça ? avait rétorqué Bent avec un brin d’agressivité. Vous ne comprenez pas ce qu’elle raconte…» Ferlun avait bu une gorgée de vin avant de s’essuyer les lèvres à l’aide de sa serviette en tissu. « Tu te fermes à leur langage parce que sa logique ne correspond pas à ce que tu connais. Ouvre-toi, Bent, essaie seulement de ressentir, sans chercher à comprendre, laisse-toi porter par sa musique, par ses vibrations. » Il avait ensuite raconté que le clan des Agols, autrefois puissant et respecté, avait connu une succession de revers qui l’avait appauvri et avait réduit son influence. Les expéditions maritimes n’avaient pas eu les résultats escomptés : les navires s’étaient abîmés en mer ou bien leurs équipages avaient été massacrés par les populations des autres terres, ou encore avaient abordé des continents totalement dépourvus de richesses. Les sacrifices exorbitants réclamés par les servants de Xoal, le dieu tutélaire de la cité de Manahor, avaient eu pour seul effet de vider des caisses déjà peu remplies. Le grand-prêtre avait menacé de destituer Erazagal et de vendre les Agols comme esclaves si elle cessait de verser la dîme. Elle avait tenté de persuader les autres stoguls de réduire l’influence du culte de Xoal, mais ils avaient refusé de se rallier à sa cause, craignant que la malédiction divine ne les prenne à leur tour pour cibles. « Combien de temps resterons-nous ici ? avait demandé Bent. — Tu sais comme moi que le temps est une donnée relative », avait répondu Ferlun avec un sourire. Une ombre se glissa dans la chambre au milieu de la nuit. L’inquiétude de Bent, brusquement tiré de son demi-sommeil, se dissipa lorsqu’il reconnut, révélée par la lumière du satellite entrant à flots par la fenêtre ouverte, la silhouette d’Osorul. La jeune femme s’assit sur son lit et lui effleura le visage de la pulpe des doigts. Son odeur l’enveloppa de trouble. Elle murmura quelques mots avant de se pencher sur lui et de poser ses lèvres sur les siennes. La chaleur et la saveur de sa bouche l’ensorcelèrent, un désir soudain et violent l’envahit. Ses propres mains s’aventurèrent sur la peau d’Osorul. Elle ne portait qu’une courte tunique en tissu. Tout en continuant de l’embrasser, elle se plaça de manière à lui offrir sa poitrine. Il frissonna lorsqu’il toucha ses seins à la fois doux et fermes. Elle se renversa en arrière en poussant un long soupir, puis elle entreprit de le dévêtir. Le visage de Geor Marint revint à l’esprit de Bent lorsque Osorul agrippa la ceinture de son pantalon. Il se rappela l’odieuse caricature d’union charnelle que les lustains les avaient obligés à jouer, Akila et lui, dans les rues de Granport. Une brise tiède et légèrement salée remua les voilages de la chambre. La jeune Agol lui offrait une magnifique occasion de balayer ses souvenirs et de se réconcilier avec lui-même. Des cris résonnèrent dans le lointain. Il les prit d’abord pour les piaillements des oiseaux blancs qui survolaient le port. Osorul se redressa, inquiète, frémissante, comme un animal aux abois. Bent perçut des vociférations humaines dans le tumulte qui enflait peu à peu. La jeune Agol se détacha de lui et se releva. Sa tunique retroussée retomba sur ses hanches et ses jambes. Il lut des regrets, de la détermination et de la peur dans le regard qu’elle lui adressa. Elle se précipita sur le balcon. Il eut l’impression d’être brutalement expulsé d’un paradis à peine entrevu. Il la rejoignit après avoir remonté son pantalon et renoué rapidement le cordon de la ceinture. Accoudée à la balustrade de fer forgé, elle pointa le bras sur la rue qui donnait sur le port. Il entrevit des mouvements dans l’obscurité. Au bout de quelques instants, il discerna des silhouettes qui avançaient en rangs serrés entre les façades basses baignées d’ombre nocturne. Il ne leur restait plus qu’une cinquantaine de mètres à parcourir pour atteindre le mur d’enceinte du domaine des Agols. La lumière du satellite, énorme et rond au-dessus de l’océan, se reflétait par instants sur les lames des glaives ou des lances. Osorul cracha une suite de sons sourds, chargés de colère, avant de se tourner vers Bent et de lui poser la main sur la joue. Sa paume le brûla. Puis elle pivota sur elle-même et se dirigea en courant vers la porte de la chambre. Indécis, Bent continua d’observer les mouvements dans les environs. Des regroupements s’opéraient aux croisements des rues. Des feux brillaient dans le lointain comme de gigantesques étoiles échouées sur terre. Des voix stridentes se détachèrent du brouhaha, des salves de vociférations leur répondirent. Les troupes qui affluaient de différents recoins de la cité s’apprêtaient à lancer l’assaut sur le domaine d’Erazagal. Des hurlements retentirent, plus proches. Les Agols se rassemblaient dans le jardin intérieur et se préparaient à riposter. Bien que redoutables combattants, ils risquaient d’être submergés par le nombre. Bent eut une pensée inquiète pour Osorul. Il se demanda ce qu’il devait faire, rester dans la chambre en attendant l’issue de la bataille, rejoindre les autres pour se battre à leurs côtés (une éventualité qu’il rejeta aussitôt, il n’avait jamais appris à manier une arme), filer en douce… Où était Ferlun ? Les premières vagues des assaillants léchèrent le pied du mur d’enceinte d’une hauteur d’environ quatre mètres. Les silhouettes des défenseurs apparurent sur le chemin de ronde et entreprirent de renverser les échelles jetées contre l’ouvrage. Des gémissements se mêlèrent aux craquements, aux ahanements, aux vociférations. L’assaut se prolongea pendant des heures. Pendant des heures les Agols repoussèrent les troupes des clans qui assiégeaient le domaine de leur stogul, pendant des heures le tumulte de la bataille emplit le silence nocturne, les morts et les blessés s’amoncelèrent, puis, alors que les premières lueurs de l’aube ourlaient l’horizon et éteignaient les étoiles, des groupes d’assaillants franchirent le mur en plusieurs points et se répandirent dans le jardin intérieur. Dès lors, il n’y eut aucun doute sur l’issue de la bataille. Les cliquetis, les crissements, les gémissements et les chocs sourds des corps tombant sur le sol se rapprochèrent de la chambre de Bent. La nuque et les épaules nouées par la fatigue et la tension, il se demanda encore une fois où était passé Ferlun. La colère se répandit de nouveau en lui comme un feu d’herbes sèches. L’homme censé être son guide dans le Vex n’était jamais là quand on avait besoin de lui. Lorsqu’ils le découvriraient dans cette chambre, les assaillants le tailleraient en pièces. Le froid de la peur supplanta rapidement dans son corps la chaleur de la colère. Il lui fallait agir, sortir du piège qui se refermait sur lui, mais comment ? À peine aurait-il parcouru vingt mètres qu’il serait repéré et embroché par une lance ou une épée. Il se dirigea d’un pas hésitant vers la porte de la chambre. Osorul ne l’avait pas refermée lorsqu’elle était partie rejoindre ceux de son clan. Il aperçut, par l’entrebâillement, des hommes et des femmes qui ferraillaient dans la galerie éclairée par le jour naissant. Les Agols affrontaient chacun deux ou trois combattants. La supériorité numérique de leurs adversaires les condamnait à la défaite malgré leur science du combat et leur courage. Bent eut un pincement au cœur lorsqu’il reconnut Osorul face à plusieurs hommes aux chevelures extravagantes armés de lourdes épées. Sa tunique déchirée en plusieurs endroits ne tenait plus que par quelques lambeaux de tissu. Des filets de sang couraient sur ses bras et ses cuisses. Elle parait les coups à l’aide de son perk avec une rapidité et une précision étonnantes, mais ils la harcelaient sans répit, lançant leurs offensives à tour de rôle. Touchée par un coup d’estoc dans le ventre, elle perdit l’équilibre et heurta la base de l’un des piliers de la galerie. Elle n’eut pas le temps de se rétablir sur ses jambes. Une lame s’enfonça dans son flanc offert. Ses adversaires poussèrent des clameurs de triomphe. L’un d’eux plongea son épée dans la gorge de la jeune Agol désormais sans défense avec une insupportable lenteur, ricanant à chacun de ses spasmes. Horrifié, Bent contint comme il le put une terrible envie de vomir. Après que la tête d’Osorul fut retombée sur sa poitrine, l’homme dégagea son épée d’un coup sec et se tourna vers la porte de la chambre. Bent se recula contre le mur. Les trois assaillants se consultèrent du regard avant de s’avancer lentement en direction de l’ouverture, visages, vêtements et jambières maculés de sang. Bent resta quelques secondes tétanisé, puis, aiguillonné par une formidable envie de vivre, il fila en courant vers le balcon. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’ils l’avaient repéré. Des exclamations et des bruits de pas précipités s’élevèrent derrière lui. Il empoigna la balustrade et la franchit d’un saut. Il atterrit trois ou quatre mètres plus bas sur un massif de fleurs aux tiges épineuses qui amortit sa chute. Des chapelets de piqûres cuisantes s’enroulèrent autour de sa jambe et de son flanc gauches. Il se releva et fonça droit devant lui, au hasard, louvoyant entre des groupes en train de se battre. Il reconnut au passage Erazagal, isolée, environnée par une nuée d’assaillants, ponctuant d’un rugissement chacun de ses coups de perk. Les cris de ses poursuivants se perdirent dans le vacarme ambiant. Le splendide jardin du domaine agol n’était plus que dévastation. Des corps jonchaient les allées et les massifs par dizaines, le sang rougissait l’eau des bassins, des lances et des flèches avaient cloué les enfants aux troncs d’arbres comme de vulgaires animaux de boucherie. Bent fonça vers le portail grand ouvert. Les vainqueurs, déjà accaparés par le pillage, se désintéressèrent de lui. Les hurlements de femmes qu’on violait dans les bâtiments annexes déchiraient le jour naissant. Il parvint à franchir l’entrée principale sans que personne ne tente de l’en empêcher. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et s’aperçut que les meurtriers d’Osorul avaient à leur tour sauté dans le jardin et s’étaient lancés à sa poursuite. Par chance, personne ne prêtait attention à leurs beuglements. Une fois hors du domaine, il tenta d’accélérer l’allure. Il prit la direction opposée à celle du port. Il se retrouva parmi des groupes d’autres fuyards qui dégringolaient par grappes du mur d’enceinte. Certains d’entre eux n’avaient pas eu le temps de s’habiller et couraient entièrement nus. Le visage de la femme défigurée lui apparut soudain. Il perçut son appel, même s’il ne l’entendait pas. Il s’étonna qu’elle choisît ce moment pour se manifester, alors qu’il évoluait hors du réseau temps. Ses trois poursuivants n’avaient pas renoncé, ils gagnaient même du terrain sur lui. Une impulsion l’entraîna à s’engager dans une ruelle sur sa gauche. Déserte, bordée de boutiques et de tavernes pour l’instant closes, elle s’étirait comme un serpent tortueux et sombre entre les constructions basses. Les claquements des semelles des trois hommes, qui s’encourageaient de la voix et du geste, se prolongeaient en échos assourdissants derrière lui. La ruelle traversait une petite place avant de s’enfoncer, plus large et pentue, dans une partie aérée de la cité. Le désespoir de la femme au visage défiguré, qu’il ressentait au plus profond de son être, le galvanisa. Il lui sembla qu’une catastrophe irréparable, immense, adviendrait s’il ne la retrouvait pas. Il arriva au bord du fleuve dont l’immense embouchure séparait la ville en deux. La brise matinale gonflait les voiles carrées de bateaux de différentes tailles et ridait le miroir pâle de l’eau. Il longea la rive jusqu’à ce qu’il aperçoive une passerelle de bois qui enjambait le fleuve en s’appuyant tous les vingt mètres sur de hautes piles de pierres. Il lui parut évident de la franchir. Il gravit quatre à quatre l’escalier qui donnait accès au tablier. Surpris par l’instabilité des lattes, il se rattrapa à la rambarde de corde pour ne pas perdre l’équilibre. Il crut que le haut du mât d’un grand navire qui s’approchait à vive allure allait percuter l’étroit pont de bois. Des vibrations l’informèrent que ses poursuivants venaient à leur tour de s’engager sur la passerelle. La traversée lui parut interminable, même s’ils ne pouvaient pas vraiment combler leur retard sur un support aussi instable. Ses pieds nus, déjà blessés par les dalles des rues, s’écorchaient sur les planches rugueuses criblées d’échardes. La femme au visage défiguré emplissait tout son esprit. Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment d’urgence. La fraîcheur du vent, au milieu du fleuve, le surprit. Il dévala l’escalier tournant sur l’autre rive et fila droit devant lui. L’étoile du système se levait, la cité s’éveillait, des marchands apprêtaient leurs étals sur une place circulaire bordée d’arbres aux feuillages brunâtres, des nuées d’oiseaux blanc et noir se disputaient les entrailles de poissons qui pourrissaient en tas sur une grève humide. Il prit conscience qu’il avait abandonné Ferlun à son sort. Le souffle commençait à lui manquer, ses poumons le brûlaient, ses jambes tremblaient, il ne maîtrisait plus son allure. Il refusa d’écouter la petite voix qui lui suggérait de s’arrêter, de s’allonger sur la terre battue de la rue, d’attendre que la mort vienne le délivrer de ses tourments. Le cri de la femme au visage défiguré transperçait l’espace-temps et résonnait en Bent comme s’il jaillissait de sa propre source intérieure. La rue piquait tout droit sur la falaise. Les habitations s’espaçaient, séparées les unes des autres par des cours, des jardins ou des rochers. Aussi loin que portât son regard, Bent ne distinguait aucune brèche dans la roche sombre et compacte. Son intuition lui soufflait pourtant de continuer. Ses poursuivants avaient encore gagné du terrain. Une petite dizaine de mètres les séparaient maintenant de lui. Il serra les dents. La paroi paraissait s’éloigner de lui au fur et à mesure qu’il s’en approchait. Ses pas soulevaient une poussière jaune épaisse que la brise ne parvenait pas à disperser. Il déboucha sur une bande de terrain hérissée d’arbustes, d’herbes rêches, et sillonnée de lits de ruisseaux desséchés. Une étroite bouche sombre s’ouvrait dans la paroi. Il se revit quelques jours en arrière dans le village des cannibales. Cette faille… Elle ressemblait étrangement à celle que Ferlun et lui avaient empruntée pour se rendre au bord de la rivière souterraine. Il buta sur une pierre, s’étala de tout son long sur la terre sèche et roula, emporté par son élan, dans un buisson aux branches cassantes. Il eut l’impression que le cri s’échappant de sa gorge n’était pas poussé par lui mais par la femme au visage défiguré. Les silhouettes de ses poursuivants s’agitèrent dans la poussière ocre. CHAPITRE XV Points chronodaux : on a cru que la controverse qui avait agité les astrophysiciens de l’OMH pendant une vingtaine d’annéesTO avait pris fin avec les conclusions de la commission scientifique du Parlement, laquelle infirmait formellement l’existence de ces prétendues fenêtres ouvertes dans notre espace-temps – lesquelles permettraient, selon les uns, de prendre des raccourcis spatio-temporels et, par conséquent, de diminuer sensiblement la durée des voyages –, mais la querelle rebondit lorsque l’équipage d’un vaisseau qu’on croyait à jamais perdu fit sa réapparition dans le système de Gamma de Folkan vingt annéesTO après sa disparition. Les témoignages de ces rescapés ne sont guère recevables dans la mesure où ils présentent des troubles du langage et de la mémoire qui les rendent pratiquement impossibles à déchiffrer. Cependant, les scientifiques qui ont étudié leur comportement et leurs récits en apparence incohérents ont dégagé des convergences et des coïncidences intrigantes. De là à prétendre qu’ils auraient franchi l’un de ces fameux points chronodaux et basculé dans un autre espace-temps, il n’y a qu’un pas que nous refusons de franchir. Nous nous garderons également du manque d’ouverture d’esprit de certaines sommités scientifiques de NeoTierra, dont les certitudes et l’arrogance finissent par s’apparenter à des croyances ou des dogmes. Nous disons seulement que nous sommes loin d’avoir exploré tous les aspects de l’univers et que nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des controverses. L'HISTOIRE D’OSSIA, 5 KELIMAR a programmé le saut quelques heures à peine après la sortie de l’atmosphère de Borshen. Il m’avait montré sur un écran transparent vertical le point chronodal par lequel nous allions prendre le raccourci spatio-temporel. Le calculateur vibratoire l’avait situé quelque part entre Ardens, l’étoile du système, et une géante bleue appelée Jezaber. Selon lui, le vaisseau allait piquer tout droit vers la cible à la vitesse de la lumière multipliée par trois, condition essentielle pour que nous puissions nous engouffrer dans la brèche. Une vitesse insuffisante et la fenêtre ne s’ouvrirait pas, nous continuerions notre route dans cet espace-temps et nous mettrions environ quatre moisTO à atteindre notre destination. Le passage en ADVL m’ayant remué les tripes, je me demandais avec angoisse si je garderais toutes mes facultés après le franchissement du point chronodal et le basculement dans une autre dimension. Qwor, lui, ne montrait aucun signe de malaise. J’ai su plus tard qu’il avait réussi à masquer ses troubles psychophysiologiques, une maîtrise selon lui essentielle au métier de mercenaire. « Il faut t’efforcer de sourire face à l’adversaire qui te plante un couteau dans le bide, disait-il. Si tu montres tes faiblesses, l’autre réagira comme un prédateur rendu hystérique par l’odeur et le goût du sang et il te réduira en charpie. » Nous avons mis à peine une heureTO pour atteindre le point chronodal. Il ne se distinguait pas vraiment de l’espace environnant, mais une observation soutenue montrait une zone légèrement plus sombre où pas une lumière ne brillait. J’ai demandé à Jaz s’il s’agissait d’un trou noir. « Un trou noir résulte de l’effondrement d’une étoile sur elle-même, a-t-il répondu. Un point chronodal est seulement une ouverture, une déchirure, dans l’étoffe spatiale. » Je n’ai rien perçu du franchissement. Rien d’autre que mes propres réactions organiques et psychologiques. Je me suis vue soudain dans plusieurs endroits à la fois, dupliquée en cinq ou six exemplaires, et j’ai cru que j’étais devenue folle. De chacun des endroits où je me trouvais, j’avais une vue différente du vaisseau et de mes compagnons de bord. Qwor m’apparaissait comme un vieillard ratatiné, un géant qui faisait vingt fois ma taille, un enfant d’une dizaine d’années, une masse informe d’énergie, un champ vibratoire aux milliers de nuances brillantes. Il se tenait tantôt seul tantôt en compagnie d’êtres que je connaissais, Kran mon parrain, mes anciens compagnons sur Siphre, mon père, une femme brune au regard triste que je n’avais jamais vue mais que je savais être ma mère… Rajiva Kandhara, Jaz Aptrow et Kelimar se présentaient également sous plusieurs formes, à différents âges, parfois déformés, parfois identifiables, parfois méconnaissables. Chacun des gestes que j’esquissais se prolongeait en onde lumineuse et dessinait des arabesques scintillantes, chatoyantes, qui finissaient par tisser une trame serrée d’une splendeur à couper le souffle. Des paysages à la complexité et aux couleurs extravagantes défilaient par les hublots. Je me suis entrevue un moment dans une surface réfléchissante et j’ai poussé un hurlement d’effroi lorsque j’ai fait face à une vieillarde au visage ratatiné et aux cheveux blancs clairsemés. Mon existence tout entière a défilé en un éclair, pas seulement les années que j’avais jusqu’alors vécues, mais ma vie d’après, ou telle qu’elle aurait pu être – je me suis rendu compte plus tard qu’elle avait tourné d’une façon différente, tant mieux, parce que je n’ai vu que mort et désolation dans le défilement de mes souvenirs potentiels. J’ai été enceinte dans cet embranchement, j’ai accouché de jumeaux, un garçon et une fille, aux faces monstrueuses et aux cris déchirants, j’ai fini par les égorger tant leur laideur et leurs hurlements me vrillaient les nerfs, je les ai jetés dans les flammes qui s’élevaient d’un tas de bois, une fumée rougeâtre et puante s’en est échappée, je me suis ensuite tailladé les seins et je suis restée prostrée de longues heures sur la terre poussiéreuse jusqu’à ce qu’on vienne me chercher et me transporter dans une minuscule cellule froide et humide, on m’a soignée, puis jugée lorsque j’ai été remise sur pied, on m’a condamnée à être enterrée vive, le châtiment des mères infanticides, j’ai pleuré, hurlé, supplié, mais on ne m’a pas écoutée, on m’a poussée, nue et terrorisée, dans un trou profond creusé dans un sol noir odorant, les pieds et les mains attachés, on m’a recouverte de terre jusqu’à ce que toute lumière s’efface de mes yeux, jusqu’à ce que le souffle ne puisse plus passer par ma bouche et mes narines obstruées. J’ai repris conscience, hébétée, à plusieurs reprises en haletant et me demandant ce que je fabriquais là. J’avais l’impression d’alterner en accéléré les périodes de sommeil et les réveils en sursaut. De me relever sans cesse de ma tombe. Un éclair de lucidité me transperçait de temps à autre et me ramenait à la réalité présente, j’apercevais Qwor assis sur le siège de sécurité, la tête appuyée contre la cloison, les yeux dans le vague, je voyais Rajiva Kandhara recroquevillée en position fœtale à même le plancher métallique, Jaz Aptrow qui, agrippé à une poignée de sécurité, effectuait une succession de gestes ralentis grandiloquents, Kelimar affalé sur le tableau de bord, le front posé sur son coude replié, je me souvenais que Qwor et moi avions justement été recrutés pour pallier les déficiences de nos trois compagnons et maintenir une certaine cohérence à l’intérieur du vaisseau. J’essayais alors de me ressaisir, mais mes périodes de lucidité ne duraient pas longtemps, je me dupliquais de nouveau, des visions m’assaillaient, je repartais dans une nouvelle vie hypothétique, je perdais de vue la réalité, ou plutôt je me fourvoyais dans des illusions qui me paraissaient toutes aussi réelles les unes que les autres. Un rapace s’est abattu sur moi. Ses serres se sont enfoncées dans mon épaule et ont crissé sur mes os. J’ai hurlé, enfin, j’en ai eu l’intention, mais mon cri est resté coincé dans ma gorge, s’est transformé en lame et m’a fouaillé les tripes. « Ossia…» J’ai rouvert les yeux. Le visage de Qwor était penché sur moi. Il me secouait énergiquement l’épaule. Il semblait préoccupé. « Comment te sens-tu ? — Je ne sais plus très bien où je suis…» Ma voix me paraissait surgir d’un puits sans fond. « Moi non plus. Faut absolument qu’on se ressaisisse. Nos amis n’ont pas l’air au mieux. » Il a désigné tour à tour Rajiva, Jaz et Kelimar, dont l’inertie m’a alarmée. « On doit essayer de les ranimer. Ni toi ni moi ne savons piloter ce foutu rafiot. » Il a posé ses lèvres sur les miennes. Son contact, à la fois doux et chaud, m’a ramenée dans le temps présent. J’ai glissé ma main sur sa nuque et l’ai invité à prolonger son baiser. Puis je me suis levée et secouée pour essayer de me débarrasser de l’étrange impression de ployer sous le poids de mille vies, de mille mémoires. On ne discernait plus que des ténèbres insondables par les hublots ovales. Un silence oppressant emplissait la cabine de pilotage, comme si les moteurs s’étaient coupés. J’ai jeté un coup d’œil sur les écrans, mais j’étais incapable de déchiffrer les signes lumineux qui se succédaient à un rythme effréné. Qwor s’est penché sur Rajiva et a posé pouce et index sur ses jugulaires. Je n’étais pas vraiment étonnée qu’il s’occupe d’abord de la femme du trio, mais je me suis demandé quelle était la véritable raison de son choix – une pincée de jalousie ? « Son pouls est faible. Il faut lui injecter de l’adrénaline. » J’ai récupéré le matériel médical dans l’une des armoires de la cabine. Je ne maîtrisais pas mes gestes, j’avais la sensation de les reproduire en permanence, comme si je revenais sans cesse au même instant, comme si le temps se déroulait en boucles. Il me fallait lutter de toutes mes forces pour ne pas repartir dans des mondes illusoires, rester concentrée sur chacun de mes mouvements, chacune de mes respirations. « Tu as une idée de l’endroit où on se trouve ? » ai-je demandé à Qwor en lui tendant la mallette. Il a sorti l’injecteur d’adrénaline et l’a posé sur le cou de Rajiva. « Pas davantage que toi, je suppose, a-t-il répondu en pressant la détente. Je suis totalement incapable de lire ces foutus instruments de bord. » Même si des spasmes puissants ont secoué son corps, Rajiva n’a pas repris conscience. « J’espère qu’il n’est pas trop tard, a murmuré Qwor. — Faudrait peut-être s’occuper des deux autres ! » ai-je grommelé avec une pointe de dépit que j’ai jugée minable. J’étais jalouse de Rajiva, je l’avoue. Elle était certes plus âgée que moi, mais je craignais sans cesse d’être éclipsée par son élégance et son intelligence comme un satellite nocturne par l’astre du jour. Mon enfance m’avait profondément marquée. Grandir sur une planète poubelle et se battre chaque seconde pour assurer sa survie ne prédispose pas à cette féminitude à laquelle les hommes, bien qu’ils s’en défendent, sont si sensibles. Je ne suis jamais parvenue à me défaire de mon sentiment d’infériorité. Dès qu’une femelle rôde autour de l’homme qui m’intéresse ou partage ma vie, je perds pied, même dans un vaisseau fourvoyé dans une dimension inconnue. Nous avons injecté leurs doses d’adrénaline à Jaz et Kelimar sans obtenir davantage de résultats qu’avec Rajiva. Les lumières et les instruments de bord se sont éteints. Deux veilleuses autonomes se sont déclenchées et ont dispensé un éclairage ténu dans la cabine de pilotage. Le générateur de gravité s’est désactivé et nous avons commencé à flotter, Qwor et moi, mais également les corps de nos trois compagnons, la mallette médicale et tous les objets non fixés aux cloisons ou au plancher. L’apesanteur me procure toujours la même euphorie au début. La sensation soudaine de légèreté nous rapproche, je suppose, de l’ivresse qu’éprouvent les animaux volants, oiseaux, insectes ou ENHA, puis il faut s’adapter, prêter attention à chacun de ses mouvements, et le manque de maîtrise devient vite agaçant, surtout dans un espace confiné aux traîtrises tapies dans la pénombre. « Pourvu que le diffuseur d’oxygène ne nous lâche pas », a dit Qwor. Nous aurions toujours la possibilité de revêtir les scaphandres de secours suspendus dans une penderie, mais ils ne nous assureraient qu’une autonomie d’environ vingt-quatre heuresTO. Pas facile de réparer un diffuseur d’oxygène avec un scaphandre dont l’épaisseur et la rigidité nuisent aux déplacements et à la précision des gestes. Je me suis cognée à plusieurs reprises aux cloisons et au plafond avant de trouver la bonne méthode pour me diriger. « J’espère qu’il s’agit seulement d’une saturation magnétique, pas d’une véritable panne. » Agrippé à l’une des excroissances du plafond, Qwor observait le tableau de bord avec une attention qui creusait des rides verticales profondes aux coins de ses sourcils. « On est à l’arrêt ou on continue d’avancer ? ai-je demandé. — Aucune idée…» Nous n’entendions toujours pas le ronronnement sourd du moteur, nous n’entrevoyions aucun repère extérieur par les hublots emplis d’une obscurité dense impénétrable. « Doit y avoir un système de pilotage manuel », a repris Qwor. Je me suis rapprochée de lui en donnant de petites impulsions sur le plafond. J’ai dû écarter délicatement le corps de Kelimar qui me barrait le passage. Il a filé tout droit dans une zone d’ombre. L’une des veilleuses était orientée de manière à éclairer le tableau de bord. « Le problème est que leur fichu tableau de bord n’a rien de standard. — Même si tu trouvais le système de secours et que tu savais t’en servir, Qwor, t’en ferais quoi ? » Il a eu l’air surpris par ma remarque, comme s’il n’avait pas encore réfléchi à la question. « Au moins essayer de nous dégager au cas où on serait pris dans la gravité d’un corps céleste. » Je crois surtout qu’il voulait se déprendre du sentiment d’impuissance qui l’étreignait. Rien de pire pour un homme d’action que de n’avoir aucune prise sur les événements. Des taches de lumière sont apparues par les hublots, éparses, faibles, éphémères. J’éprouvais une sensation de plus en plus nette de présence, de conscience, comme si une intelligence infinie nous surveillait, nous écoutait, nous comprenait. Je n’en ai pas parlé à Qwor, pensant qu’il s’agissait probablement d’un nouvel effet secondaire du passage du point chronodal. « Kelimar a parlé de la programmation vibratoire, a repris mon équipier. A-t-il eu le temps d’entrer les coordonnées de notre destination après le franchissement de la fenêtre ? — Il n’a pas l’air en bon état. Je ne suis pas certaine qu’il puisse un jour nous le dire. » Qwor m’a retourné un sourire franc, engageant. « Ça veut dire qu’on doit se débrouiller…» Les lumières étaient plus nombreuses et vives dans l’espace, comme si nous pénétrions dans les franges d’un univers. Émergions-nous dans notre propre galaxie au sortir du raccourci spatio-temporel ? Arrivions-nous dans une galaxie voisine ? Dans une autre dimension ? Qwor s’est approché d’un hublot devant lequel il s’est maintenu en s’accrochant à un petit orifice dans la cloison. « Je ne reconnais pas la Voie lactée, a-t-il murmuré au bout de quelques instants. — Je suppose qu’elle change de forme selon l’endroit d’où tu l’observes », ai-je objecté. Il m’a approuvée d’un hochement de tête. Nous avons inspecté avec minutie le tableau de bord à la recherche de tout élément qui aurait pu ressembler à un système de pilotage manuel. « Faudrait au moins avoir la possibilité d’éviter d’être piégé par la gravité d’une géante ou d’un trou noir. » Qwor désignait les étoiles à la forte magnitude dont les lumières aux nuances rouges, mauves et bleues emplissaient par intermittence la cabine. Une légère secousse a ébranlé le vaisseau. Les corps et les objets en apesanteur se sont dirigés vers l’angle gauche du plafond, où ils sont restés agglutinés. « Là, peut-être. » Je venais de repérer un cercle gris de cinq centimètres de diamètre planqué derrière un renfoncement du tableau de bord. Il ne ressemblait ni à une manette ni à l’une de ces figures lumineuses qui faisaient habituellement office de commandes manuelles. Je n’ai pas attendu l’approbation de Qwor pour poser l’index au centre du cercle. Je ne sais pas si je vous l’ai déjà avoué, mais je suis de nature curieuse et mon caractère emporté me joue parfois des tours. Sauf en amour, où une forme de coquetterie qu’on dit féminine m’interdit de prendre officiellement les devants, j’ai tendance à foncer d’abord et à réfléchir ensuite, une impulsivité qui m’a maintes fois sauvé la mise sur Siphre, où la rapidité, voire l’anticipation, garantit les meilleures chances de survie. J’ai maintenu mon index appuyé sur le cercle. Un volet carré d’environ un demi-mètre de côté a coulissé en silence sur le haut du tableau de bord. Une lumière s’est allumée dans le fond d’une cavité d’une profondeur d’une vingtaine de centimètres et a révélé une console. Les touches rétroéclairées se présentaient sous forme de figures géométriques de différentes couleurs. « Ah, ça ressemble à quelque chose ! s’est exclamé Qwor en se plaçant à mes côtés. — Tu t’y connais en tableau de bord de vaisseaux, toi ? Tu apprends vite, dis donc ! » Il a éclaté de rire et m’a caressé la joue du dos de la main. « Pas plus que tout à l’heure, mais les symboles géométriques sont universels. » Je me souvenais vaguement que l’OMH avait imposé, deux siècles après la Dispersion, des symboles identifiables pour tous les peuples humains disséminés dans la Galaxie quelles que soient leurs langues. Grosso modo, les cercles signifiaient l’autorisation, les triangles l’interdiction, les carrés la précaution et les losanges le secours ou la substitution. Aux figures étaient associées les cinq couleurs officielles, le rouge, le jaune, le vert, le bleu et le violet. Sur la console brillaient deux cercles verts, un jaune, un triangle rouge et un carré jaune. « Le plus logique serait de presser les deux cercles verts, qu’en penses-tu ? — Oh, moi, je ne suis qu’une femme, je suis fâchée depuis longtemps avec la logique ! » Son rire tonitruant a de nouveau fracassé le silence du vaisseau. « Tiens-moi, je vais être obligé d’utiliser mes deux mains. » Je l’ai agrippé par la ceinture de sa combinaison et maintenu sans effort au-dessus du tableau de bord. Il a posé simultanément ses deux index sur les cercles verts jusqu’à ce que de nouvelles figures apparaissent sur la console. « Ça ressemble à un jeu, a-t-il murmuré. Quand j’étais môme, j’ai longtemps joué avec les simulateurs de vol des vaisseaux. » Il a tourné la tête pour me fixer avec un sourire en coin. « C’était il y a longtemps, hein…» Je me suis rendu compte que je ne m’étais encore jamais interrogée sur son âge. Je l’avais classé jusqu’alors dans la vague catégorie des hommes mûrs. Ses cheveux grisonnants et son visage marqué offraient un contraste intrigant, séduisant, avec son corps et sa vitalité de jeune homme. Comme il n’était pas adepte des implants génétiques, il détenait sans doute un secret de longévité que je n’ai pas cherché à percer en dépit de ma curiosité dévorante – la peur d’affronter la réalité peut-être, pas envie de briser l’image que j’avais de lui, pas envie de laisser mon mental prendre le pas sur mes émotions, encore moins sur mes sensations physiques. « Bon, d’accord, c’étaient des simulateurs de vaisseaux à propulsion thermique, a-t-il repris, les yeux rivés sur la console. Le vol spatial a progressé vite ces derniers temps. Dire que mes ancêtres sont arrivés sur Seïdon au bout de trois siècles™ de voyage. En divisant par sept avec les ralentisseurs métaboliques, le trajet leur a coûté plus de quarante années de vie biologique. Quarante putain de longues années enfermés dans une boîte en fer. » Nous n’avons pas parlé de mes origines. Il n’a jamais abordé le sujet avec moi. Je le soupçonne d’avoir consulté mes dossiers secrets avant de me choisir pour partenaire, des documents qui, normalement, ne sont consultables que par les cinq Aswins du collège. Et d’y avoir découvert que je venais d’un monde encore moins fréquentable que les planètes bagnes de l’OMH. Craignait-il de réveiller de mauvais souvenirs en m’obligeant à me replonger dans mon enfance ? Il a pressé une succession de plusieurs figures géométriques jusqu’à ce qu’elles se relient entre elles et forment une structure cohérente qui représentait le plan général du vaisseau. « Voilà l’engin ! » Des indications se sont affichées au centre du schéma. Une géante bleue grossissait à vue d’œil dans les hublots, comme si nous étions une flèche et elle la cible. Le volume et la magnitude des autres astres diminuaient rapidement autour d’elle. La tête 3 D d’un assistant virtuel de pilotage est apparue au-dessus de la console. Il ne ressemblait ni vraiment à un homme ni vraiment à une femme, comme si ses concepteurs avaient veillé à ce que n’importe qui puisse se reconnaître en lui. Ses lèvres ont remué, une voix synthétique s’en est échappée. « Vitesse ADVL 3. Vitesse ADVL 3. Système automatique de régulation désactivé. Générateur de gravité en panne. Alerte sur le diffuseur d’oxygène. Réparations urgentes demandées. Avertissement : la propulsion ADVL 3 augmente de façon significative le pourcentage de risques. Voulez-vous maintenir votre vitesse ? — Ben non, a répondu distinctement Qwor. — Quelle propulsion souhaitez-vous utiliser ? — Thermique. — Souhaitez-vous un atterrissage ? » Qwor m’a regardée d’un air à la fois courroucé et désolé, comme s’il regrettait de ne pas pouvoir étrangler ce crétin d’assistant. « J’en sais foutre rien ! — Désolé, je n’ai pas compris votre réponse. — Je ne sais même pas où on est…» L’assistant a gardé un temps de silence. Un léger grésillement indiquait qu’il était en train de se livrer à des calculs. « Nous sommes entrés dans un système stellaire doté de douze planètes. Sur les cinq planètes telluriques, trois seraient susceptibles d’accueillir un atterrissage. — Comment s’appelle ce système ? » Comme l’assistant restait muet, Qwor a répété en hurlant : « Le nom de ce putain de système ! — Système stellaire non recensé dans notre base de données, a fini par répondre l’assistant. — Dans quel secteur de la Galaxie sommes-nous ? » Nouveau temps de silence. « Coordonnées non recensées dans notre base de données. — Comment savoir si les planètes telluriques en question sont vivables ? — Analyses en cours…» Nous continuions de nous rapprocher de l’étoile. Sa lumière bleutée pénétrait à flots par les hublots et inondait la cabine, révélant sous le plafond le foutoir en suspension autour des corps de nos trois compagnons. « Faudrait qu’il se magne, a marmonné Qwor. Ou on va se planter en plein milieu de cette putain d’étoile ! Vu la chaleur qu’elle doit dégager, on sera réduits en vapeur longtemps avant d’être pris dans son attraction ! — L’atmosphère de la cinquième planète du système est proche de celle des planètes membres de l’OMH, a repris l’assistant. Premières données. Pression atmosphérique : 110 000 Pa. Azote 79,03 %. Oxygène 20,789 %. Argon 0,896 %. Dioxyde de carbone 0,035 %. Traces d’hélium, d’ozone, d’hydrogène et autres… Vapeur d’eau : 2,4 % du volume global. Pesanteur 1,18 g. — La pesanteur a l’air assez élevée, a commenté Qwor. Pour le reste, elle semble plutôt vivable. — Souhaitez-vous un atterrissage sur cette planète ? — Oui. — Calcul des données en cours. Système de pilotage automatique endommagé. Passage en mode manuel. » Des chiffres ont défilé à toute vitesse par-dessus le plan lumineux du vaisseau. « Elle n’est sans doute pas habitée, ai-je dit en surveillant avec inquiétude le grossissement accéléré de l’étoile par le hublot le plus proche. — Tu avais envie de voir du monde ? » J’ai lâché un petit rire dont l’oreille avertie de Qwor a probablement décelé la nervosité. « C’est pas ça, mais le vaisseau est dans un sale état et je me demande comment on va pouvoir le réparer. » Il a hoché la tête. « Chaque chose en son temps. Le plus important est de stopper cette course folle en espérant que nos amis recouvreront bientôt leurs esprits. — Mode manuel, a dit l’assistant. Avez-vous besoin d’une assistance ? — Plutôt deux fois qu’une ! a crié Qwor. — Désolé : je n’ai pas compris votre réponse. — Oui ! » Le cri de Qwor a résonné comme un coup de tonnerre dans la cabine. « Veuillez maintenant suivre les instructions », a poursuivi, impavide, l’assistant de bord. J’ai encore voulu observer l’étoile bleue sur laquelle nous piquions, lancés à pleine vitesse. Son extrême luminosité m’en a empêchée. J’ai eu l’impression désagréable que nous commencions à fondre. J’ai pensé également que nous renoncions à notre mission en tentant un atterrissage de fortune sur un monde inconnu. Que, définitivement perdus, dans une autre dimension, nous ne reverrions peut-être jamais Shiv ou un autre monde de l’OMH. Ce en quoi j’avais doublement tort. CHAPITRE XVI N’accorde pas ta confiance à l’homme qui renverse le roi Et clame à l’envi qu’il n’a pas l’intention de grimper sur le trône. Ne te fie pas aux hommes qui défient le tyran Et prétendent refuser son sceptre. Fuis la femme qui chasse de ton lit ton épouse Et t’assure qu’elle ne cherche que ton bonheur. Passe loin du médecin qui traque tes maladies Et te garantit une bonne santé. Ignore les amis qui vilipendent tes autres amis Et pressent leurs mains sur ton cœur. Proverbes de la planète Taraann, système d’Oméga du Stropt. « DÉSOLÉ, mademoiselle, nous n’aurons pas le temps d’organiser un procès en bonne et due forme. Nous avons, hélas, bien d’autres priorités. » Le regard du parlementaire revenait sans cesse s’échouer sur la porte entrouverte. Ses mouvements incessants et son débit haché trahissaient une grande nervosité. Il tirait machinalement sur les manches de sa veste grise comme si elle le gênait aux entournures. Des drapeaux de l’OMH aux couleurs jaune, vert, bleu et rouge pavoisaient l’immense pièce dans laquelle les gardes avaient conduit Onden, des tapis précieux recouvraient le plancher, un bureau et des fauteuils en bois sculpté trônaient sous un lustre aux torsades aériennes. « D’ailleurs, votre présence n’est, selon toute probabilité, pas étrangère aux événements qui secouent ce vaisseau. » Elle ignorait de quoi il voulait parler, même si elle se doutait que ses déclarations avaient un lien avec les cris résonnant dans les coursives. « Vous représentez quatre maillons d’une chaîne quinte, vous êtes un germe d’entropie et mon devoir est de vous éliminer au plus vite afin de rétablir l’ordre. Nous allons donc recourir à la procédure simplifiée. En vertu du pouvoir décisionnaire conféré par ma fonction de délégué parlementaire, je vous condamne à la peine capitale. De toute façon, n’importe quel tribunal vous aurait condamnée à la même peine. La sentence est immédiatement exécutoire. » D’un geste agacé, le délégué ordonna aux gardes d’emmener la condamnée. Deux d’entre eux la saisirent par les bras et l’entraînèrent dans la coursive. Hurlements, glapissements et gémissements continuaient de lacérer le silence. Onden eut l’impression qu’une bataille féroce se disputait dans les entrailles de l’Odysseus. Les gardes ne s’engageaient dans un passage qu’après avoir vérifié qu’il était désert. Ils s’enfoncèrent dans une zone du vaisseau qu’elle ne connaissait pas, se guidant aux lueurs de lampes de poche dans les coursives de plus en plus étroites et plongées dans une obscurité profonde. Un froid glacial se répandit dans le corps d’Onden. Rien ni personne n’empêcherait ces hommes de l’exécuter. Ni la Fraternité ni les Froutz n’avaient misé sur le bon élément. Elle était tombée dans le premier piège tendu par les adversaires du Panca. Elle s’était jetée dans la gueule de l’enforeur, selon une expression de Mussina. Sa mort n’avait pas vraiment d’importance, mais elle était la porte par laquelle s’engouffrerait la nuée destructrice, la cause première de l’extinction de toute vie dans la Galaxie. Elle n’avait plus aucun doute désormais sur les intentions de la Fraternité ni sur le rôle de la chaîne quinte. Elle avait manqué de force, de vigilance, de confiance. Pourquoi le Panca avait-il choisi, pour une mission d’une telle importance, quelqu’un d’aussi insignifiant qu’une petite paysanne de la colonie Mussina ? Elle tenta désespérément de replonger dans les mémoires de ses frères, de ranimer leur énergie, leur puissance, mais les substances administrées par Malkino interdisaient toute coordination entre son esprit et son corps. Ses pensées flottaient à la surface de son esprit comme des poissons agonisants. Elle n’avait plus la capacité de se révolter, elle était déjà morte. Après avoir commandé l’ouverture d’une porte sur une console rétroéclairée, les gardes la poussèrent dans une minuscule pièce sphérique éclairée par une rampe lumineuse. Aucun relief n’était visible sur les cloisons, le plafond et le plancher, comme si elle avait été fabriquée dans une seule pièce métallique. Le regard d’Onden fini toutefois par déceler les linéaments légèrement plus sombres d’un cercle de deux mètres de diamètre sur la cloison du fond. Ils l’avaient conduite dans un sas d’éjection. Ils n’avaient même pas besoin de l’exécuter avec une arme blanche ou un défatome – toujours dangereux d’utiliser un décréateur d’atomes dans un endroit clos –, il leur suffirait de sortir, de refermer le sas et d’ouvrir à distance le panneau opposé. Elle serait happée par le vide et son corps errerait à jamais dans l’espace. Les paroles d’Erdok lui revinrent en mémoire : Je sais comment me débarrasser discrètement des cadavres… Tu feras juste partie de la longue liste des disparus de l’espace… Une mort qui ne laissait aucune trace. Les gardes la projetèrent violemment contre une cloison et sortirent. La porte du sas se referma dans un chuintement à peine perceptible. Glacée, pétrifiée, Onden n’eut même pas envie de pleurer. En la droguant, Malkino lui avait volé sa propre mort. Les visages de ses parents, de ses frères et de ses sœurs furent les seuls souvenirs qu’elle parvint à extraire de son esprit gelé. Tout le reste s’était estompé. Comme si elle était à jamais demeurée la fillette de Mussina. Ses yeux restèrent rivés sur le panneau circulaire qui la séparait du cosmos. Elle qui avait tant aimé contempler les étoiles allait partir au milieu d’elles. La lumière de la rampe s’éteignit, signal de l’ouverture imminente du panneau. Le plancher vibra légèrement sous ses pieds, comme si l’Odysseus était entré dans une nouvelle zone de turbulences magnétiques. Le silence total qui ensevelissait le sas lui donnait l’impression d’être claustrée dans sa propre tombe. Elle crut entrevoir un mouvement dans la cloison. Sa respiration se suspendit. Elle se rendit compte que le métal n’avait pas bougé, qu’elle respirait encore, que la vie courait toujours dans ses veines. Pourquoi les gardes retardaient-ils l’exécution de la sentence ? Y avait-il une fosse 3 D de l’autre côté qui leur permît de ne perdre aucun détail de ses derniers instants ? Elle ne distingua rien qui ressemblât à l’œil d’une caméra dans l’habillage métallique du sas – mais certains capteurs pouvaient très bien prendre des images à travers des surfaces compactes. Un bourdonnement prolongé. Son corps tout entier se contracta, puis elle s’aperçut que le bruit ne provenait pas du panneau circulaire, mais de la porte d’entrée du sas qui coulissait lentement. Elle entrevit, aux lueurs mouvantes de torches, des silhouettes gesticulantes. Des membres de l’équipage vêtus de leur uniforme bleu sombre avaient immobilisé et désarmé les gardes parlementaires. Deux femmes avaient dégagé la console de son compartiment et commandé l’ouverture du sas. L’un d’elles, blonde, grande, visage et allure énergiques, s’approcha d’Onden. « L’équipage a pris le contrôle du vaisseau, déclara-t-elle avec un sourire. Nous avons restauré la véritable démocratie à bord. Nous avons appris que le délégué parlementaire avait pris la décision d’exécuter quelqu’un sans même convoquer le tribunal des navigants. Nous sommes venus vous chercher. Juste à temps, j’ai l’impression…» Onden recouvrait peu à peu ses forces. On lui avait attribué une cabine au deuxième niveau. Le nouveau commandement de l’Odysseus, un groupe tournant composé de représentants de différents corps de l’équipage, n’avait exigé aucune explication sur sa condamnation. Il suffisait aux mutins de savoir qu’elle était en conflit avec la direction et que, par conséquent, elle appartenait à leur camp. Comme Malkino, l’ancienne responsable du personnel, avait été incarcérée dans l’attente de son jugement, on avait assigné à Onden la fonction de contrôleuse qualité du travail des andros ménagers, une tâche qu’elle avait acceptée avec d’autant plus d’empressement qu’elle avait ainsi la possibilité de s’introduire dans toutes les cabines pour en vérifier l’hygiène. Elle comptait visiter le plus vite possible la cabine d’Erdok. Il lui fallait pour cela connaître l’emploi du temps du technicien. Elle ne l’avait pas revu après la mutinerie. Elle craignait qu’il ne fit partie de la cinquantaine d’hommes et de femmes tombés au cours des batailles qui avaient opposé les séditieux et les légalistes appuyés par les gardes parlementaires. La liste n’en avait pas encore été publiée, et elle espérait revoir la chevelure blanche d’Erdok chaque fois qu’elle se rendait au cinquième niveau (à condition qu’il n’eût pas changé d’étage – bon nombre d’équipiers avaient profité de la redistribution des rôles pour récupérer une cabine plus confortable) ou qu’elle prenait ses repas dans l’un des réfectoires d’une contenance de deux ou trois cents convives. Elle se sentait plus forte, prête à l’affronter, puisant vigueur et confiance dans les mémoires des autres maillons de la chaîne. Les effets de l’empoisonnement s’estompaient peu à peu. Elle avait frôlé la mort de si près qu’elle plongeait de nouveau tout entière dans le bouillonnement de la vie. Le vaisseau fonçait toujours en vitesse lumière vers le bras de Persous et le système d’Alpha du Tarz. Les mutins ne savaient pas comment ils seraient reçus à l’arrivée. Même si les trois planètes habitables du système adhéraient à l’OMH, elles étaient tellement éloignées de NeoTierra qu’on ne savait pas grand-chose d’elles, ni leur organisation politique, ni leur degré d’évolution technologique, ni leurs conditions atmosphériques… Après avoir pris le contrôle du vaisseau, les mutins avaient décidé de partir en quête d’un monde où ils pourraient s’installer et fonder une civilisation basée sur la liberté et la solidarité, mais ils n’étaient même pas certains de trouver du carburant pour poursuivre l’exploration du bras de Persous. Les yeux sombres de Malkino luisaient à travers la lucarne grillagée de la porte de sa cellule. « Je suppose que tu viens te délecter du spectacle…» Onden jeta un bref regard aux gardiens accaparés une dizaine de mètres plus loin par un jeu de dés lumineux flottants. Elle avait reconnu l’homme qui lui avait ouvert la coursive des cellules avec un sourire chaleureux. Ayant pris parti dès le début pour la mutinerie, il avait été reconduit dans ses fonctions. Elle avait décidé, à la fin de son service, de rendre visite à l’ancienne responsable du personnel afin de glaner d’éventuelles informations au sujet d’Erdok. « Je viens seulement vous demander un renseignement. — Qu’est-ce qui te fait croire que je répondrai à tes questions ? » Les autres cellules de la coursive accueillaient les hauts gradés et des membres de la délégation parlementaire. « Savez-vous où est passé Erdok ? » Un rictus déforma les lèvres de Malkino. « Tu aimerais bien retrouver ton disque de feu, n’est-ce pas ? Tu ne vaux pas grand-chose sans lui. La chaîne quinte non plus, n’est-ce pas ? Tu es toujours vivante, mais nous avons réussi à vous stopper. — Ce n’est pas important seulement pour moi… — Épargne-moi ta rengaine. On connaît votre litanie, à vous les frères du Panca ! Ou tu joues une mauvaise comédie, ou tu es d’une sincérité et d’une naïveté confondantes. — Aidez-moi à le retrouver, et je parlerai en votre faveur. » Malkino éclata d’un rire aux éclats blessants. « Tes déclarations n’auront aucune valeur. En vertu de la charte des voyages spatiaux, les mutins encourent la peine de mort. Ils ne nous épargneront pas afin que nous ne puissions jamais témoigner contre eux. De toute façon, même pour sauver ma vie, je ne viendrais pas en aide à une fanatique du Panca. — Qu’est-ce que vous connaissez du Panca ? » Malkino rapprocha son visage de la grille. Onden vit qu’elle ne portait plus son uniforme, mais une combinaison de couleur beige manifestement trop grande pour elle. Son visage avait perdu son aspect lisse habituel, des cernes noirâtres soulignaient ses yeux, ses joues s’étaient creusées, des ridules se dessinaient aux coins de ses paupières. « Le Panca ? Juste une organisation criminelle et revancharde qui cherche par tous les moyens à renverser l’OMH et ses valeurs démocratiques. » Onden comprit qu’elle n’obtiendrait aucune aide de l’ancienne responsable du personnel. « Si l’OMH respectait ses propres valeurs, il n’y aurait pas eu de mutinerie à bord… — Ta présence y est pour quelque chose. Tu es une fauteuse de troubles, la preuve vivante de la dangerosité de la Fraternité. Les deux grosses tempêtes que nous avons essuyées ne sont pas étrangères non plus à la folie qui s’est emparée de l’équipage. — Pourquoi êtes-vous en colère contre les êtres humains, Malkino ? Contre les hommes en particulier ? » Malkino sembla un court instant désarçonnée par la question, puis elle se redressa et planta ses yeux noirs dans ceux d’Onden. « Tu es encore une petite fille. Tu découvriras bientôt que le cœur des êtres humains est ténébreux. Les autres, quand ils sauront qui tu es réellement, te massacreront. Ne viens plus me rendre visite. Juste une réponse avant que tu ne partes : Erdok ne pourra jamais plus te parler. — Il est mort ? » Malkino alla s’asseoir sur sa couchette sans plus accorder d’attention à la visiteuse. Onden revit Erdok dix joursTO après le déclenchement de la mutinerie. Elle le retrouva par le plus grand des hasards tandis qu’elle inspectait l’hôpital de bord à l’aide d’un détecteur microbien. Son appareil avait indiqué la présence de bactéries, dont certaines potentiellement mortelles, dans la plupart des chambres où blessés et malades étaient alités par deux ou trois. Les andros ménagers perdaient de leur efficacité au bout de plusieurs semaines de voyage et négligeaient certaines mesures prophylactiques qui, pourtant, revêtaient une importance cruciale en milieu confiné. « Le problème est que, pour de sordides raisons économiques, ils cumulent deux fonctions, avait soupiré l’un des deux médecins. Et que, même s’ils sont autonettoyants et autodésinfectants, la fonction sexuelle finit par les détériorer. J’ai participé à l’une des sous-commissions aux transports du Parlement, mais personne n’a tenu compte de nos travaux. » Elle découvrit Erdok allongé et sanglé sur une couchette dans la quatrième chambre. Il s’agita lorsqu’elle entra dans la pièce. Elle le reconnut tout de suite bien qu’on lui eût rasé le crâne. Elle éprouva un sentiment mitigé de soulagement et de crainte ; soulagement de le savoir vivant, crainte qu’il n’exige de nouveau qu’elle ne s’acquitte de sa part de marché. Il la fixa avec un air qu’elle ne parvint pas à interpréter. Un regard de fou ou d’animal traqué. Les sangles auto-ajustables qui le maintenaient sur sa couchette lui permirent de l’approcher sans risque et sans peur. Elle jeta un regard machinal sur l’écran du détecteur. Un clignotement régulier et un symbole de couleur rouge indiquaient la présence de bactéries de la famille des coccus dans la chambre. Les plus dangereuses. « Erdok ? Qu’est-ce que vous faites là ? » Il ne répondit pas, comme s’il ne la reconnaissait pas. Elle lut seulement de la terreur dans ses yeux noirs et ronds. « Vous le connaissez ? » Une infirmière en blouse bleue, les cheveux rassemblés dans une coiffe en papier transparent identique à celle qu’on avait imposée à Onden dans le sas de l’hôpital, venait de s’introduire dans la chambre. « Oh là ! Ça s’agite drôlement, votre truc ! ajouta-t-elle en désignant le détecteur. — Il va falloir désinfecter », déclara Onden. L’infirmière s’approcha de la couchette d’Erdok et garda les yeux baissés sur l’écran vertical transparent qui s’élevait d’une minifosse 3 D insérée dans le montant métallique. « C’est un ami à vous ? reprit-elle au bout de quelques instants. — Je l’ai rencontré à trois ou quatre reprises. — Je suppose qu’à ce moment-là il avait encore toute sa tête, et aussi sa langue… — Comment ça ? » L’infirmière tira d’un coup sec sur un coin froissé du drap qui recouvrait Erdok vêtu d’un ensemble de coton bleu. « Il est arrivé en sale état. On ne sait pas comment. On l’a trouvé recroquevillé devant le sas. On lui avait arraché la langue. » Il ne pourra jamais plus te parler, avait dit Malkino. « On sait qui lui a fait ça ? demanda-t-elle. — Il a certainement été victime d’un règlement de comptes, répondit l’infirmière. Ça ressemble à une pratique rituelle. Style : tu m’as insulté donc je te coupe la langue. J’ai déjà vu ce genre de truc dans le premier vaisseau où j’ai bossé. En tout cas, y a plus grand-chose à tirer de ce gars-là : il a perdu la tête. Le médecin va demander son désaffectement. — Désaffectement ? » L’infirmière leva des yeux étonnés sur Onden. « Vous êtes nouvelle dans le transport, vous ! C’est le terme en usage pour signifier qu’il n’a aucun espoir de guérison, qu’il est devenu inutile et que, dans un souci humanitaire, il vaut mieux abréger ses souffrances. — Vous voulez dire… — Le médecin va demander au commandement l’autorisation de l’euthanasier. S’il l’obtient, on piquera ce pauvre mec et on jettera son corps dans l’espace. Il est condamné. Sa seule chance, c’est que le nouveau commandement décide de changer les usages. — Il n’est vraiment plus capable de communiquer ? — Pas facile, sans la langue ! — Il pourrait écrire sur un papier ou sur un clavier. — On a essayé. Le service d’ordre a mené son enquête pour savoir qui lui avait fait ça. Mais y a plus rien à en tirer. » Onden pensa que les drogues de Malkino n’étaient probablement pas étrangères à la folie d’Erdok. Elle ne saurait pas où il avait planqué le cakra. Elle repoussa avec l’énergie du désespoir le découragement qui la gagnait. Elle devrait se débrouiller pour retrouver seule le disque de feu. Explorer le vaisseau cabine par cabine s’il le fallait. Les combinaisons des coffres étaient probablement répertoriées quelque part. Elle devait découvrir dans quelle mémoire elles étaient stockées et profiter de ses nouvelles fonctions pour les ouvrir systématiquement. Il lui restait selon ses calculs environ un mois et demi avant l’arrivée dans le système d’Alpha du Tarz. Elle éprouva de la compassion pour Erdok. Même un homme aussi peu recommandable que lui ne méritait pas une fin aussi misérable. « Vous aurez la réponse quand pour son… désaffectement ? — Le plus tôt possible, j’espère. On a un boulot d’enfer avec la mutinerie et les deux tempêtes magnétiques. — Il y a plus urgent que désaffecter, ajouta Onden avant de sortir. Désinfecter. » Elle avait les larmes aux yeux lorsqu’elle franchit le sas et s’engagea dans la large coursive. Elle commença son exploration le jour même. Elle demanda d’abord audience au nouveau commandement pour l’informer d’un développement bactériologique préoccupant et obtenir l’autorisation de vérifier chaque cabine niveau par niveau. L’homme et la femme qui la reçurent la félicitèrent pour son initiative et l’assurèrent qu’elle recevrait bientôt la liste des combinaisons des coffres afin qu’elle puisse également contrôler les affaires qui s’y entassaient. Elle commença par les cent soixante-cinq cabines du niveau cinq. Elle se rendit rapidement compte qu’elle s’était lancée dans un travail de zikome, le petit insecte industrieux et inlassable qu’on pouvait observer dans les environs de Mussina. À raison de vingt cabines par quart, il lui faudrait une centaine de joursTO pour inspecter les deux mille logements de l’Odysseus. Cent jours. Sans compter les éventuels autres recoins dont Erdok aurait pu se servir comme cachettes. Elle se secoua. Elle n’avait pas un instant à perdre. La chance serait peut-être de son côté. Le lendemain, on lui remit la liste des combinaisons des coffres en lui faisant promettre de garder le secret sur ce qu’elle découvrirait à l’intérieur. Deux semaines10 lui furent nécessaires pour achever l’exploration du cinquième niveau. Elle n’avait pas intégré dans ses calculs la présence éventuelle des membres du personnel en période de repos. Avec le système des quarts, une partie des cabines était systématiquement occupée et elle devait attendre qu’elles se libèrent pour pouvoir les visiter, donc revenir sur ses pas, d’incessants allers et retours qui lui coûtaient un temps précieux. Elle utilisait à chaque fois la même méthode. D’abord une fouille rapide dans les placards et penderies, sous le matelas de la couchette, puis, une fois les vêtements, le linge et les autres objets passés au crible, l’ouverture du coffre dont la combinaison était inscrite en face du numéro de la cabine. Les coffres renfermaient des choses parfois étonnantes. Les objets sexuels les plus insolites côtoyaient des boîtes de nourriture provenant des planètes natales, de vieilles cartouches 3 D, des souvenirs de famille allant de l’antique photo papier jaunie à la poupée de chiffons, du mouchoir brodé au poignard traditionnel. Bon nombre de navigants ressentaient le besoin d’emporter avec eux des souvenirs tangibles de leur monde d’origine, comme s’ils n’avaient pas confiance dans la fiabilité de leur mémoire. Onden tomba également sur des sous-vêtements érotiques – ou supposés tels, elle ne trouvait rien d’érotique à ces bouts de dentelle rouge ou noire, mais elle était ignorante en la matière –, des flacons d’aphrodisiaques, des fétiches avec un portrait associé, des textes ou des dessins d’enfants tracés avec maladresse, des lettres parfumées ou des bijoux qui, visiblement, avaient traversé les siècles. Des vies presque entières comprimées dans ces minuscules espaces sombres. Elle terminait ses visites par une rapide détection bactérienne et s’apercevait à l’occasion que le vaisseau était devenu un immense nid de germes. Pas de cakra. Elle avait espéré que l’exploration du cinquième étage, niveau où habitait Erdok la dernière fois qu’ils s’étaient parlé, aboutirait rapidement à un résultat. Il ne restait désormais qu’un tout petit mois avant le bras de Persous. Un petit mois avant la rencontre avec le premier frère. Tant qu’elle n’aurait pas remis la main sur le disque de feu, elle ne recouvrerait pas son statut de sœur et ne recevrait aucune communication de la Fraternité. Le procès des anciens responsables se tint dans la plus grande des salles de l’Odysseus. Comme l’ensemble du personnel ne pouvait y assister, les débats furent retransmis par toutes les fosses 3 D disponibles. Seuls furent déférés devant le tribunal et le jury le commandant, le second, la responsable du personnel, le délégué parlementaire et le capitaine des gardes. On laisserait à leurs partisans et à leurs sbires une période de réflexion à l’issue de laquelle ils devraient prendre une décision, épouser la cause des mutins ou rester fidèles à l’ancien commandement. Une effervescence grandissante régnait dans les coursives et les salles communes. Un jeune technicien du nom d’Aravir expliqua à Onden qu’une fois le procès terminé on ne pourrait plus revenir en arrière. « On sera obligés d’aller jusqu’au bout. On ne reverra plus nos mondes ni nos familles. Certains ont du mal à s’y résoudre. » La salle commune où Onden prenait ses repas était principalement fréquentée par les techniciens. Elle avait pensé qu’en se liant d’amitié avec certains d’entre eux elle aurait la possibilité de recueillir sur Erdok des informations susceptibles de la conduire sur une piste. Mais ses confrères ne se souvenaient pas d’un homme aux cheveux blancs et au teint sombre, comme s’il n’avait jamais mis les pieds dans le vaisseau ou qu’ils ne s’étaient jamais croisés, ce qui, compte tenu de la relative exiguïté des lieux, tenait de l’infime probabilité. « Tu crois que les anciens responsables seront condamnés ? demanda-t-elle après avoir bu un verre d’eau à la saveur d’acide citrique pour chasser de sa gorge le goût de l’infecte pitance qu’elle venait de manger. — Évidemment, répondit Aravir. Les chefs de la mutinerie vont nous lier à eux par le sang. Un classique. — Tu as déjà assisté à une mutinerie ? » Aravir entortilla autour de son index une mèche de ses cheveux blonds bouclés. Elle lui plaisait, il la dévorait des yeux. « À une révolution sur mon monde natal. J’étais un peu trop jeune pour participer aux batailles. On s’étripait rue contre rue, maison contre maison, famille contre famille, et même, chez moi, frère contre frère. — Pour lequel de tes frères aurais-tu pris parti ? » Il se mordit la lèvre, visiblement remué par l’évocation de ses souvenirs. Autour d’eux, les hommes et les femmes répartis autour des tables parlaient fort, s’invectivaient par instants. « Ces crétins ont tellement fait pleurer ma mère que je les aurais bien tués tous les deux ! » Il chassa la colère qui lui fronçait les sourcils d’une brève et puissante expiration. « Ils sont toujours vivants ? — L’un d’eux fait partie du nouveau gouvernement et l’autre est l’un des généraux de la rébellion. J’ai préféré foutre le camp après la mort de ma mère. Voilà comment je me suis retrouvé dans ce foutu rafiot. Et toi ? D’où tu viens ? — J’ai été embauchée lors de l’escale sur Kaïro. » Il la dévisagea avec une soudaine attention, comme frappé par une évidence. « Tu serais pas la fille que Malkino avait recrutée comme assistante ? — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? répondit Onden après quelques secondes d’hésitation. — Quelqu’un m’a parlé d’une jolie fille embarquée à Kreopz alors que l’Odysseus n’était pas censé recruter pendant les escales. — Quelqu’un ? — Un collègue technicien. Il prétendait qu’il avait joué un rôle dans cette embauche… — Il n’avait pas des cheveux blancs ? » Aravir but à son tour une gorgée d’eau en hochant la tête. « Erdok. Je partageais une cabine avec lui. — À quel niveau ? — Au cinquième… Quelle importance ? J’ai réussi à me dégotter une cabine pour moi tout seul au septième. La 7104. J’ai grimpé dans la hiérarchie, hein…» Il se pencha vers son interlocutrice et ajouta, à voix basse : « Tu peux venir me voir quand tu veux. — Erdok ne t’a pas paru bizarre ? — Un drôle de type. Il me foutait mal à l’aise. Il planquait des bouteilles d’alcool dans son casier. — Il ne planquait rien d’autre ? » Aravir réfléchit un petit moment, les yeux dans le vague. « J’en sais foutre rien. Je suppose qu’on a tous nos petits secrets. Pourquoi tu t’intéresses tant à lui ? Il a vraiment quelque chose à voir avec ton embarquement sur l’Odysseus ? — Disons que je l’ai rencontré dans l’astroport de Kreopz. — Il ne t’a pas… ? Enfin, il m’avait l’air un peu obsédé. » Onden estima qu’elle gagnerait du temps en optant pour la franchise. « Il m’a dérobé un objet que je dois à tout prix retrouver. — Quel genre d’objet ? — Un souvenir de famille. Un cercle métallique avec une sculpture sur l’un des côtés. — Ça sert à quoi ? — À rien de précis, c’est seulement un symbole qu’on se transmet de génération en génération. Il contient… comment dire ?… l’esprit de mes ancêtres. » Aravir plongea ses yeux clairs dans ceux d’Onden. « Ça fait un bail que je n’ai pas revu Erdok. Je vais me renseigner. Faut que j’y aille. Passe donc à ma cabine à la fin du troisième quart. Numéro 7104, tu te souviendras ? » Il lui adressa un sourire avant de se lever et se diriger vers la sortie de la salle commune. Épuisée, Onden se retira dans sa cabine pour prendre quelques heures de repos. Elle s’allongea sur la couchette et explora, comme à chaque fois, les mémoires des autres maillons. Un frère dépossédé de son cakra, privé du lien symbiotique, appartenait-il toujours à la Fraternité ? Avait-elle définitivement compromis la chaîne ? Comme à chaque fois, l’énergie de la nuée destructrice relayée par les Froutz estompa peu à peu ses pensées pour la remplir tout entière. La vague de souffrance l’emporta et la déposa sur le rivage des rêves. CHAPITRE XVII Daupics : les zoologues ne sont pas certains de l’existence réelle de ces animaux signalés dans diverses traditions des planètes membres de l’OMH. Personne, évidemment, n’a pu les observer dans la mesure où ils ont disparu depuis plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. De même, on n’a jamais retrouvé un squelette ou un fossile correspondant à leur description. Pourquoi en parler en ce cas ? Tout simplement parce que, selon un bon nombre de spécialistes des mythologies spatiales, les légendes comportent souvent un fond de vérité. Comme les daupics ont été mentionnés avec des noms approchants dans plusieurs récits fondateurs, nous en déduisons qu’ils désignent des animaux réels plus ou moins déformés par les traditions orales. Ils n’appartiendraient pas à la catégorie des ENHA, mais à celle, tout aussi méconnue, des sauriens. Domestiques et dociles sur certaines planètes, sauvages et féroces sur d’autres, ils auraient été pourvus de six pattes, d’une gueule à l’étonnante capacité de distension et de crocs extrêmement affûtés qui leur permettraient de déchiqueter n’importe quelle proie, y compris celles protégées par une carapace épaisse et dure. Odom Dercher, Mythes et réalité de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. BENT roula sur lui-même au moment où l’épée de son premier poursuivant s’abattait sur lui. Le fer se planta dans le sol en soulevant une gerbe de poussière. L’homme poussa un grognement de dépit. Bent exploita son élan pour se relever et, sans jeter un regard derrière lui, courir aussi vite que possible vers la faille de la paroi. Il eut l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un four chauffé à blanc. Le vent brûlant lui desséchait la gorge et les poumons. Les vociférations des trois hommes s’élevèrent derrière lui, si proches qu’il craignit à tout instant d’être embroché par une lame. Il ignora la fatigue qui lui alourdissait les jambes et les épaules. Surtout ne pas se retourner, résister à la tentation de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, rester concentré sur les mouvements de ses jambes et de ses bras. Un sifflement derrière lui, suivi d’un crissement et d’une exclamation sourde. L’épée l’avait manqué de quelques centimètres. Il traversa l’ombre d’une large excroissance rocheuse et parcourut à toute allure les derniers mètres qui le séparaient de la bouche. Il se jeta dans des ténèbres profondes et une fraîcheur saisissante. Il continua de courir bien qu’il ne fût pas encore accoutumé à l’obscurité, trébuchant sur des saillies ou se tordant les pieds dans les anfractuosités. Il s’enfonça dans la galerie dont les parois se resserraient par endroits ; elle débouchait, une cinquantaine de mètres plus loin, sur une salle où s’échouait un rayon pâle de l’étoile du système. Il peinait à contrôler sa respiration. Les lieux lui semblaient familiers. S’orientant sans aucune hésitation, il s’engagea dans l’escalier naturel qui, au fond de la salle, s’enfonçait dans les profondeurs du sol. Après avoir dévalé une vingtaine de marches glissantes, il prit conscience qu’il ne percevait plus les bruits des pas ni les souffles de ses trois poursuivants. Il s’arrêta et se retourna : aucune ombre ne s’agitait dans les ténèbres ; seuls des écoulements d’eau troublaient le silence. Ils avaient abandonné la traque. Les épines et les branches des buissons avaient semé de multiples égratignures sur son torse, ses bras et ses jambes. Il reconnut le murmure qui montait des profondeurs. Il s’approchait de la rivière souterraine dans laquelle Ferlun et lui avaient plongé quelques jours plus tôt. Il était retourné à son point de départ, mais dans un autre temps, comme projeté par une spirale. Il enjamba la dernière marche, plus large, qui servait de berge au cours d’eau souterrain. « Eh bien, tu en as mis, du temps ! » Il tressaillit. Une silhouette se détacha de l’obscurité et s’approcha de lui. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Ferlun, vêtu d’un pantalon et d’une tunique clairs semblables aux siens. « On ne peut pas dire que vous m’ayez beaucoup aidé ! grommela Bent. Ils ont failli me couper en morceaux ! — Tu dois être capable de retrouver seul les accès au réseau temps. » Ferlun s’assit sur un rocher rond et lissa du creux de la main sa longue barbe brune. « C’est la condition impérative de ta survie dans le Vex. » Bent se contint pour ne pas déverser toute sa rage sur son interlocuteur. « Vous ne m’avez pas appris comment m’orienter, lâcha-t-il en s’efforçant de garder son calme. — Je ne suis pas là pour t’apprendre quoi que ce soit, seulement pour t’accompagner. Je n’ai aucune réponse pour toi, je n’en ai même pas pour moi. — À quoi est-ce que vous servez alors ? À quoi est-ce que nous servons ? » Ferlun secoua la tête en souriant. « Pourquoi cette rage à servir à quelque chose ou à quelqu’un ? Pourquoi cette rage à être quelque chose ou quelqu’un ? Moins tu te donnes d’importance, Bent, et plus le Vex te révélera ses secrets. Comment as-tu retrouvé ton chemin ? — Je ne sais pas… Le visage défiguré de cette femme… Il semblait m’appeler, me diriger… Je dois la retrouver. — Si cette rencontre est importante, tu la retrouveras. Il suffit de te laisser guider par les courants du temps. » Bent donna un coup de pied impatient sur le sol. « Pourquoi ne me conduisent-ils pas à elle, alors ? » Ferlun garda un moment les yeux rivés sur la surface tumultueuse du torrent. « Le réseau est tortueux, comme tous les labyrinthes. Ses voies ne sont pas rectilignes. Il nous prépare aux épreuves, aux affrontements. — Vous en parlez comme d’une entité intelligente… — Une entité, je ne sais pas. » Ferlun éclata de rire. « Par définition, on ne peut pas définir ce qui est indéfinissable. Je puis seulement dire que les lois du réseau temps ne sont pas identiques à celles de la Galaxie. Les spectrempes veillent seulement à garder leur esprit ouvert au maximum afin de reconnaître et d’accepter ces autres lois. À rejeter avec fermeté les idées, les espoirs, la volonté, les projets. À considérer tout ce qui se présente comme l’expression d’un autre réel. À n’avoir aucun a priori d’aucune sorte. À ne chercher aucune logique apparente entre les diverses expériences que nous sommes amenés à vivre. À n’émettre aucun jugement. À laisser le Vex, puisque tu as pénétré en son sein, te raconter sa propre histoire. — On peut faire n’importe quoi avec ce genre de méthode ! objecta Bent. — L’exemple même d’un jugement basé sur les références culturelles, sur la mémoire, sur une forme ou une autre de conditionnement. Il n’y a pas de morale dans le Vex, seulement des actions justes ou des décalages. Lorsque le décalage devient trop important, l’accès au réseau temps se ferme. — En dehors d’avoir tué ce vieil homme sur la pyramide, quel autre genre de méfait avez-vous commis ? » La voix de Bent vibrait de colère contenue. « La mort de cet homme n’était pas un méfait mais un fait. Un simple fait. Si je ne l’avais pas poussé dans la fosse, nos propres cadavres seraient à cet instant en train de pourrir sur les pieux. Ma mort n’a aucune importance, mais le Vex m’a suggéré de veiller sur toi, Bent, de t’aider, dans la mesure de mes moyens, à trouver ton chemin. — M’abandonner au milieu d’enragés en armes, c’est ça que vous appelez veiller sur moi ? » Ferlun parut un bref instant décontenancé par l’agressivité de son vis-à-vis. « Veiller sur toi ne signifie pas agir à ta place ou écarter les obstacles de ton chemin, mais au contraire te rendre autonome, donc fort. — J’aurais pu cent fois mourir… — Tu as choisi de vivre cent fois ! — Sûrement pas grâce à vous, en tout cas. — Grâce à toi, Bent. Plus tu acceptes les expériences qui te sont proposées, quelles que soient leurs formes, plus tu découvres l’étendue de tes ressources. — La seule ressource que j’ai trouvée, c’est la trouille ! — Ne méprise pas la peur. Essaie seulement de comprendre où elle plonge ses racines. Elle reflète aussi un conditionnement. » Bent se tut, à court d’arguments. Sa colère était tombée subitement, comme les bises mordantes qui, l’hiver, balayaient les rues de Granport. « À partir de ce jour, nous allons inverser les rôles, reprit Ferlun. C’est toi qui prendras l’initiative de voguer sur les courants du temps et moi qui t’accompagnerai. — Mais je n’ai aucune idée de… — Pas d’idées, t’ai-je dit. Fais seulement le vide. » Ferlun s’assit de nouveau au bord du torrent. Le ventre creusé par la faim, Bent évacua une nouvelle bouffée de rage d’une expiration bruyante. « Vous savez pourquoi les hommes qui me pourchassaient ne m’ont pas suivi dans la grotte ? » demanda-t-il. N’obtenant aucune réponse, il s’enferma à son tour dans un silence maussade. Il traita intérieurement Ferlun d’idiot et attendit que son compagnon revienne à de meilleures dispositions. Se laisser envahir par quoi, par qui ? Berce par le murmure du torrent, il dériva au fil de ses souvenirs. La fatigue d’une nuit sans sommeil et de sa course folle à travers la ville le rattrapa. Il se cala contre un rocher, ferma les yeux, plongea presque aussitôt dans une somnolence agitée où des scènes de son enfance se mêlèrent à des images inconnues, incongrues. Il se retrouva dans les rues de Granport imprégnées d’une forte odeur de fété. Il ne croisa aucun piéton dans la ville, mais des centaines d’orvers de toutes les couleurs qui déambulaient tranquillement entre les façades. Un cri retentit soudain, et les orvers disparurent par des trous dans le sol. Une femme apparut à l’autre bout de la rue. Elle courait dans sa direction. Les lambeaux de sa robe tachée de sang volaient autour d’elle comme des ailes bigarrées. Elle avançait en gardant le visage tourné du côté gauche. Sa beauté l’enchanta. Il s’élança dans sa direction mais ne parvint pas à opérer la jonction. Il demeurait toujours à la même distance, comme si un espace invisible les séparait. Elle l’appela et son cri, expression d’une souffrance indicible, lui glaça le sang. Puis elle le fixa dans les yeux et le côté gauche de son visage, jusqu’alors caché, lui fut révélé. Ravagé, tailladé par une main démente. Les os et les dents apparaissaient dans les cavités aux bords nets. Un tel désespoir assombrissait ses yeux clairs que Bent éclata lui-même en sanglots. Elle le consola d’un sourire, enfin, d’un autre sourire que celui qui était à jamais figé sur son profil gauche. Elle disparut en un éclair, happée par une bouche invisible. Les orvers jaillirent alors de leurs trous pour se répandre à nouveau dans les rues de la ville. L’odeur de la fété devint étouffante, presque insupportable. Il battit des mains pour la chasser. Il ouvrit les yeux. Une forme grise remuait quelques mètres plus loin. Il lui fallut un bon moment pour reconnaître le petit orver qui s’était trémoussé avec son grand congénère devant Ferlun et lui. Sa première réaction de peur s’estompa aussitôt. À aucun moment le monstre ne s’était montré agressif, et puis, s’il avait vraiment voulu le croquer, il aurait exploité son sommeil pour l’agresser. Par ses mouvements, par ses ondulations, il tentait de lui signifier quelque chose. Il se remémora les conseils de Ferlun dans les appartements de la stogul du clan des Agols : Essaie seulement de ressentir, laisse-toi porter par sa musique, par ses vibrations… Il chassa la nuée de pensées qui se levait dans son esprit et lui soufflait qu’il était le dernier des crétins de croire des sottises pareilles, et observa l’orver avec attention. Ce dernier, dressé sur sa queue enroulée, oscillait d’un côté sur l’autre. Ses balancements cadencés avaient quelque chose de lancinant. Bent se leva et s’approcha de lui. L’odeur de la fété ne le dérangeait plus. Une nouvelle vague de pensées le submergea et se retira en emportant avec elle ses dernières frayeurs. Les oscillations de l’orver s’accentuèrent, s’accélérèrent, évoquant une invitation pressante, une supplique. « Tu veux que j’aille quelque part ? » Le monstre s’allongea sur la surface rocheuse. Son extrémité vint se poser à quelques centimètres de Bent – sa tête, sa queue ? Il ne parvenait pas à les différencier. Un frémissement parcourut son épiderme gris brun criblé de multiples cratères. « Tu veux que je te suive ? » Le petit orver se mit aussitôt à ramper en longeant le fleuve souterrain. La vitesse de son déplacement surprit Bent, qui dut accélérer l’allure pour combler l’intervalle. Il lança un regard par-dessus son épaule et aperçut, juste derrière lui, la silhouette de Ferlun. Rassuré, il se concentra sur la masse claire qui, une dizaine de mètres plus loin, s’engouffrait dans la bouche d’une galerie. Ils quittèrent la rive du cours d’eau et s’aventurèrent dans un passage de plus en plus étroit. Ils marchèrent environ un kilomètre avant que Bent ne ressente brusquement un frémissement familier, une vibration partant de son bas-ventre, montant dans sa colonne vertébrale et se logeant dans son crâne. Ses jambes ne le portaient plus. Il perdit de vue l’orver. Le courant à la puissance phénoménale le soulevait, l’aspirait, le projetait dans les arcanes du temps. Il reprit conscience dans une pièce éclairée par une torche murale qui répandait une fumée odorante et puante. Allongé sur une paillasse infestée de vermine au milieu d’autres hommes crasseux et hirsutes. L’odeur d’urine et de déjections le suffoqua. Des animaux noirs de poil et dotés d’une queue grise et nue se disputaient férocement un cadavre et les restes de nourriture épars sur le sol. Une geôle, à en croire les barreaux des deux étroites fenêtres et les gardiens équipés de casques et de hallebardes qui se tenaient de l’autre côté des grilles. Comment était-il arrivé là ? Il n’avait aucun souvenir entre le moment où il avait émergé de son saut temporel et celui où il s’était réveillé dans ce cul-de-basse-fosse. Un froid mordant transperçait ses vêtements légers. Il chercha une couverture des yeux, mais ses compagnons de captivité ne semblaient pas disposés à partager les bouts de tissu dont ils se protégeaient. Il scruta les visages autour de lui sans distinguer celui de Ferlun. Pourquoi son compagnon du Vex ne se trouvait-il pas dans cette pièce ? N’était-il pas censé veiller sur lui ? Mais, dans la bouche de Ferlun, les mots prenaient presque toujours une signification inattendue. Les autres prisonniers ne s’intéressaient pas à lui. Il essaya d’oublier l’inconfort de sa situation pour observer avec attention les lieux et les êtres. L’armement des gardes et la vétusté de la geôle lui donnèrent à penser que le Vex l’avait expédié sur un monde peu évolué sur le plan technologique. Il écarta d’un coup de pied l’un des animaux noirs qui lui reniflait le talon et qui s’éloigna en se dandinant et en montrant les dents. Son mouvement dérangea l’un des prisonniers allongés près de lui, un homme massif à la longue barbe aux poils agglutinés qui se redressa et leva le poing en grognant une suite de mots que Bent ne comprit pas. Il appliqua de nouveau les conseils de Ferlun : se laisser porter par la musique, les vibrations de la langue. Il lui sembla déceler des ressemblances avec l’ung. L’un des gardes s’approcha des barreaux et invectiva l’homme au poing dressé d’une voix forte. Ce dernier abaissa son bras, se recoucha sans demander son reste et tira un pan de tissu mité sur lui. Le regard du garde resta un moment rivé sur Bent, comme s’il se demandait ce qu’il fichait là. Il lui fit signe de s’approcher. Bent se leva et, enjambant plusieurs corps allongés, se rapprocha de la grille. Il dérangea un groupe d’animaux noirs affairés à ronger les joues et le cou d’un cadavre pourrissant. Il plaqua un pan de sa tunique sur son nez pour atténuer l’odeur. Des mèches de cheveux gras dépassaient du casque pointu du garde et encadraient ses joues ombrées de barbe et couvertes de couperose. Ses yeux striés de filaments sanguins se promenèrent un long moment sur Bent. De nombreuses taches maculaient son pourpoint gris orné de deux bandes rouges. Il prononça un flot de paroles aux sonorités tantôt chantantes, tantôt rugueuses, dévoilant des dents noires déchaussées. Malgré la protection du tissu, son haleine putride frappa de plein fouet Bent, qui, d’un haussement d’épaules, lui signifia qu’il ne comprenait rien. Le garde cracha encore quelques mots, puis, constatant que ses tentatives de communication n’aboutissaient pas, il se détourna et alla discuter avec ses confrères assis sur des bancs de pierre. Bent déduisit, à leurs regards qui venaient régulièrement s’échouer sur lui, qu’il était le sujet de leur conversation. Les torches murales, seules sources de lumière des lieux, révélaient d’autres grilles, d’autres cachots. Des gémissements sourds montaient de recoins obscurs. Il se demanda si le courant du temps ne l’avait pas directement déposé dans cette geôle. Il avait beau remuer sa mémoire de fond en comble, il ne parvenait pas à retrouver des souvenirs liés à son incarcération. La porte s’ouvrait peut-être à quelques pas de lui. Il inspecta la cellule du regard, à la recherche d’une ombre grise ogivale d’une hauteur d’environ trois mètres. Difficile de discerner une forme subtile, à peine perceptible, dans une telle pénombre ; il aurait fallu une lumière plus forte et un contraste plus marqué. Il ne ressentait pas, en tout cas, le frémissement habituel à proximité des courants du temps. Les animaux noirs se battaient entre eux et les vaincus couraient se réfugier dans les trous des murs. Le garde qui lui avait adressé la parole s’éloigna dans le couloir. L’obscurité avala son épaisse silhouette. Fatigué, affamé, Bent finit par s’allonger de nouveau dans l’un des rares coins dégagés de la cellule. La désespérance presque palpable de cet endroit le pénétrait jusqu’aux os, lui assombrissait l’âme. Pourquoi avait-on emprisonné ces hommes ? Pourquoi le Vex l’avait-il expédié sur ce monde et dans cette époque ? Ferlun avait affirmé que le réseau temps était tortueux, comme tous les labyrinthes. Abolir tout jugement, mais comment ? Chaque situation suscitait des réactions, des colères, des rejets, des révoltes, des envies… Fallait-il se fermer à toute émotion ? Fallait-il rester indifférent devant ces hommes rongés par la vermine et la maladie ? La colère frémit dans ses veines et gonfla dans sa gorge. L’apathie de ses compagnons de captivité lui rappelait la résignation de son père condamné à mener une vie absurde sur une planète inhospitalière. Il finit par s’assoupir. Les frôlements incessants des animaux noirs le tirèrent à plusieurs reprises de son sommeil. Il dut s’agiter pour disperser les plus téméraires, alléchés par ses plaies aux jambes et aux pieds. Une succession de cliquetis et de crissements le réveilla. Un garde ouvrait la grille. Plusieurs de ses confrères, formés en demi-cercle derrière lui, pointaient leurs hallebardes en direction des prisonniers. Le garde s’introduisit dans la cellule et se dirigea tout droit vers Bent, frappant durement de la pointe de ses bottes les animaux noirs et les corps étalés devant lui. Il serrait dans sa main droite le manche d’une dague à la lame effilée. Il saisit Bent par le poignet, le contraignit à se relever et l’entraîna vers la sortie. Des grognements et des couinements s’élevèrent dans leur sillage. Après qu’ils furent passés dans le couloir, la grille se referma dans un grincement prolongé et les gardes relevèrent leurs hallebardes. On conduisit Bent vers un escalier de pierre aux marches affaissées éclairé par des torches accrochées aux murs suintants. Comme ses jambes flageolaient, la montée lui parut interminable. Des courants d’air glacé se glissant par des meurtrières lui giflèrent le visage et le cou. Il entrevit au passage une ville aux toits sombres sous un ciel bas. Des panaches de fumée se jetaient dans les nuages menaçants d’où s’échappaient des flocons blancs papillonnants. Le froid s’emparait de lui comme un prédateur aux crocs affûtés. En haut de l’escalier, le garde le conduisit dans une pièce circulaire où se pressaient des hommes qui parlaient fort en vidant des coupes métalliques emplies d’un liquide ambré. Un feu de bois craquait et projetait des braises dans une haute cheminée au manteau de pierre sculpté. Ils se turent lorsqu’ils remarquèrent la présence de Bent. Leurs regards exprimaient de l’étonnement, de la curiosité et une certaine crainte. Des murmures moururent sur leurs lèvres crevassées. Des soldats, à en croire leurs uniformes gris et rouge, leurs épées glissées dans des fourreaux de cuir, les pièces métalliques cabossées et rouillées en guise de plastrons, leurs casques pointus posés sur les tables de bois ou directement sur le sol. Ils portaient tous des barbes fournies qui, pour certains d’entre eux, leur arrivaient à la taille. Quelques-uns s’adressèrent au garde, qui leur fournit de brèves réponses avant de tirer le prisonnier par le bras en direction d’une galerie. Le passage, couvert mais dénué de murs, reliait la tour d’où ils venaient à un bâtiment massif et pourvu d’une vingtaine de cheminées toutes fumantes. Les bourrasques d’un vent virulent s’engouffrèrent sous les vêtements de Bent. Des flocons piquants se déposèrent avec une légèreté infinie sur ses cheveux, ses épaules et son cou. Il aperçut le fleuve qui traversait la ville de part en part, les bateaux immobilisés par la glace, les voitures bruyantes tirées par de grands animaux harnachés et écumants, des passants emmitouflés dans des vêtements amples, des manteaux au col fourré ou d’épaisses pièces de laine. La ligne crénelée d’un rempart, assiégée par les nuages, se devinait dans le lointain. Ils traversèrent une enfilade de salles de plus en plus décorées et confortables. Les dalles de pierre disparaissaient sous des tapis épais et les murs sous des tentures aux couleurs ternes. Les feux de cheminée et les braseros diffusaient une chaleur inégale, mais relativement agréable. De petites lanternes ouvragées suspendues aux poutres dispensaient un éclairage plus soutenu. Aux soldats succédaient des hommes et des femmes vêtus les uns de pourpoints et de pantalons de cuir, les autres de robes longues serrées à la taille par des ceintures de cuir ou de métal cuivré. Ils interrompaient leurs conversations et se tournaient vers Bent dès qu’il entrait dans la pièce. Des animaux de compagnie aux écailles vertes et noires, aux six pattes interminables et au museau allongé déambulaient en toute liberté d’un coin à l’autre. Ils rappelèrent à Bent, en dix fois plus grand, les reptiles qui vivaient dans les tas de pierres et les fossés de Granport. Ils finirent par arriver à une entrée monumentale devant laquelle se pressait une foule nombreuse contenue tant bien que mal par un cordon de gardes dont les casques s’ornaient de somptueux panaches gris et rouges. Tous s’écartèrent pour laisser passer Bent et son accompagnateur. Des chuchotements et des exclamations étouffées s’engouffrèrent à leur suite dans la brèche. Ils pénétrèrent dans une immense salle au plafond haut et divisé en une multitude d’octogones peints d’environ un mètre de diamètre. Ils passèrent entre deux haies d’hommes et de femmes dont les vêtements, les couvre-chefs, les fourrures et les bijoux indiquaient un rang supérieur. Ils foulaient des tapis épais aux couleurs fades mais aux motifs complexes. Le geôlier poussa Bent dans un espace dégagé avant de mettre un genou au sol et de courber l’échine. Ils étaient arrivés devant un trône de bois sculpté habillé de fourrure blanche où se tenait un jeune homme au teint pâle, aux yeux d’un bleu passé et aux étranges cheveux blond filasse. Seules sa tête et la pointe de ses chaussures dépassaient de la cape grise brodée qui le recouvrait du cou aux pieds. Légèrement en retrait, assis sur des sièges moins imposants mais également ouvragés, avaient pris place une adolescente dont le visage et les yeux exprimaient un ennui profond et un homme au crâne nu vêtu d’une longue robe noire parsemée de motifs pourpres. Les yeux de ce dernier, étincelant au fond de leurs orbites, s’étaient posés sur Bent comme des oiseaux de proie. La lumière du jour s’invitait dans la salle en rayons obliques par d’étroites fenêtres grillagées dépourvues de vitres. Sur un côté, des flammes dansaient dans une cheminée aux dimensions d’une pièce. Des serviteurs s’affairaient à nourrir le feu dévorant de bûches noueuses et visiblement lourdes. Le jeune homme sur le trône s’adressa au geôlier, qui se redressa et s’empressa de lui répondre. S’ensuivit un dialogue dont la signification échappa à Bent. Il se rendit compte qu’il ne suivait plus les recommandations de Ferlun, qu’il cherchait à comprendre. Le jeune homme semblait contrarié et le geôlier craignait manifestement son courroux. Seuls quelques murmures et des cris lointains troublaient le silence retombé sur les lieux. L’un des deux animaux à la peau écailleuse allongés de chaque côté du trône bâilla longuement, dévoilant des crocs d’une longueur impressionnante. Comme ils se confondaient avec les plis des tapis, Bent n’avait pas remarqué leur présence jusqu’à ce moment. L’homme au crâne nu s’agita sur son siège et prononça une brève allocution d’une voix tranchante. Le jeune homme hésita quelques instants avant de hocher la tête sans chercher à masquer sa contrariété. Une escorte vint se placer de chaque côté de Bent. Le jeune souverain l’enveloppa d’un regard où il crut déceler des regrets, puis, d’un signe de la main, il fit signe aux soldats aux casques empanachés et aux capes épaisses de l’emmener. La cage de fer se balançait au gré des bourrasques, suspendue au-dessus de la fosse où grouillaient des animaux écailleux beaucoup plus imposants que ceux qui erraient en toute liberté à l’intérieur du bâtiment. On n’avait pas fourni de vêtements chauds à Bent, recroquevillé sur le plancher ajouré pour essayer d’offrir le moins de prise possible au froid. Les flocons blancs tombaient maintenant en rideaux serrés et recouvraient les toits environnants d’un manteau immaculé. Le bâtiment où siégeait le souverain n’était plus qu’une ombre grise dont la forme biscornue, peu cohérente en apparence, dominait le troupeau frileux et resserré des toits sombres regroupés en contrebas. On avait amené Bent devant la cage, on l’y avait enfermé, puis, par un système complexe de cordes et de poulies, on l’avait hissé au-dessus de la fosse. Les animaux écailleux en contrebas levaient régulièrement la tête dans sa direction en montrant leurs crocs, un comportement qui révélait la faim ou la férocité, ou les deux associées. Leurs petits yeux ronds et rouges luisaient comme des braises sur un lit de cendres. Un mouvement éveilla son attention dans la cage suspendue voisine, qu’il avait jusqu’alors crue vide, accaparé d’abord par l’observation des animaux de la fosse puis par la lutte contre le froid. Une silhouette se releva et se colla aux barreaux. Ferlun. Ferlun, vêtu lui aussi de sa tunique et de son pantalon légers. Ferlun dont le sourire découvrait au milieu de sa barbe striée de fils gris ses dents aussi blanches que les flocons. CHAPITRE XVIII Couple esprit/matière : la relation entre la matière et l’esprit est l’objet d’un débat aussi vieux que l’humanité. Les uns tiennent l’esprit pour créateur de la matière, les autres considèrent que la matière est créatrice de l’esprit. Les premiers rétorquent aux seconds que, si la matière avait vraiment engendré l’esprit par une succession d’actions-réactions, quelle aurait été la cause primordiale de la toute première étincelle, de la toute première explosion ? En d’autres termes, la chaîne de causes et d’effets, principe même de la vision matérialiste, est piégée par sa vision linéaire, ou chronologique, car la question du commencement ne peut pas être résolue de façon satisfaisante. Un mystère qui, par définition, restera à jamais inexplicable. Ce mystère béni dans lequel s’engouffrent allègrement les religions et les apôtres de la spiritualité. Les seconds rétorquent aux premiers que les exemples sont légion des preuves du principe de causes et d’effets, ou d’actions-réactions. Les évolutions animales, puis humaines, sont des illustrations indubitables, maintes fois vérifiées, de l’influence des conditions matérielles d’existence sur le psychisme ou le comportement. De même, les études montrent qu’avant l’arrivée des premiers êtres unicellulaires l’univers n’était constitué que de matière et que ce sont des interactions ou combinaisons chimiques aléatoires qui ont donné naissance à la vie organique, puis à l’avènement de l’intelligence. Dans cette catégorie nous trouverons les scientifiques, les techniciens et, plus généralement, les penseurs qui estiment que le bonheur des humains dépend des conditions matérielles dans lesquelles ils vivent. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des controverses. L’HISTOIRE D’OSSIA, 6 « ALORS, quel nom on lui donne ? » Qwor ne m’a pas répondu tout de suite. Son souffle pourtant maîtrisé a résonné comme une bourrasque dans le micro de son scaphandre. Bien que la teneur en oxygène nous permît en principe de nous passer des « carapaces », nous appliquions le protocole de sécurité habituel après un atterrissage sur un monde non répertorié. « Comment ça ? a-t-il fini par répondre. — En principe, c’est à ceux qui la découvrent de donner son nom à une nouvelle planète. — T’es vraiment sûre que personne d’autre que nous a mis les pieds sur ce monde ? » Traversé de nuages dentelés, le ciel était d’un bleu très dense tirant à l’horizon sur le mauve. L’étoile se levait à l’est ; le sommet de son disque étincelant apparaissait derrière la barrière sombre d’une chaîne montagneuse. La température étant plutôt fraîche (-5 degrés Celsius selon l’assistant de bord), nous avions pris la précaution de passer des combinaisons isothermes sous les scaphandres. Le déploiement de la géante bleue se traduirait sans doute par une augmentation sensible de la chaleur (+25 degrés Celsius, toujours selon l’assistant). Armés de nos défats à canon court, nous avions exploré les environs immédiats de la zone où nous avions atterri, un gigantesque plateau hérissé de rochers aux couleurs chatoyantes et de buissons aux feuilles argentées. La gravité, nettement plus forte que la norme, entravait nos mouvements. J’avais l’impression d’évoluer avec un sac de cinquante kilos sur les épaules. Je commençais cependant à m’y habituer ; le corps humain a des capacités d’adaptation étonnantes. Nos trois compagnons n’avaient pas repris conscience. Nous leur avions injecté une nouvelle dose d’adrénaline, mais leur pouls était resté lent, à peine perceptible, comme celui des passagers d’un vaisseau d’ancienne génération gavés de ralentisseurs métaboliques. Nous les avions allongés sur les couchettes de leurs cabines avant de tenter une première sortie. Nous ne pourrions prendre aucune initiative tant qu’ils ne seraient pas réveillés – s’ils se réveillaient… – mais, au moins, nous nous donnions l’illusion d’agir. Épaulé par l’assistant, Qwor avait posé L’Ikar avec la maîtrise et le calme d’un pilote chevronné. Nous n’avions pas ressenti de surchauffe lors de l’entrée en atmosphère et du déploiement des boucliers thermiques. À peine une légère secousse lorsque les pieds souples avaient pris contact avec le sol. J’avais félicité Qwor d’un baiser fougueux qui exprimait autant mon soulagement que mon désir de lui. « On n’a qu’à l’appeler Ossia. » Sa voix m’a fait sursauter. Sa suggestion m’a inondée d’orgueil et de joie, évidemment – quelle femme resterait insensible si son amant lui proposait de baptiser une planète à son nom ? –, mais mon vieux fond d’humilité m’a poussée à répondre : « Pourquoi pas Qwor ? — Tu es la découvreuse : souviens-toi, tu es descendue la première. » J’aurais préféré qu’il me balance un truc du style : c’est pour rendre hommage à ta beauté et à notre amour, mais je devais déjà m’estimer heureuse qu’il me donne la préséance – je me suis repassé mille fois le film de notre sortie et j’en ai retiré la certitude qu’il avait quitté le vaisseau avant moi : lorsqu’il pose le pied sur la croûte planétaire en soulevant un nuage de poussière ocre, je le vois en plongée, je me tiens donc plus haut que lui, sur le haut de la passerelle sans doute. Aucune raison, de toute façon, de donner un nom à cette planète : nous n’allions pas tarder à nous rendre compte qu’elle avait déjà reçu de nombreuses visites. Pourquoi avions-nous atterri sur celle-ci parmi des milliards d’autres mondes possibles ? Les probabilités semblaient infimes, dérisoires, mais nous devions également découvrir que le hasard n’avait rien à voir avec notre destination, que d’autres lois s’appliquaient dans cette dimension, que c’étaient précisément ces lois que certains hommes avaient cherchées toute leur vie et trouvées ici. Nous avons continué notre exploration sans perdre de vue L’Ikar. Même si nous avions soigneusement verrouillé les sas avec les codes fournis par l’assistant de bord, nous ne pouvions pas nous en éloigner, d’abord pour garder un point de repère dans cet immense désert rocailleux, ensuite pour ne pas laisser nos trois compagnons trop longtemps sans surveillance. « C’est quoi, ça ? » J’ai regardé dans la direction indiquée par le bras de Qwor. J’ai repéré, entre ciel et terre, un épais nuage bleu sombre qui avançait vers nous et grossissait à très grande vitesse. Un vent soudain s’est levé et a soufflé avec une telle violence que des buissons se sont arrachés du sol, accompagnés de rochers et de pierres de petite taille. « Ça ressemble à une putain de tempête ! a hurlé Qwor. Au vaisseau, vite ! » Le nuage paraissait avoir doublé de volume en l’espace de quelques secondes. Un caillou aux arêtes aiguisées m’a frappée au niveau du ventre, a déchiré mon scaphandre, ma combinaison isotherme, et s’est planté dans mon abdomen comme une flèche. Le vent s’est engouffré dans la brèche et m’a dévêtue en un éclair, ne me laissant que mes sous-vêtements, heureusement taillés dans un tissu qui adhère parfaitement à la peau. Je me suis retrouvée exposée sans défense à des trombes de pierres et de branches aux feuilles coupantes. J’ai agrippé la crosse de mon défat comme une prise au-dessus du vide. Une poussière au goût prononcé de fer s’est infiltrée dans ma gorge. J’ai dû me recroqueviller sur moi-même pour continuer de respirer. L’avalanche m’aurait ensevelie si Qwor ne m’avait pas soulevée et, me serrant contre son torse, n’avait pas cavalé en direction de L’Ikar. Les cailloux fusaient autour de nous, de plus en plus volumineux, de plus en plus denses. Les hurlements du vent nous donnaient l’impression d’être cernés par une horde de prédateurs géants et féroces. Qwor a commandé l’ouverture du sas sur la commande vocale et franchi la passerelle en quatre ou cinq bonds, évitant de justesse un rocher de bonne taille qui s’est écrasé sur le fuselage dans un vacarme assourdissant. Une obscurité soudaine nous a enveloppés. Le nuage nous avait rattrapés, couvrant en une poignée de secondes une distance probablement supérieure à vingt kilomètres. Qwor s’est jeté dans le vaisseau et a ordonné la fermeture du sas avant même d’en avoir franchi le seuil. Il m’a allongée avec délicatesse, examiné le ventre et ordonné d’attendre son retour sans bouger. La douleur m’irradiait le haut et le bas du corps. Les chocs sourds des pierres sur le métal produisaient un vacarme effrayant. Le vaisseau secoué grinçait et gémissait. Je croyais à chaque instant que le vent allait l’arracher du sol et l’emporter comme une vulgaire feuille. J’ai jeté un coup d’œil à mon ventre. J’ai vu la pierre profondément enfoncée juste au-dessus du nombril, mais également les innombrables éraflures et les filets de sang sur le reste de mon corps. Une poussière épaisse, irritante, me tapissait le palais et la gorge. Qwor est revenu avec une trousse de secours et a sorti les compresses désinfectantes et le spray cicatrisant avant de se pencher sur moi. « Ça risque de te faire mal. » Il a arraché la pierre d’un coup sec avant d’avoir achevé sa phrase. J’ai eu la sensation d’être déchirée de la tête aux pieds. « C’est pas un caillou mais une saleté de bestiole ! » s’est exclamé Qwor. Il l’a projeté de toutes ses forces contre la cloison et, comme l’animal ou l’ENHA continuait de bouger, il a dégainé son défat et lui a tiré dessus. Puis il a pulvérisé du cicatrisant sur la plaie qui saignait en abondance et me cuisait horriblement. Après avoir posé une compresse afin de juguler l’hémorragie, il a lancé un regard vers la drôle de créature que l’onde décréatrice expédiait dans le néant avec une lenteur inhabituelle. « On dirait une putain de pierre et c’est un organisme vivant, a-t-il murmuré. Il t’aurait bouffé les entrailles si on l’avait laissé faire. Putain, t’es pas belle à voir. Faut que je te balance tout entière dans une cuve de désinfectant ! J’ai eu de la chance : ce foutu vent a juste emporté mon casque. — Je croyais…» Le simple fait de parler représentait pour moi un effort surhumain. « Qu’on ne devait pas se servir des défats à l’intérieur du vaisseau…» Le vacarme de la tempête avait submergé ma voix. « Il arrive qu’on n’ait pas le choix. Je ne pense pas avoir touché le métal, juste cette saloperie. La planète Ossia m’a l’air en tout cas aussi aimable que la jolie personne qui lui a donné son nom ! » J’ai puisé la force de sourire dans mes dernières réserves de vitalité avant de perdre connaissance. « Vraiment étrange », a murmuré Kelimar en examinant la plaie. J’avais hésité avant de relever mon vêtement, pensant stupidement qu’il profitait de la situation pour satisfaire une pulsion voyeuriste. Il ne paraissait pas intéressé par ma personne, seulement par la marque laissée sur mon ventre par la créature autochtone. J’ai même douté qu’il eût un jour éprouvé un embryon de désir pour une femme. De sa longue plongée dans le coma, il était revenu mal en point, comme s’il avait pris une trentaine d’années au passage du point chronodal. Il avait désormais une allure de vieillard. Un voile terne assombrissait ses yeux, son visage n’était plus qu’un lacis de rides emmêlées et profondes. Les deux autres n’avaient toujours pas repris conscience. Nous allions régulièrement leur rendre visite dans leurs cabines. Kelimar avait posé des capteurs sur leur avant-bras pour les relier à des écrans de contrôle verticaux transparents. Leur pouls ne dépassait pas les trente pulsations-minute, et il fallait régulièrement leur injecter des stimulants pour l’empêcher de ralentir davantage. « Ça ne ressemble à aucune plaie que je connaisse », a repris Kelimar en se redressant. J’ai rabattu mon vêtement sur mes hanches. « Les bords sont d’une netteté étonnante, presque chirurgicale. Cette… chose doit être capable de trancher un os d’un seul coup de dents. Enfin, si on peut parler de dents. » La tempête avait duré 26 heures 17 minutesTO selon l’assistant. Soumis à un bombardement intense, assourdissant, L’Ikar avait tremblé de toute sa carcasse et semblé sur le point de se disloquer. Enfin, le fracas des rochers et les rugissements du vent s’étaient tus, le vaisseau avait cessé de tanguer, la lumière bleutée de l’étoile s’était de nouveau glissée par les hublots. Je suis restée alitée une dizaine d’heures, aux prises avec une fièvre et une fatigue intenses. J’ai craint que la créature qui m’avait mordue ne m’ait inoculé un virus, puis, après quelques heures d’un sommeil sans cesse interrompu par le vacarme, la fièvre est tombée et la fatigue s’est envolée. J’ai remercié Qwor en l’invitant à me rejoindre dans ma cabine. Nous avons fait l’amour au rythme des éléments déchaînés. Étaient-ce la forte gravité ou les séquelles de ma blessure, j’ai éprouvé en tout cas un plaisir étourdissant et constaté, avec une certaine inquiétude, que j’étais de plus en plus éprise de mon équipier. Kelimar a entrepris de réinitialiser les procédures de vérification automatique des différents circuits du vaisseau. Il lui fallait contrôler chaque boîtier intermédiaire et réparer les relais endommagés, un travail d’orfèvre pour lequel nous ne pouvions pas lui apporter la moindre aide. Il nous a encouragés à poursuivre notre exploration des environs. Échaudés par la première tempête, nous n’avions guère envie d’affronter une planète dont les colères semblaient aussi imprévisibles que brutales. « Si nous nous sommes posés sur ce monde, ce n’est pas l’effet du hasard, a déclaré Kelimar. — Comment ça ? » s’est étonné Qwor. Kelimar a passé lentement sa main sur son crâne chauve, comme pour le déplisser. Il était remonté quelques minutes plus tôt des entrailles profondes de L’Ikar. Il devait se livrer à de savantes contorsions pour atteindre certains boîtiers, et son vieillissement prématuré, associé à sa raideur naturelle, ne lui facilitait guère la tâche. « Nous avons constaté, mes camarades et moi, que, de l’autre côté des points chronodaux, les pensées ont une influence directe, presque instantanée, sur la matière. » Il a marqué un temps de silence, les yeux baissés sur la petite trousse entrouverte bourrée d’instruments lumineux que je n’avais jamais vus. J’avais l’impression que chacune de ses expirations sifflantes risquait de s’achever en dernier souffle. « Quel genre de pensées ? a demandé Qwor. — Pensées n’est pas le bon mot. » Kelimar s’est agité sur sa chaise et a bu une gorgée du kaw fumant dont il avait rempli un gobelet au distributeur. « On devrait plutôt parler de désirs, de désirs inconscients même. Il ne s’agit pas d’ordres donnés à la matière. Elle semble réagir aux phénomènes psychiques des êtres pensants, comme une intelligence omnisciente. » Ses paroles m’ont ramenée en arrière, lors du franchissement du point chronodal. Je me suis rappelé avoir ressenti une présence, une intelligence infinie, avoir été surveillée, écoutée, comprise. Une moue dubitative a étiré les lèvres de Qwor. « Vous entendez quoi au juste par matière ? — Chacune des particules qui constituent cet univers. — Comment la matière pourrait-elle être douée de conscience ? — Je n’ai aucune réponse satisfaisante à cette question. Encore une fois, il s’agit seulement d’un constat. À chaque fois que nous avons traversé un point chronodal, nous avons été confrontés à des situations qui avaient un lien direct, évident, avec nos désirs inconscients. Comme si, en quelque sorte, la matière s’était débrouillée pour les exaucer. — Difficile à croire… — Je ne vous demande pas de croire mais d’expérimenter. Si vous me permettez cette métaphore théâtrale, nous entrons, en franchissant les points chronodaux, dans les coulisses de l’espace-temps. Les règles ne sont pas les mêmes que sur la scène. À vous de découvrir les raisons pour lesquelles nous nous sommes échoués sur ce monde. — L’oracle de Zaph…» ai-je murmuré. Kelimar m’a jeté un regard étonné. « Vous avez consulté l’oracle de la religion zaphiote de Borshen ? — Nous sommes tombés dessus par hasard dans les galeries souterraines du temple de Varanez. Il nous a dit pratiquement la même chose que vous : ceux que vous cherchez se tiennent dans un autre espace-temps où les règles sont différentes de celui-ci. Il nous a parlé de passages et nous a conseillé de changer notre façon de penser. » Kelimar a hoché la tête, les yeux dans le vague. « Vous n’avez pas vraiment besoin de changer votre façon de penser, il vous suffit de rester ouverts. Nous disposons d’un véhicule terrestre tout-terrain dans l’une des soutes. Son réservoir est plein et vous garantit une autonomie d’environ deux mille cinq cents kilomètres. Il contient des réserves de nourriture, d’eau, et tout le matériel nécessaire pour passer les nuits dehors. Vous pouvez vous en servir autant qu’il vous plaira. » Nous avons décidé, Qwor et moi, de partir en expédition pendant que Kelimar tenterait de réparer les circuits et veillerait sur ses deux compagnons plongés dans le coma. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la tempête et aucune nouvelle perturbation climatique ne s’était produite. Ma blessure était en bonne voie de cicatrisation. L’assistant avait calculé qu’une révolution planétaire s’effectuait en 29 heures et 22 minutesTO et que l’amplitude thermique oscillait entre -8 degrés Celsius la nuit et +29 degrés le jour. Nous ne nous sommes pas équipés de scaphandres ni de combinaisons isothermes. Nous avions évolué dans des conditions beaucoup plus rudes au cours de nos différentes missions et nous préférions ne pas nous encombrer d’équipements qui entraveraient notre liberté de mouvement. Les sacs de couchage autorégulateurs que nous avons trouvés dans l’un des compartiments du véhicule tout-terrain suffiraient largement à nous réchauffer. Nous avons pris congé de Kelimar à l’heure où l’étoile bleue émergeait à l’horizon au-dessus de la barrière montagneuse. Il ne faisait que deux petits degrés quand le sas de la soute s’est ouvert et que la passerelle de débarquement s’est déployée jusqu’au sol. Le véhicule, une chenille capable en théorie de franchir n’importe quel obstacle, n’offrait qu’un confort rudimentaire. Deux places à l’avant, deux places à l’arrière, des sièges durs qui meurtrissaient les fesses et le dos au bout d’une heure, un chauffage et une climatisation qui fonctionnaient au ralenti – dans un louable souci d’économie de carburant, sans doute –, un tableau de bord réduit à sa plus simple expression, un toit escamotable taillé dans un tissu en principe isotherme qui laissait passer des souffles d’air glacé, puis, à l’arrière, un gigantesque coffre qui contenait les bouteilles d’eau, les barquettes de nourriture autochauffantes et le matériel nécessaire au bivouac, tentes en nanotissu indestructible déployées en une poignée de secondes, matelas à suspension d’air, duvets et microsystèmes de chauffage d’appoint. En bas de l’écran où s’affichaient les reliefs du terrain que nous traversions défilait un texte nous informant qu’en roulant à une vitesse inférieure à 1oo kilomètre-heure notre autonomie pourrait atteindre les trois mille cinq cents kilomètres. Mais vous connaissez les hommes : dès qu’ils tiennent le volant ou les manettes d’un quelconque engin, ils éprouvent le besoin névrotique de le pousser dans ses ultimes limites. Qwor ne dérogeait pas à la règle. Il prenait du plaisir, visiblement, à faire ronfler le moteur, à rouler à plus de deux cents à l’heure sur ce sol hérissé de rochers et de buissons qu’il contournait au dernier moment en me lançant de petits coups d’œil amusés. Nous avons rapidement perdu le vaisseau de vue. J’ai espéré de toutes mes forces que nous ne roulions pas au-devant d’une tempête aussi terrible que celle qui nous avait surpris le jour de notre atterrissage. Des créatures identiques à celle qui m’avait mordue pouvaient être tapies au milieu des pierres de couleur rouille disséminées sur le sol. Le véhicule soulevait un épais panache de poussière ocre qui se désagrégeait en spirales arachnéennes. « Quelle direction on suit ? ai-je demandé à Qwor. — Le nord, a-t-il répondu avec une conviction qui m’a surprise. — Y a une raison particulière ? » Il m’a fixée un petit moment avant de répondre. « Quelque chose me dit que c’est là qu’on doit aller… — Quelque chose ? — Ça va te paraître dingue, mais je me sens comme… attiré. Pas toi ? » Je me suis concentrée sur mes sensations, sur mes perceptions, je n’ai discerné aucun murmure, aucun appel sous la trame touffue de mes pensées. « Suis ton intuition, Qwor, puisque tu en as une », ai-je fini par répondre. Nous avons piqué droit sur la chaîne montagneuse. À la fin du jour, elle nous apparaissait dans toute sa majesté, avec ses nombreux pics effilés et enneigés qui semblaient se tendre vers les premières étoiles pour les allumer. Le couchant la drapait dans toutes les nuances allant du bleu au violet. « On a fait près de mille bornes et il en reste sans doute un bon paquet jusqu’au massif, a proposé Qwor. Va falloir qu’on se repose, je suis claqué. » Je ressentais également une fatigue intense, probablement liée aux conditions planétaires. Nous avons cherché un endroit où passer une nuit tranquille. Nous avons opté pour un grand rocher en forme d’arche. Nous nous sommes installés sous la voûte d’une dizaine de mètres de profondeur. Au moins, nous serions protégés si une tempête se déclarait. Qwor a consolidé l’abri en entassant des pierres de chaque côté de la chenille. C’est là, entre l’arrière du véhicule et l’un des murets rudimentaires, que nous avons déployé la tente. Bien qu’elle fût prévue pour une seule personne – ce que les concepteurs de matériel peuvent être prudes ! –, nous n’en avons pas monté une seconde. Qwor a dit en riant qu’on se serrerait, que ça tombait bien vu que les nuits étaient fraîches. Puis, dans le soir tombant, nous avons ouvert deux barquettes et mangé, à la lueur des lampes à pile perpétuelle, des mets à la consistance et à la saveur indéfinissables, mais offrant, selon l’emballage, tous les éléments nécessaires aux besoins d’un être humain. Nous avons réussi à nous glisser tous les deux dans la tente. Nous avons piqué une crise de fou rire lorsque Qwor a entrepris de se dévêtir. Impossible pour lui de déplier entièrement ses grands membres dans un espace aussi exigu. Il avait l’air d’un mammifère marin emberlificoté dans les mailles d’un filet. Je l’ai aidé de mon mieux, mais je riais tellement que j’étais aussi maladroite et inefficace que lui. Nous avons dû, pour faire l’amour, contrôler chacun de nos mouvements, ce qui, je l’avoue, donnait une puissance inhabituelle aux vagues qui me saisissaient et emportaient mes gémissements dans l’obscurité glacée. Le lendemain matin, une surprise nous attendait au réveil. Pas un bruit n’avait troublé le silence nocturne. J’avais dormi, sous le duvet léger, comme une enfant dans les bras et la chaleur de Qwor. Les premiers rayons de l’étoile bleue avaient transpercé le nanotissu et s’étaient posés sur mes paupières. Qwor s’est étiré en oubliant l’exiguïté de notre abri et ses poings ont heurté les parois de tissu. Au bruit et à nos rires ont répondu en écho des sons harmonieux prolongés. Ils dégageaient, malgré leur envoûtante beauté, une vague impression de menace. Qwor a déclenché l’ouverture à fermeture nano de la tente, passé la tête dehors et poussé un juron. « Qu’est-ce qui se passe ? » ai-je demandé. Il n’a pas répondu tout de suite, ce qui m’a roulé les nerfs en pelote. « Une invasion de cailloux, a-t-il fini par lâcher. — Tu peux pas être un peu plus précis ? — Ils ressemblent comme des frères à l’espèce de truc qui t’a mordue l’autre jour. — Pousse-toi ! » Je l’ai écarté d’autorité et je suis parvenue à me glisser à mon tour dans l’ouverture. Le spectacle que j’ai découvert à l’extérieur m’a stupéfiée. Des milliers de pierres luisantes jonchaient le sol, les murets et les reliefs, serrées les unes contre les autres au point de former par endroits un tapis épais, tantôt grisâtre, tantôt bleuté. Comment étaient-elles arrivées là ? Aucune tempête n’avait soufflé au cours de la nuit, aucun bruit ne nous avait réveillés. J’ai scruté les plus proches sans parvenir à discerner le moindre éclat, le moindre signe de vie dans leurs formes biscornues et rugueuses. Pourtant, il se dégageait de cette multitude immobile une cohérence, une vigilance inquiétantes. « À ton avis, Ossia, on fait quoi ? — Tu as perdu ton intuition féminine, Qwor ? — T’avais l’impression que j’étais une femme, hier soir ? — S’il y a un truc qu’on peut vraiment pas mettre en doute, c’est ta virilité ! » Il m’a adressé un sourire éclatant ; jamais un homme n’a su rester insensible à un compliment sur sa virilité. « Vu la coupure à ton ventre, si on sort et que ces choses s’abattent sur nous, on sera transformés en confettis en moins de trois secondes. — C’est quoi, des confettis ? — Des petits bouts de papier de toutes les couleurs qu’on jette dans les rues pendant les carnavals. — Comme des poudres de joie sur Shiv à la Satnuwa…» J’avais assisté à deux fêtes de la Satnuwa sur la planète siège de la confrérie des Aswins. Les fusées projetées au-dessus des villes éclataient et libéraient des poudres qui retombaient en nuages multicolores ravissants dans les rues, recouvrant de voiles éphémères et joyeux les habitations, la végétation et la foule habillée de blanc. « On peut tout de même pas rester coincés là toute la journée, a repris Qwor. — Ils vont peut-être partir…» Après nous être rhabillés, nous avons attendu un long moment à l’abri dans la tente (un abri dérisoire : bien qu’en principe indestructible, le nanotissu, si les créatures entreprenaient de le déchiqueter, n’offrirait qu’une résistance symbolique), donnant de réguliers coups d’œil à l’extérieur. « Elles semblent pas décidées à bouger, a maugréé Qwor. Va falloir qu’on tente une sortie, qu’est-ce que tu en penses ? — Comme toi. » Il a hoché la tête. « On fonce directement à la chenille, tant pis pour la tente. » Nous avons décidé d’agir avec une extrême lenteur jusqu’à ce que nous soyons installés dans l’habitacle de la chenille et que nous puissions foncer droit devant nous en utilisant toute la puissance du moteur. Nous sommes sortis de la tente, défat en main – nous avions pris la résolution de recourir aux armes seulement en dernière extrémité –, et nous avons commencé à franchir les cinq ou six mètres qui nous séparaient du véhicule. Nous devions choisir soigneusement les endroits où nous mettions les pieds, essayer de trouver des espaces entre les créatures de manière à ce que nous ne soyons pas obligés de marcher sur l’une d’elles. J’ai eu la sensation de traverser un champ de mines sensitives. L’étoile bleue se levait à l’horizon, emplissant l’arche d’une lumière bleutée éblouissante, et la température se réchauffait rapidement. Alors que Qwor, qui marchait devant moi, avait accompli la moitié du trajet, un frémissement a agité les créatures, comme un champ de céréales parcouru d’une ondulation, et des murmures envoûtants se sont élevés autour de nous. CHAPITRE XIX Si un jour on te promet le paradis, assure-toi qu’on ne te propose pas l’enfer. Si un jour on te promet l’enfer, fuis sans perdre un instant. Proverbe de Sanitam, capitale de la planète TarzHel, système d’Alpha du Tarz, bras de Persous. LE BRAS DE PERSOUS avait cessé d’être une vague ligne lumineuse pour se métamorphoser en une gigantesque et splendide tapisserie tissée par les éclats entrelacés des étoiles. Selon Aravir, l’Odysseus atteindrait le système d’Alpha du Tarz dans trois joursTO maximum. Les premiers contacts avaient été établis avec les autorités astroportuaires des trois planètes habitées. On prévoyait d’atterrir sur l’astroport de TarzHel, la plus grande et la plus habitée, les deux autres, TarzHiv et TarzHor, la dernière colonisée, n’étant peuplées que de mineurs, de fermiers, de tribus nomades et pillardes que le gouvernement central tentait en vain de sédentariser. Bien qu’adhérentes de l’OMH depuis plus de trois siècles, les autorités de TarzHel acceptaient de fournir du carburant aux insurgés à la condition que ceux-ci s’engagent à quitter le système avant deux moisTO, un délai largement suffisant pour un ravitaillement complet. Elles s’estimaient négligées par le Parlement universel, voire abandonnées, donc désengagées des obligations et de la loyauté normalement dévolues aux planètes membres. Ne souhaitant pas entrer en conflit avec les mutins, elles avaient proposé ce compromis en présumant que le Parlement n’interviendrait pas davantage dans les prochains siècles qu’il ne s’était manifesté au cours des trois siècles précédents. « À moins qu’ils ne nous jouent une sinistre comédie, on ne devrait pas être accueillis par des missiles ou des filets magnétiques à haute densité, avait ajouté Aravir. Au fait, pourquoi tu ne viens jamais me rendre visite ? — Pas trop le temps, avait répondu Onden. — Tu as bien des moments de repos ? — Je les occupe à chercher l’objet qu’Erdok m’a volé. — C’est si important que ça ? » Elle avait hoché la tête, au bord des larmes. Des jours et des jours qu’elle ne prenait pratiquement plus de repos, qu’elle fouillait les cabines, niveau par niveau, coursive par coursive, qu’elle inspectait minutieusement le contenu des coffres. Elle n’avait pas retrouvé le cakra et son inquiétude ne cessait d’augmenter, au point qu’elle suffoquait par instants et qu’elle se réveillait couverte de sueur glacée lorsque la fatigue avait raison d’elle et qu’elle s’endormait comme une masse sur sa couchette. Les Froutz qu’elle hébergeait emplissaient son corps et son esprit de l’énergie destructrice de la nuée qui se rapprochait inexorablement de la Galaxie. Dans combien de temps aurait-elle opéré la jonction ? Trois moisTO ? Moins encore ? Onden en concevait une souffrance qui la vidait parfois de son énergie et ne lui laissait pas d’autre choix que de rester allongée jusqu’à ce qu’une partie de ses forces lui revienne. Elle avait un besoin urgent du feu du cakra pour rejoindre le premier frère et lui remettre les âmnas. Après, elle pourrait fermer les yeux et glisser dans une obscurité éternelle, enfin délivrée du poids énorme qui pesait sur ses épaules. Elle n’avait pratiquement rien suivi du procès des membres de l’ancien commandement du vaisseau. Elle avait seulement appris qu’ils avaient tous été condamnés à la peine capitale et que la sentence avait été exécutée dans les heures suivant le verdict. Les détenus avaient accueilli la décision sans élever une protestation, excepte le délégué parlementaire, qui avait déclaré d’une voix forte que les crimes ne restaient jamais impunis et que les foudres de l’OMH s’abattraient tôt ou tard sur les mutins. Une imposante escorte avait conduit les condamnés, dont Malkino, dans l’un des sas d’éjection et les avait l’un après l’autre expulsés dans l’espace. Une exécution froide, voire cynique, qui avait provoqué chez Onden une immense tristesse. Les hommes n’avaient pas besoin de la nuée destructrice pour être poussés dans le néant ; elle n’était qu’un reflet de leur propre monstruosité. Onden avait cherché de bonnes raisons de se battre pour des créatures qui se repaissaient principalement de haine et de souffrance. Le cœur des êtres humains est sombre, avait dit Malkino. « Je me suis renseigné sur Erdok, reprit Aravir. Paraît qu’il a été pris de démence et déclaré bon pour la désaffection. » Onden frissonna. La mort d’Erdok romprait le dernier lien avec le cakra. Même s’il avait perdu la raison, le secret se terrait quelque part dans un recoin de sa tête et, tant qu’il respirait, il restait toujours un espoir qu’il recouvre la mémoire. « Il sera euthanasié quand ? — Aujourd’hui ou demain, sans doute. Avant qu’on arrive, de toute façon. Il devrait avoir été balancé dans l’espace depuis longtemps, mais, avec le procès et la réorganisation des services, on a perdu beaucoup de temps. » Aravir s’interrompit quelques instants pour donner davantage de poids à ses mots : « Je fais partie désormais de la commission de l’approvisionnement. Les trois responsables de l’intendance ont refusé de se rallier au nouveau commandement et ont préféré partager le sort des anciens supérieurs. Drôle de choix. Enfin, le malheur des uns… Je vais bientôt m’installer au troisième niveau. J’espère que tu viendras me rendre une petite visite, cette fois. Je me disais…» Nouvelle pause. Aravir se pencha vers Onden et ajouta, d’une voix basse hésitante : « Tu es célibataire, je le suis aussi, on est jeunes tous les deux, on part vers une nouvelle vie, ce serait peut-être l’occasion… enfin, de nous rapprocher l’un de l’autre, de bâtir quelque chose tous les deux. C’est en tout cas mon désir le plus cher. » Sa déclaration la toucha beaucoup plus profondément qu’elle ne l’aurait cru. Elle se rendit compte qu’elle était toujours aussi vulnérable aux sentiments, à l’intérêt qu’on lui portait, et Aravir, avec ses boucles blondes, ses jolis traits et son enthousiasme communicatif, ne manquait pas de charme. Sa projection énergétique relayée par les Froutz irriguait Onden d’une douce chaleur qui offrait un contraste bienvenu, bienfaisant, avec la souffrance semée par la nuée et le découragement qui la submergeait au fur et à mesure que le vaisseau se rapprochait d’Alpha du Tarz. Elle s’était jusqu’alors raccrochée au souvenir de Laruy Clausko pour tenter d’apaiser ses élans affectifs, Aravir était un être de chair et de sang, un homme qui pouvait la serrer dans ses bras. Pourquoi, si elle échouait à retrouver son cakra, ne partirait-elle pas avec lui ? Pourquoi ne s’étourdirait-elle pas dans une passion rageuse en attendant qu’une nuit perpétuelle ensevelisse la Galaxie ? « Qu’est-ce que t’en dis ? demanda Aravir. — Je ne sais pas. — Ça ne veut pas dire non. Tu n’es pas obligée de me répondre tout de suite. Je te laisse réfléchir. On va bientôt atterrir sur TarzHel. Tu me donneras ta réponse là-bas, d’accord ? » Elle acquiesça d’un hochement de tête. Il lui ébouriffa les cheveux avec un sourire avant de se lever et d’emporter leurs deux plateau-repas. Le réfectoire du huitième niveau, où ils s’étaient croisés par hasard – elle soupçonnait Aravir d’exercer une certaine influence sur le hasard –, était pratiquement vide. En tout cas, le changement de commandement et la réorganisation n’avaient pas entraîné une quelconque amélioration de la nourriture de bord. « Si tu te pointes dans ma cabine avant l’arrivée à TarzHel, je t’accueillerai évidemment avec un immense plaisir. À partir d’aujourd’hui, je suis au 3067. » Elle décida d’arrêter l’exploration des cabines et de passer les dernières heures du voyage à se reposer. Elle en conçut aussitôt un immense soulagement. Elle s’autorisait enfin à interrompre sa course et baisser les bras. Elle admettait qu’elle n’était pas de taille, qu’on l’avait choisie par erreur, qu’elle ne serait jamais un maillon de la stature d’Ewen, d’Ynolde et de Kalkin. Elle se sentait tout à coup allégée d’un énorme fardeau, elle découvrait la légèreté du renoncement. Aucun regret ni remords, seulement une intense fatigue morale et physique. Elle avait besoin de dormir, d’oublier un temps les Froutz et la projection énergétique de la nuée, les mémoires de ses frères et sœur du Panca, ses propres pensées. Elle se rendit à sa cabine du dixième niveau, retira ses chaussures, son uniforme, s’allongea sur sa couchette et tira le drap sur elle. Une volée de pensées se leva dans son esprit comme une nuée de volatiles effrayés par un soudain vacarme. Elle n’essaya pas d’en retenir une, elle les laissa se disperser dans le vide. Elle ne tenta pas non plus de s’accrocher à ses souvenirs ni à ceux des autres maillons. Elle n’était plus rien. Ni personne. Seulement une petite chose palpitante étendue sur la couchette d’une cabine minuscule d’un vaisseau spatial. Pas envie de pleurer, ni de gémir, ni de se révolter, rester seulement une présence, une conscience consciente d’elle-même. Les âmnas enfoncées dans son cerveau émirent des vibrations puissantes et prolongées, ni agréables ni pénibles, plutôt des fourmillements, des courants qui partaient de l’arrière de son crâne et s’échouaient sur son front et dans ses yeux. Elle eut la sensation de se dilater, d’éclater, comme pour accueillir un organisme ou une entité nettement plus grande qu’elle. Une souffrance brutale la déchira de la tête aux pieds. Elle changea de position sur la couchette, espérant soulager, ne serait-ce que quelques secondes, l’effroyable douleur qui se déployait en elle. Elle se mordit les lèvres et la langue pour ne pas hurler. Elle se crut plongée dans une cuve emplie de métal en fusion. Le temps se suspendit. Elle eut l’impression de croupir éternellement dans l’enfer de certaines religions albadines, son monde d’origine. La souffrance ne laissait aucune place à l’espoir. Elle était probablement en train de mourir, un constat qui n’engendrait nulle peur, nulle colère, nul tourment. Elle glissait dans l’au-delà en toute lucidité. Elle avait déjà franchi la frontière de la mort sur Albad dans le pays des Froutz. Son corps ne lui appartenait plus. Son esprit flottait, libéré de sa prison de chair, sous le plafond de la cabine. Elle se voyait d’en haut. Visage d’une vieille femme, yeux clos et fripés, cheveux blancs, peau parcheminée. Elle ne s’en désola pas. Plus rien n’avait d’importance. Elle n’appartenait plus à ce temps, plus à ce monde. La souffrance n’était maintenant plus qu’une ombre lointaine, un animal aux crocs érodés. Sensation de chute interminable, vertigineuse. Les lumières s’éteignirent autour d’elle. Elle sombra dans une nuit profonde. Insondable. Glacée… Erdok est la solution… Elle avait repris connaissance avec cette idée fixe, comme si une voix étrangère avait pris possession d’elle et lui répétait sans cesse la même phrase. Erdok est la solution… Étonnée de se réveiller et plus encore de découvrir son reflet intact dans le miroir du coin toilette, elle s’était sentie régénérée, emplie d’une vigueur nouvelle. Son esprit baignait dans un silence et un calme inhabituels. Elle ne percevait rien d’autre que celte petite voix lui répétant inlassablement qu’Erdok était la solution. Des images éparses montaient des mémoires des autres maillons et s’évanouissaient comme des songes. Erdok ? Il flottait probablement dans l’espace à cette heure-ci. Elle enfila ses vêtements et ses chaussures. Elle jeta un coup d’œil sur la bague horodatrice qu’on lui avait remise avec son uniforme. Elle se rendit compte, avec stupéfaction, qu’une heure à peine s’était écoulée depuis qu’elle était revenue dans sa cabine. Elle avait pourtant cru que son expérience avait duré deux ou trois jours. Elle doutait maintenant de l’avoir vécue. Son corps lui paraissait étranger, ou plutôt elle avait l’impression de l’occuper pour la première fois, comme si elle avait enfilé un vêtement neuf. Une impulsion subite lui commanda de se rendre immédiatement à l’hôpital du vaisseau. Elle ne chercha pas à résister, elle fila au douzième et traversa à toute allure le vestibule des salles médicalisées sans tenir compte des vitupérations de l’hôtesse d’accueil qui lui ordonnait d’enfiler une coiffe sanitaire. Elle s’engouffra dans la chambre où elle avait retrouvé Erdok. Elle découvrit un autre homme dans le lit occupé quelques semaines plus tôt par le technicien. Elle se tourna vers l’infirmière qui, alertée par les glapissements de l’hôtesse, s’était à son tour introduite dans la pièce. « Où est Erdok ? — De qui voulez-vous parler ? Je vous signale que… — De l’homme qui était ici la dernière fois que je suis venue. — En cours de désaffection… — Il a déjà été euthanasié ? — Je ne peux pas vous dire… On l’a emmené il y a de cela une trentaine de minutes. Nous avions un besoin urgent de son lit. Pourquoi cette… — Où l’a-t-on emmené ? — Dans l’un des sas, je suppose. — Vous savez lequel ? — J’y suis déjà allée à trois reprises depuis notre départ de Kaïro. — Conduisez-moi. — Je n’ai pas le droit de quitter mon poste. — Conduisez-moi, vous dis-je, c’est très important. » Elle n’avait pas haussé la voix, mais elle avait mis tant de conviction dans ses mots que l’infirmière parut ébranlée. « Ça a quelque chose à voir avec les contrôles sanitaires ? — C’est bien plus important que ça. Nous n’avons pas une seconde à perdre. » L’infirmière replaça, avec des gestes nerveux, quelques mèches de sa chevelure brune à l’intérieur de sa coiffe avant de hocher la tête. « Suivez-moi. » Elles sortirent de l’hôpital sans accorder la moindre attention à l’hôtesse qui continuait de soliloquer en brandissant une coiffe pliée dans son étui. Elles s’engagèrent dans une succession de coursives de plus en plus sombres et étroites puis empruntèrent un ascenseur protégé par un code d’accès qui les déposa au fond d’une soute éclairée par des rampes de veilleuses serties dans le plafond. Le silence sinistre qui régnait dans cette partie du vaisseau alarma Onden. Les deux femmes traversèrent une enfilade de salles vides et plongées dans la pénombre. Des éclats de voix résonnèrent un peu plus loin, se suspendant en échos décroissants sous les plafonds voûtés des soutes. Elles s’engouffrèrent enfin dans le réduit attenant au sas d’éjection. Trois hommes vêtus de blouses bleues étaient en grande discussion devant une image s’élevant d’une fosse de projection 3 D sertie dans l’une des cloisons. Onden vit la reproduction, d’une hauteur d’environ trente centimètres, d’un homme recroquevillé sur le plancher. Interrompus par leur intrusion, les trois hommes cessèrent de parler et leur lancèrent des regards étonnés et vaguement inquiets. L’un d’eux avait la main posée sur la console de commande d’ouverture du sas. « Qu’est-ce qui se passe, Darléane ? » demanda l’un d’eux à l’infirmière. Cette dernière désigna Onden d’un mouvement de menton. « Aucune idée, c’est elle qui m’a demandé de la conduire au sas. » L’attention des trois hommes se reporta sur Onden. L’avènement du nouveau commandement ayant entraîné une redistribution des rôles, ils s’efforçaient de présenter un visage impassible. « Qu’est-ce que vous voulez ? » Onden désigna l’image projetée par la fosse 3 D. « C’est Erdok ? » Son vis-à-vis haussa les épaules. « On ne connaît pas le nom de tous les membres du personnel de ce vaisseau ! » Elle s’approcha de la fosse et examina attentivement la minuscule silhouette. Elle ne distinguait pas son visage, mais sa peau était bistre et ses cheveux, qui avaient repoussé, uniformément blancs. « Je pense qu’il s’agit bien d’Erdok. Pouvez-vous ouvrir le sas ? De ce côté, je veux dire. » Des lueurs de défiance dansèrent dans les yeux sombres de l’interlocuteur d’Onden. « Pourquoi devrait-on vous obéir ? » Elle ficha son regard dans le sien. « Parce qu’il arrivera une catastrophe si vous ne faites pas ce que je vous dis. » Elle fixa tour à tour les trois hommes. « Je ne sais pas pour quelles raisons vous avez retardé son éjection, mais, croyez-moi, personne ne vous le reprochera. » Elle supposa qu’ils avaient simplement voulu jouir du pouvoir exorbitant d’exercer le droit de vie et de mort sur un autre être humain, de leur statut éphémère de dieux omnipotents. « Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce gars-là ? — Effectuer une vérification qui ne prendra pas plus de dix secondes. — C’est un parent à vous ? — Seulement une connaissance…» Les trois hommes se consultèrent du regard, puis celui qui tenait la console, un gaillard aux cheveux bouclés et à la mine joviale, se tourna vers Onden. « Vous pouvez dire que vous êtes arrivée à pic, vous ! J’étais en train de commander le coulissement du vide-ord… enfin, du panneau extérieur. Si… on accepte d’ouvrir le sas, ça restera entre nous ? — Vous avez ma parole. » Elle vit qu’il tentait de sonder ses véritables intentions, qu’il se demandait si elle n’était pas une contrôleuse envoyée par la nouvelle direction, si ses compagnons et lui ne risquaient pas de gros ennuis. Ils n’avaient pas envie, encore moins à deux jours™ de l’atterrissage sur un monde habité, donc peuplé de femmes probablement plus avenantes que les équipières de bord, de se retrouver à la place du désaffecté dans le sas d’éjection. « Il n’y en a vraiment pas pour longtemps », répéta Onden. L’homme aux cheveux bouclés hocha la tête et pianota sur les touches lumineuses de la console. La porte s’escamota dans un grésillement à peine perceptible. « Merci. » Elle s’introduisit dans le sas en espérant que l’idée saugrenue ne les traverserait pas de le refermer et de la balancer en même temps qu’Erdok dans le vide. Les âmnas frémirent et leurs ondes se prolongèrent en vagues puissantes sous son crâne. Elle se pencha sur le technicien, qui ne bougeait pas. Sa respiration lente et régulière montrait en tout cas qu’il était toujours vivant. Ils n’avaient pas pris le temps de l’euthanasier avec une injection de n 2 qui aurait paralysé son système nerveux en moins d’une seconde. Les trois hommes chargés de son désaffectement avaient sans doute jugé plus amusant de l’éjecter vivant, un excès de cruauté qui expliquait en partie leur embarras lorsque Onden et l’infirmière avaient surgi devant eux. D’une pression sur l’épaule, elle invita Erdok à se retourner. Il résista quelques secondes avant d’obtempérer. Il portait toujours la veste et le pantalon de coton clair léger réservés aux malades ou aux blessés admis à l’hôpital. Ses yeux grands ouverts la fixaient sans la voir. Elle le reconnut à peine. Il semblait avoir vieilli d’un siècle depuis leur dernière rencontre. Elle entreprit de lui palper le corps en commençant par les aisselles. Il ne réagit pas dans un premier temps. Puis, lorsque les mains d’Onden effleurèrent une surface circulaire rigide coincée entre le ventre et le pli de l’aine, il se débattit de toutes ses forces comme s’il était agressé par une bête féroce. Ses mouvements désordonnés la déséquilibrèrent et l’envoyèrent percuter le bas d’une cloison. Elle se releva aussitôt pour lui faire face. Les yeux exorbités d’Erdok étaient maintenant ceux d’un possédé. Il se jeta sur elle avec une rapidité qui faillit la surprendre. Elle esquiva son attaque d’un pas sur le côté, se positionna aussitôt derrière lui et le frappa entre les omoplates de la pointe de ses doigts resserrés. Elle sut qu’elle avait touché un trap, un point vital. Un spasme secoua Erdok comme s’il avait reçu une violente décharge électrique. Il s’affaissa lentement contre la cloison et retomba inerte sur le plancher. Le cœur battant, Onden glissa la main sous la veste du technicien. Elle tressaillit de joie lorsque ses doigts rencontrèrent de nouveau la surface métallique et tiède. Elle empoigna le disque ; une vague brûlante la submergea et se retira en lui laissant une sensation de puissance inouïe. Elle était redevenue une sœur du Panca, le quatrième maillon de la chaîne quinte. Elle glissa la main dans la fente du cakra. Il l’accueillit avec une chaleur forte mais supportable, rassurante. « Hé, ça fait plus de dix secondes ! » La voix bourrue de l’homme aux cheveux bouclés la ramena à la réalité. « Je viens. » Elle glissa le disque de feu sous la veste de son uniforme avant de sortir du sas. Erdok ne partirait pas vivant dans l’espace. Le coup sur le trap l’avait tué net. Tant mieux, aurait dit Kalkin, quitte à mourir, autant le faire avec grâce. Elle éprouva une profonde et sincère compassion pour le technicien. Il avait gardé en permanence le cakra sur lui, envoûté par les vibrations de l’arme des frères du Panca. L’infirmière et les trois hommes en blouse bleue la contemplaient avec une stupeur mêlée d’effroi. Ils en avaient oublié de refermer le sas et de finir leur travail. « Comme ça, on pourrait pas croire… (l’homme aux cheveux bouclés déglutit) qu’une femme comme vous serait capable de terrasser un type deux fois plus lourd qu’elle d’un seul petit coup de patte ! Vous êtes qui, au juste ? Et c’est quoi, le truc que vous lui avez pris ? — Un souvenir auquel je tiens beaucoup, répondit-elle avec un sourire. Il me l’avait volé. Et je ne suis qu’un membre comme les autres du personnel de ce vaisseau. — Pourquoi avez-vous dit tout à l’heure qu’il arriverait une catastrophe si on ne vous obéissait pas ? — Parce que c’est la vérité. Mais je préfère garder mes secrets comme vous les vôtres. Vous n’entendrez bientôt plus parler de moi, je descends à la prochaine escale. — Pour aller où ? » Bonne question. Elle n’en avait pas la moindre idée. La Fraternité ne lui avait donné aucune précision depuis son départ de Kaïro. « Là où me porteront mes pas…» Elle se tourna vers l’infirmière. « Vous me raccompagnez pendant que ces messieurs expédient Erdok dans son splendide tombeau ? » La lumière dorée d’Alpha du Tarz entrait à flots par le hublot et inondait la cabine d’Onden. L’Odysseus était passé en propulsion thermique quelques heures plus tôt. Le léger décalage qui s’était produit entre son esprit et son corps au moment de la transition n’avait pas duré bien longtemps. Des pensées, des émotions et des souvenirs avaient déferlé en masse pendant quelques instants. Elle n’y avait pas prêté attention jusqu’à ce qu’ils s’estompent et que le silence réinvestisse son esprit. C’était là, dans ce silence, dans ce néant, que les solutions se présenteraient. Elle ne devait pas compter sur elle-même, sur son intelligence, sur ses connaissances, comprimées dans ses limites, mais au contraire établir le vide jusqu’à ce qu’un autre langage, qui ne lui appartenait pas, puisse se manifester. Comme la veille lorsqu’elle était revenue à elle et que l’idée s’était imposée qu’Erdok ne s’était pas séparé du cakra. Le temps était venu de s’effacer. D’accepter de n’être rien ni personne, seulement le réceptacle d’une autre intelligence, d’une autre conscience. Elle s’était fermée en voulant se hisser à la hauteur des autres maillons et se montrer digne de la confiance de la Fraternité. En se raccrochant sans cesse à son humilité, à son incompétence, elle s’était simplement gonflée d’orgueil. Elle en avait payé les conséquences avec la perte du cakra. Elle avait failli tomber dans le piège tendu par les ennemis du Panca. Elle comprenait maintenant l’importance du pilier de la confiance. Elle devait cesser de s’inquiéter, cesser de puiser force et persévérance dans ses seules ressources, cesser de croire qu’elle était d’une quelconque importance dans le processus de la constitution de la chaîne. Elle ne ressentait plus non plus la présence des Froutz. Peut-être estimaient-ils qu’ils avaient accompli leur tâche en la maintenant en contact avec l’énergie de la nuée destructrice et la laissaient-ils maintenant finir le chemin seule. On frappa à sa porte. « Entrez. » Aravir s’introduisit dans sa cabine. La lumière dorée d’Alpha du Tarz enflamma ses cheveux blonds. Le cakra émit une chaleur vive sous le sein gauche d’Onden. Elle resta assise sur la couchette tout en se tenant sur ses gardes. « Je venais aux nouvelles, dit-il avec un large sourire. — Je croyais que tu attendais ma réponse sur TarzHel. — Rien ne presse, hein. C’est juste que… je voulais savoir si tout allait bien de ton côté. » Elle se demanda si les trois hommes chargés du désaffectement d’Erdok et l’infirmière n’avaient pas ébruité les événements qui s’étaient déroulés dans le sas d’éjection. Rien n’avait transpiré jusqu’à présent, mais il suffisait d’une seule confidence pour que la rumeur se répande comme une traînée de nanoparticules d’une extrémité à l’autre du vaisseau. « Tu t’es inquiété pour rien, répondit-elle avec un sourire. — Tant mieux, tant mieux…» Il croisait et décroisait les mains, cherchait ses mots, tirait sur des mèches de ses cheveux, ses yeux voletaient sans cesse d’un coin à l’autre de la petite pièce. « Qu’est-ce que tu veux exactement ? » Il s’assura, d’un coup d’œil furtif par l’entrebâillement de la porte, que personne ne déambulait dans le couloir. « Ils savent qui tu es, là-haut. Ils veulent te livrer aux autorités de TarzHel. Un échange, tu comprends : toi contre une promesse de liberté pour l’équipage. — Qui croient-ils que je suis ? — Joue pas les idiotes ! Il paraît que tu bosses pour une organisation secrète. Tu es une femme dangereuse d’après eux. Je crois qu’ils ont été avertis par les services secrets de l’OMH. T’es une sacrée monnaie d’échange en tout cas. Rien qu’en te livrant, l’équipage gagne l’immunité et le gouvernement de TarzHel se ménage les faveurs du Parlement universel. — Pourquoi me racontes-tu tout ça ? Ce n’est pas ton intérêt, tu fais partie des mutins. » Il grimaça et parut, l’espace d’une seconde, avoir pris une trentaine d’années. « J’ai hésité. Même si tu es une espionne de la pire espèce, j’éprouve pour toi des sentiments et j’estime que tu dois avoir une chance de t’en sortir. » Elle devina, à son timbre, à son allure, à son regard assombri, qu’il lui mentait. Il était probablement envoyé par ceux-là mêmes qu’il prétendait trahir. Ils se méfiaient d’elle et avaient conçu un stratagème pour mettre toutes les chances de leur côté. « Qu’est-ce que tu proposes ? » Il reprit aussitôt de l’assurance. « Je connais une sortie dérobée. Personne n’aura l’idée de t’y attendre. Tu pourras t’esquiver en toute discrétion. Faut juste démonter un panneau, pas un problème. — L’astroport est peut-être entièrement bouclé. » Il haussa les épaules. « Possible. Si tu es aussi fortiche qu’ils le prétendent, tu te débrouilleras pour leur échapper. — Comment tu as appris tout ça ? Tu ne fais pas encore partie du commandement…» Il tenta de soutenir son regard, il n’y parvint pas. « Je connais l’un des gars qui assistent aux réunions. C’est lui qui m’a tout raconté. — Et cette sortie dérobée, tu penses m’y conduire quand ? » Il lança un nouveau coup d’œil par l’entrebâillement de la porte. « Ce serait bien d’y aller maintenant. » CHAPITRE XX Les deux héros surgirent des mondes célestes sur des daopics ailés crachant le feu et combattirent les légions des démons envoyés entre les murs de Mannor par Elthor, le jumeau haineux et maléfique d’Elkar. Ils plantèrent des pieux enflammés dans la poitrine du chef tout-puissant des démons, puis ils célébrèrent la gloire d’Elkar, jadis vainqueur de son cousin Xoal et créateur de toute vie sur ce monde. Voici ce qu’ils clamèrent avant de partir : ils reviendraient à Mannor chaque fois que les ennemis d’Elkar menaceraient ses servants ou ses fidèles ; nul ne pourrait les contempler, car les mortels ne peuvent supporter l’incomparable éclat des portes célestes. Voici quel serait le signe : soumis à l’épreuve des féroces daopics, ils seraient reconnus et épargnés. Alors ils se montreraient dans toute leur gloire, chasseraient impitoyablement les ennemis d’Elkar aux mines fourbes et aux langues venimeuses et rendraient à Mannor sa paix et sa prospérité. Prophétie des Envoyés célestes, religion agol, Mannor, planète Elkar (nom de l’époque), archives du Parlement universel, NeoTierra. L’HOMME AU CRNE RASÉ vêtu de la longue robe noire se leva, s’avança en direction de la fosse et écarta les bras. Le silence retomba sur les lieux, seulement troublé par les vagissements des nouveau-nés et les cris rauques des rapaces noirs volant depuis l’aube au-dessus de la ville. Les tribunes avaient été montées la veille. Il n’avait fallu qu’une demi-journée à la nuée d’ouvriers vêtus de tuniques et de pantalons gris pour assembler les éléments de l’échafaudage, les bancs et les toits de tissu. Les flocons épais et denses qui étaient tombés pendant des heures n’avaient pas nui à leur efficacité ; poussés par le vent, ils avaient en revanche transi Bent, qui s’était recroquevillé dans un coin sans parvenir à les esquiver. Trois jours qu’on l’avait bouclé dans cette cage en fer sans lui fournir ni nourriture ni eau, ni couverture. Il avait recueilli un peu de neige dans le creux de sa paume pour la laisser fondre dans sa bouche et apaiser la sensation de soif. Il ne percevait plus les extrémités de ses membres. Les quelques mots échangés avec Ferlun n’ayant servi qu’à disperser son énergie, à renforcer son incompréhension et sa sensation de solitude, il n’avait plus cherché à lui parler. La distance entre les deux cages, une dizaine de mètres, et les rafales sifflantes rendaient les conversations inconfortables, voire pénibles. Les animaux écailleux s’agitaient et grondaient dans la fosse, se battant parfois entre eux jusqu’à ce que l’un d’eux reconnaisse sa défaite en se couchant sur le côté. Ferlun restait parfaitement immobile dans sa cage, au point que Bent s’était demandé à plusieurs reprises s’il était encore en vie. Deux hommes vêtus de pourpoints rouille aux amples capuches s’avancèrent vers les grosses cordes reliées aux cages dont ils dénouèrent les extrémités enroulées autour d’anneaux métalliques scellés au sol. Ils les tirèrent par petits coups jusqu’à ce que les cages suspendues se déplacent simultanément et viennent surplomber le centre de la fosse. Les animaux se regroupèrent en dessous et ouvrirent leurs gueules en grand. « Ils ont vraiment l’air affamés ! » Ferlun arborait l’insupportable petit sourire qu’il affichait dans les situations désespérées. « Et maintenant comment allez-vous veiller sur moi ? cria Bent. — La solution est quelque part en toi, Bent. Comme toujours. » Leurs voix résonnaient avec une netteté insolite dans le silence sépulcral. Sous la tribune décorée de tentures épaisses et ouvragées se tenaient le jeune souverain aux yeux délavés et aux cheveux blonds, toujours emmitouflé dans sa cape grise et brodée, et la jeune femme à l’air ennuyé enfouie dans une épaisse fourrure blanche. Derrière eux se serraient des femmes et des hommes engoncés dans des manteaux de cuir ou de tissu, coiffés de chapeaux de différentes couleurs, formes et tailles. Les soldats avaient déployé tout autour de la fosse et des tribunes leurs uniformes gris et rouges, leurs casques aux cimiers pourpres, leurs plastrons métalliques, les pointes à trois dents de leurs hallebardes. Autant la foule s’était montrée exubérante lorsqu’elle s’était massée sur les bancs, autant elle restait désormais figée et muette, comme suspendue aux bras de l’homme à la robe noire. Le ciel lui-même semblait immobile, le vent avait cessé de siffler et de pousser les nuages bas. Seuls les rapaces noirs continuaient de tracer leurs inlassables arabesques. « On ne sait même pas pourquoi ils nous jettent à ces bêtes ! soupira Bent. — Une chose est de savoir pourquoi, une chose est d’affronter la réalité », répondit Ferlun d’une voix calme. Bent lui lança un regard haineux. Son compagnon du Vex semblait totalement hermétique aux sentiments, incapable de lui prodiguer les paroles de réconfort ou les conseils pratiques qu’il aurait aimé entendre en cet instant. Secoué par une formidable envie de vivre, il faillit ruer dans sa cage, hurler à la cantonade qu’il n’avait commis aucun mal, qu’il ne méritait pas de mourir, qu’il s’agissait d’une erreur tragique, qu’il n’était qu’un petit garçon égaré dans les méandres du temps. Il croisa le regard du jeune souverain. Dans ses yeux au bleu délavé, il lut de la curiosité, voire de l’intérêt, mêlée aux regrets et à la tristesse, comme s’il désapprouvait cette exécution. Il comprit que les véritables rênes du pouvoir étaient tenues par l’homme à la robe noire, probablement le grand-prêtre d’une religion obscurantiste et tyrannique. Il remarqua, disséminés dans la tribune d’honneur, d’autres hommes au crâne rasé et aux vêtements noirs, les seuls à ne pas porter de couvre-chef. Leurs faces blêmes flottaient comme des masques mortuaires au milieu des visages rougis par le froid. Les traces des animaux écailleux avaient transformé en nappe dentelée la neige qui tapissait le fond de la fosse. Leurs grognements dominaient les cris perçants des rapaces. L’homme en robe noire baissa les bras. L’un des deux hommes en pourpoint rouge saisit une deuxième corde et la tendit d’un coup sec. Des poulies pivotèrent sur leurs axes en grinçant. Bent eut le réflexe de s’accrocher aux barreaux lorsque le plancher de la cage se déroba sous lui. Il resta suspendu et gigotant dans le vide tandis que les animaux écailleux bondissaient pour tenter de lui happer les pieds. Les premiers quolibets et rires fusèrent de la foule. Il tenta de se rétablir à la force des bras, mais, affaibli par le froid et les privations, il en fut incapable. Ses doigts gourds glissaient inexorablement, abandonnant des lambeaux de peau sur le métal glacé. Il lâcha prise après avoir lutté quelques instants et dégringola dans la fosse. Il eut l’impression de chuter sur un matelas souple et mouvant. Des souffles brûlants lui léchèrent le visage et le cou, des crocs dansèrent autour de lui, des griffes crissèrent sur les dalles de pierre habillées de neige dure. Il roula sur lui-même et se retrouva sur ses jambes quelques mètres plus loin, titubant, étourdi, encerclé par les prédateurs dont les yeux rouges étincelaient. Il chercha du regard un objet quelconque qui aurait pu lui servir d’arme. Les spectateurs encourageaient les animaux, curieusement hésitants, de la voix et du geste ; ils s’étaient agglutinés dans les tribunes pour voir leurs crocs et leurs griffes déchiqueter l’être humain qu’on leur offrait en pâture. Ne repérant ni bâton, ni os, ni pierre dans les environs, Bent contempla les fauves devant lui, leurs gueules béantes, leurs canines légèrement recourbées, leurs langues effilées, leurs écailles brunes, vertes, noires ou jaunes selon les individus, leurs pattes courtes pliées, les crêtes cartilagineuses hérissant une partie de leurs crânes et de leurs échines, leurs flancs arrondis, leurs longues queues souples avec lesquelles ils fouettaient le sol et soulevaient de grandes gerbes de neige. Il prit conscience qu’ils avaient autant peur de lui qu’il avait peur d’eux. Que leur férocité tenait autant à leur apparence et à leur captivité qu’à leur faim. Des sensations, des images de plaines ondulées et de lacs à l’eau cristalline déferlèrent en lui. Des centaines de créatures semblables à celles qui lui faisaient face se perchaient en équilibre sur les rochers, les yeux rivés sur le miroir lisse d’un lac. Dès qu’elles détectaient un mouvement, elles harponnaient d’un coup de patte aussi rapide que précis le poisson argenté ou l’autre habitant des eaux qui s’aventurait trop près. Elles prenaient ensuite tout le temps de dévorer leur proie. Une fois rassasiées, elles s’en retournaient sur la rive pour s’allonger et s’offrir à la chaleur des rayons de l’étoile. Les hommes venus à bord de bateaux en avaient massacré une grande partie et capturé les survivantes. Certaines d’entre elles avaient été apprivoisées et les autres enfermées dans des cages d’où on les sortait de temps en temps, après les avoir affamées, pour leur jeter en pâture des hommes au goût répugnant. Comme face aux orvers, Bent cessa d’avoir peur. Le comportement des animaux se modifia presque aussitôt. Leurs gueules se refermèrent et leurs grognements se changèrent en murmures sourds. Il se dirigea vers le plus proche, qui mesurait environ huit mètres de la tête à la queue, et posa la main sur son museau brun tacheté de noir. Le contact avec les écailles rugueuses déclencha en lui une nouvelle salve d’images et de sensations, les marches lentes à travers les plaines balayées par des vents de plus en plus froids, la recherche d’un abri pour passer l’hiver, les trous creusés dans le désert du Sud, la vie souterraine, la saison des amours, la couvaison des œufs, l’éclosion, la faim dévorante qui pousse à quitter les abris et à se rendre près des lacs où abondent les proies, les combats contre les grands charognards ailés qui s’en prennent aux plus jeunes… La foule s’était tue, médusée. Le jeune souverain s’était levé de son banc et avancé d’une allure chancelante aux côtés de l’homme à la robe noire à l’avant de la tribune. Les rapaces avaient déserté le ciel. Bent ne sentait plus le froid. Les animaux écailleux se serraient autour de lui comme pour recueillir chacun leur tour une caresse. Leurs longues queues emmêlées tressaient des figures éphémères aux couleurs changeantes. Le jeune souverain et l’homme à la robe noire tinrent entre eux un bref conciliabule. L’un ne cherchait pas à dissimuler son excitation et l’autre son courroux. L’homme à la robe noire fit un geste en direction des deux préposés aux cordes. Le fond de la cage de Ferlun s’ouvrit à son tour dans un grincement horripilant. Ce dernier ne chercha pas, comme Bent, à s’agripper aux barreaux, il se laissa tomber et se reçut en souplesse dans le fond de la fosse. Les animaux restèrent impassibles, contrairement sans doute à ce qu’avait espéré l’homme en noir en leur offrant une deuxième proie. « J’espère que tu es maintenant persuadé, Bent, que tu as toutes les solutions en toi, déclara Ferlun. — Je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose… — Voilà sans doute une partie du secret : en faire le moins possible. Ne pas vouloir. Être juste à l’écoute. — Auriez-vous tenu le même discours si ces bêtes m’avaient dévoré ? » Ferlun éclata de rire et caressa à son tour le museau d’un des animaux. « Bien sûr, mais tu n’aurais pas été là pour l’entendre ! » Tous les regards convergeaient vers l’homme en noir qui gardait la tête penchée sur la poitrine, en proie à une intense réflexion. Le jeune souverain, lui, fixait les deux spectrempes avec une attention teintée d’incrédulité. Sa cape s’était entrouverte sous les assauts du vent et avait dévoilé des vêtements épais sertis de motifs dorés et argentés. « J’ai l’impression que nous sommes toujours sur Orign, dit Bent. Que nous avons seulement changé d’époque. — Juste. Comme il est fort probable que cet homme (Ferlun désigna l’homme à la robe noire d’un mouvement de tête) et ses condisciples soient les descendants des Agols. — À cause de leur crâne glabre ? Ils ne sont pas tatoués. — Observe le dos de ses mains. » Bent discerna, sur les mains de l’homme à la robe noire, des motifs complexes qui n’étaient pas tatoués mais scarifiés. Ils lui rappelèrent effectivement les dessins sur le crâne des Agols. « À mon avis, les Agols ont été persécutés et exilés, reprit Ferlun. Ils ont déplacé leurs tatouages pour les rendre plus discrets. Puis ils ont repris le pouvoir et imposé une nouvelle religion. Sans doute se sont-ils servis de ces animaux qu’ils ont découverts, domestiqués, et qui sont devenus ensuite l’emblème de leur culte. — Vous les avez entendus parler ? — J’ai perçu des bribes de conversations quand nous croupissions dans les geôles. Elles m’ont permis de reconstituer une partie de la trame. Un jour esclave, un jour maître, la loi du temps. — Il s’est écoulé combien de temps depuis notre dernier passage ? — Cinq ou six siècles, peut-être plus. La planète a encore changé de nom. Elle s’appelle maintenant Elkar, ce qu’on pourrait traduire par Dieu ou omniscience. » L’homme à la robe noire sortit subitement de son mutisme et, s’adressant à la foule, prononça un discours d’une voix forte, presque véhémente. Bent ne chercha pas à comprendre, il se laissa porter par le rythme et les vibrations des sons. Ils lui rappelaient, en moins harmonieux, le langage d’Osorul, d’Erazagal et des autres Agols. Le jeune souverain écoutait avec une moue qui traduisait un certain scepticisme. Des phrases se formèrent dans l’esprit de Bent. Il n’avait pas besoin de traduire dans sa propre langue les mots de l’homme à la robe noire, leur sens s’imposait de lui-même, comme s’ils émanaient de sa propre mémoire. «… ces hommes sont des démons venus des enfers pour semer la discorde en nos cœurs… ils se sont servis de la magie noire pour empêcher les daopics de les dévorer… il ne s’agit pas de miracle, ni de l’accomplissement des prophéties… nous devons les détruire avant qu’ils n’ouvrent les portes de notre monde aux légions d’Elthor, le jumeau maudit d’Elkar… que les gardes se chargent d’exécuter la sentence… voyons si la magie des enfers peut arrêter les fers des perks…» Les soldats restèrent immobiles, leurs regards tournés vers le jeune souverain. Le vent soufflait de nouveau et les nuages défilaient à grande vitesse au-dessus de la ville en lâchant des flocons épars. «… les soldats jetteront leurs perks seulement si je leur en donne l’ordre », déclara le jeune souverain. Sa voix manquait d’assurance, mais dans ses yeux clairs brillait une flamme inhabituelle. « Les soldats ne dépendent de personne d’autre que du souverain de Mannor… — Qu’attendez-vous donc pour donner l’ordre ? » coupa l’homme à la robe noire. Les animaux écailleux restaient regroupés autour de Bent et de Ferlun. Les portes grillagées ouvertes de leurs cages creusées directement dans les parois de la fosse battaient doucement contre les pierres taillées des chambranles. « Je ne le donnerai pas, répliqua le souverain en évitant de regarder son interlocuteur en face. Pas tout de suite en tout cas. Je souhaite d’abord savoir qui sont ces hommes et ce qu’ils sont venus faire à Mannor. — Ils ont commencé à pervertir votre esprit, seigneur… — Je me sens parfaitement sain d’esprit… Dois-je donc vous rappeler les prophéties, Mezaral ? Les daopics les ont épargnés, la grâce d’Elkar est avec eux. — La grâce d’Elkar n’est parfois qu’un déguisement habile de la perfidie d’Elthor, seigneur. — Je suppose que vous seul savez les distinguer… — À vous ont été confiées les clefs de ce royaume, à moi les clefs des mondes célestes… — La présence de ces hommes concerne la sécurité du royaume, Mezaral. Puisque votre sentence n’a pas été suivie d’effet, il me revient de les interroger. Qu’on les hisse hors de cette fosse, qu’on les vête et les nourrisse, puis qu’on les conduise dans mes appartements, où je souhaite m’entretenir avec eux. Qu’on donne également à manger aux daopics et qu’on distribue du pain et du vin à la population. Que tout ceci soit accompli selon notre volonté et celle de nos pères. » L’homme à la robe noire s’inclina de mauvaise grâce. Des cris fusèrent des tribunes et enflèrent peu à peu en un vacarme assourdissant. Les vêtements épais qu’on avait remis à Bent s’associaient à la douce chaleur de la cheminée pour chasser de ses membres les derniers vestiges de froid. Les servantes, reconnaissables à leurs coiffes de dentelles, leurs robes écrues et leurs tabliers bleu marine, le traitaient avec un respect emprunt de vénération. Elles surgissaient sitôt que sa coupe ou son assiette étaient vides et les remplissaient d’un liquide ambré au goût vaguement sucré ou d’un ragoût un peu fade, puis elles s’esquivaient comme des ombres. Elles étaient venues chercher Ferlun, sans doute pour le conduire à son tour à la salle de toilette où elles avaient emmené Bent quelques instants plus tôt. Elles l’y avaient dévêtu et invité à s’installer dans un grand bac en pierre qu’elles avaient au préalable rempli d’eau brûlante. Elles parsemaient leurs gestes de petits rires qu’elles étouffaient dans leurs mains ou le col de leur robe. Elles parlaient de l’événement extraordinaire qui s’était produit aujourd’hui, de la fin d’une antique malédiction, du retour des deux serviteurs d’Elkar qui avaient jadis terrassé les démons d’Elthor. Lorsque Bent était sorti du bain, elles s’étaient précipitées pour l’essuyer et surtout le toucher. Il s’était retrouvé environné d’une nuée de femmes babillardes et virevoltantes, étourdi de caresses et de chuchotements. Il avait cru un moment qu’elles allaient se jeter sur lui. Il avait entrevu son reflet dans un grand miroir et s’était aperçu, avec stupeur, qu’il s’était métamorphosé. Au corps fluet du jeune garçon qui était parti d’Iox avait succédé un corps d’homme, épaules larges, taille fine, poils épars sur la poitrine, le menton et les joues, plus fournis sur le bas-ventre et les jambes. Les servantes avaient échangé des commentaires grivois sur son pénis tendu, droit et lisse, que certaines d’entre elles avaient effleuré avec une maladresse étudiée, provoquant en lui de brèves et violentes flambées de désir. Le Vex lui avait volé cinq ou six années de sa vie. Que s’était-il passé durant ce temps ? Il ne lui en restait aucun souvenir. Un détail auquel il n’avait jusqu’alors pas vraiment prêté attention le frappa : la barbe et les cheveux de Ferlun tiraient sur un gris de plus en plus clair tandis que, lors de leur première rencontre, ils étaient uniformément noirs. Il eut beau fouiller sa mémoire avec minutie, il n’y déterra aucune réminiscence, aucun vestige de ces années perdues, comme si le temps les avait avalées. Il ne saurait sans doute jamais comment il était arrivé dans le cachot où il avait repris conscience. Il lui fallait seulement s’accoutumer à son nouveau corps, à sa virilité toute neuve. Les femmes s’étaient presque disputées pour avoir l’honneur de peigner ses longs cheveux emmêlés. Ferlun, vêtu d’un pourpoint et d’un pantalon gris, revint dans la pièce, escorté par plusieurs servantes qui ne cessaient de jacasser. La lumière du jour peinait à se frayer un passage par les fenêtres, comme si elle se désagrégeait sur les grillages au maillage serré tendus entre les encadrements de bois peint. Une ancienne avait précisé aux deux visiteurs qu’ils logeaient dans l’aile des invités des appartements du seigneur Roldir, souverain de Mannor. Quatre fauteuils recouverts de fourrure, des tapis moelleux, deux grands lits à baldaquin et une table en bois massif flanquée de deux bancs rustiques meublaient la pièce réchauffée par le feu ronflant d’une cheminée monumentale. Ferlun s’installa à la table en face de son compagnon du Vex et commença à manger. « J’ai vieilli d’un seul coup, déclara Bent après avoir bu une gorgée du liquide ambré que les servantes appelaient tantôt le zvel, tantôt le nelkar. Comme si j’étais passé sans transition de l’enfance à l’âge adulte. Et je ne me souviens pas des années qui viennent de s’écouler, comme si elles n’avaient jamais existé. » Ferlun mangea le contenu de deux cuillères avant de lever le nez de son assiette et de plonger ses yeux noirs dans ceux de Bent. « Moi, j’ai vieilli ; toi, tu as grandi. — Où sont passées ces années ? insista Bent. — Le temps s’accélère si le besoin s’en fait sentir. Nous, voyageurs, n’avons pas d’autre choix que de nous soumettre à ses lois. — Vous voulez dire que je suis passé d’un état à l’autre sans aucune transition ? — Je constate seulement que tu es devenu un homme et que je suis devenu presque un vieillard. — Mais comment nous sommes-nous retrouvés dans les geôles de cette cité ? Le Vex nous y a directement expédiés ? — Il est des questions qui ne trouveront jamais de réponse. — Vous ne vous en êtes jamais posé ? — Oh si, mais j’ai cessé le jour où j’ai compris qu’elles ne servaient qu’à engendrer d’autres questions. — Vous avez eu un guide dans le Vex ? » Ferlun hocha la tête, les yeux fixés sur les flammes ronflantes et dansantes. « Il ne m’a jamais adressé la parole. Il s’est contenté de surgir de temps à autre à mes côtés et de me regarder en souriant ou en fronçant les sourcils. » Il se secoua et repoussa son assiette. « Nous ferions bien de faire une petite sieste. Nous risquons d’avoir besoin de toutes nos forces. » Ils dormirent quelques heures dans les lits à baldaquin sous des édredons et des fourrures qui les enveloppaient d’une chaleur douce. Bent fut réveillé à plusieurs reprises par les chuchotements de servantes qui avaient entrebâillé le rideau pour le regarder dormir. Une escouade de gardes vint les chercher à la tombée de la nuit. Les lampes suspendues teintaient les plafonds et les murs d’une lumière dorée tremblotante. Ils traversèrent plusieurs salles où se côtoyaient des groupes d’hommes et de femmes aux vêtements chamarrés et aux bijoux volumineux. Des soldats accompagnés de daopics domestiques, armés de hallebardes et d’épées, déambulaient dans les couloirs. La neige s’était remise à tomber à gros flocons : Bent apercevait, par les fenêtres où s’engouffraient les courants d’air froids, les toits de la ville enfouis sous un épais manteau blanc. Roldir, seigneur de Mannor, les attendait seul dans une petite pièce aux murs et au plafond habillés de bois sculpté. Un feu craquait dans une cheminée de taille modeste, encadrée elle aussi d’une parure de bois ouvragé noircie par la chaleur des flammes. Assis dans un fauteuil de cuir, le jeune souverain avait remonté sur ses joues le col de sa cape, en partie dissimulé par les mèches éparses de sa chevelure blonde. Il ordonna aux gardes de se retirer et d’attendre dans le couloir. Après que la porte fut refermée, Roldir pria les deux visiteurs de s’asseoir sur les deux autres fauteuils et les fixa avec intensité avant de prendre la parole : « Ce que je crois, et que pense également Mezaral, c’est que vous êtes les créatures célestes qui sont intervenues dans les affaires de Mannor il y a de cela plusieurs siècles. Êtes-vous vraiment les envoyés de la prophétie ? — D’où tenez-vous vos convictions ? » demanda Ferlun. Bent se demanda s’il était lui-même capable de parler une langue qu’il avait pourtant l’impression de connaître depuis toujours. « Vous êtes sortis indemnes du jugement des daopics, répondit Roldir. J’ai vérifié les archives : elles ne mentionnent aucun autre cas depuis l’instauration de cette coutume. En outre, vous vous êtes retrouvés dans nos geôles sans que personne ne sache comment vous êtes arrivés là. La prophétie dit que nul ne contemplera les envoyés du ciel lorsqu’ils reviendront, parce que les yeux des mortels ne peuvent pas tolérer l’incomparable éclat des portes célestes. — Qu’en concluez-vous ? — Que vous êtes en danger de mort. Le peuple pense que, ainsi que l’ont annoncé les prophéties, vous êtes venus apporter le changement, la renaissance, l’abondance. Mezaral, l’Agol, veut exposer vos dépouilles pour montrer que vous n’êtes que des imposteurs. — L’Agol ? » s’étonna Bent. Il eut la réponse à son interrogation, il parlait la langue aussi naturellement qu’il la comprenait. « Le titre du grand-prêtre d’Elkar. Votre passage annonce une ère nouvelle. Il refuse d’abandonner son pouvoir. Il ne me pardonnera pas de m’être opposé à lui publiquement. — N’êtes-vous pas le souverain de ce royaume ? » objecta Ferlun. Roldir parut se tasser sur son siège. Son teint grisâtre, ses joues hâves et ses traits tirés trahissaient une santé chancelante. Le fardeau du pouvoir semblait trop lourd pour ses frêles épaules. « Les souverains de Mannor n’ont toujours été que des jouets dans les mains des Agols. Un marché de dupes imposé par les crânes nus après leur retour victorieux. Aucun souverain n’a pu prendre une décision sans leur assentiment. Ils font régner la terreur et la misère depuis trop longtemps. — Pourquoi ne les avez-vous pas renversés puisque les soldats n’obéissent qu’à leur souverain ? avança Ferlun. — Je me serais heurté à l’hostilité du peuple. Pour lui, s’en prendre à l’Agol, c’est s’en prendre à Elkar lui-même. Mais les choses ont changé en ce jour. Le peuple a vu la prophétie s’accomplir, il n’a pas compris la réaction de Mezaral, il est prêt à nous suivre. — Que craignez-vous, si le peuple et les soldats se tiennent à vos côtés ? » Roldir réprima un frisson et fixa le feu d’un air songeur. « La légion des fanatiques. Nous savons que les Agols entretiennent des troupes secrètes à Erazagal, leur quartier de Mannor. Je ne connais rien de leur armée, ni ses effectifs ni sa puissance. Les hommes que nous avons envoyés pour tenter de recueillir quelques renseignements ne sont jamais revenus. — Une simple rumeur, peut-être ? » Le jeune souverain se pencha pour se frotter les mains au-dessus des flammes. « J’aimerais le croire. Nous le saurons cette nuit sans doute. L’ensemble des gardes du palais et des soldats de l’armée de Mannor sont en alerte. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Êtes-vous les envoyés de la prophétie ? — De simples voyageurs, répondit Ferlun. — Vous n’êtes pas de ce temps ni de ce monde. — Comment pouvez-vous en être certain ? Vous ne connaissez pas tous vos sujets. » Roldir se renversa contre le dossier de son fauteuil et se massa doucement les tempes. « Ces migraines sont de plus en plus insupportables… Je sais reconnaître ceux qui ne sont pas d’ici. — Il existe d’autres terres, d’autres royaumes sur ce monde… — Mannor est ce monde. Mes capitaines ont exploré les océans, les îles et les continents. Ils n’ont rien trouvé d’autre en dehors de ces murs qu’une poignée de tribus sauvages…» Une porte s’ouvrit dans les boiseries, et l’adolescente à l’air ennuyé que Bent avait aperçue à plusieurs reprises en compagnie du jeune souverain s’introduisit dans la pièce. Elle lança un regard curieux et intimidé aux deux visiteurs avant de s’incliner devant Roldir. « On m’a avertie que l’armée des Agols était en marche », dit-elle d’une voix à peine audible. Le souverain hocha la tête. « Sont-ils nombreux ? — Plus nombreux qu’une nuée d’insectes. Ils sont entièrement nus, armés de perques et accompagnés de daopics. Leurs visages sont mutilés. On dirait une légion de démons. Vos officiers vous attendent, seigneur. Qu’Elkar vous donne la victoire. » Roldir se leva avec difficulté, grimaça et fixa tour à tour Ferlun et Bent. « M’accompagnerez-vous ? — Qu’en penses-tu, Bent ? » Ferlun s’était adressé à son compagnon en ung. Le désarroi du souverain et de la jeune femme qui était sans doute son épouse bouleversa Bent. « Nous sommes les envoyés de la prophétie, non ? » CHAPITRE XXI Volapics : créatures ailées féroces qu’on croise dans plusieurs légendes spatiales. Aux passagers des vaisseaux long-courrier qui prétendent avoir vu des volapics, qu’il nous soit ici permis de rappeler que les illusions sensorielles sont, comme les mirages dans les déserts, des phénomènes courants dans l’espace et que, souvent, elles entrent en résonance avec les croyances personnelles. Aucun zoologue ni aucun explorateur n’a réussi à prouver l’existence de ces monstres, issus à notre avis de l’imagination délirante – et parfois poétique – de certains navigateurs spatiaux. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces légendaires. L’HISTOIRE D’OSSIA, 7 LES CAILLOUX se sont envolés autour de nous. Qwor a braqué son défat sur la nuée en proférant des mots dans la langue vernaculaire de Seïdon que j’ai supposé être des jurons. J’étais de mon côté tellement sidérée par ce que je voyais que je n’ai à aucun moment songé à me servir de mon arme. Les cailloux ne se sont pas abattus sur nous, ils se sont agglutinés jusqu’à ne former qu’une seule entité d’une hauteur de trois ou quatre mètres et d’une largeur de deux. On aurait pu à première vue la prendre pour un banal rocher semblable à ceux qui nous entouraient, mais une observation soutenue montrait, sur ses différentes faces, des mouvements, des frissonnements, de subtils changements de couleur. De même, on pouvait percevoir les sons à peine audibles qui s’en échappaient et qui, la plupart du temps, se confondaient avec les murmures du vent. « Au point, leur technique de camouflage ! a murmuré Qwor. — Ils ont eu peur de nous, tu crois ? — Ou alors c’est leur stratégie d’attaque. Pas terrible, d’ailleurs : on peut maintenant les expédier tous en même temps dans le néant ! — Ils n’ont peut-être pas l’intention de nous agresser…» Qwor a scruté un petit moment l’entité formée par les cailloux, dressée à environ cinq mètres du véhicule, teintée de bleu et de mauve par les rayons rasants de l’étoile montante. « Tu oublies qu’y a une de ces saloperies qui t’a ouvert méchamment le bide ! — Je crois plutôt que la saloperie, comme tu dis, a été projetée par le vent et s’est accrochée à moi par réflexe. — Faut bien que ça mange, comme tout être vivant… — Est-ce que ces créatures sont de véritables organismes ? — Tu essaies de suggérer quoi, Ossia ? » J’ai pris une longue inspiration en espérant de tout mon être que je ne me trompais pas. « Qu’il ne faut pas leur tirer dessus, Qwor. — T’es vraiment pas rancunière ! — S’ils ne nous agressent pas, évidemment…» Qwor a maintenu son défat braqué sur l’entité constituée par les cailloux volants. « J’ai bien peur que, si on leur laisse le temps de nous agresser, ce soit trop tard pour nous. Je suppose qu’ils peuvent se séparer aussi vite qu’ils se sont agrégés. — Essayons de monter dans la chenille et de nous esquiver le plus discrètement possible…» Qwor a fini par m’approuver d’un hochement de tête. « D’accord, pas de massacre inutile. Mais c’est bien pour ménager ta sensibilité, Ossia. » Les cailloux – je réfléchissais déjà pour leur trouver un autre nom, aucune des suggestions qui me venaient ne me plaisait – n’ont pas bougé lorsque nous nous sommes remis en marche. Qwor a ouvert, à l’aide de la clef-commande, la portière côté conducteur puis, une fois à l’intérieur, a déverrouillé et entrebâillé la portière passager. Je me suis à mon tour engouffrée dans l’habitacle sans provoquer la moindre réaction des êtres minéraux – minéranimaux ? Animiréraux ? Le moteur a démarré au quart de tour, bien que Kelimar et ses compagnons ne l’eussent sans doute jamais utilisé ni révisé depuis plusieurs décennies. Nous sommes repartis en direction de la chaîne montagneuse en abandonnant la tente sous l’arche rocheuse. « Si elle est encore là, on la prendra au retour, a lancé Qwor d’une voix forte pour dominer le grondement du moteur. — Vipétres ! » me suis-je exclamée. Tandis que la chenille prenait de la vitesse sur la plaine poussiéreuse, Qwor m’a lancé un regard interrogateur. « Vi comme vie, et pétres comme pierre, ai-je précisé avec un enthousiasme puéril. Ces bestioles ressemblent à des pierres et elles sont vivantes. Faut bien leur donner un nom. » Il a éclaté de rire en m’ébouriffant les cheveux. « Va pour vipétres. Tu avais raison : ils ne nous suivent pas. Ils ont dû avoir peur de nous et recourir à leur technique de camouflage. » Nous avons roulé jusqu’à ce que l’étoile bleue atteigne son zénith et que la température grimpe, d’après le thermomètre de bord, à 29 degrés Celsius. Nous n’avons aperçu aucune autre créature vivante ni aucun signe annonciateur de tempête. Pas de nuage dans le ciel d’un bleu profond, pas de perturbation sombre à l’horizon, seulement l’immense chaîne de montagnes qui dressait devant nous ses aiguilles étincelantes et ses reliefs tourmentés. Nous nous sommes arrêtés pour nous restaurer lorsque nous avons atteint les contreforts, des murailles lisses et des éminences rocheuses entre lesquelles nous avons louvoyé, choisissant les passages les moins escarpés. Nous sommes descendus, nous nous sommes installés sur des rochers ronds, avons ouvert deux barquettes autochauffantes et bu à petites gorgées une boisson brûlante dont le goût rappelait étrangement celui de la fleur de samz de Borshen. La brise qui descendait des hauteurs apportait une fraîcheur agréable. « Alors, que te dit ton intuition maintenant, Qwor ? » ai-je demandé en soufflant sur mon gobelet isotherme. Il a haussé les épaules et désigné le massif d’un large geste du bras. « Elle n’est plus très causante, mais je reste persuadé que la solution se trouve quelque part là-dedans. — Quelle solution ? — On a bien entrepris ce voyage pour chercher des réponses, non ? — Tu veux dire que…» J’ai dégrafé quelques pressions nano de ma combinaison pour me donner un peu d’air. Le regard rapace de Qwor a aussitôt plongé dans mon décolleté et réveillé brutalement mon désir. «… Tu crois vraiment qu’on trouvera des éléments pour notre enquête dans ce massif ? » Les yeux toujours rivés sur ma poitrine, il a marqué une longue hésitation avant de répondre. « L’oracle de Zaph nous a raconté que les êtres que nous recherchions appartenaient à un autre espace-temps. J’ai recoupé ses déclarations avec l’histoire de Kelimar. Si vraiment la matière a une conscience de ce côté-ci des points chronodaux, s’il y a vraiment des raisons pour lesquelles nous nous sommes échoués sur ce monde, alors je me dis que nous trouverons peut-être des pistes dans le secteur. — Je croyais que tu n’avais pas accordé le moindre crédit aux paroles de l’oracle de Zaph. » Il a mangé quelques bouchées de la pitance insipide qui garnissait les barquettes. « Sur le coup, non. Elles ont fait ensuite leur chemin et j’ai admis qu’elles n’étaient sans doute pas de simples conneries. » J’ai levé les yeux sur les pics qui nous surplombaient. « Elles sont grandes, ces montagnes. On en a pour des semaines à les explorer. » Il s’est levé et dirigé vers l’un des rochers qui se dressaient autour de nous. « Espérons que Kelimar avait raison. Que la matière se débrouillera pour exaucer nos désirs inconscients. » Nous sommes repartis en abandonnant derrière nous les deux barquettes biodégradables. La chenille a franchi sans difficulté les pentes jusqu’à ce que nous arrivions devant une paroi abrupte d’au moins mille cinq cents mètres de hauteur. Nous avons tenté de la contourner par la droite et parcouru environ cent kilomètres sans trouver la moindre faille dans la muraille naturelle hérissée par endroits d’éperons en forme de pointe de lance. Elle se prolongeait dans le lointain jusqu’à ce qu’elle se confonde avec le ciel à l’horizon. « Si ça se trouve, cette satanée paroi s’étend sur plusieurs milliers de kilomètres, a marmonné Qwor. — Si on essayait de l’autre côté… — On risque de gaspiller du carburant pour rien. Il faut qu’on en garde suffisamment pour pouvoir retourner au vaisseau. À mon avis, on n’a qu’une façon de franchir cette foutue paroi : on laisse la chenille en bas et on l’escalade. Je pense qu’on peut y arriver en nous servant des reliefs. — Faudra pas trop se charger… — On prend l’essentiel : barquettes, cannettes, lampes, un duvet chacun, et nos défats, évidemment, avec deux recharges. De toute façon, on sera sans doute revenus à la chenille avant la tombée de la nuit. T’en penses quoi ? — Que j’ai bien envie de savoir ce qu’il y a là-haut. — Je n’en attendais pas moins de toi. » Nous avons garé le véhicule sous un surplomb rocheux pour le mettre partiellement à l’abri au cas où une tempête se déclencherait. Nous avons pris pour point de repère l’une des aiguilles dont le sommet avait une forme caractéristique de croissant, bourré deux sacs à dos de barquettes et de bouteilles, glissé les duvets, les lampes et les recharges des défats dans des poches latérales, puis nous nous sommes lancés dans l’ascension sous la chaleur lourde du début de l’après-midi, nous aidant des nombreuses excroissances dont certaines atteignaient une longueur de deux ou trois mètres. Le début de l’escalade s’est déroulé sans encombre, même si nous progressions avec lenteur et que je voyais avec inquiétude l’étoile bleue s’affaisser rapidement sur notre gauche. Comme Qwor proposait une pause sur un piton un peu plus large que les autres, des volatiles – une cinquantaine de créatures dépourvues de plumes, mais munies d’ailes membraneuses et de piquants noirs caractéristiques de certains mammifères – ont surgi des hauteurs et se sont abattus sur nous. Les froissements de leurs ailes nous ont alertés avant qu’ils ne poussent leurs premiers cris, des glapissements aigus et prolongés qui glaçaient le sang. Leur envergure avoisinait les cinq mètres et leur bec effilé semblait plus tranchant qu’une lame. Leurs longues pattes s’achevaient en griffes recourbées rétractiles. Qwor a tiré son défat de sa ceinture et l’a pointé sur les plus proches des assaillants. Ils n’attaquaient pas pour l’instant, ils décrivaient de larges cercles au-dessus de nous, se rapprochant peu à peu, se frôlant les uns les autres au point que les extrémités de leurs ailes se touchaient par instants. Les cous gris et souples qui saillaient de la masse de leurs piquants paraissaient être les parties les plus exposées, les plus vulnérables, de leurs corps étirés. L’un d’eux a piqué tout à coup sur moi. Qwor a pressé la détente de son défat. L’onde a touché le monstre en pleine tête. L’impact n’est pas apparu immédiatement, elle mettait plus de temps que d’habitude à détricoter les atomes. J’ai vu avec inquiétude le bec effilé, les piquants et les griffes continuer de fondre sur moi à pleine vitesse, puis, alors que je m’apprêtais à plonger dans le vide pour esquiver l’attaque et me rattraper à une excroissance située plus bas, le piqué de la créature ailée s’est brusquement enrayé, elle a changé de trajectoire comme un engin volant partant en vrille et s’est écrasée sur la paroi dans un fracas évoquant le bois brisé. « Faut trouver un abri, et vite, on pourra pas les dégommer tous ! » a rugi Qwor. J’ai cherché fébrilement des yeux une anfractuosité assez grande pour nous contenir tous les deux. N’en repérant aucune, je me suis résignée à lever mon défat et à tirer dans le tas. Nous réussirions sans doute à toucher quelques-uns des prédateurs, mais ils finiraient par nous déborder. Leurs attaques relevaient d’une stratégie concertée, cohérente, comme si certains d’entre eux acceptaient de se sacrifier afin de favoriser le dessein des autres. « Je prends le plus proche sur notre gauche, a crié Qwor. Occupe-toi de celui de droite. » Je me suis chargée du prédateur qui, sur notre droite, amorçait une spirale descendante. L’onde défat s’est engouffrée dans ses piquants. J’ai cru un instant qu’ils avaient fait office de bouclier puisqu’il a continué sa descente. Son ombre m’a enveloppée. Il n’était plus qu’à deux mètres au-dessus de moi lorsqu’il est parti soudain sur le côté pour se fracasser sur un promontoire. Son bec et ses piquants se sont brisés comme des branches mortes sur la roche. « Attention ! » a glapi Qwor. Un autre s’était décroché de la nuée et fondait sur moi à pleine vitesse, ailes rabattues, bec en avant. Je n’ai cette fois pas eu le temps de viser, à peine celui de presser la détente de mon défat et de me jeter dans le vide lorsque je me suis rendu compte qu’il allait s’écraser sur le piton. J’ai agrippé la prise que j’avais repérée en contrebas et me suis retrouvée suspendue par un bras dans le vide. Les débris des piquants du prédateur sont tombés en pluie de chaque côté de moi. Cette fois, j’étais perdue, je n’avais plus la possibilité de me servir du défat. J’ai tenté désespérément de me rétablir sur l’aiguille rocheuse d’une vingtaine de centimètres de largeur, m’attendant à chaque instant à être embrochée par un bec ou des griffes. Les créatures volantes ont poussé des cris de plus en plus aigus. Leurs ombres m’ont recouverte par instants, comme si l’étoile bleue subissait une série d’éclipses accélérées. J’ai réussi à me hisser sur l’excroissance, à m’y installer à califourchon, puis, m’arrimant de la main gauche, j’ai de nouveau pointé mon arme vers le ciel. J’ai alors découvert un spectacle stupéfiant. Des nuages mouvants et bruissants environnaient les prédateurs. Il m’a fallu une poignée de secondes pour reconnaître les vipétres répartis autour de chacun des monstres volants. Plusieurs d’entre eux se jetaient simultanément dans les piquants qu’ils brisaient comme de vulgaires brins de paille. D’autres se projetaient sur les cous gris et nus où ils restaient incrustés jusqu’à ce que leurs proies commencent à perdre de l’altitude. La voix puissante de Qwor a dominé les cris rauques et les bruissements d’ailes. « Ossia ? — Je suis là, Qwor, juste en dessous », ai-je hurlé aussi fort que possible. Les prédateurs se sont écrasés l’un après l’autre sur les saillies ou au pied de la muraille. Un silence funèbre est retombé sur les lieux. Les vipétres se sont regroupés et agglutinés un peu plus haut. J’ai eu beau fixer la paroi à m’en esquinter les yeux, je n’ai pas réussi à les distinguer parmi les rochers environnants. « Putain, on a bien fait de ne pas leur tirer dessus tout à l’heure ! » La tête de Qwor est apparue sur un côté du large piton où nous nous étions installés pour la pause. Il arborait un grand sourire qui, tout en creusant ses rides déjà profondes, le rajeunissait d’une bonne trentaine d’années. Les premières étoiles s’allumaient dans le bleu assombri du ciel. Nous venions tout juste d’atteindre le sommet de la paroi, bien plus haute que nous ne l’avions estimé, trompés sans doute par son inclinaison de plus en plus prononcée. Comme nous n’avions plus la possibilité de rebrousser chemin, nous avons décidé de continuer et de chercher un abri pour la nuit, échaudés par l’attaque des prédateurs volants. J’avais renoncé à trouver une explication logique à l’intervention des vipétres, je supposais seulement qu’ils ne voleraient pas toujours à notre secours. « On est à pas loin de trois mille mètres, à mon avis », a lâché Qwor entre ses dents. Nous peinions à reprendre notre souffle. L’air devenait plus froid, plus sec à mesure que nous progressions vers les cimes. Les pentes moins accentuées se couvraient par endroits d’une végétation rampante grise dont l’aspect menaçant nous incitait à l’éviter aux prix parfois d’interminables détours. Nous suivions une sorte de sentier naturel qui grimpait en lacets vers les aiguilles enneigées. Je ne discernais aucune trace de vie animale ou ENHA entre les rochers tourmentés qui se dressaient dans les versants comme des sentinelles, et pourtant la sensation ne me quittait pas que la montagne était habitée, qu’une présence vigilante emplissait la nuit naissante. « Faut vraiment qu’on se dégotte un abri, a murmuré Qwor après avoir bu une gorgée d’eau. À cette altitude, la température risque de descendre à moins vingt et je ne suis pas certain que les duvets suffiront. — Qu’est-ce que tu fais de nos chaleurs mêlées ? » Il a éclaté de rire. « Je prends, évidemment, mais pas sûr non plus que ça suffise ! Et puis y a ces saletés de… Tu leur as pas encore trouvé un nom, aux horreurs qui ont voulu nous bouffer tout à l’heure ? — Qu’est-ce que tu penses de “volapics” ? » Il a feint de réfléchir, les sourcils froncés. « Pas mal. Tu devrais t’engager dans les missions d’exploration officielles. Quoi qu’il en soit, y en a peut-être d’autres dans le coin et je tiens moyennement ce qu’ils nous surprennent pendant notre sommeil. — Bah, nos amis vipétres veillent sur nous. — J’aimerais bien te croire… — Ce massif me paraît habité, pas à toi ? » Il a hoché la tête. « J’osais pas t’en parler, mais j’ai la même impression. Comme si on était surveillés. Je me demandais si j’étais pas devenu parano. » Nous avons trouvé un peu plus haut, à la lueur des lampes, ce que nous cherchions, une grotte peu profonde et en apparence inhabitée. Alors que nous commencions à ramasser des pierres pour nous enfermer, un rocher a soudain obstrué l’étroite entrée, comme dégringolé des hauteurs. Il nous a fallu un peu de temps pour reconnaître, aux légers frémissements et aux murmures musicaux, les vipétres dans la forme compacte et rugueuse matérialisée devant nous. « S’ils ont bouché cette grotte, ça signifie sans doute qu’il y a du danger dans le coin, a marmonné Qwor. Je comprends vraiment que dalle à leur comportement : l’un d’eux t’a fait une belle entaille dans le ventre et voilà maintenant qu’ils nous protègent. — Faut pas chercher à comprendre, Qwor. — T’as raison ! » Il a ouvert l’une des barquettes, qui a aussitôt libéré une vapeur blanche. « Regarde les femmes, par exemple : elles font partie du genre humain, et jamais un homme n’a réussi à les comprendre. » Il a ponctué sa déclaration d’un rire tonitruant. « Ça, c’est seulement parce qu’il manque un paquet de neurones aux mâles de l’espèce, ai-je riposté. — Peut-être un mal pour un bien. Est-ce qu’on continuerait de la désirer si on savait vraiment ce qui se passe dans le cerveau d’une… ? » Un gémissement lugubre et prolongé l’a interrompu. « Putain, c’est quoi ça encore ? a-t-il repris une fois le silence redéployé dans la grotte. — Sans doute la raison pour laquelle les vipétres ont rebouché notre abri. » Nous n’avons guère dormi cette nuit-là. D’abord à cause du froid qui, même si nous sommes restés serrés l’un contre l’autre sous les duvets, s’est peu à peu emparé de nous ; à cause, ensuite, des gémissements effrayants qui n’ont cessé de retentir jusqu’à l’aube. La lumière de l’étoile, pénétrant à flots par l’entrée de la grotte, nous a réveillés, signe que nos protecteurs s’étaient envolés et que, selon notre théorie, il n’y avait plus rien à craindre. Qwor est allé satisfaire un besoin naturel dehors – j’envie les hommes qui peuvent se soulager n’importe où – et est revenu en disant qu’il n’avait rien remarqué d’anormal dans les environs. Je me suis à mon tour aventurée à l’extérieur et éloignée d’environ vingt pas avant de dénicher un endroit propice pour mes propres besoins (entre deux rochers serrés qui me dérobaient à d’éventuels et très improbables regards indiscrets). J’ai gardé sans cesse les yeux levés sur le ciel bleu mauve et l’index replié sur la détente de mon défat, craignant à tout moment l’apparition des monstres ailés – je n’aurais pas aimé qu’ils me surprennent dans cette position. Nous nous sommes remis en chemin après un rapide repas et une toilette plus que sommaire avec le contenu d’un gobelet d’eau. Une précaution inutile dans la mesure où nous sommes tombés, un peu plus haut, sur une source et un réservoir naturel d’une eau claire et glacée. Nous nous y sommes baignés à tour de rôle malgré sa fraîcheur pendant que l’autre surveillait les alentours. L’eau représentant la vie, nous craignions à chaque instant que des animaux aussi féroces que les volapics ne déboulent et ne décident de nous mettre à leur menu du jour. Le bain m’a régénérée. Je me suis ensuite étalée au soleil pour me gorger de la chaleur montante des rayons de l’étoile. Était-ce la tranquillité des lieux, le murmure enchanteur de la source, le contact avec la roche lisse et tiède, toujours est-il que toute inquiétude m’a désertée et que je me suis surprise à fermer les yeux et à m’assoupir. Qwor m’a tirée de ma torpeur d’une pression appuyée sur l’épaule. « Rhabille-toi. Si on veut explorer un peu le coin et garder une chance de revenir à la chenille avant ce soir, on n’a plus de temps à perdre. » Je me suis rhabillée à regret. Je n’avais qu’une envie : qu’il se penche sur moi, qu’il m’embrasse, qu’il me caresse, qu’il me prenne. Nous avons repris notre escalade. Plus haut, l’étoile ne parvenait plus à réchauffer l’air coupant. Nous avons longé nos premières congères sur les versants plongés dans l’ombre. Nous évoluions, selon Qwor, à plus de cinq mille mètres d’altitude. Nous avons rapidement dû, pour ne pas souffrir de la luminosité aveuglante, marcher en gardant la tête baissée. Nous suivions toujours le chemin naturel creusé par l’érosion et les écoulements. Les cailloux roulaient sous nos semelles et provoquaient des éboulements en bas des pentes. Je n’ai pas remarqué la présence des vipétres, mais peut-être demeuraient-ils parfaitement invisibles au milieu des rochers de toutes formes baignant dans la lumière bleutée. J’ai ressenti une fatigue inhabituelle au bout seulement de deux heures de marche. À en croire ses traits tirés et sa démarche somnambulique, Qwor n’était pas en meilleur état que moi – il ne l’aurait jamais avoué, même sous la torture. Il m’a semblé discerner des mouvements dans les environs. J’avais gardé suffisamment de lucidité pour me demander si je ne souffrais pas d’illusions sensorielles. Le silence semblait absorber chacune de mes pensées, comme s’il me vidait de mon énergie mentale. « J’en peux plus, ai-je soupiré – je suis une femme, je peux me permettre d’avouer mon épuisement. J’ai besoin de me reposer. » Qwor a bondi sur l’occasion. « D’accord, on s’arrête si tu veux. » Il s’est laissé tomber sur le sol comme une chiffe molle à l’ombre d’un grand rocher, a glissé son sac sous sa nuque et fermé les yeux. Je me suis allongée à ses côtés, écrasée par une irrésistible envie de dormir. J’ai lutté avec l’énergie du désespoir, consciente que nous serions sans défense au cas où un animal sauvage ou une ENHA viendrait à passer près de nous, mais mes paupières se sont abaissées, mon corps est devenu plus lourd que du concentré de métal et j’ai plongé dans un puits sans fond. Lorsque je suis revenue à moi, j’ai constaté d’abord que la nuit était tombée, et avec elle un froid mordant, ensuite que Qwor n’était plus à mes côtés, et enfin qu’une lumière brillait avec intensité entre les aiguilles enneigées qui se dressaient au-dessus de moi. Une peur panique m’a saisie, qui m’a renvoyée à mes terreurs d’enfant sur Siphre quand, quelques jours après le décès de mon père et mon expulsion de son logement, je m’étais retrouvée seule dans la nuit désespérante de Glink. « Qwor ? » Mon cri s’est désagrégé dans les ténèbres. Aucune réponse. Qwor n’était pas du genre à foutre le camp sans prévenir son équipier – sans compter qu’il semblait éprouver pour moi des sentiments sincères. Le gémissement que nous avions entendu la veille dans la grotte a retenti tout près de moi. Je me suis armée du défat avant de me relever et de fouiller l’obscurité du regard. Je n’ai repéré ni mouvement dans les replis de nuit, ni abri possible dans les environs immédiats. J’ai attendu quelques minutes avant d’allumer la lampe, craignant que la lumière n’attire sur moi toute bestiole mal intentionnée rôdant dans les parages. Puis, comme la clarté diffuse des étoiles ne suffisait pas à me rassurer, j’ai balayé d’un mouvement tournant les ténèbres avec le rayon dont la portée dépassait les cinquante mètres. Il n’a révélé que des rochers figés, des bandes de terre nue, des congères éparses. Je me suis demandé ce que je devais faire. Certainement pas rester sur place, en tout cas. Le froid qui tombait ne me laisserait aucune chance de me réveiller. J’ai décidé de me mettre en chemin en direction de la lumière qui brillait entre les cimes ; elle ressemblait à l’un de ces phares qui, sur certains mondes, guident les navires vers l’entrée des ports. Si je trouvais un abri relativement sûr en route, je m’y réfugierais en attendant l’aube. J’espérais qu’il n’était rien arrivé de fâcheux à Qwor. Même s’il donnait parfois l’impression d’être indestructible, il restait un simple mortel. Le fait que son sac avait lui aussi disparu était plutôt de nature à me rassurer. S’il était parti, c’était qu’il avait ses raisons. De bonnes raisons. Je me suis rendu compte que j’étais à jamais marquée par mon enfance solitaire, terrorisée, désespérée. Je n’avais compté sur personne pour me sortir des mauvaises passes et, dans ces montagnes ensevelies dans la nuit glacée, je suis redevenue l’Ossia de Siphre, une petite fille fragile prête à tout pour survivre. CHAPITRE XXII Elle viendra, la femme pure, l’envoyée des deux, car les temps seront difficiles pour les êtres humains dont les cœurs se sont racornis. Son arme crachera les cercles d’un feu destructeur, terrible pour ceux qui se mettront en travers de son chemin. Elle portera les derniers espoirs des êtres vivants. Aussi, je vous en conjure, très chers frères, cessez immédiatement toute activité, précipitez-vous à son service comme vous vous êtes dévoués au service de L’Kar et conduisez-la aussi rapidement que possible dans la Cité de nos Pères, où elle pourra accomplir son œuvre. Tuez sans pitié tous ceux qui tenteraient de vous en empêcher, car ceux-là ne méritent pas de vivre. Donnez-lui votre vie s’il le faut, mes frères, grands seront vos mérites, immense sera votre gloire. Texte apocryphe de la religion de L’Kar, planète TarzHor, système d’Alpha du Tarz. LE GRAND VAISSEAU s’était posé depuis quelques heures sur l’astroport de Sanitam, capitale planétaire de TarzHel. Onden jeta un coup d’œil sur Aravir dont le teint avait viré au cireux. Elle l’avait neutralisé lorsque, au sortir de sa cabine, il l’avait entraînée dans une coursive qui débouchait sur l’une des soutes où était entreposé le matériel d’exploration. Elle l’avait assommé d’un coup précis sur le trap de la nuque avant qu’ils ne soient arrivés devant le sas. Elle supposait qu’on lui avait tendu une nasse de l’autre côté et elle n’avait pas l’intention de se servir de son cakra tant que l’Odysseus serait en vol. Elle ne tenait pas à mettre en danger la vie de deux mille personnes dont la grande majorité ignorait son existence. Elle espérait que les coursives basses n’étaient pas équipées des capteurs 3 D disséminés dans les cloisons et les plafonds des autres niveaux, et qu’Aravir n’était pas relié d’une manière ou d’une autre avec ceux qui lui avaient ordonné de l’attirer dans le piège. La chaleur émise par le disque de feu sous son sein gauche ne faiblissait pas. Elle avait traîné le corps inerte d’Aravir dans le réduit où elle s’était elle-même cachée, une planque qu’elle s’était aménagée, à la lueur permanente de la veilleuse, entre les flacons de détergents et les différents ustensiles réservés aux andros ménagers. Elle avait lié les pieds et les mains d’Aravir à l’aide de bandes adhésives dénichées sur une étagère et lui avait fourré un chiffon dans la bouche. Lorsqu’il avait repris connaissance, les yeux clairs du jeune technicien s’étaient dilatés d’effroi. Il s’était agité afin de distendre ses liens, puis, admettant l’inanité de ses efforts, il était resté tranquille, poussant de temps à autre un gémissement étouffé. Ils avaient ressenti un réchauffement inquiétant lors de l’arrivée dans l’atmosphère de TarzHel. Une secousse de forte amplitude avait secoué l’appareil, la structure martyrisée avait émis un gémissement effroyable, puis le silence était retombé, seulement troublé par le bourdonnement régulier des moteurs auxiliaires. Aucun membre de l’équipage ni aucun andro ne s’étant introduit dans le réduit, Onden avait supposé que ceux qui voulaient la capturer ou la tuer avaient perdu sa trace. Elle devait maintenant trouver le moyen de déjouer la surveillance des forces déployées autour de l’Odysseus. Peut-être le premier frère l’attendait-il à la sortie de l’astroport ? Elle avait résolu de laisser aux membres de l’équipage le temps d’évacuer le vaisseau et les environs, de manière à ce que, si elle n’avait pas d’autre choix que de se servir du cakra, aucun innocent ne soit touché par un éclat du feu destructeur. Elle retira le chiffon de la bouche d’Aravir. « Si tu me promets de ne pas bouger d’ici pendant au moins deux heures, je te libérerai les mains. » Il acquiesça d’un mouvement de tête énergique. « Je ne t’en veux pas, reprit-elle. Ils t’ont sans doute persuadé que j’étais quelqu’un de dangereux. Je ne te demande pas de me croire, mais le danger sera pour l’humanité tout entière s’ils m’arrêtent. — Je ne voulais pas, ils m’ont obligé, bredouilla Aravir. Je… Tu me plais vraiment. » Elle sourit et lui caressa la joue du dos de la main. Il avait l’air d’un enfant perdu avec ses yeux arrondis par la frayeur et ses boucles blondes qui retombaient en cascade sur ses épaules. « Dans une autre vie, j’aurais pu t’aimer », murmura-t-elle. Une soudaine envie de pleurer l’étreignit après avoir prononcé ces mots. « Désolée de t’avoir attaché et bâillonné. Je dois aller au bout de mon chemin. À tout prix. » Elle s’empara des ciseaux reposant sur une étagère et trancha les rubans adhésifs qui enserraient les poignets d’Aravir. Il secoua vigoureusement ses mains pour rétablir sa circulation sanguine. « Pourquoi me demandes-tu de rester dans le vaisseau ? — Pour ne pas risquer de recevoir une onde perdue. — Je pourrais peut-être t’aider… — Je ne le crois pas. Tu es jeune, Aravir, tu as toute la vie devant toi. Bonne chance. » Elle se pencha sur lui et déposa un baiser appuyé sur ses lèvres. Il tenta de la retenir par le bras lorsqu’elle se releva, elle se dégagea en pivotant sur elle-même et sortit du réduit sans se retourner. Elle longea la coursive déserte plongée dans la pénombre jusqu’au sas de la soute. La rumeur lointaine de l’astroport et les grésillements des andros qui s’affairaient dans les niveaux supérieurs ne parvenaient pas à troubler le silence profond qui régnait dans les entrailles du vaisseau. Onden estima que les membres de l’équipage avaient largement eu le temps de quitter l’enceinte du tarmac. Elle déclencha le coulissement du sas d’une légère pression sur le voyant vert et attendit encore quelques secondes avant de se glisser par l’ouverture. Elle fouilla l’obscurité du regard, ne repéra aucun mouvement ni aucune silhouette entre les différents engins d’exploration planétaire et les conteneurs métalliques. Leur stratagème ayant échoué, les responsables de l’Odysseus avaient sans doute jugé préférable de laisser aux forces de l’ordre locales le soin d’arrêter la sœur du Panca. Onden se dirigea vers la source de lumière naturelle qui éclairait une partie de l’immense salle et s’engouffrait par un panneau entier du fuselage relevé. Une passerelle métallique reliait le plancher au sol une vingtaine de mètres en contrebas. Elle s’en approcha en longeant la cloison et resta un long moment immobile près du bord de l’ouverture, explorant les environs du regard. Elle ne distinguait qu’une surface d’un gris foncé striée de lignes phosphorescentes et, en arrière-plan, la base d’un bâtiment aux murs transparents. Un engin roulant au ralenti traversa son champ de vision, l’une de ces navettes montées sur chenilles souples qui transportaient les bagages des passagers jusqu’aux terminaux. Elle tira le cakra de l’intérieur de la veste de son uniforme et glissa la main dans la fente. Elle eut l’impression de la plonger dans un bain à très haute température et se mordit la langue pour ne pas hurler. Une vague de chaleur intense, insupportable, la submergea. Des sillons incendiaires se propagèrent dans ses veines jusqu’aux extrémités de ses membres. Elle lutta de toutes ses forces contre l’impression d’être réduite en cendres. Son organisme lui sembla trop frêle, trop exigu, pour accueillir la puissance du feu, la puissance des trois autres maillons de la chaîne, la puissance du Panca. Elle comprit que la symbiose s’accomplirait si elle cessait de résister, si elle s’ouvrait, si elle permettait à son enveloppe de chair de devenir un réceptacle, un relais. Un maillon. Elle prit une longue inspiration. Son corps se détendit. Le feu continua de la dévorer, mais elle ne prêta plus attention à la douleur, elle laissa le vide se déployer en elle. Ses perceptions se modifièrent, elle prit de la hauteur et découvrit l’astroport du sommet de l’Odysseus. Hormis les quelques navettes qui circulaient entre l’appareil et les bâtiments – probablement bourrées de soldats ou de tireurs d’élite –, elle ne décela aucun mouvement sur le tarmac. Les forces de l’ordre s’étaient probablement embusquées à l’intérieur des bâtiments. L’astroport baignait dans un calme et un silence trompeurs. Les mailles du filet se resserreraient et se refermeraient sur elle dès qu’elle s’aventurerait à l’extérieur du vaisseau. Sa vision s’étendit encore, engloba les bâtiments, les premiers faubourgs de la ville traversés par les lignes sombres et sinueuses des rues. Des nuages bas filaient à grande vitesse au-dessus des toits pentus et luisants, poussés par un vent fort et régulier. Les voiles claires d’engins aériens se gonflaient ou faseyaient selon leur altitude ou leur direction. Une foule nombreuse se pressait devant l’entrée principale, des badauds désireux de contempler le grand vaisseau arrivé quelques heures plus tôt, mais également des marchands ambulants, des rabatteurs d’hôtels et des transporteurs privés. Onden opta pour une issue moins bondée, celle sans doute des fournisseurs dont les véhicules à chenilles formaient une longue file pour l’instant immobile. Elle devrait passer sous le vaisseau, courir en direction d’un bâtiment blanc moins haut et plus large que les autres, créer une brèche dans le cordon des forces de l’ordre et se perdre aussi rapidement que possible dans la ville. Elle revint dans la soute. Bien que le feu du cakra se fût sensiblement atténué, elle continuait de ressentir sa puissance infinie. Elle visualisa mentalement une dernière fois le trajet qu’il lui fallait parcourir avant de se ruer à l’extérieur. Elle dévala la passerelle en quelques foulées. Arrivée au sol, clic pivota sur elle-même et fila sous le vaisseau reposant sur ses vingt pieds arqués. Elle remarqua les traînées fuligineuses sur le fuselage, les traces du réchauffement brutal lors de l’entrée en atmosphère. Un vent glacial soufflait en rafales. La fraîcheur coupante de l’air la saisit. Elle regretta de ne pas avoir pris le temps d’enfiler d’autres vêtements que son uniforme. Sa jupe étroite l’entravait dans ses mouvements. Elle déboucha sur la partie dégagée du tarmac et fonça à toute allure vers le bâtiment blanc tout en maintenant sa main enfoncée dans le cakra plaqué contre son ventre. Elle entrevit des mouvements de l’autre côté des vitres. Les forces de l’ordre locales l’avaient repérée et amorçaient leurs manœuvres. Un bref coup d’œil par-dessus son épaule lui montra que des silhouettes vêtues de brun, surgies des portes des autres constructions, couraient dans sa direction, brandissant des armes à canon long, des défatomes sans doute. Le cakra lui brûlait la main. Parvenue à moins de vingt mètres du bâtiment blanc, elle se rendit compte qu’un engin aérien la survolait sans émettre le moindre bruit. Il transportait des hommes également vêtus de brun dont certains braquaient leurs armes sur elle. Elle leva le bras. Un cercle éblouissant jaillit aussitôt du cakra et frappa l’appareil avec la fulgurance d’un éclair. Elle garda les yeux rivés sur les hommes qui se déployaient devant l’entrée et la couchaient en joue, et tendit le bras à l’horizontale. Un deuxième cercle flamboyant fondit sur les soldats alignés, atteignant un diamètre d’une quinzaine de mètres au moment de l’impact, les englobant tous dans son halo incandescent, puis il se désagrégea en myriades de petites flammes qui s’élancèrent aussitôt à l’assaut de leurs proies. Les soldats roulèrent sur le sol, terrassés par le feu. L’engin volant s’écrasa contre la façade blanche dans une immense gerbe de particules rougeoyantes. Des ondes défats crépitèrent autour de la fuyarde, percutèrent les murs, sur lesquels elles creusèrent des cratères d’un diamètre de trente ou quarante centimètres. Elle fila en louvoyant vers la porte, s’y précipita en maintenant le cakra pointé devant elle. Un cercle enflammé en jaillit, emplit tout l’intérieur du bâtiment et recouvrit les nombreux hommes en brun qui s’y étaient rassemblés. Des gémissements, des hurlements succédèrent aux glapissements. Onden franchit sans ralentir l’allure la cinquantaine de mètres qui la séparaient de la sortie, enjambant des corps qui ondulaient comme des reptiles sur les carreaux gris. Des bruits de pas et de voix derrière elle l’incitèrent à lancer un regard par-dessus son épaule. Les soldats accourus des autres immeubles s’étaient à leur tour engouffrés à l’intérieur du bâtiment. Elle s’arrêta, se retourna, accéda instantanément au vakou, l’esprit hors du temps, esquiva deux ondes décréatrices d’un bond sur le côté et garda le bras tendu jusqu’à ce que le disque métallique crache un nouveau cercle incandescent. Ses poursuivants s’égaillèrent, pas assez rapidement pour éviter d’être touchés par les langues de feu. La fumée noire qui se dégageait des peaux et des vêtements enflammés répandait une odeur âcre de chair carbonisée. Elle se rua hors du bâtiment. Des hommes vêtus de vestes de laine bariolées qui discutaient par petits groupes entre les engins stationnés la fixèrent avec une stupeur mêlée d’effroi. Aucun d’eux ne tenta de l’empêcher de passer. Ils avaient sans doute établi le lien entre les volutes de fumée, le vacarme, les hurlements qui s’échappaient du bâtiment et le disque métallique de la jeune femme qui fuyait à toutes jambes devant eux. Elle traversa une place aux pavés humides et se jeta dans la première rue qui s’ouvrait devant elle. Les forces de l’ordre n’avaient visiblement pas imaginé qu’elle pût se glisser entre les mailles du filet et n’avaient prévu aucune arrière-garde. Elle en fut soulagée : la mort avait déjà trop moissonné dans l’astroport. Bien qu’elle eût passé plusieurs mois dans l’espace, elle s’adaptait sans difficulté à la gravité de TarzHel, qui ne provoquait aucune lourdeur, aucune fatigue. Des gouttes de pluie lui cinglaient le visage. La rue se rétrécissait au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans le cœur de Sanitam. Les façades des habitations étaient pour la plupart grises et saturées d’humidité. Elle ne croisait que des silhouettes éparses pressées. Quelques boutiques exposaient leurs marchandises au travers de vitrines sales et embuées. Elle devrait se débrouiller pour se présenter de nouveau à la sortie principale de l’astroport au cas où le premier frère l’y attendrait, même si les probabilités lui semblaient maintenant faibles. Aravir avait affirmé que le système d’Alpha du Tarz comptait trois planètes habitées et la Fraternité n’avait pas précisé sur laquelle des trois devait se dérouler la rencontre. Comment le savoir ? Elle y réfléchirait plus tard. Le plus urgent était de mettre une grande distance entre les soldats et elle. Des engins aériens planaient silencieusement au-dessus des toits. On apercevait les têtes des passagers par les rangées de hublots se découpant sur les flancs droits de certains d’entre eux. Les autres étaient peut-être des appareils de surveillance militaire ou policière. Se tenant au plus près des façades, de façon à leur offrir le moins d’angle possible, elle marcha un long moment sans croiser un uniforme. La ville se resserrait encore lorsqu’on se rapprochait du centre, les passages devenaient tortueux et les maisons étroites. Les nombreuses gargouilles et autres becs de gouttière, ainsi que les profondes rigoles d’évacuation creusées au milieu des rues, indiquaient une pluviosité importante. Le vent, mordant, s’engouffrait en ululant dans les corridors, diffusait des odeurs nauséabondes et poussait dans les coins les papiers et autres déchets abandonnés par les passants. Le feu du cakra s’étant apaisé, elle retira sa main et le glissa à l’intérieur de sa veste sous son sein gauche. En passant devant une boutique de vêtements, elle prit conscience qu’elle devait rapidement changer les siens, pas pratiques et peu accordés aux conditions climatiques de TarzHel. Elle avait besoin d’argent, pas seulement pour se vêtir, mais pour se loger, se nourrir et, éventuellement, se déplacer. Elle supposait que les trois planètes étaient reliées entre elles par des navettes intersystème. Elle arriva devant un bâtiment qui, avec ses tours et ses flèches biscornues, avait tout l’air d’un temple. Une file imposante d’hommes, de femmes et d’enfants s’était formée sur le parvis pavé de pierres lisses. Des regards intrigués se tournèrent vers elle. Sa tenue, visiblement, suscitait la curiosité des autochtones. Eux portaient des hardes empilées les unes sur les autres sans le moindre souci d’esthétique. Elle comprit à leurs yeux brillants, à leurs joues hâves, à leurs cheveux crasseux, à leur air hagard qu’ils étaient de pauvres hères sans argent ni travail ni domicile, et qu’ils s’étaient rassemblés devant le temple dans l’espoir d’une distribution de nourriture. Elle se rendit compte qu’elle avait faim, qu’elle avait un besoin urgent de reconstituer ses réserves et pensa que, comme elle était totalement dépourvue de ressources, elle pouvait peut-être bénéficier elle aussi du partage. Elle se plaça à l’extrémité de la file en espérant que les autres ne s’en offusqueraient pas. Un petit garçon, devant elle, se retourna et lui adressa une grimace édentée auquel elle répondit d’un sourire. Puis ce fut au tour de la femme qui le tenait par la main de lui lancer un regard dans lequel elle ne décela aucune méchanceté, seulement de la curiosité. « Première fois que vous venez ici, hein ? demanda la femme dans un ung parfait. — Je n’ai pas d’argent ni d’endroit où passer la nuit », répondit Onden. La femme, dont les cheveux bruns s’échappaient de chaque côté du foulard coloré noué sur sa tête, inspecta avec minutie son uniforme. « Vous venez de TarzHiv ? » Onden observa un silence prudent. « Ça me regarde pas, après tout, reprit la femme. D’après les adorateurs du L’Kar, on est tous frères de toute façon. » Les lourdes portes de bois s’ouvrirent et la file des miséreux pénétra dans le temple. Onden franchit le seuil au moment où une patrouille de soldats débouchait sur le parvis. Une main la saisit par le bras et la tira sans ménagement à l’intérieur de la bâtisse, saturée d’une forte odeur d’encens. La porte se referma dans un claquement. Un homme au crâne nu et vêtu d’une robe noire tira sur une corde et une barre épaisse s’affaissa en grinçant dans deux énormes crochets métalliques. Lorsqu’il se redressa, elle s’aperçut avec horreur que la moitié de son visage était mutilé. Des cavités profondes béaient sur son menton, sa joue, sa pommette et sa tempe, laissant apparaître l’arcade sourcilière, une partie de la mâchoire et les dents. Leurs bords bien nets semblaient indiquer qu’elles n’étaient pas les conséquences d’un accident mais le résultat d’une mutilation volontaire, une pratique rituelle sans doute. L’étrange personnage colla son œil à l’orifice grillagé de la taille d’un poing et observa un petit moment le parvis en poussant un grognement. « Ils sont partis », marmonna-t-il en se retournant. On distinguait le mouvement de sa mâchoire lorsqu’il parlait. Onden s’appliqua à ne rien montrer de sa répulsion. « C’est vous qu’ils poursuivaient, pas vrai ? » reprit l’homme. Comme elle ne répondait pas, il esquissa un sourire qui accentua son aspect monstrueux. « Vous êtes la bienvenue, ma sœur. Ici, on n’aime guère les marouins. — Marouins ? — Vous venez de loin, vous, pas vrai ? Vous n’êtes pas par hasard une passagère du grand vaisseau qui a atterri ce matin ? » Elle ne répondit pas. « Peu importe. » L’homme desserra sa ceinture de cuir et déplissa les pans de sa robe noire. « Chacun est le bienvenu dans la maison de L’Kar. Les marouins sont des petites bêtes dont le pelage est de la même couleur que l’uniforme des soldats de l’armée gouvernementale. Ils vivent dans les plaines à l’est de Sanitam. Ils sont adorables à première vue, mais ce sont des petites bêtes féroces. De vrais tueurs. Il vaut mieux pour vous ne jamais être cernée par l’une de leurs meutes : ils vous transformeraient en squelette en moins de cinq secondes. » D’autres hommes au crâne nu et vêtus de robes noires se tenaient derrière une longue table de bois devant laquelle défilaient les miséreux, à qui ils tendaient des galettes et des écuelles emplies d’un brouet fumant. Leur visage présentait des mutilations semblables à celles de l’interlocuteur d’Onden. « Allez donc vous servir, ma sœur, lui dit ce dernier. Il vous faut reprendre des forces. » Elle se dirigea vers la grande table, où l’un des hommes mutilés lui remit une écuelle et une cuillère en bois, un gobelet en plastique, une galette de couleur jaune parsemée de taches noires. Elle s’assit pour manger au pied d’un pilier dont la base surélevée formait une haute marche. La femme et le petit garçon avec qui elle avait échangé quelques mots dans la file d’attente vinrent s’installer près d’elle. Des épices relevaient le goût du brouet où surnageaient quelques morceaux de viande et la saveur légèrement amère de la galette. Elle but une gorgée de la boisson sucrée et tiède qui emplissait le gobelet. La douce chaleur du cakra l’aidait à supporter la froidure humide imprégnant la pénombre du temple. La lumière du jour, filtrée par des vitraux colorés et presque opaques, s’écrasait en flaques pâles sur les dalles de pierre rugueuses. La femme au foulard coloré ne cessait de l’épier du coin de l’œil tout en glissant presque mécaniquement la cuillère dans sa bouche. « Qu’est-ce qu’une femme comme vous fait au milieu de Vils comme nous ? finit-elle par demander. — Vils ? — C’est donc différent, là d’où vous venez ? Nous les Vils, nous sommes les réprouvés de TarzHel, nous n’avons aucun droit, ni celui de travailler ni celui de nous loger. Seuls les servants de L’Kar se soucient de nous. Beaucoup d’entre nous se sont exilés sur le continent nord, là où il n’y a personne, mais leurs conditions d’existence sont encore plus dures qu’ici. — Comment devient-on Vil ? » La femme dénoua son foulard et secoua la tête pour redonner du volume à sa chevelure brune. « On ne le devient pas, on est Vil de génération en génération, on ne peut jamais accéder à l’état Pur. — Les servants de L’Kar appartiennent à quelle catégorie ? » Le petit garçon vida bruyamment son écuelle et s’essuya la bouche d’un revers de main avant d’engloutir le reste de sa galette. Ses yeux vifs revenaient sans cesse se poser sur Onden. « Ni l’une ni l’autre, répondit la femme. Ils sont arrivés de TarzHor voici des siècles et ont bâti leurs temples. Comme ils ont été sans cesse persécutés par les autorités de TarzHel, ils sont devenus solidaires et protecteurs des Vils. Sans eux, il y a bien longtemps que nous aurions disparu. — Pourquoi leur visage est-il mutilé ? » La femme haussa les épaules. « Je ne sais pas au juste. C’est leur signe de reconnaissance. Ils appellent ça les morsures divines ou le sceau des cieux. Quand on souhaite entrer au service de L’Kar, il faut accepter d’être défiguré. » Des coups violents répétés dominèrent les murmures et les divers bruits du temple. Le servant de L’Kar qui avait accueilli Onden et qui semblait être le responsable du lieu se rendit près du portail, ouvrit une petite trappe dans le lourd panneau de bois et échangea quelques mots à voix basse avec un invisible interlocuteur. Puis il referma la trappe et rejoignit les autres hommes en robe noire. Regroupés en cercle au bout de la table, la dizaine de religieux tinrent un long conciliabule. Onden devina, aux regards fréquents et dérobés qu’ils lui jetaient, qu’elle était le sujet de leur conversation. La chaleur du cakra restait constante sous sa veste. « Les soldats cherchent quelqu’un qui s’est réfugié dans le temple, lança la femme brune en levant sur Onden un regard soupçonneux. Ils ont sans doute demandé aux servants de le leur livrer. — Je croyais que les servants n’aimaient pas les autorités… — Non, mais, s’ils refusent de leur obéir, les soldats peuvent défoncer le portail et démolir le temple. — C’est déjà arrivé ? — Plusieurs fois dans le passé. Les servants ont été massacrés, leurs dépouilles clouées sur des panneaux de bois, mais leurs successeurs ont reconstruit le temple pierre par pierre. » Onden vida son écuelle, son gobelet, et, rassasiée, tendit le reste de sa galette au garçon, qui s’en empara avec un grand sourire et la dévora avec une gloutonnerie réjouissante. « Les Vils ne se sont jamais révoltés ? — Très souvent, répondit la femme. La répression des Purs a été féroce. — Qui sont les Purs ? — Ils dirigent les trois mondes et ils possèdent tout. — Et ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre ? — Les Ordes ? Ils ont toujours été les valets des Purs. » Le servant qui avait accueilli Onden se détacha du petit groupe et s’avança vers elle. Son visage exprimait à la fois de l’inquiétude et de l’exaltation. Il s’immobilisa devant elle, posa la main sur son cœur et s’inclina avec cérémonie. « Les soldats savent que vous êtes réfugiée dans le temple, déclara-t-il. Ils sont rassemblés sur le parvis et nous ont donné trente minutesTA pour vous remettre à leur officier. Passé ce délai, ils enfonceront la porte avec un engin bélier. — Que comptez-vous faire ? » L’homme à la robe noire la contempla avec attention, comme s’il voulait s’assurer qu’il s’adressait à la bonne personne. « Je suis Erdaval, responsable de ce temple. Il semble que les temps soient venus. Nous vous attendions depuis des siècles. — Qui attendiez-vous ? — Vous êtes la femme qui a semé le feu de la destruction et de la purification dans l’astroport de Sanitam, n’est-ce pas ? » Les yeux d’Erdaval plongeaient dans les siens avec une intensité inquisitrice dérangeante. Elle sentait également sur le côté de son visage les brûlures des regards de la femme et du petit garçon. « Qui vous en a parlé ? — Le commandant du détachement m’a dit que la femme que nous abritons dans le temple est équipée d’une arme qui crache des cercles de feu aux effets ravageurs. Si c’est bien vous, nous ne vous livrerons pas. — Pourquoi ? — Vous êtes celle que nous attendons, répéta le servant. Celle que nous devons conduire le plus vite possible dans la Cité de nos Pères. — Je ne peux pas vous suivre, objecta-t-elle. Quelqu’un m’attend ici, je dois absolument le rencontrer. — Je crains que vous n’ayez pas le choix. Vous n’aurez aucune chance d’échapper aux armées gouvernementales si vous ne nous suivez pas. — Comment comptez-vous me sortir de là ? » Un sourire étira les lèvres du servant et déforma les cavités criblant le côté gauche de son visage. « Les Purs ignorent que nos frères ont jadis creusé un tunnel qui nous conduira hors de Sanitam. — Où se trouve la cité de vos pères ? — Sur le monde appelé aujourd’hui TarzHor. — Pourquoi devez-vous m’y conduire ? — Nos Pères nous l’ont jadis ordonné. — Je ne suis peut-être pas la bonne personne…» Erdaval jeta un coup d’œil à la pendule dont les chiffres en relief fluorescents se succédaient à l’intérieur d’un grand hologramme surmonté de trois pointes de lance. « Nous devrions agir sans tarder. Il ne nous reste qu’une quinzaine de minutesTO. Voici une traduction succincte des textes originels : Lorsque la femme dont l’arme crache des cercles de feu destructeurs descendra du ciel, votre devoir sacré, mes frères, sera de la conduire d’urgence dans la Cité de nos Pères. Abandonnez immédiatement vos autres tâches pour accomplir cela, car de votre célérité, de votre détermination, dépend le sort de l’humanité. Pas seulement des êtres humains peuplant les mondes du Tarz, mais de tous les peuples dispersés dans la Galaxie. » Une nuée de pensées se leva dans l’esprit d’Onden. Les paroles du servant ressemblaient étrangement aux communications de la Fraternité. Elle ferma les yeux et essaya de faire le silence en elle. Elle n’avait que très peu de temps pour prendre la bonne décision et n’avait pas le droit de se tromper. Une nouvelle série de coups sourds ébranla le portail du temple. « Le temps presse », répéta Erdaval. La décision s’imposa en elle. Une évidence. Comme si la Fraternité s’était directement adressée à elle. Elle crut percevoir les encouragements des autres maillons, les sourires intérieurs d’Ewen, d’Ynolde et de Kalkin. Elle rouvrit les yeux, posa l’écuelle et le gobelet sur la base du pilier avant de se relever. « Je vous suis. » Erdaval s’inclina, courut près du portail, ouvrit la trappe puis, après avoir échangé quelques mots avec son invisible interlocuteur, revint près d’Onden. « J’ai obtenu de l’officier un délai supplémentaire de quinze minutes, chuchota-t-il. Je leur ai dit que nous étions en pleine négociation. Les Vils nous accompagneront. S’ils ne vous trouvent pas, les soldats risquent de se venger sur eux. » L’évacuation du temple s’effectua dans le calme et le silence. Les servants se dispersèrent parmi les Vils pour leur expliquer la situation. Hommes, femmes et enfants se regroupèrent rapidement. Leur cortège s’ébranla sur les talons des hommes en robe noire et d’Onden. Ils se dirigèrent vers le fond du temple, traversèrent le naos circulaire où se dressait une sculpture monumentale représentant un homme nu brandissant une lance à trois pointes et s’avancèrent vers le fond du bâtiment. Erdaval pressa plusieurs pierres qui pivotèrent sur elles-mêmes. Au bout d’une dizaine de secondes, un pan entier du mur coulissa dans un grincement prolongé et dévoila l’entrée d’un souterrain d’où s’exhalait une âpre odeur de terre humide. « Vite, souffla le servant. Faites attention. Nous n’avons pas le temps de nous munir de lampes, et l’obscurité dans le passage sera totale. » Un craquement assourdissant déchira le silence. Les soldats avaient décidé d’enfoncer le portail avant la fin du délai. CHAPITRE XXIII Les hommes nus : plusieurs histoires circulent sur l’origine de la religion de Sât et ses terribles fidèles, les sâtnagas. Toutes ont leurs points forts et leurs faiblesses, mais celle qui a notre préférence est l’hypothèse émise par Gest Chamaour, un anthropologue de NeoTierra dont les travaux ont souvent été contestés, voire décriés. Selon lui, les racines de la religion de Sât plongent très profondément dans le système d’Alpha du Tarz, situé dans le bras de Persous. Il fait un parallèle hardi, et à notre avis judicieux, entre les tridents des sâtnagas peints sur leur front et les lances à trois pointes des guerriers de la religion agol (appelées perks ou perques), qui allaient également nus et montraient une résistance étonnante dans les pires conditions climatiques. Les dieux sont différents, bien sûr, Elkar n’est pas Sât, mais, là encore, Chamaour établit des corrélations troublantes entre Sât et le jumeau maléfique d’Elkar, Elthor. Nous pensons, comme l’anthropologue, que ce ne sont pas de simples coïncidences. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des religions. L'ARMÉE DES AGOLS avait enfoncé les lignes défensives déployées en toute hâte par les officiers de l’armée de Roldir et s’était massée devant le palais, attendant sans doute l’ordre de se lancer à l’assaut des bâtiments. Le jeune souverain et ses proches s’étaient réfugiés dans la plus haute des tours, d’où ils avaient une vue assez nette des environs malgré les ténèbres. Les étoiles scintillantes dispensaient un éclairage diffus sur les toits enneigés. De loin, on aurait pu penser que les faces des fanatiques s’ornaient de tatouages, mais, lorsqu’il avait eu la possibilité de les observer de plus près pendant les combats féroces les ayant opposés aux défenseurs, Bent avait vu que les parties sombres qu’il avait prises pour des ornements n’étaient que des mutilations. Elles lui avaient rappelé la femme de ses visions et il s’était demandé si cette dernière ne se tenait pas parmi les hommes nus agglutinés devant les grilles du palais. Ne distinguant aucune femme parmi eux, il en avait déduit qu’il s’agissait d’une simple coïncidence, troublante, certes, mais non conclusive. La férocité, la sauvagerie presque, avec laquelle ils se battaient n’avait pas laissé l’ombre d’une chance aux soldats de Roldir, pourtant protégés par leurs plastrons et leurs casques métalliques. Leurs corps blêmes et entièrement glabres se déplaçaient à une vitesse surprenante. Ils maniaient leurs longues lances à trois pointes avec une dextérité remarquable, parant les attaques adverses avec le manche gainé de cuir épais et ripostant par des coups d’estoc aussi fulgurants que précis. Certains d’entre eux tenaient en laisse des daopics qui sautaient à la gorge des soldats et les décapitaient en quelques coups de crocs. « Ce n’est pas vous qu’ils veulent, dit Ferlun à Roldir. — Qui d’autre ? — Nous. » Ferlun pointa l’index sur Bent. « Lui, plus particulièrement. » Bent lança un regard courroucé à son compagnon du Vex. Il n’avait aucune envie d’être livré à cette horde de guerriers plus féroces que des fauves. Les lèvres de Roldir s’étirèrent en une moue dubitative. « Pourquoi s’en prendraient-ils à vous ? » — Le grand-prêtre veut notre peau. — Quel serait son intérêt ? » L’épouse du seigneur de Mannor, légèrement en retrait, ne perdait pas une miette de leur conversation. À ses côtés se tenaient deux vieillards que Roldir avait présentés comme les gardiens des clefs de la cité, les deux officiers supérieurs qui avaient (mal) organisé la défense et de grands courtisans, hommes et femmes, aux mines effarées. « Si c’est vraiment ces deux hommes qu’ils veulent, intervint l’un de ces derniers avec une véhémence qui faisait trembler la peau relâchée de son menton, vous n’avez qu’à les leur livrer, seigneur. » Roldir le toisa sans chercher à dissimuler son mépris. « C’est ainsi que vous respectez les invités de votre souverain, Wulfar ? — Si les fanatiques de l’Agol s’introduisent dans votre palais, seigneur, nous finirons tous cloués aux portes de la cité, riposta le courtisan. — Craignez-vous donc à ce point la mort qu’elle vous inspire une telle pusillanimité ? — Je ne suis pas condamné par la maladie, seigneur, j’ai encore l’espérance d’une longue vie devant moi. » Roldir secoua la tête en silence avant de murmurer entre ses lèvres serrées : « Appelez-vous vraiment ça une vie ? » Puis, s’adressant à Ferlun : « Vous ne m’avez pas répondu. Quel serait l’intérêt de l’Agol de vous tuer ? — Nous mettons son pouvoir en danger, répondit Ferlun. Son système de croyances s’écroule si la prophétie se réalise. — La prophétie fait pourtant partie de son système de croyances. — Elle annonce une nouvelle ère et, donc, la fin de son pouvoir. » Un vent glacial s’engouffrait par les ouvertures de la tour que ne protégeait aucune vitre, aucune grille, gonflant les vêtements, chahutant les cheveux et les coiffes. Les toits blêmes émergeaient comme des spectres de la nuit qui tendait son voile sombre à peine effleuré par les lueurs chétives des étoiles. Bent se demanda comment les hommes nus en contrebas pouvaient supporter la froidure. Un effet du fanatisme ? « Je pense que si nous nous présentons devant eux, Bent et moi-même, ils ne chercheront pas à s’introduire dans le palais, reprit Ferlun. — D’où tenez-vous vos certitudes ? — L’Agol a besoin de vous. Il n’a aucun désir d’assumer le gouvernement de la cité seul. Il souhaite seulement conserver son pouvoir spirituel. » Roldir désigna d’un bras hésitant les hommes nus rassemblés devant les grilles du palais. « Vous voulez dire que les choses redeviendront comme avant si nous vous livrons à ces… démons ? — Qui sait ce qu’il peut advenir ? Qui sait quelles sont les voies des évolutions humaines ? — Pourquoi dites-vous qu’ils me veulent ? » lança Bent avec une agressivité mal contrôlée. Ferlun marqua un petit temps de silence. « Si tu as apaisé les daopics, tu as sans doute la possibilité d’apaiser d’autres monstres. — C’est ça que vous appelez veiller sur moi ? Me livrer à une légion de fanatiques ? — Mais je n’ai plus besoin de veiller sur toi, Bent. Tu es devenu un homme. Encore une fois, tu as toutes les réponses en toi. » Bent frissonna. Bien qu’épais, les vêtements ne suffisaient pas à le protéger du froid. Derrière les façades sombres barricadées se terrait une population terrorisée. Des cadavres de soldats jonchaient les rues enneigées. Quelle que fût leur planète, quelle que fût l’époque, la violence et la souffrance semblaient être le lot des êtres humains. Les fanatiques s’écartèrent pour livrer passage à Mezaral, l’Agol, qui s’avança devant les grilles et leva les yeux sur la tour. « Seigneur Roldir, remettez-moi les deux démons et j’ordonnerai aussitôt à mes légions de regagner leurs quartiers. » Sa voix puissante avait dominé les sifflements du vent et résonné jusqu’en haut de la tour. Le souverain se pencha par-dessus le rebord d’une fenêtre pour lui répondre. « Que ferez-vous si je n’accède pas à votre requête ? — Mes légions pénétreront dans votre palais et viendront les chercher elles-mêmes. Elles tueront tous ceux qui essaieront de se mettre en travers de leur chemin. Tous ceux qu’elles croiseront. Vous avez la possibilité d’éviter un massacre inutile, seigneur. — Vous me demandez de renier les coutumes de mes ancêtres, Agol. Jamais un seigneur de Mannor n’a trahi les lois de l’hospitalité. — Les traditions n’ont pas force de loi. Ces hommes ne sont pas vos invités, mais des envoyés d’Elthor chargés de semer le désordre et le malheur à Mannor. — Ils ont triomphé de l’épreuve des daopics. — Rien d’étonnant à cela : les démons usent de magie. Vous régnez sur vos sujets, seigneur ; moi, je vois dans les cœurs. Si vous me remettez ces deux hommes, nous maintiendrons cet équilibre. — Sinon… — Vous serez crucifié et un nouveau souverain accédera au trône de Mannor. » Roldir se redressa et se retourna vers le petit groupe rassemblé dans l’étroit espace circulaire. L’un des deux gardiens des clefs de la cité s’avança de deux pas vers le souverain. « Songez à la population du royaume, seigneur, avança-t-il d’une voix chevrotante. Le nouveau souverain ne sera qu’un jouet dans les mains de l’Agol, et ce sont tous vos sujets qui risquent d’en souffrir. — Setmor a raison, intervint le courtisan qui s’était exprimé quelques instants plus tôt. Pour épargner la vie de deux étrangers, vous condamnez à mort un grand nombre de vos sujets. — Là n’est pas le problème, Wulfar, et vous le savez, rétorqua le souverain. Nous perdrons notre honneur si nous exécutons la volonté de Mezaral, nous perdrons ce qui nous reste de dignité. » L’épouse de Roldir s’approcha de lui et lui prit la main. « Ce sera pour moi une grande joie de mourir à vos côtés, seigneur. » Le souverain lui caressa tendrement le font et l’arête du nez du dos de l’index avant d’annoncer d’un ton ferme : « Voici quelle sera ma réponse à Mezaral : jamais un souverain de Mannor n’a livré ses hôtes à ses ennemis et je ne serai pas celui par qui se brisera la tradition. — Mais, seigneur…» protesta le gardien des clefs de la cité. Roldir l’interrompit d’un geste de la main. « Telle est notre volonté. » Il se pencha de nouveau par-dessus le rebord de la fenêtre. Le vent souleva sa chevelure blonde et gonfla sa cape grise. « Attendez », intervint Bent. La décision s’était imposée à lui. De nouveau, la femme de ses visions lui était apparue et son visage mutilé offrait, avec ceux des fanatiques d’Agol, des similitudes qui ne pouvaient pas être le fruit d’un simple hasard. Une piste s’ouvrait devant lui. Il devait, pour l’explorer, surmonter ses peurs. Tous les regards, y compris celui de Roldir, se tournèrent vers lui. « Je vais me présenter devant l’Agol. » Le calme avec lequel il avait prononcé ces mots l’étonna. « Vous savez à quel sort il vous destine ? objecta Roldir. Rien ne vous oblige à… — Aucun destin n’appartient à un homme. » Bent discerna de la tristesse et une reconnaissance infinie dans les yeux clairs du souverain. « Annoncez au grand-prêtre que je me livre à lui. — Que nous nous livrons à lui, corrigea Ferlun. — Je suppose que cela ne servirait à rien de vouloir vous en dissuader, ajouta Roldir. — Telle est notre volonté », affirma Bent avec un sourire. Il n’avait aucune idée de ce qui se passerait en bas. Il lui fallait seulement sauter dans le vide en espérant que les solutions lui seraient soufflées au moment opportun. Un exercice de confiance, comme devant l’orver, comme devant les daopics, comme à chaque fois qu’un courant du temps le happait sans qu’il sache où il le déposerait. Sa décision provoquait en tout cas un soulagement évident parmi les accompagnateurs du souverain. Roldir plongea son regard dans celui de Bent avant de hocher la tête et de se diriger vers la fenêtre. Des flocons jaillirent de la nuit et se déposèrent sur ses épaules et ses cheveux blonds. « Nous voici, Agol. Que veux-tu de nous ? » Les spectrempes avaient dévalé tranquillement l’escalier de pierre qui descendait en colimaçon à l’intérieur de la tour percée de meurtrières étroites où s’infiltrait le vent glacial, croisant des groupes de soldats aux mines graves qui, comme ils n’avaient rien perdu de la conversation échangée entre le souverain et le grand-prêtre, se figeaient à leur passage dans une attitude empreinte de respect. Ils avaient traversé la cour principale du palais, déserte, habillée d’une fine couche de neige, et s’étaient dirigés vers la grille où attendaient l’Agol et ses légions. Les nuages avaient maintenant presque entièrement occulté les étoiles, les bourrasques bousculaient les flocons de plus en plus serrés. Mezaral se détacha de ses troupes, s’avança vers la grille entrouverte et fixa Bent et Ferlun avec un petit sourire. « Je vous demande simplement de nous suivre. » Les hommes nus et glabres des premiers rangs paraissaient insensibles au froid. Ils ne tremblaient pas et restaient parfaitement immobiles. Leurs yeux luisaient dans l’obscurité comme des éclats d’étoiles. Les daopics qu’ils tenaient en laisse poussaient des grondements sourds. Bent franchit la grille. Il sentait, sur sa nuque et ses épaules, le poids des regards du souverain et de ses accompagnateurs demeurés en haut de la tour. Ferlun, lui abandonnant toute initiative, lui emboîta le pas. Ils traversèrent une partie de la ville silencieuse, marchant au milieu de la légion guidée par Mezaral. Bent vit que les mutilations des visages des fanatiques composaient des figures complexes où il distinguait les taches claires des os et des dents. Leurs lances à trois dents atteignaient les deux mètres cinquante et des motifs gravés ornaient le cuir gainant leur manche. Ils atteignirent le quartier d’Erazagal sous une averse de neige dense et lourde. Les pieds de Bent commençaient à s’engourdir. Ferlun et lui n’échangèrent aucun mot durant le trajet. Ils s’engagèrent sous un porche et pénétrèrent dans une immense cour carrée. Des femmes au crâne lisse balayaient la neige qu’elles tassaient ensuite dans de grands paniers d’osier. Les légions des hommes nus se répartirent en plusieurs rangs tout autour de la cour. Seuls demeurèrent au centre Mezaral, Bent et Ferlun. On voyait, par les fenêtres éclairées, s’agiter de nombreuses silhouettes dans les bâtiments de trois étages. Le grand-prêtre épousseta ses manches et ses épaules. « Qu’êtes-vous venus faire à Mannor ? demanda-t-il. — Je suis à la recherche d’une femme au visage mutilé, répondit Bent. Comme les soldats de vos légions. — Tu mens. Les femmes ne sont pas admises à porter sur leur face la marque d’Elkar. C’est un privilège réservé aux hommes. — Pourquoi n’êtes-vous pas mutilé vous-même ? » Mezaral contempla un moment les flocons qui surgissaient en hordes serrées de l’obscurité. « Pourquoi cherches-tu cette femme ? — Elle m’est apparue en vision. — D’où viens-tu exactement ? — Des enfers, selon vous. » Le grand-prêtre exprima son agacement d’un petit claquement de langue. « Vous n’êtes pas les héros de la prophétie. Vous ne chevauchiez pas des daopics ailés. D’où venez-vous ? — Nous sommes des voyageurs du temps. » Bent secoua la tête pour se débarrasser des flocons agglutinés sur ses cheveux. Les hommes nus se transformaient lentement en sculptures de neige, mais ils ne bougeaient toujours pas, contrairement aux daopics allongés à leurs pieds. « Si celle que je cherche n’est pas ici, alors nous devons repartir, reprit Bent. — Je n’ai pas l’intention de vous laisser repartir. — Pourquoi ? Nous allons disparaître à jamais. — Les gens de la cité ont assisté à votre confrontation avec les daopics. Ils vous prennent pour les envoyés des prophéties. Je dois exposer vos dépouilles afin de les convaincre du contraire. — Nous ne pouvons pas nous arrêter ici. Nous n’avons pas accompli la mission que nous a confiée le temps. Je dois à tout prix retrouver cette femme. » Bent se rendit compte que les hommes au visage mutilé l’écoutaient avec une concentration qui leur tendait les traits. « Une chose est d’exprimer un souhait, une autre est de le réaliser, rétorqua le grand-prêtre. Personne ne viendra vous sortir d’Erazagal. » Bent jugula avec énergie la vague de panique qui grondait au fond de lui et menaçait de le submerger. Il eut la certitude que ses parents, là-bas, sur Iox, étaient morts. Il se demanda s’il aurait un jour la possibilité de les revoir, si les courants du temps le ramèneraient sur sa planète natale quelque temps avant leur disparition. Il aurait aimé étreindre sa mère une dernière fois. Mais il supposait que le temps ne tenait aucun compte de la nostalgie, ni d’aucun désir individuel, qu’il se servait des voyageurs seulement pour parvenir à ses fins. « Vous n’avez pas le pouvoir de vie et de mort sur les autres humains, déclara Bent. — Tu te trompes. Elkar m’a confié ce pouvoir. » Les daopics s’agitaient et grondaient en sourdine, montrant leurs redoutables crocs. Les hommes nus rencontraient les pires difficultés à les tenir en laisse. À nouveau, Bent fut traversé d’images et de sensations, de scènes de pêche dans les lacs à l’eau cristalline, de scènes de combats contre les prédateurs ailés, de scènes de marche sur les plaines enneigées, de scènes de vie au ralenti dans les galeries souterraines. À nouveau, les animaux écailleux lui racontaient leur histoire, leur horreur du dressage et de l’enfermement dans les cages aux barreaux indestructibles. « Envoie tes daopics, Agol », cria Bent. Un sourire cruel se dessina sur les lèvres rainurées de Mezaral. « Tu ne m’auras pas une seconde fois, démon. Les lances des soldats d’Elkar réussiront là où les daopics ont échoué. — Tes hommes ne t’obéiront pas. Ils savent que le jugement des daopics est juste, que la vérité s’écoule par ma bouche, que tu te parjures. » Le grand-prêtre lui décocha un regard chargé de haine avant de se reculer de quelques pas et de lever le bras droit. « Lorsque je vous en donnerai le signal, Agols, jetez vos lances sur ces deux hommes jusqu’à ce qu’ils rendent leur dernier souffle. Nous irons ensuite clouer leurs dépouilles sur la porte principale du palais. » Le bras de Mezaral s’abaissa. Bent, souriant, fixa tour à tour les hommes nus qui encerclaient la cour. Ils restèrent immobiles, comme gelés par la neige qui se déposait sur leur corps, gardant les trois dents de leur lance pointées vers le ciel. Les daopics, furieux, tiraient de plus en plus énergiquement sur leurs laisses de cuir tressé. Aux fenêtres des bâtiments s’étaient postées un grand nombre de silhouettes qui contemplaient la scène se jouant en contrebas. « Tuez ces hommes, Agols ! » vociféra le grand-prêtre. Les soldats de la légion ne bougèrent pas, les yeux rivés sur Bent et Ferlun. « Il vous en cuira si vous n’exécutez pas mes ordres ! » glapit Mezaral. Le vent et les ténèbres absorbèrent les échos grondants de sa voix. « Le châtiment d’Elkar s’abattra sur vous ! Tuez-les ! » Un premier daopic s’échappa et fonça vers le centre de la cour en soulevant de petites gerbes blanches. Il se dirigea d’abord vers Bent et Ferlun, puis, à l’issue d’une volte-face presque complète, il se rua sur Mezaral. Il sauta au cou du grand-prêtre sur lequel il referma ses crocs. L’Agol ploya sous le poids du fauve écailleux et s’affaissa dans la neige. Son hurlement s’acheva en un gargouillement lugubre. Les craquements de ses cartilages et de ses vertèbres résonnèrent avec une netteté saisissante. Les hommes nus lâchèrent les autres daopics, qui se jetèrent sur le corps du grand-prêtre, secoué de spasmes ; il ne leur fallut pas cinq minutes pour le tailler en pièces. Les cris d’hommes en robe noire surgis des bâtiments brisèrent le silence stupéfait qui s’était abattu sur la cour. « Le sang de Mezaral retombera sur vous ! rugit l’un d’eux. Vous serez maudits, Agols, vous, vos femmes, votre engeance…» Une lance se ficha dans sa poitrine et le renversa. Les daopics abandonnèrent les restes épars du grand-prêtre pour venir l’achever et le déchiqueter. Les autres hommes en robe noire battirent aussitôt en retraite et se réfugièrent à l’intérieur des bâtiments. Deux hommes nus se détachèrent des rangs, gagnèrent le centre de la cour et s’inclinèrent devant Bent. « Mezaral a prétendu que tu étais un démon d’Elthor, mais nous savons que ton compagnon et toi êtes les envoyés de la prophétie. Ordonne et nous t’obéirons. — Aidez-moi à retrouver cette femme au visage mutilé. — Nous n’en connaissons pas, mais nous nous lancerons à sa recherche, nous la trouverons et nous la conduirons dans les murs de la Cité de nos Pères. » Un peu plus loin, les daopics s’affairaient à briser les os du malheureux tué par le coup de lance. Le souverain de Mannor reçut la délégation des Agols dans la salle officielle des réceptions pavoisée à l’aube en toute hâte. Il avait pris place sur le trône, et son épouse ne s’était pas assise derrière lui mais à ses côtés. Les nombreuses lampes suspendues compensaient la faible luminosité du jour naissant, un grand feu crépitait dans la cheminée monumentale. La neige tombée toute la nuit recouvrait d’un manteau épais les toits, les places et les rues. La cité n’était encore sortie de son engourdissement. Bon nombre de courtisans s’étant barricadés dans leurs logements lorsque s’était répandue la nouvelle de l’offensive de la légion des fanatiques agols, ils ne se pressaient pas en grand nombre dans la salle d’habitude bondée. Un silence craintif salua l’entrée de Bent, Ferlun et des six hommes nus armés de leurs lances. Le regard de Roldir se fixa quelques instants sur Bent. « On m’a rapporté vos prodiges, déclara-t-il. Vous avez ramené la paix à Mannor. » Le jeune souverain n’avait pas dormi de la nuit comme le montraient les cernes noirs profonds sous ses yeux rougis. « Notre temps s’achève, fit Bent. Nous devons repartir sans attendre. » Roldir hocha la tête. Des mèches de sa chevelure blonde s’échappèrent du col relevé de sa cape. « Je ne vous demande pas comment ni où. Je crois préférable que vous gardiez votre mystère. On m’a dit que vous recherchiez une femme dont le visage porte les mêmes… motifs sacrés que les Agols. — Elle m’est apparue dans mes visions et je la cherche dans les méandres du temps. — Que savez-vous d’elle ? » Bent ferma les yeux. Le visage de la femme lui apparut de nouveau. Même si les taches blanches des os se discernaient dans les cavités sombres aux bords nets, ses mutilations n’avaient pas altéré sa beauté. Sa chevelure noire volait autour de sa tête comme une oriflamme. Elle s’avançait vers lui sur la grande place de Mannor. Le vent gonflait sa robe claire. Elle brandissait au bout de son bras un objet circulaire brillant dans lequel sa main était enfouie. Ses yeux dégageaient une énergie phénoménale. Elle pointa le bras dans sa direction. Un cercle éblouissant en jaillit. Il en ressentit toute la puissance. Le souffle incendiaire. Une douleur abominable se répandit dans son corps. Il se jeta au sol, mais rien, ni l’herbe humide ni la fraîcheur de l’air, ne parvint à l’atténuer. Il rouvrit les yeux. Roldir, son épouse, les hommes nus et Ferlun l’observaient avec attention et une certaine inquiétude. « Son crâne n’est pas rasé, elle est brune, elle possède une arme qui crache des cercles d’un feu impitoyable, répondit-il à voix basse. Le temps me pousse à la rencontrer. Je ne sais pas pourquoi, mais je dois absolument la retrouver. — Eh bien, nous lancerons un avis de recherche. Et si nous ne la trouvons pas, nos descendants s’en chargeront peut-être. Où devront-ils la conduire ? — Dans cette cité. — Et vous, où devons-nous vous conduire ? — Dans vos cachots, seigneur. — Il est temps que je les ouvre en grand. Il y a bien trop de prisonniers dans ce royaume. » Les gardes avaient ouvert les grilles, chassé les petits animaux noirs, emmené les prisonniers, puis s’étaient retirés pour laisser seuls les deux voyageurs du temps. Bent et Ferlun avaient pris congé de Roldir, de son épouse et des hommes nus au début de l’après-midi après un déjeuner copieux. De nouvelles chutes de neige avaient transformé la ville en une étendue blanche dont les façades sombres et les troncs d’arbre brisaient par endroits l’uniformité. On leur avait remis chacun un ample manteau de laine, des gants et des bottes fourrées. Le souverain les avait salués avec une chaleur imprégnée de tristesse. Sa santé fragile lui permettrait-elle de rétablir la paix et la prospérité auxquelles aspirait le royaume ? Bent avait vu dans le regard des hommes qui rôdaient autour de Roldir que la mort de Mezaral et l’effondrement de son organisation attisaient les ambitions et les convoitises. « Tu seras seul la prochaine fois…» La voix de Ferlun résonna dans les couloirs aux murs suintants qui longeaient les cachots déserts. « Que voulez-vous dire ? — Que certaines actions doivent être accomplies seul et que le temps est venu de nous séparer. Tu es prêt. — Prêt à quoi ? » Ferlun suivit des yeux un petit animal noir dont la queue lisse se faufilait entre deux pierres. « À marcher sur ton chemin. Un chemin escarpé, difficile. — Qu’en savez-vous ? — Je n’en sais rien, je reçois de temps à autre des communications, ce que, toi, tu appelles des visions. — Où irez-vous si vous ne m’accompagnez pas ? — Je m’avancerai sur mon propre chemin. — Nous reverrons-nous après ? — Si le temps en décide ainsi. » La gorge de Bent se serra. « Je vous regretterai », murmura-t-il. Ferlun éclata de rire. « Tu veux dire que je ne serai plus là pour te mettre en rogne ! » Bent posa la main sur l’avant-bras de son compagnon du Vex. « Je vous dois à la fois des excuses et des remerciements. — Je ne prends ni les unes ni les autres », objecta Ferlun. Bent décela des fêlures dans sa voix. « J’ai appris de toi autant et même davantage que tu n’as appris de moi. Il n’y avait ni maître ni disciple dans le Vex, seulement deux êtres humains, deux frères qui cheminaient ensemble. Je sens, je sais que tu dois jouer un rôle très important dans l’avenir, et je suis honoré d’avoir partagé un moment de ta vie. Moi, je finirai la mienne dans l’époque et sur le monde que me destinera le temps. » Bent hésita, puis, surmontant sa pudeur, il tomba dans les bras de Ferlun. Ils s’étreignirent un long moment avant de chercher la porte temporelle qui se dressait quelque part dans les sous-sols de Mannor. CHAPITRE XXIV Yat : nom d’un animal observé sur plusieurs mondes du bras de Persous sans que personne n’ait jamais compris comment il avait pu essaimer dans différents systèmes. À notre connaissance, aucun vaisseau humain n’a transporté des souches ADN de yats. L’animal présente des caractéristiques, disons-le, fort peu sympathiques. Il s’agit tout d’abord d’un croisement improbable entre une espèce mammifère et une espèce reptile – ce qui est une entorse sérieuse à la loi communément admise du cloisonnement des espèces. Nous avons affaire ensuite à une créature particulièrement laide avec ses énormes crocs, sa crinière léonine, ses membres antérieurs en forme de tentacules, son épiderme aussi dur que la pierre. Enfin, le yat est un redoutable prédateur sous ses dehors craintifs. Il ne lui faut que quelques minutes pour déchiqueter l’être vivant qu’il a réussi à capturer, le plus souvent par traîtrise. Les documents étant fort peu nombreux sur cet animal, il reste relativement méconnu. Son nom, selon les travaux de l’école linguiste dite de la Vie chaotique des langues anciennes et modernes, dériverait d’une très ancienne créature mentionnée dans les mythologies de la Dispersion, le yet, une étymologie qui nous paraît suspecte dans la mesure où le yet est décrit comme un grand singe proche de l’homme tandis que le yat ne ressemble à rien de connu. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. L'HISTOIRE D’OSSIA, 8 LA LUMIÈRE provenait d’un bâtiment érigé au pied d’une aiguille enneigée. Il régnait là-haut (entre six et sept mille mètres d’altitude, ai-je estimé) un froid glacial. J’ai posé le duvet sur mes épaules pour lutter contre les morsures de l’air. J’avais éteint la lampe pour ne pas révéler ma présence aux éventuels prédateurs nocturnes. Le gémissement déchirant avait retenti à plusieurs reprises, parfois, du moins était-ce mon impression, à quelques mètres de moi. La clarté des étoiles, qui brillaient avec une étonnante intensité dans le noir profond du ciel, me permettait d’éviter les traîtrises du terrain, les crevasses, les précipices, les arêtes des roches. J’espérais sans cesse distinguer la grande carcasse de Qwor sur mon chemin, ou au moins une trace quelconque de lui, un petit signe qu’il aurait laissé à mon intention ; je n’ai rien repéré de tel entre les reliefs et les congères, et la bulle d’inquiétude s’est gonflée dans ma gorge et mon ventre. J’ai d’abord pris le bâtiment pour un simple rempart crénelé et me suis demandé quel genre d’individu avait eu l’idée saugrenue de bâtir une telle muraille à des hauteurs où aucune invasion n’est à craindre. Puis, au fur et à mesure que je m’en approchais, j’ai remarqué des tourelles, des pans de toits, des fenêtres, des murs, des escaliers, une immense construction aux allures de château hanté des contes de la Dispersion. La lumière tombait d’un donjon qui semblait vouloir rivaliser avec l’aiguille enneigée dominant les alentours. Je me suis arrêtée quelques instants pour observer le bâtiment. Les bâtiments, devrais-je dire, car j’ai estimé, aux nombreux toits pentus qui dépassaient par endroits de son faite, que le mur d’enceinte abritait un village. Des êtres humains vivaient sur ce monde. Était-ce d’eux qu’émanait la sensation de présence qui m’imprégnait depuis que nous avions franchi le point chronodal ? Pourquoi étaient-ils venus s’installer tout en haut de cette chaîne montagneuse ? Le gémissement a résonné derrière moi. J’ai allumé la lampe et baladé le rayon sur les environs. J’ai vu, ou cru voir, une ombre se glisser entre les monolithes qui se dressaient un peu plus loin. J’ai éteint la lampe et, armée du défat, j’ai attendu un bon moment, le cœur battant. Je ne pouvais même pas imaginer que Qwor, le grand Qwor, eût été surpris et massacré par cette créature – ou ces créatures. J’ai préféré me dire que j’avais été victime d’une illusion d’optique, vous savez, quand l’esprit est tellement persuadé d’une chose qu’il finit par la créer ou, au moins, qu’il interprète chaque ombre, chaque mouvement, chaque bruit comme une preuve de son existence. J’ai cherché une ouverture dans le gigantesque mur qui s’étendait sur cinq cents mètres et grimpait à une hauteur approximative de cinquante. J’ai d’abord longé la partie située sur ma gauche. La masse et la précision de la taille des pierres qui avaient servi à la construction m’ont impressionnée. Manipuler des blocs d’un tel volume nécessitait une technologie avancée. Les bâtisseurs n’avaient pas eu besoin d’ajouter du ciment ou un quelconque étayage : leur poids suffisait à rendre l’ouvrage quasiment indestructible. De temps à autre se découpait une meurtrière d’une largeur d’une vingtaine de centimètres. J’ai perçu derrière moi une présence, des mouvements furtifs. J’ai braqué le rayon de lampe et le défat sur l’obscurité qui, à cet endroit, absorbait presque entièrement la lumière tombée du donjon. Le faisceau a révélé cette fois la forme bien réelle d’un animal, ou d’une ENHA, aussi étrange qu’effrayant. Sa gueule grande ouverte semblait être la partie la plus développée de son long corps de la couleur et de l’apparence de la pierre. Ses crocs légèrement recourbés ressemblaient à des lames de sabre. La crinière noire emmêlée qui occultait en partie ses yeux habillait son crâne, son cou et ses épaules. Se dressant sur ses pattes postérieures larges et puissantes, il se dandinait d’avant en arrière et tendait ses pattes antérieures longues et fines comme des tentacules d’où saillaient des griffes acérées. Mon index s’est positionné tout près du voyant de la détente de mon défat. J’ai espéré de toutes mes forces qu’il restait de l’énergie décréatrice dans le magasin. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vérifié la jauge, une négligence qui pouvait me coûter cher dans ces circonstances. L’animal a émis un gémissement, la tête renversée, les pattes antérieures brusquement agitées. Je n’avais, je l’avoue, aucune sympathie pour la faune locale. Je me suis de nouveau demandé si ce monstre avait réussi à surprendre Qwor, si les vipétres croisaient dans les parages et allaient intervenir, et l’ai maintenu en joue tout en restant concentrée sur ses mouvements. Il avait l’air un peu pataud à première vue, mais j’ai appris, au cours de mes missions, qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, que la balourdise et la lenteur supposées d’un adversaire dissimulent souvent une rapidité et une précision surprenantes. Il a feint soudain de foncer sur moi, j’ai failli le cribler d’ondes décréatrices, puis il a lâché une nouvelle série de gémissements sourds avant de pivoter brusquement sur lui-même, de sortir du faisceau lumineux de ma lampe et de se fondre dans les ténèbres. Je me suis remise en chemin après m’être bien assurée qu’il ne traînait plus dans les parages. Je suis arrivée à l’extrémité du mur sans avoir repéré la moindre ouverture. J’ai constaté alors que le château se dressait sur un plateau qui bordait un précipice empli d’une obscurité insondable. La sensation de présence s’est encore accentuée. J’avais l’impression qu’une entité s’était nichée dans un recoin de ma tête et que son souffle se répandait de mon crâne aux extrémités de mes membres. Je suis revenue sur mes pas, scrutant régulièrement l’obscurité pour détecter l’éventuelle présence de l’horrible créature rencontrée quelques instants plus tôt. Ses plaintes ont résonné, mais assez éloignées. Cette espèce de tueur aux crocs et aux griffes impressionnants avait eu peur de moi, faible humaine totalement dépourvue de défenses naturelles. À moins que son instinct ne lui ait conseillé de battre en retraite avant de recevoir une onde qui l’aurait à jamais effacé de la surface de ce monde. J’ai trouvé, de l’autre côté, une porte basse, si minuscule en regard du gigantisme de la construction que j’aurais pu passer plusieurs fois devant sans la remarquer. Ses couleurs ocre et rouille se confondaient en outre avec la teinte dominante des pierres. Comme elle n’était équipée d’aucune poignée, j’ai poussé le panneau, probablement fabriqué dans un matériau imputrescible ressemblant au bois. À ma grande surprise, elle s’est ouverte sans résistance. Elle donnait sur un escalier droit taillé directement dans la roche qui débouchait, une vingtaine de mètres plus haut, sur une cour intérieure pavée au centre de laquelle se dressait la margelle d’un puits. Comme les recoins restaient plongés dans l’obscurité, j’ai dû allumer la lampe et je me suis attendue à tout instant à être interpellée ou surprise par le faisceau d’un projecteur. J’ai gagné, par une succession labyrinthique de marches et d’arcades, un immense espace nu qui m’a paru être la place principale du lieu. La lumière du donjon qui l’arrosait en abondance m’a permis d’éteindre la lampe. Devant moi se dressait la façade du château proprement dit, un édifice pourvu d’un escalier monumental, d’un portail au linteau sculpté, de fenêtres aux encadrements ouvragés, de balcons élégants, de quatre tourelles, de dentelles de pierre blanche sous les toits, le tout en parfait état. J’aurais juré qu’il était occupé et entretenu, et pourtant je ne discernais aucun mouvement alentour, aucune trace d’activité humaine. Il évoquait les châteaux ensorcelés des contes et moi, même si je n’étais plus vierge depuis longtemps et que mon cœur était conquis par un aventurier du nom de Qwor, je me faisais l’effet d’une pucelle chargée d’embrasser et de réveiller le prince endormi. J’ai exploré les abords du château, les maisons, les places, les ruelles, toutes désertes et parfaitement entretenues. Les pierres n’étaient pas aussi volumineuses que celles du mur d’enceinte, mais la technique de taille et la précision avec laquelle on les avait assemblées étaient selon toute évidence identiques. Les bâtisseurs avaient sans doute utilisé des machines extrêmement sophistiquées qu’il avait fallu monter à plus de sept mille mètres d’altitude. Le gémissement du monstre porté par le vent a déchiré le silence. Je me suis rendue sur le chemin de ronde en haut du rempart. L’arrière de la construction bordait le vide vertigineux dont j’avais eu un premier aperçu un peu plus tôt. De là, le donjon me paraissait encore plus impressionnant. Il culminait à plus de trois cents mètres d’altitude, et la lumière qui brillait tout là-haut était probablement produite par un générateur d’une très grande puissance. Le phare du monde, ai-je pensé, éclairant les visiteurs qui, comme moi – je me suis rendu compte, stupéfaite, que je considérais Qwor comme déjà parti pour l’au-delà –, s’étaient échoués sur cette planète à la façon de naufragés sur les îles désertes de certains mondes. « Qwor ! » ai-je hurlé. Ma voix est restée suspendue un long moment dans la nuit. Aucune réponse ne m’est parvenue. J’ai décidé alors d’explorer le château. Il ne s’agissait pas d’une vraie décision, plutôt d’une évidence, comme si la présence logée à l’intérieur de mon crâne me l’avait ordonné. Je suis redescendue dans la cour principale, j’ai gravi l’escalier monumental et me suis présentée devant le portail, fait de la même matière composite que la minuscule porte en bas du rempart. Le vantail contre lequel je me suis arc-boutée n’a pas bougé d’un millimètre. J’ai exploré le balcon et découvert, dans un coin, une étroite ouverture ogivale dissimulée par une avancée de pierre. Je m’y suis glissée. Une fois à l’intérieur, j’ai de nouveau allumé la lampe. Le rayon a révélé une salle vide pavée de dalles lisses de différentes couleurs. Toujours cette impression de propreté, de méticulosité, même. Aucune pellicule de poussière, aucune autre manifestation entropique associée aux demeures abandonnées. Des bruits de pas ont retenti. Quelqu’un marchait à l’étage du dessus. J’ai éteint la lampe, posé le sac à dos à mes pieds et tiré le défat de la poche latérale de ma combinaison. Je n’ai pas cédé à la première impulsion qui me commandait de rebrousser chemin, je me suis plaquée contre un pilier et j’ai attendu. Mes yeux s’étant accoutumés à l’obscurité, j’ai vu une silhouette descendre l’escalier du fond et s’avancer dans la pièce. Sa démarche mécanique m’a renseignée sur sa nature : un andro. Il s’est dirigé droit sur moi. Son détecteur captait probablement la chaleur que j’émettais (même si je me sentais plus froide qu’un bloc de glace). Je suis sortie de ma cachette tout en restant sur mes gardes, le défat planqué derrière ma cuisse. L’andro s’est immobilisé à deux mètres de moi et m’a observée un long moment de ses yeux uniformément bleus. « Identifiez-vous », a-t-il déclaré. La douceur de sa voix synthétique, mélange de timbres masculin et féminin, m’a troublée. « Je suis une visiteuse échouée sur cette planète et arrivée ici par hasard. — Le hasard n’a aucune place sur ce monde. Identifiez-vous. » J’ai poussé un soupir avant de décliner mon identité. « Ossia. Tu devras te contenter de ce nom, je n’en porte pas d’autre. Je suis née sur Siphre et travaille pour le compte de la confrérie des Aswins. » Il s’est figé, consultant sa base de données à en croire son léger grésillement et la luminosité accentuée de ses yeux. Il ne portait pas de cheveux ni de vêtement, contrairement aux andros dernier cri qu’on cherche à tout prix à humaniser – pour des raisons sexuelles essentiellement. Les reliefs de son visage étaient la seule concession à la mode anthropomorphique. Les bords souples de sa fente buccale imitaient les mouvements des lèvres avec une maladresse presque touchante. Son corps d’un blanc crayeux, dépourvu d’ersatz de seins, de vulve ou de substitut de pénis rétractile, ne présentait aucune aspérité, aucune jointure apparente. Un andro issu d’une époque reculée, peut-être même de la préhistoire robotique. « Vous êtes arrivée par le vaisseau qui s’est échoué il y a de cela douze jours planétaires, a-t-il affirmé. — Je suis venue jusqu’ici avec un compagnon du nom de Qwor, ai-je précisé. L’avez-vous vu ? Avez-vous des nouvelles de lui ? » Nouveau grésillement, nouvelle augmentation de la luminosité dans ses yeux bleu ciel. « Aucune trace dans mes données. — Il ne peut pas avoir disparu comme ça, bon sang ! » Les éclats de ma voix se sont répercutés un long moment d’un recoin à l’autre du château. « Aucune trace dans mes données, a-t-il répété. — J’ai croisé dans les environs un animal doté d’une crinière, de longs crocs et de membres antérieurs en forme de tentacules. Est-il dangereux ? » Cette fois, le temps de « réflexion » de l’andro n’a pas duré plus de trois secondes. « Un mammifère ovovivipare appelé couramment yat. Carnivore, charognard et dangereux en période de disette, mais la plupart du temps craintif. — Il n’y a personne ici ? Personne d’autre que les andros, je veux dire… — Je suis le seul gardien de la Cité des Cinq. — Tout à l’air si propre, si neuf… — Les concepteurs de la Cité ont installé des systèmes d’autonettoyage et d’autoréparation. Je suis chargé de les vérifier et de les entretenir. — Où sont partis les habitants ? — Ils ne sont pas partis. — Je ne comprends rien, putain ! » J’ai pris conscience de mon agacement et l’ai évacué d’une longue expiration. L’andro a marqué une pause, comme pour accompagner mon retour au calme. « Vous êtes attendue en haut du donjon, a-t-il repris. — Attendue ? Par qui ? — Par ceux qui vous ont invitée. » J’ai laissé à ses paroles le temps de se frayer un chemin dans mon esprit. « Une fois tu prétends être seul à l’intérieur de cette cité, une autre fois tu m’affirmes que des gens m’invitent à aller les voir en haut de cette tour ; avoue que, pour un andro, tu manques singulièrement de logique. — La logique n’est qu’une question de point de vue. Déplacez le point de vue, la logique se déplacera. — Si, en plus, tu parles par énigmes ! — L’absence physique ne signifie pas nécessairement l’absence de présence. — Tu veux dire…» J’ai cru qu’il se foutait de moi et j’ai failli lui balancer une onde pour lui inculquer le respect dû à un interlocuteur humain, puis j’ai pris conscience que les andros n’étaient pas dotés du sens de l’humour, encore moins les ancêtres de nos auxiliaires actuels. «… que les hôtes, là-haut, sont de satanés fantômes ? » Le mot lui a posé un problème puisqu’il a grésillé un long moment et que ses yeux ont brillé comme des ampoules bleutées, ce qui m’a valu de discerner les bas-reliefs sculptés des murs. « Les fantômes relèvent de l’imaginaire. Il conviendrait plutôt de parler de pures intelligences. — Ces gens-là sont qui, exactement ? Pourquoi la Cité des Cinq ? — Ma base ne contient pas toutes les données. Les réponses vous seront données dans le donjon. — Je dois aller tout là-haut où brille la lumière ? — Dans la salle de veille. La flamme éternelle symbolise l’attention, la vigilance. — Vous n’avez vraiment pas de nouvelles de Qwor ? — Personne de ce nom n’est attendu. — Et moi, depuis quand je suis attendue ? — Depuis toujours. » De nouveau j’ai eu cette sensation, presque violente, qu’il se payait ma tête, et j’ai été traversée par l’irrésistible envie de le débrancher. « Le couple espace-temps n’est pas régi par les mêmes lois sur ce monde que dans le reste de la Galaxie », a ajouté l’andro. Les paroles de l’oracle de Zaph me sont revenues en mémoire. Le temps existe pour peu qu’on lui permette d’exister… Un autre espace-temps, où les règles sont différentes de celui-ci… Aller au-delà des apparences, de l’autre côté des miroirs… Mon mental d’humaine conditionnée par la vision chronologique a cessé de ruer. « Pourquoi moi ? Ça aurait pu être n’importe qui, après tout. — Rares sont les êtres humains capables de trouver la Cité des Cinq. Plusieurs l’ont fait avant vous. Dont un père et un fils. Le fils est mort d’épuisement avant d’avoir réussi à pénétrer dans la Cité ; le père, désespéré, est reparti en se jurant de la démolir. Il n’a jamais retrouvé le chemin. Vous faites partie des bonnes probabilités temporelles. » Je ne suis pas certaine qu’être traitée de probabilité temporelle soit un compliment pour une femme. Je pensais seulement que le cadavre de Qwor pourrissait quelque part dans ce massif montagneux ou se décomposait dans l’estomac d’un yat. J’ai failli envoyer promener l’andro et sa bouche mal ajustée, ses probabilités, ses histoires d’absences présentes ou de présences absentes. Je ne parvenais pas à envisager la mort de Qwor. Pas tant que je ne verrais pas son cadavre, en tout cas. Or, s’il avait été dévoré par un yat ou une autre saleté du coin, je ne pourrais sans doute jamais le contempler, je n’aurais jamais l’opportunité de faire mon deuil – cela dit, j’exerçais un métier où il valait mieux ne pas s’embarrasser de ce genre de considérations. « Dois-je vous montrer le chemin du donjon ? — Je suppose que je n’ai pas le choix. — Le choix est ce qui caractérise le genre humain. — C’est vrai que, toi, tu n’es qu’une machine programmée. — Dois-je vous montrer le chemin du donjon ? — J’ai parfois l’impression que tu te répètes. Une panne ? — Mes circuits sont en parfait état. — Qui les révise ? — Je suis équipé d’un logiciel de détection et de réparation des éventuels dysfonctionnements. — Et si ton foutu logiciel tombe en rade ? » Il n’a pas répondu, signe que nous avions atteint les limites de sa logique. « Dois-je vous montrer le chemin du donjon ? — Allons-y, ou tu vas finir par imploser. » J’ai récupéré mon sac et mon duvet avant que l’andro ne m’entraîne vers le fond de la pièce. Nous avons gravi des volées de marches plus ou moins larges et traversé des salles aussi désertes que celle que nous venions de quitter. Nous nous sommes brusquement retrouvés sur une terrasse circulaire au pied de la haute tour dont le sommet éclairé, vu d’en bas, l’apparentait à une étoile à très forte magnitude. « Il vous suffit de grimper l’escalier, a dit l’andro en désignant d’un mouvement de bras un peu raide l’entrée arrondie et basse. — Il n’y a pas d’ascenseur ? — Comptez mille cent vingt-deux marches. — Je n’y arriverai jamais ! — Les probabilités donnent… — Fais chier, avec tes probabilités ! » Je me suis engouffrée dans l’ouverture comme une furie. Deux fois qu’il me réduisait à un calcul de probabilités, moi, un être de chair et de sang fâché depuis toujours avec la logique. L’escalier grimpait en colimaçon entre les murs arrondis. L’étroitesse de la tour, érigée avec d’énormes blocs de pierre taillés, ne laissait de place qu’aux marches étroites et tournantes. Même s’ils l’avaient voulu, les bâtisseurs n’auraient pas pu insérer la moindre plateforme ascensionnelle dans un espace aussi exigu. Par les meurtrières disposées à intervalles réguliers s’infiltraient un air glacial et la nitescence des étoiles qui plaquait d’argent les murs et l’escalier. Le froid, de nouveau, s’est emparé de moi. J’ai resserré le duvet sur mes épaules. J’ai commencé par compter les marches, puis, emportée par le tourbillon de mes pensées, j’y ai renoncé. Les souvenirs encore très vivaces de mes étreintes avec Qwor m’ont assaillie et un bloc de glace m’a enserré la poitrine. Je n’avais jamais connu d’amant aussi attentionné, aussi sensible que lui. Je me sentais tellement en confiance en sa compagnie que j’aurais pu sans réserve explorer d’autres facettes du plaisir, connaître d’autres vertiges. J’ai ensuite tenté de recouper les déclarations de l’andro avec les prédictions de l’oracle de Zaph, avec l’objet de notre mission, je me suis souvenue que Panca signifiait cinq dans une langue oubliée et j’en ai conclu qu’il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence. Une certitude m’a suffoquée : c’était la Fraternité qui nous avait attirés à elle, et non nous qui étions partis à sa recherche. Les rencontres et péripéties que nous avions vécues depuis notre départ de Shiv n’étaient pas une succession de hasards, la panne du Septius sur Borshen, l’entrevue avec l’oracle de Zaph, la rencontre avec l’équipage de L’Ikar, le franchissement du point chronodal, l’atterrissage forcé sur cette planète, l’intuition de Qwor, la protection des vipétres… La fatigue m’est rapidement tombée sur la nuque et les épaules. Mes jambes brûlées par l’acide lactique se sont mises à trembler. J’ai failli m’asseoir à plusieurs reprises pour les détendre, mais la pensée m’a aussitôt traversée que mon temps était compté et que je manquerais le rendez-vous si je m’arrêtais. Je voulais maintenant comprendre ce que j’étais venue fabriquer dans cette improbable cité, combler les brèches ouvertes par les paroles de l’andro. Ma curiosité, plus forte que ma fatigue, m’interdisait de renoncer. Comme il n’y avait aucune rampe, j’avançais en gardant la main posée sur les pierres lisses et froides. La lumière du sommet s’engouffrait à présent par les meurtrières et éclairait tout l’intérieur du cylindre. Je m’interdisais de regarder vers le haut tant je craignais d’être découragée en mesurant la distance qu’il me restait à parcourir. Je gravissais une marche après l’autre, avec lenteur et régularité, la tête baissée, m’accompagnant des claquements rythmés de mes semelles sur la pierre lisse. Je n’éprouvais plus la sensation de présence, comme si, par un effet de vases communicants, elle était sortie de moi pendant que je me rapprochais d’elle. Mes jambes ne me portaient pratiquement plus. Chaque pas me contraignait à puiser dans mes ultimes réserves d’énergie. L’air glacial me brûlait la gorge et les poumons. Je m’arrêtais de temps à autre pour m’appuyer sur le mur concave et reprendre mon souffle. Je luttais de toutes mes forces contre la tentation de m’asseoir. Y céder aurait signifié pour moi l’impossibilité de repartir, la perte de connaissance, la mort peut-être. J’ai proféré une longue plainte pour évacuer la douleur et la peur qui m’envahissaient. Je me suis délestée de mon sac, qui, pourtant, ne pesait pas plus de quinze kilos, je l’ai abandonné sur une marche en me promettant de le récupérer à mon retour et, ainsi allégée, je suis repartie à l’assaut de l’escalier. Comment suis-je arrivée là-haut ? Je n’en garde aucun souvenir. Je suppose que j’ai terminé l’ascension dans un état second. Je me rappelle avoir repris conscience dans une salle circulaire fermée, beaucoup plus large que le donjon lui-même et traversée d’éclairs fulgurants de couleur jaune, bleue, verte ou rouge, les seules sources de lumière du lieu. Le plafond était tellement haut que je ne le distinguais pas. J’ai découvert plus tard que le phare, alimenté comme la salle par un système autonome permanent, brillait au-dessus sans que son éclat ne pénètre dans la pièce. Mon premier réflexe a été de chercher des yeux la porte par laquelle j’étais entrée. Je n’ai repéré aucun panneau, ni un quelconque linéament sur le mur circulaire. Je me suis sentie captive et une petite vague de panique m’a submergée. Mes pieds et mes mains gelés m’élançaient, ma gorge irritée m’indiquait que j’étais en train de couver une laryngite. Je baignais en tout cas dans une chaleur agréable. Les courants lumineux ne cessaient de se croiser et de se décroiser autour de moi. Tout à coup, comme si mes oreilles se débouchaient, j’ai perçu une infinité de murmures surgis de nulle part. CHAPITRE XXV L’Iraz : océan couvrant un tiers de la superficie de la planète TarzHel, un deuxième tiers étant occupé par la mer de Karaz et le dernier par les deux continents, le plus grand dit le Majeur, tempéré et habité, le plus petit dit le Mineur, froid et désertique. L’Iraz est réputé pour ses colères et ses débordements fréquents, qui, lorsque les quatre satellites de TarzHel sont alignés, peuvent atteindre des proportions inouïes, phénomène qui, par bonheur, ne se produit que tous les cinq cents ansTO. Ces gigantesques inondations appelées Grande Eau sont l’occasion d’importants mouvements de populations sur la planète. Les géologues pensent qu’un jour l’Iraz et la Karaz recouvriront la totalité de TarzHel qui, alors, deviendra inhabitable pour de longs siècles. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. LE TUNNEL débouchait sur le bord d’un océan gris aux vagues ourlées d’écume. Ils avaient marché pendant un temps qu’Onden estimait à une douzaine d’heuresTO, soit une distance approximative de soixante kilomètres. Un peu moins sans doute : ils avaient perdu du temps à franchir certains passages, des éboulements de terre et de pierre ayant en partie obstrué la galerie. Ils s’étaient arrêtés à deux reprises pour partager les galettes de céréales qu’avant de partir les hommes en robe noire avaient eu le réflexe de glisser dans une besace de jute. Ils avaient gardé le silence, comme s’ils craignaient que les éclats de leurs voix ne donnent des indications aux soldats entrés dans le temple. Ils avaient eu le temps de refermer le pan de mur avant que les intrus, dont ils avaient perçu les cris et les claquements de bottes sur les dalles, n’atteignent le naos. D’après Erdaval, ces crétins de marouins ne trouveraient jamais l’ouverture du tunnel. Pas tout de suite en tout cas. Ils ordonneraient probablement la destruction totale du temple, comme à chaque fois que les servants de L’Kar contrariaient les autorités de Sanitam, et, là seulement, ils risquaient de découvrir l’existence du passage souterrain. « Il sera trop tard. La seule chose qui importe désormais est de vous conduire sur TarzHor, dans la Cité de nos Pères. Les choses ne seront plus pareilles une fois l’œuvre accomplie. L’ancien système s’effondrera, la paix et la justice reviendront dans le système d’Alpha du Tarz. » La femme brune et le petit garçon étaient restés aux côtés d’Onden tout au long du trajet. Elle s’appelait Avelande et lui Korel. Elle lui avait brièvement raconté leur histoire lors d’une pause. Elle avait accouché de jumeaux, un garçon et une fille, et, comme elle n’avait pas suffisamment de lait ni de ressources pour nourrir les deux, elle avait dû confier la fille, plus chétive que son frère, à un couple de Vils sans enfant. Elle le regrettait amèrement chaque instant de son existence, elle pleurait une grande partie de la nuit, se demandait si sa fille avait survécu, si elle ne souffrait pas du froid et de la faim, si sa famille d’adoption se montrait généreuse avec elle. Elle avait ajouté que Korel ne parlait presque pas et semblait souvent absent, comme s’il cherchait en permanence sa sœur jumelle au fond de lui. La lumière de l’aube grise, presque sale, dévoilait une ample baie bordée de dunes herbeuses. Des nuages noirs filaient à grande vitesse dans le ciel, perdant au passage des gouttes piquantes. Le tunnel donnait sur une grève hérissée de rochers, jonchée d’algues et de flaques abandonnées par la marée descendante. Erdaval avait précisé que, s’ils étaient arrivés à marée haute, ils auraient dû attendre quelques heures avant de pouvoir s’aventurer hors du tunnel. « Et maintenant ? demanda Onden. Où allons-nous ? » Elle ne rêvait que d’un bain chaud, d’un repas copieux et d’une bonne nuit de repos dans un lit confortable. Les Vils s’étaient dispersés sur la grève en quête des petits animaux piégés par le reflux, soulevant les pierres et draguant les flaques à l’aide de filets tressés avec des branches d’algues. « Nous devons prendre la navette intersystème pour TarzHor, répondit Erdaval. — Où ? — Pas à l’astroport de Sanitam en tout cas ! Je dois prévenir nos frères navigants afin qu’ils viennent nous chercher dans un endroit discret. — Comment comptez-vous les prévenir ? » Erdaval désigna l’extrémité de l’anse hérissée de rochers isolés, noirs et découpés. « Il y a une petite ville de l’autre côté. L’un de nous s’y rendra pour entrer en communication avec nos frères navigants. — Ils disposent de leur propre navette ? » Erdaval acquiesça d’un mouvement de tête. « Ils sont habitués depuis bien longtemps à déjouer la surveillance des autorités spatiales de TarzHel. — Combien de temps ensuite pour se rendre à TarzHor ? — Un peu moins d’une semaine™. » Erdaval confia à un jeune frère du nom de Jaronel la mission de se rendre à Maratvam, la cité la plus proche, de contacter les frères navigants et de convenir avec eux d’une aire dans le secteur où la navette pourrait les récupérer. Il lui remit une cinquantaine de tars, une somme amplement suffisante pour régler le montant de la communication dans n’importe quelle boutique et acheter des vêtements pratiques et chauds pour l’envoyée des cieux. Jaronel, qui, comme tous les servants de L’Kar, connaissait par cœur le code et la fréquence du terminal des navigants, se mit en chemin. Erdaval, ses frères et Onden s’installèrent sous une large voûte rocheuse au cas où les appareils de surveillance survoleraient le littoral de l’Iraz, le nom de l’océan. Les Vils vinrent leur apporter les produits de leur pêche, des crustacés d’un bleu tirant sur le vert aux grosses pinces, des mollusques aux formes biscornues mais, selon un frère à la mine gourmande, à la chair savoureuse et des petits serpents blancs aux rayures noires appelés les snotes. Ils décidèrent de ne pas allumer de feu pour ne pas attirer l’attention de la surveillance aérienne. Onden surmonta sa répulsion pour manger crus les fruits de l’océan, dont le goût salé et iodé n’était pas désagréable, voire, pour les snotes, particulièrement délicieux. Les Vils restèrent en leur compagnie jusqu’au milieu du jour puis décidèrent de gagner le Drezep, un massif situé vingt kilomètres à l’intérieur des terres et regorgeant de grottes et de galeries, afin de se mettre à l’abri des pluies, abondantes en cette saison. Avelande et Korel vinrent saluer Onden. « Si tu es vraiment celle qu’attendent les servants de L’Kar, alors peut-être cesserons-nous bientôt de souffrir de la malédiction des Vils », déclara Avelande. Ne sachant que répondre, Onden se contenta de sourire et de les prendre à tour de rôle dans ses bras. Les yeux embués, la mère et le fils s’éloignèrent à regret et accélèrent le pas pour rejoindre le groupe des Vils qui s’étirait entre les rochers. L’ombre du crépuscule descendit lentement sur l’anse. La marée montante avait contraint Onden et ses accompagnateurs à changer de place. Ils s’étaient réfugiés dans un renfoncement à mi-hauteur d’une falaise. « Pas normal que Jaronel ne soit pas encore revenu, grommela Erdaval, qui se levait régulièrement pour scruter les environs. Il ne faut pas plus de deux heures pour se rendre à Maratvam, soit quatre heures pour l’aller-retour. Comptons, pour être large, une heure pour la communication et l’achat de vêtements. Or cela fait maintenant plus de huit heures qu’il est parti. Je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Les marouins ont peut-être reçu l’ordre d’arrêter tous les servants de L’Kar…» Les ombres blanches et silencieuses d’appareils de surveillance puis une succession d’averses rageuses les maintinrent dans leur refuge jusqu’à la tombée de la nuit. Une voix domina le ressac des vagues. « Frères ? Où êtes-vous ? — Jaronel ? Enfin ! Nous sommes juste au-dessus. Dans un creux de la falaise. » Quelques minutes plus tard, le jeune servant faisait son apparition dans le renfoncement. La pâleur de son visage, accentuée par les taches sombres de ses mutilations, et sa robe détrempée, collée à son corps, l’apparentaient à un spectre. Il posa un sac étanche sur le sol avant de se laisser choir sur un rocher rond et lisse, visiblement épuisé. « Que s’est-il passé ? demanda Erdaval. — Maratvam grouille de marouins, répondit Jaronel après quelques secondes de silence. Un passant m’a confié qu’ils chassent la robe noire depuis l’aube. J’ai dû rester caché un bon bout de temps avant de pouvoir me rendre dans les rues commerçantes de la ville. — Tu as réussi à joindre les navigants ? » Le jeune servant hocha la tête. « Ça n’a pas été facile. Mais ils pourront nous récupérer demain à la première heure. — Où ? — À trois ou quatre heures de marche d’ici. J’ai les coordonnées exactes. — Alors, il faudra nous mettre en chemin au milieu de la nuit. — La pluie ne va pas nous faciliter la tâche… — Tant pis. Plus tôt nous partirons et moins nous laisserons de chances aux marouins de nous localiser. » Jaronel désigna le sac puis Onden d’un geste las. « J’ai aussi des vêtements et des chaussures pour elle. » Elle le remercia d’une brève inclinaison. La chaleur du cakra s’était brusquement accentuée et déployée dans son flanc gauche. De même, les âmnas de ses frères émettaient des ondes douloureuses. Elle se demanda si le jeune servant n’avait pas été repéré et suivi à son insu par les soldats. Elle se concentra sur les bruits de la nuit, ne discerna rien d’autre que les grondements des vagues et les sifflements du vent. « Eh bien, vous n’ouvrez pas le sac ? reprit Jaronel. C’est que je n’ai pas trop l’habitude et je ne sais pas si j’ai fait les bons choix…» Son insistance déclencha une alarme dans l’esprit d’Onden. Le sac contenait-il une bombe explosive ou anesthésiante ? Elle estima que Jaronel ne lui en aurait pas proposé l’ouverture s’il risquait lui-même d’être touché par l’explosion, se saisit du sac, faillit le jeter hors de l’abri, puis, rassurée par un brusque abaissement de la chaleur du cakra et le retour à la neutralité de ses implants, elle l’ouvrit et en retira, soigneusement pliée, une combinaison beige taillée dans une étoffe épaisse et des bottines en cuir noir à pointure ajustable. Elle se changea dans un recoin de l’excavation, protégée des regards par un paravent rocheux. Elle apprécia de troquer son uniforme imprégné d’humidité contre un vêtement chaud et ses chaussures basses contre des bottines confortables. Elle glissa le cakra par la fermeture nano de la combinaison, qu’elle laissa en partie ouverte pour, en cas de besoin, s’en saisir plus facilement. Elle revint ensuite près des frères, dont certains s’étaient recroquevillés sur le sol rugueux en espérant goûter quelques heures de sommeil avant de se remettre en chemin. Elle ne dormit pas, ni Erdaval dont le visage préoccupé flottait dans l’obscurité comme un astre désolé et blafard. Il se rapprocha d’elle pour lui murmurer quelques mots à l’oreille : « J’ai un mauvais pressentiment…» Elle s’abstint de lui avouer qu’elle partageait son inquiétude. « Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre que d’aller au rendez-vous proposé à Jaronel, poursuivit-il. Qu’en pensez-vous ? — Je partage entièrement votre point de vue, répondit-elle à voix basse. Nous ne pouvons pas rester bloqués ici. Soyons seulement vigilants. » Il l’approuva d’un hochement de tête. L’obscurité se confondait avec les cratères de son profil mutilé et semblait lui dérober une partie de son humanité. Ils quittèrent leur abri après une averse dont le crépitement assourdissant domina les grondements des vagues. L’océan étant de nouveau à marée haute, ils durent escalader la falaise, un exercice rendu périlleux par les ténèbres et l’humidité. Avec le reste des cinquante tars, frère Jaronel avait acheté une balise géographique qui les guida vers les coordonnées du rendez-vous. Un bras de mer non répertorié par la balise les bloqua au bout de deux kilomètres. Comme ils n’avaient pas le temps d’attendre le jusant, ils longèrent la rive vers la gauche jusqu’à ce qu’ils repèrent une succession de rochers qui, surplombant légèrement les eaux, formaient un gué. Ils le franchirent aux lueurs vacillantes des deux seules lampes en leur possession. Le vent violent s’engouffra dans les robes noires des servants de L’Kar et manqua d’en déséquilibrer quelques-uns. La balise ayant corrigé les paramètres, ils traversèrent une lande couverte d’une végétation basse et touffue qui, à leur approche, poussait des soupirs étouffés, menaçants. « Elle n’est pas dangereuse, déclara Erdaval. Elle essaie seulement d’éloigner par les sons les créatures vivantes qui pourraient la piétiner ou l’arracher. En revanche, il y a peut-être des bandes de marouins dans le coin. » Il ajouta, à l’attention d’Onden : « Je parle des vrais, évidemment, pas des militaires de Sanitam. » Une nouvelle averse les surprit au moment où ils atteignaient l’orée d’une forêt aux arbres bas torturés. Ils restèrent abrités sous les frondaisons jusqu’à ce que le vent écharpe les nuages et qu’un astre nocturne en forme de croissant gris terne apparaisse dans une déchirure. « ElleHit, précisa Erdaval pour répondre au regard interrogateur d’Onden. L’un des quatre satellites de TarzHel, le plus grand, le plus influent. Lorsque les quatre sont alignés, un phénomène qui, heureusement, n’advient qu’une fois tous les cinq siècles, la plupart des terres sont noyées sous les eaux. On appelle ça la saison de Grande Eau. Par bonheur, les populations sont prévenues à temps : elles peuvent s’y préparer, soit en construisant des villages flottants, soit en déménageant sur les hauteurs, soit en allant passer quelques mois sur une autre planète habitable du système. » Le cakra diffusa de nouveau une chaleur vive sous le sein gauche d’Onden ; les vibrations de ses implants se firent également insistantes, désagréables. Ils approchaient, selon Jaronel, de l’endroit du rendez-vous, un plateau dégagé habillé d’une herbe rase. Lorsqu’ils atteignirent le bas du plateau, un épais manteau nuageux avait recouvert ElleHit et les étoiles. Les gouttes pour l’instant éparses annonçaient un grain imminent. Même si les batteries des lampes s’étaient déchargées et que les astres avaient cessé de briller, ils gravirent sans difficulté les cinq ou six cents mètres de la paroi en empruntant de larges espaliers rocheux. Parvenus au sommet, ils durent redescendre une centaine de mètres plus bas pour accéder à la surface du plateau. Comme l’avait annoncé Jaronel, il offrait une aire d’atterrissage idéale, parfaitement plane, exempte de ces gros rochers qui, habituellement, jonchaient les cirques naturels. Ils foulaient une herbe épaisse et basse rendue spongieuse par l’humidité. Erdaval leva un regard anxieux sur le ciel. « Ils ne sont pas encore là, murmura-t-il. — Ils vont sans doute attendre le lever du jour, avança Jaronel. Pour ne prendre aucun risque. — Je ne vois pas quel risque ils prendraient à se poser sur ce plateau… — Tu connais les navigants, frère : la prudence incarnée. — Ils savent pourtant que la femme envoyée par les cieux est avec nous et que le temps presse. » La brûlure du cakra s’étendait dans tout le corps d’Onden. Même impression d’être réduite en cendres que dans l’astroport de Sanitam, même peur que son organisme se montre incapable d’accueillir la puissance infinie du Panca. Elle cessa de lutter, de croire que son individualité avait la moindre importance. Des flots de souvenirs jaillirent à la surface de son esprit, se mêlant aux projections énergétiques des Froutz. Les siens mêlés à ceux d’Ewen, d’Ynolde, de Kalkin, à ceux également de Mihak. Elle n’était pas seulement Onden, la jeune femme originaire de la planète Albad, elle était Ewen le solitaire, Ynolde la révoltée, Kalkin le combattant, Mihak le traître, elle ne s’appartenait pas, elle était une somme. Une chaîne. Gardant les yeux rivés sur les murailles rocheuses qui entouraient le plateau, elle glissa la main dans l’échancrure de sa combinaison et l’enfonça dans la fente du disque métallique. Elle contint son envie furieuse de la retirer pour vérifier qu’elle ne s’était pas métamorphosée en charbon. Une lueur pâle dans le lointain témoignait que le jour n’allait pas tarder à se lever. Des colonnes de lumière tombèrent soudain des hauteurs, des cercles étincelants balayèrent le plateau. « Qu’est-ce qui se passe ? » glapit Erdaval. Il se précipita sur Jaronel et le saisit par le col de la robe. Le jeune frère se contorsionna pour tenter de se dégager, mais Erdaval, deux fois plus puissant que lui, ne le relâcha pas. « Tu t’es entendu avec les marouins pour nous conduire dans un piège, n’est-ce pas ? » Jaronel ne répondit pas, pâle, aussi surpris et effrayé, en apparence, que son condisciple. « Tu as trahi notre ordre ! poursuivit Erdaval. Trahi nos Pères ! » Capturés par les halos aveuglants des projecteurs, ils étaient désormais des cibles parfaites. Les premières ondes frappèrent le sol et creusèrent des trous qui continueraient de s’élargir jusqu’à ce que l’énergie décréatrice s’épuise. « Dispersez-vous ! » hurla Onden. Elle dégagea le cakra, se mit à courir, sortit des halos lumineux, fonça d’abord droit devant, changea brusquement de direction lorsqu’elle perçut, derrière elle, la course véloce d’un projecteur. Les autorités de TarzHel avaient eu toute la nuit pour préparer le traquenard. Elles avaient choisi un site naturellement fermé qui n’offrait aucune cachette, aucune possibilité de fuite. L’épuisement aurait raison d’Onden tôt ou tard. Il suffirait aux tireurs embusqués de l’empêcher de gravir la paroi. Des sifflements de moteurs l’entraînèrent à lever la tête. Des drones se déployaient au-dessus du plateau, équipés de phares dont les faisceaux mobiles s’associaient aux rayons des projecteurs. Elle comprit qu’il ne servait à rien de courir, qu’elle devait trouver une autre solution. Sans ralentir l’allure, elle explora les mémoires des autres maillons mais n’y déterra aucune situation similaire à la sienne. Des gémissements déchirants retentirent dans son dos ; des servants touchés par des ondes commençaient à se transformer en néant. Échaudés par leur échec à l’astroport de Sanitam, les marouins n’avaient pas l’intention de la capturer, ils cherchaient seulement à la tuer. Un drone la repéra et la survola. Peut-être ses poursuivants avaient-ils récupéré d’elle un cheveu, une peau morte ou une autre trace ADN et avaient-ils programmé des machines capables de la localiser n’importe où. Elle tenta de semer l’appareil en effectuant de brusques crochets, mais il réagit presque instantanément à chacun de ses changements de direction. S’il était équipé d’un canon défat, elle n’avait aucune chance de lui échapper. Elle leva machinalement le bras. Un cercle de feu jaillit du cakra. Il ne fondit pas vers sa cible, il resta au-dessus de sa tête, l’accompagnant dans sa course. Elle perçut sa chaleur destructrice et se demanda pourquoi il ne réagissait pas comme d’habitude. Elle crut deviner qu’il s’érigeait en bouclier protecteur. Le drone avait d’ailleurs repris de l’altitude, sans doute perturbé par son extrême chaleur. Des ondes crépitèrent un peu plus loin, transformant le plateau en un champ de cratères noircis. Elle distinguait des points scintillants dans les hauteurs, comme des étoiles échouées sur terre. Le cercle de feu gardait le même diamètre, la même intensité. À bout de souffle, elle faillit perdre l’équilibre. Elle ne pourrait pas courir encore très longtemps. La solution lui apparut tout à coup, tellement effrayante qu’elle la rejeta d’abord de tout son être. Elle lança un regard par-dessus son épaule et aperçut, au travers du cercle de feu, les drones et les engins terrestres qui convergeaient dans sa direction. Plus aucune trace des servants de L’Kar. Elle s’immobilisa et prit une profonde inspiration pour apaiser les battements de son cœur et dompter sa peur. La brûlure à sa main lui donnait un petit aperçu de la souffrance engendrée par le feu du cakra. Elle n’avait pas le choix. Elle vit avec angoisse s’agrandir le cercle étincelant jusqu’à ce que son bord l’effleure. Elle eut l’impression de plonger tout entière dans du métal fondu et de pousser un hurlement qui résonnait jusqu’à l’autre bout de la Galaxie. Elle se retrouva à l’intérieur du cercle, de la sphère plutôt, dans une chaleur inconcevable. Elle crut se désagréger mais ne perdit à aucun moment connaissance. La souffrance lui rappelait la projection énergétique de la nuée destructrice lancée sur la Galaxie. L’une relevait de la fusion, l’autre de la fission. Elle contint comme elle le put l’impulsion qui la poussait à sortir de la bulle de chaleur, concentra son attention sur les mouvements dans le cirque, les soldats qui dévalaient les parois, les drones décrivant des cercles au-dessus d’elle, les engins montés sur chenilles et leurs canons saillants. Tout ce déploiement guerrier pour une petite paysanne de la colonie Mussina ! Cette pensée la fit sourire. Elle entrevit les sillons sombres tracés par les ondes défats des marouins et des canons. Elles criblaient d’impacts le cercle de feu, mais elles ne pénétraient pas à l’intérieur. La puissance du cakra neutralisait la fonction décréatrice des armes. Elle prit conscience qu’elle ne pourrait pas rester longtemps sous la protection du feu, que sa physiologie ne le supporterait pas. L’armée de TarzHel la cernait tout en maintenant une distance de sécurité d’une trentaine de mètres. Humains, engins, drones tiraient sans discontinuer. Le bouclier protecteur continuait d’absorber les impacts tout en perdant de son intensité. Deux marouins sautèrent précipitamment d’un engin à chenilles avant qu’il ne fonce sur elle. Ils avaient sans doute programmé sa trajectoire avant de s’éjecter. Elle se déplaça de trois pas sur le côté lorsqu’il parvint à moins de dix mètres d’elle. Le cercle de feu la suivit dans son mouvement. L’engin fila en grondant sur sa droite et, prenant encore de la vitesse, piqua tout droit sur la paroi du cirque. Des soldats l’évitèrent en se jetant sur le côté. Le véhicule gravit la pente abrupte sur une dizaine de mètres avant de s’arrêter, de se retourner et de s’écraser sur les arêtes rocheuses. Onden constata avec inquiétude que l’épuisement la gagnait et que l’éclat du feu diminuait. Arme symbiotique, le cakra réagissait aux fluctuations du métabolisme du frère ou de la sœur qui l’utilisait. Son rôle de bouclier, exceptionnel, avait mobilisé une énergie phénoménale et ils devraient rapidement, l’un et l’autre, reconstituer leurs réserves. Elle ne ressentait plus qu’une chaleur comparable à la canicule qui, la saison sèche, s’abattait sur la colonie Mussina, et s’attendait à tout moment à ce que les ondes transpercent le rideau de feu. Elle explora le cirque d’un regard panoramique, cherchant un moyen de briser l’étau qui s’était refermé sur elle ; l’armée de TarzHel formait un rempart infranchissable. Une souffrance indicible se répandit en elle, un froid abominable se diffusa entre chacune de ses cellules. Le vide semé par la nuée destructrice. Les Froutz lui rappelaient le sort terrible qui attendait les espèces vivantes de la Galaxie si elle abandonnait maintenant. Elle tenta de reprendre empire sur elle-même, d’entrer en contact avec les mémoires des autres maillons de la chaîne. Ils avaient tous connu des périodes d’abattement, ils s’étaient tous fourvoyés dans des voies qui paraissaient sans issue. Les soldats aux uniformes bruns se rapprochaient peu à peu, rassurés par la perte d’intensité du cercle de feu, comme si l’heure de l’hallali avait sonné. Leurs yeux, leurs visages n’exprimaient plus la peur. Leurs regards se levèrent soudain vers le ciel strié de traînes argentées et rose pâle. Une forme sombre, qu’Onden avait d’abord prise pour un nuage, se rapprochait du sol au ralenti. Un vaisseau, tous feux éteints. Il n’appartenait sûrement pas à l’armée gouvernementale. La réaction des troupes de TarzHel la conforta dans son hypothèse. Les canons des engins terrestres se dressèrent à la verticale. Les ondes s’écrasèrent en cercles éblouissants concentriques sur le bouclier magnétique déployé sur toute la longueur de l’appareil. Une plateforme autonome se détacha du fuselage et descendit à la verticale d’Onden. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se poser sur le plateau à moins de trois mètres d’elle. Deux hommes au crâne lisse vêtus de robes noires et s’y tenaient, protégés des ondes par des boucliers verticaux aux reflets étincelants. D’un signe de la main, l’un d’eux invita Onden à les rejoindre. Le cercle de feu s’estompa presque aussitôt, la laissant sans défense face aux marouins. Elle ne pourrait plus utiliser le cakra pendant quelque temps. Elle bondit en direction de la plateforme. L’un des deux hommes en robe noire manipula une commande. Le bouclier se désactiva juste au moment où elle s’apprêtait à poser le pied sur le plateau de quatre mètres de côté. L’autre la saisit par la taille et la plaqua sans ménagement sur le plancher métallique. Des ondes sifflèrent au-dessus d’eux. Le bouclier se réactiva, la plateforme décolla et s’éleva rapidement. L’homme relâcha son étreinte. « Désolé de vous avoir brutalisée, murmura-t-il avec un sourire. — Vous m’avez sauvé la vie… — Nous serons heureux de vous donner la nôtre. » Il la dévisagea à la lumière pâle du petit jour. « Vous n’êtes pas…» L’autre homme s’était également penché pour l’observer. Ils présentaient, sur le côté gauche de leur visage, des mutilations semblables à celles des servants du temple de Sanitam. « Pas quoi ? » L’homme hésita. « Vous êtes pourtant l’envoyée des cieux, la femme pure dont l’arme crache des cercles de feu. » La plateforme se rapprochait rapidement du vaisseau en vol stationnaire. Les hommes et les engins, en bas, n’étaient plus que des miniatures affolées. Les drones volaient autour d’eux, tirant régulièrement des salves d’ondes absorbées par le bouclier magnétique. « Qui vous a avertis ? demanda-t-elle. — Un frère du nom de Jaronel. — Je croyais qu’il avait seulement prévenu les autorités de Sanitam. — Il n’a pas trahi nos Pères. Les grandes oreilles des Purs ont intercepté sa communication. L’Kar soit loué, nous sommes arrivés à temps. » La plateforme se dirigea vers l’ouverture carrée qui s’était découpée sous le fuselage du vaisseau. Onden ressentit un soulagement indicible lorsque le plateau métallique, parfaitement ajusté à ses dimensions, se glissa dans le passage. CHAPITRE XXVI TarzHor : comme les deux autres planètes du système d’Alpha du Tarz, TarzHor est réputée pour ses brusques bouleversements climatiques et géologiques. Mais, alors qu’on propose pour TarzHel l’explication, généralement admise, de l’alignement des satellites, la théorie ne peut s’appliquer à TarzHor : cette dernière ne compte en effet aucun satellite. Elle demeure donc un mystère aux yeux des spécialistes. De toutes les hypothèses avancées, une seule retient notre attention : celle dite des fluctuations de l’étoile, émise par un groupe d’astrophysiciens de NeoTierra. Pour résumer, l’activité nucléaire de l’étoile d’un système aurait une incidence directe sur l’équilibre de certaines de ses planètes. D’autres lois fondamentales que la force d’attraction seraient ici enjeu, des lois communément appelées les correspondances vibratoires. L’hypothèse manque sans doute d’élégance, car elle ne résout pas tous les mystères soulevés par TarzHor – entre autres les différences avec sa sœur TarzHel –, mais elle a le mérite d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. LE FLOT TEMPOREL avait déposé Bent sur une lande battue par un vent violent et froid. Déserte également : il n’avait pas croisé âme qui vive ni aperçu la moindre habitation depuis qu’il avait repris connaissance. Il avait exploré un long moment les environs à la recherche de Ferlun, puis il avait fini par admettre que le Vex l’avait séparé de son compagnon. Le sentiment de solitude l’avait écrasé d’un poids suffocant. Pourquoi le réseau temps l’avait-il expédié dans cet endroit désolé ? Sur quel monde, dans quelle époque avait-il échoué ? La femme de ses visions ne lui était pas apparue lorsqu’il avait franchi la porte temporelle dans les sous-sols obscurs et puants de Mannor. Était-elle seulement une chimère issue d’un esprit délirant ? Pourquoi, en ce cas, avait-il imaginé une femme très belle avec un côté du visage mutilé ? Il avait observé son reflet dans une flaque d’eau : il avait toujours l’apparence d’un jeune homme d’une vingtaine d’années aux longs cheveux emmêlés et aux joues ombrées de barbe. Il n’avait pas sauté plusieurs années d’un coup comme lors de son dernier voyage temporel. Le manteau, les bottes et les gants qu’on lui avait fournis à Mannor lui permettaient de supporter la fraîcheur humide. Il ne distinguait aucun relief, aucun abri possible dans le lointain, seulement cette étendue ondulante d’épis bruns et piquants. Il arriva, au bout de plusieurs heures de marche, devant un océan tumultueux, longea les falaises noires déchiquetées sur plusieurs kilomètres sans repérer la moindre trace de présence humaine ou simplement vivante, eut l’idée de dresser un petit tas de pierres blanches et lisses qui lui servirait de point de repère au cas où il reviendrait sur ses pas, et suivit la côte jusqu’au crépuscule. Le paysage ne variait pas, toujours cette herbe brune dont les ondulations semblaient épouser les mouvements des vagues en contrebas, toujours ces falaises noires et ces rochers inlassablement sculptés par les flots, toujours ce couvercle de nuages bas et gris que le vent colérique ne parvenait pas à désagréger. Il supposa, à la tombée de la nuit, qu’il s’était échoué sur une île. Il lui fallait d’urgence se ménager un abri pour éviter d’être surpris par une averse nocturne. Il était maintenant trop tard pour chercher de quoi assouvir sa faim et sa soif. Pas sûr non plus qu’il trouve de la nourriture et de l’eau potable dans une telle désolation. Il monta des murets de pierres blanches qu’il couvrit avec des bottes d’herbe superposées et liées entre elles. La nuit était tombée lorsqu’il se glissa dans l’abri. Surpris par la densité des ténèbres, il eut l’impression d’être subitement devenu aveugle. Il s’allongea en chien de fusil entre les murets et posa la tête sur une botte qui lui servit d’oreiller. Des grattements retentirent avant qu’il ne s’endorme. L’île n’était donc pas inhabitée. Il se dressa, tenta de percer l’obscurité du regard, ne distingua rien d’autre que les herbes ondulantes dont les épis se frottaient les uns aux autres en grésillant. Il lui sembla discerner des couinements entre les grondements lointains des vagues. Puis un mouvement bref, à peine perceptible, tout près du muret. Une bête au pelage sombre. Bien qu’elle ne fût pas très grosse, la certitude s’imposa qu’elle représentait une menace. Il se saisit d’une pierre de la taille d’un poing et leva le bras. Une deuxième bête surgit des herbes et l’observa quelques secondes. Sa tête gracieuse, ses moustaches frémissantes, ses petits yeux ronds et noirs, son corps allongé terminé par une queue en panache lui donnaient une apparence inoffensive démentie par les deux canines effilées qui tombaient de chaque côté de son museau pointu. Elle poussa un cri strident dans lequel il décela de l’agressivité avant de disparaître dans les herbes. Plusieurs de ses congénères apparurent et disparurent à tour de rôle. Elles se comportaient comme une avant-garde chargée d’évaluer l’ennemi et le terrain. Les couinements et les grattements résonnaient de plus en plus fort. Bent se rendit compte tout à coup qu’une multitude de petites créatures brunes aux yeux luisants cernaient l’abri. Leurs têtes apparaissaient et disparaissaient entre les tiges, certaines d’entre elles feignaient de charger, la gueule ouverte, la queue dressée, puis elles retournaient se dissimuler dans les herbes. Elles poussaient des cris de plus en plus aigus, de plus en plus agressifs. Bent se demanda à quel moment elles déclencheraient leur offensive. Si elles attaquaient toutes en même temps, il n’aurait aucune chance de se défendre. La seule façon de les éloigner aurait été d’enflammer les herbes, mais il ne disposait d’aucun moyen pour allumer un feu. L’humidité de la végétation aurait de toute façon rendu l’opération aléatoire, voire impossible. Une première bête lui bondit sur le bras et lui planta ses canines juste au-dessus du poignet. La douleur, fulgurante, lui transperça le corps. Il abattit la pierre sur la forme brune frémissante. Elle fila dans les herbes en poussant un gémissement. Du sang coulait en abondance des deux trous qu’elle avait creusés sur son avant-bras. Pas le temps de juguler l’hémorragie. Il lui fallait rester concentré. Ne pas se laisser déborder. Ses assaillantes, craintives, probablement plus charognards que prédatrices, avaient tendance à battre en retraite au premier signe de résistance. La tension lui tirait les yeux et lui contractait les muscles, la douleur lui irradiait tout le bras gauche. Il espéra que leurs morsures n’étaient pas venimeuses. Les couinements et les grattements cessèrent, et il crut qu’elles avaient renoncé. Une simple tactique, il s’en rendit compte lors de la deuxième offensive, qui se produisit quelques minutes plus tard. Trois d’entre elles surgirent des herbes comme des flèches. L’une se précipita sur sa jambe, l’autre sur son épaule, la troisième sur le bras qui brandissait la pierre. Il frappa d’abord celle qui avait bondi sur sa cuisse et glissé son museau dans son aine, cherchant d’instinct l’artère fémorale. Un craquement lui indiqua qu’il lui avait fracassé le crâne. Puis, sans perdre un instant, il fouetta d’un revers celle qui avait planté ses canines dans le gras de son épaule et la projeta quelques mètres plus loin dans les herbes. Enfin, il écrasa violemment son bras contre le muret pour obliger la dernière à le relâcher. Elle se débattit, le griffa, tenta désespérément de desserrer l’étau, puis, comprenant qu’elle n’y parviendrait pas, elle se contorsionna dans tous les sens pour lui échapper et se fondre dans la nuit. Impossible de localiser les douleurs qui, désormais, se déployaient dans tout son organisme. Effleurements cotonneux et tièdes des rigoles de sang sinuant sous ses vêtements. Il ne pourrait pas contrer la prochaine offensive. Il lui restait à espérer qu’échaudées par sa résistance elles finiraient par abandonner. Mais elles avaient goûté à son sang, la nuit et sa propre fatigue étaient leurs alliées, elles guettaient le moment propice. La femme de ses visions lui apparut. Très proche, presque réelle. Il aurait pu la toucher en tendant le bras. L’éclat tragique de son regard le bouleversa : il paraissait renfermer toute la souffrance de l’univers. Dans un éclair de lucidité, il se dit qu’il délirait, que les canines des petits animaux lui avaient injecté un venin qui provoquait des hallucinations avant de paralyser les centres nerveux. Il contint avec l’énergie du désespoir sa brusque envie de s’allonger, de fermer les yeux, de sombrer dans l’oubli du sommeil. Peut-être était-il prisonnier d’un cauchemar ? Peut-être allait-il se réveiller aux côtés de Ferlun dans l’une des pièces du château du souverain de Mannor ? Les murmures du vent et des herbes ne parvenaient pas à perturber le silence nocturne. Pourquoi le Vex l’avait-il envoyé sur cette île ? Quelles paroles absurdes sa situation aurait-elle inspirées à Ferlun ? Abandon, confiance, adaptation permanente ? Il avait dompté les terribles daopics et il allait périr sous les coups de petits animaux à première vue adorables. La pierre qu’il serrait lui échappa et tomba à ses pieds. Il n’avait plus la possibilité de se défendre. Son instinct de survie l’abandonna. Soulagé, il cessa de lutter. La mort, finalement, n’était qu’un passage comme un autre, une porte temporelle, un changement d’univers. Il n’emporterait qu’un regret : ne pas avoir rencontré celle qui l’avait hanté depuis sa tendre enfance sur Iox, celle qui l’avait poussé à braver les interdits des prêtres de Dilah et à s’aventurer dans les couloirs du temps. La femme au visage défiguré. Il s’allongea sur le dos, les bras écartés, offert aux assaillantes. Il perçut de nouveau les grattements de leurs griffes impatientes sur la terre. Plus rien n’avait d’importance. Il n’était qu’une enveloppe emplie de vide qui retournait au vide. Ferlun aurait sans doute affirmé qu’il se conformait à l’ordre secret de la Création. Il comprit à cet instant que l’ordre secret de la Création n’était que le réel, l’expérience qu’il vivait dans le moment présent, ses réactions, ses souffrances, ses rejets, ses joies, ses peines, autant de reflets de son âme, de ce monde infiniment complexe qu’il était lui-même, il comprit que l’univers était une prolongation de ses perceptions et se pliait à ses désirs inconscients. Les assaillantes s’aventurèrent hors des herbes et s’approchèrent avec prudence, intriguées et encouragées par sa soudaine immobilité. Il ferma les yeux. Il n’avait jamais goûté une telle plénitude depuis sa naissance. Les paroles de Ferlun lui revinrent en mémoire. Il en mesurait à présent toute la portée, la profondeur. Des frôlements le long de ses jambes. Il était heureux, oui, heureux de s’offrir en pâture aux petites bêtes de l’île. Elles lutaient durement pour assurer leur survie, descendant sur les grèves découvertes à marée basse pour traquer les crustacés et poissons coincés dans les flaques ou sous les rochers. Elles grimpèrent sur son ventre et son torse. Leur frayeur les pétrifiait à chacun des mouvements de sa poitrine, à chacune de ses expirations. Elles le recouvraient maintenant comme un tapis chaud et mouvant, elles commençaient à fouir sous ses vêtements et à laper le sang qui s’écoulait de ses plaies, se battant déjà entre elles pour occuper les meilleures places. Il n’avait pas peur. Peut-être la joie lui serait-elle offerte de retrouver ses parents dans l’autre monde. La femme au visage défiguré lui souriait, comme pour le rassurer, lui souffler qu’il pouvait partir en paix, que l’ordre secret de la Création n’en serait pas offensé. Des canines s’enfoncèrent dans sa peau. Deux pointes effilées. Une lumière soudaine lui frappa les paupières, comme si l’étoile du système se mettait à briller en pleine nuit. Des coups de tonnerre retentirent, suivis d’autres bruits qui ressemblaient à des grondements. Il reposait à l’intérieur d’une construction de toile éclairée par une veilleuse fixée sur l’armature métallique. On lui avait retiré tous ses vêtements et on avait posé des pansements transparents sur ses plaies. Il ne ressentait plus que des vestiges de douleur. Une quinte de toux retentit tout près et l’avertit d’une présence à l’extérieur de la tente. « Il y a quelqu’un ? » Il crut que sa voix, très faible, n’avait pas porté, mais le système de fermeture nano de la tente coulissa et une tête se glissa dans l’entrebâillement. « Ah, t’es réveillé…» Une femme au visage encadré de mèches blanches et couturé de rides profondes. « Eh ben, c’était moins une, hein ! » Elle ponctua sa déclaration d’un long raclement de gorge qui ne parvint pas à éclaircir sa voix enrouée. « Ces saletés de marvins ont bien failli te boulotter ! — Marvins ? — Les satanées bestioles qui t’ont fait des petits trous dans la couenne. Tu t’en souviens donc pas ? » Il se rendit compte que le regard de la vieille femme se baladait sans aucune pudeur sur son corps nu et chercha des yeux ses vêtements ou une étoffe pour se couvrir. N’en voyant pas, il n’eut pas d’autre ressource que de poser ses mains sur son bas-ventre. Elle éclata d’un rire tonitruant, dévoilant des dents parfaitement alignées et entretenues. « Je t’ai examiné et palpé sous toutes les coutures, mon garçon. Et puis, des hommes, j’en ai connu plus d’un ! Te fatigue donc pas à jouer les vierges effarouchées avec moi. — Comment avez-vous su que j’étais agressé par les… marvins ? — S’agit surtout pas d’un hasard. Mes bêtes et moi, on t’a cherché toute la journée. — Vos bêtes ? — Des daupics. Ils savent tout ce qui se passe sur l’île. L’instinct, tu comprends. Qu’est-ce que tu es venu foutre dans le coin ? — Je… Je suis naufragé. — Ton bateau s’est échoué ? » Il se donna le temps de la réflexion. « Sur quelle planète sommes-nous ? À quelle époque ? — T’as donc perdu la tête ? Aux dernières nouvelles, ce foutu monde s’appelle TarzHor. Et l’année, ben, c’est, je crois, l’an 3400TO et des poussières d’après la Dispersion. » Un rapide calcul lui montra qu’il était revenu à l’époque approximative de son départ d’Iox. « Ce monde s’est toujours appelé TarzHor ? » Ce fut au tour de la vieille femme de marquer un temps de silence. « D’après ce qu’il me reste de mes souvenirs d’école, il a changé plusieurs fois de nom au fil des siècles. Il s’est appelé TerNov, Orign, Elthor, Mannor… Que sais-je encore ? Depuis que les crânes d’œuf ont décidé de renommer l’étoile du système Tarz, c’est TarzHor qu’on l’appelle. Pas un très beau nom, pour sûr, mais on s’y est habitué. — Qu’est devenue la ville de Mannor ? » Un grondement retentit, la tête de la vieille femme disparut un moment puis revint se glisser dans l’ouverture de la tente. « Vilnoa est de plus en plus râleuse. Elle est comme moi : elle vieillit. — Vilnoa ? — La plus ancienne de mes daupics. Une femelle qui, comme moi là encore, n’a jamais mis bas. Mannor a été engloutie par l’océan il y a bien longtemps, elle est devenue une légende. Les adorateurs de L’Kar l’appellent la Cité de nos Pères. — La Cité de nos Pères n’est donc pas une ville réelle ? » Les lèvres sèches de la vieille femme esquissèrent une moue qui creusa les hachures de son visage. « Je pense pas. Mais je suis pas dans le secret des robes noires. — Où puis-je rencontrer des robes noires ? — Un peu partout. Le plus simple, ce serait à Digor, la capitale. — Comment peut-on s’y rendre ? — D’ici ? Fasse le ciel que tu sois un bon nageur, mon garçon. On est juste à deux mille kilomètres de la première terre. — Et vous, comment êtes-vous venue jusqu’ici ? — Moi ? En barelle, cette question ! » L’air interrogateur de Bent la poussa à préciser : « C’est une sorte de bateau du coin. — Vous pouvez me conduire à Digor, alors…» La vieille femme le fixa pendant quelques secondes avec une expression oscillant entre l’incrédulité et la réprobation. « Ça fait plus de quarante annéesTA que je vis ici et j’ai pas l’intention d’en repartir, figure-toi. — Rien ne vous empêchera de revenir ensuite. — Je suis même pas certaine que ma barelle soit encore en mesure de traverser une flaque d’eau ! — Peut-être pouvez-vous vérifier ? » Elle parut s’égarer dans ses pensées, puis un nouveau grondement la ramena au présent. « La paix, Vilnoa ! » Ses yeux délavés restèrent un long moment fichés dans ceux de Bent. « Au fait, je m’appelle Elagal, reprit-elle. — Moi, c’est Bent. — Je t’ai pas demandé si tu avais faim. — Je crève de faim ! — Bon signe. Tu récupères vite. J’ai pas grand-chose au menu : est-ce que du marvin grillé te conviendra ? » Même si la viande de marvin n’était pas très tendre, voire coriace, Bent mangea de bon appétit les morceaux qu’Elagal lui proposa. Elle les mettait à griller sur une plaque ajourée chauffée par une pile longue durée. Il avait enfilé ses vêtements, autant pour lutter contre le sentiment d’impudeur que contre la fraîcheur nocturne, malgré les taches de sang séché qui les maculaient. Les trois bêtes de la vieille femme, des daupics aux écailles sombres légèrement plus petits que ceux qu’il avait observés à Mannor, somnolaient après s’être gavées de marvins crus. Elagal ne possédait rien d’autre que la tente, un matelas rétractable, le réchaud, deux piles neuves, une tenue de rechange, un système de récupération et de conservation des eaux de pluie, une arme à feu d’ancienne génération qui tuait sans détricoter les atomes, des réserves de balles, une lampe de poche dont le rayon éclairait à plus d’un kilomètre, une trousse médicale d’urgence qui lui avait permis de le soigner et un chariot traîné par l’un de ses daupics qui transportait le tout. Elle se nourrissait principalement des produits de l’océan, poissons, crustacés, coquillages, et, lors de la saison chaude, de la chair des grands oiseaux qui prenaient l’île d’assaut pour les parades amoureuses, la ponte, la couvaison et l’élevage des petits jusqu’à ce qu’ils puissent voler de leurs propres ailes. Selon elle, les marvins avaient été importés de TarzHel, la planète voisine, par des voyageurs inconscients : comme toutes les espèces colonisatrices, ils s’étaient multipliés et avaient brisé l’équilibre fragile qui s’était maintenu pendant des siècles. « J’ai fui la prétendue civilisation pour venir m’installer ici. Et je me félicite chaque jour de ma décision. Tu devrais en faire autant, crois-moi, y a rien de mieux comme vie. — Vous n’avez vu personne en quarante ans ? — Y a rien d’autre à faire ici que compter les herbes ou les galets. Des marins ont fait une fois escale dans le coin. Je me suis pas montrée, tu penses, je me suis contentée de les observer. J’ai bien rigolé quand j’en ai vu se… enfin, tu sais, se faire des choses entre eux. Comme ils se croyaient seuls, crois-moi, ils se gênaient pas ! — Et vous, que faites-vous de vos journées à part compter les herbes ou les galets ? — Les herbes n’ont jamais la même couleur selon le ciel. Jamais le même mouvement selon les vents. Je découvre chaque instant des lumières, des formes et des ciels nouveaux. L’air lui-même change de consistance et de saveur selon les moments. — Les marvins ne vous ont jamais agressée ? — Tant que je suis avec mes bêtes, ces satanées boules de poils n’oseront jamais s’en prendre à moi. Plus trouillards qu’eux, y a pas ! Ou alors seulement chez les êtres humains ! » Elle lâcha l’un de ces rires éraillés dont elle ponctuait régulièrement ses phrases. Bent ne pouvait s’empêcher de scruter les herbes bercées par le vent. Il ne ressentait pratiquement plus aucune douleur. Les pansements diffusaient, d’après la vieille femme, des nanomolécules réparatrices et antalgiques. Quelques gouttes étaient tombées après qu’il était sorti de la tente, mais il n’avait pas plu. Les ténèbres profondes enserraient le faible halo généré parla lueur rougeoyante du réchaud. Les daupics somnolaient, le museau posé sur leurs pattes antérieures croisées. « Faut que tu te reposes, mon garçon. Installe-toi dans la tente. — Et vous ? — T’inquiète donc pas pour moi, je vais m’allonger entre mes daupics, j’aime dormir dehors. Demain, on a une longue marche jusqu’à la grotte où j’ai planqué ma barelle. — Ça veut dire que… — Rien du tout ! » Elle éteignit le réchaud. L’obscurité avala aussitôt toutes les formes. « Va surtout pas te faire d’idées. Je te l’ai dit : elle a pas vogué depuis quarante ans. On avisera sur place. » Ils traversèrent l’île dans le sens de la largeur, Elagal ayant remisé sa barelle sur la côte est. Les paysages de l’intérieur ne présentaient guère de différences avec le littoral : un plateau légèrement ondulant, des herbes frissonnantes peut-être un peu plus denses, quelques rochers isolés. Deux daupics marchaient devant, taillant un chemin dans la végétation ; le troisième suivait, traînant le chariot muni de roulettes souples. Leurs excroissances cartilagineuses se balançaient d’un côté sur l’autre à chacune de leurs foulées. Les mouvements continus de leurs six pattes fascinaient Bent. Elagal et lui n’avaient plus qu’à mettre leurs pas dans le sentier tracé par les animaux. D’après la vieille femme, l’île, appelée Oxal et perdue au beau milieu de l’océan Hor, avait la vague forme d’un rectangle d’une longueur de quarante kilomètres pour une largeur de vingt. La planète avait subi de nombreux bouleversements au cours des siècles passés. Des terres avaient été englouties, d’autres étaient apparues, des millions d’habitants étaient morts. « Ça fait maintenant deux cents ansTA que le Hor n’a pas débordé, mais personne peut prédire ses colères. Et surtout pas ces crétins de Purs du gouvernement de Digor. — Les Purs ? — Les descendants de la dynastie des Roldir. — Ils ont donc gardé le pouvoir… — Ils l’ont plus que gardé ! Ils ont conquis les deux autres planètes du système dès qu’ils ont renoué avec la technologie des voyages interplanétaires. » Bent se souvint du village des cannibales où Ferlun et lui s’étaient rendus lors d’une précédente exploration temporelle. La planète avait connu une période de ténèbres dont elle avait lentement émergé. Les bouleversements climatiques récurrents expliquaient sans doute en partie ses éclipses, ses longues plongées dans l’obscurantisme, ainsi d’ailleurs que ses incessants changements de nom. Le vent, qui ne cessait de souffler, semblait balayer les civilisations comme les épis des herbes, disperser les connaissances, les mémoires. « En tout cas, mon garçon, les daupics t’ont à la bonne. Ils t’ont jamais grondé dessus. — Comment pouvez-vous faire la différence puisque personne d’autre que moi n’a mis les pieds sur cette île depuis quarante ans ? — Ah, je t’ai pas dit ? Les marins qui se sont échoués dans le coin, eh ben, mes daupics les ont déchiquetés…» Ils arrivèrent sur la côte est à la fin du jour, trop tard, selon Elagal, pour gagner la grotte où elle avait rangé la barelle. Ils s’installèrent pour la nuit au pied d’un gros rocher rond qui paraissait avoir été roulé au-dessus de la falaise par un géant facétieux. Il ne fallut qu’une poignée de secondes à la vieille femme pour monter la tente. Ils mangèrent les restes froids de viande de marvin qu’elle avait grillés la veille. Bent se remémora les conseils de Ferlun au sujet de la nourriture : tu as intérêt à accepter tout ce qu’on t’offre si tu veux survivre dans le Vex. Les paroles énigmatiques, ironiques, irritantes, de son compagnon lui manquaient. Dans quelle époque, sur quel monde le temps l’avait-il expédié ? Il pensa à tous les êtres humains qui vivaient sur les mondes dispersés de la Galaxie, à la petite Akila qu’on avait poussée dans ses bras dans les rues de Granport, à Erazagal, à Osorul, à Roldir et à son épouse, à tous ceux qu’il avait croisés dans les arcanes du réseau temps, et il prit conscience que les existences présentes, passées, futures tissaient une trame incroyable, fascinante, chatoyante, qui risquait de se déchirer à tout instant, qu’il fallait tout mettre en œuvre pour la préserver. Mais comment ? Il eut le sentiment qu’il avait un rôle à jouer dans la guerre totale secrète qui se livrait dans les franges de l’univers. Le vent froid se faufilait sous ses vêtements et couvrait sa peau de frissons. « Il risque de pleuvoir cette nuit, dit Elagal. Tu seras à l’abri sous la tente. » La vieille femme était un fil piqué dans l’humanité, aussi brillant et important que les autres. Il ressentit pour elle une compassion et une tendresse sans limites. « En nous serrant, nous pouvons tenir tous les deux. » Elle hocha la tête avec un large sourire. « Peut-être qu’il ne pleuvra pas, mais, s’il dégringole des cordes, j’accepte volontiers de partager la tente avec toi. » Ils dormirent tous les deux sous la tente pendant qu’une pluie, peu violente mais régulière, tombait sans discontinuer jusqu’à l’aube. Il ne chercha à pas éviter le contact de la vieille femme, il l’entoura de ses bras et la garda serrée contre lui avec l’impression d’enlacer l’humanité tout entière. Elle dit, dans un demi-sommeil, qu’elle rêvait depuis longtemps de dormir dans la chaleur d’un homme, que c’était son seul regret depuis qu’elle s’était exilée sur Oxal. Le grondement d’un daupic les réveilla. La lumière du jour transperçait la toile. Elagal fut plus rapide que Bent pour se glisser hors de la tente. Il la rejoignit quelques secondes plus tard au sommet de la falaise qui dominait une crique arrondie. Vilnoa continuait de gronder, le museau tourné vers le large. Des nuages gris foncé, menaçants, roulaient au-dessus d’une terre brune luisante, jonchée d’algues, de rochers, de poissons immobiles. « L’océan a disparu », souffla Elagal. CHAPITRE XXVII Et si la Fraternité du Panca n’avait jamais existé ? La question mérite d’être posée. Certes, les témoignages en provenance de différentes planètes sont légion de personnes ayant rencontré un frère en chair et en os, doté des attributs qu’on leur associe généralement, le disque de feu et l’implant mémoriel, mais est-ce une raison suffisante pour affirmer la réalité d’une organisation tellement mystérieuse qu’elle semble n’être qu’une abstraction ? En ce cas, objecteront certains, d’où viennent leurs armes, réputées pour être symbiotiques ? Nous pensons pour notre part qu’elles ont été conçues et fabriquées par ceux-là mêmes qui ont imaginé la mythologie du Panca, un peu comme un jeu auquel les adeptes auraient fini par s’identifier. À l’appui de cette thèse, le fait que, malgré des moyens d’investigation extrêmement performants, on n’a jamais localisé le siège de la Fraternité du Panca et qu’on n’a jamais trouvé la moindre trace, ni virtuelle ni réelle, d’une organisation qui, en traversant les siècles, aurait nécessairement abandonné des vestiges de son activité. Marouatt Aftal, chroniqueur au Parlement universel, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. L'HISTOIRE D’OSSIA, 9 LES MURMURES formaient des phrases qui ne retentissaient pas dans la salle, mais à l’intérieur de moi, comme si j’étais leur unique caisse de résonance. J’avais l’impression de me tenir au centre d’une immense toile vibrante, d’être le point de convergence de millions et de millions de pensées. Je ne ressentais plus aucune fatigue, j’étais parfaitement éveillée, à l’écoute des chuchotements qui semblaient surgir de toute la Galaxie. Je me suis demandé, évidemment, quelle était l’explication d’un phénomène aussi extraordinaire et j’ai reçu presque aussitôt une réponse. De ce côté-ci des passages chronodaux, la matière exauce les désirs inconscients, avait affirmé Kelimar. Le massif montagneux de cette planète est un point de convergence, ou une porte de conscience. Un endroit qui n’est pas soumis aux mêmes lois que celles qui s’appliquent habituellement dans la Galaxie. Il permet de communiquer instantanément quelles que soient les distances. D’où viennent toutes les voix que je perçois ? Ce sont les pensées des êtres conscients, ou, plus exactement, des expressions de leur inconscient. Vous voulez dire que vous pouvez tous les surveiller d’ici ? Surveillance n’est pas le bon mot. Vigilance nous semble plus approprié. Qui êtes-vous, au juste ? Des êtres humains qui se sont réfugiés sur ce monde après la terrible guerre de Cinq Siècles qui a failli anéantir l’humanité. La grande guerre d’avant la Dissémination ? La guerre entre le système d’origine et le premier système colonisé. Nous avons tout fait pour l’empêcher. On nous appelait jadis les cinq doigts de la main. On nous a accusés d’avoir voulu renverser les gouvernements légitimes. On a massacré nos familles et on nous a pourchassés. Nous avons fui, nous sommes passés de l’autre côté du temps, nous avons découvert un point de convergence et nous nous sommes installés sur ce monde. Nous avons juré de tout mettre en œuvre pour éviter que de tels génocides se reproduisent. Mais les conflits se sont multipliés en même temps que les êtres humains se disséminaient dans la Galaxie. Qui étiez-vous ? Des chercheurs de vérité. Conscients que la vision purement chronologique pousse, comme son nom l’indique, l’humanité à sa propre fin, à sa propre perte. Le temps dévore ses enfants, ainsi que le raconte la vieille mythologie terrienne de Chronos. Le temps n’est pas une simple vue de l’esprit… De nouveau, j’ai repensé aux déclarations de l’oracle de Zaph : le temps n’existe que si l’on accepte de se soumettre à ses lois. Il est, comme tout dans cet univers, une vue de l’esprit. Pour l’avoir oublié, les hommes sont sur le point de disparaître à tout jamais. Les êtres vivants vieillissent et meurent, non ? On ne naît jamais, on ne meurt jamais. Vous parlez pourtant d’une possible disparition de l’humanité… On peut en effet cesser d’exister si on perd de vue sa propre nature. Quelle est votre nature ? L’andro a parlé tout à l’heure de pures intelligences… Nous avons renoncé à nos enveloppes organiques et mis en commun nos consciences. On peut faire ce genre de chose ? J’ai cru percevoir quelque chose comme un gigantesque éclat de rire. La matière se plie à nos désirs. Elle n’est qu’une projection. Un outil. Quel est votre but ? Tenter d’aider les êtres humains à se sortir des ornières dans lesquelles ils retombent sans cesse. Nous n’intervenons pas directement. Nous choisissons des hommes et des femmes qui œuvrent dans les champs de matière. Sur quels critères les choisissez-vous ? La confiance. Qui suppose la qualité d’un regard neuf et la capacité de sortir de tout système de pensée. Autrement dit, des marionnettes que vous manipulez selon vos intérêts ou vos idéaux… Nous ne nous réclamons d’aucune idéologie. Notre unique dessein est la survie de l’espèce humaine. Nos frères gardent à chaque instant leur liberté de choix. Leur liberté seule donne de la valeur à leurs actes. Que se passe-t-il s’ils vous trahissent ou vous abandonnent ? Nous respectons leur choix et nous recommençons. Il n’y a ici aucune place pour la colère ou les regrets. Pourquoi m’avoir fait venir jusqu’à vous ? J’ai ressenti un grand froid après avoir posé cette question, et j’ai redouté la réponse. Les éclairs lumineux dessinaient autour de moi des motifs complexes fascinants. Je ne distinguais toujours pas le plafond de la pièce, comme s’il se perchait à des hauteurs invraisemblables ou comme s’il n’y en avait pas. J’ai vraiment pris conscience que je me tenais à l’intérieur d’une entité abstraite constituée de plusieurs esprits réunis, que les figures lumineuses éphémères traduisaient des pensées, nos échanges. Nous affrontons le pire danger qu’aient connu les peuples humains depuis leur apparition, et nous avons besoin de vous. Quel danger ? L’anéantissement. Vous avez prétendu que la mort n’existait pas, tout à l’heure… La mort est l’autre face de la vie. Nous parlons ici de non-vie. D’inexistence. Comment puis-je vous aider ? En confiant son arme au frère qui sera chargé d’affronter le danger. Seul ? D’autres ne peuvent pas se joindre à lui ? Il devra faire appel à des forces que seul un premier maillon peut dominer. Un premier maillon ? Celui qui vient en bout de la chaîne quinte, qui se nourrit des mémoires et des énergies de quatre de ses frères. Ça s’est produit dans le passé ? Des chaînes se sont déjà formées. Mais jamais la menace n’avait été aussi grande, jamais une chaîne n’avait été contrainte de recourir à ces forces. Personne d’autre que moi ne peut lui apporter son arme ? Il fallait que quelqu’un vienne jusqu’ici pour la lui remettre personnellement. L’arme d’un premier maillon ne doit jamais tomber entre des mains qui ne sauraient pas en faire bon usage. Vous avez confiance en moi ? Ton chant s’est détaché du chœur. Mon chant ? Le son que tu émets. La vibration, ou la note qui te distingue. Unique. C’est le principe de formation d’une chaîne : les maillons rassemblés dégagent une harmonie à l’énergie prodigieuse. Et si je foire ? Toute action comporte une part de risques. Le simple fait que tu sois venue jusqu’ici représente pour nous un grand risque. Mais, étant donné l’urgence de la situation, nous n’avons plus le choix. Comment ça ? On a placé dans ton organisme un nanoengin destructeur d’une très grande puissance. Je suis restée un long moment sans émettre une seule pensée, comme déconnectée. Vous… êtes sûrs ? Certains. Qui me l’aurait installé ? L’homme qui s’appelle Qwor. Le chaos de nouveau, pensées éparpillées, incohérentes, images et sensations qui s’entrechoquent. Pourquoi… Pourquoi m’aurait-il fait ça ? Vous êtes des mercenaires, vous avez été chargés de nous détruire. Pourquoi m’avoir invitée à monter ici, alors ? Nous avions besoin de quelqu’un pour apporter son arme au premier maillon. Au risque de vous voir partir en fumée ? Une colère sourde fredonnait dans mon sang. Comment Qwor, l’homme auquel je m’étais abandonnée comme à personne d’autre avant lui, avait-il pu profiter de notre intimité pour me glisser une nanosaloperie dans le corps ? Comment avait-il pu me murmurer des mots d’amour en me transformant en bombe humaine ? Je n’avais jamais conçu le moindre doute sur la sincérité de ses déclarations, de ses baisers, de ses caresses, de ses étreintes. Je me suis sentie humiliée, moi la petite Ossia de Siphre, tellement avide d’être aimée qu’elle perdait toute lucidité sitôt qu’un homme s’intéressait à elle. L’homme qui s’appelle Qwor aurait dû déclencher l’explosion depuis un bon moment. Vous savez où il est, en ce moment ? Tout près. À chaque seconde qui passe, les chances s’amenuisent qu’il active le détonateur. Pourquoi cherche-t-on à vous détruire ? Les motifs sont multiples : vengeance, rivalité, peur, pouvoir, fanatisme, idéologie… Voilà pourquoi nous entretenons le mystère. Vous avez une idée de celui ou de ceux qui se sont adressés à la confrérie des Aswins ? Nous savons seulement qu’il s’agit d’un émissaire d’une faction du Parlement universel. Un groupe de pression qui défend les intérêts de certaines religions, et en particulier du culte de Sât. Les prêtres nus ? Quels griefs ont-ils contre vous ? Ils ne le savent sans doute pas eux-mêmes. Ils perpétuent seulement un conflit dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Qu’est-ce qui me prouve qu’ils n’ont pas raison ? Interroge-toi sincèrement, sans a priori. La vérité est en toi. Je me suis demandé dans quelle partie de mon corps s’était niché le nanoengin explosif. Pourquoi Qwor retardait son déclenchement. Pourquoi je m’étais laissé manipuler comme une gamine de cinq ans. Pourquoi mes interlocuteurs invisibles avaient accepté le risque énorme que je leur faisais courir. N’étaient-ils pas eux-mêmes en train de me manipuler ? Ma base émotionnelle instable et fragile ne faussait-elle pas tous mes jugements ? Je n’avais aucune sympathie pour les prêtres de Sât, leur simple vue suffisait à m’offenser, mais était-ce une raison suffisante pour les considérer comme des ennemis de l’humanité ? J’ai pris conscience que je pouvais mourir à chaque expiration et j’ai cessé de m’agiter, je me suis concentrée sur mon souffle, sur les mouvements de mon corps, sur les mèches de cheveux qui me frôlaient les tempes et les joues, sur les manifestations anodines de la vie qui coulait en moi. La vérité se logeait dans cette expérience à la fois simple et inouïe de se sentir exister. J’accepte la mission que vous me confiez. Owbox, l’andro du château, te confiera l’arme que tu remettras au premier maillon. Où devrai-je la livrer ? Dans le bras de Persous. Le système d’Alpha du Tarz. La planète TarzHor. La Cité des Pères des servants de L’Kar. Comment s’appelle-t-il ? Tu le reconnaîtras, sois confiante, laisse-toi guider. Vous êtes toujours aussi énigmatiques ? Le mystère est une source inépuisable d’énergie. Vous ne craignez pas que je révèle les coordonnées de votre refuge à des gens mal intentionnés ? La confiance va dans les deux sens. Et puis il te faudrait retrouver le chemin. Pourquoi avez-vous édifié ce château ? Un rêve d’enfance, sans doute. Vous êtes… immortels ? Nous te l’avons déjà dit : nous ne naissons pas et nous ne mourons pas. J’ai un peu de mal à saisir le concept. Vouloir comprendre, c’est déjà courir vers sa propre mort. De nouveau j’ai perçu une brusque augmentation de l’intensité des éclairs et des vibrations que j’ai assimilée à un éclat de rire. Je suppose que je dois partir sans tarder. Au moins pour minimiser les risques de vous réduire en cendres. Chaque seconde volée au temps nous offre une chance supplémentaire de contrer la menace qui s’apprête à déferler sur la Galaxie. Resterons-nous en contact ? Si nous l’estimons nécessaire. Autant dire jamais, n’est-ce pas ? Tu n’es pas destinée à devenir une sœur. Je me suis relevée et, étourdie, chancelante, j’ai attendu que le sang circule de nouveau dans mes veines. Owbox t’attend. J’aurais une quantité d’autres questions à vous poser… Les réponses ne feraient qu’appeler d’autres questions. Vis chaque instant de ta vie comme si tu avais un engin explosif dans le corps. C’est le cas, non ? Il vient de se désactiver. Owbox m’attendait en bas du donjon. Même si la descente m’avait paru interminable, je n’avais pas éprouvé la moindre douleur. De même, le froid avait été supportable. J’ai pourtant vu, par une meurtrière, qu’une mer de nuages ensevelissait les bâtiments et que la neige tombait en abondance. J’ai récupéré mon sac au passage et me suis de nouveau emmitouflée dans le duvet. J’ai cru un temps avoir rêvé ma conversation avec l’entité du haut du donjon – je rencontrais encore des difficultés à l’appeler la Fraternité du Panca. La présence de l’andro sur la petite place circulaire du pied du donjon m’a replongée dans la réalité. Il m’a tendu un étui circulaire rigide que j’ai réussi à fourrer dans mon sac à dos. Il m’a semblé que l’objet émettait une chaleur agréable qui transperçait mes vêtements. « Je vous conduis à la sortie de la Cité des Cinq », m’a proposé Owbox. Il m’a guidée, par le labyrinthe d’escaliers, d’arcades et de cours intérieures, jusqu’à la petite porte dans le mur d’enceinte. Il s’est incliné avec cette raideur mécanique qui caractérise les andros des anciennes générations. Je me suis souvenue que le yat rôdait à l’extérieur et me suis munie du défat après avoir vérifié qu’il restait de l’énergie décréatrice dans le magasin. « Merci, Owbox, et j’espère que les prochains millénaires se passeront bien pour toi. — Merci, madame. » Il a pivoté sur lui-même et refermé la porte. Aucun sens de l’humour, les andros. La neige épaisse qui escamotait les reliefs m’éblouissait. Je me suis heurtée à une nouvelle difficulté : mon sens de l’orientation, à peu près nul. Était-ce la présence de l’arme circulaire dans mon sac à dos, toujours est-il que je ne souffrais pas vraiment du froid malgré l’insuffisance de mon équipement. Ou étais-je encore imprégnée de la formidable énergie que j’avais ressentie dans la salle de vigilance en haut du donjon ? La température semblait pourtant s’être abaissée de plusieurs degrés depuis l’apparition des nuages. Je me suis mise en marche dans la direction par laquelle j’étais arrivée, perpendiculaire au mur d’enceinte. Mes pieds s’enfonçaient profondément dans la neige encore molle. Le gémissement lugubre du yat a retenti, assez proche, et a flotté un long moment dans le silence ouaté. J’ai redoublé de vigilance. Ça va sans doute vous paraître idiot, mais j’étais désormais envahie du sentiment que le sort de l’humanité reposait sur mes épaules – et même dans mon sac à dos. La sensation d’être suivie m’a tracassée. Les incessants coups d’œil que je jetais en arrière ne m’ont rien montré d’autre que la blancheur aveuglante brisée par les faces sombres des parois rocheuses. La Cité des Cinq n’était plus qu’un songe estompé par les brumes. Il m’a semblé percevoir des bruits de pas derrière moi. Je me suis retournée en armant mon défat. Je n’ai discerné aucune silhouette, aucune ombre, aucun autre mouvement que les tourbillons fantomatiques soulevés par le vent, qui parcouraient plusieurs dizaines de mètres avant de se fracasser sur les reliefs. J’ai regretté de ne pas avoir posé toutes les questions qui m’assaillaient. Les Aswins et nos commanditaires n’avaient certainement pas imaginé que la Fraternité du Panca se présenterait sous la forme d’une entité dématérialisée. Je me suis demandé si la bombe nano que Qwor – ce salaud de Qwor – m’avait injectée dans le corps – comment avait-il fait, d’ailleurs ? – aurait eu un véritable impact sur mes interlocuteurs virtuels. Sans doute aurait-elle détruit leur construction, sans doute aurait-elle provoqué d’énormes dégâts sur la planète, mais l’explosion aurait-elle pu souffler de purs esprits ? La Fraternité nous avait en tout cas utilisés, nous les mercenaires chargés de la détruire, pour parvenir à ses propres fins. Le yat a lancé son offensive dans une pente rendue glissante par la neige et la glace. Il a surgi de l’arrière d’un rocher et s’est dressé devant moi, gueule ouverte, crocs dégagés. Je me suis rendu compte, détail qu’Owbox n’avait pas mentionné, que ses membres antérieurs étaient extensibles. Ses griffes droites et acérées se sont soudain promenées à quelques centimètres de ma tête. J’ai aussitôt levé mon défat, mais il m’a frappé la main sans me laisser le temps de glisser l’index sur le rayon de la détente. Mon arme a volé à plusieurs mètres et s’est fracassée sur les rochers. J’ai eu l’impression que ses griffes avaient déchiqueté ma main. J’ai esquivé, d’un retrait du buste, une deuxième attaque de son membre antérieur, presque aussi souple qu’une lanière de fouet. Déséquilibrée, je n’ai pas réussi à me rétablir sur mes jambes et je me suis retrouvée allongée dans la neige. Le yat a poussé un gémissement sourd avant de se jeter sur moi. J’ai attendu le dernier moment pour rouler sur le côté ; la neige molle m’a ralentie, la masse sombre du prédateur m’a dominée et son haleine fétide m’a fouetté le visage. Ma première pensée a été pour les purs esprits du donjon : ils n’avaient pas misé sur le bon émissaire. Si vraiment l’humanité courait un grave danger – je n’avais aucun doute à ce sujet –, ils auraient pu choisir quelqu’un de beaucoup plus fiable, de beaucoup plus fort. La fraîcheur de la neige offrait un contraste étonnant avec la chaleur qui émanait de mon sac à dos. J’ai rugi de toutes mes forces. Le yat a esquissé un mouvement de recul avant de me bloquer les bras avec ses membres antérieurs et d’approcher ses redoutables crocs de mon cou. Curieusement, mon esprit est demeuré vide, aucun souvenir, aucune pensée ne m’a traversée. La petite Ossia de Siphre allait disparaître sans laisser une trace, sans avoir accompli sa dernière mission, la seule peut-être qui aurait pu racheter une existence frappée de médiocrité ; personne ne la regretterait. Le yat s’est soudain figé. Sa gueule, qui se perchait une vingtaine de centimètres au-dessus de mon cou, s’est refermée avec une lenteur insolite. Secoué par des spasmes répétés, il s’est affaissé avec douceur sur le côté. J’ai alors remarqué le trou noir qui s’agrandissait au milieu de son poitrail. Une onde défat. « Ossia ? Ça va ? » J’ai reconnu la voix de Qwor et une joie intense m’a inondée. Il s’est agenouillé à mes côtés et m’a saisi la main pour l’examiner. Il a retiré l’un de ses gants, qu’il a ensuite serré autour de la plaie laissée par les griffes du monstre. « Ça devrait tenir jusqu’au vaisseau. Va quand même falloir qu’on trace : cette foutue bestiole a des gènes de reptile. Elle est peut-être venimeuse. Tu peux marcher ? » Je me suis relevée. La douleur vive à ma main ne m’empêchait pas de tenir debout. J’ai senti le poids du regard de Qwor sur ma joue, mais je n’ai pas osé le fixer dans les yeux. J’ai épousseté la neige accumulée sur mes vêtements et mes cheveux. Il ne restait du yat que les membres inférieurs que l’onde défat grignotait peu à peu. « Je dois t’avouer quelque chose de moche, a dit Qwor. — Pas la peine, je suis au courant, ai-je lancé sans me retourner. Comment tu as pu me faire un truc pareil, Qwor ? » Il n’a pas répondu tout de suite. « Je t’ai eue à la bonne dès que je t’ai vue, Ossia, mais jamais, putain, jamais j’aurais pensé que je t’aimerais à ce point. — Tu me l’as installée quand, cette foutue bombe ? — Sur Shiv. Avec l’aide du toubib qui soignait ta blessure à la hanche. — C’est toi qui as imaginé cette saloperie ? — Qui d’autre ? Au fait, qui t’a mise au courant ? Les gens de là-haut ? » Je me suis tournée vers lui et j’ai plongé tout entière dans ses yeux clairs. « Merci en tout cas de ne pas l’avoir activée. Tu m’as suivie à distance ? — Je t’ai jamais lâchée des yeux jusqu’à ce que tu grimpes dans ce foutu donjon, Ossia. J’ai entendu ta conversation avec l’andro et j’ai su qu’on avait localisé ce qu’on cherchait. — Pourquoi tu t’es pas montré tout de suite quand je suis sortie de la cité ? — Un truc comme la honte ou les remords, je suppose. » La moue qui déformait ses lèvres s’est changée en sourire. « Jamais j’aurais pu imaginer que je renoncerais à dix millions de sols pour une femme. — C’est ça que je vaux pour toi, Qwor, dix millions de sols ? — Ça, c’est rien. Mais je me suis mis à dos la confrérie des Aswins et tout ce que l’univers compte d’hommes nus et d’autres fanatiques de leur espèce. » La neige n’était pas descendue jusqu’à la plaine. Nous avons retrouvé la chenille en nous repérant sur l’aiguille en forme de croissant. Bien que recouverte d’une épaisse couche de poussière grise, elle a démarré au quart de tour. Nous avions dévalé la paroi en craignant à chaque instant une attaque des volapics ou d’autres créatures tout aussi dangereuses. Qwor ne m’avait pas posé une seule question sur mon entrevue avec la Fraternité. Je lui avais seulement révélé que nous devions nous rendre le plus vite possible dans le système d’Alpha du Tarz, dans le bras de Persous, que la survie de l’espèce humaine dépendait de notre rapidité, de notre efficacité, et il avait hoché la tête sans me balancer la moindre pique. « Pourvu que Kelimar ait réussi à réparer L’Ikar », avait été son seul commentaire. Ma main avait doublé de volume et pris une inquiétante couleur noire, ce qui semblait montrer que le yat empoisonnait ses proies. J’espérais que le venin n’atteindrait pas le cerveau et les centres nerveux avant que nous ayons regagné le vaisseau. Qwor a poussé la chenille à fond. « Tu devrais aller moins vite, lui ai-je conseillé. Tu risques de ne pas avoir assez de carburant. » Il ne m’a pas écoutée, il a continué d’appuyer sur l’accélérateur et n’a jamais ralenti, pas même dans les passages hérissés de pitons rocheux ou de buissons. Les yeux rivés sur le terrain, la mâchoire serrée, il n’a pas pris le moindre temps de repos. Lorsque le crépuscule a chassé la lumière du jour, il a roulé à la lueur des phares. La fièvre s’emparait de moi, et avec elle une sensation de froid. Je tremblais de tous mes membres et flottais dans une léthargie dont me tiraient par instants les brusques embardées de la chenille. J’avais l’impression de passer sans cesse d’un rêve à l’autre… chuchotements qui résonnaient en moi et composaient un chœur lugubre… ombres grises fantomatiques des rochers et des buissons… profil et mains de Qwor éclairés par les veilleuses vertes et jaunes du tableau de bord… ciel ténébreux criblé d’étoiles dont les éclats tissaient des trames scintillantes et changeantes… J’ai repris connaissance allongée sur une couchette. Un visage soucieux était penché sur moi. Il m’a fallu un bon bout de temps pour reconnaître la face ridée de Kelimar. « Les nanomolécules ont neutralisé les effets du venin, a-t-il murmuré avec une grimace que j’ai interprétée comme un sourire. Il était grand temps que vous arriviez. — Et Qwor ? ai-je bredouillé. — Il était dans un tel état de fatigue qu’il ne s’est pas encore réveillé. — Et les autres ? — Jaz Aptrow n’a pas survécu au franchissement du point chronodal. Nous avons incinéré son corps conformément à ses dernières volontés. Rajiva est très affectée par sa disparition mais, physiquement, elle va bien. Qwor m’a dit que vous deviez gagner de toute urgence le système d’Alpha du Tarz dans le bras de Persous…» J’ai acquiescé d’un clignement de paupières. « Je ne vous demanderai pas pourquoi, a repris Kelimar. Je sais que vous avez vos raisons et qu’elles sont bonnes. » Je me suis redressée, prise d’une soudaine inquiétude. « Où est mon sac à dos ? » Il a pointé l’index sur la porte d’un placard de la cabine. « Rangé là-dedans. » J’ai senti le fredonnement du poison dans mes veines et, encore faible, je me suis rallongée. « Pourrons-nous partir bientôt ? ai-je soufflé. — Nous sommes prêts à décoller. Mais aurons-nous suffisamment de carburant pour nous rendre dans le bras de Persous ? — Nous ne le saurons pas si nous n’essayons pas. » Les yeux délavés de Kelimar se sont fichés dans les miens. « Quelque chose en vous a changé, Ossia. Vous semblez plus grave, plus… mûre. » J’ai repensé à mon échange silencieux avec les purs esprits de la Cité des Cinq. « C’est que, maintenant, je suis responsable de beaucoup de monde ! » CHAPITRE XXVIII Ne fais pas confiance à l’océan Hor qui, Comme un amant volage, change sans cesse de lit. Méfie-toi de l’océan Hor dont les colères Submergent les êtres et les terres, Ne t’aventure pas sur l’océan Hor, l’emporté Qui garde à jamais les corps des noyés. Comptine populaire de TarzHor, système d’Alpha du Tarz, bras de Persous. ONDEN se réveilla avec la sensation d’émerger d’un terrible cauchemar. Plusieurs servants de L’Kar la fixaient avec gravité. Ils l’avaient accueillie dans la navette avec une vénération teintée de perplexité. Elle se souvint qu’ils avaient tenu un long conciliabule en lui jetant des regards dérobés. Le vaisseau était sorti rapidement de l’atmosphère de TarzHel, une planète qui, vue de l’espace, se présentait sous la forme d’une masse gris clair tachée de blanc. Puis les navigateurs avaient mis le cap sur TarzHor, le minuscule point blême qu’un jeune servant avait montré à Onden par le hublot de la cabine qu’on lui avait allouée. Un servant âgé s’était ensuite introduit dans la petite pièce pour, selon lui, établir le bilan sanitaire de la nouvelle passagère. Il ne restait plus que des lambeaux de peau racornis entre des cratères qui criblaient le côté gauche de sa face ridée. Il avait promené un petit appareil sur son corps. Elle l’avait soudain perdu de vue et avait sombré dans un sommeil profond. Elle se rendit compte qu’elle n’était pas dans sa cabine, mais dans un espace nettement plus vaste et orné de tentures dont les motifs évoquaient des pointes de lances regroupées par trois. La couchette sur laquelle elle était allongée ressemblait à une table d’opération. Elle comprit, à la lourdeur et à l’insensibilité de son corps, qu’ils l’avaient anesthésiée. Dans quel but ? Avaient-ils détecté une anomalie qui avait nécessité une intervention d’urgence ? Elle ne sentait plus la chaleur familière du cakra sous son sein gauche. Elle voulut s’assurer qu’il était toujours à la même place sous ses vêtements ; son bras ne lui obéit pas, l’effet des nanoanesthésiques sans doute. Elle tenta alors de parler. Aucun son ne put sortir de sa gorge. Le servant âgé qui l’avait auscultée se détacha du groupe et se pencha sur elle pour l’examiner. Ses yeux d’un gris tirant sur le blanc se promenèrent un long moment sur son visage, puis il hocha la tête d’un air satisfait. Le mouvement de ses lèvres, un sourire sans doute, dévoila au milieu du cratère de sa joue la gencive du haut, presque noire, plantée de quelques dents jaunâtres. « Celui qui vous attend peut maintenant vous reconnaître. » Des éclats enthousiastes parsemaient sa voix chevrotante. « Nous arriverons dans trois jours sur TarzHor. » Onden sombra de nouveau dans un sommeil agité avec la sensation persistante et sombre qu’un grand malheur était arrivé. Elle eut vaguement l’impression d’être soulevée et transportée. Les souvenirs des autres maillons de la chaîne se mêlèrent aux siens pour tresser des fragments d’existences chaotiques incohérentes. De ces tourbillons incessants émergea le visage souriant d’Ynolde, très beau, très pur. La compassion qui s’écoulait de ses yeux d’un bleu de ciel matinal l’enveloppait de douceur et de bien-être. Elle se réveilla à plusieurs reprises, enveloppée de sueur froide, se demandant où était passé le cakra, croyant avoir échoué et trahi la Fraternité. Son regard buta sur un plafond et des parois métalliques. La lumière dorée dans laquelle elle baignait depuis un bon moment s’engouffrait par un hublot ovale. Elle comprit qu’on l’avait ramenée dans sa cabine. Une odeur de détergent flottait dans l’air soufflé par les bouches équipées de nanofiltres. Elle souleva son bras et écarta ses doigts. Ses muscles lui obéissaient de nouveau. Elle glissa la main sous le drap. Elle ne portait aucun vêtement. Elle ne trouva pas le cakra, évidemment. Pourquoi l’avaient-ils dévêtue ? Qu’avaient-ils fait de son disque de feu ? Elle voulut se lever, elle n’en eut pas la force, clouée par la fatigue à sa couchette. Elle fixa le hublot. La lumière de l’étoile emplissait tout l’espace, criblée par les points scintillants d’autres astres ou de planètes du système. Le premier frère l’attendrait-il sur TarzHor ? Serait-elle capable de le reconnaître ? Les croyances des servants de L’Kar rejoignaient-elles vraiment sa propre histoire ? Elle chassa avec énergie le sentiment d’absurdité et d’amertume qui se déployait en elle. Il lui fallait plus que jamais s’appuyer sur le pilier de la confiance. Le vieux servant s’introduisit dans la cabine, escorté de plusieurs de ses coreligionnaires. « Les choses évoluent bien, déclara-t-il après l’avoir observée pendant quelques instants. — Où est passé le disque métallique que j’avais sur moi ? » Onden avait tenté de donner un minimum de fermeté à sa voix encore faible. « Votre arme qui crache le feu ? Rassurez-vous, elle est en lieu sûr et vous sera rendue dès que vous aurez récupéré. — Pourquoi m’avez-vous anesthésiée ? » Le vieil homme se redressa ; tous les os de son corps craquèrent. « Il n’y avait aucune raison que vous souffriez… — De quoi parlez-vous ? » L’un des servants qui l’accompagnaient tendit un objet au vieil homme. « Recevoir le sceau de L’Kar est pour nous un grand privilège, un honneur, reprit-il. Et nous devons rester conscients à chaque instant de son œuvre marquant notre chair. — Le sceau de L’Kar ? » Le vieux désigna sa joue gauche. « Le symbole de notre appartenance à L’Kar et notre signe de reconnaissance. — Quel rapport entre…» Saisie d’une soudaine et glaçante intuition, elle palpa son visage. Elle frémit d’horreur lorsque ses doigts découvrirent une première cavité sur sa joue gauche, à hauteur de la pommette, et rencontrèrent la surface dure de l’os. Son sang se figea. Elle se dit qu’elle était engluée dans un cauchemar, qu’elle allait bientôt se réveiller, mais les tiraillements et les caresses inhabituelles de l’air sur le côté de son visage, qu’elle n’avait jusqu’alors pas remarqués, lui indiquaient qu’elle ne rêvait pas. Elle continua l’exploration avec une angoisse et une épouvante accentuées par la découverte de nouveaux cratères. La pulpe de son index effleura les reliefs de ses dents au travers de sa joue. Elle respira profondément pour contenir le hurlement qui surgissait du fond de ses entrailles. « Avez-vous un miroir ? » demanda-t-elle au vieux servant. Il lui tendit l’objet que l’un des accompagnateurs lui avait remis quelques instants plus tôt, un étui de cuir qui contenait une petite glace circulaire qu’elle dégagea avec fébrilité. Lorsque son visage se réfléchit dans le miroir, elle ne put s’empêcher de pousser un gémissement. Tout le côté gauche en était mutilé. Cinq cratères de différentes tailles avaient été creusés, dont le plus grand, celui au milieu de la joue, dévoilait une partie de sa dentition. Les bords des cavités étaient nets, sans bourrelets cicatriciels, comme taillés au rayon laser. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle songea, une pensée réflexe, une pensée de petite fille de la colonie Mussina, qu’aucun homme ne l’accepterait ainsi défigurée, qu’elle ne connaîtrait jamais l’amour, cet amour qu’elle avait seulement frôlé avec le capitaine Laruy Clausko. Elle voulut hurler sa colère à l'encontre de ces maudits fanatiques qui avaient profané sa beauté, son intégrité, elle parvint seulement à expulser quelques mots étouffés. « Pourquoi… Pourquoi avez-vous fait ça ? — Si vous êtes bien la femme pure, l’envoyée des cieux, il fallait que celui qui vous attend puisse vous reconnaître, expliqua calmement le vieux servant. — Il aurait pu me reconnaître sans que vous me transformiez en monstre ! » Le vieil homme eut un mouvement de recul, comme touché par son éclat. « Vous êtes la seule femme qui ait été frappée par le sceau de L’Kar. L’Kar ferait-il de sa servante un monstre ? — Je ne partage pas vos croyances ! » Elle ne cessait d’observer son reflet. Elle tentait désespérément de s’identifier au masque à la fois pâle et amputé qui emplissait le petit cercle miroitant. Les servants qui l’avaient opérée avaient dessiné des figures élaborées qui s’emboîtaient les unes dans les autres en suivant des lignes courbes et parfois complexes. Sans les taches blanches des os et des dents, on aurait pu les prendre de loin pour des tatouages. « Vous n’aviez pas le droit de m’opérer sans mon consentement, reprit-elle d’une voix vibrante de colère contenue. — C’était notre devoir, répliqua le vieux servant sans perdre son calme. La prophétie devait être accomplie. » Elle lança le miroir de toutes ses forces sur la cloison métallique. Ses éclats volèrent dans la lumière dorée de l’étoile et se répandirent sur le plancher. « Sortez, murmura-t-elle. — L’opération est une réussite, ajouta le vieux servant. Il n’y a plus d’infection ni de complication à craindre. — Sortez… — Votre repas sera livré dans une heure™. Reposez-vous en attendant. » Les religieux se dirigèrent vers la porte de la cabine. « Attendez. » Elle s’était redressée en plaquant le drap sur sa poitrine. « J’aimerais que vous me rendiez immédiatement mon cakra. » Le vieux servant défroissa sa robe noire avant de hocher la tête. « Nous vous l’apportons tout de suite. » Ils sortirent et le bruit de leurs pas s’éloigna dans le couloir. Alors seulement, elle éclata en sanglots. La barelle étant inutilisable, ils avaient décidé de s’aventurer à pied sur le fond découvert de l’océan Hor. Ils n’auraient aucune chance d’échapper à la noyade si l’eau réinvestissait subitement son lit. Ils avaient attendu deux jours avant de se lancer. Bent avait décidé de courir le risque, et Elagal de l’accompagner, même si c’était « l’idée la plus stupide de sa foutue longue existence ». Il avait le sentiment très net que le temps pressait désormais, comme si une clepsydre s’était déclenchée au fond de lui. La vieille femme, les daupics et lui marchaient sur un sol humide spongieux, jonché d’algues et de cadavres de poissons de toutes tailles. Ils n’avaient pour manger qu’à en ramasser un ou deux, les meilleurs selon Elagal, et les griller sur le réchaud à piles. Quelques-uns continuaient de s’agiter dans les flaques ou dans les mares qui emplissaient les creux. À en croire la déclivité continue, ils évoluaient des centaines de mètres en dessous du niveau de l’eau. Ils longeaient par instants des failles à la profondeur insondable ou des reliefs dont les sommets formaient probablement des îles. Elagal utilisait pour s’orienter une boussole qu’elle avait récupérée dans un compartiment de la barelle. Le mauvais état de l’engin, d’ailleurs, ne leur aurait probablement pas permis d’affronter les flots agités du Hor. De temps à autre, les daupics s’immobilisaient et restaient un long moment à l’écoute du grondement lointain qui faisait vibrer le sol. Bent scrutait l’horizon, craignant de distinguer la ligne sombre et mouvante d’une gigantesque vague. Ils n’auraient pas le temps de gagner un relief et de grimper jusqu’au sommet en espérant que l’eau ne le submergerait pas. Ils dépendaient entièrement des caprices de l’océan. Sans doute préparait-il l’un de ces gigantesques débordements qui métamorphoserait durablement la planète. Les daupics ne cessaient de dévorer des poissons crus. Retrouvant leurs instincts ancestraux, ils s’arrêtaient parfois au bord d’une flaque pour les extraire de l’eau d’un coup de patte précis et les récupérer au vol dans leur gueule. « Vilnoa semble avoir rajeuni de cinquante ans ! s’exclama Elagal. Ça la change des marvins et des coquillages. — Comment ces daupics sont-ils devenus vos compagnons ? — J’ai racheté Vilnoa à un montreur de daupics, j’ai apprivoisé les deux autres sur une île entre Digor et ici. À cette allure, je crains qu’on soit pas rendus à Digor de sitôt. Même en parcourant cinquante kilomètres par jour, ce qui est une bonne moyenne, il nous faudrait quarante jours. Avec la barelle, il nous en aurait fallu une petite dizaine. » Ils arrivèrent au bord d’une faille d’une largeur approximative d’un kilomètre qui barrait le passage aussi loin que portât le regard. « C’est pas ça qui va nous avancer, soupira Elagal. Si ça se trouve, on aura besoin de plusieurs jours pour la contourner. » Bent observa la dépression. Elle ne contenait pas d’eau. La seule solution aurait été de descendre jusqu’au fond et de remonter par la paroi opposée, mais on n’en distinguait pas le fond. Les failles marines, Bent se souvenait de quelques-unes de ses leçons, pouvaient atteindre sur certains mondes plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur. « Je comprendrais que vous ne vouliez pas continuer, Elagal. — Dis donc pas de bêtises, mon garçon ! Y a longtemps que je me suis pas amusée autant ! — L’océan peut revenir à tout moment… — Alors ce sera une belle mort. Je connais pas de tombes plus grandes et belles que celle-ci. En attendant, faut prendre une décision. On peut pas rester là éternellement. — Quel côté, à votre avis ? » Elle consulta sa boussole. « Digor, c’est tout droit. Qu’on parte à gauche ou à droite, on s’éloignera de toute façon. » Bent contempla les environs, coiffés d’un couvercle menaçant de nuages noirs. À droite, le terrain jonché de rochers luisants semblait relativement plat ; à gauche, après une première portion dégagée se dressaient des reliefs imposants qui formaient peut-être des îles. « À droite, ce sera sans doute plus facile, déclara-t-il. À gauche, on aurait des refuges possibles. Qu’en pensez-vous ? — J’ai pas d’idée, je te suis, mon garçon. » Il laissa ses pensées se disperser. Ne pas vouloir, aurait dit Ferlun, n’avoir aucune idée préconçue, aller au-delà de ses émotions, de ses peurs. La réponse s’imposa au bout de quelques secondes : la direction de gauche. Ils marchèrent jusqu’au crépuscule. Les daupics ne cessaient d’émettre des grondements sourds continus. Ils redoutaient à tout moment l’irruption brutale d’une vague, d’autant qu’ils ne pourraient pas atteindre les reliefs avant la tombée de la nuit. Les cadavres gigantesques d’une trentaine de mammifères marins gris tachetés de noir gisaient au milieu de rochers découpés. « Des crimbes, précisa Elagal. De satanés tueurs qui chargent les barelles ou les bateaux et qui bouffent en deux secondes les marins tombés à l’eau. » Les immenses bouches entrouvertes de certains d’entre eux dévoilaient plusieurs rangées de dents effilées. « Je pourrai au moins dire que je suis passée tout près de crimbes et que je m’en suis tirée vivante », ajouta la vieille femme en se pinçant le nez – les corps répandaient une odeur suffocante. Le ciel se teintait d’encre nocturne et l’avant-garde des ténèbres escamotait peu à peu les fonds océaniques. Les daupics se précipitèrent soudain en courant et en grondant vers le bord de la faille. « Qu’est-ce qui leur prend encore ? » murmura Elagal. Elle tira de sa poche son antique arme à feu, dont elle déverrouilla le cran de sûreté d’un geste à la fois précis et nerveux. Les daupics continuaient de gronder en sautillant sur place. Le souvenir traversa Bent de leurs congénères affamés regroupés sous la cage où le grand-prêtre de Mannor l’avait enfermé. « Le mieux serait d’aller…» Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une forme gigantesque se dressa au-dessus de la faille, criblée d’éclats lumineux. « Putain de bordel de merde ! s’écria Elagal, le bras tendu. — Ne tirez surtout pas ! » Bent contempla l’orver dont l’immense corps se hissait au-dessus de la faille. « Jamais vu un monstre pareil ! marmonna la vieille femme. — Il ne nous agressera pas », affirma Bent. Les oscillations de l’orver dressé sur sa queue lui semblaient familières. Il s’en approcha. Les daupics se turent et cessèrent de s’agiter, comme si leur instinct leur soufflait qu’ils n’avaient plus rien à craindre. Les éclats scintillants de l’orver jetaient des lueurs changeantes dans l’obscurité naissante. Culminant à plus de vingt mètres, il se dandinait avec une grâce inouïe en dépit de sa masse. Bent sut alors qu’il l’avait déjà rencontré dans le Vex : le petit orver qui avait dansé pour lui avec son grand congénère dans les galeries souterraines du village des cannibales. Bien qu’âgé désormais de plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires, il parlait le même langage, en plus affirmé, en plus majestueux. « Que je sois damnée si les gens me croient quand je leur dirai que j’ai assisté à un phénomène pareil ! souffla Elagal, qui, malgré sa frayeur, s’était avancée derrière Bent. — Je l’ai connu tout petit, murmura Bent sans se retourner. Il est content de me revoir, il danse pour nous, Elagal, c’est un privilège. — Tu l’as connu où ? — Ce serait trop long à expliquer, mais sa présence me donne à penser que la cité de Mannor n’est pas loin d’ici. Il vient nous confirmer que nous sommes sur la bonne voie. — Comment ça s’appelle, ce genre d’engin ? — Sur mon monde, ce sont des orvers ; ailleurs, on les appelle les mantiks. — Quel rapport avec Mannor ? — Disons que, la dernière fois que je l’ai vu, il habitait tout près. — T’es vraiment pas un gars ordinaire, toi…» L’orver dansa un long moment avant de s’affaisser tout près de Bent. La brillance des éclats lumineux sertis dans son épiderme brun foncé traduisait une joie profonde. « Bordel, chuchota Elagal. Si ce machin s’approche de moi, je lui colle une foutue balle dans le crâne. — Inutile de vous donner cette peine, Elagal. » Bent tendit la main pour effleurer l’épiderme à la fois froid et brûlant de l’orver. « D’abord, votre balle rebondirait sur lui comme sur un rocher ; ensuite, personne n’a jamais réussi à localiser son crâne ; enfin, vous devriez prendre exemple sur vos daupics, regardez comme ils sont tranquilles. » Le contact avec la gigantesque créature chassa instantanément la fatigue d’une journée de marche. Il eut le sentiment qu’elle le préparait à une autre rencontre et lui transmettait une partie de son énergie. L’échange ne dura qu’une poignée de secondes, mais son intensité étourdit Bent. Il ne se rendit pas compte que l’orver s’éloignait et glissait lentement à l’intérieur de la faille. Lorsqu’il revint à lui, giflé par les rafales d’un vent froid et humide, une obscurité épaisse avait enseveli le fond dégagé du Hor. Elagal montait la tente entre deux rochers et les daupics avaient repris leur orgie de poissons crus. « Tu veux bien partager encore une fois la tente avec une vieille trouillarde de mon espèce ? » lança-t-elle avec un large sourire. Ils se remirent en chemin le lendemain matin aux premières lueurs du jour, après un rapide repas constitué, comme les autres, de poissons à la chair délicate. Bent avait dormi comme une masse dans la chaleur d’Elagal. Il leur fallut sept ou huit heures locales, selon la boussole de la vieille femme, pour atteindre les reliefs. « Je me demande quand même où s’est retirée toute cette flotte, marmonna-t-elle. — Elle s’est sans doute répandue sur d’autres terres… — Alors y a plus qu’à prier pour tous les pauvres bougres qui habitaient dessus. » L’odeur des poissons en cours de décomposition devenait de plus en plus âpre. Même si le ciel gardait son aspect menaçant, aucune goutte n’était tombée de la journée. La forme de la falaise sombre qui barrait une grande partie de l’horizon raviva des souvenirs dans l’esprit de Bent. Après qu’ils eurent parcouru encore deux kilomètres et qu’ils furent arrivés au-dessus du gouffre où se jetait la faille, il sut qu’il était de retour dans l’antique cité de Mannor. L’Ikar avait mis le cap sur le bras de Persous. Kelimar avait programmé le saut en espérant que ses réparations de fortune, selon sa propre expression, tiendraient le choc. Rajiva s’activait sans un mot, l’air sombre. Qwor ne venait plus se coucher contre moi, j’irais même jusqu’à dire qu’il m’évitait, comme s’il ne pouvait se pardonner son attitude à mon égard. J’étais l’incarnation de son remords et je supposais que, pour le moment, il n’acceptait plus de se contempler dans le miroir que je lui tendais. L’inquiétude de Kelimar, la détresse de Rajiva et la contrition de Qwor se conjuguaient à ma propre tension pour entretenir une ambiance tendue à bord. Je me suis demandé si le passage du prochain point chronodal ne provoquerait pas davantage de dégâts qu’à l’aller, si nous arriverions sains de corps et d’esprit de l’autre côté. J’ai résisté, je ne sais comment, à la tentation de regarder l’arme du frère qu’Owbox m’avait confiée dans la Cité des Cinq. Sa chaleur persistante m’intriguait. Je l’ai sortie à plusieurs reprises de mon sac à dos, j’ai caressé l’étui de bois recouvert d’un cuir ouvragé, mais, à chaque fois, une pensée, une intuition m’ont dissuadée de l’ouvrir. J’ai pensé que mon regard la souillerait et nuirait à son efficacité, un peu comme l’eau d’une source qui, touchée par la main de l’homme, perd à jamais sa pureté. La Fraternité m’avait laissée entendre que je ne rejoindrais jamais ses rangs, que je n’utiliserais jamais le mystérieux disque réservé aux frères et aux sœurs, je n’avais donc aucune raison de vouloir à tout prix satisfaire une curiosité dévorante mal placée. Je songeais souvent à la conversation silencieuse à laquelle j’avais participé en haut du donjon et me disais, avec une part d’orgueil mal placé sans doute, que j’avais eu une chance inouïe d’être reçue par l’organisation la plus secrète et la plus influente de la Galaxie. Après cette expérience, et après le tour inavouable que m’avaient joué les Aswins – je persistais à croire que Qwor n’avait pas décidé seul de se servir de moi comme d’un piège –, je n’envisageais pas de retravailler pour le compte de la Confrérie. Je comptais revendre ma maison de Shiv et m’installer sur un autre monde, peut-être sur NeoTierra, que je rêvais de découvrir. Quant à Qwor, j’étais toujours amoureuse de lui, je continuais de désirer l’homme qui m’avait transformée en bombe humaine avec la ferme intention de me réduire en fumée. Logique typiquement féminine, je suppose. Il n’avait pas déclenché la détonation, ma vie avait eu à ses yeux davantage de prix que plusieurs millions de sols, cela suffisait à le racheter à mes yeux. Nous avons franchi le point chronodal à la vitesse ADVL 3. J’ai éprouvé les mêmes symptômes qu’à l’aller, sensation d’ubiquité, existences qui se superposaient comme autant d’embranchements possibles, mélanges confus de souvenirs et de projections futures, mais, cette fois, je suis restée accrochée à mon réel comme à un fil brillant dans un labyrinthe, et je me suis remise beaucoup plus rapidement et facilement que lors du premier passage. En revanche, comme je le craignais, Kelimar n’a pas supporté le décalage. Nous avons retrouvé son corps sans vie dans la cabine de pilotage. Nos tentatives de réanimation n’ont servi à rien. Son organisme prématurément usé avait fini par lâcher, comme Jaz Aptrow avant lui. Rajiva, qui n’avait pas perdu conscience, nous a demandé, à Qwor et à moi, d’expulser son corps dans l’espace conformément à ses dernières volontés. Elle se chargerait de piloter le vaisseau jusqu’au système d’Alpha du Tarz, puis elle irait rejoindre son cher Jaz dans l’au-delà. En elle s’était éteinte toute flamme de vie. Elle avait gardé une grande beauté, et je crois qu’elle aurait fait le bonheur de plus d’un homme, mais je n’ai pas cherché à la dissuader de mettre fin à ses jours. Je restais convaincue, bizarrement, que c’était pour elle la meilleure solution. Elle se débrouillerait pour transmettre aux services compétents du Parlement universel les formidables connaissances que ses compagnons et elle avaient accumulées avec les voyages et les perfectionnements successifs de L’Ikar. Nous avons donc éjecté le corps de Kelimar dans l’espace sans l’enfermer dans un cercueil ni même l’envelopper dans un drap. Qwor m’a pris dans ses bras après avoir refermé le sas d’éjection. Je me suis laissée aller sur son épaule et les larmes ont roulé sur mes joues. Je ne pleurais pas sur Kelimar, que je savais délivré d’une vie devenue pesante, mais sur moi, sur la petite Ossia de Siphre qui aurait tant aimé être cajolée, rassurée. Qwor est venu me rejoindre dans ma cabine au début du quart de repos et nous avons fait l’amour avec une très grande douceur, comme deux amants que la vie va bientôt séparer. J’ai perçu des regrets infinis dans ses caresses et ses baisers. Nous avons atteint sans encombre le système d’Alpha du Tarz. Le point chronodal nous avait permis de gagner plusieurs mois, selon Rajiva. L’étoile, une naine jaune, a soudain occupé une grande partie de l’espace que nous pouvions contempler par les hublots et les baies du poste de pilotage. Le programmateur a mis un certain temps à localiser la planète TarzHor, qui avait souvent changé de nom au cours de son histoire. Nous sommes entrés dans son atmosphère quelques heures plus tard, avertis par le léger sifflement du bouclier thermique soumis au réchauffement. « La capitale planétaire est Digor », a précisé Rajiva. Elle semblait sereine, comme déjà libérée des contingences de ce monde. « On atterrit à l’astroport ? — Il n’y a rien sur la Cité des Pères des servants de L’Kar dans la base de données ? » ai-je demandé. Rajiva a prononcé quelques mots à voix basse devant le terminal transparent vertical. Des spirales lumineuses sont apparues et se sont agitées quelques secondes avant qu’une voix synthétique ne retentisse. « Mannor. Ancien royaume de TarzHor. Cité antique dite Cité des Pères du culte de L’Kar. Engloutie par l’océan Hor dans une période estimée entre 1500 et 1800 après la Dissémination. — Elle a donc disparu, ai-je murmuré, perplexe. — C’est là que vous deviez vous rendre ? » est intervenue Rajiva. J’ai acquiescé d’un mouvement de tête. « Il s’agit peut-être d’un lieu symbolique pour les adeptes du culte de L’Kar, a suggéré Qwor. — Quoi qu’il en soit, nous sommes sur place, a tranché Rajiva. Je ne sais pas quelles sont les formalités administratives dans le coin, mais il vaut mieux les éviter. Je vous propose d’atterrir dans un coin tranquille. — Les radars vont nous repérer… — L’Ikar dispose d’un leurre antiradar. Nous n’avons encore jamais eu l’occasion de l’utiliser. J’espère qu’il est au point. — Où comptez-vous atterrir ? — Je propose le plus près possible de Digor. C’est là où nous aurons le plus de chances d’obtenir des renseignements. » Nous ne savions pas – ni l’assistant de bord, visiblement – que TarzHor connaissait de fréquents bouleversements géologiques et climatiques de grande ampleur. Après avoir activé le leurre antiradar, Rajiva a entamé la descente vers Digor, la capitale planétaire. Lorsque nous avons percé le couvercle des nuages et survolé les coordonnées calculées par le programmateur, nous n’avons repéré aucune ville, ni même aucune terre, seulement les ondulations d’un océan gris dont nous ne distinguions pas les limites. CHAPITRE XXIX Que tout soit accompli selon les voies que Tu as choisies. Prière du culte de L’Kar, planète TarzHor, système d’Alpha du Tarz, bras de Persous. BENT reconnaissait certains éléments de la cité de Mannor, le château du souverain en grande partie démoli, l’agencement des rues et des places qu’il avait jadis observées depuis l’une des galeries ouvertes jetées entre les bâtiments, les formes typiques de certaines maisons, le gigantesque mur d’enceinte du domaine des Agols. Il se souvint de la vie intense qui avait coulé entre ces murs effondrés et eut la sensation de visiter une gigantesque tombe, une impression renforcée par la présence d’ossements mêlés aux pierres des éboulements. Elagal poussait d’incessantes exclamations tandis qu’ils arpentaient l’antique cité dévoilée par le retrait des eaux. « Pas la peine de se renseigner auprès des servants de L’Kar, avait lâché Bent. Nous étions juste à côté de la Cité des Pères. — T’as l’air bien sûr de toi, mon garçon. — Je la reconnais. — Comment tu peux reconnaître une ville qui est engloutie depuis des siècles ? — Sans doute parce que j’y suis déjà venu… — Ça voudrait dire que t’as plus de mille ansTO ! Tu débloques : jamais entendu dire qu’un être humain pouvait vivre aussi vieux. — Le temps réserve bien des surprises. — En tout cas, y a personne dans le coin…» Ils n’avaient croisé que des cadavres pourrissants de poissons et de mammifères marins qui répandaient une odeur fétide entre les murs tapissés d’algues et de coquillages. « Je suis pourtant persuadé que c’est là que je dois la rencontrer. — Qui donc ? — La femme de mes visions. — Pour quoi faire ? — Je sais seulement que je dois la rencontrer et que c’est très important. » Elagal caressa le museau du daupic qui traînait le chariot. Ils s’étaient arrêtés sur une grande place au centre de laquelle béait une fosse de quatre mètres de profondeur, là même où avaient été suspendues les cages de fer des spectrempes. Les deux autres daupics l’exploraient en flairant chaque recoin, comme si, bien que la cité eût été engloutie des siècles et des siècles plus tôt, les odeurs de leurs congénères imprégnaient toujours les pierres. « C’est donc là qu’habitait le fameux Roldir, le fondateur de la dynastie des Purs, murmura Elagal en s’asseyant aux côtés de Bent sur un banc de pierre couvert d’algues. — Un homme bon et clairvoyant, précisa-t-il. — Me dis pas que tu l’as connu, lui aussi ! » Il se contenta de sourire. La vieille femme, prisonnière de la vision linéaire, ne disposait pas de tous les éléments pour apprécier son histoire. Un sifflement prolongé incisa le silence. La forme sombre d’un appareil déchira les nuages et grossit rapidement. « Ah, voilà que ça s’agite dans le coin ! » marmonna Elagal. Bent se releva et scruta le ciel. Son intuition lui souffla que ce vaisseau ne transportait pas celle qu’il attendait, que la mort était tapie dans ses soutes. « On devrait se cacher, murmura-t-il. — Je croyais que tu attendais du monde ! s’étonna Elagal. — Pas ce monde-là. » La vieille femme brandit son arme en grommelant. « J’ai de quoi calmer les intrus. — Votre arme ne suffira pas, Elagal. Le mieux serait de savoir à qui nous avons affaire avant de tenter quoi que ce soit. — T’as sans doute raison, mon garçon…» Elle appela ses daupics qui, alertés par le rugissement des moteurs de l’appareil, grondaient en dressant leur museau vers le ciel. Ils décidèrent de se réfugier dans la tour du château du haut de laquelle Bent, Ferlun, Roldir et leurs accompagnateurs avaient surveillé la progression des légions des hommes nus de la religion agol. Même si son sommet avait été détruit, la plus grande partie de la construction, percée de nombreuses meurtrières, paraissait intacte. Ils espéraient seulement que les nouveaux arrivants, s’ils étaient animés de mauvaises intentions, n’auraient pas eux aussi l’idée d’investir la tour pour surveiller l’ensemble de la cité. Le chariot risquant de les gêner dans leur ascension, ils l’abandonnèrent au pied de l’escalier à vis et le dissimulèrent derrière un muret auquel ils ajoutèrent des pierres. Ils gravirent les marches, qu’ils durent par endroits dégager de leur épais tapis d’algues. Lorsqu’ils parvinrent en haut de la construction, ils s’accroupirent derrière le parapet inégal formé par le faîte du mur tronqué. De là, ils avaient une vue dégagée des environs, d’autant que la plupart des bâtiments avaient été arasés par le déferlement de l’eau. Le vaisseau survola la cité sans s’y poser. Quatre plateformes se détachèrent simultanément de la partie basse de la coque et atterrirent sur différentes places. Elles transportaient chacune une dizaine d’hommes en uniforme, casque et gants noirs. « Ils sont équipés de saloperies de défats », chuchota Elagal. Les silhouettes noires se répandirent dans les ruelles et les constructions avec une étonnante rapidité sans qu’un ordre ne soit donné, sans même qu’un mot ne soit échangé. « M’ont l’air sacrément efficaces, ces gars-là ! reprit Elagal. On a bien fait de se planquer. » Les plateformes décollèrent et retournèrent s’ajuster à la coque du vaisseau en quelques secondes. L’appareil prit aussitôt de la hauteur et disparut dans les nuages. Les sifflements du vent absorbèrent les vrombissements de ses moteurs. « M’est avis qu’ils viennent de tendre un foutu piège, ajouta Elagal. La femme que tu dis attendre doit vraiment être quelqu’un d’important. » Bent prit conscience qu’il ne connaissait d’elle que son visage mutilé et son regard tragique. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle le temps l’avait sans cesse poussé vers elle. Il ne disposait d’aucune arme, il n’avait aucun moyen de s’opposer aux hommes en noir dissimulés dans les ruines de la cité. L’inquiétude le tendait du sommet du crâne à l’extrémité de ses membres. Nous avons mis du temps à trouver une terre sur laquelle nous poser. Selon Rajiva, le vol en basse altitude consommait une énorme quantité de carburant et nous puisions dans nos dernières réserves. Nous avons atterri sur une aire relativement plane, non loin d’une petite ville aux maisons blanches resserrées au sommet d’une falaise. Qwor et moi sommes partis en reconnaissance tandis que Rajiva, fatiguée, se reposait dans le vaisseau. Nous avons croisé dans les rues des visages graves, préoccupés. Les habitants, épargnés par les premiers débordements, redoutaient une nouvelle colère de l’océan Hor. Beaucoup d’entre eux n’avaient plus de nouvelles de parents disséminés sur les autres continents ou sur les îles. Nous avons engagé la conversation avec certains, leur demandant s’ils connaissaient la Cité des Pères du culte de L’Kar. Ils nous ont à peine répondu, accaparés par leur inquiétude. Seul un vieil homme aux longs cheveux blancs et au regard encore vif a bien voulu nous prêter attention. « J’étais archéologue autrefois. L’histoire de la cité de Mannor m’a toujours passionné. Les recherches sous-marines que j’ai effectuées dans les profondeurs du Hor n’ont rien donné. — Où la situeriez-vous ? — J’ai toujours été persuadé qu’elle se trouvait non loin d’une île appelée Oxal. Mais fouiller le fond de l’océan, ça équivaut à chercher une planète dans la Galaxie. Et puis j’ai manqué d’argent et n’ai pas pu terminer mes recherches. C’est le grand regret de ma vie. Pourquoi vous intéressez-vous à Mannor ? Vous ne semblez pas être de ce monde. — Notre histoire serait trop longue à vous raconter, ai-je répondu. — Ça ne me regarde pas, après tout. » Le vieil homme a lancé un regard en direction de l’océan dont le grondement régulier dominait le brouhaha de la petite ville. « Le Hor nous aura peut-être avalés dans quelques heures. Il faut avoir perdu tout bon sens pour s’installer sur une planète aussi instable. — Dans quelle direction, l’île d’Oxal ? — Vous êtes venus en vaisseau ? » J’ai acquiescé d’un mouvement de tête. « Emmenez-moi, je vais vous guider. Vous êtes peut-être ma dernière chance de contempler la légendaire Mannor. — Comment vous appelez-vous ? — Palder. — Enchantée, Palder. Je suis Ossia et voici Qwor. Nous embarquons tout de suite. — Je vous suis. Je n’ai personne à prévenir. Ma femme est morte depuis bien longtemps et mes deux filles sont parties s’installer dans un autre système. » Le vieil homme nous a emboîté le pas et n’a pas lancé un seul regard en arrière jusqu’à ce que nous ayons regagné le vaisseau. Nous avons réveillé Rajiva et décollé sans perdre un instant. Nous survolions une terre déserte et nue qui était, selon Palder, l’ancien lit du Hor quand Qwor a demandé à me parler. Nous nous sommes isolés dans une coursive. Il m’a fixée un long moment avec une expression douloureuse. « Je crois bien que je suis infecté, a-t-il déclaré. — Infecté ? — J’ai moi aussi une nanobombe à l’intérieur. Ces chers Aswins n’avaient pas confiance en moi. Et puis ils n’ont jamais eu l’intention de me verser la somme convenue. Ils sautent sur tous les moyens de faire des économies. — Qui la déclencherait ? — Un mot. Une vibration particulière. Un compte à rebours. Que sais-je ? — Tu es sûr de toi ? — J’ai eu des doutes et j’ai demandé à Rajiva s’il y avait à bord une machine capable de procéder à une analyse nano. Elle m’a branché sur un système de contrôle qui a détecté la présence d’un minuscule corps étranger logé dans le muscle cardiaque. — Qu’est-ce que tu vas faire, Qwor ? — M’éloigner le plus vite possible, de sorte que, si j’explose, ce soit dans l’espace. Je me suis entendu avec Rajiva. — Tu veux dire que… — Dès que nous t’aurons déposée dans la Cité des Pères, nous filerons le plus vite possible hors de l’atmosphère de TarzHor en espérant qu’il nous restera suffisamment de carburant. Tu devras te débrouiller pour rentrer. — Tu le sais depuis quand ? — Juste avant que nous ayons éjecté le corps de Kelimar dans l’espace. — Putain, Qwor…» Il m’a attirée à lui et serrée avec une douceur empreinte de détresse. Je n’ai pas pleuré, j’ai toujours su que notre histoire était éphémère, que nous n’étions pas programmés pour vieillir ensemble. Il m’avait donné le meilleur et le pire de lui-même, je garderais seulement le meilleur. Il s’est détaché de moi et a rejoint les deux autres dans le poste de pilotage. Lorsque je suis entrée à mon tour dans la pièce inondée de lumière, Palder semblait surexcité. « Là, en bas, au fond de cette faille, je crois discerner les formes d’une cité. » Il avait gardé un regard acéré malgré son âge (cent soixante-douze ansTO, à ce que j’ai cru entendre). Je ne voyais pour ma part, en suivant la direction indiquée par son bras, que de vagues lignes plus ou moins géométriques qui pouvaient se confondre avec les rochers. « Je lance le zoom », a proposé Rajiva. Une image est apparue sur un écran vertical, floue dans un premier temps, puis de plus en plus nette jusqu’à ce que des murs très anciens et à moitié éboulés se précisent, couverts d’une végétation sous-marine qui commençait à sécher et brunir. « Ce sont bien les ruines d’une cité, a commenté Qwor. — Pas n’importe laquelle ! s’est exclamé Palder. La légendaire cité de Mannor. Enfin ! » Les larmes embuaient les yeux de vieil homme. Le rêve de toute une longue vie venait de se matérialiser devant lui. « Comment pouvez-vous en être certain ? a demandé Rajiva. — Son agencement. Il correspond exactement aux schémas que j’avais tracés en me basant sur les archives de Digor. Vous pouvez m’y déposer ? — Dangereux, a objecté Rajiva. L’océan peut réoccuper son lit à tout moment. » Palder m’a désignée. « Vous comptez bien la déposer, elle. — Elle a un boulot à finir. Pas vous. — Ce serait pour moi un honneur de mourir dans les murs de Mannor », a déclaré le vieil homme d’un ton ferme. Rajiva a acquiescé d’une inclination de la tête. Qui d’autre mieux qu’elle pouvait le comprendre ? « Je vous préviens, nous ne pouvons pas attendre. Il vous faudra revenir par vos propres moyens. — Ne vous inquiétez pas pour ça. Je vous l’ai dit, personne ne m’attend. » Nous avons amorcé la descente au-dessus des ruines. Rajiva a décidé de poser L’Ikar sur l’aire plane la plus proche de la cité en espérant que le sol serait assez dur pour supporter le poids du vaisseau. « C’est quoi, ça ? » Qwor désignait, sur l’écran vertical, l’ombre furtive qui se déplaçait dans un espace étroit, une ancienne ruelle probablement. « Hé, on dirait qu’il y a déjà du monde en bas…» Rajiva a de nouveau activé le zoom jusqu’à ce qu’il se stabilise au-dessus de la silhouette toute de noir vêtue qui escaladait les éboulements avec une grande agilité. « Un légionnaire de Purush, a murmuré Qwor. À mon avis, il n’est pas seul. Ils se déplacent toujours en bandes. — Je n’en avais jamais entendu parler. — Comment sont-ils arrivés là ? — Leurs réseaux de renseignement sont les plus efficaces de toute l’OMH. — Tu les connais d’où ? — Ce sont des humains génétiquement modifiés. Pratiquement insensibles à la douleur, doués d’une grande résistance, capables de cicatriser les blessures en quelques secondes uniquement par la volonté, reliés en permanence les uns aux autres par des ondes. Vaut mieux pas avoir affaire à eux. Il serait préférable de foutre le camp avant de savoir ce qu’ils fabriquent dans le coin. Mais je suppose, Ossia, que tu ne suivras pas mon avis. » Je me suis souvenue de mon échange avec les purs esprits de la Cité des Cinq : Les motifs sont multiples, vengeance, rivalité, peur, pouvoir, fanatisme, idéologie… Et j’ai compris que le déploiement des légionnaires de Purush était lié à la présence du frère à qui je devais remettre l’arme. « Tu supposes bien, Qwor. — En ce cas, tu seras seule. Je ne peux pas rester. Moi, je risque de tout foutre en l’air. Seule, tu gardes une chance. — Je sais, Qwor, je me débrouillerai. — Je ne suis pas sûr qu’ils aient repéré le vaisseau. On devrait sans doute se poser un peu à l’écart. » Rajiva a promené un moment le zoom sur les environs avant de dire : « Là, sur le bord de la faille. Il y a un escalier naturel qui descend jusqu’à la cité. — T’en penses quoi, Ossia ? » J’ai fixé Qwor dans les yeux. J’avais une envie folle qu’il me fasse l’amour une dernière fois et je voulais le lui signifier ; il a compris le message puisqu’il m’a répondu d’un sourire. « Ce sera parfait, ai-je répondu. — Je te refile mon défat et mes deux magasins de rechange. » Qwor m’a tendu son arme. « Je n’en ai plus besoin, et ça augmentera tes chances. — Que décidez-vous, Palder ? a demandé Rajiva. Vous descendez quand même ? — Évidemment. — Je ne pourrai peut-être pas vous protéger, ai-je précisé. — Ne vous tracassez pas, je n’ai jamais eu besoin de personne. » Le vaisseau s’est posé en douceur sur le bord de la faille. Il me paraissait peu probable que les mercenaires en bas n’aient pas remarqué notre atterrissage, mais le sort en était jeté. J’ai récupéré mon sac à dos et salué Rajiva avant de me diriger vers le sas de sortie. Qwor m’a accompagnée et prise par le bras tandis que Palder dévalait déjà la passerelle. « Je voulais te dire, Ossia : j’ai vraiment aimé faire ce voyage avec toi. — Moi aussi, Qwor. Tu vas peut-être t’en sortir, tu sais. — Tu n’as pas beaucoup plus de chances que moi… — Il ne faut jamais sous-estimer une fille qui vient de Siphre. — Tu es bien plus grande que nous tous, Ossia. » Il m’a effleuré la joue du dos de la main avant de se détourner et de disparaître dans la pénombre du vaisseau. J’ai cru apercevoir des larmes dans ses yeux. Quelle autre femme peut se vanter d’avoir fait pleurer le grand Qwor ? J’ai rejoint Palder en bas de la passerelle et nous avons entamé la descente de l’escalier naturel jonché d’algues et de cadavres pourrissants de poissons. Je n’ai pas relevé la tête lorsque L’Ikar a décollé. Le ronronnement de ses moteurs a décru peu à peu jusqu’à devenir un murmure inaudible. La navette des servants de L’Kar se posa en douceur très près du mur d’enceinte de la Cité des Pères. Les navigateurs avaient entré dans le programmateur les coordonnées sacrées que seuls certains d’entre eux connaissaient. Ils s’étaient transmis de génération en génération la longitude et la latitude exactes de Mannor pour le jour glorieux où le Hor qui l’avait engloutie la restituerait à L’Kar et à ses fidèles. Les liaisons avec la hiérarchie de Digor étant interrompues, ils avaient décidé de se rendre directement à la Cité des Pères, suivant ainsi à la lettre les consignes de la prophétie. Ils interprétaient le retrait de l’océan comme un signe, comme un prodige, et le commencement de l’œuvre accomplie par l’envoyée des cieux. Onden se présenta en haut de la passerelle. Saisie par la fraîcheur du vent, elle resta un moment étourdie, sentant la morsure de l’air dans les cavités de sa joue gauche. Elle avait tellement pleuré avant leur arrivée dans l’atmosphère de TarzHor qu’elle se sentait vide, desséchée. Il lui fallait transmettre le plus rapidement possible ses âmnas au premier maillon de la chaîne puis disparaître, retourner dans le néant d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Elle ne supportait plus d’entrevoir son visage sur une quelconque surface réfléchissante. Elle frémissait d’une colère que rien ni personne ne pourrait apaiser. Le vent répandait une suffocante odeur de poisson pourri et d’algues séchées. Elle dévala la passerelle entre la double haie des servants de L’Kar, qui la fixaient avec des yeux extasiés. Pourquoi l’avaient-ils mutilée s’ils lui vouaient une telle vénération ? Une façon de lui rendre hommage, vraiment ? Le cakra diffusait une chaleur douce, à peine perceptible, sous son sein gauche. Arrivée en bas de la passerelle, elle chancela. Le vieux servant, celui qui l’avait opérée, se précipita vers elle pour lui prendre le bras et l’aider à se rétablir sur ses jambes. « La Cité de nos Pères, déclara-t-il avec emphase en désignant les ruines qui s’étalaient devant eux. Vous pouvez maintenant accomplir votre œuvre. » De quelle œuvre voulait-il parler ? Elle devait seulement contacter le premier maillon de la chaîne et elle n’avait aucune certitude sur l’endroit de leur rencontre. À première vue, il n’y avait personne entre les murs et les éboulements. Les lieux baignaient dans un silence profond, paisible. Les rafales de vent secouaient les algues qui jonchaient les pierres. Elle supposa qu’elle devait maintenant attendre l’arrivée du premier maillon. Comment réagiraient-ils, les fanatiques de L’Kar, si personne ne se présentait ? Se retourneraient-ils contre elle ? Quelle importance, dans le fond ? Ils l’avaient déjà tuée en lui tailladant le visage, ils avaient nié son humanité. Ils attendaient visiblement quelque chose, un nouveau signe, un nouveau prodige. N’était-elle pas la femme pure qui portait les derniers espoirs de l’humanité ? Elle décida d’explorer la cité, au moins pour tromper l’impression persistante de danger qu’elle ressentait depuis qu’elle était sortie de la navette. Elle se dirigea vers l’ouverture qui avait été une porte du rempart extérieur et dont la voûte avait partiellement cédé. Les servants la suivirent à distance. La chaleur du cakra restait douce, signe qu’il n’y avait pas de danger dans ces vestiges, que son impression n’était pas fondée. Ou qu’elle était encore trop faible pour utiliser le disque de feu. Elle parcourut une première ruelle en contournant les éboulements et en évitant les cadavres de poissons, jusqu’à une petite place circulaire cernée de façades effondrées. Elle s’introduisit dans l’une des maisons au rez-de-chaussée intact et au plafond bas. Une goutte d’eau lui tomba sur la main. Les nuages noirs qui traversaient le ciel semblaient sur le point de crever à tout moment. Elle s’enfonça peu à peu dans le labyrinthe de la cité, toujours accompagnée à distance par les servants de L’Kar. Les constructions étaient en général mieux conservées dans le cœur que dans les quartiers extérieurs. La puanteur, par endroits intenable, l’incitait à se boucher les narines avec la manche épaisse de sa combinaison. Elle arriva devant un édifice monumental dont l’une des tours, encore debout, indiquait qu’il s’agissait d’un château ou d’un palais puis s’avança sur une place au centre de laquelle se découpait une fosse carrée, profonde, et s’assit sur l’un des bancs de pierre verdâtres qui avaient résisté aux déferlements de l’eau. Les commentaires des frères regroupés à quelques pas d’elle s’élevèrent dans le silence comme des prières dans le naos d’un temple. Quelques mètres plus loin gisait le cadavre d’un poisson de plus de cinq mètres de longueur doté de dents puissantes et d’un éperon au milieu de l’échine. L’eau, en se déplaçant, avait tué les habitants des terres qu’elle avait conquises et laissé mourir les créatures qu’elle abritait en son sein. Onden ressentit soudain la puissance de la nuée destructrice lancée sur la Galaxie. La souffrance brutale qui l’envahit faillit la renverser du banc. Comme l’océan Hor, la nuée se retirerait après avoir détruit toute vie dans la Galaxie. Les images qu’elle avait sous les yeux, ces ruines, ces poissons et autres créatures marines en train de pourrir, ces algues qui se desséchaient, ces images de décomposition se reproduiraient sur chacun des mondes habités. Elle reprit empire sur elle-même. Ses mutilations, sa souffrance, sa personne même n’avaient aucune importance au regard d’une telle catastrophe. Elle devait accomplir l’œuvre, la transmission du témoin au premier maillon de la chaîne. L’œuvre de sa vie. La chaleur du cakra augmenta brutalement et lui irradia tout le corps. Elle se releva. C’est alors seulement qu’elle remarqua les ombres noires qui sortaient des constructions et des ruelles environnantes. Elle les identifia sans hésitation : les êtres au visage bleu sombre et aux yeux rouille qu’elle avait combattus dans les entrepôts du Tref, la zone industrielle de Simer, la capitale d’Albad. Les daupics grondèrent et montrèrent les crocs en baissant la tête vers l’escalier. « On vient », murmura Elagal. Bent détacha un court instant son regard de la grande place où les silhouettes entièrement noires cernaient les servants de L’Kar et la femme de ses visions. Elle, sans aucun doute. Il ne distinguait pas ses yeux, seulement la moitié mutilée de son visage. Son cœur s’était mis à battre violemment lorsqu’elle avait débouché sur la place quelque temps après l’atterrissage du vaisseau près du rempart de la cité. Elle qui l’avait hanté depuis son enfance. Elle n’était pas un rêve ni une chimère, il l’avait enfin rejointe à travers le temps. « Faites taire vos daupics, ils vont attirer l’attention sur nous. » Elagal se pencha sur ses bêtes et murmura quelques mots. Elles se turent tout en continuant de montrer les crocs et en gardant la tête penchée au-dessus de l’escalier. « On fait quoi si quelqu’un monte jusqu’ici ? chuchota la vieille femme. — On essaie de le neutraliser en silence. — Ces gars-là doivent pas être faciles à neutraliser. — Votre arme n’est pas silencieuse ? — Elle fait pas beaucoup de bruit, pour sûr. — Alors servez-vous-en. » Elagal hocha la tête, déverrouilla le cran de sûreté de son arme et se posta tout près de l’escalier tandis que le regard de Bent volait à nouveau vers la place. Les silhouettes noires avaient ouvert le feu sur les servants de L’Kar. Les ondes décréatrices avaient commencé leurs ravages sur les corps qu’elles touchaient. Les religieux gigotaient comme des vers en poussant des hurlements déchirants tandis que leurs jambes, leurs bras, leurs bassins disparaissaient peu à peu. Bent vit la femme de ses visions tirer de son vêtement un disque métallique dans lequel elle glissa la main et qu’elle pointa sur les silhouettes noires. « Ne tirez pas ! » Bent se retourna. Une jeune femme au physique intrigant et un vieil homme venaient de faire leur apparition en haut de l’escalier. « Je fais quoi, mon gars ? marmonna Elagal, qui les maintenait en joue. — Qui êtes-vous ? » demanda Bent. La jeune femme ne répondit pas, les yeux rivés sur lui. « Répondez ou Elagal ouvre le feu. » Il lança un coup d’œil sur la place ; le cercle des silhouettes noires se refermait peu à peu sur la femme de ses visions. « Que fichez-vous en haut de cette tour ? » lança Elagal. Les daupics grondaient de nouveau et bondissaient sur place, n’attendant que le signal de leur maîtresse pour sauter à la gorge des intrus. « Comme vous, je suppose, répondit l’homme âgé. C’est le meilleur endroit pour observer la cité. — Je suis Ossia, dit la jeune femme, s’adressant à Bent. Êtes-vous le premier maillon ? — Je ne sais pas de quoi vous voulez parler », répondit-il d’un ton rogue. Il bouillait de colère contenue, se sentant impuissant face aux hommes qui menaçaient la femme de ses visions. « Si vous l’êtes, ce que je crois, vous saurez faire usage de cette arme. » Elle tira de son sac à dos un étui circulaire recouvert d’un cuir orné de motifs colorés et le lui tendit. « À en juger par ce qui se passe en bas, le temps presse », ajouta-t-elle. Il se saisit de l’étui. Une chaleur intense presque insupportable l’envahit aussitôt. Il faillit le jeter loin de lui, mais une intuition lui souffla que cet objet lui permettrait peut-être de secourir la femme de ses visions. Il ferma les yeux et serra les dents pour supporter le feu qui se répandait dans ses veines. Il ouvrit l’étui. Un disque métallique reposait dans le caisson d’un bois noir sans doute ignifuge. Il l’examina. Un relief au centre de la face supérieure représentait un animal à cinq ailes et cinq cornes. Il l’extirpa de l’étui tout en s’efforçant d’accepter la chaleur qui continuait de le dévorer, avisa une fente dans la tranche, se souvint que la femme de ses visions y avait glissé la main quelques instants plus tôt et l’imita. Malgré l’atroce impression que sa main était réduite en cendres, il la maintint à l’intérieur du disque. La sensation éphémère le traversa d’accueillir dans son organisme toute la puissance de la Création. D’être une étoile au cœur ardent. Il vit, comme dans un rêve, que les ombres noires cernaient la jeune femme sur la place. Il devina qu’elle était en difficulté, qu’elle n’avait pas en elle suffisamment d’énergie pour les affronter tous. Il ne restait plus une trace des servants de L’Kar, renvoyés au néant par les ondes défats. Il se jucha sur le faîte inégal du mur, se stabilisa et tendit le bras vers le bas. Un cercle de feu jaillit du disque métallique et fondit sur les silhouettes noires. Il avait atteint, lorsqu’il s’abattit sur eux, un diamètre de trente ou quarante mètres. Le feu se désagrégea en myriades de langues brillantes qui s’élancèrent à l’assaut de leurs proies. Un cercle jaillit également du disque de la femme de ses visions, enfla démesurément et frappa quelques-unes des silhouettes noires qui n’avaient pas été touchées par le tir de Bent. Les rescapés s’éparpillèrent dans les ruines. « Je vous cherchais depuis toujours », dit Bent. Onden s’appliquait à lui présenter son profil épargné. Les silhouettes noires avaient cessé de s’agiter, vaincues par le feu du cakra. Palder et Elagal surveillaient les environs du haut de la tour du château. Subjuguée par la brève bataille qui s’était déroulée dans la Cité des Pères, la vieille femme avait déclaré qu’elle pouvait mourir tranquille après avoir vu un truc pareil. Armée de ses deux défats et accompagnée des daupics, Ossia explorait les ruines proches pour s’assurer que les légionnaires survivants ne s’y étaient pas réfugiés. « Pourquoi me cherchiez-vous ? — Je ne l’ai jamais su, mais j’ai exploré le réseau temps pour vous retrouver. — Vous… Vous n’êtes pas déçu ? — Pourquoi devrais-je être déçu ? » Onden marqua un temps de silence, au bord des larmes. « Un côté de mon visage est mutilé. — Vous m’êtes toujours apparue ainsi. Ça ne change rien à votre beauté. » Elle eut un sourire radieux et une joie profonde chassa sa tristesse dans ses yeux clairs. « Vous êtes le premier maillon d’une chaîne quinte de la Fraternité du Panca, et je dois vous transmettre les âmnas des quatre précédents maillons. — Je suppose que vous allez tout m’apprendre au sujet de votre Fraternité. — Mon implant le fera pour moi lorsque vous l’aurez enfoncé dans votre crâne. Nous n’avons pas de temps à perdre. Le danger se rapproche à grande vitesse de la Galaxie. — Où se trouve ce danger ? — La Fraternité vous communiquera bientôt tout ce que vous avez besoin de savoir. — Suis-je vraiment le premier maillon de votre chaîne ? » Elle désigna le disque métallique qu’il avait coincé sous son coude. « L’arme symbiotique du Panca vous a déjà reconnu. Et puis vous le savez au fond de vous. — Que devons-nous faire ? — Je vais vous remettre les âmnas. — Et ensuite ? — Je m’effacerai. Ce sera à vous de prendre le relais. Vous trouverez dans nos mémoires les réponses à vos questions. » Il ressentit pour cette jeune femme au regard tragique une tendresse empreinte d’un profond respect. Elle était allée au bout de son voyage, au bout d’elle-même. « Je suis heureuse que ce soit vous, ajouta-t-elle. — Pourquoi ? — Parce que vous avez posé sur moi un regard d’amour, que vous m’avez réconciliée avec moi-même et que je peux maintenant partir en paix. Je continuerai de vivre en vous, à travers vous. » Elle lui prit les mains et les porta à ses lèvres. Il fut tellement ému par son geste qu’il ne put retenir ses larmes. Ils se sont isolés dans un recoin du palais épargné par les eaux. Nous avons attendu, les deux vieux et moi, sur la place. Les cadavres des légionnaires de Purush répandaient une odeur de chair grillée qui supplantait par instants la puanteur de poisson pourri. J’en ai traqué et tué trois autres dans les ruines. Les daupics se sont approchés d’eux, pour les dévorer sans doute, mais, après les avoir reniflés, ils s’en sont détournés. Probablement que la chair génétiquement modifiée ne leur convient pas. J’ai supposé que les légionnaires avaient placé un informateur chez les servants de L’Kar et qu’il leur avait fourni les coordonnées de l’antique Cité des Pères. Je me demandais si Qwor continuait de respirer ou s’il avait été pulvérisé par l’explosion de sa nanobombe. Je ne le regretterais pas. L’heure n’était pas aux regrets, il restait de la place pour lui dans mon cœur jusqu’à la fin de mes jours, même si d’autres hommes venaient de temps en temps l’occuper. Les deux vieux n’arrêtaient pas de parler, lui de la Cité des Pères, elle de l’île d’Oxal. Elle l’a invité à venir vivre avec elle, il n’a pas dit non. Bent est revenu au bout de quatre ou cinq longues heures. Il s’est dirigé tout droit sur nous, puis il s’est accroupi contre un muret pour vomir ses tripes. Il s’est relevé et s’est essuyé les lèvres d’un revers de manche avant de nous rejoindre. « Qu’est-ce qui t’arrive, mon gars ? a croassé Elagal. — Rien, rien, tout va bien », a-t-il répondu, plus pâle qu’un mort. Ses doigts ont fourragé dans ses cheveux à l’arrière de son crâne. J’ai remarqué la bosse sur le côté gauche de son torse, l’arme circulaire des frères du Panca, sans doute. « Et la fille ? — Elle s’est éteinte en paix, c’était une belle personne, elle continue de vivre à travers moi. — Faudrait peut-être emmener son corps quelque part. — Elle a émis le souhait de rester ici. — Vous êtes vraiment pas des gens ordinaires ! » a soupiré la vieille femme. J’ai constaté qu’il avait pleuré, le chagrin rougissait encore ses yeux et estompait ses traits. « Nous devons repartir. — Comment ? » Il m’a regardée avec un sourire. « Savez-vous piloter les engins spatiaux, Ossia ? » J’ai secoué la tête. « Je ne suis qu’une mercenaire… — Bonne occasion d’apprendre, non ? Le vaisseau du culte de L’Kar ne doit pas être très difficile à manœuvrer. Et je suppose qu’il est équipé d’un assistant de bord. — On peut toujours essayer. Où allons-nous ? — Onden m’a conseillé de nous rendre sur TarzHel. De là, nous pourrons partir pour d’autres destinations. — Sans moi, est intervenue Elagal. Je retourne à pied sur mon île. — Je l’accompagne », a renchéri Palder avec un sourire enfantin. La Fraternité t’exhorte à poursuivre l’œuvre, frère Elthor. Pourquoi Elthor ? Elthor, le frère jumeau d’Elkar, signifie à la fois colère des dieux et vainqueur du temps dans une langue oubliée de TarzHor. Tu as vaincu le temps et tu incarnes notre colère divine, frère Elthor. Les cinq maillons sont maintenant réunis comme les cinq doigts de la main. Que cette main se change en poing et frappe sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Le danger approche à grande vitesse de la Galaxie. Chaque instant dérobé au temps augmentera tes chances de réussite. Rends-toi le plus rapidement possible au-delà du bras de Persous, dans la petite galaxie qu’on appelle le nuage de Majdan. Sur quel système ? Sur quel monde ? La communication avait cessé. Il supposa qu’il en recevrait d’autres aux moments voulus. Son mal au crâne s’estompait. Le souvenir de Ferlun se mêla aux souvenirs de ses frères qui commençaient à remonter à la surface de sa mémoire. Il se retrouva quelques instants dans une colonie perdue de la planète Albad, là où était née Onden ; elle s’appelait alors Klarel. Ossia s’engouffra dans la pièce ornée de tentures. « Nous sommes parés à décoller selon l’assistant, mais je ne garantis rien. — Vivre, c’est prendre des risques, non ? — J’aurai sans doute besoin de vous… — Je vous rejoins tout de suite. » Il se leva, rajusta la combinaison noire un peu trop grande pour lui que lui avait fournie Ossia, et il franchit en quelques foulées la coursive qui menait au poste de pilotage. LA SUITE DE « LA FRATERNITÉ DU PANCA » DANS LE TOME 5 : FRÈRE ELTHOR * * * [1] Un perk est une arme à long manche munie d’un crochet à trois pointes recourbées qui l’apparente à un harpon (N.d.T).